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Escal-Vigor

Escal-Vigor

de Georges Eekhoud

Partie 1
ALFRED VALLETTE

 

Chapitre 1

 

 

Ce premier juin, Henry de Kehlmark, le jeune« Dykgrave » ou comte de la Digue, châtelain de l’Escal-Vigor, traitait une nombreuse compagnie, en manière de Joyeuse Entrée, pour célébrer son retour au berceau de ses aïeux, à Smaragdis, l’île la plus riche et la plus vaste d’une de ces hallucinantes et héroïques mers du Nord, dont les golfes et les fiords fouillent et découpent capricieusement les rives en des archipels et des deltas multiformes.

Smaragdis ou l’île smaragdine dépend du royaume mi-germain et mi-celtique de Kerlingalande. À l’origine du commerce occidental, une colonie de marchands hanséates s’y fixa.Les Kehlmark prétendaient descendre des rois de mer ou vikings danois. Banquiers un peu mâtinés de pirates, hommes d’action et de savoir, ils suivirent Frédéric Barbe rousse dans ses expéditions en Italie, et se distinguèrent par un attachement inébranlable, la fidélité du thane pour son roi, à la maison de Hohenstaufen.

Un Kehlmark avait même été le favori de Frédéric II, le sultan de Lucera, cet empereur voluptueux, le plus artiste de cette romanesque maison de Souabe, qui vécut les rêvesprofonds et virils du Nord dans la radieuse patrie du soleil. CeKehlmark périt à Bénévent avec Manfred, le fils de son ami.

Aujourd’hui encore, un grand panneau de lasalle de billard d’Escal-Vigor représentait Conradin, le dernierdes Hohenstaufen, embrassant Frédéric de Bade avant de monter aveclui sur l’échafaud.

Au XVe siècle, à Anvers, un Kehlmarkflorissait, créancier des rois, comme les Fugger et les Salviati,et il figurait parmi ces Hanséates fastueux qui se rendaient à lacathédrale ou à la Bourse, précédés de joueurs de fifres et devioles.

Demeure historique et même légendaire, tenantd’un burg teuton et d’un palazzo italien, le château d’Escal-Vigorse dresse à l’extrémité occidentale de l’île, à l’intersection dedeux très hautes digues d’ou il domine tout le pays.

De temps immémorial, les Kehlmark, avaient étéconsidérés comme les maîtres et les protecteurs de Smaragdis. Lagarde et l’entretien des digues monumentales leur incombaientdepuis des siècles. On attribuait même à un ancêtre d’Henry laconstruction de ces remparts énormes qui avaient à jamais préservéla contrée de ces inondations, voire de ces submersions totalesdans lesquelles s’engloutirent plusieurs îles sœurs.

Une seule fois, vers l’an 1400, en une nuit decataclysme, la mer était parvenue à rompre une partie de cettechaîne de collines artificielles et à rouler ses flots furieuxjusqu’au cœur de l’île même ; et la tradition voulait que leburg d’Escal-Vigor eût été assez vaste et assez approvisionné pourservir de refuge et d’entrepôt à toute la population.

Tant que les eaux couvrirent le pays, leDykgrave hébergea son peuple, et lorsqu’elles se furent retirées,non seulement il répara la digue à ses frais, mais il rebâtit leschaumières de ses vassaux. Avec le temps, ces digues, près de cinqfois séculaires, avaient revêtu l’aspect de collines naturelles.Elles étaient plantées, à leur crête, d’épais rideaux d’arbres unpeu penchés par le vent d’ouest. Le point culminant était celui oùles deux rangées de collines se rejoignaient pour former une sortede plateau ou de promontoire, avançant comme un éperon ou une prouedans la mer. C’était précisément à l’extrémité de ce cap que sedressait le château. Face à l’Océan, la digue taillée à picprésentait un mur de granit rappelant ces rocs majestueux du Rhindans lesquels semble avoir été découpé le manoir qui lescouronne.

À marée haute, les vagues venaient se briserau pied de cette forteresse érigée contre leurs fureurs. Du côtédes terres, les deux digues dévalaient en pente douce, et, à mesurequ’elles s’écartaient, leurs branches formaient un vallon allant ens’élargissant et qui représentait un parc merveilleux avec desfutaies, des étangs, des pâturages. Les arbres, jamais émondés,ouvraient de larges éventails toujours frémissants d’arpègeséoliens. Les fuites de daims passaient comme un éclair fauve parmiles frondaisons compactes, où des vaches broutaient cette herbehumide et succulente d’un vert presque fluide qui avait valu àl’île son nom de Smaragdis ou d’Émeraude.

Malgré la popularité des Kehlmark dans lepays, ces derniers vingt ans le domaine était demeuré inhabité. Lesparents du comte actuel, deux êtres jeunes et beaux, s’y étaientaimés au point de ne pouvoir survivre l’un à l’autre. Henry y étaitné quelques mois avant leur mort. Sa grand’mère paternelle lerecueillit, mais ne voulut plus remettre le pied dans cettecontrée, à l’atmosphère et au climat capiteux de laquelle elleattribuait la fin prématurée de ses enfants. Kehlmark fut élevé surle continent, dans la capitale du royaume de Kerlingalande, puis,sur les conseils des médecins, on l’avait envoyé étudier dans unpensionnat international de la Suisse.

Là-bas, à Bodemberg Schloss[1] oùs’était écoulée son adolescence, Henry représenta longtemps unblondin gracile, légèrement menacé d’anémie et de consomption, laphysionomie réfléchie et concentrée, au large front bombé, auxjoues d’un rose mourant, un feu précoce ardant dans ses grands yeuxd’un bleu sombre tirant sur le violet de l’améthyste et la pourpredes nuées et des vagues au couchant ; la tête trop forteécrasant sous son faix les épaules tombantes ; les membreschétifs, la poitrine sans consistance. La constitution débile dupetit Dykgrave le désignait même aux brimades de ses condisciples,mais il y avait échappé par le prestige de son intelligence,prestige qui s’imposait jusqu’aux professeurs. Tous respectaientson besoin de solitude, de rêverie, sa propension à fuir lescommuns délassements, à se promener seul dans les profondeurs duparc, n’ayant pour compagnon qu’un auteur favori ou même, le plussouvent, se contentant de sa seule pensée. Son état maladifaugmentait encore sa susceptibilité. Souvent des migraines, desfièvres intermittentes le clouaient au lit et l’isolaient durantplusieurs jours. Une fois, comme il venait d’atteindre sa quinzièmeannée, il pensa se noyer pendant une promenade sur l’eau, un de sescamarades ayant fait chavirer la barque. Il fut plusieurs semainesentre la vie et la mort, puis, par un étrange caprice del’organisme humain, il se trouva que l’accident qui avait faillil’enlever détermina la crise salutaire, la réaction si longtempssouhaitée par son aïeule dont il était tout l’amour et le dernierespoir. Avec les tuteurs du jeune comte, elle avait même fait choixde ce pensionnat si éloigné, parce que celui-ci représentait, enmême temps qu’un collège modèle, un véritable Kurhaussitué dans la partie la plus salubre de la Suisse. Avant d’êtreconverti en un gymnase cosmopolite destiné aux jeunes patriciensdes deux mondes, le Bodemberg Schloss avait été un établissement debains, rendez-vous des malades élégants de la Suisse et del’Allemagne du Sud. L’aïeule d’Henry avait donc compté sur leclimat salubre de la vallée de l’Aar et l’hygiène de cette maisond’éducation, pour rattacher à la vie, pour régénérer l’uniquedescendant d’une race illustre. Ce petit-fils idolâtré, n’était-ilpas le seul enfant de ses enfants morts de trop d’amour ?

Kehlmark recouvra non seulement la santé, maisil se trouva gratifié d’une constitution nouvelle ; nonseulement une rapide convalescence lui rendit ses forces anciennes,mais il se surprit à grandir, à se carrer, à gagner des muscles,des pectoraux, de la chair et du sang. Avec ce regaind’adolescence, il était venu à Kehlmark une candeur, une ingénuitédont son âme, trop studieuse et trop réfléchie jusque-là, ignoraitla tiédeur et le baume.

Autrefois contempteur des travaux athlétiques,à présent il se mit à s’y entraîner et finit par y exceller. Loinde bouder comme naguère aux péripéties des gageures violentes, ilse distinguait par son intrépidité, son acharnement ; et luiqui, pour s’épargner la fatigue d’une ascension dans le Jura, secachait souvent dans les souterrains, au fond des anciennes étuvesde la maison de bains, brillait maintenant parmi les plusinfatigables escaladeurs de montagnes.

Il demeura, en même temps que liseur et hommed’étude, grand amateur de prouesses physiques et de jeuxdécoratifs ; rappelant sous ce rapport les hommes accomplis,les harmonieux vivants de la Renaissance.

À la mort de la douairière qu’il adorait, ilétait venu s’établir dans le pays dont, depuis ses années decollège, il entretenait un souvenir filial et dont les habitantsimpulsifs et primesautiers devaient plaire à son âme frianded’exubérance et de franchise.

Les aborigènes de Smaragdis appartenaient àcette race celtique qui a fait les Bretons et les Irlandais. AuXVIe siècle, des croisements avec les Espagnols y perpétuèrent, yinvétérèrent encore la prédominance du sang brun sur la lympheblonde. Kehlmark savait ces insulaires, tranchant par leurcomplexion nerveuse et foncée sur les populations blanches etrosâtres qui les entouraient – faire exception aussi, dans le restedu royaume, par une sourde résistance à la morale chrétienne etsurtout protestante. Lors de la conversion de ces contrées, lesbarbares de Smaragdis n’acceptèrent le baptême qu’à la suite d’uneguerre d’extermination que leur firent les chrétiens pour vengerl’apôtre saint Olfgar, martyrisé avec toutes sortes d’inventionscannibalesques, représentées d’ailleurs méticuleusement et presqueprofessionnellement en des fresques décorant l’église paroissialede Zoutbertinge, par un élève de Thierry Bouts, le peintre desécorchés vifs. La légende voulait que les femmes de Smaragdis sefussent particulièrement distinguées dans cette tuerie, au pointmême d’ajouter le stupre à la férocité et d’en agir avec Olfgarcomme les bacchantes avec Orphée.

Plusieurs fois, dans le cours des siècles, desensuelles et subversives hérésies avaient levé dans ce pays àbouillant tempérament et d’une autonomie irréductible. Au royaume,devenu très protestant, de Kerlingalande, où le luthérianismesévissait comme religion d’État, l’impiété latente et parfoisexplosive de la population de Smaragdis représentait un des soucisdu consistoire.

Aussi l’évêque du diocèse dont l’île dépendaitvenait-il d’y envoyer un dominé[2] militant,plein d’astuce, sectaire malingre et bilieux, nommé BalthusBomberg, qui brûlait de se distinguer et qui s’était un peu rendu àSmaragdis comme à une croisade contre de nouveaux Albigeois.

Sans doute en serait-il pour ses frais decatéchisation. En dépit de la pression orthodoxe, l’île préservaitson fonds originel de licence et de paganisme. Les hérésies desanversois Tanchelin et Pierre l’Ardoisier qui, à cinq sièclesd’intervalle, avaient agité les pays voisins de Flandre et deBrabant, avaient poussé de fortes racines à Smaragdis et consolidéle caractère primordial.

Toutes sortes de traditions et coutumes, enabomination aux autres provinces, s’y perpétuaient, malgré lesanathèmes et les monitoires. La Kermesse s’y déchaînait entourmentes charnelles plus sauvages et plus débridées qu’en Friseet qu’en Zélande, célèbres cependant par la frénésie de leurs fêtesvotives, et il semblait que les femmes fussent possédées tous lesans, à cette époque, de cette hystérie sanguinaire qui effrénaautrefois les bourrèles de l’évêque Olfgar.

Par cette loi bizarre des contrastes en vertude laquelle les extrêmes se touchent, ces insulaires, aujourd’huisans religion définie, demeuraient superstitieux et fanatiques,comme la plupart des indigènes des autres pays de brumes fantômaleset de météores hallucinants. Leur merveillosité se ressentait desthéogonies reculées, des cultes sombres et fatalistes de Thor etd’Odin ; mais d’âpres appétits se mêlaient à leursimaginations fantasques, et celles-ci exaspéraient leurs tendressesaussi bien que leurs aversions.

Chapitre 2

 

 

Henry, nature passionnée et de philosophieaudacieuse, s’était dit, non sans raison, que par ses affinités, ilse sentirait chez lui dans ce milieu bellement barbare etinstinctif.

Il inaugurait même son avènement de« Dykgrave » par une innovation contre laquelle le dominéBalthus Bomberg devait infailliblement fulminer, du haut de sonpupitre pastoral. En effet, pour flatter le sentiment autochtone,Henry avait invité à sa table non seulement quelques hobereaux etgros terriens, deux ou trois artistes de ses amis de la ville, maisil avait convié en masse de simples fermiers, de petits armateurs,d’infimes patrons de chalands et de voiliers, le garde-phare,l’éclusier, les chefs d’équipe de diguiers et jusqu’à de simpleslaboureurs. Avec ces indigènes, il avait prié à cette crémaillèreleurs femmes et leurs filles.

Sur sa recommandation expresse, tous et toutesavaient revêtu le costume national ou d’uniforme. Les hommes semodelaient en des vestes d’un velours mordoré ou d’un rouxaveuglant, ouvrant sur des tricots brodés des attributs de leurprofession : ancres, instruments aratoires, têtes de taureaux,outils de terrassiers, tournesols, mouettes, dont le bariolagepresque oriental se détachait savoureusement sur le fond bleumarin, comme des armoiries sur un écusson. À de larges ceinturesrouges brillaient des boucles en vieil argent d’un travail à lafois sauvage et touchant ; d’autres exhibaient le manche enchêne sculpté de leurs larges couteaux ; les gens de merparadaient en grandes bottes goudronnées, des anneaux de métal finadornaient le lobe de leurs oreilles aussi rouges que descoquillages ; les travailleurs de la glèbe avaient le râble etles cuisses bridés dans des pantalons de même velours que celui deleur veste, et ces pantalons, collant du haut, s’élargissaientdepuis les mollets jusqu’au coup de pied. Leur petit feutrerappelait celui des basochiens au temps de Louis XI. Les femmesarboraient des coiffes à dentelles sous des chapeaux coniques àlarges brides, des corsages plus historiés, aux arabesques encoreplus fantastiques que les gilets des hommes, des jupes bouffantesdu même velours et du même ton mordoré que les vestes et lesculottes ; des jaserans ceignant trois fois leur gorge, despendants d’oreille d’un dessin antique quasi byzantin et des baguesau chaton aussi gros que celui d’un anneau pastoral.

C’étaient pour la plupart de robustesspécimens du type brun, de cette ardente et pourtant copieuse racede Celtes noirs et nerveux, aux cheveux crépus et en révolte.Paysans et marins hâlés, un peu embarrassés au début du repas,avaient vite recouvré leur assurance. Avec des gestes lourds maisnon empruntés, et même de ligne souvent trouvée, ils se servaientdu couteau et de la fourchette. À mesure que le repas avançait, leslangues se déliaient, des rires, parfois un juron, scandaient leuridiome guttural, haut en couleur avec, pourtant, des caresses etdes veloutés inattendus.

Logique dans sa dérogation à l’étiquette,violant toute préséance, l’amphitryon avait eu le bon espritd’asseoir chaque fois à côté d’un de ses pairs de l’oligarchie unefermière, une patronne de chaloupe ou une poissonnière, et,réciproquement, à côté d’une voisine de château, se calait un jeunenourrisseur de crâne encolure ou un chaloupier aux bicepsnoueux.

Les amis de Kehlmark constatèrent que presquetous les convives étaient dans la fleur ou dans la chaude maturitéde l’âge. On aurait dit une sélection de femmes avenantes et degars plastiques et galbeux.

Parmi les invités se trouvait un desprincipaux cultivateurs du pays, Michel Govaertz de la ferme desPèlerins, veuf, père de deux enfants, Guidon et Claudie.

Après le seigneur de l’Escal-Vigor, le fermierdes Pèlerins était l’homme le plus important de Zoudbertinge, levillage sur le territoire duquel était situé le château desKehlmark.

Durant la minorité et l’absence du jeunecomte, Govaertz l’avait même remplacé à la tête de lawateringue ou conseil d’entretien et de préservation desterres d’alluvion, dites polders, conseil dont le Dykgrave était lechef. Et ce n’était pas sans une certaine mortificationd’amour-propre que, par le retour de Kehlmark, le fermier desPèlerins s’était vu relégué au rang d’un simple membre des comicesen question. Mais l’affabilité du jeune comte avait bientôt faitoublier à Govaertz cette petite diminution d’autorité. Puis,auparavant, il ne siégeait dans la wateringue que commereprésentant du Dykgrave, tandis que comme juré il avait droitd’initiative et voix délibérative dans le chapitre. De plus,n’avait-il point été récemment élu bourgmestre de laparoisse ? Gros paysan, quadragénaire de belle prestance, pasméchant, mais vaniteux, de caractère nul, il avait été extrêmementflatté d’être invité au château et d’occuper, avec sa fille, latête de la table. Soutenu par ses compères, surtout stylé etinstigué par sa fille, la non moins ambitieuse mais plusintelligente Claudie, il incarnait les prérogatives et lesimmunités civiles et tenait frondeusement tête au pasteur Bomberg.Un instant, il craignit que le comte de Kehlmarck ne profitât deson influence pour se faire nommer magistrat du village. Mais Henryabhorrait la politique, les compétitions qu’elle engendre, lesbassesses, les intrigues, les compromissions qu’elle impose auxhommes publics. De ce côté, Govaertz n’avait donc rien à craindre.Aussi résolut-il de se faire un ami et un allié du grand seigneur,pour réduire le dominé à l’impuissance. Cette attitude lui avaitété recommandée par Claudie dès qu’on apprit l’arrivée du châtelaind’Escal-Vigor.

Pour honorer le bourgmestre, le comte avaitassis Claudie Govaertz à sa droite.

Claudie, la forte tête de la maison, était unegrande et plantureuse fille, au tempérament d’amazone, aux seinsvolumineux, aux bras musclés, à la taille robuste et flexible, auxhanches de taure, à la voix impérative, type de virago et dewalkyrie. Un opulent chignon de cheveux d’or brun casquait sa têtevolontaire et répandait ses mèches sur un front court, presquejusqu’à ses yeux hardis et effrontés, bruns et fluides comme unecoulée de bronze, dont un nez droit et évasé, une bouche gourmande,des dents de chatte, soulignaient la provocation et la rudesse.Toute en chair et en instincts, un besoin de tyrannie, une ambitionféroce parvenait seule à réfréner ses appétits et à la conserverchaste et inviolée jusqu’à présent, malgré les ardeurs de sanature. Pas l’ombre de sensibilité ou de délicatesse. Une volontéde fer et aucun scrupule pour arriver à ses fins. Depuis la mort desa mère, c’est-à-dire depuis ses dix-sept ans – aujourd’hui elle encomptait vingt-deux – elle gouvernait la ferme, le ménage et,jusqu’à un certain point, la paroisse. C’est avec elle que devraitcompter le pasteur. Son frère Guidon, un adolescent de dix-huitans, et même son père le bourgmestre, tremblaient lorsqu’elleélevait la voix. Un des plus beaux partis de l’île, elle avait ététrès recherchée, mais elle avait éconduit les prétendants les plusargenteux, car elle rêvait un mariage qui l’élèverait encoreau-dessus des autres femmes du pays. Telle était même la raison desa vertu. Magnifique et vibrant morceau de chair, aussi affrioléequ’affriolante, elle décourageait les poursuites des mâlessérieusement intentionnés, quoiqu’elle eût voulu s’abandonner, sepâmer dans leurs bras et leur rendre étreinte pour étreinte, quisait, peut-être même les provoquer et, au besoin, les prendre deforce.

Afin de mater et d’étourdir ses postulations,Claudie se dépensait, la semaine, en corvées, en besogneséreintantes, et, aux kermesses, elle se livrait à des dansesfurieuses, provoquait des algarades, fomentait des hourvaris et desrixes entre ses galants, mais leurrant le vainqueur, le maîtrisantau besoin, affectant encore plus de brutalité que lui, allantjusqu’à le battre et le traiter comme il avait servi ses rivaux,puis s’esquivant, intacte. Ou s’il lui arriva de rendre furtivementune caresse, de tolérer quelque privauté anodine, elle se reprenaitau moment critique, rappelée à la sagesse par son rêve d’unglorieux établissement.

Aussitôt qu’elle eut vu Henry de Kehlmark,elle se jura de devenir châtelaine de l’Escal-Vigor.

Henry était beau cavalier, célibataire,fabuleusement riche à ce qu’on prétendait, et aussi noble que leRoi. Coûte que coûte il épouserait cette altière femelle. Rien deplus facile que de se faire aimer de lui. N’avait-elle pas faittourner la tête à tous les jeunes villageois ? À quellesextrémités les plus huppés ne se seraient-ils pas résolus pour laconquérir ? Il ferait beau voir qu’un homme la refusât si elleconsentait à se livrer à lui.

Claudie savait déjà, pour l’avoir entrevuedans le parc ou sur la plage, que le comte était accompagné d’unejeune femme, sa gouvernante ou plutôt sa maîtresse. Ce concubinageavait même mis le comble à la sainte indignation du dominéBomberg ! Mais Claudie ne s’inquiétait pas outre mesure de laprésence de cette personne. Kehlmark ne devait pas en faire grandcas. À preuve que la demoiselle ne s’était pas même montrée àtable. Claudie se flattait bien de la faire renvoyer et, s’il lefallait, de la remplacer en attendant le mariage ; assez sûred’elle-même pour se donner à Kehlmark et le forcer ensuite àl’épouser. Puis, la jordaenesque femelle jugeait assezinsignifiante cette petite personne pâle et mièvre, vaguementanémique, maigrichonne, privée de ces robustes appas si prisés desrustres.

Non, le comte de la Digue n’hésiterait paslongtemps entre cette mijaurée et la superbe Claudie, la pluséblouissante femelle de Smaragdis et même de Kerlingalande.

Durant le dîner, elle jaugea l’homme avec desregards et un flair lascifs de bacchante, en même temps qu’elleestimait le mobilier, le couvert et la vaisselle avec des yeux detabellion ou de commissaire-priseur. Quant à la valeur du domaine,elle lui était connue depuis longtemps, d’ailleurs comme à tousceux du village. Ce vaste vallon triangulaire, limité de deux côtéspar les digues, et du troisième par une grille et de larges fossés,représentait, avec les cultures et les bois dépendants, près dudixième de l’île entière. Et la rumeur publique attribuait en outreà Kehlmark des possessions en Allemagne, aux Pays-Bas et enItalie.

On se racontait aussi que son aïeule, ladouairière, lui avait laissé près de trois millions de florins entitres de rente. Il n’en fallait pas davantage pour que la positiveClaudie jugeât Kehlmark un épouseur, un mâle très sortable.Peut-être, s’il n’avait pas été riche et titré, l’eût-elle préféréun peu plus membru et sanguin. Mais elle ne se lassait pasd’admirer son élégance, ses traits aristocratiques, ses mains dedemoiselle, ses beaux yeux outre-mer, sa fine moustache, et sabarbiche soigneusement taillée. Ce que le Dykgrave présentait d’unpeu réservé ou d’un peu timide, de presque langoureux etmélancolique par moments, n’était pas fait pour déplaire à lapataude. Non point qu’elle donnât dans le sentimentalisme :rien, au contraire, n’était plus loin de son caractère extrêmementmatériel ; mais parce que ces moments de rêverie chez Kehlmarklui paraissaient révéler une nature faible, un caractère passif.Elle n’en régnerait que plus facilement sur sa personne et sur safortune. Oui, ce noble personnage devait être on ne peut plusmalléable et ductile. Comment aurait-il subi, sinon, si longtempsle joug de cette « espèce », de cette demoiselle, quel’expéditive Claudie n’était pas loin de considérer comme uneintruse ? Le raisonnement auquel se livrait la gaillarde nemanquait pas de logique : « S’il s’est laissé engluer etdominer par cette pimbêche, combien il serait plus vite subjuguépar une vraie femme ! »

Et les façons d’Henry n’étaient point faitespour la décevoir. Il se montra tout le temps d’une gaîté fébrile,presque la gaîté d’un penseur trop absorbé qui cherche às’étourdir ; il lutinait et agaçait sa voisine de table avecune telle persistance, que celle-ci se crut déjà arrivée à sesfins. Ce laisser-aller de Kehlmark acheva de scandaliser lesquelques hobereaux invités à ces excentriques agapes, mais ils n’enfirent rien paraître, et, tout en se gaussant intérieurement decette réunion saugrenue, à laquelle ils avaient consenti d’assisterpar égard pour le rang et la fortune du Dykgrave, en sa présenceils affectèrent de trouver l’idée de cette crémaillèresouverainement esthétique, et se récrièrent d’admiration. Nouslaissons à penser en quels termes ils racontèrent cetteinconvenante mascarade au dominé et à sa femme, dont, avec deux outrois bigotes, ces nobilions gourmés et collet monté formaient lesseules ouailles. L’un après l’autre ils demandèrent leur voiture etse retirèrent furtivement avec leurs prudes épouses et héritières.On ne s’en amusa que mieux après leur départ.

Le comte, qui dessinait et peignait comme unartiste de profession, se plut, au café, à croquer un très pimpantmédaillon de Claudie, qu’il lui offrit après qu’on l’eut faitcirculer à la ronde, pour l’émerveillement des naturels de plus enplus ravis par la rondeur de leur jeune Dykgrave. Michel Govaertz,particulièrement, était aux anges, flatté des attentions du comtepour son enfant préférée. Tout le temps Henry avait trinqué avecelle, et il ne cessait de la complimenter sur son costume :« Il vous sied à ravir, disait-il. Combien vous vous imposezplus naturellement sous ces atours que cette dame, là-bas, qui sefait habiller à Paris ! » Et il lui désignait du regardune baronne très compassée et fagotée, assise à l’autre bout de latable, et qui, flanquée de deux désinvoltes loups de mer, nes’était point départie, depuis le potage, d’une moue dégoûtée etd’un silence plein de morgue.

– Peuh ! avait répondu Claudie, vousvoulez rire, monsieur le comte. C’est bien que vous nous ayezprescrit le costume du pays, sinon je me serais aussi vêtue commenos dames d’Upperzyde.

– Je vous en conjure, reprit le comte,gardez-vous de pareil affublement. Ce serait faire acte detrahison !

Et le voilà qui se lance dans un panégyriquedu costume naïvement approprié aux particularités du terroir, auxdifférences de contrées et de races. « Le costume,déclare-t-il, complète le type humain. Ayons nos vêtementspersonnels comme nous avons notre flore et notre faunespéciales ! » Ses mots imagés semblent peindre et modelerde belles formes humaines harmonieusement drapées.

Au plus fort de sa conférence éthologique, ils’aperçoit que la jeune paysanne l’écoute sans rien comprendre àson enthousiasme.

Pour la distraire, il se mit en devoir de luimontrer les diverses pièces du château fraîchement restauré, bourréde souvenirs et de reliques. Claudie prit le bras du comte et,ouvrant la marche, il invita les autres villageois à les suivred’enfilade en enfilade. Les yeux de Claudie, comme deux charbonsardents, dévoraient l’or des cadres, des lambris et des torchères,les tapisseries féodales, les panoplies d’armes rares, maisdemeuraient insensibles à l’art, au goût, à l’ordonnance de cesluxueux accessoires. De nobles nus, peints ou sculptés, entreautres les copies des jeunes hommes du Buonarotti encadrant lescompositions du plafond de la Sixtine, ne la frappaient que parleur costume in naturalibus. Elle éclatait, en serenversant, d’un rire polisson, ou bien se couvrait le visage,jouant l’effarouchement, la gorge houleuse ; et Kehlmark lasentait frémir et panteler contre sa hanche. Michel Govaertzmarchait sur leurs pas avec la bande ahurie et égrillarde. Desloustics commentaient les toiles de maîtres, s’affriolaient et,devant les nudités mythologiques, faisaient, de l’œil et même dugeste, leur choix.

À plusieurs reprises, le bourgmestre alla leurrecommander plus de discrétion.

Comme il revenait de les rappeler vainement àla décence : « Quelqu’un qui n’est pas content de vousvoir parmi nous, monsieur le comte, dit-il, c’est notre dominé, DomBalthus Bomberg. »

– Ah bah ! fit le Dykgrave. En quoilui porté-je ombrage ? je ne pratique pas, j’en conviens, maisje crois en savoir aussi long que lui sur le chapitre desreligions, et quant à la véritable, l’éternelle vertu jem’entendrai bien avec les braves gens de tous les cultes… Au fait,Dom Balthus a décliné mon invitation d’aujourd’hui, en donnant àentendre que pareilles promiscuités répugnent à son caractère… Envoilà de l’évangélisme !… Il est gentil pour sesparoissiens…

– Savez-vous bien, qu’il a déjà prêchécontre vous ! dit Claudie.

– Vraiment ? Il me fait beaucoupd’honneur.

– Il ne vous a pas attaqué directement ets’est bien gardé de vous nommer, reprit le bourgmestre, mais lesassistants ont tout de même compris qu’il s’agissait de VotreSeigneurie, lorsqu’il dénonçait tels beaux châtelains venus de lacapitale, qui affichent des idées de mécréants et qui, manquant àtous leurs devoirs, donnent le mauvais exemple aux humblesparoissiens, en moquant, par leurs mœurs dissolues, le très saintsacrement du mariage ! Et patati, et patata ! Il paraîtqu’il en a eu pour un bon quart d’heure, du moins à ce que nous ontraconté mes dévotes de sœurs, car ni moi, ni les miens nous nemettons le pied dans son église !…

En entendant cette allusion à son faux ménage,le comte avait légèrement changé de couleur, et ses narinesaccusèrent même une nerveuse contraction de colère qui n’échappapoint à Claudie.

– N’aurons-nous pas l’honneur de saluermadame… ou, comment dirai-je, mademoiselle… ? demanda lapaysanne en balbutiant avec affectation.

Une nouvelle expression de furtifmécontentement passa sur la physionomie de Kehlmark. Ce nuagen’échappa non plus à la futée villageoise. « Tant mieux,songeait-elle, la mijaurée semble déjà l’avoirexcédé ! »

– Vous voulez parler de mademoiselleBlandine, mon économe, fit Kehlmark d’un air enjoué !Excusez-la. Elle est très occupée et, de plus, extrêmement timide…Son grand plaisir consiste à préparer et à diriger, dans lacoulisse, mes petites réceptions… Elle est quelque chose comme monmaître de cérémonies, le régisseur général de l’Escal-Vigor…

Il riait, mais Claudie trouva ce rire un peupincé et étranglé. En revanche ce fut avec une intonationsincèrement attendrie qu’il ajouta : « C’est presque unesœur… À deux nous avons fermé les yeux à monaïeule ! »

Après un silence : « Et vousviendrez nous voir, aux Pèlerins, monsieur le comte ? »demanda Claudie, un peu inquiétée, dans ses spéculationsmatrimoniales, par la flexion presque fervente des dernièresparoles d’Henry.

– Oui, monsieur le comte, vous nousferiez grand honneur par cette visite, insista le bourgmestre. Sansnous vanter, « les Pèlerins » n’ont point leur égal danstout le royaume. Nous ne possédons que bêtes de choix, sujetsprimés, les vaches et les chevaux aussi bien que les porcs et lesmoutons…

– Comptez sur moi, fit le jeunehomme.

– Sans doute, monsieur le comteconnaît-il tout le pays ? demanda Claudie.

– Ou à peu près. L’aspect en est assezvarié. Upperzyde m’a laissé le souvenir d’une jolie villette avecdes monuments et même un musée curieux… J’y découvris autrefois unsavoureux Frans Hals… Ah, un joufflu petit joueur dechalumeau ; la plus merveilleuse symphonie de chair, de vêtureet d’atmosphère dont cet exubérant et viril artiste ait jamaisenchanté la toile… Pour ce ravissant petit drôle, je donneraistoutes les Vénus, même celles de Rubens… Il me faudra retourner àUpperzyde.

Il s’arrêta, songeant qu’il parlait latin àces braves gens.

– On m’a entretenu aussi, reprit-il, desdunes et des bruyères de Klaarvatsch… Attendez donc. N’y a-t-ilpoint par là des paroissiens bizarres ?…

– Ah, les sauvages ! fit lebourgmestre, avec protection et mépris. Une population desacripants ! Les seuls vagabonds et indigents du pays !…C’est notre Guidon, mon vaurien de fils, qui les a pratiqués !Chose triste à dire, il pourrait être des leurs !

– Je prierai votre garçon de me conduireun jour par là, bourgmestre ! dit Kehlmark en faisant passerses hôtes dans une autre pièce. Ses yeux s’étaient allumés, ausouvenir du petit joueur de chalumeau. À présent ils se voilaientet sa voix avait eu un tremblement, un accent d’une indiciblemélancolie, suivi comme d’un sanglot déguisé en toux. Claudiecontinuait à regarder à droite et à gauche, supputant la valeurmarchande des bibelots et des raretés.

Dans la salle de billard, où ils venaientd’entrer, toute une paroi était prise, comme on sait, par leConradin et Frédéric de Bade, peinture de Kehlmarklui-même d’après une gravure très populaire en Allemagne. Lesuprême baiser des deux jeunes princes, victimes de Charlesd’Anjou, mettait sur leur visage une expression d’amour extrême,quasi sacramentel, intensément rendue par Henry.

– Ça ?… Deux petits princes. Lesmaîtres d’un de mes très arrière-aïeux… On va leur couper latête ! expliqua-t-il, singulièrement gouailleur, à Claudie quibéait devant cette peinture presque avec des yeux de badaude,habituée des exécutions capitales.

– Pauvres enfants ! remarqua lagrosse fille. Ils s’embrassent comme des amoureux…

– Ils s’aimaient bien ! murmuraKehlmark comme s’il eût dit amen. Et il entraîna plus loinsa compagne. Comme elle constatait naïvement la profusion destatues et d’académies d’hommes parmi les tableaux et lesmarbres : « En effet, ce sont des machines comme il s’entrouve à Upperzyde et dans d’autres musées !… Celameuble ! Faute de modèles je travaille d’aprèscela ! » répliqua Kehlmark, et cette fois d’un tonindifférent, contrefaisant, aurait-on dit, les intonations profanesde ceux qu’il pilotait.

Moquait-il ses invités ou se surveillait-illui-même ?

Selon la mode villageoise, on s’était mis àtable à midi.

Il était neuf heures et le soir tombait.

Tout à coup on entendit sonner et ronfler descuivres.

Des torches se rapprochèrent avec des rythmesde sérénades foraines et projetèrent, dans la pénombre des salons,un rougeoiement d’aurore boréale.

Chapitre 3

 

 

– Qu’est cela ? une trahison, unguet-apens ! se récria Kehlmark en prenant un airintrigué.

– Nos jeunes gens de la Ghilde deSainte-Cécile, notre « harmonie », qui viennent voussouhaiter la bienvenue, monsieur le comte ! annonçacérémonieusement le fermier des Pèlerins.

Les yeux de Kehlmark brillèrent d’un feuoblique : « Une autre fois, je vous montrerai monatelier… Allons les recevoir ! » dit-il, en rebroussantchemin et en se hâtant de descendre l’escalier d’honneur, heureux,semblait-il, de cette diversion contre laquelle pestaitintérieurement la rusée Claudie.

Les Govaertz et les autres invités lesuivirent en bas dans la vaste orangerie dont on avait ouvert surl’ordre de la toujours invisible Blandine, les larges portesvitrées.

Les musiciens de la Ghilde se sont formés endemi-cercle au pied du perron.

Ils soufflent à pleins poumons dans les tubesà larges pavillons et martèlent en conscience la peau d’âne descaisses.

Tous portaient, à quelques variantes près, lecostume pittoresque des gars du pays. Chez beaucoup,l’accoutrement, élimé et même rapiécé, contractait plus de patineet de ragoût que les nippes trop neuves des convives. Il y en avaitde franchement débraillés, sans veste, en manches de chemise, lavareuse dégageant leur col robuste jusqu’à la naissance despectoraux.

C’étaient presque tous de grands et fermesgarçons, des bruns bien découplés, recrutés dans toutes les castesde l’île, dans les fermes de Zoudbertinge aussi bien que dans lestaudis de Klaarvatsch. La Ghilde, d’essence très démocratique,fondait les fils de notables avec la progéniture mâle des pillardsd’épaves et des coureurs de grèves.

Les plus jeunes de ces petits-fils denaufrageurs, des gamins aux cheveux ébouriffés, aux yeux brillantsmais farouches, à la figure brunie comme celle des anges du Guide,déjà membrus, le pantalon tenu par des cordes d’étoupe en guise debretelles, et finissant aux genoux par des déchiquetures ornéesd’épines et de feuilles mortes, remplissaient, moyennant quelquesdeniers de pourboire, l’office de porteurs de torches. Et sousprétexte de raviver l’éclat du luminaire, mais à la vérité pours’amuser, à tout bout de champ ils retournaient leurs falots etaspergeaient le sol des langues enflammées de la résine qu’ilstrépignaient ensuite pour les éteindre, sans crainte de brûlerleurs pieds nus dont la plante était devenue dure comme lacorne.

En l’honneur du Dykgrave, la GhildeSainte-Cécile joua de très vieux airs du pays, qui contractaientune indicible patine harmonique dans la tiédeur parfumée de cesoir. Un, surtout, navra et surprit délicieusement Henry par samélodie plaintive comme le jusant, la rafale sur la bruyère et lesahanements onomatopiques des diguiers enfonçant des pilotis. Cesmanœuvres, ou plutôt leurs chefs d’équipe, le chantent en effetpour donner du cœur à leurs hommes pendant le travail. Atteléschacun à une corde, simultanément ils guindent en l’air le lourdmouton et le laissent retomber. Les jambes se tendent, les torsesse prosternent, et les croupes se redressent en cadence. On entendaussi cet air à bord des sloops de pêche. Des marins prennent leurinstrument avec eux et, par leurs rhapsodies et leurs bucoliques,ils trompent les heures parfois mornes et les calmes plats dularge, accordant leur plainte et leur langueur au rythme haletantdes vagues.

Un des gars, élève de l’école de musiqued’Upperzyde, avait transcrit ce chant pour fanfare. Le petit buglestridait cette mélopée modulante et un peu rauque, sur unaccompagnement de tubas et de trombones évoquant la basse profondedes flots.

Kehlmark considéra le joueur de bugle, unadolescent mieux découplé et plus élancé que les compagnons de sonâge, aux reins cambrés, au teint d’ambre, aux yeux de velours sousde longs cils noirs, à la bouche charnue et très rouge, aux narinesdilatées par de mystérieuses sensualités olfactives, aux cheveuxnoirs plantés drus, avantageusement moulé dans son méchant costumequi adhérait à ses formes comme leur pelage aux membres élastiquesdes félins. Le corps doucement balancé et tortillé semblait suivreles ondulations de la musique et exécutait sur place une danse trèslente, comparable au frémissement des trembles, par ces nuits d’étéoù la brise se réduit à la respiration des plantes. La sculpturalecambrure de ce jeune rustre qui joignait le relief musculaire deses pareils à l’on ne sait quel souci de la ligne, rappelaitprécisément à Kehlmark le Joueur de chalumeau de FransHals. Cet éphèbe lui représentait un merveilleux tableau vivantd’après la toile du musée d’Upperzyde. Son cœur se serra, il retintsa respiration, en proie à une ferveur trop grande.

Michel Govaertz s’étant aperçu de l’attentionaccordée par le Dykgrave au jeune soliste, profita de la pause quisuivit pour aborder celui-ci et l’amener assez brutalement parl’oreille, au risque de la lui meurtrir, auprès de Kehlmark.

Rien ne rendrait l’expression à la foispiteuse, effarouchée et extatique du petit sonneur de buglebrusquement confronté avec le Dykgrave. Il semblait que dans sesyeux et sur sa bouche se concentrassent toute la sublime détressed’un martyr.

– Monsieur le comte, voilà mon filsGuidon, le vaurien dont je vous parlais tout à l’heure, ricana lebourru en faisant pivoter le gamin sur lui-même ; voilà lecompagnon des sacripants de Klaarvatsch, un fieffé paresseux, unemauvaise tête qui réunit peut-être toutes les qualités de gosierdes pinsons et des alouettes, mais qui ne possède aucun des méritesque j’espérais rencontrer chez un garçon de mon sang. Ah !rêvasser, siffloter, roucouler dans le vide, béer aux mouettes,s’étendre sur le dos ou se vautrer au soleil, comme les phoques surun banc de sable, voilà qui lui convient !… Figurez-vous quedepuis sa naissance il ne nous a encore été d’aucune utilité. Commeil ne nous aidait en rien à la ferme, j’avais songé à en faire unmatelot et je l’embauchai comme mousse sur une barque de pêche…Bernique ! Après trois jours, un bateau qui rentrait au portnous l’a ramené… Au milieu de la manœuvre, il s’arrêtait court pourregarder les nuages et les vagues… Sa négligence et son étourderielui valurent plusieurs dures corrections, mais les coups n’avaientpas plus raison de ce méchant mousse, que les remontrances et lesexhortations. De guerre lasse, il m’a bien fallu le reprendre et lemettre à une besogne d’endormi : il garde les vaches et lesmoutons dans les landes de Klaarvatsch, avec ces petits pouilleuxqui portent ce soir les torches de la Ghilde… Bâti comme vous levoyez, monsieur, n’est-ce pas une honte ? Etpleurnichard ! Ça se met à braire, ça se trouve mal quand ontue un porc à la kermesse ou quand le boucher passe la craie rougesur le dos des ouailles à convertir en gigots !… Guidon, c’estune fille manquée… Mon vrai garçon, c’est notre Claudie… En voilàune qui abat de la besogne !…

– C’est dommage, il a pourtant l’air bienintelligent ! remarqua le Dykgrave, avec autant d’indifférenceque possible. Et c’est qu’il joue adorablement du bugle. Que n’enfaites-vous un musicien pour de vrai !

– Ah ben ouiche ! Vous vous moquez,monsieur le comte. Il est incapable de s’appliquer à quoi que cesoit de profitable. Ma parole, pour m’en débarrasser, j’ai déjàvoulu le livrer à des saltimbanques. Peut-être eût-il fait un bonpitre ? En attendant, il ne me vaut que des dégâts et desaffronts. Ainsi ne s’est-il pas avisé de barbouiller de charbon lesmurs fraîchement blanchis de la ferme, sous prétexte de représenternos bêtes !

– Aurait-il aussi des dispositions pourla peinture ? proféra d’un air ennuyé Kehlmark, qui alla mêmejusqu’à prendre la contenance de quelqu’un qui réprime unbâillement.

Les camarades de Guidon faisaient cercleautour des Govaertz et de Kehlmark, s’amusant de la confusion dupetit pâtre mis ainsi sur la sellette par son propre père. Lesdrilles se trémoussaient, se donnaient l’un à l’autre du coude dansles reins, soulignant, par des rires et des murmures, les doléancesque le bourgmestre faisait sur son fils.

Avec Guidon, Henry se sentait le point de mirede tous ces narquois. Claudie couvait son frère de regards durs etmalveillants. Henry devina que le bourgmestre ravalait et décriaitainsi son garçon pour flatter Claudie, sa préférée. Entre cettefille rude, presque hommasse, et ce petit paysan plutôt affiné,l’incompatibilité devait être crispante à l’extrême. Perspicace,Henry se suggéra de violentes querelles au foyer des Govaertz, etil en eut le cœur singulièrement étreint. Au surplus Claudie luiparut visiblement agacée de l’attention témoignée par le Dykgrave àcet enfant répudié, mis au ban, vivant presque en marge de lafamille.

– Écoutez, bourgmestre, nous enreparlerons ! reprit Kehlmark. Peut-être y aura-t-il moyen defaire quelque chose de ce fantaisiste !

Paroles bien évasives et qui n’engageaient àrien, mais en les prononçant Henry ne put se défendre de tourner uninstant les yeux vers le pastoureau, et dans ce regard celui-ci lutou du moins crut lire un engagement bien plus sérieux que celuicontenu dans les termes mêmes. Le pauvret en ressentit une joiepleine d’espérance et de balsamique augure. Jamais on ne l’avaitregardé ainsi, ou plutôt jamais il n’avait lu tant de bonté dansune physionomie. Mais le jeune réfractaire se trompait sansdoute ! Le comte aurait été bien fou de s’intéresser à unparoissien si fallacieusement recommandé par le fermier desPèlerins. Qui songeait encore à s’empêtrer de ce sauvageon, decette mauvaise graine ?

– Pourvu que Claudie ne lui dise pointtrop de mal de moi ! songeait le petit berger, souffrant devoir le Dykgrave entraîné et pris à l’écart par la terrible sœur.Mais Kehlmark se retira pour donner des ordres à Blandine. Onservit à boire aux musiciens. Lorsque le comte revint trinquer aveceux, comment se fit-il qu’il omit de choquer son verre contre celuique lui tendait – oh si dévotement ! – le fils du bourgmestreGovaertz ? Celui-ci en éprouva un moment de tristesse, mais sereprit aussitôt à commenter le regard caressant de tout à l’heure.Il s’écarta des buveurs pour errer dans les salons et admirer à sontour les tableaux. Occupé ostensiblement à courtiser la plantureuseClaudie, Henry observait souvent à la dérobée le jeune bugle de laGhilde. Il surprit l’expression à la fois réfléchie et extatique dupetit devant Conradin et Frédéric, auxquels la sœurn’avait accordé tout à l’heure qu’une attention de liseuse decauses et de supplices célèbres.

À pleins verres, le Dykgrave avait fait raisonaux rudes donneurs de sérénades. Il leur sembla même un tantinetéméché, ce qui n’était point fait pour les choquer, eux lesindigènes de Smaragdis, solides buveurs comme tous ceux duNord.

La compagnie, en appétit d’exercice, serépandit dans les jardins et sur la plage qui retentirent de lourdsébats et de clameurs luronnes. Le hourvari effara même un couple demouettes dans les arbres de la Digue, et Kehlmark, qui se promenaitavec Claudie sur la terrasse du côté de la mer, vit quelque tempsles bestioles tournoyer avec des cris lamentables autour de lalanterne du phare et leur accorda un effluve de poétiquecommisération, dont sa compagne ne se douta pas un instant. Quellecorrélation s’imaginait-il exister entre leur sauvagerie et sespropres angoisses ? Puis il se remit à débiter des proposbadins à la fille du bourgmestre.

Cependant les confrères de la Ghilderéclamaient leur petit bugle, et comme il s’éternisait dans lesappartements, devant les peintures, ils s’en furent le relancer etl’entraînèrent, quoi qu’il en eût, au fond du parc. Henry s’exagérasans doute leurs dispositions taquines à l’égard du jeune Govaertz,car, avec Claudie, il se porta, étrangement sollicité, du côté deleurs groupes turbulents. Son approche les intimida et coupa courtaux brimades qu’ils allaient exercer sur leur souffre-douleur.Toutefois, une sorte de pudeur ou de respect humain empêchaitKehlmark d’intervenir directement en faveur de son protégé ;il se détournait de lui et s’abstint même de lui adresser laparole ; mais en batifolant avec Claudie, il élevait la voixet Guidon se figura très ingénument que le comte voulait êtreentendu de lui…

Enfin, la bande se décida à regagner levillage. Le tambour battit le rappel. Après de derniers cumuletssur l’herbe, les petits va-nu-pieds de Klaarvatsch coururentrallumer leurs falots. La musique prit la tête du cortège. Le comteleur donna la conduite jusqu’à la grille d’honneur et les vitensuite, aux sons scandés de leur marche favorite, s’évanouir dansla grande ormaie régnant entre le château et le village.

Claudie, sautillant au bras de son père, luivantait le comte de la Digue ou plutôt sa fortune et son luxe, maissans avouer encore au fermier le grand projet qu’elle avaitconçu.

Le petit Guidon, tête droite, jouait sa partieavec une bravoure inusitée. Son bugle semblait provoquer lesétoiles. Et, tout le temps, Guidon songeait au maître del’Escal-Vigor. Dans les échos de sa fanfare, il espérait retrouverles accents de la voix évangélique du Dykgrave, et c’était aussi unpeu de son regard profond qu’il épiait dans les ténèbres veloutées.Bizarre contradiction : nonobstant cet enthousiasme, lepauvret se sentait le cœur gros, la gorge nouée, les yeux toutdisposés aux larmes – et c’étaient parfois des appels de détresse,des cris au secours, que son cuivre adressait au lointainprotecteur qui les écoutait encore, non moins navré de sympathie,bien après qu’ils se fussent éteints sous les ormesparticulièrement solennels.

Chapitre 4

 

 

Blandine, la jeune femme qui donnait del’ombrage à l’ambitieuse, Claudie, celle que le comte avaitappelée, non sans persiflage, l’économe, le régisseur del’Escal-Vigor, approchait de la trentième année. Jamais à la voir,blanche, délicate, les allures réservées, les traits empreintsd’une extrême noblesse, la physionomie mélancolique et fière, lamise soignée, on ne se fût douté de son humble extraction.

Fille aînée de tout petits paysans, laitierset maraîchers, originaire d’une de ces rudes contrées flamandes quese sont partagées la France, la Hollande et la Belgique, jusquevers sa seizième année elle eût pu le disputer en formesplantureuses et en façons pataudes avec la jeune fermière desPèlerins ! Son père se remaria et, pour combler le malheur dela petiote, seule enfant du premier lit, il mourut après lui avoirdonné quantité de frères et sœurs. La marâtre de Blandinel’excédait de travail et de coups. Elle fut courageuse et stoïque,vraie bête de somme : non seulement elle aida sa seconde mèredans les besognes du ménage, s’occupa de débarbouiller, de veilleret de soigner ses puînés, mais elle travaillait au potager, gardaitles vaches, se rendait toutes les semaines à pied au marché de laville, chargée de jarres à lait et de mannes de légumes.

Par la suite, souvent aux heures de solitude,penchée sur un ouvrage de couture, Blandine devait évoquer lacontrée natale et, notamment, la chaumière paternelle.

Celle-ci s’encapuchonne de joubarbe et demousse ; les murs effrités dissimulent leurs lézardes derrièrel’enchevêtrement du chèvre-feuille et de la vigne folle. Dans lacour, des porcs s’ébattent près du fumier, entre des poules qu’ilseffarent et des pigeons blancs qui s’envolent sur le toit avec cefrou-frou plaintif que font leurs ailes ; un chien noir, àpoil ras, de la race des spits, à la fois gardien vigilantet solide bête de trait, bâille dans sa niche et, par la chatièreouverte dans la porte de l’étable, s’estompent deux vachesmastiquant le trèfle nouveau.

Blandine se suggérera bien des années encore,à Smaragdis, les alentours de sa borde familiale au pays deCampine. La Nèthe court non loin de là et se livre à des méandresbuissonniers ; un de ses bras morts se perd derrière lecourtil dans les pacages marécageux. Les vertes drévilles,ou petites allées d’aulnes hirsutes et de saules gibbeux quecirconviennent à la saison les chèvrefeuilles parfumés,accompagnent en chaperons jaloux, la course de la rivière argentée,qui, là-bas, aux confins du village, fait tourner un moulin à eaupour la grande joie de la marmaille.

L’intendante de l’Escal-Vigor se rappelle,derrière les prairies et les cultures, une morne étendue debruyère, au milieu de laquelle se renfle un mamelon où desgenévriers noirs et difformes s’accroupissent comme un conventiculede cabouters, – farfadets de la garigue – autour d’unhêtre isolé – arbre si rare dans cette région, qu’un oiseau depassage dut en laisser choir la graine.

Cet arbre miraculeux appelait évidemment unede ces petites figurines de la Vierge, renfermées sous verre, dansune miniature de reposoir, que les simples appendent avec uninstinct étonnant aux endroits les plus romantiques de leursparoisses. Ce tertre rappelle l’oratoire en plein air sur lequelJeanne d’Arc écoutait ses « voix… »

La petite Blandine présentait dès l’âge leplus tendre un composé étrange d’exaltation et d’intelligence, desentiment et de raison. Elle avait été élevée dans la religioncatholique, mais, dès le catéchisme, elle répugnait à la lettreétroite pour ne s’en tenir qu’à l’esprit qui vivifie tout. À mesurequ’elle avança en âge, elle confondit l’idée de Dieu avec laconscience. C’est assez dire qu’aussi longtemps qu’elle se crut lafoi, sa religion n’eut rien de celle des bigotes et des cafards,mais fut une religion généreuse et chevaleresque. Les dispositionspoétiques, la fantaisie, se conciliaient chez Blandine avec unlarge et probe sens de la vie. Vaillante et adroite, si ellepossédait l’imagination d’une bonne fée, elle en tenait aussi lesdoigts industrieux.

Femme, gouvernant l’économie d’un domaineseigneurial, elle se revoit fillette, petite vachère, à l’ombre duhêtre dominant la vaste plaine campinoise. Par la pensée, Blandineécoute râler les rainettes dans les flaques et elle se délectecomme autrefois à l’incomparable arôme des brûlis d’essarts, que labrise porte à des lieues ! Bivacs du berger accusant, aucrépuscule, leurs spirales de fumée et, à la nuit, leurs pâlesflammes éparses ! Âme de la plaine infinie ! Parfumsauvage, avant-coureur de la région, que n’oubliera jamais plusquiconque l’a respiré.

C’est de cette poésie un peu farouche ettriste, mais cordiale et énergique, inspiratrice des devoirs, etmême des sacrifices, voire des héroïsmes anonymes, que s’étaitimprégnée Blandine, alors une petite paysanne laborieuse, mais quitrouvait le temps de rêver et d’admirer, malgré les durs etconstants labeurs auxquels sa marâtre l’attelait.

Il y avait surtout une époque climatérique quiinduisait en nostalgie rétrospective la pseudo-châtelaine del’Escal-Vigor : c’était aux approches du vingt-neuf juin, jourdes SS. Pierre et Paul, le moment où les contrats entre maîtres etvalets sont abrogés.

Ces mutations de domestiques servent chaqueannée de prétexte à une fête dont Blandine se souvient avec unevoluptueuse et lénitive mélancolie. À Smaragdis, il lui suffit del’odeur des seringas et des sureaux pour se représenter le cadre etles acteurs de ces pompes rustiques :

Un beau soleil active les fragrances des haieset des bosquets. La caille blottie dans les blés piaulesensuellement. Personne ne travaille aux guérets. Dans leurempressement à prendre du plaisir, les hommes ont abandonné, çà etlà, la faux et la serpe, la herse et le traînoir. Si les culturessont désertes, par contre, le long des routes vicinales, c’est uneprocession de voitures maraîchères bâchées de blanc, chargées nonpoint, comme les vendredis, de légumes et de laitages, mais peintesà neuf, tapissées de fleurs, les arceaux tressés de rubans, menéesgrand train par des chefs d’attelage endimanchés, ébaubis etfarauds, et au fond desquelles se trémoussent des rustaudes nonmoins réjouies, parées de leurs coquets atours.

Ces valets vinrent prendre le matin, encérémonie, les servantes à leur ancienne résidence pour lesconduire chez leurs nouveaux maîtres, et, comme les gars ne doiventêtre rendus à destination que le soir, ils profiteront de la longuejournée estivale pour lier connaissance avec leurs futurescompagnes de semailles, de façons et de récoltes.

Souvent les journaliers d’une même paroisse,les salariés de petits paysans, empruntent un char à foin à un grosfermier et se cotisent pour la location des chevaux. Toutes leséquipes : batteurs en grange, vanneurs, aoûterons, vachères,faneuses, prennent place sur le chariot, transformé en un vergerambulant, où les faces rouges et joufflues éclatent dans lesbranches comme des pommes rubicondes.

L’émouchette caparaçonne les forts chevaux,car les taons font rage le long des chênaies ; mais lesmailles du filet disparaissent sous les boutons d’or, lesmarguerites et les roses. Des cavalcades se forment. Les voituresse rendant aux mêmes villages, ou revenues des mêmes clochers,cahotent à la file, trimbalent de compagnie leur nouvelle légion deservantes.

Défilé éblouissant et tapageur, apothéose desœuvres de la glèbe par ses affiliés. Sur leur passage, l’air vibrede parfum, de lumière et de musique !

Bouviers et garçons de charrue, le sarrau bleufestonné d’un ruban écarlate, la casquette ceinte d’un rameaufeuillu, une branche pour aiguillon, précèdent le cortège enmanière de postillons, ou caracolent sur les accotements ;d’aucuns affourchés à la genette, les jambes très écartées tantleurs montures ont le dos large, d’autres assis en travers de laselle, les jambes ballant du côté du montoir, comme on lesrencontre au crépuscule par les sentiers, après le labeur.

Leurs voix éclatantes se répercutent d’unvillage à l’autre.

– Voilà encore unrozenland ! un « pays de roses » !disent les gamins que leur approche ameute près de l’église ;car on a dénommé « pays de roses », ces chars de joie, àcause du refrain de la ballade que les compagnons ne chantent quece jour-là :

Nous irons au pays des roses,
Au pays des roses d’un jour,
Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles
Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes
Qu’elles éborgneront la lune
Et feront éternuer le soleil[3].

Des sarabandes se nouent à la porte descabarets. Les « pays de roses » – le nom a passé deschars à la charretée humaine – envahissent la salle en vacarmantcomme un sabbat. À chaque étape, on emplit de bière et de sucre unénorme arrosoir et, après en avoir détaché la gerbe, on le faitcirculer à la ronde de couple en couple.

La fille, aidée par son meneur, trempe lapremière les lèvres au breuvage, puis, d’un geste retrouvé destemps héroïques, elle se cambre, son bras nu presque aussi robusteque celui des mâles de la bande, saisit l’anse de l’originalvaisseau, le brandit, le soulève au-dessus de sa tête et finit parl’incliner vers son cavalier.

Un genou en terre, le soiffard embouche letuyau du réservoir et pompe sans relâche avec des mines béates quela petite Blandine comparait, bien malgré elle, à l’extase descommuniants recevant leur Dieu les jours de fêtes carillonnées. Lescoteries se sont fait accompagner d’un ménétrier ou d’un joueurd’orgue, mais, indifférent à la mélodie et au rythme, raclés oumoulus, c’est toujours la même sabotière que dansent les drilles,c’est le même chœur que braillent leurs voixpsalmodiantes :

Nous irons au pays des roses…

Les serfs sont les seigneurs et les pauvressont les riches.

Le salaire de toute une année sonne contreleur genou dans la poche profonde comme un semoir.

Jour de frairie, jour de kermesserévolutionnant les prêtres résignés de la terre ! Chaudesmatinées qui font éclore les idylles : soirs orageux,instigateurs de carnages !

Ce n’est pas sans raison que les gendarmessurveillent à distance les « pays de roses ».

Ils sont pâles et tortillent nerveusement leurmoustache, les gendarmes, car, vers le tard, à l’heure desréactions, les farouches et les jaloux leur en font voir de rouges.Ces bons drilles qui trinquent avec effusion sont prêts, pour unrien, à se jeter les pintes à la tête et à se déchiqueter comme descoqs. À force d’accoler son voisin, cet expansif compère a fini parle presser si étroitement contre sa poitrine qu’il l’a terrassé etun peu meurtri.

Tous ces festoyeurs ne s’ébaudissent pas, maistous s’étourdissent. Ils noient leur souci dans la bière etl’étouffent dans le tapage. Ils boivent : les uns pouroublier, peut-être pour calmer le regret du toit et des visagesfamiliers qu’ils délaissent ; les autres, au contraire, pourcélébrer leur affranchissement du joug ancien et saluer, pleins deconfiance, le foyer nouveau.

La plupart fraternisent d’emblée avec leurscamarades de demain et se déclarent sur-le-champ aux pataudesembauchées avec eux.

Et ces excellentes pâtes, ces irresponsablesque la pensée fatiguerait, savourent sans se défier et sans seménager, jusqu’à la licence, à corps perdu, le charme puissant decette trêve où ils sont libres de leurs paroles, de leurs gestes etde leur chair. Ils ont des frénésies de chien qu’on détache, cevertige que doivent éprouver, à leur premier essor vers l’espace,les oiseaux nés dans une cage ; et l’infini de leur bonheurrend celui-ci presque aussi poignant qu’une extrême souffrance. Onne sait par moments s’ils pleurent ou s’ils rient aux larmes, s’ilsse trémoussent d’aise ou s’ils se tortillent dans lesconvulsions.

Comme le voyage est long et la journée pleine,vers le midi on arrête devant la principale « herberge »de la bourgade et on dételle. Les blousiers s’abattent sur lesbancs de la grande salle, devant les platées fumantes. Mais malgréleurs fringales et l’ivresse de leur émancipation, qui se traduitle jour durant par des défis d’une crudité féroce envoyés à Dieu, àsa vierge et à ses saints, ils n’omettent pas, entre deux signes decroix, de rapprocher leurs larges mains calleuses.

Plus tard, Blandine se rendit un compte exactet intense de tous ces sentiments et de toutes ces sensations, parle souvenir de ce qu’elle avait éprouvé et enduré lors d’une de cesmémorables journées des saints Pierre et Paul. Quoiqu’elle n’eûtque treize ans passés à cette époque, elle était plus outrée chezles siens que la plus malheureuse servante. Sa marâtre, s’étanthumanisée par hasard, ou peut-être pour l’humilier en la confondantavec les valets et mercenaires, l’autorisa à monter sur un vaste« rozenland » affrété par cotisation. La petiote, rose etjoufflue, aux yeux opalins variant du bleu céleste au vert marin,prit avec gratitude sa part de ces déduits ancillaires ; labelle humeur expansive de ces pauvres diables la réjouissaitelle-même ; elle goûtait un naïf plaisir à trôner sur ce charfleuri et turbulent, et à boire de la bière sucrée aux étapesdésignées par le chef de la charretée. Les gars payaient la bière,les filles de quoi la sucrer ; Blandine y allait à son tour deson écot de sucre en poudre. Elle riait, chantait et ballait commeses compagnons et ses compagnes. Ne songeant à mal, les privautésqu’ils prenaient autour d’elle ne l’effarouchaient pas plus que lespourchas des oiseaux dans les branches ou la danse des insectesdans un rai de soleil. À l’heure du dîner, elle partagea le repasdes autres rozenlands ; puis s’éloigna encore à leursuite, entraînée dans leur sillon de bombance et de caresses, sesentant leur petite amie, et ne pouvant se résoudre à lesquitter.

Cependant vers le soir, une langueur, unemorbidesse, un trouble la prenait. Les baisers et les étreintesautour d’elle participaient des extravagances du rêve. Rien nel’effrayait. Elle se trouvait dans des dispositions d’espritextrêmement conciliantes.

La nuit est tombée. Personne ne prend plusgarde à Blandine. Chaque servante est pourvue. Mais Blandine auraencore au moins trois saisons à attendre qu’un honnête garçons’occupe d’elle. Son tour viendra ! C’est ce que lui disent,avec un hommage anticipé, en passant, les regards humectés oubrillants, ou les cuisses frôleuses des lurons. L’enfant ne litdans ces yeux et ne tâte dans ces charnures qu’une sympathie un peubourrue, voilà tout ! Autour d’elle, l’air si tiède chatouilleet picote les dermes échauffés. Travaillées depuis des heures, lesambiances de désirs s’exaspèrent. Bientôt Blandine ne se rappelleraplus les dernières beuveries et sarabandes auxquelles elle pritpart. Mais ce qui l’enivre, c’est bien plus cette fermentation derobuste jeunesse autour d’elle, que le parfum des roses et la bièresucrée. Quasi somnanbulique, presque défaillante de bien-être, ellereprend place sur le « Rozenland » ou bien elle endescend avec les autres ; et le refrain toujours répétéconcourt à son état de demi-veille.

Cependant, à travers la campagne, lescharrettes bâchées de toile blanche, aux cerceaux de fleurs,roulent plus lentement. Valets et servantes entendent bruire etsentent courir sur leur nuque comme une énervante brise d’équinoxe.C’est la respiration chaude des couples affalés sur les banquettesderrière eux. Elles soupirent ; ils halètent… La petiotefinissait par s’endormir, assoupie par cette atmosphère pluscapiteuse que les bouffées de la fenaison. Comme personne nes’offre à la reconduire, il serait temps pour elle de mettre pied àterre et de rebrousser chemin, car les autres ne songent pas encoreau retour, et le « pays de roses » est loin de ladernière station de son pèlerinage aux chapelles du boire. Pour labande luronne le vrai plaisir ne fait même que commencer.

Enfin on se décide à réveiller la benjamine.L’un d’eux la mettra sur son chemin et rattrapera le « paysdes roses » à l’étape suivante. Mais la petite remercie cegarçon. Inutile qu’il se dérange. Elle regagnera bien toute seulela chaumière paternelle. Des fois, les jours de marché, elle rentreplus tard encore et par quels temps et quels chemins ! Ledrille obligeant se borne donc à lui indiquer la route àprendre.

– Écoute, petite, tu traverseras la bruyèreque voilà en obliquant de droite à gauche ; tu arriveras à unesapinière que tu laisseras à ta droite…

Blandine ne l’écoute guère, la voix n’arrivemême plus jusqu’à elle, car elle s’est éloignée d’un pas délibéré.Bonsoir à tous ! leur a-t-elle crié avec assurance. Leurréponse se perd dans les claquements du fouet et le fracas du« pays de roses » se remettant en marche.

Jamais Blandine n’avait eu peur. Puis, ce soirtout le pays n’est-il pas en joie ? Qui songerait à faire dumal à une enfant ?

Tout à l’heure, à table, après la ventrée, ona raconté, pourtant, force aventures terrifiantes ou affligeantes.Ainsi quelqu’un s’étant étonné qu’un certain Ariaan, dit le Roi desVanneurs, longtemps au service d’un fermier de la paroisse, n’étaitpas de la partie, un des camarades de l’absent apprit à lacompagnie que le gaillard avait mal tourné depuis leur fêtedernière, même si mal que son patron n’avait pas cru devoirattendre la Saint-Pierre nouvelle ou la date sacramentelle pour sepriver de ses services. Malgré ses talents, le roi des Vanneursavait été congédié d’urgence pour avoir fait la concurrence auxfouines, belettes, putois et autres amateurs de poules. N’ayant pastrouvé de maître à qui louer ses bras, sans doute devait-il êtrehébergé pour l’instant dans l’un ou l’autre des ces asiles que lagénérosité de l’État ouvre aux pieds-poudreux.

La tablée s’était apitoyée pour la forme, nonsans bâiller et s’étirer, sur la guigne d’un ancien compagnon, d’unboute-en-train, une belle fourchette et le reste ! Mais, commel’avait fait observer l’un des gars, en rallumant sa pipe, cen’était pas le moment de brasser mélancolie et, se rangeant à sonavis, ils s’étaient empressés de deviser d’autre chose.

Comment se fait-il qu’en traversant labruyère, la petite Blandine se remémore obstinément la mésaventuredu Roi des Vanneurs ? Quoique Ariaan ne soit pas tout à faitun inconnu pour elle, il ne lui tient par aucun lien. Il avaitdemeuré une saison non loin de chez elle. Par la porte de lagrange, Blandine l’entrevoyait furtivement, à sa besogne, nujusqu’à la ceinture, rosâtre et moite, avenant tout de même dans lapénombre. En cadence le van battait son genou durillonné etfinissait par user sa culotte de coutil toujours rapiécée au mêmeendroit.

Blandine, en trottant, cesse de fredonner lerefrain du jour pour se rappeler celui du vanneur :

Van ! Vanne ! Vanvarla !
Balle !
Vole !
Vanci ! Vanla !

Si son cœur se serre même un peu, tandisqu’elle presse le pas, ce n’est point par anxiété pour elle-même,mais par une sorte de commisération pour le dévoyé. La nuitattendrie prête à ces pensées vagues. L’obscurité diaphane rappellede sombres pierreries. Les ténèbres scintillent comme si, tropvéhéments, les parfums dont elles sont saturées, avaient prissubitement feu. Les phosphorescences intermittentes des versluisants s’accordent avec le cri-cri des grillons…

Tout à coup, tandis qu’il semble à la petiteretardataire que ceux-ci exaspèrent leur crispante musique,Blandine est bousculée, étreinte, renversée sur un tertre par uneforme humaine qui s’est ruée de derrière un buisson de genêts.L’assaillant lui retrousse les jupes, fourrage parmi ses chairsd’adolescente, la palpe, en soupirant, avec énergie mais sansbrutalité, et finit par la prendre.

« Ariaan ! » Le nom qu’elleaurait voulu crier en reconnaissant le roi des Vanneurs lui estresté dans la gorge, refoulé par l’effroi. Elle éprouve une courtedouleur, comme un déchirement de son ventre, suivi presque aussitôtaprès d’une étrange béatitude. Son être s’est-il doublé ? Douéd’une sympathie nouvelle, elle s’est projetée hors d’elle-même pourse fondre en un délice infini…

Pendant qu’il la tient sous lui, elle se sentsurtout conjurée par les yeux révulsés du vanneur et elleassociera, par la suite, l’imploration de ces yeux auxscintillements livides des lampyres, aux raclements des grillons,aux notes expirantes du refrain des « pays de roses » etau rythme de l’ancienne chanson d’Ariaan :

Van ! Vanne !
Vanci ! Vanla !

Le rôdeur se releva, encore pantelant, lesouffle plus précipité qu’à ses besognes d’antan, et, l’ayant aidéeà se relever à son tour, il la tint quelques secondes par lespoignets, la regarda avec une gratitude mêlée de repentir, ets’éloigna, tout en se rajustant, les jambes un peu flageolantes.Elle n’oublia jamais sa face saurette, et les zigzags que sasilhouette traçait dans l’espace immobile où il finit pars’enfoncer…

Blandine se traîna, plutôt affligéequ’indignée, jusqu’à sa maison et, en se couchant, elle se promitbien de ne raconter jamais ce qu’il lui était arrivé. Plutôt uninstinct de solidarité qu’un sentiment de pudeur lui dictait cesilence. À la vérité elle ne parvenait pas à en vouloir à cebrutal, d’abord si impérieux, puis accablé, presque penaud ;elle était même convaincue qu’il lui aurait demandé pardon s’ill’eût osé, mais la tendresse et une certaine gratitude le rendaientpresque aussi timide que le violent désir l’avait effréné. Quelquesjours après Blandine apprit que le grand Ariaan avait été arrêtédans les environs, rejoint par les gendarmes, comme il traversaitla Nèthe à la nage. Son pitoyable violateur était devenu unredoutable récidiviste. Elle se jura de se taire plus que jamais,soucieuse de lui éviter de nouveaux désagréments, une aggravationde peine.

Mais la pauvresse avait compté sans lesdélations de la nature. Elle devint grosse.

La marâtre, pharisiennement vertueuse, jetales hauts cris, s’arracha les cheveux, feignit de désespérer, maiselle était enchantée de cette occasion plausible de sévir contre savictime, de donner libre cours à ses instincts dénaturés. Peut-êtremême, en envoyant cette enfant avec les « pays de roses »avait-elle espéré qu’on la lui déflorerait !

– Jour du jugement et de ladamnation ! fulminait cette mégère. Honte et triplescandale ! C’en est fait de notre bon renom ! Catin descatins ! Quel exemple pour tes frères et sœurs ! Il estheureux pour toi que ton honnête homme de père soit mort. Ilt’aurait crevée comme une chienne que tu es !

Elle la somma de s’expliquer :

– Son nom ? Me diras-tu sonnom ?

– Jamais, pardonnez-moi de vous désobéir,ma mère.

– Son nom ! Parleras-tu ?Tiens !

Une gifle, puis une seconde.

– Son nom ?

– Non, mère.

– Ah tu refuses… C’est ce que nous allonsvoir… Son nom !… Car il faut qu’il t’épouse.

– Vous ne le voudriez pas pour gendre, mamère…

– Charogne ! C’est toi qui conviensde son indignité !… Il est donc si bas, ton galant, que nous,pouilleux, sommes trop propres pour lui !… Mais il s’agit biende mariage ! Le gueux qui t’a débauchée mangera plutôt de laprison, car tu es mineure quoique nubile et précoce comme unechatte de gouttière !… Voyons, c’est sans doute l’un de ces« pays de roses », l’un ou l’autre porcher ivre quit’aura efflanquée songeant à sa truie favorite ?… N’espèrepoint le sauver car les juges lui arracheront bien un aveu ou sescamarades finiront par le vendre !

Cette fois elle répondit avec feu et non sanspitié :

– Non, ce n’est aucun des « pays deroses ». C’est un pauvre, un passant plus misérable que leplus infime d’entre eux ; je ne l’ai jamais vu auparavant etil n’est même point d’ici… Il était triste, m’a-t-il semblé… Un deceux auxquels on fait volontiers l’aumône… je ne lui aurais rienrefusé, et je ne savais même pas avant ces derniers jours ce que jelui avais accordé…

– Misérable hypocrite ! Tumens !

La furie appliqua de nouveaux soufflets à lafillette en la sommant chaque fois de parler, puis, comme Blandinecontinuait à se rebiffer, elle se mit à la battre des poings et despieds.

Pour se donner du cœur, sous les coups,Blandine, un sourire aux lèvres, se rappelait le grand garçon, auteint de bronze nouveau, aux yeux tristes et implorateurs. Il luiétait agréable d’endurer quelque chose pour cet homme traqué ethonni.

La marâtre la traînait par terre, exaspéréepar cette sérénité.

Alors, indifférente à la douleur, opiniâtréedans son dévouement, Blandine se mit à chanter l’Ave MarisStella, un des cantiques du mois de mai. Puis, sous les coupsqui continuaient à pleuvoir sur elle, l’enfant se suggéra le bruitsec du van sur le genou d’Ariaan. Défaillante, mais moralement,inébranlable, elle mêlait les deux chants, le cantique religieux etla villanelle du manœuvre ; et, fermant les yeux, elleconfondit en un souvenir fanatique les fumées de l’encens et lapoussière s’élevant au-dessus du van, les parfums de l’église et lasueur du rustre :

Van !… Vanne !… Vanvarla !
Balle !… Vole ! Vanci ! Vanla !
Vanne !… Ave !… Maris !… Stella !

La voyant tout en sang, la forcenée la traînadans l’auge à porcs, l’y enferma, et lui fit apporter par l’un desenfants une cruche d’eau et un quignon de pain. Le lendemain, lamaraîchère tenta de revenir à la charge, mais elle eût succombéelle-même avant de tirer de Blandine ce qu’elle voulait savoir.

De guerre lasse, la vertueuse paysanne fitentreprendre sa fille par le curé.

Celui-ci fut paterne et patelin :

– Qu’est-ce à dire, petite Blandine, mefaut-il croire ce que raconte votre digne mère ? On fait laméchante tête !… On se révolte. Après avoir fauté on refuse dedire son complice… Ah, c’est mal, bien mal cela !

– Mon père, j’ai avoué ma faute à ma mèreet suis prête à vous la confesser, mais la délation me répugne…

– Tout beau, ma fille ! Comme nousnous exaltons ! Et si moi, votre pasteur, j’estimais qu’ilvous faut nous livrer le nom de ce malfaiteur…

– Je refuserais tout de même, monsieur lecuré.

Et comme le prêtre, interloqué par cetteinsubordination, lui lançait un regard dur, Blandine éclata ensanglots :

– Oui, je refuserais, monsieur le curé,ce nom je ne le dirais même pas au bon Dieu si sa providencel’ignorait ! Cet homme est déjà bien assez malheureux !Le nommer serait lui valoir une nouvelle condamnation. On leretiendrait plus longtemps en prison à cause de moi !…

La candide enfant avait été bien édifiéedepuis ces derniers jours sur les lois humaines et les conventionsdu juste et de l’injuste.

– Mais, objecta le prêtre, vous l’aimezdonc ce misérable !

– Je ne sais si je l’aime, mais je ne lehais point.

– Il vous a cependant fait du mal, monenfant !

– Peut-être… Je veux même le croire,puisque vous l’affirmez ; mais, monsieur le curé, n’est-il pasdit dans le catéchisme que nous devons pardonner à nos ennemis,chérir jusqu’à ceux qui nous haïssent !…

Le prêtre maugréa, mais n’insista point.

La paysanne, curieuse et salace, changeant detactique voulut au moins savoir si l’enfant avait été prise parviolence.

Blandine, pour mieux dépister les limiers dejustice et pallier la faute du pauvre diable, prétendit ne pasavoir essayé de se dérober à son attentat.

Mais un moment, la marâtre persistant àsoupçonner l’un ou l’autre « pays de roses », la pauvreBlandine avait éprouvé de douloureux scrupules. En refusant delivrer le vrai coupable, n’exposait-elle point ces braves gars àêtre inquiétés, condamnés peut-être ? Heureusement il leur futfacile, à tous, d’établir leur parfaite innocence.

Les dignes garçons étaient extrêmement marrisde l’aventure, surtout celui qui s’était proposé de reconduireBlandine et qui s’en voulait à présent de ne pas l’avoiraccompagnée malgré elle.

Des fois aussi, la magnanime enfant entretintl’envie de se mettre à la recherche de celui qui l’avaitdéshonorée, de celui qui n’oserait pas réparer sa faute, nonseulement parce qu’il avait commis un crime aux yeux des hommes,mais parce qu’aux yeux de la foule, la condition d’un bâtard etd’une fille-mère serait préférable à celle du fils légal et de lacompagne légitime du voleur et du vagabond. Blandine de plus enplus exaltée se sentait de taille à marcher à l’encontre de touteconvention injuste, religieuse ou sociale.

Depuis cette fatale SS. Pierre et Paul, unevocation de dévouement et de sacrifice s’était déclarée lancinanteet cruelle en son cœur.

Elle était décidée, elle se rendrait à laprison. Elle verrait Ariaan pour lui pardonner ; elle ledisculperait par un sublime mensonge en s’accusant de s’être donnéeà lui et de lui avoir caché son âge. Formée comme elle l’était,Ariaan aurait pu croire, de bonne foi, n’avoir séduit qu’une fillemajeure. C’en était fait. Elle accepterait d’être la femme duvoleur, du repris de justice…

Mais quel mystérieux pressentiment arrêta lajeune fille dans son élan de charité et lui fit entendre que sonheure n’était pas encore venue, qu’un être bien autrementmalheureux et anathème que ce candide voleur de poules l’attendaitquelque part ?

Pourtant elle hésitait encore, de sourdscombats continuaient à se livrer en elle, lorsque l’événementrendit pour le quart d’heure tout sacrifice inopportun :Blandine mit au monde un enfant mort.

Ce dénouement désarmait la vindicteparoissiale et coupait court au scandale. La faute étant expiée decette façon, même la marâtre traita la pauvresse avec moins debarbarie. Les frères et sœurs cessèrent de molester Blandine et dela tenir à l’écart comme une bête puante. On accepta ses serviceset elle obtint la grâce de pouvoir s’évertuer pour le bien de safamille. À quelque temps de là, sa mère mourut. Blandine, alorsâgée de quinze ans, se montra décidément de trempe héroïque,quoique toute simple. Elle prit le gouvernement de la maisonnée,vaqua aux multiples besognes, fit face à toutes les charges, dressales enfants, n’eut de cesse avant d’avoir placé avantageusement lesuns et les autres, ceux-ci en apprentissage, celles-là encondition. La vaillante petite mère œuvra si bien qu’elle se trouvamieux que réhabilitée. Le curé, tout le premier, n’en revenaitpas ; à son admiration se mêlait une espèce de stupeur. Lavaillance et le caractère de cette mioche le confondaient.

Chapitre 5

 

 

Vers cette époque la douairière de Kehlmarkayant renoncé à son fastidieux train de maison et à son nombreuxdomestique pour se retirer dans une coquette villa du faubourgnoble de la capitale, s’enquérait d’une personne de confiancetenant le milieu entre la dame de compagnie et la camériste. Une deses vieilles amies, résidant l’été au village de Blandine, luivanta à la requête même du curé, cette courageuse fillette, sansomettre l’aventure dont elle avait été autrefois victime. Il setrouva que cette particularité des références était faite pourrallier à la pauvresse les sympathies de la grand’mère d’Henry, quil’engagea aussitôt qu’elle se fut présentée.

Mais aussi quelle gentille et accortevillageoise ! Elle embaumait la santé et la droiture. Un galbede statue grecque modernisé, avifié par des joues roses ; desyeux limpides et confiants, du bleu saphir très clair ; unebouche au pli gracieux et mélancolique ; les cheveux d’unblond cendre, un peu crespelés, séparés en bandeaux sur un frontd’ivoire immaculé. De taille moyenne, admirablement prise, dans sesvêtements de paysanne, on eût dit une fille de qualité déguisée enpastourelle.

De son côté, Blandine s’était sentie attiréepar cette septuagénaire de grande race, mais dépourvue de morgue oud’afféterie et qui n’eût pas été déplacée, par son large espritphilosophique, au siècle de l’Encyclopédie et de Diderot. Femme degénéreuse culture et sans préjugés, si elle demeurait jusqu’à uncertain point entichée de la noblesse de naissance, c’est parcequ’en se comparant aux parvenus qui l’entouraient, elle avait bienété forcée de convenir de la supériorité des sentiments, du ton etde l’éducation d’une caste de plus en plus réduite, et encore mieuxproscrite et abolie par la crasse des mésalliances financières quepar la guillotine et les septembrisades. Mais, en revanche, elleconsidérait comme d’apanage vraiment aristocratique ces hautesqualités de cœur et d’esprit qu’on rencontre à tout échelon de lasociété ; les posséder équivalait pour elle à des lettrespatentes et tenait largement lieu d’un arbre généalogique. Malvinade Kehlmarck, née de Taxandrie, autrefois d’une beauté que, vers1830, les « almanachs des Muses » proclamèrentossianique, avait des yeux vifs, d’azur gris aux irisations deperle fine, des boucles à l’anglaise, un nez busqué, des lèvresspirituelles ; elle était grande, sèche et nerveuse, avec unport de reine, ce que les peintres appellent la ligne, encoresolennisé par de traînantes robes de velours ou de satin noirs, auxlarges manches de guipures, des bonnets à la Marie Stuart, unetoilette opulente et sévère que constellaient les escarboucles deses bagues et de sa broche ; celle-ci, une tête de sphinxtaillée dans un onyx et coiffée d’un pschent de brillants et derubis.

Chez cette maîtresse femme rien de pédant oude collet monté ; ni prude, ni vulgaire ; bonne sansmièvrerie, même avec brusquerie et goguenardise, mais affectueuse,loyale, d’une sensibilité infinie ; nullement pharisienne,n’abhorrant que la trahison, la duplicité et la bassesse d’âme.

Cette athée évangélique devait infailliblements’accorder avec cette chrétienne fort dissidente. La douairière semoquait sans malice de ce qu’elle appelait les momeries deBlandine, mais ne la contrariait en rien dans la pratiqued’ailleurs très réduite de sa religion. Par son humeur enjouée,optimiste, frondeuse, Mme de Kehlmarck contrastait avecle caractère prématurément réfléchi et trempé de cette jeune fillequ’elle surnommait sa petite Minerve, sa Pallas Athénée.

La vieille dame s’amusa à l’instruire, et luiapprit à lire et à écrire, si bien qu’elle en fit sa lectrice etson secrétaire.

Mais elle lui inculqua surtout une dévotionpour son petit-fils, son Henry qui étudiait alors au BodenbergSchloss, et dont Mme de Kehlmarck disait naïvement àBlandine qu’il était son seul préjugé, sa superstition, sonfanatisme. Sans cesse elle entretenait sa demoiselle de compagniede ce petit prodige, de cet enfant précoce et compliqué. Ellelisait et se faisait relire les lettres du collégien, Blandinerépondait à ces lettres, sous la dictée de la grand’mère ;mais très souvent elle trouvait, la première, le mot et même letour de phrase ému que cherchait la vieille dame. Elle finit parécrire d’emblée toute l’épître, d’après le canevas qu’elledemandait à sa maîtresse ; et celle-ci avouait que le style deBlandine était plus maternel encore que le sien.

La douairière lui montrait aussi les portraitsdu jeune comte ; et les deux femmes ne se lassaient point deparcourir durant des heures l’iconographie de leur fétiche :depuis un daguerréotype qui le représentait, remuant bébé, un pieddéchaussé, sur les genoux de sa mère, jusqu’à l’épreuve la plusrécente, montrant un premier communiant fluet aux grands yeux tropfixes.

Au début, Blandine avait feint de s’intéresserà tout ce qui concernait le petit Kehlmark et elle mettaitelle-même l’entretien sur lui, uniquement pour plaire àl’excellente femme et flatter sa touchante sollicitude ; mais,insensiblement, elle se surprit à partager ce culte pour l’absent.Elle le chérissait profondément avant de l’avoir jamais vu.

Par la suite on verra qu’il y eut dans cetattachement une influence plus haute et plus providentielle qu’unsimple phénomène d’auto-suggestion.

« Qu’il doit être grand à présent !Et fort ! Et beau ! » conjecturaient les deuxfemmes. Elles se le décrivaient mutuellement, l’une apportant desretouches flatteuses à l’image que l’autre se faisait de lui.Combien il tardait à Blandine de le voir ! Elle languissaitmême en l’attendant. Et voilà qu’une sinistre nouvelle arriva deSuisse au moment des vacances qui devaient le rendre à sonaïeule : Henry était tombé malade. Jamais Blandine n’avaitconnu pareilles transes. Elle aurait volé au chevet du collégien sielle n’avait été retenue près de l’aïeule, suspendue elle-mêmeentre la vie et la mort tant que son petit-fils ne fut hors dedanger. Puis, quelle jubilation quand Blandine apprit lerétablissement du jeune homme.

La perspective du retour au pays, de cetenfant tant choyé, ne rendait pas Blandine la moins anxieuse desdeux femmes. Elle comptait les jours et, puérilement, les biffaitsur un calendrier, comme le collégien devait le faire là-bas.

Quand Henry sonna à la grille de la villa, cefut Blandine qui lui ouvrit. Elle crut voir un dieu. Tout son sangreflua vers son cœur. Elle l’adora d’emblée, respectueuse, sansespoir intéressé, sans ambition, pour lui-même, et comprit qu’envivant toujours en la présence du jeune Kehlmark, elle aurait toutson désir, tout le but de ses aspirations. Plus tard, elle serendit un meilleur compte de ce qui s’était produit en elle dèscette première mais décisive confrontation. Aussi, cette impressioncomplexe ne pourra-t-elle se définir que par les phases successivesde ce récit. En somme, Henry imposait étrangement à la pieuseBlandine. Dans ce coup de foudre préparé par un véhément afflux desympathies, entrait un mélange de crainte, de navrance etd’admiration, peut-être même un peu de cette pitié occulte que nouséprouvons devant les choses rares, éphémères presque incompatiblesavec la vie conforme.

– Ah, c’est mademoiselle Blandine, sansdoute ! La petite fée dont bonne maman m’a fait un sichaleureux éloge ! dit le jeune homme en tendant la main à lacamériste. Je vous suis bien, bien reconnaissant de vos soins pourelle ! ajouta-t-il avec un peu de timidité.

Les deux jeunes gens ne tardèrent pas à setraiter sur un pied de camaraderie. Sous des allures enjouéesBlandine cacha le profond et grave amour qui la possédait. Était-ceparce qu’elle se savait acquise à Kehlmark pour la vie qu’elle nerecourut à aucun des manèges par lesquels la femme s’attache unamoureux ? Cette absence de coquetterie contribua à mettre àl’aise cet adolescent timide et quinteux, inapte aux façonsgalantes. Il y avait des jours où il se montrait très empresséauprès d’elle ; d’autres jours, il la couvait de regardssinguliers ou semblait l’éviter et même la fuir.

Trois ans se sont écoulés. On est au mois demai, aux approches de la nuit. La douairière de Kehlmark dîne seulechez sa vieille amie, Mme de Gasterlé, comme elle y estaccoutumée tous les mois. Blandine ira la reprendre chez cette dameau coup de dix heures. Henry s’est retiré dans sa chambre où iltravaille, – où plutôt il prétend travailler, car le moment et lasaison incitent aux imaginations, aux curiosités, auxénervements.

Par la fenêtre ouverte, le jeune comte entendles accordéons et les orgues d’un faubourg ouvrier dont le séparentquelques hectares de jardins de plaisance, distribués entre lavilla de la douairière et celles des voisins, et séparés par deshaies vives. Depuis plusieurs soirs, les bouffées dolentes descuivres fignolant le couvre-feu dans une caserne d’artillerie,située là-bas aux confins du faubourg, parviennent à Kehlmark avecles fanfares des lilas qui agitent leurs thyrses jusque sous safenêtre.

On bâtit aussi dans le voisinage ; legros œuvre sera demain sous toit, et, tout le jour, le jeunepatricien a entendu les maçons tirer d’argentines musiques desbriques qu’ils battent de leurs truelles. Plusieurs fois,sollicité, il s’est penché au dehors, et il a vu les manœuvresblancs et fauves, poupins garçons de la campagne, l’auget oul’oiseau à l’épaule, inconscients équilibristes, gravir leséchafaudages et affronter les vertiges. Parfois les feuillages leslui masquent, puis, brusquement, ils émergent de la futaie, endramatique relief de chair active sur le bleu indifférent duciel…

Pourquoi son cœur gonfle-t-il d’indiciblenostalgie quand, après le coucher du soleil, il leur voit passer lerustique sarrau bleu par-dessus leurs nippes aussi barbouilléesqu’une palette ? Ce sera pire encore après-demain, quand ilsauront fini ; leur activité harmonieuse comme une orchestriquedevenait une habitude flattant ses yeux et il prévoit qu’ils luimanqueront, ces peinards ; l’un surtout, un alerte blondin,mieux équarri, plus cambré que les autres, qui trouvait, sans leschercher, des coups de reins, de jarret et d’épaules à désespérerun sculpteur. « Il y aura de ces aides-maçons dérobés à leurdécoratif métier par la caserne », songe Kehlmark en entendantles appels du clairon, peut-être les leurs, expirer dans unfriselis de feuilles et un remous de fragrances. Manœuvres,paysans, déracinés de leurs villages, soldats casernés, villagesdésirés et lointains, clochers lancinants qui vous trouent lescœurs en mal de pays : cette association d’idées fugacestourna chez Kehlmark en une capiteuse suggestion rustique d’où sedétacha tout à coup, symbolique, l’image de Blandine, non point laBlandine d’à présent, mais la petite paysanne telle qu’elle s’avouarétrospectivement à lui, le poète épris de force et de pleinenature.

– Elle est là-haut à sa toilette !se dit-il, car l’heure approche de rejoindre bonne maman.

Somnambulique, les yeux ivres de coursesagrestes et d’étreintes éperdues, il monte à la chambre de lapetite.

Quoiqu’elle fût en chemise, Blandine n’eutqu’un frisson à peine frileux devant cette intrusion. C’était commesi elle l’avait attendu. Elle était en train de démêler saluxuriante chevelure flottant sur ses épaules et, embaumant lalavande et les aromatiques herbages de son pays, elle se tournavers lui avec un confiant sourire. Il la prit par les mains, maispresque sans la regarder, scrutant des absences, des au-delà,fermant même les yeux pour sonder ces perspectives fuyantes, et illa poussa soumise, sans une parole, vers le lit fraîchement refait.Elle, frémissante et ravie, continuait à sourire et se donna commeà un nouveau vagabond.

Pourquoi se rappelait-il, avant le spasme,l’accordéonie au crépuscule, à travers les lilas en fleurs, et lesjeunes villageois tirant le sarrau bleu sur les feuilles mortes deleurs hardes de travail ? Était-ce parce que ces petitsrustauds auraient pu être du pays de l’amante ? Glorieux, ilcommuniait en elle toute une humanité agreste ; c’était laforce, la saveur, le geste rude et charnu, la chair de la glèbe, lasève villageoise qu’il aimait en Blandine par ce soir nuptial.Cette fois et celles qui suivirent, il la posséda dans l’idée desdésirs qu’elle aurait allumés chez de robustes manœuvres ruraux,dans la ruée fauve, fumeuse et dépoitraillée d’une priapée dekermesse…

Un moment, Blandine avait rencontré le regardde ses yeux entr’ouverts. Quel abîme y découvrit-elle ?L’abîme attire et l’amour est fait d’une part de vertige. Sanss’abandonner à la plénitude de la joie qu’elle avait espérée, sansse pâmer comme dans la bruyère phosphorescente entre les bras duRoi des Vanneurs, elle éprouva, du cerveau aux entrailles, unetendresse plus tragique pour le jeune comte de Kehlmark. C’estqu’elle avait surpris dans le regard d’Henry une angoisse infinie,dans son étreinte le cramponnement d’un noyé, dans son baiser lasuffocation de l’assassiné qui appelle au secours.

Elle s’était livrée à lui, dominée par sasupériorité d’esprit ; elle mit toujours du respect et del’humilité dans leurs rapports. Ariaan, la brute saine et belle –Blandine en avait la conviction, à présent – n’avait jamais étéconsumé d’affres érotiques comparables à celles qui tisonnaient lachair et l’imagination de ce jeune patricien, trop cérébral, tropspéculatif.

Tout en l’adorant, elle l’approchait toujoursavec une certaine inquiétude : la petite mort du nageur aupremier contact de l’eau. Elle le trouvait singulier, fantasque,presque effrayant. Par moments il dégageait la tristesse despaysages diffamés ; il était morne et glauque comme un canaltraversant une banlieue encombrée de gravats et de scories. Lecrépuscule qui pesait, par intermittences, sur ses pensées, passaitcomme une taie sur son beau regard bleu. Au plus fort de ses accèsde bonté et de tendresse se produisirent des retours, des froids,de subits recroquevillements. Des réactions continuellesécartelaient son caractère. N’importe, dès la première apparitionde Kehlmark, elle s’était sentie en présence d’un être mystérieuxen qui parlait une voix inconnue dont elle resterait à jamaisanxieuse ; elle s’était vouée à lui, sans espoir de salut,comme à un dieu qui la reléguerait éternellement loin de sonparadis, et quand elle le regardait il y avait dans ses yeux à ellel’expression de ceux des martyrs cherchant vainement à travers lesnues le vol d’anges qui tardent à venir les enlever. Et pourtant,elle ignorait encore les rites et les pires épreuves de la religiond’amour à laquelle elle s’était consacrée.

Chapitre 6

 

 

Leur saison charnelle ne dura point. Quandleurs liens physiques se furent relâchés, puis dissous, Blandine nes’en affligea guère et en fut à peine surprise. Pourtant ellel’aimait plus passionnément que jamais, et elle lui gardait uneidolâtre reconnaissance de l’hommage qu’il lui avait rendu,s’estimant heureuse et fière de son attachement.

La douairière avait soupçonné leur bonneentente, mais elle ignora toujours jusqu’à quel point ils s’étaientaimés. Elle souriait à cette affection, car elle s’habituait deplus en plus à considérer Blandine comme sa petite-fille, comme lasœur, sinon la femme de son Henry.

Mme de Kehlmark admirait, elleaussi, son petit-fils, mais lucide, avertie par sa sollicitudemême, elle le devinait exceptionnel jusqu’à l’anomalie ;quelque chose lui disait, à elle aussi, que le jeune comte seraitmalheureux s’il ne l’était déjà. Elle s’alarmait de cettepromptitude, ou plutôt de cette inquiétude de son génie. Iltravaillait par boutades, s’enfermait dans sa chambre, demeuraitdes semaines sans voir la rue, lisant, rimant, composant despartitions, se saturant l’âme de Beethoven, Schumann et Wagner,barbouillant des toiles, rangeant ses paperasses ; puis, à cesclaustrations excessives, succédaient des périodes où il éprouvaitun besoin féroce de s’étourdir, où il se complaisait à battre lesquartiers interlopes, à courir les bouges à matelots et àchaloupiers, se livrant à un noctambulisme effréné, disparaissantdurant plusieurs jours, passant des carnavals entiers sans voir sonlit, et lorsqu’il venait s’y abattre, à la façon d’une épaveéchouée sur la grève ou d’un fauve pourchassé et blessé qui a pu setraîner jusqu’à sa tanière, à bout, démoli, c’était pour ne plus ensortir non plus de plusieurs jours et dormir, dormir, et dormirencore !

On juge des transes par lesquelles passèrentles deux femmes. Le plus souvent, elles ne savaient ce qu’il étaitdevenu. En partant pour ces caravanes, il se gardait de dire où ilse rendait, tout comme à son retour il se taisait sur l’emploi deson temps et la nature de ses hantises. Comment concilier cesdéportements avec la ferveur filiale qu’il entretenait pour sonaïeule ! Au retour de ces équipées, il pleurait comme unenfant, demandait pardon à la bonne dame, mais, disait-il, c’étaitplus fort que lui ; il lui avait fallu ce changement, cettediversion tumultueuse ; il avait besoin de s’étourdir, de segriser de mouvement et de tapage pour chasser le diable sait quellepréoccupation ; car, sur celle-ci, il refusait de s’expliquer.Ou bien il prétextait des maux de tête, des névralgies, reste de sagrave maladie d’autrefois à la pension.

Il lui arriva un jour, sur les instances deMme de Kehlmark, de conduire Blandine au bal le plusfolâtre de la saison. Vers l’aube, il l’entraîna, à la faveur dudomino, dans des bastringues de moindre étage, l’acoquina avec desmasques de rencontre, lui fit prendre sa part d’un plaisircanaille, dans des milieux qui l’enivraient, lui, comme un mauvaisalcool, mais sans lui procurer la joie ou seulement l’illusion dela joie. On remarqua à la ville qu’il ne frayait guère avec lesgens de sa caste et qu’il recherchait au contraire la camaraderied’artistes et de lettrés besoigneux ou même de parasites infimes.Réfractaire à l’étiquette et au code mondain, il ne se montraitdans aucun salon.

Ses goûts et ses penchants offraient debizarres contradictions. Ainsi, le même dilettante acquéreur derares estampes et amateur de reliures de prix, collectionnait desdéfroques et des outils de pauvres, des couteaux de matelot, desordides tickets d’entrées de bals faubouriens.

Après s’être montré d’une grande expansion, lejeune Kehlmark se rencognait dans une contrainte farouche. Sa joiemême était désordonnée et une rauque intonation de voix en révélaitparfois la sombre arrière-pensée, au point que Blandine doutalongtemps qu’il eût connu un jour de véritable sérénité. Sonplaisir grimaçait, son rire grinçait. Il avait l’air de porter audedans de lui cette aigre fumée dont parle le Dante :portando dentro accidioso fummo. Il semblait vouloirétouffer un mal secret, imposer silence à l’on ne savait quelremords ! Dans ses grands yeux outre-mer, il y avait souventde la provocation et de l’offensive, mais lorsqu’il cessait de secomposer un visage, ses yeux s’inondaient de cette navrance sansbornes que Blandine y avait surprise et qui l’avait conjurée pourla vie, cette navrance comparable aux affres d’une bête acculée,d’un supplicié montant à l’échafaud, ou mieux encore au regard à lafois sinistre et sublime d’un Prométhée ravisseur du feudéfendu.

Généreux jusqu’à la prodigalité, passionnépour les causes justes, révolté par les vilenies de la multitude,sensible à l’excès, il en arrivait à ne plus admettre lacontradiction et à s’emporter contre quiconque s’avisait de lecontrarier. Ainsi, un jour que Blandine voulait lui reprendre ungentil enfant de pauvres gens venus en visite chezMme de Kehlmark, et pour lequel Henry s’était pris detendresse, il s’oublia jusqu’à poursuivre son amie un poignard à lamain et jusqu’à la blesser à l’épaule… Une détente se produisitaussitôt et, fou de désespoir, il se faisait horreur, menaçant detourner contre lui l’arme qu’il avait dirigée contre Blandine.

Justement alarmée à la suite de cette alerte,la douairière lui ménagea, à son insu, pour ne pas l’impressionnerfâcheusement, une entrevue avec un praticien célèbre, qui se rendità la villa sous prétexte de demander à Kehlmark un renseignementbibliophilique. Le médecin étudia longuement le jeune homme, à lafaveur d’une causerie sur la littérature à base scientifique.

Ayant revu la comtesse, le docteurdiagnostiqua une irritabilité nerveuse dont ils s’ingénièrentvainement à découvrir la cause. À tout hasard, il prescrivit unrégime hydrothérapique, la natation, l’escrime, le patinage, lecheval, et déclara, au surplus, n’avoir découvert chez le sujet,aucune lésion organique, aucune tare morbide. Au contraire, ilprétendit n’avoir jamais rencontré plus souple intelligence,jugement aussi sain, pareille élévation de vues dans une natureplus vibrante ; et il finit par féliciter l’aïeule, en disantavec cette rude bonhomie professionnelle : « Madame, oubien je suis une parfaite ganache, ou ce jeune exalté fera honneurà votre nom. Il a du génie, votre petit-fils ; il est de latrempe de ceux chez qui l’avenir recrute les artistes, lesconquérants ou les apôtres ! » – « Que n’est-ilplutôt de la trempe des élus du bonheur ! » soupira ladouairière, peu ambitieuse, mais sensible pourtant à cesprédictions de gloire.

Chapitre 7

 

 

En attendant que se vérifiassent ces brillantspronostics, Kehlmark se remit donc à ces exercices gymniques danslesquels il avait excellé à la pension. Malheureusement, ilapportait à ces sports la fièvre, l’outrance qu’il mettait dans sesparoles et ses actions. Il se complut en des prouesses decasse-cou, s’amusa à traverser à la nage de trop larges rivières, ànaviguer à la voile par des temps houleux, à dresser des chevauxrétifs et vicieux. Un jour, sa monture s’emballait et, le long dela voie ferrée, galopait à la tête d’un train express, de frontavec la locomotive, jusqu’au moment où elle s’abattait, entraînantson cavalier sous elle. Kehlmark en fut quitte pour une foulure.Une autre fois, le même cheval, écouteux à l’extrême, attelé à undog-car prenait ombrage d’une brouette de maçon abandonnée aumilieu de la rue, et, après un écart effrayant, se livrait à unecourse frénétique sur le square planté d’arbres, jusqu’à ce qu’ilallât se jeter, avec la voiture, contre un réverbère. Kehlmark etson groom furent culbutés croupe par-dessus tête, mais se remirentaussitôt sur leurs pieds sans une égratignure. Le cheval sortaitindemne de la collision. Quant à la voiture, défoncée et tordue, unbadaud, appâté par une gratification, se chargea de la roulerjusque chez le carrossier. Un commerçant du quartier s’empressa demettre son cheval et sa voiture à la disposition deM. de Kehlmark. La nuit allait tomber, la douairièreattendait Henry pour le dîner, et il était loin du logis. Le groomattira l’attention de son maître sur l’extrême excitation ducheval, qui pointait des oreilles et s’ébrouait encore toutfrémissant, et lui conseilla d’accepter l’offre de ce bourgeois.Mais le comte ne consentit à emprunter que la voiture. La tropardente bête fut attelée à la voiture du notable. Kehlmark repritles rênes, le groom monta sur le siège non sans rechigner. Contreleur attente, le cheval semblait calmé et prit une allurenormale.

Mais en débouchant sur un viaduc non loin dela gare, ils avisèrent, en contrebas de la rampe, une foule demonde ameuté devant un train de pétrole qui flambait en projetantdes flammes hautes comme des maisons.

– Attention, monsieur le comte, ça va luireprendre ! À votre place, je ferais demi-tour ! proposaLandrillon, le domestique.

Et il fit mine de vouloir descendre.

Mais Henry l’en empêcha en fouettant le chevalet en rendant les rênes, de sorte que la bête effarée s’engagea autrot à travers la cohue.

– À la grâce de Dieu ! avait dit lecomte avec un sourire dédaigneux.

Déjouant les prévisions alarmantes du valet,cet animal qu’un bout de papier, qu’une feuille morte suffisait àapeurer traversa la foule, trotta sans manifester la moindrepanique au milieu du crépitement des flammes, du sifflement del’eau des pompes à vapeur, des cris et du tumulte desspectateurs.

– C’est égal, monsieur, nous l’avonséchappé belle ! dit Landrillon lorsqu’ils eurent dépassé lazone critique.

Et il bougonnait, rancunier, entre sesdents :

« À des jeux pareils, il finira parlaisser sa peau ! C’est son affaire, mais de quel droitrisque-t-il la mienne, de peau ? »

On aurait dit, en effet, que le comtecherchait des occasions de se faire un malheur. De quelle peinepouvait-il bien être affligé pour mépriser ainsi la vie que deuxfemmes aimantes s’efforçaient de lui faire si radieuse et sidouillette ?

À présent, la comtesse et Blandine passaientpar des angoisses encore plus mortelles qu’autrefois. La pauvreaïeule espérait lui concilier l’existence en satisfaisant sesfantaisies les plus dispendieuses, mais du train qu’il menait, ilfinirait par se ruiner de biens et de corps. « Quedeviendra-t-il quand je n’y serai plus ? se demandait la dignefemme. Il aura bien besoin d’une compagne aimante et sage, d’unefemme d’ordre, d’un ange gardien au dévouement profond etabsolu ! »

Par un reste de préjugé,Mme de Kehlmark n’alla point jusqu’à recommander lemariage à ceux qu’elle appelait ses deux enfants, mais elle ne leleur aurait point déconseillé. Quand elle était seule avecBlandine, elle lui exprimait ses appréhensions pour l’avenir dujeune comte : « Il faudrait, disait-elle, une véritablesainte, une égide à ce grand enfant illusionné pour le conduiredans la vie, quelqu’un qui, sans l’arracher brutalement à seschimères, le mènerait tout doucement par la main dans les sentiersde la réalité ! »

Blandine promit du fond de l’âme à sabienfaitrice de toujours veiller sur le jeune comte et de ne seséparer de lui que s’il la chassait. La douairière eût voulu rendreleur union indissoluble, mais elle n’osa aborder ce sujet délicatavec Henry et lui faire part de son vœu le plus cher. À force de seronger le cœur, sa robuste santé finit par s’altérer et son états’aggrava de jour en jour. Elle voyait approcher la mort avec cettefière résignation puisée dans les écrits de ses philosophespréférés ; elle l’aurait même accueillie avec la joie que letravailleur, vaincu par la fatigue d’une rude semaine, manifeste àl’idée du repos dominical, si le sort de son cher garçon ne l’avaitbourrelée d’angoisses.

Henry et Blandine se tenaient à son chevet,trompés par le calme de la moribonde, et ne pouvant croire àl’imminence de la fin.

Il paraît que le voisinage de la mort prêteaux agonisants le don de seconde vue et de prophétie. La douairièrede Kehlmark entrevit-elle l’avenir scabreux de sonpetit-fils ? Craignit-elle de demander à Blandine d’associerirrévocablement sa destinée à celle d’Henry ? Toujours est-ilqu’elle ne formula point son désir suprême. Avec un sourire pleind’ineffable adjuration, elle se borna à presser sacramentellementleurs mains réunies, et elle passa, triste, non de mourir, maisd’abandonner ses enfants.

Par testament, elle laissait à Blandine unesomme assez forte pour assurer son indépendance et lui permettre des’établir. Mais ne l’eût-elle point promis à la morte tant vénérée,que la jeune femme serait demeurée pour la vie avec Henry deKehlmark.

Quand, quelques mois après la mort del’aïeule, le comte, de plus en plus dégoûté du monde banal etconforme, annonça à Blandine son projet de s’installer àl’Escal-Vigor, loin de la capitale, dans une île luxuriante etbarbare, elle lui dit simplement :

– Cela me convient parfaitement, monsieurHenry.

Malgré leur intimité, il était rare qu’elle nefît précéder le nom du jeune homme de cette appellationrespectueuse.

Kehlmark, n’ayant sondé encore l’affectionabsolue qu’elle lui vouait, s’était imaginé qu’elle profiterait deslibéralités de la défunte pour retourner en son pays natal deCampine et s’y mettre en quête d’un épouseur sortable.

– Que veux-tu dire ? luidemanda-t-il, intimidé par l’air de douloureuse surprise qui avaitenvahi le visage de la jeune femme.

– Avec votre permission, monsieur Henry,je vous suivrai partout où vous jugerez bon de vous fixer, à moinsque ma présence ne vous soit devenue importune…

Et des larmes de reproche tremblaient à sescils, quoiqu’elle fît un effort pour lui sourire commetoujours.

– Pardonnez-moi, Blandine, balbutia lemaladroit… Vous savez bien que nulle compagnie, nulle présence nepourrait m’être plus précieuse que la vôtre… Mais encore ne veux-jeabuser de votre abnégation… Après avoir sacrifié quelques-unes desplus belles années de votre jeunesse à soigner ma vénérable aïeule,je ne puis consentir à ce que vous vous enterriez là-bas, dans undésert, avec moi ; dans une situation fausse, exposée auxmédisances de rustres malveillants ; je le puis d’autant moinsaujourd’hui que vous êtes libre, la chère défunte ayant essayé dereconnaître vos dévoués services en vous assurant de quoi nedépendre de personne… Vous pourrez donc vous établiravantageusement…

Il allait ajouter « et trouver unmari », mais les yeux de plus en plus éplorés de sa maîtresselui firent sentir que cette parole eût été abominable.

– Oui, poursuivit-il en lui prenant lesmains et en la regardant de ces yeux énigmatiques dans lesquels ily avait à la fois du malaise et de l’exaltation, vous méritezd’être heureuse, très heureuse, ma bonne Blandine !… Car vousfûtes si affectueuse, même meilleure que moi, son petit-fils, pourla morte bien aimée… Ah ! moi, je lui occasionnai bien dessoucis, – vous en savez quelque chose, vous sa confidente, – je lanavrai bien malgré moi, mais cruellement tout de même… Et peut-êtrepar mon caractère inégal et mes nombreuses frasques, ai-je hâté safin… Mais crois-moi bien, Blandine, ce n’était pas de mafaute : non, non, jamais je ne le faisais exprès… Il y avaitautre chose, des choses que personne, pas même toi, ne pourraitcomprendre et s’imaginer ; la fatalité, l’inexplicable s’enmêlait…

Ici, son regard se fit plus nébuleux encoreet, d’un revers de la main, il s’essuyait la sueur du front, enregrettant sans doute de ne pouvoir en même temps se débarrasserd’une image obsédante.

– Tandis que vous, Blandine, ajouta-t-il,vous ne lui aurez été que baume, sourire et caresse… Ah,laissez-moi, ma pauvre enfant, c’est le moment de la séparation…Cela vaudra mieux pour vous sinon pour moi…

Il se détournait tout bouleversé, lui-mêmeprêt à pleurer, et s’éloignait en faisant le geste de la repousser,mais elle s’empara avidement de cette main qui se flattait de labannir :

– Vous ne le voudrez pas, Henry !s’écria-t-elle avec un accent de supplication qui alla au cœur dujeune comte. Où m’en irais-je ? Après votre sainte aïeule, ilne me reste que vous à chérir. Vous êtes ma raison d’être. Etsurtout ne me parlez pas de sacrifice. Les années que j’eus lebonheur de passer auprès de Mme de Kehlmark n’auraientjamais pu être plus belles !… Je dois tout à votre grand’mère,monsieur le comte !… Ô laissez-moi bien humblement reportersur vous la dette que j’ai contractée envers elle… Vous aurezbesoin d’un intendant, d’un administrateur pour s’occuper de vosaffaires, gérer votre fortune, diriger votre maison… Vousentretenez de trop radieuses, de trop nobles idées pour voustracasser à tous ces détails prosaïques et matériels. Compter,chiffrer, n’est pas votre fait ; moi, c’est ma vie… Je neconnais même que ça ! Allons, monsieur l’artiste, (elle sefaisait adorablement câline) un bon mouvement, ne me renvoyez pascette fois-ci ; consentez à me maintenir dans l’emploi que jeremplissais chez la comtesse… Si elle était ici, elle-mêmeintercéderait pour moi… À moins que vous ne songiez à vousmarier ?

– Me marier ! se récria-t-il. Moi,me marier !

Impossible de se méprendre à l’intonation deces paroles. Le comte de Kehlmark devait être en effet réfractaireà tout pacte conjugal.

Blandine parvint à peine à dissimuler sajoie ; du rire traversait ses larmes.

– Eh bien, Henry, dans ce cas je ne vousquitte plus. Qui tiendra votre grand château là-bas ? Quiprendra soin de vous ? Est-il quelqu’un qui connaisse vosgoûts mieux que moi et qui mette autant de sollicitude à lesflatter ? Non, Henry, la séparation est impossible… Vous nepouvez pas plus vous passer de moi que je pourrais me proscrire devotre présence… Tenez, même si vous vous étiez marié, j’auraisvoulu vivre à votre foyer dans l’ombre, obscure, soumise, rien quevotre humble servante… Oui, si vous le désirez, je ne serai plusque votre fidèle factotum… Ah ! monsieur Henry, prenez-moiavec vous ; vous verrez, je ne serai guère encombrante, je nevous importunerai pas de ma personne, je m’effacerai autant quevous l’exigerez… D’ailleurs, je puis bien vous le dire, Henry,c’était le vœu de votre grand’mère, gardez-moi au moins, par égardpour la chère en allée…

Et, profondément remuée, Blandine éclata denouveau en sanglots ; Kehlmark aussi se sentit ébranléjusqu’au fond de l’âme.

Il attira doucement la jeune fille contre sapoitrine et la baisa fraternellement sur le front.

– Eh bien, qu’il soit fait selon tondésir ! murmura-t-il, mais puisses-tu ne jamais t’en repentir,ne jamais me reprocher ce fatal consentement !

En prononçant ces dernières paroles, sa voixtremblait et s’assourdissait comme sous la menace d’une inéluctablecatastrophe.

Chapitre 8

 

 

Avec Blandine, le comte de Kehlmark avaitemmené à l’Escal-Vigor, son seul domestique, le même quil’accompagnait lors de l’accident de voiture.

Thibaut Landrillon, fils d’un garde forestierardennais, était un courtaud trapu et solide, assez bien tourné.Ayant passé longtemps par la caserne, il en gardait le type et lesfaçons du « fricoteur », du « casseur d’assiettes etde cœurs », comme il disait en son jargon de corps de garde.Rond de visage, il avait l’œil brun, émerillonné aux moiteurslubriques, un petit nez carlin et frétillant de grosses lèvres dece rouge de minium, signe, à la fois, de cruauté et desensibilité ; un pinceau de moustache, la virgule ; lesjoues allumées par une menace de couperose ; de petitesoreilles ourlées et poilues de satyre, les cheveux drus etbroussailleux, le parler gras et gouailleur, les hanches roulantes,des jambes torses. Viveur de bas étage, il cachait, sous unerondeur de surface, et un bagout bongarçonnier, une âme rapace ettrigaude.

Ses façons scurriles, ses sorties peuple etpimentées avaient cependant le don d’amuser et de dérider le pensifet toujours préoccupé, toujours tendu châtelain d’Escal-Vigor, à lafaçon dont les clowns et les bouffons de cour trompaient etdissipaient autrefois l’hypocondrie ou le latent remords d’untyran. Paillard vicieux ayant traîné dans les sentines de ladébauche, palefrenier des pieds à la tête, le moral aussi imprégnéde fumier que sa souquenille et ses bottes, ce garçon suintaitl’esprit d’une fleur de populace. Sa casquette sur l’oreillecontinuait à jouer le bonnet de police du troupier. Toujours lesmains au fond des poches de la culotte, le brûle-gueule dans uncoin de la bouche ou la chique promenée d’une joue à l’autre ;et s’entourant d’âcres jets de salive ou de bouffées suffocantesdont semblait se pimenter et se colorer son vocabulaire.

Aucun bienfait ne l’eût touché ou attendri. Àl’égard de son maître qui l’avait cependant ramassé dans la boue,en dépit d’une cartouche jaune et de déplorables références, ilentretenait l’envie, le mauvais gré, la rancune du gueux contre leriche et du bélître contre l’homme bien né, une hargne férocedissimulée sous une luronnerie de gavroche. Ses alluresdésintéressées masquaient un effréné désir de jouissancestriviales, car du luxe et de la fortune, les tempéraments de cettetrempe convoitent exclusivement les sensations toutes physiques quepeuvent se payer les détenteurs de l’or. Quant aux plaisirsintellectuels que goûtait Kehlmark, Landrillon les tenait pourautant de niaiseries.

Le comte accordait une grande tolérance à cedrôle. Il souriait à lui entendre dégoiser ses équipées de batteurde bouges et de coureur de mansardes. Où Landrillon se montraitparticulièrement impayable, c’était dans des charges de misogyne,dans des tirades paradoxales et ravalantes contre un sexe, qui, àl’en croire, ne lui avait cependant point ménagé sescomplaisances.

Tant qu’ils avaient vécu à la ville,Landrillon ne logeait pas chez la douairière, mais au-dessus desécuries reléguées à quelque distance de la villa ;Mme de Kehlmark n’ayant jamais pu s’habituer aux grimacesde ce singe.

Maintenant le gaillard était bel et bien dansla place et, comme on dit à la chambrée, s’il cachait son jeu, ilavait du moins tiré son plan. Pas souvent qu’il se contenteraittoute sa vie de ces grappillages et de ces carottes de domestiqueinfidèle. Autrement sérieux, les projets du groom ! Si la rudeClaudie ambitionnait de devenir comtesse de Kehlmark, Landrillon,lui, s’était promis d’épouser la gouvernante du château. Il va sansdire qu’il avait deviné d’emblée la liaison entre Henry etBlandine ; mais, pas dégoûté du tout, il se contenteraitparfaitement des restes du maître. La majordome de l’Escal-Vigorreprésentait une gaupe assez friande aux yeux de cet amateur, maisil l’épouserait surtout pour l’amour de la « bellegalette » qu’elle avait su soutirer à la vieille. De son côté,notre bourreau des cœurs n’avait pas amené non plus un mauvaisnuméro à la loterie des agréments naturels, et de plus il possédaitquelques économies rondelettes.

Toutefois, la décente Blandine ne laissait pasd’en imposer quelque peu à cet épateur de souillons. C’est qu’elleressemblait à une vraie dame, la donzelle ! Pour sûr qu’ellelui ferait honneur, se prélassant derrière le zinc d’un barfashionable et sportif où se donneraient rendez-vous les bookmakerset les petits jobards de la haute !

Mais il fallait commencer, mon garçon, par tefaire bien venir de la particulière. Jusque-là, partageantl’aversion de feu la comtesse, elle ne lui avait témoigné qu’unesympathie bien relative, mais Thibaut Croque-les-Cœurs n’était pashomme à se laisser rebuter. D’ailleurs, rien ne pressait, il avaitle temps.

Peut-être se leurrait-elle encore de quelqueillusion matrimoniale à l’endroit de Kehlmark ? Thibaut futassez étonné de la voir, devenue rentière, accompagner Kehlmark àSmaragdis. C’est même ce qui le décida à les y suivre.

« Malheur ! se disait-il, si ellereste auprès du bourgeois, c’est qu’elle se flatte de l’engluer.Fichu calcul pourtant. Le petit semble en avoir pris tout sonsaoul ! Des nèfles, qu’il t’épousera ! » –« Mais, j’y suis, ruminait-il, un autre jour en se tirant lenez ce qui, chez lui, était un signe de satisfaction, la mâtinesonge à arrondir sa pelote en prenant la direction du ménage !Bon appétit ! Nous ne nous en entendrons quemieux ! »

Le drôle mesurait toute conscience à l’aune dela sienne. Ces malins manquent totalement de flair lorsqu’il s’agitde découvrir de nobles mobiles.

À l’Escal-Vigor, il résolut de pousser sapointe sans plus d’hésitation. L’ennui aidant, négligée par leDykgrave, Mme l’Intendante ouvrirait peut-être l’oreille avecun peu plus de complaisance aux déclarations du galant cocher. Sila mijaurée continuait à se retrancher derrière ses grands airs età se draper dans sa vertu, le gaillard se flattait d’arriver à sesfins par d’autres arguments. À bout de patience et d’actionpersuasive, il était bien décidé à la prendre par surprise et parla force. Où serait le mal ? Diantre, elle aurait purencontrer un mâle plus refroidi. En fait d’avantages, le cocher secroyait au moins l’égal de son maître. La belle ne perdrait pointau change.

Kehlmark continuait donc à s’accommoder du tonet des façons de ce loustic égrillard, sur le caractère et le fondduquel il s’était totalement mépris. Le comte était même tenté decroire cette licence et ce cynisme dictés par un excès defranchise, une largesse de vue presque philosophique et analogue àses propres conceptions.

Henry avait été touché aussi parl’empressement avec lequel le domestique avait consenti à quitterla capitale pour le suivre à Smaragdis :

– Eh bien, toi aussi, tu viendras teretirer avec moi sur ce perchoir à mouettes, mon pauvreThibaut ! C’est gentil, ça !

Il était loin de se douter des ressorts de ceruffian, et il poussait même l’aveuglement jusqu’à assimiler safidélité et son dévouement à ceux de la noble Blandine. Pour toutdire, il se serait peut-être privé plus difficilement de laprésence pétulante et tortillée de ce pitre, que de la caresse etde la ferveur que la jeune femme entretenait dans sesambiances.

Par la suite on comprendra mieux pourquoi lagouaillerie, le sarcasme perpétuel et les blasphèmes de ce larbinflattaient l’âme amertumée du Dykgrave. On s’expliquera commentcette nature aimante, subtile et passionnée toléra si longtemps levoisinage de ce simple pourceau incapable de comprendre n’importequel amour et n’ayant eu, semblait-il, de rapprochements génésiquesque dans une atmosphère de lupanars et de triperies.

Partie 2
LES SACRIFICES DE BLANDINE

Chapitre 1

 

 

Le surlendemain de la crémaillère, le Dykgravese rendit à la ferme des Pèlerins. Il y arriva à cheval, précédé detrois beaux setters Gordon, aboyants et poudreux. Le fermier quiretournait une sole dans un champ voisin, jeta loin sa bêche, etn’eut que le temps de passer sa veste par-dessus sa camisole deflanelle rouge ; mais la fille ne se donna point la peine derabattre ses manches sur ses bras qu’elle avait rouges et charnus.Tous deux accoururent, essoufflés, à la rencontre du visiteurconsidérable et, après les compliments de bienvenue, ils se mirenten devoir de lui faire les honneurs de la ferme.

Michel Govaertz ne s’était point vanté. Toutl’établissement, depuis le corps de logis jusqu’à la moindredépendance, les écuries, les étables, les celliers, la grange, labasse-cour, trahissaient l’ordre, l’opulence et le grosconfort.

Henry se montra de nouveau très empresséauprès de Claudie, s’intéressant à l’économie de la ferme, sefaisant donner des explications par la fermière, s’arrêtant aveccomplaisance et sans montrer le moindre ennui devant des réservesde pommes de terre, de betteraves, de fèveroles ou de céréalesqu’on lui montrait dans des greniers torrides ou des réduitshumides et noirs. Il tomba plus d’une fois en arrêt devant certainstravaux des gens de la ferme, prisant beaucoup, par exemple, legeste de deux garçons de charrue ; l’un debout sur unecharretée de trèfle, l’autre campé à l’entrée de la grange etrecevant sur sa fourche les bottes à fleurs de sang que lui lançaitson camarade. Le teint rissolé, des yeux bleu de faïence, lesourire puéril de leurs grosses lèvres démasquant de sainesdentures, ils peinaient crânement et Claudie les ayant hélés d’unevoix gutturale et gaillarde, ils redoublèrent de plastiques etsuggestifs efforts. Elle les stimulait à peu près comme elle eûtflatté de vaillantes bêtes de somme.

Kehlmark s’informa du jeune Guidon, mais d’unton détaché et comme par simple politesse pour la famille. Levaurien devait être là-bas, quelque part du côté de Klaarvatsch.Claudie désigna l’horizon à l’autre bout de l’île d’un gesteennuyé, en haussant les épaules, et s’empressa de détourner laconversation.

Claudie accaparait le visiteur et il semblaitn’avoir d’attention que pour elle, de regard que pour ce qu’ellelui montrait. Il caressa, encouragé par son exemple, la croupeluisante des vaches ; il lui fallut goûter au lait fumant dontdes trayeuses hommasses remplissaient des jarres de terre brune.Dans une pièce voisine, d’autres gothons battaient le beurre. Lafadeur imperceptiblement saurette écœurait Henry, et il préférarespirer les senteurs âcres de l’écurie où son cheval était entrain de mastiquer du trèfle nouveau en compagnie des robustespalefrois de la ferme. Au jardin, elle lui cueillit un bouquet delilas et de giroflées qu’elle-même lui planta, non sans le palper,dans l’échancrure de son gilet. « Il faudra revenir à lasaison des fraises ! » disait-elle en se baissant sousprétexte de lui montrer les baies mûrissantes, mais à la véritépour le provoquer par les flexions et les contours irritants de sacharnure.

– Déjà midi ! s’écria Kehlmark entirant sa montre, comme l’heure sonnait au clocher deZoudbertinge.

Le fermier l’invita en riant à partager leursoupe rustique, mais sans oser espérer qu’il accepterait.

– Volontiers, dit-il, mais à condition demanger à la table des gens et même de piquer au plat commeeux !

– Quelle idée ! se récria Claudie,pourtant flattée par ce sans-façon. Cette condescendance luiparaissait même de nature à rapprocher la distance du très urbaingentilhomme à une simple fille de la glèbe.

– Tout ce monde crève de santé !constata Kehlmark en embrassant la tablée dans un regardcirculaire. Ils sont aussi friands que ce qu’ils dévorent, et leurmine ragoûtante ajoute au fumet de la platée.

Selon l’usage, dans ces campagnes, les femmesservaient les hommes et ne mangeaient qu’après ceux-ci. Ellesapportèrent une sorte de garbure au lard et aux légumes, danslaquelle Henry trempa, le premier, sa cuillère d’étain. Sesvoisins, les deux manœuvres qui avaient rentré les trèfles,l’imitèrent allégrement.

– Et votre fils ne rentre-t-il pasdîner ? demanda Kehlmark au bourgmestre.

– Oh, celui-là, il emporte chaque matinson pain et sa viande ! fut la réponse de Claudie.

Après le dîner, Henry s’éternisa. Claudie,persuadée qu’elle le captivait à ce point, le promena encore surles terres des Govaertz. Adroitement, elle le renseignait sur leurfortune. Leurs champs allaient jusque là-bas, plus loin que lemoulin à vent. « Tenez, à l’endroit où vous voyez ce bouleaublanc ! » Elle donna à entendre au Dykgrave qu’ilsétaient fort riches déjà, sans les espérances. Les deux sœurs deMichel, les deux vieilles bigotes, quoique brouillées avec lebourgmestre, avaient cependant promis de laisser leurs biens à sesenfants.

Kehlmark traîna tellement que le soir tombaitquand il songea à faire seller son cheval. Le comte espérait revoirle petit joueur de bugle et au moment de se résigner à partir, ils’informa de nouveau de lui : « Souvent il ne rentre qu’àla nuit, disait Claudie en se renfrognant à la seule mention dugamin rebuté. Il lui arrive même de coucher dehors. Ses mœurs devagabond ne nous inquiètent plus, père et moi. Nous n’en sommes pasautrement surpris ! »

Avec un serrement de cœur, le comte sereprésentait le petit gars anuité dans la lande suspecte.

– À propos, bourgmestre, dit-il au momentoù le fermier lui amenait son cheval, je veux faire partie de votreorphéon.

– Faites mieux, monsieur le comte, soyeznotre président, notre protecteur.

– C’est dit. J’accepte.

En songeant à Guidon, le comte s’était rappeléla sérénade de l’avant-veille, et il se disait qu’il lui seraitdoux d’entendre souvent cet air mélancolique et candide que jouaitsi bien le petit pâtre.

Un pied dans l’étrier, il se ravisaencore ; quelque chose lui tenait au cœur. S’éloignerait-ilavant de s’être ouvert sur le véritable objet de savisite ?

– Il est possible, se décida-t-il à diretimidement au fermier, que votre fils ait de sérieuses dispositionspour la musique et le dessin. Envoyez-le-moi… Peut-être y aura-t-ilmoyen d’en faire quelque chose. Je veux tenter d’apprivoiser cepetit sauvage.

– Monsieur le comte est bien bon !balbutia Govaertz, mais, franchement, je crois que vous y perdrezvotre peine. Le vaurien ne vous fera aucun honneur.

– Au contraire, monsieur le comte,enchérit la sœur du petit, il ne vous vaudra que des affronts. Ilne tient à rien et à personne ou plutôt il a des penchants et desinclinations bizarres ; pensant blanc quand les honnêtes genspensent noir…

– N’importe, je veux tenterl’expérience ! reprit le comte de Kehlmark en battant de sacravache la poussière de ses bottes et en mettant le moinsd’expression possible dans sa voix. Puis, vous l’avouerais-je,j’aime assez les tâches difficiles, celles qui exigent quelquepersévérance et même quelque courage. Ainsi j’ai dompté et dressépas mal de chevaux rétifs. Je vous confesserai même, et ceci n’estpas à mon honneur, qu’il a suffi parfois de me mettre au défid’assumer une tâche, pour que je me sois engagé dans l’entreprise.L’obstacle m’excite et le danger me grise. J’ai la manie desgageures. En me confiant cette mauvaise tête, cet indiscipliné,vous m’obligeriez, vrai… Tenez, ajouta-t-il, il se peut que j’aillerelancer le bonhomme dès demain en me promenant du côté deKlaarvatsch. Je causerai avec lui et verrai ce qu’il jauge…

– Comme vous voudrez, monsieur le comte,dit Claudie. Dans tous les cas, c’est nous faire bien de l’honneur.Nous vous en serons même reconnaissants pour lui. Mais n’allez pasnous en vouloir si le garnement ne profite pas de vos conseils etde vos soins.

 

Le jour suivant, le Dykgrave poussa jusqu’auxbruyères de Klaarvatsch. Il eut bientôt avisé le petit gars dans ungroupe de polissons déguenillés, accroupis autour d’un feu debrindilles et de racines sur lequel ils grillaient des pommes deterre. À l’approche du cavalier, tous se mirent debout, et, àl’exception de Guidon, coururent se blottir, effarés, derrière lesbroussailles. Le jeune Govaertz, se faisant une visière de la main,regarda bravement le comte de Kehlmark.

– Ah, c’est toi, petit !l’interpella Kehlmark. Viens ici, veux-tu, et tiens un instant moncheval pendant que j’arrangerai mes étriers ?…

Le jeune homme approcha, confiant, et prit lesrênes. Tout en raccourcissant les courroies, opération qui n’étaitpour Henry qu’un prétexte, un moyen de se donner une contenance, ill’observait du coin de l’œil, ne sachant comment entamer laconversation, tandis que le gamin, de son côté, ne perdait pas unde ses mouvements, et se sentait bizarrement troublé, appréhendantet souhaitant à la fois ce qui allait se passer entre eux… Leursyeux se rencontrèrent et semblèrent se poser une poignante etsubtile interrogation. Alors Kehlmark, pour en finir, aborda lepetit, le prit par la main et le regardant jusqu’au fond desprunelles, il lui rapporta non sans balbutier l’offre qu’il avaitfaite la veille aux siens.

– Tu comprends… Tu viendras tous lesjours au château. Je t’apprendrai moi-même à lire et à écrire, àdessiner, à peindre, à brosser de grands tableaux comme ceux que tuadmirais l’autre soir. Et nous ferons aussi de la musique, beaucoupde musique ! Tu verras ! Nous ne nous ennuieronspoint !

L’enfant l’écoutait sans mot dire, si ébaubiqu’il en avait l’air hébété, la bouche ouverte, les yeuxécarquillés et fixes, presque hagard.

Le comte se tut, interloqué, croyant avoirfait fausse route, mais continuant à le dévisager. Tout à coupGuidon changea de couleur, son visage se contracta, il éclata d’unrire nerveux. En même temps, au profond émoi de Kehlmark, ilreculait et s’efforçait de retirer sa main de la sienne ; onaurait dit qu’il se rebiffait, qu’il lui tardait de rejoindre sespetits camarades très amusés par cette scène. Le comte, découragé,le lâcha.

Le petit sauvage prit son élan vers les autresvachers, mais il s’arrêta court, cessa de rire, porta les deuxmains devant ses yeux, et se laissa choir dans l’herbe où il sevautrait, le corps secoué par des sanglots, mordillant la bruyère,et entrechoquant ses pieds nus.

Le comte, de plus en plus ahuri, courut lerelever :

– Pour l’amour du ciel, petit,calme-toi ! Tu ne m’as donc point compris ! C’est à tortque tu t’alarmes. Je ne me pardonnerai jamais de t’avoir fait de lapeine. Au contraire, je voulais ton bien. Je me flattais de mériterta confiance, de devenir ton grand ami. Et voilà que tu te metsdans cet état pénible ! Mettons que je n’ai rien dit !Sois tranquille… Je ne veux point t’enlever malgré toi !Adieu…

Et le comte allait sauter en selle. Mais lejeune Govaertz se redressa à moitié, se traîna à genoux, lui pritles mains, les embrassa, les mouilla de larmes et éclata enfin, sesoulagea en un flux de paroles jaculatoires comme si, longtempssuffoqué, il parvenait à se débonder :

– Oh, monsieur le comte, pardon, je suisfou, je ne sais ce qui m’arrive, ce qui se passe en moi ; j’ail’air d’être triste, mais je suis trop heureux ; je me sentaismourir de joie en vous écoutant ! Si je pleure, c’est que vousêtes trop bon… Et d’abord je n’ai pas voulu croire… Vous ne vousmoquez point, n’est-ce pas ? C’est bien vrai que vous meprenez chez vous ?

Le Dykgrave, aussi attiré qu’il fût par cetimpressionnable petit paysan, n’avait pas cru rencontrer pareillenature amative. Il l’habitua doucement à l’idée du bonheur quiallait être le sien, et finit par le laisser ravi, la faceilluminée de joie, après lui avoir donné rendez-vous le lendemainmême à l’Escal-Vigor.

Chapitre 2

 

 

Après cet accord, Guidon vint chaque jour auchâteau. Kehlmark s’enfermait de longues heures avec lui dans sonatelier. Le jeune paysan mit à s’instruire et à s’initier un zèleet une ardeur de néophyte, dignes aussi de ceux d’uncreato ou apprenti des maîtres de la Renaissanceitalienne. Pas de délassement comparable pour tous deux à cetteinitiation. Guidon était à la fois le modèle, le rapin et ledisciple de Kehlmark. Quand ils étaient fatigués d’écrire, de lireou de dessiner, Guidon prenait son bugle, ou bien, de sa voix gravecomme l’airain, il chantait des airs héroïques et primordiaux quelui avaient appris les pêcheurs de Klaarvatsch.

Kehlmark ne parvenait plus à se passer de sonélève et le faisait appeler s’il tardait à venir. On ne les voyaitjamais l’un sans l’autre. Ils étaient devenus inséparables. Guidondînait généralement à l’Escal-Vigor, de sorte qu’il ne rentraitguère aux Pèlerins que pour se coucher. À mesure que Guidon seperfectionnait, s’épanouissait en dons exceptionnels, l’affectionintense de Kehlmark pour son élève devenait exclusive, mêmeombrageuse et presque égoïste. Henry s’était réservé le privilèged’être seul à former ce caractère, à jouir de cette admirablenature qui serait sa plus belle œuvre, à respirer cette âmedélicieuse. Il la cultivait jalousement, comme ces horticulteurseffrénés qui eussent tué l’indiscret ou le concurrent asseztéméraire pour s’introduire dans leur jardin. Ce fut entre eux uneintimité suave. Ils se suffisaient l’un à l’autre. Guidon,émerveillé, ne rêvait aucun paradis autre que l’Escal-Vigor. Lagloire, le souci d’être applaudi, n’intervenait en rien dans leuractivité d’artistes absolus.

Puis Kehlmark avait vu d’assez près la viesociale et de surface des soi-disant artistes. Il savait la vanitédes réputations, la prostitution de la gloire, l’iniquité dusuccès, les immondices de la critique, les compétitions entrerivaux plus féroces et plus abominables que celles des sordidesboutiquiers.

Blandine, un peu défiante, avait accueillicordialement ce commensal du château. Heureuse de la félicité quele jeune Govaertz procurait à Henry, elle lui faisait bon visagesans parvenir toutefois à lui témoigner beaucoup d’expansion. Aufond, sans éprouver une antipathie manifeste pour ce petit paysan,elle dut être parfois meurtrie en ses fibres, en ses atomescrochus, et, malgré son bon cœur, sa saine raison, sa grandeurd’âme, elle eut sans doute de fréquents mouvements de dépit contrece commerce intellectuel si intime, cette étroite camaraderie,cette entente parfaite des deux hommes. Elle alla même jusqu’àjalouser le talent et le tempérament du jeune artiste, ces donsspirituels qui le rapprochaient plus de l’âme de Kehlmark que toutson amour à elle, simple femme, gardienne de son bonheur. La bonnecréature ne montrait rien de ces moments, si humains, de faiblesse,que sa raison reprochait à son instinct.

Quant à Claudie, au début et même longtemps,elle ne fut aucunement offusquée de cette grande faveur témoignéepar le Dykgrave au jeune Guidon. Elle y vit une façon pour le comtede faire indirectement la cour à la sœur, en mettant le frère dansses intérêts. Sans doute Kehlmark ferait du petit pâtre leconfident de son amour pour la jeune fermière. « Il est troptimide pour se déclarer directement à moi, se disait-elle ; ils’en ouvrira d’abord au petit, et il tâchera d’être édifié par luisur la nature de mes sentiments. Il a pris un assez piètreintermédiaire. Mais il n’avait pas le choix. En attendant, cettesollicitude que le comte témoigne à ce méchant polisson va plutôt àmoi ! » Et, très infatuée, la rude fille se réjouissaitde ce commerce assidu entre le Dykgrave et le vaurien si longtempsrépudié, presque renié par les siens. Elle en arrivait même à sedépartir de sa brusquerie et de sa hargne à l’égard de son puîné. Àprésent elle le choyait, l’entourait d’égards, s’occupait de sesvêtements, entretenait son linge, tous soins auxquels il n’avaitpas été habitué. Pour expliquer ce revirement, la mâtine avait misGovaertz dans la confidence de son grand projet matrimonial. Lebourgmestre, non moins ambitieux, applaudit à ces hautes visées etne douta pas un instant de la réussite. À l’exemple de son enfantpréférée, il cessa de rudoyer et il ménagea son garçon.

Lorsque après quelques mois de soi-disantépreuve, le Dykgrave déclara au bourgmestre qu’il se chargeaitdéfinitivement du prétendu propre à rien, Claudie détermina MichelGovaertz à accepter cette proposition.

Le bourgmestre, très vaniteux, avait un peuhésité parce que, d’après ce qu’il comprenait, la situation deGuidon, au château, serait celle d’un subalterne, d’un valet un peuau-dessus de Landrillon, mais d’un valet tout de même.

Alors que, longtemps, sous son propre toit, ilavait ravalé son garçon en le reléguant au plus bas de son équipede manouvriers et qu’il lui avait confié les soins les plus vils dela ferme, sa vanité paternelle eût souffert de le voir dépendred’une autre autorité que la sienne. Pour justifier sonintervention, Kehlmark leur avait soumis des dessins déjà trèspoussés du jeune apprenti, mais pas plus que la fille, le pèren’était capable d’apprécier les promesses contenues dans cespremiers essais.

– Acceptons les offres du Dykgrave,insistait Claudie, rencontrant les objections paternelles. D’abordc’est un excellent débarras pour nous. Puis, soyez bien convaincu,que le comte ne s’empêtre de ce vaurien et ne l’attire que pournous être agréable, pour me témoigner sa sollicitude. Nous ledésobligerions, croyez-moi, en le contrariant dans ses bonnesintentions à l’égard du petit. C’est une façon de m’ouvrir lesportes de l’Escal-Vigor. Entre nous, il ne fait sans doute aucuncas de ce barbouilleur ou du moins s’exagère-t-il ses faiblesmérites…

Les premiers temps, quand, le soir, Guidonrevenait du château, elle l’interrogeait sur l’emploi de sajournée, sur ce qui se passait à l’Escal-Vigor, sur les paroles etles allures du Dykgrave. « Le comte s’est-il informé demoi ? Que t’a-t-il raconté ? Il nous porte bien del’intérêt, dis ? Voyons, parle, ne me cache rien. Pour sûr, ila dû t’avouer certain faible pour ta sœur ? »

Guidon répondait évasivement, mais de manièreà ne pas se compromettre. En effet, le comte s’était informé d’ellecomme de son père et même des gens, voire des bêtes de la ferme.Mais sans insister. À la vérité, Claudie défrayait fort peu lescauseries du maître et du disciple, tout entiers à leurs études età leurs travaux.

Guidon devint de plus en plus discret. Depuisleur première conjonction, il avait voué à son protecteur unefidélité aussi totale et aussi intense que celle de Blandine. À sonaffection fanatique se joignait ce quelque chose d’aigu et delumineux que l’intelligence et la culture cérébrale ajoutent ausentiment. Guidon, ce soi-disant fou, ce simple, ce mauvais rustre,représentait une valeur morale dans un corps, un moule admirablequi fortifiait et embellissait chaque jour.

Avec le tact, la seconde vue, cet instinct desnatures aimantes, il se douta de l’assotement de sa sœur pour leDykgrave, mais il pressentait aussi que jamais le comte ne lapaierait de retour. Guidon ne connaissait que trop sa sœur Claudieet il savait mieux que pas un les abîmes de vulgarité et lesincompatibilités totales existant entre elle et Kehlmark.

L’élève en était même arrivé à se savoirpréféré par son maître à « madame l’intendante », à cettenoble Blandine. Toujours est-il que le comte semblait se préoccuperbeaucoup plus de lui que de son amante. Guidon s’enorgueillissaitintérieurement de cette prédilection dont il était l’objet, et, parses prévenances pour la jeune femme, on aurait dit qu’il voulait sefaire pardonner la part prépondérante qu’il prenait dans la vie deson maître.

Guidon devinait, sentait juste : Henry nese révélait, ne se livrait à fond qu’à son disciple. Avec lesautres il se tenait sur la réserve et ses paroles bienveillantes necontractaient point la caresse, l’onction et le velouté de sesépanchements auprès de son protégé.

Jamais Blandine ne l’avait vu si enjoué, siradieux que depuis qu’il s’était chargé de l’éducation et du sortde ce jeune va-nu-pieds. Quelque déférent et empressé que celui-cise montrât à l’égard de la dame, il ne parvenait pas à dissimulersa joie d’être devenu le principal et constant souci du maître del’Escal-Vigor. Il n’y mettait point malice, non, il exultaitnaïvement, s’attendrissait même sur la femme un peu délaissée, et,dans son égoïsme d’enfant gâté, de néophyte, d’élu, il nes’apercevait pas du mutisme et de la réserve de Blandine, lorsquele comte le retenait à dîner, ou des regards singuliers qu’elleleur lançait à l’un et à l’autre quand ils conversaient ens’échauffant et en s’exaltant, accouplés dans un même lyrisme, sansprendre garde à la présence de ce témoin.

Les villageois de Zoudbertinge ne virent pasde mauvais œil la faveur particulière accordée par le Dykgrave aufils de Govaertz.

Aussi peu que le bourgmestre et sa fille ilscroyaient au talent et à la vocation du petit.

« C’est une bonne œuvre et une charité,se disaient-ils. Le père n’aurait rien su faire de bon de ce petitmusard, farouche et intraitable, ayant méprisé le travail autantque les distractions des apprentis de son âge. »

Les patauds s’émerveillaient même que le comtefût parvenu à retirer un semblant de service de ce gars qui n’avaitjamais su apprendre jusque-là qu’à jouer assez proprement dubugle.

D’ailleurs plus le maître et le disciple sechérissaient, plus Kehlmark se montrait accueillant, généreux, mêmeprodigue, faisant largesse aux confréries d’agrément, multipliantles occasions de cocagnes et de tournois gymnastiques.

Il institua des régates à la voile autour del’île, où, monté avec Guidon dans un yacht pavoisé à ses couleurs,il faillit l’emporter sur les meilleurs matelots du pays. Ilrenouvela de ses deniers les instruments de la ghildeSainte-Cécile ; assista assidûment aux répétitions, auxsorties et aux repas de corps de cette confrérie de jeunesgars ; et il lui arriva même plus d’une fois, les belles nuitsd’été où le crépuscule et l’aube semblent se confondre, après uneveillée prolongée à grands renforts d’intermèdes athlétiques et depantalonnades d’entraîner toute la bande dans un exode à traversl’île et de ne rendre les turlupins à leurs foyers conjugaux oupaternels que le lendemain soir, après une pittoresque caravaneillustrée de saltations, de beuveries, de ventrées et de prouessesgalantes sous les chaumes et dans les foins.

Kehlmark dépensait sans compter. On aurait ditqu’il voulait s’acheter par des libéralités souvent excessives etdes bonnes œuvres inconsidérées son droit à un mystérieux etexigeant bonheur ; qu’il voulût en quelque sorte payer larançon d’une jalouse et fragile félicité.

Ces folles largesses contribuaient sans douteau souci de Blandine ; toutefois elle ne risquait aucuneremontrance, et avisait au moyen de faire face à ces dépensesintempestives.

Naturellement, il entrait dans la popularitédu Dykgrave une grande part de courtisanerie, de lucre et decupidité ; mais, si la plupart des rustres l’aimaientgrossièrement, du moins l’aimaient-ils à leur façon. Les pauvresdiables de Klaarvatsch, notamment se seraient fait hacher pour leurjeune seigneur.

En fait d’ennemi déclaré, le comte ne seconnaissait que le dominé Balthus Bomberg et quelques pudibondesbigotes. Chaque dimanche, le ministre tonnait contre l’impiété etle dévergondage du Dykgrave et menaçait de l’enfer les ouailles quis’attachaient à ce libertin, à ce loup ravisseur ; il selamentait surtout sur les visiteurs téméraires qui hantaientl’Escal-Vigor, ce château diabolique peuplé de scandaleusesnudités…

Quoique brouillé à mort avec le bourgmestre,dans son zèle fanatique, ce petit homme bilieux, rageur,étroitement sectaire, se décida à se rendre aux Pèlerins poursignaler au père le risque qu’il courait en confiant l’éducation dujeune Guidon à ce mauvais riche scandalisant la communauté par sonconcubinage et son impiété. Comme tous les calvinistes invétérés,Balthus se doublait d’un iconoclaste. S’il n’avait redouté la furiedes paysans, assez attachés à cette vieille relique qui leurrappelait l’intransigeance de leurs ancêtres, il eût même faitgratter la fresque du Martyre de saint Olfgar.

Kehlmark lui était doublement odieux, et commepaïen, et comme artiste. Pour intimider le bourgmestre, Balthus lesomma d’arracher son fils au corrupteur, sous peine de fairedéshériter aussi Claudie et Guidon par leurs deux vénérablestantes. Michel et Claudie, de plus en plus entichés de leurDykgrave, renvoyèrent le fâcheux à son église avec force sarcasmeset moqueries. Guidon, qu’il aborda un jour aux environs du parc del’Escal-Vigor, ne voulut même pas l’entendre et lui tourna le dosen haussant les épaules, en esquissant même un geste plus libreencore.

Cependant les affaires de Claudie nesemblaient point avancer sensiblement. « Voyons, tu ne meracontes rien, dormeur, disait-elle à celui qu’elle s’imaginaitêtre le trait d’union entre elle et Kehlmark. Le comte, ne t’a-t-ilpoint chargé d’une commission, d’un mot spécial pourmoi ? » Guidon inventait quelque bourde, mais souvent,pris au dépourvu, il se coupait ou demeurait le bec clos. Lamaritorne s’emportait alors contre la stupidité de leurintermédiaire et il lui démangeait même de le houspiller et de lebrutaliser comme autrefois.

Par tactique, le Dykgrave continuait à visiterassidûment les Pèlerins et à faire l’aimable auprès de la jeunefermière. Elle l’eût souhaité plus entreprenant. Il mettait bien dutemps à se décider et à faire sa demande. C’est à peine s’il se fûtrisqué à la lutiner du bout des doigts et jamais il ne lui avaitpris un baiser.

Dès qu’elle entendait le trot du cheval et lesjappements de son escorte de setters, Claudie accourait sur leseuil de la ferme, prenant presque plaisir à afficher son amour,tant elle était certaine du succès. Aussi commençait-on à parlerbeaucoup, aux veillées, des assiduités du Dykgrave.

Quoiqu’il fût acquis presque exclusivement aupetit Guidon, le Dykgrave s’ingéniait à se faire bien voir dechacun. Il poussait même la magnanimité jusqu’à la coquetterie. Enréponse aux diatribes et aux anathèmes du virulent pasteur, ilrépandait les aumônes, se ruinait en dons de vêtements et de vivrespour les pauvres soutenus directement par la cure. Le dominédistribuait l’argent et les autres aumônes, mais ne désarmait pointpour cela.

Plus d’une fois les amis d’Henry, les pêcheursde crevettes et les coureurs de grèves de Klaarvatsch s’offrirent àmettre le dominé à la raison ; cinq d’entre eux notammentemployés en permanence au château, sorte de gardes du corps deKehlmark. Petits fils de naufrageurs, diguiers intermittents,pillards d’épaves, le peintre les faisait souvent poser, s’amusaitde leurs luttes et de leur escrime au couteau moucheté, ou bien illes confessait et, avec Guidon, il savourait leur rude langage, letruculent récit de leurs exploits. Ces gars irréguliers, rôdeursincorrigibles qui n’avaient su s’acclimater nulle part et s’étaientfait renvoyer de partout, ces magnifiques pousses humaines, lespremiers maîtres du petit Guidon, ne juraient plus que par Henry etl’Escal-Vigor.

« Dites un mot, proposait tantôt l’un,tantôt l’autre à Kehlmark, voulez-vous que nous saccagions lepresbytère ; que nous pendions haut et court ce marmotteur depsaumes ; ou mieux, faut-il que nous lui enlevions la peaucomme ceux de Smaragdis le firent autrefois à l’apôtre Olfgar, cetautre trouble-fête ? »

Et ils l’eussent fait comme ils disaient, surun geste, sur un oui de leur maître, et, avec eux, tous se fussentdéchaînés sur l’importun prêcheur.

Plusieurs fois, en passant devant la cure, lesmusiciens de la ghilde Sainte-Cécile poussèrent des huées. Un soirde libations, on alla même jusqu’à casser les vitres. À laSaint-Sylvestre, on déposa contre la porte du dominé un affreuxmannequin de paille à tête de pain bis, représentant sa dignecompagne et son âme damnée, et, comme, à la suite de cette injure,il s’était répandu en de nouveaux anathèmes contre le Dykgrave etBlandine, les polissons de Klaarvatsch barbouillèrent d’excrémentsla façade nouvellement repeinte du presbytère.

Jaune de dépit et de rancune, le pasteursemblait se trouver seul contre toute la paroisse et même contretoute l’île.

– Comment, se demandait Balthus Bomberg,réduire cet orgueilleux Kehlmark ? Comment entamer sonprestige, détacher de lui ces brutes égarées et aveuglées, lesinsurger contre leur idole, leur faire brûler ce qu’ellesadorent !

Loin de l’écouter, on désertait son église. Ilfinit par ne plus prêcher que devant des bancs vides. Une douzainede vieilles cagotes, dont sa femme et les deux sœurs dubourgmestre, furent seules à le soutenir.

Dans l’engouement idolâtre que le jeuneDykgrave avait suscité, entrait un peu du culte exalté du peuple deRome pour Néron, son indulgent et prodigue pourvoyeur de pain et despectacles.

Chapitre 3

 

 

En prodiguant les attentions à son entourageet à la communauté, Kehlmark redoublait de prévenances à l’égard deLandrillon. Il le traitait avec plus de bonhomie que jamais,affectant de prendre un regain de plaisir à ses charges de corps degarde.

Mais le coquin n’était point dupe de cetteostentation de bienveillance. Sans rien en montrer, il n’avaitpoint tardé à prendre ombrage de l’influence du petit GuidonGovaertz sur Henry de Kehlmark, et peut-être surprit-il une vaguelueur – rien ne rend plus perspicace que l’envie – de l’étendue del’affection que se portaient ces deux êtres. Qu’on s’imagine lesentiment de basse compétition d’un pitre qui voit le succès et lavogue l’abandonner pour aller à un comédien plus grave et d’ungenre plus relevé, et on se représentera le mauvais gré sourd etrecuit que le cocher devait entretenir contre ce petit paysan.

Kehlmark prenait presque toujours Guidon aveclui dans ses promenades en voiture, et c’était Landrillon qui lesconduisait. Lors d’une excursion qu’ils firent à Upperzyde, pourvisiter les musées et revoir le Frans Hals, le jeune Govaertzpartagea l’appartement du maître, tandis que Landrillon fut reléguédans les galetas sous le toit. Bien plus, le domestique était forcéde servir à table ce va-nu-pieds, ce polisson, autrefois la riséeet le souffre-douleurs des manouvriers de Smaragdis et à présent,bouffi d’importance, dorloté, choyé, devenu l’inséparable demonsieur. Dire que ce grand seigneur semblait ne plus pouvoir sepasser de la compagnie de ce méchant galopin qui lui gaspillait debeau papier, de coûteuse toile et de bonnes couleurs !

Si le larbin n’avait rêvé de devenir l’épouxde Blandine, peut-être eût-il été plus indisposé encore contre cemaudit pastoureau. Jusqu’à un certain point, le domestiquen’était-il même pas fâché de l’importance exclusive que le jeuneGovaertz prenait dans la vie du comte. Landrillon se promettaitbien d’exploiter au moment opportun cette intimité des deux hommespour détacher Blandine de son maître. Négligée et même délaisséepar Kehlmark, la pauvre femme ne se montrerait que plus disposée àécouter un nouveau galant.

Profitant d’un moment où Blandine étaitdescendue à la cuisine pour y vaquer à quelque besogne ménagère,Landrillon se hasarda un jour à lui faire sa déclaration :

– J’ai quelques petites économies,proféra-t-il, et s’il est vrai que la vieille vous ait laissé unepart de son magot, nous ferions un gentil couple, dites, qu’enpensez-vous, mamzelle Blandine ?… Car si vous êtes jolie àcroquer, convenez qu’il en est de plus mal tournés que moi. Pas malde gaillardes de votre sexe se sont d’ailleurs ingéniées à me lepersuader ! ajouta le séducteur en se tortillant lamoustache.

Très ennuyée par cette déclaration, Blandinedéclina froidement et avec dignité l’honneur qu’il voulait luifaire en se dispensant même de lui donner le moindre motif de cerefus.

– Ouais, mamzelle ! Ce n’est pointlà votre dernier mot. Vous réfléchirez. Sans me vanter, desépouseurs de mon poil, des galants pour le bon motif ne serencontrent pas tous les jours.

– N’insistez pas, monsieur Landrillon. jen’ai qu’une parole.

– C’est donc que vous avez des vues surun autre ?

– Non, je ne me marierai jamais.

– Tout au moins en aimez-vous unautre ?

– C’est là mon secret et affaire entre maconscience et moi-même.

Un peu allumé, car il avait bu quelques verresde genièvre pour s’enhardir, il s’avisa de la prendre par lataille, de l’étreindre, et il voulut même lui dérober un baiser.Mais elle le repoussa et, comme il recommençait, elle le souffleta,menaçant de se plaindre au comte. Pour l’instant, il se le tintpour dit.

Cette scène se passait dans les premiers joursde leur installation à l’Escal-Vigor.

Mais Landrillon ne se donna point pour battu.Il revint à la charge, profitant des moments où il se trouvait seulavec elle pour l’obséder de gravelures et de privautés.

Chaque fois qu’il avait bu, elle courait unsérieux danger. Tandis que le comte s’était retiré dans son atelieravec Guidon ou qu’ils étaient allés se promener, Landrillon enprofitait pour harceler la jeune femme. Il la poursuivait d’unepièce dans l’autre et, pour échapper à ses entreprises, elle devaits’enfermer dans sa chambre. Encore menaçait-il d’enfoncer laporte.

Comme à la ville, du temps de la douairière,Henry n’avait pour le servir à demeure que Blandine et Landrillon.Les cinq gars de Klaarvatsch attachés à sa personne ne logeaientpas au château. De sorte que bien souvent la pauvre économe setrouvait abandonnée presque à la merci de ce drôle.

La vie devint insupportable à la jeune femme.Si elle s’abstint de se plaindre à Kehlmark, ce fut parce qu’ellecroyait encore ce plaisantin trivial, ce loustic de bas étage,indispensable à l’amusement d’Henry. Tel était son dévouement auDykgrave que la noble enfant se fût fait scrupule de le priver dumoindre objet capable de le distraire de sa mélancolie et de sonabattement. Ainsi voyait-elle avec stoïcisme et renoncementl’influence que le petit Govaertz prenait sur l’esprit de sonmaître et s’efforçait-elle même de sourire et de plaire au favoride son amant.

Elle supporta donc les importunités et lestaquineries du satyre en se bornant à se dérober de son mieux à sesviolences.

La résistance, le mépris de Blandine nefaisaient qu’exaspérer le désir du ruffian. Il fut même un jour surle point de lui imposer son odieuse passion, lorsqu’elle s’armad’un couteau de cuisine oublié sur la table et menaça de le luiplonger dans le ventre.

Puis, comme il reculait, éplorée, elle courutvers l’escalier, décidée à monter à la chambre du comte et à luidénoncer l’indigne conduite du drôle.

– À ton aise ! ricana Landrillonblême de rage et de concupiscence, résolu, lui aussi, à recouriraux extrémités. Mais à ta place je n’en ferais rien. Je ne croispas que tu sois la bienvenue, là-haut. Il t’en voudra au contrairede l’avoir dérangé. Car si tu en tiens toujours pour lui, il semoque bien de toi, ton ancien amoureux !

– Que voulez-vous dire ? protesta lajeune femme en s’arrêtant sur la première marche.

– Inutile de faire la sainte nitouche… Onsait ce qu’on sait, pardine !… Tu as été sa maîtresse, ne t’endéfends point.

– Landrillon !

– Eh, c’est la fable de Zoudbertinge etmême de tout Smaragdis. Le révérend Balthus Bomberg ne cesse detonner contre la catin du Dykgrave.

Renonçant à gravir l’escalier, elle revint surses pas, se laissa choir sur une chaise, défaillante, presque mortede douleur et d’opprobre.

Un prélude de piano troubla le silence qu’ilsgardaient tous deux.

Guidon entonnait, là-haut, de sa voix agreste,fraîchement muée, et encore un peu fruste, mais au timbresingulièrement magnétique, une ballade de naufrageur que Kehlmarkaccompagnait au piano.

Le corps secoué par des sanglots, Blandinemarquait douloureusement le rythme de cette chanson. On eût dit quela voix du jeune gars achevait de la navrer.

En écoutant le petit paysan, un sourireéquivoque parut sur les lèvres du valet et il couva d’un regard nonmoins ironique la malheureuse Blandine :

– Voyons, dit-il d’un ton patelin, en luitouchant l’épaule, ne nous fâchons point, la belle. Écoutez-moiplutôt. On vous veut du bien, que diable ! Vous auriez bientort d’aimer encore cet oublieux et dédaigneux aristo. Quelleduperie ! Ne voyez-vous pas qu’il a cessé de vous chérir…

Et comme elle relevait la tête, il lui fitsigne, un doigt sur la bouche, d’écouter la chanson étrangementpassionnée que le disciple chantait à son maître et, après unnouveau silence, durant lequel tous deux prêtaientl’oreille :

– Tenez, poursuivit-il à mi-voix, ils’occupe bien plus de ce petit rustre que de vous et moi, notremaître. Aussi, à votre place, je le planterais là et le laisseraiss’adonner aux flatteries de ce polisson et de ces autres brutes depaysans… Ici, Blandine, vous vous consumerez de chagrin, voussécherez de dépit. Votre beauté se fanera sans aucun profit pour lamoindre créature du bon Dieu !… Si vous m’en croyez, ma chère,nous retournerons tous deux à la ville. J’en ai assez de lavillégiature à Smaragdis. C’est à n’y pas croire, mais depuis quece jeune sournois est entré au château, il n’y en a plus que pourlui ! Vous et moi, nous passons à l’arrière-plan. Quelassotement subit ! Deux doigts de la même main ne sont pasplus inséparables !

– Eh bien, qu’avez-vous à reprendre à cetattachement ? fit Blandine en cherchant encore une fois àdominer ses préventions. Ce Guidon Govaertz est un gentil garçon,méconnu des siens, bien supérieur, tout nous l’a prouvé, parl’intelligence et les sentiments, à la masse de ces grossiersinsulaires… Le comte a bien raison de faire un tel cas de ce pauvreenfant qui se rend d’ailleurs de plus en plus digne de cesbontés…

– Oui, d’accord ; mais monsieurexagère son patronage. Il n’observe pas assez les distances ;il témoigne vraiment trop de tendresse à ce morveux. Un comte deKehlmark ne s’affiche point, que diable ! avec un anciengardeur de vaches et de porcs…

– Encore une fois, que voulez-vousdire ?

Pour toute réponse, Landrillon plongea sesmains dans ses poches et se mit à siffloter, en regardant en l’air,comme une parodie de la chanson du petit pâtre.

Puis il sortit, estimant qu’il en avait ditassez pour le quart d’heure.

Blandine, demeurée seule, se reprit à pleurer.Sans penser à mal, quoi qu’elle fît pour s’en remontrer àelle-même, elle s’affligeait du commerce assidu du comte et de sonprotégé. Elle avait beau se raisonner et vouloir se réjouir de lamétamorphose de Kehlmark, de son activité, de sa joie de vivre,elle regrettait que cette guérison morale ne fût pas son œuvre àelle, mais un miracle opéré par ce petit intrus.

– Eh bien, dit, quelques jours après,Landrillon à la jeune femme, il est prop’ not’ monsieur, mamzelleBlandine !… Ah c’est qu’ils s’entendent de mieux en mieux, nosartisses !… Hier, ils se becquetaient à bouche queveux-tu !

– Tu racontes des bêtises, Landrillon,fit-elle en riant avec effort. Encore une fois, le comte estattaché à ce petit rustre parce que celui-ci fait honneur à sesleçons… Où est le mal ? Je te l’ai déjà dit, il affectionne cejeune Govaertz comme un frère cadet, comme un élève intelligentdont il a ouvert et cultivé la raison…

– Turlutaine ! fredonna Landrillonavec une vilaine grimace grosse de sous-entendus.

Vicieux jusqu’aux moelles, ayant passé par lespires promiscuités des chambrées, il y avait en lui du mouchard demœurs, du prostitué et du maître-chanteur. Incapable d’apprécier cequ’il y a de noble et de profond dans les affections ordinaires,encore moins lui eût-il été possible de saisir et d’admettrel’absolue élévation d’un grand amour d’homme à homme.

Comme Blandine se taisait, ne comprenant rienà ces insinuations : « On a son idée, mamzelle,poursuivit le drôle. M’est avis à moi qu’il n’accorde plus beaucoupd’attention aux jupons, not’ maître, en supposant qu’il s’en soitjamais préoccupé… Vous devez en savoir quelque chose, dites ?…Aurait-il déjà dételé ? Lui, un homme jeune, pourtant.

– Landrillon ! protesta Blandine,abstenez-vous je vous prie de ce genre de réflexions… Vous n’avezpas à juger monsieur le comte. Ce qu’il fait est bien fait,entendez-vous ?

– Faites excuse, mademoiselle, on setaira, on se taira… N’empêche qu’il est bien mystérieux, notreseigneur ! Il mène une drôle de vie !… Toujours avec sespaysans, et surtout avec ce petit enjôleur… Nous ne comptons pasplus à ses yeux que son cheval et ses chiens… Vrai, j’admire votreindulgence pour ses fredaines !… Vous savez mieux que moiqu’il vous a complètement lâchée ! Si c’est le changementqu’il lui faut – dam ! j’aime aussi goûter de différentsfruits ! – il n’aurait qu’à regarder autour de lui et àvouloir. Les plus belles filles de Smaragdis, de Zoudbertinge àKlaarvatsch, seraient à sa disposition. J’en connais une (et il ditces paroles non sans dépit, car il avait déjà tâté le terrain pourson compte, de ce côté) qui brûle jusqu’au sang et aux moelles dele voir – comment dirai-je ? – en son particulier… Tenez,c’est précisément la grande Claudie, la sœur même de ce damoiseau…Quoiqu’il se rende plusieurs fois par semaine aux Pèlerins, on nem’ôtera jamais de l’idée que le galant en pince plus sérieusementpour les culottes du petit drôle que pour les cottes de sasœur !

– Encore une fois, taisez-vous ! fitBlandine le cœur crispé à l’idée de l’amour que la virago éprouvaitpour Kehlmark et qui se savait détestée par la pataude au point quecelle-ci ne la saluait pas quand elles se rencontraient par lesroutes. Quant à l’affection de Kehlmark pour Guidon Govaertz, sielle en souffrait malgré sa volonté, elle persistait à n’y riensuspecter d’anormal et d’incompatible.

– Qui vivra verra, mamzelle Blandine.L’occasion se présentera bientôt de vous édifier sur la couleur dela liaison de ces deux peintres ! ricana Thibaut, enchanté desa plaisanterie.

– Assez ! Plus un mot ! s’écriaBlandine… Je ne sais ce qui me retient de faire part sur-le-champ àmonsieur le comte de vos abominables imputations… ou plutôt, je lesais trop, je mourrais de honte avant d’oser répéter devant lui ceque vous venez de me dire !

Chapitre 4

 

 

Un soir, assis sur un banc de la Diguedominant le pays, Henry de Kehlmark et Guidon Govaertz, les mainsenlacées, prolongeaient une de leurs ineffables causeriesinterrompues par des silences aussi éloquents et fervents que leursparoles…

C’était pendant une de ces arrière-saisonsfavorables à l’évocation des légendes, dans un cadre de bruyèrefleurie et de cieux aux chevauchantes nuées. Au loin, versKlaarvatsch, par-dessus les futaies du parc, nos amis embrassaientun immense tapis lie de vin, sur lequel le soleil couchant mettaitun lustre de plus. Des monceaux d’essarts crépitaient çà etlà ; un parfum de brûlis flottait dans l’air humide. Ilfaisait extrêmement doux, et le soir exhalait comme de lalangueur ; la brise rappelait la respiration d’un travailleurqui halète ou d’un amant que le désir oppresse.

À la vue d’un nuage rougeâtre et de formefantastique, les amis s’étaient rappelé le « Berger deFeu » célèbre dans toutes les plaines du Nord. Kehlmark gardaquelque temps le silence ; il paraissait ruminer quelquepensée grave associée à ces croyances terrifiantes. Depuis qu’il leconnaissait, le jeune Govaertz ne lui avait pas encore vu cet airdouloureux, contracté.

– Vous souffrez, maître ?dit-il.

– Non, cher…, un rien de mauvaissouvenir… cela passera. Peut-être cette vesprée extrêmementcapiteuse… Ne trouves-tu pas ?… Connais-tu l’histoirevéritable du Berger de Feu dont tu parlais tout à l’heure… J’aitout lieu de croire qu’on la raconte mal… Je devine et me suggèreune version plus exacte… J’ai confessé les paysages hantés, par dessoirs analogues à celui-ci, de préférence ces coins de bruyère, oùla tristesse régnait encore plus navrante qu’ailleurs, où la plaineet l’horizon quintessenciaient leur mélancolie lourde et leurombrageux sommeil. Certains détails du paysage contractent, tul’auras remarqué en gardant tes moutons, une significationpoignante, presque fatidique. La nature paraît souffrir de remords.Les nuées arrêtent et accumulent leurs funèbres cortèges au-dessusd’une mare prédestinée à une noyade, à un théâtre de crime et desuicide…

Cher petit, que de bonnes résolutions ontchaviré par des temps pareils… Mieux vaut alors conjurer son propredanger en songeant aux catastrophes d’autrui… J’ai fini parcompatir au sort du damné frère de Caïn. C’est lui que je plains etnon plus ses victimes… Je le trouve superbe et attirant quoiquesinistre… Mais je te raconte des bêtises, et te narre des histoiresà faire peur, comme les bonnes femmes à la veillée…

– Non, non ; continuez ; vouscontez si bien et vous mettez tant de choses dans des parolesordinaires ; souvent votre langage me tire des larmes et dusang.

– Soit. L’heure est propice… Et puisquenous sommes si bien ici, il me tarde de te dire à quel point jeparticipe à la détresse du pâtre ardent. Depuis longtemps il hantejusqu’à l’obsession la bruyère violette et nocturne de mon âme… Jeme surprends à rôder en esprit à ses côtés, parmi ses ouaillessulfureuses, sous les gestes de sa houlette rougie par la géhenne,mordu aux talons par son chien noir et rouge comme un tison àmoitié consumé, un tison de la fournaise éternelle ; le chienqui partage le sort de son maître et dont la moitié du corpsrecommence à flamber quand l’autre a repris une apparence devie…

Voici ce que m’ont confié cesfantômes :

Il y a bien, bien longtemps, Gérard était leberger d’un couple de paysans vieux et avares, isolés dans un paysperdu de Brabant, fait de garigues et de steppes comme là-bas àKlaarvatsch. On ne savait d’où il était venu. Quand on le découvritpour la première fois, il pouvait avoir quinze ans ; ilcourait à peine vêtu ; ses allures étaient celles d’un jeunefauve et il fallut lui apprendre à parler comme à un enfant. À touthasard, les vieux avares le firent baptiser et, l’ayant pris à leurservice, le dressèrent à paître leurs ouailles. Il ne leur coûtaitque sa pitance, pis que frugale, et en le recueillant, ils eurentl’air de faire une bonne action.

Sans doute la mère nature chérissait ce libregarçon, car, engendré on ne sait par quelles créatures sylvestres,répudié par les hommes, il semblait ne point vieillir et devenaitde plus en plus robuste et beau. C’était un grand garçon si cheveluque des boucles fauves lui retombaient constamment sur le front etsur ses yeux divins où semblaient se condenser l’infini etl’éternité.

On eut beau le catéchiser, il n’attacha jamaisgrande importance à nos momeries et à nos rites étroits. La simplenature demeura son modèle et sa conseillère. En d’autres termes, iln’écouta que ses instincts.

Cependant, sur le tard, bien âgés déjà, sesmaîtres eurent un enfant, un tout chétif garçonnet auquel ilsdonnèrent le nom d’Étienne. Comme les parents étaient trop vieuxpour le choyer, ce fut Gérard qui l’éleva en commençant par luichoisir pour nourrices deux de ses brebis favorites. Tiennetpoussa, devint un enfant potelé, rose, joli comme un chérubin.Gérard continuait à lui réserver le meilleur lait de ses ouailles,les fruits aromatiques, les œufs des ramiers et des faisans. Ill’adorait comme aucun être humain n’en adora un autre, son pauvrecœur de sauvage n’ayant jamais pu dépenser les trésors d’affectionqu’il accumulait. Tiennet gazouillait comme un oiseau ; ilétait aussi blond que l’autre était brun ; et le petiotcommandait au grand garçon farouche. Les vieux égoïstes etmaniaques les laissèrent vaguer et vivre ensemble.

Lorsqu’ils se baignaient dans le Démer, Gérardadmirait ce jeune corps svelte et gracieux ; et il neconnaissait point plaisir comparable à celui d’enlacer ce corpssouple et tiède, de l’emporter dans ses bras, très longtemps ettrès loin, jusqu’au fond des bois où ils finissaient par roulerparmi les fougères et les mousses. Gérard chatouillait Tiennet enpromenant ses lèvres sur sa peau rose. Et l’enfant riait, essayaitde se dérober, ruait de ses petons et allongeait des tapes sur lesflancs robustes du grand qui acceptait des coups pour descaresses…

Cette idylle dura jusqu’au jour où les parentsde Tiennet reçurent la visite de deux cousins accompagnés de Wanna,une fillette blonde, de l’âge de Tiennet, guillerette et piquantecomme une aube de claire gelée, appétissante comme une fraise desbois. Les vieux, de part et d’autre, convinrent de marier lesenfants qui s’étaient plu d’emblée.

Dès l’arrivée de la petite Wanna, le grandGérard était devenu tout triste à cause de l’attention que sonpetit Tiennet témoignait à sa gentille cousine. Tiennet, enfantgâté, n’aimait Gérard que comme il eût aimé un chien fidèle etdocile, complaisant partenaire de ses jeux, prêt à passer par tousses caprices. Gérard regardait Wanna avec des yeux sombres, desyeux homicides, mais la blondine se moquait du sauvage et pour lecontrarier, espiègle et fine, elle enlevait le plus souventTiennet, ou courait se cacher pour qu’il la rejoignît loin dujaloux.

Gérard, à bout de patience, adjura son ami dene pas se marier. Tiennet lui rit au nez. Es-tu fou, mon grandchéri ? C’est la loi de la nature. Vois les bêtes de notreferme, vois les fauves des bois !…

– Oh pitié ! je ne sais ce quej’éprouve, mais je te veux pour moi seul, sans partage… Pourquoiimiter les bêtes, et faire comme les autres ? Ne noussuffisons-nous point ? Penses-tu être jamais aimé comme parton Gérard ? Suspendons, en ce qui nous concerne, la créationprolifique. Ne naît-il point assez de créatures ? Vivons pournous deux, pour nous seuls. Tiennet, pitié ; c’est toi que jeveux, tout à moi, toi seul. J’ignore ce que tu es, si tu es unhomme comme les autres ; tu m’es incomparable… Oh !qu’avait-elle besoin de venir entre nous ? Non, je m’expliquemal… Tes yeux étonnés me tuent… Écoute, j’ai mal par tout le corpsquand je te sais avec elle. Une chaleur mauvaise me circule dans lesang. Vos mains unies fouillent tout doucement sous ma poitrinepour me lacérer le cœur de leurs ongles. Oh, mon Tiennet, j’expireen songeant qu’elle t’embrassera sur les lèvres, qu’elle t’enlèveraloin d’ici et qu’il me faudra te céder pour toujours à cettevoleuse de ma vie…

Tiennet souriait, un peu marri toutefois,s’efforçant de le rendre raisonnable : « Grand fou, messentiments pour toi ne changeront pas. Vois, ne suis-je pastoujours le même ? Nous nous rapprocherons comme par le passé.Tu me suivras avec elle… »

Mais la raison ne revenait pas au pauvreberger.

À mesure que la date fatale approchait Gérarddépérissait, perdait l’appétit, boudait tout ce qu’il célébraitautrefois, négligeait son troupeau, et ses allures devinrent mêmesi inquiétantes que ses maîtres l’envoyèrent chez le curé.Peut-être lui avait-on jeté un sort ! les bergers sont tous unpeu sorciers et exposés, eux-mêmes, aux maléfices de leurs pareils.Le candide Gérard raconta simplement sa profonde peine au prêtre.Au premier mot que le saint homme en entendit :« Va-t’en, maudit, gronda-t-il. Ta présence empeste… Je nesais ce qui me retient de te livrer au drossard[4] demonseigneur le duc de Brabant… et de te faire brûler sur le GrandMarché comme on fait à ceux de ton espèce… tu partirassur-le-champ. Ton crime t’a retranché de la communauté des fidèles…Nul ne peut t’absoudre que le pape de Rome ! Jette-toi à sespieds… Tu n’as encore péché qu’en pensée. C’est même pourquoi jen’appelle point sur ta chair maudite les flammes du bûcherpurificateur !

Gérard retourna auprès de ses maîtres, sanshonte mais plus désespéré que jamais. Il se garda bien de raconterpar le menu ce qui s’était passé entre le ministre de Dieu et lui,mais il se borna à déclarer qu’il allait entreprendre un longpèlerinage pour expier un péché trop capital… Cette nuit même il semettrait en route, quand tous dormiraient, pour ne point rencontrerd’indiscrets et de curieux… Comme faveur suprême, il sollicita deTiennet qu’il l’accompagnât jusqu’à une certaine distance de leurchaumière. Wanna voulut retenir son fiancé, mais Tiennet eut pitiéde son ami, et, devant la perspective d’une séparation peut-êtreéternelle, il se rappela leur longue et absolue tendresse dejadis…

– Frère, quelle est la faute si grave quit’exile ? demanda à plusieurs reprises Tiennet, en cheminant,à son féal. Mais l’autre se taisait et se bornait à le regarderlonguement et à hocher la tête.

Ils marchèrent longtemps, le cœur étreint,sans échanger un mot ; mais quand ils atteignirent lecarrefour où ils devaient s’embrasser pour la dernière fois, tout àcoup, Gérard tourna les talons et montra à Tiennet une lueur rougeà l’horizon, du côté d’où ils étaient partis.

Alors, avec un rire sauvage :« Regarde, dit-il, c’est la maison des vieux qui flambe, etWanna, ta Wanna brûle avec eux !… À présent, tu m’appartienspour toujours !

Et il étreignit avec frénésie le jeune hommequi se débattait :

– Gérard ! Tu me fais peur ! Ausecours ! Au loup-garou ! Il m’égorge…

– À moi ; c’est moi qui t’ai donnéla vie. Je suis plus que ta mère, entends-tu ; donc plus quedevrait être n’importe quelle femme !… Tu demandais la causesecrète de mon départ… Tu vas la savoir. Leur prêtre m’a maudit. Jesuis voué au feu éternel. Eh bien, je cours me plonger paranticipation dans ce feu, mais après avoir aspiré jusqu’aux sourcesde ta vie, après m’être repu des groseilles de tes lèvres, ce fruitsucculent qui me désaltérera éternellement au sein de la fournaiseinfernale !… À moi, à moi !…

Un orage subit se déchaîna, tandis que lemisérable criait ainsi vengeance au ciel.

– Ah, jubilait-il, feu du châtiment, soismon feu de joie ! Ô Nature, brûle-moi, consume-moi ! Quetu viennes, comme ils disent, de Dieu, ou que tu émanes du Diable,que m’importe ! Viens, réunis-nous dans la mort !…Lève-toi, bel orage de la délivrance ! Je n’ai plus rien àperdre, les torrents de feu seront ruisseau frais et limpide sur machair, comparés à l’amour qui me dévore et qui m’adésespéré !… Viens !…

Et le maudit pressa Tiennet contre son cœur,le pressa à l’étouffer, colla ses lèvres aux siennes, ne les endétacha plus, jusqu’à ce que le feu du ciel les eût enveloppés tousdeux…

En ce point de cette improvisation pathétique,la voix de Kehlmark s’éteignit en un murmure comparable à unrâle.

– Oh ! mon doux enfant, gémit-il, entombant aux pieds du petit pâtre, je t’aime éperdument, je t’aimeautant que Gérard aimait Tiennet.

– Moi, je vous aime aussi, chermaître ; et cela de toutes mes forces répondit Guidon en luijetant les bras au cou. Je suis à vous, à vous seul et sanspartage… Est-ce seulement d’à présent que vous le savez ?Faites de moi tout ce que vous voudrez !…

– Je n’eus qu’à te voir, soupiraKehlmark, pour compatir à ta beauté méconnue et fièrement vierge.Mon amour naquit de cette compassion.

– Et moi, mon cher maître, balbutia lepetit Govaertz, je n’eus qu’à vous voir pour vous deviner triste etredoutable, et ma dévotion s’engendra de mon anxiété !…

– Le mal prétendu que ton père disait detoi, reprenait le Dykgrave, décida de ma sympathie, et la mouedédaigneuse de ta sœur, la malveillance de son regard,t’illuminèrent désormais à mes yeux d’une permanente lumière detransfiguration !… Je n’osai me déclarer avant de t’avoir revuet je feignis de l’indifférence pour dérouter les tiens et cescamarades trop brusques que j’empêchai le même soir, rien qu’en merapprochant de leur turbulent essaim, de te harceler, mon enfant,l’élu de ma vie !…

L’éclair ne les frappa point, mais ilsentendirent un cri sourd, un sanglot, un froissement dans lesbroussailles derrière eux. Deux silhouettes indistinctes fuyaientpar les ténèbres.

– On nous écoutait ! dit Kehlmarkqui s’était mis debout et qui scrutait l’ombre épaisse.

– Qu’importe, je suis à vous, murmuraitGuidon en l’attirant à lui et en se blottissant frileusement contresa poitrine. Vous êtes tout pour moi, et je ne crois pas au feu duciel ! Avant toi, personne ne m’avait dit la seule bonneparole… Je n’avais su que méchancetés et rudesses… Tu es mon maîtreet mon amour. Fais de moi ce que tu veux… Tes lèvres !…

Chapitre 5

 

 

Quelques jours après cette alerte dans lesjardins, Blandine se présenta à Kehlmark en train d’écrire, seuldans son atelier.

Longtemps elle avait hésité avant de serésoudre à une démarche qu’elle croyait indispensable, mais dontelle ne se dissimulait point la gravité.

Toutefois, quoiqu’elle souffrît mille morts,elle ne songeait qu’à mettre Kehlmark sur ses gardes, qu’à leprémunir contre les conséquences de sa trop exclusive entente avecce méchant petit vagabond. Elle se refusait encore à en croire sesoreilles sur l’excès même de cette passion ; elle s’obstinaità n’y voir qu’une toquade un peu inconsidérée, surtout qu’elleconnaissait l’exaltation du Dykgrave, la curiosité, l’emportement,la fougue qu’il mettait dans toutes ses entreprises, dans sesmoindres actions, lui l’impulsif par excellence.

Lorsqu’elle entra, sa pâleur et son visagedécomposé surprirent le comte de Kehlmark.

Aussitôt qu’il l’eut fait asseoir et se futinformé de l’objet de sa visite, elle commença résolument, sansprécautions oratoires, mais la gorge nouée :

– J’ai cru de mon devoir de vous avertir,monsieur le comte, qu’on commence à s’occuper dans la contrée de laprésence continuelle du fils Govaertz, ici, à l’Escal-Vigor. Passeencore qu’il vienne au château, mais je crains, Henry, que vousn’affichiez vraiment une prédilection outrée pour ce petit rustredevant ses pareils, au dehors…

– Blandine ! fit Kehlmark repoussantses papiers, jetant sa plume et se mettant debout, confondu parl’audace de ce préambule.

– Oh pardonnez-moi, monsieur Henry,reprit-elle, je sais bien que vos actes ne les regardent pas. Maisc’est égal, les gens sont si bavards ! Voir toujours ce jeunepaysan accroché à vos talons, fait travailler les imaginations etles médisances…

– Voilà bien de quoi m’inquiéter !se récria le comte avec un rire forcé. Que voulez-vous que cela mefasse ? En vérité, Blandine, vous m’étonnez en vouspréoccupant des clabauderies du vulgaire… C’est vraiment témoignerbeaucoup de condescendance à l’égard de misérables envieux…

– Tout de même, monsieur Henry,poursuivit-elle avec un peu moins d’assurance, je vous avoueraibien humblement que je tiens l’étonnement des villageois pour assezfondé. Franchement, malgré ses qualités, ce petit Guidon n’est pasune société pour vous… Convenez-en !… Vous ne voyez plus quelui, ou vous courez la prétentaine avec ces vagabonds deKlaarvatsch, à l’autre bout de l’île… De vos anciens amis, personnen’est plus invité à l’Escal-Vigor… Tout cela n’est pas naturel etprête à bien des commérages… D’autres que des patauds malveillantset ombrageux auraient le droit de s’en étonner…

– Blandine ! interrompit leDykgrave, d’un ton glacial et hautain. Depuis quand vousavisez-vous de contrôler mes actes, et d’intervenir dans mesfréquentations ?

– Oh ! ne vous fâchez pas, monsieurHenry, fit-elle, toute meurtrie par ce ton dur et ce regard deproscription ; je ne suis, je le sais, que votre humbleservante, mais je vous aime toujours, poursuivait-elle en pleurant,je vous suis toute dévouée. Je ne voudrais vous contrarier en rien…mais votre réputation, votre nom illustre, me sont plus chers etsacrés que ma propre conscience… C’est mon grand amour seul qui medicte mes paroles. Ah Henry, si vous saviez !…

Et les sanglots l’empêchèrent decontinuer.

– Blandine, dit avec plus de douceur leDykgrave, compatissant à cette douleur, que vous prend-il ?Encore une fois, je ne vous comprends point… Expliquez-vous,enfin…

– Eh bien, monsieur le comte, nonseulement les gens du village se moquent de votre étrange affectionpour ce petit pâtre, mais d’aucuns vont jusqu’à prétendre que vousle détournez de ses devoirs envers les siens… Et que n’invente-t-onencore ! Bref, tout le monde voit d’un mauvais œil que vouschoyiez ainsi un misérable petit vacher…

– Et vous-même, n’avez-vous point gardéles vaches ! Que vous voilà fière ! dit cruellement leDykgrave.

– Je suis fière de vous appartenir,monsieur le comte ; puis, la comtesse…

Blandine hésita.

– Ma grand’mère ? interrogea lecomte.

– Votre sainte aïeule, ma protectrice,m’a élevée jusqu’à vous, mais elle m’apprit surtout à vousaimer ! ajouta-t-elle avec une déchirante flexion de voix quifit se contracter le cœur de Kehlmark.

– Eh oui, je le sais bien, ma pauvreBlandine ! moi aussi, je t’affectionne et je me fiecomplètement à toi !… C’est pourquoi je suis étonné de te voirpactiser avec les envieux et les malveillants…

Je n’ai rien à me reprocher sache-le bien. Laprotection que mon aïeule t’accorda, j’en fais profiter aujourd’huice jeune paysan. Et c’est toi qui viendras à présent incriminer lebien que je veux à cet enfant méconnu et déshérité ? AhBlandine, je ne te reconnais plus… Guidon est un garçonadmirablement doué, d’une nature exceptionnelle… Il m’intéressa dèsle jour où je le vis pour la première fois…

– Ce soir maudit de lasérénade !

Le comte fit semblant de n’avoir pas entenducette parole amère et poursuivit :

– Je me suis plu à l’élever, àl’instruire, à en faire le fils de ma pensée, à partager tout monsavoir avec lui. Qu’y a-t-il de répréhensible à cela ? Jel’aime…

– Vous l’aimez trop !

– Je l’aime comme il me plaît del’aimer…

– Oh Henry ! des frères jumeaux netiennent pas l’un à l’autre, comme vous semblez chérir cet obscurpetit pâtre… Non, écoutez-moi, ne vous fâchez pas de ce que je vaisvous dire ; mais je ne crois pas que vous ayez jamais aimé unefemme autant que ce méchant galopin… Tenez, vous saurez tout…L’autre soir, je m’étais glissée dans les taillis derrière le bancoù vous étiez assis tous deux. J’ouïs les brûlantes et terribleschoses que vous lui débitiez d’une voix… ah d’une voix qui m’eûtarraché les entrailles !… J’étais encore là, quand vous l’avezembrassé longuement sur la bouche et quand, après vous être traînéà ses genoux, il s’est pâmé frileusement sur votre cœur…

– Ah, fit rageusement Kehlmark, vous êtesdescendue si bas, Blandine !… De l’espionnage ! Toutesmes félicitations !

Et, craignant de s’abandonner à sa colère,après l’avoir accablée d’un regard hostile il s’apprêtait à quitterla chambre.

Mais elle se cramponnait à ses genoux et luiprenait les mains :

– Pardonnez-moi, Henry ; mais jen’en pouvais plus ; je voulais savoir !… D’abord jerefusai d’en croire mes yeux et mes oreilles… Oh, pitié !…Pitié pour vous, monsieur le comte ! Vous avez des ennemis. Ledominé Bomberg vous guette et brûle de vous perdre !N’attendez pas qu’une imprudence lui donne l’éveil. Cessez de vouscompromettre. D’autres que moi auraient pu vous épier l’autre soir.Répudiez cet enfant de malheur ; renvoyez-le à sa bouse et àson étable ! Il en est temps encore… Craignez le scandale.Débarrassez-vous de ce polisson avant qu’on ait raconté tout hautce que beaucoup, sans doute, commencent à penser et à murmurer toutbas…

– Jamais ! s’écria Kehlmark avec uneénergie presque sauvage. Jamais, entendez-vous ?

Encore une fois, je n’ai rien fait de mal, aucontraire je ne veux que le bien de cet enfant. Aussi, rien ne medétachera de lui !

– Eh bien, alors, c’est moi qui partirai,dit-elle en se relevant. Si ce funeste petit pastoureau remetencore le pied à l’Escal-Vigor, je vous quitte !

– À votre aise ! Je ne vous retienspas !

– Oh Henry, supplia-t-elle encore, sepeut-il ? Vous n’aurez donc plus la moindre bonté pourmoi ! Il me chasse ! Oh Dieu !

– Non je ne vous chasse pas, mais jen’entends point qu’on me mette le marché à la main. Si ceux quiprétendent m’aimer ne consentent point à faire bon ménage et sejalousent entre eux, je me sépare de celle qui a proféré desmenaces et conspiré envieusement contre un autre être qui m’estcher. Voilà tout. J’ai vécu et je vivrai toujours libre de messympathies et de mes inclinations ! D’ailleurs, continua-t-ilen la prenant par la main et en la regardant avec une indicibleexpression d’orgueil et de défi, rappelez-vous que je vous aiprévenue avant de m’exiler ici. Je voulais me séparer de vous.Avez-vous oublié votre promesse : « Je ne serai plus quevotre fidèle intendante et ne vous importunerai en rien. » Jecédai à vos supplications, mais non sans prévoir que vous vousrepentiriez de ne pas m’avoir abandonné à mon destin… Ce qui arriveme donne raison. Cette expérience suffit, je crois… Allons, sansrancune, Blandine, cette fois le moment est venu de nous quitterpour jamais…

Que lut-elle de si poignant, de si critiquedans le regard du Dykgrave ?

– Non, non, je ne veux pas,s’écria-t-elle. Je réitère ma promesse d’autrefois. Tu verras,Henry. Je tiendrai parole… Oh ! ne m’arrache pas tout à faitde ta présence et de ton cœur !

– Soit ! consentit Kehlmark,essayons encore, mais tu t’accorderas avec Guidon Govaertz. C’estl’être que je chéris le plus au monde ; il m’est indispensablecomme l’air que je respire ; lui seul m’a réconcilié avec lavie… Et surtout jamais une allusion devant lui à ce qui vient de sepasser entre nous. Garde-toi de témoigner la moindre rancune, defaire le plus minime reproche à cet enfant. S’il lui arrivaitmalheur, si je le perdais, s’il m’était ravi d’une façon oul’autre, ce serait le suicide pour moi. M’as-tu compris ?

Elle inclina la tête en signe de soumission,décidée à endurer les pires tortures, mais de ses mains, et sousses yeux.

Chapitre 6

 

 

En apparence, les conditions de la vie àl’Escal-Vigor, les rapports entre Kehlmark, Blandine, le jeuneGovaertz et Landrillon ne subirent aucune modification.

Le valet, ignorant l’explication que Blandineavait eue avec le comte, la croyait tout acquise à ses projets etne cessait de présenter sous un jour scabreux les rapports entre leDykgrave et son protégé. Elle était forcée d’entendre ses odieusesplaisanteries et devait pousser la dissimulation jusqu’à fairechorus avec le misérable. De plus, Landrillon la pressait de sedonner à lui. Devant les refus de Blandine, ils’impatientait : « Allons, sois gentille, disait-il, etje m’engage à ne point troubler son idylle avec le jeune Govaertz,sinon je ne réponds plus de rien ! »

Blandine s’efforçait de l’amuser, de gagner dutemps. Elle alla même jusqu’à lui promettre le mariage à conditionqu’il se tairait. « Je tiens le marché, acceptait-il, mais ilfaut que tu paies comptant ! – Bah ! Rien ne presse,objectait Blandine, demeurons encore quelque temps ici pourarrondir notre magot ! »

Cette femme honnête, s’il en fut, se fit doncpasser pour une coquine aux yeux de ce drôle, qui ne l’en admiraque davantage, n’ayant jamais rencontré hypocrisie et dissimulationpareilles. Cette duplicité le ravit non sans l’effrayer un peu. Lagaillarde ne serait-elle pas trop rouée pour lui ? Par malheurpour Blandine, il en devenait de plus en plus charnellementamoureux. Il aurait tant voulu prendre un pain sur lafournée ! disait-il. Blandine ne se défendait plus qu’àmoitié, elle éludait la consommation du sacrifice, mais ne pourraitplus longtemps s’y soustraire. Landrillon redoublait deprivautés.

À la vérité, jamais Blandine n’avait tant aiméHenry de Kehlmark. Aussi qu’on se représente son martyre :d’une part, exposée aux entreprises d’un homme exécré, forcée deflatter sa rancune contre le Dykgrave ; d’autre part, obligéed’assister à l’intimité, à la communion étroite de Kehlmark et dujeune Govaertz.

Atroces tiraillements ! Certains jours,la nature et l’instinct reprenaient leurs droits. Elle était sur lepoint de dénoncer le domestique à son maître, mais Landrillon,chassé, se fût vengé de Kehlmark en révélant ce qu’il appelait sesturpitudes. D’autres fois, Blandine à bout de forces, placée danscette crispante alternative de se livrer à Landrillon ou de perdreKehlmark, était résolue à fuir, à abandonner la partie ; elleaspirait même à la mort, songeait à se jeter dans la mer ;mais son amour pour le comte l’empêchait de mettre ce projet àexécution. Elle ne pouvait l’abandonner aux embûches de sesennemis ; elle tenait à le protéger, à lui servir d’égidecontre lui-même.

Comme elle devait se faire une violenceterrible pour ne pas montrer trop de froideur au jeune Govaertz,elle évitait de se trouver sur son passage et s’abstenait autantque possible de venir à table. Elle mettait ces éclipses sur lecompte de la migraine.

– Qu’a donc madame Blandine ?demandait le petit Guidon à son ami. Je lui trouve si étrangemine…

– Une légère indisposition, un rien. Celapassera. Ne t’inquiète pas.

Souvent la pauvre femme allait et venait dansla maison comme une agitée, battant les portes, dérangeant lesmeubles à grand fracas, avec des envies de briser quelque chose, decrier son intolérable souffrance, mais si elle se croisait alorsavec Kehlmark, celui-ci la matait, la domptait d’un regard.

Un jour que Landrillon l’avaitparticulièrement énervée, en la menaçant de ne plus épargnerKehlmark si elle ne se donnait à lui, elle se déroba encore à cetteodieuse extrémité, et la tête un peu partie, fit une brusqueintrusion dans l’atelier où le comte se trouvait avec son disciple.Ce fut plus fort qu’elle. Elle ne put s’empêcher de lancer au petitpaysan un regard de réprobation. Les deux amis étaient en train delire. Aucun des trois ne dit un mot. Mais jamais silence ne futplus chargé de menace. Elle sortit aussitôt, alarmée des suites decette incartade.

– Blandine, vous oubliez nosconventions ! lui dit Kehlmark, la première fois qu’il setrouva seul avec elle.

– Pardonnez-moi, Henry, je n’en puisplus. J’ai trop présumé de mes forces. Vous n’aimez plus que lui.Le reste du monde a cessé d’exister pour vous. C’est à peine sivous m’accordez encore un regard ou une parole…

– Eh bien, oui, dit-il avec résolution,avec une certaine solennité, mais avec ce courage du stoïque quiexposait le poing aux flammes d’un brasier – oui, je l’aimepar-dessus toute chose. En dehors de lui, je ne vois plus de salutpour moi…

– Aime une autre femme ; oui, si tues fatigué de moi, prends cette Claudie qui te convoite de toutel’effervescence de sa chair, mais…

– Quand je te jure que cet enfant mesuffit…

– Oh, ce n’est pas possible !

– Je n’aime, je n’aimerai plus quelui !

Kehlmark savait qu’il portait un coup terribleà sa compagne, mais lui-même était excédé ; l’arme dont il lafrappait, il la retournait dans sa propre blessure ; il avaitpassé, faut-il croire, par de telles tortures, qu’il se trouvaitdans la situation du damné, avide de faire partager sonsupplice.

– Ah, reprit-il, tu veux me séparer decet enfant ! Tant pis pour toi ! Tu vas voir comme je medétacherai de lui. Et pour commencer, voici ma réponse à tessommations. Désormais, Guidon ne me quittera plus. Il logera auchâteau…

– Prenez garde… Je souffre tellement queje pourrais vous faire du mal sans le vouloir. Il y a des momentsoù je me sens devenir folle, où je ne réponds plus demoi !

– Et moi donc ! ricana le Dykgrave.Je suis à bout de patience. Tu l’as voulu, tu m’as forcé d’en venirà ces extrémités. Je t’épargnais, je me bornais à souffrirseul ; pour ne pas t’affliger, je te cachais ma plaie, monsecret. Malheureuse Blandine, je te ménageais, persuadé quetoi-même tu te refuserais à me comprendre et que tu me renierais…Tu as voulu savoir, tu sauras tout. Sois tranquille, je ne tecèlerai plus rien. Vois, je ne te prie même plus de partir.Désormais, inutile de me moucharder. Ta jalousie ne te trompaitpoint : c’est bien d’amour, d’amour le plus absolu que j’aimele petit Guidon… Je l’adore.

Elle jeta un cri d’horreur. L’amante et lachrétienne étaient atteintes également.

– Oh Henry pitié ! tu mens, tu n’aspu te dégrader…

– Me dégrader ! Je m’enorgueillis aucontraire.

 

Il y eut entre eux des scènes de plus en plusviolentes. Blandine cédait, se soumettait, partagée entre uneépouvante et une compassion infinies, qui réunies devenaient unedes formes les plus corrosives de l’amour.

À présent, Guidon dormait au château. Blandinel’évitait, mais elle se montrait parfois à Kehlmark, et telle étaitl’expression de son visage qu’à sa vue le comte éclatait enobjurgations :

– Prenez garde, Blandine ! luidisait-il un autre jour, vous jouez un jeu dangereux. Sans vousaimer d’amour, je vous avais voué une sorte de culte fondé sur uneprofonde reconnaissance. Je vous vénérais comme je n’ai plus vénéréde femme depuis mon aïeule.

Mais je finirai par vous exécrer. En vousplaçant toujours comme un obstacle en travers de mes postulations,vous me deviendrez aussi odieuse qu’un bourreau qui s’aviserait devouloir me priver de sommeil et de nourriture ! Ah, vousfaites là de jolie et bien charitable besogne, la sainte,l’honnête, l’angélique femme !

Avec tes mines et tes muets reproches, tafigure d’une Notre-Dame des sept Douleurs, si je meurs fou tupourras te vanter d’avoir été la principale éteigneuse de monintelligence…

Voilà près d’un an que tu m’espionnes, que tume contraries, que tu m’obsèdes et que tu me brûles le cœur à petitfeu, sous prétexte de m’aimer…

– Pourquoi m’avez-vous séduite ? luidemanda-t-elle.

– Te séduire ? Tu n’étais pasvierge ! eut-il la méchanceté de lui répondre.

– Fi, monsieur ! En me parlantainsi, vous êtes plus brutal que le pauvre hère qui abusa de moi.Vous êtes plus coupable que lui, car vous m’avez possédée sans joieet sans bonté !

– Oh pourquoi ?

– Je voulais me changer, me vaincre,avoir raison de mes répugnances invétérées… Tu es même la seulefemme que j’aie possédée ; la seule qui ait presque parlé à machair.

Chapitre 7

 

 

À la suite de ces scènes, Kehlmark s’irritaitsouvent contre lui-même. « Jamais on ne m’aimera de cœur commecette femme » se disait-il en se raisonnant. Et il serappelait leur première intimité chez l’aïeule. Toujours il avaitété son oracle, son dieu. Elle le servait auprès de la douairière,palliait ses fredaines, lui obtenait l’argent dont il avait besoin.Où rencontrer fidélité et dévouement pareils ? N’allait-ellepoint à présent jusqu’à tolérer sa passion pour le jeuneGovaertz ?

Puis, au plus fort de ses bonnes dispositions,se produisait un revirement. Sur un mot, sur une intonation devoix, sur un regard, sur ce qu’il croyait lire de sévère et descandalisé dans la physionomie de Blandine, il se reprenait àdouter d’elle, même à la détester, ne voyant dans son dévouementqu’une curiosité inquisitoriale et malsaine, qu’un raffinement devengeance et de mépris. Elle s’ingéniait, s’imaginait-il, à leconfondre, à l’accabler par son abnégation. Cet ange ne luireprésentait qu’une tortionnaire subtile.

Et à la première occasion, le malheureux serépandait contre elle en invectives de plus en plus atroces.

À cette période, la beauté de Blandinereflétait l’évangélisme surhumain de ses sentiments ; cettebeauté confinait même à la majesté de la mort. Mais un repos, unapaisement bien autrement absolu que celui du tombeau allait sefaire en son cœur.

Harcelée par Landrillon, elle avait fini parse donner à lui. Elle avait offert sa pauvre chair en holocaustepour sauver l’âme de celui qu’elle croyait sacrilège etcriminel ; chrétienne, sans doute pria-t-elle pour lui afin del’arracher à la damnation, s’éleva-t-elle de tout son cœur versl’ingrat au moment même où elle s’immolait entre les bras del’odieux « chanteur ».

Le sacrifice se renouvela après chaqueexigence du drôle. Blandine respirait. Landrillon n’entreprendraitrien contre la réputation du comte. Elle comptait aussi sur unmiracle. Kehlmark reviendrait de son erreur. Le ciel exaucerait levœu de la sainte.

 

Des semaines s’écoulèrent. « Voilàlongtemps que nous prenons du plaisir, ma fille, dit Landrillon,mais il ne s’agit pas seulement de la bagatelle ; il nous fautsonger aux affaires sérieuses. Et pour commencer, nous allons nousmarier.

– Bah ! Est-ce biennécessaire ? fit-elle avec un rire forcé.

– Cette question ! Si c’estnécessaire ? Te voilà ma maîtresse et tu refuserais d’être mafemme !

– À quoi bon, puisque tu m’as eue…

– Comment, à quoi bon ? Je tiens àdevenir ton époux. Ah çà, qu’espères-tu encore en restantici ?

– Rien !

– Alors, quoi ! décampons. Assez degrappillages. C’est le moment de réunir nos petites économies enpassant devant le notaire, puis devant le curé. Et bonsoir,Monsieur le comte de Kehlmark.

– Jamais ! fit-elle avec une énergiefarouche, songeant aux deux autres, le regard fixe, loin de soninterlocuteur.

– Ah çà ! qu’est-ce qui teprend ? Et notre pacte, qu’en fais-tu ? Je te veux pourlégitime. Tu as des sous. Il me les faut. Ou préfères-tu que jedévoile à Balthus Bomberg et à Claudie Govaertz les chastesmystères de l’Escal-Vigor ?

– Tu n’en feras rien, Landrillon.

– C’est ce que nous verrons !

– Une proposition, dit-elle, je tedonnerai l’argent ; je te donnerai tout ce que je possède,mais laisse-moi vivre ici et cherche une autre femme.

– L’aimerais-tu donc encore, tonbougre ? s’exclama le drôle. Tant pis. Il faut te résoudre àle quitter et à devenir madame Landrillon. Pas de bêtises. Tu asdeux mois pour réfléchir et marcher…

 

Abandonner l’Escal-Vigor ! Ne plus voirKehlmark !

La fatalité voulut qu’au comble de l’angoisse,la malheureuse rencontrât Henry de Kehlmark et que celui-ci,provoqué par son visage bouleversé, la prît de nouveau àpartie :

– Bon, encore ta figure macabre !C’est entendu. Je suis le plus monstrueux des hommes ! Maisalors, Blandine, n’es-tu pas toi-même un monstre de t’attacher à unêtre tel que moi !

Et qui sait, ricana le malheureux avec unsardonisme de supplicié, si ce n’est pas mon exception, maprétendue anomalie qui flatte tes imaginations ! Qui megarantira que dans ton dévouement n’entre pas un peu de perversiongénésique, comme disent les savantasses ; un peu de cettevolupté de souffrance qu’ils ont appelée de ce joli nom :masochisme ! Dans ce cas, ta belle abnégation nereprésenterait que folie et maladie pour les uns, que crime etturpitude pour les autres ! Ô la vertu ! Ô lasanté ! Où êtes-vous ?

Jamais encore il ne l’avait entreprise avec unpareil acharnement.

– Hélas ! songeait-elle, dire quec’est moi qui le désespère ainsi ! Moi qui ne sais plus quoidonner pour lui ; moi qui ai consenti, pour acheter son repos,à vivre, et de quelle vie, Seigneur !

– Henry, mon Henry, le supplia-t-elle,tais-toi, mon Dieu, tais-toi ! Dis, que veux-tu que jefasse ? Je ne suis que ta servante, ton esclave. Qu’as-tuencore à me reprocher ?

– Ton mépris, tes grimaces, tes airs desainte Pars, quitte-moi. Abandonne ce pestiféré. Je ne veux plus deton insultante compassion… Ah, tu es mon remords, mon vivantreproche ! Quoi que tu fasses, tu es un miroir dans lequel jeme vois constamment attaché au pilori, sous le fer rouge dubourreau…

Et il la saisissait par les poignets au risquede les lui meurtrir ; il lui criait dans le visage :

– Ô femme normale, modèle, irréprochable,je te hais, entends-tu bien, je te hais !

Va, j’en ai assez. Toute extrémité plutôt quecet enfer. Livre-moi, madame Judas. Ameute nos vertueux voisins etl’île entière. Cours chez le dominé. Dis-leur qui je suis !Ah ! Eh bien, cela m’est égal…

Ce perpétuel mensonge, cette dissimulation detous les instants m’étouffe et me pèse. Tout est préférable à cesupplice. Si tu ne parles pas, je parlerai, moi ! Je leurdirai tout !… Ah, je te parais infâme ; mais alors toi,Blandine, tu es bien plus infâme que moi d’avoir vécu aux crochetsde celui que tu méprises ; de t’être fait nourrir, entretenirpar ce réprouvé, d’avoir toléré si longtemps ses vices parce qu’ilte payait largement !…

– Henry, mon bien-aimé ! Vraiment,tu crois cela. Oh comme tu t’en voudrais, comme tu te feraishorreur si tu savais la vérité !

 

Ah oui, qu’il était injuste. L’injustice dontlui-même se croyait victime, le rendait frénétique et aveugle,cruel comme la fatalité.

Il assimilait à la foule, à la massemalveillante et conforme, cette femme admirable, cette amantemagnanime, parfois maladroite ou impuissante, présumant trop de sesforces pourtant héroïques, poussée, elle aussi, à bout, maisrepuisant dans son amour un nouveau pouvoir d’exalter, de plus enplus, ce dieu qui l’exilait de son ciel.

– Oui, je crois cela, vraiment !insista le malheureux égaré. Tu m’épargnes, tu me ménages parce quetu mènes ici une existence de châtelaine et parce que tu te croisindispensable à ce prodigue, à ce gaspilleur qui n’a jamais sucompter. Tu te figures que je ne puis me passer de toi. Tut’imposes. Va-t’en. Laisse-moi me ruiner de corps, de bien etd’honneur. Tu es assez riche. Débarrasse-moi de ta présence !…Je te donnerai même de l’argent ! Mais pour l’amour du ciel,éloigne-toi au plus vite ! Quelque chose d’irréparable s’estpassé entre nous. Désormais nous nous ferons mutuellementhorreur.

– Oh ! mon Henry, sanglotait lapauvre femme…

Elle allait parler, mais elle l’auraitconfondu, humilié ; et elle se retira pour ne point êtretentée de lui dire la vérité.

Chapitre 8

 

 

Demeuré seul, pour la première fois l’idéevint à Kehlmark de parcourir ses livres de comptes ; des’édifier par lui-même sur l’état de ses affaires. Il avait donnésa procuration à Blandine. C’est elle qui gérait sa fortune. Ilsavait dans quel meuble elle serrait les pièces relatives à lacomptabilité. La clef n’était point sur le tiroir. Sans hésiter ilfit sauter la serrure. Et le voilà furetant parmi lespaperasses ; parcourant des colonnes de chiffres, des actesnotariés… Avant qu’il soit arrivé au bout de ses vérifications, ila vu clair : il est aussi bien que ruiné. L’Escal-Vigor est àpeu près la seule de ses terres qui ne soit hypothéquée. Mais alorsd’où vient l’argent par lequel on subvient à son faste, à seslargesses, à son train de vie princier ? Quel banquiergénéreux lui avance des sommes considérables sans garantie, sans lamoindre chance d’être jamais remboursé ?

Soudain, il comprit.

Blandine ! Blandine qu’il venaitd’insulter si grossièrement. Les rôles étaient renversés. C’étaitlui l’entretenu ! Au lieu de le calmer, dans les dispositionsd’esprit où il se trouvait, cette découverte l’exaspéra.

Au diapason où il était monté, rien ne pouvaitbalancer l’injustice dont il avait à se plaindre.

Il relança la jeune femme :

– De mieux en mieux, fit-il. je saistout. Tu m’achètes, tu m’entretiens ; je ne possède plus unsou vaillant. L’Escal-Vigor devrait t’appartenir. C’est à peines’il représente la valeur des sommes que tu m’as données. Mais, machère, vous avez fait un faux calcul en vous flattant ainsi de melier à vous, de me rendre votre chose lige… Non, non, je ne suispas à vendre. Je sortirai d’ici. Je vous laisse le château. Je neveux rien de vous…

Puis, reprit-il, atrocement persifleur, commes’il se mutilait lui-même, après ce que je t’en ai avoué, tu eussesfait une piètre acquisition en ma personne ! Ah !Ah ! Ah !

Notre situation mutuelle est encore plusextravagante que je le croyais… Tu n’es vraiment pas dégoûtée.Mais, petite sotte, avec l’argent que te laissait mon aïeule, tuaurais pu te procurer un mâle, un solide amateur de femmes. Tiens,j’y pense, tu ne devais même pas chercher bien loin… CeLandrillon…

Malheureux Kehlmark !

Dans son besoin de révolte et de représailles,il venait de porter à Blandine la pire des blessures. Ah, lemisérable ! Il ne se doutait pas encore du plus grand dessacrifices qu’elle lui avait faits ! L’abandon de sa fortunen’était rien comparé à cet autre holocauste ! Quel démonvenait de mettre sur les lèvres imprécatoires du Dykgrave ledernier nom qu’il eût dû prononcer.

Kehlmark ne devait jamais connaître jusqu’àquel point il s’était montré abominable en ce moment, mais à peinele nom de Landrillon fut-il sorti de sa bouche qu’une détente seproduisit en lui : le blanc visage, les yeux implorateurs deBlandine lui révélèrent une partie du coup qu’il venait de luiporter.

Il reçut la femme défaillante dans sesbras :

– Ce n’est pas moi qui viens de parler,ma chérie. Pardonne-moi. C’est un passé de douleur inouïe et desecret opprobre ; ce sont mes sens exaspérés qui sevengent.

Et pour obtenir son pardon, il lui fit uneconfession générale, ou mieux un tableau complet de sa vieintérieure.

En se rappelant ses heures sombres ilredevenait cruel et agressif comme tout à l’heure, puis il sereprenait à la caresser, et son exaltation sardonique confinait parmoments à la folie :

– Ah, Blandine ! Blandine ! Ceque j’ai souffert, ce que je souffre encore, on ne le saura jamaisque si on a passé par les mêmes affres !

Pauvre chérie, tu as cru que je t’en voulaiset que je me plaisais à te faire du mal…

Voyons, sois raisonnable. Tu observesquelqu’un attaché au bûcher et brûlant à petit feu ; et c’esttoi qui lui reproches le spectacle atroce que son supplice infligeaux âmes sensibles !… Ah ! un spectacle qu’il t’offritbien malgré lui !

Et c’est cette victime martyrisée, ce patientendolori dont tout l’être est une perpétuelle torture, unecrispante lancinance, c’est ce brûlé vif que tu accuses d’être tonbourreau.

Désormais, ô ma sœur, fais-lui grâce de tesmines dégoûtées, de ta vertueuse réprobation.

Ah, j’en ai assez ! Puisque je t’ai faitdu mal inconsciemment, à toi la meilleure des femmes, je me demandepourquoi je ménagerais les sentiments de la turbe. Loin dem’humilier, je me redresse…

Tu me jugerais, tu me condamnerais, comme lesautres ? À ton aise. Mais je te conteste même le droit dem’absoudre. Je ne suis ni malade, ni coupable. Je me sens le cœurplus grand et plus large que leurs apôtres les plus vantés. Aussine te montre point pharisienne à mon égard, ô mon irréprochableBlandine !

Et surtout plus de ces mots insultants etflétrisseurs, n’est-ce pas, en parlant de mes amours, de mes seulespossibles amours !

Ces mots, ô mon ange, te faisaient perdre enune seconde tout le bénéfice de ton existence entière de bonté etde compréhension. Assez, de ce dévouement qui vous brûle au ferrouge… Assez de cautères !

– Henry, gémissait la pauvre femme, nerevenons point sur le passé ; arrache-moi le cœur mais ne meparle plus ainsi… C’en est fait. Loin de te blâmer, je fais plusque t’excuser, je t’approuve. Est-ce là ce que tu veux demoi ? Tiens, je me damne avec toi, je renie le baptême,l’Évangile et Jésus !

Il l’écoutait à peine, se débondait, levaittoutes les vannes de son cœur.

Elle, transfigurée, l’avait assis doucementdans un fauteuil ; elle lui faisait un collier de ses bras et,joue contre joue, ils mêlaient leurs larmes. Mais elle convenaitque le désespoir de Kehlmark avait la préséance sur le sien et elleconsentait à n’être plus que maternelle.

– Dis-moi, Blandine, poursuivait-il, àqui m’est-il arrivé de faire du mal ? À toi ? Mais sansle vouloir ; je n’étais point celui que tu avais rêvé, ou dumoins tel que tu l’eusses voulu. Je n’en puis rien. Tout le premierj’ai souffert de ta souffrance. Tu pleures en m’écoutant ; tuas raison, Blandine, si tu verses ces larmes à l’image de moncalvaire, de ma longue Passion… Ta compassion m’honore et me faitdu bien. Mais si c’est de honte pour moi que tu pleures, ma chérie,si tu me réprouves et me renies, si tu partages le préjugé de cemonde occidental et protestant… oh alors, abandonne-moi, rengainetes larmes, je n’ai que faire de ta sympathie honteuse.

Oui, à partir d’aujourd’hui je n’aurai plus derespect humain et de lâche pudeur, Blandine.

Un moment viendra où je proclamerai ma raisond’être à la face de l’univers entier…

Il en est temps. Mon enfer n’a que trop duré.Il avait commencé dès ma puberté. Envoyé au collège, mescamaraderies contractèrent toute la vivacité et la mélancolie duplus tendre des sentiments. Aux baignades, la nudité frileuse demes compagnons m’induisait en de troublantes extases. En dessinantd’après l’antique, je goûtai les nobles académies masculines ;païen de vocation, je ne découvrais pas de vertu sans la revêtirdes harmonieuses formes d’un athlète, d’un héros adolescent ou d’unjeune dieu, et j’accordai voluptueusement les rêves et lesaspirations de mon âme à l’hymne de la chair gymnique. En mêmetemps, je trouvai coqs et faisans plus beaux que leurs poules,tigres et lions plus prestigieux que lionnes et tigresses !Mais je taisais et dissimulais mes prédilections. Je tentai mêmed’en imposer à mes yeux et à mes autres sens ; je me broyai lecœur et la chair, à les persuader de leurs méprises et del’aberration de leurs sympathies. Ainsi, au pensionnat, j’aimai, endésespéré, William Percy, un jeune lord anglais, celui-là même quiavait failli me noyer, sans jamais oser lui témoigner que par uneferveur fraternelle l’ardeur dont je me consumais pour lui[5].

Au sortir de Bodenberg Schloss, quandje te rencontrai, Blandine, je crus rentrer, par mon amour pourtoi, dans l’ordre commun. Mais, malheureusement pour tous deux,cette rencontre ne fut qu’un accident dans ma vie sexuelle. Malgrédes efforts loyaux et héroïques, une tyrannique concentration devolonté pour les fixer sur la meilleure et la plus désirable desfemmes, mes postulations charnelles se détournèrent bientôt de toiet je ne t’aimai plus que de toute mon âme, ô Blandine ! Àcette époque, des restes de scrupules chrétiens, ou plutôtbibliques, me dégoûtaient de moi-même. Je me faisais horreur et mecroyais véritablement maudit, possédé, désigné aux feux deSodome !

 

Puis, l’injustice, l’iniquité de mon destin meréconcilia, sourdement, avec moi-même. J’en arrivai à n’accepter enmon for intérieur que le témoignage de ma propre conscience. Fortde mon honnêteté absolue, je m’insurgeai à part moi contrel’orientation amoureuse du plus grand nombre. Des lecturesachevèrent de m’édifier sur la raison d’être et la légitimité demes penchants. Des artistes, des sages, des héros, des rois, despapes, voire des dieux justifiaient et exaltaient même par leurexemple le culte de la beauté mâle. En mes rechutes de doute et deremords, pour me retremper dans ma foi et ma religion sexuelle, jerelisais les brûlants sonnets de Shakespeare à William Herbert,comte de Pembroke, ceux, non moins idolâtres, de Michel-Ange, auchevalier Tommoso di Cavalieri, je me fortifiai en reprenant despassages de Montaigne, de Tennyson, de Wagner, de Walt Whitmann etde Carpenter ; j’évoquais les jeunes gens du banquet dePlaton, les amants du bataillon sacré de Thèbes, Achille etPatrocle, Damon et Pythias, Adrien et Antinoüs, Chariton etMélanippe, Dioclès, Cléomaque, je communiai en toutes cesgénéreuses passions viriles de l’Antiquité et de la Renaissancequ’on nous vante cuistreusement au collège en nous en taisant lesuperbe érotisme inspirateur d’art absolu, de gestes épiques et desuprêmes civismes.

Cependant ma vie extérieure continuait à êtreune contrainte, une dissimulation perpétuelle. J’atteignis, au prixd’une discipline impie, à la maîtrise du mensonge. Mais ma naturedroite et probe ne cessait de se soulever contre cette imposture.Représente-toi, ma pauvre amie, l’antagonisme atroce entre moncaractère ouvert et expansif, et ce masque dénaturant et calomniantmes impulsions et mes affinités ! Ah, je puis bien te l’avouerà présent, plus d’une fois, mon indifférence charnelle pour lafemme menaça de tourner en une véritable haine. Et toi-même, maBlandine, tu faillis m’exaspérer contre ton sexe tout entier, toi,la meilleure des femmes ! Le jour où tu te flattas de meséparer de Guidon Govaertz, je sentis ma piété presque filiale pourtoi se transformer en une complète exécration. Dans ces conditions,tu comprendras que souvent, refoulé et isolé, virtuellementanathème, je pensai perdre la raison !

Plus d’une fois, je roulai sur la pente desaberrations. Puisqu’on me taxe de monstruosité, me disais-je,puisque je suis déchu, socialement réprouvé, autant jouir dubénéfice de mon ignominie.

Les forfaits sadiques d’un Gilles de Raistentaient mon insomnie.

Te rappelles-tu l’enfant que tu arrachas unjour de mes bras ? Rageur, je te frappai d’un couteau, et,cependant, tu n’avais pas lu dans mon arrière-pensée ! Unautre jour, quand nous habitions encore à la ville, j’accostai unjeune rôdeur du port, déguenillé comme les petits coureurs desgrèves de Klaarvatsch. Aiguillonné par une perversion abominable,j’allais l’emporter à l’écart, derrière un monceau de ballots.

Je soulevai le mioche sur mes bras : legarçonnet souriait à pleines lèvres, il n’avait point peur, quoiqueje dusse avoir, en ce moment, la face congestionnée d’unapoplectique strangulé par l’asphyxie. Le monsieur voulait jouersans doute et lui donnerait ensuite la pièce. L’enfant était potelécomme une pêche, aussi brun que ses haillons de velours, et sesyeux marrons pétillaient d’espiègle caresse. Tandis que je pressaisle pas, la gorge sèche, il se mit même, câlin, à me tirer labarbiche. Le voile de soufre et de bitume se déchira devant mesyeux. Je me rappelai mon enfance, ma grand’mère, toi, Blandine, monange ! Non, non ! Je déposai le petiot et m’enfuis.Depuis lors je répudiai ces sinistres suggestions enfantées par lafoi catholique. Non, ne déflore point l’innocence ou du moinsépargne la faiblesse, me disais-je. N’aspire que le parfum quis’exhale vers toi ! N’abuse de l’enfant qui s’ignore ou dumâle à venir !

Peu de temps après, mon aïeule mourut. Jerésolus de me mettre à la recherche de l’être que je pourrais aimerselon ma nature ; c’est pourquoi je m’exilai en cetteîle ; j’avais le pressentiment d’y rencontrer mon élu. Guidonn’eut qu’à se montrer pour que mon cœur se projetât aussitôt verslui. Je lui reconnus, avec des aptitudes aux arts que j’aime, desorgueils et des notions de vies différentes de ceux de la fouledomestiquée. Comment, d’ailleurs, demeurer insensible à la muetteet délicate imploration de ses yeux ? Il m’avait deviné aussibien que je l’avais senti. Lui seul, le premier, assouvirait monpremier besoin d’être ! Si notre chair a mal fait, la plustotale ferveur morale fut notre complice. Nos sentimentss’accordèrent avec nos désirs !…

Mais non, la nature ne désavoue, ne répudierien de ce qui nous béatifie. Ce sont les religions bibliques quiveulent que la terre nous ait enfantés pour l’abstinence et ladouleur. Imposture ! L’exécrable créateur que celui qui secomplairait en la torture de ses créatures ! À ce compte, lepire des sadismes serait celui d’un prétendu Dieu d’amour !Notre supplice ferait sa volupté !…

Tu t’expliques à présent ma vie, et tucomprends pourquoi je te parle si orgueilleusement malgré tasplendeur d’âme, ô Blandine !

Tu m’as connu autrefois quelques amis de macaste, des gens excellents, une élite capable de toutes lesindulgences et de toutes les compréhensions, des penseurs, desesprits d’avant-garde, qu’aucune spéculation, fût-elle la plusosée, ne semblait devoir effaroucher. Tu te rappelles combien ilsme recherchaient. Eh bien, souviens-toi de mes subites tristessesen leur compagnie pourtant si cordiale ; de mes éclipsesprolongées, de mes apparentes bouderies. Quelle en était lacause ? Au milieu d’une conversation enjouée, au plus fort denos confidences et de nos épanchements, je me demandais quelaccueil me feraient ces mêmes amis s’ils lisaient dans mon âme,s’ils se doutaient de ma différence. Et à cette seule idée, jem’insurgeais intérieurement contre cet opprobre qu’ils n’eussentpoint manqué de m’infliger, tout supérieurs et audacieux qu’ils seprétendaient. Les plus généreux se seraient abstenus de tout blâme,mais m’eussent évité comme un lépreux. Combien de fois en desmilieux moins cultivés, lorsque j’entendais flétrir, avec desgestes et des sobriquets horribles, les amants de ma sorte, nefus-je pas sur le point d’éclater, de proclamer ma solidarité avecles prétendus transgresseurs et de cracher au visage de tous cesimplacables honnêtes gens !

Et mes souffrances aussi, quand on mettait laconversation sur la galanterie et les bonnes fortunes ! Forcéde rire, de me mêler à cet assaut d’historiettes croustilleuses etmême de raconter à mon tour une gaudriole ou une prouesselibertine, je me sentais lever le cœur et me reprochais ma lâchecomplaisance.

Le Berger de Feu dont tu m’entendis naguèreconter la légende refusa de se rendre en pèlerinage à Rome pour sejeter aux pieds du pape et implorer sa miséricorde. Ce pécheurrépudiait tout arbitre entre sa conscience et la foule. Je fus plushumble. Un jour j’écrivis à un révolutionnaire illustre, à un deces porteurs de torches, qui passent pour être en avance sur toutleur siècle et qui rêvent un monde de fraternité, de bonheur etd’amour. Je le consultai sur mon état comme s’il s’était agi decelui d’un de mes amis. L’homme de qui j’attendais la consolation,une parole rassurante, un signe de tolérance, me répondit par unelettre d’anathème et d’interdit. Il criait raca sur letransfuge de la morale amoureuse, se montrant aussi implacable pourles êtres d’exception que le pape de la légende pour le chevalierTannhäuser. Ah ! Ah ! ce pape de la révolution me vouapour la vie au Venusberg ou mieux à l’Uranienberg !

Cette excommunication majeure qui aurait dû medésespérer me rendit au sentiment de ma dignité individuelle, demes devoirs envers ma nature. J’ai puisé la force de vivreconformément à ma conscience, à mes besoins, dans l’iniquité mêmequi m’était faite par l’humanité ; mais, isolé, je passai pardes alternatives de découragement et de révolte, et tut’expliqueras à présent, ma pauvre chérie, mes humeurs bizarres,mes prodigalités, mes excès, mes exploits de casse-cou. Oui, jecherchais toujours l’oubli, et plus d’une fois la mort !

– Tu as souffert plus que moi, lui ditBlandine, comme il s’arrêtait soulagé, avec une sorte de sérénité,le visage presque épanoui, illuminé de franchise, – mais du moinsne souffriras-tu plus par ma faute !… Je me convertis à tareligion d’amour, je me dépouille de mes derniers préjugés. Nonseulement je t’excuse, mais je t’admire et t’exalte… je consens àce que tu voudras… Sois tranquille, Henry, tu n’entendras plus uneplainte, encore moins un reproche…

Guidon, celui que tu chéris de corps et d’âme,sera mon ami, je serai sa sœur. Nous quitterons ce pays, si tuveux, Henry, nous irons vivre ailleurs, à trois, modestement maisdésormais apaisés et réconciliés…

Confondu par tant d’abnégation, le Dykgraves’écria :

– Oh, ne pouvoir t’aimer que comme unemère, une mère encore plus tendre que la meilleure, ma sainteBlandine, mais seulement une mère !…

Elle lui ferma la bouche par ce cri :

– Ah ! voilà pourquoi quelque chosem’empêcha jadis d’aller rechercher l’autre dans saprison !

Il y avait du triomphe, de la jubilation dansce désespoir de Blandine. C’était la folie sublime du sacrifice. Lafemme s’élevait jusqu’à l’ange.

Elle devait monter plus haut encore, rejetertoute jalousie charnelle.

Joignant le geste à la promesse, elle demandaà Kehlmark d’appeler Guidon, et quand le jeune homme se futprésenté, elle lui prit les mains, elle les mit elle-même danscelles du maître, puis elle déposa un baiser chaste, maissecourable comme la tombe, sur le front rougissant du disciple.

 

 

 

Partie 3
LA KERMESSE DE LA SAINT-OLFGAR

Chapitre 1

 

 

À la suite de cette explication suprême, leDykgrave, à qui Blandine avait révélé une partie des manœuvres deLandrillon, celles dont elle n’avait pas été directement victime,mit le domestique à la porte. Le comte préférait affronter lespires conséquences de ce renvoi, plutôt que de continuer à respirerle même air que ce fourbe, et Blandine, entièrement acquise auxvues de son maître, ne redoutait plus le scandale dont le drôlel’avait toujours menacée.

Landrillon fut stupéfait de cette exécutioninattendue.

Il croyait toucher au but, les tenir tousdeux, Blandine et le comte, à sa merci ? Comment osaient-ilsbien le chasser ?

Vrai, il n’en revenait pas.

Mais, quoique interloqué un moment, quandKehlmark, l’ayant fait appeler, lui signifia ce congé àbrûle-pourpoint, son effronterie reprit bientôt ledessus :

– Ouais, monsieur le comte,gouailla-t-il, vous croyez que nos relations vont en resterlà ! Que nenni ! Vous n’aurez pas fini de sitôt avec moi.On sait beaucoup de choses, car on n’a pas eu les yeux et lesoreilles en poche.

– Canaille ! fit Kehlmark en faisantbaisser les yeux par un regard intrépide et loyal au coquin qui seflattait de l’intimider. Sortez ! Je me ris de voscomplots ! Toutefois, apprenez qu’à la moindre diffamation quinous viserait, moi ou les êtres qui me sont chers, je vous enrendrais responsable et vous ferais traîner devant lestribunaux…

Et comme le valet contractait les lèvres pourlancer quelque parole immonde, d’un geste Kehlmark le mit dehors,tête basse, en lui faisant rentrer l’injure dans la gorge.

 

Ayant fait ses paquets, Landrillon, blême derage, ivre de vengeance, rejoignit Blandine, se flattant de serabattre sur celle-ci et de la terroriser pour deux.

– C’est sérieux. On me déclare donc laguerre ? Gare à vous ! lui dit-il.

– Vous ferez ce que vous voudrez !répondit Blandine, désormais aussi calme et rassurée que Kehlmark.Nous nous attendons à tout de votre part !

– Nous ! On s’est donc remis avecle… bougre. Soyons poli ! Pas dégoûtée la petite ! Nousallons le partager avec son… gamin. Pour être poli, toujours !Ménage à trois ! Tous mes compliments !…

Ces insinuations ne lui arrachèrent même pasun tressaillement. Elle se borna à le considérer d’un air demépris.

Cette impassibilité mit le comble à lastupéfaction du groom.

La coquine lui échappait. N’aurait-il plusaucun pouvoir sur elle ? Pour s’en assurer :

– Il ne s’agit pas de tout cela,reprit-il. Assez plaisanté ! Tu as souscrit un pacte avec moi.On me chasse ; tu me suivras. !

– Jamais !

– Comment dis-tu cela ? Tu es à moi…As-tu raconté à ton piteux seigneur que tu t’es poussé du plaisiravec moi ? Ou bien veux-tu que je l’en informe ?

– Il sait tout ! dit-elle.

Elle mentait à dessein pour parer touteattaque de la part de Landrillon. S’il parlait, le comte ne lecroirait pas. La noble femme voulait que Kehlmark ignorât toujoursjusqu’à quel point elle s’était sacrifiée pour son repos ;elle ne voulait point l’humilier, ou plutôt lui causer un éternelchagrin en lui prouvant combien elle l’avait aimé.

– Et malgré cela, il te reprend !constata Landrillon. Pouah ! Vraiment vous êtes dignes l’un del’autre… Ainsi tu l’aimes encore, ce décati, ce panné ?…

– Tu l’as dit. Et, si possible, plus quejamais…

– Tu m’appartiens. Je te veux, etsur-le-champ… Ne fût-ce qu’une dernière fois ?

– Plus jamais ; je suis libre et meris désormais de toutes tes entreprises !

 

Landrillon fut tellement pris au dépourvu parcette volte-face et maté par l’air désespérément résolu des maîtresde l’Escal-Vigor, qu’au dehors il n’osa donner suite à saconspiration et divulguer ce qu’il avait vu ou, tout au moins,parler de ce qu’il soupçonnait.

Au village, il prétendit avoir quittél’Escal-Vigor de son propre gré afin de s’établir, et comme, duchâteau, on ne démentit point cette version, cet événement inopinéne donna point lieu à trop de commérages.

N’osant encore rompre ouvertement en visière àson ancien maître, il entreprit d’entamer sa popularité.

Ainsi il fit une cour assidue à Claudie, quesa luronnerie égrillarde avait toujours amusée, et il flattal’amour-propre du fermier des Pèlerins. Rebuté par Blandine, iljetait son dévolu sur la riche héritière de la ferme, mais cecaprice nouveau il le mettrait au service de la haine inextinguiblequ’il portait désormais à la maîtresse du Dykgrave, une de ceshaines qui représentent l’aberration de l’amour. Car il s’étaitrepris à désirer follement la femme qui lui échappait et quil’avait joué. Elle le frustrait, elle le volait, elle lespoliait.

Landrillon parut aussi aux offices, auxprêches de Dom Balthus. Il s’insinua dans les grâces de la femme dupasteur et des deux vieilles filles, les sœurs du fermier desPèlerins.

L’ancien valet n’osait encore agirouvertement, mais il déchaînerait un terrible orage contreKehlmark, sa concubine et leur mignon. Leur fierté, leur audace lepassaient : « Vrai, ils en ont de l’aplomb et untoupet ! Concilier des mœurs pareilles avec de ladignité ! Il ne leur manque plus que de tirer gloire de leurignominie ! »

Le gaillard ne se savait point si bon devin.Il se croyait le droit de mépriser profondément son ancien maître.Les mille gredineries auxquelles, troupier vendu de corps et d’âme,absolu prostitué, il s’était livré durant son temps de bagnemilitaire ne représentaient que bagatelles ne tirant pas àconséquence. De tout temps, le vice a condamné l’amour vrai, et lesKehlmark ont été la réhabilitation des Landrillon. La turbepréférera toujours Barrabas à Jésus.

Pour commencer, Landrillon s’appliquerait àdétacher Michel Govaertz du châtelain de l’Escal-Vigor, à refroidirle bel enthousiasme du père et de la fille, à chauffer la rancunede la virago contre Blandine, puis à incriminer vaguement lesrapports de Guidon et de Kehlmark :

– À votre place, se hasarda-t-il à direun jour à Michel et à Claudie, je ne laisserais pas le jeune Guidonau château. Le faux ménage du comte et de cette chipie est unmauvais exemple pour un jeune homme !

À leur sourire étonné, il comprit qu’ilfaisait fausse route et n’insista point.

Landrillon n’aurait pu fournir la preuve desscandaleuses imputations qu’il brûlait de formuler contre le maîtrede l’Escal-Vigor. Dire qu’un instant le fourbe s’était flatté deproduire Blandine contre lui !

Prévenu, averti, le comte se tiendrait àquatre, n’aurait garde de se livrer, de se compromettre, de tomberdans un traquenard. Il sauvait parfaitement les apparences.

La présence de Guidon au château se justifiaitsous tous les rapports. Loin de s’en séparer, le comte venait de sel’attacher comme secrétaire.

Un instant, Thibaut songea à suborner destémoins, à corrompre les manouvriers de Klaarvatsch, les cinqhercules que le comte employait aux corvées du château et quiposaient dans son atelier. Mais ces gars simples et rudes étaientfous de leur patron et eussent assommé l’ennemi dès le premier motqu’il leur eût touché de son plan. Il fallait ruser, les prendre,les gagner d’une autre façon et peu à peu sans brusquer leschoses.

Il se borna pour le quart d’heure àcirconvenir ceux de Klaarvatsch qui ne travaillaient pas à demeureau château, les plastiques marins, les comparses des jeuxathlétiques et des tournois décoratifs, les personnages des sortesde « masques » et tableaux vivants composés par leDykgrave.

Landrillon les indisposa graduellement contreles cinq privilégiés et surtout contre le petit favori, les grandsrôles de ces mascarades, comme les appelait le valet, d’ailleursrigoureusement exclu, pour cause de trivialité, de ces intermèdesesthétiques. Les figurants finissaient par convenir avec Landrillonque l’ascendant de Guidon Govaertz, ce petit morveux encoreimberbe, sur le Dykgrave était par trop considérable. Indisposéscontre le page, ils ne tarderaient point, calculait ce machiavel dufumier, à voir de moins bon œil, le châtelain.

D’autre part, l’ancien domestique, qui avaitouvert une sorte de tourne-bride entre le parc de l’Escal-Vigor etle village de Zoudbertinge, attirait l’attention ombrageuse desnotables sur le trop d’intérêt témoigné par Henry aux va-nu-piedsde Klaarvatsch, au rebut de l’île smaragdine.

Landrillon voyait souvent Balthus Bomberg àprésent. Il se bornait à l’entretenir du faux ménage de Blandine etdu comte, mais sans lui faire entrevoir encore une irrégularitémorale autrement choquante, énorme.

Le dominé, qui se cassait la tête pourrenverser et perdre le Dykgrave, ne se fût jamais arrêté, même enimagination, à une arme si maléfique que celle dont Landrilloncomptait se servir. Ah la terrible explosion ! Si cettemine-là éclatait un jour, les pires chenapans devraient lâcherl’indigne favori ! Pas un homme honnête dans l’île ne tendraitencore la main au réprouvé.

– Comment faire, mon cher monsieurLandrillon, demandait, en attendant, le curé à son nouvel allié,pour exorciser, pour retourner ces fanatiques, pour les détacher decet ensorceleur, de ce corrupteur ?…

– Oui, oui, corrupteur n’est pas tropdur ! l’interrompait Landrillon, avec un rire en dedans quieût donné à supposer bien des choses à un autre qu’à ce pasteurrigoriste mais borné.

– Notez, protestait celui-ci, que je n’enveux pas à ce mauvais noble, mais que je suis uniquement entraînépar mon zèle pour la religion, les bonnes mœurs et la cause dubien !…

– Pour bien faire, mon révérend Monsieur,reprenait Landrillon, avec sa mine chafouine, il nous faudraitdécouvrir chez le comte de Kehlmark une transgression quiheurterait un préjugé terrible et en quelque sorte indéracinabledans notre ordre social et chrétien ; vous comprenez ce que jeveux dire, une abomination qui crierait non seulement vengeance auciel, mais aux pécheurs les moins timorés…

– Oui, mais qui nous fournira la preuved’un forfait de ce genre ! soupirait Bomberg.

– Patience, mon révérend Monsieur,patience ! nasillait cauteleusement le mauvais domestique.

 

Bomberg tenait ses supérieurs ecclésiastiquesau courant de la tournure plus favorable que prenaient leursaffaires.

Continuellement entreprise par Landrillon,Claudie commençait à s’impatienter des lenteurs et destemporisations du comte de Kehlmark. Ce qui contribuait àl’irriter, c’est que dans le pays les prétendants évincés ne segênaient point pour se moquer d’elle et même la chansonner dans lescabarets. Landrillon lui faisait accroire que Blandine tenaitencore le Dykgrave. Aussi la pataude en voulait-elle de plus enplus à l’intendante, à cette pimpesouée. Tout aussi réservé qu’avecBomberg, Landrillon n’avait garde de mettre déjà la véhémentepaysanne sur la véritable piste. « Ah nous en verrons dedrôles le jour où la Claudie saura toute la vérité ! Y enaura-t-il de la casse ! » songeait le trigaud en sefrottant les mains et en riant sous cape.

Il jubilait à l’avance, savourait, recuisaitsa vengeance, aiguisait voluptueusement l’arme décisive, larepassant sur la pierre, ne voulant frapper qu’à coup sûr et entoute sécurité pour lui.

Claudie, pourtant, ne renonçait point à songrand projet. Elle conquerrait Kehlmark sur sa pâle rivale.

La voyant toujours si férue du Dykgrave,Landrillon, à qui sa haine vigilante tenait lieu de vertudivinatoire, commença par lui révéler la gêne financière du comte,puis il prédit la déconfiture du grand seigneur et même sonprochain départ.

Contre l’attente du valet, Claudie, assezsurprise, ne s’en montra pourtant que plus portée pour legentilhomme ruiné. Elle se réjouit presque de cette débâcle, carelle se flattait de prendre le comte sinon par l’amour, du moinspar l’argent. À partir de ce moment, elle caressa même un petitprojet, infaillible à son sens, dont elle ne souffla mot àpersonne.

Si Kehlmark était ruiné ou à peu près, Claudiese trouvait assez riche pour deux. Puis, restaient toujours letitre de comtesse, le prestige attaché à l’Escal-Vigor ! LesGovaertz se sentaient de taille à pouvoir redorer le blason desKehlmark.

En attendant, Claudie entrait en apparencedans le mouvement de désapprobation entretenu et attisé parLandrillon contre le Dykgrave, et semblait même encouragerostensiblement les poursuites du larbin.

Dans la paroisse, les lurons ne se gênèrentpoint pour dire que, dépitée de ne pouvoir décrocher la couronnecomtale, elle s’était rabattue sur la livrée.

Il entrait dans la tactique personnelle deClaudie, d’isoler complètement le Dykgrave, de lui mettre toutSmaragdis à dos ; puis, lorsqu’il serait réduit à quia, ellelui apparaîtrait comme une providence. Elle brouillerait mêmeKehlmark avec le bourgmestre, et lui reprendrait le jeuneGuidon.

Déjà Kehlmark avait donné sa démission deDykgrave ; il renonçait aussi aux présidences des confrérieset des sociétés d’agrément ; il se désintéressait de la viecollective. Plus de largesses, plus de fêtes. Il n’en fallut pasplus pour lui faire perdre les deux tiers de sa popularité.

Claudie s’était réconciliée avec les deuxsœurs de son père, à l’insu de celui-ci. Autorisées, instiguées parleur nièce, elles forcèrent leur frère à mettre les pouces :« Tu rompras avec le maître de l’Escal-Vigor, ou tu nous ferasdéshériter ta chère Claudie ! »

Govaertz se serait peut-être rebiffé, mais iln’avait pas le droit de compromettre l’avenir de ses enfants.Claudie vint à la rescousse et déclara ne plus vouloir devenircomtesse. En outre, elle attaqua son père par la vanité. Depuis quele comte était revenu au pays, lui, Michel Govaertz, ne comptaitplus pour rien. Il n’était plus bourgmestre que de nom.

Govaertz finit par se jeter dans les bras dudominé.

Ce fut un événement lorsque le père et lafille rentrèrent à l’église.

Le pasteur tonna avec plus de virulence quejamais contre le châtelain et sa concubine. Durant l’office,Claudie contemplait, avec une curiosité avide, les fresquesreprésentant le martyre de saint Olfgar.

En se rapatriant avec Bomberg, le bourgmestrese brouillait infailliblement avec Kehlmark. Govaertz, toujoursconseillé par sa fille, accentua cette rupture, en rappelant lejeune Guidon. Mais, sur ces entrefaites, celui-ci avait atteint samajorité, et il fit à son père, l’accueil qu’il avait faitautrefois à la démarche du dominé.

Cette insubordination du gamin surpritClaudie, mais sans lui donner autrement à réfléchir.

Quant aux hôtes de l’Escal-Vigor, ils nevivaient plus que pour eux-mêmes. Depuis le renvoi de Landrillon,Kehlmark avait cessé ses visites aux Pèlerins. C’est ce qui avaitmême déterminé Claudie à lui faire la guerre.

Kehlmark, de nouveau transfiguré, avait repristout son courage et sa belle philosophie.

Durant la période de ses déchirantesexplications avec Blandine, il était retombé dans ses humeurssombres ; à présent il s’était reconquis, il répudiait sesdernières attaches chrétiennes ; il se croyait, mieux qu’unrévolté, un apôtre ; c’est lui qui prendrait l’offensive etqui jugerait ses juges.

 

En attendant l’occasion d’entrer en scène, ils’armait de lectures, compilait des documents, réunissait dansl’histoire et la littérature des exemples illustres etapologétiques.

Certes, le médecin consulté autrefois parMme de Kehlmark, ne supposait point à quel genred’apostolat se serait livré celui dont il prévoyait le génie etl’exceptionnelle destinée…

 

À quel moment Landrillon s’avisa-t-il de fairepart secrètement à Bomberg, et seulement à celui-ci, desprésomptions majeures à établir contre la conduite du comte ?Probablement le jour où Claudie lui donna à entendre qu’elle entenait encore profondément pour Kehlmark.

Au premier mot que le dominé apprit del’aberration passionnelle de son ennemi, il feignit une sorte dedouleur scandalisée et de commisération professionnelle. Au fond ilexultait ! Mais comment exploiter ce bienheureux opprobrecontre le comte ? Il n’y avait pas de preuves. Et en eût-ontenu, qu’il eût fallu se résoudre à publier la honte du jeuneGovaertz ! Les deux alliés convinrent d’attendre encore uneoccasion opportune. Qui sait peut-être, parviendrait-on à retournerun jour le petit dévoyé contre son exécrable naufrageur ?

En attendant, la popularité du Dykgravecontinuant à baisser, Landrillon se remettrait à« travailler », avec quelque espoir de succès, cesrôdeurs de Klaarvatsch dont le comte avait fait si longtemps sonentourage de prédilection et dont les plus rogues demeuraientencore à son service.

– Comment n’ai-je pas deviné tout cela,plus tôt ! songea Bomberg après le départ du délateur, en sefrappant la tête. Triple buse que je suis ! Mais tout auraitdû m’avertir, me donner l’intuition de ces horreurs ! Lesparents de ce libertin ne s’étaient-ils pas aimés à un excès quicrie vengeance au ciel ! Ne vivant que pour eux-mêmes, poureux deux ; limitant la raison d’être de l’univers à leurexclusive dualité corporelle et morale, dans leur monstrueuxégoïsme ils n’avaient même pas voulu avoir d’enfants, tant ilscraignaient de se distraire l’un de l’autre !

Le dominé avait été renseigné sur cetteparticularité par son prédécesseur. Henry n’était même né que parhasard, après plusieurs années de ce mariage dénaturé.

D’ailleurs, à l’époque déjà lointaine où Henryde Kehlmark se bourrelait la conscience à cause de son inversion,ayant appris par son aïeule à quel excès ses parents s’étaientadorés, il attribuait cette anomalie au regret impie que les siensdurent éprouver lors de sa conception.

Sans doute s’en étaient-ils voulu d’avoir misau monde un être qui s’introduirait en tiers dans leur tendresse.Le jeune comte s’imagina longtemps avoir été engendré sous l’empirede cette maternelle rancune. Ce sentiment d’aversion n’avait paspersisté chez cette femme aimante. Henry en avait eu la preuve.Néanmoins il demeura persuadé, jusqu’au jour de son completaffranchissement moral, que l’enfant procréé sous l’influence d’uneantipathie devait fatalement être bouleversé aussi dans sesaffinités et rendre à la femme en général la répugnance que luiavait un moment témoignée sa mère.

Telle était encore la conviction deBomberg.

Mais à présent, Henry était revenu ausentiment de sa dignité, de son autonomie et de sa conscience.

Avec Guidon et Blandine, il se sentait deforce à créer la religion de l’amour absolu, aussi bien homoqu’hétérogénique.

Il s’exaltait comme un confesseur à la veilled’un départ pour une mission impérieuse, fatale.

Chapitre 2

 

 

Dans quelques jours Kehlmark, Blandine etGuidon quitteraient l’Escal-Vigor sans esprit de retour.

Blandine, avertie par des pressentiments,avançait même les préparatifs du départ. Elle avait hâte deregagner la grande ville et la villa où s’était éteinte ladouairière de Kehlmark.

Landrillon voyait sa proie lui échapper. Il seflattait d’obtenir Claudie, mais il tenait peut-être davantage à sevenger des gens du château. Aussi résolut-il de brusquer lesévénements de part et d’autre.

C’était la veille de la véhémente kermesse deSmaragdis, la date sacramentelle des fiançailles. Landrillon serendit aux Pèlerins et pressa Claudie de faire un choix entre lecomte et lui. La rustaude lui demanda quelques heures de répit.Elle se proposait de faire le lendemain matin une suprême démarcheauprès du comte.

– Ah çà, qu’est-ce qu’elles ont donctoutes à s’entorcher de ce particulier ! se récria Landrillon.Non, non, Claudie, il n’y a pas d’avance à t’entêter à son sujet.Tourne-toi plutôt de mon côté, maintenant qu’il est ruiné, je vauxmieux que lui sous tous les rapports. Consens…

– Pas avant que je lui aie parlé unedernière fois.

– Peine perdue… Autant te flatter deréchauffer un refroidi, de faire un homme d’un…

Landrillon se retint et ne lâcha pas encore lemot abominable qu’il avait sur les lèvres.

– Il suffit de savoir s’y prendre !observa Claudie.

– De plus appétissantes que toi yperdraient leurs avances ! Voyons, tu tiens tant que ça àdevenir comtesse !

– En effet.

– Mais quand je te dis qu’il n’a plus unclou. C’est Blandine qui l’entretient. Dans quelques jours, ilsauront quitté le pays et le château sera vendu. Si tu voulais,Claudie, nous nous marierions, nous rachèterions l’Escal-Vigor…

– Non, Kehlmark sera mon époux. Il fautune comtesse dans un château. D’ailleurs, il n’aime plus cetteBlandine…

– Mais il ne t’aime pas davantage…

– Il m’aimera…

– Jamais…

– Pourquoi, jamais ?

– Tu verras !

– Écoute, lui dit-elle, tu sais l’usageétabli en cette île. Demain est le grand jour de la kermesse, laSaint-Olfgar… Or, malgré les évêques catholiques ou protestants,depuis que les femmes de Smaragdis déchirèrent l’apôtre qui serefusait à leur folie, à chaque anniversaire du martyre les jeunesfilles ont coutume de se déclarer au garçon timide ou récalcitrantqu’elles convoitent pour époux. Je vais user de ce droit. Demainmatin, je me rendrai à l’Escal-Vigor et je me fais fort de revenirdu château avec la promesse du châtelain…

– Lanlaire !

– Tu ne crois point ? Eh bien j’ensuis si sûre, moi, que s’il me refuse je me donnerai à toi,Landrillon. Je serai ta femme, et même, dès demain soir, après ladanse, je te paierai comptant…

Par cette brutale promesse, l’orgueilleusefille ne croyait s’engager à rien.

En ce cas, je cours faire publier nosbans ! exulta Landrillon, sachant, mieux que la pataude, àquoi s’en tenir sur les velléités matrimoniales de son ancienmaître. Saint Olfgar te soit secourable ! ajouta-il enricanant, comme elle se retirait, persuadée de sa conquête.

 

Le Dykgrave reçut Claudie avec beaucoup dedignité et de déférence. Son air de mélancolie sereine en imposad’abord à la visiteuse. Elle finit tout de même par lui dire sansprécautions oratoires l’objet de sa démarche.

Kehlmark ne la rebuta point. Il l’interrompitd’un geste distant et la remercia avec un sourire qui parut à lagrossière paysanne un défi, une moquerie, incapable qu’elle étaitd’y scruter un immense, un tragique renoncement.

– Vous riez, protesta-t-elle rageuse,mais songez donc, monsieur le comte, que tout comte que vous êtes,je vous vaux bien… Les Govaertz, établis depuis aussi longtempsdans Smaragdis que les Kehlmark, sont presque aussi nobles queleurs seigneurs.

Mais se faisant subitement câline etsuppliante :

« Écoutez, monsieur le comte,reprit-elle, prête à se donner à lui s’il l’y eût encouragée par lemoindre signe, je vous aime, oui, je vous aime… Je me suis mêmeimaginée longtemps que vous m’aimiez, dit-elle en élevant le ton,exaspérée par cette attitude sereine dans laquelle elle ne devinaitpas une douleur tarie, la cicatrice d’une plaie longtempsincurable. Autrefois, vous me témoigniez quelque gentillesse… Jen’eus point l’air de vous déplaire, il y a trois ans, au début devotre installation ici. Pourquoi ce jeu ? Moi, je vous ai cruet j’ai rêvé devenir votre femme ! Forte de cette conviction,j’ai éconduit les plus riches prétendants de la contrée, même desnotables de la ville…

Comme il ne soufflait mot, après un silenceelle se décida à frapper le coup décisif :

– Écoutez, reprit-elle, on dit, commecela, que vous n’êtes plus très bien dans vos affaires ; saufrespect, si vous vouliez il y aurait peut-être moyen…

Cette fois il pâlit ; mais d’un tonmesuré, paterne :

– Ma bonne fille, les Kehlmark ne sevendent point… Vous trouverez plus d’un épouseur sortable chez ceuxde votre caste. Toutefois, croyez bien que ce n’est point parorgueil que je refuse votre offre… Moi, je ne puis vous aimer,entendez-vous ? Je ne le puis… Suivez mon conseil… Acceptez unbrave garçon pour mari… Il n’en manque point dans cette île siprospère. Je ne suis point le compagnon qui vous conviendrait.

Plus il parlait avec componction, sage etpersuasif, plus la passion de Claudie se mettait à bouillir. Elleétait tentée de ne voir en lui qu’un mystificateur hautain, qu’unfat orgueilleux qui s’était moqué d’elle.

– Vous disiez à l’instant qu’un Kehlmarkn’était pas à vendre ! dit-elle, haletant de dépit. Peut-êtren’y ai-je pas mis le prix ! Mamzelle Blandine, à ce que l’onraconte, vous a tout de même fait accepter quelquedouceur !

– Ah Claudie ! dit-il, d’un tonnavré qui ne la désarma pourtant point. En voilà assez !Rompons cet entretien, mon enfant. Vous devenez méchante… Mais jene vous en veux pas !… Adieu !

Son regard froid et fixe, étrangement chaste,où se concentrait on ne sait quelle foi, quelle résolution, lacongédia mieux que tout geste.

Elle sortit en battant les portes, outrée.

– Eh bien, fit Landrillon, qui laguettait à l’entrée du parc, que vous avais-je dit ? Il net’aime point, il ne t’aimera jamais.

– Mais qu’est-ce donc que cethomme-là ? Ne suis-je point belle, la plus belle detoutes ?… D’où provient tant de froideur !

– Pardine, c’est facile à t’expliquer… Ilne faut point chercher bien loin… C’est, comment dirai-je, un typedans le genre de saint Olfgar… Non, je fais injure au grandsaint.

– Que veux-tu dire ?

– Pour parler plus clairement, ce beaumonsieur a eu le mauvais goût de te préférer ton frère…

Elle lui éclata de rire au nez, malgré sarage. Était-il assez farceur, ce Landrillon ?

– Il n’y a pas à rire, c’est comme je tele dis…

– Tu mens ! tu déraisonnes !Comment avancer pareilles bourdes…

– Mieux que ça. Guidon le paie deretour.

– Impossible !

– Mettez donc le gamin à l’épreuve… C’estbien simple. Il a passé vingt et un ans, je présume, quoiqu’il yparaisse à peine… Tu viens de recourir à l’une des coutumes dupays. Il en est une autre qui s’applique à ton frère. Ce soir, toutgars de son âge n’est-il pas tenu d’aller à la danse et de fairechoix d’une compagne provisoire ou définitive ?… Gageons quele damoiseau se montrera aussi frigide en présence de n’importequel cotillon que, tout à l’heure, son protecteur l’était devantvous.

– Va donc ! proféra Claudie d’unevoix à la fois sourde et sifflante. Ah, les hypocrites, lesinfâmes ! Mais malheur à eux !

– Pardi ! Ah, tu vois clair,enfin ! Ce n’est pas malheureux ! En faisant l’empresséauprès de toi, le noble sire se flattait de donner le change surses véritables ardeurs…

Et il lui raconta tout ce qu’il avaitsurpris ; inventant, amplifiant, là où il n’aurait pu invoquerle témoignage de ses sens.

Elle suffoquait de dépit, mais manifestaitsurtout un vertueux dégoût :

– Écoute, disait-elle à Thibaut ; jeme donnerai à toi, ce soir même. C’est juré. Mais d’abord, tu mevengeras de tous, à commencer par mon frère, ce sournois, ce pourrique je renie !

Avec cette intelligence de la haine, elleétait résolue à frapper Guidon pour mieux atteindre Kehlmark.

– Pas d’esclandre, surtout ! ditLandrillon.

– Sois tranquille. Le moment nousfavorise. La kermesse excuse bien des extravagances !murmura-t-elle avec un sourire affreux.

Pour l’honneur du nom de Govaertz, elle nedivulguerait point ce qu’elle savait de la situation de son frèreauprès du Dykgrave. Elle se contenterait de mettre Guidon enposture humiliante et désagréable. Elle le mettrait aux prises avecquelques gaillardes, au préalable suffisamment préparées à uneagression par les liqueurs et les bières. Mais, comme la suite leprouvera, elle avait trop présumé de son sang-froid et compté sansl’ardeur et le vertige de sa vengeance.

Chapitre 3

 

 

Ce jour-là, passé midi, les femmes deSmaragdis déambulent par bandes, de baraque en baraque, de taverneen taverne, criardes, turbulentes, provocantes, et battent ensuiteles routes, du soir jusqu’au fond de la nuit.

De leur côté, les jeunes gens aussi rôdent parcoteries, bras dessus, bras dessous. Les mâles entreprennent lesfemelles, mais celles-ci se montrent encore plus agressives.

Au début de la campagne, il ne s’agit qued’escarmouches, d’un simple assaut de propos graveleux, de paradeset de bravades.

Des deux parts on se nargue, on s’échauffe.Mille agaceries. On se provoque de la parole et même du geste.

Étreintes furtives, bourrades, attouchements,subterfuges et simulacres : on leurre les postulations, onélude les redditions de compte.

Les deux camps, les deux sexes ont l’aird’ennemis qui tiraillent, se tenant sur le qui-vive, gardant leurspositions. On s’observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande,on maquignonne. Défense aux amoureux de se joindre avant le soir.Dans les guinguettes, les hommes fringuent et toupillent entre eux,de même les femmes. Saltations baroques et cyniques. Sauteursmassifs et lascifs…

Si pendant la journée une bande de femmesrencontre une colonne de gars, c’est un feu croisé, une canonnadede propos obscènes, énormes. Les corps à corps se prolongent, letemps de prendre ou de se laisser dérober un baiser, parmi lespoussées, les pinceries, et autres bagatelles de la porte. Vareuseset corsages, jupes et culottes, de se froisser et de se râper surles contorsions.

À la tombée de la nuit, après le coucher dusoleil, et une sorte de fanfare furieuse sonnée aux quatre coins del’île, s’ouvre l’ère des engagements de conséquence.

Les amoureux rejoignent leurs amies et,aussitôt formés, les couples de promis ou de partenaires d’une nuitdeviennent sacrés pour les hordes chasseresses, lesquellescontinuent à déferler, clamantes, houleuses, dans la ténèbrecomplice.

À chaque collision, des défections seproduisent de part et d’autre, des appariements s’opèrent entretransfuges. Aussi hardies que les hommes, les femmes finissent parse pourvoir.

Les colonnes s’éclaircissent à la suite de ceséliminations réitérées.

Cela dure jusqu’à ce que toutes ou à peu prèsaient conquis leurs danseurs et leurs coucheurs pour le reste de lafête. Les dernières, naturellement, sont les plus enragées. Parfoisla malice des lurons consiste à esquiver leurs recherches, à sefaire traquer et donner la chasse par ces femelles en folie. Ilsfeignent d’abandonner la partie, jouent à cache-cache, semblentvouloir se dérober à la galante corvée.

Alors excitées par la boisson, la danse, lescontacts, les tortillements, rauques, presque écumantes, elleserrent, comme des louves en rut, de carrefour en carrefour, ou setiennent repliées dans les taillis, muettes, à l’affût de laproie.

Au loin, des chants moqueurs répondent à leurschants tragiques. Le gibier les nargue, prenant plaisir à dépister,à frustrer les chasseresses goulues.

Malheur au traînard, à l’isolé : il paiepour les autres.

Malheur même au profane ou à l’étrangerqu’elles abordent ; il est sommé de faire son choix ou desuivre, de servir celle à qui le sort l’adjuge. De sinistreshistoires défraient depuis longtemps le répertoire des chanteurs decomplaintes et ce n’est point le seul Olfgar qui fut victime de laluxure des lices de Smaragdis.

Henry de Kehlmark n’ignorait point cestraditions violentes. Aussi, quelque friand qu’il fût de déduitsoriginaux, il avait toujours évité de sortir cette après-midi dekermesse. C’était même la seule fête publique, la seule traditionlocale qu’il boudât. On lui avait passé jusque-là cette abstentionen raison des excès et de l’énormité même de cette saturnale. Un sihaut personnage ne pouvait décemment se commettre avec cesénergumènes. Ce jour-là, les filles honnêtes aussi seclaquemuraient chez elles, de même les jeunes époux et les fiancés,partisans d’effusions moins incendiaires.

La visite de Claudie avait laissé Kehlmarkdans un état de dépression qu’il n’avait plus connu ces dernierstemps. Il se désolait de la haine que lui porterait cette virago.Il se reprochait même de ne pas lui avoir confessé la vérité. Maisc’eût été trahir Guidon, le perdre peut-être. Non, ce qu’il avaitpu avouer à une sainte comme Blandine, il ne pouvait s’en ouvrirauprès d’une créature aussi grossière que Claudie. À plus justetitre, il se repentait de la comédie amoureuse qu’il avait silongtemps jouée auprès d’elle.

Guidon, énervé par le malaise de son ami quicrut devoir lui taire cette démarche de Claudie, avait manifestél’intention de sortir et de faire un tour de foire, dans l’espoirque le grand air le remettrait.

Henry s’efforça de le retenir, de le dissuaderde cette sortie.

Mais il semblait au jeune Govaertz qu’onl’appelât impérieusement là-bas, au village. Des embûches occultes,des fluides maléfiques les entouraient.

– Non, laisse-moi, finit-il par dire àKehlmark, à deux nous augmenterons encore notre fièvre etl’horripilation inhérente, faut-il croire, à cet anniversaire. Nousfinirions par nous quereller ou du moins par ne plus si bien nousentendre. Jamais je ne me suis senti si irritable et si navré. Ondirait d’un urticaire moral. Ces miasmes de folie bestiale saturentjusqu’à notre retraite. Mieux vaut encore les affronter à l’air dularge. Puis, comme nous partons demain, ce sera ma dernièrepromenade dans Smaragdis, mes adieux à l’île natale où je souffristant, mais pour aimer, jouir encore davantage, me reconnaître entoi…

Kehlmark tenta donc vainement de le détournerde cette flânerie. Guidon semblait aimanté par une force occultequi l’appelait impérieusement au dehors.

Sans méfiance, le fils Govaertz s’étaitattardé sur le champ de foire, à badauder avec d’anciens camarades.L’idée qu’il allait les quitter pour toujours leur prêtait unnouvel attrait. Il s’en fut tirer à l’arc, à la perche et auberceau, jouer aux quilles et au palet ; courut lutter nujusqu’à la ceinture avec ceux de Klaarvatsch, s’amusant à cesétreintes courtoises et même cordiales, à ces tièdes corps àcorps ; il fut « tombé » quelquefois, il en tombad’autres, souriant de sa force, de sa grâce souple, oubliant en cemoment les joies profondes de l’esprit et de l’art.

Guidon ne songeait même pas à cettecirconstance, capitale en cette journée, qu’il venait d’atteindresa majorité, qu’il avait l’âge d’une liaison obligatoire avec unefillette du pays. L’usage et la loi de Smaragdis ne lui étaientplus présents à l’esprit. Sa rêverie voguait déjà versl’au-delà.

Chapitre 4

 

 

La fête gonflait, se tendait ets’effrénait…

Le soir tomba, un soir de septembre. Desbaraques disposées sur l’estran montait une odeur de moules cuitesmêlée au parfum du varech et du frai accrochés aux brise-lames. Leschandelles s’allumaient sur les tréteaux et aux éventaires. Ilrégnait une cacophonie de tambours, de cymbales, derommelpots, de pitreries éraillées ; les guinguettesrésonnaient d’accordéonies hoquetantes bafouées d’éclats defifre ; les spectacles du soir commençaient dans les loges dedompteurs, et de fauves rugissements faisaient écho à la plaintedes vagues et concertaient avec on ne sait quelle houle humaine,quelle trépidation charnelle, quelle tourmente de stupre dans lescampagnes.

Jamais la mer n’avait été si phosphorescente.Des feux Saint-Elme s’accrochaient, sous un ciel d’encre, aux mâtsdes yachts et des barques pavoisés.

Un moment, au baisser du jour, l’Escal-Vigorfut aperçu violemment éclairé comme une architecture d’émeraude,puis un voile de sang s’appliqua, sur la façade tournée du côté del’Océan.

Des remous d’hommes, d’une part, de femmes del’autre, se rencontraient à l’écart des villages. Elles hurlaientleur envie, ils gesticulaient leur désir…

Guidon avait enfin pris congé de sescamarades, ceux du bourg miséreux de Klaarvatsch. Bousculé, ilpressait le pas pour sortir de la mêlée foraine qui commençait àl’obséder, et regagner l’Escal-Vigor. L’idée de son ami lui revintpleine de doux reproche, de conjuration et de nostalgie.

Au passage, des regards intimidèrent letransfuge. On se le désignait avec des clins-d’œil et deschuchotements.

Il s’arrêtait pour respirer loin de la zonedes poussées, quand, prêt à s’engager sous l’ormaie, deux foiscentenaire, menant à l’entrée du parc de l’Escal-Vigor, une bandedéboucha d’une allée latérale, l’interpellant, l’enfermant dans seslacs.

– Voyez donc ce grand dadais qu’onrencontre seul par les routes !

– Ô le joli garçon qui sedérobe !

– Fi donc ! Un jour dekermesse !

– Par saint Olfgar ! Cela vous a leduvet à la lèvre et n’a jamais touché à une fille. Demandez plutôtà sa propre sœur !

Elles le pressaient, lui tenaient force proposincendiaires avec volubilité ; elles menaçaient de lefouiller, se frottaient à lui avec des déhanchements, en serenversant, le corsage relâché, la bouche entr’ouverte comme unecorolle de fleur pâmée au soleil.

– Elles ont raison, frérot !intervint Claudie, en s’avançant, atrocement pateline. Il y alongtemps que tu es homme. Remplis ton devoir de galant. Fais tonchoix. Que te faut-il pour te décider ? Voici dix rudescompagnes qui t’ont attendu, des plus belles de la contrée. Ellesne manquaient point d’amateurs. Ne les as-tu pas entendues bramertout le jour par la campagne ? Mais sur ma recommandation,elles ont consenti à t’accorder la préférence. Aucune ne se rendraà une autre sommation avant que tu ne te sois décidé… Et pourtant,je te le répète, ils abondent ce soir par les chemins, les solideset les flamboyants coqs qui halètent après ces poules friandes etqui se régaleront de celles que tu dédaigneras !… Allons,prononce-toi ! À laquelle va ta fantaisie de nouvelhomme ? À qui les prémices de ta force ?

Le jeune homme devina un sinistre persiflageen ces paroles flatteuses, les premières qu’elle lui adressâtdepuis de longs mois qu’ils étaient brouillés, et, au lieu derépondre à sa sœur, il se flatta d’amadouer les dix autresfemelles, solides gaillardes du type de Claudie, la gorge abondanteet la croupe élastique.

– Je le regrette, les joliesfilles ; je suis pressé, je reviendrai tout à l’heure ;on m’attend au château !

– Au château ! se récrièrent-elles.Au château ! On n’y a pas besoin de toi, aujourd’hui.

– Le Dykgrave se passera bien de tesservices ! – C’est kermesse et campo pour tout le monde !– On chôme chez les maîtres comme chez les valets ! – Leplaisir prime la corvée ! – L’amour passe avant ledevoir ! – Puis, il a de quoi s’occuper avec sa Blandine, tonDykgrave ! dit Claudie d’un ton qui ouvrait à Guidon les piresalternatives.

– Quand je vous assure, mes friandespoulettes, que ma présence là-bas est indispensable, je ne me suisdéjà que trop attardé !

Et il voulut passer outre, presser le pas.

– Tarare ! On t’attendraencore ! Tu vas retourner avec nous au village ; tu nousferas danser toutes ; et ensuite, pour la reconduite, tuchoisiras l’une de nous, avec qui tu te comporteras selon la loides honnêtes gens de Smaragdis… ! Montre que tu es un digneGovaertz !

Il continuait à se défendre ; elles leharcelaient, excitées par Claudie :

– Oui, oui, il faut qu’il y passe !Il paiera son tribut comme les autres ! À chacun son devoir, àchacune son dû ! Sus au récalcitrant ! Ton patronattendra bien. Une heure de plus ou de moins ne fait rien àl’affaire !…

Il se débattait non sans impatience rageuse,effarouché ; mais elles étaient solides, se piquaient au jeu.Plus il rechignait, plus elles se torchaient de lui.

– Hardi, mes filles ! À l’assaut mesgaillardes ! N’y aura-t-il personne pour faire danser ce grandnicaise !

Dans le conflit elles flairaient le mâleséveux et cambré, et son haleine précipitée par ses efforts le leurrendait plus savoureux et plus appétissant encore. Elles lebafouaient en le caressant ; le tâtaient, l’empoignaient auhasard, qui par un bras, qui par une jambe ; l’une lui faisantune ceinture, l’autre un collier de ses bras ; mais il sedébattait ferme à présent ; se trémoussait pour de bon, etaurait même fini par leur échapper malgré leur acharnement.

Mais cette évasion eût fait encore moins lecompte de Claudie que le leur. La résistance du jeune hommel’édifiait complètement sur sa froideur à l’égard de la femme.Landrillon n’avait rien inventé. En elle une jalousie terrible sedonnait les apparences d’un vertueux mépris.

– Il se rendra ! Faut qu’il serende ! hurlait-elle. S’il ne veut être à l’une de vous, ilsera à toutes !

– À la rescousse, Landrillon !appela-t-elle, car, en prévision d’une lutte inégale où ellesauraient eu à faire à trop forte partie, elle avait aposté soncomplice dans les taillis de l’accotement. Un coup de main,Landrillon !

Il était temps : Guidon échappait à sespersécutrices en leur laissant entre les mains sa veste et même unepartie de son tricot et de ses grègues.

– Halte-là, Joseph ! gouaillaLandrillon en le terrassant au moyen d’un croc en jambe.

Tenu sous le valet qui l’avait pris à lagorge, Guidon se défendait de son mieux, battait des pieds et despoings, essayait même de mordre.

– Une ficelle ! demanda Landrillon.C’est que le petit bougre rue comme un diable ! Attachons-luiles mains et les pieds !

– oui, oui !

Faute de ficelle, les gaupes lacérèrent leursmouchoirs de cou. Dépoitraillées, la gorge au vent, échevelées,meurtries, du sang aux ongles, dans l’air opaque et fauve de cettelisière de bois, elles auraient évoqué les ménades.

– Lâche ! À moi ! Ausecours ! criait la victime.

Deux fois il rompit ses liens. Du sang coulaitde ses poignets et de ses chevilles.

Claudie, plus féroce que les autres, maismieux avisée, poussa un cri de triomphe :

– Tiens ! La courroie de cuir quiretient ses culottes !

– Au fait, elles peuvent tomber àprésent ! ricana le domestique.

Et elle-même déboucla cette ceinture dontLandrillon garrotta les jarrets du patient.

Cette fois, Guidon, réduit à l’impuissance,gisait, aux trois quarts nu, car les furies ne s’étaient pascontentées de lui rabattre les chausses, elles avaient mis sonvêtement en pièces.

Alors, sur l’instigation de Claudie, lesserres de ces harpies violèrent, à tour de rôle, la chairrécalcitrante et horrifiée du malheureux.

Guidon avait fini par se taire ; ilpleurait, essayait de se raidir ; ses tortillements devenaientdes convulsions, il pantelait malgré lui ; son spasme tournaitau râle de l’agonie, et au lieu de sève elles ne tiraient plus quedu sang. N’importe. L’attentat recommença. Elles juraient de tarirses forces, mais, essoufflées par leur action, cessaient leursclabauderies.

Cependant, aux cris poussés d’abord par lavictime et ses persécutrices, d’autres femmes, d’autres villageoisétaient accourus des rôtisseries et des bastringues. Ivres,affriolés, dès qu’on les eût mis au courant, ils applaudirent,jubilèrent, trouvant la plaisanterie croustilleuse.

On s’attroupait, on faisait cercle, on jouaitdes coudes pour voir. Des couples qui s’étaient écartésinterrompirent leurs intimes ébats pour venir prendre leur part deces dérisions érotiques. De tout jeunes gamins, la marmaille deKlaarvatsch, les porteurs de torches des sérénades, éclairaient,béants, cet atroce mystère ou en mimaient l’indécence. D’autress’appelaient comme des hyènes à la curée et, tandis que les cuivresfunambulesques continuaient de rauquer, ces rires étaient vraimentceux des animaux profanateurs. Les jeunes mâles qui avaient languipour Claudie la flattaient de leurs trémous lascifs et balourds,pendant que du geste et de la parole elle continuait à exciter cescorybantes. Que ne le dépeçaient-elles à vif ? Allait-il périrdisséqué sous les ongles ?

Les siècles écoulés avaient probablement vules arrière-aïeules de ces immolatrices s’acharner ainsi sur desnaufragés, danser autour d’un bûcher d’épaves ; et, aux tempsfabuleux, saint Olfgar avait dû voir semblables rictus decannibales faire la nique à son agonie.

Landrillon, irrémissiblement compromis, negardait plus aucun ménagement et, volant de l’un à l’autre,racontait à sa façon les mystères de l’Escal-Vigor, dévoilait à quivoulait l’entendre les stupres de Guidon et de son protecteur,mettant de cette façon la religion et les bonnes mœurs dans sonjeu : le scélérat obscène devenait un justicier, le crime unacte de salubrité et de vindicte publique.

Il avait suffi au misérable de prononcer unseul mot d’accusation pour que toute l’île fût comme ivre et ne seconnût plus.

Pas un qui n’eût donné de son pied dans lesreins du coupable. Quelques-uns s’en tenaient les côtes. D’autrestrouvaient qu’il n’en avait pas encore assez.

– Quand vous l’aurez achevé, disaitLandrillon aux femelles, nous le jetterons à la mer.

– Oui, à la mer, l’infâme !

Et ils allaient le transporter vers la grève,à travers la foire, quand une diversion s’opéra.

Chapitre 5

 

 

Depuis le départ de son ami, le comte deKehlmark n’avait plus eu de repos. Il ne tenait plus en place. Sonagitation augmentait à mesure que la kermesse lointaine approchaitde son plus haut période de frénésie. Il suffoquait comme dansl’attente d’un orage lent à éclater.

– Quelle tourmente de plaisir !disait-il à Blandine, qui s’efforçait, maternelle et balsamique, dele distraire de son accablement. Jamais ils n’ont mené pareilsabbat ! À entendre ces clameurs, on dirait qu’ils s’amusent às’entr’égorger !

Les autres années, la cacophonie, le hourvariforain, pétarades, sifflets, orgues et pistons, ne lui parvenaientpoint en rafales tellement significatives. Aujourd’hui aussi, cetteatmosphère électrique se compliquait de bouffées. de sueur,d’ivresse, de ripailles et de rut. Cette après-midi de saturnaleabhorrée ne finirait donc jamais !

Ce fut bien pis quand se coucha le soleil etque l’hallali érotique des trompettes se fut répercuté d’un cap àl’autre de Smaragdis, ajoutant comme un brouillard cuivreux auxaffres rouges du ciel agonisant. Et des voix humaines plusstridentes, plus paroxystes encore, reprirent le signal furieux desfanfares et l’aggravèrent au risque d’incendier les ténèbres…

Kehlmark n’y tint plus. Profitant d’un momentoù Blandine vaquait aux préparatifs du souper, il se jeta dans leparc. Tout à coup une note aiguë et déchirante, un cri pluslancinant encore que les appels du bugle de Guidon, sous l’ormaie,le soir de leur première confrontation, domina le fracasmétallique.

Kehlmark surprit la voix de son ami.

– C’est lui qu’on massacre !

Projeté en avant par cette épouvantablecertitude, il courut éperdu dans la nuit, s’orientant sur lesclameurs et les lamentations.

Comme il touchait à la lisière du parc, prêt àdéboucher dans l’avenue même où se perpétuait l’attentat, il y eutune recrudescence de huées, de vociférations, et il entendit le nomdu bien-aimé mêlé à ce tollé homicide.

L’instant d’après, il se ruait dans la cohue,les forces décuplées, bousculant les sinistres badauds, dispersant,assommant les cannibales.

Avec un cri de tigresse s’abattant sur lecorps de son petit, il dégagea Guidon privé de connaissance,meurtri et déguenillé, pollué de stupre, le baisa, le souleva dansses bras.

Sa stature paraissait agrandie.

Armé d’une canne, il décrivait de terriblesmoulinets. Autour de lui le cercle s’élargissait, et lentement,face aux forcenés et aux furies, il rétrogradait vers le parc. MaisLandrillon et Claudie sommèrent les autres, passagèrement atterréspar cette intervention majestueuse.

Il y eut un redoublement d’insultes. Laréprobation se détournait du jeune Govaertz pour foudroyer leDykgrave. Personne ne se mettait de son côté. Ses partisans lesplus débridés, les gueux de Klaarvatsch, ayant appris l’accusationqui pesait sur lui, se taisaient, penauds, contristés, s’abstenant,ne prenant point fait et cause.

Landrillon lui jeta la première pierre. Onlança vers le Dykgrave tout ce qui se trouvait sous la main. Desarchers, venus pour conquérir le prix des tirs à la perche et auberceau, visèrent sans vergogne le si prodigue roi de leurconfrérie. Une flèche l’atteignit à l’aisselle ; une autretroua la gorge de Guidon et fit gicler le sang sur le visaged’Henry. Kehlmark, sans souci de sa propre blessure, ne cessait deboire et de caresser des yeux le corps outragé de son ami. Maispercé, une seconde fois, vers le cœur, il tomba avec sa précieusecharge.

Comme ils bondissaient pour l’achever, unefemme en blanc se mit devant eux, les bras en croix, offrant sapoitrine à leurs coups.

Et sa majesté, sa douleur étaient telles, telssurtout le calme héroïsme, le renoncement divin répandu sur sonvisage, que tous s’écartèrent et que Claudie repoussa pourtoujours, loin d’elle, Landrillon qui l’entraînait réclamant leprix convenu, – pour se jeter, à jamais folle, dans les bras de sonpère d’où elle éclata de rire au nez du sordide Bomberg…

Blandine ne prononça point une parole, n’eutni une larme, ni un cri.

Mais sa présence retrempait les bonnesâmes : les cinq pauvres, les préférés de Kehlmark, vainquirentleur lâche obéissance au vœu public, et enlevèrent sur leursépaules Kehlmark et Guidon enlacés dans une commune agonie. Lesrudes hommes pleurèrent, convertis…

Blandine les précéda au château.

Pour ne point porter les blessés jusqu’àl’étage, on leur dressa un lit sur le billard. Les amis reprirentconnaissance, presque simultanément. En ouvrant les yeux, ils lesarrêtèrent sur Conradin et Frédéric de Bade, puis ils seregardèrent, se sourirent, se rappelèrent la tuerie, s’embrassèrentétroitement, et, leurs lèvres ne se détachant plus, ils attendirentle moment de leurs derniers souffles.

– Et moi, murmura Blandine, ne mediras-tu point un mot d’adieu, Henry ! Songe combien jet’aimais !

Kehlmark se tourna vers elle :

– Oh, murmura-t-il, pouvoir t’aimer dansl’éternité comme tu méritais d’être aimée sur la terre, femmesublime !

– Mais, ajouta-t-il, en reprenant la mainde Guidon, je voudrais t’aimer, ma Blandine, en continuant aussi àchérir celui-ci, cet enfant de délices !… Oui, restermoi-même, Blandine ! Ne pas changer !… Demeurer fidèlejusqu’au bout à ma nature juste, légitime !… Si j’avais àrevivre, c’est ainsi que je voudrais aimer, dussé-je souffrirautant et même plus que je n’ai souffert ; oui, Blandine, masœur, ma seule amie, dussé-je même te faire souffrir encore commeje te fis souffrir !… Et bénie notre mort à tous trois,Blandine, car nous ne te précéderons que de bien peu hors de cemonde, béni notre martyre qui rachètera, affranchira, exalteraenfin toutes les amours !

Et ses lèvres ayant repris les lèvres del’enfant, éperdument offertes aux siennes, Guidon et Henryconfondirent leurs haleines dans un suprême baiser.

Blandine leur ferma les yeux, à tousdeux ; puis, stoïque, à la fois païenne et sainte, elleadressa des prières précursoriales à la Révélation nouvelle ;n’ayant plus conscience de rien de terrestre et de contemporain,sauf d’un vide infini, dans le cœur, un vide que nulle imagehumaine ne pourrait désormais combler.

Le dieu l’appellerait-il enfin dans sonciel ?

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