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Frankenstein ou le Prométhée moderne

Frankenstein ou le Prométhée moderne

de Mary Shelley

PRÉFACE

Le fait sur lequel est fondé ce récit imaginaire a été considéré par le Dr Darwin et par quelques auteurs physiologistes al-lemands comme n’appartenant nullement au domaine de l’impossible. Je ne voudrai pas que l’on me suspecte le moins du monde d’accorder à une telle hypothèse une adhésion sans res-trictions ; néanmoins en échafaudant ma narration sur ce point de départ, je considère ne pas avoir créé un enchaînement de faits terrifiants relevant foncièrement du surnaturel.

L’événement dans lequel l’histoire puise son intérêt ne pré-sente pas les désavantages qui s’attachent aux simples récits trai-tant de fantômes ou de magie. Il s’est imposé à moi par la nou-veauté des situations auxquelles il pouvait donner lieu, car,bien que constituant physiquement une impossibilité, il offrait à l’imagination l’occasion de cerner les passions humaines avec plus de compréhension et d’autorité que l’on pourrait le faire en se contentant de relater des faits strictement vraisemblables.

Je me suis donc efforcée de conserver leur vérité aux princi-pes élémentaires de la nature humaine, tout en n’hésitant pas à innover dans le domaine des combinaisons auxquelles ils pou-vaient donner lieu. Cette règle se retrouve dans L’Iliade, le poème épique de la Grèce ancienne, dans Latempête et dans Le Songe d’une Nuit d’Été, deShakespeare, et plus particulièrement encore, dans Le ParadisPerdu, de Milton. Ce n’est donc pas faire preuve deprésomption, même pour un humble romancier aspirant à distraire lelecteur ou à tirer de son art une satisfaction personnelle, qued’apporter à ses écrits un licence, ou plutôt, une règle dontl’emploi a fait éclore dans les plus belles pages de la poésie tantd’exquises combinaisons de sentiments humains.

Le fait sur lequel repose mon histoire m’est venu à l’idée,à la suite d’une simple conversation. La rédaction en futentreprise, en partie par amusement, et en partie parce qu’elleoffrait un moyen d’exercer les ressources latentes de l’esprit.Mais, à mesu-re que l’ouvrage prenait corps, d’autres motifs sontvenus s’ajouter aux premiers. Je ne suis aucunement indifférente àla manière dont le lecteur réagira devant l’une ou l’autre desten-dances morales dont mes personnages font preuve. Cependant, maprincipale préoccupation, dans ce domaine, sera d’éviter les effetsénervants des romans actuels, et de montrer la douceur d’uneaffection familiale ainsi que l’excellence de la vertuuniver-selle. Les opinions du héros, découlant naturellement de sonca-ractère et de la situation dans laquelle il se trouve, nedoivent nullement être considérées comme reflétant nécessairementles miennes. De même, aucune conclusion ne devrait être tirée deces pages, qui soit de nature à porter préjudice à une quelconquedoctrine philosophique.

L’auteur a puisé un intérêt accru dans la rédaction de cettehistoire, du fait que celle-ci a été commencée dans le cadremajes-tueux où se déroule la plus grande partie de l’action, etcela en compagnie d’amis qu’il lui serait impossible de ne pasregretter.

J’ai, en effet, passé l’été de 1816 dans les environs deGenève. La saison fut froide et pluvieuse, cette année-là, aussinous ré-unissions-nous chaque soir autour d’un grand feu de bois,nous complaisant parfois à nous conter mutuellement des histoiresallemandes de revenants, que nous avions glanées, ici et là. Cesrécits nous donnèrent l’idée d’en inventer à notre tour, dans leseul but de nous distraire.

Deux amis — dont l’un eût, assurément, écrit une histoirein-finiment plus apte à séduire le public que tout ce que jepourrais jamais espérer imaginer — ces deux amis et moi décidâmesdonc d’écrire chacun un conte basé sur une manifestation d’ordresur-naturel.

Mais le temps se rétablit soudain, et mes amis me quittèrentpour entreprendre un voyage à travers les Alpes. Les sitessplen-dides qui s’offrirent à eux leur firent bientôt perdrejusqu’au sou-venir de leurs évocations spectrales. Le récit quevoici est, par conséquent, le seul qui ait été mené jusqu’à sonachèvement.

Marlow, septembre 1817.

PREMIÈRE LETTRE

À madame Saville, en Angleterre

Saint-Pétersbourg, 11 décembre 17..

Vous serez bien heureuse d’apprendre qu’aucun malheur n’a marquéle commencement d’une entreprise à propos de laquelle vousnourrissiez de funestes pressentiments. Je suis arrivé ici hier etmon premier soin est de rassurer ma sœur sur ma santé et de luidire que je crois de plus en plus au succès de mon entreprise.

Je suis déjà loin au nord de Londres. Quand je me promène dansles rues de Pétersbourg, je sens la brise froide du nord se jouersur mon visage : cela me fortifie et me remplit de joie.Com-prenez-vous une telle sensation ?

Cette brise qui vient des régions vers lesquelles je m’avance medonne un avant-goût de leur climat glacial.

Inspirés par ces vents prometteurs, mes rêves deviennent plusfervents, plus vivants. J’essaie en vain de me persuader que lepôle est le siège du froid et de la désolation : il se présente àmon imagination comme le pays de la beauté et du plaisir. À ceten-droit, Margaret, le soleil est toujours visible, son largedisque fran-ge presque l’horizon et répand un éclat perpétuel. Là –si vous le permettez, ma sœur, je ferai confiance aux nombreuxnavigateurs qui m’ont précédé -, là, la neige et la glace sontbannies et, en na-viguant sur une mer calme, on peut êtretransporté sur une terre qui surpasse en prodiges et en beautétoutes les régions découver-tes jusqu’ici dans le monde habitable.Ses trésors et ses paysages peuvent être sans exemple – et laplupart des phénomènes célestes doivent sans doute trouver leurexplication en ces lieux encore intacts. Mais que ne peut-on pasespérer dans un pays qui offre une éternelle lumière ? Jepourrais y découvrir la puissance mer-veilleuse qui attirel’aiguille des boussoles, y entreprendre d’in-nombrablesobservations célestes qui n’attendent que ce voyage pour dévoilerleur étrangeté apparente. Je vais assouvir mon ar-dente curiositéen explorant une partie du monde qui n’a jamais été visitée avantmoi et peut-être fouler un sol où aucun homme n’a jamais marché.Tels sont mes émois et ils suffisent pour anni-hiler toute craintedu danger et de la mort, pour m’encourager à partir de l’avant avecdétermination, ainsi qu’un enfant qui s’em-barque sur un petitbateau avec ses camarades pour découvrir la rivière qui baigne sonpays natal. Mais, en supposant que toutes ces conjectures soientfausses, vous ne pouvez contester l’inesti-mable bénéfice quej’apporterai à l’humanité jusqu’à la dernière génération, au cas oùje découvrirais, à proximité du pôle, un pas-sage vers ces contréesque nous atteignons aujourd’hui après tant de mois, ou si jeréussissais à percer le secret de la force magnéti-que, lequel nepeut être mis à jour, à moins que ce ne soit impossi-ble, que parun effort comparable au mien.

Ces réflexions ont dissipé l’agitation avec laquelle j’aicom-mencé ma lettre, et je sens mon cœur se remplir d’unenthousias-me qui m’élève jusqu’au ciel ; rien n’est pluspropice à tranquilliser l’esprit qu’un projet bien solide – unprojet précis sur lequel on peut fixer toute son attention. Cetteexpédition a été le rêve favori de mes années d’enfance. J’ai luavec passion les récits de voyages entrepris dans le but deparvenir au nord de l’océan Pacifique, à travers les mers du pôle.Vous devez vous souvenir que la biblio-thèque de l’oncle Thomasétait composée d’un ensemble d’ouvra-ges sur l’histoire de tous lesvoyages de découverte. Mon éducation fut négligée.

Pourtant, j’aimais énormément lire et j’étudiais ces ouvragesnuit et jour et au fur et à mesure que j’en prenais connaissance,je regrettais la décision que mon avait prise sur son lit de mort,alors que j’étais encore un enfant – défense avait été faite à mononcle de me laisser embrasser la carrière de marin.

Ces visions s’atténuèrent lorsque je lus, pour la première fois,certains poètes dont les effusions pénétraient mon âme etm’éle-vaient jusqu’au ciel. Je devins poète moi aussi et je vécusune an-née durant dans le Paradis de ma propre création. Je croyaisde la sorte dénicher une place dans le temple où étaient consacrésles noms d’Homère et de Shakespeare. Vous savez à quel point je mesuis trompé et de quelle façon j’ai eu à supporter mon dépit.

Mais justement, c’est à cette époque que j’ai hérité de moncousin et que mes pensées ont recouvré leurs premièresinclina-tions.

Six ans se sont passés depuis que j’ai pris la présentedéci-sion. À présent, je peux même me rappeler l’heure où je mesuis voué à cette entreprise importante. J’ai commencé par habituermon corps à la fatigue. J’ai accompagné des baleiniers dansplu-sieurs expéditions en mer du Nord ; je me suisvolontairement soumis au froid, au jeûne, à la soif, à l’absence desommeil. Pen-dant la journée, j’ai souvent travaillé plus dur quen’importe quel marin, alors que la nuit, j’étudiais lesmathématiques, les théories médicales et ces branches de la sciencephysique par lesquelles un marin peut tirer le grand profit. À deuxreprises, je me suis engagé comme contre-maître pour la pêche auGroenland et je me suis acquitté de ma tâche à merveille. Etj’avoue même avoir éprouvé une certaine fierté lorsque le capitainem’a offert le commande-ment en second de son vaisseau avant de medemander de rester à bord, tant il était satisfait de messervices.

Et maintenant, ma chère Margaret, ne suis-je pas en étatd’accomplir quelque chose de grand ? J’aurais pu vivre dansl’ai-sance et le luxe mais, loin de me complaire dans la fortune,j’ai préféré la gloire. Oh, si une voix encourageante pouvait merépon-dre par l’affirmative !

Mon courage et ma résolution sont inébranlables, bien que mesespoirs connaissent des hauts et des bas et que je me sente souventdéprimé. Je vais donc entreprendre ce long et périlleux voyage dontles vicissitudes exigeront toute ma force d’âme. Et je dois nonseulement stimuler le moral des autres mais préserver le mien,lorsqu’ils seront dans l’épreuve.

C’est la meilleure saison pour voyager en Russie. On volera-pidement sur la neige dans les traîneaux : le mouvement en estdoux et, selon moi, beaucoup plus agréable qu’une diligencean-glaise. Le froid n’est pas excessif pour peu qu’on soitenveloppé de fourrures – un costume que j’ai déjà adopté, car il ya une grande différence entre se promener sur un pont et resterassis plusieurs heure sans remuer, sans qu’aucun exercice empêchele sang de geler dans vos veines. Je n’ai nullement l’intention deperdre la vie sur la route entre Saint-Pétersbourg etArchangel.

Je partirai pour cette ville dans deux ou trois semaines et monintention est d’y louer un vaisseau, ce qui facile en versant unecaution au propriétaire, et d’engager autant de matelots que jecroirai nécessaires parmi ceux qui sont habitués à la pêche à labaleine. Je ne compte pas partir avant le mois de juin. Et quandserais-je de retour ? Ah !

Ma chère sœur, comment répondre à cette question ? Si jeré-ussis, des mois, des années peut-être s’écouleront avant nosre-trouvailles ! Sinon, vous me reverrez bientôt – oujamais.

Adieu, ma chère, ma tendre Margaret. Que le ciel vous bénis-seet qu’il me protège afin que je puisse toujours témoigner magratitude pour tout votre amour et vos bontés.

Votre frère affectionné,

R.Walton.

DEUXIÈME LETTRE

À Madame Saville, en Angleterre

Archangel, 28 mars 17..

Que le temps passe lentement ici, où je suis entouré par laglace et par la neige ! Mais j’ai progressé d’un pas dans monentre-prise. J’ai loué un vaisseau et je suis occupé à réunir desmatelots. Ceux que j’ai déjà engagés semblent être des hommes surlesquels je puis compter et qui, à coup sûr, possèdent un courageinébran-lable.

Mais un de mes souhaits n’a pas encore pu être exaucé et cet-telacune est pour moi le plus grand des maux. Je n’ai pas d’ami,Margaret : si je suis entraîné par l’enthousiasme du succès,per-sonne ne pourra participer à ma joie. Si je rencontre quelquere-vers, qui me redonnera du courage ?

Je confierai mes pensées au papier, il est vrai, mais c’est unpauvre moyen de communiquer ses sentiments.

J’aimerais avoir la compagnie d’un homme qui sympathise-raitavec moi et dont le regard répondrait au mien. Vous devez me jugerromantique, ma chère sœur, mais j’ai réellement besoin d’un ami. Jene connais personne près de moi qui soit affectueux et courageux,qui ait quelque culture, des goûts semblables aux miens, qui aimece que j’aime, qui puisse approuver ou amender mes plans. Commenttrouver un ami capable de réparer les fautes de votre pauvrefrère ! Je suis trop ardent dans l’exécution de mes travaux ettrop impatient devant les difficultés. Mais le plus grave, c’estque je me suis éduqué moi-même : durant les quatorze pre-mièresannées de mon existence, je n’ai rien fait que de banal et je n’ailu que les livres de voyage de l’oncle Thomas. À un âge plusavancé, j’ai commencé à découvrir les poètes les plus célèbres denotre pays mais ce n’est que lorsque je me suis rendu compte que jene pouvais plus en tirer profit que j’ai compris à quel point ilétait nécessaire d’apprendre la langue des autres pays. À présent,j’ai vingt-huit ans et, en réalité, je suis moins cultivé que laplupart des garçons de quinze ans. Il reste que je pense davantageet que mes songeries sont plus vastes et plus magnifiques,quoiqu’elles manquent de cohérence (comme le disent les peintres).Oui, j’ai grandement besoin d’un ami – un ami qui serait assezsensé pour ne pas me prendre pour un romantique et dont lacompagnie pourrait quelque peu tempérer mes extravagances.

Baste, ce sont là des plaintes inutiles ! Ce n’estcertainement pas dans l’océan immense que je trouverai un ami, nidavantage ici à Archangel, parmi les marchands et les marins.Toutefois, des sentiments qu’on ne s’attend pas à rencontrer chezdes êtres rudes animent certains cœurs. Mon lieutenant, parexemple, est un homme d’un grand courage et d’une déterminationétonnante. Il aspire fortement à la gloire, ou plutôt àl’avancement dans sa car-rière. Il est Anglais et, nonobstant lespréjugés nationaux et pro-fessionnels, il n’est pas abruti par laculture et conserve quelques-unes des plus nobles qualitéshumaines. J’avais d’abord fait sa connaissance dans unbaleinier ; quand j’ai appris qu’il se trouvait sans emploidans cette ville, je l’ai engagé aussitôt afin qu’il me secondedans mon entreprise. L’homme a un caractère égal et il est connupour sa gentillesse et son respect de la discipline. Cettecirconstance qui s’ajoute à son intégrité et à son courage a faitque j’étais très désireux de l’engager. Ma jeunesse passée dans lasoli-tude, mes meilleures années vécues sous votre douce etféminine influence ont tellement affiné le fond de mon caractèreque je ne peux pas supporter l’habituelle brutalité qui règne àbord d’un na-vire : je n’ai jamais cru qu’elle était nécessaire, etlorsque j’ai en-tendu parler un marin réputé pour sa gentillesse,son dévouement et son sens de la subordination, j’ai étéparticulièrement heureux de pouvoir m’assurer de ses services. J’aientendu parler de lui, d’une manière plutôt romanesque, par unedame qui lui doit le bonheur de sa vie. Voici brièvement cettehistoire. Il y a quelques années, il aimait une jeune dame russe depeu de fortune, alors qu’il avait pour sa part, grâce à ses prises,amassé une somme considérable. Le père de la jeune fille consentitdonc à ce qu’il l’épouse.

Pourtant, lorsque le jeune homme fit sa déclaration, elle se mità pleurer, se jeta aux pieds de son prétendant et lui confessaqu’elle aimait un autre – un garçon pauvre, ce qui expliquaitpourquoi son père n’avait jamais voulu consentir à cette union. Lejeune homme la rassura et comme elle lui révélait le nom de sonamant, il cessa aussitôt de lui faire la cour. Avec son argent, ilavait déjà acheté une ferme où il comptait passer le reste de sesjours. Il en fit don à son rival et alla jusqu’à lui céder safortune pour qu’il puisse acheter du bétail. Là-dessus, il demandalui-même au père de la jeune fille d’accepter qu’elle épousel’homme qu’elle aimait. Mais le père refusa catégoriquement,pensant qu’il y allait d’une question d’honneur, et comme sonattitude restait inflexible, notre marin quitta le pays. Il yretourna néanmoins, quand il apprit que celle qu’il aimait s’étaitfinalement mariée. « Quel noble cœur ! » Allez-vous vousexclamer – et vous aurez raison. Il se trouve que ce n’est pas lecas : notre homme n’ouvre jamais le bouche et une espèce denonchalance ignorante émane de lui. Curieux compor-tement quimitige l’intérêt et la sympathie qu’il devrait susciter.

Mais si j’ai l’air de me plaindre un peu, si je puis concevoirdans mes travaux une consolation que je ne connaîtrai peut-êtrejamais, ne croyez pas que je sois incertain dans mes résolutions.Elles sont invariables comme les destin et mon voyage n’est àpré-sent différé que jusqu’a`ce que le temps me permette de prendrela mer. L’hiver a été atrocement rude mais le printemps s’annoncebien et tout indique que la saison sera remarquablement précoce, sibien qu’il n’est peut-être pas impossible que nous partions plustôt que prévu.

Je garderai mon sang-froid : vous me connaissez assez pour mefaire confiance. Si la sécurité des autres est en jeu, je seraipru-dent et réfléchi.

Je suis incapable de vous dépeindre tout ce que je ressens,alors que je suis sur le point de mettre mon projet en exécution.Il est impossible de vous donner une idée de mes agitations,agréa-bles et pénibles à la fois, dans la fièvre du départ. Je vaisvers des régions inconnues, au « pays du brouillard et de la neige», mais je ne tuerai aucun albatros. Ne soyez donc pas alarmée surmon sort, ne vous attendez pas à ce que je revienne, à l’instar de« l’Ancien Marinier », épuisé et misérable. Vous devez sourire àcette allu-sion mais je vais vous dévoiler un secret. J’ai souventattribué mon attachement, ma passion et mon enthousiasme pour lesdangereux mystères de l’océan aux œuvres les plus extravagantes despoètes modernes. Quelque chose, quelque chose que je ne suis pas àmê-me de comprendre, agite mon âme. Je suis sûrement besogneux –entreprenant comme un artisan qui travaille avec persévérance etcourage – mais en outre il y a en moi l’amour du merveilleux, lacroyance au merveilleux, présente dans tous mes projets. Ceci mepousse à m’éloigner des sentiers battus, jusqu’à affronter la mersauvage et ces pays inconnus que je vais bientôt explorer.

Mais il faut revenir à des considérations plus plaisantes.

Vous reverrais-je prochainement, après avoir traversé des mersimmenses et après avoir doublé le cap le plus au sud de l’Afriqueou de l’Amérique ? Je ne puis espérer un tel bonheur mais jen’ose pas non plus regarder le revers du tableau. Pour le moment,continuez à m’écrire à la moindre occasion : je pourrais recevoirvos lettres, alors que j’en aurais le plus besoin pour me fortifierl’esprit. Je vous aime très tendrement

Souvenez-vous de moi avec affection, quand bien même vous nedevriez plus entendre parler de moi.

Votre frère affectionné,

Robert Walton.

TROISIÈME LETTRE

À Madame Saville, en Angleterre

7 juillet, 17..

Ma chère sœur,

Je vous écris quelques lignes à la hâte pour vous dire que jesuis en bonne santé – et que je progresse bien dans mon voyage.Cette lettre arrivera en Angleterre par l’intermédiaire d’unmar-chand qui rentre d’Archangel dans sa famille. Il est pluschanceux que moi qui ne verrai peut-être pas mon pays natal avantplu-sieurs années. Je suis toutefois dans d’excellentesdispositions : mes hommes sont courageux et semblent fermes dansleurs réso-lutions.

Ils ne craignent pas les bancs de glace que nous affrontons sanscesse et qui indiquent les dangers des contrées vers lesquellesnous nous avançons. Nous avons déjà atteint une latitude trèséle-vée. Ici, c’est l’été, bien qu’il ne fasse pas aussi chaudqu’en Angle-terre. Les vents du sud qui nous poussent rapidementvers les ri-ves où je suis impatient d’accoster renouvellent à toutmoment la température. Je ne m’y attendais pas.

Pas d’événements jusqu’ici susceptibles de devoir figurer dansune lettre. Un ou deux coups de vent et un mât brisé – desaccidents qu’un marin avisé ne rappelle jamais et je serais bienheureux si rien de pire ne nous arrivait pendant notre voyage.

Adieu, ma chère Margaret. Soyez assurée que par amour pour vouset pour moi-même je n’irai pas aveuglément à la rencontre dudanger. Je resterai froid, persévèrent et prudent.

Mais le succès viendra couronner mes efforts. Pourquoipas ? Jusqu’à ce jour, j’ai progressé, j’ai tracé un cheminsûr à travers les mers – et les étoiles elles-mêmes peuvent êtreles témoins de mon triomphe. Et d’ailleurs pourquoi n’aurais-jeprogressé, si les élé-ments, même s’ils sont hostiles, lepermettent ? Qui peut arrêter un cœur déterminé et un hommerésolu à tout ?

Contre mon gré, mon cœur s’épanche de lui-même ! Mais jedois finir. Que le ciel vous bénisse, ma sœur chérie !

R. W.

QUATRIÈME LETTRE

À Madame Saville, en Angleterre

5 août 17..

L’événement que nous venons de vivre est si étrange que je nepeux pas m’empêcher de vous le rapporter, même s’il est probableque nous allons nous revoir avant même que cette lettre soitpar-venue en votre possession.

Lundi dernier (le 31 juillet), nous étions presque entourés parla glace qui encerclait notre navire de toutes parts, lui laissantà peine un espace où il flottait. Notre situation était extrêmementdangereuse, surtout qu’un épais brouillard nous enveloppait. Noussommes restés sur place, espérant quelque changement, uneat-mosphère et un temps plus favorables.

Vers les deux heures, le brouillard se dissipa et nousaperçû-mes autour de nous d’immenses îlots de glace déchiquetés :ils semblaient ne pas avoir de bornes.

Quelques-uns de mes compagnons se mirent à gémir et jecommençais aussi à devenir inquiet, quand soudain notre atten-tionfut attirée par un objet bizarre, de telle sorte que la situationoù nous trouvions nous préoccupa moins.

Nous distinguâmes un chariot bas, fixé sur un traîneau et tirépar des chiens, passer au nord, à la distance d’un demi-mille. Unesilhouette de forme humaine, de toute apparence de staturegigan-tesque, était assise dans le traîneau et guidait les chiens.Avec nos télescopes, nous observâmes la rapidité de la course duvoyageur, jusqu’à ce que celui-ci disparaisse parmi lesenchevêtrements de glace.

Cette circonstance nous sidéra. Nous étions – ou du moins nouspensions nous trouver à des centaines de milles de la terre. Maiscette apparition laissait supposer le contraire : en réalité nousétions moins loin que nous le croyions

Comme nous étions entourés de glace, il ne nous fut paspos-sible d’en suivre les traces avec une attention plussoutenue.

Environ deux heures après cette rencontre nous perçûmes legrondement de la mer et avant la nuit la glace se rompit et libérale navire. Mais nous restâmes sur place jusqu’au matin de peur deheurter dans l’obscurité ces grandes masses qui dérivent, dès lorsque la glace s’est brisée. J’en profitai à ce moment-là pour mere-poser quelques heures.

Dans la matinée cependant, au point du jour, je montai sur lepont et trouvai tous les matelots réunis d’un seul côté du navire,comme s’ils parlaient à quelqu’un qui se trouvait dans la mer. Eten effet, un traîneau semblable à celui que nous avions vu avaitdérivé vers nous pendant la nuit, sur un énorme morceau de glace.Un seul chien encore était vivant. Mais il y avait aussi un hommeauquel les matelots s’adressaient pour qu’il monte à bord. Cen’était pas, ainsi que l’autre voyageur le paraissait, un habitantsauvage d’une île inconnue mais un Européen. Lorsque j’arrivai surle pont, le second lui dit

– Voici notre capitaine ! Il ne vous laissera jamais périren pleine mer.

En m’apercevant, l’étranger m’adressa la parole en anglais, bienqu’avec un accent étranger :

– Avant que je monte à bord de votre vaisseau, dit-il,auriez-vous la bonté de me dire de quel côté vous vousdirigez ?

Vous devez concevoir mon étonnement en entendant la ques-tionque posait cet homme qui était plongé dans les affres et à qui monvaisseau devait paraître comme un bien plus précieux que tous ceuxque l’on rencontre sur la terre. Je lui répondis toutefois que nousallions en exploration vers le pôle Nord.

Il parut satisfait et accepta de monter à bord. Mon Dieu,Margaret, si vous aviez vu l’homme qui capitulait ainsi pour sonsalut, vous auriez connu une énorme surprise !

Ses membres étaient presque gelés et son corps était atroce-mentmeurtri par la fatigue et la souffrance. Je n’ai jamais vu un hommedans un tel état. Nous nous efforçâmes de le conduire dans lacabine mais, dès qu’il ne fut plus en plein air, il perditconnaissance. Nous le ramenâmes aussitôt sur le pont et, pour qu’ilrecouvre ses esprits, nous le frottâmes avec de l’eau de vie etfîmes en sorte qu’il en avale une faible quantité. Petit, à petit,il redonna des signes de vie. Nous l’enveloppâmes alors dans descouvertures et nous le plaçâmes près du poêle de la cuisine. Ilalla progressivement de mieux en mieux et prit un peu de potagepour se revigorer.

Deux jours se passèrent de la sorte, sans qu’il fût capable deparler, et je craignis souvent que ses souffrances ne l’eussentprivé de raison. Lorsqu’il fut quelque peu rétabli, je le conduisisdans ma propre cabine et l’entourai de mes soins, autant qu’ilm’était possible de le faire. Je n’ai jamais vu un individu pluscurieux : ses yeux ont d’ordinaire une expression sauvage, commes’il était fou, mais à certains moments, pour peu qu’on soit gentilavec lui ou qu’on lui rende quelque service, sa physionomie devientlumineu-se, à telle enseigne qu’elle respire un sentiment debienveillance et de douceur rare. Mais il est plus généralementmélancolique et dépressif – et parfois il grince les dents, àcroire qu’il n’a pas le courage de supporter le poids des malheursqui l’accablent.

Quand mon hôte fut dans de meilleures dispositions, j’eusgrand-peine à éloigner de lui les hommes qui brûlaient de luipo-ser mille questions. Je ne voulais pas qu’il fût tourmenté parleur vaine curiosité, étant donné que l’amélioration de son étatmental et physique dépendait évidemment du repos le plus total. Unefois seulement, le lieutenant lui demanda pourquoi il était venu desi loin sur la glace avec un équipage tellement insolite.

Sa physionomie prit aussitôt une expression de profond cha-grinet il répondit :

– Pour poursuivre quelqu’un qui avait pris la fuite

– Et l’homme que vous poursuiviez voyageait-il de la mêmefaçon ?

– Oui.

– Dans ce cas, je crois que nous l’avons vu. La veille du jouroù nous avons recueilli, nous avons aperçu sur une banquise deschiens qui tiraient un traîneau où un homme avait pris place.

Cet échange éveilla l’attention de l’étranger et il posa unemultitude de questions à propos de la route qu’avait suivie ledé-mon, comme il l’appelait. Par la suite, quand il fut seul avecmoi, il me dit :

– J’ai sans aucun doute éveillé votre curiosité, comme aussicelle de ces braves gens, mais vous êtes trop poli pour mener uneenquête.

– C’est vrai. Ce serait plutôt impertinent et inhumain, si j’enjuge votre état, de vous interroger.

– Et pourtant vous m’avez sauvé d’une étrange et périlleusesituation, vous m’avez généreusement rendu à la vie.

Ensuite, il me demanda si je pensais que la rupture de la glaceavait détruit l’autre traîneau. Je lui dis que je ne pouvais pasré-pondre avec certitude, puisque la glace ne s’était pas briséeavant minuit et que le voyageur avait eu la possibilité de trouverun abri. Mais je ne pouvais guère apprécier la situation.

À partir de ce moment-là, un regain de vitalité anima le corpsmeurtri de l’étranger. Il manifestait une grande énergie à setrou-ver sur le pont afin de guetter le traîneau que nous avionsaperçu auparavant. Je l’engageai pourtant à rester dans sa cabinecar il était beaucoup trop faible pour supporter les rigueurs del’atmos-phère. Je lui promis qu’on ferait le guet à sa place etqu’on l’averti-rait immédiatement, au cas où on aurait la visiond’un nouvel ob-jet.

Tel est mon journal jusqu’à cette date concernant cette étran-gecirconstance. L’homme a progressivement recouvré sa santé mais ilreste très silencieux et donne des signes de gêne lorsqu’un autreque moi entre dans sa cabine. Toutefois, ses manières sont siconciliantes et si douces que les marins s’intéressent à son sort,bien qu’ils aient eu peu de rapport avec lui. Pour ma part, jecom-mence à l’aimer comme un frère. Son profond et perpétuelchagrin attise en moi la sympathie et la compassion. Il a été sansaucun doute un homme remarquable à une certaine époque de sa vie,pour rester encore dans le malheur si attrayant et si aimable.

Je disais dans une de mes lettres, ma chère Margaret, que je netrouverais pas d’ami sur le vaste océan. Et voilà que je ren-contreun homme que j’aurais été heureux d’apprécier comme un frère, avantqu’il ne fût marqué par le malheur.

Je continuerai de loin en loin mon journal sur l’étranger, si denouveaux avatars se présentent.

13 août, 17..

Mon affection pour mon hôte augmente chaque jour. Il excite àtout le moins mon admiration et ma pitié à un degré incroyable.Comment pourrais-je voir une personne aussi noble détruite par lechagrin sans éprouver la plus grande peine ? Il est si gentilet pourtant si réservé – il est si cultivé ! Quand il parle,ce sont des propos qui coulent avec brio, avec une facilité et uneéloquence peu communes.

Il est à présent parfaitement rétabli, et il ne quitte plus lepont, selon toute apparence pour guetter le traîneau qui a précédéle sien. Pourtant, quelque malheureux qu’il soit, il n’est pasexclu-sivement préoccupé par sa propre infortune : il s’intéressevive-ment aux projets des autres. Il m’a longuement questionné surles miens et je les lui ai communiqués sans détour. Il a retenuavec attention les arguments que j’avançais sur l’éventuel succèsde mon entreprise – et même les moindres détails des mesures quej’avais mises en œuvre. Par la sympathie qu’il exerce sur moi, j’ailaissé parler mon cœur, j’ai dit avec toute l’ardeur de mon âmecombien je serais heureux de sacrifier ma fortune, mon existencemême, si cela devait contribuer à la réussite de mon entreprise. Lavie ou la mort, d’un homme sont peu de choses quand le savoir esten jeu, quand il s’agit d’en acquérir la maîtrise complète pour letransmettre à la postérité et pour le plus grand bien de notrerace. Alors que je parlais, une profonde tristesse apparut sur levisage de mon interlocuteur. Je constatai d’abord qu’il essayait demaîtri-ser son émotion et il plaça les mains devant ses yeux. Mavoix trembla et me manqua lorsqu’à travers ses doigts je vis coulerdes larmes. Il eut un gémissement. Je me tus. Puis il prit laparole, la voix éteinte :

– Malheureux ! Est-ce vous partagez ma folie ?Avez-vous également bu ce breuvage étourdissant ? Écoutez-moi,laissez-moi vous raconter mon histoire et vous jetterez la coupeloin de vos lèvres !

De telles paroles, vous pouvez le concevoir, excitèrentforte-ment mon imagination. Mais le paroxysme de douleur qui avaitsaisi l’étranger eut rai son de ses forces chancelantes etplusieurs heure de repos et de tranquillité furent nécessaires àsoi rétablis-sement.

Après cette crise violente, il donna l’impression de se maudirepour s’être laissé emporter par la passion.

Dominant la sombre tyrannie de son désespoir, il me reparla dequelques sujets qui me tenaient à cœur. Il voulut connaîtrel’histoire de mon enfance – ce fut vite fait ! Mais unemultitude de pensées m’avaient traversé l’esprit. Je lui avouai lebesoin que j’éprouvais de rencontrer un ami qui pût sympathiseravec moi, convaincu qu’un homme n’est pas heureux s’il n’a pascette chan-ce.

– Je suis d’accord avec vous, me répondit l’étranger, noussommes des créatures imparfaites, ne vivant qu’à moitié, si un êtreplus sage meilleur, plus cher que nous-même, c’est-à-dire un ami,n’est pas là pour nous aider, pour soutenir nos faiblesses.Autre-fois, j’ai eu un ami, la plus noble des créatures humaines,et c’est à ce titre que je suis capable de juger la véritableamitié. Vous avez l’espérance et le monde devant vous, vous nedevez désespérer de rien. Mais moi… j’ai tout perdu et je ne peuxpas refaire ma vie.

Et tandis qu’il parlait, son visage eut une expression de calmetristesse qui me meurtrit le cœur. Puis, il se tut et bientôtregagna sa cabine.

Malgré l’abattement de son esprit, nul ne peut jouir plusvi-vement que lui des beautés de la nature. Le ciel étoilé, la mer,tous les spectacles qu’offrent ces régions merveilleuses semblentencore avoir le pouvoir d’élever son âme. Un tel homme a une doubleexistence : il peut supporter le malheur et, être la proie desdésil-lusions.

Pourtant, quand il rentre en lui-même, il ressemble à un es-pritcéleste entouré d’un halo qui le protège du chagrin et de lafolie.

Si vous riez de l’enthousiasme avec lequel je m’exprime sur cetaventurier extraordinaire, c’est parce que vous ne pouvez pas levoir. Vous avez été éduquée, choyée par les livres et la solitude,et vous êtes devenue un peu sceptique. Mais cela devrait vousper-mettre aussi de mieux apprécier les mérites rares de cet hommeextraordinaire. J’ai essayé de découvrir la qualité qu’il possède,celle qui domine chez lui et qui fait qu’il transcende tellementtou-tes les autres personnes que j’ai connues. Je crois qu’ils’agit d’un discernement intuitif, un sens du jugement rapide etinfaillible, une connaissance de la nature des choses, à la foisprécise et clai-re. À quoi s’ajoutent une facilité d’expression etune voix dont les multiples intonations sont mélodieuses.

19 août, 17..

L’étranger m’a dit hier :

– Vous pouvez constater aisément, capitaine Walton, que j’aiéprouvé de grands et incomparables malheurs. J’étais décidé d’abordà ensevelir à jamais le souvenir de ces maux mais vous avez changéma résolution. Vous êtes en quête du savoir et de la sagesse. Jel’ai été aussi. Je souhaite ardemment que l’accomplis-sement de vosdésirs ne devienne pas pour vous, comme ce, le fut pour moi, unpoison venimeux. J’ignore si la relation de mes dé-boires pourraitvous être utile. Cependant, lorsque je songe que vous êtes en trainde suivre l’itinéraire que j’ai déjà suivi et que vous vous exposezà certains périls qui ne me furent pas épargnés, j’imagine que vousserez en mesure de tirer une morale de mon histoire : elle seraprofitable, si vous réussissez. En cas d’échec, ce sera pour vousune consolation. Préparez-vous à entendre des faits qu’on àl’habitude de qualifier de merveilleux. Si nous nous étions trouvésdans un décor moins imposant, j’aurais eu peur de ne pas être cru,peut-être de vous paraître ridicule. Mais beaucoup de chosesparaîtront possibles dans ces régions sauvages et mysté-rieuses,même si elles devraient faire rire ceux qui ignorent lesinnombrables pouvoirs de la nature. Mais je ne doute pas que monhistoire ne porte avec elle l’évidence de la vérité des événementsqui la composent.

Il vous est facile d’imaginer ma joie quand cette propositionm’a été faite. Mais je redoutais qu’elle ravive aussi le chagrin etle désespoir de mon hôte. Et pourtant, je brûlais d’entendre larela-tion promise, moitié par curiosité, moitié parce que j’avaisle vif désir d’améliorer son sort, si cela était dans mon pouvoir.J’expri-mai ces sentiments dans ma réponse.

– Merci pour votre sympathie, me répondit-il, mais ce n’est pasnécessaire. Ma destinée est presque accomplie.

Je n’attends plus qu’une seule chose, après quoi je reposerai enpaix. Je sais ce qui vous anime, me dit-il encore comme j’allaisl’interrompre, mais vous vous méprenez, mon ami, si je puis mepermettre de vous appeler ainsi. Rien ne peut changer ma desti-née.Écoutez mon histoire et vous comprendrez combien mon sort estirrévocable.

Il me dit alors qu’il entreprendrait son récit le lendemain, dèsque j’aurais le temps de l’écouter. Cette promesse lui valut mesremerciements les plus chaleureux. Je résolus de consigner cha-quesoir, si tant est que j’en aurais le loisir, ce qu’il m’auraitra-conté dans la journée, dans les termes les plus exacts quepossible. À défaut de quoi, je rédigerais au moins quelques notes.Ce ma-nuscrit vous procurera sans doute le plus grandplaisir ; moi, moi qui ai connu cet homme et qui ai entendu lerécit de ses propres lèvres – quel intérêt et quelle sympathie nevais-je pas y trouver lorsque je le relirai plus tard ! Mêmeaujourd’hui, alors que je commence ma tâche, sa voix expressivesonne à mes oreilles, ses yeux lumineux me regardent avec touteleur douceur mélancoli-que, et je vois sa main fine qui se soulèvelorsqu’il bouge, tandis que ses traits reflètent l’éclat de sonâme. Comme cette histoire doit être étrange et bouleversante !À l’instar de la tempête qui s’est abattue sur ce beau navire enpleine course et qui en a fait une épave !

Chapitre 1

 

Je suis né à Genève et ma famille est l’une de plus importantesde cette république. Mes ancêtres ont été, de longues annéesdurant, conseillers ou syndics et mon père a occupé plusieursfonctions officielles avec honneur et gloire. Il était respecté partous ceux qui connaissaient en lui son intégrité et son inlassabledévouement au bien public. Il fut, dans sa jeunesse, constammentabsorbé par les affaires de son pays. Un certain nombre de faitsl’empêchèrent de se marier tôt et ce ne fut que sur le déclin de savie qu’il se maria et devint père de famille.

Comme les circonstances de son mariage illustrent soncarac-tère, je ne puis pas ne pas les relater. Parmi ces amisintimes, figu-rait un commerçant qui, après avoir connu la fortune,tomba dans la pauvreté, à la suite de quelques opérationsmalheureuses. Cet homme dont le nom étant Beaufort était un êtreorgueilleux et in-flexible : il ne put se faire à l’idée de vivrepauvre et oublié dans ce même pays où il avait brillé autrefois parsa richesse et sa puissan-ce.

Il paya ses dettes, de la façon la plus honorable, et se retiraavec sa fille à Lucerne où il vécut dans l’oubli et la misère.

Mon père aimait beaucoup Beaufort et il fut fort affecté parcette retraite provoquée par de pénibles circonstances.

Il regretta le faux orgueil de son ami, d’autant que ce dernieravait agi d’une manière qui n’était pas digne de l’affection quiles unissait. Il partit sans tarder à sa recherche dans le but dele per-suader de reprendre son commerce, grâce à son crédit et àson assistance.

Beaufort avait pris toutes les mesures nécessaires pour seca-cher et ce ne fut qu’au bout de dix mois que mon père découvritsa retraite. Fou de joie, il se rendit dans sa maison qui étaitsituée dans une ruelle, près de la Reuss.

Mais lorsqu’il y entra, seuls la misère et le désespoirl’accueil-lirent. Beaufort n’avait sauvé de son naufrage qu’unefaible somme d’argent mais elle devait suffire pour subsisterquelques mois ; il espérait alors obtenir une placerespectable chez un négociant. Dans l’intervalle, il resta doncinactif, ce qui ne fit qu’attiser son chagrin car il avait leloisir de réfléchir sur les revers qu’il avait essuyés. Au bout detrois mois, il était devenu apathique et, inca-pable du moindreeffort, il dut garder le lit.

Sa fille prit soin de lui avec la plus grande tendresse. Avecdé-sespoir aussi car leurs faibles ressources diminuaientrapidement et qu’il n’y en avait pas d’autres. Par bonheur,Caroline possédait une volonté peu commune et son courage granditdans l’adversité. Elle se procura une occupation honnête, tressa dela paille et, par quelques moyens, s’ingénia à gagner de quoisubvenir aux besoins essentiels.

Plusieurs mois se passèrent ainsi. L’état de son père empirait,elle consacrait la plus grande partie de son temps à le soigner,ses ressources s’épuisaient et, dix mois plus tard, Beaufort mourutdans ses bras, la laissant orpheline et démunie. Ce dernier coupl’accabla. Elle était agenouillée en larmes, devant le cercueil,lors-que mon père entra dans la chambre. Il apparut à la pauvrefille comme un ange protecteur et elle se confia à lui. Aprèsl’enterre-ment de son ami, il la conduisit à Genève et la plaçasous la protec-tion d’un parent. Deux ans plus tard, Carolinedevenait sa femme.

Il y avait, entre mes parents, une grande différence d’âge maiscela parut renforcer les liens d’affection et de dévouement qui lesunissaient. Il y avait chez mon père un tel sens de la justicequ’il ne lui était pas possible d’aimer une personne qu’il nepouvait pas estimer. Peut-être autrefois avait-il souffert del’infidélité d’une femme et attribuait-il dès lors plus de prix àune vertu éprouvée.

Son attachement pour ma mère était fait de gratitude etd’adoration que l’âge ne peut expliquer : il respectait sesqualités et s’efforçait par ce moyen de lui faire oublier toutesles peines qu’elle avait, endurées. Il se comportait avec elle avecune grâce inexprimable : tout visait à satisfaire ses désirs et sesgoûts. Il cherchait à la protéger, comme un jardinier protège uneplante exotique contre toute intempérie, et multipliait lesattentions afin d’émouvoir agréablement sa nature douce etbienveillante.

La santé de ma mère et même sa tranquillité d’esprit avaient étéfortement ébranlées par le malheur. Mon père, durant les deuxannées qui avaient précédé son mariage, avait progressivementabandonné ses fonctions publiques.

Après leur union, mes parents gagnèrent aussitôt l’Italie.

Le changement de décor, l’intérêt d’un tel voyage dans un paysaussi merveilleux devaient raffermir la santé de ma mère.

Après l’Italie, ils visitèrent l’Allemagne et la France. Moi,leur premier enfant, je naquis à Naples et déjà en bas âge je lesaccom-pagnai dans leurs périples. Je fus leur seul enfant, durantplu-sieurs années. Bien qu’ils fussent fortement attachés l’un àl’autre, mes parents puisaient dans leur amour même l’immenseaffection qu’ils me prodiguaient. Les tendres caresses de ma mère,les sou-rires généreux de mon père inondent mes premiers souvenirs.J’étais leur jouet et leur idole et quelquefois plus encore leuren-fant, l’innocente et faible créature que le ciel leur avaitdonnée pour l’élever dans le bien et qu’ils se devaient de conduirevers le bonheur ou vers le malheur, selon qu’ils s’acquitteraientbien ou mal de leurs devoirs envers moi, Avec la conscienceprofonde de ce qu’ils devaient à l’être, qu’ils avaient enfanté etgrâce à leur géné-rosité, on peut imaginer que ma vie avec eux fut,à tout instant, une leçon de patience, de charité, de maîtrise desoi : guidée par un fil de soie, elle fut une succession de joursheureux.

Pendant longtemps, je fus l’unique objet de leurs soins.

Ma mère désirait beaucoup avoir une fille mais je continuais àêtre leur seul enfant. Vers ma cinquième année, nous fîmes unvoyage au-delà de la frontière italienne pour passer une semainesur les bords du lac de Côme. Mes parents rendaient souvent visiteà de pauvres gens. Pour ma mère, ce n’était pas tant un devoirqu’une nécessité, qu’une passion. Elle se souvenait de ce qu’elleavait elle-même enduré et se sentait obligée de devenir à son tourun ange consolateur. Au cours d’une promenade, une pauvre ma-sureau fond d’un vallon attira son attention par son aspect déla-bré :de nombreux enfants vêtus de haillons jouaient dans les pa-rages –l’image même du dénuement le plus absolu. Un jour, alors que monpère s’était rendu à Milan, ma mère m’emmena visiter ce logis.

Elle y trouva un paysan et sa femme, des gens qui travail-laientdur, qui étaient terrassés par la misère et qui devaient nour-rircinq enfants affamés. L’un d’entre eux capta plus particulière-mentl’attention de ma mère. C’était une petite fille qui semblaitappartenir à un tout autre monde. Alors que les quatre autresétaient de robustes petits vagabonds aux yeux foncés, elle étaitmince et blonde. Ses cheveux étaient si brillants qu’ilssemblaient, nonobstant la pauvreté des vêtements, poser unecouronne sur sa tête. Son front était calme et dégagé, ses yeuxbleus et limpides, ses lèvres, les traits de son visage reflétaientune sensibilité, une douceur telles qu’en les apercevant, on nepouvait pas s’empêcher de penser qu’elle était d’une espècedifférente, une créature en-voyée par le ciel dont la physionomieavait une empreinte angéli-que.

La paysanne s’aperçut que ma mère regardait avec émerveil-lementcette jolie petite fille et, aussitôt, elle lui raconta sonhistoi-re. Non, ce n’était pas son enfant mais bien la fille d’unnoble mi-lanais. La mère, une Allemande, était morte en lui donnantle jour. L’enfant avait été placée chez ces braves gens, à uneépoque où ils jouissaient d’une meilleure situation. Eux-mêmesétaient mariés depuis peu et leur premier bébé venait précisémentde naître. Quant au père de la fillette, c’était un de ces Italiensélevés dans le souvenir de l’ancienne magnificence de son pays, unde ces schiavi ognor frementi qui combattait lui-même pourson indépendance. Il avait été la victime de son courage et l’on nesa-vait trop s’il vivait encore ou s’il croupissait toujours dansles pri-sons autrichiennes. Ses biens avaient été confisqués etc’est pour-quoi sa fille était orpheline et pauvre. Elle avait vécuauprès de ses parents d’adoption et elle avait grandi dans cettemasure, un peu comme une rose au milieu des ronces.

Quand mon père revint de Milan, il trouva jouant à mes côtésdans le vestibule de notre demeure, une enfant plus belle qu’unchérubin, une créature dont le regard irradiait et dont lesmouve-ments étaient plus gracieux que ceux des chamois sur lesmonta-gnes. Cette présence fut rapidement expliquée. Avec sonaccord, ma mère persuada les paysans qui la gardaient de luiconfier la charge de l’enfant. Ils l’aimaient certes et pour euxelle avait été une bénédiction. Mais ils comprirent qu’il n’étaitpas juste de la laisser dans la pauvreté et le besoin au moment oùla Providence lui assurait une protection plus puissante. Ilsconsultèrent le curé du village : il fut décidé qu’Élisabeth

Lavenza viendrait habiter la maison de mes parents. Elle ne futpas seulement une sœur pour moi mais aussi la délicieuse compagnede mes études et de mes loisirs.

Tout le monde adorait Élisabeth. L’attachement passionné, lavénération que chacun lui vouait et qui m’animait aussi furent monorgueil et mon ravissement. La veille de son arrivée, ma mèrem’avait dit, comme si elle plaisantait :

« J’ai un joli cadeau pour mon Victor. Il le recevra demain. »Et c’est pourquoi, lorsqu’elle me présenta le lendemain Élisabethcomme le cadeau qui m’était promis, je pris ses propos à la lettre,avec la gravité de l’enfance, et je voulus tenir Élisabeth pourmien-ne – afin de la protéger, de l’aimer et de la chérir. Leslouanges qu’on lui adressait, je considérais qu’elles m’étaientdestinées. Nous nous appelions familièrement cousin et cousine.Aucun mot, aucune expression ne pourraient traduire l’amitiéqu’elle me por-tait – elle qui était plus que ma sœur et que jevoulais à moi jus-qu’à la mort.

Chapitre 2

 

Nous avons été élevés ensemble. Il n’y avait même pas un an dedifférence entre nous. Je n’ai pas besoin de dire que nous étions àl’abri de toute dissension, de toute dispute. Notre amitié étaitempreinte de l’harmonie la plus totale et la diversité, lecontraste qui subsistait dans nos caractères nous rapprochaientdavantage l’un de l’autre. Élisabeth était plus calme, plusappliquée que moi. Avec mon tempérament plus fougueux, je pouvaisnéanmoins mieux me concentrer et, à l’inverse d’elle, j’étais avidede connais-sance. Elle se passionnait pour les créations éthéréesdes poètes et s’enchantait dans la contemplation des majestueux etmerveilleux paysages suisses, autour de notre demeure – les dessinssublimes des montagnes, le changement des saisons, la tempête et laquié-tude, le silence de l’hiver, la vie et la turbulence des étésalpins, tout l’émerveillait et la ravissait. Et tandis que macompagne ad-mirait en toute sérénité les magnifiques apparences deschoses, je cherchais, moi, à en déterminer les causes profondes. Àmes yeux, le monde était un secret que je voulais percer. Lacuriosité, la quête entêtée des lois cachées de la nature, la joieproche de l’ex-tase qui m’animait lorsque je pouvais en découvrirquelques-unes, ce sont les premières sensations dont je mesouvienne.

À la naissance d’un deuxième fils, mon cadet de sept ans, mesparents abandonnèrent tout à fait leur vie itinérante pour se fixerdans leur pays natal. Nous possédions une maison à Genève et unemaison de campagne à Bellerive, sur la rive est du lac, à une lieueà peu près de la ville. Nous résidions là la plupart du temps etl’existence que menaient mes parents était plus recluse.D’instinct, je fuyais la foule pour ne m’attacher qu’à quelquespersonnes. J’étais d’ordinaire indifférent envers mes camaradesd’école, quoi-que j’eusse noué des liens d’amitié avec l’un d’entreeux. Henry Clerval, le fils d’un commerçant de Genève, était ungarçon extrê-mement doué et imaginatif. Il recherchait les risquespour eux- mêmes ainsi que les difficultés et les dangers. Il avaitlu de nom-breux livres de chevalerie et des romans, composait deschants héroïques et il avait même commencé à écrire des contessurnatu-rels et des récits d’aventures. Il essayait de nous fairejouer des pièces ou de nous faire participer à des mascarades dontles per-sonnages étaient inspirés par les héros de Roncevaux, de laTable Ronde, du roi Arthur et les innombrables chevaliers qui ontré-pandu leur sang afin de délivrer le Saint-Sépulcre des mains desinfidèles.

Personne n’aurait pu avoir une enfance plus heureuse que lamienne. Mes parents étaient au plus haut point attentionnés etindulgents, et nous sentions que nous n’avions pas affaire à destyrans qui nous commandaient selon leur bon caprice : c’étaient desêtres qui nous offraient les joies qui étaient les nôtres. Et quandil m’arrivait de côtoyer d’autres familles, je comprenais combienmon sort était enviable – et cela ne faisait qu’augmenter magratitude.

J’étais parfois d’humeur violente et je nourrissais despas-sions démesurées. Par tempérament, ce n’était pas vers les jeuxd’enfant que je me portais mais vers le désir d’apprendre. Je nevoulais pas que ce fût n’importe quoi. J’avoue que ni la structuredes langues, ni les principes des gouvernements, ni les diversesformes de la politique ne m’attirèrent. C’étaient le secret du cielet de la terre que je brûlais de connaître. Que je fusse intéressépar la substance extérieure des choses, par la nature ou par lesmystères de l’âme humaine, tout me conduisait vers la métaphysiqueou plutôt, au sens le plus strict du terme, vers les secretsphysiques de l’univers.

Dans le même temps, Clerval, lui, s’occupait, pour ainsi dire,de la relation morale des choses – les tumultes de la vie, lesvertus des héros, les actions des hommes. Il espérait, il rêvait dedevenir un jour un de ces fiers et aventureux bienfaiteurs ;de l’humanité dont l’histoire conserve le nom. L’âme sainted’Élisabeth brillait dans notre paisible demeure, comme la flammed’un sanctuaire. Elle avait toute notre sympathie. Son sourire, savoix exquise, le doux éclat de ses yeux célestes étaient toujoursprésents pour nous bénir et nous inspirer. Elle était l’imagevivante de l’amour qui apaise et qui charme. Les études auraientpeut-être pu me rendre maussade et l’ardeur de mon tempéramentaurait pu aviver chez moi la brutalité, si Élisabeth n’avait pasété là pour me communi-quer sa propre douceur. Et Clerval – unepensée mauvaise pou-vait-elle lui effleurer l’esprit ? –n’aurait pas été si parfaitement humain, si généreux, si plein debonté et de tendresse en dépit de ses goûts aventureux, siÉlisabeth ne lui avait pas révélé les vérita-bles valeurs du bienet ne lui avait pas fait comprendre que celles-ci devaient guidertoutes ses ambitions ?

Je ressens un plaisir exquis à évoquer mes souvenirs dejeu-nesse, alors que le malheur n’avait pas encore souillé monesprit et changé mes visions brillantes et opportunes en sombresré-flexions, étroites et égoïstes. Au reste, en brossant le tableaude mes années d’enfance, je rappelle aussi ces événements qui, defil en aiguille, me conduiront au récit de mes misères. Lorsque jecherche à m’expliquer la naissance de cette passion qui devaitin-fluer sur ma destinée, je la compare à une rivière de montagnedont les sources sont obscures et oubliées. Mais cette rivière segonfle, devient un torrent et, tandis que son débit augmente, ellebalaye tous mes espoirs et toutes mes allégresses.

La philosophie naturelle est le génie qui a eu raison de mondestin. Je désire donc, dans ce récit, établir les faits qui ontinspiré ma prédilection pour cette science. J’avais treize anslorsque nous fîmes tous une excursion dans une station thermaleproche de Thonon. Le mauvais temps nous contraint de rester unejournée entière à l’intérieur de l’auberge et, par hasard, j’ydénichais un volume des œuvres de Cornelius Agrippa. Je l’ouvrisavec indiffé-rence mais la théorie qu’il s’efforce de démontrer etles faits prodi-gieux qu’il rapporte m’enthousiasmèrent bientôt.Une lumière nouvelle sembla éclairer mon esprit. Bondissant dejoie, je fis part de ma découverte à mon père. D’un air détaché, ilconsidéra le ti-tre du livre avant de dire :

– Ah ! Cornelius Agrippa ! Mon cher Victor, vous allezperdre votre temps. C’est sans intérêt !

Si, au lieu de cette remarque, mon père avait pris la peine dem’expliquer que les théories d’Agrippa avaient été délaissées etqu’on avait introduit depuis un nouveau système scientifique fon-désur la réalité et la pratique et non plus sur des considérationsextravagantes, j’aurais certes rejeté Agrippa et, avec uneimagina-tion échauffée comme la mienne, je m’en serais retourné,avec une ardeur nouvelle, à mes études antérieures. Il est mêmepossible que le cours de mes idées n’eût jamais reçu la fataleimpulsion qui me conduisit à la ruine. Mais le simple coup d’œilque mon père avait adressé au volume me laissait envisager qu’iln’en connais-sait peut-être pas le contenu. Aussi je continuai à lelire avec la plus grande avidité.

Lorsque je fus de retour à la maison, mon premier soin fut de meprocurer toutes les œuvres de cet auteur puis celles de Paracel-seet du Grand Albert. Je lus et étudiai avec délice lesfantasmago-ries de ces écrivains, croyant qu’en dehors de moi peude gens en connaissaient les trésors. Je le répète, j’étais possédédu brûlant désir de pénétrer les secrets de la nature. Nonobstantle travail acharné et les étonnantes découvertes des philosophesmodernes, je sortais toujours de mes études mécontent etinsatisfait. On a prétendu que Sir Isaac Newton se comparait à unenfant qui ra-masse des coquillages, au seuil du gigantesque océaninexploré de la vérité. Et, dans chacune des branches de laphilosophie naturel-le, même ses successeurs m’apparaissaient commedes profanes, incapables d’accomplir leur tâche.

Le paysan illettré contemple les éléments qui l’entourent : sesutilisations pratiques lui sont familières. Le philosophe le plussa-vant n’en sait pas davantage – à peine peut-il dévoiler levisage de la nature, alors que ses traits les plus singuliersrestent à ses yeux un secret et un mystère. Il est à même dedisséquer, d’analyser, de donner des noms mais, sans même parlerd’une cause finale, il ignore les causes secondaires et tertiaires.J’avais contemplé les fortifications et les obstacles quisemblaient interdire aux hommes d’accéder à la citadelle de lanature et, parce que j’étais ignorant, j’avais perdu patience.

Et pourtant il y avait ces livres, il y avait ces hommes quiavaient été plus loin et qui en savaient davantage. J’acceptaileurs hypothèses comme des certitudes et je devins leur disciple.Il peut paraître étrange que cela se produise au dix-huitièmesiècle : alors que je suivais l’enseignement routinier des écolesde Genève, je devenais, dans mes matières favorites, unautodidacte. Comme mon père négligeait la science, je dussatisfaire tout seul, ainsi qu’un enfant aveugle, ma soif desavoir. Sous l’inspiration de mes nouveaux précepteurs, je melivrai ardemment à la recherche de la pierre philosophale et del’élixir de vie. Ce dernier objet retint sur-tout mon attention. Jele préférai à la richesse – mais quelle gloire m’apporterait madécouverte, si je réussissais à bannir la maladie du corps humain,à rendre l’être humain invulnérable à tout, si ce n’est à la mortviolente !

Ce ne furent pas mes seules visions. L’apparition des esprits etdes démons m’était largement promise par mes auteurs favoris et jecherchais avec avidité l’accomplissement d’une telle promes-se. Simes, incantations restaient toujours vaines, j’en attribuais lafaute plutôt à mon inexpérience et à mon ignorance qu’à un man-qued’habileté ou de savoir-faire chez mes maîtres. Et ainsi, pour untemps, je m’absorbai dans l’étude des systèmes périmés, je mê-lai,à l’instar d’un profane, une, foule de théories contradictoires, jepataugeai désespérément dans un bourbier de connaissancesmultiples, sans autre guide que mon imagination, que mesraison-nements puérils – et ce jusqu’à ce qu’un accident vîntmodifier le cours de mes idées.

Vers ma quinzième année, alors que nous nous trouvions dansnotre propriété de Bellerive, nous fûmes témoins d’un orage d’uneviolence terrible. Il venait du Jura et s’annonçait par detoni-truants coups de tonnerre qui retentissaient de plusieurscôtés à la fois. Intéressé par ce phénomène, j’en observai, tantque dura l’orage, son évolution. Alors que je me tenais sur leseuil de ma maison, je vis soudain un tourbillon de feu jaillird’un vieux chêne, dressé à une vingtaine de pas. À peinel’aveuglante lumière cessa-t-elle de briller que le chêne avaitdisparu – ce n’était plus qu’un tronc calciné. Le lendemain, nousallâmes le voir et ce fut pour découvrir un arbre terrassé d’uneétrange façon. Il n’était pas fen-du par le choc mais entièrementréduit en petits rubans de bois. Je n’avais jamais rien vu qui fûtà ce point détruit.

Avant cet événement, j’ignorais tout des lois les plusélémen-taires de l’électricité. Il se trouve qu’un physicien réputése trou-vait en cette occurrence avec nous. Excité par lacatastrophe, il se mit en devoir de nous expliquer sa proprethéorie sur l’électricité et le galvanisme : elle m’étonnaconsidérablement. Ces propos re-jetaient fortement dans l’ombreCornelius Agrippa, le Grand Al-bert et Paracelse, les maîtres demon imagination. Ce fut un coup du sort et, devant la faillite deleurs théories, je délaissai mes re-cherches habituelles. Il mesemblait que rien n’était, ne pouvait être découvert. Tout ce quim’avait si longtemps éveillé l’esprit devenait brusquementméprisable. Par un de ces caprices de l’es-prit qui sont sifréquents quand nous sommes jeunes, j’abandon-nai mes ancienstravaux, considérant l’histoire naturelle et tout ce qui endécoulait comme des créations fausses et ineptes, montrant le plusgrand dédain pour cette prétendue science qui ne pouvait même pasdépasser le stade du vrai savoir. Dans un tel état d’es-prit, je metournai vers les mathématiques et les branches an-nexes, lesquellesme semblaient érigées sur des bases solides et qui à ce titreméritaient ma considération.

Comme nos âmes sont étrangement construites, comme sont fragilesles liens qui nous attachent à la prospérité et la ruine !Quand je regarde derrière moi, il me semble que le changementmiraculeux de mes dispositions a été provoqué par mon ange gar-dien– le dernier effort fourni par l’instinct de conservation pourprévenir l’orage qui était, suspendu au-dessus de ma tête, prêt àfondre sur moi. Sa victoire se manifesta lorsque j’abandonnai cestravaux qui m’avaient causé tant de tourments et que je pusrecou-vrer la tranquillité et la paix de l’âme. Et c’est ainsi quej’appris à associer l’idée de mal à la poursuite de mes travaux etcelle de bien à leur abandon.

Ce violent effort vers l’esprit de bien fut pourtant inefficace.La destinée était trop puissante et ses lois immuables avaientdé-crété ma terrible et totale destruction.

Chapitre 3

 

Comme je venais d’avoir dix-sept ans, mes parents décidèrent deme faire étudier à l’université d’Ingolstadt. J’avais jusqu’alorssuivi les cours des écoles de Genève mais mon père crut qu’il étaitnécessaire, pour que mon éducation fût complète de me faireconnaître d’autres usages que ceux de mon pays natal. Mon départfut fixé pour un jour prochain mais, avant même que ce jour fûtvenu, se produisit le premier malheur de ma vie – le présage, enquelque sorte, de ma future misère.

Élisabeth avait attrapé la scarlatine. Sa maladie était grave etma cousine courait le plus grand danger. Pendant le temps de lamaladie, on avait, par tous les moyens, persuadé ma mère de ne pasla voir. D’abord, elle avait cédé à nos instances mais, alors qu’onlui apprenait que le mal empirait, elle n’avait pas pu vaincre sesangoisses.

Elle prit soin d’Élisabeth et finit par triompher de la fièvre :Élisabeth était sauvée. Mais les conséquences de cette imprudencelui furent fatales. Trois jours plus tard, ma mère tombait malade.Sa fièvre s’accompagnait de symptômes alarmants et, en regardant levisage des médecins, on savait que le pire était attendu. Sur sonlit de mort, elle avait encore tout son courage et toute sabonté.

Elle joignit les mains d’Élisabeth aux miennes.

– Mes enfants, dit-elle, votre union aurait été pour moi monplus grand bonheur. Ce sera là à présent la consolation de votrepère. Élisabeth, ma chérie, vous me remplacerez auprès de mes plusjeunes enfants. Hélas ! je regrette d’être séparée de vous.Heureuse et comblée comme je l’étais, comment n’aurais-je pasquelque peine de vous quitter ? Mais je ne dois pas avoir detelles pensées ! Je vais m’efforcer de me résigner à la mortet je souhaite que nous nous reverrons dans un autre monde.

Elle mourut paisiblement, conservant sur ses traits éteintsl’image de la tendresse. Je n’ai pas besoin de décrire lessenti-ments de ceux dont les liens les plus chers sont ainsirompus, la douleur qui s’empare des âmes, le désespoir qui marqueles visa-ges. Il faut du temps avant de se rendre compte que l’êtreaimé que l’on voyait chaque jour près de soi n’existe plus, surtoutlorsque sa vie même semblait être une partie de la nôtre, quel’éclat des yeux qu’on a admirés s’est évanoui pour toujours etqu’une voix familiè-re et douce ne vibre plus à nos oreilles. C’està quoi l’on pense les premiers jours mais quand le temps prouve laréalité du malheur, s’installe l’amertume du chagrin subi. À qui lamain effroyable de la mort n’a-t-elle pas enlevé un êtrecher ? Pourquoi devrais-je décrire une peine que tout le mondea ressentie ou devra ressen-tir ? Mais il arrive un moment oùle chagrin est plus un souvenir qu’une nécessité et où le sourirequi illumine les lèvres, pour sacri-lège qu’il soit, ne peut plusêtre chassé. Ma mère était morte mais il nous restait encore desdevoirs à accomplir : nous devions continuer de vivre et apprendreà nous aimer mutuellement, tant qu’un seul d’entre nous ne seraitpas fauché par la mort.

Mon départ pour Ingolstadt, différé par ces événements, fut ànouveau décidé. J’obtins de mon père un ajournement de quel-quessemaines. Il me semblait sacrilège d’abandonner le calme de notremaison endeuillée et de me précipiter si vite dans les mêlées de lavie. Je découvrais le chagrin mais je n’en étais pas moinsper-turbé. J’avais de la peine à quitter mes miens et, par dessustout, je ne voulais pas que ma douce Élisabeth manque deconsolation.

En vérité, elle dissimulait son chagrin et s’efforçait de nousréconforter. Elle regardait la vie avec rage et assumait ses tâchesdans le zèle. Elle se dévouait totalement pour ceux qu’on lui avaitappris d’appeler son oncle et ses cousins. Jamais elle n’avait étéplus charmante qu’en ce moment et les sourires qu’elle prodiguaitsemblaient des rayons de soleil. Elle oubliait ainsi son proprecha-grin dans les efforts qu’elle déployait pour faire oublier lenôtre.

Le jour de mon départ arriva enfin, Clerval passa chez nous ladernière soirée. Il avait essayé de persuader son père dem’accom-pagner et de devenir mon camarade d’étude, mais en vain. Lepère de Clerval était un commerçant borné qui ne voyait dans lesaspi-rations et les ambitions de son fils que paresse et ruine.Henry res-sentait profondément le dépit d’être privé d’uneéducation libéra-le. Il n’en parla guère mais, comme nousbavardions, je lisais dans le feu et l’animation de son regard laferme résolution de ne pas se laisser enchaîner aux promiscuitésd’un commerce.

Il était tard. Nous ne pouvions nous séparer l’un de l’autre, ninous décider à nous dire adieu. On le fit pourtant, et ce fut sousle prétexte de prendre du repos, chacun croyant ainsi tromperl’au-tre. Mais au lever du jour, quand je descendis pour monterdans la voiture qui devait m’emmener, ils étaient tous là, mon pèrepour me bénir, Clerval pour me serrer la main une fois encore, monÉli-sabeth pour me supplier de nouveau d’écrire souvent, et pourm’entourer de ses attentions féminines, moi qui avais été soncompagnon de jeu et son ami.

Je me jetai dans la voiture qui me transportait et m’abandon-naiaux réflexions les plus mélancoliques. Moi, moi qui n’avais connuautour de moi que des compagnons aimables, des compa-gnons toujourspréoccupés à se faire mutuellement plaisir, je me retrouvais àprésent seul. À l’université où je me rendais, je devais moi-mêmechoisir mes amis et veiller à ma propre protection. Jusque-là, lavie familiale m’avait remarquablement préservé, à telle enseigneque tout autre mode d’existence me répugnait.

J’aimais mes frères, Élisabeth et Clerval – « de vieux visagesfamiliers » ! Je croyais que j’étais totalement incapable desuppor-ter la compagnie d’étrangers. C’est à quoi je pensais aumoment d’entreprendre mon voyage.

Puis, chemin faisant, je repris courage et espoir. Je souhaitaisardemment acquérir de nouvelles connaissances. Souvent, à lamaison, je m’étais dit qu’il aurait été pénible de passer toute sajeunesse au même endroit et j’avais rêvé de découvrir le monde, deme faire une place dans la société. Maintenant, mes désirs allaients’accomplir et il aurait été vraiment sot de désespérer.

J’eus tout le loisir de me livrer à ces réflexions et à biend’au-tres encore, pendant mon voyage à Ingolstadt qui fut long etpéni-ble. Enfin, je distinguai le haut clocher blanc de la ville.Je descen-dis de voiture et me fis conduire à mon appartement afinde passer la soirée comme il me plairait.

Le lendemain matin, je remis mes lettres d’introduction etrendis visite à quelques-uns des principaux professeurs.

Le hasard – ou plutôt l’influence diabolique, l’Ange de laDes-truction qui affirma sa toute-puissance sur mon être dès que jequittai la maison de mon père – me fit d’abord aller chez M.Krempe, le professeur de philosophie naturelle. C’était un hommerude mais profondément imbu des secrets de la science. Il me posade nombreuses questions sur les différentes branches scientifiques,qui ont trait à la philosophie naturelle. D’un air in-différent etquelque peu dédaigneux, je lui citai les noms de mes alchimistes etceux des principaux auteurs que j’avais étudiés. Le professeur meregarda fixement :

– Avez-vous, dit-il, réellement perdu votre temps à étudier detelles absurdités ?

Je lui répondis par l’affirmative.

– Chaque minute, poursuivit M. Krempe avec vivacité, cha-queseconde que vous avez gaspillées sur ces livres, sont absolu-mentperdues. Vous avez chargé votre mémoire de systèmes péri-més et denoms inutiles. Bon Dieu ! Dans quel désert avez-vousvécu ? Personne n’a donc été assez bon pour vous informer queces rêves que vous avez nourris sont vieux de mille ans etparfaite-ment ineptes ? Je ne m’attendais guère à trouver ausiècle des lu-mières un disciple du Grand Albert et de Paracelse.Mon cher monsieur, vous devez entièrement recommencer vosétudes.

Après avoir parlé, il s’écarta de moi et se mit à dresser unelis-te de livres traitant de philosophie naturelle, en m’invitant àles acquérir. Au moment de prendre congé de moi, il m’annonça qu’audébut de la semaine prochaine il ouvrirait un cours de philo-sophienaturelle, considérée sous ses divers aspects, et que M. Waldman,son collègue, en donnerait un de chimie, en alter-nance avec lesien.

Je rentrai chez moi, nullement déçu, car il y avait longtempsque je tenais pour périmés les auteurs que le professeur avaitré-prouvés avec tant de force, et je n’étais pas animé du désir deles étudier de nouveau. M. Krempe était un petit homme trapu, à lavoix rude et au visage repoussant. Aussi ne me disposait-il pas àpartager ses travaux. De manière peut-être un peu tropphiloso-phique et trop absolue, j’ai déjà exposé les conclusionsauxquelles j’étais parvenu quelques années auparavant : lesrésultats promis par les professeurs modernes de sciencesnaturelles ne m’avaient guère satisfait. Avec une confusiond’idées, explicable sans doute par mon extrême jeunesse et par lefait que j’avais eu de guide averti, j’avais suivi les pas de lascience le long de la route du temps et j’avais négligé lesdécouvertes des chercheurs modernes au bénéfice des rêvesd’alchimistes oubliés. Je méprisais les concepts de l’actuellephilosophie naturelle qui se désintéressait des secrets del’immortalité et de la puissance. Quelques points de vue, bien quefutiles, paraissaient sublimes mais à présent les cho-ses avaientchangé. L’ambition des chercheurs semblait se limiter à annihilerces visions sur lesquelles reposait au premier chef mon intérêtpour la science. Et l’on me demandait d’échanger des chi-mèresd’une infinie grandeur contre des réalités de petitevaleur !

Durant les deux ou trois premiers jours de mon installation àIngolstadt, ce furent là mes réflexions, alors que je cherchais àme familiariser avec les habitants du quartier. Au début de lasemaine suivante, les paroles de M. Krempe concernant mes lecturesme revinrent à l’esprit. Je n’avais pas l’intention d’aller suivreles cours de ce vaniteux personnage mais je me souvins de ce qu’ilavait dit de M. Waldman que je n’avais pas vu jusqu’alors étantdonné qu’il ne se trouvait pas en ville.

Soit par curiosité, soit par désœuvrement, je me rendis dans lasalle des cours où M. Waldman entra peu après. Il ne ressem-blaitpas à son collègue : il devait avoir la cinquantaine et de sonvisage émanait une très grande bienveillance. Des cheveux gris luigarnissaient les tempes mais, sur le dessus de la tête, il lesavait noirs. Il était petit, droit et avait la voix la plus douceque j’eusse jamais entendue. Il commença son cours en récapitulantl’histoire de la chimie et les découvertes de plusieurs savantsdont il cita le nom avec ferveur. Puis il donna un tableau rapidede l’état actuel de la science et expliqua certains vocablesélémentaires. Après avoir procédé à quelques expériencespréparatoires, il fit le pané-gyrique de la chimie moderne en destermes que je n’oublierai ja-mais.

– Les anciens maîtres de cette science, dit-il, promettaient deschoses impossibles et n’accomplissaient rien. Les maîtresmo-dernes, eux, ne promettent rien : ils savent que les métaux nepeu-vent pas se transmuter et que l’élixir de vie est une chimère.Mais ces philosophes dont les mains ne semblent faites que pourre-muer la boue et dont les yeux ne servent qu’à observer à traversun microscope ou un creuset ont néanmoins accompli des miracles.Ils dévoilent les secrets de la nature et en montrent tous lesdé-tails. Ils ont accédé au firmament. Ils ont découvert lacirculation sanguine et analysé l’air que nous respirons. Ils ontacquis des pouvoirs, nouveaux et presque illimités, ils ont domptéla foudre, imité les séismes et bravé les ombres du mondeinvisible.

Telles furent les paroles du professeur – ou plutôt laissez- moidire, telles furent les paroles du Destin, prononcées pour medétruire. Tandis que l’homme parlait, je me sentais la proie d’unennemi réellement tangible. Une par une, toutes les touches quiformaient le mécanisme de mon être furent ébranlées ; cordesaprès cordes, elles résonnèrent en moi et bientôt mon esprit ne futplus rempli que d’une seule pensée, que d’un seul dessein.

Voilà ce qui a été fait, s’exclamait l’âme de Frankenstein, maismoi je ferai plus, beaucoup plus. Sur cette voie déjà tracée, jecrée-rai une nouvelle route, j’explorerai des pouvoirs inconnus etj’irai révéler au monde les plus profonds mystères de lacréation.

Cette nuit-là, je ne pus pas fermer les yeux. J’avais les nerfsà vif, je me sentais remué de toutes parts. Je savais que l’ordresur-girait du chaos mais je ne parvenais à le faire jaillir. Petità petit, alors que l’aube se levait, je me calmai et, à mon réveil,les pensées de la nuit me parurent un rêve. Seule demeurait larésolution de poursuivre mes anciennes études et de me consacrer àune bran-che pour laquelle je me sentais particulièrement doué. Cemême jour, je rendis visite à M. Waldman. Ses manières dans leprivé étaient plus courtoises, plus affectueuses encore qu’enpublic’ Si, en donnant ses cours, il restait digne, dans son proprefoyer il se laissait aller à une grande affabilité. Je lui exposairapidement les anciennes recherches que j’avais poursuivies, à peuprès dans les mêmes termes qu’en présence de son collègue. Ilécouta attenti-vement mon petit discours et sourit à l’énoncé desnoms de Corne-lius Agrippa et de Paracelse, mais sans afficher lemépris de M. Krempe.

– C’est grâce au zèle infatigable de ces hommes, me dit-il, queles savants d’aujourd’hui doivent les fondements de leursconnais-sances. C’est par leur tâche que la nôtre a été facilitée :établir une nomenclature et la classification adéquate des faitsqu’ils ont pour une large part mis en évidence. Les travaux de ceshommes de gé-nies, même entrepris dans de fausses directions, onten fin de compte été nettement bénéfiques.

J’écoutai cet exposé fait sans présomption ni affectation avantde lui avouer que son cours avait dissipé mes a priori envers leschimistes modernes. Je m’exprimai en des termes mesurés, avec lamodestie et la déférence dues par un jeune homme à l’égard de sonmaître, sans laisser apparaître l’enthousiasme que j’avais pouraborder mes travaux futurs (ennuyé de devoir lui avouer moninexpérience de la vie). Puis je lui demandai son avis au sujet deslivres que j’avais à me procurer.

– Je suis ravi, me dit M. Waldman, de m’être fait un élève, etsi votre application égale votre habileté, je ne doute pas de votresuccès. La chimie est la branche des sciences naturelles dansla-quelle on a fait et pourra faire le plus de progrès. Je m’y suisconsacré entièrement mais je n’ai pas non plus négligé les autresbranches : on serait un bien médiocre chimiste, si on ne s’adonnaitqu’à cette seule partie des connaissances humaines. Si vous êtesanimé du désir de devenir un vrai savant, et non seulement unfaiseur d’expériences, je vous engage à étudier tous les secteursdes sciences naturelles, y compris les mathématiques.

Il m’introduisit alors dans son laboratoire et m’y expliqual’usage des différents instruments. Il me désigna tous ceux que jedevais me procurer et me promit aussi de me prêter les siens, dèsque j’aurais assez d’expérience pour ne pas en détériorer lesmé-canismes. Il me fournit la liste des livres que je lui avaisréclamés et je pris congé de lui.

Ainsi s’acheva ce jour mémorable qui devait décider de monavenir.

Chapitre 4

 

À dater de ce jour, je me consacrai presque exclusivement àl’étude des sciences naturelles et surtout à celle de la chimie,dans le sens le plus étendu du terme. Je lus avec passion lesouvrages relatifs à cette science rédigés par les savants modernes,ces ouvrages où brillent leur génie et leur discernement. Je suivisles cours et fréquentai les savants de l’université. Je reconnusmême en M. Krempe beaucoup de bon sens et une large érudition, mêmesi sa physionomie et ses allures restaient rébarbatives. Mais sesqualités intellectuelles n’en étaient pas affectées. M. Waldman serévéla un véritable ami. Sa douceur excluait tout dogmatisme et sonenseignement était dispensé avec franchise et naturel, sans lemoindre soupçon de pédanterie. De mille et une façons, il m’ouvritle chemin du savoir et me rendit claires et commodes les théoriesles plus abstraites. Mon application avait d’abord été fluctuanteet incertaine : elle se renforça à mesure que je progressais etdevint bientôt si ardente que souvent l’aube me surprenait encoreen train de travailler dans mon laboratoire.

Avec une application aussi opiniâtre, il est facile de concevoirque je fis de rapides progrès. Mon ardeur étonnait les étudiants,mes progrès stupéfiaient mes maîtres. Souvent, avec malice, leprofesseur Krempe me demandait comment allait Cornelius Agrippa,dans le même temps que M. Waldman, lui, exprimait sa satisfaction.Deux ans se passèrent ainsi, sans que j’allasse à Ge-nève tant jem’étais engagé, corps et âme, à poursuivre mes tra-vaux. Ceux quiconnaissent cela, ceux qui sont fascinés par la science saventqu’il existe des branches où nos devanciers ont tout découvert,alors que dans le domaine de la science on découvre toujours dunouveau. Une intelligence moyenne qui se meut stric-tement etassidûment dans un seul secteur doit, c’est infaillible, y faire degrands progrès. J’avais, moi, sans cesse poursuivi le même but,tout entier absorbé par cette tâche, et J’avançais si vite qu’aubout de deux ans je réussis à améliorer plusieurs instruments dechimie – ce qui me valut beaucoup d’estime et de considération dansl’université. Arrivé à ce point, ayant aussi bien assimilé lathéorie que la pratique et tout le savoir que pouvaient m’inculquerles professeurs d’Ingolstadt, je jugeai que ma résidence dans cetteville n’était plus nécessaire à mes progrès. J’envisageai alors deretourner auprès de mes parents, dans ma ville natale, lorsque seproduisit un événement qui prolongea mon séjour.

Un des phénomènes qui avaient singulièrement retenu monattention était la structure du corps humain, et même de tout êtredoué de vie. D’où vient, me demandais-je souvent, le principe de lavie ? Une question hardie qui de tout temps avait constitué unmystère. Pourtant, que de secrets ne dévoilerions-nous pas, si lalâcheté et la négligence ne venaient perturber nosrecherches ? Je ruminai ces circonstances et décidai bientôtde m’appliquer plus particulièrement au domaine des sciencesnaturelles qui se rap-porte à la physiologie. Si je n’avais pas étéanimé d’un enthou-siasme extraordinaire, l’étude de cette branchem’aurait paru en-nuyeuse et presque intolérable. Pour examiner lescauses de la vie, nous devons d’abord connaître celles de la mort.Je me tournai vers l’anatomie mais ce ne fut pas suffisant. Jedevais aussi obser-ver la décomposition naturelle et la corruptiondu corps humain. Dans mon éducation, mon père avait pris toutes sesprécautions pour que mon esprit ne soit pas impressionné par deshorreurs surnaturelles. Je ne souviens pas d’avoir tremblé pour unesupers-tition ni d’avoir craint l’apparition d’un spectre. Lesténèbres n’avaient pas d’effet sur mon imagination et un cimetièreétait seulement pour moi le reposoir des corps privés de vie qui,après avoir connu la beauté et la force, deviennent la proie desvers. Et maintenant, j’étais amené à examiner les causes etl’évolution de la corruption, à passer mes jours et mes nuits dansdes caveaux et des charniers. Mon attention se concentrait ainsisur l’objet le plus insupportable à la délicatesse des sentimentshumains. Je voyais l’enlaidissement et la dégradation des formesles plus pures, j’as-sistais à l’action dévastatrice de la mortronger et, détruire la vie, je découvrais la vermine se nourrir del’œil et du cerveau. Je fixais, j’observais, j’analysais en détailles causes et les effets, les passages de la vie à la mort et de lamort à la vie. Et puis des ténèbres une soudaine lueur jaillitdans, mon cerveau une lueur si brillante, si merveilleuse etpourtant si simple que j’en fus ébloui. Elle m’ou-vrait d’immensesperspectives et je fus étonné que parmi tous les hommes de géniequi avaient mené des expériences et entrepris des travaux dans lemême sens je fusse le premier à qui devait être réservé leprivilège de découvrir un aussi formidable trésor.

Souvenez-vous en, je ne vous rapporte pas la vision d’un fou.Aussi vrai que le soleil brille au firmament, je vous affirme quec’est la vérité. Quelque miracle s’est produit sans doute etpourtant les étapes de ma découverte ont été distinctes etprobantes. Après des jours et des nuits de labeur incroyable et defatigue, je décou-vrais la cause de la génération et de la vie.Davantage : je devenais capable d’animer la matière inerte.

L’étonnement dont je fus saisi avec cette découverte fitbien-tôt place à l’allégresse. Après un travail long et pénible, laréalisa-tion de mes désirs constituait une juste récompense. Etcette dé-couverte était si considérable, si prodigieuse quej’oubliai que je n’y étais arrivé que petit à petit et que je neconsidérai que le résul-tat. Ce qui avait été étudié et désiré parles savants les plus émi-nents depuis la création du monde était àprésent à ma portée.

Mais ce n’était pas comme par magie que tout m’apparais-sait :la certitude que j’avais acquise était plutôt de nature à dirigermes efforts vers un but précis car celui- ci n’était pas encoreat-teint. J’étais comme l’Arabe qu’on avait enterré avec les mortset qui, parce qu’il avait découvert une lueur d’apparenceinsignifian-te, allait pouvoir gagner le monde des vivants.

Je constate, mon ami, à votre, impatience, à l’étonnement et àl’expectative que manifestent vos yeux, que vous vous attendez à ceque je vous révèle mon secret. Je ne peux pas le faire. Écoutezpatiemment la suite de mon histoire et vous allez comprendrepourquoi je reste sur la réserve. Je ne peux pas vous entraîner,imprudent et ardent comme je l’étais moi-même, vers votredes-truction et votre ruine. Apprenez, sinon par mes préceptes, dumoins par mon exemple, combien il est dangereux d’acquérir lesavoir et combien est plus heureux l’homme qui croit que sa villenatale est le centre de l’univers et qui n’aspire pas à dépasserses limites naturelles.

Lorsque je m’aperçus que je possédais un pouvoir aussiéton-nant, j’hésitai longtemps sur la manière dont jel’utiliserais. J’étais donc capable d’animer la matière mais créerun organisme avec l’entrelacement de ses fibres, de ses muscles etde ses veines, voilà qui représentait un travail d’une incroyabledifficulté. Et d’abord je ne savais pas si je tenterais de créer unêtre qui me ressemblerait ou un organisme plus, simple. Mon premiersuccès avait à ce point exalté mon imagination que je ne doutaispas de ma capacité d’animer un animal aussi complexe et aussimerveilleux que l’homme. Les matériaux dont je disposais nesemblaient guère convenir à une entreprise aussi délicate et aussiardue mais cela ne devait pas handicaper mon succès. J’étaispréparé à affronter une multitude de revers, mes essais pouvaientsans cesse être infruc-tueux et, en définitive, mon œuvre pouvaitse révéler imparfaite.

Toutefois, je n’avais qu’à considérer les progrès quis’effec-tuaient tous les jours dans le domaine de la science et dela méca-nique pour espérer que mes tentatives actuellesconstitueraient les fondements de mon futur succès. Dans l’ampleuret la complexité de mon plan, rien ne prouvait que ce fûtimpossible. Ce fut dans cet état d’esprit que j’entrepris lacréation d’un être humain. Les dimensions réduites de certainesparties du corps de l’homme m’empêchèrent d’avancer rapidement dansmon travail. Aussi je décidai, au rebours de ma première intention,de mettre au point une créature de stature gigantesque : il auraitplus ou moins huit pieds de haut et sa carrure serait en proportionde sa taille. Cette décision prise, je passai plusieurs mois àrechercher et à se prépa-rer mon matériel et je me mis autravail.

Personne ne peut concevoir la diversité des sentiments qui, dansle, feu de l’enthousiasme, me poussèrent en avant, telle unetornade. La vie et la mort m’apparaissaient comme des limitesidéales qu’il y avait lieu de surmonter avant de répandre sur lemonde obscur un torrent de lumière. Une espèce nouvelle mebé-nirait comme son créateur. J’allais donner la vie à desmultiples créatures bonnes et généreuses, et nul père n’allait plusque moi mériter la gratitude de ses enfants. Dans le cours de mesré-flexions, germait l’idée que si je pouvais animer la matièreinerte (ce qui, plus tard, allait devenir impossible) je seraisaussi à même un jour de redonner la vie à un corps apparemment vouéà la dé-composition.

Ces pensées me soutenaient, tandis que je poursuivais ma tâ-cheavec un acharnement infatigable. À cause de mes études, mes traitsétaient devenus pâles et j’avais fortement maigri. Parfois, sur lepoint de réussir, j’essuyais un échec mais je me raccrochaistou-jours à l’espoir que, le jour suivant, les heures suivantesverraient la réalisation de mes projets. Le secret que j’étais seulà posséder m’occupait tout entier et la lune assistait à montravail nocturne, tandis qu’avec obstination et impatience jesondais les mystères de la nature. Qui pourrait imaginer l’horreurde mon labeur secret lorsque je profanais l’humidité des tombes outorturais quelque animal vivant pour arracher la vie à la matièreinerte ? En y pen-sant, j’en tremble et mon regard se trouble.Mais une rage irrésis-tible, la frénésie me poussait en avant. Ilsemblait que toutes mes sensations n’existaient qu’en fonction dece but. Mais ce n’était qu’une transe passagère et, quand cetteexcitation démesurée ces-sait d’opérer, je revenais à mes ancienneshabitudes. Je réunissais les os dans les charniers et mes doigtsimmondes violaient les extraordinaires secrets du corps humain.J’avais aménagé une chambre ou plutôt une cellule tout en haut dema maison, séparée des autres pièces par une galerie et un escalier– la cellule de mes créations abjectes. Mes yeux sortaient de leursorbites quand je les contemplais. La salle de dissection etl’abattoir me fournissaient la plupart de, mes matériaux et souventmon naturel sensible me faisait détourner avec dégoût de montravail. Nonobstant, poussé par une curiosité toujours plus accrue,je m’approchais du but.

Les mois d’été s’écoulèrent, alors que j’étais, corps et âme,tout à mon travail. La saison était superbe. Jamais les champsn’avaient produit autant de récoltes et les vignes luxuriantesau-tant de vins – mais mes regards restaient insensibles auxcharmes de la nature. Et les mêmes sentiments qui me faisaientoublier les paysages alentour me détournaient aussi de mes amisdont j’étais éloigné de plusieurs lieues et que je n’avais plusrevus depuis long-temps. Je savais que mon silence les inquiétaitet je me souvenais très bien des paroles de mon père.

– Je sais que tant que tu seras content de toi, nous aurons tonaffection et que tu nous donneras régulièrement de tes nouvelles.Mais pardonne-moi de te dire que je considérerai touteinterrup-tion de ta correspondance comme une preuve de négligencede tous tes autres devoirs.

J’étais donc parfaitement conscient des sentiments de mon pèremais je ne parvenais pas à détacher mes pensées de mon tra-vailqui, même s’il était répugnant, exerçait un irrésistible attraitsur mon imagination. À dire vrai, je ne voulais éprouver aucunsentiment d’affection jusqu’à ce que mon œuvre qui devaitboule-verser toutes les lois habituelles de la nature fûtaccomplie.

Je croyais alors que ce ne serait pas juste si mon pèreattri-buait ma négligence au vice ou à quelque faute de ma part.Pour-tant, je m’aperçois aujourd’hui qu’il avait raison de penserque je n’étais pas tout à fait à l’abri d’un blâme. Un être humainqui veut se perfectionner doit toujours rester lucide et serein,sans donner l’occasion à une passion ou à un désir momentané detroubler sa quiétude. Je ne pense pas que la poursuite du savoirconstitue une exception à cette règle. Si l’étude à laquelle vousvous appliquez a tendance à mettre en péril vos sentiments et votregoût des plaisirs simples, c’est que cette étude est certainementméprisable, c’est-à-dire, impropre à la nature humaine. Si cetterègle avait toujours été observée, si les hommes renonçaient àtoute tâche qui serait de nature à compromettre la tranquillité deleurs affections familia-les, la Grèce n’aurait pas été asservie,César aurait épargné son pays, l’Amérique aurait été découverte parpetites étapes, sans que fussent anéantis les empires du Mexique etdu Pérou.

Mais je m’oublie à faire de la morale, au moment le plusinté-ressant de mon histoire et vos regards m’invitent àpoursuivre. Mon père ne m’adressait aucun reproche dans seslettres. Mon silence l’incitait seulement à s’informer davantagesur mes préoc-cupations. L’hiver, le printemps, l’été passèrent etje travaillais toujours. Mais je n’étais attentif ni aux fleurs nià l’épanouisse-ment des bourgeons – choses qu’auparavant jeregardais avec dé-lice – tant mes recherches m’absorbaient. Lesfeuilles, cette année-là, s’étaient flétries avant que mon travailn’approchât de sa fin. Chaque jour néanmoins me confirmait dans laréussite de mon entreprise, bien que mon enthousiasme setransformât par fois en inquiétude. J’avais plutôt l’impressiond’être un esclave condamné à travailler dans une mine ou à exécuterquelque tâche insalubre – non un artiste qui s’adonne à sonoccupation favorite. Chaque nuit, j’étais oppressé par la fièvre etje commençais à devenir de plus en plus nerveux. La chute d’unefeuille me faisait sursauter, je fuyais mes semblables comme sij’étais coupable d’un crime. Par-fois, je m’alarmais en voyantquelle épave j’étais devenu. Seul mon acharnement me soutenaitencore. Mes travaux allaient finir. Je me disais que les exerciceset les distractions auraient vite fait de chasser cette étrangemaladie et je me promis de me reposer, une fois ma créationaccomplie.

Chapitre 5

 

Ce fut par une sinistre nuit de novembre que je parvins à mettreun terme à mes travaux. Avec une anxiété qui me rapprochait del’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaientdonner la vie et introduire une étincelle d’existence dans cettematière inerte qui gisait à mes pieds. Il était une heure du matinet la pluie frappait lugubrement contre les vitres. Ma bougieallait s’éteindre lorsque tout à coup, au milieu de cette lumièrevacillante, je vis s’ouvrir l’œil jaune stupide de la créature.Elle se mit à respirer et des mouvements convulsifs lui agitèrentles membres.

Comment pourrais-je décrire mon émoi devant un telprodi-ge ? Comment pourrais-je dépeindre cet être horribledont la créa-tion m’avait coûté tant de peines et tant desoins ? Ses membres étaient proportionnés et les traits que jelui avais choisis avaient quelque beauté. Quelque beauté !Grand Dieu ! Sa peau jaunâtre, tendue à l’extrême, dissimulaità peine ses muscles et ses artères. Sa longue chevelure était d’unnoir brillant et ses dents d’une blancheur de nacre. Mais cesavantages ne formaient qu’un contraste plus monstrueux avec sesyeux stupides dont la couleur semblait presque la même que celle,blême, des orbites. Il avait la peau ridée et les lèvres noires etminces.

Les avatars multiples de l’existence ne sont pas aussivaria-bles que les sentiments humains. J’avais, pendant deux ans,tra-vaillé sans répit pour donner la vie à un corps inanimé. Et,pour cela, j’avais négligé mon repos et ma santé. Ce but, j’avaischerché à l’atteindre avec une ardeur immodérée – mais maintenantque j’y étais parvenu, la beauté de mon rêve s’évanouissait etj’avais le cœur rempli d’épouvante et de dégoût. Incapable desupporter la vue de l’être que j’avais créé, je sortis de monlaboratoire et long-temps je tournai en rond clans ma chambre àcoucher, sans trou-ver le sommeil. Enfin la fatigue l’emporta et jeme jetai tout habillé sur mon lit pour chercher, quelque temps,l’oubli de ma situation. En vain. Je dormis sans doute mais ce futpour être assailli par les rêves les plus terribles. Je crus voirÉlisabeth, débordante de san-té, se promener dans les ruesd’Ingolstadt. Charmé et surpris, je l’enlaçai mais, alors que jeposais mes lèvres sur les siennes, elle devint livide comme lamort. Ses traits se décomposèrent et j’eus l’impression que jetenais entre mes bras le cadavre de ma mère. Un linceull’enveloppait et, à travers les plis, je vis grouiller les vers dela tombe. Je me réveillai avec horreur.

Une sueur glacée me couvrait le front, mes dents claquaient,j’étais saisi de convulsions. Puis, la lumière jaunâtre de la lunese glissa à travers les croisées de la fenêtre et j’aperçus lemalheureux – le misérable monstre que j’avais créé. Il soulevait lerideau de mon lit et ses yeux, si je puis les appeler ainsi,étaient fixés sur moi. Ses mâchoires s’ouvrirent et il fit entendredes sons inarticu-lés, tout en grimaçant. Peut-être parlait-il maisje ne l’entendis pas. Une de ses mains était tendue, comme pour meretenir. Je pris la fuite et me précipitai vers les escaliers. Jecherchai refuge dans la cour de la maison où je passai le reste dela nuit, marchant fébrilement de long en large, aux aguets,attentif au moindre bruit, à croire qu’il annonçait chaque foisl’approche du démon à qui j’avais si piteusement donné la vie.

Oh ! Quel mortel pourrait supporter l’horreur d’une tellesi-tuation ! Une momie à qui l’on rendrait l’âme ne pourraitpas être aussi hideuse que ce misérable. Je l’avais observé avantqu’il ne fût achevé : il était laid à ce moment-là, mais quand sesmuscles et ses articulations furent à même de se mouvoir, il devintsi repoussant que Dante lui-même n’aurait pas pu l’imaginer.

Je passai une nuit épouvantable. Quelquefois, mon pouls bat-taitsi vite et si fort que je sentais la palpitation de chacune de mesartères. Il m’arrivait aussi de chanceler, tant ma fatigue étaitgran-de, tant ma faiblesse était profonde. Et mêlée à cettehorreur, l’amertume née de mon dépit me tiraillait. Les rêves dontje m’étais nourri et qui avaient soutenu mon exaltation devenaientà présent un enfer. Le changement avait été si brutal, ladésillusion si complète !

Le jour, enfin, commença à paraître – un jour sombre etplu-vieux. Mes yeux découvrirent le clocher blanc de l’églised’Ingols-tadt et l’horloge qui marquait six heures.

Le portier ouvrait les portes de la cour qui, cette nuit, avaitété mon asile. Je sortis, allai précipitamment par les rues, un peucomme si je voulais fuir le misérable, craignant de le rencontrer àchaque carrefour. Je n’osais pas retourner dans mon appartement, jeme sentais le besoin irrésistible de marcher, bien que trempé parla pluie qui tombait à verse d’un ciel sombre et bas.

J’errai longtemps de la sorte, cherchant par la fatiguephysi-que de me soulager du poids qui m’accablait l’esprit.

Je parcourus les rues sans savoir où j’étais ni ce que jefaisais. Mon cœur battait au rythme de la peur et j’allais entitubant, sans un seul regard en arrière.

Tel celui qui, sur la route solitaire,

Chemine dans la peur et l’épouvante,

Et qui, après s’être retourné, va de l’avant

Sans ne plus regarder derrière lui ;

Parce qu’il sait qu’un affreux démon

Marche, menaçant, dans son dos.

En poursuivant ma route, j’arrivai finalement devant uneau-berge où d’ordinaire s’arrêtaient les diligences et lesvoitures. Sans trop savoir pourquoi, j’y fis halte. Durant quelquesminutes, je gardai les yeux fixés sur une voiture qui approchait aufond de la rue et, tandis qu’elle s’avançait, je vis que c’était ladiligence de la Suisse. Elle s’immobilisa juste à l’endroit où jeme tenais. Lorsque s’ouvrit la portière, je reconnus Henry Clerval,lequel, en me voyant, sauta de la voiture avant de s’exclamer : –Mon cher Fran-kenstein, comme je suis heureux de te voir !Quelle joie de te trou-ver ici à l’instant même de monarrivée !

Rien ne pourrait égaler le plaisir que j’éprouvai à la vue deClerval. Sa présence me rappelait mon père, Élisabeth et toutes cesscènes de famille si chères à mon souvenir. Je lui pris la main eten un instant j’oubliai mon horreur et mon infortune. Je ressentissoudain, pour la toute première fois depuis des mois, la joie et lasérénité. J’accueillis mon ami de la façon la plus cordiale et nousnous dirigeâmes vers mon collège. Clerval me parla de nos amiscommuns et me dit sa chance d’avoir pu venir à Ingolstadt.

– Tu imagines aisément les difficultés que j’ai rencontrées pourfaire admettre à mon père que tout le savoir nécessaire ne résidaitpas seulement dans le noble art de la comptabilité. Et, en effet,je crois que je l’ai laissé incrédule jusqu’à la fin car sans cesseil reprenait les paroles du professeur hollandais, dans LeVicaire de Wakefield :

« Je gagne dix mille florins par an sans connaître le grec, jemange de bon appétit, sans connaître le grec’ » Mais, tout demê-me, son affection pour moi l’a emporté sur son aversion pour lascience et il m’a autorisé à entreprendre le voyage au pays dusa-voir.

– Je te revois avec le plus grand plaisir mais parle-moi de monpère, de mes frères et d’Élisabeth.

– Ils vont très bien et ils sont très heureux, seulement un peutristes de ne pas avoir de tes nouvelles. À propos, j’ai bienenvie, moi, de te faire la morale. Mais, mon cher Frankenstein,poursui-vit-il en s’arrêtant pour me dévisager, je n’avais pasremarqué tout à l’heure combien tu avais l’air malade. Tu es sipâle, on dirait que tu n’as pas dormi depuis plusieurs nuits.

– Tu as deviné juste. Ces derniers jours, mon travail m’atel-lement absorbé que je n’ai pas pu prendre de repos, comme tu leconstates. Mais j’espère, j’espère sincèrement en avoir fini etpou-voir me débarrasser de ces contraintes.

Je tremblais très fort. Je ne pouvais supporter de réfléchir, etencore moins de songer aux événements de la nuit précédente. Jehâtai le pas et bientôt nous arrivâmes à mon collège. Avec unfris-son, il me vint l’idée que la créature que j’avais laisséedans mon appartement pourrait y être encore – vivre et se promener.J’avais peur de revoir le monstre et encore plus qu’Henry ne levît. Je le priai donc de rester quelques instants au bas del’escalier et me précipitai vers la pièce. Ma main était déjà surla poignée de la porte et je n’avais pas repris mes esprits. Jem’arrêtai alors et un frisson me parcourut le dos. Puis, je poussairudement la porte, comme les enfants le font d’ordinaire quand ilscroient qu’un fan-tôme les attend de l’autre côté.

Rien ne m’apparut. Je marchai prudemment mais mon ap-partementétait vide et l’hôte détestable ne se trouvait pas dans ma chambreà coucher. J’avais quelque peine à croire que la chance avait pu mesourire. Assuré de l’absence de mon ennemi, je frap-pai les mainsde joie et courus vers Clerval.

Nous montâmes chez moi et, très vite, le domestique apporta ledéjeuner. Mais j’étais incapable de me contenir – ce n’était plusla joie qui me possédait, je sentais ma chair frémir, mon cœurbat-tre la chamade. Je sautais par- dessus les chaises, battais desmains, riais bruyamment, sans aucun contrôle sur moi-même. D’abord,Clerval mit mon allégresse sur le compte de sa venue inopinée mais,après m’avoir observé avec attention, il remarqua dans mon regarddes lueurs auxquelles il n’était pas habitué et fut frappé par monrire étrange et tapageur.

– Mon cher Victor, cria-t-il, pour l’amour de Dieu, qu’est- cequi se passe ? Ne ris pas de cette façon. Tu esmalade !

Quelle est la cause de tout ceci ?

– Ne m’interroge pas ! m’écriai-je en mettant mes mainsde-vant mes yeux car je pensais voir l’horrible spectre se glisserdans la pièce. Lui peut le dire. Oh ! sauve-moi !

« Sauve-moi ! »

Je crus que le monstre s’emparait de moi, je me débattisfu-rieusement et cédai à une violente crise.

Pauvre Clerval ! À quoi devait-il penser ? Unerencontre qu’il avait attendue avec tant de joie tournait audrame.

Mais je ne voyais pas sa tristesse : j’étais inanimé et je nere-pris mes esprits qu’après un long, long moment.

Ce fut le commencement d’une fièvre nerveuse qui me retintplusieurs mois. Durant tout ce temps, Henry seul me soigna.J’ap-pris plus tard que, tenant compte de l’âge avancé de mon père,de son incapacité d’entreprendre un long voyage et sachantqu’Élisa-beth serait très affectée par ma maladie, il leur avaitdissimulé, afin de ne pas les émouvoir, la gravité de mon état. Ilsavait qu’il pouvait me soigner mieux que personne et, convaincu deme gué-rir, il ne doutait pas qu’ainsi il agissait devant tout lemonde de la meilleure façon.

J’étais en réalité très malade et, si je n’avais pas bénéficiédes soins et du dévouement de mon ami, je ne me serais jamaisréta-bli. Sans cesse, j’avais sous les yeux la silhouette dumonstre que j’avais créé et sans cesse je délirais à son propos.Mes paroles, à coup sûr, stupéfiaient Henry. D’abord, il crutqu’elles étaient le fruit d’une imagination déréglée mais, monobstination à revenir continuellement sur le même sujet le persuadabientôt que mon trouble devait son origine à un événementextraordinaire et terri-ble.

Petit à petit, nonobstant de fréquentes rechutes qui alar-maientet inquiétaient mon ami, je recouvrai la santé.

Je me souviens que la première fois que je fus en étatd’ob-server avec un certain plaisir les objets qui m’entouraient,je vis que les feuilles mortes avaient disparu et que de jeunesbourgeons poussaient sur les arbres qui ombrageaient ma fenêtre. Cefut un printemps divin et la saison contribua grandement à maconvales-cence. Je sentis aussi renaître en mon cœur des sentimentsde joie et de tendresse. Mon chagrin se dissipait et je commençai àêtre aussi gai que je l’avais été avant d’être pris par ma passionfuneste.

– Mon très cher Clerval, m’exclamai-je, que tu es affectueux,que tu es bon pour moi ! Tout cet hiver, au lieu d’étudierainsi que tu le projetais, tu l’as passé au chevet d’un malade.Comment pourrais-je te remercier ? J’éprouve le plus vifremords pour le dépit que je t’ai causé, mais tu pourras lepardonner.

– Je serais totalement quitte si toi-même tu ne te tourmentaisplus et si tu te rétablissais au plus vite. Mais puisque tu semblesaller mieux, je puis aborder un sujet différent, n’est-cepas ?

Je tremblais. Ce sujet ! Que pouvait-il être ?Allait-il faire al-lusion à cette chose à laquelle je n’osais pluspenser ?

– Calme-toi, dit Clerval qui me voyait changer de couleur.

Je n’en parlerai pas, si cela te trouble. Mais ton père et tacou-sine seraient bien heureux s’ils recevaient une lettre écritede ta main. Ils ignorent que tu as été au plus mal et s’interrogentsur ton long silence.

– Ce n’est donc que cela, mon cher Henry ? Commentpour-rais-tu supposer que ma première pensée n’irait pas vers cesêtres que je chéris et qui méritent toute mon affection ?

– Si tu te trouves dans cet état d’esprit, mon cher ami, tu teréjouiras de lire une lettre qui t’a été adressée, il y a quelquesjours. Elle est de ta cousine, je crois.

Chapitre 6

 

Clerval me mit alors entre les mains la lettre suivante, écritepar Élisabeth.

« Mon cher cousin,

« Tu as été malade très malade et même les lettres fréquentes denotre ami Henry n’arrivent pas à me rassurer sur ton état. Ont’interdit d’écrire – de tenir une plume. Toutefois, un seul mot detoi, mon cher Victor, suffirait à calmer nos appréhensions.Pen-dant longtemps, j’ai cru que chaque courrier l’apporterait etmes instances ont réussi à empêcher mon oncle de partir pourIngols-tadt. Je lui ai avancé les fatigues et peut-être les dangersd’un si long trajet et souvent j’ai regretté de ne pas pouvoirl’entreprendre moi-même. Je suppose que la tâche de rester à tonchevet est remplie par quelque vieille infirmière salariée, unepersonne inca-pable d’exaucer tes désirs, d’avoir les soins et lesattentions de ta pauvre cousine. Mais tout cela est fini à présent: Clerval nous écrit en effet que tu vas mieux. J’espère vivementque tu vas nous confirmer très vite cette nouvelle de ta propremain.

« Guéris vite – et reviens-nous. Tu trouveras un foyer heu-reuxet joyeux et des amis qui t’aiment tendrement. La santé de ton pèreest bonne. Il demande seulement de te voir et de s’assurer que tuvas bien. Si c’était le cas, il retrouverait toute sa contenan-ce.Combien tu serais ravi de constater les progrès d’Ernest. Il amaintenant seize ans et il est plein d’énergie et d’esprit. Ilsouhaite être un vrai Suisse et prendre du service à l’étrangermais nous ne pouvons pas nous séparer de lui, pas avant que sonfrère aîné soit de retour. Mon oncle n’est pas très chaud à l’idéequ’il embrasse la carrière militaire dans un pays lointain maisErnest ne possède pas ton sens de l’application. Il considère lesétudes comme une chaîne odieuse. Son temps se passe au plein air :il escalade les collines et rame sur le lac’ J’ai peur qu’il nedevienne oisif si nous ne lui permettons pas d’embrasser lacarrière qu’il a choisie.

« Depuis que tu nous as quittés, peu de changement si ce n’estque nos chers enfants ont grandi. Le lac bleu et les monta-gnesauréolées de neige – voilà qui ne change jamais. Je pense que notrefoyer paisible et nos cœurs comblés sont soumis aux mêmes loisimmuables. Mes occupations ordinaires prennent tout mon temps et medistraient et je suis récompensée de mes efforts, en voyant autourde moi des visages heureux. Tout de même un changement depuis tondépart. Est-ce que tu te rappelles les cir-constances danslesquelles Justine Moritz est entrée dans notre famille ?Probablement pas. Je t’en raconte l’histoire en quelques mots.Madame Moritz, sa mère, était restée veuve avec quatre en-fants.Justine, la troisième, avait toujours été la préférée de son pèremais sa mère, elle, par une étrange perversité, ne pouvait pas lasupporter, de telle sorte qu’après la mort de M. Moritz elle latraita très mal. Ma tante s’en aperçut et, quand Justine eut douzeans, elle persuada la mère de la laisser vivre dans notre maison.Les institutions républicaines de notre pays ont favorisé des mœursplus simples et plus modérées que celles des grandes mo-narchies,qui nous entourent. Il y a chez nous moins de différence entre lesdiverses classes de la population et celles-ci, ni plus pau-vres niplus méprisées, ont des comportements plus moraux. Un domestique àGenève, ce n’est pas du tout la même chose qu’un domestique enFrance ou en Angleterre. Et Justine, ainsi accueillie chez nous, aappris les devoirs d’une servante – une condition qui, dans notrepays, n’entraîne aucun préjugé d’ignorance ni aucun abandon de ladignité humaine.

« Justine, tu dois t’en souvenir, était notre préférée. Je merappelle qu’un jour tu as prétendu qu’un seul de ses regardssuffi-sait à chasser ta mauvaise humeur – et c’est là ce que ditArioste à propos de la beauté d’Angelica : elle semble avoir uncœur franc et généreux. Ma tante conçut un si grand attachementpour elle qu’elle décida de lui donner une éducation plus pousséequ’elle n’avait d’abord pensé le faire. Ce bienfait fut pleinementrécom-pensé. Justine était la créature la plus reconnaissante dumonde : Je ne dis pas qu’elle le manifestait toujours, jamaisd’ailleurs sa reconnaissance n’était exprimée verbalement mais sesregards montraient en suffisance combien elle adorait saprotectrice. Quoique d’une nature gaie, voire un peu étourdie, elleprêtait la plus grande attention à chaque geste de ma tante. Ellela tenait pour le modèle de la vertu et cherchait à imiter sa façonde parler et ses allures, si bien qu’aujourd’hui encore elle me larappelle.

« Quand ma tante que j’aimais tant mourut, nous étions tropabsorbés par notre chagrin pour nous soucier de Justine qui luiavait prodigué ses soins avec la plus anxieuse affection. La pauvreJustine tomba malade – et pourtant d’autres malheursl’atten-daient.

« Les uns après les autres, ses frères et sœurs moururent, et samère, à l’exception de la fille qu’elle avait négligée, se retrouvasans enfants. Ceci la tourmenta et elle en vint à se dire que lamort de ses préférés était le jugement du ciel qui la punissaitainsi de sa partialité. Elle était catholique romaine et je croisque son confes-seur partagea sa façon de voir. Et dès lors,quelques mois après ton départ pour Ingolstadt, Justine a étérappelée chez elle par sa mère repentante. Pauvre fille ! Ellepleurait en quittant notre mai-son. Elle avait fortement changédepuis le décès de ma tante : le chagrin avait rendu ses manièresplus douces et plus affables, alors qu’elle s’était toujoursdistinguée par sa vivacité, et ce n’était pas la perspectived’habiter de nouveau avec sa mère qui pouvait la réjouir. Celle-cimanquait de consistance, Parfois elle suppliait Justine d’oublierle mal qu’elle lui avait fait mais, le plus souvent, elle la tenaitresponsable de la mort de ses frères et sœurs. Et plus elle selamentait, et plus elle devenait irascible jusqu’à en perdre sasanté. À présent, elle repose en paix car elle est morte l’hiverdernier, aux approches du froid. Justine est revenue chez nous etje t’assure que je l’aime tendrement. Elle est très intelligente,gen-tille et particulièrement belle. Comme je le disais tout àl’heure, ses allures et ses expressions évoquent sans cesse machère tante.

« Je dois aussi te parler, mon cher cousin, de notre petitWil-liam. Je voudrais que tu puisses le voir : il est très grandpour son âge, avec des yeux bleus et rieurs, des cils foncés et descheveux bouclés. Quand il sourit, deux petites fossettes surgissentsur ses joues qui sont roses de santé. Il a déjà eu une ou deuxpetites épouses mais c’est une jolie fillette de cinq ans qu’ilpréfère, Loui-sa Biron.

« À présent, mon cher Victor, j’espère que tu voudras êtrein-dulgent en ce qui concerne mes commérages sur le petit peuple deGenève. La jolie Miss Mansfield a déjà reçu des visites defélicita-tion, à l’occasion de son prochain mariage avec un jeuneAnglais, John Melbourne. Manon, sa sœur qui est si laide, a épousé,l’au-tomne dernier, le riche banquier, M. Duvillard. Quant à tonmeil-leur camarade de classe, Louis Manoir, il a connu plusieursrevers depuis le départ de Clerval de Genève. Mais il est en trainde se remettre et on rapporte qu’il projette de se marier avec unejolie Française, Madame Tavernier. Elle est veuve et beaucoup plusâgée que lui mais elle est fort admirée et elle plaît à tout lemonde.

« J’étais dans de bonnes dispositions d’esprit pour t’écrire,mon cher cousin. Mais, au moment de conclure, je me sens an-xieuse.Écris-moi, mon très cher Victor – une ligne – un mot qui sera unebénédiction pour nous. Remercie mille fois Henry pour sagentillesse, son affection et ses nombreuses lettres. Nous luisommes sincèrement reconnaissants. Adieu ! Mon cousin, prendssoin de toi et, je t’en supplie, écris !

Élisabeth Lavenza,

Genève, 18 mars 17.. »

« Chère Élisabeth ! m’exclamai-je après avoir lu sa lettre.Je vais écrire aussitôt et vous délivrer de l’inquiétude que vousêtes tous en train d’éprouver. » J’écrivis, mais cet effort mefatigua énormément, bien que ma convalescence eût commencé etsuivît normalement son cours. Une quinzaine de jours plus tard, jefus à même de quitter ma chambre.

Un de mes premiers soucis après mon rétablissement fut deprésenter Clerval à plusieurs des professeurs de l’université. Avecce qu’avait enduré mon esprit, j’effectuais là une démarcheconventionnelle qui m’était pénible. Depuis la nuit fatale quiavait marqué la fin de mes travaux et le commencement de, mesmisè-res, j’avais conçu une violente antipathie pour le nom même dela philosophie naturelle. Au surplus, quand j’eus recouvré lasanté, la vue d’un instrument de chimie faisait renaître mes peineset me rendait fébrile. Henry s’en aperçut et fit disparaître tousmes ap-pareils. Il me poussa aussi à changer d’appartement car ils’était rendu compte que j’étais très mal à l’aise dans la piècequi me ser-vait précédemment de laboratoire. Mais toutes lesprécautions prises par Clerval furent insuffisantes lors desvisites que nous rendîmes aux professeurs. M. Waldman me torturalorsqu’il fit, avec bonté et chaleur, l’éloge des progrès étonnantsque j’avais réalisés dans le domaine scientifique. Mais il vit trèsvite que ce sujet me peinait et, n’en connaissant pas la causeréelle, il mit mon trouble sur le compte de la modestie et changeade sujet pour par-ler plutôt de la science en elle-même, avec lesouhait, c’était évi-dent, que je sorte de ma réserve. Quepouvais-je faire ?

Il cherchait à m’être agréable et il me tourmentait. Je sentaisqu’il plaçait devant moi, un à un, ces instruments qui avaientpro-voqué ma lente et cruelle déchéance. Je souffrais à chacune deses paroles mais je ne pouvais pas lui révéler ma douleur. Clerval,dont les yeux et la sensibilité discernaient toujours rapidementles sensations des autres, détourna la conversation, alléguant enguise d’excuse sa totale ignorance – si bien que nos propos prirentun tour plus général. Je remerciai mon ami du fond du cœur maissans lui dire mot. Je vis bien qu’il était surpris mais il n’essayaja-mais de découvrir mon secret.

Même si je l’aimais avec un mélange d’affection et de respectqui ne connaissait pas de bornes, je ne pouvais néanmoins pas medécider à lui confier l’événement qui me harcelait sans cessel’es-prit car j’avais peur qu’en le partageant il me feraitsouffrir davan-tage.

M. Krempe ne fut pas aussi docile. Dans mon état, avec masensibilité à fleur de peau, ses éloges brusques et grossiers mefi-rent même plus de mal que la bienveillante approbation de M.Waldman.

– Sacré nom ! s’écria-t-il. Croyez-moi, monsieur Clerval,il nous a tous dépassés ! Ah ! Regardez-moi si cela vousarrange, mais c’est l’entière vérité. Un jeune homme qui, il y apeu d’années encore, croyait en Cornelius Agrippa aussi fermementqu’en l’Évangile, est devenu aujourd’hui une des têtes del’université. Et s’il ne s’arrête pas, nous nous ferons pas lepoids à côté de lui. Ah, ah ! continua-t-il, tout en observantsur mes traits l’expression de mon trouble, monsieur Frankensteinest modeste, une excellente qualité chez un jeune homme. Les jeunesgens devraient se défier d’eux-mêmes, croyez-moi, monsieur Clerval.Je l’étais aussi quand j’étais jeune, mais cela se dissipe en unrien de temps.

Là-dessus, M. Krempe entreprit son propre éloge, ce qui, parbonheur, fit dévier la conversation d’un sujet qui me faisaitlour-dement souffrir. Clerval n’avait jamais partagé mes goûts pourla science naturelle et ses recherches littéraires différaientcomplè-tement de celles qui m’intéressaient. Il était venu àl’université dans le but de perfectionner ses connaissances deslangues orien-tales et de réaliser de la sorte les projets qui luitenaient à cœur. Décidé de poursuivre une carrière glorieuse, iltournait les yeux vers l’Orient, vers un domaine où son espritaventureux s’épanoui-rait en toute liberté. Le persan, l’arabe, lesanscrit l’attiraient par-dessus tout et je ne fus pas long à lesuivre sur cette voie-là. N’ayant jamais aimé l’inaction, voulantfuir mes pensées, haïssant mes premières études, j’étais dès lorsd’autant plus disponible pour devenir le condisciple de mon ami.J’acquis non seulement des connaissances nouvelles mais, en outre,je trouvai une conso-lation à travers les œuvres des orientalistes.Au rebours de Clerval, je n’entrepris pas une étude critique deleurs dialectes, étant don-né que je n’y voyais là qu’unedistraction passagère. Si je lisais les écrivains orientaux,c’était uniquement pour comprendre le sens de leurs écrits et celame dédommageait de mes peines. Leur mé-lancolie est apaisante, leursérénité joyeuse vous élève à un degré que je n’ai jamais atteinten étudiant les auteurs des autres pays. Quand vous lisez leurstextes, la vie vous apparaît comme un jar-din de roses ensoleillé –ce sont des sourires, les mimiques d’une belle ennemie, un feu quivous consume le cœur. Quelle différence avec la poésie virile ethéroïque de la Grèce et de Rome !

L’été se passa ainsi, et mon retour à Genève fut fixé pour lafin de l’automne. Mais divers incidents le différèrent – il y eutl’hi-ver, la neige, des routes impraticables, de telle sorte quemon voyage fut retardé jusqu’au printemps suivant. Je fus fortaffligé par ce retard car j’étais impatient de revoir ma villenatale et mes amis. En fait j’avais différé mon retour parce que jen’avais aucune envie de laisser, Clerval dans une ville étrangère,avant qu’il n’y eût noué quelques relations. Cependant, l’hiver futagréable, et le printemps, quoique plus tardif que de coutume, futégalement beau.

Le mois de mai avait déjà commencé et j’attendais tous les joursla lettre qui fixerait la date de mon départ, quand Henry meproposa une excursion pédestre dans les environs d’Ingolstadt, afinque je puisse prendre congé du pays où j’avais si longtemps habité.J’acceptai avec plaisir cette proposition. J’aimais l’exercicephysique et Clerval avait toujours été mon compagnon favori lorsdes randonnées que nous faisions çà et là dans mon pays natal.

Ce furent quinze jours de pérégrinations. Ma santé et mon moralm’étaient revenus depuis longtemps, et le bon air, les ava-tarshabituels du voyage, les discussions avec mon ami me fortifiè-rentplus encore. Les études m’avaient retenu à l’écart de messemblables et j’étais devenu un être asocial. Clerval réussit àrani-mer en mon cœur de meilleurs sentiments. Il m’apprit à aimerde nouveau la contemplation de la nature et le visage souriant desenfants. Excellent ami ! Comme tu m’aimais sincèrement, avecquel courage n’as-tu pas essayé d’élever mon âme au niveau de latienne ! Des expériences égoïstes m’avaient miné l’esprit maispar ta gentillesse et ta douceur tu m’as rendu l’équilibre !Et je rede-vins la créature heureuse qui, il y a quelques années àpeine, était aimée de tous et n’avait ni chagrin, ni souci. Lorsquej’étais heu-reux, la nature avait le pouvoir de m’offrir les plusexquises sensa-tions. Cette saison était vraiment divine : lesfleurs printanières s’épanouissaient dans les haies, celles del’été étaient sur le point d’éclore. Je n’étais plus la proie deces pensées obsédantes qui, l’année dernière, en dépit de tous mesefforts, m’avaient terrible-ment tourmenté.

Henry se réjouissait de mon entrain et partageait sincère-mentmon allégresse. Il s’efforçait de me distraire et m’exprimaittoutes ses impressions. En cette occurrence, les ressources de sonesprit m’étonnèrent : sa conversation était pleine d’imaginationet, très souvent, à l’instar des conteurs persans et arabes, ilinventait des histoires merveilleuses et passionnantes. Parfoisaussi, il réci-tait mes poèmes préférés ou m’entraînait dans desdiscours où il se montrait extrêmement ingénieux.

Nous retournâmes à l’université un samedi après-midi. Lespaysans dansaient et tous ceux que nous rencontrions semblaientgais et heureux. J’avais l’esprit libéré et je bondissais sousl’empri-se d’une joie et d’une allégresse sans pareilles.

Chapitre 7

 

À mon retour, je trouvai cette lettre de mon père.

« Mon cher Victor,

« Tu as sans doute attendu avec impatience une lettre quifixerait la date de ton retour parmi nous et je pensais toutd’abord ne t’écrire que quelques lignes, en mentionnant uniquementle jour où nous t’attendons. Mais ce serait là un service cruel queje ne peux pas te rendre. Quelle sera ta surprise, mon fils, aumo-ment où tu t’attends à un accueil heureux et agréable, de nerece-voir au contraire que des nouvelles tristes etdouloureuses ? Comment, Victor, te parler de notremalheur ? L’absence ne peut pas t’avoir rendu insensible à nosjoies et à nos chagrins, et com-ment infliger cette peine à un filssi longtemps séparé de nous ? Je désire te préparer à cettetriste nouvelle mais je sais que c’est im-possible. Je vois déjàtes yeux parcourir la page, à la recherche des mots quit’apprendront l’horrible nouvelle.

« William est mort ! Ce doux enfant dont les souriresréjouis-saient et réchauffaient le cœur, qui était si gentil, sigai ! Victor, il a été assassiné !

« Jeudi dernier (le 7 mai), ma nièce, tes deux frères et moi-même nous étions partis nous promener à Plainpalais. La soiréeétait chaude et sereine, et nous avons prolongé notre promenadeplus tard que d’ordinaire. Il faisait déjà obscur quand nous avonsdécidé de rentrer et c’est à ce moment-là que nous avons décou-vertque William et Ernest, partis en avant, ne nous avaient pasrejoints. En attendant leur retour, nous nous sommes assis sur unbanc’ Bientôt Ernest apparut et nous demanda si nous avions vu sonfrère. Il dit qu’ils avaient joué ensemble, que William s’étaitéloigné pour se cacher, qu’il l’avait cherché en vain et qu’ilavait attendu un long temps avant de revenir sur ses pas.

« Ces propos nous secouèrent fortement et nous continuâmes àchercher jusqu’à la tombée de la nuit. Élisabeth avança qu’il étaitpeut-être rentré la maison. Mais il n’y était pas. Nous sommesre-tournés, munis de torches. Je ne pouvais pas me calmer, sachantque mon petit garçon était perdu et qu’il était exposé à l’humiditéet à la fraîcheur de la nuit. Élisabeth aussi était fort anxieuse.Vers cinq heures du matin, j’ai découvert mon fils. Le soirprécédent, il était svelte et en bonne santé ; à présent, jele voyais, étendu sur l’herbe, livide et sans vie. Sur son cou,figuraient encore les traces de doigt du meurtrier.

« Il fut conduit à la maison. L’angoisse qui se lisait sur monvisage ne trompa pas Élisabeth. Elle voulut absolument voir lecorps. Tout d’abord, je tentai de l’en empêcher mais, devant sesinsistances, je la fis entrer dans la pièce où gisait mon fils.Elle examina son cou et, joignant les mains, elle s’écria : “MonDieu ! J’ai assassiné mon enfant chéri !”

« Elle s’évanouit et ne reprit connaissance qu’à grand- peine.Quand elle reprit ses esprits, ce fut uniquement pour pleurer etgémir. Elle me raconta que le soir même William l’avait suppliée delui laisser porter une précieuse miniature qu’elle avait reçue desa mère. La miniature avait disparu et, sans aucun doute, elleavait été le mobile du meurtre. Jusqu’à ce jour, nous n’avonstrouvé au-cune trace de l’assassin mais nous persistons dans nosrecherches. Mais rien ne me rendra mon William adoré !

« Reviens, mon cher Victor ! Toi seul peut consolerÉlisabeth. Elle se lamente sans cesse et s’accuse injustementd’être la cause de ce crime. Ses plaintes brisent mon âme. Noussommes tous malheureux, mais n’est-ce pas une raison de plus, monfils, de ve-nir nous consoler ? Ta chère mère, hélas !Victor, je le dis à pré-sent, il faut remercier Dieu qu’elle nesoit plus en vie pour suppor-ter ce drame cruel et affreux, la mortdu plus jeune de ses enfants chéris !

« Reviens, Victor ! Non pas avec des pensées vengeressescontre l’assassin mais avec des sentiments de paix et de douceurqui, loin de les envenimer, cicatriseront les blessures de notrees-prit. Entre dans la maison du deuil, mon ami, mais avec bonté etaffection pour tous ceux qui t’aiment, sans haine pour tesenne-mis.

Ton père affectionné et affligé,

Alphonse Frankenstein.

Genève, 12 mai 17.. »

Clerval, qui me dévisageait pendant que je lisais la lettre, futsurpris de constater le désespoir qui se lisait sur mon visage,alors que j’avais exprimé ma joie en recevant des nouvelles de mesamis. Je jetai la lettre sur la table et me cachai la tête entreles mains.

– Mon cher Frankenstein ! s’écria Henry quand il vit que jepleurais avec amertume. Tu es toujours aussi malheureux ?

Cher ami, qu’est-ce qui s’est passé ?

Je lui fis prendre la lettre, tandis que je marchais dans lapiè-ce avec une extrême agitation. Les larmes jaillirent des yeuxde Clerval quand il apprit la cause de ma misère.

– Je ne puis t’offrir aucune consolation, dit-il, cettecatastro-phe est irréparable. Qu’as-tu l’intention defaire ?

– Partir immédiatement pour Genève. Accompagne-moi, Henry, etcommande les chevaux.

Alors que nous partions, Clerval voulut formuler quelques motsde consolation mais il ne put exprimer que sa profondesym-pathie.

– Pauvre William ! dit-il. Le cher enfant, il reposemaintenant auprès de sa mère ! Celui qui l’a vu si joyeux, sijeune, si beau doit pleurer ce drame effroyable ! Mourir simisérablement, sentir l’étreinte d’un criminel ! Comment uncriminel peut-il annihiler une innocence aussi radieuse ?

« Pauvre petit gars ! Nous n’avons qu’une consolation : sesamis pleurent et gémissent, lui il repose en paix. L’agonie a prisfin, ses souffrances ont disparu pour toujours. La terre est sonre-fuge mais il ne souffre plus. Il ne peut plus être un sujet depitié : nous devons réserver ce sentiment pour ceux qui luisurvivent. »

Ce furent les paroles de Clerval, alors que nous avancions dansles rues : elles s’imprimèrent dans mon cerveau et je devais m’ensouvenir dans ma solitude. Mais, pour l’heure, les chevaux venaientd’arriver. Je montai dans un cabriolet et dis adieu à mon ami.

Mon voyage fut affreusement triste. Tout d’abord, j’avais vou-lualler vite car j’avais hâte d’apporter mon réconfort et masympa-thie à ma famille endeuillée. Mais, au fur et à mesure que jem’ap-prochais de ma ville natale, je ralentis ma course.J’éprouvais les pires peines à maîtriser la multitude dessensations qui m’agi-taient. J’évoquais les décors familiers que,depuis près de six ans, je n’avais plus revus. Comme tout s’étaittransformé dans l’inter-valle ! Un événement dramatiques’était produit mais des milliers de petits faits avaient dûégalement, par à-coups, transformer les choses et prendre uncaractère décisif. La peur me torturait. Je craignais d’avancer, jeredoutais mille contrariétés inconnues, in-définissables, qui mefaisaient trembler.

Je restai deux jours à Lausanne, dans ce pénible état d’esprit.Je contemplai le lac : ses eaux étaient calmes, tout alentour étaittranquille, et les montagnes couvertes de neige, « ces palais de lanature », n’avaient pas changé. Par degrés, le calme et la quiétudedes paysages me réconfortèrent et je poursuivis mon voyage endirection de Genève. La route emprunte le contour du lac, lequel serétrécit aux approches de Genève. Je distinguai avec plus denetteté les flancs noirs du Jura et le radieux sommet du montBlanc’ Je pleurais comme un gosse. « Chères montagnes ! Monlac merveilleux ! Comment accueillez-vous votrevoyageur ? Vos sommets sont clairs, le ciel et le lac sontbleus et sereins. Est-ce un présage de paix ou un défi à monmalheur ? »

Je crains, mon ami, que vous ne vous ennuyiez à l’exposé de cescirconstances préliminaires mais ce furent là des jours de bon-heurrelatif et je les évoque avec plaisir. Mon pays, m’on pays tantaimé ! Qui mieux qu’un autochtone peut apprécier avecenchan-tement ces cours d’eau, ces montagnes et, par-dessus tout,ce lac splendide ?

Cependant, comme je me rapprochais de chez moi, le chagrin et lapeur refirent surface. La nuit, tout autour, commençait à tomberet, quand je ne pus distinguer qu’avec peine les sombres montagnesje me sentis plus déprimé encore. Le paysage m’appa-raissait commeune vaste et obscure scène maléfique et je pré-voyais sourdementque j’étais condamné à devenir la plus miséra-ble des créatures.Hélas ! ce pressentiment n’allait être infirmé que sur un seulpoint : dans tout le malheur que j’avais imaginé et re-douté, jen’avais conçu que la centième partie des tourments que j’aurais àsubir.

L’obscurité était totale lorsque j’arrivai dans les environs deGenève. Les portes de la ville étaient déjà fermées et je fusobligé de passer la nuit à Sécheron, un village situé à unedemi-lieue de Genève. Le ciel était serein et, comme je me sentaisincapable de prendre du repos, je décidai de me rendre à l’endroitoù mon pau-vre William avait été assassiné. Ne pouvant pas passerpar la ville, je fis le tour du lac en bateau pour atteindrePlainpalais. Durant ce bref voyage, je vis des éclairs dessiner surle sommet du mont Blanc d’extraordinaires figures. L’orage parutvenir à grande vites-se. En arrivant, je me mis à gravir la collineafin d’en observer l’évolution. Oui, il avançait, les cieuxs’étaient obscurcis et je sen-tais la pluie qui commençait déjà àtomber à grosses gouttes et à augmenter de violence.

Je quittai les parages et me remis à marcher, malgrél’obscu-rité, malgré l’orage qui se développait à chaque instant etle ton-nerre qui grondait avec un bruit terrifiant au-dessus de matête. Ses échos se répercutaient du côté de Salêve, du Jura et desAlpes savoyardes. Des éclairs énormes m’aveuglaient, illuminaientle lac et le faisaient ressembler à une vaste nappe de feu. Puis,un ins-tant, tout fut plongé dans les ténèbres jusqu’à ce que mesyeux ne fussent plus éblouis. L’orage, comme cela se produitsouvent en Suisse, surgissait en même temps en divers points duciel. Le sec-teur le plus violent était situé exactement au nord dela ville, au-dessus de la partie du lac qui s’étend entre lepromontoire de Bel-lerive et le village de Copête. Un autre orageprojetait de faibles éclairs sur le Jura, alors qu’un troisièmeassombrissait et éclairait tour à tour le Môle, un mont pointu àl’est du lac’ Tandis que j’ob-servais la tempête, à la fois sibelle et terrifiante, je progressais à grands pas. Cette guerresublime qui se passait dans le ciel élevait mon âme. Je joignis lesmains et m’exclamai : « William, mon cher ange ! Voilà tesfunérailles, voilà ton chant funèbre ! » Et en pro-nonçant cesparoles, j’aperçus au milieu de l’obscurité une sil-houette qui sedérobait, tout près de moi, derrière un bouquet d’arbres. Je mefigeai pour la repérer. Je ne pouvais pas être le jouet d’uneméprise. Un éclair illumina l’apparition et me fit net-tementdistinguer ses contours. Sa stature gigantesque, la diffor-mité deson aspect, trop hideux pour appartenir à l’humanité, m’apprirentsur-le-champ que c’était le misérable, l’épouvantable démon à quij’avais donné la vie. Mais que faisait-il là ? Pouvait-il être(je frémis à cette idée) l’assassin de mon frère ? À peinecette pensée me traversa-t-elle l’esprit qu’elle s’imposa à moi.Mes dents claquaient et je dus m’appuyer contre un arbre pour nepas fléchir. La silhouette me dépassa rapidement et disparut dansles ténè-bres. Aucun être humain n’aurait pu détruire cet enfant.Il était le meurtrier ! Je ne pouvais plus en douter. Le seulfait que j’y avais pensé en constituait la preuve irréfutable. Jesongeai à poursuivre le démon mais ç’aurait été en vain car déjà unnouvel éclair m’in-diquait qu’il grimpait parmi les rochers, sur leproche versant per-pendiculaire du mont Salêve, la montagne qui, ausud, borde Plainpalais. Et bientôt il en atteignit le sommet etdisparut.

Je restai immobile. Le tonnerre ne grondait plus mais ilpleu-vait toujours et le paysage était enveloppé de ténèbresimpénétra-bles. Les événements que j’avais tant cherché à oublierme reve-naient à l’esprit : tout le processus de la création,l’apparition du monstre, la main tendue, auprès de mon lit, sadisparition. Deux années s’étaient maintenant écoulées depuis cettenuit où il avait reçu la vie. Était-ce son premier crime ?Hélas ! J’avais lâché dans le monde une créature dépravée quise délectait dans le carnage et le mal. N’était-ce donc pas lui quiavait assassiné mon frère ?

On ne peut pas concevoir l’angoisse que j’éprouvai durant lereste de cette nuit. Je la passai dehors, dans le froid et lapluie, quoique je fusse insensible aux caprices du temps, tant mesesprits étaient assaillis par des scènes d’épouvante et dedésespoir. La créature que j’avais déchaînée, à qui j’avais donnéle pouvoir de commettre les actes les plus horribles – n’avait-ellepas tué mon frère ? -, je la considérais comme mon proprevampire, comme mon propre fantôme surgi de la tombe pour aller tuertous ceux qui m’étaient chers.

Au lever du jour, je dirigeai mes pas vers la ville. Les portesétaient ouvertes et je me hâtai vers la maison de mon père. Mapremière pensée fut de lui révéler ce que je savais de l’assassinet de le faire poursuivre immédiatement. Mais j’hésitai quand jeré-fléchis à l’histoire que je devais lui raconter. Un être quej’avais élaboré moi-même, à qui j’avais insufflé la vie et quej’avais ren-contré en pleine nuit entre les précipices d’unemontagne inacces-sible ! Et je me souvins aussi de la fièvrequi s’était emparée de moi au moment d’accomplir cette création. Unrécit aussi peu vraisemblable serait mis au compte du délire. Siquelqu’un m’avait rapporté une telle aventure, je l’aurais prispour un fou. Au sur-plus, la nature étrange du monstre rendraitvaine toute poursuite, même si j’avais assez de crédit pourpersuader les miens d’entre-prendre des recherches. À quoiserviraient-elles d’ailleurs ? Qui pouvait être à même des’emparer d’une créature qui avait pu gra-vir les flancs escarpésdu mont Salêve ? Après avoir réfléchi, je décidai de metaire.

Il était près de cinq heures du matin quand je pénétrai dans lamaison de mon père. Je dis aux domestiques de ne pas déranger mafamille et je gagnai la bibliothèque pour attendre l’heurehabi-tuelle du lever.

Six années s’étaient écoulées comme un rêve, mais en laissantune trace indélébile, et j’étais assis à la même place, là même oùj’avais embrassé mon père avant mon départ pour Ingolstadt. Cher etvénéré père ! Il était toujours là. Je contemplai le portraitde ma mère au- dessus de la cheminée. C’était un sujet historique,peint selon le désir de mon père : elle représentait CarolineBeau-fort, dans l’agonie du désespoir, en pleurs devant le cercueilde son père décédé. Elle portait des vêtements de campagne et sesjoues étaient pâles. Mais elle était si digne, si belle qu’iln’était pas pos-sible d’éprouver de la pitié. Une miniature deWilliam était accro-chée au tableau et, en la découvrant, je fondisen larmes. J’étais ainsi absorbé quand Ernest entra. Il m’avaitentendu arriver et s’était dépêché pour m’accueillir. La joie qu’ilavait de me revoir était mêlée de tristesse.

– Sois le bienvenu, mon cher Victor, dit-il. Ah ! Commej’au-rais aimé que tu fusses là trois mois plus tôt, nous étionsalors si joyeux et si heureux ! Tu viens à présent partageravec nous une douleur que rien ne peut alléger.

Mais ta présence, je l’espère, réconfortera notre père quisemble accablé par le chagrin. Tu persuaderas peut-être la pauvreÉlisabeth de cesser ses vaines et pénibles accusations. PauvreWil-liam ! Nous l’aimions, nous étions fiers de lui !

Les yeux de mon frère étaient remplis de larmes. Un profonddésespoir m’envahit. Jusque-là, je n’avais fait qu’imaginer latris-tesse de mon foyer désolé. La réalité s’imposait à moi commeune catastrophe plus terrible encore. J’essayai de calmer Ernest.Je lui demandai des précisions concernant mon père et celle quej’appe-lais ma cousine.

– Elle plus que tout autre, me dit Ernest, a besoin deré-confort. Elle s’accuse sans cesse d’être la responsable de lamort de notre frère et cela la rend très malheureuse.

Mais depuis qu’on a retrouvé le meurtrier…

– On a retrouvé le meurtrier ! Mon Dieu ! Mais est-cepossi-ble ? Comment a-t-on pu le poursuivre ? C’estinconcevable. Au-tant essayer de saisir le vent ou de retenir untorrent de montagne avec un fétu de paille. Je l’ai vu, moi, cettenuit, il était libre !

– Je ne sais pas ce que tu veux dire, me répondit mon frère avecun accent de surprise, mais à nos yeux cette découverte n’a faitque s’ajouter à notre misère. Tout d’abord personne ne voulait ycroire et même Élisabeth, malgré toute l’évidence n’est pasconvaincue. Et de fait, qui pourrait réellement croire que JustineMoritz qui a toujours été si aimable et si attachée à notre familleaurait été tout à coup capable de commettre un crime aussiabo-minable ?

– Justine Moritz ! Pauvre, pauvre fille, elle a donc étéaccu-sée ? Mais ce n’est pas vrai, tout le monde saitcela !

Personne n’y croit, n’est-ce pas, Ernest ?

– D’abord non effectivement. Mais certaines circonstances nousont obligés à y croire. Son comportement a été si étrange qu’il amis en lumière la réalité des faits. Je crains qu’on ne puisse plusen douter. On la juge aujourd’hui même, tu pourras t’en faire uneopinion.

Ernest me raconta que le matin où avait été découvert le meurtredu pauvre William, Justine était tombée malade et qu’elle avaitgardé le lit durant plusieurs jours. Pendant ce temps, une desdomestiques avait par hasard examiné les vêtements qu’elle por-taitla nuit du meurtre et, dans une des poches, elle avait décou-vertla miniature représentant la mère d’Élisabeth – cette miniatu-requ’on avait tenue polir le mobile du crime. La servante l’avaitmontrée à une de ses collègues, laquelle, sans en toucher un mot àla famille l’avait apportée à un magistrat. C’était sur cette baseque Justine avait été appréhendée.

Lorsqu’on l’avait accusée du meurtre, Justine s’était sentie siémue qu’on avait confirmé les soupçons qui pesaient sur elle. Cerécit était bizarre mais il ne m’avait pas convaincu.

Aussi, je répliquai avec énergie :

– Mais tu te trompes. Moi, je connais l’assassin. Justine, lapauvre, l’excellente Justine est innocente.

À cet instant, mon père fit son apparition. Je vis le désespoirprofondément tracé sur son visage mais il s’efforça de m’accueilliravec chaleur. Après que nous eûmes échangé nos tristessaluta-tions, il voulut manifestement parler d’autre chose que denotre malheur mais déjà Ernest s’était exclamé :

– Mon Dieu, papa ! Ernest prétend qu’il connaît l’assassindu pauvre William.

– Nous le savons aussi malheureusement, répondit mon père. Etj’aurais préféré ne jamais le savoir plutôt que de découvrir tantde dépravation et d’ingratitude chez une personne que j’estimais auplus haut point.

Mon cher père, tu te trompes : Justine est innocente.

– Si c’est le cas, Dieu veillera à ce qu’elle ne souffre pascom-me une coupable. On la juge aujourd’hui et j’espère, j’espèrede tout mon cœur qu’elle sera acquittée.

Ces propos me calmèrent. J’étais fermement convaincu queJustine, comme du reste tout être humain, était innocente de cemeurtre. Je n’avais donc pas peur qu’on produise contre elle unepreuve formelle, assez flagrante pour la condamner. Mais monhistoire n’était pas de celle qu’on pouvait raconter publiquement :l’incroyable horreur qu’elle renfermait semblerait absurde pour lecommun des mortels. Et d’ailleurs existait-il, à part moi lecréa-teur, quelqu’un qui pourrait croire, à moins de ne l’avoir vu,à la réalité de ce monument vivant de présomption et d’ignorancecrasse que j’avais libéré sur le monde ? Nous fûmes bientôtre-joints par Élisabeth. Elle avait fortement changé depuis ladernière fois que je l’avais vue.

Elle avait plus de charme encore qu’à l’époque de son enfan-ce.Elle avait, certes, la même candeur, la même vivacité mais son êtrereflétait à présent la sensibilité et l’intelligence. Ellem’ac-cueillit avec la plus grande affection.

– Ta venue, mon cher cousin, dit-elle, me remplit d’espoir.

Tu trouveras peut-être le moyen de prouver l’innocence de lapauvre Justine. Hélas ! Qui serait encore en sécurité, si elledevait être convaincue de crime ? Je crois en son innocencecomme en la mienne, aussi sûrement ! Notre malheur estdoublement affreux : non seulement nous avons perdu ce garçon quenous aimions tant mais en outre cette pauvre fille que je chéris detout mon cœur va être sans doute la proie d’un destin encore plusterrible. Si elle est condamnée, jamais plus je ne connaîtrai dejoie.

Mais elle ne le sera pas, je suis certaine qu’elle ne le serapas et je sais que je redeviendrai un jour heureuse, même après lamort du petit William !

– Élisabeth, Justine est innocente, dis-je. Et je suis à même dele prouver. Ne crains rien, essaye de reprendre tes esprits et soissûre qu’elle sera acquittée.

– Comme tu es bon et généreux ! Tout le monde croit en saculpabilité et cela me peine extrêmement. Moi, je crois que non,alors même que je suis désespérée de voir chacun se dresser contreelle !

Élisabeth se mit à pleurer.

– Très chère nièce, dit mon père, sèche tes larmes. Si Justineest, comme tu le penses, innocente, fais confiance à la justice denos lois et au soin que je déploierai pour prévenir la plus petiteombre de partialité.

Chapitre 8

 

Jusqu’à onze heures, heure à laquelle devait commencer leprocès, nous ne pûmes nous départir de notre tristesse.

Mon père et tous les autres membres de la famille étaient ci-téscomme témoins, et je les accompagnai au tribunal.

Durant toute cette abominable parodie de justice, je souffris lemartyre. On allait décider si le résultat de ma curiosité et de mestravaux inavouables serait la cause de la mort de deux êtreshu-mains : l’un était un enfant charmant, plein d’innocence et degaieté, l’autre allait connaître une fin plus affreuse encore carl’in-famie et l’horreur s’attachent toujours à la mémoire dumeurtrier.

Justine était une fille méritante, elle avait toutes lesqualités pour mener une vie heureuse et, à présent, par ma faute,on allait l’anéantir sous une tombe ignominieuse !

J’aurais préféré mille fois avouer moi-même le crime dontJustine était accusée. Mais j’étais absent au moment où il avaitété commis et, si je faisais une déclaration en ce sens, on n’yaurait vu que les divagations d’un fou et je n’aurais pas pudisculper celle qui souffrait par ma faute.

Justine avait l’air calme. Elle avait revêtu des vêtements dedeuil et ses traits, toujours attirants, en raison des sentimentsqu’elle devait éprouver, dégageaient une beauté plus sereineenco-re. Elle semblait croire à son innocence et elle ne tremblaitpas, bien qu’elle fût observée et haïe par un millier de personnes.Et, de fait, toute la grâce que sa beauté aurait pu susciter end’autres cir-constances était voilée dans l’esprit des spectateurspar l’énormité du crime qu’on lui attribuait. Elle était tranquillemais sa tranquil-lité, évidemment, avait quelque chose defactice.

Comme sa confusion avait été considérée comme une preuve de saculpabilité, elle s’appliquait à paraître courageuse. Quand elleentra dans la salle du tribunal, elle la parcourut des yeux etdécouvrit très vite où nous nous tenions. En nous voyant, ellever-sa une larme puis elle se maîtrisa rapidement et, avec unregard d’une tristesse affectueuse, elle parut nous prouver satotale inno-cence.

L’audience fut ouverte. Après que l’avocat général eut déposél’acte d’accusation, plusieurs témoins furent appelés. Certainsfaits étranges, en rapport les uns avec les autres, étaientsuffisamment accablants pour ébranler quiconque n’avait pas, commemoi, la preuve formelle de son innocence. Elle était sortie la nuitdu meur-tre et, vers le matin, elle avait été aperçue par unemaraîchère, à proximité de l’endroit où, plus tard, on avaitdécouvert le corps de l’enfant assassiné. La maraîchère lui avaitdemandé ce qu’elle fai-sait là et Justine, d’un air bizarre, luiavait donné une réponse confuse et inintelligible. Elle étaitrentrée vers huit heures du ma-tin et, comme on s’était inquiété desavoir ce qu’elle avait fait la nuit, elle avait répondu qu’elleétait partie à la recherche de l’en-fant et si on avait apprisquelque chose à son propos. On lui avait montré le corps : uneviolente crise d’hystérie l’avait secouée et, durant plusieursjours, elle avait dû garder le lit. On produisit bientôt laminiature qu’une des servantes avait trouvée dans les poches deJustine. Et lorsque Élisabeth, d’une voix cassée, recon-nut quec’était elle qui, une heure avant le crime, l’avait passée autourdu cou de William, un murmure d’horreur et d’indignation balaya letribunal.

Justine fut appelée à se défendre. À mesure que le procèsavançait, sa contenance avait fléchi. Ses traits exprimaient à lafois la surprise, l’horreur et l’accablement. De temps à autres,elle es-sayait de contenir ses larmes mais, quand on lui donna laparole, elle reprit ses forces et parla d’une voix claire quoiquevacillante.

– Dieu sait, dit-elle, que je suis absolument innocente.

Mais je ne prétends pas que mes protestations suffisent àm’acquitter. Je fonde mon innocence sur une totale et simpleex-position des faits qui me sont reprochés, et j’espère que labonne réputation dont j’ai toujours joui inclinera mes juges versune in-terprétation favorable, là où certaines circonstanceslaissent appa-raître le doute et l’équivoque.

Elle rapporta alors qu’avec la permission d’Élisabeth elle avaitpassé la soirée du crime chez une tante, à Chêne, un village situéà une lieue de Genève. À son retour, vers les neuf heures, elleavait croisé un homme qui lui avait demandé si elle savait quelquechose sur l’enfant qui était perdu. Elle avait été alarmée par ceré-cit et elle avait elle-même passé plusieurs heures à lerechercher. Les portes de Genève étant fermées, elle avait dûtrouver refuge pour la nuit dans une grange, près d’un cottage dontelle connais-sait les occupants mais qu’elle n’avait pas vouludéranger. La plus grande partie de la nuit, elle avait veillé avantde s’endormir. Le matin, des bruits de pas l’avaient réveillée.Elle avait quitté son refuge afin de poursuivre ses recherches. Sielle n’était pas loin de l’endroit où gisait le corps, c’était sansqu’elle le sût. Et si les ques-tions que lui avait posées lamaraîchère l’avaient émue, c’était par-ce qu’elle avait passé unenuit blanche et que le sort du pauvre William était encoreincertain. Quant à la miniature, elle n’avait aucune explication, àfournir.

– Je sais, continua la pauvre victime, que cette seulecircons-tance m’accable lourdement et inexorablement mais je n’aipas la possibilité de l’expliquer. Vous ayant exprimé mon ignoranceà ce sujet, je ne puis qu’émettre des hypothèses sur les causesproba-bles de la présence de la miniature dans ma poche. Mais làaussi je demeure perplexe. Je ne crois pas avoir des ennemis sur laterre, et certainement personne n’est animé du désir de me faire dumal. Est-ce le fait du meurtrier ? Je ne vois pas à quelleoccasion il au-rait pu agir de la sorte. Et d’ailleurs, s’ill’avait fait, pourquoi au-rait-il volé le bijou pour s’endébarrasser aussi vite ?

« Je confie ma cause à la justice de mes juges, bien que je nevoie aucune raison d’espérer. Je demande la faveur que l’onques-tionne quelques témoins à mon propos. Si leurs dépositions nevont pas à l’encontre de ma culpabilité présumée, je devrai êtrecondamnée, malgré que je plaide pour mon salut et pour monin-nocence. »

Plusieurs témoins qui la connaissaient depuis des années fu-rentappelés et parlèrent en sa faveur. Toutefois, la peur etl’aver-sion du crime dont ils la croyaient coupable les timoraientet ne les incitaient pas à dire du bien d’elle.

Élisabeth se rendit compte que cet ultime recours – l’excel-lentcaractère et l’irréprochable conduite de Justine – seraitineffi-cace et, en proie à une violente agitation, elle demanda lapermis-sion de s’adresser à la cour.

– Je suis, dit-elle, la cousine du malheureux enfant qui a étéassassiné, ou plutôt sa sœur car j’ai été éduquée et élevée par sesparents bien avant qu’il ne fût né. On pourra dès lors jugerindé-cent de ma part d’intervenir en cette occasion mais lorsque jevois une créature sur le point de périr à cause de la couardise deses prétendus amis, je désire être autorisée à prendre la paroleafin de pouvoir dire ce que je sais d’elle. Je connaispersonnellement l’ac-cusée. J’ai vécu dans la même maison qu’elle,une première fois pendant cinq ans, plus récemment, pendant deuxans. Durant tou-te cette période, elle m’a apparu comme la plusaimable, comme la plus dévouée des créatures. Elle a soigné madameFrankenstein, ma tante, quand celle-ci était malade, et ce fut avecla plus grande affection. Par la suite, elle s’est occupée de sapropre mère alors que sa santé s’aggravait. La conduite de Justinea forcé l’admira-tion de tout le monde. Puis elle est venue vivredans la maison de mon oncle où elle a été aimée par toute lafamille. Elle était extrê-mement attachée à l’enfant qui est mortet se comportait envers lui comme la mère la plus attentionnée.Pour ma part, je n’hésite pas à dire que, contrairement à toutesles évidences, je crois et je suis certaine qu’elle est innocente.Elle n’a pas pu être tentée de commettre un geste pareil. Reste laminiature qui constitue la preuve capitale dont on l’accable : ehbien, si Justine avait émis le désir de la posséder, je la luiaurais donnée, tant je l’estime et je la respecte.

Un murmure d’approbation suivit le simple et vigoureux ap-peld’Élisabeth mais il saluait sa généreuse intervention et non lapauvre Justine vers laquelle le public indigné se retourna avec unsurcroît de violence en l’accusant de la plus noire ingratitude.Elle avait pleuré pendant qu’Élisabeth parlait mais elle ne fitaucune réponse.

Durant tout ce procès, ma propre agitation, ma fébrilité étaientextrêmes. Je croyais en son innocence, j’en étais convain-cu. Sepouvait-il que le démon qui avait assassiné mon frère (je n’endoutais pas une minute) eût aussi, dans son immonde perver-sité,livré l’innocence à la mort et à l’ignominie ? Je n’étais pasca-pable de supporter l’horreur de ma situation – et lorsque jem’aperçus, à travers le tumulte de l’assistance et l’attitude desju-ges, que la malheureuse victime avait été condamnée, je mepréci-pitai, la mort dans l’âme, hors du tribunal. Les tortures del’accu-sée n’égalaient pas les miennes. Elle, elle était soutenuepar l’inno-cence alors que les griffes du remords me lacéraient lecœur et ne me lâchaient plus.

Je passai une nuit épouvantable. Le matin, je retournai autribunal. Mes lèvres et ma gorge étaient desséchées. Je n’osais pasposer la question fatale mais j’étais connu et le magistrat devinala raison de ma visite. Les boules avaient été tirées. Ellesétaient tou-tes noires et Justine avait été condamnée.

Je ne prétends pas décrire ce que je ressentis. J’avais euau-paravant des sensations d’horreur et j’ai essayé de les traduirede la manière la plus adéquate mais aucun mot ne peut donner uneidée du terrible désespoir que j’éprouvai alors. La personne à quije m’adressais me dit que Justine avait déjà avoué sa culpabilité:

– Cette preuve, observa-t-elle, était superflue pour un casaussi probant mais nous sommes heureux de l’avoir eue.

Aucun de nos juges n’aime condamner un criminel sur desprésomptions, aussi décisives soient-elles.

C’était là une nouvelle étrange et inattendue. Qu’est-ce quecela signifiait ? Mes yeux m’avaient-ils trompé ? Et moiétais-je réellement aussi fou que le monde entier m’aurait cru sij’avais révélé l’objet de mes soupçons ? Je me dépêchai derentrer à la maison où Élisabeth, aussitôt, me demanda quel étaitle verdict.

– Ma cousine, lui dis-je, il s’est passé ce que tu avais prévu.Tous les juges préfèrent punir dix innocents plutôt que de libérerun seul coupable. Justine a avoué.

Ce fut un coup atroce pour la pauvre Élisabeth qui avait crufermement à l’innocence de Justine.

– Hélas ! dit-elle, comment pourrais-je croire de nouveauen la bonté humaine ? Justine, que j’aimais et chérissaiscomme une sœur, comment pourrais-je voir la perfidie sur cessourires inno-cents ? La douceur de son regard semblait larendre incapable de méchanceté et de ruse. Et dire qu’elle a commisun meurtre !

Peu après, on apprit que la malheureuse victime avait expri-méle désir de voir ma cousine. Mon père souhaitait qu’Élisabeth nes’y rendît pas mais il la laissait libre d’agir à sa guise.

– Oui, dit Élisabeth, j’irai même si elle est coupable. Et toi,Victor, tu pourras m’accompagner, je ne me sens pas capable d’yaller seule.

L’idée de cette visite me torturait mais je ne pouvais pasrefu-ser.

Nous entrâmes dans la cellule obscure et nous aperçûmes Justineassise sur de la paille. Ses mains étaient ligotées et sa têtereposait sur ses genoux. Elle se dressa en nous voyant entrer.Quand nous fûmes seuls avec elle, elle se jeta aux piedsd’Élisabeth et se mit à pleurer. Ma cousine pleurait aussi.

– Oh ! Justine, dit-elle, pourquoi m’as-tu privée de mader-nière consolation ? Je comptais sur ton innocence et, bienque j’aie été très malheureuse, je ne le suis pas autant quemaintenant.

– Vous aussi vous pensez que je suis foncièrementmauvaise ? Vous vous joignez donc à mes ennemis pourm’accabler et me te-nir pour une criminelle ?

Des sanglots étouffaient sa voix.

– Lève-toi ma pauvre fille, dit Élisabeth ! Pourquoi temettre à genoux, si tu es innocente ? Je ne fais pas partie detes ennemis. Je crois que tu n’es pas coupable, malgré toutes lescharges qui pèsent sur toi, tant que je n’aurai pas entendu tespropres aveux. La rumeur, dis-tu, est fausse.

Ma chère Justine, sois assurée que rien ne pourra ébranler maconfiance en toi, excepté ta confession.

– J’ai avoué mais c’est un mensonge. J’ai avoué mais c’est pourobtenir l’absolution. Mais à présent ce mensonge pèse pluslourdement sur mon cœur que tous mes autres péchés. Que Dieu mepardonne ! Depuis ma condamnation, mon confesseur me har-cèle.Il m’a tant épouvantée et menacée que je commence à penser que jesuis bien le monstre qu’il décrit. Il me menace d’excommu-nicationet me prédit l’enfer si je continue, à nier. Chère madame, je n’aieu aucune aide. Tout le monde m’a considérée comme une misérablevouée à l’ignominie et à la perdition. Que pouvais-je faire ?Dans ces moments de désespoir, j’ai proféré un mensonge et ce n’estqu’à présent que je me sens réellement misérable.

Elle s’interrompit, tout en larmes, puis reprit la parole.

– Je pensais avec horreur, madame, que vous auriez cru votreJustine, que vous aimiez tant et que votre tante a toujours tenueen plus haute estime, capable d’un meurtre que le diable seulau-rait pu commettre. Cher William !

Cher enfant adoré ! Je le reverrai bientôt au ciel où nousse-rons tous heureux. Ce sera ma consolation à l’heure de mamort.

– Oh ! Justine, pardonne-moi d’avoir douté de toi un seulins-tant. Pourquoi as-tu avoué ? Mais ne t’afflige pas, machère fille, n’aie pas peur. Je proclamerai, je prouverai toninnocence. J’ébranlerai le cœur de pierre de tes ennemis par meslarmes et mes prières. Tu ne mourras pas ! Toi, ma camarade dejeu, ma compagne, ma sœur, périr sur l’échafaud ! Non !Non ! Jamais je ne pourrais survivre à un teldésastre !

Justine secoua douloureusement la tête.

– Je n’ai pas peur de mourir, dit-elle. Cette angoisse estpas-sée. Dieu me soutient et me donne le courage d’affronter lepire. Je vais quitter un monde de tristesse et d’amertume. Si vousvous souvenez de moi, si vous avez la conviction que j’ai étécondamnée injustement, je me résignerai au sort qui m’attend.Apprenez-moi, chère madame, à me soumettre sagement à la volonté duciel.

Durant cette conversation, je m’étais retiré dans un coin de lacellule où je pouvais dissimuler l’horrible angoisse quim’étrei-gnait. Désespoir ! Qui oserait en parler ? Lapauvre victime qui, le lendemain, allait passer l’effroyablefrontière qui sépare la vie de la mort, ne ressentait pas unedouleur aussi atroce, aussi amère que celle que j’éprouvais. Jeserrais les mâchoires, je grinçais des dents, je gémissais du plusprofond de mon âme. Justine tressail-lit. Quand elle m’aperçut,elle s’approcha de moi.

– Cher monsieur, dit-elle, que vous êtes bon de m’avoir renduvisite. J’espère que vous ne me croyez pas coupable.

Il m’était impossible de répondre.

– Non, Justine, dit Élisabeth, il est autant convaincu que moide ton innocence. Même lorsqu’il a su que tu avais avoué, il ne l’apas cru.

– Je lui en suis reconnaissante. Dans ces derniers moments,j’éprouve la plus sincère gratitude pour tous ceux qui pensent àmoi avec bonté. Comme l’affection des autres est précieuse quand onest frappé par le malheur ?

Elle en efface une grande partie – et je sens que je pourraimourir en paix, maintenant que mon innocence est reconnue par vous,ma chère amie, et par votre cousin.

Ainsi essayait-elle de nous réconforter et se réconforterelle-même. Ainsi se résignait-elle. Mais moi, moi le véritableassassin, je sentais en moi remuer le ver vivant qui annihile toutespoir et toute consolation. Élisabeth pleurait dans le malheur.Mais sa mi-sère était celle de l’innocence, tel un nuage qui passedevant la lu-ne et l’assombrit un court instant sans en ternirl’éclat.

L’angoisse et le désespoir avaient pénétré au plus loin de moncœur. Je portais en moi un enfer, un enfer que rien n’aurait puconsommer. Nous restâmes plusieurs heures auprès de Justine et cene fut qu’à grand-peine qu’Élisabeth parvint à s’arracher de sesbras.

– Je voudrais mourir avec toi, criait-elle, je ne pourrais pasvivre dans ce monde de misère !

Justine eut une expression attendrie, alors qu’elle contenaitdifficilement ses larmes. Elle embrassa Élisabeth et dit, d’unevoix brisée par l’émotion : – Adieu, ma chère, ma douce Élisabeth,ma seule amie adorée ! Que le ciel dans sa bonté vous bénisseet vous protège ! Puisse ce malheur être le dernier que voussubirez ! Vi-vez, soyez heureuse et faites le bonheur desautres !

Et le lendemain, Justine mourut. L’éloquence déchiranted’Élisabeth pour modifier l’opinion des juges avait échoué.

À leurs yeux, la sainte était la meurtrière. Mes appelspas-sionnés et indignés n’avaient servi à rien non plus. Et quandje reçus leurs réponses glacées, quand je compris leur rudesse,leurs raisonnements implacables, ma décision de passer aux aveuxmourut sur mes lèvres.

J’aurais pu me déclarer fou mais certainement pas révoquer lasentence de la malheureuse victime. Elle périt sur l’échafaud commeune criminelle !

Je me détournai des tortures de mon propre cœur pour me penchersur le chagrin profond et muet d’Élisabeth. Cela aussi était monœuvre ! Et la peine de mon père, et la désolation de cettemaison autrefois si souriante – tout cela, je l’avais provoqué demes mains ! Vous pleurez, mes chers amis, mais ce ne sont pasvos derniers pleurs ! Vous gémirez encore et l’écho de voslamenta-tions s’entendra de nouveau ! Frankenstein, votrefils, votre pa-rent, votre enfant chéri, lui qui vous donneraitjusqu’à la dernière goutte de son sang, lui qui ne peut éprouveraucune joie si elle ne se reflète pas également sur vos visages,lui qui voudrait remplir l’air de ses bénédictions et passer sonexistence à vous servir, Frankenstein vous condamne et vous faitverser des pleurs ! Comme il serait heureux au- delà de toutespoir, si l’inexorable destin était satisfait, si la destructionprenait fin avant que la paix du tombeau ne succède à vosdouloureux tourments !

Tels étaient les vœux de mon âme, brisée par le remords,l’horreur et le désespoir ! Et pendant ce temps-là, ceux quej’ai-mais pleuraient en vain sur les tombes de William et deJustine, les premières victimes de mes travaux impies.

Chapitre 9

 

Rien n’est plus pénible pour l’esprit humain, après que lessentiments ont été ruinés par une succession rapide d’événements,que de retrouver le calme et l’inaction qui excluent à la foisl’espé-rance et la peur. Justine était morte, elle était enterréeet moi j’étais vivant. Le sang coulait sans entraves dans mesveines mais des vagues de remords et de désespoir m’oppressaient lecœur et je ne pouvais rien oublier. Je n’étais plus à même dedormir.

J’errais comme un esprit malfaisant, car j’avais été l’auteurd’actes immondes, horribles au-delà de toute expression, etd’au-tres, beaucoup d’autres (j’en étais persuadé) allaient encoresurve-nir. Et pourtant mon cœur débordait d’affection et d’amourpour la vertu. J’étais entré dans la vie avec des intentionsbienveillantes et j’avais souhaité, une fois que je réussirais àles mettre en prati-que, me rendre utile à mes semblables.Maintenant, tout était dé-truit. Au lieu d’avoir la consciencesereine – ce qui m’aurait permis de considérer le passé avecsatisfaction et d’aller vers l’avenir avec de nouveaux espoirs -,j’étais habité par le remords et par le sen-timent de maculpabilité. Et je vivais dans un enfer, au milieu de tortures sansnombre qu’aucun langage ne pourrait rendre.

Cet état d’esprit agit sur ma santé, laquelle, sans doute, nes’était jamais entièrement rétablie depuis le premier choc qu’elleavait subi. Je fuyais le visage des hommes, le moindre bruit dejoie ou de réjouissance m’énervait. La solitude était ma seuleconsola-tion – une profonde, une obscure, une mortellesolitude.

Mon père constata avec peine ce changement perceptible dans moncaractère et mes habitudes. Avec des arguments que lui inspiraientsa conscience sereine et sa vie sans reproche, il s’effor-ça de medonner courage, de me rendre la force qui dissiperait ce sombrenuage au sein duquel je vivais.

– Penses-tu, Victor, me dit-il, que je ne souffre pas moiaus-si ? Personne ne pourrait aimer un enfant autant que j’aiaimé ton frère (pendant qu’il parlait, ses yeux se mouillèrent delarmes) mais n’est-ce pas un devoir pour ceux qui survivent des’abstenir d’augmenter leur chagrin en manifestant exagérément sapropre douleur ? C’est là en outre un devoir envers toi-mêmecar une pei-ne excessive empêche tout apaisement et mêmel’accomplissement du devoir quotidien sans lequel un homme ne peutpas vivre en société.

Ces conseils, quoique excellents, étaient totalementinappli-cables à mon cas. J’aurais été le premier à cacher ma peineet à consoler mes amis si, à côté de tous mes autres sentiments,n’étaient pas venus s’ajouter le remords et une terreur alarmante.Maintenant, je ne pouvais que répondre à mon père par des re-gardsdésespérés et essayer de me soustraire à sa vue.

Vers cette époque, nous nous retirâmes dans notre propriété deBellerive. Ce changement était particulièrement bienvenu pour moi.La fermeture régulière des portes de la ville à dix heures etl’impossibilité d’aller sur le lac après cette heure avaient rendufort désagréable mon séjour à l’intérieur des murs de Genève.J’étais libre à présent. Souvent, après que le reste de la famillese retirait pour la nuit, je prenais une barque et passais delongues heures sur l’eau. Et parfois, toutes voiles dehors, je melaissais pousser par le vent ou alors, après avoir ramé jusqu’aumilieu du lac, je laissais mon embarcation dériver et jem’abandonnais à de som-bres réflexions. Quand tout était silencieuxalentour, quand il ne restait que moi comme créature inquiète aumilieu de ce site si beau et si merveilleux – si l’on exceptequelques chauves-souris et quelques grenouilles dont le coassementrude et continu ne se per-cevait qu’aux abords du rivage -, j’étaisrégulièrement tenté de me précipiter dans le lac afin que ses eauxpuissent se refermer à ja-mais sur moi et sur mes malheurs. Maisj’étais retenu par la pen-sée de l’héroïque Élisabeth que j’aimaistendrement et dont l’existence était fondée sur la mienne. Jepensais aussi à mon père et au frère qui me restait. Pouvais-jedonc, par ma désertion hon-teuse, les laisser exposés, sans aucunmoyen de défense, à la mali-ce de la créature que j’avais moi-mêmedéchaînée parmi eux ?

Dans ces moments-là, je pleurais amèrement et je souhaitaisrecouvrer la paix afin d’apporter aux miens la consolation et lebonheur. Mais ce n’était pas possible. Le remords étranglait lemoindre espoir. J’avais été l’auteur des plus effroyablesturpitudes et je vivais dans la crainte quotidienne de voir lemonstre que j’avais créé perpétrer de nouveaux horribles forfaits.J’avais l’obs-cur sentiment que tout n’était pas fini et qu’ilallait encore com-mettre quelque crime prodigieux qui, par leurénormité, effacerait peut-être le souvenir des précédents. Toutétait à craindre aussi longtemps que vivrait un être cher. Larépulsion que j’éprouvais pour le monstre était infinie.

Quand je pensais à lui, je grinçais des dents, mes yeuxs’en-flammaient et je désirais avec ardeur détruire la vie quej’avais conçue comme un dément. En songeant à ses crimes et à saper-versité, ma haine, ma volonté de revanche n’avaient aucunelimite. J’aurais même entrepris un pèlerinage sur le plus hautsommet des Andes, s’il avait fallu précipiter le monstre parmi lesrochers. Je voulais le revoir pour le damner, lui crier ma haine etvenger la mort de William et de Justine.

Notre maison était la maison du deuil. La santé de mon pèreavait été fortement secouée par l’horreur des récents événements.Élisabeth était morose et abattue ; elle ne prenait plus aucunplai-sir à ses occupations habituelles.

Toute joie lui semblait un sacrilège envers les morts.

Gémir, pleurer sans cesse, c’étaient, à ses yeux, les seulstri-buts qu’il fallait payer à l’innocence détruite et bafouée.

Elle n’était plus du tout cette créature heureuse qui, lorsquenous étions jeunes, se promenait sur les bords du lac et parlaitavec ravissement de nos futurs projets. Le premier de ces chagrinsqui nous sont envoyés pour nous détourner du monde l’avait frap-péeet son obscure influence lui ravissait ses plus chers sourires.

– Quand je pense, mon cher cousin, disait-elle, à la finpi-toyable de Justine Moritz, je ne vois plus le monde et sesœuvres tels qu’ils m’apparaissaient auparavant.

Autrefois, je considérais les histoires de vice et d’injusticeque je lisais ou que j’entendais raconter comme des légendesancien-nes ou des diableries imaginaires. Du moins étaient-elleslointai-nes et plus familières à la raison qu’à l’imagination. Maismainte-nant le malheur est venu à notre porte et l’être humainressemble à mes yeux à un monstre assoiffé du sang des autres. Jesuis injus-te, à coup sûr. Tout le monde croyait la pauvre fillecoupable et, si elle avait pu commettre le crime pour lequel elle asouffert, elle aurait été assurément la plus dépravée des créatureshumaines. Pour posséder quelques bijoux, assassiner le fils de sonbienfaiteur et ami, un enfant qu’elle avait soigné depuis sanaissance et qu’elle semblait aimer comme s’il était le sien !Je ne pourrais consentir à la mort d’aucun être humain mais jen’admets pas non plus qu’un criminel continue de vivre dans lasociété des hommes. Justine pourtant est innocente, je sais, jesens qu’elle est innocente. Tu partages mon opinion, tu me l’asdit. Hélas ! Victor, quand le men-songe ressemble à ce point àla vérité, qui peut s’assurer d’un bon-heur durable ?

J’ai l’impression de marcher au bord d’un précipice où sontréunis des milliers de gens sur le point de me pousser parmi lesabîmes. William et Justine ont été assassinés et leur meurtrier esten liberté : il circule librement dans le monde et peut-être est-ilrespecté. Même si, pour ces mêmes crimes, je devais être condam-néeà l’échafaud, je ne voudrais pas échanger ma place contre celle dece misérable !

J’écoutais ces paroles, la mort dans l’âme. J’étais moi, non pasen principe mais en réalité, le véritable assassin.

Élisabeth avait lu l’angoisse sur mes traits. Elle me pritten-drement la main.

– Mon cher ami, dit-elle, tu dois te calmer. Ces événementsm’ont émue, et Dieu sait à quel point ! Mais je ne suis pasencore aussi malheureuse que toi. Il y a sur ton visage uneexpression de désespoir et parfois de vengeance qui me faittrembler. Cher Vic-tor, bannis ces sombres passions. Rappelle-toique tu es entouré d’amis qui mettent en toi toutes leursespérances. As-tu perdu le pouvoir de les rendre heureux ?Ah ! Tant que nous nous aimons, tant que nous gardons notreconfiance les uns dans les autres, ici, dans ce pays de paix et debeauté, le terroir natal, nous pouvons espérer la tranquillité.Mais qui pourrait perturber notre paix ?

Pareil langage, tenu par celle à qui j’attachais plus de prixqu’à n’importe quel autre don du ciel, n’aurait-il pas dû suffire àchasser le démon qui se dissimulait dans mon cœur ? Et, tandisqu’elle parlait, je m’approchai d’elle, comme mû par la terreur,craignant au même moment que le destructeur ne fût là pour me ladérober.

Ainsi, ni la tendresse d’une amitié, ni la beauté de la terre,ni celle des cieux ne pouvaient délivrer mon âme du malheur. Lesaccents de l’amour restaient sans effet. J’étais enveloppé par unnuage qu’aucune influence bénéfique ne pouvait franchir. Un cerfblessé traînant ses membres défaillants vers quelque recoin pour ycontempler la flèche qui l’a transpercé et pour y mourir – voilà àquoi je ressemblais.

Parfois, il m’arrivait de résister à mon désespoir : letourbil-lon des passions de mon âme me poussait à chercher, dans unexercice physique ou un déplacement, une diversion à son malterrible. Ce fut au cours d’un accès de cette sorte quej’abandonnai brusquement la maison et gagnai les plus prochesvallées des Al-pes. Dans la magnificence de ses sites éternels, jevoulais y cher-cher l’oubli de moi-même et de mes douleurséphémères. Mes pas me conduisirent vers la vallée de Chamonix quej’avais souvent traversée, à l’époque de mon adolescence.

Six années s’étaient écoulées depuis : moi, j’étais une épavemais rien n’avait changé dans ces paysages sauvages etimmua-bles.

J’effectuai à cheval la première partie de mon voyage.

Puis, je louai une mule, la monture qui a le pied le plus sûr etqui circule le plus aisément sur les routes rocailleuses. Ilfaisait beau. C’était la mi-août, environ deux mois après la mortde Justi-ne, l’époque affreuse d’où dataient tous mes malheurs. Lepoids qui m’oppressait le cœur s’allégeait au fur et à mesure queje péné-trais plus avant dans le ravin de l’Arve. D’immensesmontagnes et des précipices m’entouraient de toutes parts. Lebrouhaha de la rivière grondait parmi les rochers, les cascadestumultueuses an-nonçaient le règne d’un être omnipotent – mais jen’avais plus peur, je n’étais plus décidé à fléchir, sauf enprésence de Celui qui avait créé ces éléments et qui lesgouvernait. Plus je grimpais, plus la vallée prenait un aspectmagnifique et grandiose. Des châteaux en ruine suspendus au borddes précipices, près des montagnes hérissées de sapins, l’Arveimpétueuse, çà et là des chalets appa-raissant parmi les arbres,tout figurait au décor d’une singulière beauté. Et cette beautéétait plus grande encore, plus sublime grâ-ce aux Alpes dont lesdômes et les pyramides couverts d’une neige éclatante dominaienttout, comme s’ils appartenaient à un autre monde, habité par desêtres d’une autre race.

Je franchis le pont de Pélissier où le ravin, formé par lariviè-re, s’ouvrait devant moi et je commençai l’ascension de lamonta-gne qui le surplombe. Peu après, j’entrai dans la vallée deChamo-nix. Cette vallée est plus étonnante et plus sublime maismoins belle et moins pittoresque que celle de Servox que je venaistout juste de traverser. Les hautes montagnes neigeuses en formentles limites les plus proches mais je n’y voyais aucun château enruine ni aucun champ fertile. D’immenses glaciers bordaient laroute. J’entendis le roulement de tonnerre d’une avalanche etaperçus la fumée qui s’élevait sur son passage. Le mont Blanc, lesuprême et magnifique mont Blanc, se dressait au-dessus desaiguilles envi-ronnantes et son extraordinaire sommet dominaittoute la vallée.

Une sensation de plaisir depuis longtemps oubliée m’envahitplusieurs fois durant ce voyage. Une courbe sur mon chemin, unnouvel objet aperçu tout à coup et identifié m’évoquaient les joursanciens et ravivaient les joies de mon adolescence. Le vent avecses accents apaisants chuchotait des consolations à mes oreilles etla Nature, maternelle, m’invitait à ne plus pleurer. Et puis, denouveau, cette influence bénéfique cessa d’agir – et je me trouvaienchaîné à mes chagrins, submergé par de tristes réflexions.J’éperonnai ma monture, m’efforçant d’oublier le monde, mesfrayeurs et, par-dessus tout, de m’oublier moi-même. Mais bien-tôt,dans une crise de désespoir, je mis pied à terre et me jetai dansl’herbe, écrasé par l’horreur et par la honte.

À la fin, j’arrivai au village de Chamonix. L’épuisementsuccé-da à la fatigue extrême que mon corps et mes esprits avaientendu-rée. Un court instant, je restai à la fenêtre de ma chambre,contemplant les éclairs livides qui jouaient sur le mont Blanc,écoutant le rugissement de l’Arve qui poursuivait son cours encontrebas. Ces bruits sourds eurent sur mes nerfs à fleur de peaul’effet d’une berceuse.

Lorsque je posai ma tête sur l’oreiller, je m’endormis aussitôt.Et je rendis grâce au sommeil que je sentais venir et qui medon-nait l’oubli.

Chapitre 10

 

La journée suivante, je la passai à errer au milieu de lavallée. Je m’arrêtai près des sources de l’Arveiron qui sortentd’un glacier et descendent lentement le long des montagnes, commepour bar-ricader la vallée. Les flancs abrupts des hauts sommets sedressaient devant moi et j’étais dominé par un mur de glace.Alen-tour gisaient quelques sapins fracassés. Le silence solennelqui régnait dans ce glorieux sanctuaire de la nature n’était briséque par le tumulte des eaux, la chute de quelque gigantesquefragment de roc, le grondement d’une avalanche ou l’écho, répercutéà tra-vers les montagnes, du craquement de la glace accumulée qui,tra-vaillant en silence et selon des lois immuables, éclatait et sebrisait de loin en loin, tel un jouet entre ses mains. Ces paysagessublimes et magnifiques m’apportaient la plus grande consolationdont je pouvais bénéficier. Ils m’élevaient au-dessus de lapetitesse hu-maine et, même s’ils n’effaçaient pas mes peines, ilsme fascinaient et m’apaisaient. Dans une certaine mesure aussi, ilsm’éloignaient des pensées dont j’avais tant souffert ces derniersmois. Je ne ren-trai pour dormir qu’à la nuit tombante et monsommeil était comme protégé par les innombrables paysages quej’avais admirés pendant toute la journée. Ils se réunissaientautour de moi, la nei-ge inviolée des hauts sommets, les picséclatants, les sapins, le ra-vin nu, l’aigle planant parmi lesnuages – tous groupés pour me donner la paix.

Mais où étaient-ils passés le jour suivant, à mon réveil ?Le calme de mon âme avait été englouti dans mon sommeil et unesombre mélancolie s’empara de mes pensées. La pluie tombait àtorrents, d’épaisses brumes dissimulaient les sommets desmonta-gnes, au point que je ne pouvais même plus voir le visage demes meilleurs amis. Mais il m’était possible de franchir leur voilenua-geux et de retrouver leur obscure retraite. Qu’étaient pour moila pluie et l’orage ? Ma mule fut amenée devant la porte et jedécidai de gravir le sommet de Montanvert. Je me souvenais del’effet qu’avait produit sur moi, la première fois que je l’avaisvu, l’ex-traordinaire glacier en perpétuel mouvement. J’en avaisressenti une extase sublime qui avait donné des ailes à mon âme etm’avait éloigné du monde ténébreux pour me conduire vers la lumièreet la joie. La vision de ce que la nature avait de grandiose et dema-jestueux m’ébranlait toujours l’esprit et me faisait oublier lessou-cis de l’existence. J’étais déterminé à partir sans guide carje connaissais fort bien le chemin. Au reste, la présence d’uneautre personne aurait détruit la grandeur solitaire du paysage.

La pente est escarpée mais le sentier, avec ses petits détourssuccessifs, permet l’accès au flanc perpendiculaire de la montagne.C’est un spectacle d’une terrifiante désolation. À de milliersd’en-droits, on distingue des traces des avalanches de l’hiver. Desar-bres détruits et déchiquetés jonchent le sol, certains sonttotale-ment brisés, d’autres sont inclinés, tantôt sur des rochers,tantôt à la transversale sur des troncs. Le sentier, au fur et àmesure qu’on monte, est coupé par des ravins de neige, le longdesquels, à tout moment, se précipitent des pierres.

L’un d’entre eux est particulièrement dangereux car le moin-drebruit, ne serait-ce que la voix d’un homme, provoque une vi-brationde l’air et celle-ci suffit pour anéantir celui qui parle. Lessapins sont ni grands ni touffus, mais plus sombres – ce qui ajouteà la sévérité du paysage. Je contemplai la vallée sous mes yeux :une forte brume montait des cours d’eau et allait couronner lessommets des montagnes d’en face, perdus parmi les nues obscu-res.Avec la pluie qui tombait, le ciel sombre, tout ce qui m’entou-raitdégageait la mélancolie. Hélas !

Pourquoi l’homme s’enorgueillit-il d’une sensibilité supérieu-reà celle de la brute ? Elle est seulement plus nécessaire. Sinos impulsions se bornaient à la faim, à la soif, au désir, nouspour-rions être presque libres. Au contraire, nous sommes touchéspar la plus petite brise qui souffle – ou même un simple mot, ouenco-re l’image que ce mot peut faire surgir en nous.

Nous dormons, un rêve peut. empoisonner notresommeil.

Nous nous levons, une pensée errante te perturbe notrejour-née.

Nous sentons, pensons, raisonnons, nous rions, nouspleu-rons, Nous sommes pris par la douleur ou nous chassons no-trechagrin.

C’est pareil : que nous soyons heureux ou malheureux ;Le chemin du départ est toujours libre.

Pour l’homme, la veille ne ressemble pas aulendemain.

Rien ne peut durer sinon le changement !

Il était près de midi quand j’arrivai au bout de mon ascen-sion.Je m’assis un moment sur un rocher qui dominait la mer de glace.Une brume l’enveloppait, ainsi que les montagnes alentour. Bientôt,une brise dissipa le nuage et je descendis sur le glacier. Sasurface est très inégale, un peu comme les vagues d’une meragi-tée, pleine de hauts et de bas, avec de profondes crevasses. Lechamp de glace n’a pas plus d’une lieue de largeur mais je mis prèsde deux heures pour le parcourir. La montagne opposée est un blocrocheux perpendiculaire. Du côté où je me trouvais mainte-nant, leMontanvert se dressait juste en face de moi, à une distan-ce d’unelieue. Au-dessus, c’était le mont Blanc, dans toute sa ma-jesté. Jem’avançai au milieu d’un renfoncement de rochers, frap-pé par cespectacle splendide et prodigieux. La mer, ou plutôt l’immensefleuve de glace, courait à travers les montagnes où do-minaient lessommets. Leurs pics glacés et scintillants brillaient sous lesoleil, au-dessus des nuages.

Mon cœur, tantôt encore empli de tristesse, se gonflait àpré-sent d’un sentiment de joie. Je m’écriai :

– Esprits errants, si vraiment vous errez et si vous ne restezpas dans vos lits étroits, accordez-moi un peu de bonheur ouconduisez-moi, comme votre compagnon, loin des joies del’exis-tence !

J’avais à peine parlé lorsque j’aperçus soudain, à une certainedistance, la silhouette d’un homme qui avançait vers moi à unevitesse surhumaine. Il bondissait au milieu des cratères de glace,parmi lesquels je m’étais promené avec précaution. Sa statureaus-si, tandis qu’il s’approchait, semblait exceptionnelle pour unhomme. J’étais troublé.

Un brouillard passa sous mes yeux et je sentis que je perdaiscontenance. Mais, avec le vent glacial qui soufflait, je reprisrapi-dement les esprits. Et je vis, lorsque la créature fut touteproche (spectacle extraordinaire et abhorré !), que c’était lemonstre à qui j’avais donné la vie.

Je tremblai de rage et d’horreur, résolu à attendre sa venueavant d’engager avec lui un mortel combat. Il approcha.

Ses traits exprimaient une douloureuse angoisse, mêlée de dédainet de malice, alors que sa laideur atroce avait quelque cho-se detrop horrible pour un regard humain.

Mais je me gardai de l’observer. La rage et la haine m’avaienttout d’abord privé de parole et je ne la retrouvai que pourexpri-mer ma fureur et mon abomination.

– Démon ! m’exclamai-je. Oses-tu donc m’approcher ?N’as-tu pas peur de ma cruelle vengeance, que mon bras ne tefracasse la tête ? Va-t-en, vile créature ! Ou plutôt,non, reste, que je te ré-duise en poussière ! Ah ! si jepouvais, en supprimant ta misérable existence, rappeler à la vieces victimes que tu as si diabolique-ment assassinées !

– Je m’attendais à cet accueil, me répondit le monstre.

Tous les hommes détestent les malheureux. À quel pointdoi-vent-ils me haïr alors, moi qui suis la plus malheureuse detoutes les créatures vivantes ! Toi cependant, mon créateur,toi tu me détestes et tu me repousses, moi qui suis ta créature àlaquelle tu es lié par des liens qui ne peuvent être brisés que parla mort de l’un de nous deux.

Tu te proposes de me tuer. Comment oses-tu ainsi jouer avec tavie ? Accomplis ton devoir envers moi et j’accomplirai le mienenvers toi et envers le reste de l’humanité. Si tu acceptes de teral-lier à mes conditions, je te laisserai en paix, toi et tous lestiens. Mais si tu refuses, je me nourrirai de la mort jusqu’à merassasier du sang de tous ceux qui te sont chers !

– Monstre abhorré ! Créature ignominieuse ! Lestortures de l’enfer ne suffiraient pas à venger tes crimes.Misérable démon ! Tu me reproches ta création. Viens donc, queje puisse éteindre la flamme que j’ai si stupidement fait jailliren toi !

Ma rage n’avait aucune limite. Je me jetai sur lui mû par tousles sentiments qui peuvent armer un homme à en tuer un autre.

Il m’évita aisément et me dit :

– Du calme ! Écoute-moi d’abord avant de déverser ta hainecontre moi. N’ai-je pas assez souffert que tu veuilles encoreaug-menter mon malheur ? La vie, bien qu’elle ne soit pour moiqu’une accumulation d’angoisse, m’est précieuse et je la défendrai.Rap-pelle-toi, tu m’as fait plus puissant que toi, ma taille estplus gran-de que la tienne et mes membres sont plus souples que lestiens. Mais je ne tenterai pas à m’opposer à toi ! Je suis tacréature et je serai même doux et docile envers mon maître et monseigneur na-turels si, pour ta part, tu faisais comme moi.Oh ! Frankenstein, ne sois pas équitable envers les autres etinjuste envers moi seul. Tu me dois ta justice – davantage : taclémence et ton affection. Oui, rappelle-toi que je suis tacréature. Je devrais être ton Adam mais je ne suis qu’un ange déchuque tu prives de toute joie. Partout je vois le bonheur et moi, moiseul, j’en suis irrévocablement exclu. J’étais généreux et bon,c’est le malheur qui a fait de moi un mons-tre. Rends-moi heureuxet je serai de nouveau vertueux.

– Va-t’en ! Je ne veux plus t’entendre. Il ne peut pas yavoir de relation entre toi et moi : nous sommes des ennemis.Va-t’en ou mesurons nos forces dans un combat et que l’un de nouspérisse !

– Comment puis-je t’émouvoir ? Est-ce que mes supplicationssont impuissantes à te faire regarder avec bienveillance cettecréa-ture qui t’implore et qui demande bonté et compassion ?Crois-moi, Frankenstein, j’étais généreux, mon âme débordaitd’amour et d’humanité. Mais ne suis-je pas seul, pitoyablementseul ? Et toi, mon créateur, tu me hais ! Quel espoirpuis-je mettre en tes semblables qui ne me doivent rien ? Ilsme méprisent et me détes-tent. Les montagnes désertes et lesglaciers sont mon seul refuge. J’ai erré ici de nombreux jours. Lescavernes de glace que je suis le seul à ne pas craindre sont mesabris, les seuls que les hommes ne me disputent pas. Je bénis lescieux limpides, ils me sont plus cléments que tes semblables. Si lamultitude humaine connaissait mon existence, elle ferait ce que tufais et elle viendrait me détrui-re, les armes à la main. Moi je lahais puisqu’elle m’abhorre ! Je ne ferai aucun pacte avec mesennemis. Je suis misérable et ils parta-geront ma misère. Il estdans ton pouvoir cependant de me rendre justice et de délivrer lemonde du fléau. Sans cela, non seulement toi et ta famille maisencore des milliers d’autres gens, vous serez précipités dans letourbillon de ma fureur ! Aie de la compassion, ne me chassepas. Écoute mon histoire et, quand tu l’auras enten-due,abandonne-moi ou plains-moi après avoir jugé ce que je mé-rite.Mais écoute-moi : les lois humaines permettent que les cou-pablessoient d’abord entendus avant d’être condamnés, si san-glantssoient leurs forfaits. Prête-moi attention, Frankenstein. Je suisaccusé de meurtre et pourtant tu ne pourrais pas, en touteconscience, détruire ta propre créature. Oh ! L’éternellejustice humaine ! Je ne te demande pas de m’épargner.Écoute-moi seu-lement et, après, si tu le peux et si tu le veux,détruis ton œuvre de tes propres mains !

– Pourquoi, ripostai-je, rappelles-tu à mon souvenir descir-constances qui me font souffrir quand bien même j’en suis lemi-sérable artisan et l’auteur ? Maudit soit le jour, monstreabomina-ble, où tu as vu pour la première fois la lumière !Maudites soient (et je me maudis moi-même) les mains qui t’ontfabriqué ! Tu m’as rendu malheureux au-delà de touteexpression. Tu m’as ôté le pouvoir de considérer si je suis justeou non envers toi. Va-t’en ! Délivre-moi de la vue de toncorps détestable !

– Voilà, mon créateur, comment je le ferai, dit-il.

Et il plaça devant mes yeux ses mains abominables. Je lesre-poussai avec violence.

– Je voulais seulement, reprit-il, t’épargner la vue d’unspec-tacle que tu abhorres. Veux-tu m’écouter un peu et m’accorderta compassion ! Au nom des vertus que je possédais autrefois,je te le demande. Écoute mon histoire. Elle est longue et étrange,et la température de ces lieux n’est pas bonne pour ton organisme.Viens dans ma retraite sur la montagne. Le soleil est déjà hautdans le ciel. Avant qu’il ne descende se cacher derrière les cimesneigeuses et n’aille éclairer un autre monde, tu auras entendu monhistoire et tu pourras te décider. Il dépend uniquement de toi queje quitte pour toujours le voisinage des hommes et mène une vieinnocente ou que je devienne un fléau pour tes semblables et lacause de ta propre ruine.

Après avoir parlé, il se mit à avancer au milieu des glaces.

Je le suivis. Mon cœur était lourd et je ne lui avais pasrépon-du. Mais, tout en marchant, je songeai aux divers argumentsqu’il m’avait fournis et je me décidai à écouter son histoire.J’étais en partie poussé par la curiosité et la pitié avaitentraîné ma décision. Jusque-là, j’avais supposé qu’il étaitl’assassin de mon frère et j’étais impatient de savoir s’il allaitconfirmer ou infirmer mon point de vue.

Pour la première fois aussi, je sentais les devoirs, d’uncréa-teur envers sa créature et je comprenais que je devaism’occuper de son bien avant de me plaindre de sa méchanceté. Cesraisons m’avaient poussé à accéder à sa demande. Nous traversâmesles glaces et escaladâmes le roc opposé. L’air était froid et lapluie re-commençait à tomber. Nous entrâmes dans la hutte. Lemonstre avait l’air d’exulter. Moi, j’avais toujours le cœur lourdet j’étais abattu. Mais j’avais décidé de l’écouter et je m’assisprès du feu que mon odieux compagnon alluma. Alors, il commença sonhis-toire.

Chapitre 11

 

« J’ai beaucoup de peine à me rappeler les premiers moments demon existence. Les événements de cette période m’apparaissentconfus et indistincts. Une multitude de sensations étrangesm’agi-tait. Je voyais, j’entendais, je sentais, je touchais – toutde façon simultanée -, mais il me fallut un certain temps avantd’apprendre à faire la distinction entre mes divers sens. Peu àpeu, je m’en sou-viens, une violente lumière m’excita si bien queje fus obligé de fermer les yeux. Surgit alors l’obscurité et j’enfus troublé mais à peine en avais-je eu conscience qu’en ouvrantles yeux je revis la lumière. Je me mis à marcher et je descendais,je crois, lorsque se produisit un grand changement dans messensations. Auparavant, des corps sombres et opaques m’entouraient,impossibles de tou-cher ou de voir. Mais voilà que je découvraisque je pouvais me mouvoir en toute liberté et que j’étais capablede surmonter et de contourner les obstacles. La lumièrem’oppressait de plus en plus et la chaleur me gênait, au fur et àmesure que je marchais, à telle enseigne que je recherchai unendroit où il y avait de l’ombre. Ce fut une forêt prèsd’Ingolstadt. Là, je me reposai en bordure d’un ruisseau, jusqu’àêtre tourmenté par la faim et par la soif. Cela m’arracha de matorpeur. Je mangeai des baies que je dénichai sur des arbres ou queje ramassai par terre. J’étanchai ma soif au ruis-seau et jem’étendis sur le sol pour trouver le sommeil.

« Il faisait sombre quand je me réveillai. J’avais froid et jeme sentis effrayé, comme si, indistinctement, je me rendais comptede ma désolation. Avant de quitter ton appartement, ayant éprouvéune sensation de froid, je m’étais couvert de quelques vêtementsmais ce n’était pas assez pour me prémunir contre la roséenoc-turne. Je n’étais qu’un être misérable, pauvre et sans secours.Je ne connaissais rien, je ne pouvais rien distinguer. Alentourtout me parut hostile. Je m’assis et pleurai.

« Bientôt, une légère lueur jaillit dans le ciel et j’éprouvaiune sensation de plaisir. Je me dressai et aperçus une formerayonnan-te parmi les arbres. Je la contemplai avec admiration.Elle bou-geait lentement mais elle éclairait mon chemin et jerepartis à la recherche de baies. Il faisait encore froid, pourtantje découvris sous un arbre un large manteau dont je me couvrisavant de me rasseoir par terre. Aucune pensée précise ne m’occupaitl’esprit. Tout était confus. Je sentais la lumière, la faim, lefroid, l’obscuri-té. D’innombrables bruits me tintaient auxoreilles et, de toutes parts, montaient des parfums multiples. Laseule chose que je pouvais distinguer était la lune lumineuse et jela fixai avec ravis-sement. Il y eut plusieurs jours et plusieursnuits. La durée de la nuit avait fortement diminué, lorsque jecommençai à différencier mes diverses sensations. Progressivement,je vis le ruisseau où j’allais boire et les arbres sous lesfeuillages desquels je m’abritais. Je fus émerveillé quand jedécouvris pour la première fois qu’un son agréable qui m’avaitsouvent charmé les oreilles provenait de la gorge des petitescréatures ailées qui, de temps à autres, inter-ceptaient la lumièreà mes yeux. Je commençai aussi à observer de façon beaucoup plusnette les formes qui m’entouraient et à perce-voir les limites dela rayonnante voûte de lumière au-dessus de moi. Parfois,j’essayais d’imiter les sons mélodieux des oiseaux mais sanssuccès. Et parfois aussi j’éprouvais le besoin d’exprimer messensations de ma propre manière mais les sons rudes et inar-ticulésqui sortaient de mes lèvres m’épouvantaient et je retombais dans lesilence.

« La lune avait disparu de la nuit puis elle resurgi sous uneforme, plus mince, et j’étais toujours dans la forêt. Dansl’interval-le, mes sensations étaient devenues bien distinctes etmon cerveau enregistrait chaque jour des idées nouvelles. Mes yeuxcommen-çaient à s’habituer à la lumière et à percevoir les objetsdans leur forme la plus exacte. Je discernais l’insecte au milieude l’herbe et, peu à peu, une herbe d’une autre. Je découvrais quele moineau n’émettait que des sons saccadés, alors que le chant dumerle ou de la grive était doux et harmonieux.

« Un jour que j’étais tiraillé par le froid, je dénichai un feuque des vagabonds avaient abandonné et cette découverte de lachaleur fut pour moi un délice. Dans ma joie, je plongeai ma mainparmi les braises brûlantes mais je la retirai à la hâte enpoussant un cri de douleur. Comme il est curieux, pensais-je, quela même cause produise des effets opposés ! J’examinai lesmatériaux du feu et vis avec contentement qu’ils étaient composésde bois. Je réunis rapidement quelques branches mais elles étaienttrop hu-mides et elles ne s’enflammèrent pas. J’en fus peiné et jem’assis pour contempler l’évolution du feu. Le bois humide quej’avais placé près du foyer sécha et, de lui- même, se mit àbrûler. Je ré-fléchis à ce phénomène puis, après avoir ramassé untas de bran-ches, j’en découvris la cause et m’efforçai de réunirune grande quantité de bois afin de les faire sécher et d’avoir unebonne provi-sion. Quand tomba la nuit et que je voulus me reposer,j’eus grand-peur que mon feu n’en vînt à s’éteindre. Je lerecouvris soi-gneusement de bois sec et de feuilles et plaçaiau-dessus des bran-ches humides. Puis, après avoir déployé monmanteau, je me cou-chai sur le sol et m’endormis.

« Il faisait jour à mon réveil et mon premier soin futd’exami-ner le feu. Je le découvris et une légère brise le ranimarapide-ment. En observant cela, il me vint l’idée de fabriquer avecdes branches un écran qui ranimerait les braises alors qu’ellesseraient près de s’éteindre. Quand la nuit revint, je vis avecplaisir que le feu donnait aussi bien la lumière que la chaleur et,grâce à cette découverte, j’eus le moyen d’améliorer ma nourriturecar celle que les vagabonds avait abandonnée à cet endroit étaitcuite et beau-coup plus savoureuse que les baies que je cueillaissur les arbres. Aussi, essayai-je de préparer ma nourriture de lamême façon, en la plaçant sur les braises vives. Utilisées de lasorte, les baies se gâtaient mais les noisettes et les racines,elles, avaient un meilleur goût.

« Cependant, la nourriture se faisait rare et il m’arrivaitpar-fois de passer une journée entière à chercher en vain desglands pour calmer les démangeaisons de la faim. Je décidai dansces conditions de quitter l’endroit où j’avais séjourné jusque-làet d’en chercher un autre où mes rares besoins pourraient être plusaisé-ment satisfaits. Tandis que j’émigrais, je regrettai amèrementla perte de ce feu que j’avais déniché par hasard et que je nesavais pas comment reproduire. Durant plusieurs heures, jem’appliquai sérieusement à résoudre cette difficulté mais je fusbientôt obligé de renoncer à mon projet. Enveloppé dans monmanteau, je tra-versai le bois en direction du soleil couchant. Jepassai trois jours à déambuler et, finalement, je découvris laplaine. La nuit précé-dente, il avait beaucoup neigé et les champsétaient uniformément blancs. Leur aspect était désolant. Jeconstatai que mes pieds ge-laient sur la substance froide et humidequi recouvrait le sol.

« Il était à peu près sept heures du matin et je voulais à toutprix de la nourriture et un abri. À la fin, j’aperçus une petitecaba-ne sur une éminence et sans doute avait-elle été construitepour les besoins d’un berger. C’était là, à mes yeux, un spectaclenou-veau et j’en examinai la structure avec la plus grandecuriosité. Trouvant la porte ouverte, j’entrai. Un vieil hommeétait assis près d’un feu sur lequel il préparait son repas. Il seretourna en enten-dant du bruit. Dès qu’il m’aperçut, il poussa unhurlement et, dé-sertant sa cabane, il se mit à courir à traverschamps, à une vitesse que son grand âge ne laissait pas supposer.Son apparence, diffé-rente de tout ce que j’avais vu jusqu’alors,sa fuite me surprirent. Mais j’étais ravi par l’allure de lacabane. Le sol était sec, la pluie et la neige ne pouvaient ypénétrer – un endroit aussi charmant et aussi divin à mes yeux quePandaemonium aux démons de l’enfer après leurs épreuves dans le lacde feu. Je dévorai avidement les restes du repas du berger – dupain, du fromage, du lait, du vin, un aliment que je n’ai plus aimépar la suite. Puis, rongé de fati-gue, je m’étendis sur un tas depaille et je m’endormis.

« Je me réveillai vers midi. Encouragé par la chaleur du soleilqui brillait avec éclat sur le sol blanc, je décidai de poursuivremon voyage. Je ramassai ce qui restait encore du repas, le fourraidans une besace que je trouvai et m’avançai parmi les champs denom-breuses heures. Au coucher du soleil, j’étais aux abords d’unvilla-ge. Quel spectacle miraculeux ! Les cabanes, lescottages char-mants, les maisons imposantes éveillèrent tour à tourmon admi-ration. Les légumes dans les jardins, le lait et lefromage que je voyais exposés à la fenêtre de certains chaletsexcitèrent mon ap-pétit. J’entrai dans l’un des plus beaux maisj’avais à peine mis le pied à l’intérieur que les enfants se mirentà crier et qu’une femme s’évanouit. Tout le village était eneffervescence. Certains fuyaient, d’autres m’attaquèrent jusqu’à ceque, gravement blessé par les pierres et les autres projectilesqu’on me lançait, je me sauve dans la plaine et aille peureusementme réfugier dans une petite hutte, toute basse, et dontl’apparence, comparée aux demeures du villa-ge, était misérable.Cette hutte, pourtant, était contiguë à un joli et agréable chaletoù, après la triste expérience que je venais de faire, je n’osaipas entrer. Mon refuge en bois était si bas que j’avais tou-tes lesdifficultés à y rester, sans baisser la tête. Le sol étaitconsti-tué de terre battue mais il était sec’ Et bien que le vent yentrât par d’innombrables fissures, l’abri me parut excellentcontre la neige et la pluie.

« C’était donc là ma retraite. Je m’étendis par terre, heureuxd’avoir trouvé un asile, si misérable fût-il, contre l’inclémencede la saison et, plus encore, contre la barbarie des hommes.

« Au matin, je me glissai hors de mon abri afin d’inspecter lechalet adjacent et pour voir si je pouvais rester dans la hutte quej’avais découverte. Elle était située derrière le chalet, entre uneporcherie et un petit étang. Il n’y avait qu’une seule ouverture etc’était par-là que je m’étais glissé. Je l’occultai et la bouchaiavec des pierres et du bois pour n’être vu par personne mais detelle sorte que je puisse à l’occasion y repasser. La lumière dontje jouissais était celle de la porcherie mais elle étaitsuffisante.

« Après avoir aménagé mon abri et après avoir disposé de lapaille sur le sol, je me retirai car je venais de voir, à quelquedis-tance, la silhouette d’un homme et je me souvenais trop bien dutraitement que j’avais subi la nuit précédente pour me fier à lui.Mais j’avais préalablement pris soin d’assurer ma subsistance pourla journée : j’avais du pain et une tasse avec laquelle jepour-rais boire, plus facilement qu’en m’aidant de mes mains, l’eaupure qui coulait près de mon abri. Le sol était légèrementsurélevé, ce qui le rendait parfaitement sec, et, grâce à laproximité de la che-minée du chalet, la température étaitsupportable.

« Étant ainsi pourvu, je décidai de rester dans cette huttejus-qu’au moment où se produirait un événement qui changerait madestinée. C’était effectivement un paradis comparé à la forêt, monprécédent abri, avec les branches gorgées d’eau et le sol humide.Je mangeai mon repas avec plaisir. J’étais sur le point de retirerune planche pour aller puiser de l’eau lorsque je perçus un bruitde pas. À travers une petite fissure, j’aperçus une jeune créaturequi, avec un seau sur la tête, passait devant ma hutte. Ils’agissait d’une jeune fille d’allure accorte, très différente desservantes que j’ai eu l’occasion de voir depuis dans les chalets etles fermes. Et pourtant elle était pauvrement habillée – une jupetrès ordinaire de couleur bleue et un corsage de toile. Ses cheveuxblonds étaient tressés sans aucune parure. Elle avait l’air sereinmais triste. Je la perdis de vue mais, au bout d’un quart d’heure,elle reparut avec son seau qui à présent était partiellement remplide lait. Comme elle s’avançait, visiblement gênée par son fardeau,un jeune homme qui affichait le même air de mélancolie vint à sarencontre. Il prit le seau et le porta lui-même jusqu’au chalet.Elle le suivit et ils disparurent tous les deux. Mais bientôt, jerevis le jeune homme. Il portait des outils à la main et gagnait lechamp derrière le chalet. Quant à la jeune fille, elle travaillaittantôt dans la maison tantôt dans la cour.

« En inspectant mon logis, je remarquai qu’une des fenêtres duchalet avait jadis formé une paroi mais que les vitres avaient étéremplacées par des planches. J’y découvris là une fente trèsminuscule mais suffisante pour laisser passer le regard. Par cetinterstice, j’aperçus une agréable petite pièce, chaulée et propremais presque dépourvue de meuble. Dans un coin, près d’un feumodeste, se tenait un vieillard, la tête entre les mains dans uneattitude de désolation. La jeune fille était occupée à se mettre del’ordre dans le chalet mais, à un moment donné, elle alla, retirerun objet dans un tiroir qu’elle garda entre les mains avant deprendre place à côté du vieil homme, lequel se mit à jouer d’uninstrument qui produisait des sons plus doux que la voix de lagri-ve ou du rossignol. C’était un spectacle délicieux, même pourmoi, pauvre misérable ! qui n’avais jamais rien contempléd’aussi beau. Les cheveux argentés et l’agréable expression duvieux fermier suscitèrent mon respect et, devant les doux gestes dela fille, j’étais saisi d’amour. Il joua un air tendre et tristequi, je m’en aperçus, arracha des larmes chez son aimable compagnemais le vieillard n’y fit vraiment attention que lorsqu’elle se mità sangloter. Il pro-nonça alors quelques mots et la jolie créature,abandonnant son ouvrage, s’agenouilla à ses pieds. Il la releva etlui sourit avec tant de gentillesse et d’affection que j’éprouvaides sensations d’une nature particulièrement accablante. C’était unmélange de peine et de plaisir que je n’avais connu auparavant, quece fût avec la faim ou le froid, que ce fût avec la chaleur oul’appétit. Je m’éloignai de la fenêtre, incapable de supporter cesémotions.

« Plus tard, le jeune homme fut de retour, portant une charge debois sur ses épaules. La fille l’accueillit à la porte, l’aida àdé-charger son fardeau et prit quelques bûches qu’elle alladisposer sur le feu du chalet. Puis, ils se retirèrent tous lesdeux dans un coin où il lui montra un grand pain et un morceau defromage. Elle parut satisfaite et partit arracher quelques racineset des plantes dans le jardin avant de les mettre dans l’eau puissur le feu. Alors, elle reprit son travail, tandis que le jeunehomme gagnait le jardin et s’activait à y bêcher et enlever desracines. Cette besogne l’occu-pa presque une heure. La jeune fillele rejoignit ensuite et ils en-trèrent ensemble dans le chalet.

« Pendant ce temps-là, le vieillard était resté pensif.Toute-fois, avec le retour de ses compagnons, il prit un air plusjoyeux et ils s’assirent, pour manger. Le repas fut rapidementavalé. La jeu-ne fille remit de l’ordre dans le chalet pendant quele vieillard, ap-puyé au bras du jeune homme, se promenait quelquesminutes au soleil. Rien n’aurait pu dépasser en beauté le contrasteentre ces deux généreuses créatures. L’un était âgé, avec descheveux d’ar-gent et un visage rayonnant de bonté et d’amour.L’autre était jeu-ne, il y avait de la grâce sur ses traits,quoique son regard et son attitude exprimassent le dépit et ledésespoir. Le vieillard regagna le chalet et le jeune homme, avecd’autres outils que ceux qu’il avait employés le matin, partit endirection des champs.

« Lorsque tomba la nuit, ce fut avec une extrême stupéfactionque je découvris que les fermiers pouvaient prolonger la lumière aumoyen de bougies, et je fus heureux de constater que le coucher dusoleil ne mettait pas fin au plaisir que j’avais à les observer. Lesoir, la jeune fille et son compagnon s’employèrent à des tâchesvariées que je ne compris pas. Quant au vieillard, il reprit cetins-trument qui rendait des sons mélodieux et qui, ce matin déjà,m’avait ravi. Après avoir achevé son travail, le jeune hommecommença, non pas à jouer, mais à émettre des sons monotones quin’avaient aucune ressemblance, ni avec l’harmonie de l’ins-trumentdu vieillard ni avec le chant des oiseaux. Je devais ap-prendre parla suite qu’il lisait à haute voix mais, à cette époque, je neconnaissais rien de la science des mots et des lettres.

« Et, après s’être occupée de la sorte pendant un petit temps,la famille éteignit les lumières et se retira, je suppose pour sere-poser. »

Chapitre 12

 

« Étendu sur la paille, je ne parvenais pas à dormir. Je pensaisaux événements de la journée, Ce qui m’avait le plus étonné,c’étaient les manières affables de ces gens. J’aurais voulu mejoindre à eux mais j’avais peur. Je me souvenais trop bien dutrai-tement que les villageois barbares m’avaient fait subir lanuit pré-cédente et je décidai, quelle que fût la conduite quej’aurais à tenir par la suite, de rester tranquillement dans monabri, à observer les fermiers et à essayer de découvrir mes motifsqui influençaient leurs actions.

« Les fermiers se levèrent le matin suivant avec le soleil. Lajeune femme mit de l’ordre dans le chalet et prépara la nourriture.Le jeune homme partit après son premier repas.

« La routine de cette journée fut identique à celle de laveille. Le jeune homme était constamment occupé à l’extérieur et lafille se livrait à ses diverses et laborieuses occupations. Levieillard, lui, je m’en rendis compte bientôt, était aveugle : ilpassait tout son temps à jouer de son instrument ou à méditer. Rienne pouvait égaler l’amour et le respect que les jeunes fermiersportaient à leur vénérable compagnon. Ils lui rendaient avecdouceur et affection toute une série de petits services et, enrécompense, il leur adres-sait de gentils sourires.

« Mais ils n’étaient pas tout à fait heureux. Le jeune homme etsa compagne se tenaient souvent à l’écart et donnaientl’impres-sion de pleurer. Je ne voyais pas la cause de leurinfortune mais j’en étais profondément touché. Si des êtres aussiattentifs étaient malheureux, il n’était pas tellement étrange quemoi, une créature imparfaite et solitaire, je fusse misérable. Maispourquoi étaient-ils éprouvés ? Ils possédaient une charmantemaison (du moins m’apparaissait-elle ainsi) et un certain confort.Ils avaient du feu pour se chauffer quand ils avaient froid et desviandes délicieuses quand ils avaient faim. Ils portaient de bonsvêtements. Bien plus : ils s’aimaient les uns les autres, ils separlaient et échangeaient chaque jour des regards d’affection et detendresse. Que signi-fiaient leurs larmes ? Exprimaient- ellesréellement de la peine ? Je fus d’abord incapable de répondreà ces questions mais une at-tention soutenue et le temps finirentpar expliquer de nombreux faits qui, au premier abord, m’avaientparu des énigmes.

« Une très longue période s’écoula avant que je ne découvris-seune des causes du malheur de cette aimable famille : c’était lapauvreté dont elle souffrait à un degré extrême. Leur nourriture secomposait uniquement des légumes du jardin et du lait d’une va-chequi avait fort maigri durant l’hiver et que ses maîtres avaientgrand-peine à nourrir. Ils devaient souvent, je crois, êtreterrible-ment tiraillés par la faim, plus particulièrement les deuxjeunes fermiers qui, la plupart du temps, présentaient de lanourriture au vieillard et ne gardaient rien pour eux.

« Ce trait de bonté m’émut beaucoup. J’avais pris l’habitude,durant la nuit, de voler une partie de leurs aliments pour mapro-pre consommation mais, quand je me rendis compte qu’enagis-sant de la sorte je mécontentais les fermiers, je m’en abstinset me contentai de baies, de noix et de racines que je ramassaisdans un bois tout proche.

« Je découvris aussi un autre moyen susceptible de les assis-terdans leurs labeurs. J’avais constaté que le jeune homme passaitchaque jour beaucoup de temps à réunir du bois pour le foyerfa-milial. Aussi, durant la nuit, je m’emparai de ses outils – donttrès vite j’avais découvert l’usage – et ramenai à la maison assezde provisions pour plusieurs jours.

« Je me souviens que, la première fois que je fis cela la jeunefemme, alors qu’elle venait d’ouvrir la porte le matin, parutextrê-mement étonnée en voyant la grande pile de bois sur le seuil.Elle prononça à haute voix quelques paroles et le jeune homme lare-joignit – et lui aussi exprima surprise. Je remarquai avecplaisir que ce jour-là il ne se rendit pas dans la forêt mais qu’ilpassa son temps à réparer son chalet et à cultiver le jardin.

« Insensiblement, j’en vins à faire une découverte d’uneim-portance plus grande encore. Je m’aperçus que ces gens-làpossé-daient un moyen de communiquer leur expérience et, leurssenti-ments par des sons articulés. Je découvris que les mots dontils se servaient produisaient tantôt le plaisir ou la peine, tantôtle souri-re ou la tristesse dans les gestes ou sur la physionomiede ceux qui les entendaient. C’était là, sans nul doute, unescience divine et je désirai ardemment l’acquérir. Mais toutes mestentatives en ce sens échouèrent. Leur prononciation était rapideet les mots qu’ils employaient ne semblaient pas avoir de rapportimmédiat avec les objets visibles, et j’étais incapable dedécouvrir le moindre indice qui aurait pu me permettre decomprendre leurs références. Ce-pendant, avec une grandeapplication, après être resté dans ma hutte le temps de plusieursrévolutions lunaires, je découvris les noms qu’ils donnaient dansleurs dialogues à la plupart de leurs objets familiers. J’appris etemployai les mots “feu”, “lait”, “pain” et “bois”. J’appris aussiles noms des fermiers eux-mêmes. Le jeu-ne homme et sa compagne enavaient chacun plusieurs, mais le vieillard un seulement qui était“père”. La fille était appelée “sœur” ou “Agatha”, et le jeunehomme “Félix”, “frère” ou “fils”. Je ne pourrais pas décrire majoie quand je compris quelles idées étaient appropriées à chacun deses sons et quand je fus à même de les prononcer moi aussi. Jedistinguai d’autres mots encore mais sans pouvoir les comprendre niles appliquer, tels que “bon”, “très cher”, “malheureux”.

« Ainsi se passa l’hiver. Les manières affables et la sympathiedes fermiers me les rendirent très chers. Quand ils étaientmal-heureux, je me sentais déprimé. Quand ils se réjouissaient, jepar-tageais leur allégresse. En dehors d’eux, je voyais peu de genset jamais personne d’autre n’entrait dans la ferme. Mais les autresavaient des allures frustes et grossières et, par comparaison, masympathie pour mes amis ne faisait qu’augmenter. Le vieillard, jepouvais le constater, cherchait souvent à encourager ses enfants –ainsi qu’il les appelait quelquefois – et à dissiper leurmélancolie. Il parlait alors avec un accent de gaieté, avec uneexpression de bonté qui me procurait du plaisir, Agatha l’écoutaitavec respect, les yeux parfois remplis de larmes qu’elle essayaitde faire dispa-raître sans qu’il s’en aperçût. Mais je remarquaique son visage et sa voix étaient généralement beaucoup plusradieux, après qu’elle avait écouté les exhortations de son père.Ce n’était pas pareil avec Félix. Il était toujours le plus tristedu groupe et, malgré mon manque d’expérience, il me donnaitl’impression d’avoir davanta-ge souffert que ses compagnons.Pourtant, s’il avait une physio-nomie plus affligée, sa voix étaitcaressante, plus douce que celle de sa sœur, surtout quand ils’adressait au vieillard.

« Je pourrais mentionner d’innombrables exemples quiillus-treraient clairement les bonnes dispositions de ces aimablesfer-miers. Au milieu de la pauvreté et de la gêne, Félix offraitsponta-nément à sa sœur la première petite fleur blanche qui avaitpercé sous le tapis de neige. Très tôt le matin, avant qu’elle nefût levée, il balayait la neige qui obstruait le chemin del’étable, tirait de l’eau du puits et ramenait chez lui uneprovision de bois, qu’une main inconnue, à son grand étonnement,continuait de lui fournir. Pendant la journée, il travaillait, jecrois, dans une ferme du voisi-nage car il partait souvent tôt lematin et ne rentrait que le soir, sans rapporter du bois. Àd’autres moments, il travaillait au jardin mais, comme il y avaitpeu de besogne en cette saison froide, il faisait la lecture auvieillard et à Agatha.

« Ces lectures, au début, m’avaient extrêmement intrigué. Mais,peu à peu, je me rendis compte que les sons qu’il émettaitlorsqu’il parlait étaient les mêmes que ceux qu’il émettaitlorsqu’il lisait. Je supposai donc qu’il trouvait sur le papier dessignes qui lui permettaient de parler et qu’il comprenait et jevoulus moi aus-si les connaître. Mais était-ce possible puisque jene pouvais pas saisir les sons correspondant à ces signes ?Néanmoins, je fis de notables progrès en ce domaine mais ilsn’étaient pas suffisants pour me permettre de suivre uneconversation quelconque, quelle que fût l’application avec laquelleje m’attelais à cette tâche. J’avais une grande envie de révéler maprésence aux fermiers mais je m’apercevais bien que je ne devaisrien tenter avant d’avoir ré-ussi à maîtriser leur langage – etpeut-être, en étant capable de parler, pouvais- je aussi faireoublier la difformité de ma figure, car sur ce point-là aussij’avais appris à mesurer les différences existant entre nous.

« J’avais admiré la perfection des corps des fermiers -leurgrâce, leur beauté, la délicatesse de leur allure. Comme j’étaister-rifié lorsque je voyais mon reflet dans l’eau ! Lapremière fois, je m’étais jeté en arrière, ne pouvant pas croireque c’était moi que le miroir réfléchissait. Mais lorsque je fuspleinement convaincu que j’étais un authentique monstre, jeressentis une profonde, une humiliante amertume. Hélas ! Je neconnaissais pas tout à fait en-core les conséquences fatales de mamisérable difformité !

« À mesure que le soleil devenait plus chaud et que lesjour-nées s’allongeaient, la neige disparaissait et je voyais lesarbres dépouillés et la terre noire. À partir de ce moment-là,Félix travail-la davantage et les traces pénibles de la famines’évanouirent. Leur nourriture, ainsi que je m’en aperçus par lasuite, était frugale mais saine. Elle suffisait à leurs besoins.Plusieurs nouvelles sortes de plantes poussèrent dans le jardinqu’ils cultivaient. Et tous les jours, à mesure que la saisonavançait, les signes de confort se multiplièrent.

« Quand il ne pleuvait pas, le vieillard, soutenu par son fils,effectuait sa promenade quotidienne. J’appris ainsi le terme qu’onemployait quand l’eau tombait du ciel. Ce phénomène-là étaitfré-quent mais, très vite, un grand vent séchait la terre et lasaison devenait de plus en plus agréable.

« Ma manière de vivre dans mon abri ne variait pas. Durant lamatinée, j’observais les allées et venues des fermiers et,lors-qu’ils étaient pris par leurs diverses occupations, jedormais. Le reste de la journée, je les guettais encore. À l’heureoù ils allaient se coucher, s’il y avait la lune et que la nuitétait claire, je gagnais les bois pour pourvoir à ma proprenourriture et ramener au cha-let du combustible. À mon retour, etaussi souvent que c’était né-cessaire, j’enlevais la neige dusentier et accomplissais certaines besognes que j’avais vu fairepar Félix. Et je remarquais que ces travaux, exécutés par une maininvisible, les étonnaient toujours aussi grandement. Une ou deuxfois, à ce propos, je les entendis employer des mots comme “bongénie” ou “merveilleux” mais j’ignorais alors la signification deces termes.

« Mes pensées, à présent, devenaient plus agiles et j’avaishâ-te de découvrir les raisons d’être et les sentiments de cescharman-tes créatures. J’étais curieux de savoir pourquoi Félixavait l’air si malheureux et Agatha si triste. Je pensais (pauvrefou !) qu’il était en mon pouvoir de leur restituer lebonheur. Quand je dormais ou quand j’étais absent, l’image duvénérable père aveugle, de la dou-ce Agatha et du beau Félix mehantait l’esprit. Je les tenais pour des êtres supérieurs quiseraient les arbitres de mon futur destin. J’imaginais millemanières de me présenter à eux et de me faire accueillir, jepressentais leur panique mais je me disais que par mon comportementaffable et mes paroles conciliantes je pourrais gagner leur faveurd’abord et ensuite leur amitié.

« Toutes ces réflexions m’exaltaient et me poussaient àm’ap-pliquer avec une ardeur nouvelle à l’étude de leur langue. Mesor-ganes étaient rudes peut-être mais souples et, même si ma voixne possédait pas la douce intonation de la leur, je prononçais déjàcertains mots que j’avais compris avec une réelle facilité. C’étaitun peu comme dans l’histoire de l’âne et du petit chien – l’ânedont les intentions étaient affectueuses, nonobstant ses façonsbour-rues, méritait à coup sûr un meilleur traitement que celuid’être battu et répudié.

« Les averses rafraîchissantes et l’agréable températureprin-tanière changèrent l’aspect de la nature. Les hommes qui avantce changement semblaient s’être cachés dans les cavernes sedisper-sèrent et s’adonnèrent à diverses sortes de culture. Lesoiseaux émirent des notes plus caressantes et les feuilles semirent à bour-geonner sur les arbres. Heureuse, heureusenature ! Demeure des dieux qui, il y a peu encore, étaitglaciale, humide et malsaine ! Mes esprits s’élevaient devantle visage enchanteur de la nature. Le passé s’effaçait de mamémoire, le présent était tranquille et l’avenir s’annonçait riched’espoir et de joie ! »

Chapitre 13

 

« Mais j’en arrive rapidement à la partie la plus émouvante demon histoire. Je vais relater les événements qui m’ont touché etqui, de ce que j’étais alors, ont fait ce que je suis devenuaujour-d’hui.

« Le printemps progressait à grands pas. La températures’adoucit et le ciel s’éclaircit. J’étais surpris de constater quece qui auparavant n’était que désert et tristesse se parait àprésent de fleurs et de verdure. Mes sens étaient charmés etexcités par mille senteurs délicieuses, par mille spectaclesmerveilleux.

« Ce fut lors d’une de ces journées, tandis que les fermiers sereposaient après leur travail – le vieillard jouait de la guitareet ses enfants l’écoutaient -, que je m’aperçus que les traits deFélix étaient mélancoliques au-delà de toute expression. De loin enloin, il soupirait. Son père s’arrêta de jouer et, à son attitude,je suppo-sai qu’il était inquiet de savoir pourquoi son fils étaittriste. Félix répondit avec un accent joyeux et le vieillard allaitrecommencer à jouer lorsque quelqu’un frappa à la porte.

« C’était une cavalière, accompagnée d’un paysan qui luiser-vait de guide. Elle était tout habillée de noir et portait unvoile épais. Agatha lui posa une question et, pour toute réponse,l’étran-gère ne prononça que le nom de Félix. Sa voix étaitmusicale mais assez différente de celle de mes amis. En entendantson nom, Félix s’empressa auprès de la dame, laquelle, lorsqu’ellele vit, releva son voile et je pus voir un visage d’une beautéangélique. Ses che-veux noirs étaient étrangement tressés. Ses yeuxétaient sombres, doux mais vifs. Ses traits étaient proportionnés,son teint éclatait de fraîcheur, ses joues se coloraient d’un rosedélicat.

« Félix parut ravi de la voir car toute trace de tristessedispa-rut, de son visage et celui-ci rendit une expression de joieextati-que dont je ne le croyais pas capable. Ses yeux étincelèrentet ses joues rougirent de plaisir : à ce moment je me dis qu’ilétait aussi beau que l’étrangère. Elle semblait la proie desentiments divers. Elle essuya quelques larmes qui lui coulaientdes yeux et tendit la main à Félix. Il la baisa avec cérémonie etl’appela, pour autant que j’aie bien compris, sa douce Arabe. Ellene parut pas com-prendre mais sourit. Il l’aida à descendre decheval et, après avoir congédié le guide, il l’introduisit dans lechalet. Une conversation s’engagea alors entre lui et son père, etla jeune étrangère alla s’agenouiller devant le vieil homme etvoulut lui baiser la main. Mais il la releva et l’embrassa avecaffection.

« Bientôt, je me rendis compte que l’étrangère prononçait dessons articulés et semblait posséder un langage qui lui étaitpropre, si bien qu’elle ne comprenait pas mes amis, pas plus quemes amis, eux, ne la comprenaient. Ils échangèrent de nombreuxsi-gnes que je ne saisis pas davantage mais je voyais que cettepré-sence répandait la joie dans le chalet et dissipait le chagrindes fermiers, comme le soleil dissipe le brouillard matinal. Félixavait l’air plus particulièrement heureux et c’était avec dessourires ra-dieux qu’il s’affairait auprès de son Arabe. Agatha, ladouce Aga-tha, étreignit les mains de la jolie étrangère et, endésignant son frère, elle effectua des signes qui semblaient direqu’il avait été fort triste jusqu’ici. Quelques heuress’écoulèrent. Tous les visages ex-primaient la joie mais j’enignorais la cause. Mais bientôt, par la répétition fréquente dumême son qu’ils prononçaient et que l’étrangère, pour sa part, necessait pas de reproduire, je constatai qu’elle cherchait àapprendre leur langue. Et l’idée me vint tout à coup que je pouvaismoi-même me servir de cet enseignement pour des fins similaires.Pour cette première leçon, l’étrangère ap-prit plus ou moins vingtmots. Je connaissais la plupart d’entre eux mais je pus tirerprofit des autres.

« À la nuit tombante, Agatha et l’Arabe se retirèrent lespre-mières. Au moment de se séparer, Félix embrassa les mains del’étrangère et dit : « Bonsoir, douce Safie. » Il veilla encorelong-temps, tout en parlant avec son père. Comme il répétaitréguliè-rement ce nom, je supposai que leur hôtesse était au centrede leur conversation. Je désirais de tout cœur les comprendre.Mais, en dépit de tous mes efforts, ce fut absolumentimpossible.

« Le matin suivant, Félix partit travailler et, après qu’Agathaeut achevé ses besognes habituelles, l’Arabe s’assit aux pieds duvieillard. Elle lui prit sa guitare et se mit à jouer des airs siétran-gement beaux qu’ils m’arrachèrent à la fois des larmes dejoie et de tristesse. Elle chanta et sa voix d’une chaude sonorités’éleva aussi douce, aussi pure que celles des rossignols dans lesbois.

« Quand elle se tut, elle tendit la guitare à Agatha qui, toutd’abord, la refusa. Puis, elle joua un air simple et se mit àchanter, elle aussi, mais sa voix, même si elle était douce, neressemblait pas à celle, merveilleuse, de l’étrangère. Le vieillardparut trans-porté de joie et prononça quelques paroles qu’Agathas’efforça d’expliquer à Safie – et tout semblait indiquer qu’iltenait à mani-fester la joie que lui inspirait la musique.

« Et maintenant les jours s’écoulaient aussi paisiblement quepar le passé, avec cette différence que, sur le visage de mes amis,la joie avait pris la place de la tristesse. Safie était toujoursgaie et heureuse. Elle et moi, nous fîmes de rapides progrès dansl’étude du langage, si bien qu’en deux mois je pouvais commencer àcom-prendre la plupart des mots utilisés par mes protecteurs.

« Dans l’intervalle, la terre noire s’était couverte d’herbes etles plaines vertes s’étaient hérissées d’innombrables fleurs,douces à l’odorat et à la vue, telles des étoiles luminescentesparmi la pé-nombre des bois. Le soleil était de plus en plus chaud,les nuits devinrent claires et embaumées. Mes escapades nocturnesme procuraient un plaisir beaucoup plus grand, bien qu’ellesfussent considérablement raccourcies par le coucher tardif et lelever ma-tinal du soleil. Pendant la journée, je ne m’aventuraisplus jamais à l’extérieur, craignant toujours le traitement quej’avais subi, la première fois que j’étais entré dans unvillage.

« Je m’appliquais chaque jour davantage car je voulaismaî-triser la langue le plus rapidement possible. Je peux me vanterd’avoir fait des progrès plus rapides que l’Arabe qui comprenaitpeu de choses et parlait par bribes et morceaux, tandis que, pourma part, je saisissais et étais à même de reproduire la plupart desmots qui étaient prononcés.

« Tout en apprenant à parler, j’étudiai aussi la science deslet-tres qui était enseignée à l’étrangère – et ainsi s’ouvrait surmon chemin un vaste champ de merveille et de joie.

« Le livre dans lequel Félix instruisait Safie était LesRuines ou méditations sur les révolutions des Empires deVolney. Je n’aurais jamais pu comprendre le sens de cetouvrage si Félix, en le lisant, ne donnait pas à tout moment desexplications. Il avait choisi cet ouvrage, disait-il, parce que sonstyle déclamatoire imi-tait les auteurs orientaux. Grâce à cetteœuvre, j’acquis une connaissance générale de l’histoire et une vued’ensemble sur les divers empires existant dans le monde. Jedécouvris de la sorte les mœurs, les gouvernements et les religionsdes différentes nations de la terre. J’entendis parler de lanonchalance des Asiatiques, du stupéfiant génie et del’intelligence des Grecs, des guerres et des vertus extraordinairesdes anciens Romains – et puis de leur dé-cadence et du déclin deleur immense empire -, de la chevalerie, du christianisme et desrois. Et j’entendis également parler de la découverte de l’Amériqueet, comme Safie, je fus ému en appre-nant quel sort misérable avaitété réservé à ses premiers habitants.

« Ces merveilleuses relations m’inspirèrent des sentimentsétranges. L’homme était-il donc à la fois si puissant, si vertueux,si généreux, si vicieux et si vil ? À certains moments, ilapparaissait comme un agent du principe du mal et, à d’autres,comme une expression de la noblesse et de la bonté. Être un hommegrand et vertueux, c’était, semble-t-il le plus grand honneur quipouvait échoir à une créature sensible. Être vil et vicieux, ainsique beau-coup d’individus l’avaient été, c’était la dégradation laplus basse, une condition plus abjecte que celle de la taupeaveugle ou du mi-sérable ver de terre. Longtemps, je ne pusconcevoir comment un homme pouvait aller jusqu’à tuer un de sessemblables ni pour-quoi il existait des lois et des gouvernements.Mais, lorsque j’ en appris beaucoup plus sur le vice et lescarnages, mon étonnement cessa et je m’en détournai avec dégoût etrépulsion.

« Chaque conversation entre les fermiers me faisait découvrir àprésent de nouvelles merveilles. Ce fut en suivant l’enseignementque Félix dispensait à la jeune Arabe que me fut expliqué l’étrangesystème qui régissait la société humaine : j’entendis parler de ladivision de la propriété, de l’immense richesse des uns, del’extrê-me pauvreté des autres, de la lignée, de la descendance, dusang bleu.

« Ces propos me poussèrent à réfléchir sur moi-même. Jem’aperçus que le bien le plus estimé par les créatures humainesétait une origine haute et pure à laquelle la richesse était unie.Avec un seul de ces avantages, un homme pouvait être respecté. Sanscela, il était tenu, sauf en de rares exceptions, pour un vaga-bondou un esclave, condamné à sacrifier ses forces au profit dequelques élus ! Et moi alors, qu’est-ce que j’étais ?J’ignorais abso-lument tout de ma création et de mon créateur maisje savais que je ne possédais ni fortune, ni amis, ni aucune sortede bien et qu’en revanche j’avais été pourvu d’une figure hideuse,difforme et repoussante. Je n’étais certes pas un individu normal.J’étais néanmoins plus agile que les hommes et je pouvais subsisteravec une nourriture plus fruste. Je supportais plus aisément lestempé-ratures les plus extrêmes. Ma taille était plus colossale.Quand je regardais autour de moi, je ne voyais, je n’entendaisparler per-sonne qui me ressemble. Étais-je donc un monstre, unaccident sur la terre que tous les hommes fuyaient etrejetaient ?

« Je ne pourrais pas décrire l’angoisse qui me tirailla après detelles réflexions. J’essayais de les chasser mais mon chagrin nefaisait qu’augmenter avec mon savoir. Oh ! Pourquoi ne suis-jepas toujours resté dans ma forêt natale ? Je n’y aurais connuni la faim, ni la soif, ni la chaleur !

« Oh ! comme il est étrange d’apprendre ! Laconnaissance s’accroche à l’esprit dès qu’elle l’a touché, comme lelichen sur le rocher. Je souhaitais souvent me débarrasser de toutepensée, de toute sensation mais j’appris qu’il n’y avait qu’un seulmoyen de se délivrer de sa peine, et ce moyen-là était la mort – unétat que je craignais sans même le comprendre. J’admirais la vertuet les bons sentiments et j’aimais les manières affables et lesgrandes qualités de mes fermiers. Mais, avec eux, je n’avais aucunerela-tion, si ce n’est celles que j’avais obtenues par ruse enrestant ni vu ni connu, ce qui en fait ravivait mon désir de metrouver parmi eux. Les gentilles paroles d’Agatha, les souriresenjoués de la charmante Arabe n’étaient pas pour moi. Lesencourageantes ex-hortations du vieillard et l’agréableconversation de Félix ne l’étaient pas non plus. Comme j’étaismalheureux et misérable !

« D’autres enseignements m’impressionnèrent davantage. J’apprisqu’il existait une différence entre les sexes, que les enfantsnaissaient et grandissaient. J’entendis parler de la joie d’un pèredevant le sourire d’un bébé, des traits d’esprit des adolescents,de l’amour et du soin qu’apportait une mère pour élever sa famille,de l ‘intelligence qui s’épanouit et qui se développe chez lesjeunes. De frère, de sœur, de tous ces multiples liens de parentéqui unis-sent entre elles les créatures humaines.

« Mais où étaient mes amis et mes relations ? Aucun pèren’avait veillé sur moi, aucune mère ne m’avait comblé de sourireset de caresses. Ou, si cela avait été le cas, toute mon existencepas-sée n’était plus qu’un néant, qu’un vide aveugle dans lequel jene distinguais rien. Aussi loin que je pouvais me rappeler, j’avaistou-jours eu la même taille et les mêmes proportions. Et je n’avaisja-mais vu un être qui me ressemblait ou qui avait accepté d’entreren relation avec moi. Qu’est-ce que j’étais ? La questionrevenait sans cesse et je ne pouvais y répondre que par dessoupirs.

« Je vous expliquerai bientôt vers quoi tendaient tous cessentiments mais laissez-moi d’abord vous reparler des fermiers dontl’histoire suscitait en moi des sentiments divers – indigna-tion,joie, émerveillement -, lesquels aboutissaient toujours à me faireaimer et respecter davantage mes protecteurs (car je me plai-sais àles appeler ainsi, innocent, trompé que j’étais !). »

Chapitre 14

 

« Un certain temps s’écoula avant que je ne connaisse l’histoirede mes amis. Elle ne manqua pas d’impressionner profondément monesprit, d’autant qu’elle éclairait toute une série de faits qui,pour quelqu’un d’aussi inexpérimenté que moi, étaient aussiintéressants que merveilleux.

« Le nom du vieillard était De Lacey. Il descendait d’une no-blefamille française et, durant de nombreuses années, il avait vé-cudans l’opulence, le respect de ses supérieurs et la considérationde ses pairs. Son fils avait été élevé pour servir son pays etAgatha fréquentait les dames de la plus haute noblesse. Quelquesmois encore avant mon arrivée, ils vivaient dans une grande etluxueuse ville nommée Paris, entourés d’amis, jouissant de tous lesprivilè-ges que procuraient leur rang, la vertu, l’intelligence, legoût et une fortune considérable.

« Le père de Safie avait été la cause de leur ruine. C’était unmarchant turc’ Il habitait déjà Paris depuis quelques annéeslors-que, pour une raison que je ne pus comprendre, il avait étébanni par son gouvernement. Il avait été arrêté et jeté en prisonle jour même où Safie arrivait de Constantinople pour venir vivreavec lui. Il avait été jugé et condamné à mort. L’injustice decette sen-tence était par trop flagrante. Tout Paris s’en étaitindignée. L’on prétendait que c’était moins à cause du forfaitqu’il avait commis qu’on l’avait condamnée qu’à cause de sareligion et de sa, riches-se.

« Par hasard, Félix avait assisté au procès. Quand il avaitap-pris la décision de la cour, il avait été horrifié et indigné. Àce mo-ment-là, il avait fait le vœu solennel de délivrer cet hommeet de faire l’impossible pour y aboutir. Après qu’il avaitplusieurs fois essayé en vain de s’introduire dans la prison, ils’était aperçu qu’une fenêtre grillagée, dans une partie non gardéedu bâtiment, donnait accès à la cellule du malheureux mahométan.Celui-ci, lié avec des chaînes, attendait dans le désespoirl’exécution de l’atroce sentence. Une nuit, Félix atteignit lagrille et dévoila ses intentions au prisonnier. Le Turc, aussiétonné que ravi, encouragea alors son sauveteur en lui promettantdes récompenses et de l’argent. Félix repoussa cette offre avecmépris. Néanmoins, quand il vit l’adorable Safie qui avaitl’autorisation de rendre visite à son père lui exprimer par gestesson immense gratitude, il ne put pas s’em-pêcher de penser que leprisonnier détenait en elle un trésor qui le récompenseraitlargement de ses efforts et sa hardiesse.

« Le Turc, très vite, se rendit compte de l’impression que safille avait exercée sur Félix et il s’efforça d’intéresserdavantage son sauveteur à son sort en lui promettant le mariage,dès qu’il serait conduit dans un lieu sûr. Félix était si généreuxqu’il accepta cette proposition, bien qu’il vît là aussi le gaged’un bonheur futur.

« Durant les jours suivants, tandis qu’il préparait l’évasion dumarchand, son ardeur fut encore attisée par les nombreuses let-tresque lui adressait la jeune fille. Elle avait trouvé le moyen des’exprimer dans sa langue, par l’intermédiaire d’un domestique quiétait au service du Turc et qui connaissait le français. Elle leremerciait dans les termes les plus chaleureux pour les effortsqu’il comptait mettre en œuvre et, en même temps, elle déploraitten-drement son propre sort.

« J’ai des copies de ces lettres car j’ai trouvé le moyen,pen-dant mon séjour dans la hutte, de me procurer le nécessairepour écrire : elles sont souvent de la main de Félix ou d’Agatha.Avant mon départ, je te les remettrai : elles serviront de preuve àmon histoire. Mais pour l’heure, comme le soleil est déjà très bas,je n’aurai le temps que de te les résumer.

« Safie y disait que sa mère était une Arabe chrétienne quiavait été capturée et réduite en esclavage par les Turcs. Maiscomme elle était très belle elle avait conquis le cœur du père deSafie qui l’avait épousée. La jeune fille parlait en termesfervents de sa mère qui, née libre, méprisait l’esclavage auquel àprésent elle était réduite. Elle avait élevé sa fille dans lesprincipes de la religion et lui avait appris à développer sonintelligence et à affir-mer son indépendance d’esprit – ce quel’Islam interdit aux fem-mes. Elle était morte mais ses préceptesavaient touché Safie de manière indélébile. Pour rien au monde,elle ne voulait retourner en Asie et être enfermée dans un harem oùelle n’aurait que des divertissements puérils, indignes à ses yeux,elle qui nourrissait à présent de grandes idées et cherchait às’épanouir. Le projet d’épouser un chrétien, de vivre dans un paysoù les femmes avaient l’occasion de tenir un rang dans la société,c’était inespéré pour elle.

« Le jour de l’exécution du Turc était fixé et ce fut au coursde la nuit précédente que se déroula l’évasion. Au matin, l’hommese trouvait déjà à plusieurs lieues de Paris. Félix s’était procurédes passeports au nom de son père, de sa sœur et de lui-même. Aupréalable, il avait communiqué son plan à son père, lequel l’avaitaidé en quittant sa maison, sous le prétexte d’un voyage, en faitpour aller se cacher avec sa fille dans un quartier retiré deParis.

« Félix conduisit les fugitifs à travers la France jusqu’à Lyonet de là, par le mont Cenis, ils avaient gagné Livourne où lemar-chand avait décidé d’attendre une occasion favorable pourrallier une région quelconque sous dépendance turque.

« Safie décida de rester avec son père jusqu’au moment de sondépart, d’autant que le Turc avait renouvelé sa promesse d’unir safille à son libérateur. Et Félix demeura avec eux dans cet-teattente. Il eut dès lors le temps de jouir de la compagnie de lajeune Arabe qui lui portait l’affection la plus simple et la plusten-dre. Ils se parlaient par l’intermédiaire d’un interprète et,plus souvent, en s’échangeant des regards. Safie lui chantait lesmélo-dies de son pays natal.

« Le Turc voyait cette intimité d’un œil favorable et,appa-remment, encourageait les espoirs des jeunes amoureux. Dansson cœur néanmoins, il échafaudait d’autres plans. Il répugnait àl’idée d’unir sa fille à un chrétien mais il avait peur de laréaction de Fé-lix, s’il se montrait trop réservé : il savait qu’ilétait dans le pouvoir de son libérateur de le livrer aux autoritésitaliennes. Il élabora une multitude de plans pour prolonger saduperie, tant que ce se-rait nécessaire. En réalité, il sepréparait secrètement à emmener sa fille avec lui, à l’heure de sondépart. Ses projets furent facilités avec les mauvaises nouvellesen provenance de Paris.

« Le gouvernement français prit extrêmement mal l’évasion de savictime et mit tout en œuvre pour rechercher et punir le complice.Le complot de Félix avait été rapidement découvert et De Lacey etAgatha avaient été jetés en prison. Ces nouvelles ébranlèrent Félixet l’arrachèrent de son rêve de bonheur. Son pè-re qui était âgé etaveugle ainsi que sa sœur se trouvaient en pri-son, alors que lui,il était libre et en compagnie de quelqu’un qu’il aimait. Cettepensée, il fut incapable de la supporter. Il prit de ra-pidesdispositions avec le Turc : si ce dernier trouvait l’occasion des’échapper avant son retour, il veillerait à placer Safie dans uncouvent de Livourne. Là- dessus, Félix se sépara de la belle Arabeet partit en hâte pour Paris. Il se livra à la justice, espérantainsi faire libérer De Lacey et Agatha.

« Il ne devait pas réussir. Ils restèrent tous les trois enprison pendant cinq mois avant d’être jugés. Le verdict les privade leur fortune et les condamna à un exil perpétuel, en dehors deleur pays natal.

« Ils dénichèrent un asile misérable en Allemagne, là oùmoi-même je les découvris. Félix y apprit bientôt que le Turcperfide, pour lequel lui et sa famille avaient tant enduré, avaitsu que son sauveur était ruiné et, au mépris de ce que le jeunehomme avait fait pour son bien, il avait quitté l’Italie avec safille. Par dérision, il avait envoyé à Félix une petite sommed’argent pour l’aider avait-il dit, à refaire surface.

« C’étaient là les circonstances qui avaient miné le cœur deFélix et qui avaient fait de lui, à l’époque où je l’avais vu pourla première fois, le plus malheureux de la famille. Il aurait pusup-porter la pauvreté et, comme les revers avaient affermi soncoura-ge, il s’en serait fait une gloire. Toutefois l’ingratitudedu Turc et la perte de Safie étaient des maux plus terribles, plusirréparables encore. Et voilà que la venue de la jeune fille avaitremodelé son existence.

« Quand la nouvelle parvint à Livourne que Félix avait perdu safortune et son rang, le marchand ordonna à sa fille de ne pluspenser à celui qu’elle aimait mais de préparer leur retour au paysnatal. Un tel commandement révolta la nature généreuse de Safie.Elle chercha bien à protester mais son père, au comble del’irrita-tion, réitéra son ordre tyrannique.

« Quelques jours plus tard, le Turc entra dans l’appartement desa fille et lui dit qu’il avait de bonnes raisons de croire que saprésence à Livourne avait été découverte et qu’il pourrait êtrera-pidement livré au gouvernement français. C’est pourquoi il avaitloué un bateau qui le conduirait à Constantinople et il comptait ypartir dans quelques heures. Il se proposait de laisser Safie sousla garde d’un serviteur de confiance. Elle devrait le rejoindre parla suite, avec la plus grande partie de ses biens qui n’étaienttoujours pas parvenus à Livourne.

« Une fois seule, Safie se demanda quel rôle elle devait tenir,quel était le meilleur parti à prendre dans cette situation.Resé-journer en Turquie la répugnait – sa religion, son cœur luiinterdi-saient en outre de le faire. Grâce à certains papiers deson père qui lui tombèrent entre les mains, elle apprit l’exil deson amant et découvrit le nom de l’endroit où il s’était retiré.Elle hésita un peu puis se décida à agir. Elle prit avec ellequelques bijoux qui lui ap-partenaient et de l’argent, et quittal’Italie en, compagnie d’une servante qui, bien qu’elle fût née àLivourne, connaissait des ru-diments de turc’ Elles partirent pourl’Allemagne.

« Safie atteignit sans encombre une ville, à quelque vingtlieues de la ferme des De Lacey. Mais là sa servante tombagrave-ment malade. Safie la soigna avec la plus grande affection.La jeu-ne servante devait néanmoins mourir et Safie, qui neconnaissait ni la langue de ce pays ni les usages en vigueur dansle monde, resta tout à fait seule. Par bonheur, elle tomba dans debonnes mains. Comme l’Italienne avait, avant de mourir, mentionnéle nom de l’endroit où elles devaient se rendre, la femme qui lesavait toutes deux hébergées chez elle s’occupa de Safie et fit ensorte qu’elle puisse arriver, saine et sauve, dans le chalet de sonamant. »

Chapitre 15

 

« Telle était l’histoire de mes chers amis. Elle exerça sur moiune profonde impression et, à travers les aspects de la vie socialequ’elle abordait, j’appris à aimer les vertus et à haïr les vicesde l’humanité.

« Jusque-là, j’avais considéré le crime comme un mal loin-tain.La bonté et la générosité, je les avais sans cesse sous les yeux etcela suscitait en mon être le désir de devenir un acteur sur cettescène ou naissaient et s’exprimaient tant de qualités admirables.Mais, au moment où je vous parle les progrès que je fis sur le planintellectuel, je ne dois pas omettre un événement qui se produisitau début du mois d’août de la même année.

« Une nuit, alors que je me rendais comme d’habitude dans lebois tout proche pour dénicher ma nourriture et rapporter ducombustible à mes protecteurs, je trouvai sur le sol une valise decuir qui contenait quelques vêtements et des livres. Je m’enempa-rai aussitôt et gagnai ma cabane. Par bonheur, les livresétaient écrits dans la langue dont j’avais appris les éléments dansle cha-let. Il s’agissait du Paradis perdu, d’un tome desVies de Plutarque et des Souffrances de Werther.La possession de ces trésors me procura une joie énorme. Sansdiscontinuer, pour le plus grand bien de mon esprit, j’entrepris lalecture de ces histoires alors que mes amis, eux, vaquaient à leursoccupations quotidiennes.

« Il m’est difficile de vous décrire ce que je ressentis alors.Ces livres faisaient naître en moi une infinité d’images et desensa-tions qui, parfois, me menaient jusqu’à l’extase mais qui, leplus souvent, me jetaient dans la dépression la plus noire. DansLes Souffrances de Werther, en plus de l’intérêt de cettehistoire simple et émouvante, tant d’opinions sont débattues et unetelle lumière est jetée sur des sujets qui jusque-là m’avaienttoujours paru obscurs que j’y trouvai une source inépuisable despécula-tions et d’étonnement. Les gestes naturels et domestiquesqui y sont décrits, les états d’âme amoureux s’harmonisaientparfaite-ment avec ce que je ressentais moi-même vis-à-vis de mesprotec-teurs et avec tous les désirs que je nourrissais. Toutefois,je tenais, Werther pour l’être le plus divin que j’avais jamaiscontemplé ou imaginé. Loin de toute prétention, il était unecréature profondé-ment simple. Les discussions sur la mort et lesuicide me remplis-saient d’étonnement mais moi je ne prétendaispas trancher la question. Seulement, j’inclinais vers les opinionsdu héros dont je pleurais la mort, sans la comprendre avecexactitude.

« Tout en lisant d’ailleurs, je faisais de fréquentsparallélis-mes avec mes propres sentiments et ma propre condition.Je me trouvais semblable et en même temps étranger aux personnagesde mes lectures et à ceux dont j’écoutais les conversations. Jesympathisais avec eux et je les comprenais en partie mais jen’avais pas l’esprit clair. Je ne dépendais de personne, je n’étaislié à personne. « La route de mon départ était libre » : personnene pleurerait ma disparition. J’étais hideux, doté d’une taillegigan-tesque. Quelle en était la raison ? Qui étais-je ?Qu’étais-je ? D’où est-ce que j’étais issu ? Quelle étaitma destinée ? Ces questions me tiraillaient sans cesse maisj’étais incapable de les résoudre. Le tome des Vies dePlutarque que je possédais avait trait à l’histoire des premiersfondateurs des républiques de l’Antiquité. Ce livre n’eut pas surle moi le même effet que Les Souffrances de Werther. AvecWerther, j’avais appris à connaître l’abatte-ment et la mélancolie.Plutarque, lui, m’inspira des pensées éle-vées : il m’élevaau-dessus de la sphère misérable de mes ré-flexions égoïstes pourme faire aimer et admirer les héros des épo-ques anciennes.Beaucoup de choses parmi les lectures dépas-saient mon entendementet mon expérience : je n’avais qu’une très vague notion desroyaumes, des immenses étendues de pays, des grands fleuves, desocéans immenses. Les villes, les énormes ras-semblements humains,je les ignorais totalement. Le chalet de mes protecteurs avait étéla seule école où j’avais étudié la nature hu-maine. Et pourtant celivre me faisait entrevoir de nouveaux, de vastes champs d’action.Je lus que des hommes s’occupaient des affaires publiques – qu’ilsgouvernaient et qu’ils massacraient leurs semblables. Je sentaismonter en moi une forte attirance pour la vertu et l’horreur duvice, si tant est que je comprenais la signification de ces termes,car à mes yeux tout était relatif et je ne les appliquais qu’auplaisir et qu’à la souffrance. Poussé par ces sentiments, j’étaisbien sûr amené à admirer les législateurs les plus pacifiques,Numa, Solon, Lycurgue, plutôt que Romulus ou Thésée. L’existencepatriarcale de mes protecteurs ne fit que consolider cesimpressions dans mon esprit. Peut-être que si ma premièrerévélation du genre humain avait été provoquée par un jeune soldat,avide de gloire et de batailles j’aurais été animé par dessensations fort différentes.

« Il reste que Le Paradis perdu me marqua d’une touteautre manière. Je le lus comme j’avais lu les autres livres quim’étaient tombés entre les mains – comme s’il s’agissait d’unehis-toire vraie. Il m’inspira tout l’étonnement et toute la stupeurque peut inspirer un dieu omnipotent parti en guerre contre sescréa-tures. Et il m’arrivait souvent de comparer, certaines dessitua-tions décrites avec celles que je vivais. Comme Adam, jen’étais à première vue lié à personne dans l’existence. Mais, surbien d’au-tres points, son cas était différent du mien. C’était unecréature parfaite, heureuse et prospère, qui avait été pétri parles mains de Dieu et, qui avait été protégée par son Créateur. Illui était permis de converser avec des êtres qui lui étaientsupérieurs et de s’ins-truire, alors que moi j’étais misérable,démuni et seul. À plus d’une reprise, je considérai Satan commel’entité qui personnifiait ma condition car souvent, comme lui,quand je voyais que mes protec-teurs étaient heureux, je sentais ladouloureuse morsure de l’envie.

« Un autre événement vint renforcer et confirmer cesimpres-sions. Peu de temps après mon installation dans la cabane,je dé-couvris quelques papiers dans la poche d’un vêtement quej’avais pris dans votre laboratoire. Tout d’abord, je les négligeaimais maintenant que j’étais en mesure de déchiffrer les caractèresde leur écriture, je me mis à les étudier avec attention. C’étaitton journal des quatre mois qui avaient précédé ma création. Tu ydé-crivais minutieusement chaque étape de l’évolution de tontravail, à côté de circonstances ayant trait à ta vie de tous lesjours. Tu te souviens sans aucun doute de ces notes. Lesvoici ! Tout ce qui concerne mes origines maudites y estconsigné. Chaque détail de cette chaîne de faits horribles y estmis en relief. Et y est donnée aussi la description précise de monodieuse et repoussante per-sonne, en des termes qui accusent tapropre horreur et qui ren-dent la mienne indélébile. J’étaisdégoûté en lisant cela. “Maudit soit le jour de manaissance !” m’écriai-je.

« Créateur maudit ! Pourquoi as-tu fabriqué si hideux quemême toi tu détournes avec dégoût ? Dieu dans sa pitié a faitl’homme beau et attirant, d’après sa propre image. Mais ma formen’est qu’une caricature de la tienne – et rendue plus répugnanteencore parce qu’elle lui ressemble. Satan, lui, avait descomparses, des diables pour l’admirer et l’encourager. Mais moi jesuis seul et haï. Voilà à quoi je songeais dans ma solitude et mondésespoir. Pourtant, lorsque je pouvais contempler les qualités demes voi-sins, leur amabilité et leur bienveillance, je mepersuadais que dès l’instant où ils s’apercevraient que je leurvouais de l’admiration ils me prendraient en pitié et ne feraientpas attention à ma laideur. Pouvaient-ils fermer leur porte à unêtre qui, fût-il monstrueux, réclamait leur compassion et leuramitié ? Je décidai à tout le moins de ne pas désespérer et deme préparer d’une manière ou d’un autre à un entretien dontdépendrait mon sort. Je différai ma tentative à plusieurs mois carl’importance que j’attachais à sa ré-ussite m’inspirait aussi lacrainte d’essuyer un échec’ En outre, je constatais que mon savoiraugmentait avec l’expérience de chaque jour et je ne voulais pasamorcer ce contact avant que quelques autres mois n’eussent ajoutéà ma sagacité.

« Dans l’intervalle, certains changements s’étaient produits auchalet. La présence de Safie répandait le bonheur parmi sesoccupants et je remarquai qu’il y régnait une plus grandeabon-dance. Félix et Agatha passaient davantage de temps à sedistraire et à discuter et, dans leurs tâches, ils étaient aidéspar des domes-tiques. Ils ne paraissaient pas riches mais ilsétaient contents et heureux. Leurs sentiments étaient sereins etpaisibles alors que les miens devenaient chaque jour plustumultueux. Tout en dévelop-pant mon savoir, je voyais de plus enplus clairement quel miséra-ble j’étais. Il est vrai que j’étaisplein d’espoir – espoir qui s’éva-nouissait pourtant lorsquej’apercevais mon reflet, dans l’eau ou mon ombre au clair de lune,même si ce n’était là qu’une image tenue et inconsistante.

« Je m’encourageais à chasser ces inquiétudes et à me prépa-rerpour l’épreuve que j’étais décidé à subir dans quelques mois.Parfois, je laissais mes pensées sortir des sentiers de la raisonet errer parmi les jardins du paradis, et j’imaginais que decharman-tes et aimables créatures sympathisaient avec moi etm’arra-chaient de mes ténèbres, tandis que des sourires deconsolation irradiaient leur visage angélique. Mais ce n’était quedes rêves – il n’y avait pas d’Ève pour me charmer et détruire mespeines. J’étais seul. Je me souvenais des supplications d’Adam àson Créateur. Où était le mien ? Il m’avait abandonné et, lecœur amer, je le maudissais !

« L’automne se passa ainsi. Avec surprise et regret, je vis lesfeuilles se flétrir et tomber et la nature reprendre son aspectfroid et triste, telle qu’elle était la première fois que j’avaisdécouvert les forêts et la lune. Pourtant je ne souffrais pas desrigueurs du cli-mat, étant donné que ma conformation me disposait àmieux sup-porter le froid que la chaleur. Ma plus grande joie avaitété le spec-tacle des fleurs, des oiseaux, des beautés estivales.Quand tout cela disparut, je reportais toute mon attention sur leshabitants du cha-let. La fuite de l’été n’avait nullement perturbéleur bonheur. Ils s’aimaient et s’appréciaient mutuellement, chacuntrouvait sa joie chez l’autre et ce n’était pas les contingencesextérieures qui pou-vaient les affliger. Plus je les voyais, plusgrand, était mon désir de solliciter leur protection et leurtendresse. Mon cœur brûlait de connaître et d’aimer ces êtres sigénéreux. Voir leurs doux regards se poser sur moi avec affection,c’était l’idéal vers lequel je tendais. Je n’osais pas penserqu’ils se détourneraient de moi avec horreur et dédain. Le pauvrequi s’arrêtait devant leur porte n’était jamais éconduit. Jedemandais à la vérité de plus grands trésors qu’un peu denourriture ou de repos : j’exigeais leur affection et leursympathie. Et de cela, je ne me croyais pas indigne.

« L’hiver avançait. Le cycle complet des saisons s’étaitdérou-lé depuis que je m’étais éveillé à la vie. Durant cettepériode, je m’appliquai uniquement à préparer le plan qui me feraitpénétrer dans le chalet de mes protecteurs. J’élaborai de nombreuxprojets et me décidai finalement à entrer dans la maison lorsque levieil aveugle serait seul. J’avais assez de sagacité pour me rendrecomp-te que ma laideur physique avait constitué le principal objetd’hor-reur pour ceux qui m’avaient entrevu. Ma voix, quoique rude,n’avait en elle-même rien de terrible. Je pensais donc qu’enl’ab-sence de ses enfants je pouvais gagner la confiance et lamédiation du vieux De Lacey et qu’à travers lui je pourrais mefaire accepter par mes jeunes protecteurs.

« Un jour, comme le soleil brillait sur les feuilles rougeâtresqui jonchaient le sol et, bien qu’il ne fît pas chaud, répandait lajoie, Safie, Agatha et Félix partirent en promenade, de telle sorteque le vieillard, ainsi que je l’avais espéré, resta seul chalet.Quand ses enfants se furent éloignés, il prit sa guitare et se mità jouer des airs à la fois tristes et doux, plus tristes et plusdoux que tous ceux que j’avais entendus auparavant. Tout d’abord,ses traits s’illumi-nèrent de plaisir mais, au fur et à mesurequ’il jouait, ils devinrent sombres et tristes. À la fin, laissantde côté son instrument, il se plongea dans ses pensées.

« Mon cœur battait très vite. C’était l’heure, le moment décisif– mes espoirs allaient se réaliser ou être anéantis. Lesdomesti-ques s’étaient rendus à une foire toute proche. Alentour lechalet, tout était silencieux. L’occasion était excellente.Pourtant, au mo-ment où j’allais exécuter mon plan, mes nerfslâchèrent et je m’écroulai sur le sol. Je me relevai et, faisantappel à tout mon courage, je déplaçai les planches que j’avaisdisposées devant ma cabane pour dissimuler ma retraite. L’air fraisme ravigota. Avec un regain de détermination, je m’approchai de laporte du chalet.

« Je frappai.

« – Qui est là ? demanda le vieillard. Entrez.

« J’entrai.

« – Excusez mon intrusion, dis-je, je suis un voyageur et jecherche du repos. Vous m’obligeriez grandement si vous meper-mettiez de m’asseoir quelques minutes près du feu. »- Venezdonc, dit De Lacey. J’essayerai dans la mesure de mes moyens devous aider mais, malheureusement, mes enfants ne sont pas à lamai-son et je suis aveugle. Je crains d’éprouver quelque difficultéà vous procurer de la nourriture.

« – Ne vous dérangez pas, mon cher hôte. J’ai de la nourritu-re.J’ai seulement besoin de chaleur et de repos.

« Je m’assis et il y eut un silence. Je savais que chaqueminu-te était précieuse pour moi mais je ne voyais pas de quellemanière commencer l’entretien. Ce fut le vieillard qui reprit laparole.

« – Votre accent me laisse supposer que vous êtes moncom-patriote. Êtes-vous Français ?

« – Non. Mais j’ai été éduqué par une famille française etvo-tre langue est la seule que je connaisse. Je compte à présentsolli-citer la protection d’amis que j’aime de tout mon cœur etqui, je l’espère, seront affectueux avec moi.

« – Ce sont des Allemands ?

« – Non, ils sont Français. Mais changeons de sujet. Je suis unemalheureuse créature abandonnée, j’ai beau regarder autour de moi,je n’ai aucun parent, aucun ami sur la terre. Ces gens ai-mablesdont je viens de vous parler, ils ne m’ont jamais vu et ilsignorent tout de moi. Je suis tiraillé par la peur car, sij’échoue, je serai pour toujours en marge du monde.

« – Ne désespérez pas. Se trouver sans ami est effectivement unedisgrâce mais le cœur des hommes, quand ils ne sont pas gui-dés parl’égoïsme, déborde d’amour et de charité. Gardez donc toutes vosespérances. Si ces amis-là sont bons et affectueux, vous ne devezpas désespérer.

« – Ils sont bons ! Ce sont les meilleures créatures aumonde ! Malheureusement, ils ne sont pas tout à fait disposésà mon égard. Mes intentions sont parfaites. Jusqu’ici, monexistence a été inno-cente et, à un certain degré, naïve. Pourtantde fatales préventions leur ferment les yeux et, loin de meconsidérer comme un ami sen-sible et généreux, ils me tiennent pourun monstre détestable.

« – C’est regrettable eh effet ! Mais si vous êtesréellement sans reproche, pouvez-vous leurrer ces gens ?

« – C’est à cette tâche que je m’applique. Elle provoque chezmoi une angoisse indicible. J’aime tendrement ces amis. Depuis denombreux mois, à leur insu, je leur ai rendu quotidiennement desservices mais ils croient que je leur veux du mal. C’estpréci-sément ce préjugé que je voudrais vaincre.

« – Et où résident vos amis ?

« – Non loin d’ici.

« Le vieillard s’interrompit avant de poursuivre.

« – Si vous voulez sans réserve aucune me confier les détails devotre histoire, je pourrais peut-être vous défendre auprès d’eux.Je suis aveugle et je suis incapable d’apprécier votre physionomiemais il y a quelque chose dans vos propos qui me persuade que vousêtes sincère. Je suis un pauvre, un exilé pourtant ce sera pour moiun vrai plaisir de rendre service à un de mes semblables.

« – Quel homme excellent vous êtes ! Je vous remercie etj’accepte votre offre généreuse. Vous me redonnez du courage. Jesuis sûr qu’avec votre aide je ne serai pas banni de la société etprivé de la sympathie des hommes.

« – Le ciel l’interdit ! Même si vous étiez réellement uncri-minel, on ne pourrait que vous pousser au désespoir et non vousinciter à la vertu. Moi aussi, je suis malheureux. Ma famille etmoi, nous avons été condamnés, quand bien même nous étionsinno-cents. Jugez donc si je ne suis pas insensible à votredétresse !

« – Comment puis-je vous remercier, vous mon seulbienfai-teur ? De vos lèvres jaillissent les premières parolesde bonté qui me soient adressées. Je vous serai toujoursreconnaissant. L’hu-manité dont vous faites preuve en ce moment megarantit que ma rencontre avec mes amis sera une réussite.

« – Puis-je connaître leur nom et leur, adresse ?

« Je me tus. Ainsi donc, me dis-je, est venu le moment de medécider, celui qui me comblera de bonheur ou qui m’en privera pourtoujours. J’essayai vainement de trouver la fermeté nécessai-repour lui répondre et cet effort anéantit toutes mes énergies. Jetombai sur une chaise et me mis à sangloter. À cet instant,j’en-tendis les pas de mes jeunes protecteurs. Je n’avais plus uneseule seconde à perdre. Je saisis la main du vieillard et criai:

« – Il est grand temps ! Sauvez-moi, protégez-moi !C’est vous et votre famille, ces amis que je cherchais. Nem’abandonnez pas alors que l’heure de mon épreuve vient desonner !

« – Grand Dieu ! s’exclama le vieillard. Quiêtes-vous ?

« À cet instant, s’ouvrit la porte du chalet et Félix, Safie etAgatha entrèrent. Comment décrire leur épouvante et leurstupé-faction lorsqu’ils m’aperçurent ? Agatha s’évanouit.Safie, incapa-ble de secourir son amie, se précipita hors duchalet. Félix, lui, bondit sur moi et, avec une force surhumaine,m’arracha des ge-noux de son père. Saisi de fureur, il me jeta surle sol et me frappa violemment avec un bâton. J’aurais pu luibriser les membres, comme le lion en présence d’une antilope. Maismes forces, para-lysées par la fièvre, défaillirent et je meretins. Je vis qu’il allait me refrapper. Vaincu par la douleur etl’angoisse, je sortis du chalet et, dans le tumulte général, courusme cacher dans ma cabane. »

Chapitre 16

 

« Maudit, maudit créateur ! Pourquoi est-ce que jevis ? Pourquoi, à cet instant, n’ai-je pas éteint l’étincellede vie que tu as si étourdiment allumée en moi ? Je ne saispas. Le désespoir ne s’était pas encore emparé de mon être ;je n’étais animé que par la rage et que par la vengeance. C’étaitavec délectation que j’aurais détruit le chalet et ses occupants,que je me serais réjoui de leurs cris d’épouvante et de leurmalheur.

« Quand la nuit tomba, je quittai ma cabane et allai mepro-mener dans le bois. À présent, je n’éprouvais plus la crainted’être découvert. Je libérai mon angoisse en poussant deshurlements effroyables. Ainsi qu’une bête sauvage qui vient briserses chaînes, je détruisais les objets qui se dressaient devant moi,fonçant parmi les, taillis à la vitesse d’un cerf. Oh ! Quelleaffreuse nuit j’ai pas-sée ! Les froides étoiles se moquaientde moi, les arbres dépouillés étendaient leurs branches au-dessusde ma tête, de loin en loin la douce voix d’un oiseau venaitdéchirer l’universel silence. Tout, sauf moi, se reposait ous’amusait. Et moi, démon parmi les dé-mons, je portais l’enfer enmon sein. Ne trouvant personne avec qui sympathiser, je voulaisarracher les arbres, semer autour de moi la ruine et la destructionavant de m’asseoir pour admirer mon œuvre.

« Mais c’était là, un paroxysme insupportable. Ces excèsphy-siques m’avaient fatigué et je m’étendis sur l’herbe humide,frappé d’impuissance et de désespoir. Parmi les myriades d’hommesexis-tait-il un seul qui pourrait avoir pitié de moi ou quipourrait me secourir ? Devais-je éprouver de la bonté enversmes ennemis ? Non ! À partir de ce moment-là, je déclaraila guerre au genre hu-main et, par-dessus tout, à celui qui m’avaitfaçonné et qui avait provoqué chez-moi cette détresse intolérable.»Le soleil se leva. J’entendis des voix d’homme et me rendis comptequ’il n’était pas possible de regagner mon abri pendant la journée.Je me cachai dans d’épais taillis, déterminé à passer les heuressuivantes à ré-fléchir sur ma situation.

« Le soleil qui brillait agréablement et l’air pur me rendirentjusqu’à un certain point ma tranquillité. En songeant à ce quis’était déroulé au chalet, je ne pus pas m’empêcher de croire quej’avais fait preuve de trop de précipitation. J’avais, à coup sûr,agi avec imprudence. Il était clair que mes propos m’avaient ralliéla confiance du père et j’avais commis une faute en exposant monhorrible corps à ses enfants. J’aurais dû m’habituer au vieux DeLacey et ensuite seulement me montrer au reste de la famille, quandtout le monde aurait été préparé à cette rencontre. Mais je nepensais pas que mes erreurs étaient irréparables. Après avoirréfléchi, je décidai de retourner au chalet, de revoir le vieilhomme et de tenter par mes arguments de le gagner à ma cause.

« Ces pensées m’apaisèrent et, dans l’après-midi, je tombai dansun profond sommeil. Mais ma fièvre était telle que je ne pus pasfaire des rêves tranquilles. L’horrible scène qui avait eu lieu lejour précédent surgissait à tout instant devant mes yeux. Lesfemmes prenaient la fuite et Félix, hors de lui, m’arrachait desge-noux de son père. Je m’éveillai épuisé. Je vis qu’il faisaitdéjà nuit. Je sortis de ma cachette et partis à la recherche denourriture.

« Quand ma faim fut apaisée, je dirigeai mes pas vers lesen-tier familier qui menait au chalet. Tout y était calme. Je meglissai dans ma cabane et attendis en silence l’heure habituelle àlaquelle la famille se levait. Cette heure arriva. Le soleil étaitdéjà haut dans le ciel mais personne n’apparut. Je tremblaiviolemment, appréhendant quelque terrible malheur. L’intérieur duchalet était sombre et je n’entendais rien bouger. Comment fairecomprendre l’angoisse de cette attente ?

« Bientôt deux paysans s’amenèrent. Ils s’arrêtèrent près duchalet et se mirent à parler avec des gestes violents. Je necompre-nais pas ce qu’ils disaient car ils parlaient la langue dupays, diffé-rente de celle de mes protecteurs. Peu après pourtant,Félix surgit avec un autre homme. J’étais surpris car je savaisqu’il n’avait pas quitté la maison ce matin et j’attendisanxieusement afin de dé-couvrir à travers ses paroles,l’explication de cet étrange compor-tement.

« – Savez-vous, lui dit son compagnon, que vous allez êtreobligés de payer trois mois de loyer et que vous allez perdre laré-colte de votre jardin ? Je ne désire pas obtenir d’injustesavantages et je vous demande de réfléchir quelques jours encoreavant de vous décider.

« – C’est absolument inutile, répondit Félix. Nous ne pouvonsplus retourner habiter dans cette maison. La vie de mon père estmenacée, à la suite des horribles événements dont je vous ai faitpart. Mon épouse et ma sœur ne pourront jamais oublier leurépouvante. Je vous prie de ne plus revenir sur cette question.Pre-nez possession de votre demeure et laissez-nous changerd’en-droit.

« Tout en parlant, Félix tremblait à l’extrême. Avec soncom-pagnon, il entra dans le chalet. Ils y restèrent quelquesminutes puis repartirent. Je ne devais plus jamais revoir aucun desDe Lacey.

« Toute la journée, je ne bougeai pas de mon abri, abattu etdécouragé. Mes protecteurs étaient partis et ils avaient brisé leseul lien qui me reliait au monde. Pour la première fois, dessen-timents de vengeance et de haine m’emplirent le cœur et je nepouvais rien faire pour les maîtriser. Me laissant emporter par lecourant, je glissais vers la destruction et la mort. Quand jepensais à mes amis, à la voix douce de De Lacey, aux beaux yeux d’Agatha, à la splendide Arabe, ces dispositions-là s’évanouissaientet j’étais pris d’un accès de larmes. Et pourtant je me disaisaussi qu’ils m’avaient chassé et abandonné et ma colère reprenaitle dessus, une colère aveugle qui me poussait à détruirefurieusement des objets inanimés, à défaut de m’attaquer à desêtres humains. Au milieu de la, nuit, je plaçai une grande quantitéde bois autour du chalet. Puis, après avoir saccagé toutes lescultures du jardin, je patientai un peu avant de me mettre àl’œuvre.

« Plus tard, un vent violent bondit des bois et dispersarapi-dement les nuages qui sillonnaient le ciel. L’ouragan s’accrutainsi qu’une avalanche et fit jaillir en moi une espèce de folie,renver-sant toutes les frontières de la raison et de la réflexion.Je mis le feu à une branche d’arbre sèche et me mis à danserfurieusement autour du chalet que j’avais vénéré, les yeux fixésvers l’ouest, là où la lune approchait de l’horizon. À la fin, sescontours disparurent et j’allumai ma torche. Je hurlai et j’attisaila paille, les bûches, les branchages que j’avais réunis. Le ventaviva les flammes, lesquel-les très vite encerclèrent le chalet,s’y collèrent, le léchèrent avec leurs langues meurtrières etfourchues.

« Une fois que je fus convaincu qu’il n’y avait plus aucun moyende sauver le bâtiment, je quittai le voisinage et allai meré-fugier dans les bois.

« Et maintenant, avec le monde contre moi, où allais-je conduiremes pas ? Je décidai de fuir loin du théâtre de mes mal-heurs.Mais, puisque j’étais haï et méprisé, toute contrée devait m’êtreégalement hostile. Et puis, finalement, je pensai à ton exis-tence.J’avais appris par tes papiers que tu avais été mon père, moncréateur. Qui pouvait être plus attentionné à mon égard si-noncelui qui m’avait donné la vie ? Parmi les leçons que Félixavait dispensées à Safie, la géographie n’avait pas été négligée.J’avais appris de la sorte la situation respective des différentspays du globe. Tu avais indiqué Genève comme nom de ta ville nataleet je pris la décision de m’y rendre.

« Mais comment allais-je m’orienter ? Je savais que jedevais voyager vers le sud-ouest pour arriver à destination et jen’avais pour seul guide que le soleil. J’ignorais les noms desvilles par les-quelles je devais passer et il n’était pas possibleque je me rensei-gne auprès d’un être humain quelconque. Toutefois,je n’étais pas désespéré. De toi seul j’espérais du secours, mêmesi jusque-là je n’avais éprouvé pour toi que de la haine. Créateurinsensible et sans cœur ! Tu m’avais doté de perception et depassions et puis tu m’avais rejeté comme un objet horrible etméprisable aux yeux de l’humanité. Mais ce n’est qu’à toi que jepouvais réclamer de la pitié et de l’aide, ce n’était qu’à toi queje pouvais demander cette justice que je cherchais en vain auprèsde toutes les autres créatu-res humaines.

« Mon périple fut long, émaillé d’atroces souffrances. C’étaitla fin de l’automne quand je quittai la région où j’avais séjournési longtemps. Je voyageais uniquement la nuit, craignant deren-contrer le visage d’un homme. Autour de moi, la naturedépéris-sait et le soleil perdait sa chaleur. J’affrontai la nuitet la neige. Les rivières étaient gelées et la surface de la terreétait dure et froide, sans le moindre abri. Oh, terre !Combien de fois n’ai-je pas voué à la malédiction celui qui avaitété la cause de mon existence ! Ma bonté naturelle avaitdisparu et tout m’acheminait vers la haine et l’amertume. Plusj’approchais de ta maison, plus je sentais l’esprit de vengeancesouffler sur moi. Il neigeait ; les rivières étaient ge-léesmais je ne prenais pas de repos. J’avais peu d’indications pour mediriger mais je possédais une carte du pays, quoique souvent jem’écartasse de ma route. Mon angoisse ne me laissait aucun répit.Aucun avatar ne pouvait venir alimenter ma fureur et ma disgrâce.Néanmoins, il s’en produisit un lorsque j’arrivai à la frontièresuis-se : le soleil avait recouvré sa chaleur et la terrerecommençait à verdir. Mais cela ne fit que renforcer messentiments d’amertume et de répulsion.

« D’ordinaire, je me reposais pendant la journée et nevoya-geais que la nuit, lorsque j’étais certain de ne pas être vuepar des hommes. Un matin cependant, remarquant que ma routetraver-sait une épaisse forêt, je me risquai à poursuivre monchemin après le lever du soleil. C’était un des premiers jours duprintemps et j’étais sous le charme de la luminosité et de ladouceur de l’at-mosphère. Je me sentais bien : la tendresse et leplaisir revivaient en moi, alors même qu’ils m’avaient semblé mortsdepuis long-temps. À moitié surpris par ses sensations nouvelles,je m’y aban-donnai, oubliant ma solitude et ma laideur et j’osaiêtre heureux. De douces larmes me coulèrent sur les joues et jelevai même mes yeux humides vers le soleil qui me gratifiait d’unetelle joie.

« Je continuai à marcher à travers les sentiers de la forêtjus-qu’à en atteindre la lisière où coulait une rivière profonde etrapi-de. De nombreux arbres, à présent en fleurs, y plongeaientleurs branches. Je m’étais arrêté là, ne sachant trop quel sentieril me fallait suivre, lorsque j’entendis des bruits de voix quim’incitèrent à me dissimuler à l’ombre d’un cyprès. J’y étais àpeine caché qu’une fillette surgit en courant et en riant comme siquelqu’un lui venait sur les talons. Elle poursuivit sa course lelong des berges abruptes de la rivière. Soudain ; son piedglissa et elle chuta au milieu du rapide courant. Je me précipitaihors de ma cachette et, au prix d’un effort extrême, je parvins àla saisir et à le sortir de l’eau. Elle était sans connaissance et,avec tous les moyens dont je disposais, j’entrepris de la ranimer,quand je fus tout à coup inter-rompu par l’arrivée d’un paysan,sans doute la personne que fuyait la fillette. En m’apercevant, ilse rua sur moi, m’arracha la fille des mains et se précipita versla partie la plus sombre de la forêt. Je le suivis à toute vitesse,sans savoir pourquoi. Dès que l’homme vit que je m’approchais, ils’empara de son fusil, le pointa vers mon corps et tira. Je tombaisur le sol. Redoublant de vélocité, mon agresseur s’échappa aumilieu de la forêt.

« Voilà comment on me remerciait pour ma bienveillance !J’avais sauvé un être humain de la mort et, pour toute récompen-se,je recevais une blessure qui me faisait tordre de douleur. Lessentiments de bonté et de tendresse auxquels je m’étais abandon-néun peu plus tôt, firent place à une rage démoniaque et je me mis àgrincer des dents. Excité par la souffrance, je vouai une hai-ne etune vengeance éternelles à l’humanité tout entière. Mais mon maleut raison de moi. Mon pouls faiblissait et je m’évanouis.

« De nombreuses semaines, je menai une existence misérable dansles bois, essayant de guérir ma blessure. La balle s’était logéedans mon épaule et je ne savais pas si elle s’y trouvait toujoursou si elle en était sortie – et dans ce cas, je n’avais aucun moyende l’extraire. Mes souffrances, en outre, étaient avivées parl’acca-blante impression d’injustice et d’ingratitude dont j’avaisété la victime. Chaque jour, je criais vengeance – une vengeanceprofon-de et mortelle, la seule qui aurait pu compenser lesoutrages et l’angoisse que j’endurais.

« Au bout de quelques semaines, ma plaie se cicatrisa et jepoursuivis mon voyage. Ce n’était plus l’éclat du soleil ni lesbrises printanières qui pouvaient alléger mes tourments. Touteallégres-se était une insulte à mon dépit et me faisait ressentirplus doulou-reusement encore que je n’étais pas destiné à la joieet au plaisir.

« Pourtant mes fatigues touchaient à leur fin et, deux mois plustard, j’arrivai dans les environs de Genève.

« Comme le soir tombait, je me réfugiai dans un abri au mi-lieudes champs afin de réfléchir à la manière dont j’allais t’abor-der.J’étais épuisé, j’avais faim, j’étais trop malheureux pour jouir dela douce brise du soir ou admirer le soleil qui se couchaitder-rière les merveilleuses montagnes du Jura.

« À ce moment, un léger sommeil dissipait déjà ma rancœur quandje fus réveillé par l’arrivée d’un beau garçon qui, pleind’agi-lité, venait en courant vers l’abri que je m’étais choisi. Etsoudain, en le voyant, j’eus l’idée qu’une petite créature nepouvait pas avoir, elle, de préjugés et qu’elle n’avait assez vécupour connaître l’épouvante et la laideur. Aussi, si je parvenais àm’emparer de lui, si je réussissais à en faire un ami et uncompagnon, je ne serais plus seul dans ce monde peuplé d’hommes’»Obéissant à mon im-pulsion, je saisis le garçon au passage etl’attirai vers moi. Dès que ma physionomie lui fut révélée, ilplaça ses mains devant les yeux et poussa un cri formidable. Je luitirai énergiquement les mains du visage et lui dis :

« – Pourquoi fais-tu cela, mon enfant ? Je n’ai pasl’intention de te nuire. Écoute-moi.

« Il se débattit violemment.

« – Lâchez-moi, hurla-t-il. Monstre ! Abominablecréature ! Vous voulez me manger et me mettre en pièces. Vousêtes un ogre. Laissez-moi partir ou je le dirai à mon papa.

« – Tu ne reverras plus jamais ton père, mon garçon. Tu doisvenir avec moi !

« – Hideux monstre ! Laissez-moi partir. Mon papa est unsyndic’ C’est M. Frankenstein’.. Il vous punira. Vous n’oserez pasme garder !

« – Frankenstein ! Tu es donc de la famille de mon ennemi,de celui envers lequel je nourris une éternelle vengeance. Tu serasma première victime !

« L’enfant se débattait toujours et m’accablait d’injures qui medéchiraient le cœur. Je le pris à la, gorge pour le faire tairemais, en un rien de temps, il tomba mort à mes pieds.

« Je contemplai ma victime et mon cœur se gonfla d’exulta-tionet d’un triomphe infernal. En battant des mains, je m’écriai :

« – Moi aussi, je peux créer la désolation. Mon ennemi n’est pasinvulnérable. Cette mort le remplira de désespoir et mille au-tresmisères le tourmenteront et l’annihileront !

« Comme j’avais les yeux sur l’enfant, je vis quelque chosebriller sur son cou. Je m’en emparai. C’était le portrait d’unetrès belle femme. En dépit de ma hargne, il me séduisit et mefascina. Pour un court moment, je fus sous le charme de ses yeuxsombres frangés de longs cils et de ses lèvres exquises. Mais trèsvite ma rage reprit le dessus. Je me rappelai que j’étais à jamaisprivé des joies qu’une créature aussi belle aurait pu m’octroyer etje me dis que si celle dont je contemplais le visage me voyait ellen’aurait plus cet aspect délicieux mais une expression de dégoût etd’hor-reur.

« Peux-tu t’étonner que de telles pensées aient attisé mafu-reur ? Je me demande pourquoi sur le moment même, au lieude donner libre cours à mes sentiments de douleur par desexclama-tions, je ne me suis pas précipité parmi les hommes encherchant, au risque de perdre la vie, de les tuer.

« Mais ces pensées m’avaient épuisé et je quittai l’endroit oùj’avais commis le meurtre afin de dénicher un abri plus sûr.J’en-trai dans une grange qui m’avait paru vide. Sur la paille, unefem-me y dormait. Elle était jeune, pas aussi belle que celle quifigurait sur le portrait, avenante pourtant, pleine de charme et desanté. Je me dis qu’une telle créature était de celles dont lesradieux souri-res ne me seraient jamais destinés. Je me penchai surelle et lui murmurai :

« – Réveille-toi, ma douce, ton amant est à tes côtés – il estprêt à te donner sa vie pour un seul de tes regards affectueux.Ré-veille-toi, mon amour !

« La femme qui dormait remua et un frisson de terreur meparcourut. Et si elle se réveillait effectivement, si elle mevoyait, si elle me maudissait, si elle dénonçait mon meurtre ?Elle le ferait sans nul doute dès qu’elle ouvrirait les yeux etm’apercevrait. Cette idée attisa ma folie, ranima ma hargne. Non,ce ne serait pas moi qui souffrirais, mais elle ! Le crime quej’avais commis parce ja-mais je n’aurais pu obtenir tout ce qu’elleaurait dû me donner, ce serait le sien. Elle en était la cause,c’est elle qu’on punirait. Grâce aux leçons de Félix sur les loissanguinaires des hommes, j’avais appris à présent comment faire lemal. Je me penchai de nouveau et glissai soigneusement le portraitdans un des plis de sa robe. Elle bougea encore et je pris lafuite.

« Durant quelques jours, je hantai l’endroit où s’étaientpro-duits ces événements, tantôt dans l’espoir de te voir, tantôtde quitter à jamais le monde et ses misères. Finalement, j’allaierrer dans les montagnes et j’en ai exploré tous les recoins, animépar une passion brûlante que toi seul tu peux satisfaire. Nous nenous séparerons pas avant que tu n’aies accédé à ma demande. Jesuis seul et misérable. L’homme ne veut pas de moi. Seule unefemme, aussi laide et aussi horrible que moi, souffrirait macompagnie. Elle devrait être de la même engeance et avoir tous mesdéfauts. Cet être-là, c’est à toi de le créer ! »

Chapitre 17

 

La créature se tut et me regarda fixement, dans l’attente d’uneréponse. Mais j’étais décontenancé, perplexe, incapable d’ordon-nersuffisamment mes idées pour comprendre toute l’étendue de cetteproposition. Il reprit la parole :

– Tu dois créer une femme avec laquelle je peux vivre etpar-tager toutes les affections qui sont nécessaires à monexistence. Toi seul, tu le peux. Je l’exige et c’est un droit quetu ne peux pas me refuser.

La dernière partie de son récit avait réveillé en moi la colèrequi s’était estompée, alors qu’il me racontait sa vie paisible aucha-let. Mais, avec ce qu’il avait dit, il ne m’était plus possiblede contenir ma rage.

– Je refuse, lui répondis-je. Et aucune torture ne réussirait àm’arracher mon accord. Tu peux faire de moi l’homme le plusmi-sérable mais tu ne pourras jamais m’abaisser à ce point !Créer une autre créature pareille à toi pour que vous jetiezensemble la désolation sur le monde ? Va-t’en !

Je t’ai répondu. Tu peux me torturer mais je n’accepteraija-mais !

– Tu te trompes, reprit le monstre. Au lieu de te menacer, jesuis disposé à discuter avec toi. Si je suis mauvais, c’est parceque je suis malheureux. Ne suis-je pas banni et repoussé par toutle genre humain ? Toi, mon créateur, tu veux m’anéantir ettriom-pher. Réfléchis donc et demande-toi pourquoi je devrais avoirde la pitié envers ceux qui n’en manifestent pas à mon égard ?Tu n’appellerais pas cela un meurtre si tu pouvais me précipiterdans une de ces crevasses et détruire mon corps, ton œuvre, de tespro-pres mains ? Dois-je avoir du respect pour l’homme qui memépri-se ? Qu’il ait de l’affection pour moi et, au lieu delui faire du mal, je le servirai s’il l’accepte avec des larmes degratitude. Mais ce n’est pas possible : les sentiments humainsforment une barrière infranchissable pour notre union. Jamaispourtant je ne me sou-mettrai à un esclavage aussi abject. Je veuxvenger les injustices que j’ai subies.

Si je ne peux pas inspirer l’amour, je répandrai la peur, etprincipalement sur toi, mon plus grand ennemi, parce que tu m’ascréé et que je nourris envers toi une haine inextinguible. Je serail’instrument de ta destruction jusqu’à te retourner le cœur et tefaire maudire le jour où tu es né !

Tout en parlant, il était tiraillé par une rage féroce. Sestraits étaient parcourus de contorsions tellement épouvantablesqu’au-cun regard humain n’aurait pu les supporter. Puis, il secalma et poursuivit :

– J’avais l’intention d’être raisonnable. Mon emportement m’estnuisible car tu dois te dire que c’est toi qui es la cause de mesexcès. Si quelqu’un m’accordait des sentiments de bienveillance, jeles lui rendrais au moins au centuple. Pour plaire à une seulecréa-ture, je ferais la paix avec l’humanité tout entière. Mais jene veux pas non plus me laisser aller à des rêves de bonheur qui nepeu-vent pas s’accomplir. Ce que je te demande est raisonnable etcommode – une créature du sexe opposé aussi affreuse que moi. C’estlà une maigre consolation mais c’est aussi tout ce que je peuxrecevoir et je m’en contenterai. Il est vrai que nous serons desmonstres à l’écart du monde mais, pour cette même raison, nousserons davantage attachés l’un à l’autre. Nos vies ne seront pasheureuses mais elles seront sans tache et je serai libéré de ladé-tresse que j’éprouve. Oh, mon créateur, rends-moi heureux !Fais en sorte que je te sois reconnaissant ! Laisse-moi merendre comp-te que je suis à même de susciter la sympathie dequelqu’un. Ne rejette pas ma requête !

J’étais secoué. Je tremblais en pensant aux conséquencespossibles d’une telle solution mais je sentais aussi qu’il y avaitdu vrai dans ses arguments. Son récit et les sentiments qu’ilexprimait prouvaient qu’il était une créature qui avait du bonsens. Est-ce que moi qui l’avais fait je ne devais pas lui offrirdes bribes de bonheur, pour autant que cela était dans monpouvoir ? Il remar-qua que mes sentiments s’étaient modifiéset dit :

– Si tu consens, plus jamais aucune créature humaine ne mereverra. Je partirai pour les vastes contrées sauvages del’Améri-que du Sud. Ma nourriture n’est pas celle des hommes, je netue ni l’agneau ni le chevreuil pour apaiser ma faim. Les racineset les baies me suffisent largement.

Ma compagne aura la même complexion que la mienne et secontentera de la même chose. Nous ferons notre couche parmi lesfeuilles. Le soleil brillera pour nous comme pour les hommes etfera naître notre nourriture. Cette description que je te donne estpaisible et humaine et tu dois sentir que ce serait faire preuve deméchanceté et de cruauté que de me refuser cela. Tu as étéimpi-toyable envers moi mais maintenant je lis la compassion danston regard. Permets-moi de profiter de cet instant favorable etlaisse-moi te persuader d’obtenir ce que je désire avec tantd’ardeur.

– Tu me proposes, dis-je, de fuir la proximité des hommes et degagner des contrées sauvages où les animaux seront tes seulscompagnons. Toi qui cherches l’amour et la sympathie des êtreshumains, comment pourrais-tu persévérer dans cet exil ? Ture-viendras, tu redemanderas leur affection et tu rencontreras denouveau leur haine.

Tes passions diaboliques renaîtront et tu auras alors unecompagne pour t’aider dans ton œuvre de destruction. Ce n’est paspossible. Cesse de discuter là-dessus car je ne suis pasd’accord.

– Comme tes sentiments sont inconstants ! Il y a quelquesinstants encore, tu étais touché par mes paroles. Pourquoi mesdoléances te rendent-elles de nouveau hostile ? Je le jure surcette terre où je suis, sur toi qui m’as fabriqué, si tu me donnesune compagne, je quitterai le voisinage des hommes et j’irai meréfu-gier, s’il le faut, dans les lieux les plus sauvages !Mes passions diaboliques n’existeront plus puisque je connaîtrail’affection. Ma vie se passera paisiblement et, à l’heure de mamort, je ne maudi-rai pas mon créateur.

Ces mots eurent un étrange effet sur moi. J’avais pitié de luiet, en même temps, je voulais le consoler. Mais, lorsque je lere-gardais, quand je voyais sa masse difforme ballotter au momentoù il prenait la parole, mon cœur se soulevait et je me sentaishor-rifié et dégoûté. J’essayai de chasser ces sensations. Jepensais que si je pouvais éprouver de la sympathie pour lui, jen’avais pas le droit de lui refuser non plus ce maigre bonheurqu’il était en mon pouvoir de lui accorder.

– Tu jures, dis-je, que tu seras bon. Tu t’es déjà montré sima-licieux que j’ai naturellement toutes les raisons de me méfierde toi ! Et si tout cela était une feinte destinée à accroîtreton triom-phe et à précipiter ta soif de vengeance ?

– Comment cela ? Je ne veux pas qu’on se moque de moi etj’exige une réponse. Si je n’ai ni attache, ni affection, la haineet le vice seront mon lot. L’amour annihilerait la cause de mescrimes et je deviendrai une créature dont l’existence seraitignorée de tous. Mes vices sont les fruits de cette solitude forcéeque j’abhor-re. Les vertus grandiront nécessairement en moi lorsqueje vivrai en communion avec une de mes semblables. J’éprouverai lessen-timents d’un être sensible et je ferai alors partie, au lieud’en être exclu, du processus ordinaire de l’existence.

Je pris le temps de réfléchir à tout ce qu’il venait dedévelop-per et aux divers arguments auxquels il avait recouru. Jesongeai qu’il avait eu, au début de son existence, quelquesqualités et que par la suite celles-ci avaient subi un choc, àcause du mépris que lui avaient manifesté ses protecteurs. Dans mescalculs, je ne pou-vais pas ne pas tenir compte de sa force et deses menaces.

Une créature qui était capable de vivre parmi les glaciers et defuir le long des précipices inaccessibles possédait un pouvoircontre lequel il était vain de lutter. Après avoir longuementmédi-té, je conclus qu’en toute justice je devais, aussi bien pourlui que pour tous mes semblables, répondre favorablement à sarequête. Aussi je me tournai vers lui pour lui dire :

– J’accepte ce que tu me demandes, à condition que tu me ju-resformellement de quitter l’Europe pour toujours ainsi que tout lieuoù il y aurait des hommes, une fois que je t’aurai donné cettefemme qui t’accompagnera dans ton exil.

– Je le jure, cria-t-il, par le soleil, par le ciel, par le feude l’amour qui me consume le cœur, que, si tu exauces ma prière,jamais plus tu ne me reverras. Rentre donc dans ta maison com-menceton travail. J’en attendrai le résultat avec une angoisse im-mense.Mais n’aie pas peur, quand tout sera prêt, je ferai monap-parition !

Sur ces mots, il me quitta précipitamment, craignant sans douteque je ne change d’avis. Je le vis descendre la montagne à toutevitesse, tel un aigle qui volait, et disparaître rapidement parmiles ondulations de la mer de glace.

Son récit avait occupé une journée entière et le soleil touchaitdéjà l’horizon quand il partit. Je savais que je devais me dépêcherde rejoindre la vallée si je ne voulais pas être surpris par lesténè-bres. Mais j’avais le cœur lourd et ma démarche était lente.Je pei-nai sur les petits sentiers montagneux, mes pas manquaientde fermeté, tant j’étais indécis, remué par tous les événements dela journée. La nuit était déjà fort avancée lorsque je parvins aurefu-ge situé à mi-route et je m’assis auprès d’une fontaine. Deloin en loin, au milieu des nuages qui passaient, brillaient lesétoiles. Des sapins sombres se dressaient devant moi et, parplaces, des arbres déracinés jonchaient le sol. C’était unspectacle d’une solennité extraordinaire qui m’arracha des penséesétranges. Je pleurai amèrement. Angoissé, je joignis les mains etm’écriai :

– Oh ! Étoiles, nuages, vents ! Vous vous moquez tousde moi ! Si vous me prenez en pitié, débarrassez-moi de toutesensa-tion, de toute mémoire ! Réduisez-moi à néant.

Sinon, partez, partez et laissez-moi parmi lesténèbres !

C’étaient des pensées misérables et ridicules mais j’ai du mal àvous dire combien j’étais accablé par la vue de ces étoiles quiscintillaient sans relâche, alors que soufflaient les rafales devent, comme si c’était un violent sirocco qui allait meconsumer.

Il faisait jour quand j’arrivai au village de Chamonix. Je nepris aucun repos et me rendis immédiatement à Genève. Même au plusprofond de mon cœur, je ne pouvais pas interpréter mes sen-timents– ils m’écrasaient, comme le poids d’une montagne, et leurs excèsétouffaient ma détresse. Tel était mon état d’esprit en rentrantchez moi. Je pénétrai dans la maison et me présentai à ma famille.Mon air hagard, abattu, provoqua une forte émotion. Mais je nerépondis à aucune question et parlai à peine. J’avais le sentimentd’être mis au ban de la société, comme si je n’avais plus le droitde réclamer de l’affection comme si jamais plus je ne pou-vaispartager la joie des miens. Et, pourtant, même à ce moment-là, jeles adorais. Pour les sauver, je décidai de me consacrer à l’œuvrela plus abominable qui fût. La perspective de cette tâche meremettait en mémoire, comme dans un rêve, les événements de laveille et cette pensée seule était pour moi toute la réalité de lavie.

Chapitre 18

 

Des jours et des jours, des semaines et des semaines s’étaientécoulés depuis mon retour à Genève et je n’avais toujours pastrouvé le courage nécessaire pour commencer ma tâche. J’avais peurde la vengeance du monstre déçu et pourtant je ne parvenais pas àdominer la répugnance que j’éprouvais devant la besogne qui m’étaitimposée. Je m’aperçus que je ne pouvais pas fabriquer une créaturefemelle, sans consacrer de nombreux mois à des re-cherchesapprofondies et à de longues expériences.

J’avais entendu parler de certaines découvertes qui avaient étéréalisées par un philosophe anglais dont le savoir devait m’ai-derà réussir et je songeais souvent à demander à mon père lapermission de me rendre en Angleterre.

Cependant, je profitais de la moindre occasion pour ajourner cevoyage et j’hésitais toujours à effectuer le premier pas dans uneentreprise dont l’urgence commençait à m’apparaître de moins enmoins nécessaire.

Un changement, en outre, s’était opéré en moi. Ma santé, quijusque-là avait été précaire, tendait à se rétablir. Quant à meses-prits, lorsqu’ils n’étaient pas troublés par le souvenir de lapro-messe que j’avais faite, ils recouvraient lentement leuréquilibre. Mon père assistait à ce changement avec plaisir etcherchait tou-jours les meilleurs moyens de dissiper ma mélancoliequi, de temps à autres, resurgissait encore et dont les ténèbresépaisses compromettaient le retour de la lumière. Dans cesmoments-là, je me réfugiais dans la solitude la plus totale.

Des journées entières, je restais seul sur le lac, dans unepeti-te barque, observant les nuages, écoutant dans le silence leclapo-tis de l’eau. Mais la fraîcheur de l’air et l’éclat du soleilm’aidaient à reprendre mon équilibre et, quand je rentrais à lamaison, je ré-pondais à l’accueil de ma famille par des souriresplus spontanés, et le cœur plus léger.

Au retour d’une de ces promenades, mon père me parla en aparté:

– Je suis heureux de constater, mon cher fils, que tu as repristes anciennes distractions et que tu sembles redevenir toi-même. Etpourtant tu restes affligé et tu fuis la société. Pendant uncer-tain temps, je me suis perdu en conjecture à ce propos maisau-jourd’hui une idée m’a frappé et, si elle est fondée, je te priede la reconnaître.

Une réserve de ta part sur ce point serait non seulementre-grettable mais elle ne ferait que multiplier nossouffrances.

Je tremblais violemment tandis que mon père m’exhortait.

– Je t’avoue, mon fils, que j’ai toujours considéré ton mariageavec Élisabeth comme la base de notre bonheur familial et comme unegarantie pour mes années de vieillesse. Vous êtes attachés l’un àl’autre depuis votre plus tendre enfance. Vous avez fait vosétu-des ensemble et il semble que vos caractères et vos goûts vousdes-tinent entièrement l’un vers l’autre. Mais l’expérience humaineest aveugle et il n’est pas impossible que ces projets que je croisbéné-fiques soient au contraire réduits à néant. Toi, peut-être, tune la tiens que pour une sœur et tu ne souhaites pas qu’elle puissede-venir ta femme. Qui sait ?

Existe-t-il quelqu’un d’autre que tu aimes ? Te considérantêtre engagé envers Élisabeth pour des questions d’honneur,peut-être luttes-tu contre amour, ce qui pourrait expliquer lestour-ments que tu sembles ressentir.

– Rassure-toi, mon cher père, j’aime tendrement et sincère-mentma cousine. Je n’ai jamais rencontré une autre femme qui aitsuscité en moi, comme Élisabeth, plus d’admiration et d’affection.Mon avenir et mes projets sont entièrement fondés sur cemaria-ge.

– Que tu m’aies fait part de tes sentiments sur ce sujet, moncher Victor, me procure une joie que je n’ai plus éprouvée depuislongtemps. Puisqu’il en est ainsi, notre bonheur est assuré,no-nobstant les récents événements qui nous ont tant bouleversés.Mais c’est justement la tristesse qui semble te ronger si fort quej’aimerais dissiper. Dis-moi donc si tu vois une objection à ce quele mariage soit célébré dans les plus brefs délais. Nous avons ététrès malheureux et ce qui s’est passé, il y a peu, a mis en périlno-tre tranquillité quotidienne. Je suis arrivé à l’âge où il enfaut. Toi tu es jeune et je ne pense pas, puisque nous possédonsune fortune suffisante, qu’un mariage à ton âge puisse aller àl’encontre de tes projets que tu as formés.

Mais ne va pas croire non plus que je désire t’imposer tonbonheur ni qu’un retard de ta part me causerait quelquedésagré-ment. Interprète mes propos simplement et réponds-moi, jet’en conjure, en toute confiance et en toute sincérité.

J’avais écouté mon père en silence et, pendant un certain temps,je me sentis incapable de lui répondre. Je ressassais une multitudede pensées dans l’espoir d’arriver à une conclusion. Hé-las !L’idée d’une union rapide avec Élisabeth m’effrayait etm’ac-cablait. J’étais lié par une promesse solennelle que jen’avais pas encore tenue et que je ne pouvais pas rompre. Si je lefaisais, les pires malheurs allaient s’abattre sur ma famille etsur moi-même ! Pouvais-je participer à une fête alors qu’untel poids me pesait sur les épaules et me faisait baisser la têtevers le sol ? Je devais tenir mon engagement et laisser lemonstre partir avec sa compagne avant de recouvrer la joie et lapaix dans le mariage.

Je me souvenais aussi qu’il était indispensable quej’entre-prenne un long voyage en Angleterre ou qu’à tout le moinsj’enga-ge une correspondance avec ce philosophe qui avait fait desdé-couvertes dont j’aurais besoin pour accomplir ma tache, bien quece moyen-là fût particulièrement lent et peu commode. De sur-croît,j’éprouvais un insurmontable dégoût à l’idée d’engager cetteaffreuse besogne dans la maison de mon père, tout près de ceux quej’aimais. Je savais qu’une infinité d’accidents pouvaient seproduire – et le moindre d’entre eux serait de nature à révéler unehistoire qui ferait frémir d’horreur. Et puis, je savais aussiqu’il m’arrivait de temps à autres de perdre le contrôle demoi-même et d’être dans l’impossibilité de dissimuler les terriblespensées dont j’étais envahi alors que je m’adonnais à mesoccupations inhumai-nes. Pour les reprendre, il fallait que je mesépare des miens. Et une fois que je commencerais ma tâche, jepourrais rapidement la mener à son terme avant de retrouver la paixet le bonheur dans ma famille. Ma promesse exécutée, le monstrepartirait pour tou-jours. À moins qu’un accident (une lubie de monimagination ?) ne vînt détruire l’abominable créature et ne melibérât à jamais de mon esclavage.

Ces sentiments dictèrent ma réponse. J’exprimai à mon père mondésir de gagner l’Angleterre mais lui cachai les véritablesrai-sons de ma requête. Je m’employai à ne pas éveiller sessoupçons et je fis avec tant d’ardeur qu’il céda bientôt à mademande. Après une longue période de mélancolie noire dontl’intensité et les ef-fets confinaient au délire, il fut heureux deconstater que je pou-vais éprouver quelque joie à l’idéed’entreprendre un voyage et il souhaita que ce changementd’atmosphère et de nombreuses dis-tractions ramèneraient, avant monretour, complètement mon équilibre.

La durée de mon absence fut laissée à mon appréciation.

Quelques mois seulement ou une année, c’était selon. Mon pèreeut l’agréable attention de me proposer un compagnon de voyage.Sans m’avertir, il s’arrangea, avec la complicité d’Élisa-beth,pour que Clerval se joignît à moi à Strasbourg. Cela pertur-bait lasolitude qui était nécessaire à l’accomplissement de ma tâ-che.Toutefois, pour le début du voyage, la présence de mon ami nepouvait en rien me gêner et je me réjouis même du fait qu’ainsi meseraient épargnées de longues heures de réflexion solitaire etaccablante. En outre, Henry pouvait au besoin intervenir au cas oùle monstre surgirait. Si j’avais été seul, il aurait pu sans doute,de temps à autres, m’imposer son horrible présence pour me rappelerque ma tâche devait être menée à bonne fin ou pour en contrôlerl’avancement.

Et donc je partirais pour l’Angleterre et il fut décidé que monmariage avec Élisabeth se déroulerait aussitôt que je serais dere-tour. En raison de son grand âge, mon père n’était pas désireuxde le retarder outre mesure. Quant à moi, j’y voyais la promessed’une récompense à mes travaux immondes – la consolation après mesaffreux tourments. J’allais donc vivre dans l’attente de ce jouroù, libéré de mon misérable esclavage, je pourrais en appeler àÉlisabeth et, par mon union avec elle, oublier mon passé.

Tandis que je me préparais à mon voyage, une pensée me hantaitet m’emplissait de crainte et fébrilité. Durant mon absen-ce,j’allais laisser les miens dans l’ignorance de leur ennemi, sansdéfense devant ses attaques, si jamais mon départ le mettait horsde lui. Mais le monstre m’avait promis de me suivre partout oùj’irais : m’accompagnerait-il aussi en Angleterre ? Enelle-même, cette hypothèse était extravagante, mais, d’un autrecôté, elle me rassurait car elle garantissait le salut de mafamille. J’étais angois-sé à l’idée que les choses se passentautrement. Pendant tout le temps où je resterais sous l’empire dumonstre, je devais me lais-ser aller aux impulsions du moment.J’avais la nette impression qu’il suivrait mes pas et n’exposeraitpas ma famille au péril de ses machinations.

Ce fut à la fin du mois de septembre que je quittai mon paysnatal. Comme j’avais moi-même nourri ce projet de voyage,Élisa-beth l’accepta mais elle était inquiète à l’idée que, loind’elle, je pouvais connaître la tristesse et le chagrin. Par sessoins, Clerval m’avait été adjoint – et pourtant un homme ne voitpas toujours les mille et une circonstances de la vie quiretiennent l’attention d’une femme. Élisabeth aurait voulu que jerevienne vite. Une multitude d’émotions la saisirent au moment desadieux et elle se mit à pleurer en silence.

Je me ruai dans la voiture qui devait me conduire, ignorantpresque où je partais, ne sachant trop ce qui se passait autour demoi. Je me souvins seulement – et cela m’angoissait plus que tout –que je donnai des ordres pour que mes instruments chimiques soientplacés dans mes bagages. La tête en feu, je traversai de nombreuxet magnifiques paysages mais mes yeux ne se fixaient pas dessus. Jen’étais capable de penser qu’au but de mon voyage et qu’à la tâcheà laquelle je devais me livrer.

Ma morne indolence dura plusieurs jours, tandis que jepar-courais de nombreuses lieues. Quand j’arrivai à Strasbourg,j’at-tendis Clerval quarante-huit heures jusqu’à ce qu’il arrivât.Hélas ! Quel contraste entre nous ! Il s’emballait devantchaque paysage, se réjouissait des magnificences du soleilcouchant, et était plus ravi encore quand l’aube pointait et quenaissait un nouveau jour. Il me désignait les couleurs changeantesdu décor et la configura-tion des cieux.

– Voilà la vie, s’écriait-il, voilà les joies del’existence.

Mais toi, mon cher Frankenstein, pourquoi es-tu si dépité et sitriste ?

Il est vrai que j’étais assailli par des pensées obscures et queje ne m’intéressais ni au soleil couchant ni aux éclats lumineuxqui se réfléchissaient sur le Rhin. Ah, mon ami, vous auriez trouvéplus de plaisir dans le journal de Clerval qui admirait lespaysages avec les yeux de la sensibilité et de l’allégresse qu’àécouter mon histoire ! Je n’étais qu’un être misérable, hantépar une malédic-tion qui me coupait de toute joie !

Nous avions décidé de descendre le Rhin en bateau de Stras-bourgà Rotterdam où nous pourrions nous embarquer pour Lon-dres. Lors dece voyage, nous avons longé de nombreuses îles plantées de sauleset vu plusieurs villes très belles. Nous nous ar-rêtâmes un jour àMannheim et, une semaine après notre départ de Strasbourg, nousatteignîmes Mayence. En aval, le cours du Rhin y devient de plus enplus pittoresque. Le fleuve y est plus ra-pide et serpente autourde collines guère élevées mais plus abrup-tes et plus splendides.Nous vîmes de nombreux châteaux en ruine érigés au bord desprécipices, alentour des forêts noires, hautes et inaccessibles.Cette partie-là du Rhin offre en effet une singulière variété depaysages. À tel endroit, vous voyez des rochers, des châ-teaux enruine dominant d’extraordinaires crevasses, avec le Rhin obscur encontrebas. Et puis, soudain, vous contournez un pro-montoire et cesont de riches vignobles qui s’étalent sur les co-teaux verdoyantset bientôt, le long du fleuve, des villes populeu-ses. Nousvoyagions à l’époque des vendanges et, tout en glissant sur leseaux, nous entendions le chant des paysans. Même moi, en dépit demon abattement, en dépit de ces pensées amères qui me passaientsans cesse par la tête, j’étais ravi. Étendu sur le bateau, jecontemplais le ciel bleu sans nuage et j’avais l’impression degoûter à une tranquillité à laquelle je n’étais plus habitué depuislongtemps. Et si telles étaient mes sensations, comment décrirecelles d’Henry ? Il se croyait transporté dans une régionféerique et ressentait une allégresse rarement éprouvée par un êtrehu-main.

– J’ai déjà vu, me dit-il, les plus beaux sites de notrepays.

« J’ai visité les lacs de Lucerne et d’Uri où les montagnesen-neigées descendent vers l’eau jusqu’à la perpendiculaire enproje-tant leurs ombres noires et impénétrables et qui seraient unmon-de de ténèbres si de nombreux îlots verdoyants n’offraient pasau regard un aspect plus gai.

« J’ai vu ces lacs au moment de la tempête quand le ventsou-levait les flots et donnait une idée de ce que doit être uncyclone sur l’océan immense, j’ai vu les vagues se précipiter aupied des montagnes à l’endroit où le prêtre et sa maîtresse ont étéensevelis sous l’avalanche et où, selon la rumeur, leur voix, lanuit, se mêle encore aux rafales de vent. J’ai vu les montagnes duValais et cel-les du Vaud, mais cette région, Victor, me fascineplus que toutes ces merveilles. Les montagnes suisses possèdent uneétrange ma-jesté mais il y a ici, sur les rives de ce fleuvesuperbe, un charme incomparable. Regarde ce château au-dessus duprécipice – et ce-lui-là sur l’île, presque dissimulé sous lesfeuillages des arbres. Et regarde encore ce groupe de paysans quireviennent de leur vigne. Et ce village à moitié caché par lesreplis de la colline. Oh !, l’esprit qui hante et protège ceslieux est plus proche de l’homme que celui qui habite nos glacierset qui se réfugie dans les recoins les plus retirés des montagnesde notre pays ! »

« Clerval ! Cher ami ! Même aujourd’hui, je suisheureux de rapporter tes paroles et t’adresser l’éloge que tumérites tant ! » C’était un être formé dans « la poésie de lanature ».

Son imagination libre, enthousiaste, n’avait d’égal que labon-té de son âme ! Il débordait d’affections, et son amitiépossédait cette nature dévouée et merveilleuse que les grandsesprits tien-nent d’ordinaire pour fantaisistes. Les sympathieshumaines ne suffisaient pourtant pas à lui combler le cœur. Lespectacle de la nature que d’autres ne se contentent que d’admirer,il l’aimait avec ardeur.

Le bruit de la cataracte

Le hantait comme une passion : le roc grandiose,

La montagne, la forêt profonde et obscure,

Leurs couleurs et leurs formes lui donnaient

De l’appétit. Un sentiment, un amour

Qui n’avait besoin d’aucun autre charme

Produit par la raison ni d’aucun attrait

Qui ne soit offert par les yeux.

Où se trouve-t-il à présent ? Cet être exquis est-il perduà ja-mais ? Cet esprit si alerte, si plein de fantaisie etd’imagination, cet inventeur de mondes qui n’existaient que pourlui – aurait-il réel-lement péri ? N’existe-t-il plus qu’à monsouvenir ? Non, ce n’est pas possible. Ton corps, comme modelépar les dieux, ta beauté rayonnante ont disparu mais ton espritsouffle encore et console ton compagnon misérable.

Pardonnez-moi cet accès de tristesse. Ces simples mots ne sontqu’un maigre tribut pour mettre mon ami en valeur mais ils apaisentmon cœur qui se serre d’angoisse à son souvenir. Je vais continuermon histoire.

Passé Cologne, nous sommes descendus à travers les plaineshollandaises. Nous y avons décidé de poursuivre notre voyage enchaise de poste, le vent nous étant contraire et le courant dufleuve trop lent pour notre progression.

Notre voyage perdit dès lors cet intérêt que lui procurait labeauté du paysage mais nous arrivâmes en quelques jours àRot-terdam où nous devions prendre la mer pour l’Angleterre.C’était une matinée claire de la fin du mois de décembre lorsque,pour la première fois, apparurent les falaises blanches de laGrande-Bretagne. Les rives de la Tamise nous offrirent un nouveauspecta-cle car elles étaient plates et fertiles et parce que chaqueville nous rappelait un événement historique. Nous vîmes le fort deTilbury qui évoquait l’Armada espagnole, Gravesend, Woolwich ainsique Greenwich – autant de villes dont j’avais entendu parler chezmoi.

Et, finalement, nous aperçûmes les nombreux clochers de Londres,dominés par le dôme de Saint-Paul et par la Tour, célè-bre dansl’histoire de l’Angleterre.

Chapitre 19

 

Nous décidâmes de rester et de séjourner plusieurs mois àLondres, cette ville si célèbre et si merveilleuse. Clerval brûlaitde rencontrer les hommes les plus géniaux et les plus talentueux del’époque mais moi je n’y voyais qu’un intérêt secondaire. Ce qui mepréoccupait principalement, c’étaient les moyens d’obtenir lesinformations nécessaires pour mettre ma promesse en œuvre. Trèsvite, je me servis des lettres d’introduction que j’avaisappor-tées avec moi et qui étaient adressées aux physiciens lesplus émi-nents.

Si mon voyage avait été effectué à l’époque où encore dans lajoie, il m’aurait procuré les plus belles satisfactions. Mais lesaffres avaient perturbé mon existence et j’allais rendre visite àces per-sonnes uniquement pour obtenir des informations qu’euxseuls étaient capables de me fournir et qui m’intéressaient au plushaut point. Toute société me tapait sur les nerfs. Seul, je pouvaism’abandonner à contempler la terre et les cieux.

La voix d’Henri m’apaisait également – et j’avais alorsl’illu-sion d’une sérénité passagère. Mais bientôt, des visagesjoyeux que je voyais emplissaient mon cœur de désespoir. Il mesemblait qu’une insurmontable barrière s’était dressée entre leshommes et moi, et cette barrière était souillée par le sang deWilliam et de Justine : l’évocation des événements qui serattachaient à ces deux noms ravivait ma détresse !

En Clerval, je revoyais l’image de ce que j’avais été autrefois.Il était curieux, avide d’acquérir l’expérience et le savoir. Ladiffé-rence des mœurs qu’il observait était pour lui une sourceinépui-sable d’enseignement et de plaisir. Il avait, lui aussi, unbut qu’il poursuivait depuis longtemps. Il voulait se rendre auxIndes car il croyait que la connaissance qu’il avait des diverseslangues et de la civilisation de ce pays l’aiderait beaucoup àcontribuer au progrès de la colonisation et du commerce européens.Et c’était avant tout en Grande-Bretagne qu’il pouvait mettre sesprojets en exécution. Il n’était jamais désœuvré et son bonheuraurait été complet si je n’avais été toujours triste et déprimé. Jem’efforçais le plus possi-ble de lui cacher mes peines car je nevoulais pas l’empêcher de goûter à ses plaisirs naturels qui ceuxsont que rencontre un homme qui n’a pas de soucis et qui n’est pashanté par de désa-gréables souvenirs, au moment où il pénètre dansun nouveau mi-lieu. Je refusais souvent d’accompagner Henri sousprétexte d’un autre engagement car je voulais rester seul. Jecommençais par ailleurs de réunir les matériaux qui serviraientpour ma nouvelle création et c’était une torture pour moi,équivalente à celle qui consisterait à recevoir, à l’infini, desgouttes d’eau sur la tête. Cha-que fois qu’une pensée avait trait àmon travail, je vivais une an-goisse extrême et chaque fois qu’unpropos y faisait allusion, mes lèvres tremblaient et mon cœurbattait avec précipitation.

Au bout de quelques mois de notre séjour à Londres, nousre-çûmes une lettre d’un Écossais qui, autrefois, nous avait renduvisite à Genève. Il nous parlait des beautés de son pays natal etnous demandait si elles n’étaient pas de nature à prolonger notrevoyage jusqu’à Perth où il habitait. Clerval était désireuxd’accep-ter aussitôt l’invitation. Quant à moi, bien que jedétestasse la compagnie des gens, j’étais ravi de revoir lesmontagnes, les fleu-ves et toutes ces merveilles dont la natures’est servie pour parer ses lieux de prédilection.

Nous étions arrivés en Angleterre au début du mois d’octobre etnous étions maintenant en février. Nous décidâmes d’entre-prendrece voyage vers le nord à la fin du mois suivant. Pour effec-tuer letrajet, nous ne voulions pas emprunter la grand-route d’Édimbourgmais plutôt visiter Windsor, Oxford, Matlock, les lacs duCumberland, de telle sorte que notre périple se termine vers la findu mois de juin. Dans mes bagages, j’emportai mes ins-trumentschimiques et le matériel que j’avais réuni, décidé à ache-ver mestravaux dans un coin obscur, sur les montagnes du nord del’Écosse.

Nous quittâmes Londres le 27 mars et nous demeurâmes quelquesjours à Windsor pour y découvrir ses magnifiques forêts. Pour nousqui étions des montagnards, c’était là un décor nou-veau. Leschênes majestueux, le gibier abondant, les nobles trou-peaux decerfs – autant de choses que nous ne connaissions pas.

De là, nous partîmes pour Oxford. Comme nous entrions dans laville, nous avions la tête pleine du souvenir des événe-ments quis’y étaient déroulés, près d’un siècle et demi plus tôt. C’étaitici que Charles Ier avait rassemblé ses troupes. La ville lui étaitrestée fidèle, alors que la nation entière l’avait abandonné pourse ranger sous la bannière du Parlement et de la liberté. Lesouvenir de ce souverain malheureux et de ses compagnons-l’affectueux Falkland, l’insolent Goring -, de la reine et de sonfils donnait un intérêt particulier à chaque quartier de la villeoù, sup-posait-on, ils avaient séjourné. L’esprit des sièclespassés y avait trouvé un refuge et nous en cherchions les tracesavec ravisse-ment. Mais si de telles réminiscences n’excitaient pasl’imagina-tion, la ville en elle-même offrait suffisamment debeautés pour susciter notre admiration.

Les collèges sont anciens et pittoresques, les rues pour laplu-part attrayantes, et l’Isis qui tourne autour de la ville àtravers les prairies verdoyantes s’élargit en une nappe tranquilleoù se reflète un ensemble majestueux de tours, de clochers, dedômes au milieu des arbres séculaires.

Ce spectacle me plaisait, bien que ma joie fût altérée par lesouvenir du passé et par la crainte du futur. J’étais fait pour lebonheur le plus paisible. Durant ma jeunesse, je n’avais jamais étésaisi par la tourmente et, si parfois l’ennui me prenait, lacontem-plation de ce qu’il y avait de merveilleux dans la nature oul’étude de ce qu’il y avait de plus beau et de meilleur dans lesœuvres des hommes venait me distraire et me rendre l’équilibre.Mais je n’étais plus qu’un arbre foudroyé – la détresse avait rongémon âme. Je sentais que je ne survivrais que pour une seule chose :of-frir le spectacle d’un être misérable qui serait un objet depitié pour les autres et de souffrance pour moi- même.

Nous restâmes un long temps à Oxford. Nous nous y prome-nionsdans les environs et nous cherchions à identifier chaque site quiaurait pu évoquer l’époque la plus troublée de l’histoire del’Angleterre. Ces courts voyages d’exploration étaientrégulière-ment prolongés par suite des choses intéressantes qui seprésen-taient à nous.

Nous visitâmes ainsi la tombe de l’illustre Hampden etl’en-droit où était tombé ce patriote. Pendant un moment, mon âmes’élevait alors au-dessus des peurs misérables et vulgaires pours’unir à de grandes idées de liberté et de sacrifice dont cesmonu-ments étaient la lumière et le souvenir. Et j’osais, quelquesbrefs instants, me libérer de mes chaînes et regarder alentour,l’esprit libre et fier ; mais le fer avait trop profondémentpénétré ma chair et, tremblant et désespéré, je recouvrais malamentable condition.

Nous abandonnâmes Oxford avec regret pour gagner Matlock quiétait notre prochaine étape. Jusqu’à un certain point, lescam-pagnes qui environnent ce village ressemblent aux paysagessuis-ses. Mais tout y est à une échelle plus petite et les collinesver-doyantes n’ont pas cette blanche couronne des Alpes qui coiffetoujours les montagnes couvertes de sapins de mon pays natal. Nousvisitâmes la merveilleuse grotte et les petits musées d’histoi-renaturelle où les curiosités sont exposées de la même façon que dansles collections de Servox et de Chamonix. Ce dernier nom me fittrembler quand je l’entendis prononcer par Henry, et je me hâ-taide quitter Matlock où s’était produite cette sinistre associationd’idées.

Après Derby, poursuivant toujours notre voyage vers le nord,nous passâmes deux mois dans le Cumberland et le Westmorland. Jepouvais à présent m’imaginer me trouver dans les montagnes suisses.De légères traces de neige qui demeuraient encore sur les flancsnord des montagnes, les lacs et le cours des torrents tumul-tueuxm’étaient des spectacles chers et familiers. Ici, en outre, nousnouâmes quelques relations qui me permirent de goûter à un bonheurillusoire. Par comparaison, l’allégresse de Clerval dépas-sait deloin la mienne. Son esprit s’exaltait dans la compagnie d’hommes detalent et il puisait en lui-même des capacités et des ressourcesdont il n’aurait jamais fait preuve s’il avait fréquenté des gensqui lui étaient inférieurs.

– Je pourrais passer ma vie ici, me disait-il. Parmi cesmon-tagnes, je regretterais à peine la Suisse et le Rhin.

Mais il s’aperçut aussi que la vie d’un voyageur comporteau-tant de fatigue que de joie. Il avait toujours l’esprit en éveilet quand il commençait à se reposer, il était à peine amené àdélais-ser quelque chose qui lui avait procuré du plaisir que déjàun nou-vel objet retenait toute son attention, jusqu’à ce quecelui-ci éga-lement fût remplacé par un autre.

Nous venions tout juste de visiter les divers lacs duCumber-land et du Westmorland et nous lier d’affection avecquelques-uns des habitants qu’arriva la date de notre rendez-vousavec notre ami écossais et que nous dûmes poursuivre notre voyage.Pour ma part, je n’en étais pas fâché. J’avais depuis un certaintemps négli-gé ma promesse et j’avais peur que cela eût contrariéle monstre : il pouvait être resté en Suisse et se venger sur mesparents.

Cette idée m’obsédait et venait me troubler chaque fois quej’aurais pu jouir de repos et de calme. J’attendais mon courrieravec une fiévreuse impatience. Si les lettres avaient quelquere-tard, j’étais malheureux et je nourrissais mille frayeurs. Etquand elles arrivaient, quand je reconnaissais l’écritured’Élisabeth ou de mon père, j’avais peur de les lire et jecraignais toujours le pire. Parfois, je croyais que le démon mecourait derrière et qu’il était capable, pour punir mon retard,d’assassiner mon compagnon. Lorsque ces pensées-là me passaient parla tête, je ne quittais pas Henry un seul instant, je le suivaiscomme son ombre pour le pro-téger contre une éventuelle attaque dudestructeur. J’avais l’im-pression que j’avais moi-même commisquelque crime odieux et que j’étais hanté par ce souvenir.

J’étais innocent mais j’avais effectivement attiré sur ma têteune horrible malédiction, aussi mortelle que si j’avais étécoupa-ble.

Je visitai Édimbourg, l’œil triste, l’esprit ailleurs. Etpourtant cette ville aurait dû intéresser la plus malheureuse descréatures humaines. Clerval ne l’aima pas autant qu’Oxford dont lecaractère antique lui avait fortement plu. Toutefois, la beauté, lasymétrie de la partie neuve d’Édimbourg, les châteaux romantiquesqui se trouvaient à proximité, les plus charmants du monde –Arthur’s Seat, St Bernard’s Well – et les collines du Pentlandfurent à ses yeux une compensation et le remplirent de joie etd’admiration. Mais moi j’étais impatient d’arriver au terme denotre voyage.

Après une semaine, nous partîmes d’Édimbourg pour gagner Perth,après avoir passé par Coupar, St Andrew’s et longé les rives de laTay. Là, notre ami nous attendait.

Mais je n’étais pas d’humeur à me réjouir ni à parler avec desétrangers, ni même à m’enquérir de leur santé et de leurs projetsavec cette amabilité dont un invité doit faire preuve. Je meconten-tai dès lors de dire à Clerval que j’envisageais de visiterl’Écosse tout seul.

– Et toi, amuse-toi bien, lui dis-je. Prenons cet endroit com-melieu de rendez-vous. Je serai absent un mois ou deux – et sur-toutque mes déplacements ne te tracassent pas. J’ai besoin, pour uncertain temps, de calme et de solitude. Quand je serai de re-tour,j’espère bien avoir le cœur plus léger et me trouver dans desdispositions d’esprit assez semblables aux tiennes.

Henry voulut me dissuader mais, voyant que je tenais fer-mementà ce projet, il n’insista plus et me demanda seulement que je luiécrive souvent.

– Je préférerais, me dit-il, être à tes côtés dans tesrandon-nées solitaires plutôt que de me trouver avec ces Écossaisque je ne connais pas. Hâte-toi donc, mon cher ami, de revenir pourqu’avec toi je me sente de nouveau comme au pays, car voilà dessenti-ments que je ne peux pas éprouver durant ton absence.

Abandonnant mon ami, je décidai de me retirer dans un coin perdude l’Écosse pour achever mes travaux dans la solitude. Je nedoutais pas que le monstre m’y suivrait et qu’une fois ma tâcheterminée il me réclamerait sa compagne.

Avec ces résolutions, je traversai les montagnes du nord etchoisis, pour théâtre de mes opérations, une des îles les pluséloi-gnées des Orcades. C’était un endroit qui convenait assez bienà mon travail, en fait une île rocheuse dont les flancs étaientconti-nuellement battus par les vagues. Le sol y était pauvre etc’est à peine s’il offrait un peu de pâture à quelques vaches.Quant aux habitants ils n’étaient que cinq dont les membres maladeset dé-charnés prouvaient la vie lamentable. Pour disposer delégumes, de pain et même d’eau fraîche, ils devaient, lorsqu’ilspouvaient se permettre ce luxe, gagner le continent, à cinq milesde là.

Dans toute l’île, il n’y avait que trois misérables cabanes dontune, au moment où j’arrivai, était inoccupée. Je la louai. Elle secomposait de deux pièces où dominaient la crasse et l’abandon. Letoit de chaume s’était effondré, les murs n’avaient plus de plâtreet la porte était sortie de ses gonds. Je procédai à quelquesrépara-tions, achetai des meubles et pris possession de cettebâtisse -ce qui aurait dû sans doute étonner les habitants de l’îles’ils n’étaient pas à ce point englués dans leur sordide misère. Dela sorte, je vé-cus à l’abri des regards et de toute gêne et mêmeune distribution de vêtements et de nourriture ne me valut presqueaucun remer-ciement, tant ces gens-là, habitués à souffrir, étaientincapables d’avoir les réactions humaines les plusélémentaires.

La matinée, je la consacrais au travail. Le soir, quand le tempsétait favorable, j’allais me promener sur la plage de galets pourécouter les vagues mugir et bondir à mes pieds. C’était unspectacle monotone mais qui variait toujours. Je songeais à laSuisse. Comme elle était différente de ce paysage désolé etterri-fiant ! Ses collines sont couvertes de vignobles, seschalets sont disséminés à travers les plaines ! Ses superbeslacs reflètent des cieux bleus et sereins et, lorsqu’ils sontremués par les vents, leur tumulte, comparé au rugissement del’océan immense, n’est qu’un jeu d’enfant.

J’avais ainsi réparti mon temps au début. Mais, au fur et àmesure que je progressais dans mon travail, il m’horrifiait et mepesait de plus en plus. Parfois, des journées entières, je ne mesen-tais plus capable de pénétrer dans mon laboratoire et, àd’autres moments, je travaillais nuit et jour pour achever matâche. Mais je m’étais attelé à une œuvre inouïe. À l’époque de mapremière ex-périence, une espèce d’enthousiasme fou m’avait empêchéde voir l’horreur de ce que je faisais. Mes esprits avaient ététotalement accaparés par l’accomplissement de ma tâche et mes yeuxne voyaient pas l’horreur grandissante. Mais à présent j’agissaisde sang-froid et souvent, au milieu de mon travail, mon cœur sesou-levait.

Pris, occupé par la plus épouvantable besogne, plongé dans unesolitude où rien ne venait, ne fût-ce qu’une seconde, distraire monattention, je perdis peu à peu mon équilibre. Je devenaisirri-table et fébrile. À chaque instant, j’avais peur de rencontrermon persécuteur. Parfois, je restais assis, les yeux fixés sur lesol, n’osant pas les lever, dans la crainte de voir surgir l’objetmême de mes effrois. Et je n’osais plus non plus m’éloigner de lavue de mes semblables de peur que le monstre, me sachant seul, nevînt ré-clamer sa compagne. Et pourtant je progressais et montravail avait déjà considérablement avancé. J’envisageais sonachèvement avec un espoir trouble que je n’osais même plus mettreen ques-tion, malgré les terribles et obscurs pressentiments que jenourris-sais au fond de mon cœur.

Chapitre 20

 

Un soir, je me trouvais dans mon laboratoire. Le soleil avaitdisparu et la lune venait juste de se lever au-dessus de la mer. Ilne me restait plus assez de lumière pour travailler et je demeurailà, perplexe, me demandant si j’allais abandonner ma tâche pour lanuit ou si, en m’appliquant plus encore, je ne pourrais pas plusvite la mener à bonne fin. Comme je m’interrogeais, une foule depensées vinrent m’assaillir et je me mis à réfléchir sur lesconsé-quences de mon acte. Trois ans plus tôt, je m’étais déjàengagé dans la même voie et j’avais créé un démon dont l’effroyablebarbarie m’avait déchiré le cœur et avait fait naître en moi lesremords les plus amers. Et maintenant, j’étais sur le point defa-briquer une autre créature dont je ne savais pas quellesseraient les dispositions d’esprit. Elle pouvait être mille foisplus mauvaise que la première et prendre plaisir à tuer et à semerla désolation.

Le démon, lui, avait juré de quitter le voisinage des hommes etde se cacher dans les déserts. Mais que dire de sa compagne ?Elle qui, selon toute probabilité, allait devenir un animal doué depensée et de raison, refuserait peut-être de se soumettre à unpac-te conclu avant sa création. Et s’ils se haïssaientmutuellement ? Le monstre qui existait déjà et qui avait enhorreur sa propre dif-formité n’allait-il pas se détester plusencore quand il verrait sous ses yeux sa réplique féminine ?Et celle-ci également serait peut-être amenée à se détourner de luipour préférer la beauté des hommes ? Si jamais ellel’abandonnait, il se retrouverait seul, ul-céré par cette nouvelleprovocation faite par une créature de son espèce.

Si même ils quittaient l’Europe et allaient habiter les désertsdu nouveau monde, l’un des premiers effets de cette sympathie dontle monstre avait tant besoin serait une procréation – une race dedémons se propagerait sur le monde et, tout en semant la ter-reur,mettrait l’existence du genre humain en péril. Avais-je le droit,pour servir mes propres intérêts, d’infliger cette malédiction surles générations à venir ? J’avais d’abord été touché par lesso-phismes de l’être que j’avais créé je m’étais laisséimpressionner par ses menaces diaboliques, mais, maintenant, pourla première fois, le péril que constituait ma promesse s’imposa àmoi. Je trem-blai en pensant que les générations futures memaudiraient com-me la peste, moi qui n’avais pas hésité, poursauvegarder ma pro-pre paix, de compromettre sans doute la surviede la race humaine tout entière.

Je frissonnai. Mon cœur se souleva tout à coup, lorsque,re-dressant la tête, je vis au clair de lune le monstre qui mefixait par la fenêtre. Un rictus immonde lui tordait les lèvres aumoment où il me regardait, alors qu’il était venu constater l’étatd’avancement des travaux qu’il m’avait imposée. Ainsi donc, ilm’avait suivi dans mes périples ! Il avait parcouru lesforêts, s’était dissimulé dans des grottes, s’était réfugié parmiles bruyères et les landes déser-tes ! Et, à présent, ilvenait pour apprécier mes progrès et exiger que je remplisse mapromesse jusqu’au bout.

Tandis que je le regardais, sa figure exprima la traîtrise et lamalice la plus noire. Je me rendis compte à quel point j’avais étéfou de lui promettre une créature qui lui ressemblerait et,trem-blant à l’excès, je mis en pièce tout ce que j’avaisentrepris. Le monstre me vit détruire la créature dont l’existencefuture allait lui assurer le bonheur et, avec un hurlement dedésespoir et de ven-geance, il disparut.

Je quittai le laboratoire et, après avoir fermé la porte à clef,je fis le serment solennel de ne plus jamais reprendre mes travaux.Puis, d’un pas hésitant, je gagnai ma chambre à coucher. J’étaisseul. Personne n’était à mes côtés pour dissiper ma tristesse etm’arracher de ce climat oppressant de cauchemar épouvantable.

Les heures s’écoulèrent. Je me tenais près de la fenêtre etre-gardais en direction de la mer. Elle était presque immobile, carle vent était tombé. Toute la nature se reposait sous le regardtran-quille de la lune. Quelques barques de pêcheurs se détachaientseulement sur l’eau et, de loin en loin, une brise légère amenaitjusqu’à moi le bruit des voix des pêcheurs qui se hélaient. Jeper-cevais le silence, bien que je n’eusse pas tout à faitconscience de son étendue. Mais soudain, j’entendis un bruit derame le long du rivage et quelqu’un débarqua tout près de mamaison.

Quelques minutes plus tard, je m’aperçus que ma porte grin-çait,un peu comme si on cherchait à ouvrir avec douceur. Je tremblais dela tête aux pieds. J’avais le pressentiment de savoir qui c’étaitet je me dis que je devais appeler un de mes voisins. Maisj’éprouvais cette impression d’abandon qu’on a si souvent dans lesrêves, quand on essaie en vain de chasser un danger qui vous menace: je ne pouvais pas bouger.

Bientôt, je perçus des bruits de pas dans le couloir. La portes’ouvrit et le monstre que je craignais fit son apparition. Ilferma la porte, s’approcha de moi et me dit d’une voix assourdie:

– Tu as détruit l’œuvre que tu avais commencée. Quelle est doncton intention ? Oserais-tu rompre ta promesse ? J’aiessuyé bien des souffrances et des misères. J’ai quitté la Suisseen même temps que toi, j’ai parcouru les rives du Rhin, traverséses îles cou-vertes de saules et les sommets de ses montagnes. Denombreux mois, j’ai vécu au milieu des landes anglaises et dans desendroits déserts, en Écosse. J’ai dû affronter la fatigue, lefroid, la faim. Pourrais-tu annihiler mes espérances ?

– Va-t’en ! Je romps mon engagement ! Jamais je necréerai un être qui te ressemble, qui ait ta laideur et testurpitudes !

– Esclave ! J’ai parlé avec toi, il y a quelque temps maistu as montré que tu étais indigne de ma condescendance !Souviens-toi que je suis puissant. Tu te crois peut-être malheureuxmais je peux t’accabler plus encore au point que tu en viendras àdétester la lu-mière du jour. Tu es mon créateur mais moi je suiston maître. Tu obéiras !

– L’heure de mon hésitation est révolue et voilà que com-mencel’ère de ton pouvoir. Tes menaces ne pourront pas me pousser àaccomplir un acte de cruauté. Au contraire, elles ne font querenforcer ma détermination de ne pas créer ta compagne de vice.Pourrais-je, de sang- froid, lâcher sur la terre un démon qui ne secomplaît que dans le meurtre et le mal ? Va-t’en ! Jesuis inébranlable et tes paroles ne pourraient qu’exaspérer mafureur !

Le monstre lut sur mon visage à quel point j’étais déterminé et,dans sa rage impuissante, il se mit à grincer les dents.

– Chaque être humain, s’écria-t-il, peut s’associer à un de sessemblables, chaque animal est doté d’une femelle et tu voudrais queje reste seul ? J’avais des sentiments d’affection et on n’y arépondu que par la haine et le mépris. Homme ! tu peux medétes-ter mais fais attention ! Tes jours se passeront dans lasouffrance et le malheur et bientôt je frapperai le coup quit’enlèvera la paix pour toujours. Seras-tu heureux si moi je devaisramper sous le poids de ma détresse ? Tu as la possibilité deme priver de toute passion mais la vengeance, elle, restera – lavengeance qui me sera aussi indispensable que la lumière et lanourriture ! Je mourrai peut-être mais auparavant toi, montyran et mon bourreau, tu maudiras le soleil qui verra toutes tesinfortunes. Prends garde, parce que je suis sans peur ettout-puissant ! Je vais te guetter avec la ruse du serpentpour venir te piquer avec son venin ! Homme, tu te repentirasdes maux que tu m’infliges !

– Cela suffit, démon ! N’empoisonne pas l’air de tesparoles immondes ! Je t’ai fait part de ma décision et je nesuis pas lâche pour céder devant tes menaces. Disparais, je resteinflexible !

– C’est bien, je m’en vais mais rappelle-toi, tu me retrouverasla nuit de tes noces.

Je bondis sur lui et m’exclamai :

– Odieuse créature ! Avant de signer mon arrêt de mort,es-saie d’assurer ta propre survie !

Je voulus le saisir mais il m’évita et se précipita hors de lamaison. Après quelques instants, je le vis sur sa barque qui filaitsur l’eau à la vitesse d’une flèche, et bientôt il disparut aumilieu des vagues.

Tout était de nouveau silencieux mais les paroles du monstrerésonnaient encore à mes oreilles. Bouillant de rage, je voulaispoursuivre l’assassin et le précipiter dans l’océan. Perturbé àl’ex-trême, je me mis à arpenter ma chambre, tandis que monimagi-nation me suggérait mille figures qui me tourmentaient et mefai-saient souffrir.

Pourquoi ne l’avais-je pas suivi pour me mesurer avec lui dansun combat mortel ? Mais je l’avais laissé partir et il avaitga-gné directement le continent. Je tremblais en me demandantquel-le serait la prochaine victime offerte en sacrifice à soninsatiable vengeance. Et je me rappelai alors ses paroles : « Tu meretrouve-ras la nuit de tes noces’ » C’était donc à ce moment-làque s’ac-complirait ma destinée. Ce jour-là j’allais mourir etainsi seraient satisfaits ses instincts pervers. Cette idée me fitpeur.

Pourtant, comme je pensais à ma tendre Élisabeth, la voyantverser des larmes de tristesse parce qu’on avait arraché de sesbras celui qu’elle aimait, pour la première fois depuis des mois jeme mis à pleurer et je décidai de tout entreprendre pour ne passuc-comber aux griffes de mon ennemi.

La nuit se passa, et le soleil se leva sur l’océan. J’étais unpeu plus calme, si tant est qu’on puisse parler de calme quand larage la plus violente cède la place au désespoir le plus profond.Je quit-tai ma maison où s’était déroulée l’épouvantable scène dela nuit dernière et allai me promener le long du rivage. La mer mefit l’impression d’une barrière insurmontable dressée entre messem-blables et moi. Oh ! si au moins cela avait étépossible ! J’aurais voulu passer mon existence sur ce rocherdénudé, péniblement, sans aucun doute, mais ne devant plus subir lechoc soudain d’un malheur. Si je partais, ce serait pour êtresacrifié ou pour voir un de ceux que j’aimais tomber sous l’empiredu démon que j’avais moi-même créé.

J’errai sur l’île comme un spectre inquiet, séparé de tout cequi était ma joie, meurtri par cette séparation. Vers midi, alorsque le soleil était à son zénith, je me couchai sur l’herbe etm’abandon-nai à un profond sommeil. J’avais veillé toute la nuitprécédente, j’avais les nerfs à bout et les yeux alourdis par lafatigue et la tourmente. Le sommeil où je me perdis me fit du bien.Quand je me réveillai, je sentis que j’appartenais à nouveau augenre hu-main et me mis à réfléchir sur les événements avec uneplus gran-de lucidité. Néanmoins, les paroles du monstre, tel unglas, me résonnaient toujours aux oreilles. On aurait dit qu’ellesfaisaient partie d’un rêve et, en même temps, elles étaientdistinctes et réel-lement oppressantes.

Le soleil était déjà bas et je me trouvais sur la grève en traind’apaiser ma faim en mangeant une galette de maïs, quand je vis unebarque de pêcheur venir vers moi ainsi qu’un homme qui m’apportaitun paquet. Ce paquet contenait des lettres en prove-nance de Genèveet une qui m’avait été adressée par Clerval. Il disait qu’ilperdait un peu son temps et que ses amis de Londres souhaitaientson retour pour conclure les négociations qu’il avait entamées envue de son départ aux Indes. Celui-ci, il ne désirait pas leretarder davantage mais puisque son séjour à Londres serait suivi,plus vite qu’il ne l’avait supposé, d’un très long voyage, il mesuppliait de lui accorder le plus de temps possible. Il voulaitdonc que je quitte mon île solitaire et le rencontre à Perth d’oùnous pourrions repartir vers le sud. Cette lettre, jusqu’à uncertain point ; me rappelait vers la vie et je décidai deprendre la route dans les deux jours.

Toutefois, avant de partir, il me fallait encore accomplir unetâche qui me dégoûtait. Je devais emballer mon matériel et, pour cefaire, entrer dans la pièce qui avait été le théâtre de monodieu-se besogne et manipuler des instruments dont la vuem’horripilait. Le lendemain, à l’aube, je m’armai de courage etouvris la porte de mon laboratoire. Les restes de la créatureinachevée que j’avais détruite étaient jonchés sur le sol et j’eusl’impression que j’avais mutilé la chair vivante d’un être humain.J’hésitai, avant de re-prendre mes esprits et de pénétrer dans lelaboratoire. En trem-blant, j’emportai mes instruments hors de lapièce mais je me dis que je ne pouvais pas abandonner là les restesde mon œuvre, si-non pour exciter l’horreur et la suspicion chezles paysans. Aussi-tôt, je les réunis dans un panier sur lequel jeplaçai une grande quantité de pierres et je décidai de le jeterdans la mer, cette même nuit. Puis, je descendis sur la place et memis à nettoyer et à ran-ger mon matériel.

Depuis la nuit où le démon m’était apparu, j’avais subi unetransformation radicale – et aucun être humain peut avoir changé àce point. Auparavant, je considérais que ma promesse devait êtretenue, en dépit du profond désespoir qu’elle faisait naître en moiet nonobstant toutes les conséquences possibles. Mais à présent, ilme semblait qu’un voile s’était déchiré devant mes yeux et que,pour la première fois, je voyais les choses clairement. Pas un seulinstant, ne me revint l’idée de reprendre mes travaux.

Certes existait toujours la menace que le monstre faisait pesersur moi mais je ne pensai pas qu’un acte volontaire de ma part pûtl’annihiler. Je savais que créer un second monstre semblable aupremier était la marque de l’égoïsme le plus abject et le plusatroce et je bannis de mon esprit toute pensée qui m’aurait amené àune autre conclusion.

La lune se leva entre deux ou trois heures du matin. À cemoment, je mis mon panier dans une petite embarcation et m’éloignaides côtes d’environ quatre miles. L’endroit était parfai-tementsolitaire. Quelques bateaux gagnaient la terre mais je les évitai.J’avais le sentiment que j’étais sur le point de commettre un crimeaffreux et j’avais atrocement peur de rencontrer un être humain.Bientôt, la lune qui brillait jusque-là disparut derrière un épaisnuage et je profitai de l’obscurité pour jeter mon panier dans lamer. J’entendis un clapotis, comme le panier fendait les flots. Leciel était devenu nuageux mais l’air était pur, quoique refroidipar le vent du nord qui s’était levé. Mais cela me rafraîchit et mecausa une sensation si agréable que je voulus encore rester surl’eau. Je bloquai le gouvernail et m’étendis au fond del’embarcation. Des nuages cachaient la lune, les ténèbress’épaississaient et je n’en-tendais plus que le bruit du bateaufouetté par les vagues. Bercé par ce murmure, je m’endormis aprèstrès peu de temps.

Combien de temps suis-je resté là ? Je ne pourrais pas ledire mais, lorsque je me réveillai, je m’aperçus que le soleilbrillait déjà très haut au milieu des cieux. Le vent était violent,et les vagues soulevaient de plus en plus fortement mon petitbateau. Je me rendis compte que le vent soufflait du nord-est etque je devais me trouver très loin de l’endroit où je m’étaisembarqué. Je m’efforçai de changer de trajectoire mais, très vite,je constatai que par là je risquais de faire chavirer monbateau.

Dans ces conditions, ma seule ressource consistait à me lais-serpousser par le vent. J’avoue que ma panique était grande. Jen’avais pas de boussole avec moi et je connaissais si mal lagéogra-phie de cette partie du monde que la position du soleil nepouvait pas me servir. J’aurais pu dériver vers l’Atlantique et yconnaître les affres de la faim et de la soif avant d’être engloutipar les eaux qui grondaient et mugissaient alentour. Il y avaitdéjà plusieurs heures que j’étais parti et je commençais à éprouverles tourments de la soif – prélude à d’autres souffrances. Jeregardai les cieux qui étaient couverts de nuages, lesquels, sanscesse, étaient poussés par les vents. Puis je contemplai la mer :elle pouvait être ma tom-be.

– Monstre ! m’écriai-je. Ta tâche est doncaccomplie !

Je songeai à Élisabeth, à mon père, à Clerval – ils étaientabandonnés, désormais à la merci des passions et des instinctssanguinaires du monstre. Et cette pensée ne fit qu’attiser mondé-sespoir et me fit tellement souffrir que maintenant encore,alors que le drame va connaître son déroulement, j’en frémis.

Plusieurs heures se passèrent ainsi. Puis, petit à petit, tandisque le soleil descendait sur l’horizon, le vent ne devint plusqu’une brise légère et les vagues furent moins fortes. Mais lahoule, elle, ne disparut pas. Je me sentais malade, incapable detenir le gou-vernail, lorsque soudain j’aperçus des falaises endirection du sud.

Épuisé comme je l’étais par la fatigue et la détresse quej’avais dû endurer durant des heures, j’eus pourtant, la subitecertitude que j’allais revivre. Mon cœur s’emplit de joie et deslarmes coulè-rent de mes yeux.

Comme les sentiments sont variables, comme est étrange cet amourde la vie qui transcende l’excès de la tourmente !

En me servant d’une partie de mes vêtements, je fabriquai uneautre voile et mis rapidement le cap sur la terre.

C’était, à première vue, une terre sauvage et rocailleuse mais,comme j’approchais, j’aperçus aisément des traces de culture. Jevis des navires en bordure du rivage et me trouvai tout à couptransporté dans le monde des hommes civilisés. Je longeaisoi-gneusement les côtes et me guidai sur un clocher dont jepouvais distinguer le sommet au- delà d’un promontoire. Commej’étais extrêmement faible, je décidai de gagner directement laville où je pourrais plus facilement me procurer de la nourriture.Par bon-heur, j’avais de l’argent sur moi. En contournant lepromontoire, j’aperçus une charmante ville ainsi qu’un joli port oùj’entrai, heu-reux d’avoir pu échapper à mon triste sort.

Tandis que j’amarrais mon bateau et pliais les voiles, quel-quespersonnes arrivèrent vers l’endroit où je me tenais. Ellessemblaient fort surprises de me voir mais, au lieu de me portersecours, elles se mirent à parler entre elles avec des gestes qui,en tout autre occasion, m’auraient inquiété. Je remarquaiunique-ment qu’elles parlaient anglais et c’est dans cette langueque je leur adressai la parole :

– Mes chers amis, dis-je, auriez-vous l’amabilité de me faireconnaître le nom de cette ville et de me dire où je suis ?

– Vous le saurez bientôt, me répondit un homme d’une voix rude.Peut-être vous trouvez-vous dans un endroit qui ne sera pasvraiment à votre goût mais, ce qui est sûr, c’est qu’on nedemande-ra pas votre avis pour vous loger.

J’étais particulièrement surpris de recevoir une réponse aussibrutale d’un étranger et j’étais tout aussi déconcerté de lirel’hosti-lité sur le visage de ses compagnons.

– Pourquoi me répondez-vous aussi bourrument, dis-je. Ce n’estcertes pas dans les habitudes des Anglais d’accueillir lesétrangers de façon inhospitalière !

– Je ne sais pas, dit l’homme, quelle peut être l’habitude desAnglais mais c’est l’habitude des Irlandais de haïr lesvermines !

Tandis que se poursuivait ce curieux dialogue, je voyais lafoule rapidement grossir. Les visages exprimaient un mélanged’intérêt et de colère qui, peu à peu, me troubla et me fit peur.Je demandai le chemin d’une auberge mais on ne me répondit pas. Jem’avançai et un murmure s’éleva de la foule qui me suivait etm’entourait. Alors surgit un individu qui n’avait pas l’airagréable et qui me tapa sur l’épaule.

– Venez, monsieur, me dit-il, vous devez me suivre chez M.Kirwin et vous expliquer avec lui.

– Qui est M. Kirwin ? Pourquoi dois-je m’expliquer ?Je ne suis pas dans un pays libre ?

– Oui, monsieur ; libre pour les gens honnêtes. M. Kirwinest magistrat et vous vous expliquerez avec lui sur la mort d’unhom-me qui a été assassiné ici, la nuit dernière.

Cette réponse me fit tressaillir mais, très vite, je mecontrôlai. J’étais innocent – et je pouvais aisément le prouver. Jesuivis donc mon guide en silence et je fus conduit dans une desplus belles maisons de la ville. Je n’étais pas loin de tomber defatigue et de faim, mais, avec la foule qui m’entourait, je me disqu’il était bon de ne pas me laisser aller car une défaillanceaurait pu signifier à leurs veux que j’avais peur ou que j’étaiscoupable.

Pourtant, je ne m’attendais guère à la calamité qui allaitsur-venir quelques instants plus tard et étouffer dans l’horreur etle désespoir toute crainte d’ignominie et de mort.

Il faut que je m’interrompe un peu car je dois rassemblertou-tes mes forces pour me rappeler dans le moindre détail lesévéne-ments pharamineux que je vais vous relater.

Chapitre 21

 

Je fus bientôt conduit devant un magistrat, un vieillardbienveillant aux allures calmes et distinguées. Il me regardanéan-moins avec une certaine gravité puis, se tournant vers lesgens qui m’accompagnaient, il demanda quels étaient les témoins del’affai-re.

Une demi-douzaine d’hommes se présentèrent. Le magistrat désignal’un d’entre eux, lequel fit sa déposition.

Il déclara qu’il était parti pêcher, la veille au soir, avec sonfils et son beau-frère, Daniel Nugent, mais que vers dix heures,après avoir observé que le vent du nord était en train de se lever,ils avaient préféré regagné le port. C’était une nuit sans lune,extrê-mement obscure. Au lieu d’accoster dans la rade, ils avaientmouillé selon leur habitude, dans une crique, plus ou moins deuxmiles plus bas. Il était parti le premier, muni d’une partie duma-tériel de pêche, alors que ses compagnons le suivaient à quelquedistance. Comme il avançait le long de la grève, il avait heurté dupied quelque chose et s’était de tout son long étalé sur le sol.Ses compagnons lui avaient porté secours et, à la clarté de leurlanter-ne, ils s’étaient rendu compte qu’il était tombé sur lecorps d’un homme mort, selon toute apparence. Ils avaient d’abordcru que c’était là le cadavre d’un noyé, rejeté par la mer sur lerivage. Mais, par la suite, ils avaient remarqué que les vêtementsde l’homme n’étaient pas mouillés et même que le corps n’était pasencore tout à fait froid. Ils l’avaient immédiatement transportédans la maison d’une vieille femme qui habitait les environs etavaient essayé en vain de le ranimer. Tout semblait indiquer qu’ils’agissait d’un jeune homme qui devait avoir dans les vingt-cinqans. À première vue, il avait été étranglé et, en dehors d’unemarque de doigt noire autour du cou, on ne voyait sur lui aucunetrace de violence.

La première partie de cette déposition ne me concernaitnul-lement. Mais, lorsque fut mentionnée la marque de doigt, je mesouvins du meurtre de mon frère et me sentis extrêmement se-coué.Mes membres tremblaient, un voile me couvrit les yeux et je dusm’appuyer sur une chaise pour me retenir. Le magistrat m’ob-servaitd’un œil attentif et, naturellement, mon attitude ne présa-geaitrien de bon.

Les propos du pêcheur furent confirmés par son fils. Mais quandDaniel Nugent prit la parole, il affirma catégoriquement que, justeavant la chute de son compagnon, il avait vu un bateau où il n’yavait qu’un homme, à une faible distance du rivage. Et, pour autantqu’il était possible d’en juger à la lueur des quelques raresétoiles, c’était là le même bateau que celui dans lequel j’avaisaccosté.

Puis, une femme qui vivait près de la plage et s’était tenue surle seuil de sa maison pour guetter le retour des pêcheurs déclaraqu’une heure avant qu’on ne lui apprenne la découverte du corps,elle avait aperçu un bateau n’ayant qu’un seul homme à bord, toutprès du rivage, non loin de l’endroit où on avait trouvé lecadavre.

La femme chez qui les pécheurs avaient apporté la malheu-reusevictime confirma les faits. Le corps n’était pas froid. On l’avaitétendu sur un lit et on l’avait frictionné. Bien que le jeune hommefût sans vie, Daniel s’était rendu en ville pour quérir unapothicaire.

Plusieurs autres personnes furent interrogées au sujet de monaccostage. Elles s’accordèrent pour dire que, par suite du vent dunord qui s’était levé au milieu de la nuit, il était presquecertain que j’avais dérivé durant de nombreuses heures et quej’avais été contraint de revenir tout près de mon point de départ.En outre, ils firent observer que j’avais vraisemblablement amenéle corps d’un autre endroit et que, ne connaissant sans doute pasla côte, j’avais gagné le port, sans savoir quelle distanceséparait la ville du lieu où j’avais déposé le cadavre.

Après avoir écouté ces déclarations, M. Kirwin souhaita meconduire dans la pièce où on avait placé le corps, en attendantl’inhumation. Il voulait sans doute se rendre compte de l’effetqu’exercerait sur moi ce spectacle.

L’idée lui était probablement venue au moment où j’avaismanifesté une grande fébrilité, alors que les circonstances dumeurtre étaient décrites. Je fus donc emmené à l’auberge, escortépar le magistrat et par de nombreuses autres personnes. Lesétranges coïncidences de cette nuit fatidique ne pouvaient pasmanquer de m’impressionner.

Pourtant, comme je savais très bien que j’étais en train dediscuter avec les habitants de mon île à l’heure où le cadavreavait été découvert, je ne me faisais aucune inquiétude sur lesconsé-quences de cette affaire.

J’entrai dans la pièce où on avait déposé le corps etm’appro-chai du cercueil. Comment décrire mes réactions endécouvrant le cadavre ? Je me sens encore sous le coup del’horreur et je ne peux pas penser à cet épouvantable instant sanssouffrir le martyre. L’interrogatoire, la présence du magistrat etdes témoins, tout, comme dans un rêve, disparut de mon espritlorsque je vis, couché devant moi le corps inanimé de HenryClerval. Je chancelai et, me précipitant sur lui, je m’écriai :

– Mes machinations criminelles ont donc eu également rai-son deton existence, mon cher Henry ! J’ai déjà détruit deux êtreshumains. D’autres victimes vont encore succomber ! Mais toi,Clerval, mon ami, mon bienfaiteur…

Un homme ne peut pas supporter longtemps une telle dou-leur : enproie à de violentes convulsions, je fus conduit hors de lapièce.

La fièvre me saisit. Pendant deux mois, je fus entre la vie etlà mort. Mes délires, je l’appris plus tard, étaient effroyables.Je m’accusais du meurtre de William, de Justine, de Clerval.Parfois, je suppliais ceux qui m’assistaient de détruire le démonqui me tiraillait. Parfois aussi, je sentais les doigts du monstrequi me ser-raient le cou et je hurlais de terreur. Par bonheur,comme je m’ex-primais dans ma langue maternelle, seul M. Kriwin mecompre-nait. Mais mes gesticulations et mes cris suffisaient àeffrayer les autres témoins.

Pourquoi ne suis-je pas mort ? Moi qui suis l’homme le plusmisérable de la terre, j’aurais dû, n’est-ce pas, disparaître dansl’oubli et le néant ? La mort emporte bien d’innombrablesenfants en qui leurs parents avaient mis toutes leursespérances ! Et com-bien de fiancés et de jeunes amants, aprèsavoir connu le plaisir et l’ivresse, sont du jour au lendemainmenés au tombeau et rongés par les vers ! De quoi étais-jedonc fait pour résister à toutes ces épreuves qui sans cesse, commela roue des supplices, venaient me torturer ?

Mais j’étais condamné à vivre. Au bout de deux mois, comme ausortir d’un rêve, je m’aperçus que j’étais en prison, étendu sur ungrabat, entouré de gardiens, de verrous, de barrières et de tout cequi se trouve dans un cachot. C’était un matin, je me le rappelle,quand je me rendis compte de ma situation. J’avais oublié lesdé-tails des événements que j’avais vécus et il me semblaitseulement qu’un grand désastre s’était abattu sur moi.

Mais, alors que je regardais alentour et voyais les fenêtrespourvues de barreaux et l’exiguïté de mon cachot, tout me revint enmémoire et je tressaillis de chagrin.

Le bruit réveilla une femme âgée qui dormait sur une chaise, àcôté de moi. Elle était garde-malade, la femme d’un des geôliers.Ses traits exprimaient tous les vices qui caractérisent cette racede gens. Les lignes de son visage étaient grossières et rudes,comme celles des personnes habituées à voir ma misère, sans jamaiss’en émouvoir. Le ton de sa voix traduisait la plus totaleindifférence. Elle me parla en anglais et son intonation me frappacomme si je l’avais déjà perçue du fond de mon délire.

– Vous vous sentez mieux à présent ? me demanda-t-elle.

Je lui répondis dans la même langue, d’une voix affaiblie :

– Je crois que oui. Mais si tout cela est vrai, si tout celan’est pas un rêve, je regrette d’être encore en vie et de ressentirtant de souffrance et tant d’horreur.

– Pour ça, oui, me répondit la vieille femme, si vous voulezparler du monsieur que vous avez tué, je crois qu’il aurait mieuxfallu que vous fussiez mort car j’ai l’impression qu’on va être durenvers vous ! Mais ce ne sont pas mes affaires ! Je suisici pour vous soigner et pour vous aider à vous rétablir et jeremplis cons-ciencieusement mon office. Ce serait bien si tout lemonde en fai-sait autant.

Je me détournai avec dégoût de cette femme qui était capabled’adresser des paroles aussi inhumaines à un homme qui venait toutjuste d’échapper à la mort. Mais je me sentais encore faible, dansl’impossibilité de réfléchir à tout ce qui s’était passé. Tous lesévénements de ma vie me semblaient avoir été des rêves. Parfois, jeme demandais aussi si c’était vrai car rien ne se présentait à monesprit avec la clarté d’une évidence.

Au fur et à mesure que ces images floues se précisaient, jede-venais plus fiévreux. Les ténèbres se pressaient autour de moi.Il n’y avait personne à mes côtés pour me parler d’une voix douceet affectueuse – aucune main pour me secourir. Le médecin venait,me prescrivait des remèdes que la vieille femme préparait à monintention. Mais le premier me manifestait de l’indifférence et, surle visage de la seconde, ne se reflétait que la rudesse. Qui, ende-hors du bourreau qui était payé pour me pendre, pouvaits’intéres-ser au sort d’un assassin ?

C’étaient là les idées qui me traversaient l’esprit.

Cependant, j’appris bientôt que M. Kirwin avait eu pour moi lesmeilleures attentions. Il avait fait en sorte que ma geôle fut laplus convenable de la prison (mais elle restait bien misérable) etque je puisse être secouru par un médecin et une garde-malade. Ilest vrai qu’il ne venait pas me voir souvent : quoiqu’il fûtdésireux de soulager les souffrances d’un être humain, il nevoulait sans doute pas assister aux tourments et aux lamentablesdivagations d’un assassin. Il venait donc, de temps à autres,constater que l’on ne me négligeait pas trop mais ses visitesétaient brèves et fort es-pacées.

Un jour, alors que peu à peu je me rétablissais, j’étais assissur une chaise, les yeux à moitié ouverts, le visage aussi livideque celui d’un mort, plongé dans ma propre misère, et je me disaisqu’il valait mieux que je meure plutôt que de retrouver un monde oùtout me rappellerait mes infortunes. En même temps, je son-geais àme déclarer coupable et à me soumettre aux épreuves de la loi ainsique Justine l’avait fait, alors même qu’elle était innocente.

Comme ces pensées me venaient, la porte de ma cellule s’ou-vritet M. Kirwin fit son apparition. Son visage exprimait la sym-pathieet la compassion. Il s’assit sur une chaise à côté de moi etm’adressa la parole en français.

– Je crains que cet endroit ne vous rebute, dit-il. Puis-jefaire quelque chose qui serait de nature à améliorer votresort ?

– Je vous remercie mais tout cela n’a plus d’importance pourmoi. Je ne pourrais plus jamais sur cette terre recevoir deconsola-tion.

– Je sais que la sympathie d’un étranger risque d’être sansef-fet sur quelqu’un comme vous frappé d’une si curieuse disgrâce.Mais j’espère que bientôt vous pourrez quitter ce lieu de misèrecar je ne doute pas qu’on réussira à trouver un témoignage qui vousinnocentera de ce crime.

– C’est bien le dernier de mes soucis. Par un étrange concoursde circonstances, je suis devenu le plus misérable des mortels.Persécuté et torturé comme je l’ai été et comme je le suis, puis-jeencore craindre la mort ?

– Rien en effet n’est plus affreux ni plus triste que tout cequi s’est passé dernièrement. À la suite d’un accident bizarre,vous avez été jeté sur ce rivage, réputé pour son hospitalité, puisaussi-tôt arrêté et accusé de meurtre. Et la première chose qu’on amise sous vos yeux, c’est le corps de votre ami, tué de manièreinexpli-cable et placé en quelque sorte par quelque démon sur votreche-min.

Tandis que M. Kirwin parlait, en dépit du trouble que me causaitle rappel de mes souffrances, j’étais fortement surpris d’apprendrequ’il en savait beaucoup sur moi. Je suppose qu’il lut l’étonnementsur mes traits car il s’empressa d’ajouter :

– Après que vous êtes tombé malade, tous les papiers qui setrouvaient sur vous m’ont été apportés. Je les ai examinés afin depouvoir découvrir quelque renseignement susceptible de mettre votrefamille au courant de vos malheurs et de votre état. J’ai trouvéquelques lettres et, entre autres, une de votre père.

Immédiatement, j’ai écrit à Genève. Depuis que j’ai envoyé malettre, deux mois se sont écoulés. Mais vous êtes toujours ma-ladeet maintenant encore vous tremblez.

Vous devez être à l’abri de toute émotion.

– Attendre me serait mille fois plus pénible ! Dites-moidonc qui est mort, quel autre meurtre il me faut à présentpleurer !

– Votre famille se porte bien, dit M. Kirwin avec gentillesse,et il y a ici un ami qui est venu vous rendre visite.

J’ignore la raison pour laquelle cette idée s’imposa à moi mais,à cet instant, je crus que c’était l’assassin qui était venu pourme narguer et me rendre responsable de la mort de Clerval, afin deme pousser de nouveau à satisfaire son désir satanique. Je mis lamain devant mes yeux et poussai un cri de désespoir :

– Oh ! Chassez-le ! Je ne peux pas le voir ! Pourl’amour de Dieu, ne le laissez pas entrer !

M. Kirwin me considéra d’un air troublé. Il ne pouvait pass’empêcher de tenir mon exclamation pour une présomption de maculpabilité et me dit d’un ton sévère :

– J’aurais pensé, jeune homme, que la présence de votre pèreaurait été la bienvenue et voilà qu’elle vous inspire une viverépul-sion !

– Mon père ! m’écriai-je, tandis que tous les muscles demon visage se relâchaient et que disparaissait mon trouble. Monpère est donc venu ? Quel homme merveilleux ! Mais oùest-il ? Pour-quoi ne se dépêche-t-il pas ?

Mon changement d’attitude surprit le magistrat et lui fitplai-sir. Sans doute pensait-il que mon exclamation n’avait étéqu’un retour éphémère de mon délire. Et de nouveau il devintaffable. Il se leva et quitta la pièce avec la garde- malade. Unmoment plus tard, mon père entrait.

Rien, à cet instant, n’aurait pu me procurer une joie pluscomplète que cette arrivée. Je lui tendis les mains et m’écriai :-Tu es donc sain et sauf !… Et Élisabeth… Et Ernest ?

Mon père me calma et m’assura que tout le monde allait bien. Enabordant des sujets qui étaient chers à mon cœur, il s’efforçaensuite de me redonner courage. Mais bientôt il se rendit comptequ’une prison n’était pas un havre de bonheur.

– Quel endroit tu habites, mon fils ! dit-il, en regardanttris-tement les fenêtres grillagées et l’aspect sinistre de lacellule. Tu étais parti en voyage pour trouver le bonheur mais lafatalité s’acharne sur toi. Le pauvre Clerval’..

Le nom de mon ami assassiné me causa, dans l’état d’abatte-mentoù je me trouvais, une profonde émotion et j’éclatai ensan-glots.

– Hélas ! Oui, mon père, répondis-je, une terrible fatalitéme poursuit et je dois vivre pour l’accomplir. Si ce n’était pas lecas, je serais déjà tombé sur le cercueil d’Henry !

On ne nous permit pas de converser plus longtemps, étant donnéque mon état de santé précaire nécessitait le calme le plus absolu.M. Kirwin revint et insista pour que je n’épuise pas mes forcesdans un effort trop grand. Mais l’apparition de mon père avaitressemblé à mes yeux à celle d’un ange secourable et, peu à peu, jerecouvrai ma santé.

Tandis que la maladie disparaissait, je tombai toutefois dansune sombre mélancolie que rien ne réussissait à dissiper. L’imagede Clerval me hantait sans cesse – Clerval assassiné ! À plusd’une reprise, l’extrême agitation dont j’étais la proie fitcraindre à mon entourage une dangereuse rechute. Hélas !Pourquoi tenaient-ils tant à préserver une existence affreuse etmisérable ? C’était sûre-ment pour que j’accomplisse madestinée qui, à présent, approche de son terme. Bientôt, oh trèsbientôt ! la mort aura raison de mes tourments et me délivrerade cet écrasant fardeau de souffrance que je porte avec moi.

Et, une fois la justice exécutée, je connaîtrai le repos. Bienqu’elle fût constamment présente dans mon esprit, la mort meparaissait cependant lointaine. Des heures et des heures, jerestais assis, immobile, prostré, attendant une catastrophe brutalequi nous engloutirait, mon destructeur et moi dans ses ruines.

L’ouverture des assises approchait. Il y avait déjà trois moisque j’étais en prison et, quoique je fusse encore très faible ettou-jours exposé à une rechute, je fus contraint de parcourir unecen-taine de miles pour gagner la ville où siégeait le tribunal. M.Kirwin s’occupa lui-même de convoquer les témoins et de pourvoir àma défense. On m’épargna la disgrâce de paraître en public comme uncriminel car l’affaire ne fut pas débattue devant la cour quidécide de la peine de mort.

Après avoir établi la preuve que je me trouvais bien dans lesOrcades quand le corps de mon ami avait été découvert, le grandjury m’acquitta. Et, quinze jours après mon transfert, j’étais donclibéré. Le fait que j’étais ainsi lavé de tout soupçon soulagea monpère : j’allais de nouveau respirer l’air pur et revenir au paysnatal. Mais je ne partageais pas ses sentiments : les murs d’uneprison ou ceux d’un palais, pour moi c’était du pareil au même.

Désormais ma vie était empoisonnée. Le soleil avait beau brillerpour moi, comme pour ceux qui ont le cœur en paix, je ne voyaisalentour que des ténèbres épaisses, je ne distinguais aucune lueur,sinon celle que reflétaient deux yeux horribles. Et parfoisc’étaient aussi les yeux d’Henry, obscurcis par la mort, lesorbites sombres à demi cachées par les paupières et par la frangedes cils. Et parfois encore c’étaient les yeux humides et nébuleuxdu mons-tre, tels que je les avais vus la première fois dans machambre à Ingolstadt.

Mon père essayait de ranimer en moi des sentiments d’affec-tion.Il me parlait de Genève que j’allais revoir bientôt, d’Élisa-beth,d’Ernest. Mais ses paroles me faisaient gémir. De loin en loin,certes, je ressentais un besoin de bonheur et je pensaismé-lancoliquement à ma cousine que j’aimais ou, envahi par lamala-die du pays, je brûlais de revoir le lac bleu et le Rhônerapide qui me plaisaient tellement à l’époque de mon adolescence.Mais mon état général était la torpeur et peu m’importait alors deme trouver en prison ou de contempler de magnifiques paysages. Meshébé-tudes n’étaient traversées que par des accès d’angoisse et dedé-sespoir. Et dans ces moments-là, je ne songeais qu’à mettre finà mes jours et j’aurais sans doute commis cet acte violent si jen’avais pas été l’objet d’une surveillance rigoureuse.

Il me restait pourtant un devoir à accomplir et ce souvenir eutfinalement raison de mon désespoir égoïste. Il était nécessaire queje regagne Genève dans les plus brefs délais pour veiller sur lavie des miens et guetter l’arrivée du meurtrier. Si j’avais de lachance, je trouverais le lieu de sa retraite – à moins qu’il n’osâtlui-même se manifester de nouveau, auquel cas, je devais, par uncoup infail-lible, tuer cette créature monstrueuse que j’avaisdouée d’une cari-cature d’âme plus monstrueuse encore. Mon père,lui, souhaitait retarder notre départ car il craignait que je nesupporte pas les fatigues du voyage, tant j’étais meurtri – l’ombred’un être hu-main. J’étais sans force et, nuit et jour, rongé parla fièvre.

Pourtant, comme je me montrais inquiet et impatient de quit-terl’Irlande, mon père crut bon de céder. Nous primes place à bordd’un navire qui partait pour Le Havre et, avec un vent favo-rable,nous quittâmes les côtes irlandaises. Il était minuit. Étendu surle pont, je regardai les étoiles et écoutai le bruissement desvagues. Je bénissais l’obscurité qui dérobait l’Irlande à ma vue etmon cœur battait de joie à l’idée que, bientôt, j’allais revoirGenè-ve. Le passé me donnait l’impression d’avoir été un odieuxcau-chemar.

Pourtant, le vaisseau où je me trouvais, le vent qui mepous-sait loin des rivages de l’Irlande, la mer alentour, toutattestait que je n’avais vécu un songe et que Clerval, mon meilleurami, avait été la victime du monstre que j’avais créé. En pensée,j’évoquais ma vie entière – ma sérénité quand je me trouvais avecma famille à Genève, la mort de ma mère, mon départ pourIngolstadt. Je me rappelais en tremblant le fol enthousiasme quim’avait poussé à créer mon hideux ennemi et je revoyais la nuit oùla vie lui avait été donnée. Je fus incapable de poursuivre lecours de mes pen-sées : mille sensations m’oppressèrent et je memis à pleurer amè-rement.

Depuis que ma santé s’était rétablie, j’avais pris l’habitude deprendre chaque soir un peu de laudanum car cette drogue me donnaitla possibilité de recouvrer le repos nécessaire pour me mainteniren vie. Accablé par le souvenir de mes multiples mal-heurs, je busle double de la dose ordinaire et bientôt m’endormisprofondément.

Mais le sommeil ne m’arracha pas de mes pensées et une in-finitéd’images sordides me traversèrent l’esprit. Vers le matin, unesorte de cauchemar me saisit. Je sentais autour de mon cou lesmains du monstre et je ne pouvais pas m’en dégager. Des hur-lementset des cris me résonnaient aux oreilles. Mon père qui veil-lait surmoi s’en rendit compte et me réveilla. Les vagues nousen-touraient, le ciel était nuageux mais le démon n’était pas là.J’éprouvai une impression de sécurité, l’impression que s’étaitproduite une trêve entre le présent et mon avenir irréversible ettragique. Ce fut une sorte d’oubli paisible, celle-là même quel’es-prit humain, en de telles occasions, suscite sifacilement.

Chapitre 22

 

Notre voyage était achevé. Une fois débarqués, nous nousrendîmes à Paris. Mais je dus bientôt admettre que j’avais présu-méde mes forces et que je devais me reposer avant d’aller plus loin.Dans ses soins et ses attentions, mon père était infatigable maisil ignorait les causes originelles de mes souffrances et recou-raità des méthodes qui étaient sans effet sur mon mal incurable. Ilvoulait que je m’amuse en société et moi je ne pouvais pas voir levisage d’un être humain. Oh ! Non. Les hommes, je lesconsidérais plutôt comme des frères et même mes créatures les plusviles, de la même façon que les plus nobles, m’attiraient. Maisvoilà, il me semblait que je n’avais pas le droit de lesfréquenter. J’avais dé-chaîné parmi eux un ennemi dont la seulejoie consistait à verser le sang et à se délecter du malheur. Commechaque homme, com-me tous les hommes me haïraient et me mettraientau ban de la société s’ils pouvaient connaître mes actesabominables et les cri-mes que j’avais engendrés !

À la fin, mon père n’insista plus pour que je mêle au monde ets’efforça de vaincre mon désespoir par la force de ses arguments.Il pensait souvent que j’avais été profondément marqué parl’accu-sation de meurtre qu’on avait fait peser sur moi et essayaitde me montrer que mon orgueil était dérisoire.

– Hélas ! Mon père, dis-je, comme tu me connais mal !Les hommes avec tout ce qu’ils ont comme sentiments et commepas-sions seraient réellement avilis si un être aussi misérable quemoi pouvait avoir de l’orgueil. Justine, la pauvre Justine, étaitinno-cente, plus innocente que moi et pourtant on l’a égalementaccu-sée de meurtre et on lui a ôté la vie ! C’est à cause demoi, c’est moi qui l’ai tuée !

William, Justine, Henry, ils sont tous morts par mafaute !

Pendant mon emprisonnement, mon père m’avait souvent entendutenir les mêmes propos. Lorsque je m’accusais de la sorte, ilsemblait parfois sur le point de me demander une explication mais,à d’autres moments, il avait l’air d’attribuer mes paroles audélire, comme si, pendant que j’étais malade, cette idée s’étaitpré-sentée à moi et qu’elle avait continué à me poursuivre au coursde ma convalescence. J’évitais toute explication et ne révélaijamais rien concernant le monstre que j’avais fabriqué.

J’étais persuadé qu’on me prendrait pour un fou et, pour cet-teraison, je gardais le silence. Du reste je n’avais aucune envie nonplus de révéler un secret qui plongerait mon auditeur dans laconsternation et serait de nature à lui inspirer l’effroi etl’horreur. Je réprimais dès lors mon brûlant désir de sympathie etne souf-flais mot alors même que j’aurais donné le monde en échangede mon fatal secret. Et pourtant, contre mon gré, je laissaiséchapper mes propos comme celles que j’ai rapportées. Je ne pouvaispas les expliquer mais, en les prononçant, je soulageaispassablement mon mal mystérieux.

Ce fut lors d’une telle circonstance que mon père me dit avecune expression d’étonnement :

– Mon cher Victor, de quoi parles-tu ? Je t’en prie, nepro-nonce plus ces mots !

– Je ne suis pas fou ! m’écriai-je vivement. Le soleil etle ciel qui ont été les témoins de mes actes savent que je dis lavérité. Je suis l’assassin de toutes ces victimes innocentes. Ellessont mortes à cause de mes machinations. J’aurais préféré millefois verser mon propre sang, goutte à goutte, pour leur sauver lavie ! Mais je n’ai pas pu le faire, je ne pouvais passacrifier le genre humain tout entier !

La fin de mon propos fit croire à mon père que j’avais l’espritdérangé et aussitôt il changea de sujet, en s’efforçant de donnerun autre cours à mes pensées. Il cherchait par tous les moyens àeffa-cer de ma mémoire le souvenir des événements qui s’étaientpro-duits en Irlande.

Il n’y faisait jamais allusion, pas plus qu’il ne parlait de mesautres souffrances.

Avec le temps, je devins plus calme. J’avais toujours le cœurplein d’angoisse mais je ne parlais plus de mes crimes de façonincohérente. Il me suffisait d’en avoir conscience. En faisant unviolent effort sur moi-même, je brimais la voix impérieuse de matourmente, quand bien même je désirais parfois la révéler au mondeentier. Ma conduite était plus paisible, plus équilibrée qu’elle nel’avait jamais été depuis mon voyage sur la mer de glace.

Quelques jours avant que nous quittions Paris pour nous ren-dreen Suisse, je reçus d’Élisabeth la lettre suivante.

« Mon cher ami,

« C’est avec la plus grande joie que j’ai accueilli la lettre demon oncle en provenance de Paris. Vous n’êtes donc plus très loinet je puis espérer vous revoir dans moins de deux semaines. Monpauvre cousin, comme tu as dû beaucoup souffrir. Je m’attends à tetrouver plus pâle encore que tu ne l’étais à ton départ de Genè-ve.L’hiver s’est passé fort tristement, tant j’étais dans l’anxiété.Mais je souhaite te retrouver plus détendu, plus tranquille, lecœur parfaitement en paix.

« Je crains néanmoins que tu ne sois toujours dans les mê-mesdispositions d’esprit que celles qui te rendaient si malheureux ily a un an – et peut-être, au fil du temps, éprouves-tu plus dechagrin encore. Mais je m’en voudrais de te troubler en ce mo-ment,alors que tu as déjà été si malmené. Il n’empêche ! J’aiconversé avec mon oncle avant son départ pour l’Irlande et j’enconclus qu’une explication est nécessaire entre nous.

« Une explication ! vas-tu te demander. Quelle explicationÉlisabeth veut-elle donner ? Si tu te poses réellement cetteques-tion, c’est que mes préoccupations sont sans fondement et quemes doutes n’ont aucune raison d’être. Mais tu es loin de moi et ilest possible que cette explication te fasse peur et qu’en mêmetemps tu la souhaites. Si c’est le cas, je ne peux pas retarderplus longtemps ce besoin que j’ai de t’écrire ce que j’ai sisouvent voulu exprimer pendant ton absence mais que je n’ai jamaiseu le coura-ge d’entreprendre.

« Tu sais bien, Victor, que depuis notre enfance nos parents ontcaressé l’espoir que nous nous mariions. Quand nous étions jeunes,ils en parlaient déjà et ils avaient la certitude que ce projetserait réalisé. À cette époque, nous nous aimions comme desca-marades de jeu et je crois qu’au fur et à mesure que nous avonsgrandi nous sommes devenus des amis chers. Souvent, un frère et unesœur éprouvent l’un pour l’autre une profonde affection sans quel’amour entre en ligne de compte. Pourquoi n’en serait-il pas ainsipour nous ? Dis-le moi, mon cher Victor. Je t’en prie,ré-ponds-moi, pour notre bonheur à tous deux, sincèrement : est-ceque tu n’en aimes pas une autre ?

« Tu as voyagé, tu as passé plusieurs années de ta vie àIn-golstadt et je t’avoue, mon ami, que lorsque, l’automne dernier,je t’ai vu si malheureux, cherchant la solitude, fuir la compagniede tout le monde, je n’ai pas pu m’empêcher de croire que turegret-tais ton engagement mais que tu te sentais obligé, pour uneques-tion d’honneur, de répondre aux vœux de tes parents, quandbien même ton cœur s’y opposait. Mais c’est à un mauvaisraisonne-ment. Je le confesse : je t’aime, Victor. Dans mes rêves,tu m’appa-rais toujours comme mon ami, comme mon compagnon le plusfidèle. Mais c’est ton bonheur que je désire autant que le mien, etje te déclare que si ton mariage devait t’être imposé et nonlibre-ment consenti j’en serais éternellement malheureuse. Jepleure en pensant que tu pourrais te sacrifier au mot « honneur »,alors que tu as été frappé par les plus cruelles calamités et queseuls l’amour et la joie sont de nature à te rendre ton équilibre.Moi je t’aime d’un amour désintéressé et je ne voudrais pas attisertes tour-ments en me dressant comme un obstacle devant tes désirs.Ah ! Victor, sois assuré que ta cousine et ta camarade de jeut’aime trop sincèrement pour ne pas envisager avec crainte unetelle solution. Sois heureux, mon ami, et si tu réponds à mademande, sois cer-tain que rien sur terre ne pourrait troubler matranquillité.

« Mais que cette lettre ne te perturbe pas. Ne me réponds nidemain, ni après-demain, ni même avant ton retour si elle devait tepeiner. Mon oncle m’enverra des nouvelles de ta santé et si jedistingue un seul sourire sur tes lèvres quand nous nousren-contrerons, un sourire qui aurait pour origine une de mesinitiati-ves, je n’aurais plus besoin d’aucun autre bonheur.

Elisabeth Lavenza,

Genève, le 18 mai 17.. »

Cette lettre me remit en mémoire la menace du monstre quej’avais oubliée : Tu me retrouveras la nuit de tesnoces ! C’était ma condamnation ! Cette nuit-là, ledémon mettrait tout en œuvre pour me détruire et m’enlever le rayonde bonheur qui au-rait pu, partiellement, me consoler de messouffrances. Cette nuit-là, ses crimes trouveraient leur apothéosedans ma propre mort. Bien ! Il en serait donc ainsi !Nous allions engager un combat dé-cisif et, s’il sortaitvictorieux, j’aurais la paix et son pouvoir sur moi serait terminé.S’il était vaincu, je reviendrais un homme libre. Hélas !Quelle liberté ? Celle dont jouit le paysan après que safa-mille a été massacrée sous ses yeux, quand sa ferme a étédétruite, quand ses labours ont été dévastés et qu’il se retrouveseul, sans toit, sans bien – mais libre !

Voilà comment serait ma liberté, sauf qu’avec Élisabeth jeposséderais un trésor, malheureusement un trésor que j’aurais reçuavec d’horribles remords et le sentiment d’une culpabilité qui mepoursuivrait jusqu’à la fin de mes jours.

Douce, tendre Élisabeth ! Je lus et relus sa lettre – etd’agréa-bles sensations se glissèrent en moi, suscitant deschimères d’amour et d’allégresse. Mais la pomme avait déjà étémangée et l’ange levait le bras pour m’interdire toute espérance.Pourtant, pour rendre Élisabeth heureuse, j’étais prêt à mourir. Sile mons-tre mettait sa menace à exécution, la mort étaitinévitable. Mais est-ce que mon mariage précipiterait mondestin ? Le monstre pouvait en effet avancer de quelques moisla date de ma destruc-tion et, s’il soupçonnait que pour ma partj’envisageais de retarder mon mariage, épouvanté par ses menaces,il trouverait sûrement un autre moyen, peut-être plus terribleencore, d’assouvir sa ven-geance. Il avait juré de venir la nuit demes noces mais cela ne voulait pas dire que dans l’intervalle il nese manifesterait pas. Et d’ailleurs, pour bien me montrer qu’ilavait soif de sang, n’avait-il assassiné Clerval, immédiatementaprès avoir proféré ses mena-ces ?

Aussi je me dis que, puisque mon mariage dans les plus brefsdélais faisait à la fois le bonheur de ma cousine et celui de monpère, je ne pouvais plus le retarder, quelle que fût l’intention dumonstre d’attenter à ma vie.

Ce fut dans cet état d’esprit que j’écrivis à Élisabeth. Malettre était sereine et affectueuse.

« Je crains, ma chérie, lui disais-je, que nous ne récoltionspas beaucoup de bonheur sur cette terre. Pourtant, celui que jepeux encore trouver est en toi. Chasse donc tes craintes sansfon-dement. C’est à toi seul que j’ai consacré ma vie et c’est verstoi que vont tous mes efforts. J’ai un secret, Élisabeth, un secretabo-minable. Quand il te sera révélé, tu en frémiras d’horreur etalors, loin d’être surprise de ma misère, tu t’étonneras que jevive tou-jours après tout ce que j’ai enduré. Je te rapporteraicette effrayan-te et lamentable histoire le lendemain de notremariage car, ma chère cousine, une parfaite confiance doit régnerentre nous. Mais jusque-là, je t’en conjure, n’en fais ni mentionni allusion. Je te le demande avec force et je sais que tu entiendras compte. »

Une semaine après la réception de la lettre d’Élisabeth, nousarrivâmes à Genève. La délicieuse fille m’accueillit avec beaucoupde chaleur mais des larmes lui montèrent aux yeux dès qu’elle vitque j’avais maigri et que j’avais les joues brûlantes de fièvre.Elle aussi avait changé. Elle était plus mince et elle avait un peuperdu de cette magnifique vivacité qui faisait son charmeautrefois.

Pourtant, sa gentillesse, ses regards pleins de compassion larendaient plus apte à devenir la compagne d’un être aussi dépriméet aussi misérable que moi.

La tranquillité dont je jouissais alors ne dura pas longtemps.Mes souvenirs me rendaient fou et quand je songeais à ce quis’était passé, j’étais la proie d’une véritable crise de démence.Tan-tôt, je devenais furieux, enragé ; tantôt, je restaisimmobile, ava-chi. Je ne parlais plus, je ne regardais personne et,sans remuer, je ressassais la multitude des malheurs qui s’étaientabattus sur moi.

Élisabeth seule avait le pouvoir de m’arracher de messouf-frances. Ma douce voix m’apaisait lorsque j’étais transportépar la passion, et elle m’insufflait des sentiments humains quandj’étais sous le coup de la torpeur. Elle pleurait avec moi et surmoi. Et, dès lors que je recouvrais la raison, elle me grondait etveillait à inspirer chez moi un peu de résignation. Ah ! Ceuxqui sont mal-heureux peuvent bien se résigner mais un coupable,lui, ne trouve jamais la paix ! Les tortures du remordsempoisonnent la sérénité qu’on rencontre parfois dans un excès dechagrin.

Peu après mon arrivée, mon père aborda la question de monmariage très prochain avec Élisabeth. Je gardai le silence.

– As-tu donc pris un autre engagement ?

– Pas le moins du monde. J’aime Élisabeth et j’envisage notreunion avec joie. Fixons donc la date. Dans la vie ou dans la mort,je me consacrerai au bonheur de ma cousine.

– Ne parle pas de la sorte, mon cher Victor. Nous avons déjà dûaffronter de grands malheurs mais nous devons nous rattacherdavantage l’un à l’autre et reporter vers ceux qui nous restentl’amour que nous avions pour ceux que nous avons perdus. Notrecercle de famille s’est réduit mais il y a lieu de resserrer plusenco-re nos liens d’affection mutuels, Et quand le temps auraadouci notre désespoir, naîtront de nouveaux objets d’attachementet ils remplaceront tous ceux dont nous avons été si cruellementprivés.

Tels étaient les conseils de mon père. Mais le souvenir de lamenace me hantait toujours et vous ne vous étonnerez pas que,devant la toute puissance que le monstre avait manifestée àtra-vers ses actes sordides, me fût venue l’idée qu’il étaitinvincible. Quand il avait prononcé ces mots Tu me trouveras lanuit de tes noces, j’y avais vu un avertissement dont l’issue étaitinévitable. La mort pouvait-elle être un mal pour moi si Élisabeth,elle, restait en vie ? Aussi, ce fut d’un air content et mêmejoyeux que je décidai avec mon père, sous réserve du consentementde ma cousine, que la cérémonie aurait lieu dans dix jours. En mêmetemps, j’imagi-nais fixer l’heure de mon destin.

Grand Dieu ! Si j’avais pu, un seul instant, deviner lesinten-tions diaboliques de mon implacable ennemi, je me seraisplutôt exilé à jamais de mon pays natal et je me serais résigné àerrer à travers le monde, comme un paria, au lieu de consentir à cemal-heureux mariage ! Mais, comme s’il avait possédé unpouvoir ma-gique, le monstre m’avait dissimulé ses véritablesintentions. Alors que je pensais avoir préparé ma propre mort, jehâtais celle d’un être que j’aimais.

Comme approchait la date fixée du mariage, soit par lâcheté,soit en raison de quelque pressentiment, je me sentais fléchir.Mais je cachais mes états d’âme en me montrant joyeux, de tellesorte des sourires et la joie illuminaient le visage de mon père,sans réussir néanmoins à leurrer Élisabeth. Elle envisageait notreunion avec sérénité où pourtant affleurait une certaine crainte,résultant des malheurs que nous avions subis. Elle avait sansdou-te peur que ce bien-être, en apparence sûr et tangible, nedisparût soudain comme un rêve et ne laissât d’autre trace qu’unprofond et immense regret.

Les préparatifs allaient bon train. Nous recevions des visitesde félicitation et tout donnait l’impression de l’allégresse. Jedis-simulais autant que je le pouvais l’anxiété qui me rongeait lecœur et semblais sans détour m’intéresser aux plans de mon père,lequel était peut-être occupé à dresser le décor de ma propretragédie. Grâce à ses démarches, il avait pu obtenir dugouvernement autri-chien qu’une partie du patrimoine d’Élisabethlui soit restituée. Elle possédait une petite maison de campagne enbordure du lac de Côme et il avait été décidé qu’aussitôt aprèsnotre mariage nous partirions pour la villa Valenza et que nouspasserions nos pre-miers jours de bonheur près de ce lacsuperbe.

Entre-temps, je pris toutes mes précautions pour me défen-dre aucas où le monstre aurait voulu ouvertement s’attaquer à moi. Jeportais sans cesse sur moi des pistolets et un poignard et j’étaistoujours sur mes gardes pour prévenir la moindre ruse. Par-là, jem’assurais une plus grande tranquillité. À la vérité, à mesurequ’approchait le jour de la cérémonie, la menace du monstre mesemblait illusoire, peu susceptible de troubler ma paix et, ducoup, le bonheur que j’espérais trouver dans le mariage prenaitchaque jour plus de poids – et cela se confirmait aussi par le faitque j’en-tendais à tout moment dire autour de moi que rien nepouvait plus désormais mettre cet événement en péril.

Élisabeth semblait heureuse. Ma sérénité contribuait large-mentà assurer le calme de son esprit. Mais le jour où nos désirs et mapropre destinée allaient enfin s’accomplir, elle devintmélanco-lique et un triste pressentiment s’empara d’elle. Peut-êtrepensait-elle au formidable secret que je lui avais promis derévéler, le jour après notre mariage. Dans le même temps, mon pèrerayonnait de joie et ne voyait dans la mélancolie de sa nièce qu’unsigne de ti-midité.

Après la cérémonie, de nombreux invités se réunirent dans lamaison de mon père. Il avait été convenu qu’Élisabeth et moicommencerions notre voyage par eau et qu’après avoir dormi à Eviannous le poursuivrions le lendemain.

La journée était belle, le vent favorable, tout souriait à notrevoyage de noce.

Ce furent les derniers moments de ma vie pendant lesquelsj’éprouvai encore des sentiments de bonheur.

Nous voguions à bonne allure. Le soleil chauffait mais nousétions protégés par une espèce de dais et admirions la beauté dupaysage – le mont Salève, les jolies berges de Montalègre et, à unecertaine distance, dominant tout, le magnifique mont Blanc etl’ensemble des montagnes enneigées qui s’efforcent vainement derivaliser avec lui.

Parfois, au-delà de la rive d’en face, nous voyions le puissantJura opposer ses flancs obscurs aux ambitieux qui veulent quitterleur pays natal, former une infranchissable barrière devantl’enva-hisseur qui aurait voulu le réduire en esclavage.

Je pris Élisabeth par la main.

– Tu es triste, mon amour. Ah ! Si tu connaissais messouf-frances passées, si tu connaissais celles que je dois encoresubir, tu mettrais tout en œuvre pour que je puisse goûteraujourd’hui mes dernières heures de joie, loin de toutdésespoir.

– Sois heureux, mon cher Victor, me répondit Élisabeth.

Il n’y a ici, je pense, rien qui puisse te perturber. Soiscertain que si la joie ne se lit pas sur mon visage, mon, cœur,lui, est com-blé. Quelque lointain pressentiment m’empêche de tropm’épancher mais je ne veux pas écouter cette voix sinistre.Regar-de comme nous progressons, comme les nuages qui tantôtcou-vrent et tantôt découvrent le sommet du mont Blanc rendent lepanorama plus beau encore. Peux-tu entendre les innombrablespoissons qui nagent dans l’eau limpide où nous pouvons distin-guerchaque caillou au fond du lac ?

Quel jour divin ! Comme la nature entière semble heureuseet sereine. Élisabeth essayait ainsi de chasser de ses pensées etdes miennes toute trace de préoccupation mélancolique. Mais sonhumeur était changeante : à certains moments, la joie brillait dansses yeux puis de nouveau, elle se laissait aller à la rêverie.

Le soleil descendait à l’horizon. Nous avions passé la Duranceet nous observions ses méandres à travers les ravins et le long descollines. Ici, les Alpes enserraient le lac et nous approchions del’amphithéâtre de montagnes qui le bordent à l’est. Le clocherd’Evian brillait au-dessus des bois qui entourent la ville et aupied des chaînes de montagnes qui la surplombent.

Le vent qui jusqu’alors nous avait entraînés avec une rapiditéétonnante ne devint plus qu’une légère brise. Son souffle suffisaità peine à rider l’eau et à agiter faiblement les arbres. Nousétions près du rivage d’où nous parvenaient des senteursdélicieuses de fleurs et de foin.

Le soleil disparut à l’horizon comme nous débarquions et jesentis resurgir en moi les effrois et les tourments qui allaientbien-tôt s’accomplir et me ronger pour toujours.

Chapitre 23

 

Il était huit heures quand nous descendîmes du bateau. Un courtmoment, nous nous promenâmes sur la berge pour jouir du soleilcouchant, puis nous nous retirâmes dans l’auberge. De là nouscontemplâmes encore le paysage – les eaux, les bois, les montagnesobscurcis par la nuit mais dont les contours noirs res-taientvisibles.

Le vent qui s’était calmé au sud soufflait maintenant de l’ouestavec une grande violence. La lune avait déjà atteint son apogée etcommençait à descendre. Elle était de loin en loin ca-chée par lesnuages qui passaient devant elle, plus rapides qu’un vol devautour. Le lac reflétait l’image d’un ciel tourmenté, rendue plusmouvante encore par les vagues qui commençaient à surgir. Soudain,les cieux furent à l’orage et la pluie se mit à tomber. Tou-te lajournée durant, j’étais resté calme. Cependant, comme la nuitvoilait les contours des objets, une multitude de frayeursm’agitè-rent l’esprit. J’étais à la fois anxieux et sur mes gardes,tandis qu’avec ma main droite je serrais un pistolet que j’avaisdissimulé sur ma poitrine. Chaque bruit me faisait peur maisj’étais bien dé-cidé à défendre chèrement ma vie et à poursuivre leduel jusqu’à ce que mon adversaire fût tué ou que je meure.

Élisabeth observait mon agitation, l’air timide et sans riendi-re. Mais, il y avait quelque chose dans mon regard qui dut luiins-pirer de la frayeur car elle me dit bientôt en tremblant :

– Pourquoi tu t’agites ainsi, mon cher Victor. De quoi as- tudonc peur ?

– Oh ! Calme-toi, calme-toi, mon amour, répondis-je. Cettenuit – et puis tout sera bien. Cette nuit est un cauchemar, unvéri-table cauchemar !

Au bout d’une heure passée ainsi, je compris soudain quellechose horrible serait pour mon épouse le combat que j’étais sur lepoint d’engager et je l’invitai énergiquement à se retirer,décidant de la rejoindre que lorsque la situation du monstre meserait exac-tement connue.

Elle me laissa donc et je continuai pendant un certain temps àcirculer au milieu des corridors de l’auberge, inspectant chaquerecoin qui aurait pu servir de cachette à mon adversaire. Mais jene découvris aucune trace de lui et je commençais déjà à supposerqu’il y avait beaucoup de chance qu’il ne mît pas sa menace àexé-cution, lorsque tout à coup j’entendis un cri terrible eteffrayant.

Il venait de la chambre où Élisabeth s’était retirée. La vérité,toute la vérité s’imposa à moi : je laissai tomber les bras et tousmes muscles se figèrent. Je sentis que mon sang se glaçait etve-nait chatouiller l’extrémité de mes membres. Mais cela ne duraqu’un instant. Un autre cri jaillit et je me ruai vers lachambre.

Grand, Dieu ! Pourquoi ne suis-je pas mort à ce moment-là ? Pourquoi suis-je ici à vous relater l’anéantissement dema seule espérance et de la plus pure des créatures humaines ?Elle gisait, inerte et sans vie, en travers du lit, la têtependante, les traits livi-des, contractés, à moitié cachés par sachevelure. Où que je me tourne, je vois la même image – les brasballants, étendue sur son lit nuptial, telle que le meurtrierl’avait laissée. Pourrais-je encore vivre après cela ?Hélas ! La vie est obstinée : elle se cramponne à vous mêmequand on la déteste. À cet instant, je perdis connais-sance etm’écroulai sur le sol.

Lorsque je retrouvai mes esprits, les gens de l’aubergem’en-touraient. Leur physionomie exprimait une indicible terreurmais cette terreur-là me semblait une caricature, l’ombre dessenti-ments qui m’accablaient. Je m’écartai d’eux et gagnai lachambre où gisait le corps d’Élisabeth, mon amour, mon épouse, sivivante, si douce, si belle, il y a quelques minutes à peine. Ellen’était plus dans la position dans laquelle je l’avais découvertela première fois. À présent, elle avait la tête appuyée sur unbras. Un mouchoir lui couvrait le visage et le cou. J’aurais pucroire qu’elle dormait. Je me ruai sur elle et l’enlaçai avecardeur mais la rigidité de ses membres et le froid de sa chair medisaient que je ne tenais plus entre mes bras cette Élisabeth quej’avais tant aimée et tant chérie. Sur son cou apparaissaient lestraces de doigt criminelles et aucun souffle ne s’échappait de seslèvres.

Tandis que je me tenais penché sur elle, dans l’agonie dudé-sespoir, je levai les yeux. Jusqu’à cet instant, les fenêtres dela chambre étaient sombres et j’éprouvai une espèce de panique envoyant la lueur jaune et pâle de la lune illuminer la pièce. Àl’exté-rieur, les volets n’étaient pas mis. Avec une sensationd’horreur indescriptible, je vis à travers la fenêtre ouverte laplus hideuse, la plus abominable des figures. Une grimace tordaitles traits du monstre. Il semblait se moquer et, d’un doigtimmonde, me dési-gner le corps de ma femme. Je me précipitai versla fenêtre, tirai m’on pistolet de ma poitrine et fis feu.

Mais il m’évita, changea de place et alla, à la vitesse del’éclair, plonger dans le lac. Le coup de feu attira une foule degens dans la chambre.

Je montrai l’endroit où le monstre avait disparu et noussui-vîmes ses traces en bateau. On jeta des filets mais en vain. Aubout de plusieurs heures, nous rentrâmes bredouilles. Quelques-unesdes personnes qui m’accompagnaient étaient d’avis que le monstren’avait jamais existé que dans mon imagination. Pourtant, aprèsavoir débarqué, d’autres entreprirent des recherches dans laré-gion et partirent dans plusieurs directions, vers les bois etles vi-gnobles.

Je pris le risque de me joindre à eux et m’éloignai quelque peude la maison. Ma tête se mit à tourner, je me mis à tituber commeun homme ivre et tombai, à bout de force.

Un voile me couvrait les yeux et la fièvre me brûlait le corps.Dans cet état, tout juste conscient de ce qui m’arrivait, je fusra-mené et déposé sur un lit. Mes regards fouillaient la chambre,comme s’ils cherchaient quelque chose que j’aurais perdu.

Après un certain temps, je me levai et d’instinct, me traînaivers la chambre où reposait le corps de mon amour. Des femmes enpleurs l’entouraient. Je me penchai sur Élisabeth et me mis àpleurer moi aussi. Aucune idée ne me venait à l’esprit, mespen-sées erraient de-ci de-là, tournaient confusément autour de mesmalheurs et de leurs causes. J’étais perdu dans un nuaged’éton-nement et d’horreur. La mort de William, l’exécution deJustine, le meurtre de Clerval, l’assassinat de mon épouse ! Àce même mo-ment, je ne savais pas non plus si mon père et mon frèreétaient à l’abri des ruses du démon. Mon père était peut-être entrain de se battre avec lui et Ernest gisait mort à ses pieds.Cette pensée me fit frissonner et me rappela à l’action. Je me misen branle et décidai de regagner Genève le plus rapidementpossible.

Il n’y avait pas de chevaux disponibles et je dus retourner parle lac’ Mais le vent n’était pas favorable et il pleuvait à verse.Tou-tefois, le jour se levait et je pouvais raisonnablement espérerarri-ver avant la nuit. Je pris avec moi des rameurs et me miségale-ment à la tâche car j’avais toujours constaté que l’exercicephysi-que soulageait mes tourmentes morales. Mais ma misère étaittel-le, j’avais été à ce point remué que je n’avais plus aucuneforce. Je lâchai les rames et, la tête entre les mains, jem’abandonnai à la détresse. Si je levais les yeux, je voyais cespaysages qui m’avaient tellement ravi autrefois et que j’avaiscontemplés, la veille encore, avec celle qui n’était plus qu’uneombre, qu’un souvenir. Les lar-mes jaillirent de mes yeux. Depuisun moment, la pluie avait cessé et je pouvais apercevoir lespoissons qui sillonnaient l’eau et que j’avais déjà observésquelques heures auparavant : c’était Élisabeth qui avait attiré monattention sur eux.

Rien n’est plus pénible à l’esprit humain qu’un grand etbrus-que changement. Le soleil avait beau briller, les nuagesavaient beau s’épaissir, rien ne pouvait plus désormaism’apparaître comme la veille. Un démon m’avait ravi tout espoird’un bonheur futur ! Aucune créature n’était plus misérableque moi. De mémoi-re d’homme, aucun événement n’a jamais été plusépouvantable.

Mais pourquoi m’étendre sur les incidents qui suivirentl’ef-froyable catastrophe ? Ce que j’ai vécu est une histoired’horreur. L’apogée est atteint – et ce que je dois vous rapporterencore ris-que d’être fastidieux. Sachez donc que tous les amis,les uns après les autres, m’ont été ravis et que je suis resté dansla désolation. Mes forces s’épuisent et je dois encore, brièvement,vous raconter la fin de cette affreuse histoire.

J’arrivai à Genève. Mon père et Ernest étaient vivants mais monpère s’effondra sous le coup de la nouvelle que je lui rappor-tais.Je le vois encore, ce merveilleux vieillard ! Ses regardser-raient dans le vague, il avait perdu ce qui l’avait tant charmé,ce qui faisait son délice – son Élisabeth qui était plus que safille, à laquelle il avait voué toute l’affection qu’un hommeressent, au déclin de sa vie, quand il n’a que peu d’attaches etqu’il s’accroche avec énergie à ce qui lui reste. Maudit, mauditsoit le monstre qui a infligé le malheur à cet homme vénérable etqui l’a condamné à mourir de chagrin ! Mon père n’aurait paspu survivre à toutes ces horreurs qui s’étaient accumulées sur lui.Soudain, toute sa vitalité s’évanouit et il fui : incapable de selever de son lit. Quelques jours plus tard, il mourait dans mesbras.

Qu’advint-il alors de moi ? Je ne sais pas. Je perdis toutesen-sation, si ce n’est que des chaînes et des ténèbresm’entouraient. Parfois, il est vrai, je rêvais que je me promenaisau milieu des val-lons fleuris et des prés en compagnie de mes amisd’enfance, et puis je me réveillais et me voyais dans une geôle.J’étais frappé d’hébétude. Par la suite, je repris progressivementconscience de mes malheurs et de la situation dans laquelle je metrouvais. Je fus relâché. On m’avait déclaré fou et, durantplusieurs mois, selon ce que j’ai pu apprendre, une cellulesolitaire avait été mon seul lo-gement.

La liberté pourtant ne m’aurait servi à rien si je n’avais paseu, au fur et à mesure que ma raison me revenait, le désir de mevenger. Alors que j’étais assailli par le souvenir de mes malheurs,je commençai à m’interroger sur leurs causes – sur le monstre quej’avais créé, l’abominable démon que j’avais lâché sur le mondepour me détruire.

Quand j’y pensais, une rage folle s’emparait de moi, jedési-rais, je priais ardemment pour qu’il pût tomber entre mesmains et que je fusse en mesure d’accomplir ma vengeance sur satête mau-dite.

Ma haine ne se borna pas longtemps à des souhaits inutiles. Jeme mis également à réfléchir sur les moyens les plus sûrsd’ar-river à mes fins. Dans cet ordre d’idée, à peu près un moisaprès ma libération, je me rendis auprès d’un magistrat de la villequi s’occupait des affaires criminelles et lui dis que j’avais uneaccusa-tion à porter, que je connaissais l’assassin de ma familleet que je voulais qu’il usât de toute son autorité pour mettre lamain sur le coupable.

Le magistrat m’écouta avec attention et gentillesse.

– Soyez assuré, monsieur, dit-il, que je ne ménagerai aucunepeine pour retrouver le scélérat.

– Je vous remercie. Mais écoutez la déposition que j’ai à vousfaire. C’est, il est vrai, un récit si étrange que je craindraisque vous n’y accordiez aucun crédit, s’il n’y avait un fait,apparemment extraordinaire, qui devrait entraîner votre conviction.Mon histoi-re est du reste si logique qu’on ne pourrait pas laconfondre avec un rêve et je n’ai aucune raison de vous mentir.

L’attitude que j’avais adoptée était pressante mais calme.

J’avais formé le projet de poursuivre mon destructeur jusquedans la mort et cette décision avait quelque peu adouci madétres-se et m’avait momentanément réconcilié avec la vie. Jerapportai donc brièvement mon histoire mais avec fermeté etprécision, en donnant les dates de chaque événement, sans jamais melaisser aller à l’invective ni à la colère.

D’abord, le magistrat parut totalement incrédule mais, com-me jecontinuais, il devint plus attentif et plus intéressé. Je le voyaissouvent frissonner d’horreur.

Parfois, une vive surprise, dépourvue de tout scepticisme, sepeignait sur son visage.

Je terminai mon récit en disant :

– Telle est la créature que j’accuse et que je vous demande defaire arrêter et de punir en usant de tout votre pouvoir. C’estvotre devoir de magistrat, et je crois, j’espère que les sentimentsd’un homme comme vous ne seront pas révoltés si vous exercez vosfonctions en pareil cas.

Ce point amena un grand changement d’attitude chez mon auditeur.Il avait écouté mon histoire avec cette sorte de demi-croyancequ’on accorde aux récits de fantômes et aux événements surnaturels.Mais, quand je l’eus pressé d’agir officiellement, toute sonincrédulité reprit le dessus.

Il me répondit toutefois avec douceur :

– Je voudrais volontiers vous aider dans cette tâche mais lacréature dont vous m’avez parlé semble posséder une force quiannihilerait tous mes efforts. Qui serait capable de suivre unani-mal qui peut traverser une mer de glace et se réfugier dans desgrottes et des trous où aucun être humain n’oseraits’aventurer ? Au surplus, plusieurs mois se sont passés depuisqu’elle a commis ses crimes et personne ne peut dire aujourd’hui oùelle erre et dans quelle région elle habite maintenant.

– Je ne doute pas qu’elle se cache quelque part près del’en-droit où je réside et, si elle avait effectivement trouvérefuge dans les Alpes, on peut la traquer comme un chamois etl’abattre com-me une bête de proie. Mais je devine vos sentiments.Vous n’ac-cordez aucun crédit à mon histoire et vous n’avez pasl’intention de poursuivre mon ennemi et d’aller le châtier dans saretraite.

Avec ces mots, la colère avait éclaté dans mes yeux. Lemagis-trat en fut troublé.

– Vous vous méprenez, dit-il. Je vais agir et, s’il est en monpouvoir de capturer le monstre, soyez assuré qu’il sera puni selonses crimes. Mais j’ai peur, d’après ce que vous m’avez ditvous-même de sa puissance, que ce ne soit pas possible. Aussi, touten vous promettant de prendre toutes les mesures qui s’imposent, jepense que vous devez vous attendre à un échec.

– Il ne peut pas en être ainsi ! Mais tout ce que jepourrais vous dire n’a que peu de poids. Ma soif de vengeance nevous concerne pas. Bien que je sache que c’est là un vice, je vousavoue qu’elle me dévore et qu’elle est devenue ma seule passion. Marage est indicible quand je pense que le tueur que j’ai lâché dansle monde vit toujours. Vous refusez ce que je vous demande. J’aiune autre possibilité : je vais moi-même, au péril de ma vie,détruire le monstre !

Je tremblais à l’extrême en prononçant ces mots. Il y avait del’extravagance dans mes manières et aussi, je n’en doute pas, cetteespèce de frénésie hautaine qui, dit-on, saisissait les martyrs del’Antiquité. Mais pour un magistrat de Genève dont l’esprit étaitaccaparé par d’autres idées que le dévouement et l’héroïsme, cettenoblesse d’âme devait beaucoup ressembler à de la démence. Ils’efforça de me calmer, comme une nourrice calmerait un enfant, ettint mon histoire pour le fruit de mon délire.

– Monsieur ! m’écriai-je, en dépit de l’orgueil de votresavoir, comme vous êtes ignorant ! Assez ! Vous ne savezpas ce que vous dites. Furieux et troublé, je me séparai dumagistrat et me retirai aussitôt chez moi pour réfléchir à un autremoyen d’action.

Chapitre 24

 

Je n’avais dès lors plus qu’une seule idée en tête et riend’autre n’existait pour moi. J’étais gagné par la fureur. Il n’yavait que la vengeance pour me donner la force de vivre et derésister : elle modulait tous mes sentiments et me permettait detenir le coup avec calme, sans quoi le délire – si, ce n’est lamort – aurait eu rai-son de moi.

Ma première résolution fut de quitter Genève à jamais. Le paysqui, à l’époque où j’étais heureux et entouré d’affection, m’étaitsi cher m’était devenu, dans l’adversité, détestable. Je pris avecmoi un peu d’argent ainsi que quelques bijoux qui avaient appartenuà ma mère et je partis.

Et ainsi débutèrent mes pérégrinations qui ne cesseront qu’avecma mort. J’ai traversé une grande partie de la terre et j’ai vécutoutes ces aventures que connaissent les voyageurs dans les désertset les contrées barbares.

Comment ai-je survécu à tout cela ? Que de fois ne mesuis-je pas couché sur le sable, épuisé, en appelant la mort !Mais ma soif de revanche me maintenait en vie et je ne voulais pasmourir en laissant derrière moi mon adversaire !

Quand je quittai Genève, mon premier soin fut de retrouver lestraces de mon ennemi diabolique. Mais je n’avais aucun plan préciset j’errais de nombreuses heures autour de la ville, ne sa-chanttrop où me diriger. Comme la nuit approchait, je me surpris àl’entrée du cimetière où reposaient William, Élisabeth et mon père.J’y pénétrai et m’approchai de leur tombe. Tout était silen-cieux,sauf que le vent agitait doucement les branches des arbres. La nuitétait quasiment noire et le décor avait quelque chose de solennelqui aurait touché même l’être le moins émotif. Il me sem-blait queles esprits des défunts flottaient alentour et projetaient sur matête une ombre que je pouvais sentir mais que je ne voyais pas.

La profonde tristesse de cette scène eut d’abord pour effet deraviver rapidement ma rage et mon désespoir. Ils étaientmorts ! Moi, moi je vivais ! Leur assassin aussi était envie et, pour le dé-truire, je devais mener une existencelamentable. Je m’agenouillai dans l’herbe, baisai la terre etm’écriai, les lèvres tremblantes :

– Par cette terre sacrée sur laquelle je m’agenouille, par lesombres qui m’entourent, par le profond et infini chagrin qui medévore, par toi également, ô Nuit, et les esprits qui règnent surtoi, je jure de poursuivre le démon qui est la cause de madétresse, même si dans ce combat je dois périr ! C’est pourcette raison que je veux vivre. Pour exécuter cette vengeance quim’est chère, je dois encore contempler le soleil et fouler l’herbeverte de la terre qui, autrement, disparaîtrait pour toujours de mavue. Et j’en ap-pelle à vous aussi, esprits des morts, et à toi,souffle errant de la vengeance, pour m’aider et me guider danscette tâche ! Puisse le monstre sinistre et diaboliqueconnaître l’agonie la plus profonde ! Puisse-t-il, lui aussi,éprouver ce désespoir qui aujourd’hui me tourmente !

J’avais entamé ma conjuration avec une solennité et une em-phasequi m’assuraient presque que les esprits des défunts que j’avaisaimés m’approuvaient mais, en même temps que mes der-nièresparoles, ma fureur reprit le dessus et la rage me laissa sansvoix.

Alors, dans le silence de la nuit, éclata un énorme rirediabo-lique – et longuement, douloureusement, il me résonna auxoreil-les. Les montagnes en répercutèrent l’écho et j’eusl’impression qu’alentour l’enfer même se moquait et se riait demoi. À cet ins-tant, j’aurais sûrement eu un geste de folie etj’aurais mis fin à ma misérable existence, si mon serment n’avaitpas été prononcé et si je ne m’étais pas voué à la vengeance. Lerire mourut et cette voix familière, détestable, s’éleva, touteproche, et m’adressa dans un murmure parfaitement distinct :

– Je suis satisfait, misérable créature ! Tu as décidé devivre et je suis satisfait !

Je bondis vers l’endroit d’où avait surgi la voix mais le démonavait disparu. Soudain, la lune qui s’était levée éclaira lasilhouette difforme et monstrueuse qui fuyait avec une incroyablevitesse. Je me mis en chasse – et depuis des mois et des mois,cette tâche me prend tout entier. Très vaguement guidé, j’ai suivile Rhône, mais en vain. Et puis ce furent les eaux bleues de laMéditerranée.

Par un hasard étrange, j’ai vu une nuit le monstre lui- mêmes’embarquer sur un navire qui partait pour la mer Noire. Je pris cemême navire mais il m’avait échappé, je ne sais pas comment.

À travers les steppes tartares et russes, j’ai continué à suivreses traces, bien qu’il m’échappât toujours. Parfois, des paysans,terrifiés par son horrible apparition, m’indiquaient la route.Par-fois aussi, c’était le monstre lui- même qui laissait destraces der-rière lui, de peur que je n’arrête mes poursuites ou queje ne déci-de, dans mon désespoir, de mourir. Puis, avec la tombéedes nei-ges, je pouvais voir sur la plaine blanche les empreintesde ses pas. Vous qui entrez tout juste dans la vie, vous qui neconnaissez ni les chagrins ni les tourments, comment pouvez-vouscomprendre ce que j’ai éprouvé et ce que j’éprouve encore ? Lefroid, la faim, la fatigue – voilà les moindres de mes maux !J’étais possédé par un démon, l’enfer se trouvait en moi-même.Pourtant, quelque bon génie me surveillait encore et guidait mespas aux heures où j’étais meurtri, où je me débattais dansd’inextricables difficultés. De temps à autres, quand j’étais rongépar la faim, quand les forces me manquaient, je trouvais de quoimanger dans un lieu désert et cela me ravigotait. C’étaient, il estvrai, souvent des aliments gros-siers, comme ceux que mangeaientles paysans de la région, mais je ne doutais pas que ces vivresavaient été déposés là par les es-prits dont j’avais imploré lesoutien. Et souvent aussi, quand ré-gnait la sécheresse et quej’avais terriblement soif, des nuages ve-naient obscurcir le cielet la pluie qui tombait alors me permettait d’étancher ma soif,avant de disparaître.

Je suivais, si cela était possible, les cours d’eau. Maisd’ordi-naire le monstre les évitait car c’était là que lespopulations étaient les plus nombreuses. Aux autres endroits, il yavait peu de gens et je devais généralement me nourrir de la chairdes animaux sauva-ges que je rencontrais sur ma route. J’avais del’argent et, en en distribuant un peu, je gagnais la confiance desvillageois, ou enco-re je leur offrais l’animal que j’avais tuéaprès en avoir prélevé un petit morceau pour moi, en échange d’unfeu et de quelques usten-siles de cuisson.

Telle qu’elle se passait, ma vie m’était sans doute odieuse etce n’est que dans le sommeil que je goûtais un peu de joie. Ôsommeil béni ! Souvent, quand ma misère était à son comble, lerepos m’entraînait vers les rêves les plus délicieux. Les espritsveil-laient sur moi et m’apportaient quelques moments ou quelquesheures de félicité afin que je garde assez de force pour remplir mamission. Sans cela, j’aurais sombré dans la propre détresse. Etpendant la journée, j’étais soutenu et enhardi par les espérancesde la nuit. Dans mon sommeil, je voyais mes amis, mon épouse, monpays tant aimé. Je voyais le doux visage de mon père, j’en-tendaisla voix limpide d’Élisabeth, je retrouvais Clerval resplen-dissantde jeunesse et de santé.

Quand une longue marche m’avait exténué, je me persuadaissouvent que j’avais vécu un cauchemar et qu’avec la nuit jeretrou-verais la rassurante réalité auprès de mes chers amis. Quelim-mense attachement j’avais pour eux ! Comme je m’accrochaisà leur corps ! Ils me hantaient même pendant mes heures deveille et je pouvais croire qu’ils vivaient toujours ! Dans detels mo-ments, ma soif de vengeance s’évanouissait et jepoursuivais ma route sur les traces du démon, davantage comme undevoir que le ciel m’avait imposé, comme si une force dont jen’étais pas cons-cient me poussait à agir, que parce que je levoulais de plein gré.

Je ne connaissais pas les réactions du monstre. De temps àautres, il laissait des inscriptions sur des écorces d’arbre ou surdes rochers. Elles me guidaient et ravivaient ma fureur. « Monrègne n’est pas encore achevé, disait ainsi l’un de ses messages,tu vis mais ma puissance est absolue. Suis-moi. Je me dirige versles glaces éternelles du pôle Nord, où tu subiras les contraintesdu froid et du gel auxquelles moi je suis insensible. Tu trouverastout près d’ici, si tu ne me suis pas de trop loin, un lièvre mort.Mange-le et reprends des forces. Allons, mon ennemi ! Nousdevons enco-re lutter pour nos existences, et avant que n’arrive lejour de notre confrontation, tu dois encore endurer de nombreusesheures de souffrance et de misère. »

Ignoble démon ! De nouveau, je jure de me venger. Denou-veau, je te voue, abominable créature, à la torture et à lamort ! Jamais je n’abandonnerai mes recherches, pas avant quel’un de nous meure ! Et quelle extase alors, quand jerejoindrai Élisabeth et mes amis disparus qui, d’ores et déjà, ontpréparé la récompen-se de mon dur labeur et de mon horriblepèlerinage !

Tandis que se poursuivait mon périple vers le nord, il neigeaitde plus en plus et le froid augmentait tellement qu’il devenaitdif-ficile de le supporter. Les paysans ne bougeaient plus de leurschaumières. Seuls quelques-uns d’entre eux, les plus vigoureux,s’aventuraient encore à l’extérieur pour capturer des animaux quisortaient de leur trou afin de subvenir à leur faim. Les rivièresétaient recouvertes de glace et il était impossible de se procurerdu poisson. J’étais ainsi privé de mon principal moyen desubsistan-ce.

Le triomphe de mon ennemi se concrétisait au fur et à mesu-reque se multipliaient mes propres difficultés. Une des inscrip-tionsqu’il avait laissées était rédigée ainsi : « Prépare-toi. Tessouffrances ne font que commencer. Mets une fourrure sur toi etfais provision de nourriture car nous allons bientôt entreprendreun voyage qui va, pour mon plus grand agrément, accroître encoretes souffrances. »

Ces mots ironiques ranimaient mon courage et ma persévé-rance.Jamais je n’abandonnerais mon projet. En priant le ciel de m’aider,je continuai avec une farouche détermination à traverser desdéserts immenses jusqu’à ce qu’au loin m’apparût l’océan, formantune ultime barrière à l’horizon. Oh ! Comme il différait desmers bleues du sud ! Couvert de glace, il ne se détachait dela terre que parce qu’il avait un aspect plus sauvage et plusâpre.

Lorsqu’ils avaient aperçu la Méditerranée du haut descontre-forts de l’Asie, les Grecs avaient pleuré de joie et saluéavec allé-gresse la fin de leurs épreuves. Moi, je ne pleurai pas.Je m’age-nouillai, le cœur palpitant, et remerciai l’esprit quim’avait guidé et qui m’avait conduit jusqu’ici sain et sauf.J’allais y rencontrer mon adversaire et me mesurer avec lui, aumépris de tous ses sarcas-mes.

Quelques semaines auparavant, je m’étais procuré un traî-neau etdes chiens, ce qui m’avait permis de traverser les neiges à grandevitesse. Je ne savais pas si le monstre disposait des mêmesavantages mais je constatai qu’au lieu de perdre tous les jours duterrain sur lui j’en gagnais et qu’ainsi, au moment où je metrou-vais en vue de l’océan, il n’avait plus qu’une seule journéed’avance sur moi. J’espérais donc le rattraper avant qu’il n’eûtatteint le ri-vage. Ma détermination augmenta encore et, deux joursplus tard, j’arrivai à un misérable hameau situé sur la côte.

Je m’enquis du monstre auprès des habitants et obtins desrenseignements précis. Ils me dirent qu’en effet une gigantesquecréature avait surgi la nuit précédente. Armé d’un fusil et deplu-sieurs pistolets, il avait provoqué la panique et fait fuir lesoc-cupants d’une chaumière isolée.

Il leur avait pris leurs provisions pour l’hiver et les avaitmi-ses sur un traîneau auquel il avait attelé de nombreux chiens.Puis, le soir même, au grand soulagement des villageois effrayés,il avait poursuivi sa course dans une direction où il n’y avaitaucune terre. On supposait qu’il allait périr rapidement, emportépar la glace ou englouti au milieu des banquises éternelles.

En apprenant cela, j’eus un moment de désespoir. Il m’avaitéchappé et je devais entreprendre une longue et périlleuseran-donnée vers les icebergs, affrontant un froid que même lesindigè-nes ne devaient supporter que très mal et qui pour moi,originaire d’un pays au climat tempéré, risquait d’être fatidique.Mais, à l’idée que le démon vivrait et triompherait, ma soif devengeance reprit le dessus et, comme une marée formidable, dominatous mes autres sentiments. Après un court repos pendant lequel lesesprits des défunts m’apparurent et m’incitèrent à mener ma tâchejusqu’au bout, je me préparai à repartir.

J’échangeai mon traîneau contre un autre mieux adapté au terrainpolaire et, après avoir réuni une grande quantité de provi-sions,je quittai le pays.

J’ignore combien de jours se sont écoulés depuis mais j’aien-duré des tourments que je n’aurais pas été capable de vaincre sije n’avais pas eu en moi le sentiment que la cause que je défendaisétait juste. Souvent, d’immenses et d’imposantes montagnes de glaceme barraient le passage et je pouvais entendre le gronde-ment deseaux souterraines qui menaçaient de m’engloutir. Puis, de nouveau,le gel s’intensifiait et ma route redevenait plus sûre.

D’après la quantité de provisions que j’avais consommées, jem’aperçus que mon voyage durait déjà depuis trois semaines. À toutmoment, l’accomplissement de ma vengeance était différé et, chaquefois je versais des larmes de découragement. Et il est vrai que jesuccombais de plus en plus au désespoir. Un jour, après que lespauvres bêtes qui me traînaient au prix de grands efforts étaientparvenues au sommet d’une montagne de glace, l’une d’el-les, à boutde force, mourut et je me mis à contempler avec angois-se le sitequi s’étendait devant moi.

Soudain, mon regard surprit un point sombre au sein del’immensité. J’essayai de découvrir ce que cela pouvait être et jepoussai un cri de joie lorsque je me rendis compte qu’il s’agissaitd’un traîneau d’où se détachait une silhouette gigantesque quim’était familière. Oh ! Comme mon cœur fut envahid’espoir ! Des larmes chaudes jaillirent de mes yeux et je mehâtai de les essuyer pour ne pas perdre le démon de vue. Mais meslarmes ne taris-saient pas, tant j’étais ému, et j’éclatai bel etbien en sanglots.

Ce n’était pourtant pas le moment de perdre son temps. Je medébarrassai du chien mort et je nourris abondamment les au-tres.Puis, après une heure de repos absolument nécessaire, no-nobstantles circonstances, je repris ma route. Le traîneau était encorevisible et je ne le perdais pas de vue, sauf de loin en loin quandil disparaissait derrière des blocs de glace. Mais, de plus enplus, je gagnais sur lui. Deux jours plus tard, mon ennemi n’étaitplus qu’à un mile de moi. Mon cœur bondissait.

Tout à coup, alors même que j’allais pouvoir me mesurer avec lemonstre, mes espoirs furent annihilés : sa trace m’avait échap-pé.Je perçus un bruit de tonnerre, le vent se leva et les eauxsou-terraines se mirent à gronder de façon de plus en plusterrifiante. J’allai plus vite mais en vain.

La mer tonitruait et, avec des secousses de tremblement deterre, la glace se rompit et craqua dans un tumulte formidable. Cefut vite fini : en quelques minutes une mer bouillonnante avaitsurgi entre mon ennemi et moi et déjà je dérivais sur un petit blocde glace qui fondait sans cesse et me préparait à la mort la plusaffreuse.

De terribles heures se passèrent ainsi. Mes chiens moururent etj’allais moi-même succomber sous le poids de mes innombra-blestourments, lorsque j’ai aperçu votre navire tirant son ancre et quej’ai eu l’espoir de vivre encore. Je ne savais pas que des ba-teauxs’aventuraient si loin dans le nord et la chose me stupéfia. Jedétruisis dare-dare une partie de mon traîneau pour me fabriquerdes rames et je parvins ainsi, malgré mon extrême faiblesse, àfai-re avancer mon radeau de glace dans la direction de votrenavire. J’étais décidé, au cas où vous comptiez aller vers le sud,de m’en remettre à la merci de la mer plutôt que d’abandonner matâche. J’espérais même vous demander un canot afin de poursuivre lemonstre. Mais vous vous dirigiez vers le nord. Je n’avais plus deforce quand vous m’avez pris à bord de votre navire où j’aurais purapidement sombrer dans une mort que je redoute encore, car je n’aitoujours pas accompli ma mission.

Oh ! Quand donc les esprits qui me guident et qui m’ontconduit vers le monstre m’accorderont-ils le repos auquelj’aspi-re ? Ou bien dois-je mourir et lui doit-il rester envie ?

S’il en est ainsi, jurez-moi, Walton, qu’il n’échappera pas etque vous le poursuivrez afin que sa mort soit ma vengeance. Maisoserais-je vous demander d’entreprendre ce pèlerinage, d’endurertous ces tourments que j’ai subis ?

Non, je ne suis pas égoïste. Et pourtant, quand je serai mort,s’il devait vous apparaître, si les pourvoyeurs de la vengeancede-vaient le conduire jusqu’à vous, jurez-moi qu’il ne survivra pas– jurez-moi qu’il ne triomphera pas de mes malheurs et qu’il nepourra plus avoir la possibilité d’augmenter encore la liste de sescrimes immondes ! Il est volubile et persuasif et il a déjàréussi par ses paroles à avoir une emprise sur moi. Ne vous fiezpas à lui ! Son âme est aussi diabolique que son corps, pleinede méchanceté et de ruses abjectes. Ne l’écoutez pas !

Rappelez-vous les noms de William, de Justine, de Clerval,d’Élisabeth, de mon père, du misérable Victor, et enfoncez-luivo-tre épée dans le cœur ! Je serai prêt de vous et jeguiderai votre arme !

Chapitre 25

 

Le 26 août, 17.

Vous venez de lire cette étrange et terrifiante histoire,Marga-ret. Est-ce que vous ne sentez pas votre sang se glacerd’horreur ? Parfois, saisi de douleur, Frankenstein étaitincapable de conti-nuer son récit. À d’autres moments, sa voix,déjà hésitante, se bri-sait et ce n’était qu’avec peine qu’ilprononçait ces paroles char-gées d’angoisse. Ses beaux yeuxbrillaient tantôt d’indignation et tantôt ils exprimaient latristesse et la plus profonde amertume.

Mais il lui arrivait aussi de maîtriser son propos et de relaterles événements les plus horribles d’une voix tranquille, sans lemoindre signe d’énervement. Puis, comme un volcan qui entre enéruption, son visage changeait tout à coup d’expression et, avecune fureur sauvage, il lançait des imprécations à sonadversaire.

Son histoire est logique et, selon toute apparence, elle dit lavérité. Mais je vous avoue que les lettres de Félix et de Safie quim’ont été montrées et l’apparition du monstre à proximité de no-trenavire m’ont beaucoup plus convaincu, que les protestations dumalheureux, aussi énergiques et cohérentes qu’elles fussent.Assurément, ce monstre existe ! Je n’en doute pas – et jereste même confondu de surprise et d’admiration. À plusieursreprises, j’ai cherché à savoir comment Frankenstein avaitprécisément créé le monstre mais sur ce point il a étéimpénétrable.

– Êtes-vous fou, mon ami ? me dit-il. À quoi vous poussedonc votre déraisonnable curiosité ? Voudriez-vous égalementcréer un être qui serait votre ennemi le plus démoniaque sur laterre ? Laissez, laissez cela ! Tirez une leçon de mesmalheurs et faites en sorte de ne pas en attirer survous !

Frankenstein, s’était rendu compte que tout en suivant sonhistoire je prenais des notes. Il me demanda de les lui montrer. Ilcorrigea et développa lui-même de nombreux passages, surtout pourdonner plus de vie et d’esprit aux conversations qu’il avait euesavec le monstre.

– Puisque vous avez consigné mon histoire, dit-il, je nevou-drais pas qu’elle passe à la postérité sous une forme mutiléeet de façon incomplète.

Pendant une semaine, j’écoutai ainsi le récit le plus étrangejamais conçu. L’intérêt que je portais à mon hôte dont lesmaniè-res étaient toujours nobles et affables influença beaucoupmes pensées et mes sentiments.

J’aimerais l’aider mais puis-je donner le conseil de vivre à unhomme aussi misérable, aussi privé de toute consolation ? Oh,non ! La seule joie qu’il pourra connaître encore, c’est celleque lui procurera la paix au moment de mourir. Pour l’heure, c’estdans la solitude et le délire qu’il trouve un peu de soulagement.Lorsqu’il rêve, il croit parler avec ses amis et, par ce biais, ilse console de ses malheurs ou se convainc qu’il doit assouvir savengeance.

Pour lui, ce ne sont pas des phantasmes : il est persuadé queles siens, venus d’un autre monde, se mettent à converser avec lui.Et cette conviction confère à ses songeries une telle solennité quenon seulement elles impressionnent mais qu’en outre elles sem-blentvraies.

Nos discussions n’ont pas toujours trait au récit de sesmal-heurs. Dans le domaine littéraire, ses connaissances sontvastes et il a l’esprit vif et lucide. Son éloquence est aussipersuasive que touchante. Quand il rapporte un événement pathétiqueou qu’il cherche à susciter la pitié ou la tendresse, je ne peuxpas l’écouter sans avoir les larmes aux yeux. Quelle généreusecréature devait-elle être autrefois pour rester dans l’adversitéaussi noble, aussi admirable ! Au demeurant, il a l’air d’êtreconscient de sa valeur et de l’étendue de sa déchéance.

– Quand j’étais plus jeune, me dit-il, je me croyais destiné àentreprendre de grandes tâches. J’avais beaucoup de sensibilitémais je possédais aussi une froideur de jugement qui m’eût servipour d’illustres travaux. Ce sentiment de ma valeur personnelle m’asoutenu dans des circonstances où d’autres se seraient laissésabattre, car je trouve qu’il est criminel de gaspiller en chagrindes talents qui peuvent être utiles à ses semblables. Quand jesongeais à l’œuvre que j’avais accomplie, rien moins que lacréation d’un animal sensible et doué de raison, je ne pouvais pasme comparer à de vulgaires inventeurs. Mais cette idée qui m’aexalté au com-mencement de ma carrière ne me sert aujourd’hui qu’àme plonger dans l’avilissement. Toutes mes spéculations, tous mesespoirs ne sont plus rien et, comme l’archange qui aspirait à latoute-puissance, je suis dans un enfer éternel. Mon imaginationétait vive, mes facultés d’analyse et d’application étaientintenses et c’est par l’union de toutes ces qualités que m’estvenue l’idée de créer un être humain et de mettre mon projet àexécution. Même maintenant, je ne peux pas évoquer sansenthousiasme mes idéaux, alors que mon œuvre n’était quebalbutiante. Avec mes projets, je traversais les cieux, tantôtexalté par ma puissance, tan-tôt secoué en songeant à ce qui enrésulterait. Depuis mon enfan-ce, j’ai été nourri par de grandsespoirs et par de magnifiques am-bitions. Mais comme je suis tombébas !

« Oh, mon ami, si vous m’aviez connu alors, vous ne mere-connaîtriez plus aujourd’hui dans ma déchéance ! Rarement,j’étais la proie du doute. Mon destin me conduisait au plus hautjusqu’au jour où je suis tombé pour ne plus jamais, jamais releverla tête ! Dois-je donc perdre cet être admirable ? J’ailongtemps cherché un ami, une personne avec laquelle je pourraissympathi-ser et que j’aimerais. Et voilà que je la trouve sur cesmers désertes mais j’ai bien peur de ne l’avoir rencontrée que pourla perdre tout aussitôt. J’aurais voulu réconcilier Frankensteinavec la vie mais il en repousse l’idée.

« Je vous remercie, Walton, me dit-il, pour vos aimablesin-tentions à l’égard d’un être aussi misérable que moi mais quandvous me parlez de nouveaux liens et de nouvelles affections,croyez-vous qu’ils pourraient remplacer ceux que j’ai perdus ?Quel homme pourrait tenir près de moi la place de Clerval, quellefemme celle d’Élisabeth ? Même quand cet attachement n’est pasparfait, les compagnons de notre enfance exercent sur nous unpouvoir auquel ne peuvent prétendre les amis qu’on se fait par lasuite. Ils connaissent nos penchants juvéniles qui, même s’ils semodifient plus tard, ne se volatilisent jamais. Ils peuvent jugernos actes avec plus de discernement car ils en savent les raisons.Un frère ou une sœur ne peut pas suspecter l’autre de tromperie oude duplicité, à moins que ces symptômes-là n’apparaissent très tôt.En revanche, un ami, quelle que soit la force de l’attachementqu’on lui porte, peut, à son corps défendant, être l’objet d’unesus-picion. Pourtant, mes amis à moi m’étaient chers, non pas parl’ef-fet de l’habitude ou de la proximité, mais parce qu’ilsavaient leurs qualités propres. Où que je me trouve, j’entends ladouce voix d’Élisabeth, les paroles que Clerval me glisse àl’oreille. Ils sont morts et c’est du fond de ma solitude que jedois me persuader de préserver encore ma vie. Si j’étais engagédans une tâche qui serait considérablement utile à l’humanité, jevivrais pour la mener à bien. Mais mon destin n’est plus là. Jedois poursuivre et détruire le monstre que j’ai créé. Ce n’estqu’alors que j’aurai rempli mon rôle sur la terre et que je pourraimourir. »

Le 2 septembre

Ma sœur bien aimée, Je t’écris alors que le danger me guette,sans savoir si je reverrai encore l’Angleterre et tous mes amis quiy demeurent. Je suis entouré de montagnes de glace qui nepermet-tent aucune issue et menacent à tout instant notre navire.Les bra-ves garçons que j’ai persuadés de me suivre attendent queje les aide mais je n’ai rien à leur donner. Il y a quelque chosede terri-blement désastreux dans notre situation mais ni le courageni l’es-poir ne me manquent.

C’est affreux de penser que la vie de ces gens dépend de moi. Sinous devons périr, ce sera à cause de mes projets insensés.

Mais vous, Margaret, quel sera alors votre état d’âme ?

Vous n’allez pas entendre parler de ma disparition et vousat-tendrez avec anxiété mon retour. Les années se passeront, ledé-sespoir vous aura minée et pourtant vous garderez au fond devous-même un peu de confiance. Oh, ma sœur bien aimée, laperspective d’un tel chagrin me paraît plus cruelle que ma propremort ! Mais vous avez un mari et de charmants enfants. Vouspou-vez être heureuse.

Que les cieux vous bénissent, vous et les vôtres !

Mon malheureux hôte me considère avec la plus tendrecom-passion. Il essaye de me redonner espoir et me parle comme sila vie était un bien qu’il estime encore. Il me rappelle que telsacci-dents ne sont pas rares dans ces régions et que desnavigateurs y ont échappé. Et, malgré moi, ses promessesm’encouragent. Cha-cun des marins subit le charme de son éloquence.Lorsqu’il prend la parole, on ne désespère plus longtemps et nosforces nous re-viennent, au point que les immenses montagnes deglace qui nous encerclent semblent à nos yeux des taupinières quine pourraient pas résister devant le bon vouloir des hommes. Maisces impres-sions-là sont passagères.

Chaque jour de désillusion augmente la frayeur des marins et jecrains presque une mutinerie provoquée par leur désespoir.

Le 5 septembre

Il vient de se produire une scène qui sort du commun et, bienqu’il soit peu probable que ces papiers vous parviennent jamais, jene peux pas m’empêcher de vous la rapporter.

Nous sommes toujours entourés par des montagnes de glace, et ledanger d’être écrasés sous leur pression est toujours aussi grand.Il fait un froid excessif. Dans ce paysage désolé, plusieurs de mescompagnons ont déjà trouvé la mort. La santé de Fran-kensteindécline de jour en jour. La fièvre brille dans ses yeux. Il estépuisé. Après le moindre effort fourni, il retombe immédiate-mentdans l’apathie la plus complète.

J’ai mentionné dans ma dernière lettre que je craignais unemutinerie. Ce matin, comme je fixais le visage blême de mon ami –ses yeux à moitié clos et ses membres inertes -, j’ai été surprispar une demi-douzaine de marins qui demandaient d’être reçus dansma cabine. Ils entrèrent et leur leader prit la parole. Il me ditque ses compagnons et lui-même avaient été choisis par l’équipageafin de m’adresser une requête qu’en toute justice je ne pouvaispas refuser. Nous étions encerclés par la glace et nous étions sansdoute dans l’impossibilité de jamais nous en dégager. Pourtant sila glace se brisait quand même et nous offrait ainsi un passage,l’équipage croyait que j’aurais l’audace de poursuivre mon voyageet que j’exposerais tout le monde à de nouveaux périls. Aussiinsis-taient-ils pour que je prenne l’engagement formel de mettreaussi-tôt le cap vers le sud, au cas où le navire ne serait plusbloqué.

Ce discours me troubla. Je n’étais pas encore au fond dudé-sespoir et je n’avais pas encore eu l’idée de rebrousser chemin,si la mer devenait libre. Mais avais-je le droit, en toute équité,de rejeter cette demande ? J’hésitais à répondre lorsqueFrankenstein qui était d’abord resté silencieux et qui du restesemblait trop fai-ble pour entendre quoi que ce fût se redressatout à coup. Ses yeux étincelaient et ses traits exprimaient unevague vitalité. Il se tour-na vers les hommes.

– À quoi pensez-vous ? dit-il. Qu’est-ce que vous exigez devo-tre capitaine ? Allez-vous si facilement vous détourner devotre but ? N’avez-vous pas dit que cette expédition étaitglorieuse ? Et pourquoi l’est-elle d’ailleurs ? Non pasparce que ce périple était commode et serein comme dans les mers dusud, mais parce qu’il comporte plein de dangers et d’effrois, parceque, devant chaque nouvel obstacle, il vous a fallu faire appel àvotre courage et à votre ténacité, parce que le péril et la mortvous environnent, parce que vous aviez une mission à accomplir.Voilà pour quelle raison elle est glorieuse, voilà pour quelleraison cette entreprise est honora-ble !

« Vous étiez promus à devenir les bienfaiteurs de l’humanité,afin que vos noms figurent à côté de ceux qui ont affronté la mortpour le plus grand bien de leurs semblables. Et maintenant alorsque l’illusion du danger se présente à vous ou, si vous préférez,alors que vous êtes confrontés à une première épreuve d’envergu-re,vous reculez et vous vous contentez de passer pour des hom-mesincapables de supporter le froid et l’adversité. Pauvreshom-mes ! Vous êtes frileux et vous voulez rentrer vouschauffer près d’un feu ! Pourquoi vous êtes-vous préparés àcette expédition ? Vous n’aviez pas besoin de quitter vosmaisons et d’exposer votre capitaine à la défaite et à la honte,uniquement pour prouver que vous étiez des lâches ! Oh !soyez des hommes – ou même plus que des hommes ! Montrez-vousaussi fermes que le roc ! Cette glace n’est pas faite de lamême matière que vos cœurs.

« Elle peut changer et ne pas résister devant votredétermina-tion. Ne retournez pas dans vos familles avec, sur lefront, les stigmates du déshonneur. Rentrez chez vous comme deshéros qui ont lutté, qui ont triomphé, qui ne savent pas ce qu’estla fuite de-vant l’ennemi ! »

Il avait parlé d’une voix si sereine, avec une intonation quis’adaptait tellement bien aux sentiments exprimés dans sondis-cours, son regard reflétait si bien le courage et l’héroïsmeque les marins, cela ne vous surprendra pas, en furent émus. Ils sedévisa-gèrent, incapables de répondre.

Je pris la parole. Je les priai de se retirer et de réfléchir àce qui avait été dit. Je précisai que je ne les conduirais pas versle nord, si cela allait à l’encontre de leur désir, mais quej’espérais les voir méditer et sentir renaître leur courage.

Ils partirent. Je me tournai vers mon compagnon : il étaitre-tombé dans son apathie et semblait presque inanimé.

J’ignore comment tout cela va se terminer mais je sais que jepréférerais mourir plutôt que de rentrer chez moi sans avoir menéma tâche à bien’ Je crains néanmoins que ce ne soit là mon sort.Mes hommes ne sont pas animés par des idées de gloire et d’hon-neuret ils ne pourront pas davantage supporter les épreuves qui seprésentent à nous.

Le 7 septembre

Les dés sont jetés. J’ai accepté de rebrousser chemin, à moinsque les glaces ne nous détruisent avant ! Voilà comment, parla couardise et l’indécision, mes espoirs s’envolent. Je rentredéçu, sans avoir appris ce que je cherchais. Je n’ai pas assez desagesse pour me résigner calmement à cette injustice.

Le 12 septembre

C’est fini ! Je rentre en Angleterre. J’ai perdu mesespoirs d’être utile et illustre. J’ai perdu mon ami. Mais je vaisessayer, ma chère sœur, de vous rapporter les événements dans ledétail. Tant que je voguerai vers l’Angleterre et vers vous, je neveux pas me laisser abattre.

Le 9 septembre, la glace s’est mise à bouger. Nous avonsen-tendu au loin comme des coups de tonnerre et les blocs de glacese brisaient, craquaient de toutes parts. Nous courions un énormedanger mais, comme nous ne pouvions rien faire non plus, monattention s’est portée sur mon hôte dont l’état de santé avaittelle-ment empiré qu’il ne pouvait plus du tout quitter son lit. Laglace se déchirait devant nous et nous dérivions rapidement vers lenord. Le vent soufflait de l’ouest, si bien que le onzième passageen direction du sud se trouva entièrement dégagé.

Quand les marins s’en aperçurent et constatèrent que leurre-tour vers le pays natal était, selon toute apparence, assuré,ils poussèrent de vibrants cris de joie et s’agitèrent durant delongs moments. Frankenstein qui sommeillait se réveilla et s’enquitde la cause de tout ce vacarme.

– Ils crient, lui dis-je, parce qu’ils vont bientôt rentrer enAn-gleterre.

– Vous allez donc réellement rebrousser chemin ?

– Hélas, oui ! Je ne peux pas m’opposer à leur requête, jene peux pas les exposer davantage aux dangers et il faut que jere-tourne.

– Faites-le, si vous le voulez mais moi je ne peux pas. Il vousest possible d’abandonner votre projet mais le mien m’a été impo-sépar le Ciel. Je ne désobéirai pas. Je suis à bout de forces maisles esprits qui m’assistent me donneront sûrement encore un peu devigueur.

Tout en prononçant ces mots, il essaya de sortir de son lit maiscet effort lui coûta trop. Il retomba et s’évanouit.

Il lui fallut beaucoup de temps avant de se remettre et plusd’une fois je crus qu’il avait bel et bien expiré. À la fin, ilouvrit les yeux. Il respirait avec peine et était incapable deparler. Le méde-cin lui donna un calmant et ordonna qu’on ne ledérange point. Il me fit savoir par la suite que mon ami n’avaitplus, à n’en pas dou-ter, que quelques heures à vivre.

Le diagnostic était prononcé, je n’avais plus qu’à me morfon-dreet qu’à attendre. Je m’assis sur son lit et l’examinai. Ses yeuxétaient clos et je crus qu’il dormait.

Mais soudain il m’appela d’une voix faible et, me faisant signed’approcher, il se mit à me parler.

« Hélas ! mes forces m’abandonnent ! Je sens que jevais bientôt mourir et lui, mon ennemi et mon persécuteur, vaconti-nuer de vivre. Ne croyez pas, Walton, que dans mes derniersmo-ments j’éprouve encore de la haine et nourrisse ce brûlant désirde me venger. Mais je sens qu’il est juste que je souhaite la mortde mon adversaire. Durant ces derniers jours, j’ai fait mon examende conscience. Je ne pense pas que je suis blâmable. Dans un accèsd’enthousiasme fou, j’ai créé un être doué de raison et je devaislui assurer, pour autant que la chose était possible, le bien-êtreet le bonheur. C’était là mon devoir mais j’en avais un autreaussi, bien plus important : envers les créatures de monespèce ! Il dépendait de moi qu’elles soient heureuses oumisérables ! Et c’est la raison pour laquelle j’ai refusé dedoter le monstre d’une compagne. J’ai bien fait, je crois. Dans lemal, il a témoigné d’une perversité et d’un égoïsme exceptionnels.Il a tué mes amis, il a voué à la mort des êtres sensibles etheureux et j’ignore jusqu’où peut mener cette soif de destruction.Oui, c’est une créature abominable et il faut qu’elle meure pourque les autres vivent ! C’est moi qui devais ac-complir cettemission mortelle mais j’y ai failli.

« Poussé par des motifs égoïstes et cruels, je vous ai demandéde la remplir à ma place. Mais à présent, si je vous renouvelle mademande, c’est seulement au nom de la raison et de la vertu.

« Mais je ne peux exiger de vous que vous renonciez pour au-tantà votre patrie ni à vos amis. Puisque vous rentrez en Angleter-re,vous n’aurez plus désormais beaucoup de chance de rencontrer lemonstre. Mais je vous laisse apprécier mon point de vue et déci-derce que vous estimez devoir faire, d’autant que ma lucidité est déjàperturbée par l’approche de la mort. Je n’ose pas vous presserd’agir car je suis peut-être encore sous le coup de la passion.

« Je supporte toutefois très mal l’idée qu’il vit toujours etqu’il pourrait être l’instrument de nombreux autres crimes. Ilreste qu’en ce moment même, pour la première fois depuis desannées, je suis heureux – heureux parce que je vais mourir. Déjàles sil-houettes des êtres que j’ai aimés sont proches et j’ai hâtede leur tendre les bras. Adieu, Walton ! Cherchez le bonheurdans le cal-me et évitez l’ambition, même si ce n’est que celle, àpremière vue innocente, qui a trait à la science et auxdécouvertes. Mais pour-quoi tenir ce discours ? J’ai pour mapart échoué dans mes travaux mais un autre pourrait réussir. »

Sa voix faiblissait au fur et à mesure qu’il parlait.

Finalement, épuisé par l’effort, il sombra dans le silence.

Une demi-heure plus tard, il tenta de nouveau de m’adresser laparole mais en vain. Il me serra doucement la main et ses yeux sefermèrent pour toujours, tandis qu’un tendre sourire se figeait surses lèvres.

Margaret, en quels termes puis-je vous rapporter la finpré-maturée de ce glorieux esprit ? Et comment m’exprimer pourvous faire comprendre la profondeur de mon chagrin ? Tout ceque je pourrais vous dire serait inadéquat et insuffisant. Jepleure, je suis enveloppé par un nuage de désespoir. Mais je voguevers l’Angle-terre et peut-être vais-je y trouver uneconsolation.

Je suis interrompu. Que signifie ce tapage ? Il est minuit,le vent souffle convenablement et l’homme de quart, sur le pont, neremue guère. Mais voilà un nouveau bruit. On dirait la voix d’unhomme – une voix très rauque. Cela provient de la cabine où repo-sele corps de Frankenstein.

Je dois me lever et aller voir. Bonne nuit, ma sœur.

Grand Dieu ! À quelle scène ai-je donc assisté ! Je nepeux pas me la rappeler sans tressaillir. Je me demande même si jeserai capable de vous la narrer dans le détail. Et pourtantl’histoire que je vous ai racontée serait incomplète sans cettestupéfiante catas-trophe finale.

Je pénétrai donc dans la cabine où se trouvait la dépouille demon ami. Sur elle était penchée une silhouette que mes mots sontimpuissants à décrire – elle avait une taille gigantesque, auxpro-portions difformes et inhabituelles.

Telle qu’elle se tenait, elle avait le visage caché par delongues mèches de cheveux. Elle tendait une main énorme dont lacouleur et la texture évoquaient celles d’une momie Quand elleentendit que je m’approchais, elle cessa ses plaintes horribles etdouloureu-ses et fit un pas en direction de la fenêtre. Jamais jen’ai vu tant d’épouvante sur un visage d’une hideur aussimonstrueuse. Malgré moi, je fermai les yeux et je songeai à ce quej’avais promis de faire en présence de ce tueur. Je lui ordonnai dene pas bouger.

Il se figea, me considéra avec étonnement, regarda de nou-veaula dépouille de son créateur et parut oublier que je me trou-vaislà. Sa posture, ses gestes, tout chez lui accusait la rage la plussauvage et la passion la plus incontrôlable.

– Voilà une autre de mes victimes ! s’écria-t-il. Aveccette mort, mes crimes sont consommés et prend fin la série de mestourments ! Oh, Frankenstein ! Créature généreuse etadmirable, à quoi bon à présent te demander pardon ? Je t’aidonc tué après avoir tué tous ceux que tu aimais !

Hélas ! Il est déjà froid, il ne peut pas merépondre !

Il haletait. Ma première impulsion fut d’accomplir mon de-voiret d’obéir à l’ultime requête de Frankenstein en supprimant sonennemi. Mais un mélange de curiosité et de compassion me retenait.Je m’approchai de l’incroyable créature, sans oser de nouveau leverles yeux sur elle, tant sa laideur était inhumaine et repoussante.J’essayai de lui parler mais aucun mot ne jaillit à mes lèvres. Lemonstre continuait à s’adresser des reproches doulou-reux etincohérents. À la fin, comme il se calmait un peu et que sa passionse relâchait, je réussis à lui parler.

– Votre repentir, dis-je, est désormais superflu. Si vous aviezécouté la voix de votre conscience et si vous aviez obéi àl’aiguillon du remords, si vous n’aviez pas poussé à l’extrêmevotre soif de vengeance diabolique, Frankenstein serait toujours envie !

– Mais vous rêvez ? me répondit le monstre. Vous croyezdonc que je ne souffre pas et que je n’ai pas de remords ?Lui, poursuivit-il en désignant la dépouille, lui n’a pas éprouvéla dix-millième partie des souffrances que j’ai endurées alors queje per-pétrais mes crimes ! J’agissais égoïstement et, en mêmetemps, mon cœur était empoisonné par le remords. Croyez-vous queles râles de Clerval ont été une douce musique à mesoreilles ? Mon cœur était fait pour susciter l’amour et lasympathie et, quand j’ai été forcé de me tourner vers le mal et dehaïr le monde, il a dû supporter le changement au prix destourments les plus inimagi-nables !

« Après l’assassinat de Clerval, je suis retourné en Suisse,l’âme meurtrie. J’avais pitié de Frankenstein et ma pitié mefaisait horreur. Je me suis détesté ! Mais quand j’ai apprisque lui, l’au-teur de mon existence et de ma détresse indicible,aspirait au bon-heur, quand j’ai découvert que, tout en accumulantles peines et le désespoir sur moi, il recherchait la paix dans dessentiments et des émotions que je ne pouvais connaître, l’envie etune profonde in-dignation m’ont inspiré une terrible soif devengeance. Je me suis souvenu de la menace que j’avais proférée etj’ai décidé de la met-tre à exécution. Je savais que je mepréparais ainsi une torture plus mortelle encore mais j’étaisl’esclave et non le maître d’une impulsion que j’abominais mais àlaquelle je devais obéir. Mais lorsque la jeune femme estmorte ! Non, cette fois-là, je n’ai rien ressenti !J’avais chassé tout sentiment, évacué tout scrupule pour mieuxjouir de mon désespoir. À ce point, je n’avais plus qu’à adaptermon caractère à la situation que j’avais choisie. Accomplir mesdesseins démoniaques devint pour moi une passion insatia-ble. Etmaintenant, elle est consommée et voilà ma dernière victi-me !»

Tout d’abord, je fus touché par ces paroles qui étaientl’ex-pression de sa détresse. Puis, je me souvins que Frankensteinm’avait parlé de son éloquence et de son pouvoir de persuasion et,tandis que mon regard tombait de nouveau sur le corps de mon ami,mon indignation fut à son comble.

– Misérable ! m’écriai-je. Comment avez-vous l’audace deve-nir vous lamenter sur un désastre dont vous êtes l’auteur ?Vous jetez une torche enflammée sur un pâté de maisons et,lorsqu’elles ont brûlé, vous venez vous asseoir sur les ruines etvous en pleurez la disparition ! Vil hypocrite ! Si celuiqui vous chagrine tant vivait encore, il serait toujours l’objet,la proie de votre immonde ven-geance. Ce n’est pas de la pitié quevous ressentez. Vous vous la-mentez uniquement parce que la victimede vos instincts pervers n’est plus sous votre empire !

– Oh ! ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, dit-il enm’inter-rompant, bien que je comprenne que mes actes vous inspirentune telle impression. Je ne vous demande pas de compatir à mamisè-re. Jamais chez personne je n’ai trouvé de la sympathie !Quand je la cherchais au début, c’était par amour de la vertu,parce que mon cœur débordait d’affection. Mais aujourd’hui quelssentiments pourrais-je partager ? Tant que dureront messouffrances, je souf-frirai seul ! À ma mort, l’horreur etl’opprobre survivront à ma mémoire. Autrefois, mon imaginationtissait des rêves de vertu, de gloire et d’allégresse. Autrefois,j’espérais rencontrer des êtres qui, ne tenant pas compte de malaideur, m’aimeraient pour toutes ces qualités qui m’animaient. Despensées d’attachement et de dévo-tion me nourrissaient. Mais lecrime m’a dégradé et m’a rabaissé au rang de l’animal le plus vil.Aucune faute, aucun mal, aucune perversité, aucune détresse n’estcomparable à la mienne. Quand je parcours l’effrayant catalogue demes forfaits, je ne peux pas croire que je suis cette même créaturequi avait ces visions subli-mes et transcendantes de beauté et debonté. Mais il en va ainsi. Les anges déchus deviennent les démonsdu mal. Et pourtant même les ennemis de Dieu et des hommes trouventdans l’abjec-tion des amis et des partenaires. Moi, je suisseul.

« Vous qui appelez Frankenstein votre ami, vous semblezconnaître mes crimes et mes infortunes. Mais il y a une chose qu’iln’a pas pu vous dire – les heures, les mois de misère que j’aivécus, rongé par mes passions dévorantes ! Et j’ai eu beaudétruire les espérances de mon créateur, je n’ai jamais pusatisfaire mes pro-pres désirs. Ils sont toujours aussi ardents etaussi inassouvis. J’ai constamment cherché l’amour et l’amitié –mais pour être banni ! Pourquoi cette injustice ? Suis-jedonc le seul fautif alors que l’humanité entière a péché contremoi ? Pourquoi ne pas haïr Félix qui a refusé mon amitié etm’a fermé sa porte ? Pourquoi ne pas détester le paysan qui avoulu tuer celui qui avait sauver son en-fant ? Non, ce sonttous des êtres vertueux et immaculés ! Et moi, moi je suismisérable et abandonné, je ne suis qu’un avorton qu’on méprise,qu’on refoule et qu’on bafoue ! En me rappelant cesin-justices, le sang me boue encore dans les veines.

« Oui, c’est vrai que je suis misérable ! J’ai tué desêtres ado-rables et sans défense, j’ai étranglé un innocent dansson sommeil, j’ai assassiné une créature qui n’avait jamais rienfait de mal, ni à moi ni à personne. Oui, j’ai voué à la misère moncréateur, un homme exceptionnel qui aurait dû inspirer le respectet l’admira-tion de ses semblables. Je l’ai poursuivi jusqu’à cequ’il devienne cette lamentable dépouille. Il est là, dans le froidde la mort ! Vous me haïssez mais votre dégoût ne peut paségaler celui que je res-sens pour moi-même. Lorsque je regarde cesmains qui ont fait le mal, je pense au cœur qui les a conçues etj’attends le moment où elles se poseront sur mes yeux et où jen’aurai plus honte de mes actes.

« N’ayez pas peur, je ne serai plus l’instrument d’autresfor-faits. Ma tâche est désormais accomplie. Ni votre mort, nicelle d’aucun autre homme n’est à présent nécessaire pour ques’achève mon destin ! Ma vie seule suffit. Soyez assuré que jevais très bien-tôt effectuer ce sacrifice. Je quitterai votrevaisseau sur le radeau de glace qui m’a conduit et je gagnerail’extrémité la plus septen-trionale du globe. Et là, je réuniraitout ce qui peut brûler pour édifier mon bûcher funéraire etréduire en cendres ma misérable carcasse. Ainsi, mes restes nepourront jamais éveiller la curiosité dans le cerveau d’un hommequi voudrait créer un être semblable à moi. Je vais mourir. Je neconnaîtrai plus jamais les tourments qui m’ont rongé ni ces rêvesimpossibles. Celui qui m’a appelé à la vie est mort et, quandmoi-même je ne serais plus, notre souvenir à tous les deuxs’évanouira pour toujours. Je ne contemplerai plus le soleil ni lesétoiles, je ne sentirai plus le vent sur mon visage. Lumière,sentiments, sensations, tout sera éteint. C’est à ce prix que jetrouverai le bonheur. Il y a des années, quand pour la pre-mièrefois les images du monde se sont présentées à moi, quand j’ai sentila réconfortante chaleur de l’été, quand j’ai perçu le bruissementdes feuilles et les chants des oiseaux, tout m’était cher et jen’aurais pas voulu mourir. À présent, la mort est mon uniqueconsolation. Envenimé par mes crimes, tiraillé par le remords leplus amer, où pourrais-je trouver le repos si ce n’est dans lamort ?

« Adieu ! Je vous quitte, vous êtes le dernier être humainque j’aurais vu. Adieu, Frankenstein ! Si tu vivais toujours,si tu nour-rissais toujours contre moi ta soif de vengeance, c’esten me lais-sant vivre qu’elle aurait été la mieux assouvie !Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées ! Tuvoulais me détruire pour que je ne cause pas davantage dedésastres. Et pourtant si, d’une manière qui m’est inconnue, tun’as pas cessé de penser et de sen-tir, sache que tu n’aurais pastrouvé une meilleure vengeance que celle que je subis en ce moment.Oui, tu as souffert mais pas au-tant que moi, car l’aiguillon duremords ne cessera d’exciter mes plaies que lorsque la mort lesaura fermées pour toujours !

« Mais bientôt, s’écria le monstre avec une ardeur triste etso-lennelle, je vais mourir et tout ce que j’éprouve pour l’heuredispa-raîtra ! Bientôt, cette détresse qui me consume prendrafin ! Je vais monter triomphalement sur mon bûcher funéraireet j’exulte-rai dans la torture des flammes dévorantes. Puis, leuréclat s’éteindra et mes cendres seront balayées par le vent jusqu’àla mer. Mon esprit dormira en paix, ou, s’il peut penser encore, ilpensera sûrement à tout autre chose.

Adieu ! »

Après avoir prononcé ces mots, il bondit par la fenêtre de lacabine et sauta sur le radeau de glace qui flottait près du navire.Il fut bientôt emporté par les vagues et disparut dans les ténèbreslointaines.

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Tags: Mary Shelley