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Flatland

Flatland

d’ Edwin Abbott Abbott

Aux habitants de l’ESPACE EN GÉNÉRAL

et à H. C. en particulier

Cette Œuvre est Dédiée

Par un Humble Carré Originaire du Pays des Deux Dimensions

Dans l’Espoir que

Tout comme lui-même a été Initié aux Mystères des TROIS Dimensions

Alors qu’il en connaissait SEULEMENT DEUX

Ainsi les Citoyens de cette Céleste Région

Élèveront de plus en plus leurs aspirations

Vers les Secrets de la QUATRIÈME, de la CINQUIÈME ou même de la SIXIÈME Dimension

Contribuant ainsi

Au Développement de l’IMAGINATION

Et peut-être au progrès

de cette Qualité excellente et rare qu’est la MODESTIE

Au sein des Races Supérieures

de l’HUMANITÉ SOLIDE.

 

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR À LA DEUXIÈME ÉDITION RÉVISÉE, 1884

Si mon pauvre ami de Flatland jouissait encore de la vigueur intellectuelle qui était sienne au moment où il entreprit de composer ces Mémoires, je n’aurais pas besoin de me substituer à lui pour rédiger cette préface dans laquelle il désire, tout d’abord, remercier ses lecteurs et critiques de Spaceland, notre Pays de l’Espace, dont la bienveillante attention a rendu nécessaire, plus rapidement qu’il n’était prévu, une deuxième édition de son œuvre ; ensuite demander que l’on veuille bien excuser certaines erreurs et fautes de typographie (dont il n’est cependant pas entièrement responsable) ; enfin corriger un ou deux malentendus. Mais il n’est plus le Carré d’antan. Des années de détention, et le fardeau encore plus lourd à supporter des sarcasmes et de l’incrédulité générale, ajoutés au vieillissement naturel de ses facultés mentales, ont effacé de son esprit bon nombre d’idées et de concepts, ainsi qu’une grande partie de la terminologie qu’il avait acquis pendant son séjour chez nous. Aussi m’a-t-il demandé de répondre à sa place à deux objections, de nature intellectuelle pour la première et morale pour la seconde.

Voici la première : un habitant de Flatland, lorsqu’il se trouvedevant une Ligne, voit quelque chose qui doit lui sembler nonseulement long, mais aussi épais (l’objet contemplé ne serait pasvisible s’il n’avait pas une certaine épaisseur) ; et parconséquent il devrait reconnaître (selon ces critiques) que sescompatriotes ne sont pas seulement longs et larges mais égalementépais (quoique dans une très faible mesure) ou encore hauts. Cetteobjection est plausible et paraît presque irréfutable pour unhabitant de Spaceland au point que, lorsqu’on me la fit pour lapremière fois, j’avoue que je ne sus y répondre. Mais mon pauvreami l’a fait, lui, et d’une façon qui me semble tout à faitsatisfaisante.

« J’admets », me dit-il lorsque je lui mentionnai cetteobjection, « j’admets que votre critique a raison en ce quiconcerne les faits, mais je conteste ses conclusions. Il est vraique nous avons à Flatland une Troisième Dimension, inconnue denous, que l’on pourrait appeler « hauteur », tout comme vous avez,chez vous, à Spaceland, une Quatrième Dimension, pour laquelle vousne possédez pas encore, de nom mais que j’appellerai «extra-hauteur ». Moi-même – qui ai eu le privilège de séjourner àSpaceland et de comprendre pendant vingt-quatre heures lasignification du terme « hauteur » – je reste perplexe à présentdevant cette notion et je ne peux plus la saisir ni par le sens dela vue, ni par le raisonnement ; elle nécessite de ma part unacte de foi.

« La raison en est évidente. L’idée de dimension implique unedirection, implique une possibilité de mesure, implique le plus etle moins. Or, toutes nos lignes sont également etinfinitésimalement épaisses (ou hautes, comme vous préférez) ;par conséquent, elles n’ont rien qui puisse orienter notre espritvers l’image de cette Dimension. Le « micromètre » le plus «délicat » – dont l’usage a été suggéré trop hâtivement par l’un devos critiques – ne nous servirait de rien : car nous ne saurions nique mesurer, ni dans quelle direction le faire. Lorsque nous noustrouvons devant une Ligne, nous voyons quelque chose qui est longet brillant ; l’éclat, tout autant que la longueur, estnécessaire à l’existence d’une Ligne ; si l’éclat s’évanouit,la Ligne disparaît. Voilà pourquoi tous mes amis de Flatland –lorsque je leur parle de cette Dimension inconnue qui, pourtant,est visible d’une certaine manière dans une Ligne – me répondent :« Ah, vous voulez parler de l’éclat. » Et quand je réplique : «Non, c’est à une véritable Dimension que je fais allusion », ils merétorquent : « Alors mesurez-la ou dites-nous dans quelle directionelle s’étend. » Ce qui me réduit au silence, car je ne peux faireni l’un ni l’autre. Hier encore, lorsque le Cercle Suprême(autrement dit, notre Grand Prêtre) est venu visiter la Prisond’État et qu’il m’a rendu sa septième visite annuelle, en medemandant pour la septième fois si je me sentais mieux, j’ai essayéde lui prouver qu’il était non seulement long et large maiségalement « haut », bien qu’il ne le sût pas. Que m’a-t-ilrépondu ?

« Vous dites que je suis « haut » ; mesurez ma « hauteur »et je vous croirai. » Que pouvais-je faire ? Comment releverce défi ? J’ai perdu contenance et il est repartitriomphant.

« Cela vous semble-t-il toujours étrange ? Dans ce cas,imaginez que vous vous trouviez dans une situation identique à lamienne. Supposez qu’une personne de la Quatrième Dimensioncondescende à vous rendre visite et vous dise : « Chaque fois quevous ouvrez les yeux, vous voyez une Figure plane (qui a DeuxDimensions) et vous inférez un Solide (qui en a Trois) ; maisen réalité vous voyez aussi (bien que vous ne le sachiez pas) uneQuatrième Dimension, qui n’est ni la couleur, ni l’éclat, ni quoique ce soit de semblable, mais une véritable Dimension, dont je nepeux cependant pas vous indiquer la direction et que vous n’avezpas la possibilité de mesurer. » Que répondriez-vous à cevisiteur ? Ne le feriez-vous pas enfermer ? Eh bien, telest mon destin ; et nous agissons aussi naturellement, nous,habitants de Flatland, en condamnant à la détention perpétuelle unCarré coupable d’avoir prêché la Troisième Dimension, que vous,habitants de Spaceland, en expédiant dans vos geôles un Cubecoupable d’avoir prêché la Quatrième Dimension. Hélas, combienl’humanité aveugle est prompte à persécuter et comme elle seressemble d’une Dimension à l’autre ! Que nous soyons Points,Lignes, Carrés, Cubes ou Extra-Cubes, nous sommes tous enclins auxmêmes erreurs, tous esclaves de nos préjugés dimensionnelsrespectifs. Comme l’a dit l’un de vos Poètes :

« Un coup de pinceau de la Nature rend tous les mondessemblables[1] . »

Sur ce point, les arguments du Carré me paraissentincontestables. J’aimerais pouvoir dire de sa réponse à la secondeobjection (d’ordre moral, celle-là) qu’elle est aussi claire etcohérente. On lui a reproché d’être misogyne ; et comme cettecritique lui est adressée, avec une certaine véhémence, par un Sexeque la Nature a mis dans une position de supériorité numérique àSpaceland, je serais heureux de pouvoir la réfuter, s’il m’étaitpossible de le faire en toute honnêteté. Mais le Carré est si peuhabitué à notre terminologie morale que je ne lui rendrais pasjustice si je transcrivais littéralement les arguments qu’il avancepour sa défense. En ma qualité d’interprète de sa pensée, et pourla résumer, je me bornerai à dire qu’à ce que j’ai compris il achangé d’avis, pendant ses sept années de détention, tant sur lesFemmes que sur les Isocèles et les Classes Inférieures. À présent,il se rapproche personnellement des idées de la Sphère, selonlaquelle (voir page 149) les Lignes Droites sont, sur bien despoints importants supérieures aux Cercles. Mais, fidèle à son rôled’Historien, il s’est identifié (peut-être trop étroitement) auxpoints de vue généralement adoptés par ses collègues de Flatland et(à ce qu’on lui a dit) même par ceux de Spaceland, qui (jusqu’à unedate très récente) ont rarement jugé digne d’attention la destinéedes femmes comme celle des masses et ne l’ont jamais sérieusementanalysée.

Dans un passage encore plus obscur, il me demande de réfuter lestendances Circulaires ou aristocratiques que certains de sescritiques lui ont naturellement attribuées. Tout en rendant justiceaux facultés intellectuelles qui ont permis à un petit nombre deCercles de préserver pendant plusieurs générations leur suprématiesur l’immense multitude de leurs compatriotes, il croit quel’histoire de Flatland parle d’elle-même, sans nécessiter decommentaires de sa part, et montre que les révolutions ne peuventpas toujours être étouffées dans le sang. Il pense aussi que laNature, en condamnant les Cercles à l’infécondité, les a voués endéfinitive à l’échec.

« Je vois là », ajoute-t-il, « l’application d’une grande loicommune à tous les univers : tandis que la sagesse de l’homme croitœuvrer à un objectif, la sagesse de la Nature le contraint àtravailler dans un autre but, très différent et meilleur. » Quantau reste, il demande à ses lecteurs de ne pas supposer que tous lesdétails de la vie quotidienne à Flatland doivent nécessairementcorrespondre à ceux de Spaceland. Il espère toutefois que sonouvrage, considéré dans son ensemble, séduira l’imagination decertains habitants de Spaceland et amusera du moins ces espritsmodestes et modérés qui – en parlant de choses importantes maissituées en dehors des limites de l’expérience – refusent de direaussi bien « cela ne peut pas être » que « cela est obligatoirementainsi et nous savons tout ce qu’il y a à savoir là-dessus ».

Partie 1
Flatland

Chapitre 1De la Nature de Flatland

« Prenez patience, car le monde est vaste et large. »

J’appelle notre monde Flatland (le Plat Pays), non point parceque nous le nommons ainsi, mais pour vous aider à mieux en saisirla nature, vous, mes heureux lecteurs, qui avez le privilège devivre dans l’Espace.

Imaginez une immense feuille de papier sur laquelle des Lignesdroites, des Triangles, des Carrés, des Pentagones, des Hexagoneset d’autres Figures, au lieu de rester fixes à leur place, sedéplacent librement sur ou à la surface, mais sans avoir la facultéde s’élever au-dessus ou de s’enfoncer au-dessous de cette surface,tout à fait comme des ombres – à cela près qu’elles sont dures etont des bords lumineux – et vous aurez une idée assez exacte de monpays et de mes compatriotes. Hélas, il y a quelques années encore,j’aurais dit « de mon univers » : mais à présent mon esprit s’estouvert à une conception plus haute des choses.

Vous vous rendrez compte immédiatement que, dans un payssemblable, il ne peut exister rien de ce que vous appelez « solide» ; toutefois vous supposerez, me semble-t-il, que nous sommesau moins à même d’opérer visuellement une distinction entre cesTriangles, ces Carrés et ces autres Figures qui s’y déplacent,comme je vous l’ai décrit. Au contraire, nous ne pouvons rienpercevoir de tel, au moins avec une netteté suffisante pour nouspermettre de distinguer une Figure d’une autre. Nous ne voyons,nous ne pouvons voir que des Lignes Droites ; et je vais vousen démontrer sur-le-champ la raison.

Placez une pièce de monnaie sur l’une de vos tables dansl’Espace ; et, en vous penchant dessus, observez-la. Elle vousapparaîtra sous la forme d’un cercle.

Mais, à présent, reculez vers le bord de la table en vousbaissant progressivement (ce qui vous rapprochera de plus en plusdes conditions dans lesquelles vivent les habitants de Flatland) etvous constaterez que, sous votre regard, la pièce devientovale ; enfin, quand vous aurez placé votre œil exactement aubord de la table (ce qui fera réellement de vous, pour ainsi dire,l’un de mes compatriotes), vous verrez que la pièce a complètementcessé de vous paraître ovale et qu’elle est devenue, à votreconnaissance, une ligne droite.

Il en serait de même si vous preniez pour objet de vosobservations un Triangle, un Carré ou toute autre Figure découpéedans du carton. Regardez-la en vous plaçant de manière que votreœil soit au bord de la table : vous verrez qu’elle cesse de vousapparaître sous la forme d’une Figure et qu’elle devient enapparence une Ligne Droite. Prenons pour exemple un Triangleéquilatéral qui représente chez nous un Commerçant appartenant à laclasse respectable. La figure 1 vous montre ce Commerçant tel quevous le verriez en vous penchant au-dessus de lui ; lesfigures 2 et 3 vous le montrent tel que vous le verriez si votreœil approchait du niveau de la table ou le rasait presque ; etsi votre œil était exactement au niveau de la table (c’est ainsique nous le voyons à Flatland), il se réduirait pour vous à uneLigne Droite.

Pendant mon séjour à Spaceland, j’ai ouï dire que vos marinsconnaissaient des expériences très semblables lorsqu’ilstraversaient vos océans et discernaient à l’horizon quelque île ourivage éloigné. Des baies, des promontoires, des angles nombreux etde toutes dimensions peuvent découper cette terre lointaine ;à une certaine distance, néanmoins, vous n’en voyez rien (sauf, ilest vrai, si votre soleil brille sur elle et révèle les parties ensaillie ou en retrait grâce au jeu de la lumière et des ombres),rien qu’une ligne uniforme et grisâtre sur la mer.

Eh bien, voilà tout justement ce que nous voyons quand une denos connaissances triangulaires ou autres s’approche de nous àFlatland. Comme il n’y a chez nous ni soleil ni lumière de nature àproduire des ombres, nous ne disposons d’aucun de ces adjuvants quiviennent au secours de votre vue, chez vous, à Spaceland. Si notreami s’avance, nous voyons sa ligne s’élargir ; s’il s’éloigne,elle diminue ; mais il est toujours à nos yeux une LigneDroite ; qu’il soit Triangle, Carré, Pentagone, Hexagone,Cercle ou ce que vous voudrez, il n’est pour nous qu’une LigneDroite et rien d’autre.

Vous vous demandez peut-être comment, dans des circonstances sidésavantageuses, nous parvenons à distinguer nos amis les uns desautres ; mais il sera à la fois plus judicieux et plus facilede répondre à cette question bien naturelle quand nous enarriverons à la description des habitants de Flatland.Permettez-moi, pour l’instant, de reporter ce sujet à plus tard etde vous dire un mot du climat et des maisons de notre pays.

Chapitre 2Du Climat et des Maisons de Flatland

Chez nous, tout de même que chez vous, il y a quatre pointscardinaux : le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest.

En l’absence de soleil ou d’autres corps célestes, il nous estimpossible de déterminer le Nord à la façon habituelle ; maisnous avons notre méthode particulière. Chez nous, une Loi de laNature fait qu’une attraction constante s’exerce en direction duSud. ; et, quoique dans les régions tempérées cette attractionsoit très légère – au point que même une Femme, évidemment supposéebien portante, peut parcourir plusieurs centaines de toises endirection du Nord sans grande difficulté – ses effets sontcependant assez sensibles pour nous servir de boussole sous laplupart de nos climats. En outre la pluie (qui tombe à intervallesfixes et toujours en provenance du Nord) nous est une aidesupplémentaire ; et, dans les villes, nous nous fions auxmaisons dont les murs latéraux sont, bien entendu, généralementorientés vers le Nord et vers le Sud afin que les toits formentobstacle à la pluie qui tombe du Nord. Dans la campagne, où il n’ya pas de maisons, les troncs des arbres font plus ou moins officede guides. Tout compte fait, nous n’avons pas autant de mal quevous pourriez le croire à déterminer notre position.

Néanmoins, dans nos régions plus tempérées, où l’attraction quis’exerce en direction du Sud se fait à peine sentir, il m’estarrivé parfois, dans quelque plaine désolée où il n’existait nimaison ni arbre qui pût me servir de repère, de me trouvercontraint à demeurer stationnaire pendant plusieurs heuresd’affilée, en attendant que la venue de la pluie me permit depoursuivre mon voyage. La force de l’attraction est beaucoup pluséprouvante pour les personnes âgées ou affaiblies, et surtout pournos délicates Femelles, que pour le robuste Sexe Mâle, de sortequ’un homme bien élevé, s’il rencontre une Dame dans la rue, luicédera toujours le côté Nord… ce qui n’est pas à proprement parlerfacile lorsqu’on est pris de court, que l’on ne jouit pas d’unesanté excellente et que l’on se trouve dans une région où il estdifficile de distinguer le Nord du Sud.

Nos maisons n’ont pas de fenêtres : car la lumière nous arriveégalement à l’intérieur et à l’extérieur, de nuit comme de jour, entous lieux et à tous moments. D’où ? Nous l’ignorons. « Quelleest l’origine de la lumière ? » C’était là, jadis, pour nosérudits, une question du plus haut intérêt que l’on se posaitfréquemment, et l’on en a cherché la solution à maintes reprises,sans autre résultat que de peupler les asiles de fous. Enconséquence, après avoir vainement tenté de restreindreindirectement ces recherches en les rendant passibles d’une lourdeamende, la Législature, à une époque relativement récente, les ainterdites absolument. Moi – hélas, moi seul à Flatland – je neconnais que trop bien la véritable solution de ce mystérieuxproblème ; mais je suis dans l’incapacité de la rendreintelligible à un seul de mes compatriotes ; et l’on m’accablede sarcasmes – moi, l’unique détenteur des vérités de l’Espace, moiqui ai formulé la théorie de l’introduction de la Lumière à partirdu monde des Trois Dimensions – comme si j’étais un dément parmiles déments ! Mais trêve de digressions pénibles retournons ànos maisons.

La forme que l’on adopte le plus communément pour laconstruction des maisons est à cinq côtés, ou pentagonale, commedans le schéma ci-joint. Les deux côtés Nord, CD, DE constituent letoit et n’ont généralement pas de porte ; il y a à l’Est unepetite porte pour les femmes ; à l’Ouest une autre, beaucoupplus grande, pour les Hommes ; habituellement, le côté Sud, ouplancher, n’en comporte pas.

Les maisons carrées et triangulaires ne sont pas autorisées, etceci pour la raison suivante. Les angles d’un Carré (et davantageencore ceux d’un Triangle équilatéral) étant beaucoup plus pointusque ceux d’un Pentagone, et les lignes des objets inanimés (telsque les maisons) étant plus obscures que celles des Hommes et desFemmes, il s’ensuit que les coins d’une résidence carrée outriangulaire risqueraient fort d’infliger une blessure sérieuse àun voyageur étourdi ou peut-être distrait qui se jetteraitbrusquement contre eux ; et par conséquent, dès le XIe sièclede notre ère, les maisons triangulaires ont été universellementinterdites par la Loi, les seules exceptions étant lesfortifications, les poudrières, les casernes et autres bâtimentsofficiels, dont il n’est pas désirable que le grand public approchesans circonspection.

À cette époque, la construction de maisons carrées était encoreadmise partout, quoique découragée par une taxe spéciale. Mais,environ trois siècles plus tard, les Législateurs décidèrent que,dans toutes les villes où la population excédait dix millehabitants, l’angle d’un Pentagone était, pour une maison, le seulqui fût compatible avec la sécurité publique et que, l’on n’enpouvait point autoriser de plus grand. Le bon sens de la communautéa secondé les efforts de la Législature et maintenant, même dansles campagnes, la construction pentagonale a pris le pas sur toutesles autres. Ce n’est à présent que de loin en loin, dans certainesrégions agraires très reculées et arriérées, qu’un antiquaire aencore quelques chances de découvrir une maison carrée.

Chapitre 3Des Habitants de Flatland

La plus grande longueur ou largeur d’un habitant adulte deFlatland peut être évaluée à onze de vos pouces environ. Douzepouces est considéré comme un maximum.

Nos femmes sont des Lignes Droites.

Nos Soldats et nos Ouvriers des Classes Inférieures sont desTriangles qui ont deux côtés égaux, mesurant chacunapproximativement onze pouces, et une base ou troisième côté sicourte (souvent pas plus d’un demi-pouce) qu’ils forment au sommetun angle très aigu et très redoutable. Et même, quand leur base estdu type le plus dégénéré (d’une longueur qui n’est pas supérieure àun huitième de pouce), c’est à peine si l’on peut les distinguerdes Lignes Droites ou Femmes tant leur sommet est pointu. Cheznous, comme chez vous, ces Triangles là se nomment Isocèles pourles différencier des autres ; et c’est sous ce nom que je lesdésignerai dans les pages suivantes.

Notre Classe Moyenne se compose de Triangles Équilatéraux,c’est-à-dire dont tous les côtés sont égaux. Les Membres desProfessions Libérales et les Gentilshommes sont des Carrés (c’est àcette classe que j’appartiens personnellement) et des Figures àCinq-Côtés ou Pentagones.

Vient ensuite la Noblesse, qui comporte plusieurs degrés, encommençant par les Figures à Six-Côtés, ou Hexagones, et ainsi desuite, le nombre des côtés s’élevant sans cesse, jusqu’auxPersonnages qui reçoivent le titre honorable de Polygones. Enfin,lorsque le nombre des côtés devient si grand, et que les côtéseux-mêmes sont si petits qu’il est impossible de distinguer laFigure d’un Cercle, elle entre dans la classe Circulaire ouEcclésiastique : c’est l’ordre le plus élevé de tous.

Chez nous, une Loi de la Nature veut qu’un enfant mâle aittoujours un côté de plus que son père, de sorte que chaquegénération s’élève (en règle générale) d’un échelon sur la voie duprogrès et de l’anoblissement. Ainsi le fils d’un Carré sera unPentagone ; le fils du Pentagone, un Hexagone ; etc.

Mais cette règle ne s’applique pas toujours aux Commerçants, etelle est encore moins répandue chez les Soldats ou les Ouvriersqui, en vérité, méritent à peine le nom de Figures humaines puisquetous leurs côtés ne sont pas égaux. La Loi de la Nature ne s’étendpas jusqu’à eux ; et le fils d’un Isocèle (c’est-à-dire d’unTriangle n’ayant que deux côtés égaux) ne sera jamais qu’Isocèlelui-même. Toutefois, même un Isocèle ne doit pas perdre tout espoirde voir un jour sa progéniture s’élever au-dessus de sa conditionmisérable. Car, après une longue série de succès militaires, ou unevie de labeurs accomplis avec zèle et dextérité, on constategénéralement chez l’Artisan et le Soldat le plus intelligent unelégère augmentation du troisième côté ou base et un rétrécissementdes deux autres côtés. Les mariages mixtes (arrangés par lesPrêtres) entre les fils et les filles de ces membres plusintellectuels des classes inférieures ont habituellement pour fruitun individu qui se rapproche encore davantage du TriangleÉquilatéral type.

Il est bien rare – en proportion du très grand nombre denaissances Isocèles – qu’un Triangle Équilatéral authentique etcertifiable naisse de parents Isocèles. Pour arriver à ce résultat,toute une série de mariages mixtes calculés avec soin est d’abordnécessaire ; encore faut-il que ceux qui aspirent à devenirles ancêtres du futur Équilatéral s’exercent pendant un laps detemps prolongé à la frugalité, à la maîtrise de soi, et qu’àtravers des générations successives s’opère un développementpatient, systématique et continu de l’intellect Isocèle.

Dans notre pays, quand un Vrai Triangle Équilatéral naît deparents Isocèles, c’est un événement dont on se réjouit à plusieurslieues à la ronde. Après un sévère examen effectué par le ConseilSanitaire et Social, l’enfant, s’il est certifié Régulier[2] , est admis au cours d’une cérémoniesolennelle dans la classe des Équilatéraux. Il est immédiatementenlevé à ses parents, qui se sentent partagés entre l’orgueil etl’affliction, et adopté par quelque Équilatéral sans descendancequi s’engage par serment à ne plus jamais laisser l’enfant pénétrerdans son ancien domicile ou même jeter les yeux sur un membre de safamille, de crainte que l’organisme dont le développement est sirécent ne retombe, sous l’effet d’une imitation inconsciente,jusqu’à son niveau héréditaire.

L’apparition d’un Équilatéral chez des parents de naissanceservile est saluée non seulement par les pauvres serfs eux-mêmes,qui voient leur existence sordide éclairée par une lueurd’espérance, mais aussi par l’Aristocratie dans son ensemble ;car toutes les classes supérieures savent parfaitement que cesphénomènes rarissimes, sans risquer de mettre leurs privilèges à laportée du vulgaire, sont une barrière extrêmement utile contre lesrévolutions venues d’en bas.

Si la racaille aux angles aigus avait été, sans exception,absolument privée d’espoir et d’ambition, elle aurait pu trouver,dans certains de ses nombreux soulèvements séditieux, des chefsassez compétents pour faire de leur supériorité en nombre et enforce un usage trop efficace même pour la sagesse des Cercles. Maisun prudent décret de la Nature a ordonné que chez les classeslaborieuses, à mesure qu’augmenteraient l’intelligence, le savoiret toutes les vertus, l’angle aigu (qui les rend physiquementredoutables) s’accroîtrait aussi dans les mêmes proportions etapprocherait celui du Triangle Équilatéral, relativementinoffensif. Ainsi, les membres les plus brutaux et les plusformidables de la classe des soldats – des créatures presque aussidépourvues d’intelligence que les Femmes –, lorsqu’ils développentles facultés mentales qui leur sont nécessaires pour employer aumieux leur terrible puissance de pénétration, voient dans le mêmetemps cette puissance se réduire.

Combien elle est admirable, cette Loi de la Compensation !Et comme elle prouve à merveille le bien-fondé, le caractèreconforme à la nature, et j’irais presque jusqu’à dire les originesdivines de la constitution aristocratique qui régit les États deFlatland ! En utilisant judicieusement cette Loi naturelle,les Polygones et les Cercles sont presque toujours en mesured’étouffer la sédition au berceau : il leur suffit pour cela demettre à profit les réserves d’espoir irrépressibles et illimitéesque recèle l’esprit humain. L’Art vient également en aide à la Loiet à l’Ordre.

Il est généralement possible – grâce à une petite compression ouexpansion artificielle opérée par les chirurgiens de l’État – derendre parfaitement Réguliers certains chefs de la rébellionchoisis parmi les plus intelligents et de les admettre aussitôtdans les classes privilégiées ; d’autres, beaucoup plusnombreux, qui sont encore au-dessous du niveau nécessaire, attiréspar la perspective d’être un jour anoblis, se laissent persuaderd’entrer dans les Hôpitaux d’État, où on les maintient à vie dansune détention honorable ; seuls un ou deux mutinsparticulièrement obstinés, stupides et désespérément Irréguliers,sont conduits sur les lieux de l’exécution.

Alors, le misérable troupeau des Isocèles, qui n’a plus ni planni chefs, se livre sans résistance à la petite armée de ses frèresque le Cercle Suprême entretient en prévision de cas semblables etqui le transpercent ; ou bien, et cela est plus fréquent, leparti Circulaire ayant habilement fomenté entre eux des jalousieset des soupçons, ils se lancent dans une guerre fratricide etpérissent sous les angles les uns des autres. Nous n’avons pasmoins de cent vingt rébellions enregistrées dans nos annales, outredes soulèvements mineurs dont on estime le nombre à deux centtrente-cinq ; et toutes ces émeutes se sont terminéesainsi.

Chapitre 4Des Femmes

Si les Triangles extrêmement pointus de nos Soldats sontredoutables, on n’aura aucune peine à en déduire que nos Femmessont plus terribles encore. Car si le Soldat est un coin à fendre,la Femme étant, pour ainsi dire, toute en pointe, du moins aux deuxextrémités, est un aiguillon. Ajoutez à cela le pouvoir de serendre pratiquement invisible à volonté, et vous en conclurez qu’àFlatland une Femelle est une créature avec laquelle il ne fait pasbon plaisanter.

Mais, parvenus à ce point de mon récit, peut-être certains demes lecteurs parmi les plus jeunes se demanderont-ilscomment, à Flatland, une Femme peut se rendre invisible.Cela devrait, à mon sens, s’expliquer de soi-même. Néanmoins,quelques mots suffiront à éclairer les plus irréfléchis.

Placez une aiguille sur une table. Puis, l’œil au niveau de latable, regardez-la de côté : vous en voyez toute la longueur ;mais, à présent, contemplez-la de face : vous n’en voyez plus quela pointe, elle est devenue pratiquement invisible. De même pourl’une de nos Femmes. Quand son côté est tourné vers nous, nous lavoyons sous la forme d’une Ligne Droite ; si, au contraire,notre regard se dirige vers l’extrémité qui contient son œil ou sabouche – car chez nous ces deux organes sont identiques – nous nepercevons plus qu’un point très brillant ; mais lorsque c’estsa partie postérieure qui se présente à nous, celle-ci – étantmoins brillante et même presque aussi obscure qu’un objet inanimé –lui sert en quelque sorte d’Anneau de Gygès.

Les périls auxquels nous sommes exposés de la part de nos Femmesdoivent être évidents à présent pour les esprits les plus lents deSpaceland. Si, déjà, se heurter à un respectable Triangle de laclasse moyenne n’est pas sans danger ; si l’on risque uneentaille en se cognant contre un Ouvrier ; si l’on ne peutéviter une blessure grave en entrant en collision avec un Officierde la classe militaire ; si le sommet d’un Simple Soldat est àpeu près mortel au seul contact… où va-t-on en se jetant sur uneFemme, sinon à la destruction immédiate et complète ? Etlorsqu’une Femme est invisible, ou que l’on ne voit d’elle qu’unpoint d’une brillance atténuée, combien il doit être difficile,même pour les individus les plus circonspects, de toujours échapperà la collision !

Nombreux sont les décrets qui ont été votés à diverses époquesdans les différents États du Plat Pays pour minimiser cepéril ; et, dans les régions méridionales, moins tempérées,où, la force de la gravitation étant plus grande, les Êtres humainsont plus de mal à éviter les mouvements mal calculés ouinvolontaires, les Lois qui concernent les Femmes sontnaturellement beaucoup plus strictes. Mais le résumé suivantdonnera une idée générale de notre Code :

1) Toute maison doit avoir, du côté Est, une entréeexclusivement réservée à l’usage des Femmes ; c’est par là etnon par la porte Ouest, celle des Hommes, que toutes les Femmesentreront « avec une attitude décente et respectueuse »[3] .

2) Sous peine de mort, aucune Femme ne se déplacera jamais dansun lieu public sans pousser continuellement son Cri-de-Paix.

3) Toute femme dont il sera dûment constaté qu’elle souffre dela danse de Saint-Guy, de convulsions, de rhume chroniqueaccompagné d’éternuements violents, ou de quelque autre maladie quidétermine chez elle des mouvements involontaires, seraimmédiatement détruite.

Dans certains États, une Loi complémentaire interdit aux Femmes,sous peine de mort, de se tenir ou de marcher dans un lieu publicsans remuer constamment de droite à gauche la partie postérieure deleur individu afin d’avertir de leur présence ceux qui se trouventderrière elles ; d’autres obligent les Femmes, quand ellesvoyagent, à se faire suivre d’un de leurs fils, d’un domestique oude leur mari ; d’autres encore leur imposent une réclusiontotale à l’intérieur de leur foyer, sauf à l’occasion des fêtesreligieuses. Mais les plus sages de nos Cercles ou Hommes d’État sesont aperçus que la multiplication des lois d’exception dirigéescontre les Femmes avait pour effet, non seulement de débiliter larace et de réduire le rythme des naissances, mais aussi d’accroîtrela fréquence des meurtres familiaux au point qu’un Code trop sévèrese révélait plus nuisible qu’utile à l’État qui l’adoptait.

Car lorsque l’humeur des Femmes est ainsi exaspérée parl’obligation qu’on leur fait de demeurer constamment chez elles oupar les contraintes qu’on leur impose à l’extérieur, elles onttendance à décharger leur bile sur leur mari ou leursenfants ; et il est arrivé, dans les régions les moinstempérées, que toute la population mâle d’un village soitexterminée en une heure ou deux à la suite d’un soulèvementsimultané des Femmes. En conséquence, les Trois Décrets cités plushaut suffisent aux États les mieux réglés et l’on peut considérerqu’ils résument à peu près notre Code de la Femme.

Somme toute, ce n’est pas dans la Législature que nous trouvonsnotre principale sauvegarde, mais dans les intérêts des Femmeselles-mêmes. Car, si elles sont capables de provoquer une mortinstantanée en effectuant un simple mouvement rétrograde, encorefaut-il qu’elles parviennent à dégager immédiatement leur extrémitéacérée du corps de leur victime, qu’agitent les soubresauts del’agonie, pour éviter que leur frêle organisme ne soit lui-mêmedétruit.

Les pouvoirs de la Mode sont également de notre côté. J’aisignalé que, dans certains États parmi les moins civilisés, ilétait interdit aux Femmes de se montrer dans un lieu public sansagiter de droite à gauche leur extrémité postérieure. C’est là,depuis des temps immémoriaux, une pratique universelle chez toutesles Dames ayant les moindres prétentions à la bonne éducation. Ontient pour déshonorant qu’un État soit contraint de faire respecterpar la Loi ce qui devrait être, et qui est chez toute dame dequalité, un instinct naturel. L’ondulation rythmique et, oserai-jedire, bien modulée qu’impriment à leur partie postérieure nos damesde rang Circulaire est enviée et imitée par l’épouse d’un vulgaireÉquilatéral, qui doit borner ses aspirations à une oscillationmonotone, semblable à celle d’un pendule ; ce balancementrégulier de l’Équilatérale n’est pas moins admiré et copié parl’épouse de l’Isocèle ambitieux et progressiste, race chez quiaucune espèce de « mouvement postérieur » ne compte encore parmiles nécessités de la vie. Donc, dans toutes les familles quioccupent un certain rang dans la société, le « mouvement postérieur» est une institution aussi ancienne que le temps lui-même ;là, les maris et les fils sont au moins à l’abri des attaquesinvisibles.

Mais il ne faut nullement conclure de tout cela que nos Femmesn’ont pas une nature affectueuse. Par malheur, la passion du momentl’emporte, chez le Sexe Faible, sur toute autre considération.C’est là, bien entendu, une conséquence inévitable de leurconformation déficiente. Puisqu’elles ne peuvent prétendre posséderun angle, aussi réduit soit-il, étant inférieures sur ce plan auplus misérable des Isocèles, elles sont par là même complètementdénuées de cérébralité et incapables de réflexion, de jugement, depensée, presque de souvenir. De ce fait, elles oublient, dans leursaccès de furie, tous les droits que leurs victimes peuvent avoirsur leur affection et ne s’arrêtent à aucune distinction. Jeconnais personnellement le cas d’une Femme qui extermina toute samaisonnée et qui, une demi-heure après, une fois sa rage passée etles débris balayés, demanda ce qu’il était advenu de son mari et deses enfants.

Il ne faut donc évidemment pas irriter une Femme tant qu’elleest en état de se retourner. Quand on la tient dans sesappartements, qui sont conçus de façon à lui ôter cette faculté, onpeut dire et faire ce qu’on veut ; car elle est alors réduiteà une totale impuissance et ne se rappellera plus dans quelquesminutes l’incident au sujet duquel elle vous menace actuellement demort, ni les promesses que vous aurez peut-être jugé nécessaire delui faire pour apaiser sa furie.

Tout compte fait, nous nous tirons assez bien d’affaire dans nosrelations conjugales, quoiqu’il n’en soit pas toujours ainsi dansles couches inférieures des Classes Militaires. Là, le manque detact et l’imprudence des maris donne lieu, parfois, àd’indescriptibles désastres. Ces misérables individus, se fiantplus aux armes offensives de leurs angles aigus qu’aux organesdéfensifs du bon sens et des simulations opportunes, négligent tropsouvent les principes qui régissent la construction desappartements féminins ou irritent leurs épouses en employant, àl’extérieur, des expressions malavisées qu’ils refusent derétracter sur-le-champ. En outre, un respect brutal et têtu de lavérité littérale les rend peu enclins à ces débauches de promessesgrâce auxquelles le Cercle, plus judicieux, apaise en un instant saCompagne. Il en résulte des massacres ; ceux-ci, au reste, nesont pas sans avantages car ils éliminent les plus grossiers et lesplus tapageurs des Isocèles ; et nombre de nos Cerclestiennent les instincts destructeurs du Sexe Maigre pour l’une deces dispositions providentielles qui servent à endiguerl’accroissement excessif de la population et à étouffer laRévolution dans l’œuf.

Toutefois je n’irai pas jusqu’à dire que même dans les foyersles mieux réglés et les plus proches de l’état Circulaire, l’idéalde la vie familiale est aussi élevé que chez vous, à Spaceland.Nous connaissons la paix, dans la mesure où l’absence de massacremérite ce nom, mais, nécessairement, il n’y a guère harmonie degoûts ou d’activités et c’est au prix du confort domestique que lasage prudence des Cercles a assuré la sécurité. Dans tous lesfoyers Circulaires ou Polygonaux, la coutume veut depuis des tempsimmémoriaux – et cette coutume est devenue à présent une espèced’instinct naturel chez les Femmes de haut rang – que les Mères etles Filles gardent constamment l’œil et la bouche tournés vers leurMari et ses amis de sexe mâle. Si une Dame de la bonne sociététournait le dos à son Époux, ce serait considéré à la fois comme unmauvais présage et un manque de dignité. Mais, comme je vais lemontrer à l’instant, cette coutume, tout en ayant l’avantage de lasécurité, n’est pas dénuée d’inconvénients.

Dans la maison de l’Ouvrier ou du Commerçant respectable – où lafemme est autorisée à tourner le dos à son époux pendant qu’ellevaque aux travaux domestiques – il y a au moins des moments decalme au cours desquels l’épouse ne se fait ni voir ni entendre,hormis le bourdonnement continu de son Cri-de-Paix ; mais dansles résidences des classes supérieures, la tranquillité est tropsouvent absente. Ici la bouche volubile et l’œil à l’éclatpénétrant sont dirigés en permanence vers le Maître deMaison ; et la lumière elle-même ne se répand pas en un flotplus persistant que le torrent du bavardage féminin. Le tact etl’habileté qui suffisent pour éviter l’aiguillon de la Femme sontimpuissants à lui fermer la bouche ; et comme l’épouse n’aabsolument rien à dire, comme l’esprit, le bon sens, la consciencequi pourraient l’empêcher de parler lui font totalement défaut, iln’est pas rare d’entendre des cyniques déclarer qu’ils préfèrent ledanger de l’aiguillon meurtrier mais inaudible à l’autre extrémité,bruyante et inoffensive, de la Femme.

Mes lecteurs du Pays de l’Espace jugeront peut-être tout à faitdéplorable la condition de nos Femmes, et elle l’est en effet. LeMâle Isocèle du type le plus bas peut envisager une certaineamélioration de son angle et espérer que toute sa caste dégénéréefinira éventuellement par s’élever dans l’échelle sociale ;mais ces espoirs sont inaccessibles au sexe féminin. « Femme unjour, Femme toujours », tel est le Décret de la Nature ; etles Lois de l’Évolution elles-mêmes semblent refuser de s’exerceren sa faveur. Au moins pouvons-nous, cependant, admirer cette sagedisposition qui, en interdisant tout espoir aux Femmes, les aégalement privées de mémoire pour se rappeler et de pensée pourprévoir les chagrins et les humiliations qui sont à la fois unenécessité de leur existence et la base de notre constitution àFlatland.

Chapitre 5Comment nous nous reconnaissons les Uns les Autres

Vous à qui l’ombre et la lumière ont été également accordées,vous qui avez le bonheur de posséder deux yeux, vous qui jouissezdu sens de la perspective et qu’enchante le spectacle de diversescouleurs, vous qui pouvez réellement voir un angle, et contemplertoute la circonférence d’un Cercle dans l’heureuse région des TroisDimensions… comment vous faire comprendre avec quelles difficultésextrêmes nous reconnaissons, à Flatland, nos configurationsrespectives ?

Rappelez-vous ce que je vous ai dit plus haut. Chez nous, tousles Êtres, qu’ils soient animés ou non, et quelle que soit leurforme, se présentent à notre regard sous une apparenceidentique ou presque identique celle d’une Ligne Droite. S’ils sonttous semblables, comment les distinguer les uns desautres ?

La réponse est triple. Le premier moyen que nous utilisons estle sens de l’ouïe ; il est chez nous beaucoup plus développéque chez vous et nous permet non seulement de reconnaître au son deleur voix nos amis personnels, mais aussi d’opérer une distinctionentre les différentes classes, du moins en ce qui concerne lestrois ordres inférieurs : l’Équilatéral, le Carré et le Pentagone(car je ne tiens pas compte de l’Isocèle). Mais à mesure que nousnous élevons dans l’échelle sociale, le processus qui consiste àdistinguer et être distingué croît en difficulté. D’abord parce queles voix sont assimilées ; ensuite parce que la faculté dereconnaître par la voix est une vertu plébéienne qui n’est pas trèsdéveloppée dans l’Aristocratie. Et l’on ne peut pas se fier à uneméthode qui comporte des risques d’imposture. Dans nos ordresinférieurs, les organes vocaux sont au moins aussi développés queceux de l’ouïe, de sorte qu’un Isocèle peut aisément feindre lavoix d’un Polygone et, avec un peu d’entraînement, celle d’unCercle. On recourt donc plus volontiers à une autre méthode.

Celle qui consiste à toucher est la plus couramment employée parles Femmes et les individus des ordres inférieurs – je parleraiplus loin de nos ordres supérieurs – en tout cas lorsqu’ils ontaffaire à des étrangers et quand il s’agit de reconnaître non pasla personne, mais la classe. Par conséquent, le processus quiconsiste à toucher correspond chez nous à ce qui est la cérémoniede la « présentation » dans la bonne société de Spaceland. «Permettez-moi de vous faire toucher mon ami M. Un Tel, qui aural’honneur de vous toucher à son tour » : telle est encore laformule de présentation habituelle à Flatland chez ceux de nosgentilshommes campagnards qui vivent à l’écart des villes etrestent attachés aux anciens usages. Mais, chez les citadins et leshommes d’affaires, les mots « qui aura l’honneur de vous toucher àson tour » sont omis et la phrase, abrégée, devient : «Permettez-moi de vous faire toucher M. Un Tel » ; on suppose,bien entendu, que l’opération sera réciproque. Nos jeunes lions,encore plus modernes et fringants, – qui détestent tout effortsuperflu et sont suprêmement indifférents à la pureté de leurlangue natale, – condensent encore davantage la formule enutilisant le terme « toucher » dans un sens technique, quicorrespond à «recommander-dans-l’intention-de-toucher-et-d’être-touché » ;et, à notre époque, le jargon en usage dans les milieux mondains ouchez les gens émancipés des classes supérieures sanctionne unbarbarisme tel que « Mr Smith, permettez-moi de toucher Mr Jones».

Mon lecteur ne doit pas en conclure que le « toucher » est unprocessus aussi fastidieux qu’il le serait chez vous, ni qu’il nousest nécessaire de toucher entièrement tous les côtés d’un individuavant de déterminer la classe à laquelle il appartient. Unepratique et un entraînement de longue date, commencés à l’école etparachevés par l’expérience de la vie quotidienne, nous mettent àmême de distinguer immédiatement, dès le premier contact, lesangles d’un Triangle équilatéral de ceux d’un Carré ou d’unPentagone ; et je n’ai pas besoin d’ajouter que le sommet sanscervelle d’un Isocèle aux angles aigus est reconnaissable autoucher le moins exercé ; dès que nous la possédons, cetteindication nous renseigne sur la classe de la personne à laquellenous nous adressons, à moins toutefois qu’elle n’appartienne auxrangs les plus élevés de la noblesse. Là, on se trouve en faced’une difficulté beaucoup plus grande. Un Agrégé de notreUniversité de Wentbridge lui-même passe pour avoir un jour confonduun Polygone à douze côtés avec un autre, à dix côtés ; et iln’y a sans doute pas un Docteur ès Sciences appartenant ou non àcette fameuse Université qui puisse se vanter de savoir distinguersur-le-champ et sans hésitation un membre de l’Aristocratie à vingtou vingt-quatre côtés.

Si certains de mes lecteurs se rappellent les extraits du Codelégislatif concernant les Femmes que j’ai cités plus haut, ilscomprendront aisément que la méthode de la présentation par lecontact nécessite de la prudence et de la discrétion. Autrement,les angles risqueraient d’infliger au Toucheur imprudent uneblessure fatale. Il est essentiel pour sa sécurité que le Touchéreste absolument immobile. Un sursaut, un brusque changement deposition, oui, même un éternuement violent, voilà qui s’est déjàrévélé désastreux pour des étourdis et qui a étouffé dans l’œufplus d’une amitié pleine de promesses. Ceci est particulièrementvrai pour les individus appartenant aux classes inférieures desTriangles. Chez eux, l’œil est situé si loin du sommet que c’est àpeine s’ils peuvent avoir connaissance de ce qui se passe à cetteextrémité-là de leur Être. Ils ont, en outre, une nature grossièreet rude, qui n’est guère sensible au toucher délicat du Polygonehautement organisé. Par conséquent, on ne s’étonnera pasd’apprendre qu’un mouvement involontaire de la tête a, maintes foisdéjà, privé l’État d’une existence précieuse !

J’ai ouï dire que mon excellent Grand-père l’un des membres lesmoins Irréguliers de sa malheureuse classe Isocèle, au point que,peu avant son décès, le Conseil Sanitaire et Social l’admit parquatre voix sur Sept au rang d’Équilatéral déplorait souvent, avecune larme dans son œil vénérable, un accident qui était arrivé àson arrière-arrière-arrière-Grand-père, respectable ouvrier dontl’angle ou cerveau mesurait 59°30. À l’en croire, mon malheureuxAncêtre, en se laissant toucher par un Polygone alors qu’ilsouffrait de rhumatismes, eut un brusque sursaut et transperçaaccidentellement le Grand Homme en pleine diagonale, à la suite dequoi, en partie sous l’effet de sa longue détention et de sadégénérescence, en partie à cause du choc moral qui fut ressentipar toute sa parenté, notre famille recula d’un degré et demi dansson ascension vers une situation meilleure. En conséquence, à lagénération suivante, le cerveau familial fut coté à 58° seulement,et il fallut attendre cinq générations supplémentaires pourregagner le terrain perdu, atteindre les 60° et quitterdéfinitivement la classe des Isocèles. Voilà quelle série decalamités découla d’un petit accident survenu au milieu d’uneopération de Toucher !

À ce point de mon exposé, je crois entendre certains de mesLecteurs, parmi les plus instruits, s’écrier « Comment, à Flatland,pourriez-vous savoir quoi que ce soit des angles, des degrés ou desminutes ? Nous, dans les régions de l’Espace, nous sommescapables de voir un angle, parce que nos yeux nous montrent deuxlignes droites inclinées l’une vers l’autre ; mais vous qui nevoyez qu’une seule ligne droite en même temps, ou en tout casplusieurs fragments de droites disposés en une seule ligne, commentpouvez-vous discerner un angle, et, mieux encore, mesurer desangles de dimensions différentes ? »

Je réponds que, si nous ne sommes pas capables de voir lesangles, nous pouvons les inférer, et ceci avec une grandeprécision. Notre sens du toucher, stimulé par la nécessité, etdéveloppé par un long entraînement, nous met à même de distinguerles angles avec une exactitude à laquelle est loin d’atteindrevotre sens de la vue, quand il n’est pas aidé par une règle ou uncompas. Et je ne dois pas omettre d’expliquer que nous disposonsd’appuis naturels qui nous sont d’un grand secours. Chez nous, uneLoi de la Nature veut que le cerveau de la classe Isocèle commenceà un demi-degré, ou trente minutes, et s’accroisse (siaccroissement il y a) d’un demi-degré à chaque génération jusqu’àce que l’objectif de 60° soit atteint, étape au terme de laquellel’individu échappe au servage et entre en homme libre dans laclasse des Réguliers.

Par conséquent, la Nature elle-même nous fournit une échelleascendante ou Alphabet des Angles, graduée en demi-degrés jusqu’à60, dont nous plaçons des Spécimens dans toutes les ÉcolesÉlémentaires du Pays. Grâce à quelques rétrogressions, à unestagnation morale et intellectuelle encore plus fréquente, et àl’extraordinaire fécondité des classes de Criminels et deVagabonds, les individus cotés à un demi ou à un degré existent enquantités superflues, et, jusqu’à dix degrés, les Spécimens nemanquent pas. Ils sont absolument privés de tous leurs droitsciviques ; et un grand nombre d’entre eux, n’ayant même pasassez d’intelligence pour être employés à faire la guerre, sontconsacrés par les États au service de l’éducation. Solidementenchaînés afin d’écarter toute possibilité de danger, ils sontplacés dans les classes de nos écoles Maternelles, et notreMinistère de l’Enseignement s’en sert pour impartir aux enfants desclasses Moyennes ce tact et cette intelligence dont les misérablescréatures sont elles-mêmes totalement dépourvues.

Dans certains États, les Spécimens sont nourris de temps à autreet l’on tolère que leur existence se prolonge pendant plusieursannées ; mais, dans les régions plus tempérées et mieuxréglées, on constate qu’en définitive il est plus avantageux dansl’intérêt de la pédagogie de ne pas nourrir les Spécimens et de lesrenouveler tous les mois – ce qui est à peu près la durée moyennede la vie chez les individus des classes Criminelles quand on lesprive de toute alimentation. Dans les écoles moins coûteuses, ceque l’on gagne en laissant vivre le Spécimen plus longtemps, on leperd en nourriture et en précision, les angles s’émoussant aprèsquelques semaines de « toucher » constant. Et nous ne devons pasnon plus oublier d’ajouter, en énumérant les avantages du systèmele plus dispendieux, qu’il tend à réduire, faiblement mais d’unefaçon perceptible, cette population Isocèle surabondante… objectifque tout homme d’État de Flatland garde constamment en vue. Donc,dans l’ensemble – et tout en n’ignorant pas que, dans nombred’Écoles où le Conseil d’Administration est issu du vote populaire,il y a une réaction en faveur du « système bon marché » comme onl’appelle – je suis personnellement enclin à penser que nous noustrouvons là en présence d’un de ces cas où la dépense est lavéritable économie.

Mais je ne dois pas laisser les questions de politique scolaireme détourner de mon sujet. J’en ai suffisamment dit, mesemble-t-il, pour montrer que le Toucher n’est pas un processusaussi ennuyeux ou aussi peu concluant qu’on pourrait lesupposer ; et il est évidemment plus sûr que la méthodeAuditive. Reste, comme je l’ai signalé plus haut, une objection :les risques qu’il comporte. Pour cette raison, bon nombred’individus appartenant aux Classes Inférieures et Moyennes, ettoutes les personnes des Classes Polygonales et Circulaires sansexception préfèrent une troisième méthode, dont je réserve ladescription au chapitre suivant.

Chapitre 6De la Méthode visuelle en tant que moyen de Connaissance

Mes lecteurs vont penser à présent que je ne suis guère logiqueavec moi-même. Je disais dans les pages précédentes que toutes lesFigures de Flatland offraient l’apparence d’une Ligne Droite ;et j’ajoutais, ou je sous-entendais que, par conséquent, l’organevisuel ne permettait pas d’établir une distinction entre lesindividus de classes différentes ; or me voilà sur le pointd’expliquer à mes critiques de Spaceland comment nous parvenons ànous reconnaître les uns les autres par le sens de la vue.

Cependant, si mon Lecteur veut bien prendre la peine de sereporter au passage dans lequel je qualifie la méthode du Toucherd’universelle, il constatera que j’ai précisé « dans les classesinférieures ». C’est seulement dans les classes supérieures et sousdes climats plus tempérés que la méthode Visuelle estpratiquée.

En réalité, ce pouvoir existe dans n’importe quelle région et ilest théoriquement à la disposition de toutes les Classes. Celagrâce au Brouillard, qui règne pendant la plus grande partie del’année et dans toutes nos contrées, exception faite des zonestorrides. Ce qui est pour vous, habitants du Pays de l’Espace, unmal sans mélange, qui rend le paysage invisible, déprime l’âme etaffaiblit la santé, nous le tenons, nous, pour une bénédiction àpeine inférieure à l’air lui-même, pour le Père Nourricier des Artset des Sciences. Mais bornons là notre éloge de cet élémentbénéfique et expliquons-nous.

Si le Brouillard n’existait pas, toutes les Lignes nousparaîtraient également claires et impossibles à distinguer les unesdes autres ; et c’est effectivement le cas dans cesmalheureuses régions où l’atmosphère est parfaitement sèche ettransparente. Mais là où le Brouillard est abondant, les objets quise trouvent à une distance de trois pieds, par exemple, sontsensiblement plus obscurs que ceux dont deux pieds onze pouces nousséparent, et le résultat en est qu’une observation expérimentaleattentive et constante de l’obscurité et de la clarté comparéesnous permet de déduire avec une grande exactitude la configurationde l’objet observé.

Un exemple fera plus pour éclairer ma pensée que tout un volumede généralités.

Supposons que je voie approcher deux individus dont je désiredéterminer le rang. Ce sont, par exemple, un Marchand et un Médecinou, autrement dit, un Triangle Équilatéral et un Pentagone :comment les distinguerai-je l’un de l’autre ?

N’importe quel enfant de Spaceland dont l’esprit a été initiéaux Études Géométriques comprendra aisément que, si je parviens àplacer mon œil dans une position telle que mon regard puisse couperen deux parties égales l’un des angles (A) de l’étranger quis’approche, mon rayon visuel passera, si je puis m’exprimer ainsi,exactement entre les deux côtés les plus proches de moi (CA et AB),de sorte que je les contemplerai tous deux impartialement et qu’ilsm’apparaîtront de la même dimension.

Mais que verrai-je dans le cas (1) du Marchand ? Je verraiune ligne droite DAE, dont le point médian (A), étant le plusproche de moi, sera le plus brillant ; toutefois, de part etd’autre de ce point, la ligne disparaîtra rapidement dansl’obscurité, parce que les côtés AC et AB disparaissent rapidementdans le brouillard et les points D et E qui sont à mes yeux lesextrémités du Marchand seront très obscurs.

En revanche, dans le cas (2) du Médecin, quoique là aussi jevoie une ligne (D’ A’ E’) avec un point médian (A’) d’une grandebrillance, cette ligne disparaîtra moins rapidement dansl’obscurité, par ce que les côtés (A’ C’ A’ B’) disparaîtront moinsrapidement dans le brouillard ; et les points D’ E’ qui sont àmes yeux les extrémités du Médecin seront moins obscurs que lesextrémités du Marchand.

Le Lecteur comprendra probablement à l’aide de ces deux exemplescomment le sens de la vue nous permet à nous, gens des classesinstruites – après un très long entraînement que vient compléterune expérience quotidienne – de distinguer avec une précisionsuffisante les individus des ordres moyens et inférieurs. Si mesMaîtres du Pays de l’Espace ont assez bien saisi cette idéegénérale pour en concevoir la possibilité et ne pas juger monexposé incroyable dès l’abord, j’aurai réalisé tout ce que je peuxraisonnablement espérer. Si je me lançais dans des précisionssupplémentaires, je ne ferais que semer le trouble dans lesesprits. Toutefois, dans l’intérêt des Lecteurs jeunes etinexpérimentés qui pourraient déduire des deux exemples trèssimples que j’ai cités plus haut – ils s’appliquent à mon Père et àmes Fils – que la méthode visuelle ne présente aucune difficulté,il sera peut-être utile d’indiquer que dans la vie réelle lesproblèmes qu’elle pose sont beaucoup plus subtils et complexes.

Si, par exemple, mon Père, le Triangle, en s’approchant de moi,me présente non pas son angle mais son côté, je pourrai à bon droitme demander, tant que je ne l’aurai pas invité à pivoter surlui-même ou que je ne l’aurai pas contourné, s’il n’est pas uneLigne Droite ou, en d’autres termes, une Femme. De même, lorsque jeme trouve en compagnie d’un de mes deux Petits-fils Hexagonaux, etque je contemple de face l’un de ses côtés (AB), je ne vois – lediagramme ci-joint le montre avec évidence – qu’une ligne (AB)relativement claire (dont les extrémités s’estompent à peine) etdeux lignes plus petites (CA et BD) entièrement obscures, quiplongent dans une obscurité encore plus profonde vers lesextrémités C et D.

Mais je ne dois pas céder à la tentation de m’étendre sur cesujet. Le pire mathématicien de Spaceland me croira volontiers sij’affirme que les problèmes de la vie, tels qu’ils se présententaux gens instruits – lorsqu’ils sont eux-mêmes en mouvement, qu’ilspivotent, avancent ou reculent et s’efforcent en même temps dedistinguer par le sens de la vue plusieurs Polygones de haut rangqui se meuvent dans des directions différentes, dans une salle debal ou dans un salon, par exemple – sont nécessairement de nature àéprouver l’angularité des intellects les plus élevés, et justifientamplement les avantages considérables dont jouissent nos SavantsProfesseurs de Géométrie, tant Statique que Cinétique, à l’illustreUniversité de Wentbridge, où la Science et l’Art de la ConnaissanceVisuelle sont régulièrement enseignés à l’élite de nos États.

Seuls les rejetons de nos familles les plus aristocratiques etles plus riches peuvent consacrer le temps et la fortunenécessaires à l’étude de cet Art éminent et noble. Moi-même, quisuis Mathématicien de réputation non négligeable et Grand-père dedeux Hexagones parfaitement Réguliers, aux qualités prometteuses,je me sens parfois plongé dans une perplexité très profonde quandje me trouve au sein d’une foule de Polygones des Classes élevées,tous en train de pivoter sur eux-mêmes. Et, bien entendu, un telspectacle est presque aussi inintelligible pour un Commerçant ducommun ou un Serf qu’il le serait pour vous, mon cher Lecteur, sivous étiez subitement transporté dans notre pays.

Au milieu d’une telle foule, vous ne verriez de toutes partsqu’une Ligne, apparemment droite, mais dont les segmentsvarieraient irrégulièrement et perpétuellement en brillance ou enobscurité. Eussiez-vous même achevé votre troisième année d’étudesdans les classes Pentagonales et Hexagonales de l’Université, etconnaîtriez-vous à fond la théorie du sujet, que vous ressentiriezencore le besoin de plusieurs années d’expérience avant de pouvoirvous déplacer dans un lieu à la mode sans bousculer vos supérieurs,que vous ne pourriez point demander à « toucher » sans déroger àl’étiquette et qui, plus cultivés et mieux élevés que vous,seraient au fait de tous vos mouvements alors que vous ne sauriez àpeu près rien des leurs. En un mot, pour se comporter avec uneparfaite bienséance dans une société polygonale, il faudrait êtresoi-même Polygone. Telle est du moins la pénible leçon quel’expérience m’a enseignée.

Il est étonnant de constater à quel point l’Art – je pourraispresque dire l’instinct – de la Connaissance Visuelle se développequand on en fait une pratique habituelle en évitant la coutume du «Toucher ». De même que, chez vous, les sourds-muets, si on lesautorise à gesticuler et à utiliser l’alphabet manuel,n’apprendront jamais à lire sur les lèvres et à parler – méthodeplus difficile, mais aussi plus riche – ainsi, chez nous, de la «Vision » et du « Toucher ». Qui prend, dans sa petite enfance,l’habitude de « Toucher » ne saura jamais « Voir » à laperfection.

Aussi, dans nos Classes Supérieures, le « Toucher » est-ildécouragé ou absolument interdit. À peine sortis du berceau, lesenfants, au lieu de fréquenter les Écoles Élémentaires Publiques(où l’on apprend à Toucher), sont envoyés dans des Séminaires dontles élèves sont triés sur le volet ; et, dans notre illustreUniversité, « Toucher » est considéré comme une faute grave, quientraîne la Rustrification au premier délit et l’Expulsion ausecond.

Mais, dans les classes inférieures, l’art de la ConnaissanceVisuelle est considéré comme un luxe inaccessible. Le vulgaireCommerçant ne peut se permettre de laisser son fils consacrer untiers de sa vie à des études abstraites. On autorise par conséquentles enfants pauvres à « toucher » dès leurs plus tendres années etils y gagnent une précocité, une vivacité qui les met d’abord dansune position extrêmement avantageuse par rapport au comportementinerte, passif, peu développé des jeunes gens de la classePolygonale qui n’ont pas achevé leur instruction ; mais quandces derniers ont enfin terminé leurs études universitaires et sontprêts à mettre en pratique leurs connaissances théoriques, lechangement qui intervient en eux mérite presque le nom de secondenaissance et, dans toutes les branches des Arts, des Sciences, desActivités Sociales, ils rattrapent rapidement et distancent leursrivaux Triangulaires.

Seuls quelques rares individus de la classe Polygonale échouentà la Dernière Épreuve ou Examen de Sortie de l’Université. Lasituation de cette minorité qui n’a pas réussi est réellementpitoyable. Rejetés par les classes supérieures, ces gens sont aussiméprisés par leurs inférieurs. Ils ne possèdent ni les talentsmûris et systématiquement cultivés des Licenciés et des DiplômésPolygonaux ni la précocité innée, la souplesse d’esprit,l’ingéniosité des jeunes Commerçants. Les professions libérales,les services publics leur sont fermés ; et quoique dans laplupart des États le mariage ne leur soit pas véritablementinterdit, ils ont pourtant le plus grand mal à former des alliancesconvenables, car l’expérience montre que la progéniture de cesinfortunés, peu doués par la Nature, est elle-même déficiente enrègle générale, sinon positivement Irrégulière.

C’est souvent parmi ces déchets de notre Noblesse que les grandsTumultes et les Séditions de naguère ont trouvé leurs chefs ;et il en a découlé tant de maux qu’aux yeux d’une fractioncroissante de nos Hommes d’État les plus progressistes la vraiecharité consisterait à les supprimer entièrement, en rendantpassibles de la prison à vie ou en exécutant sans douleur tous ceuxqui échouent à l’examen de sortie de l’Université.

Mais me voilà en train d’aborder le sujet des Irrégularités,question d’une importance si considérable qu’elle réclame unchapitre séparé.

Chapitre 7Des Figures irrégulières

Je postulais dans les pages précédentes – peut-être, d’ailleursaurais-je mieux fait de le poser dès le début en propositiondistincte et fondamentale – qu’à Flatland tous les êtres humainsétaient des Figures régulières, c’est-à-dire des Figures deconstruction régulière. J’entends par là qu’une Femme doit être nonseulement une Ligne, mais une Ligne Droite ; qu’un Artisan ouun Soldat doit avoir deux côtés égaux ; que les Commerçantsdoivent avoir trois côtés égaux ; les Hommes de Loi (catégorieà laquelle j’ai l’honneur d’appartenir), quatre côtés égaux, etqu’en général chez un Polygone tous les côtés doivent êtreégaux.

La dimension des côtés dépendra, bien entendu, de l’âge del’individu. À la naissance, la Femme mesurera environ un pouce delong, mais elle pourra atteindre un pied à l’âge adulte. Quant auxMâles de n’importe quelle classe, on peut dire en gros que lalongueur des côtés d’un adulte, une fois additionnée, serait dedeux pieds ou un peu plus. Mais la dimension de nos côtés n’est pasnotre propos. Ce dont je parle, c’est de l’égalité descôtés, et point n’est besoin de beaucoup réfléchir pour comprendrequ’à Flatland toute la vie sociale repose sur un principefondamental : la volonté de la Nature, selon laquelle toutes lesFigures doivent avoir les côtés égaux.

Si nos côtés étaient inégaux, nos angles pourraient l’êtreaussi. Il ne suffirait plus de toucher ou d’évaluer visuellement unangle unique pour déterminer la forme d’un individu ; ilserait nécessaire de toucher tour à tour chacun de ses angles. Maisla vie serait trop brève pour ces tâtonnements monotones. L’Art etla Science de la Connaissance Visuelle périraient aussitôt ;le Toucher, dans la mesure où il s’apparente à un art, nesurvivrait pas non plus ; toute relation sociale deviendraitpérilleuse ou impossible ; ce serait la fin de touteconfiance, de tout projet ; nul ne saurait sans risque prendreles engagements mondains les plus simples ; en un mot, lacivilisation sombrerait dans la barbarie.

Vais-je trop vite pour que mes Lecteurs me suivent jusqu’à cesconclusions évidentes ? Il suffit sûrement d’un instant deréflexion, d’un seul exemple puisé dans la vie quotidienne pourconvaincre n’importe qui que notre système social repose toutentier sur la Régularité, ou l’Égalité des Angles. Supposons quevous rencontriez dans la rue deux ou trois Commerçants ; vousles reconnaissez pour tels au premier coup d’œil grâce à leursangles et à leurs côtés qui s’obscurcissent rapidement, et vous lesinvitez à déjeuner chez vous. Vous agissez ainsi sans la moindrearrière-pensée, car tout le monde connaît à un ou deux pouces prèsla surface occupée par un Triangle adulte ; mais imaginez quevotre Commerçant traîne derrière son sommet régulier et respectableun parallélogramme qui mesure douze ou treize pouces en diagonale…que ferez-vous de ce monstre coincé sur le seuil de votredemeure ?

Cependant, j’insulte à l’intelligence de mes Lecteurs enaccumulant des détails dont l’évidence s’impose à tous ceux qui ontle bonheur de posséder une Résidence à Spaceland. On voit aisémentque, dans des circonstances aussi malheureuses, il ne suffiraitplus de mesurer un seul angle ; on passerait sa vie entière àtoucher ou à contourner le périmètre de ses connaissances. Déjà,même un Carré instruit doit faite appel à toute sa sagacité pouréviter une collision au sein d’une foule ; mais si nul nepouvait calculer la Régularité d’une seule figure à l’intérieurd’un groupe, tout serait confusion et chaos, et le premiermouvement de panique provoquerait des blessures sérieuses ou mêmeen présence de Femmes ou de Soldats, un nombre de décès quipourrait être considérable.

Des considérations de commodité viennent donc s’ajouter auxdécrets de la Nature pour imprimer sur la Régularité le sceau deleur approbation ; et la Loi n’a pas été lente à seconderleurs efforts. « L’Irrégularité de Figure » est un terme quidésigne chez nous quelque chose aussi grave au moins que, chezvous, un mélange de distorsion morale et de criminalité ; noustraitons cette perversion en conséquence. Certes, nous avons nosfaiseurs de paradoxes qui nient la nécessité d’une relation entrel’Irrégularité géométrique et morale.

« L’Irrégulier », disent-ils, « est dès sa naissance dépisté parses propres parents, accablé de sarcasmes par ses frères et sœurs,négligé par les domestiques, méprisé et soupçonné par lasociété ; il se voit interdire tous les postes responsables,toutes les situations de confiance, toutes les activités utiles. Lapolice surveille de près chacun de ses mouvements jusqu’à ce qu’ilatteigne sa majorité et se présente à l’inspection ; puis,soit il est détruit si l’on constate qu’il dépasse la marge dedéviation admise, soit il est enfermé dans un Bureau Gouvernementalen qualité d’employé de septième classe ; il se voit contraintd’exercer pendant toute sa morne existence un métier sans intérêtpour un salaire misérable, obligé de vivre jour et nuit au bureau,de se soumettre même pendant ses congés à une surveillanceétroite ; comment s’étonner que la nature humaine, fût-elle del’essence la meilleure et la plus pure, sombre dans l’amertume etla perversion au milieu de ces circonstances ? »

Ce raisonnement fort plausible ne parvient pas à me convaincre –pas plus qu’il n’a convaincu les plus sages de nos Hommes d’État –que nos ancêtres ont eu tort de poser en axiome politiquel’impossibilité de tolérer l’Irrégularité sans mettre en danger lasécurité de l’État. La vie de l’Irrégulier est dure. Cela ne faitaucun doute ; mais les intérêts du Plus Grand Nombre exigentqu’il en soit ainsi. Que deviendraient les agréments de la vie sil’on devait permettre à un homme affligé d’un devant triangulaireet d’un arrière polygonal de survivre et de propager une postéritéencore plus irrégulière ? Doit-on modifier les maisons, lesportes et les temples de Flatland pour que de tels monstrespuissent y accéder librement ? Faut-il exiger de noscontrôleurs qu’ils mesurent le périmètre de chaque individu avantde le laisser entrer dans un théâtre ou prendre place dans unesalle de conférences ? L’Irrégulier sera-t-il exempté duservice armé ? Et sinon, comment l’empêcher de semer ladésolation dans les rangs de ses camarades ? Et puis, àquelles irrésistibles tentations d’imposture frauduleuse seraientexposées pareilles créatures ! Combien il leur serait faciled’entrer dans une boutique en présentant d’abord leur avantpolygonal et de commander à un commerçant sans méfiance une énormequantité de marchandises ! Que les apôtres d’une Philanthropiemal comprise plaident autant qu’ils le veulent pour l’abrogationdes Lois Pénales sur les Irréguliers ; je n’ai, pour ma part,jamais connu de personne ainsi déformée qui ne fût pas égalementtelle que la Nature l’avait de toute évidence destinée à être :hypocrite, misanthrope et, dans les limites de ses pouvoirs,fauteur de toutes sortes de troubles.

Je n’en suis pas pour autant disposé à recommander (du moinspour l’instant) l’emploi des mesures extrêmes adoptées par certainsÉtats, où le nouveau-né dont l’angle dévie d’un demi-degré parrapport à la norme est aussitôt détruit sans autre forme de procès.Parmi nos plus grands personnages, nos génies même, il en est quise sont trouvés affligés, pendant les premiers jours de leur vie,de déviations allant jusqu’à quarante-cinq minutes, ou mêmeau-delà ; et la perte de leur précieuse existence aurait étépour l’État un mal irréparable. En outre, l’art de la médecine aremporté quelques-uns de ses plus beaux triomphes en guérissant,soit partiellement, soit totalement l’Irrégularité par descompressions, des extensions, des trépanations, des colligations etautres opérations chirurgicales ou esthétiques. Optant, parconséquent, pour une Via Media, je ne définirai aucune ligne dedémarcation fixe ou absolue ; mais, à l’époque où le corpscommence à se charpenter, et si le Conseil Médical déclare que laguérison est improbable, je suggérerai de mettre un terme auxsouffrances du rejeton Irrégulier en le faisant passer sans douleurde vie à trépas.

Chapitre 8D’une Pratique Ancienne, la Peinture

Si mes Lecteurs m’ont suivi jusqu’ici avec quelque attention,ils ne seront pas surpris d’apprendre que la vie est un peu terne àFlatland. Non pas, bien entendu, que nous manquions de batailles,conspirations, tumultes, factions et autres phénomènes qui sontcensés rendre l’Histoire intéressante ; et je ne nierai pasnon plus que les problèmes de la vie accouplés à ceux desmathématiques, par l’étrange mixture qu’ils forment et qui nousincite continuellement à la conjecture, en nous offrant de surcroîtla possibilité d’une vérification immédiate, donnent à notreexistence un piquant difficile à comprendre pour vous, habitants deSpaceland. Quand je dis que chez nous la vie est terne, c’est à unpoint de vue esthétique et artistique que je me place ; oui,sur ce plan-là, notre vie est terne, incontestablement.

Comment pourrait-il en être autrement, puisque tout ce que nousvoyons, tout ce que nous contemplons, nos paysages, nos grandestoiles historiques, nos portraits, nos fleurs, nos natures mortesne sont qu’une seule Ligne sans autres particularités que desvariations de clarté et d’obscurité ?

Il n’en a pas toujours été ainsi. S’il faut en croire laTradition, la Couleur revêtit naguère, à une époque reculée etpendant cinq siècles ou davantage, la vie de nos ancêtres de sonéclatante splendeur. On raconte qu’un rentier – un Pentagone dontle nom a donné lieu à des interprétations diverses – ayantdécouvert par hasard les éléments constituants des couleurs lesplus simples et une méthode rudimentaire de peinture, commença pardécorer d’abord sa maison, puis ses esclaves, son Père, ses Fils,ses Petits-fils, et enfin lui-même. Les avantages de cetteinvention s’imposèrent aussitôt à tous les esprits, tant par lacommodité que par la beauté des résultats. Partout où Chromatistès– car c’est sous ce nom que le désignent les autorités les plusdignes de foi – présentait son périmètre bigarré, il attiraitimmédiatement l’attention et suscitait le respect. Nul n’avaitbesoin de le « toucher » ; nul ne courait le risque deconfondre les parties antérieures et postérieures de sapersonne ; ses voisins étaient au fait de tous ses mouvementssans avoir à s’imposer le moindre effort de calcul ; nul ne lebousculait ou n’omettait de lui céder la place ; il pouvaits’épargner cet épuisant effort vocal auquel nous sommes souventastreints, nous, Carrés et Pentagones sans couleurs, pour proclamernotre individualité quand nous nous déplaçons au sein d’une fouled’isocèles ignorants.

La mode se répandit comme une traînée de poudre. Une semaine auplus tard, tous les Carrés et les Triangles de la région avaientcopié l’exemple de Chromatistès, et seuls quelques Pentagones parmiles plus conservateurs résistaient encore. Au bout d’un mois oudeux, les Dodécagones eux-mêmes s’étaient laissé contaminer parl’innovation. Une année ne s’était pas écoulée que tout le monde,hormis la haute noblesse, avait contracté cette habitude. Inutilede dire qu’elle ne tarda pas à s’étendre aux régionsvoisines ; et, deux générations plus tard, nul, à Flatland,n’était plus incolore, sauf les Femmes et les Prêtres.

Dans ces deux derniers cas, la Nature elle-même semblait érigerune barrière et plaider pour que l’innovation la respectât. Lamultiplicité des côtés offrait aux Innovateurs un prétexte presqueindispensable. « Les desseins de la Nature sont que la distinctiondes côtés implique la distinction des couleurs », tel était lesophisme qui, à l’époque, volait de bouche en bouche etconvertissait d’un seul coup des villes entières à la nouvelleculture. Mais cet adage ne s’appliquait manifestement ni à nosPrêtres ni à nos Femmes. Ces dernières n’avaient qu’un côté, et parconséquent – d’un point de vue pluraliste et scientifique – pas decôtés du tout. Les premiers – dans la mesure où ils prétendaientêtre réellement et véritablement des Cercles, et non pas seulementdes Polygones de classe supérieure possédant un nombre infinimentgrand de côtés infinitésimalement petits – avaient l’habituded’affirmer avec fierté (au contraire des femmes qui le confessaienten le déplorant) qu’eux non plus ne possédaient pas de côtés, laNature leur ayant fait don d’un Périmètre unilinéaire ou, end’autres termes, d’une Circonférence. Ces deux classes, parconséquent, ne trouvaient aucune portée à l’axiome sur la «Distinction des côtés qui impliquait la Distinction des Couleurs» ; et alors que tous les autres avaient succombé aux attraitsde la décoration corporelle, seuls les Femmes et les Prêtresgardaient leur pureté originelle et demeuraient inaccessibles à lapollution de la peinture.

Immorale, licencieuse, anarchique, antiscientifique – quellesque soient les épithètes dont on veuille l’affubler – cette époqueancienne de la Révolte des Couleurs n’en fut pas moins d’un pointde vue esthétique l’enfance glorieuse de l’Art à Flatland… enfancequi hélas, ne déboucha jamais sur la maturité de l’âge adulte et neconnut même pas le printemps de la jeunesse. En ce temps-là, vivreétait un délice en soi, car vivre, c’était voir. Toute assemblée,même réduite, réjouissait le regard ; on prétend que, plusd’une fois, au temple ou au théâtre, les couleurs somptueuses etvariées de l’assistance donnèrent des distractions à nosprédicateurs et à nos comédiens les plus réputés ; mais lespectacle le plus enchanteur de tous, c’était, dit-on, lamagnificence indicible d’une revue militaire.

Vingt mille Isocèles rangés en ligne de bataille qui,brusquement, faisaient volte-face et montraient après le brun foncéde leur base l’orange et le pourpre de leurs deux côtés, l’angleaigu compris ; la milice des Triangles Équilatéraux peints entrois couleurs, rouge, blanc et bleu ; le mauve, l’outremer,le jaune safran et le terre de Sienne des artilleurs Carrés, quipivotaient rapidement près de leurs canons vermillon ; lestaches de couleur des Pentagones et des Hexagones aux teintesquintuples et sextuples qui couraient d’un bout à l’autre du champde manœuvres pour remplir leurs fonctions de chirurgiens, degéomètres ou d’aides de camp… Il y avait bien là de quoi rendreplausible la fameuse histoire de cet illustre Cercle qui, émujusqu’aux larmes par la beauté des formes soumises à soncommandement, jeta son bâton de maréchal et sa couronne royale ens’écriant qu’il les échangeait désormais contre le pinceau del’artiste. Le langage et le vocabulaire de cette période donnenteux-mêmes une idée de la splendeur à laquelle dut atteindre ledéveloppement des sens. Il semble qu’au temps de la Révolte desCouleurs les expressions les plus quotidiennes des plus simplescitoyens aient été imprégnées d’une richesse qui témoignait d’unenuance plus généreuse des termes et de la pensée ; et, de nosjours encore, c’est à cette époque que nous devons ce que notrepoésie a de plus beau ainsi que les rares vestiges de rythme quisubsistent dans notre langage moderne, plus scientifique.

Chapitre 9Du Projet de Décret instituant l’Usage Universel de la Couleur

Mais pendant ce temps les Arts intellectuels déclinaientrapidement.

On ne pratiquait plus l’Art de la Connaissance Visuelle, dont lanécessité ne se faisait plus sentir ; l’étude de la Géométrie,Statique ou Cinétique, fut bientôt considérée comme superflue etnos Universitaires eux-mêmes en vinrent à la mépriser, puis à lanégliger totalement. L’art inférieur du Toucher connut très vite unsort identique dans nos Écoles Élémentaires. Alors les ClassesIsocèles, arguant que les Spécimens ne servaient plus de rien etque nul n’en faisait plus usage, refusèrent de payer le tributhabituellement levé sur les Criminels par les services del’Éducation ; se sentant allégées de l’antique fardeau quiprésentait jadis le double avantage de dompter leur nature brutaleet de réduire leur prolifération excessive, elles devinrent chaquejour plus nombreuses et plus insolentes. Les Soldats et lesArtisans affirmèrent avec une véhémence de plus en plus grande – etnon sans raison – qu’il n’existait presque plus de différence entreeux et les Polygones des classes les plus élevées, puisqu’ils setrouvaient à présent à égalité avec ces derniers, étant à même derésoudre toutes les difficultés et tous les problèmes de la vie,Statiques ou Cinétiques, par la méthode très simple de laConnaissance par la Couleur. Non contents de cet abandon danslequel la Connaissance Visuelle tombait d’elle-même, ilsréclamèrent avec audace l’interdiction légale de tous « les Artsexclusifs et aristocratiques » et, par voie de conséquence,l’abolition de tous les avantages financiers destinés à encouragerl’étude de la Connaissance Visuelle, des Mathématiques et duToucher. Ils allèrent bientôt encore plus loin en déclarant que lacouleur, qui était une seconde Nature, ayant rendu inutiles lesdistinctions aristocratiques, la Loi devait agir dans le même senset reconnaître désormais à tous les individus, à toutes les classesdes droits absolument égaux.

Trouvant les Ordres supérieurs hésitants et indécis, les chefsde la Révolution poussèrent encore plus loin leurs exigences etvoulurent que toutes les Classes, sans excepter les Prêtres et lesFemmes, rendissent hommage à la Couleur en acceptant de se fairepeindre. Comme on leur objectait que les Prêtres et les Femmesn’avaient pas de côtés, ils rétorquèrent que les lois de la Natureet les nécessités de la vie s’entendaient pour décréter que lamoitié antérieure de tout être humain (c’est-à-dire celle quicontenait l’œil et la bouche) devait être rendue distincte de lamoitié postérieure. Ils introduisirent donc devant une assembléegénérale et extraordinaire de tous les États de Flatland un projetde loi proposant que chez toute Femme la moitié qui contenait l’œilet la bouche fût peinte en rouge, et l’autre moitié en vert. LesPrêtres devaient subir le même sort : on appliquerait du rouge audemi-cercle dont l’œil et la bouche formaient le pointmédian ; on colorerait l’autre en vert.

Elle ne manquait pas de ruse, cette proposition qui émanait enfait non point d’un Isocèle – car aucun être aussi peu évoluén’aurait eu l’angularité suffisante pour apprécier, encore moinspour concevoir une telle merveille de stratagème politique – maisd’un Cercle Irrégulier qu’au lieu de détruire dès l’enfance onavait eu la folle clémence de laisser survivre pour qu’il semât unjour la désolation dans son pays et qu’il entraînât à la mort desmilliers de disciples.

D’une part, ce projet de loi avait pour but de gagner les Femmesde toutes classes à l’Innovation Chromatique. Car, en leurassignant les mêmes couleurs qu’aux Prêtres, les Révolutionnairesfaisaient en sorte que, dans certaines positions, n’importe quelleFemme pût passer pour un Prêtre et se voir traiter avec ladéférence et le respect correspondants… perspective qui ne pouvaitmanquer de séduire massivement le Sexe Féminin.

Mais certains de mes Lecteurs ne saisissent peut-être pascomment, aux termes de la Nouvelle Législation, les Prêtres et lesFemmes pouvaient revêtir une apparence identique. Il suffira d’unebrève explication pour le leur faire comprendre.

Imaginez une femme colorée selon le nouveau Code la moitiéantérieure (celle qui contient l’œil et la bouche) étant peinte enrouge, et la moitié postérieure en vert. Regardez-la de côté. Vousverrez, bien entendu, une ligne droite, moitié rouge, moitiéverte.

Imaginez à présent un prêtre dont la bouche est représentée parle point M et dont le demi-cercle antérieur (AMB) est coloré parconséquent en rouge, alors que son demi-cercle postérieur est vert: le diamètre AB sépare le vert du rouge. Si vous vous placez pourcontempler ce Grand Homme dans une position telle que votre œilsoit dans le prolongement de son diamètre (AB), vous verrez uneligne droite (CBD) dont une moitié (CB) sera rouge, et l’autre (BD)verte. La ligne entière (CD) sera peut-être un peu plus courte quecelle d’une Femme adulte et s’estompera plus rapidement vers lesextrémités ; mais, au premier coup d’œil, l’identité descouleurs vous fera conclure à l’identité de la Classe, en vousfaisant négliger les autres détails. Pensez au déclin de laConnaissance Visuelle qui menaçait la société à l’époque de laRévolte des Couleurs ; ajoutez à cela que les Femmes auraientsans doute rapidement appris à estomper leurs extrémités pourimiter les Cercles ; et vous comprendrez facilement, mon cherLecteur, avec quelle facilité le Projet de Loi sur la Couleur nousaurait fait courir le risque de confondre un Prêtre et une jeuneFemme.

On imagine facilement l’attrait de cette perspective pour leSexe Faible. Les Femmes se faisaient à l’avance une joie desdésordres qui s’ensuivraient. Chez elles, elles pourraientsurprendre des secrets ecclésiastiques et politiques destinés nonpoint à elles, mais à leurs époux et à leurs frères, ou même donnerdes ordres en usurpant l’identité d’un Cercle sacré ; dehors,la juxtaposition du rouge et du vert, frappante pour les yeux,aurait certainement pour effet d’induire maintes fois en erreur lesgens du commun, et les Femmes y gagneraient en déférence auprès despassants ce que les Prêtres y perdraient. Quant au scandale quiatteindrait la Classe Circulaire si la conduite frivole etmalséante des Femmes lui était imputée, et à la subversion àlaquelle notre Constitution serait ainsi exposée, on ne pouvait pass’attendre à ce que le Sexe Faible y accordât la moindre pensée.Même dans les familles Circulaires, les Femmes se prononçaienttoutes en faveur de ce Projet de Loi sur la Couleur.

Le second objectif de cette proposition était de parvenirgraduellement à démoraliser les Cercles eux-mêmes. Au milieu de ladécadence intellectuelle générale, ils conservaient encore leurpureté d’antan et leur puissance de compréhension. Familiarisés dèsleur plus tendre enfance, dans leurs Manoirs Circulaires, avecl’absence totale de Couleur, seuls les Nobles préservaient l’ArtSacré de la Connaissance Visuelle, avec tous les avantages quedonne cet admirable entraînement de l’intellect. Ainsi, jusqu’àl’introduction de ce Projet de Loi, les Cercles avaient-ils nonseulement tenu bon mais encore pris un ascendant supplémentaire surles autres classes en s’abstenant de céder à la mode populaire.

Donc, l’artificieux Irrégulier que je décrivais plus haut commeétant le véritable auteur de ce Projet diabolique résolut de minerla dignité de la Hiérarchie en obligeant les Nobles à se soumettreà la pollution de la Couleur et, du même coup, de détruire toutesles possibilités d’entraînement à l’Art de la Connaissance Visuellequ’ils trouvaient encore chez eux, afin d’affaiblir leur intellect,en les privant de ce milieu pur et sans couleur dans lequel ilsvivaient. Une fois effleurés par la souillure chromatique, enfantset parents se contamineraient les uns les autres. Le seul problèmequi se poserait à la jeune intelligence du petit Cercleconsisterait à distinguer son père de sa mère…, et encore lesimpostures maternelles viendraient-elles trop souvent déformer lesdonnées, ce qui aurait pour effet d’ébranler la confiance del’enfant dans toutes les conclusions logiques. Ainsi, le lustreintellectuel de l’Ordre Ecclésiastique se ternirait par degrés, etce serait la première étape sur la route désormais ouverte quimènerait à la destruction totale de la Législature Aristocratiqueet à la subversion de nos Classes Privilégiées.

Chapitre 10Comment fut réprimée la Sédition Chromatique

L’agitation qui s’exerçait en faveur du Projet de Loi instituantl’Usage Universel de la Couleur se poursuivit pendant troisans ; et l’on put croire jusqu’au dernier moment quel’Anarchie allait triompher.

Toute une armée de Polygones, qui avaient formé une miliceprivée, fut anéantie par une force supérieure de TrianglesIsocèles, les Carrés et les Pentagones étant demeurés neutres. Pisencore, certains de nos Cercles parmi les plus estimables furentvictimes de la rage conjugale. Enivrées d’animosité politique,maintes épouses de Nobles adjuraient continuellement leurs Maîtreset Seigneurs de ne plus s’opposer au Projet de Loi ; leursprières n’étant pas écoutées, certaines d’entre elles se jetèrentsur leurs époux et leurs enfants innocents qu’elles massacrèrent,et périrent elles-mêmes dans le carnage. On rapporte que pendantces trois années de troubles, la discorde domestique fit jusqu’àvingt-trois morts parmi nos Cercles.

Le péril était extrême. Les Prêtres semblaient ne plus avoir lechoix qu’entre la soumission et l’extermination ; quandsoudain le cours des événements fut complètement modifié par l’unde ces incidents pittoresques dont l’éventualité ne devrait jamaiséchapper aux Hommes d’État, qu’ils auraient intérêt à prévoir,peut-être même à provoquer, à cause de l’effet absurdementdisproportionné qu’ils ont sur les sympathies de la populace.

Il advint qu’un Isocèle de type très inférieur, dont le cerveaune dépassait guère quatre degrés si même il les atteignait, en sebarbouillant par hasard avec les couleurs de quelque Commerçantdont il avait pillé la boutique, se peignit ou se fit peindre (carl’histoire varie) en douze nuances réservées aux Dodécagones. Surla Place du Marché, il accosta en déguisant sa voix, une jeunevierge, la fille orpheline d’un noble Polygone, dont il avaitnaguère recherché en vain les faveurs ; et grâce à une sériede stratagèmes il parvint – aidé d’une part par des coups de chancequ’il serait trop long de relater, et de l’autre par lecomportement presque inconcevable des parents de la jeune Femme,qui négligèrent par fatuité toutes les précautions ordinaires – àconsommer le mariage. La malheureuse épousée se suicida endécouvrant la fraude dont elle avait été victime.

La nouvelle de cette catastrophe, en se répandant d’un État àl’autre, troubla violemment l’esprit des Femmes. La sympathiequ’elles ne manquèrent pas d’éprouver pour leur infortunéecongénère, la crainte d’être elles-mêmes trompées par de semblablesimpostures ou de voir leurs filles, leurs sœurs tomber dans cepiège leur firent voir le Projet de Loi sous un jour entièrementnouveau. Un certain nombre d’entre elles s’y avouèrent ouvertementopposées ; il n’aurait pas fallu grand-chose pour arracher àtoutes les autres pareil aveu. Saisissant cette occasion favorable,les Cercles s’empressèrent de réunir les États en Assembléeextraordinaire ; et outre la garde habituelle de Condamnés,ils s’assurèrent la présence d’un grand nombre de Femmes hostilesau Projet.

Le Cercle Suprême de l’époque – qui se nommait Pantocyclus –prit la parole au milieu d’une foule immense, sous les huées decent vingt mille Isocèles. Mais il rétablit le silence en déclarantque désormais les Cercles allaient s’engager dans une politique deConcessions ; cédant aux vœux de la majorité, ilsaccepteraient le Projet de Loi instituant l’Usage Universel de laCouleur. Comme le vacarme se changeait aussitôt enapplaudissements, il invita Chromatistès, le chef des factieux, às’avancer au centre de la salle pour recevoir au nom de sestroupes, la soumission de la Hiérarchie. Mais il prononça undiscours, chef-d’œuvre de rhétorique, qui dura presque une journéeentière et auquel nul résumé ne peut rendre justice.

Du ton le plus grave, il déclara avec toutes les apparences del’objectivité qu’au moment de s’engager définitivement dans la voiede la Réforme ou de l’Innovation il était désirable de faire unedernière fois le tour du sujet, afin d’en définir les inconvénientsainsi que les avantages. Il en vint progressivement aux dangers quimenaçaient les Commerçants, les membres des Professions Libéraleset les Gentilshommes, mais imposa silence aux murmures des Isocèlesen leur rappelant qu’en dépit de tous ces défauts il était disposéà accepter le Projet de Loi si la majorité l’approuvait. Toutefoisil devint très vite clair que tous, hormis les Isocèles, étaientémus par ses paroles et se sentaient hostiles au Projet ou tout aumoins neutres.

Se tournant alors vers les Ouvriers, il rappela que leursintérêts ne devaient pas être négligés et que, s’ils avaientl’intention d’accepter le Projet de Loi, ils devaient au moins enapprécier pleinement les conséquences. Un grand nombre d’entre eux,dit-il, étaient sur le point d’être admis dans la classe desTriangles Réguliers ; d’autres attendaient pour leurs enfantsune distinction qu’ils ne pouvaient pas espérer pour eux-mêmes. Illeur faudrait à présent sacrifier cette ambition honorable. Lorsquela Couleur serait universellement adoptée, toutes distinctionscesseraient ; Régularité et Irrégularité seraientconfondues ; on rétrograderait au lieu de progresser ; enl’espace de quelques générations l’Ouvrier retomberait au niveau duMilitaire ou même du Condamné ; le pouvoir politique seraitentre les mains du plus grand nombre, c’est-à-dire des ClassesCriminelles, qui l’emportaient déjà par la quantité sur lesOuvriers, et qui deviendraient plus nombreuses que toutes lesautres Classes réunies lorsque les Lois Compensatrices de la Natureseraient violées.

Un sourd murmure d’assentiment courut dans les rangs desArtisans et Chromatistès, alarmé, voulut s’avancer pour leuradresser la parole. Mais il se trouva cerné par les gardes etcontraint de rester silencieux tandis que le Cercle Suprême, enquelques phrases passionnées, faisait appel aux Femmes et s’écriaitque, si le Projet de Loi était voté, jamais plus le mariage neserait à l’abri des impostures, jamais plus l’honneur féminin neserait en sécurité ; la fraude, le mensonge, l’hypocrisieenvahiraient chaque foyer ; le bonheur domestique partageraitle sort de la Constitution et courrait rapidement à sa ruine. « Lamort », s’écria-t-il, « plutôt que ce destin ! »

À ces mots, qui étaient le signal convenu à l’avance, lesCondamnés Isocèles se jetèrent sur le malheureux Chromatistès,qu’ils transpercèrent ; les Classes Régulières, ouvrant leursrangs, laissèrent passer une bande de Femmes qui, sous la conduitedes Cercles, marchèrent à reculons, invisibles et infaillibles, surles soldats qui ne se doutaient de rien ; les Artisans,imitant l’exemple de leurs supérieurs, ouvrirent aussi leurs rangs.Pendant ce temps, des groupes de Condamnés formaient une phalangeimpénétrable devant chaque issue.

La bataille, ou plutôt le carnage, fut de courte durée. Grâce àl’habile stratégie des Cercles, presque toutes les attaques desFemmes furent fatales et beaucoup purent extraire leur aiguillonintact, prêt pour un deuxième massacre. Mais un second coup futinutile ; la racaille des Isocèles fit elle-même le reste.Surprise, privée de chefs, attaquée de face par des ennemisinvisibles et trouvant toute retraite coupée derrière elle par lesCondamnés, elle perdit aussitôt – selon son habitude – touteprésence d’esprit et cria à la « trahison ». C’en était faitd’elle. Chaque Isocèle vit et senti dans l’autre un ennemi. Au boutd’une demi-heure, il ne restait pas un être vivant de cette fouleimmense et les fragments de sept fois vingt mille membres desClasses Criminelles attestaient le triomphe de l’Ordre.

Les Cercles ne mirent aucun retard à pousser jusqu’au bout leuravantage. Ils épargnèrent les Ouvriers, mais en décimant leursrangs, et tout Triangle que l’on pouvait raisonnablement soupçonnerd’Irrégularité fut détruit sur l’ordre d’une Cour Martiale, sanspasser devant le Conseil Social qui se chargeait jadis dedéterminer ses mesures exactes. On mit sur pied une tournéed’inspections qui dura un an et pendant laquelle toutes les maisonsdes Militaires et des Artisans furent visitées ; au cours decette période il y eut dans chaque ville, village et hameau unepurge systématique de la population qui s’était accumulée à l’excèspendant qu’on négligeait de payer aux Écoles et aux Universités letribut légal de Criminels et qu’on violait les autres Loisnaturelles qui régissent la Constitution de Flatland.

Inutile d’ajouter que l’emploi de da Couleur fut aboli et qu’onen interdit la possession. Toute allusion même verbale, sauf sielle était le fait de Cercles ou de professeurs de Sciencesqualifiés, devint passible d’une peine sévère. C’est seulement dansnotre Université, à l’occasion de certains cours très ésotériqueset supérieurs – auxquels je n’ai pas eu personnellement leprivilège d’assister – qu’une prudente utilisation de la Couleurest encore, dit-on, autorisée dans le but d’illustrer certainsproblèmes mathématiques difficiles.

Partout ailleurs à Flatland, la Couleur a disparu. L’art de lafabriquer n’est connu que d’un seul être vivant, le Cercle Suprêmeen exercice ; et il ne transmet son secret qu’à son seulSuccesseur, et sur son lit de mort. Une seule usine lafabrique ; et, pour éviter tout risque de fuites, on exécutechaque année les Ouvriers, que l’on remplace par d’autres. Sigrande est la terreur que de nos jours encore notre Aristocratietremble en pensant à cette époque reculée qui vit l’agitation enfaveur du Projet de Loi instituant d’Usage Universel de laCouleur.

Chapitre 11De nos Prêtres

Il est grand temps d’abandonner cette brève description de lavie à Flatland pour passer au thème essentiel de cet ouvrage, moninitiation aux mystères de l’Espace. Voilà mon véritablesujet ; tout ce qui vient avant n’est qu’une préface.

Je dois pour cette raison passer sous silence beaucoup de chosesdont l’explication ne serait pas – du moins je m’en flatte – sansintérêt pour mes Lecteurs : par exemple, notre façon de nouspropulser et de nous arrêter, bien que nous n’ayons pas depieds ; les moyens que nous employons pour fixer solidementnos édifices de bois, de pierre ou de brique quoique nous n’ayons,bien entendu, pas de mains, et que nous ne puissions ni poser desfondations comme vous le faites, ni mettre à profit la pressionlatérale de la Terre ; le fait que la pluie naisse dans lesintervalles de nos diverses zones, de sorte que les régionsseptentrionales n’empêchent pas l’humidité de s’étendre auSud ; la nature de nos collines et de nos mines, de nos arbreset de nos légumes, de nos Saisons et de nos récoltes ; notreAlphabet et notre Écriture, adaptés à nos tabletteslinéaires ; tout cela, et cent autres détails de notreexistence physique, je dois renoncer à le décrire, et si je lementionne à présent, c’est seulement pour indiquer à mes Lecteursque cette omission procède non pas d’un oubli de ma part mais durespect que j’éprouve pour leur temps précieux.

Toutefois mes Lecteurs attendent probablement de moi, avant queje passe à mon sujet essentiel, quelques observations sur cesPersonnages qui sont les soutiens et les piliers de la Constitutionau Plat Pays, qui contrôlent notre conduite et façonnent notredestinée, à qui sont réservés les hommages et presque l’adorationdes foules : ai-je besoin de préciser qu’il s’agit de nos Cerclesou Prêtres ?

Il ne faut pas croire que ce terme de Prêtres par lequel je lesdésigne n’a pas d’autre signification que chez vous. Dans notrepays, les Prêtres sont les Administrateurs exclusifs des Affaires,des Arts et des Sciences ; ils ont la haute main sur leCommerce, l’Armée, l’Architecture, la Technique, l’Éducation, laPolitique, la Législature, la Moralité, la Théologie ; nefaisant rien eux-mêmes, ils sont la Cause de tout ce qui vaut lapeine d’être fait et qui est fait par les autres.

Bien que dans l’esprit du peuple tout ce qui mérite le nom deCercle soit effectivement de forme circulaire, les Classesinstruites savent qu’un Cercle n’est autre qu’un Polygone possédantun très grand nombre de côtés extrêmement petits. Plus le nombredes ces augmente et plus le Polygone se rapproche du Cercle ;quand les côtés sont réellement très nombreux (trois ou quatrecents par exemple), le Toucher le plus délicat a beaucoup de mal àreconnaître l’existence d’angles polygonaux. Je devrais plutôt direqu’il aurait beaucoup de mal à le faire ; car, commeje l’ai montré plus haut, le Toucher n’existe pas dans la hautesociété, et toucher un Cercle serait considéré comme uneinsulte épouvantable. L’interdit qui s’exerce contre cette habitudedans les milieux aristocratiques permet au Cercle de préserver plusfacilement le voile de mystère dont il aime à entourer dès sesjeunes années la nature exacte de son Périmètre ou de sacirconférence. Comme cette dernière mesure en moyenne trois pieds,il s’ensuit que chez un Polygone de trois cents côtés, chacun deces côtés aura pour longueur la centième partie d’un pied, soitenviron un dixième de pouce ; et chez un autre qui en comptesix ou sept cents, la longueur de chaque côté équivaut à peu prèsau diamètre d’une tête d’épingle à Spaceland. La courtoisie veutque l’on prête toujours dix mille côtés au Cercle Suprême enexercice.

L’ascension de la postérité Circulaire dans l’échelle socialen’est pas restreinte, comme dans les basses classes Régulières, parla Loi de la Nature qui limite l’augmentation des côtés à un pargénération. S’il en était ainsi, le nombre des côtés d’un Cercle neserait qu’affaire de pedigree et d’arithmétique, et le quatre centquatre-vingt-dix-septième descendant d’un Triangle Équilatéralserait nécessairement un Polygone à cinq cents côtés. Mais teln’est pas le cas. La propagation Circulaire est soumise à deux Loisnaturelles antagonistes ; aux termes de la première, à mesureque la race s’élève sur l’échelle du développement, le rythme decelui-ci s’accélère ; quant à la seconde, elle prescrit unediminution proportionnelle de la fertilité. En conséquence, il estrare de trouver un fils dans la maison d’un Polygone à quatre oucinq cents côtés ; on n’en rencontre jamais deux. En revanche,il arrive que le fils d’un Polygone à cinq cents côtés en possèdecinq cent cinquante ou même six cents.

Les ressources de l’Art viennent également accélérer leprocessus de l’Évolution aux niveaux supérieurs. Nos médecins ontdécouvert que les côtés tendres et minuscules d’un nouveau-néPolygone des classes supérieures pouvaient être fracturés etentièrement recomposés avec une précision telle que parfois – maispas toujours, car c’est là une opération extrêmement risquée – unPolygone à deux ou trois cents côtés parvenait à sauter d’un coupdeux cents ou trois cents générations et doublait pour ainsi dire àla fois le nombre de ses ancêtres et la noblesse de sadescendance.

Plus d’un enfant plein de promesses a été sacrifié de cettemanière. Il en survit à peine un sur dix. Toutefois l’ambitionpaternelle est si forte chez ces Polygones qui se trouventpratiquement au seuil de la classe Circulaire qu’il est bien rarede trouver un Noble occupant cette position dans la société dont lefils premier-né n’ait pas été placé avant l’âge d’un mois augymnase circulaire Néo-Thérapeutique.

On sait au bout d’un an si l’on a rencontré le succès oul’échec. À la fin de cette période une tombe supplémentaire seraprobablement venue s’ajouter à celles qui s’alignent déjà dans leCimetière Néo-Thérapeutique ; mais, en de rares occasions, uncortège plein d’allégresse rapporte à ses heureux parents un enfantqui n’est plus, du moins la coutume l’admet-elle, un Polygone, maisun Cercle ; et il suffit d’un exemple aussi prodigieux pourinciter une multitude de parents Polygonaux à des sacrificesdomestiques, qui ne connaissent pas tous une issue semblable.

Chapitre 12Quelle est la Doctrine de nos Prêtres

La doctrine des Cercles peut se résumer brièvement en une maximetrès simple : « Occupez-vous de votre Configuration. » Qu’il soitpolitique, ecclésiastique ou moral, leur enseignement tout entier apour objet l’amélioration de la Configuration individuelle etcollective… l’accent étant mis, bien sûr, tout particulièrement surcelle des Cercles, à laquelle tout le reste est subordonné.

Reconnaissons-leur le mérite d’avoir su réprimer avec efficacitéles anciennes hérésies qui faisaient gaspiller aux hommes leurtemps et leur sympathie en leur donnant faussement à croire que lecomportement dépend de la volonté, de l’effort, de l’exercice, del’encouragement, des louanges ou de tout ce qui n’est pas laConfiguration. Pantocyclus – l’illustre Cercle mentionné plus haut,qui sut mater la révolte des Couleurs – fut le premier à convaincrel’humanité que la Configuration fait l’homme ; que si, parexemple, on a eu le malheur de naître Isocèle et d’avoir deux côtésinégaux, il est certain que l’on tournera mal à moins de leségaliser… ce pour quoi il est nécessaire de se rendre dans unHôpital Isocèle ; que, de même, si l’on est Triangle, Carré oumême Polygone et cependant Irrégulier de naissance, on doit sefaire admettre dans un Hôpital Régulier où l’on sera soigné ;sinon, on terminera ses jours soit dans la Prison de l’État, soitsous l’angle du Bourreau.

Pantocyclus attribuait toutes les déficiences et les fautes,depuis l’erreur la plus bénigne jusqu’au crime le plus odieux, àquelque déviation par rapport à la Régularité parfaite, duepeut-être (si elle n’était point congénitale) à une collision dansla foule ; à un manque d’exercice ou au contraire à desefforts trop intenses ; ou même à un brusque changement detempérature, susceptible de provoquer une expansion ou unecontraction de la charpente corporelle. Par conséquent, concluaitcet illustre Philosophe, la bonne et la mauvaise conduite nerelevaient, en toute conscience, ni de la louange ni du blâme. Carpourquoi louer, par exemple, l’intégrité d’un Carré qui défendfidèlement les intérêts de son client alors qu’en réalité, ce qu’ondevrait admirer, c’est l’exacte précision de ses anglesdroits ? Ou encore, pourquoi blâmer un Isocèle menteur etvoleur alors que l’on devrait plutôt déplorer l’inégalité incurablede ses côtés ?

En théorie, cette doctrine est indiscutable ; mais dans lapratique, elle a ses inconvénients. Si j’ai affaire à un Isocèle,et si ce brigand argue qu’il ne peut s’empêcher de voler à cause deson irrégularité, je réponds que pour cette raison justement, parcequ’il ne peut s’empêcher d’être un tourment continuel pour sesvoisins, je n’ai d’autre solution, moi, Magistrat, que de lecondamner à mort… et les choses s’arrêtent là. Mais, dans lespetites difficultés de la vie quotidienne, là où la peine de mortest hors de question, la théorie de la Configuration pose parfoisdes problèmes malaisés à résoudre ; et j’avoue que parfois,quand l’un de mes Petits-fils Hexagonaux prétend, pour excuser sadésobéissance, qu’un brusque changement de la température a eu surson Périmètre un effet néfaste et que la responsabilité en incombenon pas lui-même mais à sa Configuration, que seule une abondancede mets délicats peut raffermir, je ne vois le moyen ni de rejeterses conclusions en toute logique, ni de les accepter dans lapratique.

Pour ma part, je juge préférable de supposer qu’une bonnecorrection ou tout autre châtiment aura une influence latente etrevigorante sur la Configuration de mon Petit-fils ; j’admetscependant que cette idée n’est étayée par rien. Du moins ne suis-jepas le seul à choisir cette méthode pour résoudre le dilemme, carje constate qu’un grand nombre de Cercles parmi les plus élevés,lorsqu’ils font office de Juges devant les tribunaux, recourent àla louange et au blâme vis-à-vis des Figures Régulières etIrrégulières ; et je sais par expérience que chez eux, quandils réprimandent leurs enfants, ils parlent du « bien » et du « mal» avec autant de véhémence et de passion que si ces termesreprésentaient des entités réelles et si une Figure humaine étaitvéritablement à même de choisir entre eux.

Toujours dans le but de donner à la Configuration une place dechoix dans l’esprit de chacun, les Cercles inversent la nature dece Commandement qui, chez vous, au Pays de l’Espace, règle lesrapports entre parents et enfants. Chez vous, les enfants doiventhonorer leurs parents ; chez nous – après les Cercles, quisont l’objet du respect universel – c’est son Petit-fils qu’unhomme doit honorer, s’il en a un ; ou sinon, son Fils.Toutefois, « honorer » ne signifie pas « gâter », mais témoignerd’une considération respectueuse pour ses intérêts les plusélevés ; et les Cercles enseignent que le devoir des pères estde subordonner leurs propres intérêts à ceux de la postérité, pourservir à la fois le bien de l’État tout entier et celui de leursdescendants immédiats.

Le point faible du système adopté par les Cercles – s’il estpermis à un humble Carré de relever quelque faiblesse dans ladoctrine Circulaire – réside à mon sens dans leurs relations avecles Femmes.

Comme il est de la plus extrême importance pour la Société queles naissances Irrégulières soient découragées, il s’ensuit que sil’on désire voir sa postérité s’élever par degrés réguliers dansl’échelle sociale, il ne faut pas choisir une Épouse qui aitquelque Irrégularité dans son ascendance.

Or l’irrégularité du Mâle est une chose qui se mesure ;mais toutes les Femmes étant droites, et donc visiblementRégulières, pour ainsi dire, il faut trouver un autre moyen dedétecter ce que je pourrais appeler leur Irrégularité invisible,c’est-à-dire les tares héréditaires qui pourraient affecter leurprogéniture. On y parvient à l’aide de pedigrees rigoureusementtenus, qui sont conservés et supervisés par l’État ; sanspedigree certifié, aucune Femme n’est autorisée à se marier.

Or on pourrait supposer qu’un Cercle – à la fois fier de sesancêtres et plein de considérations pour sa postérité dont peutémerger dans l’avenir un Cercle Suprême – veille plus jalousementque tout autre à choisir une Épouse dont le blason soit immaculé.Mais il n’en est pas ainsi. Les précautions dont il est d’usage des’entourer avant de prendre femme semblent diminuer à mesure quel’on s’élève dans l’échelle sociale. Rien ne déciderait un Isocèleambitieux, qui a l’espoir d’engendrer un Fils Équilatéral, decontracter mariage avec une Femme entachée de la plus petiteIrrégularité ; un Carré ou un Pentagone, persuadé que safamille est en ascension constante, ne cherche pas plus loin que lacinq centième génération ; un Hexagone ou un Dodécagone estencore plus négligent ; mais il est arrivé qu’un Cerclechoisisse délibérément une épouse dont l’arrière grand-père étaitIrrégulier, et cela parce que son éclat était légèrement supérieurà celui des autres ou qu’elle parlait d’une voix douce… ce qui cheznous plus encore que chez vous, passe pour être « une excellentechose chez une Femme ».

Ces mariages malencontreux sont stériles, on l’aura deviné, àsupposer même qu’ils n’aient pas pour résultat une réelleIrrégularité ou une diminution des côtés ; mais aucun de cesmaux n’est suffisant pour les décourager. La perte de quelquescôtés ne se remarque pas aisément chez un Polygone supérieurementdéveloppé, et elle est quelquefois compensée par une opérationréussie au Gymnase Néo-Thérapeutique, comme je l’ai expliqué plushaut ; en outre, les Cercles ne sont que trop disposés às’incliner devant cette Loi de la Nature qui fait de l’inféconditéle revers de la médaille. Cependant, si l’on ne met pas un terme àcette néfaste habitude, la diminution progressive de la ClasseCirculaire risque de s’accélérer rapidement et le temps n’estpeut-être pas très lointain où la race, n’étant plus capable deproduire un Cercle Suprême, la Constitution de Flatland devras’effondrer.

Il me vient à l’esprit un autre danger, quoique je ne puisse paslui trouver aussi facilement un remède ; ce péril a trait, luiaussi, à nos relations avec les Femmes. Il y a environ trois centsans, un Cercle Suprême décréta que les Femmes, étant dépourvues deRaison mais riches en Émotions, il ne fallait plus les traiter enêtres rationnels ni leur donner une éducation mentale quelconque.Le résultat fut qu’on ne leur apprit plus à lire et qu’on ne leurinculqua même plus assez d’Arithmétique pour leur permettre decompter les angles de leur mari ou de leurs enfants ; et, parvoie de conséquence, leurs facultés intellectuelles déclinèrentsensiblement d’une génération à l’autre. Ce système qui refusel’éducation aux femmes, ou quiétisme, est encore en vigueur.

Je crains que cette politique, en dépit des intentionsexcellentes qui ont présidé à son choix, n’ait fini par porterpréjudice au Sexe Mâle.

Car de ce fait, et dans l’état actuel des choses, nous devons,nous les Mâles, mener une existence bilingue et je dirais presquebimentale. Avec les Femmes, nous parlons d’ « amour », de « devoir», de « bien », de « mal », de « clémence », d’ « espoir » oud’autres concepts irrationnels et émotionnels, qui sont totalementdépourvus d’existence et n’ont été inventés que pour contenirl’exubérance féminine ; mais entre nous, et dans nos livres,nous employons un vocabulaire, disons même un idiome entièrementdifférent. « Amour » devient « prévision de bénéfices » ;devoir, « nécessité » ou « convenance » ; et d’autres termesconnaissent des mutations correspondantes. En outre, quand nousnous trouvons en compagnie des Femmes, nous utilisons un langagequi sous-entend la plus extrême déférence vis-à-vis de leurSexe ; et elles se croient adorées par nous avec autant dedévotion que le Cercle Suprême ; mais derrière leur dos, nousles considérons toutes – les très jeunes enfants exceptés – commedes « organismes dépourvus de raison » et c’est ainsi que nousparlons d’elles.

Nous n’avons pas non plus la même Théologie dans lesappartements des Femmes qu’ailleurs.

Or, s’il m’est permis d’exprimer humblement mes craintes, je medemande si cette double éducation, de la pensée et du langage,n’est pas un fardeau trop lourd à porter pour les jeunes, surtoutlorsque, à l’âge de trois ans, on les enlève à l’affectionmaternelle et on leur fait désapprendre leur ancienne langue –devenue tout juste bonne à être répétée devant leur Mère ou leurNourrice – pour leur enseigner le vocabulaire et l’idiome de lascience. Il me semble déjà qu’à l’époque actuelle les jeunes genséprouvent quelque difficulté à saisir dans toute son ampleur lavérité mathématique, par rapport à l’intellect robuste dontjouissaient nos ancêtres il y a trois cents ans. Je ne parlerai pasdes dangers auxquels nous nous exposerions si une Femme apprenaitsubrepticement à lire et transmettait à son Sexe ce que lui auraitappris la lecture d’un seul livre populaire ; ni de ce quiarriverait si un Enfant Mâle révélait à sa mère, par indiscrétionou désobéissance, les secrets du dialecte logique. Je me bornerai àmentionner les risques d’affaiblissement que court l’intellectmasculin pour demander humblement aux Autorités supérieures de bienvouloir reconsidérer les principes qui régissent l’éducationféminine.

Partie 2
Autres Mondes

Chapitre 1Comment je vis en rêve Lineland, le Pays de la Ligne

« Ô ces mondes nouveaux et superbes,

Qui sont si curieusement peuplés ! »

C’était l’avant-dernier jour de la 1999e année de notre ère, etle premier des Grandes Vacances. Après avoir consacré ma soirée àmon divertissement favori, la Géométrie, je m’étais retiré dans machambre l’esprit préoccupé par un problème demeuré sans solution.Pendant la nuit, je fis un rêve.

Je vis devant moi une multitude de petites Lignes Droites (queje supposai naturellement être des Femmes), mêlées à d’autres Êtresencore plus petits ayant l’apparence de points brillants, qui semouvaient tous d’avant en arrière sur une seule et même LigneDroite et, autant que je puisse en juger, avec la mêmevélocité.

Tant que durait ce mouvement, il montait de cette foule, àintervalles réguliers, un bruit confus qui évoquait un babil ou ungazouillis multiple ; mais parfois tout s’immobilisait et lesilence régnait.

Je m’approchai de l’un des plus grands de ces Êtres que jeprenais pour des Femmes et l’accostai, mais ne reçus aucuneréponse. Une seconde et une troisième interpellation restèrentégalement inefficaces. Perdant patience devant ce qui me paraissaitêtre une grossièreté intolérable, je pris une position calculéepour empêcher la créature de se mouvoir, plaçai ma bouche juste enface de la sienne et répétai bruyamment ma question : « Femme, quesignifie cette assemblée, pourquoi ce murmure étrange et confus,qu’est-ce que ce mouvement monotone d’avant en arrière sur uneseule et même Ligne Droite ? »

« Je ne suis pas une Femme », rétorqua la Petite Ligne, « Jesuis le Monarque du monde. Mais d’où viens-tu, toi qui faisirruption à Lineland, mon royaume ? » Surpris de cette réponsebrusque, je suppliai Son Altesse Royale de me pardonner si jel’avais dérangée ; et, me disant étranger, je l’implorai de medécrire son domaine. Mais j’eus le plus grand mal à obtenir desrenseignements sur les points qui m’intéressaient vraiment ;car le Monarque ne pouvait s’empêcher de penser constamment que jeconnaissais tout cela aussi bien que lui et que je feignais del’ignorer par plaisanterie. Toutefois, en persévérant dans mesquestions, je finis par obtenir de lui les précisionssuivantes.

Ce pauvre Monarque ignorant – du moins se décernait-il àlui-même ce titre royal – était persuadé, semble-t-il, que cetteLigne Droite baptisée par lui son Royaume, et où il passait sonexistence, constituait l’ensemble du monde, et même de l’Espace. Nepouvant ni se déplacer, ni voir les limites de sa Ligne Droite, iln’imaginait rien d’autre. Quoiqu’il eût entendu ma voix lorsque jelui avais adressé pour la première fois la parole, les sons luiétaient parvenus d’une façon tellement contraire à son expériencequ’il n’avait pas répondu. Il exprimait la chose ainsi : « Je nevoyais personne et j’entendais une voix qui semblait sortir de mespropres intestins. » Jusqu’au moment où j’avais placé ma bouchedans son monde, il ne m’avait pas vu et son ouïe n’avait perçu quedes bruits confus qui martelaient… Ce que j’appelais son côté, maisqu’il nommait son intérieur ou estomac ; et, à présent encore,la région d’où je venais lui posait un problème insoluble. Hors deson Monde, ou de sa Ligne, tout se réduisait à un videabsolu ; non pas même à un vide, car le vide sous-entendl’Espace ; disons plutôt que rien n’existait.

La vue et les mouvements de ses sujets – les Petites Lignesétant des Hommes et les Points des Femmes – restaient égalementbornés à cette Ligne Droite, qui était leur monde. Je n’ai pasbesoin d’ajouter que leur horizon tout entier se limitait à unPoint ; nul ne pouvait voir autre chose qu’un Point. Homme,femme, enfant, objet… tout était Point pour l’habitant de Lineland.Le sexe ou l’âge ne se distinguait qu’à la voix. En outre, commechaque individu occupait entièrement le chemin étroit, pour ainsidire, qui constituait son Univers, et comme personne ne pouvait sedéplacer vers la droite ou vers la gauche pour laisser passer lesautres, il s’ensuivait que les habitants de Lineland étaient dansl’incapacité de se contourner mutuellement. S’ils naissaientvoisins, ils le demeuraient jusqu’à la fin de leur vie. Levoisinage était chez eux ce que le mariage est chez nous.Indissoluble jusqu’à la mort.

Cette existence, au sein de laquelle tout spectacle se réduisaità un Point, et tout mouvement à une Ligne Droite, me parut d’uneinexprimable monotonie ; aussi fus-je étonné par la vivacitéet la gaieté du Roi. Je me demandais s’il était possible, dans descirconstances si défavorables aux relations domestiques, de goûterles plaisirs de l’union conjugale, mais j’hésitai quelque temps àinterroger son Altesse Royale sur un sujet aussi délicat ;enfin, je pris le parti de plonger brusquement au cœur du problèmeen lui demandant des nouvelles de sa famille. « Mes Femmes et mesEnfants », répondit-il, « se portent le mieux du monde ».

Abasourdi par cette réponse – car il n’y avait dans l’entourageimmédiat du Monarque que des Hommes (comme je l’avais observé dansmon rêve avant de pénétrer dans le Pays de la Ligne), je mehasardai à répliquer : « Pardonnez-moi, mais j’imagine mal commentVotre Altesse Royale peut à quelque moment que ce soit voir ouapprocher Leurs Majestés, alors qu’elle est séparée d’Elles par unedemi-douzaine au moins d’individus dont elle est incapable de fairele tour et que son regard ne transperce pas. Est-il possible qu’auPays de la Ligne il ne soit pas nécessaire d’approcher une Femmepour l’épouser et pour engendrer des enfants ? »

« Comment pouvez-vous poser une question aussi absurde ? »rétorqua le Monarque. « S’il en était ainsi que vous le suggérez,l’Univers ne tarderait pas à se dépeupler. Non, non, la proximitén’est pas indispensable à l’union des cœurs ; et la naissanceest chose trop importante pour pouvoir dépendre d’une situationaussi accidentelle. Il est impossible que vous ignoriez cela. Mais,puisque vous vous plaisez à feindre l’ignorance, je vais vousinstruire comme si vous étiez un bébé, nouvellement né dans monRoyaume. Sachez donc que les mariages se consomment grâce à lafaculté d’émettre des sons et au sens de l’ouïe.

« Vous êtes naturellement conscient du fait que tout Hommepossède – outre ses deux yeux – deux bouches ou voix, l’une qui estde basse et la seconde, située à l’autre extrémité de son corps,qui est de ténor. Je ne mentionnerais même pas cela si je n’avaisété incapable de distinguer votre ténor dans le cours de notreconversation. » Je ne possédais, répondis-je, qu’une seule voix, etje n’avais nullement remarqué que Son Altesse Royale en eût deux. «Cela me confirme », dit le Roi, « dans l’idée que vous êtes non pasun Homme mais une Monstruosité féminine à la voix de basse, dontl’oreille n’a jamais été éduquée. Cependant, poursuivons.

«La Nature ayant décrété que tout Homme devait épouser deuxFemmes… » « Pourquoi deux ? » demandai-je « Vous poussez troploin votre affectation d’ignorance ! » s’écria-t-il. « Commentpeut-il y avoir union totalement harmonieuse sans la Combinaisondes Quatre en Un, soit la Basse et le Ténor de l’Homme unis auSoprano et au Contralto des deux Femmes ? »

« Mais supposons », dis-je « qu’un Homme préfère une ou troisépouses ? » « C’est impossible », rétorqua-t-il.

« Autant se demander si deux et deux peuvent faire cinq, ou sil’œil humain est capable de voir une Ligne Droite : la chose estaussi inconcevable. » Je l’aurais interrompu, s’il n’avait reprisen ces termes :

« Vers le milieu de chaque semaine, une Loi de la Nature nousfait mouvoir rythmiquement notre corps d’avant en arrière avec uneviolence plus grande que de coutume, et nous continuons pendant lelaps de temps qu’il vous faudrait pour compter jusqu’à cent un. Aucœur de cette danse chorale, à la cinquante et unième pulsation,les habitants de l’Univers s’immobilisent en plein effort, etchaque individu pousse son cri le mieux timbré, le plus riche et leplus doux. C’est à cet instant décisif que nos mariages se font.L’harmonie de la Basse et du Soprano, du Ténor et du Contralto estsi exquise que souvent les Bien-aimées reconnaissent aussitôtl’accord lancé en réponse par l’Amant qui leur est destiné, même sivingt mille lieues les en séparent. Le mariage consommé à cetteseconde précise donne naissance à une triple progéniture Mâle etFemelle qui prend sa place au Pays de la Ligne. »

« Quoi ! Toujours triple ? » m’écriai-je. « Faut-ildonc qu’une des deux épouses ait nécessairement des jumeaux ?»

« Oui, Monstre à la voix de basse », répliqua le Roi. « S’il nenaissait pas deux filles pour chaque garçon, comment l’équilibredes Sexes pourrait-il être maintenu ? Ignores-tu donc jusqu’àl’Alphabet de la Nature ? » La fureur lui coupa la parole etil me fallut quelque temps pour l’inciter à reprendre on récit.

« N’allez pas croire, bien entendu, que tous les célibatairestrouvent leurs compagnes la première fois qu’ils participent à ceChœur du Mariage universel. La plupart, au contraire, doivent s’yreprendre à plusieurs fois. Rares sont les cœurs dont l’heureuxdestin est de reconnaître au premier abord le ou la partenaire quilui est destiné par la Providence, et de se fondre dans uneétreinte réciproque, d’une parfaite harmonie. L’immense majoritéd’entre nous doit prolonger bien davantage sa cour. Il se peut quela voix de l’Amant s’accorde à celle d’une de ses futures épouses,mais pas aux deux ; qu’elle ne s’harmonise au début ni avecl’une, ni avec l’autre ; ou encore qu’il y ait de légèresdiscordances entre le Soprano et le Contralto. La Nature a prévuqu’en pareil cas chaque Chœur hebdomadaire mettrait les troisAmants en harmonie plus étroite. Chaque exercice vocal, ladécouverte de toute discordance nouvelle incitent presqueimperceptiblement le moins parfait des trois partenaires à secorriger pour se rapprocher de la perfection. Et après maintestentatives, maintes modifications, l’objectif est enfin atteint.Vient alors le jour tant attendu où, pendant que retentit dansl’univers entier le Chœur du Mariage, les trois Amants séparés setrouvent brusquement en harmonie totale ; et, avant même d’enavoir pris conscience, le Trio est plongé dans le ravissement vocald’une triple étreinte ; après quoi la Nature n’a plus qu’àcélébrer dans la joie les épousailles et trois naissances de plus.»

Chapitre 2Comment je m’efforçai en vain d’expliquer la nature deFlatland

Jugeant qu’il était grand temps d’arracher le Monarque à sonextase pour le ramener au niveau du sens commun, je résolus dechercher à lui dessiller les yeux et à lui donner quelques aperçusde la vérité, c’est-à-dire de la nature des choses à Flatland. Jecommençai en ces termes : « Comment votre Altesse Royaledistingue-t-elle la forme et la position de ses sujets ? Pourma part, j’ai observé par le sens de la vue, avant d’entrer dansvotre Royaume, que certains individus étaient des Lignes, d’autresdes Points, que, parmi ces Lignes, quelques-unes étaient plusgrandes… » « Ce que vous me dites là est impossible », coupa leRoi ; « sans doute avez-vous eu une vision ; car il n’estpas dans la nature des choses, comme chacun sait, que le sens de lavue soit à même de détecter la différence qui existe entre uneLigne et un Point ; mais le sens de l’ouïe en est capable,lui, et il permet, par exemple, de prendre exactement ma mesure.Regardez-moi… Je suis une Ligne, la plus longue du Royaume, plus desix pouces d’Espace… » « De Longueur », hasardai-je. « Être stupide», me dit-il, « l’Espace, c’est la Longueur. Interrompez-moi encoreet je me tais. »

Je lui présentai mes excuses, mais il reprit avec dédain : «Puisque vous êtes insensible au raisonnement, vous allez entendrede vos propres oreilles comment, grâce à mes deux voix, je révèlema forme à mes deux Épouses, qui se trouvent en ce moment à sixmille miles soixante-dix yards deux pieds huit pouces de distance,l’une au Nord, l’autre au Sud. Écoutez, je les appelle. »

Il pépia et poursuivit avec complaisance :

« En entendant le son d’une de mes voix, suivie de près parl’autre, et en percevant que la seconde les atteint après unintervalle de temps au cours duquel le son peut parcourir 6, 457pouces, mes épouses en déduisent que l’une de mes bouches est à 6,457 pouces de plus que l’autre de l’endroit où elles se trouvent etque, par conséquent, je mesure 6, 457 pouces. Mais n’allez pascroire qu’elles font ce calcul chaque fois qu’elles entendent mesdeux voix. Elles l’ont fait une fois pour toutes avant notremariage. Elles pourraient, toutefois, l’effectuer à toutmoment. Et je peux, moi aussi, de la même manière, évaluer la formede tous mes sujets Mâles par le sens de l’ouïe. »

« Mais », dis-je, « s’il arrivait qu’un Homme se fît passer pourune Femme en déguisant l’une de ces deux voix, ou encore modifiâtsa voix Sud de telle sorte que l’on ne pût la reconnaître commeétant l’écho de sa voix Nord ? Ce genre d’imposture neprovoquerait-il pas de graves ennuis ? Et ne vous est-il paspossible de l’éviter en ordonnant à vos sujets de se toucher lesuns les autres ? » C’était évidemment une question tout à faitstupide, car le toucher n’aurait pas rempli le but désiré ;mais je la posai dans le dessein d’irriter le Monarque, et j’yréussis parfaitement.

« Quoi ! » s’écria-t-il avec horreur. « Expliquez le sensde vos paroles ! » « De se toucher », répétai-je, « de sesentir, d’entrer en contact avec les autres. » « Si, dit le Roi, «vous entendez par toucher le fait de s’approcher d’un individu aupoint de ne laisser aucun espace entre lui et vous, sachez,Étranger, qu’il s’agit là d’un crime passible de mort dans monroyaume. Et la raison en est évidente. La forme fragile de laFemme, qui pourrait être écrasée au cours de cette opération, doitêtre préservée par l’État ; mais puisque le sens de la vue nepermet pas de distinguer les Femmes des Hommes, la Loi interdit àtous de réduire à néant l’espace qui sépare celui qui approche decelui qui est approché.

« Et d’ailleurs, à quoi servirait cette activité illégale etcontraire aux lois de la Nature que vous appelez le toucher,puisque le sens de l’ouïe remplit à la fois plus facilement et avecplus de précision tous les buts de cette opération grossière etbrutale ? Quant au risque d’imposture dont vous me parlieztout à l’heure, il n’existe pas : car la Voix, étant l’essence mêmede l’Être, ne peut se modifier à volonté. Mais supposons que j’aiele pouvoir de passer à travers les objets solides, et que je puissepénétrer tous mes sujets, les uns après les autres, fussent-ils aunombre d’un milliard, en vérifiant leurs dimensions respectives etla distance qui les sépare les uns des autres par le sens dutoucher combien de temps et d’énergie me ferait gaspiller cetteméthode imprécise et malaisée ! Alors qu’un instantd’attention me permet de recenser, pour ainsi dire, sur le plangénéral et statistique, la situation, l’état physique, mental etspirituel de tous les êtres qui vivent à Lineland. Oyez, oyezdonc ! »

Sur ces mots il se tut et écouta, comme en extase, un bruit quime parut à peine supérieur aux stridulations minuscules d’uneimmense assemblée de sauterelles lilliputiennes.

« Certes », répondis-je, « l’acuité de votre ouïe vous est trèsutile et compense un grand nombre de vos déficiences. Maispermettez-moi de vous dire qu’au Pays de la Ligne la vie doit êtrebien monotone. Ne jamais voir qu’un Point ! N’être pas mêmecapable de contempler une Ligne Droite ! Que dis-je ! Nepas même savoir ce qu’est une Ligne Droite ! Avoir des yeux etcependant être privé de ces spectacles linéaires qui nous sontlibéralement dispensés à nous, habitants de Flatland ! Mieuxvaut sûrement ne pas posséder du tout le sens de la vue qu’en faireun si piètre usage ! Je vous accorde que mon ouïe n’égale pasla vôtre en acuité ; car le concert universel de votreRoyaume, qui vous donne un plaisir si intense, n’est pour moi qu’unbabil ou un pépiement multiple. Mais du moins puis-je distinguer devue un Point d’une Ligne. Permettez-moi de vous le prouver. Justeavant d’entrer dans votre Royaume, je vous ai vu danser de gauche àdroite, puis de droite à gauche, suivi d’un côté par Sept Hommes etune Femme, de l’autre par Huit Hommes et Deux Femmes. N’est-ce pasexact ? »

« Si », dit le Roi, « du moins en ce qui concerne les nombres etla répartition des sexes, quoique j’ignore ce que vous entendez par« droite » et « gauche ». Mais je nie que vous ayez vu ces choses.Car comment pourriez-vous voir la Ligne, c’est-à-dire lesentrailles d’un Homme ? Il faut, soit qu’on vous les aitrévélées, soit que vous les ayez vues en rêve. Et laissez-moi vousdemander ce que vous désignez par ces mots de « gauche » et de «droite ». Je suppose que c’est votre façon de dire « vers le Nord »et « vers le Sud ».

« Pas du tout », répliquai-je. « Outre votre mouvement vers leNord et vers le Sud, il en existe un autre de droite à gauche etvice-versa. »

Le Roi. Montrez-moi, je vous prie, ce mouvement degauche à droite.

Moi. Cela m’est impossible, à moins que vous ne sortiezcomplètement de votre Ligne.

Le Roi. Sortir de ma Ligne ? Vous voulez dire demon monde ? de l’Espace ?

Moi. Eh bien, oui. De votre Monde. De votre Espace. Carvotre Espace n’est pas le véritable Espace. Le véritable Espace estune Surface Plane ; le vôtre n’est qu’une Ligne.

Le Roi. Si vous ne pouvez pas m’indiquer ce qu’est Cemouvement de gauche à droite en l’effectuant vous-même, alorsdécrivez-le-moi en paroles.

Moi. Si vous ne savez pas distinguer votre côté droitde votre côté gauche, mes paroles n’auront, je le crains, aucunesignification pour vous. Mais vous ne pouvez pas ignorer une notionaussi élémentaire.

Le Roi. Je ne vous suis pas du tout.

Moi. Hélas ! Comment me faire comprendre ?Quand vous avancez droit devant vous, ne vous vient-il jamais àl’esprit que vous pourriez vous mouvoir dans un autre sens, parexemple tourner votre œil de telle manière qu’il regarde dans ladirection vers laquelle votre côté est actuellement dirigé ?Autrement dit, au lieu d’avancer ou de reculer toujours dans lesens d’une de vos extrémités, n’éprouvez-vous pas le désir de vousdéplacer, pour ainsi dire, dans le sens de votre côté ?

Le Roi. Jamais. Et que signifie cela ? Comment lesentrailles d’un homme pourraient-elles être orientées dans unedirection quelconque ? Comment pourrait-on se mouvoir dans lesens de ses entrailles ?

Moi. Bon. Puisque les paroles ne suffisent pas, je vaisessayer des actes et sortir progressivement de votre Pays en memouvant dans la, direction que je désire vous indiquer.

Sur ces mots, j’entrepris de quitter lentement Lineland. Tantqu’une partie de mon corps demeura dans son domaine et visible àses yeux, le Roi ne cessa de crier : « Je vous vois, je vous voisencore ; vous ne bougez pas. » Mais dès que je fus enfin toutà fait sorti de sa Ligne, il s’exclama de sa voix la plus perçante« Elle a disparu ; elle est morte. » « Je ne suis pas mort »,répliquai-je. « J’ai seulement quitté le Pays de la Ligne,c’est-à-dire la Ligne Droite que vous appelez Espace, et je metrouve dans le véritable Espace, d’où je puis voir les chosestelles qu’elles sont en réalité. Ainsi, en ce moment, je vois votreLigne, ou côté… ou vos entrailles, comme vous avez coutume dedire ; je vois aussi, au Sud et au Nord de votre personne, desHommes et des Femmes que je vais à présent énumérer en décrivantleurs positions respectives, leurs dimensions et l’intervalle quiles sépare. »

Après m’être longuement livré à cet exercice, je m’écriai d’unton triomphant : « Êtes-vous enfin convaincu ? » Et jeréintégrai le Pays de la Ligne, où je repris la même positionqu’auparavant.

Mais le Monarque rétorqua : « Si vous étiez un Homme sensé –quoique, ne possédant apparemment qu’une seule voix, vous soyezsans doute non pas un Homme, mais une Femme – bref, si vous aviezle moindre atome de bon sens, vous céderiez à la raison. Vous medemandez de croire qu’il existe une autre Ligne en dehors de celleque mes sens m’indiquent, et un autre mouvement en dehors de celuidont je suis quotidiennement conscient. Je vous demande en retourde me décrire en paroles ou de me montrer cette autre Ligne dontvous me parlez. Au lieu de vous mouvoir, vous vous bornez, parquelque stratagème magique, à disparaître et à reparaître devantmes yeux ; au lieu de m’exposer clairement la nature de votrenouveau monde, vous vous contentez de me donner le nombre et lesdimensions d’une quarantaine de mes courtisans, tous détails connusde n’importe quel petit enfant dans ma capitale. Peut-on concevoirattitude plus déraisonnable et plus audacieuse ? Reconnaissezvotre folie ou quittez mon royaume. »

Furieux de sa perversité, et surtout indigné de l’entendremettre mon sexe en doute, je rétorquai sans mâcher mes mots : «Être dépourvu d’intelligence ! Vous vous croyez parfait, alorsque votre imperfection n’a d’égale que votre imbécillité !Vous prétendez voir, alors que toute votre perspective se réduit àun point ! Vous vous targuez de pouvoir inférer l’existenced’une Ligne Droite ; mais moi, je suis capable de voir uneLigne Droite, et d’en inférer l’existence d’Angles, de Triangles,de Carrés, de Pentagones, d’Hexagones et même de Cercles. Pourquoigaspiller plus de temps en paroles ? Sachez que je suisl’achèvement de votre Être incomplet, et voilà tout. Vous êtes uneLigne, mais moi, je suis la Ligne des Lignes, et l’on me nommeCarré dans mon pays ; et quoique je vous sois infinimentsupérieur, je suis pourtant bien peu de chose auprès des grandsnobles du Plat Pays, d’où je suis venu vous visiter, dans l’espoird’éclairer votre ignorance. »

En entendant ces mots, le Roi piqua droit sur moi avec un crimenaçant, comme pour me transpercer en pleine diagonale ; et,au même instant, ses myriades de sujets poussèrent un cri de guerremultiple, dont la véhémence augmenta au point que je crus entendrele vacarme de cent mille Isocèles rangés en ligne de bataille etl’artillerie de mille Pentagones. Cloué sur place par la surprise,je ne pouvais ni parler ni bouger pour échapper au sort qui memenaçait ; et le bruit augmentait encore, le Roi serapprochait lorsque la cloche du petit déjeuner, en m’éveillant, merappela aux réalités du Plat Pays.

Chapitre 3Comment je fis la connaissance d’un Étranger qui venait deSpaceland

Des rêves, je passe à la réalité.

C’était le dernier jour de la 1999e année de notre ère. Leclapotis de la pluie avait depuis longtemps annoncé lecrépuscule ; assis[4]

[5]

[6] à côté de ma femme, je réfléchissais auxévénements du passé et aux perspectives de l’année, du siècle, duMillénaire à venir.

Mes quatre Fils et mes deux Petits-enfants orphelins s’étaientretirés dans leurs appartements respectifs ; seule ma femmerestait avec moi pour voir mourir l’ancien Millénaire et assister àla naissance du nouveau.

Plongé dans mes pensées, je réfléchissais à quelques remarquesqui venaient d’échapper le soir même au plus jeune de mesPetits-fils, un Hexagone d’une Régularité parfaite et d’unevivacité d’esprit exceptionnelle. Nous lui avions, ses oncles etmoi, donné comme à l’accoutumée sa leçon pratique de ConnaissanceVisuelle en pivotant sur nous-mêmes, tantôt très vite, tantôtlentement, et en l’interrogeant sur nos positions ; sesréponses s’étaient révélées si satisfaisantes que j’avais voulu lerécompenser en lui donnant quelques aperçus d’Arithmétique, dansses applications à la Géométrie.

Prenant neuf Carrés, qui mesuraient chacun un pouce de côté, jeles avais assemblés de manière à former un Carré plus grand, ayanttrois pouces de côté, et je m’en étais servi pour prouver à monPetit-fils que – s’il nous était impossible de voir l’intérieurd’un Carré – nous pouvions cependant mesurer le nombre de poucescarrés qu’il contenait en portant à la puissance 2 le nombre depouces du côté. « Ainsi », dis-je, « nous savons que 32, ou 9,représente le nombre de pouces carrés contenus dans un Carré dontle côté a trois pouces de longueur.

Le petit Hexagone médita un moment là-dessus et me dit ; «Mais vous m’avez enseigné à porter les nombres à la puissance3 ; je suppose que 33 a aussi un sens en géométrie ; quelest-il ? » « 33 n’a aucun sens en Géométrie », luirépondis-je, « car la Géométrie n’a que deux Dimensions. » Etj’entrepris de montrer à l’enfant qu’un Point, en parcourant unelongueur de trois pouces, devient une Ligne de trois pouces,laquelle peut être représentée par 3 ; puis qu’une ligne detrois pouces, en parcourant parallèlement à elle-même une longueurde trois pouces, devient un Carré de trois pouces de côté, qui peutêtre représenté par 32.

Là-dessus mon Petit-fils, revenant à sa première idée,m’entreprit avec une certaine brusquerie en s’écriant « Eh bienalors, si un Point, en parcourant trois pouces, forme une Ligne detrois pouces représentée par 3 ; si une Ligne droite de troispouces, en se déplaçant parallèlement à elle-même, forme un Carréayant trois pouces de côté, et représenté par 32 ; il s’ensuitqu’un Carré ayant trois pouces de côté, en se mouvant parallèlementà lui-même (mais je ne vois pas comment) doit former quelque chosed’autre (mais je ne vois pas quoi) qui aura trois pouces de côté…et sera représenté par 33. »

« Allez vous coucher », ordonnai-je, un peu contrarié par cetteinterruption. « Si vous disiez moins de sottises, vous voussouviendriez peut-être un peu mieux de vos leçons. »

Mon Petit-fils s’était donc retiré, en pleine disgrâce ; jem’efforçais, assis à côté de ma Femme, de former une rétrospectivede l’an 1999 et d’imaginer les possibilités de l’an 2000, mais jen’arrivais pas à chasser de mon esprit les pensées suggérées par lebavardage de mon brillant petit Hexagone. Il ne restait plus quequelques grains dans le sablier qui marquait les demi-heures. Jem’arrachai à ma rêverie et retournai le sablier vers le Nord, pourla dernière fois dans le cours de l’ancien Millénaire, tout enm’écriant à haute voix : « Cet enfant est stupide ! »

Aussitôt, je sentis une Présence dans la pièce, et un frissonglacé parcourut mon Être « Il n’est pas stupide du tout », vociféramon Épouse, « et vous violez les Commandements en déshonorant ainsivotre propre Petit-Fils. » Mais je ne lui accordai pas la moindreattention. J’avais beau regarder dans toutes les directions, je nevoyais rien ; pourtant je sentais toujours une Présence et lemurmure glacé me fit à nouveau frissonner. Je sursautai. «Qu’avez-vous ? » demanda ma Femme. « Il n’y a pas de courantd’air. Que cherchez-vous ? Il n’y a rien. » Il n’y avait rien,en effet, et je regagnai mon siège en m’écriant pour la secondefois : « Cet enfant est stupide : 33 ne peut avoir aucunesignification en Géométrie. » Aussitôt j’entendis distinctement uneréponse : « Cet enfant n’est pas stupide ; et 33 a unesignification Géométrique évidente. »

Ma Femme ouït ces mots aussi bien que moi, tout en n’encomprenant pas le sens, et nous bondîmes tous deux dans ladirection d’où provenait le son. Quelle ne fut pas notre horreurlorsque nous vîmes devant nous Une Figure. Au premier abord, on eûtdit d’une Femme, vue de côté ; mais, en y regardant de plusprès, je constatai que les extrémités plongeaient trop rapidementdans l’ombre pour qu’il pût s’agir là d’une représentante du SexeFaible. J’aurais conclu à un Cercle si l’apparition ne m’avaitsemblé changer continuellement de dimensions, ce qui étaitimpossible aussi bien pour un Cercle que pour n’importe quelleautre Figure régulière connue de moi.

Mais ma Femme n’avait ni mon expérience, ni le sang-froidnécessaire pour noter ces caractéristiques. Avec la précipitationhabituelle et la jalousie irraisonnée de son Sexe, elle conclutaussitôt qu’une Femme était entrée dans la maison par quelquepetite ouverture. « Comment cette personne a-t-elle pu s’introduireici ? » s’écria-t-elle. « Vous m’aviez promis, cher ami, qu’iln’y aurait pas de ventilateur dans notre nouvelle maison. »

« Il n’y en a pas, en effet », lui dis-je, « mais qu’est-ce quivous porte à croire qu’il s’agit là d’une Femme ? Mes facultésde connaissance Visuelle me montrent… »

« Oh, laissez-moi tranquille avec votre Connaissance Visuelle »,rétorqua-t-elle, « Toucher, c’est croire », et « Une Ligne Droitebien touchée vaut mieux qu’un Cercle mal vu »… deux Proverbes enusage chez le Sexe Faible à Flatland.

« Eh bien », dis-je, car je craignais de l’irriter, « s’il lefaut vraiment, demandez donc à être présentée. » Ma Femme, de sonair le plus courtois, s’approcha de l’Apparition : « Permettez-moi,Madame, de toucher et d’être touchée par… » Elle eut un brusquerecul : « Oh ! ce n’est pas une Femme, et il n’y a pourtantpas d’angles, pas un seul. Se peut-il que je me sois si mal conduitvis-à-vis d’un Cercle parfait ? »

« En un certain sens, je suis effectivement un Cercle »,répondit la Voix, « et un Cercle plus parfait que tous ceux deFlatland ; mais, pour être plus précis, je suis plusieursCercles en un. » Et il ajouta d’un ton plus doux : « J’ai, chèreMadame, un message pour votre mari et il m’est interdit de luitransmettre en votre présence. Nous permettriez-vous de nousretirer pendant quelques minutes ? » Mais ma Femme ne voulutpoint incommoder ainsi notre auguste Visiteur et, après l’avoirassuré que l’heure à laquelle elle avait coutume de s’aller coucherétait depuis longtemps passée, elle le pria à nouveau d’excuser sabévue et se retira enfin dans son appartement.

J’interrogeai du regard le sablier qui marquait les demi-heures.Les derniers grains de sable venaient de tomber. Le troisièmeMillénaire avait commencé.

Chapitre 4Comment l’Étranger tenta vainement de me révéler en paroles lesmystères de Spaceland

Dès que le Cri-de-Paix de mon Épouse eut cessé de retentir, jem’approchai de l’Étranger dans le but de mieux l’examiner et del’inviter à s’asseoir ; mais son apparence me cloua sur placeet me coupa la parole. Quoiqu’il ne présentât pas le plus légersymptôme d’angularité, il n’en subissait pas moins à tout instantdes variations de taille et d’éclat tout à fait étrangères à monexpérience. L’idée me vint brusquement que j’avais peut-êtreaffaire à un cambrioleur, à un assassin, à quelque Isocèlemonstrueusement Irrégulier qui, en imitant la voix d’un Cercle,avait réussi à s’introduire dans ma maison et s’apprêtait à mepoignarder avec son angle aigu.

L’absence de Brouillard dans mon salon (la saison étaitd’ailleurs remarquablement sèche) m’interdisait de me fierabsolument à mes facultés de Connaissance Visuelle, d’autant que jeme trouvais à une très faible distance de l’Étranger. En désespoirde cause, je me ruai sur lui, m’écriai sans cérémonie : « Monsieur,il faut me permettre… » et le touchai. Ma Femme avait raison. On nesentait pas trace d’angle, pas la moindre rugosité ou inégalité, ilne m’avait encore jamais été donné dans mon existence de rencontrerun Cercle aussi parfait. Il demeura immobile pendant que je lecontournais, en commençant par son œil et en y revenant. Il étaitparfaitement Circulaire aucun doute là-dessus. Nous eûmes ensuiteun entretien, que je vais m’efforcer de rapporter aussi fidèlementque possible, en ne passant sous silence qu’une partie du torrentd’excuses dont j’inondai mon Visiteur… car l’idée que moi, unCarré, j’eusse commis l’impertinence de toucher un Cercle meremplissait de honte et d’humiliation. Ce fut l’Étranger qui,impatienté par la longueur de mon examen, entama le dialogue.

L’Étranger. Ne m’avez-vous point suffisammenttouché ? Ne croyez-vous pas que les présentations ont assezduré ?

Moi. Illustre Seigneur, je vous prie d’excuser mamaladresse, qui n’est pas due à une ignorance des usages, mais à lasurprise et à la nervosité qu’a provoquées en moi votre visiteassez inattendue. Je vous supplie de ne révéler mon impolitesse àpersonne, et surtout pas à ma Femme. Mais avant de poursuivre notreentretien, Votre Seigneurie daignerait-elle satisfaire la curiositéde son Serviteur, qui serait heureux d’apprendre d’où ellevient ?

L’Étranger. De l’Espace, de l’Espace, Monsieur. D’oùVoulez-vous que je vienne ?

Moi. Pardonnez-moi, Monseigneur, mais Votre Seigneurien’est-elle pas en ce moment même dans l’Espace, et son humbleserviteur également ?

L’Étranger. Pff ! Que savez-vous del’Espace ? Définissez-le-moi.

Moi. L’Espace, Monseigneur, c’est la hauteur et lalargeur prolongées à l’infini.

L’Étranger. Et voilà. Vous ne savez même pas ce quec’est que l’Espace. Vous le croyez formé de Deux Dimensionsseulement ; mais je suis venu vous en annoncer une troisième :hauteur, largeur et longueur.

Moi. Votre Seigneurie plaisante. Nous disons aussilongueur et hauteur, largeur et épaisseur, désignant ainsi DeuxDimensions par quatre noms.

L’Étranger. Je parle non pas de trois noms, mais deTrois Dimensions.

Moi. Votre Seigneurie voudrait-elle m’indiquer oum’expliquer dans quelle direction se situe cette TroisièmeDimension, qui m’est inconnue ?

L’Étranger. J’en viens. Elle est au-dessus etau-dessous.

Moi. Monseigneur veut sans doute dire vers le Nord etvers le Sud ?

L’Étranger. Absolument pas. Il s’agit d’une directiondans laquelle vous ne pouvez point regarder, parce que vous n’avezpas d’œil dans votre côté.

Moi. Que Monseigneur me pardonne, un léger examensuffira à le convaincre que je possède, au point de jonction dedeux de mes côtés, un luminaire en parfait état.

L’Étranger. Oui. Cependant, pour voir dans l’Espace, ilvous faudrait avoir un œil non pas sur votre Périmètre, mais survotre côté, c’est-à-dire dans ce qu’à Spaceland nous nommerionsvotre côté.

Moi. Un œil dans mes entrailles ! Un œil dans monestomac ! Votre Seigneurie se moque.

L’Étranger. Je ne suis pas d’humeur à plaisanter. Jevous dis que je viens de l’Espace, ou, puisque vous ne comprenezpas ce terme, du Pays des Trois Dimensions, d’où, récemment encore,j’apercevais votre Surface Plane, à laquelle vous donnez le nomd’Espace. De cette position avantageuse, je discernais tout ce qui,chez vous, passe pour être solide (c’est-à-dire, pour vous, « closde quatre côtés »), vos maisons, vos temples, jusqu’à vos commodeset à vos coffres, oui, même jusqu’à vos entrailles, qui étaientexposées à mon regard.

Moi. Voilà qui est facile à dire, Monseigneur.

L’Étranger. Mais plus difficile à prouver, n’est-cepas ? Eh bien, je vais vous en donner la preuve :

En descendant ici, j’ai vu vos quatre Fils, les Pentagones,chacun dans son appartement respectif, et vos deux Petits-fils, lesHexagones ; j’ai observé que le plus jeune d’entre eux restaitun moment avec vous, puis se retirait, vous laissant seuls, votreFemme et vous. J’ai vu vos serviteurs Isocèles, au nombre de trois,en train de souper dans la cuisine, et le petit Page dans labuanderie. Puis je suis venu, et par où suis-je entré, à votreavis ?

Moi. Par le toit, je suppose.

L’Étranger. Pas du tout. Votre toit, comme vous lesavez fort bien, a été réparé depuis peu et il n’y subsiste pasmême la plus petite ouverture par laquelle une Femme puissepénétrer. Je vous répète que je viens de l’Espace. N’êtes-vouspoint convaincu par ce que je vous ai dit de vos enfants et devotre maisonnée ?

Moi. Votre Seigneurie ne peut ignorer que, pourapprendre ces faits touchant aux possessions de son humbleserviteur, il suffit d’interroger les gens du voisinage, ce quin’est pas difficile pour Monseigneur.

L’Étranger. (En aparté) Que faire ? Allons, voilàencore un argument qui se présente à moi. Quand vous voyez uneLigne Droite – votre épouse, par exemple – combien de Dimensionslui attribuez-vous ?

Moi. Votre Seigneurie prend plaisir à me traiter commesi j’étais l’une de ces personnes du commun qui, ignorant lesMathématiques, supposent que la Femme est réellement une LigneDroite et n’a qu’une Dimension. Non, non, Monseigneur ; noussommes mieux informés, nous, les Carrés, et nous savons aussi bienque Votre Seigneurie que la Femme, populairement appelée LigneDroite, est en réalité, du point de vue scientifique, un très minceParallélogramme possédant comme nous autres Deux Dimensions, lalongueur et la largeur (ou épaisseur).

L’Étranger. Mais le fait même qu’une Ligne soit visibleimplique qu’elle possède encore une autre Dimension ?

Moi. Monseigneur, je viens de reconnaître qu’une Femmeest non seulement longue, mais également large. Nous voyons salongueur ; nous calculons sa largeur, qui, aussi minimequ’elle soit, est susceptible d’être mesurée.

L’Étranger Vous ne me comprenez pas. Je veux dire qu’envoyant une Femme vous devriez – outre que vous calculez sa largeur– avoir conscience de sa longueur et de ce que nous appelons sahauteur ; quoique cette dernière Dimension soit infinitésimaledans votre pays. Si une Ligne n’était que longueur sans « hauteur», elle cesserait d’occuper de l’Espace et deviendrait invisible.Vous reconnaissez sûrement cela ?

Moi. Je dois avouer que je ne comprends pas du toutVotre Seigneurie. À Flatland, quand nous voyons une Ligne, noussommes conscients de sa longueur et de son éclat. Si l’éclats’évanouit, la Ligne disparaît et, comme vous le dites, cessed’occuper de l’Espace. Mais dois-je supposer que Votre Seigneurieaccorde à l’éclat le titre de Dimension et qu’elle baptise « haut »ce que nous appelons « brillant » ?

L’Étranger. Ce n’est nullement cela. J’entends par «hauteur », une Dimension du même type que votre longueur ;seulement, chez vous, la « hauteur », étant extrêmement réduite,n’est pas aussi facilement perceptible.

Moi. Monseigneur, il doit vous être facile de prouvervos dires. J’ai, selon vous, une Troisième Dimension, que vousappelez « hauteur ». Or, le concept de Dimension implique directionet mesure. Mesurez donc ma hauteur », ou encore indiquez-moi ladirection dans laquelle elle s’étend, et je deviendrai votredisciple. Sinon, je serai dans l’incapacité de suivre leraisonnement de Votre Seigneurie.

L’Étranger. (En aparté.) Je ne peux faire ni l’un nil’autre. Comment le convaincre ? Un simple exposé des faits,suivi d’une démonstration oculaire, devrait suffire. – Maintenant,Monsieur, écoutez-moi.

Vous vivez sur une Surface Plane. Ce que vous appelez Flatlandn’est autre que la surface, plate et très étendue, de ce que jepuis appeler un liquide, au sommet duquel vous vous mouvez, vous etvos compatriotes, sans vous élever au-dessus et sans vous abaisserau-dessous.

Je ne suis pas une Figure plane, mais un Solide. Vous m’appelezCercle ; en réalité je ne suis pas un Cercle, mais un nombreinfini de Cercles, dont la taille varie du Point à la Circonférencemesurant treize pouces de diamètre, tous placés les uns au-dessusdes autres. Quand je traverse votre surface Plane, comme je le faisen ce moment, j’y découpe une section que vous baptisez Cercle avecjuste raison. Car même une Sphère – ce qui est le nom sous lequelon me désigne chez moi – si elle veut se manifester à un habitantde Flatland, doit le faire sous la forme d’un Cercle.

Ne vous rappelez-vous pas – car moi qui vois toutes choses j’aidiscerné la nuit dernière dans votre esprit la fantomatique visionde Lineland – ne vous rappelez-vous pas, dis-je, qu’en pénétrantdans ce Pays vous fûtes contraint de vous présenter au Roi sous laforme non pas d’un Carré, mais d’une Ligne, car ce Royaume Linéairene possédait pas suffisamment de Dimensions pour vous représentertout entier, et seule une section de votre personneapparaissait ? Il en est exactement de même dans le cas quinous occupe : votre pays à Deux Dimensions n’est pas assez spacieuxpour me représenter, moi qui en compte Trois, et n’admet qu’unesection de ma personne, qu’est ce que vous appelez un Cercle.

Votre regard dont l’éclat se ternit me montre que vous ne mecroyez pas. Mais préparez-vous à accueillir une preuve positive demes affirmations. Certes, vous ne pouvez voir qu’une de messections, ou Cercles ; car votre œil ne possède pas la facultéde s’élever au-dessus de votre surface ; mais il vous est aumoins permis de constater que mes sections deviennent plus petitesà mesure que je m’élève dans l’Espace. Voyez, je vaism’élever ; et vous aurez l’impression que mon Cercle serapetisse, pour se réduire à un Point et finalementdisparaître.

1. La sphère présentant sa section maximale

2. La sphère en le train de s’élever

3. La sphère sur point de disparaître

Je ne vis rien qui ressemblât à une « élévation » mais ildiminua et disparut. Je clignai une ou deux fois des paupières pourm’assurer que je ne rêvais pas. Non, il ne s’agissait pas d’unrêve. Car des profondeurs de nulle part surgit une voix creuse – ilme sembla qu’elle retentissait tout près de mon cœur – et cettevoix me dit : « N’ai-je pas disparu ? Êtes-vous convaincu àprésent ? Maintenant, je vais retourner progressivement àFlatland et vous allez voir la section s’élargir.»

Mes Lecteurs du Pays de l’Espace comprendront aisément que monHôte mystérieux parlait le langage de vérité et même qu’ils’exprimait en termes très simples Mais pour moi, aussi avancé queje fusse en mathématiques, ce n’était pas chose facile à saisir. Lediagramme ci-joint montrera clairement à n’importe quel enfantSpaceland que la Sphère, en adoptant pour s’élever les troispositions indiquées, se manifestait nécessairement à mes yeux – ilen eût été de même pour tout habitant de Flatland – sous la formed’un Cercle, d’abord de dimensions maximales, puis plus petit, etenfin minuscule comme un Point. Mais j’avais beau voir les faits,les causes restaient aussi obscures que jamais pour moi. Tout ceque j’en retenais, c’était que le Cercle avait diminué, puisdisparu, et qu’il venait de réapparaître en s’élargissantrapidement.

En recouvrant ses dimensions premières, il poussa un profondsoupir ; car il percevait à mon silence que je ne l’avaisabsolument pas compris. En réalité, je commençais à me dire qu’ildevait être, non pas un Cercle, mais un prestidigitateurextrêmement habile ; ou alors que les contes de bonnes femmesétaient vrais et qu’il existait bien, après tout, des Enchanteurset des Magiciens.

Après un long silence il murmura à part lui : « Il ne me resteplus qu’une ressource, si je veux éviter de recourir aux actes. Ilfaut essayer la méthode de l’Analogie. » Il se tut pendant quelquesinstants encore, après quoi il reprit le dialogue.

La Sphère. Dites-moi, Monsieur le Mathématicien. Si unPoint se déplace vers le Nord, et laisse derrière lui un sillagelumineux, quel nom donnerez-vous à ce sillage ?

Moi. Ce sera une Ligne Droite.

La Sphère. Et combien une Ligne Droite a-t-elled’extrémités ?

Moi. Deux.

La Sphère. Imaginez à présent que la Ligne Droitedirigée vers le Nord se meuve parallèlement à elle-même, à l’Est età l’Ouest, de sorte que chacun de ses points laisse derrière lui lesillage d’une autre Ligne Droite. Quel nom donnerez-vous à laFigure ainsi formée ? Nous supposerons que cette Ligneparcourt une distance égale à celle qu’elle avait à l’origine. Quelnom lui donnerez-vous, je vous le demande ?

Moi. Ce sera un Carré.

La Sphère. Et un carré a combien de côtés ?Combien d’angles ?

Moi. Quatre côtés et quatre angles.

La Sphère. Maintenant, faites un petit effortd’imagination et représentez-vous, à Flatland, un Carré qui se meutparallèlement à lui-même, vers le haut.

Moi. Quoi ? Vers le Nord ?

La Sphère. Non, pas vers le Nord ; vers lehaut ; qui sort complètement de Flatland.

S’il se déplaçait vers le Nord, les points Sud du Carrédevraient passer par toutes les positions précédemment occupées parles points Nord. Mais tel n’est pas le sens de mes paroles.

Je veux dire que chaque Point de votre personne, – car vous êtesun Carré et vous me servirez d’exemple – chaque Point de votrepersonne, c’est-à-dire de ce que vous appelez vos entrailles,s’élèvera dans l’Espace de telle manière qu’aucun Point ne passerapar la position précédemment occupée par un autre Point ;cependant chaque Point décrira lui-même une Ligne Droite, Tout celaest en accord avec les lois de l’Analogie et doit être parfaitementclair pour vous.

Mettant un frein à mon impatience – car, à présent, je mesentais fortement tenté de me ruer sur mon Visiteur et de leprécipiter dans l’Espace, hors de Flatland, n’importe où, pourvuque j’en fusse débarrassé je répondis :

« Et quelle pourra être la nature de cette Figure que je suiscensé former en effectuant ce mouvement appelé par vous « vers lehaut » ? Je suppose que le langage de Flatland suffit à ladécrire. »

La Sphère. Oh, certainement. C’est la chose la plussimple du monde et tout est conforme à l’Analogie… à cela près,toutefois, que vous ne devez pas appeler le résultat de cemouvement une Figure, mais un Solide. Je vais vous le décrire. Ouplutôt, je vais confier ce soin à l’Analogie.

Nous avons commencé par un Point unique qui, bien sûr – de parsa nature même – n’a qu’un Point terminal.

Un Point produit une Ligne qui a deux Points terminaux.

Une Ligne produit un Carré qui a quatre Points terminaux.

Et maintenant, vous pouvez répondre vous-même à votre proprequestion : 1, 2, 4. Voilà évidemment une Progression Géométrique.Quel est le nombre suivant ?

Moi. Huit.

La Sphère. Exactement. Le Carré produit Unechose-pour-laquelle-vous-n’avez-pas-encore-de-nom-mais-que-nous-appelons-Cubeet qui a huit Points terminaux. Et maintenant, êtes-vousconvaincu ?

Moi. Cette Créature a-t-elle non seulement des anglesou ce que vous appelez des « Points terminaux », mais aussi descôtés ?

La Sphère. Bien sûr : conformément à l’Analogie.Cependant, il ne s’agira pas de ce que vous appelez descôtés, mais de ce que nous appelons des côtés. Vouspourriez employer le terme : solides.

Moi. Et combien de solides ou de côtés aura cet Êtreque j’engendrerai en déplaçant mes entrailles en direction du «haut » et que vous appelez Cube ?

La Sphère. Comment pouvez-vous me demander cela ?Vous qui êtes mathématicien ! Le côté de quelque chose esttoujours, si je puis m’exprimer ainsi, d’une Dimension en retardpar rapport à ce quelque chose. Ainsi, comme il n’y a pas deDimension derrière un Point, le Point a 0 côté ; la Ligne, sije puis dire, a 2 côtés (car on peut, par courtoisie, donner letitre de côtés à ses Points) ; le Carré a 4 côtés. 0, 2, 4.Quelle est cette Progression ?

Moi. C’est une Progression Arithmétique.

La Sphère. Et quel est le nombre suivant ?

Moi. Six.

La Sphère. En effet. Vous voyez donc que vous avezrépondu vous-même à votre question. Le Cube que vous engendrerezsera borné par six cotés, c’est-à-dire par six de vos entrailles.Maintenant, tout est bien clair dans votre esprit n’est-cepas ?

« Monstre », hurlais-je, « je ne sais si tu es prestidigitateur,enchanteur, songe ou démon, mais je ne supporterai pas pluslongtemps tes sarcasmes. L’un de nous deux doit périr ! » Et,ce disant, je me précipitai sur lui.

Chapitre 5Comment la Sphère, ayant constaté la vanité de ses discours,recourut aux actes

Ce fut en vain. Je heurtai violemment l’Étranger de mon angledroit le plus acéré, et je me pressai contre lui avec une forcetelle qu’un Cercle ordinaire n’y aurait pas survécu ; mais jele sentais glisser lentement et il échappait à mon contact ;au lieu de s’esquiver vers la droite ou vers la gauche, il quittale monde d’une façon incompréhensible et disparut complètement. Jene vis plus rien. Mais je ne tardai pas à entendre la voix del’Intrus.

La Sphère. Pourquoi refusez-vous de prêter l’oreille àla raison ? J’avais espéré trouver en vous – qui êtes un hommesensé et un mathématicien accompli – un apôtre capable d’annoncerl’Évangile des Trois Dimensions, qu’il ne m’est permis de prêcherqu’une fois tous les mille ans. Mais à présent, je ne sais pluscomment vous convaincre. Ah, j’ai trouvé. Ce sont des actes, et nondes paroles, qui proclameront la vérité. Écoutez, mon ami.

De la position que j’occupe dans l’Espace, je peux voir, je vousl’ai dit, l’intérieur de tous les objets que vous considérez commeclos. Par exemple, j’aperçois dans cette commode près de laquellevous vous tenez plusieurs boîtes (du moins est-ce ainsi que vousles appelez, mais, comme tout le reste au Plat Pays, elles sontsans couvercle et sans fond) ; ces boîtes sont pleinesd’argent ; je vois aussi deux tablettes de comptes. Je vaisdescendre dans cette commode et vous apporter l’une de cestablettes. Je vous ai vu fermer le meuble il y a une demi-heure etje sais que la clef est en votre possession. Me voilà qui descendsde l’Espace : Les portes, vous le voyez, ne bougent pas. J’arrivedans la commode et je prends la tablette. Je l’ai. À présent, jeremonte avec elle.

Je me précipitai vers la commode et j’ouvris l’une des portes.Une tablette avait disparu. Avec un rire moqueur, l’Étrangerapparut à l’autre coin de la pièce, et au même instant la tablettese matérialisa par terre. Je la ramassai. Il ne pouvait y avoiraucun doute c’était bien l’objet manquant.

Doutant de mes sens, je poussai un gémissement d’horreur, maisl’Étranger poursuivit : « Vous voyez à présent, j’en suis certain,que seule mon explication s’adapte au phénomène. Les choses quevous appelez Solides sont en réalité superficielles ; ce quevous nommez l’Espace n’est qu’une grande Surface Plane. Je suisdans l’Espace, et je contemple l’intérieur des choses, dont vous nevoyez que l’extérieur. Vous-même, vous parviendriez à quitter cettesurface, si vous pouviez réunir la volonté nécessaire. Un légermouvement vers le haut ou vers le bas vous permettrait de voir toutce que je vois.

« Plus je m’élève, plus je m’éloigne de votre surface et plus jevois de choses, quoique, évidemment, à une échelle plus réduite.Par exemple, je monte : je vois votre voisin l’Hexagone et lesmembres de sa famille dans leurs appartements respectifs ;maintenant je vois, à dix portes de la vôtre, l’intérieur duThéâtre, d’où l’assistance est en train de sortir, et, de l’autrecôté, un Cercle assis dans son bureau, devant ses livres. Àprésent, je reviens à vous. Et si, pour vous donner une preuvesuprême, je touchais très légèrement votre estomac, vosentrailles ? Je ne vous blesserais pas gravement, et la petitedouleur que vous ressentiriez peut-être ne peut se comparer aubénéfice mental que vous en retireriez. »

Je n’avais pas eu le temps de prononcer un mot pour l’enempêcher que déjà un coup de poignard une transperça le côté, etqu’un rire démoniaque parut jaillir du fond même de mes entrailles.Un instant plus tard, il ne subsistait plus de cette torture qu’unedouleur sourde. L’Étranger réapparut et dit, tout en s’élargissant« Voilà, je ne vous ai pas fait très mal, n’est-ce pas ? Sivous ne me croyez pas, je me demande ce qu’il faudrait pour vousconvaincre. Qu’en dites-vous ? »

Ma résolution était prise. L’idée d’une existence soumise auxvisites arbitraires d’un Magicien qui pourrait prendre mon estomacpour cible de ses tours m’était intolérable. Si seulement jepouvais trouver le moyen de le clouer au mur en attendant l’arrivéedes secours !

De nouveau, je le heurtai de mon angle le plus dur tout enappelant à l’aide avec assez de vigueur pour alerter toute mamaisonnée. Je pense qu’au moment de mon attaque l’Étranger étaitdescendu au-dessous de notre Surface et qu’il éprouva réellementquelque difficulté à remonter. En tout cas il resta immobile tandisque, croyant entendre venir du secours, je redoublais d’efforts etcriais de plus belle.

Un frisson convulsif parcourut la Sphère. « Cela ne doit pasêtre », crus-je comprendre, « il faut, soit qu’il cède à la raison,soit que je recoure aux dernières ressources de la civilisation. »Puis, s’adressant à moi d’une voix plus forte, mon Visiteur s’écriaen hâte « Écoutez, aucun étranger ne doit voir ce que vous avez vu.Renvoyez immédiatement votre Femme, avant qu’elle n’entre dans cetappartement. L’Évangile des Trois Dimensions doit être préservé. Etil ne faut pas que les fruits de mille années d’attente soientgaspillés. Je l’entends. Elle arrive. Arrière ! Arrière !Éloignez-vous de moi, ou bien je vous emmène dans ce lieu dont vousne soupçonnez pas l’existence : le Pays des Trois Dimensions !»

« Fou ! Dément ! Irrégulier ! » répliquai-je. «Je ne te lâcherai jamais ! Tu seras châtié pour tesimpostures. »

« Ah, nous en sommes là ? » tonna l’Étranger. « Eh bien, jet’emporte vers ton destin, tu vas quitter ta Surface Plane. Un,deux, trois, et voilà ! »

Chapitre 6Comment j’entrai à Spaceland et ce que j’y vis

Une horreur indicible s’empara de moi. Il y eut d’abord lesténèbres ; puis la sensation nauséeuse de voir sans voirréellement ; je vis une Ligne qui n’était pas une Ligne ;un Espace qui n’était pas l’Espace ; j’étais moi-même et je nel’étais plus. Dès que je recouvrai ma voix, je hurlai dans madouleur : « C’est la folie ou bien l’Enfer ! » « Ce n’est nil’un ni l’autre », répondit calmement la voix de la Sphère, « c’estle savoir ; ce sont les Trois Dimensions ; rouvrez l’œilet tâchez de regarder sans faiblir ! »

Je regardai : oh, prodige, ce fut un nouveau monde que jevis ! J’avais devant moi, visible, incarnée, cette beautéCirculaire qui ne m’était accessible jadis que par le calcul,l’hypothèse ou le rêve. Ce qui semblait être le Centre del’Étranger était exposé à mon regard ; et cependant je nevoyais ni cœur, ni poumons, ni artères, mais seulement une Chosed’une harmonieuse beauté…qui n’avait pas de nom pour moi ;vous, mes lecteurs de Spaceland, vous l’appelleriez la surface dela Sphère.

Me prosternant en pensée devant mon Guide, je m’écriai : «Comment se fait-il, ô divin idéal de sagesse et de beauté parfaite,que je voie vos entrailles et que pourtant je ne distingue ni votrecour, ni vos poumons, ni vos artères, ni votre foie ? » « Ceque vous croyez voir, vous ne le voyez pas vraiment », répondit-il.« Il n’est donné à personne de contempler l’intérieur de mon corps.Je n’appartiens pas à la même catégorie Êtres que vos compatriotesde Flatland. Si j’étais un Cercle, vous distingueriez mesintestins, mais je suis un Être composé, comme je vous l’ai dit, deplusieurs Cercles, un Cercle multiple, que l’on appelle Sphère dansce pays. Et, de même que l’extérieur d’un Cube est un Carré, ainsil’extérieur d’une Sphère présente l’apparence d’un Cercle. »

Tout déconcerté que je fusse par les paroles énigmatiques de monMaître, je ne luttais plus contre lui et je m’abîmais dans uneadoration silencieuse de sa personne. Il reprit, d’une voix plusdouce : « Ne vous affligez pas de ne pas pouvoir comprendreimmédiatement les profonds mystères de Spaceland. Ils vousdeviendront accessibles par degrés. Commençons par tourner notreregard vers la région d’où vous êtes venu. Revenez avec moi, pourun moment, dans les plaines de Flatland et je vous montrerai ce quia souvent été l’objet de vos raisonnements et de vos songes maisque vous n’avez jamais vu : un angle visible. » « Impossible !» m’écriai-je, mais, la Sphère se mettant en marche, je la suiviscomme dans un rêve, jusqu’à ce que sa voix m’arrêtât de nouveau : «Regardez et voyez votre maison Pentagonale, avec tous seshabitants. »

Je regardai en bas, et je vis avec les yeux du corps tous cescompagnons de mon existence dont les formes n’avaient été jusque-làpour moi que matière à déduction. Et qu’il était pauvre et confus,le fruit de mes conjectures, par rapport à la réalité que jecontemplais à présent ! Mes quatre Fils paisiblement endormisdans les chambres Nord-Ouest, mes deux Petits-fils orphelins auSud ; les Serviteurs, le Maître d’Hôtel, ma Fille, tous dansleurs appartements respectifs. Seule mon épouse affectionnée,inquiète de cette absence qui se prolongeait, avait quitté sachambre et arpentait le vestibule, en attendant anxieusement monretour. Le Page, lui aussi, éveillé par mes cris, s’était levé, et,sous prétexte de s’assurer que je ne gisais pas évanoui quelquepart, fouillait dans le placard de mon bureau. Tout cela, je levoyais : je ne me bornais plus à le déduire ; et, à mesure quenous nous rapprochions, je distinguai jusqu’au contenu de macommode, je discernais les deux coffres pleins d’or et lestablettes que la Sphère avait mentionnées.

Touché par la détresse de ma Femme, je voulus la rejoindre pourla rassurer, mais je me trouvai dans l’incapacité de bouger. «N’ayez point de souci au sujet de votre Épouse », me dit mon Guide,« nous ne la laisserons pas longtemps dans l’anxiété ; enattendant allons faire le tour du Plat Pays. »

De nouveau je sentis que je m’élevais dans l’Espace.

Tout était exactement comme la Sphère l’avait dit. Plus ons’éloignait de l’objet contemplé, plus le champ de visions’élargissait. Ma ville natale, l’intérieur de chaque maison, lesentrailles de chaque créature gisaient exposés en miniature à monregard. Nous montâmes encore et, miracle des miracles ! lessecrets de la Terre, les profondeurs des mines, les grottes lesplus profondément enfouies au cœur des montagnes me furentrévélés.

Frappé d’une terreur sacrée à la vue des mystères de la Nature,dévoilés ainsi devant mon œil indigne, je dis à mon Compagnon : «Voyez, je suis devenu semblable à Dieu. Car les sages de notre paysdisent que voir toutes choses ou plutôt, pour reprendre leurspropres termes, être doué d’omnivision est l’attribut de Dieu et deLui seul. » Mon Maître me répondit, avec un certain mépris dans lavoix : « vraiment ! alors le pire coupe-jarret ou le voleur àla tire de mon pays doit être adoré par vos sages à l’égal deDieu ; car il en voit tout autant que vous à présent. Maiscroyez moi, vos sages se trompent. »

Moi. L’omnivision n’est-elle donc pas l’attribut deDieu seul ?

La Sphère. Je n’en sais rien. Mais, si un voleur à latire ou un coupe-jarret est capable de voir tout ce qui se passedans votre pays, ce n’est sûrement pas une raison suffisante pourque vous voyiez en lui un Dieu. Cette omnivision, comme vous dites– ce n’est pas un terme d’usage courant à Spaceland – vousrend-elle plus justes, plus cléments, moins égoïstes, plusaimants ? Pas le moins du monde. Alors en quoi vous rend-elleplus divins ?

Moi. « Plus clément, plus aimant ! » Mais ce sontlà des qualités de Femmes ! Et nous savons qu’un Cercle est unÊtre supérieur à une Ligne Droite, dans la mesure où le savoir etla sagesse sont plus estimables que la simple affection.

La Sphère. Il ne m’appartient pas de classer lesqualités humaines selon leurs mérites. Cependant, parmi les Êtresles meilleurs et les plus sages de Spaceland, il en est beaucoupqui éprouvent plus de respect pour les sentiments que pourl’intelligence, qui ont meilleure opinion de vos Lignes Droites, siméprisées, que de vos Cercles tant loués. Mais ne nous attardonspas là-dessus. Regardez. Reconnaissez-vous ce bâtiment ?

Je me tournai dans cette direction et je vis dans le lointain unimmense édifice Polygonal, qui n’était autre que le Siège del’assemblée Générale des États de Flatland, entouré, en lignescompactes, de bâtiments pentagonaux disposés perpendiculairementles uns aux autres, et que je savais être des rues ; jecompris que j’approchais de la grande Métropole.

« Nous descendons ici », dit mon Guide. C’était le matin, lapremière heure du premier jour de la deux-millième année de notreère. Imitant, comme à leur habitude, l’exemple de leurs ancêtres,les Cercles les plus notables du royaume s’étaient réunis enconclave solennel, tout comme d’autres l’avaient fait avant eux lapremière heure du premier jour de l’an 1000, et aussi la premièreheure du premier jour de l’an 0.

Quelqu’un en qui je reconnus mon propre frère, Carréparfaitement symétrique et Premier Secrétaire du Grand Conseil,était en train de lire les minutes des précédentes réunions. Ilavait été noté à chaque occasion les faits suivants : « Les Étatsayant été troublés par diverses personnes mal intentionnées quiprétendaient avoir reçu des révélations d’un autre Monde et sedisaient capables d’effectuer des démonstrations dont le seulrésultat avait été de porter jusqu’au délire leur propre frénésieet celle des spectateurs, le Grand Conseil a décrété à l’unanimitéque, le premier jour de chaque millénaire, les Préfets desdifférents districts du Plat Pays recevraient l’ordre de rechercherspécialement toutes personnes qui se seraient ainsi fourvoyées et,sans procéder aux formalités d’un examen mathématique, de lesdétruire s’il s’agissait d’Isocèles, de les faire flageller etjeter en prison s’ils avaient affaire à des Triangles Réguliers, deconduire les Carrés ou les Pentagones jusqu’à l’Asile le plusproche, et, au cas où l’inculpé serait un personnage d’un rang plusélevé, de l’arrêter et de l’expédier immédiatement dans laCapitale, où il serait examiné et jugé par le Conseil. »

« Vous savez à présent quel sort vous est réservé », me dit laSphère, pendant que le Conseil adoptait officiellement cetterésolution pour la troisième fois. « La mort ou la prison attendl’Apôtre qui se chargera d’annoncer l’Évangile des TroisDimensions. » « Non, non », répliquai-je, « à présent tout est siclair dans mon esprit, la nature du véritable Espace me paraît sipalpable que je me crois à même de la faire comprendre à un enfant.Permettez-moi de descendre à l’instant même et de les éclairer. » «L’heure n’est pas encore venue », dit mon Guide. « En attendant, jedois accomplir ma mission. Ne bougez pas d’ici. » Ce disant, ilsauta avec une grande agilité dans l’océan (si je puis m’exprimerainsi) de Flatland, au beau milieu du cercle des Conseillers. « Jeviens », cria-t-il, « pour proclamer l’existence du pays des TroisDimensions ! »

Je vis plusieurs de nos jeunes Conseillers reculer d’horreurdevant la section circulaire de la Sphère qui s’élargissait sousleurs yeux. Mais sur un signe du Président – qui ne semblait niinquiet ni surpris – six Isocèles d’un type très inférieuraccoururent de six directions différentes et se ruèrent sur laSphère. « Nous le tenons », hurlèrent-ils. « Non. Si. Il est ànous ! Le voilà qui s’échappe ! Nous ne le voyons plus.»

« Mes Seigneurs », dit le Président aux plus jeunes membres duConseil, « il n’y a pas là de quoi s’étonner. Les archivessecrètes, auxquelles j’ai seul accès, révèlent qu’un incidentidentique se produisit lors de l’avènement des deux premiersmillénaires. Bien entendu, vous ne mentionnerez pas cette bagatelleau dehors du Cabinet. »

Puis, élevant la voix, il appela les gardes. « Arrêtez lespoliciers, bâillonnez les. Vous connaissez votre devoir. » Aprèsavoir livré à leur destin les malheureux policiers – témoinsinvolontaires et infortunés d’un Secret État qu’on ne devait pasles laisser révéler – il s’adressa de nouveaux aux Conseillers : «Mes Seigneurs, les questions dont le Conseil avait à débattre étanttoutes résolues, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une BonneAnnée. » Toutefois, avant de quitter la salle, il dit auSecrétaire, mon pauvre et excellent Frère, qu’à son grand regret ilse voyait contraint, pour préserver le secret et conformément auxprécédents, de le condamner à la détention perpétuelle, mais ilajouta qu’il était heureux de pouvoir lui laisser la vie sauve, àla condition toutefois qu’il ne racontât à personne les événementsde la journée.

Chapitre 7Comment, quoique la Sphère m’eût révélé d’autres Mystères du Paysde l’Espace, je désirai en connaître encore davantage, et ce qu’ilen advint

En voyant mon pauvre frère que l’on conduisait en prison, jevoulus sauter dans la Chambre du Conseil afin d’intercéder pour luiou tout au moins de lui dire adieu. Mais je ne pouvais accomplir demoi-même aucun mouvement. Je dépendais entièrement de mon Guide,qui me dit avec mélancolie : « Ne vous préoccupez pas de votrefrère. Vous n’aurez peut-être que trop le temps de vous affligeravec lui. Suivez-moi. »

Nous remontâmes dans l’Espace. « Jusqu’à présent », déclara laSphère, « je ne vous ai montré que des Figures Planes et leurintérieur. Maintenant, je vais vous faire connaître les Solides etvous révéler le plan sur lequel ils sont construits. Voyez cettemultitude de cartes mobiles, de forme carrée. J’en pose une, nonpas au Nord de l’autre, comme vous le supposiez tout à l’heure,mais sur l’autre. J’en ajoute une seconde, puis une troisième. Jeconstruis un Solide en plaçant un grand nombre de Carrésparallèlement les uns aux autres. Le voilà achevé : il est aussihaut que long et large ; nous l’appelons un Cube.

« Pardonnez-moi, Monseigneur », répondis-je, « mais tout ce queje vois, c’est une Figure Irrégulière dont l’intérieur est exposé àmon regard ; en d’autres termes, il me semble voir non pas unSolide, mais une Figure Plane comme celles dont nous déduisonsl’existence à Flatland ; toutefois son Irrégularité est tellequ’il me semble voir quelque monstrueux criminel, au point que cespectacle m’est douloureux. »

« C’est vrai », dit la Sphère, « il vous apparaît sous la formed’une Figure Plane, parce que vous n’êtes pas accoutumé à lalumière, à l’ombre et à la perspective ; de même qu’à Flatlandun Hexagone aurait la forme d’une Ligne Droite pour quelqu’un quine connaîtrait pas l’Art de la Connaissance Visuelle. Mais ils’agit en réalité d’un Solide, comme va vous l’apprendre le sens duToucher. »

Il me montra donc le Cube, et je constatai que cet Êtremerveilleux était en effet, non pas une Figure Plane, mais unSolide ; qu’il était doté de six côtés planes et de huitpoints terminaux appelés angles solides ; et je me rappelai ceque m’avait dit la Sphère, soit que cette Créature serait forméepar un Carré qui se déplacerait parallèlement à lui-même dansl’espace ; et je me réjouis à l’idée qu’un Être aussiinsignifiant que moi pût être considéré, en un certain sens, commel’Ancêtre d’un rejeton aussi illustre.

Mais je ne saisissais pas encore tout à fait le sens de ce quemon Maître m’avait dit touchant à « la lumière », « l’ombre », « laperspective » ; et je n’hésitai pas à lui faire part de mesdifficultés.

L’explication de la Sphère, si je la reproduisais, aussi claireet succincte qu’elle fût, serait dépourvue d’intérêt pour unhabitant de l’Espace, qui connaît déjà ces choses. Je me bornerai àdire que, grâce à la clarté des commentaires dont il m’honora, enchangeant la position des objets et leur éclairage, en me faisanttoucher plusieurs choses et même sa propre Personne sacrée, monMaître élucida parfaitement cette question, de sorte que je n’eusbientôt plus aucune difficulté à distinguer un Cercle d’une Sphère,et une Surface Plane d’un Solide.

Ce fut l’Apogée, la Cime Paradisiaque de mon étrange etmémorable Histoire. À présent, il me reste à relater ma Chutedéplorable…, déplorable, ô combien, et pourtant si peuméritée ! Car pourquoi susciter un tel appétit deconnaissance, si c’est pour la décevoir et la châtier ? Mavolonté se rebelle devant le douloureux devoir d’évoquer monhumiliation ; pourtant, tel un nouveau Prométhée, je supportaicela et davantage encore si je puis ainsi éveiller dans lesentrailles de l’Humanité Plane et Solide un esprit de rébellioncontre la Vanité qui nous pousse à croire que nos Dimensions selimitent à deux, à trois ou à n’importe quel nombre autre quel’Infini. Donc, fi des considérations personnelles ! Jecontinuerai jusqu’au bout, comme j’ai commencé, à relater sansautres digressions ou anticipations le cours de l’indifférenteHistoire. J’exposerai les faits, les termes exacts – et ils sontimprimés en lettres de feu dans mon cerveau – sans y changer uniota ; à mes Lecteurs de juger entre moi et la Destinée.

La Sphère aurait volontiers poursuivi sa leçon en m’instruisantsur la conformation de tous les Solides réguliers, Cylindres,Cônes, Pyramides, Pentaèdres, Hexaèdres, Dodécaèdres etSphères ; mais je me risquai à l’interrompre. Non que je fusselas d’apprendre. Au contraire, j’étais avide d’absorber le savoirpar goulées plus généreuses et plus riches qu’il ne mel’offrait.

« Pardonnez-moi », dis-je, « Ô Vous que je ne dois plusconsidérer comme la Perfection de toute Beauté, mais laissez-moivous implorer d’accorder à votre serviteur le spectacle de vosentrailles.

La Sphère. Le spectacle de quoi ?

Moi. De votre intérieur, de votre estomac, de votreintestin.

La Sphère. Pourquoi cette requête impertinente etinopportune ? Et pour quelle raison me dites-vous que je nesuis plus la Perfection de toute Beauté ?

Moi. Monseigneur, c’est votre propre sagesse qui mefait aspirer à un Être encore plus grand, plus beau et plus prochede la Perfection que vous-même. Si vous, qui combinez plusieursCercles en Un, vous êtes supérieur à toutes les formes de Flatland,il est certain que trône au-dessus de vous Quelqu’un qui combineplusieurs Sphères en Une Existence Suprême et surpasse jusqu’auxSolides de Spaceland. Et si nous, qui sommes à présent dansl’Espace, nous voyons, en nous penchant sur Flatland, l’intérieurde toutes choses, il faut que s’étende au-dessus de nous quelquerégion encore plus élevée, encore plus pure, où vous vous proposezsûrement de me conduire – Ô Vous que j’appellerai toujours, partoutet dans toutes les Dimensions, mon Prêtre, mon Philosophe et monAmi – quelque Espace encore plus spacieux, quelque royaume encoreplus riche en Dimensions, d’où nous pourrons contempler ensemblel’intérieur révélé des choses Solides, et où vos intestins, commeceux de vos sœurs les Sphères, seront exposés au regard du pauvrevoyageur, exilé de Flatland, à qui il a déjà été tant donné.

La Sphère. Pff ! Sottises ! Ne vous arrêtezpas à ces vétilles ! Le temps passe et nous avons encorebeaucoup à faire avant que vous ne soyez en état d’annoncerl’Évangile des Trois Dimensions à vos pauvres compatriotes aveuglesde Flatland.

Moi. Non, mon bon Maître, ne me refusez pas ce qu’ilest, je le sais, en votre pouvoir de m’accorder. Laissez-moicontempler vos entrailles, ne fût-ce que pour un instant, et jevous serai à jamais reconnaissant, je resterai éternellement votreélève docile, votre esclave qui, loin de réclamer l’émancipation,sera toujours prêt à recueillir votre enseignement, à se nourrirdes paroles qui tomberont de vos lèvres.

La Sphère. Eh bien, pour vous satisfaire et vousréduire au silence, je vous réponds sans attendre que je vousmontrerais ce que vous désirez voir si je le pouvais mais que celam’est impossible. Voudriez-vous me voir retourner mes entraillespour vous obliger ?

Moi. Mais Monseigneur m’a montré les intestins de tousmes compatriotes qui habitent avec moi le Pays des Deux Dimensionsen me transportant dans celui qui en comporte Trois. Rien ne luiserait donc plus facile que de me faire accomplir un second voyagedans la région bénie de la Quatrième Dimension, d’où jecontemplerais avec lui ce pays des Trois Dimensions, d’où jeverrais l’intérieur des maisons tri-dimensionnelles, les secrets dela Terre solide, les trésors des mines de Spaceland, ainsi que lesintestins de toute créature vivante solide, même ceux des nobles etadorables Sphères.

La Sphère. Mais où est-il, ce Pays des QuatreDimensions ?

Moi. Je l’ignore. Mais mon Maître, lui, le saitsûrement.

La Sphère. Pas du tout. Ce Pays n’existe pas. Cetteidée même est absolument inconcevable.

Moi. Elle n’est pas inconcevable pour moi. Monseigneur,et par conséquent elle l’est encore moins pour mon Maître. Non, jene désespère pas qu’ici même, dans cette région des TroisDimensions, l’art de Votre Seigneurie ne puisse me rendre visiblela Quatrième Dimension. Tout comme, dans le royaume qui n’encomporte que deux, la volonté de mon Maître était de dessiller lesyeux de son humble serviteur et de lui rendre perceptible laprésence invisible d’une Troisième Dimension, à laquelle il necroyait pas.

Que Monseigneur me permette d’évoquer le passé. Ne m’a-t-il pasenseigné que, dans la région d’en bas, lorsque je voyais une Ligneet que j’inférais une Figure Plane, je contemplais en réalité uneTroisième Dimension inconnue de moi, autre que l’éclat, et appelée«hauteur » ? Et ne s’ensuit-il pas que dans cette région ci,lorsque je vois une Figure Plane et que j’infère un Solide, jecontemple en réalité une Quatrième Dimension inconnue de moi, autreque la couleur, mais qui existe bien quoiqu’elle soitinfinitésimale et ne puisse être mesurée ?

En outre, il y a un autre Argument, tiré de l’Analogie desFigures.

La Sphère. L’Analogie ? Sottises ! Quelleanalogie ?

Moi. Votre Seigneurie met son Serviteur à l’épreuvepour voir s’il se souvient des révélations qu’elle lui a faites. Nevous moquez pas de moi, Monseigneur ; j’ai faim, j’ai soif deconnaissances. Certes, nous ne pouvons pas voir en ce moment cetautre Spaceland, plus élevé, parce que nous n’avons pas d’œil dansnotre estomac. Mais, de même qu’il existait un royaume de Flatland,quoique ce pauvre et Minuscule Monarque ne pût le discerner parcequ’il ne pouvait se tourner ni vers la gauche ni vers la droite, etde même qu’il y avait, à portée de ma main, une contrée des TroisDimensions que moi, misérable créature aveugle aux sens atrophiés,je n’avais la faculté ni de toucher, ni de voir, ne possédant pasd’œil dans mes entrailles, ainsi il existe en toute certitude uneQuatrième Dimension, que Monseigneur perçoit avec l’exil del’esprit. Et si je suis sûr de son existence, c’est parce queMonseigneur m’en a enseigné lui-même la nécessité. Ou bien a-t-iloublié ce qu’il a lui-même appris à son serviteur ?

En une Dimension, un Point ne produirait-il pas en se mouvantune Ligne dotée de deux points terminaux ?

En deux Dimensions, une ligne ne produirait-elle pas en semouvant un Carré doté de quatre points terminaux ?

En Trois Dimensions, un Carré ne produirait-il pas en se mouvant– et ne m’a-t-il pas été donné à moi-même de le contempler ? –un Cube, cet être béni doté de huit points terminaux ?

Et en quatre Dimensions, un Cube ne produirait-il pas en semouvant – hélas pour l’Analogie, hélas pour le Progrès de la Vérités’il n’en était pas ainsi – quelque Organisation encore plus divinedotée de seize points terminaux ?

Voyez la confirmation infaillible de la Série 2, 4, 8, 16 :n’est-ce point là une Progression Géométrique ? Et tout celan’est-il point – si je puis me permettre de reprendre les proprestermes de Monseigneur – « strictement conforme aux lois del’Analogie » ?

En outre, Monseigneur ne m’a-t-il pas appris que si, dans uneLigne, il y a deux points frontière, et dans un Carré quatre Lignesfrontière, il doit également y avoir dans un Cube six Carrésfrontière ? Voyez là encore la confirmation de la série 2, 4,6 n’est-ce point là une Progression Arithmétique ? Et, parconséquent, est-ce qu’il ne s’ensuit pas obligatoirement que lerejeton plus divin encore du divin Cube issu du Pays des QuatreDimensions doit avoir 8 Cubes frontière. Et cela aussi n’est-ilpas, comme Monseigneur me l’a appris à croire, « strictementconforme à l’Analogie » ?

Ô, Monseigneur, Monseigneur, ne connaissant point les faits, jemets toute ma foi dans cette hypothèse ; et je supplie VotreSeigneurie de confirmer ou de réfuter mes déductions logiques. Sije me trompe, je m’incline, et je ne réclamerai plus une QuatrièmeDimension ; mais si je ne suis point dans l’erreur, ce sera àmon Maître d’écouter la voix de la raison.

Je vous demande donc s’il est vrai ou non qu’il ait été donné àvos compatriotes de voir, eux aussi, descendre chez eux des Êtresd’un ordre plus élevé que le leur, qui se seraient introduits dansdes pièces closes, tout comme Votre Seigneurie est entrée chez moi,sans ouvrir les portes ni les fenêtres, et qui auraient disparu àvolonté ? Je suis prêt à tout risquer sur la réponse que vousme donnerez. Dites-moi qu’il n’en est rien et je me tairai. Je vousprie seulement de me répondre.

La Sphère (après un silence). On le raconte. Mais lesavis sont partagés tant sur les faits eux-mêmes que sur lesconclusions à en tirer. Lors même que les faits sont reconnus, onles explique de plusieurs façons différentes. Et, en tout cas,malgré le nombre de ces explications si diverses, nul n’a adopté ousuggéré la théorie d’une Quatrième Dimension. Par conséquent, nevous souciez plus, je vous prie, de ces bagatelles et retournons ànos affaires.

Moi. J’en étais sûr. J’étais certain que mon espoirserait satisfait, À présent, armez-vous de patience, ô le meilleurdes Maîtres, et répondez encore à une seconde question. Ceux quisont venus – personne ne sait d’où – et qui sont repartis – nul nesait pour quelle région – ont-ils, eux aussi, contracté leursection et disparu ensuite dans cet Espace plus Spacieux où je voussupplie de me conduire ?

La Sphère (de mauvaise humeur). Ils ont disparu, c’estcertain…, à supposer qu’ils soient vraiment apparus. Mais laplupart des gens disent que ces visions ont pris naissance dans lapensée, – vous n’allez pas me comprendre –, dans le cerveau, dansl’angularité perturbée des Visionnaires.

Moi. Est-il vrai ? Oh, ne les croyez pas ! Oubien, s’ils ne se trompent point, si cet autre Espace estréellement le Pays de la Pensée, alors transportez-moi dans cetterégion bénie où je verrai en Pensée l’intérieur de toutes leschoses solides. Là, devant mon œil ravi, un Cube, en se mouvantdans quelque direction absolument nouvelle, mais en parfait accordavec les lois de l’Analogie, de façon que chaque particule de sesentrailles traverse une nouvelle sorte d’Espace et trace son propresillage, créera un Être encore plus parfait que lui-même, ayantseize angles terminaux Extra-Solides, et huit Cubes Solides pourPérimètre. Et, une fois arrivés là, n’irons-nous pas encore plusloin ? Parvenus dans cette région bénie des Quatre Dimensions,hésiterons-nous au seuil de la Cinquième, sans oser y entrer ?Ah, non. Décidons plutôt que notre ambition s’élèvera encore àmesure de notre ascension corporelle. Alors, cédant à notre assautintellectuel, les portes de la Sixième Dimension s’ouvriront toutesgrandes ; puis ce sera au tour de la Septième, de laHuitième…

Je ne sais combien de temps j’aurais continué ainsi. Ce fut envain que la Sphère me réitéra, d’une voix de tonnerre, l’ordre deme taire et me menaça des plus terribles châtiments si jepersistais. Rien n’aurait pu endiguer le flot de mes aspirationsextatiques. Peut-être étais-je à blâmer ; mais l’élixir de laVérité qu’elle m’avait elle-même donné à boire m’avait enivré.Toutefois, la fin ne fut pas longue à venir. Un craquement me coupala parole ; un autre craquement, qui se produisit en mêmetemps, à l’intérieur de moi-même, me précipita dans le vide à unevitesse qui m’ôta toute possibilité de parler. Je descendais avecune rapidité de plus en plus grande ; et je me savais condamnéà retrouver le Plat Pays. J’entrevis une fois – une dernière etinoubliable fois – cette plaine monotone qui allait redevenir monUnivers, étalée sous mon regard. Puis ce fut l’obscurité. Undernier coup de tonnerre, dévastateur ; et, quand je reprismes sens, je rampais de nouveau, vulgaire Carré, chez moi, dans monbureau, et j’écoutais le Cri-de-Paix de mon Épouse quiapprochait.

Chapitre 8Comment la Sphère suscita en moi une Vision

Quoique j’eusse à peine une minute pour réfléchir, je sentis,par une sorte d’instinct, que je devais dissimuler mes expériencesà mon Épouse Non que je redoutasse, à ce moment-là, uneindiscrétion de sa part, mais je savais que le récit de mesaventures eût été inintelligible pour n’importe quelle Femme deFlatland. Aussi m’efforçai-je de la rassurer en inventant unehistoire et lui racontai-je qu’étant tombé accidentellement par latrappe de la cave, j’étais resté évanoui.

L’attraction qui s’exerce vers le Sud dans notre pays est sifaible que, même pour une Femme, mon explication paraissaitnécessairement extraordinaire et presque incroyable ; mais monÉpouse, dont le bon sens est de beaucoup supérieur à celui dontjouit ordinairement son Sexe, percevant en moi une excitationinhabituelle, se garda de discuter ; elle se contenta de medire que j’avais l’air malade et qu’il me fallait sans doute durepos. Je saisis avec plaisir cette occasion de me retirer dans machambre pour y réfléchir tranquillement à ce qui était arrivé.Lorsque enfin je fus redevenu moi-même, une somnolence meprit ; mais avant de fermer les yeux j’essayai de reproduirela Troisième Dimension, et en particulier le processus parl’intermédiaire duquel un Carré, en se mouvant, donne naissance àun Cube. Les choses n’étaient pas aussi claires que je l’auraissouhaité ; mais je me rappelai que ce devait être « vers leHaut et non pas vers le Nord », et je résolus de conserver enmémoire ces mots, qui ne pouvaient manquer de me guider vers lasolution, si je me raccrochais fermement à eux. Aussi fut-ce enrépétant machinalement la phrase « vers le Haut et non pas vers leNord » que je sombrai dans un sommeil profond et réparateur.

Pendant que je dormais, je fis un rêve. Je me crus de nouveau encompagnie de la Sphère, dont l’éclat nacré témoignait qu’elle avaitrecouvré vis-à-vis de moi toute son égalité d’humeur. Nous nousdirigions ensemble vers un Point brillant mais infinitésimalementpetit, sur lequel mon Maître attira mon attention. Comme nous enapprochions, il me sembla que ce Point émettait un légerbourdonnement semblable à celui d’une de vos mouches de Spaceland,mais beaucoup moins sonore et même si faible que, dans le silenceparfait du Vide à travers lequel nous volions, il nous fallutattendre d’en être à une distance que j’estimerais à moins de vingtdiagonales humaines pour le percevoir.

« Voyez », dit mon Guide. « C’est à Flatland, au Plat Pays quevous vivez. Vous avez vu en rêve Lineland, le Pays de la Ligne.Vous vous êtes élevé avec moi vers les hauteurs de Spaceland lePays de l’Espace. Et maintenant, pour compléter vos expériences, jevous conduis jusqu’au niveau le plus bas de l’existence àPointland, le Pays du Point où il n’y a pas du tout deDimensions.

« Regardez cette misérable créature. Ce Point est un Êtresemblable à vous, mais confiné au Gouffre non-dimensionnel. Il estlui-même son propre Monde, son propre Univers ; il estincapable d’imaginer autre chose que lui-même ; il ne connaîtni la Longueur, ni la Largeur, ni la Hauteur car il n’en a jamaiseu l’expérience ; il ne sait pas ce que c’est que le nombreDeux ; il n’a pas la moindre idée de la Pluralité ; caril est pour lui-même l’Unique et le Tout, bien qu’il ne soit rienen réalité. Observez cependant combien il est content de lui ;cela doit vous apprendre que la satisfaction de soi-même trahit unêtre vil et ignorant, et que mieux vaut aspirer à quelque chosequ’être heureux aveuglément et dans l’impuissance. À présent,écoutez. »

Il se tut ; et la petite créature bourdonnante émit untintement minuscule, bas, monotone, mais distinct, pareil à celuid’un de vos phonographes à Spaceland, où je saisis ces mots : «Infinie béatitude de l’existence ! Il est ; et riend’autre n’existe en dehors de Lui. »

« Qu’entend par là cet être chétif ? » demandai-je.

« C’est de lui-même qu’il veut parler », dit la Sphère. «N’avez-vous pas remarqué déjà que les bébés et les personnesretombées en enfance parlent d’elles-mêmes à la TroisièmePersonne ? Mais chut ! »

La petite Créature poursuivit son soliloque. « Il remplit toutl’Espace, et ce qu’Il Remplit, Il est. Ce qu’Il pense, Ill’exprime ; et ce qu’Il exprime, Il l’entend ; c’estLui-même qui pense, qui exprime, qui entend, Lui qui est la Pensée,le Verbe, l’Ouïe ; Il est l’Unique, et cependant le Tout àl’intérieur du Tout. Ah, quelle joie, ah, quelle joie Être !»

« Ne pouvez-vous ébranler la complaisance de cet avorton ?» demandai-je. « Dites-lui ce qu’il est en réalité, comme vous mel’avez dit à moi ; révélez-lui les limites étroites de sonroyaume et conduisez-le vers une région plus élevée. » « Ce n’estpas une tâche facile, répliqua mon Maître ; essayez vous-même.»

Sur quoi, élevant la voix le plus fort possible, je m’adressaiau Point en ces termes :

« Silence, silence, Créature méprisable. Vous vous dites le Toutà l’intérieur du Tout, mais vous êtes le Néant ; votresoi-disant Univers n’est qu’un minuscule fragment de Ligne, et uneLigne n’est qu’une ombre si on la compare au… » « Chut, chut, vousen avez assez dit », coupa la Sphère. « Maintenant, écoutez etvoyons quel a été l’effet de votre harangue sur le Roi de ce Pays.»

Le lustre du Monarque, qui brillait d’un éclat plus vif encoredepuis qu’il m’avait entendu, montrait clairement que sacomplaisance demeurait intacte ; et, à peine m’étais-je tuqu’il recommença de plus belle. « Oh, quelle joie, quelle joieapporte la Pensée ! De quoi n’est-elle pas capable ! Ellese présente à Lui sur le ton du dénigrement, dans le seul but derendre Son bonheur plus suprême encore ! Elle attise en Luiune douce rébellion qui conduit au triomphe ! Ah quel bonheur,ah, quel bonheur d’être ! »

« Vous voyez », me dit mon Maître, « le peu d’effet qu’ont euvos paroles. Dans la mesure où le Monarque les comprend, il croitqu’elles viennent de lui-même – car il ne peut concevoir d’autreexistence que la sienne – et trouve dans la variété de « Sa Pensée» la preuve de ce pouvoir créateur dont il s’enorgueillit. Laissonsce Dieu enfermé dans son royaume du Point jouir dans l’ignorance deson omniprésence et de son omniscience ; nous ne pouvons, nivous ni moi, rien faire pour l’arracher à son contentement. »

Ensuite, tandis que nous regagnions le Plat Pays en flottantsans hâte, j’entendis mon Compagnon tirer la morale de ma vision etm’encourager d’abord à rechercher moi-même le savoir, puis àstimuler les aspirations des autres. L’ambition que j’avais eue dem’élever jusqu’à des Dimensions supérieures à la Troisième l’avaitd’abord mis en colère, avoua-t-il ; mais depuis, une nouvelleintuition lui était venue et il ne confessait pas de gaieté de cœurson erreur à son Élève ; enfin, il entreprit de m’initier àdes mystères supérieurs encore à ceux dont j’avais été le témoin,en m’enseignant à construire des Extra-Solides par l’intermédiairedu mouvement des Solides, puis des Super-Extra-Solides grâce aumouvement des Extra-Solides, et tout cela « conformément àl’Analogie », en employant des méthodes si simples, si faciles, quemême une Femme les aurait comprises.

Chapitre 9Comment je voulus enseigner la Théorie des Trois Dimensions à monPetit-fils, et avec quel succès

Je me réveillai heureux et je réfléchis à la glorieuse carrièrequi m’attendait. Je me dis que j’allais immédiatement me mettre enmarche pour évangéliser tout Flatland. L’Évangile des TroisDimensions serait proclamé même aux Femmes et aux Soldats. Jecommencerais par mon Épouse

Je venais à peine de décider le plan de mes opérations lorsquej’entendis dans la rue plusieurs voix qui réclamaient le silence.Une autre s’éleva, plus forte. C’était une proclamation du héraut.J’écoutai attentivement et je reconnus la Résolution du Conseil,qui décrétait l’arrestation, l’emprisonnement ou la détention detous ceux qui pervertiraient l’esprit du peuple par des illusionset déclareraient avoir reçu des révélations d’un autre Monde.

Je m’abîmai dans mes pensées. Ce danger n’était pas à négliger.Mieux vaudrait éviter de faire allusion à ma Révélation etm’engager sur la voie de la Démonstration – celle-ci étant, sommetoute, si simple et si concluante que, si j’omettais la premièreméthode, la vérité n’y perdrait rien. – « Vers le Haut, et non versle Nord » ; telle était la clef de toute l’affaire. J’avaistrouvé celle-ci assez claire avant de m’endormir ; au réveil,alors que mon esprit émergeait à peine du rêve, elle me paraissaitaussi évidente que l’Arithmétique elle-même ; mais, je nesavais pourquoi, l’explication ne me semblait plus à présents’imposer vraiment d’elle-même. Malgré l’entrée opportune de maFemme, qui pénétra dans ma chambre à ce moment-là, je décidai,après avoir échangé avec elle quelques mots anodins, de ne pascommencer par elle.

Mes Fils Pentagonaux, personnes respectables et médecinsd’excellente réputation, ne valaient cependant rien enmathématiques et ne pouvaient donc pas m’être d’une utilitéquelconque à cet égard. Mais il me vint à l’esprit qu’un Hexagonejeune et docile, ayant l’esprit mathématique, ferait un fort bonélève. Dans ces conditions, pourquoi ne pas tenter l’expérienceavec mon précoce Petit-fils dont les remarques accidentellesavaient suscité l’approbation de la Sphère ? Comme ce n’étaitqu’un enfant, je ne risquerais rien en discutant de cette questionavec lui, car il n’aurait pas connaissance de la Proclamation duConseil ; alors qu’avec mes Fils – dont le patriotisme et ladéférence vis-à-vis des Cercles l’emportaient de beaucoup sur lesélans aveugles de l’affection – rien ne m’assurait qu’ils ne sesentiraient pas contraints de me dénoncer au Préfet s’ils jugeaientque je soutenais fermement l’hérésie séditieuse de la TroisièmeDimension.

Mais il fallait avant tout trouver un moyen de satisfaire lacuriosité de ma Femme, qui désirait naturellement savoir pourquoile Cercle avait souhaité cet entretien mystérieux et comment ilavait pénétré dans la maison. Sans entrer dans tous les détails durécit compliqué que je lui fis – récit qui n’était pas, je lecrains, aussi conforme à la vérité que l’aimeraient mes Lecteurs deSpaceland – je me contenterai de dire que je parvins à la persuaderde se remettre à ses travaux domestiques sans avoir mentionné uneseule fois le Monde des Trois Dimensions. Cela étant fait,j’envoyai immédiatement chercher mon Petit-fils ; car, pourtout avouer, je sentais ce que j’avais vu et entendu m’échapperd’une façon étrange, telle l’image à demi saisie d’un songe quivous tourmente, et je désirais mettre mon habileté à l’épreuve enme faisant un premier disciple.

Dès que mon Petit-Fils fut entré dans la pièce, je cadenassaisoigneusement la porte. Puis nous nous assîmes côte à côte et,prenant nos tablettes mathématiques – ou nos Lignes, diriez-vous –je déclarai que nous allions reprendre la leçon de la veille. Jelui répétai qu’un Point, lorsqu’il se meut en une Dimension,produit une Ligne, et qu’une Ligne Droite produit un Carré en DeuxDimensions. Après quoi, en me forçant à rire, je lui dis : « Etmaintenant, petit garnement, vous vouliez me faire croire qu’unCarré, en se déplaçant selon la même méthode, mais « vers le Hautet non pas vers le Nord », produit une autre figure, une sorted’Extra-Carré en Trois Dimensions. Redites-moi cela, jeune brigand.»

À cet instant même, nous entendîmes de nouveau, dans la rue, le« Oyez, oyez » du héraut, qui proclamait la Résolution du Conseil.Aussi jeune qu’il fût, mon Petit-fils – qui était d’uneintelligence inhabituelle pour son âge, et élevé dans le respecttotal de l’autorité des Cercles – saisit la situation avec unerapidité à laquelle je ne m’attendais pas. Il resta silencieuxpendant que la voix du héraut s’éloignait, puis, éclatant ensanglots : « Cher Grand-papa », me dit-il, « je voulais seulementplaisanter et je ne pensais, bien sûr, à rien de sérieux ; etnous n’étions pas, à ce moment-là, au courant de la nouvelleLoi ; et je ne crois pas vous avoir dit quoi que ce soit de laTroisième Dimension ; et je suis certain de ne pas avoirprononcé les mots « Vers le Haut et non pas vers le Nord », car ceserait stupide, vous le savez bien. Comment un objet pourrait-il semouvoir vers le Haut et non pas vers le Nord ? Vers le Haut etnon pas vers le Nord ! Même si j’étais encore bébé, je neserais pas aussi sot. Que c’est bête ! Ah ! ah !ah ! »

« Ce n’est pas si bête », dis-je, agacé. « Tenez, par exemple,je prends ce Carré » – et sur ces mots je m’emparai d’un Carrémobile qui était posé là – « et je le déplace, comme vous voyez,non pas vers le Nord mais – oui, je le déplace vers le Haut –c’est-à-dire, non pas vers le Nord… en fait, je le transportequelque part… pas ainsi, mais d’une façon… » Mon explicationdéboucha sur le vide et je secouai le Carré de tous côtés, au grandamusement de mon Petit-fils, qui se mit à rire de plus en plusbelle et déclara que je jouais avec lui au lieu del’instruire ; ce faisant il ouvrit la porte et quitta la pièceen courant. Ainsi s’acheva la première tentative que je fis pourconvertir un élève à l’Évangile des Trois Dimensions.

Chapitre 10Comment j’essayai ensuite de diffuser la Théorie des TroisDimensions par d’autres méthodes, et du résultat

L’échec que j’avais essuyé avec mon Petit-fils ne m’encourageapas à communiquer mon secret aux autres membres de lamaisonnée ; je ne désespérais pas pour autant de réussir.Simplement, je me rendais compte que je ne devais pas me lierentièrement à la phrase clef « Vers le Haut et non vers le Nord »,mais que je devais plutôt procéder à ma démonstration en donnant aupublic une idée claire du sujet dans son ensemble ; et pourcela, il semblait nécessaire de recourir à l’œuvre écrite.

Je consacrai donc en privé plusieurs mois à la composition d’untraité sur les mystères des Trois Dimensions. Toutefois, dans lebut d’échapper, si possible, à la Loi, je parlai non pas d’uneDimension physique, mais d’un Pays de la Pensée d’où, en théorie,une Figure pouvait regarder Flatland en voyant simultanémentl’intérieur de toutes les choses, et d’où l’on pouvait aussisupposer qu’il existât une Figure environnée, pour ainsi dire, desix Carrés et contenant huit Points terminaux. Mais, en rédigeantcet ouvrage, je me trouvai extrêmement gêné par l’impossibilité oùj’étais de dessiner les diagrammes nécessaires ; car, bienentendu, nous n’avons à Flatland que des Lignes pour tablettes etdes Lignes pour diagrammes, toutes droites et différenciéesexclusivement par des variations de taille et d’éclat de sorte que,lorsque j’eus achevé mon traité (que j’intitulai « de Flatland àSpaceland »), je ne fus pas absolument certain qu’un grand nombrede personnes me comprendraient.

Pendant ce temps, ma vie était assombrie par un nuage. Tous lesplaisirs me pesaient ; tous les spectacles m’incitaient à merendre carrément coupable de trahison, car je ne pouvais m’empêcherde comparer ce que je voyais en Deux Dimensions à son apparenceréelle en Trois Dimensions et je ne me retenais que difficilementde faire ces comparaisons à haute voix.

Un jour, onze mois environ après mon retour de Spaceland,j’essayai de me représenter un Cube en fermant mon œil, mais je n’yréussis pas ; et j’eus beau y parvenir par la suite, je ne fuspas du tout certain (je ne l’ai d’ailleurs jamais été depuis)d’avoir reproduit exactement l’original. Cela eut pour effetd’accroître encore ma mélancolie et me décida à faire quelquechose ; toutefois, je ne savais pas quoi. Je sentais quej’aurais volontiers sacrifié ma vie à la Cause, si j’avais puemporter ainsi la conviction générale. Mais puisque j’étaisincapable de persuader mon propre Petit-fils, comment aurais-je puconvaincre les Cercles les plus notables et les plus développés duPays ?

Parfois, cependant, je cédais à mon impétuosité et je disais deschoses dangereuses. Sans me considérer comme un traître, on metenait déjà pour hétérodoxe et j’étais extrêmement sensible audanger de ma position ; je ne pouvais quand même pasm’empêcher d’éclater quelquefois et de me laisser aller à desphrases suspectes ou à demi séditieuses, même dans les milieuxPolygonaux et Circulaires les plus élevés. Quand, par exemple, ons’interrogeait sur le traitement de ces lunatiques qui prétendaientavoir reçu le don de voir l’Intérieur des Choses, je citais lesparoles d’un Cercle de l’Antiquité, selon lequel les prophètes etles gens inspirés étaient toujours considérés comme des fous par lamajorité ; et, de temps en temps, je n’arrivais pas à retenirdes expressions comme « l’œil qui discerne l’intérieur des choses», « le pays d’où l’on voit tout » ; une fois ou deux, jelaissai même échapper les termes interdits de « Troisième etQuatrième Dimensions ». Enfin, pour couronner une série de petitesindiscrétions, à une réunion de notre Société Spéculative Localequi avait lieu dans le Palais du Préfet lui-même, une personneextrêmement sotte ayant lu une communication scientifique danslaquelle elle expliquait pour quelles raisons précises laProvidence avait limité le nombre des Dimensions à deux, etpourquoi l’omnivision était réservée à Être Suprême – je perdis sibien le contrôle de moi-même que je fis le récit exact de tout monvoyage avec la Sphère dans l’Espace, dans la Salle d’Assemblée denotre Métropole, et de nouveau dans l’Espace, puis de mon retourchez moi, et je décrivis tout ce que j’avais vu et entendu enréalité ou en rêve. Au début, je fis semblant de raconter lesexpériences fictives d’une personne imaginaire ; mais monenthousiasme me fit bientôt renoncer à toute feinte et, dans unepéroraison fervente, je finis par exhorter mon auditoire à sedépouiller de tout préjugé et à devenir adepte de la TroisièmeDimension.

Ai-je besoin d’ajouter que je fus arrêté et traduit devant leConseil.

Le lendemain matin, debout à l’endroit même où quelques moisplus tôt, à peine, la Sphère s’était manifestée sous mes yeux, jefus autorisé à reprendre mon récit depuis le début et à le menerjusqu’à son terme sans questions et sans interruptions. Mais jepressentais déjà mon destin ; car le Président, observant quel’on avait posté là des Policiers de classe supérieure, d’uneangularité à peine inférieure à 55°, les fit remplacer, avant quema plaidoirie ne fût entamée, par d’autres, d’une classe équivalantà 2 ou 3°. Je ne savais que trop bien ce que cela voulait dire. Jedevais être emprisonné ou exécuté, et il fallait dissimuler celaauprès du monde en détruisant aussi les fonctionnaires qui avaiententendu mon récit ; dans ces conditions, le Président désiraitsubstituer les victimes les moins chères aux plus coûteuses.

Une fois la plaidoirie terminée, le Président, se rendantpeut-être compte que certains Cercles, parmi les plus jeunes,avaient été émus par ma sincérité évidente, me posa deux questions:

1) Pouvais-je indiquer la direction à laquelle je pensais quandj’utilisais les mots « Vers le Haut, et non pas vers le Nord» ?

2) Étais-je en mesure, par l’intermédiaire d’un diagramme oud’une description (autre que l’énumération de côtés et d’anglesimaginaires) de faire saisir à l’auditoire la forme de la Figureque j’appelais un Cercle.

Je déclarai que je ne pouvais rien dire de plus, et que j’étaiscontraint de remettre mon sort entre les mains de la Vérité, dontla cause finirait sûrement par prévaloir.

Le Président répliqua qu’il était tout à fait de mon avis et queje ne pouvais mieux agir. Je devais être condamné à la détentionperpétuelle ; mais si le dessein de la Vérité était que jesortisse de prison pour évangéliser le monde, on pouvait êtrecertain qu’elle saurait parvenir à ce résultat. En attendant, je neserais pas soumis à d’autres tracasseries que celles nécessairespour empêcher mon évasion et, à moins d’inconduite, onm’autoriserait de temps à autre à voir mon frère qui m’avaitprécédé en prison.

Sept années se sont écoulées et je suis toujours prisonnier.Hors les visites de mon frère, je ne vois personne d’autre au mondeque mes geôliers. Mon frère est un excellent Carré, juste, sensé,optimiste et non dépourvu d’affection fraternelle ; j’avouetoutefois que nos entretiens hebdomadaires me causent de la peine,à un point de vue tout au moins. Il était présent quand la Sphèrese manifesta dans la Chambre du Conseil ; il a vu ses sectionsse modifier ; il a assisté à l’explication que mon Maîtredonna aux Cercles à cette occasion-là. Depuis cette époque, je n’aipas laissé passer une seule occasion de lui répéter le rôle que jejouai lors de cette manifestation, je lui ai décrit à plusieursreprises tous les phénomènes de Spaceland, et les arguments tirésde l’Analogie qui tendent à prouver l’existence des Choses Solides.Cependant – je regrette d’avoir à l’avouer – mon frère n’a pasencore saisi la nature de la Troisième Dimension et avouefranchement qu’il ne croit pas à l’existence de la Sphère.

Je n’ai donc absolument aucun disciple et, à ma connaissance, laRévélation millénaire m’a été faite pour rien. Là-haut, àSpaceland, Prométhée fut châtié pour avoir apporté le feu auxmortels, mais moi – pauvre Prométhée de Flatland – je suis enprison sans avoir apporté quoi que ce soit à mes compatriotes. Jesurvis cependant, en espérant que ces Mémoires parviendront, je nesais comment, jusqu’à un esprit humain, dans une Dimensionquelconque, et susciteront une race rebelle qui refusera de seconfiner aux limitations dimensionnelles.

C’est l’espoir que je nourris dans mes moments d’optimisme.Hélas, il n’en est pas toujours ainsi. Je me sens parfois écrasépar un fardeau pesant : l’idée que mon imagination ne se représenteplus en toute exactitude la forme précise de ce Cube vu une seulefois et souvent regretté ; dans mes visions nocturnes, lemystérieux précepte « Vers le Haut, et non pas vers le Nord » mehante comme un Sphinx et me dévore l’âme. Ces instants defaiblesse, au cours desquels les Cubes et les Sphères reculent auniveau des existences à peine possibles, font partie de monmartyre ; ces jours-là, les Trois Dimensions me paraissentpresque aussi visionnaires que le Royaume où il n’en existe pas dutout ; et même, ce mur solide qui me sépare de la liberté, cestablettes sur lesquelles j’écris, toutes ces réalités pourtantsubstantielles du Plat Pays, me paraissent être le produit d’uneimagination malade et les lambeaux de cet impalpable tissu dont lesrêves sont faits.

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