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Fables – Tome II

Fables – Tome II

d’ Ésope
Du Porc-épic et du Loup.

 

Un Loup rencontra un Porc-épic, et s’avança dans le dessein d’en apaiser la faim qui le pressait. Celui-ci, qui s’en aperçut, se hérissa d’abord de ses piquants. – Si vous vouliez vous défaire de toutes ces pointes, lui dit l’autre,bien fâché de ne savoir par où le prendre, vous n’en seriez que mieux, car elles vous défigurent extrêmement ; croyez-moi, ne les portez plus. – Les dieux m’en gardent, repartit le Porc-épic, en les dressant encore davantage. Ami, si ces piquants me parent mal, ils me défendent bien. –

 

Du Coq et du Coq d’Inde.

 

Le Coq est jaloux de son naturel. Celui-ci remarqua qu’un Coq d’Inde, qui vivait avec lui dans la même basse-cour, faisait la roue en présence de ses Poules, et en prit ombrage. – Traître, lui disait-il, ce n’est pas sans dessein que tu fais montre de tes plumes. Tu cherches sans doute à plaire à mes femmes, et par conséquent à me les débaucher. – Moi, repartit l’autre, c’est à quoi je n’ai jamais pensé, et tu t’alarmes bien mal-à-propos. Eh quoi ! ne saurais-tu souffrir que je fasse la roue devant tes femmes, quand je souffre, moi, que tu viennes chanter tout autant qu’il te plaîtdevant les miennes. –

De la Poule et de ses Poussins.

 

Une Poule mena ses Poussins aux champs, ets’écarta fort loin de sa basse-cour. Pendant qu’elle ne pensait àrien moins qu’au Milan, celui-ci parut prêt à fondre sur sa couvée.Tout ce qu’elle put faire alors pour la sauver, ce fut de fuir etde se sauver dans une ferme, d’où elle se trouvait fort proche, etde s’enfermer avec ses Poussins dans une cage qu’elle y trouva. Lefermier, qui s’en aperçut, accourut, et prit ainsi d’un seul coupla mère et ses petits ; mais celle-ci s’en consola, parce quedu moins elle avait, disait-elle, mis ses Poussins à couvert desserres de leur plus cruel ennemi.

Du Singe et du Perroquet.

 

Un jour le Singe et le Perroquet pensèrent sedonner pour Animaux raisonnables, et se mirent en tête de se fairepasser pour tels. Le premier crut qu’on le prendrait pour un homme,dès qu’il en aurait pris les habits. L’autre s’imagina qu’il leferait aussi, s’il pouvait contrefaire la voix humaine. Le Singedonc s’habilla ; le Perroquet apprit quelques mots, après quoil’un et l’autre sortirent de leurs bois et vinrent se produire àcertaine foire. Lorsqu’ils parurent, chacun y fut trompé :mais comme le Singe ne disait rien, et que le Perroquet ne disaitjamais que la même chose, on sortit bientôt d’erreur. Ainsi ceuxqui les avaient pris d’abord pour de vrais hommes, ne les prirent,un quart d’heure après, que pour ce qu’ils étaient.

Du Loup, du Renard et du Singe.

 

Le Loup et le Renard plaidaient l’un contrel’autre par-devant le Singe. Le premier accusait l’autre de luiavoir dérobé quelques provisions, celui-ci niait le fait. Le Singe,qui connaissait de quoi l’un et l’autre étaient capables, ne savaitlequel croire ; ainsi il se trouvait dans un grand embarras.Voici pourtant comme il s’en tira : après bien descontestations de part et d’autre, il imposa silence aux parties, etprononça ainsi : – Toi, Loup, je te condamne à payerl’amende, parce que tu demandes au Renard ce qu’il ne t’a pointpris ; et toi, Renard, tu paieras aussi, parce que tu refusesde rendre au Loup ce que tu lui as dérobé. –

Du Milan et du Rossignol.

 

Un Milan fort affamé tenait un Rossignol sousses serres. – Milan s’écriait celui-ci, donnez-moi lavie, et je vous ferai entendre des chansons capables de vous ravir.Ma voix, vous le savez, enchanterait les dieuxmêmes. – J’en doute si peu, répliqua le Milan, que jet’écouterais de grand coeur, si je ne sentais qu’à présent j’aibeaucoup plus besoin de nourriture que de musique. – Celadit, il le croque.

Des Rats tenant conseil.

 

Les Rats tenaient conseil, et ils délibéraientsur ce qu’ils avaient à faire pour se garantir de la griffe duChat, qui avait déjà croqué plus des deux tiers de leur peuple.Comme chacun opinait à son tour, un des plus habiles seleva. – Je serais d’avis, dit-il d’un ton grave, qu’onattachât quelque grelot au cou de cette méchante bête. Elle nepourra venir à nous sans que le grelot nous avertisse d’assez loinde son approche ; et comme en ce cas nous aurons tout le tempsde fuir, vous concevez bien qu’il nous sera fort aisé de nousmettre, par ce moyen, à couvert de toute surprise de sapart. – Et toute l’assemblée applaudit aussitôt à labonté de l’expédient. La difficulté fut de trouver un Rat quivoulût se hasarder à attacher le grelot : chacun s’endéfendit ; l’un avait la patte blessée, l’autre la vuecourte. – Je ne suis pas assez fort, – disaitl’un. – Je ne sais pas bien comment m’y prendre –,disait l’autre. Tous alléguèrent diverses excuses, et si bonnes,qu’on se sépara sans rien conclure.

De l’Aigle et de l’Escarbot.

 

L’Aigle enlevait un Lapin, sans se mettre enpeine des cris d’un Escarbot. Celui-ci intercédait pour son voisin,et suppliait l’oiseau de donner la vie au Lapin ; maisl’Aigle, sans avoir égard aux prières du bestion, mit l’autre enpièces. Elle ne tarda guère à s’en repentir ; car, quelquesjours après, voici que l’Escarbot, qui avait pris le temps quel’Aigle s’était écartée de son nid, y vole, culbute tous les oeufs,fracasse les uns, fait faire le saut aux autres, et par ladestruction entière du nid, venge la mort de son ami.

Du Souriceau et de sa Mère.

 

Un Souriceau racontait à sa mère tout ce quilui était arrivé dans un voyage dont il était deretour. – Un jour, lui disait-il, la curiosité me pritd’entrer dans une basse-cour, et là j’y trouvai un animal quim’était inconnu, mais dont le minois me plut infiniment. L’airdoux, la contenance modeste, le regard gracieux ; au reste, lapeau marquetée, longue queue, et faite à peu près comme lanôtre ; voilà ce qui le rendait tout à fait plaisant à voir.Pour moi j’en fus si charmé, que déjà je l’abordais pour faireconnaissance avec lui, lorsque certain oiseau farouche, turbulent,et qui portait sur sa tête je ne sais quel morceau de chair toutdéchiqueté, m’effraya tellement par ses cris perçants, que j’enpris la fuite d’épouvante. – Mon fils, lui dit la mère,remercie les Dieux qui t’ont sauvé dans cette rencontre du plusgrand danger que tu puisses jamais courir. L’Animal qui t’a semblési doux, c’est un Chat ; l’oiseau turbulent, c’est un Coq. Cedernier ne nous veut aucun mal mais l’autre ne pense qu’à nousdétruire. Reconnais donc maintenant quelle était ton imprudence, decourir te livrer toi-même à ton plus cruel ennemi. –

Du Loup et du Chien maigre.

 

Un jour, un Loup rencontra un Chien d’assezbonne taille, mais si maigre, qu’il n’avait que les os et la peau.Comme il allait le mettre en pièces : – Eh !Seigneur, lui dit le Chien, qu’allez-vous faire ? nevoyez-vous pas bien que je suis présentement dans un tel état, queje ne vaux pas un coup de dent ? Mais, croyez-moi, souffrezque je retourne au logis ; j’aurai soin, je vous jure, de m’ybien nourrir, et s’il vous prend envie d’y venir dans quelquetemps, vous m’y trouverez si gras, que vous ne vous repentirezpoint d’avoir perdu un méchant repas pour en faire unincomparablement meilleur. – Le Loup le crut et le lâcha.Quelques jours après, il court au logis du Chien, l’aperçoit autravers des barreaux de la porte, et le presse de sortir pour luitenir parole. – Vous reviendrez demain, s’il vous plaît,lui dit le Chien ; car pour aujourd’hui, outre que je ne croispas avoir encore atteint le degré d’embonpoint qui vous convient,je ne me sens pas fort d’humeur à vouscontenter. – L’autre entendit à demi-mot. Il baissal’oreille, et rebroussant chemin, jura qu’il ne laisserait jamaiséchapper ce qu’il tiendrait.

De l’Assassin qui se noie.

 

Le Prévôt poursuivait un Assassin. Celui-cifuyait, et de telle vitesse, que l’autre ne put l’atteindre, et seretira. Alors le scélérat s’imagina qu’il n’avait plus rien àcraindre, et crut que son crime demeurerait impuni ; mais leciel se garda bien de le permettre. Pendant que ce malheureux croittraverser un ruisseau où il était entré sans en connaître laprofondeur, il y perd pied, et s’y noie.

Des Boeufs et de l’Essieu.

 

Deux Boeufs attelés à un chariot fort chargé,ne le tiraient qu’avec peine. Cependant l’Essieu criait, et detelle sorte, que les Boeufs, étourdis du bruit qu’il faisait,s’arrêtèrent et se retournèrent vers lui. – Importun, luidirent-ils, eh ! qu’as-tu donc tant à crier, toi qui nefatigues presque point, tandis que nous ne nous plaignons seulementpas, nous qui suons à tirer tout le fardeau ? –

Du Coq et du Renard.

 

Un Coq se tenait sur un chêne fort élevé. UnRenard, qui ne pouvait l’y atteindre, courut au pied del’arbre : – Ami, cria-t-il à l’autre, bonnenouvelle ! Hier, la paix fut signée entre les tiens et lesnôtres. Sans rancune donc, je te prie ; et puisque dorénavantnous devons tous nous entr’aimer comme frères, commençons par nousréconcilier. Viens donc, mon cher, descends que jet’embrasse. – Ami, repartit le Coq, tu ne saurais croirecombien cette nouvelle me réjouit. Je la crois certaine, car, si jene me trompe, je vois là-bas deux courriers qui viennent nous enapporter la nouvelle. Demeure donc, je te prie ; et sitôtqu’ils seront arrivés, je descendrai pour nous en réjouir tousquatre ensemble. – Ces courriers étaient deux Lévriers.Le Renard ne jugea pas à propos de les attendre, et gagnapays ; et le Coq se mit à rire à gorge déployée.

De la Rose et des Fleurs.

 

Les Fleurs contemplaient la Rose, ettrouvaient dans ses nuances un éclat si vif qu’elles lui cédaient,presque sans envie, le prix de la beauté. – Non, luidisaient-elles toutes d’une voix, notre coloris n’est ni si rare nisi beau. Nous n’exhalons point une odeur si douce. Triomphez, belleRose : vous méritez seule les caresses deszéphyrs. – Fleurs, dit la Rose en soupirant, lorsqu’unseul jour me voit naître et mourir, que me sert d’être sibelle ? Hélas ! je voudrais l’être moins et durer, commevous, davantage. –

Du Cygne et de la Grue.

 

Le Cygne, à l’extrémité,chantait. – Je ne vois pas, lui disait la Grue, quelsujet vous avez de vous réjouir dans l’état où vousêtes. – Je sens que je vais mourir, répliqua le Cygne.Ai-je tort de marquer de la joie, quand je me vois sur le pointd’être délivré de tous mes maux ? –

De la Canne et du Barbet.

 

Un Barbet poursuivait une Canne. Celle-ci,pour se sauver, se jette dans un étang. L’autre s’y lance, et nageaprès elle. Comme il la suit, et de si près, qu’il ouvre déjà lagueule pour la prendre, la Canne fait le plongeon, s’enfonce etdisparaît. Ainsi le Chien perdit sa proie dans le moment même qu’ilcroyait la tenir.

De l’Homme décoiffé.

 

Un Homme chauve se vit obligé de couvrir satête de cheveux empruntés. Un jour, comme il dansait en bonnecompagnie, il donna en sautant, un tel branle à son corps, que safausse chevelure en tomba par terre. Chacun se mit àrire. – Messieurs, dit le Danseur, dans le dessein defaire cesser la risée par quelque bon mot, vous ne devez pas êtresurpris que ces cheveux n’aient pu tenir sur la tête d’autrui,lorsqu’ils n’ont pu rester sur la leur propre. –

Des Voyageurs et du Plane.

 

Vers le milieu d’un des plus chauds jours dela canicule, deux Voyageurs prenaient le frais à l’ombre d’unPlane. Ils s’y étaient retirés pour se mettre à l’abri du soleil.Comme ils en considéraient les branches sans y apercevoir defruit : – Voilà, se disaient-ils l’un à l’autre, unméchant Arbre ; s’il m’appartenait, puisqu’il n’est bon àrien, je le ferais abattre et jeter au feu toutprésentement. – Ingrats, leur dit l’Arbre, n’est-ce doncrien que cet ombre que mon feuillage produit, et qui vous garantitsi à propos des rayons que vous fuyez ? –

Du Vieillard et de la Mort.

 

Un jour un Vieillard, portant du bois qu’ilavait coupé, faisait une longue route. Succombant à la fatigue, ildéposa quelque part son fardeau, et il appela la Mort. La Mortarriva et lui demanda pourquoi il l’appelait. Alors le Vieillardépouvanté lui dit : – Pour que tu soulèves monfardeau. – Cette fable montre que tout Homme aime la vie, mêmes’il est malheureux et pauvre.

Du Crocodile et du Renard.

 

Le Crocodile méprisait le Renard, et ne luiparlait que de sa noble extraction. – Faquin, luidisait-il d’un ton arrogant, je te trouve bien hardi d’oser tefaufiler avec moi. Sais-tu bien qui je suis ? sais-tu que manoblesse est presque aussi ancienne que lemonde ? – Et comment pourrez-vous me prouvercela ? répliqua l’autre fortsurpris. – Très-aisément, reprit le Crocodile. Apprendsque dans la guerre des géants, quelques-uns d’entre les dieuxprirent la fuite, et vinrent, transformés en Crocodiles, se cacherau fond du Nil. C’est de ceux-là dont je descends en droite ligne.Mais toi, misérable, d’où viens-tu ? En vérité, repartit leRenard, c’est ce que je ne sais point, et ce que je n’ai jamais su.Croyez, Seigneur Crocodile, que je suis beaucoup plus en peine desavoir où je vais, que d’apprendre d’où je viens. –

Du voeu d’un Malade.

 

Un Laboureur dangereusement malade, voua centBoeufs à Esculape. Il les lui devait immoler, bien entendu,lorsqu’il serait guéri. – Cent Boeufs ! s’écria safemme, vous n’y pensez pas mon fils ; eh ! grand dieu, oùles prendre, quand je n’en vois pas un seul dans notreétable ? – Taisez-vous, lui répondit lemalade ; si j’en reviens, il faudra bien que le bon Esculapese contente, s’il lui plaît, de notre Veau. –

Des Pêcheurs.

 

Des Pêcheurs tiraient leurs filets hors del’eau : comme ils les sentaient plus pesants que de coutume,ils en concevaient bonne espérance. La pêche, se disaient-ils lesuns aux autres, sera sans doute des meilleures ; et Dieu saitquels poissons nous allons voir dans nos rets. Leur joie futcourte, car lorsqu’après beaucoup de fatigue, ils eurent vu le fondde leurs filets, ils n’y trouvèrent qu’un gros caillou, que lecourant de la rivière y avait amené.

Des Grenouilles.

 

Les Grenouilles virent dans le fort de l’étéleurs marais à sec. – Où nous retirerons-nous ?s’écrièrent-elles alors. – Dans ce puits que vous voyeztout proche de vous, dit une des plus jeunes. – L’eaul’emplit jusqu’à deux doigts du bord ; ainsi, il nous seratrès-aisé d’y entrer. – Fort bien, répliqua une des plusvieilles ; mais quand l’eau viendra à baisser, et que nousnous trouverons au fond de ce puits, à vingt pieds au moins de sonouverture, en sortirions-nous aussi aisément que nous y seronsentrées ? –

Des deux Ennemis.

 

Deux Hommes, qui se haïssaient mortellement,s’étaient embarqués sur le même vaisseau. Comme il cinglait àpleines voiles, une tempête s’éleva, et si grande, que le navire,battu des vents et fracassé par les vagues, s’entrouvrit. Danscette extrémité, les deux passagers que l’eau commençait à gagner,se consolaient, quoiqu’ils se vissent sur le point d’êtresubmergés. – Si je péris, disaient-ils l’un et l’autre aufond du coeur, mon ennemi périt aussi. –

Du Lion, de l’Ours et du Renard.

 

Le Lion et l’Ours s’entre-déchiraient, et celapour quelques rayons de miel qu’ils avaient trouvés dans le creuxd’un chêne. Chacun d’eux prétendait en faire son profit, sans lepartager avec son compagnon. Ils eussent beaucoup mieux fait d’enfaire deux parts ; car tandis qu’ils s’acharnent l’un surl’autre, un Renard se glisse sans bruit près du miel, le lape et sesauve.

De l’Astrologue.

 

Un Astrologue contemplait les astres enmarchant : il eût beaucoup mieux fait de regarder à sespieds ; car tandis qu’il lève les yeux et les tient toujoursfixés vers le ciel, voici que sans voir un puits qu’on avait creusésur son chemin, il en approche, et de si près, qu’il s’y précipiteet s’y noie.

Du Dauphin et du Thon.

 

Un Dauphin poursuivait un Thon, dans ledessein de se venger de quelque offense qu’il en avait reçue. Cedernier gagne le rivage, l’autre l’y suit. Et le Thon, pouréchapper, sauta sur le sable, et le Dauphin s’y lança avec lui.Mais voici que froissés de leur chute, ils y demeurèrent tous deuxétendus. Cependant l’air de la terre agit sur eux. Ilss’affaiblissent hors de leur élément, et meurent, non sans s’êtrerepentis de n’avoir consulté que leur ressentiment.

Du Fossoyeur et du Médecin.

 

Un Fossoyeur enterrait son Voisin. Comme ilachevait de combler la fosse, il aperçut le Médecin qui avaittraité le défunt pendant sa maladie. – Je vous croyais sihabile, lui dit-il, que je m’étais imaginé que vous tireriez votremalade d’affaire. – J’ai fait tout ce que j’ai pu pourcela, répliqua le docteur ; mais cet Homme étaitmalsain. – Et s’il ne l’avait pas été, repartit leFossoyeur en secouant la tête, aurait-il eu besoin devous ? –

De l’Oiseleur et de la Vipère.

 

Un Oiseleur cherchait à prendre des Oiseaux.Comme il se baissait pour tendre ses réseaux, une Vipère le piquaau pied. – Ah ! s’écria l’Homme, je n’ai que ce queje mérite. Pourrais-je être surpris qu’on m’ôte la vie, tandis queje ne pense, moi, qu’à la ravir aux autres ? –

De l’Âne qui change de Maître.

 

L’Âne d’un Jardinier se lassa de se leveravant le point du jour pour porter des herbes au marché. Un jour ilpria Jupiter de lui donner un Maître chez qui il pût, disait-il, aumoins dormir. – Soit, dit le Maître desdieux – : et cela dit, voilà le Baudet chez unCharbonnier. Il n’y eut pas resté deux jours qu’il regretta leJardinier. – Encore, disait-il, chez lui j’attrapais detemps en temps à la dérobée quelques feuilles de chou ; maisici que peut-on gagner à porter du charbon ? des coups, etrien davantage. – Il fallut donc lui chercher une autrecondition. Jupiter le fit entrer chez un Corroyeur, et le Baudet,qui n’y pouvait souffrir la puanteur des peaux dont on lechargeait, criait plus fort que jamais, et demanda pour latroisième fois un autre Maître. Alors le dieu luidit : – Si tu avais été sage, tu serais resté chezle premier. Quand je t’en donnerais un nouveau, tu n’en serais pasplus content que des autres. Ainsi, reste où tu es, de peur que tune trouves encore ailleurs plus de sujet de te plaindre. –

Du Lion et de la Grenouille.

 

Un Lion se coucha sur les bords d’un marais,et s’y assoupit. Comme il y dormait d’un sommeil profond, uneGrenouille se mit à croasser ; à ce bruit, l’autres’éveille ; et comme il croit que quelque puissant Animalvient l’attaquer, il se lève, et regarde de tous côtés. Mais quelest son étonnement, lorsqu’il aperçoit celle qui l’avait si fortépouvanté ?

Du Maure.

 

Un Homme se mit en tête de blanchir unMaure ; il le baignait, lavait et frottait : mais ce futtemps perdu. Le Maure bien décrassé parut encore plus noir qu’iln’était auparavant.

Du Marchand et de la Mer.

 

Un Marchand chargea un vaisseau demarchandise, et partit pour les Indes. Lorsqu’il mit à la voile, levent était favorable et la Mer tranquille : mais à peineeut-il perdu le port de vue, que le vent changea tout-à-coup ;la Mer éleva ses vagues, poussa le navire sur un banc de sable etl’y fit échouer. Le Marchand vit périr toutes ses marchandises, etne se sauva qu’avec peine sur quelques débris du vaisseau. Quelquesjours après, comme il se promenait sur le rivage où il avaitabordé, il vit la Mer calme, et qui semblait lui dire de serembarquer de nouveau. – Perfide Mer, s’écria-t-il, c’esten vain que par une feinte tranquillité tu cherches à m’attirer.S’y fie qui voudra ; quant à moi, je n’ai point encore oubliéde quelle manière tu m’as traité ces jours passés, je ne suis pasd’humeur à me fier une seconde fois à qui vient de me donner despreuves de son infidélité. –

Des deux Coqs et du Faucon.

 

Deux Coqs se battirent à outrance, et celapour l’amour d’une Poule qui les avait rendus rivaux. Le vaincuprit la fuite, et se retira dans un coin de la basse-cour, pendantque le vainqueur montait sur le haut du poulailler, pour y chantersa victoire. Celui-ci ne s’en réjouit pas longtemps ; cartandis qu’en battant des ailes, il ne pensait qu’à y faire éclatersa joie, le Faucon, qui l’avait aisément découvert sur le haut dece toit, vint fondre sur lui et le mit en pièces.

Du Castor et des Chasseurs.

 

Des Chasseurs poursuivaient un Castor ;dans le dessein de tirer profit de certaine partie de son corps.Ils avaient coutume d’en employer la chair comme un remèdesouverain contre plusieurs maux. Le Castor, qui savait leurintention, n’eut pas plutôt reconnu qu’il ne pouvait leur échapper,qu’il la prit à belles dents, et se la retrancha. Alors lesChasseurs, satisfaits d’avoir ce qu’ils cherchaient, cessèrent dele poursuivre, et se retirèrent. Ainsi le Castor, qui fort sagementjugea à propos de se défaire d’une partie qu’il ne pouvaitconserver sans perdre le tout, se sauva par son jugement.

Du Berger et du Chien.

 

Un Berger avait donné plusieurs fois à sonChien les Brebis qui mouraient chez lui de maladie. Un jour, unedes plus grasses de son troupeau tomba malade ; alors le Chienparut plus triste que de coutume. Le Berger lui en demanda lacause ; sur quoi l’autre lui répondit qu’il ne pouvait, sanss’affliger, voir la meilleure Brebis du troupeau en danger depérir. – Tu me portes bien la mine, lui repart l’Homme,de penser beaucoup plus à ton intérêt qu’au mien. Tu as beaudissimuler, va, je suis bien persuadé que tu ne t’attristes de lamaladie de ma Brebis, que parce que tu crains qu’en réchappant,elle ne t’échappe. –

De l’Avare et du Passant.

 

Un Avare enfouit son trésor dans unchamp ; mais il ne put le faire si secrètement qu’un Voisin nes’en aperçût. Le premier retiré, l’autre accourt, déterre l’or etl’emporte. Le lendemain l’Avare revient rendre visite à son trésor.Quelle fut sa douleur lorsqu’il n’en trouva que le gîte ! Undieu même ne l’exprimerait pas. Le voilà qui crie, pleure,s’arrache les cheveux, en un mot se désespère. À ses cris, unPassant accourt. – Qu’avez-vous perdu, lui dit celui-ci,pour vous désoler de la sorte ? – Ce qui m’étaitmille fois plus cher que la vie, s’écria l’Avare : mon trésorque j’avais enterré près de cette pierre. – Sans vousdonner la peine de le porter si loin, reprit l’autre, que ne legardiez-vous chez vous : vous auriez pu en tirer à touteheure, et plus commodément l’or dont vous auriez eubesoin. – En tirer mon or ! s’écria l’Avare : ôciel ! je n’étais pas si fou. Hélas ! je n’y touchaisjamais. – Si vous n’y touchiez point, répliqua lePassant, pourquoi vous tant affliger ? Eh, mon ami, mettez unepierre à la place du trésor, elle vous y servira toutautant. –

Du Cerf et du Faon.

 

Le Faon soutenait à son Père que la nature luiavait donné de si grands avantages sur le Chien, qu’il n’avaitaucun lieu de le craindre. – Si jamais, disait-il auCerf, nous en venons aux prises le Chien et moi, comptez que jen’aurai pas de peine à le battre, car, outre que je suis plus haut,et par conséquent plus fort que lui, je vois ma tête armée d’unbois que la sienne n’a point. – Mon fils, repartitl’autre, donnez-vous bien de garde de l’attaquer, la partie neserait pas égale. Si les dieux lui ont refusé le bois qu’ils vousont donné, ils lui ont fait présent d’un coeur que vous n’avezpoint. –

Du Renard et du Sanglier.

 

Un Sanglier aiguisait ses défenses contre letronc d’un arbre. – À quoi bon, lui dit un Renard, tepréparer au combat, quand tu ne vois ni Chien niChasseur ? – Hé, dois-je attendre, répliqua l’autre,que je les aie en queue, pour songer à tenir mes armes en état,quand ils ne me donneront pas le temps d’y penser ? –

Du Savetier Médecin.

 

Un Savetier des plus ignorants dans sonmétier, trouva si peu son compte au profit qui lui en revenait,qu’il lui prit fantaisie d’en changer. Un jour il se mit en têted’être Médecin, et le fut, au moins ou le crut tel. Quelques termesde l’art qu’il apprit, son effronterie et son babil, joints àl’ignorance de ses Voisins, eurent bientôt fait d’un artisantrès-maladroit un fort habile Charlatan. Il publia partout que lavertu de ses remèdes était infaillible, et chacun le crut sur saparole. Un de ses Voisins, pourtant moins dupe que les autres, s’enmoqua ; voici comment. Il se dit attaqué d’un mal de tête, etmande le docteur. Celui-ci vient, et raisonne fort au long sur leprétendu mal ; ensuite il assure le malade qu’il l’endélivrera, et en peu de temps, pourvu qu’il veuille s’abandonner àses soins. – Pauvre ignorant, repartit le Voisin, enéclatant de rire, et comment pourrai-je me résoudre à te livrer matête, quand je ne voudrais pas seulement te confier mespieds ? –

De la Chauve-Souris et de laBelette.

 

Une Chauve-Souris étant tombée à terre futprise par une Belette, et, sur le point d’être mise à mort, elle lasuppliait de l’épargner. La Belette répondit qu’elle ne pouvait larelâcher, étant de sa nature ennemie de tous les volatiles. L’autreaffirma qu’elle était non pas un Oiseau, mais une Souris et futainsi remise en liberté. Plus tard elle tomba une seconde fois etfut prise par une autre Belette. Elle lui demanda de ne pas ladévorer, et comme la Belette lui répondait qu’elle était l’ennemiede tous les Rats, elle affirma qu’elle n’était pas un Rat, mais uneChauve-Souris et elle fut une deuxième fois relâchée. Voilà commenten changeant deux fois de nom elle assura son salut. Cette fablemontre que nous non plus nous ne devons pas nous tenir aux mêmesmoyens, attendu que ceux qui se transforment selon lescirconstances échappent souvent au danger.

Du Trompette.

 

Un Trompette, après avoir sonné la charge, futpris par les Ennemis. Comme un d’entre eux levait le bras pour lepercer de son épée : – Quartier, s’écria leprisonnier. Considérez que je ne me suis servi que de ma trompette,et qu’ainsi je n’ai pu ni tuer ni blesser aucun desvôtres. – Tu n’en mérites pas moins la mort, répliqual’autre en lui plongeant l’épée dans le ventre, méchant qui ne tuejamais, il est vrai, mais qui excite les autres às’entre-tuer. –

Du Laboureur et de ses Chiens.

 

Un Laboureur détela les Boeufs de sa charruedans un temps de famine, les tua, dans la vue de s’en nourrir, luiet sa famille. Ses Chiens qui s’en aperçurent, sortirent aussitôtdu logis, et gagnèrent pays. – Sauvons-nous, sedisaient-ils les uns aux autres. Si cet Homme tue des Animaux, dontil a si grand besoin pour son labourage, que ne nous fera-t-ilpoint à nous, qui ne lui sommes pas à beaucoup près sinécessaires ! –

De l’Âne et du Lion chassant.

 

L’Homme sans mérite qui vante sa gloire enparoles trompe ceux qui ne le connaissent pas, est la risée de ceuxqui le connaissent. Le Lion, voulant chasser en compagnie de l’Âne,le couvrit de ramée et lui recommanda d’épouvanter les Animaux duson inaccoutumé de sa voix afin de les arrêter au passage. Celui-cidresse de toutes ses forces ses oreilles avec une clameur soudaineet terrifie les bêtes de ce prodige d’un nouveau genre. Tandisqu’épouvantées elles gagnent leurs issues habituelles, le Lion lesterrasse d’un élan terrible. Quand il fut las de carnage, il appelal’Âne, lui dit d’étouffer ses cris. Alors l’autre,insolemment : – Comment trouves-tu cet effet de mavoix ? – Merveilleux, dit le Lion, au point que, sije n’avais connu ton caractère et ta race, j’aurais été pris de lamême erreur. –

De la Vieille et de sa Servante.

 

Une Vieille n’avait pas plutôt entendu lechant de son Coq, que tous les matins, elle allait une heure avantle point du jour éveiller sa Servante. Alors il fallait se leverpour prendre ensuite une quenouille, qu’on ne quittait quelongtemps après le coucher du soleil. Celle-ci, qui séchait defatigue et d’insomnie, prit un jour le Coq et le tua, dans lapensée qu’elle dormirait tout à son aise, sitôt que sa maîtresseaurait perdu son réveille-matin. Mais tout le contraire arriva. LeCoq mort, la Vieille, qui n’entendait plus ce chant qui la réglât,était toute la nuit sur pied et courait éveiller sa Servante,lorsqu’à peine celle-ci avait eu le temps de se coucher.

De l’Âne et du Cheval.

 

Un Cheval couvert d’une riche housse, allaittrouver son Maître à la guerre. Un Âne le vit passer ; alorsil ne peut s’empêcher de soupirer, et d’envier le bonheur del’autre. Suis-moi, lui dit le Cheval qui s’en était aperçu, et tupartageras la gloire dont je vais me couvrir. Le Baudet ne se lefit pas dire deux fois et le suivit. Il arrive au camp ; etd’abord soldats, armes, pavillons, le bruit des tambours, le fonttressaillir d’aise. Mais quelques jours après, lorsqu’il vit leCheval obligé de porter son Maître dans la mêlée, au risque demille coups, il sentit diminuer sa joie, et pensa à ce qu’il avaitquitté. Un moment après il baissa les oreilles, et tourna le dos.Puis, malgré tout ce que l’autre put lui dire pour l’engager àrester, il courut au grand trot reprendre le chemin du moulin.

Du Paon et de la Pie.

 

Un jour les Oiseaux s’assemblèrent à desseinde nommer entr’eux un roi, qui fût capable de les gouverner. ChaqueOiseau, pour se concilier les suffrages de l’assemblée, fit valoirtout autant qu’il le put les avantages qu’il avait reçus de lanature. L’Aigle parla de sa force, le Coq de son courage, lePerroquet de sa mémoire, et la Pie de son esprit. Mais ce fut envain que les uns et les autres vantèrent à la diète leurs bonnesqualités. On n’y fit pas la moindre attention ; au contraire,le récit qu’ils en firent ennuya. Là-dessus le Paon vint à son tourétaler sa belle queue. Dès qu’il parut, les Oiseaux, charmés de labigarrure de son plumage, lui donnèrent leurs voix ; de sorteque sans vouloir écouter les remontrances de la Pie, qui soutenaitque ce Paon n’avait point d’autre mérite que celui de sa queue, ilslui rendirent hommage, et sur le champ le proclamèrent roi.

Du Dauphin qui porte un Singe.

 

Un Dauphin côtoyait de fort près en nageant lerivage de la mer. – Bon, dit un Singe qui l’aperçut,voici un moyen pour voir la pleine mer tout à mon aise. Je ne l’aijamais vue, et ainsi il faut que je me contente. – Cela dit,il s’approche du rivage, ensuite il s’élance, et retombe sur le dosdu poisson. Celui-ci qui aime l’Homme, crut qu’il en portait un, etmena le Singe assez loin. Là-dessus, ce dernier, charmé de voguersur l’Océan, jette un cri de joie. À ce cri, l’autre lève la tête,envisage le Singe, et le reconnaît. Le Dauphin fit sauter sa chargeen l’air d’un coup de sa queue, et se replonge aussitôt au fond dela mer.

Du Berger et du Louveteau.

 

Un Berger trouva un Louveteau que la Louveavait abandonné ; il le prit et l’emporta dans sacabane ; là, il le nourrit, et l’éleva parmi les Chiens quigardaient son troupeau. Il aurait beaucoup mieux fait del’assommer, car le Louveteau, qui d’abord n’avait fait aucun maltant qu’il s’était senti faible, ne fut pas plutôt Loup, qu’aprèsavoir étranglé les Chiens, pendant que le Berger dormait, il courutse jeter sur les Brebis, et les mit toutes en pièces.

Du Serpent conduit par sa queue.

 

Un jour le Serpent vit sa queue s’élevercontre sa tête. – Quel orgueil ! disait la premièreà l’autre, de s’imaginer, comme vous faites, que je ne pourrais pasvous mener aussi bien que vous me menez ; comme si monjugement était fort inférieur au vôtre ? Il y a assez detemps, ce me semble, que je vous suis, suivez-moi maintenant àvotre tour, et vous verrez si tout n’en ira pas beaucoupmieux. – Cela dit, elle tire la tête et rebrousse chemin,heurte tout ce qui se trouve sur son passage ; ici se froissecontre une pierre ; là trouve des ronces qui ladéchirent ; puis un peu plus loin va se jeter dans un trou.Elle n’eut pas fait vingt pas, que tout le Serpent fut entrès-mauvais état. Alors elle se laissa gouverner, et convint, ensuivant la tête comme à l’ordinaire, que tout était bien mieuxconduit par elle que par la queue.

De Jupiter, d’Apollon et de Momus.

 

Prêtez-moi pour un moment votre arc, dit unjour Jupiter à Apollon, je veux vous montrer que j’en sais tirer,et même plus juste que vous. Voyez-vous ce chêne planté sur la cimede l’Olympe ? je veux que la flèche que je vais décocher ailledroit au milieu du tronc de l’arbre. Cela fait, vous tâcherez d’enfaire autant, et qu’après cela Momus nomme le plus adroit de nousdeux. Disant cela, il prend l’arc d’Apollon, et le bande. Le traitpart. Mais au lieu d’aller droit, il s’écarte, rase le visage dujuge, et va se briser contre des rochers, à cent pas à côté du but.Maître des dieux, dit Momus en se levant tout effrayé du dangerqu’il venait de courir, j’ignore si les coups d’Apollon sont plusjustes, mais ce que je sais de certain, c’est qu’ils ne m’ontjamais donné la peur que le vôtre vient de me causer. Ainsi,croyez-moi, reprenez votre foudre, et vous, seigneur Apollon, votrearc, et tout n’en sera que mieux. Cela dit, sans vouloir nis’expliquer davantage, ni prendre garde au coup de l’autre, il seretira, et de cette manière laissa, par ménagement pour Jupiter, lagageure indécise.

Du Boeuf et de la Vache.

 

Un Boeuf suait à tirer la charrue sur unterrain fort pierreux. Une Vache en riait. – Pauvremalheureux, lui criait-elle, je ne doute point que tu n’envies centfois le jour mon sort. Avoue que tu voudrais te voir nourri etchéri comme je le suis sans essuyer la moindrefatigue. – Comme elle parlait, un sacrificateur arrive,et lui fait prendre le chemin du temple pour la conduire à l’autel,et là l’immoler à son dieu. – Orgueilleuse, lui dit alorsle Boeuf, ton sort te semble-t-il maintenant si digned’envie ? il est vrai que je viens de souhaiter d’être à taplace ; mais confesse à ton tour, que tu voudrais bien te voirà présent à la mienne. –

Du Renard qui a perdu sa queue.

 

Un Renard tomba dans un piège, et s’en retira,mais ce ne fut qu’après y avoir laissé sa queue pour gage. Il enétait au désespoir ; car le moyen de se montrer aux autresainsi écourté, sans exciter leurs risées ? Pour s’en garantir,que fait-il ? Il se met en tête d’avoir des compagnons ;ensuite il assemble les Renards, leur conseille en ami, disait-il,de se défaire de leurs queues ; elles embarrassaient beaucoupplus qu’elles n’ornaient ; ce n’était qu’un poids fortsuperflu. En un mot, une queue ne servait, à l’entendre, qu’àbalayer les chemins. Il eut beau le remontrer, on le hua dans toutel’assemblée. – Ami, lui dit un vieux Renard, j’ignore cequ’on pourrait gagner à se passer d’une queue ; mais ce que jesais certainement, c’est que tu ne m’en aurais jamais fait observerl’inutilité, si tu avais encore la tienne. –

Du Vigneron et de ses Enfants.

 

Un Vigneron se sentit proche de sa fin. Alorsil appela ses Enfants : – Mes Enfants, leur dit-il,je ne veux point mourir sans vous révéler un secret que je vous aitenu caché jusqu’à présent, pour certaines raisons. Apprenez quej’ai enfoui un trésor dans ma vigne : lorsque je ne seraiplus, et que vous m’aurez rendu les derniers devoirs, ne manquezpas d’y fouiller, et vous le trouverez. – Le bon Homme mort,les Enfants coururent à la vigne, et retournèrent le champ de l’unà l’autre bout ; mais ils eurent beau fouiller et refouiller,ils n’y trouvèrent rien de ce que le Père leur avait fait espérer.Alors ils crurent qu’il les avait trompés ; mais ilsreconnurent bientôt qu’il ne leur avait rien dit que de véritable.Le champ ainsi retourné devint si fécond, que la vigne leurrapporta, pendant plusieurs années, le triple de ce qu’elle avaitaccoutumé de produire.

De deux Chiens.

 

Deux Chiens gardaient au logis. L’un, toutjoyeux, dit à l’autre : – Frère, je viensd’apprendre que notre Maître se marie dans sa maison des champs.Or, tu sais qu’il n’est point de noces sans festin ; c’estpourquoi, si tu veux m’en croire, nous irons tous deux en prendrenotre part, et la chère que nous y ferons, Dieu lesait ! – Cela dit, ils partent, et prennent si malleur chemin, qu’ils s’engagent dans certains marécages, et ne s’enretirent que tout couverts de fange Dans cet état, ils arrivent aulieu de la noce. Ils comptaient sur un grand accueil de la part desconviés, mais fort mal à propos, dès qu’ils parurent, chacuns’écria contre leur malpropreté. À peine étaient-ils entrés dans lasalle du festin, qu’on les en chassa, l’un à coups de pied, etl’autre à coups de bâton. Tout se passa de sorte que nos deuxChiens crottés s’en retournèrent fatigués, affamés et battus.

De la Mule.

 

Une Mule grasse et rebondie, ne faisait queparler, dans sa jeunesse, de sa Mère la Jument ; mais ellechangea de langage, lorsqu’elle se vit, dans sa vieillesse, réduiteà porter la farine au moulin. Alors, elle se ressouvint de l’Âne,et confessa de bonne foi qu’il était son Père.

Du jeune Homme et de la Fortune.

 

Un jeune Homme s’était couché sur le bord d’unpuits : pendant qu’il y dormait, la Fortune passa. Celle-cin’eut pas plutôt reconnu le danger où l’autre était, qu’elle courutà lui, et le tira par le bras. – Mon fils, lui dit-elleen l’éveillant, si vous étiez tombé dans ce puits, on n’aurait pasmanqué de m’en imputer la faute. Cependant, je vous laisse à pensersi c’eut été la mienne ou la vôtre. –

Du jeune Homme et de l’Hirondelle.

 

Une Hirondelle se hâta un peu trop de repasserles mers, et vint quelques jours avant l’arrivée du printempsrevoir le pays d’où elle s’était retirée aux approches de l’hiver.Un jeune Homme la vit arriver dans un jour assezbeau. – Bon, dit-il en lui-même, voici l’avant-courrièrede la belle saison ; plus de froid, ainsi je puis me passer decette robe, qui commence à me peser sur lesépaules. – Cela dit, il courut la vendre, et dissipa parde folles dépenses l’argent qu’il en eut. Il ne tarda guère à s’enrepentir ; car quelques jours après, le froid revint, et sirude, que le jeune Homme en fut saisi, faute de robe, et mourut,aussi bien que l’Hirondelle, dont l’augure lui avait été sifuneste.

De l’Astrologue volé.

 

Un Voleur entra dans la maison d’unAstrologue. Cependant celui-ci se donnait en pleine place pour unprophète des plus clairvoyants dans l’avenir. Comme il s’y vantaitd’avoir acquis, par l’inspection des astres, la connaissance detout ce qui devait arriver dans les siècles les plus reculés, undes assistants qui avait aperçu le Voleur,l’interrompit. – Et le moyen, lui dit-il, de croire quetu sais l’avenir, quand je vois, à n’en pas douter, que tu ne saispas même le présent ? Car enfin, mon ami, si tu le savais, tucourrais au plus vite chez toi en chasser le Voleur que je viensd’y voir entrer. –

De Jupiter et des Besaces.

 

Après que les Hommes eurent été formés,Jupiter s’aperçut qu’ils avaient des défauts si grands qu’ils nepourraient eux-mêmes les souffrir, s’il ne leur en ôtait laconnaissance. Il jugea donc à propos de les éloigner de leurvue ; et pour cet effet, il prit tous ces défauts, et enremplit plusieurs Besaces ; puis il les distribua, donna àchacun la sienne, et la lui mit sur le dos ; de telle manièreque les défauts d’autrui pendaient dans la poche de devant, et ceuxdu porteur dans celle du derrière.

De la Poule trop grasse.

 

Une Poule pondait tous les jours un oeuf à sonMaître. – Elle m’en pondra deux, disait celui-ci enlui-même, si je lui donne double nourriture. – Là-dessusle voilà qui lui jette et rejette du grain d’heure en heure, et enabondance. Mais qu’arriva-t-il ? La Poule, à force d’être biennourrie, devint si grasse, que bientôt elle pondit moins, et enfinne pondit plus.

De Jupiter et de la Tortue.

 

Un jour Jupiter manda les Animaux. Il voulaitpour se récréer, les voir tous ensemble, et en considérer ladiversité. Ceux-ci obéirent, et accoururent à grande hâte. LaTortue seule se fit attendre, et si longtemps, qu’on crut qu’ellene viendrait pas. Elle arriva pourtant, mais la dernière ; etsur ce qu’on s’en plaignait, elle voulut représenter qu’avant quede partir, il lui avait fallu transporter sa maison en lieu desûreté ; ce qui lui avait fait, disait-elle, perdre beaucoupde temps. Mais l’excuse fut si peu goûtée, qu’on ne lui donna pasle temps de la faire valoir. À peine eut-elle commencé à parler desa maison, que Jupiter, qui voulait être obéi, et sans délai, lalui mit sur le dos. De là vient qu’en punition de sa faute, elle laporte encore aujourd’hui.

De la Biche et de la Vigne.

 

Deux Chasseurs poursuivaient une Biche :celle-ci se sauva dans une Vigne, et s’y cacha si bien sous lepampre, que les Chasseurs, qui l’avaient perdue de vue,rebroussèrent chemin. Cependant la Biche, qui se croyait hors dedanger, rongeait les ceps qui la couvraient. Ce fut pour sonmalheur ; car dès qu’elle les eut dépouillés de leursfeuilles, elle parut tellement à découvert, que les Chasseursl’aperçurent en se retirant. Alors ils retournèrent sur leurs pas,atteignirent la Biche, et la tuèrent.

Du Laboureur et du Renard.

 

Un Laboureur ensemença ses terres, et tout ycrût à merveille. Comme il était à la veille de couper sesgrains : – Je t’empêcherai bien de serrer tarécolte, dit en lui-même un de ses voisins qui le haïssait. –Cela dit, il allume un flambeau, et l’attache à la queue d’unRenard qu’il avait pris dans un terrier aux environs de seschamps ; ensuite il le traîne près de celui de l’autre, lepousse vers un guéret tout couvert de bleds, et le lâche. Ilpensait par ce moyen réduire ces bleds en cendre ; mais voicice qui arriva. Le Renard au lieu d’aller en avant, rebroussa cheminpour retourner à son terrier ; et comme il ne pouvait legagner sans passer sur le champ de celui qui cherchait à se venger,il se lança tout au travers des bleds de ce dernier, et y mit lefeu. Ainsi tout le mal tomba sur le méchant Laboureur qui vit tousses grains consumés par son propre artifice.

Du Palefrenier et du Cheval.

 

Un Seigneur eut besoin aux champs d’un Chevalqu’il avait laissé à la ville, et manda à son Palefrenier qu’il eûtà le lui amener au lieu où il était. Celui-ci, l’ordre reçu, partitavec le Cheval. Comme ils passaient tous deux au travers du pré deleur Maître, l’Homme s’aperçut que l’autre baissait la tête et ybroutait à la dérobée quelque peu d’herbe. – Larron, luidit-il en le frappant rudement, ne sais-tu pas bien que cette herbeappartient à notre Maître, et que d’en prendre comme tu fais, c’estlui faire du tort. – Mais toi-même, repartit le Cheval,qui ne me donnes jamais que la moitié de l’avoine qu’il m’achète,ignores-tu que cette avoine lui appartient, et que d’en déroberl’autre moitié, comme c’est ta coutume, pendant que je maigris àvue d’oeil, faute de nourriture, c’est lui faire un tort bien plusconsidérable que celui que tu me reproches ? Cesse donc de memaltraiter. Si tu veux que je lui sois fidèle, commence par m’endonner le premier l’exemple. –

De la Corneille et des Oiseaux.

 

La Corneille fournit un jour ses ailes deplumes qu’elle avait ramassées dans divers nids d’Oiseaux, et vinten faire parade devant ces derniers. Ceux-ci furent d’abord charmésde la bigarrure de son plumage ; mais dès qu’ils l’eurentconsidérée de plus près, chacun s’aperçut de la ruse. Et lesOiseaux tout indignés tombèrent aussitôt sur elle, et luiarrachèrent à grands coups de bec, non seulement les plumes quileur appartenaient, mais encore les siennes propres. La Corneilleainsi déplumée se trouva si hideuse, qu’elle courut se cacher, etn’osa plus se montrer, même devant les Corneilles.

Du Fermier et du Cygne.

 

Un Fermier tenait un Cygne, et croyait tenirune Oie. Comme il allait lui couper la gorge, le Cygnechanta ; et l’Homme qui le reconnut à la voix, retira aussitôtle couteau. – Cygne, lui dit-il en le caressant, auxdieux ne plaise que j’ôte la vie à qui chante si bien. –

De la Poule et du Chat.

 

Une Poule avala par mégarde quelque insectevenimeux, et en tomba malade. Comme elle n’allait qu’en traînantl’aile, un Chat l’aborda : – Ma fille, lui dit-ild’un ton officieux, n’y aurait-il pas moyen de voussoulager ? – Oui, repartit la Poule, il en est undes plus sûrs, et il ne tiendra qu’à toi del’employer. – Et ce moyen, quel est-il, ma chère ?reprit le Chat. C’est, répondit l’autre, de vouloir bien te tirer àquartier, et le plus loin qu’il te sera possible. –

D’un Chasseur et d’un Berger.

 

Un chasseur allait et revenait d’un airempressé de çà, de là, tantôt dans la forêt, puis dans laplaine. – Que cherchez-vous ? lui dit un Berger quile voyait s’agiter. – Un Lion, répondit l’autre, qui m’adévoré, ces jours passés, un de mes meilleurs Chiens. Que je letrouve, et je lui apprendrai à qui il sejoue. – Suivez-moi, reprit le Berger, et je vousmontrerai la caverne où il se retire. – Ami, lui repartitl’autre en changeant de couleur, outre qu’il est un peu tard, je mesens à présent trop fatigué pour pouvoir m’y rendreaujourd’hui ; mais compte que je reviendrai demain avant lepoint du jour te prier de m’y conduire. – Ce jour venu leBerger l’attendit et l’attend encore.

D’un Âne chargé d’éponges.

 

Un Âne chargé de sel se plongea dans unerivière, et si avant que tout son sel se fondit. Quelques joursaprès, comme il repassait chargé d’éponges près du même gué, ilcourut s’y jeter, dans la pensée que le poids de sa charge ydiminuerait comme il avait diminué la première fois ; mais lecontraire arriva. L’eau emplit les éponges, et de telle sortequ’elles s’enflèrent. Alors la charge devint si pesante, que leBaudet qui ne pouvait plus la soutenir, culbuta dans le fleuve, ets’y noya.

De l’Aigle percé d’une flèche.

 

Un Aigle s’arracha quelques plumes et leslaissa tomber à terre. Un chasseur les ramassa, ensuite il lesajusta au bout d’une flèche, et de cette même flèche perçal’Aigle. – Hélas ! disait l’Oiseau comme il étaitsur le point d’expirer, je mourrais avec moins de regret, si jen’avais été moi-même, par mon imprudence, la première cause de mamort. –

Du Milan.

 

Le Milan eut autrefois la voix fort différentede celle qu’il a maintenant. Voici par quelle aventure ;d’agréable qu’elle était, elle devint par l’imprudence de cetOiseau, très-déplaisante. Un jour il entendit un Cheval quihennissait : alors il se mit en tête de hennir commelui ; mais quelque peine qu’il se donnât pour y parvenir, iln’en put jamais venir à bout. Le mal fut qu’à force de vouloircontrefaire la voix du Cheval, il gâta la sienne, et s’enroua sifort, qu’il ne fit plus entendre qu’un cri rauque et effrayant.

D’une Femme.

 

Une Femme avait un ivrogne pour Mari. Voulantle délivrer de ce vice, elle imagina la ruse que voici. Quand ellele vit alourdi par l’excès de la boisson et insensible comme unmort, elle le prit sur ses épaules, l’emporta et le déposa aucimetière, puis elle partit. Quand elle pensa qu’il avait reprisses sens, elle revint au cimetière et heurta à la porte. L’ivrognedit : – Qui frappe ? – La Femmerépondit : – C’est moi, celui qui porte à manger auxmorts. – Et l’autre : – Ce n’est pas àmanger, l’ami, mais à boire qu’il faut m’apporter. Tu me fais de lapeine en me parlant de nourriture au lieu deboisson. – Et la Femme se frappant lapoitrine : – Hélas, malheureuse, dit-elle, ma rusen’a servi de rien. Car toi, mon Mari, non seulement tu n’en es pasamendé, mais tu es devenu pire encore, puisque ta maladie esttournée en habitude. – Cette fable montre qu’il ne faut pass’attarder aux mauvaises actions, car même sans le vouloir, l’Hommeest la proie de l’habitude.

Du Lion, du Sanglier et desVautours.

 

Le Lion et le Sanglier acharnés l’un surl’autre s’entre-déchiraient. Cependant des Vautours regardaientattentivement le combat, et se disaient les uns auxautres : – Camarades, à bien juger des choses, iln’y a ici qu’à gagner pour nous. Ces Animaux-ci ne quitteront pointprise, que l’un des deux ne soit par terre. Ainsi, ou Lion, ouSanglier, voici la proie qui ne peut nous manquer. – Ilsn’y comptaient pas à tort ; car ils l’eurent en effet et mêmeplus grosse qu’ils ne pensaient. Le Sanglier fut étranglé surl’heure par le Lion, et celui-ci que l’autre avait percé d’un coupde ses défenses, mourut quelques jours après de sa blessure, desorte que les Vautours profitèrent de l’un et de l’autre.

De l’Âne qui porte une Idole.

 

Un Âne chargé d’une Idole passait au traversd’une foule d’Hommes ; et ceux-ci se prosternèrent à grandehâte devant l’effigie du dieu qu’ils adoraient. Cependant l’Âne,qui s’attribuait ces honneurs, marchait en se carrant, d’un pasgrave, levait la tête et dressait ses oreilles tant qu’il pouvait.Quelqu’un s’en aperçut, et lui cria : – MaîtreBaudet, qui croyez ici mériter nos hommages, attendez qu’on vousait déchargé de l’Idole que vous portez, et le bâton vous feraconnaître si c’est vous ou lui que nous honorons. –

Des Loups et des Brebis.

 

Un jour les Loups dirent auxBrebis : – Amies, en vérité nous ne saurionsconcevoir comment vous pouvez supporter les mauvais traitements quevos Chiens vous font à chaque moment. De bonne foi, à quoi vousservent ces brutaux à la queue de votre troupeau ? À vousgêner continuellement, le plus souvent à vous mordre, et à vousfaire mille violences. Croyez-nous, débarrassez-vous en, et surl’heure, car enfin, que craignez-vous ? n’êtes-vous pas assezfortes pour vous défendre seules contre quiconque voudrait vousnuire ! – Sur ses discours les Brebis se crurent eneffet fort redoutables, et dans cette pensée, l’on courut aussitôtcongédier les Chiens ; mais on ne tarda guère à s’en repentir.Les Loups n’eurent pas plutôt vu les Chiens éloignés qu’ils sejetèrent sur les Brebis, et les étranglèrent toutes.

Du Fleuve et de sa Source.

 

Un Fleuve s’élevait contre saSource. – Considère, lui disait-il, ce lit large etprofond, vois de combien de ruisseaux, de combien de rivières, meseaux sont grossies. Grâce au ciel, me voilà Fleuve. Mais toi,chétive Source, qu’es-tu ? un maigre filet d’eau qu’un rayonde soleil tarirait, si la roche dont tu sors ne t’en mettait àl’abri. – Insolent, repartit la source, il te sied bienvraiment de me mépriser, toi qui, sans moi, serais encore dans lenéant. –

De la Femme qui tond sa Brebis.

 

Une Femme tondait sa Brebis, ou pour mieuxdire l’écorchait, tant elle s’y prenait mal. Cependant la Brebislui criait : – Et de grâce, si vous voulez avoir mapeau, mandez le boucher ; mais si vous n’en voulez qu’à malaine, faites venir le tondeur. –

Du Bouvier et de la Chèvre.

 

Un Bouvier frappa une Chèvre à la tête, et sirudement, qu’il lui rompit une de ses cornes. Il ne l’eut pasplutôt fait, qu’il s’en repentit, et pria la Chèvre de n’en pointparler au Maître du troupeau. – Hé, pauvre sot, répliqual’autre, quand je serais assez bonne pour ne lui rien dire,n’a-t-il pas des yeux pour voir qu’il me manque unecorne ? –

Du Pilote.

 

Le vent était favorable et la mer tranquille,et cependant un Pilote y visitait son vaisseau, plaçait son ancre,préparait ses cordages, allait deçà, delà autour de ses voiles, etprenait garde à tout. Un de ses passagers s’enétonna. – Patron, lui dit-il, à quoi bon vous empressersi fort ? À voir cette agitation, qui ne croirait que nousserions à la veille de péril ? et cependant la mer et le vent,tout nous rit. Que craignez-vous ? – Rien pour leprésent, répondit le sage pilote ; mais pour l’avenir, jecrains toujours. Lorsque nous y penserons le moins, une tempêtepeut s’élever. Où en serions-nous, je vous prie, si elle venaitnous surprendre au dépourvu ? –

Du Corroyeur et du Financier.

 

Un Corroyeur vint se loger proche d’unFinancier. Celui-ci, qui ne pouvait supporter la mauvaise odeur despeaux de son Voisin, lui intenta procès et voulut l’obliger às’éloigner de son voisinage. L’autre se défendit, appela de vingtsentences, chicana ; en un mot il fit si bien que l’affairetraîna en longueur. Cependant le Financier s’accoutuma à l’odeur,et si bien, qu’après avoir regretté l’argent qu’il avait consumémal à propos à plaider, il souffrit son Voisin, et ne s’en plaignitplus.

D’un jeune Homme et de sa Maîtresse.

 

Un jeune Cavalier accourut au logis d’uneFemme qu’il aimait éperdument. Sitôt qu’il y fut entré, il quittason manteau, puis il se mit à parler de son amour, et passa ainsila journée avec sa Belle. Le soir, comme il se retirait, l’autrelui fit entendre qu’elle avait besoin de quelque argent pour fairecertaines emplettes : le Galant lui ouvrit sa bourse etaussitôt on la lui prit toute entière. Un moment après, la Dame eutsi grande envie de la bague qu’il portait au doigt, qu’elle la luidemanda et l’eut. Alors le Cavalier, qui n’avait plus rien àdonner, remit son manteau sur ses épaules, prit congé d’elle etsortit. Cependant, la Belle fondait en larmes et se désespérait. Àses cris, une de ses voisines, qui avait remarqué le départ dujeune Homme, accourut, et crut la consoler, en lui disant que sonAmant ne tarderait guère à revenir. – Hé, ma chère !s’écria l’autre toute désolée, ce n’est pas la personne que jeregrette, c’est ce manteau que je lui vois remporter. –

Du Chien du Maréchal.

 

Le Chien d’un Maréchal avait coutume des’endormir au pied de l’enclume de son Maître. Celui-ci avait beauy battre et rebattre son fer à grands coups de marteau, jamais leChien ne s’en éveillait. Tout au contraire, le Maréchal avait-ilquitté son ouvrage, et commencé à prendre son repas, le Chien, auseul bruit qu’on faisait en mangeant, était d’abord sur pied, etcourait vite à la table.

Du Berger et de la Brebis.

 

Un Berger, sa houlette à la main, en frappaitrudement une de ses Brebis. – Je vous donne de la laineet du lait, s’écriait celle-ci. Quand je ne vous fais que du bien,ingrat, avez-vous bien le coeur de ne me faire que dumal ? – Ingrate vous-même, repartit le Berger d’unton hautain, vous qui ne me tenez point compte de la vie que mabonté vous laisse, quand il ne tient qu’à moi de vous l’ôter chaqueinstant. –

D’une jeune Veuve.

 

Une jeune Femme vit mourir son Époux, et enparut inconsolable. Comme elle se désolait, son Père, Homme desens, l’aborda, et feignit qu’un de ses voisins la demandait enmariage. Il le lui représenta jeune, bien fait, spirituel ; enun mot, si propre à lui faire oublier celui qu’elle venait deperdre qu’elle ouvrit l’oreille, écouta, et pleura moins. Bientôtelle ne pleura plus. Enfin, comme elle vit que son Père, content dela voir moins affligée, se retirait en gardant le silence surl’article qui l’avait consolée : – Et ce jeune Hommesi accompli que vous me destiniez pour Époux, dit-elle avec dépit,vous ne m’en parlez plus, mon Père ? –

De l’Aigle et de la Pie.

 

Les Oiseaux n’eurent pas plutôt chargé l’Aigledu soin de les gouverner, que celle-ci leur fit entendre qu’elleavait besoin de quelqu’un d’entr’eux sur qui elle pût se déchargerd’une partie du fardeau qu’elle avait à porter. Sur quoi la Piesortit des rangs de l’assemblée, et vint lui faire offre de sesservices. Elle représenta, qu’outre qu’elle avait le corps léger etdispos pour exécuter promptement les ordres dont on la chargerait,elle avait, avec une mémoire très-heureuse, un esprit subtil etpénétrant ; d’ailleurs, qu’elle était adroite, vigilante,laborieuse, et cela sans compter mille autres bonnesqualités ; elle allait en faire le détail, lorsque l’Aiglel’interrompit. – Avec tant de perfections, lui dit-elle,vous seriez assez mon fait, mais le mal est que vous me semblez unpeu trop babillarde. – Cela dit, comme elle craignait que laPie n’allât divulguer, lorsqu’elle serait à la cour, tout ce quis’y passerait de secret, elle la remercia, et sur le champ larenvoya.

Du Mourant et de sa Femme.

 

Un Malade tirait à sa fin ; cependant saFemme s’en désespérait. – Ô mort ! s’écriait-elletoute en larmes, viens finir ma douleur ; hâte-toi, viensterminer mes jours. Trop heureuse si, contente de m’ôter la vie, tuvoulais épargner celle de mon Époux. Ô mort, redisait-elle, que tutardes à venir : parais, je t’attends, je te souhaite, je teveux. – Me voilà, dit la mort en se montrant : quesouhaites-tu de moi ? – Hélas ! répondit laFemme, tout effrayée de la voir si proche d’elle, que sansprolonger les douleurs de ce Malade, tu daignes au plus tôt mettrefin à sa langueur. –

Du Voleur et du pauvre Homme.

 

Un Voleur entrait pendant la nuit dans lachambre d’un pauvre Homme ; au bruit qu’il fit en ouvrant laporte, l’autre, qui dormait, s’éveilla, et jeta d’épouvante un telcri, que toute la maison en retentit. Le Voleur, qui ne s’yattendait pas, en fut lui même si effrayé, que sans penser aumanteau qu’il cherchait, il jeta celui qui était sur ses épaulespour fuir plus vite, et sortit du logis. Ainsi la perte tomba surcelui qui croyait gagner, et le gain sur celui qui comptaitperdre.

De l’Homme qui ne tient compte dutrésor.

 

Un Homme fort opulent trouva dans son cheminun trésor. Comme tout lui riait alors, et qu’il ne pouvaits’imaginer qu’il dût jamais avoir besoin de ce qu’il voyait sous samain, il ne daigna pas se baisser pour le prendre, et passa.Quelque temps après, un vaisseau qu’il avait chargé de sesmeilleurs effets, périt avec tout ce qu’il portait, tandis qu’unMarchand faisait banqueroute et lui emportait une sommeconsidérable. Ensuite le feu prit à son logis, et le consumaentièrement, avec tous ses meubles ; puis il perdit un procèsqui acheva de le ruiner. Alors il se ressouvint de ce qu’il avaitrejeté, et courut à l’endroit où il l’avait laissé ; mais iln’en était plus temps. Comme il n’était qu’à vingt pas du gîte, unpassant moins dégoûté, qui avait découvert le trésor, l’emportaitet courait de toute sa force.

Du Lièvre et de la Perdrix.

 

Un Lièvre se trouva pris dans les lacets d’unChasseur ; pendant qu’il s’y débattait, mais en vain, pours’en débarrasser, une Perdrix l’aperçut. – L’ami, luicria-t-elle d’un ton moqueur, eh que sont donc devenus ces piedsdont tu me vantais tant la vitesse ? L’occasion de s’en servirest si belle ! garde-toi bien de la manquer. Allons,évertue-toi ; tâche de m’affranchir cette plaine en quatresauts. – C’est ainsi qu’elle le raillait ; mais oneut bientôt sujet de lui rendre la pareille ; car pendantqu’elle ne songe qu’à rire du malheur du Lièvre, un Épervier ladécouvre, fond sur elle et l’enlève.

Du Vieillard qui se marie àcontretemps.

 

Un Homme ne songea point à se marier tantqu’il fut dans l’âge d’y penser. Pendant qu’il pouvait plaire,personne ne lui plut ; mais lorsque, devenu vieux, il se vit,par le nombre de ses ans, à charge à toutes les femmes, il vouluten prendre une. Enfin, comme il était presque décrépit, il fitchoix d’une jeune beauté. Le Barbon fit si bien valoir ses grandsbiens, et fit à la belle des avantages si considérables, qu’il lafit consentir à lui donner la main, et l’épousa, mais il ne tardaguère à s’en repentir. À peine eut-il prononcé le oui qu’ilreconnut la faute qu’il venait de faire. – Hélas,s’écriait-il tout glacé, devais-je m’embarrasser d’une chose quim’est à présent si inutile, moi qui n’ai jamais voulu m’en chargerdans un temps où elle me convenait ? –

Du Lion amoureux.

 

Un Lion devint amoureux de la Fille d’unChasseur, et ce fut si éperdument, qu’il courut chez le Père, et lalui demanda en mariage. Celui-ci, qui ne pouvait s’accommoder d’ungendre si terrible, la lui eût refusée net, s’il eût osé ;mais comme il le craignait, il eut recours à laruse. – Comptez sur ma Fille, dit-il au Lion, je vousl’accorde ; mais avant que d’en approcher, songez que vous nesauriez lui marquer votre tendresse, qu’elle ne soit en dangerd’être blessée, ou par vos dents, ou par vos ongles. Ainsi,Seigneur Lion, trouvez bon, s’il vous plaît, qu’après vous avoirlimé les unes, on vous rogne encore les autres. Vos caresses enseront moins dangereuses, et par conséquent plusagréables. – Le Lion, que l’amour aveuglait, consentit àtout, et sans penser qu’il allait se mettre à la merci de sonennemi, se laissa désarmer. Dès qu’il le fut, les Chiens, leChasseur et la Fille même se jetèrent sur lui, et le mirent enpièces.

Du Savant et d’un Sot.

 

Un Philosophe méditait dans son cabinet. UnSot l’y trouva seul, et en fut tout surpris. – La raison,lui dit-il, qui peut vous porter à tant aimer la retraite, je ne laconcevrais pas, je vous jure, en mille ans. – Tu laconcevrais en moins d’un instant, repartit l’autre en lui tournantle dos, si tu savais que ta présence et celle de tous tes pareilsme fait souffrir. –

Des Passagers et du Pilote.

 

Un vaisseau poussé par la tempête vint échouersur la côte, et là s’entrouvrit. Comme il était sur le point d’êtresubmergé par les vagues, les Passagers qui s’y étaient embarqués,jetaient de grands cris et se désespéraient. Ils auraient pu songerà chercher les moyens de se sauver, mais la peur les troublait àtel point, qu’ils ne pensaient, les mains levées vers le ciel, qu’àimplorer le secours des dieux. Cependant le Pilote leur criait, enquittant ses habits : – Amis, s’il est bon demontrer ses bras à Jupiter, il ne l’est pas moins, dans le péril oùnous sommes, de les tendre à la mer. – Cela dit, il s’y jette,et si bien, qu’à force de nager, il gagne la côte ; il ne s’yfut pas plutôt sauvé, qu’il vit la mer engloutir, avec le vaisseau,ceux qui n’avaient eu d’autre ressource que celle de leursvoeux.

De la mauvaise Voisine.

 

Une Femme acariâtre cherchait à tout momentquerelle à ses Voisins, et toujours mal à propos. Ceux-ci s’enplaignaient à son Mari. – Oh ! la méchante Femme,lui disaient-ils, elle ne fait que gronder, crier, tempêter, etcela tant que le jour dure. Eh, le moyen qu’on puisse vivre aveccette Mégère ? – Eh le moyen, répliqua le Mari, quej’y puisse vivre, moi qui me vois obligé de passer avec elle, nonseulement les jours, mais encore les nuits ? –

Du Pêcheur et des Poissons.

 

Un Pêcheur n’eut pas plutôt jeté ses filetsdans la mer, que les Poissons, gros et petits, y entrèrent enfoule. Dès qu’ils s’y virent pris, ils cherchèrent à s’en retirer,mais tous n’eurent pas le bonheur d’échapper. Les petits passèrentfort aisément au travers des mailles, dont les ouvertures setrouvaient encore trop larges pour eux ; mais les gros n’enpurent faire autant. Comme ils ne trouvaient partout que des issuestrop étroites, ils restèrent au fond des rets, à la merci duPêcheur, qui les y prit tous.

Du Loup et de la Brebis.

 

Un Loup que les Chiens avaient longtempspoursuivi, se trouva si recru de lassitude, qu’il fut obligé des’arrêter à quelque distance d’un ruisseau où une Brebis sedésaltérait. Comme il mourait de soif et de faim, et que les forceslui manquaient à tel point qu’il ne pouvait passer outre pourchercher ce qui lui était nécessaire, il appela la Brebis, et lapria de lui apporter à boire. Son dessein était de la croquer dèsqu’il aurait bu, et par ce moyen de mettre remède à tout. Maiscelle-ci, qui s’en doutait, se garda bien de sortir de l’endroit oùelle était. – Ami, lui cria-t-elle, je te secourrais,tout Loup que tu es, très volontiers ; mais comme tu me paraisavoir autant besoin de chair que d’eau, je pense que je feraisbeaucoup mieux de m’éloigner de toi que de m’enapprocher. – Cela dit, elle se retira à grande hâte, etlaissa le Loup crier tout autant qu’il lui plut.

De deux Chiens qui crèvent à force deboire.

 

Deux Chiens passaient le long d’unfleuve ; comme ils le regardaient, ils y aperçurent une piècede chair qui flottait assez loin d’eux. Alors l’un dit àl’autre : – Camarade, il nous faut bien garder demanquer cette proie, et pour l’atteindre, j’imagine un expédientqui me semble sûr. Toute cette eau qui coule entre ce que tu voiset la rive où nous sommes, nous pouvons la boire. Or, sitôt quenous l’aurons bue, tu conçois bien qu’il faut que l’endroit où cefriand morceau flotte, reste à sec, et ainsi il nous sera fort aiséd’arriver jusqu’à lui. Compte, mon cher, qu’il ne peut nouséchapper. – Et cela dit, ils en burent tous deux de tellesorte, qu’à force de se gonfler d’eau, ils perdirent bientôthaleine, et crevèrent sur la place.

Du Lion et de la Mouche.

 

Une Mouche défia un Lion au combat, et levainquit : elle le piqua à l’échine, puis aux flancs, puis encent endroits ; entra dans ses oreilles, ensuite au fond deses naseaux ; en un mot, le harcela tant, que de rage de nepouvoir se mettre à couvert des insultes d’un insecte, il sedéchira lui-même. Voilà donc la Mouche qui triomphe, bourdonne, ets’élève en l’air. Mais comme elle vole de côté et d’autre pourannoncer sa victoire, l’étourdie va se jeter dans une toiled’Araignée et y reste. – Hélas ! disait-elle, envoyant accourir son ennemie, faut-il que je périsse sous les pattesd’une Araignée, moi qui viens de me tirer des griffes d’unLion ? –

De la Taupe et de sa Fille.

 

Un Laboureur poursuivait une Taupe, dans ledessein de la tuer : celle-ci qui, faute d’yeux, avait peine àse conduire, fuyait vers son trou du mieux qu’ellepouvait. – Ma mère, lui cria sa Fille, il est impossibleque vous vous sauviez, si quelqu’un ne vous conduit. Suivez-moidonc, et je vous mènerai droit où vous voulezaller. – Eh, ma Fille, répliqua l’autre, commentpourrai-je te prendre pour guide, quand je sais que tu ne vois pastoi-même plus clair que moi ! –

Du Rossignol et de l’Hirondelle.

 

L’Hirondelle volant loin des champs trouvadans une forêt déserte le Rossignol au chant clair. Philomèlepleurait Itys prématurément arraché à la vie. Et l’Hirondelle luidit : – Salut, très chère. C’est la première foisque je te vois depuis la Thrace, mais viens dans la campagne etdans la demeure des Hommes ; tu vivras sous notre toit ettendrement aimée. Tu chanteras pour les laboureurs, non pour lesbêtes. – Le Rossignol à la voix sonore luirépondit : – Laisse-moi habiter dans les rochersdéserts, car les maisons et la fréquentation des Hommesrallumeraient en moi le souvenir de mes anciennesmisères. – Cette fable signifie qu’il vaut mieux vivresans souffrances dans la solitude que d’habiter avec le malheurdans les cités.

Du Singe et du Chat.

 

Le Singe et le Chat méditaient au coin du feucomment ils s’y prendraient pour en tirer des marrons qui yrôtissaient. – Frère, dit le premier à l’autre, cesmarrons que tu vois, il nous les faut avoir à tel prix que cepuisse être ; et pour cela, comme je te crois la patte plusadroite que la mienne, tu n’as qu’à t’en servir, écarter tant soitpeu cette cendre, et nous les amener ici. – L’autreapprouve l’expédient, range d’abord les charbons, puis la cendre,porte et reporte la patte au milieu du feu, en tire un, deux,trois ; et pendant qu’il se grille, le Singe les croque. UnValet vient sur ces entrefaites troubler la fête, et les galantsprennent aussitôt la fuite. Ainsi le Chat eut toute la peine, etl’autre tout le profit.

Du Hérisson et du Serpent.

 

Un Hérisson que des Chasseurs poursuivaient,se coula sous une roche, où le Serpent se retirait, et priacelui-ci de souffrir qu’il s’y cachât : ce qu’on lui accordatrès-volontiers. Les Chasseurs retirés, le Serpent qui se trouvaitfort incommodé des piquants du Hérisson, lui remontra qu’il pouvaitse retirer, sans péril, où bon lui semblerait : ensuite il lepria de sortir de son trou. – Moi, sortir, repartitl’autre ? Les dieux m’en gardent ! Apprenez, insolent,que j’ai ici autant et plus de droit que vous. – Commecelui-ci était le plus fort, il ne lui fut pas difficile de prouvernet ce qu’il avançait.

De l’Âne et du Cheval.

 

Un Homme avait un Cheval et un Âne, et commeils voyageaient ensemble, l’Âne, qui était beaucoup chargé, pria leCheval de le soulager, et de prendre une partie de son fardeau,s’il voulait lui sauver la vie ; mais le Cheval lui refusantce service, l’Âne tomba, et mourut sous sa charge : ce quevoyant le Maître, il écorcha l’Âne, et mit sur le Cheval toute sacharge avec sa peau ; alors le Chevals’écria : – Ô que je suis malheureux ! je n’aipas voulu prendre une partie de sa charge, et maintenant il fautque je la porte toute entière, et même sa peau. –

Du Cerf.

 

Le Cerf étant vivement pressé par lesChasseurs, se sauva dans l’étable des Boeufs ; mais l’un d’euxlui dit : – Que fais-tu, malheureux ? c’estt’exposer à une mort certaine, que de te mettre ici à la merci desHommes. – Pardonnez-moi, dit le Cerf, si vous ne ditesmot, je pourrai peut-être me sauver – ; cependant, lanuit vint, et le Bouvier apporta des herbes pour repaître lesBoeufs, et ne vit point le Cerf. Les Valets de la maison, et leMétayer même entrèrent et sortirent de l’étable sans l’apercevoir.Alors le Cerf se croyant hors de danger, se mit à complimenter lesBoeufs, et à les remercier de ce qu’ils l’avaient voulu cacherparmi eux : ils lui répondirent qu’ils désiraient bien tousqu’il se pût sauver, mais qu’il prît garde de tomber entre lesmains du Maître ; car sa vie serait en grand danger. En mêmetemps le Maître, qui avait soupé chez un de ses amis, revint aulogis : comme il avait remarqué, depuis peu de jours, que sesBoeufs devenaient maigres, il voulut voir comme on les traitait.Entrant donc dans l’étable, et s’approchant de lacrèche : – D’où vient, dit-il à ses gens, que cespauvres Boeufs ont si peu à manger, et que leur litière est si malfaite, avec si peu de paille ? – Enfin, comme ilregardait exactement de tous côtés, il aperçut le Cerf avec sesgrandes cornes, et appelant toute sa famille, ordonna qu’on letuât.

Du Cuisinier et du Chien.

 

Un Chien étant entré dans la cuisine, etépiant le temps que le Cuisinier l’observait le moins, emporta uncoeur de Boeuf, et se sauva. Le Cuisinier le voyant fuir après letour qu’il lui avait joué, lui dit cesparoles : – Tu me trompes aujourd’huiimpunément ; mais sois bien persuadé que je t’observerai avecplus de soin, et que je t’empêcherai bien de me voler àl’avenir ; car tu ne m’as pas emporté le coeur ; aucontraire tu m’en as donné. – Les pertes et la mauvaisefortune ouvrent l’esprit, et font que l’Homme prend mieux sesprécautions pour se garantir des disgrâces qui le menacent.

Du Renard et du Singe.

 

Le Lion ayant établi son empire sur lesAnimaux avait enjoint de sortir des frontières de son royaume àceux qui étaient privés de l’honneur de porter une queue.Épouvanté, le Renard se préparait à partir pour l’exil. Déjà ilpliait bagage. Comme le Singe, ne considérant que l’ordre du roi,disait que cet édit ne concernait pas le Renard, qui avait de laqueue, et à revendre : – Tu dis vrai, dit celui-ci,et ton conseil est bon, mais comment savoir si entre les Animauxdépourvus de queue le Lion ne voudra pas me compter au premierrang. Celui qui doit passer sa vie sous un tyran, même s’il estinnocent, est souvent frappé comme coupable. –

D’un Bouvier.

 

Un Bouvier, paissant un troupeau de Boeufs,perdit un Veau. Il passa son temps à parcourir tous les endroitsdéserts et à faire des recherches, mais il ne découvrit rien. Alorsil promit à Jupiter, au cas où il trouverait le Voleur qui avaitpris son Veau, de lui offrir un Chevreau en sacrifice. Il arrivadans un bois de chênes et là il découvrit que le Veau avait étédévoré par un Lion. Éperdu et terrifié, levant les mains au ciel,il s’écria : – Seigneur Jupiter, je t’avais promisde te donner un Chevreau si je découvrais mon Voleur. Maintenant jete promets un taureau si j’échappe à ses coups. – Cettefable convient aux malheureux qui, en cas de perte demandent auxdieux de trouver la chose perdue et qui, l’ayant trouvée, cherchentà ne pas tenir leur promesse.

Du Bouvier et de Hercule.

 

Un Charretier emmenait d’un village un chariotqui glissa dans une fondrière. Il lui fallait du secours et il setenait là sans rien faire, implorant Hercule. Car c’était ce dieuqu’il aimait et honorait entre tous. Alors le dieu lui apparut etlui dit : – Mets la main aux roues, pique tes Boeufset ensuite implore le dieu quand à ton tour tu agiras. Enattendant, ne fais pas de prières en vain. –

Du Grammairien qui enseignait unÂne.

 

Un Grammairien se glorifiait d’exceller dansson art au point que, moyennant un salaire convenable, ils’engageait à instruire non seulement des Enfants, mais même unÂne. Le Prince, apprenant la folle témérité du personnage, luidit : – Si je te donnais 50 ducats, répondrais-tu depouvoir en dix ans faire l’instruction d’unÂne ? – Dans son imprudence, il répondit qu’ilacceptait la mort si, dans cet espace de temps son Âne n’arrivaitpas à lire et à écrire. Ses amis étaient étonnés de sesparoles : ils lui reprochaient de s’engager à faire une chosenon seulement malaisée et difficile, mais même impossible, et ilscraignaient qu’à l’expiration du délai il ne fut mis à mort par lePrince. Il leur répondit : – Avant le terme, oul’Âne mourra, ou le Roi, ou moi. – Cette fable montre auxgens qui sont exposés à un danger que le délai souvent leur vienten aide.

Du Mari et de sa Femme.

 

Un Homme, dont la Femme était détestée de tousles gens de la maison, voulut savoir si elle inspirait les mêmessentiments aux Serviteurs de son Père. Sous un prétexte spécieux ill’envoie chez celui-ci. Peu de jours après, quand elle revint, illui demanda comment elle était avec les gens de là-bas. Ellerépondit que les Bouviers et les Pâtres la regardaient detravers. – Eh bien, Femme, si tu es détestée de ceux quifont sortir leurs troupeaux à l’aurore et qui ne rentrent que lesoir, à quoi faudra-t-il s’attendre de la part de ceux avec qui tupasses toute la journée. – Cette fable montre que souventon connaît les grandes choses par les petites et les chosesincertaines par celles qui sont manifestes.

D’un Oiseleur et d’un Pinson.

 

Un Oiseleur avait tendu ses filets aux Oiseauxet répandu pour eux sur l’aire une pâture abondante. Cependant ilne prenait pas les Oiseaux en train de picorer parce qu’ils luisemblaient trop peu nombreux. Ceux-ci une fois rassasiéss’envolèrent. D’autres vinrent en quête de nourriture. Cette foisencore il dédaigna de les prendre, à cause de leur petit nombre. Lemême manège dura toute la journée : des Oiseaux survenaient,d’autres s’éloignaient et l’Homme attendait toujours une proie plusconsidérable. Enfin le soir commença à tomber. Alors l’Oiseleurperdant l’espoir de faire une grande prise et songeant qu’il étaitl’heure de se reposer, ramassa ses filets. Il prit seulement unPinson qui, le malheureux s’était attardé sur l’aire. Cette fablemontre que ceux qui veulent tout embrasser, bien souvent neprennent, et à grand-peine, que peu de choses.

Du Vieillard qui voulait remettre sa mortà plus tard.

 

Un Vieillard demandait à la Mort, qui étaitvenue pour l’arracher à cette terre, de différer un peu jusqu’à cequ’il eut dressé son testament et qu’il eut fait tous sespréparatifs pour un si long voyage. Alors laMort : – Pourquoi ne les as-tu pas faits, toi quej’ai tant de fois averti ? – Et comme le Vieillarddisait qu’il ne l’avait jamais vue, elle ajouta :·– Quand j’emportais jour par jour non seulement tescontemporains, dont pas un presque ne survit, mais encore desHommes dans la force de l’âge, des Enfants, des Nourrissons, net’avertissais-je pas que tu étais Mortel ? Quand tu sentais tavue s’émousser, ton ouïe s’affaiblir, tes autres sens baisser, toncorps s’alourdir, ne te disais-je pas que j’approchais ? Et tuprétends que je ne t’ai pas averti ? Allons, il ne faut pastarder davantage. – Cette fable apprend qu’il convient devivre comme si nous voyions la Mort devant nous.

Du Lion, du Loup et du Renard.

 

Un Lion devenu vieux était malade et restaitcouché dans son antre. Pour visiter le Roi, tous les Animauxétaient venus, sauf le Renard. Le Loup, saisissant l’occasion,accusait le Renard auprès du Lion, disant qu’il ne faisait aucuncas de leur Maître à tous et ne venait même pas le visiter. Au mêmemoment le Renard arriva et il entendit les derniers mots du Loup.Le Lion rugit contre lui, mais l’autre ayant demandé à sejustifier : – Et qui donc, dit-il, de tous ceux quisont ici t’a été utile autant que moi ? Je suis allé partout,j’ai demandé à un Médecin un remède pour toi et je l’aiobtenu. – Le Lion aussitôt lui ordonna de révéler ceremède. Alors le Renard dit : – C’est d’écorcher vifun Loup et de revêtir sa peau chaude encore. – Et le Loupaussitôt fut étendu mort. Alors le Renard dit enriant : – Voilà comme il faut exciter le Maître àdes sentiments non de malveillance, mais debonté. – Cette fable montre que quiconque trouve contreun autre de perfides desseins prépare un piège contre lui-même.

Du Cochon et du Renard.

 

L’Âne ayant la charge de la Chèvre, de laBrebis et du Porc se rendait à la ville. Comme le Renard avaitentendu le Porc crier pendant tout le chemin, il lui demandapourquoi, tandis que les autres se laissaient mener sans mot dire,il était le seul à crier. Il répondit : – Oui, maismoi, ce n’est pas sans raison que je me plains. Je sais en effetque le Maître épargne la Brebis qui lui donne du lait et de lalaine, la Chèvre à cause de ses fromages et de ses Chevreaux, maismoi j’ignore à quoi d’autre je puis être bon. De toute façon il metuera. – Il ne faut pas blâmer ceux qui déplorent leurpropre sort, quand ils pressentent les malheurs qui leur sontréservés.

Du Lion irrité contre le Cerf qui seréjouissait de la mort de la Lionne.

 

Un Lion avait invité tous les quadrupèdes àhonorer les obsèques de sa Femme qui venait de mourir. Pendant quetous les Animaux ressentaient à la mort de la Reine une douleurinexprimable, seul, le Cerf, à qui elle avait enlevé ses fils,étranger au chagrin, ne versait pas une larme. Le Roi s’en aperçut.Il fait venir le Cerf pour le mettre à mort. Il lui demandepourquoi il ne pleure pas avec les autres la mort de laReine. – C’est ce que j’aurais fait, dit celui-ci, sielle ne me l’avait pas défendu. Quand j’approchai, son âmebienheureuse m’apparut. Elle se rendait aux demeures Élyséennes,ajoutant qu’il ne fallait pas pleurer son départ, puisqu’elle serendait vers les parcs riants et les bois, séjour enchanté dubonheur. – À ces mots, le Lion plein de joie accorda auCerf sa grâce. Cette fable signifie que c’est parfois le devoird’un Homme prudent de feindre et de s’abriter de la fureur despuissants derrière une honorable excuse.

Du Chien qui ne vint pas en aide à l’Ânecontre le Loup parce que l’Âne ne lui avait pas donné de pain.

 

Un Dogue assez fort pour vaincre non seulementdes Loups mais encore des Ours avait fait une longue route avec unÂne qui portait un sac plein de pain. Chemin faisant, l’appétitvint. L’Âne, trouvant un pré, remplit abondamment son ventred’herbes verdoyantes. Le Chien de son côté priait l’Âne de luidonner un peu de pain pour ne pas mourir de faim. Mais l’autre,bien loin de lui donner du pain, le tournait en dérision et luiconseillait de brouter l’herbe avec lui. Là-dessus, l’Âne voyant unLoup approcher, demanda au Chien de venir à son aide. Ilrépondit : – Tu m’as conseillé de paître pourapaiser ma faim, moi à mon tour je te conseille de te défendrecontre le Loup avec les fers de tes sabots. – En disantces mots, il partit, abandonnant en plein combat son ingratcompagnon condamné à servir bientôt de pâture à son ravisseur.Cette fable montre que celui qui ne fournit pas son aide à ceux quila réclament est d’habitude abandonné à son tour en cas denécessité.

De la cire qui voulait devenir dure.

 

La Cire gémissait d’être molle et de céderfacilement au coup le plus léger. Voyant au contraire que lesbriques faites d’une argile beaucoup plus molle encore parvenaient,grâce à la chaleur du feu, à une dureté telle qu’elles duraient dessiècles entiers, elle se jeta dans la flamme pour arriver à la mêmerésistance, mais aussitôt elle fondit au feu et se consuma. Cettefable nous avertit de ne pas rechercher ce que la nature nousrefuse.

De l’Homme qui avait caché son trésor enconfidence de son compère.

 

Un Homme fort riche avait enfoui un trésordans une forêt et personne n’était dans la confidence, sauf soncompère en qui il avait grande confiance. Mais étant venu, au boutde quelques jours, visiter son trésor, il le trouva déterré etenlevé. Il soupçonna, ce qui était vrai, que son compère l’avaitsoustrait. Il vint le trouver. – Compère, dit-il, je veuxà l’endroit où j’ai caché mon trésor enfouir en plus milleducats. – Le compère, voulant gagner davantage encore,rapporta le trésor, le remit en place. Le véritable Maître peuaprès arrive et le retrouve, mais il l’emporte chez lui ets’adressant à son compère : – Homme sans foi,dit-il, ne prends pas une peine inutile pour aller voir le trésor,car tu ne le trouverais pas. – Cette fable montre combienil est facile de tromper un Avare par l’appât de l’argent.

Du Loup et des Bergers.

 

Un Loup voyant des Bergers qui mangeaient unmouton sous une tente s’approcha : – Quels cris vouspousseriez, dit-il, si j’en faisais autant. –

De l’Araignée et de l’Hirondelle.

 

L’Araignée exaspérée contre l’Hirondelle quilui prenait les Mouches dont elle fait sa nourriture, avait pour laprendre accroché ses filets dans l’ouverture d’une porte par oùl’Oiseau avait l’habitude de voler. Mais l’Hirondelle survenantemporta dans les airs la toile avec la fileuse. Alors l’Araignéependue en l’air et voyant qu’elle allaitpérir : – Que mon châtiment est mérité, dit-elle.Moi qui à grand effort ai peine à prendre de tout petits insectes,j’ai cru que je pourrais me saisir de si grandsOiseaux ! – Cette fable nous avertit de ne rienentreprendre qui soit au-dessus de nos forces.

Du Père de famille reprochant à son Chiend’avoir laissé prendre ses Poules.

 

Un Père de famille ayant oublié de fermerl’abri dans lequel ses Poules passaient la nuit, au lever du jourtrouva que le Renard les avait toutes tuées et emportées. Indignécontre son Chien comme s’il avait mal gardé son bien, ill’accablait de coups. Le Chien lui dit : – Si toi, àqui tes Poules donnaient des oeufs et des poussins, tu as éténégligent à fermer ta porte, quoi d’étonnant à ce que moi, qui n’entire aucun profit, enseveli dans un profond sommeil, je n’aie pasentendu venir le Renard. – Cette fable veut dire qu’il ne fautattendre des Serviteurs de la maison aucune diligence, si le Maîtrelui même est négligent.

Du Vieillard décrépit qui greffait desarbres.

 

Un jeune Homme se moquait d’un Vieillarddécrépit, disant qu’il était fou de planter des arbres dont il neverrait pas les fruits. Le Vieillard lui dit : – Toinon plus, de ceux que tu te prépares en ce moment à greffer tu necueilleras peut-être pas les fruits. – La chose ne tardapas. Le jeune Homme, tombant d’un arbre sur lequel il était montépour prendre des greffes, se rompit le cou. Cette fable enseigneque la Mort est commune à tous les âges.

Du Renard voulant tuer une Poule sur sesoeufs.

 

Un Renard entré dans la maison d’un paysantrouva au nid une Poule qui couvait. Elle le pria en cestermes : – Ne me tue pas pour le moment, je t’ensupplie. Je suis maigre. Attends un peu que mes petits soientéclos. Tu pourras les manger tendres et sans dommage pour tesdents. – Alors le Renard : – Je ne seraispas digne, dit-il, d’être un Renard si, maintenant que j’ai faim,dans l’attente de petits qui sont encore à naître, je renonçais àun manger tout prêt. J’ai des dents solides capables de mâchern’importe quelle viande, même la plus dure. – Là-dessusil dévora la Poule. Cette fable montre que c’est être fou que delâcher, dans l’espoir incertain d’un grand bien, un bienprésent.

Du Chat et d’une Perdrix.

 

J’avais fait mon nid (dit le Corbeau), sur unarbre auprès duquel il y avait une Perdrix de belle taille et debonne humeur. Nous fîmes un commerce d’amitié et nous nousentretenions souvent ensemble. Elle s’absenta, je ne sais pour quelsujet, et demeura si longtemps sans paraître que je la croyaismorte. Néanmoins elle revint, mais elle trouva sa maison occupéepar un autre Oiseau. Elle le voulut mettre dehors, mais il refusad’en sortir disant que sa possession était juste. La Perdrix de soncôté prétendait rentrer dans son bien et tenait cette possession denulle valeur. Je m’employai inutilement à les accorder. À la fin laPerdrix dit : – Il y a ici près un Chat trèsdévot : il jeûne tous les jours, ne fait de mal à personne etpasse les nuits en prière ; nous ne saurions trouver juge pluséquitable. – L’autre Oiseau y ayant consenti, ilsallèrent tous deux trouver ce Chat de bien. La curiosité de le voirm’obligea de les suivre. En entrant, je vis un Chat debout trèsattentif à une longue prière, sans se tourner de côté ni d’autre,ce qui me fit souvenir de ce vieux proverbe : que la longueoraison devant le monde est la clef de l’enfer. J’admirai cettehypocrisie et j’eus la patience d’attendre que ce vénérablepersonnage eût fini sa prière. Après cela, la Perdrix et sa parties’approchèrent de lui fort respectueusement et le supplièrentd’écouter leur différend et de les juger suivant sa justiceordinaire. Le Chat, faisant le discret, écouta le plaidoyer del’Oiseau, puis s’adressant à la Perdrix : – BelleFille, ma mie, lui dit-il, je suis vieux et n’entends pas deloin ; approchez-vous et haussez votre voix afin que je neperde pas un mot de tout ce que vous me direz. – LaPerdrix et l’autre Oiseau s’approchèrent aussitôt avec confiance,le voyant si dévot, mais il se jeta sur eux et les mangea l’unaprès l’autre.

D’un Jardinier et d’un Ours.

 

Il y avait autrefois un Jardinier qui aimaittant les jardinages qu’il s’éloigna de la compagnie des Hommes pourse donner tout entier au soin de cultiver les plantes. Il n’avaitni Femme ni Enfants, et depuis le matin jusqu’au soir il ne faisaitque travailler dans son jardin, qu’il rendit aussi beau que leparadis terrestre. À la fin, le bonhomme s’ennuya d’être seul danssa solitude. Il prit la résolution de sortir de son jardin pourchercher compagnie. En se promenant au pied d’une montagne, ilaperçut un Ours dont les regards causaient de l’effroi. Cet animals’était aussi ennuyé d’être seul et n’était descendu de la montagneque pour voir s’il ne rencontrerait point quelqu’un avec qui il pûtfaire société. Aussitôt qu’ils se virent, ils sentirent de l’amitiél’un pour l’autre. Le Jardinier aborda l’Ours qui lui fit uneprofonde révérence. Après quelques civilités, le Jardinier fitsigne à l’Ours de le suivre et l’ayant mené dans son jardin, luidonna de fort beaux fruits qu’il avait conservés soigneusement etenfin il se lia entre eux une étroite amitié. Quand le Jardinierétait las de travailler, et qu’il voulait se reposer, l’Ours paraffection demeurait auprès de lui et chassait les Mouches de peurqu’elles ne l’éveillassent. Un jour que le Jardinier dormait aupied d’un arbre et que l’Ours selon sa coutume écartait lesMouches, il en vint une se poser sur la bouche du Jardinier, etquand l’Ours la chassait d’un côté, elle se remettait de l’autre,ce qui le mit dans une si grande colère qu’il prit une grossepierre pour la tuer. Il la tua à la vérité, mais en même temps ilécrasa la tête du Jardinier. C’est à cause de cela que les gensd’esprit disent qu’il vaut mieux avoir un sage ennemi qu’un amiignorant.

D’un Faucon et d’une Poule.

 

Un Faucon disait à unePoule : – Vous êtes une ingrate. – Quelleingratitude avez-vous remarquée en moi ? répondit laPoule. – En est-il une plus grande, reprit le Faucon, quecelle que vous faites voir à l’égard des Hommes ? Ils ont unextrême soin de vous. Le jour, ils cherchent de tous côtés de quoivous nourrir et vous engraisser, et la nuit, ils vous préparent unlieu pour dormir. Ils ont bien soin de tout fermer, de peur quevotre repos ne soit interrompu par quelque autre animal, etcependant, lorsqu’ils veulent vous prendre, vous fuyez, ce que jene fais pas, moi qui suis un Oiseau sauvage. À la moindre caressequ’ils me font, je m’apprivoise, je me laisse prendre et je nemange que dans leurs mains. – Cela est vrai, répliqua laPoule, mais vous ne savez pas la cause de ma fuite : c’est quevous n’avez jamais vu de Faucon à la broche et j’ai vu des poules àtoutes sortes de sauces. – J’ai rapporté cette fable pourmontrer que ceux qui veulent s’attacher à la cour n’en connaissentpas les désagréments.

D’un Chasseur et d’un Loup

 

Un grand Chasseur revenant un jour de lachasse avec un Daim qu’il avait pris, aperçut un Sanglier quivenait droit à lui. – Bon, dit le Chasseur, cette bêteaugmentera ma provision. – Il banda son arc aussitôt etdécocha sa flèche si adroitement qu’il blessa le Sanglier à mort.Cet animal, se sentant blessé, vint avec tant de furie sur leChasseur qu’il lui fendit le ventre avec ses défenses, de manièrequ’ils tombèrent tous deux sur la place. Dans ce temps-là il passapar cet endroit un Loup affamé qui, voyant tant de viande parterre, en eut une grande joie. – Il ne faut pas, dit-ilen lui-même, prodiguer tant de biens, mais je dois, ménageant cettebonne fortune, conserver toutes cesprovisions. – Néanmoins, comme il avait faim, il envoulut manger quelque chose. Il commença par la corde de l’arc, quiétait de boyau, mais il n’eut pas plus tôt coupé la corde quel’arc, qui était bien bandé, lui donna un si grand coup contrel’estomac qu’il le jeta tout raide mort sur les autres corps. Cettefable fait voir qu’il ne faut point être avare.

D’un Homme et d’une Couleuvre

 

Un feu allumé par une caravane gagne de procheen proche, et se répand autour d’une Couleuvre. Un Homme veut lasauver en lui jetant un sac. Celle-ci, en remerciement, cherche àtuer son sauveur. L’Homme crie à l’ingratitude. Le Serpentproteste. On choisit pour arbitre la Vache. La Couleuvre luidemanda comment il fallait reconnaître un bienfait. – Parson contraire, répondit la Vache, selon la loi des Hommes, et jesais cela par expérience. J’appartiens, ajouta-t-elle, à un Hommequi tire de moi mille profits. Je lui donne tous les ans un Veau,je fournis sa maison de lait, de beurre et de fromage, et à présentque je suis vieille et que je ne suis plus en état de lui faire dubien, il m’a mise dans ce pré pour m’engraisser, dans le dessein deme faire couper la gorge par un boucher à qui il m’a déjàvendue. – L’Homme répond qu’un témoin ne suffit pas. Onen choisit un second, l’Arbre. L’Arbre ayant appris le sujet deleur dispute, leur dit : – Parmi tous les Hommes lesbienfaits ne sont récompensés que par des maux, et je suis untriste exemple de leur ingratitude. Je garantis les passants del’ardeur du soleil. Oubliant toutefois bientôt le plaisir que leura fait mon ombrage, ils coupent mes branches, en font des bâtons etdes manches de cognée et, par une horrible barbarie, ils scient montronc pour en faire des ais. N’est-ce pas là reconnaître unbienfait reçu ? – L’Homme demande un troisièmearbitre. Passe un Renard. Il ne veut pas croire qu’une si grosseCouleuvre ait pu entrer dans un si petit sac. Il demande la preuve.La Couleuvre se prête à l’expérience. Sur le conseil du Renard,l’Homme lie le sac et le frappe tant de fois contre une pierrequ’il assomme la Couleuvre et finit par ce moyen la crainte de l’unet les disputes de l’autre.

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Tags: Esope