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Fantômes

Fantômes

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Un instant… et le conte de fées s’évanouit.

Et l’âme est de retour à la réalité.

A. Fet.
Chapitre 1

Je me retournais dans mon lit, n’arrivant pas à dormir.

« Que le diable emporte toutes ces sottises de tables tournantes !… Cela n’est bon qu’à vous détraquer les nerfs ! » me disais-je…

Peu à peu, le sommeil finit par me gagner…

Tout à coup, je crus entendre, dans ma chambre, un son faible et plaintif comme une corde que l’on pince.

Je soulevai la tête. La lune était basse dans le ciel, et me regardait, droit dans les yeux. Sa lumière dessinait sur le parquet une raie blanche, tracée à la craie… Et de nouveau je perçus l’étrange bruit.

Je me dressai sur le coude. Une légère appréhension me faisait tressaillir. Quelques minutes passèrent. Un coq chanta au loin ; un autre lui répondit.

Je reposai ma tête sur l’oreiller.

« Voilà où cela nous mène… À présent, j’ai des bourdonnementsd’oreilles ! »

Je me rendormis presque immédiatement et fis un rêve singulier.J’étais couché dans mon lit et ne dormais pas, ne pouvant pas mêmefermer l’œil… Derechef, le son se fit entendre… Je me retournai… Lerayon de lune se soulevait doucement, se redressait, s’arrondissaitpar le haut… Une femme blanche, immobile et transparente comme labrume, se tenait devant moi.

« Qui es-tu ? » demandai-je avec effort.

Une voix semblable au chuchotis des feuilles :

« C’est moi… moi… moi…, je viens te chercher.

— Me chercher ?… Qui es-tu donc ?

— Viens, la nuit, au coin de la forêt, sous le vieux chêne… J’yserai. »

Je voulus discerner les traits de la femme mystérieuse, mais untremblement involontaire me parcourut tout entier et une boufféed’air glacé me frappa au visage. Je n’étais plus couché, mais assissur mon séant, et, à l’endroit où j’avais cru apercevoir la vision,il n’y avait plus qu’une longue raie de lumière blanche, projetéepar la lune.

Chapitre 2

 

La journée fut mauvaise. Il me souvient d’avoir essayé de lire,de travailler, mais en vain… Tout me tombait des mains.

Vint la nuit. Mon cœur battait violemment comme si je m’étaisattendu à quelque chose. Je me couchai et me tournai face aumur.

« Pourquoi n’es-tu pas venu ? » demanda une voix basse,mais distincte.

Je me retournai d’un bond.

C’était elle, la vision mystérieuse : des yeux immobiles dans unvisage impassible, un regard voilé de tristesse.

« Viens ! chuchota-t-elle de nouveau.

— Oui, je viendrai », répondis-je, en proie à une paniqueinvolontaire.

Le spectre se courba lentement, se tordit comme des volutes defumée et s’évanouit. Le reflet pacifique de la lune reparut sur leparquet.

Chapitre 3

 

Tout le jour suivant, je fus terriblement anxieux. Au souper, jebus une pleine bouteille de vin, puis sortis sur la terrasse, maisrentrai immédiatement et me mis au lit. Mon sang bourdonnaitlourdement.

Le même bruit… Je tressaillis et ne me retournai pas… Tout àcoup, quelqu’un m’enlaça fortement par les épaules et me souffla:

« Viens… viens… viens !… »

Tremblant de terreur, je ne pus que gémir :

« Oui, je viendrai ! »

Et je me redressai.

La femme était là, penchée sur mon oreiller. Elle me souritfaiblement et disparut. Néanmoins, j’eus le temps d’entrevoir sonvisage. Il me sembla que je l’avais déjà aperçue quelque part — oùet quand ? Je me levai tard, le lendemain, passai toute lajournée à errer à travers champs, allai contempler le vieux chêne àl’extrémité de la forêt, m’arrêtai et regardai tout autour.

À la tombée de la nuit, je m’installai dans mon cabinet detravail, devant la fenêtre ouverte. Ma vieille intendante avaitposé une tasse de thé devant moi, mais je n’y avais pas touché…Stupéfait, je me demandai : « Est-ce que je deviens fou ?»

Le soleil venait de se coucher, recouvrant tout le ciel delueurs d’incendie, et l’embrasement s’était étendu à toute lanature, qui avait pris une étrange teinte écarlate ; lesherbes et le feuillage des arbres s’étaient subitement figés, commesi on les avait recouverts d’une couche de laque. Et il y avaitquelque chose d’infiniment mystérieux dans leur immobilité depierre, dans la netteté de leurs contours, dans cette alliance delumière crue et de silence de mort. Un grand oiseau gris vint seposer sans bruit sur le rebord de ma croisée… Je le regardai ;il me dévisagea aussi, de ses yeux ronds et sombres…

« Qui sait, peut-être es-tu venu me rappeler ma promesse ?» me dis-je aussitôt.

L’oiseau battit de l’aile et s’envola, toujours sans faire debruit. Je demeurai encore longtemps assis devant la fenêtre, maisplus rien ne m’étonnait ; je me sentais comme enfermé dans uncercle magique ; une force douce, quoique invincible,m’entraînait malgré moi, de même que le remous de la cascadeemporte la barque bien avant sa chute.

Je sortis enfin de ma torpeur. La pourpre du ciel avait disparudepuis longtemps ; les teintes s’étaient obscurcies ; lesilence était rompu. Une brise légère se mit à souffler ; lalune brilla d’un éclat plus vif dans le ciel assombri et baignad’argent les feuilles noires des arbres. Ma vieille intendanteentra dans mon cabinet de travail, une bougie allumée à la main,mais une bourrasque l’éteignit soudain. Incapable de tenir pluslongtemps, je me levai et me dirigeai vers l’angle de la forêt,près du vieux chêne.

Chapitre 4

 

Plusieurs années auparavant, la foudre avait frappé ce chêne,fracassant la cime qui se dessécha rapidement ; mais le troncétait resté vigoureux, vert et fort ; l’arbre pouvait vivreencore quelques siècles. Comme je m’approchais de lui, un légernuage couvrit la lune… Il faisait noir sous la frondaison.

Au début, je ne remarquai rien de particulier… Mais, en jetantun coup d’œil de côté, mon cœur se serra violemment : la formeblanche était là, immobile auprès du buisson, à moitié chemin entrele chêne et la forêt. Mes cheveux se hérissèrent légèrement, maisje pris mon courage à deux mains et me dirigeai en avant.

C’était bien ma visiteuse nocturne. Quand je fus tout contreelle, la lune brilla de nouveau. Il semblait que la vision eût ététissée d’une brume laiteuse et diaphane. À travers son visage, jedistinguais une branche que le vent agitait faiblement. Seuls, sesyeux et sa chevelure formaient des taches noires, et une grossebague d’or brillait à un doigt de ses deux mains jointes.

Je m’arrêtai et voulus parler, mais les sons s’étranglèrent dansma gorge, bien que je n’éprouvasse plus de frayeur, à dire vrai.Ses yeux me fixaient ; ils n’exprimaient ni joie ni tristesse,mais une sorte d’attention inerte. J’attendais qu’elle ouvrît labouche, mais elle me dévisageait toujours de son regard sans vie.J’eus peur de nouveau.

« Me voici ! » m’écriai-je enfin avec effort.

Le son de ma propre voix me parut singulièrement assourdi.

« Je t’aime, souffla la femme.

— Tu m’aimes ? répétai-je au comble de l’étonnement.

— Sois à moi, reprît-elle à voix basse.

— Être à toi ?… Mais tu es un fantôme… Tu n’as même pas decorps… »

Un sentiment bizarre s’empara de moi.

« Qu’es-tu donc ? repris-je… Une fumée ? Del’air ?… Une vapeur ?… Que je sois à toi ?… Dis-moid’abord qui tu es. As-tu vécu sur la terre ? D’oùviens-tu ?

— Sois à moi. Je ne te ferai point de mal. Dis-moi seulementdeux mots : « Prends-moi »…

Je la regardai… « Que dit-elle ? » me demandai-je… « Quesignifie tout cela ? Comment fera-t-elle pour meprendre ? Dois-je essayer ? »

« Soit, proférai-je à voix haute, si fort que j’en fus moi-mêmeintrigué (l’on eût dit qu’une main mystérieuse m’avait poussépar-derrière)… Prends-moi ! »

À peine avais-je prononcé ces mots que la femme spectrale, toutson corps secoué par un rire intérieur, fit un mouvement brusquedans ma direction et ouvrit les bras… Je voulus m’écarter… Troptard : j’étais déjà à elle. Ses bras m’enlacèrent, mon corps sedétacha du sol et nous nous envolâmes doucement, lentement,au-dessus de l’herbe humide…

Chapitre 5

 

Pris de vertige, je fermai involontairement les yeux… Je lesrouvris au bout d’une minute. Nous volions toujours, mais la forêtavait disparu et une immense plaine, parsemée de taches noires,s’étendait sous nos yeux. Je me rendis compte, avec terreur, quenous avions déjà atteint une altitude impressionnante.

« Je suis perdu… Me voici aux mains de Satan ! » pensai-jedans un éclair… Jusque-là l’idée du Malin et la pensée de la mortn’avaient encore jamais effleuré mon esprit…»

Nous nous élevions toujours plus haut…

« Où m’emportes-tu ? fis-je dans un gémissement.

— Où tu voudras ! » répliqua ma compagne.

Elle se blottit contre moi, le visage presque collé au mien.Mais je sentais à peine ce contact.

« Ramène-moi sur la terre. Je ne me sens pas bien à cettehauteur.

— Soit. Seulement ferme les yeux et ne respire plus. »

Je m’exécutai et constatai aussitôt que j’étais en train dechoir comme une pierre lancée de haut en bas. Quand je revins àmoi, nous planions légèrement, presque au ras du sol, au point defrôler les herbes hautes.

« Remets-moi d’aplomb, suppliai-je. Quel plaisir y a-t-il àvoler ? Je ne suis pas un oiseau.

— Je croyais que cela te serait agréable. C’est notre seuleoccupation.

— Votre seule occupation ? Mais qui êtes-vous donc ?»

Point de réponse.

« Tu n’oses pas me le dire ? »

Un son plaintif, analogue à celui qui m’avait réveillé lapremière nuit, vibra à mes oreilles. Nous nous déplacions toujoursimperceptiblement dans l’air humide de la nuit.

« Lâche-moi ! » criai-je.

Ma compagne s’écarta légèrement, et je me retrouvai d’aplomb surmes jambes. Elle s’arrêta devant moi, les bras croisés. Rasséréné,je la regardai dans les yeux ; son visage reflétait, commeavant, une tristesse soumise.

« Où sommes-nous ? lui demandai-je, ne reconnaissant pasl’endroit.

— Loin de chez toi, mais tu pourras y être en un clin d’œil.

— Comment cela ? Faut-il que je me confie à toi denouveau ?

— Je ne t’ai pas fait de mal et ne t’en ferai point davantage.Volons jusqu’à l’aurore — c’est tout ce que je te demande. Je peuxte conduire où tu voudras, dans n’importe quelle contrée… Donne-toià moi !… Redis : prends-moi !

— Soit…, prends-moi ! »

Elle m’étreignit de nouveau ; mes pieds se détachèrent dusol ; nous nous envolâmes…

Chapitre 6

 

« Où veux-tu aller ? me demanda-t-elle.

— Tout droit, toujours tout droit !

— Mais il y a un bois !

— Survole-le !… Seulement, ralentis ta course. »

Nous nous élançâmes vers le ciel comme l’étourneau qui vient deheurter la branche d’un bouleau. Ce n’était plus de l’herbe, maisd’épaisses frondaisons qui défilaient sous nos corps. Curieuxspectacle que celui d’une forêt vue d’en haut : cela ressemblait àl’échine d’une bête gigantesque, hérissée de piquants, endormie auclair de lune. L’on entendait une sorte de bruissement sourd etcontinu. De temps en temps, nous survolions une clairière,recouverte, d’un côté dune ombre fine et crénelée… Parfois, le crid’un lièvre nous parvenait d’en bas ; une chouette luirépondait, sur les hauteurs ; l’air avait une odeur dechampignons, de bourgeons et d’herbe verte ; la lune répandaitsa lumière froide et sépulcrale ; les étoiles scintillaientau-dessus de nos têtes…

Nous avions dépassé la forêt ; un ruban de brume coupait laplaine : c’était une rivière. Nous longeâmes sa rive, plantée debuissons immobiles et lourds d’humidité. Tantôt, les vagues dufleuve luisaient d’un éclat bleuté, tantôt elles roulaient, sombreset presque maussades. Par endroits, la surface de l’eau semblaitvoilée d’une mince pellicule de brouillard : c’étaient les corollesdes nénuphars qui épanouissaient luxurieusement leurs pétalesvirginaux ; ils se savaient hors de notre atteinte. J’eussubitement envie d’en cueillir un et me trouvai aussitôt tout prèsdu flot calme…

L’humidité me frappa brutalement au visage, comme je cassais unetige rebelle. Nous voletâmes d’une rive à l’autre, pareils auxbécasses qui se réveillaient à notre passage, et que nouspoursuivions.

Parfois, nous croisions une famille de canards sauvages, rangésen demi-cercle, au milieu d’une éclaircie entre les joncs. Ils nebougeaient pas ; c’est à peine si l’un d’eux sortait sa têtede dessous son aile, regardait alentour et cachait de nouveau sonbec, d’un air affairé ; un autre cancanait doucement, et unfrisson léger agitait son plumage. Nous effrayâmes un héron ;il se leva d’un cytise, en titubant maladroitement sur ses patteset agitant gauchement les ailes. Il ressemblait singulièrement à unPrussien.

Les poissons ne faisaient pas entendre le moindre clapotis : ilsdormaient aussi, au fond de l’eau.

Je commençais à m’habituer à la sensation du vol et la trouvaismême presque agréable. Quiconque a volé en rêve me comprendra.Alors, je tournai mes regards vers l’être mystérieux à qui jedevais de si invraisemblables aventures.

Chapitre 7

 

C’était une femme au visage allongé et nullement russe. Deteinte grisâtre, à moitié transparente, avec des ombres à peineaccusées, elle évoquait un vase d’albâtre éclairé de l’intérieur.Et j’eus encore une fois l’impression de la connaître.

« Puis-je te parler ? lui demandai-je.

— Parle.

— J’aperçois une alliance à ton doigt… As-tu donc vécu sur notreterre ?… As-tu été mariée ?… »

Je me tus… Point de réponse…

« Quel est ton nom ?… Ou, du moins, commentt’appelais-tu ?

— Appelle-moi Ellys…

— Ellys ? C’est un nom anglais. Es-tu Anglaise ?M’as-tu connu autrefois ?

— Non !

— Comment se fait-il donc que tu me sois apparue, à moiprécisément ?

— Je t’aime.

— Es-tu heureuse ?

— Oui… Nous volons et tournoyons tous les deux dans l’air pur etserein.

— Ellys ! fis-je tout à coup. N’es-tu pas une âmecriminelle, une âme damnée ? »

Elle baissa la tête.

« Je ne te comprends pas, répondit-elle dans un souffle.

— Par le Seigneur…, commençai-je.

— Que dis-tu ? s’étonna-t-elle. Je ne te comprends pas…»

Il me sembla que son bras, qui m’enlaçait comme une ceintureglacée, remuait imperceptiblement.

« N’aie pas peur ! murmura-t-elle. N’aie pas peur, monbien-aimé… »

Son visage se tourna et s’approcha du mien… Je sentis sur meslèvres quelque chose d’étrange, comme un dard fin et moelleux…C’est ainsi que se collent parfois les sangsues inoffensives.

Chapitre 8

 

Je regardai en dessous. Nous avions pris de la hauteur etsurvolions un bourg provincial que je ne connaissais pas, bâti surle large flanc d’un coteau.

Des clochers s’élevaient au-dessus de la masse sombre des toitsde bois et des vergers ; un grand pont tranchait en noir surle coude de la rivière ; tout était silencieux, engourdi desommeil. Les coupoles et les croix semblaient briller elles-mêmesd’un éclat silencieux ; les perches hautes des puitsvoisinaient dans le silence avec les coiffes rondes desosiers ; une route blanchâtre s’enfonçait, sans bruit, dans laville et en ressortait à l’autre bout, toujours muette, pour seplonger dans la morne étendue des champs monotones.

Je demandai :

« Quelle est cette ville ?

— C’est …sov.

— …sov, dans le gouvernement de …oy ?

— Oui.

— Je suis loin de chez moi.

— Pour nous autres, il n’y a point de distance.

— Vraiment ? » répliquai-je.

Puis, pris d’un courage soudain :

« Eh bien, conduis-moi en Amérique du Sud !

— Cela n’est pas possible ; il y fait jour, à présent.

— Et nous sommes des oiseaux de nuit, n’est-ce pas ?… Ehbien, allons où tu voudras, mais le plus loin possible !

— Ferme les yeux et retiens ton souffle ! »

Nous nous élançâmes, rapides comme l’ouragan. L’air sifflait auxoreilles avec un bruit effrayant.

Nous nous arrêtâmes enfin, mais le bruit ne cessait pas. Aucontraire, on entendait une sorte de fracas menaçant, un tonnerreassourdi…

« Tu peux rouvrir les yeux », dit Ellys.

Chapitre 9

 

Je m’exécutai…

Seigneur, où étais-je ?… Des nuages lourds et gris sebousculaient, se poursuivaient au-dessus de ma tête, comme untroupeau de monstres féroces… Et là-bas, tout en bas, une merfurieuse, déchaînée… L’écume blanche brille d’un éclat de fièvre etbouillonne en collines d’eau ; des lames échevelées se ruentavec fracas sur un rocher immense et noir comme du goudron. Leshurlements de l’ouragan, le souffle glacial du gouffre effréné, lebruit lourd des vagues, où résonnent des cris d’angoisse, des coupsde canon lointains, le tocsin, le grincement aigu et déchirant desgalets, le cri inattendu d’une mouette invisible, la coque fragiled’un navire perdu dans l’horizon de brume, tout cela me parle de lamort, de la mort et de l’épouvante…

La tête me tourna de nouveau, et je fermai les yeux…

« Qu’est-ce donc ? Où sommes-nous ?

— Sur la rive sud de l’île de Whight, et cette masse noire estle rocher de Blackgant… Bien des navires s’y sont échoués »,répondit-elle nettement cette fois-ci et non sans une joie maligne,me sembla-t-il.

« Emporte-moi loin d’ici… Oh ! très loin !… Chez moi…,chez moi !… »

Je me recroquevillai et serrai mon visage entre mes mains… Nousvolions encore plus vite ; le vent ne hurlait plus : ilpoussait des grincements aigus dans ma chevelure, dans mesvêtements… Le souffle me manquait…

« Pose tes pieds à terre », me dit Ellys.

Je m’efforçai de retrouver mes esprits, de remettre de l’ordredans mes idées… Mes semelles sentaient le ferme contact du sol… Jen’entendais plus un bruit, comme si tout s’était tu autour de moi…Seul mon sang battait à mes tempes une cadence déchaînée et la têteme tournait faiblement, avec un léger bruit intérieur… Je meredressai et ouvris les yeux…

Chapitre 10

 

Nous étions au barrage de mon étang. Juste devant moi, à traversles feuilles pointues des cytises, j’apercevais la surface paisiblede l’eau, où s’éparpillaient encore quelques filaments de brume. Àdroite, on voyait le champ de seigle, avec son éclat mat ; àgauche, les arbres du jardin, sveltes, immobiles, embués de rosée…Le souffle du matin les avait déjà fait frissonner…

Deux ou trois nuages obliques — on les aurait pris pour destraînées de fumée — défilaient dans le ciel, pur et gris. Lespremiers rayons de l’aurore les colorèrent de jaune tendre. Jen’arrivais pas encore à distinguer la ligne d’horizon, quicommençait seulement à blanchir imperceptiblement à l’endroit où lesoleil devait se lever.

Les étoiles s’éteignirent ; rien ne bougeait encore, bienque tout s’éveillât dans le charme silencieux de la pénombrematinale.

« Le jour ! Voici le jour ! s’écria Ellys, tout contremon oreille… Adieu !… À demain !… »

Je me retournai… Elle se détacha légèrement du sol, passalentement devant moi, leva ses deux bras au-dessus de la tête. Etsoudain la tête et les bras prirent l’éclat chaleureux de lachair ; des lueurs de vie brillèrent dans ses yeuxsombres ; le sourire d’une jouissance secrète entrouvrit seslèvres incarnadines…

Une femme charmante apparut devant moi… Mais, défaillante, ellese renversa aussitôt en arrière et s’évanouit comme une vapeur.

Je ne bougeai pas.

En regardant autour de moi, il me sembla que cet éclat charnel,cette teinte rosé pâle ; qui avait souligné les contours de lavision, était restée en suspens dans l’air du matin… C’était l’aubequi pointait.

Je ressentis soudain une lassitude extrême et me dirigeai versla maison.

En passant devant la basse-cour, je perçus le balbutiementmatinal des canards (toujours les premiers levés). Des corbeaux,perchés le long de la toiture, vaquaient à leur toilette, presséset silencieux ; leurs silhouettes se détachaient nettement surun fond de ciel laiteux… Par moments, ils s’envolaient, en bande,décrivaient quelques cercles et revenaient se poser en rang, sansun cri… Le bois tout proche retentit à deux reprises du chant fraiset rauque d’un coq de bruyère qui venait de descendre dans l’herbetouffue, couverte de rosée et de baies… Je tressaillis légèrement,allai me mettre au lit et m’endormis incontinent.

Chapitre 11

 

La nuit suivante, je me rendis sous le vieux chêne. Ellyss’élança à ma rencontre comme si j’avais été déjà une vieilleconnaissance. Je ne la craignais plus, comme la veille ;j’étais presque heureux de la retrouver et n’essayais même pas devoir clair en moi-même. J’avais seulement envie de voler encoreplus loin au-dessus d’étranges contrées.

Le bras d’Ellys m’enlaça de nouveau et nous nous détachâmes dusol.

« Allons en Italie, lui soufflai-je à l’oreille.

— Où tu voudras, mon bien-aimé », répondit-elle d’une voix douceet grave.

Elle tourna son visage et il ne me parut plus aussi transparentque la veille ; il y avait en même temps quelque chose de plusféminin et de plus sérieux, et qui me rappelait l’être charmantentrevu à l’aube, au moment de nous quitter.

« Cette nuit est une grande nuit, reprit ma compagne. Elle estrare…, seulement lorsque sept fois treize… — là-dessus, quelquesmots m’échappèrent, — les secrets se dévoilent à cette heure…

— Ellys ! suppliai-je. Qui es-tu ? Dis-le-moienfin ! »

Elle leva son bras blanc sans répondre. La trace rouge d’uneplanète brillait au ciel noir, à l’endroit qu’elle désignait de sonindex tendu, au milieu des petites étoiles.

« Comment dois-je te comprendre ?… Est-ce que, pareille àcette comète qui navigue entre les planètes et le soleil, tunavigues entre les hommes et… et quoi ? »

Mais sa main me couvrit soudain les yeux… comme si la brumelaiteuse d’une humide vallée m’avait frappé au visage…

« En Italie !… En Italie ! chuchota-t-elle. Cette nuitest une grande nuit !… »

Chapitre 12

 

La brume se dissipa et j’aperçus, sous moi, une plaineinterminable. Mes joues éprouvaient le contact d’un air chaud etdoux ; je compris que je n’étais plus en Russie ;d’ailleurs, la plaine que je voyais ne ressemblait pas aux nôtres.C’était un espace sans limite et morose, désertique et pelé ;çà et là, quelques étangs, miroitant comme les fragments d’uneglace brisée ; au loin, je devinais confusément la mer,immobile et silencieuse. D’immenses étoiles resplendissaient aumilieu des nuages, beaux et grands ; et j’entendais s’éleverde toutes parts le trille de mille voix, incessant, mais suave… Quede beauté dans ce crépitement perçant, mais rêveur, dans cette voixnocturne du désert !…

« Ce sont les marais Pontins, fit Ellys. Entends-tu lesgrenouilles ? Sens-tu l’odeur de soufre ?

— Les marais Pontins ?… répétai-je, et un sentiment demorne solennité envahit mon être. Mais pourquoi m’as-tu conduitdans ce lieu de désolation ? Ne ferions-nous pas mieux d’allerà Rome ?

— Elle est toute proche, répondit Ellys… Attention à toi !»

Descendant légèrement, nous survolâmes une vieille voie romaine.Un buffle leva lentement, au-dessus du marais gluant, sa têteéchevelée et monstrueuse, avec des mèches plantées dru entre lescornes recourbées. Il regarda de biais, avec des yeux méchants etstupides, et renifla de ses naseaux moites, comme s’il nous avaitsentis…

« Rome est tout près…, tout près, soufflait Ellys. Regardedevant toi…, regarde ! »

Je levais les yeux.

Quelle est cette tache noire, perdue à l’horizon du cielnocturne ? Sont-ce les hautes arches d’un pontgigantesque ? Quel fleuve dominent-elles ? Pourquoisont-elles détruites par endroits ?… Non, ce n’est pas unpont, mais un vieil aqueduc. Tout autour s’étendent les terressacrées de la campagne, et là-bas, au loin, les cimes des montsAlbains et l’échine chenue de l’aqueduc s’allument d’un éclat mat,sous les rayons de la lune perchée au firmament…

Nous prîmes brusquement de la hauteur, pour nous arrêterau-dessus des ruines d’un monument isolé.

Qu’était-ce : un sépulcre ? un palais ? unetour ?… Un lierre noir l’enlaçait avec force dans son étreintemortelle… Et, en bas, le trou béant de ses voûtes à moitié démoliess’ouvrait comme la gueule d’un grand fauve. Une odeur lourde etcaverneuse émanait de ce monticule de pierrailles qui avait perdudepuis longtemps son revêtement de granit.

« C’est ici, dit Ellys, en levant la main… Ici !… Répète àtrois reprises le nom d’un grand Romain, répète-le touthaut !

— Que se produira-t-il alors ?

— Tu le verras. »

Je réfléchis un moment… Puis m’écriai soudain : « Divus CaiusJulius Caesar !… Divus Caius Julius Caesar… Caesar ! »répétai-je en faisait traîner les sons.

Chapitre 13

 

Ce dernier écho de ma voix n’avait pas encore expiré quej’entendis…

Il m’est difficile de vous décrire ce que j’entendis. Au début,ce fut une rumeur confuse, à peine perceptible, faite d’éclatsincessants de fanfares et d’applaudissements… Quelque part au loin,très loin, au fond d’un insondable précipice, une foule innombrables’agitait tout à coup, poussait des cris et des exclamations,montait lentement vers moi, comme dans un rêve, un songe étouffant,long de plusieurs siècles… Ensuite, l’air se déplaça et devintnoir, au-dessus des ruines… Je crus discerner des ombres, desmyriades d’ombres et de contours, arrondis comme des casques,élancés comme des piques ; les rayons de la lune se brisaientcomme des éclairs bleuâtres et fugitifs sur ces casques et ceslances — et l’armée tout entière approchait en foule, grossissait àvue d’œil, s’agitait de plus en plus furieusement… On la sentaitanimée d’une énergie invincible, capable de soulever unmonde ; mais aucun de ses contours ne se dessinait nettement…Et soudain, une sorte de frisson parcourut cette masse, comme sides vagues immenses s’étaient écartées pour livrer passage… «Caesar !… Caesar venit ! » entendis-je… Et le bruit desvoix était semblable à celui d’une forêt brusquement secouée parl’ouragan… Une sourde rumeur ; une tête pâle et sévère, ceinted’une couronne de lauriers, les paupières baissées, se dressalentement au-dessus des ruines — le profil de l’empereur…

Le langage des hommes est impuissant à dépeindre la terreur quis’empara de moi. Il me semblait qu’il suffisait que l’empereursoulevât ses paupières et entrouvrît ses lèvres pour que jemourusse aussitôt… Je gémis :

« Ellys… Je ne veux pas… Je ne veux pas de cette Rome grossièreet effrayante… Allons-nous-en !… Allons-nous-en !

— Poltron ! » fit-elle.

Nous repartîmes à toute volée. J’eus le temps de percevoir letonnerre des légions qui acclamaient leur chef…, puis touts’évanouit…

Chapitre 14

 

« Regarde autour de toi, me souffla Ellys, et apaise ton âme.»

J’obéis. Et je me rappelle que ma première impression futtellement suave que je pus seulement pousser un soupir. J’étaisenveloppé d’une brume bleuâtre, argentée, douce et lumineuse… Audébut, je ne distinguai rien, mais progressivement, je vis émergerles contours de montagnes et de forêts grandioses. Au-dessous demoi, la nappe pure d’un lac, avec des étoiles qui tremblaient dansses profondeurs et des vagues expirant doucement sur ses rives. Unparfum d’oranges me baigna le visage ; une voix de jeunefemme, forte et mélodieuse, parvenait en vagues à mes oreilles.Cette senteur et ce chant m’attiraient en bas ; je descendisen planant et me posai… sur le toit d’un magnifique palais demarbre blanc, qui semblait si accueillant, au milieu d’un bosquetde cyprès.

Le chant s’épandait par les croisées largement ouvertes ;les vagues du lac, parsemé d’une myriade de fleurs, caressaient lesmurs du palais ; de l’autre côté, au milieu des eaux,s’élevait une île haute et circulaire, vêtue d’orangers et delauriers, inondée de brume lumineuse, couverte de statues, decolonnes élancées, de portiques divins…

« Isola Bella, dit Ellys. Lago Maggiore… »

Je fis seulement « Ah ! » et continuai de descendre. Lavoix de la chanteuse me parvenait de plus en plus claire etdistincte… Je me sentais irrésistiblement entraîné vers le palais…Je voulais voir le visage de la musicienne qui faisait vibrer unetelle nuit d’une semblable mélodie… Nous nous arrêtâmes auprèsd’une fenêtre.

Une jeune femme était assise devant un piano, au milieu d’unepièce décorée dans le style pompéien et plus proche d’un templeantique que d’un salon moderne. Autour d’elle, des sculpturesgrecques, des vases étrusques, des plantes rares, des tissusprécieux ; la lumière était diffusée par deux lampes enclosesdans des coupes de cristal.

La tête légèrement rejetée en arrière, les paupières à moitiébaissées, la musicienne chantait un air italien ; un sourireléger rayonnait sur son visage, bien que les traits fussentempreints d’une certaine solennité, voire d’austère gravité —indice d’une volupté parfaite… Elle souriait…, et un faune dePraxitèle, jeune comme elle, paresseux, efféminé, sensuel, semblaitlui répondre, de son coin, derrière les branches d’un oléandre, àtravers une fumée légère qui montait d’un encensoir de bronze posésur un trépied.

La jeune fille était seule. Charmé par la musique, la beauté,l’éclat et les parfums de la nuit, pénétré jusqu’au fond de l’âmepar le spectacle de ce bonheur jeune, serein et lumineux, j’oubliaima compagne, j’oubliai l’étrange manière dont j’étais devenu letémoin de cette vie lointaine… J’allais enjamber le rebord de lacroisée et engager la conversation…

Tout mon corps fut secoué par une violente commotion, comme sij’avais été électrocuté. Je me retournai… Le visage d’Ellys étaitsévère et terrible — quoique toujours transparent ; ses yeuxgrands ouverts étincelaient de colère…

« Allons-nous-en ! » proféra-t-elle à voix basse et d’unton furieux…

De nouveau, nous commençâmes à décrire des cercles dans lesténèbres et je sentis que la tête me tournait… Mais cette fois-cice n’était plus la clameur des légions, c’était la voix de lachanteuse qui me hantait…

Nous nous arrêtâmes enfin. La même note aiguë résonnait toujoursà mes oreilles, bien que je respirasse un air et des senteurs toutà fait autres. Une fraîcheur fortifiante me fouetta au visage,comme si nous étions au voisinage d’un grand fleuve ; jepercevais une odeur de foin, de fumée et de chanvre. J’entendisencore une note longuement tenue, une autre, puis une troisième… Ily avait dans ce chant quelque chose de si caractéristique, lesnotes graves et aiguës m’étaient si familières que, sans hésiterune seconde, je me dis : « C’est un Russe qui chante. » Au mêmeinstant, je commençai à voir clair autour de moi.

Chapitre 15

 

ous survolions le rivage plat d’un grand fleuve. Des prés,fraîchement fauchés et hérissés d’énormes meules de foin,s’étendaient à notre gauche et allaient se perdre dans lelointain ; à droite, un fleuve majestueux déroulait sa surfacesereine, égale, sans un pli. De grandes barques sombres, ancréesprès du bord, se balançaient doucement, hochant les sommets deleurs mâts, pointés comme des index. L’une d’elles se signalait parun brasier dont les longs reflets rouges tremblaient et oscillaientsur l’eau ; le chant que j’avais entendu, montait de cettebarque-là. D’autres feux se jouaient çà et là sur le fleuve et dansles champs, sans que l’œil pût déterminer leur distance ;d’innombrables cigales frottaient leurs élytres, et le bruitqu’elles produisaient n’avaient rien à envier à celui desgrenouilles des marais Pontins… Des cris d’oiseaux inconnusrésonnaient par intervalles sous le ciel sans nuages, mais bas etsombre.

« Nous sommes en Russie ? demandai-je à Ellys.

— C’est la Volga », répondit-elle.

Nous survolions toujours le rivage.

« Pourquoi m’as-tu arraché à ce pays merveilleux ?commençai-je. Étais-tu donc jalouse ?… Dis-moi, est-ceréellement la jalousie qui s’est éveillée en toi ? »

Les lèvres d’Ellys tremblèrent légèrement et une lueur de colèrepassa dans ses yeux… Cela ne dura qu’un instant, et presqueaussitôt son visage redevint impassible.

« Je veux rentrer chez moi, lui dis-je alors.

— Attends, attends…, répliqua-t-elle. Cette nuit est une grandenuit ; elle ne reviendra pas de sitôt… Tu vas pouvoir êtretémoin de… Attends ! »

Obliquant tout d’un coup, nous traversâmes la Volga en volanttrès bas, presque au ras de l’eau, mais d’un vol convulsif, tellesdes mouettes avant l’orage. Des vagues écumantes grondaientsourdement sous nos corps ; un vent violent nous frappait deson aile robuste et glaciale… L’autre rive, escarpée, se dressabientôt devant nous, dans la pénombre… Des rochers à pic etcrevassés… Nous les approchâmes.

« Crie : Sarine na kitchka[1] ! » mesouffla Ellys. Je me souvins de mon épouvante à l’apparition desfantômes romains ; j’étais las et terriblement triste ;mon cœur me semblait fondre comme de la cire ; je n’osais pasprononcer l’invocation, sachant d’avance que quelque chose demonstrueux allait surgir à mon appel, comme dans la Vallée desLoups du Freischütz. Mes lèvres s’entrouvrirent malgré moi et,involontairement, je m’exclamai, d’une voix faible, mais tendue : «Sarine na kitchka ! »

Chapitre 16

 

Au début, comme devant les ruines romaines, il n’y eut que lesilence… Mais, soudain, j’entendis à mon oreille le rire grossierd’un haleur ; quelque chose tomba à l’eau avec une plainte etcoula à pic.

Je scrutai les ténèbres ; pas une âme qui vive… Tout àcoup, un vacarme assourdissant dont l’écho se répercuta sur lerivage. Il y avait de tout dans ce chaos de bruits : des râles, descris aigus, des injures exaspérées et des rires — surtout des rires—, des coups de rame et des coups de hache, le bruit de portesenfoncées et de coffres disloqués, le grincement des mâts et desroues… Galop de chevaux, glas du tocsin, frôlement de chaînes,sifflements et hurlements d’incendie, chants d’ivrognes et refrainsscandés, sanglots déchirants, plaintes terrifiantes, imprécationsaffreuses, râles de moribonds et sifflements des bandits,vociférations et danses trépignées… « À mort ! Frappez !…Pendez !… Noyez !… Massacrez !… Bravo !…Bravo !… Pas de merci !… » Ces cris montaient vers moi,et j’entendais même des hommes qui haletaient, à court desouffle…

Et cependant, tout alentour, aussi loin que l’œil pouvait percerles ténèbres, il ne se produisait rien, pas de mouvement : lefleuve roulait, mystérieux et presque morne ; le rivagesemblait sauvage et désertique…

Je me tournai vers Ellys, mais elle mit un doigt sur seslèvres.

« Stenka ! Voici Stenka Razine !… »

La clameur retentissait tout à nos oreilles.

« Le voici, notre père, notre ataman, notre défenseur !»

Je ne voyais toujours rien, mais il me sembla, tout à coup,qu’un corps gigantesque s’avançait vers moi…

« Frolka ! Où es-tu, fils de chienne ? tonna une voixterrible. Mets le feu partout et taille-les à coups de hache, cespropres à rien ! »

La chaleur d’une flamme me frappa au visage ; je sentis uneâcre odeur de roussi ; un liquide tiède, comme du sang,m’éclaboussa le visage et les mains… Des rires sauvages fusaient detoutes parts…

Je m’évanouis… Quand je revins à moi, nous glissions toutdoucement dans les airs, au-dessus de la forêt que je connaissaisbien, tout droit vers le vieux chêne.

« Vois-tu ce sentier, où la lune luit à travers la brume, oùdeux jeunes bouleaux inclinent leurs têtes ?… Veux-tu que nousallions là-bas ? »

J’étais tellement brisé, épuisé, que je ne pus que murmurer:

« Chez moi !… Chez moi !…

— Tu y es ! » répliqua Ellys.

Effectivement, j’étais devant ma porte, tout seul. Ellys avaitdisparu. Le chien s’approcha de moi, me dévisagea d’un airsoupçonneux et s’éloigna en aboyant.

J’eus à peine la force de me traîner jusqu’à mon lit etm’endormis tout habillé.

Chapitre 17

 

Pendant tout le lendemain matin, j’eus une migraine affreuse ettraînai pitoyablement la patte. Pourtant, je ne faisais pasattention à mon état physique ; le remords me rongeait, ledépit m’étouffait…

Je pestais contre moi-même :

« Poltron ! me répétais-je tout le temps. Ellys avaitraison… De quoi avais-je peur ? Il fallait profiter del’aubaine… J’aurais pu voir César, et, au lieu de cela, je me suismis à geindre, j’ai fui, comme un enfant devant les verges… Biensûr, pour Stenka Razine, cela était différent, et j’admets qu’en maqualité de gentilhomme et de propriétaire foncier… Et, même là, jen’avais rien à craindre !… Lâche !… Poltron !… Mais,au fond, peut-être ai-je rêvé ?… »

J’appelais mon intendante :

« Dis-moi, Marthe, à quelle heure me suis-je couché hier ?Est-ce que tu t’en souviens ?

— Je n’en sais rien, maître…, tard, sans doute… Tu es sorti aucrépuscule… Et bien après minuit je t’ai entendu marcher dans tachambre… Tu as dû te coucher juste avant le lever du soleil… Oui,c’est cela… Et avant-hier aussi… Est-ce que tu as des soucis ?»

« Eh bien, me dis-je, voilà qui prouve que j’ai vraiment volé…»

« Quelle mine ai-je aujourd’hui ? demandai-je touthaut.

— Quelle mine ? Laisse-moi te regarder… Tu as l’airfatigué… Et puis tu es bien pâle : pas une goutte de sang auvisage. »

Je frissonnai…, et renvoyai Marthe.

« Si cela continue, je ne vais pas tarder à mourir ou à devenirfou, raisonnai-je, assis à la croisée… Il faut en finir. C’est tropdangereux. Mon cœur bat trop nerveusement… D’ailleurs, toutes lesfois que je vole, j’ai l’impression qu’on me suce le sang ou que jele perds goutte à goutte — comme la sève s’écoule du bouleau, auprintemps, sous la cognée… Et pourtant c’est bien dommage… Quant àEllys, elle joue avec moi comme le chat avec la souris… Toutefois,je ne crois pas qu’elle me veuille du mal… Je vais me laisser faireune dernière fois, cela me permettra de voir beaucoup de chosesinconnues… Et si elle boit mon sang ? C’est terrible !…En outre, une pareille allure ne doit être recommandée à personne :ne dit-on pas que même en Angleterre il est interdit aux trains dedépasser une vitesse de cent vingt verstes à l’heure ?… »

Ainsi m’étais-je dit, mais avant que neuf heures du soir aientsonné, je me trouvais sous le vieux chêne.

Chapitre 18

 

La nuit était froide, morne et grise ; il régnait une odeurde pluie. À ma vive surprise, il n’y avait personne sous le chêne…Je me mis à tourner autour de l’arbre, allai jusqu’au bord de laforêt, retournai au chêne, scrutai l’obscurité… Tout était désert.J’attendis quelques minutes, puis répétai le nom d’Ellys, toujoursplus fort… Elle n’apparaissait toujours pas… Une tristesseindicible et presque douloureuse s’empara de moi ; mesappréhensions s’étaient évanouies ; je ne pouvais pas accepterl’idée que ma compagne ne vînt pas.

« Ellys ! Ellys !… Viens ! Est-il possible que tune reviennes plus ? » m’écriai-je pour la dernière fois.

Un corbeau, réveillé par mes cris, s’agita dans les brancheshautes de l’arbre voisin et se mit à battre des ailes, empêtré dansle feuillage… Et toujours point d’Ellys…

Je rentrai, tête basse. Devant moi, j’apercevais déjà les tachesnoires des cytises sur le barrage de l’étang. La fenêtre éclairéede ma chambre m’apparut entre les pommiers du jardin, puis secacha, comme un œil qui m’aurait guetté.

Tout à coup, j’entendis un sifflement assourdi, comme si l’airétait fendu rapidement… Quelque chose m’enlaça par-derrière… mesouleva… C’est ainsi que le vautour saisit la perdrix dans sesserres… Ellys ! Je sentis sa joue appuyée sur la mienne,l’étreinte de son bras autour de mon corps et, tel un petit frissonaigu, son murmure me perça l’oreille…

« Me voici ! »

J’étais tout à la fois heureux et effrayé… Nous volâmes, basau-dessus du sol.

« Tu ne voulais pas venir aujourd’hui ? luidemandai-je.

— Et toi, tu t’es ennuyé sans moi ? Tu m’aimes donc ?Oh ! tu es à moi ! »

Ses paroles me remplirent de confusion et je ne sus quoi luidire.

« On m’a retenue, poursuivit-elle, on m’a épiée…

— Qui pouvait te retenir ?

— Où veux-tu que nous allions ? me demanda-t-elle, à sontour, éludant la réponse, selon sa coutume.

— Conduis-moi en Italie, près de ce lac… T’en souviens-tu ?»

Elle s’écarta légèrement et secoua la tête négativement. Pour lapremière fois, je m’aperçus alors qu’elle n’était plustransparente. Son visage avait pris des couleurs et une teinterosée s’était répandue sur sa pâleur de brume. Je la regardai dansles yeux… et eus peur : quelque chose bougeait au fond de sonregard, d’un mouvement lent, mais incessant et sinistre, commecelui du serpent, frileusement roulé sur lui-même, que le soleilcommence à réchauffer.

« Ellys ! m’écriai-je, qui es-tu ?… Dis-le-moi,enfin ! »

Elle se contenta de hausser les épaules.

J’éprouvai un vif sentiment de dépit…, résolus de me venger, etsubitement je songeai à lui demander de me conduire à Paris.

« Là-bas, au moins, tu auras lieu d’être jalouse »,pensai-je.

Et je dis à haute voix :

« Ellys, est-ce que tu n’as pas peur des grandes villes ?De Paris, par exemple ?

— Non.

— Non ? Pas même de ces endroits où il fait aussi clair quesur les grands boulevards ?

— Non, car ce n’est pas la lumière du jour.

— Parfait ! Eh bien, conduis-moi donc sur le boulevard desItaliens… »

Elle me couvrit la tête du bout de sa longue manche. Aussitôt jesombrai dans une sorte de brume blanche saturée de pavot. Toutdisparut : toute lumière, tout bruit, toute conscience même… Seule,la sensation de vivre subsistait encore — et cela n’était pointdéplaisant. Brusquement, la brume se dissipa. Ellys avait relevé samanche et je distinguai, sous moi, une masse dense de bâtiments,inondée de lumière, de bruit et de mouvement… Paris !

Chapitre 19

 

Comme j’avais déjà visité Paris, je n’eus pas de peine àreconnaître l’endroit où se dirigeait ma compagne. C’était lejardin des Tuileries, avec ses marronniers vétustes, ses grilles,son fossé et son horloge enrouée. Nous survolâmes le Grand Palais,l’église Saint-Roch — l’empereur Napoléon avait fait couler pour lapremière fois du sang français sur les marches de ce temple —, etnous arrêtâmes très haut au-dessus du boulevard des Italiens, àl’endroit même où Napoléon III avait également versé le sangfrançais. Des dandies jeunes et vieux, des hommes en sarrau et desfemmes somptueusement élégantes se pressaient sur lestrottoirs ; restaurants et cafés brillaient de tous les feuxde leurs enseignes dorées ; des omnibus et des voitures detoutes les sortes et de tous les genres roulaient sur lachaussée ; aussi loin que je pouvais voir, tout était lumièreet bouillonnement… Fait étrange, je n’avais nulle envie d’approchercette fourmilière humaine. Il me semblait qu’une lourde vapeur,chaude et rougeâtre, montait jusqu’à nous — encens ou puanteur, jene pouvais le dire, car trop de vies s’y confondaient…J’hésitais…

Tout à coup, j’entendis la voix perçante d’une fille dutrottoir, une voix de crécelle, insolente comme une grimace. Elleme perça comme le dard d’un reptile. Je m’imaginai incontinent unvisage pétrifié, pommettes saillantes, avide, vulgaire, bienparisien, des yeux d’usurier, du blanc, du rouge, des boucles, unbouquet criard de fleurs artificielles sur un chapeau pointu, desongles taillés en griffes, une crinoline grotesque… Je me figuraiun habitant de nos steppes sautillant sur les traces de cettepoupée vénale… Je le vis, confus jusqu’à la grossièreté,s’efforçant de grasseyer, imitant les manières des garçons de chezVelfour, servile, empressé, faisant le beau et se trémoussant — etune nausée me monta à la gorge.

« Eh non, me dis-je, Ellys n’aura pas lieu d’être jalouse… »

Cependant, je m’aperçus que nous descendions lentement… Parissemblait monter à notre rencontre, avec tout son vacarme et sonatmosphère suffocante…

« Arrête-toi, demandai-je à Ellys… Est-il possible que tun’étouffes pas ici ?

— N’est-ce pas toi qui m’as demandé de te conduireici ?

— J’ai eu tort… Je reprends mes paroles… Emporte-moi loin d’ici,Ellys, je t’en supplie… Tiens, voici le prince Koulmametov quitraîne sa patte sur les boulevards…, et son ami Serge Varaxine luifait de grands signes en criant ; « Ivan Stépanovitch, allonsvite souper, j’ai engagé Rigolboche en personne ! »Emporte-moi loin de ces Mabille et de ces Maison Dorée, de cesgandins et de ces biches, du Jockey-Club, du Figaro, des troupiersà crâne rasé, des casernes luisantes de propreté, des sergents deville à barbiche courte, des verres d’absinthe trouble, des joueursde dominos installés à la terrasse des cafés, des commis à laBourse, des boutonnières rouges accrochées aux vestes et auxmanteaux, de ce monsieur de Foix spécialisé dans le mariagesérieux, des consultations gratuites du docteur Charles Albert, desconférences libérales, des brochures gouvernementales, du drame etde l’opéra de Paris, de l’ignorance et des calembours faciles…Allons-nous-en ! Vite, allons-nous-en…

— Regarde en bas, me dit Ellys, tu n’es plus à Paris. »

Je baissai les yeux… Elle ne m’avait pas trompé ; uneplaine sombre sillonnée de lignes blanches — des routes — fuyaitau-dessous de nous… Et, très loin derrière, le vaste reflet deslumières innombrables de la capitale du monde embrasait l’horizonde lueurs d’incendie…

Chapitre 20

 

Mes yeux se voilèrent encore de brume… Derechef, je perdisconnaissance… Puis la brume se dissipa… Qu’est-ce là-bas, sous noscorps ? Qu’est-ce que ce parc avec des tilleuls bien alignés,des sapins isolés taillés en forme de parasol, des portiques et destemples de style Pompadour, des satyres et des nymphes à Bernini,des tritons rococo, trônant au milieu de lacs entourés d’une bassebalustrade de marbre noirci ?… Est-ce Versailles ?… Non,ce n’est pas la cité du Roi-Soleil…

Un petit palais de style rococo se dessinait au milieu dequelques chênes frisés… La lune, embuée de vapeur, luisait d’unéclat terne, et une brume très fine descendait du ciel. Était-ce lalumière de la lune ou le brouillard ? Sur un lac, un cygnedormait, et son dos oblong formait une tache blanche comme la neigedes steppes glacées ; des vers luisants brillaient, pareils àdes diamants, dans l’ombre bleue des statues.

« Nous sommes près de Mannheim… C’est le jardin de Schweitzing», me souffla Ellys.

« Nous voilà donc en Allemagne », me dis-je en tendantl’oreille. Tout était silencieux, à l’exception d’un jet d’eau quibruissait doucement. Il semblait répéter sans arrêt les mêmes mots: « Oui, oui, oui, toujours oui… » Tout à coup, je crus voir aumilieu d’une allée, entre les haies de verdure, la silhouettemignarde d’un seigneur qui offrait le bras à une dame en perruquepoudrée et robe de brocart, et s’avançait gravement sur ses talonsrouges. Il avait un pourpoint doré, des manchettes de dentelle, unepetite épée en acier au côté… Étranges visages, visages blêmes…J’eus envie de les voir plus distinctement… Mais tout s’évanouit etil ne resta plus que le babillage de l’eau…

« Ce sont des songes errants, murmura Ellys… La nuit passée,nous aurions pu voir beaucoup de choses »…, beaucoup de choses,mais aujourd’hui les songes eux-mêmes fuient l’œil des hommes… Enavant… En avant !… »

Nous reprîmes de la hauteur et poursuivîmes notre vol. Notremouvement était si calme et régulier qu’il semblait que nousfussions immobiles et que la terre se déplaçât à notre rencontre.De sombres montagnes accidentées et couvertes de forêts, apparurentau loin, commencèrent à grandir et s’avancèrent majestueusementdans notre direction… Bientôt, elles se déroulèrent sous nos corpsavec tous leurs contours, leurs vallées, leurs petits plateaux, lesfeux de leurs hameaux endormis au bord des torrents furieux, aufond des vaux… D’autres montagnes leur succédèrent… Nous étions aucœur de la Forêt-Noire.

Encore des montagnes, toujours des montagnes… Enfin une forêt,superbe, vieille, puissante. Le ciel de nuit était clair, etj’identifiais sans peine chaque espèce d’arbre ; les mélèzes,avec leurs troncs blancs et élancés, me semblaient particulièrementbeaux… Parfois, dans les clairières, j’apercevais des chèvressauvages ; nerveuses et attentives sur leurs jarrets effilés,elles dressaient leurs grandes oreilles en tambour et tournaient latête de côté avec infiniment de grâce.

Les ruines d’une tour, debout au sommet d’un dénudé, montraientavec tristesse leurs créneaux ***gles[2] etdélabrés ; une petite étoile pacifique scintillait au-dessusde ces vieilles pierres oubliées… Le cri des crapauds s’élevait dufond d’un lac presque noir, comme une plainte mystérieuse, et cecri me serrait le cœur… Je croyais aussi percevoir d’autres sons,prolongés et langoureux comme ceux d’une harpe éolienne… J’étais aupays des légendes !… La brume fine et lumineuse qui m’avaittellement frappé à Schweitzing se répandait sur toutes choses ets’épaississait à mesure que nous dépassions les montagnes… Jecomptai cinq, six, dix tons différents de couches d’ombres sur lessaillies des rochers ; et la lune régnait, rêveuse, au-dessusde cette diversité silencieuse. L’air se déplaçait doucement,légèrement… Moi-même je me sentais tout léger, quoique grave ettriste… « Ellys, tu dois aimer ce pays… — Je n’aime rien. — Commentcela ?… Et moi, tu ne m’aimes donc pas ? — Si…, je t’aime», répondit-elle, indifférente. Il me sembla que son brasresserrait son étreinte. « En avant… En avant !… » fit Ellys,avec une sorte d’enthousiasme glacé. « En avant ! »répétai-je.

Chapitre 21

 

Un cri perçant, vibrant, aigu, déchira nos oreilles et serépercuta en avant de nous.

« Ce sont des cigognes attardées qui arrivent du Nord et serendent chez vous, dit Ellys. Veux-tu les rejoindre ?

— Oui, oui !… Emporte-moi vers elles ! »

Nous prîmes notre élan et rattrapâmes les échassiers en un clind’œil.

Grandes et belles (il y en avait treize), les cigognes volaienten triangle ; leurs ailes faisaient des mouvements brusques etrares. La tête et les pattes tendues, le poitrail bombé, ellesvolaient à une vitesse prodigieuse ; l’air sifflait toutalentour… Quel spectacle magnifique que celui de cette vie intenseet énergique, de cette volonté implacable, qui s’exerçait si haut,si loin de tout être vivant !… Sans jamais interrompre leurvol, elles interpellaient celles de leurs compagnes qui volaient enavant, avec le chef, et dans leurs cris puissants, dans ce colloquesous les nuages, l’on sentait une fierté, une gravité, une foiinébranlable dans leurs propres forces… Elles semblaients’encourager mutuellement et se dire : « Nous parviendrons au but,si difficile que cela soit ! » Et je songeai qu’il est peud’hommes en Russie — que dis-je ? dans tout l’univers — quisoient aussi audacieux que ces oiseaux-là !

« Nous allons en Russie, me dit Ellys (ce n’était pas lapremière fois que je m’apercevais qu’elle savait deviner mespensées)… Veux-tu rentrer chez toi ?

— Oui… ou plutôt non… Je suis allé à Paris ; conduis-moi àSaint-Pétersbourg.

— Tout de suite ?

— Oui, tout de suite… Mais couvre-moi la tête de ton voile, carje commence à me sentir mal… »

Elle leva le bras… Mais avant que la brume ne m’enveloppât,j’eus le temps de sentir sur mes lèvres le contact d’un dard mou etobtus…

Chapitre 22

 

« A-a-attention ! »

Une voix traînante résonnait à mes oreilles. Une autre voix luirépondit, avec une sorte de désespoir :

« A-a-attention ! »

Et le cri se perdit quelque part aux confins du monde. Jetressaillis. Une aiguille dorée attira mes regards : la forteressede Pierre et Paul.

Pâle nuit du Nord !… Mais, au fait, était-ce bien lanuit ?… N’était-ce pas plutôt un jour blême et malingre ?Jamais je n’avais aimé les nuits de Saint-Pétersbourg ; àcette minute-là, je fus effrayé…

Les contours de la silhouette d’Ellys s’évanouissaiententièrement, fondaient comme une brume au soleil de juillet, et jene voyais nettement que mon propre corps, lourd et solitaire,suspendu en l’air, au niveau de la colonne d’Alexandre. J’étaisau-dessus de Saint-Pétersbourg. Pas de doute. Des rues désertes,larges et grises ; des immeubles couverts de plâtre, auxfaçades grises, gris-jaune, gris mauve, avec des fenêtresrentrantes, des enseignes voyantes, des perrons alourdis de ferforgé, de méchants établis de marchands des quatre-saisons, desfrontons, des inscriptions, des guérites, des abreuvoirs… Voici lacalotte dorée de la cathédrale de Saint-Isaac, la Bourse, inutileet bigarrée, la forteresse aux murs de granit, le bois rongé deschaussées, les péniches remplies de foin et de bois, l’odeur depoussière, de choux, de bâche et de crottin, les concierges enpelisse courte, figés comme des statues devant les portails desimmeubles, les cochers de fiacre recroquevillés et endormis commedes souches sur les sièges de leurs vieilles carrioles !…C’était bien elle, notre Palmyre nordique !… L’on distinguaittout autour de soi, avec une netteté, une précision presquecruelle, toute une masse énorme qui dormait d’un sommeil triste etse détachait dans l’air terne et transparent. Le rose ducrépuscule, un rose phtisique, n’avait pas encore quitté le ciellaiteux, sans une étoile, et n’allait pas le quitter avantl’aube ; son reflet irisait doucement la surface soyeuse de laNeva, qui murmurait doucement et poussait ses eaux froides etbleues…

« Allons-nous-en ! » supplia Ellys.

Et, avant que je n’eusse eu le temps de lui répondre, ellem’emporta au-dessus de la Neva et de la place du palais d’Hiver, endirection de la Litéynaïa… J’entendis, en dessous, un bruit de paset une rumeur de voix : des jeunes gens à visages d’alcooliquestraversaient la rue et parlaient de leçons de danse… «Sous-lieutenant Stolpakov, septième ! » clama soudain unesentinelle, réveillée en sursaut, en faction devant une pyramided’obus rouillés… Un peu plus loin, j’aperçus, à une croiséeouverte, une jeune fille en robe de soie froissée, sans manches, unpetit filet de perles sur les cheveux et une cigarette entre leslèvres. Elle lisait pieusement un livre : un recueil des œuvres del’un de nos derniers Juvénals…

« Allons-nous-en ! » dis-je à Ellys.

Un clin d’œil… Les sapins rabougris et les marais moussus desenvirons de la capitale fuyaient déjà sous nos corps… Nous nousdirigeâmes tout droit vers le sud ; petit à petit, le ciel etla terre prirent une teinte de plus en plus sombre… Nuit morbide,jour morbide, vous étiez restés loin derrière nous…

Chapitre 23

 

Nous volions plus lentement que de coutume, et cela me permit devoir se dérouler sous mes yeux, tel le volume d’un panorama infini,l’espace sans bornes de mon pays natal… Des forêts, des taillis,des champs, des fossés, des fleuves — parfois des villages et deséglises —, puis encore des champs et des forêts, des taillis, etdes fossés. Je devins mélancolique et me sentis envahir par unesorte de morne indifférence. Et ce n’était point parce que jesurvolais la Russie. Oh ! non…

Cette terre — cette surface plane — qui s’étendait sousmoi ; tout notre globe avec ses habitants éphémères, sapopulation infirme, écrasée par le besoin, le chagrin, la maladie,enchaînée à une masse de poussière méprisable ; l’écorcefragile et rugueuse enveloppant ce grain de sable qu’est notreplanète ; la moisissure que nous appelons gravement le règneorganique ; les hommes — ces moucherons mille fois plusinsignifiants que les vrais moustiques — ; leurs habitaclesmodelés dans la boue, les traces imperceptibles de leur agitationmonotone, de leur lutte ridicule contre l’inéluctable et lepréétabli — tout cela me donnait subitement la nausée… Mon cœur sesouleva lentement et je n’eus plus la moindre envie de contempler,en badaud, ces tableaux insignifiants, cette foire aux vanités…

L’ennui me gagna — et même quelque chose de pire que l’ennui… Jen’éprouvais point de commisération pour mes frères ; toutesmes émotions s’étaient éteintes, englouties dans un sentimentunique que j’ose à peine nommer, un sentiment de dégoût de mapropre personne, plus intense et plus pénétrant que celui que jeressentais pour tout le reste.

« Laisse cela, souffla Ellys, laisse cela… Je ne vais pluspouvoir te porter… Tu deviens trop pesant…

— Va-t’en chez toi ! lui répondis-je du ton sur lequel jeparle à mon cocher quand je quitte, sur les quatre heures du matin,des amis moscovites chez qui j’ai passé l’après-souper à discuterde l’avenir de la Russie et de l’importance de la communauté.

« Va-t’en chez toi !… Va-t’en chez toi !… » répétai-jeen fermant les yeux…

Chapitre 24

 

Je les rouvris bientôt… Ellys se serrait étrangement contremoi ; il semblait qu’elle eût voulu me rabrouer. Je laregardai, et mon sang se glaça… Quiconque a eu l’occasion de voirse peindre sur le visage de son voisin une épouvante sans nom, dontil ne peut deviner la raison, celui-là me comprendra… La terreur,une terreur affreuse, défigurait les traits évanescents d’Ellys etles faisait grimacer. Jamais je n’ai rien vu de tel sur un visagehumain. Un fantôme de brume, sans vie, une ombre…, et à côté decela cet effroi mortel…

« Ellys, qu’as-tu donc ? demandai-je enfin.

— C’est elle !… C’est elle !… répondit le fantôme aveceffort… C’est elle !

— C’est elle ?… Qui donc ?

— Ne la nomme pas… Surtout, ne l’appelle pas par son nom,balbutia ma compagne… Nous devons la fuir, sans quoi tout estperdu…, perdu…, à jamais… Oh ! regarde…, regarde…,là-bas ! »

Je tournai la tête dans la direction qu’elle m’indiquait d’unemain tremblante et aperçus quelque chose…, quelque chose devraiment terrible…

La chose était d’autant plus effrayante quelle n’avait point decontours déterminés… Cela était lourd, sinistre, jaune sombre,bigarré comme le ventre du lézard… Une sorte de nuée, debrouillard, qui se déroulait lentement, comme un serpent, et sedéployait au-dessus du sol… Cela avançait en oscillant lentement,d’un ample mouvement de va-et-vient, de haut en bas, comme unoiseau de proie qui plane sur ses ailes grandes ouvertes, en quêted’une victime ; parfois, la chose sans nom se collait à laterre d’un mouvement répugnant — comme une araignée à la mouchequ’elle vient de saisir… Qu’était-ce que cette massehorrible ?… Sous son influence néfaste, — cela, je le voyais,je le sentais —, tout disparaissait et sombrait dans le néant… Ils’en dégageait une froide odeur de pourriture et de charogne ;la nausée me montait à la gorge, mes yeux voyaient trouble, mescheveux se hérissaient sur mon crâne… Et elle avançait toujours,cette force inéluctable, à laquelle rien ne résiste et qui régittout, force aveugle, innombrable et absurde, force omnisciente quichoisit ses victimes comme un oiseau de proie, les étouffe et lespique de son dard glacé de reptile.

« Ellys ! Ellys ! m’écriai-je comme un fou… C’est lamort ! C’est la mort elle-même ! »

Un son plaintif, comme j’en avais entendu déjà, un cri humains’échappa de ses lèvres. Nous nous élançâmes… Mais notre vol étaitsingulièrement, terriblement agité… Ellys trébuchait, tombait, sejetait d’un côté et de l’autre, comme une perdrix, quand elle estmortellement blessée, ou quand elle veut égarer le chien, loin deses petits…

Cependant, des sortes d’antennes ou de tentacules, longues etsinueuses, se détachèrent de la masse immonde et se jetèrent ànotre poursuite… La silhouette d’un immense cavalier, monté sur uncoursier blanc, se dessina soudain et s’éleva sous la voûte descieux… Ellys s’agita encore plus nerveusement, encore plusfébrilement :

« Elle a vu ! Tout est fini ! Je suis perdue !s’écriait-elle d’une voix entrecoupée, à peine perceptible…Oh ! que je suis malheureuse ! J’aurais pu profiter,boire la vie, m’en pénétrer…, et à présent… C’est la fin…, lenéant… »

Cela devenait insupportable… Je perdis connaissance…

Chapitre 25

 

En revenant à moi, j’étais allongé sur le dos, dans l’herbe, ettout mon cops ressentait une douleur sourde, qui semblait due à unchoc violent… L’aube pointait et je voyais nettement tous lesobjets qui m’environnaient. Près de moi, une route plantée decytises longeait un bosquet de bouleaux. Je crus reconnaîtrel’endroit, m’efforçai de me rappeler ce qui m’était arrivé — et unfrisson me parcourut tout entier à l’évocation de la dernièrevision d’enfer…

« Mais de quoi Ellys a-t-elle eu peur ? » me demandai-je… «Se peut-il qu’elle soit soumise à ce pouvoir ? N’est-elle pasimmortelle ? Faut-il qu’elle obéisse aux lois de la fragilitéet du périssable ? Comment cela se peut-il ? »

Tout contre moi, j’entendis un gémissement. Je tournai la tête.Une jeune femme gisait à deux pas de moi, en robe blanche, lescheveux dénoués, une épaule mise à nu. Une de ses mains reposaitsur son front, l’autre sur la poitrine. Ses paupières étaientbaissées, et une légère écume écarlate rougissait les commissuresde ses lèvres… Ellys ? Mais non, Ellys était un fantôme, etj’avais devant moi une femme en chair et en os. Je me traînaijusqu’à elle et me penchai sur son corps…

« Ellys ! Est-ce toi ? » m’écriai-je…

Un frisson parcourut ses paupières, qui se soulevèrent ;ses yeux noirs et perçants fixèrent les miens et, tout à coup, seslèvres se collèrent goulûment aux miennes… Elles étaient chaudes,moites, et avaient une acre saveur de sang… Ses bras m’enlacèrent,câlins, sa poitrine brûlante et pleine se pressa contre lamienne…

« Adieu ! Adieu pour toujours ! » fit une voix, enmourant…

Tout s’évanouit…

Je me relevai, titubant sur mes jambes comme un homme ivre,portai les mains à mon visage, à plusieurs reprises, regardaiattentivement autour de moi… Je me trouvais à quelque deux verstesde ma maison, sur la grand-route de …oy.

Le soleil s’était déjà levé quand je rentrai chez moi.

 

Pendant toutes les nuits suivantes, j’attendis le fantôme — nonsans frayeur, je dois le confesser. Il ne revint pas.

Un soir, au crépuscule, il m’arriva même de me rendre sous levieux chêne, mais il ne se produisit rien d’anormal. Au demeurant,je ne regrettais pas la rupture subite de nos singulièresrelations. À mesure que je réfléchissais à cette histoireincompréhensible, voire absurde, j’en vins à acquérir la convictionque la science était impuissante à me fournir une explicationplausible, pas plus que les légendes, ni les contes de fées.

Qui était-elle, cette Ellys ? Un fantôme ? Uneémanation du Malin ? Une sylphide ? Un vampire ?…Par moments, il me semblait qu’elle était une femme que j’avaisconnue autrefois, et je faisais des efforts surhumains pour merappeler où je l’avais vue… Quelquefois il me semblait que j’allaisy réussir… Mais non, tout s’évanouissait de nouveau, comme unsonge…

Finalement, je reconnus que je me cassais la tête inutilement,comme cela arrive presque toujours. Je n’osai demander conseil àpersonne, de peur de passer pour un fou. Puis je renonçai —d’autant plus que j’avais d’autres soucis.

Ensuite, ce fut l’abolition du servage, le partage des terres,etc. En outre, ma santé s’était fortement ébranlée : je souffraisde la poitrine, ne dormais plus, toussais sans arrêt. Tout moncorps se dessécha et mon teint devint d’ivoire, comme celui d’uncadavre…

Le médecin prétend que je manque de sang, invoque un nom grec :« anémie », et prétend m’envoyer à Gastein… Or, mon chargéd’affaires me jure tous ses grands dieux que sans moi il ne pourrajamais « s’en tirer avec les paysans »…

Allez donc essayer de réfléchir dans cesconditions-là !

Mais que veulent dire ces sons purs et perçants — des sonsd’harmonium — que j’entends toutes les fois que l’on parle d’unemort en ma présence ? Ils deviennent de plus en plus forts etstridents… Et pourquoi l’idée de notre petitesse me fait-ellefrémir si douloureusement ?

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