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Emma

Emma

de Jane Austen

Chapitre 1

Emma Woodhouse, belle, intelligente, douée d’un heureux naturel, disposant de larges revenus, semblait réunir sur sa tête les meilleurs dons de l’existence ; elle allait atteindre sa vingt et unième année sans qu’une souffrance même légère l’eût effleurée.

Fille cadette d’un père très affectueux et indulgent, elle s’était trouvée de bonne heure, à la suite du mariage de sa sœur aînée, investie du rôle de maîtresse de maison.Encore en bas âge elle avait perdu sa mère et ne conservait d’elle qu’un souvenir indistinct de lointaines caresses ; la place de Mme Woodhouse fut occupée par une gouvernante qui avait entouré l’enfant d’une affection quasi maternelle.

Mlle Taylor était restée seize ans dans la maison de M. Woodhouse, moins en qualité d’institutrice que d’amie ; très attachée aux deux jeunes filles, elle chérissait particulièrement Emma. Avant même que Mlle Taylor eût cessé de tenir officiellement le rôle de gouvernante, la douceur de son caractère lui permettait difficilement d’inspirer quelque contrainte ; cette ombre d’autorité s’était vite évanouie et les deux femmes vivaient depuis longtemps sur un pied d’égalité. Tout en ayant une grande considération pour le jugement de Mlle Taylor, Emma se reposait exclusivement sur le sien ! Les seuls écueils de la situation de la jeune fille étaient précisément l’absence de toute influence et de tout frein, et une prédisposition à avoir une confiance excessive en soi-même. Néanmoins, pour l’instant, elle n’avait aucunement conscience des désavantages qui menaçaient de ternir un jour son bonheur.

Le chagrin arriva sous une forme plutôtbénigne : Mlle Taylor se maria. Pour lapremière fois, le jour du mariage de son amie bien-aimée, Emma futassaillie de pensées tristes de quelque durée. La cérémonieterminée et les invités partis, son père et elle demeurèrent seuls,sans la perspective d’un tiers pour égayer la longue soirée.M. Woodhouse s’assoupit après le dîner, comme d’habitude, etEmma put mesurer l’étendue de son isolement. Elle évoquait cesseize années d’infatigable affection : elle pensait avectendresse à celle qui avait dirigé ses jeux et ses études,apportant autant d’ardeur à l’amuser qu’à l’instruire, et quil’avait soignée avec un dévouement absolu pendant les diversesmaladies de l’enfance. De ce fait, elle avait contracté vis-à-visde Mlle Taylor une grande dette dereconnaissance ; mais Emma conservait de la période deparfaite confiance qui avait succédé, un souvenir encore plusdoux.

Elle se demanda comment elle supporterait cechangement ? Malgré tous ses avantages personnels et sasituation, elle allait se trouver isolée intellectuellement ;son père en effet ne pouvait la suivre sur le terrain d’uneconversation sérieuse ou enjouée ; la grande disproportion deleurs âges (M. Woodhouse ne s’était pas marié jeune) setrouvait augmentée par la suite de la constitution et des habitudesde ce dernier ; dénué d’activité physique et morale, ilparaissait plus vieux qu’il ne l’était ; tout le mondel’aimait pour la bonté de son cœur et son aimable caractère, maisen aucun temps il n’avait brillé par son esprit.

La sœur d’Emma habitait Londres depuis sonmariage, c’est-à-dire, en réalité, à peu de distance ; elle setrouvait néanmoins hors de sa portée journalière, et bien deslongues soirées d’automne devraient être passées solitairement àHartfield avant que Noël n’amenât la visite d’Isabelle et de sonmari.

La petite ville d’Highbury dont Hartfield,malgré ses communaux, ses bois et son nom, dépendait en réalité, nepouvait fournir à Emma aucune relation de son bord. Les Woodhouseétaient les gens importants de l’endroit ; Emma avait denombreuses connaissances car son père était poli avec tout le mondemais il n’y avait personne qui fût en situation de devenir pourelle une amie. En conséquence elle appréciait à sa valeur la pertequ’elle venait de faire ; ses pensées étaient tristes maiselle prit l’air gai dès que son père se réveilla ; c’était unhomme nerveux, facilement déprimé, très attaché à tous ceux quil’entouraient, il détestait toute espèce de changement etnourrissait une aversion particulière pour le mariage – origine etprincipe de bouleversement dans la famille – ; il n’avait pasencore pris son parti de celui de sa fille aînée et continuait àparler d’elle avec un ton d’extrême compassion.

Dans le cas présent, son aimable égoïsme etson incapacité d’imaginer chez les autres des sentiments différentsdes siens le prédisposaient à juger que Mlle Tayloravait agi contre ses propres intérêts aussi bien que contre ceux deses amis ; il ne doutait pas qu’elle n’eût été plus heureuseen restant à Hartfield.

Emma lui sourit et se mit à causer avecanimation pour éviter qu’il ne pensât à ces péniblesconjonctures ; néanmoins, quand on servit le thé, il répétaexactement ce qu’il avait dit au dîner : « PauvreMlle Taylor ! Que n’est-elle encore avecnous ! Quel malheur que M. Weston ait pensé àelle !

– Il m’est impossible, papa, de partagervotre avis, M. Weston est un si aimable, si excellent hommequ’il méritait bien de trouver une femme accomplie ; et vousne pouviez pas souhaiter que Mlle Taylor demeurâtavec nous toute sa vie à supporter mes caprices alors qu’il luiétait loisible de posséder une maison à elle ?

– Une maison à elle ! Quel avantagey voyez-vous ? Celle-ci n’est-elle pas trois fois plus grande,et vous n’avez jamais de caprices, ma chère.

– Nous irons les voir très souvent et deleur côté, ils viendront continuellement à Hartfield ; nous netarderons pas à leur faire la première visite.

– Ma chère, comment voulez-vous quej’arrive jusque-là ? Randalls est à une telle distance !Je ne puis marcher si longtemps.

– Aussi papa, n’est-il pas question quevous alliez à pied. Nous irons en voiture, naturellement.

– En voiture ! Mais James n’aimerapas atteler pour si peu ; et les pauvres chevaux, quedeviendront-ils pendant que nous ferons notre visite ?

– On les mettra dans l’écurie deM. Weston : c’est une affaire entendue. Quant à Jamesvous pouvez être sûr qu’il sera toujours enchanté d’aller àRandalls où sa fille est femme de chambre. J’appréhende même qu’ilne consente plus désormais à nous conduire ailleurs ! C’estvous, papa, qui avez eu la pensée de proposer Anna pour cette bonneplace.

– James vous en est sireconnaissant ! Je suis sûr qu’elle deviendra une excellentedomestique : c’est une fille polie, de bonnes manières ;chaque fois que je la rencontre elle me tire la révérence et medemande très gracieusement de mes nouvelles. Quand vous l’avez faitvenir ici pour travailler, j’ai remarqué qu’elle ouvrait toujoursla porte avec précaution et qu’elle prenait soin de la soutenir enla fermant. Ce sera une consolation pour cette pauvreMlle Taylor d’avoir auprès d’elle un visagefamilier. Chaque fois que James ira voir sa fille, il donnera denos nouvelles.

Emma s’efforça d’entretenir ce courant d’idéesplus gaies et espéra qu’avec l’aide du jacquet elle parviendrait àfaire franchir heureusement à son père le cap de la soirée. Onapporta la table, mais à ce moment un visiteur fut introduit et larendit inutile.

M. Knightley était un homme detrente-sept ans, le frère aîné du mari d’Isabelle et en même tempsun très ancien et intime ami de la famille. Il habitait à unedemi-lieue d’Hartfield où il venait souvent et où il était toujoursle bienvenu ; ce soir là, il fut particulièrement fêté car ilarrivait de Londres et venait de faire une visite à leurs parentscommuns. C’était une heureuse diversion qui tint M. Woodhousede bonne humeur pendant quelque temps ; après avoir obtenutous les renseignements possibles sur la santé de sa fille et deses petits-enfants, M. Woodhouse ajouta avecreconnaissance :

– C’est bien aimable à vous,M. Knightley, d’être sorti à cette heure tardive pour nousfaire une visite et d’avoir bravé l’obscurité et le froid.

– Je puis vous assurer, Monsieur, qu’il ya un magnifique clair de lune et le temps est si doux qu’il fautque je m’éloigne de votre grand feu.

– Mais la route doit être détrempée.

– Regardez mes bottines : vousvoyez ! Il n’y a pas une tache de boue.

– C’est étonnant, car, ici, la pluie n’acessé de tomber. J’avais même proposé de remettre le mariage.

– À propos, je ne vous ai pas encoreoffert mes félicitations ; du reste, je me rends compte dugenre de satisfaction que vous devez éprouver ! J’espère quetout s’est passé aussi bien que possible. Comment vous êtes-vouscomportés ? Qui est-ce qui a versé le plus delarmes ?

– Ah ! pauvre MademoiselleTaylor ! C’est une triste affaire.

– Dites plutôt : pauvres M. etMlle Woodhouse. J’ai beaucoup de considération pourvous et pour Emma, mais j’estime l’indépendance le premier desbiens ! De toute façon, il vaut mieux avoir une seule personneà contenter au lieu de deux.

– Surtout lorsqu’une de ces personnes estun être aussi capricieux et exigeant ! dit Emma d’un tonironique. Voilà votre pensée de derrière la tête, je le sais ;voilà ce que vous diriez-si mon père n’était pas là.

– En effet, ma chère, ditM. Woodhouse en soupirant ; j’ai bien peur d’être parfoistrès capricieux et exigeant.

– Mais, mon cher papa, vous ne supposezpas que je faisais allusion à vous ou que M. Knightley avaitcette intention ? Quelle horrible idée ! Oh non !C’est de moi qu’il s’agissait. M. Knightley aime à metaquiner.

– Emma sait que je ne la flatte jamais,dit M. Knightley. Mais en l’occurrence je ne songeais pas à lacritiquer.

– Allons, dit Emma toute disposée à nepas insister, je vois que vous voulez avoir des nouvelles dumariage ; je serai heureuse de vous en donner, car nous noussommes tous comportés d’une façon charmante : pas unelarme ; c’est à peine si on voyait un visage défait. Nousavions conscience que nous allions vivre à une demi-lieue les unsdes autres.

– Ma chère Emma est si courageuse, ditM. Woodhouse, mais en réalité, M. Knightley, elle esttrès affectée.

Emma détourna la tête, souriant et pleurant àla fois.

– Il est impossible qu’Emma ne sente pasla perte d’une pareille compagne, répondit M. Knightley. Nousne l’aimerions pas autant que nous l’aimons si nous pouvions lesupposer ; mais elle sait combien ce mariage est à l’avantagede Mlle Taylor, combien il est important à uncertain âge d’avoir un chez soi et de sentir l’avenir assuré ;elle ne peut donc permettre à son chagrin d’être plus fort que sajoie. Tous les amis de Mlle Taylor doivent seréjouir de la voir si heureusement mariée.

– Et vous oubliez une cause decontentement qui m’est personnelle ; je me flatte, dit Emmad’avoir contribué à ce mariage que je prévoyais depuis quatreans !

M. Knightley hocha la tête.M. Woodhouse répondit affectueusement :

– Ah ! ma chère, je vous en prie, nefaites plus de prédictions, car elles se réalisent toujours.J’espère aussi que vous renoncerez à préparer des mariages.

– Je vous promets de ne pas m’en occuperpour mon compte, papa, mais je ne puis prendre d’engagement en cequi concerne les autres. Il n’y a rien de plus amusant. Je me sensencouragée par ce début ! Tout le monde était d’accord pourtrouver que M. Weston paraissait fort bien se passer defemme : ses affaires en ville lui fournissaient une occupationet quand il arrivait ici, ses amis l’accaparaient ; chacune deses soirées était prise. Quelques personnes affirmaient même que safemme, sur son lit de mort, avait exigé qu’il fît serment de ne passe remarier ; d’autres que son fils et l’oncle s’y opposaient.On disait toutes sortes de billevesées à ce sujet, mais je n’aijamais voulu y croire. Un matin, il y a environ quatre ans,Mlle Taylor et moi avons rencontré M. Westondans Broadway Lane : la pluie menaçait, et il fit preuve del’empressement le plus galant en courant aussitôt emprunter deuxparapluies chez le fermier Mitchell. Dès cet instant j’ai envisagéla possibilité de cette union et depuis je me suis appliquée à enamener la réalisation. Vous ne voudriez pas, papa, que je reste surmon succès ?

– Qu’entendez-vous par succès ? ditM. Knightley. Un succès suppose un effort. Or, si je ne metrompe, votre rôle a consisté à vous dire, un jour de loisir :« Il me semble que ce serait une bonne fortune pourMlle Taylor si M. Weston l’épousait. J’admetsmême volontiers que vous ayez formulé ce souhait à diversesreprises. Où voyez-vous là un succès ? Quel est votremérite ? De quoi êtes-vous fière ? Vous avez devinéjuste, c’est tout ce que l’on peut dire.

– Admettons qu’il en soit ainsi : ily a toujours du mérite à deviner juste. Quant à mon pauvre mot« succès », à propos duquel vous me querellez, je ne suispas sûre de ne pas y avoir quelque droit. J’imagine qu’il existe unmoyen terme entre n’avoir rien fait et avoir tout fait. Si jen’avais favorisé les visites de M. Weston, si je ne l’avaispas encouragé de toute manière, il se peut que les choses n’aientpas abouti malgré tout. Vous connaissez assez Hartfield pour vousen rendre compte.

– Un homme franc, loyal commeM. Weston et une femme intelligente, simple commeMlle Taylor arrivent sans difficulté à s’entendre,s’ils en ont le désir. Il est probable que votre intervention vousa été plus préjudiciable qu’elle ne leur a été utile.

– Emma ne pense jamais à elle-même quandil s’agit de rendre service aux autres, intervintM. Woodhouse, ne saisissant qu’à moitié le sens de laconversation ; mais, ma chère, ne vous mêlez plus demariages : ce sont de sottes entreprises qui rompent le cerclede famille.

– Laissez-moi en négocier encore un,papa : celui de notre vicaire. Pauvre M. Elton ! Ilfaut que je lui trouve une femme. Depuis un an qu’il est installé àHartfield, il a transformé le presbytère et il a fait preuve debeaucoup de goût dans l’arrangement de son intérieur : ceserait une pitié s’il demeurait célibataire. Il paraissait, enjoignant les mains des nouveaux mariés, tout disposé, le caséchéant, à tendre la sienne dans le même but.

– M. Elton est un jeune hommeaccompli et j’ai beaucoup d’estime pour lui. Je vous conseille, machère, si vous désirez lui donner un témoignage de sympathie, del’inviter à dîner un de ces soirs : c’est la meilleure manièrede vous intéresser à lui. Je suis sûr queM. Knightley voudra bien se joindre à nous ce jour-là.

– Avec le plus grand plaisir, réponditM. Knightley en riant, et je dois dire que je partageabsolument votre opinion à ce sujet. Invitez M. Elton à dîner,Emma, ajouta-t-il, servez lui le poisson le plus rare et le pouletle plus fin, mais laissez-le choisir sa femme !Croyez-moi ; un homme de vingt-sept ans est capable de sediriger tout seul.

Chapitre 2

 

M. Weston était originaired’Highbury ; il appartenait à une honorable famille qui,depuis deux ou trois générations, avait graduellement conquisl’aisance et la considération ; ses frères s’étaient adonnésau commerce ; mais, après avoir terminé ses études, il nevoulut pas suivre leur exemple : il se trouvait êtreindépendant par suite d’un petit héritage personnel et,conformément à ses goûts, il embrassa la carrière des armes.

Le capitaine Weston était fort à lamode : les hasards de la vie militaire l’ayant mis sur lechemin de Mlle Churchill, d’une grande famille duYorkshire, personne ne s’étonna lorsque celle-ci s’éprit de lui, àl’exception du frère et de la belle-sœur de la jeune fille ;ces derniers ne connaissaient pas le fiancé, mais leur orgueil setrouvait offusqué par cette mésalliance.

Néanmoins, Mlle Churchillétant majeure et disposant de sa fortune (du reste nullement enrapport avec les revenus du chef de la famille) ne se laissa pasdétourner de ce mariage : il eut lieu malgré l’opposition deM. et de Mme Churchill, qui rompirentsolennellement avec leur sœur et belle-sœur.

Ce fut une union mal assortie ;Mme Weston aurait dû y trouver le bonheur ;M. Weston en effet ne savait comment remercier sa femme de lagrande bonté qu’elle avait eue de tomber amoureuse de lui ;mais, si celle-ci avait fait preuve d’assez de fermeté de caractèrepour agir suivant sa volonté et tenir tête à son frère, elle enmanqua pour supporter les conséquences de son acte ; elle nepouvait oublier le luxe où elle avait été élevée ; le ménagevivait au-dessus de ses moyens tout en menant néanmoins un train devie comparativement fort modeste ; Mme Westonn’avait pas cessé d’aimer son mari, mais elle aurait voulu être àla fois la femme du capitaine Weston etMlle Churchill d’Enscombe !

Le capitaine Weston n’avait pas, en fin decompte, réalisé une aussi brillante affaire que les Churchill sel’imaginaient ; sa femme mourut au bout de trois ans demariage et il se retrouva moins riche qu’auparavant, avec un fils àélever. Il n’eut pas longtemps, il est vrai, ce genre depréoccupation ; la naissance d’un garçon et l’état de santé dela mère avaient déjà facilité une sorte de réconciliation et peuaprès le décès de Mme Weston, M. etMme Churchill proposèrent de se charger entièrementdu jeune Frank. Le père dut évidemment éprouver quelque scrupule etquelque répugnance à accepter, mais d’autres considérationsl’emportèrent : l’enfant fut confié aux soins et voué à lafortune des Churchill.

Le capitaine Weston, libre de toute attache,jugea qu’un changement de vie complet s’imposait : il donna sadémission et ses frères, avantageusement établis à Londres, luifacilitèrent l’accès des affaires. Ses occupations n’étaient pastrès absorbantes et il venait souvent à Highbury où il avaitconservé une petite maison ; entre son travail et lesdistractions du monde, les dix-huit années qui suivirents’écoulèrent agréablement pour lui. Au bout de ce temps sa fortunes’était suffisamment accrue pour lui permettre d’acheter unepropriété assez importante, qu’il avait toujours désirée, etd’épouser une femme sans dot.

Mlle Taylor occupait, depuisplus de deux ans, une place prépondérante dans les projets deM. Weston, mais celui-ci n’étant plus sujet aux impulsions dela jeunesse avait résolu d’attendre pour se marier de s’être renduacquéreur de Randalls, dont, à deux reprises, la vente avait étédifférée. Finalement toutes les conditions se trouvèrentremplies : il put acheter la maison et obtint sans difficultéla main de la femme qu’il aimait.

Il ne devait de compte à personne : Franken effet, élevé tacitement comme l’héritier de son oncle, en étaitdevenu de plus le fils adoptif et avait pris le nom de Churchill aumoment de sa majorité ; il n’aurait, selon toute probabilité,jamais besoin de l’aide de son père.

M. Weston voyait son fils une fois par anà Londres et le portrait extrêmement flatteur qu’il en traçait àson retour avait gagné au jeune homme les suffrages des habitantsd’Highbury. M. Frank Churchill était donc une des gloires dupays et l’objet de la curiosité générale, laquelle du reste n’étaitpas payée de retour, car il n’avait jamais paru à Highbury. Aumoment du mariage de M. Weston, le jeune homme se contentad’écrire à sa belle-mère. Pendant plusieurs jours, ce fut le thèmefavori des conversations à l’heure du thé chezMme Bates et chez Mme Cole :« Vous avez certainement entendu parler de la belle lettre queM. Frank Churchill a adressée àMme Weston ? »

Celle-ci, déjà prévenue en faveur du jeunehomme, fut touchée de cette preuve de déférence qui venaitfortifier ses légitimes espoirs de bonheur. Elle se considérait, eneffet, comme très favorisée de la fortune, ayant assez d’expériencepour apprécier à leur valeur les avantages multiples de sonmariage ; la séparation d’avec ses amis Woodhouse était, eneffet, l’unique inconvénient de cette union, encore se trouvait-ilfort atténué par le voisinage si proche et les dispositionsconciliantes de M. Weston.

Le bonheur de Mme Weston étaitsi manifeste qu’Emma, malgré sa connaissance du caractère de sonpère, ne pouvait entendre sans surprise celui-ci parler de« cette pauvre Mlle Taylor » au retourd’une visite à Randalls, où ils la laissaient entourée de toutle confort possible. Quand au contraire,Mme Weston venait à Hartfield, au moment où ellemontait en voiture, accompagnée de son aimable mari, pour rentrerchez elle, M. Woodhouse observait invariablement :« Pauvre Mlle Taylor ! Je suis sûrqu’elle resterait bien volontiers. »

Néanmoins au bout de quelque tempsM. Woodhouse surmonta son chagrin ; ses voisins avaientépuisé leurs compliments et il n’avait plus l’ennui de s’entendrejournellement féliciter d’un si lamentable événement. D’autre partl’imposant gâteau de noces était enfin fini ; cette pâtisseriesymbolique lui avait causé bien des tourments : il étaitlui-même astreint à un régime sévère et il ne mettait pas en doutequ’un aliment nuisible pour lui, ne fût malsain pour les autres, enconséquence après avoir en vain essayé d’empêcher la confectiond’un gâteau de ce genre, il n’avait cessé de s’opposer à ce qu’on ytouchât, il prit la peine de consulter son médecin à cesujet ; pressé de questions M. Perry fut contraint de seprononcer :

« Ce pouvait être considéré commeindigeste pour la plupart des gens, peut-être même pour tout lemonde, à moins pourtant qu’on en mangeât avec une extrêmemodération. » Fort de cette opinion, M. Woodhouseespérait influencer tous ceux qui viendraient rendre visite auxnouveaux mariés : malgré ses avis, le gâteau eut du succès etdevint pour lui une cause continuelle d’énervement.

Par la suite, le bruit courut dans Highburyque les enfants Perry avaient été vus avec une tranche du susditgâteau à la main, mais M. Woodhouse ne voulut jamais y ajouterfoi.

Chapitre 3

 

M. Woodhouse aimait le monde à samanière : il se plaisait à recevoir des visites. Installé àHartfield depuis de longues années, disposant d’une fortuneconsidérable, il était parvenu, avec l’aide de sa fille, à seformer un petit noyau d’amis toujours prêts à accourir à son appel.Son horreur des grands dîners et des heures tardives ne luipermettait d’entretenir des relations qu’avec ceux qui consentaientà se plier à ses habitudes : il était rare qu’Emma ne réussîtpas à lui trouver des partenaires pour sa partie quotidienne.

Une réelle et ancienne affection amenait lesWeston et M. Knightley ; quant à M. Elton,célibataire malgré lui, il saisissait avec plaisir l’occasion dequitter sa solitude pour aller passer sa soirée dans l’élégantmilieu du salon de M. Woodhouse où l’accueillait le sourire dela ravissante maîtresse de maison.

En seconde ligne, parmi les plus fréquemmentinvitées, venaient Mme Bates,Mlle Bates et Mme Goddard ;ces trois dames étaient toujours à la disposition deM. Woodhouse qui les faisait généralement prendre etreconduire en voiture ; ce dernier était si bien fait à l’idéede ces courses périodiques qu’il n’en redoutait plus les effetspour son cocher et ses chevaux.

Mme Bates était la veuve del’ancien vicaire de Highbury ; fort âgée, elle vivait avec safille unique sur un pied d’extrême simplicité, entourée de laconsidération générale. Mlle Bates, de son côté,jouissait d’une popularité qui étonnait au premier abord ;elle avait passé sa jeunesse sans être remarquée par personne etelle consacrait maintenant son âge mûr à soigner sa mère et àéquilibrer leur mince budget ; pourtant c’était une femmeheureuse et personne ne parlait d’elle sans bienveillance : sapropre bienveillance qu’elle étendait à tous avait fait cemiracle ; elle aimait tout le monde, s’intéressait au bonheurde chacun et découvrait des mérites à tous ceux qui l’approchaient.Elle se considérait comme favorisée de la fortune et comblée debénédictions : n’avait-elle pas une mère parfaite ;d’excellents voisins, des amis dévoués et, chez elle, lenécessaire ? La simplicité et la gaieté de sa nature étaientun baume pour les autres et une mine de bonheur pour elle-même.Elle parlait avec abondance sur les questions les plusfutiles ; ce tour d’esprit faisait fort exactement l’affairede M. Woodhouse qui se complaisait dans un inoffensifbavardage.

Mme Goddard dirigeait unpensionnat de jeunes filles, qui jouissait, à juste titre, d’uneexcellente réputation. C’était une femme de cœur, aimable etsimple : elle n’oubliait pas que M. Woodhouse lui avaitfacilité ses débuts et elle quittait très volontiers son salon pouraller gagner ou perdre quelques pièces blanches au coin du feud’Hartfield.

Emma était enchantée de voir son pèreconfortablement installé, mais le monotone entretien de ces damesne rompait pas pour elle l’ennui des longues soirées.

Peu après le mariage deMme Weston, Emma reçut un matin une lettre deMme Goddard lui demandant en termes respectueuxl’autorisation d’amener avec elle, après le dîner, une de sespensionnaires, Mlle Smith ; il s’agissaitd’une jeune fille de dix-sept ans qu’Emma connaissait de vue etdont la beauté l’avait frappée. Elle répondit par une très aimableinvitation.

Harriet Smith était une enfantnaturelle ; un anonyme l’avait placée plusieurs annéesauparavant en pension chez Mme Goddard et ce mêmeanonyme venait de l’élever de la situation d’écolière à la dignitéde demoiselle pensionnaire. C’est tout ce qu’on savait de sonhistoire. Elle ne possédait pas de relations en dehors des amisqu’elle s’était créés à Highbury ; elle venait précisément defaire un long séjour chez d’anciennes compagnes de pension.

Emma appréciait particulièrement le genre debeauté de Mlle Smith : celle-ci était depetite taille, blonde, la figure pleine avec un beau teint, desyeux bleus, des cheveux ondés, des traits réguliers qu’animait unegrande douceur d’expression. Avant la fin de la soirée, lesmanières de la nouvelle venue avaient également gagné l’approbationd’Emma qui prit la résolution de cultiver cette connaissance. Lajeune invitée, sans être timide à l’excès, fit preuve d’un tactparfait ; elle se montra gracieusement reconnaissante d’avoirété admise à Hartfield et naïvement impressionnée de la supérioritéambiante. Emma estima que l’ensemble de ces grâces naturellesformait un trop bel ornement pour la société de second ordred’Highbury.

Assurément la jeune fille ne vivait pas dansun milieu digne d’elle ; les amis auxquels elle venait derendre visite, bien qu’excellentes gens, ne pouvaient que la gâter.Emma connaissait les Martin de réputation : ceux-ci étaient,en effet, locataires d’une grande ferme appartenant àM. Knightley ; elle savait qu’il avait d’eux uneexcellente opinion, mais à son avis ils ne pouvaient pas devenirles amis intimes d’une jeune fille à laquelle il ne manquait, pourêtre parfaite, qu’un peu plus de savoir-vivre et d’élégance.

La soirée parut courte à Emma et elle futsurprise en apercevant soudain la table du souper devant lacheminée ; ce fut de la meilleure grâce du monde qu’elleservit à ses invités les ris de veau et les huîtres cuites.

Dans ces occasions, le pauvreM. Woodhouse passait par de cruelles alternatives : ilétait de nature très hospitalier mais, d’autre part, ildésapprouvait les repas tardifs et, guidé par sa sollicitude pourla santé de ses hôtes, il les voyait avec regret faire honneur aumenu ; lui-même se contentait d’une tasse de bouillie légèredont il vantait les avantages hygiéniques ; néanmoins, parpolitesse, il se croyait forcé de dire :

« Mademoiselle Bates, permettez-moi devous conseiller de prendre un de ces œufs ; un œuf cuit àpoint n’est pas malsain ; Serge fait cuire un œuf à la coquecomme personne. Madame Bates, prenez un petit morceau de tarte, untrès petit morceau ; ce sont des tartes aux pommes. Soyeztranquille : on ne vous servira pas de dangereusesconserves ; je ne vous propose pas de prendre du sucre candi.Mme Goddard, que dites-vous d’un demi-verre de vincoupé d’eau ? »

Emma laissait parler son père, mais s’occupaitde ses invitées d’une façon plus efficace. Ce soir-là, elle avaitparticulièrement à cœur de contenter tout le monde. Quant àMlle Smith son bonheur fut complet ;Mlle Woodhouse était un si grand personnage àHighbury que la perspective de lui être présentée lui avait causétout d’abord autant de crainte que de plaisir ; lareconnaissante créature partit ravie de l’affabilité avec laquelleMlle Woodhouse lui avait serré la main au momentdes adieux.

Chapitre 4

 

Harriet Smith devint bientôt intime àHartfield. Mettant sans tarder ses projets à exécution, Emmaencouragea la jeune fille à venir souvent ; elle avait desuite compris combien il serait agréable d’avoir quelqu’un pourl’accompagner dans ses promenades, car M. Woodhouse nedépassait jamais la grille du parc. Du reste, à mesure qu’Emmaconnaissait mieux Harriet, elle se sentait de plus en plus disposéeà se l’attacher. Elle savait qu’elle ne pourrait jamais retrouverune amie comme Mme Weston : pour cettedernière elle éprouvait une affection faite de reconnaissance etd’estime ; pour Harriet, au contraire, son amitié serait uneprotection. Mlle Smith, assurément, n’était pasintelligente, mais elle avait une nature douce et était toute prêteà se laisser guider ; elle montrait un goût, naturel pour labonne compagnie et la véritable élégance. Emma chercha tout d’abordà découvrir qui étaient les parents d’Harriet, mais celle-ci ne putlui donner aucun éclaircissement à ce sujet et elle en fut réduiteaux conjectures ; Harriet s’était contentée d’écouter et decroire ce que Mme Goddard avait bien voulu luidire. La pension, les maîtresses, les élèves et les petitsévénements de chaque jour formaient le fond de la conversationd’Harriet ; les Martin d’Abbey Mill occupaient aussi beaucoupsa pensée ; elle venait de passer deux mois très agréableschez eux et aimait à décrire tous les conforts et les merveilles del’endroit.

Au début Emma écoutait tous ces détails sansarrière-pensée, mais quand elle se fut rendu compte de l’exactecomposition de la famille : – le jeune M. Martin n’étaitpas marié – elle devina un danger et craignit de voir sa jeune amieaccepter une alliance au-dessous d’elle. À la suite de cetterévélation, ses questions se précisèrent et elle poussa Harriet àlui parler particulièrement de M. Martin ; Harriet dureste s’étendait avec complaisance sur ce sujet : elle disaitla part que prenait le jeune homme à leurs promenades au clair delune et à leurs jeux du soir ; elle insistait sur soncaractère obligeant : « Un jour il a fait une lieue pouraller chercher des noix dont j’avais exprimé le désir. Une autrefois j’ai eu la surprise d’entendre le fils de son berger chanteren mon honneur. Il aime beaucoup le chant et lui-même a une jolievoix. Il est intelligent et je crois qu’il comprend tout. Ilpossède un très-beau troupeau de moutons et pendant mon séjour chezeux il a reçu de nombreuses demandes pour sa laine. Il jouit del’estime générale ; sa mère et sa sœur l’aiment beaucoup.Mme Martin m’a dit un jour (elle rougissait à cesouvenir) qu’on ne pouvait être meilleur fils ; elle ne doutepas qu’il ne fasse un excellent mari ; « ce n’étaitpas » avait-elle ajouté « qu’elle désirât le voir semarier du moins pour le moment ». Après son départ,Mme Martin a eu la bonté d’envoyer àMme Goddard une oie magnifique que nous avonsmangée le dimanche suivant ; les trois surveillantes ont étéinvitées à dîner ».

– Je ne pense pas que M. Martin setienne au courant des questions étrangères à ses affaires : Ilne lit pas ?

– Oh si !… Du moins je le crois…mais sans doute il ne lit pas ce que vous jugeriezintéressant ; il reçoit un journal d’agriculture et il y aquelques livres placés sur des rayons près de la fenêtre. Parfois,le soir, avant de jouer aux cartes, il nous lisait une page des« Morceaux choisis ». Il m’a parlé du « vicaire deWakefield » ; il ne connaît pas la « Romance de laforêt » ni « les Enfants de l’Abbaye », mais il al’intention de se procurer ces ouvrages.

– Comment est-il physiquement ?

– Il n’est pas beau ; au premierabord, je le trouvais même laid, mais j’ai changé d’avis ; ons’habitue très bien à sa physionomie. Ne l’avez-vous donc jamaisvu ? Il vient assez souvent à Highbury et de toute façon iltraverse la ville au moins une fois par semaine pour aller àKingston. Il a bien des fois passé à cheval auprès de vous.

– C’est bien possible ; j’ai pu levoir cinquante fois sans chercher à connaître son nom : unjeune fermier à pied ou à cheval est la dernière personne quipuisse éveiller ma curiosité ; il appartient précisément à uneclasse sociale avec laquelle je n’ai aucun point de contact ;à un ou deux échelons au-dessus, je pourrais remarquer un homme àcause de sa bonne mine : je penserais pouvoir être utile à safamille, mais un fermier ne peut avoir besoin de mon aide en aucunemanière.

– Évidemment ! Vous ne l’avez sansdoute jamais remarqué, mais lui vous connaît parfaitement devue.

– Je sais que ce jeune homme ne manquepas de mérite. Savez-vous quel âge il peut avoir ?

– Il a eu vingt-quatre ans le 8 juindernier, et – n’est-ce pas curieux – mon anniversaire tombe levingt-trois !

– Seulement vingt-quatre ans ? C’esttrop jeune pour se marier, et sa mère a parfaitement raison de nepas le désirer. Ils paraissent très heureux en famille pour lemoment ; dans cinq ou six ans, s’il peut rencontrer dans sonmilieu, une jeune fille avec un peu d’argent, ce sera alors lemoment de penser au mariage.

– Dans six ans, chère mademoiselleWoodhouse, il aura trente ans !

– Un homme qui n’est pas né indépendantne peut guère se permettre de fonder une famille avant cet âge.Quelle que soit la somme dont M. Martin ait hérité à la mortde son père et sa part dans la propriété de famille tout doit êtreimmobilisé par son exploitation. Je ne doute pas qu’il ne soitriche un jour mais il ne doit pas l’être actuellement.

– C’est ainsi, je crois ; néanmoins,ils vivent très confortablement ; ils n’ont pas de domestiquemâle ; à cette exception près, ils ne manquent de rien et mêmeMme Martin a l’intention de prendre un jeune garçonà son service l’année prochaine.

– J’espère, Harriet, que vous n’aurez pasd’ennuis à l’occasion du mariage de M. Martin ; il nes’ensuit pas, en effet, de ce que vous ayez des relations d’amitiéavec ses sœurs, que la femme, Mme R. Martin, soitpour vous une connaissance convenable. Le malheur de votrenaissance doit vous rendre particulièrement attentive à choisirvotre entourage. Vous êtes certainement la fille d’un homme commeil faut, et vous devez vous efforcer de conserver votre rang, sinonil ne manquera pas de gens pour essayer de vous dégrader.

– Aussi longtempsque je serai invitée à Hartfield et que vous serez si bonne pourmoi, je ne crains rien.

– Je constate que vous vous rendezcompte, Harriet, de l’importance d’être bien appuyée, mais jevoudrais vous voir établie dans la bonne société indépendamment deHartfield et de Mlle Woodhouse. Pour obtenir cerésultat, il sera désirable d’écarter autant que possible lesanciennes connaissances ; si vous êtes encore ici à l’époquedu mariage de M. Martin, ne vous laissez donc pas entraîner àfaire la connaissance de sa femme qui sera probablement la fille dequelque fermier et une personne sans éducation.

– C’est juste : je ne crois paspourtant que M. Martin voudrait épouser une personne qui nefût pas parfaitement élevée. Bien entendu, je n’ai pas l’intentionde vous contredire, et je suis sûre que je ne désirerai pasconnaître sa femme ; j’aurai toujours de l’amitié pour lesdemoiselles Martin, surtout pour Elisabeth, que je serais bienfâchée d’abandonner ; elles sont tout aussi bien élevées quemoi, mais si leur frère épouse une femme ignorante et vulgaire,j’éviterai de la rencontrer, à moins d’y être forcée.

Emma observait Harriet et ne discerna aucunsymptôme véritablement alarmant : rien n’indiquait que lesracines de cette sympathie fussent bien profondes.

Le lendemain, en se promenant sur la route deDonwell, elles rencontrèrent M. Martin. Il était à pied et,après avoir salué respectueusement Emma, il regarda Harriet avecune satisfaction non déguisée ; celle-ci s’arrêta pour luiparler, et Emma continua sa route ; au bout de quelques pas,elle se retourna pour examiner le groupe et elle eut vite fait dese rendre compte de l’apparence de M. Martin ; sa miseétait soignée et ses manières décentes ; rien de plus. Emmasavait qu’Harriet avait été frappée de l’exquise urbanité deM. Woodhouse et elle ne doutait pas que celle-ci ne s’aperçûtdu manque d’élégance de M. Martin. Au bout de quelquesminutes, les deux jeunes gens se séparèrent, et Harriet rejoignitEmma en courant, la figure rayonnante ; elle ditaussitôt :

« Quelle curieuse coïncidence !C’est tout à fait par hasard, m’a-t-il dit, qu’il a pris cetteroute. Il n’a pas encore pu se procurer la « Romance de laforêt », il a été si occupé pendant son dernier voyage àKingston, qu’il a tout à fait oublié, mais il y retourne demain. Ehbien ! Mlle Woodhouse, l’imaginiez-vousainsi ? Quelle est votre opinion ? Le trouvez-vouslaid ?

– Sans doute, il n’est pas beau, mais cen’est qu’un détail en comparaison de son manque de distinction. Jen’étais pas en droit de m’attendre à grand chose mais j’avoue queje le croyais placé à deux ou trois échelons plus haut surl’échelle sociale.

– Évidemment, dit Harriet toutemortifiée, il n’a pas la bonne grâce d’un homme du monde.

– Vous avez, Harriet, rencontré àHartfield, quelques hommes véritablement comme il faut et vousdevez vous rendre compte vous-même de la différence qui existeentre eux et M. Martin. Vous devez être étonnée d’avoir pu àaucun moment le juger favorablement. Vous avez certainementremarqué son air emprunté, ses manières frustes et son langagevulgaire ?

– Certainement, il ne ressemble pas àM. Knightley : il n’a ni le port, ni les manières deM. Knightley. Je vois la différence clairement… maisM. Knightley est particulièrement élégant.

– M. Knightley a si grand air qu’ilne serait pas équitable de l’opposer à M. Martin. Vous avezété à même d’observer d’autres hommes bien élevés :M. Weston et M. Elton, par exemple ? Faites lacomparaison. Quelle différence dans le maintien, dans la manièred’écouter et de parler !

– Vous avez raison, mais M. Westonest un homme âgé : il a près de cinquante ans.

– C’est l’âge où les bonnes manières ontle plus d’importance ; le manque d’aisance devient alors plusapparent. M. Martin paraît vulgaire, malgré sa jeunesse ;que sera-ce lorsqu’il aura atteint l’âge deM. Weston ?

– Votre remarque est juste, dit Harrietd’un air grave.

– Il deviendra un gros fermier uniquementpréoccupé de ses intérêts.

– Est-ce possible ? Ce seraitépouvantable !

– Le fait d’avoir oublié de se procurerle livre que vous lui aviez recommandé indique suffisamment combienses devoirs professionnels l’absorbent déjà ; il étaitbeaucoup trop occupé des fluctuations du marché pour penser à autrechose, ce qui est fort naturel chez un homme qui gagne sa vie.

– Je suis étonnée qu’il ait oublié lelivre, dit Harriet d’un ton de regret.

Après avoir laissé à Harriet le temps deméditer sur cette négligence, Emma reprit :

« À un certain point de vue on peut direque les manières de M. Elton sont supérieures à celles deM. Knightley et de M. Weston. Il y a chez ce dernier unevivacité, une sorte de brusquerie qui s’adaptent à son tempéramentchez lui, mais il ne conviendrait pas de l’imiter ; de même lamanière décidée, impérieuse de M. Knightley s’accordeparfaitement avec son esprit, sa taille et sa situationsociale ; pourtant si un jeune homme s’avisait de l’adopter,il ne serait pas supportable. Je crois, au contraire, qu’onpourrait proposer M. Elton comme modèle : M. Elton ades manières affables, un caractère gai, obligeant et doux. Il mesemble même que, depuis quelque temps, il se montreparticulièrement aimable ; je ne sais s’il a le projet de sefaire bien venir d’une de nous ; dans ce cas, c’est évidemmenten votre honneur qu’il se met en frais de galanterie. Vous ai-jerépété tous les compliments qu’il m’a faits de vous l’autrejour ? »

Emma en rapportant ces propos flatteurs omitde dire qu’elle les avait encouragés. Harriet rougit de plaisir etprotesta avoir toujours trouvé M. Elton très agréable ;ce dernier était précisément la personne sur laquelle Emma avaitjeté son dévolu pour faire oublier à Harriet son jeune fermier. Laposition sociale de M. Elton lui paraissait particulièrementadaptée à la situation ; il était très comme il faut, sanspourtant appartenir à une famille que la naissance irrégulièred’Harriet pourrait offusquer. Les revenus personnels du jeunevicaire devaient être suffisants car la cure de Hartfield n’étaitpas importante. Elle avait une très bonne opinion de lui et leconsidérait comme un jeune homme d’avenir.

Elle ne doutait pas qu’il n’admirât beaucoupHarriet et elle comptait sur de fréquentes rencontres à Hartfieldpour développer ce sentiment ; quant à Harriet, il luisuffirait sans doute de s’apercevoir de la préférence dont elleserait l’objet pour l’apprécier aussitôt à sa juste valeur.M. Elton, du reste, pouvait légitimement avoir la prétentionde plaire à la plupart des femmes ; il passait pour un trèsbel homme ; Emma pour sa part ne partageait pas l’opiniongénérale, elle jugeait que le visage de M. Elton manquaitd’une certaine noblesse qu’elle prisait par dessus tout ; maisil lui paraissait évident que la jeune fille qui avait pu êtreflattée des attentions de Robert Martin serait vite conquise parles hommages de M. Elton.

Chapitre 5

 

– Je ne sais quelle est votre opinion,Mme Weston, dit M. Knightley, sur l’intimitéqui est en train de s’établir entre Emma et Henriette Smith. Quantà moi, je ne l’approuve pas.

– Vraiment ! Et pourquoi ?

– Je crains qu’elles n’aient une fâcheuseinfluence l’une sur l’autre.

– Vous m’étonnez, Harriet ne peut quegagner à ce contact et d’autre part, en devenant pour Emma un objetd’intérêt, elle rendra indirectement service à son amie. Je prévoisque cette divergence d’opinions va servir de préface à une de nosquerelles à propos d’Emma.

– Vous l’avez deviné sans doute : jeprofite de l’absence de M. Weston pour livrer bataille. Ilfaut que vous vous défendiez toute seule comme autrefois.

– M. Weston, s’il était là, seraitassurément de mon côté, car il partage entièrement ma manière devoir : nous parlions précisément d’Emma, hier soir, et nousétions d’accord pour considérer comme une bonne fortune qu’il sesoit trouvé, à Hartfield, une jeune fille en situation de lui tenircompagnie. Du reste, Monsieur Knightley, je vous récuse comme jugeen cette affaire : vous êtes si habitué à vivre seul que vousne pouvez pas vous rendre compte du réconfort qu’une femme trouvedans la société d’une de ses semblables. Je vois venir votreobjection relativement à Harriet Smith : ce n’est pas la jeunefille supérieure que devrait être l’amie d’Emma… jel’accorde ; mais d’autre part, je sais qu’Emma se propose delire avec Harriet, ce sera pour elle une occasion de s’occupersérieusement.

– Depuis qu’elle a douze ans, Emma al’intention de s’adonner à la lecture. Elle a dressé à différentesépoques la liste des ouvrages qu’elle voulait lire. Je me rappelleavoir conservé un plan d’études composé à quatorze ans et quifaisait honneur à son jugement. Mais j’ai renoncé à attendre d’Emmaun effort sérieux dans ce sens ; jamais elle ne se soumettra àun travail qui exige de la patience et de la suite. À coup sûr làoù Mlle Taylor a échoué, Harriet Smith ne réussirapas ! Vous savez bien que vous n’avez jamais pu obtenirqu’elle consacrât à la lecture le temps nécessaire.

– Il est possible, réponditMme Weston en souriant, que tel ait été mon avis àcette époque, mais depuis notre séparation j’ai perdu tout souvenirqu’Emma ait jamais refusé de complaire à mes désirs.

– Il serait cruel de chercher à guérir cegenre d’amnésie, répondit M. Knightley affectueusement, maismoi dont aucun charme n’a émoussé les sens, je vois, j’entends etje me rappelle. Ce qui a gâté Emma. C’est d’être la plusintelligente de sa famille ; elle a toujours fait preuve devivacité d’esprit et d’assurance : Isabelle, au contraire,était timide et d’intelligence moyenne. Depuis l’âge de douze ans,c’est la volonté d’Emma qui a prévalu à Hartfield. En perdant samère, elle a perdu la seule personne qui aurait pu lui tenir tête.Elle a hérité de l’intelligence de Mme Woodhouse,mais le joug maternel lui a manqué.

– Si j’avais quitté la famille deM. Woodhouse pour chercher une autre situation, je n’auraispas voulu dépendre d’une recommandation de votre part ; vousn’auriez fait mes éloges à personne et je me rends compte que vousm’avez toujours jugée inférieure à la charge que j’avaisassumée.

– Oui, dit-il en souriant, vous êtes plusà votre place ici. Vous vous prépariez, pendant votre séjour àHartfield, à devenir une épouse modèle. Sans doute, vous n’avezpeut-être pas donné à Emma une éducation aussi complète qu’auraientpu le faire supposer vos capacités ; mais, en revanche, vousappreniez d’elle à plier votre volonté pour la soumissionconjugale ; si M. Weston m’avait consulté à la veille deprendre femme, je n’aurais pas manqué de lui indiquerMlle Taylor.

– Merci. Il y aura, du reste, peu demérite à être une femme dévouée avec un mari commeM. Weston.

– À dire vrai, je crains, en effet, quevous ne soyez pas appelée à donner la mesure de votre abnégation.Ne désespérons pas pourtant : Weston peut devenir grognon àforce de bien-être ; son fils peut lui causer des ennuis.

– Je vous prie, monsieur Knightley, neprévoyez pas de tourment de ce côté.

– Mes suppositions sont toutes gratuites.Je ne prétends pas aucunement avoir la clairvoyance d’Emma, ni songénie de prophétie. J’espère de tout mon cœur que le jeune hommetiendra des Weston pour le mérite et des Churchill pour lafortune ! Mais quant à Harriet Smith – je reviens à mesmoutons ! – je persiste à la considérer comme tout à faitimpropre à tenir auprès d’Emma le rôle d’amie : elle ne saitrien et considère Emma comme omnisciente ! Toute sa manièred’être, à son insu, respire la flatterie. Comment Emmapourrait-elle imaginer avoir quelque chose, à apprendre elle-même,lorsqu’à ses côtés Harriet apparaît si délicieusementinférieure ! D’autre part, Harriet ne tirera aucun avantage decette liaison. Hartfield lui fera trouver désagréables tous lesautres milieux où elle sera appelée à vivre ; elle deviendrajuste assez raffinée pour ne plus être à l’aise avec ceux parmilesquels la naissance et les circonstances l’ont placée. Je seraisbien étonné si les doctrines d’Emma avaient pour résultat de formerle caractère, tout au plus peuvent-elles donner un légervernis.

– Est-ce parce que je me fie au bon sensd’Emma, ou bien suis-je avant tout préoccupée de son bien-êtreactuel, toujours est-il que je ne puis partager vos craintes.Combien elle était à son avantage, hier soir !

– Je devine votre tactique : vousdésirez faire dévier l’entretien sur les mérites corporelsd’Emma ? Eh bien ! je vous concède qu’Emma est jolie.

– Jolie ! dites plutôt parfaitementbelle.

– En tout cas je ne connais pas de visagequi me plaise plus, mais je suis un si vieil ami que mon jugementreste entaché de partialité.

– Quelle vivacité dans le regard !Des traits réguliers, un teint éblouissant, une tailleparfaite ! On dit parfois qu’un enfant respire la santé :cette expression, il me semble, s’applique dans toute sa plénitudeà Emma.

– Je n’ai rien à redire à sa personne etvotre description est exacte ; j’aime à la regarder etj’ajouterai un compliment : je ne la crois pas vaniteuse.Quoiqu’il en soit, Madame Weston, vous n’arriverez pas à mepersuader que cette amitié avec Harriet Smith ne soit pas nuisiblepour toutes deux.

– Et moi, monsieur Knightley, je resteconvaincu qu’il n’en sortira aucun dommage. Malgré ses petitsdéfauts, Emma est excellente. Où trouverez-vous une fille plusdévouée, une sœur plus affectueuse, une amie plus sûre ? Quandelle se trompe, elle reconnaît vite son erreur.

– Je ne vous tourmenterai pas pluslongtemps. Admettons qu’Emma soit un ange. Je garderai ma mauvaisehumeur pour moi jusqu’à ce que Noël amène Jean et Isabelle. Jeanaime Emma d’une affection raisonnable qui par conséquent n’est pasaveugle, et Isabelle adopte toujours l’avis de son mari, excepté ence qui concerne la santé et les soins de ses enfants. Je connaisd’avance leur opinion.

– Je suis convaincue que vous l’aimeztous trop sincèrement pour être injustes ou sévères ; maispermettez-moi. Monsieur Knightley, – je me considère, vous lesavez, comme ayant un peu le privilège de parler au nom de la mèred’Emma, – de vous suggérer les inconvénients qui pourraient surgirde la mise en discussion parmi vous de l’amitié d’Emma pourHarriet. En supposant qu’il y ait, en effet, quelque chose à redireà cette intimité, il est peu probable qu’Emma qui ne doit compte desa conduite à personne qu’à son père, se montre disposée à renoncerà une relation qui lui plaît. Pendant tant d’années, il a été dansmes attributions de donner des conseils que vous ne serez passurpris, j’espère, si je n’ai pas tout à fait perdu cette habitudeprofessionnelle.

– Du tout, et je vous remercie ;c’est un bon conseil et il aura un meilleur sort que ceux que vousdonniez autrefois, car il sera suivi !

– Mme Jean Knightley setourmente facilement et je craindrais de lui voir prendre l’affairetrop à cœur.

– Soyez satisfaite : je ne jetteraipas le cri d’alarme. J’éprouve pour Emma un sentiment de sincèreintérêt auquel se mêle un peu d’inquiétude. Je me demande quellesera sa destinée !

– Cette question me préoccupe beaucoupaussi.

– Elle déclare toujours qu’elle ne semariera jamais, ce qui, naturellement, ne signifie rien ; maiselle n’a pas, je crois, rencontré encore un homme qui lui plaise.Je ne vois personne ici qui puisse lui inspirer de l’attachement,et elle s’absente si rarement…

– Il ne semble pas en effet qu’il y aitpour l’instant grand risque de lui voir rompre son vœu et aussilongtemps qu’elle sera si heureuse à Hartfield je ne puis souhaiterde voir sa situation se modifier, par égard pour ce pauvreM. Woodhouse. Je ne me fais pas l’avocat du mariage auprèsd’Emma pour le moment, bien que je ne puisse être soupçonnéed’avoir des préjugés contre cette institution !

Mme Weston avait unearrière-pensée qu’elle s’efforçait de ne pas laisserparaître : elle et son mari nourrissaient un projet concernantl’avenir d’Emma, mais ils jugeaient désirable de le tenir secret.Peu après, M. Knightley reprit :

– Qu’est-ce que Weston pense dutemps ; croit-il qu’il va pleuvoir ? et il se leva pourprendre congé.

Chapitre 6

 

Emma s’aperçut bientôt du succès de sesefforts pour donner à l’imagination d’Harriet un nouvelaliment : celle-ci ne tarda pas à apprécier comme il convenaitles avantages physiques de M. Elton et l’agrément de sesmanières. D’autre part, elle était convaincue que ce dernier étaitbien près d’être amoureux, s’il ne l’était pas déjà. Il exprimaitson appréciation des progrès réalisés par Harriet depuis sa venue àHartfield dans des termes qui paraissaient concluants :

– Vous avez donné àMlle Smith ce qui lui manquait : l’aisance etle goût. C’était une ravissante créature lorsque vous l’avezconnue, mais à mon avis les attraits dont vous l’avez ornéesurpassent de beaucoup ceux qu’elle devait à la nature.

– Je suis heureuse de penser que mesconseils lui ont été utiles ; mais à dire vrai Harrietpossédait toutes les aptitudes. Mon œuvre se réduit à peu dechose.

– S’il était permis de contredire unefemme…, dit galamment M. Elton.

– Peut-être son caractère a-t-il acquisun peu plus de décision : je lui ai suggéré quelques pointssur lesquels sa pensée n’avait pas l’habitude de s’arrêter.

– Précisément. Et ce résultat a étéobtenu en si peu de temps. Quelle légèreté de touche !

– Dites plutôt : quelle culturefacile ! Je n’ai jamais rencontré un esprit plus souple.

– Je n’en doute pas.

Quelques jours après, au cours d’uneconversation, elle demanda à Harriet en présence deM. Elton.

– A-t-on jamais fait votre portraitHarriet ?

À ce moment, on vint appeler Harriet de lapart de Mme Goddard. Avant de quitter le salon elles’arrêta une minute pour répondre avec une naïvetécharmante :

– Mais non, jamais.

Dès qu’elle fût sortie Emma dit :

– Comme il serait agréable d’avoir un bonportrait d’elle ; j’ai presqu’envie de m’y essayer moi-même.Vous ne le savez pas sans doute, mais il y a deux ou trois ans, jeme suis adonnée avec passion à peindre des portraits ; puis legoût m’en est passé. Nonobstant si Harriet voulait poser pour moi,je me risquerais encore une fois.

– Laissez-moi vous prier, mademoiselleWoodhouse, s’écria M. Elton, d’exercer votre charmant talenten faveur de votre amie. Je connais vos œuvres. Comment pouvez-voussupposer le contraire ? Ce salon n’est-il pas tapissé defleurs et de paysages dûs à votre pinceau ? D’autrepart ; j’ai pu examiner chez Mme Westonquelques délicieux spécimens de vos dessins.

« Oui, excellent jeune homme, pensa Emma,mais ceci n’a rien à voir avec le don de la ressemblance !Vous n’y entendez rien ! Ne simulez pas l’admiration pour mapeinture ; gardez là plutôt pour Harriet ! » Puiselle reprit :

– Eh bien ! Monsieur Elton, puisquevous m’encouragez si aimablement, je crois que je vais essayer mesforces ; les traits d’Harriet sont si fins qu’il seradifficile d’en rendre toute la délicatesse ; cependant il y adans la forme de l’œil et dans le contour de la bouche quelquechose de si caractéristique que la ressemblance ne doit pas êtreimpossible à saisir.

– Vous dites bien : la forme del’œil et de la bouche ! Vous réussirez certainement. Ce seraune œuvre exquise !

– Mais je crains bien, Monsieur Elton,qu’Harriet ne se prête pas de bonne grâce à ce désir : elleattache si peu d’importance à sa beauté. N’avez-vous pas observéavec quel détachement elle a répondu à ma question ? C’étaitdire : « À quel propos aurait-on fait monportrait ? »

– J’ai bien remarqué et j’aiapprécié ; mais je ne puis croire qu’elle ne puisse êtrepersuadée.

Harriet revint au bout de quelquesinstants : elle ne se fit pas prier longtemps et après avoirfaiblement protesté acquiesça à la proposition de son amie. Emmavoulut se mettre au travail sans retard et en conséquence allachercher un portefeuille contenant diverses ébauches. Aucun desportraits entrepris n’avait été terminé. Ils cherchèrent ensemblele procédé qui conviendrait le mieux. Emma avait essayé detout : miniature, pastel, crayon, aquarelle. Mais lapersévérance lui faisait défaut et, malgré ses dons naturels, ellene réussissait pas à atteindre de degré de perfection qu’elleambitionnait. Sans s’illusionner elle-même sur ses capacités, ellesupportait volontiers que les autres s’y trompassent et n’était pasfâchée que sa réputation surpassât son mérite réel. Dans le casprésent, la partialité de ses amis était évidente : la plupartdes dessins d’Emma témoignaient en vérité de certaines qualités,mais en eussent-ils été entièrement dépourvus, l’admirationd’Harriet et de M. Elton n’aurait pas été moins chaleureuse.Ils étaient tous deux en extase.

– Il n’y a pas grande variété, dit Emma.Je n’avais que les membres de ma famille comme modèles : voicimon père, le voici encore une fois, mais cela le rendait si nerveuxde poser que j’en étais réduite à dessiner à son insu ; enconséquence, la ressemblance est médiocre… VoiciMme Weston sous toutes ses faces ! Voici masœur : c’est bien sa silhouette élégante et son aimablefigure ; j’aurais, je crois, bien réussi ce portrait, maisIsabelle était tellement préoccupée de me voir commencer celui deses quatre enfants qu’elle ne tenait pas en place… Enfin voici lescroquis des trois aînés : Henry, Jean et Bella ; chacunde ces dessins pourrait, du reste, s’appliquer aussi bien à l’unqu’à l’autre ; comme vous pouvez l’imaginer, il n’y a pasmoyen de faire tenir tranquilles des enfants de trois et quatreans ; de plus tous ces petits visages se ressemblent… Voilà lequatrième qui n’était encore qu’un bébé ; je l’ai dessinépendant qu’il dormait sur le sofa : c’est l’exacteressemblance de son petit bonnet, car il avait pris soin dedissimuler sa figure pour ma plus grande commodité. Je suis assezfière de ce portrait du petit Georges !… Voici mon dernierouvrage ; mon beau-frère, M. Jean Knightley, avaitconsenti à poser ; après m’être donné beaucoup de peine,j’étais assez satisfaite du résultat ; tandis que je mepréparais à placer les dernières retouches, Isabelle s’approchapour donner son avis : « Je vois bien une petiteressemblance, mais je suis forcée de constater que M. JeanKnightley est beaucoup mieux en réalité. » C’est tout cequ’elle trouva à dire. J’en éprouvai un véritable dépit d’autantplus que le modèle était indiscutablement flatté. Je m’étais bienpromis de ne plus m’exposer à des déboires de ce genre ;néanmoins je suis disposée, en l’honneur d’Harriet, à manquer à monvœu, puisqu’il n’y a pas, dans le cas présent, d’amour-propreconjugal en jeu… pour le moment du moins !

Après quelques hésitations, Emma se décidapour un portrait en pied, à l’aquarelle. La séance commença.Harriet rougissante et souriante sous l’œil attentif de l’artiste,réunissait toutes les grâces de la jeunesse. Mais Emma sentaitqu’elle ne pourrait rien faire tant que M. Elton se tiendraità ses côtés, observant chaque coup de crayon. Tout d’abord elle nedit rien pour lui laisser toute latitude de contempler lemodèle ; au bout de quelques minutes elle fut obligée demettre un terme à cette agitation et de le prier de s’éloigner. Illui vint ensuite à l’idée de l’occuper à lire.

– Si vous vouliez être assez aimable pournous lire à haute voix, je travaillerais plus librement et le tempsparaîtrait moins long à Mlle Smith.

L’interpellé se déclara trop heureux de serendre utile. Harriet écoutait et Emma dessinait en paix. Elle dutpourtant autoriser M. Elton à venir de temps en temps jeter uncoup d’œil et celui-ci s’extasiait à chaque progrès ; c’étaitun critique encourageant qui distinguait la ressemblance avant mêmeque les éléments constitutifs en fussent assemblés ! Si Emmatenait en petite estime la compétence artistique de M. Elton,elle ne pouvait que se réjouir de son aveuglement d’amoureux. Laséance fut satisfaisante à tous les points de vue : Emma étaitassez contente de cette première esquisse pour désirercontinuer ; il y avait déjà un air de ressemblance, l’attitudeétait gracieuse et les détails heureusement choisis ; elleespérait que ce portrait leur ferait honneur à toutes deux ;il perpétuerait le souvenir de la beauté de l’une, du talent del’autre et de leur commune amitié ; elle escomptait aussi lesassociations d’idées accessoires que l’attachement naissant deM. Elton ne manquerait pas d’y ajouter.

Harriet devait poser le lendemain, etM. Elton ne manqua pas de solliciter l’autorisation d’assisterà la séance et de continuer son office de lecteur.

« Certainement, nous serons heureuses devous considérer comme un des nôtres. »

Le jour suivant, la réunion fut empreinte dela même cordialité et il en fut de même jusqu’à l’achèvement duportrait qui obtint l’approbation générale. Quant à M. Elton,son admiration n’avait pas de bornes et il n’admettait aucunecritique.

« Mlle Woodhouse a dotéson amie de la seule beauté qui lui manque », ditMme Weston en s’adressant à M. Elton.« L’expression de l’œil est parfaite, maisMlle Smith n’a pas des sourcils et des cilspareils ; c’est l’unique défaut de son visage.

– Vous trouvez ? reprit-il. Je nepuis être de votre avis ; la ressemblance me paraît parfaitedans tous ses détails. Il faut calculer l’effet de l’ombre.

– Vous l’avez faite trop grande, Emma,fit observer M. Knightley.

Emma s’en était rendu compte, mais elle nevoulait pas en convenir, et M. Elton ajouta avecchaleur :

– Bien entendu, la position assisemodifie les proportions, mais ce raccourci me suggère exactementl’idée de la taille de Mlle Smith.

– C’est extrêmement joli ditM. Woodhouse, et si bien dessiné et peint ! Comme tout ceque vous faites, ma chère. Il n’y a qu’une chose à laquelle jetrouverais à redire : Mlle Smith paraît êtreassise dehors et elle n’a qu’un petit châle sur lesépaules !

– Mais mon cher papa, nous sommessupposés être dans la belle saison, le décor évoque une chaudejournée d’été. Voyez les feuilles de cet arbre !

– Mais ma chère, il n’est jamais prudentde s’asseoir dehors.

– Je m’incline devant votre avis,Monsieur, dit M. Elton, mais il me semble, je dois l’avouer,que c’est une très heureuse idée d’avoir placéMlle Smith en plein air ; aucun autre cadre nese fût harmonisé aussi parfaitement avec la grâce et le naturel dumodèle. Je ne puis voir de défaut à ce portrait ni en détacher monregard.

Il fallut ensuite songer à faire encadrerl’aquarelle et à ce propos quelques difficultés seprésentèrent ; Emma désirait que le cadre fût commandé… sansretard… à Londres… par l’intermédiaire d’une personne intelligenteet d’un goût sûr ; on ne pouvait songer à avoir recours àIsabelle, car M. Woodhouse n’aurait pu supporter l’idée que safille fût obligée de sortir par les brouillards de décembre. Dèsque M. Elton eut été mis au courant de la perplexité où setrouvaient ses amis, il proposa une solution : le jugerait-ondigne de faire la commission ? Il aurait un plaisir infini àl’exécuter. Il lui serait facile de se rendre à Londres à cheval eton ne pouvait savoir à quel point il se sentirait flatté d’unepareille mission.

Après avoir remercié et déclaré qu’elle nevoudrait à aucun prix lui causer un tel dérangement, Emma finit parcéder et accepta le concours de M. Elton ; il fut convenuque ce dernier porterait l’aquarelle à Londres, choisirait le cadreet donnerait les instructions nécessaires. Emma lui promit de faireun paquet de petite dimension afin de l’embarrasser le moinspossible ; mais M. Elton semblait n’avoir qu’une crainte,c’était que le colis ne fût pas suffisamment encombrant.

– Quel précieux dépôt, dit-il avec unsoupir, quand il le reçut.

« Je m’explique mal l’empressement galantdont il fait preuve à mon égard, étant donné les circonstances,pensa Emma, mais il y a sans doute un grand nombre de manièresd’être amoureux. C’est un excellent jeune homme qui conviendraparfaitement à Harriet ; je trouve seulement qu’il abuse dessoupirs et des compliments : pour un personnage de second planma part de louanges est excessive. Sans doute, il agit ainsi parreconnaissance. »

Chapitre 7

 

Le jour même du voyage de M. Elton àLondres un événement se produisit qui fut l’occasion pour Emma dejuger de son influence sur Harriet. Celle-ci était venue faire unevisite à Hartfield après déjeuner comme d’habitude ; elleétait ensuite rentrée chez elle et devait revenir pour dîner ;elle arriva avant l’heure convenue ; son air nerveux et agitéindiquait clairement qu’il s’était passé quelque chosed’extraordinaire dont elle brûlait de faire part à son amie. Àpeine assise, elle commença son récit : « Pendant monabsence, M. Martin est venu me demander ; il a rapportédifférents morceaux de musique que j’avais prêtés àElisabeth ; en ouvrant le rouleau j’ai été très étonnée d’ytrouver une lettre de lui – de M. Martin – contenant uneexplicite demande en mariage. Qui aurait pu imaginer une chosepareille ? La lettre est bien tournée, du moins je lecrois ; j’ai l’impression qu’il m’aime beaucoup et je suistrès embarrassée pour répondre ; je me suis hâtée de venirvous trouver pour demander avis et conseil. » Emma se sentithonteuse en voyant son amie manifester une satisfaction siévidente.

– Sur ma parole, dit-elle, ce jeune hommeest décidé à ne pas laisser échapper l’occasion de se marieravantageusement.

– Voulez-vous lire la lettre ?reprit Harriet. Emma ne se fit pas prier. Elle lut et demeuraétonnée : non seulement il n’y avait pas de fautes degrammaire, mais la lettre était digne d’un homme d’éducation ;le ton tout en restant simple était sincère et convaincant et tousles sentiments exprimés faisaient honneur à celui qui l’avaitrédigée ; Harriet observait attentivement son amie et ditenfin :

– Eh bien, la lettre vous paraît-ellebien ?

– C’est, ma foi, une lettre fort bientournée, reprit Emma, et je suis portée à croire que ses sœurs ontdû y collaborer. J’imagine difficilement que le jeune homme quej’ai vu causer avec vous l’autre jour puisse, livré à ses propresmoyens, s’exprimer avec tant d’élégance. Pourtant ce n’est pas lestyle d’une femme : c’est trop concis et vigoureux. Évidemmentce jeune homme a du bon sens ; il pense clairement et quand ilprend la plume il trouve les mots appropriés.

Elle ajouta, en rendant la lettre :

– Vraiment cette lettre surpasse debeaucoup mon attente.

– Eh bien ? Eh bien ? Quedois-je faire ?

– À quel point de vue ? Voulez-vousdire relativement à cette lettre ?

– Oui.

– Mais il faut y répondre, bien entendu,sans délai.

– Que dois-je dire ? ChèreMlle Woodhouse donnez-moi votre avis.

– Non, Harriet, écrivez votre réponse entoute liberté ; l’essentiel est de vous faire clairementcomprendre : il ne faut pas d’équivoque, pas de doute, pas desursis ; quant aux expressions de reconnaissance et de regretpour le désappointement que vous causez elles vous viendront toutnaturellement sous la plume.

– Alors… vous trouvez que je doisrefuser, dit Harriet en baissant les yeux.

– Si vous devez refuser ! Ma chèreHarriet, que voulez-vous dire ? Il y a un malentendu entrenous, puisque vous avez un doute sur le sens même de votreréponse ; je croyais, moi, que vous me consultiez simplementsur la forme et je vous demande pardon de m’être avancée de lasorte.

Harriet demeura silencieuse et Emma repritavec une certaine réserve.

– D’après ce que je comprends, vouscomptez donner une réponse favorable.

– Non, je n’ai pas cette intention… Quedois-je faire ? Je vous, en prie, mademoiselle Woodhouse,conseillez-moi.

– Il ne m’appartient pas de vous donnerun conseil, Harriet. Vous ne devez consulter que vous-même.

– Je n’avais pas idée qu’il m’aimâtautant, dit Harriet en contemplant la lettre.

Pour s’en tenir à sa déclaration deneutralité, Emma se tut pendant quelques instants, mais, bientôt,craignant que l’influence de la délicieuse flatterie épistolaire nedevînt prépondérante, elle crut opportun d’intervenir :

– Je pose comme règle, Harriet, que siune femme hésite d’accepter les propositions d’un homme, elle doitprendre le parti de les repousser ; si elle ne peut se décidersur-le-champ à dire : « oui », c’est« non » qu’il faut répondre. On ne peut entrer dansl’état de mariage avec des sentiments douteux. J’estime qu’il estde mon devoir, comme votre amie et comme votre aînée, de vousdonner cet avertissement, mais ne croyez pas que je veuille vousinfluencer.

– Certainement non ; mais si vousvouliez être assez bonne pour me donner votre avis… Non, ce n’estpas ce que je veux dire ; vous avez raison, il faut savoir sedécider soi-même ; c’est une question trop grave. Il seraitpeut-être plus sage de dire « non ». Ne le croyez-vouspas ?

– Pour rien au monde, dit Emma ensouriant, je ne voudrais vous conseiller dans un sens ni dans unautre : vous seule êtes juge des conditions de votre bonheur.Si vous jugez M. Martin l’homme le plus agréable que vous ayezrencontré, pourquoi hésiteriez-vous ? Vous rougissez,Harriet ! Est-ce qu’il vous semble qu’une autre personneréponde à cette définition ? Harriet, ne vous trompez pasvous-même, ne vous laissez pas entraîner par la reconnaissance. Àqui pensez-vous en ce moment ?

Les symptômes étaient favorables : aulieu de répondre Harriet se détourna pour cacher saconfusion ; elle se tenait devant la cheminée, tout en maniantmachinalement la lettre qu’elle avait à la main. Emma attendait lerésultat de cette lutte intérieure avec impatience, mais non sansespoir. Finalement Harriet reprit avec quelquehésitation :

– Mlle Woodhouse, puisquevous ne voulez pas me donner votre opinion, il faut que je prenneune décision toute seule : je suis maintenant résolue… J’ail’intention de refuser M. Martin. Croyez-vous que j’aieraison ?

– Tout à fait raison, ma bien chèreHarriet ; vous faites précisément ce que vous deviez faire.Tant que vous étiez en suspens, j’ai gardé mon opinion pour moi,mais maintenant que vous êtes décidée, je m’empresse de vousapprouver. Ma chère Harriet, vous me causez une vraie joie. Une desconséquences de votre mariage avec M. Martin eût été de vousséparer de moi. Je n’ai pas voulu vous le dire auparavant pour nepas vous influencer ; je n’aurais pas pu rester en relationsavec Mme Robert Martin d’Abbey Mill.

Harriet n’avait pas envisagé cetteéventualité ; elle s’écria :

– C’est évident ! Je n’y avaisjamais, réfléchi. Chère Mlle Woodhouse, pour aucuneconsidération, je ne renoncerai au plaisir et à l’honneur de votreintimité.

– À coup sûr, Harriet, j’aurais eu unvéritable chagrin de vous perdre, mais c’était inévitable. Vousvous seriez exclue de la bonne société et j’aurais été forcée devous abandonner.

– Mon Dieu ! Comment aurais-je pusupporter cette séparation ! Je serais morte de chagrin de neplus venir à Hartfield !

– Chère affectueuse créature ! Je nepuis vous imaginer exilée à Abbey Mill, réduite à la société depersonnes vulgaires pour le reste de votre vie ! Je suissurprise que ce jeune homme se soit cru autorisé à vous demander enmariage. Il doit avoir une bonne opinion de lui-même.

– Je ne le crois pourtant pas vaniteux,répondit Harriet dont la conscience se révoltait devant un pareilparti pris. Il a un excellent naturel et je lui serai toujoursreconnaissante. Évidemment de ce qu’il m’aime il ne s’ensuit pasque je doive partager ses sentiments. Je puis l’avouer : j’airencontré à Hartfield des personnes avec lesquellesindiscutablement il ne supporte pas la comparaison. Je conserverainéanmoins une très bonne opinion de M. Martin et le souvenirde son affection ; mais quant à vous quitter, c’est à quoi jene me résoudrai jamais…

– Merci, ma chère petite amie, nous nenous séparerons pas. Une femme ne doit pas épouser un homme pour laseule raison qu’il est amoureux d’elle et capable d’écrire unelettre convenable !

– Oh ! non… et du reste sa lettreest bien courte !

Emma sentit le manque de goût de son amie,mais elle se garda bien de le relever et répondit :

– Certainement ; du reste, sescapacités épistolaires eussent été une bien maigre compensation àl’insuffisance de son éducation et de ses manières dont vous auriezeu à souffrir journellement.

– Une lettre, ce n’est rien, repritHarriet ; l’important est d’être heureuse et de passer sa vieavec des amis agréables ; je suis bien décidée à lerefuser ; mais comment vais-je m’y prendre ? Que dois-jedire ?

Emma lui assura que la réponse ne présentaitaucune difficulté, et lui conseilla de s’y mettre immédiatement.Harriet acquiesça dans l’espoir d’être aidée. Tout en protestant deson absolu désintéressement, Emma intervint dans la rédaction dechaque phrase. À mesure qu’elle relisait la lettre pour y répondre,Harriet se laissait attendrir et avait grand besoin d’êtreencouragée ; elle se montra si préoccupée à l’idée de rendreM. Martin malheureux, si affectée du contre-coup qui allaitatteindre la mère et les sœurs, elle manifesta tant d’appréhensionà l’idée de paraître ingrate qu’Emma se rendit compte que si lejeune homme avait pu plaider lui-même sa cause, il aurait sansdoute été agréé.

Cependant, la lettre fut écrite, cachetée etenvoyée ; Harriet était sauvée ! Emma ne s’étonna pas queson amie fût un peu déprimée pendant la soirée et s’efforça de ladistraire tantôt en lui parlant de sa propre affection, tantôt enévoquant l’idée de M. Elton.

– Je ne serai jamais plus invitée à AbbeyMill, dit Harriet d’un air triste.

– En supposant que vous le fussiez, je nesais s’il me serait possible de me priver de vous ; vous êtestrop nécessaire à Hartfield.

– Où je suis parfaitement heureuse !Mme Goddard serait bien surprise si elle apprenaitce qui est arrivé ; je suis sûre que Mlle Nashne s’expliquerait pas mon refus : elle qui considère que sasœur a fait un excellent mariage en épousant un marchand dedrap.

– Il serait fâcheux, Harriet, qu’unemaîtresse d’école nourrisse des ambitions exagérées.Mlle Nash, sans aucun doute, considérerait cetteconquête comme très flatteuse. Elle ne saurait imaginer rien demieux pour vous. Les attentions d’une certaine personne ne doiventpas encore avoir transpiré à Highbury et nous sommes, je pense, lesseules à soupçonner la vérité.

Harriet sourit et rougit ; elle manifestason étonnement de l’affection qu’elle semblait inspirer. Aprèsquelque temps, toutefois, elle sentit sa compassion pourM. Martin se réveiller.

– Maintenant il a reçu ma lettre… sessœurs doivent être au courant : s’il est malheureux, ellesseront malheureuses aussi. J’espère qu’il ne sera pas tropdéçu.

– Et moi, reprit Emma, j’imagine qu’en cemoment M. Elton est occupé à montrer votre portrait à sa mèreet à ses sœurs ; il proteste que l’original est beaucoup pluscharmant encore, et cédant à leurs instances il leur confie votrenom.

– Mon portrait ! Mais il l’a laissédans Bond Street.

– Vous croyez ? Non, ma petiteHarriet, quoiqu’il en coûte à votre modestie, apprenez que votreportrait ne sera sans doute déposé chez l’encadreur de Bond Streetque demain au moment du départ. Ce soir, il tiendra compagnie àM. Elton, qui choisira ce prétexte pour mettre sa famille aucourant de ses projets, pour vous présenter à elle, pour vous faireconnaître les principaux attraits de votre personne. Quellecuriosité sa confidence a dû susciter ! J’entends d’ici lesinterrogations et les cris de surprise !

Cette gracieuse évocation amena sur les lèvresd’Harriet un sourire plus assuré.

Chapitre 8

 

Harriet coucha ce soir-là à Hartfield ;depuis quelques semaines elle y passait plus de la moitié de sontemps et insensiblement une chambre lui avait été réservée ;Emma jugeait qu’il valait mieux, à tous les points de vue, garderson amie auprès d’elle le plus possible pendant cette période decrise. Le lendemain matin Harriet fut obligée d’aller chezMme Goddard, mais il avait été entendu qu’elleviendrait passer une semaine à Hartfield.

Peu d’instants après le départ d’Harriet,M. Knightley fut introduit : les salutations terminées,Emma encouragea son père, qui était précisément sur le point desortir, à mettre son projet à exécution ; M. Knightleyjoignit ses instances à celles d’Emma et malgré ses scrupules depolitesse M. Woodhouse finit par céder.

– Eh bien ! dit-il, si vous voulezbien, Monsieur Knightley, excuser mon impolitesse, je crois que jevais suivre l’avis d’Emma et sortir pendant un quart d’heure. Sansdoute il est préférable que je profite des heures de soleil pouraller faire un tour. Je vous traite sans cérémonie. Nous autresvalétudinaires, nous nous arrogeons des privilèges !

– Mon cher Monsieur, ne me considérez pascomme un étranger ; je vous en prie.

– Ma fille me remplaceraavantageusement ; elle se fera un plaisir de vous tenircompagnie. Dans ces conditions je prendrai la liberté d’aller fairema promenade quotidienne.

– Rien de plus opportun, Monsieur.

– Je vous demanderais bien de me faire leplaisir de m’accompagner, Monsieur Knightley, mais je marche silentement que ce serait un ennui pour vous ; du reste vousavez encore une longue route à faire pour rentrer à DonwellAbbey.

– Merci, Monsieur, merci ; je m’envais moi-même dans quelques instants, mais je crois qu’il seraitpréférable que vous ne perdiez pas de temps. Je vais aller cherchervotre paletot et vous ouvrir la porte du jardin.

Finalement M. Woodhouse s’éloigna, maisM. Knightley, au lieu d’en faire autant, s’assit aussitôt,tout disposé à causer. Après un court préambule il se mit, contreson habitude, à faire l’éloge d’Harriet :

– Je n’ai pas une si haute opinion quevous de sa beauté, mais je reconnais que c’est une jolie petitecréature ; elle a je crois un bon caractère ; c’est unenature malléable : bien dirigée elle peut devenir une femme demérite.

– Je suis heureuse de vous entendreparler ainsi et j’espère bien qu’elle ne manquera pas de bonnesinfluences.

– Allons, je vois que vous attendez uncompliment ; je vous dirai donc que vous l’avezaméliorée ; ce n’est plus l’écolière qu’elle était ; ellevous fait honneur.

– Je vous remercie. Je serais humiliée,en effet, si je ne croyais pas lui avoir été de quelqueutilité ; et je vous suis d’autant plus obligée de votreobservation que vous n’êtes pas d’habitude prodigue delouanges.

– Ne m’avez-vous pas dit que vousl’attendiez ce matin ?

– D’un moment à l’autre ; je suismême étonnée qu’elle ne soit pas ici.

– Peut-être a-t-elle été retenue parquelque visite ?

– De peu d’intérêt, en toutcas !

– Qui sait si Harriet partage sur cepoint votre manière de voir !

Puis il ajouta en souriant :

– Je ne prétends pas être sûr de l’heureet du jour, mais je puis vous dire que votre jeune amie apprendrabientôt une nouvelle tout à son avantage.

– Vraiment et dans quel genre ?

– J’ai des raisons de croire, reprit-il,qu’Harriet Smith recevra bientôt une demande en mariage – depremier ordre. Il s’agit de Robert Martin. La visite qu’elle afaite cet été à Abbey Mill paraît avoir porté ses fruits : ilest extrêmement amoureux d’elle et est décidé à l’épouser.

– C’est bien aimable de sa part, réponditEmma ; mais a-t-il la certitude de trouver chez l’intéresséeune ardeur égale ?

– Bien ! Bien ! J’emploieraides termes plus protocolaires : il se propose de demander lamain d’Harriet. Il est venu avant hier à l’Abbaye pour me consulterà ce sujet. Il sait que j’ai pour lui et pour sa famille une grandeestime et il me considère comme un de ses meilleurs amis ; ilvenait me demander si je ne trouvais pas que ce fût imprudent de sapart de se marier, si la jeune fille ne me paraissait pas tropjeune ; en un mot, si j’approuvais son choix. Il appréhendait– surtout depuis que vous en avez fait votre amie – qu’Harriet nefût considérée comme occupant une situation sociale supérieure à lasienne. J’approuvai tout ce qu’il me dit ; je n’ai jamaisentendu personne parler plus sensément que Robert Martin ; ilest franc, loyal ; son jugement est excellent. C’est un bonfils et un bon frère. Il me fit entendre, en outre, qu’il avait lesmoyens de se marier ; dans ces conditions, je n’ai eu qu’àdonner mon approbation pleine et entière. Je louai aussi la blondepersonne et il me quitta fort satisfait. Cette visite a eu lieuavant-hier. Il est naturel de supposer qu’il ne tardera pas àmettre son projet à exécution : il n’a pas parlé hier, j’eninfère qu’il est allé aujourd’hui chezMme Goddard.

– Mais, dit Emma, qui depuis lecommencement de ce discours souriait intérieurement, commentsavez-vous que M. Martin ne s’est pas déclaré hier ?

– Ce n’est qu’une supposition,évidemment, mais elle me paraît plausible. Harriet n’a-t-elle paspassé toute la journée avec vous ?

– Allons, dit-elle, je vais vous faireune confidence en échange de la vôtre. Il a parlé hier ou pourmieux dire, il a fait sa demande par écrit et il n’a pas étéagréé.

Elle dut répéter à deux reprises la dernièrephrase pour convaincre son interlocuteur. M. Knightley se levabrusquement, le sang au visage, et dit d’un ton où perçaient lasurprise et le dépit :

– Alors, c’est une plus grande sotte queje ne l’avais imaginé !

– Ah ! dit Emma, les hommes nepeuvent jamais s’expliquer qu’une femme rejette une demande enmariage : il leur semble qu’on ne saurait récuser pareilhonneur !

– Qu’est-ce que vous dites ? Leshommes ne s’imaginent rien de tout cela. Que signifie cettenouvelle : Harriet Smith refuser Robert Martin ! Quellefolie ! Mais j’espère que vous vous trompez.

– J’ai vu sa réponse, rien ne pouvaitêtre plus clair.

– Vous avez vu sa réponse ! Et sansdoute vous l’avez dictée ! Emma, ceci est votre œuvre ;c’est vous qui avez persuadé Harriet de refuser.

– Quand bien même je serais intervenue(ce qui n’est nullement le cas) je ne croirais pas avoir malfait ! M. Martin est un jeune homme respectable, mais jene puis admettre qu’il soit l’égal d’Harriet ; ses scrupulesétaient justifiés.

– Comment pas l’égal d’Harriet !reprit M. Knightley en élevant la voix.

Puis il ajouta quelques instants après, d’unton radouci mais incisif :

– En effet, il n’est pas son égal, car ilest de beaucoup son supérieur en intelligence et en situation.Emma, votre infatuation pour cette jeune fille vous aveugle. Quelssont les titres d’Harriet Smith, soit comme naissance, soit commeéducation, à une alliance supérieure ? C’est la fillenaturelle d’on ne sait qui ; elle n’a probablement aucune dotassurée et, en tout cas, pas de parenté respectable. Nous ne laconnaissons que comme la pensionnaire deMme Goddard. Elle n’est ni intelligente nicultivée. On ne lui a rien enseigné d’utile et elle est trop jeunepour avoir acquis une expérience personnelle. Elle est jolie etelle a un aimable caractère : c’est tout. J’ai eu desscrupules au moment de donner mon approbation à RobertMartin ; j’estimais qu’il pouvait prétendre faire un mariageplus avantageux : selon toutes les probabilités, il aurait putrouver beaucoup mieux au point de vue de la fortune et il nepouvait guère tomber plus mal s’il cherchait une compagneintelligente ou une utile ménagère. Mais à quoi bon parler raison àun homme amoureux ! J’étais disposé à croire qu’entre sesmains Harriet deviendrait une autre femme. D’autre part j’étaispersuadé que, de l’avis unanime, elle serait considérée commeextrêmement favorisée du sort. J’escomptais même votresatisfecit ; je pensais que vous ne regretteriez pas que votreamie vous quittât, quand vous la sauriez si heureusementétablie.

– Il faut vraiment que vous meconnaissiez bien peu pour avoir eu cette conviction. Je ne puisadmettre qu’un fermier (malgré son bon sens et ses mérites,M. Martin, n’est-il pas vrai, n’a pas d’autre positionsociale ?) soit un excellent parti pour mon amie intime !Comment pourrais-je ne pas regretter de la voir épouser un hommeavec lequel il me serait impossible d’avoir des rapports ? Jem’étonne que vous m’ayez prêté de pareils sentiments. Vous neparaissez pas vous rendre compte de la situation d’Harriet.M. Martin est sans doute le plus riche des deux ; mais ilest certainement l’inférieur d’Harriet au point de vuesocial ; le milieu dans lequel elle vit diffèreessentiellement de celui du jeune homme ! Ce serait unedégradation !

– C’est tomber bien bas, en effet, pourune jeune personne de naissance anonyme que de s’allier à unfermier bien élevé, intelligent et riche !

– Sans doute les circonstances de lanaissance d’Harriet sont malheureuses et j’admets qu’au point devue légal elle est désavantagée ; mais s’il lui faut porter lepoids de la faute d’autrui il est juste aussi qu’elle profite desavantages que lui confère son éducation. Il n’est pas douteux queson père ne soit un homme comme il faut et de plus un hommeriche ; sa pension est extrêmement large ; rien n’ajamais été négligé pour son bien-être et son agrément. Pour mapart, je suis persuadée qu’elle est de bonne souche et personne, jepense, ne niera qu’elle ne soit en relation avec des filles biennées.

– Quels que soient ses parents, repritM. Knightley, rien n’indique qu’ils aient jamais nourril’ambition de la faire pénétrer dans ce que vous appelez la bonnesociété. Après avoir reçu une éducation quelconque, elle a étélaissée aux mains de sa maîtresse de pension, sans autre appui,pour faire son chemin dans la vie ; elle était par conséquentdestinée à se mouvoir dans le cercle des connaissances deMme Goddard ; ceux qui ont charge d’elletrouvaient évidemment ces relations suffisantes ; elle-même nedésirait pas mieux. Jusqu’au jour où il vous a plu de l’élever aurang d’amie intime, elle n’avait pas songé à se trouver supérieureà son entourage. Elle a été aussi heureuse que possible chez lesMartin, cet été : son ambition n’allait pas plus loin ;si elle a grandi, c’est à cause de vous. Vous n’avez pas agi commeune amie vis-à-vis d’Harriet Smith. Robert Martin ne se serait pasavancé si loin s’il n’avait eu de bonnes raisons de croire qu’il nedéplaisait pas. Je le connais bien : il a trop de cœur pour selaisser guider par une passion égoïste. Quant à la vanité, il estimpossible d’en avoir moins ! Croyez-moi : il a étéencouragé.

Emma jugea plus commode de ne pas faire uneréponse directe à ces assertions ; elle préféra reprendre lesujet à son point de vue :

– Vous êtes un ami très chaud deM. Martin, mais comme je l’ai déjà dit, vous êtes injuste pourHarriet ; les titres de celle-ci à un bon mariage ne sont pasaussi négligeables que vous le prétendez : son intelligence,sans être remarquable, n’est pas le moins du monde inférieure à lamoyenne. Je n’insiste pas, néanmoins, sur ce point : admettonsqu’elle soit simplement telle que vous la décrivez ; jolie etaimable. Laissez-moi vous dire qu’au degré où elle possède cesqualités, ce sont des atouts sérieux dans le monde. Elle est enréalité extrêmement jolie ; ce sera du moins l’avis dequatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent ! Or, aussi longtempsque les hommes ne feront pas preuve, en face de la beauté, d’undétachement philosophique et qu’ils persisteront à tomberamoureux de gracieux visages et non de puresintelligences, unejeune fille douée desagréments physiques d’Harriet a bien des chances d’être admirée etrecherchée ; elle est à même en conséquence de pouvoirchoisir. Son aimable naturel, d’autre part, n’est pas un minceavantage ; ses manières sont douces, son caractère toujourségal, elle est modeste et disposée à apprécier le mérite desautres. Je me trompe fort, si votre sexe en général ne considèrepas ces deux dons – la beauté et la bonne grâce – comme primordiauxchez la femme.

– Sur ma parole, Emma, à vous entendreraisonner de la sorte, je finirai par partager cette manière devoir. Il vaut mieux être dénuée d’intelligence que de l’employer,comme vous le faites.

– Fort bien ! reprit-elle en riant.C’est là le fond de votre pensée à tous ; une jeune fille dansle genre d’Harriet, répond précisément à l’idéal de votre sexe.

– J’ai toujours mal auguré de cetteintimité, je vois aujourd’hui qu’elle aura des conséquencesdésastreuses pour Harriet : vous allez lui donner une si hauteopinion d’elle-même qu’elle se croira des titres à une destinéeexceptionnelle et ne trouvera plus rien à sa convenance. La vanitédans un cerveau faible fait des ravages. Malgré sa beauté,Mlle Harriet Smith ne verra pas affluer, aussi viteque vous le croyez, les demandes en mariage. Les hommesintelligents, quoi que vous en disiez, ne désirent pas une femmesotte ; les hommes de grande famille ne tiendront pas à s’unirà une jeune fille d’une distinction médiocre et la plupart deshommes raisonnables hésiteront devant le mystère d’une origine quipourrait ménager des surprises désagréables. Qu’elle épouse RobertMartin et la voilà à l’abri et heureuse pour toujours ; maissi au contraire vous l’encouragez dans des idées de grandeur, ellerisque fort de demeurer toute sa vie pensionnaire chezMme Goddard ; ou plutôt (car je crois qu’unejeune fille de la nature d’Harriet finit toujours par se marier)elle y restera jusqu’au jour où, désabusée, elle se rabattra sur lefils du vieux maître d’écriture !

– Notre manière de voir diffère sicomplètement qu’il ne peut y avoir aucune utilité à prolonger cettediscussion, Monsieur Knightley ; nous n’aboutirons qu’à nousindisposer l’un contre l’autre. Pour ma part, je ne puis intervenird’aucune façon : le refus qu’Harriet a opposé à Robert Martinest définitif. Il est possible qu’avant d’avoir vécu dans un milieude gens comme il faut elle ait pu ne pas le trouverdésagréable : c’était le frère de ses amies et il s’efforçaitde lui plaire ; mais les circonstances ont changé et désormaisseul un homme d’éducation et de bonnes manières peut prétendreplaire à Harriet Smith.

– Quels propos absurdes ! s’écriaM. Knightley ; les manières de Robert Martin sontnaturelles et agréables et il a plus de vraie noblesse d’esprit etde cœur qu’Harriet Smith n’est capable d’apprécier.

Emma ne répondit pas et s’efforça de prendrel’air indifférent ; en réalité elle commençait à se sentir malà l’aise et désirait beaucoup clore l’entretien. Elle ne regrettaitpas son intervention et continuait à se trouver meilleur juge surune question de délicatesse féminine que son interlocuteur ;néanmoins comme elle était accoutumée à respecter l’opinion deM. Knightley, elle n’aimait pas se trouver en si flagrantecontradiction avec lui. Quelques minutes se passèrent dans unsilence pénible qu’Emma essaya de rompre en parlant du temps maisil parut ne pas entendre. Il méditait et finit par dire :« Robert Martin ne fait pas une grande perte, du moins s’ilpeut voir les choses sous leur vrai jour. Vos projets pour Harrietne sont connus que de vous, mais, comme vous ne cachez pas votregoût pour combiner des mariages, il est naturel de supposer quevous avez dès à présent un plan et, en ma qualité d’ami, je doisvous dire que si vous avez M. Elton en vue, vous perdez votrepeine. »

Emma se mit à rire en protestant contre cesallégations. Il continua :

– Elton est un charmant homme et unexcellent vicaire, mais il n’est pas le moins du monde disposé àfaire un mariage imprudent. Il se peut qu’il affecte un airsentimental dans ses discours, mais il n’en agira pas moinsconformément à la raison. Il a tout autant conscience de sespropres mérites que vous de ceux d’Harriet. Il sait qu’il est trèsjoli garçon et il n’est pas sans s’apercevoir de ses succès ;d’après sa manière de parler dans des moments d’expansion, je suisconvaincu qu’il n’a aucune intention de ne pas profiter de sesavantages. Je l’ai entendu faire allusion à une famille où lesjeunes filles qui sont les amies intimes de ses sœurs ont chacunecinq cent mille francs de dot.

– Je vous remercie beaucoup, repritEmma ; si j’avais rêvé de faire épouser Harriet àM. Elton, il eût été charitable de m’ouvrir les yeux ;mais pour le moment je désire surtout la garder auprès de moi.

– Au revoir, dit M. Knightley selevant brusquement ; et il quitta le salon.

Il se rendait compte combien Robert Martinserait désappointé et il était particulièrement vexé de la partqu’Emma avait eue dans cette affaire.

Emma, de son côté, ne se sentait pasabsolument satisfaite et la calme persuasion de son adversaired’avoir la raison pour lui n’était pas sans éveiller en ellequelques doutes sur sa propre infaillibilité ; il était bienpossible que M. Elton ne fût pas indifférent à la questiond’argent, mais ne suffisait-il pas d’une vraie passion pourcombattre les motifs intéressés ?

D’autre part, M. Knightley qui n’avaitpas assisté aux diverses phases de cet amour n’était pas, selonl’appréciation d’Emma, à même d’en mesurer la portée : mieuxrenseigné, il aurait probablement eu confiance dans le succèsfinal.

Harriet expliqua son retard de la façon laplus naturelle ; elle se trouvait dans de très bonnesdispositions. Mlle Nash lui avait fait part d’uneconversation qu’elle venait d’avoir avec M. Perry, appelé chezMme Goddard pour une élève. Harriet répéta ce récitavec une visible satisfaction. « En revenant, la veille, deClayton Park, le docteur a croisé M. Elton se dirigeant surLondres ; il a été très surpris d’apprendre que celui-ci nerentrerait que le lendemain, car le soir même il y avait réunion auclub de whist dont M. Elton était un membre assidu.M. Perry lui a fait remarquer combien il serait mesquin de sapart de s’absenter ce jour-là et de les priver de leur plus fortjoueur ; il a essayé de le persuader de remettre son départ aulendemain mais sans succès. M. Elton était bien décidé àcontinuer son voyage et il a dit, d’un air singulier, qu’il partaitpour une affaire dont aucune considération ne saurait ledétourner ; il a laissé entendre qu’il s’agissait d’unecommission des plus délicates et qu’il était porteur d’un dépôtextrêmement précieux. M. Perry n’a pas très bien compris cedont il s’agissait, mais il est sûr qu’une dame devait être mêlée àcette aventure : il n’a pas caché ses soupçons à M. Eltonqui a alors pris un air mystérieux et s’est éloigné à fièreallure ». Harriet ajouta que Mlle Nash avaitencore longuement parlé de M. Elton et lui avait dit, en laregardant avec insistance :

– Je ne prétends pas deviner ce secret,mais je considère la femme sur laquelle se portera le choix deM. Elton, – un homme d’une supériorité reconnue – comme unecréature privilégiée.

Chapitre 9

 

M. Knightley espaça plus que de coutumesa visite à Hartfield ; quand Emma le revit sa physionomiesérieuse montrait qu’il n’avait pas pardonné. Emma le regrettaitmais ne pouvait pas se repentir. Au contraire ses plans semblaientchaque jour plus réalisables et ses espérances plus justifiées. Leportrait élégamment encadré, était arrivé peu de jours après leretour de M. Elton ; il fut suspendu au dessus de lacheminée du petit salon ; M. Elton le contemplalonguement et exprima comme il convenait son admiration. Quant àHarriet il était visible qu’elle s’attachait à M. Elton,autant du moins que le lui permettait sa jeunesse et soncaractère ; au bout de peu de temps M. Martin n’occupaitplus le souvenir de la jeune fille, si ce n’était par opposition àM. Elton, comparaison qui tournait, bien entendu, tout àl’avantage de ce dernier.

Les projets d’Emma d’améliorer l’esprit de sajeune amie par la lecture et la conversation sérieuse s’étaientréduits, jusqu’à présent, à parcourir quelques premiers chapitres,avec l’intention de continuer le lendemain. Il était beaucoup pluscommode de causer que d’étudier, bien plus agréable de se laisseraller à édifier en imagination la fortune d’Harriet que des’appliquer à élargir sa compréhension ou à l’exercer sur des faitsprécis. La seule occupation littéraire à laquelle s’adonnaitHarriet consistait à transcrire toutes les charades qu’elleparvenait à recueillir sur un petit registre in-quarto qu’Emmaavait orné d’initiales et de trophées.

Mlle Nash possédait unecollection de plus de trois cents charades et Harriet, qui luiétait redevable de l’idée première, ne désespérait pas d’atteindreun chiffre bien plus considérable. Emma l’aidait de sonimagination, de sa mémoire et de son goût. De son côté Harrietavait une très jolie écriture de sorte que le recueil promettaitd’être de premier ordre.

Emma s’empressa d’avoir recours à lacollaboration de M. Elton ; elle eut le plaisir de levoir se mettre attentivement au travail : il s’appliquaitsurtout à ne choisir que des textes de la plus parfaite galanterie.Les deux amies lui furent redevables de deux ou trois de leursmeilleures charades et furent très désappointées de devoirconfesser qu’elles avaient déjà copié la dernière qu’il récita.Emma lui dit :

– Vous devriez nous en écrire unevous-même, monsieur Elton : ce serait un sûr garant de sanouveauté et rien ne vous serait plus facile.

M. Elton protesta ; il n’avaitjamais cultivé ce genre de littérature. Il craignait queMlle Woodhouse et, ajouta-t-il après une pause, ouMlle Smith ne puissent l’inspirer.

Dès le lendemain néanmoins elles eurent lapreuve du contraire. M. Elton en arrivant déposa sur la tableune feuille de papier où il avait transcrit, dit-il, une charadequ’un de ses amis venait d’adresser à une jeune fille, objet de sonadmiration. Mais d’après le style Emma fut immédiatement convaincueque l’œuvre était du crû de M. Elton.

– Je ne l’offre pas pour la collection deMlle Smith, dit M. Elton ; c’est lapropriété de mon ami et je n’ai pas le droit de la livrer aupublic, mais peut-être ne vous déplaira-t-il pas d’en prendreconnaissance ?

Ce discours s’adressait plus particulièrementà Emma qui ne s’en étonna pas : elle comprenait que, danscette circonstance décisive, M. Elton préférât éviter leregard d’Harriet. Il prit congé au bout de quelques instants.

– Lisez, dit Emma en présentant le papierà Harriet, ceci vous est destiné !

Harriet était trop émue pour lire et Emma futobligée d’examiner elle-même le document : c’était unvéritable panégyrique de la femme ; l’auteur y faisaitdiscrètement allusion à ses sentiments et à son amour. Les deuxdernières lignes formaient une sorte d’« envoi » où aprèsavoir vanté la subtilité de sa dame, le poète exprimait l’espoir delire dans un « doux regard » l’approbation de sa muse etde ses vœux !

Après avoir deviné le mot de l’énigme, Emmapassa le papier à Harriet et tandis que celle-ci s’efforçait decomprendre elle se disait : « Très bien !M. Elton : j’ai lu de plus mauvaises charades. L’idée estbonne ; vous cherchez à reconnaître votre route. Le« doux regard ! » C’est précisément l’épithète quiconvient à celui d’Harriet, on ne pouvait mieux choisir. Quant à lasubtilité, il faut qu’un homme soit bien amoureux pour se permettreune pareille licence poétique ! Ah ! M. Knightley,voici, je pense, une preuve convaincante ! Pour une fois dansvotre vie, vous serez forcé de reconnaître que vous vous êtestrompé. La situation est évidemment sur le pointde se dénouer !

Elle fut forcée d’interrompre ces agréablesréflexions pour donner quelques éclaircissements àHarriet :

– Voilà un compliment bien tourné,n’est-il pas vrai ? J’espère que vous n’avez pas eu de peine àcomprendre le sens des deux dernières lignes. Il n’y a pas dedoute, elles vous sont adressées. Au lieu de : « pourMlle… », lisez : pourMlle Smith. »

Harriet ne put résister plus longtemps à unesi délicieuse révélation. Elle relut « l’envoi » etapprécia son bonheur. Emma développa son commentaire :

– Je ne puis douter plus longtemps desintentions de M. Elton. C’est à vous que vont ses pensées etvous en aurez bientôt la preuve évidente. Je pensais bien ne m’êtrepas trompée ; il se propose précisément de réaliser mon pluscher désir. Je suis très heureuse, je vous félicite, ma chèreHarriet, de tout mon cœur. C’est un attachement que toute femmeserait fière d’inspirer, une alliance qui n’offre que desavantages ; elle vous apportera tout ce dont vous avezbesoin : considération, indépendance, une maisonagréable ; vous serez fixée au milieu même de vos amis, toutprès d’Hartfield ; voici notre intimité scellée pourtoujours !

« Chère mademoiselleWoodhouse ! » fut d’abord la seule parole qu’Harriet puttrouver à répondre en embrassant son amie ; la premièreémotion passée, ses idées se précisèrent et elle dit :

– Vous avez toujours raison. Je suppose,je crois, j’espère qu’il en est ainsi cette fois encore ; maisautrement je n’aurais jamais pu imaginer !… M. Elton, quipouvait prétendre à la plus brillante des alliances ! Quand jepense à ces vers charmants ! Comme c’est spirituel !Est-ce possible qu’il ait voulu parler de moi ?

– Il n’y a pas matière à controverse,répondit Emma ; croyez-moi sur parole. C’est une sorte deprologue pour la pièce, de devise pour le chapitre, et le restesuivra bientôt.

– C’est un événement que personnen’aurait pu prévoir ; je n’en n’avais pas la moindre idée, ily a mois. Comme c’est étrange !

– Il est rare en effet de voir seréaliser une union si parfaitement assortie ! Votre mariagesera le pendant de Randalls. Il semble bien que la brised’Hartfield pousse l’amour précisément dans la directionidéale :

« Le véritable amour ne coule pas commeun fleuve paisible. »

Le Shakespeare de la bibliothèque d’Hartfielddevrait avoir une longue note à ce passage.

– Est-ce possible que M. Elton soitvéritablement amoureux de moi ? Un homme de si bellemine ! Entouré de la considération générale commeM. Knightley ! Il est si parfait dans ses fonctionssacerdotales ! Mlle Nash a collectionné tousles textes de ses sermons depuis qu’il est arrivé à Hartfield. Jeme souviens de la première fois que je l’ai vu ! Comme je medoutais peu à ce moment de ce quiarriverait ! Les deux Abotts et moi nous avions couru dans lesalon pour le regarder passer à travers le rideau !Mlle Nash arriva et nous renvoya en nousgrondant ; elle demeura néanmoins près de la porte vitrée etm’ayant rappelée elle m’autorisa à rester à son côté. Nous l’avonsadmiré ! Il donnait le bras à M. Cole.

– C’est une alliance que tous vos amisapprouveront, du moins s’ils ont du bon sens ; et nous nedevons pas conformer notre conduite à l’appréciation desimbéciles ! Si ceux qui s’intéressent à vous sont désireux devous voir heureuse : voici un homme dont l’aimable caractèreest un sûr garant de votre bonheur ; s’ils souhaitent que vousvous fixiez dans le milieu et dans le pays qu’ils avaient choisipour vous, leur vœu sera réalisé, et si leur but est que vousfassiez, suivant la phrase consacrée, un bon mariage, ils serontsatisfaits.

– Tout ce que vous dites est juste ;j’aime à vous entendre parler ! Vous et M. Elton êtesaussi intelligents l’un que l’autre. Quand bien même je m’y seraisappliquée pendant un an je n’aurais jamais pu écrire une charadecomme celle-ci.

– J’ai tout de suite compris hier,d’après sa manière, qu’il se proposait de vous montrer ce dont ilétait capable. C’est vraiment une des plus jolies charades que j’aijamais lue.

– Et comme elle est appropriée !Elle est plus longue que toutes celles que nous avons recueilliesjusqu’ici.

– Ce n’est pas sa principale qualité. Cegenre d’écrit ne saurait être trop court.

Harriet était trop excitée pour prêterattention à cette légère critique et elle reprit, les joues rougesd’émotion :

– Je puis apprécier maintenant ladistance qui sépare un homme de bon sens capable à l’occasiond’écrire une lettre convenable, de celui qui sait donner à sapensée une forme aussi délicate ! Mais, chèreMlle Woodhouse, je n’aurai jamais le courage derendre le papier et de dire que j’ai deviné.

– Je m’en charge. Il importe que vouspuissiez choisir votre moment pour lui sourire ;rapportez-vous-en à moi.

– Quel malheur que je ne puisse pascopier cette ravissante charade dans mon livre !

– Laissez de côté les deux dernièreslignes et il n’y a pas de raison pour que vous ne la transcriviezpas.

– Oh ! mais ces deux dernièreslignes sont…

– Les plus précieuses, je vous l’accorde,mais elles ont été écrites pour vous seule et il faut leurconserver ce caractère intime. L’allusion personnelle mise à part,il reste une fort jolie charade qui peut tenir sa place dansn’importe quel recueil. Croyez-moi, M. Elton ne serait pasflatté de voir son œuvre mise de côté ; donnez-moi leregistre ; la copie sera de ma main ; de cette façon vousresterez tout à fait en dehors de cette initiative.

Harriet se soumit à contre cœur et ditseulement :

– Je ne laisserai plus jamais traîner monlivre.

– Très bien ! dit Emma, c’est unsentiment naturel ; mais voici mon père : vous ne verrezpas d’objection, je pense, à ce que je lui lise la charade. Iltrouvera grand plaisir à l’écouter. Il aime tout ce qui est à lalouange de la femme. Ses sentiments de galanterie vis-à-vis denotre sexe sont des plus prononcés. Je vais la lui lire.

Harriet resta grave.

– Ma chère Harriet, il ne faut pasattacher une importance exagérée à cette charade. Ne soyez pasconfuse d’un si petit tribut d’admiration. Si M. Elton avaitdésiré le secret il n’eut pas laissé le papier en ma présence et ila affecté au contraire de me le remettre à moi. N’apportons pastrop de solennité dans cette affaire.

– Oh ! non ; j’espère bien nepas me rendre ridicule. Faites comme vous voudrez.

M. Woodhouse entra et ramena bientôt lesujet sur le tapis, en posant son habituelle question :

– Eh bien, mes chères enfants, votretravail avance-t-il ? Avez-vous reçu quelque nouvellecontribution ?

– Oui papa, nous allons vous lire quelquechose d’inédit. Nous avons trouvé, ce matin, sur la table, unpapier déposé sans doute par une fée et qui contenait une trèsjolie charade : je l’ai immédiatement copiée.

Elle la lui lut comme il aimait qu’on luilise : doucement et distinctement, à deux ou trois reprises,en y ajoutant des explications relatives à chacune des parties. Ilfut particulièrement frappé, comme elle l’avait prévu, par lecompliment final.

– Voici qui est très juste et biendit : la femme, la divine femme. Cette charade est si jolie,ma chère, que je devine facilement la fée qui l’a laissée : cene peut-être que vous.

Emma sourit sans protester. Après quelquesminutes de réflexion et un soupir, il ajouta :

– Vous tenez ce don de votre chère mèrequi écrivait avec tant d’élégance. Si seulement j’avais samémoire ! Mais je ne me souviens de rien, même pas de cettecharade dont je vous ai parlé ; vous m’avez dit, je crois, machère, que vous l’aviez transcrite.

– Oui papa, en effet, elle est écrite àla seconde page de notre cahier ; nous l’avons copiée dans lesmorceaux choisis. Elle est de Garrick.

– Je me rappelle seulement qu’ellecommençait par « Kitty ». Ce nom me faisait toujourspenser à la pauvre Isabelle qui a failli recevoir au baptême le nomde Catherine. J’espère que ma fille viendra la semaine prochaineAvez-vous décidé, ma chère, dans quelle chambre vous lamettrez ? Et les enfants ?

– Oh ! oui, Isabelle aura sa chambrecomme d’habitude et les enfants seront installés dans la nursery.Quelle raison y aurait-il de faire une modification ?

– Je ne sais pas, ma chère, mais il y asi longtemps qu’elle n’a été ici, depuis Pâques et seulement pourquelques jours ! Pauvre Isabelle ! Elle sera bien tristequand elle arrivera de ne pas trouverMlle Taylor.

– Dans tous les cas, papa, ce ne sera pasune surprise.

– Je n’en suis pas sûr, ma chère. Pour mapart, j’ai été bien étonné quand j’ai appris qu’elle allait semarier.

– Il nous faudra inviter M. etMme Weston à dîner pendant le séjourd’Isabelle.

– Oui ma chère, s’il y a le temps. Ellevient pour une semaine ; nous ne pourrons rien faire.

– C’est un malheur, évidemment, qu’ils nepuissent pas rester plus longtemps, mais c’est un cas de forcemajeure : les exigences de sa profession obligent M. JohnKnightley à être de retour le 28 de ce mois ; réjouissons-nousplutôt, papa, que ce court séjour ne soit pas abrégé encore par unevisite de deux ou trois jours à l’abbaye. M. Knightley apromis de ne pas se prévaloir de ses droits.

– Ce serait bien dur, ma chère si lapauvre Isabelle devait habiter ailleurs qu’à Hartfield.

M. Woodhouse demeura un momentsilencieux, puis ajouta :

– Mais je ne vois pas pourquoi la pauvreIsabelle serait obligée de rentrer si tôt à cause de son mari. Ilfaut que je la persuade de prolonger son séjour. Elle pourraitparfaitement rester avec les enfants.

– Ah ! papa, c’est ce que vousn’avez jamais pu obtenir, et vous n’aurez pas plus de succès cettefois-ci : Isabelle ne peut supporter quitter son mari.

Cette constatation était trop évidente pourpermettre la contradiction. Bien malgré lui, M. Woodhouse futobligé de se soumettre en soupirant ; Emma se rendait comptequ’il était attristé à l’idée de l’affection conjugale de sa filleet elle se hâta de mettre le sujet sur un terrain plusagréable.

– Il faudra qu’Harriet nous consacre unegrande partie de son temps pendant le séjour de mon beau-frère etde ma sœur. Je suis sûre qu’elle aimera les enfants. Nous sommestrès fiers des enfants, n’est-ce pas, papa. Je me demande lequeld’Henri ou de Jean plaira le plus à Harriet ?

– Pauvres chéris, comme ils serontcontents de venir. Vous savez, Harriet, ils aiment beaucoup être àHartfield.

– Je n’en doute pas, Monsieur. Qui ne leserait pas ?

– Henri est un beau garçon, mais Jeanressemble beaucoup à sa maman. Henri est l’aîné ; il porte monnom : C’est un garçon très intelligent. Ils ont tous deux desi gracieuses manières. Je suis d’avis que leur père est souventbrusque avec eux.

– Il vous semble brusque, dit Emma parceque vous avez vous-même des manières si douces. M. JohnKnightley veut que ses garçons soient hardis et actifs et il sait àl’occasion parler sévèrement, mais c’est un père très affectueux etles enfants l’aiment beaucoup.

– Quand leur oncle vient, il les attrapeet il les soulève jusqu’au plafond d’une manière bieneffrayante.

– Mais papa il n’y a rien qu’ils aimentautant. C’est un si grand plaisir pour eux que si leur onclen’avait établi la règle de les prendre l’un après l’autre, lepremier empoigné ne voudrait jamais céder sa place !

Au moment où les jeunes filles allaient seséparer pour le dîner de quatre heures, le héros de la journée fitson apparition. Harriet détourna la tête, mais Emma le reçut avecson sourire habituel. Tout indiquait dans l’attitude deM. Elton qu’il avait conscience d’avoir fait un pas en avantet Emma supposa qu’il venait se rendre compte de l’effet produit.Le prétexte ostensible de sa visite était de s’informer si on avaitbesoin de lui pour la partie de M. Woodhouse ce soir-là :si sa présence pouvait-être utile, il remettrait n’importe quelleautre obligation, mais, dans le cas contraire, il s’excuserait,ayant promis conditionnellement à son ami, M. Cole, de dîneravec lui.

Emma le remercia de sa prévenance, mais nevoulut pas entendre parler qu’il désappointât son ami à caused’eux. M. Elton se crut tenu à de nouvellesprotestations ; puis, comme il allait se retirer, Emma prit lepapier sur la table et le lui passa.

– Voici la charade que vous nous avez siaimablement laissée et dont nous vous remercions. Nous l’avons tantadmirée que je me suis permis de la transcrire sur l’album deMlle Smith. J’espère que votre ami n’y verra pasd’inconvénient. Naturellement, je n’ai copié que les huit premièreslignes.

M. Elton parut un peu interdit. Ilbredouilla une allusion à « l’honneur… » en regardantEmma et Harriet alternativement ; enfin, il prit le cahier quiétait sur la table et l’examina avec attention. Désireuse dedissiper la gêne, Emma dit en souriant :

– Je vous prie de faire nos excuses àvotre ami, mais une si jolie charade ne doit pas rester le monopolede quelques privilégiés. L’auteur peut être sûr d’obtenir lesuffrage de toutes les femmes chaque fois qu’il donnera à sesécrits un tour aussi galant.

– Je crois pouvoir m’avancer, réponditM. Elton avec une certaine hésitation, et me porter garant quesi mon ami voyait sa petite composition à cette place d’honneur, ilen éprouverait un sentiment de légitime fierté.

Ce discours terminé, M. Elton prit congéprestement ; Emma ne le retint pas, car il y avait dans lamanière de parler du jeune vicaire une sorte de grandiloquence qui,malgré les dispositions bienveillantes qu’elle nourrissait à sonégard, était très apte à l’inciter au rire. Elle se sauva pourdonner libre cours à son hilarité, laissant Harriet jouir de sonbonheur.

Chapitre 10

 

Bien que l’on fût déjà au milieu du mois dedécembre, le mauvais temps n’avait pas encore interrompu lespromenades des deux jeunes filles. Le lendemain Emma décida d’allerfaire une visite à une famille pauvre qui demeurait un peu au delàde Highbury. Pour s’y rendre il fallait passer par Vicarage Lane oùs’élevait le presbytère : c’était une vieille maisond’apparence modeste, située presqu’en bordure de route et àlaquelle le propriétaire actuel s’efforçait de donner un cachetd’élégance et de confort. Arrivées à cet endroit les deux jeunesfilles ralentirent le pas pour regarder la façade. Emmadit :

– C’est ici que vous êtes destinée àvenir habiter un jour ou l’autre !

– Oh ! quelle jolie maison, ditHarriet, voici les rideaux jaunes que Mlle Nashadmire tant !

– Je passe rarement par ici, dit Emma,mais à un moment donné j’y serai particulièrement attirée :toutes les haies, les grilles, les mares de cette partie d’Highburyme deviendront familières. » Harriet n’avait jamais franchi leseuil du presbytère et ne chercha pas à dissimuler sacuriosité.

– Je ne demanderais pas mieux que deréaliser votre désir, dit Emma, mais je ne puis imaginer aucunprétexte plausible pour entrer : pas d’enquête à faire sur undomestique ; j’aurais alors une raison pour interroger lafemme de charge ; pas de message de mon père…

Après quelques instants de silence, Harrietreprit :

– Je me demande, Mademoiselle Woodhouse,comment il se fait que vous ne soyez pas mariée ou sur le point del’être, séduisante comme vous l’êtes !

Emma se prit à rire et répliqua :

– Admettons que je le sois, en effet,Harriet : ce n’est pas une raison suffisante pour me pousserau mariage. Non seulement je ne suis pas à la veille de me marier,mais encore je n’ai guère l’intention de me marier jamais.

– Vous le dites, mais je ne puis lecroire.

– Il faudrait pour me faire changerd’avis, que je rencontrasse quelqu’un de très supérieur à tous ceuxque j’ai eu l’occasion de voir jusqu’ici (M. Elton,naturellement, est hors de cause) et à dire vrai je ne désire pasrencontrer ce phénix : je préfère ne pas être tentée. Je nepuis que perdre au change et si je me décidais à me marier, j’enaurais probablement du regret par la suite.

– Vraiment, je ne m’explique pas qu’unefemme parle de la sorte !

– Je n’ai aucune des raisons habituellesqui incitent les femmes à se marier. Si je m’éprenais de quelqu’un,alors ce serait tout différent ; mais, jusqu’à présent je suisdemeurée indemne et je crois vraiment qu’il n’est pas dans manature de m’enthousiasmer. Sans le mobile de l’amour, je seraisbien sotte d’abandonner une situation comme la mienne : jen’ai besoin ni d’argent, ni d’occupations, ni d’importancesociale ; bien peu de femmes mariées sont aussi maîtressesdans leur intérieur que je le suis à Hartfield ; je ne puisespérer tenir ailleurs une place plus prépondérante ; suis-jesûre de trouver chez un autre homme une approbation aussi complètede tous mes actes que celle que je trouve chez mon père ?

– Sans doute. Mais, au bout du compte,vous finirez par être une vieille fille commeMlle Bates !

– Voici une terrible évocation, Harriet,et si je croyais jamais ressembler à Mlle Bates, sije devais devenir si sotte, si satisfaite, si souriante, sibavarde, si peu distinguée, je prendrais un mari demain ! Maisje suis convaincue qu’il ne pourra jamais y avoir entre nousd’autre ressemblance que celle toute fortuite d’être restéescélibataires.

– Et cependant vous serez une vieillefille, ce qui est épouvantable !

– Ne vous tourmentez pas, Harriet, je neserai jamais une vieille fille pauvre ; et c’est la pauvretéseule qui rend méprisable aux yeux du public l’état decélibat ! Une femme seule avec un petit revenu est assezsouvent ridicule ! Mais une femme seule nantie de bonnesrentes est toujours respectable et rien ne s’oppose à ce qu’ellesoit aussi intelligente et aussi agréable que n’importe qui. Cettedistinction n’est pas aussi injuste qu’elle paraît au premierabord, car un revenu mesquin contribue à rétrécir l’intelligence età aigrir le caractère. Ce que je dis ne s’applique pas néanmoins àMlle Bates, trop banale et trop sotte pour meplaire, mais dont le cœur est excellent : je crois vraimentque si elle ne possédait qu’un shilling elle en distribuerait lamoitié.

– Mais que ferez-vous ? Commentemploierez-vous votre temps quand vous serez vieille ?

– Si je ne m’illusionne pas, Harriet,j’ai une nature active, indépendante et je dispose de nombreusesressources ; je ne perçois pas pourquoi je ne serai pas enétat d’occuper mes loisirs aussi bien à cinquante ans qu’à vingt etun. Les occupations de la femme, manuelles et intellectuelles, neme feront pas plus défaut qu’aujourd’hui. Quant à des objetsd’intérêt pour mon affection, je n’en manquerai pas. Je pourrai meconsacrer aux enfants d’une sœur que je chéris. Il y en aura trèsprobablement un assez grand nombre pour me fournir toutes lesespèces de sensations dont se nourrit la vie à son déclin ;ils me donneront matière d’espérer et de craindre. Sans doute, jene ressentirai pour aucun d’eux la tendresse qui est l’apanage desparents, mais mon humeur s’accommodera volontiers d’un sentimentplus calme et moins aveugle que l’amour maternel. Souvent une demes nièces me tiendra compagnie.

– Connaissez-vous la nièce deMlle Bates ou pour mieux dire êtes-vous en relationavec elle ?

– Oh ! oui, nous sommes obligés dela voir toutes les fois qu’elle vient à Hartfield. Je veux croireque l’exemple de Mlle Bates me préservera d’uneadmiration exagérée pour mes nièces. Puisse le ciel m’éviter aumoins d’ennuyer les gens au sujet de tous les Knightley réunisseulement la moitié autant que le fait Mlle Bates,à propos de Jeanne Fairfax ; le son seul de ce nom est devenupour moi une fatigue. Chacune de ses lettres est lue et relue aumoins quarante fois, les compliments destinés à ses amis sonttransmis indéfiniment ; si elle envoie à sa tante le modèled’un ceinture ou qu’elle tricote une paire de jarretières pour sagrand’mère on n’entend plus parler d’autre chose pendant un mois.Je souhaite tout le bonheur possible à Jane Fairfax, mais ellem’ennuie à mourir.

Elles approchaient maintenant du but de leurpromenade et leur entretien prit une autre tournure. Emma étaittrès charitable ; les pauvres trouvaient toujours auprèsd’elle non seulement l’assistance pécuniaire mais encore leréconfort de son attention, de ses conseils et de sa patience. Ellecomprenait leur manière d’être, excusait leur ignorance,compatissait à leurs tentations et ne s’attendait pas à trouverchez eux des vertus extraordinaires. Elle prenait part à leurchagrin et leur venait toujours en aide avec intelligence et bonnevolonté. Dans ce cas particulier, sa visite avait pour but nonseulement de distribuer des secours à des indigents, mais encore deporter remède aux souffrances d’un malade. Elle quitta la maison,impressionnée à la vue de tant de misère. Une fois dehors, elledit :

– Voilà des spectacles, Harriet qui vousfont du bien. Comme tout paraît insignifiant à côté ! Il mesemble que je ne pourrai plus détacher mon esprit de ces pauvrescréatures tout le reste de la journée.

– Vous dites vrai, répondit Harriet,pauvres créatures !

Emma referma la barrière placée à l’extrémitédu sentier qui traversait le petit jardin.

Emma jeta un dernier coup d’œil sur l’aspectminable du lieu et évoqua la misère qu’il recelait. Elles seretrouvèrent sur la route qui, à cet endroit tournait brusquementet une fois la courbe franchie les deux jeunes filles aperçurentsoudain M. Elton qui venait vers elles : il était si prèsqu’Emma eut à peine le temps de dire :

– Ah ! Harriet, voici qui va mettreà l’épreuve notre fidélité aux bonnes pensées. Quoi qu’il en soit,l’essentiel c’est que notre compassion ait procuré un peu desoulagement à ceux qui souffrent. Si nous avons pour les malheureuxassez de pitié pour les aider selon nos moyens, nous faisons notredevoir ; au delà ce n’est qu’une vaine sympathie, inutile auxautres et nuisible à soi-même.

Elles furent alors rejointes par lepromeneur.

M. Elton se disposait précisément à allervoir la malheureuse famille à laquelle Emma s’intéressait. Ilscherchèrent ensemble quels remèdes on pouvait apporter à une aussitriste situation et décidèrent les mesures à prendre. Puisremettant sa visite au lendemain, M. Elton demandal’autorisation de les accompagner.

Cette rencontre, pensa Emma, à laquelle lacharité préside est particulièrement heureuse. Rien ne pourraitêtre plus favorable au développement de l’amour ; je ne seraispas étonnée que la déclaration s’ensuive ; ma présence est leseul obstacle. Que ne suis-je ailleurs !

Désireuse de se tenir à l’écart le pluspossible, Emma prit un étroit sentier qui dominait la routeprincipale où les deux autres marchaient ensemble. Mais ellen’était pas là depuis deux minutes quand elle s’aperçut qu’Harriet,habituée à la suivre et à l’imiter, s’empressait de l’yjoindre ; cela ne faisait pas son affaire : elle s’arrêtaimmédiatement sous le prétexte de rattacher les lacets de sessouliers et se courbant de façon à obstruer complètement lepassage, elle les pria de bien vouloir continuer d’avancer enattendant qu’elle les rejoignît ; ils firent ce qu’elledemandait. Au moment où elle jugeait raisonnable d’avoir terminéson occupation, elle eut la chance de trouver une nouvelle raisonpour s’attarder : elle fut, en effet, saluée par un desenfants de la famille qu’elle venait de visiter et qui conformémentaux instructions reçues, se dirigeait vers Hartfield en emportantun récipient pour rapporter du bouillon. Rien de plus naturel quede marcher à côté de la petite fille et de la questionner ;pourtant Emma gagnait involontairement du terrain sur ses deuxcompagnons qui ne se pressaient pas ; elle le regrettad’autant plus qu’ils paraissaient absorbés dans une conversationintéressante.

M. Elton parlait avec animation, Harrietécoutait avec une attention enjouée. Emma, ayant expédié l’enfanten avant, se demandait comment elle pourrait faire pour se changeren statue de sel quand, au même instant, ils se retournèrent tousdeux et elle fut obligée de se rapprocher. M. Elton continuasa phrase et Emma fut désappointée d’entendre qu’il faisait à sablonde compagne un récit de la fête chez M. Cole ; ellearrivait elle-même pour le fromage de stilton, le beurre, labetterave et le dessert !

« Ce début aurait évidemment pu amener àune conclusion satisfaisante, se dit-elle en guise deconsolation ; tous les sujets sont bons pour les amoureux ettoute espèce de conversation peut servir de prétexte auxconfidences sentimentales. Si seulement j’avais pu rester un peuplus longtemps absente. »

Ils marchèrent ensemble jusqu’à ce qu’ilsfussent en vue de l’enceinte du presbytère : à ce moment Emmaeut une inspiration subite et elle découvrit le moyen de fairepénétrer Harriet dans la maison : elle s’aperçut d’un nouveaudéfaut dans l’arrangement de sa chaussure et s’arrêta une foisencore ; elle arracha alors le lacet et le jeta à la dérobéedans le fossé. Ceci fait, elle pria ses compagnons de s’arrêter etleur avoua son embarras :

– La plus grande partie de mon lacetn’existe plus, dit-elle, et je ne sais pas trop comment je vaisfaire. En vérité, je suis pour vous deux une compagnie bienencombrante, mais j’espère que vous voudrez bien admettre que jesuis rarement si mal équipée. Monsieur Elton, il faut que je vousdemande de m’autoriser à m’arrêter chez vous et à avoir recours àvotre femme de charge qui me trouvera un bout de ruban ou deficelle pour maintenir mon soulier.

Cette proposition parut causer à M. Eltonun véritable ravissement ; il fit de la meilleure grâce dumonde les honneurs de sa maison. La pièce où il les conduisit étaitcelle qu’il occupait habituellement ; ils causèrent quelquesinstants, puis Emma suivie de la femme de charge, qui s’était miseentièrement à sa disposition, pénétra dans une chambreattenante ; la porte de communication se trouvait ouverte etelle fut forcée de la laisser entrebâillée : elle s’attendaità ce que M. Elton la fermât ; s’apercevant qu’iln’intervenait pas, Emma engagea aussitôt avec la femme de chargeune conversation animée, afin de donner à M. Elton lapossibilité d’aborder avec Harriet le sujet qu’il lui plairait. Aubout de dix minutes elle dut mettre un terme à l’entretien et à sesarrangements. Elle trouva les amoureux debout devant une desfenêtres ; les apparences étaient favorables et pendant unedemi-minute elle goûta la gloire du triomphe. Elle apprit bientôtpourtant qu’aucun pas décisif n’avait été fait. M. Eltons’était montré particulièrement aimable et charmant ; il avaitconfié à Harriet qu’il les avait vues passer et que ce n’était passans intention qu’il avait pris le même chemin ; il avait faitquelques allusions galantes, mais rien de sérieux. « Il estd’une extrême prudence, pensa Emma, il avance pas à pas et ne veutrien risquer jusqu’à ce qu’il sente sûr d’être agréé. »

Bien que le succès qu’elle escomptait n’eûtpas couronné son ingénieux stratagème, Emma fut satisfaite,néanmoins, d’avoir procuré aux deux amoureux un tête-à-têteagréable qui hâterait probablement l’heureux dénouement.

Chapitre 11

 

Il n’était plus désormais au pouvoir d’Emma deconsacrer ses loisirs à veiller sur le bonheur de M. Elton. Laprochaine arrivée de sa sœur primait ses autrespréoccupations ; pendant le séjour d’Isabelle à Hartfield,elle prévoyait que les amoureux passeraient au second plan ;rien du reste ne les empêcherait d’avancer rapidement leursaffaires s’il leur plaisait. Elle commençait à trouver quecertaines personnes s’en remettent trop volontiers aux autres dusoin de leurs propres intérêts.

La venue de M. etMme John Knightley provoquait cette année-là unintérêt inaccoutumé. En effet depuis leur mariage ils avaientl’habitude de passer toutes leurs vacances, partie à Hartfield etpartie à Donwell Abbey. Mais l’été précédent, sur le conseil dumédecin, ils avaient conduit leurs enfants au bord de la mer. Il yavait donc plusieurs mois que M. Woodhouse n’avait pas vu safille et les enfants ; il était tout ému et nerveux à lapensée de cette trop courte visite. Pour le moment il était trèspréoccupé des risques auxquels selon lui étaient exposés lesvoyageurs et son inquiétude s’étendait à ses chevaux et à soncocher qui avaient été envoyés en relai à mi-chemin.

Ses alarmes furent vaines : lesvingt-cinq kilomètres furent parcourus sans encombre, et M. etMme John Knightley, avec leurs enfants, escortésd’un nombre respectable de bonnes, arrivèrent sains et saufs àHartfield. La joie de se retrouver, tant de personnes à accueillir,l’attribution à chacun de son logement respectif provoquèrent uneconfusion et un brouhaha que les nerfs de M. Woodhousen’aurait pu supporter à aucun autre moment ; cependant, toutrentra vite dans l’ordre, car les habitudes et les sentiments deson père étaient tenus en grande considération parMme John Knightley : partout ailleurs sasollicitude maternelle se fût enquis de l’installation de sesenfants ; elle eût désiré savoir, dès l’arrivée, s’ils setrouvaient dans les meilleures conditions pour manger, boire,dormir et s’amuser ; mais, à Hartfield, elle s’appliquaitavant tout à ce qu’ils ne fussent pas une cause de fatigue pour sonpère.

Mme Jean Knightley était unejolie et élégante petite femme, passionnément attachée à son foyeret à sa famille, une épouse dévouée, une mère aimante, et sonaffection pour son père et sa sœur était extrême. Jamais elle netrouvait rien à reprendre chez aucun de ceux qu’elle aimait. Elleétait d’intelligence moyenne et sans grande vivacitéd’esprit ; outre cette ressemblance avec son père, elle tenaitaussi de lui une constitution délicate ; elle se préoccupaitsans cesse de la santé de ses enfants, était aussi entichée de sondocteur, M. Wingfield, que son père l’était deM. Perry ; ils avaient l’un et l’autre une extrêmebienveillance de caractère et la même considération pour leur vieuxamis.

M. Jean Knightley était un homme grand,distingué et très intelligent ; il occupait une des premièresplaces dans sa profession et en même temps il avait toutes lesqualités d’un homme d’intérieur ; ses manières un peu froideset réservées l’empêchaient au premier abord de paraître aimable, etil était susceptible de marquer, à l’occasion, quelque mauvaisehumeur : sa femme, du reste, avait pour lui une véritableidolâtrie qui contribuait à développer cette tendance ; elleaccueillait avec une douceur inaltérable les manifestations souventbrusques des opinions maritales. Sa belle-sœur n’avait pas pour luiune bien vive sympathie ; aucun de ses défauts n’échappait àla clairvoyance d’Emma ; elle ressentait les légères injuresinfligées à Isabelle et dont celle-ci n’avait pas conscience.Peut-être eut-elle témoigné moins de sévérité à l’égard de sonbeau-frère si ce dernier s’était montré mieux disposé pour elle,mais ses manières étaient au contraire celles d’un frère et d’unami qui ne loue qu’à propos et que l’affection n’aveugle pas. Ellelui reprochait surtout de manquer de respectueuse tolérancevis-à-vis de son père : les manières de M. Woodhousefaisaient parfois perdre patience à M. John Knightley etprovoquaient chez lui un rappel à la raison ou une réplique un peuvive. Cela arrivait rarement, car, en réalité, il avaitparfaitement conscience des égards dûs à son beau-père ; tropsouvent cependant pour conserver la bienveillance d’Emma qui necessait d’appréhender quelque parole offensante au cours de leursconversations. Le début néanmoins de chaque visite était toujoursparfaitement cordial, et celle-ci devant par nécessité êtreextrêmement brève, il était permis d’espérer que nul ne sedépartirait des sentiments actuels d’effusion.

Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaientassis ensemble lorsque M. Woodhouse, en secouantmélancoliquement la tête et en soupirant, fit remarquer à sa fillele changement qui s’était produit depuis son départ.

– Ah ! ma chère, dit-il, pauvreMlle Taylor ! Voilà une triste affaire.

– Oh ! certainement, reprit Isabellepleine de sympathie. Comme elle doit vous manquer ! Et à machère Emma ! Quelle affreuse perte pour vous deux ! J’aibien pris part à votre chagrin. Je ne pouvais m’imaginer commentvous arriveriez à vous passer d’elle. J’espère qu’elle se portebien ?

– Elle va assez bien, ma chère ; jene suis pas sûr pourtant si l’endroit qu’elle habite luiconvient.

M. Jean Knightley intervint alors pourdemander à Emma si l’air de Randalls était malsain.

– Oh ! non, répondit-elle, pas lemoins du monde. Je n’ai jamais vu Mme Weston enmeilleure santé. Papa fait allusion à son regret.

– Qui leur fait honneur à tous deux,répondit-il à la vive satisfaction d’Emma.

– Est-ce que vous la voyezquelquefois ? reprit Isabelle du ton plaintif qui agréaitparticulièrement à son père.

M. Woodhouse hésita, puis ilrépondit :

– Pas si souvent, ma chère, que je ledésirerais.

– Oh ! papa, comment pouvez-vousparler ainsi ? Depuis leur mariage nous n’avons passé qu’unjour entier sans voir M. ou Mme Weston etsouvent les deux, soit à Randalls, soit ici et comme vous pouvez lesupposer, Isabelle, plus généralement ici. Ils ont fait preuve del’empressement le plus affectueux. M. Weston est vraimentaussi attentif qu’elle. Si vous prenez cet air mélancolique, papa,vous donnerez à Isabelle une idée tout à fait fausse de ce qui sepasse. Tout le monde, bien entendu, comprend combienMlle Taylor doit nous manquer, mais tout le mondeen même temps doit savoir que M. et Mme Westonont réussi à atténuer les effets de la séparation plus que nous nel’espérions nous-mêmes.

– Il était naturel qu’il en fût ainsi,dit M. Jean Knightley, c’est bien du reste ce que j’avaiscompris d’après vos lettres. Je ne doutais pas du désir deMme Weston de se montrer pleine deprévenances ; d’autre part, son mari étant inoccupé et d’unnaturel sociable, la tâche lui était rendue facile. Je vous aitoujours dit, ma chérie, que vos appréhensions étaientexagérées ; vous avez entendu le récit d’Emma et j’espère quevous êtes rassurée.

– Certainement, dit M. Woodhouse, jene doute pas que cette pauvre Mme Weston ne viennenous voir assez souvent, mais ce ne sont que des visites et il fauttoujours qu’elle s’en aille !

– Ce serait bien dur pour ce pauvreM. Weston, papa, dit Emma, s’il en était autrement. Vousoubliez tout à fait l’existence de M. Weston.

– Il me semble en effet, dit M. JeanKnightley en riant, que M. Weston a également quelques droits.Il nous appartient, Emma, de prendre la défense du pauvremari ; par état je suis qualifié pour intervenir et vous quiêtes encore libre il ne vous est pas interdit de faire preuved’impartialité. Quant à Isabelle, il y a assez longtemps qu’elleest mariée pour comprendre tout l’avantage qu’il y aurait à mettreles MM. Weston de côté.

– Moi, mon chéri, reprit sa femme, est-ceque vous faites allusion à moi ? Personne ne peut être plus àmême que je le suis de parler en faveur du mariage, et s’il nes’était agi de quitter Hartfield j’aurais toujours considéréMlle Taylor comme une femme très fortunée. D’autrepart, je puis vous assurer que je n’ai jamais eu l’intention deméconnaître les titres de cet excellent M. Weston ; iln’y a pas de bonheur que je ne lui souhaite ; je le considèrecomme un des hommes les plus affables qui existent ; exceptévous et votre frère, je ne connais personne qui ait meilleurcaractère. Je n’oublierai jamais la bonne grâce qu’il a mise àlancer le cerf-volant d’Henri un jour de grand vent pendant lesdernières vacances de Pâques ; et depuis le jour où il a prisla peine de m’écrire en rentrant chez lui, à minuit, pour merassurer au sujet d’une rumeur relative à des cas de fièvretyphoïde à Cobham, j’ai toujours eu la conviction qu’il n’y a pasun meilleur cœur sur la terre. Personne plus queMlle Taylor ne méritait un pareil mari !

– Où est le jeune homme ? ditM. Jean Knightley ; a-t-il fait son apparition, oui ounon ?

– Il a été question d’une visite aumoment du mariage, répondit Emma ; mais notre attente a étédéçue. Depuis je n’ai plus entendu parler de lui.

– Vous oubliez la lettre, ma chère !reprit M. Woodhouse. Il a écrit une lettre de félicitations àcette pauvre Mme Weston qui me l’a montrée et jel’ai trouvée fort bien tournée. Je ne puis affirmer que l’idéevienne de lui : il est jeune, et c’est peut-être sononcle…

– Mon cher papa, il a vingt-troisans ; vous oubliez que le temps passe.

– Vingt-trois ans ! Est-cepossible ? Je ne l’aurais jamais cru ; il n’avait quedeux ans quand sa pauvre mère est morte ; les annéess’envolent véritablement et ma mémoire est bien mauvaise. Quoiqu’ilen soit, la lettre était parfaite ; je me rappelle qu’elleétait datée de Weymouth et qu’elle commençait ainsi :« Ma chère Madame », mais je ne me rappelle pas lasuite ; elle était signée : « Fr. C. WestonChurchill. »

– C’est tout à sa louange, s’écriaMme Jean Knightley, toujours prête à approuver. Jene doute pas que ce ne soit un aimable jeune homme, mais c’est bientriste qu’il ne vive pas dans la maison de son père. Il y a quelquechose de si choquant à ce qu’un enfant soit enlevé à sesparents ! Je n’ai jamais pu comprendre que M. Weston aitpu se résigner à se séparer de son fils. Abandonner sonenfant ! Je ne pourrais jamais avoir bonne opinion d’unepersonne qui serait capable de faire une telle proposition.

– Personne n’a jamais eu bonne opiniondes Churchill, dit froidement M. Jean Knightley, mais ne vousimaginez pas, ma chère Isabelle, que M. Weston ait ressenti,en laissant partir son fils, ce que vous éprouveriez en vousséparant d’Henri ou de Jean. M. Weston a un caractère enjouéet conciliant, mais sans profondeur ; il prend les chosescomme elles viennent et en tire le meilleur parti possible ;je pense qu’il attache plus d’importance aux satisfactions de cequ’on appelle le monde, c’est-à-dire à la possibilité, de prendreses repas et de jouer au whist cinq fois par semaine avec sesvoisins, qu’aux affections de famille ou aux satisfactions de sonintérieur.

Emma ne pouvait qu’être blessée d’une remarqueaussi désobligeante pour M. Weston et elle avait grande envied’y répondre, mais elle se retint et laissa tomber le sujet. Elleétait désireuse de conserver la paix, si c’était possible ;d’autre part, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la force du liende famille chez son beau-frère et le sentiment qui lui faisaittenir ce langage.

Chapitre 12

 

M. Knightley devait dîner à Hartfield, unpeu contre l’inclination de M. Woodhouse qui n’aimait àpartager avec personne le premier soir d’Isabelle. Mais Emma quiavait l’esprit droit en avait décidé ainsi. En dehors des égardsqu’il était naturel de témoigner aux deux frères, elle avait eu unplaisir particulier à faire cette invitation à cause du désaccordsurvenu entre elle et M. Knightley.

Elle espérait que le moment de laréconciliation était venu ; à vrai dire, le mot n’était pasexact, car elle ne se considérait pas comme ayant eu des torts etelle savait que, de son côté, il ne voudrait jamais reconnaître lessiens ; les concessions réciproques étaient donc hors dequestion ; mais il était temps de paraître avoir oublié qu’ilss’étaient jamais querellés ; elle comptait que la présence desenfants servirait de prétexte à la reprise de leurs relationsd’amitié : quand il entra dans le salon, Emma tenait sur sesgenoux une gentille petite fille d’environ huit mois qui faisait sapremière visite à Hartfield et paraissait très satisfaite de sauterdans les bras de sa tante ; tout en débitant avec un visagegrave des réponses concises, il fut vite amené à parler desnouveaux arrivants sur un ton habituel : il finit par luiprendre l’enfant des bras de la façon la moins cérémonieuse. Emmasentit qu’ils étaient de nouveau amis ; cette conviction luirendit toute sa confiance en elle-même. Elle ne put s’empêcher defaire allusion à leur récent malentendu et elle dit, pendant qu’iladmirait l’enfant :

– Nos opinions sur les adultes diffèrentparfois essentiellement, mais j’ai remarqué que, quand il s’agit denos neveux et nièces, nous sommes toujours d’accord.

– Si au lieu de subir le joug de lafantaisie et du caprice, vous vous laissiez guider par la naturedans vos jugements sur les hommes et les femmes, comme vous l’êtesquand il s’agit de ces enfants, nous aurions toujours la mêmemanière de voir.

– Évidemment, nos désaccords ne peuventprovenir que de mon manque de jugement !

– Oui, répondit-il en souriant, et pourune bonne raison : j’avais seize ans quand vous êtes née.

– Je ne doute pas que votre jugement nefût, à cette époque de notre vie, bien supérieur au mien ;mais ne pensez-vous pas que cette période de vingt-et-une annéesait sensiblement modifié les coefficients de notreintelligence ?

– Certainement, elle les arapprochés.

– Pas assez cependant pour que je puisseavoir raison contre vous ?

– Je garderai toujours une avance deseize années d’expérience ; j’ai de plus l’avantage de ne pasêtre une jolie femme et de n’avoir pas été un enfant gâté. Allons,ma chère Emma, soyons amis et n’en parlons plus. Dites à votretante, petite Emma, qu’elle devrait vous donner un meilleur exempleque de réveiller de vieux griefs et que, si elle n’était pas dansson tort auparavant, elle l’est aujourd’hui.

– C’est juste, dit-elle, devenezmeilleure que votre tante, ma petite Emma ; soyez plusintelligente et moins vaniteuse. Encore un mot, Monsieur Knightley,et j’ai fini : je me plais à reconnaître que nous étions tousles deux bien intentionnés, et je désire savoir si M. Martinn’a pas été cruellement désappointé.

– Il est impossible de l’être plus.

– Vraiment ! Je le regrettebeaucoup. Allons, serrons-nous la main.

Cette effusion venait de prendre fin, quandJean Knightley fit son entrée ; et les : « Commentva Georges ? Jean, comment allez-vous ? » sesuccédèrent selon la vraie tradition anglaise ; ils cachaientsous une froideur apparente leur réel attachement qui auraitconduit chacun à faire tout pour le bien de l’autre.

La soirée se passa tranquillement etM. Woodhouse se refusa à jouer aux cartes pour se consacrertout entier à la conversation de sa chère Isabelle. La petitesociété se divisa en deux parties : d’un côtéM. Woodhouse et sa fille, de l’autre les deux messieursKnightley. Les sujets de conversation respectifs ne se mêlaient quetrès rarement ; Emma se joignait alternativement à l’un ou àl’autre groupe.

Les deux frères parlaient de leurs affaires,mais surtout de celles de l’aîné comme magistrat, celui-ci avaitsouvent à interroger son frère sur quelque point de droit, ou bienune anecdote curieuse à raconter ; comme fermier dirigeantl’exploitation du domaine de famille, il était tenu de dire ce quechaque champ devait produire l’année suivante et de donner toutesles informations locales susceptibles d’intéresser son frère :les questions que ce dernier posait relativement au plan d’unecanalisation, au changement d’une barrière, à l’abatage d’un arbre,témoignaient du soin avec lequel il suivait tous les détails destravaux agricoles. Pendant ce temps, M. Woodhouse échangeaitavec sa fille des regrets attendris et des propos de tendreinquiétude.

– Ma pauvre chère Isabelle, dit-ilaffectueusement en prenant la main de sa fille, interrompantquelques instants l’ouvrage destiné à un des cinq enfants, comme ily a longtemps que nous n’avons été réunis ici et comme vous devezêtre fatiguée du voyage ! Il faudra vous coucher de bonneheure, ma chère, et je vous recommande de prendre un peu debouillie ayant de monter. Ma chère Emma, si vous faisiez préparerla bouillie pour tout le monde ?

Emma ne put entrer dans ces vues, sachant queles deux messieurs Knightley étaient aussi irréductibles qu’ellesur ce point, et deux assiettées seulement furent commandées.

Après avoir fait l’éloge de cet aliment ets’être étonné de ne pas rencontrer une approbation unanime,M. Woodhouse dit d’un air grave :

– Quelle étrange idée, ma chère, vousavez eue de passer votre été à South End au lieu de venir ici. Jen’ai jamais eu grande confiance dans l’air de la mer.

– M. Wingfield a particulièrementinsisté, Monsieur, pour nous faire faire ce déplacement, il lejugeait opportun pour tous les enfants, mais particulièrement pourla petite Bella qui a la gorge délicate ; il tenaitessentiellement à lui faire prendre des bains de mer.

– Ah ! ma chère, mais Perry, aucontraire, n’était pas d’avis que la mer fût indiquée pour le casde cette enfant ; quant à moi il y a longtemps que je suispersuadé que la mer ne fait du bien à personne ; moi-même j’aifailli y mourir.

– Allons, allons, dit Emma sentant que laconversation s’égarait, il faut que je vous prie de ne plus parlerde la mer. Cela m’attriste et me rend envieuse, moi qui ne l’aijamais vue. Voilà un sujet prohibé. Ma chère Isabelle, je ne vousai pas encore entendu demander des nouvelles de M. Perry etlui ne vous oublie jamais !

– Oh ! cet excellentM. Perry ! Comment se porte-t-il, Monsieur !

– Mais assez bien ; pas tout à faitbien pourtant ; ce pauvre Perry a mal au foie et il n’a pas letemps de se soigner ; il est appelé d’un bout à l’autre dupays : je pense qu’il n’y a pas un autre médecin qui ait unepareille clientèle mais il faut dire aussi qu’il n’y a nulle partun médecin plus intelligent.

– Et Mme Perry, et lesenfants, comment vont-ils ? Ont-ils grandi ? J’aibeaucoup d’amitié pour M. Perry. J’espère qu’il viendrabientôt à Hartfield ; il sera si content de voir mespetits.

– Je compte sur lui demain : j’ai àle consulter sur un ou deux points et, ma chère, je vous conseillede lui laisser examiner la gorge de la petite Bella.

– Oh, Monsieur, sa gorge va tellementmieux que je n’ai plus d’inquiétude à ce sujet ; j’attribuecette amélioration soit aux bains de mer qui lui ont très bienréussi soit à l’application d’un liniment ordonné parM. Wingfield.

– Si j’avais su, ma chère, que vous aviezbesoin d’un liniment je n’aurais pas manqué d’en parler à …

– Vous semblez, Isabelle, avoir tout àfait oublié les Bates, interrompit Emma, je ne vous ai pas entenduprononcer leur nom.

– Je suis honteuse de ma négligence, maisvous me donnez de leurs nouvelles dans la plupart de vos lettres.J’irai demain rendre visite à cette excellenteMme Bates et je lui conduirai mes enfants ;elle et Mlle Bates sont toujours si heureuses deles voir. Quelles braves créatures ! Comment vont-elles,Monsieur ?

– Mais assez bien, ma chère ;toutefois la pauvre Mme Bates a eu un très fortrhume, le mois dernier.

– Comme j’en suis fâchée ! Mais lesrhumes n’ont jamais été aussi nombreux que cet automne.M. Wingfield a rarement vu autant de malades, sauf dans unepériode d’influenza.

– C’est, en effet, un peu ce qui s’estpassé ici, mais pas à ce point ; Perry dit que les rhumes ontété assez fréquents, mais qu’il a vu de plus mauvais mois denovembre ; dans l’ensemble, Perry ne considère pas cette annéecomme particulièrement mauvaise.

– Mais je crois que M. Wingfieldpartage cette opinion, sauf en ce qui concerne…

– La vérité, ma chère enfant, c’est qu’àLondres la saison est toujours mauvaise. Personne ne se porte bienà Londres ; c’est une chose terrible que vous soyiez forcéed’y vivre : si loin et au mauvais air !

– Il ne faut pas, Monsieur, confondrenotre quartier avec le reste de Londres ; le voisinage deBrunswick Square fait toute la différence ! M. Wingfieldest tout à fait d’avis qu’on ne pourrait trouver un quartier plusaéré.

– Ah ! ma chère, ce n’est pasHartfield ! Vous avez beau dire, après une semaine passée ici,vous êtes transformée ; vous n’avez plus la même mine. Je doisavouer que je ne trouve aucun de vous en bien bon état.

– Je suis fâchée de vous entendre parlerainsi ; mais je puis vous assurer qu’en dehors de mespalpitations et de mes maux de tête nerveux, auxquels je suistoujours sujette, je me sens parfaitement bien ; et si lesenfants étaient un peu pâles avant de se coucher, c’est simplementparce qu’ils étaient fatigués du voyage. Je suis persuadée que vousaurez meilleure opinion de leur mine demain ;M. Wingfield m’a dit qu’il ne se souvenait nous avoir vus nousmettre en route en meilleure santé. Il ne vous semble pas au moins,ajouta-t-elle en se tournant avec une affectueuse sollicitude versson mari, que M. Jean Knightley ait l’air malade ?

– Je ne puis vous faire mon compliment machère, je trouve que M. Jean Knightley est loin d’avoir bonnemine.

– Qu’y a-t-il, Monsieur, est-ce que vousme parlez ? dit M. Jean Knightley en entendant prononcerson nom.

– Je regrette bien, mon chéri,d’apprendre que mon père ne vous trouve pas bonne mine, maisj’espère que ce n’est qu’un peu de fatigue. Néanmoins, vous lesavez, j’aurais désiré que vous vissiez M. Wingfield avant departir.

– Ma chère Isabelle, reprit vivementM. Jean Knightley, je vous prie de ne pas vous occuper de mamine. Contentez-vous de vous soigner, vous et vos enfants.

– Je n’ai pas bien compris ce que vousdisiez à votre frère, interrompit Emma, au sujet de votre amiM. Graham : a-t-il l’intention de faire venir unrégisseur d’Écosse pour son nouveau domaine ? Est-ce que levieux préjugé ne sera pas trop fort ?

Elle parla de la sorte assez longtemps etquand elle se retourna vers son père et sa sœur elle eut lasatisfaction de les entendre causer de Jane Fairfax ; celle-cin’était pas particulièrement dans ses bonnes grâces ; mais,dans la circonstance présente, Emma fut enchantée de joindre savoix au concert de louanges.

– Cette aimable et douce Jane Fairfax ditM. Jean Knightley, il y a bien longtemps que je ne l’ai vue.Je la rencontre quelquefois par hasard à Londres, mais je n’ai paseu le plaisir de m’entretenir avec elle depuis plus d’un an. Quelbonheur ce doit être pour sa vieille grand’mère et son excellentetante quand elle vient leur rendre visite ! Je regrettetoujours beaucoup à cause d’Emma qu’elle ne puisse pas être plussouvent à Highbury, mais maintenant que leur fille est mariée jesuppose que le colonel et Mme Campbell ne voudrontplus se séparer d’elle. Jane Fairfax aurait pu être une délicieusecompagne pour Emma.

M. Woodhouse souscrivit volontiers à tousles éloges, mais ajouta :

– Notre petite amie, Harriet Smith, estégalement une charmante personne ; je suis certain, ma chère,qu’Harriet vous plaira. Emma ne pourrait avoir une plus agréableamie.

– Je suis heureuse de l’apprendre ;je pensais à Jane Fairfax parce que c’est une jeune fille accomplieet qu’elle a exactement le même âge qu’Emma.

Divers sujets furent abordés et discutés aveccalme ; mais la soirée ne devait pas prendre fin sans quel’harmonie fût de nouveau troublée. Quand on apporta la bouillied’avoine, Isabelle raconta qu’il ne lui avait jamais été possibled’obtenir que la cuisinière, engagée pendant son séjour à SouthEnd, lui servît une bouillie convenablement délayée et de laconsistance voulue. C’était une ouverture dangereuse.

– Ah ! dit M. Woodhouse ensecouant la tête et en regardant sa fille avec une affectueusesollicitude. Je regretterai toujours que vous ayez été à la mer cetété au lieu de venir ici.

– Mais à quel propos voustourmentez-vous, Monsieur ? Je vous assure que ce séjour atrès bien réussi aux enfants.

– En tous cas, du moment que vous étiezdécidée à aller à la mer, j’estime qu’il est fâcheux que vous ayezdonné la préférence à South End : c’est un endroit malsain.Perry a été surpris de ce choix.

– Je sais que quelques personnes ontcette idée, mais c’est une erreur ; nous nous y sommestoujours très bien portés et M. Wingfield m’a affirmé quec’était un préjugé sans fondement : il connaît parfaitementles conditions climatiques de ce pays où son frère et sa familleont été à plusieurs reprises.

– Vous auriez dû aller à Cromer, machère. Perry a été une fois à Cromer qu’il considère comme la plagela plus saine de la côte : la mer y est très belle, m’a-t-ildit, l’air excellent. Vous auriez trouvé là un logement confortableet suffisamment éloigné de la plage. Que n’avez-vous consultéPerry ?

– Mais, monsieur, considérez ladifférence du voyage : cent cinquante kilomètres au moins aulieu de soixante.

– Ah, ma chère ! quand il s’agit dela santé ; comme dit Perry, aucune considération ne doitentrer en ligne de compte, et du moment que l’on voyage, il importepeu de faire cent cinquante kilomètres au lieu de soixante. Il eûtété préférable de rester simplement à Londres plutôt que de fairesoixante kilomètres pour trouver un air plus malsain. Telle a étédu moins l’opinion de Perry qui n’a pas approuvé cedéplacement.

Depuis quelques instants Emma s’efforçait envain d’arrêter son père et quand celui-ci eut prononcé cesdernières paroles, elle ne put s’étonner de l’intervention de sonbeau-frère.

– M. Perry, dit-il d’une voix quiexprimait son profond mécontentement, ferait bien de garder sesappréciations pour ceux qui les lui demandent. À quel titre secroit-il autorisé à commenter mes décisions ? Je crois êtrecapable de me diriger d’après mes propres lumières et je n’aibesoin ni de ses conseils ni de ses remèdes. Puis se calmant, ilajouta : « Si M. Perry peut m’indiquer le moyen detransporter une femme et cinq enfants à cent cinquante kilomètrespour le même prix et sans plus de fatigue qu’à soixante, je seraisdisposé à donner la préférence à Cromer.

– C’est bien vrai, interrompitM. Knightley fort opportunément, toute la question est là.Mais pour revenir, Jean, à ce que je vous disais : mon idéeest de modifier le tracé du sentier qui conduit à Langham afind’éviter qu’il ne traverse la prairie ; je ne pense pas que cechangement puisse gêner d’aucune façon les habitantsd’Highbury ; du reste, demain matin, nous consulterons lescartes quand vous viendrez à l’abbaye et vous me donnerez votreavis.

M. Woodhouse manifestait quelquenervosité à la suite des réflexions peu obligeantes dirigées contreson ami Perry, auquel, sans s’en rendre compte, il n’avait cessé deprêter ses propres sentiments et sa manière de voir, mais les soinsattentifs dont ses filles l’entouraient eurent vite fait del’apaiser ; de sorte que, grâce à l’esprit d’à propos del’aîné des deux frères et aux sentiments de contribution du cadet,l’incident n’eut pas d’autre suite.

Chapitre 13

 

Pendant ce court séjour à Hartfield,Mme Jean Knightley fut parfaitement heureuse ;elle sortait chaque matin après déjeuner avec ses cinq enfants pourrendre visite à d’anciens amis et le soir elle causait avec sonpère et sa sœur de tout ce qu’elle avait fait dans la journée. Ellene désirait rien d’autre sinon que les jours ne s’écoulassent passi vite. Ce fut une visite délicieuse, parfaite, peut-être à causede sa brièveté même.

Les soirées avaient été d’un commun accordréservées à la famille ; pourtant il n’y eut pas moyend’éviter un dîner en ville, malgré la saison. M. Weston nevoulut pas entendre parler d’un refus à l’invitation qu’il venaitfaire : ils étaient tous priés de venir dîner à Randalls unjour de leur choix. M. Woodhouse lui-même, plutôt que des’exposer à une division de leur petit groupe, finit par envisagerla possibilité de ce déplacement ; il aurait bien voulusuggérer des difficultés sur la manière de se rendre à Randalls,mais comme la voiture et les chevaux de son gendre étaient pour lemoment à Hartfield, il fut forcé de reconnaître que rien ne seraitplus facile et qu’on pourrait même trouver une place dans une desvoitures pour Harriet.

Harriet, M. Elton et M. Knightleyfurent seuls appelés à les rencontrer ; on devait se retirerde bonne heure, afin de complaire à M. Woodhouse, dont lesgoûts avaient été consultés en tout. La veille de ce grandévénement, Harriet était venue passer la soirée à Hartfield ;elle avait pris froid dans la journée et était si souffrante que sielle n’avait pas clairement exprimé le désir d’être soignée parMme Goddard, Emma ne l’eût jamais laissée partirdans cet état. Le lendemain, elle alla la voir : Harriet avaitla fièvre et un fort mal de gorge ;Mme Goddard l’entourait de soins et d’affection, eton parla d’avertir M. Perry, Harriet était trop faible pouressayer de se persuader qu’elle serait assez bien pour sortir lesoir ; elle ne pouvait que pleurer en songeant à cedésappointement. Emma resta auprès d’elle aussi longtemps qu’ellele put et la soigna pendant les absences inévitables deMme Goddard ; elle lui rendit courage en luireprésentant combien M. Elton serait affecté quand ilapprendrait son état ; elle la quitta un peu remontée à lapensée des regrets que son absence provoquerait.

En sortant, à quelques mètres de la grille,Emma rencontra M. Elton qui venait chezMme Goddard ; « il allait précisément,lui dit-il, prendre des nouvelles de la malade et il comptait lestransmettre à Hartfield » ; pendant qu’ils causaient ilsfurent rejoints par M. Jean Knightley et ses fils, quirevenaient de faire leur visite quotidienne à Donwell ; lesdeux garçons avaient une mine resplendissante à la suite de leurmarche rapide et paraissaient devoir faire honneur au rôti demouton et au pudding au riz vers lesquels ils se hâtaient. Ilscontinuèrent leur route tous ensemble. Emma était en train dedécrire la nature de l’indisposition de son amie : « Lagorge est enflammée, le pouls agité. J’ai appris avec regret parMme Goddard que Harriet était assez sujette auxmaux de gorge. » M. Elton manifesta aussitôt sonalarme.

– Un mal de gorge ! j’espère que cen’est pas infectieux. Est-ce que Perry a vuMlle Smith ? je vous en prie, ne songez pasqu’à soigner votre amie mais prenez des précautions pour vous-même.Ne vous exposez pas à attraper une angine.

Emma, qui n’était en réalité nullementeffrayée, calma cet excès d’inquiétude en l’assurant des capacitéset des soins de Mme Goddard ; elle ne désiraitpas toutefois faire disparaître entièrement les appréhensions deM. Elton et elle ajouta :

– Il fait si froid et la neige menace siévidemment que s’il s’agissait d’une autre invitation j’essayeraisde ne pas sortir aujourd’hui et de détourner mon père de courir cerisque ; mais comme il a pris son parti et ne paraît pas sesoucier du froid, je n’aime guère intervenir, car je sais combiengrand serait le désappointement de M. et deMme Weston. Mais, sur ma parole, Monsieur Elton, àvotre place, je m’excuserais ; vous me paraissez déjà un peuenroué et si vous songez aux fatigues de tous genres qui vousattendent demain et à la nécessité où vous vous trouverez deprêcher, il me semble que la prudence la plus élémentaire vousconseille de ne pas sortir ce soir.

M. Elton parut très perplexe : d’unepart il était extrêmement flatté de la sollicitude que luitémoignait une si jolie personne et il lui déplaisait de ne pasaccéder à son désir, mais d’un autre côté il ne se sentaitnullement disposé à renoncer à cette soirée. Quoi qu’il en soit,Emma, trop engagée dans ses idées préconçues pour l’écouterimpartialement, fut très satisfaite quand il acquiesça vaguement enmurmurant : « Il fait bien froid en effet. » Elle seréjouissait de lui avoir fourni un prétexte pour se libérer et delui avoir donné la possibilité d’envoyer prendre des nouvellesd’Harriet plusieurs fois dans la soirée.

– Vous avez bien raison, dit-elle, nousferons vos excuses à M. et à Mme Weston.

À peine avait-elle achevé sa phrase qu’elleentendit son beau-frère offrir poliment une place dans sa voiture àM. Elton, au cas où le temps serait le seul obstacle à savenue ; celui-ci accepta immédiatement de l’air le plussatisfait. C’était une chose décidée ; M. Elton irait àRandalls ; jamais son beau visage n’avait exprimé plusclairement un entier contentement ; jamais son sourire n’avaitété plus expressif et ses yeux plus rayonnants que quand il lesleva vers Emma.

« Voilà qui est étrange ! se ditEmma. Comment se fait-il, qu’ayant une bonne raison pour s’excuser,il persiste à aller dans le monde ce soir en l’absenced’Harriet ! C’est vraiment incroyable ! Il y a j’imagine,chez beaucoup d’hommes, et particulièrement chez les célibataires,un goût immodéré, une passion véritable pour dîner en ville :c’est pour eux une fonction sociale, une sorte de sacerdoce, devantlequel s’efface toute autre considération. Ce doit être le cas pourM. Elton, un jeune homme très sérieux pourtant et extrêmementamoureux d’Harriet : toutefois, il n’a pas le courage derenoncer à cette invitation. Il trouve de l’esprit à Harriet et ilne peut se résigner à dîner seul à cause d’elle ! Voilà bienles contradictions de l’amour !

Peu après, M. Elton prit congé, et Emmaconstata avec satisfaction l’émotion avec laquelle il fit allusionà Harriet au moment des adieux ; son dernier mot fut qu’ilirait prendre des nouvelles de son amie, avant de rentrer, et qu’ilespérait être en mesure de la rassurer. Tout considéré, il laissa àEmma une bonne impression.

Après quelques instants de silence, JeanKnightley dit :

– Je n’ai jamais rencontré de ma vie unhomme plus désireux de se faire bien venir que M. Elton ;il apporte à gagner la bonne grâce des dames une applicationpresque pénible. Entre hommes, il peut être raisonnable et simple,mais en présence de personnes du sexe, il se dépense avecexcès : chacun des traits de son visage est en mouvement.

– Les manières de M. Elton ne sontpas parfaites, reprit Emma, mais lorsque l’intention est droite ilconvient de passer sur beaucoup de choses. Un homme qui fait lemeilleur usage possible de facultés médiocres l’emporte à mon avissur celui qui néglige de mettre en valeur des dons supérieurs. Il ya chez M. Elton une si grande bonne volonté qu’il ne seraitpas juste de ne pas en tenir compte.

– Oui, répondit M. John Knightleyaprès un moment d’hésitation, il semble être particulièrement biendisposé à votre égard.

– À mon égard, reprit-elle en souriant,vous imaginez-vous que je sois l’objet des préoccupations deM. Elton ?

– J’ai eu en effet cette impression, jel’avoue ; et si vous n’y avez jamais songé jusqu’à présentvous ferez bien d’y réfléchir.

– M. Elton amoureux de moi !Quelle idée !

– Je ne prétends pas affirmer qu’il ensoit ainsi, mais il sera sage de vous en assurer et de régler votreconduite en conséquence. Je trouve que vos manières vis-à-vis delui sont faites pour l’encourager. Je vous parle en ami, Emma.

– Je vous remercie ; mais je vouscertifie que vous vous trompez complètement. M. Elton et moisommes de très bons amis et rien de plus.

Emma ne se sentait guère flattée que sonbeau-frère la supposât aveugle à ce point et elle se fut bien passéde ses conseils, mais ne voulant pas l’éclairer sur la véritablesituation, elle n’insista pas et ils marchèrent en silence jusqu’àHighbury.

M. Woodhouse était si bien habitué à laperspective de dîner en ville ce soir là, qu’en dépit de latempérature, il n’eut pas l’idée de s’y dérober ; il se mit enroute très exactement avec sa fille aînée dans sa proprevoiture ; il semblait moins préoccupé du temps qu’aucun desautres et ne songeait qu’à s’émerveiller de son étonnante équipéeet escomptait le plaisir qu’il allait procurer à Randalls ; ilétait du reste si bien couvert qu’il ne sentait pas le froid. Quandla seconde voiture, où avaient pris place Emma et M. JeanKnightley, se rangea devant le perron, quelques flocons de neigecommençaient à tomber ; il était facile de prévoir qu’avantpeu la terre aurait revêtu un manteau blanc.

Emma s’aperçut bientôt que son compagnonn’était pas d’une humeur sereine ; l’obligation de s’habiller,de sortir par un temps pareil, la privation de ses enfants aprèsdîner constituaient une série de dérangements que M. JeanKnightley supportait mal volontiers. Il supposait que cette visitene lui procurerait pas un agrément en rapport avec les ennuisqu’elle lui avait occasionnés et il ne cessa, durant le trajetd’Hartfield au presbytère, d’exprimer son mécontentement.

– Il faut, dit-il, qu’un homme ait unebien bonne opinion de lui-même pour inviter les gens à quitter lecoin de leur feu et à affronter un temps pareil, pour le plaisir dele venir voir. Quelle présomption ! Et quelle folie de sesoumettre à ce désir tyrannique. Si par devoir ou par nécessitéprofessionnelle nous étions contraints de sortir par une soirée dece genre, nous nous trouverions à plaindre à juste titre :pourtant nous voici, vêtus sans doute plus légèrement que decoutume, qui nous mettons en route, de notre plein gré, pour allerpasser cinq heures dans la maison d’un étranger avec la perspectivede ne rien dire et de ne rien entendre que nous n’ayons dit ouentendu hier, que nous ne puissions dire ou entendre demain. Letemps est déjà mauvais, il sera pire au retour. Quatre chevaux etquatre domestiques mis en branle pour transposer cinq personnagestransis dans des chambres plus froides que celles qu’ilsquittent !

Emma ne se sentit pas le courage d’approuvercette diatribe et de trouver une variante au « c’estparfaitement juste, mon chéri » avec lequel la compagnehabituelle de M. Jean Knightley accueillait invariablement cegenre de discours ; mais elle eut assez de force de caractèrepour s’abstenir de faire une réponse quelconque. Avant tout ellecraignait d’amener une discussion ; elle le laissa parler,tout en arrangeant ses couvertures, sans ouvrir la bouche.

Ils arrivèrent au presbytère : la voitures’arrêta, le marchepied fut descendu et M. Elton, l’airélégant et la mine souriante, fut assis à leur côté instantanément.Emma vit arriver sans déplaisir un changement deconversation : M. Elton manifesta sa reconnaissance de lafaçon la plus gracieuse ; il apportait tant d’animation dansl’expression de ses remerciements qu’Emma s’imagina qu’il devaitavoir reçu des nouvelles plus rassurantes.

– Mon bulletin de chezMme Goddard, dit-elle au bout de quelques instants,n’a pas été aussi satisfaisant que je l’espérais.

La figure de M. Elton prit aussitôt uneexpression différente, et ce fut d’une voix émue qu’ilrépondit :

– J’étais sur le point de vous dire quej’avais été chez Mme Goddard au moment de rentrerpour m’habiller : j’ai appris à la porte queMlle Smith n’allait pas mieux ; j’en suis toutà fait affecté. J’aurais cru que son état se ressentirait ducordial que vous lui aviez versé pendant la journée.

Emma répondit en souriant :

– J’espère que ma visite a été salutaireau point de vue moral ; mais je n’ai pas le pouvoir de guérirmiraculeusement le mal de gorge ! M. Perry a été la voir,comme vous le savez probablement.

– Oui… du moins je le pensais… mais je nele savais pas.

– Il connaît bien le tempérament deMlle Smith et j’espère que demain matin nous auronstous deux la satisfaction de recevoir de meilleures nouvelles.Pourtant, ce soir, il est impossible de ne pas ressentird’inquiétude. Ce sera une vraie perte pour notre réunion.

– Mlle Smith nousmanquera chaque minute.

Cette dernière remarque et le soupir quil’accompagnait étaient de bon augure, mais cette louable tristessefut de courte durée et Emma ressentit quelque dépit quand elleentendit M. Elton, une demi-minute après, se mettre à parlerde tout autre chose de la voix la plus naturelle et la plusgaie.

– Combien pratique, dit-il, est l’usagede ces peaux de moutons pour la voiture ; il est impossible desentir le froid dans ces conditions. L’art de la carrosserie aatteint de nos jours, il me semble, son apogée et on se peut rienimaginer de plus confortable qu’une voiture de maître du derniergenre ; on est ici si bien à l’abri de toute espèced’intempérie, si parfaitement calfeutré, que la question de latempérature devient négligeable. Il fait très froid cet après-midiet nous ne nous en apercevons pas. Je crois qu’il neige un peu.

– Oui, répondit Jean Knightley, et cen’est pas fini.

– C’est un temps de Noël, observaM. Elton, un temps de saison ! Nous devons nousconsidérer comme très heureux que la neige n’ait pas commencé àtomber hier et mis obstacle à cette réunion ;M. Woodhouse ne se serait probablementpas aventuré sur la route si le sol avait été couvert de neige.Nous sommes à l’époque classique des réunions et des fêtes. Je merappelle être resté une fois bloqué pendant une semaine chez unami : j’étais venu pour une nuit et je ne pus m’en aller qu’aubout de huit jours ; nous avons passé notre captivité le plusagréablement du monde.

M. Jean Knightley parut ne pas apprécierce genre de divertissement et répondit froidement :

– Quoi que vous en disiez, il m’estimpossible de souhaiter rester une semaine à Randalls.

Dans d’autres circonstances, Emma aurait pusourire, mais elle était trop étonnée de la bonne humeur deM. Elton pour prêter attention à ce qui se disait :Harriet semblait complètement oubliée et il ne paraissait songerqu’au plaisir qui l’attendait :

– Nous sommes sûrs de trouver un bon feu.Quelles charmantes gens que ces Weston ; il est superflu defaire l’éloge de Mme Weston, quant à lui, c’estl’amphitryon idéal ; ce sera une réunion restreinte ;c’est-à-dire parfaite. On ne peut tenir à l’aise plus de dix dansla salle à manger de M. Weston et pour ma part je préféreraitoujours, dans ce cas là, avoir deux convives de moins que deux deplus. Je crois que vous serez de mon avis, dit-il en se tournant del’air le plus aimable vers Emma, mais M. Jean Knightley quiest habitué aux grands dîners de Londres n’a peut-être pas la mêmemanière de voir.

– Il ne m’est pas possible de vous donnermon opinion sur les réceptions de Londres, Monsieur : je nedîne jamais chez personne.

– Vraiment ! reprit M. Eltond’un ton d’étonnement et de compassion, je n’avais pas idée que laprofession d’avocat fût à ce point absorbante ! Eh bien !Monsieur, il viendra un temps où vous serez récompensé de tant detravail ; la vie alors n’aura plus pour vous que desplaisirs.

– Mon premier plaisir, repritM. Jean Knightley, au moment où la voiture franchissait lagrille d’entrée, sera de me retrouver sain et sauf à Hartfield avecles miens.

Chapitre 14

 

En entrant dans le salon deMme Weston les deux hommes durent composer leurcontenance : M. Elton dissimula son contentement etM. Jean Knightley sa mauvaise humeur ; le premier fiteffort pour ne pas sourire, le second, au contraire, pour sedérider. Emma seule demeurait parfaitement naturelle et laissaitvoir sa joie sans contrainte : c’était pour elle un vraiplaisir de se trouver à Randalls ; M. Weston était tout àfait dans ses bonnes grâces, quant à sa femme, il n’y avait pas aumonde une autre personne vis-à-vis de laquelle Emma se sentît aussià l’aise ; elle savait que celle-ci était toujours prête àécouter avec sympathie l’énumération des menus incidents de lajournée qui sont la base du bonheur domestique ; ce plaisirn’était pas à leur portée ce soir-là, mais la seule vue deMme Weston, son sourire, sa voix, son gesteprocurait à Emma un vrai bien-être et elle résolut de penser lemoins possible aux bizarreries de M. Elton et de jouir de sasoirée sans arrière-pensée. Avant leur arrivée, toutes lesexpressions de regret au sujet de l’indisposition d’Harriet avaientété épuisées : M. Woodhouse avait eu le temps de donnertous les détails y afférents et même de faire l’historique de leurvoyage en voiture ; il terminait son récit lorsque les autresarrivèrent et Mme Weston qui s’étaient jusqu’alorsexclusivement consacrée à lui se leva pour accueillir sa chèreEmma.

Emma qui se proposait d’oublier l’existence deM. Elton s’aperçut avec regret, quand chacun eut pris saplace, que celui-ci était assis auprès d’elle. Elle se renditcompte qu’il lui serait difficile de ne pas évoquer l’étrangeinsensibilité dont il avait fait preuve vis-à-vis d’Harriet tantqu’il se tiendrait à ses côtés ; M. Elton, du reste,s’ingéniait à attirer l’attention de sa voisine sur sa mine réjouieet ne cessait de lui adresser nominativement la parole. En dépit deson désir, elle ne pouvait faire autrement que de penser :« Serait-il possible que mon beau-frère eût devinéjuste ? Cet homme est-il en train de me transférer l’affectionqu’il avait vouée à Harriet ? Voilà ce que je ne sauraistolérer ! »

Par la suite, M. Elton manifesta une sivive anxiété touchant les risques qu’elle avait courus de prendrefroid en venant à Randalls, témoigna d’un si touchant intérêt pourM. Woodhouse, fit l’éloge de Mme Weston avecune persistance si outrée et finalement se mit à admirer lesdessins d’Emma avec tant de zèle et si peu de compétence quecelle-ci dut reconnaître qu’il avait tout à fait l’allure d’unamoureux ; après cette constatation, ce ne fut pas sansefforts qu’Emma réussit à dissimuler son mécontentement ; parégard pour sa propre dignité elle ne voulait pas être malhonnête,et à cause d’Harriet, dans l’espoir que les choses pourraientencore s’arranger, elle continua même à être polie. Elle eutd’autant plus de mérite à se contraindre que, pendant la période laplus aiguë des ridicules effusions de M. Elton, il étaitquestion dans le groupe voisin d’un sujet qui l’intéressaitbeaucoup ; les mots : « mon fils, Frank »frappèrent son oreille à plusieurs reprises et il lui parut queM. Weston avait fait allusion à l’arrivée prochaine de sonfils ; mais avant qu’elle ne fût parvenue à calmerl’exaltation de M. Elton, on avait changé de conversation etelle ne trouva plus l’occasion de questionner M. Weston.

Malgré qu’Emma fût décidée à ne pas se marier,elle ne pouvait s’empêcher de prendre un intérêt particulier auxfaits et gestes de M. Frank Churchill. Elle avait souventpensé, surtout depuis le mariage de M. Weston avecMlle Taylor que, le cas échéant, il y avait là pourelle un parti tout indiqué comme âge, fortune et situation. Emmaétait persuadée que M. et Mme Weston avaienteu la même idée ; tout en ne voulant pas se laisser influencerpar eux ni ne renoncer à la légère aux avantages de l’indépendance,elle avait une grande curiosité de voir Frank Churchill, étaitdisposée à le trouver agréable, nourrissait le désir de lui plairejusqu’à un certain point et éprouvait une satisfaction anticipée àla pensée des suppositions et des projets que ne manqueraient pasde provoquer parmi ses amies les assiduités du jeune homme.

Quand enfin délivrée de M. Elton, Emma setrouva assise à dîner, à la droite de M. Weston, celui-ciprofita du premier moment de liberté que lui laissa la selle demouton pour lui dire :

– Il ne nous manque que deux convivespour être au complet. Je voudrais voir ici deux personnes deplus : votre jolie petite amie Harriet Smith et mon fils. Jecrois que vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit au salon au sujetde Frank : j’ai reçu une lettre de lui ce matin ; il seraici dans quinze jours.

Emma manifesta comme il convenait le plaisirque lui causait cette nouvelle et se déclara tout à fait d’accordavec son voisin au sujet de l’agrément qu’ajouterait la présence deMlle Smith et de M. Frank Churchill.

– Il désirait venir nous voir, continuaM. Weston, depuis le mois de septembre : dans chacune deses lettres il parlait de ce voyage, mais il ne peut choisir sonmoment. Il faut qu’il consulte ceux qu’il a le devoir de contenteret qui, entre nous, ne sont satisfaits qu’au prix des plus grandssacrifices. Mais cette fois je ne doute pas de le voir arriver dansla seconde semaine de janvier.

– Ce sera pour vous une grande joie, etje suis sûre que Mme Weston qui est si désireuse defaire la connaissance de M. Frank Churchill sera presqu’aussiheureuse que vous.

– Elle le serait en effet si elle necraignait pas qu’il n’y eût une nouvelle remise. Elle n’a pas lamême confiance que moi dans sa venue ; mais il faut considérerqu’elle ne connaît pas le milieu comme je le connais. Je puis vousdire à vous la raison de l’incertitude qui subsiste encore ; –ceci entre nous ; je n’y ai fait aucune allusion dans lesalon ; il y a des secrets dans toutes les familles –certaines personnes sont invitées à passer le mois de janvier àEnscombe et la venue de Frank dépend du sort de cetteinvitation : s’ils viennent il ne peut pas bouger ; maisje sais pertinemment qu’ils ne viendront pas, car il s’agit d’unefamille pour laquelle une dame qui n’est pas sans influence àEnscombe n’entretient aucune sympathie ; et bien que l’on secroie forcé de les inviter une fois tous les deux ans, il y atoujours quelque excuse pour les remettre. Je n’ai aucun doute surla manière dont finira cette négociation. Je suis aussi sûr de voirFrank ici vers le milieu de janvier que je le suis d’y êtremoi-même ; mais votre bonne amie qui est là – et il indiquaitde la tête la place en face de lui – est elle-même si sujette auxcaprices qu’elle n’arrive pas à mesurer leur empire ; monexpérience m’apprend au contraire que ce sont des facteursimportants de la vie à Enscombe.

– Je suis fâchée qu’il y ait le moindredoute dans l’affaire, reprit Emma, mais je suis disposée néanmoinsà me ranger à votre avis, car vous êtes au courant des habitudes del’endroit.

– Je n’ai été, en effet, que trop à mêmed’apprécier l’humeur des châtelains d’Enscombe, bien que je n’y aiejamais mis les pieds de ma vie. Mme Churchill estune femme bizarre ! Je ne me permets jamais de parler mald’elle à cause de Frank ; je croyais autrefois qu’elle n’étaitcapable d’avoir d’affection pour personne, mais je reconnaismaintenant qu’elle aime son neveu. J’estime que la tendresse qu’ila su inspirer fait honneur à Frank d’autant plus qu’en généralMme Churchill est, – je vous parle en touteliberté, – complètement insensible. Elle a un caractèrediabolique !

Emma prenait tant d’intérêt à ce sujet qu’ellel’entama avec M. Weston aussitôt qu’on fut passé dans lesalon ; elle souhaita à son amie de trouver dans cetterencontre la complète satisfaction qu’elle était en droitd’attendre, tout en reconnaissant qu’une première entrevue n’allaitpas sans quelque aléa. Mme Weston la remercia etlui confia qu’elle serait bien contente de pouvoir être sûred’avoir cette gêne à surmonter à l’époque fixée ; « enréalité ajouta-t-elle, je ne m’attends pas à sa venue, je ne puispas être optimiste comme M. Weston, j’ai bien peur que ceprojet ne s’évanouisse en fumée. M. Weston vous a, sans doute,mise au courant des circonstances précises.

– Oui, tout semble dépendre de lamauvaise humeur de Mme Churchill, laquelle meparaît être la chose la plus certaine du monde.

– Ma chère Emma, repritMme Weston en souriant, est-il permis de fonderquelque espérance sur un caprice ?

Puis se tournant vers Isabelle qui s’étaitapprochée à cet instant, elle continua :

– Il faut que vous sachiez ma chèreMadame Jean Knightley, que la venue de M. Frank Churchilln’est pas le moins du monde certaine ; elle est entièrementsubordonnée à l’humeur et au bon plaisir de sa tante. À vous, à mesdeux filles je puis dire la vérité :Mme Churchill est maîtresse absolue à Enscombe, etnul ne peut prévoir si elle sera disposée à se priver de lui.

– Oh ! reprit Isabelle, tout lemonde connaît Mme Churchill et je ne pense jamais àce pauvre jeune homme qu’avec compassion ; ce doit êtreterrible de vivre avec une personne affligée d’un mauvaiscaractère ; c’est heureusement ce que nous n’avons jamaisconnu. Quelle bénédiction qu’elle n’ait pas eu d’enfants. Cespetites créatures eussent certainement été trèsmalheureuses !

Emma regretta de ne pas être seule avecMme Weston qui lui parlait avec plus d’abandon qu’àpersonne ; elle savait qu’en tête à têteMme Weston ne lui cacherait rien concernant lesChurchill excepté leur rêve matrimonial dont son imaginationl’avait instinctivement avertie.

M. Woodhouse revint bientôt ausalon ; il ne pouvait supporter demeurer longtemps à tableaprès dîner ; il n’aimait ni le vin, ni la conversation et sehâtait de venir retrouver celles auprès desquelles il étaittoujours content. Pendant qu’il parlait avec Isabelle, Emma trouval’occasion de dire à Mme Weston.

– Je suis fâchée que cette présentation,qui sera forcément un peu gênante, ne puisse prendre place à ladate fixée ou du moins que ce soit si incertain.

– Oui et chaque délai m’en faitappréhender un autre. Même si cette famille, les Braithwaites, estremise, je crains qu’on ne trouve quelqu’autre excuse pour nousdésappointer. Je ne veux pas croire qu’il y mette de la mauvaisevolonté ; mais je suis sûre qu’il y a du côté des Churchill unvif désir de le garder pour eux tout seuls ; il y entre un peude jalousie ; ils sont même jaloux, je crois, de l’affectionqu’il a pour son père. En un mot, j’ai peu de confiance et jevoudrais que M. Weston soit moins optimiste.

– Il devrait venir, dit Emma, quand mêmeil ne devrait rester qu’un jour ou deux ; je ne puis croirequ’un jeune homme ne puisse prendre sur lui une chose si simple.Une jeune fille si elle tombe dans de mauvaises mains peut êtreséquestrée et tenue à l’écart de ceux qu’elle désire voir, mais iln’est pas admissible qu’un jeune homme ne soit pas libre de venirpasser une semaine avec son père s’il le souhaite réellement.

– Il faudrait être à Enscombe etconnaître les habitudes de la famille pour pouvoir prononcer avecéquité sur ce qu’il est en état de faire. Il est sage, je crois,d’apporter la même prudence dans ses jugements sur la conduited’une personne quelconque ; mais, en tous cas, il ne faut pasjuger des choses d’Enscombe suivant les règles générales :elle est très déraisonnable et tout cède à ses désirs.

– Mais elle aime tant son neveu, il esttellement dans ses bonnes grâces qu’il se trouve dans une situationprivilégiée ; il me semble, d’après l’idée que je me fais deMme Churchill, que si elle est portée à n’avoiraucun égard aux désirs de son mari et à régler sur ses caprices saconduite vis-à-vis de lui à qui elle doit tout, elle est sans doutegouvernée par son neveu à qui elle ne doit rien du tout.

– Ma chère Emma, ne prétendez pas,d’après les lumières de votre aimable nature, expliquer lesextravagances d’un détestable caractère ; n’essayez pasd’assigner des règles à ce qui ne connaît pas de mesure. Je nedoute pas que Frank n’ait, à un certain moment, une influenceconsidérable sur sa tante ; mais il lui est impossible deprévoir d’avance l’époque et le jour où il pourra s’en servir.

Emma écouta avec attention et réponditsimplement :

– Je ne serai pas satisfaite s’il nevient pas.

– Il se peut que son influence soitconsidérable sur certains points et moindres sur d’autres ; etparmi ceux où il ne peut rien il est bien probable qu’il fautinclure le fait de les quitter pour venir nous voir.

Chapitre 15

 

Dès que M. Woodhouse eut pris sa tasse dethé, il se déclara prêt à rentrer chez lui ; ce ne fut passans peine que ses trois compagnons réussirent à lui faire oublierl’heure en attendant le retour des autres convives. M. Westonétait hospitalier et très enclin à prolonger la séance d’aprèsdîner ; enfin le salon se remplit ; M. Elton, lamine souriante, fit son apparition un des premier ;Mme Weston et Emma étaient assises ensemble sur uncanapé, il les rejoignit et sans attendre d’en être prié il pritplace délibérément entre elles.

Emma, qui avait retrouvé sa sérénité, étaitdisposée à oublier les récentes bévues du nouvel arrivant et à letraiter comme d’habitude ; le premier sujet qu’il entama futla maladie d’Harriet et elle l’écouta avec un sourirebienveillant ; il se déclara tout à fait inquiet au sujet desa jolie amie « de sa blonde, aimable, ravissante amie !Avait-elle eu des nouvelles depuis son arrivée à Randalls ? Ildevait avouer que la nature de ce mal lui causait une certaineappréhension ».

Il continua sur ce ton pendant quelque temps,très correctement, ne laissant guère à son interlocutrice lapossibilité de répondre ; mais il ne tarda pas à s’engagerdans une voie dangereuse ; il parut tout à coup se tourmenternon pas tant du mal de gorge en lui-même que des conséquences quipourraient en résulter pour Emma ; il était plus préoccupéqu’elle échappât à la contagion que du mal d’Harriet ; ilcommença par la prier avec la plus grande énergie de s’abstenir devisiter la malade pour le moment ; il insistait pour qu’ellelui fît la promesse de ne pas courir à ce risque tant qu’iln’aurait pas vu M. Perry afin d’avoir une opinion autorisée.Emma essaya de prendre ces recommandations en riant et de leramener dans le droit chemin, mais elle ne réussit pas à calmerl’excessive sollicitude qu’il témoignait à son égard.

Cette fois-ci Emma dut s’avouer queM. Elton semblait prendre nettement position et vouloirmarquer sa prétention à être amoureux d’elle et non d’Harriet.Cette circonstance probable lui inspirait le plus profond mépris,mais dans la crainte de se tromper, elle dissimula ses sentiments.M. Elton continua imperturbablement et se tourna versMme Weston pour demander du secours :« Ne consentirait-elle pas à se joindre à lui afin depersuader Mlle Woodhouse de s’abstenir d’aller chezMme Goddard jusqu’à ce qu’il fût établi que lamaladie de Mlle Smith n’était pascontagieuse ? Il lui fallait une promesse : nel’aiderait-elle pas à l’obtenir ?

– Si soigneuse pour les autres,continua-t-il, et si imprudente quand il s’agit d’elle-même !Elle aurait souhaité que je soigne mon rhume et que je ne sorte pasce soir ; par contre, elle ne veut pas prendre l’engagement dene pas s’exposer à attraper une angine. Est-ce raisonnable,Mme Weston ? Soyez juge. N’ai-je pas quelquedroit de me plaindre ? Je suis sûr de votre aimable appui.

Emma vit la surprise deMme Weston en entendant ce discours dont lasubstance et le ton indiquaient clairement que M. Eltons’arrogeait le privilège de s’intéresser à elle avant tout autre.Elle-même était trop offensée pour répondre comme il convenait etse contenta de le regarder, mais ce fut de telle façon qu’ellejugea ce rappel à la réalité suffisant ; elle se leva aussitôtet alla s’asseoir près de sa sœur avec laquelle elle se mit àparler avec animation. À ce moment, M. Jean Knightley, quiétait sorti pour examiner le temps, rentrait précisément ; ilcommuniqua aussitôt à voix haute la nouvelle que le sol étaitcouvert de neige, laquelle continuait à tomber et que le ventsoufflait ; il termina en s’adressant àM. Woodhouse :

– Voilà un heureux début pour vos sortiesd’hiver, Monsieur. Votre cocher et vos chevaux apprendront à sefrayer un chemin à travers une rafale de neige.

M. Woodhouse demeura muet,consterné ; mais tout le reste de l’assistance eut un mot àdire : les uns manifestaient leur surprise, les autres aucontraire assuraient qu’ils s’attendaient à ce qui arrivait.M. Weston et Emma firent de leur mieux pour réconforterM. Woodhouse et occuper son attention pendant que sonbeau-fils poursuivait triomphalement :

– J’ai admiré votre courage, Monsieur, devous aventurer dehors par un temps pareil, car naturellement voussaviez qu’il y aurait de la neige avant peu ; tout le mondepouvait voir que la neige menaçait. Du reste, une heure ou deux deneige ne peuvent rendre la route impraticable ; si l’une desvoitures est renversée dans quelque fossé, nous auronsl’autre : je pense donc que nous serons de retour à Hartfieldvers minuit.

M. Weston au contraire émit une opinionplus optimiste : il savait depuis longtemps qu’il neigeaitmais il n’avait pas voulu le dire de peur de tourmenterM. Woodhouse et de lui faire hâter son départ ; quant àsupposer que la neige pût en aucune façon empêcher leur retour,c’était là une simple plaisanterie et il regrettait de dire qu’ilsn’auraient aucune difficulté à s’en aller. Il le regrettait, car ileut désiré les conserver tous à Randalls ; il était bien sûrqu’avec un peu de bonne volonté tout le monde pourrait êtrecasé ; il prenait sa femme à témoin !

Celle-ci ne savait que répondre, n’ignorantpas qu’il n’y avait dans la maison que deux chambres de libres.

« Que faire, ma chère Emma, quefaire ? » fut la première exclamation deM. Woodhouse. Il se tourna vers sa fille dans l’espoir d’êtrerassuré et ce ne fut pas en vain : elle lui représental’excellence de ses chevaux et l’habileté de James ; lui donnal’assurance qu’il n’y avait aucun danger et elle lui renditcourage.

L’inquiétude d’Isabelle était égale à celle deM. Woodhouse ; elle était terrifiée à l’idée d’êtrebloquée à Randalls, pendant que ses enfants étaient àHartfield ; persuadée que le chemin était encore possible pourdes gens aventureux, elle proposait l’arrangement suivant :son père et Emma resteraient à Randalls, mais elle et son mari semettraient en route immédiatement.

– Je crois que vous feriez bien, monchéri, de commander la voiture, dit-elle. En mettant les choses aupire nous pourrons toujours marcher jusqu’à Hartfield ; jesuis toute prête à faire à pied la moitié du chemin ; jechangerai mes chaussures en arrivant et, de cette façon, je neprendrai pas froid.

– Vraiment, reprit M. JeanKnightley, voilà qui est bien extraordinaire, ma chère Isabelle,car en général vous prenez froid à propos de tout et de rien. Vousêtes du reste parfaitement équipée pour rentrer à pied ! Leschevaux eux-mêmes auront assez de mal à arriver.

Isabelle se tourna versMme Weston pour chercher l’approbation de sonplan : celle-ci en admit les avantages. Isabelle prit alorsl’avis de sa sœur, mais Emma ne se sentait pas le moins du mondedisposée à abandonner l’espoir de s’en aller. On était en train dediscuter quand M. Knightley, qui avait quitté la chambreaussitôt après la première communication de son frère, fit sonentrée et assura qu’il ne pouvait y avoir la moindre difficulté àfaire le chemin maintenant ou dans une heure : « Il avaitmarché jusqu’à la route d’Highbury et il avait pu constater que laneige n’était nulle part bien épaisse et qu’en certains endroitselle ne tenait pas du tout ; pour le moment, quelques floconsà peine tombaient, les nuages se dissipaient et selon touteprobabilité la tourmente avait pris fin ; il s’était entretenuavec les cochers qui se faisaient forts d’arriver sans encombre àHartfield. » Ces nouvelles causèrent à Isabelle un véritablesoulagement et elles ne furent pas moins agréables à Emma quis’empressa de rassurer son père dans la mesure du possible ;mais les alarmes de M. Woodhouse ne purent pas être apaiséesau point de lui permettre de retrouver sa sérénitéhabituelle ; il voulait bien admettre que tout danger actuelavait disparu, mais non point qu’il fût prudent de demeurer pluslongtemps ; M. Knightley se tourna vers Emma etdit :

– Votre père ne sera pas en paix, si nousrestons ici ; pourquoi ne partez-vous pas ?

– Je suis prête si les autres lesont.

– Voulez-vous que je sonne ?

– Je vous en prie.

Les voitures furent demandées et cinq minutesaprès, M. Woodhouse, entouré de prévenances jusqu’au derniermoment, fut confortablement installé dans la sienne parM. Knightley et M. Weston ; malgré leurs assurances,il ne put s’empêcher d’être alarmé à la vue de la neige et del’obscurité. « Il avait bien peur que le trajet ne fûtpénible ; il craignait que la pauvre Isabelle ne setourmentât ; il y avait aussi la pauvre Emma dans l’autrevoiture ; il fallait que les voitures ne s’éloignassent pasl’une de l’autre. » Il fit ses recommandations à James et luiordonna d’aller au pas et d’attendre constamment la voiture quisuivait.

Isabelle prit place aux côtés de sonpère ; John Knightley, oubliant qu’il n’était pas venu aveceux, monta tout naturellement derrière sa femme ; de sortequ’Emma, accompagnée par M. Elton jusqu’à la seconde voiture,vit la portière se refermer sur eux et s’aperçut qu’elle étaitcondamnée à faire la route en tête à tête avec lui. Le jourprécédent, cette surprise ne lui eût pas été particulièrementdésagréable ; elle n’avait alors aucune arrière-pensée ;elle eût parlé d’Harriet et le chemin n’aurait pas paru long ;mais ce soir là elle voyait les choses sous un jour tout différentet fut très contrariée du hasard qui les mettait en présence ;elle soupçonnait M. Elton d’avoir bu plus que de raison desexcellents vins de M. Weston et redoutait de le voir reprendrele cours des propos qui l’avaient précédemment offensée ; pourle tenir le plus possible à sa place, elle se préparait à entamerde suite, de l’air le plus sérieux, une conversation sur le tempset la nuit ; mais à peine avait-elle commencé qu’elle se vitinterrompue, sa main fut saisie et son attention réclamée :M. Elton, violemment ému, se prévalait d’une aussi précieuseopportunité pour déclarer des sentiments qui ne seraient pas, ill’espérait, une surprise pour elle ; il avouait en tremblantqu’il l’adorait et se déclarait prêt à mourir si elle repoussaitson hommage ; il se flattait pourtant qu’un amour aussiprofond ne pouvait manquer d’avoir produit quelque effet. Il étaiten somme tout préparé à se voir agréé sans retard. Emma demeuraitstupéfaite : sans scrupules, sans s’excuser, M. Elton,l’amoureux d’Harriet lui faisait une déclaration ! Elle essayade l’arrêter, mais en vain ; il était décidé à aller, jusqu’aubout. Malgré sa colère elle prit la résolution de se contraindrelorsqu’il lui serait possible de répondre. Elle espérait qu’ilfallait mettre sur le compte de son état anormal une grande partiede sa folie et en conséquence elle lui répondit sur un ton moitiésérieux, moitié ironique :

– Je suis extrêmement étonnée,M. Elton, de vous entendre me parler de la sorte ;j’aurais été heureuse de me charger d’un message pourMlle Smith et je pense qu’il y a confusion dansvotre esprit.

– Mlle Smith !

Il répéta ce nom avec un tel accentd’étonnement voulu qu’elle ne put s’empêcher de répondre avecvivacité :

– M. Elton, voici une conduite bienextraordinaire ! Et je ne puis me l’expliquer que d’une seulefaçon : vous n’êtes pas vous-même ; sinon vous ne meparleriez pas, et vous ne parleriez pas d’Harriet de cette façon.Rendez-vous maître de vous assez du moins pour ne plus parler. Etje m’efforcerai d’oublier.

Mais l’intelligence de M. Elton n’étaitnullement obscurcie ; il protesta avec chaleur contre uneimputation aussi injurieuse ; il exprima le respect que luiinspirait Mlle Smith tout en s’étonnant que le nomd’Harriet eût été prononcé en cette circonstance ; il repritalors le sujet qui l’intéressait, donna de nouvelles assurances desa passion et se montra très désireux d’obtenir une réponsefavorable.

Et s’apercevant que M. Elton avaitconservé en grande partie son sang-froid, Emma jugea d’autant plussévèrement son inconstance et sa présomption. Se contraignant à unemoins stricte politesse, elle répondit :

– Il m’est impossible de douter pluslongtemps ; vous vous êtes exprimé trop clairement. Je nesaurais, Monsieur Elton, trouver les paroles pour exprimer monétonnement. Après votre conduite vis-à-vis deMlle Smith, après les attentions que j’ai été àmême d’observer depuis quelques semaines, est-ce possible que cesoit à moi que vos discours s’adressent ? Jamais je n’auraissupposé use pareille inconséquence de caractère. Vous pouvez m’encroire, Monsieur, je suis loin, bien loin de me sentir flattéed’être l’objet de vos recherches.

– Grand Dieu ! reprit M. Elton,que voulez-vous dire ? Mais je n’ai jamais donné une pensée àMlle Smith dans toute mon existence ; je ne mesuis jamais occupé d’elle que comme votre amie et il m’importaitpeu qu’elle fût vivante ou morte en dehors de cette circonstance.Si ses désirs lui ont fait supposer autre chose, j’en suisextrêmement fâché. Ah ! Mlle Woodhouse, quipourrait regarder Mlle Smith lorsque vous êteslà ? Non, sur mon honneur, je ne mérite pas le reproched’inconstance, je n’ai jamais pensé qu’à vous. Je proteste contrevotre insinuation de m’être jamais occupé particulièrement de quique ce soit excepté de vous. Tous mes actes et toutes mes parolesdepuis plusieurs semaines n’ont eu en vue que de vous marquer monadoration. Vous n’en doutiez pas sérieusement n’est-il pasvrai ? Je suis sûr que vous m’avez compris. »

Il est impossible de dire ce qu’éprouva Emmaen entendant ces paroles ; elle resta interdite quelquesinstants : ce silence fut pour le tempérament optimiste deM. Elton un encouragement suffisant ; il essaya denouveau de lui prendre la main et il dit avec exaltation :

– Charmante Mademoiselle Woodhouse,permettez-moi d’interpréter votre silence comme unacquiescement : vous avez deviné depuis longtemps monsecret !

– Non, Monsieur, reprit Emma, en aucunefaçon. Bien loin de vous avoir compris j’ai été jusqu’à ce momentcomplètement dans l’erreur touchant l’appréciation de vos projets.Votre conduite vis-à-vis de mon amie Harriet m’avait paru indiquerclairement vos désirs ; je les secondais très volontiers, maissi j’avais supposé que ce n’étais pas elle qui vous attirait àHartfield, j’aurais certainement jugé vos visites trop fréquentes.Dois-je croire que vous n’avez jamais eu l’intention de plaire àMlle Smith et de vous faire agréerd’elle ?

– Jamais, Mademoiselle, reprit-il offenséà son tour jamais, je puis vous l’assurer. Moi, avoir des vues surMlle Smith ! Mlle Smith estune excellente jeune fille et je serais heureux de la savoirrespectablement mariée ; je le lui souhaite de toutcœur ; et sans aucun doute il y a des hommes qui ne feraientpas de difficulté à passer par-dessus certaines… Chacun a sonniveau. Quant à moi, je ne me crois pas réduit à cetteextrémité ; il n’y a aucune raison pour que je désespère decontracter un jour une alliance assortie. Non, Mademoiselle, mesvisites à Hartfield n’avaient que vous pour objet et lesencouragements que j’ai reçus…

– Vous vous êtes entièrement abusé,Monsieur : je n’ai vu en vous que l’admirateur de monamie ; en dehors de cette qualité, vous n’étiez qu’uneconnaissance ordinaire. Ce malentendu est fort regrettable, mais ilvaut mieux qu’il prenne fin dès à présent. Si ce manège avaitcontinué, Mlle Smith aurait pu être amenée àinterpréter votre manière d’être comme un hommage personnel,n’étant pas, sans doute, plus que je ne le suis moi-même,consciente de l’inégalité sociale qui vous frappe si vivement. Pourma part, je ne songe pas au mariage.

La colère empêcha M. Elton derépondre ; ils gardèrent le silence pendant le reste du trajetqui fut plus long que de coutume, les craintes de M. Woodhouseayant eu pour conséquence de les faire avancer au pas ; ilsétaient tous deux profondément mortifiés et la situation eût étéembarrassante si l’intensité de leur émotion leur avait permisd’éprouver de la gêne. Soudain la voiture s’arrêta à la porte dupresbytère et M. Elton descendit vivement ; Emma se crutforcée de lui souhaiter le bonsoir : il répondit à sapolitesse d’un ton de dignité offensée. Elle se retrouva seule enproie à une sourde irritation et quelques instants après ellearrivait à Hartfield.

Elle fut accueillie avec la plus grande joiepar son père qui n’avait cessé de trembler à l’idée des dangersauxquels il la jugeait exposée, seule depuis Vicaragelane aux mainsd’un cocher quelconque ! Tout le monde du reste l’attendaitavec impatience et sa venue parut rétablir le calme général ;M. Jean Knightley, honteux de sa mauvaise humeur, étaitmaintenant plein de bonne grâce et d’attentions ; ils’occupait avec la plus grande sollicitude du confort deM. Woodhouse ; et s’il ne poussait pas le dévouementjusqu’à accepter une tasse de bouillie, il était tout prêt àreconnaître l’excellence de cet aliment. La journée finissaitheureusement pour tout le monde, sauf pour Emma ; son espritn’avait jamais connu une telle agitation, et il lui fallut faire ungrand effort sur elle-même pourparaîtreattentive et joyeuse jusqu’à l’heure habituelle de laséparation.

Chapitre 16

 

Ses cheveux nattés et la femme de chambrerenvoyée, Emma s’assit pour réfléchir à la triste situation qu’elleavait provoquée : c’était l’écroulement de tous ses projets etsurtout c’était pour Harriet un coup terrible. L’ensemble luiapportait tristesse et humiliation, mais ce n’était rien, encomparaison du mal qui en résultait pour Harriet ; elle se futvolontiers soumise à être convaincue plus encore d’erreur, de fauxjugement, d’inconséquence, à condition que les effets de ses bévueseussent été concentrés sur elle-même : « Si je n’avaispas persuadé à Harriet de prendre cet homme en affection j’auraissubi cet affront sans me plaindre… Mais cette pauvreHarriet ! »

M. Elton avait affirmé n’avoir jamaispensé sérieusement à Harriet : jamais ! Elle chercha à serappeler le passé, mais tout était confus dans son esprit ;elle était évidemment partie d’une idée préconçue et avait toutfait plier à son désir. Il fallait bien pourtant que les manièresde M. Elton eussent été indécises, flottantes, douteuses pourqu’elle ait pu s’abuser à ce point. Le portrait ? Quelempressement il avait montré pour ce portrait ! Et lacharade ? Et cent autres circonstances qui avaient parudésigner si clairement Harriet. Évidemment dans la charade il yavait une allusion à « l’esprit vif » mais il y en avaitune aussi au « doux regard ». En réalité rien nes’adaptait ni à l’une ni à l’autre : ce n’était qu’un pathossans vérité et sans goût. Qui donc aurait pu voir clair à traversun tel tissu d’absurdités ?

Sans doute elle avait souvent jugé lesmanières de M. Elton inutilement galantes, mais ayant remarquédepuis longtemps qu’il ne possédait qu’un usage imparfait du monde,elle avait interprété cet empressement comme une manifestation dereconnaissance. C’était M. Jean Knightley qui, le premier, luiavait ouvert les yeux. Elle reconnaissait que les deux frèresavaient fait preuve, dans toute cette affaire d’une grandeperspicacité. Elle se rappela ce que M. Knightley lui avaitdit, un jour, à propos de M. Elton, l’avertissement qu’il luiavait donné, la conviction qu’il avait manifestée concernant laprudence des idées matrimoniales de M. Elton ; ellerougit en constatant combien il avait mieux pénétré ce caractèrequ’elle n’avait su le faire elle-même ; elle se sentaitcruellement mortifiée ; M. Elton lui apparaissaitmaintenant à beaucoup de points de vue exactement l’inverse de cequ’elle avait imaginé et désiré qu’il fût : fat, présomptueux,vaniteux ; rempli du sentiment de sa propre importance etparfaitement indifférent aux sentiments des autres.

Contrairement à ce qui arrive d’habitude, lapréférence qu’il lui marquait avait fait perdre à M. Eltontout son prestige : elle se souciait peu de son attachement etses espoirs l’offensaient. Elle voyait clairement qu’il désirait semarier avantageusement et qu’ayant eu l’arrogance de lever les yeuxvers elle, il avait fait semblant d’être amoureux ; elle étaitparfaitement tranquille que les souffrances qu’il endureraitn’étaient pas d’une nature à inspirer la sympathie. Rien dans sonlangage ni dans ses manières n’indiquait une sincèreaffection ; il n’avait épargné ni les soupirs, ni les bellesparoles, mais il eut été difficile de choisir des expressions moinsnaturelles ou d’imaginer un ton de voix plus étranger au véritableamour. Elle n’avait pas besoin de se tourmenter à son sujet ;il voulait simplement s’élever et s’enrichir ; et puisqueMlle Woodhouse de Hartfield, l’héritière de septcent cinquante mille francs n’était pas si facile à obtenir qu’ill’avait imaginé, il ne tarderait pas à jeter son dévolu surn’importe quelle jeune fille ayant de cinq à deux cent millefrancs.

Mais le fait qu’il ait pu parlerd’encouragement, supposer qu’elle avait compris ses intentions,imaginer que l’idée lui était venue de l’accepter comme mari, voilàqui était particulièrement odieux. Cet homme se jugeait l’égal,comme situation et comme intelligence, deMlle Woodhouse ! Il avait pour Harriet undédain complet, comprenant à merveille la hiérarchie socialeau-dessous de lui et en même temps l’ignorant complètementau-dessus. Peut-être n’était-il pas juste de lui demanderd’apprécier la différence qui existait, entre eux touchant lesfacultés et les raffinements de l’esprit ; cette inégalitémême formant un obstacle à la perception d’une supériorité de cegenre ; mais il ne pouvait ignorer que, tant par la fortuneque par la situation sociale, elle lui était grandementsupérieure ; il devait savoir que les Woodhouse, la branchecadette d’une très ancienne famille, se trouvaient établis àHartfield depuis plusieurs générations. L’importance foncière deHartfield, à vrai dire, n’était pas considérable, la propriété neformant qu’une sorte d’enclave dans le domaine de DonwellAbbey ; mais leur fortune par ailleurs était si considérablequ’ils se trouvaient être de bien peu inférieurs aux propriétairesde Donwell Abbey. Les Woodhouse tenaient depuis fort longtemps uneplace élevée dans la considération de leurs voisins, quandM. Elton était arrivé, il y avait deux ans à peine, pour faireson chemin comme il le pourrait, sans alliances sauf dans lecommerce, sans rien pour le recommander, excepté sa situation et sapolitesse. Le plus extraordinaire, c’est qu’il s’était imaginéqu’elle était amoureuse de lui ! Elle voulut se persuader toutd’abord qu’elle n’avait fourni à M. Elton aucun prétexte às’illusionner de la sorte, mais, après réflexion, elle fut bienobligée de reconnaître avoir, par l’extrême bonne grâce dont elleavait fait preuve à l’égard du soupirant d’Harriet, rendu possibleune interprétation erronée : du moment que le motif véritablede sa manière d’être demeurait incompris, un homme de facultésordinaires et de délicatesse médiocre avait pu se croire encouragé.Puisqu’elle avait si mal interprété les sentiments deM. Elton, comment pouvait-elle s’étonner que, de son côté,aveuglé par l’amour-propre et l’intérêt, il se fût trompé ?Elle seule était responsable de l’erreur initiale. Il luiapparaissait maintenant que c’était une sottise de faire desefforts pour influencer l’union de deux personnes ; c’étaits’aventurer trop loin, assumer une trop grande responsabilité,prendre légèrement ce qui est sérieux, mêler l’artifice à ce quidoit être simple. Elle se sentait toute honteuse et prit larésolution de ne plus agir ainsi à l’avenir.

– Non sans peine, j’ai fini par amenerHarriet à avoir une véritable affection pour cet homme. Si jen’étais pas intervenue, elle n’aurait jamais pensé à lui, du moinsavec l’espoir d’être payée de retour, car elle est extrêmementmodeste. Pourquoi ne m’être pas bornée à lui faire refuser le jeuneMartin ! J’avais raison alors et j’aurais dû m’arrêter ;le temps et la chance aurait fait le reste. Je l’avais introduitedans la bonne compagnie et je lui donnais la possibilité de plaireà qui en valait la peine ; je n’aurais pas dû tenter plus.Mais maintenant cette pauvre fille a perdu son repos : je n’aiété pour elle qu’une triste amie. Et dans le cas où cedésappointement ne serait pas pour elle aussi sérieux que je lecrois, je ne vois personne qui pourrait le moins du monde être unparti pour elle : William Cox ?… Non, je ne pourraisjamais admettre William Cox, un petit avocatprétentieux ! »

Elle rougit et se mit à rire de cette prompterécidive puis considéra de nouveau toutes les conséquences de sonerreur : les désolantes explications qu’elle aurait à donner àHarriet, et la gêne des rencontres ultérieures avec M. Elton,la contrainte qu’il lui faudrait s’imposer pour dissimuler sonsentiment et éviter un éclat. Finalement elle se coucha, doutantd’elle-même et de tout, certaine seulement de s’être grossièrementtrompée.

Il est rare que le retour du jour n’apporteavec lui un soulagement appréciable aux chagrins de lajeunesse ; Emma se réveilla le lendemain matin dans demeilleures dispositions d’esprit et assez encline à ne plusconsidérer la situation, comme inextricable ; d’abordM. Elton n’était pas véritablement amoureux d’elle et, de soncôté, elle ne manquait pas à son égard de cette sympathie qui eûtpu lui rendre pénible la désillusion qu’elle lui infligeait ;en second lieu, elle se rendait compte que la nature d’Harriet nela prédisposait pas à ressentir très profondément les émotions dece genre ; enfin il n’était pas nécessaire que personne fûtmis au courant de ce qui s’était passé et elle n’avait à craindrepour son père aucun contrecoup fâcheux.

Ces pensées la réconfortèrent et la vue del’épais tapis de neige qui couvrait le sol lui causa une agréablesurprise comme propice à leur intimité familiale ; bien que cefût Noël, elle avait une excellente excuse pour se dispenserd’aller à l’église ; elle évitait ainsi une rencontrepénible.

Les jours suivants, l’état du temps demeuraindécis entre la gelée et le dégel ; chaque matin commençaitpar la neige ou la pluie et chaque soir amenait la gelée. Il nepouvait être question de sortir. Emma se trouva donc à même deprofiter des avantages de son isolement : pas decommunications avec Harriet, sauf par lettre ; pas d’église ledimanche suivant et aucune nécessité d’inventer une excuse pourl’absence de M. Elton ; il paraissait tout naturel àM. Woodhouse que l’on restât chez soi par un temps pareil, etil ne manquait pas de dire à M. Knightley qu’aucunetempérature n’arrêtait : « Ah ! Monsieur Knightley,que n’imitez-vous M. Elton qui ne s’expose pas à prendrefroid ! »

Cette vie paisible et retirée convenaitexactement à M. Jean Knightley dont l’humeur était un facteurimportant du bien-être général : du reste celui-ci avaitépuisé si complètement sa mauvaise humeur au cours de l’expéditionde Randalls que son amabilité fut invariable pendant tout le restedu séjour : il était gracieux pour chacun et parlait de tousavec bienveillance. Malgré la paix ambiante, Emma ne pouvaitoublier toutefois qu’elle se verrait bientôt dans la nécessitéd’avoir une explication avec Harriet et son esprit ne trouvait pasde repos.

Chapitre 17

 

La captivité de M. etMme Jean Knightley ne fut pas éternelle. Le tempss’améliora bientôt suffisamment pour leur permettre de repartir.M. Woodhouse, comme d’habitude, s’efforça de persuader safille de rester avec ses enfants, mais il dut finalement serésigner à les voir tous disparaître. Il reprit le cours de seslamentations sur la destinée de cette pauvre Isabelle, laquelle, enréalité, entourée de ceux qu’elle adorait, perspicace pour leursmérites, aveugle quand il s’agissait de leurs défauts, toujourssurchargée de légères besognes, pouvait, à bon droit, être citéecomme un modèle de bonheur féminin.

Le lendemain de leur départ, il arriva unelettre de M. Elton pour M. Woodhouse, longue, polie,cérémonieuse :

« Il présentait ses meilleurscompliments ; il comptait se mettre en route le lendemainmatin pour Bath où l’appelaient des amis chez qui depuis longtempsil était invité à passer plusieurs semaines ; il regrettaitbeaucoup l’impossibilité où il s’était trouvé par suite du mauvaistemps et de ses occupations d’aller prendre congé deM. Woodhouse ; il garderait toujours un souvenirreconnaissant de l’accueil amical qu’il avait trouvé àHartfield ; il se mettait à la disposition deM. Woodhouse au cas où celui-ci aurait quelque commission àlui confier. »

Emma fut agréablement surprise ; rien nepouvait être plus désirable que l’absence de M. Elton en cemoment ; elle lui sut gré de son départ tout en ne pouvant pasadmirer la manière dont il en faisait l’annonce. Le ressentiment nepouvait être plus clairement exprimé qu’au moyen de cette missivenominativement adressée à son père et où son nom n’était même pasprononcé ! Il y avait dans cette manière de faire unchangement si notoire et une solennité de si mauvais goût que larupture était manifeste. Il parut impossible à Emma que lessoupçons de son père ne fussent pas éveillés.

Il n’en arriva rien cependant.M. Woodhouse, tout entier à la surprise que lui causaitl’annonce d’un voyage si soudain et préoccupé des dangers auxquelsM. Elton selon lui allait se trouver exposé, ne vit quoi quece soit d’extraordinaire aux formules de la lettre. Elle eut mêmeson utilité, car elle servit de matière de conversation pendant lereste de la soirée solitaire : M. Woodhouse exprimatoutes ses alarmes que sa fille réussit peu à peu à dissiper.

Emma résolut maintenant de mettre Harriet aucourant de la situation ; celle-ci était presque entièrementremise de son indisposition et Emma jugeait désirable de luiaccorder tout le temps possible pour surmonter cet autre malaiseavant le retour de la personne en question. En conséquence ellealla dès le lendemain chez Mme Goddard pouraffronter l’humiliation nécessaire de la confession : il luifallut détruire toutes les espérances qu’elle avait éveillées avectant d’industrie, assumer le rôle ingrat de la préférée etreconnaître son erreur complète, la fausseté de toutes ses idéessur ce sujet, de ses observations, de ses convictions,l’écroulement de toutes ses prophéties.

Toute la honte qu’elle avait ressentie aupremier moment fut réveillée par ce récit et la vue des larmesd’Harriet lui fit se prendre en horreur. Harriet supporta cetterévélation aussi bien que possible, ne blâmant personne et faisantpreuve dans tous ses discours d’une disposition si ingénue et d’unesi humble opinion d’elle-même que son amie en éprouva une véritableadmiration. Emma, à ce moment-là, était toute disposée à goûter lamodestie et la simplicité et il lui paraissait que toutes lesgrâces qui devraient attirer l’amour étaient l’apanage d’Harriet etnon le sien. Harriet ne se plaignait pas ; elle jugeait quel’affection d’un homme tel que M. Elton eût étédisproportionnée avec son mérite, et elle pensait que personne,sauf une amie telle que Mlle Woodhouse, n’auraitjugé la chose possible ; elle pleura abondamment mais sonchagrin était si naturel qu’aucune attitude de dignité n’aurait puêtre plus touchante. Emma l’écouta et essaya de la consoler avectout son cœur et son intelligence. Elle était véritablementconvaincue dans cet instant qu’Harriet était des deux la créaturesupérieure. Elle aurait voulu lui ressembler. Il était un peu tardpour devenir simple d’esprit et ignorante, mais elle prit larésolution d’être humble et modeste et de modérer son imaginationpour le reste de sa vie. Dorénavant, après les devoirs qu’elleavait vis-à-vis de son père, elle se considérait comme tenue deprouver à Harriet son affection d’une manière efficace. Ellel’invita à Hartfield et lui témoigna une invariable tendresse,s’efforçant de l’occuper et de l’amuser.

Emma savait que le temps seul pourrait amenerl’oubli et, sans prétendre être juge de la force d’un attachementinspiré par M. Elton, il lui semblait raisonnable de supposerqu’à l’âge d’Harriet ce résultat pourrait être obtenu à peu près àl’époque du retour de ce dernier. Harriet, il est vrai, continuaità voir en M. Elton toutes les perfections et elle persistait àle considérer comme supérieur à tout le monde, au physique comme aumoral ; mais comme d’autre part Harriet acceptait sans aucunearrière-pensée la nécessité de lutter contre un attachement aussistérile, Emma jugeait impossible que, dans ces conditions, Harrietpersistât à placer son bonheur dans un amour sans espoir.

Sans doute il était fâcheux qu’ils fussentétablis tous trois dans le même pays mais puisqu’aucun d’euxn’était à même de changer de milieu il fallait se résigner àl’inévitable et se préparer à se retrouver souvent.

Harriet était particulièrement mal placée à cepoint de vue chez Mme Goddard : M. Eltonétant un objet d’admiration perpétuelle pour les maîtresses et lesélèves de l’école ; aussi Emma prit-elle résolution de fairevenir son amie à Hartfield le plus souvent possible. C’était dansle lieu même où la blessure avait été faite qu’il fallait appliquerle pansement ! Emma sentait qu’elle ne retrouverait la paix del’esprit que le jour où elle pourrait constater la guérison de sonamie.

Chapitre 18

 

M. Frank Churchill n’apparut pas. Peu detemps avant la date fixée il écrivit pour s’excuser :« Pour le moment, il ne lui était pas possible de se rendrelibre, à son très grand regret ; cependant, il n’abandonnaitpas l’espoir d’être en mesure de faire une visite à Randalls avantpeu. »

Mme Weston fut extrêmementdésappointée, beaucoup plus en fait que son mari dont elle n’avaitjamais pourtant partagé l’optimisme ; M. Weston, eneffet, demeura surpris et attristé pendant une demi-heure, mais ileut vite fait d’oublier ce déboire et de renaître àl’espérance ; déjà il se rendait compte des avantages duretard apporté à la visite de son fils qui se trouverait avoir lieusans doute deux ou trois mois plus tard, c’est-à-dire par la bellesaison ; de plus, il ne doutait pas qu’à ce moment il ne fûtpossible à Frank de rester avec eux beaucoup plus longtemps. Cespensées lui rendirent sa bonne humeur, tandis queMme Weston après s’être tourmentée à l’avance ausujet du désappointement qu’elle prévoyait pour son mari, avaitmaintenant perdu toute confiance dans une visite reportée à uneépoque indéterminée.

Emma ne se trouvait pas dans un état d’espritqui lui permît de s’inquiéter beaucoup de l’absence deM. Frank Churchill, excepté relativement à Randalls. Cetteconnaissance à présent n’avait pas de charme pour elle ; ellepréférait être tranquille et à l’abri de toute tentation ;mais comme il était désirable qu’elle apparût semblable àelle-même, elle eut soin de manifester de l’intérêt et de prendrepart à la déception des Weston de la manière la plusconvenable.

Emma fut la première à annoncer la nouvelle àM. Knightley ; elle lui fit part de l’indignation que luiinspirait la conduite des Churchill et se mit à vanter bien au delàde son sentiment tous les avantages que la venue de Frank Churchillaurait procurés à leur société restreinte du Surrey. Elle se trouvabientôt en désaccord, à son grand amusement, avec M. Knightleyet s’aperçut qu’elle soutenait précisément la contre-partie de savéritable opinion, se préparant à se servir des arguments queM. Weston avait employés contre elle-même.

– Je ne doute pas que les Churchill nesoient dans le tort, dit M. Knightley, « mais je pensenéanmoins que si le jeune homme voulait, il pourraitvenir ».

– Je ne sais pourquoi vous parlezainsi : il a le plus grand désir de faire cette visite maisson oncle et sa tante ne veulent pas se priver de lui.

– C’est bien improbable ; ilfaudrait que j’eusse la preuve de cette opposition pour excuser leneveu.

– Qu’est-ce que M. Frank Churchillvous a donc fait pour que vous lui supposiez des sentiments aussidénaturés ?

– Je le soupçonne seulement d’avoirappris à se croire au-dessus de ses parents, et de ne penser qu’àson propre plaisir. Il est naturel qu’un jeune homme élevé par desgens qui sont fiers, orgueilleux et égoïstes, se soit formé à leurimage. Si Frank Churchill avait désiré voir son père il se seraitarrangé à le faire entre le mois de septembre et le mois dejanvier. Un homme de son âge – vingt-trois ou vingt-quatre ans,n’est-ce pas ? – trouve toujours moyen d’arriver à ses finslorsqu’elles sont aussi légitimes.

– C’est facile à dire ; c’est bienla manière de voir d’un homme qui a toujours été son maître. Vousn’êtes pas à même, M. Knightley, de mesurer les inconvénientsde la dépendance ; vous ne savez pas ce que c’est d’avoir àménager les gens.

– Il est impossible d’imaginer qu’unhomme de vingt-quatre ans soit à ce point privé de sa libertéphysique et morale ; ce n’est pas l’argent qui lui manque nile loisir ; nous savons au contraire qu’il a l’un et l’autreet qu’il aime à les gaspiller dans les endroits où l’ons’amuse ; de temps à autre nous apprenons qu’il villégiaturedans telle ou telle ville d’eau : dernièrement il était àWeymouth ; ce qui prouve qu’il peut quitter les Churchill.

– Oui, quelquefois.

– Et ce sont précisément toutes les foisqu’il estime que le déplacement en vaut la peine ou bien lorsqueson plaisir est en jeu.

– Prétendez-vous juger impartialement laconduite de quelqu’un sans avoir une connaissance parfaite de lasituation ? Personne, à moins d’avoir vécu dans l’intimitéd’une famille, ne peut dire avec quelles difficultés un membre decette famille peut se trouver aux prises. Il faudrait que nousfussions au courant de ce qui se passe à Enscombeet exactement renseignés sur le caractère deMme Churchill pour apprécier ce qui est possible etce qui ne l’est pas.

– Un homme peut toujours faire sondevoir ; M. Frank Churchill a celui de donner à son pèrecette preuve de respect. Il le sait bien, comme il appert de seslettres et de ses messages ; rien ne lui serait plus facileque d’agir en conformité. Un homme de sens droit dirait de suiteavec simplicité et résolution àMme Churchill : « Vous me trouvereztoujours prêt à vous faire le sacrifice d’un plaisir, mais il fautque j’aille voir mon père immédiatement. Je sais qu’il seraitoffensé si je ne lui donnais pas cette marque de déférence àl’occasion de son mariage. Je partirai donc demain. » S’ilavait parlé sur le ton qui convient à un homme, aucune oppositionn’eut été faite à son voyage.

– Non, dit Emma en riant, mais peut-êtreen revanche se fût-on opposé à son retour. Ce serait un étrangelangage dans la bouche d’un jeune homme absolument dépendant ;il n’y a que vous, Monsieur Knightley qui puissiez imaginer unechose de ce genre ; mais vous ne vous rendez pas compte de ceque commande une situation si différente de la vôtre. Je vois d’iciM. Frank Churchill tenant un discours de ce genre à l’oncle età la tante qui l’ont élevé et dont son avenir dépend ! Il seplacerait debout au milieu de la chambre, je suppose, en élevant lavoix :

– Croyez-moi, Emma, ce désir fermementexprimé avec, bien entendu, toutes les formes du respect, luiaurait gagné l’estime de ceux dont il dépend et n’aurait faitqu’augmenter l’intérêt et l’affection qu’ils lui portent. Ilsconnaissent, comme tout le monde les devoirs d’un fils vis-à-visson père, et tout en employant leur influence d’une façon mesquinepour retarder ce voyage, ils ne doivent pas avoir au fond du cœurbonne opinion du neveu chez qui il trouve si peu de résistance àleurs caprices ; si ce dernier s’inspirait toujours desentiments aussi naturels, il aurait vite fait de plier, selon songré, leurs esprits rétrécis.

– J’en doute fort : quand lesesprits rétrécis sont ceux de gens considérables par la situationet la fortune, ils ont une tendance à s’enfler démesurément etdeviennent aussi difficiles à influencer que les grands. D’autrepart, je puis imaginer que si vous, Monsieur Knightley, vous voustrouviez transporté tel que vous êtes à la place de FrankChurchill, vous seriez peut-être à même de dire et de faireprécisément ce que vous suggérez ; vous pourriez obtenir unexcellent résultat ; les Churchill ne trouveraient sans douterien à répondre, mais vous, vous n’auriez pas à lutter contre deshabitudes invétérées d’obéissance et de soumission. Pour lui, aucontraire, ce ne doit pas être si facile d’entrer de plain pieddans un ton de parfaite indépendance et d’oublier en un instanttous les titres qu’ont son oncle et sa tante à sa reconnaissance età son respect.

– Dans ce cas, il ne sent pas commemoi ; sa conviction n’est pas si forte, sinon elle produiraitle même effet.

– Je voudrais que vous compreniez ladifficulté qu’il y a pour un jeune homme d’un caractère doux, des’opposer directement aux volontés de ceux auxquels il a obéi toutesa vie.

– Votre aimable jeune homme est un jeunehomme très faible, s’il n’a pas déjà dans d’autres circonstancesaffirmé sa volonté ; il devrait avoir, depuis longtemps, prisl’habitude d’agir conformément à son devoir, au lieu de recourir àdes expédients. Je comprends la crainte chez l’enfant, mais je nel’admets pas chez l’homme : il pouvait continuer à sesoumettre à leur autorité, il ne devait pas se plier à leurtyrannie ; il aurait dû s’opposer fermement à la premièretentative faite pour l’amener à négliger son père. S’il avait, dèsle début, pris l’attitude qui convenait, il ne se trouverait pasembarrassé aujourd’hui.

– Nous ne serons jamais d’accord à sonsujet, répondit Emma, je ne me le figure pas du tout d’après ce quem’a dit M. Weston comme ayant un caractère faible, maisprobablement sa nature est plus douce, plus aimable, plus soumiseque vous ne le jugez convenable chez l’homme idéal ; il perdrapeut-être de ce fait certains avantages mais il doit avoir lesqualités de ses défauts.

– Sans doute ses dispositions luipermettent de rester immobile quand il devrait agir et de vivredans l’oisiveté et le plaisir à condition de trouver quelquesexcuses appropriées. Quand il s’est assis à son bureau et qu’il aécrit une belle lettre emphatique, remplie de protestations et defaussetés, il est persuadé qu’il a trouvé le meilleur moyen dumonde pour conserver la paix en famille, tout en empêchant son pèred’avoir aucun droit de se plaindre. Je ne puis souffrir seslettres.

– Voilà qui est singulier ; vousêtes seul de votre avis ; tout le monde est d’accord pour semontrer satisfait de ses lettres.

– J’ai idée qu’elles ne satisfont pasMme Weston. Et comment pourraient-elles contenterune femme de bon sens et de cœur qui tient la place d’une mère sansêtre aveuglée par l’amour maternel. C’est à cause d’elle que deségards particuliers s’imposaient en cette circonstance et elle doitdoublement souffrir de leur absence. Si elle avait été elle-mêmeune personne d’importance il serait probablement venu ; dansce cas, du reste, la signification d’une telle démarche eût ététrès amoindrie. Croyez-vous que votre amie n’ait pas fait ces mêmesréflexions ? Non, Emma, votre jeune homme peut être aimable etexpert dans l’art de se faire bien venir, mais il manque absolumentde délicatesse de sentiment et n’a rien de ce qu’il faut pourinspirer de l’affection.

– Vous semblez être prévenu contre lui etrésolu à le mal juger.

– En aucune façon, repritM. Knightley d’un air mécontent ; j’aurais été disposé àreconnaître ses mérites comme ceux de quiconque ; mais jusqu’àprésent je n’ai entendu parler que de ses qualités physiques ;il est grand et beau garçon et sa tournure est élégante.

– Eh bien ! S’il n’a d’autresavantages que ceux-là, ce sera encore un trésor pour Highbury. Nousne voyons pas tous les jours d’agréables jeunes gens bien élevés etde bonnes manières ; ne soyons pas trop exigeants et neréclamons pas toutes les vertus par dessus le marché ! Vousimaginez-vous, Monsieur Knightley, la sensation que son arrivéeproduira ? Dans les paroisses de Donwell et d’Highbury, il n’yaura pas d’autre sujet de conversation ; tout l’intérêt seraconcentré sur lui ; nous ne parlerons plus que deM. Frank Churchill !

– Vous m’excuserez de ne pas être éblouià ce point. Si je trouve ce jeune homme d’un commerce agréable, jeserai content d’avoir fait sa connaissance ; mais s’il n’estque fat et bavard il ne me prendra pas beaucoup de mon temps ni demon attention.

– J’imagine qu’il sait plier saconversation au goût de chacun et qu’il est en mesure de réaliserson désir de se rendre agréable à tous. À vous, il parleraagriculture, à moi peinture ou musique, et ainsi de suite, ayantdes connaissances générales sur tous les sujets qui luipermettront, suivant l’occasion, de diriger le débat ou de donnerla réplique ; voilà l’idée que je me fais de lui.

– Et la mienne, dit M. Knightleyvivement, c’est que, s’il ressemble de près ou de loin à ceportrait, ce sera l’être le plus insupportable du monde !Quoi ! À vingt-quatre ans, se poser comme le roi de sonmilieu, le grand homme, le politicien avisé qui lit dans l’espritde chacun et qui se sert des talents de tous pour la glorificationde sa propre supériorité ! Ma chère Emma, votre bon senss’accommoderait mal d’un personnage aussi ridicule.

– Nous avons tous deux despréventions : vous, contre lui ; moi, en sa faveur, etnous ne pourrons pas nous mettre d’accord tant qu’il ne sera pas làpour nous départager.

– Quant à moi, je n’ai pas depréventions !

– Mais moi j’en ai et je n’en rougis pas.Mon affection pour M. et Mme Weston m’incite àme montrer partiale à son égard.

– Pour ma part, je ne donne jamais unepensée à ce jeune homme qui m’est parfaitement indifférent, repritM. Knightley avec tant d’acrimonie qu’Emma changeaimmédiatement de conversation.

Emma s’étonna d’une antipathie aussi peumotivée ; elle avait toujours jugé M. Knightley trèsimpartial et bien qu’elle le sût porté à avoir une opinion de sonpropre mérite, elle n’aurait jamais supposé qu’il pût se montreraussi injuste dans l’appréciation de celui des autres.

Chapitre 19

 

Les deux amies marchaient ensemble un matin etEmma jugeait le moment venu de changer de conversation : ellene pensait pas qu’il fût nécessaire pour le soulagement d’Harrietet l’expiation de son propre péché de parler plus longtemps deM. Elton ; en conséquence elle s’efforçait habilement dese débarrasser de ce sujet et elle croyait avoir réussi lorsqu’ilrevint inopinément à la surface : Emma ayant parlé non sanséloquence des souffrances que les pauvres endurent pendant l’hivern’avait obtenu pour réponse qu’un plaintif « M. Elton estsi bon pour les pauvres ! » Il fallait chercher un autredérivatif. Elle eut l’idée de faire une visite àMme et Mlle Bates, dont la maisonse trouvait précisément sur son itinéraire. Peut-êtretrouverait-elle le salut dans le nombre ! Ce serait d’autrepart une occasion de se montrer attentionnée et amicale.

Emma savait, en effet, qu’on lui reprochait dese montrer négligente à l’égard de ces dames et de ne pascontribuer comme elle aurait dû à l’amélioration de leur médiocreconfort. M. Knightley lui avait maintes fois fait desallusions à ce sujet, et sa conscience l’avait également avertie,mais rien ne pouvait contrebalancer sa répugnance pour uneassiduité qu’elle considérait comme une corvée et une perte detemps ; de plus, elle craignait toujours de rencontrer chezMme Bates la société de second ordre quifréquentait le modeste intérieur ; aussi allait-elle rarementla voir. Avant d’entrer, Emma fit observer à Harriet que, d’aprèsses précisions, judicieusement établies sur les données ducalendrier, elles avaient bien des chances, ce jour-là, d’échapperà une lettre de Jane Fairfax.

La maison, appartenait à des commerçants etles magasins occupaient tout le rez-de-chaussée.Mme et Mlle Bates habitaientl’appartement du premier étage ; elles accueillirent lesvisiteuses avec une extrême cordialité et une reconnaissanceattendrie ; la vieille dame paisible et soignée qui étaitassise, en train de tricoter, dans le coin le plus abrité de lachambre voulait absolument donner sa place àMlle Woodhouse et Mlle Bates lesaccabla littéralement de prévenances de tous genres, deremerciements pour leur visite, d’anxieuses interrogationsconcernant la santé de M. Woodhouse, de joyeusescommunications sur celles de sa mère, de sucreries et degâteaux.

« Mme Cole venait departir : elle était entrée pour dix minutes et avait eu labonté de rester plus d’une heure ; elle avait pris un morceaude gâteau qu’elle avait trouvé excellent ; elle espérait doncque Mlle Woodhouse et Mlle Smithleur ferait également la faveur d’en accepter unmorceau. »

Emma comprit de suite que l’allusion àMme Cole devait nécessairement en amener uneconcernant M. Elton : M. Cole, en effet était l’amiintime de M. Elton et Emma n’ignorait pas qu’il avait reçu desnouvelles de ce dernier. Inévitablement le contenu de la lettreserait révélé ; en effet, elles furent mises au courant desengagements mondains de M. Elton, de l’accueil qui lui avaitété fait, etc.

Emma écouta avec tout l’intérêt voulu et semit sans cesse en avant pour éviter à Harriet d’avoir àparler ; elle se préparait, une fois ce sujet dangereuxépuisé, à entrer dans l’intimité des dames et des demoisellesd’Highbury et à assister à leurs parties de cartes ; mais ellene s’attendait pas à voir Jane Fairfax succéder àM. Elton ; quoi qu’il en soit, ce dernier fut rapidementexpédié par Mlle Bates qui l’abandonna brusquementau profit d’une lettre de sa nièce.

– Mme Cole a été assezbonne pour nous faire une longue visite : dès son arrivée ellea demandé des nouvelles de Jane, elle a une vraie prédilection pourelle. Quand Jane est ici, Mme Cole ne sait commentlui témoigner son affection. Je disais donc qu’elle avait demandédes nouvelles en arrivant : « Je sais que vous ne pouvezpas avoir des nouvelles récentes de Jane ; ce n’est pas lemoment de sa lettre » et quand j’ai répondu : « Maisvraiment nous avons reçu une lettre ce matin même », je n’aijamais vu quelqu’un de plus surpris : « Est-ce possible,dit-elle, voilà qui est tout à fait inattendu. Et que vousdit-elle ? »

Emma fit preuve de son habituelle politesse,en souriant d’un air d’intérêt et répondit :

– Je me réjouis de cette surprise ;j’espère qu’elle est en bonne santé ?

– Merci, vous êtes bien bonne !reprit la crédule demoiselle en cherchant fiévreusement la lettre.La voici ; je savais bien qu’elle n’était pas loin, maisj’avais mis mon carnet à aiguilles dessus de sorte qu’elle était unpeu cachée ; je l’avais eue en main il y a si peu de temps,que j’étais à peu près sûre qu’elle ne pouvait être que sur latable. Je l’ai lue à Mme Cole et depuis son départje la relisais à ma mère, car une lettre de Jane est un si grandplaisir pour elle qu’elle ne se lasse pas de l’entendre. Je doisavant tout m’expliquer touchant la brièveté de cette lettre ;il est de toute justice que vous sachiez qu’en général Jane couvreles quatre feuilles et qu’elle croise ; aujourd’hui, tout àfait par exception, vous voyez, il n’y a que deux feuilles. Ma mèreest étonnée que je puisse si bien déchiffrer les lettres deJane ; elle dit souvent quand on ouvre la lettre :« Allons, Hetty, cette fois je crois que vous allez avoir fortà faire pour déchiffrer cette mosaïque. » N’est-ce pasmaman ? Et je lui réponds que je suis bien sûre qu’elles’arrangerait à faire ce travail elle-même si je n’étais paslà ; en effet, bien que les yeux de ma mère ne soient plusaussi bons qu’ils étaient, elle voit encore, grâce à Dieu,extraordinairement bien à l’aide de lunettes. C’est unebénédiction. Jane dit souvent lorsqu’elleest ici : « Grand’mère, vous devez avoir joui d’uneexcellente vue pour voir encore comme vous voyez après avoirexécuté à l’aiguille tant de travaux minutieux ; je souhaiteque mes yeux me fassent un aussi long service que lesvôtres. »

Mlle Bates parlait sirapidement qu’elle fut obligée de s’arrêter pour reprendre haleineet Emma en profita pour placer une observation aimable surl’élégante écriture de Mlle Fairfax.

– Vous êtes extrêmement bienveillante,reprit Mlle Bates absolument enchantée, et si bonjuge car vous écrivez vous-même si parfaitement ! aucunelouange ne pourrait nous être plus sensible que celle deMlle Woodhouse ; vous savez, ma mère est unpeu… et élevant la voix elle ajouta : « Maman,entendez-vous ce que Mlle Woodhouse a l’obligeancede dire sur l’écriture de Jane ? »

Emma eut l’avantage d’entendre sa remarquebanale répétée à deux reprises avant que la vieille dame pût ensaisir le sens. Pendant ce temps, elle réfléchissait à la manièred’échapper, sans paraître impolie, à la lecture de la lettre, etelle était sur le point de formuler une excuse quelconque et de seretirer quand Mlle Bates se retourna soudainementvers elle et reprit :

– La surdité de ma mère est insignifiantecomme vous pouvez le constater : il suffit d’élever la voix etde répéter deux ou trois fois la phrase pour qu’elle entende ;il est vrai qu’elle est accoutumée à ma voix. Pourtant, chosecurieuse, elle entend toujours Jane mieux que moi : Jane parlesi distinctement ! Celle-ci ne trouvera pas sa grand’mère plussourde qu’il y a deux ans ; on ne saurait désirer mieux, àl’âge de ma mère ; et il y a réellement deux ans, vous savezque Jane n’est venue ici. Jamais nous n’avions été si longtempssans la voir et, comme je disais à Mme Cole, je nesais pas comment nous ferons pour lui témoigner tout notreplaisir.

– Est-ce que vous attendezMlle Fairfax ?

– Mais oui : la semaineprochaine.

– Vraiment ! Ce sera une vraie joiepour vous.

– Tous nos amis sont surpris et noustémoignent le même intérêt. Je suis sûre que Jane sera aussiheureuse de retrouver ses amis d’Highbury que ceux-ci pourrontl’être. Elle arrivera vendredi ou samedi ; elle ne peutpréciser, le colonel ayant lui-même besoin de la voiture un desdeux jours : les Campbell sont assez bons pour la faireconduire jusqu’ici ! C’est ce qu’ils font toujours du reste.Voilà la raison qui lui a fait écrire aujourd’hui : hors derègle, comme nous disons ; en temps ordinaire, nous n’aurionspas reçu de nouvelles avant mardi ou mercredi.

– C’est ce que je pensais ; jen’espérais pas avoir le plaisir d’entendre parler deMlle Fairfax aujourd’hui.

– Vous êtes trop bonne ! Sans cettecirconstance spéciale en effet nous n’aurions pas eu de lettreaujourd’hui. Ma mère est bien heureuse car Jane doit rester aumoins trois mois avec nous ; trois mois ! Elle le ditpositivement et je vais avoir le plaisir de vous lire la phrasemême de sa lettre. Les Campbell vont en Irlande.Mme Dixon a persuadé son père et sa mère de venirla voir de suite ; ils n’avaient pas l’intention de faire latraversée avant l’été, mais elle est impatiente de lesrevoir ! C’est bien naturel, car jusqu’à son mariage au moisd’octobre dernier elle ne les avait jamais quittés pour plus d’unesemaine et elle a dû éprouver une étrange sensation en se trouvanttransportée soudain, j’allais dire dans un autre royaume, en toutcas dans un autre pays. Elle écrivit donc d’une façon trèspressante à son père ou à sa mère (je ne sais pas précisémentauquel des deux, mais nous le saurons tout à l’heure par la lettrede Jane) tant en son nom qu’en celui de son mari pour les inviter.Ils doivent passer la saison à Dublin et iront ensuite dans leurpropriété de Baley-Graig, un endroit merveilleux j’imagine. Jane abeaucoup entendu parler de la beauté de ce domaine parM. Dixon ; il était très naturel qu’il se plût à donnerdes détails sur sa propriété pendant qu’il faisait sa cour ;Jane avait l’habitude de sortir avec eux, car le colonel etMme Campbell tenaient essentiellement à ce que leurfille ne sortît pas seule avec M. Dixon, ce que je ne puisqu’approuver ; naturellement Jane entendait tout ce qu’ildisait à Mlle Campbell au sujet de sa maison enIrlande. C’est un jeune homme charmant. Elle désirait beaucoupaller en Irlande à la suite de ces descriptions.

À ce moment, un soupçon ingénieux traversal’esprit d’Emma, relatif à Jane Fairfax, à l’aimable M. Dixonet au fait de ne pas aller en Irlande ; elle dit avec ledessein d’en découvrir davantage :

– Vous devez vous considérer comme trèsheureuse, que Mlle Fairfax ait la possibilité devenir si longtemps chez vous ; étant donné la particulièreamitié qui existe entre elle et Mme Dixon, vous nepouviez guère espérer qu’elle pût se dispenser d’accompagner lecolonel et Mme Campbell.

– C’est précisément ce que nous avonstoujours craint, car nous n’aurions pas aimé la sentir si loin denous pendant plusieurs mois ; mais, vous voyez, tout tournepour le mieux. M. et Mme Dixon désiraientvivement que Jane accompagnât le colonel etMme Campbell ; soyez sûre que rien ne pouvaitêtre plus affectueuse et plus pressante que leur doubleinvitation ; M. Dixon est un si charmant jeunehomme ! Depuis le service qu’il a rendu à Jane, à Weymouth,pendant cette promenade en bateau où elle fut soudain entourée parune partie de la voilure et, sans son intervention, elle eûtinfailliblement été projetée à la mer. Je ne puis jamais penser àcet accident sans trembler, et depuis, je ressens une véritableaffection pour M. Dixon !

– Mais somme toute, malgré les instancesde ses amis et son propre désir de connaître l’Irlande,Mlle Fairfax préfère consacrer son temps à safamille.

– Oui, c’est absolument son choix et lecolonel et Mme Campbell approuvent sadécision ; ils espèrent que l’air natal lui serasalutaire ; elle n’a pas été bien depuis quelque temps.

– Je regrette de l’apprendre.Mme Dixon doit être bien désappointée.Mme Dixon, d’après ce que j’ai compris, n’est pasd’une grande beauté et ne doit pas être comparée àMlle Fairfax.

– Oh non. Vous êtes bien bonne de parlerde Jane en termes si flatteurs, mais en vérité il ne peut y avoirde comparaison entre elles. Mlle Campbell atoujours été laide, mais extrêmement élégante et aimable.

– Oui, naturellement.

– Jane a attrapé un mauvais rhume, pauvreenfant, au mois de novembre dernier, et elle n’a jamais été biendepuis ; elle n’y avait jamais fait allusion pour ne pas noustourmenter. Je reconnais sa délicatesse habituelle ! Nouspensons que trois ou quatre mois d’Highbury la remettrontentièrement ; personne ne pourrait la soigner comme nous lefaisons.

– Il me semble que cet arrangement estparfait à tous les points de vue.

– Elle arrivera vendredi ou samedi et lesCampbell quittent la ville pour aller à Holyhead le lundi suivantcomme vous le verrez dans la lettre de Jane. Vous pouvezcomprendre, chère Mademoiselle Woodhouse, dans quelle agitationcette nouvelle inopinée m’a jetée ! Il faut nous attendre àlui trouver mauvaise mine. Il faut que je vous raconte ce qui m’estarrivé de malheureux à ce propos : j’ai toujours soin deparcourir les lettres de Jane avant de les lire à ma mère decrainte qu’il n’y ait quelque chose qui puisse l’attrister. Janem’a bien recommandé d’agir ainsi et je le fais toujours ;aujourd’hui je commençais à lire avec mes précautionshabituelles ; mais à peine étais-je arrivée au passage où ellefait allusion à sa maladie, que je m’écriai :« Ciel ! ma pauvre Jane est malade ! » et mamère qui était aux aguets, m’entendit distinctement et futextrêmement alarmée. En continuant, je m’aperçus bientôt que l’étatde Jane n’était pas aussi grave que je me l’étais imaginé ; jesuis ensuite parvenue à rassurer ma mère, mais je ne comprends pascomment j’ai pu être aussi inconséquente. Si Jane ne se remet pasde suite, nous ferons venir M. Perry ; il est si généreuxet si affectionné à Jane que, probablement, il n’aura pasl’intention de prendre des honoraires pour ses soins, mais nous nele souffrirons pas ; il a une femme et des enfants àentretenir et il n’est pas juste qu’il gaspille son temps. Eh bien,maintenant que je vous ai donné une idée sommaire de la lettre deJane, je vais vous la lire, ce qui sera beaucoup plusintéressant.

– Je crains que nous ne soyons forcées denous sauver, dit Emma en jetant un coup d’œil à Harriet et en selevant, mon père nous attend ; je n’avais pas l’intention, jene pensais même pas avoir la possibilité de rester plus de cinqminutes. Je suis entrée parce que je n’ai pas voulu passer votreporte sans prendre des nouvelles de Mme Bates, maisle temps a passé si agréablement que j’ai oublié ma résolution. Ilnous faut pourtant vous dire au revoir, à vous et àMme Bates.

Malgré les plus vives instances,Mlle Bates ne parvint pas à retenir Emma ;celle-ci, une fois dehors, ne dissimula pas sa satisfaction d’avoiréchappé, à la lecture in extenso de la lettrepréalablement résumée !

Chapitre 20

 

Jane Fairfax était orpheline : c’étaitl’unique enfant de la plus jeune fille deMme Bates. Le mariage du lieutenant Fairfax et deMlle Jane Bates avait eu son heure de célébrité etde joie ; ce n’était plus aujourd’hui qu’un souvenir dedeuil : lui était mort aux colonies et peu après sa veuveétait morte de chagrin à son tour.

La petite Jane avait trois ans quand elleperdit sa mère ; elle devint la consolation de sa grand’mèreet de sa tante et tout semblait présager qu’elle était fixée àHighbury pour la vie ; mais l’intervention d’un ami de sonpère modifia sa destinée ; le colonel Campbell tenait engrande estime le lieutenant Fairfax et, de plus, il considéraitdevoir la vie aux soins dont son compagnon d’armes l’avait entourépendant les accès d’une fièvre contractée au cours d’une campagne.Il demeura fidèle à la mémoire de son ami et, bien que plusieursannées se fussent écoulées entre la mort du pauvre Fairfax et leretour du colonel en Angleterre, sa reconnaissance n’en fut pasaffaiblie : dès son arrivée, il s’occupa de rechercherl’enfant et s’intéressa à elle. Le colonel était marié et avait unefille à peu près de l’âge de Jane ; cette dernière fut invitéeà venir passer de longs mois chez les Campbell ; elle étaitjolie et intelligente et fut prise en affection par toute lafamille ; quand Jane eut neuf ans, la grande tendresse queleur fille manifestait pour sa petite compagne et en même tempsleur désir de se montrer de véritables amis amenèrent le colonel etMme Campbell à proposer de prendre la chargeentière de l’enfant. L’offre fut acceptée, et depuis cette époqueJane avait fait partie de la famille du colonel Campbell ;elle n’était plus venue chez sa grand’mère qu’en visite de temps entemps.

Il fut décidé que l’on ferait d’elle uneinstitutrice ; les quelques milliers de francs qu’elle avaithérités de son père ne pouvaient, en effet, suffire à lui assurerl’indépendance et le colonel Campbell n’était pas lui-même ensituation de la lui procurer ; car bien que son revenuprovenant de ses appointements et de ses charges fût considérable,il n’avait, d’autre part, qu’une petite fortune personnelle qu’ildevait transmettre intacte à sa fille ; mais il espérait qu’endonnant à Jane une éducation soignée, il la mettrait à même degagner sa vie honorablement. En vivant constamment avec des gensintelligents et cultivés, le cœur et l’intelligence de l’enfants’étaient affinés ; de plus la résidence du colonel Campbellétant à Londres, tous les talents d’agrément avaient été cultivéssous la direction de maîtres de premier ordre. Les dispositions etles capacités de Jane Fairfax étaient dignes des soins dont lesentoura l’amitié et à dix-huit ans elle était aussi qualifiée qu’onpeut l’être à cet âge pour l’instruction et l’éducation desautres ; mais les Campbell étaient trop attachés à leur jeuneamie pour se résigner à se séparer d’elle : ni le père ni lamère n’avaient le courage de prendre une décision et la fille nepouvait en supporter la pensée. La triste échéance futreculée ; on décida que Jane était encore trop jeune pourquitter la maison, elle demeura donc avec eux partageant comme uneautre fille tous les plaisirs d’une société élégante, et tous lesagréments d’un confortable intérieur ;Jane ne pouvait pourtant s’empêcher de penser et son bon sens luirappelait que cette vie ne pouvait durer. L’affection de toute lafamille et en particulier la tendresse de Miss Campbell faisaitd’autant plus honneur aux deux parties que la supériorité de Janetant par la beauté que par les dons intellectuels était évidente.Néanmoins leur intimité demeura aussi étroite jusqu’au mariage deMlle Campbell ; celle-ci attira l’affectiond’un jeune homme riche et agréable, M. Dixon, peu après avoirfait sa connaissance ; elle fut demandée en mariage sans délaiet se trouva heureusement établie tandis que Jane Fairfax, restait,malgré son charme incontestable, avec la seule perspective d’avoirà gagner sa vie. Jane avait résolu qu’à l’âge de vingt et un ansune nouvelle période commencerait pour elle : elleaccomplirait le sacrifice complet pour lequel elle se préparaitdepuis longtemps, elle renoncerait aux plaisirs de la vie, auxsatisfactions du monde pour accepter le joug de sa nouvelleexistence.

Le bon sens du colonel et deMme Campbell ne pouvait pas s’opposer à cetterésolution qui leur était pourtant pénible. Ils savaient que tantqu’ils vivraient aucun travail n’était nécessaire ; leurintérieur serait toujours celui de Jane ; pour leur propresatisfaction ils auraient voulu la garder près d’eux ; maisc’était agir en égoïstes : il était préférable que ce quidevait être, fût de suite. Peut-être même commençaient-ils à sentirqu’ils auraient mieux fait d’épargner à la jeune fille l’occasionde prendre goût à une vie de loisirs à laquelle elle devaitrenoncer aujourd’hui. Néanmoins, ils furent heureux de seraccrocher à une excuse raisonnable pour prolonger de quelques moisla bienfaisante trêve ; Jane n’avait jamais été tout à faitbien portante depuis le mariage de leur fille et, en conséquenceils déclarèrent s’opposer à ce qu’elle assumât de nouveaux devoirstant qu’elle n’aurait pas retrouvé toutes ses forces.

Le récit que Jane avait fait à sa tante desraisons qui l’avaient empêchée d’accompagner les Campbell enIrlande était l’expression de la vérité sinon de la vérité toutentière : c’était bien elle qui avait choisi l’alternative deconsacrer à ses parents d’Highbury tout le temps de l’absence desCampbell, de passer ses derniers mois de liberté avec celles quil’aimaient tant ; les Campbell de leur côté approuvèrentimmédiatement ce projet qui leur paraissait à tous les points devue opportun. Highbury devait donc, au lieu de recevoir la visiteattendue de M. Frank Churchill, se contenter pour le moment dela présence de Jane Fairfax qui n’avait pas le mérite de lanouveauté.

Il déplaisait à Emma de devoir se montrerpolie et attentive pendant plusieurs mois vis-à-vis d’une personnequ’elle n’aimait pas : elle savait qu’elle serait contraintede faire plus qu’elle ne le désirait et que, malgré tout, ce neserait pas assez ! Elle n’aurait pas su dire pourquoi JaneFairfax ne lui était pas sympathique : M. Knightley luiavait dit une fois que c’était parce qu’elle voyait en Jane lajeune fille véritablement accomplie qu’elle avait l’ambition deparaître ; et bien que cette imputation eût été sur le momentrésolument contredite, la conscience d’Emma n’était pasparfaitement tranquille à ce sujet. Il lui avait toujours étéimpossible d’arriver avec Jane à des relations d’intimité ;elle s’étonnait de trouver chez la jeune fille une sorte defroideur, une réserve qui pouvait à bon droit passer pour del’indifférence ; un autre de ses griefs contre Jane était lebavardage éternel de Mlle Bates ! Elle n’avaitpas de meilleures raisons à invoquer. En réalité, cette antipathieétait si injustifiée qu’elle ne revoyait jamais Jane Fairfax, aprèsune longue absence, sans se rendre compte qu’elle l’avait maljugée. Ce fut précisément l’impression qu’elle ressentit lors de lapremière visite qu’elle fit aux Bates après l’arrivée de Jane Fairfax.

Emma fut particulièrement frappée parl’apparence et les manières de celle qu’elle s’ingéniait àdéprécier depuis deux ans. La taille de Jane Fairfax étaitau-dessus de la moyenne, sa tournure particulièrementgracieuse ; elle était parfaitement proportionnée.

Emma dut reconnaître que les traits du visageétaient plus parfaits chez l’original que dans sa mémoire ; onne pouvait nier la beauté des grands yeux gris ombrés de longscils ; et même le teint, dont elle se complaisait à soulignerla pâleur, avait acquis une fraîcheur et un éclat que rehaussait ladélicatesse de l’épiderme. La distinction était la notecaractéristique de ce genre de beauté et Emma ne se sentait pas lecourage de renier ses principes au point de ne pas admirer, fut-cechez Jane Fairfax, un don qu’elle prisait par dessus tout.

En somme, pendant cette première visite chezles Bates elle ne cessa de regarder Jane avec complaisance ;outre le plaisir des yeux, elle éprouvait la satisfaction deréparer son injustice, et elle résolut de ne plus se laisser allerà son antipathie irraisonnée. Elle ne pouvait s’empêcher deressentir du respect et de la compassion en considérant le sort quiétait réservé à tant de beauté et d’élégance. Emma n’hésita pas àrenoncer à l’idée de séduction vis-à-vis de M. Dixon que sonimagination lui avait tout d’abord suggérée ; il luiparaissait probable maintenant que cet amour n’était pas partagé.Dans ce cas, elle jugeait que rien ne pouvait être plus honorableque le sacrifice auquel la jeune fille s’était résolue ; elleadmettait que c’était poussée par le plus pur des motifs que Janese refusait à aller en Irlande, et afin de se séparerdéfinitivement de lui et de toute la famille, qu’elle avait décidéde commencer sans nouveau délai sa carrière de devoirs.

Dans l’ensemble, Emma la quitta avec dessentiments si radoucis et charitables qu’en rentrant chez elle ellese prit à songer et à regretter qu’Highbury ne puisse fournir aucunjeune homme en état de donner l’indépendance à cette joliecréature.

Ces charmantes dispositions ne furent point delongue durée. En effet, avant qu’Emma ne se fut publiquementcompromise par une protestation d’amitié pour Jane Fairfax, qu’ellen’eut fait amende honorable et rétracté ses anciens préjugés d’unefaçon plus explicite qu’en disant à M. Knightley « Elleest certainement très belle » ; ses sentiments s’étaientde nouveau modifiés : Jane était venue passer une soirée àHartfield avec sa grand’mère et sa tante. Emma avait pu constaterque les causes d’agacement subsistaient toujours. La tante étaitaussi ennuyeuse que d’habitude, plus même, car à son admirationpour les facultés de Jane venait s’ajouter maintenant l’anxiétépour la santé de sa nièce ; ils eurent à subir l’évaluation del’exacte quantité de pain et de beurre que Jane mangeait àdéjeuner, de la petite tranche de mouton qu’elle pouvait supporterà dîner ; il fallut examiner les nouveaux bonnets et les sacsà ouvrage que Jane avait confectionnés pour ses parentes ! Onfit de la musique : Emma fut forcée de s’asseoir la premièreau piano et elle eut l’impression que les remerciements et lescompliments de rigueur n’étaient pas absolument dépourvus d’unecertaine affectation de modestie très apte à mettre en valeur lejeu impeccable de sa rivale. De plus, et c’était le point capital,Jane se montrait si froide, si réservée ! Il n’y avait pasmoyen de connaître sa véritable opinion : enveloppée d’unmanteau de politesse, elle se tenait sur une sorte de défensive quiautorisait tous les soupçons.

Il semblait que Jane affectât une réserveparticulière au sujet de Weymouth et des Dixon ; elle étaitabsolument impénétrable sur le caractère de M. Dixon et surles avantages de ce mariage. Ce n’était qu’approbations vagues,sans un détail précis. Toute sa prudence ne lui servit de rien.Emma en devina l’artifice et revint à sa première idée : Quisait si M. Dixon n’avait pas été bien près de remplacer uneamie par l’autre !

La même réserve, du reste, s’étendait à tousles sujets : Jane s’était trouvée à Weymouth en même temps queM. Frank Churchill ; on apprit qu’ils avaient faitconnaissance, mais il fut impossible à Emma d’obtenir un motd’information sur le caractère du jeune homme. Était-il bienphysiquement ?

– Elle croyait que l’opinion générales’accordait à le trouver bien.

– Était-il aimable ?

– On le jugeait généralement de manièresagréables.

– Est-ce qu’il paraissait intelligent,cultivé ?

– À la suite d’une fréquentation dans uneville d’eau ou de rencontres peu fréquentes à Londres, il étaitbien difficile de porter un jugement de ce genre. Il n’y avaitguère que les manières qu’on pût se permettre d’apprécier dans cesconditions.

Emma ne pardonna pas à Jane Fairfax cesdiverses réticences diplomatiques.

Chapitre 21

 

M. Knightley qui avait passé la soirée àHartfield avec les Bates ne s’était pas rendu compte des nouveauxgriefs que Jane Fairfax avait fournis à Emma ; il n’avait vuque les gracieuses attentions du début et le lendemain matin, venupour causer affaires avec M. Woodhouse, il s’empressa demanifester son approbation ; à cause de la présence deM. Woodhouse il ne pouvait parler aussi librement qu’il l’eutfait à d’autres moments, mais Emma saisissait fort bien lesintentions de son interlocuteur. Ce dernier avait toujours jugéEmma injuste pour Jane Fairfax et avait eu grand plaisir à noterune amélioration.

Dès que M. Woodhouse eût été mis aucourant de l’affaire au sujet de laquelle son voisin venaitl’entretenir, les papiers furent mis de côté et M. Knightleys’adressa à Emma :

– Ce fut une agréable soirée, Emma ;vous et Mlle Fairfax vous nous avez faitd’excellente musique. Je suis sûr que Mlle Fairfaxa été contente de sa visite ; rien ne manquait pour le plaisirde tous. Vous avez bien fait de la laisser jouer assez longtemps,car elle n’a pas de piano chez sa grand’mère et cette occasion a dûêtre pour elle une vraie fête.

– Je me réjouis de votre approbation, ditEmma en souriant, mais j’espère que je suis rarement en défautquand il s’agit d’accueillir mes hôtes à Hartfield.

– Non, ma chère, répondit vivement sonpère, ce n’est jamais le cas ; personne ne fait preuved’autant de bonne grâce que vous. Si j’avais un reproche à vousfaire, c’est d’exagérer parfois les attentions ; par exemple,hier soir, il aurait été plus sage de n’offrir qu’une fois desmuffins.

– C’est vrai, ajouta M. Knightleypresque au même instant, vous êtes rarement en défaut. Je pense quevous me comprenez.

Le regard disait : « Je vouscomprends fort bien », mais elle répondit seulement :

– Mlle Fairfax estréservée.

– Je vous ai toujours dit qu’elle l’étaitun peu, mais vous aurez vite fait de dissiper cette gêne et cetteexcessive discrétion.

– Vous croyez donc qu’elle manque deconfiance en elle-même ? Ce n’est pas mon avis.

– Ma chère Emma, dit-il en s’asseyant surune chaise plus proche d’elle. Vous n’allez pas me dire, j’espère,que vous n’avez pas passé une agréable soirée.

– Oh non ; j’ai été satisfaite de mapersévérance à poser des questions et amusée du peu de profit quej’en ai tiré.

– Je suis désappointé, se borna-t-il àrépondre.

– J’espère que tout le monde a passé unebonne soirée, dit M. Woodhouse de sa voix la plus douce. Il ena été ainsi pour ma part. À un moment donné la chaleur du feu m’alégèrement incommodé, mais je n’ai eu qu’à reculer un peu ma chaisepour me sentir parfaitement à mon aise ;Mlle Bates était très causante et de bonne humeurcomme d’habitude : elle est toujours agréable bien qu’elleparle un peu vite ; Mme Bates est égalementune excellente personne. J’aime les vieux amis.Mlle Fairfax est une très jolie personne etparfaitement bien élevée. Elle a dû être contente, MonsieurKnightley, puisqu’Emma était là pour lui tenir compagnie.

– C’est bien vrai, Monsieur ! EtEmma de son côté avait la chance d’avoir Jane Fairfax.

Emma vit l’anxiété de son père et pourl’apaiser elle dit avec une sincérité évidente :

– C’est une créature si élégante qu’ilest impossible de ne pas prendre plaisir à la regarder. Je l’admiresans cesse et je la plains de tout mon cœur.

M. Knightley hésita un instant ; ilne trouvait pas de mots pour exprimer sa satisfaction et, avantqu’il eût pu répondre, M. Woodhouse dont la pensée étaitoccupée par les Bates reprit :

– C’est un grand malheur que leurs moyenssoient si restreints, un grand malheur ! Et j’ai souvent eu ledésir… mais on ne peut se permettre que des petits présentsinsignifiants. Nous avons tué un porc et Emma a l’intention de leurenvoyer une longe ou un jambon. Il est très petit et délicat (leporc d’Hartfield ne ressemble à aucun autre) mais pourtant c’est duporc et, ma chère Emma, à moins que vous ne soyiez sûre qu’ellessachent l’accommoder en côtelettes bien grillées sans l’ombre degraisse, comme les nôtres, et qu’il n’y ait pas de danger qu’ellesle fassent rôtir, car aucun estomac ne peut supporter le porc rôti,je crois que vous feriez mieux d’envoyer le jambon. N’est-ce pasvotre avis, ma chère ?

– Mon cher papa, j’ai envoyé toutl’arrière-train ; j’ai pensé que vous m’approuveriez ; ily aura le jambon qui est excellent et la longe qu’elles pourrontpréparer à leur guise.

– Très bien, ma chère, vous ne pouviezmieux faire. Surtout qu’elles ne salent pas le jambonexagérément ; s’il n’est pas trop salé et s’il est cuit àpoint, comme Serle nous le cuit, et pourvu qu’on en mange avecmodération, je ne considère point cet aliment comme malsain.

– Emma, dit M. Knightley, j’ai unenouvelle à vous annoncer. Vous aimez les nouvelles et je viensd’apprendre un événement qui, je crois, vous intéressera.

– Oh ! oui, j’aime les nouvelles.Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi souriez-vous ? Est-ce àRandalls que vous l’avez apprise ?

Il n’eut que le temps de répondre :

– Non, je n’ai pas été à Randalls.

Quand la porte s’ouvrit,Mlle Bates et Mlle Fairfax firentleur entrée. M. Knightley se rendit compte immédiatement qu’ilavait manqué l’occasion et qu’il ne lui serait pas possible decontinuer sa communication.

Mlle Bates débordait dereconnaissance et en même temps elle brûlait de faire part à sesamis d’une nouvelle qu’elle détenait ; elle ne savait par oùcommencer.

– Cher Monsieur, comment allez-vous cematin ? Ma chère Mademoiselle Woodhouse, je suisconfuse ; un si magnifique arrière-train de porc ! Vousêtes trop généreuse ! Connaissez-vous la nouvelle ?M. Elton se marie.

Emma était si loin de penser à M. Eltonqu’elle fut toute surprise et ne put s’empêcher de sursauter et derougir légèrement en entendant prononcer ce nom.

– C’était précisément la nouvelle quej’allais vous annoncer, dit M. Knightley.

– Mais où avez-vous pu en avoirconnaissance ? dit Miss Bates. Il n’y a pas plus de cinqminutes que j’ai reçu la lettre de Mme Cole, non ilne peut pas y avoir plus de cinq ou dix minutes ; j’avais monchapeau et mon manteau et j’étais prête à sortir ; je voulaisseulement descendre pour parler à Patty au sujet du porc, car mamère craignait que nous n’eussions pas une terrine suffisammentgrande ; alors j’ai dit que j’irais voir ; Jane arépondu : « Voulez-vous que j’aille à votre place, carvous êtes un peu enrhumée et Patty vient de laver lacuisine ».

– Ah ma chère, répondis-je et à ce momentest arrivée la lettre. C’est une Mlle Hawkins,voilà tout ce que je sais, une Mlle Hawkins, deBath. Mais, M. Knightley, comment se fait-il que vous soyezdéjà au courant ? D’après ce que Mme Cole medit dans sa lettre, elle m’a écrit dès que son mari lui eut annoncéla nouvelle. Une Mlle Hawkins…

– Je me trouvais avec M. Cole, pouraffaire, il n’y a pas une heure ; il venait de lire la lettred’Elton, quand je suis entré, et il me l’a passéeimmédiatement.

– Vraiment, c’est tout à fait… Je nepense pas qu’on puisse trouver une autre nouvelle d’un intérêtaussi général. Mon cher Monsieur, vous êtes trop bon. Ma mère m’achargée de ses meilleurs compliments et de l’expression de saconsidération, elle vous remercie mille fois et elle dit qu’elle sesent confuse de tant de bonté.

– Nous considérons que le porcd’Hartfield, reprit M. Woodhouse, est d’une qualitésupérieure, aussi, Emma et moi, nous faisons-nous un plaisir…

– Oh ! mon cher Monsieur, ma mèredit bien que nos amis sont trop bons. Tout en ne disposant que demoyens limités, nous avons néanmoins tout ce que nous pouvonsdésirer. Nous pouvons bien dire que « notre destin estencastré dans un héritage de bonté ». Vraiment, MonsieurKnightley, vous avez véritablement vu la lettre originale ? Ehbien ?

– Elle était courte, mais joyeuse ettriomphante naturellement… J’ai oublié les termes exacts ; dureste, la discrétion impose ce manque de mémoire ; en un mot,c’était l’annonce de ses fiançailles avec uneMlle Hawkins, comme vous le disiez.

– M. Elton va se marier, dit Emmaaussitôt qu’elle put parler, tout le monde souhaitera sonbonheur.

– Il est bien jeune pour se marier, ditM. Woodhouse, il aurait mieux fait de ne pas tant se presser.Il me semblait qu’il ne lui manquait rien. Nous étions toujoursheureux de le voir à Hartfield.

– Une nouvelle voisine pour nous,Mlle Woodhouse, dit Mlle Bates d’unair réjoui, ma mère est si contente ! Elle dit qu’elle ne peutsupporter l’idée de savoir le vieux presbytère sans une maîtressede maison. C’est vraiment une grande nouvelle. Jane, vous n’avezjamais vu M. Elton, n’est-ce pas ? Je ne m’étonne pas quevous soyez si curieuse de le connaître.

À dire vrai Jane ne paraissait pasparticulièrement absorbée par l’idée de M. Elton, ellerépondit :

– Non, je n’ai jamais vu M. Elton.Est-il grand ?

– À qui nous en rapporterons-nous ?dit Emma, mon père dirait : oui, M. Knightley, non,Mlle Bates et moi sommes d’avis qu’il est de taillemoyenne ! Puisque vous êtes ici pour un peu de temps,Mlle Fairfax, vous aurez l’occasion de vous rendrecompte que M. Elton est tenu à Highbury pour le modèle de laperfection, au physique comme au moral.

– C’est bien vrai,Mlle Woodhouse, reprit Mlle Bates.On ne saurait trouver un jeune homme plus accompli. Mais, ma chèreJane, rappelez-vous que je vous ai dit hier qu’il était précisémentde la taille de M. Perry. Mlle Hawkins, je nedoute pas que ce ne soit une charmante personne. Il a toujours eupour ma mère des attentions particulières. Il a voulu qu’elleprenne place dans le banc du presbytère afin qu’elle entendîtmieux, car ma mère est un peu sourde ; c’est peu de chose,mais elle n’entend pas parfaitement. Jane dit que le colonelCampbell est également un peu sourd ; il s’était figuré queles bains chauds pourraient lui faire du bien, mais l’améliorationn’a pas duré. Le colonel Campbell, vous le savez, est notre angegardien. M. Dixon paraît être un jeune homme de mérite tout àfait digne de lui. C’est un grand bonheur quand les braves gens seretrouvent et c’est toujours, du reste, ce qui a lieu dans lemonde. Maintenant, nous aurons ici M. Elton etMlle Hawkins ; il y a aussi les Cole,excellentes gens, et les Perry. Je crois, Monsieur, ajouta-t-elleen se tournant vers M. Woodhouse, je crois qu’il y a peud’endroits où l’on trouve une société comparable à celle deHighbury. Je dis toujours que nous sommes bénies en nos voisins.Mon cher Monsieur, s’il y a quelque chose que ma mère préfère àtout, c’est une longe de porc.

– Quant à savoir qui estMlle Hawkins ou depuis combien de temps il laconnaît, dit Emma, nous n’avons aucun indice à ce sujet. Il semblebien pourtant que ce soit une connaissance récente. Vous ne ditesrien, Mademoiselle Fairfax, mais j’espère que vous prenez intérêt àcette nouvelle. Vous avez été mêlée si intimement à ce genred’affaire par suite du mariage de Mlle Campbell quenous ne vous laisserons pas rester indifférente aux accordailles deM. Elton et de Mlle Hawkins.

– Quand j’aurai vu M. Eltonj’éprouverai, je n’en doute pas, de l’intérêt ; d’autre part,il y a déjà plusieurs semaines que Mlle Campbellest mariée et mes impressions se sont un peu émoussées.

– Voici exactement quatre semaines queM. Elton est parti : il y a eu hier quatre semaines. UneMlle Hawkins ! Eh bien je m’étais toujoursimaginé que ce serait quelque jeune personne de ce pays ; nonpas que j’aie jamais… Mme Cole m’a une fois suggéréune possibilité mais j’ai répondu immédiatement :« Non ! M. Elton est un jeune homme de beaucoup demérite mais… » En un mot je ne suis pas bien habile dans cegenre de découverte ; je ne vois que ce qui se passe devantmes yeux. D’autre part personne ne pourrait s’étonner siM. Elton avait aspiré… Mlle Woodhouse melaisse parler avec la meilleure grâce du monde ; elle sait queje ne voudrais offenser personne sous aucune considération. Commentva Mlle Smith ? Elle paraît bien remise.Avez-vous des nouvelles de Mme JohnKnightley ? Oh, ces chers petits enfants ! Jane,savez-vous que je me figure que M. Dixon ressemble àM. John Knightley ; je veux dire physiquement ;grand avec le même air, et pas très communicatif.

– Vous vous trompez absolument, ma chèretante, il n’y a aucune ressemblance.

– C’est curieux, on n’arrive jamais à seformer à l’avance une idée juste de quelqu’un ; on saisit auvol la première image qui se présente et on s’y tient.M. Dixon, d’après ce quevous m’avezdit, n’est pas à proprement parler bel homme.

– Loin de là !

– Ma chère ne m’avez-vous pas ditégalement que Mlle Campbell ne voulait pas admettrequ’il ne fût pas beau et que vous-même…

– Dans ce cas particulier mon jugementn’a aucune valeur : quand j’ai de la sympathie pour quelqu’unje trouve toujours cette personne bien. En disant qu’il était sansbeauté, j’ai exprimé l’opinion générale.

– Eh bien, ma chère Jane, je crois qu’ilva falloir nous sauver. Le temps paraît menaçant et grand’mère serainquiète. Vous êtes trop aimable, ma chère MademoiselleWoodhouse ; mais il faut vraiment que nous partions. Je désirem’arrêter trois minutes chez Mme Cole et vous Jane,vous ferez bien de rentrer directement à la maison ; je nevoudrais pour rien au monde que vous fussiez prise par l’averse. Jevous remercie, il me semble qu’elle est déjà mieux depuis qu’elleest arrivée à Highbury. Je n’irai pas chezMme Goddard, car je crois savoir qu’elle n’aime quele porc bouilli ; quand nous préparerons le jambon, ce seraune autre affaire. Bonjour, mon cher Monsieur ! Oh !M. Knightleyvientavec nous ! Vraiment, c’est tout à fait… Je suis sûre que siJane est fatiguée vous serez assez bon pour lui donner votre bras.Monsieur Elton et Mademoiselle Hawkins ! Allons, aurevoir.

Emma restée seule avec son père dut luiconsacrer la moitié de son attention et l’écouter se lamenter ausujet des jeunes gens qui étaient si pressés de se marier et,circonstance aggravante, d’épouser des personnes qu’ilsconnaissaient à peine ; elle continuait en même temps àréfléchir sur ce sujet à son propre point de vue. La nouvelle nepouvait que lui être agréable ; c’était la preuve queM. Elton n’avait pas souffert bien longtemps ! D’un autrecôté, elle était préoccupée du contrecoup qu’aurait à supporterHarriet ; elle espérait pouvoir lui annoncer elle-même cettenouvelle. L’heure de la visite quotidienne d’Harriet approchait etEmma craignait qu’elle ne rencontrât Mlle Bates enchemin ; puis, quand la pluie commença, elle supposaqu’Harriet serait retenue chez Mme Goddard et, dansce cas, il y avait aussi des chances pour que la nouvelle lui fûtbrusquement communiquée. Au bout de cinq minutes, Harriet arriva,l’air agité comme il convenait et dit aussitôt :

– Oh ! Mademoiselle Woodhouse, vousne devinerez jamais ce qui vient d’arriver ?

Cette première effusion était suffisammentsignificative : puisque le coup était porté, Emma sentit quece qu’elle avait de mieux à faire maintenant c’étaitd’écouter ; et Harriet s’empressa de commencer sonrécit :

– Elle était sortie de chezMme Goddard, il y avait à peu près unedemi-heure ; elle s’était mise en route avec l’espoird’arriver à Hartfield avant l’averse ; malheureusement elleavait cru avoir le temps de s’arrêter chez la couturière pour unessayage et bien qu’elle ne fût restée que quelques minutes ilpleuvait lorsqu’elle était sortie ; ne sachant que faire elleeut l’idée de chercher un abri chez Ford. C’était le magasin denouveautés le plus important d’Highbury. J’étais assise depuis dixminutes quand soudain Elisabeth Martin et son frère pénétrèrentdans le magasin. Chère Mlle Woodhouse pouvez-vousimaginer mon trouble. J’ai cru que j’allais m’évanouir. J’étaisassise non loin de la porte, Elisabeth me vit immédiatement, maislui, qui se trouvait occupé à fermer son parapluie ne pouvait pasme voir ; ils se dirigèrent tous deux vers la partie opposéedu magasin. Je suis sûre que j’étais aussi blanche que marobe ! Je ne pouvais pas m’en aller à cause de la pluie. Oh machère Mademoiselle Woodhouse ! À la fin je m’imagine qu’ilm’aperçut, car au lieu de continuer leurs achats, ils commencèrentà parler entre eux à voix basse. Je suis certaine qu’ilss’occupaient de moi ; et je ne peux m’empêcher de croire qu’ilcherchait à la persuader de venir me parler. N’est-ce pas votreavis ? Car peu de temps après elle s’avança vers moi et medemanda comment j’allais ; nous échangeâmes une poignée demain. Ses manières étaient complètement changées mais néanmoinselle paraissait s’efforcer d’être très amicale ; nous causâmesquelque temps ; mais je ne me rappelle plus ce que j’ai dittant j’étais émotionnée ! Je me souviens qu’elle a exprimé sesregrets de ne plus me voir ce qui m’a paru presque tropcharitable ! Chère Mlle Woodhouse je mesentais absolument misérable ! Le temps commençait à seremettre et j’étais résolue à ne pas m’attarder pluslongtemps ; à ce moment il s’est avancé, lui aussi, versmoi ; à pas lents, comme s’il hésitait ; il me salua etm’adressa quelques paroles ; je rassemblai mon courage pourdire qu’il ne pleuvait plus et qu’il fallait que je parte ;après avoir pris congé, je m’éloignai ; je n’avais pas faittrois pas lorsqu’il me rejoignit pour me dire que, si j’allais àHartfield, il croyait que je ferais bien de passer derrière lesécuries de M. Cole, car le sentier direct devait êtreabsolument détrempé par la pluie. Mon émotion fut si grande que jeme crus arrivée à ma dernière heure ! Je répondis que je luiétais très obligée : je ne pouvais faire moins. Il retournaalors sur ses pas et moi, je fis le tour par les écuries, du moinsje le crois, car je ne me rendais plus compte de ce que je faisais.Oh ! mademoiselle Woodhouse, que n’aurais-je donné pour évitercette rencontre, et pourtant j’ai éprouvé quelque satisfaction à levoir agir avec tant de courtoisie et de bonté, ainsi qu’Elisabeth.Je vous prie, Mademoiselle Woodhouse, parlez-moi pour meréconforter.

Emma eût très sincèrement désiré tranquilliserson amie, mais elle se sentait elle-même un peu troublée, et il luifallut quelque temps pour se ressaisir : la conduite du jeunehomme et celle de sa sœur semblait avoir été inspirée par unsentiment élevé et elle ne pouvait pas nier la délicatesse de leurprocédé ; mais ne les avait-elle pas toujours considérés commedes gens respectables et bien intentionnés ? Ces qualités nepouvaient en aucune façon atténuer les inconvénients de cettealliance. Il était naturel que les Martin eussent étédésappointés ; grâce à cette union avec Harriet, ilscomptaient sans doute s’élever socialement. Elle essaya donc decalmer son amie et affecta de n’attacher à cet incident que peud’importance :

– Vous avez certainement dû passer unmoment pénible mais vous paraissez vous être comportée avecbeaucoup de tact ; il n’y faut plus penser, d’autant que cettecoïncidence peut ne plus jamais se représenter et en tout cas lapremière rencontre est de beaucoup la plus gênante. Harrietrépondit qu’elle s’efforcerait d’oublier, ce qui ne l’empêcha pasde ne pouvoir parler d’autre chose. Finalement Emma, pour sedébarrasser des Martin, se vit forcée de lui annoncer sans délai lanouvelle qu’elle se préparait à lui faire connaître avec tous lesménagements possibles. Elle ne savait si elle devait se réjouir,s’attrister ou avoir honte de l’état d’esprit d’Harriet, si peucompatible avec l’admiration passionnée que cette dernièreprofessait pour M. Elton ! Peu à peu néanmoins ce dernierreprit ses droits et, si en apprenant la triste réalité, Harrietn’éprouva pas l’émotion qu’elle eût ressentie une heureauparavant ; elle se montra pourtant très affectée.L’apparition d’une Mlle Hawkins à l’horizon qui,depuis quelques semaines paraissait si radieux, lui causa unecruelle déception. Elles causèrent longuement et Harriet éprouvatour à tour les sensations de surprise, de regret, decuriosité ; que les circonstances comportaient.

Emma finit par reconnaître que la rencontreavec les Martin avait été plutôt opportune : elle avait amortile premier choc sans laisser derrière elle de traces durables. Dela façon dont vivait Harriet à présent, les Martin pouvaientdifficilement arriver jusqu’à elle à moins d’aller la chercher chezMme Goddard où leur fierté les avait toujoursempêchés de se présenter ; depuis un an en effet les deuxsœurs n’étaient jamais venues voir leur ancienne maîtresse depension. Selon toute probabilité une autre année s’écoulerait sansamener une nouvelle entrevue.

Chapitre 22

 

Le monde traite avec bienveillance ceux oucelles à qui la fortune paraît sourire et une jeune fille sur lepoint de se marier se découvre généralement des amis.

Le nom de Mlle Hawkins avaitété prononcé pour la première fois à Highbury, il y avait à peineune semaine, et déjà on lui avait octroyé en apanage les diversdons du corps et de l’esprit : on assurait qu’elle étaitbelle, élégante, accomplie et très aimable. Aussi M. Elton,venu pour jouir en personne de son triomphe et publier les méritesde sa fiancée, ne put-il ajouter grand chose à un signalement aussiflatteur : il communiqua le nom de baptême de la jeunepersonne et la liste des compositeurs qu’elle préférait.

M. Elton avait quitté Highburycruellement offensé ; il était d’autant plus déçu qu’ilcroyait ses espoirs fort légitimes et solidement étayés sur desencouragements positifs ; or, non seulement il n’obtenait pasla jeune fille qu’il convoitait, mais encore il se voyait rabaisséau niveau d’une alliance inférieure. Sa riposte ne se fit pasattendre : parti après avoir subi l’affront d’être refusé, ilrevenait fiancé ! Il se sentait satisfait de lui-même et desautres, enthousiaste, optimiste ; il nourrissait pourMlle Woodhouse des sentiments de parfaiteindifférence et n’éprouvait pour Mlle Smith qu’uneméprisante commisération.

La charmante Augusta Hawkins, outre sesavantages physiques, possédait une fortune d’environ deux centcinquante mille francs. La conquête de cette héritière avait étéfacile et le récit circonstancié que M. Elton dut faire àMme Cole des diverses phases de cette idylle,tourna tout à son honneur ; depuis la rencontre accidentelle àun dîner chez Mme Green jusqu’à la soirée chezM. Brown, sourires et rougeurs s’étaient succédé de plus enplusconscients ; la jeune fille avaitété si soudainement impressionnée, elle s’était montrée si biendisposée que la vanité et l’esprit pratique de M. Eltonavaient été également comblés. Il avait conquis à la fois la proieet l’ombre : l’argent et l’amour ! Aussi s’estimait-ilparfaitement heureux, il parlait surtout de lui-même et de sespropres affaires, s’attendait à être félicité et acceptait lescompliments avec condescendance ; il distribuait maintenantsans arrière-pensée à tous et à toutes ses plus aimablessourires.

Le mariage devait avoir lieu à brève échéance,les intéressés étant tous deux indépendants. Quand M. Eltonrepartit pour Bath, l’opinion générale décréta – et le silencediplomatique de M. Cole ne semblait pas y contredire – qu’ilreviendrait marié.

Pendant le court séjour de M. Elton àHighbury, Emma l’avait rencontré une seule fois ; ce fut assezpour acquérir la certitude que les derniers événements ne l’avaientpas amélioré : il avait pris un air gourmé et prétentieux etEmma s’étonna d’avoir pu à aucun moment le trouver agréable. À direvrai, la personne de M. Elton lui suggérait les plus péniblessouvenirs et elle eût été heureuse – excepté au point de vue moral,en manière de pénitence, comme un perpétuel rappel à l’humilité –de ne plus le voir jamais ; elle souhaitait le bonheur dujeune ménage, mais ce bonheur transporté à une vingtaine de lieueslui eût procuré une satisfaction sans mélange. Toutefois, elle serendait compte que l’inconvénient de la permanence de M. Eltonà Highbury se trouverait grandement atténué par le fait de sonmariage ; l’existence d’une Mme Eltonfournirait une excellente excuse pour mettre un terme à l’intimitéantérieure et inaugurer des rapports de cérémonie.

De la jeune femme individuellement, Emmas’occupait fort peu : elle était sans doute à la mesure deM. Elton, suffisamment cultivée pour Highbury, juste assezjolie pour paraître laide à côté d’Henriette. Malgré son dédainpour cette dernière, M. Elton n’avait pas trouvé beaucoupmieux, au point de vue de la famille ; les deux cent cinquantemille francs mis à part, Mlle Hawkins, en effet,n’était guère au-dessus de Mlle Smith ; ellen’apportait ni nom ni ancêtres : c’était la fille cadette d’unmarchand de Bristol ; elle avait eu l’habitude de passer seshivers à Bath, mais Bristol était son véritable domicile ;depuis la mort de ses parents, elle vivait avec un oncle quioccupait une situation modeste chez un avocat de la ville. Tout lelustre de la famille semblait provenir de la sœur aînée :celle-ci se trouvait avoir épousé un homme assez bien placésocialement et fort riche. Les divers récits, concernant lafiancée, se terminaient invariablement par une allusion à cettealliance, dont la gloire rejaillissait surMlle Hawkins !

Emma aurait bien voulu faire partager àHenriette son sentiment sur la véritable nature de M. Elton,mais si elle n’avait pas eu de peine à persuader son amie dedevenir amoureuse, elle en éprouvait beaucoup à lui faire reniercet amour. À moins de fournir un nouvel aliment à l’imaginationd’Henriette, elle n’espérait pas faire oublier M. Elton ;ce dernier serait certainement remplacé : même un RobertMartin eût suffi à effacer les traces de ce premier déboire ;mais Emma avait conscience qu’aucun autre traitement n’amènerait laguérison ; il était dans la destinée d’Henriette d’êtreéternellement amoureuse !

Depuis le retour de M. Elton, le chagrinde la pauvre fille s’était sensiblement accru ; en effet, siEmma n’avait guère l’occasion de rencontrer ce dernier, Henriette,au contraire, l’apercevait généralement deux ou trois fois parjour ; de plus elle entendait sans cesse parler de lui. Ellevivait au milieu de gens qui voyaient en M. Elton le prototypede la perfection ; il était le sujet de toutes lesconversations et on agitait sans cesse les divers problèmes duprésent et de l’avenir : revenu, installation, mobilier,domesticité, etc. L’attachement d’Henriette était perpétuellementnourri par les éloges qu’elle entendait, et ses regrets avivés parla constatation répétée du bonheur deMlle Hawkins ; elle était appelée à prendrepart à l’interprétation des divers symptômes qui témoignaientcombien M. Elton était épris : sa démarche, la manièredont il portait son chapeau et le changement de sa mine !

Dans d’autres circonstances, Emma se fûtamusée à constater les variations de l’esprit d’Henriette et sesperpétuelles hésitations : tantôt c’était le souvenir deM. Elton qui prédominait, tantôt celui des Martin : lesfiançailles de M. Elton avaient calmé l’agitation occasionnéepar la rencontre avec les Martin ; le chagrin causé par lanouvelle des fiançailles était passé au second plan à la suited’une visite faite par Elisabeth Martin chezMme Goddard peu de jours après ; Henrietten’était pas là mais une lettre avait été laissée pour elle, écritedans un style propre à la toucher : quelques reprochesmélangés à beaucoup d’affection et de bonté. Pendant le séjour deM. Elton à Highbury, les Martin avaient de nouveau étéoubliés. Emma jugea opportun, le jour du départ pour Bath, deproposer à Henriette de rendre la visite à Elisabeth Martin.

Emma avait réfléchi longtemps sur la meilleuremanière de répondre aux avances deMlle Martin : d’une part il ne fallait pasfaire un affront à la mère et aux sœurs en ne tenant aucun comptede l’invitation reçue ; d’autre part il convenait d’éviter àtout prix le danger d’une nouvelle rencontre avec le jeune homme.Finalement elle prit le parti de conduire elle-même Henriette envoiture jusqu’à Abbey Mill ; elle l’y déposerait etrepasserait ensuite la chercher assez tôt pour ne pas laisser letemps aux sujets dangereux d’être abordés ; ce seraitl’indication bien nette du degré d’intimité qui restait possibledorénavant.

Elle ne put trouver une combinaisonmeilleureet tout en reconnaissant qu’ils’y mêlait une certaine dose d’ingratitude, elle l’adopta afin desauvegarder l’avoir de son amie.

Chapitre 23

 

Il avait été convenu qu’Emma viendrait prendreson amie chez Mme Goddard. Ce matin-là Henriette nese sentait guère en train : une heure auparavant, sa mauvaiseétoile l’avait conduite à l’endroit précis où, au même moment, unemalle portant la suscription : – le révérend Philippe Elton,au Grand Cerf, Bath – était hissée dans la voiture du boucherchargé de la transporter jusqu’à la diligence. Tout dans sa penséese confondait : le souvenir de la malle et de l’adressesurnageait seul.

Cependant lorsqu’elle descendit de voiture enface de la grande allée, bordée de pommiers, en espalier,aboutissant à la porte d’entrée, la vue de tout ce qui lui avaitprocuré tant de plaisir l’automne précédent, lui causa une douceémotion. Emma continua sa route ayant décidé de profiter del’occasion pour aller voir une vieille domestique mariée et retiréeà Donwell. Un quart d’heure après la voiture s’arrêtait de nouveaudevant la grille blanche ; au bout de deux minutes Henrietteapparaissait sur le perron accompagnée par une des demoisellesMartin qui prenait congé d’elle avec une politessecérémonieuse.

Henriette, en prenant place à côté d’Emma,était trop émotionnée pour pouvoir donner un compte rendusatisfaisant de la visite, mais peu à peu elle retrouva ses espritset put faire part de ses impressions à sa compagne :

– Je n’ai vu queMme Martin et les jeunes filles et j’ai été reçueplutôt froidement ; la conversation a d’abord roulé sur deslieux communs ; tout à fait sur la fin, pourtant, le ton estdevenu soudain plus cordial à la suite d’une remarque deMme Martin sur ma taille ; dans cette mêmechambre nous avions été mesurées il y a un an : les marques aucrayon et les dates étaient encore visibles sur le chambranle de laporte-fenêtre ; c’était M. Martin qui avait fait lesinscriptions ; elles semblaient toutes trois se rappeler lejour, l’heure, l’occasion et être prêtes à revenir aux mêmessentiments de bon accord ; elles commençaient précisément àretrouver, leurs anciennes manières lorsque la voiture réapparut ettout fut fini.

Emma ne pouvait se dissimuler combien lesdames Martin avaient dû être offensées ; quatorze minutes àconsacrer à celles avec qui, six mois auparavant, Henriette avaitété heureuse de passer six semaines ! Elle regrettaitsincèrement que les Martin n’occupassent pas un rang social plusélevé, mais, au degré où ils se trouvaient placés, aucuneconcession n’était possible.

Emma éprouva le besoin d’une diversion etrésolut de s’arrêter à Randalls ; mais il n’y avait personne àla maison ; le domestique supposait que ses maîtres avaient dûaller à Hartfield.

– C’est trop fort, dit Emma quand lavoiture se fut remise en marche, et maintenant nous allons justeles manquer.

Elle s’enfonça dans le coin pour laisser à sondésappointement le temps de s’évaporer. Peu après la voitures’arrêta, Emma se pencha à la portière et aperçut M. etMme Weston qui s’approchaient pour lui parler. Elleéprouva un vrai plaisir à leur aspect et se sentit touteréconfortée en entendant la voix de M. Weston :

– Comment allez-vous ? Nous venonsde faire une visite à votre père, nous avons été contents de letrouver bien. Frank arrive demain ; j’ai eu une lettre cematin ; il est aujourd’hui à Oxford et il se propose de passerune quinzaine de jours avec nous ; je m’attendais du reste àcette visite qui nous dédommagera amplement de notredésappointement du mois de décembre : maintenant le temps esttout à fait propice, nous allons pouvoir jouir de sa présence. Lesévénements ont pris exactement la tournure que jedésirais !

Il n’y avait pas moyen de n’être pas gagné parla bonne humeur de M. Weston ; de son côté, avec moins deparoles et d’enthousiasme, Mme Weston confirma labonne nouvelle, et Emma prit une part sincère à leur contentement.M. Weston fit le récit détaillé de toutes les circonstancesqui permettaient à son fils d’être assuré d’une quinzaine d’entièreliberté. Emma écouta, sourit et félicita.

– Je ne tarderai pas à l’amener àHartfield, dit M. Weston en manière de conclusion.

Emma s’imagina que Mme Westontouchait à ce moment le bras de son mari.

– Nous ferons bien de continuer notreroute, dit Mme Weston ; nous retenons cesjeunes filles.

– Eh bien ! je suis prêt,répondit-il.

Et, se retournant vers Emma, ilajouta :

– Mais il ne faut pas vous attendre àvoir un très joli garçon ; ne vous fiez pas à madescription ; il n’a probablement rien d’extraordinaire.

Pendant qu’il parlait, ses yeux brillantsindiquaient, du reste, une toute autre conviction.

Emma prit un air de parfaite innocence et decomplet désintéressement pour donner une réponse évasive.

– Pensez à moi demain, ma chère Emma,vers quatre heures, dit, d’une voix qui tremblait un peu,Mme Weston en quittant son amie.

– Quatre heures ! Il sera là avanttrois heures, croyez-moi, rectifia vivement M. Weston ens’éloignant avec sa femme.

Emma eut l’agréable impression de renaître àla vie : le passé de découragement s’effaçait pour faire placeà de nouvelles espérances ; tout revêtait un aspectdifférent : James et les chevaux lui semblaient avoir perdul’air endormi ; quand elle regardait les haies elles’attendait à voir les sureaux en fleur ; sa compagneelle-même paraissait avoir surmonté son chagrin et lui souriaittendrement.

Au bout de quelques minutes, Henriettedemanda :

– M. Frank Churchill traversera-t-ilBath après Oxford ?

Cette question était d’assez mauvais auguremais bien entendu Emma ne s’attendait pas à voir Henrietteretrouver immédiatement le calme ; d’autre part, il n’eut pasété raisonnable d’exiger, dès à présent une connaissance parfaitede la géographie. Il fallait s’en remettre au temps et àl’expérience des voyages.

Le lendemain, Emma n’oublia pas sa promesse etdès le matin sa pensée était occupée de l’entrevue qui attendaitMme Weston : « Ma chère amie, sedisait-elle en descendant l’escalier au moment de sortir après ledéjeuner, je vous vois d’ici allant et venant dans la chambre devotre hôte afin qu’il ne manque rien. Il est midi ; demain àcette heure-ci ils viendront probablement faire leurvisite. »

Elle ouvrit la porte du salon et vit deuxmessieurs assis avec son père : M. Weston et son fils.Ils venaient seulement d’arriver et M. Weston finissait àpeine d’expliquer que Frank était arrivé un jour à l’avance ;M. Woodhouse en était encore aux politesses de l’accueil etaux félicitations.

Frank Churchill, dont on avait tant parlé setenait enfin en personne devant les yeux d’Emma ; c’était untrès joli homme ; taille, air, tenue, tout étaitirréprochable ; il avait beaucoup de l’animation et de lavivacité de son père et paraissait intelligent. Elle se sentitimmédiatement portée à avoir de la sympathie pour lui ; et deson côté il témoignait clairement, par l’aisance et la cordialitéde ses manières, de son désir de faire plus ample connaissance.

– Je vous avais bien assuré hier, ditM. Weston en exultant, je vous avais bien assuré qu’ilarriverait avant l’heure fixée. On ne peut pas résister au plaisirde surprendre ses amis et celui qu’on procure compense largementles petits ennuis et la fatigue auxquels on s’est exposé.

– Sans doute répondit Frank Churchill,pourtant je ne prendrais pas la liberté d’agir de la sorte avectout le monde ; mais en rentrant à la maison je me suis crutout permis.

Quand il prononça les mots « à lamaison », son père le regarda avec plus de complaisanceencore. M. Frank Churchill se déclara ensuite enchanté deRandalls ; il trouvait la maison parfaitement aménagée, c’està peine s’il voulait admettre qu’elle était petite ; iladmirait le site, la route qui conduit à Highbury, la petite villeelle-même et surtout Hartfield ; il assurait avoir toujourséprouvé un intérêt spécial pour son pays natal et un grand désir dele visiter. Emma ne put s’empêcher de s’étonner intérieurementqu’il n’ait pas satisfait depuis longtemps une aussi légitimeaspiration ; de toute façon ses manières ne dénotaient aucuneaffectation et son contentement paraissait sincère.

Leurs sujets de conversation furent ceux quiconviennent à une première rencontre. Il posa des questions :« Montait-elle à cheval ? Le voisinage était-ilnombreux ? Il avait aperçu plusieurs jolies maisons entraversant Highbury ! Donnait-on des bals ? Faisait-on dela musique ? »

Quand Emma l’eut renseigné sur ces diverspoints, il chercha une occasion pour amener la conversation sur sabelle-mère : il parla d’elle avec admiration et manifestatoute sa reconnaissance pour le bonheur qu’elle procurait à sonpère.

– Pour ma part, ajouta-t-il, jem’attendais à voir une femme aimable et comme il faut ; je nesavais trouver en Mme Weston une jeune et joliefemme.

– Vous ne sauriez, à mon avis, discernertrop de perfections chez Mme Weston, répondit Emma.Si vous lui donniez dix-huit ans, je vous écouterais avec plaisir,mais elle serait certainement mécontente de vous entendre parler dela sorte ; ne lui laissez pas deviner qu’elle vous est apparuesous la figure d’une jeune et jolie femme.

– Non ; vous pouvez être tranquille,reprit-il en s’inclinant galamment, lorsque je m’adresserai àMme Weston, je sais de quelle personne il me serapermis de faire l’éloge sans crainte d’être taxé d’exagération.

Tout en causant, Emma observaitM. Weston : celui-ci ne cessait de jeter à la dérobée surleur groupe des regards où perçaient sa satisfaction et son plaisiret lors même qu’il s’efforçait de ne pas regarder, il prêtaitl’oreille à leurs propos. Quant à M. Woodhouse il n’avait pasle moindre soupçon du complot tramé contre son repos ; ildésapprouvait chaque mariage annoncé, mais ne ressentait jamaisaucune appréhension d’un mariage possible : avant d’avoir lapreuve de leur complicité, il n’aurait jamais voulu faire à deuxpersonnes l’injure de leur prêter des intentionsmatrimoniales ! Il pouvait donc sans aucune arrière-pensées’abandonner à ses sentiments de bonté et de politesse ets’inquiéter des difficultés de tous genres auxquelles, selon lui,M. Frank Churchill avait dû être exposé pendant un si longvoyage. Après un temps normal, M. Weston se prépara àpartir.

– Je suis forcé de vous dire adieu,dit-il. Je dois m’arrêter à l’hôtel de la Couronne à propos de monfoin et je suis chargé d’un grand nombre de commissions pourFord ; mais je ne veux presser personne.

Son fils trop bien élevé pour ne pas saisirl’allusion, se leva aussitôt en disant :

– Puisque vous avez à vous occuperd’affaires, Monsieur, je profiterai de l’occasion pour faire unevisite. J’ai l’honneur de connaître une de vos voisines,ajouta-t-il en se tournant vers Emma, une jeune fille du nom deFairfax qui habite Highbury ; je n’aurai pas de difficultés jepense à trouver la maison ; mais peut-être sera-t-il plusprudent, en demandant mon chemin, de d’informer des Barnes ouBates. Connaissez-vous cette famille ?

– Si nous la connaissons ! repritson père. Nous avons passé devant la maison deMme Bates pour venir ici ; j’ai vuMlle Bates à sa fenêtre. Vous avez, si je ne metrompe, rencontré Mlle Fairfax à Weymouth, c’estune bien jolie personne.

– Il n’est pas indispensable que j’ailleprésenter mes hommages aujourd’hui même, répondit le jeune homme,mais nous étions dans des termes tels…

– N’hésitez pas. Il convient, Frank, devous montrer ici particulièrement attentif vis à vis de cette jeunefille ; vous l’avez connue chez les Campbell où elle setrouvait sur un pied d’égalité avec leurs amis, mais à Highburyelle habite avec sa vieille grand’mère qui possède à peine de quoivivre : si vous n’alliez la voir dès votre arrivée on pourraitinterpréter votre abstention comme un manque d’égards.

Le jeune homme s’inclina et parutconvaincu.

– J’ai entenduMlle Fairfax, dit Emma, faire allusion à votrerencontre ; c’est une personne fort élégante, n’est-il pasvrai ?

Il acquiesça avec un « oui »indifférent.

– Si vous n’avez jamais étéparticulièrement frappé par la distinction de ses manières,reprit-elle, vous le serez je crois aujourd’hui. Vous la verrez àson avantage et vous pourrez causer avec elle… Non, je me trompe,vous ne pourrez sans doute pas ouvrir la bouche, car elle a unetante qui parle sans discontinuer.

– Vous allez rendre visite àMlle Fairfax, Monsieur ? intervint inopinémentM. Woodhouse ; c’est une jeune fille accomplie ;elle habite en ce moment chez sa grand’mère et sa tante ;d’excellentes personnes que j’ai connues toute ma vie ; ellesseront je suis sûr très heureuses de vous accueillir. Un de mesdomestiques vous accompagnera pour vous montrer le chemin.

– Mon cher Monsieur, je ne sauraisaccepter à aucun prix ; mon père me donnera toutes lesindications voulues.

– Mais votre père ne va pasjusque-là ; il doit s’arrêter à l’hôtel de la Couronne, tout àfait à l’autre extrémité de la rue, et il y a beaucoup demaisons ; vous pourriez être très embarrassé ; la routeest mauvaise dès qu’on quitte le trottoir : mais mon cochervous indiquera l’endroit précis où vous pourrez traverser le pluscommodément.

M. Frank Churchill persista à refuser, ens’efforçant de garder son sérieux ; son père lui donna sonappui en disant :

– Mon bon ami, c’est tout à faitinutile ; Frank reconnaît une flaque d’eau à première vue etde l’hôtel il n’y a qu’un saut à faire pour arriver chezMme Bates.

Finalement, M. Woodhouse céda à regret,et, avec une parfaite cordialité, le père et le fils prirentcongé.

Pour sa part, Emma fut très satisfaite decette première entrevue et elle ne doutait pas que son amie deRandalls n’eût retrouvé maintenant toute sa liberté d’esprit.

Chapitre 24

 

Le lendemain matin M. Frank Churchill fitune nouvelle apparition à Hartfield. Cette fois il accompagnait sabelle-mère.

Emma ne les attendait pas, car M. Weston,venu quelques instants auparavant pour recueillir des complimentssur son fils, n’était pas au courant des plans de sa famille ;ce fut une agréable surprise pour elle de les apercevoir quimarchaient vers la maison en se donnant le bras. Elle désiraitl’observer, en compagnie de Mme Weston, car de laconduite du jeune homme vis-à-vis de celle-ci dépendait l’opinionqu’elle aurait de lui ; s’il n’était pas parfait de ce côté,aucune qualité ne pourrait compenser ce manquement ; dèsqu’elle les vit venir ensemble elle fut complètement rassurée. Lamanière de Frank Churchill à l’égard de sa belle-mère étaitparticulièrement appropriée ; il montrait clairement son désirde la considérer comme une amie et de gagner son affection.

Emma alla à leur rencontre et ils firentensemble le tour du parc et se dirigèrent ensuite versHighbury ; Frank Churchill se montra enchanté de tout et nedissimula pas son intérêt pour tout ce qui touchait de près ou deloin à Highbury. Quelques-uns des objets de sa curiositéindiquaient d’excellents sentiments : il voulut connaître lamaison où son père et son grand’père avaient résidé ; ils’informa d’une vieille femme qui l’avait soigné dans son enfance,et manifesta l’intention de l’aller voir. La cause du jeune hommefut vite gagnée auprès de ses compagnes et la bonne impressiond’Emma se trouva confirmée de point en point.

Leur premier arrêt fut à l’hôtel de laCouronne, le principal du pays, où il y avait une paire de postierspour le service des relais. Frank Churchill observa qu’une partiede bâtiment semblait avoir été ajoutée après coup etMme Weston lui fit l’historique de cette annexeconstruite une vingtaine d’années auparavant : c’était unesalle de bal, mais depuis longtemps il n’était plus question defêtes et le local était utilisé certains jours de la semaine par leclub de whist de Highbury. L’intérêt de Frank Churchill futimmédiatement éveillé et il s’arrêta assez longtemps devant unegrande fenêtre à coulisse, pour regarder à l’intérieur de lapièce ; il exprima son regret que l’affectation de la sallefut tombée en désuétude ; il n’y voyait pas de défauts :« Non, elle était assez longue, assez large et suffisammentélégante ; on devrait y danser au moins tous les quinze jourspendant l’hiver. Pourquoi Mlle Woodhouse nefaisait-elle pas renaître l’ancienne coutume ? Elle qui étaittoute puissante à Highbury ! On eut beau lui dire qu’il n’yavait pas dans le pays de familles susceptibles de fournir uncontingent suffisant de danseurs, il ne se laissa pas persuader.Même quand les détails lui furent donnés il ne voulut pas admettreles inconvénients du mélange des différents milieux sociaux :dès le lendemain matin, assurait-il, chacun reprendrait sa place.Emma fut assez surprise de constater que les tendances des Westonprévalaient aussi complètement sur les habitudes des Churchill. Lejeune homme paraissait avoir toute l’animation, les sentimentsenjoués et les goûts mondains de son père sans rien de l’orgueil etde la réserve d’Enscombe.

Finalement ils continuèrent leur route et, enpassant devant la maison des Bates, Emma se rappela la visite qu’ilavait projetée la veille et lui demanda s’il l’avait faite.

– Oui, oui, reprit-il, j’allais justementy faire allusion. J’ai vu les trois dames et je vous suisreconnaissant de l’avertissement préalable que vous m’avez donné.Si j’avais été pris absolument au dépourvu par le bavardage de latante, je ne sais ce qui serait advenu de moi ! Je fussimplement amené à faire une visite d’une longueur excessive ;dix minutes suffisaient, je comptais être rentré avant mon pèremais celui-ci finit, après m’avoir attendu longtemps, par venir mechercher : j’étais là depuis trois quarts d’heure !L’excellente demoiselle ne m’avait pas donné la possibilité dem’échapper.

– Et quelle mine avez-vous trouvé àMlle Fairfax ?

– Mauvaise, très mauvaise ; du resteMlle Fairfax est naturellement si pâle qu’elledonne toujours un peu l’idée de ne pas avoir une santéparfaite.

– Certainement le teint deMlle Fairfax n’est pas éblouissant, mais en tempsordinaire il n’y a pas apparence de maladie ; à mon avisl’extrême délicatesse de l’épiderme donne un charme particulier auvisage.

– J’ai entendu bien des personnes parlerainsi, mais pour ma part rien ne peut remplacer l’éclat de lasanté ; si les traits sont ordinaires, un beau teint prête del’agrément à l’ensemble, si, au contraire ils sont réguliers,l’effet s’en trouve considérablement rehaussé. Il est du reste toutà fait superflu que je m’applique à décrire le charme d’un visageparfaitement harmonieux.

– Il est inutile, interrompit Emma ensouriant, de discuter sur les goûts. Enfin, à part le teint, vousl’admirez ?

Il se mit à rire et répondit :

– Je ne puis séparerMlle Fairfax de son teint.

– La voyiez-vous souvent àWeymouth ?

À ce moment, on approchait de chez Ford et ildit avec vivacité :

– Ah ! Voici le magasin dont monpère m’a parlé et où, paraît-il, on vient journellement. Si vousn’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions entrer : jevoudrais faire acte de citoyen d’Highbury en achetant quelqu’objetchez Ford ; il vend probablement des gants ?

– Oh ! oui, des gants et tout lereste. J’admire votre patriotisme. Vous étiez déjà très populairecomme le fils de M. Weston, mais si vous dépensez unedemi-guinée chez Ford, votre mérite personnel ne fera de doute pourpersonne.

Ils entrèrent ; les élégantes liasses degants « Yorktan » furent rapidement descendues etdéfaites sur le comptoir. Tout en faisant son choix, FrankChurchill reprit :

– Mais je vous demande pardon,Mademoiselle Woodhouse, de vous avoir interrompue ; soyezassez bonne pour répéter ce que vous disiez au moment de mamanifestation d’amor patriæ.

– Je demandais simplement si vous aviezdes rapports fréquents avec Mlle Fairfax àWeymouth ?

– Votre question, je l’avoue,m’embarrasse un peu. L’appréciation du degré d’intimité est leprivilège de la femme. Je ne voudrais pas me compromettre enprétendant à plus qu’il ne plaît à Mlle Fairfaxd’accorder.

– Sur ma parole,Mlle Fairfax elle-même ne répondrait pas avec plusde discrétion ! Mais tranquillisez-vous, elle est si réservée,si peu disposée à donner la moindre information que vous avez touteliberté d’interpréter à votre guise la nature de vos relations.

– Vous croyez ? Alors, je dirai lavérité ; c’est ce que je préfère. Je lavoyais souvent à Weymouth ; j’avais connules Campbell à Londres et nous faisions partie à peu près de lamême coterie. Le colonel Campbell est un homme charmant etMme Campbell, une aimable femme, pleine decœur ; je les aime tous.

– Vous êtes au courant, je suppose, de lasituation de Mlle Fairfax ; vous n’ignorez pasla destinée qui l’attend ?

– Je crois, répondit-il avec un peud’hésitation, savoir en effet…

– Vous abordez un sujet délicat Emma, ditMme Weston en souriant, vous oubliez ma présence.M. Frank Churchill ne sait plus quoi dire quand vous parlez dela position sociale de Mlle Fairfax. Je vaism’éloigner un peu.

– Je me souviens seulement, reprit Emmaen se tournant vers Frank Churchill, que Mme Westona toujours été ma meilleure amie.

Il parut apprécier et honorer un telsentiment. Les gants achetés, ils quittèrent le magasin et FrankChurchill demanda :

– Avez-vous jamais entenduMlle Fairfax jouer du piano ?

– Je l’ai entendue chaque année de ma viedepuis nos débuts à toutes deux ; c’est une musicienneremarquable.

– Je suis content d’avoir une opinionautorisée. Elle me paraissait jouer avec beaucoup de goût mais,tout en étant moi-même très amateur de musique, je ne me sens pasle droit de porter un jugement sur un exécutant. J’ai souvententendu louer son style et je me rappelle avoir remarqué qu’unhomme très compétent, amoureux d’une autre femme, fiancé même, nedemandait jamais à celle-ci de s’asseoir au piano si la jeune filledont nous parlons était présente. Cette préférence me paraît êtreconcluante.

– On ne peut plus ! dit Emma trèsamusée. Alors M. Dixon est très musicien ? Nous allons ensavoir plus long sur leur compte après une demi-heure deconversation avec vous, que nous en eussions appris au bout d’uneannée, à l’aide des révélations deMlle Fairfax.

– Vous l’avez deviné, c’est bien àM. Dixon et à Mlle Campbell que je faisaisallusion.

– À la place deMlle Campbell je n’aurais pas été flattée de voirmon fiancé témoigner d’un goût plus prononcé pour la musique quepour ma personne ; cette hypertrophie du sens de l’ouïe audétriment de celui de la vue ne m’eut pas agréée ! CommentMlle Campbell paraissait-elle accepter cetteoption ?

– Il s’agissait, vous le savez, de sonamie intime.

– Triste consolation ! dit Emma enriant ; on aimerait mieux voir préférer une étrangère :on pourrait espérer alors que le cas ne se représenterait pas, maisquelle misère d’avoir une amie toujours à portée pour faire toutmieux que soi ! Pauvre Mme Dixon ! Ehbien vraiment, je suis contente qu’elle soit allée s’établir enIrlande.

– Sans doute, ce n’était pas flatteurpour Mlle Campbell, mais elle ne semblait pas ensouffrir.

– Tant mieux pour elle ou tant pis !Il est difficile de discerner le mobile de cette résignation :douceur de caractère ou manque d’intelligence, vivacité d’amitié ouapathie. De toute façon, Mlle Fairfax devait sesentir extrêmement gênée.

– Je ne puis pas dire si…

– Oh ! ne croyez pas que j’attendede vous une analyse des sensations deMlle Fairfax ! Elle ne fait de confidences àpersonne ; mais le fait d’accepter de se mettre au piano,toutes les fois que M. Dixon le lui demandait, prête à desinterprétations objectives.

– Il paraissait y avoir entre eux une siparfaite entente, reprit-il avec vivacité ; puis se ravisant,il ajouta : Naturellement il m’est impossible d’apprécier dansquels termes ils étaient réellement, ni ce qui se passait dans lescoulisses : extérieurement tout était à l’union. Mais vous,Mademoiselle Woodhouse, qui connaissez Mlle Fairfaxdepuis son enfance, vous êtes à même de connaître la façon dontelle se comporterait dans une situation difficile.

– Nous avons grandi ensemble, en effet,et il eût été naturel que des relations d’intimité se fussentétablies entre nous. Il n’en fut jamais ainsi, je ne sais troppourquoi ; sans doute un peu par ma faute ; je me sentaismal disposée pour une jeune fille qui était de la part de safamille et de son entourage l’objet d’une véritable idolâtrie. Ensecond lieu l’extrême réserve de Mlle Fairfax m’atoujours empêchée de m’attacher à elle.

– Rien de moins attirant en effet ;on ne peut aimer une personne réservée.

– Non jusqu’au moment où cette réserve sedissipe vis-à-vis de soi et alors c’est un attrait de plus. Mais ilme faudrait être tout à fait sevrée d’affection pour prendre lapeine de conquérir de vive force une âme si bien défendue ! Iln’est plus question d’intimité entre moi etMlle Fairfax. Je n’ai aucune raison d’avoirmauvaise opinion d’elle ; toutefois une si perpétuelleprudence en paroles et en actes, unecrainte si excessive de donner un renseignement ne sont pasnaturelles : on ne se tient pas à ce point sur ses gardes,sans raison.

Ils demeurèrent d’accord sur ce sujet commesur les autres.

Frank Churchill ne répondait pas exactement àl’idée qu’Emma se faisait de lui : il s’était révélé moinshomme du monde d’un certain côté, moins enfant gâté de la fortune,qu’elle n’avait anticipé. Elle fut particulièrement frappée dujugement qu’il porta sur la maison de M. Elton, dont on luiavait fait remarquer l’apparence modeste et le maigre confort.« À mon avis, avait-il dit, l’homme appelé à y vivre avec lafemme de son choix est un heureux mortel. La maison me paraîtsuffisamment grande pour tous les besoins raisonnables ; ilfaut être un sot pour ne pas s’en contenter. »

Mme Weston se mit à rire etrépondit :

– Vous êtes habitué vous-même à un grandtrain de vie et à une maison spacieuse ; vous avez jouiinconsciemment de tous les avantages y afférents et vous n’êtes pasà même de connaître les inconvénients d’une petite habitation.

Nonobstant Emma fut satisfaite de cetteprofession de foi : sans doute il ne se rendait pas exactementcompte de l’influence que peuvent avoir sur la paix domestiquel’absence d’une chambre pour la femme de charge et l’exiguïté del’office du maître d’hôtel, mais ce n’était pas moins une bonnenote d’avoir conservé au milieu du faste d’Enscombe des goûtssimples et un cœur chaud.

Chapitre 25

 

L’opinion d’Emma sur Frank Churchill se trouvaquelque peu modifiée le lendemain : M. etMme Weston vinrent faire une visite à Hartfield etelle apprit d’eux que le jeune homme était allé à Londres pour sefaire couper les cheveux : il avait été pris d’une frénésiesoudaine pendant le déjeuner et, ayant commandé une voiture,s’était mis en route avec l’intention de rentrer à l’heure dudîner. Sans doute, cette expédition était en soi assezinoffensive ; mais il s’y mêlait une préoccupation ridicule etenfantine qu’Emma ne pouvait approuver ; cette manière d’agircontrastait singulièrement avec la raison que Frank Churchillmettait dans ses discours, la modération qu’il affectait dans sesgoûts et aussi les sentiments désintéressés qu’il professait. Lavanité, l’extravagance, l’amour du changement, l’indifférence pourl’opinion des autres, tels étaient les caractéristiques qu’Emmadiscernait maintenant en lui. M. Weston, tout en traitant sonfils de sot, trouvait, en somme, cette équipée assezamusante ; Mme Weston, au contraire, nel’approuvait nullement : elle passa très légèrement sur lefait et se contenta de dire que les jeunes gens ont tous deslubies ; mais, ce point mis à part, elle fit l’éloge de sonbeau-fils dans les termes les plus propres à corriger la mauvaiseimpression de l’instant présent.

– Il se montre plein d’attentions et faitpreuve d’un aimable caractère ; je ne puis rien trouver àredire aux idées du jeune homme, lesquelles, sur beaucoup depoints, méritent même une complète approbation : il sembleavoir une véritable affection pour son oncle qui serait, dit-il, lemeilleur des hommes s’il ne se laissait pas influencer ; ilreconnaît la bonté dont sa tante fait preuve à son égard et parled’elle avec respect.

M. Weston, à son tour, s’efforça de faireapparaître son fils sous un meilleur jour.

– Frank vous trouve très belle, dit-il,et vous admire à tous les points de vue.

Tout l’ensemble était plein de promesses et,sans cette malheureuse fantaisie de la coupe de cheveux, Emmaaurait jugé Frank Churchill tout à fait digne de l’honneur que sonimagination lui faisait en le supposant amoureux d’elle ou du moinssur le point de le devenir. Sa propre indifférence (car ellepersistait à ne pas vouloir se marier) était sans doute leprincipal obstacle aux projets matrimoniaux de ses amis deRandalls.

Peu après l’arrivée de M. et deMme Weston, on apporta une lettre à Emma ;c’était une invitation à dîner de la part de M. et deMme Cole : ces derniers étaient établis àHighbury depuis plusieurs années et ils étaient à la tête d’uneimportante maison de commerce. Tout le monde s’accordait à lesconsidérer comme d’excellentes gens, obligeants, généreux et sansprétention. Au début, ils avaient vécu sur le pied d’une largeaisance, limitant leur hospitalité à quelques amis. Leurs affairesayant prospéré et leurs moyens s’étant considérablement accrus, ilséprouvèrent bientôt le besoin d’être logés plus grandement etd’étendre leurs relations ; ils ajoutèrent une aile à leurmaison, augmentèrent le nombre de leurs domestiques et enflèrentleurs dépenses en général ; ils étaient maintenant, après leschâtelains d’Hartfield, ceux qui menaient le plus grand train devie.

La somptueuse décoration de leur nouvellesalle à manger faisait prévoir qu’ils se préparaient à donner desdîners ; déjà plusieurs célibataires avaient été conviés. Emmane pouvait approuver ces velléités ambitieuses :s’étendraient-elles aux premières familles du pays ? Pour sapart, elle était bien décidée à repousser toute avance et elleregrettait que les habitudes bien connues de son pèren’enlevassent, le cas échéant, une grande signification à cerefus ; sans doute, les Cole étaient très respectables, maisil convenait de leur montrer qu’il ne leur appartenait pas demodifier les termes de leurs relations avec les familles occupantun rang social supérieur au leur. La leçon serait malheureusementincomplète : elle avait peu d’espoir en la fermeté deM. Knightley, aucun en celle de M. Weston.

Emma avait pris position si longtemps àl’avance que le moment venu, ses dispositions s’étaientconsidérablement modifiées : elle n’était plus bien sûremaintenant de ne pas désirer l’invitation qu’elle redoutait un moisauparavant, mais elle n’avait pas la faculté d’option : lesWeston et M. Knightley devaient, en effet, dîner le mardisuivant chez les Cole et ni M. Woodhouse ni sa fille n’avaientété priés. Au cours de leur promenade de la veille, Frank Churchillavait manifesté son désappointement en apprenant queMlle Woodhouse ne serait pas au nombre desconvives. Emma trouvait insuffisante l’explication donnée parMme Weston : « Ils ne prendront sansdoute pas la liberté de vous inviter, sachant que vous ne dînezjamais en ville. » Le splendide isolement auquel sa grandeurla condamnait lui pesait singulièrement.

Ce fut donc sans déplaisir qu’Emma pritconnaissance de la lettre de Mme Cole ; aprèsavoir mis M. et Mme Weston au courant, elleajouta : « Naturellement, nous ne pouvonsaccepter », mais en même temps elle s’empressa de leurdemander avis : ils furent tous deux nettement favorables àl’acceptation.

Après quelques objections de pure forme, Emmane cacha pas qu’elle était touchée des égards témoignés à son pèreet du tact avec lequel la demande était formulée : « Ilsauraient déjà sollicité l’honneur de les recevoir, mais ils avaientattendu l’arrivée d’un paravent commandé à Londres : ilsespéraient maintenant être en mesure d’éviter à M. Woodhousetoute espèce de courant d’air. » Finalement, elle se renditaux moyens de concilier l’absence d’Emma avec le confort deM. Woodhouse : il fut convenu qu’à défaut deMme Bates on prierait Mme Goddardde tenir dîner à Hartfield ce soir là. Emma ne désirait pas, eneffet, que son père acceptât personnellement ; les heures nepouvaient lui convenir et l’assemblée serait trop nombreuse. Ilrestait à lui faire envisager la possibilité de se séparer de safille pendant une soirée : il s’y résigna sans trop dedifficultés.

– Je n’aime pas dîner en ville, dit-il,ni Emma non plus. À mon avis, il aurait beaucoup mieux valu queM. et Mme Cole fussent venus prendre le théavec nous, un après-midi pendant la belle saison, en choisissantl’heure de la promenade, il leur eût été facile de rentrer avantl’humidité de soir : je ne voudrais exposer personne auxbrouillards d’été ! Néanmoins, puisqu’ils désirent tant avoirEmma à dîner, je ne veux pas m’y opposer, à condition, toutefois,que le temps ne soit ni humide ni froid et que le vent ne soufflepas.

Se tournant alors versMme Weston avec un air de reproche, ilajouta :

– Ah ! Mademoiselle Taylor, si vousne vous étiez pas mariée, vous m’auriez tenu compagnie cesoir-là !

– Eh bien ! Monsieur, ditM. Weston, puisque je suis responsable de l’enlèvement deMlle Taylor, je m’efforcerai de lui trouver uneremplaçante : j’irai à l’instant chezMme Goddard, si vous le désirez.

La seule idée qu’on pût tenter une démarcheaussi précipitée eut pour effet d’accroître l’agitation deM. Woodhouse. Emma et Mme Weston déclinèrentaussitôt cette offre et firent des propositions plus acceptables,M. Woodhouse se remit rapidement et reprit :

– Je serai heureux de voirMme Goddard et je ne vois pas de difficulté à cequ’Emma écrive pour l’inviter. James pourrait porter la lettre.Mais, avant tout, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, il fautrépondre aux Cole. Vous transmettrez mes excuses, ma chère, avectoute la politesse voulue. Vous ferez allusion à mon état de santéqui ne me permet pas d’accepter leur aimable invitation ;naturellement vous commencerez par présenter mes compliments. Dureste, les recommandations sont inutiles : vous vousexprimerez, sans aucun doute, avec une correction parfaite. Il nefaut pas oublier d’avertir James ; avec lui je n’aurai pasd’inquiétude à votre sujet, bien que nous n’ayions jamais été chezles Cole depuis l’ouverture de la nouvelle route ; il seraprudent de lui donner l’ordre de venir vous prendre de bonneheure ; je suis sûr qu’une fois le thé servi vous serezfatiguée.

– Pourtant, papa, vous ne voudriez pasque je m’en aille avant de me sentir lasse ?

– Non certainement, ma chérie, mais vousne tarderez pas à éprouver le désir de rentrer ! l’assembléesera nombreuse, tout le monde parlera à la fois et vous n’aimez pasle bruit.

– Mais, mon cher monsieur, ditM. Weston, si Emma se retire ce sera le signal du départgénéral.

– Je n’y vois aucun inconvénient, repritM. Woodhouse, le plus tôt les réunions mondaines prennent finc’est le mieux.

– Ne conviendrait-il pas de songer aussiaux maîtres de maison, répondit M. Weston ; partirimmédiatement après le thé, ce serait leur faire un affront. Vousne voudriez pas, Monsieur, désappointer les Cole à ce point :de braves et excellentes gens qui sont vos voisins depuis dixans !

– Non pour rien au monde, monsieurWeston, et je vous remercie de m’avoir averti. Je seraisextrêmement fâché de causer le moindre chagrin aux Cole. Je lestiens en grande estime ; Perry m’a dit que M. Cole neprenait jamais de liqueur. Ma chère Emma, plutôt que d’offenserM. ou Mme Cole, vous pourriez peut-être vousimposer l’effort de prolonger votre veille. Du reste vous serezentourée d’amis et ils vous feront oublier la fatigue.

– Pour ma part, papa, je n’aurais aucunscrupule à rester tard, si je n’avais la préoccupation de voussavoir seul. Tant que vous aurez la compagnie deMme Goddard je serai parfaitement tranquille survotre compte : vous aimez jouer au piquet l’un etl’autre ; mais je crains que vous ne demeuriez en bas, aprèsson départ, au lieu d’aller vous coucher à votre heurehabituelle ; cette idée me gâterait complètement masoirée ; promettez-moi de ne pas veiller.

Il y consentit en échange d’autrespromesses : elle dut s’engager à bien se chauffer avant demonter se coucher et à manger si elle avait faim ; se femme dechambre l’attendrait bien entendu ; Serge et le domestiqueauraient mission de s’assurer de la fermeture des portes et ducouvre-feu général.

Chapitre 26

 

Frank Churchill revint le soir même ; ilarriva un peu en retard à dîner, mais personne n’en sut rien.Mme Weston, en effet, était trop désireuse que sonbeau-fils ne déméritât pas aux yeux deMlle Woodhouse pour l’exposer, sauf dans le cas deforce majeure, à la moindre critique. Ses cheveux étaient coupés etil se moqua de lui-même avec une extrême bonne grâce. Le lendemainil vint à Hartfield : Emma l’observa et ne put distinguer enlui aucun symptôme de gêne. Il avait son entrain habituel.

Elle se prit à moraliser à part soi :

– Je le constate avec regret ; maisil est certain qu’un acte absurde, dont un être intelligent al’impudence de revendiquer la responsabilité, perd en grande partieson caractère infamant ; le grelot de la folie, manié par desmains expertes, rend un son particulier !

Dans les paroisses de Donwell et d’Highbury,l’opinion était nettement favorable au nouvel arrivant et, le caséchéant, on eût été tout disposé à faire preuve d’indulgence pourun jeune homme si élégant qui souriait si souvent et saluait avectant de grâce.

Sourires et saluts, pourtant, n’avaient pasréussi à dissiper les préventions de M. Knightley ; enapprenant, la veille, au cours de sa visite à Hartfield, la fuguede Frank Churchill, il ne fit tout d’abord aucun commentaire, ilouvrit un journal et Emma l’entendit murmurer : « C’estbien le jeune fat que je m’étais imaginé ! » Elles’apprêtait à répondre, mais s’apercevant que M. Knightleyn’avait apporté à cette remarque aucun esprit de provocation à sonégard, elle ne le releva pas.

Le mardi arriva : Emma se sentait toutedisposée à passer une agréable soirée : elle ne voulait pas sesouvenir que six semaines auparavant, à l’époque même de la faveurde M. Elton, une des principales faiblesses qu’elle discernaiten lui était précisément une fâcheuse propension à dîner chez lesCole !

Le confort de M. Woodhouse étaitamplement assuré : Mme Bates etMme Goddard étaient toutes deux à leur poste. Ledernier soin d’Emma avant de quitter la maison fut d’entrer ausalon pour présenter ses respects aux amies de son père ;elles finissaient de dîner. M. Woodhouse contemplaaffectueusement sa fille et la complimenta sur sa jolietoilette ; pendant ce temps celle-ci s’efforça, en servant auxdames de grands morceaux de gâteau, d’apporter une compensation auxprivations qu’elle supposait leur avoir été imposées, au nom del’hygiène, pendant le repas.

En même temps que celle d’Emma une autrevoiture s’arrêta devant la porte de M. Cole ; elle futagréablement surprise en reconnaissant le coupé de Knightley ;ce dernier n’avait pas de chevaux à lui et faisait rarementatteler : il se plaisait à affirmer son caractère indépendantet venait la plupart du temps à pied chez ses amis.

Selon l’estimation d’Emma cette manière d’agirne convenait en aucune façon au propriétaire de Donwell Abbey.Aussi quand M. Knightley s’approcha pour l’aider à descendre,s’empressa-t-elle de lui faire part de son approbation.

– Voilà l’équipage dans lequel il sied àun homme comme il faut de se rendre en soirée. Je vous fais mescompliments.

Il la remercia et ajouta :

– Comme c’est heureux que nous soyionsarrivés au même moment ! Si nous étions, de prime-abord,rencontrés dans le salon, vous n’auriez sans doute pas remarqué quej’avais l’air particulièrement distingué, ni deviné comment j’étaisvenu.

– Vous vous trompez, je m’en seraiscertainement aperçue. Lorsque vous avez conscience d’avoir employéun moyen de locomotion non conforme à votre rang, vous affectez unair de bravade et d’indifférence. Aujourd’hui, au contraire, vousn’avez aucun effort à faire ; vous ne craignez pas que l’onsuppose que vous avez honte ; vous n’avez pas besoin deredresser votre taille. Je serai fière d’entrer avec vous dans lesalon.

« Vous êtes absurde ! » fut laréponse, faite sans mauvaise humeur.

Emma fut reçue par les Cole avec unerespectueuse cordialité et on lui donna toute l’importancedésirable. Mme Weston l’accueillit de son regard leplus tendre ; Frank Churchill s’approcha avec un empressementsignificatif ; à dîner il était assis auprès d’elle et Emmasoupçonna que les places n’avaient pas été assignées sanspréméditation.

L’assemblée comprenait, en outre, une familledes environs moins immédiats, très bien placée socialement etM. Cox, l’homme d’affaires d’Highbury, accompagné de son fils.Les dames Cox, Mlle Fairfax,Mlle Bates et Mlle Smith devaientvenir après dîner. Vu le nombre des convives, une conversationgénérale n’était pas possible, aussi, pendant que l’on causaitpolitique et que l’on discutait les projets de M. Elton, Emmaput-elle sans inconvénient se consacrer à son voisin. À un momentpourtant elle entendit prononcer le nom deMlle Fairfax et elle prêta l’oreille :Mme Cole racontait un fait qui paraissait exciterun vif intérêt.

– J’ai été aujourd’hui, disait-elle,faire une visite à Mlle Bates et, en entrant dansle salon, mon attention fut immédiatement attirée par l’adjonctionau mobilier d’un piano, un magnifique demi-queue ; je me suisempressée de complimenter Mlle Bates ;celle-ci me donna aussitôt toutes lesexplications possibles : le piano était arrivé la veille dechez Broadwood ; personne ne s’y attendait ; Janeelle-même n’y comprenait rien ; elles sont maintenantpersuadées que c’est un cadeau du colonel Campbell. Pour ma part,je n’ai aucun doute touchant la provenance de ce piano et leurhésitation m’a surprise ; mais Jane avait, paraît-il, reçu unelettre des Campbell tout dernièrement ne faisant aucune allusion dece genre ; sans doute elle est à même de connaître leurmanière d’agir, pourtant il me semble que leur silence peuts’expliquer par le désir de lui faire une surprise.

Tout le monde fut de l’avis deMme Cole, et chacun exprima sa satisfaction d’unprésent si approprié.

– Il y a longtemps qu’une nouvelle ne m’afait autant de plaisir, continua Mme Cole. Unemusicienne comme Jane Fairfax n’avoir pas un piano à elle !C’était une vraie pitié, surtout si l’on pense au nombre de maisonsoù l’on voit de beaux instruments absolument inutiles : noussommes dans ce cas, et je disais hier à M. Cole :« Je suis honteuse de regarder notre nouveau piano à queue enpensant à la pauvre Jane Fairfax qui n’a même pas à sa dispositionune vieille épinette. M. Cole était tout à fait de mon avis,mais il aime beaucoup la musique et il n’a pas résisté à faire cetachat ; peut-être nos bons voisins seront-ils assez aimablespour réhabiliter de temps en temps notre piano, c’est notre seuleexcuse ; Mlle Woodhouse ne nous refusera pas,je suis sûre, de l’essayer ce soir.

Emma acquiesça comme il convenait et, le sujetétant épuisé, elle se tourna vers Frank Churchill :

– Pourquoi souriez-vous, dit-elle.

– Permettez-moi de vous rétorquer laquestion ?

– Moi ! C’est sans doute de plaisir,en apprenant que le Colonel Campbell est si riche et si généreux.Voici un magnifique cadeau.

– Oui, vraiment !

– Je me demande pourquoi il n’a pas étéoffert plus tôt.

– Peut-être Mlle Fairfaxn’a-t-elle jamais séjourné aussi longtemps à Highbury.

– Il aurait été si simple de mettre à sadisposition leur propre piano : il doit être maintenantenfermé à Londres et ne sert à personne.

– C’est un piano à queue et le colonel asans doute estimé que ce serait trop encombrant pour la maison deMme Bates.

– Malgré votre attitude diplomatique, jedevine que vous partagez mon scepticisme !

– En vérité, vous vous exagérez maperspicacité ; je souris en vous voyant sourire etj’endosserai probablement vos soupçons ; mais pour le moment,dans ma simplicité d’esprit, je m’en tiens au colonel Campbell.

– Que direz-vous deMme Dixon ?

– Mme Dixon ! Je n’yavais pas pensé : elle savait certainement combien un pianoserait le bienvenu ! En y réfléchissant, le mode d’envoi, lemystère, indiquent plutôt le plan d’une jeune femme que celui d’unhomme d’âge. Je vous l’ai dit, vous éclairez la route et je voussuis.

– Dans ce cas, il vous faudra allerjusqu’à M. Dixon.

– M. Dixon ! Parfait ! Cedoit être, je m’en rends compte maintenant, un présent deM. et Mme Dixon. Nous parlions précisément,l’autre jour, de l’admiration du mari pour le talent deMlle Fairfax.

– Oui et ce que vous m’avez dit à cesujet m’a confirmée dans mon idée. Je ne doute pas de leurs bonnesintentions mais deux suppositions s’imposent : ou bienM. Dixon après avoir fait sa demande àMlle Campbell est tombéamoureux de l’amie de sa fiancée ou bienMlle Fairfax n’a pas su cacher au fiancé de sonamie l’attachement qu’il lui avait inspiré. Il doit y avoir eu uneraison grave pour déterminer Mlle Fairfax à venir àHighbury au lieu d’accompagner les Campbell en Irlande : icielle mène une vie de recluse, là les plaisirs se seraient succédé.Quant à la préférence donnée à l’air natal je ne puis y ajouterfoi. Si nous étions en été ce prétexte aurait pu à la rigueurparaître plausible, mais quel bénéfice peut-elle tirer d’un séjourà Highbury pendant les mois de janvier, février et mars ? Debons feux et une voiture seraient beaucoup plus indiqués pour unesanté délicate. Je ne vous demande pas d’adopter tous mes soupçonsmais je vous les fais honnêtement connaître.

– Et sur ma parole, ils ont un grand airde vérité. Je me porte garant de la prédilection de M. Dixonpour le talent de Mlle Fairfax.

– De plus il lui a sauvé la vie au coursd’une promenade sur l’eau ; elle allait, paraît-il, passer pardessus bord quand il la retint.

– C’est exact : j’étais là.

– Vous avez assisté à la scène !Comment ne vous a-t-elle pas suggéré l’idée que je viensd’émettre ?

– Je n’ai vu que le fait lui-même ;ce fut du reste l’affaire d’un moment. Après coup, l’alarme futtrop grande et trop générale pour permettre d’observer dessymptômes de trouble particulier chez l’un de nous.

– Soyez sûr que d’ici peu nous seronsfixés sur la provenance de ce piano par une lettre de M. et deMme Dixon.

– Et si les Dixon en désavouentabsolument la paternité, il nous faudra revenir auxCampbell ?

– Non, il faut écarter les Campbell.Mlle Fairfax aurait dès le début pensé à cetteattribution si elle l’avait cru possible. Peut-être ne vous ai-jepas persuadé, mais à mon avis, M. Dixon est le Deus exmachina de cette affaire.

– Cette supposition me fait injure ;votre raisonnement m’entraîne à sa suite ; au début, tant quevous avez considéré le colonel Campbell comme le donateur probable,je voyais dans cet envoi la preuve d’une affectionpaternelle ; quand vous avez, fait allusion àMme Dixon, cette hypothèse m’a immédiatementséduit : la main d’une femme avait dû,en effet, préparer une si délicate attention et maintenant vousm’avez amené à envisager ce don sous un jour tout nouveau :c’est un hommage de l’amour.

Le triomphe d’Emma était complet et ellen’insista pas ; ils furent du reste contraints de se mêler àla conversation générale, le diapason de l’animation des autresconvives s’étant trouvé soudain abaissé par suite d’uneinterruption un peu longue du service ; quelques remarquesspirituelles furent échangées, quelques sottises débitées ;mais, dans l’ensemble, on s’en tint au niveau des proposquotidiens : redites, vieilles nouvelles et grossesplaisanteries.

Les dames n’étaient pas depuis longtemps ausalon lorsque les autres invitées arrivèrent les unes après lesautres.

Emma guetta l’arrivée de sa petite amie ;les larmes n’avaient laissé aucune trace sur le joli visaged’Henriette ; celle-ci était toute disposée à jouir de l’heureprésente sans arrière pensée.

Jane Fairfax à son tour fit son entrée ;elle avait indiscutablement grand air et semblait d’une essencesupérieure ; mais Emma ne doutait pas que la jeune fille n’eutvolontiers pris pour elle les peines et les déboires d’Henriette enéchange du dangereux plaisir de se savoir aimée par le mari de sonamie. Emma se sentait trop au courant du secret pour simuler lacuriosité ou l’intérêt ; en conséquence elle se tint àdistance. Mais le sujet fut aussitôt abordé par les autres :Jane Fairfax ne put dissimuler sa confusion et ce fut en rougissantqu’elle accueillit les félicitations et qu’elle fit allusionà : « mon excellent ami le colonel Campbell ».

Mme Weston, en sa qualité demusicienne, prenait un intérêt particulier à l’événement ;elle continuait de la meilleure foi du monde à parler touches,sons, pédales ; pendant ce temps, Emma observait Jane Fairfaxet elle lisait sur le visage de la charmante héroïne le désirévident de mettre fin à un entretien gênant.

Frank Churchill ne tarda pas à rejoindre lesdames au salon ; après avoir présenté ses compliments àMlle Bates et à Mlle Fairfax, il sedirigea directement vers le côté opposé du cercle et attendit pours’asseoir de trouver une place auprès deMlle Woodhouse, marquant ainsi clairement sapréférence ; Emma le présenta à son amie,Mlle Smith, et au moment opportun, elle devint tourà tour leur confidente.

« Il n’avait jamais vu une si ravissantefigure et était charmé de la naïveté de la jeune fille. »

Et, de son côté, Henriette déclara :

– C’était, sans aucun doute, lui faire untrop grand compliment, mais M. Frank Churchill lui rappelaitun peu M. Elton.

Emma retint son indignation et se détourna ensilence. Elle donna toute son attention au jeune homme.

« Il avait attendu avec impatience, luidit-il, le moment de quitter la salle à manger ; son père,M. Knightley, M. Coxe et M. Cole étaientactuellement occupés des affaires de la paroisse ; en saprésence pourtant la conversation s’était maintenue fort agréable,tout à fait digne d’hommes distingués et intelligents. »

Emma le questionna sur la société duYorkshire, les ressources et la composition du voisinage ; illui donna toutes les informations y afférentes : lesréceptions à Enscombe étaient rares, les visites échangées selimitaient à une classe de grandes familles habitant à d’assezgrandes distances ; du reste alors même que les invitationsétaient faites et les jours fixés, Mme Churchill nese trouvait généralement pas dans un état de santé ou dans unedisposition d’esprit qui lui permît de mettre ses projets àexécution ; son oncle et sa tante ne faisaient par principeaucune nouvelle connaissance ; il avait ses relationsparticulières, mais ce n’était pas sans difficulté et sans déployerbeaucoup d’adresse qu’il pouvait parfois s’échapper ou obtenirl’autorisation de faire une invitation pour une nuit.

L’influence de Frank Churchill à Enscombeétait évidemment considérable ; il ne s’en vantait pas mais ilétait facile de deviner qu’il devait avoir réussi à persuader satante où son oncle avait échoué : elle le lui fit observer etil avoua qu’en effet, sauf sur une ou deux questions, il était àmême avec le temps d’arriver à ses fins. Il mentionna ensuite undes points faibles de sa tyrannie.

– J’ai fait l’année dernière tous mesefforts pour obtenir l’autorisation de voyager à l’étranger, maisma tante est restée inflexible. Maintenant je n’éprouve plus cedésir.

Emma pensa que le second point où il ne luiétait pas possible de faire prévaloir sa volonté devait concernerses rapports avec son père, mais il n’y fit pas allusion.

– J’ai fait une triste découverte, dit-ilaprès une pause. Je suis ici depuis une semaine : c’est lamoitié de mon séjour. Jamais le temps ne m’a semblé fuir plus vite.J’ai horreur d’y penser.

– Peut-être regrettez-vous maintenant,reprit Emma malicieusement, d’avoir consacré une journée entièreaux soins de votre chevelure ?

– Non, reprit-il en riant, je n’éprouvepas de remords à ce sujet ; je ne trouve en effet aucunplaisir à la compagnie de mes amis si je ne me sens pas à monavantage :

Tous les hommes étaient maintenant de retourau salon, et Emma se trouva obligée de prêter l’oreille aux proposde M. Cole ; au bout de cinq minutes ce dernier s’éloignaet elle put de nouveau se consacrer à son voisin ; elle seretourna et surprit Frank Churchill en train de contemplerMlle Fairfax qui était assise juste en face.

– Qu’est-ce qui vous arrive ?dit-elle.

Il sursauta :

– Merci de m’avoir réveillé, reprit-il,je crains d’avoir été très malhonnête ; mais vraimentMlle Fairfax est coiffée d’une façon si bizarre queje n’ai pu m’empêcher de la regarder. Je n’ai jamais vu quelquechose de si outré ! Ces boucles ! Ce doit être une idée àelle. Je ne vois pas d’autres coiffures de ce genre. Il faut quej’aille lui demander si c’est une mode irlandaise. Oui j’y vais, etvous pourrez constater comment elle prend l’allusion.

Au même instant il s’éloigna et Emma le vitbien s’approcher de Mlle Fairfax et lui parler,mais elle ne put pas distinguer l’effet produit sur la jeune fille,car il avait eu la précaution de se placer exactement devant cettedernière.

Sans laisser à son beau-fils le temps dereprendre la place qu’il venait d’abandonner,Mme Weston vint s’asseoir à côté d’Emma.

– Voici l’agrément d’une nombreuseréunion, dit-elle, on peut retrouver ses amis et parler en touteliberté. Ma chère Emma, je brûle de vous entretenir. Je viensd’échafauder des plans d’après vos leçons et je veux vous en fairepart dans toute leur fraîcheur. Savez-vous commentMlle Bates et sa nièce se sont renduesici ?

– À pied évidemment. De quelle autrefaçon pouvaient-elles venir ?

– Vous semblez avoir raison ! Ehbien il y a quelques instants je pensais combien il était tristeque Jane Fairfax fût obligée de marcher à cette heure, de la nuitet par ce froid ; elle était en transpiration et enconséquence d’autant plus exposée à attraper un rhume. Pauvrefille ! Je ne pus supporter cette idée. Je fis signe àM. Weston, dès sa rentrée dans le salon, et lui parlai de lavoiture. Vous pouvez deviner avec quel empressement il accéda à mondésir. Forte de l’approbation conjugale, je me dirigeaiimmédiatement vers Mlle Bates pour lui dire quenotre voiture serait à sa disposition pour rentrer. Inutile,n’est-ce pas, de répéter les expressions de sa reconnaissanceattendrie, mais avec mille et mille remerciements elleajouta : « Il n’est pas nécessaire de vous déranger, carla voiture de M. Knightley nous a amenées et doit nousreconduire à la maison. » Je fus tout à fait surprise, trèscontente bien entendu, mais vraiment surprise. Une attention sidélicate ! Précisément le genre de service dont si peud’hommes auraient eu l’idée. Voici ma conclusion : en mebasant sur ma connaissance des habitudes de M. Knightley,j’imagine que la voiture fut attelée pour leur commodité.

– Rien de plus probable, dit Emma. Je neconnais pas d’homme, – je ne dirai pas plus galant, – mais plushumain : étant donné l’état de santé de Jane Fairfax, il aurajugé que l’humanité commandait cette intervention. Nous sommesarrivés ensemble, mais il n’a fait aucune allusion qui pût letrahir.

– Pour ma part, ditMme Weston, je n’attribue pas sa conduite à desmotifs aussi désintéressés ; en écoutantMlle Bates un soupçon m’est entré dans la tête etje n’ai pu m’en débarrasser, plus j’y pense et plus cette hypothèseme paraît plausible. Pour ne rien vous céler, j’ai imaginé unmariage entre M. Knightley et Mlle Fairfax. Mevoici marchant sur vos brisées ! Qu’en dites-vous ?

– M. Knightley et Jane Fairfax –s’écria Emma. Chère madame Weston, comment pouvez-vous imaginer unechose pareille ! M. Knightley ne doit pas semarier ! Vous ne voudriez pas que le petit Henri fût dépouilléde Donwell ?

– Ma chère Emma, je souhaite vivementqu’aucun tort ne soit causé au cher petit Henri, mais l’idée de cemariage m’a été suggérée par les circonstances et siM. Knightley désire vraiment se marier, vous ne pouvez pasespérer que l’existence d’un petit garçon de six ans puisseconstituer un obstacle !

– Votre interprétation des faits meparaît erronée, il faudrait de meilleures raisons pour meconvaincre : sa bonté naturelle, la considération qu’il atoujours témoignée à Mme et àMlle Bates personnellement suffisent à expliquerl’offre de la voiture. Ma chère Mme Weston ne vousoccupez plus de mariages : vous ne réussissez pas. JaneFairfax, maîtresse à l’abbaye ! J’espère pour lui qu’il nefera jamais une pareille folie.

– Imprudence si vous le voulez, mais pasfolie. Excepté l’inégalité de fortune et une certaine disparitéd’âge, je ne vois rien de particulièrement choquant.

– Mais M. Knightley ne désire pas semarier ; je suis sûre qu’il n’en a pas l’idée. Ne la luimettez pas en tête ! Pourquoi se marierait-il ? N’est-ilpas heureux ? Il a sa ferme, ses troupeaux, sabibliothèque ; il s’occupe des affaires de la paroisse ;d’autre part, il ressent beaucoup d’affection pour les enfants deson frère. Il n’a aucune raison de se marier : son temps estpris et son cœur n’est pas sevré de tendresse.

– Ma chère Emma, il se peut qu’il en soitainsi ; mais s’il aime Mlle Fairfax…

– Quelle idée ! Jane Fairfax lui estindifférente, du moins au point de vue de l’amour. Il ferait à elleou à sa famille tout le bien possible mais…

– Eh bien, réponditMme Weston en riant. C’est dans cette intention,sans doute, qu’il songe à lui procurer un foyer aussirespectable !

– Je vois clairement les avantages ducôté de Jane Fairfax, mais ce serait un grand malheur pour lui.Comment pourrait-il supporter d’avoir Mlle Batescomme alliée ? Il lui faudrait s’entendre sans cesse remercierde la grande bonté qu’il aurait eu d’épouser Jane ! « Sibon et si obligeant ! Mais il avait toujours été un voisin siparfait ! » Et ensuite à la moitié d’une phrase, ellesauterait à un jupon de sa mère : « Ce n’était pas untrès vieux jupon ; il durerait encore longtemps et elle avaitla satisfaction de pouvoir dire que leurs jupons étaient trèssolides ».

– Vous n’avez pas honte, Emma, del’imiter ainsi ; vous me faites rire malgré moi. Mais, à monavis, M. Knightley ne serait guère incommodé par le bavardagede Mlle Bates. Les petites choses ne l’irritentpas. Il la laisserait parler ; et, s’il avait quelque chose àdire lui-même, il élèverait simplement la voix et il couvriraitcelle de la bonne demoiselle. Du reste, la question n’est pas desavoir si cette alliance serait avantageuse pour lui, maisseulement s’il la désire ; et je crois que c’est le cas. Jel’ai entendu faire l’éloge de Jane Fairfax à maintesreprises ! Son anxiété, concernant la santé et l’avenir de lajeune fille, indiquent clairement tout l’intérêt qu’il lui porte.C’est un grand admirateur du talent deMlle Fairfax : il m’a souvent dit qu’il ne selasserait jamais de l’entendre chanter. On ! j’allais oublierune autre idée. Le piano anonyme, bénévolement attribué auxCampbell ne peut-il pas être un cadeau de M. Knightley ?Je ne puis m’empêcher de le soupçonner.

– M. Knightley ne fait rienmystérieusement.

– Je l’ai entendu plusieurs fois exprimerson regret que Jane n’eût pas un piano.

– C’est possible, mais s’il avait eul’intention de lui faire ce cadeau, il le lui aurait dit.

– Il peut avoir eu des scrupules dedélicatesse. Il me semble me rappeler qu’il s’est montréparticulièrement silencieux et réservé pendant le récit deMme Cole.

– Vous vous emparez d’une idée, ma chèremadame Weston, et vous vous échappez avec comme vous me l’avez biensouvent reproché. Je ne distingue aucun signe d’attachement ;je ne crois pas au cadeau et l’évidence seule pourra me faireadmettre que M. Knightley ait l’intention d’épouser JaneFairfax.

Peu à peu, Emma gagnait du terrain ;Mme Weston avait l’habitude de céder dans leursdiscussions. À ce moment, il se fit dans le salon un légerbrouhaha : on venait, en effet, d’enlever la table à thé et onpréparait le piano. M. Cole s’approcha pour prierMlle Woodhouse de leur faire l’honneur d’essayer lenouvel instrument. Frank Churchill, dont on ne s’était plus occupépendant sa conversation animée avec Mme Weston etqui avait pris une chaise auprès de Mlle Fairfax,s’approcha à son tour et joignit ses instances à celles deM. Cole. Comme à tous les points de vue, Emma préféraitcommencer, elle accepta sans difficulté.

Elle connaissait trop bien elle-même leslimites de son talent pour tenter plus qu’elle ne pouvait accompliravec succès ; elle ne manquait pas de goût dans l’exécutiondes petits morceaux généralement appréciés et elle s’accompagnaitbien. Frank Churchill lui fit la surprise de chanter un duo avecelle ; il s’excusa en terminant et reçut les complimentsd’usage. Emma insista ensuite pour céder la placé àMlle Fairfax et elle s’assit non loin du piano.Frank Churchill donna également son concours à cette partie duconcert.

M. Knightley se tenait au premier rangdes auditeurs, Emma l’aperçut et dès lors ne prêta plus qu’uneoreille distraite à la musique et au chant. Elle se prit àréfléchir aux confidences de son amie ; ses objections aumariage de M. Knightley ne diminuaient pas ; elle envoyait tous les inconvénients ; ce serait un granddésappointement pour M. John Knightley et par conséquent pourIsabelle, un véritable préjudice pour les enfants, un changementdes plus pénibles et une perte matérielle pour tous, un grand videpour M. Woodhouse ; quant à elle-même, elle ne pouvaitpas supporter l’idée d’une Mme Knightley à laquelletout le monde devrait céder le pas ! À ce momentM. Knightley se retourna et vint s’asseoir auprès d’elle. Ilsparlèrent d’abord des qualités du jeu deMlle Fairfax ; l’admiration de soninterlocuteur était certainement très vive, mais sans les remarquesde Mme Weston, Emma n’en eut sans doute pas étéfrappée ; néanmoins en guise de pierre de touche, elle fitallusion à la bonté dont il avait fait preuve à l’égard deMlle Bates et de Mlle Fairfax.

– Je regrette souvent ; dit-elle, dene pas oser offrir notre voiture dans ces circonstances ; cen’est pas que je n’en aie le désir ; mais vous savez combienmon père verrait de difficultés à faire atteler pour cetteraison.

– Il ne peut en être question, reprit-ilen souriant.

Il parut tout à fait satisfait de cette bonnevolonté, aussi Emma continua-t-elle :

– Ce présent des Campbell est vraimentoffert avec beaucoup de cœur ?…

– Oui, répondit-il sans le moindreembarras, mais pourquoi ne pas lui en avoir donné avis ? Lessurprises ne signifient rien : le plaisir n’est pas augmentéet ces cachotteries ont de nombreux inconvénients. J’aurais cru quele colonel Campbell eût fait preuve d’un meilleur jugement.

Depuis ce moment Emma demeura persuadée queM. Knightley n’était pour rien dans l’envoi du piano, mais illui manquait encore quelques données pour être fixée sur lessentiments intimes de son interlocuteur.

À la fin du second morceau, la voix deMlle Fairfax faiblit. On la pressait pourtant decontinuer ; Frank Churchill intervint pour dire :« Je crois que vous pourriez chanter ce morceau sans grandefatigue, la première partie est insignifiante, tout porte sur laseconde. »

M. Knightley se fâcha :

– Ce jeune homme dit-il avec indignationne pense qu’à mettre sa voix en évidence.Mlle Fairfax a chanté suffisamment pour cesoir.

Et touchant Mlle Bates.

– Êtes-vous folle de laisser votre niècese fatiguer de la sorte ? Allez et intervenez. Ils n’ont paspitié d’elle.

Mlle Bates dans sa réelleamitié pour Jane prit à peine le temps d’exprimer sareconnaissance ; elle s’avança et mit un terme àl’audition.

Au bout de cinq minutes, on proposa de danseret M. et Mme Cole se hâtèrent de faire dégagerla pièce. Mme Weston, incomparable pour la musiquede danse, entama une valse irrésistible ; Frank Churchills’approchant d’Emma le plus galamment du monde l’invita et laconduisit au milieu du salon. Emma trouva le temps, en dépit descompliments que son partenaire lui débitait sur la manière dontelle avait chanté, d’observer Knightley ; ce dernier nedansait pas en général et, s’il invitait Jane Fairfax, cette avanceaurait une véritable signification.

Pour le moment, M. Knightley parlait àMme Cole et ne paraissait prendre aucun intérêt àce qui se passait autour de lui. Jane fut invitée sans qu’il yprêtât attention. Emma interpréta cetteabstention comme un présage favorable et se sentit rassurée surl’avenir du petit Henri ; elle avait un cavalier digne d’elleet s’élança sans arrière-pensée. On était parvenu à rassembler cinqcouples, nombre respectable étant donné le caractère impromptu dela sauterie. Il fallut malheureusement s’arrêter au bout de deuxdanses ; il se faisait tard et Mlle Batescommença à être inquiète de sa mère. Après quelques essaisinfructueux pour prolonger la soirée, on dut se résigner à clore lafête.

– C’est mieux ainsi, dit Frank Churchillen mettant Emma en voiture, j’aurais été obligé d’inviterMlle Fairfax et sa danse languissante m’eut parubien fade après la vôtre.

Chapitre 27

 

Emma ne regretta pas d’avoir eu lacondescendance d’aller chez les Cole. Cette soirée lui laissad’agréables souvenirs pour le lendemain, et si elle devait perdreune partie de son prestige de recluse volontaire, elle avait, enrevanche, gagné une solide popularité. Elle savait que les Coleavaient été ravis et elle ne doutait pas d’avoir laissé derrièreelle un sillage d’admiration.

Le bonheur parfait, même en imagination, estrare. Il y avait deux points sur lesquels Emma n’était pasparfaitement tranquille, elle craignait d’avoir transgressé lesrègles de la solidarité féminine en confiant ses soupçons sur lessentiments intimes de Jane Fairfax à Frank Churchill ;toutefois elle se sentait flattée d’avoir gagné si complètement lejeune homme à ses vues et le succès la portait à se montrerindulgente pour elle-même.

L’autre raison de remords avait aussi rapportà Mlle Fairfax ; et cette fois, il n’y avaitpas d’hésitation : elle regrettait sincèrement l’inférioritéde son propre jeu et de son chant ; elle s’assit et étudiapendant deux heures sérieusement.

Elle fut interrompue par l’arrivéed’Henriette, et si les éloges de cette dernière avaient pu lasatisfaire, elle eût été tout à fait réconfortée.

– Oh ! si je pouvais jouer du pianocomme vous et Mlle Fairfax !

– Ne nous mettez pas sur le même rang,Henriette ; mon jeu ne ressemble pas plus à celui de JaneFairfax que la lumière d’une lampe à celle du soleil.

– Est-ce possible ? Il me semble, aucontraire, que vous jouez mieux. Tout le monde hier soir admiraitvotre talent.

– Les gens compétents ont dû s’apercevoirde la différence. La vérité, Henriette, c’est que mon jeu est justeassez bon pour mériter d’être loué et que le sien est au-dessus detout éloge.

– M. Cole a dit que vous aviez tantde goût, M. Frank Churchill a également admiré votre style etil a ajouté qu’il mettait cette qualité bien au-dessus dumécanisme.

– Oui, mais Jane Fairfax possède lesdeux.

– Êtes-vous sûre ? Je ne sais pas sielle a du goût : personne n’en a parlé ; de plus, j’aihorreur d’entendre chanter en italien, on ne comprend pas un mot.D’autre part, si elle joue bien, c’est qu’aussi elle y est obligéecomme professeur de musique. Les Cox se demandaient hier soir sielle entrerait dans une grande famille. Comment avez-vous trouvéles Cox ?

– J’ai trouvé qu’ils avaient, commed’habitude, l’air très commun.

– J’ai appris par eux une nouvelle, ditHenriette avec hésitation, du reste sans grande importance.

Emma fut obligée de demander de quoi ils’agissait, tout en craignant fort une réminiscence deM. Elton.

– M. Martin a dîné avec eux samedidernier.

– Ah !

– Anna Cox a beaucoup parlé de lui ;elle m’a demandé si je comptais faire un séjour chez eux l’étéprochain ; je me demande pourquoi elle m’a fait cettequestion.

– Elle a été impertinente et curieuse etje n’en suis pas étonnée.

– À dîner, il était, paraît-il, assisauprès d’elle ; Mlle Nash croit que l’une oul’autre des Cox serait très heureuse de l’épouser.

– C’est bien probable. Je crois que cesont, sans comparaison, les filles les plus vulgairesd’Highbury !

Henriette ayant à faire chez Ford, Emma crutplus prudent de l’accompagner ; elle craignait une nouvellerencontre avec les Martin qui, dans les circonstances présentes,pouvait présenter des inconvénients.

Dans les magasins, Henriette, tentée par toutce qu’elle voyait, était toujours très longue à ses achats ;Emma la laissa en train de manier des mousselines et s’avança versla porte pour se distraire. Les premiers spectacles qui s’offrirentà ses yeux manquaient d’intérêt : ce fut d’abord le boucherdans sa carriole, une vieille femme proprette qui rentrait chezelle son panier plein de provisions sous le bras, deux chiens sedisputant un os, un groupe d’enfants arrêté devant la vitrine d’unboulanger ; mais soudain la scène s’anima et deux personnesapparurent : Mme Weston et son beau-fils. Emmasupposa qu’ils se dirigeaient versHartfield : ils s’arrêtèrent chez Mme Bates etse préparaient à frapper quand ils aperçurent Emma, ilss’approchèrent aussitôt.

– Nous allons faire une visite aux Bates,dit Mme Weston, afin d’entendre le nouvelinstrument. Mon compagnon affirme que j’ai absolument promis àMlle Bates de venir ce matin. Pour moi, je necroyais pas avoir fixé de jour, mais je ne veux pas m’exposer àmanquer de parole.

– Quant à moi, intervint Frank Churchill,j’espère obtenir l’autorisation de vous accompagner, MademoiselleWoodhouse, nous attendrons Mme Weston à Hartfield,si vous rentrez.

Mme Weston futdésappointée :

– Je croyais que vous comptiez venir avecmoi ; elles auraient été bien contentes.

– Moi ! je ne ferais que déranger.Mais, peut-être, serais-je également de trop ici ? Ma tante merenvoie toujours quand elle fait ses achats : elle prétend queje la tourmente et que je la gêne. Mlle Woodhouseparaît partager cette manière de voir !

– Je ne suis pas ici pour mon proprecompte, j’attends Mlle Smith ; elle aura sansdoute bientôt terminé ses emplettes. Mais vous feriez mieux, il mesemble, d’accompagner Mme Weston et de participer àl’audition.

– Soit ! Je suivrai votre conseil,mais, ajouta-t-il en souriant, supposons que le colonel Campbellait chargé un ami peu soigneux de la commande et que l’instrumentsoit médiocre. Je me trouverais dans une situation difficile. Je neserais d’aucun secours à Mme Weston ; elles’en tirera très bien toute seule. Une vérité désagréabledeviendrait acceptable dans sa bouche ; pour moi, je me sensincapable d’un mensonge poli.

– Je n’en crois rien, dit Emma, voussavez dissimuler aussi bien que votre voisin, le cas échéant. Dureste il n’y a aucune raison de prévoir cette éventualité : lepiano doit être excellent d’après ce que m’a ditMlle Fairfax hier soir.

– Venez donc avec moi, Frank, ditMme Weston, nous n’avons pas besoin de resterlongtemps ; nous irons à Hartfield ensuite. Je désireréellement que vous fassiez cette visite ; les Bates y serontextrêmement sensibles.

Frank Churchill n’avait plus rien àrépondre ; ils se dirigèrent de nouveau vers la porte deMme Bates. Emma les regarda entrer et rejoignitensuite Henriette qui se penchait perplexe sur le comptoir deM. Ford ; elle essaya de persuader à son amie qu’ayantbesoin de mousseline unie, il était parfaitement inutile d’examinerde la mousseline brodée et qu’un ruban bleu, malgré sa beauté, nepourrait jamais s’appareiller à un échantillon jaune. Cetteintervention eut pour résultat de mettre un terme auxpourparlers.

– Devrai-je envoyer le paquet chezMme Goddard ? demandaMme Ford.

– Oui… non… chezMme Goddard… ; seulement ma jupe modèle est àHartfield, envoyez-le à Hartfield, s’il vous plaît.Mme Goddard, il est vrai, voudra le voir. Pourtantj’aurais besoin du ruban immédiatement. Ne pourriez-vous pas fairedeux paquets, Mme Ford ?

– À quoi bon, Henriette, donner àMme Ford la peine de faire deux paquets ?

– Il n’y a pas la moindre difficulté,intervint Mme Ford obligeamment.

– Je préfère, somme toute, n’avoir qu’unpaquet. Donnez-moi votre avis, Mlle Woodhouse. Nevaut-il pas mieux le faire envoyer à Hartfield ?

– N’hésitez pas une seconde de plus. ÀHartfield, s’il vous plaît, Mme Ford.

À ce moment des voix se rapprochaient ouplutôt une voix et deux dames ; Mme Weston etMlle Bates entraient dans le magasin.

– Ma chèreMlle Woodhouse, dit cette dernière, j’ai traverséla rue pour vous prier de nous faire la faveur de venir vousasseoir quelques instants à la maison afin de nous donner votreavis sur le nouvel instrument. Vous et Mlle Smith.Comment allez-vous Mlle Smith ?

– Très bien, merci. J’ai suppliéMme Weston de m’accompagner afin d’être sûre deréussir.

– J’espère que Mme Bateset Mlle Fairfax vont…

– Très bien, je vous suis bienreconnaissante. Ma mère va parfaitement et Jane n’a pas pris froidhier soir. Comment se porte M. Woodhouse ? J’ai apprispar Mme Weston votre présence ici.

– Oh ! alors, ai-je dit, je vaisaller la trouver et lui demander d’entrer un instant ; ma mèresera si heureuse de la voir et il y a en ce moment chez nous uneréunion si agréable qu’elle ne peut refuser. Tout le monde approuvama proposition. « C’est une excellente idée, dit M. FrankChurchill, l’opinion de Mlle Woodhouse seraimportante à connaître. » « Mais, dis-je, je serai plussûre de réussir si l’un de vous m’accompagne. »« Oh ! dit-il, attendez une demi-minute, je vais avoirterminé mon travail. » Car, le croiriez-vousMlle Woodhouse, il est en ce moment occupé de lafaçon la plus obligeante du monde à fixer la branche des lunettesde ma mère : la vis était tombée ce matin. On ne peut êtreplus aimable ! Ma mère ne savait comment faire sans seslunettes. C’est une leçon : tout le monde devrait avoir deuxpaires de lunettes. J’avais l’intention de les porter dès lapremière heure chez John Sanders pour les faire réparer, mais je nesais trop comment j’ai été retardée toute la matinée. À un momentdonné, Patty est venue dire que la cheminée de la cuisine avaitbesoin d’être ramonée. « Oh ! Patty, dis-je, ne venez pasme raconter vos mauvaises nouvelles. C’est assez que les lunettesde votre maîtresse soient détériorées. » Ensuite les pommes aufour sont arrivées ; Mme Wallis les a faitporter par son garçon ; les Wallis sont extrêmement obligeantspour nous ; j’ai entendu des gens dire queMme Wallis était capable, à l’occasion, de répondregrossièrement ; mais, quant à nous, elle nous a toujourstraités avec tous les égards possibles ; ce ne peut pas êtrepar intérêt, car notre consommation de pain est insignifiante. Noussommes, il est vrai, trois à table, mais, en ce moment, la pauvreJane n’a aucun appétit ; ma mère serait effrayée si ellesavait de quoi se compose le déjeuner de Jane ; aussi pendantle repas, je m’efforce de parler d’une chose et puis d’une autre,et elle ne s’aperçoit de rien. Vers le milieu de la journée, ellecommence à sentir la faim et elle préfère les pommes au four à toutautre mets. Précisément, ces jours derniers, j’ai eu l’occasion deparler avec M. Perry et il m’a confirmé la valeur nutritive decet aliment. J’ai du reste entendu M. Woodhouse recommanderune pomme au four ; c’est la seule manière d’accommoder cefruit, qu’il préconise. Eh bien, avons-nous gagné notrecause ? Vous allez, j’espère, nous accompagner.

– Je serai très heureux de présenter meshommages à Mme Bates, répondit Emma.

Elles quittèrent finalement le magasin nonsans que Mlle Bates eût ajouté :

– Comment allez-vous,Mme Ford ? Excusez-moi, je ne vous avais pasaperçue. Vous avez, paraît-il, reçu de la ville un charmantassortiment de rubans. Jane est revenue enchantée hier soir. Jevous remercie, les gants vont parfaitement ; un peu largesseulement autour du poignet et Jane est en train de lesarranger.

Dès qu’elles furent dans la rue,Mlle Bates reprit :

– Qu’est-ce que je disais ?

Emma se demanda comment la bonne demoiselleparviendrait à faire un chois dans cette inextricableconfusion.

– Ah ! oui, je parlais des lunettesde ma mère ! M. Frank Churchill fit preuve d’une extrêmeobligeance ! « Je crois, dit-il, que je pourrais remettrecette vis ; j’aime beaucoup ce genre de travail. » Malgrétout le bien que j’avais entendu dire de lui, la réalité a debeaucoup dépassé mon attente. Je vous félicite bien sincèrement,Mme Weston ; il semble vraiment être le plusaffectueux des parents… Je n’oublierai jamais sa manière d’agirrelativement aux lunettes. Quand j’ai apporté les pommes avecl’espoir d’en faire accepter une à nos amis : « Cespommes, dit-il immédiatement sont les plus belles pommes cuites aufour que j’aie vues de ma vie ». Ce sont en effet des pommesexquises et Mme Wallis en tire tout le partipossible ; elle ne les met au four que deux fois ;M. Woodhouse nous avaient engagés à les faire passer troisfois au feu, aussi Mlle Woodhouse sera assez bonnepour ne pas en parler. Quant aux pommes, elles sont de la meilleureespèce pour cuire : toutes proviennent de Donwell ;M. Knightley nous en envoie un sac tous les ans. Ma mère ditque le verger de Donwell a toujours été renommé. Mais l’autre jourj’ai été vraiment confuse : M. Knightley est venu nousvoir un matin et précisément Jane était en train de manger despommes ; nous lui dîmes combien nous les trouvions excellenteset il nous demanda si nous étions arrivées au bout de notreprovision : « Je suis sûr, ajouta-t-il, que vous ne devezplus en avoir et je vous en enverrai d’autres ; j’en aibeaucoup trop et elles vont pourrir. » Je l’ai prié de n’enrien faire ; il nous en restait à peine une demi-douzaine etje n’ai pu dire le contraire. Après son départ, Jane me querellapresque – je ne devrais pas employer ce mot, car nous n’avonsjamais eu une discussion de notre vie – mais elle était tout à faitdésespérée que j’eusse avoué la vérité ; j’aurais dû,paraît-il, laisser entendre qu’il y en avait un grand nombre.« Oh ! dis-je, ma chère, j’ai fait ce que j’ai pu ».Le même soir, William Larkins arriva avec un énorme panier depommes ; je suis descendue pour lui parler et j’ai dit tout cequ’il était possible de dire, comme vous pouvez bien le supposer.William Larkins est une si vieille connaissance ! Je suistoujours heureuse de le voir. J’ai appris ensuite la vérité parPatty : William lui confia qu’il n’y avait plus dans lefruitier des pommes de cette espèce. Mme Hodgesétait très mécontente ; elle ne pouvait pas supporter l’idéeque M. Knightley fût privé dorénavant de tartes aux pommes. Ilrecommanda bien à Patty de ne répéter ces paroles à personne etparticulièrement à nous : préoccupé avant tout des intérêts deson maître, il attachait peu d’importance aux accès de mauvaisehumeur de Mme Hodges, du moment que le stock entierde pommes avait été vendu. Pour rien au monde je n’aurais voulu quecette indiscrétion arrivât aux oreilles de M. Knightley. Ilaurait été si… Je voulais même la cacher à Jane, mais, par malheur,j’y ai fait allusion involontairement.

Mlle Bates finissait de parlerquand Patty ouvrit la porte ; les visiteuses gravirentl’escalier, non sans être accablées de recommandations.

– Je vous en prie,Mme Weston, faites attention, il y a une marche autournant. Méfiez-vous, Mlle Woodhouse, notreescalier est si étroit ! Mlle Smith, regardezbien où vous mettez le pied. Mlle Woodhouse, jesuis sûre que vous vous êtes cognée…

Chapitre 28

 

Une absolue tranquillité régnait dans le petitsalon où les quatre dames pénétrèrent :Mme Bates, privée de son occupation habituelle,sommeillait d’un côté de la cheminée ; Frank Churchill, assisà une table, était profondément absorbé dans la réparation deslunettes et Jane Fairfax, leur tournant le dos, se tenait auprès dupiano.

Malgré ses occupations, le jeune hommemanifesta sa satisfaction de revoir Emma. « Voici un plaisir,dit-il d’une voix un peu basse, qui m’échoit dix minutes plus tôtque je ne m’y attendais ! Vous me voyez en train d’essayer deme rendre utile.

– Quoi ! ditMme Weston, n’avez-vous pas encore terminé ?Vous ne gagneriez pas facilement votre vie commebijoutier !

– Je n’ai pas travaillé sansinterruption, reprit-il. J’ai aidé Mlle Fairfax àassurer l’équilibre de son piano ; il n’était pas biend’accord, sans doute à cause d’une différence de niveau dans leparquet ; nous avons calé un des pieds avec du papier. C’estbien aimable de votre part, Mademoiselle Woodhouse, de vous êtrelaissée persuader ; je craignais que vous ne fussiez rentréeimmédiatement.

Il s’arrangea à ce qu’Emma fût assise auprèsde lui ; s’occupa de chercher pour elle les meilleures pommes,essaya de lui faire donner son avis sur le travail qu’ilpoursuivait. Au bout de cinq minutes, Jane Fairfax s’installa denouveau au piano. Emma attribua à l’état des nerfs et au trouble deJane la lenteur des préparatifs. À la fin Jane commença : lespremiers accords furent attaqués avec mollesse, mais peu à peul’instrument fut mis en pleine valeur. Mme Westonavait été enchantée auparavant et elle ne le fut pas moins cettefois ; Emma joignit ses éloges à ceux de son amie et le pianofut proclamé absolument parfait.

– Quel qu’ait été le mandataire ducolonel Campbell, dit Frank Churchill, avec un sourire à l’adressed’Emma, cette personne n’a pas mal choisi. Je me suis bien renducompte à Weymouth des goûts du colonel Campbell ; la douceurdes notes hautes est précisément la qualité que lui et tout ce clanprisaient par-dessus tout. Il a dû donner à son ami desinstructions très précises ou écrire lui-même à Broadwood. Ne lepensez-vous pas, Mlle Fairfax ?

Jane ne se retourna pas ; elle n’étaitpas forcée d’avoir entendu, Mme Weston lui ayantparlé au même instant.

– Ce n’est pas loyal, dit Emma à mi-voix,ma supposition était toute gratuite. Ne la tourmentez pas.

Il secoua la tête en souriant et ne parutnourrir ni doute ni pitié. Il reprit peu après :

– Combien vos amis d’Irlande doivent ence moment se réjouir du plaisir qu’ils vous ont procuré,Mlle Fairfax. J’imagine qu’ils pensent souvent àvous et cherchent à deviner le jour précis de l’arrivée dupiano.

– Jusqu’à ce que j’aie reçu une lettre ducolonel Campbell, répondit Jane, d’une voix contenue, je ne puisfaire aucune conjecture raisonnable ; c’est à peine si j’oseémettre des suppositions.

– Pour ma part je voudrais bien être àmême de prévoir dans combien de temps j’aurai réussi à fixer cettevis ! Que peut-on dire de sensé, Mademoiselle Woodhouse, quandon travaille ? Les véritables ouvriers, je suppose, restentsilencieux, mais nous autres amateurs… Voilà, c’est fait. J’ai leplaisir, Madame, ajouta-t-il en s’adressant àMme Bates, de vous rendre vos lunettes réparéespour un temps.

Il fut remercié avec chaleur par la mère et lafille ; pour échapper aux actions de grâces de cette dernière,il se réfugia près du piano où Mlle Fairfax étaittoujours assise et la pria de jouer encore.

– Si vous voulez être très bonne, dit-il,ce sera une des valses d’hier soir. Vous n’avez pas paru prendre àla danse autant de plaisir que moi ; vous étiez sans doutefatiguée. Je vous soupçonne de vous être réjouie de la finprématurée de la sauterie, mais moi j’aurais donné un monde pour laprolonger d’une demi-heure.

Quand elle eut terminé, il reprit :

– Quelle joie, de réentendre un airauquel un bonheur est associé. Si je ne me trompe, nous avons danséà Weymouth cette même valse ?

Elle leva les yeux vers lui, rougit et seremit à jouer. Il prit sur la chaise qui se trouvait près du pianoplusieurs morceaux de musique et, se tournant vers Emma, ildit :

– Connaissez-vous cet auteur :Cramer ? Voici une récente série de mélodiesirlandaises : elles ont été envoyées avec le piano. Riend’étonnant venant d’un tel milieu. C’est une aimable pensée ducolonel Campbell, n’est-ce pas ? Il savait queMlle Fairfax ne pouvait pas se procurer de musiqueici. Je tiens pour particulièrement touchante cette partie duprésent ; rien n’a été fait vite, rien incomplètement. Lavéritable affection est seule capable de trouver des attentionsaussi délicates.

Emma jeta un regard à la dérobée vers JaneFairfax et surprit la trace d’un sourire : la rougeur cachaitmal les marques d’une joie intérieure. À la suite de cetteconstatation, les scrupules et la commisération d’Emmas’évanouirent.

Elle se pencha pour examiner la musique avecson voisin et profita de l’occasion pour murmurer :

– Vous parlez trop clairement : ellene peut faire autrement que de vous comprendre.

– Je l’espère bien. Je désire qu’elle mecomprenne. Je n’ai nulle honte de ce que je pense.

– Mais moi j’en ai et je voudrais ne vousavoir jamais fait part de mon soupçon.

– Je suis bien content au contraired’avoir été éclairé. J’ai maintenant une clé pour expliquer labizarrerie de ses airs et de ses manières. Si elle nourrit dessentiments répréhensibles, il convient qu’elle en souffre.

– Je ne la crois pas absolumentinnocente.

– Je ne distingue pas bien les symptômes.Elle joue en ce moment Robin Adair, le morceau favori de lapersonne en question.

Peu après, Mlle Bates qui setenait près de la fenêtre aperçut M. Knightley qui passait àcheval.

– C’est bien M. Knightley ! Jevais essayer de lui parler pour le remercier. Je n’ouvrirai pascette fenêtre car vous auriez tous froid, mais je puis aller dansla chambre de ma mère. Je vais lui dire que nous avons desvisiteurs. C’est délicieux de vous avoir tous ensemble. Quelhonneur pour notre petit salon.

Elle se dirigea immédiatement vers la piècevoisine, et attira l’attention de M. Knightley. La porte étantrestée ouverte, chaque syllabe de leur conversation était entenduedistinctement par tous les assistants.

– Comment allez-vous ? commençaMlle Bates. Je vous remercie mille fois pour lavoiture. Nous sommes rentrées juste à temps ; ma mère nousattendait. Je vous en prie, entrez ; vous trouverez quelquesamis.

M. Knightley dit d’une voixautoritaire :

– Comment va votre nièce, mademoiselleBates ? J’espère qu’elle n’a pas pris froid hiersoir ?

Mlle Bates fut forcée dedonner une réponse directe avant de pouvoir se lancer dans unenouvelle dissertation. Les auditeurs s’amusaient ;Mme Weston regarda Emma d’un air entendu, maiscelle-ci secoua la tête avec scepticisme.

– Je vous suis si obligée pour lavoiture, reprit Mlle Bates.

Il l’interrompit en disant :

– Je vais à Kinston. Puis-je fairequelque chose pour vous ?

– Oh ! vraiment à Kinston ?Mme Cole disait l’autre jour qu’elle avait unecommission pour Kinston.

– Mme Cole a desdomestiques à sa disposition, mais je serai content de vous êtreutile.

– Je vous remercie, nous n’avons besoinde rien, mais entrez donc. Devinez qui est ici ?Mlle Woodhouse et Mlle Smith,venues pour juger le nouveau piano ; mettez votre cheval à laCouronne et venez nous rejoindre.

– Eh bien, dit-il, peut-être… pourquelques instants.

– Et il y a aussiMme Weston et M. Frank Churchill ! C’estdélicieux : tant d’amis !

– Réflexion faite, ce sera pour une autrefois ; je ne pourrais rester que deux minutes. Je suis enretard.

– Je vous en prie, ils seront si heureuxde vous voir.

– Non ; votre salon est déjà pleinde monde ; je reviendrai un autre jour.

– Comme il vous plaira ! Quellecharmante soirée nous avons passée hier soir ! Avez-vousadmiré la façon de danser de Mlle Woodhouse et deM. Frank Churchill ? Je n’ai jamais rien vu depareil.

– Tout à fait délicieux en effet ;il me serait, du reste, difficile de ne pas en convenir, car jesuppose que Mlle Woodhouse et M. FrankChurchill sont à portée de la voix ! Mais il n’y a pasd’inconvénient à parler aussi des autres. À mon avis,Mlle Fairfax danse avec une extrême élégance et jeconsidère Mme Weston comme la plus parfaiteexécutante de musique de danse qui soit en Angleterre !Maintenant, si vos amis ont la moindre gratitude, ils ferontquelques remarques obligeantes sur notre compte ; je regrettede ne pouvoir rester pour les entendre.

– Oh ! M. Knightley, encore unmoment ! J’ai quelque chose d’important à vous dire :Jane et moi nous sommes toutes deux si confuses à propos despommes !

– Pourquoi donc ?

– Est-il possible que vous nous ayezenvoyé toute votre réserve de pommes ! Vous en aviez encorebeaucoup, disiez-vous, et en vérité il ne vous en reste pas une.Mme Hodges a bien raison d’être irritée. WilliamLarkins nous a tout raconté. Vous n’auriez pas dû agir ainsi.Ah ! le voilà parti ! Eh bien, ajouta-t-elle en rentrantdans le salon, je n’ai pas réussi. M. Knightley est troppressé pour s’arrêter. Il va à Kinston. Il m’a demandé s’il pouvaitfaire quelque chose pour…

– Oui, dit Jane, nous avons entendu sesaimables offres, nous avons tout entendu.

– Je n’en suis pas étonnée, ma chère, laporte est restée ouverte et M. Knightley parlait tout haut.« Puis-je faire quelque chose pour vous àKinston ? » m’a-t-il dit. J’en ai profité pour faireallusion à… Oh ! Mlle Woodhouse, est-ce qu’ilfaut que vous partiez ? Il me semble que vous arrivezseulement. Comme vous êtes aimable !

En examinant les montres, on s’aperçut qu’unegrande partie de l’après-midi s’était écoulée,Mme Weston et son beau-fils, après avoir priscongé, à leur tour, accompagnèrent les deux jeunes filles jusqu’àla grille d’Hartfield et se hâtèrent de rentrer à Randalls.

Chapitre 29

 

Il est possible de vivre sans danser : ona vu des jeunes gens ne pas aller au bal pendant plusieurs mois desuite et ne s’en ressentir ni au physique ni au moral ; maisune fois le premier pas fait, une fois les délices du mouvementrapide entrevues, il faut être d’une essence bien grossière pour nepas désirer continuer.

Frank Churchill avait dansé un soir à Highburyet brûlait de recommencer. Il avait réussi à gagner son père et sabelle-mère à ses idées et un plan de soirée dansante fut élaboré,puis soumis à l’approbation de M. et deMlle Woodhouse au cours d’une visite à Randalls.Emma voyait les difficultés matérielles du projet, mais en principeelle y était tout acquise et ne ménagea pas son concours à FrankChurchill : ils mesurèrent d’abord la chambre où ils setrouvaient et persistèrent ensuite à vouloir prendre les dimensionsdu salon contigu, malgré les assurances de M. Weston surl’équivalence des deux pièces. Puis commença l’énumération desinvités :

– Vous, Mlle Smith,Mlle Fairfax, les deux demoiselles Cox, cinq,récapitula plusieurs fois Frank Churchill. Du côté masculin, il yaura les deux Gilbert, le jeune Cox, mon père et moi, outreM. Knightley. Ce sera suffisant pour l’agrément et il y auralargement de la place pour cinq couples.

– En y réfléchissant, repritM. Weston, il ne me semble guère possible de lancer desinvitations pour cinq couples. Une sauterie aussi restreinte nepeut être qu’improvisée.

On découvrit alors queMlle Gilberte était attendue chez son frère etl’existence d’un autre jeune Cox ; M. Weston nomma unefamille de cousins qui devaient être inclus dans l’invitation.Finalement on arriva à dix couples au moins et il fallut songer aumoyen de les faire tenir dans l’espace disponible.

Les portes des deux chambres se faisaientprécisément vis-à-vis :

– Ne pourrait-on danser dans les deuxchambres à travers le passage ? suggéra Frank Churchill.

On eut vite fait de s’apercevoir desinconvénients de cette solution. Mme Weston sedésespérait de ne plus avoir de place pour le souper et la seuleidée du couloir affectait tellement M. Woodhouse qu’on dutrenoncer définitivement à ce plan.

– Oh non ! dit-il, ce serait de laplus extrême imprudence. Emma n’est pas forte, elle prendrait unrhume terrible ; la pauvre petite Henriette également. MadameWeston, vous seriez certainement forcée de vous coucher ; neles laissez pas parler d’une chose aussi absurde, je vous en prie.Ce jeune homme, ajouta-t-il en baissant la voix, est étourdi ;il a laissé les portes ouvertes ce soir à plusieurs reprises trèsinconsidérément ; il ne pense pas aux courants d’air. Je nevoudrais pas vous indisposer contre lui, mais il n’est pas, jeregrette de le dire, tout à fait ce qu’il devrait être.

Mme Weston fut désoléed’entendre ce réquisitoire ; elle prévoyait les conséquencesqu’une pareille opinion pouvait avoir un jour ou l’autre et ellefit tout son possible pour effacer cette mauvaise impression.Toutes les portes furent fermées et on renonça au couloir. Ilfallut revenir à la conception primitive ; Frank Churchill ymit tant de bonne volonté que l’espace jugé à peine suffisant pourcinq couples, un quart d’heure auparavant, lui paraissaitmaintenant pouvoir en contenir dix.

– Nous avons été trop généreux, dit-ildans nos appréciations des distances. Dix couples pourrontparfaitement évoluer ici.

Emma hésita.

– Quel plaisir, dit-elle peut-il y avoirà danser sans l’espace nécessaire ?

– C’est juste, reprit-il gravement ;c’est un grand inconvénient.

Il n’en continua pas moins à prendre desmesures et, pour conclure, il ajouta :

– Somme toute, je crois qu’à la rigueur,on pourrait tenir dix couples.

– Non, non, répondit Emma, vous êtes toutà fait déraisonnable. Ce serait une cohue resserrée dans une petitepièce.

– Une cohue resserrée dans une petitepièce ! Mademoiselle Woodhouse, vous avez l’art de peindre untableau en quelques mots. Néanmoins, au point où nous en sommes, jene me sens pas le courage de renoncer à ce projet ; ce seraitun désappointement pour mon père et je ne vois pas d’obstacleinsurmontable.

Ils se séparèrent sans avoir rien décidé.

Dans l’après-midi du lendemain, FrankChurchill arriva à Hartfield avec un sourire de satisfaction surles lèvres : il venait en effet proposer une amélioration.

– Eh bien ! Mademoiselle Woodhouse,commença-t-il aussitôt, j’espère que votre goût pour la danse n’apas été complètement mis en fuite par l’horreur de l’exiguïté dessalons de mon père. J’apporte de nouvelles propositions :c’est une idée de mon père, et nous n’attendons que votreapprobation pour la réaliser. Me ferez-vous l’honneur de m’accorderles deux premières danses de ce bal qu’il est maintenant questionde donner, non pas à Randalls, mais à l’hôtel de laCouronne ?

– À la Couronne !

– Oui, si vous et M. Woodhouse n’yvoyez pas d’objection. Mon père espère que ses amis voudront bienêtre ses hôtes dans ce local. Il peut leur garantir des conditionsplus favorables et un accueil non moins cordial.Mme Weston accepte cet arrangement à condition quevous soyez satisfaite. Vous aviez parfaitement raison ! Dixcouples, dans l’un ou l’autre des salons de Randalls, c’eût étéinsupportable, impossible ! Je m’en rendais compte de moncôté, mais je désirais trop arriver à un résultat pour vouloircéder. Ne voyez-vous pas comme moi les avantages de cette nouvellecombinaison ?

– Pour ma part, je serais très heureuse…Papa, est-ce que vous n’approuvez pas aussi ?

Après avoir demandé et reçu des explicationssupplémentaires, M. Woodhouse donna son avis :

– En vérité, un salon dans un hôtel esttoujours humide ; on n’aère jamais suffisamment, et la piècene peut être habitable. Si vous devez danser, il vaudrait mieux quece fût à Randalls. Je n’ai jamais mis le pied dans cet hôtel. Toutle monde s’enrhumera.

– J’allais vous faire observer, Monsieur,dit Frank Churchill, qu’un des avantages de ce changement de localserait précisément d’écarter tout danger de prendre froid ;M. Perry pourrait perdre à ce changement, mais personned’autre n’aurait à le regretter.

– Monsieur, reprit M. Woodhouse avecchaleur, vous vous méprenez singulièrement sur le caractère deM. Perry : M. Perry est extrêmement tourmenté quandun de nous tombe malade. Mais je ne puis comprendre comment unsalon d’hôtel peut vous paraître un meilleur abri que la maison devotre père.

– En raison même de sa grandeur,Monsieur ; nous n’aurons pas besoin d’ouvrir les fenêtres uneseule fois et c’est précisément cette mauvaise habitude de laisserpénétrer l’air de la nuit dans une chambre où se trouvent des gensen transpiration qui est la cause de la plupart desrefroidissements !

– Ouvrir les fenêtres ! Personne nesongerait à ouvrir les fenêtres à Randalls. Je n’ai jamais entenduparler d’une chose pareille. Danser les fenêtres ouvertes ! Nivotre père ni Mme Weston – cette pauvreMlle Taylor – ne toléreraient cette manièred’agir.

– Ah ! monsieur… mais quelquejeunesse inconsidérée se glisse parfois derrière le rideau etrelève un châssis sans y être autorisée. Je l’ai souvent vu fairemoi-même.

– Est-ce possible, Monsieur, je nel’aurais jamais cru ; mais je vis à l’écart et je suis souventétonné de ce que j’apprends. Néanmoins, cette circonstance mériteconsidération et peut-être le moment venu… Ce genre de projetdemande à être mûrement pesé ; on ne peut prendre une décisionà la hâte. Si M. et Mme Weston voulaient sedonner la peine de venir me voir un de ces jours, nous pourrionsexaminer la question.

– Mais malheureusement, Monsieur, j’aimoi-même si peu de temps…

– Il y aura, interrompit Emma, tout letemps nécessaire pour discuter le sujet ; il n’y a aucunehâte. Si l’on peut s’arranger à l’hôtel de la Couronne, papa, cesera bien commode pour les chevaux : ils seront tout près deleur écurie.

– En effet, ma chère, c’est un pointimportant ; non pas que James se plaigne jamais, mais ilimporte de ménager nos chevaux. Si encore j’étais sûr qu’on auraitsoin de bien aérer le salon ! Mais peut-on se fier àMme Stokes ? J’en doute : je ne laconnais même pas de vue.

– Je puis me porter garant que toutes lesprécautions seront prises, Monsieur, reprit Frank Churchill…Mme Weston surveillera tout elle-même.

– Dans ce cas, papa, vous devez êtretranquille : notre chère Mme Weston est lesoin personnifié. M. Perry ne disait-il pas, quand j’ai eu larougeole il y a tant d’années : « SiMlle Taylor prend la responsabilité de tenirMlle Emma au chaud, il n’y a pas à setourmenter ! » Cette preuve de confiance vous avaitfrappé.

– C’est bien vrai ! Je n’ai pasoublié. Pauvre petite Emma, vous étiez bien malade ! Du moins,vous l’auriez été sans les soins de Perry : il vint quatrefois par jour pendant une semaine. La rougeole est une terriblemaladie. J’espère qu’Isabelle, si ses petits enfants ont larougeole, fera appeler Perry.

– Mon père et Mme Westonsont en ce moment à l’hôtel de la Couronne, en train d’étudier leslieux. Ils désirent connaître votre opinion,Mlle Woodhouse, et ils seraient heureux si vousconsentiez à venir les rejoindre. Rien ne peut être fait d’unefaçon définitive sans vous. Si vous le permettez, je vousaccompagnerai jusqu’à l’hôtel.

Emma fut très contente d’être appelée àprendre part à ce conseil ; son père promit de considérer leproblème pendant leur absence et les deux jeunes gens se mirent enroute.

M. et Mme Weston furentenchantés de l’approbation d’Emma ; ils étaient trèsaffairés ; Mme Weston n’était pas absolumentsatisfaite ; mais lui trouvait tout parfait.

– Emma, dit Mme Weston,ce papier est en plus mauvais état que je ne pensais : parendroits il est extrêmement sale ; et la boiserie a une teintejaune.

– Ma chère, vous êtes trop méticuleuse,reprit son mari, c’est un détail sans importance. On n’y verra rienà la lumière des bougies : nous ne nous apercevons jamais derien les jours de nos réunions de whist !

Une autre question se posa relativement àl’emplacement de la table du souper. L’unique chambre contiguë à lasalle de bal était fort petite et devait servir de salon de jeu.Une autre pièce beaucoup plus vaste était mise à leur disposition,mais elle était située à l’extrémité d’un couloir.Mme Weston craignait les courants d’air pour lesjeunes gens dans le passage ; dans un but de simplification,elle proposa de ne pas avoir un véritable souper, mais simplementun buffet avec des sandwiches, etc., dressé dans la petite chambre,mais cette idée fut aussitôt écartée comme pitoyable : un balsans souper assis fut jugé contraire à tous les droits de l’hommeet de la femme ; Mme Weston dut promettre dene plus y faire allusion. Elle changea alors d’expédient etdit :

– Il me semble qu’à la rigueur nouspourrions tous tenir ici ; nous ne serons pas si nombreux.

Mais Emma et les messieurs, étaient décidés àêtre installés confortablement pour souper. M. Weston se met àparcourir le couloir et cria :

– Vous avez parlé de la longueur ducouloir, ma chère, mais à bien considérer ce n’est rien du tout eton est à l’abri du vent de l’escalier.

– Je voudrais bien savoir, ditMme Weston, quel arrangement nos hôtespréfèreraient. Notre désir est de contenter tout le monde et sinous pouvions connaître l’opinion générale, je serais plustranquille.

– C’est juste, dit Frank, on pourraitprendre l’avis de nos voisins, des Cole, par exemple, quin’habitent pas loin. Irai-je les trouver ? Et aussi celui deMlle Bates. Elle demeure encore plus près. Il mesemble que Mlle Bates serait assez capable dedonner la note exacte, une sorte de moyenne ; si j’allaisprier Mlle Bates de venir ?

– Si vous croyez, repritMme Weston avec un peu d’hésitation, si vous croyezqu’elle peut nous être utile.

– Vous n’obtiendrez aucun éclaircissementde Mlle Bates, reprit Emma, elle se confondra enremerciements et en expressions de reconnaissance, mais elle nedira rien ; elle n’écoutera même pas vos questions. Je ne voisaucun avantage à consulter Mlle Bates.

– Mais elle est si amusante, siextrêmement amusante ! J’aime beaucoup entendre parlerMlle Bates.

À ce moment, M. Weston arriva et ayantété mis au courant de ce dont il s’agissait, donna son entièreapprobation.

– Certainement, Frank, allez chercherMlle Bates ; elle approuvera notre plan, j’ensuis sûr ; je ne connais pas une personne plus apte à dénouerles difficultés. Nous faisons trop d’embarras. Elle nous enseignerala manière d’être content de tout. Mais, amenez-les toutes lesdeux.

– Toutes les deux, Monsieur ! Est-ceque la vieille dame… ?

– La vieille dame ! Mais non ;je fais allusion à la jeune. Je vous considérerais comme un sot sivous ameniez la tante sans la nièce.

– Excusez ma distraction, Monsieur ;puisque vous le désirez, je m’efforcerai de les amener l’une etl’autre.

Et il partit sur le champ.

Bien avant le retour de Frank Churchill,Mme Weston avait examiné de nouveau le couloir eten femme soumise s’était rangée à l’avis de son mari ; enconséquence il fut décidé que la salle à manger serait utilisée.Tout le reste du programme, du moins en théorie, paraissaitextrêmement simple : on se mit d’accord sur l’éclairage, lamusique, le thé, le souper ; Mme Weston etMme Stokes devaient résoudre les petitesdifficultés qui pourraient se présenter par la suite. On savaitpouvoir compter sur tous les invités ; Frank avait déjà écrità Enscombe pour demander de rester quelques jours de plus et ilescomptait une réponse favorable.

Mlle Bates, en arrivant, neput qu’apporter ses félicitations : elles furent du restebeaucoup mieux accueillies que ne l’eussent probablement été sesconseils. Pendant une demi-heure encore, ils allèrent et vinrent àtravers les pièces et diverses améliorations de détail furentsuggérées. Au moment de l’adieu, Frank Churchill renouvela soninvitation à Emma pour les premières danses ; peu aprèscelle-ci entendit M. Weston murmurer à l’oreille de safemme : « Naturellement, ma chère, il l’ainvitée ! »

Chapitre 30

 

Au bout de quelques jours arriva une lettred’Enscombe accordant l’autorisation demandée ; les termes dela réponse indiquaient que les Churchill n’étaient pas satisfaitsde cette prolongation de séjour, mais ils ne s’y opposèrentpas.

Tout paraissait donc marcher à souhait. Labonne humeur était générale. Jane Fairfax elle-même se montraitenthousiaste, elle en devenait animée, franche et ditspontanément : « Oh ! mademoiselle Woodhousej’espère qu’il n’arrivera rien pour empêcher cette réunion ;je m’en fais, je l’avoue, un véritable plaisir. »

Seul M. Knightley continuait à ne laisserparaître aucun intérêt. En réponse aux communications d’Emma, il secontentait de répondre :

– Très bien. S’il plaît aux Weston de sedonner tant de peine pour quelques heures d’un amusement bruyant,c’est leur affaire ; mais il ne dépend pas d’eux que j’yprenne plaisir. Naturellement, je ne peux pas refuser ; jeferai de mon mieux pour rester éveillé ; toutefois, j’auraispréféré de beaucoup rester à la maison pour examiner les comptes deWilliam Larkins. Je ne danse pas et je ne trouve aucun charme aurôle de spectateur ; du reste, la plupart de ceux qui neprennent pas une part active au bal partagent monindifférence : bien danser procure sans doute une satisfactionintérieure comme la vertu !

Hélas ! toute raison de divergence avecM. Knightley devait bientôt disparaître : après deuxjours d’une fausse sécurité, Frank Churchill reçut une lettre deson oncle le priant de revenir sans délai :« Mme Churchill était très malade ; déjàfort souffrante en répondant à son neveu, elle n’avait pas voulu,dans son désir de lui éviter un désappointement, faire allusion àson état de santé. »

Emma fut aussitôt mise au courant par unbillet de Mme Weston : « Frank ira àHighbury après déjeuner prendre congé de ses amis. Vous le verrezd’ici peu à Hartfield. »

Cette triste communication mit fin au déjeunerd’Emma ; ses regrets étaient proportionnés au plaisir qu’elles’était promis de cette fête.

Les sentiments de M. Woodhouse étaienttrès différents : il se préoccupait particulièrement de lamaladie de Mme Churchill et aurait voulu savoir letraitement qu’elle suivait.

Frank Churchill se fit un peu attendre ;il arriva enfin : la tristesse et l’abattement étaient peintssur son visage ; après les salutations d’usage, il s’assit etgarda le silence pendant quelques instants ; mais ildit :

– Je ne m’attendais pas à vous dire adieuaujourd’hui !

– Mais vous reviendrez, dit Emma, ce nesera pas votre seule visite à Randalls ?

– Je ferai certainement tout monpossible ; ce sera ma préoccupation continuelle et si mononcle et ma tante vont au printemps à la ville… Mais j’ai bien peurque ce soit une habitude perdue : l’année dernière ils n’ontpas bougé.

– Il nous faut donc renoncer à notrepauvre bal ?

– Ah ! Pourquoi avons-nous tantattendu ? Que n’avons-nous saisi le plaisir lorsqu’il était àportée. Vous l’aviez prédit ! Hélas ! Vous avez toujoursraison.

– Je regrette bien d’avoir euraison ; j’aurais de beaucoup préféré être heureuse queperspicace.

– De toute façon le bal aura lieu ;mon père compte bien que ce n’est que partie remise. N’oubliez pasvotre promesse.

Emma sourit gracieusement.

– Chaque journée augmentait mon regret departir. Heureux ceux qui restent à Highbury !

– Puisque vous nous jugez sifavorablement à présent, dit Emma, je me permettrai de vousdemander si vous n’étiez pas à un moment donné, un peu prévenucontre nous ? Vous vous seriez décidé à venir depuis longtempssi vous aviez eu une bonne opinion de Highbury.

Il se mit à rire en protestant contre cetteallégation.

– Et il faut que vous partiez cematin ?

– Oui, mon père doit me rejoindreici ; nous rentrerons ensemble et je me mettrai en route surl’heure. Je crains de le voir arriver d’un instant à l’autre.

– Quoi ! Vous n’aurez même pas cinqminutes à consacrer à vos amies, Mlle Fairfax etMlle Bates ? C’est bien fâcheux !L’immuable logique de Mlle Bates aurait pu avoirune bonne influence sur votre esprit à cette heure dedésarroi !

– J’ai déjà pris congé de cesdames ; en passant devant la porte je suis entré comme ilconvenait. Je voulais rester trois minutes, mais j’ai été forcé deprolonger ma visite et d’attendre le retour deMlle Bates qui était sortie ; c’est une femmedont il est difficile de ne pas se moquer, mais je n’aurais pasvoulu l’offenser. J’ai profité de l’occasion…

Il hésita, se leva et alla à la fenêtre.

– En un mot, dit-il, mademoiselleWoodhouse, il n’est pas possible que vous n’ayez pas quelquessoupçons…

Il la regarda comme pour lire dans la penséede la jeune fille. Emma se sentait mal à l’aise ; ces parolessemblaient le prélude d’une déclaration et elle ne désirait pasl’écouter. Se forçant à parler dans l’espoir d’amener une diversionelle reprit :

– Vous avez eu bien raison ; ilétait tout naturel de profiter de votre passage à travers Highburypour faire cette visite.

Il se tut, semblant chercher à deviner le sensde cette réponse. Puis elle l’entendit soupirer : évidemmentil se rendait compte qu’elle ne voulait pas l’encourager. La gênedu jeune homme persista quelques moments encore, puis il dit d’unton plus décidé :

– De cette façon, j’ai pu consacrer lereste de mon temps à Hartfield.

Il s’arrêta de nouveau, l’air embarrassé.

Emma se demandait comment cette scène seterminerait lorsque M. Weston apparut suivi deM. Woodhouse.

Après quelques minutes de conversation,M. Weston se leva et annonça qu’il était temps de partir.

– J’aurai de vos nouvelles à tous, ditFrank Churchill. Je saurai tout ce qui se passe ici ; j’aidemandé à Mme Weston de m’écrire et elle a bienvoulu me le promettre ; en lisant ses lettres, je me croiraiencore à Highbury !

Une très cordiale poignée de main accompagnéede souhaits réciproques mit fin à l’entretien, et la porte sereferma sur les deux hommes.

Emma ne tarda pas à s’apercevoir desconséquences de ce départ ; les rencontres avec FrankChurchill avaient été presque journalières ; sans aucun doutesa présence à Randalls avait apporté une grande animation :chaque jour elle attendait sa visite et elle était sûre de letrouver aussi attentif, aussi plein d’entrain ! Cette dernièrequinzaine avait été agréablement employée et le retour à la viecourante d’Hartfield ne pouvait manquer de paraître triste. Deplus, au cours de leur dernière entrevue, Frank Churchill lui avaitlaissé entendre qu’il l’aimait et de ce fait le prestige du jeunehomme se trouvait rehaussé.

Emma cherchait à se rendre compte de l’état deson propre cœur.

– Je dois certainement être amoureuse, sedit-elle ; cette sensation de fatigue, d’ennui, ce dégoût dem’asseoir et de m’appliquer à une tâche quelconque, ce sont là tousles symptômes de l’amour. Enfin, le mal des uns fait le bonheur desautres ; je ne serai pas la seule à regretter le bal, maisM. Knightley sera heureux : il pourra passer la soirée encompagnie de son cher William Larkins.

À l’encontre de ces prévisions,M. Knightley ne manifesta aucun sentiment de triomphe ;il ne pouvait pas affecter de regretter personnellement lafête : sa mine réjouie aurait suffi à le contredire, mais ildéclara compatir au désappointement de tous et il ajouta avecbonté :

– Pour vous, Emma, qui avez si peul’occasion de danser, ce n’est vraiment pas de chance !

Emma s’attendait à ce que Jane Fairfax prîtune part active aux regrets causés par ce contretemps, mais àquelques jours de là elle put constater la parfaite indifférence dela jeune fille ; celle-ci avait été assez souffrante de mauxde tête et Mlle Bates déclara que de toute façon sanièce n’aurait pu assister au bal. L’inconcevable sang-froid dontJane fit preuve dans cette circonstance fut pour Emma un nouveaugrief ajouté à beaucoup d’autres.

Chapitre 31

 

Emma reconnut bientôt que les ravages causéspar Frank Churchill étaient peu considérables. Elle avait grandplaisir à entendre parler de lui ; elle espérait qu’une visiteau printemps serait possible mais elle n’était nullementmalheureuse ; le premier moment passé elle s’était mise àvaquer gaiement, comme d’habitude, à ses occupations. Tout enrendant justice aux qualités du jeune homme elle voyait clairementses défauts ; et de plus, si le souvenir de Frank Churchilloccupait souvent sa pensée, aux heures de loisir, les plans, lesdialogues, les lettres, les déclarations qu’elle imaginaitaboutissaient invariablement à un refus de sa part. Ils seséparaient avec de tendres paroles, mais la séparation étaitfatale : elle se rendait compte que, malgré sa résolution dene pas quitter son père, de ne jamais se marier, un attachementsérieux lui aurait rendu la lutte plus pénible.

« Il n’appert pas que je fasse grandusage du mot sacrifice, se dit-elle, dans mes aimables refus, nidans mes spirituelles réponses, Frank Churchill évidemment n’estpas nécessaire à mon bonheur et je m’en réjouis. D’autre part, ilest, je crois, très amoureux et s’il revient, je me tiendrai surmes gardes et j’éviterai toute apparence d’encouragement. Ce seraitinexcusable d’agir autrement étant décidée à ne pas l’épouser. Dureste, je ne pense pas qu’il ait pu à aucun moment, se méprendresur mon attitude ; dans ce cas, ses regards et son langageeussent été très différents à l’heure de la séparation :néanmoins, je m’observerai encore plus. Je ne m’imagine pas qu’ilsoit capable de constance : ses sentiments sont chauds, maisje les crois sujets à variation. Dieu merci ! mon bonheurn’est pas sérieusement en jeu. Tout le monde, dit-on, doit êtreamoureux une fois dans sa vie et me voici quitte à boncompte ! »

Quand Mme Weston apporta àHartfield la première lettre de son beau-fils, Emma la parcourutaussitôt avec plaisir et intérêt : c’était une longue missiveet une description imagée de son voyage. Le jeune homme s’adressaità Mme Weston avec une véritable affection et latransition de Highbury à Enscombe, le contraste entre les deuxendroits au point de vue des principaux avantages de la vie étaientindiqués autant que les convenances le permettaient. Le nom deMlle Woodhouse apparaissait à plusieurs reprises,mêlé à une allusion aimable, à un compliment, à un rappel d’unpropos tenu par la jeune fille. En post-scriptum il avaitajouté : « Je n’ai pas eu mardi un instant de libre commevous le savez pour saluer la petite amie deMlle Woodhouse ; veuillez transmettre à missSmith mes excuses et mes adieux. » Emma goûta la délicatessede cette attention détournée dont Harriet n’était que le prétexte.Mme Churchill allait mieux, mais il ne pouvait,même en imagination, fixer une date pour son retour à Randalls.

Emma replia la lettre et la rendit àMme Weston. Après comme avant cette lecture, ellesentait pouvoir fort bien se passer de Frank Churchill et ellesouhaita que ce dernier apprît à se passer deMlle Woodhouse.

L’arrivée de Frank Churchill avait été pendantune quinzaine de jours le sujet principal des conversations àHighbury, mais dès la disparition de ce dernier les faits et gestesde M. Elton reprirent leur ancien intérêt. Le jour du mariagefut bientôt fixé. Bientôt M. Elton serait de retour avec safemme. Emma fut péniblement affectée en apprenant cette nouvelle.Sans doute le moral d’Henriette s’était fortifié et la perspectivedu bal de M. Weston avait grandement contribué à apaiser sesregrets ; mais Emma craignait qu’elle n’eût pas encore atteintle degré d’indifférence nécessaire pour affronter les événementsactuels. En effet, la pauvre Henriette fut bientôt dans unedisposition d’esprit nécessitant toute la patience d’Emma :celle-ci considérait comme son devoir le plus strict de donner àson amie toutes les preuves d’affection possibles ; pourtantc’était un travail ingrat que de prêcher sans produire jamais aucuneffet : Henriette écoutait toujours avec soumission :« C’est très juste, c’est exactement ainsi ; ce n’est pasla peine de penser à eux », mais le résultat était nul et, aubout d’une demi-heure, Henriette était aussi anxieuse et inquiètequ’auparavant.

À bout de ressources Emma chercha à fairevibrer une autre corde chez Henriette et elle lui dit :

– En vous laissant aller à être simalheureuse à cause du mariage de M. Elton, vous ne pouvez mefaire sentir plus durement l’erreur dans laquelle je suis tombée.C’est moi qui suis responsable de tout ; je ne l’ai pasoublié, je vous assure ; trompée moi-même je vous ai trompée àmon tour ; ce sera pour moi un sujet de triste méditation.

Henriette fut trop touchée de ce discours pourpouvoir faire mieux que de protester par quelques monosyllabes.Emma continua :

– Je ne vous avais jamais dit,Henriette : Faites des efforts à cause de moi, pensez moins,parlez moins de M. Elton par égard pour moi. Vous aviezd’autres motifs d’agir ainsi et plus graves : j’ai fait appelà votre raison vous représentant la nécessité de prendre l’habitudede rester maître de soi, l’importance de ne pas provoquer lessoupçons des autres, l’urgence de sauvegarder votre santé. Mon seulbut était de vous éviter des souffrances inutiles. Peut-être,pourtant, ai-je quelquefois pensé qu’Henriette ne pouvait pasoublier les égards que l’affection doit inspirer.

Cet appel aux sentiments d’Henriette fut enpartie couronné de succès. L’idée de manquer de reconnaissance etde considération pour Mlle Woodhouse, la rendittout à fait malheureuse :

– Vous ayez été pour moi la meilleure desamies ! Personne ne vous vaut ! je n’aime personne autantque vous ! Je sais combien j’ai été ingrate,Mlle Woodhouse !

Ces protestations appuyées de la plus tendremimique touchèrent le cœur d’Emma.

« La spontanéité d’un cœur aimant a uncharme incomparable, se dit-elle ensuite à elle-même. C’est lanature affectueuse de mon père et d’Isabelle qui les font aimer detous. Je n’ai pas ces qualités, mais je sais les apprécier et lesrespecter. Henriette m’est de beaucoup supérieure à ce point devue. Chère Henriette, je ne voudrais pas vous changer pour la plusintelligente des créatures humaines ! »

Chapitre 32

 

Ce fut dans l’église d’Highbury que Mme Elton s’offrit pour lapremière fois aux regards : cette apparition suffit àinterrompre les dévotions, mais non pas à satisfaire la curiosité.Emma tenait à présenter sans délai ses félicitations ; elle sedécida à amener Henriette avec elle afin d’adoucir pour son amie,dans la mesure du possible, l’émoi de la première entrevue.

Néanmoins, Henriette se comporta fort bien etne laissa pas percer son émotion : elle était seulement pluspâle et plus silencieuse que de coutume. Naturellement, la visitefut courte, la gêne était inévitable de part et d’autre. Dans cesconditions, Emma se promit de ne pas porter un jugement hâtif surla jeune femme ; la première impression n’était pasfavorable : chez une étrangère, une jeune mariée, il y avaitexcès d’aisance ; la tournure était agréable, le visageégalement, mais Emma ne discerna, ni dans les traits, ni dans lemaintien, aucune distinction naturelle. Quant à M. Elton, elleétait disposée à se montrer indulgente : les visites de nocesont, de toute façon, une épreuve redoutable ; il faut uneextrême bonne grâce à un homme pour bien s’acquitter de safonction. Le rôle de la femme est plus facile : elle atoujours le privilège de la timidité. Dans ce cas particulier, ilconvenait de tenir compte à M. Elton de la situationparticulièrement délicate où il se trouvait : n’était-il pasentouré de la femme qu’il venait d’épouser, de la jeune fille qu’ilavait demandée en mariage et de celle qu’on lui avaitdestinée ? Emma lui reconnaissaitbienvolontiers le droit d’être mal à l’aise et de mettre quelqueaffectation à ne le point paraître.

– Eh bien,Mlle Woodhouse, dit Henriette en quittant lamaison, eh bien, que pensez-vous deMme Elton ? N’est-elle pas charmante ?Emma hésita un moment et répondit :

– Oh oui, certainement, une très aimablejeune femme.

– Je la trouve très jolie.

– En tout cas elle est fort bienhabillée ; elle avait une robe très élégante.

– Je ne suis pas étonnée le moins dumonde qu’il en soit tombé amoureux.

– Rien n’est moins surprenant : unejolie fortune qui s’est trouvée sur son chemin.

– Certainement, reprit Henriette avec unsoupir, elle doit avoir un grand attachement pour lui.

– C’est possible ; mais tous leshommes n’ont pas le bonheur d’épouser la femme qui les aime leplus. Mlle Hawkins, sans doute, désirait s’établiret elle a pensé qu’elle ne trouverait pas mieux.

– Oui, dit Henriette, elle a eu bienraison ; il est impossible d’imaginer un meilleur parti. Ehbien, je leur souhaite de tout mon cœur d’être heureux ; etmaintenant, Mlle Woodhouse, je ne crois pas qu’ilme sera pénible de les revoir : j’admirerais toujoursM. Elton ; mais je le considérerai sous un autre jour. Lapensée qu’il a fait un bon mariage me console. Heureusecréature ! Il l’a appelée Augusta. Comme c’estdélicieux !

Peu de jours après, M. etMme Elton vinrent à Hartfield et Emma fut à même dese former une opinion ; elle était seule avec son père ;M. Elton entretint M. Woodhouse et elle put se consacrerà la jeune mariée : un quart d’heure de conversation suffit àla convaincre que Mme Elton était une femme vaine,contente d’elle-même, pleine de prétentions ; ses manièresavaient été formées à mauvaise école ; elle était impertinenteet familière ; elle ne paraissait pas sotte mais Emma lasoupçonna de ne pas être particulièrement instruite.

Mme Elton commenta aussitôtpar faire part à Emma de la bonne impression que lui produisaitHartfield.

– Cette maison me rappelle tout à faitMaple Grove, dit-elle, la propriété de mon beau-frère,M. Suckling. Cette pièce est précisément de la grandeur et dela forme de celle où ma sœur se tient le plus volontiers.

Elle en appela à M. Elton.

– La ressemblance n’est-elle pasfrappante ? Et l’escalier ? Quand je suis entrée, je n’aipu m’empêcher de pousser une exclamation. J’ai, je dois l’avouer,une grande prédilection pour Maple Grove, que je considère commemon véritable « home ». Si jamais, MademoiselleWoodhouse, vous êtes transplantée comme je le suis, vouscomprendrez combien il est délicieux de rencontrer sur son cheminun décor familier.

Emma fit une réponse aussi évasive quepossible, mais Mme Elton s’en contenta etreprit :

– Le parc, également, est tout à faitdans le même style : il y a àMapleGrove des lauriers en abondance comme ici et disposés d’une manièreidentique ; j’ai aperçu un grand arbre encerclé d’un banc, quia éveillé chez moi de tendres souvenirs ! Mon beau-frère et masœur seront enchantés de Hartfield : des gens qui possèdenteux-mêmes de vastes propriétés, prennent toujours intérêt auxdomaines du même genre.

Emma doutait fort de la vérité de cetaphorisme, du reste évidemment émis pour amener un parallèleflatteur ; aussi se contenta-t-elle de répondre :

– Quand vous aurez parcouru ce pays, lescharmes d’Hartfield vous apparaîtront, je le crains, plus modestes.Le Surrey est très favorisé au point de vue du pittoresque.

– Oh ! je sais parfaitement à quoim’en tenir : ce comté est le jardin de l’Angleterre.

– Oui ; mais il ne faut pas appuyernotre opinion sur ce dicton car, si je ne me trompe, plusieursautres provinces se parent de cette couronne.

– Je ne l’ai jamais entendu dire, assuraMme Elton avec un sourire satisfait.

Emma n’insista pas.

– Mon beau-frère et ma sœur nous ontpromis de venir nous voir au commencement de l’été, continuaMme Elton. Pendant leur séjour nous comptonsexplorer le pays. Ils amèneront probablement leur landau danslequel quatre personnes tiennent à l’aise ; de cette façonnous serons à même de visiter les différents sites fortcommodément. À cette époque de l’année ils n’auront certainementpas l’idée de voyager dans leur berline, mais pour éviter toutesurprise je vais leur écrire à ce propos. M. Suckling aimebeaucoup les excursions : l’été dernier nous avons été jusqu’àKing Weston dans les meilleures conditions, précisément aprèsl’acquisition du landau. Je suppose, mademoiselle Woodhouse, quevous faites souvent de grandes promenades.

– Non ; nous sommes un peu éloignésdes points de vue réputés et d’autre part nous sommes tous ici, jecrois, extrêmement casaniers et peu disposés à organiser desparties de plaisir.

– Personne n’est plus attaché à son« home » que moi ; mon amour de la maison étaitpassé en proverbe à Maple Grove. Combien de fois Célina n’a-t-ellepas dit en se mettant en route pour Bristol : « Jerenonce à demander à Augusta de m’accompagner, je déteste pourtantbien être assise seule dans le landau, mais je sais par expériencequ’il n’est pas possible de lui faire franchir la grille du parc.En même temps je ne suis pas partisan d’une réclusionabsolue ; j’estime au contraire qu’il faut se mêler au mondeet prendre part avec mesure aux distractions de la société.Néanmoins je comprends parfaitement votre situation, MademoiselleWoodhouse ; l’état de santé de votre père doit être pour vousun empêchement sérieux. Pourquoi n’essaye-t-il pas le traitement deBath ? Laissez-moi vous recommander Bath, je suis sûre que leseaux réussiraient parfaitement à M. Woodhouse.

– Mon père a suivi ce traitement àmaintes reprises autrefois mais sans profit ; et M. Perrydont le nom ne vous est sans doute pas inconnu, ne juge pasopportun de le lui conseiller actuellement.

– Je vous assure,Mlle Woodhouse, qu’on obtient des résultatsincroyables : pendant mon séjour à Bath j’ai été à même deconstater des cures merveilleuses. D’autre part, les avantages deBath pour les jeunes filles sont connus ; ce serait unexcellent milieu pour vos débuts dans le monde : un mot de moivous ferait accueillir cordialement par la meilleure société del’endroit ; mon amie intime, Mme Partridge, ladame chez qui j’ai toujours habité pendant mes séjours à Bath,serait trop heureuse de s’occuper de vous et de vous servir dechaperon.

Mme Elton se tut à cet endroitde son discours : ce fut heureux car elle avait atteint lalimite de ce qu’Emma pouvait entendre sans être impolie :celle-ci frémit à l’idée d’être l’obligée deMme Elton, d’aller dans le monde sous les auspicesd’une amie de cette dernière, probablement quelque veuve vulgaireet intrigante ! La dignité de Mlle Woodhouseétait véritablement écrasée ! Néanmoins elle s’efforça dedissimuler son irritation et se contenta de remercier froidementMme Elton.

– Il ne peut être question pour nousd’aller à Bath, répondit-elle. Je ne suis pas sûre du reste sil’endroit me conviendrait plus qu’à mon père.

Pour éviter le retour de nouveaux outrages,Emma se hâta de changer de conversation.

– Je ne vous demande pas si vous êtesmusicienne, Mme Elton. Dans ces occasions on estgénéralement au courant de toutes les qualités d’une personne avantde la connaître ; Highbury sait depuis longtemps que vous avezun talent supérieur.

– Oh ! non ! du tout ; jeproteste contre cette allégation, réfléchissez à quelle source vousavez puisé vos informations ! J’aime beaucoup la musique,passionnément même et je ne suis pas, au dire de mes amis,dépourvue de goût ; mais quant au reste, sur mon honneur, monjeu est tout à fait médiocre. Mais vous, Mademoiselle Woodhouse,vous jouez, paraît-il délicieusement ; ce sera une vraie joiepour moi de vous entendre. Je ne puis pas, à la lettre, me passerde musique. Au début de notre engagement, M. Elton, en medécrivant ma future résidence, m’exprimait sa crainte que je netrouvasse la vie trop retirée, il s’inquiétait aussi del’infériorité de la maison ; je lui répondis : « Jerenonce volontiers au monde, au théâtre, au bal et je ne crains pasdu tout la solitude. Deux voitures ne sont pas nécessaires à monbonheur pas plus que des appartements d’une certainedimension ; mais, en toute franchise, je vous avoue que jem’habituerai difficilement à vivre dans un milieu où la musique neserait pas en honneur. »

Il me tranquillisa aussitôt.

– Sans aucun doute, reprit Emma ensouriant, M. Elton a courageusement affirmé que voustrouveriez à Highbury une réunion de mélomanes ! Vous jugerezqu’il a outrepassé la vérité plus qu’il n’était nécessaire.

– Je n’ai plus aucune inquiétude à cesujet. Je suis enchantée. Nous devrions, Mademoiselle Woodhouse,fonder un club musical et avoir des réunions hebdomadaires chezvous ou chez moi. Qu’en dites-vous ? Si nous nous donnons lapeine de faire les premiers pas, je suis sûre que nous seronsbientôt suivies. De cette façon, je serai forcée d’étudierrégulièrement ; les femmes mariées ont une détestableréputation à ce point de vue : elles sont très enclines àabandonner la musique.

– Pour vous qui êtes si passionnée, ce nepeut être le cas ?

– Je l’espère, mais, véritablement je nepuis m’empêcher de trembler en regardant autour de moi :Célina a complètement renoncé à la musique, elle n’ouvre jamais sonpiano et pourtant elle jouait d’une façon charmante.Mme Jeffereys, née Clara Partridge, les demoisellesMilmans, maintenant Mme Bird etMme James Cooper, sont dans le même cas. Sur maparole, il y a de quoi se sentir inquiète. Je me suis souventquerellée à ce propos avec Célina, mais aujourd’hui je me rendscompte des multiples occupations d’une femme mariée, je lui trouvedes excuses. Je suis demeurée, ce matin, enfermée près d’une heureavec ma femme de charge !

– Mais une fois votre maison organisée,cela marchera tout seul.

– Eh bien, repritMme Elton en riant, nous verrons !

Emma renonça à combattre une obstination sisingulière et après quelques instants de silence,Mme Elton aborda un autre sujet :

– Nous avons été faire une visite àRandalls, dit-elle, ils étaient tous deux à la maison ; ilsm’ont laissé une excellente impression. M. Weston paraît uncharmant homme pour lequel je ressens déjà une véritableprédilection et je trouve qu’il y a chez Mme Westonune sorte de douceur maternelle particulièrement touchante. Elle aété votre gouvernante, n’est-il pas vrai ?

Emma fut tellement surprise de ce manque detact qu’elle ne sut que répondre ; du resteMme Elton se hâta de continuer :

– Étant au courant de cette circonstance,je fus un peu étonnée de la trouver si comme il faut : c’estvraiment une femme du monde.

– Les manières deMme Weston, reprit Emma, ont toujours étéparfaites : leur élégance, leur simplicité, leur discrétionpeuvent être données comme modèle à une jeune femme.

– Nous avons eu une surprise au moment deprendre congé : Devinez qui est entré dans le salon ? etEmma n’avait pas idée à qui Mme Elton voulait faireallusion. Le ton indiquait une certaine intimité.

– Knightley ! continuaMme Elton, Knightley lui-même ! J’ai étéd’autant plus heureuse de le rencontrer que je n’étais pas chez moilors de sa venue à la maison. Je nourrissais un vif désir de fairela connaissance de l’ami intime de M. Elton : j’avais sisouvent entendu mentionner « mon ami Knightley » !Je dois rendre justice à mon « caro sposo », il n’a pas àrougir de son ami ; c’est bien le type de l’hommedistingué ; il me plait beaucoup.

L’heure du départ sonna enfin et Emma putrespirer :

– Quelle insupportable créature !s’écria-t-elle, elle surpasse de beaucoup mes prévisions les pluspessimistes. Knightley ! Je n’aurais pu le croire si on ne mel’avait raconté. Elle ne l’a auparavant jamais vu de sa vie et ellel’appelle Knightley ! Elle lui décerne un certificat dedistinction ! Je doute qu’il lui retourne le compliment. Jen’ai jamais vu une pareille vulgarité aggravée de prétentions aussiexorbitantes et d’une élégance de mauvaisaloi.Que dirait Frank Churchill s’il était là ? Comme il se seraitdiverti et moqué !

Ces pensées se succédèrent rapidement dansl’esprit d’Emma, et quand son père, une fois le brouhaha du départapaisé, eut repris sa place, elle se trouva prête à lui donner laréplique.

– Eh bien ! ma chère ! ditM. Woodhouse, c’est une aimable jeune femme et je suis sûr quevous lui avez fait une excellente impression. Elle parle un peutrop vite ; j’ai l’oreille, il est vrai, extrêmementsusceptible ; je n’aime pas les voix étrangères ;personne du reste n’a un timbre et une élocution comme vous etMlle Taylor ; néanmoins elle semble très bienélevée et je ne doute pas qu’elle ne soit une excellente femme pourM. Elton. J’ai fait toutes les excuses possibles de n’avoirpas pu leur rendre visite à cette heureuse occasion ; j’espèreêtre en état d’aller chez eux pendant le courant de l’été ;mais je n’aime pas, je l’avoue, tourner le coin de VicarageLane.

– Je suis sûre que vos excuses ont étéacceptées : M. Elton connaît vos habitudes.

– Malgré tout, à moins d’impossibilité,je n’aurais pas dû me soustraire à cette obligation ; j’aiforfait à toutes les règles de la politesse.

– Mon cher papa, vous n’êtes pas partisandu mariage ; en conséquence, pourquoi vous montrer si anxieuxde témoigner votre respect à une nouvelle mariée ! Cet état nedevrait pas être une recommandation pour vous, c’est encourager lesgens à se marier que de leur prodiguer des marques d’attention.

– Non, ma chère, mais il faut avoir desprévenances pour une jeune femme dans cette situation : unenouvelle mariée a droit à la première place partout où elle setrouve.

– Eh bien ! papa, je n’aurais jamaiscru que vous donneriez votre appui à des coutumes qui vont àl’encontre de vos idées.

– Ma chère, vous ne me comprenez pas,c’est une question de bonne éducation.

M. Woodhouse devenait nerveux, et Emman’insista pas.

Chapitre 33

 

Emma n’eut pas, par la suite, à modifier lejugement qu’elle avait porté sur Mme Elton lors deleur seconde entrevue ; à chaque nouvelle rencontre celle-ciapparut égale à elle-même : prétentieuse, hardie, familière etmal élevée ; elle manquait totalement de tact et se crutappelée à infuser une vie nouvelle à la société provinciale dontelle allait devenir un des membres ; elle s’imaginait de bonnefoi que Mlle Hawkins avait occupé dans le monde uneplace considérable et se préparait, comme femme mariée, à jouer unrôle prépondérant.

M. Elton semblait partager cette manièrede voir ; il se sentait fier d’avoir amené à Highbury unepersonne si supérieure. L’opinion générale se montrait du restetrès favorable à la jeune mariée : Mlle Batesavait donné le ton et l’éloge de Mme Elton passaitde bouche en bouche. Emma ne voulait pas apporter une notediscordante à ce concert et se contentait de reprendre sa premièreappréciation : « Très aimable et très bienhabillée ».

Cependant les manières deMme Elton à l’égard d’Emma se modifièrentbientôt : probablement offensée par le peu de succèsqu’avaient rencontré ses propositions d’intimité, elle ne fit plusd’avances et se tint à l’écart. Les époux affectaient, en outre, dese montrer désagréables pour Henriette, avec l’intention de prendreainsi une sorte de revanche indirecte. Emma ne doutait pas quel’attachement de la jeune fille n’eût été commenté dans letête-à-tête conjugal, et son propre rôle dévoilé.

Cette conduite mesquine à l’égard de son amieaugmenta encore l’antipathie et la réserve d’Emma.

D’autre part, Mme Eltonafficha, dès son arrivée, une grande amitié pour JaneFairfax ; elle ne se contentait pas d’exprimer une admirationraisonnable et naturelle, mais, sans en être priée, ellemanifestait à tout propos son désir de venir en aide à la jeunefille. Avant de perdre les bonnes grâces deMme Elton, Emma fut mise confidentiellement aucourant :

– Jane Fairfax m’a fait une excellenteimpression, Mademoiselle Woodhouse ; j’en suis fanatique.C’est une douce créature, si comme il faut et si bien douée !Elle joue du piano et elle chante délicieusement ; elle a untalent hors ligne : je suis assez compétente en musique pourdonner une opinion autorisée. Vous allez rire de mon enthousiasme,mais vous conviendrez avec moi que sa situation commande l’intérêt.Il faut nous efforcer, Mademoiselle Woodhouse de lui venir enaide ; il importe qu’un talent de ce genre soit mis en valeur.Vous connaissez naturellement ces vers du poète :

Combien de fleurs s’épanouissent loin detout regard

Et gaspillent leur parfum dans l’airdésert !

– Cette éventualité n’est pas à prévoirdans le cas présent, reprit Emma avec calme. Quand vous vousrendrez compte de la place occupée par Jane Fairfax dans la familledu colonel Campbell, vos craintes disparaîtront.

– Mais, actuellement, elle vit d’unefaçon si retirée ! Quels que soient les avantages dont elleait joui chez les Campbell, elle n’en profite plus aujourd’hui.Elle est très timide et réservée, et a besoin d’être encouragée. Jeconsidère la timidité comme un charme de plus chez ceux qui setrouvent dans une position un peu inférieure : cette réserveprévient en leur faveur. Je désire vivement lui être utile.

– Vos sentiments partent du cœur, mais jene vois pas clairement de quelle façon vous pourriez lui témoignervotre bonne volonté ; excepté les attentions que ses anciensamis ont toujours…

– Ma chère Mademoiselle Woodhouse, ilnous appartient de prendre l’initiative et de donner l’exemple.Notre rang social nous offre les moyens d’action efficace :nous avons des voitures pour l’aller chercher et reconduire chezelle, et nous vivons sur un pied qui nous permet de ne pas nousapercevoir de la présence de Jane Fairfax. Je serais extrêmementfâchée si Wright nous servait un dîner qui pût me faire regretterd’avoir invité Jane Fairfax à le partager. Je n’imagine pas unechose pareille ; le danger pour moi, comme maîtresse demaison, serait plutôt de tomber dans l’excès contraire. Maple Grovesera probablement mon modèle plus que de raison ; car nousn’avons aucunement la prétention de rivaliser avec mon beau-frère,M. Suckling, pour la fortune. Je suis bien décidée à m’occuperde Jane Fairfax ; je l’inviterai très souvent chez moi ;je donnerai des soirées musicales en son honneur ; je seraicontinuellement à la recherche d’une situation convenable pourelle. Mes relations sont si étendues que je ne doute pas de pouvoirbientôt lui faire part d’une offre avantageuse. Naturellement je laprésenterai d’une façon toute particulière à mon beau-frère et à masœur quand ils vont venir. Je suis sûre qu’elle leur plaira ;de son côté elle les appréciera beaucoup ; elle aura vite faitde surmonter son appréhension ; malgré leur fortune, en effet,ils sont très simples et n’ont rien d’intimidant. Nous luitrouverons probablement une place dans le landau pendant nosexcursions.

Peu après, Mme Elton pritcongé, laissant Emma stupéfaite :

« Pauvre Jane Fairfax », sedit-elle, « vous ne méritiez pas d’en être réduite à laprotection et aux bontés de Mme Elton ! Jeveux croire qu’elle ne se permettra pas de parler de moi sur ceton, mais, sur mon honneur, il ne semble pas y avoir de limites àl’intempérance de langage chez cette femme ! »

À partir de ce jour Emma ne fut plus appelée àrecevoir les confidences de Mme Elton : ellerésigna sans regret le rôle d’amie intime deMme Elton et celui de dame patronnesse de JaneFairfax et se contenta d’observer de loin ce qui se passait. Lesattentions de Mme Elton pour Jane avaient éveilléchez Mlle Bates une reconnaissance sans bornes.Mme Elton devint bientôt l’objet de savénération : « la plus affable, délicieuse, aimablefemme ! etc. »

Emma s’étonnait pourtant de voir Jane Fairfaxtolérer les manières de Mme Elton, accepter lesinvitations, prendre part aux promenades. Elle n’aurait pas crupossible que le goût et la fierté de Mlle Fairfaxpussent agréer une pareille société ni supporter le poids d’uneamitié de ce genre.

« C’est une énigme, pensait Emma,préférer rester ici, exposée aux privations de toutes sortes, etsubir maintenant la mortification d’être distinguée parMme Elton plutôt que de retourner vers ceux dont lagénéreuse affection lui est acquise ! »

Jane était venue à Highbury pour troismois ; c’était précisément la durée éventuelle du séjour desCampbell en Irlande, mais ceux-ci avaient cédé aux sollicitationsde leur fille et s’étaient décidés à rester une partie de l’été. Onsavait par Mlle Bates que Mme Dixonécrivait de la façon la plus pressante pour décider Jane à venirles rejoindre ; toutes les dispositions étaient prises pour levoyage ; des voitures et des domestiques seraient envoyés etdes amis mis à contribution. Malgré tout Jane persistait àrefuser.

– Il faut qu’elle ait un motif sérieuxpour ne pas accepter cette invitation, fut la conclusion d’Emma,elle doit être sous le coup de quelque pénitence infligée par lesCampbell ; il ne lui est pas permis de se trouver avec lesDixon. Mais pourquoi faut-il qu’elle consente à vivre dansl’intimité des Elton ? C’est un second problème.

Emma fit part un matin de son étonnement auxdeux personnes qui connaissaient son opinion surMme Elton : Mme Weston etM. Knightley.

– Elle ne trouve probablement pas grandplaisir au presbytère, ma chère Emma, réponditMme Weston. Cependant, cela vaut mieux que d’êtretoujours à la maison ; sa tante est une excellente créature,mais comme compagnie habituelle, elle doit être bien fatigante. Ilconvient de se rappeler le milieu où vitMlle Fairfax avant de la condamner.

– Vous avez raison, Madame Weston, ditM. Knightley avec animation :Mlle Fairfax ne manque ni de discernement ni degoût : eût-elle été à même d’élire une amie, elle n’auraitcertainement pas choisi Mme Elton ! Mais,ajouta-t-il avec un sourire de reproche à l’adresse d’Emma, cettedernière se montre pleine de prévenances pour elle alors qued’autres, mieux qualifiées pour intervenir, la négligent.

Emma sentit que Mme Weston luijetait un regard à la dérobée et fut elle-même frappée du ton deM. Knightley. En rougissant un peu, elle répondit :« Les attentions dont Mme Elton combleMlle Fairfax devraient, il me semble, l’offenser etnon la toucher.

– Je ne serais pas étonnée, repritMme Weston, que l’empressement de la pauvreMlle Bates à accepter les invitations deMme Elton n’ait entraîné Jane au delà des limitesque son bon sens avait fixées ; elle se fût sans douteaccommodée d’une intimité plus modérée.

– D’autre part, ajouta M. Knightley,soyez sûre que Mme Elton, pour parler à JaneFairfax, renonce à son ton d’humiliante protection. Nous savonstous, par expérience, combien diffère le langage selon qu’onemploie la troisième ou la seconde personne : nous sentons lanécessité de plus grands ménagements dans nos rapports directs avecnos semblables ; nous gardons pour nous, en présence del’intéressé, les conseils que nous ne lui ménagions pas une heureauparavant. De plus, en dehors de cette règle générale,Mlle Fairfax tient Mme Elton enrespect par sa supériorité d’esprit et de manières ; je nedoute pas qu’en tête à tête, Mme Elton ne traiteson invitée avec toute la considération voulue.

– Je sais, dit Emma, quelle haute opinionvous avez de Mlle Fairfax.

– Oui, reprit-il, je ne cache pas combienje l’estime.

Emma hésita un instant avant de répondre, maisle désir de savoir de suite à quoi s’en tenir l’emporta ; elledit avec vivacité et le regard dur :

– Je ne sais pas si vous êtes vous-mêmeconscient de la force de ce sentiment : un jour ou l’autrevous pourriez être conduit à passer la frontière del’admiration !

M. Knightley était à ce moment occupé àrattacher les boutons de ses épaisses guêtres de cuir ; il sereleva, le sang aux joues, et répondit :

– En êtes-vous là ? Vous arrivez enretard ; il y a six mois M. Cole a déjà fait allusion àcette éventualité devant moi.

Il s’arrêta. Emma sentit le pied deMme Weston s’appuyer sur le sien. Un instant aprèsM. Knightley continua :

– Mlle Fairfax nevoudrait pas de moi si je la demandais en mariage, et je suisparfaitement sûr que je ne la demanderai jamais.

Emma fut assez satisfaite de cette déclarationet reprit :

– Vous n’êtes pas vaniteux, MonsieurKnightley, il faut vous rendre cette justice.

Il ne parut pas l’entendre et dit d’un airmécontent :

– Ainsi, vous avez décidé que je devaisépouser Jane Fairfax ?

– Non vraiment, reprit-elle, vous m’aveztrop de fois reproché de m’occuper des mariages pour que je me soispermise de prendre cette liberté avec vous. Je n’attachais aucuneimportance à ma remarque qui m’a été inspirée par votre professionde foi. Oh ! non, sur ma parole, je n’ai pas la moindre enviede vous voir épouser Jane Fairfax ! Je désire au contraire quevous demeuriez célibataire : vous ne pourriez pas être assisentre nous, aussi confortablement, si vous étiez marié.

M. Knightley demeura pensif ; aubout de deux minutes, il reprit :

« Vous vous êtes méprise, Emma, sur laportée de mon admiration. Je n’ai jamais donné une pensée de cegenre à Jane Fairfax : c’est une jeune personne accomplie, jeme plais à le reconnaître ; pourtant Jane Fairfax elle-mêmen’est pas parfaite : la franchise de caractère qu’un hommedésirerait chez sa femme lui fait défaut.

Cette constatation fut loin d’être désagréableà Emma et elle dit :

– Eh bien ! Je suppose que vous avezimposé silence à M. Cole, sans délai.

– Oui, immédiatement. Il me pria del’excuser et parla d’autre chose.

– Je me demande de quelle manièreMme Elton désigne les Cole quand elle parle d’eux.Elle vous appelle : Knightley ! Elle doit avoir trouvépour M. Cole un qualificatif particulièrement familier etvulgaire ! Pour en revenir à Jane Fairfax, l’excuse invoquéepar Mme Weston me paraît valable et je m’expliquetrès bien son désir d’échapper à la compagnie deMlle Bates. Mais je ne puis, Monsieur Knightley,partager vos illusions sur l’humilité deMme Elton ; je doute fort que celle-ci ait, àaucun moment, conscience de son infériorité : elle n’aurad’autre frein dans ses rapports avec Jane, que les préceptes d’uneéducation inférieure ; elle l’insultera continuellement parses éloges, ses encouragements et ses offres de service ; ellene cessera pas de faire montre de sa générosité et de son intentionde l’admettre à prendre part aux délicieuses excursions qui doiventavoir lieu dans le landau !

– Jane Fairfax a de grandes qualités,conclut M. Knightley, son caractère est excellent, sa patienceet sa maîtrise de soi exemplaires, mais elle me paraît être plusréservée qu’autrefois. Avant l’allusion de Cole à un autre genre desentiment, je voyais Jane Fairfax avec plaisir, mais sans aucunearrière pensée.

M. Knightley se leva alors et pritcongé.

– Eh bien ! madame Weston, dit Emmatriomphalement après le départ de ce dernier, que reste-t-il devotre hypothèse ?

– À mon avis, ma chère Emma,M. Knightley me paraît être si préoccupé de ne pas êtreamoureux de Jane Fairfax que je ne serais pas étonnée si,finalement, il le devenait ! Ne me battez pas !

Chapitre 34

 

Tous les amis de M. Elton rivalisaientd’amabilité : des dîners et des soirées furent organisés àl’occasion de son mariage et les invitations se succédaient.Mme Elton eut bientôt l’agréable appréhension den’avoir plus une soirée libre.

– Je vois, dit-elle, quel genre de vie jesuis appelée à mener parmi vous. Sur ma parole, nous semblons êtretout à fait à la mode. De lundi prochain à samedi toutes nossoirées sont prises ! Dans ces conditions, l’existence à lacampagne n’a rien de terrible : même une femme qui nedisposerait pas de mes ressources intellectuelles, ne se sentiraitnullement dépaysée.

Les séjours à Bath avaient familiariséMme Elton avec certaines règles de l’étiquettemondaine et les dîners de Maple Grove luiservaient de modèles. Elle fut un peu offusquée de ne pas trouverdeux salons partout où elle allait et de constater l’absence deglaces et de sorbets aux réunions d’Highbury. Elle se proposait, aucommencement du printemps, de rendre toutes les politesses reçuesen organisant une réception de grand style : elle feraitplacer des tables de jeu avec des bougies séparées et des paquetsde carte neuves, selon le dernier genre ; des domestiquessupplémentaires seraient engagés pour présenter lesrafraîchissements à l’heure voulue et dans l’ordre établi.

Emma, de son côté, avait décidé de donner undîner en l’honneur des Elton. Elle tenait à faire comme tout lemonde, afin d’éviter les commentaires. Au bout de dix minutes deconversation préalable, M. Woodhouse se résigna : il secontenta de stipuler qu’il ne serait pas assis au haut de la table.Les invités étaient tout indiqués ; outre les Elton, il yaurait les Weston et M. Knightley ; la pauvre Henriette,naturellement, serait appelée à occuper la huitième place, maiselle pria Emma de lui permettre de refuser : « Jepréfère, dit-elle, ne pas me trouver en sa compagnie à moins deforce majeure. Je ne me sens pas le courage de supporter sa vue nicelle de son heureuse et charmante femme. Si vous n’y voyez pasd’objection, je resterai à la maison. » C’était précisément laréponse qu’Emma désirait ; elle jugeait, en effet, inopportuneune rencontre sur le terrain même des anciens errements et elle futenchantée de la force de caractère manifestée par sa petite amie.Elle adressa aussitôt une invitation à Jane Fairfax ; depuissa dernière rencontre avec M. Knightley, Emma avait éprouvédes remords ; elle se rappelait les reproches qu’il lui avaitfaits.

– Il a raison, dit-elle, je n’ai pas agiamicalement envers Jane Fairfax ; j’aurais dû lui témoigner del’intérêt : il est trop tard ; elle ne pourra plusdésormais s’attacher à moi ; je suis décidée néanmoins à luifaire des avances.

Toutes les invitations reçurent un accueilfavorable ; mais, au dernier moment, une circonstance imprévuevint jeter le trouble dans l’ordonnance du dîner ;M. John Knightley écrivit pour annoncer son arrivée ; ilamenait ses fils faire une visite promise à leur grand-père et seproposait de coucher une nuit à Hartfield. Le hasard voulut que lejour choisi par lui coïncidât précisément avec la date fixée pourle dîner ; vu ses occupations professionnelles, il ne pouvaitêtre question de le remettre ; mais M. Woodhouse et safille furent contrariés ; celui-ci s’agitait à la penséed’avoir plus de huit personnes à table et Emma, de son côté,appréhendait que M. John Knightley ne fut de fort méchantehumeur de ne pouvoir venir à Hartfield pour vingt-quatre heuressans tomber sur une réception.

Emma néanmoins réussit à calmer son père enl’assurant que la présence de M. John Knightley, tout enportant à neuf le nombre des convives, n’augmenterait guère lebruit ; mais les objections personnelles d’Emma n’étaient pasaussi faciles à lever. Cette addition inattendue lui agréait fortpeu ; ce serait bien entendu à M. John Knightleyqu’incomberait le devoir d’occuper la place de M. Woodhouse etau lieu de l’aimable physionomie de M. Knightley elle auraiten face d’elle à dîner le visage grave de son beau-frère.

Par la suite les événements prirent unetournure plus favorable ; M. John Knightley arriva, maisM. Weston fut inopinément appelé à Londres le jour du dîner.Le nombre des convives se trouva donc réduit à celui du début. Labonne humeur de son père, la présence de ses petits neveux etsurtout la résignation philosophique de M. John Knightley netardèrent pas à dissiper les regrets d’Emma.

À l’heure dite les invités étaient réunis.M. John Knightley parut s’appliquer à se rendre aimable dès ledébut : au lieu d’attirer son frère dans l’embrasure d’unefenêtre, il se mit à parler avecMlle Fairfax : il l’avait rencontrée, enrentrant de la promenade avec ses petits garçons ; la pluiecommençait à tomber et il s’informa si elle avait étémouillée :

– J’espère, dit-il, que vous ne vous êtespas aventurée loin, Mlle Fairfax, ce matin ;vous êtes sans doute retournée sur vos pas ?

– Je n’ai été qu’à la poste, dit-elle, etje suis rentrée avant l’averse. C’est ma course quotidienne ;je vais toujours chercher les lettres quand je suis ici. J’ai ainsiune raison pour sortir ; la marche avant le déjeuner me faitdu bien.

– Pas sous la pluie pourtant !

– Non ! Mais il ne pleuvait pasvéritablement quand je suis sortie.

M. John Knightley sourit etreprit :

– Vous voulez dire que voue étiez résolueà prendre l’air, car vous ne vous trouviez pas à six mètres devotre porte et les garçons avaient renoncé depuis longtemps àcompter les gouttes de pluie ! La poste exerce une grandeattraction à une certaine période de l’existence ; mais, quandvous aurez mon âge, vous n’affronterez plus le mauvais temps pouraller chercher des lettres, elles ne valent jamais ledérangement.

Elle rougit un peu et répondit :

– Je n’ai pas le droit d’espérer passerma vie au milieu de ceux qui me sont le plus chers et, enconséquence, je ne prévois pas que les années puissent me rendreindifférente à ma correspondance.

– Ce n’est pas de l’indifférence que jeressens pour les lettres, c’est une véritable aversion.

– Vous pensez aux lettresd’affaires ; en l’occurrence, il s’agit d’amitié.

– Je préfère les premières ; parfoiselles contiennent de l’argent !

– Ah ! Vous ne parlez passérieusement. Je connais trop bien M. John Knightley et jesuis sûre qu’il sait apprécier la valeur de l’amitié. D’autre partsi les lettres ont peu d’intérêt pour vous, ce n’est pas à ladifférence de nos âges mais bien à celle de nos situations qu’ilfaut attribuer la divergence de nos opinions ; tous ceux quevous aimez sont continuellement à votre portée ; moi aucontraire je serai sans doute appelée à vivre au milieud’étrangers ; j’ai donc toutes les raisons du monde desupposer que je prendrai longtemps encore, avec plaisir, le chemindu bureau de poste.

– En faisant allusion au changementprobable de vos idées sur ce point particulier, j’escomptais lesmodifications que l’avenir doit apporter à votre position sociale.Dans dix ans – permettez à un vieil ami de parler en toute liberté– vous aurez près de vous des êtres sur lesquels vous concentrerezvos affections.

Jane Fairfax répondit par un aimable merci ets’efforça de prendre la prophétie en riant, mais le tremblement deses lèvres et ses yeux humides trahissaient son émotion. À cemoment M. Woodhouse s’approcha d’elle après avoir, selon sonhabitude, fait le tour du salon.

– Je suis fâché d’apprendre, dit-il,Mlle Fairfax, que vous êtes sortie ce matin par lapluie. Les jeunes filles sont des plantes délicates : ellesdoivent avoir soin de leur santé et de leur teint. Ma chère,avez-vous changé vos bas ?

– Oui, Monsieur, immédiatement. Je voussuis très reconnaissante de votre aimable sollicitude.

– Ma chère Mlle Fairfax,comment ne prendrait-on intérêt à une aussi gracieusepersonne ? J’espère que votre excellente grand’mère et votretante vont bien ; ce sont de très vieilles amies à moi. Jeregrette que mon état de santé ne me permette pas de me montrer unmeilleur voisin. Vous nous faites un grand honneuraujourd’hui ; ma fille et moi, sommes tous deux très heureuxde vous voir à Hartfield.

Son devoir accompli, l’affable vieillardreprit sa place, avec le sentiment de s’être efforcé de mettretoutes les dames à leur aise. Peu après, l’histoire de la promenadearriva aux oreilles de Mme Elton et celle-cicommença aussitôt ses remontrances.

– Ma chère Jane, qu’est-ce quej’entends ? Vous avez été à la poste par la pluie !Comment avez-vous pu faire une si grave imprudence ?

Jane donna très patiemment l’assurance qu’ellen’avait pas pris froid.

– Ce n’est pas une excuse.Mme Weston avez-vous jamais entendu parler d’unepareille conduite ? Il nous faut absolument intervenir, vouset moi, d’autorité.

– Je suis tentée de donner mon avis à montour, dit Mme Weston avec bonté. Sujette comme vousl’êtes, Mademoiselle Fairfax, à attraper de gros rhumes, vousdevriez être particulièrement prudente à cette saison de l’année.Il vaudrait mieux attendre une heure ou deux ou même unedemi-journée pour vos lettres que de vous exposer à prendre froid.Vous êtes beaucoup trop raisonnable pour courir ce risque uneseconde fois.

– Oh ! Elle ne recommencera pas,reprit Mme Elton. J’ai trouvé une solution :l’homme qui va chercher nos lettres tous les matins – c’est un denos domestiques, mais je ne me rappelle pas son nom – demandera lessiennes et les lui apportera ; de cette façon toutes lesdifficultés seront aplanies. Vous n’aurez pas de scrupule, jepense, ma chère Jane, à accepter ce petit service, venant demoi ?

– Vous êtes extrêmement bonne, réponditJane, mais je ne puis pas renoncer à ma promenade du matin. Ilm’est ordonné de sortir le plus possible ; le bureau de posteest un but de promenade ; du reste, il pleut rarement.

– Ma chère Jane, n’en parlons plus :la chose est décidée, sous réserve pourtant de mon seigneur etmaître. Mme Weston, vous et moi, n’est-il pasvrai ? sommes tenues à une certaine circonspection. Mais je meflatte, ma chère Jane, que mon influence n’est pas tout à faitnulle.

– Excusez-moi, reprit Jane, mais je nepuis en aucune façon souscrire à un arrangement qui causerait uneperte de temps aussi inutile à votre valet de pied. Si cettecommission n’était pas un plaisir pour moi, rien ne serait plusfacile que de la confier – comme cela a lieu pendant mon absence –à la domestique de ma grand’mère.

– Mais, ma chère, Patty est sioccupée ! Donner de l’ouvrage à nos domestiques, c’est, aucontraire, faire œuvre pie !

La résolution de Jane ne paraissait nullementébranlée, mais au lieu de répondre, elle se tourna vers JohnKnightley et reprit l’entretien interrompu :

– La poste est une merveilleuseinstitution, dit-elle, quelle régularité et quelle rapidité !On reste confondu à la pensée des multiples services qui luiincombent et dont elle se décharge à notre satisfaction.

– Certainement ; tout est fort bienréglé.

– Parmi les innombrables lettres quicirculent dans le royaume, fort peu prennent une fausse directionet peut-être pas une, sur un million, ne se perd. C’est d’autantplus surprenant que les suscriptions informes ou peu lisiblesabondent.

– L’habitude facilite la tâche desemployés ; à dire vrai, ils sont payés pour être perspicaces,c’est le secret de leur compétence. Le public fait les frais etentend être bien servi.

À ce moment, la conversation devint généraleet le sujet des différentes écritures fut discuté.

– J’ai remarqué, dit John Knightley que,dans une famille – les filles surtout – acquièrent généralement lemême type d’écriture. Isabelle et Emma, par exemple, écrivent d’unefaçon identique.

– Oui, répondit son frère avechésitation, il y a une ressemblance ; je vois ce que vousvoulez dire, mais l’écriture d’Emma est plus ferme.

– Isabelle et Emma écrivent toutes lesdeux parfaitement, dit M. Woodhouse, et la pauvreMme Weston a également une écriture très élégante,ajouta-t-il en se tournant vers cette dernière avec un soupir deregret.

– Pour ma part, commença Emma, je n’aijamais vu une écriture d’homme…

Ce discours était adressé àMme Weston, mais celle-ci était occupée à parler àson voisin, et Emma dut interrompre sa phrase. Pendant cette pause,elle eut le temps de réfléchir :

– Allons, pensa-t-elle, voici l’occasionde mettre Frank Churchill sur la sellette ; suis-je capable deprononcer son nom simplement, devant tout le monde ?Devrai-je, au contraire, recourir à une périphrase :« Votre ami du Yorkshire, votre correspondant d’Enscombe, parexemple. » J’agirais ainsi, je crois, si mon cœur était enjeu ; mais ce n’est pas le cas, car je n’éprouve pas lamoindre gêne. »

Aussitôt que Mme Weston eutretrouvé sa liberté, Emma reprit :

– M. Frank Churchill a une des plusbelles écritures masculines que je connaisse.

– Je ne l’admire pas, repartitM. Knightley, elle est trop menue, presque féminine.

Emma ni Mme Weston nevoulurent admettre cette condamnation. La premièrerépondit :

– À mon avis, l’écriture en question nemanque aucunement de force ; elle est fine, mais très nette etd’une jolie allure. Si nous étions dans l’autre salon où se trouvemon bureau, je pourrais fournir un spécimen à l’appui de mon dire.J’ai une lettre écrite de la main de M. Frank Churchill. Nevous rappelez-vous pas Mme Weston vous être un jourservie de lui comme secrétaire ?

– Dites plutôt que Frank a tenu à prendrecette qualité.

– Quoi qu’il en soit, j’ai la lettre etje la montrerai après dîner pour convaincre M. Knightley.

– C’est là un document qui me paraît peuprobant, reprit sèchement M. Knightley, le jeune homme a dûapporter à la rédaction du billet qui vous était destiné, un soinparticulier ; dans cette condition toute spontanéité disparaîtet l’interprétation graphique ne peut donner aucunrésultat !

Le dîner fut annoncé.Mme Elton se leva aussitôt et sans laisser àM. Woodhouse le temps de s’approcher d’elle pour lui demanderl’autorisation de la conduire dans la salle à manger, elledit :

– Dois-je marcher la première ? Jesuis honteuse de toujours montrer le chemin !

L’inébranlable résolution avec laquelle JaneFairfax avait défendu sa prérogative d’aller elle-même chercher seslettres à la poste n’avait pas échappé à Emma. Celle-ci auraitvoulu savoir si la promenade du matin avait eu un résultat. Il luisemblait probable en effet que le mauvais temps n’aurait pas été sidélibérément affronté sans la certitude de trouver une lettreattendue avec impatience. Cette supposition se trouvait confirméepar l’apparence de Jane ; la physionomie de la jeune fillerespirait la satisfaction, son teint éblouissant témoignait d’unesanté raffermie, son humeur enjouée d’une animationexceptionnelle.

Emma aurait pu pour s’éclairer demander aumoment opportun quelques informations concernant le service de lamalle d’Irlande – la question lui brûlait les lèvres – mais elleavait fait l’effort de garder le silence. Pour passer dans la salleà manger, les deux jeunes filles fermèrent la marche en se donnantle bras, avec un semblant de cordialité qui seyait à merveille àleur beauté respective.

Chapitre 35

 

Quand les dames rentrèrent au salon, aprèsdîner, Emma s’aperçut qu’il était presque impossible d’empêcher laformation de deux groupes distincts, tant Mme Eltonapportait de persévérance à se montrer mal élevée en se consacrantà Jane Fairfax : celle-ci s’efforçait, mais en vain,d’échapper à cet accaparement. Il ne restait à Emma et àMme Weston d’autre alternative que de causer entreelles ou de se taire. Pendant ce temps Mme Eltonentretenait Mlle Fairfax à voix basse, pas assezbasse néanmoins pour empêcher Emma d’entendre les principaux pointsde leur conversation : après une nouvelle allusion au bureaude poste, aux lettres et aux remèdes suggérés par l’amitié,Mme Elton aborda un sujet inédit qui ne devait pasdu reste être plus agréable à son interlocutrice :

– Avez-vous entendu parler, ma chèreJane, d’une situation convenable ? Nous voici déjà enavril ; je commence à être tout à fait préoccupée à votresujet. Le mois de juin approche.

– Mais je n’ai pas fixé le mois dejuin ; je n’ai fait que parler de l’été comme l’époqueprobable de ma décision.

– N’avez-vous vraiment aucuneindication ?

– Je n’ai même pas tenté la moindredémarche.

– Oh ! ma chère, nous ne pouvons pascommencer trop tôt nos investigations ; vous ne vous rendezpas bien compte des difficultés qui nous attendent. Avez-vous penséaux nombreuses conditions qui doivent se trouver réunies ?

– Je puis vous donner l’assurance, machère Madame Elton, que j’ai envisagé le problème sous toutes sesfaces.

– Mais vous ne connaissez pas le mondecomme moi. Vous ne savez pas combien il y a de candidates pour lessituations de premier ordre. J’en ai eu la preuve pendant un de messéjours à Maple Grove : une cousine deMme Suckling, Mme Bragge, quicherchait une gouvernante, reçut une quantité incroyable dedemandes. Cette dame, bien entendu, appartient à la meilleuresociété. Je ne vous citerai qu’un fait ; on se sert de bougiesde cire dans la salle d’étude ! Vous pouvez imaginer, d’aprèsce détail, quel sort enviable attendait l’élue ! De toutes lesmaisons du royaume, celle de Mme Bragge est celleoù je préférerais vous voir.

– Le colonel etMme Campbell doivent rentrer en ville vers lemilieu de l’été et j’irai les rejoindre. À cette époque il estpossible que je sois disposée à m’occuper de cette question, maisje ne désire pas que vous vous donniez la peine de prendre desinformations pour le moment.

– Oui, je connais vos scrupules dediscrétion ; pourtant les Campbell eux-mêmes ne peuvent pasressentir beaucoup plus d’intérêt pour vous que je n’en éprouve. Jecompte écrire à Mme Partridge d’ici un jour ou deuxet lui donnerai mandat de se tenir continuellement à l’affût et deme mettre au courant.

– Je vous remercie mille fois, mais jepréférerais que vous ne fissiez pas allusion à moi.

– Votre inexpérience m’amuse, ma chèreenfant. Une situation comme celle à laquelle vous avez droit ne serencontre pas tous les jours ; il nous faut dès à présentposer nos premiers jalons.

– Excusez-moi, Madame, mais ce n’est enaucune façon mon intention ; je ne veux rien faire moi-même etje souhaite que mes amis observent la même réserve. Le moment venu,je ne crains pas de rester longtemps inoccupée. Il y a à Londresdes bureaux de placement où les offres et les demandes sontcentralisées ; on vend là, je ne dirai pas la chair, maisl’intelligence humaine.

– Ah ! Jane ! Vous me choqueztout à fait. Si votre intention est de critiquer la traite desnoirs, je puis vous assurer que M. Suckling a toujours étéplutôt partisan de l’abolition.

– Je ne pensais pas à l’esclavage, repritJane, mais seulement au commerce des gouvernantes. Je ne voudraispas établir de comparaison entre les deux trafics, du moins en cequi concerne le degré de culpabilité des tenanciers, mais je nesais trop dans quelle catégorie les victimes sont le plus àplaindre ! En somme, je voulais simplement dire qu’il y a desagences où je trouverai tous les renseignements utiles.

– Je sais combien vous êtes modeste,reprit Mme Elton, aussi appartient-il à vos amis devous maintenir à votre rang. Vous ne pouvez frayer qu’avec des gensdu monde, ayant les moyens de s’entourer de toutes les élégances dela vie.

– Vous êtes bien aimable, mais je suisfort indifférente à ce genre de considérations ; je ne tienspas essentiellement à être chez des personnes très riches ;mes mortifications n’en seraient que plus grandes. Ma seuleambition est d’être admise dans une famille de gens bienélevés.

– Je ne me déclarerais pas aussifacilement satisfaite et je suis sûre que les excellents Campbellseront de mon côté. Vos talents vous donnent le droit de prétendreà un emploi de premier ordre. Vos connaissances en musique seulesvous permettraient de dicter vos conditions ; vous devez avoirplusieurs chambres à votre disposition et garder la latitude deprendre part à la vie de famille dans la mesure que vous jugerezagréable. Pourtant je ne suis pas sûre… si vous saviez toucher dela harpe vous pourriez tout exiger… mais d’autre part la perfectionde votre chant compensera cette lacune. Je vous prédis que vousobtiendrez bientôt un établissement conforme à votre mérite etprésentant toutes les garanties d’honorabilité, de confort,d’agrément. Les Campbell et moi n’auront de repos qu’à ce prix.

– Ne croyez-vous pas, ma chère MadameElton, que dans les proportions du mélange la dose d’agrément setrouvera singulièrement réduite ? Je vous suis trèsreconnaissante néanmoins, mais je désire que rien ne soit tentéavant l’été. Pour deux ou trois mois encore, je resteraiindépendante, dans la maison de ma grand’mère à Highbury.

– Et moi je suis décidée à me servir demes amis afin de ne laisser échapper aucune occasion à votreavantage.

L’apparition de M. Woodhouse dans lesalon interrompit les assurances de Mme Elton etfournit à sa vanité un nouvel aliment.

– Voici cet aimable vieux beau !reprit-elle, il me plaît infiniment. J’admire sa politessesurannée. Je préfère de beaucoup la courtoisie d’autrefois ausans-gêne moderne. Il m’a tenu pendant le dîner les propos les plusgalants ! Il me semble que je suis en passe de devenir une deses préférées ; il a remarqué ma robe. Comment latrouvez-vous ? C’est Célina qui l’a choisie ;certainement elle est très jolie mais elle me paraît un peusurchargée ; j’ai pourtant horreur de toute élégance outrée.Je suis forcée en ce moment de m’habiller avec une certainerecherche afin de ne pas désappointer l’attente générale : unenouvelle mariée doit en avoir l’allure, mais mon goût naturel meporte à la simplicité. J’ai idée de mettre une garniture de cegenre à ma robe de popeline blanche et argent : approuvez-vouscette innovation ?

Tous les convives se trouvaient à peine réunisde nouveau dans le salon quand M. Weston apparut, l’air disposet de bonne humeur. En arrivant à Randalls, il avait dîné, puiss’était mis en route aussitôt. La plupart des personnes présentess’attendaient à sa venue et il fut accueilli de la façon la pluscordiale. Seul, M. John Knightley fut stupéfait en voyantentrer M. Weston ; il ne pouvait s’expliquer qu’un homme,après avoir passé la journée en ville, à s’occuper d’affaires, pût,à peine de retour, sortir de nouveau pour aller dans le monde.

– Est-il possible, se disait-il, de faireune demi-lieue simplement pour se retrouver avec quelquespersonnes, quand on est en mouvement depuis sept heures dumatin ! Si encore M. Weston venait chercher sa femme pourla ramener de suite à la maison, ce dérangement aurait une raisond’être, mais sa présence, au lieu de rompre la réunion, aura sansdoute pour effet de la prolonger !

Pendant ce temps, M. Weston, nesoupçonnant nullement l’indignation qu’il provoquait, usait dudroit que lui conférait son absence d’un jour et tenait le dé de laconversation : après avoir répondu aux interrogations de safemme concernant son dîner et lui avoir donné l’assurance que lesdomestiques avaient scrupuleusement exécuté les ordres reçus, ilcommuniqua les nouvelles d’intérêt général, puis il ajouta, ens’adressant à Mme Weston : « Voici unelettre de Frank pour vous : elle m’a été remise en chemin etj’ai pris la liberté de l’ouvrir. Lisez-la : elle est trèscourte. Donnez-en communication à Emma. »

Les deux femmes parcoururent rapidement lalettre. M. Weston se tenait debout devant elles et continuaità leur parler, en élevant suffisamment la voix pour être entendu detout le monde.

– Ce sont de bonnes nouvelles, n’est-ilpas vrai ? Anne, ma chère, vous ne vouliez pas me croire quandje prévoyais son retour prochain ! Du moment queMme Churchill a le désir de venir à Londres, ellemettra son projet à exécution sans délai. Ils ne tarderont pas àarriver et nous aurons Frank à notre portée ; il passera lamoitié de son temps avec nous. Je ne pouvais désirer rien de mieux.Naturellement la maladie de Mme Churchilln’existait que dans son imagination ! Avez-vous fini ?Serrez la lettre ; nous en parlerons plus tard.

Mme Weston fut tout à faitsatisfaite ; ses félicitations furent sincères etabondantes ; mais Emma ne put pas parler si facilement ;elle était occupée à peser ses propres sentiments et à mesurer ledegré de son agitation et de son trouble. M. Weston toutefois,trop absorbé pour observer, trop communicatif pour écouter parlerles autres, se contenta parfaitement des sentiments de sympathiequ’elle exprima, et ne tarda pas à s’éloigner afin de résumer auprofit de la compagnie le discours que celle-ci venait d’entendrein-extenso. M. Woodhouse et M. Knightley furentles premiers à être mis au courant : ils manifestèrent unejoie extrêmement modérée, mais M. Weston persuadé à l’avancede la satisfaction générale ne se donnait pas la peine d’envérifier les effets chez chacun de ses interlocuteurs. Ils’approcha ensuite de Mlle Fairfax, mais celle-ciétait absorbée dans une conversation avec M. John Knightley etil ne lui fut pas possible de l’interrompre. Il s’assit alorsauprès de Mme Elton dont l’attention étaitdisponible et se mit naturellement à l’entretenir du sujetd’actualité.

Chapitre 36

 

– J’espère avoir bientôt le plaisir devous présenter mon fils, dit M. Weston.

Mme Elton, toute disposée àconsidérer ce souhait comme une marque particulière de déférence àson égard, sourit le plus gracieusement du monde.

– Vous avez peut-être entendu parler,continua-t-il, d’un certain Frank Churchill ? C’est mon fils,bien qu’il ne porte pas mon nom.

– Oh ! oui, je suis au courant.M. Elton s’empressera de lui rendre visite et nous serons tousdeux enchantés de le voir au presbytère.

– Vous êtes bien aimable. Frank se feraun plaisir d’aller vous présenter ses hommages ; il doitarriver à Londres la semaine prochaine au plus tard ; nous enavons reçu la nouvelle aujourd’hui même. J’ai rencontré le courrierce matin sur la route et, reconnaissant l’écriture de mon fils, jeme suis permis d’ouvrir une lettre adressée àMme Weston : c’est elle qui est lacorrespondante habituelle !

– Comment ! Vous avez prisconnaissance d’une lettre destinée àMme Weston ! Oh ! M. Weston, jeproteste contre un pareil sans gêne ! C’est un précédent desplus dangereux ! J’espère que vous n’encouragerez pas vosvoisins à suivre votre exemple. Je ne vous aurais pas cru capabled’une action pareille.

– Vous avez raison, nous sommes detristes personnages ! Il faut vous tenir sur vos gardes MadameElton ! La lettre de mon fils précédera de peu son arrivée àLondres. Mme Churchill n’a pas été bien portantecet hiver et elle trouve le climat d’Enscombe trop froid.

– Vraiment. Enscombe est en Yorkshire, jecrois ?

– Oui. Ils sont à peu près à centquatre-vingt-dix kilomètres de Londres : c’est un voyageconsidérable.

– Soixante-six kilomètres de plus queMaple Grove ; mais, Monsieur Weston, la distance est unfacteur sans importance pour les gens qui disposent de grossesfortunes. Mon beau-frère, M. Sukling, est continuellement parvoies et par chemins ; vous ne me croirez peut-être pas, maisl’année dernière M. Sukling et M. Bragge ont fait levoyage de Londres aller et retour deux fois dans la même semaine,avec un attelage de quatre chevaux.

– Dans ce cas particulier, l’inconvénientde la distance se complique de l’état de santé deMme Churchill qui depuis une semaine n’a pu quittersa chaise longue. Elle se plaignait, d’après l’avant-dernièrelettre de Frank, d’être trop faible pour pouvoir aller jusqu’à saserre sans l’aide de son mari et de son neveu ; et pourtantaujourd’hui elle a l’intention de brûler les étapes et de seréserver deux nuits de repos seulement en cours de route. Vousm’accorderez, Madame Elton, que les femmes délicates ontd’extraordinaires constitutions !

– Je ne me sens aucunement disposée àvous faire cette concession : par principe, je prends partipour mon sexe. Vous trouverez toujours en moi une terribleantagoniste dans ce genre de controverses. Si vous entendiez Célinaparler de la nécessité de coucher dans les auberges – c’est pourelle un véritable supplice – vous comprendriez l’effort queMme Churchill s’impose afin d’échapper, dans lamesure du possible, à de pareilles extrémités. Je crois que j’aimoi-même subi la contagion de la délicatesse de ma sœur qui nevoyage jamais sans emporter ses propres draps.Mme Churchill use-t-elle de cetteprécaution ?

– Sans aucun doute,Mme Churchill pousse à l’excès le soin de sapersonne et il n’y a pas d’élégance qu’elle ne pratique.

– Oh, M. Weston ! Comprenez-moibien ; Célina ne rentre pas dans la catégorie des femmes à lamode !

– En ce cas, elle ne saurait êtrecomparée à Mme Churchill : celle-ci est lafemme la plus raffinée qu’on puisse imaginer !

En constatant le succès de ses dénégations,Mme Elton commençait à regretter d’avoir protestési vivement ; elle cherchait le moyen de se rétracter, quandM. Weston continua :

– Mme Churchill n’est pasparticulièrement dans mes bonnes grâces, soit dit entre nous ;mais elle aime beaucoup Frank et par conséquent je ne voudrais pasdire du mal d’elle. De plus, actuellement elle est malade ; ilest vrai qu’à l’entendre, c’est là son état habituel ! Pour mapart, je n’ai pas foi dans les maladies deMme Churchill !

– Si elle est vraiment malade, pourquoine pas aller à Bath ou à Clifton ?

– Elle se figure maintenant que le climatdu Yorkshire lui est contraire ; mais en réalité elles’ennuie, étant demeurée un an de suite à Enscombe. La propriétéest très belle mais isolée.

– Dans le genre de Maple Grove, jesuppose. On a la sensation d’être séparé du monde ! D’immensesplantations s’étendent alentour ! ProbablementMme Churchill n’a ni la santé, ni l’animation quipermettent à Célina de trouver du charme à ce genre deréclusion : ou peut-être n’a-t-elle pas en elle-même desressources suffisantes pour la vie de campagne ; une femme nesaurait en avoir trop et je suis heureuse d’être si bien partagéesous ce rapport et de me sentir indépendante du monde.

– Frank a déjà passé quinze jours avecnous, au mois de février.

– Je le sais. Il trouvera la sociétéd’Highbury augmentée d’une unité, si je ne suis pas tropprésomptueuse dans mes évaluations ! Mais, peut-être,ignore-t-il l’existence d’une Mme Elton !

Cet appel à un compliment était trop directpour pouvoir être négligé et M. Weston répondit immédiatementde fort bonne grâce :

– Ma chère madame ! Il n’y a quevous au monde pour imaginer une chose pareille. J’ai d’excellentesraisons de croire que les dernières lettres deMme Weston sont pleines de détails vous concernant.Quand Frank nous a quittés, continua-t-il, la date de son retourdemeurait tout à fait incertaine ; il n’osait rien affirmer etMme Weston se montrait très pessimiste. Comment,disait-elle, pouvait-on supposer que son oncle et sa tanteconsentiraient à se séparer de leur neveu une seconde fois ?etc. Pour ma part je n’ai jamais douté qu’au bout de peu de tempsles circonstances ne rendissent possible un nouveau déplacement, etmes prévisions, vous le voyez, se sont réalisées. J’ai souventobservé, Madame Elton, que si les choses ne marchent pas à notregré pendant un mois, elles reprennent invariablement un coursfavorable le mois suivant.

– Je partage votre avis, monsieurWeston ; c’est précisément ce que je disais à un certainmonsieur de ma connaissance, au temps de nos fiançailles ; àun moment donné, diverses formalités ayant traîné en longueur, ilassurait que dans ces conditions je ne serais pas en mesure derevêtir la tunique safran de l’hymen avant la fin de mai ! Qued’éloquence j’ai dû déployer pour dissiper ces idées tristes et luifaire envisager l’avenir sous un meilleur jour. Nous avons euensuite des désappointements au sujet de la voiture ; unmatin, je me souviens, il m’arriva tout à fait découragé.

Une légère quinte de toux forçaMme Elton à s’arrêter et M. Weston en profitapour reprendre aussitôt le fil de son propre discours.

– Vous parliez du mois de mai, c’estcelui que Mme Churchill a décidé de passer àLondres ; nous avons donc l’agréable perspective de recevoirde fréquentes visites de Frank pendant la belle saison ; sij’avais été consulté j’aurais choisi sans hésiter cette époque del’année : les journées sont longues, le temps invite à lapromenade et on n’est pas exposé à se trouver incommodé par lachaleur. Pendant son dernier séjour nous avons fait contre mauvaisefortune bon cœur ; cependant il y avait pas mal de pluie,d’humidité comme d’habitude au mois de février ; et il ne nousa pas été possible de réaliser la moitié de ce que nous avionsprojeté. Cette fois l’agrément sera complet ; sans doute iln’habitera pas chez nous, mais je ne sais,Mme Elton, si l’incertitude même du jour et del’heure de ses visites, la continuelle attente dans laquelle nousvivrons, ne nous procurera pas un plaisir au moins égal. J’espèreque mon fils vous agréera ; ne vous attendez pas toutefois àcontempler un prodige. On s’accorde généralement à le jugerélégant, la partialité de Mme Weston à son égardest très grande. Il ne faut pas trop vous y fier.

– J’adopterai, j’en suis persuadée,l’opinion de la majorité. D’un autre côté, M. Weston, je tiensà vous dire que je ne me laisse en rien guider par l’appréciationdes autres ; je jugerai votre fils d’après ma propremesure : je ne sais pas flatter.

Ils furent interrompus : on servait lethé et M. Weston, ayant épuisé ses confidences, saisit lapremière occasion pour s’éloigner.

Après le thé, M. Weston,Mme Weston et M. Elton prirent place à latable de jeu pour faire la partie de M. Woodhouse. Les cinqautres convives furent laissés à leurs propres ressources et Emmacraignit que la conversation ne devint languissante :M. Knightley, en effet, semblait peu disposé à faire des fraiset Mme Elton, malgré ses efforts, ne parvenait pasà accaparer l’attention d’un des deux frères.

Finalement, M. John Knightley qui devaitpartir le lendemain de bonne heure, fit preuve de bonne volonté etdit :

– Eh bien ! Emma, je ne vois pasgrand’chose à ajouter concernant les garçons, mais vous avez lalettre de votre sœur et vous y trouverez, sans aucun doute, desinstructions détaillées. Mes recommandations seront beaucoup plusbrèves et probablement assez différentes ; elles se réduisentà ceci : « Ne les gâtez pas et ne les droguezpas. »

– J’espère vous satisfaire l’un etl’autre, répondit Emma, je ferai tous mes efforts pour les rendreheureux, selon le vœu d’Isabelle ; d’autre part, le bonheurexclut naturellement l’indulgence excessive et les remèdes.

– Si vous les trouvez encombrants, vousn’aurez qu’à me les renvoyer.

– Vous n’envisagez pas sérieusement, jesuppose, cette possibilité ?

– Mais si : ils feront peut-êtretrop de bruit et fatigueront votre père ; ils peuvent mêmevous devenir à charge à vous-même, pour peu que vos engagementsmondains continuent à suivre une progression ascendante.

– Comment l’entendez-vous ?

– Vous devez vous rendre compte que,depuis six mois, votre train de vie s’est beaucoup modifié.

– Je ne m’en suis jamais aperçue.

– Moi, pourtant, j’en ai eu lapreuve : je viens passer une journée à Hartfield et je tombesur un dîner. Votre voisinage augmente et vos connaissancess’étendent. Voici deux mois que chacune de vos lettres à Isabellecontient le récit de quelque fête : dîner chez M. Cole oubal à la Couronne. Du reste, depuis l’installation des Weston àRandalls, votre manière de vivre a subi un grand changement.

– Oui, reprit vivement son frère, c’estRandalls qui est la cause de tout.

– S’il en est ainsi, comme l’influence deRandalls ne diminuera pas, je suis en droit de supposer qu’Henri etJohn pourront devenir une gêne. Dans ce cas, je vous en prie,expédiez-les moi.

– Non, reprit M. Knightley, ce n’estpas une conséquence nécessaire ; qu’on les conduise à Donwell.Moi, j’ai toujours du loisir.

– Sur ma parole, Monsieur Knightley,s’écria Emma, vous m’amusez vraiment ! Je voudrais bienconnaître les fêtes auxquelles je prends part sans que vous y soyezconvié de votre côté. Ces extraordinaires invitations se réduisentdu reste à un dîner chez les Cole et à l’élaboration d’un bal quin’a jamais eu lieu ! Je ne suis pas étonnée que votre frère,ayant par hasard rencontré à Hartfield, au cours d’un voyage devingt-quatre heures, nombreuse compagnie, ait trouvé dans cettecoïncidence, matière à réflexion et à critique. Mais vous,M. Knightley qui savez combien rarement je m’absente plus dedeux heures d’Hartfield comment pouvez-vous prétendre que je passema vie dans les plaisirs ? Quant à mes chers petits neveux, sila tante Emma n’a pas de temps à leur consacrer, je ne sais cequ’il adviendra d’eux : l’oncle Knightley, en effet, estdehors la plus grande partie de la journée et quand il est chez luiil s’absorbe dans ses lectures et dans ses comptes.

La repartie d’Emma faillit dériderM. Knightley, mais il s’efforça de conserver un airgrave ; il y réussit sans peine grâce à l’intervention deMme Elton qui, à ce moment précis, se pencha verslui pour entamer une conversation.

Chapitre 37

 

Quelques instants de réflexion suffirent àEmma pour la tranquilliser sur la nature de l’agitation que luiavait causée la nouvelle de l’arrivée de Frank Churchill ; sontrouble ne provenait pas de l’état de son propre cœur, mais bien del’appréhension qu’elle ressentait touchant les sentiments du jeunehomme : celui-ci reviendrait-il aussi amoureux ? Si uneabsence de deux mois n’avait pas diminué cet attachement, Emma serendait compte des dangers que courrait son repos. Elle espéraitnéanmoins, grâce à une attitude d’extrême réserve, éviter unedéclaration formelle ; ce serait une si pénible conclusion àleurs relations !

Emma fut bientôt à même de se former uneopinion. Frank Churchill ne tarda pas en effet à venir faire unepremière et brève visite. Il ne pouvait disposer que de deuxheures ; de Randalls il se rendit directement à Hartfield etEmma put l’observer tout à son aise : il parut très heureux dela revoir, mais elle eut l’impression immédiate qu’il revenaitmoins épris. Il était dans ses meilleurs jours, tout disposé àparler et à rire et se plut à évoquer les souvenirs de sa dernièrevisite ; cependant son calme habituel lui faisaitdéfaut : il était agité, nerveux et au bout d’un quart d’heureil se leva :

– J’ai aperçu, dit-il, un groupe d’amis,en traversant Highbury ; je ne me suis pas arrêté, mais j’aila vanité de croire qu’on serait désappointé si je ne faisais pasune visite. Malgré mon désir de rester plus longtemps à Hartfield,je me vois donc forcé de prendre congé.

Emma fut un peu surprise mais elle imagina,pour expliquer ce brusque départ, une hypothèsesatisfaisante : « Il veut éviter, pensa-t-elle, de sereprendre à mon influence ; l’absence et le sentiment de monindifférence ont fait leur œuvre, mais il ne peut encore surmonterle trouble que ma présence lui cause. »

Les jours passèrent sans que Frank Churchillfît une nouvelle apparition ; il avait souvent l’intention devenir, mais, au dernier moment, il en était empêché : sa tantene pouvait supporter qu’il la quittât ! Le séjour de Londresn’avait amélioré en rien l’état nerveux deMme Churchill ; elle ne pouvait supporter lebruit, ses nerfs étaient perpétuellement irrités ; au cours desa dernière visite, Frank Churchill avait, du reste, assuré quel’état de sa tante, sans être tout à fait grave, étaitsérieux ; il se refusait à admettre, malgré les soupçons deson père, que la maladie de Mme Churchill n’eût pasde base réelle : Londres ne lui convenait pas. Frank les mitbientôt au courant d’un nouveau projet : ils allaient sansdélai se rendre à Richmond ; une maison meublée dans une trèsjolie situation avait été louée et on espérait beaucoup de cechangement d’air.

M. Weston se déclara parfaitementsatisfait.

– Qu’est-ce, dit-il, que neuf kilomètrespour un jeune homme ? Une heure de promenade. C’est toute ladifférence entre un long voyage de dix-huit kilomètres et unvoisinage immédiat ; c’est le voir sans cesse au lieu de ne levoir jamais. Somme toute il n’y avait pas grande différence entreEnscombe et Londres au point de vue des difficultés ;Richmond, au contraire, se trouve être à une distance idéale.

Un des premiers résultats de cettevillégiature fut de ramener à la surface le projet d’un bal à laCouronne.

On y avait déjà songé à plusieurs reprises,mais on avait dû renoncer à fixer un jour. Tous les préparatifsfurent repris et peu de jours après l’installation des Churchill àRichmond, Frank Churchill écrivit de la façon plus encourageante.Sa tante se sentait déjà mieux et il pensait pouvoir disposer quandil voudrait de vingt-quatre heures. En conséquence il priait sonpère et Mme Weston de prendre date sans tarder.

Les nombreuses difficultés d’organisationayant été heureusement résolues, M. Weston eut le plaisir delancer ses invitations. Même à Hartfield, l’annonce du bal nesouleva pas d’objections insurmontables ; M. Woodhouse serésigna de bonne grâce et se montra disposé à croire qu’aucunaccident fâcheux n’adviendrait aux petits garçons pendant l’absencede leur tante.

Chapitre 38

 

Rien ne vint cette fois contrecarrer lesprojets de M. Weston et, au jour dit, Frank Churchill arrivasans encombre à Randalls. M. Weston avait insisté auprèsd’Emma pour qu’elle arrivât de très bonne heure afin de donner sonopinion sur les arrangements pris et il avait été convenu qu’elleamènerait Henriette. En conséquence la voiture d’Hartfield s’arrêtadevant l’hôtel de la Couronne peu après l’arrivée desamphitryons.

Frank Churchill paraissait avoir guetté leurarrivée ; il s’approcha pour aider les jeunes filles àdescendre et ne chercha pas à dissimuler son plaisir : ilsparcoururent ensemble les pièces pour vérifier si tout était enordre. Au bout de cinq minutes des roues grincèrent sur le sable dela cour d’entrée : Emma fut sur le point de manifester sasurprise : « De si bonne heure, est-cepossible ! » Mais elle eut bientôt l’explication de cetempressement anormal : c’était une famille de vieux amis quiavaient été également conviés à une inspection avant la lettre. Descousins suivirent, requis eux aussi pour ces formalitéspréliminaires.

Le fait d’être la confidente et l’amie intimed’un homme qui faisait appel à l’avis de tant de personnes n’étaitpas particulièrement flatteur, et Emma, tout en appréciant lafranchise des manières de M. Weston, ne put que regretter leurbanalité.

On fit de nouveau le tour des salons, et leséloges ne furent pas ménagés : puis tout le monde prit place,en demi-cercle, près de la cheminée. Au cours de la conversation,Emma découvrit qu’il n’avait pas tenu à M. Weston si le nombredes conseillers privés n’était pas encore plus considérable :les Weston s’étaient, en effet, arrêtés devant la porte deMlle Bates pour offrir leur voiture ; mais latante et la nièce n’avaient pu accepter cette offre par suite d’unengagement préalable avec les Elton.

Frank Churchill se tenait à côté d’Emma, maisil était agité, allait à la porte, regardait à la fenêtre. Laconversation tomba sur Mme Elton :

– Je suis très curieux, dit-il, de fairela connaissance de Mme Elton, dont j’ai tantentendu parler. Elle ne saurait tarder à arriver.

On entendit, à ce moment, le bruit d’unevoiture. Il se leva immédiatement, mais, revenant sur ses pas, ilreprit :

– J’oublie que je n’ai jamais vu niM. ni Mme Elton ; je n’ai donc aucuneraison de me mettre en avant.

M. et Mme Elton firentleur entrée et, après les paroles d’accueil et de bienvenue,Mme Weston ajouta :

– Et Mlle Bates etMlle Fairfax ? Ne deviez-vous pas passer lesprendre ?

L’oubli était facilement réparable et desordres dans ce sens furent donnés au cocher. Pendant ce temps FrankChurchill s’occupait tout particulièrement de la nouvelle mariée àlaquelle il venait d’être présenté.

Quelques minutes après, la voiture s’arrêta denouveau à la porte ; on venait de faire allusion à lapluie.

– Je vais voir s’il y a des parapluies,dit aussitôt Frank à son père, et il s’éloigna. M. Weston sepréparait à le suivre, mais il fut arrêté parMme Elton qui brûlait de lui faire part de sonopinion sur Frank Churchill.

– Un très élégant jeune homme en effet,dit-elle. Je vous avais averti très franchement, Monsieur Weston,que je le jugerais en toute indépendance. Vous pouvez me croire, jene fais jamais de compliments. Je le trouve très joli garçon et sesmanières sont précisément celles qui me plaisent ; c’estl’homme distingué sans aucune affectation. Il faut que vous sachiezcombien j’ai les fats en horreur. Ils ne furent jamais tolérés àMaple Grove. Ni M. Sukling ni moi ne pouvons lessupporter ; et parfois nous le leur avons fait sentir d’unefaçon mordante. Célina, qui est la douceur même montrait beaucoupplus de patience.

Tant que Mme Elton fit l’élogede Frank Churchill elle trouva son auditeur très attentif, mais dèsqu’elle fit mine de vouloir s’égarer dans les sentiers de MapleGrove, M. Weston se rappela ses devoirs de maître de maison etil s’excusa, en souriant, d’être forcé de la quitter pour recevoirles dames qui venaient d’arriver.

Mme Elton se tourna alors versMme Weston et reprit :

– Ce doit être notre voiture avecMlle Bates et Jane ; nos chevaux vontextrêmement vite. Quelle satisfaction de pouvoir envoyer sa voiturechercher des amis ! Si j’ai bien compris, Monsieur Weston,vous avez été assez aimable pour mettre la vôtre à leur dispositionmais une autre fois ne prenez pas cette peine. Vous pouvez êtretranquille, j’aurai toujours soin d’elles.

Mlle Bates etMlle Fairfax, escortées par le père et le filsapparurent alors dans l’embrasure de la porte.Mme Elton s’agitait mal à propos et semblaitvouloir disputer à Mme Weston le privilège de lesaccueillir ; mais ses encouragements se perdirent sous le flotde paroles de Mlle Bates ; celle-ci parlaitdepuis le moment où elle avait posé le pied à terre et ne s’arrêtaque plusieurs minutes après s’être assise dans le cercle forméautour de la cheminée. Quand la porte s’ouvrit, elle en était à cepoint de son discours :

– Vous êtes trop aimable ! Il nepleut pas du tout ou du moins à peine. Pour moi, du reste, cela n’aaucune importance : j’ai des semelles épaisses. Quant à Jane,elle m’a assurée… (et, pénétrant dans le salon, ellecontinua) : Eh bien ! Voici qui est brillant ! Toutà fait admirable ! Sur ma parole, on ne pouvait fairemieux ! Et quel éclairage ! Jane avez-vous imaginé riend’approchant ? Oh ! M. Weston, il faut vraiment quevous ayez eu la lampe d’Aladin à votre disposition. Cetteexcellente Mme Stokes ne reconnaîtrait pas, j’ensuis sûre, sa propre salle. Je l’ai vue en entrant : elleétait dans l’antichambre : « Oh ! MadameStokes ! lui ai-je dit. Je n’ai pu en dire plus, je n’ai paseu le temps.

Mme Weston, qui était venue àla rencontre des deux dames, les joignit alors. Mais malgré sabonne volonté et sa politesse, elle ne réussit pas à interrompreMlle Bates :

– Très bien, Madame, je vous remercie.J’espère que vous allez bien. J’avais peur que vous ayez lamigraine ; je vous voyais passer si souvent !

– Ah ! ma chère Madame Elton, mercimille fois pour la voiture ; elle est arrivée en tempsvoulu : Jane et moi étions prêtes ; nous n’avons pas faitattendre les chevaux une minute. Quelle excellente voiture ! –À ce propos, Madame Weston, tous mes remerciements vous sont dûspour votre offre si aimable. M. Elton avait eu la bontéd’écrire à Jane à ce sujet, sinon nous aurions été heureuses… maisdeux offres de ce genre en un jour ! On n’a jamais vu depareils voisins ! J’ai dit à ma mère : « Sur maparole, maman… » Je vous remercie, sa santé est bonne ;elle est chez M. Woodhouse, je lui ai fait prendre son châle,car les soirées sont fraîches, son grand châle neuf, le cadeau denoce de Mme Dixon. Il a été acheté à Weymouth etchoisi par Mme Dixon ; il y en avait troisautres et ils hésitèrent un peu avant de se décider ; lecolonel Campbell était d’avis d’en prendre un de couleur olive. Machère Jane, êtes-vous bien sûre que vous ne vous êtes pas mouilléeles pieds ? Il est tombé quelques gouttes et j’ai toujourspeur ; mais M. Frank Churchill a fait preuve d’uneextrême courtoisie… On avait du reste étendu un tapis devant laporte. Oh ! monsieur Frank Churchill, vous ai-je dit que leslunettes de ma mère sont toujours en parfait état ? La vis n’apas bougé. Ma mère parle souvent de votre bonne grâce. N’est-cepas, Jane ? Ah ! Voici Mlle Woodhouse. Jevous remercie… Comment trouvez-vous que Jane est coiffée ?Vous êtes si compétente ; elle se coiffe toute seule ;elle fait preuve d’une extraordinaire habileté ! Aucuncoiffeur de Londres, je suis sûre, ne pourrait… Voici le docteurHughes et Mme Hughes ! – Commentallez-vous ? Cette fête est tout à fait délicieuse, n’est-cepas ? Où est ce cher M. Richard ? Le voilà ! Nele dérangez pas surtout ; son temps est beaucoup mieux employéen conversation avec les jeunes filles. – Comment allez-voustous ? Il me semble entendre une autre voiture. Probablementcelle de ces excellents Cole. Et quel feu magnifique. Je suisrôtie. – Non, merci, pas de café. Un peu de thé, s’il vous plaît,Monsieur, tout à l’heure ; je ne suis pas pressée. –Comment ! on me sert déjà. Tout est excellent.

Frank Churchill avait repris sa place auprèsd’Emma ; Mme Elton et Jane Fairfax étaientassises derrière eux et Emma ne put s’empêcher d’entendre leurconversation. Après un certain nombre de compliments à l’adresse deJane, Mme Elton, qui désirait évidemment être louéeà son tour, ajouta :

– Aimez-vous ma robe ? Magarniture ? Comment Wright m’a-t-elle coiffée ?

Beaucoup d’autres questions sur le même sujetfurent posées et Jane y répondit avec patience et politesse. PuisMme Elton continua :

– Personne ne saurait être plusindifférente à la toilette que je ne le suis, mais dans uneoccasion comme celle-ci, où tout le monde a les yeux fixés sur moi,et pour faire honneur aux Weston qui, j’en ai la persuasion,donnent ce bal à mon intention, je ne puis me dispenser d’apporterunpeu de recherche à mon ajustement. Je nevois guère de perles en dehors des miennes ! Frank Churchilldites-vous est un danseur de premier ordre ? Vous jugerez sinos styles s’accordent. Je le trouve très bien.

À ce moment Frank se mit à parler avec uneextrême volubilité et Emma se rendit compte qu’il craignaitd’entendre son propre éloge. Mais M. Elton s’étant approché,la voix de Mme Elton domina de nouveau :

– Vous avez fini par nous découvrir dansnotre retraite, s’écria Mme Elton en s’adressant àson mari, je disais justement à Jane que vous deviez vous inquiéterde notre sort.

Frank Churchill sursauta et dit d’un airmécontent :

– Jane ! c’est facile à dire, maisje ne pense pas que Mlle Fairfax approuve cettefamiliarité.

Emma sourit.

– Comment, murmura-t-elle, trouvez-vousMme Elton ?

– Elle ne me plaît pas.

– Vous êtes un ingrat ?

– Ingrat ! Que voulez-vousdire ?… Ne me donnez pas d’explications. Je ne veux pascomprendre votre allusion. Où est mon père ? Il serait tempsde commencer à danser ?

Il s’éloigna et revint au bout de cinqminutes, accompagné de M. et Mme Weston ;ils avaient débattu une question de préséance qu’on venaitsoumettre à Emma :

– Mme Elton s’attendévidemment à ouvrir le bal, dit Mme Weston, noussommes désappointés, ma chère Emma, de ne pouvoir écouter notredésir de vous donner le pas sur tout le monde et, circonstanceaggravante, c’est à Frank qu’incombe le devoir d’offrir la main àla nouvelle mariée.

Frank se tourna aussitôt vers Emma pour luirappeler sa promesse ; il se déclara engagé, et son père luidonna son entière approbation. Mme Weston proposaalors que M. Weston lui-même dansât avecMme Elton, et celui-ci se laissa persuader.

En conséquence, Emma dut se résigner à marcherderrière Mme Elton ; cette subordination luifut d’autant plus sensible qu’elle considérait le bal comme donnéen son honneur. Dans cet instant, les avantages conférés par lemariage lui parurent dignes d’être pris en considération.

Malgré ce petit accroc, Emma contemplait avecplaisir la longue file de danseurs. Elle chercha des yeuxM. Knightley ; celui-ci se tenait dans le groupe desmaris et des joueurs de whist, qui faisaient semblant des’intéresser au bal, en attendant le moment de prendre place auxtables de jeu ; sa haute silhouette se détachait au milieu desformes lourdes des hommes plus âgés dont il était entouré ; ilfit quelques pas en avant, et sa démarche aisée prouvait qu’ilaurait pu danser avec grâce, s’il avait voulu en prendre la peine.Toutes les fois qu’Emma rencontrait le regard de M. Knightleyelle le forçait à sourire, mais au repos sa physionomie étaitsérieuse. Il semblait observer la jeune fille : celle-ci, aureste, se soumettait de bonne grâce à cet examen ; saconduite, en effet, ne pouvait être critiquée et il n’y avait entreson partenaire et elle aucune apparence de flirt. Emma ne doutaitplus que l’attachement de Frank Churchill n’eut considérablementdiminué.

Le bal suivait son cours. Les attentionsincessantes de Mme Weston portaient leursfruits : tout le monde paraissait heureux ; l’opinionétait unanime à proclamer le succès de la fête. Vers le milieu dela soirée pourtant, un incident attira l’attention d’Emma : lesignal des deux dernières danses, avant le souper, avait été donnéet Henriette restait sans cavalier ; jusqu’alors le nombre desdanseurs et des danseuses s’était parfaitement équilibré et Emmafut surprise de constater cetteanomalie ; elle en eut bientôt l’explication en voyantM. Elton se promener solitairement. Il était évident qu’il nevoulait pas inviter Henriette et Emma s’attendait, d’un instant àl’autre, à le voir disparaître dans la salle de jeu ; mais iln’entrait pas dans les vues de M. Elton de se dérober ;il vint dans la partie du salon où se trouvaient les personnesassises, marcha de long en large pour bien montrer qu’il n’étaitpas engagé, s’arrêta même en face de Mlle Smith etadressa la parole aux voisins de la jeune fille. Emma pouvaitobserver ce manège, car elle ne dansait pas encore ;Mme Weston quitta alors sa place et s’approchant deM. Elton, elle lui dit.

– Est-ce que vous ne dansez pas, MonsieurElton ?

– Bien volontiers, répondit-il, madameWeston, si vous voulez danser avec moi.

– Moi ! Oh non. J’ai une meilleurepartenaire pour vous.

– Si Mme Gilberte désiredanser, je suis tout disposé, bien que je ne me considère pluscomme un jeune homme, à offrir le bras à une ancienne amie.

– Il ne s’agit pas deMme Gilberte, mais il y a une jeune fille que jedésirerais beaucoup voir danser ; cette jeune fille, c’estMlle Smith qui n’est pas engagée.

– Mlle Smith ! Jen’avais pas observé. Vous êtes bien aimable et si je n’étais pas unvieux mari !… Je vous prie de m’excuser, Madame Weston, jeserais heureux de vous obéir en toute autre occurrence, mais j’airenoncé à la danse.

Mme Weston n’ajouta rien etEmma, qui avait entendu le dialogue, se rendit compte combienavaient dû être grandes la surprise et la mortification de sonamie. Elle se retourna et vit M. Elton s’approcher deM. Knightley et se préparer à une conversation suivie ;elle surprit en même temps des sourires d’intelligence entre lui etsa femme. Elle détourna la tête, tremblant intérieurement etcraignant que sa figure ne la trahît.

L’instant d’après, un spectacle réconfortantfrappa son regard : M. Knightley donnait la main àHenriette Smith pour la conduire au milieu du salon. Jamais ellen’avait été plus surprise et rarement plus heureuse ! Elleétait trop loin pour parler à M. Knightley mais à la premièreopportunité elle mit toute sa reconnaissance et son plaisir dans unregard et un sourire.

Il dansait extrêmement bien, comme ellel’avait supposé, Henriette était triomphante et semblait ne pastoucher terre. M. Elton, étonné et confus, s’était retiré dansla salle de jeu, ne sachant plus quelle contenance tenir.

Peu après, le souper fut annoncé, et on seprépara à passer dans la salle à manger. Depuis ce moment jusqu’àcelui où elle leva sa cuillère, Mlle Bates ne cessade se faire entendre :

– Jane, où êtes-vous ? Voilà votrecollet. Mme Weston vous prie de le mettre ;elle a peur des courants d’air dans le couloir ; pourtant,toutes les mesures de précaution ont été prises : une porte aété clouée et tout a été rembourré. Ma chère Jane, il fautabsolument couvrir vos épaules. Monsieur Churchill, vous êtes tropbon ; votre opportune intervention a assuré le succès de mesefforts ! Elle est maintenant à l’abri du froid. Oui, machère, comme je vous l’avais dit, j’ai couru jusqu’à la maison pouraider grand’mère à se coucher, et me voici de retour :personne ne s’est aperçu de mon absence. Grand’mère était trèsbien, elle a passé une agréable soirée avecM. Woodhouse : une longue causerie et une émouvantepartie de trente et un ; elle a eu une chance extraordinaire,elle s’est beaucoup informée de vous et elle désirait savoir avecqui vous dansiez. « Oh ! » dis-je « je ne veuxpas enlever à Jane le plaisir de vous raconter demain tous lesdétails, elle même : quand, je suis partie elle dansait avecM. Georges Otway ; son premier partenaire futM. Elton ; M. Cox l’invitera peut-êtreensuite. » – Mon cher Monsieur, vous êtes trop aimable !N’y a-t-il pas une autre dame à qui vous vouliez faire l’honneurd’offrir le bras ? Je puis aller seule. Attendons un instantet laissons passer Mme Elton. Comme elle a l’airélégant ! Quelles magnifiques dentelles ! Maintenant nouspouvons suivre derrière la queue de sa robe. C’est tout à fait lareine de la soirée. Nous voici au couloir. Jane faites attentionaux deux marches – mais il n’y en a qu’une ! C’est curieuxj’étais persuadée du contraire ! Je n’ai jamais vu nulle partune décoration d’un style aussi parfait : des bougiespartout ! Je vous parlais de grand’mère, Jane ; il y a euun petit incident à Hartfield : outre des pommes au four etdes biscuits, on avait posé sur la table du souper une délicatefricassée d’asperges avec une garniture de ris de veau ; parmalheur l’excellent M. Woodhouse ne jugeant pas les aspergessuffisamment cuites, a renvoyé le tout ; c’est, vous le savez,le mets préféré de grand’mère aussi avons-nous décidé de ne parlerà personne de cette aventure de peur que le fait n’arrive auxoreilles de Mlle Woodhouse et ne lacontrarie ! – Eh bien ! Voici des tables servies avecprofusion ! Je suis émerveillée. Où allons-nous nousasseoir ? À l’abri de tout courant d’air à cause de Jane –Ah ! vraiment, M. Churchill vous conseillez cette partiede la pièce ! Faisons comme vous le désirez : il vousappartient de commander ici. Ma chère Jane, comment pourrons-nousnous rappeler le nom de tous ces plats pour en donner la liste àgrand’mère ? Il y a aussi du potage ! On n’aurait pas dûme servir déjà, mais le fumet est si fin que je ne puis m’empêcherde commencer !

Emma ne trouva pas l’occasion de parler àM. Knightley pendant le souper ; mais dès que les invitésfurent de nouveau réunis dans la salle de bal, les yeux de la jeunefille l’appelèrent irrésistiblement, et il vint s’asseoir auprèsd’elle : il commença par blâmer énergiquement l’inqualifiablegrossièreté de M. Elton et la complicité deMme Elton fut sévèrement appréciée.

– Ils ont cherché à blesser, ajouta-t-il,non seulement Henriette, mais encore l’amie d’Henriette. Pourquoisont-ils vos ennemis, Emma ?

Il la regarda en souriant et, ne recevant pasde réponse, il reprit :

– Elle ne devrait pas vous en vouloir,quand bien même il aurait, lui, des raisons de rancune ; je nevous demande pas de me confier le secret d’un autre, mais avouezque vous désiriez lui faire épouser Henriette ?

– C’est vrai, dit Emma.

– Je ne vous gronderai pas, dit-il d’unair indulgent ; je vous laisse à vos propres réflexions.

– Ne vous fiez pas à mon senscritique ! Je me suis complètement trompée sur le compte deM. Elton. Vous vous êtes, au contraire, montré trèsperspicace ; vous l’aviez jugé intéressé et vaniteux ;rien de plus exact. J’avais été amenée à la suite d’une séried’extraordinaires malentendus, à m’imaginer qu’il était amoureuxd’Henriette.

– Pour vous récompenser de reconnaîtrevos torts, je veux vous rendre justice : vous aviez mieuxchoisi pour lui qu’il ne l’a fait lui-même. Henriette Smith a desqualités de premier ordre qui font totalement défaut àMme Elton : c’est une jeune fille simple,sincère, droite que tout homme de bon sens et de goût préférerait àune femme du genre de Mme Elton. Je ne m’attendaispas à trouver la conversation d’Henriette si agréable.

Emma fut extrêmement flattée de ce jugementporté sur son amie ; elle s’apprêtait à répondre mais ilsfurent interrompus par M. Weston : celui-ci organisait lareprise des danses.

– Allons, dit-il, Mademoiselle Woodhouse,Mademoiselle Otway, Mademoiselle Fairfax, à quoi pensez-vous ?Venez Emma donner l’exemple. Tout le monde est paresseux, tout lemonde dort.

– Je suis prête à accomplir mon devoir,repartit Emma, si j’en trouve l’occasion toutefois !

– Avec qui allez-vous danser ?demanda M. Knightley.

– Avec vous, si vous m’invitez.

– Voulez-vous ? dit-il en luioffrant la main.

– Je crois bien. Vous avez fait vospreuves et nous ne sommes pas suffisamment frère et sœur pour qu’ilnous soit interdit de danser ensemble.

– Frère et sœur ! Mais pas dutout.

Chapitre 39

 

Sa conversation avec M. Knightley demeurapour Emma un des souvenirs les plus agréables du bal. Elle étaitcontente que leurs opinions sur le ménage Elton fussentconcordantes ; de plus, les éloges décernés à Henriette luiétaient particulièrement sensibles. En fin de compte,l’impertinence de M. Elton, au lieu de gâter sa soirée, luiavait procuré des satisfactions imprévues ; elle prévoyaitaussi un autre résultat heureux : la guérisond’Henriette ; d’après les quelques mots que cette dernière luiavait dits à ce propos, avant de quitter la salle de bal, il étaitpermis d’espérer : les yeux de la jeune fille s’étaientouverts tout à coup ; elle avait eu la révélation de lavéritable nature de M. Elton ; la fièvre d’admirationétait tombée !

En se promenant le lendemain dans le parc,après le déjeuner, Emma songeait avec complaisance combien, à lasuite de la transformation d’Henriette, sa propre tranquillité setrouverait consolidée : l’horizon s’éclaircissait de touscôtés ; Henriette devenait raisonnable, Frank Churchill étaitmoins amoureux et M. Knightley paraissait disposé à laconciliation.

Au détour d’une allée, Henriette apparutsoudain ; elle portait un petit paquet à la main ; aprèsdiverses allusions émues aux plaisirs de la veille, elle prit unair sérieux et dit avec un peu d’hésitation :

– Mademoiselle Woodhouse, si vous avez letemps, je désire vous entretenir en particulier ; j’ai unesorte de confession à vous faire.

Emma fut assez surprise et pria son amie des’expliquer sans retard.

– C’est mon devoir assurément, repritHenriette, de ne pas vous cacher le sentiment que j’éprouveaujourd’hui. Vous avez subi bien souvent le contre-coup de mestourments et il est juste que vous ayez la satisfaction de mesavoir guérie. Je ne veux pas m’étendre inutilement sur ce sujet,car j’ai honte de m’être laissée allercomme je l’ai fait. Vous me comprenez, j’en suis sûre !

– Oui, reprit Emma, je l’espère.

– Comment ai-je pu m’abuser silongtemps ? Mon aveuglement me semble de la folie. Je ne voisrien d’extraordinaire en lui, maintenant. Il m’est parfaitementindifférent de le rencontrer ou non ; toutefois je préfère nepas le voir. Je n’envie plus sa femme le moins du monde ; jene l’admire plus comme je l’ai fait : elle est charmante, jen’en doute pas, mais je la trouve très désagréable ; jen’oublierai jamais le regard qu’elle m’a lancé ! Néanmoins, jevous assure, Mademoiselle Woodhouse, je ne lui souhaite aucun mal.Je n’éprouve plus aucune émotion à la pensée de leur bonheur. Pourvous convaincre de la sincérité de mes assertions, je vais détruireen votre présence ce que je n’aurais jamais dû conserver. Nedevinez-vous pas le contenu de ce paquet ?

– Pas le moins du monde. Vous a-t-iljamais fait un présent ?

– Non ; mais ce sont des souvenirsauxquels je tenais beaucoup.

Henriette dénoua la faveur, déplial’enveloppe : sous une épaisse couche de papier d’argent,était placée une jolie petite boîte, en bois, dont l’intérieurétait doublé d’ouate ; à l’intérieur il y avait un petitmorceau de taffetas d’Angleterre.

– Maintenant, dit Henriette, vous devezvous rappeler ?

– Mais non !

– Est-ce possible ! La scène s’estpourtant passée dans ce salon quelques jours avant ma maladie,précisément la veille de l’arrivée de M. John Knightley :M. Elton se coupa le doigt avec votre canif ; n’ayant pasde sparadrap, vous m’aviez priée de donner le mien : j’encoupai un morceau, mais il ne put utiliser le tout et me rendit lepetit bout que vous voyez là : je l’ai conservé comme unerelique.

– Ma chère Henriette, dit Emma en secachant la figure avec ses mains, combien je me senshonteuse ! Hélas ! je ne me rappelle que tropmaintenant ! J’avais pendant ce temps mon étui dans mapoche !

– Vraiment ! Vous aviez du taffetasà portée ? Je ne l’aurais jamais soupçonné ; vous vousêtes exprimée avec tant de naturel ! Voici, ajouta Henrietteen prenant la boîte, un objet qui avait encore plus de valeur à mesyeux ; c’est un crayon lui ayant appartenu ; un matin,environ huit jours avant le dîner chez les Weston, M. Eltonvoulut inscrire une adresse sur son calepin et eut recours à votreporte-mine, après avoir constaté que son crayon était usé ; ilposa ce dernier sur la table et l’y laissa ; je ne le perdispas des yeux et, sitôt que j’en eus l’occasion, je m’enemparai.

– J’ai, en effet, gardé le souvenir d’unrenseignement consigné par écrit. Continuez.

– C’est tout. Je n’ai plus rien à vousmontrer ou à vous dire, et je vais jeter tout cela dans le feu. Jesais combien j’ai eu tort de conserver des souvenirs de lui aprèsson mariage, mais je n’avais pas le courage de m’en séparer.

– Est-il nécessaire, Henriette, de brûlerle sparadrap ? Je ne désire pas prendre la défense du vieuxcrayon, mais le sparadrap pourrait encore être utile !

– Je préfère me débarrasser de tout, ditHenriette, ce sont de désagréables témoins… C’est fait, grâce auciel il ne reste plus rien de M. Elton.

– Il me reste le remords d’avoir été lacause de votre déception. Cette expérience me servira deleçon ; je me suis trompée grossièrement, je ne veux pas m’yexposer dorénavant. J’espère Henriette que vous ferez un bonmariage…

– Non, répondit Henriette, je ne memarierai jamais !

– Voici une nouvelle résolution ! Letemps sans doute vous apportera l’oubli et l’espérance. Mais jetiens à vous faire connaître, dès à présent, les limites que j’aifixées à mon amitié : je suis résolue à n’intervenir d’aucunefaçon dans ces questions. Si votre cœur parle, que ce soit ensecret. Tenez-vous sur vos gardes ; observez attentivement laconduite de l’homme que vous aimerez et réglez votre attituded’après la sienne. Ne me faites part de vos sentiments que si vousavez de sérieuses raisons de les croire partagés.

Henriette après avoir écouté son amie avecdéférence, se défendit tout d’abord de pouvoir même imaginerl’hypothèse du mariage ; cependant au bout d’une demi-heure deconversation elle avait repris confiance dans l’avenir.

Chapitre 40

 

Le mois de juin n’apporta pas grand changementà Highbury. Les Elton continuaient à parler de la visite quedevaient leur faire les Sukling et à énumérer les divers avantagesdu landau ; toutefois leurs parents s’attardaient à MapleGrow. D’autre part le retour des Campbell avait été différé encoreune fois et Jane Fairfax ne devait les rejoindre à Londres qu’aumois d’août.

M. Knightley sentait croître chaque jourl’antipathie qu’il avait éprouvée dès le début pour FrankChurchill ; il s’était toujours méfié de lui et, à force del’observer, il pensait avoir acquis les preuves de la duplicité dujeune homme. Emma était l’objet apparent de ses attentions ;tout le proclamait : sa propre conduite, les allusions de sonpère et le silence discret de sa belle-mère, mais M. Knightleyle soupçonnait, au contraire, de s’occuper particulièrement de JaneFairfax. Il avait surpris des symptômes d’entente entre eux, quilui parurent concluants. Son attention fut éveillée pour lapremière fois pendant un dîner à Randalls où Jane Fairfax et lesElton étaient également invités ; à plusieurs reprises FrankChurchill avait regardé Jane Fairfax d’une façon significative etM. Knightley, malgré son désir d’éviter tout écartd’imagination, ne put s’empêcher d’être frappé d’une attitude siétrange chez un admirateur passionné deMlle Woodhouse. Par la suite ses soupçons setrouvèrent pleinement confirmés. Trois jours après il était parti àpied pour passer sa soirée à Hartfield comme il le faisait souvent,et ayant rencontré Emma et Henriette qui se promenaient se joignità elles ; ils croisèrent bientôt un groupe nombreux :M. et Mme Weston, Frank Churchill,Mlle Bates et sa nièce que le hasard avaitégalement réunis. Ils marchèrent tous ensemble et en arrivant à lagrille d’Hartfield Emma les pria d’entrer et de venir prendre lethé avec son père. Les Weston acceptèrent immédiatement etMlle Bates, après avoir parlé assez longtemps,finit par se ranger à l’avis général.

Au moment où ils pénétraient dans le parc,M. Perry passa à cheval et les messieurs firent quelquesréflexions sur la bête.

– À propos, dit Frank Churchill àMme Weston, où en est le projet de M. Perryd’avoir une voiture ?

Mme Weston parut surprise etrépondit :

– J’ignorais qu’il en eût jamais étéquestion.

– C’est de vous que je tiens cerenseignement ; vous me l’avez donné dans une de voslettres.

– Moi ! C’est impossible.

– J’en ai pourtant gardé lesouvenir ; c’était sur les instances de sa femme, medisiez-vous, que M. Perry s’était décidé ; celle-cicraignait toujours que M. Perry ne prit froid en sortant parle mauvais temps. Vous devez vous rappeler le faitmaintenant ?

– Sur ma parole, c’est la première foisquej’entends parler de toutceci !

– Est-ce possible ? Je n’y comprendsrien. Alors, c’est que j’ai rêvé ; j’étais tout à faitpersuadé du bien fondé de mon allusion. Mademoiselle Smith, vousavez l’air fatigué ; je crois que vous serez contented’arriver à la maison.

– Vraiment, intervint M. Weston ense rapprochant. Perry désormais roulera carrosse ? Je suisheureux que la chose soit en son pouvoir. Est-ce de lui-même quevous tenez cette information, Frank ?

– Non, Monsieur, reprit son fils enriant ; il semble que je ne la tienne de personne ! C’estcurieux : je m’imaginais avoir appris cette nouvelle par unelettre de Mme Weston ; mais comme celle-cidéclare entendre parler de ce projet pour la première fois, j’ai dûrêver toute l’affaire. Quand je ne suis pas à Highbury, je suishanté par ceux que j’y ai laissés : il paraît qu’en dehors demes amis particuliers, je vois aussi en songe M. etMme Perry !

– Quel air de vraisemblance ont parfoisles rêves et d’autres sont si absurdes ! Ceci, Frank, prouveque vous pensez souvent à nous. Emma, n’avez-vous pas aussi desrêves prophétiques ?

En se retournant, M. Weston s’aperçutqu’Emma était hors de la portée de sa voix : elle avait prisles devants pour avertir son père et donner des ordres.Mlle Bates qui, depuis le début de l’incident,s’efforçait en vain de se faire entendre, s’empressa de profiter dela première occasion pour intervenir :

– Il m’arrive aussi parfois d’avoir lesrêves les plus étranges ; mais si on m’interrogeait à cesujet, je serais forcée de reconnaître qu’il a été véritablementquestion de ce projet au printemps dernier.Mme Perry en a parlé à ma mère et aux Cole ;mais c’était tout à fait un secret ; personne d’autre n’en arien su. Depuis longtemps Mme Perry désirait queson mari eût une voiture, et un matin elle arriva chez ma mère etlui confia qu’elle croyait avoir fait prévaloir son opinion. Jane,vous rappelez-vous ? Grand’mère nous l’a raconté, quand noussommes rentrées. Je ne me rappelle pas où nous avions été : àRandalls, je crois. Mme Perry a toujours eubeaucoup d’amitié pour ma mère ; du reste, tout le mondel’aime ! Réflexion faite, M. Perry a remis sa décision àplus tard et il n’en a plus été question depuis. Je ne crois pas enavoir jamais parlé à personne. Pourtant, je ne voudrais pasaffirmer que je n’y ai pas fait allusion ; je suis bavarde,vous le savez ; il m’est arrivé de dire ce que j’aurais dûtaire. Je ne ressemble pas à Jane et je le regrette. Je me portegarante qu’elle ne trahira jamais un secret. Où est-elledonc ? Ah ! la voilà. Quel rêve extraordinaire !

Ils pénétraient à ce moment dans levestibule ; M. Knightley chercha Jane des yeux, maiscelle-ci avait le dos tourné et paraissait très occupée à plier sonchâle.

Les commentaires prirent fin etM. Knightley fut forcé de s’asseoir, avec tout le monde,autour de la large table moderne dont Emma avait réussi à imposerl’usage, à la place des petites tables sur lesquelles depuisquarante ans M. Woodhouse prenait ses repas. Après le thépersonne ne parut pressé de partir.

– Mademoiselle Woodhouse, dit FrankChurchill, est-ce que vos neveux ont emporté leur alphabet delettres mobiles ? Auparavant la boîte se trouvait sur ceguéridon. Qu’est-elle devenue ? Il fait sombre ce soir et ilconvient d’avoir recours aux passe-temps d’hiver. Nous nous sommesune fois beaucoup divertis avec ces lettres ; je voudraisencore exercer votre sagacité.

Emma fut enchantée du souvenir qu’il avaitgardé de ce jeu et elle alla chercher la boîte ; la table futbientôt couverte de lettres ; Emma et Frank formèrentrapidement des mots. La tranquillité de ce divertissement lerendait particulièrement agréable à M. Woodhouse : ilsuivait d’un œil bienveillant les essais des jeunes gens, tout ense lamentant sur le départ des pauvres petits garçons.

Frank Churchill était assis à côté d’Emma etJane en face d’eux. M. Knightley se trouvait placé de façon àpouvoir les observer tous. Frank Churchill présenta une premièreanagramme à Mlle Fairfax : celle-ci jeta uncoup d’œil autour de la table et s’appliqua à deviner le mot ;au bout d’un instant elle repoussa les lettres avec un sourireforcé, mais sans y prendre garde, elle ne détruisit pas lacombinaison et le mot demeura intact. Henriette s’en saisit et semit au travail ; elle se tourna vers son voisin,M. Knightley, pour être aidée. Le mot était« gaffe » et quand Henriette le proclama triomphalement,Jane rougit ; son trouble contribua à donner plus d’importanceà l’incident et M. Knightley ne douta pas que les lettres nefussent un prétexte de galanterie et de dissimulation :c’était un jeu d’enfant derrière lequel Frank Churchill cherchait àabriter ses desseins secrets. Ce dernier était en train de préparerun nouveau mot et il le passa à Emma, en affectant un aird’innocence. Emma eut vite fait de le découvrir ; elle étaittrès amusée, mais se crut forcée dedire :

– Quelle folie ! N’avez-vous pashonte ?

Frank Churchill dit alors en jetant un regardvers Jane :

– Je vais le lui montrer, n’est-cepas ?

Et Emma répondit en riant :

– Non, certainement non, vous ne ferezpas cela.

Cependant ce fut fait : le jeune homme sehâta de passer les lettres à Mlle Fairfax en lapriant fort poliment de bien vouloir les étudier. M. Knightleyfit tous ses efforts pour déchiffrer le mot. Il ne fut pas long àlire « Dixon » : Jane Fairfax, de son côté, endécouvrit facilement le sens littéral, et sans doute aussi le sensfiguré, car elle baissa les yeux et rougit encore une fois endisant :

– Je ne savais pas que les noms propresfussent autorisés.

Elle repoussa ensuite les lettres d’un airmécontent, et son attitude indiqua clairement sa résolution de neplus prendre part au jeu. Elle détourna la tête de ceux qui avaientpréparé l’attaque et regarda sa tante :

– Vous avez raison, ma chère, s’écriaMlle Bates, répondant à cette invitation muette,j’allais précisément le dire : il est temps de partir ;la soirée s’avance et grand’mère serait inquiète. Vous êtes tropaimable, mon cher Monsieur, il faut absolument que nous voussouhaitions le bonsoir.

L’empressement que Jane mit à se levertémoigna que sa tante avait deviné juste ; la jeune fillevoulut s’éloigner de la table, mais on l’entourait et elle ne putse dégager immédiatement ; M. Knightley vit alors FrankChurchill pousser anxieusement vers elle une autre série delettres. Mlle Fairfax les mélangea sans lesexaminer ; elle se mit ensuite à la recherche de son châle etFrank Churchill s’empressa aussitôt de lui offrir ses services. Lanuit qui commençait à tomber et le brouhaha du départ empêchèrentM. Knightley de poursuivre le cours de ses observations ;il laissa tout le monde se retirer, puis il s’assit auprèsd’Emma : il était décidé à parler, jugeant que son devoird’ami lui commandait de ne pas laisser la jeune fille s’engagerdans une impasse, sans l’avertir.

– Voulez-vous me permettre, Emma, dit-il,de vous demander en quoi consistait le grand amusement du derniermot préparé par Frank Churchill ? J’ai déchiffré ce mot, jeserais curieux de savoir pourquoi il vous a divertie alors qu’il adéplu à Mlle Fairfax ?

Emma fut extrêmement confuse : elle nevoulait à aucun prix donner la véritable explication, car elle sesentait honteuse d’avoir fait part de ses soupçons à FrankChurchill.

– Oh ! dit-elle d’un air embarrassé,cela ne voulait rien dire : une simple plaisanterie entrenous.

– La plaisanterie, en tous cas, semblaitlimitée à vous et à M. Churchill !

Emma ne répondit pas et continua à mettre latable en ordre. Il resta, de son côté, quelques instants àréfléchir. Il hésitait. La confusion d’Emma et l’aveu de leurintimité semblait bien indiquer que son affection était engagée.Néanmoins, il résolut de passer outre. Il était prêt à courir lerisque d’une intervention inopportune plutôt que de s’exposer auremords de n’avoir pas tout tenté dans une circonstance d’oùdépendait le bonheur d’Emma.

– Ma chère Emma, dit-il enfin avecémotion, êtes-vous sûre que vous vous rendiez parfaitement comptedu degré d’intimité existant entre le jeune homme et la jeune filledont nous venons de parler ?

– Entre M. Frank Churchill etMlle Fairfax ? Oui, sans aucun doute.

– N’avez-vous jamais imaginé qu’ill’admirait ou réciproquement ?

– Jamais, reprit-elle avec chaleur, cetteidée ne m’est venue, même une seconde. Et comment pouvez-voussupposer une chose pareille ?

– Il m’a semblé dernièrement avoirremarqué des symptômes d’attachement entre eux ; j’ai surpriscertains regards expressifs qui n’étaient pas destinés aupublic.

– Vous m’amusez excessivement. Je suisenchantée de constater que vous êtes susceptible de vous laisserentraîner par votre imagination ! Je regrette d’êtrecontrainte de vous arrêter dès vos premiers essais, mais je suisloin de partager votre opinion. Il n’y a rien entre eux, je puisvous l’assurer ; les apparences qui vous ont trompéesproviennent de circonstance particulières ; leur conduite estinspirée par des mobiles tout différents ; il m’est impossiblede vous expliquer exactement ce qui en est : la taquinerien’est pas étrangère à l’affaire. De toute façon, ils sont fortloin, je puis vous l’affirmer, de nourrir l’un pour l’autre dessentiments d’admiration ! Du moins je suppose qu’il en estainsi du côté de la jeune fille, mais je puis me porter garante del’indifférence du jeune homme.

Emma parlait avec une confiance et unesécurité qui réduisirent M. Knightley au silence. Elle étaitfort gaie et eut volontiers prolongé la conversation, afin deconnaître tous les détails qui avaient motivé les soupçons de soninterlocuteur ; mais celui-ci ne se sentait pas lesdispositions voulues pour ce dialogue. Il se rendait compte qu’ilne pouvait rien et il était trop irrité pour parler. À la vue dufeu qu’on allumait, chaque soir, pour M. Woodhouse, il se hâtade prendre congé avec le désir de retrouver la fraîcheur et lasolitude de Donwell-Abbey.

Chapitre 41

 

Après avoir été longtemps bercés del’espérance d’une prochaine visite de M. etMme Sukling, les habitants d’Highbury eurent lamortification d’apprendre que ceux-ci ne pourraient pas venir avantl’automne. Pour le moment il fallait se contenter des sujetsd’intérêt local ; la santé de Mlle Fairfax, oula situation de Mme Weston dont le bonheurparaissait devoir s’augmenter de la naissance d’un enfant.Mme Elton personnellement était trèsdésappointée : elle se trouvait forcée de remettre à plus tardles diverses excursions dont elle se faisait une fête ;d’autre part ses présentations et ses recommandations, n’auraientpas l’occasion de s’exercer. Peu après néanmoins on apprit que lapromenade à Box Hill aurait lieu malgré l’absence du landau etMme Elton commença ses préparatifs ; Emma, deson côté, désirait visiter ce site renommé et elle avait proposéaux Weston de choisir une belle journée et de s’y rendre envoiture. Deux ou trois amis seulement seraient admis à se joindre àeux, afin de conserver au pique-nique un cachet de simplicité etd’intimité.

Tous les détails de l’organisation avaient étéréglés et Emma ne put s’empêcher d’être très surprise et un peumécontente, en apprenant de la bouche de M. Weston que cedernier avait suggéré à Mme Elton, après ladéfection de M. et de Mme Sukling, d’unir lesdeux groupes.

– Mme Elton ;ajouta-t-il, est enchantée et accepte avec plaisir ; c’estdonc une affaire conclue si toutefois vous n’y voyez pasd’inconvénient.

Comme la seule objection d’Emma était sonantipathie prononcée pour Mme Elton, et queM. Weston était parfaitement au courant de cette circonstance,elle ne pouvait pas la formuler sans lui faire un reprocheindirect. En conséquence, ne voulant à aucun prix causer la moindrepeine à Mme Weston, elle se vit contrainte desouscrire à un arrangement qui lui déplaisait beaucoup etl’exposait à l’humiliation d’être comprise au nombre des invités deMme Elton. Elle n’en laissa rien paraître mais dansson fort intérieur elle jugeait sévèrement l’incorrigiblebienveillance générale de M. Weston. Celui-ci interprétafavorablement le vague acquiescement de soninterlocutrice :

– Je suis heureux que vous approuviez moninitiative, reprit-il tout à fait rassuré. J’en étais sûr ! Lenombre est un facteur important pour la réussite de ce genred’expédition ; de plus Mme Elton est, ensomme, une aimable femme ; il était difficile de la laisser decôté.

Le mois de juin était déjà avancé ; etsur les instances de Mme Elton un jour fut bientôtfixé ; celle-ci se donnait beaucoup de peine pourl’attribution aux divers invités des différentes parties du menu,mais une boiterie dont un de ses chevaux fut atteint, vint retarderl’exécution du projet. Le cocher ne pouvait affirmer dans combiende temps le cheval serait en état de reprendre son service.Mme Elton supporta avec impatience cette nouvellecontrariété. Elle confia son dépit à M. Knightley, qui étaitvenu lui faire une visite précisément le jour del’accident :

– N’est-ce pas vexant, Knightley ?dit-elle. La température est si favorable ! Ces délais sonttout à fait odieux. Avant cette époque, l’année dernière, nousavons déjà fait une délicieuse promenade de Maple Grove à KingsWeston.

– Je vous conseille de tenter uneexcursion à Donwell, reprit M. Knightley, vous n’aurez pasbesoin de chevaux. Venez manger mes fraises qui mûrissentrapidement.

Si M. Knightley n’avait pas parlésérieusement au début, il fut obligé de changer de ton, car saproposition fut accueillie avec enthousiasme. Donwell était renommépour ses fraises, de sorte que le prétexte se trouvait êtreplausible ; nul appât du reste n’était nécessaire et desplants de choux eussent suffi pour tenterMme Elton ! Celle-ci lui donna à plusieursreprises l’assurance de son acceptation : elle étaitextrêmement flattée de cette preuve d’intimité.

– Vous pouvez compter sur moi, dit-elle,voulez-vous me permettre d’amener Jane Fairfax ?

– Je ne puis pas fixer un jour,reprit-il, avant d’avoir parlé aux personnes que je désire vousfaire rencontrer.

– Je m’en charge : donnez-moiseulement carte blanche. Je serai la dame patronnesse. J’amèneraides amis avec moi.

– J’espère que vous amènerez Elton ;mais je me réserve les autres invitations.

– Oh ! Vous pouvez sans crainte medéléguer vos pouvoirs. Je ne suis pas une novice dans l’emploi. Jeprends sur moi toutes les responsabilités.

– Non, reprit-il avec calme, il n’y aqu’une femme au monde à laquelle je permettrai de dresser la listedes hôtes de Donwell et cette femme c’est…

– Mme Weston, je suppose,reprit Mme Elton d’un air mortifié.

– Non :Mme Knightley, et en attendant je me chargeraimoi-même de cette besogne.

– Ah ! Vous êtes un original,dit-elle, satisfaite de ne se voir préférer personne, vous êtes unhumoriste et vous pouvez vous permettre de tout dire ! Ehbien ! soit ! Je demanderai à Jane et àMlle Bates de m’accompagner. Je vous abandonne lesautres. Je n’ai pas d’objection à me trouver avec la familled’Hartfield. Je tiens à lever vos scrupules ; je sais que vousavez de l’amitié pour les Woodhouse.

– Vous les verrez certainement si moninvitation est agréée, et je passerai chezMme Bates en m’en allant.

– C’est tout à fait inutile ; jevois Jane tous les jours ; mais faites comme il vous plaira.Ce sera une réunion du matin, n’est-ce pas Knightley ? Tout àfait simple. Je mettrai un grand chapeau et j’aurai un léger paniersuspendu à mon bras ; probablement celui-ci, attaché avec unruban rose. Jane aura le pareil. Aucune cérémonie ; une fêtede bohémiens ! Nous parcourrons vos jardins et, la cueilletteterminée, nous nous assiérons sous les arbres pour manger lesfraises. Ce que vous voudrez nous servir de plus sera placé sur unetable dehors, à l’ombre, afin de ne pas modifier le caractère desimplicité et de naturel de l’ensemble. N’est-ce point votreidée ?

– Pas tout à fait. Pour me conformer aunaturel, je ferai dresser le couvert dans la salle à manger :rien de plus simple pour des messieurs et des dames, affligés dedomestiques et d’un mobilier, que de manger sous un toit !

– Eh bien ! À votre guise ! Àpropos, si moi ou ma femme de charge pouvons vous être utiles dequelque façon, dites-le franchement. Je me mets à votredisposition. Désirez-vous que je parle àMme Hodges ? Puis-je surveiller lespréparatifs ?

– Je n’ai aucunement ce désir, je vousremercie.

– En tout cas si une difficulté seprésentait, vous pouvez compter sur ma femme de charge, elle estextrêmement capable.

– J’en suis persuadé, mais la mienne n’apas moins bonne opinion de ses propres capacités et ellen’accepterait aucune aide.

– Je regrette que nous n’ayons pas d’âne.Nous serions arrivées toutes trois sur des ânes : Jane,Mlle Bates et moi ! Je compte proposer à mon« caro sposo » d’acheter un âne ; rien de plus utileà la campagne ! Quelles que soient les ressourcesintellectuelles d’une femme, elle ne peut pas toujours resterenfermée ; et les promenades à pied ont bien desinconvénients : l’été il y a la poussière et l’hiver laboue.

– Vous ne trouverez ni l’une ni l’autreentre Donwell et Highbury : la route de Donwell n’est jamaispoussiéreuse et en ce moment elle est parfaitement sèche. Veneznéanmoins à dos d’âne, si cela vous amuse. Vous pourrez empruntercelui de Mme Cole. Mon désir est de tenir compte devotre goût dans la mesure du possible.

– Je n’en doute pas ; je vous rendsjustice mon bon ami. Sous des dehors un peu froids, vous cachez uncœur excellent. Je le dis souvent à M. Elton. Croyez-moi,Knightley, je suis très sensible à cette nouvelle marqued’amitié : vous ne pouviez rien imaginer qui me causât plus deplaisir.

M. Knightley avait une raisonparticulière pour ne pas faire servir le déjeuner en pleinair : il espérait amener M. Woodhouse à venir à Donwellet il savait, qu’en ce cas, il ne pouvait être question d’un repasdans le jardin.

M. Woodhouse accepta avec plaisir etapprouva tout à fait l’idée de M. Knightley de réunir ses amisaux heures du soleil au lieu de les exposer à l’humidité dusoir.

Tout le monde du reste se montra disposé àaccepter l’invitation de M. Knightley. Emma et Henriette sefaisaient une véritable fête de cette journée. M. Weston, sansattendre d’en être prié, promit de faire tous ses efforts pour queFrank se joignît à eux.

À dire vrai, M. Knightley se serait fortbien passé de cet excès d’honneur, mais il fut forcé de dire qu’ilserait enchanté de voir le jeune homme, et M. Weston s’engageaà écrire sans retard à son fils.

Au bout de quelques jours, l’état du cheval deMme Elton s’étant suffisamment amélioré, ons’occupa de fixer la date de l’excursion à Box Hill ; il futdécidé qu’elle se ferait le lendemain du déjeuner chezM. Knightley.

Au jour dit, par une matinée ensoleillée,M. Woodhouse arriva en voiture à Donwell et fut aussitôtintroduit dans une des chambres les plus confortables où un bon feubrûlait depuis le matin. Mme Weston, qui étaitvenue à pied, se sentit fatiguée fort à propos et resta assiseauprès de lui. Les autres invités se dispersèrent dans lejardin.

Il y avait longtemps qu’Emma n’était venue àl’Abbaye, et, après s’être assurée que son père était parfaitementà son aise, elle se hâta de sortir ; elle ressentait toujoursun intérêt particulier pour cette propriété et se plaisait à toutexaminer en détails ; elle s’y sentait doublement attachée parson alliance avec le propriétaire actuel et par sa parenté avecl’héritier du domaine. Elle contemplait avec plaisir lesproportions grandioses et le style des bâtiments, la situationplaisante et abritée, les vastes jardins s’étendantjusqu’aux prairies traversées par une rivière,les hautes futaies disposées en avenues majestueuses. L’intérieurde la maison était à l’avenant ; toutes les pièces étaientconfortables et deux ou trois avaient des proportionsimposantes.

Emma interrompit son inspection lorsque lemoment fut venu de se joindre aux autres pour la cueillette desfraises. L’assemblée était au complet, sauf Frank Churchill qu’onattendait d’un instant à l’autre. Mme Elton étaitradieuse sous son large chapeau et tenait son panier à lamain ; elle marchait en tête et se disposait à prendre ladirection du groupe. Les fraises firent les frais de laconversation et tout en échangeant des remarques sur la qualité etl’arome des différentes espèces cultivées à Donwell, les dames se mirent au travail avec ardeur. Aubout d’une demi-heure, Mme Elton vint s’informer sison beau-fils était arrivé ; elle se sentait inquiète car elleconsidérait comme peu sûr le cheval que le jeune homme montait.

Quand le soleil eut lassé les plus vaillantes,on chercha un endroit ombragé et tout le monde s’assit en cercle.Mme Elton commença aussitôt à entretenir JaneFairfax avec animation et Emma entendit qu’il s’agissait d’unesituation des plus désirables ; le matin même,Mme Elton avait reçu la nouvelle ; Jane étaitdemandée chez une cousine de Mme Bragge, uneconnaissance de Mme Sukling.Mme Elton détaillait complaisamment lesavantages : famille de premier ordre, meilleures relations,commodités de tous genres ; de son côté, tout étaitenthousiasme, triomphe, acquiescement et rien ne pouvait l’amener àconsidérer le refus de son amie comme définitif.Mlle Fairfax, en effet, continuait à assurer àMme Elton qu’elle ne voulait pas s’engager pour lemoment, donnant, une fois encore, les mêmes raisons et les mêmesexcuses. Mme Elton n’en persistait pas moins danssa résolution annoncée de répondre affirmativement par retour ducourrier. Emma ne comprenait pas comment Jane pouvait supporter uneinsistance aussi déplacée ; celle-ci avait pourtant l’airvexée et parlait un peu sèchement ; finalement, avec unedécision qui ne lui était pas habituelle, elle proposa unepromenade.

– M. Knightley serait-il assezaimable pour leur faire parcourir les jardins ? Elle désiraitconnaître les différents aspects du domaine.

On se leva aussitôt et, après avoir marchéquelque temps en ordre dispersé, tous les promeneurs finirent parse retrouver sous les ombrages délicieux d’une belle allée detilleuls qui aboutissait à la rivière et semblait tracer la limitede la propriété d’agrément. La vue, à cet endroit, était trèsbelle : à gauche, au pied d’une colline boisée, dans un sitebien abrité, se dressait la ferme d’Abbey Mill ; devant,s’étendaient de vastes prairies au travers desquelles serpentait larivière.

– C’était un spectacle agréable, reposantpour les yeux et pour l’esprit : la verdure anglaise, laculture anglaise et le confort anglais sous un beausoleil !

Emma arriva en compagnie de M. Weston ettrouva M. Knightley et Henriette en conversation animée :elle fut frappée de ce tête-à-tête et heureuse de constater lerevirement qui s’était produit dans l’opinion de M. Knightleytouchant son amie. Celle-ci, de son côté, s’étaittransformée : elle pouvait désormais contempler sans envie laferme d’Abbey Mill, ses riches pâturages, ses nombreux troupeaux,son potager en fleur et la légère colonne de fumée qui montait dansle ciel bleu. Quand Emma les rejoignit, M. Knightley était entrain de décrire à Henriette les différents modes de culture. Ilsmarchèrent ensemble en causant de la façon la plus cordiale. Ilfallut bientôt songer au déjeuner, et les invités reprirent lechemin de la maison. Ils étaient tous installés et pourtant FrankChurchill n’arrivait pas. Mme Weston ne cessait deregarder à la fenêtre ; M. Weston, tout en regrettantl’absence de son fils, se moquait des craintes de sa femme.Celle-ci s’étonnait néanmoins qu’après avoir annoncé siexplicitement sa venue, Frank manquât à sa promesse. On lui fitobserver que l’état de Mme Churchill suffisait àexpliquer un renversement des plans antérieurs.Mme Weston finit par se laisser convaincre.

Le repas terminé, on décida de descendrejusqu’aux étangs de l’Abbey ; M. Woodhouse avait déjàfait un tour dans la partie la plus élevée du jardin où l’humiditéde la rivière n’arrivait pas ; Emma demeura pour lui tenircompagnie afin de permettre à Mme Weston de prendreun peu d’exercice.

M. Knightley s’était ingénié à amuserM. Woodhouse : livres, gravures, médailles, camées,coraux, coquilles avaient été mis à la disposition de son vieilami. Avant le déjeuner, Mme Weston lui avait faitles honneurs des diverses collections et il se préparait à selivrer à une seconde inspection. Avant de s’asseoir auprès de sonpère, Emma avait accompagné les autres jusqu’à la porte où elles’était attardée quelques moments dans l’antichambre pour examinerun tableau ; elle était là depuis peu quand elle vit arriverJane Fairfax ; celle-ci marchait vite et paraissaitpréoccupée ; en apercevant Emma, la jeune fillesursauta :

– Je ne comptais pas, dit-elle, vousrencontrer ici, Mademoiselle Woodhouse, mais c’est vous,précisément, que je cherchais. Je viens vous demander de me rendreun service. Ma tante n’a pas la notion de l’heure et je suis sûreque ma grand’mère sera inquiète. Je vais rentrer de suite. Je n’aiaverti personne pour ne pas troubler la promenade. Les uns sontallés aux étangs, les autres du côté des tilleuls ; jusqu’auretour, on ne s’apercevra pas de mon absence : alors je vousprie de bien vouloir dire que je suis à la maison.

– Certainement, si vous le désirez ;mais vous n’allez pas marcher jusqu’à Highbury ?

– Mais si ; que peut-ilm’arriver ? Je serai à la maison dans vingt minutes.

– Laissez, je vous en prie, le domestiquede mon père vous accompagner, ou plutôt je vais commander lavoiture : elle sera attelée dans cinq minutes.

– Merci ; à aucun prix. Je préfèremarcher. Il convient que je m’accoutume à sortir seule : jevais bientôt être appelée à veiller sur les autres !

Elle parlait nerveusement et Emma réponditavec cœur :

– Dans tous les cas il ne peut y avoiractuellement aucune utilité à vous imposer cette fatigue, d’autantplus que la chaleur est accablante.

– Je me sens lasse en effet, MademoiselleWoodhouse ; nous avons toutes connu, n’est-il pas vrai desmoments de découragement ? La plus grande preuve d’amitié quevous puissiez me donner est de me laisser faire à ma guise.Veuillez seulement expliquer mon absence, au moment opportun.

Emma n’avait plus rien à ajouter ; elleaccompagna la jeune fille jusqu’à la porte avec une sollicitudeamicale. Jane la remercia et elle ajouta :

– Oh ! Mademoiselle Woodhouse, quelrepos, parfois, d’être seule !

Emma interpréta cette exclamation comme l’aveude la perpétuelle contrainte infligée à Jane par la compagnie de satante. « Je vous comprends » se dit-elle en revenant surses pas « et j’ai pitié de vous ! »

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé et Emmaavait à peine eu le temps d’examiner une série de vues de la placeSaint-Marc, à Venise, quand Frank Churchill pénétra dans la pièce.Emma ne pensait plus à lui mais elle fut très contente de levoir : elle pensa d’abord que Mme Westonserait tranquillisée ; du reste la jument noire n’était, enaucune façon, responsable du retard.

– Au moment où je m’apprêtais à me mettreen route, dit-il en s’asseyant, ma tante a été prise d’une crisenerveuse qui a duré plusieurs heures ; j’avais d’abord renoncéà ma visite, mais, à la suite d’un mieux sensible chez la malade,je me suis décidé à monter à cheval. Toutefois, si j’avais prévu latempérature à laquelle j’allais être exposé et que j’arriveraistrop tard, je ne serais pas venu. La chaleur est excessive ;je puis supporter n’importe quel degré de froid, mais la chaleurm’accable.

– Vous serez bien vite rafraîchi,répondit Emma, si vous restez assis tranquillement.

– Dès que j’aurai moins chaud, je m’enirai. Il m’a été très difficile de me rendre libre, mais mon pèreavait tant insisté dans sa lettre !… Vous allez, du reste,tous partir bientôt je suppose ; j’ai rencontré une desinvitées sur la route ; par un temps pareil, c’est de lafolie, de la folie pure !

Emma l’écoutait parler avec surprise ets’étonnait d’un pareil accès de mauvaise humeur. Certainespersonnes deviennent irritables, quand elles ont chaud :évidemment Frank Churchill faisait partie de cette catégorie.

– Vous trouverez dans la salle à manger,reprit-elle, un excellent déjeuner, et cela vous fera du bien.

– Non, je n’ai pas faim ; je vousremercie… je préfère rester ici.

Deux minutes après, néanmoins, il changead’avis et se dirigea vers la salle à manger, sous le prétexte deboire un verre de bière. Emma se retourna vers son père et seconsacra de nouveau à lui. « Je suis heureuse, pensait-elle,de n’avoir plus d’inclination pour lui ; je ne pourrais aimerun homme qu’un peu de soleil suffit à mettre hors delui ! »

Frank Churchill demeura absent assez longtempspour avoir été à même de prendre un repas très confortable etrevint en bien meilleur état, ayant retrouvé ses bonnesmanières ; il approcha une chaise, prit intérêt à leursoccupations et exprima d’une façon raisonnable son regret d’êtrearrivé si tard. M. Woodhouse était en train de regarder desvues de Suisse.

– Dès que ma tante ira mieux, dit-il,j’irai à l’étranger ; je n’aurai de repos que je n’aie vu tousces endroits. Je vous enverrai mes dessins ou le récit de monvoyage ou un poème. Je veux faire parler de moi.

– C’est possible, mais pas à propos dedessins. Vous n’irez pas en Suisse ; votre oncle et votretante ne vous laisseront jamais quitter l’Angleterre.

– Ils peuvent être amenés à voyagereux-mêmes ; il est très possible qu’un climat chaud soitordonné à ma tante. J’ai idée que nous irons tous àl’étranger ! J’ai besoin d’un changement. Je suis fatigué del’Angleterre et je partirais demain si je le pouvais.

– Vous êtes fatigué de la prospérité etdu bien-être ! Découvrez-vous quelques soucis etrestez !

– Vous vous trompez ; je ne meconsidère nullement comme un être privilégié : je suiscontrecarré en tout.

– Vous n’êtes cependant pas aussimalheureux que vous l’étiez en arrivant. Allez tremper encore unbiscuit dans du madère et vous serez tout à fait remis !

– Non, je ne bougerai plus ; jeresterai près de vous ; je ne connais pas de meilleurremède.

– Nous allons à Box Hill demain. Vousviendrez avec nous ; sans doute, ce n’est pas la Suisse, maisc’est toujours un pis aller pour un jeune homme qui éprouvel’impérieux besoin d’élargir son horizon ! Vous resterez icice soir et vous viendrez avec nous, n’est-ce pas ?

– Il faut que je rentre ce soir. Il ferafrais ; ce sera très agréable.

– Mais vous pouvez revenir demain matinde bonne heure ?

– Ce n’est pas la peine ; si jeviens, je serai de mauvaise humeur.

– Dans ce cas, je vous prie, demeurez àRichmond.

– Mais si je reste, ce sera pire. Je nepourrai jamais supporter la pensée de vous savoir tous là-bas sansmoi.

– Vous êtes seul juge en cetteaffaire ; optez entre les deux maux ! Je vous laisselibre.

Les promeneurs arrivèrent bientôt : pourquelques-uns d’entre eux ce fut un grand plaisir d’apercevoir FrankChurchill ; d’autres demeurèrent plus calmes, mais l’absencede Mlle Fairfax fut regrettée de tous. On ne tardapas à s’apercevoir qu’il était l’heure de se séparer et après avoirpris les dernières dispositions pour le rendez-vous du lendemain,on se dit adieu. Les derniers mots que Frank Churchill adressa àEmma furent :

– Eh bien ! Si vous m’en donnezl’ordre, je resterai.

Emma sourit approbativement. Il fut doncdécidé, qu’à moins d’un rappel de Richmond, le jeune hommecoucherait à Randalls.

Chapitre 42

 

Le matin suivant, le temps était magnifique.Toutes les autres conditions de succès se trouvèrentremplies : l’organisation dont Mme Westonavait été chargée ne laissait rien à désirer ; chacun futexact au rendez-vous. Il avait été convenu qu’Emma et Henrietteferaient route ensemble ; Mlle Bates et sanièce devaient prendre place dans la voiture deMme Elton. Les hommes suivraient à cheval.Mme Weston avait insisté pour tenir compagnie àM. Woodhouse. On parcourut les sept lieues sans incident et enarrivant tout le monde fut unanime à vanter les beautés de laroute. Mais l’accord ne devait pas être de longue durée et lafusion des divers éléments assemblés ne fut à aucun momentréalisée. M. Knightley se consacra àMlle Bates et à Jane, Emma et Henriette étaientescortées de Frank Churchill, les Elton suivaient avecM. Weston, qui s’efforçait en vain de faire naître l’harmonieentre les différents groupes ; M. Elton, de son côtéfaisait tous ses efforts pour se rendre agréable ; néanmoinspendant les deux heures que dura la promenade sur la colline, rienne put dissiper la gêne ambiante.

Au début, Emma s’ennuya profondément ;elle n’avait jamais vu Frank Churchill si silencieux et simorne ; il ne disait rien d’intéressant, regardait sans voir,admirait sans intelligence et écoutait sans comprendre. Henriettesemblait, de son côté, subir la contagion de leur cavalier ;ils étaient tous deux insupportables !

Quand on s’assit pour déjeuner, FrankChurchill se métamorphosa ; il devint communicatif etgai ; il ne dissimulait pas son désir de plaire à Emma etcelle-ci de son côté, contente d’être distraite, l’encourageaitcontre son habitude : elle n’attachait du reste maintenantaucune importance à l’attitude du jeune homme, qu’elle considéraitsimplement comme un ami. Pour les autres néanmoins il y avaittoutes les apparences d’un flirt.

– Combien je vous suis obligé, dit-il, dem’avoir conseillé de rester ; sans votre intervention je meserais privé du plaisir de cette journée ; j’étais tout à faitdécidé à partir.

– Oui, vous étiez de très méchante humeuret je ne sais trop pourquoi : peut-être ressentiez-vous dudépit de n’avoir pu goûter les plus belles fraises ! Je mesuis montrée meilleure amie que vous ne le méritiez.

– Vous vous trompez : j’étaisseulement fatigué ; la chaleur m’avait accablé.

– Il fait plus chaud aujourd’hui.

– Ce n’est pas mon avis ; je me senstout à fait à mon aise.

– Vous vous sentez bien parce que vousavez repris possession de vous-même : hier, pour une raison oupour une autre, vous n’étiez plus maître de vous ; comme je nepuis pas toujours être là pour vous diriger, vous ferez biendorénavant d’assumer seul la responsabilité de vos actes.

– J’aurai de toute façon un motif pouragir : que vous soyez présente ou non, votre influence existetoujours.

– Elle ne date en tout cas que d’hiertrois heures : s’il en eût été autrement, vous n’auriez pasété si désagréable !

– Hier trois heures ! C’est votredate. Je croyais vous avoir rencontrée en février ?

– Nous sommes seuls à parler, reprit Emmaen baissant la voix, et il est véritablement inutile de dire desbêtises pour le divertissement général.

– Nos compagnons, répondit-il sur le mêmeton, sont excessivement stupides. Que ferons-nous pour lesréveiller ? Voici : Mesdames et Messieurs, par ordre deMlle Woodhouse qui, partout où elle se trouve,préside, je suis chargé de vous demander ce à quoi vouspensez ?

Quelques-uns des assistants se mirent à rireet acceptèrent la question avec bonne humeur.Mme Elton, d’autre part, étouffait d’indignation enentendant faire allusion à la présidence deMlle Woodhouse. La réponse de M. Knightley futbrève :

– Mademoiselle Woodhouse, dit-il,souhaite-t-elle véritablement de connaître toute notrepensée ?

– Oh ! non, reprit Emma, d’un airdétaché, je ne désire pas m’exposer à cette épreuve.

– C’est un genre d’interrogation, ditMme Elton avec emphase, que je ne me serais pasarrogé le privilège de poser. Bien que comme chaperon… Je n’aijamais, ajouta-t-elle à mi-voix en se penchant vers son mari, dansaucune société, aucune excursion… Jeune fille… femme mariée…

– C’est parfaitement vrai, ma chère,répondit M. Elton ; néanmoins, il vaut mieux prendre lachose en riant. Tout le monde a conscience des égards qui vous sontdus.

– Je n’ai pas de succès, murmura FrankChurchill à Emma, ils sont pour la plupart offensés. Je vais m’yprendre mieux : Mesdames et Messieurs, par ordre deMlle Woodhouse, je suis chargé de dire qu’ellerenonce à connaître vos pensées ! Nous sommes sept ici, sansnous compter (Mlle Woodhouse a la bonté d’estimerque j’ai déjà donné la mesure de mon esprit) et elle vous prie debien vouloir émettre, chacun à votre tour, soit une pensée trèsspirituelle en vers ou en prose, originale ou répétée, soit deuxremarques modérément spirituelles, soit enfin troisbêtises !

– Oh ! très bien, intervintMlle Bates, je n’ai pas besoin dem’inquiéter : trois bêtises, voilà justement monaffaire ; je suis bien sûre de dire trois bêtises dès quej’ouvrirai la bouche !

Emma ne put résister au plaisir derépondre :

– Pourtant, Mademoiselle, il peut seprésenter une difficulté ; permettez-moi de vous faireremarquer qu’en l’occurrence, le nombre est limité : seulementtrois bêtises à la fois !

Mlle Bates, trompée par le toncérémonieux et ironique, ne comprit pas immédiatement ; quandelle saisit l’allusion elle ne se fâcha pas, mais une légèrerougeur indiqua qu’elle avait été blessée.

– Ah ! bien. Je vois ce qu’elle veutdire, ajouta-t-elle en se tournant vers M. Knightley,j’essaierai de me taire le plus possible. Je dois être bieninsupportable pour qu’elle ait dit une chose pareille à une vieilleamie !

– Votre idée me plaît, se hâta de direM. Weston, c’est entendu ; je prépare une charade. Dansquelle catégorie une charade sera-t-elle classée ?

– Dans la seconde, Monsieur, j’en aipeur ! Mais nous nous montrerons particulièrement indulgentspour celui qui parlera le premier.

– Allons, dit Emma, une unique charadesuffira à libérer M. Weston.

– Je crains que ce ne soit pas trèsspirituel, elle est trop claire.

« Mon premier et mon second sont deuxlettres de l’alphabet et mon tout exprime la perfection. »Comprenez-vous ?

– Deux lettres ! reprit Emma… mafoi, je ne sais pas !

– Vous êtes mal placée pourdeviner ! Je vais vous donner la solution : M et A =Emma. »

Emma, Frank et Henriette se mirent à rire debon cœur. Les autres personnes manifestèrent une approbation plusmodérée. M. Knightley dit gravement :

– D’après ce début, je comprends le genred’esprit qu’il faut déployer. M. Weston s’en est bien tiré,mais il nous a tous mis hors de combat : la perfectionn’aurait pas dû arriver du premier coup !

– Pour ma part, je demande à êtreexcusée, dit Mme Elton, je n’ai pas de goût pour cegenre d’improvisation. Je me rappelle avoir reçu un acrostiche surmon nom et je n’y ai trouvé nul plaisir ; j’en connaissaisl’auteur : un abominable fat ! Vous savez qui je veuxdire ? ajouta-t-elle en faisant un signe d’intelligence à sonmari. Ce genre de divertissement peut être amusant à l’époque deNoël, quand on est assis, autour du feu, mais me paraît tout à faitdéplacé pendant les excursions d’été. Je ne suis pas de celles quipeuvent avoir de l’esprit sur commande. Je ne manque pas devivacité, à ma façon, mais je désire choisir mon moment pour parlerou me taire. Veuillez donc me passer, Monsieur Churchill, passezaussi M. Elton et Jane.

– Oui, je vous en prie, laissez-moi decôté, confirma M. Elton d’un air piqué, je n’ai rien à direqui puisse intéresser Mlle Woodhouse ou les jeunesfilles en général : un vieux mari ! absolument bon àrien ! Voulez-vous que nous marchions, Augusta ?

– Volontiers ; nous avons fini demanger depuis longtemps et ce n’est pas en restant assis à la mêmeplace que nous pourrons nous former une idée des différents pointsde vue. Venez, Jane, prenez mon autre bras.

Mlle Fairfax déclinal’invitation et le mari et la femme partirent seuls.

– Heureux couple ! dit FrankChurchill, et si bien assorti. Ils ont eu d’autant plus de chanceque leur connaissance, avant le mariage, s’est réduite à une courtefréquentation à Bath. Leur cas est exceptionnel, car il estimpossible de porter un jugement motivé sur une personne pendant unséjour dans une ville d’eau ; il faut avoir vu une femme dansson propre milieu, dans son intérieur, livrée à ses occupationsfamilières, pour l’apprécier à sa valeur. Combien d’hommes se sontengagés dans ces conditions et l’ont regretté toute leurvie !

Mlle Fairfax avait écouté avecattention, et quand il se tut, elle dit :

– Croyez-vous ?…

Elle hésita et s’arrêta un instant.

– Vous disiez ? dit-il d’un tonsérieux.

– En principe, votre remarque est juste,reprit-elle, mais les conséquences d’un attachement hâtif etimprudent ne me paraissent pas devoir être aussi funestes que vousle prétendez. Seuls les caractères faibles et irrésolus – qui sont,à tout moment, les jouets du hasard – permettent à une connaissancemalheureuse de devenir une oppression pour toute la vie.

Frank Churchill ne répondit pas directement,mais il s’inclina en signe d’acquiescement. Peu à peu il perdit sonair compassé.

– Eh bien ! dit-il gaiement, pour mapart je n’ai aucune confiance dans mon propre jugement et le momentvenu, je compte m’en remettre à celui d’autrui. Voulez-vous vouscharger, Mlle Woodhouse, de me choisir unefemme ? Je sais combien vous avez la main heureuse,ajoutait-il en souriant à son père, je ne suis pas pressé ;faites votre choix et dirigez l’éducation de la jeune personne.

– Dois-je comprendre que vous la désirezà mon image ?

– Naturellement, si c’est possible !Je compte voyager pendant deux ou trois ans et à mon retour jereviendrai chercher ma femme !

– Maintenant, Madame, dit Jane à satante, si vous voulez bien, nous pourrions rejoindreMme Elton ?

– Parfaitement ma chère, je suisprête ; il nous sera facile de la rattraper. La voici… Non, cen’est pas elle… Eh bien vraiment…

Elles s’éloignèrent en compagnie deM. Knightley.

M. Weston, Frank Churchill, Emma etHenriette demeurèrent seuls. La vivacité du jeune homme ne fit quecroître, au point de devenir à peine supportable. Emma étaitfatiguée d’entendre des flatteries et des plaisanteries et auraitpréféré marcher tranquillement ou bien s’asseoir pour contempler lemagnifique paysage qui se déroulait à ses pieds. Elle fut enchantéed’apercevoir les domestiques ; ceux-ci venaient à leurrencontre pour annoncer que les voitures étaient attelées.

Elle supporta patiemment le brouhaha du départet ne se formalisa même pas de l’insistance avec laquelleMme Elton recommanda qu’on fît d’abord avancer lavoiture du presbytère.

Pendant qu’elle attendait, M. Knightleys’approcha d’elle ; il regarda autour de lui pour voir s’ilsétaient seuls et dit :

– Emma, je veux vous parler avecfranchise comme j’ai toujours eu l’habitude de le faire : jene puis vous voir mal agir, sans vous avertir. Comment avez-vous pumontrer aussi peu de cœur à l’égard deMlle Bates ? Comment vous êtes-vous laisséaller à une plaisanterie aussi offensante à l’adresse d’une femmede son caractère, de son âge et de sa situation ? Je nel’aurais jamais cru.

Emma rougit, mais elle essaya de prendrel’allusion en riant.

– Pouvais-je m’empêcher de donner cetteréplique ? Tout le monde en aurait fait autant à ma place. Cen’est pas si méchant et je crois qu’elle n’a pas compris.

– Je vous assure au contraire, qu’elle aparfaitement saisi le sens de vos paroles : elle en a parlédepuis. J’aurais voulu que vous entendiez avec quelle ardeur etquelle générosité elle s’est exprimée : elle a loué lapatience dont vous aviez toujours fait preuve à son égard et admiréla part prise par vous aux incessantes attentions qu’elle reçoit deM. Woodhouse ; elle s’est étonnée que vous supportiez desi bonne grâce une société aussi ennuyeuse.

– Oh ! dit Emma, je le sais, il n’ya pas de meilleure créature au monde, mais avouez que chezMlle Bates les bonnes qualités et le ridicule sontintimement liés.

– C’est vrai, je le reconnais,reprit-il ; si elle était riche et votre égale, socialementparlant, je vous laisserais votre franc parler de critique etd’ironie, mais elle est pauvre ; elle a perdu tous lesavantages que sa naissance lui avait conférés, et sa situationdeviendra plus précaire encore avec les années. Vous devriez aumoins éprouver pour elle de la compassion. Elle vous a connueenfant et vous a prodigué des attentions qui à cette époquen’étaient pas sans valeur : aujourd’hui en présence de sanièce et d’étrangers elle s’est aperçue que vous riiez à sesdépens. Ce que je vous dis, Emma, n’est agréable ni pour vous nipour moi, mais c’est la vérité. Je me montre véritablement votreami en vous donnant des conseils sincères et je ne désespère pas devous voir, un jour, me rendre justice !

Tout en parlant, ils avançaient vers lavoiture et l’instant d’après il l’aida à monter, puis il s’éloignavivement. Il avait mal interprété l’attitude et le silenced’Emma : celle-ci en l’écoutant avait détourné son visage pourcacher la honte qu’elle ressentait ; elle s’était rejetée aufond de la voiture tout à fait émue ; puis se reprochant de nepas lui avoir dit adieu, elle se pencha pour lui faire signe, maisil était trop tard.

Emma ne s’était jamais sentie si agitée, sihumiliée, dans aucune circonstance de sa vie. Le bien fondé de cesreproches était indiscutable. Elle se demandait maintenant commentelle avait pu agir si brutalement à l’égard deMlle Bates. Comment s’était-elle exposée à fairenaître une aussi mauvaise opinion d’elle chez une femme qu’elleestimait ! Plus elle réfléchissait, plus elle prenaitconscience de ses torts. Fort à propos, Henriette paraissaitfatiguée et encline de son côté à garder le silence. Emma n’eutdonc aucun effort à faire ; absorbée dans ces pensées, ellesentit bientôt des larmes couler de ses yeux et elle s’abandonna àson chagrin.

Chapitre 43

 

Emma fut heureuse de se retrouver à Hartfield,et après le dîner elle se consacra, de la meilleure grâce du monde,au jacquet de M. Woodhouse. Elle éprouvait une véritablesatisfaction, après les pénibles conjonctures de la journée, às’occuper de distraire son père ; de ce côté au moins ellen’avait pas démérité : elle pouvait en effet à bon droit seconsidérer comme une fille dévouée.

Le lendemain matin, Emma résolut d’aller sansplus tarder faire une visite de réparation àMlle Bates : elle craignait que celle-ci nepût jamais lui pardonner, mais elle voulait tout tenter poureffacer la mauvaise impression de Box Hill et elle espérait, àforce de déférence et d’attentions, regagner le terrain perdu. Ellese mit en route de bonne heure, de peur d’être retenue par quelquevisiteur.

En réponse à son interrogation, elle appritque « ces dames étaient à la maison » et pour la premièrefois depuis longtemps elle monta l’escalier avec l’intention de serendre agréable. À son approche, il se produisit un brouhaha :on parlait et on remuait ; la femme de chambre, après l’avoirannoncée, réapparut embarrassée et la pria de bien vouloir attendreun instant ; finalement elle la fit pénétrer trop tôt dans lesalon, au moment même où Mlle Bates et Jane Fairfaxdisparaissaient dans la pièce voisine ; pendant que la porteétait encore ouverte, Emma entendit Mlle Bateschuchoter :

– Eh bien ! ma chère, je dirai quevous vous êtes étendue sur votre lit ; vous êtes du reste bienassez malade pour le faire.

La pauvre Mme Bates, affableet douce, selon son habitude, paraissait un peu effarée et ne passe rendre compte exactement de ce qui se passait.

– J’ai peur que Jane ne soit souffrante,dit-elle, mais je ne suis pas sûre ; on m’affirme toujours lecontraire. Ma fille sera de retour d’ici peu. Vous avez, j’espère,trouvé une chaise, Mademoiselle Woodhouse. Je suis tout à faitimpotente. Êtes-vous commodément installée ? Hetty ne peuttarder à revenir.

Emma eut un instant la crainte queMlle Bates ne se tînt à l’écart ; mais il n’enfut rien et cette dernière arriva derechef : « Trèsheureuse et reconnaissante ! » Emma s’aperçut aussitôtqu’il y avait sous la volubilité des paroles moins d’abandon, moinsd’aisance dans la manière et de candeur dans le regard. Elles’empressa de s’informer très amicalement deMlle Fairfax. L’effet fut immédiat :

– Ah, Mademoiselle Woodhouse ; commevous êtes bonne ! Vous connaissez la nouvelle, sans doute, etvous venez nous féliciter ! Cette séparation toutefois sera ungrand crève-cœur pour nous – essuyant ses larmes – après le longséjour qu’elle vient de faire à la maison ; Jane a uneterrible migraine ; elle s’est attelée à sa correspondancetoute la matinée : il a fallu écrire si longuement au colonelet à Mme Dixon. « Ma chère, ai-je dit, vousallez devenir aveugle ! » Elle pleurait en effetcontinuellement. On ne peut pas s’en étonner ; c’est un sigrand changement et pourtant elle a eu une chanceextraordinaire ; elle a trouvé une situation inespérée pourune jeune fille à ses débuts ! Croyez bien que nous sommestoutes reconnaissantes de ce bonheur – essuyant de nouveau ses yeux– mais vous ne pouvez vous imaginer l’état de la pauvrecréature ! Sous le coup d’un grand chagrin on n’apprécie pasun bienfait comme il le mérite : Jane est abattue au dernierpoint et, en se fiant aux apparences, personne ne pourrait croireque ses désirs sont comblés ! Veuillez l’excuser de ne pasvenir : elle n’est pas en état de se montrer et s’est retiréedans sa chambre. Je voulais qu’elle se couchât ; « Machère, ai-je dit, étendez-vous sur votre lit » ; maiselle a refusé et elle marche de long en large dans sa chambre. Janesera extrêmement fâchée de ne pas vous voir, MademoiselleWoodhouse. On vous a fait attendre à la porte et j’étais tout àfait honteuse ; je ne sais pourquoi il y a eu un peu deconfusion : par hasard, nous n’avions pas entendu frapper etnous avons été surprises lorsque nous avons distingué des bruits depas dans l’escalier. « Ce ne peut êtreMme Cole, ai-je dit, vous pouvez en être sûre.Personne d’autre ne viendrait d’aussi bonne heure ». –« Eh bien ! répondit-elle, il faut de toute façon que jesubisse ses félicitations, le jour importe peu ». Mais quandPatty entra pour vous annoncer : « Oh ! me suis-jeécriée, c’est Mademoiselle Woodhouse, vous serez, j’en suis sûreheureuse de la voir. » – « Je ne puis recevoir personne,dit-elle aussitôt en se levant. » Nous sommes sorties de lachambre et vous êtes entrée.

Emma était sincèrement intéressée : lerécit des souffrances actuelles de Jane fit disparaître tous lessoupçons peu généreux et ne laissa subsister que la pitié. Lapréférence accordée à Mme Cole lui semblanaturelle, étant donné sa propre conduite. Elle exprima dessentiments de sincère sympathie :

– Ce doit être pour vous un moment biencruel. J’avais compris que l’on devait attendre le retour ducolonel Campbell pour prendre une résolution définitive.

– Vous êtes bien bonne, repritMlle Bates, vous êtes toujours bien bonne…

Emma ne pouvait supporter d’entendre dire« toujours », et, pour couper court à ces sentiments dereconnaissance injustifiée, elle posa une nouvellequestion :

– Puis-je vous demander chez quiMlle Fairfax doit aller ?

– Chez uneMme Smallridge, une charmante femme, tout à faitsupérieure ; Jane doit s’occuper de trois petites filles, desenfants délicieux. Il est impossible de trouver une situation plusavantageuse, les familles de Mme Suckling et deMme Bragge mises à part ; maisMme Smallridge est intime avec les deux et elle nedemeure qu’à quatre lieues de Maple Grove. Jane ne sera qu’à quatrelieues de Maple Grove !

– Mme Elton est, jesuppose, la personne à qui Mlle Fairfax doit…

– Oui, tout est l’œuvre de notre bonneMme Elton, la plus infatigable, la plus vraie, lameilleure des amies. Elle n’a pas voulu accepter un refus, car aupremier abord, – précisément le jour du déjeuner à Donwell, – Janeétait absolument résolue à ne pas accepter cette offre ; commevous le disiez, elle avait l’intention de ne rien décider avant leretour du colonel Campbell et à aucun prix elle ne voulaits’engager pour le moment ; elle fit part de sa résolution àMme Elton, mais celle-ci, dont le jugement estinfaillible, déclara positivement qu’elle n’écrirait pas ce jour-làpour donner une réponse négative comme Jane le désirait : elleattendait… et le soir même l’affaire était conclue ! Jane pritMme Elton à part et lui dit qu’après avoir bienpesé tous les avantages de la situation proposée parMme Sukling, elle se décidait finalement àl’accepter. J’ai été mise au courant quand tout fut terminé.

– Vous avez passé la soirée chezM. Elton ?

– Oui. Mme Elton nousavait invités. « Il faut que vous veniez tous passer la soiréeà la maison », avait-elle dit pendant que nous marchions surla colline en compagnie de M. Knightley.

– M. Knightley est venuaussi ?

– Non, il a refusé dès le début ;néanmoins j’ai été étonnée de ne pas le voir, carMme Elton avait insisté en lui disant qu’elle nelui pardonnerait pas sa défection. Ma mère, Jane et moi avons passéune soirée très agréable. On est toujours heureux de retrouver desi excellents amis, mais tout le monde était fatigué. Pour êtresincère, je dois avouer que personne ne paraissait avoir trouvégrand plaisir à l’excursion. Pour ma part, je garderai un bonsouvenir de cette journée et je serai toujours reconnaissante auxamis qui ont été assez aimables pour m’inviter.

– Le fait de la séparation sera trèspénible pour Mlle Fairfax et pour tous ses amis,mais j’espère que les avantages de sa situation apporteront unecompensation à son éloignement. Elle rencontrera, je n’en doutepas, les égards qu’elle mérite.

– Merci, chère Mademoiselle Woodhouse,tous les avantages sont en effet réunis : excepté chez lesSukling et chez les Bragge, il n’y a pas une autre maison, parmitoutes les connaissances de Mme Elton, où lesconditions de vie pour la gouvernante soient aussi élégantes etlarges. Mme Smallridge est une femme délicieuse,et, d’autre part, il est impossible de trouver des enfants plusgentils. Jane sera traitée avec la plus grande bonté ! Elleaura une existence des plus agréables, et si je vous disais lemontant de ses appointements, même vous, Mademoiselle Woodhouse,qui êtes habituée aux grosses sommes, vous seriezétonnée !

– Ah ! Madame, si je juge les autresenfants d’après moi-même, le traitement le plus élevé me paraîtraencore modeste !

– Vous êtes si noble dans vosidées !

– Et à quelle époqueMlle Fairfax doit-elle vous quitter ?

– Bientôt, et c’est là le pire :dans une quinzaine ! Mme Smallridge estextrêmement pressée. Ma pauvre mère a très mal supporté lanouvelle. J’essaye de la distraire et je dis : « Allons,maman, n’y pensons plus ! »

– Le colonel etMme Campbell ne seront-ils pas fâchés que Jane aitpris un engagement avant leur retour ?

– Oui, Jane est sûre qu’ils serontmécontents, mais elle ne se croit pas le droit de laisser passerune pareille occasion. J’ai été extrêmement surprise quand Jane m’afait part de sa décision ; Mme Elton, peud’instants après, est venue me féliciter. C’était avant lethé : nous allions nous asseoir pour jouer aux cartes etpourtant non… Ah ! je me rappelle : c’était après lethé ; il y a bien eu un incident au début de la soirée, maisil ne s’agissait pas de Jane ; M. Elton fut appelé horsdu salon ; le fils du vieux John Abdy désirait lui parler.Pauvre vieux John ! J’ai beaucoup d’amitié pour lui ; etmaintenant, pauvre homme, il est au lit et souffrant de la gouttedans les articulations. Il faut que j’aille le voir aujourd’hui etJane ira également si elle sort. Le fils du pauvre John était venupour présenter une demande de secours à M. Elton ; il setire très bien d’affaire lui-même, car il travaille commepalefrenier à l’hôtel de la Couronne, mais il ne lui est paspossible d’entretenir son père, sans aide. M. Elton est rentréau bout d’un quart d’heure et il nous a mises au courant de laquestion et, en même temps, il nous a annoncé une nouvelle :on venait d’envoyer de la couronne une voiture à Randalls pourreconduire M. Frank Churchill à Richmond.

Mlle Bates ne donna pas letemps à Emma de dire que cette circonstance lui étaitinconnue ; du reste, tout en supposant son interlocutrice aucourant, l’excellente demoiselle ne se crut pas moins tenued’exposer longuement les faits.

« Peu après le retour de Box-Hillcontinua-t-elle, – le jeune Abdy tenait ces renseignements desdomestiques de Randalls – un messager était arrivé deRichmond ; c’était du reste une chose convenue etM. Churchill avait simplement envoyé à son neveu quelqueslignes pour lui donner d’assez bonnes nouvelles deMme Churchill et le prier de revenir, sans faute,le lendemain matin, comme il était convenu. Mais M. FrankChurchill avait décidé de rentrer immédiatement et son cheval ayantpris froid, on était allé commander une voiture de l’hôtel de laCouronne ».

Emma écouta ce récit sans émotion et il ne luisuggéra que des réflexions afférentes au sujet qui occupait sonesprit : elle mit en parallèle l’importance respective deMme Churchill et de Jane Fairfax en ce monde ;elle songeait à la différence de ces deux destinées et se taisait.Mlle Bates l’interpella bientôt :

– Ah ! je le devine, vous pensez aupiano ! La pauvre Jane en parlait justement, il y a quelquesinstants : « Il faut nous dire adieu !disait-elle ; toi et moi devons nous séparer ! Gardez-lemoi pourtant, donnez lui l’hospitalité jusqu’au retour du colonelCampbell. Je lui parlerai à ce sujet ; il meconseillera. » Je crois vraiment que Jane ignore encore si lecadeau lui vient de ce dernier ou de Mme Dixon.

Toutes les injustes suppositions qu’elle avaitimaginées relativement à l’envoi du piano revinrent à l’espritd’Emma ; elle ne voulut pas s’attarder à des souvenirs aussipénibles et, après avoir formé de nouveau les souhaits les plussincères pour le bonheur de Jane Fairfax, dit adieu àMlle Bates.

Chapitre 44

 

En entrant dans lesalon d’Hartfield, Emma trouva M. Knightley et Henriette assisavec son père. M. Knightley se leva aussitôt et dit d’un tonsérieux :

– Je n’ai pas voulu partir sans vousvoir, mais je n’ai pas le temps de prolonger ma visite : jevais à Londres passer quelques jours avec John et Isabelle.Avez-vous une communication dont je puisse me charger ou un messageà transmettre ?

– Non, merci. Mais voici un projet biensoudain !

– J’y pensais depuis quelque tempsdéjà.

Emma observait M. Knightley et, d’aprèsson attitude, elle jugeait qu’il n’avait pas pardonné ; ilrestait debout, prêt à partir.

– Eh bien ! Emma, intervintM. Woodhouse. Comment avez-vous trouvé mon excellente amie etsa fille ? Je suis sûr qu’elles ont été très touchées de votrevisite. Je crois vous l’avoir dit, Monsieur Knightley, ma chèreEmma arrive de chez Mme Bates : elle esttoujours si attentionnée !

Emma rougit à cet éloge immérité et, en mêmetemps, elle se tourna vers M. Knightley en souriant. L’effetfut instantané : il lut dans le regard de la jeune fille lessentiments de contrition et les bonnes intentions qui l’animaient.Emma fut heureuse d’être si bien comprise et plus encore de lamarque d’amitié qui suivit : il prit la main de la jeunefille, la serra et fut sur le point de la porter à seslèvres ; il s’arrêta pourtant et la laissa retomber. Elle neput s’expliquer pourquoi il avait eu ce scrupule, pourquoi il avaitchangé d’idée ; l’intention, toutefois, étaitindubitable ; Emma apprécia d’autant plus cette pensée que lesmanières de M. Knightley n’étaient d’ordinaire empreintesd’aucune galanterie. Un instant après, il prit congé : ilagissait toujours avec la vivacité d’un homme qui ne peut souffrirl’indécision, mais il parut, ce jour-là, apporter à son adieu unesoudaineté particulière. Emma regrettait de n’avoir pas quittéMlle Bates dix minutes plus tôt, car elle auraitbeaucoup aimé causer de Jane Fairfax avec M. Knightley.D’autre part, elle se réjouissait de la visite à Brunswick-Square,car elle savait combien Isabelle et son mari seraientheureux ; elle eût seulement préféré être avertie un peu àl’avance.

Dans l’espoir de distraire son père et de luifaire oublier le départ précipité de M. Knightley, Emmas’empressa de donner la nouvelle concernant Jane Fairfax : ladiversion eut un plein succès ; M. Woodhouse futintéressé sans être agité : il était accoutumé depuislongtemps à l’idée de voir Mlle Fairfax s’engagercomme gouvernante et il pouvait parler de cet exil avec sérénité,tandis que le départ inopiné de M. Knightley pour Londres luiavait porté un coup sensible.

– Je suis heureux, ma chère, répondit-il,d’apprendre que Jane a trouvé une bonne situation.Mme Elton est une aimable femme et ses amis sontsans doute très comme il faut. Savez-vous si le pays esthumide ? On aura grand soin, j’espère, de sa santé, ce devraitêtre, à mon avis, la préoccupation dominante. Nous avons toujoursagi ainsi pour la pauvre Mlle Taylor !

Le lendemain une nouvelle inattendue arriva deRichmond et tout le monde se trouva relégué au second plan ;un messager apporta une lettre qui annonçait la mort deMme Churchill : celle-ci n’avait vécu quetrente-six heures après le retour de son neveu ; une crisesoudaine l’avait emportée après une courte lutte. L’importanteMme Churchill n’était plus !

Des sentiments de sympathie s’éveillèrenttardivement pour la défunte. Mme Churchill setrouvait du reste réhabilitée à un certain point de vue ; elleavait passé toute sa vie pour une malade imaginaire, maisl’événement s’était chargé de la justifier. Les diverses oraisonsfunèbres s’inspiraient du même thème.

Pauvre Mme Churchill !Elle avait sans doute beaucoup souffert et la souffrancecontinuelle aigrit le caractère. Que deviendrait M. Churchillsans elle ? Malgré les défauts de sa femme, ce serait pour luiune grande perte.

M. Weston prit un air solennel etdit : – Ah ! pauvre femme ! Je ne m’attendais pas àune fin aussi prématurée !

Il décida que toute la famille prendrait undeuil sévère. Mme Weston soupirait en s’occupant deson voile de crêpe.

De courtes lettres de Frank arrivèrent àRandalls, donnant les nouvelles essentielles :M. Churchill était mieux qu’on aurait pu l’espérer et leurpremière étape sur la route du Yorkshire, où devaient avoir lieules funérailles, serait Windsor. M. Churchill avait décidé des’arrêter chez un très vieil ami auquel il promettait une visitedepuis dix ans !

Emma après avoir très correctement exprimé dessentiments de condoléance appropriés, se laissa de nouveau absorberpar sa préoccupation dominante qui était de témoigner à JaneFairfax son intérêt, et sa considération ; elle avait unregret constant d’avoir si longtemps négligé la jeune fille ets’ingéniait à donner la preuve de sa bonne volonté actuelle. Ellerésolut de lui demander de venir passer une journée à Hartfield etlui écrivit d’une façon pressante dans ce sens. L’invitation futrefusée par un message verbal : Mlle Fairfaxs’excusait de ne pas répondre pour remercier, mais son état ne luipermettait pas de prendre la plume.

Ce matin là, M. Perry vint à Hartfield etil parla à Emma de la malade qu’il avait vue la veille :

– Mlle Fairfax, dit-il,souffre de douleurs de tête et d’une fièvre nerveuse d’un degréaigu et je doute qu’elle puisse se rendre à l’époque fixée chezMme Smallridge. Sa santé est complètementdérangée ; l’appétit est nul et, bien qu’il n’y ait aucunsymptôme alarmant du côté de la poitrine, je suis tourmenté à sonsujet. Elle a, je crois, accepté une charge au-dessus de ses forceset peut-être s’en rend-elle compte, tout en ne voulant pasl’avouer. Elle est complètement abattue. Elle vit actuellement dansun milieu contre indiqué pour une maladie de ce genre ; ellereste confinée dans la même chambre et son excellente tante – unetrès vieille amie à moi – n’est pas, il faut le reconnaître, unegarde-malade adaptée ; les soins dont on l’accable procurent,je crains, à Mlle Fairfax plus de fatigue que deconfort !

Emma, en écoutant M. Perry, sentit sapitié augmenter et chercha le moyen d’être utile à la jeunefille ; elle pensa que le mieux serait de la soustrairemomentanément à la compagnie de sa tante et de lui procurer unchangement d’air ; dans ce but, le lendemain matin, elleécrivit de nouveau à Jane Fairfax dans les termes les plus amicauxpour lui dire qu’elle comptait passer la prendre en voiture :« Veuillez, ajoutait-elle, fixer l’heure vous-même ; j’ail’approbation de M. Perry : celui-ci juge qu’unepromenade en voiture fera du bien à sa malade. »

La réponse suivit, brève etimpersonnelle : « Mlle Fairfax présenteses compliments à Mlle Woodhouse, elle la remercieet regrette de ne pas se sentir assez bien pour prendre le moindreexercice. »

Emma tout en se rendant compte que sa lettreaurait mérité mieux, ne prit pas offense de cette nouvellemanifestation de nervosité et elle se proposa de surmonter unerépugnance aussi anormale à être aidée et distraite. Malgré laréponse négative, elle commanda la voiture et se fit conduire chezMlle Bates, dans l’espoir que Jane se laisseraitpersuader. Mlle Bates descendit parler à Emma à laportière de la voiture, elle se répandit en remerciements pour uneattention aussi flatteuse et demeura d’accord avecMlle Woodhouse sur l’opportunité d’une promenadesans fatigue : tout fut essayé pour amenerMlle Fairfax à changer d’avis, mais en vain !Au moment où Emma allait exprimer le désir d’être au moins admise àvoir Mlle Fairfax, Mlle Bateslaissa échapper qu’elle avait promis à sa nièce de ne laissermonter Mlle Woodhouse sous aucun prétexte. « Àla vérité, la pauvre Jane ne peut supporter aucune visite –toutefois Mme Elton a tellement insisté,Mme Perry et Mme Cole ont manifestétant d’intérêt, qu’elles n’ont pu être tenues à l’écart, – mais, àl’exception de ces dames, Jane ne consent à recevoirpersonne. »

Emma ne se formalisa pas en constatant qu’ellen’était pas portée sur la liste des privilégiées et ne formula passon souhait, ne voulant à aucun prix se montrer indiscrète, àl’instar de Mme Elton. Elle se contenta des’informer de l’appétit et du régime de la malade,Mlle Bates était particulièrement tourmentée à cesujet. « M. Perry, répondit-elle, recommande unenourriture fortifiante, mais Jane ne veut pas manger ; rien dece qu’on lui offre (et nos voisins rivalisent pourtant deprévenances) ne lui fait envie. »

Une fois de retour à Hartfield, Emma fitappeler la femme de charge pour examiner les provisions et un sacd’arrow root de qualité supérieure fut immédiatement envoyé chezMme Bates avec un billet très affectueux.

Au bout d’une demi-heure, le messagerrevenait, rapportant le paquet et une lettre deMlle Bates : « celle-ci était infinimenttouchée, mais la chère Jane tenait absolument à ce que le sac fûtretourné : son estomac ne pouvait supporter l’arrowroot ».

Par la suite, Emma apprit que Jane Fairfaxavait été aperçue se promenant dans les champs le jour même où elleavait si péremptoirement refusé de sortir en voiture avec elle,sous prétexte de faiblesse. Il n’y avait plus moyen dedouter : Jane était résolue à repousser toute espèced’avances. Elle se sentit mortifiée d’être traitée à ce point enétrangère, mais elle avait conscience d’avoir fait tout sonpossible pour venir en aide à Jane Fairfax : siM. Knightley avait pu lire dans son cœur, il n’aurait trouvéaucun reproche à lui faire.

Chapitre 45

 

Un matin, une dizaine de jours après la mortde Mme Churchill, on vint avertir Emma queM. Weston l’attendait au salon. Celui-ci se porta à larencontre de la jeune fille et après lui avoir demandé sur son tonhabituel, comment elle allait, baissa immédiatement la voix pourlui dire de façon à ne pas être entendu deM. Woodhouse :

– Pouvez-vous venir à Randalls,aujourd’hui ? Mme Weston désire beaucoup vousvoir.

– Est-elle malade ?

– Non, non, pas du tout, seulement un peuagitée. Elle serait venue vous trouver en personne, mais elle abesoin de vous voir seule.

– J’irai à l’instant, si vous ledésirez ? Qu’est-il arrivé ?

– Ne m’interrogez pas, je vousprie ; vous saurez tout au moment voulu ; il s’agit d’unerévélation des plus importantes. Mais chut, chut !…

La sagacité d’Emma se trouvait tout à fait endéfaut. La manière de M. Weston indiquait qu’il s’agissaitd’une affaire importante, mais comme d’autre part la santé de sonamie n’était pas en jeu, elle résolut de ne pas setourmenter ; elle dit à son père qu’elle sortait faire sapromenade, et accompagnée de M. Weston, prit le chemin deRandalls.

– Maintenant, dit Emma, une fois qu’ilseurent dépassé la grille d’entrée, maintenant Monsieur Weston,mettez-moi au courant.

– Non, non, reprit-il, ne me demandez pasde manquer à ma parole : j’ai promis à Anne de ne rien dire.Elle saura mieux que moi vous préparer à entendre cette nouvelle.Ne soyez pas impatiente, Emma : vous ne connaîtrez la véritéque trop tôt !

– Me préparer à entendre unenouvelle ! dit Emma, s’arrêtant terrifiée, grand Dieu !Monsieur Weston, il est arrivé un malheur à Brunswick square !Parlez à l’instant même.

– Je puis vous assurer que vous voustrompez tout à fait.

– Monsieur Weston ne jouez pas avec moi.Je vous conjure sur ce que vous avez de plus sacré au monde, de nerien me cacher.

– Sur ma parole ! Emma…

– Pourquoi pas, sur votre honneur ?Une nouvelle qui ne peut m’être annoncée sans ménagements, doitforcément avoir rapport à un membre de ma famille.

– Sur mon honneur, reprit-il d’une voixgrave, rien de tout ceci ne concerne de près ou de loin aucun êtrehumain portant le nom de Knightley.

Devant cette assurance, Emma retrouva sonsangfroidet elle continua sa route.

– J’ai eu tort, continua-t-il, d’employercette expression ; je suis seul en cause, du moins nousl’espérons. Hum !… En un mot, ma chère Emma, il n’y a aucuneraison de vous tourmenter à ce point. Je ne dis pas que ce ne soitpas une affaire désagréable, mais les choses pourraient être pires.Si nous marchons vite, vous serez renseignée avant peu.

Emma se résigna sans grand effort. Ellesupposa que l’argent devait être en cause ; on avait sansdoute reçu d’Enscombe de fâcheuses nouvelles ; peut-être à lasuite de la mort de Mme Churchill l’existence deplusieurs enfants naturels avait-elle été révélée et le pauvreFrank se trouvait-il, de ce fait, déshérité ! Emma avec calmeenvisageait les diverses hypothèses et ne prévoyait pas que laréalité dût lui apporter des souffrances personnelles.

– Quel est ce monsieur à cheval ?dit-elle, parlant plus pour aider M. Weston à garder sonsecret que par intérêt véritable.

– Je ne sais pas : sans doute un desOtway. Ce n’est pas Frank, je puis vous l’assurer. Il estmaintenant à moitié chemin de Windsor.

– Votre fils est donc venu vousvoir ?

– Mais oui. Ne le saviez-vous pas ?Bien, bien, cela n’a pas d’importance, du reste !

Il se tut pour un instant et il ajouta d’unton beaucoup plus réservé :

– Oui, Frank est venu pour prendre de nosnouvelles.

Ils accélérèrent encore le pas et furentbientôt arrivés à Randalls. Mme Weston était assisedans le salon :

– Eh bien, ma chère, dit M. Westonen entrant : la voici, et maintenant j’espère que vous serezbientôt tranquille ; je vous laisse ensemble. Ne remettez pascette communication à plus tard. Je ne serai pas loin, si vous avezbesoin de moi.

Mme Weston avait l’air simalade et si troublée que l’inquiétude d’Emma s’accrut, et elle ditaussitôt :

– De quoi s’agit-il, ma chère amie ?Un événement pénible vous atteint, d’après ce que j’ai pucomprendre ; je suis en suspens depuis Hartfield. Nousn’aimons l’incertitude ni l’une ni l’autre. Vous serez soulagée enparlant de votre chagrin, quelqu’en soit la nature.

– N’avez-vous rien deviné, ma chèreEmma ? reprit Mme Weston d’une voixtremblante.

– J’imagine qu’il doit être question deM. Frank Churchill.

– Oui, Emma.

Elle reprit alors son ouvrage et, sans leverles yeux, ajouta :

– Il est venu ici ce matin pour nousfaire une communication extraordinaire. Nous ne pouvons assezexprimer notre surprise. Il voulait parler à son père au sujet…d’un attachement, ou mieux d’un engagement positif. Que direz-vous,Emma, quand vous saurez que Frank Churchill etMlle Fairfax sont fiancés… depuislongtemps !

Emma sursauta de surprise ets’écria :

– Jane Fairfax ! Vous ne parlez passérieusement !

– Vous avez lieu d’être étonnée, repritMme Weston, mais c’est ainsi ! Pendant leurséjour à Weymouth ils ont échangé leur parole en secret. Personneau monde n’en savait rien, ni les Campbell, ni la famille deMlle Fairfax. Tout en étant parfaitement sûre dufait, je ne puis encore y croire moi-même. Je m’imaginais leconnaître !

Emma écoutait à peine ; elle pensait auxconversations qu’elle avait eues avec Frank Churchill à propos deMlle Fairfax.

– Eh bien, dit-elle enfin, faisant uneffort pour se ressaisir, voici un événement auquel il me faudraréfléchir au moins une demi-journée avant de pouvoir y comprendrequelque chose. Quoi ! Ils étaient fiancés avant de venir àHighbury ?

– Depuis le mois d’octobre. C’estprécisément cette circonstance qui nous a blessés, son père et moi.Nous ne pouvons pas excuser une partie de sa conduite.

Emma réfléchit un moment etrépondit :

– Je ne feindrai pas l’innocence et afinde vous procurer tout le soulagement en mon pouvoir, je veux vousdonner, sans délai, l’assurance que les attentions du jeune hommen’ont pas eu les conséquences que vous semblez craindre.

Mme Weston leva les yeux,craignant une méprise, mais l’apparence d’Emma s’accordait avec sesparoles.

– J’ajouterai, continua Emma, qu’à unmoment donné, au début de nos relations, je me suis sentie disposéeà avoir de l’inclination pour lui. Je ne saurais dire pourquoi messentiments se sont modifiés, mais par la suite, heureusement pourmoi, il en fut ainsi. Voici un certain temps, trois mois au moins,qu’il m’est parfaitement indifférent. Vous pouvez me croire, MadameWeston, c’est l’exacte vérité !

Mme Weston embrassai Emma avecdes larmes de joie et, quand elle retrouva la parole, elledit :

– C’est pour moi un soulagementinexprimable que de vous entendre parler ainsi. M. Weston nesera pas moins heureux. Nous nourrissions depuis longtemps lesecret espoir de voir naitre un attachement entre vous, et nousétions persuadés que notre désir s’était réalisé. En conséquence,ma chère Emma, vous pouvez vous imaginer ce que nous avons souffertà votre sujet !

– J’ai échappé à ce péril ! Mais monimmunité ne peut lui servir d’excuse et je dois dire que je letrouve gravement dans son tort. De quel droit est-il venu parminous, après avoir engagé sa foi, en affectant les manières d’unhomme parfaitement libre ? Comment a-t-il pu se permettre dedistinguer publiquement une jeune fille alors qu’il avait donné soncœur à une autre ? Il se préoccupait peu des conséquencespossibles ! Pouvait-il être assuré que je ne m’éprendrais pasde lui ? Il a eu tort, grandement tort.

– D’après ce qu’il nous a dit, ma chèreEmma, j’imagine…

– Et comment Mlle Fairfaxa-t-elle consenti à être la spectatrice d’une aussi inconvenantecomédie ? C’est là un degré de placidité que je ne puis nicomprendre ni respecter.

– Il y avait, paraît-il, un malentenduentre eux, Emma ; il n’a pas eu le temps de nous donner desexplications détaillées, car il est resté à peine un quartd’heure ; et de plus son état d’extrême agitation ne lui a paspermis de profiter des instants dont il pouvait disposer. La criseactuelle semble avoir été amenée par ces malentendus quiprovenaient sans doute de la légèreté de sa conduite.

– Légèreté ! Oh ! MadameWeston, une pareille attitude mérite d’être qualifiée beaucoup plussévèrement. Le voici tombé bien bas dans mon estime ! Cettemanière d’agir est tout l’opposé de cette intégrité, de cettestricte adhérence à la vérité, de ce dédain du mensonge et de ladissimulation, qu’un homme se doit à lui-même de conserver danstoutes les circonstances de la vie.

– Ah ! ma chère Emma, il fautmaintenant que je prenne son parti ; il a eu grandement tortsur un point, mais je le connais assez pour me porter garante,malgré les apparences, de la noblesse de son caractère !

– Mais j’y pense, reprit Emma, il y aMme Smallridge par dessus le marché. Jane était surle point de s’engager comme gouvernante ! Qu’est-ce que celasignifie ? Comment a-t-il toléré une négociation de cegenre ?

– Il n’était au courant de rien,Emma : à ce point de vue il n’a pas de reproches à sefaire ; c’est elle qui a pris cette résolution, sans la luifaire connaître. Jusqu’à hier il ignorait absolument les plans deMlle Fairfax ; il en a eu la révélationsoudaine, je ne sais trop comment, par quelque lettre oumessage ; c’est cette découverte qui l’amena à prendre larésolution de tout avouer à son oncle, de faire appel à l’affectionde ce dernier et de mettre un terme aux cachotteries de tout genre.Je dois bientôt avoir de ses nouvelles. Attendons donc salettre : elle peut atténuer sa responsabilité : peut-êtrenous fera-t-elle comprendre et excuser des erreurs que nous nepouvons nous expliquer aujourd’hui. Ayons patience. C’est mondevoir de lui prouver mon affection et maintenant que je suisrassurée sur un point essentiel, je désire voir les choses tournerà son avantage. Ils ont dû souffrir tous les deux beaucoup avec cesystème de dissimulation.

– Dans tous les cas, reprit Emma, lessouffrances ne paraissent pas l’avoir beaucoup affecté. Ehbien ! Comment M. Churchill a-t-il pris laconfidence ?

– Aussi bien que possible ; il adonné son consentement sans difficulté. Quel incroyable changementces derniers événements ont amené dans cette famille ! Pendantla vie de la pauvre Mme Churchill, personnen’aurait même songé à une pareille éventualité ; son influencene lui aura pas survécu longtemps ! La conversation décisive aeu lieu hier, et Frank s’est mis en route ce matin à l’aube. Ils’est arrêté, je pense, à Highbury, chez les Bates, et ensuite ilest venu ici ; mais il avait hâte de retourner auprès de sononcle et, comme je vous l’ai dit, il n’a pu nous consacrer qu’unquart d’heure. Il était très agité, tout à fait différent delui-même. En outre des raisons antérieures, il avait eu l’émotionde trouver Mlle Fairfax sérieusement malade ;il avait été d’autant plus affecté qu’il n’avait aucun soupçon del’état de santé précaire de la jeune fille. Il paraissaitvéritablement avoir beaucoup souffert.

– Et croyez-vous vraiment que toute cetteaffaire ait été cachée à tous ? Les Campbell, les Dixonn’étaient-ils pas au courant ?

Emma ne put pas prononcer, sans rougir, le nomde Dixon.

– En aucune façon, réponditMme Weston, il m’a affirmé que personne au monde nesavait rien.

– Eh bien, dit Emma, je m’accoutumeraipeu à peu, je suppose, à cette idée et je leur souhaite d’êtreheureux. Je continue cependant à trouver que sa manière d’agir aété abominable. Il avait organisé un véritable guet-apens :arriver ici avec des professions de foi les plus franches et enréalité se liguer pour nous espionner tous. Nous pensions vivre surun pied de vérité et d’honneur avec deux personnes qui, à notreinsu, échangeaient leurs impressions. Cette duplicité leur auravalu, sans doute, d’entendre parler l’un de l’autre sansménagement.

– Je suis bien tranquille de ce côté,reprit Mme Weston ; je suis sûre de n’avoirrien dit que tous deux ne pussent entendre.

– Vous avez de la chance. Votre uniqueerreur n’a eu que moi pour confidente : vous vous imaginiezqu’un de nos amis était amoureux de la jeune personne.

– C’est vrai ; mais je n’avais, à cepropos, aucune critique à formuler ; d’autre part, en ce quiconcerne Frank, je ne suis pas inquiète de mesconfidences !

À ce moment, M. Weston fit son apparitionà peu de distance de la fenêtre, guettant évidemment l’instant derentrer. Sa femme l’appela d’un signe et, pendant qu’il faisait letour de la maison, elle ajouta :

– Maintenant, ma chère Emma, laissez-moivous prier d’avoir l’air et de vous dire satisfaite, afin de letranquilliser tout à fait et de le disposer à approuver ce mariage.Sans doute, ce n’est pas une alliance brillante ; mais, dumoment que M. Churchill s’en contente, nous n’avons aucuneraison de nous montrer plus exigeants ! D’autre part, c’estune très heureuse circonstance pour Frank qu’il se soit épris d’unejeune fille d’un caractère si sérieux et d’un jugement siparfait ; telle est, du moins, l’opinion que j’avais toujourseue de Mlle Fairfax, et je suis disposée à luiconserver mon estime, malgré cet écart à la règle du devoir :en considération des difficultés de sa position sociale, je luiaccorde des circonstances atténuantes.

– Vous avez raison, reprit Emma aveccœur. Si une femme peut être excusable de ne penser qu’à elle-même,c’est bien dans une situation de ce genre.

M. Weston s’approcha à ce moment et Emmal’accueillit d’un sourire en disant :

– C’est un joli tour que vous m’avezjoué, sur ma parole ! Vous vouliez sans doute mettre macuriosité à l’épreuve et exercer ma perspicacité. Mais vous m’avezvraiment effrayée : j’ai cru que vous aviez perdu au moins lamoitié de votre fortune. Et voici que je découvre, au lieu d’unsujet de condoléance, matière à félicitations. Je vous fais mescompliments, Monsieur Weston, vous allez avoir pour bru une desplus ravissantes et des plus accomplies jeunes fillesd’Angleterre.

Il jeta un regard à sa femme pour s’assurerque ce discours était sincère ; le résultat futimmédiat : son maintien et sa voix retrouvèrent leur vivacitéaccoutumée ; il prit la main d’Emma et la serra avecreconnaissance. Ils causèrent encore un peu de temps et enreconduisant Emma à Hartfield, M. Weston n’était pas loind’envisager l’avenir de son fils sous le jour le plusfavorable.

Chapitre 46

 

Quand elle fut seule, Emma se prit à réfléchiraux diverses conséquences du nouvel état de choses : ellen’aurait plus désormais à plaindre Jane dont les maladies et lestourments, ayant la même origine, disparaîtraient sans doute enmême temps. Les jours tristes pour Mlle Fairfaxétaient passés ; celle-ci serait maintenant heureuse, bienportante et riche. Emma se rendait compte pourquoi ses avancesavaient été systématiquement repoussées : évidemment c’étaitpar jalousie ; aux yeux de Jane, elle avait été unerivale ; tout s’expliquait ; une promenade dans lavoiture d’Hartfield eût été une torture, et l’arrow-root provenantdes réserves d’Hartfield ne pouvait être qu’un poison ! Ellene conservait donc pas rancune à la jeune fille qui méritait à touségards, elle se plaisait à le reconnaître, le bonheur etl’élévation qui allaient lui échoir.

À ce moment, Emma entendit le pas et la voixd’Henriette : elle se composa une contenance, ne voulant rienlaisser paraître des sentiments qui l’agitaient. M. Weston, eneffet, lui avait recommandé la discrétion.

– Eh bien ? Mademoiselle Woodhouse,dit Henriette en pénétrant vivement dans la pièce, n’est-ce-pas laplus extraordinaire nouvelle qu’on puisse imaginer ?

– De quelle nouvelle voulez-vousparler ? reprit Emma.

– Je fais allusion au mariage de JaneFairfax. Ne craignez rien, vous pouvez parler librement, carM. Weston vient lui-même de me mettre au courant, sous lesceau du secret ; il a ajouté que, bien entendu, vous savieztout.

– Dans ce cas, ma chère Henriette, jen’ai pas de raison pour observer une réserve superflue. Il estsurprenant, en effet, que nous ayons été dupés si longtemps.

– Personne ne pouvait s’attendre à cecoup de théâtre !

– Sans doute, dit Emma, je n’avais pas lemoindre soupçon. Mais il ne faut pas s’étonner outre mesure de ladisproportion apparente de cette union ; les mariages de cegenre sont fréquents et l’amour autorise tous les espoirs.

– Puisque vous envisagez le fait de cettemanière, Mademoiselle Woodhouse, reprit Henriette en rougissant, jeveux vous faire une confidence que je retardais de jour enjour.

– De quoi s’agit-il ? répondit Emmaavec une certaine gêne. Vous n’étiez pas, j’espère, éprise de FrankChurchill ?…

– Non, du tout. Depuis longtemps, moncœur est engagé. J’ai suivi votre conseil : j’ai observé etj’ai réglé ma conduite d’après celle de la personne en question.J’osais à peine, au début, lever les yeux sur lui, mais vous m’aveztoujours dit que l’amour égalisait les conditions. L’exemple deM. Frank Churchill m’encourage ; il est néanmoins trèssupérieur à ce dernier. Vous, Mademoiselle Woodhouse, qui l’aveztoujours connu, vous serez à même de juger si…

Emma avait écouté son amie avec calme d’abord,puis soudain elle avait eu la révélation de la vérité.

– Henriette, dit Emma d’une voixtremblante, entendons-nous bien, dès maintenant. Parlez-vous deM. Knightley ?

– Oui, dois-je comprendre que vous nem’auriez pas encouragée si je vous avais parlé plus tôt de mesrêves ?

Elle s’arrêta quelques instants, mais Emma nepouvait parler et Henriette reprit :

– Bien entendu, Mademoiselle Woodhouse,vous jugez l’un des millions de fois au-dessus de l’autre. Maisj’espère, en supposant… si j’avais le bonheur… si M. Knightleyacceptait cette différence de situation ; j’espère que vous nechercheriez pas à créer des difficultés. Vous êtes trop bonne pourne pas souhaiter mon bonheur, je le sais.

Emma regarda Henriette d’un air consterné etdit :

– Avez-vous l’idée, Henriette, queM. Knightley réponde à votre affection ?

– Oui, reprit Henriette avec modestie,mais avec fermeté, j’ai lieu de le croire.

Emma détourna la tête aussitôt et elle demeuraimmobile, muette, le regard fixe : quelques minutes suffirentpour lui faire connaître le tréfonds de son cœur. La raison de sasouffrance aigüe qu’elle ressentait à la pensée qu’Henriette fûtéprise de M. Knightley et peut-être payée de retour, lui futsoudain révélée : c’était elle-même et non une autre queM. Knightley devait épouser ! Elle s’efforça pourtant,par respect pour elle-même, de conserver les apparences ; deplus elle n’oubliait pas ses torts à l’égard d’Henriette, et ellene se sentait pas le droit de la rendre malheureuse par safroideur ; elle prit donc la résolution d’écouter avec calmeet même avec intérêt. Dans son propre avantage, du reste, ilconvenait qu’elle fût mise au courant de toute l’étendue desespérances d’Henriette ; celle-ci n’avait rien fait pourmériter de perdre une affection qui avait été si résolumententretenue, et pour être blessée par la personne dont lesconseils lui avaient été si funestes.

Emma en conséquence mit fin à ses réflexions,dissimula son émotion et se tournant vers Henriette, elle reprit laconversation d’un ton plus engageant. Henriette, de son côté,s’était laissée aller à évoquer d’encourageants souvenirs etn’attendait que d’en être priée pour donner de nouveaux détails.Emma écoutait avec patience le récit d’Henriette ; il nefallait pas s’attendre à ce qu’il fût parfaitement ordonné etméthodique, mais une fois séparé des ornements superflus, desrépétitions, il restait une réalité suffisante pour ladésespérer.

– Depuis le soir où il a dansé avec moi,dit-elle, je me suis aperçue d’un changement complet dans lamanière de M. Knightley ; il m’adressait souvent laparole et ne manquait aucune occasion de se montrer empressé.Dernièrement ses attentions sont devenues encore plus marquées etpendant les diverses promenades il s’est, à plusieurs reprises,approché de moi, et toute son attitude indiquait clairement qu’ilse mettait en frais.

Emma de son côté, était forcée de reconnaîtreavoir remarqué aussi cette métamorphose. Henriette répéta certainesexpressions approbatives : il l’avait louée d’être simple,d’avoir des sentiments honnêtes et généreux. Naturellement beaucoupde petits faits : un regard, une attention, une marque depréférence, dont Henriette gardait un souvenir fidèle, étaientpassés inaperçus aux yeux d’Emma. Pourtant deux des dernièrescirconstances sur lesquelles Henriette fondaient le plus d’espoir,avaient eu Emma pour témoin. La première était la promenade qu’ilavait faite en tête-à-tête avec elle dans l’allée de tilleuls deDonwell.

– Après m’avoir amenée à me séparer dureste des promeneurs, expliqua Henriette, il s’est mis à me parlersur un ton de particulière intimité, et je ne puis évoquer cesouvenir sans émotion ; il parut vouloir s’informer si mesaffections étaient engagées, mais vous vous êtes approchée à cemoment et il a immédiatement changé de conversation pour parleragriculture.

Le second fait significatif consistait à êtredemeuré près d’une demi-heure avec elle en attendant le retourd’Emma, lors de sa dernière visite à Hartfield :

– Il avait pris la précaution d’avertir,en entrant, qu’il ne pouvait pas rester plus de cinq minutes ;bien plus, au cours de notre conversation, il m’a avoué s’éloignerà regret de chez lui pour aller à Londres, où ses affairesl’appelaient.

Emma n’avait reçu aucune confidence de cegenre et la confiance témoignée à Henriette lui futparticulièrement pénible.

Au bout de quelques instants de réflexion,Emma trouva une interprétation plausible de l’allusionparticulièrement grave faite aux sentiments d’Henriette, et elledemanda :

– Ne serait-il pas possible qu’en vousinterrogeant sur l’état de votre cœur, il ait eu l’intérêt deM. Martin en vue ?

Mais Henriette rejeta cette idée avecdédain :

– M. Martin ! Non, vraiment, iln’a été question d’aucune façon de M. Martin. J’ai maintenantun goût plus raffiné et je ne mérite pas ce soupçon.

Puis Henriette fit appel à sa « chèreMlle Woodhouse » et lui demanda si elle nejugeait pas qu’elle avait de bonnes raisons d’espérer.

– Au début, continua-t-elle, je n’auraispas eu la présomption de penser qu’un pareil bonheur fût possible,mais maintenant je ne me sens pas indigne de lui.

Emma fut obligée de faire un effortconsidérable pour garder son sang-froid et elle répondit :

– Je puis vous dire une chose,Henriette : M. Knightley est la dernière personne sur laterre qui laisserait volontairement supposer à une femme qu’il apour elle de l’affection si tel n’était pas le cas.

Henriette se sentit pleine de vénération pourson amie en entendant un commentaire si encourageant, et Emman’échappa aux manifestations de tendresse et de reconnaissance quegrâce à l’arrivée de M. Woodhouse. Ce dernier rentrait ets’était arrêté un instant dans l’antichambre. Henriette était trèsagitée ; craignant de ne pouvoir retrouver son aisancehabituelle et d’inquiéter M. Woodhouse, elle prit le parti des’en aller et sortit par une autre porte. Emma ne la retint pas et,restée seule, ne put s’empêcher de s’écrier : Quelle fatalitéde l’avoir rencontrée !

Le reste de la journée, et la nuit suivante,Emma s’abandonna à ses réflexions. Tout ce qu’elle venaitd’apprendre provoquait une grande confusion dans son esprit. Chaquemoment avait amené une nouvelle surprise et chaque surprise étaitune nouvelle humiliation. Elle s’asseyait, marchait, montait danssa chambre, se promenait dans le parc, et ne trouvait de reposnulle part. Elle s’efforçait de voir clair dans son propre cœur.Depuis combien de temps M. Knightley lui était-il sicher ? À quelle époque son influence avait-ellecommencé ? Était-ce au moment où Frank Churchill avait cesséde l’intéresser ; en se rappelant le passé, il lui apparutqu’elle n’avait jamais cessé de considérer M. Knightley commede beaucoup supérieur : son engouement pour Frank Churchillavait été évidemment superficiel. Telle fut la conclusion de cettepremière série de réflexions. Seule son affection pourM. Knightley surnageait ; tout le reste lui faisaithorreur. Elle eut honte d’elle-même en examinant sa conduite :avec une insupportable vanité, elle s’était imaginé pénétrer lesecret des sentiments de chacun, et avait eu la prétention dediriger les destinées à son gré ! Elle s’était trompée detoute façon ; elle avait causé le malheur d’Henriette, sonpropre malheur et, elle commençait à le craindre, celui deM. Knightley. De ce côté pourtant, elle conservait del’espoir ; l’affection de M. Knightley pouvait très bienn’exister que dans l’imagination d’Henriette. M. Knightley etHenriette Smith ! En comparaison l’attachement de FrankChurchill et de Jane Fairfax paraissait tout naturel. Elleprévoyait l’indignation de M. John Knightley et le blâmegénéral que ce mariage rencontrerait. Tout en n’y croyant pas, elleétait forcée de reconnaître que cette hypothèse n’était pasabsolument sans fondement. La chance et les circonstancesn’avaient-ils pas toujours été parmi les facteurs du destin ?La lourde part de responsabilité qui lui incombait de toute façonl’accablait. Si, laissant Henriette dans le milieu où elle étaitappelée à vivre, elle ne se fût pas opposée à un mariage avecM. Martin, les malheurs actuels eussent été évités et lebonheur de la jeune fille assuré.

Elle s’étonnait qu’Henriette ait eu l’audacede penser à M. Knightley. Comment était-elle assezprésomptueuse pour s’imaginer être l’élue d’un homme de cettevaleur et de cette distinction, et ce avant d’en avoir reçul’assurance formelle. Il n’y avait qu’une explication :Henriette n’avait plus conscience de son infériorité de situationet d’intelligence. Hélas, n’était-ce pas aussi son œuvre ? Quidonc avait fait tant d’efforts pour donner à Henriette une hauteopinion d’elle même ? Qui donc lui avait conseillé de s’éleversocialement, lui avait assuré qu’elle pouvait prétendre à un grandmariage ? Si Henriette, modeste et humble autrefois étaitdevenue vaniteuse, à qui la faute ?

Chapitre 47

 

Jusqu’au moment où elle se sentit menacée deperdre la priorité dans les affections de M. Knightley, Emmane s’était jamais rendu compte combien il importait à son bonheurde la conserver. Elle savait pourtant ne pas mériter la préférencequ’il lui témoignait depuis des années ; elle avait souventété peu amicale, repoussant les conseils qu’il lui donnait etsouvent même le contredisant exprès, se querellant avec lui contretoute raison. Néanmoins il ne s’était jamais lassé de veiller surelle et de s’efforcer de la rendre meilleure. Malgré tous sesdéfauts, elle savait lui être chère, elle n’osait plus dire :très chère ? De toute façon, il ne se mêlait aucun aveuglementà l’affection que M. Knightley avait pour elle : combienil s’était montré choqué de la moquerie à l’adresse deMlle Bates ! Ces reproches étaient justifiés,mais ne pouvaient provenir que d’un sentiment d’affectueux intérêtet non d’une tendresse passionnée. Elle ne nourrissait doncpersonnellement aucun espoir d’être aimée, mais, par moment, ellese prenait à espérer qu’Henriette s’était illusionnée surl’affection de M. Knightley à son égard. Elle le souhaitait,non seulement pour elle-même, mais pour lui : elle souhaitaitseulement qu’il demeurât célibataire toute sa vie, si rien n’étaitchangé pour son père ni pour elle, si Donwell et Hartfieldconservaient leurs relations d’amitié et de confiance, elleretrouverait la paix.

Emma ne doutait pas qu’une fois en présence deM. Knightley et d’Henriette elle ne fût à même de se rendrecompte de la situation exacte. Elle pensait en avoir l’occasionavant peu : on attendait en effet M. Knightley de jour enjour. Dans l’intervalle, elle résolut de ne pas voir Henriette. Enconséquence, elle lui écrivit amicalement, mais fermement, pour laprier de ne pas venir pour l’instant à Hartfield ; elle luidisait avoir la conviction que toute discussion confidentielle surun certain sujet devait être évitée ; dans ces conditions, ilétait préférable qu’elles ne se trouvassent pas en tête à têtependant quelques jours.

Emma terminait sa lettre, quand on introduisitMme Weston : celle-ci, qui venait de faire unevisite à sa future belle-fille, s’était arrêtée à Hartfield, avantde rentrer pour mettre Emma au courant de cette intéressanteentrevue. Emma était curieuse de savoir ce qui s’était passé, etelle écouta Mme Weston avec attention.

– Quand je me suis mise en route, ditMme Weston, j’étais un peu nerveuse ; pour mapart, j’aurais préféré écrire à Mlle Fairfax toutsimplement et remettre à plus tard cette visite de cérémonie ;je la jugeai inopportune tant que l’engagement devait être tenusecret ; il ne me semblait pas possible de faire une démarchede ce genre sans provoquer de commentaires ; maisM. Weston était extrêmement désireux de donner àMlle Fairfax et à sa famille un témoignage de sonapprobation : « Je suis d’avis, me dit-il, que notrevenue passera inaperçue et du reste, quand bien même il en seraitautrement, je n’y vois pas en vérité d’inconvénient. Ce genred’événement finit toujours par transpirer ! »

Emma sourit en pensant aux excellentes raisonsqu’avait M. Weston de parler ainsi.

– Finalement, repritMme Weston, nous sommes partis. Nous avons trouvétout le monde à la maison ; Jane était très confuse et n’a puprononcer une parole. La paisible satisfaction de la vieille dameet surtout l’enthousiasme délirant de Mlle Batesont apporté une diversion opportune. Après un échange defélicitations réciproques, j’ai pris prétexte de la récente maladiede Mlle Fairfax pour l’inviter à venir faire untour en voiture ; tout d’abord elle a refusé, mais sur mesinstances elle s’est laissée convaincre ; naturellement ellecommença par s’excuser d’avoir gardé le silence pendant notrevisite et elle m’exprima toute sa reconnaissance dans les meilleurstermes. J’ai pu l’amener ensuite, en l’encourageantaffectueusement, à me parler des différentes circonstances de sesfiançailles. Je suis convaincue qu’une conversation de ce genre adû être un grand soulagement pour Jane qui depuis si longtempsavait été forcée de se replier sur elle-même. Elle m’a dit combienelle a souffert pendant cette longue dissimulation ; ellemontre beaucoup d’énergie. Je me rappelle ses propresparoles : « Sans prétendre n’avoir pas éprouvé depuis mesfiançailles quelques moments de bonheur, à partir de ce jour jepuis affirmer que je n’ai jamais connu une heure depaix ! » Ses lèvres tremblaient, Emma, en parlant, et sonémotion m’a été au cœur.

– Pauvre fille, dit Emma, elle reconnaîtdonc avoir eu tort de consentir à engager secrètement safoi ?

– Tort ! Personne, je crois, ne peutla blâmer plus sévèrement qu’elle n’est disposée à se blâmerelle-même. « Mon erreur a eu pour résultat, a-t-elle ajouté,de me condamner à de perpétuels tourments, et c’est justice ;mais d’avoir été punie ne diminue pas ma faute. La souffrance n’estpas une expiation. Je serai toujours coupable. J’ai agicontrairement à toutes mes idées, et la tournure heureuse que leschoses ont prise, toutes les marques de bonté que je reçoisactuellement, j’ai conscience de ne pas les mériter. Ne croyez pas,Madame, qu’on ne m’ait pas donné de bons principes ; les amisqui m’ont élevée ne méritent aucun blâme ; toute laresponsabilité de mes actes m’incombe tout entière ; malgrél’atténuation que les événements paraissent apporter à ma conduite,je redoute encore aujourd’hui de mettre le colonel Campbell aucourant. »

– Pauvre fille, répéta Emma ; ellel’aime beaucoup, je suppose ; son amour avait paralysé sonjugement.

– Oui, je ne doute pas qu’elle soitextrêmement éprise.

– Je crains, dit Emma en soupirant,d’avoir souvent contribué à la rendre malheureuse.

– Vous agissiez, ma chérie, en touteinnocence ; mais il est probable qu’elle pensait à cettecirconstance quand elle a fait allusion au malentendu dont il nousavait déjà parlé de son côté. « Une des conséquencesnaturelles de l’erreur dans laquelle je m’étais fourvoyée, a-t-elleajouté, fut de me rendre déraisonnable ; consciente d’avoirmal agi, je vivais dans une perpétuelle inquiétude ; j’étaisdevenue capricieuse et irritable à un point qui a dû être, pourlui, pénible à supporter. Je ne tenais pas compte, ainsi quej’aurais dû le faire, de son caractère et de son heureuse vivacité,de cette gaîté, de cette disposition enjouée qui dans d’autrescirconstances m’eussent enchantée, comme elle m’avait enchantée audébut ». Elle a ensuite parlé de vous et de la grande bontéque vous lui ayez témoignée pendant sa maladie ; et enrougissant, elle m’a priée de vous remercier à la premièreoccasion : elle sent bien qu’elle n’a jamais reconnu, comme ilconvenait, les bons procédés dont vous avez usé envers elle.

– Ah ! Madame Weston, s’il fallaitfaire le compte du mal et du bien… Allons, allons, il faut toutoublier. Je vous remercie de m’avoir apporté ces intéressantsdétails. Jane Fairfax apparaît sous un jour tout à faitfavorable ; elle sera, j’espère, très heureuse. La fortuneest, fort à propos, du côté du jeune homme, car je crois que lemérite sera du côté de la jeune fille.

Une telle conclusion ne pouvait pas restersans réponse du côté de Mme Weston : celle-ciavait fort bonne opinion de Frank à tous les points de vue et, deplus, elle l’aimait beaucoup. Elle prit donc sa défense avecsincérité, mais elle ne put réussir à conserver l’attention d’Emma.La pensée de celle-ci était à Brunswick square ou à Donwell et ellen’écoutait pas.

Mme Weston dit, en manière deconclusion :

– Nous n’avons pas encore reçu la lettreque nous attendons avec tant d’impatience, mais elle ne tardera pasà arriver.

Emma répondit au hasard, sans se rappeler dequelle lettre il était question :

– Vous sentez-vous bien, Emma, ditMme Weston en partant.

– Oh ! parfaitement, ajouta-t-elledans l’espoir de réparer sa distraction, je suis toujours bien,vous savez. Ne manquez pas de me donner des nouvelles dès que vousrecevrez la lettre.

Emma trouva encore dans les confidences deMme Weston matière à amères réflexions : ellesaugmentèrent en effet son estime et sa compassion pourMlle Fairfax. « Combien je regrette,pensait-elle, de ne pas avoir cherché à la mieux connaître ;si j’avais suivi les conseils de M. Knightley et choisi JaneFairfax pour amie au lieu d’Henriette Smith, je n’aurais trèsprobablement connu aucune des souffrances qui m’accablentaujourd’hui. La naissance, les talents, l’éducation étaient destitres de recommandation que je n’aurais pas dû négliger. »Elle se rappelait avec chagrin ses abominables soupçons concernantun attachement coupable pour M. Dixon et, circonstanceaggravante, leur divulgation précisément à Frank Churchill.« Cette confidence a dû être pour Jane Fairfax une cause deperpétuel tourment, par suite de la légèreté de ce dernier. Jamaisnous n’avons dû être tous les trois réunis sans que mon attitude etcelle du jeune homme n’aient cruellement blessé Jane Fairfax ;c’est sans doute à la suite de notre conduite extravagante pendantl’excursion de Box Hill que la pauvre fille a pris la résolution dene pas s’exposer plus longtemps à cette torture ! »

La journée fut longue et mélancolique àHartfield. Le temps ajoutait encore à la tristesse : la pluiene cessait de tomber et on ne se serait pas cru au mois de juilletsi les arbres et les buissons n’avaient rendu témoignage àl’été ; la longueur du jour semblait ajouter encore, par uninterminable crépuscule, à la tristesse de ce désolantspectacle.

Le temps affectait M. Woodhouse, et pourréconforter son père, Emma dut faire appel à toutes ses ressources.Elle se rappelait leurpremier tête àtête, le jour du mariage de Mme Weston, mais cesoir-là, M. Knightley était entré peu après le thé et avaitdissipé la mélancolie. Hélas ! Bientôt peut-être les courtesvisites qui étaient la preuve de l’attraction exercée par Hartfieldiraient en s’espaçant ! Les prévisions pessimistes d’alors s’étaient réalisées :aucun de leurs amis ne les avait abandonnés ; plût au ciel queles mauvais présages actuels se dissipassent aussi ! SinonHartfield serait comparativement déserté ; elle resteraitseule pour égayer son père parmi les ruines de son propre bonheur.En effet l’enfant qui devait naître à Randalls serait pourMme Weston un nouveau lien qui l’attacherait à samaison, et Emma elle-même passerait au second plan. Frank Churchillne reviendrait plus parmi eux, et Mlle Fairfaxcesserait bientôt d’appartenir à Highbury : ils se marieraientet s’installeraient probablement à Enscombe. Si à ces défectionsvenait s’ajouter celle de M. Knightley, quels amis resteraientà leur portée ? La seule pensée que M. Knightley neviendrait plus passer sa soirée auprès d’eux, n’entrerait plus àtoutes les heures du jour, causait à Emma un véritable désespoir,et si Henriette devait être l’élue, la première, la bien-aimée,l’amie, la femme aux côtés de laquelle M. Knightley trouveraitla joie de l’existence, elle verrait s’ajouter à son chagrin leperpétuel regret d’avoir été, elle-même, l’artisan de sonmalheur.

Arrivée à ce point de ses réflexions, Emma nepouvait s’empêcher de sursauter ou de soupirer, ou même de se leverpour marcher de long en large. Sa seule consolation était dans lapensée des efforts qu’elle était résolue à faire ; elleespérait, quelle que fût la monotonie des années à venir, avoir aumoins la satisfaction de se sentir plus raisonnable et plusconsciente.

Chapitre 48

 

Le temps continua à être mauvais jusqu’aulendemain matin, mais dans l’après-midi le soleil s’éclaircit,M. Perry arriva après déjeuner, disposé à tenir compagnie àM. Woodhouse pendant une heure et Emma en profita pour sortiraussitôt. Elle espérait trouver quelque soulagement en contemplantl’aspect triomphal de la nature après l’orage : la végétationexhalait une senteur pénétrante et tout semblait revêtir une grâcenouvelle. En arrivant à l’extrémité du jardin, elle aperçutM. Knightley qui venait à sa rencontre. Emma fut d’autant plussurprise qu’elle le croyait encore à Londres et elle eut à peine letemps de se composer un visage. Ils se saluèrent avec un peud’embarras. Elle s’informa de leurs parents communs.

– Tout le monde va bien.

– Quand les avez-vous quittés ?

– Ce matin même.

– Vous avez dû être mouillé enchemin ?

– Oui.

Il manifesta l’intention de l’accompagner danssa promenade.

Emma remarqua de suite l’air préoccupé de soncompagnon : elle eut l’idée qu’il avait parlé à son frère deses projets ; il était sans doute affecté de n’avoir pasrencontré l’approbation de celui-ci. Ils marchèrent ensemblesilencieusement. Il jetait de temps en temps un regard du côté dela jeune fille dont il cherchait à observer le visage. Emma trouvadans ce manège une nouvelle raison d’inquiétude ; il avaitpeut-être l’intention de lui parler de son attachement pourHenriette, et il attendait un mot d’encouragement. Elle ne sesentit pas la force de provoquer une confidence de ce genre.Néanmoins ne pouvant supporter un silence qui était si peu dans leshabitudes de M. Knightley, après un instant d’hésitation elledit :

– Vous allez trouver des nouvelles quivous surprendront.

– Vraiment, reprit-il tranquillement enla dévisageant, et de quelle nature ?

– Des nouvelles couleurs de rose ;il s’agit d’un mariage.

Il reprit, après s’être assuré qu’elle nespécifiait pas :

– S’il s’agit deMlle Fairfax et de Frank Churchill, je suis aucourant.

– Comment est-ce possible ? dit Emmaen se tournant vivement vers lui les joues empourprées ; ellevenait de penser : serait-il passé chezMme Goddard avant de venir ?

– J’ai reçu ce matin une lettre deM. Weston, concernant les affaires de la paroisse ; et àla fin il me donnait un bref récit de ce qui s’était passé.

Emma respira et put ajouter avec un peu plusde calme :

– Vous avez probablement été moinssurpris qu’aucun de nous car vous aviez des soupçons. Je merappelle que vous avez, une fois, essayé de me mettre sur mesgardes. Je regrette de ne vous avoir pas écouté, mais,ajouta-t-elle avec un soupir : j’étais sans doute condamnée àêtre aveugle jusqu’au bout !

Ils restèrent silencieux l’un et l’autrependant quelques instants et elle ne se rendit pas compte d’avoiréveillé chez lui un intérêt particulier quand, soudain, elle sentitle bras de M. Knightley passé sous le sien : en mêmetemps ce dernier dit à voix basse, d’un ton de profondesympathie :

– Le temps, ma chère Emma, cicatriseracette blessure. Votre propre bon sens, les efforts que vous ferezpar égard pour votre père vous soutiendront, je le sais. Lessentiments de l’amitié la plus chaude… Vous ne doutez pas de monindignation, cet abominable coquin ! et élevant la voix ilajouta : Il sera bientôt parti. Ils iront en Yorkshire. Jesuis fâché pour Jane, elle méritait un meilleur sort.

Emma comprit ; et dès qu’elle fut revenuede l’émotion agréable, provoquée par une si tendre commisération,elle reprit :

– Vous êtes bien bon, mais vous voustrompez et il faut que je remette les choses au point. Je n’ai pasbesoin de ce genre de compassion. Mon aveuglement m’a conduite àagir à leur égard d’une façon dont je serai toujours honteuse, maisje n’ai aucune raison de regretter de n’avoir pas été mise plus tôtdans le secret.

– Emma, dit-il avec émotion, est-cepossible ? Puis se ravisant : Non, non, je vouscomprends, pardonnez-moi ; néanmoins je suis heureux que vouspuissiez parler de cette façon. Il ne mérite pas d’être regretté etavant longtemps j’espère, vous éprouverez véritablement lessentiments que vous exprimez aujourd’hui par raison. Je n’ai jamaispu, je l’avoue m’assurer d’après vos manières du degréd’attachement que vous ressentiez.

– M. Knightley, reprit Emma ens’efforçant de sourire, je me trouve dans une positionembarrassante : je ne puis vous laisser dans votre erreur etpourtant puisque mes manières ont prêté à cette interprétation,j’éprouve autant de honte en confessant que je n’ai jamais étéattachée à la personne en question qu’une femme en ressentgénéralement à faire l’aveu contraire. Mais c’est la vérité.

Il l’écouta avec attention et ne réponditrien. Emma, jugea que de plus amples explications étaient sansdoute nécessaires et bien qu’il fût pénible de se montrer sous unjour si défavorable, elle continua :

– Je n’ai pas grand’chose à dire pour madéfense. J’ai agréé ses hommages, sans l’encourager formellement.C’est une vieille histoire, un cas très ordinaire dans lequel sesont trouvées des centaines de femmes ; mais moi qui aitoujours eu des prétentions à la sagacité, je suis particulièrementcoupable. Diverses circonstances favorisèrent la tentation :il venait continuellement à la maison, c’était le fils deM. Weston, il ne me déplaisait pas. Pour tout dire, ma vanitéétait flattée et j’ai permis qu’il me fît la cour. Depuis longtempsdu reste je n’attachais aucune importance à ses attentions ;je les considérais comme une habitude et je ne les prenais pas ausérieux. Il s’était imposé à moi, mais il n’a jamais touché moncœur. Et maintenant je m’explique sa conduite : il n’a jamaischerché à se faire aimer ; il se servait simplement de moipour cacher ses desseins véritables ; son but était de trompertout le monde et personne à coup sûr ne s’est laissé prendre à sonmanège avec plus de naïveté que moi. Mais si j’ai joué avec le feu,j’ai eu la bonne fortune de ne pas me brûler.

Il garde le silence quelques instants, parutréfléchir et répondit enfin de son ton habituel :

– Je n’ai jamais eu haute opinion deFrank Churchill, mais il est possible que je l’aie mal jugé :nos relations ont été très superficielles. Dans tous les cas, il sepeut qu’il s’amende. Avec une telle femme on est en droit de toutespérer. À cause d’elle dont le bonheur dépend de la conduite et dela valeur morale du jeune homme, je suis disposé à lui faire créditpour l’avenir.

– Je ne doute pas qu’ils soient heureux,dit Emma ; je crois qu’ils sont sincèrement attachés l’un àl’autre.

– C’est un homme chanceux, reprit-il avecénergie. Si tôt dans la vie, à vingt-trois ans, à un âge où si l’onchoisit une femme on choisit généralement mal, il est aimé de cettecharmante créature ! Que d’années de félicité, d’après lesprévisions normales, Frank Churchill a devant lui. La fortune asingulièrement favorisé ce jeune homme, il fait connaissance d’unejeune fille à Weymouth, gagne son affection, la conserve malgré salégèreté et sa négligence ; et il se trouve que si sa familleavait cherché une femme parfaite de par le monde, elle n’aurait putrouver mieux. Sa tante le gênait ; elle meurt. Il n’a qu’àparler et ses amis sont anxieux d’assurer son bonheur. Il s’est malcomporté avec tous, et tout le monde est enchanté de lui pardonner.En vérité, c’est un homme chanceux.

– Vous parlez comme si vous lui portiezenvie ?

– En effet, Emma, à un certain point devue, je l’envie !

Emma eut impression que M. Knightley sedisposait à faire allusion à Henriette et dans l’espoir d’éviter cesujet, elle ne fit aucun commentaire touchant cet aveu : ellese préparait à réclamer des détails sur les enfants d’Isabelle,mais M. Knightley ne lui en laissa pas le temps et ilreprit :

– Vous êtes décidée, je vois, à netémoigner aucune curiosité, à ne pas m’interroger : vous êtessage, mais je ne puis pas l’être. Je vais vous avouer, Emma, ce quevous ne voulez pas me demander, et peut-être dans un instantregretterai-je d’avoir parlé ?

– Oh ! dans ce cas, ne dites rien,répondit-elle vivement. Prenez votre temps pour réfléchir ; nevous compromettez pas.

– Merci, répondit-il d’un ton gravementoffensé et il se tut.

Emma ne pouvait supporter l’idée de fairesouffrir M. Knightley ; celui-ci désirait évidemment seconfier à elle, peut-être la consulter : quoiqu’il lui encoutât, elle l’écouterait et l’aiderait, le cas échéant à prendreune décision dans un sens ou dans l’autre.

– Vous rentrez, je suppose, dit-il d’unair accablé.

– Non, reprit Emma, j’aimerais bienmarcher encore un peu : M. Perry n’est pas parti. Aprèsavoir fait quelques pas, elle ajouta : « Je vous aiarrêté à l’instant, d’une manière un peu brusque,M. Knightley, j’ai peur de vous avoir froissé. Si vous avez ledésir de me parler franchement, comme à une amie, ou de me demandermon avis sur un projet, vous pouvez disposer de moi. Je vousdonnerai mon opinion sincère.

– Comme à une amie ? repritM. Knightley, non, je n’en ai pas le désir. Attendez… j’ai ététrop loin déjà pour reculer. J’accepte votre offre, Emma ;c’est en ma qualité d’ami que je vous pose cette question :dites-moi la vérité. M’est-il permis d’espérer qu’unjour… ?

Il s’arrêta, dans son anxiété de recevoir uneréponse, et reprit aussitôt :

– Ma bien chère Emma, quel que soit lerésultat de cette conversation, vous resterez toujours mon Emmabien-aimée. Répondez-moi : dites non, si cela doit êtrenon.

La surprise empêchait Emma de parler.

– Vous vous taisez, dit-il avecanimation, vous gardez le silence ! Pour le moment, je n’endemande pas davantage.

Emma était sur le point de succomber àl’émotion. La crainte de s’éveiller d’un rêve aussi délicieuxdominait encore en elle. Il continua :

– Je ne sais pas faire de discours, Emma,dit-il ; si je vous aimais moins, peut-être pourrais-je parlerplus. Mais vous me connaissez : vous n’avez jamais entendu demoi que la vérité ; je vous ai souvent fait des reproches etvous m’avez écouté avec patience. Supportez encore une fois, machère Emma, l’expression de la vérité. J’ai toujours été unamoureux bien froid, mais vous m’avez compris, j’espère. Je nedemande maintenant qu’à entendre de nouveau votre voix.

Pendant qu’il parlait, Emma eut la révélationde la réalité : les espérances d’Henriette n’avaient aucunebase ; Henriette n’était rien et elle-même était tout pourM. Knightley. Bien heureusement le secret d’Henriette ne luiétait pas échappé et elle était bien résolue à ce qu’il restâttoujours ignoré. C’était le seul service qu’elle pût rendredésormais à sa pauvre amie. Emma avait maintenant retrouvé sonsang-froid. Elle leva les yeux vers son compagnon et parla enfin àson tour. Que dit-elle ? Bien entendu, exactement ce qu’ilfallait dire. Dans ces circonstances une femme trouve toujours laréponse appropriée ; elle lui laissa entendre qu’il n’y avaitaucune raison de désespérer, bien au contraire.

Emma se rendait bien compte que son injonctionformelle de garder le silence avait dû enlever tout espoir à soninterlocuteur ; d’autre part un aussi brusque changement deton n’était pas naturel, mais M. Knightley eut la bonne grâcede ne demander aucune explication. Le malentendu qui avait présidéà leur conversation était du reste tout superficiel : lesparoles étaient susceptibles d’une double interprétation, mais lessentiments conservaient toute leur sincérité :M. Knightley ne pouvait pas prêter à Emma une plus tendreaffection ni des dispositions meilleures à son égard. En vérité, ilavait toujours été ignorant de sa propre influence ; il étaitvenu pour voir comment elle supportait la nouvelle des fiançaillesde M. Frank Churchill, sans aucun but égoïste ; ildésirait seulement, si elle lui en donnait l’occasion, lui direquelques paroles de consolation et de réconfort ; l’aveu deses véritables sentiments avait été spontané et provoqué parl’attitude d’Emma.

Dès le début de leur entretien, la fermeassurance qu’elle lui avait donnée de sa complète indifférence àl’égard de Frank Churchill lui avait fait espérer de pouvoir unjour se faire aimer lui-même, mais il ne songeait qu’à l’avenir. Laréalité lui causa une surprise délicieuse : il avait déjàgagné l’affection qu’il aspirait à conquérir ! Dans l’espaced’une demi-heure, ils étaient passés l’un et l’autre du désespoir àun état de parfaite béatitude. M. Knightley avait commencé àêtre amoureux d’Emma et jaloux de Frank Churchill à peu près à lamême époque, le second sentiment l’ayant sans doute éclairé sur lepremier.

À la suite de l’excursion de Box Hill, ilrésolut de partir afin de ne plus être témoin d’attentions etd’encouragements de ce genre. Il voulait essayer de devenirindifférent, mais il avait mal choisi le lieu de sa retraite :le bonheur domestique s’épanouissait dans la maison de sonfrère ; la femme y tenait un trop beau rôle et la cure s’étaitrévélée peu efficace. Cependant ce fut seulement quand il connut leroman de Jane Fairfax, qu’il se décida à revenir. Il se réjouitsans arrière-pensée, car il jugeait Frank Churchill indigned’Emma ; son anxiété et sa sollicitude pour celle-ci lui avaitconseillé un départ immédiat. Il se mit en route, à cheval, par lapluie et, dès le déjeuner, se rendit à Hartfield. Il avait trouvéEmma agitée et déprimée : Frank Churchill était unmisérable ! Il l’entendit ensuite déclarer n’avoir jamais aiméce jeune homme : son humeur était aussitôt adoucie et unepaternelle indulgence pour les erreurs de Frank Churchill remplaçason intransigeance antérieure. Lorsqu’il reprit le chemin de lamaison, M. Knightley, tout en marchant, tenait Emma par lamain et il savait qu’elle était sienne ; il aurait, à cetinstant – si sa pensée avait pu s’arrêter sur Frank Churchill –porté sur lui un jugement bienveillant !

Chapitre 49

 

Emma rentra dans le salon avec des sentimentstout différents de ceux qui l’en avaient fait sortir : elleespérait alors trouver un peu de répit à sa souffrance, etmaintenant elle éprouvait une sorte de vertige en face du bonheurqui venait si soudainement de lui échoir.

Ils s’assirent autour de la table à thé :cette réunion si simple et si habituelle prit, ce jour-là, aux yeuxd’Emma, une signification nouvelle ; elle réussit avec peine àdissimuler son émotion et à se montrer une attentive maîtresse demaison.

Le pauvre M. Woodhouse ne soupçonnaitguère le complot, tramé contre lui, par l’homme qu’il accueillaitsi cordialement ; il était très anxieux de savoir siM. Knightley n’avait pas pris froid en faisant la route àcheval par la pluie ; eût-il pu lire dans le cœur de sonvisiteur, il se fût sans doute fort peu inquiété des poumons !Il fit part des nouvelles que M. Perry lui avait communiquéesdu ton le plus satisfait et le plus tranquille du monde sans nulleappréhension de celle que les deux jeunes gens auraient pu luioffrir en échange !

Pendant la nuit d’insomnie – c’était la rançond’une telle journée – Emma s’aperçut que son bonheur n’était pasexempt de tout alliage : il restait deux sujets depréoccupation : son père et Henriette. Elle avait consciencede leurs titres. Relativement à son père toute hésitation eût étécoupable : elle ne le quitterait jamais ! Elle se sentaitémue à cette seule pensée. Aussi longtemps que M. Woodhousevivrait, elle ne pourrait former qu’un engagement dans cesconditions : son père trouverait peut-être un réconfort àsavoir sa fille fiancée. Au point de vue d’Henriette, la solutionn’était pas si claire. Emma tenait à éviter à cette dernière toutepeine inutile ; à apporter tous les adoucissements possibles àla déconvenue qui l’attendait. Finalement elle résolut d’annoncer àHenriette la cruelle nouvelle par lettre et de s’efforcer de lafaire inviter à Brunswick square pour quelques semaines ;Isabelle, pendant son séjour à Hartfield, avait pris Henriette enamitié et Emma était sûre qu’un séjour à Londres serait un plaisirpour la jeune fille : celle-ci n’aurait sans doute pas lecourage de refuser une invitation si agréable, et grâce à sonheureux naturel, elle trouverait probablement un apaisement à sonchagrin dans les multiples distractions de la capitale. De toutefaçon, Emma était heureuse de donner à son amie un témoignaged’amitié et de considération.

Emma se leva de bonne heure le lendemain matinet écrivit sa lettre à Henriette. Cette occupation la laissa un peutriste et préoccupée, et M. Knightley n’arriva pas un instanttrop tôt ; une promenade d’une demi-heure avec lui dans leparc, pour refaire, au propre et au figuré, le chemin de la veille,fut nécessaire pour lui rendre sa tranquillité d’esprit.

M. Knightley n’était pas parti depuisassez longtemps pour qu’Emma eût la moindre velléité de donner unepensée à un autre, quand une lettre fut apportée de Randalls ;l’enveloppe était très épaisse ; elle en devina aussitôt lecontenu et aurait voulu échapper à la nécessité de cette lecture.Elle se sentait maintenant parfaitement réconciliée avec FrankChurchill et n’éprouvait le besoin d’aucune explication ;néanmoins, elle fit sauter le cachet et lut le petit billet deMme Weston qui était joint à un manuscrit plusvolumineux.

« J’ai le grand plaisir, écrivaitMme Weston, de vous adresser la lettre ci-incluse.Je suis sûre que vous l’apprécierez et ne doute pas de son heureuxeffet. Je crois que nous serons désormais d’accord sur celui quil’a écrite. Je ne veux pas vous retarder par une longue préface.Nous allons tous bien. Cette lettre m’a guérie de la petiteindisposition nerveuse dont j’ai souffert récemment. Je n’ai pasbeaucoup aimé votre mine mardi mais la matinée était triste et bienque vous n’admettiez pas l’influence de la température, je croisque tout le monde est affecté par un fort vent du Nord-Est. J’aipensé à votre père pendant l’orage de mardi mais j’ai eu lasatisfaction d’apprendre par M. Perry qu’il ne s’en est pasressenti.

» Toujours à vous,

» A. WESTON.

 

« À Madame Weston.

» Windsor, juillet.

» Ma chère Madame,

» Si je suis parvenu, hier, à me fairecomprendre, vous attendez cette lettre ; de toute façon, jesais qu’elle sera lue sans prévention. Vous êtes la bonté même etje crois que toute votre bonté ne sera pas superflue pour excusercertains de mes actes. Mais j’ai été pardonné par celle envers quij’avais des torts plus graves encore et ce précédent m’encourage.Il est très difficile aux gens heureux d’être humbles. J’ai déjàréussi, à deux reprises, dans mes démarches pour obtenir monpardon ; ai-je tort d’espérer trouver la même indulgence chezvous et ceux qui de vos amis qui ont eu à se plaindre de moi ?Il faut avant tout que vous vous efforciez de comprendre l’exactenature de ma position lorsque je suis arrivé à Randalls, pour lapremière fois : j’avais un secret qu’il me fallait, à toutprix, protéger. Voilà le fait. Quant à savoir si j’avais le droitde me placer dans une situation de ce genre, c’est une autrequestion ; je ne la discuterai pas ici ; je renvoie ceuxqui seraient tentés de me le contester à une petite maison enbriques, avec des fenêtres grillagées dans le bas et des voletsverts, sise à Highbury ! Je n’osais pas me déclarerouvertement : les obstacles qui existaient à ce moment-là,sont trop connus pour que je m’étende sur ce sujet. Mais,direz-vous, quel était votre espoir en agissant ainsi ? Surquoi comptiez-vous ? Sur le temps, le hasard, lescirconstances, la persévérance, la santé et la maladie. J’avaisremporté une première et difficile victoire en m’assurant sa foi.Si vous désirez d’autres explications, j’ajouterai : j’ail’honneur, chère Madame, d’être le fils de votre mari et d’avoirhérité d’une disposition optimiste ; et c’est là un héritagequi surpasse de beaucoup en valeur les maisons et lespropriétés ! Considérez-moi donc dans ces circonstances,arrivant à Highbury ; et il me faut, à ce propos, reconnaîtremes torts, car cette visite aurait dû être moins tardive. Vous vousrappelez que ma venue a coïncidé avec l’arrivée deMlle Fairfax ; comme dans cette occurrence,c’est vous seule, qui avez été négligée, vous me pardonnerez, j’ensuis sûr, immédiatement ; quant à monpère, j’espère obtenir son indulgence en lui faisant remarquer que,par ma négligence, je me suis privé du réconfort de faire votreconnaissance. Vous n’avez pas eu, j’espère, pendant la trèsheureuse quinzaine que j’ai passée près de vous, à me faire dereproche, sauf sur un point. Et maintenant j’arrive à la seulepartie de ma conduite, pendant mon séjour chez vous, qui mérite desexplications détaillées. C’est avec le plus grand respect et avecl’amitié la plus sincère que je fais allusion àMlle Woodhouse ; mon père jugera sans douteque je dois ajouter : avec la plus profonde humiliation ;les paroles qui lui sont échappées hier à ce sujet m’ont faitconnaître son opinion ; je mérite ses reproches. Ma conduiteenvers Mlle Woodhouse pouvait prêter, je lereconnais à des commentaires fâcheux en l’espèce ; peut-êtreafin d’aider à une dissimulation essentielle, ai-je profité plusqu’il n’était convenable des rapports d’intimité si naturellementétablis entre nous dès le début. Je ne puis pas nier queMlle Woodhouse ne fût ostensiblementpréférée ; mais vous pouvez me croire, si je n’avais pas étéconvaincu de son indifférence, je n’aurais jamais prolongé ce jeudangereux que me suggérait mon égoïsme. Vive, aimable, gracieuse,Mlle Woodhouse ne m’a jamais fait l’impressiond’être une jeune personne d’esprit romanesque et j’avais d’autrepart d’excellentes raisons d’être convaincu de sa bienveillanteindifférence à mon égard. Elle reçut mes hommages sur un tond’alerte marivaudage qui me convenait à merveille ; nousparaissions nous comprendre à demi-mot. Dans notre situationrelative, ces attentions du reste étaient son dû. Je ne puis diresi Mlle Woodhouse avait des soupçons pendant monpremier séjour à Randalls ; quand je suis allé chez elle pourprendre congé je me rappelle avoir été sur le point de luiconfesser la vérité, mais d’après son attitude, elle m’a paruvouloir éviter une explication. De toute façon, depuis longtemps,sa perspicacité avait certainement découvert, une partie de lavérité. Je n’en puis douter. Elle m’a souvent fait des allusionsvoilées à ma situation. J’espère que cet historique sincère seraaccepté par vous et par mon père comme une atténuation de mestorts. Pardonnez-moi et obtenez-moi au moment opportun le pardon etles bons vœux de Mlle Woodhouse ; je ressenspour elle une affection fraternelle. Vous avez maintenant une clépour expliquer ma conduite à Randalls ; mon cœur était àHighbury et tous mes efforts tendaient à trouver les moyens de m’ytransporter souvent sans éveiller de soupçons. Si vous avez gardéle souvenir de quelque extravagance, mettez-la, je vous prie, surle compte de l’amour.

» Relativement à l’acquisition faite parmoi du fameux piano, je me bornerai à dire queMlle Fairfax ne m’eût jamais autorisé à l’envoyer,si elle avait été consultée. Elle a fait preuve pendant toute ladurée de notre engagement d’une exquise délicatesse de sentiments.Bientôt j’espère, vous serez à même de la juger : aucunedescription ne pourrait donner une idée juste de son caractère.Depuis que j’ai commencé cette lettre, j’ai reçu de sesnouvelles : elle me dit que sa santé est bonne mais comme ellene se plaint jamais, cette affirmation ne suffit pas à metranquilliser. Je désire avoir votre opinion sur sa mine. Je saisque vous allez lui faire une visite et je sais aussi qu’elle vitdans une perpétuelle anxiété à l’idée de vous voir. Peut-êtreest-ce déjà une chose faite ? Écrivez-moi sans tarder :j’ai hâte de recevoir mille détails. Rappelez-vous combienpeu de temps j’ai pu m’arrêter à Randallset dans quel état d’émotion et d’agitation je me trouvais ; jene me sens guère mieux encore : je suis tour à tour le plusheureux et le plus malheureux des hommes : quand je pense àvotre bonté et à celle de mon père, à la générosité de mon oncle,je suis fou de joie ; mais quand je me rappelle tout letourment que j’ai causé à Mlle Fairfax, je me sensen fureur contre moi-même. Si seulement je pouvais la revoir, luiparler ! Mais ce n’est pas possible encore ; mon oncle aété trop excellent pour que je songe à lui présenter une nouvellerequête. Il m’a été impossible hier de vous donner aucuneexplication suivie ; mais la soudaineté et, à un certain pointde vue, l’inopportunité de cette révélation nécessite uncommentaire : la mort de ma tante faisait, je le savais,disparaître le plus grave obstacle à mon bonheur ; toutefoisje n’aurais jamais songé à une solution aussi prématurée si de trèsparticulières circonstances ne m’avaient contraint à agir surl’heure ; Mlle Fairfax, de son côté, eûtcertainement ressenti tous mes scrupules avec plus de force encore,mais je n’avais pas le choix. La brusque résolution qu’elle avaitprise à l’instigation de cette femme… À cet endroit, ma chèreMadame j’ai été obligé de m’interrompre afin de retrouver moncalme. Je viens de faire une longue promenade dans la campagne etje suis maintenant, je l’espère en état de continuer ma lettre surun ton convenable. Ce souvenir est pour moi en effet,particulièrement pénible. Je reprends mon exposition.Mlle Fairfax ne pouvait admettre que, sous prétextede dissimuler la vérité, je m’exposasse d’un cœur léger àcompromettre une autre jeune fille ; elle désapprouvaitentièrement ma manière d’être avec Mlle Woodhouse,et cette considération, en dehors des scrupules de délicatesse,aurait dû suffire à me faire changer de conduite. Mais, jugeant sonmécontentement déraisonnable, je refusai d’accéder à sesprières ; je la jugeai en diverses occasions, inutilementscrupuleuse et prudente ; je me plaignais de safroideur ; nous nous sommes querellés. Vous rappelez-vous ledéjeuner champêtre à Donwell ? Ce fut ce jour-là que nosdivers malentendus aboutirent à une crise ; j’étais en retard,je la rencontrai rentrant seule chez elle et je voulusl’accompagner ; elle s’y opposa formellement. Cettemanifestation de la prudence la plus élémentaire me parut alors unepreuve d’indifférence ; je fus assez extravagant pourm’offenser et je doutai de son affection. Le lendemain à Box Hill,Mlle Fairfax provoquée par ma négligence affectéeet mon apparente dévotion à Mlle Woodhouse, par uneconduite en un mot qu’aucune femme de cœur n’aurait pu supporterm’exprima son ressentiment d’une façon parfaitement compréhensiblepour moi. Le soir même, par dépit, je retournai à Richmond, bienqu’il m’eût été possible de rester avec vous jusqu’au lendemainmatin. Même à ce moment, je n’avais pourtant pas abandonné toutprojet de réconciliation future, mais j’étais blessé par safroideur et je voulais attendre qu’elle fît les premiers pas. Je meréjouirai toujours, ma chère Madame de votre non participation àl’excursion de Box Hill : si vous aviez été témoin de monattitude ce jour-là, je crains que vous n’eussiez toujours conservéde moi une mauvaise opinion. Je n’avais pas prévu les conséquencesde mon départ ; aussitôt qu’elle l’eut appris, elle acceptal’offre qui lui était faite par l’entremise de cette officieuseMme Elton. À ce propos, je dois vous dire combienj’ai été indigné de toutes les libertés que cette dame s’estpermises à l’égard de Mlle Fairfax. Je suis forcéde me montrer modéré, après avoir rencontré moi-même tantd’indulgence, sinon je ne ferais pas preuve de tant de patience.Elle l’appelait « Jane ». Est-ce possible ! Vousremarquerez que je ne me suis pas permis de lui donner ce nom mêmedevant vous ; vous pouvez, en conséquence, juger de ce quej’ai dû souffrir en l’entendant prononcer par les Elton. Cettefamiliarité aggravée encore par le sentiment d’une supérioritéimaginaire, constituait pour moi une véritable torture.Mlle Fairfax, après avoir disposé d’elle-même,résolut de rompre avec moi ; elle m’écrivit le lendemain quenous ne devions plus nous revoir. « Notre engagement, medisait-elle, est une source de regret et de tourments pour nousdeux ; en conséquence je vous rends votre liberté ».Cette lettre m’arriva le jour même de la mort de ma pauvre tante.J’y répondis sur l’heure, mais par suite d’une confusionconsécutive à la multiplicité des charges qui m’incombaient, maréponse, au lieu d’être envoyée avec les nombreuses lettres de cesoir là, fut oubliée par mégarde dans mon bureau. Pensant avoirécrit suffisamment, vu les circonstances, pour la satisfaire, jedemeurai sans inquiétude. Je fus assez désappointé de ne pasrecevoir de ses nouvelles sans retard, mais je lui trouvai desexcuses et j’étais trop préoccupé et j’ajouterai trop confiant dansl’avenir pour me montrer formaliste. Nous nous transportâmes àWindsor ; et deux jours après je reçus un paquet : toutesmes lettres qu’elle me renvoyait ! Par le même courrier, jerecevais un court billet me disant combien elle avait été surprisede n’avoir pas reçu de réponse à sa lettre précédente :« Votre silence, ajoutait-elle, ne peut être interprété de deux façons et il est également désirablepour les deux parties de liquider rapidement tout ce qui a trait àcette affaire ; en conséquence, je vous adresse par une voiesûre, toutes vos lettres et je vous prie, s’il ne vous est paspossible de me renvoyer les miennes sur-le-champ, – de façon à ceque le paquet me touche à Highbury d’ici une semaine – de bienvouloir me le faire parvenir à… » (Suivait tout au longl’adresse de Mme Smallridge aux environs deBristol.) Je connaissais le nom et l’endroit et je comprisaussitôt : cette brusque décision concordait parfaitement avecson caractère résolu, et le secret dont elle avait été entourée,était une preuve nouvelle de sa délicatesse. Vous pouvez imaginerquel choc je ressentis ! Avant d’avoir découvert ma propreerreur, j’accusai la négligence de la poste. Que fallait-ilfaire ? Il n’y avait qu’une solution, parler à mon oncle. Sanscette sanction, je ne pouvais espérer être écouté encore. Je m’ydécidai ; les circonstances étaient en ma faveur ; lemalheur qui venait de le frapper avait adouci son orgueil et, sansgrande peine, j’arrivai à faire agréer mon projet ; finalementle pauvre homme, avec un profond soupir, me souhaita de trouverdans l’état de mariage un bonheur semblable au sien !Êtes-vous disposée à me plaindre dans l’affreuse inquiétude enduréepar moi avant d’avoir gagné ma cause ? Pourtant je n’ai étévéritablement malheureux qu’au moment où j’ai eu la révélation del’état de santé de Mlle Fairfax : j’ai pujuger alors, à son visage, de la gravité des souffrances que je luiavais infligées. Je suis arrivé à Highbury à une heure où jepensais avoir bien de chances de la trouver seule : je ne fuspas désappointé ; après une longue lutte, j’obtins gain decause ; j’eus beaucoup de peine à dissiper ses justespréventions, mais c’est chose faite, nous sommes réconciliés etdésormais, aucun malentendu ne pourra plus exister entre nous.Maintenant, ma chère Madame, je vous prie de m’excuser d’avoirabusé de votre patience. Croyez à ma sincère reconnaissance pourtoutes les bontés passées et permettez-moi de vous remercier paranticipation des attentions que votre cœur vous suggérera à l’égardde Mlle Fairfax. Vous jugerez sans doute que monbonheur surpasse mon mérite : c’est aussi tout à fait monopinion. Mlle Woodhouse m’appelle l’enfant chéri dela Fortune. J’espère qu’elle ne se trompe pas. Sur un point monbonheur est indiscutable, c’est d’être à même de me dire :

» Votre fils affectionné etreconnaissant,

F.C. W. C. »

Chapitre 50

 

Les prévisions de Mme Westonse réalisèrent ; la lettre eut le meilleur effet sur l’espritd’Emma ; le passage où il était question d’elle avait éveilléson intérêt et elle l’avait lu jusqu’au bout sanss’interrompre ; elle retrouvait ses anciennes dispositionsbienveillantes pour Frank Churchill et, de plus, elle prenait unplaisir particulier à cette évocation de l’amour. Indiscutablementle jeune homme avait eu des torts graves, mais elle était disposéeà lui accorder des circonstances atténuantes ; plusieursraisons plaidaient en sa faveur ; ses souffrances, sessentiments de contrition, sa reconnaissance à l’égard deMme Weston, son amour pourMlle Fairfax ! Fût-il entré à ce moment-là,Emma lui aurait serré la main de bon cœur.

Cette lettre laissa à Emma une si bonneimpression que, dès l’arrivée de M. Knightley, elle le priad’en prendre connaissance ; en agissant ainsi, elle savaitinterpréter le vœu de Mme Weston ; celle-cidésirait certainement que ce plaidoyer fût communiqué àM. Knightley qui, sur la foi des apparences, avait porté unjugement sévère sur son beau-fils.

– Je serai très content de la lire, maiselle semble longue, dit-il, je l’emporterai chez moi ce soir.

Cela n’était pas possible :Mme Weston devait venir dans la soirée et Emmacomptait lui rendre la lettre.

– Je préférerais vous parler, reprit-il,mais comme c’est une question de justice, je me résigne.

Il commença, s’arrêtant néanmoins dès lespremières lignes, pour observer :

– Si j’avais eu l’occasion, à un momentdonné, d’examiner un autographe de ce Monsieur, ma chère Emma, jene l’aurais pas lu avec la même indifférence !

Il continua et, au bout d’une minute sourit etdit :

– Hum ! Voici bien des complimentsdès le début, mais c’est sa manière : le style d’un homme nedoit pas servir de règle pour juger celui des autres. Ne soyons passévères. J’aimerais, ajouta-t-il, vous donner mon opinion au fur età mesure ; de cette façon, je ne perdrai pas conscience d’êtreà vos côtés ; néanmoins, si cette glose vous déplaît…

– Au contraire, vous me ferezplaisir.

M. Knightley se remit à lire.

– Il plaisante, poursuivit-il, sur laforce de la tentation, il sait qu’il a eu tort et il ne peutapporter aucun argument raisonnable. Mauvais ! il n’aurait pasdû former cet engagement… En se comparant à son père, il ne rendpas justice à ce dernier. Le caractère optimiste de M. Westons’alliait chez lui à un sens précis du travail et de l’effort… Eneffet, il n’est pas venu jusqu’à l’arrivée deMlle Fairfax à Highbury.

– Vous m’aviez bien dit à l’époque qu’ileût dépendu de lui de venir plus tôt. Vous glissez sur le fait avecbeaucoup de discrétion, mais je n’oublie pas que, cette foisencore, vous aviez raison.

– Je n’étais pas tout à fait impartialdans mon jugement, Emma, mais je crois que, de toute façon, saconduite m’aurait toujours inspiré de la méfiance.

Quand il arriva au paragraphe qui concernaitMlle Woodhouse, il le lut à haute voix,accompagnant sa lecture d’un sourire, d’un regard, d’un mouvementde tête, d’un mot d’approbation, d’une critique ou d’un aveud’amour suivant l’occasion. Il finit en disant, après avoirmûrement réfléchi :

– Mauvais ! Encore que ce pourraitêtre pire ! Il jouait un jeu très dangereux. Il ne peut dureste être juge de ses manières envers vous. En somme, emporté parses propres désirs, il se souciait fort peu des conséquences etn’avait en vue que son intérêt. Il s’imaginait que vous aviez percéson secret ! C’était prêter aux autres son espritd’intrigue ! Ma chère Emma, ne voyons-nous pas là combienessentielle est la sincérité dans nos rapports avec nossemblables ?

Emma acquiesça et rougit en pensant àHenriette ; ne pouvant donner une explication véridique de sontrouble, elle suggéra :

– Vous ferez bien de continuer.

Il reprit sa lecture mais il s’arrêta bientôtpour dire :

– Le piano ! Ah ! ce fut l’acted’un novice ! Il n’avait pas réfléchi que les inconvénients decet envoi pourraient de beaucoup excéder le plaisir. Le paragrapheconcernant l’attitude du jeune homme à l’égard deMlle Fairfax, appela une nouvelle remarque.

– Je partage entièrement votre avis,Monsieur, dit-il.

– Vous avez raison d’avoir honte de votreconduite.

Après avoir lu les lignes suivantes où FrankChurchill expliquait le point de départ de leurs malentendus etblâmait sa persistance à agir contre le gré de Jane Fairfax,M. Knightley reprit :

– Voici de bien pauvres arguments !Il l’avait induite à se placer dans une situation extrêmementdifficile et périlleuse et il aurait dû s’appliquer à lui évitertoute souffrance inutile ; pour correspondre avec lui elleavait à surmonter des difficultés de tous genres auxquelles iln’était pas exposé : un homme de cœur eût tenu compte même descrupules imaginaires ; à plus forte raison devait-ilrespecter les justes exigences de la jeune fille. Il faut pour nepas s’indigner à l’idée de toutes les angoisses qu’elle a enduréesse reporter à la faute initiale et se rappeler qu’elle avait malagi en acceptant de prendre un engagement.

Il allait être maintenant question del’excursion à Box Hill et Emma commençait à se sentir gênée ;sa propre conduite avait été si incorrecte ! Elle tenait lesyeux obstinément baissés. Néanmoins tout ce passage fut parcouruattentivement, sans donner prise au moindre commentaire, etM. Knightley parut n’avoir gardé aucun souvenir des événementsde cette journée.

– Il n’y a pas moyen de chicaner à proposdes Elton, observa-t-il, je lui concède le manque de tact de nosexcellents amis ! Ses sentiments sont naturels. Quoi !Elle avait réellement décidé de rompre définitivement aveclui ! Elle se rendait compte de l’incompatibilité d’unepareille conduite avec les égards qui lui étaient dûs…Mme Smallridge… ! De qui s’agit-il ?

– Jane avait accepté d’entrer en qualitéde gouvernante chez Mme Smallridge, une amie intimede Mme Elton, une voisine de Maple Grove ; et, à ce propos, je me demande commentMme Elton supportera ce désappointement.

– Ne faites pas de digression, ma chèreEmma, pendant que vous m’obligez à lire. Nous voici au bout…

– J’aurais voulu que vous lisiez cettelettre dans un esprit plus bienveillant.

– Eh bien ! Je reconnais qu’ils’exprime ici avec cœur : il paraît vraiment avoir souffertlorsqu’il l’a trouvée malade. « Chère, beaucoup pluschère ! » Elle ne lui a pas longtemps tenu rigueur !« Mon bonheur surpasse mon mérite. » Allons, il seconnaît bien ! « Mlle Woodhouse m’appellel’enfant chéri de la Fortune. » Ah ! vraiment ! Lafin est élégante.

– Vous ne paraissez pas aussi satisfaitde sa lettre que je le suis moi-même. Néanmoins vous devez avoirmeilleure opinion de lui ?

– Il a commis des fautes de légèreté etd’imprévoyance ; mais comme il est indubitablement attaché àMlle Fairfax et qu’il aura bientôt l’avantage devivre continuellement avec elle, je suis tout disposé à croirequ’il s’amendera. Au contact de sa femme, il acquerra ladélicatesse et le sérieux qui lui font défaut. Et maintenant,permettez-moi de changer de conversation. J’ai, pour le moment,l’esprit si occupé de l’intérêt d’une autre personne que j’accordemalaisément mon attention à Frank Churchill. Depuis ce matin, jemédite un plan que je veux vous soumettre. Il s’agit de trouver lemoyen de faire ma demande en mariage sans attenter au bonheur devotre père.

La réponse d’Emma était toute prête :

– Tant que mon père vivra, il ne peutêtre question d’un changement ; je ne le quitterai jamais.

– Je comprends et j’approuve lessentiments qui inspirent votre résolution, repritM. Knightley ; toutefois, cette condition ne me paraîtpas incompatible avec mon désir. J’avais d’abord songé à demander àM. Woodhouse d’émigrer avec vous à Donwell ; mais jeconnais trop votre père pour m’être arrêté longtemps à ceprojet : une transplantation de ce genre compromettrait leconfort de votre père et peut-être même sa santé. Je me suis, enrevanche arrêté à un projet que je crois réalisable : jesollicite le bonheur d’être admis à Hartfield !

Emma, de son côté, avait eu dès le début lapensée d’un exode général à Donwell ; mais, comme lui, aprèsréflexion, elle en avait reconnu l’impossibilité ; ellen’avait pas envisagé la seconde alternative, et elle futextrêmement touchée de cette preuve évidente d’affection. Enabandonnant Donwell, M. Knightley sacrifiait nécessairementune grande partie de son indépendance d’heures et d’habitudes, etsa patience serait sans doute mise plus d’une fois à l’épreuve, aucontact journalier de M. Woodhouse.

– Comment ne souscrirai-je pas, dit-elle,à un arrangement qui satisfait toutes les aspirations de moncœur ? Néanmoins, je ne suis pas égoïste au point de n’en pasvoir les inconvénients et je vous conseille de bien réfléchir avantde prendre une décision.

– J’ai envisagé la question sous toutesses faces et c’est en connaissance de cause que j’assume lesdevoirs de la cohabitation. J’ai pris le soin, ce matin, d’éviterWilliam Larkins, afin de ne pas être dérangé dans mesméditations.

– Ah ! voici une nouvelledifficulté, dit Emma en riant, je suis sûre que William Larkinsn’approuvera pas cette combinaison ; il vous convient de leconsulter avant de me demander mon consentement !

Après le départ de M. Knightley, Emma semit à songer à l’avenir ; elle ne put s’empêcher de remarqueravec quel calme elle envisageait la possibilité de la déchéanceéventuelle des droits du petit Henri sur Donwell : prête à desdevoirs nouveaux, elle reniait sa sollicitude de sœur et detante ; elle souriait en rapportant à sa véritable causel’opposition intransigeante dont elle avait fait preuve lorsqu’ilavait été question du mariage de M. Knightley avec JaneFairfax ou avec telle autre personne. Elle eût été tout à faitheureuse si la pensée d’Henriette ne l’avait obsédée ; sonbonheur croissant ne ferait qu’augmenter les souffrancesd’Henriette ; celle-ci devrait maintenant être tenue àl’écart, dans son intérêt même ; il était impossible de luitrouver une place dans le cercle de famille. Emma supportait cetteidée sans souffrance, mais il lui en coûtait d’infliger à son amieun châtiment immérité. Elle ne doutait pas, qu’avec le temps,M. Knightley ne fût oublié ou, pour mieux dire, supplanté,mais on ne pouvait s’attendre à une guérison immédiate : cedernier ne contribuerait certainement pas pour sa part à cettecure, comme l’avait fait M. Elton. M. Knightley, toujourssi plein d’attentions pour tout le monde, ne mériterait jamaisd’être moins admiré ; d’autre part, il eût été téméraired’espérer qu’Henriette elle-même fût capable de tomber amoureuse deplus de trois hommes dans une année !

Chapitre 51

 

La réponse d’Henriette futsatisfaisante : elle se montrait également désireuse d’éviterune rencontre qui, dans les circonstances actuelles, ne pouvaitêtre que pénible. Elle ne se livrait à aucune récrimination et nefaisait aucun reproche ; néanmoins, Emma, en lisant entre leslignes, découvrit des traces de ressentiment : du reste, ilaurait fallu être un ange pour supporter, sans rancœur, un couppareil. Une séparation s’imposait d’autant plus. Elle n’eut aucunedifficulté à obtenir l’invitation à Brunswick square, et eut lachance de pouvoir la solliciter sans avoir recours aumensonge : Henriette, en effet, désirait depuis longtempsconsulter un dentiste, et ce prétexte fut invoqué.Mme John Knightley fut enchantée de se rendreutile : sans avoir pour le dentiste la même considération quepour M. Wingfield, tout ce quiconcernait la santé excitait son intérêt et éveillait sabienveillance. Une fois la chose arrangée avec sa sœur, Emmaproposa ce déplacement à Harriet et la trouva très bien disposée.En conséquence, Isabelle écrivit à la jeune fille pour lui demanderde venir passer quinze jours à Londres : elle y fut conduitedans la voiture de M. Woodhouse. Le voyage s’effectua dans lesmeilleures conditions, et Henriette arriva saine et sauve àBrunswick square.

Cette question réglée, Emma put jouir, sansarrière pensée, des visites de M. Knightley. Délivrée de lapréoccupation que lui causait le grave désappointement d’Henriette,elle s’abandonna tout entière à son bonheur et ne voulut permettreà aucune autre raison d’anxiété de remplacer immédiatement dans sonesprit celle qui venait de se dissiper. Il lui restait encore, eneffet, une autre communication en perspective : il faudraitbientôt faire à M. Woodhouse l’aveu de ses fiançailles. Ellerésolut d’attendre pour cette confession queMme Weston eut accouché afin de ne pas ajouter auxactuelles préoccupations de son père : c’était en conséquenceau moins une quinzaine de loisir et de paix.

Mettant à profit ses vacances spirituelles,elle se prépara à remplir un agréable devoir en allant faire unevisite à Mlle Fairfax. La similitude de leursituation respective augmentait encore les dispositionsbienveillantes d’Emma. Pendant la maladie deMlle Fairfax, elle s’était arrêtée en voiture à laporte des Bates, mais elle n’avait pas franchi le seuil de lamaison depuis le lendemain de l’excursion de Box Hill ; cejour-là, l’évidente détresse de la jeune fille qui s’enfuyait avaitéveillé sa compassion, bien qu’elle ne soupçonnât pas alorsl’acuité de cette souffrance. Dans la crainte de ne pas être cettefois encore la bienvenue, elle attendit en bas pendant que ladomestique l’annonçait : elle entendit la réponseimmédiate : « Priez-la de monter » et un instantaprès elle fut rejointe dans l’escalier par Jane en personne,s’avançant à sa rencontre pour bien marquer tout le plaisir que luicausait cette visite. Emma fut frappée du changement survenu dansl’apparence de la jeune fille : sa beauté se trouvaitrehaussée par l’éclat de la santé, ses manières avaient acquisprécisément ce qui leur manquaient : la chaleur, l’animation,l’aisance. Jane Fairfax lui tendit la main et lui dit à voix basse,d’un ton ému :

– Combien vous êtes aimable ! Envérité, Mademoiselle Woodhouse, il m’est impossible de vousexprimer… J’espère que vous croirez… Excusez-moi de ne pouvoirparler.

Emma, très satisfaite de cet accueil, auraittrouvé sans difficulté les mots appropriés si, à ce moment, le sonde la voix de Mme Elton, provenant du salon,n’avait frappé son oreille ; elle se contenta en conséquencede résumer ses sentiments de sympathie et ses félicitations en unetrès amicale poignée de mains. Mme Bates etMme Elton étaient ensemble.Mlle Bates était sortie, ce qui expliquait lesilence qui avait régné dans la pièce durant ces deuxminutes ! Emma, à dire vrai, aurait préféré ne pas rencontrerMme Elton mais elle était dans une dispositiond’esprit à prendre patience et, comme Mme Eltonl’accueillit avec une gracieuseté inaccoutumée, elle ne désespérapas de voir la visite se passer sans encombre. Elle eut vite devinéla raison de la bonne humeur de Mme Elton :c’était d’être la confidente de Mlle Fairfax et dese croire seule au courant du secret de son amie. Après avoirprésenté ses compliments à Mme Bates, Emma écoutaitavec déférence les réponses de la vieille dame mais n’en observaitpas moins Mme Elton à la dérobée : celle-ci,en affectant un air mystérieux, pliait une lettre et la remettaitdans le réticule pourpre et or qu’elle tenait à la main ; ellemurmura avec des hochements de tête significatifs :

– Nous pourrons terminer cette lectureune autre fois ; nous ne tarderons pas sans doute à retrouverune occasion ; et au fait vous connaissez maintenantl’essentiel : Mme Smallridge accepte nosexcuses et n’est pas offensée. Vous voyez quelle délicieuse lettreelle m’écrit ! C’est une charmante créature ! Vousl’auriez prise en affection, si vous aviez été chez elle. Mais pasun mot. Soyons discrète, faisons montre de nos meilleursmanières ! Chut ! Je voulais avant tout voustranquilliser relativement à Mme Smallridge. Lesexplications que je lui ai données l’ont complètementsatisfaite.

Emma paraissait absorbée dans la contemplationdu tricot de Mme Bates, etMme Elton, après avoir jeté un coup d’œil du côtéde la nouvelle arrivée, reprit :

– Je n’ai donné aucun nom, comme vousavez pu remarquer. J’ai fait preuve de la prudence d’un ministred’État. Je puis dire que j’ai conduit cette affaire parfaitementbien !

La conversation devint ensuite générale etMme Elton interpella directement Emma.

– Avez-vous remarqué, mademoiselleWoodhouse, l’étonnante transformation de notre petite amie ?Ne trouvez-vous pas que cette cure fait le plus grand honneur àPerry ? Sur ma parole, Perry a fait un miracle en la remettantsur pied en si peu de temps. Si vous l’aviez vue comme moi, aumoment où elle était le plus mal, vous seriez d’autant plusstupéfaite.

Afin de répondre à une question deMme Bates, Emma se tourna de nouveau vers elle etMme Elton en profita pour se tourner vers Jane etlui dire :

– Nous passerons sous silence l’aide quePerry a pu recevoir d’un certain jeune docteur de Windsor. Non,non, Perry gardera tout le mérite de la cure !

Elle éleva ensuite la voix et reprit laconversation interrompue.

– Je ne crois pas avoir eu le plaisir devous voir, Mademoiselle Woodhouse, depuis notre excursion à BoxHill. Une agréable excursion ! Il m’a semblé pourtant que cejour-là certains d’entre nous paraissaient préoccupés ! Jevous propose de profiter du beau temps pour refaire cettepromenade ; nous goûterons mieux encore, cette fois, la vuemagnifique et le grandiose panorama. Bien entendu, tous ceux, sansexception, qui ont fait partie de la précédente expédition serontprésents.

Peu après Mlle Bates rentra,et Emma put constater combien le secret qui lui avait étérecommandé pesait aux lèvres de la bonne demoiselle.

– Merci, chère Mademoiselle Woodhouse,dit-elle aussitôt, vous êtes la bonté même. Il m’est impossible dedire… Oui je comprends… L’avenir de Jane… Mais vraiment elle esttout à fait remise. Comment va M. Woodhouse ? J’en suisenchantée. Oui, c’est un charmant jeune homme ! Siamical !… Non… Je voulais parler de cet excellentM. Perry qui a montré tant de sollicitude pour Jane.

La surprise anormale témoignée parMlle Bates, à la vue de Mme Elton,éveilla l’attention d’Emma ; elle acquit bientôt la conviction– les apartés de Mlle Bates étant toujourstransparents – que cette visite était le gage d’uneréconciliation : sans doute la rupture de l’engagement avecMme Smallridge avait causé quelque dépit aupresbytère à l’égard de Jane et la mauvaise humeur était maintenantdissipée.

Au bout d’un moment, Mme Eltonéleva la voix et dit :

– Oui, ma bonne amie, je suis ici etdepuis si longtemps, que partout ailleurs je me croirais forcée defaire des excuses ; voici la vérité : j’attends monmaître et seigneur ; il m’a donné rendez-vous.

– Quoi, aurons-nous le plaisir d’avoir lavisite de M. Elton ! Ce sera une véritable faveur, car jesais que les messieurs n’aiment pas à faire de visites le jour etM. Elton, en particulier, est si occupé.

– Vous avez raison, Mademoiselle Bates,il est pris du matin au soir. Tout le monde a une bonne raison pourle déranger. Le juge de paix, l’inspecteur des écoles, lesmarguilliers viennent continuellement le consulter. On semble nepas pouvoir prendre une décision sans lui. Je dis souvent :« Sur ma parole, Monsieur Elton, je préfère ma situation à lavôtre ! Je ne sais où j’en serais avec mes crayons et mamusique, si j’avais seulement la moitié de vosvisites ! » Toutefois, il viendra certainement, je puisvous l’assurer ; il tient essentiellement à vous présenter seshommages.

Elle ajouta à mi-voix en se penchant versMlle Bates :

– C’est une visite de félicitations dontil ne pouvait se dispenser.

Mlle Bates rayonnait.

– Il m’a promis de venir dès qu’il seraitlibre, continua Mme Elton ; il est enferméavec Knightley pour discuter des affaires très importantes.M. Elton est la main droite de Knightley !

Emma dissimula un sourire et ditseulement :

– Si M. Elton est allé à pied àDonwell, il aura eu bien chaud.

– La réunion a lieu à l’hôtel de laCouronne ; Weston et Cole seront là également ; mais onest porté à ne parler que des dirigeants !

– Est-ce que vous ne faites pas uneconfusion ? suggéra Emma. Si je ne me trompe, la réunion à laCouronne ne doit avoir lieu que demain.

– Oh non ! C’est bien certainementaujourd’hui. Cette paroisse est vraiment une des plus chargées quisoient. Je n’imaginais rien de pareil, d’après mon expérience deMaple Grove.

– Votre paroisse était très restreinte,dit Jane.

– Je ne puis pas vous renseigner à cesujet.

– Mais il est facile de faire cettedéduction, en se basant sur le petit nombre des élèves quifréquentent l’école patronnée par votre sœur.

– C’est vrai, c’est parfaitementjuste ! Intelligente créature ! J’ai souvent pensé, machère Jane, que nos deux natures se complétaient : ma vivacitéet votre bon sens, n’est-ce pas la perfection ? Je ne veux pasinsinuer néanmoins que certaines personnes ne puissent vous jugerdéjà parfaite, mais chut ! arrêtons-nous là !

Cette dernière recommandation paraissaitsuperflue, car Jane se montrait disposée à se consacrer àMlle Woodhouse, autant que la politesse lepermettait. Au bout de dix minutes, M. Elton fit sonapparition. Sa femme l’accueillit avec de spirituelsreproches :

– Eh bien ! Je vous fais moncompliment ; vous deviez me rejoindre au début de ma visite etvoici plus d’une heure que je suis à charge à nos amies. Vousn’avez pas craint d’abuser de ma patience ; vous saviez que,fidèle à mon devoir d’épouse, je demeurerais à mon poste. Je viensde donner à ces jeunes filles un bel exemple d’obéissanceconjugale : elles peuvent être appelées, d’un jour à l’autre,à en faire leur profit !

M. Elton était de si mauvaise humeurqu’il ne parut pas particulièrement impressionné par cette saillie.Après avoir échangé les politesses d’usage avec les autres dames,il s’assit en se plaignant d’avoir trop chaud :

– Quand je suis arrivé à Donwell, dit-il,Knightley n’était pas là. C’est curieux ! C’estinexplicable ! Je lui avais envoyé un billet ce matin et ilm’avait fait répondre qu’il serait certainement chez lui jusqu’àune heure.

– Donwell ! interrompitMme Elton, vous arrivez de la réunion de laCouronne, n’est-ce pas ?

– Non, c’est pour demain. Je désiraisprécisément voir Knightley aujourd’hui à ce propos. Une chaleur siinsupportable ! Par-dessus le marché, j’avais pris à traverschamps de crainte d’arriver en retard ! Et tout cela pour nepas le trouver chez lui ! Je vous assure que je ne suis pas dutout content. Et aucune excuse, aucun message pour moi. La femme decharge a déclaré ignorer absolument que je fusse attendu. Trèsextraordinaire ! Personne n’a pu me donner le moindrerenseignement. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Woodhouse, que dela part de notre ami Knightley, il y a là quelque chosed’incompréhensible ?

Emma en convint de bonne grâce et ne cherchapas à excuser un pareil manquement aux règles de la courtoisie.

– Je ne puis imaginer, ditMme Elton, comment M. Knightley a pu agir avectant de légèreté à votre égard ! Mon cher Monsieur Elton, il adû laisser un message pour vous, j’en suis sûre. Knightley estparfois excentrique, mais pas à ce point ! Ses domestiquesauront oublié. Croyez-moi, c’est ainsi : cette négligence n’arien d’extraordinaire quand il s’agit des domestiques de Donwellqui sont tous, je l’ai toujours remarqué, empruntés et mal stylés.Je ne voudrais pour rien au monde avoir un être comme son Harrypour servir à table. Et quant à Mme Hodges, Wrightla tient en petite estime : elle lui avait promis une recetteet ne l’a jamais envoyée.

– J’ai rencontré W. Larkins, repritM. Elton, avant d’arriver à la maison et il m’a affirmé que jene trouverais pas son maître chez lui, mais je ne l’ai pas cru.William m’a confié que depuis le retour de M. Knightley iln’était pas parvenu à l’approcher. Je n’ai pas du reste à me mêlerdes griefs de W. Larkins et je m’en tiens aux miens : je suistrès mécontent d’avoir fait inutilement cette longue promenade ausoleil.

Emma résolut de rentrer sans délai :selon toute probabilité elle était attendue à Hartfield. Ellepourrait avertir M. Knightley qui trouverait sans doute lemoyen de regagner l’estime de M. Elton.

Elle fut contente, en prenant congé, de voirque Mlle Fairfax se préparait à l’accompagner horsde la chambre et même à descendre jusqu’en bas ; elle saisitl’occasion pour dire :

– Il vaut mieux qu’il ne m’ait pas étépossible de parler. Si vous aviez été entourée d’autres amis,j’aurais pu être tentée d’amener le sujet sur le tapis et de poserdes questions. Je me serais sans doute montrée impertinente.

– Oh ! reprit Jane en rougissant,vous n’aviez pas à craindre d’être indiscrète. Vous ne pouviez pasme faire plus de plaisir qu’en me témoignant de l’intérêt. Envérité, Mlle Woodhouse, j’ai conscience d’avoirgravement manqué à mes devoirs et c’est pour moi une grandeconsolation de savoir que ceux de mes amis dont la bonne opinionm’est particulièrement précieuse, ne sont pas dégoûtés au point… Jen’ai pas le temps de vous exprimer tout ce que je ressens :j’ai hâte de faire des excuses, de donner des explications. Je senscombien cela est nécessaire. Mais hélas !… si votre compassionne vous inspire pas des sentiments d’indulgence…

– Oh ! Vous êtes vraiment tropscrupuleuse reprit Emma avec chaleur, en lui prenant la main. Vousne me devez aucune excuse ; et ceux à qui on pourrait supposerle droit de demander des explications sont si satisfaits, sienchantés même…

– Vous êtes bien bonne, mais je sais ceque mes manières ont été pour vous : si froides etartificielles ! J’avais toujours un rôle à jouer. Vous avez dûme prendre en horreur.

– Je vous en prie, n’en parlez plus.C’est à moi de vous faire des excuses. Pardonnons-nousmutuellement. Nous rattraperons, j’espère, le temps perdu.Avez-vous de bonnes nouvelles de Windsor ?

– Très bonnes.

– Nous apprendrons bientôt, je suppose,que nous devons vous perdre… précisément au moment où je commence àvous connaître.

– Il n’est, bien entendu, question derien pour le moment. Je resterai ici tant que le colonel etMme Campbell ne me rappelleront pas.

– Aucune décision ne peut êtreactuellement prise, j’en conviens, mais, reprit Emma en souriant,permettez-moi de vous dire que vous devez avoir des projets.

Jane sourit à son tour et répondit :

– C’est vrai. Voici (je sais que je peuxme confier à vous) : il est décidé que nous habiterons avecM. Churchill, à Enscombe. Il doit y avoir trois mois de granddeuil et, après ce délai, la date sera officiellement fixée.

– Merci ! C’est justement ce que jevoulais savoir. Adieu, adieu.

Chapitre 52

 

Les amis de Mme Weston eurentbientôt la satisfaction d’apprendre son heureuse délivrance. Lanouvelle de la naissance d’une petite fille doubla la joie d’Emma.Elle avait toujours désiré l’apparition d’une petiteMlle Weston. L’idée d’un mariage entre la nouvellevenue et un des fils d’Isabelle avait déjà germé dans son esprit,mais elle ne voulait pas se l’avouer à elle-même et se contentaitd’énumérer à M. Knightley les avantages que les parentstrouveraient à la présence continuelle d’une petite créature à leurfoyer.

– Il eût été fâcheux, ajoutait-elle, queMme Weston n’ait pas trouvé l’occasion d’exercerses talents d’institutrice. Elle a pu acquérir de l’expérience avecmoi comme la baronne d’Almane avec la comtesse d’Ostalis dansAdélaïde et Théodore, deMme de Genlis, et nous verrons maintenant sapropre petite Adélaïde élevée d’après un plan plus parfait.

– Voici : elle la gâtera encore plusqu’elle ne vous a gâtée, tout en croyant être très sévère ; cesera la différence.

– Malheureuse enfant ! reprit Emma.Quel avenir lui est réservé !

– Comme beaucoup d’autres elle serainsupportable pendant son enfance et la sagesse viendra peu à peuavec l’âge. Je me sens maintenant enclin à modifier mon opinion ence qui concerne les enfants gâtés, ma chère Emma ; je voussuis redevable de tout mon bonheur : il ne m’est donc paspermis de me montrer sévère à leur égard !

Emma se mit à rire et reprit :

– Mais j’avais, moi, l’assistance detoutes vos réprimandes pour contrebalancer les mauvais effets del’indulgence. Je doute que mon propre bon sens eût suffi à mecorriger.

– Ce n’est pas mon avis. La nature vousavait donné l’intelligence ; Mlle Taylor vousenseignait les bons principes, vous deviez forcément obtenir unheureux résultat. Mon intervention aura été plus nuisible qu’utile.Vous vous demandiez avec raison de quel droit je vous chapitrais.Ma surveillance a surtout servi mes propres intérêts : à forcede penser à vous, sous prétexte de m’occuper de vos défauts, jesuis devenu amoureux.

– Et moi je suis sûre que vous m’avez étéutile ; je subissais votre influence sans vouloir me l’avouer.Si la pauvre petite Anna Weston doit être gâtée, vous ferez œuvrepie en lui faisant subir un traitement identique, à l’exceptionpourtant de vous attacher à elle, quand elle sera plusgrande !

– Combien de fois dans votre enfance,vous êtes-vous approchée de moi d’un air futé pour me dire :« Monsieur Knightley, je vais faire telle ou tellechose ; papa m’a donné l’autorisation », ou bien :« Mlle Taylor me l’a permis ». Ils’agissait bien entendu d’un acte que je désapprouvais.

– Quelle douce créature j’étais ! Jene m’étonne pas que vous conserviez un souvenir aussi précis de mesdiscours.

– Vous m’avez toujours appeléM. Knightley et l’habitude ne me fait plus paraître cetteappellation si cérémonieuse, mais elle l’est. Je voudrais que vousme donniez un autre nom.

– Je me souviens vous avoir appelé unefois Georges dans l’espoir de vous être désagréable ; maiscomme vous n’avez rien dit et que vous n’avez pas paru vous enapercevoir, je n’ai pas recommencé !

– Et ne pouvez-vous maintenant direGeorges pour m’être agréable ?

– Impossible. Je ne pourrai jamais vousnommer autrement que M. Knightley. Je vous promets cependant,ajouta-t-elle en rougissant, de vous appeler une fois par votre nomde baptême. Je ne vous fixerai pas le jour, mais il vous estloisible de deviner l’endroit : Moi, Emma, je te prends,Georges, pour mon époux… et je te donne ma foi ![1].

Emma regrettait souvent de ne pouvoirouvertement reconnaître le service important que M. Knightleys’était efforcé de lui rendre en lui déconseillant une de sesprincipales folies : son intimité avec Henriette Smith ;mais c’était un sujet trop délicat, qu’elle ne pouvait pas aborder.Il était rarement question d’Henriette entre eux. Emma était portéeà attribuer cette réserve à un sentiment de délicatesse : ilsoupçonnait sans doute que l’intimité, avec Henriette,déclinait : dans d’autres circonstances, en effet, elle ne seserait pas contentée de recevoir des nouvelles d’Henriette parl’intermédiaire d’Isabelle. Il avait sans doute remarqué l’absencede correspondance directe. Emma éprouvait un véritable chagrind’être forcée d’avoir un secret pour M. Knightley, et seule lavolonté de ne pas aggraver, par des confidences, la tristesituationde son amie lui donnait la forcede se taire.

Isabelle écrivait souvent et tenait Emmaminutieusement au courant : au début, elle avait trouvéHenriette moins gaie que de coutume, ce qui s’expliquait du restesuffisamment par le motif même de la visite et la crainte dudentiste ; mais depuis ce moment Isabelle n’avait rienremarqué d’anormal dans le caractère d’Henriette qui paraissaittoujours disposée à s’amuser et à rire avec les enfants. Emma futagréablement surprise en apprenant qu’Henriette devait prolongerson séjour au delà du terme fixé : M. etMme John Knightley comptaient venir à Hartfield aumois d’août et ils avaient offert à Henriette de rester avec euxjusqu’à cette époque : ils feraient le voyage tousensemble.

M. Knightley, de son côté, avait reçu laréponse à la lettre où il annonçait à son frère son mariage. Iltendit l’enveloppe à Emma.

– John prend part à mon bonheur comme unfrère. Il a pour vous, je le sais, une grande affection, mais iln’est pas complimenteur et une autre jeune fille jugerait peut-êtrequ’il est un peu froid dans son appréciation même.

– Il écrit comme un homme raisonnable,répondit Emma après avoir pris connaissance de la lettre. J’estimesa sincérité. Il considère évidemment ce mariage comme étant tout àmon avantage, mais toutefois il ne désespère pas de me voir deveniren un mot celle que je vous parais être aujourd’hui. S’il m’avaitdécerné des louanges imméritées, je ne l’aurais pas cru.

– Non, Emma, il n’a nullement cetteintention. Il veut seulement dire…

– Si nous pouvions aborder ce sujet sansaucune réserve, il s’apercevrait sans doute que nos opinions surles deux intéressés ne diffèrent pas sensiblement.

– Emma, ma chère Emma…

– Oh, interrompit-elle gaiement si voustrouvez que votre frère ne me rend pas justice, attendez seulementque mon père ait exprimé son opinion. Il jugera que tous lesavantages sont de votre côté, tout le mérite du mien. Je crains dedevenir bientôt la « pauvre Emma ».

– Ah ! reprit-il, si votre pèrepouvait être amené à envisager notre mariage dans le même espritque John, les difficultés seraient vite levées ! Je suis amusépar le passage de la lettre de mon frère où il dit que macommunication ne l’a pas étonné : il s’attendait, dit-il, àrecevoir une nouvelle de ce genre.

– Si je ne me trompe, votre frère voussoupçonnait de nourrir des idées matrimoniales, mais il ne songeaitnullement à moi et ne cache pas sa surprise à cet égard.

– De toute façon, je ne comprends pasqu’il ait deviné en partie mes pensées. Je ne me rends pas compted’avoir laissé paraître dans ma conversation ou dans ma manièreaucun symptôme significatif. Toutefois il devait en être ainsi, àmon insu. J’étais peut-être en effet un peu différent pendant mondernier séjour ; je n’ai pas joué avec les enfants commed’habitude. Ces pauvres garçons ont remarqué un soir que« l’oncle Georges paraissait maintenant être toujoursfatigué ».

Le moment approchait où la nouvelle devrait serépandre au dehors. Dès que Mme Weston futsuffisamment remise pour recevoir M. Woodhouse, Emma comptantbeaucoup sur la douce influence des raisonnements de son amie,résolut de tout dévoiler à son père et immédiatement après auxWeston. Elle s’était fixée une heure sinon, l’instant venu, le cœurlui manquant, elle aurait remis la communication à plus tard ;mais M. Knightley devant venir la relayer, force lui fut deparler, en s’efforçant de prendre un ton enjoué afin de ne pasaugmenter la tristesse de cette révélation par une apparence demélancolie. Elle pria son père de se préparer à entendre unenouvelle extraordinaire et ensuite, en quelques mots, elle lui ditque si on pouvait obtenir son consentement – ce dont elle nedoutait pas, ce projet ayant pour but d’assurer le bonheur de tous– elle et M. Knightley avaient l’intention de se marier. Decette façon, il pourrait jouir de la présence constante à Hartfieldd’une personne qu’il aimait beaucoup.

Pauvre homme ! Ce fut un coup terriblepour lui et il fit tous ses efforts pour dissuader sa fille de ceprojet.

– Ne disiez-vous pas toujours que vous nevouliez pas vous marier, renoncer à votre indépendance ?

Emma l’embrassait et souriait ; elleparla longtemps : « Il ne fallait pas la mettre au mêmerang qu’Isabelle et Mme Weston : le mariage deces dernières, en les enlevant de Hartfield, avait en effet causéun grand vide, mais elle au contraire ne quitterait pas lamaison ; elle continuerait d’y habiter. Il serait beaucoupplus heureux d’avoir M. Knightley toujours à sa portée :est-ce qu’il n’aimait pas beaucoup M. Knightley ? Il nepouvait le nier. Il pourrait le consulter sur ses affaires à toutinstant ; il le trouverait toujours disposé à lui rendreservice, à écrire ses lettres et à l’aider de toutefaçon ».

M. Woodhouse reconnut la justesse de cesremarques. « M. Knightley ne pouvait pas être là tropsouvent ; il serait très heureux de le voir chaque jour ;mais n’en était-il pas ainsi actuellement. Pourquoi ne pascontinuer à vivre comme par le passé ? »

Bien entendu, Emma ne pouvait espérerpersuader son père en une conversation ; néanmoins, l’idée luiavait été suggérée, le temps et la continuelle répétition feraientle reste. Aux prières et aux assurances d’Emma succédèrent cellesde M. Knightley : celui-ci fit l’éloge d’Emma avec tantd’affection que M. Woodhouse en fut touché. Ils reçurent lejour même tout l’appui possible du côté d’Isabelle qui manifestadans sa lettre une approbation illimitée.Mme Weston, le lendemain, aborda le sujet de lafaçon la plus habile : elle parla du mariage comme d’uneaffaire arrangée et en même temps comme d’une combinaison des plusheureuses. M. Woodhouse fini par accepter le projet commedéfinitif et, tous ceux dont il avait coutume de prendre l’avisl’ayant assuré que son bonheur y trouverait son compte, il semontra disposé à envisager la possibilité de sa réalisation d’iciun an ou deux !

Mme Weston, de son côté, avaitété extrêmement surprise, en recevant les confidences d’Emma ;mais elle se rendit compte aussitôt du bonheur qui allait échoir àson amie ; c’était un mariage si avantageux à tous les pointsde vue qu’elle se jugea sévèrement de ne l’avoir pas toujourssouhaité. Combien peu d’hommes, parmi ceux susceptibles deprétendre à la main d’Emma, eussent renoncé à leur chez soi pourHartfield ! Et qui, excepté M. Knightley, aurait étécapable de faire preuve d’assez de patience enversM. Woodhouse, pour rendre cet arrangement possible ? Ladifficulté de régler la situation du pauvre M. Woodhouse avaittoujours été envisagée dans les projets que M. Weston et elleavaient formés concernant un mariage entre Frank et Emma ;mais la conciliation des titres d’Enscombe et de ceux d’Hartfieldétait restée à l’état de problème. M. Weston lui-même n’avaitjamais pu proposer une solution et se contentait de dire :« Cette affaire s’arrangera toute seule ! Les jeunes genstrouveront le moyen ». Mais dans le cas présent au contrairerien n’était laissé au hasard, ni confié à l’avenir. Tout étaitréglé, clair, définitif. C’était une union qui promettait tous lesbonheurs et qu’aucun obstacle ne pouvait retarder.Mme Weston, avec son bébé sur les genoux, selaissant aller à ces agréables réflexions, était une des plusheureuses femmes du monde. La nouvelle fut également une surprisepour M. Weston, du moins pendant cinq minutes ; au boutde ce temps il était déjà familiarisé avec cette idée ; il vittous les avantages de ce mariage et s’en réjouit autant que safemme ; son étonnement fut de courte durée et au bout d’uneheure il n’était pas loin de croire qu’il avait toujours prévu cedénouement.

– D’après ce que je comprends, c’est unsecret, dit-il. Ce genre d’affaire est toujours un secret puis ons’aperçoit un beau jour que tout le monde est au courant. Vousm’avertirez lorsque je pourrai en parler. Je demande si Jane a lemoindre soupçon ?

Le lendemain matin, il alla à Highbury pours’en assurer. Il confia le secret à Jane. N’était-elle pas comme safille aînée ? Mlle Bates étant présente, lanouvelle passa naturellement à Mme Cole, puis futtransmise à Mme Perry et finalement àMme Elton.

Les intéressés avaient prévu ce résultat etils apportaient beaucoup de perspicacité à imaginer les diversesréflexions dont ils seraient, ce soir-là, l’objet dans lesdifférentes familles de Highbury.

Au presbytère, la surprise fut franchementdésagréable. M. Elton en fait de vœux se contenta dedire :

– L’insupportable fierté de la jeunefille sera enfin satisfaite. Mlle Woodhouse avaitsans doute toujours eu l’intention d’attraper Knightley, si elle lepouvait.

À propos de la vie commune à Hartfield, il eutle front d’ajouter qu’il ne voudrait pas être à la place deKnightley.

Mme Elton, de son côté, futextrêmement affectée :

– Pauvre Knightley ! Pauvregarçon ! s’écria-t-elle, je suis peinée de le voir s’embarquerdans une mauvaise affaire, car, bien que très excentrique, il a degrandes qualités. Je ne me suis jamais aperçue qu’il fût amoureux.Pas le moins du monde. Pauvre Knightley ! C’est la fin detoute relation agréable avec lui. Il était si heureux de venirdîner avec nous ! Pauvre garçon ! Il ne donnera plus dedéjeuner champêtre à Donwell, en mon honneur. Il y aura maintenantune Mme Knightley qui se chargera de jeter de l’eaufroide à tout propos. C’est bien désagréable ! Je ne regrettepas d’avoir donné mon opinion sur la femme de charge l’autre jour.Quelle idée de vivre ensemble ! C’est une tentative téméraire.Je connais une famille près de Maple Grove qui a cherché à mettreen pratique un arrangement de ce genre et qui a dû y renoncer aubout de trois mois !

Chapitre 53

 

Les jours passaient ; les John Knightleyet Henriette étaient à la veille d’arriver. C’était une perspectivealarmante et Emma, en y pensant un matin, réfléchissait auxinconvénients du retour de son amie. M. Knightley entra surces entrefaites et elle mit de côté les pensées tristes. Aprèsquelques minutes de conversation enjouée, il se tut et repritensuite sur un ton plus sérieux :

– J’ai quelque chose à vous dire,Emma ; une nouvelle à vous annoncer.

– Bonne ou mauvaise ? dit-elle en leregardant en face.

– Je ne sais trop.

– Bonne, j’en suis sûre. Je le vois àvotre visage. Vous vous efforcez de ne pas sourire.

– Je crains, dit-il, ma chère Emma, quevous ne souriiez pas quand vous la connaîtrez.

– Vraiment ! mais pourquoi ? Jepuis difficilement imaginer qu’une chose qui vous contente ne mesatisfasse pas aussi.

– Il y a un sujet sur lequel nos avisdiffèrent. Il s’agit d’Henriette Smith.

Emma rougit en l’entendant prononcer ce nom etappréhenda quelque fâcheuse révélation.

– Vous avez sans doute reçu une lettrevous-même ?

– Non, du tout. Je ne sais rien. Je vousen prie, mettez-moi au courant.

– Je vois que vous vous attendez au pire.Voici : Henriette Smith épouse Robert Martin.

Emma sursauta et elle fut sur le point dedire : « Non, c’est impossible » mais son regardseul trahit son étonnement.

– Robert Martin, reprit M. Knightleyest venu m’annoncer son mariage ce matin. Je vois, mon Emma, quevous êtes affectée, comme je le prévoyais.

– Vous vous méprenez, répondit-elle aveceffort. Cette nouvelle ne me rend pas malheureuse mais je ne puis yajouter foi. Vous voulez seulement dire que Robert Martin al’intention de demander, encore une fois, la main d’HenrietteSmith.

– Je répète, articula M. Knightleyavec décision : il a fait sa demande et il a été agréé.

– Est-ce possible ?

Emma se pencha sur sa corbeille et se mit àchercher une broderie afin de dissimuler les sentiments de bonheuret de soulagement qui l’agitaient, et ajouta :

– Eh bien ! Dites-moi tout.Donnez-moi les détails.

– Il y a une semaine, Robert Martin étaità Londres pour affaires et je l’avais prié de se charger d’unecommission pour John. Il porta lui-même à John les papiers que jelui avais confiés ; il fut cordialement accueilli et invité àaccompagner toute la famille au cirque où l’on menait les garçons.Mon ami Robert Martin ne put pas résister à la tentation et ilaccepta. La partie fut extrêmement gaie. Mon frère lui demanda devenir dîner le lendemain et pendant la soirée Robert Martin trouval’occasion de parler à Henriette : ce ne fut pas en vain. Ellel’a rendu, en l’agréant, aussi heureux qu’il mérite de l’être. Ilest revenu hier, et ce matin, avant le déjeuner, il était chez moipour me rendre compte de sa mission, et me faire part de sonbonheur. C’est tout ce que je puis vous dire. Votre amie Henriettevous fera un récit beaucoup plus long ; elle entrera dans tousles petits détails que la femme seule sait rendre intéressants.Toutefois, je puis ajouter que Robert Martin paraissait trèsému.

Emma n’essaya pas de répondre, elle était sûrequ’elle ne pourrait s’empêcher de manifester une joie anormale etil la croirait folle. Son silence étonna M. Knightley, et,après l’avoir observée quelques instants, il reprit :

– Emma, ma chérie, je crains que vous nesoyiez plus contrariée que vous ne voulez l’avouer. Je lereconnais, sa situation est un inconvénient ; mais si votreamie est satisfaite, c’est l’important, et je me porte garant quevous estimerez le jeune homme de plus en plus à mesure que vous leconnaîtrez ; son bon sens et ses excellents principes voussatisferont pleinement. Vous ne pourriez désirer votre amie dans demeilleures mains. Si je le pouvais, je changerais le rang social deson prétendant. C’est beaucoup dire, je vous assure, car je tiensénormément à garder Robert Martin à Abbey Mill !

Il s’efforçait de la faire sourire et, sesentant maintenant maîtresse d’elle-même, Emma leva la tête etreprit gaiement :

– Ne vous donnez pas la peine d’essayerde me réconcilier avec ce mariage. Je trouve qu’Henriette faitextrêmement bien. Sa parenté n’est sans doute pas plus relevée quecelle du jeune homme, et de toute façon elle lui est certainementinférieure au point de vue de la respectabilité et du caractère.C’est la surprise qui m’a fait garder le silence. J’avais desraisons de croire, tout dernièrement encore, qu’elle était bienéloignée de penser à lui !

– Vous devez connaître votre amie mieuxque moi, reprit M. Knightley, mais, si je ne me trompe, c’estune aimable et tendre personne : elle ne doit pas être portéeà se montrer cruelle envers un jeune homme qui lui fait l’aveu desa passion.

– Sur ma parole, vous la connaissez àmerveille. Mais, Monsieur Knightley, êtes-vous bien sûr qu’ellel’ait accepté définitivement ? N’avez-vous pas malcompris ? Vous avez parlé de beaucoup de choses :affaires, exposition de bestiaux, nouvelles méthodes ;peut-être ses affirmations catégoriques ne concernaient-elles pasl’acceptation d’Henriette, mais les dimensions de quelque taureaufameux.

– C’est un peu fort ! repritM. Knightley en riant, prétendriez-vous insinuer que je necomprends pas ce qu’on me dit ? Il n’y avait pas, je vousassure, d’équivoque possible. Je crois pouvoir vous en donner unepreuve ; il m’a demandé mon opinion sur les démarches àfaire ; il comptait s’adresser à Mme Goddardpour avoir des éclaircissements sur les amis d’Henriette. Je nepuis qu’approuver. Il doit aller chez Mme Goddardaujourd’hui même.

– Je suis parfaitement satisfaite, repritEmma en souriant de bon cœur, et je leur souhaite sincèrement toutle bonheur possible.

– Vous êtes bien changée depuis notredernier entretien.

– Je l’espère ; dans ce temps-làj’étais stupide !

– De mon côté, j’ai modifié mon opinion.J’ai souvent causé avec Henriette ; par égard pour vous et parintérêt pour Robert Martin, je désirais la mieux connaître. J’aiquelquefois eu l’idée que vous me soupçonniez de plaider la causedu pauvre Robert Martin : ce n’était pas le cas. Après l’avoirbien observée j’ai acquis la conviction que c’est une aimable etsimple créature, avec d’excellents principes, et mettant sonbonheur dans les affections et les devoirs de la vie conjugale.Elle vous doit sans doute en partie les progrès réalisés.

– Moi ! reprit Emma, en secouant latête. Ah ! pauvre Henriette !

Néanmoins, elle se contint et supportapatiemment cette louange imméritée.

À ce moment, M. Woodhouse entra et leurconversation prit fin. Emma ne le regretta pas, car elle désiraitêtre seule.

Cette nouvelle l’avait mise dans un étatd’agitation qui lui enlevait sa présence d’esprit. Elle auraitvoulu danser, chanter, crier, et elle ne pouvait prêter attention àd’autres propos. Son père venait annoncer que James attelait leschevaux pour les conduire à Randalls où ils faisaient maintenantune visite quotidienne : ce fut une excellente excuse pourquitter le salon.

La joie et le bonheur d’Emma peuvent êtrefacilement imaginés ; seul, le souci de l’avenir d’Henriettel’empêchait d’être parfaitement heureuse. Qu’avait-elle à désirermaintenant ? Rien, sinon de devenir plus digne de celui dontle jugement s’était montré si supérieur au sien ; ellesouhaitait aussi que le souvenir de ses folies passées luienseignât l’humilité et la circonspection pour l’avenir. Elle étaittrès sérieuse dans ses résolutions et, pourtant, elle ne pouvaits’empêcher de rire de temps en temps, en pensant à l’éclosion d’unenouvelle idylle, aboutissement d’un désespoir qui datait de cinqsemaines ! Maintenant, elle pourrait voir revenir Henrietteavec plaisir ; toutes les conséquences lui paraissaientagréables ; elle ferait bien volontiers la connaissance de R.Martin.

Sa principale satisfaction était de penser quedorénavant elle ne serait plus tenue à aucune dissimulation avecM. Knightley ; elle pourrait désormais se montrerparfaitement confiante et sincère.

Elle partit avec son père, le visagesouriant ; elle n’écoutait pas toujours, mais elle acquiesçaitde confiance.

Ils arrivèrent. Mme Westonétait seule dans le salon ; M. Woodhouse reçut desremerciements proportionnés à l’effort accompli et ilss’informèrent de la santé de l’enfant. Ils étaient à peine assisquand ils aperçurent, à travers le rideau, deux ombres quipassaient dans le jardin, contre la fenêtre.

– C’est Frank etMlle Fairfax, dit aussitôtMme Weston.

– J’allai justement vous faire part del’agréable surprise que nous avons eue en le voyant arriver. Ilreste jusqu’à demain et Mlle Fairfax a bien voulu,sur notre demande, venir passer la journée. Ils vont probablemententrer.

Au bout d’une minute en effet les jeunes gensfirent leur apparition. On se salua cordialement, puis tout lemonde se rassit ; pendant les instants de silence embarrasséqui suivirent, Emma se demanda si son désir de rencontrer FrankChurchill, en compagnie de Jane Fairfax, lui apporterait le plaisirqu’elle avait escompté. Cependant M. Weston se joignit à eux,l’enfant fut amené et la gêne se dissipa. Frank Churchill saisit lapremière occasion pour s’approcher d’Emma.

– Je dois vous remercier, dit-il,Mademoiselle Woodhouse, d’un message indulgent queMme Weston m’a transmis dans une de ses lettres.J’espère que vos sentiments ne se sont pas modifiés.

– Non vraiment, répondit Emma, pas lemoins du monde. Je suis particulièrement heureuse de vous voir, devous serrer la main et de vous faire de vive voix mes vœux debonheur.

Il exprima sa reconnaissance et continua deparler sur un ton de sincérité émue :

– N’a-t-elle pas bonne mine ? dit-ilen regardant Jane. Vous voyez comme mon père etMme Weston l’entourent d’affection.

Mais sa nature eut vite repris le dessus et,les yeux rieurs, après avoir fait allusion au retour des Campbell,il prononça le nom de Dixon. Emma rougit et lui interdit de jamaisprononcer ce nom en sa présence elle ajouta :

– Je ne puis évoquer ce souvenir sanshonte.

– La honte devrait être toute de moncôté. Mais est-il possible que vous n’ayez jamais eu aucun soupçon,du moins sur la fin ?

– Je n’en avais pas le moindre, je vousassure.

– C’est extraordinaire. J’ai été une foissur le point… Je regrette de n’avoir pas suivi mon inspiration.J’aurais mieux fait de manquer de discrétion et de tout vousraconter.

– N’y pensez plus !

– Quand les Campbell seront de retour,nous irons à Londres et nous y resterons, je pense, jusqu’au momentoù nous pourrons l’emmener à Enscombe ; mais actuellement jesuis condamné à une cruelle séparation. Nous ne nous étions pasrevus depuis le jour de la réconciliation. N’avez-vous pascompassion de moi ?

Emma exprima sa sympathie très sincèrement etil reprit soudain à mi-voix :

– À propos, j’espère queM. Knightley va bien ?

Elle rougit et se mit à sourire.

– Permettez-moi à mon tour,continua-t-il, de vous présenter mes félicitations. J’ai appriscette nouvelle, croyez-le bien, avec le plus vif intérêt et la plusgrande satisfaction. C’est un homme qu’il ne m’appartient pas delouer !

Emma écoutait avec plaisir et ne demandait pasmieux que de continuer l’entretien sur ce ton, mais l’instantd’après Frank Churchill était de nouveau occupé de ses propresaffaires et il dit en tournant les yeux vers Jane :

– Avez-vous jamais vu un teint si fin, sidélicat, et pourtant elle n’est pas absolument blonde. C’est unecarnation assez rare formant contraste avec ses cils noirs ;elle a juste assez d’éclat pour faire ressortir sa beauté.

– J’ai toujours admiré son teint pour mapart, reprit Emma malicieusement ; mais il me semble qu’il yeut un temps où vous trouviez à redire à sa pâleur ? Avez-voustout à fait oublié ?

– Pas du tout. Quelle impudence était lamienne ! Comment ai-je osé ?

En même temps, il riait de si bon cœur à cetteévocation qu’Emma ne put s’empêcher de lui dire :

– J’ai idée qu’au milieu de vostribulations vous trouviez grand plaisir à nous duper tous. Ce jeuvous faisait prendre votre mal en patience !

– Oh non ! Comment pouvez-vous mesoupçonner d’une pareille duplicité. J’étais le plus malheureux deshommes.

– Pas malheureux au point de devenirinsensible à l’ironie. Je suis d’autant plus portée à voussoupçonner que placée dans la même situation, je n’auraisprobablement pas résisté à la tentation de mystifier monentourage ! Nos deux natures ont certains points deressemblance.

Il s’inclina en souriant.

– Dans tous les cas, reprit Emma, nosdestinées sont parallèles : n’allons-nous pas nous unir à deuxpersonnes d’un caractère supérieur au nôtre ?

– C’est vrai, répondit-il avec émotion,du moins en ce qui me concerne. C’est un ange. Regardez-la :ses gestes n’ont-ils pas une grâce angélique ? Observez sesyeux levés vers mon père… Vous apprendrez avec plaisir, ajouta-t-ilen se penchant vers elle et en baissant la voix, que mon oncles’est décidé à lui donner tous les bijoux de ma tante ; ilsdoivent être remontés à nouveau. J’ai l’intention de faire ajusterun diadème. Ne sera-ce pas magnifique sur ses cheveuxsombres ?

– Tout à fait magnifique, reprit Emmad’un ton si cordial qu’il éprouva le besoin de manifester sareconnaissance.

– Comme je suis heureux, dit-il, de vousvoir et de vous trouver si bonne mine ! Pour rien au monde jen’aurais voulu manquer cette rencontre et si vous n’étiez pasvenue, je serais certainement allé à Hartfield.

Pendant ce temps, les autres personnes avaientparlé du bébé. Mme Weston venait de raconter que laveille ils avaient été un peu alarmés à son sujet ; elle avaitété sur le point de faire chercher M. Perry. Toutefois, aubout de dix minutes, l’enfant avait repris sa tranquillitéhabituelle. M. Woodhouse prit grand intérêt à ce récit, etexprima son regret que Mme Weston n’eût pas suivisa première inspiration.

– Ne manquez pas, dit-il, de fairechercher Perry à la moindre indisposition. Vous ne pouvez l’appelertrop souvent. Il est peut-être fâcheux qu’il ne soit pas venuhier ; sans doute l’enfant semble en bon état, mais il ne s’enporterait que mieux si Perry l’avait examiné.

En entendant prononcer le nom de Perry, FrankChurchill leva la tête et dès que M. Woodhouse eut fini deparler, il dit, en s’adressant à Emma :

– Mon ami Perry ! Est-il venu cematin ? Comment voyage-t-il maintenant ? A-t-il unevoiture ?

Emma se rappela aussitôt et saisit l’allusion.Elle se mit à rire à son tour ; pendant ce temps, Jane Fairfaxfaisait tous ses efforts pour paraître ne pas entendre.

– Quel rêve extraordinaire, reprit-il, jene puis jamais y penser sans rire. Elle nous entend, MademoiselleWoodhouse, elle nous entend : je le devine au frémissement desa joue, elle a beau froncer le sourcil. Regardez-la. Ne voyez-vouspas qu’en ce moment le paragraphe même de sa lettre qui me donnaitla nouvelle passe devant ses yeux ; elle se rappelle ma bévueet ne peut prêter attention à rien d’autre.

Jane fut contrainte de sourire et se tournantvers lui, elle dit d’une voix basse et calme :

– Comment pouvez-vous évoquer cessouvenirs ? Ils s’imposeront parfois, mais je ne m’expliquepas que vous les recherchiez ?

Il répondit avec beaucoup d’entrain etd’esprit ; Emma n’en partageait pas moins l’avis de Jane. Enquittant Randalls, elle ne put s’empêcher d’établir une comparaisonentre les deux hommes, tout à l’avantage deM. Knightley ; elle avait eu grand plaisir à revoir FrankChurchill, mais jamais la supériorité morale de M. Knightleyne l’avait autant frappée.

Chapitre 54

 

Emma conservait malgré tout une légère anxiétéconcernant la possibilité pour Henriette d’envisager un autremariage sans arrière-pensée ; mais son incertitude ne fut pasde longue durée. Les John Knightley et Henriette arrivèrent àHartfield. Dès qu’elle put trouver l’occasion de rester une heureen tête-à-tête avec son amie, elle put se rendre compte que RobertMartin avait réellement supplanté M. Knightley et que la jeunefille plaçait désormais de ce côté tout son espoir de bonheur.

Au début, Henriette était un peu gênée ;mais, lorsqu’elle eut reconnu avoir été présomptueuse et s’êtreimaginé des attentions qui n’existaient pas, sa confusion sedissipa et elle parut avoir oublié le passé pour se consacrer auprésent et à l’avenir. Emma avait eu soin d’accueillir Henrietteavec les plus chaudes félicitations afin de dissiper toute crainterelative à son approbation : celle-ci fut en conséquence trèsheureuse de donner tous les détails touchant leur soirée à Astleyet le dîner du lendemain ; elle s’étendait sur ce sujet avecla plus évidente complaisance. Cette transformation rapideplongeait Emma dans l’étonnement ; il fallait admettre pourl’expliquer qu’Henriette avait toujours conservé du goût pourRobert Martin.

Le mystère de la parenté d’Henriette futdévoilé : elle était la fille d’un commerçant assez riche pouravoir pu lui assurer la pension relativement importante dont elledisposait, et assez respectueux des usages et de la morale pouravoir désiré éviter un scandale. Aucune objection au mariage ne futsoulevée du côté du père ; il se montra généreux dans cettecirconstance, comme il l’avait toujours été.

Quand Emma eut fait la connaissance de RobertMartin, elle se rendit compte que le bon sens et la rectitude dejugement du jeune homme étaient précisément les qualités propres àassurer le bonheur de son amie ; celle-ci serait guidée etsoutenue et, au contact de femmes intelligentes, ses bonnesdispositions naturelles se développeraient certainement. Henriette,absorbée par les préparatifs de son mariage et accaparée par lesdemoiselles Martin, était de moins en moins à Hartfield. Latransformation qui s’imposait semblait s’accomplir de la façon laplus graduelle et la plus naturelle du monde. Par la force deschoses, leur intimité toute artificielle était appelée àdisparaître.

Avant la fin de septembre, Emma accompagnaHenriette à l’église et assista au mariage de son amie avec unesatisfaction que même la présence de M. Elton ne parvint pas àtroubler. Du reste, à ce moment elle ne voyait en celui-ci que leclergyman dont la bénédiction devait bientôt tomber sur elle.

Jane Fairfax avait déjà quitté Highbury pouraller rejoindre les Campbell ; auprès de ceux-ci, elle sesentait véritablement chez elle. M. Churchill et son neveuétaient également à Londres, où ils attendaient la fin dudeuil.

Le mois d’octobre était celui choisi parM. Knightley et par Emma. Ils désiraient que leur mariage fûtcélébré pendant le séjour de John et d’Isabelle à Hartfield afin depouvoir faire un voyage d’une quinzaine de jours au bord de la mer.John et Isabelle approuvaient ce plan, mais comment pourrait-onobtenir le consentement de M. Woodhouse ? Celui-ci neparlait jamais du mariage que comme d’un événement très lointain.Néanmoins il commençait à se rendre compte que l’échéance étaitinévitable : première étape vers la résignation. Il n’en futpas moins vivement affecté en entendant parler d’une date ferme.Emma, qui ne pouvait supporter voir souffrir son père, n’insistapas. Les messieurs Knightley pour l’encourager, assuraient qu’unefois l’événement accompli, la détresse de M. Woodhousedisparaîtrait, mais tout en reconnaissant la justesse de leursprévisions elle hésitait à causer une nouvelle émotion à sonpère.

La situation se dénoua de la façon la plusinattendue, à la suite d’un incident vulgaire : la basse-courde Mme Weston fut une nuit dépouillée de tous sesdindons. D’autres poulaillers eurent le même sort. PourM. Woodhouse, cette rapine constituait un vol avec effraction,et s’il ne s’était senti sous la protection de son gendre, il eutété en proie aux terreurs dès le coucher du soleil. La force, larésolution, la présence d’esprit des messieurs Knightley luiinspiraient une confiance illimitée. Il appréhendait le moment oùM. John Knightley serait forcé de rentrer à Londres. Cettecrainte salutaire fut pour M. Woodhouse le commencement de lasagesse, et quand Emma proposa de fixer le mariage au moisd’octobre, et de revenir s’installer à Hartfield avec son mariavant le départ de M. John Knightley, elle rencontra la pleineapprobation de son père.

Vers le milieu d’octobre, M. Elton futappelé à célébrer dans l’intimité le mariage de M. Knightleyet de Mlle Woodhouse. La cérémonie fut des plussimples, comme il convient à des gens qui n’ont de goût ni pour lefaste ni pour la parade.

Mme Elton écouta avec surprisela description que lui fit son mari du cortège et destoilettes.

– Rien de plus mesquin, d’après ce que jecomprends. Célina ne voudra pas croire à une pareille pénurie dedentelles… Je ne pensais pas que ce mariage dût égaler le nôtre,mais je m’attendais à mieux !

Cependant la malveillance s’arrêta au seuil dutemple. Les souhaits affectueux du petit noyau de vrais amis quiassistaient à la bénédiction nuptiale se réalisèrent en touspoints : les époux furent parfaitement heureux.

FIN

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Tags: Jane Austen