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Fantômes et Fantoches

Fantômes et Fantoches

de Maurice Renard

LE LAPIDAIRE
I

Il y avait à Gênes, sous le dogat d’Uberto Lazario Catani, un lapidaire allemand fameux entre tous les marchands de pierreries.

C’était une époque favorable aux célébrités pacifiques.

La peste, dont la dernière épidémie avait fait des ravages très meurtriers, ne sévissait plus depuis deux ans.

Entre Venise et sa rivale, la haine séculaire mourait dans une lassitude et un affaiblissement militaire simultanés.

Enfin, Andrea Doria venait de délivrer sa patrie en chassant les Français, et dans Gênes indépendante il avait constitué un nouveau gouvernement républicain dont la force et l’harmonie promettaient une ère florissante de paix intérieure.Là était l’important ; car les Génois, prenant parti dans les querelles pontificales contre le pape ou contre l’empereur,entraînés dans les dissensions urbaines vers l’une ou l’autre desgrandes familles ennemies, poussant au pouvoir telle classe de lapopulation qu’il leur convenait, puis encore divisés sur le choixdes prétendants, allumaient la guerre civile à propos de futilités,et jusqu’alors ce n’avait été que perpétuels combats entre Gibelinset Guelfes, Spinola et Grimaldi, noblesse et bourgeoisie, amis deJulio et partisans d’Alberto, discorde au sein des factions etbataille dans la bataille.

Mais tout cela, disait-on, n’était plus qu’unpassé regrettable.

Sur l’ordre d’Andrea Doria, une fusions’opérait : les patriciens adoptaient les bourgeois sans troprécriminer et l’on célébrait d’assez bonne grâce des mariagesmixtes.

Le calme régnait donc, et les citadinss’adonnaient au commerce avec une ardeur inusitée, heureux de neplus voir dans les rues ni cadavres de pestiférés, ni matelotsprêts à partir contre un Dandolo, ni gens d’armes de France, nisurtout ces horribles flaques de sang caillé, témoignages d’émeuteou de rixe, vestiges funèbres que d’ordinaire l’homme épouvantérencontre si rarement et dont naguère les Génois se détournaient àchaque sortie sans y pouvoir accoutumer leur répulsion.

De tout temps, les étrangers les moins prochess’étaient mis en route afin de visiter la Ville ; maisl’annonce de cette tranquillité inespérée avait multiplié leurnombre. Plus de cavaliers montés sur de robustes palefrois, àcheval entre la valise et le portemanteau, et suivis de leursserviteurs, franchissaient les portes bastionnées desremparts ; et surtout, on voyait débarquer, à l’arrivée desnefs moins rares une recrudescence de passagers, le fait étant bienconnu dans le monde que l’on devait atteindre Gênes par mer à causedu spectacle. Rien de plus exact ne fut jamais vérifié. Mais si letableau se trouvait être véritablement grandiose, il semblait forténigmatique à ceux qui l’admiraient pour la première fois. Aussiles voyageurs de l’Océan comme ceux de la terre, accostés dèsl’arrivée – fussent-ils ruisselants à l’égal de tritons ou pluspoussiéreux que meuniers – par les guides, dont la race estéternelle, se rendaient-ils en leur compagnie sur le môle, d’oùl’on découvrait la même vue que du large en l’écoutantexpliquer.

Des quais, la Ville s’échelonnait sur unecolline abrupte et la couvrait tout entière de toits pointus, deterrasses et de murs blancs. Elle paraissait bâtie afin que chaquemaison pût voir la mer, et la cité maritime formait une tribune auxcent gradins, préparée, semble-t-il, pour quelque naumachiecolossale. La crête d’une montagne aride découpait derrière elle unhorizon très élevé, couronné de forteresses et de monastères qui seressemblaient ; et Gênes profilait sur cet écran morose etmenaçant la silhouette plus claire de son amphithéâtre. À voircette disposition en escalier, on avait tout de suite l’idée queles différents ordres d’une population si partagée habitaientchacun le degré correspondant à la hauteur de sa condition sociale.On se trompait : la ville basse passait pour la plus riche, laproximité du port attirant de ce côté les marchands, et ellepossédait, comme la ville supérieure, ses palais. Ils étaientvisibles du môle – car la vue de cette cité presque verticale endonnait le plan – et les guides, esprits méthodiques, après avoirfait admirer la ceinture inexpugnable de Gênes entourée par l’eaude la mer et du Bisagno, par des citadelles et des fortifications –ce qui faisait sourire les sujets du feu roi Louis XII –désignaient les édifices :

– San Lorenzo ! San Marco ! Lepalais d’Andrea Doria !

– Où donc ?

– Pas loin de la Lanterna… Tout près dela rive… Contre le mur d’enceinte et en dehors… au milieu dejardins, ce grand château…

– Parfaitement. Doria, c’est le doge,n’est-ce pas ?

– Non ! Il a refusé le bonnet. Lecommandement de la flotte espagnole lui laisse peu de loisirs, etDoria persiste à servir l’empereur, disant ne pouvoir mieux obligerles siens qu’en leur conservant un allié si considérable. La guerrepourtant lui donne du répit ; le voilà parmi nous quelquetemps jusqu’aux expéditions prochaines. Il est tout-puissant et ledoge lui demande conseil. Les hommes de sa trempe ne devraient pasmourir, et ses cheveux sont blancs…

Puis, le boniment, récité à la façon d’uneconfidence, accentué de mimiques affairées, larmoyant parfois,présomptueux souvent, emphatique toujours, se poursuivait àl’occasion d’autres castels :

– Cette tour est celle de l’arsenal,effroyable magasin de la mort ! Au centre de la Ville, s’élèvele palais ducal. Que Dieu protège le doge ! Voici, dans lequartier bas, N. Donna delle Grazie ; la terrasse de l’orfèvreSpirocelli, voisine de l’église, s’aperçoit fort nettement. Quelartiste !… Je vous conduirai chez lui ; vous achèterez làdes bijoux délicieux, agencés selon les règles récentes de l’art…Et voyez-vous maintenant, à une portée d’arbalète de cette maison,celle dont la toiture bleue est percée de quatre fenêtres ?C’est la demeure d’Hermann Lebenstein, le beau-père de Spirocelli,le roi des lapidaires, une des gloires génoises ! Il possèdeune merveilleuse collection de pierres. Par la Sainte Madone !on ne saurait tarder davantage à connaître un tel trésor, car ilpourrait payer la rançon de toute la chrétienté, si les mécréantsvenaient à la capturer !

Alors, à travers le dédale des ruelles, lesvoyageurs accompagnaient leurs guides, et quand ils lesquestionnaient au sujet de ce lapidaire aussi renommé que SanLorenzo, l’arsenal ou Doria, les Italiens rusés faisaient mine dene pas entendre et nommaient obséquieusement les passants dequalité : Marino, Garibaldi, Fiescho…

II

Dans la rue des Archers, étroite et montante,les étrangers, fort intrigués, s’arrêtaient devant une habitationde belle apparence dont la porte et les fenêtres aux croisillons depierre étaient surmontées d’une accolade sculptée retombant àdroite et à gauche des ouvertures en cordons rigides, fruités deraisins à leur extrémité.

Le battant de chêne, poussé, donnait accèsdans une salle lambrissée d’armoires où, derrière une tableencombrée de balances, de pinces, de cuillers au manche perforé detrous ronds, un jeune garçon se tenait.

– Ce n’est qu’un serviteur, disaient lesguides.

Ses petits yeux verts inspectaient lesnouveaux venus à l’abri d’un front minuscule encore rétréci par unechevelure courte mais envahissante.

Ayant jugé à quelle sorte de pratiques ilavait affaire, le valet s’empressait d’aller quérir son maître, etbientôt un grand vieillard livide accueillait les étrangers d’unsourire souffrant. L’acier cliquetant d’un trousseau de clefsluisait à sa hanche, sur l’étoffe sombre du costume, et l’on sedemandait de quel prisonnier ce grave personnage avait lagarde.

C’était Hermann.

La bienvenue de cet homme trop pâle et detaille exagérée frappait toujours ses hôtes d’étonnement et lesconfirmait dans cette pensée émouvante que le logis d’un être aussianormal devait, en vérité, tenir du phénomène. C’est pourquoi, touten suivant le large dos parmi l’obscurité d’un couloir, ilsébauchaient, sans même le savoir, des récits merveilleux à l’usagedu retour, et ces Ulysses espagnols ou allemands préparaient pourBurgos ou Aix-la-Chapelle la relation incroyable de leur visite aurepaire d’un cyclope.

Cependant, le futur Polyphème des fablesinternationales fouillait dans l’ombre une serrure familière ;il en faisait jouer les combinaisons et l’on entendait glisser avecsoumission les leviers pesants de la fermeture compliquée ;une autre clef pénétrait une seconde mécanique ; la détente deressorts lointains criait douloureusement, presquemélodieuse ; des engrenages grinçaient ; enfin, après undernier bruit de verrous tirés, sur une protestation ultime de lamachine aux rouages embrouillés, venue de Nuremberg, la porteépaisse s’ouvrait.

Alors, toutes les paroles vantardes des guidestombaient dans l’oubli, les mots de collection, musée, galerie,trésor même, qui avaient attiré les curieux chez Hermann, eussentsemblé d’une mesquinerie insultante à qui s’en fût souvenu ;mais personne n’avait d’idée, nul n’a pu dire jamais la forme de lasalle, ses voûtes, ses fenêtres solidement grillées. Chacun,fasciné, vivait seulement par les yeux agrandis et regardait avecdes frissons un spectacle sans pareil dont les histoires les plusinvraisemblables n’auraient point augmenté la splendeur ; carle vieux geôlier gardait captive la nuit étincelante des étésd’Orient.

Le premier regard, jeté du seuil, nedistinguait dans un demi-jour crépusculaire qu’une infinité depoints incandescents ; et rien ne déconcertait comme cettemultitude innombrable d’étoiles, si ce n’est le fait de les savoirchacune un joyau sans prix.

Quelle fortune patiente et connaisseuse avaitamoncelé une telle profusion de gemmes aussi parfaites ? Etquelle science avait su les disposer si habilement que, dans cetintérieur sombre, elles luisaient comme au soleil ? Celadéroutait l’habitude et la logique. Il fallait qu’Hermann fûtprodigieusement riche, savant à l’excès ; et tous ces passantsle vénéraient, depuis qu’ils avaient découvert en lui Aristote etsurtout Crésus.

Lui, les joues maintenant timbrées d’un petitcercle rose et maladif, demeurait taciturne. À ceux qui, s’étantapprochés des vitrines, avaient remarqué certains arrangements despierres par groupes, par catégories, et lui demandaient la raisonde cet ordre, l’esprit de cette classification, Hermann murmuraitdes réponses d’un laconisme évasif, et les fâcheux ne se risquaientplus à fatiguer de questions ce spectre aux gestes harassés, dontla voix tremblait.

Parfois il se trouvait parmi les curieuxquelque orfèvre pour renseigner ses compagnons ; ces jours-là,Hermann souriait davantage et se taisait tout à fait. Mais,c’étaient d’habitude les guides qui, verbeux et importants,faisaient les honneurs du magique firmament et enseignaient à leursclients d’un jour les erreurs les plus pittoresques.

L’empereur d’Allemagne, le roi de Franceétaient venus ; mais Charles Quint n’avait rien appris de sonhôte impénétrable, et François Ier s’en fût allé demême, sans l’heureuse présence du joaillier de la cour. Encore, unpli moqueur aux lèvres d’Hermann ne cessa-t-il de railler le docteartisan, comme si sa harangue n’eût été que menteries oubalourdises.

Certaine journée, pourtant, un visiteursolitaire s’étant nommé avec le léger accent de Toscane, lelapidaire le conduisit à la célèbre chambre et l’entretintlonguement, accordant à cet unique auditeur la grâce qu’il avaitrefusée aux peuples de la terre, comme à ses monarques.

Or, sa voix devint plus chaude et plus assuréeà mesure qu’il parla. Il dit :

– Seigneur Benvenuto Cellini, voici mesgemmes les plus précieuses, celles que je ne vends pas, afin dem’en réjouir les yeux et aussi de peur de ruiner les nations.

« Toutes les espèces sont là dans toutesleurs variétés, rangées selon les liens divers, véritables ousupposés, que les lois de la nature ou le caprice des hommes ontmis entre elles.

« Voilà le coin des origines.

« Regardez cette motte d’argile d’un grissale à côté de cette boule grossière de silex ; que je lesnomme seulement et vous frémirez, car la motte est une gangue et laboule une géode. Je ne les ai pas fait ouvrir ; elles cachentpeut-être des pierres miraculeusement limpides ; mais, plusloin, des choses similaires sont coupées en deux morceaux pourmontrer le diamant brut, encore terne, gisant au fond de l’une etla paroi de l’autre tapissée magnifiquement d’améthyste.

« Sectionnez maintenant par la penséetous ces cailloux quelconques apportés de Perse, de Boukharie, deHongrie, et dont les nuances éteintes sont verdâtres, bleutées oufadement polychromes ; examinez alors dans la case voisineleurs tranches sciées et polies : ce sont des turquoises, deslapis-lazuli, des opales…

« Au fond de ce bassin que vous voyez là,où des miroirs versent une resplendissante lumière, des huîtres dePolynésie élaborent lentement leur bijou morbide, et ce banc demoules continue de sécréter ici des perles roses commencées sousles flots de l’océan Indien. Cette autre cuve recèle un buisson decorail chaque jour plus fleuri, les rameaux en sont blancs, teinteinestimable… Mais, pardon, ces commentaires sont superflus et vousconnaissez mieux que moi les nids des cristaux, la gestation desgrains nacrés et les pépinières sous-marines.

« J’espère vous surprendre tout à l’heurepar de moindres vulgarités.

– Détrompez-vous, repartit Benvenuto, ilest toujours sain d’entendre les gens éclairés redire les véritésque l’on sait ; car les imbéciles les répètent parfois, et laparole d’un érudit, venant à les confirmer de nouveau, leur rend lapureté primitive et la certitude. Aussi bien, n’ai-je point ouïdisserter des pierreries devant des modèles aussi rares que ceux-làni disposés si raisonnablement ; et je ne m’attendais guère àcontempler dans votre maison des coquilles perlières en exercice,non plus que des bosquets de pierre pleins de vie…

Mais Hermann l’entraîna vers un large panneaucouvrant tout le mur principal, face à l’entrée, sur lequel descentaines de tisons semblaient se consumer et, groupés dans descadres sculptés, formaient des rangs et des colonnes, alignementsincompréhensibles qui décelaient un plan mystérieux.

– Ces douze gemmes, reprit Hermann, sontles symboles des douze mois chez les Slaves, et voici le calendrierdes Latins. Différence de races : il n’existe pas deconcordance entre ces deux fantaisies ; l’attribut d’avril,par exemple, est ici le diamant, et là c’est le saphir…

– La saison printanière, fit Cellini, ala couleur des yeux qu’on aime ; c’est folie de la vouloirfixer à jamais et pour tous… Mais voilà des années aussi précieusesque le temps lui-même ! Que veulent dire ces assemblagesnouveaux ?

– Ce sont, reprit le lapidaire, lesgroupes des vertus, des fétiches, des médicaments, et dessaints.

« Les vertus se succèdent de haut en bas,par ordre d’excellence.

– La sardoine qui brille au sommetsignifie donc la qualité que vous prisez par-dessustoutes ?

– Oui, c’est l’emblème de la pudeur.

– Peuh ! fit Benvenuto. Alors, cetteopale, la dernière, représente probablement le pouvoir decharmer ?

– Vous l’avez dit.

– Mais, reprit l’illustre ciseleur, cespierres rendent-elles vertueux qui les porte sur soi, ou bien…

– Elles ne sont que des images, fitHermann. Voici les fétiches, au contraire, qui sont desporte-bonheur, des alliés, écartent les cauchemars et désignent lesfilons d’or, comme la topaze ; la calcédoine met en fuite lesfantômes et rien ne vaut l’améthyste pour chasser l’ivresse.

– Je savais cette propriété, ditBenvenuto, aussi ne m’a-t-on jamais vu paré d’améthystes. Je meplais à mettre l’ivresse au rang des bienfaits les plusrespectables et je plains de tout cœur les prélats de ce quel’anneau pastoral enchâsse un joyau si funeste… Après tout, c’estune commodité de le porter non à l’encolure, mais au doigt ;on se dévêt plus secrètement d’une bague que d’un collier. Mais,poursuivons. Voici, m’avez-vous dit, la pharmacieminérale ?

Hermann eut un petit rire, puis, reprenant sonvisage sévère :

– Ces drogues-là guérissent, répondit-il.Elles rendent la santé à ceux qui croient en elles. La foi remue demême paralytiques et montagnes, et j’ai accompli beaucoup de curesétonnantes, parce que le nombre des malades est moins grand quecelui des crédules.

– J’admire ces objets inertes quiexécutent de grandes choses sans force, murmura Benvenuto.

– Ils possèdent en tout cas la puissancequ’on leur prête, la plus formidable de toutes, puisqu’elle est àla mesure sans borne de l’imagination ; et puis, que sait-on…peut-être les créatures, rochers, bêtes et plantes, sont-ellesreliées par d’obscures affinités…

– Oh !…

– Comprenez-vous, dit Hermann ensaisissant le bras de l’artiste, la matière universelle est la mêmesous des aspects multiples ; nous sommes de l’argile dont secomposent loups, reptiles, mollusques, rosiers, mousses, coraux etgranits. Insensiblement, par degrés imperceptibles, en pente douce,sans choc, la nature passe du caillou : ombre et stupidité, àBenvenuto Cellini : lumière et génie…

Mais, au lieu de poursuivre sur ce ton,Hermann sembla se raviser et il ajouta seulement :

– Or, certains végétaux sont des remèdesefficaces ; pourquoi refuser ce titre à des minéraux, à peineplus éloignés de nous dans l’échelle des êtres ?

– Hum ! fit la lumière géniale, vousêtes un flatteur, maître Hermann, car cette escarboucle – un simplecaillou cependant – jette des flammes que ma pauvre cervelle nesaurait jamais produire.

– Elle guérit de l’ophtalmie, repritHermann tout à fait calmé, et sa voisine, l’onyx, arrête leshémorragies ; voici le jade encore, pierre néphrétique, et lerubis par quoi l’on traite la mélancolie…

– Oh ! l’admirable pierre !s’écria Benvenuto.

– J’en ai de plus belles, dit fièrementHermann.

– En effet, voici une émeraude où paraîtcondensé l’infini glauque de l’océan.

– Je ne voulais point parler de cetteémeraude, dit Hermann. Elle resplendit au tableau des saints pour yfigurer Jean l’Évangéliste, et voilà près d’elle saint Mathieu.

– Encore une améthyste !

– C’est, en effet, la pierre des cultesreligieux, et les anciens l’avaient consacrée à Vénus.

– Cette religion est plaisante, ditl’incorrigible orfèvre, car les dogmes en sont indiscutables.Améthyste, sois absoute ! Je pardonne saint Mathieu en faveurde Cypris.

Hermann désignait d’autres bataillonsflamboyants :

– On a formé des alphabets avec leslettres initiales du nom des pierreries.

Puis, avec un sourire, il ajouta :

– Voici de quoi écrire Vénus en dixlangues. Nous commencerions par la vermeille, qui est ce corindonécarlate. En sanscrit, il faudrait le remplacer par lediamant : vajira… En hébreu…

Mais Benvenuto contemplait déjà une vastetable scintillante. C’était un rendez-vous de toutes les famillesde gemmes ; et chaque échantillon pouvait passer pour le plusbeau du genre qu’il représentait. Du diamant au jais, l’arc-en-cielavait répandu sur ces merveilles les mille gammes de son septuor.Les cristaux, d’un volume surnaturel, montraient une eau pure commele vide, et l’orient des perles les faisait comparer à des rayonsde lune roulés aux doigts des sirènes ; auprès de chacunegisait un petit morceau de racine de frêne pour leur conserverlongue vie. Les facettes miroitantes de tous les joyaux dénotaientun art de magicien chez l’ouvrier qui les avait taillés ; dureste, Benvenuto s’aperçut bientôt qu’un seul diamantaire pouvaitles avoir façonnés de cette manière savante et mystérieuse qui lesallumait dans l’ombre.

Hermann choisit au milieu de cetteconstellation un astre blond :

– Qu’est cela ? dit-il.

– Topaze, répondit Benvenuto.

– Non pas : saphir. Et commentnommerez-vous ce brillant bleu ?

– … Diamant de Cypre, fit en hésitantBenvenuto qui n’osait pas prononcer : saphir.

– Non, triompha Hermann, c’est un béryl,une émeraude !

– Mais, cependant…

– Tout le prouve : les brisures despierres cassées, leur densité, leur contexture, leurcomposition.

– En vérité, avoua le Florentin, jen’aurais jamais supposé cela ; mais votre saphir et votreémeraude ne pourront manifester aux yeux du monde tous leursmérites, puisque le plus intéressant est justement de paraître cequ’ils ne sont pas… Il siérait aux Vénitiens, dans les mascaradesdu carnaval, d’en étaler de semblables : tout en eux seraitdéguisé, même la parure.

– Si quelqu’un désirait se travestir,repartit Hermann, je pourrais lui prêter ce costume. Il est en soiebrodée de bijoux ; douze gemmes forment le pectoral, traçantdes colonnes mystiques, et, sur chacune, comme en un cartouche, desmots sont gravés : les noms des douze tribus d’Israël ;c’est la robe du grand prêtre Aaron et le rational des jugementstissé d’or et de lin tordus, sur l’injonction de Jéhovah.

« À côté, reposent le collier defiançailles donné par Joseph à la Vierge, le monocle vert deNéron ; enfin voilà des camées grecs, des intaillesmillénaires, des dieux chinois en porphyre, des scarabées de jadedont l’achèvement a rempli des existences d’Égyptiens ; tousbibelots vénérables par la pureté du travail, la vieillesse oul’histoire ; ils racontent assez complètement les usagesdifférents auxquels les générations et les peuples ont employé lespierreries, et prouvent en quelle estime ils ont toujours tenu cessœurs lointaines.

Benvenuto, ravi, maniait avec précaution lescolliers naïfs des femmes primitives, égrenait les chapelets auxdizaines superbes ; des ferrets guillochés enrichisd’aigue-marine firent claquer dans ses mains leurs jointuresexactes ; d’un coup d’œil amical, il salua certain pendant decou finement ciselé : assemblage de chimères et de nymphesqu’un Apollon Citharède présidait parmi les volutes d’or et lesgemmes ; un fil de perles soupesé bruit doucement ; etcomme la clarté traversait le fond translucide et violet d’un caméeau regard charmé de l’artiste, Hermann le tira de son extase.

– Venez, dit-il, tout ceci n’est rien. Jevais vous montrer un spectacle vraiment digne de votreadmiration.

La lourde porte fit entendre en se fermant sonbruit laborieux de ferrailles. Les deux hommes marchèrent uninstant au sein des ténèbres, puis, Hermann ayant réveillé le mêmetintamarre aux profondeurs d’un autre battant, ouvrit, sur le côtédu couloir, un cabinet.

Ils entrèrent. Mais Benvenuto s’arrêta,stupéfait, à la vue d’un écrin de velours vert où des rubis,fabuleux de grosseur et d’éclat, dardaient comme autant de braisesleurs rayons écarlates. Ils avaient l’air d’étincelles divinesdérobées par quelque Prométhée au feu éternel de la Vie. Il y enavait neuf ; ils formaient un cercle éblouissant, rompucependant par un vide : la place d’une pierre absente,semblait-il.

– Cela est impossible, murmura Benvenuto,ces rubis reflètent une fournaise cachée ou tout au moins unmorceau de drap cardinalice dérobé dans le couvercle de l’étui…

Il en prit un, mais l’éblouissement rougepersistait, même dans ses mains jointes ; tant qu’un mincefilet de lumière pouvait tomber sur une facette, le rubis toutentier irradiait, et l’orfèvre voyait le bord de ses doigts ferméss’illuminer de pourpre, comme si, au travers de cet écran, il avaitregardé le soleil.

Il replaça l’objet inquiétant sur le veloursvert et demeura soucieux à regarder briller la couronneinfatigable.

Au bout d’un instant :

– La dizaine de prodiges n’est pascomplète, fit-il.

– Non, répondit le lapidaire, mais ellele sera bientôt.

– Vous êtes un homme surprenant. Chacunde vos rubis semble sans pareil ; or, vous en possédez neufqu’il est impossible de différencier l’un avec l’autre tant ilssont identiques ; et voilà que vous affirmez sérieusementacquérir bientôt le dixième semblable aux autres en touspoints !… De quel pays faites-vous donc venir ces corindonsgéants ?

– Vous avez là une dague dont la poignéeest remarquable, dit Hermann, la coquille de la garde est fouilléeà ravir. En êtes-vous l’auteur ?

Et Benvenuto, voyant que le vieillard serefusait poliment à répondre, prit congé de lui avec forcecivilités, et crut, en quittant cette maison, sortir d’unelégende.

III

On croit aisément des personnes silencieusesqu’elles veulent dissimuler leur pensée ; Hermann parlant peu,les Génois s’imaginaient volontiers que sa vie recelait un mystèreet ils s’efforçaient de le découvrir, comme toute bonne populationsoucieuse de perpétuer cette coutume ancestrale, base des sociétésurbaines : l’indiscrétion.

La plupart soupçonnaient l’Allemand d’hérésie,car son arrivée à Gênes avait coïncidé avec les premiers troublesluthériens. On en concluait généralement à sa couardise, maiscertains absolvaient une fuite, d’ailleurs problématique, en disantque le possesseur d’une telle fortune, s’il était devenu suspect àses compatriotes, eût été lestement dépouillé de ses biens, dont ilétait responsable envers sa fille unique : Hilda. Or, cettevierge du Rhin avait séduit le joaillier Danielo Spirocelli, jeuneLigure au teint brun, coiffé de frisons noirs. Spirocelli, enivréde tant de blondeurs inaccoutumées et voluptueusement amusé parcette voix fraîche qui cadençait avec drôlerie les mots italiens,avait épousé les blondeurs et la voix, sans souci apparent descroyances, de la nationalité de son beau-père, non plus que de sesgrandes richesses. Ce mariage, pourtant, avait acquis d’avance à uncitoyen de la République le trésor de l’émigré, et les pireslangues ne pouvaient s’empêcher de rendre grâce à Luther et àLucifer, son patron, d’avoir dirigé de ce côté Hermann, sa fille etses millions.

Aussi bien, le lapidaire menait l’existence laplus calme, ne donnant point prise à la malveillance. Il vivaitmaintenant seul dans sa maison de la rue des Archers, avec unserviteur unique, amené d’Allemagne : Smaragd ; c’étaitl’homme au petit front qui, dans la boutique, vendait des pierresprécieuses et dont Hermann avait fait son valet et aussi soncompagnon.

Toute la journée, le vieillard se tenait chezlui afin de recevoir les acheteurs, les vendeurs et les curieux,et, chaque soir, régulier comme sa montre d’argent, il se rendait àla demeure luxueuse de Spirocelli, soupait en compagnie de sesenfants comme entre le Jour et la Nuit, et se retiraitpaisiblement, toujours à la même heure. L’exactitude continuait àle gouverner et, au coin de la rue des Archers, devant une madone àl’Enfant Jésus nichée dans le mur, il ne manquait pas de sedemander si Hilda et son mari Danielo n’allaient pas bientôt lefaire grand-père et lui donner un petit crépuscule ou bien unepetite aurore.

Ces habitudes de bourgeois pacifiqueplaisaient aux citadins et, s’ils cherchaient à pénétrer le secretsupposé d’Hermann, c’était simplement l’irrésistible instinct desavoir qui les y poussait. Même, ils professaient une estimeparticulière envers celui dont la maison ajoutait un nouvel attraità leur Ville, et ils eussent été fort ingrats de nier qu’Hermannavait sauvé un grand nombre d’entre eux.

En effet, une rumeur confuse, venue on ne saitd’où, avait un jour répandu cette nouvelle que le lapidaireconnaissait l’art de guérir l’âme et le corps à l’aide de sespierres. On citait de véritables résurrections : la femme duchangeur, la signora Giuseppa Tornelli, qui se mourait d’insomnieperpétuelle, s’était mise à dormir trois jours et trois nuitsdurant, grâce à une chrysolithe cousue dans son scapulaire ;aveugle depuis plusieurs années, l’armateur Beppo Pranza étaitmaintenant le premier à voir les mâts de ses vaisseaux attendusdépasser l’horizon bleu du golfe : un diamant dont il sefrottait les paupières tous les matins lui avait rendu le jour.

Il est vrai que la signora Tornelli avait bucertaine potion préparée par le médecin lapidaire, afin de hâterles effets de la chrysolithe ; il est aussi vrai que, pourrenforcer l’action du diamant, Hermann avait coupé quelque choseavec une petite lame dans l’œil de Beppo Pranza ; mais cen’étaient là que pratiques accessoires et manœuvres humainessusceptibles tout au plus de faciliter l’influence occulte etsurnaturelle des gemmes.

Pourtant, quelques envieux, ayant remarqué quele guérisseur opérait toujours de la sorte, c’est-à-dire qu’àl’imposition des pierres il joignait systématiquementl’intervention d’un breuvage, d’un onguent ou d’un couteau,s’emparèrent de cette particularité. À force de patience, ilsparvinrent à tirer de Smaragd, être simple et confiant, quesouvent, son maître s’enfermait dans une chambre où se trouvaient,d’un côté, les ustensiles d’un apothicaire, cornues, alambics,flacons de formes et de dimensions innombrables, des instruments dechirurgie, et, de l’autre, l’outillage nécessaire à la taille descristaux.

La calomnie voit-elle une hache dans la masured’un bûcheron, elle proclame : voici la maison du bourreau.Les jaloux décrétèrent que, la cornue étant l’attribut desalchimistes, Hermann cherchait sans doute la pierre philosophale,la seule qui lui manquât, et que le titre de sorcier lui convenaità ravir. Ses pierres resplendissaient d’un éclat invraisemblable,quoi d’étonnant à cela ? Chacune était composée d’un regardhumain ! Seigneur ! En avait-il fallu des yeux crevéspour animer une telle multitude de feux ! Le tortionnairen’avait eu que le temps de quitter l’Allemagne : on s’ypréparait à le brûler vif en place publique !…

Et toutes sortes d’accusations commençaient às’élever de ce cercle de haine et d’amertume. Elles gagnaient peu àpeu les plus naïfs des indifférents, lorsqu’un des calomniateurs,assez bel homme, vit avec grand déplaisir le galbe de sa gorge sedéformer, se gonfler et pendre vilainement sur le pourpoint, sansque fraise aux godrons démesurés ni collerette taillée spécialementpussent dissimuler la tumeur horrifique. Le bellâtre, au désespoir,courut chez Hermann. Il rapporta un collier d’ambre qu’il mit à soncou monstrueux et, peu de jours après, le goitre avait disparu deconcert avec la médisance.

Cette aventure comique ayant soulevé au profitdu lapidaire l’hilarité puissante de la Ville, les chalandsaffluèrent dans sa boutique plus nombreux qu’auparavant, et poursatisfaire à tant de désirs, des trafiquants de tous les paysvinrent plus fréquemment trouver le colosse pâle, afin de luivendre leurs précieuses marchandises.

La petite rue s’emplissait de tous ces gens,et son étroitesse leur donnait l’aspect d’une foule qui parfoiss’animait jusqu’au tumulte quand les badauds flânant sur le portavaient signalé l’arrivée d’un vaisseau exotique. En effet, nombrede felouques allongées, de caravelles aux antennes courbes etpointues, venaient incessamment jeter l’ancre près des hautesgalères de la République ; et cette flottille gaiementdisparate, amarrée contre l’escadre comme pour en corrigerl’austère uniformité, amenait souvent à Gênes des courtiers, desamateurs, attirés par la réputation d’Hermann et venus pour luiproposer des ventes ou des achats.

Alors, parmi les chuchotements intéressés,Hindous, Turcs, Africains trouaient la cohue dont la ruelles’encombrait, et l’on voyait disparaître par la petite portesculptée, sous des turbans lourds de broderies, ou coiffés de fezinélégants, soulevant sur leur passage soit des murmuresémerveillés, soit le glapissement du sarcasme, tous ces personnagesahuris, en qui le peuple de Gênes, convaincu d’être le peuplenormal, applaudissait tantôt et tantôt bafouait des exceptionsmagnifiques ou ridicules.

Hermann présentait ses collections, et ilachetait des pierres, tandis que Smaragd les vendait ; celaétait ainsi réglé. Le maître ne négociait une vente que s’il étaitquestion de grave maladie. Pour livrer de simples parures, Smaragdsuffisait à la besogne, et le peu de science qu’il avait apprisedans l’intimité du lapidaire lui permettait de dispenser lesremèdes usuels et de soigner les indispositions. Il distribuait lesgemmes en petits fragments, car il fallait bien que chacun pûtrecouvrer la santé, même le pauvre ; seulement, un magistratopulent venait-il à consulter, Smaragd lui laissait entendre queles bijoux de poids suscitaient plus rapidement une guérison plusradicale qu’une infime parcelle ne l’eût fait, et les noblescomprenaient tout de suite que les médicaments doivent être à lamesure du malade.

Parmi les clients, il y avait beaucoup defemmes, et elles achetaient en grande quantité l’aimant, le cristalde roche et le grenat, parce que l’un supprime la douleur desaccouchements, l’autre augmente le lait des mères et le dernieraveugle les maris trompés. C’est pourquoi des matrones sereinesentraient avec dignité dans la boutique et rencontraient souvent defolles épouses qui s’en échappaient, rouges et furtives, serrantleur mauvais talisman.

En quittant Hermann, les marchands passaientdevant Smaragd, et celui-ci trouvait souvent le moyen de lestenter, si bien qu’ils achetaient à titre d’amulette une pierredont ils venaient de vendre la semblable en tant que denréecommerciale. Quel Arabe n’eût pas été séduit par les appas de laturquoise qui, attachée au sabot d’un cheval, l’empêche debroncher ? Et les pêcheurs de corail ou de perlesn’étaient-ils point raisonnables de se procurer le monde d’or,cette providence du nageur ?

Smaragd, si gauche une fois séparé de sesbalances et de ses coffrets, excellait dans son métier et trouvaitdes paroles persuasives pour dévoiler le mal ou le danger etconvaincre les clients de l’efficacité de ses joyaux-drogues ou deses bijoux-amulettes. Tous les courtiers de profession, réunis lesoir au fond des tavernes, possédaient chacun quelque babiolebienfaisante provenant des magasins d’Hermann, et ils se lesmontraient naïvement l’un à l’autre, en devisant des choses de leurmétier.

Ceux-là n’avaient point sujet d’être surprispar la richesse du lapidaire. Ils le considéraient comme un artisanfort clerc, habile au négoce, et comme un tailleur de diamantsd’une adresse peu commune. Ils connaissaient à sa boutique deshabitués fastueux : des souverains s’y fournissaient par leurcanal, le doge était acheteur fréquent et payeur ponctuel ;enfin un fleuve d’or coulait dans la rue des Archers et l’ondéclarait fort naturel que celui dont le génie avait détourné lePactole y puisât superbement, non dans un but de lucre, mais pouramonceler en artiste les plus belles pierreries de la création.

Un courtier rappelait alors que tel saphir dela collection avait passé par ses mains ; tel autre racontaitles mésaventures d’un diamant cédé l’année d’avant au vieillard etqui avait appartenu au défunt duc de Bourgogne ; un troisièmedisait d’une émeraude qu’avant de luire dans la fameuse chambre,elle avait été avalée par un serviteur fidèle tombé dans uneembuscade. Bref, l’histoire du trésor d’Hermann était souventrépétée au bruit des hanaps entrechoqués, tandis que les désroulaient.

Mais beaucoup de pierres, et non des moindres,étaient de provenance inconnue, et au nombre de celles-ci les rubisde l’écrin vert ; à leur endroit, les buveurs se perdaient enconjectures et soutenaient les suppositions les plusinadmissibles ; aucun n’avait, au cours de ses voyages,contemplé pareils joyaux, même à Ceylan ; et puis, commentexpliquer leur multiplication et deviner quel rajah en déconfiturese démunissait presque chaque année d’une telle merveille au profitd’Hermann ?

Était-il possible qu’un écrin pareil existâtréellement ?

Parvenus à ce point de la conversation,quelques-uns pensaient peut-être certaines choses ; mais commele lapidaire rémunérait ces hommes largement et sans retard, nul nese souciait de prononcer des phrases nuisibles à une bonne renomméequi faisait leur fortune. Et de nouveaux entretiens se mêlaient auchoc de l’étain, au roulement des osselets hasardeux.

Hermann devinait les racontages. Il avaitsenti nettement l’hostilité de ses adversaires et béni l’aventureopportune du goitre qui l’en avait délivré, pour quelque temps dumoins. Mais, dans cette occasion, pensa-t-il, quelqu’un avaitdénoncé ses longues retraites dans la chambre aux cornues ;qui ? Smaragd assurément, puisque nul autre que lui neconnaissait l’existence de cette salle et de son contenu. Cettedélation méritait une semonce, malgré l’inconscience et la bonnevolonté du coupable. Il fut donc tancé paternellement et sanscolère. Tout surpris d’avoir mécontenté son maître, il jura de neplus souffler mot de ses actions ; mais la réprimande avaitdonné à celles-ci une importance mystérieuse, insoupçonnéejusqu’alors, et Smaragd se mit à les épier.

Toutes les fois qu’il eut à mettre en ordre lachambre détestable, cause première de l’admonestation, il eninspecta soigneusement tous les coins, et si Hermann avait été plusclairvoyant, il aurait remarqué avec un étonnement satisfaitl’absence de poussière et de toiles d’araignée dans les endroitsles plus inaccessibles, tant Smaragd mettait d’ardeur à fouillerméticuleusement les cimes des armoires, à sonder les gouffres destiroirs et à scruter la forêt des fioles d’un torchon soigneux etindiscret.

Il ne trouva rien. Dans un coffre, deslancettes, des scalpels gisaient, l’air méchant et nu ; leuraspect donnait la sensation d’une coupure ; des vases étaientremplis d’onguents, de liquides aux couleurs équivoques ; desballons de verre enfermaient un vide plus inquiétant qu’une liqueurempoisonnée ; un foyer, noir, était sans feu ; nulcristal ne luisait sur l’établi du diamantaire. Tout cela semblaitdormir d’un sommeil sournois et attendre le réveil inconnuqu’Hermann provoquerait. Smaragd, de plus en plus absorbé dans sesrecherches stériles, redoublait vainement d’ardeur ; et sacuriosité déçue, fouillant de la trousse au laboratoire et del’officine à l’atelier, allait d’un problème insoluble à desénigmes encore plus indéchiffrables.

La difficulté de ces perquisitions s’aggravaitd’ailleurs de ce qu’il en ignorait le but précis. Persuadé de faired’importantes trouvailles, il n’aurait pu dire leur nature, et ceniais, acharné à la poursuite de découvertes chimériques,accomplissait un exploit d’apparence tellement stupide, qu’onaurait pu se demander s’il n’y avait pas là quelque chose defatal.

N’ayant pas réussi dans ses investigations, ilrésolut de surveiller les agissements de son maître lorsquecelui-ci s’enfermait dans la chambre. Hermann y travaillait presquetoujours le soir, après son retour de la maison Spirocelli, et sonlabeur se prolongeait parfois fort avant dans la nuit. Biensouvent, Smaragd avait entendu le grincement du diamant sur lediamant, des bruits de bouteilles remuées, et la respirationessoufflée du lapidaire qui, se faisant très vieux, geignait à latâche, certaines nuits de fatigue. Il était même arrivé qu’il nequittât sa besogne qu’au matin, livide, avec les pommettes rougeset l’œil creux, mais alors il venait d’achever la taille de quelquejoyau favori, et c’est aux clartés de l’aurore que les rubis géantsavaient presque tous essayé leurs facettes neuves.

Smaragd s’en souvenait bien. Ces aubes-làétaient inoubliables. Comme il avait dû peiner, le pauvre maîtrechancelant, pour changer en flammes dans cette chambre de veilleles gemmes qu’il y avait apportées troubles telles que du verre oubien obscures comme des cailloux !…

Et le valet se plaisait à revoir par lesouvenir la forme première des pierres aujourd’hui parfaites desymétrie et parvenues au paroxysme de leur scintillement grâce àtoutes ces nuits blanches.

Il voulut alors évoquer l’apparence primitivedes rubis, et soudain, une idée essentielle se déploya dans sonesprit, si brusque, si énorme, qu’il crut sa tête trop étroite pourcontenir une pareille explosion : les rubis étaient sortisde la chambre sans y être jamais entrés. Puis, ayant tout desuite aperçu, comme de loin, cette conclusion sensationnelle, sapensée machinale se mit à gravir les derniers échelons deraisonnement qu’il lui restait à franchir pour arriver logiquementà cette étrange solution :

Smaragd avait ignoré l’existence de chacun desrubis jusqu’à ce que Hermann, après de longues détentionsjustifiées en partie par la délicatesse de leur taille, les eûtexhibés un par un et d’année en année, tels qu’ils reposaientactuellement sur le velours vert.

Mais pourquoi eût-il caché ces joyaux, contresa coutume, quand ils étaient encore bruts ou maltaillés ?

Se trouvaient-ils donc dissimulés dans lachambre ?

Quelqu’un les avait remis à Hermann par unefenêtre ?…

Le jugement rudimentaire et droit de Smaragdne pouvait admettre que de semblables explications, les plusnaturelles ; mais comme elles étaient incompatibles avec leshabitudes de son maître, et que nulle cause d’une dérogation à cesrègles immuables n’apparaissait plausible à Smaragd, il se refusaità tenir pour vraies les seules présomptions rationnelles, et,bouleversé par ce labeur cérébral inusité moins encore que par sonrésultat, il retournait en tous sens l’idée affolante et dutbientôt s’avouer que, le raisonnable se trouvant impossible, lavérité ne pouvait être que dans l’absurde.

Et Smaragd, voyant l’ombre s’épaissir à mesureque ses yeux devenaient plus perçants, employa toute sa vigilance àobserver les manœuvres d’Hermann cloîtré dans la sallemystérieuse.

IV

Quelques mois s’étaient écoulés depuis lavisite de Benvenuto Cellini, et Smaragd venait à peine de mettre àexécution ses projets de surveillance, lorsque Hermann, se retirantchaque soir parmi son triple attirail de chirurgien, de chimiste etde diamantaire, parut entreprendre fiévreusement un nouvelouvrage.

Voir l’ouvrier nocturne était impraticable,les fenêtres de son réduit se couvrant de volets opaques etdominant la rue de la hauteur d’un étage ; la porte en étaitclose avec soin, nul fil de clarté ne l’encadrait et le trou de laserrure, hermétiquement bouché, ne projetait pas sur la murailleopposée du couloir sa silhouette lumineuse.

Smaragd écoutait donc. L’oreille collée aubois de l’huis, retenant son haleine, sans bouger, de peur d’êtresurpris, il se mettait à l’affût dès l’entrée d’Hermann dans sageôle, et ne quittait sa position que s’il entendait le pas de sonmaître venir vers le seuil. Il grelottait, à cause de ses piedsnus, déchaussés pour une marche imperceptible, et réprimait àgrand-peine ses frissons qui faisaient trembler sourdement levantail.

Malgré toute son attention, tendue àl’extrême, il distinguait seulement des bruits incertains et rares,et parfois il lui était malaisé de les discerner dans lefourmillement du silence. Il eût voulu faire passer toutes lesforces de la vie à son oreille et donner à l’ouïe toute l’activitédes autres sens ; sa volonté impuissante s’exaspérait, et sondésir d’entendre devint si impérieux qu’il perçut dans le reposuniversel des bruits fantômes, de même que ses yeux eussent vu desformes spectres au sein des ténèbres désertes.

Dès lors, la réalité et l’hallucination seconfondirent, la lassitude croissante augmenta cette confusiond’heure en heure, de nuit en nuit, de semaine en semaine, etSmaragd – à bout de force après tant d’immobiles insomnies,découragé, sentant son ardeur tomber devant un remords tardifdepuis qu’Hermann, au sortir du laboratoire, avait failli découvrirsa faction somnolente – abandonna la partie et s’en fut derechefronfler du crépuscule naissant à la fin de l’aube.

Il se contenta d’observer la chambre en ymettant l’ordre quotidien, et les milles objets de toute sorte nelui apprirent rien de nouveau.

Cependant, le lapidaire persévérait dans sonœuvre et le valet repenti ne considérait plus cette entrepriseobscure que comme un fléau trop évident. C’était pitié de voir legéant pâlir et se courber chaque jour davantage, épuisé par satâche secrète.

Au milieu des murmures sans nombre qui avaienttraversé l’anxiété de ses guets, Smaragd croyait avoir démêlé delongs gémissements, plus douloureux que les plaintes brèvesarrachées d’ordinaire à son maître par la souffrance d’un effort.Mais c’était sans doute une exagération auditive due àl’énervement. Aussi bien, le régime épuisant d’Hermann, beaucoup delabeur et peu de sommeil, eût pâli et courbé l’athlète le plusflorissant.

Or, la durée de ce surmenage excédait lalongueur des périodes similaires dont Smaragd se souvenait, et ilse disposait à faire part de ses craintes à la fille de son maître,quand les veilles inquiétantes prirent fin brusquement. Mais cedénouement – bien qu’il fût semblable aux précédents et qu’il eûtété prévu par le valet – n’en offrit pas moins des particularitéstragiques et inattendues.

Un matin, Smaragd, passant près de la portecontre laquelle il s’était aplati tant de nuits, tel un haut-reliefanimé, entendit le frottement caractéristique du cristal qu’on usesur un autre. Hermann travaillait depuis le jour d’avant.D’habitude, il reposait à cette heure-là. Smaragd n’osa point luiparler et descendit.

Gênes s’éveillait aux premiers feux du jour.Quelques matelots ivres regagnaient leur bord. Une courtisaneparcimonieuse profita de la solitude matinale pour acheter aurabais des bijoux de rebut ; Smaragd lui vendit trois perlesqui avaient trépassé nonobstant les racines de frêne, et la femmes’en alla, masquée de sa mantille, car les rues se peuplaient et lesoleil nouveau messied aux courtisanes défardées.

Le marchand de pierres défuntes huma lafraîcheur rose qui baignait la Ville et se retourna pourrentrer…

Hermann était debout devant lui. Ses habitsnoirs se mêlaient à l’ombre de l’intérieur pour le regard ébloui deSmaragd, et celui-ci ne voyait qu’une tête effrayante de blancheur,semblant posée sur la collerette, et deux mains exsangues dontl’une tenait un rubis fabuleux de grosseur.

Hermann parla, et sa voix était si faiblequ’elle parut venir de la chambre lointaine et de la veille. Ildit :

– Le dixième rubis !… Ah !Ah ! Fermé le cercle ! Le dixième ! Entends-tu,Smaragd ? Voici l’anneau complet, maintenant ! Ledixième ! Le dernier ! Ah ! Ah ! Ah !Dix !… Dix ! De quoi parer dix bagues de Jéhovah !De fameux doigts, Smaragd ! De fameuses bagues ! Ledécalogue ! Le décalogue ! Il fera des météores quand ilremuera les mains ! Dix ! Dix ! Dix !…

Il s’animait de plus en plus, loquace pour lapremière fois, et faisait rayonner le rubis avec des minesd’enfant, péniblement comiques de la part de ce grand vieillard.Smaragd crut reconnaître que la pierre dardait des flammes un peujaunâtres, mais il avait d’autres sujets d’étonnement et ne pensaitguère qu’à secourir son maître en démence.

Hermann gesticulait violemment, et vociféraitde sa voix éloignée des paroles incohérentes ; puis, tout àcoup, poussant un hurlement d’une furie surprenante, il s’abattitlourdement sur les dalles que le rubis abandonné érafla dans unetraînée d’étincelles.

Ayant pris son maître évanoui sous lesaisselles, Smaragd le hissa par l’escalier jusqu’à la chambre àcoucher et réussit à étendre sur le lit ce corps de proportions peumaniables. Le lapidaire avait l’apparence d’un mort et les colonnesde la couche solennelle firent l’effet de quatre cierges au valetdésespéré ; il ouvrit les croisées, afin que la vie intense dela nature et de la cité réveillées pût verser au malade son flot debruits, de fraîcheur et de lumière ; puis il descendit ets’assura qu’il était impossible de pénétrer dans la boutique en sonabsence.

Quand il remonta, Hermann regardait dans leciel un point qui semblait au-delà de l’infini. Son œil embué étaitmanifestement trop délicat pour cet azur aveuglant, et sa faiblessedevait être comme écrasée sous l’agitation retentissante dudehors.

Smaragd ferma les fenêtres. Dans la pénombre,leurs vitraux allumèrent des taches de toutes les couleurs aux plisdes draperies, aux angles des meubles ; la rumeur s’assourdit,et, parmi le calme de la demeure, on entendit le rythme nonchalantdes horloges mesurer comme à regret le temps perdu.

– Maître, quelle pierre dois-je vousapporter qui puisse vous soulager ?

Hermann considéra son serviteur avec un bonsourire et fit de la tête un signe négatif. Il dit toutbas :

– Laisse-moi sommeiller, Smaragd ;cependant, va chez ma fille et dis-lui qu’elle ne me verra point dequelques jours, car j’ai besoin de me reposer et je désire êtreseul. Je ne veux pas, vois-tu, qu’elle s’inquiète d’un accidentsans importance… dont personne ne doit se douter, ajouta-t-il avecun regard entendu.

Sentant l’allusion à ses bavardages passés,Smaragd rougit, baisa la main de son maître avec une effusion égaleau serment le moins tacite, puis, ayant attendu que le malade fûtassoupi, se retira sur la pointe des pieds et sortit.

Il avait depuis longtemps repris sa place auchevet d’Hermann, lorsque celui-ci leva des paupières moins bleuessur des yeux plus vivants :

– Où est le rubis ? s’exclama-t-ilsoudain.

Smaragd l’avait oublié.

– Cherche-le. Ensuite, tu le mettras avecles autres, à l’endroit qui lui est réservé. Il me tarde de savoircomblé ce vide. Donne-moi le trousseau de clefs ; voilà cellesqui ouvrent le cabinet aux rubis, tu tourneras la grande six foisdans la serrure, et la petite : quatre.

Le vieillard distingua, au-dessous de lui,l’exclamation de Smaragd retrouvant la pierre et vit bientôtrevenir son messager.

– Eh bien, lui dit-il, c’est un beauspectacle que tu viens de contempler !

– Oui, maître, répondit Smaragd d’unevoix changée.

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui tepréoccupe ?

– C’est, repartit le valet, que vos rubism’avaient toujours paru des spinelles, c’est-à-dire d’unrouge parfait, et je me suis aperçu tout à l’heure qu’on doitplutôt les ranger dans la variété des balais, dont lateinte est seulement rose…

Hermann tressaillit :

– Mon enfant, il est urgent pour toi,après les émotions de cette journée, de reprendre tes esprits dansune sieste réparatrice. Tu as vu de travers. Rends-moi les clefs,soupe copieusement et mets-toi de bonne heure au lit, afin d’êtreplus tôt à demain ; car, en vérité, l’air d’aujourd’hui n’estpas bon à respirer.

V

La guérison d’Hermann était rapide. Dès que lasanté réapparut à son visage, dès qu’il eut quitté son masque demoribond et cessé d’être un objet d’effroi, il dépêcha Smaragd verssa fille. Et Hilda Spirocelli lui tenait maintenant compagnie,tandis que le serviteur accueillait de nouveau dans la boutiqueélégants et infirmes. Les courtiers montaient dans la chambre àcoucher et le lapidaire concluait des marchés dans la pompe de sonlit à colonnes. Seuls, les étrangers se trouvaient implacablementévincés ; on ne visiterait pas les collections tant que lemaître demeurerait incapable de les présenter lui-même.

Smaragd se plongeait dans les réflexions lesplus subtiles sur les événements récents. Il causait, pesait,empaquetait, recevait l’argent avec l’activité d’un vendeuraccompli, mais il dut souvent causer mal, peser faux, empaqueterpeu solidement, demander et recevoir des prix fantaisistes, carsans cesse il pensait aux rubis, et sa croyance de les avoir vusroses et de ne point s’être trompé, se confirmait davantage àmesure qu’il se retraçait la scène. Alors, il fallait décider queces pierres changeaient de couleur selon l’état de leurpropriétaire, par sympathie, comme l’opale et la turquoise, ou bienqu’elles ne revêtaient leur splendeur suprême qu’en la présenced’Hermann, et, dans ce cas, cela tenait de la magie. L’une des deuxsolutions s’imposait et Smaragd attendait que le sort justifiâtsoit l’une, soit l’autre, ou bien laissât, comme il était probable,la question sans réponse.

Au-dessus de cette angoisse boutiquière,Hermann se complaisait en l’intimité reconquise de sa fille.Aussitôt que le départ d’un courtier les laissait seuls, Hildacontait dans le cher langage d’Allemagne les nouvellesintéressantes descendues de la noblesse ou montées du peuple verselle, et les caquets de son entourage bourgeois. Ce babillagefrivole distrayait le vieillard ; après tant de travauxobstinés et de secousses, il éprouvait un repos délicieux à pensertout simplement que les époux Malatesta, toujours ennemis, avaientprocédé en pleine rue à l’escarmouche la plus réjouissante ;que la famille des Salvaggi logeait à présent dans son palais neuf,et que l’ancien venait d’être acheté par un étranger. Et de tempsen temps, il posait à sa fille des questions afin d’encourager saloquacité et lui donner comme un élan nouveau.

– Qui donc possède maintenant le palaisdes Salvaggi ?

– Père, c’est, je crois, un Vénitien. Ils’appelle le comte Pisco, mais il n’a, dit-on, que le titred’écuyer ; ce n’est pas lui qui doit habiter le palais.

– Et son maître, le connaît-on ?

– Non, mais je le devine opulent etdélicat, aux splendeurs qui meublent déjà son logis. Il y a dans leport une gabare chargée de tapisseries éclatantes, de dressoirsminutieusement sculptés, d’objets gracieux et rares, et le bateause vide promptement, tandis que la vieille demeure s’emplit de lacargaison royale. Par les fenêtres ouvertes, j’ai pu regarder cesrichesses, et quand la façade hautaine du palais m’est apparue denouveau, mes yeux encore émerveillés ont cru voir une masure.

« Il faut que j’apprenne quel est ceseigneur, car nous ne saurions trop connaître les gens qui nousfréquentent ; et sûrement celui-ci fera mainte emplette chezvous, mon père, et chez Danielo. L’insolvabilité se cache parfoissous des dehors pompeux…

Hermann eut un froncement bref dessourcils : Hilda, sous l’influence de son mari, devenait âpreau gain, et cela s’accordait mal avec les idées généreuses de sonpère. Elle lui laissa voir ce penchant plus clairement encore, lelendemain.

Ce jour-là, tout essoufflée, elle se précipitadans la chambre d’Hermann, et, dès l’entrée, lui dit :

– Réjouissez-vous, mon père, laProvidence nous favorise : le palais Salvaggi loge la richesseet la coquetterie, c’est une femme qui l’habite. Et quellefemme ! Mon père, on raconte qu’elle a été chassée de Venisepour excès de parure ! Là-bas, les lois somptuaires sont,paraît-il, inexorables, et comme, malgré leur défense, la marquiseAngela Calderini s’obstinait à porter des perles, le provéditeur auluxe l’a exilée. Elle est arrivée hier au soir, et déjà le vieuxpalais s’anime pour des bals et des réjouissances. L’esprit dufaste se serait abattu sur la Ville que nous n’aurions pas lieud’être satisfaits davantage, car les Génoises voudront rivaliser desplendeur avec la Vénitienne, et les orfèvres se féliciteront de ceque la lutte des deux cités prenne pour théâtre les salles de fêteset non plus la mer.

– Ma chère enfant, nous sommes parmi lesplus fortunés… répliqua Hermann. Ton avidité est doncinsatiable ? Les bénéfices que tu supputes dans ton avaricesont chimériques, car Gênes est encore très hostile à Venise, etpeut-être la signora Calderini passera-t-elle pour une espionnedont chacun s’écartera… et puis, profiter de la corruption d’uneville pour s’enrichir, serait-ce une action d’éclat ? Et nevaudrait-il pas mieux pour la République abriter encore la guerrecivile et la peste, plutôt que la débauche et la marquiseCalderini ?… Elle est sans doute très belle ?

– Non, mon père, je l’ai aperçue tout àl’heure à sa terrasse. Ses cheveux roux, humides de teinture etrépandus sur ses épaules, séchaient au soleil. C’était un spectacleanormal pour les Génois et les passants s’arrêtaient pour laregarder. Elle, insouciante, les regardait aussi. Les femmes latrouvaient presque laide, mais les hommes l’admiraient sansréserve.

– Je la déteste d’avance, fit Hermann, etje souhaite ardemment – comme je le pressens, d’ailleurs – quecette nouvelle venue soit une aventurière dont la Ville fassejustice.

La prévision de l’austère vieillard ne seréalisa qu’à demi et de la façon qui pouvait le moins contenter sondésir de vertu et d’équité :

La population génoise fut bientôt persuadéequ’Angela Calderini n’était qu’une aventurière, mais malgré desaccusations, du reste incertaines et sans preuve, les portes detous les palais s’ouvrirent devant son sourire et l’on eût dit quechacun s’efforçait de faire oublier à cette souveraine du plaisirles attaques dont la foule seule devait être responsable.

Hilda Spirocelli ne parlait plus maintenantque de la marquise. Cet événement prolongé noyait les incidentsquotidiens, et le lapidaire, de plus en plus vaillant, écoutait bongré mal gré cent anecdotes dont la Vénitienne était l’héroïne. Maisles récits de la jeune Allemande rapportaient fort inexactement larumeur publique. Hilda l’expurgeait avec soin, voulant amener sonpère à juger plus favorablement la riche prodigue, afin qu’il lareçût dans sa maison et tirât de sa coquetterie de grandes sommesd’argent.

Elle évoqua pour le convalescent les soupersféeriques dans les parcs illuminés, au son des orchestres, lescroisières nocturnes des barques enguirlandées de lanternes, lescavalcades par la campagne sur des haquenées espagnoles, pomponnéesà la madrilène et tintinnabulantes, les joyeuses charges derrièrele vol inexorable des faucons, et surtout les fêtes un peucérémonieuses et guindées que les nobles et le doge, « oui,mon père, le doge lui-même », avaient offertes à la signoraCalderini.

Que cette folle affichât imprudemment desallures et des goûts trop vénitiens, ce qui ressemblait à uneprovocation ; que Pietro Pisco, son prétendu cousin, occupâtauprès d’elle une fonction louche ; que la provenance de leursressources fût inconnue, peu importait à Hilda. L’essentiel étaitque leurs dépenses fussent nombreuses et soldées exactement, enbons écus sonores.

Angela étant allée choisir quelques bijouxparmi ceux de Spirocelli, ce fut une nouvelle occasion pour lelapidaire d’entendre louer celle qu’il persistait à mépriser, et safille s’employa si bien à la réussite de son projet, qu’ellearracha au vieillard ébranlé la promesse d’accueillir au milieu deses pierreries la marquise Calderini.

Il était temps. Hermann reprit son existencecoutumière, et par les entretiens dont la boutique résonnaitconstamment, il connut ce que sa fille lui avait tu, et, créduleaux bavardages parce qu’ils abondaient dans le sens de sonaversion, certain qu’Angela et Pietro Pisco ne devaient leuropulence qu’à des forfaits, il eut besoin de se rappeler la foijurée pour se résoudre à les laisser venir.

Vers le milieu du jour fixé pour l’entrevue,Smaragd prévint son maître de l’approche d’une troupe, sans doutel’escorte de la Vénitienne.

Hermann s’avança jusqu’à la porte pouraccueillir la visiteuse et vit un nombreux cortège venir à lui dansle chatoiement des étoffes et le bourdonnement des voix ; celafaisait comme un flot houleux de plumes, de feutres et de soies, oùse balançait une sorte de bateau.

La signora Angela Calderini, en effet,inaugurait une nouvelle extravagance, et sa litière avait la formed’une gondole. L’avant redressait comme une fière encolure sa lamed’acier flamboyant au soleil, et le felze déployait une tellemagnificence que les magistrats de la Sérénissime Républiquen’eussent certainement pas laissé voguer sur l’Adriatique cepavillon d’une richesse effrontée. De gros pompons d’or tournaienten guirlandes sur le toit, dégringolaient en suivant les angles descôtés et couraient au long du bordage ; la tente était desatin pourpre à reflets vermeils, et l’écusson portait, comme undéfi suprême aux Génois, le lion de Saint-Marc, l’aile haute et lagriffe sur les lois. De la poupe à la proue, des fleursdiscordantes emplissaient la nacelle, et, sous la coque, unemultitude d’écharpes bigarrées entrelaçaient l’infinité descouleurs. Huit porteurs érigeaient sur leurs épaules cet arrogantvéhicule, et le lapidaire put s’imaginer que l’arche du dieuMauvais-Goût s’arrêtait devant lui.

Attirés par cette procession inusitée, destêtes apparurent à toutes les lucarnes, visages amusés de femmes etfigures d’hommes renfrognées par la vue de cet appareil hostile àleurs sentiments.

La gondole sombra dans un remous de la foule.De jeunes seigneurs aux noms historiques, plaisamment respectueux,balayèrent, de la litière au seuil, le pavé, et firent voler lapoussière au vent de leurs panaches. Les porteurs, ayant tiré lesrideaux de la caponera, laissèrent tomber le marchepied, et AngelaCalderini descendit les degrés comme ceux d’un trône. Elle s’arrêtasur l’avant-dernier afin que sa camériste pût la chausser desocques à la vénitienne, puis, gênée par cette rallongedisgracieuse cachée sous la longue jupe, l’air d’une impotentedisproportionnée, cheminant clopin-clopant, la main aux épaules dedeux jeunes hommes, elle approcha lentement d’Hermann sa beautégrasse et souriante, vêtue d’écarlate selon la préférence de sescompatriotes.

D’une patricienne de Venise, elle possédaittout ce que l’argent, l’art et la patience pouvaient acquérir. Elleportait l’accoutrement des femmes nobles ; comme les leurs, sachevelure devait à l’artifice ses reflets de cuivre rouge ;elle avait pris leurs allures ; et son teint même, son teintblafard de recluse épaissie, rappelait, sous le même éclatemprunté, celui des dogaresses qui s’ennuyaient ducalement toute lavie à l’ombre des palais ou des gondoles closes, et qui, sur lesterrasses où leurs cheveux se teignaient de soleil, préservaientl’aristocratique pâleur sous la visière d’une solana.

Mais à travers ces charmes, ou du moins cesdehors commandés par le caprice du moment, un être populaciertransparaissait, pour certains yeux, aux lignes sans pureté duprofil, aux doigts plébéiens dans leurs bagues et sous le point deVenise ; et le vieux lapidaire, mal prévenu par ses penchantssecrets, se plut à croire que la rouée commère formulait ensoi-même des pensées vulgaires dans un jargon de batelier.

Voilà comment Hermann la jugeait.

Mais les courtisans d’Angela, s’étant proposéun idéal plus convenable à leur âge que celui d’un septuagénaire,n’avaient garde de détériorer par trop de réflexions cette agréablepoupée ajustée selon leur gré d’un bonnet à oreillons et d’une robede brocart trop chaude dont un vertugadin en cloche soutenait lesplis roides. Le corselet pointant bas et décolleté de même encarré, la boursouflure des manches, tout en elle – jusqu’au couteaude cuisine, d’or incrusté d’émaux, qui pendait à sa ceinture, commeil était d’usage en la ville de San Marco pour désigner lesménagères entendues – tout leur plaisait infiniment.

Ces modes s’accordaient du reste à souhaitavec la créature qui les avait adoptées ; son pouvoir deséduction s’en trouvait doublé, et c’était là un grand bonheur pourAngela Calderini, car beaucoup de femmes de bonne volonté ontignoré l’amour à cause que les costumes de leur époque leshabillaient mal.

Hermann connaissait de longue date lescavaliers de la dame. L’un d’eux, Mario Cibo, la lui nomma, et, enphrases recherchées, pria le lapidaire de permettre à Phœbé l’accèsdu firmament étoilé, gageant que ses pierres s’éteindraient dedépit au regard stellaire d’Angela ; puis, désignant unemanière de séraphin accommodé luxueusement, dont l’habit seulprouvait le sexe, et qui servait d’étançon à cette splendeurtrébuchante, il dit que c’était là le comte Pietro Pisco, cousin etsigisbée de la marquise.

Impassible, mais heureux à part soi que lavisiteuse peu souhaitée n’eût pour la devancer qu’un héraut deparole fade et banale, Hermann fit un geste de réception, et lapetite cour entra derrière sa reine, dont la porte basse courbal’édifice chancelant.

Comme il y avait affluence, on proposa aulapidaire d’ouvrir toutes les chambres à la fois et Hermann yconsentit parce qu’il y avait affluence de gens de qualité.

Smaragd saisit alors le moment où son maîtrese tenait dans la grande salle, et se glissa jusqu’au cabinet desrubis : leur éclat était insoutenable et du rouge le plusfranc. Voilà qui réduisait à néant la deuxième conjecture duvalet : la couleur plus ou moins vive des joyaux ne dépendaitpas de la présence ou de l’absence d’Hermann. Smaragd se souvintalors d’une contre-épreuve qui acheva de le convaincre : dansla main même du lapidaire, le matin de sa crise, le dixième rubisavait lancé des éclairs jaunâtres.

Ces faits écartaient pour l’esprit de Smaragdtoute prévention de sorcellerie. Transporté de joie, soulagé desoupçons, il regagna sa boutique où des freluquets menaient grandtapage.

Pendant que Mario Cibo faisait, parfanfaronnade et sur les instances de moqueurs, l’emplette d’uneboucle ornée de jaspe, stimulant les orateurs, Angela Calderinigoûtait l’enivrement d’un capitaine au milieu d’un arsenal.

Pour admirer plus à son aise, elle avaitquitté ses hautes sandales, et maintenant, petite, alerte, relevantsa robe traînante, elle allait, avec des cris de passion, vers lesbijoux séducteurs, abandonnait le rational d’Aaron pour courir auxfétiches, puis s’élançait vers l’exaspération d’un cristal plusvoyant. Chaque pierre fut proclamée la plus belle ; c’étaientdes compliments aux saphirs, des baisers aux douces perles défenduesur les lagunes, et ne voyant là, au mépris des classifications,que flammes et colifichets, la coquette avoua si franchement sonvice effréné, qu’Hermann se dérida.

L’animosité qu’il avait contre Angelas’évanouit insensiblement, à cause, pensait-il, de leur amourcommun pour les pierres précieuses, et peut-être… à cause du charmeinexplicable de la Vénitienne. Mais cette dernière considérationéchappa tout entière à la perspicacité du vieillard. La puissanceopérait sans qu’il s’en doutât, aussi n’en put-il démêler la natureet juger que, contre toute apparence, la force de cette femmen’était fondée sur aucun artifice, qu’elle était irrésistible ets’appelait la Jeunesse.

Or, s’il avait compris ses sentiments, Hermannles eût laissé grandir, car la grâce de la jeune femme n’éveillaitpoint en lui de transports virils et honteux, mais son cœur d’aïeultressaillait très tendrement devant cette grande allégressepuérile.

Il l’amena lui-même aux rubis, pour savourerle redoublement de son bonheur, et ne fut pas déçu. Elle prit lesdix pierres, emplissant d’un chaos féerique la coupe de sesmains :

– Voyez, s’écria-t-elle, cela s’adapte onne peut mieux à la couleur de mon costume. Vous savez, messireorfèvre, que je me vêts toujours de cette teinte… J’ai des coffretspleins de rubis, afin que les joyaux et les étoffes soientd’accord ; mais les miens vont me sembler ternis, maintenant…Il faudra les vendre, Pietro, dit-elle au personnage ambigu qui lasuivait pas à pas ; puis elle se tourna brusquement vers lelapidaire et lui dit, sur ce ton grave et mutin à la fois desenfants :

– Je vous achète vos rubis. Quel en estle prix ?

La stupeur des assistants causa un silencesubit.

Chose étrange, Hermann s’attendait à cetteproposition ; aussi répondit-il sans sourciller :

– Ils ne sont pas à vendre, madame.

– Pourquoi ?

– Mais, répondit le lapidaire embarrassépar cette demande déconcertante, parce que je les aime, et puis…qui serait assez riche pour les acquérir ?

– Vous les aimez moins que je ne lesaime, car vous avez d’autres pierres qui partagent votreaffection ; moi je n’aurais que celles-là. Quant à les payer,reprit Angela en promenant son regard sur le groupe des puissantsseigneurs, quant à les payer… j’ai assez d’amis qui tiendraient àl’honneur de me les offrir…

Ici, les uns caressèrent leur menton assezniaisement, et d’autres, plongés aux abîmes de la pensée,examinèrent avec gravité qui une poutre, qui une dalle, revêtuestout à coup d’un intérêt puissant.

– … si je n’avais, poursuivit-elle, dequoi satisfaire moi-même à mes fantaisies les plus folles.

Là-dessus, les mentons reprirent leur liberté,et l’examen du plafond et du sol ne se poursuivit pas plusavant.

Angela ne riait plus, sa jeunesse avait commereculé derrière les roides atours et les attraits postiches. Aufond de ses yeux gris passait une lueur perverse. Elleinsista :

– Combien voulez-vous me vendre vosrubis ?

Hermann sentit revenir son inimitié primitive,ce coup d’œil venait de lui rappeler la mauvaise réputationd’Angela, les crimes que la voix publique lui imputait. Il ne vitplus dans cet être factice, diaboliquement rouge, aux mains pleinesde feu, qu’un démon.

– Combien ?

– Je vous ai répondu, madame. Les trésorsqui circulent des royaumes aux républiques, ceux que des argentiersjaloux conservent au fond des palais, les richesses englouties dansles océans et celles que la terre nous cache, tout cela joint àl’empire du monde ne serait pas un prix digne de mes rubis.

Puis, comme la marquise souriait à cesparoles, se méprenant à leur sens, il ajouta :

– Et si j’avais mes vingt ans, je nedonnerais pas ces pierres en échange de votre amour.

Quelques minutes après, la gondole tanguait etroulait au fil de la rivière humaine. Les rideaux entrouverts de lacaponera laissaient voir Angela Calderini à côté de Pietro Pisco,baignés tous deux dans le jour écarlate du pavillon. Ils causaientavec animation, et le peuple se demandait, en suivant le couplerouge, quel infernal dessein pouvaient tramer ces genssinguliers.

On se disait qu’il est sacrilège de s’attiferà la façon des cardinaux, ou macabre d’endosser la souquenille dubourreau ; mais les jeunes hommes inventaient mille prétextespour faire pardonner à la Vénitienne sa patrie, ses affronts et sesimprudences, en faveur de sa beauté.

VI

À son grand étonnement, Hermann Lebensteinrevit souvent chez lui Angela Calderini. Elle semblait avoir oubliéle refus dédaigneux du lapidaire à son offre inopinée, et venait,seule et simple, apaiser à tout moment son désir d’être plus bellepar des emplettes considérables et répétées.

Jamais elle ne parlait des rubis.

C’était là un sujet de conversation réservé àl’orfèvre Spirocelli, dont la Vénitienne fréquentait aussiassidûment la boutique vermeille. Spirocelli qui, étant Génois, nepouvait posséder qu’un esprit mercantile, fut promptement persuadéque son beau-père laissait échapper par manie une occasionexceptionnelle de vendre ses pierres.

À coup sûr, ni Hermann ni ses héritiers neretrouveraient semblable fortune. Angela le certifiait, etd’ailleurs, si elle venait à acquérir les rubis, Danielo Spirocelliles monterait sur un diadème d’or aussi opulent qu’il le pourraitimaginer.

Il devenait donc nécessaire à la cupidité dugendre que le beau-père se défît de son trésor. Hilda se chargead’endoctriner Hermann Lebenstein, et, sans vouloir s’expliquer, nonplus que son mari, la convoitise acharnée de la Calderini, elleemploya toute son astuce filiale à la satisfaire, tandis quel’orfèvre, confiant, ébauchait dans un bloc d’or rouge les dixtrèfles d’une couronne.

Cependant, la Vénitienne n’entendait pas lelapidaire prononcer les paroles décisives, et elle s’impatientait,ne sentant point venir le moment de renouveler ses propositions etdevinant que bientôt, malgré les remontrances d’Hilda, elle nepourrait s’empêcher de le faire.

C’est qu’Angela Calderini, accueillie dansGênes plus favorablement qu’elle ne l’eût été dans ses songes lesmoins raisonnables, choyée par les plus hauts dignitaires de laRépublique, et devenue la compagne respectée de leurs épouses,était grisée d’avoir conquis une souveraineté qu’elle n’avait pasambitionnée si complète ni surtout si vertueuse, et elle avaitrésolu, dans sa vanité, de s’emparer d’un pouvoir encore plusabsolu en usant de cette arme dont, à sa stupéfaction, elle n’avaitpas eu besoin jusqu’alors : l’amour.

Elle décida de régner sur celui quirégnait.

Toute autre qu’Angela Calderini se fûtattaquée au doge, prince apparent des Génois ; mais laperspicace Vénitienne sut découvrir derrière ce mannequin le maîtrevéritable, l’homme nommé le libérateur et le père de la patrie,l’organisateur de la République, l’amiral fameux, monarque de lamer, que deux rois se disputaient, le conseiller de CharlesQuint : Andrea Doria.

Certes, la tâche de séduire un tel vainqueursemblait impossible, et en réalité elle l’était. Andrea Doriaprofessait l’austérité la plus rigide. Sa vieillesse robuste etsouple se redressait au milieu de campagnes incessantes et detravaux diplomatiques sans trêve ; dans le fracas desabordages et des ouragans, il combinait des traités ; sa viene suffisait point à son labeur, et quand il s’accordait un brefrepos, c’était pour s’entourer de sculpteurs et de peintres quiornaient son palais de Fassuolo, c’était pour retrouver lacompagnie de sa femme Peretta, et c’était surtout pour repartirplus dispos vers les batailles et les tempêtes.

Il fallait vraiment l’audace de l’ivresse pourtenter d’imposer sa suprématie à ce cœur sans pitié de soldat, àcette âme plus altière que nulle autre, à cet esprit de diplomaterusé que rien n’avait jamais dominé. Angela, cependant, lesouhaitait. Elle avait combiné d’attirer l’attention de Doria parune action étonnante, ensuite de provoquer à l’aide de ses charmesun caprice de l’amiral, puis de fixer cette fantaisie, d’essencepassagère, en lui révélant les dons d’intrigue et d’espionnage dontelle se savait étrangement douée, et qui, espérait-elle, en feraitl’alliée indispensable du maître intrigant, un double de lui-mêmequi demeurerait à terre pendant les longues expéditionsnavales.

Elle n’avait pas trouvé ce plan tout de suite,mais s’y était arrêtée après de mûres réflexions et des colloquesanimés avec Pietro Pisco ; et quiconque eût assisté à leursentretiens en eût appris long sur le passé pourtant si court desdeux complices.

C’est ainsi, pour remplir la première partiede leurs projets, qu’ils avaient conçu d’éblouir Doria par unemagnificence que lui-même, peut-être le plus riche seigneur del’Occident, n’aurait pu se permettre, et c’est ainsi que lesaventuriers, ayant appris l’existence des rubis fantastiques,s’étaient promis, avant même de les avoir vus, de s’en emparer.

La fête de l’Union, où Gênes célébraitpieusement l’anniversaire de son indépendance, avait lieu le 12septembre. Cette année-là, Doria, séjournant plusieurs mois dans laVille, annonça qu’il ouvrirait son palais à la seigneurie, à lanoblesse et à la haute bourgeoisie pour la grande réjouissancenationale.

Le hasard favorisait donc Angela, et c’étaitbien débuter que paraître pour la première fois devant Andrea Doriaau sein d’une superbe assemblée, belle parmi les belles,visiblement admirée de tous, et le front ceint des fameuxrubis.

Malheureusement, le mois d’août s’achevait, etles accessoires nécessaires à la comédie restaient impitoyablementenfermés derrière la lourde porte d’Hermann Lebenstein.

C’est pourquoi Angela Calderinis’impatientait.

Malgré sa fièvre, elle s’efforçait de regagnerles bonnes grâces du lapidaire, et celui-ci, peu à peu reconquispar tant de jeune grâce, oubliait de nouveau ses soupçons en laprésence de plus en plus fréquente de cette enfant rieuse. Mais onne parlait pas des rubis.

Le 1er septembre, impuissante à semaîtriser, poussée par une force invincible, Angela entendit sapropre bouche dire, au mépris de sa volonté :

– Hermann, voulez-vous me vendre vosrubis ?

– Non. Il m’en coûte de vous refuser,ainsi qu’à ma fille dont vous avez fait votre alliée répondit levieillard. Mais, ajouta-t-il plus gravement, mes pierres ne peuventappartenir qu’à moi. N’y songez plus, je vous en prie.

Angela y songea plus que jamais. Il luifallait les rubis. Elle continua ses visites, gaiement insouciante,se montra fort affectueuse envers Hermann, endormit sa méfiance, etle 12 septembre au matin, lui dit :

– C’est ce soir qu’Andrea Doria donne safête si attendue ; j’y veux surpasser en magnificence lesGénoises les plus prétentieuses. Prêtez-moi vos dix rubis, Hermann,je vous les rendrai demain.

– Cela me comble de joie, s’écria lelapidaire, car rien ne m’était plus pénible que de vous désobliger…Voici les pierres, vous êtes digne de les porter, et je vous lesconfierai volontiers toutes les fois que l’aventure vous tentera.L’essentiel est que ces rubis demeurent ma propriété.

« Je regrette de ne pouvoir aller vousadmirer chez Doria, mais ma vieillesse s’y refuse, et mes enfantsme tiendront compagnie comme d’habitude.

Peu d’instants après, Angela triomphanteétalait devant le comte Pisco les dix joyaux :

– Vite, Pietro, lui dit-elle, porte cecià l’orfèvre Spirocelli ; le diadème est terminé, il ne resteplus qu’à sertir les rubis au milieu des fleurons. Tu attendras quela besogne soit totalement achevée pour m’apporter toi-même lebijou. Pendant que Spirocelli travaillera, tu lui raconteras quej’ai acheté les pierres un million d’écus et qu’elles sont payées.Puis, comme il serait dommage de laisser échapper cette fortune quenous tenons, ce soir, écoute bien, Pietro, ce soir, au moment où lepeuple de Gênes tout entier entourera le palais de Doria pouradmirer les arrivants et écouter les premiers bruits de la fête, àhuit heures, quand l’exact Hermann Lebenstein, dédaigneux de cespectacle, se rendra près de sa fille par les ruelles désertes, tule tueras, et tu déroberas sa montre d’argent pour simuler unguet-apens de voleurs. Ainsi le vieux lapidaire n’aura pas eu letemps d’annoncer aux Spirocelli le prêt des rubis ; ilscroiront que je les ai honnêtement acquis, et ne pourront pas, enouvrant les coffres d’Hermann, pleins de monnaies innombrables,reconnaître que le prix des pierres ne s’y trouve pas.

– Bien, dit simplement Pisco sans que sonvisage de petite fille vicieuse eût marqué de l’émotion ou de lasurprise ; puis il tira un petit poignard, en éprouva lapointe à son ongle rose et ajouta :

– Il s’agit de ne pas manquer lebonhomme. Qu’il dise un mot à qui que ce soit avant de mourir, etnous sommes perdus. Donc, asséner le premier coup par derrière,afin de l’étourdir et le jeter à bas ; ensuite, soigneusement,avec certitude, le second, en plein cœur.

Et Pietro Pisco partit, tandis que laCalderini, sûre de l’avenir, pour se mieux préparer à son rôleambitieux, ouvrait un traité de navigation.

VII

Vers la fin de la journée, selon lesprévisions d’Angela Calderini, les rues tortueuses et les quais deGênes s’animèrent d’une joyeuse foule qui se dirigeait vers le mêmepoint de la Ville.

L’occident flamboyait, tourmenté comme unevision d’Apocalypse. Une infinité de nuages obliques zébraient leciel rose de leurs raies de pourpre et lui donnaient l’aspect d’unetranche mince, transparente et gigantesque d’onyx.

La brise de mer soufflait, chaude etgrandissante, et sur les vagues, vermeilles de soleil couchant, lesbarques prudentes des pêcheurs rentraient au port en dansant.

La mer véhémente grondait sa fureurincompréhensible, et les maisons vides regardaient de toutes leursfenêtres l’immensité rageuse.

Par exception, l’état des flots n’intéressaitpas les Génois, fort occupés à se considérer les uns les autres età s’émerveiller sur le prochain, ce qui est en somme le grandattrait des réjouissances publiques. Le peuple admirait la noblesseet la bourgeoisie, qui s’admiraient entre elles.

Conviés à la fête d’Andrea Doria, seigneurs etnotables s’y rendaient, à pied, en litière, à cheval, et même,quelques-uns, au fond de carrosses énormes qui cheminaientlentement avec un bruit de tonnerre, cahotés sur les pavéshostiles. Mais la plupart marchaient ; les uns seuls, aidantaux ruisseaux de boue torrentueuse leurs épouses, retroussées,tandis que d’autres, au contraire, processionnaient au milieu d’unevéritable armée de serviteurs, de soldats et d’amis portant, enprévision du retour et des embûches nocturnes, torches ethallebardes.

La populace extasiée devant ce déploiement dehardes luxueuses, suivait, dépassait, précédait les plus brillantesescortes, s’arrêtait pour les revoir défiler, et cette foule, plusserrée à chaque carrefour, faisant des haltes plus répétées àmesure qu’elle approchait du but, laissait derrière elle une villemorte, hantée seulement des malades ou des casaniers, un grandperron désert, une tour de Babel après l’abandon.

Les retardataires pourtant ne manquaientpoint, car sous le poids des atours inaccoutumés, bien des jeunesfilles dont le logis avoisinait la rive du Bisagno, trouvaientlongue la traversée de la Ville entière, le palais Doria s’élevantnon loin du phare, hors des remparts.

Seule, la porte San Tomaso y donnait accèsdirectement, et son pont-levis, descendu sur les fossés defortification, reliait l’entrée de la Ville à celle du palais.Celui-ci était lui-même environné de murailles crénelées, mais unparc touffu l’entourait d’une enceinte moins sévère, et sespelouses plongeaient doucement dans la mer. C’était une forteressemonumentale, mais sa vue n’avait rien de morose, parce qu’elleétait toute neuve encore et parce que la fête bourdonnait cesoir-là dans Fassuolo et l’illuminait déjà comme un autel decathédrale le jour de Pâques.

Autour de la porte San Tomaso, à l’intérieurde la Ville, l’affluence augmentait. Les rues convergentes venaientdéverser leur foule à cette issue, et les invités de l’amiral nefranchissaient la voûte qu’avec peine et vociférations, à la grandejoie des arbalétriers de garde.

Le pont, heureusement, restait libre, et lesgens du palais bordaient le chemin de deux haies chamarrées. Destrompettes à l’étendard de soie brodée aux armes de Doria sonnaientsur une tour leur fanfare aiguë. Sous la herse, des majordomessaluaient les nouveaux venus, et, par le vestibule auxquarante-quatre colonnes, à travers l’enfilade des chambresrutilantes, les conduisaient à la grande salle des galas.

On y montait par deux escaliers habilementornés de figures grotesques et fantaisistes qui contrastaient leplus heureusement avec la décoration si pure de la galeried’apparat. Le plafond de celle-ci était un ciel d’été, des scènesantiques en animaient le cintre ; aux frontons des portes, segroupaient des nudités admirablement chastes ; douze guerriersgéants, portraits d’ancêtres, étaient peints aux murs ; et,par les hautes fenêtres ouvertes sur les terrasses, on découvrait,entre les pentes de Gênes et le phare maintenant allumé, l’étenduebruissante de la mer couvrant le soleil abîmé.

Autour du vaste salon, assis aux placesdésignées, les hôtes du père de la patrie, déjà nombreux,s’entretenaient de frivolités.

Un côté de la chambre restait vide. On yvoyait, sur des degrés, des trônes pour les grands dignitaires dela seigneurie, un pour le doge ayant sous lui trois sièges pour lescenseurs, huit à sa droite pour les conseillers, et huit à sagauche pour les procurateurs de la commune ; plus bas, centtabourets à l’usage du Sénat. Quant au Grand Conseil, ses quatrecents membres étaient disséminés parmi les invités.

Les grands dignitaires devaient arriver lesderniers, afin que l’assemblée fût complète pour les accueillir, etDoria, jaloux de ses honneurs, s’était réservé le droit d’entrersolennellement après le doge lui-même.

Les majordomes continuaient d’introduire lesinvités. Couple par couple, les arrivants se succédaient, la maindes femmes au poing fermé des cavaliers, au poing levé comme pourlancer le gerfaut, puis, après une révérence, chacun gagnait sabanquette ou son fauteuil ; et c’était, devant les trônessolitaires, au long des trois murailles, une ligne épaisse degentilshommes superbement harnachés, et, devant eux, les femmes,qui faisaient comme un rivage chatoyant au lac du parquet marqueté.Les jeunes filles étaient assises au premier rang. Elles jasaientavec ardeur, rieuses et agitées, secouant à leurs joues lespapillotes de leurs cheveux. Quelques-unes, pour imiter AngelaCalderini, la favorite des louanges, dont la place encore inoccupéecausait déjà bien des bonheurs, avaient échafaudé sur leur frontdeux frisures en pointe, comme des cornes, à la mode de Venise, ettoutes s’étaient attifées des étoffes les plus rares, le grand luxerésidant plutôt dans la richesse des robes que dans leur forme. Lestaches de graisse ne diminuaient pas, d’ailleurs, la beauté d’unbrocart, et l’on en voyait plus que de raison aux satins descorsages tendus sur les corsets de fer, et parmi les larges plisdes jupes évasées.

Toutes ces jolies créatures, lourdementchargées des bijoux familiaux à l’occasion de cette cérémonienationale, souffraient de l’immobilité prolongée que le décorumleur imposait, et elles tournaient des regards d’impatience vers unbalcon jailli du mur, en face des trônes. Il y avait sur cettetribune des joueurs de viole, de hautbois et de flûte qui, aprèsles discours patriotiques, devaient rythmer le faste d’un balofficiel. Mais les musiciens, en dépit des œillades, restaientsilencieux, et les jeunes filles s’agitaient désespérément.

Dans la hâte d’arriver à point nommé, on avaitdevancé le moment indiqué, et maintenant il fallait bien attendrela seigneurie dans une déférente inaction.

Les arrivées s’espacèrent et prirent fin.

Angela Calderini ne se montrait pas.

Les hommes cessèrent bientôt de converser, carles propos volages s’épuisent vite, et tous ces ennemis,réconciliés d’hier, n’abordaient point de sujet sérieux sans setrouver en désaccord et conclure à coups d’épée. Ils se turent doncet se mirent à considérer les grandes fresques frissonnant à lalumière des flambeaux, les croisées à présent ténébreuses ; etceux du centre eurent la bonne fortune de pouvoir examiner de prèsune clepsydre fort bien combinée où un Amour d’ivoire marquait desa baguette les heures gravées sur une tourelle argentée : ilindiquait la demie de sept heures.

La seigneurie ne devait entrer que plus tardet le silence gagna les dames, mal à l’aise en leurs ajustementsrigides. Cette gêne immobilisait les vieilles dans une cramperésignée, mais les jeunes luttaient contre l’étreinte du costumepar mille petits mouvements de tout le corps, et le lac miroitantdu parquet reflétait dans son grand carré ce rivage ondoyant.

Au sein du calme croissant, la mer houleuse sefit entendre, et comme les derniers rires s’étouffaient, ondistingua son bruit souverain battant la plage des jardins. Alors,tout doucement, les damas et les velours gonflés des robes semirent à osciller, d’un large balancement, au branle desvagues ; l’activité des petites Génoises avait adopté leurmesure. D’abord cela fut inconscient, puis elles s’en aperçurentet, d’un commun accord, les nobles demoiselles, avec des minesespiègles, se levant sur un pas de danse, glissèrent un balletgrave et lent comme la marche des flots.

Elles s’étaient disposées sur plusieursrangées qui se suivaient à l’allure de la pavane, et, à chaquegrondement de la lame et du ressac, la première ligne plongeaitdans une double révérence, puis, en reculant, traversait les autreset allait se placer derrière elles ; la seconde, restée entête, l’imitait à la suivante lame, et toutes ces vierges, imitantles vagues, s’avançaient et rétrogradaient avec tant de gestesjolis et de fières attitudes, que c’était miracle de les voirévoluer, si frêles et souriantes, à la cadence de la mer et sur lamusique de l’ouragan.

Un piétinement sourd de chevaux sur le bois dupont-levis, accompagné de l’appel strident des trompettes, coupacourt à ce divertissement impromptu ; puis, devant lacompagnie debout et muette, la seigneurie fit son entrée et couvritde soies importantes et d’hermines hautaines les trônes del’estrade. Les magistrats, pourtant, ne s’assirent pas ; ledoge lui-même, au sommet de l’apothéose, se tenait tout droit, lebonnet ducal à la main, et soudain, toutes ces têtes arrogantess’inclinèrent très bas : l’amiral venait vers eux.

Comme s’il inspectait la chiourme de sagalère-capitane, il promena sur l’assemblée un regard tranquille demaître, la toque restée à son front têtu frangé de cheveuxblancs ; il fit un signe de protection, puis gagnamajestueusement sa modeste place près des censeurs suprêmes dont ilavait daigné accepter la charge, érigée pour lui seul en fonction àvie.

Et tous les yeux contemplaient ce dompteurd’orages et de Turcs, dont le nom avait fait trembler l’Espagne,puis la France, et de qui la poitrine de gladiateur portaitcyniquement, comme preuves de trahison, les deux ordres desroyaumes ennemis tour à tour servis selon le plus offrant : laToison d’or et le collier de Saint-Michel.

Le doge tira de son manteau fourré unparchemin, et toussa. Mais ce ne fut pas lui qu’on regarda, commeil eût été naturel. Ce fut une femme, qui, prouvant une audaceinimaginable, se permettait d’arriver après le doge, aprèsDoria.

Elle était belle plus qu’il n’est permis, etpâle dans sa robe rouge d’une pâleur d’événement. Un diadème d’or,chef-d’œuvre d’un ciseleur divin, couronnait sa chevelure aussidorée que lui, et les dix fleurons en flamboyaient comme d’ardentesbraises.

Elle s’avançait lentement, sous ce nimbe defeu, et, parvenue au milieu de l’espace vide, elle s’arrêta et setourna vers l’amiral.

Et nul ne parlait, dans la stupéfactiongénérale que cette femme causait par la bizarrerie de son être, lamagnificence de sa parure et la témérité de ses actions.

Tous la reconnaissaient pourtant, et chacunsavait la provenance des rubis, mais, de voir celle-ci embellie deceux-là dans une circonstance si extraordinaire, les Génois,déconcertés, regardaient sans comprendre, admiratifs, et même unpeu angoissés.

Un homme, entre autres, s’étonnait :Benvenuto Cellini. Le plus fatidique des hasards l’avait amené là,et tout ceci lui rappelait cette visite légendaire où il s’étaitentendu comparer si étrangement à des cailloux.

Doria, en face de la Calderini, crispa lesrides de son front.

La cloche de San Lorenzo tinta son lointaincouvre-feu, et Angela, s’étant retournée pour gagner sa place parmiles nobles dames, vit que l’Amour d’ivoire de la clepsydre marquaithuit heures. Malgré l’émoi de sa propre situation, la vision dePisco poignardant le lapidaire traversa son âme fébrile ; et,comme elle s’efforçait de reconquérir un peu d’empire surelle-même, tout à coup, il lui sembla qu’une force brutalesoufflait des flambeaux dans la salle, et elle vit tout ce mondequi la contemplait reculer avec des faces épouvantées…

Quelqu’un lui désigna sa couronne. Ellel’arracha violemment.

À la place des tisons brillaient encore dixpierres, mais ternes, au reflet sombre ; puis, brusquement,l’éclat des joyaux décrût, comme soigneusement effacé, avec unecertitude lamentable… et ils s’éteignirent tout à fait. L’un d’euxse détacha des griffes d’or et tomba sur le parquet, comme unepauvre petite chose légère, noirâtre et fripée. Un seigneur leramassa, mais aussitôt il le rejeta avec horreur.

Les rubis n’étaient plus que des caillots desang.

LA FÊLURE

Puisque notre ami, le romancier SalvienFarges, vient de mourir à l’hospice des aliénés où nous l’avionsmené secrètement, je ne vois pas pourquoi ces pages resteraientinédites. Ce sont les dernières d’une sorte de journal qu’il tenaitfort irrégulièrement lors de sa lucidité, et l’intérêt en résidesurtout dans la date : 16 octobre 1902. À cette époqueprécise, en effet, se manifestent les premières incohérences deFarges.

S’il eût recouvré la raison et se fût remis àécrire, jamais ces feuillets n’auraient été divulgués, de peurqu’une telle confession ne nuisît au succès de son auteur ;car si le public lisant adore les folies, c’est à condition de lescroire l’œuvre d’un sage.

16octobre 1902.

Je vais relater l’aventure d’hier au soir,d’abord à cause de son caractère surnaturel, et aussi parce que, enl’écrivant, je serai forcé d’en revoir méthodiquement les phases,ce qui m’aidera peut-être à la comprendre. Pour le moment, tous lesmenus faits de cette histoire sont comme les pavés d’une mosaïquedisjointe et bouleversée ; il s’agit de la reconstituer.

Je tiens à me rappeler la journée toutentière, pour chercher si le matin ou l’après-midi ne recèleraientpas l’explication logique du soir, une cause acceptable de cet…événement.

Hier, après un repos bref, car j’avaistravaillé fort avant dans la nuit, des coups frappés à la portem’ont brutalement éveillé.

La concierge me présenta une quittance deloyer : cent francs à payer pour avoir habité durant troismois cette mauvaise chambre mansardée, à la crête de la rueBonaparte.

– C’est bien, dis-je, tantôt je vousréglerai cela… Eh ! dites-moi, criai-je à travers la portedéjà refermée sur le départ de la concierge, dites-moi, quelleheure est-il ?

Elle me répondit :

– Huit heures !

Et j’entendis son doigt sec tambouriner sacharge trimestrielle au long du couloir et le bruit des réceptionsdiverses que mes voisins lui faisaient.

Je ne m’étais pas trouvé depuis longtempsréveillé si matin, et j’aurais bien voulu me rendormir, mais lafâcheuse situation de mes affaires m’apparut trop vivement pour mepermettre de me replonger dans l’oubli du sommeil.

Comment se faisait-il que mon oncle et conseiljudiciaire ne m’eût pas apporté les deux cents francs de ma pensionmensuelle ? C’était la veille que cette somme aurait dû m’êtreremise. Le plus grand besoin s’en faisait sentir : pouracquitter le terme, et puis… pour me nourrir.

Les derniers dix louis m’étaient échus dansune période de cette paresse intermittente qui prouve l’artiste etlui est nécessaire car il s’y repose du labeur cérébral et couve àson insu des pensées nouvelles.

Mais le sort a voulu que nous fussionsplusieurs à subir en même temps la crise sacrée, circonstance quila prolongea. Quelques jours de fête en compagnie de Filliot, deBlondard et d’Amolin sont peut-être la raison d’une statue, d’untableau ou d’un opéra remarquables entre ceux de l’avenir, mais ilsentamèrent grièvement ma fortune et je dus sans retard me remettreà la besogne.

Je tenais un sujet original et ne doutais pasd’en faire une nouvelle que La Revue mauve accepteraitd’emblée et paierait comptant. Hélas ! L’idée de ce conten’était que trop intéressante. Je me mis à disséquer lescaractères, à sonder les problèmes soulevés par les rencontres demes personnages ; d’autres actions découlèrent toutnaturellement de l’affabulation primitive, des tirades grondaientdans ma tête et des paysages s’y développaient ; enfin, lasemaine dernière, comme l’ensemble d’un vaste roman s’ébauchait surmes papiers épars, je m’aperçus que cinq francs me restaient pourhuit jours d’appétit.

J’aurais pu bâcler un article de critique etfoudroyer de mon tonnerre quelque vieille célébrité dûmentreconnue, démolir un piédestal séculaire, comme il est de mode…Mais une frénésie me possédait et je continuai à ordonner le plancomplexe de mon œuvre improductive.

Avant-hier, j’ai changé mes derniers souscontre un disque de saucisson : mon déjeuner.

Le reste de la journée, j’ai pensé avec furie,combinant des scènes, divisant les chapitres et confrontant lesfaits, de peur des contradictions. Deux heures du matin sonnaient àSaint-Germain-des-Prés quand je me suis mis au lit, heureux d’avoirachevé mon plan, et sans plus penser au terme du lendemain et àl’inexactitude de l’oncle qu’au néant de mon dîner.

Le souvenir d’un aussi beau détachementm’excita à le cultiver de nouveau et, tandis que la conciergedescendait l’escalier avec un tintement de monnaies, j’allaiprendre sur ma table les feuilles où l’esquisse de mon œuvres’étalait en griffonnages, puis, m’étant recouché, j’abordai matâche.

Il ne me restait plus qu’à écrire ledéveloppement du schéma, et, avant de l’entreprendre, je passai mesnotes en revue pour m’assurer que la charpente était solide, bienéquilibrée, capable de supporter sans fléchir toute unearchitecture.

Je m’aperçus alors qu’un de mes types capitauxn’était pas mûr. Son rôle, je l’avais tracé, mais le caractère etl’aspect physique m’échappaient. Impossible de le décrire ;or, son portrait se place nécessairement aux premières lignes duroman. J’eus beau me torturer l’imagination, employer d’abord unsystème rationnel puis donner libre cours à la fantaisie, lebonhomme ne voulait pas éclore et je n’obtenais que des traitsbanals ou faux.

L’énervement de cette recherche stérile dura –j’en suis certain – deux bonnes heures : je trépidais decolère contre moi-même, la sueur m’en venait sur tout lecorps ; mon exaspération devint telle que bientôt, malgré tousmes efforts, mon esprit refusa de demeurer tendu plus longtempsvers le même but et je ne pus continuer mes tentatives decréation.

Je suis passablement sujet à ces accès defièvre inféconde. Sitôt qu’ils se déclarent, je devrais coupercourt au vain essai de production, m’appliquer à des ouvragesfaciles, des copies par exemple ; mais un orgueil hors desaison m’interdit d’avouer mon impuissance et je persévère àm’épuiser pour rien, à faire tourner à vide les rouages cérébrauxjusqu’à l’arrêt fatal de la machine sans force.

D’habitude, je me délasse longuement après unsurmenage de la sorte : une promenade en flâneur réassouplitl’intelligence courbaturée, mais hier des crampes à l’épigastre mefirent comprendre la nécessité de m’absorber dans n’importe quelleoccupation : la faim et l’oisiveté font mauvais ménage.

Nulle inquiétude, d’ailleurs, nem’importunait, mon oncle ne pouvait pas ne pas venir le jourmême.

J’essuyai donc mon visage, réparai le désordrede mon lit, et j’écrivis avec assez de facilité le dénouement del’ouvrage. C’est une partie qui m’a tout particulièrement séduit,elle était déjà toute terminée dans ma pensée et n’exigeait pas uneconnaissance totale du personnage tant cherché. Aussi bien, dansmes contes les mieux venus, la fin a-t-elle été composée avant lereste.

Voici ce morceau, puisque je me suis promis defouiller la journée d’hier dans tous ses détails, et voici d’abordle thème du roman dont l’obsession l’a remplie presque toutentière :

Un banquier américain, un de ces hommespuissants qui utilisent leur pouvoir à multiplier autour d’eux lessavantes amitiés et les dévouements influents, nourrit une haineimplacable contre un jeune peintre au seuil de la gloire.

Motif : passionnel.

Pour assouvir sa vengeance, le millionnaire apréparé dans l’ombre toutes les calamités, déceptions et injusticesque les administrations, le monde et les jurys peuvent infliger àqui tente leurs suffrages. La mine est prête à faire explosion.

La victime subira le supplice raffiné d’échecsperpétuels, et même, il n’est pas jusqu’à son existence matériellequi ne doive rencontrer chaque jour les pires obstacles. Le suicidedu patient s’impose à bref délai. C’est donc une peine idéalementféroce et sans danger pour le bourreau.

Mais les deux ennemis se rencontrent parhasard ; la jalousie s’empare violemment de l’homme riche, iloublie ses préparatifs monstrueux et, ne pouvant maîtriser la brutequi gronde en lui, poursuit son adversaire et l’assomme.

La physionomie insaisissable était celle del’assassin.

Je copie maintenant la scène finale :

« Monsieur Burton ne parlait plus. Ilaspirait son cocktail d’une paille gourmande et regardaitdistraitement à travers les glaces du bar anglais l’inlassablecroisement de la foule, dans l’ombre, sur le boulevard. Ses deuxcompagnons suivaient machinalement son regard et songeaient auxmoyens d’exécuter ses ordres.

Bendler, le paysagiste, devait à Burton sadécoration pour faits d’armes en 1870. Il n’était pas difficiled’empêcher Jacques Bernard d’obtenir la médaille au Salon prochain,et Bendler se réjouissait d’en être quitte à si bon compte et de sedébarrasser par quelques démarches toutes simples d’unereconnaissance qui lui pesait.

Pour Jephté, la tâche se trouvait moinscompliquée encore. La consigne était de ne pas prononcer le nom deBernard dans sa critique. Il cherchait seulement un prétexte à cesilence, désireux de garder sa place aussi bien au cénacle descenseurs impartiaux qu’à la table somptueuse de Burton.

À l’idée que Jacques allait subir enfin sonchâtiment, Burton s’esclaffait. Il semblait complètement heureuxdepuis qu’il concertait sa revanche, et sa fureur paraissaitdissipée devant l’expiation prochaine du criminel, comme ilappelait son ennemi.

Tout à coup, il fit un mouvement brusque etBendler avec Jephté étouffèrent une exclamation. Ils avaientreconnu parmi les passants Jacques Bernard.

Le banquier grogna une insulte ordurière. Uninstant, on vit ses mains crispées sur sa canne, puis il se leva,et, sans un mot d’adieu, il se précipita dehors.

Jacques revenait de Saint-Mandé. Une journéepassée près de sa fiancée lui emplissait l’âme d’un charme toutnouveau, et il admirait avec quelle aisance l’ancien modèle portaitmaintenant ses toilettes de jeune fille bourgeoise et commeMadeleine entourait de soins délicats sa mère retrouvée. Il éprouvaqu’il serait bon d’être un peu seul avec ces chers souvenirs etquitta le boulevard, son brouhaha et ses lumières pour les ruesmoins étourdissantes qui montent aux Batignolles.

Il remarqua bientôt qu’on le suivait ets’arrêta devant l’étalage d’un épicier pour regarder l’homme sansen avoir l’air. Burton ! C’était Burton ! Que luivoulait-il donc ? N’avait-il pas renoncé ostensiblement àMadeleine ?

Et Jacques sentit un grand frisson leparcourir. L’anxiété des pressentiments le fit trembler. Un butsinistre approchait, inévitable. Il reprit sa marche à passaccadés, l’esprit troublé de raisonnements inconnus : Burtonallait le tuer… Et n’était-ce pas son droit humain de supprimer leravisseur de ses joies ?

Jacques se mit à marcher plus vite. MaisBurton ne se laissa pas distancer.

Que faire ?

Implorer le secours d’un gardien de lapaix ?

Quel policier croirait à un crime non encoreaccompli ?

Pour quel motif requérir l’arrestation dubanquier ?

L’attendre et se battre ?

Jacques savait qu’il ne vaincraitpas.

Comme ils étaient tout près de l’atelier, ilse mit à fuir. La poursuite éperdue traversa les groupes,s’engouffra dans le vestibule et galopa dans l’escalier.

Jacques perdit toute avance en ouvrant saporte.

La grande verrière de l’atelier éclaira d’unbleu lunaire les deux champions face à face.

Nu-tête, son chapeau étant tombé au vent de lacourse, le peintre vit à Burton le visage d’un fou. Celui-ci, danssa rage, avait perdu tout souvenir de ses machinations diaboliques.Il ne restait du potentat mondain qu’un mâle dupé, une bruteexaspérée.

Il leva sa lourde canne et, ayant visésoigneusement Jacques Bernard médusé, avec un han de bûcheron, illui brisa le crâne.

Bendler et Jephté, à la recherche de leurMécène le trouvèrent sanglotant au clair de lune devant le portraitde Madeleine, la fameuse toile dite La Femme auxjacinthes, qui, au Salon dernier, cravatée d’un crêpe, valutla médaille d’or à son auteur défunt. »

Mon travail relu ne m’a point satisfait. Je lejugeai trop court en proportion du tout, j’y voyais des lacunes,c’était maigre et superficiel. D’ailleurs, l’inanition clairsemaitmes idées, les tableaux évoqués m’apparaissaient linéaires etincolores, sans modelé ni profondeur. Et si je ne m’étais passurveillé, nul doute que je n’eusse décrit tous les gâteaux du bar,tous les comestibles de l’épicerie ; encore le genre de cedernier magasin a-t-il échappé à mon attention.

Un grand découragement, presque du désespoir,m’accabla, et je me mis à rêver tristement…

Jean, le domestique de mon oncle, vinttroubler ma méditation. Son maître souffrant l’avait chargé de meremettre cinq napoléons (car son maître professe le bonapartisme)et la quittance du loyer que Jean aurait préalablement soldé avantde monter.

Je le priai de remercier mon oncle de laconfiance qu’il voulait bien me témoigner, puis, l’ayant congédié,je me levai et m’habillai.

Avant de sortir, je posai sur ma table mesnotes et le manuscrit insuffisant en tête duquel je traçai aucrayon bleu : À modifier.

Au dehors, il faisait à peu près nuit ;c’était un tiède soir d’automne. Je me sentis, en remontant la rueBonaparte vers le boulevard Saint-Michel, les jambes molles et latête vide.

Mon dessein était d’aller dîner tout de suiteau prochain Duval, mais comme je passais devant le café du Faune,quelqu’un, à la terrasse, me héla ; Blondard, Amolin etFilliot, habitués impitoyables de l’établissement comme du reste lenommé Farges que j’ai la douleur de constituer, me firent asseoirprès d’eux.

L’absinthe opalisait leurs verres.

– Garçon ! Un Pernod pourmonsieur !

J’ajoutai :

– Et un sandwich !

Pendant que je dévorais ce maigre repas, mescamarades continuaient leur entretien. C’était une suite de potins.Amolin répondait aux on-dit de l’École des beaux-arts par descancans issus du Conservatoire.

Lorsque j’eus englouti le petit pain fourré,nous parlâmes de tout un peu. Les seuls propos dont je me souviennesont les derniers. Il y avait déjà quelque temps que nous étions làet nous savourions le quatrième verre d’absinthe, ma tournée. Laconversation avait pris un tour plus sentencieux ; ondiscutait plus chaudement des opinions plus résolues, et chacuncritiquait l’œuvre des amis avec une certitude d’autant plusmanifeste que l’art du juge s’éloignait davantage de l’art dujugé.

– Vous, mon cher, me dit Blondard, jesubis toujours le charme de vos machines quand je réussis à vousoublier complètement ; et ceux qui ne vous connaissent pas –vous et votre milieu – doivent vous trouver épatant.

– Tant mieux, répondis-je, car jefréquente peu le monde, mais pourquoi cette réticence à votreapprobation ?

– Parce que l’observateur domine en vous.On peut toujours affirmer à coup sûr de l’un de vos personnages –quand il n’est pas vous-même – qu’il existe quelque part ou qu’ilest formé de deux ou trois citoyens de votre connaissance. Vous necopiez pas toujours de la tête aux pieds monsieur Sinophe, misterYellow ou mein Herr Roth, mais on les retrouve dans d’aimablesArlequins plus ou moins verts, jaunes ou rouges suivant lasuprématie de l’un des trois éléments.

– Fichtre, riposta Filliot, ce peintre atrempé sa langue dans un arc-en-ciel polyglotte !

Et Blondard continua :

– Voyons, Farges, croyez-vous qu’unmiroir ne se dresse pas devant mes yeux à la lecture desThéories de Raphaël Gouache ?

– Mais, répondis-je surpris, c’est quevous dites vrai, mon cher Blondard ; je vous jure n’y avoirmis aucune malice, je m’en rends compte aujourd’hui seulement.

– Parbleu ! Je vous pardonne degrand cœur. C’est de la suggestion, le phénomène est classé. Dureste, je suis en compagnie dans le corps de Gouache, car vous yavez fait entrer un peu de Filliot, et c’est ce qui me désole…

– Comment ! Comment ? hurla lesculpteur.

– Calme-toi et laisse-moi finir : cequi me désole pour Farges, parce que les lettres, c’est comme lapeinture…

Amolin railla :

– Gare aux Théories, Gouache !

– Eh, je veux justement parler d’unsystème que Farges a stupidement parodié dans son ignoble bouquin,le scélérat !

« Écoutez : je proscris touteprédominance de teinte dans une toile de jour…

– Oui, interrompit Amolin, c’est pourquoile Raphaël Gouache des Théories possède un pivot sur lequel il faittourner ses tableaux. Il ne les signe que si la couleur générale dela toile tourbillonnant est le blanc ; car cela prouve que lessept couleurs s’y rencontrent dans les proportions du prisme et quel’éclairage est conforme à la nature.

– Amolin, s’écria Blondard, vous êtes leplus bouché des contrapontistes ! Voilà ma véritableméthode…

– Assez, mon bon ami, lui dis-je, vousavez peut-être raison ; je le vois bien, j’ai pris autour demoi pas mal de croquis pour mes ensembles, ceux-là n’en sont queplus vrais. Mais, je vous l’assure, tous mes bonshommes n’ont pasla même origine. Ce matin, par exemple, j’ai tenté d’en construireun, et l’imagination seule y travaillait, sans l’aide de lamémoire.

– Vous l’avez cru.

– Non, c’est une certitude.

– Alors, vous avez échoué.

Confondu par cette perspicacité, je ne vouluspas avouer. Je repartis :

– Pas le moins du monde ; lacréature est achevée et elle est bien mon ouvrage.

Mentir m’est odieux. Le souvenir de monimpuissance augmenta ma gêne et, brusquement, je détournai laconversation.

– À la santé des propriétaires, dis-je,c’est jour de terme.

Et nous devisâmes, de logements, de conciergeset de déménagements. Je fus amené de la sorte à conter mon évasionde l’hôtel de la Jeunesse, caravansérail qui m’abritait avant cettemaison de la rue Bonaparte. Les pensionnaires en étaient assezcontents, ils y prenaient gîte et repas pour une somme très minimedont je ne pus me rappeler le montant, en dépit de tous mesefforts. Le propriétaire était un athlète roux qui ne plaisantaitpas sur les retards et, à la fin d’un mois, j’avais préféré lafuite à l’expulsion et au contact des huissiers, carM. Duchâtel n’hésitait pas à faire usage de ces pitoyablesfonctionnaires. Il gardait même de ce fait la marque de l’inimitiéde ses locataires, l’un d’eux lui avait démoli la mâchoire d’uncoup de poing, au reçu de quelque protêt, et ses lèvres en étaientrestées informes et pâles.

Des aventures semblables furent relatées parmes camarades, puis les paroles devinrent banales et bientôt jen’écoutai plus. Aussi bien, une vie intense bouillonnait dans moncerveau, mais je n’y distinguais pas bien nettement. Je crois quema pensée s’attachait surtout à retrouver le chiffre exact de madette envers Duchâtel, encore n’en suis-je pas bien sûr.

Nous réglâmes la dépense. Le garçon s’emparade mon billet de cent francs, et me rendit la monnaie.

Je comptai : pourboire donné, il merestait 97,50 francs.

– Venez-vous dîner, Farges, vilblagueur ?

– Ma foi non, répondis-je à Blondard. Mafaim s’était tue, et tout à coup, par un hasard inexplicable, aumoment où ces mots « vil blagueur » mêlaient à mon petitcalcul le souvenir du roman, je venais d’entrevoir en moi-mêmel’objet de mon désir : parmi d’autres pensées confuses cellede Burton se dressait vigoureusement. Je voulais en parachever lesmoindres détails pendant que je la tenais.

Demeuré seul au milieu de l’arrivée et dudépart perpétuels des buveurs, le menton dans la main, l’œil fixeet sans regard, je donnai l’essor à ma rêverie. Burton y prit toutde suite un relief extraordinaire, je le voyais, comme dans ledernier chapitre, sirotant sa liqueur américaine en compagnie deses deux acolytes. Mon caprice lui prêtait une allure bestiale etla force peu commune indispensable à l’accomplissement de soncrime. Une barbe sans moustache, à la yankee, sertissait de cuivresa face rougeaude, et il triturait sa canne entre des doigtsénormes.

Je composais là un être des plusrepoussants.

Toutefois, et je ne sais pourquoi – peut-êtreà cause de personnes qui s’installèrent à grand remue-ménage enface de moi-, je changeai subitement la position et le costume demon traître. Ce fut sans doute une bonne inspiration car l’imagem’apparut dès lors bien plus vigoureuse.

En quelques minutes mon banquier se trouvatotalement organisé, au physique comme au moral, seule, la bouches’obstinait à rester quelconque, vague, à peine indiquée au fusaindans mon portrait achevé. Je ne m’acharnai point à la recherched’une pareille vétille et, avant de prendre le chemin durestaurant, je fus un instant à regarder circuler la joyeuse cohuede sept heures. Mon esprit, enfin détendu, se reposait à cesjugements incertains et multiples qui constituent le minimumd’activité cérébrale.

Je tournai la tête de tous côtés pour examinermes voisins, et tout à coup, mon cœur se prit à battre sur unemesure désordonnée tandis qu’un froid glacial mepénétrait :

Au premier rang de la terrasse, vers ladroite, à la place exacte où ma vue s’était portée machinalementtout à l’heure durant mes réflexions, Burton, une paille dans sabouche à peine indiquée, me regardait réellement de cetœil fauve que je lui avais imaginé.

Quel prodige affolant était-ce là ?

Je me l’expliquai sur-le-champ avec uneperspicacité stupéfiante :

Dans la nature, les choses perçues par la vueengendrent des pensées.

Mon intelligence surmenée s’était sans doutedétraquée, elle avait fonctionné à rebours, et l’idée, maintenant,avait fait naître un objet.

Le terrible, c’est que ce produit fût un êtrevivant, séparé des rayons visuels générateurs, un homme à cetteheure indépendant de l’intelligence créatrice, insoumis à mavolonté, et une brute.

Je me maudissais d’avoir déchaîné parmi messemblables une fiction aussi dangereuse qu’un monstre de roman,mais bientôt, je dus trembler pour ma propre sécurité, car les yeuxde Burton luisaient furieusement et ne se détachaient pas desmiens.

Il me sembla qu’un péril depuis des moismenaçant fondait sur moi. Je ne vis de salut que dans la retraite,et pour échapper à l’étau du regard, je quittai le café.

À la manière des bêtes traquées, je medirigeai instinctivement vers ma demeure. Mais, je l’aurais parié,Burton me suivait.

Son acte était inévitable. Il ne pouvait vivreque de l’existence dont je l’avais doué. Ma volonté actuelle nepouvait plus rien contre ma volonté passée. Il accompliraitponctuellement les actes imposés par mon bon plaisir à sonpersonnage dans la partie presque définitive du roman. La scènefinale m’apparut, dans toute son horreur… l’assassin brandissantau-dessus de sa victime paralysée le pesant gourdin, etpuis !…

C’en était trop. Je partis à toutes jambesvers la rue Bonaparte ; tout le sabbat dansait une ronde sousmon crâne.

Burton courait sur mes talons.

Mon chapeau s’envola… Est-ce que la fatalités’abattait aussi sur moi ? M’étais-je donc photographié dansles traits du malheureux Jacques Bernard !… Que faire, monDieu ?

Soudain, la possibilité d’une issue traversacomme un éclair le chaos de mon désarroi ; je me rappellealors avoir éclaté de rire, tant j’avais la certitude de monsalut.

J’entrai en coup de vent dans la maison.J’escaladai devant Burton mes six étages : la porte de machambre était restée ouverte, grand avantage sur Jacques Bernard,cette particularité me donnait le temps d’effectuer madélivrance.

À la clarté de la lune, je saisis le crayonbleu et biffai prestement la fin de mon travail, supprimant ce quisuivait l’arrivée du peintre dans son atelier, c’est-à-dire lemeurtre… puis tranquillisé, curieux de savoir comment l’êtrechimérique se tirerait d’affaire, je me retournai.

Burton fit irruption dans la chambre.

Je le considérais sans frayeur.

– Monsieur, balbutia-t-il d’une voixentrecoupée, haletante, monsieur, payez-moi tout de suite les 97,50francs que vous me devez pour un mois de pension à l’hôtel de laJeunesse…

Démonté par cette injonction peu prévue, jetirai de ma poche le reste de mes ressources.

Un instant l’or et l’argent s’allumèrent dansla paume musculeuse du fantôme, sous son regard calculateur, puisil s’en alla, placide et muet.

Jouer le rôle de Duchâtel, c’est le piteuxexpédient qu’il avait trouvé pour se ménager une sortiehonorable.

Afin d’éviter le retour de pareille visite,j’ai, sans retard, remplacé les phrases rayées du roman. Dans lanouvelle version, Burton, ayant balbutié des paroles incohérentes,s’échappe de l’atelier sans avoir eu l’audace de perpétrer sonforfait, et, ivre de désespoir, sentant sa douleur incurable, il seprécipite dans la Seine. Le lendemain, à l’aube, des mariniersrepêchent son cadavre.

Je vais me rendre à la morgue afin deconstater le décès de mon persécuteur.

LE BOURREAU DE DIEU

À M. François Coppée

I

Le jour de Saint-Christophe, un moine, de ceuxqui faisaient profession de creuser leur tombe et de distiller lesuc des plantes, revint de la cueillette quotidienne en portantd’un bras une belle gerbe de fleurs aromatiques, et de l’autre untout petit enfant malingre.

L’aventure tenait du prodige, car le couvents’élevait à la cime de rochers presque inaccessibles, au milieud’un pays sauvage, assurément plus propre à la naissance des herbescordiales qu’à l’éclosion des petits enfants, si malingres qu’ilsfussent.

Ainsi pensa le prieur ; et le brave hommese dit aussi :

– Certes, ce gamin-là nous est destinécar personne n’aurait pu le secourir hormis l’un de mes religieux.Le doigt de Dieu est là, puisqu’il se pose partout, et je l’y voisd’autant plus nettement que l’événement est moins compréhensible ets’éloigne donc des faits terrestres pour se rapprocher des actionsdivines… L’idée ne laisse pas d’en être pourtant singulière… le bonDieu sait bien qu’il nous est interdit de prendre despensionnaires… Après tout, il a le droit de susciter à notre règledes exceptions qui la puissent confirmer, et saint Bruno nedérogera point s’il fait une fois par hasard le geste de saintVincent de Paul… Et puis, l’histoire de Moïse voguant à la dérivesur le Nil n’est-elle pas plus bizarre encore que celle-ci ?En vérité, il serait beau de voir tout un monastère montrer moinsde charité que la fille d’un pharaon mécréant !… Nousgarderons l’enfant.

Ayant pris cette audacieuse décision, leprieur tomba de nouveau dans la perplexité.

Quel nom donner à son protégé ?

Moïse le tenta. Mais il réfléchit : pourles esprits modernes, si superficiels, Moïse sentait son rabbind’une lieue, Moïse évoquait un profil qu’on n’a pardonné qu’auxBourbons ; enfin Moïse veut dire sauvé des eaux, etl’étymologie s’accordait mal avec les débuts d’un petit garçontrouvé sur une montagne.

Il s’appellerait donc Christophe, comme lesaint dont c’était la fête, saint du reste honorable entre tous etde qui le nom est à vénérer, car il signifie porte-Christ.

Tout heureux d’appliquer ses connaissances del’hébreu et du grec aux difficultés de la vie pratique, le prieurrompit solennellement le silence monacal et proclama sa volonté àses fils en Dieu. Il leur fit part des pensées diverses quil’avaient agité et parla longtemps sur l’amour du prochain, commeun orateur débordant de foi et condamné à un mutisme perpétuel.

Sa péroraison développa une vérité tropignorée qui frappa son auditoire d’admiration :

– Il importe peu, dit-il en substance,que les hommes aient un nom rattaché à leur naissance, commeDésiré, Théodore, Dieudonné et tant d’autres. Ils ne sont pasresponsables de la façon dont ils viennent au monde, mais il fautles appeler d’un mot qui soit un étendard pour le soldat, et pourle matelot un phare. Moïse n’avait que faire de se rappeler unincident de ses premiers jours, mais Christophe saura qu’il nerespire qu’afin de porter le Christ, c’est-à-dire contribuer à laplus grande gloire de Dieu. Heureuses les créatures qui répondent àde tels vocables, car ils sont des ordres, et ceux qui lesexécutent s’assiéront à la droite du Père.

« C’est la grâce que je vous souhaite.Ainsi soit-il.

C’est pourquoi Christophe grandit dévotementparmi les doux Moines blancs et bruns qui creusaient des tombeauxet composaient un élixir.

Vers l’âge de dix-neuf ans, ce fut un jeunehomme sans beauté ni grâce, d’allure maladroite, empirée par lacoupe ridicule de son habit : on l’avait taillé dans la buredes cloîtres, et c’était une veste à l’ampleur informe sur unpantalon trop court. Celui-ci montait inexorablement suivant lacroissance de son propriétaire en sorte que l’usure blanche, œuvrepieuse des oraisons prosternées, s’étendait de plus en plus àmesure que les genoux calleux descendaient dans le pantalon.

Christophe cachait sous des cheveux longs etraides l’âme étroite qu’on prête machinalement aux sacristains. Sesyeux myopes, à travers leurs grosses besicles rondes, ne voyaientpas le monde bien clairement, et il s’en faisait une conceptiontout ecclésiastique, n’envisageant de la vie que les phasessolennisées par les sacrements. Sa première communion lui enparaissait le point culminant, et il attendait avec saintetél’extrême-onction – le mariage étant pour lui un objet de terreur,un devoir religieux non seulement facultatif, mais encore instituépar la mansuétude céleste pour excuser un dérèglement des sensindispensable au souffle des générations.

Très croyant, et laissant aux autres le soinde perpétuer le genre humain, la pensée d’endosser le froc luiétait venue naturellement : son esprit et son vêtement seressemblaient, peu de chose leur manquait pour être ceux d’unmoine, l’étoffe était déjà la bonne.

Empêché par une timidité dominatrice dedéclarer sa vocation, Christophe, à dix-neuf ans, attendait quel’audace lui vînt et, tout en implorant le Seigneur afin qu’ildaignât hâter cette arrivée, il vaquait à diverses besognesdomestiques et se mêlait aux moines occupés de leurs travauxfunèbres ou industriels.

Ce fut ce qui le perdit : car s’il estédifiant de voir les futurs trépassés approfondir leur fosse, lasaveur et l’arôme d’une liqueur de luxe constituent des embûchespernicieuses. Le mépris de la mort envahit donc l’âme deChristophe, mais avec le goût funeste de cette boisson, d’émeraudeou de topaze, qui exaspérait son fanatisme jusqu’à la volupté, etlui donnerait, pensait-il, la force d’avouer ses chèresprésomptions.

Le jour qu’il entra chez le prieur à cettefin, le postulant trébucha dès la porte et s’avança vers levieillard en chancelant, puis il se mit à exposer sa demande, maisles syllabes s’embrouillaient sans merci, et ce bégaiementinextricable semblait sortir d’une bouteille d’élixir, tant ilexhalait de parfums montagnards.

Le malheur voulut que le prieur comprît toutde même le sens du discours. Il aurait peut-être pardonnél’ivresse, pour une fois, mais il n’admit pas qu’un tel vices’attachât à profaner les sublimes pensées. Dans le langage deChristophe, il discerna une suite de blasphèmes suggérés par ladémence et, sans dire un mot, il conduisit le pauvre saint ivrognejusqu’à la porte du couvent paternel.

Là, il lui donna une petite bourse, et, luimontrant d’un grand geste le désert superbe des forêts, desplateaux et des pics, il lui dit :

– Allez, libertin ! Allez assouvirau sein des villes corrompues vos tristes appétits. Vous êtesindigne de votre nom. C’est Noé qu’il fallait vous baptiser !Allez, je vous chasse !… Voilà ma punition d’avoir enfreint laRègle en vous accueillant ici !

Et il laissa Christophe, dégrisé, tout seul,au pied du monastère à jamais fermé.

L’exilé regardait avec terreur l’étendue desapins et de rochers. Bien souvent, au cours des moissonsodorantes, il avait plongé son regard dans les vallées, mesuré del’œil les montagnes lointaines. Il ne reconnaissait plus rien.Habitué à considérer ce paysage comme le décor immuable de sessorties, comme la fresque peinte aux murs d’un promenoir, voilàqu’il était forcé de marcher parmi cette toile, de s’éloigner àtravers ce tableau !… Était-ce possible ?

Poussé par un sentiment nouveau, Christopheparcourut lentement les bois et les prés voisins du cloître, et ils’aperçut qu’il les aimait tendrement. Tout surpris de ses actes,les yeux humides, il embrassa des arbres fort communs et couvrit debaisers de petites fleurs très ordinaires. Le passé, jusqu’ici,n’avait pas existé pour lui, chacun de ses jours étant comme laveille ; et quelque chose d’infiniment doux : lesouvenir, naissait dans son cœur.

Il sentit l’angoisse des séparations gonflersa gorge, se laissa tomber sur la mousse, et sanglota trèslongtemps, apitoyé de sa douleur et pleurant sur ses larmes.

Quand il se releva, la nuit emplissait déjàles vallons et montait vers les cimes comme une marée de ténèbres.Une à une, les étoiles perlaient.

Une cloche tinta le dîner des religieux.Christophe avait faim. Les paroles du prieur résonnèrent dans samémoire. Il frissonna à la pensée des villes corrompues où ildevait maintenant satisfaire son appétit, mais la nécessité criaitplus fort que la vertu, et Christophe, certain d’abandonner sonDieu, descendit, dans le noir, vers les hommes.

II

Dans la véhémence des adieux à la montagne, labourse du prieur avait glissé et s’était perdue.

Christophe mendia de village en village.

Il allait, surpris que ses pareils eussentbâti leurs maisons au fond de trous, et non sur les hauteurs. Ilmarchait, vagabond grotesque avec ses lunettes rondes et ses nippesextraordinaires. Cet accoutrement augmentait son air faible etinoffensif, de sorte que les braves gens lui donnaient beaucoup,par compassion, et que les mauvaises, n’ayant rien à craindre de cemendiant bonasse, lui refusaient tout. Par bonheur, la provinceétait charitablement peuplée, et Christophe, au bout de trentelieues, put se procurer des outils à faire des sabots et du boispour y tailler une paire de galoches.

C’est lui qui naguère confectionnait à l’usagedes moines ces chaussures d’hiver, et il ne put s’empêcher d’enmodifier pieusement la forme, afin que les profanes n’eussent pointaux pieds des galoches aussi pointues que celles des religieux.

Ayant terminé son œuvre, il équarrit deuxrognures d’érable inutilisées, les croisa, et cloua sur ce crucifixun autre morceau de bois dont mille coups de couteau avaient faitun petit avorton de bon Dieu, confus, déjeté, monstrueux ; etalors, il lui parut que le Seigneur venait le rejoindre parmi ladissolution des cités, car, depuis son bannissement, Christophepriait dans le vide, et son oraison, sans but, manquait deferveur.

Un marchand avait donc remplacé le mendiant.Il s’installait dans un bourg, prenait les commandes, lesexécutait, puis repartait vers d’autres bourgs, plus riche dequelques sous à chaque nouveau départ. D’un naturel studieux, ilemployait ses repos à lire, au hasard de ses logements, les livresqu’il y rencontrait. Souvent, la nécessité l’obligeait de partiravant d’avoir achevé la lecture du volume, et son savoir était unmélange bizarre de souvenirs où s’emmêlaient des bribes duParfait Vétérinaire, plusieurs chapitres de l’Histoirede la Révolution française, et tout le fatras cabalistiqued’un Traité d’envoûtement.

Pendant ses loisirs, il s’exerçait aussi àsculpter, dans les déchets de sabots, des christs moins grossiersque sa première œuvre, voulant retrouver le plaisir singulièrementdélicat qu’il avait éprouvé lors de cette création. Il pénétraitdans toutes les chapelles du chemin et s’évertuait à copier de sonmieux les modèles sans nombre qui les ornaient. Malheureusement, laméditation y perdait ce dont l’art profitait. Bientôt Christophevendit autant de croix que de paires de sabots, mais il portaitplus de christs sur le dos que dans le cœur et justifiait son beaunom tout de travers.

Un soir, après bien des voyages, le sabotierarriva dans un hameau construit au flanc d’une haute montagne.C’étaient les dernières habitations que les bûcherons rencontraienten allant travailler, et, derrière elles, montaient à perte de vueles grandes forêts de pins.

On découvrait de là un espace immense etimposant. D’abord, au pied du mont, une grande plaine s’étendait,elle était fertile et verte, un fleuve vigoureux y miroitait ;puis l’horizon se fermait par une succession de chaînesmontagneuses, pareille à une suite formidable de vagues figées, lesplus proches étaient noires et dentelées, et les dernières, trèsloin, se teignaient de bleu et offraient des contours adoucis.Christophe se les fit nommer. Il apprit qu’on désignait les sommetsbleuâtres comme le monastère de sa jeunesse. C’était donc là-bas,dans un bois parfumé, que l’ange de son rêve gisait sur la mousse,parmi les fleurs, avec les ailes brisées…

Et soudain une grande fatigue l’envahit, caril sentit, en face de cette ligne brumeuse, si pâle, si éloignée,que son esprit avait marché plus vite que son corps, et qu’il nevoyait plus du tout le Seigneur.

On ne fait pas impunément tant de chemin.

Christophe, possesseur d’un pécule rondelet,résolut de se reposer et de chercher désormais la joie dans sabesogne favorite, et non plus au sein de méditations impuissantes.L’endroit, élevé, lui plaisait. Mais il fuyait toujours lacompagnie de ses pareils et il décida de s’édifier une cabane plushaute que le village, à l’entrée d’un défilé, sur le sentierconduisant à la cime.

Un mois plus tard, les touristes rencontraientdans leur ascension un petit chalet tout neuf, adossé au roc, vitrédu côté de la sente, où, au milieu d’un cadre de sabots et decrucifix, un homme grisonnant façonnait des morceaux de bois.

Christophe était heureux. Assis devant sonétabli, il voyait devant lui, par une large baie, le rideau vertsombre de la forêt surgi d’un précipice et s’élevant avec majestéjusqu’aux rochers d’une crête. Celle-ci s’abaissait vers la gauche,dévalait brusquement, et le monde apparaissait au-delà, comme lefond d’une mer desséchée.

Tous les dimanches, après la messe, lesabotier, épris de montagnes, se promenait au hasard sur la sienne,et, de temps en temps, lorsque après une pluie le ciel devenaitlimpide, il gravissait le cône glissant, couvert de gazon roux, quidominait toute la contrée. Un vent violent soufflait sans trêve aufaîte du mamelon. Quand des voyageurs ne s’y trouvaient pas, il yrégnait un silence surnaturel, et la bise sifflait alors auxoreilles d’étranges histoires. Seules, les sauterelles rougestroublaient le calme en décrivant leurs paraboles stridentes ;et parfois, des aigles, en quête de proie, y tournoyaient.

Christophe vénérait ce lieu, et si, par-delàl’espace sillonné de rivières argentées, gemmé de lacs bleus,tourmenté de croupes et de pics, il apercevait le géant de neigebrillant au soleil, comme d’un or qui serait blanc, un émoimystique le faisait encore tressaillir, et il croyait le ciel plusprès de lui. Mais, revenu dans son atelier, toute velléité de fois’évanouissait, et, en présence de tous ces christs semblables, ilne savait pas en élire un seul pour représenter le Créateur, il n’yvoyait plus que les créatures d’un pauvre sculpteur, un peu plusdifficiles à réussir que des galoches, et il s’endormait sansprière.

Ce n’est pas cependant qu’il négligeât deconfectionner des croix. Au contraire, les étrangers lui enachetaient comme souvenirs de leur excursion, et Christophe,reproduisant sans cesse le même sujet, était parvenu à ciseler desJésus assez bien constitués et très reconnaissables. Il y peinaittoute la journée sans ennui, mais parfois, un peu las, il demandaitde nouvelles forces à une bouteille de cet élixir, origine de sesmalheurs ; en vieillissant, le sabotier dut y puiser plussouvent, et il vint une époque désastreuse où l’on vit le pèreChristophe, manquant à tous les offices, ne plus descendre auvillage que pour se procurer de l’ardeur en flacon.

Un seul buvait autant que lui, un chenapanredouté, capable de tous les crimes, Marcoux le contrebandier,Marcoux, le braconnier ; et on englobait dans le même méprisl’homme que tous fuyaient et celui qui s’écartait de tous.

Ces deux êtres, qu’un vice honteux unissaitpour le dédain public, se haïssaient, l’un convoitant les économiesde l’autre, et Christophe ayant deviné les desseins de Marcoux.

Or, cette inimitié s’accrût soudainement.

L’Église, qui aime à endeuiller de Golgothasles pays accidentés, ordonna « qu’un simulacre du gibet sacréserait planté en pompe majeure au pinacle de lamontagne ».

Au jour dit, qui se trouva le plus chaud del’année, une multitude de fidèles serpenta le long del’interminable calvaire.

L’évêque, les soies violettes relevées,chevauchait une mule sous un dais safran brodé d’or, et derrièrelui s’échelonnaient, précédées de bannières à fanons ou de hautesenseignes enrubannées, parmi les lueurs des cierges : lescommunautés et les confréries. Un cantique essoufflé s’élevait descagoules, des capuces et des cornettes. Cela faisait une longue etmince couleuvre, à tête éblouissante d’aubes et de chasubles, dontles anneaux bigarrés se déroulaient processionnellement à uneallure noble et mesurée, réglée par la mule de Sa Grandeur.

Arrivée au bas du cône suprême, la foule sedispersa pour l’escalade pénible de la pente. Monseigneur aidait samonture en l’étayant de la crosse épiscopale, et les gonfalonierstransformèrent en alpenstock la hampe de leurs étendards.

Enfin, l’étroite crête fut rapidement couvertede chrétiens ; mais la plus grande masse dut faire halte surle versant peu confortable et glissant comme un toit de chaume.

Marcoux, familier des forêts mystérieuses,vendait au poids de l’argent l’eau d’une source connue de luiseul.

Tout à coup, au sommet, dans le nuage desencensoirs, une croix blanche et nue, démesurée, se dressa.

Christophe, à l’écart selon sa coutume,regretta l’absence d’un crucifié divin. L’appareil semblaitattendre le patient et n’était point parfait… Mais, un cri de foipoussé par trois mille gosiers convaincus lui prouva qu’il setrompait, et, navré d’être toujours en désaccord avec le plus grandnombre, il regagna son logis, tandis que là-haut, les discoursenthousiastes, les clameurs d’approbation bourdonnaient, etcouvraient le murmure de la brise et des sauterelles éperdues.

Ce peuple descendit en désordre, ivre d’avoirassisté à la mémorable cérémonie. Tous cherchaient vainement àrevoir la croix – la cime n’était visible qu’à une grande distance,et de là, le symbole diminué ne s’apercevait plus – mais son imagesublime s’érigeait dans toutes les exaltations, et on se plut àretrouver dans la petite échoppe la réduction des solivesrédemptrices.

Quand la montagne reprit sa tranquillité,l’éventaire de Christophe était vide de crucifix, et des piècesd’argent et d’or s’y amoncelaient. Pendant que le sabotier lescomptait, Marcoux passa ; et, comme l’objet de leur inimitiés’était amplifié, ils devinrent ennemis d’autant plus acharnés.

III

Il avait suffi de la fête catholique pourdivulguer la beauté du paysage et l’habileté du sculpteurimprovisé. Aussi, durant l’hiver, Christophe travaillait-il sansrelâche, pour vendre aux nombreux visiteurs de la belle saison unegrande quantité de christs.

Il s’essayait maintenant à les faire de toutesgrandeurs, et variait ainsi la monotonie de l’ouvrage, car il étaitincapable de modifier d’un seul détail le type adopté.

Malgré cette répétition indéfinie des mêmesformes, rien ne lui causait plus de joie que sa tâche. Il ennégligeait le dormir et le souper, et bien d’autres devoirsautrement nécessaires au salut des mortels. Si grand était l’oublide ses croyances passées que, parfois, pour un méchant coup deciseau maladroit, Christophe blasphémait son Dieu. Si quelqueesprit de perdition l’en avait défié, il aurait bu à la santé deLucifer sa fiole de liqueur à présent journalière.

Devenu un peu vaniteux, il se mit en tête,« afin de couronner sa carrière », d’exécuter un Sauveursupplicié de proportions humaines, et il le tailla dans un tronc desapin, car cette essence est la moins coûteuse, et Christophe àl’ivrognerie et à l’impiété joignait l’avarice. Comme il employaitla journée aux productions lucratives, c’est le soir, à lachandelle, ou plus économiquement à la lueur du firmamentconstellé, qu’il cisela sa statue. De la sorte, il mit un an à laterminer. Or, il advint qu’elle fut complètement achevée dans lanuit du vendredi saint.

Christophe, l’équilibre incertain et le regardtrouble, la contemplait au clair de la lune. Elle était dressée enface de la baie, et semblait en extase devant l’immensité de lacampagne où des brouillards simulaient un océan revenu. La seuleclarté de l’astre mort prêtait au sapin une pâleur d’agonie,accusait la joue hâve, et creusait la misère des flancs.

À terre, la croix s’étendait munie durepose-pieds, marquée des lettres I. N. R. I., toute prête.

Le sabotier retoucha l’enflure d’un muscle,puis aiguisa une épine de la couronne. Il aggrava d’une entaille latristesse du front, la souffrance au coin des yeux, enfinsatisfait, il étreignit son œuvre au parfum de résine et coucha lecondamné sur la croix.

Trois grands clous neufs tintèrent dans samain.

À coups de marteau, les paumes du Dieu et sespieds joints furent percés et rivés au gibet.

L’homme pensa :

On a vite crucifié son roi des juifs !Après tout, c’était là l’instant le plus douloureux, bien court envérité… L’humanité fut sauvée à bon compte ! Combien d’autresmoururent ainsi, et plus humblement, avec moins de simagrées, sansmême avoir de raison pour cela !…

Alors, ayant péniblement relevé l’ensemblecontre la muraille, et s’en écartant pour le mieux juger,Christophe s’aperçut que Jésus pleurait : deux larmesbrillaient au coin des paupières, et son front laissait couler lasueur de l’angoisse…

Bien sûr il souffrait… les affreux clous letorturaient !… Et le sabotier, ayant regardé les mains et lespieds, vit sur eux les blessures sacrées ruisseler.

Et Christophe entendit parler leSauveur :

– Mon fils, voilà bientôt vingt sièclesque je pleure, vingt siècles que je saigne.

« Crois-tu donc que l’Éternitéaccomplisse des actes passagers, et que la douleur de l’Immortelpuisse être une souffrance véritable si elle estfugitive ?

« Depuis le jour de ma Passion, je mesuis étendu sur toutes les croix que les hommes ont façonnées. J’aifrissonné de fièvre dans toutes les effigies. Nain de stuc ou géantde marbre, difforme presque toujours et parfois charmant, j’aisenti les clous me pénétrer sans cesse et mes plaies serouvrir…

« Poupées enluminées du touchant MoyenÂge : Jésus de bois en longue robe, hideux mannequins deplâtre colorié, minuscules figurines pendues aux chapelets… autantde moribonds impérissables, autant d’agonies sans nombre et sansfin…

« Je meurs à travers les temps au faîtede l’église, au calvaire du chemin, dans le fond de l’alcôve… nimbéde l’auréole guillochée ou couronné du diadème de ronces, cloué dequatre ou de trois clous, les bras tournés tantôt vers l’horizon ettantôt vers le ciel, songeur sinistre ou résigné, selon votrecaprice.

« Vous n’en savez rien. À votre insu jedescends dans vos œuvres pour une eucharistie cachée. Insouciants,vous percez ma chair révoltée, plus exaspérée d’être immobile, etje vous aime de le faire, car c’est ma volonté de supporter pourvotre délivrance les affres d’un trépas éternel et multiple.

– Seigneur ! Seigneur ! gémitChristophe prosterné, malheur sur moi ! Je vous ai fait tantde mal ! Hélas, j’ai ouvert votre flanc comme les soldats,j’ai blessé vos chères mains et vos pieds adorables comme ont faitles tourmenteurs !…

Et Jésus répondit :

– C’est moi qui l’ai voulu. D’ailleurs, ômon ami, tu n’as que répété les coups les moins cruels… le baiserde Judas était plus douloureux.

Christophe s’effondra, prostré dansl’adoration effrénée des repentis.

L’aurore le tira d’une torpeur qu’il eûtsouhaitée infinie. Il se releva.

Le grand christ de sapin, au jour brutal dumatin, fixait un œil morne sur la nature ranimée. Avec unevénération infinie, le sabotier examina l’œuvre magique. Desgouttelettes de résine avaient suinté aux yeux, au front, desdernières retouches ; et, des crampons fraîchement enfoncés,la gomme odorante sourdait encore :

L’aube prosaïque tentait d’expliquer le poèmede la nuit.

Christophe secoua la tête :

Il croyait.

Un par un, avec des soins de garde-malade, lesSauveurs furent décloués, et tout l’ouvrage d’un hiver, toutl’espoir d’un été furent sacrifiés. Un brasier consuma toutes lescroix, et dans une armoire Christophe rangea douillettement lesfigures sur un lit de fins copeaux. Il glissa le christ qui avaitparlé dans sa couchette, le borda dévotement, puis ayant baisé lamain raide brandie hors des draps, il s’assit, et médita longtemps,les traits contractés, avec, parfois, de bizarres mouvementsd’impatience ; enfin il sourit largement, tel celui qui trouveune solution difficile, et sortit de la masure en fermantsoigneusement la porte.

Il suivit le sentier plongeant vers levillage, mais un de ses souliers vint à se délacer, et, comme il sebaissait pour en renouer le cordon, terrassé d’insomnie etd’émotion, il s’endormit profondément.

IV

Au dire des villageois, le père Christophetombait en enfance ; les preuves en abondaient.

D’abord, il s’était refusé tout à coup àvendre aux touristes les crucifix que chacun lui réclamait sur lafoi de sa renommée. Bien mieux, il n’en sculptait plus un seul.

Ensuite, le vieux païen restait de longuesheures à l’église, en adoration devant le tabernacle et les croix.Il frappait du front les marches dallées, et son visage extatique,baigné de pleurs, révélait un fanatisme si violent que bien souventà l’heure de clore le temple, le marguillier effrayé n’osa pointchasser Christophe et l’emprisonna.

Enfin, le solitaire ne fuyait plus lacompagnie de ses voisins et s’était lié d’une étrange amitié avecMarcoux, le bandit sanguinaire et cupide. On les voyait tous deuxboire à la même table. C’était toujours le sabotier qui, plus sobred’ailleurs qu’auparavant, soldait la dépense. Entre deux stations àl’église, il offrait ainsi au contrebandier de magnifiquessaouleries, et vivait une vie fiévreuse, apparemment sacrilège,allant de l’autel de Dieu au comptoir du cabaretier.

Marcoux paraissait heureux de cette affectionsubite, et l’on s’étonnait de le voir agir envers le vieillard avecune déférence qui ne se démentait jamais.

Cependant l’automne s’effeuilla sur lesfleurs, et la neige couvrit les feuilles, puis elle commença defondre.

Pâques s’en revenait.

Au pied des crucifix vêtus de violet,Christophe priait sans relâche, et son nouvel ami, sans doutemécontent d’être délaissé, errait, farouche, au hasard.

L’habitude de voir le sabotier avait atténuéses extravagances. Nul n’y trouvait à redire à présent, et l’onoubliait même que son entendement fût endommagé, tellement leshommes ont de peine à distinguer sans cesse la raison d’avecl’incohérence.

Aussi les fidèles ne faisaient-ils pas plusattention à lui dans le chœur que les buveurs à l’auberge.

Le jour du vendredi saint, on s’aperçut que legrand autel n’était pas complet. Quelque chose y manquait. Quoidonc ? Un candélabre ? Un vase ?

C’était Christophe.

Son absence gênait comme celle d’un doigtfamilier, et le recueillement des âmes venues, dans le silence descloches, pour déplorer le martyre du Rédempteur, en futtroublé.

L’aubergiste ne le vit pas davantage.

Mais, circonstance grave, Marcoux, lui aussi,avait disparu.

Les deux absents furent immédiatement nommésl’un victime et l’autre assassin, une effervescence bourdonna danstout le village, et une troupe frémissante de curiosité prit lechemin de la maisonnette.

Celle-ci avait été soigneusement vidée. Il n’ydemeurait pas un escabeau.

À la muraille, bien en évidence, une feuillemanuscrite s’étalait.

On lut :

« Je lègue tout mon bien à Marcoux,Jean-Pierre-César, en remerciement du grand service qu’il a acceptéde me rendre et pour lui exprimer ma reconnaissance de facilitermon expiation. »

CHRISTOPHE.

Chacun répéta le billet ambigu sans pouvoir enpénétrer le sens obscur.

Le charron eut l’idée de le comparer aux reçusqu’il possédait du sabotier : l’écriture, identique, était dela même main.

Quelqu’un, armé de pistolets cachés, se renditchez Marcoux, mais le bandit avait déguerpi avec tout son misérablemobilier, et la campagne, fouillée pendant deux jours, ne décelarien qui pût éclaircir l’opinion au sujet de cette doubledisparition.

Le lendemain de la troisième journée, bien quece fût Pâques, une voiture débarqua les magistrats sur la place duvillage.

Dès leur arrivée, ils demandèrent à êtreconduits à la maison de Christophe.

M. le substitut, mis en verve par cetteexpédition, risqua que « cela montait vraiment beaucoup pourune descente de justice », mais M. le juge d’instruction,tout à la joie de retrouver les montagnes qu’il affectionnait,n’entendit pas.

Ces messieurs constatèrent l’absence de toutindice révélateur, puis se disposèrent à regagner un niveau plusnaturel à leur profession et plus favorable à leur appétit.

Mais le juge d’instruction se déclara soudainenvahi par un besoin irrésistible de plein air et d’escalades.« Puisque l’occasion s’offrait », il voulait« savourer cet avant-goût des congés et se payer une petiteascension ! ».

Ayant dit, il retroussa le bas de son pantalonet s’éloigna, mesurant le sentier de la marche lente desmontagnards, du pas retrouvé des bienheureuses vacances.

Il montait.

Une explosion harmonieuse atteignit sarêverie : à l’issue des messes, toutes les cloches de lavallée sonnaient l’alléluia de résurrection, et, en vérité, avecson Artisan, l’Œuvre semblait revivre aux rayons d’avril. La sombreforêt de pins se mouchetait de pousses tendres et pâles, les champsreverdissaient, et quelques fleurettes de Pâques, quelquespâquerettes, évoquaient déjà, bien que frêles et timides, leurssœurs plus effrontées et les papillons au retour béni.

Plus haut, parmi le murmure affaibli descarillons, les premières sauterelles décrivaient leurs parabolesstridentes et pourprées.

Le vent des cimes, joyeux de retrouver à quiparler, commença l’aigre gémissement de ses légendes.

Du sommet encore blanc de neige, des aigless’envolèrent lourdement à l’approche du promeneur.

Enfin, il atteignit le terme de sa promenadeet s’arrêta sur la crête.

L’immensité fuyait sous la lumière d’or…

Mais un claquement d’étoffe fit lever les yeuxdu juge vers la croix.

Un squelette encore à demi musclé, repasinachevé des oiseaux rapaces, était crucifié sur la vastecharpente. Des loques brunes cachaient mal l’envergure des brasdéchiquetés et le croisement étique des fémurs. Par les trous de labure en haillons, les plaies horribles des becs et des serresrougeoyaient.

C’était une hideuse rencontre.

Cependant, la tête du cadavre, par un hasardsingulier, se redressait sur les vertèbres. Du vide béant de sesorbites, elle regardait les monts bleuâtres de l’horizon, et lamort faisait sourire ce crâne au clair soleil de printemps.

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