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En route vers le Pôle – Au pays des boeufs musqués – Voyages, explorations, aventures – Volume 12

En route vers le Pôle – Au pays des boeufs musqués – Voyages, explorations, aventures – Volume 12

de Louis Noir

À la fin du XIXe siècle, et au début du XXe, à une époque où le roman-photo, la bande dessinée ou surtout, la télévision,n’existaient pas encore, étaient publiés un très grand nombre de livres d’aventure, écrits parfois très rapidement, dans une langue un peu « basique », et vendus pour la modique somme de15, 20 ou 25 centimes.

Un auteur représentatif de cette littérature populaire est Louis Noir. En cette année 1899, où sont publiés chez Fayard Frères les 27 volumes de la collection Voyages, explorations, aventures – au rythme d’un livre par semaine !… –, plus de 150 livres de cet auteur sont déjà parus…

Même si ce n’est pas de la grande littérature, même si le style est souvent sommaire, soumis aux exigences de l’écriture au kilomètre et de la parution hebdomadaire, il nous a paru intéressant de tirer quelques volumes de l’oubli définitif. Nous vous proposons donc 6 épisodes des Voyages, explorations, aventures qui relatent les aventures du capitaine d’Ussonville et de ses amis qui, devenus riches, décident de construire une chaîne d’hôtels au Pôle nord.

Lutte contre les éléments, batailles avec les indiens et aventures diverses alternent avec des descriptions à volonté « éducative » : vous apprendrez ainsi tout sur la chasse à courre ou la chasse au morse…

Coolmicro

 

Je dédie ce livre à mon ami Charles Altaine.

Son tout dévoué,

Louis Noir

 

Partie 1
LES MOTELS DU POLE NORD

Chapitre 1 CHAPITRE I La grotte aux cristaux

 

Senoncourt !

Le plus joli bourg de la très grande banlieuede Paris.

Trois hameaux !

L’un au bord de la Seine ; les deuxautres sur un des plus beaux plateaux du Gâtinais.

Deux châteaux !

Villas nombreuses !

Maisonnettes parisiennes, les unes trèsréussies comme celle du père Touard, d’autres abominablementconstruites par des prétentieux voulant trancher del’architecte ; peu nombreux ceux-là.

On se montre du doigt en riant leurs« turnes ratées. »

Mais l’ensemble est charmant.

À cinq cents mètres la forêt, dans un arc decercle immense, encadre les trois hameaux. La Seine forme la cordede I’arc et baigne la base d’une colline en dos de chameau quecouronne les villages de Claire-Fontaine, de Tivry et deCharbettes.

Au loin, Melun.

À mi-chemin, le fameux pavillon de Roquebrune,le plus beau de France et de Navarre.

Et tout près, Fontainebleau, son palais et sonparc.

Mais parc plus immense, plus splendide, laforêt où l’on peut marcher pendant sept heures, en ligne droite,sous les arbres !

Un monde cette forêt avec ses gardes del’État, ses gardes de chasses particulières, ses gardes-biches, quicourent toute la nuit pour empêcher les grands animaux d’aller sefaire tuer sur les terres de Senoncourt par les affûteurs, ce quin’empêche pas ceux-ci d’en abattre un ou deux par semaine.

Seize sous la livre, la viande de cerf ou debiche.

On s’en paie !

C’est qu’elle est riche en bêtes fauves ounoires, cette forêt de Fontainebleau où l’on compte plus de huitcents cerfs ou biches, ou hères ou faons, ou daguets.

Chevreuils, faisans, lapins, lièvres y font lajoie des bons chasseurs et le désespoir des mauvais tireurs quiviennent faire de l’épate avec leurs costumes de Nemrod,posent dans le train, posent au restaurant, posent dans le pays,posent sous bois, mais ne tuent jamais rien… si, pourtant,quelquefois… un écureuil.

Très peuplée, cette forêt que l’on croiraitdéserte.

Des bûcherons partout pendant l’hiver. Aucours d’une promenade, prêtez l’oreille. Un bruit semblable à uncoup de canon. C’est un arbre qui s’abat.

Et autour de vous, les haches infatigablestroublent le silence des futaies.

Et ces retentissements métalliques, ces coupsde mine ?

Ce sont les carriers taillant les grès etfaisant sauter les rocs.

Point d’eau dans la forêt deFontainebleau ! nous dira-t-on.

Erreur !

Sous les blocs de grès, beaucoup de petitesfontaines, filtrant l’eau des mares goutte à goutte.

Connues des seuls forestiers qui ne lesmontrent jamais aux profanes.

Pourquoi ?

Parce que, parmi les promeneurs, il y a desfarceurs imbéciles qui prennent plaisir à souiller cesfontaines.

Il faut vider la vasque taillée dans le blocpar les carriers, la laver et attendre pendant deux jours et plusqu’elle soit remplie.

Comme c’est intelligent, de la part de ceuxqui font ces blagues-la.

Aussi, vous Parisien, promené par le pèreGarnier, guide officiel de la forêt, qui tient la buvette de laGrotte-aux-Cristaux, près la Belle-Croix, saisi par la soif, aucours d’une promenade dans les merveilleux sites duCuvier-Chatillon, serez-vous tout étonné de vous entendre dire parce guide expérimenté :

– Puisque vous avez soif, asseyez-vous làet attendez.

Sur ce, il dévale et disparaît pour reveniravec quelque vieux gobelet rouillé ou quelque pot ébréché pleind’eau bien limpide, bien fraîche.

Il reporte le récipient où il l’a pris.

Et vous, à son retour :

– Il y a donc de l’eau près d’ici, pèreGarnier ?

– Oui, monsieur.

– Où ça ?

Et le père Garnier, au lieu de répondre,détourne la conversation.

– Je crois avoir vu une vipère s’enfuirdans la bruyère.

Une vipère.

Ça vous intéresse.

Il fait semblant de chercher, ne trouve pas etl’on s’éloigne.

– À propos, père Garnier, et cettefontaine ? J’aurais bien voulu la voir.

Lui, tranquillement :

– Monsieur, une fontaine, c’est précieuxpour les gardes, les carriers et les bûcherons. Eh bien ! il ya eu des Parisiens qui se sont amusés à les remplird’excréments.

» Aussi ne les montrons-nous jamais.

– Comment, père Garnier, vous mesupposeriez capable…

– Pas vous.

» Mais vous pourriez la montrer à desamis et connaissances.

Vous êtes peu flatté et très étonné de cesréflexions.

Mais je vous ai parlé de laGrotte-aux-Cristaux, il faut que je vous dise ce que c’est.

Des grès cristallisés mis sous grille et sousclef.

Il n’y a que deux grottes aux cristaux de grèsen Europe.

Celle de la forêt de Fontainebleau et uneautre dans le Wurtemberg.

À voir ces cristaux on ne se douterait pasqu’ils sont si rares, par conséquent si précieux. Les savantsviennent de loin pour les voir. De là, ils se font conduire par lepère Garnier à la grande caverne des Sorcières.

Chapitre 2La caverne des sorcières

 

Repaire de brigands.

Longtemps cherché.

Jamais trouvé.

On passe devant l’entrée, pourtant déblayée,sans la voir.

Il y a cheminée, salle à manger etdortoir.

Biens logés, messieurs les brigands !

Mais voilà qu’un jour, le père Garnier, encherchant des vipères, enfile par mégarde sa jambe dans un troutout rond et profond. Cela lui semble bizarre.

Il regarde le trou et le voit plein de suie.Mais alors…

Serait-ce donc une cheminée ?

Oui.

Mais alors… pour la seconde fois, il y auraitune habitation ?

Cherchons.

Et si bien il chercha qu’il trouva.

On avait fait du feu la veille et les pas desbrigands ou des vagabonds étaient tout frais marqués sur lesable ; un quartier de biche salée pendait à un crochetsuspendu à un anneau scellé dans la voûte.

L’affaire fit grand bruit.

Collinet, mon ami Collinet, le successeur deDennecourt, Collinet le sylvain incomparable, fit aboutir un de sessentiers artistiques à la grotte, que ses hôtes s’empressèrentd’évacuer pour ne jamais y revenir.

Et je vous assure que le repaire de cesbrigands reçoit de nombreuses visites en été.

Chapitre 3La buvette de la grotte aux cristaux

 

Le père Garnier, je l’ai dit, tient la buvettede la grotte. On y trouve du lait, des œufs, du beurre, sardines,pain et fromage, de quoi déjeuner modestement ; mais enprévenant la veille, on aurait tout ce que l’on voudrait.

Et c’est très drôle de dîner à la grotte enayant le point de vue du mont Saint-Père, celui de Jeanne-d’Arc,celui du Champ-de-Courses, celui de la Table-du-Grand-Maître autourde soi, disons le mot, sous la main.

Tout près, la mare de la Croix, avec le chênede Clovis et les mares à Piat et à Collinet.

À droite, les merveilles du rempart deCuvier-Chatillon, celles du mont Saint-Germain, deux petitesKabylies aux portes de Paris.

Et si vous voulez avoir l’illusion de la forêttropicale, le père Garnier lâchera ses couleuvres.

Couleuvres d’Esculape !

Couleuvres à collier.

Couleuvres vipérines.

Couleuvres de mares, jaunes et noires.

Couleuvres de haies.

Il les fera grimper dans la tonnelle souslaquelle vous mangerez.

Vingt sous pour jouir de ce spectacle, cen’est pas cher.

Par dessus le marché, vous verrez les vipères,enfermées dans une boîte ; il en a eu une, dite aspic, quimesurait un mètre dix…

Elle lui a tué son chien Verdeau en troisminutes.

Sale bête !

Pas le chien.

La vipère.

Tel que vous le verrez, cet étonnant pèreGarnier, si vous allez à la grotte, sachez que c’est le meilleurchercheur de vipères de la forêt.

Il a remporté le prix, une prime offerte àcelui qui en apporte le plus à la mairie de Fontainebleau.

De plus, chasseur d’abeilles sauvages ;il recueille dans leurs ruches au creux des roches ou des vieuxarbres, par centaines de livres, un miel parfumé qui ne ressembleen rien à celui des abeilles domestiques.

Il y en a pour tous les goûts.

Celui de telle ruche sent la bruyère, celui detelle autre, le genêt, de telle autre encore, la violette, etc,etc.

Brave père Garnier !

Il était content ce jour-là.

Rendez-vous de chasse à courre àBelle-Croix !

Et le maître d’équipage avait envoyé unfourgon, son maître d’hôtel, des laquais de service, le chef decuisine et les marmitons.

Quinze invités.

Messieurs les piqueurs et les valets de chiensmangeraient aussi à la grotte avant les maîtres !

Aussi, je vous assure que ça ronflait, lescasseroles.

Le chef avait tiré du fourgon des réchauds, unfour portatif, tout un attirail, car il se doutait bien que lefourneau-cuisinière du père Garnier était trop petit.

Oh ! oui, ça ronflait !

Et il montait dans l’air des odeurs exquises.Le couvert était dressé sur la plus grande table, allongée deplusieurs petites.

L’argenterie, les cristaux étincelaient ;c’était merveille.

M. Drivau, le maître d’équipage, faisaitgrandement les choses.

Chapitre 4Cent-millionnaire et milliardaire

 

Mais qui est M. Drivau ?

– Il est donc bien riche, votre maître,qu’il paye de pareils déjeuners à ses invités ? demanda lepère Garnier au maître d’hôtel.

Monsieur Drivau a quatre millions dont il saitsi bien se servir qu’ils lui rapportent dans les trois cent millefrancs, bon an, mal an.

De plus, il vient de toucher quatorze millionsde dividende, pour des actions de la mine d’or du Garricks, enAustralie.

Il est certain que l’année prochaine, iltouchera une vingtaine de millions pour le moins.

– Oh là là ! fit le pèreGarnier.

En voilà une mine qui rapporte gros !

– C’est toute une histoire.

Elle a été découverte par un chercheur d’orfrançais naturalisé australien, M. d’Ussonville, ungentilhomme basque qui a l’air d’un de ces grands aigles que l’onvoit au Jardin des Plantes ; plus de deux mètres de haut.

Mon maître peut être considéré comme uncent-millionnaire à cause des revenus de cette mine ; maisM. d’Ussonville est un milliardaire.

La mine était en plein désert sans une goutted’eau.

Personne ne pouvait traverser ce grand désertaustralien.

Il parvint à faire de l’eau.

– Comment ?

– Père Garnier, quand les femmes deFontainebleau vont le matin aux champignons, vous savez que larosée trempe leurs jupes au point qu’elles les tordent et quebeaucoup d’eau en sort.

– Oui. Moi même, je tords ainsi monpantalon pour le faire sécher quand je reviens des champignons.

– Eh bien, M. d’Ussonville acheta ouse procura cent chiens métis, provenant de chiennes dingos, desbêtes indigènes, et de chiens anglais.

» Il s’enfonça dans le désert avec sameute chargée de vivres, de bagages et d’éponges.

» À cette époque, M. d’Ussonvilleétait déjà devenu millionnaire en exerçant le métier de chercheurd’or.

» Je vous dis ça en passant.

» Il avait idée que la rivière Ashburtonroulant des paillettes, comme elle traverse souterrainement ledésert, ces paillettes devaient en provenir.

» Et M. d’Ussonville trouva unemontagne d’or, c’est-à-dire de quartz aurifère.

» À la surface, il y avait des champsd’or d’une richesse fantastique.

» M. d’Ussonville chargea sa meutede pépites, revint au littoral, et il alla former une compagnieavec d’anciennes amazones de Béhanzin qui chassaient autrefois pourlui l’homme et l’éléphant et chassaient en ce moment ce dernierpour elles-mêmes.

» Puis il acheta au Congo des esclavesdont il fit des travailleurs libres ; une vraie blague cestravailleurs libres : ils sont esclaves tout de même.

» Il recruta aussi des Sénégalais afind’en faire des sapeurs et des artilleurs pour ses mitrailleuses etses canons-revolvers et le voilà parti pour sa montagne d’or avecd’anciens sous-officiers des tirailleurs sénégalais.

» M. Drivau, mon maître, unParisien.

» M. Santarelli, un Corse, un petitnoir de cheveux et de barbe qui ne rit jamais.

» M. Castarel, qui, au contraire,rit toujours. C’est un Marseillais qui ressemble à un polichinellesans bosses.

» Et c’est un farceur.

» Il m’a escamoté ma montre et monporte-monnaie avec plus d’adresse qu’un pickpocket.

» Il est épatant.

» Ainsi que mon maître, il ne peut pass’empêcher de faire des tours et il donne au château des séances deprestidigitation où il invite les paysans qui le regardent comme unsorcier.

» Voilà les trois principaux invités.

» Cent-millionnaires et un milliardaire,M. d’Ussonville.

» Voilà, père Garnier.

» Et je vous assure qu’il ne fait pasmauvais les servir.

» Pas d’anse du panier, parexemple !

» Ils ont adopté le bon système.

» Ils expliquent ce qu’ils veulent et onfixe tant par tête.

» Gagne ce que tu peux !

» On ne vole pas pour conserver leclient, car ce ne sont pas des maîtres, mais des clients.

– Drôle de système.

– Mais non.

» Excellent, au contraire.

» Voyons, père Garnier, il vous vient unclient qui désire déjeuner.

» Vous tâchez de le contenter, pasvrai ?

– Oui.

– Et vous n’osez pas l’étriller.

» Il ne reviendrait plus.

– C’est vrai.

» Moi de même avec mon patron qui, si jele traitais mal, me remercierait certainement.

– Eh bien oui, en y réfléchissant, c’estle meilleur système.

– Vous pouvez m’en croire.

» Si j’étais riche, c’est celui quej’adopterais pour le maître d’hôtel, qui aurait à s’entendre avecson cuisinier, à le payer, à le commander.

» Je suis responsable du chef de cuisineet de tout le service.

– Enfin vous avez une bonneplace !

– Excellente.

– Il y a-t-il des dames ?

– Ah ! vieux curieux, je vois qu’ilfaut que je vous parle des invitées.

» Eh bien, ce ne sont pas les premièresvenues non plus.

» Un moment, s. v. p.

» Je vais jeter un coup d’œil sur lesfourneaux.

Cent-millionnaires !

Milliardaire !

Le père Garnier n’en revenait pas et segrattait l’oreille.

Chapitre 5Les invitées

 

Le maître d’hôtel revint.

– Ah ! ah ! dit-il. Je vous ailaissé le bec dans l’eau à propos des invitées.

» Toutes cent-millionnairesaussi !

» Il y a d’abord deux négresses ; cesont les deux dames Taky, deux sœurs.

» Mme Taky-Data etMme Taky-Nadou, les deux cheffesses de la compagnied’amazones aujourd’hui licenciée.

» Elles étaient cambacérès.

» C’est-à-dire générales de la garde deBéhanzin.

» Des types de vieux grognards, serviespar leurs ordonnances, d’anciennes amazones qui sifflent un grandverre de rhum comme si elles buvaient du lait.

» Ces deux guerrières n’ont pas vouluretourner au Dahomey pour rester près de leur princesse.

– Ah ! leur princesse est àSenoncourt.

– Pour le moment du moins, avec son oncleM. d’Ussonville.

– Tiens, il a une nièce dahoméenne, cechercheur d’or.

– Pas dahoméenne du tout.

» Mlle de Pelhouërest bretonne.

» Elle a suivi son oncle partout et tuétant de lions, d’éléphants, de rhinocéros et de sauvages, que lesamazones, dans leur enthousiasme, ont suivi une coutume du Dahomey,en la nommant leur princesse.

» C’est une petite demoiselle trèsgentille, un peu garçon, mais pas trop pourtant.

» Elle n’est servie, elle aussi, que pardes amazones.

» Sa tante est une veuve anglaise,mistress Morton.

» Ah ! père Garnier, vous allez voircette vieille poule anglaise qui voudrait bien trouver un coq.

» Elle est émaillée, fardée, bichonnée,pomponnée, que c’en est ridicule ; mais on s’y habitue… à lalongue.

» Pas mauvaise femme.

– Ce monsieur d’Ussonville, le chercheurd’or, a-t-il bien réellement un milliard ? C’est beaucoup unmilliard !

– Quatre milliards !

» Et il sait s’en servir.

» Il vient de jouer aux Ephrussi,spéculateurs sur les grains, comme vous savez, un tour qui leurcoûte trente millions que lui a gagnés.

» Mais gros actionnaire de sa mine, il ygagne chaque année les millions par centaines.

» Il est en train d’acheter le château duBas-Senoncourt, tout meublé, pour s’y installer en attendant.

– Attendant quoi ?

– D’aller au Pôle Nord y fonder deshôtels pour touristes.

– Monsieur Lapierre, vous vous fichez demoi, pas vrai ?

– Non pas !

» C’est sérieux.

» Permettez.

» Encore un tour à la cuisine.

Le maître d’hôtel s’éloigna pendant que lepère Garnier, se regrattant l’oreille, murmurait :

– Quatre milliards !

Chapitre 6Une idée de M. d’Ussonville

 

Le chef revint et dit :

– M. d’Ussonville a un tas d’idéescomme celle-là en tête.

» Il s’est dit que l’on pouvait toutaussi bien établir des hôtels-étapes pour aller de l’une à l’autreau Grand Hôtel du Pôle Nord, que ce ne serait pas plus difficilepour ces hôtels-là que pour celui récemment construit auSpitzberg.

» Et je suis tellement convaincu quec’est possible, que j’ai laissé mon fils s’engager comme gérantd’un de ces futurs hôtels polaires.

– Vous m’épatez.

– Père Garnier, nous sommes pourtant dansun siècle où I’on ne doit plus s’épater.

» L’épatement est une chose finie, usée,un mot à biffer.

» Que n’avons-nous pas vu ?

» Que ne verrons-nous pas ?

» Mais j’oubliais de vous dire queMlle de Pelhouër vous achèterait descouleuvres et des lézards.

» Pas de bêtises !

» Quand elle vous demandera le prix, n’enfaites pas.

– Compris !

» Je m’en rapporterai à sagénérosité.

– Quand vous la verrez, regardez sesyeux ; jamais vous n’en aurez vu de pareils, des yeux d’oiseaude mer.

» Du reste, elle a une tête de mouette,un oiseau que vous ne connaissez pas, mais que moi, Breton, jeconnais.

» Eh bien, ces yeux-là sontinfaillibles ; les amazones m’ont conté que leur princesselogeait toujours sa balle dans l’œil des éléphants et deslions.

» Et quand on pense qu’elle n’a que seizeans !

» Quand on pense qu’à quatorze ans, pourson coup d’essai, elle a tué une meute de six lions !

» Avec ça, pas hautaine, un peu fière,mais seulement avec ceux qui voudraient se familiariser sans que çalui convienne, mais très bonne et très gentille.

» Ne faisant jamais l’importante ;mais ne se laissant manquer par personne.

» Nous savons qu’un jour la comtesse deGernaysac lui a dit d’un ton trop protecteur : « Mapetite !

» – Madame, je ne suis la petite depersonne. »

» Les paysannes de Senoncourt l’aimentbeaucoup, parce qu’elle fait beaucoup de bien, discrètement, à despauvres gens méritants et malheureux.

» Mais elle ne se laisse pas exploiterpar les faux pauvres.

– Ce n’est pas comme le comte et lacomtesse de Labart ! dit le père Garnier.

» En voilà qui sont trompés par lesmendiants suspects.

» Quel dommage que de si braves gens nesachent pas discerner ceux qui sont honnêtes de ceux qui ne le sontpas.

– Oui, c’est toujours dommage de voirl’aumône mal faite.

» Mais croyez-vous que nos piqueurs aientdétourné des cerfs ?

– C’est leur première chasse ; je neles connais que depuis très peu de temps, puisque l’équipage esttout nouveau.

» Mais je sais que M. LaFeuille[1] est très estimé et qu’il sera très biensecondé par MM. La Rosée et La Verdure, qui ont chassé dans laforêt d’Orléans.

» La meute est très bonne, bien sous lefouet. Enfin voilà cinq chasses d’entraînement qui ont bienréussi.

» M. La Feuille m’a dit que lemaître d’équipage avait une grande qualité.

– Laquelle ?

– Il laisse faire ses piqueurs et secontente du plaisir de suivre.

» Or, beaucoup de maîtres ont le tort dese croire grands veneurs, comme Ephrussi par exemple, qui faisaitmanquer ses chasses en commandant à tort et à travers.

» Vous savez qu’avant le rapport, lespiqueurs ne disent mot à personne sur les cerfs détournés.

» Ah ! les voilà !

» Ne les questionnez pas, vous lesmettriez dans l’embarras.

Chapitre 7Les piqueurs

 

Le maître d’hôtel salua les nouveaux venus etleur indiqua une table où ils furent aussitôt servis.

Ils se hâtèrent, car, le matin, chacun fait lebois avec son limier tenu en laisse et il porte habit et culottecouleur feuille morte.

C’est pour ne pas effaroucher le cerf avec descouleurs trop voyantes.

Mais, pour la chasse, avant l’arrivée desmaîtres, ils endossent les culottes blanches, l’habit rouge et ilsmettent les bottes à l’écuyère.

Quand on entendit rouler au loin les voituresde maître, les piqueurs finirent leur café, prirent du cognac et seretirèrent « dans leur cabinet de toilette », comme ilsdisaient plaisamment.

La nature en faisait tous les frais en lesmasquant par un taillis touffu d’où ils sortirent vêtus de pourpre,couleur qui tranche le mieux sur le vert des arbres et les faitvoir de très loin.

Chapitre 8Les maîtres

 

Les maîtres arrivèrent à la grotte. Très grandair avec beaucoup de simplicité.

Mais on se sentait en face d’hommes ayantbeaucoup vu, beaucoup fait, sachant ce qu’ils valaient, necherchant pas à le faire connaître.

Point de petites façons de petits crevéss’étudiant aux jolies révérences de salon qui les font ressembler àdes singes éduqués ou à des chiens savants.

Tout ce monde-là était fort énergique, un peubrusque, comme le sont les marins, les militaires, les grandsvoyageurs.

On s’assit sans cérémonie et les laquaisservirent.

Les deux Taki et leurs ordonnances attirèrentbeaucoup l’attention du père Garnier.

Pensez donc que le cocher de M. Drivauqu’il connaissait, venait de dire à M. Garnier :

– Père Garnier, vous voyez bien toutesces négresses-là ?

– Oui !

– Et bien, mon père Garnier, au temps deBéhanzin, à une époque de l’année, on faisait tuer beaucoupd’esclaves ; ça s’appelait les Grandes Coutumes.

» On jetait les corps aux amazones etelles les mangeaient crus.

Le père Garnier fit la grimace et ne puts’empêcher de s’écrier :

– Ah ! les cochonnes !

– Chut !

» Si les Taki vous entendaient, vouspasseriez un mauvais quart d’heure.

Le père Garnier se le tint pour dit.

Mais deux dames, en habit rouge d’amazones, lepréoccupaient encore.

L’une était négresse, l’autre mulâtresse, maistoutes deux d’un type très fin, toutes ayant le nez droit et destraits fins.

– Qui sont donc, demanda-t-il, ces damesnoires en rouge ?

– La négresse, dit le maître d’hôtel, estMme Santarelli, une princesse du Tigré, enAbyssinie.

» La mulâtresse estMme Castarel, fille d’un Français et d’uneAbyssinienne.

» Le Français est M. Granger, uningénieur que voilà là-bas.

Chapitre 9Les invités

 

Pendant que les invités intimes déjeunaient,d’autres arrivèrent sur le carrefour de Belle-Croix.

Tous les officiers de Fontainebleau et deMelun, tous les fonctionnaires importants, les maires et adjoints,sont en quelque sorte invités de droit.

Il en est d’autres que le maître d’équipageinvite en raison de ses relations.

Mais quiconque a le droit de suivre la chasseà pied, à cheval, en voiture, comme bon lui semble.

L’invité est tenu de saluer le maîtred’équipage.

Celui qui s’invite lui-même se, dispense decette formalité, voilà toute la différence.

Mais au point de vue de l’amour-propre, quelabîme entre celui qui peut dire à un ami non invité :

– Mon cher, quelle chasseaujourd’hui ! Superbe !

» Les autres invités m’ont tous demandédes nouvelles de ma femme.

» Un peu souffrante.

» Vous me croirez si vous voulez, maisquand elle n’y est pas, il manque quelqu’un.

J’ai vu un de ces bourgeois vaniteux qui, avecsa femme, suivait modestement toutes les chasses à pied, devenuquelque chose dans une des communes environnantes, invité à causedu titre seulement, ne plus venir aux chasses qu’en voiture.

Vingt francs deux fois par semaine et desrevenus bornés.

Et, à chaque coup, des camouflets.

Fraîche réception par les maîtresd’équipage.

Plus fraîche encore de la part desinvités.

Pas un mot, pas un regard de la gent vraimentaristocratique.

Très amusant !

Ce que l’on en faisait des gorgeschaudes ! Mais… passons.

Il y aurait trop à dire sur la bêtisehumaine.

Chapitre 10Les limiers

 

Le déjeuner fini, le maître d’équipage et sesintimes, en habit rouge, les femmes, excepté les anciennes amazonesde Béhanzin, parurent sur le carrefour de la Belle-Croix.

Eh bien, ça ne manque ni de cachetaristocratique, ni de pittoresque, ni même de majestueux, un beléquipage.

Cent chiens couplés.

Beaux chiens, surtout si ce sont des bâtardssaintongeais.

Superbes, pleins de feu, le regardintelligent, la queue bien levée et très fouettant.

Beau poil, les oreilles tirbouchonnantes,poses élégantes.

Vraiment, ça a du caractère !

Trois valets de chiens en rouge, fouet enmain.

Et la main leste !

En meute, Sapeur et Tabellion !

Non !

Des fantaisies !

Vlan !

Coups d’un fouet immense à manche court.Tayau !

Tuyau ! hurlent les chiens.

Gueule, Tabellion.

Gueule, Sapeur !

Mais obéissez !

De la discipline ou le fouet !

En bataille, derrière la meute, les troispiqueurs !

Très dignes !

Des messieurs, croyez-le bien.

Et très considérés.

La place de premier piqueur vaut dix millefrancs par an.

Près des piqueurs, le valet de chiens àcheval.

Il conduit le relai volant.

Il doit le lâcher à propos et je vous assureque pour y arriver c’est compliqué.

Dire qu’il y a des gens qui s’imaginent queles chiens mènent le cerf où bon leur semble !

Dire que d’autres s’imaginent que l’on peutprévoir où il sera mis à l’hallali !

Ni le cerf, ni les piqueurs, ni personne ne lesait.

Et l’extrême sagesse est de ne rienprévoir.

On dit d’un piqueur qui fait desprévisions :

« Il chasse de parti ».

Cela veut dire de parti pris ; il faitdes conjectures.

C’est un vice rédhibitoire.

Jamais ce piqueur ne sera un bon piqueur.

Mais qu’on le sache bien, la chasse à courre àforcer est un art éminemment, exclusivement français.

Il date du temps des Gaulois qui l’apprirentaux Romains.

Les Anglais chassent à courre de la façon laplus ridicule.

Ils mettent un cerf en boîte, le conduisentainsi enfermé au rendez vous, le lancent et lui donnent une petiteavance.

Cela prête à rire.

Nos veneurs sont les premiers du monde, lesseuls.

Tous les grands seigneurs étrangers sedisputent ceux qui consentent à s’expatrier en Autriche, enPologne, en Russie, en Roumanie, etc.

Comme pisteurs, nos piqueurs en remontreraientaux Peaux-Rouges, aux Arabes, aux chasseurs birmans.

Mais, tenez, écoutez lerapport :

Le maître d’équipage a fait un signe de lamain.

Les piqueurs et les valets de chiens sedécouvrent.

La veille, les trois piqueurs ont fait le boisautour du rendez-vous pour étudier les allées et venues desanimaux ; le matin, à l’aube, le derbaulin, une voiture àprovisions et destinée à rapporter la tête et la peau du cerf, lederbaulin les a menés, eux et leurs limiers, sur le terrain durendez-vous.

Ils connaissent toutes les coulées par oùpassent les animaux…

Leur chien, par son flair, leur donneconnaissance d’eux.

Ils vérifient, par le pied de l’animal, s’ilvaut la peine d’être chassé.

Oui.

Il est entré, au retour du gagnage, pâturagedans une enceinte, mais il en est peut-être sorti.

Si, pourtant, il y est resté, il ne faut pasl’effaroucher.

Une enceinte est une partie de forêt, entouréede chemins.

Le piqueur fait le tour.

Son limier, bien tenu en laisse, lui indiqueque le cerf est sorti de l’enceinte, qu’il n’a fait que latraverser et qu’il est entré dans une autre.

Même jeu pour celle-là.

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que le limierfasse le tour de la dernière enceinte, celle où le cerf s’estcouché.

Le piqueur a fait avec le pied des marquesangulaires et a posé des brisées (petites branches coupées) partoutoù le cerf est entré dans une enceinte, branches non réunies.

Mais il indique sa dernière entrée par deuxbrisées en angle.

Et il s’en va au rendez-vous pourdéjeuner.

Chapitre 11Le rapport

 

Quand le maître paie, mais n’offrepas le déjeuner, toujours payé du reste, il est amusant de voir lespiqueurs griller leurs côtelettes ou leurs biftecks au bout d’unepetite fourche avec soins et raffinements.

Repas forestier.

Toujours très animé.

Beaucoup de curieux ont, eux aussi, apportéleurs provisions et font leur petite cuisine sommaire.

Il est venu des vélocipédistes, gens bruyants,quelquefois aimables, comme ceux de la fameuse bande de Barbier deMelun.

Mais personne ne se risque à demander auxpiqueurs ce qu’ils ont à offrir au maître d’équipage.

Celui-ci est là, entouré des invités, groupenombreux et brillant.

Beaucoup de jolies filles et de joliesfemmes.

Rarement belles, les mondaines.

Mais du chic !

Beaucoup d’officiers, d’amazones et de damesen voiture.

Tout le monde à pied, pour le moment, afind’écouter le rapport.

Les chevaux, une centaine, en bataille àpart.

Le porte-trompe du maître d’équipage tientsous son œil sévère tous les piqueurs de chevaux de l’équipage,qu’il ne faut pas confondre avec les piqueurs-veneurs ; cespiqueurs devront faire tous leurs efforts pour conduire au maître,aux invités intimes, aux piqueurs-veneurs, les chevaux derelai.

Très difficile.

Où sera la chasse dans une heure oudeux ?

Nul ne le sait.

Que de calculs à faire ?

Que d’expérience il faut.

Le cerf fait de 7o à 12o kilomètres !

Et moi qui écris ces lignes, je peux affirmer,tous les veneurs le savent, que Mme Noir et moi,nous arrivons à la curée, huit fois sur dix.

Ce qui m’a valu d’être nommé Legrand veneurdes gens de pied, et ce n’est pas un mince honneur.

Mais écoutons le rapport et rappelons-nous quepas un piqueur n’a vu son cerf.

Il aurait fallu, pour cela, entrer dans lemassif où l’animal était remisé, ce qui l’aurait mis en fuite.

Tout le monde est tout oreilles.

Le maître demande :

– La Feuille ?

Et le premier piqueur de dire :

– Monsieur, j’ai un cerf à sa quatrièmetête, hardé d’une deuxième tête, de trois biches et d’undaguet.

» C’est un cerf de rochers, haut surjambes, ayant les bois en forme de V et très blond de corsage.

Or, La Feuille n’ayant pas vu le cerf, commentpeut-il le décrire d’une façon si précise ?

Au pied, on juge l’âge de l’animal, d’abordpar la grosseur de, l’empreinte, puis par la plus ou moins longuedistance entre la marque du talon et celle des deux ergots quis’appellent la jambe en termes de vénerie.

De plus, jeune, le cerf met le pied dederrière en avant de celui de devant ; vieux, c’est tout lecontraire.

Voilà pour l’âge.

Dans la forme des bois, les branches touchéespar eux au passage de l’animal l’indiquent. La couleur ?

Le cerf est sujet à avoir des vers sous lapeau. Très fréquemment, il se frotte contre un tronc d’arbre pourles écraser et y laisse du poil que le piqueur recueille et qu’ilexamine.

Cerf de rocher ?

La pince du pied est usée, ce qui n’existe paspour les cerfs de plaine et de bornage.

Mais combien d’années d’expérience et combiende sagacité il faut, pour lire ainsi les pages que les cerfstracent sur le sol des forêts, pour établir leur identité aux yeuxdes piqueurs ?

C’est long à apprendre.

Les deux autres piqueurs firent leur rapport,et, après discussion, on décida d’attaquer un dix cors jeunementqui était hardé de cinq biches.

Chapitre 12Le laisser-courre

 

On confia les limiers qui avaient travaillé lematin à un valet pour qu’il les remmenât au chenil.

Rarement on fait chasser les limiers enmeute.

On mit vingt chiens dans un relais, vingt dansun autre et on donna des instructions générales aux valets quidevaient les diriger.

Le valet de chiens à cheval prit le relaivolant de dix chiens.

Tout le monde monta à cheval.

L’on se rendit à un kilomètre environ del’enceinte.

Le gros de la meute fut arrêté là et l’onn’emmena dans l’enceinte que les chiens rapprocheurs.

Trois vieux routiers.

Leur rôle est d’attaquer le cerf, de le fairelever, de le tourmenter, de lui faire perdre patience.

En un mot, il s’agit de le séparer de laharde.

Mais il s’y refuse, il ruse, ilrendonne[2], mélange ses voies avec celles de laharde.

Les piqueurs crient aux chiens :

« Sagement, mes vieux !

« Bellement ! »

Et tant qu’ils voient le cerf hardé, ilssonnent la compagnie.

Mais, tout à coup, le cerf prend son parti etse sépare.

On le voit sauter une, deux, trois ou quatreroutes, si l’on s’est placé en un bon carrefour.

Les piqueurs coupent les vieux chiensrapprocheurs et les attachent ils sonnent des appels forcés à lameute qui accourt.

On découple, lâchant d’abord sur la voie lechien de tête.

Toute la meute s’élance en criant, le bienaller, dit sur les trompes, retentit, deux ou trois cents chevauxse précipitent à la poursuite, autant de voitures enfilent leschemins les plus favorables « pour suivre ».

Tout cet ensemble s’appelle lelaisser-courre.

Chapitre 13La curée

 

La chasse partit au loin à fond de train.Bientôt l’on n’entendit plus rien, le cerf avait fui, vent arrière,et les piétons qui n’eurent pas l’intelligence de foncer le ventdans le dos, n’arrivèrent pas pour la curée.

La chasse dura pendant trois heures ; lecerf, très rusé, mit deux fois les chiens en défaut ; maisquelques chiens du haut Poitou, très fins de nez, mêlés auxSaintongeois, débrouillèrent la voie, la relevèrent et remirenttoute la meute au droit très brillamment.

Il eut aussi un change ; mais quelquesbons chiens n’y ayant pas donné, ceux qui s’étaient trompés serameutèrent à la bonne tête de chasse.

Enfin le cerf sur ses fins, très mal mené,c’est-à-dire très bas, arriva dans la mare aux Pigeons, près deFranchard.

On sait que le plateau de grès où la mare setrouve située se termine très brusquement par un précipice.

Les chiens criaient furieusement ; lecerf ragaillardi courait ou nageait les cors sonnaient le bat-l’eauet La Feuille avait saisi la carabine pour tirer l’animal.

Mlle de Pelhouër dit aupiqueur :

– Donnez-moi donc la carabine, que jemontre à ces gens-là comment je tire à l’œil.

– Voilà, mademoiselle.

Il était lui-même très curieux de voir cecoup-là.

– Juste ? votre carabine, monsieurLa Feuille ?

– Très juste, mademoiselle.

– Attendons qu’il me montre sa tête, neserait-ce que pendant trois secondes, et je place ma balle.

Mais tout à coup, on cria :

– Gare !

– Gare !

C’était le comte Labart, monté sur sa jumentemballée, qui le conduisait droit au précipice.

Sûrement, la bête et l’homme allaient êtretués.

Une angoisse poignante serrait les poitrines.Le comte est très aimé.

Nature distinguée, délicate, trop généreuse,il a conquis les plus vives sympathies.

Tout à coup, un coup de feu retentit, lajument ralentit son allure, puis elle s’arrêta à deux longueurs duprécipice.

C’était Mlle de Pelhouërqui venait de casser la jambe gauche de derrière à la jument.

– Rechargez la carabine ! dit-elleavec le plus grand sang froid à La Feuille ; il fautmaintenant en finir avec ce pauvre cerf.

On voyait revenir le comte avec sa jument quin’allait plus que sur trois pieds.

Mais vivement, La Feuille avait rechargél’arme, car le cerf se montrait de face.

Mlle de Pelhouër pritl’arme, visa et tira. Le cerf tomba foudroyé, l’œil crevé, uneballe dans la cervelle.

– Pour un beau coup, c’est un beaucoup ! dit La Feuille en connaisseur.

» Je savais que mademoiselle tirait bien,on me l’avait dit, mais on aime à voir…

– Est-ce qu’on n’a pas parlé d’unedestruction de lapins ?

– Si mademoiselle.

– Pour quand ?

– Après-demain.

– J’irai.

» Puisque vous aimez voir, vousme verrez couper le nez à tous mes lapins à balle franche.

– Mademoiselle, je ferais cent lieuespour voir ça.

– Vous n’en ferez pas tant pour voirmieux.

» Chargez la carabine.

La Feuille s’empressa.

Quand il rendit l’arme,Mlle de Pelhouër lui dit :

– C’est vous qui dépouillez le cerf, jecrois ?

– Oui, mademoiselle.

– Eh bien, mettez vous à cettebesogne ; moi j’attends une occasion.

La Feuille tira son couteau et il s’attaqua àla peau de l’animal que l’on avait tiré de l’eau et transporté dansun endroit propice à la curée où tout le monde pourrait la voir àl’aise.

Pendant ce temps, le comte Labart avait reçules compliments de ses amis ; puis il avait remerciéMlle de Pelhouër, très entourée, trèsfélicitée ; celle-ci écoutait d’une façon très distraite.

Elle écoutait les crouacs d’une bandede corbeaux.

Ceux-ci éventaient déjà l’odeur du cerf mortet ils arrivaient à tire-d’aile.

Tout à coup,Mlle de Pelhouër cria très haut :

– Monsieur La Feuille !

Le piqueur leva la tête.

La jeune fille ajustait un corbeau au vol.Elle tira.

L’oiseau tomba.

Elle le ramassa et le montra à La Feuille. Lecorbeau était décapité.

Et elle de dire :

– Vous n’avez pas besoin de faire centlieues pour voir.

La Feuille, avec plus de correction que dedistinction :

– Mademoiselle, c’est épatant !

Tout le monde applaudissait et s’extasiait.Monde de chasseurs que tant d’adresse émerveillait.

Cependant La Feuille avait écorché le cerf. Lanappe, c’est-à-dire la peau, était détachée.

Le cou avait été coupé de telle sorte, que latête restait attachée à la nappe.

La Feuille leva les faux-filets et coupa lesquatre membres que se partagent ensuite les gens de la vénerie àposte raisonnable.

Reste le tronc.

On le recouvre de la nappe et un valet dechiens prend la tête de l’animal en ses mains et l’agite devant lameute.

Celle-ci hurle frémissante.

Le maître d’équipage la contient à coups defouet.

Les piqueurs, le cor à la main, se rangent enbataille derrière le corps de l’animal.

Les curieux forment un cercle immense. C’estune scène barbare, mais très imposante.

Les cent chiens hurlent avec une sauvagerieextraordinaire.

Leur naturel loup a repris le dessus.

Car le chien courant est un animal au fondsauvage, indressable, chasseur-né, auquel on ne peut rienapprendre.

Il est bon par lui-même ou mauvais ;personne ne peut y rien changer.

Qui n’a pas vu une curée ne se doute pas de lavoracité effrayante des chiens de meute.

Cependant les piqueurs et les valets de chienssonnèrent fanfares.

La Vue d’abord.

Puis la tête de l’animal, c’est-à-dire sonâge. La première année le cerf est faon, puis hère.

La seconde année daguet ; les bois nesont que dagues.

La troisième année, les dagues tombent et lecerf est deuxième tête ; les cornes se sont refaites avec unandouiller dit de massacre qui orne le merrain, c’est-à-dire letrou du bois.

C’est la seconde tête.

La quatrième année, troisième tête ; il ya en plus un surandouiller.

La cinquième année, quatrième tête ; il ya en plus une clavellure au-dessus du surandouiller.

La sixième année, dix cors jeunement ; ily a une fourche à deux dents au bout du merrain.

La septième année, dix cors ; il y atrois dents à la fourche.

La huitième année, il y a un nombre variablede dents à la fourche.

Elle prend le nom d’empaumure quand elleressemble à une main largement ouverte.

Si, au contraire, les dents forment une espècede cercle, c’est un chandelier.

À partir de cet âge, le cerf est grand dixcors.

Quand les fanfares ont sonné la tête, ellesentonnent celle qui est particulière à l’équipage.

Puis, s’il y a d’autres maîtres d’équipageparmi les invités, on leur joue leurs fanfares.

Enfin on sonne la mort et on laisse les chiensse jeter sur la bête et la dévorer.

Le valet de chiens, qui n’a cessé d’agiter latête, s’est vivement retiré avec la tête et la nappe.

En moins de rien, le cerf est éventré, et lesplus forts chiens sortent de la curée emportant cœur, poumons,foie, entrailles.

C’est ignoble, mais la scène est trèsimpressionnante.

On fit les honneurs du pied àMlle de Pelhouër.

Les fanfares sonnèrent, les piqueurs ayant latête nue.

La Feuille reçut cent francs !

Mais, tout à coup, sous bois, retentirentd’autres fanfares, celles-là ayant un caractère barbare.

C’étaient les amazones qui disaientla victoire de leur princesse dans leurs olifants, trompes d’ivoiredahoméennes.

En dix minutes, il ne resta du cerf que lacolonne vertébrale.

Après s’être disputé les morceaux avecacharnement, après s’être battus à outrance, sous les coups defouet, après avoir broyé les os et les avoir avalés réduits enpoudre, les chiens sanglants se léchaient, non par amitié, maisamour du sang.

Maîtres et invités montèrent en voiture et lescors sonnèrent le Départ.

Puis les piqueurs se rafraîchirent ; oncoupla les chiens, on forma la meute et l’on monta à cheval,reprenant le chemin du chenil, en sonnant triomphalement laRetraite après prise.

C’était fini !

Dans tout ça, il y avait un homme heureux. Lepère Garnier.

Ses couleuvres et ses lézards lui avaient valudeux beaux billets de cent francs !

Quelle aubaine !

En s’en retournant le soir, dans sa voiture àâne, il ne fit que siffler fanfares !

Les merles en furent jaloux.

Chapitre 14Le petit serrurier

 

Pas heureux, ce pauvre Dalernes !

Nouvellement marié, depuis peu établi, ilétait sans ouvrage.

Oh ! ça ne marchait pas.

Et il causait tristement de sa déveine avec sajeune femme, une belle grande brune à l’œil vif.

– Que veux-tu que j’y fasse, disait-ilaccablé.

» Il m’écrase !

Il, c’était le concurrent.

Et le petit serrurier reprit :

– Tous les gros entrepreneurs se tiennentet se soutiennent.

» Ils ne veulent pas de concurrents etils font des rabais, quitte à perdre, pour avoir l’ouvrage, defaçon que nous, les petits, nous ne puissions arriver à rien et ilsveulent nous faire renoncer à la lutte.

» Quand nous aurons mis la clef sous laporte, les bourgeois imbéciles qui devraient nous soutenir serontobligés d’en passer par où voudront les gros entrepreneurs quin’auront plus de concurrence à redouter.

– Ah ! mon pauvre homme, quelmalheur de s’être établis ici.

Et elle se mit à pleurer.

– Écoute, dit-il, nous vivrons enattendant et nous tiendrons.

» J’arrive de Fontainebleau ; il y acomme une rage d’avoir des grilles artistiques dans les hôtels.

» Je suis très bon ouvrier et j’ai faitmes conventions avec un patron pour lequel je travaillerai à latâche.

» Je me ferai sept francs environ parjour.

» Et nous aurons tenu !

» Et ça changera !

» Ils ne pourront pas toujours travaillerà perte.

» Ce qui me dégoûte, c’est que monconcurrent était ouvrier comme moi, il voulait arriver, il s’estétabli, il a commencé petitement ; mais tout lui a souri.

» Et maintenant qu’il est riche, il mebarre la route.

» Canaille, va !

» Encore s’il ne me débinait pas auprèsdes bourgeois.

» Mais il leur dit que je ne sais rienfaire.

» Et je suis bien plus capable quelui.

» À la forge, je n’en crains pas un, lesouvriers le savent.

» Et j’ai travaillé à Paris dans toutesles spécialités pour me former ; je ne suis embarrassé enrien.

» Lui ! c’est le vieuxjeu !

» Moi, je suis à la hauteur, et je peuxentreprendre les plus grands travaux sans être embarrassé enrien.

» Enfin, je vais toujours gagner de quoivivre. Tu ne seras pas malheureuse.

» J’ai ma bécane.

» Fontainebleau n’est qu’à deux lieuesd’ici. J’emporterai ma cantine pour les deux déjeuners.

» Que diable avec sept francs par journous nous en tirerons.

» Je paierai mon loyer et ma patente.

» Comme c’est juste, lespatentes !

» Je ne fais rien et je paie…

En ce moment, une automobile arrivait ets’arrêtait devant la porte du serrurier.

– Oh ! fit celui-ci, le mécaniciendu château. Un bon zigue, celui-là.

» Un Parisien !

» Un ancien camarade d’atelier !

» Je n’ai refait connaissance avec luiqu’avant-hier.

Le mécanicien entra joyeux ; c’était unjeune homme et il était tout à fait dans le mouvement.

– Madame, bonjour !

» Mon vieux, je te serre la pince, je tecueille comme si t’étais z’une pomme pour parler comme lesculs-terreux d’ici et je t’emmène.

– Où ça ?

– Au bonheur !

À la serrurière :

– Madame, pas de mauvaises pensées, s. v.p.

» Je l’emmène au château pour qu’il yfasse sa fortune.

– M. Drivau m’emploierait ?

– D’abord, je t’ai recommandé et tu l’asdéjà comme client.

» Oh, mais tu sais, ça c’est sûr commevoilà ta femme là.

» Le patron tient toujours parole et puisil n’est pas bête.

» Parisien comme moi !

» Et de la tête.

» Je lui ai conté ton affaire.

» Il m’a dit :

» – Mais c’est idiot de ne pas soutenirce garçon-là.

» »Il faut toujours susciter laconcurrence.

» »De cette façon-là, on obtient des prixraisonnables.

» Puis il m’a demandé :

» – Est-il fort, votre ami ?

» – Très fort !

» – Et bon dessinateur ?

» – Il a suivi les cours du soir à Pariset il peut se passer d’architecte et d’ingénieur.

» – Vraiment ?

» – Monsieur, je le connais.

» »Nous avons été coterieensemble.

» – Eh mais… j’y pense…

» »Le commandant d’Ussonville a de grandsprojets.

» »Je lui parlerai.

» Et le patron lui a parlé et j’ai ordrede t’amener.

» Tu vas parler à l’homme le plus richede France…

– À Rotschild ?

– Non.

» Au commandant d’Ussonville.

» Écoute-moi bien.

» Un homme en vaut un autre ; net’épate pas.

» L’ordonnance du commandant, unSénégalais, cet ordonnance, très bon copain, t’introduira.

» – Mon commandant, v’là leserrurier !

» Tu entres.

» Tu mets ton chapeau à la main sansavoir l’air gêné.

» « Mon commandant, j’ai l’honneurde vous saluer. »

» Pas un mot de plus.

» Pas de phrases !

» Je connais l’homme.

» Faut être simple.

» N’aime pas les jean-fesses qui font desmagnes.

» C’est dit, n’est-ce pas ?

» Va mettre ta redingote de mariage etbrosse ton chapeau.

» N’oublie pas ta barbe.

» T’as le temps.

» Moi je pousse jusqu’à Fontainebleau.Commission pressée.

» Je te prendrai en revenant.

» À tout à l’heure !

Et il fit sa sortie laissant le petitserrurier stupéfait.

La femme de celui-ci battit des mains.

– Quelle chance !s’écria-t-elle.

Et lui :

– C’est l’autre qui va faire unnez.

Il courut chez le barbier pour se faireraser.

Trois quarts d’heure après l’automobilerevenait.

Et en route pour le château !

En route pour la fortune.

Quarante-cinq à l’heure.

Chapitre 15Maisons de fer

 

– Asseyez-vous, monsieur.

» Oui, là.

» Très bien.

» On vous dit bon serrurier.

» Vous dessinez.

» Vous savez lire un plan.

» Déchiffrez celui-ci.

» Prenez-en à votre aise.

» Ne vous troublez pas.

» Ne vous pressez pas.

» Je lis le Temps, c’est vousdire que j’en ai pour un certain temps, sans chercher à faire uncalembour idiot.

» Quand vous serez fixé, vous mepréviendrez, n’est-ce pas.

– Mais monsieur, je connais ça ;c’est une maison russe nouveau modèle ; une maison entôle.

» Double tôle.

» Épais matelas d’air entre les deuxtôles. L’air conduit mal la chaleur et le froid.

» C’est un système de constructionexcellent en Russie, où il fait trente degrés au-dessous de zéro enhiver et quarante cinq au-dessus en été.

» J’ai monté de ces maisons-là, monsieur,étant à Paris, d’où l’on m’envoyait en déplacement commecontremaître.

» Tenez, c’est moi qui ai été chargé decelle qui appartient à M. Saupe, à Bois-le-Roy.

– Puisqu’il en est ainsi, tout va bien,monsieur.

» Ces maisons de fer sont destinées aupôle Nord.

» Je veux en établir une de soixantelieues en soixante lieues, cinquante lieues seulement peut-être,depuis l’embouchure du fleuve Mackenzie, au nord extrême del’Amérique jusqu’au pôle.

» Des traîneaux attelés de chienstransporteront les touristes, d’un hôtel à un autre.

» Car ces maisons sont des hôtels à unseul étage et constitués par des petites maisons contiguës,communiquant par un couloir central. Toit de tôle double comme toutle reste. Mais vous voyez que le matelas d’air sera très épais.

» Un mètre.

» Il faut résister à des froids desoixante degrés.

» Ils ne durent jamais longtemps, c’estvrai.

» Il y a des séries de deux, trois,quatre jours de froid extrême, puis le thermomètre, au cours del’hiver, varie entre 20 et 40 degrés.

» Mais nous avons à l’intérieur uncalorifère qui lancera dans les chambres des colonnes d’airchaud.

» La chaleur du poêle de la cuisine seraelle-même utilisée.

» Les tuyaux de ce poêle sont doubles etl’air, chauffé entre les deux tuyaux, s’échappera par des bouchesde chaleur qui chaufferont les chambres de domestiques.

» Le parquet est en tôle doublée dechêne.

» La tôle intérieure des murs est aussidoublée de chêne.

» Il n’y a pas d’étage.

» Vous remarquerez un détail.

» Les fenêtres, munies de solidesbarreaux contre les attaques des ours blancs, sont munies dansl’entre-deux, d’une moustiquaire.

» Le moustique est, en été, la plaie deces pays polaires.

» Aussi toutes les précautions sont-ellesprises contre eux.

» Les lits en fer ont des cadres pourtendre les Moustiquaires. Les sièges seront à ressorts bombés,système Tronchon.

» Vous remarquerez que certaines sallesseront des magasins.

» Du reste, vous étudierez ce plan avecmon ingénieur.

» Mais, d’ores et déjà, vous sentez-vousde force à l’exécuter ?

– Mon commandant, j’en réponds.

– Très bien.

– Mon ingénieur évalue la dépense, pourchaque hôtel à trois cent quarante-deux mille francs, commemain-d’œuvre et comme matière première.

» Ce serait là notre prix de revient,mais vous ne travaillerez pas à forfait.

» Mon intendant paiera toutes les notesvérifiées par l’ingénieur.

» Vous recevrez les sommes nécessairespour vos payes.

» Je vous accorde 20 pour cent debénéfice.

» Donc, sur le premier hôtel, vousgagnerez en chiffres ronds soixante-dix mille francs… et si je suissatisfait, vous ferez les autres aux mêmes conditions.

» De telle sorte que vous pourrezréaliser quatre cent vingt mille francs pour six hôtels. Ce seral’aisance.

– Oh ! commandant, la fortune.

– Non, mon ami.

» Ne vous laissez pas éblouir.

» Une valeur sûre aujourd’hui ne rapporteque 2 1/2 pour cent ; vous aurez donc quoi ?

» Dix mille francs de revenu.

» Et il faudra élever, établir vosgarçons, doter vos filles.

Le serrurier eût un sourire très fugitif.

– Il vous passe une idée par la tête, ditle commandant.

Le serrurier rougit.

– Eh ! dites-la !

» Je suis de bon conseil.

– Mon commandant, quand un ouvrier estarrivé à être un peu riche, il met son fils au collège.

» Il se saigne.

» Il se gêne.

» Et ça ne réussie pas toujours, vu quele fils se croit dispensé d’étudier, comptant sur l’argent de papaet devenant, sauf votre respect, un rossard.

– Bravo !

Se sentant approuvé, le serruriercontinua :

– On envoie son fils à Paris pour enfaire un médecin, un avocat, il fait la noce.

» Mais s’il arrive, il déclare qu’il neveut pas s’enterrer en province i il faut que le père se saignepour l’établir et le soutenir à Paris.

» Et le père, la mère restés ouvriersdans le fond, ont des manières qui ne cadrent plus avec celles desfils et surtout des brus.

– Oh ! très vrai !

– Alors plus de famille !

» On a honte des vieux !

» Moi, je ne veux pas.

» Si je réussis, comme je l’espère, jeserai riche, parce que je resterai serrurier.

» Je mangerai la soupe aux choux commepar le passé, mais sans me priver, sans me rationner.

» J’améliorerai l’ordinaire, voilà tout,et je m’offrirai un gigot le dimanche.

» J’aurai du bon vin ordinaire etsûrement je ne dépenserai pas mon revenu, car ma femme me feravivre largement sur mes gains.

» Ma femme aura une bonne toilette pourle dimanche, une toilette de paysanne aisée.

» Elle s’habillera comme les autrespendant la semaine.

» Nos enfants ne nous croiront pasriches ; ils iront à l’école communale et ils recevrontd’abord une bonne instruction primaire.

» Je les forcerai à apprendre le dessin,sous ma coupe.

» Car voyez-vous, mon commandant, plus çava, plus il faut savoir dessiner ; on devrait apprendre ledessin aux maîtres d’école, qui l’enseigneraient aux enfants dès leB-A-Ba.

» Le dessin est la base de tous lesmétiers, de presque tous.

» Quand on a une bonne instructionprimaire, on se pousse aussi loin qu’on veut, en étudiant et enlisant.

» J’ai voulu savoir l’histoire et je l’aiapprise en lisant.

» Tous les fils de serruriers ne peuventpas être serruriers.

» Aucun des miens ne le serapeut-être ; mais tous iront en apprentissage et je lesplacerai chez des patrons capables qui ne leur passeront rien.

» Et l’apprentissage fini, sac au dospour le tour de France.

» Une fois qu’un père a mis son fils àmême de gagner sa vie, il ne lui doit plus rien qu’en cas demaladie ou de malheur pas mérité.

» Tu veux t’établir ?

» Tu me demandes de t’aider ?

» Je veux bien, mais comme commanditaireet petitement.

» Si ça va, très bien ! J’augmentela commandite.

» Et les filles ?

» Pas de dot.

» Un trousseau, la noce payée, un billetde mille et c’est tout.

» Si tu ne veux pas de ma fille,laisse-la.

» Toi, ma fille, tu ne peux espérer qu’unbon ouvrier.

» Ça va.

» Le gendre se conduit bien.

» Petite commandite et même système quepour le fils.

» Vous m’avez demandé mon idée, la voilà,mon commandant.

» De cette façon-là, je n’aurai pas à mereprocher, d’avoir élevé des fainéants et des propres à rien.

D’Ussonville tendit sa main au petitserrurier :

– Touchez là ! dit-il.

» Vous êtes un homme de bon sens.

Puis il dit :

– Voyons, passons aux traîneaux et auxvoitures.

» Je les veux d’une solidité à touteépreuve, mais légers.

» J’ai donc choisi l’aluminium commematière première.

» On n’a pas encore trouvé le moyen desouder ce métal qui est le plus léger de tous.

» Pour alléger encore certaines pièces,on les forera et elles seront creuses.

» Il y a des traîneaux-fourgons et destraîneaux pour voyageurs.

» Ces derniers seront protégés contre lefroid par un système d’abri très efficace ; c’est une capotefermée double toile caoutchoutée.

» Quant aux voitures, elles nefonctionneront qu’en été.

» J’ai d’abord à édifier le premier hôtelà l’embouchure du Mackensie ; on y déposera tous les autresmatériaux et les vivres ; puis on transportera les matériauxdu second hôtel, que l’on édifiera, et, quand il sera construit,les voitures, car ça se fera en été, y amèneront pièces à pièces,les autres hôtels, ainsi jusqu’au pôle.

» Alors, les touristes pourrontentreprendre le voyage.

» Il faudra me trouver un maîtreserrurier et de bons serruriers, capables de me monter ceshôtels.

– Mais, mon commandant, j’irai.

– Ah !

» Très bien !

– Aller au pôle !

» Mais, mon commandant, c’est un honneur,une gloire.

» J’emmènerai ma femme.

» Elle verra la mer, les océans, lesglaces, les ours blancs.

» Ah ! elle n’a pas froid aux yeux,ma grande brune.

» Elle tient du père.

» On l’a surnommée La Brave !

– Vous réfléchirez avant d’emmener votrefemme.

– Mais, mon commandant, il y aura desservantes dans les hôtels.

– Je pense en trouver.

– Eh bien, où des femmes vont, ma femmeira.

– Mon ingénieur sera ici demain pourdîner et y restera tout le temps nécessaire pour mettre tout entrain.

» Je veux que l’ouvrage marche avec unerapidité foudroyante.

» Sûrement, vous n’avez pas tous lesoutils nécessaires.

» Partez à Paris aujourd’hui mêmesachetez-y tout l’outillage nécessaire, ne lésinez pas, je paie.

» Et je vous laisserai cetteinstallation-là gratin.

» Voici un chèque de cinquante millefrancs sur ma banque de Paris, où vous aurez un compteouvert :

» Voici pour votre femme, à titred’épingles, un billet de mille.

» Vous coucherez à Paris.

» N’oubliez pas vos frais de déplacementet prenez des voitures.

» Pas de petites économies !

» Vous n’avez pas le temps d’en faire,car je veux voir l’hôtel monté avec une rapidité inouïe.

» Engagez des ouvriers.

» Ne lésinez pas avec eux.

» Je ne vous dis pas de gaspiller ;mais, pour moi surtout, qui ai de grands projets en tête, le tempsc’est de l’argent.

» Économisez-moi donc le temps qui memanquera plus que l’argent, car la vie est courte.

Mais, revenant sur le plan de ses hôtels,M. d’Ussonville dit au petit serrurier :

– Je vous recommande la salle de bains dechaque hôtel.

» Là-bas, les douches en hiver, pourcause de réaction contre le froid, si l’on veut sortir ; commestimulant si l’on reste à l’abri, dans une atmosphère tiède, sontindispensables.

» L’été, c’est une question de lavage etde lotions rafraîchissantes contre six mois d’un soleil implacablequi ne se couche pas.

» Soleil de minuit.

» Vous avez vu comment est placé leréservoir où l’on jettera la glace et comment le calorifère ferafondre doucement celle-ci au bain-marie.

» En fermant ou en ouvrant une bouche dechaleur, on règle la température du réservoir.

» Dans le salon, il y a des appareils degymnastique.

» C’est indispensable pour l’hygiène,quand on est dans les jours de bloquage[3],c’est-à-dire quand souffle une tempête de neige, ce qui arrive dèsque le vent prend de la force, ou quand le froid dépasse 45degrés.

» À propos de froid, puisque vous voulezvenir là-bas, je vous dirai qu’en s’habillant comme les Esquimaux,on souffre moins de 40 degrés là-bas que de dix-huit en France, oùnous ne savons pas nous couvrir.

» Je vous l’ai dit, en cas de vent ou degelée excessives, on ne sort pas, mais ce sont des cas assezrares.

» En dehors de ces tourmentes, pas unsouffle dans l’air.

» C’est ce qui aide énormément àsupporter les basses températures.

» Nansen et son ami, dans une méchantecahute bâtie par eux, ont supporté victorieusement tout un hiverarctique.

» J’ai fait dessiner des raquettes àneige pour les placer sous les chaussures.

» Pas de marches possibles sans cespatins.

» Ces patins-raquettes sont en aluminium,donc très légers.

» Enfin, vous verrez tout plus en détailaprès-demain, avec l’ingénieur.

M. d’Ussonville se leva, tendit la mainau petit serrurier, appela son planton et lui dit :

– Reconduis monsieur !

Le petit serrurier sortit du châteaubouleversé.

Il marchait comme dans un rêve et ne sentaitplus la réalité tangible autour de lui.

En traversant le hameau, il ne répondait pasaux saluts amicaux.

Il ne les voyait pas.

Les bonjours des camarades ?

Il ne les entendait pas.

Il se demandait s’il n’était pas en pleinsonge.

Mais l’aigre sifflet d’une locomotive, leroulement d’un train le ramenèrent au sentiment du réel.

Alors il hâta le pas et, arrivant chez lui, ildit à sa femme :

– Notre fortune est faite.

Il mit le billet de mille sur la table etdit :

– Fais-en la monnaie.

– Mais où ? demanda-t-elleprofondément troublée.

– Va, va-t-en à la porcherie et tu y entrouveras pour sûr.

» Ce n’est pas pour rien que l’ondit :

» « Il a de l’argent comme unmarchand de cochons. »

Elle s’empressa.

Quand elle revint, il avait endossé son vestondu dimanche.

– Accompagne-moi au chemin de fer,dit-il ; j’ai peur de manquer le train.

» En chemin, je te conterail’affaire !

Avec quels étonnements ellel’écouta !

Et quelle embrassade avant de monter enwagon !

Chapitre 16Le gros serrurier

 

Une heure après, tout le pays savait la grandenouvelle. Jubilation des marchands de vins logeurs et de leursfournisseurs !

Tant d’ouvriers nouveaux à nourrir, àhéberger !

Mais rage sombre, colère noire du grosconcurrent.

Il s’habilla aussitôt, sauta dans sa carriole,courut au château, demanda à voir le commandant.

Celui-ci le reçut froidement.

– Vous vous annoncez commeserrurier ?

– Oui, monsieur.

» Et je viens vous proposer un rabaisconsidérable sur l’entreprise :

D’Ussonville froidement :

– Vous êtes très à votre aise, vousthésaurisez vos revenus.

» Vous ne dépensez pas le quart de vosgains, le reste augmente votre capital.

» Aucun besoin ne vous pousse à l’âpreconcurrence que vous faites à un pauvre diable d’honnête homme quiveut vivre et avoir sa place au soleil.

» Pourquoi cette haine qui vous pousse àtravailler même à perte ?

» Ce que vous faites là est d’un mauvaiscœur et d’un méchant esprit.

» Vous ne travaillerez pas pour moi.

D’Ussonville sonna.

À l’ordonnance :

– Reconduisez monsieur.

Mais le serrurier se redressant :

– Si jamais vous voulez être maire oudéputé, vous me paierai ça !

D’Ussonville se leva.

Colossalement fort, il saisit par le bras leserrurier.

– Écoute, lui dit-il.

» Tu es un misérable.

» Mais sachez que si je voulais êtremaire ou député, je suis assez riche pour t’acheter le triple de ceque tu vaux ; et tu ne vaux pas cher.

Il le conduisit hors du salon et il luiallongea un coup de pied au derrière des plus humiliants. Leserrurier s’en alla furieux, en invoquant la sainte égalité et lesprincipes de 89.

Après le maire, il n’y avait pas plusréactionnaire que lui dans la commune !

Chapitre 17Tout va bien

 

Oui, tout marcha à souhait.

Des granges furent louées et transformées enateliers.

Les machines arrivèrent, aussi les ouvriers,le matériel fut mis en place.

Les tôles furent expédiées et cent ouvrierspar équipe de dix, ayant chacune un contremaître, se mirent à labesogne qui fut enlevée méthodiquement avec beaucoup d’entrain.

Il y avait une équipe de réserve que l’onemployait à des corvées diverses.

Dès qu’un ouvrier était reconnu incapable,pour une cause ou une autre, on le remplaçait par un autre tiré del’équipe de réserve toujours tenue au complet.

Et c’est ainsi qu’en quinze jours le premierhôtel fut monté.

M. d’Ussonville complimenta son ingénieuret son serrurier.

Il visita l’hôtel minutieusement, ne trouva,rien à critiquer et donna l’ordre de continuer vivement.

Il fallait que tout fût prêt à date fixe, etpour cause.

Et tout fut terminé onze jours avant la datefixée.

M. d’Ussonville ordonna de distribuer auxouvriers de larges gratifications et il se prépara à quitterSenoncourt avec toute sa suite nombreuse.

Le petit serrurier et sa femme en étaient.

Il avait confié sa maison à un contremaîtresûr et habile, qu’il avait intéressé.

Chapitre 18Départ général

 

M. d’Ussonville savait que les capitainesSantarelli et Castarel voulaient l’accompagner.

C’était convenu.

Mais il ne comptait pas du tout sur lecapitaine Drivau.

Nos lecteurs, j’entends ceux des premiersvolumes, savent pourquoi ces messieurs étaient des capitaines.

Non réguliers, soit !

Mais plus capitaines que beaucoup decapitaines réguliers.

Or, voilà que d’Ussonville causant avecDrivau, chasseur passionné, l’entendit qui disait d’un airpréoccupé :

– Je me demande si mon premier piqueur,avec les autres et les valets, pourront et sauront se tirerd’affaire là-bas.

– Où, là-bas ?

– En Amérique.

– Ils vont donc en Amérique ?

– Il le faut bien.

» Ils achèteront les chiens à Montréal,où il y en a d’excellents.

» Puis ils prendront le chemin de ferjusqu’à Winipeg.

» Là, ils s’embarqueront sur le lacet ; par les autres lacs, ils gagneront le Mackensie, surlequel ils navigueront.

» Ils arriveront au fort Anderson et ilsnous y attendront.

– Ah ça, mais, vous venez donc au PôleNord ?

Drivau étonné :

– Pourquoi n’irai-je pas ?

– Vous n’en avez pas soufflé mot.

– C’est que ça allait sans dire ! Etpuis, insouciant comme je le suis, j’ai oublié d’en parler.

– Et la chasse à courre ?

– Est-ce que je ne viens pas de vous direque mon équipage partait pour l’Amérique y acheter unemeute ?

– C’est ce qui m’a donné l’éveil survotre projet.

» Alors, vous vous embarquerez avec nous,sur le Coupe-Glace ?

– Certainement.

» Comment pouvez-vous supposer que jen’étais pas désireux de chasser l’ours blanc, le loup blanc, lerenard blanc et bleu, l’ours gris dans l’Alaska, et le bœuf musquéqui foisonnent là-bas.

» J’ai lu les récits des expéditionspolaires et il paraît que l’île de Melville est le paradis duchasseur.

– Cela paraît hors de doute.

– Alors, en route pour l’île Melville etle pôle.

» D’autres y sont allés avant nous, c’estvrai, mais bien peu.

» Du reste, le grand public l’ignore, cequi est assez singulier.

» Mais nous y allons, nous, d’une façonoriginale, comme patrons d’hôtels.

» C’est très drôle.

» Et je n’en serais pas ?

» Je m’en voudrais toute mavie !

– Mon cher, je vais envoyer l’ordre devous préparer une cabine à bord de mon brise-Glace.

– C’est parfait !

» À quand le départ ?

– Lundi prochain.

» Mais j’y pense.

» Vos piqueurs vont se trouver trèsdépaysés à Montréal.

» Heuh ! heuh !

» Ville canadienne très française.

– N’importe !

» J’y ai une banque.

» J’y ai un agent sûr et dévoué.

» Je donnerai pour lui à La Feuille,votre piqueur, une lettre de recommandation très chaude.

» Et, pour plus de sûreté, je vaistélégraphier à mon agent de se procurer deux trappeurs pour servirde guides.

– Merci pour La Feuille et pour moi, maisune question, si vous le permettez.

» Que feraMlle de Pelhouër ?

» Au lieu d’aller habiter le château d’enbas que vous avez acheté, pourquoi ne resterait elle pas danscelui-ci ?

» Il est plus gai.

» Puis la maison est montée et seraitabsolument à ses ordres.

– Mon cher,Mlle de Pelhouër vient au pôle avec nous.

– Je m’en doutais.

– Mistress Morton aussi.

– Oh ! elle, c’est étonnant.

– Pas autant que vous le pensez.

» Elle a la monomanie du mariage et ellese dit :

» – Une femme qui a été au pôle n’est pasla première venue.

» »Ça peut tenter quelque vieux gentlemanamoureux d’excentricité.

» »Et puis, on ne sait pas.

» »On peut rencontrer un mari enroute.

– Un ours blanc.

Et de rire tous deux.

Au jour dit, on prenait le chemin de feret…

EN ROUTE POUR LE POLE

Partie 2
LE BRISE-GLACE

 

Chapitre 1Le vrai secret du pôle

 

Cette fois encore, Bordeaux était enémoi ; deux bâtiments y étaient l’objet de toutes lesconversations.

Un capitaine d’infanterie de marine, arrivé deParis le soir même, prêt à s’embarquer pour le Sénégal, a dîné avecun lieutenant du génie, son camarade, qui va prendre la mer aussipour la même destination, mais qui l’a précédé de quelquesjours.

Donc, plus au courant que lui de ce qui sepasse.

Le capitaine :

– Mais enfin, je n’ai entendu, pendantque je prenais l’apéritif en t’attendant, que gens parlantBrise-Glace et Progrès, deux navires, si j’aibien compris.

» Oui, il s’agit de deux navires.

» Très étonnants.

» Le Progrès, commel’Amazone, marche à l’électricité.

» Mais celle-ci est produite par unemachine à poudre.

» La poudre ne se forme que charge parcharge. Pas d’explosion à craindre.

» Les gaz, à chaque décharge poussent unpiston comme ils pousseraient une balle ; c’est trèssimple.

– En effet.

» Du moment où l’idée de ne mêler leséléments de la poudre que charge par charge a été trouvée, il étaitbien facile de trouver le moyen d’appliquer la force de la poudre àagir sur les pistons d’une machine.

» C’est la machine à vapeur sanschaudière, sans vapeur.

» Compris.

– Déjà Bordeaux a vu un clipper avecmachine à poudre.

» L’Amazone !

» De glorieuse mémoire !

» Elle a coulé deux croiseurs anglaisavec son petit canot électrique Gymnote, unsous-marin.

– Mais… nous n’avons pas été en guerreavec l’Angleterre.

– M. d’Ussonville a déclaré, en sonnom, la guerre aux Anglais.

» Et il l’a faite.

» Si bien que l’ambassade anglaise àParis, pendant qu’il était à Paris, a entamé des négociations aveclui.

» La paix s’est faite très glorieusementpour M. d’Ussonville.

» C’est la seconde fois qu’il force lesAnglais à l’amnistier.

– Ça, c’est épatant.

– Mon cher, il aurait pu leur couler tousleurs navires.

» Cela prouve que l’avenir est auxsous-marins.

– Je n’en doute pas.

– Étant en guerre avec les Anglais,M. d’Ussonville a démonté la machine de l’Amazone eta vendu celle-ci comme clipper à voiles.

» Il avait commandé le Progrèssur un plan nouveau.

» Et le Progrès, avec lesperfectionnements introduits dans sa construction, file cinq nœudsde plus que n’en filait l’Amazone.

» Quarante nœuds !

– Mais c’est effrayant.

– Il dévore l’espace.

» J’oubliais de te dire que ce qui avaitamené la nécessité de vendre l’Amazone, c’est que lesAnglais l’auraient fait saisir si elle était entrée dans unport.

» Mais ils ne pouvaient rien contre leProgrès.

» En titre, un autre capitaine, un autrepropriétaire que l’Amazone.

– Je saisis le raisonnement.

– Voilà donc un navire rapide, le plusrapide du monde.

» Quant au Brise-glace, c’estautre chose. C’est une idée danoise qui est devenue une idée russeet qui se trouve réalisée.

» M. d’Ussonville, avec ses quatremilliards et les revenus fabuleux de la Montagned’Or, devance les gouvernements.

» Il savait que l’on avait reconnu lapossibilité pour un navire de s’ouvrir un chemin dans les glacespolaires ; il a fait construire aussitôt sonBrise-glace en se basant sur l’incroyable force quepossède un œuf.

» Prends un œuf frais et cru.

» Mets le creux de chaque main sur chaquebout.

» Presse !

» L’œuf ne casse pas.

» Mets tes mains entre tes genoux pouravoir du renfort.

» Serre !

» L’œuf résiste.

» La forme ovoïde est donc immense, quandelle renferme un liquide incompressible comme l’eau.

» Car enfin, qu’est-ce qu’une coquilled’œuf comme épaisseur ?

» Presque rien.

» Et ça résiste.

» Or, voici l’idée géniale qu’a eueM. d’Ussonville.

» Monter un navire sur un œuf pleind’eau, en tôle galvanisée, cet œuf étant rempli d’eau de mer.

» Tu comprends que l’œuf, terminé par unéperon, supporte tout le choc ; les hauts du navire, portéspar l’œuf, ne subissent pas l’effet des heurts.

» L’œuf seul reçoit le coup.

– Tiens ! tiens ! tiens.

» Mais c’est très ingénieux.

– Tu vois d’ici comment leProgrès s’ouvrira un chemin.

» Il se lancera contre la glace et lacoupera en deux ; elle n’opposera plus alors qu’une résistanceinsignifiante.

» Voilà, mon cher, la merveille du jourqu’il faut visiter demain.

» Le Progrès navigue par lapoudre à l’électricité.

» Sa très puissante machine lui faitfaire quinze nœuds à l’heure ; mais remorqué par leProgrès, il en fera trente, et la traversée sera rapide deBordeaux au fleuve Mackenzie en passant par le cap Horn.

– Mais les chocs culbuteront tout à borddu Progrès.

– Non.

» Tout est calculé, prévu.

» Les tables, les sièges de la salle àmanger sont montés sur une plaque à coulisse ; je suppose toutle monde assis et mangeant ou prenant le thé.

» Les chocs ont lieu !

» La plaque glisse et butte contre desressorts qui la renvoient en place et les gens assis n’ont rienressenti.

» Quand un canot glisse sur l’eau, ça nevous empêche pas de manger.

– Non.

» Eh bien, sur le Progrès, lesplaques glisseront sur le plancher.

» Et tout est aménagé sut ce système trèssimple.

– Très simple !

» Très simple !

» Encore a-t-il fallu le trouver.

– J’ai vu M. d’Ussonville hier et jelui ai fait mon compliment sur sa découverte.

» – Je n’ai pas trouvé le système, medit-il en souriant.

» »Je l’ai appliqué…

» »Et combien d’autres applications enont été faites avant moi.

» »Mais on cherche généralement mal lessolutions des problèmes qui se posent dans la pratique de l’art del’ingénieur.

» »Presque toutes sont connues, mais nonencore appliquées aux problèmes particuliers qu’ellesrésoudraient.

– Mais pour gagner l’embouchure duMackensie, il faut que de Bordeaux, les deux navires franchissentl’Océan Atlantique, doublent le cap Horn et remontent vers ledétroit de Behring, le traversent et longent toute la côte nord del’Alaska que baigne l’Océan glacial Arctique.

– Oui, mais à la vitesse de trente nœudsà l’heure en bonne moyenne.

» En kilomètres, par jour, treize centvingt ; en lieues, trois cent trente !

» En sorte que cette longue traverséesera très courte.

» En admettant des tempêtes, des avaries,des retards, en comptant les escales, en ne calculant que sur millekilomètres par jour, le voyage ne durera qu’un mois au plus.

» Les navires sont bien munis de tout cequi permet de tenir très bonne table d’officiers.

» Il y a deux vaches laitières.

» Donc, lait, crème, fromage, beurre.

» On embarquera trois bœufs, des veaux,des moutons à chaque escale ; on remplira les cages àpoulets.

» Les cages à poules sont organisées pourfaciliter la ponte.

» On aura des œufs.

» Dans la chambre de glace, trois degrésau-dessous de zéro, on conservera la viande fraîche, le poisson,notamment des carpes, des anguilles et d’autres qui, glacés, seconservent vivants et reviennent à la vie si l’on fait fondrelentement la glace.

» Mais le maître d’hôtel a imaginé untruc très ingénieux.

» Il achètera à Lisbonne des fraises, desgroseilles, des framboises, des cerises et en fera une cinquantainede plats tous fruits mêlés.

» Sur chaque plat, des morceaux de sucreentiers.

» Et tous ces plats seront rangés dansl’antichambre de glace.

» Zéro degré.

» Les fruits se conserverontadmirablement, le sucre fondra lentement, en se caramélisant.

» Ce sera délicieux surtout quand onpassera l’équateur.

» Notez qu’en route on trouvera desananas, des prunes, des raisins, puisque l’équateur passé, lessaisons sont renversées ; l’été devient l’hiver.

» Mais nous sommes en avril.

» Ils n’arriveront au détroit de Behringqu’au milieu de mai.

– C’est le bon moment.

» Les glaces commencent à pourrir etrésistent moins à un choc, la migration des oiseaux, oies, canards,vanneaux, cygnes et tant d’autres espèces est commencée déjà.

» Les ours, les bœufs musqués, les loups,les renards, remontent au nord.

» La température devient très agréable,pendant le jour.

» Quinze degrés au-dessus de zéro ausoleil ; vingt degrés au-dessous, pendant la nuit. Mais on necouche pas à la belle étoile. Inutile de te dire que leBrise-Glace, remorqué jusqu’au détroit de Behring, par leProgrès, prendra la tête à partir de là.

» Il ouvrira à l’autre navire un chenaldans les glaces.

» Quant aux hôtels, je trouve le projettrès réalisable.

» Mais… il y a un mais.

– Lequel ?

– Nansen a prouvé que, autour du pôle,tourne une immense banquise dont il serait le pivot.

– Mais cette banquise ne commence qu’audétroit de Behring où elle se forme et se reforme sans cesse.

» Des glaçons viennent s’ajouter à ceuxqui se sont déplacés.

» En un mot l’arrière-garde de labanquise suit le mouvement de celle-ci et fait corps avec elle.

» Mais sans cesse une autre arrière-gardese reforme, fait corps, se déplace et est remplacée.

» Et cette immense masse de glaçonssoudés tourne lentement autour du pôle, depuis le détroit deBehring, tout le long des côtes de la Sibérie, de la Russie, etvient se fondre dans les eaux chaudes du Gulf-Stream, qui baigne lenord de la Norvège.

» Voilà un fait prouvé, établi par lenaufrage de la Jeannette, prise dans la banquise, près dudétroit de Behring, et dont on a trouvé des débris sur les côtes deNorvège.

» Le navire avait marché avec labanquise, donc la banquise marchait.

» Le Fram, de Nansen, se fitemprisonner près du détroit de Behring et il fut porté lentementjusque dans les eaux libres de la Norvège nord où il futdélivré.

» Mais du détroit de Behring à la mer deBaffin, le long des côtes septentrionales de l’Amérique, il ya-t-il aussi une banquise mobile ?

» M. d’Ussonville ne le croit pas enraison de l’existence d’îles qui se pressent les unes contre lesautres.

» Une banquise d’une seule masse nesaurait s’y former.

» En tous cas, si la calotte polairetourne, si elle se déplace, si le pôle n’est pas une terre, maisune mer glacée à la surface, on pourra bâtir un dernier hôtel auplus près sur la dernière terre, et ; de là, s’élancer entraîneau sur la banquise vers le pôle.

Si M. d’Ussonville a choisi comme pointde départ le nord Amérique, c’est à cause de cette certitude quel’archipel fixe existe entre ces côtes et le pôle ou le très prèsdu pôle.

» Tandis que, de l’autre côté, sur lescôtes sibériennes, il n’y a que la Terre de François-Joseph aveccertitude d’une banquise tournante au delà.

» Tu le vois, dans le projet deM. d’Ussonville, il y a un aléa : le pôle est-ilfixe ?

» S’il ne l’est pas, si un point d’unebanquise tournante est le pôle d’aujourd’hui, mais ne le sera plusdemain, on pourra toujours déterminer le point polaire qui estimmobile au fond de la mer et qui forme un des pivots de larotation de la terre.

» Pourra-t-on établir un hôtel assezrapproché de ce point pour de là y arriver en traîneau ?Points d’interrogation.

– Mais ce voyage sera très intéressant,très palpitant.

– C’est la plus grande tentative que l’enait tentée et, quoi qu’il arrive, ce sera la plus féconde enrésultats.

– Demain, j’irai voir les deux navires,et, s’il se peut, je parlerai à M. d’Ussonville lui-même.

– Très accueillant, malgré des abords unpeu froids.

» Je te présenterai.

– Merci.

Sur ce, ils se séparèrent.

Le capitaine, fatigué, alla se coucher.

Chapitre 2En mer

 

Les deux navires, l’un remorquant l’autre,avaient quitté Bordeaux. En entrant dans l’Océan, on se mit à tablepour dîner.

Très joli le salon-salle à manger duProgrès.

Navire de luxe.

Genre yacht.

À table, M. d’Ussonville, trois médecinsque nous présenterons plus tard, le capitaine, frère deM. d’Ussonville, son second, Castarel et sa femme, Santarelliet la sienne, Drivau, Mlle de Pelhouër,mistress Morton et les deux Taki, qui, pour rien au monde,n’auraient abandonné leur princesse,Mlle de Pelhouër.

Les deux ex-cambacérès de Béhanzin étaientrestées fidèles aux croyances et aux coutumes de leur pays.

Croyances très supérieures au grossierfétichisme des vrais sauvages.

Coutumes qui consacrent la fidélité, ledévouement de l’inférieur au supérieur d’une façon absolue.

On est très conservateur au Dahomey ; onl’était surtout.

Mais nos Sénégalais sont si blagueurs, ce sontdes soldats noirs si francisés, qu’ils sont devenus sceptiques.

Ils se moquent des croyants dahoméens dont ilsébranlent les convictions par la toute-puissance du rire.

– Toi avoir peur du dieu des eaux, moi jeli dis zut.

» Et li rien pouvoir dire à moi, parceque il y a pas dieu des eaux.

» Li dieu la pas dans la mer, li estseulement dans ta tête.

» Aussi toi tête l’envers, comprends pasli raisonnement.

» Si toi un peu longtemps soldat françaiscomme moi, ça remettrait ta tête à l’endroit.

» Et li dieu du feu.

» Qu’est-ce que c’est ?

» C’est le tonnerre.

» Tonnerre peut te tuer ; maistonnerre n’est pas un dieu.

» Nous, blancs, faire courir tonnerredans fils, et lui porter nouvelles, loin, loin au bout du fil.

» Si lui dieu, pas se faire courrier dublanc.

Le Dahoméen écoute, rumine, doute et se laisseentamer.

C’est ainsi qu’en Algérie les turcos ont peu àpeu transformé les indigènes.

Avec les Taki, rien de pareil ne s’étaitproduit.

On avait tant d’estime pour elles, qu’on netouchait jamais à leurs convictions.

Drivau n’était pas l’homme descontroverses.

Il avait l’aimable éclectisme desParisiens.

Le dieu des eaux, le dieu du feu, qu’est-ceque ça pouvait bien lui faire ?

Ça faisait plaisir aux deux vieilles de croireà cela.

Lui, ça ne le gênait pas.

Quant à Castarel, son plus grand bonheur étaitde se faire conter les horribles légendes dahoméennes par lesTaki.

– C’est aussi beau, disait-il, aussigrand que les légendes norvégiennes et c’est plus naïf.

Santarelli ne se mêlait jamais de ce qui ne leregardait pas.

Mlle de Pelhouër n’auraitpas voulu faire de peine aux Taki.

Elle aussi et d’Ussonville aussi trouvaientles légendes superbes.

De sorte que les Taki étaient restéesDahoméennes jusqu’au fond de l’âme.

Or, quand les amazones nommaient uneprincesse, celle-ci incarnait en elle l’esprit de ces femmesguerrières.

Elle devenait une espèce de Jeanne d’Arcdahoméenne.

Il y avait en elle, aux yeux des amazones,quelque chose de divin.

Elles entouraient leur princesse d’un cultepieux.

C’était à ce point, qu’un jour une de cesprincesses, s’étant mariée avec un cambacérès de Gléglé, père deBéhanzin, le mari se permit de battre sa femme, étant ivre.

Les amazones le surent, s’en saisirent,l’égorgèrent et le dévorèrent vivant, sans que Gléglé osât s’yopposer.

Pourtant c’était son favori.

Mais les rois du Dahomey savaient qu’il nefallait pas badiner avec les amazones.

Les deux Taki étaient du reste très aimées àbord.

Les lecteurs de nos précédents livres saventque l’équipage de l’Amazone, passé sur le Progrès, lesconnaissait et les estimait.

Elles étaient très simples et très cordiales,pourvu qu’elles ne fussent point froissées dans leur pointd’honneur et que l’on ménageât leur susceptibilité très prête à secabrer.

On dînait donc.

Oh ! très joyeusement.

On causa de la traversée.

Castarel, toujours farceur, amena laconversation sur l’Alaska.

Il avait son but.

– Eh, fit-il, quand nous aurons fait letour de l’Amérique, nous allons longer les côtes de l’Alaska.

– Oui, dit le capitaine d’Ussonville, etde très près.

– C’est le pays de l’or, tout commel’Australie.

– Avec des froids terribles enplus ; mais enfin il y a beaucoup d’or.

– On y manque de tout.

– À ce point qu’une livre de lard s’yvend six francs.

– C’est raide.

– Le pain cinq francs et plus.

» Vous savez que le grand fleuve Yakoutraverse ce pays.

– Oui.

– Eh bien, pour que mes matelots puissentse faire un petit pécule en plus de leur solde et de leurs primes,mon frère m’a autorisé à remonter le fleuve jusqu’à Dawson, un deses ports.

» Là, mes hommes vendront fort cher lescent kilos de vivres que je les autoriserai à acheter àVancouver.

» Ce sera une bonne occasion pour eux degagner de l’argent.

Castarel savait tout cela : mais ilfeignit de l’ignorer.

Il avait son but.

Chaque fois qu’il le pouvait, il poussait auvif la monomanie de mariage qui tourmentait mistress Morton.

Il faut dire que cette pauvre Anglaise étaitinsupportable.

À déjeuner, à dîner, elle venait plâtréeoutrageusement et émaillée d’une façon absolument ridicule.

Mlle de Pelhouër avaitrenoncé à protester. Castarel vengeait tout le monde par sesblagues à froid.

– La vieille Anglaise, disait-il, mecourt sur les nerfs.

» Avec ses minauderies, ses airs de jeunefille qui ne sait pas et qui voudrait bien savoir, elle me scie ledos ; elle est énervante.

Aussi, quand il pouvait lui jouer quelque bontour, n’en manquait-il jamais l’occasion.

Il laissa le capitaine d’Ussonville raconterquelques détails sur les mines d’or de l’Alaska, puis il parutrésumer son opinion à lui sur le pays.

– D’après ce que je vois, dit-il,l’Alaska serait l’enfer des hommes.

» Mais si j’en crois les journaux, ceserait le paradis des femmes.

Il tira de se poche un journal et lut lepassage suivant d’une correspondance sur les mines du Klondike,province aurifère de l’Alaska.

« Ce qui manque ici, c’est la femme, etsi les jeunes personnes à marier qui ne trouvent pas d’épouseurs,les veuves en quête d’un second mari savaient combien leurplacement est facile dans l’Alaska, elles accourraient enmasse. »

– Vraiment ! ne put s’empêcher des’écrier mistress Morton.

Mais aussitôt, elle ajouta avecdéfiance :

– Ça, c’est encore une de cesplaisanteries comme M. Castarel en fait.

Castarel, gravement, sans un mot deprotestation, passa le journal à mistress Morton, qui lut lepassage.

– C’est pourtant vrai ! dit-elle,sans pouvoir cacher sa joie.

» Une personne comme il faut pourraitfaire là-bas un mariage convenable, à ce que je vois.

– Et, ce qu’il y a de mieux, être épouséepour elle-même.

– Je ne dis pas non.

» Mais quel affreux pays !

» On y vit de lard rance et de vieuxharicots moisis.

– Oui, mais on n’est pas forcée de resterdans cet enfer.

» Quel plaisir de dire à sonmari :

» – Vous m’avez épousée pour moi-même etsans dot.

» »Mais, très cher, j’en ai une et jesuis fort riche.

» »Fuyons vite vers des cieux pluscléments pour y jouir de notre bonheur.

» Encore faut-il que la femme soit plusou moins millionnaire.

Mistress Morton prit un petit air entendu etsatisfait.

Elle se voyait déjà dans l’Alaska et mariée.Castarel lui dit :

– Mais ces mineurs sont ou des déclassésou des gens grossiers.

» Si une veuve riche venait à tomber surun ivrogne ou sur un rastaquouère, elle en verrait de grises.

– En choisissant.

» On a le choix, là-bas.

– On dit pis que pendre desmineurs !

– En toutes choses il faut voir…

– Enfin, comme nous n’en sommes pas à unmariage aussi bizarre, il est inutile de discuter là-dessus.

Mistress Morton y avait au contraire beaucoupmordu à cette idée d’un mariage dans l’Alaska.

Elle en était comme une petite folle et, cesoir-là, en disant bonsoir à sa nièce, elle lui fit cetteréflexion.

– Quand j’ai le malheur de vous parler dela possibilité de me marier, vous me traitez de folle.

» Si je voulais pourtant…

– Oui… dans l’Alaska…

» Pourquoi pas ?

Mlle de Pelhouër avec unsérieux des plus comiques.

– Parce que je ne veux pas !

» Je refuse mon consentement !

– Vous avez seize ans !

– Le bon sens n’attend pas le nombre desannées.

– Oh si je trouvais un épouseurconvenable, vous auriez beau dire.

Mlle de Pelhouër,impatientée, se mit à dire :

– Après tout, je suis bien bonne dem’occuper de ça.

» Mariez-vous donc avec qui vous voudrez,puisque le cœur vous en dit.

» Je m’en lave les mains.

» Quand vous aurez été bien battue, vousdivorcerez…

» Bonne nuit !

Elle reconduisit sa tante et ferma la porte desa cabine.

Là, toute seule, elle pensa.

Résultat de sa méditation :

– Elle le veut…

» Tant pis pour elle !

» Qu’elle fasse donc ce qu’elle voudra,je m’en lave les mains.

Et elle se coucha débarrassée de cecauchemar.

Chapitre 3La traversée

 

Pas de gros incidents. Desdistractions !

Relâche à Palma.

Vue du pic de Ténériffe.

Relâches à Bahia du Brésil, à Rio-Janeiro, àMonte-Video de l’Uruguay et à Buenos-Ayres de la RépubliqueArgentine.

Là vivent beaucoup de Basques et lesd’Ussonville y avaient des parents qu’ils tenaient à voir.

On s’y ravitailla ferme pour doubler etaffronter le cap Horn qui forme l’extrême pointe de l’Amérique duSud.

La mer y est toujours mauvaise, mais on ysubît une furieuse tempête dont le clipper eut raison.

Malgré les vagues, malgré le vent, il passa,tirant le Brise-Glace victorieusement derrière lui.

Ce terrible cap Horn doublé, l’on gouvernavers le nord.

Comme on avait passé assez près du cerclepolaire antarctique, il avait fait très froid.

Mistress Morton avait eu une faussejoie ; elle s’était crue près de l’Alaska et elle avaitdemandé à Castarel d’un air souriant :

– Est-ce que nous approchons de ce fameuxparadis des femmes ?

– L’Alaska ?

– Oui.

– Nous en approchons chaque jour de plusen plus.

Une vive satisfaction se peignit sur la figurede mistress Morton.

– Sous peu… pensait-elle.

Mais non.

À mesure que l’on s’éloignait du cap, latempérature s’adoucissait.

On relâcha à Valdivia en Patagonie, àValparaiso du Chili, à Calao-Lima du Chili, à Quito sousl’équateur, à Acapulco du Mexique.

Mistress Morton, qui avait vu la températures’élever, se mit à consulter les cartes pour se rendre compte.

Quand on arriva à San-Francisco, elle sesentit heureuse.

Mais combien plus heureuse à Vancouver,combien joyeuse à la pointe d’Alaska, et plus encore quand on entradans le Youkar, encore gelé.

Chapitre 4La capitale du pays de l’or

 

Le Brise-Glace prit alors à son tourla tête et ouvrit un chenal. Castarel, malicieusement, dit àmistress Morton :

– Vous avez jusqu’ici cherché un mari àcolin-maillard ; mais voilà que vous brûlez !

– Rira bien qui rira le dernier, ditmistress Morton en se pinçant les lèvres rageusement.

Cependant les deux navires avançaienttoujours.

Le Progrès se glissait dans lesillage du Brise-Glace.

Celui-ci faisait vaillamment son œuvre,disloquant les glaces et provoquant une débâcle prématurée,étonnant beaucoup les mineurs par son apparition.

Les deux navires étaient en avance de plusd’un mois sur la flottille de ravitaillement annuelle qui profitedes quelques semaines pendant lesquelles le fleuve n’est pas gelépour le remonter.

On arriva à Dawson.

C’est une ville de dix mille habitants,capitale du Klondike.

Toute la population s’émut à la vue de cesdeux navires.

Les besoins de ravitaillement se faisaientsentir et les accapareurs tenaient très haut leurs prix.

On crut que les deux navires étaient bondés deprovisions qui allaient être mises en vente.

Donc, baisse rapide et générale dont leshabitants profitèrent.

Chacun regarnit son garde-manger et safarinière.

Les accapareurs maudirent leur précipitationquand ils surent que chaque matelot n’avait qu’une charge detolérance de cent kilos.

Les cours remontèrent très vivement et lesdeux équipages en profitèrent.

Tout fut très bien vendu, mais mistress Mortonavait voulu visiter la ville.

Étrange cité.

Population bizarre.

Maisons de bois pour les banques, les magasinsles hôtels etc.

Huttes pour les ouvriers et les manœuvres,pour les garçons de magasins et autres.

Tentes pour les mineurs formant un camp àpart.

Et des hommes de toutes les nations, de toutesles couleurs.

Chiliens, Boliviens, Brésiliens, Péruviens,Vénézuéliens, Argentins, Mexicains, faisaient retentir les rues dessonorités de l’espagnol et du portugais.

Les Américains et les Anglais juraient leursgoddam…

Les Français et les Canadiens bavardaientjoyeusement.

Les jaunes fils du Ciel et les non moinsjaunes Japonais se querellaient et se battaient.

Les graves Peaux-Rouges fumaientsilencieusement leur calumet, pendant que des nègres faisaienttapage en dansant la bamboula.

C’était très pittoresque, à coup sûr, trèsoriginal, mais répugnant.

Tout ce monde était en haillons, les vêtementsétant hors de prix.

Les fourrures étaient usées, râpées et puaientle suint.

Tout le monde couchant tout habillé et ne selavant que les mains et la figure, sent les relents de chair pasfraîche.

Un homme, là-bas, pue autant qu’un chienmouillé.

Et les intérieurs ?

Pire que des chenils.

Point d’air !

Il fait si froid.

On craint la déperdition du calorique si l’onouvre les fenêtres.

De là une odeur fade, nauséabonde qui vousécœure.

Mistress Morton fut, dès l’abord, biendésillusionnée.

Mais sa monomanie l’emporta et elle résolut derester à Dawson pour y trouver le mari tant désiré.

Elle s’établit dans l’hôtel le plusconfortable.

Trois cents francs par jour !

Mais on mangeait à déjeuner des biftecks oudes côtelettes gelées.

Grand luxe !

Et l’on couchait dans des draps !

Mistress Morton écrivit à sa nièce une petitelettre aigre-douce, déclarant que, majeure, Anglaise, libre de sesactes, elle désirait qu’on ne la tourmentât pas ; qu’ellene recevrait personne, que sa porte était rigoureusementconsignée.

Qu’elle voulait s’épargner l’ennui d’entendredes observations.

Bref, elle voulait rester à Dawson et elle yresterait.

Au capitaine elle écrivit pour réclamer sesbagages.

Mlle de Pelhouër tintconseil avec le commandant d’Ussonville.

– Ma chère amie, dit celui-ci, votretante a besoin d’une bonne leçon et elle la recevra. Ne vousoccupez de rien.

– Quelle folle ! ne cessait derépéter la jeune fille.

Mais d’Ussonville faisait appelerCastarel.

– Mon cher, lui dit-il, vous avez faitune mauvaise blague à mistress Morton ; je ne vous en veux pastrop pour ça ; mais il faut la réparer. Voici un chèque sur labanque Farker-Basson.

» Ceci pour les frais à faire.

» Il y en aura.

» Il faut qu’il arrive à mistress Mortonune aventure telle qu’elle ne pense plus qu’à regagner leProgrès.

– Compris ! dit Castarel.

Mystificateur comme il l’était, cette missionle comblait de joie.

Chapitre 5Le chef de la police

 

Un personnage.

Que l’on s’imagine un commissaire de policedans un chef-lieu.

C’est quelque chose.

Parfois c’est quelqu’un.

La municipalité de Dawson avait demandé augouvernement de lui envoyer un chef de police intelligent,expérimenté, ayant du déterminisme, la main adroite et dure aubesoin.

Plus douze policemen émérites et incapables dese laisser intimider, gens qui, au besoin, sauraient se servir deleurs revolvers sans hésiter.

La municipalité s’engageait à fournir à tous,d’après une charte minutieusement établie, la farine pour le pain,le lard, le jambon, le bœuf salé, les conserves, les légumes secs,le poivre, le sel, le beurre fondu, le beurre salé, les juliennesgenre Chollet, le médecin, les remèdes, plus grosse solde.

Et l’on avait expédié à Dawson, master AryStrommy avec une escouade.

Ils vous avaient, en peu de temps, retourné laville comme un gant.

Et d’abord, on avait placardé l’avis que touterésistance à la police ou à la force armée, mettait celle-ci en casde légitime défense.

Elles auraient le droit de se servir de leursarmes.

La force armée, c’était la milice bourgeoise.Celle-ci était commandée par des anciens militaires.

On avait, dans les commencements, fait unedizaine d’exemples.

Tu refuses de te soumettre, pan ! un coupde revolver !

Chaque jour, il y avait un poste de dixmiliciens.

Un piquet d’une demi-compagnie devait prendreles armes au premier coup de clairon.

Et ils ne badinaient pas, les miliciens deDawson.

Ils représentaient l’ordre et la propriétéavec une âpre énergie.

Or, Strommy causait dans son cabinet avecCastarel.

Il riait, cet excellent policier.

– Ah ! vraiment, disait-il, la bonnedame a cette monomanie ?

» Du moment où vous me payez sigénéreusement, je m’engage à lui faire prendre Dawson enhorreur.

» Ce ne sera pas long.

– Alors, c’est convenu.

» Dès qu’elle aura mis le pied sur leProgrès, vous recevrez le complément de la prime… desauvetage.

Ils se serrèrent la main.

Chapitre 6Enlevée ! C’est payé !

 

Mistress Morton s’était dit que pour trouverun époux, il fallait se montrer. Donc elle se promenait de-ci,de-là, dans la ville.

Elle rencontra Strommy lui-même ;celui-ci la guettait.

Il la salua avec une grâce polie et il luidemanda ce qu’elle cherchait ainsi de par la ville, offrant sesservices.

Bel homme !

Jeune encore !

Portant bien un costume civil et de bellesfourrures.

Eh mais…

Ne serait-ce point le mari tant cherché, tantespéré ?

Peut-être.

– Je suis depuis peu à Dawson !dit-elle en soupirant.

» J’ai du quitter le Progrèspour cause de dissentiment avec ma nièce et des amies à elle. Touteune histoire !

» Des amazones du roi Béhanzin.

On voit que mistress savait farder la véritécomme son visage.

Elle mentait effrontément.

– Je compte, dit-elle, retourner enEurope par le premier paquebot qui repartira de Dawson cet été.

» Ce qui rend ma situation pénible, c’estque je suis veuve, sans soutien, sans appui, sans conseil.

– Oh ! madame, vous n’imaginez pascombien vous avez raison de vous inquiéter de votre isolement dansun pays comme celui-ci, qui manque de femmes et qui est habité parla plus vile canaille cosmopolite.

» Les vols, les enlèvements se font enplein jour.

» Il faut toujours avoir un revolver sursoi. Voyez le mien.

» Je suis un des rares citoyens de cetteville qui soit marié, je ne laisse jamais ma femme sortir sansmoi.

» Chez elle, elle a toujours deuxrevolvers sous la main et je lui ai appris à s’en servir, ce dontelle s’acquitte fort bien, je vous assure.

– Ah ! vous êtes marié ?

– Oui, madame.

Cette pauvre mistress Morton sentit uneespérance s’envoler.

On continua à s’éloigner peu à peu et mistressMorton entendit raconter par son compagnon de promenade de trèssinistres histoires.

La peur la prenait.

Tout à coup, un traîneau passa monté par ungentleman de belle apparence qui dit au compagnon de mistressMorton d’un air très pressant :

– Vivement, montez !

» Je vous ai heureusement rattrapé ;votre présence est indispensable là-bas !

– Ah ! du nouveau !

– Oui !

Il sauta dans le traîneau qui fila à toutevitesse.

Mistress Morton en demeura ébahie ettremblante de son isolement.

Tout à coup, trois hommes d’aspect ignoble etde mine patibulaire sortirent d’une dépression et coururent surelle.

Trop impressionnée pour fuir, elle se laissaprendre et dépouiller, ce qui fut fait en un tour de main.

Puis deux de ces hommes, l’un armé d’un pic,l’autre d’une pelle, entamèrent la glace pour y faire unetombe.

– Que voulez-vous faire de moi ?s’écria mistress Morton épouvantée.

» Vous avez tout ce que je possédais surmoi, laissez-moi fuir ?

– Pour que tu nous dénonces, n’est-cepas ? dit l’homme qui la tenait.

» Nous allons te jeter dans ce trou et tuseras couverte de glace.

» De cette façon, tu ne pourras témoignercontre nous.

Mistress Morton se mit à sangloter et àsupplier.

– De quoi te plains-tu ? dit l’hommequi la tenait.

» On va te conserver dans laglace !

Mais tout à coup, il s’écria :

– Police-chef !

Et, tous les trois prirent la fuite à toutesjambes.

Le traîneau revenait.

Strommy dit à mistress Morton :

– Je vois ce qui s’est passé ; vousêtes volée et on allait vous enterrer vivante sous trois pieds deglace.

» C’est leur manière de faire disparaîtreleurs victimes.

» Montez vite en traîneau ; mon amiva vous conduire à votre hôtel.

– Monsieur, s’il vous plaît, que ce soitnon à l’hôtel, mais à bord du navire Le Progrès.

– Soit.

» Vous avez entendu, brigadier ?

– Oui, capitaine.

Mistress Morton :

– Vous êtes officier ?

– De police !

» Adieu, madame.

» Je vais faire mon enquête.

Le traîneau fila.

Les trois assassins accoururent vers Strommy,sortant d’une dépression où ils s’étaient tapis.

– J’espère, dit l’un d’eux, qu’elle a euune belle frousse.

– Oui.

– Et le but est atteint.

» Voici les vingt mille francs degratification pour chacun de vous.

» Allez reprendre vos uniformes deservice. Vous me faites honte sous ces guenilles.

Les policemen avaient autant de hâte que leurchef d’en finir avec cette mascarade. Lui et eux rentrèrent àDawson.

Chapitre 7Le retour de la brebis égarée

 

– Tiens, ma tante !

» Dans quel état !

» Mais, que vous est-il doncarrivé ?

» Venez vite vous changer dans macabine.

C’était Mlle de Pelhouërqui recevait sa tante, brebis égarée revenue au bercail, représentépar le Progrès.

Mistress Morton conta son aventure avec uneverve indignée ; Mlle de Pelhouër nes’émut guère.

Elle connaissait le dessous de cette« terrible affaire. »

– Enfin, ma tante, dit-elle, vous avezété très imprudente.

» Une autre fois, ne vous éloignez plusde la ville !

– Mais je n’y retourne plus à laville ! Oh ! j’en ai assez !

» Envoyez régler ma dépense à l’hôtel etchercher mes malles.

– Il faudra se hâter.

» Nous allons partir.

Mlle de Pelhouër parla aumaître d’équipage qui envoya une équipe chercher les malles et lemaître d’hôtel du bord pour régler le compte.

Il fit continuer l’appareillage, et, quand lesmalles furent à bord, les deux navires dérapèrent.

Le soir, à dîner, à peine assise, mistressMorton dit à Castarel :

– Ah ! il est joli votre paradis desfemmes. C’est un enfer, monsieur !

Lui, narquois :

– Je comprends qu’un ange comme vousn’ait pas voulu y rester !

Ce fut sur ce mot que les deux naviresdescendirent le fleuve, en route pour le pôle.

À SUIVRE : « LE TRAPPEUR LARENARDIÈRE »

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Tags: Louis Noir