Livre 1
De la fable
Il y a quelque temps qu’un de mes amis, me voyant occupé de faire des fables, me proposa de me présenter à un de ses oncles, vieillard aimable et obligeant, qui toute sa vie avait aimé de prédilection le genre de l’apologue, possédait dans sa bibliothèque presque tous les fabulistes, et relisait sans cesse La Fontaine. J’acceptai avec joie l’offre de mon ami : nous allâmes ensemble chez son oncle. Je vis un petit vieillard de quatre-vingts ans à-peu-près, mais qui se tenait encore droit. Sa physionomie était douce et gaie, ses yeux vifs et spirituels ;son visage, son sourire, sa manière d’être, annonçaient cette paix de l’âme, cette habitude d’être heureux par soi qui se communique aux autres. On était sûr, au premier abord, que l’on voyait un honnête homme que la fortune avait respecté. Cette idée faisait plaisir, et préparait doucement le cœur à l’attrait qu’il éprouvait bientôt pour cet honnête homme. Il me reçut avec une bonté franche et polie, me fit asseoir près de lui, me pria de parler un peu haut, parce qu’il avait, me dit-il, le bonheur de n’être que sourd ; et, déjà prévenu par son neveu que je me donnais les airs d’être un fabuliste, il me demanda si j’aurais la complaisance de lui dire quelques uns de mes apologues. Je ne me fis pas presser, j’avais déjà de la confiance en lui. Je choisis promptement celles de mes fables que je regardais comme lesmeilleures ; je m’efforçai de les réciter de mon mieux, de lesparer de tout le prestige du débit, de les jouer en lesdisant ; et je cherchai dans les yeux de mon juge à deviners’il était satisfait.
Il m’écoutait avec bienveillance, souriait detemps en temps à certains traits, rapprochait ses sourcils àquelques autres, que je notais en moi-même pour les corriger. Aprèsavoir entendu une douzaine d’apologues, il me donna ce tributd’éloges que les auteurs regardent toujours comme le prix de leurtravail, et qui n’est souvent que le salaire de leur lecture. Je leremerciai, comme il me louait, avec une reconnaissancemodérée ; et, ce petit moment passé, nous commençâmes uneconversation plus cordiale. J’ai reconnu dans vos fables, medit-il, plusieurs sujets pris dans des fables anciennes ouétrangères. Oui, lui répondis-je, toutes ne sont pas de moninvention. J’ai lu beaucoup de fabulistes ; et lorsque j’aitrouvé des sujets qui me convenaient, qui n’avoient pas été traitéspar La Fontaine, je ne me suis fait aucun scrupule de m’en emparer.J’en dois quelques uns à Ésope, à Bidpaï, à Gay, aux fabulistesallemands, beaucoup plus à un espagnol nommé Yriarté, poète dont jefais grand cas, et qui m’a fourni mes apologues les plus heureux.Je compte bien en prévenir le public dans une préface, afin quel’on ne puisse pas me reprocher… Oh ! C’est fort égal aupublic, interrompit-il en riant. Qu’importe à vos lecteurs que lesujet d’une de vos fables ait été d’abord inventé par un grec, parun espagnol, ou par vous ? L’important, c’est qu’elle soitbien faite. La Bruyère a dit : le choix des pensées estinvention.d’ailleurs, vous avez pour vous l’exemple de LaFontaine. Il n’est guère de ses apologues que je n’aie retrouvésdans des auteurs plus anciens que lui. Mais comment ysont-ils ? Si quelque chose pouvait ajouter à sa gloire, ceserait cette comparaison. N’ayez donc aucune inquiétude sur cepoint. En poésie, comme à la guerre, ce qu’on prend à ses frèresest vol, mais ce qu’on enlève aux étrangers est conquête.
Parlons d’une chose plus importante :comment avez-vous considéré l’apologue ? à cette question, jedemeurai surpris, je rougis un peu, je balbutiai ; et, voyantbien, à l’air de bonté du vieillard, que le meilleur parti étaitd’avouer mon ignorance, je lui répondis, si bas qu’il me le fitrépéter, que je n’avais pas encore assez réfléchi sur cettequestion, mais que je comptais m’en occuper quand je ferais mondiscours préliminaire. J’entends, me répondit-il : vous avezcommencé par faire des fables ; et, quand votre recueil serafini, vous réfléchirez sur la fable. Cette manière de procéder estassez commune, même pour des objets plus importants. Au surplus,quand vous auriez pris la marche contraire, qui sûrement eût étéplus raisonnable, je doute que vos fables y eussent gagné. Ce genred’ouvrage est peut-être le seul où les poétiques sont à-peu-prèsinutiles, où l’étude n’ajoute presque rien au talent, où, pour meservir d’une comparaison qui vous appartient, on travaille, par uneespèce d’instinct, aussi bien que l’hirondelle bâtit son nid, oubien aussi mal que le moineau fait le sien.
Cependant je ne doute point que vous n’ayezlu, dans beaucoup de préfaces de fables, que l’apologue est uneinstruction déguisée sous l’allégorie d’une action :définition qui, par parenthèse, peut convenir au poème épique, à lacomédie, au roman, et ne pourrait s’appliquer à plusieurs fables,comme celles de Philomèle et Progné, de l’oiseaublessé d’une flèche, du paon se plaignant à Junon, durenard et du buste, etc. Qui proprement n’ont pointd’action, et dont tout le sens est renfermé dans le seul mot de lafin ; ou comme celles de l’ivrogne et sa femme, durieur et des poissons, de Tircis et Amarante, dutestament expliqué par Ésope, qui n’ont que le mériteassez grand d’être parfaitement contées, et qu’on serait bien fâchéde retrancher quoiqu’elles n’aient point de morale. Ainsi cettedéfinition, reçue de tous les temps, ne me paraît pas toujoursjuste. Vous avez lu sûrement encore, dans le très ingénieuxdiscours que feu M De La Motte a mis à la tête de ses fables, que,pour faire un bon apologue, il faut d’abord, se proposer unevérité morale, la cacher sous l’allégorie d’une image qui ne pêcheni contre la justesse, ni contre l’unité, ni contre lanature ; amener ensuite des acteurs que l’on fera parler dansun style familier mais élégant, simple mais ingénieux, animé de cequ’il y a de plus riant et de plus gracieux, en distinguant bienles nuances du riant et du gracieux, du naturel et dunaïf.
Tout cela est plein d’esprit, j’enconviens : mais, quand on saura toutes ces finesses, on seratout au plus en état de prouver, comme l’a fait M De La Motte, quela fable des deux pigeons est une fable imparfaite, carelle pêche contre l’unité ; que celle du lionamoureux est encore moins bonne, car l’image entière estvicieuse. Mais, pour le malheur des définitions et des règles,tout le monde n’en sait pas moins par cœur l’admirable fable desdeux pigeons, tout le monde n’en répète pas moins souventces vers du lion amoureux, amour, amour, quand tu noustiens, on peut bien dire, adieu prudence ; et personne ne sesoucie de savoir qu’on peut démontrer rigoureusement que ces deuxfables sont contre les règles. Vous exigerez peut-être de moi, enme voyant critiquer avec tant de sévérité les définitions, lespréceptes donnés sur la fable, que j’en indique de meilleurs :mais je m’en garderai bien, car je suis convaincu que ce genre nepeut être défini et ne peut avoir de préceptes. Boileau n’en a riendit dans son art poétique, et c’est peut-être parcequ’ilavait senti qu’il ne pouvait le soumettre à ses lois. Ce Boileau,qui assurément était poète, avait fait la fable de la mort etdu malheureux en concurrence avec La Fontaine.
J B Rousseau, qui était poète aussi, traita lemême sujet. Lisez dans M D’Alembert ces deux apologues comparésavec celui de La Fontaine ; vous trouverez la même morale, lamême image, la même marche, presque les mêmes expressions ;cependant les deux fables de Boileau et de Rousseau sont au moinstrès médiocres, et celle de La Fontaine est un chef-d’œuvre. Laraison de cette différence nous est parfaitement développée dans unexcellent morceau sur la fable, de M Marmontel. Il n’y donne pasles moyens d’écrire de bonnes fables, car ils ne peuvent pas sedonner ; il n’expose point les principes, les règles qu’ilfaut observer, car je répète que dans ce genre il n’y en apoint : mais il est le premier, ce me semble, qui nous aitexpliqué pourquoi l’on trouve un si grand charme à lire LaFontaine, d’où vient l’illusion que nous cause cet inimitableécrivain. « non seulement, dit M Marmontel, La Fontaine aoui dire ce qu’il raconte, mais il l’a vu, il croit le voir encore…etc. » M Marmontel a raison : quand ce mot est dit,on pardonne tout à l’auteur ; on ne s’offense plus des leçonsqu’il nous fait, des vérités qu’il nous apprend ; on luipermet de prétendre à nous enseigner la sagesse, prétention quel’on a tant de peine à passer à son égal. Mais un bonhomme n’est plus notre égal : sa simplicité crédule, quinous amuse, qui nous fait rire, le délivre à nos yeux de sasupériorité ; on respire alors, on peut hardiment sentir leplaisir qu’il nous donne ; on peut l’admirer et l’aimer sansse compromettre.
Voilà le grand secret de La Fontaine, secretqui n’était son secret que parcequ’il l’ignorait lui-même. Vous meprouvez, lui répondis-je assez tristement, qu’à moins d’être un LaFontaine il ne faut pas faire de fables ; et vous sentez quela seule réponse à cette affligeante vérité c’est de jeter au feumes apologues. Vous m’en donnez une forte tentation ; etcomme, dans les sacrifices un peu pénibles, il faut toujoursprofiter du moment où l’on se trouve en force, je vais, en rentrantchez moi… faire une sottise, interrompit-il ; sottise dontvous ne seriez point tenté, si vous aviez moins d’orgueil d’unepart, et de l’autre plus de véritable admiration pour La Fontaine.Comment ! Repris-je d’un ton presque fâché, quelle plus grandepreuve de modestie puis-je donner que de brûler un ouvrage qui m’acoûté des années de travail ? Et quel plus grand hommage peutrecevoir de moi l’admirable modèle dont je ne puis jamaisapprocher ? Monsieur le fabuliste, me dit le vieillard ensouriant, notre conversation pourra vous fournir deux bonnesfables, l’une sur l’amour propre, l’autre sur la colère. Enattendant, permettez-moi de vous faire une question que je veuxaussi habiller en apologue. Si la plus belle des femmes, Hélène parexemple, régnait encore à Lacédémone, et que tous les grecs, tousles étrangers, fussent ravis d’admiration en la voyant paraîtredans les jeux publics, ornée d’abord de ses attraits enchanteurs,de sa grâce, de sa beauté divine, et puis encore de l’éclat quedonne la royauté, que penseriez-vous d’une petite paysanne ilote,que je veux bien supposer jeune, fraîche, avec des yeux noirs, etqui, voyant paraître la reine, se croirait obligée d’aller secacher ? Vous lui diriez : ma chère enfant, pourquoi vouspriver des jeux ? Personne, je vous assure, ne songe à vouscomparer avec la reine de Sparte. Il n’y a qu’une Hélène aumonde ; comment vous vient-il dans la tête que l’on puissesonger à deux ? Tenez-vous à votre place. La plupart des grecsne vous regarderont pas ; car la reine est là haut, et vousêtes ici. Ceux qui vous regarderont, vous ne les ferez pas fuir. Ily en a même qui peut-être vous trouveront à leur gré ; vous enferez vos amis, et vous admirerez avec eux la beauté de cette reinedu monde. Quand vous lui auriez dit cela, si la petite fillevoulait encore s’aller cacher, ne lui conseilleriez-vous pointd’avoir moins d’orgueil d’une part, et de l’autre plus d’admirationpour Hélène ? Vous m’entendez ; et je ne crois pasnécessaire, ainsi que l’exige M De La Motte, de placer la moralitéà la fin de mon apologue. Ne brûlez donc point vos fables ; etsoyez sûr que La Fontaine est si divin, que beaucoup de placesinfiniment au-dessous de la sienne sont encore très belles. Si vouspouvez en avoir une, je vous en ferai mon compliment. Pour cela,vous n’avez besoin que de deux choses que je vais tâcher de vousexpliquer. Quoique je vous aie dit que je ne connais point dedéfinition juste et précise de l’apologue, j’adopterais pour laplupart celle que La Fontaine lui-même a choisie, lorsqu’en parlantdu recueil de ses fables il l’appelle, une ample comédie à centactes divers, et dont la scène est l’univers.
En effet, un apologue est une espèce de petitdrame : il a son exposition, son nœud, son dénouement. Que lesacteurs en soient des animaux, des dieux, des arbres, des hommes,il faut toujours qu’ils commencent par me dire ce dont il s’agit,qu’ils m’intéressent à une situation, à un évènement quelconque, etqu’ils finissent par me laisser satisfait, soit de cet évènement,soit quelquefois d’un simple mot, qui est le résultat moral de toutce qu’on a dit ou fait. Il me serait aisé, si je ne craignaisd’être trop bavard, de prendre au hasard une fable de La Fontaine,et de vous y faire voir l’avant-scène, l’exposition, faite souventpar un monologue, comme dans la fable du berger et sontroupeau ; l’intérêt commençant avec la situation, commedans la colombe et la fourmi ; le danger croissantd’acte en acte, car il y en a de plusieurs actes, commel’alouette et ses petits avec le maître d’un champ ;et le dénouement enfin, mis quelquefois en spectacle, comme dansle loup devenu berger, plus communément en simplerécit.
Cela posé, comme le fabuliste ne peut êtreaidé par de véritables acteurs, par le prestige du théâtre, etqu’il doit cependant me donner la comédie, il s’ensuit que sonpremier besoin, son talent le plus nécessaire, doit être celui depeindre : car il faut qu’il montre aux regards ce théâtre, cesacteurs qui lui manquent ; il faut qu’il fasse lui-même sesdécorations, ses habits ; que non seulement il écrive sesrôles, mais qu’il les joue en les écrivant, et qu’il exprime à lafois les gestes, les attitudes, les mines, les jeux de visage, quiajoutent tant à l’effet des scènes. Mais ce talent de peindre nesuffirait pas pour le genre de la fable, s’il ne se trouvait réuniavec celui de conter gaiement : art difficile et peucommun ; car la gaieté que j’entends est à la fois celle del’esprit et celle du caractère. C’est ce don, le plus désirablesans doute puisqu’il vient presque toujours de l’innocence, quinous fait aimer des autres parceque nous pouvons nous aimernous-mêmes ; change en plaisirs toutes nos actions et souventtous nos devoirs ; nous délivre, sans nous donner la peine del’attention, d’une foule de défauts pénibles, pour nous orner demille qualités qui ne coûtent jamais d’efforts. Enfin cette gaieté,selon moi, est la véritable philosophie, qui se contente de peusans savoir que c’est un mérite, supporte avec résignation les mauxinévitables de la vie sans avoir besoin de se dire que l’impatiencen’y changerait rien, et sait encore faire le bonheur de ceux quinous environnent du seul supplément de notre propre bonheur.
Voilà la gaieté que je veux dans l’écrivainqui raconte : elle entraîne avec elle le naturel, la grâce, lanaïveté. Le talent de peindre, comme vous savez, comprend le méritedu style et le grand art de faire des vers qui soient toujours dela poésie.
Ainsi je conclus que tout fabuliste quiréunira ces deux qualités pourra se flatter, non pas d’être l’égalde La Fontaine, mais d’être souffert après lui. Parlez-voussérieusement, lui dis-je, et prétendez-vous m’encourager ? Sitout ce que vous venez de détailler n’est que le moins qu’on puisseexiger d’un fabuliste, que voulez-vous que je devienne ? Oulaissez-moi brûler mes fables, ou ne me démontrez pas qu’elles neréussiront point. Je pourrais vous répondre pourtant que l’élégantPhèdre n’est rien moins que gai, que le laconique Ésope ne l’estpas beaucoup davantage, que l’anglais Gay n’est presque jamaisqu’un philosophe de mauvaise humeur, et que cependant… cesmessieurs-là, reprit le vieillard, n’ont rien de commun avec vous.Indépendamment de la différence de leur nation, de leur siècle, deleur langue, songez que Phèdre fut le premier chez les romains quiécrivit des fables en vers ; que Gay fut de même le premierchez les anglais. Je ne prétends pas assurément leur disputer leurmérite : mais croyez que ce mot de premier ne laissepas de faire à la réputation des hommes. Quant à votre Ésope, je nedirai pas qu’il fut aussi le premier chez les grecs, car je suispersuadé qu’il n’a jamais existé. Quoi ! Répliquai-je, cetÉsope dont nous avons les ouvrages, dont j’ai lu la vie dansMéziriac, dans La Fontaine, dans tant d’autres, ce phrygien sifameux par sa laideur, par son esprit, par sa sagesse, n’aurait étéqu’un personnage imaginaire ? Quelles preuves enavez-vous ? Et qui donc, à votre avis, est l’inventeur del’apologue ? Vous pressez un peu les questions, reprit-il avecdouceur, et vous allez m’engager dans une discussion scientifique àlaquelle je ne suis guère propre, car on ne peut être moins savantque moi. Pour ce qui regarde Ésope, je vous renvoie à unedissertation fort bien faite de feu M Boulanger sur lesincertitudes qui concernent les premiers écrivains del’antiquité. Vous y verrez que cet Ésope si renommé par sesapologues, et que les historiens ont placé dans le sixième siècleavant notre ère, se trouve à la fois le contemporain de Crésus roide Lydie, d’un Necténabo roi d’Égypte, qui vivait centquatre-vingts ans après Crésus, et de la courtisane Rhodope, quipasse pour avoir élevé une de ces fameuses pyramides bâties aumoins dix-huit cents ans avant Crésus. Voilà déjà d’assez grandsanachronismes pour rejeter comme fabuleuses toutes les viesd’Ésope. Quant à ses ouvrages, les orientaux les réclament et lesattribuent à Lochman, fabuliste célèbre en Asie depuis des milliersd’années, surnommé le sage par tout l’Orient, et qui passepour avoir été, comme Ésope, esclave, laid et contrefait. MBoulanger, par des raisons très plausibles, démontre à-peu-prèsqu’Ésope et Lochman ne sont qu’un. Il est vrai qu’il donne ensuitedes raisons presque aussi bonnes, tirées de l’étymologie, de laressemblance des noms phéniciens, hébreux, arabes, pour prouver quece Lochman le sage pourrait fort bien être le roi Salomon.Il va plus loin ; et, comparant toujours les identités, lesrapports des noms, les similitudes des anecdotes, il en conclut quece Salomon, si révéré dans l’Orient pour sa sagesse, son esprit, sapuissance, ses ouvrages, était Joseph fils de Jacob, premierministre d’Égypte. De là revenant à Ésope, il fait un rapprochementfort ingénieux d’Ésope et de Joseph, tous deux réduits àl’esclavage, et faisant prospérer la maison de leur maître ;tous deux enviés, persécutés, et pardonnant à leurs ennemis ;tous deux voyant en songe leur grandeur future, et sortantd’esclavage à l’occasion de ce songe ; tous deux excellantdans l’art d’interpréter les choses cachées ; enfin tous deuxfavoris et ministres, l’un du pharaon d’Égypte, l’autre du roi deBabylone.
Mais, sans adopter toutes les opinions de MBoulanger, je me borne à regarder comme à-peu-près sûr que ceprétendu Ésope n’est qu’un nom supposé sous lequel on répandit dansla Grèce des apologues connus longtemps auparavant dans l’Orient.Tout nous vient de l’Orient ; et c’est la fable, sans aucundoute, qui a le plus conservé du caractère et de la tournure del’esprit asiatique. Ce goût de paraboles, d’énigmes, cette habitudede parler toujours par images, d’envelopper les préceptes d’unvoile qui semble les conserver, durent encore en Asie ; leurspoètes, leurs philosophes, n’ont jamais écrit autrement. Oui, luidis-je, je suis de votre avis sur ce point. Mais quel est le paysde l’Asie que vous regardez comme le berceau de la fable ?Là-dessus, me répondit-il, je me suis fait un petit système, quipourrait bien n’être pas plus vrai que tant d’autres : mais,comme c’est peu important, je ne m’en suis pas refusé le plaisir.Voici mes idées sur l’origine de la fable. Je ne les dis guère qu’àmes amis, parcequ’il n’y a pas grand inconvénient à se tromper aveceux.
Nulle part on n’a dû s’occuper davantage desanimaux que chez le peuple où la métempsycose était un dogme reçu.Dès qu’on a pu croire que notre âme passait après notre mort dansle corps de quelque animal, on n’a rien eu de mieux à faire, riende plus raisonnable, rien de plus conséquent, que d’étudier avecsoin les mœurs, les habitudes, la façon de vivre de ces animaux siintéressants, puisqu’ils étaient à la fois pour l’homme l’avenir etle passé, puisqu’on voyait toujours en eux ses pères, ses enfantset soi-même. De l’étude des animaux, de la certitude qu’ils ontnotre âme, on a dû passer aisément à la croyance qu’ils ont unlangage. Certaines espèces d’oiseaux l’indiquent même sans cela.Les étourneaux, les perdrix, les pigeons, les hirondelles, lescorbeaux, les grues, les poules, une foule d’autres, ne viventjamais que par grandes troupes. D’où viendrait ce besoin desociété, s’ils n’avoient pas le don de s’entendre ? Cetteseule question dispense d’autres raisonnements qu’on pourraitalléguer.
Voilà donc le dogme de la métempsycose, qui,en conduisant naturellement les hommes à l’attention, à l’intérêtpour les animaux, a dû les mener promptement à la croyance qu’ilsont un langage. De là je ne vois plus qu’un pas à l’invention de lafable, c’est-à-dire à l’idée de faire parler ces animaux pour lesrendre les précepteurs des humains. Montagne a dit que notresapience apprend des bêtes les plus utiles enseignements aux plusgrandes et plus nécessaires parties de la vie. En effet, sansparler des chiens, des chevaux, de plusieurs autres animaux, dontl’attachement, la bonté, la résignation, devraient sans cesse fairehonte aux hommes, je ne veux prendre pour exemple que les mœurs duchevreuil, de cet animal si joli, si doux, qui ne vit point ensociété, mais en famille ; épouse toujours, à la manière desguèbres, la sœur avec laquelle il vint au monde, avec laquelle ilfut élevé ; qui demeure avec sa compagne, près de son père etde sa mère, jusqu’à ce que, père à son tour, il aille se consacrerà l’éducation de ses enfants, leur donner les leçons d’innocence,de bonheur, qu’il a reçues et pratiquées ; qui passe enfin savie entière dans les douceurs de l’amitié, dans les jouissances dela nature, et dans cette heureuse ignorance, cette imprévoyance desmaux, cette incuriosité qui, comme dit le bon Montagne,est un chevet si doux, si sain à reposer une tête bienfaite. Pensez-vous que le premier philosophe qui a pris lapeine de rapprocher de ces mœurs si pures, si douces, nosintrigues, nos haines, nos crimes ; de comparer avec monchevreuil, allant paisiblement au gagnage, l’homme, caché derrièreun buisson, armé de l’arc qu’il a inventé pour tuer de plus loinses frères, et employant ses soins, son adresse, à contrefaire lecri de la mère du chevreuil, afin que son enfant trompé, venant àce cri qui l’appelle, reçoive une mort plus sûre des mains duperfide assassin ; pensez-vous, dis-je, que ce philosophen’ait pas aussitôt imaginé de faire causer ensemble les chevreuilspour reprocher à l’homme sa barbarie, pour lui dire les véritésdures que mon philosophe n’aurait pu hasarder sans s’exposer auxeffets cruels de l’amour propre irrité ? Voilà la fableinventée ; et, si vous avez pu me suivre dans mon diffusverbiage, vous devez conclure avec moi que l’apologue a dû naîtredans l’Inde et que le premier fabuliste fut sûrement unbrahmane.
Ici le peu que nous savons de ce beau payss’accorde avec mon opinion. Les apologues de Bidpaï sont le plusancien monument que l’on connaisse dans ce genre ; et Bidpaïétait un brahmane. Mais, comme il vivait sous un roi puissant dontil fut le premier ministre, ce qui suppose un peuple civilisé dèslongtemps, il est assez vraisemblable que ses fables ne furent pasles premières. Peut-être même n’est-ce qu’un recueil des apologuesqu’il avait appris à l’école des gymnosophistes, dont l’antiquitése perd dans la nuit des temps. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cesapologues indiens, parmi lesquels on trouve les deuxpigeons, ont été traduits dans toutes les langues de l’Orient,tantôt sous le nom de Bidpaï ou Pilpay, tantôt sous celui deLochman. Ils passèrent ensuite en Grèce sous le titre de fablesd’Ésope. Phèdre les fit connaître aux romains. Après Phèdre,plusieurs latins, Aphtonius, Avien, Gabrias, composèrent aussi desfables. D’autres fabulistes plus modernes, tels que Faërne,Abstémius, Camérarius, en donnèrent des recueils, toujours enlatin, jusqu’à la fin du seizième siècle qu’un nommé Hégémon, deChâlons-Sur-Saône, s’avisa le premier de faire des fables en versfrançais. Cent ans après, La Fontaine parut ; et La Fontainefit oublier toutes les fables passées, et, je tremble de vous ledire, vraisemblablement aussi toutes les fables futures. CependantM De La Motte et quelques autres fabulistes très estimables denotre temps ont eu, depuis La Fontaine, des succès mérités. Je neles juge pas devant vous, parceque ce sont vos rivaux ; je meborne à vous souhaiter de les valoir. Voilà l’histoire de la fable,telle que je la conçois et la sais. Je vous l’ai faite pour monplaisir peut-être plus que pour le vôtre. Pardonnez cettedigression à mon âge et à mon goût pour l’apologue. à ces mots levieillard se tut. Je crois qu’il en était temps, car il commençaità se fatiguer. Je le remerciai des instructions qu’il m’avaitdonnées, et lui demandai la permission de lui porter le recueil demes fables, pour qu’il voulût bien retrancher d’une main plus fermeque la mienne celles qu’il trouverait trop mauvaises, et m’indiquerles fautes susceptibles d’être corrigées dans celles qu’illaisserait. Il me le promit, me donna rendez-vous à huit jours delà. On juge que je fus exact à ce rendez-vous : mais quellefut ma douleur, lorsqu’arrivant avec mon manuscrit j’appris à laporte du vieillard qu’il était mort de la veille ! Je leregrettai comme un bienfaiteur ; car il l’aurait été, et c’estla même chose. Je ne me sentis pas le courage de corriger sans luimes apologues, encore moins celui d’en retrancher ; et, privéde conseil, de guide, précisément à l’instant où l’on m’avait faitsentir combien j’en avais besoin, pour me délivrer du soin fatigantde songer sans cesse à mes fables je pris le parti de les imprimer.C’est à présent au public à faire l’office du vieillard ;peut-être trouverai-je en lui moins de politesse, mais il trouveradans moi la même docilité.
La vérité, toute nue,
Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peudétruits ;
Jeune et vieux fuyaient à sa vue.
La pauvre vérité restait là morfondue,
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
À ses yeux vient se présenter
La fable, richement vêtue,
Portant plumes et diamants,
La plupart faux, mais très brillants.
Eh ! Vous voilà ! Bon jour,dit-elle :
Que faites-vous ici seule sur unchemin ?
La vérité répond : vous le voyez, jegèle ;
Aux passants je demande en vain
De me donner une retraite,
Je leur fais peur à tous : hélas !Je le vois bien,
Vieille femme n’obtient plus rien.
Vous êtes pourtant ma cadette,
Dit la fable, et, sans vanité,
Partout je suis fort bien reçue :
Mais aussi, dame vérité,
Pourquoi vous montrer toute nue ?
Cela n’est pas adroit : tenez,arrangeons-nous ;
Qu’un même intérêt nous rassemble :
Venez sous mon manteau, nous marcheronsensemble.
Chez le sage, à cause de vous,
Je ne serai point rebutée ;
À cause de moi, chez les fous
Vous ne serez point maltraitée :
Servant, par ce moyen, chacun selon songoût,
Grâce à votre raison, et grâce à ma folie,
Vous verrez, ma sœur, que partout
Nous passerons de compagnie.
Prenez garde, mes fils, côtoyez moins lebord,
Suivez le fond de la rivière ;
Craignez la ligne meurtrière,
Ou l’épervier, plus dangereux encor.
C’est ainsi que parlait une carpe de Seine
À de jeunes poissons qui l’écoutaient àpeine.
C’était au mois d’avril ; les neiges, lesglaçons,
Fondus par les zéphyrs, descendaient desmontagnes ;
Le fleuve enflé par eux s’élève à grosbouillons,
Et déborde dans les campagnes.
Ah ! Ah ! Criaient lescarpillons,
Qu’en dis-tu, carpe radoteuse ?
Crains-tu pour nous les hameçons ?
Nous voilà citoyens de la merorageuse ;
Regarde : on ne voit plus que les eaux etle ciel,
Les arbres sont cachés sous l’onde,
Nous sommes les maîtres du monde,
C’est le déluge universel.
Ne croyez pas cela, répond la vieillemère ;
Pour que l’eau se retire il ne faut qu’uninstant.
Ne vous éloignez point, et, de peurd’accident,
Suivez, suivez toujours le fond de larivière.
Bah ! Disent les poissons, tu répètestoujours
Mêmes discours.
Adieu, nous allons voir notre nouveaudomaine.
Parlant ainsi, nos étourdis
Sortent tous du lit de la Seine,
Et s’en vont dans les eaux qui couvrent lepays.
Qu’arriva-t-il ? Les eaux seretirèrent,
Et les carpillons demeurèrent ;
Bientôt ils furent pris,
Et frits.
Pourquoi quittaient-ils la rivière ?
Pourquoi ? Je le sais trop,hélas !
C’est qu’on se croit toujours plus sage que samère,
C’est qu’on veut sortir de sa sphère,
C’est que… c’est que… je ne finirais pas.
Certain monarque un jour déplorait samisère,
Et se lamentait d’être roi :
Quel pénible métier ! Disait-il :sur la terre
Est-il un seul mortel contredit commemoi ?
Je voudrais vivre en paix, on me force à laguerre ;
Je chéris mes sujets, et je mets desimpôts ;
J’aime la vérité, l’on me trompe sanscesse ;
Mon peuple est accablé de maux ;
Je suis consumé de tristesse ;
Partout je cherche des avis,
Je prends tous les moyens, inutile est mapeine ;
Plus j’en fais, moins je réussis.
Notre monarque alors aperçoit dans laplaine
Un troupeau de moutons maigres, de prèstondus,
Des brebis sans agneaux, des agneaux sansleurs mères,
Dispersés, bêlants, éperdus,
Et des béliers sans force errant dans lesbruyères.
Leur conducteur Guillot allait, venait,courait,
Tantôt à ce mouton qui gagne la forêt,
Tantôt à cet agneau qui demeure derrière,
Puis à sa brebis la plus chère ;
Et, tandis qu’il est d’un côté,
Un loup prend un mouton qu’il emporte bienvite.
Le berger court, l’agneau qu’il quitte
Par une louve est emporté.
Guillot tout haletant s’arrête,
S’arrache les cheveux, ne sait plus oùcourir,
Et, de son poing frappant sa tête,
Il demande au ciel de mourir.
Voilà bien ma fidèle image !
S’écria le monarque ; et les pauvresbergers,
Comme nous autres rois, entourés dedangers,
N’ont pas un plus doux esclavage ;
Cela console un peu. Comme il disait cesmots,
Il découvre en un pré le plus beau destroupeaux,
Des moutons gras, nombreux, pouvant marcher àpeine,
Tant leur riche toison les gêne,
Des béliers grands et fiers, tous en ordrepaissant,
Des brebis fléchissant sous le poids de lalaine,
Et de qui la mamelle pleine
Fait accourir de loin les agneauxbondissants.
Leur berger, mollement étendu sous unhêtre,
Faisait des vers pour son Iris,
Les chantait doucement aux échosattendris,
Et puis répétait l’air sur son hautboischampêtre.
Le roi tout étonné disait : ce beautroupeau
Sera bientôt détruit : les loups necraignent guère
Les pasteurs amoureux qui chantent leurbergère ;
On les écarte mal avec un chalumeau.
Ah ! Comme je rirais… ! Dansl’instant le loup passe,
Comme pour lui faire plaisir :
Mais à peine il paraît, que, prompt à lesaisir,
Un chien s’élance et le terrasse.
Au bruit qu’ils font en combattant,
Deux moutons effrayés s’écartent dans laplaine ;
Un autre chien part, les ramène,
Et pour rétablir l’ordre il suffit d’uninstant.
Le berger voyait tout, couché dessusl’herbette,
Et ne quittait pas sa musette.
Alors le roi presque en courroux
Lui dit : comment fais-tu ? Les boissont pleins de loups,
Tes moutons gras et beaux sont au nombre demille ;
Et, sans en être moins tranquille,
Dans cet heureux état toi seul tu lesmaintiens !
Sire, dit le berger, la chose est fortfacile ;
Tout mon secret consiste à choisir de bonschiens.
Le compère Thomas et son ami Lubin
Allaient à pied tous deux à la villeprochaine.
Thomas trouve sur son chemin
Une bourse de louis pleine ;
Il l’empoche aussitôt. Lubin, d’un aircontent,
Lui dit : pour nous la bonneaubaine !
Non, répond Thomas froidement,
Pour nous n’est pas bien dit, pour moi c’estdifférent.
Lubin ne souffle plus ; mais, en quittantla plaine,
Ils trouvent des voleurs cachés au boisvoisin.
Thomas tremblant, et non sans cause,
Dit : nous sommes perdus ! Non, luirépond Lubin,
Nous n’est pas le vrai mot, mais toi, c’estautre chose.
Cela dit, il s’échappe à travers lestaillis.
Immobile de peur, Thomas est bientôt pris,
Il tire la bourse et la donne.
Qui ne songe qu’à soi quand sa fortune estbonne
Dans le malheur n’a point d’amis.
Un amateur d’oiseaux avait, en grandsecret,
Parmi les œufs d’une serine
Glissé l’œuf d’un chardonneret.
La mère des serins, bien plus tendre quefine,
Ne s’en aperçut point, et couva comme sien
Cet œuf qui dans peu vint à bien.
Le petit étranger, sorti de sa coquille,
Des deux époux trompés reçoit les tendressoins,
Par eux traité ni plus ni moins
Que s’il était de la famille.
Couché dans le duvet, il dort le long dujour
À côté des serins dont il se croit lefrère,
Reçoit la béquée à son tour,
Et repose la nuit sous l’aile de la mère.
Chaque oisillon grandit, et, devenantoiseau,
D’un brillant plumage s’habille ;
Le chardonneret seul ne devient pointjonquille,
Et ne s’en croit pas moins des serins le plusbeau.
Ses frères pensent tout de même :
Douce erreur qui toujours fait voir l’objetqu’on aime
Ressemblant à nous trait pour trait !
Jaloux de son bonheur, un vieuxchardonneret
Vient lui dire : il est temps enfin devous connaître ;
Ceux pour qui vous avez de si douxsentiments
Ne sont point du tout vos parents.
C’est d’un chardonneret que le sort vous fitnaître.
Vous ne fûtes jamais serin :regardez-vous,
Vous avez le corps fauve et la têteécarlate,
Le bec… oui, dit l’oiseau, j’ai ce qu’il vousplaira,
Mais je n’ai point une âme ingrate,
Et mon cœur toujours chérira
Ceux qui soignèrent mon enfance.
Si mon plumage au leur ne ressemble pasbien,
J’en suis fâché, mais leur cœur et le mien
Ont une grande ressemblance.
Vous prétendez prouver que je ne leur suisrien,
Leurs soins me prouvent le contraire.
Rien n’est vrai comme ce qu’on sent.
Pour un oiseau reconnaissant
Un bienfaiteur est plus qu’un père.
Philosophes hardis, qui passez votre vie
À vouloir expliquer ce qu’on n’expliquepas,
Daignez écouter, je vous prie,
Ce trait du plus sage des chats.
Sur une table de toilette
Ce chat aperçut un miroir ;
Il y saute, regarde, et d’abord pense voir
Un de ses frères qui le guette.
Notre chat veut le joindre, il se trouvearrêté.
Surpris, il juge alors la glacetransparente,
Et passe de l’autre côté,
Ne trouve rien, revient, et le chat seprésente.
Il réfléchit un peu : de peur quel’animal,
Tandis qu’il fait le tour, ne sorte,
Sur le haut du miroir il se met à cheval,
Deux pattes par ici, deux par là ; de lasorte
Partout il pourra le saisir.
Alors, croyant bien le tenir,
Doucement vers la glace il incline latête,
Aperçoit une oreille, et puis deux… àl’instant,
À droite, à gauche il va jetant
Sa griffe qu’il tient toute prête :
Mais il perd l’équilibre, il tombe et n’a rienpris.
Alors, sans davantage attendre,
Sans chercher plus longtemps ce qu’il nepeut
Comprendre,
Il laisse le miroir et retourne auxsouris :
Que m’importe, dit-il, de percer cemystère ?
Une chose que notre esprit,
Après un long travail, n’entend ni nesaisit,
Ne nous est jamais nécessaire.
Un bœuf, un baudet, un cheval,
Se disputaient la préséance.
Un baudet ! Direz-vous, tant d’orgueillui sied mal.
À qui l’orgueil sied-il ? Et qui de nousne pense
Valoir ceux que le rang, les talents, lanaissance,
Élèvent au-dessus de nous ?
Le bœuf, d’un ton modeste et doux,
Alléguait ses nombreux services,
Sa force, sa docilité ;
Le coursier sa valeur, ses noblesexercices ;
Et l’âne son utilité.
Prenons, dit le cheval, les hommes pourarbitres :
En voici venir trois, exposons-leur nostitres.
Si deux sont d’un avis, le procès estjugé.
Les trois hommes venus, notre bœuf estchargé
D’être le rapporteur ; il expliquel’affaire,
Et demande le jugement.
Un des juges choisis, maquignonbas-normand,
Crie aussitôt : la chose est claire,
Le cheval a gagné. Non pas, mon cherconfrère,
Dit le second jugeur, c’était un grosmeunier,
L’âne doit marcher le premier ;
Tout autre avis serait d’une injusticeextrême.
Oh que nenni, dit le troisième,
Fermier de sa paroisse et richelaboureur ;
Au bœuf appartient cet honneur.
Quoi ! Reprend le coursier écumant decolère ;
Votre avis n’est dicté que par votreintérêt !
Eh mais ! Dit le normand, par qui donc,s’il vous plaît ?
N’est-ce pas le code ordinaire ?
Autrefois dans Bagdad le calife Almamon
Fit bâtir un palais plus beau, plusmagnifique,
Que ne le fut jamais celui de Salomon.
Cent colonnes d’albâtre en formaient leportique ;
L’or, le jaspe, l’azur, décoraient leparvis ;
Dans les appartements embellis desculpture,
Sous des lambris de cèdre, on voyaitréunis
Et les trésors du luxe et ceux de lanature,
Les fleurs, les diamants, les parfums, laverdure,
Les myrtes odorants, les chefs-d’œuvre del’art,
Et les fontaines jaillissantes
Roulant leurs ondes bondissantes
À côté des lits de brocard.
Près de ce beau palais, juste devantl’entrée,
Une étroite chaumière, antique etdélabrée,
D’un pauvre tisserand était l’humbleréduit.
Là, content du petit produit
D’un grand travail, sans dette et sans soucispénibles,
Le bon vieillard, libre, oublié,
Coulait des jours doux et paisibles,
Point envieux, point envié.
J’ai déjà dit que sa retraite
Masquait le devant du palais.
Le vizir veut d’abord, sans forme deprocès,
Qu’on abatte la maisonnette :
Mais le calife veut que d’abord onl’achète.
Il fallut obéir, on va chez l’ouvrier,
On lui porte de l’or. Non, gardez votresomme,
Répond doucement le pauvre homme ;
Je n’ai besoin de rien avec mon atelier.
Et quant à ma maison, je ne puis m’endéfaire :
C’est là que je suis né, c’est là qu’est mortmon père,
Je prétends y mourir aussi.
Le calife, s’il veut, peut me chasserd’ici,
Il peut détruire ma chaumière ;
Mais, s’il le fait, il me verra
Venir, chaque matin, sur la dernièrepierre
M’asseoir et pleurer ma misère :
Je connais Almamon, son cœur en gémira.
Cet insolent discours excita la colère
Du vizir, qui voulait punir ce téméraire
Et sur-le-champ raser sa chétive maison.
Mais le calife lui dit : non,
J’ordonne qu’à mes frais elle soitréparée ;
Ma gloire tient à sa durée :
Je veux que nos neveux, en la considérant,
Y trouvent de mon règne un monumentauguste ;
En voyant le palais, ils diront, il futgrand ;
En voyant la chaumière, ils diront, il futjuste.
Un chien vendu par son maître
Brisa sa chaîne, et revint
Au logis qui le vit naître.
Jugez de ce qu’il devint
Lorsque, pour prix de son zèle,
Il fut de cette maison
Reconduit par le bâton
Vers sa demeure nouvelle.
Un vieux chat, son compagnon,
Voyant sa surprise extrême,
En passant lui dit ce mot :
Tu croyais donc, pauvre sot,
Que c’est pour nous qu’on nous aime !
Deux frères jardiniers avoient parhéritage
Un jardin dont chacun cultivait lamoitié ;
Liés d’une étroite amitié,
Ensemble ils faisaient leur ménage.
L’un d’eux, appelé Jean, bel esprit, beauparleur,
Se croyait un très grand docteur ;
Et Monsieur Jean passait sa vie
À lire l’almanach, à regarder le temps
Et la girouette et les vents.
Bientôt, donnant l’essor à son rare génie,
Il voulut découvrir comment d’un pois toutseul
Des milliers de pois peuvent sortir sivite ;
Pourquoi la graine du tilleul,
Qui produit un grand arbre, est pourtant pluspetite
Que la fève qui meurt à deux pieds duterrain ;
Enfin par quel secret mystère
Cette fève qu’on sème au hasard sur laterre
Sait se retourner dans son sein,
Place en bas sa racine et pousse en haut satige.
Tandis qu’il rêve et qu’il s’afflige
De ne point pénétrer ces importantssecrets,
Il n’arrose point son marais ;
Ses épinards et sa laitue
Sèchent sur pied ; le vent du nord luitue
Ses figuiers qu’il ne couvre pas.
Point de fruits au marché, point d’argent dansla bourse ;
Et le pauvre docteur, avec ses almanachs,
N’a que son frère pour ressource.
Celui-ci, dès le grand matin,
Travaillait en chantant quelque joyeuxrefrain,
Bêchait, arrosait tout du pêcher àl’oseille.
Sur ce qu’il ignorait sans vouloirdiscourir,
Il semait bonnement pour pouvoirrecueillir.
Aussi dans son terrain tout venait àmerveille ;
Il avait des écus, des fruits et duplaisir.
Ce fut lui qui nourrit son frère ;
Et quand Monsieur Jean tout surpris
S’en vint lui demander comment il savaitfaire :
Mon ami, lui dit-il, voici tout lemystère :
Je travaille, et tu réfléchis ;
Lequel rapporte davantage ?
Tu te tourmentes, je jouis ;
Qui de nous deux est le plus sage ?
Colin gardait un jour les vaches de sonpère ;
Colin n’avait pas de bergère,
Et s’ennuyait tout seul. Le garde sort dubois :
Depuis l’aube, dit-il, je cours dans cetteplaine
Après un vieux chevreuil que j’ai manqué deuxfois
Et qui m’a mis tout hors d’haleine.
Il vient de passer par là bas,
Lui répondit Colin : mais, si vous êteslas,
Reposez-vous, gardez mes vaches à maplace,
Et j’irai faire votre chasse ;
Je réponds du chevreuil. – ma foi, je le veuxbien.
Tiens, voilà mon fusil, prends avec toi monchien,
Va le tuer. Colin s’apprête,
S’arme, appelle Sultan. Sultan, quoiqu’àregret,
Court avec lui vers la forêt.
Le chien bat les buissons ; il va, vient,sent, arrête,
Et voilà le chevreuil… Colin impatient
Tire aussitôt, manque la bête,
Et blesse le pauvre Sultan.
À la suite du chien qui crie,
Colin revient à la prairie.
Il trouve le garde ronflant ;
De vaches, point ; elles étaientvolées.
Le malheureux Colin, s’arrachant lescheveux,
Parcourt en gémissant les monts et lesvallées ;
Il ne voit rien. Le soir, sans vaches, touthonteux,
Colin retourne chez son père,
Et lui conte en tremblant l’affaire.
Celui-ci, saisissant un bâton de cormier,
Corrige son cher fils de ses folles idées,
Puis lui dit : chacun son métier,
Les vaches seront bien gardées.
Chloé, jeune, jolie, et surtout fortcoquette,
Tous les matins, en se levant,
Se mettait au travail, j’entends à satoilette ;
Et là, souriant, minaudant,
Elle disait à son cher confident
Les peines, les plaisirs, les projets de sonâme.
Une abeille étourdie arrive enbourdonnant.
Au secours ! Au secours ! Crieaussitôt la dame :
Venez, Lise, Marton, accourezpromptement ;
Chassez ce monstre ailé. Le monstreinsolemment
Aux lèvres de Chloé se pose.
Chloé s’évanouit, et Marton en fureur
Saisit l’abeille et se dispose
À l’écraser. Hélas ! Lui dit avecdouceur
L’insecte malheureux, pardonnez monerreur ;
La bouche de Chloé me semblait une rose,
Et j’ai cru… ce seul mot à Chloé rend sessens.
Faisons grâce, dit-elle, à son aveusincère :
D’ailleurs sa piqûre est légère ;
Depuis qu’elle te parle, à peine je lasens.
Que ne fait-on passer avec un peud’encens !
La mort, reine du monde, assembla certainjour,
Dans les enfers, toute sa cour.
Elle voulait choisir un bon premierministre
Qui rendît ses états encor plusflorissants.
Pour remplir cet emploi sinistre,
Du fond du noir Tartare avancent à paslents
La fièvre, la goutte et la guerre.
C’étaient trois sujets excellents ;
Tout l’enfer et toute la terre
Rendaient justice à leurs talents.
La mort leur fit accueil. La peste vintensuite.
On ne pouvait nier qu’elle n’eût dumérite,
Nul n’osait lui rien disputer ;
Lorsque d’un médecin arriva la visite,
Et l’on ne sut alors qui devaitl’emporter.
La mort même était en balance :
Mais, les vices étant venus,
Dès ce moment la mort n’hésita plus,
Elle choisit l’intempérance.
Un bon mari, sa femme, et deux jolisenfants,
Coulaient en paix leurs jours dans le simpleermitage
Où, paisibles comme eux, vécurent leursparents.
Ces époux, partageant les doux soins duménage,
Cultivaient leur jardin, recueillaient leursmoissons,
Et le soir, dans l’été soupant sous lefeuillage,
Dans l’hiver devant leurs tisons,
Ils prêchaient à leurs fils la vertu, lasagesse,
Leur parlaient du bonheur qu’ils procurenttoujours :
Le père par un conte égayait ses discours,
La mère par une caresse.
L’aîné de ces enfants, né grave, studieux,
Lisait et méditait sans cesse ;
Le cadet, vif, léger, mais plein degentillesse,
Sautait, riait toujours, ne se plaisait qu’auxjeux.
Un soir, selon l’usage, à côté de leurpère,
Assis près d’une table où s’appuyait lamère,
L’aîné lisait Rollin ; le cadet, peusoigneux
D’apprendre les hauts faits des romains ou desparthes,
Employait tout son art, toutes sesfacultés,
À joindre, à soutenir par les quatre côtés
Un fragile château de cartes.
Il n’en respirait pas d’attention, depeur.
Tout-à-coup voici le lecteur
Qui s’interrompt : papa, dit-il, daignem’instruire
Pourquoi certains guerriers sont nommésconquérants,
Et d’autres fondateurs d’empire :
Ces deux noms sont-ils différents ?
Le père méditait une réponse sage,
Lorsque son fils cadet, transporté deplaisir,
Après tant de travail, d’avoir pu parvenir
À placer son second étage,
S’écrie : il est fini ! Son frèremurmurant
Se fâche, et d’un seul coup détruit son longouvrage ;
Et voilà le cadet pleurant.
Mon fils, répond alors le père,
Le fondateur, c’est votre frère,
Et vous êtes le conquérant.
Que je te plains, petite plante !
Disait un jour le lierre au thym :
Toujours ramper, c’est ton destin ;
Ta tige chétive et tremblante
Sort à peine de terre, et la mienne dansl’air,
Unie au chêne altier que chérit Jupiter,
S’élance avec lui dans la nue.
Il est vrai, dit le thym, ta hauteur m’estconnue ;
Je ne puis sur ce point disputer avectoi :
Mais je me soutiens par moi-même ;
Et, sans cet arbre, appui de ta faiblesseextrême,
Tu ramperais plus bas que moi.
Traducteurs, éditeurs, faiseurs decommentaires,
Qui nous parlez toujours de grec ou delatin
Dans vos discours préliminaires,
Retenez ce que dit le thym.
Un chat sauvage et grand chasseur
S’établit, pour faire bombance,
Dans le parc d’un jeune seigneur
Où lapins et perdrix étaient en abondance.
Là, ce nouveau Nemrod, la nuit comme lejour,
À la course, à l’affût également habile,
Poursuivait, attendait, immolaittour-à-tour
Et quadrupède et volatile.
Les gardes épiaient l’insolentbraconnier ;
Mais, dans le fort du bois caché près d’unterrier,
Le drôle trompait leur adresse.
Cependant il craignait d’être pris à lafin,
Et se plaignait que la vieillesse
Lui rendît l’œil moins sûr, moins fin.
Ce penser lui causait souvent de latristesse ;
Lorsqu’un jour il rencontre un petit tuyaunoir
Garni par ses deux bouts de deux glaces biennettes :
C’était une de ces lunettes
Faites pour l’opéra, que par hasard, unsoir,
Le maître avait perdue en ce lieusolitaire.
Le chat d’abord la considère,
La touche de sa griffe, et de l’extrémité
La fait à petits coups rouler sur le côté,
Court après, s’en saisit, l’agite, laremue,
Étonné que rien n’en sortît.
Il s’avise à la fin d’appliquer à sa vue
Le verre d’un des bouts, c’était le pluspetit.
Alors il aperçoit sous la verte coudrette
Un lapin que ses yeux tout seuls ne voyaientpas.
Ah ! Quel trésor ! Dit-il en serrantsa lunette,
Et courant au lapin qu’il croit à quatrepas.
Mais il entend du bruit ; il reprend samachine,
S’en sert par l’autre bout, et voit dans lelointain
Le garde qui vers lui chemine.
Pressé par la peur, par la faim,
Il reste un moment incertain,
Hésite, réfléchit, puis de nouveauregarde :
Mais toujours le gros bout lui montre loin legarde,
Et le petit tout près lui fait voir lelapin.
Croyant avoir le temps, il va manger labête ;
Le garde est à vingt pas qui vous l’ajuste aufront,
Lui met deux balles dans la tête,
Et de sa peau fait un manchon.
Chacun de nous a sa lunette,
Qu’il retourne suivant l’objet ;
On voit là-bas ce qui déplaît,
On voit ici ce qu’on souhaite.
De grâce, apprenez-moi comment l’on faitfortune,
Demandait à son père un jeune ambitieux.
Il est, dit le vieillard, un cheminglorieux,
C’est de se rendre utile à la causecommune,
De prodiguer ses jours, ses veilles, sestalents,
Au service de la patrie.
– Oh ! Trop pénible est cette vie,
Je veux des moyens moins brillants.
– Il en est de plus sûrs, l’intrigue… – elleest trop vile,
Sans vice et sans travail je voudraism’enrichir.
– Eh bien ! Sois un simple imbécile,
J’en ai vu beaucoup réussir.
Chacun de nous souvent connaît bien sesdéfauts :
En convenir, c’est autre chose ;
On aime mieux souffrir de véritables maux
Que d’avouer qu’ils en sont cause.
Je me souviens à ce sujet
D’avoir été témoin d’un fait
Fort étonnant et difficile à croire :
Mais je l’ai vu, voici l’histoire.
Près d’un bois, le soir, à l’écart,
Dans une superbe prairie,
Des lapins s’amusaient, sur l’herbettefleurie,
À jouer au colin-maillard.
Des lapins ! Direz-vous, la chose estimpossible.
Rien n’est plus vrai pourtant : unefeuille flexible
Sur les yeux de l’un d’eux en bandeaus’appliquait,
Et puis sous le cou se nouait.
Un instant en faisait l’affaire.
Celui que ce ruban privait de la lumière
Se plaçait au milieu ; les autresalentour
Sautaient, dansaient, faisaientmerveilles,
S’éloignaient, venaient tour-à-tour
Tirer sa queue ou ses oreilles.
Le pauvre aveugle alors, se retournantsoudain,
Sans craindre pot au noir, jette au hasard lapatte ;
Mais la troupe échappe à la hâte,
Il ne prend que du vent, il se tourmente envain,
Il y sera jusqu’à demain.
Une taupe assez étourdie,
Qui sous terre entendit ce bruit,
Sort aussitôt de son réduit
Et se mêle dans la partie.
Vous jugez que, n’y voyant pas,
Elle fut prise au premier pas.
Messieurs, dit un lapin, ce seraitconscience,
Et la justice veut qu’à notre pauvre sœur
Nous fassions un peu de faveur ;
Elle est sans yeux et sans défense :
Ainsi je suis d’avis… non, répond avec feu
La taupe, je suis prise, et prise de bonjeu ;
Mettez-moi le bandeau. – très volontiers, machère,
Le voici ; mais je crois qu’il n’est pasnécessaire
Que nous serrions le nœud bien fort.
– Pardonnez-moi, monsieur, reprit-elle encolère,
Serrez bien, car j’y vois… serrez, j’y voisencor.
Un jeune prince, avec son gouverneur,
Se promenait dans un bocage,
Et s’ennuyait suivant l’usage ;
C’est le profit de la grandeur.
Un rossignol chantait sous lefeuillage :
Le prince l’aperçoit, et le trouvecharmant ;
Et, comme il était prince, il veut dans lemoment
L’attraper et le mettre en cage.
Mais pour le prendre il fait du bruit,
Et l’oiseau fuit.
Pourquoi donc, dit alors son altesse encolère,
Le plus aimable des oiseaux
Se tient-il dans les bois, farouche etsolitaire,
Tandis que mon palais est rempli demoineaux ?
C’est, lui dit le mentor, afin de vousinstruire
De ce qu’un jour vous devezéprouver :
Les sots savent tous se produire ;
Le mérite se cache, il faut l’allertrouver.
Aidons-nous mutuellement,
La charge des malheurs en sera pluslégère ;
Le bien que l’on fait à son frère
Pour le mal que l’on souffre est unsoulagement.
Confucius l’a dit ; suivons tous sadoctrine :
Pour la persuader aux peuples de la Chine,
Il leur contait le trait suivant.
Dans une ville de l’Asie
Il existait deux malheureux,
L’un perclus, l’autre aveugle, et pauvres tousles deux.
Ils demandaient au ciel de terminer leurvie :
Mais leurs cris étaient superflus,
Ils ne pouvaient mourir. Notreparalytique,
Couché sur un grabat dans la placepublique,
Souffrait sans être plaint ; il ensouffrait bien plus.
L’aveugle, à qui tout pouvait nuire,
Était sans guide, sans soutien,
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l’aimer et pour le conduire.
Un certain jour il arriva
Que l’aveugle à tâtons, au détour d’unerue,
Près du malade se trouva ;
Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n’est tels que les malheureux
Pour se plaindre les uns les autres.
J’ai mes maux, lui dit-il, et vous avez lesvôtres :
Unissons-les, mon frère ; ils serontmoins affreux.
Hélas ! Dit le perclus, vous ignorez, monfrère,
Que je ne puis faire un seul pas ;
Vous-même vous n’y voyez pas :
À quoi nous servirait d’unir notremisère ?
À quoi ? Répond l’aveugle, écoutez :à nous deux
Nous possédons le bien à chacunnécessaire ;
J’ai des jambes, et vous des yeux.
Moi, je vais vous porter ; vous, vousserez mon guide :
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés,
Mes jambes à leur tour iront où vousvoudrez :
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utileemploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pourmoi.
Quand Pandore eut reçu la vie,
Chaque dieu de ses dons s’empressa del’orner.
Vénus, malgré sa jalousie,
Détacha sa ceinture et vint la lui donner.
Jupiter, admirant cette jeune merveille,
Craignait pour les humains ses attraitsenchanteurs.
Vénus rit de sa crainte, et lui dit àl’oreille :
Elle blessera bien des cœurs ;
Mais j’ai caché dans ma ceinture
Les caprices pour affaiblir
Le mal que fera sa blessure,
Et les faveurs pour en guérir.
À Madame De La Briche.
Vous, de qui les attraits, la modestedouceur,
Savent tout obtenir et n’osent rienprétendre,
Vous que l’on ne peut voir sans devenir plustendre,
Et qu’on ne peut aimer sans devenirmeilleur,
Je vous respecte trop pour parler de voscharmes,
De vos talents, de votre esprit…
Vous aviez déjà peur ; bannissez vosalarmes,
C’est de vos vertus qu’il s’agit.
Je veux peindre en mes vers des mères lemodèle,
Le sarigue, animal peu connu parmi nous,
Mais dont les soins touchants et doux,
Dont la tendresse maternelle,
Seront de quelque prix pour vous.
Le fond du conte est véritable :
Buffon m’en est garant ; qui pourrait endouter ?
D’ailleurs tout dans ce genre a droit d’êtrecroyable,
Lorsque c’est devant vous qu’on peut leraconter.
Maman, disait un jour à la plus tendremère
Un enfant péruvien sur ses genoux assis,
Quel est cet animal qui, dans cettebruyère,
Se promène avec ses petits ?
Il ressemble au renard. Mon fils,répondit-elle,
Du sarigue c’est la femelle ;
Nulle mère pour ses enfants
N’eut jamais plus d’amour, plus de soinsvigilants.
La nature a voulu seconder sa tendresse,
Et lui fit près de l’estomac
Une poche profonde, une espèce de sac,
Où ses petits, quand un danger les presse,
Vont mettre à couvert leur faiblesse.
Fais du bruit, tu verras ce qu’ils vontdevenir.
L’enfant frappe des mains ; la sarigueattentive
Se dresse, et, d’une voix plaintive,
Jette un cri ; les petits aussitôtd’accourir,
Et de s’élancer vers la mère,
En cherchant dans son sein leur retraiteordinaire.
La poche s’ouvre, les petits
En un moment y sont blottis,
Ils disparaissent tous ; la mère avecvitesse
S’enfuit emportant sa richesse.
La péruvienne alors dit à l’enfantsurpris :
Si jamais le sort t’est contraire,
Souviens-toi du sarigue, imite-le, monfils :
L’asile le plus sûr est le sein d’unemère.
Un bon homme de mes parents,
Que j’ai connu dans mon jeune âge,
Se faisait adorer de tout sonvoisinage ;
Consulté, vénéré des petits et des grands,
Il vivait dans sa terre en véritable sage.
Il n’avait pas beaucoup d’écus,
Mais cependant assez pour vivre dansl’aisance ;
En revanche force vertus,
Du sens, de l’esprit par-dessus,
Et cette aménité que donne l’innocence.
Quand un pauvre venait le voir,
S’il avait de l’argent, il donnait despistoles ;
Et s’il n’en avait point, du moins par sesparoles
Il lui rendait un peu de courage etd’espoir.
Il raccommodait les familles,
Corrigeait doucement les jeunes étourdis,
Riait avec les jeunes filles,
Et leur trouvait de bons maris.
Indulgent aux défauts des autres,
Il répétait souvent : n’avons-nous pasles nôtres ?
Ceux-ci sont nés boiteux, ceux-là sont nésbossus,
L’un un peu moins, l’autre un peuplus :
La nature de cent manières
Voulut nous affliger : marchons ensembleen paix ;
Le chemin est assez mauvais
Sans nous jeter encor des pierres.
Or il arriva certain jour
Que notre bon vieillard trouva dans unetour
Un trésor caché sous la terre.
D’abord il n’y voit qu’un moyen
De pouvoir faire plus de bien ;
Il le prend, l’emporte et le serre.
Puis, en réfléchissant, le voilà qui sedit :
Cet or que j’ai trouvé ferait plus deprofit
Si j’en augmentais mon domaine ;
J’aurais plus de vassaux, je serais pluspuissant.
Je peux mieux faire encor : dans la villeprochaine
Achetons une charge, et soyons président.
Président ! Cela vaut la peine.
Je n’ai pas fait mon droit ; mais, avecmon argent,
On m’en dispensera, puisque cela s’achète.
Tandis qu’il rêve et qu’il projette,
Sa servante vient l’avertir
Que les jeunes gens du village
Dans la cour du château sont à sedivertir.
Le dimanche, c’était l’usage,
Le seigneur se plaisait à danser avec eux.
Oh ! Ma foi, répond-il, j’ai biend’autres affaires ;
Que l’on danse sans moi. L’esprit plein dechimères,
Il s’enferme tout seul pour se tourmentermieux.
Ensuite il va joindre à sa somme
Un petit sac d’argent, reste du moisdernier.
Dans l’instant arrive un pauvre homme
Qui tout en pleurs vient le prier
De vouloir lui prêter vingt écus pour sataille :
Le collecteur, dit-il, va me mettre enprison,
Et n’a laissé dans ma maison
Que six enfants sur de la paille.
Notre nouveau Crésus lui répond durement
Qu’il n’est point en argent comptant.
Le pauvre malheureux le regarde, soupire,
Et s’en retourne sans mot dire.
Mais il n’était pas loin, que notre bonseigneur
Retrouve tout-à-coup son cœur ;
Il court au paysan, l’embrasse,
De cent écus lui fait le don,
Et lui demande encor pardon.
Ensuite il fait crier que sur la grandeplace
Le village assemblé se rende dansl’instant.
On obéit : notre bon homme
Arrive avec toute sa somme,
En un seul monceau la répand.
Mes amis, leur dit-il, vous voyez cetargent :
Depuis qu’il m’appartient, je ne suis plus lemême,
Mon âme est endurcie, et la voix dumalheur
N’arrive plus jusqu’à mon cœur.
Mes enfants, sauvez-moi de ce périlextrême ;
Prenez et partagez ce dangereuxmétal ;
Emportez votre part chacun dans votreasile :
Entre tous divisé, cet or peut êtreutile ;
Réuni chez un seul, il ne fait que du mal.
Soyons contents du nécessaire
Sans jamais souhaiter de trésorssuperflus :
Il faut les redouter autant que la misère,
Comme elle ils chassent les vertus.
Un jardinier, dans son jardin,
Avait un vieux arbre stérile ;
C’était un grand poirier qui jadis futfertile :
Mais il avait vieilli, tel est notredestin.
Le jardinier ingrat veut l’abattre unmatin ;
Le voilà qui prend sa cognée.
Au premier coup l’arbre lui dit :
Respecte mon grand âge, et souviens-toi dufruit
Que je t’ai donné chaque année.
La mort va me saisir, je n’ai plus qu’uninstant,
N’assassine pas un mourant
Qui fut ton bienfaiteur. Je te coupe avecpeine,
Répond le jardinier ; mais j’ai besoin debois.
Alors, gazouillant à la fois,
De rossignols une centaine
S’écrie : épargne-le, nous n’avons plusque lui :
Lorsque ta femme vient s’asseoir sous sonombrage,
Nous la réjouissons par notre douxramage ;
Elle est seule souvent, nous charmons sonennui.
Le jardinier les chasse et rit de leurrequête ;
Il frappe un second coup. D’abeilles unessaim
Sort aussitôt du tronc, en lui disant :arrête,
Écoute-nous, homme inhumain :
Si tu nous laisses cet asile,
Chaque jour nous te donnerons
Un miel délicieux dont tu peux à la ville
Porter et vendre les rayons :
Cela te touche-t-il ? J’en pleure detendresse,
Répond l’avare jardinier :
Eh ! Que ne dois-je pas à ce pauvrepoirier
Qui m’a nourri dans sa jeunesse ?
Ma femme quelquefois vient ouïr cesoiseaux ;
C’en est assez pour moi : qu’ils chantenten repos.
Et vous, qui daignerez augmenter monaisance,
Je veux pour vous de fleurs semer tout cecanton.
Cela dit, il s’en va, sûr de sarécompense,
Et laisse vivre le vieux tronc.
Comptez sur la reconnaissance
Quand l’intérêt vous en répond.
La brebis et le chien, de tous les tempsamis,
Se racontaient un jour leur vieinfortunée.
Ah ! Disait la brebis, je pleure et jefrémis
Quand je songe aux malheurs de notredestinée.
Toi, l’esclave de l’homme, adorant desingrats,
Toujours soumis, tendre et fidèle,
Tu reçois, pour prix de ton zèle,
Des coups et souvent le trépas.
Moi, qui tous les ans les habille,
Qui leur donne du lait, et qui fume leurschamps,
Je vois chaque matin quelqu’un de mafamille
Assassiné par ces méchants.
Leurs confrères les loups dévorent ce quireste.
Victimes de ces inhumains,
Travailler pour eux seuls, et mourir par leursmains,
Voilà notre destin funeste !
Il est vrai, dit le chien : mais crois-tuplus heureux
Les auteurs de notre misère ?
Va, ma sœur, il vaut encor mieux
Souffrir le mal que de le faire.
Dès la pointe du jour, sortant de sonhameau,
Colas, jeune pasteur d’un assez beautroupeau,
Le conduisait au pâturage.
Sur sa route il trouve un ruisseau
Que, la nuit précédente, un effroyableorage
Avait rendu torrent : comment passercette eau ?
Chien, brebis et berger, tout s’arrête aurivage.
En faisant un circuit l’on eût gagné lepont ;
C’était bien le plus sûr, mais c’était le pluslong :
Colas veut abréger. D’abord il considère
Qu’il peut franchir cette rivière ;
Et, comme ses béliers sont forts,
Il conclut que sans grands efforts
Le troupeau sautera. Cela dit, ils’élance ;
Son chien saute après lui ; béliersd’entrer en danse,
À qui mieux mieux, courage, allons !
Après les béliers, les moutons ;
Tout est en l’air, tout saute, et Colas lesexcite,
En s’applaudissant du moyen.
Les béliers, les moutons, sautèrent assezbien :
Mais les brebis vinrent ensuite,
Les agneaux, les vieillards, les faibles, lespeureux,
Les mutins, corps toujours nombreux,
Qui refusaient le saut ou sautaient decolère,
Et, soit faiblesse, soit dépit,
Se laissaient choir dans la rivière.
Il s’en noya le quart ; un autre quarts’enfuit,
Et sous la dent du loup périt.
Colas, réduit à la misère,
S’aperçut, mais trop tard, que pour un bonpasteur
Le plus court n’est pas le meilleur.
Deux chats qui descendaient du fameuxRodilard,
Et dignes tous les deux de leur nobleorigine,
Différaient d’embonpoint : l’un étaitgras à lard,
C’était l’aîné ; sous son hermine
D’un chanoine il avait la mine,
Tant il était dodu, potelé, frais etbeau :
Le cadet n’avait que la peau
Collée à sa tranchante échine.
Cependant ce cadet, du matin jusqu’ausoir,
De la cave à la gouttière
Trottait, courait, il fallait voir,
Sans en faire meilleure chère.
Enfin, un jour, au désespoir,
Il tint ce discours à son frère :
Explique-moi par quel moyen,
Passant ta vie à ne rien faire,
Moi travaillant toujours, on te nourrit sibien,
Et moi si mal. La chose est claire,
Lui répondit l’aîné : tu cours tout lelogis
Pour manger rarement quelque maigresouris…
– n’est-ce pas mon devoir ? – d’accord,cela peut être :
Mais moi je reste auprès du maître ;
Je sais l’amuser par mes tours.
Admis à ses repas sans qu’il meréprimande,
Je prends de bons morceaux, et puis je lesdemande
En faisant patte de velours,
Tandis que toi, pauvre imbécile,
Tu ne sais rien que le servir,
Va, le secret de réussir,
C’est d’être adroit, non d’être utile.
Messieurs les beaux esprits dont la prose etles vers
Sont d’un style pompeux et toujoursadmirable,
Mais que l’on n’entend point, écoutez cettefable,
Et tâchez de devenir clairs.
Un homme qui montrait la lanterne magique
Avait un singe dont les tours
Attiraient chez lui grand concours :
Jacqueau, c’était son nom, sur la cordeélastique
Dansait et voltigeait au mieux,
Puis faisait le saut périlleux,
Et puis sur un cordon, sans que rien lesoutienne,
Le corps droit, fixe, d’à-plomb,
Notre Jacqueau fait tout du long
L’exercice à la prussienne.
Un jour qu’au cabaret son maître étaitresté
(C’était, je pense, un jour de fête),
Notre singe en liberté
Veut faire un coup de sa tête.
Il s’en va rassembler les divers animaux
Qu’il peut rencontrer dans la ville ;
Chiens, chats, poulets, dindons,pourceaux,
Arrivent bientôt à la file.
Entrez, entrez, messieurs, criait notreJacqueau ;
C’est ici, c’est ici qu’un spectaclenouveau
Vous charmera gratis : oui, messieurs, àla porte
On ne prend point d’argent, je fais tout pourl’honneur.
À ces mots, chaque spectateur
Va se placer, et l’on apporte
La lanterne magique ; on ferme lesvolets,
Et, par un discours fait exprès,
Jacqueau prépare l’auditoire.
Ce morceau vraiment oratoire
Fit bâiller, mais on applaudit.
Content de son succès, notre singe saisit
Un verre peint qu’il met dans sa lanterne.
Il sait comment on le gouverne,
Et crie en le poussant : est-il rien depareil ?
Messieurs, vous voyez le soleil,
Ses rayons et toute sa gloire.
Voici présentement la lune ; et puisl’histoire
D’Adam, d’Ève et des animaux…
Voyez, messieurs, comme ils sontbeaux !
Voyez la naissance du monde ;
Voyez… les spectateurs, dans une nuitprofonde,
Écarquillaient leurs yeux et ne pouvaient rienvoir ;
L’appartement, le mur, tout était noir.
Ma foi, disait un chat, de toutes lesmerveilles
Dont il étourdit nos oreilles,
Le fait est que je ne vois rien.
Ni moi non plus, disait un chien.
Moi, disait un dindon, je vois bien quelquechose ;
Mais je ne sais pour quelle cause
Je ne distingue pas très bien.
Pendant tous ces discours, le Cicéronmoderne
Parlait éloquemment et ne se lassaitpoint.
Il n’avait oublié qu’un point,
C’était d’éclairer sa lanterne.
Un enfant élevé dans un pauvre village
Revint chez ses parents, et fut surpris d’yvoir
Un miroir.
D’abord il aima son image ;
Et puis, par un travers bien digne d’unenfant,
Et même d’un être plus grand,
Il veut outrager ce qu’il aime,
Lui fait une grimace, et le miroir larend.
Alors son dépit est extrême ;
Il lui montre un poing menaçant,
Il se voit menacé de même.
Notre marmot fâché s’en vient, enfrémissant,
Battre cette image insolente ;
Il se fait mal aux mains. Sa colère enaugmente ;
Et, furieux, au désespoir,
Le voilà devant ce miroir,
Criant, pleurant, frappant la glace.
Sa mère, qui survient, le console,l’embrasse,
Tarit ses pleurs, et doucement luidit :
N’as-tu pas commencé par faire la grimace
À ce méchant enfant qui cause tondépit ?
– oui. – regarde à présent : tu souris,il sourit ;
Tu tends vers lui les bras, il te les tend demême ;
Tu n’es plus en colère, il ne se fâcheplus :
De la société tu vois ici l’emblème ;
Le bien, le mal, nous sont rendus.
Un bouvreuil, un corbeau, chacundans une cage,
Habitaient le même logis.
L’un enchantait par sonramage
la femme, le mari, les gens, toutle ménage :
l’autre les fatiguait sans cessede ses cris ;
il demandait du pain, du rôti, dufromage,
qu’on se pressait de luiporter,
afin qu’il voulût bien setaire.
Le timide bouvreuil ne faisaitque chanter,
et ne demandait rien :aussi, pour l’ordinaire,
on l’oubliait ; le pauvreoiseau
Manquait souvent de grain etd’eau.
Ceux qui louaient le plus de sonchant l’harmonie
n’auraient pas fait le moindrepas
pour voir si l’auge étaitremplie.
Ils l’aimaient bien pourtant,mais ils n’y pensaient pas.
Un jour on le trouva mort de faimdans sa cage.
Ah ! Quel malheur !Dit-on : las ! Il chantait si bien !
De quoi donc est-il mort ?Certes, c’est grand dommage !
Le corbeau crie encore et nemanque de rien.
Un bon père cheval, veuf, et n’ayant qu’unfils,
L’élevait dans un pâturage
Où les eaux, les fleurs et l’ombrage
Présentaient à la fois tous les biensréunis.
Abusant pour jouir, comme on fait à cetâge,
Le poulain tous les jours se gorgeait desainfoin,
Se vautrait dans l’herbe fleurie,
Galopait sans objet, se baignait sansenvie,
Ou se reposait sans besoin.
Oisif et gras à lard, le jeune solitaire
S’ennuya, se lassa de ne manquer derien ;
Le dégoût vint bientôt ; il va trouverson père :
Depuis longtemps, dit-il, je ne me sens pasbien ;
Cette herbe est malsaine et me tue,
Ce trèfle est sans saveur, cette onde estcorrompue,
L’air qu’on respire ici m’attaque lespoumons ;
Bref, je meurs si nous ne partons.
Mon fils, répond le père, il s’agit de tavie,
À l’instant même il faut partir.
Sitôt dit, sitôt fait, ils quittent leurpatrie.
Le jeune voyageur bondissait deplaisir :
Le vieillard, moins joyeux, allait un trainplus sage ;
Mais il guidait l’enfant, et le faisaitgravir
Sur des monts escarpés, arides, sansherbage,
Où rien ne pouvait le nourrir.
Le soir vint, point de pâturage ;
On s’en passa. Le lendemain,
Comme l’on commençait à souffrir de lafaim,
On prit du bout des dents une roncesauvage.
On ne galopa plus le reste duvoyage ;
À peine, après deux jours, allait-on même aupas.
Jugeant alors la leçon faite,
Le père va reprendre une route secrète
Que son fils ne connaissait pas,
Et le ramène à sa prairie
Au milieu de la nuit. Dès que notrepoulain
Retrouve un peu d’herbe fleurie,
Il se jette dessus : ah !L’excellent festin !
La bonne herbe ! Dit-il : comme elleest douce et tendre !
Mon père, il ne faut pas s’attendre
Que nous puissions rencontrer mieux ;
Fixons-nous pour jamais dans ces aimableslieux :
Quel pays peut valoir cet asilechampêtre ?
Comme il parlait ainsi, le jour vint àparaître :
Le poulain reconnaît le pré qu’il aquitté ;
Il demeure confus. Le père, avec bonté,
Lui dit : mon cher enfant, retiens cettemaxime :
Quiconque jouit trop est bientôt dégoûté,
Il faut au bonheur du régime.
Dans certains pays de l’Asie
On révère les éléphants,
Surtout les blancs.
Un palais est leur écurie,
On les sert dans des vases d’or,
Tout homme à leur aspect s’incline vers laterre,
Et les peuples se font la guerre
Pour s’enlever ce beau trésor.
Un de ces éléphants, grand penseur, bonnetête,
Voulut savoir un jour d’un de sesconducteurs
Ce qui lui valait tant d’honneurs,
Puisqu’au fond, comme un autre, il n’étaitqu’une bête.
Ah ! Répond le cornac, c’est tropd’humilité ;
L’on connaît votre dignité,
Et toute l’Inde sait qu’au sortir de lavie
Les âmes des héros qu’a chéris la patrie
S’en vont habiter quelque temps
Dans les corps des éléphants blancs.
Nos talapoins l’ont dit, ainsi la chose estsûre.
– Quoi ! Vous nous croyez deshéros ?
– Sans doute. – et sans cela nous serions enrepos,
Jouissant dans les bois des biens de lanature ?
– Oui, seigneur. – mon ami, laisse-moi doncpartir,
Car on t’a trompé, je t’assure ;
Et, si tu veux y réfléchir,
Tu verras bientôt l’imposture :
Nous sommes fiers et caressants ;
Modérés, quoique tout-puissants ;
On ne nous voit point faire injure
À plus faible que nous ; l’amour dansnotre cœur
Reçoit des lois de la pudeur ;
Malgré la faveur où nous sommes,
Les honneurs n’ont jamais altéré nosvertus :
Quelles preuves faut-il de plus ?
Comment nous croyez-vous des hommes ?
Le phénix, venant d’Arabie,
Dans nos bois parut un beau jour :
Grand bruit chez les oiseaux ; leurtroupe réunie
Vole pour lui faire sa cour.
Chacun l’observe, l’examine ;
Son plumage, sa voix, son chant mélodieux,
Tout est beauté, grâce divine,
Tout charme l’oreille et les yeux.
Pour la première fois on vit céder l’envie
Au besoin de louer et d’aimer sonvainqueur.
Le rossignol disait : jamais tant dedouceur
N’enchanta mon âme ravie.
Jamais, disait le paon, de plus bellescouleurs
N’ont eu cet éclat que j’admire ;
Il éblouit mes yeux et toujours lesattire.
Les autres répétaient ces élogesflatteurs,
Vantaient le privilège unique
De ce roi des oiseaux, de cet enfant duciel,
Qui, vieux, sur un bûcher de cèdrearomatique,
Se consume lui-même, et renaît immortel.
Pendant tous ces discours la seuletourterelle
Sans rien dire fit un soupir.
Son époux, la poussant de l’aile,
Lui demande d’où peut venir
Sa rêverie et sa tristesse :
De cet heureux oiseau désires-tu lesort ?
– Moi ! Mon ami, je le plainsfort ;
Il est le seul de son espèce.
Une colombe avait son nid
Tout auprès du nid d’une pie.
Cela s’appelle voir mauvaise compagnie,
D’accord ; mais de ce point pour l’heureil ne s’agit.
Au logis de la tourterelle
Ce n’était qu’amour et bonheur ;
Dans l’autre nid toujours querelle,
Œufs cassés, tapage et rumeur.
Lorsque par son époux la pie était battue,
Chez sa voisine elle venait,
Là jasait, criait, se plaignait,
Et faisait la longue revue
Des défauts de son cher époux :
Il est fier, exigeant, dur, emporté,jaloux ;
De plus, je sais fort bien qu’il va voir descorneilles ;
Et cent autres choses pareilles
Qu’elle disait dans son courroux.
Mais vous, répond la tourterelle,
Êtes-vous sans défauts ? Non, j’en ai,lui dit-elle ;
Je vous le confie entre nous :
En conduite, en propos, je suis assezlégère,
Coquette comme on l’est, par fois un peucolère,
Et me plaisant souvent à le faireenrager :
Mais qu’est-ce que cela ? – c’estbeaucoup trop, ma chère :
Commencez par vous corriger ;
Votre humeur peut l’aigrir… qu’appelez-vous,ma mie ?
Interrompt aussitôt la pie :
Moi de l’humeur ! Comment ! Je vousconte mes maux,
Et vous m’injuriez ! Je vous trouveplaisante :
Adieu, petite impertinente ;
Mêlez-vous de vos tourtereaux.
Nous convenons de nos défauts ;
Mais c’est pour que l’on nous démente.
Enfin le roi lion venait d’avoir unfils ;
Partout dans ses états on se livrait enproie
Aux transports éclatants d’une bruyantejoie :
Les rois heureux ont tant d’amis !
Sire lion, monarque sage,
Songeait à confier son enfant bien aimé
Aux soins d’un gouverneur vertueux,estimé,
Sous qui le lionceau fît sonapprentissage.
Vous jugez qu’un choix pareil
Est d’assez grande importance
Pour que longtemps on y pense.
Le monarque indécis assemble sonconseil :
En peu de mots il expose
Le point dont il s’agit, et supplieinstamment
Chacun des conseillers de nommerfranchement
Celui qu’en conscience il croit propre à lachose.
Le tigre se leva : sire, dit-il, lesrois
N’ont de grandeur que par la guerre ;
Il faut que votre fils soit l’effroi de laterre :
Faites donc tomber votre choix
Sur le guerrier le plus terrible,
Le plus craint après vous des hôtes de cesbois.
Votre fils saura tout s’il sait êtreinvincible.
L’ours fut de cet avis : il ajoutapourtant
Qu’il fallait un guerrier prudent,
Un animal de poids, de qui l’expérience
Du jeune lionceau sût régler la vaillance
Et mettre à profit ses exploits.
Après l’ours, le renard s’explique,
Et soutient que la politique
Est le premier talent des rois ;
Qu’il faut donc un mentor d’une finesseextrême
Pour instruire le prince et pour le bienformer.
Ainsi chacun, sans se nommer,
Clairement s’indiqua soi-même :
De semblables conseils sont communs à lacour.
Enfin le chien parle à son tour :
Sire, dit-il, je sais qu’il faut faire laguerre,
Mais je crois qu’un bon roi ne la fait qu’àregret ;
L’art de tromper ne me plaît guère :
Je connais un plus beau secret
Pour rendre heureux l’état, pour en être lepère,
Pour tenir ses sujets, sans trop lesalarmer,
Dans une dépendance entière ;
Ce secret, c’est de les aimer.
Voilà pour bien régner la sciencesuprême ;
Et, si vous désirez la voir dans votrefils,
Sire, montrez-la lui vous-même.
Tout le conseil resta muet à cet avis.
Le lion court au chien : ami, je teconfie
Le bonheur de l’état et celui de mavie ;
Prends mon fils, sois son maître, et, loin detout flatteur,
S’il se peut, va former son cœur.
Il dit, et le chien part avec le jeuneprince.
D’abord à son pupille il persuade bien
Qu’il n’est point lionceau, qu’il n’est qu’unpauvre
Chien,
Son parent éloigné ; de province enprovince
Il le fait voyager, montrant à ses regards
Les abus du pouvoir, des peuples lamisère,
Les lièvres, les lapins mangés par lesrenards,
Les moutons par les loups, les cerfs par lapanthère,
Partout le faible terrassé,
Le bœuf travaillant sans salaire,
Et le singe récompensé.
Le jeune lionceau frémissait decolère :
Mon père, disait-il, de pareils attentats
Sont-ils connus du roi ? Commentpourraient-ils l’être ?
Disait le chien : les grands approchentseuls du maître,
Et les mangés ne parlent pas.
Ainsi, sans raisonner de vertu, deprudence,
Notre jeune lion devenait tous les jours
Vertueux et prudent ; car c’estl’expérience
Qui corrige, et non les discours.
À cette bonne école il acquit avec l’âge
Sagesse, esprit, force et raison.
Que lui fallait-il davantage ?
Il ignorait pourtant encor qu’il fûtlion ;
Lorsqu’un jour qu’il parlait de sareconnaissance
À son maître, à son bienfaiteur,
Un tigre furieux, d’une énorme grandeur,
Paraissant tout-à-coup, contre le chiens’avance.
Le lionceau plus prompt s’élance,
Il hérisse ses crins, il rugit de fureur,
Bat ses flancs de sa queue, et ses griffessanglantes
Ont bientôt dispersé les entraillesfumantes
De son redoutable ennemi.
À peine il est vainqueur qu’il court à sonami :
Oh ! Quel bonheur pour moi d’avoir sauvéta vie !
Mais quel est mon étonnement !
Sais-tu que l’amitié, dans cet heureuxmoment,
M’a donné d’un lion la force et lafurie ?
Vous l’êtes, mon cher fils, oui, vous êtes monroi,
Dit le chien tout baigné de larmes.
Le voilà donc venu, ce moment plein decharmes,
Où, vous rendant enfin tout ce que je vousdois,
Je peux vous dévoiler un importantmystère !
Retournons à la cour, mes travaux sontfinis.
Cher prince, malgré moi cependant jegémis,
Je pleure ; pardonnez : tout l’étattrouve un père,
Et moi je vais perdre mon fils.
Un pauvre petit grillon
Caché dans l’herbe fleurie
Regardait un papillon
Voltigeant dans la prairie.
L’insecte ailé brillait des plus vivescouleurs ;
L’azur, le pourpre et l’or éclataient sur sesailes ;
Jeune, beau, petit-maître, il court de fleursen fleurs ;
Prenant et quittant les plus belles.
Ah ! Disait le grillon, que son sort etle mien
Sont différents ! Dame nature
Pour lui fit tout et pour moi rien.
Je n’ai point de talent, encor moins defigure ;
Nul ne prend garde à moi, l’on m’ignore icibas :
Autant vaudrait n’exister pas.
Comme il parlait, dans la prairie
Arrive une troupe d’enfants ;
Aussitôt les voilà courants
Après ce papillon dont ils ont tous envie.
Chapeaux, mouchoirs, bonnets, servent àl’attraper.
L’insecte vainement cherche à leuréchapper,
Il devient bientôt leur conquête.
L’un le saisit par l’aile, un autre par lecorps ;
Un troisième survient et le prend par latête.
Il ne fallait pas tant d’efforts
Pour déchirer la pauvre bête.
Oh ! Oh ! Dit le grillon, je ne suisplus fâché ;
Il en coûte trop cher pour briller dans lemonde.
Combien je vais aimer ma retraiteprofonde !
Pour vivre heureux vivons caché.
Sur la corde tendue un jeune voltigeur
Apprenait à danser ; et déjà sonadresse,
Ses tours de force, de souplesse,
Faisaient venir maint spectateur.
Sur son étroit chemin on le voit quis’avance,
Le balancier en main, l’air libre, le corpsdroit,
Hardi, léger autant qu’adroit ;
Il s’élève, descend, va, vient, plus hauts’élance,
Retombe, remonte en cadence,
Et, semblable à certains oiseaux
Qui rasent en volant la surface des eaux,
Son pied touche, sans qu’on le voie,
À la corde qui plie et dans l’air lerenvoie.
Notre jeune danseur, tout fier de sontalent,
Dit un jour : à quoi bon ce balancierpesant
Qui me fatigue et m’embarrasse ?
Si je dansais sans lui, j’aurais bien plus degrâce,
De force et de légèreté.
Aussitôt fait que dit. Le balancier jeté,
Notre étourdi chancelle, étend les bras, ettombe.
Il se cassa le nez, et tout le monde enrit.
Jeunes gens, jeunes gens, ne vous a-t-on pasdit
Que sans règle et sans frein tôt ou tard onsuccombe ?
La vertu, la raison, les lois, l’autorité,
Dans vos désirs fougueux vous causent quelquepeine ;
C’est le balancier qui vous gêne,
Mais qui fait votre sûreté.
Une poulette jeune et sans expérience,
En trottant, cloquetant, grattant,
Se trouva, je ne sais comment,
Fort loin du poulailler, berceau de sonenfance.
Elle s’en aperçut qu’il était déjà tard.
Comme elle y retournait, voici qu’un vieuxrenard
À ses yeux troublés se présente.
La pauvre poulette tremblante
Recommanda son âme à Dieu.
Mais le renard, s’approchant d’elle,
Lui dit : hélas ! Mademoiselle,
Votre frayeur m’étonne peu ;
C’est la faute de mes confrères,
Gens de sac et de corde, infâmesravisseurs,
Dont les appétits sanguinaires
Ont rempli la terre d’horreurs.
Je ne puis les changer, mais du moins jetravaille
À préserver par mes conseils
L’innocente et faible volaille
Des attentats de mes pareils.
Je ne me trouve heureux qu’en me rendantutile ;
Et j’allais de ce pas jusques dans votreasile
Pour avertir vos sœurs qu’il court un mauvaisbruit,
C’est qu’un certain renard méchant autantqu’habile
Doit vous attaquer cette nuit.
Je viens veiller pour vous. La créduleinnocente
Vers le poulailler le conduit :
À peine est-il dans ce réduit,
Qu’il tue, étrangle, égorge, et sa griffesanglante
Entasse les mourants sur la terre étendus,
Comme fit Diomède au quartier de Rhésus.
Il croqua tout, grandes, petites,
Coqs, poulets et chapons ; tout péritsous ses dents.
La pire espèce de méchants
Est celle des vieux hypocrites.
Cette pauvre raison dont l’homme est sijaloux
N’est qu’un pâle flambeau qui jette autour denous
Une triste et faible lumière ;
Par delà c’est la nuit : le morteltéméraire
Qui veut y pénétrer marche sans savoir où.
Mais ne point profiter de ce bienfaitsuprême,
Éteindre son esprit, et s’aveuglersoi-même,
C’est un autre excès non moins fou.
En Perse il fut jadis deux frères,
Adorant le soleil, suivant l’antique loi.
L’un d’eux, chancelant dans sa foi,
N’estimant rien que ses chimères,
Prétendait méditer, connaître, approfondir
De son dieu la sublime essence ;
Et du matin au soir, afin d’y parvenir,
L’œil toujours attaché sur l’astre qu’ilencense ;
Il voulait expliquer le secret de sesfeux.
Le pauvre philosophe y perdit les deuxyeux ;
Et dès lors du soleil il nia l’existence.
L’autre était crédule et bigot ;
Effrayé du sort de son frère,
Il y vit de l’esprit l’abus tropordinaire,
Et mit tous ses efforts à devenir un sot.
On vient à bout de tout ; le pauvresolitaire
Avait peu de chemin à faire,
Il fut content de lui bientôt.
Mais, de peur d’offenser l’astre qui nouséclaire
En portant jusqu’à lui des regardsindiscrets,
Il se fit un trou sous la terre,
Et condamna ses yeux à ne le voir jamais.
Humains, pauvres humains, jouissez desbienfaits
D’un dieu que vainement la raison veutcomprendre,
Mais que l’on voit partout, mais qui parle ànos cœurs.
Sans vouloir deviner ce qu’on ne peutapprendre,
Sans rejeter les dons que sa main saitrépandre,
Employons notre esprit à devenirmeilleurs.
Nos vertus au très-haut sont le plus dignehommage,
Et l’homme juste est le seul sage.
Myson fut connu dans la Grèce
Par son amour pour la sagesse ;
Pauvre, libre, content, sans soins, sansembarras,
Il vivait dans les bois, seul, méditant sanscesse,
Et par fois riant aux éclats.
Un jour deux grecs vinrent lui dire :
De ta gaîté, Myson, nous sommes toussurpris :
Tu vis seul ; comment peux-turire ?
Vraiment, répondit-il, voilà pourquoi jeris.
Des singes dans un bois jouaient à la mainchaude ;
Certaine guenon moricaude,
Assise gravement, tenait sur ses genoux
La tête de celui qui, courbant son échine,
Sur sa main recevait les coups.
On frappait fort, et puis devine !
Il ne devinait point ; c’était alors desris,
Des sauts, des gambades, des cris.
Attiré par le bruit du fond de sa tanière,
Un jeune léopard, prince assez débonnaire,
Se présente au milieu de nos singesjoyeux.
Tout tremble à son aspect. Continuez vosjeux,
Leur dit le léopard, je n’en veux àpersonne :
Rassurez-vous, j’ai l’âme bonne ;
Et je viens même ici, comme particulier,
À vos plaisirs m’associer.
Jouons, je suis de la partie.
Ah ! Monseigneur, quelle bonté !
Quoi ! Votre altesse veut, quittant sadignité,
Descendre jusqu’à nous ! – oui, c’est mafantaisie.
Mon altesse eut toujours de laphilosophie,
Et sait que tous les animaux
Sont égaux.
Jouons donc, mes amis ; jouons, je vousen prie.
Les singes enchantés crurent à cediscours,
Comme l’on y croira toujours.
Toute la troupe joviale
Se remet à jouer : l’un d’entre eux tendla main,
Le léopard frappe, et soudain
On voit couler du sang sous la grifferoyale.
Le singe cette fois devina quifrappait ;
Mais il s’en alla sans le dire.
Ses compagnons faisaient semblant de rire,
Et le léopard seul riait.
Bientôt chacun s’excuse et s’échappe à lahâte
En se disant entre leurs dents :
Ne jouons point avec les grands,
Le plus doux a toujours des griffes à lapatte.
Des laboureurs vivaient paisibles etcontents
Dans un riche et nombreux village ;
Dès l’aurore ils allaient travailler à leurschamps,
Le soir ils revenaient chantants
Au sein d’un tranquille ménage ;
Et la nature bonne et sage,
Pour prix de leurs travaux, leur donnait tousles ans
De beaux bleds et de beaux enfants.
Mais il faut bien souffrir, c’est notredestinée.
Or il arriva qu’une année,
Dans le mois où le blond Phébus
S’en va faire visite au brûlant Sirius,
La terre, de sucs épuisée,
Ouvrant de toutes parts son sein,
Haletait sous un ciel d’airain.
Point de pluie et point de rosée.
Sur un sol crevassé l’on voit noircir legrain,
Les épis sont brûlés, et leurs têtespenchées
Tombent sur leurs tiges séchées.
On trembla de mourir de faim ;
La commune s’assemble. En hâte ondélibère ;
Et chacun, comme à l’ordinaire,
Parle beaucoup et rien ne dit.
Enfin quelques vieillards, gens de sens etd’esprit,
Proposèrent un parti sage :
Mes amis, dirent-ils, d’ici vous pouvezvoir
Ce mont peu distant du village ;
Là se trouve un grand lac, immenseréservoir
Des souterraines eaux qui s’y font unpassage.
Allez saigner ce lac ; mais sachezménager
Un petit nombre de saignées,
Afin qu’à votre gré vous puissiez diriger
Ces bienfaisantes eaux dans vos terresbaignées.
Juste quand il faudra nous les arrêterons.
Prenez bien garde au moins… oui, oui, courons,courons,
S’écrie aussitôt l’assemblée.
Et voilà mille jeunes gens
Armés d’hoyaux, de pics, et d’autresinstruments,
Qui volent vers le lac : la terre esttravaillée
Tout autour de ses bords ; on perce encent endroits
À la fois ;
D’un morceau de terrain chaque ouvrier secharge :
Courage ! Allons ! Point derepos !
L’ouverture jamais ne peut être assezlarge.
Cela fut bientôt fait. Avant la nuit, leseaux,
Tombant de tout leur poids sur leur digueaffaiblie,
De partout roulent à grands flots.
Transports et compliments de la troupeébahie,
Qui s’admire dans ses travaux.
Le lendemain matin ce ne fut pas demême :
On voit flotter les bleds sur un océand’eau ;
Pour sortir du village il faut prendre unbateau ;
Tout est perdu, noyé. La douleur estextrême,
On s’en prend aux vieillards : c’estvous, leur disait-on,
Qui nous coûtez notre moisson ;
Votre maudit conseil… il était salutaire,
Répondit un d’entre eux ; mais ce qu’onvient de faire
Est fort loin du conseil comme de laraison.
Nous voulions un peu d’eau, vous nous lâchezla bonde ;
L’excès d’un très grand bien devient un maltrès grand :
Le sage arrose doucement,
L’insensé tout de suite inonde.
Deux jeunes bacheliers logés chez undocteur
Y travaillaient avec ardeur
À se mettre en état de prendre leurslicences.
Là, du matin au soir, en public disputant,
Prouvant, divisant, ergotant
Sur la nature et ses substances,
L’infini, le fini, l’âme, la volonté,
Les sens, le libre arbitre et lanécessité,
Ils en étaient bientôt à ne plus secomprendre :
Même par là souvent l’on dit qu’ilscommençaient,
Mais c’est alors qu’ils se poussaient
Les plus beaux arguments ; qui venait lesentendre
Bouche béante demeurait,
Et leur professeur même en extaseadmirait.
Une nuit qu’ils dormaient dans le grenier dumaître
Sur un grabat commun, voilà mes jeunesgens
Qui, dans un rêve, pensent être
À se disputer sur les bancs.
Je démontre, dit l’un. Je distingue, ditl’autre.
Or, voici mon dilemme. Ergo, voici lenôtre…
À ces mots, nos rêveurs, criants,gesticulants,
Au lieu de s’en tenir aux simplesarguments
D’Aristote ou de Scot, soutiennent leurdilemme
De coups de poing bien assenés
Sur le nez.
Tous deux sautent du lit dans une rageextrême,
Se saisissent par les cheveux,
Tombent, et font tomber pêle-mêle avec eux
Tous les meubles qu’ils ont, deux chaises, unetable,
Et quatre in-folios écrits sur parchemin.
Le professeur arrive, une chandelle enmain,
À ce tintamarre effroyable :
Le diable est donc ici ! Dit-il tout horsde soi :
Comment ! Sans y voir clair et sanssavoir pourquoi,
Vous vous battez ainsi ! Quelle mouchevous pique ?
Nous ne nous battons point, disent-ils ;jugez mieux :
C’est que nous repassons tous deux
Nos leçons de métaphysique.
Un rhinocéros jeune et fort
Disait un jour au dromadaire :
Expliquez-moi, s’il vous plaît, mon cherfrère,
D’où peut venir pour nous l’injustice dusort.
L’homme, cet animal puissant par sonadresse,
Vous recherche avec soin, vous loge, vouschérit,
De son pain même vous nourrit,
Et croit augmenter sa richesse
En multipliant votre espèce.
Je sais bien que sur votre dos
Vous portez ses enfants, sa femme, sesfardeaux ;
Que vous êtes léger, doux, sobre,infatigable ;
J’en conviens franchement : mais lerhinocéros
Des mêmes vertus est capable.
Je crois même, soit dit sans vous mettre encourroux,
Que tout l’avantage est pour nous :
Notre corne et notre cuirasse
Dans les combats pourraient servir ;
Et cependant l’homme nous chasse,
Nous méprise, nous hait, et nous force à lefuir.
Ami, répond le dromadaire,
De notre sort ne soyez point jaloux ;
C’est peu de servir l’homme, il faut encor luiplaire.
Vous êtes étonné qu’il nous préfère àvous :
Mais de cette faveur voici tout lemystère,
Nous savons plier les genoux.
L’aimable et tendre Philomèle,
Voyant commencer les beaux jours,
Racontait à l’écho fidèle
Et ses malheurs et ses amours.
Le plus beau paon du voisinage,
Maître et sultan de ce canton,
Élevant la tête et le ton,
Vint interrompre son ramage :
C’est bien à toi, chantre ennuyeux,
Avec un si triste plumage,
Et ce long bec, et ces gros yeux,
De vouloir charmer ce bocage !
À la beauté seule il va bien
D’oser célébrer la tendresse :
De quel droit chantes-tu sans cesse ?
Moi, qui suis beau, je ne dis rien.
Pardon, répondit Philomèle :
Il est vrai, je ne suis pas belle ;
Et si je chante dans ce bois,
Je n’ai de titre que ma voix.
Mais vous, dont la noble arrogance
M’ordonne de parler plus bas,
Vous vous taisez par impuissance,
Et n’avez que vos seuls appas.
Ils doivent éblouir sans doute ;
Est-ce assez pour se faire aimer ?
Allez, puisqu’amour n’y voit goutte,
C’est l’oreille qu’il faut charmer.
Un lièvre de bon caractère
Voulait avoir beaucoup d’amis.
Beaucoup ! Me direz-vous, c’est unegrande affaire ;
Un seul est rare en ce pays.
J’en conviens ; mais mon lièvre avaitcette marotte,
Et ne savait pas qu’Aristote
Disait aux jeunes grecs à son écoleadmis :
Mes amis, il n’est point d’amis.
Sans cesse il s’occupait d’obliger et deplaire ;
S’il passait un lapin, d’un air doux etcivil
Vite il courait à lui : mon cousin,disait-il,
J’ai du beau serpolet tout près de matanière,
De déjeuner chez moi faites-moi la faveur.
S’il voyait un cheval paître dans lacampagne,
Il allait l’aborder : peut-êtremonseigneur
A-t-il besoin de boire ; au pied de lamontagne
Je connais un lac transparent
Qui n’est jamais ridé par le moindrezéphyr :
Si monseigneur veut, dans l’instant
J’aurai l’honneur de l’y conduire.
Ainsi, pour tous les animaux,
Cerfs, moutons, coursiers, daims,taureaux,
Complaisant, empressé, toujours rempli dezèle,
Il voulait de chacun faire un ami fidèle,
Et s’en croyait aimé parcequ’il lesaimait.
Certain jour que tranquille en son gîte ildormait,
Le bruit du cor l’éveille, il décampe au plusvite.
Quatre chiens s’élancent après,
Un maudit piqueur les excite ;
Et voilà notre lièvre arpentant lesguérets.
Il va, tourne, revient, aux mêmes lieuxrepasse,
Saute, franchit un long espace
Pour dévoyer les chiens, et, prompt commel’éclair,
Gagne pays, et puis s’arrête.
Assis, les deux pattes en l’air,
L’œil et l’oreille au guet, il élève latête,
Cherchant s’il ne voit point quelqu’un de sesamis.
Il aperçoit dans des taillis
Un lapin que toujours il traita comme unfrère ;
Il y court : par pitié, sauve-moi, luidit-il,
Donne retraite à ma misère,
Ouvre-moi ton terrier ; tu vois l’affreuxpéril…
Ah ! Que j’en suis fâché ! Répondd’un air tranquille
Le lapin : je ne puis t’offrir monlogement,
Ma femme accouche en ce moment,
Sa famille et la mienne ont rempli monasile ;
Je te plains bien sincèrement :
Adieu, mon cher ami. Cela dit, ils’échappe ;
Et voici la meute qui jappe.
Le pauvre lièvre part. à quelques pas plusloin,
Il rencontre un taureau que cent fois aubesoin
Il avait obligé ; tendrement il leprie
D’arrêter un moment cette meute en furie
Qui de ses cornes aura peur.
Hélas ! Dit le taureau, ce serait degrand cœur :
Mais des génisses la plus belle
Est seule dans ce bois, je l’entends quim’appelle ;
Et tu ne voudrais pas retarder monbonheur.
Disant ces mots, il part. Notre lièvre horsd’haleine
Implore vainement un daim, un cerfdix-cors,
Ses amis les plus sûrs ; ils l’écoutent àpeine,
Tant ils ont peur du bruit des cors.
Le pauvre infortuné, sans force et sanscourage,
Allait se rendre aux chiens, quand, du milieudu bois,
Deux chevreuils reposant sous le mêmefeuillage
Des chasseurs entendent la voix.
L’un d’eux se lève et part ; la meutesanguinaire
Quitte le lièvre et court après.
En vain le piqueur en colère
Crie, et jure, et se fâche ; à traversles forêts
Le chevreuil emmène la chasse,
Va faire un long circuit, et revient aubuisson
Où l’attendait son compagnon,
Qui dans l’instant part à sa place.
Celui-ci fait de même, et, pendant tout lejour,
Les deux chevreuils lancés et quittéstour-à-tour
Fatiguent la meute obstinée.
Enfin les chasseurs tout honteux
Prennent le bon parti de retourner chezeux ;
Déjà la retraite est sonnée,
Et les chevreuils rejoints. Le lièvrepalpitant
S’approche, et leur raconte, en lesfélicitant,
Que ses nombreux amis, dans ce périlextrême,
L’avoient abandonné. Je n’en suis passurpris,
Répond un des chevreuils : à quoi bontant d’amis ?
Un seul suffit quand il nous aime.
Un vieux renard cassé, goutteux,apoplectique,
Mais instruit, éloquent, disert,
Et sachant très bien sa logique,
Se mit à prêcher au désert.
Son style était fleuri, sa moraleexcellente.
Il prouvait en trois points que lasimplicité,
Les bonnes mœurs, la probité,
Donnent à peu de frais cette félicité
Qu’un monde imposteur nous présente
Et nous fait payer cher sans la donnerjamais.
Notre prédicateur n’avait aucunsuccès ;
Personne ne venait, hors cinq ou sixmarmottes,
Ou bien quelques biches dévotes
Qui vivaient loin du bruit, sans entour, sansfaveur,
Et ne pouvaient pas mettre en créditl’orateur.
Il prit le bon parti de changer dematière,
Prêcha contre les ours, les tigres, leslions,
Contre leurs appétits gloutons,
Leur soif, leur rage sanguinaire.
Tout le monde accourut alors à sessermons :
Cerfs, gazelles, chevreuils, y trouvaientmille charmes ;
L’auditoire sortait toujours baigné delarmes ;
Et le nom du renard devint bientôt fameux.
Un loin, roi de la contrée,
Bon homme au demeurant, et vieillard fortpieux,
De l’entendre fut curieux.
Le renard fut charmé de faire son entrée
À la cour : il arrive, il prêche, et,cette fois,
Se surpassant lui-même, il tonne, ilépouvante
Les féroces tyrans des bois,
Peint la faible innocence à leur aspecttremblante,
Implorant chaque jour la justice troplente
Du maître et du juge des rois.
Les courtisans, surpris de tant dehardiesse,
Se regardaient sans dire rien ;
Car le roi trouvait cela bien.
La nouveauté par fois fait aimer larudesse.
Au sortir du sermon, le monarque enchanté
Fit venir le renard : vous avez su meplaire,
Lui dit-il, vous m’avez montré lavérité ;
Je vous dois un juste salaire :
Que me demandez-vous pour prix de vosleçons ?
Le renard répondit : sire, quelquesdindons.
Certain roi qui régnait sur les rives duTage,
Et que l’on surnomma le sage,
Non parcequ’il était prudent,
Mais parcequ’il était savant,
Alphonse, fut surtout un habile astronome.
Il connaissait le ciel bien mieux que sonroyaume,
Et quittait souvent son conseil
Pour la lune ou pour le soleil.
Un soir qu’il retournait à sonobservatoire,
Entouré de ses courtisans,
Mes amis, disait-il, enfin j’ai lieu decroire
Qu’avec mes nouveaux instruments
Je verrai cette nuit des hommes dans lalune.
Votre majesté les verra,
Répondait-on ; la chose est même tropcommune,
Elle doit voir mieux que cela.
Pendant tous ces discours, un pauvre, dans larue,
S’approche, en demandant humblement, chapeaubas,
Quelques maravédis : le roi ne l’entendpas,
Et, sans le regarder, son chemin continue.
Le pauvre suit le roi, toujours tendant lamain,
Toujours renouvelant sa prièreimportune ;
Mais, les yeux vers le ciel, le roi, pour toutrefrain,
Répétait : je verrai des hommes dans lalune.
Enfin le pauvre le saisit
Par son manteau royal, et gravement luidit :
Ce n’est pas de là haut, c’est des lieux oùnous sommes
Que Dieu vous a fait souverain.
Regardez à vos pieds ; là vous verrez deshommes,
Et des hommes manquant de pain.
Un homme riche, sot et vain,
Qualités qui par fois marchent decompagnie,
Croyait pour tous les arts avoir un goûtdivin,
Et pensait que son or lui donnait dugénie.
Chaque jour à sa table on voyait réunis
Peintres, sculpteurs, savants, artistes, beauxesprits,
Qui lui prodiguaient les hommages,
Lui montraient des dessins, lui lisaient desouvrages,
Écoutaient les conseils qu’il daignait leurdonner,
Et l’appelaient Mécène en mangeant sondîner.
Se promenant un soir dans son parcsolitaire,
Suivi d’un jardinier, homme instruit et desens,
Il vit un sanglier qui labourait la terre,
Comme ils font quelquefois pour aiguiser leursdents.
Autour du sanglier, les merles, lesfauvettes,
Surtout les rossignols, voltigeant,s’arrêtant,
Répétaient à l’envi leurs douceschansonnettes,
Et le suivaient toujours chantant.
L’animal écoutait l’harmonieux ramage
Avec la gravité d’un docte connaisseur,
Baissait par fois la hure en signe defaveur,
Ou bien, la secouant, refusait sonsuffrage.
Qu’est-ce ci ? Dit lefinancier :
Comment ! Les chantres du bocage
Pour leur juge ont choisi cet animalsauvage !
Nenni, répond le jardinier ;
De la terre par lui fraîchement labourée
Sont sortis plusieurs vers, excellentecurée
Qui seule attire ces oiseaux :
Ils ne se tiennent à sa suite
Que pour manger ces vermisseaux ;
Et l’imbécile croit que c’est pour sonmérite.
Lorsque le fils d’Alcmène, après ses longstravaux,
Fut reçu dans le ciel, tous les dieuxs’empressèrent
De venir au devant de ce fameux héros.
Mars, Minerve, Vénus, tendrementl’embrassèrent.
Junon même lui fit un accueil assez doux.
Hercule transporté les remerciait tous,
Quand Plutus, qui voulait être aussi de lafête,
Vient d’un air insolent lui présenter lamain.
Le héros irrité passe en tournant la tête.
Mon fils, lui dit alors Jupin,
Que t’a donc fait ce dieu ? D’où vientque la colère,
À son aspect, trouble tes sens ?
– C’est que je le connais, mon père,
Et presque toujours sur la terre
Je l’ai vu l’ami des méchants.
Un de ces pieux solitaires
Qui, détachant leur cœur des choses d’icibas,
Font vœu de renoncer à des biens qu’ils n’ontpas.
Pour vivre du bien de leurs frères,
Un dervis en un mot, s’en allait mendiant
Et priant,
Lorsque les cris plaintifs d’une jeunecorneille
Par des parents cruels laissée en sonberceau,
Presque sans plume encor, vinrent à sonoreille.
Notre dervis regarde, et voit le pauvreoiseau
Allongeant sur son nid sa têtedemi-nue :
Dans l’instant, du haut de la nue,
Un faucon descend vers ce nid,
Et, le bec rempli de pâture,
Il apporte sa nourriture
À l’orpheline qui gémit.
Ô du puissant Allah providenceadorable !
S’écria le dervis : plutôt qu’uninnocent
Périsse sans secours, tu rendscompatissant
Des oiseaux le moins pitoyable !
Et moi, fils du très-haut, je chercherais monpain !
Non, par le prophète j’en jure :
Tranquille désormais, je remets mon destin
À celui qui prend soin de toute la nature.
Cela dit, le dervis, couché tout de sonlong,
Se met à bayer aux corneilles,
De la création admire les merveilles,
De l’univers l’ordre profond.
Le soir vint, notre solitaire
Eut un peu d’appétit en faisant saprière :
Ce n’est rien, disait-il ; mon souper vavenir.
Le souper ne vient point. Allons, il fautdormir ;
Ce sera pour demain. Le lendemain l’aurore
Paraît, et point de déjeuner.
Ceci commence à l’étonner ;
Cependant il persiste encore,
Et croit à chaque instant voir venir sondîner.
Personne n’arrivait ; la journée estfinie,
Et le dervis à jeun voyait d’un œild’envie
Ce faucon qui venait toujours
Nourrir sa pupille chérie.
Tout-à-coup il l’entend lui tenir cediscours :
Tant que vous n’avez pu, ma mie,
Pourvoir vous-même à vos besoins,
De vous j’ai pris de tendres soins ;
À présent que vous voilà grande,
Je ne reviendrai plus. Allah nousrecommande
Les faibles et les malheureux :
Mais être faible, ou paresseux,
C’est une grande différence.
Nous ne recevons l’existence
Qu’afin de travailler pour nous ou pourautrui.
De ce devoir sacré quiconque se dispense
Est puni de la providence
Par le besoin ou par l’ennui.
Le faucon dit et part. Touché de celangage,
Le dervis converti reconnaît son erreur,
Et, gagnant le premier village,
Se fait valet de laboureur.
Un jour, causant entre eux, différentsanimaux
Louaient beaucoup le ver à soie.
Quel talent, disaient-ils, cet insectedéploie
En composant ces fils si doux, si fins, sibeaux,
Qui de l’homme font la richesse !
Tous vantaient son travail, exaltaient sonadresse.
Une chenille seule y trouvait des défauts,
Aux animaux surpris en faisait lacritique,
Disait des mais, et puis des si.
Un renard s’écria : messieurs, celas’explique ;
C’est que madame file aussi.
Minos, ne pouvant plus suffire
Au fatigant métier d’entendre et de juger
Chaque ombre descendue au ténébreuxempire,
Imagina, pour abréger,
De faire faire une balance
Où dans l’un des bassins il mettait à lafois
Cinq ou six morts, dans l’autre un certainpoids
Qui déterminait la sentence.
Si le poids s’élevait, alors plus à loisir
Minos examinait l’affaire ;
Si le poids baissait au contraire,
Sans scrupule il faisait punir.
La méthode était sûre, expéditive etclaire ;
Minos s’en trouvait bien. Un jour, en mêmetemps,
Au bord du Styx la mort rassemble
Deux rois, un grand ministre, un héros, troissavants.
Minos les fait peser ensemble.
Le poids s’élève, il en met deux,
Et puis trois, c’est en vain ; quatre nefont pas mieux.
Minos, un peu surpris, ôte de la balance
Ces inutiles poids, cherche un autremoyen ;
Et, près de là voyant un pauvre homme debien
Qui dans un coin obscur attendait ensilence,
Il le met seul en contrepoids :
Les six ombres alors s’élèvent à la fois.
Une hermine, un castor, un jeune sanglier,
Cadets de leur famille, et partant sansfortune,
Dans l’espoir d’en acquérir une
Quittèrent leur forêt, leur étang, leurhallier.
Après un long voyage, après mainteaventure,
Ils arrivent dans un pays
Où s’offrent à leurs yeux ravis
Tous les trésors de la nature,
Des prés, des eaux, des bois, des vergerspleins de fruits.
Nos pèlerins, voyant cette terre chérie,
Éprouvent les mêmes transports
Qu’Énée et ses troyens en découvrant lesbords
Du royaume de Lavinie.
Mais ce riche pays était de toutes parts
Entouré d’un marais de bourbe
Où des serpents et des lézards
Se jouait l’effroyable tourbe.
Il fallait le passer ; et nos troisvoyageurs
S’arrêtent sur le bord, étonnés etrêveurs.
L’hermine la première avance un peu lapatte ;
Elle la retire aussitôt,
En arrière elle fait un saut,
En disant : mes amis, fuyons en grandehâte ;
Ce lieu, tout beau qu’il est, ne peut nousconvenir,
Pour arriver là bas il faudrait sesalir ;
Et moi je suis si délicate,
Qu’une tache me fait mourir.
Ma sœur, dit le castor, un peu depatience ;
On peut, sans se tacher, quelquefoisréussir :
Il faut alors du temps et del’intelligence ;
Nous avons tout cela : pour moi, qui suismaçon,
Je vais en quinze jours vous bâtir un beaupont
Sur lequel nous pourrons, sans craindre lesmorsures
De ces vilains serpents, sans gâter nosfourrures,
Arriver au milieu de ce charmant vallon.
Quinze jours ! Ce terme est bienlong,
Répond le sanglier : moi, j’y serai plusvite ;
Vous allez voir comment. En prononçant cesmots,
Le voilà qui se précipite
Au plus fort du bourbier, s’y plonge jusqu’audos,
À travers les serpents, les lézards, lescrapauds,
Marche, pousse à son but, arrive plein deboue ;
Et là, tandis qu’il se secoue,
Jetant à ses amis un regard dedédain :
Apprenez, leur dit-il, comme on fait sonchemin.
Deux enfants d’un fermier, gentils, espiègles,beaux,
Mais un peu gâtés par leur père,
Cherchant des nids dans leur enclos,
Trouvèrent de petits perdreaux
Qui voletaient après leur mère.
Vous jugez de la joie, et comment mesbambins
À la troupe qui s’éparpille
Vont partout couper les chemins,
Et n’ont pas assez de leurs mains
Pour prendre la pauvre famille !
La perdrix, traînant l’aile, appelant sespetits,
Tourne en vain, voltige, s’approche ;
Déjà mes jeunes étourdis
Ont toute sa couvée en poche.
Ils veulent partager comme de bonsamis ;
Chacun en garde six, il en reste untreizième :
L’aîné le veut, l’autre le veut aussi.
– Tirons au doigt mouillé. – parbleu non. –parbleu si.
– Cède, ou bien tu verras. – mais tu verrastoi-même.
De propos en propos, l’aîné, peu patient,
Jette à la tête de son frère
Le perdreau disputé. Le cadet en colère
D’un des siens riposte à l’instant.
L’aîné recommence d’autant ;
Et ce jeu qui leur plaît couvre autour d’euxla terre
De pauvres perdreaux palpitants.
Le fermier, qui passait en revenant deschamps,
Voit ce spectacle sanguinaire,
Accourt, et dit à ses enfants :
Comment donc ! Petits rois, vos discordescruelles
Font que tant d’innocents expirent par voscoups !
De quel droit, s’il vous plaît, dans vostristes querelles,
Faut-il que l’on meure pour vous ?
Un gros perroquet gris, échappé de sacage,
Vint s’établir dans un bocage :
Et là, prenant le ton de nos fauxconnaisseurs,
Jugeant tout, blâmant tout, d’un air desuffisance,
Au chant du rossignol il trouvait deslongueurs,
Critiquait surtout sa cadence.
Le linot, selon lui, ne savait paschanter ;
La fauvette aurait fait quelque chosepeut-être,
Si de bonne heure il eût été son maître
Et qu’elle eût voulu profiter.
Enfin aucun oiseau n’avait l’art de luiplaire ;
Et dès qu’ils commençaient leurs joyeuseschansons,
Par des coups de sifflet répondant à leurssons,
Le perroquet les faisait taire.
Lassés de tant d’affronts, tous les oiseaux dubois
Viennent lui dire un jour : mais parlezdonc, beau sire,
Vous qui sifflez toujours, faites qu’on vousadmire ;
Sans doute vous avez une brillante voix,
Daignez chanter pour nous instruire.
Le perroquet, dans l’embarras,
Se gratte un peu la tête, et finit par leurdire :
Messieurs, je siffle bien, mais je ne chantepas.
Un renard plein d’esprit, d’adresse, deprudence,
À la cour d’un lion servait depuislongtemps.
Les succès les plus éclatants
Avoient prouvé son zèle et sonintelligence.
Pour peu qu’on l’employât, toute affaireallait bien.
On le louait beaucoup, mais sans lui donnerrien ;
Et l’habile renard était dans l’indigence.
Lassé de servir des ingrats,
De réussir toujours sans en être plusgras,
Il s’enfuit de la cour ; dans un boissolitaire
Il s’en va trouver son grand-père,
Vieux renard retiré, qui jadis fut vizir.
Là, contant ses exploits, et puis lesinjustices,
Les dégoûts qu’il eut à souffrir,
Il demande pourquoi de si nombreuxservices
N’ont jamais pu rien obtenir.
Le bon homme renard, avec sa voix cassée,
Lui dit : mon cher enfant, la semainepassée,
Un blaireau mon cousin est mort dans ceterrier :
C’est moi qui suis son héritier,
J’ai conservé sa peau : mets-la dessus latienne,
Et retourne à la cour. Le renard avecpeine
Se soumit au conseil ; affublé de lapeau
De feu son cousin le blaireau,
Il va se regarder dans l’eau d’unefontaine,
Se trouve l’air d’un sot, tel qu’était lecousin.
Tout honteux, de la cour il reprend lechemin.
Mais, quelques mois après, dans un richeéquipage,
Entouré de valets, d’esclaves, deflatteurs,
Comblé de dons et de faveurs,
Il vient de sa fortune au vieillard fairehommage :
Il était grand vizir. Je te l’avais biendit,
S’écrie alors le vieux grand-père :
Mon ami, chez les grands quiconque voudraplaire
Doit d’abord cacher son esprit.
De jeunes écoliers avoient pris dans untrou
Un hibou,
Et l’avoient élevé dans la cour ducollège.
Un vieux chat, un jeune oison,
Nourris par le portier, étaient en liaison
Avec l’oiseau ; tous trois avoient leprivilège
D’aller et de venir par toute la maison.
À force d’être dans la classe,
Ils avoient orné leur esprit,
Savaient par cœur Denys d’Halicarnasse
Et tout ce qu’Hérodote et Tite-Live ontdit.
Un soir, en disputant (des docteurs c’estl’usage),
Ils comparaient entre eux les peuplesanciens.
Ma foi, disait le chat, c’est auxégyptiens
Que je donne le prix : c’était un peuplesage,
Un peuple ami des lois, instruit, discret,pieux,
Rempli de respect pour ses dieux ;
Cela seul, à mon gré, lui donnel’avantage.
J’aime mieux les athéniens,
Répondait le hibou : que d’esprit !Que de grâce !
Et dans les combats quelle audace !
Que d’aimables héros parmi leurscitoyens !
A-t-on jamais plus fait avec moins demoyens ?
Des nations c’est la première.
Parbleu ! Dit l’oison en colère,
Messieurs, je vous trouve plaisants :
Et les romains, que vous en semble ?
Est-il un peuple qui rassemble
Plus de grandeur, de gloire, et de faitséclatants ?
Dans les arts, comme dans la guerre,
Ils ont surpassé vos amis.
Pour moi, ce sont mes favoris ;
Tout doit céder le pas aux vainqueurs de laterre.
Chacun des trois pédants s’obstine en sonavis,
Quand un rat, qui de loin entendait ladispute,
Rat savant, qui mangeait des thèmes dans sahutte,
Leur cria : je vois bien d’où viennentvos débats :
L’Égypte vénérait les chats,
Athènes les hiboux, et Rome, au capitole,
Aux dépens de l’état nourrissait desoisons :
Ainsi notre intérêt est toujours laboussole
Que suivent nos opinions.
Un fils avait tué son père.
Ce crime affreux n’arrive guère
Chez les tigres, les ours ; mais l’hommele commet.
Ce parricide eut l’art de cacher sonforfait,
Nul ne le soupçonna : farouche etsolitaire,
Il fuyait les humains, il vivait dans lesbois,
Espérant échapper aux remords comme auxlois.
Certain jour on le vit détruire à coups depierre
Un malheureux nid de moineaux.
Eh ! Que vous ont fait cesoiseaux ?
Lui demande un passant : pourquoi tant decolère ?
Ce qu’ils m’ont fait ? Répond lecriminel :
Ces oisillons menteurs, que confonde leciel,
Me reprochent d’avoir assassiné mon père.
Le passant le regarde ; il se trouble, ilpâlit,
Sur son front son crime se lit :
Conduit devant le juge, il l’avoue etl’expie.
Ô des vertus dernière amie,
Toi qu’on voudrait en vain éviter outromper,
Conscience terrible, on ne peutt’échapper !
Quand la belle Vénus, sortant du sein desmers,
Promena ses regards sur la plaineprofonde,
Elle se crut d’abord seule dansl’univers ;
Mais près d’elle aussitôt l’amour naquit del’onde.
Vénus lui fit un signe, il embrassaVénus ;
Et, se reconnaissant sans s’être jamaisvus,
Tous deux sur un dauphin voguèrent vers laplage.
Comme ils approchaient du rivage,
L’amour, qu’elle portait, s’échappe de sesbras,
Et lance plusieurs traits en criant :terre ! Terre !
Que faites-vous, mon fils ? Lui dit alorssa mère.
Maman, répondit-il, j’entre dans mesétats.
Que j’aime les héros dont je contel’histoire !
Et qu’à m’occuper d’eux je trouve dedouceur !
J’ignore s’ils pourront m’acquérir de lagloire ;
Mais je sais qu’ils font mon bonheur.
Avec les animaux je veux passer mavie ;
Ils sont si bonne compagnie !
Je conviens cependant, et c’est avecdouleur,
Que tous n’ont pas le même cœur.
Plusieurs que l’on connaît, sans qu’ici je lesnomme,
De nos vices ont bonne part :
Mais je les trouve encor moins dangereux quel’homme ;
Et fripon pour fripon je préfère unrenard.
C’est ainsi que pensait un sage,
Un bon fermier de mon pays.
Depuis quatre-vingts ans, de tout levoisinage
On venait écouter et suivre ses avis.
Chaque mot qu’il disait était unesentence.
Son exemple surtout aidait sonéloquence ;
Et lorsqu’environné de ses quaranteenfants,
Fils, petits-fils, brus, gendres, filles,
Il jugeait les procès ou réglait lesfamilles,
Nul n’eût osé mentir devant ses cheveuxblancs.
Je me souviens qu’un jour dans son champêtreasile
Il vint un savant de la ville
Qui dit au bon vieillard : mon père,enseignez-moi
Dans quel auteur, dans quel ouvrage,
Vous apprîtes l’art d’être sage.
Chez quelle nation, à la cour de quel roi,
Avez-vous été, comme Ulysse,
Prendre des leçons de justice ?
Suivez-vous de Zénon la rigoureuseloi ?
Avez-vous embrassé la secte d’Épicure,
Celle de Pythagore ou du divinPlaton ?
De tous ces messieurs-là je ne sais pas lenom,
Répondit le vieillard : mon livre est lanature ;
Et mon unique précepteur,
C’est mon cœur.
Je vois les animaux, j’y trouve le modèle
Des vertus que je dois chérir :
La colombe m’apprit à devenirfidèle ;
En voyant la fourmi j’amassai pourjouir ;
Mes bœufs m’enseignent la constance,
Mes brebis la douceur, mes chiens lavigilance ;
Et si j’avais besoin d’avis
Pour aimer mes filles, mes fils,
La poule et ses poussins me serviraientd’exemple.
Ainsi dans l’univers tout ce que jecontemple
M’avertit d’un devoir qu’il m’est doux deremplir.
Je fais souvent du bien pour avoir duplaisir,
J’aime et je suis aimé, mon âme est tendre etpure,
Et toujours selon ma mesure
Ma raison sait régler mes vœux :
J’observe et je suis la nature,
C’est mon secret pour être heureux.
Un gentil écureuil était le camarade,
Le tendre ami d’un beau danois.
Un jour qu’ils voyageaient comme Oreste etPylade,
La nuit les surprit dans un bois.
En ce lieu point d’auberge ; ils eurentde la peine
À trouver où se bien coucher.
Enfin le chien se mit dans le creux d’un vieuxchêne,
Et l’écureuil plus haut grimpa pour senicher.
Vers minuit, c’est l’heure des crimes,
Longtemps après que nos amis
En se disant bon soir se furent endormis,
Voici qu’un vieux renard affamé devictimes
Arrive au pied de l’arbre, et, levant lemuseau,
Voit l’écureuil sur un rameau.
Il le mange des yeux, humecte de sa langue
Ses lèvres qui de sang brûlent des’abreuver ;
Mais jusqu’à l’écureuil il ne peutarriver :
Il faut donc par une harangue
L’engager à descendre ; et voici sondiscours :
Ami, pardonnez, je vous prie,
Si de votre sommeil j’ose troubler lecours :
Mais le pieux transport dont mon âme estremplie
Ne peut se contenir ; je suis votrecousin
Germain :
Votre mère était sœur de feu mon dignepère.
Cet honnête homme, hélas ! à son heuredernière,
M’a tant recommandé de chercher son neveu
Pour lui donner moitié du peu
Qu’il m’a laissé de bien ! Venez donc,mon cher frère,
Venez, par un embrassement,
Combler le doux plaisir que mon âmeressent.
Si je pouvais monter jusqu’aux lieux où vousêtes,
Oh ! J’y serais déjà, soyez-en biencertain.
Les écureuils ne sont pas bêtes,
Et le mien était fort malin ;
Il reconnaît le patelin,
Et répond d’un ton doux : je meursd’impatience
De vous embrasser, mon cousin ;
Je descends : mais, pour mieux lier laconnaissance,
Je veux vous présenter mon plus fidèleami,
Un parent qui prit soin de nourrir monenfance ;
Il dort dans ce trou-là : frappez unpeu ; je pense
Que vous serez charmé de le connaîtreaussi.
Aussitôt maître renard frappe,
Croyant en manger deux : mais le fidèlechien
S’élance de l’arbre, le happe,
Et vous l’étrangle bel et bien.
Ceci prouve deux points : d’abord, qu’ilest utile
Dans la douce amitié de placer sonbonheur ;
Puis, qu’avec de l’esprit il est souventfacile
Au piège qu’il nous tend de surprendre untrompeur.
On en veut trop aux courtisans ;
On va criant partout qu’à l’état inutiles
Pour leur seul intérêt ils se montrenthabiles :
Ce sont discours de médisants.
J’ai lu, je ne sais où, qu’autrefois enSyrie
Ce fut un courtisan qui sauva sa patrie.
Voici comment : dans le pays
La peste avait été portée,
Et ne devait cesser que quand le dieuProtée
Dirait là-dessus son avis.
Ce dieu, comme l’on sait, n’est pas facile àvivre :
Pour le faire parler il faut longtemps lesuivre,
Près de son antre l’épier,
Le surprendre, et puis le lier,
Malgré la figure effrayante
Qu’il prend et quitte à volonté.
Certain vieux courtisan, par le roidéputé,
Devant le dieu marin tout-à-coup seprésente.
Celui-ci, surpris, irrité,
Se change en noir serpent ; sa gueuleempoisonnée
Lance et retire un dard messager dutrépas,
Tandis que, dans sa marche oblique etdétournée,
Il glisse sur lui-même et d’un pli fait unpas.
Le courtisan sourit : je connais cetteallure,
Dit-il, et mieux que toi je sais mordre etramper.
Il court alors pour l’attraper :
Mais le dieu change de figure ;
Il devient tour-à-tour loup, singe, lynx,renard.
Tu veux me vaincre dans mon art,
Disait le courtisan : mais, depuis monenfance,
Plus que ces animaux avide, adroit, rusé,
Chacun de ces tours-là pour moi se trouveusé.
Changer d’habit, de mœurs, même deconscience ;
Je ne vois rien là que d’aisé.
Lors il saisit le dieu, le lie,
Arrache son oracle, et retourne vainqueur.
Ce trait nous prouve, ami lecteur,
Combien un courtisan peut servir lapatrie.
Que mon sort est affreux ! S’écriait unhibou :
Vieux, infirme, souffrant, accablé demisère,
Je suis isolé sur la terre,
Et jamais un oiseau n’est venu dans montrou
Consoler un moment ma douleur solitaire.
Un pigeon entendit ces mots,
Et courut auprès du malade :
Hélas ! Mon pauvre camarade,
Lui dit-il, je plains bien vos maux.
Mais je ne comprends pas qu’un hibou de votreâge
Soit sans épouse, sans parents,
Sans enfants ou petits-enfants.
N’avez-vous point serré les nœuds dumariage
Pendant le cours de vos beaux ans ?
Le hibou répondit : non vraiment, moncher frère :
Me marier ! Et pourquoi faire ?
J’en connaissais trop le danger.
Vouliez-vous que je prisse une jeunechouette,
Bien étourdie et bien coquette,
Qui me trahît sans cesse ou me fîtenrager,
Qui me donnât des fils d’un méchantcaractère,
Ingrats, menteurs, mauvais sujets,
Désirant en secret le trépas de leurpère ?
Car c’est ainsi qu’ils sont tous faits.
Pour des parents, je n’en ai guère,
Et ne les vis jamais : ils sont durs,exigeants,
Pour le moindre sujet s’irritent,
N’aiment que ceux dont ils héritent ;
Encor ne faut-il pas qu’ils attendentlongtemps.
Tout frère ou tout cousin nous déteste et nouspille.
Je ne suis pas de votre avis,
Répondit le pigeon : mais parlons desamis ;
Des orphelins c’est la famille :
Vous avez dû près d’eux trouver quelquesdouceurs.
– les amis ! Ils sont tous trompeurs.
J’ai connu deux hiboux qui tendrements’aimèrent
Pendant quinze ans, et, certain jour,
Pour une souris s’égorgèrent.
Je crois à l’amitié moins encor qu’àl’amour.
– Mais ainsi, Dieu me le pardonne !
Vous n’avez donc aimé personne ?
– Ma foi, non, soit dit entre nous.
– En ce cas-là, mon cher, de quoi vousplaignez-vous ?
La vipère disait un jour à lasangsue :
Que notre sort est différent !
On vous cherche, on me fuit, si l’on peut onme tue ;
Et vous, aussitôt qu’on vous prend,
Loin de craindre votre blessure,
L’homme vous donne de son sang
Une ample et bonne nourriture :
Cependant vous et moi faisons même piqûre.
La citoyenne de l’étang
Répond : oh que nenni, machère ;
La vôtre fait du mal, la mienne estsalutaire.
Par moi plus d’un malade obtient saguérison,
Par vous tout homme sain trouve une mortcruelle.
Entre nous deux, je crois, la différence estbelle :
Je suis remède, et vous poison.
Cette fable aisément s’explique :
C’est la satire et la critique.
Un arabe à Marseille autrefois m’a conté
Qu’un pacha turc dans sa patrie
Vint porter certain jour un coffretcacheté
Au plus sage dervis qui fût en Arabie.
Ce coffret, lui dit-il, renferme desrubis,
Des diamants d’un très grand prix :
C’est un présent que je veux faire
À l’homme que tu jugeras
Être le plus fou de la terre.
Cherche bien, tu le trouveras.
Muni de son coffret, notre bon solitaire
S’en va courir le monde. Avait-il doncbesoin
D’aller loin ?
L’embarras de choisir était sa grandeaffaire :
Des fous toujours plus fous venaient de toutesparts
Se présenter à ses regards.
Notre pauvre dépositaire
Pour l’offrir à chacun saisissait lecoffret :
Mais un pressentiment secret
Lui conseillait de n’en rien faire,
L’assurait qu’il trouverait mieux.
Errant ainsi de lieux en lieux,
Embarrassé de son message,
Enfin, après un long voyage,
Notre homme et le coffret arrivent unmatin
Dans la ville de Constantin.
Il trouve tout le peuple en joie :
Que s’est-il donc passé ? Rien, lui ditun iman ;
C’est notre grand vizir que le sultanenvoie,
Au moyen d’un lacet de soie,
Porter au prophète un firman.
Le peuple rit toujours de ces sortesd’affaires ;
Et, comme ce sont des misères,
Notre empereur souvent lui donne ceplaisir.
– Souvent ? – oui. – c’est fortbien ; votre nouveau vizir
Est-il nommé ? – sans doute : et levoilà qui passe.
Le dervis, à ces mots, court, traverse laplace,
Arrive, et reconnaît le pacha son ami.
Bon ! Te voilà ! Ditcelui-ci :
Et le coffret ? – seigneur, j’ai parcourul’Asie ;
J’ai vu des fous parfaits, mais sans oserchoisir :
Aujourd’hui ma course est finie ;
Daignez l’accepter, grand vizir.
Le plus aimé des rois est toujours le plusfort.
En vain la fortune l’accable ;
En vain mille ennemis ligués avec le sort
Semblent lui présager sa perteinévitable :
L’amour de ses sujets, colonneinébranlable,
Rend inutiles leurs efforts.
Le petit-fils d’un roi grand par son malheurmême,
Philippe, sans argent, sans troupes, sanscrédit,
Chassé par l’anglais de Madrid,
Croyait perdu son diadème.
Il fuyait presque seul, accablé dedouleur.
Tout-à-coup à ses yeux s’offre un vieuxlaboureur,
Homme franc, simple et droit, aimant plus quesa vie
Ses enfants et son roi, sa femme et sapatrie,
Parlant peu de vertu, la pratiquantbeaucoup,
Riche et pourtant aimé, cité dans lesCastilles
Comme l’exemple des familles.
Son habit, filé par ses filles,
Était ceint d’une peau de loup.
Sous un large chapeau sa tête bien àl’aise
Faisait voir des yeux vifs et des traitsbasanés,
Et ses moustaches de son nez
Descendaient jusques sur sa fraise.
Douze fils le suivaient, tous grands, beaux,vigoureux.
Un mulet chargé d’or était au milieud’eux.
Cet homme, dans cet équipage,
Devant le roi s’arrête, et lui dit : oùvas-tu ?
Un revers t’a-t-il abattu ?
Vainement l’archiduc a sur toil’avantage ;
C’est toi qui régneras, car c’est toi qu’onchérit.
Qu’importe qu’on t’ait pris Madrid ?
Notre amour t’est resté, nos corps sont tesmurailles ;
Nous périrons pour toi dans les champs del’honneur.
Le hasard gagne les batailles ;
Mais il faut des vertus pour gagner notrecœur.
Tu l’as, tu régneras. Notre argent, notrevie,
Tout est à toi, prends tout. Grâces à quaranteans
De travail et d’économie,
Je peux t’offrir cet or. Voici mes douzeenfants,
Voilà douze soldats ; malgré mes cheveuxblancs,
Je ferai le treizième : et, la guerrefinie,
Lorsque tes généraux, tes officiers, tesgrands,
Viendront te demander, pour prix de leursservices,
Des biens, des honneurs, des rubans,
Nous ne demanderons que repos et justice.
C’est tout ce qu’il nous faut. Nous autrespauvres gens
Nous fournissons au roi du sang et desrichesses ;
Mais, loin de briguer ses largesses,
Moins il donne et plus nous l’aimons.
Quand tu seras heureux, nous fuirons taprésence,
Nous te bénirons en silence :
On t’a vaincu, nous te cherchons.
Il dit, tombe à genoux. D’une mainpaternelle
Philippe le relève en poussant dessanglots ;
Il presse dans ses bras ce sujet sifidèle,
Veut parler, et les pleurs interrompent sesmots.
Bientôt, selon la prophétie
Du bon vieillard, Philippe fut vainqueur,
Et, sur le trône d’Ibérie,
N’oublia point le laboureur.
Un paon faisait la roue, et les autresoiseaux
Admiraient son brillant plumage.
Deux oisons nasillards du fond d’unmarécage
Ne remarquaient que ses défauts.
Regarde, disait l’un, comme sa jambe estfaite,
Comme ses pieds sont plats, hideux.
Et son cri, disait l’autre, est simélodieux,
Qu’il fait fuir jusqu’à la chouette.
Chacun riait alors du mot qu’il avait dit.
Tout-à-coup un plongeon sortit :
Messieurs, leur cria-t-il, vous voyez d’unelieue
Ce qui manque à ce paon : c’est bienvoir, j’en conviens ;
Mais votre chant, vos pieds, sont plus laidsque les siens,
Et vous n’aurez jamais sa queue.
Par je ne sais quelle aventure,
Un avare, un beau jour, voulant se bientraiter,
Au marché courut acheter
Des pommes pour sa nourriture.
Dans son armoire il les porta,
Les compta, rangea, recompta,
Ferma les doubles tours de sa doubleserrure,
Et chaque jour les visita.
Ce malheureux, dans sa folie,
Les bonnes pommes ménageait ;
Mais lorsqu’il en trouvait quelqu’une depourrie,
En soupirant il la mangeait.
Son fils, jeune écolier, faisant fort maigrechère,
Découvrit à la fin les pommes de son père.
Il attrape les clefs, et va dans ceréduit,
Suivi de deux amis d’excellent appétit.
Or vous pouvez juger le dégât qu’ils yfirent,
Et combien de pommes périrent.
L’avare arrive en ce moment,
De douleur, d’effroi palpitant.
Mes pommes ! Criait-il : coquins, ilfaut les rendre,
Ou je vais tous vous faire pendre.
Mon père, dit le fils, calmez-vous, s’il vousplaît ;
Nous sommes d’honnêtes personnes :
Et quel tort vous avons-nous fait ?
Nous n’avons mangé que les bonnes.
Vous connaissez ce quai nommé de laferraille,
Où l’on vend des oiseaux, des hommes et desfleurs :
À mes fables souvent c’est là que jetravaille ;
J’y vois des animaux, et j’observe leursmœurs.
Un jour de mardi gras j’étais à la fenêtre
D’un oiseleur de mes amis,
Quand sur le quai je vis paraître
Un petit arlequin leste, bien fait, bienmis,
Qui, la batte à la main, d’une grâcelégère,
Courait après un masque en habit debergère.
Le peuple applaudissait par des ris, par descris.
Tout près de moi, dans une cage,
Trois oiseaux étrangers de différentplumage,
Perruche, cardinal, serin,
Regardaient aussi l’arlequin.
La perruche disait : j’aime peu sonvisage :
Mais son charmant habit n’eut jamais sonégal ;
Il est d’un si beau vert ! Vert !Dit le cardinal :
Vous n’y voyez donc pas, ma chère ?
L’habit est rouge assurément ;
Voilà ce qui le rend charmant.
Oh ! Pour celui-là, mon compère,
Répondit le serin, vous n’avez pas raison,
Car l’habit est jaune citron ;
Et c’est ce jaune-là qui fait tout sonmérite.
– Il est vert. – il est jaune. – il est rouge,morbleu !
Interrompt chacun avec feu,
Et déjà le trio s’irrite.
Amis, apaisez-vous, leur crie un bonpivert ;
L’habit est jaune, rouge et vert.
Cela vous surprend fort, voici tout lemystère :
Ainsi que bien des gens d’esprit et desavoir,
Mais qui d’un seul côté regardent uneaffaire,
Chacun de vous ne veut y voir
Que la couleur qui sait lui plaire.
Unis dès leurs jeunes ans
D’une amitié fraternelle,
Un lapin, une sarcelle,
Vivaient heureux et contents.
Le terrier du lapin était sur la lisière
D’un parc bordé d’une rivière.
Soir et matin nos bons amis,
Profitant de ce voisinage,
Tantôt au bord de l’eau, tantôt sous lefeuillage,
L’un chez l’autre étaient réunis.
Là, prenant leurs repas, se contant desnouvelles,
Ils n’en trouvaient point de si belles
Que de se répéter qu’ils s’aimeraienttoujours.
Ce sujet revenait sans cesse en leursdiscours.
Tout était en commun, plaisir, chagrin,souffrance ;
Ce qui manquait à l’un, l’autre leregrettait ;
Si l’un avait du mal, son ami lesentait ;
Si d’un bien au contraire il goûtaitl’espérance,
Tous deux en jouissaient d’avance.
Tel était leur destin, lorsqu’un jour, jouraffreux !
Le lapin, pour dîner venant chez lasarcelle,
Ne la retrouve plus : inquiet, ill’appelle ;
Personne ne répond à ses cris douloureux.
Le lapin, de frayeur l’âme toute saisie,
Va, vient, fait mille tours, cherche dans lesroseaux,
S’incline par-dessus les flots,
Et voudrait s’y plonger pour trouver sonamie.
Hélas ! S’écriait-il, m’entends-tu ?Réponds-moi,
Ma sœur, ma compagne chérie ;
Ne prolonge pas mon effroi :
Encor quelques moments, c’en est fait de mavie ;
J’aime mieux expirer que de trembler pourtoi.
Disant ces mots, il court, il pleure,
Et, s’avançant le long de l’eau,
Arrive enfin près du château
Où le seigneur du lieu demeure.
Là, notre désolé lapin
Se trouve au milieu d’un parterre,
Et voit une grande volière
Où mille oiseaux divers volaient sur unbassin.
L’amitié donne du courage.
Notre ami, sans rien craindre, approche dugrillage,
Regarde et reconnaît… ô tendresse ! ôbonheur !
La sarcelle : aussitôt il pousse un cride joie ;
Et, sans perdre de temps à consoler sasœur,
De ses quatre pieds il s’emploie
À creuser un secret chemin
Pour joindre son amie, et par cesouterrain
Le lapin tout-à-coup entre dans lavolière,
Comme un mineur qui prend une place deguerre.
Les oiseaux effrayés se pressent enfuyant.
Lui court à la sarcelle ; il l’entraîne àl’instant
Dans son obscur sentier, la conduit sous laterre ;
Et, la rendant au jour, il est prêt àmourir
De plaisir.
Quel moment pour tous deux ! Que nesais-je le peindre
Comme je saurais le sentir !
Nos bons amis croyaient n’avoir plus rien àcraindre ;
Ils n’étaient pas au bout. Le maître dujardin,
En voyant le dégât commis dans sa volière,
Jure d’exterminer jusqu’au dernierlapin :
Mes fusils ! Mes furets ! Criait-ilen colère.
Aussitôt fusils et furets
Sont tout prêts.
Les gardes et les chiens vont dans les jeunestailles,
Fouillant les terriers, lesbroussailles ;
Tout lapin qui paraît trouve un affreuxtrépas :
Les rivages du Styx sont bordés de leursmânes ;
Dans le funeste jour de Cannes
On mit moins de romains à bas.
La nuit vient ; tant de sang n’a pointéteint la rage
Du seigneur, qui remet au lendemain matin
La fin de l’horrible carnage.
Pendant ce temps, notre lapin,
Tapi sous des roseaux auprès de lasarcelle,
Attendait en tremblant la mort,
Mais conjurait sa sœur de fuir à l’autrebord
Pour ne pas mourir devant elle.
Je ne te quitte point, lui répondaitl’oiseau ;
Nous séparer serait la mort la pluscruelle.
Ah ! Si tu pouvais passerl’eau !
Pourquoi pas ? Attends-moi… la sarcellele quitte,
Et revient traînant un vieux nid
Laissé par des canards : elle l’emplitbien vite
De feuilles de roseau, les presse, lesunit
Des pieds, du bec, en forme un bateletcapable
De supporter un lourd fardeau ;
Puis elle attache à ce vaisseau
Un brin de jonc qui servira de câble.
Cela fait, et le bâtiment
Mis à l’eau, le lapin entre tout doucement
Dans le léger esquif, s’assied sur sonderrière,
Tandis que devant lui la sarcelle nageant
Tire le brin de jonc, et s’en va dirigeant
Cette nef à son cœur si chère.
On aborde, on débarque ; et jugez duplaisir !
Non loin du port on va choisir
Un asile où, coulant des jours dignesd’envie,
Nos bons amis, libres, heureux,
Aimèrent d’autant plus la vie
Qu’ils se la devaient tous les deux.
Un milan plumait un pigeon,
Et lui disait : méchante bête,
Je te connais, je sais l’aversion
Qu’ont pour moi tes pareils : te voilà maconquête !
Il est des dieux vengeurs. Hélas ! Je levoudrais,
Répondit le pigeon. ô comble desforfaits !
S’écria le milan ! Quoi ! Ton audaceimpie
Ose douter qu’il soit des dieux ?
J’allais te pardonner : mais, pour cedoute affreux,
Scélérat, je te sacrifie.
Une fauvette dont la voix
Enchantait les échos par sa douceurextrême
Espéra surpasser le rossignol lui-même,
Et lui fit un défi. L’on choisit dans lebois
Un lieu propre au combat. Les juges seplacèrent :
C’étaient le linot, le serin,
Le rouge-gorge et le tarin.
Tous les autres oiseaux derrière eux seperchèrent.
Deux vieux chardonnerets et deux jeunespinsons
Furent gardes du camp, le merle étaittrompette.
Il donne le signal : aussitôt lafauvette
Fait entendre les plus doux sons ;
Avec adresse elle varie
De ses accents filés la touchanteharmonie,
Et ravit tous les cœurs par ses tendreschansons.
L’assemblée applaudit. Bientôt on faitsilence :
Alors le rossignol commence.
Trois accords purs, égaux, brillants,
Que termine une juste et parfaite cadence,
Sont le prélude de ses chants ;
Ensuite son gosier flexible,
Parcourant sans effort tous les tons de savoix,
Tantôt vif et pressé, tantôt lent etsensible,
Étonne et ravit à la fois.
Les juges cependant demeuraient enbalance.
Le linot, le serin, de la fauvette amis,
Ne voulaient point donner de prix :
Les autres disputaient. L’assemblée ensilence
Écoutait leurs doctes avis,
Lorsqu’un geai s’écria : victoire à lafauvette !
Ce mot décida sa défaite :
Pour le rossignol aussitôt
L’aréopage ailé tout d’une voixs’explique.
Ainsi le suffrage d’un sot
Fait plus de mal que sa critique.
Persécuté, proscrit, chassé de son asile,
Pour avoir appelé les choses par leur nom,
Un pauvre philosophe errait de ville enville,
Emportant avec lui tous ses biens, saraison.
Un jour qu’il méditait sur le fruit de sesveilles,
C’était dans un grand bois, il voit unchat-huant
Entouré de geais, de corneilles,
Qui le harcelaient en criant :
C’est un coquin, c’est un impie,
Un ennemi de la patrie ;
Il faut le plumer vif : oui, oui,plumons, plumons,
Ensuite nous le jugerons.
Et tous fondaient sur lui ; lamalheureuse bête,
Tournant et retournant sa bonne et grossetête,
Leur disait, mais en vain, d’excellentesraisons.
Touché de son malheur, car la philosophie
Nous rend plus doux et plus humains,
Notre sage fait fuir la cohorte ennemie,
Puis dit au chat-huant : pourquoi cesassassins
En voulaient-ils à votre vie ?
Que leur avez-vous fait ? L’oiseau luirépondit :
Rien du tout ; mon seul crime est d’yvoir clair la nuit.
Que je hais cet art de pédant,
Cette logique captieuse,
Qui d’une chose claire en fait unedouteuse,
D’un principe erroné tire subtilement
Une conséquence trompeuse,
Et raisonne en déraisonnant !
Les grecs ont inventé cette belle manière.
Ils ont fait plus de mal qu’ils ne croyaienten faire.
Que Dieu leur donne paix ! Il s’agit d’unrenard,
Grand argumentateur, célèbre babillard,
Et qui montrait la rhétorique.
Il tenait école publique,
Avait des écoliers qui payaient enpoulets.
Un d’eux qu’on destinait à plaider aupalais
Devait payer son maître à la premièrecause
Qu’il gagnerait : ainsi la chose
Avait été réglée et d’une et d’autre part.
Son cours étant fini, mon écolier renard
Intente un procès à son maître,
Disant qu’il ne doit rien. Devant leléopard
Tous les deux s’en vont comparaître.
Monseigneur, disait l’écolier,
Si je gagne, c’est clair, je ne dois rienpayer ;
Si je perds, nulle est sa créance :
Car il convient que l’échéance
N’en devait arriver qu’après
Le gain de mon premier procès ;
Or, ce procès perdu, je suis quitte, jepense :
Mon dilemme est certain. Nenni,
Répondait aussitôt le maître :
Si vous perdez, payez, la loi l’ordonneainsi ;
Si vous gagnez, sans plus remettre,
Payez, car vous avez signé
Promesse de payer au premier plaidgagné :
Vous y voilà. Je crois l’argument sansréponse.
Chacun attend alors que le juge prononce,
Et l’auditoire s’étonnait
Qu’il n’y jetât pas son bonnet.
Le léopard rêveur prit enfin laparole :
Hors de cour, leur dit-il ; défense àl’écolier
De continuer son métier,
Au maître de tenir école.
Dans le beau siècle d’or, quand les premiershumains,
Au milieu d’une paix profonde,
Coulaient des jours purs et sereins,
La vérité courait le monde
Avec son miroir dans les mains.
Chacun s’y regardait, et le miroir sincère
Retraçait à chacun son plus secret désir
Sans jamais le faire rougir ;
Temps heureux, qui ne dura guère !
L’homme devint bientôt méchant etcriminel.
La vérité s’enfuit au ciel,
En jetant de dépit son miroir sur laterre.
Le pauvre miroir se cassa.
Ses débris qu’au hasard la chute dispersa
Furent perdus pour le vulgaire.
Plusieurs siècles après on en connut leprix :
Et c’est depuis ce temps que l’on voit plusd’un sage
Chercher avec soin ces débris,
Les retrouver par fois ; mais ils sont sipetits,
Que personne n’en fait usage.
Hélas ! Le sage le premier
Ne s’y voit jamais tout entier.
Guillot, disait un jour Lucas
D’une voix triste et lamentable,
Ne vois-tu pas venir là-bas
Ce gros nuage noir ? C’est la marqueeffroyable
Du plus grand des malheurs. Pourquoi ?Répond Guillot.
– pourquoi ? Regarde donc : ou je nesuis qu’un sot,
Ou ce nuage est de la grêle
Qui va tout abîmer, vigne, avoine,froment ;
Toute la récolte nouvelle
Sera détruite en un moment.
Il ne restera rien ; le village enruine
Dans trois mois aura la famine,
Puis la peste viendra, puis nous périronstous.
La peste ! Dit Guillot : doucement,calmez-vous,
Je ne vois point cela, compère ;
Et s’il faut vous parler selon monsentiment,
C’est que je vois tout le contraire :
Car ce nuage assurément
Ne porte point de grêle, il porte e lapluie ;
La terre est sèche dès longtemps,
Il va bien arroser nos champs,
Toute notre récolte en doit être embellie.
Nous aurons le double de foin,
Moitié plus de froment, de raisinsabondance ;
Nous serons tous dans l’opulence,
Et rien, hors les tonneaux, ne nous ferabesoin.
C’est bien voir que cela ! Dit Lucas encolère.
Mais chacun a ses yeux, lui réponditGuillot.
– Oh ! Puisqu’il est ainsi, je ne diraiplus mot,
Attendons la fin de l’affaire :
Rira bien qui rira le dernier. – dieumerci,
Ce n’est pas moi qui pleure ici.
Ils s’échauffaient tous deux ; déjà, dansleur furie,
Ils allaient se gourmer, lorsqu’un souffle devent
Emporta loin de là le nuageeffrayant ;
Ils n’eurent ni grêle ni pluie.
Une jeune guenon cueillit
Une noix dans sa coque verte ;
Elle y porte la dent, fait la grimace…ah ! Certes,
Dit-elle, ma mère mentit
Quand elle m’assura que les noix étaientbonnes.
Puis, croyez aux discours de ces vieillespersonnes
Qui trompent la jeunesse ! Au diable soitle fruit !
Elle jette la noix. Un singe la ramasse,
Vite entre deux cailloux la casse,
L’épluche, la mange, et lui dit :
Votre mère eut raison, ma mie :
Les noix ont fort bon goût, mais il faut lesouvrir.
Souvenez-vous que, dans la vie,
Sans un peu de travail on n’a point deplaisir.
Contraint de renoncer à la chevalerie,
Don Quichotte voulut, pour se dédommager,
Mener une plus douce vie,
Et choisit l’état de berger.
Le voilà donc qui prend panetière ethoulette,
Le petit chapeau rond garni d’un rubanvert
Sous le menton faisant rosette.
Jugez de la grâce et de l’air
De ce nouveau Tircis ! Sur sa rauquemusette
Il s’essaie à charmer l’écho de cescantons,
Achète au boucher deux moutons,
Prend un roquet galeux, et, dans cetéquipage,
Par l’hiver le plus froid qu’on eût vu delongtemps,
Dispersant son troupeau sur les rives duTage,
Au milieu de la neige il chante leprintemps.
Point de mal jusques là : chacun à samanière
Est libre d’avoir du plaisir.
Mais il vint à passer une grossevachère ;
Et le pasteur, pressé d’un amoureux désir,
Court et tombe à ses pieds : ô belleTimarette,
Dit-il, toi que l’on voit parmi tes jeunessœurs
Comme le lis parmi les fleurs,
Cher et cruel objet de ma flamme secrète,
Abandonne un moment le soin de tesagneaux ;
Viens voir un nid de tourtereaux
Que j’ai découvert sur ce chêne.
Je veux te les donner : hélas !C’est tout mon bien.
Ils sont blancs : leur couleur,Timarette, est la tienne ;
Mais, par malheur pour moi, leur cœur n’estpas le tien.
À ce discours, la Timarette,
Dont le vrai nom était Fanchon,
Ouvre une large bouche, et, d’un œil fixe etbête,
Contemple le vieux Céladon,
Quand un valet de ferme, amoureux de labelle,
Paraissant tout-à-coup, tombe à coups debâton
Sur le berger tendre et fidèle,
Et vous l’étend sur le gazon.
Don Quichotte criait : arrête,
Pasteur ignorant et brutal ;
Ne sais-tu pas nos lois ? Le cœur deTimarette
Doit devenir le prix d’un combatpastoral :
Chante, et ne frappe pas. Vainement ill’implore ;
L’autre frappait toujours, et frapperaitencore,
Si l’on n’était venu secourir le berger
Et l’arracher à sa furie.
Ainsi guérir d’une folie,
Bien souvent ce n’est qu’en changer.
Partir avant le jour, à tâtons, sans voirgoutte,
Sans songer seulement à demander sa route,
Aller de chute en chute, et, se traînantainsi,
Faire un tiers du chemin jusqu’à près demidi ;
Voir sur sa tête alors amasser les nuages,
Dans un sable mouvant précipiter ses pas,
Courir, en essuyant orages sur orages,
Vers un but incertain où l’on n’arrivepas ;
Détrompé vers le soir chercher uneretraite,
Arriver haletant, se coucher,s’endormir :
On appelle cela naître, vivre, et mourir.
La volonté de Dieu soit faite.
À M. l’abbé Delille.
Ô toi, dont la touchante et sublimeharmonie
Charme toujours l’oreille en attachant lecœur,
Digne rival, souvent vainqueur,
Du chantre fameux d’Ausonie,
Delille, ne crains rien, sur mes légerspipeaux
Je ne viens point ici célébrer testravaux,
Ni dans de faibles vers parler de poésie.
Je sais que l’immortalité
Qui t’est déjà promise au temple demémoire
T’est moins chère que ta gaîté ;
Je sais que, méritant tes succès sans ycroire,
Content par caractère et non par vanité,
Tu te fais pardonner ta gloire
À force d’amabilité :
C’est ton secret, aussi je finis ceprologue.
Mais du moins lis mon apologue ;
Et si quelque envieux, quelque esprit detravers,
Outrageant un jour tes beaux vers,
Te donne assez d’humeur pour t’empêcherd’écrire,
Je te demande alors de vouloir le relire.
Dans une belle nuit du charmant mois demai,
Un berger contemplait, du haut d’unecolline,
La lune promenant sa lumière argentine
Au milieu d’un ciel pur d’étoilesparsemé ;
Le tilleul odorant, le lilas, l’aubépine,
Au gré du doux zéphyr balançant leursrameaux,
Et les ruisseaux dans les prairies
Brisant sur des rives fleuries
Le cristal de leurs claires eaux.
Un rossignol, dans le bocage,
Mêlait ses doux accents à ce calmeenchanteur ;
L’écho les répétait, et notre heureuxpasteur,
Transporté de plaisir, écoutait sonramage.
Mais tout-à-coup l’oiseau finit ses tendressons.
En vain le berger le supplie
De continuer ses chansons.
Non, dit le rossignol, c’en est fait pour lavie ;
Je ne troublerai plus ces paisiblesforêts.
N’entends-tu pas dans ce marais
Mille grenouilles coassantes
Qui par des cris affreux insultent à meschants ?
Je cède, et reconnais que mes faiblesaccents
Ne peuvent l’emporter sur leurs voixglapissantes.
Ami, dit le berger, tu vas combler leursvœux ;
Te taire est le moyen qu’on les écoutemieux :
Je ne les entends plus aussitôt que tuchantes.
Sur les bords africains, aux lieuxinhabités
Où le char du soleil roule en brûlant laterre,
Deux énormes lions, de la soif tourmentés,
Arrivèrent au pied d’un rocher solitaire.
Un filet d’eau coulait, faible et derniereffort
De quelque naïade expirante.
Les deux lions courent d’abord
Au bruit de cette eau murmurante.
Ils pouvaient boire ensemble ; et lafraternité,
Le besoin, leur donnaient ce conseilsalutaire :
Mais l’orgueil disait le contraire,
Et l’orgueil fut seul écouté.
Chacun veut boire seul : d’un œil pleinde colère
L’un l’autre ils vont se mesurant,
Hérissent de leur cou l’ondoyantecrinière ;
De leur terrible queue ils se frappent lesflancs,
Et s’attaquent avec de tels rugissements,
Qu’à ce bruit dans le fond de leur sombretanière
Les tigres d’alentour vont se cachertremblants.
Égaux en vigueur, en courage,
Ce combat fut plus long qu’aucun de cescombats
Qui d’Achille ou d’Hector signalèrent larage,
Car les dieux ne s’en mêlaient pas.
Après une heure ou deux d’efforts et demorsures,
Nos héros, fatigués, déchirés, haletants,
S’arrêtèrent en même temps.
Couverts de sang et de blessures,
N’en pouvant plus, morts à demi,
Se traînant sur le sable, à la source ils vontboire :
Mais, pendant le combat, la source avaittari ;
Ils expirent auprès.
Vous lisez votre histoire,
Malheureux insensés, dont les divisions,
L’orgueil, les fureurs, la folie,
Consument en douleurs le moment de lavie :
Hommes, vous êtes ces lions ;
Vos jours, c’est l’eau qui s’est tarie.
Une colombe gémissait
De ne pouvoir devenir mère :
Elle avait fait cent fois tout ce qu’ilfallait faire
Pour en venir à bout, rien ne réussissait.
Un jour, se promenant dans un boissolitaire,
Elle rencontre en un vieux nid
Un œuf abandonné, point trop gros, pointpetit,
Semblable aux œufs de tourterelle.
Ah ! Quel bonheur !S’écria-t-elle :
Je pourrai donc enfin couver,
Et puis nourrir, puis élever
Un enfant qui fera le charme de mavie !
Tous les soins qu’il me coûtera,
Les tourments qu’il me causera,
Seront encor des biens pour mon âmeravie :
Quel plaisir vaut ces soucis-là ?
Cela dit, dans le nid la colombe établie
Se met à couver l’œuf, et le couve sibien,
Qu’elle ne le quitte pour rien,
Pas même pour manger : l’amour nourritles mères.
Après vingt et un jours elle voit naîtreenfin
Celui dont elle attend son bonheur, sondestin,
Et ses délices les plus chères.
De joie elle est prête à mourir ;
Auprès de son petit nuit et jour elleveille,
L’écoute respirer, le regarde dormir,
S’épuise pour le mieux nourrir.
L’enfant chéri vient à merveille,
Son corps grossit en peu de temps :
Mais son bec, ses yeux et ses ailes,
Différent fort des tourterelles ;
La mère les voit ressemblants.
À bien élever sa jeunesse
Elle met tous ses soins, lui prêche lasagesse,
Et surtout l’amitié, lui dit à chaqueinstant :
Pour être heureux, mon cher enfant,
Il ne faut que deux points, la paix avecsoi-même,
Puis quelques bons amis dignes de nouschérir.
La vertu de la paix nous fait seulejouir ;
Et le secret pour qu’on nous aime,
C’est d’aimer les premiers, facile et douxplaisir.
Ainsi parlait la tourterelle,
Quand, au milieu de sa leçon,
Un malheureux petit pinson
Échappé de son nid vient s’abattre auprèsd’elle.
Le jeune nourrisson à peine l’aperçoit,
Qu’il court à lui : sa mère croit
Que c’est pour le traiter comme ami, commefrère,
Et pour offrir au voyageur
Une retraite hospitalière.
Elle applaudit déjà : mais quelle est sadouleur,
Lorsqu’elle voit son fils, ce fils dont lajeunesse
N’entendit que leçons de vertu, desagesse,
Saisir le faible oiseau, le plumer, lemanger,
Et garder au milieu de l’horrible carnage
Ce tranquille sang froid, assurétémoignage
Que le cœur désormais ne peut secorriger !
Elle en mourut, la pauvre mère.
Quel triste prix des soins donnés à cetenfant !
Mais c’était le fils d’un milan :
Rien ne change le caractère.
Les sots sont un peuple nombreux,
Trouvant toutes choses faciles :
Il faut le leur passer, souvent ils sontheureux ;
Grand motif de se croire habiles.
Un âne, en broutant ses chardons,
Regardait un pasteur jouant, sous lefeuillage,
D’une flûte dont les doux sons
Attiraient et charmaient les bergers dubocage.
Cet âne mécontent disait : ce monde estfou !
Les voilà tous, bouche béante,
Admirant un grand sot qui sue et setourmente
À souffler dans un petit trou.
C’est par de tels efforts qu’on parvient àleur plaire,
Tandis que moi… suffit… allons-nous-end’ici,
Car je me sens trop en colère.
Notre âne, en raisonnant ainsi,
Avance quelques pas, lorsque sur lafougère
Une flûte oubliée en ces champêtres lieux
Par quelque pasteur amoureux
Se trouve sous ses pieds. Notre âne seredresse,
Sur elle de côté fixe ses deux grosyeux ;
Une oreille en avant, lentement il sebaisse,
Applique son naseau sur le pauvreinstrument,
Et souffle tant qu’il peut. ô hasardincroyable !
Il en sort un son agréable.
L’âne se croit un grand talent,
Et tout joyeux s’écrie en faisant laculbute :
Eh ! Je joue aussi de la flûte !
Je veux me corriger, je veux changer devie,
Me disait un ami : dans des lienshonteux
Mon âme s’est trop avilie ;
J’ai cherché le plaisir, guidé par lafolie,
Et mon cœur n’a trouvé que le remordsaffreux.
C’en est fait, je renonce à l’indignemaîtresse
Que j’adorai toujours sans jamaisl’estimer ;
Tu connais pour le jeu ma coupablefaiblesse,
Eh bien ! Je vais la réprimer ;
Je vais me retirer du monde,
Et, calme désormais, libre de tous soucis,
Dans une retraite profonde,
Vivre pour la sagesse et pour mes seulsamis.
Que de fois vous l’avez promis !
Toujours en vain, lui répondis-je.
Çà, quand commencez-vous ? – dans huitjours, sûrement.
– Pourquoi pas aujourd’hui ? Ce longretard m’afflige.
– Oh ! Je ne puis dans un moment
Briser une si forte chaîne ;
Il me faut un prétexte : il viendra, j’enréponds.
Causant ainsi, nous arrivons
Jusques sur les bords de la Seine,
Et j’aperçois un paysan
Assis sur une large pierre
Regardant l’eau couler d’un air impatient.
– L’ami, que fais-tu là ? – monsieur,pour une affaire
Au village prochain je suis contraintd’aller ;
Je ne vois point de pont pour passer larivière,
Et j’attends que cette eau cesse enfin decouler.
Mon ami, vous voilà, cet homme est votreimage ;
Vous perdez en projets les plus beaux de vosjours :
Si vous voulez passer, jetez-vous à lanage ;
Car cette eau coulera toujours.
Un prêtre de Jupiter,
Père de deux grandes filles,
Toutes deux assez gentilles,
De bien les marier fit son soin le pluscher.
Les prêtres de ce temps vivaient desacrifices,
Et n’avoient point de bénéfices.
La dot était fort mince. Un jeunejardinier
Se présenta pour gendre ; on lui donnal’aînée.
Bientôt après cet hyménée
La cadette devint la femme d’un potier.
À quelques jours de là, chaque épouseétablie
Chez son époux, le père va les voir.
Bon jour, dit-il, je viens savoir
Si le choix que j’ai fait rend heureuse tavie,
S’il ne te manque rien, si je peux ypourvoir.
Jamais, répond la jardinière,
Vous ne fîtes meilleure affaire :
La paix et le bonheur habitent mamaison ;
Je tâche d’être bonne, et mon époux estbon :
Il sait m’aimer sans jalousie,
Je l’aime sans coquetterie ;
Aussi tout est plaisir, tout jusqu’à nostravaux ;
Nous ne désirons rien, sinon qu’un peu depluie
Fasse pousser nos artichauts.
– C’est là tout ? – oui vraiment. – tuseras satisfaite,
Dit le vieillard : demain je célèbre lafête
De Jupiter ; je lui dirai deux mots.
Adieu, ma fille. – adieu, mon père.
Le prêtre de ce pas s’en va chez lapotière
L’interroger, comme sa sœur,
Sur son mari, sur son bonheur.
Oh ! Répond celle-ci, dans mon petitménage,
Le travail, l’amour, la santé,
Tout va fort bien en vérité ;
Nous ne pouvons suffire à la vente, àl’ouvrage :
Notre unique désir serait que le soleil
Nous montrât plus souvent son visagevermeil
Pour sécher notre poterie.
Vous, pontife du dieu de l’air,
Obtenez-nous cela, mon père, je vousprie ;
Parlez pour nous à Jupiter.
– très volontiers, ma chère amie :
Mais je ne sais comment accorder mesenfants ;
Tu me demandes du beau temps,
Et ta sœur a besoin de pluie.
Ma foi, je me tairai, de peur d’être endéfaut.
Jupiter mieux que nous sait bien ce qu’il nousfaut ;
Prétendre le guider serait folie extrême.
Sachons prendre le temps comme il veutl’envoyer :
L’homme est plus cher aux dieux qu’il ne l’està lui-même ;
Se soumettre, c’est les prier.
Un jour deux chauves dans un coin
Virent briller certain morceau d’ivoire.
Chacun d’eux veut l’avoir ; dispute etcoups de poing.
Le vainqueur y perdit, comme vous pouvezcroire,
Le peu de cheveux gris qui lui restaientencor.
Un peigne était le beau trésor
Qu’il eut pour prix de sa victoire.
Un écureuil sautant, gambadant sur unchêne,
Manqua sa branche, et vint, par un tristehasard,
Tomber sur un vieux léopard
Qui faisait sa méridienne.
Vous jugez s’il eut peur ! En sursauts’éveillant,
L’animal irrité se dresse ;
Et l’écureuil s’agenouillant
Tremble et se fait petit aux pieds de sonaltesse.
Après l’avoir considéré,
Le léopard lui dit : je te donne lavie,
Mais à condition que de toi je saurai
Pourquoi cette gaîté, ce bonheur quej’envie,
Embellissent tes jours, ne te quittentjamais,
Tandis que moi, roi des forêts,
Je suis si triste et je m’ennuie.
Sire, lui répond l’écureuil,
Je dois à votre bon accueil
La vérité : mais, pour la dire,
Sur cet arbre un peu haut je voudrais êtreassis.
– Soit, j’y consens, monte. – j’y suis.
À présent je peux vous instruire.
Mon grand secret pour être heureux,
C’est de vivre dans l’innocence ;
L’ignorance du mal fait toute mascience ;
Mon cœur est toujours pur, cela rend bienjoyeux.
Vous ne connaissez pas la volupté suprême
De dormir sans remords : vous mangez leschevreuils,
Tandis que je partage à tous les écureuils
Mes feuilles et mes fruits ; voushaïssez, et j’aime :
Tout est dans ces deux mots. Soyez bienconvaincu
De cette vérité que je tiens de monpère :
Lorsque notre bonheur nous vient de lavertu,
La gaîté vient bientôt de notre caractère.
Un jeune grand seigneur à des jeux dehasard
Avait perdu sa dernière pistole,
Et puis joué sur sa parole :
Il fallait payer sans retard ;
Les dettes du jeu sont sacrées.
On peut faire attendre un marchand,
Un ouvrier, un indigent,
Qui nous a fourni ses denrées ;
Mais un escroc ? L’honneur veut qu’aumême moment
On le paye, et très poliment.
La loi par eux fut ainsi faite.
Notre jeune seigneur, pour acquitter sadette,
Ordonne une coupe de bois.
Aussitôt les ormes, les frênes,
Et les hêtres touffus, et les antiqueschênes,
Tombent l’un sur l’autre à la fois.
Les faunes, les sylvains, désertent lesbocages ;
Les dryades en pleurs regrettent leursombrages ;
Et le dieu Pan, dans sa fureur,
Instruit que le jeu seul a causé cesravages,
S’en prend à la Fortune : ô mère dumalheur,
Dit-il, infernale furie,
Tu troubles à la fois les mortels et lesdieux,
Tu te plais dans le mal, et ta rageennemie…
Il parlait, lorsque dans ces lieux
Tout-à-coup paraît la déesse.
Calme, dit-elle à Pan, le chagrin qui tepresse ;
Je n’ai point causé tes malheurs :
Même aux jeux de hasard, avec certainsjoueurs,
Je ne fais rien. – qui donc fait tout ? –l’adresse.
La vanité nous rend aussi dupes que sots.
Je me souviens, à ce propos,
Qu’au temps jadis, après une sanglanteguerre
Où, malgré les plus beaux exploits,
Maint lion fut couché par terre,
L’éléphant régna dans les bois.
Le vainqueur, politique habile,
Voulant prévenir désormais
Jusqu’au moindre sujet de discorde civile,
De ses vastes états exila pour jamais
La race des lions, son ancienne ennemie.
L’édit fut proclamé. Les lions affaiblis,
Se soumettant au sort qui les avaittrahis,
Abandonnent tous leur patrie.
Ils ne se plaignent pas, ils gardent dans leurcœur
Et leur courage et leur douleur.
Un bon vieux petit chien, de la charmanteespèce
De ceux qui vont portant jusqu’au milieu dudos
Une toison tombant à flots,
Exhalait ainsi sa tristesse :
Il faut donc vous quitter, ô pénateschéris !
Un barbare, à l’âge où je suis,
M’oblige à renoncer aux lieux qui m’ont vunaître.
Sans appui, sans secours, dans un paysnouveau
Je vais, les yeux en pleurs, demander untombeau,
Qu’on me refusera peut-être.
Ô tyran, tu le veux ! Allons ! Ilfaut partir.
Un barbet l’entendit : touché de samisère,
Quel motif, lui dit-il, peut t’obliger àfuir ?
– Ce qui m’y force, ô ciel ! Et cet éditsévère
Qui nous chasse à jamais de cet heureuxcanton… ?
– Nous ? – non pas vous, mais moi. –comment ! Toi,
Mon cher frère ?
Qu’as-tu donc de commun… ? – plaisantequestion !
Eh ! Ne suis-je pas un lion ?
Un angora que sa maîtresse
Nourrissait de mets délicats
Ne faisait plus la guerre aux rats ;
Et les rats, connaissant sa bonté, saparesse,
Allaient, trottaient partout, et ne segênaient pas.
Un jour, dans un grenier retiré,solitaire,
Où notre chat dormait après un bon festin,
Plusieurs rats viennent dans le grain
Prendre leur repas ordinaire.
L’angora ne bougeait. Alors mes étourdis
Pensent qu’ils lui font peur ; l’orateurde la troupe
Parle des chats avec mépris.
On applaudit fort, on s’attroupe,
On le proclame général.
Grimpé sur un boisseau qui sert detribunal :
Braves amis, dit-il, courons à lavengeance.
De ce grain désormais nous devons êtrelas,
Jurons de ne manger désormais que deschats :
On les dit excellents, nous en feronsbombance.
À ces mots, partageant son belliqueuxtransport,
Chaque nouveau guerrier sur l’angoras’élance,
Et réveille le chat qui dort.
Celui-ci, comme on croit, dans sa justecolère,
Couche bientôt sur la poussière
Général, tribuns et soldats.
Il ne s’échappa que deux rats
Qui disaient, en fuyant bien vite à leurtanière :
Il ne faut point pousser à bout
L’ennemi le plus débonnaire ;
On perd ce que l’on tient quand on veut gagnertout.
Sur la rive du Nil un jour deux beauxenfants
S’amusaient à faire sur l’onde,
Avec des cailloux plats, ronds, légers ettranchants,
Les plus beaux ricochets du monde.
Un crocodile affreux arrive entre deuxeaux,
S’élance tout-à-coup, happe l’un desmarmots,
Qui crie et disparaît dans sa gueuleprofonde,
L’autre fuit, en pleurant son pauvrecompagnon.
Un honnête et digne esturgeon,
Témoin de cette tragédie,
S’éloigne avec horreur, se cache au fond desflots ;
Mais bientôt il entend le coupableamphibie
Gémir et pousser des sanglots :
Le monstre a des remords, dit-il : ôprovidence,
Tu venges souvent l’innocence ;
Pourquoi ne la sauves-tu pas ?
Ce scélérat du moins pleure sesattentats ;
L’instant est propice, je pense,
Pour lui prêcher la pénitence :
Je m’en vais lui parler. Plein decompassion,
Notre saint homme d’esturgeon
Vers le crocodile s’avance :
Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votreforfait ;
Livrez votre âme impitoyable
Au remords, qui des dieux est le dernierbienfait,
Le seul médiateur entre eux et lecoupable.
Malheureux, manger un enfant !
Mon cœur en a frémi ; j’entends gémir levôtre…
Oui, répond l’assassin, je pleure en cemoment
De regret d’avoir manqué l’autre.
Tel est le remords du méchant.
Une fauvette jeune et belle
S’amusait à chanter tant que durait lejour ;
Sa voisine la tourterelle
Ne voulait, ne savait rien faire quel’amour.
Je plains bien votre erreur, dit-elle à lafauvette ;
Vous perdez vos plus beaux moments :
Il n’est qu’un seul plaisir, c’est d’avoir desamants.
Dites-moi, s’il vous plaît, quelle est lachansonnette
Qui peut valoir un doux baiser.
Je me garderais bien d’oser
Les comparer, répondit la chanteuse :
Mais je ne suis point malheureuse,
J’ai mis mon bonheur dans mes chants.
À ce discours, la tourterelle
En se moquant s’éloigna d’elle.
Sans se revoir elles furent dix ans.
Après ce long espace, un beau jour deprintemps,
Dans la même forêt elles se rencontrèrent.
L’âge avait bien un peu dérangé leursattraits ;
Longtemps elles se regardèrent
Avant que de pouvoir se remettre leurstraits.
Enfin la fauvette polie
S’avance la première : eh ! Bonjour, mon amie,
Comment vous portez-vous ? Comment vontles amants ?
– Ah ! Ne m’en parlez pas, machère :
J’ai tout perdu, plaisirs, amis, beauxans ;
Tout a passé comme une ombre légère.
J’ai cru que le bonheur était d’aimer, deplaire…
Ô souvenir cruel ! ô regretssuperflus !
J’aime encore, on ne m’aime plus.
J’ai moins perdu que vous, répondit lachanteuse :
Cependant je suis vieille et je n’ai plus devoix ;
Mais j’aime la musique, et suis encoreheureuse
Lorsque le rossignol fait retentir cesbois.
La beauté, ce présent céleste,
Ne peut sans les talents échapper àl’ennui :
La beauté passe, un talent reste,
On en jouit même en autrui.
C’en est fait, je quitte le monde ;
Je veux fuir pour jamais le spectacleodieux
Des crimes, des horreurs, dont sont blessésmes yeux.
Dans une retraite profonde,
Loin des vices, loin des abus,
Je passerai mes jours doucement à maudire
Les méchants de moi trop connus.
Seule ici bas j’ai des vertus :
Aussi pour ennemi j’ai tout ce quirespire,
Tout l’univers m’en veut ; homme,enfants, animaux,
Jusqu’au plus petit des oiseaux,
Tous sont occupés de me nuire.
Eh ! Qu’ai-je fait pourtant ? … quedu bien. Les ingrats !
Ils me regretteront, mais après montrépas.
Ainsi se lamentait certaine sauterelle,
Hypocondre et n’estimant qu’elle.
Où prenez-vous cela, ma sœur ?
Lui dit une de ses compagnes :
Quoi ! Vous ne pouvez pas vivre dans cescampagnes
En broutant de ces prés la douce et tendrefleur,
Sans vous embarrasser des affaires dumonde ?
Je sais qu’en travers il abonde :
Il fut ainsi toujours, et toujours ilsera ;
Ce que vous en direz grand’chose n’y fera.
D’ailleurs où vit-on mieux ? Quant àvotre colère
Contre ces ennemis qui n’en veulent qu’àvous,
Je pense, ma sœur, entre nous,
Que c’est peut-être une chimère,
Et que l’orgueil souvent donne cesvisions.
Dédaignant de répondre à ces sottesraisons,
La sauterelle part, et sort de la prairie
Sa patrie.
Elle sauta deux jours pour faire deux centspas.
Alors elle se croit au bout del’hémisphère,
Chez un peuple inconnu, dans de nouveauxétats ;
Elle admire ces beaux climats,
Salue avec respect cette rive étrangère.
Près de là, des épis nombreux
Sur de longs chalumeaux, à six pieds de laterre,
Ondoyants et pressés se balançaient entreeux.
Ah que voilà bien mon affaire !
Dit-elle avec transport : dans cessombres taillis
Je trouverai sans doute un désertsolitaire ;
C’est un asile sûr contre mes ennemis.
La voilà dans le bled. Mais, dès l’aubesuivante,
Voici venir les moissonneurs.
Leur troupe nombreuse et bruyante
S’étend en demi-cercle, et, parmi lesclameurs,
Les ris, les chants des jeunes filles,
Les épis entassés tombent sous lesfaucilles,
La terre se découvre, et les bleds abattus
Laissent voir les sillons tout nus.
Pour le coup, s’écriait la tristesauterelle,
Voilà qui prouve bien la haine universelle
Qui partout me poursuit : à peine en cepays
A-t-on su que j’étais, qu’un peupled’ennemis
S’en vient pour chercher sa victime.
Dans la fureur qui les anime,
Employant contre moi les plus affreuxmoyens,
De peur que je n’échappe ils ravagent leursbiens :
Ils y mettraient le feu, s’il étaitnécessaire.
Eh ! Messieurs, me voilà, dit-elle en semontrant ;
Finissez un travail si grand,
Je me livre à votre colère.
Un moissonneur, dans ce moment,
Par hasard la distingue ; il se baisse,la prend,
Et dit, en la jetant dans une herbefleurie :
Va manger, ma petite amie.
Dans le calice d’une fleur
La guêpe un jour voyant l’abeille,
S’approche en l’appelant sa sœur.
Ce nom sonne mal à l’oreille
De l’insecte plein de fierté,
Qui lui répond : nous sœurs ! Mamie,
Depuis quand cette parenté ?
Mais c’est depuis toute la vie,
Lui dit la guêpe avec courroux :
Considérez-moi, je vous prie :
J’ai des ailes tout comme vous,
Même taille, même corsage ;
Et, s’il vous en faut davantage,
Nos dards sont aussi ressemblants.
Il est vrai, répliqua l’abeille,
Nous avons une arme pareille,
Mais pour des emplois différents.
La vôtre sert votre insolence,
La mienne repousse l’offense ;
Vous provoquez, je me défends.
Il est certains esprits d’un naturelhargneux
Qui toujours ont besoin de guerre ;
Ils aiment à piquer, se plaisent àdéplaire,
Et montrent pour cela des talentsmerveilleux.
Quant à moi, je les fuis sans cesse,
Eussent-ils tous les dons et tous lesattributs :
J’y veux de l’indulgence ou de lapolitesse ;
C’est la parure des vertus.
Un hérisson, qu’une tracasserie
Avait forcé de quitter sa patrie,
Dans un grand terrier de lapins
Vint porter sa misanthropie.
Il leur conta ses longs chagrins,
Contre ses ennemis exhala bien sa bile,
Et finit par prier les hôtes souterrains
De vouloir lui donner asile.
Volontiers, lui dit le doyen :
Nous sommes bonnes gens, nous vivons commefrères,
Et nous ne connaissons ni le tien ni lemien ;
Tout est commun ici : nos plus grandesaffaires
Sont d’aller, dès l’aube du jour,
Brouter le serpolet, jouer sur l’herbetendre :
Chacun, pendant ce temps, sentinelle à sontour,
Veille sur le chasseur qui voudrait noussurprendre ;
S’il l’aperçoit, il frappe, et nous voilàblottis.
Avec nos femmes, nos petits,
Dans la gaîté, dans la concorde,
Nous passons les instants que le ciel nousaccorde.
Souvent ils sont prompts à finir ;
Les panneaux, les furets, abrègent notrevie,
Raison de plus pour en jouir.
Du moins par l’amitié, l’amour et leplaisir,
Autant qu’elle a duré nous l’avonsembellie :
Telle est notre philosophie.
Si cela vous convient, demeurez avec nous,
Et soyez de la colonie ;
Sinon, faites l’honneur à notre compagnie
D’accepter à dîner, puis retournez chezvous.
À ce discours plein de sagesse,
Le hérisson repart qu’il sera trop heureux
De passer ses jours avec eux.
Alors chaque lapin s’empresse
D’imiter l’honnête doyen
Et de lui faire politesse.
Jusques au soir tout alla bien.
Mais lorsqu’après souper la troupe réunie
Se mit à deviser des affaires du temps,
Le hérisson de ses piquants
Blesse un jeune lapin. Doucement, je vousprie,
Lui dit le père de l’enfant.
Le hérisson, se retournant,
En pique deux, puis trois, et puis unquatrième.
On murmure, on se fâche, on l’entoure engrondant.
Messieurs, s’écria-t-il, mon regret estextrême ;
Il faut me le passer, je suis ainsi bâti,
Et je ne puis pas me refondre.
Ma foi, dit le doyen, en ce cas, mon ami,
Tu peux aller te faire tondre.
Sur le pont-neuf, entouré de badauds,
Un charlatan criait à pleine tête :
Venez, messieurs, accourez faire emplette
Du grand remède à tous les maux :
C’est une poudre admirable
Qui donne de l’esprit aux sots,
De l’honneur aux fripons, l’innocence auxcoupables,
Aux vieilles femmes des amants,
Au vieillard amoureux une jeune maîtresse,
Aux fous le prix de la sagesse,
Et la science aux ignorants.
Avec ma poudre, il n’est rien dans la vie
Dont bientôt on ne vienne à bout ;
Par elle on obtient tout, on sait tout, onfait tout ;
C’est la grande encyclopédie.
Vite je m’approchai pour voir ce beautrésor…
C’était un peu de poudre d’or.
Mon frère, sais-tu la nouvelle ?
Mouflar, le bon Mouflar, de nos chiens lemodèle,
Si redouté des loups, si soumis au berger,
Mouflar vient, dit-on, de manger
Le petit agneau noir, puis la brebis samère,
Et puis sur le berger s’est jeté furieux.
– Serait-il vrai ? – très vrai, monfrère.
– À qui donc se fier, grands dieux !
C’est ainsi que parlaient deux moutons dans laplaine ;
Et la nouvelle était certaine.
Mouflar, sur le fait même pris,
N’attendait plus que le supplice ;
Et le fermier voulait qu’une promptejustice
Effrayât les chiens du pays.
La procédure en un jour est finie.
Mille témoins pour un déposentl’attentat :
Récolés, confrontés, aucun d’eux nevarie ;
Mouflar est convaincu du tripleassassinat :
Mouflar recevra donc deux balles dans latête
Sur le lieu même du délit.
À son supplice qui s’apprête
Toute la ferme se rendit.
Les agneaux de Mouflar demandèrent lagrâce ;
Elle fut refusée. On leur fit prendreplace :
Les chiens se rangèrent près d’eux,
Tristes, humiliés, mornes, l’oreillebasse,
Plaignant, sans l’excuser, leur frèremalheureux.
Tout le monde attendait dans un profondsilence.
Mouflar paraît bientôt, conduit par deuxpasteurs :
Il arrive ; et, levant au ciel ses yeuxen pleurs,
Il harangue ainsi l’assistance :
Ô vous, qu’en ce moment je n’ose et je nepuis
Nommer, comme autrefois, mes frères, mesamis,
Témoins de mon heure dernière,
Voyez où peut conduire un coupabledésir !
De la vertu quinze ans j’ai suivi lacarrière,
Un faux pas m’en a fait sortir.
Apprenez mes forfaits. Au lever del’aurore,
Seul, auprès du grand bois, je gardois letroupeau ;
Un loup vient, emporte un agneau,
Et tout en fuyant le dévore.
Je cours, j’atteins le loup, qui, laissant sonfestin,
Vient m’attaquer : je le terrasse,
Et je l’étrangle sur la place.
C’était bien jusques là : mais, pressépar la faim,
De l’agneau dévoré je regarde le reste,
J’hésite, je balance… à la fin, cependant,
J’y porte une coupable dent :
Voilà de mes malheurs l’origine funeste.
La brebis vient dans cet instant,
Elle jette des cris de mère…
La tête m’a tourné, j’ai craint que labrebis
Ne m’accusât d’avoir assassiné sonfils ;
Et, pour la forcer à se taire,
Je l’égorge dans ma colère.
Le berger accourait armé de son bâton.
N’espérant plus aucun pardon,
Je me jette sur lui : mais bientôt onm’enchaîne,
Et me voici prêt à subir
De mes crimes la juste peine.
Apprenez tous du moins, en me voyantmourir,
Que la plus légère injustice
Aux forfaits les plus grands peut conduired’abord ;
Et que, dans le chemin du vice,
On est au fond du précipice,
Dès qu’on met un pied sur le bord.
Mon fils, disait un jour Jupiter à Minos,
Toi qui juges la race humaine,
Explique-moi pourquoi l’enfer suffit àpeine
Aux nombreux criminels que t’envoieAtropos.
Quel est de la vertu le fatal adversaire
Qui corrompt à ce point la faiblehumanité ?
C’est, je crois, l’intérêt. – l’intérêt ?Non, mon père.
– Et qu’est-ce donc ? – l’oisiveté.
Un auteur se plaignait que ses meilleursécrits
Étaient rongés par les souris.
Il avait beau changer d’armoire,
Avoir tous les pièges à rats,
Et de bons chats ;
Rien n’y faisait : prose, vers, drame,histoire,
Tout était entamé ; les mauditessouris
Ne respectaient pas plus un héros et sagloire,
Ou le récit d’une victoire,
Qu’un petit bouquet à Chloris.
Notre homme au désespoir, et, l’on peut bienm’en croire,
Pour y mettre un auteur peu de chosesuffit,
Jette un peu d’arsenic au fond del’écritoire ;
Puis, dans sa colère, il écrit.
Comme il le prévoyait, les sourisgrignotèrent,
Et crevèrent.
C’est bien fait, direz-vous ; cet auteureut raison.
Je suis loin de le croire : il n’estpoint de volume
Qu’on n’ait mordu, mauvais ou bon ;
Et l’on déshonore sa plume
En la trempant dans du poison.
C’est assez, suspendons ma lyre,
Terminons ici mes travaux :
Sur nos vices, sur nos défauts,
J’aurais encor beaucoup à dire ;
Mais un autre le dira mieux.
Malgré ses efforts plus heureux,
L’orgueil, l’intérêt, la folie,
Troubleront toujours l’univers ;
Vainement la philosophie
Reproche à l’homme ses travers,
Elle y perd sa prose et ses vers.
Laissons, laissons aller le monde
Comme il lui plaît, comme ill’entend ;
Vivons caché, libre et content,
Dans une retraite profonde.
Là, que faut-il pour le bonheur ?
La paix, la douce paix du cœur,
Le désir vrai qu’on nous oublie,
Le travail qui sait éloigner
Tous les fléaux de notre vie,
Assez de bien pour en donner,
Et pas assez pour faire envie.
FIN.