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Fromont jeune et Risler aîné

Fromont jeune et Risler aîné

d’ Alphonse Daudet
Partie 1

Chapitre 1 UNE NOCE CHEZ VÉFOUR

– Madame Chèbe !

– Mon garçon…

– Je suis content…

C’était bien la vingtième fois de la journée que le brave Risler disait qu’il était content, et toujours du même air attendri et paisible, avec la même voix lente, sourde, profonde, cette voix qu’étreint l’émotion et qui n’ose pas parler trop haut de peur de se briser tout à coup dans les larmes.

Pour rien au monde, Risler n’aurait voulu pleurer en ce moment,– voyez-vous ce marié s’attendrissant en plein repas de noces ! – Pourtant il en avait bien envie. Son bonheur l’étouffait, le tenait par la gorge, empêchait les mots de sortir.Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de murmurer de temps en temps avec un petit tremblement de lèvres : « Je suis content…Je suis content… »

Il avait de quoi l’être, en effet. Depuis le matin, le pauvre homme se croyait emporté par un de ces rêves magnifiques dont on craint de se réveiller subitement, les yeux éblouis : mais son rêve, à lui, ne semblait jamais devoir finir. Cela avait commencé à cinq heures du matin, et à dix heures du soir, dix heures très précises à l’horloge de Véfour, cela durait encore…

Que de choses dans cette journée, et comme les moindres détails lui restaient présents ! Il se voyait au petit jour, arpentant sa chambre de vieux garçon dans une joie mêlée d’impatience, la barbe déjà faite, l’habit passé, deux paires de gants blancs en poche… Maintenant voici les voitures de gala, et dans la première là-bas, celle qui a des chevaux blancs, des guides blanches, unedoublure de damas jaune, la parure de la mariée s’apercevant commeun nuage… Puis l’entrée à l’église, deux par deux, toujours lepetit nuage blanc en tête, flottant, léger, éblouissant… L’orgue,le suisse, le sermon du curé, les cierges éclairant des bijoux, destoilettes de printemps… et cette poussée de monde à la sacristie,le petit nuage blanc, perdu, noyé, entouré, embrassé, pendant quele marié distribue des poignées de mains à tout le haut commerceparisien venu là pour lui faire honneur… Et le grand coup d’orguede la fin, plus solennel à cause de la porte de l’église largeouverte qui fait participer la rue entière à la cérémonie defamille, les sons passant le porche en même temps que le cortège,les exclamations du quartier, une brunisseuse en grand tablier delustrine disant tout haut : « Le marié n’est pas beau,mais la mariée est crânement gentille… » C’est cela qui vousrend fier quand on est le marié…

Ensuite le déjeuner à la fabrique, dans un atelier orné detentures et de fleurs, la promenade au Bois, une concession faite àla belle-mère, madame Chèbe, qui, en sa qualité de petitebourgeoise parisienne, n’aurait pas cru sa fille mariée sans untour de lac ni une visite à la cascade… Puis la rentrée pour ledîner, pendant que les lumières s’allumaient sur le boulevard, oùles gens se retournaient pour voir passer la noce, une vraie nocecossue, menée au train de ses chevaux de louage jusqu’à l’escalierde Véfour.

Il en était là de son rêve. À cette heure, engourdi de fatigueet de bien-être, le bon Risler regardait vaguement cette immensetable de quatre-vingts couverts, terminée aux deux bouts par un ferà cheval, surmontée de visages souriants et connus, où il luisemblait voir son bonheur reflété dans tous les yeux. On arrivait àla fin du dîner. La houle des conversations particulières flottaittout autour de la table. Il y avait des profils tournés l’un versl’autre, des manches d’habit noir derrière des corbeillesd’asclépias, une mine rieuse d’enfant au-dessus d’une glace auxfruits, et le dessert au niveau des visages entourait toute lanappe de gaieté, de couleurs, de lumières.

Oh ! oui, Risler était content. À part son frère Frantz,tous ceux qu’il aimait se trouvaient là. D’abord, en face de lui,Sidonie, hier la petite Sidonie, aujourd’hui sa femme. Pour dîner,elle avait quitté son voile ; elle était sortie de son nuage.À présent, de la robe de soie toute blanche et unie montait un jolivisage d’un blanc plus mat et plus doux, et la couronne de cheveux– au-dessous de l’autre couronne si correctement tressée – vousavait des révoltes de vie, des reflets de petites plumes nedemandant qu’à s’envoler. Mais les maris ne voient pas ceschoses-là.

Après Sidonie et Frantz, ce que Risler aimait le plus au monde,c’était madame Georges Fromont, celle qu’il appelait « madameChorche », la femme de son associé, la fille de défuntFromont, son ancien patron et son dieu. Il l’avait mise près delui, et dans sa façon de lui parler on sentait de la tendresse etde la déférence. C’était une toute jeune femme, à peu près du mêmeâge que Sidonie, mais d’une beauté plus correcte, plus tranquille.Elle causait peu, dépaysée dans ce monde mêlé, s’efforçant pourtantd’y paraître aimable.

De l’autre côté de Risler se tenait madame Chèbe, la mère de lamariée, qui rayonnait, éclatait dans sa robe de satin vert luisantecomme un bouclier. Depuis le matin, toutes les pensées de la bonnefemme étaient aussi brillantes que cette robe de teinteemblématique. À tout moment elle se disait à elle-même :« Ma fille épouse Fromont jeune et Risler aîné de la rue desVieilles-Haudriettes !… » Car, dans son esprit, cen’était pas Risler aîné seul que sa fille épousait, c’était toutel’enseigne de la maison, cette raison sociale fameuse dans lecommerce de Paris ; et chaque fois qu’elle constatait cetévénement glorieux, madame Chèbe se tenait encore plus droite,tendant la soie du bouclier à la faire craquer.

Quel contraste avec l’attitude de M Chèbe, placé quelqueschaises plus loin ! En ménage, généralement, les mêmes causesproduisent des effets tout à fait différents Ce petit homme augrand front d’utopiste, poli, bosselé et vide comme une houle dejardin, avait l’air aussi furieux que sa femme était rayonnante.Cela ne le changeait pas, du reste, car M. Chèbe rageait toutle long de l’année. Ce soir-là, pourtant, il n’avait pas sa minepiteuse et fanée d’habitude, ni ce large paletot flottant dont lespoches ressortaient gonflées par des échantillons d’huile, de vin,de truffes, de vinaigre, selon qu’il plaçait l’une ou l’autre deces marchandises. Son habit noir, magnifique et neuf, faisaitpendant à la robe verte, mais malheureusement ses pensées étaientde la couleur de son habit… Pourquoi ne l’avait-on pas mis près dela mariée, comme c’était son droit ? Pourquoi avait-on donnésa place à Fromont jeune ?… Et le vieux Gardinois, legrand-père des Fromont, qu’est-ce qu’il faisait près deSidonie ?… Ah ! voilà ! Tout aux Fromont et rien auxChèbe. Et ces gens-là s’étonnent qu’on fasse desrévolutions !…

Heureusement que, pour épancher sa bile, l’enragé petit hommeavait près de lui son ami Delobelle, vieux comédien en retraitd’emploi, qui l’écoutait avec sa physionomie placide et majestueusedes grands jours. On a beau être éloigné du théâtre depuis quinzeans par la mauvaise volonté des directeurs, on trouve encore, quandil faut, des attitudes scéniques appropriées aux événements. C’estainsi que, ce soir-là, Delobelle avait sa tête des jours de noces,mine demi-sérieuse, demi-souriante, condescendante aux petitesgens, à la fois aisée et solennelle. On eût dit qu’il assistait, envue de toute une salle de spectacle, à un festin de premier acteautour de mets en carton, et il avait d’autant plus l’air de jouerun rôle, ce fantastique Delobelle, que, comptant bien qu’onutiliserait son talent dans la soirée, mentalement, depuis qu’onétait à table, il repassait les plus beaux morceaux de sonrépertoire, ce qui donnait à sa figure une expression vague,factice, détachée, cet air faussement attentif du comédien enscène, feignant d’écouter ce qu’on lui dit, mais ne pensant tout letemps qu’à sa réplique.

Chose singulière, la mariée, elle aussi, avait un peu de cetteexpression. Sur ce jeune et joli visage, que le bonheur animaitsans l’épanouir, une préoccupation secrète apparaissait ; et,par moments, comme si elle s’était parlé à elle-même, lefrétillement d’un sourire passait au coin de sa lèvre. C’est avecce petit sourire qu’elle répondait aux plaisanteries un peugaillardes du grand-père Gardinois, assis à sa droite :

– Cette Sidonie, tout de même !… disait le bonhomme enriant… Quand je pense qu’il n’y a pas deux mois elle parlaitd’entrer dans un couvent… On les connaît leurs couvents à cesfillettes !… C’est comme on dit chez nous : lecouvent de Saint-Joseph, quatre sabots sous le lit !…

Et tout le monde autour de la table riait de confiance auxfarces campagnardes de ce vieux paysan berrichon, à qui une fortunecolossale tenait lieu, dans la vie, de cœur, d’instruction, debonté, mais non d’esprit ; car il en avait, le finaud, et plusque tous ces bourgeois ensemble. Parmi les gens très rares qui luiinspiraient quelques sympathies, cette petite Chèbe, qu’il avaitconnue toute gamine, lui plaisait tout particulièrement ; etelle, de son côté, trop récemment riche pour ne pas vénérer lafortune, parlait à son voisin de droite avec une nuance trèsmarquée de respect et de coquetterie.

Pour celui de gauche, au contraire, Georges Fromont, l’associéde son mari, elle se montrait pleine de réserve. Leur conversationse bornait à des politesses de table, et même il y avait entre euxcomme une affectation d’indifférence. Tout à coup il se fit parmiles convives ce petit frémissement qui annonce qu’on va se lever,un bruit de soie, de chaises, le dernier mot des conversations,l’achèvement des rires, et dans ce, demi-silence, madame Chèbe,devenue communicative, disait très haut à un cousin de province enextase devant le maintien réservé et si tranquille de la nouvellemariée, debout en ce moment au bras de M. Gardinois :

– Voyez-vous, cousin, cette enfant-là… Personne n’a jamaispu savoir ce qu’elle pensait.

Alors tout le monde se leva et on passa dans le grand salon.Pendant que les invités du bal arrivaient en foule se mêler auxinvités du dîner, que l’orchestre s’accordait, que les valseurs àlorgnon faisaient la roue devant les toilettes blanches des petitesdemoiselles impatientes, le marié, intimidé par tout ce monde,s’était réfugié avec son ami Planus – Sigismond Planus, caissier dela maison Fromont depuis trente ans – dans cette petite galerieornée de fleurs, tapissée d’un papier de bosquet à feuillagegrimpant qui fait comme un fond de verdure aux salons dorés deVéfour. Là du moins ils étaient seuls, ils pouvaient causer.

– Sigismond, mon vieux… je suis content.

Et Sigismond aussi était content ; mais Risler ne luilaissait pas le temps de le dire. Maintenant qu’il n’avait pluspeur de pleurer devant le monde, toute la joie de son cœurdébordait.

– Pense donc, mon ami !… C’est si extraordinairequ’une jeune fille comme elle ait bien voulu de moi. Car enfin, jene suis pas beau. Je n’avais pas besoin que cette effrontée de cematin me le dise pour le savoir. Puis j’ai quarante-deux ans… Ellequi est si mignonne !… Il y en avait tant d’autres qu’ellepouvait choisir, des plus jeunes, des plus huppés, sans parler demon pauvre Frantz, qui l’aimait tant. Eh bien ! non, c’est sonvieux Risler qu’elle a voulu… Et cela s’est fait si drôlement…Depuis longtemps je la voyais triste, toute changée. Je pensaisbien qu’il y avait quelque chagrin d’amour là-dessous… Avec lamère, nous cherchions, nous nous creusions la tête pour savoir quiça pouvait être… Voilà qu’un matin madame Chèbe entre dans machambre et me dit en pleurant : « C’est vous qu’elleaime, mon pauvre ami !… » Et c’était moi… c’était moi…Hein ? qui se serait jamais douté d’une chose pareille ?Et dire que dans la même année j’ai eu ces deux grandes fortunes…Associé de la maison Fromont et marié à. Sidonie… Oh !…

À ce moment, sur une mesure de valse tournoyante et traînante,un couple de valseurs entra en tourbillonnant dans le petit salon.C’était la mariée et l’associé de Risler, Georges Fromont. Aussijeunes, aussi élégants l’un que l’autre, ils causaient à mi-voix,enfermant leurs paroles dans les cercles étroits de la valse.

– Vous mentez… disait Sidonie un peu pâle, toujours avecson petit sourire.

Et l’autre, plus pâle qu’elle, répondait :

– Je ne mens pas. C’est mon oncle qui a voulu ce mariage.Il allait mourir… vous étiez partie… Je n’ai pas osé dire non…

De loin, Risler les admirait :

– Comme elle est jolie ! comme ils dansentbien !…

Mais, en l’apercevant, les valseurs se séparèrent, et Sidonievint à lui vivement :

– Comment ! vous voilà ? Qu’est-ce que vousfaites ?… On vous cherche partout. Pourquoi n’êtes-vous paslà-bas ?…

Tout en parlant, d’un joli mouvement de femme impatiente, ellelui refaisait son nœud de cravate. Cela ravissait Risler, quisouriait à Sigismond du coin de l’œil, trop heureux de sentir dansson cou le frôlement de cette petite main gantée pour s’apercevoirqu’elle frémissait de tous ses doigts fins.

– Prenez-moi le bras, lui dit-elle, et ils rentrèrentensemble dans les salons. La longue robe à traîne blanche faisaitparaître encore plus gauche l’habit noir mal coupé, malporté ; mais un habit ne se refait pas comme un nœud decravate : il fallait bien le prendre tel qu’il était… Pendantqu’ils saluaient, en passant, tous ces gens empressés à leursourire, Sidonie eut un moment de fierté, de vanité satisfaite.Malheureusement cela ne dura pas. Il y avait dans un coin du salonune jeune et jolie femme que personne n’invitait et qui regardaitles danses d’un œil calme, éclairé par toute la joie de la premièrematernité. Dès qu’il l’aperçut, Risler alla droit à elle et obligeaSidonie à s’asseoir à son côté. Inutile de dire que c’était madame« Chorche ». À quelle autre aurait-il parlé avec cettetendresse respectueuse ? Dans quelle autre main que la sienneaurait-il pu mettre la main de sa petite Sidonie en disant.« Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas ? Vous êtes si bonne…Elle a tant besoin de vos conseils, de votre science dumonde… » – Mais, mon bon Risler, répondait madame Georges,Sidonie et moi nous sommes d’anciennes amies… Nous avons toutesraisons pour nous aimer encore…

Et son regard tranquille et franc cherchait, sans y parvenir, àrencontrer celui de l’ancienne amie… Avec sa parfaite ignorance desfemmes et l’habitude qu’il avait de traiter Sidonie comme uneenfant, Risler continua du même ton :

– Prends modèle sur elle, vois-tu, petite… Il n’y en a pasdeux au monde comme madame Chorche… C’est tout le cœur de sonpauvre père… Une vraie Fromont !…

Sidonie, les yeux baissés, s’inclinait sans rien répondre, avecun frisson imperceptible qui courait du bout de sa bottine de satinau dernier brin d’oranger de sa couronne. Mais le brave Risler nevoyait rien. L’émotion, le bal, la musique, toutes ces fleurs,toutes ces lumières… Il était ivre, il était fou. Cette atmosphèrede bonheur incomparable qui l’entourait, il croyait que tous lesautres la respiraient comme lui. Il ne sentait pas les rivalités,les petites haines qui se croisaient au-dessus de tous ces frontsparés.

Il ne voyait pas Delobelle accoudé à la cheminée, las de sonattitude éternelle, une main dans le gilet, le chapeau sur lahanche, pendant que les heures s’écoulaient sans que personnesongeât à utiliser ses talents. Il ne voyait pas M. Chèbe, quise morfondait sombrement entre deux portes, plus furieux que jamaiscontre les Fromont… Oh ! ces Fromont !… Quelle place ilstenaient à cette noce… Ils étaient là tous avec leurs femmes, leursenfants, leurs amis, les amis de leurs amis… On aurait dit lemariage de l’un d’eux… Qui parlait des Risler ou des Chèbe ?…On ne l’avait pas même présenté, lui, le père !… Et ce quiredoublait la fureur du petit homme, c’était l’attitude de madameChèbe souriant maternellement à tout le monde dans sa robe àreflets de scarabée.

D’ailleurs il se trouvait là comme à presque toutes les nocesdeux courants bien distincts qui se frôlaient sans se confondre.L’un des deux fit bientôt place à l’autre. Ces Fromont quiirritaient tant M. Chèbe et qui formaient l’aristocratie dubal, le président de la chambre de commerce, le syndic des avoués,un fameux chocolatier député au Corps législatif, le vieuxmillionnaire Gardinois, tous se retirèrent un peu après minuit.Derrière eux, Georges Fromont et sa femme remontèrent dans leurcoupé. Il ne resta plus que le côté Risler et Chèbe, et aussitôt lafête, changeant d’aspect, devint plus bruyante.

L’illustre Delobelle, fatigué de voir qu’on ne lui demandaitrien, s’était décidé à se demander quelque chose à soi-même, etcommençait d’une voix retentissante comme un gong le monologue deRuy-Blas : « Bon appétit, messieurs !… »pendant qu’on se pressait au buffet devant les chocolats et lesverres de punch. De petites toilettes économiques s’étalaient surles banquettes, heureuses de faire enfin leur effet, et ça et làdes petits jeunes gens de boutique, dévorés de gandinerie,s’amusaient à risquer un quadrille. Depuis longtemps la mariéevoulait partir. Enfin elle disparut avec Risler et madame Chèbe.Quant à M. Chèbe, qui avait recouvré toute son importance,impossible de l’emmener. Il fallait quelqu’un pour faire leshonneurs, que diantre !… Et je vous réponds que le petit hommes’en chargeait ! Il était rouge, allumé, fringant, turbulent,presque séditieux. D’en bas on l’entendait causer politique avec lemaître d’hôtel de Véfour et tenir des propos d’une hardiesse…

… Par les rues désertes, la voiture de noces, dont le cocheralourdi tenait les brides blanches un peu lâches, roulaitlourdement vers le Marais.

Madame Chèbe parlait beaucoup, énumérant toutes les splendeursde ce jour mémorable, s’extasiant surtout sur le dîner dont lacarte banale avait été pour elle la plus haute expression du luxe.Sidonie rêvait dans l’ombre de la voiture, et Risler, assis en faced’elle, s’il ne disait plus : « Je suis content… »le pensait en lui même de tout son cœur. Une fois il essaya deprendre une petite main blanche qui s’appuyait contre la glacerelevée, mais elle se retira bien vite, et il restait là sansbouger, perdu dans une adoration muette.

On traversa les Halles, la rue de Rambuteau pleine de voituresde maraîchers ; puis, vers le bout de la rue desFrancs-Bourgeois, on tourna le coin des Archives pour entrer dansla rue de Braque. Là ils s’arrêtèrent une première fois, et madameChèbe descendit devant sa porte, trop étroite pour la splendiderobe de soie verte qui s’engloutit dans l’allée avec desfroissements de révolte et un murmure de tous ses volants… Quelquesminutes après, un grand portail massif de la rue desVieilles-Haudriettes, portant dans son écusson d’ancien hôtel,au-dessous d’armoiries à demi disparues, une enseigne en lettresbleues : « PAPIERS PEINTS », s’ouvrait à deuxbattants pour laisser passer la voiture de gala.

Cette fois la mariée, immobile et comme endormie, sembla seréveiller subitement, et si toutes les lumières n’avaient pas étééteintes dans les immenses bâtiments, ateliers ou magasins, alignéssur la cour, Risler aurait pu voir un sourire de triomphe éclairertout à coup ce joli visage énigmatique. Les roues adoucissaientleur bruit sur le sable fin d’un jardin, et bientôt s’arrêtaientdevant le perron d’un petit hôtel à deux étages. C’était làqu’habitait le jeune ménage des Fromont, et Risler aîné avec safemme allait s’installer au-dessus d’eux. L’habitation avait grandair. Ici le commerce riche se vengeait de la rue noire, du quartierperdu. Il y avait un tapis dans l’escalier jusque chez eux, desfleurs dans leur antichambre, partout des blancheurs de marbres,des reflets de glaces et de cuivres polis.

Pendant que Risler promenait sa joie par toutes les pièces del’appartement neuf, Sidonie resta seule dans sa chambre. À la lueurde la petite lampe bleue suspendue au plafond, elle jeta d’abord uncoup d’œil à la glace qui la reflétait de la tête aux pieds, à toutce luxe jeune, si nouveau pour elle ; puis, au lieu de secoucher, elle ouvrit la fenêtre et resta immobile appuyée aubalcon. La nuit était claire et tiède. Elle voyait distinctement lafabrique tout entière, ses innombrables fenêtres sans persiennes,ses vitres luisantes et hautes, sa longue cheminée se perdant dansla profondeur du ciel, et plus près ce petit jardin luxueux adosséau vieux mur de l’ancien hôtel. Tout autour, des toits tristes etpauvres, des rues noires, noires… Soudain elle tressaillit. Là-bas,dans la plus sombre, dans la plus laide de toutes ces mansardes quise serraient, s’appuyaient les unes aux autres comme trop lourdesde misères, une fenêtre au cinquième étage s’ouvrait toute grande,pleine de nuit. Elle la reconnut tout de suite. C’était la fenêtredu palier sur lequel habitaient ses parents.

La fenêtre du carré !… Que de chose ce nom seul luirappelait. Que d’heures, que de jours elle avait passés là, penchéeà ce rebord humide sans appui ni balcon, à regarder du côté de lafabrique. Encore en ce moment elle croyait voir là-haut la minechiffonnée de la petite Chèbe, et dans l’encadrement de cettecroisée de pauvre, toute sa vie d’enfant, sa triste jeunesse defille de Paris se déroulaient devant ses yeux.

Chapitre 2HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. TROIS MÉNAGES SUR UN PALIER

À Paris, pour les ménages pauvres, à l’étroit dans leursappartements trop petits, le palier commun est comme une pièce deplus, un agrandissement du logis. C’est par là que l’été un peud’air arrive du dehors, là que les femmes causent, que les enfantsjouent.

Quand la petite Chèbe faisait trop de train à la maison, sa mèrelui disait : « Tiens ! tu m’ennuies… va jouer sur lecarré. » Et l’enfant y courait bien vite. Ce palier, audernier étage d’une ancienne maison où l’on n’avait pas ménagél’espace, formait comme un grand couloir, haut de plafond, protégédu côté de l’escalier par la rampe en fer forgé, éclairé par unelarge fenêtre d’où l’on voyait des toits, des cours, d’autresfenêtres, et plus loin le jardin de l’usine Fromont apparaissantcomme un coin vert dans l’intervalle des vieux murs gigantesques.Tout cela n’avait rien de bien gai, mais l’enfant se plaisait làbeaucoup mieux que chez elle. Leur intérieur était si triste,surtout quand il pleuvait et que Ferdinand ne sortait pas.

Cerveau toujours fumant d’idées nouvelles, qui par malheurn’aboutissaient jamais, Ferdinand Chèbe était un de ces bourgeoisparesseux et à projets comme il y en a tant à Paris. Sa femme,qu’il avait d’abord éblouie, s’était vite aperçue de sa nullité etavait fini par supporter patiemment et du même air ses rêves defortune continuels et les déconvenues qui suivaientimmédiatement.

Des quatre-vingt mille francs de dot apportés par elle etgaspillés par lui dans des entremises ridicules, il ne leur restaitqu’une petite rente qui les posait encore vis-à-vis des voisins,comme le cachemire de madame Chèbe, sauvé de tous les naufrages,ses dentelles de noces, et deux boutons en brillants, très petits,très modestes, que Sidonie suppliait parfois sa mère de lui montrerau fond du tiroir de commode, dans un antique écrin de veloursblanc, où le nom du bijoutier s’effaçait en lettres dorées vieillesde trente ans C’était là l’unique luxe de ce pauvre logis derentiers.

Longtemps, bien longtemps, M. Chèbe avait cherché une placequi lui permit de mettre quelque chose au bout de leurs petitesrentes. Mais cette place, il ne la cherchait que dans ce qu’ilappelait le commerce debout, sa santé s’opposant à touteoccupation assise.

Il paraît, en effet, qu’aux premiers temps de son mariage, alorsqu’il était dans les grandes affaires et qu’il avait à lui uncheval et un tilbury pour les courses de la maison, le petit hommeavait fait un jour une chute de voiture considérable. Cette chute,dont il parlait à tout propos, servait d’excuse à sa paresse.

On ne restait pas cinq minutes avec M. Chèbe sans qu’ilvous dit d’un ton confidentiel : « Vous connaissezl’accident arrivé au duc d’Orléans ?… » Et il ajoutait entapant sur son crâne déplumé : « Le pareil m’est arrivédans ma jeunesse ».

Depuis cette fameuse chute, tout travail de bureau lui donnaitdes éblouissements, et il s’était vu fatalement relégué dans lecommerce debout. C’est ainsi qu’il avait été tour à tourcourtier en vins, en librairie, en truffes, en horlogerie, et biend’autres choses encore. Malheureusement, il se lassait, ne trouvaitjamais sa position suffisante pour un ancien commerçant à tilbury,et, petit à petit, à force de juger toute occupation au-dessous delui, il était devenu vieux, incapable, un véritable oisif prenantle goût de la flâne, un badaud.

On a beaucoup reproché aux artistes leurs bizarreries, leurscaprices de nature, cette horreur du convenu qui les jette dans dessentiers à côté ; mais qui dira jamais toutes les fantaisiesridicules, toutes les excentricités niaises dont un bourgeoisinoccupé peut arriver à combler le vide de sa vie ?M. Chèbe se faisait certaines lois de sorties, de promenades.Tout le temps qu’on construisit le boulevard Sébastopol, il allaitvoir deux fois par jour si « ça avançait ».

Personne ne connaissait mieux que lui les magasins en renom, lesspécialités ; et bien souvent madame Chèbe, impatientée devoir aux vitres la tête niaise de son mari pendant qu’ellereprisait activement le linge de la maison, se débarrassait de luien l’envoyant là-bas… « Tu sais bien, là-bas, au coin de larue Chose, où l’on vend de si bonnes brioches. Ça nous fera undessert pour dîner. »

Et le mari s’en allait, prenait le boulevard, flânait auxboutiques, attendait l’omnibus, passait la moitié de la journéedehors pour deux brioches de trois sous qu’il rapportaittriomphalement en s’épongeant le front.

M. Chèbe adorait l’été, les dimanches, les grandes coursesà pied dans la poussière de Clamart ou de Romainville, le train desfêtes, de la foule. Il était de ceux qui allaient contempler touteune semaine avant le 15 août les lampions noirs, les ifs, leséchafaudages. Et sa femme ne s’en plaignait pas. Au moins ellen’avait plus là cet éternel geigneur rôdant des journées entièresautour de sa chaise avec des projets d’entreprises gigantesques,des combinaisons ratées d’avance, des retours sur le passé, la ragede ne pas gagner d’argent.

Elle non plus, n’en gagnait pas, la pauvre femme ; maiselle savait si bien l’épargner, sa merveilleuse économie suppléaittellement à tout, que jamais la misère, voisine de cette grandegêne, n’était parvenue à entrer dans ces trois chambres toujourspropres, à détruire les effets soigneusement reprisés, les vieuxmeubles cachés sous leurs housses.

En face de la porte des Chèbe, dont le bouton de cuivre luisaitbourgeoisement sur le carré, il s’en ouvrait deux autres pluspetites.

Sur la première, une carte de visite fixée par quatre clous,selon l’habitude des artistes industriels, portait le nom de« Risler, dessinateur de fabrique ». L’autreavait une petite plaque de cuir bouilli et cette suscription enlettres dorées :

MESDAMES DELOBELLE

OISEAUX ET MOUCHES POUR MODES.

La porte des Delobelle était souvent ouverte et montrait unegrande pièce carrelée où deux femmes, la mère et la fille presqueune enfant, aussi pâles, aussi fatiguées l’une que l’autre,travaillaient à un de ces mille petits métiers fantaisistes dont secompose ce qu’on appelle l’article de Paris.

C’était alors la mode d’orner les chapeaux, les robes de balavec ces jolies bestioles de l’Amérique du Sud, aux couleurs debijoux, aux reflets de pierres précieuses. Les dames Delobelleavaient cette spécialité.

Une maison de gros, à qui les envois arrivaient directement desAntilles, leur adressait, sans les ouvrir, de longues caisseslégères, dont le couvercle en s’arrachant laissait monter une odeurfade, une poussière d’arsenic, où luisaient les mouches empilées,piquées d’avance, les oiseaux serrés les uns contre les autres, lesailes retenues par une bande de papier fin. Il fallait monter toutcela, faire trembler les mouches sur des fils de laiton, ébourifferles plumes des colibris, les lustrer, réparer d’un fil de soie labrisure d’une patte de corail, mettre à la place des yeux éteintsdeux perles brillantes, rendre à l’insecte ou à l’oiseau sonattitude de grâce et de vie.

La mère préparait l’ouvrage sous la direction de sa fille ;car Désirée, toute jeune encore, avait un goût exquis, desinventions de fée, et personne ne savait comme elle appliquer deuxyeux de perles sur ces petites têtes d’oiseaux, déployer leursailes engourdies.

Boiteuse depuis l’enfance, par suite d’un accident qui n’avaitnui en rien à la grâce de son visage régulier et fin, DésiréeDelobelle devait à son immobilité presque forcée, à sa paressecontinuelle de sortir, une certaine aristocratie de teint, desmains plus blanches. Toujours coquettement coiffée, elle passaitses journées au fond d’un grand fauteuil, devant sa table encombréede gravures de modes, d’oiseaux de toutes les couleurs, trouvantdans l’élégance capricieuse et mondaine de son métier l’oubli de sapropre détresse et comme une revanche de sa vie disgraciée.

Elle songeait que toutes ces petites ailes allaient s’envoler desa table immobile pour entreprendre de vrais voyages autour dumonde parisien, étinceler dans les fêtes, sous les lustres ;et rien qu’à la façon dont elle plantait ses mouches et sesoiseaux, on aurait pu deviner la tournure de ses pensées. Dans lesjours d’abattement, de tristesse, les becs effilés se tendaient enavant, les ailes s’ouvraient toutes grandes, comme pour prendre unélan furieux loin, bien loin des logements au cinquième, des poêlesde fonte, des privations, de la misère. D’autres fois, quand elleétait contente, ses bestioles vous avaient un air enchanté devivre, bien l’air crâne et mutin d’un petit caprice de mode…

Heureuse ou malheureuse. Désirée travaillait toujours avec lamême ardeur. Depuis l’aube jusque bien avant dans la nuit, la tableétait chargée d’ouvrage. Au dernier rayon du jour, quand la clochedes fabriques sonnait tout autour dans les cours voisines, madameDelobelle allumait la lampe, et, après un repas plus que léger, onse remettait au travail.

Ces deux femmes infatigables avaient un but, une idée fixe quiles empêchait de sentir le poids des veilles forcées. C’était lagloire dramatique de l’illustre Delobelle.

Depuis qu’il avait quitté les théâtres de province pour venirjouer la comédie à Paris, Delobelle attendait qu’un directeurintelligent, ce directeur idéal et providentiel qui découvre lesgénies, vînt le chercher pour lui offrir un rôle à sa taille.Peut-être aurait-il pu, surtout au commencement, trouver un emploimédiocre dans un théâtre de troisième ordre, mais Delobelle nevoulait pas se galvauder.

Il aimait mieux attendre, lutter, comme il disait !… Etvoici de quelle façon il entendait la lutte.

Le matin dans sa chambre, souvent même dans son lit, ilrepassait des rôles de son ancien répertoire, et les damesDelobelle frissonnaient en entendant résonner derrière la cloisondes tirades d’Antony ou du Médecin des enfants,déclamées par une voix ronflante, qui se mêlait aux mille bruits demétiers de la grande ruche parisienne. Puis, après le déjeuner, lecomédien sortait jusqu’à la nuit, allait faire « sonboulevard », c’est-à-dire se promener à tout petits pas entrele Château-d’Eau et la Madeleine, le cure-dent au coin de labouche, le chapeau un peu incliné, toujours ganté, brossé,reluisant.

Cette question de la tenue avait pour lui beaucoup d’importance.C’était une de ses plus grandes chances de réussite, l’appât pourle directeur, ce fameux directeur intelligent, à qui l’idée neserait jamais venue d’engager un homme râpé, mal mis.

Aussi les dames Delobelle veillaient soigneusement à ce que rienne lui manquât : et vous pensez s’il en fallait des oiseaux etdes mouches pour arriver à nipper un gaillard de cettecarrure ! Le comédien trouvait cela très naturel.

Dans sa pensée, les efforts, les privations de sa femme et de safille ne s’adressaient pas à lui positivement, mais à ce géniemystérieux et inconnu dont il se considérait en quelque sorte commele dépositaire.

Entre le ménage Chèbe et le ménage Delobelle il y avait unecertaine analogie de position. Seulement, chez les Delobelle,c’était moins triste. Les autres sentaient leur vie de petitsrentiers rivée autour d’eux, sans horizon, toujours pareille ;tandis que, dans la famille du comédien, l’espoir et l’illusionouvraient partout des vues superbes.

Les Chèbe étaient comme des gens logés dans une impasse. LesDelobelle habitaient une petite rue sale, noire, sans jour ni air,mais où devait passer prochainement un grand boulevard. Puis madameChèbe ne croyait plus à son mari, tandis que par la vertu de ceseul mot magique « l’art ! » sa voisine n’avaitjamais douté du sien.

Et cependant, depuis des années et des années, M. Delobelleprenait inutilement le vermout avec des agents dramatiques,l’absinthe avec des chefs de claque, le bitter avec desvaudevillistes, des dramaturges, le fameux machin auteur deplusieurs grandes machines. Les engagements ne venaient toujourspas. Si bien que, sans jouer une fois la comédie, le pauvre hommeavait glissé des jeunes premiers : aux grands premiers rôles,puis aux financiers, puis aux pères nobles, puis aux ganaches…

Il s’y tenait ! À deux ou trois reprises, on lui avaitprocuré le moyen de gagner sa vie en essayant de le placer commegérant d’un cercle ou d’un café, surveillant dans de grandsmagasins, aux Phares de la Bastille, au Colosse deRhodes. Il suffisait pour cela d’avoir de bonnes manières,Delobelle n’en manquait pas, grands dieux !… Ce qui n’empêchepas qu’à toutes les propositions qu’on lui faisait, le grand hommeopposait un refus héroïque.

– Je n’ai pas le droit de renoncer au théâtre !…disait-il.

Dans la bouche de ce pauvre diable, qui n’avait pas mis lespieds sur les planches depuis des années, c’était irrésistiblementcomique. Mais on n’avait plus envie de rire quand on voyait safemme et sa fille avaler nuit et jour de la poussière d’arsenic etqu’on les entendait répéter énergiquement en cassant leursaiguilles sur le laiton des petits oiseaux :

– Non ! non ! monsieur Delobelle n’a pas le droitde renoncer au théâtre.

Heureux homme, à qui ses yeux à fleur de tête, toujours souriantd’un air de condescendance, son habitude de régner dans les dramesavaient fait pour toute la vie cette position exceptionnelle d’unroi-enfant gâté et admiré ! Lorsqu’il sortait de chez lui, lesboutiquiers de la rue des Francs-Bourgeois, avec cette prédilectiondes Parisiens pour tout ce qui louche au théâtre, le saluaientrespectueusement. Il était toujours si bien mis ! Et puis sibon, si complaisant… Quand on pense que tous les samedis soirs,lui, Ruy-Blas, Antony, Raphaël des Filles de marbre,Andrès des Pirates de la Savane, s’en allait, un carton demodiste sous le bras, rapporter l’ouvrage de ses femmes dans unemaison de fleurs de la rue Saint-Denis…

Eh bien ! même en s’acquittant d’une commission pareille,ce diantre d’homme avait tant de noblesse, de dignité naturelle,que la demoiselle chargée de vérifier le compte Delobelle étaittrès embarrassée pour remettre à un gentleman aussi irréprochablela petite semaine laborieusement gagnée.

Ces soirs-là, par exemple, le comédien ne rentrait pas dînerchez lui. Ces dames étaient prévenues. Il rencontrait toujours surle boulevard un vieux camarade, un déveinard comme lui, il y en atant dans ce sacré métier, à qui il payait le restaurant, le café…Puis, très fidèlement, et on lui on savait gré, il rapportait lereste de l’argent à la maison, quelquefois un bouquet à sa femme,un petit cadeau pour Désirée, un rien, une bêtise. Quevoulez-vous ? Ce sont là les habitudes du théâtre. On a sivite fait dans les mélodrames de jeter une poignée de louis par lafenêtre : « Tiens ! drôle, prends cette bourse et vadire à ta maîtresse que je l’attends. »

Aussi, malgré leur grand courage, et quoique leur métier fûtassez lucratif, les dames Delobelle se trouvaient souvent gênées,surtout aux époques de morte-saison pour l’article de Paris.Heureusement le bon Risler était là, toujours prêt à obliger sesamis.

Guillaume Risler, le troisième locataire du carré, habitait avecson frère Frantz, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Cesdeux Suisses, grands, blonds, forts, colorés, apportaient dansl’air étouffé de la sombre maison ouvrière des mines de campagne etde santé. L’aîné était dessinateur à la fabrique Fromont et payaitles mois de collège de son frère, qui suivait les cours de Chaptal,en attendant d’entrer à l’École centrale.

En arrivant à Paris, tout embarrassé de l’installation de sonpetit ménage, Guillaume avait trouvé dans le voisinage des damesChèbe et Delobelle des conseils, des renseignements, une aideindispensable à ce garçon naïf, timide, un peu lourd, gêné par sonaccent et par son air étrangers. Au bout de quelque temps devoisinage et de services mutuels, les frères Risler faisaientpartie des deux familles.

Aux jours de fête, leurs couverts étaient toujours mis dans l’unou l’autre endroit, et c’était un grand contentement pour ces deuxdépatriés de trouver en ces pauvres ménages, si modestes, si gênésqu’ils fussent, un coin de tendresse et de vie familiale. Lesappointements du dessinateur, très habile dans son métier, luipermettaient de rendre service aux Delobelle au moment du terme,d’arriver chez les Chèbe en grand oncle, toujours chargé desurprises, de cadeaux, si bien que la petite, dès qu’ellel’apercevait, courait à ses poches, grimpait sur ses genoux.

Le dimanche, il emmenait tout le monde au théâtre ; etpresque tous les soirs il allait avec M. Chèbe et Delobelledans une brasserie de la rue Blondel où il les régalait de bière etde prachtels salés. La bière et le prachtel,c’était son vice. Pour lui il n’avait pas de plus grand bonheur qued’être assis devant une chope entre ses deux amis et de les écoutercauser, en ne se mêlant que par un gros rire ou un hochement detête à leur conversation, en général un long débordement deplaintes contre la société.

Une timidité d’enfant, des germanismes de langage toujoursconservés dans cette vie de travail absorbant, le gênaient beaucouppour exprimer ses idées. En outre, ses amis lui imposaient. Ilsavaient en face de lui l’immense supériorité de l’homme qui ne faitrien sur celui qui travaille ; et M. Chèbe, moinsgénéreux que Delobelle, ne se gênait pas pour la lui faire sentir.Il le prenait de très haut, M. Chèbe ! Pour lui, un hommetravaillant comme Risler, dix heures par jour, était incapable, ensortant de là, d’exprimer une opinion intelligente. Quelquefois ledessinateur, arrivant harassé de la fabrique, se préparait à passerla nuit pour des travaux pressés. Il fallait voir l’air scandaliséde M. Chèbe.

« Ce n’est pas à moi qu’on ferait faire un métierpareil ! » disait-il en se rengorgeant ; et ilajoutait en regardant Risler bien en face avec l’œil inquisiteurd’un médecin en visite : « Vous, quand vous aurez eu unebonne attaque… »

Delobelle n’était pas aussi féroce, mais il le prenait encore deplus haut :

Le cèdre ne voit pas une rose à sabase.

Delobelle ne voyait pas Risler à ses pieds.

Quand par hasard il daignait s’apercevoir de sa présence, legrand homme avait une certaine façon de se pencher vers lui pourl’écouter, de sourire à ses paroles comme à celles d’unenfant ; ou bien il s’amusait à l’éblouir avec des histoiresd’actrices, lui donnait des leçons de tenue, des adresses defournisseurs, ne comprenant pas qu’un homme qui gagnait tantd’argent fût toujours mis comme un pion d’école primaire. Le bonRisler, convaincu de son infériorité, essayait de se fairepardonner par une foule d’attentions, de petits soins, obligé àtoutes les délicatesses, n’est-ce pas ? puisque c’était luil’éternel bienfaiteur.

Entre ces trois ménages vivant sur le même carré, la petiteChèbe mettait le trait d’union de ses allées et venuesperpétuelles.

À toute heure du jour, elle se glissait dans l’atelier des damesDelobelle, s’amusait de leur travail, regardait toutes cesbestioles, et déjà plus coquette que joueuse, si dans le voyage unemouche avait perdu une de ses ailes, un colibri son collier deduvet, elle essayait de se faire une parure de ces débris, depiquer cette note vive dans les frisons de ses cheveux fins.Désirée et sa mère riaient de la voir se hausser sur la pointe dupied jusqu’à la vieille glace ternie, avec des minauderies, desfrétillements. Puis, quand elle avait assez de sa propreadmiration, l’enfant, de toute la force de ses petits doigts,rouvrait la porte, et, gravement, la tête droite, de peur dedéranger sa coiffure, allait frapper chez les Risler.

Il n’y avait là dans la journée que Frantz l’écolier, penché surses livres de classe, faisant son devoir bien raisonnablement.Sidonie entrait ; adieu l’étude ! Il fallait tout quitterpour recevoir cette belle madame coiffée d’un colibri, censé uneprincesse qui viendrait lui rendre visite au collège Chaptal pourle demander en mariage au directeur. C’était vraiment singulier devoir ce grand garçon, poussé trop vite, jouer avec cette fillettede huit ans, se rapetisser à ses caprices, l’adorer en lui cédant,tellement que, plus tard, lorsqu’il en devint tout à fait amoureux,personne n’aurait pu dire à quelle époque cela avait commencé.

Si choyée qu’elle fût dans ces deux intérieurs, il arrivaittoujours un moment où la petite Chèbe se sauvait à la fenêtre dupalier. C’est encore là qu’elle trouvait sa plus grandedistraction, un horizon toujours ouvert, quelque chose comme unevision de l’avenir vers laquelle elle se penchait curieusement etsans frayeur, car les enfants n’ont pas de vertige. Entre les toitsd’ardoises inclinés l’un vers l’autre, le grand mur de la fabrique,les cimes des platanes du jardin, les ateliers vitrés luiapparaissaient comme une terre promise, le pays de ses rêves. Cettemaison Fromont était pour elle le dernier mot de la richesse.

La place qu’elle tenait dans tout ce coin du Marais, enveloppé àcertaines heures de sa fumée et de son train d’usine,l’enthousiasme de Risler, ses récits fabuleux sur la fortune, labonté, l’habileté de son patron, avaient éveillé cette curiositéd’enfant ; et ce qu’on pouvait voir des bâtimentsd’habitation, les stores fins en bois découpé, le perron arrondidevant lequel se rangeaient des meubles de jardin, une grandevolière de laiton blanc qui brillait au soleil, traversée de filsdorés, le coupé bleu attelé dans la cour, étaient autant d’objetspour sa constante admiration.

Elle connaissait toutes les habitudes de la maison :l’heure à laquelle on sonnait la cloche, la sortie des ouvriers,les samedis de paye qui tenaient la petite lampe du caissierallumée bien avant dans la soirée, et les longues après-midi dudimanche, les ateliers fermés, la cheminée éteinte, ce grandsilence qui rapprochait d’elle les jeux de mademoiselle Claire,courant dans le jardin avec son cousin Georges. Par Risler, elleavait des détails.

– Montre-moi les fenêtres du salon, lui disait-elle… et lachambre de Claire ?…

Risler, enchanté de cette sympathie extraordinaire pour sa chèrefabrique, expliquait de là-haut à l’enfant la disposition desbâtiments, lui indiquait les ateliers d’impression, de dorure, defonçage, la salle de dessin où il travaillait, celle des machines àvapeur d’où montait cette immense cheminée qui noircissait tous lesmurs environnants de sa fumée active, et ne se doutait certes pasqu’une petite vie cachée sous un toit voisin mêlait ses pensées lesplus intimes à son grand halètement de travailleuseinfatigable.

Un jour enfin Sidonie pénétra dans ce paradis entrevu. MadameFromont, à qui Risler parlait souvent de la gentillesse, del’intelligence de sa petite voisine, le pria de l’amener au bald’enfants qu’elle préparait pour Noël. D’abord M. Chèberépondit par un refus très sec, Déjà, dans ce temps-là, cesFromont, dont Risler avait toujours le nom à la bouche,l’agaçaient, l’humiliaient par leur fortune. D’ailleurs ils’agissait d’un bal travesti, et M. Chèbe – qui ne vendait pasde papiers peints, lui ! – n’avait pas les moyens d’habillersa fille en sauteuse. Mais Risler insista, déclara qu’il sechargeait de tout, et sur-le-champ s’occupa de dessiner un costume.Ce fut un soir mémorable. Dans la chambre de madame Chèbe,encombrée d’étoffes, d’épingles, de menus objets de toilette,Désirée Delobelle présidait à l’attifement de Sidonie. La fillette,grandie par son jupon court en flanelle rouge rayée de noir, setenait devant la glace droite, immobile dans le rayonnement de saparure. Elle était charmante. Le corsage à croisillons de velours,lacé sur la guimpe blanche, les longues tresses admirables decheveux châtains s’échappant d’un chapeau de paille tressée, tousles détails un peu vulgaires de son costume de Suissesse étaientrehaussés par la physionomie intelligente de l’enfant et sa grâcemaniérée à l’aise parmi les couleurs vives de cet accoutrement dethéâtre.

Tout le voisinage accouru poussait des cris d’admiration.Pendant qu’on allait chercher Delobelle, la petite boiteusearrangeait les plis de la jupe, les rubans des souliers, donnait undernier coup d’œil à son ouvrage, sans quitter son aiguille,animée, elle aussi, la pauvre enfant, de l’ivresse troublante decette fête où elle n’allait pas. Le grand homme arriva. Il fitrépéter à Sidonie deux ou trois belles révérences qu’il lui avaitapprises, la façon de marcher, de se poser, de sourire la boucheouverte en rond, juste la place du petit doigt. C’était vraimentcomique de voir la précision avec laquelle l’enfant manœuvrait.

– Elle a du sang de comédien dans les veines !… disaitle vieil acteur enthousiasmé, et, sans savoir pourquoi, ce granddadais de Frantz avait envie de pleurer.

Un an encore après cette heureuse soirée, on aurait pu demanderà Sidonie quelles fleurs décoraient les antichambres, la couleurdes meubles, l’air de danse que l’on jouait au moment de son entréeau bal, tant l’impression de son plaisir avait été profonde. Ellen’oublia rien, ni les costumes qui tourbillonnaient autour d’elle,ni ces rires d’enfants, ni tous ces petits pas qui se pressaientsur les parquets glissants. Un moment, assise au bord d’un grandcanapé de soie rouge, pendant qu’elle prenait sur le plateau tendudevant elle le premier sorbet de sa vie, elle songea tout à coup àl’escalier noir, au petit appartement sans air de ses parents, etcela lui fit l’effet d’un pays lointain, quitté pour toujours.

Du reste, elle fut trouvée ravissante, admirée et choyée detous. Claire Fromont, une miniature de Cauchoise tout en dentelles,la présenta à son cousin Georges, un magnifique hussard qui seretournait à chaque pas pour voir l’effet de sa sabretache.

– Tu entends, Georges, c’est mon amie. Elle viendra joueravec nous, le dimanche… Maman l’a permis.

Et dans l’expansion naïve d’une enfant heureuse, elle embrassaitla petite Chèbe de tout son cœur. Pourtant, il fallut partir…Longtemps encore, dans la rue noire où la neige fondait, dansl’escalier éteint, dans la chambre endormie où l’attendait sa mère,la lumière éclatante des salons brilla devant ses yeux éblouis.

« Était-ce beau’?… t’es-tu bien amusée ? » luidemandait tout bas madame Chèbe en défaisant une à une les agrafesdu brillant costume.

Et Sidonie, accablée de fatigue, s’endormait debout sansrépondre, commençant un beau rêve qui devait durer toute sajeunesse et lui coûter bien des larmes, Claire Fromont tint parole.Sidonie vint jouer souvent dans le beau jardin sablé, et put voirde près les stores découpés, la volière à fils d’or. Elle connuttous les coins et les recoins de l’immense fabrique, fit de grandesparties de cache-cache derrière les tables d’impression, dans lasolitude des après-midi de dimanche, Aux jours de fête, elle avaitson couvert mis à la table des enfants.

Tout le monde l’aimait, sans qu’elle témoignât jamais beaucoupd’affection à personne.

Tant qu’elle était au milieu de ce luxe, elle se sentait tendre,heureuse, comme embellie, mais rentrée chez ses parents, quand ellevoyait la fabrique à travers les vitres ternes de la fenêtre dupalier, il y avait en elle un regret, une colère inexplicables.

Et pourtant, Claire Fromont la traitait bien en amie.Quelquefois on l’emmenait au Bois, aux Tuileries, dans le fameuxcoupé bleu, ou bien à la campagne, passer toute une semaine auchâteau du grand-père Gardinois, à Savigny-sur-Orge. Grâce auxcadeaux de Risler, très fier des succès de sa petite, elle étaittoujours gentille, bien arrangée. Madame Chèbe s’en faisait unpoint d’honneur, et la jolie boiteuse était là pour mettre auservice de sa petite amie des trésors de coquetterieinutilisée.

M. Chèbe, lui, toujours hostile aux Fromont, voyait d’unmauvais œil cette intimité croissante. La vraie raison, c’est qu’onne l’invitait pas, seulement, il en donnait d’autres et disait à safemme :

– Tu ne vois donc pas que ta fille a le cœur gros quandelle revient de là-bas, qu’elle passe des heures à rêvasser à lafenêtre ?

Mais la pauvre madame Chèbe, si malheureuse depuis son mariage,en était devenue imprévoyante. Elle prétendait qu’il faut jouir duprésent par crainte de l’avenir, saisir le bonheur quand il passe,puisque souvent on n’a dans sa vie pour soutien et consolation quele souvenir d’une heureuse enfance.

Pour une fois, il se trouva que M. Chèbe eut raison.

Chapitre 3HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES PERLES FAUSSES

Après deux ou trois ans d’intimité, de jeux en commun, annéespendant lesquelles Sidonie prit l’habitude du luxe et les façonsgracieuses des enfants riches, l’amitié fut rompue subitement.

Depuis longtemps déjà le cousin Georges, à qui M. Fromontservait de tuteur, était entré dans un lycée. Claire, à son tour,partit pour le couvent avec un trousseau de petite reine, et justeà ce moment il fut question chez les Chèbe d’envoyer Sidonie enapprentissage On se promit de s’aimer toujours, de se voir deuxfois par mois, les dimanches de sortie.

En effet, la petite Chèbe descendit encore quelquefois joueravec ses amis, mais, à mesure qu’elle grandissait, elle comprenaitmieux la distance qui les séparait, et ses robes commençaient à luiparaître bien simples pour le salon de madame Fromont.

Quand ils n’étaient que tous les trois, l’amitié d’enfance quiles faisait égaux ne laissait entre eux aucune gêne, mais il venaitdes visites, des amies de pension, entre autres une grande filletoujours richement mise, que la femme de chambre de sa mère amenaitle dimanche jouer avec les petits Fromont.

Rien qu’en la voyant monter le perron, pomponnée et dédaigneuse,Sidonie avait envie de s’en aller tout de suite. L’autrel’embarrassait de questions maladroites… Où demeurait-elle ?Que faisaient ses parents ? Est-ce qu’elle avait unevoiture ?…

En les entendant causer du couvent, de leurs amies, Sidoniesentait qu’elles vivaient dans un monde à part, à mille lieues dusien, et une mortelle tristesse la prenait, surtout lorsqu’auretour sa mère lui parlait d’entrer comme apprentie chez unedemoiselle Le Mire, amie des Delobelle, qui avait, rue du Roi-Doré,un grand magasin de perles fausses.

Risler tenait beaucoup à cette idée d’apprentissage pour lapetite « Qu’elle apprenne un métier, disait ce brave cœur…Moi, plus tard, je me charge de lui acheter un fonds… »

Justement, cette demoiselle Le Mire parlait de se retirer dansquelques années. C’était une occasion.

Un matin, triste matin de novembre, son père la conduisit rue duRoi-Doré, au quatrième étage d’une vieille maison, encore plusvieille, encore plus noire que la sienne. En bas, au coin del’allée, étaient pendues une foule de plaques à lettres d’or :Fabrique de nécessaires, chaînes en doublé, jouets d’enfants,instruments de précision en verre, bouquets pour mariées etdemoiselles d’honneur, spécialité de fleurs des champs et,tout en haut, une petite vitrine poussiéreuse où des colliers deperles jaunies, des raisins et des cerises en verre entouraient lenom prétentieux d’Angélina Le Mire.

L’horrible, maison ! Ce n’était même plus ce large palierdes Chèbe, sombre de vieillesse, mais égayé par sa fenêtre et lebel horizon que la fabrique lui faisait… Un escalier étroit, uneporte étroite, une enfilade de pièces carrelées, toutes petites etfroides, et dans la dernière une vieille demoiselle avec un tour deboucles, des mitaines en filet noir, en train de lire une livraisoncrasseuse du Journal pour tous, et paraissant trèscontrariée qu’on la dérangeât de sa lecture.

Mademoiselle Le Mire (en deux mots) reçut le père et la fillesans se lever, parla longuement de sa position perdue, de son père,un vieux gentilhomme du Rouergue, – c’est inouï ce que le Rouerguea déjà produit de vieux gentilshommes ! – et d’un intendantinfidèle qui avait emporté toute leur fortune. Elle fut tout desuite très sympathique à M. Chèbe, pour qui les déclassésavaient un attrait irrésistible, et le bonhomme partit enchanté, enpromettant à sa fille de venir la chercher le soir, à sept heures,suivant les conventions faites.

Sur-le-champ, l’apprentie fut introduite dans l’atelier encorevide. Mademoiselle Le Mire l’installa devant un grand tiroir remplide perles, d’aiguilles, de poinçons, pêle-mêle avec des livraisonsde romans à quatre sous.

Pour Sidonie, il s’agissait de trier les perles, de les enfilerdans ces colliers d’égale longueur qu’on noue ensemble pour lesvendre aux petits marchands. D’ailleurs, ces demoiselles allaientrentrer et lui montreraient exactement ce qu’elle aurait à faire,car mademoiselle Le Mire, (en deux mots) ne se mêlait de rien etsurveillait son commerce de très loin, du fond de cette pièce noireoù elle passait sa vie à lire des feuilletons.

À neuf heures, les ouvrières arrivèrent, cinq grandes fillespâles, fanées, misérablement vêtues, mais bien coiffées, avec laprétention des ouvrières pauvres qui s’en vont nu-tête dans lesrues de Paris. Deux ou trois bâillaient, se frottaient les yeux,disant qu’elles tombaient de sommeil. Qui sait ce qu’elles avaientfait de leur nuit, celles-là ?…

Enfin on se mit à l’ouvrage près d’une longue table ou chacuneavait son tiroir, ses outils. On venait de recevoir une commande debijoux de deuil, il fallait se dépêcher. Sidonie, que lapremière avait mise au courant de sa tâche d’un ton desupériorité infinie, commença à trier mélancoliquement unemultitude de perles noires, de grains de cassis, d’épis decrêpe.

Les autres, sans s’occuper de la gamine, causaient entre ellesen travaillant. On parlait d’un mariage superbe qui devait avoirlieu, le jour même, à Saint-Gervais.

– Si nous y allions, dit une grosse fille rousse, qu’onappelait Malvina… C’est pour midi… Nous aurions le temps d’aller etde revenir bien vite.

En effet, à l’heure du déjeuner, toute la bande dégringolal’escalier quatre à quatre.

Sidonie avait, son repas dans un petit panier comme uneécolière : le cœur gros, sur un coin de la table, elle mangeatoute seule pour la première fois… Dieu ! que la vie luisemblait misérable et triste, quelle terrible revanche elleprendrait plus tard de ces tristesses-là !…

À une heure, les ouvrières remontèrent bruyantes, très animées.« Avez-vous vu cette robe en gros grain blanc ?… Et levoile en point l’Angleterre ?… En voilà une qui a de lachance ! » Alors, dans l’atelier, elles recommencèrentles remarques qu’elles avaient faites à voix basse dans l’église,accoudées à la balustrade pendant tout le temps de la cérémonie.Cette question de mariage riche, de belles parures dura toute lajournée, et cela n’empêchait pas le travail, au contraire.

Ces petits commerces parisiens, qui tiennent à la toilette parles détails les plus menus, mettent les ouvrières au courant de lamode, leur donnent d’éternelles préoccupations de luxe etd’élégance. Pour les pauvres filles, qui travaillaient au petitquatrième de mademoiselle Le Mire, les murs noirs, la rue étroiten’existaient pas. Tout le temps elles songeaient à autre chose,passant leur vie à se demander : « Voyons. Malvina, si tuétais riche, qu’est-ce que tu ferais ?… Moi, j’habiterais auxChamps-Élysées… » Et les grands arbres du rond-point, lesvoitures qui tournaient là, coquettes et ralenties, leur faisaientune vision d’une minute, délicieuse, rafraîchissante.

Dans son coin, la petite Chèbe écoutait, sans rien dire, montantsoigneusement ses grappes de raisins noirs avec l’adresse précoceet le goût qu’elle avait pris dans le voisinage de Désirée. Aussi,le soir, quand M. Chèbe vint chercher sa fille, on lui en fitles plus grands compliments. Dès lors, tous ses jours furentpareils. Le lendemain, au lieu de perles noires, elle monta desperles blanches, des grains rouges en corail faux, car chezmademoiselle Le Mire on ne travaillait que dans le faux, leclinquant, et c’est bien là que la petite Chèbe devait fairel’apprentissage de sa vie.

Pendant quelque temps, la nouvelle apprentie, plus jeune etmieux élevée que les autres, se trouva isolée au milieu d’elles.Plus tard, en grandissant elle fut admise à leur amitié, à leursconfidences, sans jamais partager leurs plaisirs. Elle était tropfière pour s’en aller à midi voir les mariages, et quand elleentendait parler d’un bal de nuit au Waux-Hall ou auxDélices du Marais, d’un souper fin chez Bonvalet ou auxQuatre sergents de la Rochelle, c’était toujours avec ungrand dédain.

Nous visions plus haut que cela, n’est-ce pas, petiteChèbe ?

D’ailleurs son père venait la chercher tous les soirs.Quelquefois pourtant, vers le jour de l’an, elle était obligée deveiller avec les autres pour finir les commandes pressées. Sous lalueur du gaz, ces Parisiennes pâles, triant des perles blanchescomme elles, d’un blanc maladif et mat, faisaient peine à voir.C’était le même éclat factice, la même fragilité de bijoux faux.Elles ne parlaient que de bals masqués, de théâtres. « As-tuvu Adèle Page dans les Trois Mousquetaires ?… EtMelingue ? Et Marie Laurent ?… Oh ! MarieLaurent !… » Les pourpoints des acteurs, les robesbrodées des reines de mélodrame leur apparaissaient dans le refletblanc des colliers qu’elles roulaient sous leurs doigts.

L’été, l’ouvrage allait moins fort. C’était la morte-saison.Alors pendant la grande chaleur, lorsque derrière les persiennesfermées on entendait crier par les rues les mirabelles et lesreines-Claude, les ouvrières s’endormaient lourdement, la tête surla table. Ou bien Malvina allait dans le fond demander unelivraison du Journal pour tous à mademoiselle Le Mire, etelle en faisait la lecture aux autres à haute voix.

Mais la petite Chèbe n’aimait pas les romans. Elle en portait undans sa tête bien plus intéressant que tous ceux-là C’est que rienn’avait pu lui faire oublier la fabrique. En partant le matin aubras de son père, elle jetait toujours un coup d’œil de ce côté. Àce moment, l’usine s’éveillait. La cheminée poussait là-haut sonpremier jet de fumée noire. Sidonie, en passant, entendait les crisdes tireurs, les grands coups sourds des barres d’impression, lesouffle puissant et rythmé des machines, et tous ces bruits dutravail, confondus dans sa mémoire avec des souvenirs de fêtes, decoupés bleus, la poursuivaient obstinément.

Cela parlait plus haut que le fracas des omnibus, les cris de larue, les cascades des ruisseaux ; et même à l’atelier, quandelle triait les perles fausses, même le soir chez ses parents,quand elle venait après dîner respirer l’air à la fenêtre du palieret regarder dans la nuit la fabrique éteinte et déserte, toujoursce murmure actif bourdonnait à ses oreilles, faisant comme unaccompagnement continuel à sa pensée.

 

– La petite s’ennuie, madame Chèbe… Il faut la distraire…Dimanche prochain, je vous emmène tous à la campagne.

Ces promenades du dimanche, que le bon Risler organisait pourdésennuyer Sidonie, ne faisaient que l’attrister davantage. Cesjours-là il fallait se lever à quatre heures du matin, car lespauvres achètent tous leurs plaisirs, et il y avait toujoursquelque chiffon à repasser au dernier moment, une garniture àcoudre pour essayer de rajeunir l’éternelle petite robe lilas àraies blanches que madame Chèbe rallongeait consciencieusementchaque année.

On partait tous ensemble, les Chèbe, les Risler, l’illustreDelobelle. Seules, Désirée et sa mère n’en étaient pas. La pauvrepetite infirme, humiliée de sa disgrâce, ne voulait jamais bougerde son fauteuil, et la maman Delobelle restait pour lui tenircompagnie. D’ailleurs, elles n’avaient ni l’une ni l’autre unetoilette assez convenable pour se montrer dehors à côté de leurgrand homme, c’eût été détruire tout l’effet de sa tenue.

Au départ, Sidonie s’égayait un peu. Ce Paris en brume rose desmatins de juillet, les gares pleines de toilettes claires, lacampagne déroulée aux vitres du wagon, puis l’exercice, ce grandbain d’air pur trempé d’eau de Seine, vivifié par un coin de bois,parfumé de prés en fleurs, de blés en épis, tout celal’étourdissait une minute. Mais l’écœurement lui venait vite à latrivialité de son dimanche.

C’était toujours la même chose On s’arrêtait devant uneguinguette à fritures, à proximité d’une fête de pays, bienbruyante, bien courue, car il fallait un public à Delobelle, quis’en allait, bercé par sa chimère, vêtu de gris, guêtré de gris, unpetit chapeau sur l’oreille, un pardessus clair sur le bras, sefigurant que le théâtre représentait une campagne des environs deParis et qu’il jouait un Parisien en villégiature.

Quant à M. Chèbe, qui se vantait d’aimer la nature commefeu Jean-Jacques, il ne la comprenait qu’avec des tirs auxmacarons, des chevaux de bois, des courses en sac, beaucoup depoussière et de mirlitons, ce qui était aussi pour madame Chèbel’idéal de la vie champêtre.

Sidonie en avait un autre, elle ; et ces dimanchesparisiens, promenés bruyamment dans des rues de villages, luicausaient une immense tristesse. Son seul plaisir en ces cohuesétait de se sentir regardée. N’importe quelle admiration de rustre,exprimée tout haut, naïvement, à côté d’elle, la rendait souriantepour toute la journée, car elle était de celles qui ne dédaignaientaucun compliment.

Quelquefois, laissant les Chèbe et Delobelle dans la fête,Risler s’en allait à travers champs avec son frère et la« petite » chercher des fleurs, des modèles pour sespapiers peints. Frantz, du bout de ses grands bras, abaissait leshautes branches d’aubépine, ou grimpait aux murs d’un parc pourcueillir un feuillage léger aperçu de l’autre côté. Mais c’est aubord de l’eau qu’ils faisaient leurs plus riches moissons.

Il y avait là de ces plantes flexibles aux longues tigescourbées, qui sont d’un si joli effet sur les tentures, de grandsroseaux droits, et des volubilis dont la fleur, s’ouvrant tout àcoup dans les caprices d’un dessin, semble une figure vivante,quelqu’un qui vous regarde au milieu de l’indécision charmante dufeuillage. Risler groupait ses bouquets, les disposait artistement,s’inspirant de la nature même des plantes, essayant de biencomprendre leur allure de vie, insaisissable après qu’une journéede fatigue a passé sur elles.

Puis le bouquet fini, noué d’une herbe large, comme d’un ruban,on le chargeait sur le dos de Frantz, et en route ! Toujourspréoccupé de son art, Risler, tout en marchant, cherchait dessujets, des combinaisons :

– Regarde donc, petite… ce brin de muguet avec ses grelotsblancs en travers de ces églantines… Hein ! crois-tu ?…sur un fond vert d’eau ou gris de laine, c’est ça qui seraitgentil.

Mais Sidonie n’aimait pas plus les muguets que les églantines.Les fleurs des champs lui faisaient l’effet de fleurs de pauvres,quelque chose dans le goût de sa robe lilas.

Elle se rappelait en avoir vu d’autres chez M. Gardinois,au château de Savigny, dans les serres, sur les balustres, toutautour de la cour sablée bordée de grands vases. Voilà les fleursqu’elle aimait ; voilà comment elle comprenait lacampagne !

Ce souvenir de Savigny lui revenait à chaque pas. Quand ilspassaient devant une grille de parc, elle s’arrêtait, regardaitl’allée droite, unie, qui devait conduire au perron… Les pelousesque les grands arbres ombraient régulièrement, les terrassestranquilles au bord de l’eau lui rappelaient d’autres terrasses,d’autres pelouses. Ces visions de luxe, mêlées à des souvenirs,rendaient son dimanche encore plus lugubre. Mais c’est le retoursurtout qui la navrait.

Elles sont si terriblement encombrées et étouffantes, cessoirs-là, les petites gares des environs de Paris ! Que dejoies factices, que de rires bêtes, que de chansons exténuées, àbout de voix, n’ayant plus la force de hurler !… C’est pour lecoup que M. Chèbe se sentait dans son élément…

Il pouvait se bousculer autour du guichet, s’indigner desretards du train, prendre à partie le chef de gare, la Compagnie,le gouvernement, dire tout haut à Delobelle, de façon à êtreentendu des voisins : « Hein ? si une chose comme çase passait en Amérique !… » Ce qui, grâce à la mimiqueexpressive de l’illustre comédien, à l’air supérieur dont ilrépondait : « Je crois bien !… » faisaitsupposer autour d’eux que ces messieurs savaient exactement ce quiarriverait en Amérique en pareil cas. Or, ils l’ignoraient aussiabsolument l’un que l’autre, mais, dans la foule, cela lesposait.

Assise à côté de Frantz, la moitié de son bouquet sur lesgenoux, Sidonie restait là comme anéantie au milieu de ce tumulte,dans la longue attente des trains du soir. De la gare, éclairéed’une lampe unique, elle voyait dehors les massifs pleins d’ombre,troués çà et là par les dernières illuminations de la fête, une ruede campagne noire, du monde qui arrivait, un réverbère tendu sur unquai désert.

De temps en temps, derrière les portes vitrées, un train passaitsans s’arrêter, dans un éclaboussement de charbons enflammés, undébordement de vapeur. Alors éclatait dans la gare une tempête decris, de trépignements sur laquelle planait le soprano suraigu deM. Chèbe, qui clamait de sa voix de goéland « Enfoncezles portes ! Enfoncez les portes !… » Ce que lepetit homme se serait bien gardé de faire lui-même, parce qu’ilavait une peur bleue des gendarmes. Au bout d’un moment, l’orages’apaisait. Les femmes fatiguées, décoiffées par le grand air,s’endormaient sur les bancs. Il y avait des robes chiffonnées, deseffets déchirés, des toilettes blanches décolletées pleines depoussière.

C’était cela surtout qu’on respirait, la poussière ! Elletombait de tous les vêtements, montait de tous les pas,obscurcissait la lampe, troublait les yeux, faisait comme un nuagesur l’éreintement des figures. Les wagons où l’on montait enfinaprès des heures d’attente, en étaient imprégnés aussi… Sidonieouvrait les vitres, regardait dehors les plaines noires, une ligned’ombre sans fin. Puis, comme des étoiles innombrables, lespremiers réverbères des boulevards extérieurs se dressaient prèsdes fortifications.

Dès lors, la terrible journée de repos de tous ces pauvres gensétait finie. La vue de Paris ramenait à chacun la pensée de sontravail du lendemain. Si triste qu’eût été son dimanche, Sidoniecommençait à le regretter. Elle songeait aux riches pour qui tousles jours de la vie sont des jours de repos ; et vaguement,comme dans un rêve, les longues allées des parcs entrevus pendantla journée lui apparaissaient remplies de ces heureux du monde, sepromenant sur le sable fin, pendant qu’à la grille là-bas, dans lapoussière de la route, le dimanche des pauvres passait à grandspas, ayant à peine le temps de s’arrêter une minute pour regarderet envier.

De treize à dix-sept ans, ce fut là la vie de la petite Chèbe.Les années se succédaient sans apporter le moindre changement avecelles. Le cachemire de madame Chèbe s’était un peu plus usé, lapetite robe lilas avait subi encore quelques retouches, et c’étaittout. Seulement, à mesure que Sidonie grandissait, Frantz,maintenant devenu un jeune homme, avait pour elle des regardssilencieux, des attentions d’amour visibles à tout le monde et dontla jeune fille était seule à ne pas s’apercevoir.

Rien ne l’intéressait, du reste, cette petite. Chèbe.

À l’atelier, elle accomplissait sa tâche régulièrement,silencieusement, sans la moindre pensée d’avenir ou d’aisance. Toutce qu’elle faisait avait l’air d’être en attendant.

Frantz, au contraire, depuis quelque temps, travaillait avec uneardeur singulière, l’élan de ceux qui visent quelque chose au boutde leurs efforts, si bien qu’à vingt-quatre ans il sortait secondde l’École centrale avec le grade d’ingénieur.

Ce soir-là Risler avait emmené la famille Chèbe au Gymnase, et,toute la soirée, madame Chèbe et lui s’étaient fait une foule depetits signes, de clignements d’yeux dans le dos des enfants.Ensuite, à la sortie, madame Chèbe avait mis solennellement le brasde Sidonie sous celui de Frantz, de l’air de dire àl’amoureux : « Maintenant, débrouillez-vous… C’est votreaffaire… »

Alors le pauvre amoureux essaya de se débrouiller. La route estlongue, du Gymnase au Marais. À peine a-t-on fait quelques pas quela splendeur du boulevard est effacée, les trottoirs deviennent deplus en plus sombres, les passants de plus en plus rares. Frantzcommença par parler de la pièce… Il aimait bien ces comédies où ily avait du sentiment.

– Et vous, Sidonie ?

– Oh ! moi, vous savez, Frantz, pourvu qu’il y ait destoilettes.

Le fait est qu’au théâtre elle ne s’occupait pas d’autre chose.Ce n’était pas une de ces sentimentales à la Bovary qui reviennentdu spectacle avec des phrases d’amour toutes faites, un idéal deconvention. Non ! Le théâtre lui donnait seulement des enviesfolles de luxe, d’élégance ; elle n’en rapportait que desmodèles de coiffure et des patrons de robes… Les toilettesnouvelles, exagérées, des actrices, leur démarche, jusqu’à leursintonations faussement mondaines qui lui semblaient la distinctionsuprême, avec cela l’éblouissement banal des dorures, des lumières,l’affiche étincelante à la porte, les voitures arrêtées, tout cebruit un peu malsain qui se fait autour d’une pièce en vogue :voilà ce qu’elle aimait, ce qui la prenait. L’amoureuxcontinua :

– Comme ils ont bien joué leur scène d’amour ! Et endisant ce mot d’amour il se penchait tendrement vers une joliepetite tête entourée d’un capuchon en laine blanche d’où lescheveux s’échappaient en frisottant. Sidonie soupira :

– Oh ! oui, la scène d’amour… L’actrice avait de bienbeaux diamants !

Il y eut un moment de silence. Le pauvre Frantz avait beaucoupde peine à s’expliquer. Les mots qu’il cherchait ne venaient pas,puis la peur le prenait. Pour parler il se donnait des limites.

« Quand nous aurons passé la porte Saint-Denis… Quand nousaurons quitté le boulevard. »

Mais là Sidonie se mettait à causer de choses, tellementindifférentes que sa déclaration se gelait sur ses lèvres, ou bienils étaient arrêtés par une voiture qui donnait aux parents letemps de les rejoindre.

Enfin, dans le Marais, il se décida tout à coup :

– Écoutez-moi, Sidonie… Je vous aime…

Cette nuit-là, on avait veillé fort tard chez les Delobelle.C’était l’habitude de ces courageuses femmes de faire la journée detravail aussi longue que possible, de la prolonger si avant dans lanuit que leur lampe était une des dernières éteintes de latranquille rue de Braque. Pour se coucher elles attendaient leretour du grand homme, à qui on gardait bien au chaud, dans lescendres du foyer, un petit souper réconfortant.

Au temps où il jouait, cela avait une raison d’être : lescomédiens, obligés de dîner de bonne heure et très légèrement,sortent de scène avec des fringales terribles et mangent enrentrant chez eux. Delobelle, lui, ne jouait plus depuislongtemps ; mais n’ayant pas le droit, comme il disait, derenoncer au théâtre, il entretenait sa manie par une fouled’habitudes de cabotin, et le souper du retour en faisait partie,comme sa rentrée quotidienne, après que la dernière de toutes lesrampes de théâtre du boulevard avait éteint son gaz. Se couchersans souper, à l’heure de tout le monde, c’eût été abdiquer,renoncer à la lutte. Et il n’y renonçait pas, sacrebleu !…

La nuit dont nous parlons, le comédien n’était pas encorerentré, et les deux femmes l’attendaient, causant et travaillant,très animées malgré l’heure avancée. Toute la soirée, on n’avaitfait que parler de Frantz, de son succès, de l’avenir qui s’ouvraitdevant lui.

– À présent, disait la maman Delobelle, il ne lui manqueplus que de trouver une bonne petite femme.

C’était aussi l’avis de Désirée. Il ne manquait plus que cela aubonheur de Frantz, une bonne petite femme active, courageuse,habituée au travail et qui s’oublierait toute pour lui. Et siDésirée en parlait avec cette assurance, c’est qu’elle laconnaissait très intimement, cette femme qui convenait si bien àFrantz Risler… Elle n’avait qu’un an de moins que lui, juste cequ’il faut pour être plus jeune que son mari et pouvoir lui servirde mère en même temps, « Jolie ? » Non, pasprécisément, mais plutôt gentille que laide, malgré son infirmité,car elle boitait, la pauvre petite !… Et puis, fine, éveilléeet si aimante ! Personne autre que Désirée ne savait à quelpoint cette petite femme-là aimait Frantz et comme elle pensait àlui nuit et jour depuis des années. Lui-même ne s’en était pasaperçu, et semblait n’avoir des yeux que pour Sidonie, une gamine.Mais c’est égal ! L’amour silencieux est si éloquent, une sigrande force se cache dans les sentiments contenus… Qui sait ?Peut-être un jour ou l’autre… Et la petite boiteuse, penchée surson ouvrage, partait pour un de ces grands voyages au pays deschimères, comme elle en faisait tant dans son fauteuil d’impotente,les pieds appuyés au tabouret immobile un de ces merveilleuxvoyages d’où elle revenait toujours, heureuse et souriante,s’appuyant au bras de Frantz de toute sa confiance d’épouse aimée.Ses doigts suivant le rêve de son cœur, le petit oiseau qu’elletenait en ce moment et dont elle redressait les ailes froisséesavait bien l’air d’être du voyage, lui aussi, de s’envoler là-bas,bien loin, joyeux et léger comme elle. La porte s’ouvrit tout àcoup.

– Je ne vous dérange pas ? dit une voixtriomphante.

La mère, un peu assoupie, releva la tête brusquement :

– Eh ! c’est monsieur Frantz… Entrez donc, monsieurFrantz… Vous voyez ; nous attendons le père… Ces brigandsd’artistes, ça rentre toujours si tard… Asseyez-vous là… voussouperez avec lui…

– Oh ! non, merci, répondit Frantz dont les lèvresétaient encore pâles de l’émotion qu’il venait d’avoir ;merci, je ne m’arrête pas… J’ai vu de la lumière à la porte et jesuis entré seulement pour vous dire… pour vous apprendre une grandenouvelle qui vous fera bien plaisir, car je sais que vousm’aimez…

– Et quoi donc, grand Dieu ?

– Il y a promesse de mariage entre monsieur Frantz Risleret mademoiselle Sidonie !…

– Là ! quand je vous disais qu’il ne lui manquait plusqu’une bonne petite femme, fit la maman Delobelle en se levant pourlui sauter au cou.

Désirée n’eut pas la force de prononcer une parole. Elle sepencha encore plus sur son ouvrage, et comme Frantz avait les yeuxexclusivement fixés sur son bonheur, que la maman Delobelle neregardait que la pendule pour voir si son grand homme rentreraitbientôt, personne ne s’aperçut de l’émotion de la boiteuse, de sapâleur, ni du tremblement convulsif du petit oiseau immobile entreses mains, la tête renversée, comme un oiseau blessé à mort.

Chapitre 4HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES VERS LUISANTS DE SAVIGNY

« Savigny-sur-Orge.

« Ma chère Sidonie,

» Hier nous étions à table dans cette grande salle à mangerque tu connais, la porte large ouverte sur les perrons toutfleuris. Je m’ennuyais un peu. Bon papa avait été de mauvaisehumeur toute la matinée, et ma pauvre mère n’osait pas dire un mot,atterrée par ces sourcils froncés qui lui ont toujours fait la loi.Je songeais que c’était vraiment dommage d’être si seule, en pleinété, dans un si beau pays, et que je serais bien heureuse,maintenant que me voilà sortie du couvent et destinée à passer dessaisons entières à la campagne, d’avoir, comme autrefois, quelqu’unpour courir avec moi dans le bois et les charmilles.

» Georges vient bien de temps en temps ; mais ilarrive toujours très tard, seulement pour dîner, et repart lelendemain avec mon père avant que je m’éveille. Puis c’est un hommesérieux, à présent, M. Georges. Il travaille à la fabrique, etle souci des affaires lui plisse souvent le front, à lui aussi.

»… J’en étais là de mes réflexions, quand tout à coup voilà bonpapa qui se tourne brusquement de mon côté. « Qu’est doncdevenue ta petite Sidonie ?… Ça me ferait plaisir de l’avoirici quelque temps. » Tu penses si j’ai été heureuse. Quellejoie de se retrouver, de renouer cette bonne amitié interrompue parla faute de la vie bien plus que par la nôtre ! Que de chosesà nous raconter ! Toi qui avais seule le don de dérider ceterrible grand-père, tu vas nous apporter la gaieté, et je t’assureque nous en avons besoin.

» C’est si désert, ce beau Savigny ! Figure-toi que lematin quelquefois il me prend des idées de coquetterie. Jem’habille, je me fais belle, coiffée en frisures avec un jolicostume, je me promène dans toutes les allées, et tout à coup jem’aperçois que j’ai fait des frais pour les cygnes, les canards,mon chien Kiss, et les vaches qui ne se retournent même pas dans laprairie quand je passe. Alors, de dépit, je rentre bien vite mettreune robe de toile, je m’occupe à la ferme, à l’office, un peupartout. Et, ma foi ! je commence à croire que l’ennui m’aperfectionnée et que je ferai une excellente ménagère…

» Heureusement, voici bientôt la saison de la chasse et jecompte là-dessus pour me distraire un peu. D’abord Georges et monpère, grands chasseurs tous les deux, viendront plus souvent. Puistu seras là, toi… Car tu vas me répondre tout de suite que tuarrives près de nous, n’est-ce pas ? M. Risler disaitdernièrement que tu étais souffrante. L’air de Savigny te feragrand bien.

» Ici tout le monde t’attend. Et moi je ne vis plusd’impatience.

« CLAIRE. »

Sa lettre écrite, Claire Fromont mit un grand chapeau de paille,car ces premiers jours d’août étaient chauds et splendides, etdescendit elle-même la jeter dans la petite boîte où le facteurprenait tous les matins en passant le courrier du château.

C’était au bout du parc, à un coin de route Elle s’arrêta uneminute à regarder les arbres du chemin, les prés environnants,endormis et pleins de soleil. Là-bas des moissonneurs rentraientles dernières gerbes. On labourait un peu plus loin. Mais toute lamélancolie du travail silencieux avait disparu pour la jeune filleépanouie de la joie de revoir son amie. Aucun souffle ne s’élevades hautes collines de l’horizon, aucune voix ne vint de la cimedes arbres pour l’avertir par un pressentiment, l’empêcherd’envoyer cette fatale lettre. Et tout de suite en rentrant elles’occupa de faire préparer à Sidonie une jolie chambre à côté de lasienne.

La lettre fit son chemin fidèlement. De la petite porte verte duchâteau entourée de glycines et de chèvrefeuilles, elle s’en vint àParis et arriva le soir même, avec son timbre de Savigny, toutparfumé de campagne au cinquième étage de la rue de Braque.

Quel événement ce fut ! On la relut trois fois, et pendanthuit jours, jusqu’au départ, elle resta sur la cheminée près desreliques de madame Chèbe, de la pendule à globe et des coupesempire. Pour Sidonie, c’était comme un roman merveilleux pleind’enchantements et de promesses qu’elle lisait sans l’ouvrir, rienqu’en regardant l’enveloppe blanche où le chiffre de Claire Fromontressortait en broderie.

Il s’agissait bien de mariage maintenant L’essentiel était desavoir quelle toilette elle mettrait pour aller au château. Ilfallait s’occuper de cela, tailler, combiner, essayer des robes,des coiffures… Malheureux Frantz ! Comme ces préparatifs luifaisaient le cœur gros ! Ce départ pour Savigny, auquel ilavait vainement essayé de s’opposer, retarderait encore leurmariage, que, sans qu’il sût pourquoi, Sidonie éloignait tous lesjours un peu. Il ne pourrait pas aller la voir ; et, une foislà-bas, entourée de fêtes, de plaisirs, qui pouvait dire combien detemps elle resterait ?…

C’était toujours aux dames Delobelle que l’amoureux désespérévenait faire ses confidences, sans remarquer une fois comme Désiréese levait vivement, dès qu’il entrait, pour lui faire une placeprès d’elle à la table de travail, comme elle s’asseyait ensuite,toute rouge, les yeux brillants.

Depuis quelques jours on ne travaillait plus aux oiseaux etmouches pour modes. La mère et la fille ourlaient des volantsroses destinés à la robe de Sidonie, et jamais la petite boiteusen’avait cousu de si bon cœur.

C’est qu’elle n’était pas pour rien la fille de Delobelle, cettepetite Désirée. Elle tenait de son père cette fatalité às’illusionner, à espérer jusqu’au bout et quand même.

Pendant que Frantz lui racontait ses peines d’amour, Désiréesongeait qu’une fois Sidonie partie, il viendrait ainsi tous lesjours, ne fût-ce que pour parler de l’absente ; qu’ellel’aurait là tout près d’elle, qu’ils veilleraient ensemble enattendant « le père », et que, peut-être un soir, en laregardant, il s’apercevrait de la différence qu’il y a entre lafemme qui vous aime et celle qui se laisse aimer.

Alors l’idée que chaque point fait à la robe avançait ce départsi impatiemment attendu, donnait à son aiguille une activitéextraordinaire, et le pauvre amoureux regardait avec terreur lesvolants et les ruches s’amonceler à vue d’œil autour d’elle, enmoutonnant comme des petites vagues.

Quand la robe rose fut prête, mademoiselle Chèbe partit pourSavigny. Le château de M. Gardinois était bâti dans la valléede l’Orge, au bord de cette petite rivière si capricieusementjolie, avec ses moulins, ses îles, ses écluses et ses grandespelouses de parc qui viennent mourir tout le long de ses rives.

La maison, une vieille maison Louis XV, aux bâtiments peuélevés, très haute seulement de toiture avait un grand air demélancolie, une apparence particulière d’anciennetéaristocratique : larges perrons, balcons de fer rouillé, vieuxvases rongés de pluie où les fleurs nouvelles ressortaient vivementsur la pierre rousse. À perte de vue, les murs s’étendaient,effrités et penchants, descendant par une pente douce jusqu’à larivière. Le château les dominait de ses grands toits d’ardoises, laferme de ses tuiles rouges, et le parc merveilleux de ses tilleuls,de ses frênes, de ses peupliers, de ses marronniers quis’entremêlaient en une ligne touffue et noire, ouverte de temps entemps par l’arcade des allées.

Mais le charme de la vieille propriété c’était l’eau, l’eau quianimait son silence, solennisait ses aspects. Il y avait à Savigny,sans compter la rivière, des sources, des fontaines, des étangs oùle soleil se couchait dans toute sa gloire ; et cela allaitbien à cette antique maison, moussue, verdie, un peu rongée commeune pierre au bord d’un ruisseau.

Malheureusement à Savigny, comme dans la plupart de cesadmirables palais d’été parisiens dont les parvenus du commerce etde la spéculation ont fait leur proie, les châtelains n’étaient pasen harmonie avec le château. Depuis qu’il avait acheté son château,le vieux Gardinois ne s’occupait qu’à défaire ce que le hasard luiavait fourni si beau, abattait des arbres « pour lavue », hérissait son parc de clôtures baroques contre lesmaraudeurs, et gardait toute sa sollicitude pour un superbepotager, qui rapportant des fruits et des légumes en quantité, luisemblait plus de sa terre à lui, de la terre de paysan.

Quant aux grands salons, dont les panneaux à sujet pâlissaientaux brouillards d’automne, quant aux pièces d’eau envahies par lesnénufars, aux grottes, aux ponts de rocaille, il y tenait seulementà cause de l’admiration des visiteurs et parce que de tout cela secomposait cette chose qui flattait tant sa vanité d’ancien marchandde bœufs : un château !

Déjà âgé, ne pouvant plus ni chasser, ni pêcher, il passait sontemps à surveiller les petits détails infimes de cette immensepropriété. Le grain que l’on donnait aux poules, le prix du dernierregain vendu, le nombre de bottes de pailles enfermées dans unmagnifique grenier en rotonde, lui fournissaient de quoi grondertout un jour, et certes, quand on regardait de loin ce beauSavigny, le château à mi-côte, la rivière coulant devant lui, enmiroir, les hautes terrasses assombries de lierre, les assises depierre soutenant le parc dans la pente majestueuse du terrain, onne se serait jamais douté de la mesquinerie, de la pauvretéd’esprit du propriétaire.

Dans le désœuvrement de sa richesse M. Gardinois s’ennuyantà Paris vivait là toute l’année, et pendant la belle saison lesFromont lui tenaient compagnie. Madame Fromont était une femmedouce, inintelligente, que le despotisme brutal de son père avaitpliée de bonne heure à l’obéissance passive et perpétuelle. Ellegardait la même attitude devant son mari, dont la bonté, laconstante indulgence, n’avaient pu venir à bout de cette naturehumiliée, silencieuse, indifférente à tout, et comme irresponsable.Ayant toujours vécu à l’écart des affaires, elle était devenueriche sans s’en apercevoir et sans la moindre envie d’en profiter.Son bel appartement de Paris, le somptueux château de son père lagênaient. Elle y faisait sa place aussi petite que possible,emplissant sa vie avec une seule passion, l’ordre, un ordremonstrueux, fantastique, qui consistait à brosser, essuyer,épousseter, faire reluire elle-même sans relâche, les glaces, lesdorures, le fronton des portes.

Quand elle n’avait plus rien à nettoyer, cette étrange femmes’en prenait à ses bagues, sa chaîne de montre, ses broches,débarbouillait ses camées, les perles, et à force d’éclaircir dansson alliance son nom et celui de son mari, en avait effacé toutesles lettres. Sa préoccupation la suivait à Savigny. Elle ramassaitle bois mort dans les allées, grattait la mousse des bancs du boutde son ombrelle, aurait voulu épousseter les feuilles, ramoner lesvieux arbres, et bien souvent, en chemin de fer, elle enviait lespetites villas alignées au bord de la voie, blanches et proprettes,avec leurs cuivres reluisants, la boule de métal anglais, et cespetits jardins en longueur qui ont l’air de tiroirs de commode.C’était cela son type de maison de campagne.

M. Fromont, qui ne venait qu’en passant et toujours avec lapréoccupation de ses affaires, ne jouissait guère de Savigny, luinon plus. Il n’y avait que Claire qui fût vraiment chez elle dansce beau parc. Elle en connaissait les moindres taillis. Obligée dese suffire à elle-même comme tous les enfants solitaires, elles’était fait des bonheurs de certaines promenades, surveillait lesfloraisons, avait son allée, son arbre, son banc favori pour lire.La cloche du repas venait toujours la surprendre au fond de lapropriété. Elle arrivait à table, essoufflée, contente, baignée degrand air. L’ombre des charmilles, à force de glisser sur ce jeunefront, y avait mis comme une douceur mélancolique, et le vertprofond des pièces d’eau traversé de rayons vagues se retrouvaitdans ses grands yeux. Cette belle campagne l’avait réellementdéfendue de la vulgarité, de la bassesse du milieu.M. Gardinois pouvait déplorer devant elle, pendant des heures,la perversité des fournisseurs, des domestiques, faire le compte dece qu’on lui volait par mois, par semaine, par jour, parminute ; madame Fromont pouvait énumérer ses griefs contre lessouris, les mites, la poussière, l’humidité, toutes acharnées à ladestruction de ses effets, conjurées contre ses armoires, pas unesyllabe de ces conversations idiotes ne restait dans l’esprit deClaire. Une course autour de la pelouse, une lecture au bord de lapièce d’eau avaient tout de suite rendu le calme à cette âmegénéreuse et bien vivante.

Son grand-père la regardait comme une créature étrange, tout àfait déplacée dans sa famille. Enfant, elle le gênait par sesgrands yeux clairs, son sens droit de toutes choses, et aussi parcequ’il ne retrouvait pas en elle, sa fille soumise et passive.

– Ça sera une fiérotte et une originale comme son père,disait-il dans ses jours de mauvaise humeur.

Combien elle lui plaisait davantage, cette petite Chèbe quivenait de temps en temps jouer dans les allées de Savigny !Ici du moins il sentait une nature peuple comme la sienne, avec ungrain d’ambition et d’envie que révélait déjà dans ce temps-là,certain petit sourire en coin de bouche. En outre la fillette avaitdevant sa richesse des étonnements, des admirations naïves quiflattaient son orgueil de parvenu, et quelquefois, taquinée parlui, elle trouvait des mots drôles d’enfant de Paris, desexpressions bien faubouriennes, relevées par sa gentille frimoussemince et pâlotte où la trivialité gardait une distinction. Aussi lebonhomme ne l’avait-il jamais oubliée.

Cette fois surtout, lorsque, après sa longue absence, Sidoniearriva à Savigny avec ses cheveux bouffants, sa jolie taille, saphysionomie éveillée et mobile, le tout agrémenté des élégances unpeu apprêtées de la demoiselle de magasin, elle y eut beaucoup desuccès. Le vieux Gardinois, très étonné de voir une grande jeunefille au lieu de l’enfant qu’il attendait, la trouva plus jolie etsurtout bien mieux mise que Claire.

La vérité est qu’en descendant de chemin de fer, mademoiselleChèbe, assise dans la grande calèche du château, n’avait pas tropmauvaise tournure, mais il lui manquait ce qui fait la beauté et lecharme de son amie, l’habitude, le maintien, le mépris desattitudes, et surtout la sécurité d’esprit. Sa grâce ressemblait unpeu à ses robes, des petites étoffes pas chères, mais taillées augoût du jour, du chiffon si l’on veut, mais un chiffon dont lamode, cette fée absurde et charmante, avait donné lanuance, l’ornement et le modèle. Paris, pour ces sortes detoilette, a des petits minois exprès, très faciles à coiffer, àhabiller, tout juste parce qu’ils n’ont pas de type, etmademoiselle Chèbe était un de ces minois-là.

Quel ravissement pour elle, quand la voiture s’engagea sur lalongue avenue, veloutée de vert, bordée d’ormes centenaires, aubout de laquelle Savigny l’attendait, sa grille grande ouverte. Àpartir de ce jour, elle eut bien l’existence enchantée qu’elleavait rêvée si longtemps. Le luxe lui apparaissait sous toutes sesformes, depuis la magnificence des salons, la hauteur immense desappartements, depuis les richesses de la serre, des écuries,jusqu’à ces menus détails où il semble se condenser comme cesparfums exquis dont une goutte suffit à embaumer toute une chambre,les corbeilles de fleurs étendues sur la nappe, le ton froid desdomestiques, le « faites atteler » dolent et ennuyé demadame Fromont…

Et comme elle se sentait à l’aise parmi tous ces raffinements deriches. Comme c’était bien l’existence qui lui convenait. Il luisemblait qu’elle n’en avait jamais eu d’autre. Tout à coup, aumilieu de son ivresse, arriva une lettre de Frantz qui la ramenaità la réalité de sa vie, à sa condition misérable de future femmed’employé, la mettait de force dans le petit appartement mesquinqu’ils occuperaient un jour en haut de quelque maison noire dont illui semblait déjà respirer l’air lourd, épais de misère.

Rompre son mariage ? Certainement elle le pouvait,puisqu’elle n’avait donné d’autre gage que sa parole. Mais celui-làparti, qui sait si elle ne le regretterait pas ?

Dans cette petite tête affolée d’ambition, les idées les plusétranges se heurtaient. Quelquefois, pendant que le grand-pèreGardinois, qui avait quitté en son honneur ses antiques vestes dechasse et ses gilets de molleton, la plaisantait, s’amusait à lacontredire pour s’attirer quelque riposte un peu salée, elle leregardait sans répondre, fixement, froidement, jusqu’au fond desyeux. Ah ! s’il avait eu seulement dix ans de moins… Maiscette pensée de devenir madame Gardinois ne l’arrêta pas longtemps.Un nouveau personnage, une nouvelle espérance venaient d’entrerdans sa vie.

Depuis l’arrivée de Sidonie, Georges Fromont, qu’on ne voyaitguère à Savigny que le dimanche, avait pris l’habitude d’y venirdîner presque tous les jours. C’était un grand garçon frêle, pâle,de tournure élégante. Orphelin de père et de mère, élevé par sononcle, M. Fromont, il était appelé à lui succéder dans soncommerce, et vraisemblablement aussi à devenir le mari de Claire.Cet avenir tout fait le laissait assez froid. D’abord le commercel’ennuyait. Quant à sa cousine, il existait entre eux l’intimitébon enfant d’une éducation en commun, une confiance d’habitude,mais rien de plus, du moins de son côté.

Avec Sidonie, au contraire, il se sentit tout de suite gêné,timide, et en même temps désireux de faire de l’effet, tout changé.Elle avait justement la grâce frelatée, un peu fille, qui devaitplaire à cette nature de gandin, et elle ne fut pas longtemps sanss’apercevoir de l’impression qu’elle produisait sur lui.

Quand les deux jeunes filles se promenaient au fond du parc,c’était toujours Sidonie qui pensait à l’heure du train de Paris.Elles arrivaient ensemble à la grille guetter les voyageurs, et lepremier regard de Georges était toujours pour mademoiselle Chèbe,un peu en arrière de son amie, mais avec de ces poses, de ces airsqui vont au-devant des yeux. Ce manège entre eux dura quelquetemps. On ne se parlait pas d’amour, mais tous les mots, tous lessourires qu’on échangeait étaient pleins d’aveux et deréticences.

Un soir d’été, nuageux et lourd, comme les deux amies étaientsorties de table sitôt le dîner fini, et qu’elles se promenaientsous la longue charmille, Georges vint les rejoindre. Ils causaienttous trois indifféremment, en faisant crier les cailloux sous lepas lent de leur promenade, quand la voix de madame Fromont appelaClaire du côté du château. Georges et Sidonie restèrent seuls. Ilscontinuèrent à marcher dans l’allée, guidés par les blancheursvagues du sable, sans parler ni se rapprocher l’un de l’autre.

Un vent tiède agitait la charmille. La pièce d’eau soulevéebattait doucement de ses flots les arches du petit pont ; etles acacias, les tilleuls, dont les fleurs détachées s’envolaienten tourbillons, parfumaient l’air électrisé… Ils se sentaient dansune atmosphère d’orage, vibrante, pénétrante. Tout au fond de leursyeux troublés passaient de grands éclairs de chaleur, comme ceuxqui allumaient la limite de l’horizon…

– Oh ! les beaux vers luisants… dit la jeune fille,que ce silence, traversé de tant de bruits mystérieuxembarrassait.

Au bord de la pelouse, de petites lumières vertes haletantes,éclairaient les brins d’herbe. Elle se baissa pour en prendre unesur son gant. Il vint s’agenouiller tout près d’elle, et penchésjusqu’au ras de l’herbe, frôlant leurs cheveux et leurs joues, ilsse regardèrent une minute à la clarté des vers luisants. Qu’ellelui parut étrange et charmante, sous ce reflet vert qui montaitvers sa figure inclinée et se vaporisait dans le réseau fin de sescheveux ondés !… Il avait passé un bras autour de sa taille,et tout à coup, sentant qu’elle s’abandonnait, il l’étreignitcontre lui, longuement, éperdument.

– Qu’est-ce que vous cherchez donc ? demanda Clairedebout dans l’ombre derrière eux.

Saisi, la gorge serrée, Georges tremblait si fort qu’il ne putrépondre. Sidonie, au contraire, se releva avec le plus grandcalme, et dit en faisant bouffer sa jupe :

– Ce sont les vers luisants… Vois comme il y en a ce soir…Et comme ils brillent.

Ses yeux aussi brillaient d’un éclat extraordinaire.

– C’est l’orage sans doute… murmura Georges, encore toutfrissonnant.

En effet, l’orage était proche. Par moments, de grandstourbillons de feuilles et de poussière couraient d’un bout àl’autre de la charmille. Ils firent encore quelques pas, puisrentrèrent tous trois dans le salon. Les jeunes filles prirent leurouvrage, Georges essaya de lire un journal, pendant que madameFromont faisait luire ses bagues et que M. Gardinois, avec songendre, jouait au billard dans la pièce à côté.

Comme cette soirée sembla longue à Sidonie. Elle n’avait qu’undésir, se retrouver seule, libre de ses pensées. Mais au silence desa petite chambre, quand elle eut soufflé la lumière, qui gêne lessonges en éclairant trop vivement la réalité, que de projets, quelstransports de joie ! Georges l’aimait, Georges Fromont,l’héritier de la fabrique !… Ils se marieraient ; elleserait riche… Car, dans cette petite âme vénale, le premier baiserd’amour n’avait éveillé que des idées d’ambition et de luxe.

Pour bien s’assurer que son amant était sincère, elle cherchaità ressaisir les moindres détails de leur scène sous la charmille,l’expression de ses yeux, l’ardeur de son étreinte, les sermentsbalbutiés bouche à bouche dans cette lumière vaporeuse des versluisants qu’une minute solennelle avait à jamais fixée dans soncœur.

Oh ! les vers luisants de Savigny ! Toute la nuit, ilsclignotèrent comme des étoiles devant ses yeux fermés. Le parc enétait plein, jusqu’au fond de ses plus sombres avenues. Il y enavait des girandoles tout le long des pelouses, sur les arbres,dans les massifs… Le sable fin des allées, les vagues de la pièced’eau roulaient des étincelles vertes, et toutes ces lueursmicroscopiques faisaient comme une illumination de fête dontSavigny semblait s’envelopper en son honneur, pour célébrer lesfiançailles de Georges et de Sidonie…

Le lendemain, quand elle se leva, son plan était fait. Georgesl’aimait ; c’était sûr. Songeait-il à l’épouser ?… Ellese doutait bien que non, la fine lame ! Mais cela nel’effrayait pas. Elle se sentait assez forte pour avoir raison decette âme d’enfant, à la fois faible et passionnée. Il n’y avaitqu’à lui résister, et c’est ce qu’elle fit.

Pendant quelques jours, elle fut froide, inattentive,volontairement aveugle et sans mémoire. Il voulut lui parler,retrouver la minute bienheureuse, mais elle l’évitait, mettanttoujours quelqu’un entre elle et lui. Alors il écrivit. Il allaitporter lui-même ses lettres dans un creux de roche, près d’unesource limpide qu’on appelait « le Fantôme », et qu’untoit de chaume abritait fout au fond du parc.

Sidonie trouvait cela charmant. Le soir il fallait mentir,inventer un prétexte quelconque pour venir au « Fantôme »toute seule. L’ombre des arbres en travers des allées, la nuitsévère, la course, l’émotion lui faisaient battre délicieusement lecœur. Elle trouvait la lettre imprégnée de rosée, du froid intensede la source, et si blanche au clair de lune, qu’elle la cachaitbien vite de crainte d’être surprise.

Puis, quand elle était seule, quelle joie de l’ouvrir, dedéchiffrer ces caractères magiques, ces phrases d’amour dont lesmots miroitaient, entourés de cercles bleus, jaunes, éblouissants,comme si elle avait lu sa lettre en plein soleil. « Je vousaime… Aimez-moi… » écrivait Georges sur tous les tons.

D’abord, elle ne répondit pas ; mais quand elle le sentitbien pris, bien à elle, exaspéré par sa froideur, elle se déclaranettement :

« Je n’aimerai que mon mari. »

Ah ? c’était déjà une vraie femme, cette petite Chèbe…

Chapitre 5COMMENT FINIT L’HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE

Cependant septembre arrivait. La chasse avait réuni au châteauune nombreuse compagnie, bruyante, vulgaire. C’étaient de longsrepas où ces bourgeois riches s’attardaient avec des lenteurs, deslassitudes, des endormements de paysans. On allait en voitureau-devant des chasseurs sur les routes déjà froides des crépusculesd’automne. La brume montait des champs moissonnés ; et pendantque le gibier effaré rasait les sillons avec des rappels craintifs,la nuit semblait sortir de tous ces bois dont les masses sombresgrandissaient en s’étalant sur la plaine.

On allumait les lanternes de la calèche, et chaudement, sous lescouvertures déroulées, on rentrait vite, le vent frais dans levisage. La salle, magnifiquement éclairée, s’emplissait de train,de rires.

Claire Fromont, gênée par la grossièreté de l’entourage, neparlait guère. Sidonie brillait de tout son éclat. La course avaitanimé son teint pâle et ses yeux de Paris. Elle savait bien rire,comprenait peut-être un peu trop, et, pour les gens qui étaient là,semblait la seule femme présente. Son succès achevait de griserGeorges, mais à mesure qu’il s’avançait davantage, elle se montraitplus réservée. Dès lors il résolut qu’elle serait sa femme. Il sele jura à lui-même, avec cette affirmation exagérée des caractèresfaibles qui semblent toujours combattre d’avance les objectionsdevant lesquelles ils savent qu’ils céderont un jour…

Ce fut pour la petite Chèbe le plus beau moment de sa vie. Mêmeen dehors de toute visée ambitieuse, sa nature coquette etdissimulée trouvait un charme étrange à cette intrigue d’amourmystérieusement menée au milieu des festins et des fêtes.

Autour d’eux personne ne se doutait de rien. Claire était danscette période saine et charmante de la jeunesse où l’esprit, à demiouvert, s’attache aux choses qu’il connaît avec une confianceaveugle, la complète ignorance des trahisons et du mensonge.M. Fromont ne songeait qu’à son commerce. Sa femme nettoyaitses bijoux frénétiquement. Il n’y avait que le vieux Gardinois etses petits yeux de vrille qui fussent à craindre, mais Sidoniel’amusait, et quand même il eût découvert quelque chose, il n’étaitpas homme à lui faire manquer son avenir.

Elle triomphait, quand une catastrophe subite, imprévue, vintanéantir ses espérances. Un dimanche matin, au retour d’un affût,on rapporta M. Fromont mortellement blessé. Un coup de fusil,destiné à un chevreuil, l’avait frappé près de la tempe. Le châteaufut bouleversé. Tous les chasseurs, parmi lesquels le maladroitinconnu, partirent en hâte vers Paris. Claire, folle de douleur,entra, pour n’en plus sortir, dans la chambre où son pèreagonisait, et Risler, prévenu de la catastrophe, vint vite chercherSidonie.

La veille du départ elle eut avec Georges un dernier rendez-vous« au Fantôme », rendez-vous d’adieu, pénible et furtif,solennisé par le voisinage de la mort. On jura pourtant de s’aimertoujours : on convint d’un endroit où l’on pourrait s’écrire.Et ils se séparèrent.

Retour lugubre. – Brusquement, elle revenait à sa vie de tousles jours, escortée par le désespoir de Risler, pour qui la mort deson cher patron était une perte irréparable. Arrivée chez elle, illui fallut raconter son séjour jusque dans les moindres détails,causer sur les habitants du château, sur les invités, les fêtes,les dîners, le désastre de la fin. Quel supplice pour elle qui,toute à une pensée toujours la même, aurait eu tant besoin desilence et de solitude. Mais ce n’était pas encore cela le plusterrible.

Dès le premier jour, Frantz était revenu s’asseoir à sonancienne place ; et ses regards qui la cherchaient, sesparoles qui s’adressaient à elle seule, lui semblaient d’uneintolérable exigence.

Malgré toute sa timidité et sa défiance, le pauvre garçon secroyait dans son droit d’amoureux accepté et impatient, et lapetite Chèbe était obligée de sortir de ses rêves pour répondre àce créancier, rejeter toujours plus loin l’échéance.

Il vint un jour pourtant où l’indécision ne fut plus possible.Elle avait promis d’épouser Frantz quand il aurait uneposition ; et voilà qu’on lui offrait une place d’ingénieurdans le Midi, aux hauts fourneaux de la Grand’Combe. C’étaitsuffisant pour un ménage modeste. Nul moyen de reculer. Il fallaits’exécuter ou trouver un prétexte. Mais lequel ?

Dans ce danger pressant, elle songea à Désirée. Quoique lapetite boiteuse ne lui eût jamais fait de confidence, elle savaitson grand amour pour Frantz. Depuis longtemps elle avait devinécela avec ses yeux de fille coquette, miroirs clairs et changeantsqui reflétaient toutes les pensées des autres sans rien laisservoir des siennes. Peut-être même cette idée qu’une autre femmeaimait son fiancé, lui avait tout d’abord rendu l’amour de Frantzplus supportable, et comme on met des statues aux tombeaux pour lesrendre moins tristes, la jolie petite figure pâle de Désirée auseuil de cet avenir si noir le lui avait fait paraître moinssinistre.

À cette heure, cela lui fournissait un prétexte honorable etfacile pour se dégager de sa promesse.

– Non ! vois-tu, maman, dit-elle un jour à madameChèbe, jamais je ne consentirai à faire le malheur d’une amie commecelle-là. J’aurais trop de remords… Pauvre Désirée ! tu net’es donc pas aperçue comme elle a mauvaise mine depuis mon retour,comme elle me regarde d’un air suppliant… Non ! je ne luiferai pas cette peine, je ne lui enlèverai pas son Frantz.

Tout en admirant le grand cœur de sa fille, madame Chèbetrouvait ce sacrifice exagéré, et faisait des objections :

– Prends garde, mon enfant, nous ne sommes pas riches… Unmari comme Frantz ne se trouve pas tous les jours.

– Tant pis ! je ne me marierai pas… déclara nettementSidonie, et, trouvant son prétexte bon, elle s’y cramponna avecénergie. Rien ne put la faire changer d’idée, ni les larmes deFrantz, qu’exaspérait ce refus entouré de raisons vagues qu’on nevoulait pas même lui expliquer, ni les supplications de Risler, àqui madame Chèbe avait chuchoté dans le plus grand mystère lesraisons de sa fille, et qui, malgré tout, ne pouvait se défendred’admirer un pareil sacrifice.

– Ne l’accuse pas, va !… C’est unanche !… disait-il à son frère en essayant de lecalmer.

« Oh ! oui, c’est un ange », appuyait madameChèbe en soupirant, de sorte que le pauvre amoureux trahi n’avaitpas même le droit de se plaindre. Désespéré, il se décida à quitterParis, et, dans sa rage de fuir, la Grand’Combe lui semblant troprapprochée, il sollicita et obtint une place de surveillant àIsmaïlia, aux travaux de l’isthme de Suez. Il partit sans avoirrien su ou rien voulu savoir de l’amour de Désirée ; etpourtant, quand il vint lui faire ses adieux, la chère petiteinfirme leva sur lui de jolis yeux timides, où il y avait écrittrès lisiblement « Moi, je vous aime, si elle ne vous aimepas… »

Mais Frantz Risler ne savait pas lire l’écriture de cesyeux-là.

Heureusement que les âmes habituées à souffrir ont des patiencesinfinies. Son ami parti, la petite boiteuse, avec son gentil graind’illusion qu’elle tenait de son père, affiné par sa nature defemme, se remit courageusement au travail, on se disant :« Je l’attendrai ».

Et dès lors, elle ouvrit toutes grandes les ailes de sesoiseaux, comme s’ils partaient tous l’un après l’autre pourIsmaïlia d’Égypte… Et c’était loin !

De Marseille, avant de s’embarquer, le jeune Risler écrivitencore à Sidonie une dernière lettre, à la fois comique ettouchante où, mêlant les détails les plus techniques aux adieux lesplus déchirants, le malheureux ingénieur déclarait partir, le cœurbrisé sur le transport le Sahib, « navire mixte de laforce de quinze cents chevaux », comme s’il espérait qu’unnombre aussi considérable de chevaux-vapeur impressionnerait soningrate et lui laisserait des remords éternels. Mais Sidonie avaitbien d’autres choses en tête.

Elle commençait à s’inquiéter du silence de Georges. Depuis sondépart de Savigny, elle avait reçu une fois des nouvelles, puisrien. Toutes ses lettres restaient sans réponses. Il est vraiqu’elle savait par Risler que Georges était très occupé, et que lamort de son oncle, en lui laissant la direction de la fabrique, luiavait créé une responsabilité au dessus de ses forces… Mais ne pasécrire un mot !

De la fenêtre du palier où elle avait repris ses stationssilencieuses, car elle s’était arrangée pour ne plus retourner chezmademoiselle Le Mire, la petite Chèbe cherchait à apercevoir sonamoureux, guettait ses allées et venues dans les cours, lesbâtiments et le soir, à l’heure du train de Savigny, le regardaitmonter en voiture pour aller rejoindre sa tante et sa cousine, quipassaient les premiers mois de leur deuil chez le grand-père, à lacampagne.

Tout cela l’agitait, l’effrayait, et surtout la proximité de lafabrique rendait l’éloignement de Georges encore plus sensible.Dire qu’en appelant un peut haut elle aurait pu le faire se tournervers elle ! Dire qu’il n’y avait qu’un mur qui lesséparait ! Et pourtant, à ce moment-là, ils étaient bien loinl’un de l’autre.

Vous rappelez-vous, petite Chèbe, ce triste soir d’hiver où lebon Risler entra chez vos parents avec une figure extraordinaire endisant : « Grandes nouvelles ».

Grandes nouvelles, en effet. Georges Fromont venait de luiapprendre que, conformément aux dernières volontés de son oncle, ilallait épouser sa cousine Claire, et que décidément, ne pouvant pasconduire la fabrique tout seul, il était résolu à le prendre pourassocié, en donnant à la maison la raison sociale de FROMONT JEUNEET RISLER AÎNÉ.

Comment avez-vous fait, petite Chèbe, pour garder votresang-froid en apprenant que la fabrique allait vous échapper,qu’une autre femme avait pris votre place ? Quelle sinistresoirée !… Madame Chèbe reprisait près de la table,M. Chèbe séchait devant le feu ses vêtements mouillés d’unelongue course sous la pluie. Oh ! le misérable intérieur,plein de tristesse et d’ennui. La lampe éclairait mal. Le repasvite fait avait laissé dans la pièce une odeur de cuisine depauvres. Et ce Risler, ivre de joie, qui parlait, s’animait,faisait des projets !

Toutes ces choses vous serraient le cœur, vous rendaient latrahison encore plus affreuse par la comparaison de la richesse quifuyait votre main tendue et de cette infâme médiocrité où vousétiez condamnée à vivre…

Elle en fut sérieusement et longuement malade. De son lit, quandles vitres secouées sonnaient sous les rideaux, la malheureusecroyait toujours que les voitures de la noce de Georges passaienten bas dans la rue, et elle avait des crises nerveuses, muettes,inexplicables, comme une fièvre de colère qui la consumait.

Enfin, le temps, la jeunesse, les soins de sa mère et surtoutceux de Désirée, qui savait maintenant le sacrifice qu’on lui avaitfait, vinrent à bout de la maladie. Mais Sidonie resta longtempstrès faible, accablée par une tristesse mortelle, des envies depleurer qui la secouaient nerveusement.

Tantôt elle parlait de voyager, de quitter Paris. D’autres foisc’était le couvent qu’il lui fallait. Autour d’elle ons’affligeait, on cherchait la cause de ce singulier état, plusinquiétant encore que la maladie, quand tout à coup elle avoua à samère le secret de ses tristesses. Elle aimait Risler aîné… Jamaiselle n’avait osé le dire, mais c’est lui qu’elle avait toujoursaimé, et non pas Frantz. Cette nouvelle surprit tout le monde,Risler plus que personne, mais la petite Chèbe était si jolie, ellele regardait avec des yeux si doux que le brave garçon en fut toutde suite amoureux comme une bête. Peut-être aussi, sans qu’il s’enrendît bien compte, cet amour était au fond de son cœur depuislongtemps…

Et voilà comme il se fait que le soir de son mariage, la jeunemadame Risler, toute blanche dans sa toilette de noce, regardaitavec un sourire de triomphe la fenêtre du palier où dix ans de savie tenaient étroitement encadrés. Ce sourire orgueilleux, où sepeignait aussi une pitié profonde et un peu de mépris comme unenouvelle enrichie peut en avoir pour la médiocrité de ses débuts,s’adressait évidemment à l’enfant pauvre et malingre qu’ellecroyait voir là-haut, en face d’elle, dans la profondeur du passéet de la nuit, et semblait lui dire en montrant lafabrique :

« Qu’est-ce que tu dis de ça, petite Chèbe ?…, Tuvois, j’y suis maintenant… »

Partie 2

Chapitre 1LE JOUR DE MA FEMME.

Midi. Le Marais déjeune.

Aux lourdes vibrations des angelus de Saint-Paul, deSaint-Gervais, de Saint-Denis-du-Saint-Sacrement se mêle, montantdes cours, le tintement grêle des cloches de fabrique. Chacun deces carillons a sa physionomie bien distincte. Il en est de tristeset de gais, d’alertes et d’endormis. Il y a des cloches riches,heureuses, tintant pour des centaines d’ouvriers ; des clochespauvres, timides, qui semblent se cacher derrière les autres et sefaire toutes petites, comme si elles avaient peur que la failliteles entende. Et puis les menteuses, les effrontées, celles quisonnent pour le dehors, pour la rue, pour faire croire qu’on estune maison considérable et qu’on occupe beaucoup de monde.

Dieu merci, la cloche de l’usine Fromont n’est pas une decelles-là. C’est une bonne vieille cloche, un peu fêlée, connuedans le Marais depuis quarante ans, et qui n’a jamais chômé que lesdimanches et les jours d’émeute.

À sa voix, tout un peuple d’ouvriers défile sous le portail del’ancien hôtel et s’écoule dans les cabarets environnants. Lesapprentis s’asseyent au bord des trottoirs avec des ouvriersmaçons. Pour se réserver une demi-heure de jeu, ils déjeunent encinq minutes de tout ce qui traîne à Paris pour les ambulants etles pauvres, des marrons, des noix, des pommes ; et à côtéd’eux les maçons cassent de grandes miches d’un pain tout blanc defarine et de plâtre. Les femmes sont pressées, et s’en vont encourant. Elles ont toutes à la maison ou à l’asile un enfant àsurveiller, un vieux parent, le ménage à faire. Étouffées par l’airdes ateliers, les paupières gonflées, les cheveux ternis de lapoussière des papiers-velours, une poudre fine qui fait tousser,elles se hâtent, un panier au bras, par la rue encombrée où lesomnibus circulent avec peine dans ce débordement de peuple.

Près de la porte, assis sur une borne qui servait autrefois demontoir aux cavaliers, Risler regarde en souriant la sortie de lafabrique. C’est toujours un bonheur pour lui que l’estimecommunicative de tous ces braves gens qu’il a connus là quand ilétait petit et humble comme eux. Ce « bonjour, monsieurRisler », dit par tant de voix différentes et toutesaffectueuses, lui fait chaud au cœur. Les enfants l’accostent sanspeur, les dessinateurs à grandes barbes, demi-ouvriers,demi-artistes, lui donnent en passant la poignée de main et letutoiement. Peut-être y a-t-il dans tout cela un peu trop defamiliarité, car le brave homme n’a pas encore compris le prestigeet l’autorité de sa nouvelle position, et je connais quelqu’un quitrouve ce laisser-aller bien humiliant. Mais ce quelqu’un ne peutpas le voir en ce moment, et le patron en profite pour donner unevigoureuse accolade au vieux teneur de livres, Sigismond, qui sortle dernier de tous, roide, rouge, encaissé dans un grand col, ettête nue, quelque temps qu’il fasse, de peur des coups de sang.

Risler et lui sont compatriotes. Ils ont l’un pour l’autre uneestime profonde qui date de leurs débuts à la fabrique, de l’époquelointaine où ils déjeunaient ensemble à la petite crémerie du coin,dans laquelle Sigismond Planus entre tout seul maintenant et sechoisit un plat du jour sur l’ardoise pendue au mur…

Mais gare ! voici la voiture de Fromont jeune qui arrivesous le portail. Depuis le matin il est en courses ; et lesdeux associés, en s’avançant vers la maison coquette qu’ilshabitent tout au fond du jardin, causent amicalement de leursaffaires.

– Je suis allé chez les Prochasson, dit Fromont jeune. Ilsm’ont montré de nouveaux modèles, très jolis, ma foi !… Ilfaut, faire attention. Nous avons là des concurrents sérieux.

Risler n’est pas inquiet, lui. Il se sent fort de son talent, deson expérience ; et puis… mais ceci très confidentiel… il estsur la piste d’une invention merveilleuse, une imprimeuseperfectionnée, quelque chose… enfin on verra. Tout en causant ilsentrent dans le jardin, soigné comme un square, avec des acacias enboule presque aussi vieux que l’hôtel, et des lierres magnifiquesqui cachent les hautes murailles noires.

À côté de Fromont jeune, Risler aîné a l’air d’un commis quirend ses comptes au patron. À chaque pas, il s’arrête pour parler,car son geste est lourd, ses idées lentes, et les mots ont bien dumal à lui arriver. Oh ! s’il pouvait voir, là-haut, derrièrela vitre du second étage, le petit visage rose qui observe toutcela attentivement…

Madame Risler attend son mari pour déjeuner, et s’impatiente deses lenteurs de bonhomme. De la main elle lui fait signe –« Allons donc ! » Mais Risler ne s’en aperçoit pas.Il est tout occupé de la petite Fromont, la fille de Georges et deClaire, qui prend le soleil, épanouie dans ses dentelles sur lesbras de sa nourrice. Comme elle est jolie.

– C’est tout votre portrait, madame Chorche.

– Vous trouvez, mon bon Risler ? tout le monde ditpourtant qu’elle ressemble à son père.

– Oui, un peu… Mais cependant…

Et ils sont là tous, le père, la mère, Risler, la nourrice, àchercher gravement une ressemblance dans cette petite esquissed’être qui les regarde de ses yeux vagues, tout éblouis de la vieet du jour. À sa fenêtre entrouverte Sidonie se penche pour voir cequ’ils font et pourquoi son mari ne monte pas.

À ce moment, Risler a pris le poupon dans ses bras, tout ce jolifardeau d’étoffes blanches et de rubans clairs, et cherche à lefaire rire et gazouiller, avec des gentillesses des mines degrand-père. Comme il a l’air vieux, le pauvre homme ! Songrand corps qu’il rapetisse devant l’enfant, sa grosse voix qui sefait sourde pour s’adoucir, sont autant de disgrâces et deridicules.

Là-haut sa femme tape du pied, et murmure entre lesdents :

– L’imbécile !…

Enfin, lasse d’attendre, elle envoie prévenir monsieur que ledéjeuner est servi ; mais la partie est si bien en train quemonsieur ne sait plus comment s’en aller, comment interrompre cetteexplosion de joie et de petits cris d’oiseau. Il parvient pourtantà rendre l’enfant à sa nourrice, et se sauve dans l’escalier enriant de tout son cœur. Il rit encore eu entrant dans la salle àmanger, mais un regard de sa femme l’arrête net.

Sidonie est assise à table devant le réchaud chargé. On sent unparti pris de mauvaise humeur dans sa pose de victime :

– Vous voilà… C’est bien heureux.

Risler s’assied, un peu honteux :

– Que veux-tu, petite ? Cette enfant est si…

– Je vous ai déjà prié de ne pas me tutoyer. Cela n’est pasde mise entre nous.

– Mais quand nous sommes seuls ?

– Tenez ! vous ne saurez jamais vous faire à notrenouvelle fortune… Aussi, qu’arrive-t-il ? Personne ne merespecte ici. Le père Achille me salue à peine quand je passedevant sa loge… Il est vrai que je ne suis pas une Fromont, moi, etque je n’ai pas de voiture…

– Voyons, petite, tu… c’est-à-dire… vous savez bien que tu…que vous pouvez vous servir du coupé de madame Chorche. Elle le mettoujours à notre disposition.

– Combien de fois faut-il vous dire que je ne veux avoiraucune obligation à cette femme-là ?

– Oh ! Sidonie…

– Oui, nous savons, c’est convenu… madame Fromont, c’est lebon Dieu. Il est défendu d’y toucher Et moi, je dois me résigner àn’être rien dans la maison, à me laisser humilier, fouler auxpieds…

– Voyons, voyons, petite…

Le pauvre Risler essaye de s’interposer, de dire un mot enfaveur de sa chère madame Chorche. Mais il est maladroit. C’est lapire des conciliations ; et pour le coup Sidonieéclate :

– Je vous dis, moi, qu’avec son air tranquille, cette femmeest orgueilleuse et méchante… D’abord elle me déteste, je le sais…Tant que j’ai été la pauvre petite Sidonie, à qui l’on jetait lesjoujoux cassés et les vieilles robes, c’était bien ; maismaintenant que je suis maîtresse, moi aussi, cela la vexe etl’humilie… Madame me donne des conseils de haut, critique mesfaçons de faire… J’ai eu tort d’avoir une femme de chambre…Naturellement. N’ai-je pas été habituée à me servirmoi-même ?… Elle cherche toutes les occasions de me blesser.Quand je vais chez elle le mercredi, il faut entendre de quel tondevant le monde elle me demande des nouvelles de cette bonne madameChèbe… Eh bien ! oui. Je suis une Chèbe et elle une Fromont.Cela se vaut, je pense. Mon grand-père était pharmacien. Et lesien, qu’est-ce que c’est ? Un paysan enrichi par l’usure…Oh ! je le lui dirai un de ces jours, si elle fait trop lafière, et aussi que leur fillette, sans qu’ils s’en doutent, luiressemble à ce vieux père Gardinois, et Dieu sait qu’il n’est pasbeau.

– Oh ! dit Risler qui ne trouve pas un mot àrépondre.

– Pardi ! oui, je vous conseille de l’admirer, leurenfant. Elle est toujours malade. Elle pleure toute la nuit commeun petit chat. Cela m’empêche de dormir… Après, dans la journée,j’ai le piano de la maman et ses roulades… tra la la la la… Encoresi c’était de la musique amusante.

Risler a pris le bon parti. Il ne dit plus un mot ; puis,au bout d’un moment, quand il voit qu’elle commence à être pluscalme, il achève de l’apaiser avec des compliments.

– Est-elle gentille, aujourd’hui ! On fait donc desvisites, tantôt ?…

Pour éviter la difficulté du tutoiement, il se sert d’un modevague et impersonnel.

– Non, je ne fais pas de visites, répond Sidonie avec unecertaine fierté. J’en reçois, au contraire. C’est mon jour…

Et en face de l’air étonné, confondu de son mari, ellereprend.

– Eh bien ! oui, c’est mon jour… Madame Fromont en aun ; je peux bien en avoir un aussi, je pense.

– Sans doute, sans doute, dit le bon Risler, qui regardeautour de lui avec un peu d’inquiétude… C’est donc cela que j’ai vutant de fleurs partout, sur le palier, dans le salon.

– Oui, ce matin la bonne est descendue au jardin… Est-ceque j’ai eu tort ? Oh ! vous ne le dites pas, mais jesuis sûre que vous pensez que j’ai eu tort… Dame ! je croyaisque les fleurs du jardin étaient à nous comme à eux.

– Certainement… pourtant tu… vous… il aurait peut-êtremieux valu…

– Le demander ?… C’est cela… m’humilier encore àpropos de quelques méchants chrysanthèmes et de deux ou trois brinsde verdure. D’ailleurs je ne me suis pas cachée pour les prendre,ces fleurs ; et quand elle montera tout à l’heure…

– Est-ce qu’elle doit venir ? Ah ! c’estgentil.

Sidonie bondit, indignée :

– Comment ! C’est gentil ?… Il ne manquerait plusque cela, par exemple, qu’elle ne vint pas. Moi qui vais tous lesmercredis m’ennuyer chez elle avec un tas de poseuses, degrimacières.

Elle ne dit pas que ces mercredis de madame Fromont lui ontbeaucoup servi, qu’ils sont pour elle comme un journal de modeshebdomadaire, une de ces petites publications composites où il y ala façon d’entrer, de sortir, de saluer, de placer des fleurs surune jardinière et des cigares dans un fumoir, sans compter lesgravures, le défilé de tout ce qui se porte avec l’adresse et lenom des bonnes faiseuses. Sidonie ne dit pas non plus que ces amiesde Claire dont elle parle si dédaigneusement, elle les a toutessuppliées de venir la voir, son jour, et que ce jour a été choisipar elles-mêmes.

Viendront-elles ? Madame Fromont jeune fera-t-elle à madameRisler aîné l’affront de manquer son premier vendredi ? Celal’inquiète jusqu’à la fièvre…

– Mais dépêchez-vous donc, dit Sidonie à chaque instant…comme vous êtes long à déjeuner, bon Dieu !

Le fait est qu’une des manies du brave Risler est de mangerlentement, d’allumer sa pipe à table en savourant son café àpetites doses. Aujourd’hui il lui faut renoncer à ces chèreshabitudes, laisser la pipe dans son étui à cause de la fumée, etsitôt la dernière bouchée aller s’habiller bien vite, car sa femmetient à ce qu’il monte, cette après-midi, saluer ces dames.

Quel événement dans la fabrique quand on voit Risler aînédescendre, un jour de semaine, en redingote noire et cravate decérémonie !

– Tu vas donc à la noce ? lui crie le caissierSigismond derrière son grillage.

Et Risler répond, non sans quelque fierté :

– C’est le jour de ma femme !

Bientôt tout le monde sait dans la maison que c’est le jour deSidonie ; et même le père Achille, qui fait le jardin, n’estpas très content parce qu’on a cassé des branches aux lauriersd’hiver de l’entrée.

Assis devant la planche où il dessine, sous le jour blanc deshautes fenêtres, Risler a quitté sa belle redingote qui le gêne,retroussé ses manchettes toutes fraîches ; mais l’idée que safemme attend du monde le préoccupe, l’inquiète, et de temps entemps il se remet en tenue pour monter chez lui.

– Personne n’est venu ? demande-t-il timidement.

– Non, monsieur, personne.

Dans le beau salon rouge, – car ils ont un salon en damas rouge,avec une console entre les fenêtres et une jolie table au milieu dutapis à fleurs claires, – Sidonie s’est installée en femme quireçoit, un cercle de fauteuils et de chaises autour d’elle. Çà etlà des livres, des revues, une petite corbeille à ouvrage en formede bourriche, tressée avec des glands de soie, un bouquet deviolettes dans un verre de cristal et des plantes vertes dans lesjardinières. Tout cela est disposé exactement comme chez lesFromont, à l’étage au-dessous ; seulement le goût, cette ligneinvisible qui sépare le distingué du vulgaire, n’est pas encoreaffiné. On dirait la copie médiocre d’un joli tableau de genre. Lamaîtresse de maison elle-même a une robe trop neuve, elle a plutôtl’air d’être en visite que chez elle. Aux yeux de Risler tout estsuperbe, sans reproche ; il s’apprête à le dire en entrantdans le salon, mais devant le regard courroucé de sa femme, lepauvre mari s’arrête intimidé.

– Vous voyez, il est quatre heures, lui dit-elle enmontrant la pendule d’un geste de colère… Personne ne viendra… Maisc’est à Claire surtout que j’en veux de n’être pas montée… Elle estchez elle… j’en suis sûre… je l’entends.

En effet, depuis midi, Sidonie guette les moindres bruits del’étage au-dessous, les cris de l’enfant, une porte qu’on ferme.Risler voudrait redescendre, fuir la conversation du déjeuner quirecommence ; mais sa femme ne l’entend pas ainsi. C’est bienle moins qu’il lui tienne compagnie, lui, puisque tout le mondel’abandonne, et il reste là, inepte, cloué sur place, comme cesgens qui n’osent pas bouger pendant l’orage de peur d’attirer lafoudre Sidonie s’agite, va, vient dans le salon, change une chaise,la remet, se regarde en passant à la glace, sonne sa bonne pour luidire d’aller demander au père Achille si personne n’est venu pourelle, il est si méchant, ce père Achille. Peut-être quand on vient,répond-il qu’elle est sortie.

Mais, non ! le concierge n’a encore vu personne.

Silence et consternation, Sidonie est debout à la fenêtre degauche : Risler à celle de droite.

De là ils voient le petit jardin, où la nuit commence àdescendre, et la fumée noire que la haute cheminée dégage sous unciel bas. La vitre de Sigismond s’allume la première aurez-de-chaussée ; le caissier prépare sa lampe lui-même avecun soin méticuleux et sa grande ombre se promène devant la flamme,se courbe en deux près du grillage. La colère de Sidonie sedistrait un moment à ces détails connus.

Tout à coup un petit coupé entre dans le jardin et vients’arrêter devant la porte. Enfin voilà quelqu’un. Dans ce jolitourbillon de soie, de fleurs, de jais, de brandebourgs, defourrures, qui franchit le perron vivement, Sidonie a reconnu unedes plus élégantes habituées du salon Fromont, la femme d’un richemarchand de bronzes. Quelle gloire de recevoir une visitepareille ! Vite, vite, le ménage prend position, monsieur à lacheminée, madame dans un fauteuil, feuilletant négligemment unmagazine. Pose perdue. La belle visiteuse ne venait pas pourSidonie, elle s’est arrêtée à l’étage au-dessous.

Ah ! si madame Georges pouvait entendre ce que sa voisinedit d’elle et de ses amies…

À ce moment la porte s’ouvre, on annonce :

– Mademoiselle Planus.

C’est la sœur du caissier, une pauvre vieille fille humble etdouce qui s’est fait un devoir de cette visite à la femme du patronde son frère et semble stupéfaite de l’accueil empressé qu’ellereçoit. On l’entoure, on la choie « Que c’est aimable à vous…Approchez-vous donc du feu. » Ce sont des attentions, unintérêt à ses moindres paroles. Le bon Risler a des sourireschaleureux comme des remerciements. Sidonie elle-même déploietoutes ses grâces, heureuse de se montrer dans sa gloire, à uneégale de l’ancien temps, et de songer que l’autre au-dessous doitentendre qu’il lui est venu du monde. Aussi fait-on le plus detrain qu’on peut en roulant les fauteuils, en repoussant latable ; et lorsque la vieille demoiselle s’en va, éblouie,enchantée, confondue, on l’accompagne jusque dans l’escalier avecun grand frou-frou de volants, et on lui crie bien fort, en sepenchant sur la rampe, qu’on reste chez soi tous les vendredis…Vous entendez tous les vendredis.

 

Maintenant il fait nuit. Les deux grosses lampes du salon sontallumées. Dans la pièce à côté, on entend la bonne qui met lecouvert. C’est fini. Madame Fromont jeune ne viendra pas.

Sidonie est blême de rage.

– Voyez-vous cette pimbêche qui ne peut pas seulementmonter dix-huit marches… Madame trouve sans doute que nous sommestrop petites gens pour elle… Oh ! mais, je me vengerai…

Et à mesure qu’elle exhale sa colère en paroles injustes, savoix devient vulgaire, prend des intonations de faubourg, un accentpeuple qui trahit l’ancienne apprentie du magasin Le Mire.

Risler a le malheur de dire un mot.

– Qui sait ? L’enfant était peut-être malade.Furieuse, elle se retourne sur lui comme si elle voulait lemordre.

– Allez-vous me laisser tranquille avec cet enfant ?D’abord, c’est votre faute ce qui m’arrive… Vous ne savez pas mefaire respecter.

Et pendant que la porte de sa chambre, violemment refermée, faittrembler les globes de lampes et tous les bibelots des étagères,Risler, resté seul, immobile au milieu du salon, regarde d’un airconsterné ses manchettes toutes blanches, ses larges pieds vernis,et murmure machinalement :

Le jour de ma femme !

Chapitre 2PERLE VRAIE ET PERLE FAUSSE

« Qu’est-ce qu’elle a ?… Que lui ai-jefait ? » se demandait souvent Claire Fromont en pensant àSidonie. Elle ignorait absolument ce qui s’était passé autrefoisentre son amie et Georges à Savigny. Avec sa vie si droite, son âmesi tranquille, il lui était impossible de deviner quelle ambitionjalouse et basse avait grandi à ses côtés depuis quinze ans.Pourtant le regard énigmatique qui lui souriait froidement dans cejoli visage, la troublait sans qu’elle s’en rendît compte. À unepolitesse affectée, singulière chez des amis d’enfance, succédaittout à coup une colère mal dissimulée, une intonation sèche etcinglante devant laquelle Claire restait interdite comme devant unproblème. Parfois aussi un pressentiment singulier, l’intuitionvague d’un grand malheur, se joignait à cette inquiétude ; carles femmes sont toutes un peu des voyantes et même, chezles plus candides, l’ignorance profonde du mal s’éclaire de visionssubites d’une étonnante lucidité.

De temps en temps, à la suite d’une causerie un peu longue,d’une de ces rencontres imprévues où les visages pris au dépourvulaissent bien voir leurs pensées vraies, madame Fromontréfléchissait sérieusement à cette singulière petite Sidonie, maisla vie était là, active, pressante, avec son enveloppementd’affections, de préoccupations, et ne lui donnait pas le temps des’arrêter à ces minuties.

Il arrive, en effet, un âge pour les femmes où l’existence a destournants de route si subits que tous les horizons changent, tousles points de vue se transforment.

Jeune fille, cette amitié qui s’en allait d’elle pièce à pièce,comme déchirée par une main mauvaise, l’eût beaucoup attristée.Mais elle avait perdu son père, la plus grande, l’unique affectionde sa jeunesse ; puis elle s’était mariée. L’enfant était venuavec ses adorables exigences de toutes les minutes. En outre, ellegardait près d’elle sa mère presque en enfance, abêtie encore parla mort tragique de son mari. Dans une vie si occupée, les capricesde Sidonie tenaient peu de place ; et c’est à peine si ClaireFromont avait songé à s’étonner de son mariage avec Risler.Évidemment, il était trop âgé pour elle ; mais, après tout,puisqu’ils s’aimaient.

Quant à se vexer que la petite Chèbe fût arrivée à cette hauteposition, devenue presque son égale, sa nature très supérieureétait incapable de pareilles petitesses. Elle eût désiré de toutcœur, au contraire, voir heureuse et considérée cette jeune femmequi habitait près d’elle, vivait pour ainsi dire de sa vie, etavait été sa compagne d’enfance. Très affectueusement, elle essayade l’instruire, de l’initier au monde, comme on fait d’uneprovinciale bien douée à qui il manque peu de chose pour devenircharmante.

Entre deux femmes jolies et jeunes, les conseils ne s’acceptentpas facilement. Quand madame Fromont, un jour de grand dîner,prenait madame Risler dans sa chambre et lui souriait bien en face,pour lui dire sans la fâcher. « Trop de bijoux, mignonne… Etpuis, vois-tu avec les robes montantes on ne met pas de fleurs dansles cheveux… » Sidonie rougissait, remerciait son amie, maisau fond de son cœur inscrivait un grief de plus contre elle.

Dans le monde de Claire, on l’avait assez froidementaccueillie.

Le faubourg Saint-Germain a ses prétentions ; mais si vouscroyez que le Marais n’a pas les siennes !

Ces femmes et ces filles d’industriels, de riches fabricants,savaient l’histoire de la petite Chèbe, l’auraient devinée rienqu’à sa façon de se présenter, d’être parmi elles.

Sidonie avait beau s’appliquer. Il restait en elle de lademoiselle de magasin. Ses amabilités un peu forcées, trop humblesquelquefois, choquaient comme le ton faux des boutiques ; etses attitudes dédaigneuses rappelaient les mines superbes de ces« premières » qui, dans les magasins denouveautés, parées de robes de soie noire qu’elles remettent auvestiaire le soir en partant, regardent d’un air imposant, du hautde leurs coiffures à grandes boucles, les petites gens qui sepermettent de marchander.

Elle se sentait examinée, critiquée, et sa timidité étaitobligée de s’armer en guerre. Les noms prononcés devant elle, lesplaisirs, les fêtes, les livres dont on parlait lui étaientinconnus. Claire la mettait de son mieux au courant, la maintenaitau niveau, d’une main amie toujours tendue ; mais parmi cesdames, beaucoup trouvaient Sidonie jolie. C’était assez pour lui envouloir d’être entrée dans leur monde. D’autres, fières de laposition de leur mari, de leur richesse, n’avaient pas assez demutismes insolents, de politesses condescendantes pour humilier lapetite parvenue.

Sidonie les confondait toutes dans un seul mot. Les amies deClaire, c’est-à-dire mes ennemies à moi !… Mais elle n’envoulait sérieusement qu’à une seule.

Les deux associés ne se doutaient guère de ce qui se passaitentre leurs femmes.

Risler aîné, toujours absorbé dans son inventiond’imprimeuse, restait quelquefois jusqu’au milieu de lanuit à sa table de dessin. Fromont jeune passait ses journéesdehors, déjeunait à son cercle, n’était presque jamais à lafabrique. Il avait ses raisons pour cela.

Le voisinage de Sidonie le troublait. Ce caprice passionné qu’ilavait eu pour elle, cet amour sacrifié aux dernières volontés deson oncle lui traversaient trop souvent la mémoire avec tout leregret de l’irréparable, et, se sentant faible, il fuyait. C’étaitune nature molle, sans ressort, assez intelligente pour seconnaître, trop faible pour se diriger. Le soir du mariage deRisler, marié lui-même depuis quelques mois à peine, il avaitretrouvé auprès de cette femme toute l’émotion des soirs orageux deSavigny. Dès lors, sans s’en rendre bien compte, il évita de larevoir, de parler d’elle. Malheureusement, comme ils habitaient lamême maison, que les femmes se visitaient dix fois par jour, lehasard des rencontres les mettait en présence ; et il se passacette chose singulière que ce mari, voulant rester honnête,désertait tout à fait son ménage et cherchait des distractionsdehors.

Claire voyait cela sans étonnement. Elle avait été habituée parson père à ce perpétuel « en l’air » de la vie decommerce : et pendant ces absences, toute zélée dans sesdevoirs de femme et de mère, elle s’inventait de longues tâches,des travaux de toutes sortes, des promenades pour l’enfant, desstations au soleil prolongées et calmes, dont elle revenait raviedes progrès de la fillette, pénétrée des joies et des rires destout petits en plein air, avec un peu de leur rayonnement au fondde ses yeux sérieux.

Sidonie sortait aussi beaucoup. Souvent, vers la nuit, lavoiture de Georges, qui passait le portail, faisait se rangervivement madame Risler en superbe toilette, rentrant après degrandes courses dans Paris. Le boulevard, les étalages, desemplettes longuement choisies comme pour savourer le plaisirnouveau d’acheter, la tenaient très tard hors de chez elle. Onéchangeait un salut, un froid regard au détour de l’escalier ;et Georges entrait vite chez lui comme dans un refuge, cachant,sous un flot de caresses à l’enfant qu’on lui tendait, le troubletout à coup ressenti.

Sidonie, elle, semblait ne plus se souvenir de rien, et n’avoirgardé que du mépris pour cette nature lâche et douce. D’ailleurs,elle avait bien d’autres préoccupations.

Dans leur salon rouge, entre les deux fenêtres, son mari venaitde faire installer un piano.

Après bien des hésitations, elle s’était décidée à apprendre lechant, pensant qu’il était un peu tard pour commencer lepiano ; et, deux fois par semaine, madame Dobson, une jolieblonde sentimentale, venait lui donner des leçons de midi à uneheure. Dans le silence des cours environnantes, ces a… a…a…, ces o… 0… 0…, prolongés avec insistance,recommencés dix fois, les fenêtres ouvertes, donnaient à lafabrique l’aspect d’un pensionnat.

C’était bien, en effet, une écolière qui s’exerçait là, unepetite âme inexpérimentée et flottante, pleine de désirs inavoués,ayant tout à apprendre et à connaître pour devenir une vraie femme.Seulement son ambition s’en tenait à la superficie deschoses : « Claire Fromont joue du piano ; moi jechanterai… Elle passe pour une femme élégante et distinguée, jeveux qu’on en dise autant de moi. »

Sans songer une minute à s’instruire, elle passait sa vie àcourir les boutiques, les fournisseurs « Que portera-t-on cethiver ? » Elle allait aux somptuosités d’étalage, à toutce qui saute aux yeux des passants.

De ces perles fausses qu’elle avait si longtemps maniées, il luiétait resté quelque chose au bout des doigts, un peu de leur nacrefactice, de leur fragilité creuse, de leur éclat sans profondeur.Elle était bien elle-même une perle fausse, ronde, brillante, biensertie, où le vulgaire pouvait se prendre ; mais ClaireFromont était une perle véritable, d’un feu riche et discret à lafois, et quand on les voyait ensemble, la différence se sentait. Ondevinait que l’une avait été perle toujours, une toute petite perledès l’enfance, accrue des éléments d’élégance, de distinction quien avaient fait une nature rare et précieuse. L’autre, aucontraire, était bien l’œuvre de Paris, ce bijoutier en faux quidispose de mille futilités charmantes, brillantes, mais peusolides, mal assorties, mal rattachées : un vrai produit dupetit commerce dont elle avait fait partie.

Ce que Sidonie enviait par-dessus tout à Claire, c’étaitl’enfant, le poupon luxueux, enrubanné depuis les rideaux de sonberceau jusqu’au bonnet de sa nourrice. Elle ne songeait pas auxdevoirs doux, pleins de patience et d’abnégation, aux longsbercements des sommeils difficiles, aux réveils rieurs, étincelantsd’eau fraîche. Non ! dans l’enfant, elle ne voyait que lapromenade… C’est si joli cet attifement de ceintures flottantes etde longues plumes qui suit les jeunes mères dans le tourbillon desrues.

Elle, pour se faire accompagner, n’avait que ses parents ou sonmari. Elle aimait mieux sortir seule. Il avait une façon si drôled’être amoureux, ce brave Risler, jouant avec sa femme comme avecune poupée, lui pinçant le menton et les joues, rôdant autourd’elle avec des cris : « Hou ! hou ! » oubien la regardant de ses gros yeux attendris comme un chienaffectueux et reconnaissant. Cet amour bêta qui faisait d’elle unjoujou, une porcelaine d’étagère, la rendait honteuse. Quant à sesparents, ils la gênaient pour le monde qu’elle voulait voir, etsitôt après son mariage, elle s’en était à peu près débarrassée enleur louant une maisonnette à Montrouge. Cela avait coupé court auxinvasions fréquentes de M. Chèbe en longue redingote, et auxvisites interminables de la bonne madame Chèbe, chez qui lebien-être revenu ranimait d’anciennes habitudes de commérage et devie oisive.

Du même coup, Sidonie aurait bien voulu éloigner aussi lesDelobelle, dont le voisinage lui pesait. Mais le Marais était uncentre pour le vieux comédien, à cause de la proximité des théâtresdu boulevard : puis Désirée tenait, comme tous lessédentaires, à l’horizon connu, et sa cour triste, assombriel’hiver dès quatre heures, lui semblait une amie, un visage deconnaissance que le soleil éclairait quelquefois comme un sourire àson adresse. Sidonie, ne pouvant pas se débarrasser d’eux, avaitpris le parti de ne plus les voir. En somme, sa vie eût étésolitaire et assez triste sans quelques distractions que ClaireFromont lui procurait. Chaque fois c’était une colère. Ellepensait :

« Tout me viendra donc par elle. »

Et lorsque, au moment de dîner, on lui envoyait de l’étageau-dessous un numéro de loge ou une invitation pour le soir, touten s’habillant, ravie de se montrer, elle ne songeait qu’à écrasersa rivale. Ces occasions, d’ailleurs, devenaient rares, Claireétant de plus en plus occupée de son enfant, Pourtant, lorsque legrand-père Gardinois faisait un voyage à Paris, il ne manquaitjamais de réunir les deux ménages. La gaieté du vieux paysan avaitbesoin pour s’épanouir de cette petite Sidonie que sesplaisanteries n’effarouchaient pas. Il les faisait dîner tousquatre chez Philippe, son restaurant de choix, dont il connaissaitles patrons, les garçons, le sommelier, dépensait beaucoupd’argent, et de là les conduisait dans une loge louée d’avance àl’Opéra-Comique ou au Palais-Royal.

Au théâtre, il riait fort, parlait familièrement aux ouvreusescomme aux garçons de chez Philippe, réclamait tout haut destabourets pour les dames, et à la sortie voulait avoir lespaletots, les fourrures avant tout le monde, comme s’il eût été leseul parvenu trois fois millionnaire dans la salle.

Pour ces parties un peu vulgaires, où son mari le plus souventévitait de se trouver, Claire, avec son tact habituel, s’habillaitsobrement, passait inaperçue. Sidonie, au contraire, toutes voilesdehors, étalée au-devant des loges, riait de tout son cœur auxhistoires du grand-père, heureuse d’être descendue des troisièmesou des secondes, ses places d’autrefois, à ces belles avant-scènesornées de glaces, dont le bord de velours lui semblait fait exprèspour ses gants clairs, sa lorgnette d’ivoire et son éventail àpaillettes. La banalité des endroits publics, le rouge et l’or destentures, c’était du vrai luxe pour elle. Elle s’y épanouissaitcomme une jolie fleur en papier dans une jardinière enfiligrane.

Un soir, à une pièce en vogue du Palais-Royal, parmi les femmesprésentes, des célébrités peintes, coiffées de chapeauxmicroscopiques, armées d’immenses éventails et dont les têtesfardées sortaient de l’ombre des baignoires dans l’échancrure descorsages comme des portraits vaguement animés, l’allure de Sidonie,sa toilette, sa façon de rire et de regarder furent trèsremarquées. Toutes les lorgnettes de la salle, guidées par cecourant magnétique si puissant sous le lustre, se dirigeaient peu àpeu vers la loge qu’elle occupait. Claire finit par en êtregênée ; et, discrètement, elle fit passer à sa place son mariqui, par malheur, les avait accompagnés ce soir-là.

Georges, jeune, élégant à côté de Sidonie, avait l’air de soncompagnon naturel, tandis que, derrière eux, Risleraîné, toujours si calme, si éteint, semblait bien à sa place prèsde Claire Fromont qui gardait dans ses vêtements, un peu sombrescomme un incognito d’honnête femme au bal de l’Opéra.

En sortant, chacun des deux associés prit le bras de sa voisine.Une ouvreuse dit à Sidonie, en parlant de Georges :« Votre mari… », et la petite femme en eut un rayonnementde plaisir.

Votre mari.

Ce mot si simple avait suffi pour la bouleverser et remuer aufond de son cœur un tas de choses mauvaises. Pendant qu’ilstraversaient les couloirs, le foyer, elle regardait Risler etmadame « Chorche » marcher devant eux. L’élégance deClaire lui semblait écrasée, vulgarisée par la démarche lourde deRisler, Elle se disait : « Comme il doit m’enlaidir quandnous marchons ensemble !… » Et le cœur lui battait àl’idée du couple charmant, heureux, admiré qu’ils auraient fait,elle et ce Georges Fromont dont le bras frémissait sous lesien.

Alors, quand le coupé bleu vint prendre les Fromont à la portedu théâtre, pour la première fois elle se mit à songer qu’aprèstout cette femme lui avait volé sa place et qu’elle serait dans sondroit en essayant de la reprendre.

Chapitre 3LA BRASSERIE DE LA RUE BLONDEL

Depuis son mariage, Risler avait renoncé à la brasserie. Sidonieaurait eu plaisir à le voir quitter la maison, le soir, pour uncercle élégant, une réunion d’hommes riches et bien mis ; maisl’idée qu’il retournerait dans la fumée des pipes, vers les amis dutemps passé, Sigismond, Delobelle, son père, cette idéel’humiliait, la rendait malheureuse. Alors il n’y alla plus ;et cela lui coûtait un peu. C’était presque un souvenir du pays,cette brasserie située dans un coin oublié du vieux Paris. Lesvoitures rares, des rez-de-chaussée à hautes fenêtres grillagées,des odeurs fraîches de droguerie, de produits pharmaceutiquesdonnaient à cette petite rue Blondel une vague ressemblance aveccertaines rues de Bâle ou de Zurich. La brasserie était tenue parun Suisse, bourrée de gens de là-bas. Quand la porte s’ouvrait, àtravers le brouillard des pipes, la lourdeur épaisse des accents duNord, on avait la vision d’une immense salle basse avec des jambonspendus aux poutres, des tonneaux de bière alignés, de la sciure debois jusqu’à mi-jambes, et sur le comptoir de grands saladiers depommes de terre roses comme des châtaignes, des corbeilles deprachtels sortant du four tout saupoudrés de sel blanc surleurs nœuds dorés.

Pendant vingt ans, Risler avait eu là sa pipe, une longue pipemarquée à son nom au râtelier des habitués, et sa table où venaients’asseoir quelques compatriotes discrets, silencieux, quiécoutaient et admiraient, sans les comprendre, les interminablesdiscussions de Chèbe et de Delobelle. Une fois Risler parti, cesdeux derniers avaient à leur tour déserté la brasserie, pourplusieurs bonnes raisons. D’abord M. Chèbe habitait très loinmaintenant. Grâce à la générosité de ses enfants il avait enfinréalisé le rêve de toute sa vie.

– Quand je serai riche, disait toujours le petit homme dansson triste appartement du Marais, j’aurai une maison à moi, auxportes de Paris, presque à la campagne, un petit jardin que jebêcherai, que j’arroserai moi-même. Cela vaudra mieux pour ma santéque toutes les agitations de la capitale.

Eh bien ! il l’avait à présent sa maison, et il ne s’yamusait pas, je vous jure. C’était à Montrouge, sur le chemin deronde : « Petit chalet avec jardin », disaitl’écriteau dont le carton carré donnait une idée à peu près exactedes dimensions de la propriété. Les papiers étaient neufs etchampêtres, les peintures toutes fraîches ; un tonneaud’arrosage installé à côté d’un berceau de vigne-vierge jouait lerôle de pièce d’eau. Joignez à tous ces avantages qu’une baieseulement séparait ce paradis d’un autre « chalet avecjardin » tout à fait du même genre, où demeuraient le caissierSigismond Planus et sa sœur. Pour madame Chèbe, c’était unvoisinage précieux. Quand la bonne femme s’ennuyait, elle emportaitdes provisions de tricot et de raccommodages sous le berceau de lavieille fille qu’elle éblouissait du récit de ses splendeurspassées. Malheureusement son mari n’avait pas les mêmesdistractions.

Tout allait bien encore les premiers temps. On était au cœur del’été. M. Chèbe, continuellement en manches de chemise,faisait son installation. Le moindre clou à planter dans la maisonétait l’objet de réflexions oiseuses, de discussions sans fin. Pourle jardin, la même chose Il avait d’abord décidé d’en faire unjardin anglais, pelouses toujours vertes, allées tournantesombragées de massifs. Le diable, est que les massifs mettaient biendu temps à pousser.

– Ma foi ! j’ai envie d’en faire un verger, disaitl’impatient petit homme.

Et le voilà ne rêvant plus que bordures de légumes, haricots enligne, pêchers en espalier. Il piochait des matinées entières,fronçant le sourcil d’un air préoccupé, s’essuyant le frontostensiblement devant sa femme pour se faire dire :

– Mais repose-toi donc… tu vas te tuer.

En fin de compte, le jardin resta mixte, fleurs et fruits, parcet potager ; et chaque fois qu’il descendait dans Paris,M. Chèbe avait soin d’orner sa boutonnière d’une rose de sonparterre.

Tant que le beau temps dura, les bonnes gens ne se lassèrent pasd’admirer les couchers de soleil derrière les fortifications, lalongueur des jours, le bon air de la campagne. Quelquefois, lesoir, les fenêtres ouvertes, ils chantaient à deux voix : etdevant les étoiles du ciel qui s’allumaient en même temps que leslanternes du chemin de fer de ceinture, Ferdinand devenait lyrique…Mais quand la pluie arriva et qu’on ne put plus sortir, quelletristesse ! Madame Chèbe, parisienne consommée, regrettait lespetites rues du Marais, ses courses au marché des Blancs-Manteaux,chez les fournisseurs du quartier.

Tout près de la vitre, à son poste d’observation et de couture,elle regardait le petit jardin humide où les volubilis en graine etles capucines défleuries se détachaient d’elles-mêmes despalissades d’un air d’accablement, la longue ligne droite des talustoujours verts, et un peu plus loin, au coin d’une rue, la stationdes omnibus de Paris avec tous les points de leur parcours écritsen lettres tentantes sur les parois vernies. Chaque fois qu’un deces omnibus s’ébranlait pour partir, elle le suivait de l’œil commeun employé de Cayenne ou de Nouméa contemple le paquebot quiretourne en France, faisait le voyage avec lui, savait à quel pointil s’arrêterait, à quel autre il tournerait, lourdement en frôlantde ses roues les vitres des boutiques…

Prisonnier. M. Chèbe devint terrible. Il ne pouvait plusjardiner. Le dimanche, les fortifications étaient désertes, il n’yavait plus moyen de se promener au milieu des familles d’ouvriersgoûtant sur l’herbe, d’aller d’un groupe à l’autre, en voisin, lespieds dans des pantoufles brodées, avec l’autorité d’un richepropriétaire du voisinage. Cela surtout lui manquait, dévoré commeil était du désir qu’on s’occupât de lui. Dès lors, ne sachant plusque faire, n’ayant plus personne devant qui poser, personne pourécouter ses projets, ses histoires, le récit de l’accident arrivéau duc d’Orléans, – le pareil, vous savez, lui était arrivé dans sajeunesse – l’infortuné Ferdinand accablait sa femme dereproches.

– Ta fille nous exile,… ta fille a honte de nous…

On n’entendait que cela : « Ta fille… ta fille… tafille… » Car, dans son irritation contre Sidonie, il lareniait, laissant à sa femme la responsabilité de cette enfantmonstrueuse et dénaturée. C’était un vrai soulagement pour lapauvre madame Chèbe, quand son mari montait dans un des omnibus dela station pour s’en aller relancer Delobelle dont la flânerieétait toujours disponible, et déverser dans son sein toutes lesrancunes qu’il avait contre son gendre et sa fille.

L’illustre Delobelle, lui aussi, en voulait à Risler, et disaitvolontiers de lui, « C’est un lâcheur… »

Le grand homme avait espéré faire partie intégrante du nouveauménage, être l’organisateur des fêtes, l’arbitre des élégances. Aulieu de cela, Sidonie l’accueillait très froidement, et Risler nel’emmenait même plus à la brasserie. Pourtant le comédien ne seplaignait pas trop haut, et toutes les fois qu’il rencontrait sonami, il l’accablait de prévenances et de flatteries ; car ilallait avoir besoin de lui.

Fatigué d’attendre le directeur intelligent, ne voyant jamaisvenir le rôle qu’il espérait depuis tant d’années, Delobelle avaiteu l’idée d’acheter un théâtre et de l’exploiter lui-même. Ilcomptait sur Risler pour les fonds. Tout juste il se trouvait surle boulevard du Temple un petit théâtre à vendre, par suite de lafaillite de son directeur. Delobelle en parla à Risler, d’abordtrès vaguement, sous une forme tout à fait hypothétique :« Il y aura un bon coup à faire… » Risler écoutait avecson flegme habituel, disant : « En effet, ce serait trèsbon pour vous. » Puis à une ouverture plus directe, n’osantpas répondre « non », il s’était réfugié derrière des« je verrai… plus tard… je ne dis pas »… et finalementavait prononcé cette parole malheureuse : « Il faudraitvoir les devis ».

Pendant huit jours, le comédien avait pioché, fait des plans,aligné des chiffres, assis entre ses deux femmes qui le regardaientavec admiration et se grisaient de ce nouveau rêve. Dans la maison,on disait : « M. Delobelle va acheter unthéâtre ». Sur le boulevard, dans les cafés d’acteurs, iln’était bruit que de cette acquisition, Delobelle ne cachait pasqu’il avait trouvé un bailleur de fonds, et cela lui valait d’êtreentouré d’une foule de comédiens sans emploi, de vieux camaradesqui venaient lui taper familièrement sur l’épaule, se rappeler àlui. « Tu sais, ma vieille… » Il promettait desengagements, déjeunait au café, y écrivait des lettres, saluait dubout des doigts les gens qui entraient, tenait des colloques trèsanimés dans des coins ; et déjà deux auteurs râpés lui avaientlu un drame en sept tableaux qui lui « allait comme ungant » pour sa pièce d’ouverture. Il disait « monthéâtre ! » et on lui adressait des lettres :« À M. Delobelle, directeur ».

Quand il eut composé son prospectus, fait ses devis il allatrouver Risler à la fabrique. Celui-ci, très occupé, lui donnarendez-vous rue Blondel ; et le soir même Delobelle, arrivé lepremier à la brasserie, s’installait à leur ancienne table,demandait une canette et deux verres, et attendait. Il attenditlongtemps, l’œil sur la porte, frémissant d’impatience. Rislern’arrivait pas. Chaque fois que quelqu’un entrait, le comédien seretournait. Il avait mis ses papiers sur la table et les relisaitavec des gestes, des mouvements de tête et des lèvres.

L’affaire était unique, splendide. Déjà il se voyait jouant, carc’était là le point essentiel, jouant sur un théâtre à lui desrôles faits exprès pour lui, à sa taille, où il aurait tous leseffets…

Tout à coup la porte s’ouvrit, et, dans la fumée des pipes,M. Chèbe parut. Il fut aussi surpris et vexé de voir Delobellelà que Delobelle l’était lui-même… Il avait écrit à son gendre lematin qu’il désirait l’entretenir très sérieusement et qu’ill’attendrait à la brasserie. C’était pour une affaire d’honneur,tout à fait entre eux, d’homme à homme. Le vrai de cette affaired’honneur, c’est que M. Chèbe avait donné congé de la petitemaison de Montrouge, et loué rue du Mail, en plein quartier ducommerce, un magasin avec entresol… Un magasin ?… Mon Dieu,oui… Et maintenant il était un peu effrayé de son coup de tête,inquiet de savoir comment sa fille le prendrait, d’autant plus quele magasin coûtait bien plus cher que la maison de Montrouge etqu’il y aurait quelques grosses réparations à faire, en entrant.Comme il connaissait de longue date la bonté de son gendre,M. Chèbe avait voulu s’adresser à lui tout d’abord, espérantle mettre dans son jeu et lui laisser la responsabilité de ce coupd’état domestique. Au lieu de Risler, c’était Delobelle qu’iltrouvait.

Ils se regardèrent en dessous, d’un œil mauvais, comme deuxchiens qui se rencontrent au bord de la même écuelle. Chacun d’euxavait compris ce que l’autre attendait, et ils n’essayèrent pas dese donner le change.

– Mon gendre n’est pas là ? demanda M. Chèbe enlorgnant les paperasses étalées sur la table, et soulignant le mot« mon gendre », pour bien indiquer que Risler était à luiet non pas à un autre.

– Je l’attends, répondit Delobelle en ramassant sespapiers.

Les lèvres pincées, il ajouta d’un air digne, mystérieux,toujours théâtral. – C’est pour quelque chose de trèsimportant.

– Et moi aussi… affirma M. Chèbe, dont les troischeveux se hérissèrent pareils à des lances de porc-épic.

En même temps il vint s’asseoir sur le divan à côté deDelobelle, demanda comme lui une canette et deux verres ;puis, les mains dans les poches, le dos au mur et carré sur sabase, il attendit. Ces deux verres vides à côté l’un de l’autre,destinés au même absent, avaient un air de défi. Et Risler quin’arrivait pas. Les deux buveurs silencieux s’impatientaient,s’agitaient sur le divan, espérant toujours que l’un des deux selasserait. À la fin, leur mauvaise humeur déborda, et,naturellement, c’est le pauvre Risler qui reçut tout.

– Quelle inconvenance ! faire attendre si longtemps unhomme de mon âge, commença M Chèbe qui n’invoquait jamais son grandâge que dans ces circonstances-là.

M. Delobelle reprit :

– Je crois, en effet, qu’on se moque de nous.

Et l’autre.

– Monsieur avait sans doute du monde à dîner.

– Et quel monde !… fit d’un ton méprisant l’illustreDelobelle, en qui des souvenirs cuisants se réveillaient.

– Le fait est… continua M. Chèbe.

Ils se rapprochèrent et on causa. Tous deux en avaient gros surle cœur à propos de Risler et de Sidonie. Ils s’épanchèrent. CeRisler avec ses airs bon enfant, n’était au fond qu’un égoïste, unparvenu. Ils se moquaient de son accent, de sa tournure, imitaientcertaines de ses manies. Ensuite, ils parlèrent de son ménage, et,baissant la voix, se faisaient des confidences, riaientfamilièrement, redevenus amis.

M. Chèbe allait très loin :

– Et qu’il prenne garde ! il a fait la sottise delaisser le père et la mère s’éloigner de leur enfant ; s’illui arrive quelque chose, il n’aura rien à nous reprocher. Unefille qui n’a plus l’exemple de ses parents sous les yeux, vouscomprenez…

– Certainement… certainement… disait Delobelle ;surtout que Sidonie est devenue très coquette… Enfin, quevoulez-vous ? Il n’aura que ce qu’il mérite. Est-ce qu’unhomme de son âge aurait dû… Chut !… le voilà.

Risler venait d’entrer, et s’approchait en distribuant despoignées de mains tout le long des bancs. Entre les trois amis, ily eut un moment de gêne, Risler s’excusa de son mieux. Il s’étaitattardé chez lui, Sidonie avait du monde, Delobelle poussa le piedde M. Chèbe sous la table, et tout en parlant, le pauvrehomme, un peu embarrassé des deux verres vides qui l’attendaient,ne savait devant lequel il devait s’asseoir. Delobelle futgénéreux :

– Vous avez à causer, messieurs, ne vous gênez pas.

Et il murmura en faisant signe de l’œil à Risler :

– J’ai les papiers.

– Les papiers ?… fit l’autre ahuri.

– Les devis…, souffla le comédien. Là-dessus, avec unegrande affectation de discrétion, il se rencoigna et reprit lalecture de ses paperasses, la tête dans ses poings, ses poings dansles oreilles.

À côté de lui, les deux autres causaient, d’abord à voix basse,puis plus haut, car le timbre aigu et criard de M. Chèbe nepouvait pas se modérer longtemps… Il n’avait pas l’âge des’enterrer, que diable !… Il serait mort d’ennui à Montrouge…La rue du Mail, du Sentier, le train et l’activité des quartiers decommerce, voilà ce qu’il lui fallait.

– Oui, mais un magasin ?… Pourquoi faire ?…hasardait Risler timidement.

« Pourquoi faire un magasin ? Pourquoi faire unmagasin ? » répétait M. Chèbe, rouge comme un œuf dePâques et montant sa voix jusqu’au plus haut degré de son registre…« Parce que je suis un commerçant, monsieur Risler.Commerçant, fils de commerçant… Oh ! je vous vois venir. Jen’ai pas de commerce… Mais à qui la faute ?… Si les personnesqui m’ont enfermé à Montrouge, aux portes de Bicêtre, comme ungâteux, avaient eu le bon esprit de me fournir les fonds d’uneentreprise… » Ici Risler parvint à lui imposer silence, etl’on n’entendit plus que des bribes de conversation : « …magasin plus commode… haut de plafond… respire mieux… projetsd’avenir… affaire gigantesque… parlerai quand il sera temps… Biendes gens seront étonnés. » Tout en saisissant ces bouts dephrases, Delobelle s’absorbait de plus en plus dans ses devis,faisait le dos énergique de l’homme qui n’écoute pas. Risler,embarrassé, buvait de temps en temps une gorgée de bière pour sedonner une contenance. À la fin, quand M. Chèbe se fut calmé,et pour cause, son gendre se tourna en souriant vers l’illustreDelobelle, dont il rencontra le sévère regard impassible quisemblait dire : « Eh bien ! etmoi ?… »

« Ah ! mon Dieu, c’est vrai – » pensa le pauvrehomme.

Changeant aussitôt de chaise et de verre, il vint se mettredevant le comédien ; mais M. Chèbe n’avait pas le mondede Delobelle. Au lieu de s’éloigner discrètement, il rapprocha sachope et se mêla au groupe, si bien que le grand homme, qui nevoulait pas parler devant lui, remit solennellement pour la secondefois ses papiers dans sa poche en disant à Risler :

– Nous verrons cela plus tard.

Très tard, en effet, car M. Chèbe s’était fait cetteréflexion « Mon gendre est si bonasse… Si je le laisse avec cecarottier, qui sait ce qu’on va tirer de lui ? »

Et il restait pour le surveiller Le comédien était furieux.Remettre la chose à un autre jour ? Impossible, Risler venaitde leur apprendre qu’il partait le lendemain pour aller passer unmois à Savigny.

– Un mois à Savigny ?… dit M. Chèbe exaspéré devoir son gendre lui échapper… Et les affaires ?

– Oh ! je viendrai à Paris tous les jours avecGeorges… C’est monsieur Gardinois qui a tenu à revoir sa petiteSidonie.

M. Chèbe hocha la tête. Il trouvait cela bien imprudent.Les affaires sont les affaires. Il faut être là, toujours là, surla brèche. Qui sait ? la fabrique pouvait prendre feu, lanuit. Et il répétait d’un air sentencieux : « l’œil dumaître, mon cher, l’œil du maître », tandis qu’à côté de lui,le comédien, que ce départ n’arrangeait guère non plus,arrondissait son gros œil et lui donnait une expression à la foissubtile et autoritaire, la véritable expression de l’œil dumaître.

Enfin, vers minuit, le dernier omnibus de Montrouge emporta letyrannique beau-père, et Delobelle put parler.

– D’abord le prospectus, dit-il, ne voulant pas abordertout de suite la question de chiffres, et, le lorgnon sur le nez,emphatique, toujours en scène, il commença : « Quand onconsidère froidement le degré de décrépitude où l’art dramatiqueest tombé en France, quand on mesure la distance qui sépare lethéâtre de Molière… » Il y en avait plusieurs pages commecela. Risler écoutait, tirant sa pipe, n’osant pas bouger, car lelecteur à chaque instant le regardait par-dessus son lorgnon pourjuger de l’effet de ses phrases. Malheureusement, au beau milieu duprospectus, le café ferma. On éteignait, il fallait partir… Et lesdevis ?… Il fut convenu qu’ils les liraient en s’en allant. Ons’arrêtait à chaque bec de gaz. Le comédien défilait ses chiffres…Tant pour la salle, tant pour l’éclairage, tant pour le droit despauvres, tant pour les acteurs… Sur cette question des acteurs, ilinsistait.

– Le bon de l’affaire, disait-il, c’est que nous n’auronspas de premier rôle à payer… Notre premier rôle sera Bibi… (QuandDelobelle parlait de lui-même, il s’appelait volontiers Bibi…) Unpremier rôle se paye vingt-mille francs… n’en ayant pas à payer,c’est comme si vous mettiez vingt mille francs dans votre poche.Est-ce vrai, voyons ?

Risler ne répondait pas. Il avait l’air contraint, les yeuxégarés de l’homme dont la pensée est ailleurs. Les devis étant lus,Delobelle, qui voyait avec terreur approcher le tournant desVieilles-Haudriettes, posa la question nettement. Voulait-il, ouiou non, faire l’affaire ?

– Eh bien !… non, dit Risler animé d’un couragehéroïque qu’il puisait surtout dans le voisinage de la fabrique etla pensée que le bonheur de son ménage était en jeu. Delobelle futstupéfait. Il croyait l’affaire dans le sac, et tout ému, sespapiers à la main, regardait l’autre avec des yeux ronds.

– Non, reprit Risler… Je ne peux pas faire ce que vous medemandez… voici pourquoi.

Lentement, avec sa lourdeur habituelle, le brave garçon expliquaqu’il n’était pas riche. Quoique associé d’une maison importante,il n’avait pas d’argent disponible. Georges et lui touchaientchaque mois une certaine somme à la caisse, ensuite, à l’inventairede fin d’année, ils se partageaient les bénéfices. Son installationlui avait coûté cher : toutes ses économies. Il y avait encorequatre mois avant l’inventaire Où prendrait-il les trente millefrancs qu’il fallait donner tout de suite pour l’acquisition duthéâtre ? Et puis enfin l’affaire pouvait ne pas réussir.

– C’est impossible… Bibi sera là ! En parlant ainsi,le pauvre Bibi redressait sa taille, mais Risler était bien résolu,et tous les raisonnements de Bibi se brisaient toujours aux mêmesdénégations « Plus tard, dans deux ans, dans trois ans, je nedis pas… »

Le comédien lutta longtemps, défendant le terrain pied à pied.Il proposa de refaire les devis. On pourrait avoir la chose àmeilleur compte… « Ce serait toujours trop cher pour moi,interrompit Risler. Mon nom ne m’appartient pas. Il fait partie dela raison sociale. Je n’ai pas le droit de l’engager. Me voyez-vousfaisant faillite ! » Sa voix tremblait en prononçant cemot de faillite.

– Mais puisque tout sera en mon nom, disait Delobelle, quin’avait pas de superstition. Il essaya de tout, invoqua lesintérêts sacrés de l’art, alla même jusqu’à parler des petitesactrices dont les œillades provoquantes… Risler eut un grosrire :

– Allons, allons, farceur… Qu’est-ce que vous meracontez-là… Vous oubliez que nous sommes mariés tous les deux,même qu’il est très tard et que nos femmes doivent nous attendre…Sans rancune, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas un refus, vouscomprenez bien… Tenez ! venez me voir après l’inventaire. Nousen recauserons… Ah ! voilà le père Achille qui éteint son gaz…Je rentre. Adieu.

Il était plus d’une heure du matin quand le comédien rentra chezlui. Les deux femmes l’attendaient en travaillant comme toujours,mais avec quelque chose de fébrile et de vif qu’elles n’avaient pasd’habitude. À chaque instant les grands ciseaux dont la mamanDelobelle se servait pour couper les fils de laiton, étaient prisde frémissements singuliers, et les petits doigts de Désirée, entrain de monter une parure, donnaient le vertige à regarder,tellement ils allaient vite. Étalées sur la table devant elle, leslongues plumes des oiseaux-mouches semblaient avoir aussi je nesais quoi de plus brillant, d’un coloris plus riche que les autresjours C’est qu’une belle visiteuse appelée l’Espérance était venuece soir-là. Elle avait fait ce grand effort de monter cinq étagesdans un escalier noir, et d’entrebâiller la porte du petit logis,pour y jeter un regard lumineux. Quelques déceptions qu’on ait euesdans la vie, ces lueurs magiques vous éblouissent toujours.

– Oh ! si le père pouvait réussir…, disait de temps entemps la maman Delobelle, comme pour résumer un monde de penséesheureuses auxquelles sa rêverie s’abandonnait.

– Il réussira, maman, sois-en sûre. Monsieur Risler est sibon, je réponds de lui. Sidonie aussi nous aime bien, quoiquedepuis son mariage elle paraisse négliger un peu ses amis. Mais ilfaut tenir compte des situations… D’ailleurs, je n’oublierai jamaisce qu’elle a fait pour moi.

Et au souvenir de ce que Sidonie avait fait pour elle, la petiteboiteuse s’activait encore plus fébrilement à son ouvrage. Sesdoigts électrisés s’agitaient avec un redoublement de vitesse. Onaurait dit qu’ils couraient après quelque chose de fugitif,d’insaisissable, comme le bonheur, par exemple, ou l’amour dequelqu’un qui ne vous aime pas.

« Qu’est-ce qu’elle a donc fait pour toi ? »aurait dû lui demander la mère, mais ce que disait sa fille nel’intéressait guère en ce moment. Elle ne pensait qu’à son grandhomme :

– Hein ! crois-tu, fillette ?… Si le père allaitavoir un théâtre à lui, s’il allait se remettre à jouer commeautrefois ! Tu ne te souviens pas, tu étais trop petite alors.Mais c’est qu’il avait un succès fou, des rappels. Un soir, àAlençon, les abonnés du théâtre lui ont donné une couronne d’or…Ah ! il était bien brillant, dans ce temps-là, et si gai, siheureux de vivre. Ceux qui le voient maintenant ne le connaissentpas, mon pauvre homme, le malheur l’a tellement changé… Ehbien ! je suis sûre qu’il ne faudrait qu’un peu de succès pournous le rendre jeune et content… Et puis, c’est qu’on gagne del’argent dans les directions. À Nantes, le directeur avait unevoiture. Nous vois-tu avec une voiture ?… Non ! mais nousvois-tu ?… C’est ça qui serait bon pour toi. Tu pourraissortir, quitter un peu ton fauteuil. Le père nous emmènerait à lacampagne. Tu verrais de l’eau, des arbres, toi qui en as tantenvie.

– Oh ! des arbres…, disait tout bas en frémissant lapâle petite recluse.

À ce moment, la grande porte de la maison se refermaviolemment ; et le pas correct de M. Delobelle résonnadans le vestibule. Il y eut un instant d’angoisse, sans parole nirespiration. Les deux femmes n’osaient pas même se regarder, et lesgrands ciseaux de la maman tremblaient si fort, qu’ils coupaient lelaiton tout de travers.

Certes, le pauvre diable venait de recevoir un coup terrible.Ses illusions à bas, l’humiliation d’un refus, les plaisanteriesdes camarades, la note du café où il avait déjeuné à crédit tout letemps de sa direction et qu’il allait falloir payer, tout celavenait de lui apparaître dans le silence et la nuit des cinq étagesà monter. Il avait le cœur navré. Eh bien, la nature du comédienétait si forte en lui, qu’à cette douleur si sincère, il avait crudevoir mettre un masque tragique et de convention.

À peine entré, il s’arrêta, promena un regard fatal surl’atelier, la table chargée d’ouvrage, son petit souper quil’attendait servi dans un coin, et les deux chères figuresanxieuses levant vers lui des yeux brillants. Le comédien restabien une minute sans parler, et vous savez si c’est long au théâtreun silence d’une minute ; ensuite il fit trois pas, tomba surune chaise basse à côté de la table, et dit d’une voix sifflante.« Ah ! je suis damné. »

En même temps il donna sur la table un coup de poing si terribleque les oiseaux et mouches pour modes s’envolèrent aux quatre coinsde la chambre. Sa femme, effrayée, se leva et s’approcha timidementde lui, pendant que Désirée se soulevait à demi sur son fauteuil,avec une expression d’angoisse nerveuse qui lui contractait tousles traits.

Affaissé sur sa chaise, les bras jetés, vaincu, la tête sur lapoitrine, le comédien parlait tout seul. Monologue haché,entrecoupé, traversé de soupirs et de hoquets dramatiques, pleind’imprécations contre les bourgeois féroces, égoïstes, ces monstresà qui l’artiste donne sa chair et son sang en pâture.

Ensuite il repassa toute sa vie de théâtre, les triomphes dudébut, la couronne d’or des abonnés d’Alençon, son mariage aveccette « sainte femme » ; et il montrait la pauvrecréature qui se tenait debout près de lui, tout en larmes, leslèvres tremblantes, remuant sénilement la tête à chacune desparoles de son mari.

Vraiment, quelqu’un qui n’eût pas connu l’illustre Delobelleaurait pu, après ce long monologue, raconter toute son existence endétail. Il rappelait son arrivée à Paris, ses déboires, sesprivations… Hélas ! ce n’est pas lui qui s’était privé. Il n’yavait qu’à voir sa large face épanouie à côté de ces deux visagesde femmes tirés et amaigris. Mais le comédien n’y regardait pas desi près, et continuant à se griser de mots déclamatoires :

– Oh ! disait-il, avoir tant lutté… Dix ans, quinzeans que je lutte, soutenu par ces créatures dévouées, nourri parelles.

– Papa, papa, taisez-vous…, suppliait Désirée, les mainsjointes.

– Si, si, nourri par elles, et je n’en rougis pas… Carc’est pour l’art sacré que j’accepte tous ces dévouements… Maismaintenant c’en est trop. On m’en a trop fait. Je renonce.

– Oh ! mon ami, que dis-tu là ? cria la mamanDelobelle en s’élançant vers lui.

– Non, laisse-moi… Je suis à bout de forces. Ils ont tuél’artiste en moi. C’est fini… Je renonce au théâtre.

Alors, si vous aviez vu les deux femmes l’entourer de leursbras, le prier de lutter encore, lui prouver qu’il n’avait pas ledroit de renoncer, vous n’auriez pas pu retenir vos larmes.Delobelle résistait pourtant. Enfin il se rendit, promit de tenirbon encore quelque temps, puisqu’elles le voulaient ; mais ilen avait fallu des supplications et des caresses pour en arriverlà.

Un quart d’heure après, le grand homme, creusé par sonmonologue, soulagé par l’expansion qu’il avait donnée à sondésespoir, était assis à un bout de la table et soupait de bonappétit, n’ayant gardé de tout cela qu’un peu de lassitude, commeun comédien qui a joué dans sa soirée un rôle très long et trèsdramatique.

En pareil cas, le comédien qui a ému toute une salle et pleuréde vraies larmes sur la scène, n’y pense plus une fois dehors. Illaisse son émotion dans sa loge en même temps que son costume etses perruques, tandis que les spectateurs plus naïfs, plus vivementimpressionnés, rentrent chez eux les yeux rouges, le cœur serré, etla surexcitation de leurs nerfs les tient éveillés encore bienlongtemps.

La petite Désirée et la maman Delobelle ne dormirent pasbeaucoup cette nuit-là !

Chapitre 4 ÀSAVIGNY

Ce fut un grand malheur que ce séjour des deux ménages à Savignypendant un mois. Après deux ans, Georges et Sidonie se retrouvaientl’un à côté de l’autre dans la vieille propriété trop ancienne pourne pas être toujours semblable à elle-même, et où les cailloux, lesétangs, les arbres, immuables, semblaient une dérision à tout cequi change et qui passe. Il aurait fallu deux âmes autrementtrempées, autrement honnêtes, pour que ce rapprochement ne leur fûtpas funeste.

Quant à Claire, jamais elle n’avait été si heureuse, jamaisSavigny ne lui avait semblé si beau. Quelle joie de promener sonenfant sur les pelouses, où toute petite elle-même avait marché, des’asseoir jeune mère sur les bancs ombragés d’où sa mère à ellesurveillait ses jeux d’autrefois, d’aller reconnaître au bras deGeorges les moindres coins où ils avaient joué ensemble. Elleéprouvait une satisfaction tranquille, ce plein bonheur des viescalmes qui se savoure en silence, et tout le jour ses longspeignoirs traînaient sur les allées, ralentis par les petits pas del’enfant, ses cris, ses exigences.

Sidonie se joignait peu à ces promenades maternelles. Elledisait que le bruit des enfants la fatiguait, et en cela setrouvait d’accord avec le vieux Gardinois pour qui tout étaitprétexte à contrarier sa petite-fille. Il croyait y arriver en nes’occupant que de Sidonie et lui faisant encore plus de fêtes qu’àson dernier séjour. Les voitures enfouies depuis deux ans sous laremise, et qu’on époussetait une fois par semaine parce que lesaraignées filaient leurs toiles sur les coussins de soie, furentmises à sa disposition. On attelait trois fois par jour, et lagrille tournait sur ses gonds continuellement. Tout dans la maisonsuivit cette impulsion mondaine. Le jardinier soignait mieux lesfleurs, parce que madame Risler choisissait les plus belles pourmettre dans ses cheveux à l’heure du dîner ; puis il venaitdes visites. On organisait des goûters, des parties que madameFromont jeune présidait, mais où Sidonie, avec sa vive allure,brillait sans partage. D’ailleurs Claire lui laissait souvent laplace libre. L’enfant avait des heures de sommeil et de promenade,qu’aucun plaisir n’entravait jamais. La mère s’éloignait forcément,et mémo le soir elle était bien des fois privée d’aller avecSidonie au-devant des deux associés revenant de Paris.

– Tu m’excuseras, disait-elle, en montant dans sachambre.

Madame Risler triomphait. Élégante, oisive, elle s’en allait augalop des chevaux, inconsciente de la course rapide, sanspenser.

Le vent frais qui soufflait sous son voile la faisait seulementvivre. Vaguement, entre ses cils à demi-fermés, une auberge aperçueà un tournant de route, des enfants mal habillés, à pied surl’herbe près des ornières, lui rappelaient ses anciennes promenadesdu dimanche en compagnie de Risler et de ses parents, et le petitfrisson, qui la prenait à ce souvenir, l’installait mieux dans safraîche toilette mollement drapée, dans le bercement doux de lacalèche, où sa pensée se rendormait heureuse et rassurée.

À la gare, d’autres voitures attendaient. On la regardaitbeaucoup. Deux ou trois fois elle entendit chuchoter tout prèsd’elle : « C’est madame Fromont jeune… » et le faitest qu’on pouvait s’y tromper à les voir revenir ainsi tous lestrois du chemin de fer. Sidonie dans le fond à côté de Georges,riant et causant avec lui, Risler en face d’eux souriantpaisiblement, un peu gêné par cette belle voiture, ses larges mainsposées à plat sur les genoux. Cette idée qu’on la prenait pourmadame Fromont la rendait très fière, et chaque jour elle s’yhabituait un peu plus. À l’arrivée, les deux ménages se séparaientjusqu’au dîner ; mais, à côté de sa femme tranquillementinstallée près de la fillette endormie, Georges Fromont, trop jeunepour être enveloppé de l’intimité de son bonheur, pensait toujoursà cette brillante Sidonie dont on entendait la voix sonner enroulades triomphantes sous les charmilles du jardin.

Pendant que tout son château se transformait aux caprices d’unejeune femme, le vieux Gardinois continuait son existence rétréciede richard ennuyé, oisif et impotent. Ce qu’il avait encore trouvéde mieux comme distraction c’était l’espionnage. Les allées etvenues des domestiques, les propos qui se tenaient à la cuisine surson compte, le panier plein de légumes et de fruits qu’on apportaittous les matins du potager à l’office, étaient l’objetd’investigations continuelles. Il n’y avait pas pour lui de plaisirplus grand que de prendre quelqu’un en faute. Cela l’occupait, luidonnait de l’importance, et longuement, aux repas, devant lesilence des hôtes, il racontait le méfait, les ruses dont ils’était servi pour le surprendre, la mine du coupable, sesterreurs, ses supplications.

Pour cette surveillance perpétuelle de ses gens, le bonhommeavait adopté un banc de pierre incrusté dans le sable, derrière unimmense paulownia. Sans lire ni penser, il restait là des journéesentières, épiant qui entrait ou sortait. Pour la nuit, il avaitimaginé autre chose. Sous le grand vestibule de l’entrée oùmenaient les perrons chargés de fleurs, il avait fait pratiquer uneouverture correspondant à sa chambre située à l’étage au-dessus. Untuyau acoustique perfectionné devait lui amener là-haut tous lesbruits du rez-de-chaussée, jusqu’aux conversations des domestiquesprenant le frais le soir sur le perron.

Malheureusement, l’instrument trop parfait exagérait tous lessons, les brouillait, les prolongeait, et le tic-tac continuel etrégulier d’une grosse horloge, les cris d’un perroquet qui setenait en bas sur un perchoir, les gloussements de quelque poule enquête d’un grain perdu, voilà tout ce que M. Gardinois pouvaitentendre, lorsqu’il appliquait l’oreille à son tuyau. Quant auxvoix, elles ne lui arrivaient que comme un bourdonnement confus, unmurmure de foule où il était impossible de rien distinguer. Il enavait été quitte pour les frais de l’installation, et, depuis,dissimulait sa merveille acoustique dans un pli du rideau de sonlit.

Une nuit, le bonhomme, qui venait de s’endormir, fut réveillé ensursaut par le grincement d’une porte. À cette heure, c’était assezextraordinaire. La maison tout entière dormait. On n’entendait plusque les pattes des chiens de garde sur le sable, ou leur arrêt aupied d’un arbre en haut duquel soufflait quelque chouette. Belleoccasion pour se servir du tuyau acoustique. En rapprochant de sonoreille, M. Gardinois s’assura qu’il ne s’était pas trompé Lebruit continuait. On ouvrait une porte, puis une autre. Le verroudu perron glissait sous un effort. Mais ni Pyrame, ni Thisbé, pasmême Kiss, le terrible terre-neuve, n’avaient bougé. Il se levadoucement pour voir quels pouvaient être ces singuliers voleurs quisortaient au lieu d’entrer et à travers les lames de sespersiennes, voici ce qu’il aperçut.

Un homme mince, élancé, qui avait la tournure de Georges,donnait le bras à une femme encapuchonnée de dentelles. Ilss’arrêtèrent d’abord sur le banc du paulownia dont les branchesétaient en pleine fleur.

Il faisait une nuit admirable, neigeuse. La lune, frôlant lescimes d’arbres, amassait des flocons lumineux entre les feuillesserrées. Les terrasses, blanches de rayons, où les terre-neuveallaient et venaient dans leurs toisons frisées, guettant despapillons de nuit, les eaux profondes étalées et unies, toutresplendissait d’un éclat muet, tranquille, comme reflété dans unmiroir d’argent. Ça et là, au bord des pelouses, des vers luisantsétincelaient.

Sous l’ombre du paulownia, perdus dans ces profondeurs de nuitque fait autour d’elle la lune claire, les deux promeneursrestèrent un moment assis, silencieux. Tout à coup ils apparurenten pleine lumière, et leur groupe enlacé, languissant, traversalentement le perron et se perdit dans la charmille.

« J’en étais sûr », se dit le vieux Gardinois, qui lesreconnut. Et d’ailleurs quel besoin avait-il de lesreconnaître ? Est-ce que le calme des chiens, l’aspect de lamaison endormie ne lui apprenaient pas mieux que tout quelle sortede crime insolent, impuni, ignoré, hantait la nuit les allées deson parc ? C’est égal, le vieux paysan fut enchanté de sadécouverte. Sans lumière il revint se coucher en riant tout seul,et dans le petit cabinet plein d’armes de chasse d’où il les avaitguettés, croyant d’abord avoir affaire à des voleurs, le rayon delune n’éclaira plus bientôt que les fusils rangés au mur, et desboîtes de cartouches de tous les numéros.

Ils avaient retrouvé leur amour au coin de la même avenue. Cetteannée qui venait de s’écouler, pleine d’hésitations, de combatsvagues, de résistances, semblait n’avoir été qu’une préparation deleur rencontre. Et, faut-il le dire, une fois la faute commise, ilsn’eurent que l’étonnement d’avoir tant tardé… Georges Fromontsurtout était pris d’une passion folle. Il trompait sa femme, sameilleure amie ; il trompait Risler, son associé, le compagnonfidèle de tous les instants.

C’était une abondance, un renouvellement perpétuel de remords oùson amour s’avivait de l’immensité de sa faute. Sidonie devint sapensée constante, et il s’aperçut que jusqu’alors il n’avait pasvécu. Quant à elle, son amour était fait de vanités et de colères.Ce qu’elle savourait par-dessus tout, c’était l’humiliation deClaire à ses yeux. Ah ! si elle avait pu lui dire :« Ton mari m’aime… il te trompe avec moi… » son plaisireût été encore plus grand. Pour Risler, il avait selon elle bienmérité ce qui lui arrivait. Dans son ancien jargon d’apprentie,qu’elle pensait encore si elle ne le parlait plus, le pauvre hommen’était qu’un « vieux » qu’elle avait pris pour lafortune. C’est fait pour être trompé. « unvieux ! »

Le jour, Savigny était à Claire, à l’enfant qui grandissait,courait sur le sable, riait aux oiseaux et aux nuages. La mère etl’enfant avaient pour elles la lumière, les allées pleines desoleil. Mais les nuits bleues étaient à l’adultère, à cette fautelibrement installée qui parlait bas, marchait sans bruit sous lespersiennes fermées, et devant laquelle la maison assoupie sefaisait muette, aveugle, retrouvait son impassibilité de pierre,comme si elle avait eu honte de voir et d’entendre.

Chapitre 5SIGISMOND PLANUS TREMBLE POUR SA CAISSE

– Une voiture, mon ami Chorche ?… Une voiture àmoi ? Et pourquoi faire ?

– Je vous assure, mon cher Risler, que cela vous estindispensable. Chaque jour, nos relations, nos affaires s’étendent,le coupé ne nous suffit plus. D’ailleurs, il n’est pas convenablede voir toujours un des associés en voiture et l’autre à pied.Croyez-moi, c’est une dépense nécessaire, et qui rentrera, bienentendu, dans les frais généraux de la maison. Allons,résignez-vous.

Ce fut une vraie résignation. Il semblait à Risler qu’il volaitquelque chose en se payant ce luxe inouï d’une voiture, pourtant,devant l’insistance de Georges, il finit par céder, songeant à partlui :

« C’est Sidonie qui va être heureuse ! »

Le pauvre homme ne se doutait pas que depuis un mois Sidonieavait choisi elle-même chez Binder, le coupé que Georges Fromontvoulait lui offrir, et qu’on passait soi-disant aux frais générauxpour ne pas effaroucher le mari.

Il était si bien l’être destiné à se faire tromper toute la vie,ce bon Risler. Son honnêteté native, cette confiance aux hommes etaux choses qui faisaient le fond de sa nature limpide se doublaientencore depuis quelque temps des inquiétudes que lui donnait lapoursuite de cette imprimeuse Risler destinée àrévolutionner l’industrie des papiers peints, et qui, à ses yeux,représentait son apport dans l’association. Sorti de ses épures, deson petit atelier du premier, il avait constamment la physionomieabsorbée des gens qui ont leur vie d’un côté et leurspréoccupations d’un autre. Aussi quel bonheur pour lui de trouveren rentrant son intérieur bien calme, sa femme de bonne humeur,toujours parée et souriante. Sans s’expliquer le pourquoi de cechangement, il constatait que depuis quelque temps la« petite » n’était plus la même à son égard. Maintenantelle lui permettait de reprendre ses anciennes habitudes : lapipe au dessert, le petit somme après diner, les rendez-vous à labrasserie avec M. Chèbe et Delobelle. Leur intérieur aussis’était transformé, embelli. De jour en jour le confort y faisaitplace au luxe. De ces inventions faciles de jardinières fleuries,de salon ponceau, Sidonie arrivait aux raffinements de la mode, auxmanies de meubles antiques et de faïences rares. Sa chambre étaittendue de soie bleu tendre, capitonnée comme un coffre à bijoux. Unpiano à queue d’un facteur célèbre s’étalait dans le salon à laplace de l’ancien, et ce n’était plus deux fois par semaine, maistous les jours qu’on voyait apparaître sa maîtresse de chant,madame Dobson, une romance roulée à la main.

Type assez singulier que cette jeune femme d’origine américaine,dont les cheveux d’un blond acide comme une pulpe de citrons’écartaient sur un front révolté et des yeux de métal bleui. Sonmari l’empêchant d’entrer au théâtre, elle donnait des leçons etchantait dans quelques salons bourgeois. À force de vivre dans cemonde factice des mélodies pour chant et piano, elle avaitcontracté une espèce d’exaspération sentimentale.

C’était la romance elle-même. Dans sa bouche, les mots« amour, passion » semblaient avoir quatre-vingtssyllabes, tellement elle les disait avec expression. Oh !l’expression. Voilà ce que mistress Dobson mettait avant toutechose, et ce qu’elle essayait vainement de communiquer à sonélève.

On était alors au beau temps de cette « Ay Chiquita »dont Paris s’est gargarisé des saisons entières. Sidonie l’écoutaitconsciencieusement, et toute la matinée on l’entendaitchanter :

On dit que tu te maries,

Tu sais que j’en puis mourir…

« Mouriiiiir ! » interrompait l’expressive madameDobson, on s’alanguissant sur l’ébène du piano ; et ellemourait en effet, levait au plafond ses yeux clairs, renversaitéperdument sa tête. Sidonie n’y arrivait jamais. Ses yeux demalice, sa lèvre gonflée de vie n’étaient pas faits pour cessentimentalités de harpe éolienne. Les refrains d’Offenbach oud’Hervé, piqués de notes imprévues, où l’on s’aide du geste, d’uncoup de tête ou d’un coup de reins, lui auraient bien mieuxconvenu ; mais elle n’osait pas l’avouer à son langoureuxprofesseur. Du reste, quoiqu’on l’eût beaucoup fait chanter chezmademoiselle Le Mire, sa voix était encore jeune et assezjolie.

Privée de relations, elle en vint peu à peu à se faire une amiede sa maîtresse de chant. Elle la gardait à déjeuner, l’emmenait encourse avec elle dans le coupé neuf, la faisait assister auxemplettes, aux achats de toilettes et de bijoux. Le ton sentimentalet compatissant de madame Dobson disposait aux confidences. Sesplaintes continuelles semblaient vouloir en attirer d’autres.Sidonie lui parla de Georges, de leur amour, atténuant sa faute parla cruauté de ses parents qui l’avaient mariée de force à un hommeriche et beaucoup plus âgé qu’elle. Madame Dobson se montra tout desuite disposée à les aider ; non qu’elle fût vénale, maiscette petite femme avait la passion de la passion, le goût desintrigues romanesques. Malheureuse dans son ménage, mariée à undentiste qui la battait, tous les maris pour elle étaient desmonstres, et le pauvre Risler surtout lui faisait l’effet d’untyran épouvantable que sa femme était en droit de haïr ettromper.

Ce fut une confidente active et d’une grande utilité. Deux outrois fois par semaine elle apportait une loge pour l’Opéra, lesItaliens, ou quelqu’un de ces petits théâtres à succès qui, pendantune saison, font traverser Paris à tout Paris. Aux yeux de Risler,les places venaient de madame Dobson ; elle en avait tantqu’elle voulait dans les théâtres de chant. Le malheureux ne sedoutait pas que la moindre de ces loges à une« première » à la mode avait souvent coûté dix ou quinzelouis à son associé. C’était vraiment trop facile de tromper unmari comme celui-là. Son inépuisable crédulité acceptaittranquillement tous les mensonges, et puis, il ne connaissait riende ce monde factice où sa femme commençait déjà à être connueJamais il ne l’accompagnait. Les quelques fois où, dans tout lecommencement du mariage, il l’avait conduite au théâtre, il s’étaitendormi honteusement, trop simple pour se préoccuper du public, etd’esprit trop lent pour s’intéresser au spectacle. Aussi, savait-ilun gré infini à madame Dobson de le remplacer auprès de Sidonie.Elle le faisait avec si bonne grâce.

Le soir, quand sa femme partait, toujours splendidement mise, illa regardait avec admiration, sans se douter du prix que coûtaientses toilettes, ni surtout de celui qui les payait, et, libre detout soupçon, il l’attendait au coin du feu en dessinant, heureuxde se dire : « Comme elle doit s’amuser ! »

À l’étage au-dessous, chez les Fromont, la même comédie sejouait, mais avec un renversement de rôles. Ici, c’était la jeunefemme qui gardait le coin du feu. Tous les soirs, une demi-heureaprès le départ de Sidonie, le grand portail se rouvrait pour lecoupé des Fromont, emportant monsieur à son cercle. Quevoulez-vous ? Il y a les exigences du commerce. C’est aucercle, autour d’une table de bouillotte, que se brassent lesgrosses affaires, et il faut y aller sous peine d’amoindrir samaison. Claire croyait cela naïvement. Son mari parti, elle avaitd’abord un moment de tristesse. Elle aurait tant aimé le garderprès d’elle ou sortir à son bras, prendre un plaisir en commun.Mais la vue de l’enfant, qui gazouillait devant le feu et faisaitaller ses petits pieds roses pendant qu’on la déshabillait, avaitbien vite calmé la mère. Puis le grand mot « lesaffaires », cette raison d’État des commerçants, étaittoujours là pour l’aider à se résigner.

Georges et Sidonie se rencontraient au théâtre. Ce qu’ilséprouvaient d’abord à se trouver ensemble, c’était une satisfactionde vanité On les regardait beaucoup. Elle était vraiment joliemaintenant, et sa physionomie chiffonnée, qui avait besoin detoutes les excentricités de la mode pour faire son véritable effet,se les appropriait si bien qu’on les eût dites inventées exprèspour elle. Au bout d’un moment, ils s’en allaient, et madame Dobsonrestait seule dans la loge. Ils avaient loué un petit appartementavenue Gabriel, au rond-point des Champs-Élysées, le rêve de cesdemoiselles à l’atelier Le Mire, deux pièces luxueuses et calmes oùle silence des quartiers riches, traversé seulement des voituresqui roulaient, enveloppait délicieusement leur amour. Peu à peu,quand elle eut pris l’habitude de sa faute, il lui vint desaudaces, des fantaisies. De ses anciens jours de travail, elleavait gardé au fond de sa mémoire des noms de bals, de restaurantsfameux où elle était curieuse d’aller à présent, de même qu’elleprenait plaisir à se faire ouvrir à deux battants les portes desgrandes faiseuses dont toute sa vie elle n’avait connu quel’enseigne. Car c’était cela surtout qu’elle cherchait dans cetamour, une revanche aux tristesses, aux humiliations de sajeunesse. Rien ne l’amusait, par exemple, en revenant du théâtre oud’une promenade de nuit au Bois, comme un souper au café Anglais,avec le bruit du vice luxueux autour d’elle. De ces excursionscontinuelles elle rapportait des façons de parler, de se tenir, desrefrains risqués, des coupes de vêtements qui faisaient passer dansl’atmosphère bourgeoise de l’antique maison de commerce lasilhouette exacte et extravagante du Paris-Cocotte de cetemps-là.

À la fabrique, on commençait à se douter de quelque chose Lesfemmes du peuple, même les plus pauvres, ont si vite fait de vouséplucher une toilette !… Quand madame Risler sortait, verstrois heures, cinquante paires d’yeux envieux et clairs, embusquésaux vitres des ateliers de polissage, la regardaient passer, voyantjusqu’au fond de sa conscience de coupable à travers son dolman develours noir et sa cuirasse de jais scintillant.

Sans qu’elle y prit garde, tous les secrets de cette petite têtefolle volaient autour d’elle comme les rubans qui flottaient sur sanuque découverte ; et ses pieds finement chaussés dans leursbottines dorées à dix boutons, racontaient en marchant toutessortes de courses clandestines, les escaliers tendus de tapisqu’ils franchissaient la nuit pour aller souper, et les fourrureschaudes dont ils s’enveloppaient quand le coupé faisait le tour dulac dans l’ombre tachée des réverbères.

Les ouvrières ricanaient, chuchotaient :« Mais regardez-la donc cette Tata Bébelle !… En voilàune façon de s’habiller pour sortir… Bien sûr que ce n’est pas pouraller à la messe qu’elle s’attife comme ça… Et dire qu’il n’y a pastrois ans, elle partait à l’atelier tous les matins avec sonwaterproof et deux sous de marrons dans ses poches pour se tenirchaud aux doigts… Maintenant ça roule carrosse… » Et dans lapoussière du talc, au ronflement des poêles toujours rouges hiveret été, plus d’une pauvre fille pensait à ces caprices de la chancetransformant tout à coup l’existence d’une femme, et se prenait àrêver d’un avenir vaguement magnifique qui l’attendait peut-êtreaussi sans qu’elle s’en doutât.

Pour tout le monde, Risler était un mari trompé. Àl’impression, deux tireurs, fidèles habitués desFolies-Dramatiques, déclaraient avoir vu plusieurs fois madameRisler à leur théâtre accompagnée d’un citoyen quelconque qui secachait dans le fond de la loge. Le père Achille, lui aussi,racontait des choses étonnantes… Que Sidonie eût un amant, qu’elleeût même plusieurs amants, personne n’en doutait plus. Seulement onn’avait pas encore songé à Fromont jeune.

Pourtant elle n’apportait aucune prudence dans ses relationsavec lui. Au contraire, elle semblait y mettre une sorted’ostentation ; c’est justement cela peut-être qui lessauvait. Que de fois sur le perron elle l’avait abordé effrontémentpour convenir du rendez-vous du soir. Que de fois elle s’était pluà le faire tressaillir en lui parlant dans les yeux devant tous. Lapremière stupeur passée, Georges lui savait gré de ces audacesqu’il attribuait à l’excès de la passion. Il se trompait.

Ce qu’elle aurait voulu, sans bien se l’avouer, c’est que Claireles aperçût, qu’elle entr’ouvrit les rideaux de sa croisée, qu’elleeût un soupçon de ce qui se passait. Il lui manquait cela pour êtrecomplètement heureuse : l’inquiétude de sa rivale. Mais elleavait beau faire, Claire Fromont ne s’apercevait de rien, et vivaitcomme Risler dans une sérénité imperturbable.

Il n’y avait que le vieux caissier Sigismond devéritablement inquiet. Et encore ce n’était pas à Sidonie qu’ilpensait, lorsque la plume à l’oreille il s’arrêtait une minute dansses comptes, les yeux fixés à travers son grillage sur la terredétrempée du petit jardin. Il ne pensait qu’à son patron, àM. Chorche, qui prenait maintenant beaucoup d’argent à lacaisse pour ses dépenses courantes, et lui embrouillait tous seslivres. Chaque fois c’était un nouveau prétexte. Il venait auguichet d’un petit air léger :

« Avez-vous un peu d’argent, mon bon Planus ? J’aiencore été rincé hier soir à la bouillotte, et je ne voudrais pasenvoyer à la Banque pour si peu… »

Sigismond Planus ouvrait sa caisse comme à regret pour prendrela somme demandée, et il se rappelait avec effroi certain jour oùM. Georges, qui n’avait alors que vingt ans, était venu avouerà son oncle quelques mille francs de dettes de jeu. Du coup lebonhomme prit le Cercle en grippe et tous ses membres en mépris. Unriche commerçant qui en faisait partie étant venu un jour à lafabrique, il lui dit avec une naïveté brutale :

– Le diable l’emporte votre Cercle du Château-d’Eau… Endeux mois monsieur Georges a laissé plus de trente mille francschez vous.

L’autre se mit à, rire :

– Mais vous vous trompez, père Planus… voilà au moins troismois que nous n’avons pas vu votre patron.

Le caissier n’insista pas ; mais dans son esprit uneterrible pensée s’installa, qu’il retourna toute la journée.

Puisque Georges n’allait pas au Cercle, où passait-il sessoirées ? où dépensait-il tant d’argent ?

Évidemment il y avait quelque histoire de femme là-dessous.

Des que cette idée lui fut venue, Sigismond Planus commença àtrembler sérieusement pour sa caisse. Ce vieil ours du canton deBerne, resté garçon toute sa vie avait des femmes en général et desParisiennes en particulier une terreur épouvantable, Avant tout,pour mettre sa conscience en repos, il crut devoir prévenir Risler.Il le lit d’abord d’une façon un peu vague :

– Monsieur Chorche dépense beaucoup d’argent, lui dit-il unjour.

Risler ne s’en émut pas :

– Que veux-tu que j’y fasse, mon vieux Sigismond ?…C’est son droit.

Et le brave garçon pensait comme il le disait. À ses yeux,Fromont jeune était le maître absolu de la maison. C’eût été beau,vraiment, qu’il se permît de faire des observations, lui, Risler,un ancien dessinateur. Le caissier n’osa plus en parler jusqu’aujour où on vint d’une grande maison de châles lui présenter unefacture de six mille francs pour un cachemire.

Il alla trouver Georges dans son bureau :

– Faut-il payer, monsieur ?

Georges Fromont fut un peu ému. Sidonie avait oublié de leprévenir de cette nouvelle emplette ; elle en prenait à sonaise vis-à-vis de lui maintenant.

« Payez, payez, père Planus… » fit-il avec une nuanced’embarras, et il ajouta : « Vous passerez cela au comptede Fromont jeune… C’est une commission dont on m’avaitchargé… »

Ce soir-là, le caissier Sigismond, tout en allumant sa petitelampe, vit Risler qui traversait le jardin et tapa aux carreauxpour l’appeler.

– C’est une femme, lui dit-il tout bas… À présent j’en aila preuve…

En prononçant ce mot terrible « une femme », sa voixgrelottait de peur, perdue dans la grande rumeur de la fabrique. Lebruit du travail environnant paraissait sinistre en ce moment aumalheureux caissier. Il lui semblait que toutes les machines enmouvement, l’immense cheminée lançant sa vapeur à flocons, letumulte des ouvriers à leurs travaux divers, tout cela grondait,s’agitait, se fatiguait pour un petit être mystérieux vêtu develours, paré de bijoux.

Risler se moqua de lui et ne voulut pas le croire. Ilconnaissait de longue date cette manie de son compatriote de voiren toute chose l’influence pernicieuse de la femme. Pourtant lesparoles de Planus lui revenaient quelquefois à l’esprit, surtout lesoir, dans ses moments de solitude, quand Sidonie, partant authéâtre avec madame Dobson, s’en allait après tout le train de satoilette, laissant l’appartement bien vide sitôt que sa longuetraîne avait passé le seuil. Des bougies brûlaient devant lesglaces ; des menus objets de toilette dispersés, abandonnés,disaient les caprices extravagants et les dépenses exagérées.Risler ne voyait rien de tout cela, seulement, quand il entendaitla voiture de Georges rouler dans la cour, il éprouvait comme uneimpression de malaise et de froid en pensant qu’à l’étageau-dessous madame Fromont passait ses soirées toute seule. Pauvrefemme. Si c’était vrai pourtant ce que disait Planus… Si Georgesavait un ménage en ville… Oh ! ce serait affreux.

Alors, au lieu de se mettre au travail, il descendait doucementdemander si madame était visible, et croyait de son devoir de luitenir compagnie.

La fillette était déjà couchée ; mais le petit bonnet, lessouliers bleus traînaient encore devant le feu avec quelquesjouets. Claire lisait ou travaillait, ayant à côté d’elle sa mèresilencieuse, toujours en train de frotter, d’épousseterfiévreusement, s’épuisant à souffler sur le boîtier de sa montre,et dix fois de suite, avec cet entêtement des manies quicommencent, remettant le même objet à la même place, d’un petitgeste nerveux. Le brave Risler, lui non plus, n’était pas unecompagnie bien égayante ; mais cela n’empêchait pas la jeunefemme de l’accueillir avec bonté. Elle savait tout ce qu’on disaitde Sidonie dans la fabrique ; et bien qu’elle n’en crût que lamoitié, la vue de ce pauvre homme, que sa femme abandonnait sisouvent, lui serrait le cœur. Une pitié réciproque faisait le fondde ces relations tranquilles, et rien n’était plus touchant que cesdeux délaissés se plaignant mutuellement et essayant de sedistraire.

Assis à cette petite table bien éclairée au milieu du salon,Risler se sentait peu à peu pénétré par la chaleur du foyer,l’harmonie des choses environnantes. Il retrouvait là des meublesqu’il connaissait depuis vingt ans, le portrait de son ancienpatron, et sa chère madame « Chorche », penchée près delui sur quelques mignons ouvrages de couture, lui paraissait plusjeune et plus aimable encore parmi tous ces vieux souvenirs. Detemps en temps elle se levait pour aller voir l’enfant endormi dansla pièce à côté et dont le souffle léger s’entendait auxintervalles de silence. Sans s’en rendre bien compte, Risler setrouvait mieux, plus chaudement que chez lui, car certains joursson joli appartement, qui s’ouvrait à toute heure pour des départsou des retours précipités, lui faisait l’effet d’une halle sansportes ni fenêtres, livrée aux quatre vents. Chez lui, oncampait ; ici on demeurait. Une main soigneuse disposaitpartout l’ordre et l’élégance. Les chaises en cercle avaient l’airde causer entre elles à voix basse, le feu brûlait avec un bruitcharmant, et le petit bonnet de mademoiselle Fromont avait gardédans tous ses nœuds de rubans bleus des sourires doux et desregards d’enfant.

Alors, pendant que Claire pensait qu’un si excellent hommeaurait mérité une autre compagne dans la vie, Risler, en voyant cecalme et beau visage tourné vers lui, ces yeux indulgents etspirituels, se demandait pour quelle coquine Georges Fromontdélaissait une aussi adorable femme.

Chapitre 6L’INVENTAIRE

La maison que le vieux Planus habitait à Montrouge s’accotaitcontre celle où les Chèbe avaient vécu quelque temps C’était lemême étage unique élevé sur un rez-de-chaussée à trois fenêtres, lemême petit jardin à treillage, les mêmes bordures de buis vert. Levieux caissier demeurait là avec sa sœur. Il prenait le premieromnibus qui partait de la station le matin, revenait à l’heure dudîner, et le dimanche, restait chez lui à soigner ses fleurs et sespoules. La vieille fille faisait le ménage, la cuisine, toute lacouture de la maison. Jamais couple plus heureux.

Tous deux célibataires, ils étaient unis par une haine semblabledu mariage. La sœur abhorrait tous les hommes, le frère avaittoutes les femmes en défiance : avec cela ils s’adoraient, seconsidérant chacun comme une exception dans la perversité générale,de leur sexe.

En parlant de lui, elle disait toujours : « MonsieurPlanus, mon frère ! » et lui avec la même solennitéaffectueuse mettait des « Mademoiselle Planus, masœur ! » au milieu de toutes ses phrases. Pour ces deuxêtres timides et naïfs, Paris, qu’ils ignoraient tout en letraversant journellement, était un repaire de monstres de deuxespèces, occupés à se faire le plus de mal possible, et lorsqu’undrame conjugal, quelque bavardage de quartier arrivait jusqu’à eux,chacun, poursuivi de son idée, accusait un coupable différent.

– C’est la faute du mari, disait « mademoisellePlanus, ma sœur ».

– C’est la faute de la femme, répondait « M Planus,mon frère ».

– Oh ! les hommes…

– Oh ! les femmes.

Et c’était là leur éternel sujet de discussion, à ces heuresrares de flânerie que le vieux Sigismond se réservait dans sajournée si remplie et réglée bien droit comme ses livres de caisse.Depuis quelque temps surtout le frère et la sœur apportaient dansleurs débats une animation extraordinaire. Ce qui se passait à lafabrique les préoccupait beaucoup. La sœur s’apitoyait sur madameFromont jeune et trouvait la conduite de son mari tout à faitindigne ; quant à Sigismond, il n’avait pas de mots assezamers contre la drôlesse inconnue qui envoyait faire payer à lacaisse des cachemires de six mille francs. Pour lui, il y allait dela gloire et de l’honneur de cette vieille maison qu’il servaitdepuis sa jeunesse.

– Qu’est-ce que nous allons devenir ?… disait-ilcontinuellement… Oh ! les femmes…

Un jour, mademoiselle Planus tricotait près du feu en attendantson frère. Le couvert était mis depuis une demi-heure, et lavieille fille commençait à s’inquiéter d’un retard aussiincroyable, quand Sigismond entra, la figure bouleversée, sansprononcer un mot, ce qui était contraire à toutes seshabitudes.

Il attendit que la porte fût bien fermée, puis, devant la mineinterrogative et troublée de sa sœur :

– J’ai du nouveau, dit-il à voix basse. Je sais quelle estla femme qui est en train de nous ruiner.

Plus bas encore, après un regard circulaire aux meubles muets deleur petite salle à manger, il prononça un nom singulier, siinattendu, que mademoiselle Planus se le fit répéter deux fois.

– Est-ce possible ?

– C’est comme ça.

Et malgré son chagrin il avait presque un air de triomphe. Lavieille fille n’y pouvait croire… Une personne si bien élevée, sipolie, qui l’avait reçue avec tant de cordialité !… Commentétait-ce supposable ?

Sigismond Planus dit. « J’ai des preuves… »

Là-dessus, il raconta que le père Achille, un soir à onzeheures, avait rencontré Georges et Sidonie au moment où ilsentraient dans un petit hôtel garni du quartier Montmartre. Et cethomme-là ne mentait pas. On le connaissait depuis longtemps.D’ailleurs, d’autres aussi les avaient rencontrés. À la fabrique onne parlait plus que de cela. Risler seul ne se doutait de rien.

– Mais c’est votre devoir de le prévenir, déclaramademoiselle Planus.

Le caissier prit un air grave.

– C’est très délicat… Qui sait d’abord s’il voudrait mecroire ? Il y a des aveugles si aveugles… Et puis, en memettant entre les deux associés, je risque de perdre ma place…Oh ! les femmes… les femmes… Dire que ce Risler aurait pu êtresi heureux. Lorsque je l’ai fait venir du pays avec son frère, iln’avait pas le sou ; et aujourd’hui il est à la tête d’une despremières maisons de Paris… Vous croyez qu’il va se tenirtranquille !… Ah ! bien oui… Il faut que monsieur semarie… Comme si on avait besoin de se marier… Et encore il épouseune Parisienne, un de ces petits chiffons mal peignés qui sont laruine d’une maison honnête, quand il avait sous la main une bravefille à peu près de son âge, une enfant du pays, habituée autravail, et crânement charpentée, on peut le dire !…

Mademoiselle Planus, ma sœur, à la charpente de laquelle ilétait fait allusion, avait une occasion superbe de s’écrier :« Oh ! les hommes… les hommes… » mais elle garda lesilence. Ceci était une question très délicate, et peut-être, eneffet, que si Risler avait voulu dans le temps, il eût été leseul…

Le vieux Sigismond continua :

– Et voilà où nous en sommes… Depuis trois mois, lapremière fabrique de papiers peints de Paris est accrochée auxvolants de cette rien-du-tout. Il faut voir comme l’argent file.Toute la journée je ne fais qu’ouvrir mon guichet devant lesdemandes de monsieur Georges. C’est toujours à moi qu’il s’adresseparce que chez son banquier ça se verrait trop, tandis qu’à lacaisse l’argent va, vient, entre, sort… Mais garel’inventaire !… Ils seront jolis leurs comptes de fin d’année…Ce qu’il y a de plus fort, c’est que Risler aîné ne veut rienentendre. Je l’ai prévenu plusieurs fois : « Prendsgarde, monsieur Georges fait des folies pour cette femme… » Ouil s’en va en haussant les épaules, ou bien il me répond que celane le regarde pas et que Fromont jeune est le maître. Vraiment ceserait à croire… ce serait à croire…

Le caissier n’acheva pas sa phrase, mais son silence fut gros depensées dissimulées.

La vieille fille était consternée ; mais, comme la plupartdes femmes en pareil cas, au lieu de chercher un remède au mal,elle s’égarait dans une foule de regrets, de suppositions, delamentations rétrospectives… Quel malheur de n’avoir pas su celaplus tôt, quand ils avaient encore les Chèbe pour voisins. MadameChèbe était une personne si honorable. On aurait pu s’entendre avecelle pour qu’elle surveillât Sidonie, qu’elle lui parlâtsérieusement.

– Au fait, c’est une idée, interrompit Sigismond… Vousdevriez aller rue du Mail prévenir les parents. J’avais d’abordpensé à écrire au petit Frantz… Il a toujours eu beaucoupd’influence sur son frère, et lui seul au monde pourrait lui direcertaines choses… Mais Frantz est si loin… Et puis ce serait siterrible d’en arriver là… Ce malheureux Risler, il me fait tout demême pitié… Non ! le meilleur est encore d’avertir madameChèbe… Vous en chargez-vous, ma sœur ?

La commission était dangereuse. Mademoiselle Planus fit quelquesdifficultés ; mais elle n’avait jamais su résister auxvolontés de son frère, et le désir d’être utile à leur vieil amiRisler acheva de la décider.

Grâce à la bonhomie de son gendre, M Chèbe était parvenu àréaliser sa nouvelle fantaisie. Depuis trois mois il habitait sonfameux magasin de la rue du Mail, et c’était un étonnement pour lequartier que cette boutique sans marchandises, dont les voletss’ouvraient le matin pour se fermer à la nuit, comme les maisons degros. On avait installé des rayons tout autour, un comptoir neuf,un coffre-fort à secret, de grandes balances. Bref, M. Chèbepossédait tous les éléments d’un commerce quelconque, sans savoirprécisément encore lequel il choisirait.

Il y pensait tout le jour en se promenant de long en large àtravers le local encombré de plusieurs gros meubles de chambre àcoucher qui n’avaient pas pu entrer dans l’arrière-boutique ;il y pensait aussi sur le pas de sa porte, lorsque tout debout, uneplume à l’oreille, le petit homme se plongeait avec délices dans lebrouhaha du commerce parisien. Les commis qui passaient, leurscarnets d’échantillons sous le bras, les camions des messageries,les omnibus, les porte-faix, les brouettes, le grand déballage desmarchandises, aux portes voisines, ces paquets d’étoffes, depassementeries, qui frôlaient la boue du ruisseau avant d’entrerdans les sous-sols, dans ces trous noirs, bourrés de richesses, oùla fortune des maisons est en germe, tout cela ravissaitM. Chèbe :

Il s’amusait à deviner le contenu des ballots, était le premieraux bagarres quand un passant recevait quelque fardeau sur lespieds ou que les chevaux d’un camion, impatients et fougueux,faisaient de la longue voiture en travers dans la rue, un obstacleà toute circulation. Il avait en outre les mille distractions dupetit commerçant sans clients, la pluie à verse, les accidents, lesvols, les disputes…

À la fin de la journée, M. Chèbe ahuri, abasourdi, fatiguédu travail des autres, s’allongeait dans son fauteuil, et disait àsa femme, en s’épongeant le front :

– Voilà la vie qu’il me fallait !… la vie active…

Madame Chèbe souriait doucement, sans répondre. Rompue à tousles caprices de son mari, elle s’était arrangée de son mieux dansune arrière-boutique ayant vue sur une cour noire, se consolait ensongeant à l’ancienne prospérité de ses parents, à la fortune de safille, et toujours proprement vêtue, avait su déjà s’attirer lerespect des fournisseurs et des voisins. Elle n’en demandait pasdavantage, ne pas être confondue avec les femmes d’ouvriers souventmoins pauvres qu’elle, garder, malgré tout, un petit rangbourgeois. C’était sa préoccupation constante aussi la pièce dufond où elle se tenait et où il faisait nuit à trois heures,resplendissait d’ordre et de propreté. Pendant le jour, un lit s’ypliait en canapé, un vieux châle figurait un tapis de table, lacheminée servait d’office, fermée par un paravent, et sur unfourneau, grand comme une chaufferette, les plats cuisaientdiscrètement. Le calme, voilà le rêve de cette pauvre femme agitéeà toutes les tergiversations d’un compagnon incommode.

Dès les premiers jours, M. Chèbe avait fait écrire enlettres d’un pied sur la peinture fraîche de sadevanture :

COMMISSION – EXPORTATION

Pas de mention spéciale. Ses voisins vendaient du tulle, dudrap, des toiles ; lui était disposé à tout vendre, sans serésigner à savoir au juste quoi. Que de raisonnements cela valait àmadame Chèbe, le soir à la veillée !

– Je ne me connais pas en toile : mais pour les drapsj’en réponds. Seulement, si je fais les draps, il me faut unvoyageur ; car c’est de Sedan et d’Elbeuf que viennent lesmeilleures sortes. Les toiles peintes, je n’en parle pas, ilfaudrait être en été. Pour le tulle, c’est impossible : lasaison est trop avancée.

Le plus souvent il terminait son incertitude, endisant :

– La nuit porte conseil… allons nous coucher. Et il yallait au grand soulagement de sa femme.

Après trois ou quatre mois de cette existence, M Chèbe commençaà s’ennuyer. Les douleurs de tête, les étourdissements revinrentpetit à petit. Le quartier était bruyant, malsain. D’ailleurs lesaffaires n’allaient pas. Rien ne marchait, ni les draps, ni lestissus, rien. C’est à ce moment de nouvelle crise que mademoisellePlanus, ma sœur, fit sa visite à propos de Sidonie. La vieillefille s’était dit en route : « Prenons desménagements… » Mais, comme tous les gens timides, elle sedébarrassa de son fardeau, dès en entrant, aux premiers mots.

Ce fut un coup de théâtre. En entendant qu’on accusait sa fille,madame Chèbe se leva, tout indignée. Jamais on ne lui ferait croireune chose pareille. Sa pauvre Sidonie était victime d’une infâmecalomnie.

M. Chèbe, lui, le prit de très haut, avec des phrases, desairs de tête, rapportant tout à sa personne, selon son habitude.Comment pouvait-on supposer que son enfant à lui, une demoiselleChèbe, fille d’un honorable commerçant connu depuis trente ans surla place, fût capable de… Allons donc !

Mademoiselle Planus insista. Il lui en coûtait de passer pourune bavarde, une colporteuse de mauvaises nouvelles. Mais on avaitdes preuves certaines. Ce n’était plus un secret pour personne.

– Et quand cela serait, s’écria M. Chèbe furieux decette insistance… Est-ce à nous de nous en préoccuper ? Notrefille est mariée. Elle vit loin de ses parents… C’est à son mari,beaucoup plus âgé qu’elle, à la conseiller, à la conduire… Y a-t-ilsongé seulement ?

Sur ce, le petit homme se mit à déblatérer contre son gendre, ceSuisse au sang lourd qui passait sa vie dans son bureau à chercherdes mécaniques, refusait d’accompagner sa jeune femme dans lemonde, et préférait à toutes ses habitudes de vieux garçon, lapipe, la brasserie.

Il fallait voir de quel air de dédain aristocratiqueM. Chèbe prononçait ce mot : » labrasserie !… » Et pourtant presque chaque soir il allaity rejoindre Risler, et l’accablait de reproches si l’autre manquaitune fois au rendez-vous.

Au fond de tout ce verbiage ; le commerçant de la rue duMail, – commission, exportation, – avait une idée biennette. Il voulait quitter son magasin, se retirer des affaires, etdepuis quelque temps il songeait à aller voir Sidonie pourl’intéresser à ses nouvelles combinaisons. Ce n’était donc pas lemoment de faire des scènes désagréables, de parler d’autoritépaternelle et d’honneur conjugal. Quant à madame Chèbe, un peumoins convaincue que tout à l’heure de l’infaillibilité de safille, elle s’enfermait dans le plus profond silence. La pauvrefemme aurait voulu être sourde, aveugle, n’avoir jamais connumademoiselle Planus.

Comme tous ceux qui ont été très malheureux, elle aimait às’engourdir dans un semblant de tranquillité, et l’ignorance luisemblait préférable à tout. La vie n’était donc pas assez triste,bon Dieu ! Et puis enfin Sidonie avait toujours été une bravefille : pourquoi ne serait-elle pas une brave femme ?

Le jour tombait. Gravement, M. Chèbe se leva pour fermerles volets de la boutique et allumer un bec de gaz qui éclaira lanudité des murs, le brillant des casiers vides, tout ce singulierintérieur assez pareil à un lendemain de faillite. Silencieux, labouche pincée dédaigneusement dans une résolution de mutisme, ilavait l’air de dire à la vieille fille : « La journée estfinie… c’est l’heure de rentrer chez soi… » Et pendant cetemps on entendait madame Chèbe qui sanglotait dansl’arrière-boutique, en allant et venant autour du souper.Mademoiselle Planus en fut pour sa visite.

– Eh bien ? lui demanda le vieux Sigismond, quil’attendait avec impatience.

– Ils n’ont pas voulu me croire, et on m’a mise poliment àla porte.

Elle en avait les larmes aux yeux, de son humiliation. Le vieuxdevint tout rouge, et lui prenant la main avec un grandrespect :

– Mademoiselle Planus, ma sœur, lui dit-il gravement, jevous demande pardon de vous avoir fait faire cette démarche ;mais il s’agissait de l’honneur de la maison Fromont.

À partir de ce moment, Sigismond devint de plus en plus triste.Sa caisse ne lui paraissait plus sûre ni solide. Même quand Fromontjeune ne lui demandait pas d’argent, il avait peur et résumaittoutes ses craintes par trois mots qui lui revenaientcontinuellement en causant avec sa sœur.

– Chai bas confianze !… disait-il dans sonlourd jargon de là-bas.

Toujours préoccupé de sa caisse, la nuit il rêvait quelquefoisque, disjointe de partout elle restait ouverte malgré tous lestours de clef ou bien qu’un grand coup de vent dispersait lespapiers, les billets, les chèques, les valeurs, et qu’il couraitaprès dans toute la fabrique, s’épuisant à vouloir lesramasser.

Le jour, derrière son grillage, au calme de son bureau, il luisemblait qu’une petite souris blanche s’était introduite au fond ducoffre, en train de tout grignoter et de tout détruire, plus grasseet plus belle à mesure que le désastre augmentait.

Aussi, lorsqu’au milieu de l’après-midi, Sidonie apparaissaitsur le perron dans son joli plumage de cocotte, le vieux Sigismondfrémissait de rage. Pour lui c’était la ruine de la maison quipassait, la ruine on grande toilette, avec son petit coupé à laporte, et sa mine reposée d’heureuse coquette.

Madame Risler ne se doutait pas qu’il y avait là, à cettefenêtre du rez-de-chaussée, un ennemi de tous les instants, quiguettait ses moindres actions, les plus menus détails de sa vie,les allées et venues de la maîtresse de piano, la grande couturièrearrivant le matin, tous les cartons qu’on apportait, la casquettegalonnée des employés du « Louvre » dont la lourdevoiture s’arrêtait à la porte avec un bruit de grelots, comme unediligence traînée par de forts chevaux qui menaient la maisonFromont à la faillite en grande vitesse.

Sigismond comptait les paquets, les pesait de l’œil au passage,et par les fenêtres ouvertes pénétrait curieusement dansl’intérieur des Risler. Les tapis qu’on secouait à grands fracas,les jardinières amenées au soleil, pleines de fleurs maladives,hors saison, chères et rares, les tentures éblouissantes, rien nelui échappait.

Les acquisitions nouvelles du ménage lui sautaient aux yeux, serapportant à quelque forte demande d’argent. Mais ce qu’il étudiaitencore plus que tout, c’était la physionomie de Risler. Pour lui,cette femme était en train de changer son ami, le meilleur, le plushonnête des hommes, en un coquin effronté. Pas le moindre doute àgarder là-dessus. Risler savait son déshonneur, il l’acceptait. Onle payait pour se taire.

Certainement il y avait quelque chose de monstrueux dans unesupposition pareille. Mais c’est le propre des natures candides,qui apprennent le mal sans l’avoir jamais connu, d’aller tout desuite trop loin, au-delà. Une fois convaincu de la trahison deSidonie et de Georges, l’infamie de Risler avait semblé au caissiermoins impossible à admettre. Et d’ailleurs comment s’expliquerautrement cette insouciance devant les dépenses del’associé ?

Ce brave Sigismond, dans son honnêteté mesquine et routinière,ne pouvait pas comprendre la délicatesse de cœur de Risler. En mêmetemps ses habitudes méthodiques de teneur de livres et saclairvoyance commerciale étaient à cent lieues de ce caractèredistrait, étourdi, moitié artiste, moitié inventeur. Il jugeaittout cela d’après lui-même, ne pouvant deviner ce que c’est qu’unhomme en mal d’invention, enfermé dans une idée fixe. Ces gens-làsont des somnambules. Ils regardent sans voir, les yeux en dedans.Pour Sigismond, Risler y voyait.

Cette pensée rendait le vieux caissier très malheureux. Ilcommença par dévisager son ami, chaque fois que celui-ci entrait àla caisse ; ensuite, découragé par cette indifférenceimpassible qu’il croyait préméditée et voulue, plaquée sur sonvisage comme un masque, il finit par se détourner, cherchant dansles paperasses pour éviter ces regards faux, et ne parlant plus àRisler que les yeux fixés sur les allées du jardin ou surl’entrecroisement du grillage. Ses paroles mêmes étaient toutesdéroutées, bigles comme ses regards. On ne savait positivement plusà qui il s’adressait. Plus de sourire amical, plus de souvenirsfeuilletés ensemble au livre de caisse de la fabrique.

« Voici l’année où tu es entré… ta première augmentation…Te rappelles-tu ? Nous avons été dîner chez Douix ce jour-là…Puis le soir au café des Aveugles… hein ? Quelleribote ! »

À la longue, Risler s’aperçut du singulier refroidissementsurvenu entre Sigismond et lui. Il en parla à sa femme. Depuisquelque temps elle sentait celle antipathie rôder autour d’elle.Parfois, en traversant la cour, elle était comme gênée par desregards malveillants qui la faisaient se retourner nerveusementvers la niche du vieux caissier. Cette brouille des deux amisl’effraya, et bien vite elle s’arrangea pour mettre son mari engarde contre les mauvais propos de Planus :

– Vous ne voyez donc pas qu’il est jaloux de vous, de votreposition… Un ancien égal devenu son supérieur, ça le suffoque… Maiss’il fallait s’occuper de toutes ces malveillances… Tenez !…moi, j’en suis entourée ici.

Le bon Risler arrondissait ses gros yeux.

– Toi ?

– Mais oui, c’est clair… tous ces gens-là me détestent. Ilsen veulent à la petite Chèbe d’être devenue madame Risler aîné…Dieu sait ce qu’il se débite d’infamies sur mon compte… Et votrecaissier n’a pas sa langue dans sa poche, je vous en réponds… Quelméchant homme !

Ces quelques mots eurent leur effet. Risler, indigné, trop fierpour se plaindre, rendit froideur pour froideur. Ces honnêtes gens,pleins de défiance l’un pour l’autre, ne pouvaient plus serencontrer sans un mouvement pénible, si bien qu’au bout de quelquetemps Risler aîné finit par ne plus jamais entrer à la caisse. Celalui était facile d’ailleurs, Fromont jeune étant chargé de toutesles questions d’argent. On lui montait son mois tous les trente. Ily eut là une facilité de plus pour Georges et Sidonie, et lapossibilité d’une foule de tripotages infâmes.

Elle s’occupait alors de compléter son programme de vieluxueuse. Il lui manquait une maison de campagne. Au fond, elledétestait les arbres, les champs, les routes qui vous inondent depoussière : « Tout ce qu’il y a au monde de plustriste, » disait-elle. Seulement Claire Fromont passait l’étéà Savigny. Dès les premiers beaux jours, on faisait les malles àl’étage au-dessous, on décrochait les rideaux ; et une grandevoiture de déménagement, où le berceau de la fillette balançait sanacelle bleue, s’en allait vers le château du grand-père. Puis unmatin, la mère, la grand-mère, l’enfant et la nourrice, tout unfouillis d’étoffes blanches, de voiles légers, partait au grandtrot de deux chevaux vers le soleil des pelouses et l’ombre adouciedes charmilles.

Alors Paris était laid, dépeuplé, et quoique Sidonie l’aimât,même dans cette saison d’été qui le chauffe comme une fournaise, illui en coûtait de penser que toutes les élégances, les richessesparisiennes se promenaient au long des plages sous leurs ombrellesclaires, et faisaient du voyage un prétexte à mille inventionsnouvelles, à des modes originales très risquées, où il est permisde montrer qu’on a une jolie jambe et des cheveux châtains anneléset longs bien à soi.

Les bains de mer ? il n’y fallait pas penser ; Rislerne pouvait pas s’absenter. Acheter une maison de campagne ? onn’en avait pas encore les moyens. L’amant était bien là, quin’aurait pas mieux demandé que de satisfaire ce nouveaucaprice ; mais une maison de campagne ne se dissimule pascomme un bracelet, comme un cachemire. Il fallait la faire accepterpar le mari. Ce n’était pas facile, pourtant avec Risler on pouvaitessayer.

Pour préparer les voies, elle lui parlait sans cesse d’un petitcoin de campagne, pas trop cher, tout près de Paris, Rislerl’écoutait en souriant Il pensait à l’herbe haute, au verger pleinde beaux fruits, déjà tourmenté par ce besoin de posséder qui vientavec la fortune ; mais comme il était prudent, ildisait :

– Nous verrons… nous verrons… Attendons la fin del’année.

La fin de l’année, c’est-à-dire l’inventaire. –L’inventaire ! – C’est le mot magique. Toute l’année on va, onva, dans le tourbillon des affaires. L’argent entre, sort, circule,en attire d’autre, se disperse ? et la fortune de la maison,comme une couleuvre brillante, insaisissable, sans cesse enmouvement s’allonge, se raccourcit, diminue ou s’augmente, sansqu’il soit possible de se rendre compte de son état avant un momentde repos. À l’inventaire seulement, on saura ce qu’il en est, et sicette année, qui semble bonne, le sera définitivement.

En général, il se fait vers la fin de décembre, aux approches deNoël ou du jour de l’an. Comme il exige des heures supplémentairesde travail, pour le faire on s’attarde très avant dans la nuit.Toute la maison est sur pied. Les lampes, qui restent allumées dansles bureaux longtemps après leur fermeture, semblent participer àl’air de fête qui anime cette dernière semaine de l’année, où tantde fenêtres s’éclairent aux soirées de famille. Jusqu’au plus petitemployé de la maison, chacun s’intéresse aux résultats del’inventaire. Les augmentations, les gratifications du jour de l’andépendront de ce bienheureux chiffre. Aussi, pendant que sedébattent les intérêts immenses d’une riche fabrique, à descinquièmes étages ou dans les petits appartements de banlieue, lesfemmes d’employés, les enfants, les vieux parents parlent del’inventaire dont le résultat se fera sentir ou par un redoublementd’économie, ou par quelque achat longtemps reculé que lagratification va rendre enfin possible.

Chez Fromont jeune et Risler aîné, Sigismond Planus est le dieude la maison en ce moment, et son petit grillage un sanctuaire oùveillent tous les commis. Dans le silence de la fabrique endormie,les lourdes pages des grands livres bruissent en tournant, des nomsappelés à haute voix amènent des recherches dans d’autresregistres. Les plumes grincent. Le vieux caissier, entouré de seslieutenants, a l’air affairé et terrible. De temps en temps,Fromont jeune, au moment de monter en voiture, arrive, le cigareaux dents, ganté, tout près. Il marche lentement, sur la pointe despieds, se penche au grillage :

– Eh bien !… ça marche ?…

Sigismond pousse un grognement, et le jeune maître de maisons’en va sans oser en demander davantage. Il devine bien à la minedu caissier que les nouvelles seront mauvaises. En effet, depuisles années de révolution où l’on se battait dans les cours de lafabrique, jamais si pitoyable inventaire ne s’était encore vu à lamaison Fromont. Dépenses et recettes se balançaient. Les fraisgénéraux avaient tout absorbé et, de plus, Fromont jeune setrouvait redevable envers la caisse de sommes importantes. Ilfallait voir la mine consternée du vieux Planus quand, le 31décembre, il monta rendre compte à Georges de ses opérations.

Celui-ci prit la chose très gaiement. Tout marcherait mieux dansla suite. Et pour rétablir la bonne humeur du caissier, il luidonna une gratification extraordinaire de mille francs au lieu decinq cents que donnait autrefois son oncle. Tout le monde seressentit de cette disposition généreuse et, dans le contentementuniversel, le résultat déplorable des comptes de fin d’année futvite oublié. Quant à Risler, c’est Georges qui voulut se charger dele mettre au courant de la situation.

Quand il entra dans le petit cabinet de son associé, éclairéd’en haut par un jour d’atelier qui tombait d’aplomb sur laméditation de l’inventeur, Fromont jeune eut un momentd’hésitation, la honte et le remords de ce qu’il venait faire.L’autre, au bruit de la porte, s’était retourné joyeusement.

– Chorche, Chorche, mon ami… Je la tiens, notre imprimeuse…Il y a encore quelques petites choses à trouver… C’est égal !maintenant je suis sûr de mon affaire… Vous verrez ça… vous verrezça… Ah ! les Prochasson auront beau s’escrimer… Avecl’imprimeuse Risler, nous enfonçons toutes les concurrences…

– Bravo, mon camarade, répondit Fromont jeune. Voilà pourl’avenir ; mais le présent, vous n’y songez pas. Et cetinventaire !…

– Tiens ! c’est vrai. Je n’y pensais plus… Ce n’estpas brillant, n’est-ce-pas ?

Il disait cela devant la physionomie de Georges un peu ému,embarrassé.

Celui-ci reprit : « Mais si, très brillant aucontraire. Nous avons lieu d’être satisfaits, surtout pour notrepremière année… Nous avons chacun quarante mille francs debénéfice ; et comme j’ai pensé que vous auriez peut-êtrebesoin d’argent pour donner des étrennes à votre femme… »

Sans oser regarder en face l’honnête homme qu’il était en trainde tromper, Fromont jeune posa sur la table une liasse de chèqueset de billets.

Risler aîné eut un moment d’émotion. Tant d’argent à la fois,pour lui, pour lui seul ! Il pensa tout de suite à lagénérosité de ces Fromont, qui l’avaient fait ce qu’il était, puisà sa petite Sidonie, à ce souhait si souvent exprimé par elle etqu’il allait pouvoir satisfaire. Les larmes aux yeux, un bonsourire aux lèvres, il tendit les deux mains à sonassocié :

– Je suis content… je suis content…

C’était son mot des grandes occasions. Puis montrant les liassesde billets étalés devant lui avec ce léger feuilletage qui en faitde si fugitives paperasses toujours prêtes à s’envoler :

– Savez-vous ce que c’est que ça ? dit-il à Georgesd’un air de triomphe… Ça, c’est la maison de campagne deSidonie.

Parbleu !

Chapitre 7UNE LETTRE

À M. Frantz Risler.Ingénieur de la Compagnie française. Ismaïlia (Égypte).

Frantz, mon garçon, c’est le vieux Sigismond qui t’écrit. Si jesaurais mieux mettre mes idées sur papier, j’en aurais bien long àte raconter. Mais ce sacré français est trop difficile, et sorti deses chiffres, Sigismond Planus ne vaut rien. Alors, je vais te direvite ce qu’il s’agit.

Il se passe dans la maison de ton frère des choses qui ne sontpas bien. Cette femme le trompe avec l’associé. Elle a rendu sonmari ridicule, et si ça continue, elle le fera passer pour uncoquin… Écoute-moi, mon petit Frantz, il faut que tu viendrais toutde suite. Il n’y a que toi qui peux parler à Risler et lui ouvrirles yeux sur cette Sidonie. Nous autres, il ne nous croirait pasVite, demande un congé et viens.

Je sais que tu as ton pain à gagner là-bas, ton avenir àfaire : mais un homme d’honneur doit tenir par-dessus tout àson nom que ses parents lui ont donné. Eh bien ! moi, je tedis que si tu ne viens pas tout de suite, il arrivera un moment oùton nom de Risler aura tant de honte dessus, que tu n’oseras plusle porter.

SIGISMOND PLANUS,

Caissier.

Partie 3

Chapitre 1LE JUSTICIER

Les personnes qui vivent toujours enfermées, attachées à leurcoin de vitre par le travail ou les infirmités, de même qu’elles sefont un horizon des murs, des toits, des fenêtres voisines,s’intéressent aussi aux gens qui passent.

Immobiles, elles s’incarnent dans la vie de la rue, et tous cesaffairés qui leur apparaissent, quelquefois tous les jours auxmêmes heures, ne se doutent pas qu’ils servent de régulateur ad’autres existences, que des yeux amis les guettent, auxquels ilsmanquent, s’il leur arrive de prendre par un autre chemin.

Les dames Delobelle, recluses toute la journée, avaient de cesobservations muettes. Comme la fenêtre était étroite, la mère, dontles yeux commençaient à s’user à force de travail, se mettait prèsdu jour, contre le rideau de mousseline relevé, le grand fauteuilde sa fille à côté d’elle, mais un peu plus loin. Elle luiannonçait leurs passants de la journée. C’était une distraction, unsujet à causerie ; et les longues heures de travailparaissaient plus courtes, espacées par des apparitions régulièresde gens très occupés par eux aussi. Il y avait deux petites sœurs,un monsieur en paletot gris, un enfant qu’on menait au collège etqu’on en ramenait, et un vieil employé à jambe de bois, dont le passonnait sur le trottoir sinistrement.

Celui-là on le voyait à peine : il passait quand la nuitétait déjà tombée, mais on l’entendait, et chaque fois ce bruitarrivait à la petite boiteuse comme un écho violent de ses penséesles plus tristes. Tous ces amis de la rue occupaient sans le savoirles deux femmes. S’il pleuvait on disait : « Ils vontêtre mouillés… Lenfant sera-t-il rentré avantl’averse ? » Et aux changements de saisons, que le soleilde mars inondât les trottoirs ruisselants ou que la neige dedécembre les couvrit de ses bourrelets blancs et de ses plaquesnoires, l’apparition d’un vêtement nouveau sur un de leurs amisfaisait penser aux deux recluses : « C’est l’été »ou bien « Voici l’hiver ».

Or ce jour-là était la fin d’un jour de mai, une de ces soiréeslumineuses et douces, où la vie des maisons se répand dehors parles croisées ouvertes. Désirée et sa mère activaient leursaiguilles et leurs doigts, épuisant le jour qui tombait, jusqu’àson dernier rayon, avant d’allumer la lampe. On entendait des crisd’enfants jouant dans les cours, des pianos assourdis, et la voixde quelque petit marchand du trottoir traînant sa charrette àmoitié vide. On sentait du printemps dans l’air, un vague parfum dejacinthe et de lilas. La maman Delobelle venait de poser sonouvrage, et avant de fermer la croisée, les coudes appuyés à larampe, écoutait toutes ces rumeurs d’une grande ville laborieuse,heureuse de circuler dans les rues, sa journée finie. De temps ontemps, sans se retourner, elle parlait à sa fille :

– Tiens ! voilà monsieur Sigismond. Comme il sort debonne heure, ce soir, de la fabrique… C’est peut-être l’effet desjours qui rallongent, mais il me semble qu’il n’est pas, encoresept heures… Avec qui est il donc le vieux caissier ?… Quec’est drôle !… On dirait… Mais oui… On dirait monsieur Frantz…Ce n’est pas possible pourtant… Monsieur Frantz est bien loind’ici, en ce moment : et puis il n’avait pas de barbe… C’estégal ! Ça lui ressemble beaucoup… Regarde donc, fillette.

Mais fillette ne quitte pas son fauteuil ; elle ne bougemême pas. Les yeux perdus, l’aiguille en l’air, immobilisée dansson joli geste d’activité, elle est partie pour le pays bleu, cettecontrée merveilleuse où l’on va librement, sans souci d’aucuneinfirmée. Ce nom de Frantz, prononcé machinalement par sa mère, auhasard d’une ressemblance, c’est pour elle tout un passéd’illusions, de chaudes espérances, passagères comme la rougeur quilui montait aux joues, quand le soir, en rentrant, il venait causerun moment avec elle. Comme tout cela est loin déjà ! Direqu’il habitait la petite chambre à côté, qu’on entendait son pasdans l’escalier, et sa table qu’il traînait près de la fenêtre pourdessiner. Quel chagrin et quelle douceur elle avait à l’écouterparler de Sidonie, assis à ses pieds sur la chaisebasse, pendant qu’elle montait ses mouches et ses oiseaux.

Tout en travaillant, elle l’encourageait, le consolait, carSidonie avait causé bien des petits chagrins à ce pauvre Frantzavant de lui en faire un grand. Le son de sa voix quand il parlaitde l’autre, l’éclat de ses yeux en y pensant, la charmaient malgrétout, si bien que quand il était parti désespéré, il avait laisséderrière lui un amour plus grand encore que celui qu’il emportait,un amour que la chambre toujours pareille, la vie sédentaire etimmobile garderaient intact avec tout son parfum amer, tandis quele sien au ciel ouvert des grandes routes se dissiperait,s’évaporerait peu à peu.

… Le jour baisse tout à fait. Une immense tristesse envahit lapauvre fille, avec l’ombre de ce soir si doux. La lueur heureuse dupassé diminue pour elle comme le filet de jour dans l’embrasureétroite de la fenêtre où la mère est restée accoudée.

Tout à coup la porte s’ouvre… Quelqu’un est là, qu’on nedistingue pas bien… Oui cela peut-il être ? Les damesDelobelle ne reçoivent jamais de visites. La mère, qui s’estretournée, a d’abord cru qu’on venait de leur magasin chercherl’ouvrage de la semaine.

– Mon mari vient d’aller chez vous, monsieur… Nous n’avonsplus rien ici. Monsieur Delobelle a tout reporté.

L’homme s’avance sans répondre, et à mesure qu’il approche de lafenêtre, sa silhouette se dessine. C’est un grand gars solide,bronzé, la barbe épaisse et blonde, la voix forte, l’accent un peulourd.

– Ah ça, maman Delobelle, vous ne me reconnaissez doncpas ?

– Oh ! moi, monsieur Frantz, je vous ai reconnu toutde suite, dit Désirée bien tranquillement, d’un ton froid etposé.

– Miséricorde ! c’est monsieur Frantz.

Vite, vite, la maman Delobelle court à la lampe, allume, fermela croisée.

– Comment ! c’est vous, mon ami Frantz… De quel airtranquille elle dit ça, cette petite… je vous ai bien reconnu…Ah ! le petit glaçon… Elle sera toujours la même.

Un vrai petit glaçon en effet. Elle est pâle, pâle : etdans la main de Frantz, sa main est toute blanche, toutefroide.

Il la trouve embellie, encore plus affinée.

Elle le trouve superbe comme toujours, avec une expression delassitude et de tristesse au fond des yeux, qui le rend plus hommequ’au départ.

Sa lassitude vient de ce voyage précipité, entrepris au reçu dela terrible lettre de Sigismond. Aiguillonné par ce mot dedéshonneur, il est parti sur-le-champ sans attendre son congé,risquant sa fortune et sa place, et de paquebots en chemins de fer,il ne s’est arrêté qu’à Paris. Il y a de quoi être las, surtoutquand on a voyagé avec la hâte d’arriver, et que la penséeimpatiente s’est agitée tout le temps, faisant dix fois le chemindans des doutes, des terreurs, des perplexités continuelles.

Sa tristesse date de plus loin. Elle date du jour où celle qu’ilaimait a refusé de l’épouser pour devenir, six mois après, la femmede son frère ; deux coups terribles l’un après l’autre, et lesecond encore plus douloureux que le premier. Il est vrai qu’avantde faire ce mariage Risler aîné lui a écrit pour lui demander lapermission d’être heureux, et cela dans des termes si touchants, sitendres, que la violence du coup porté en a été un peuatténuée ; puis, à la fin, le dépaysement, le travail, leslongues courses sont venus à bout de son chagrin. Il ne lui en estresté qu’un grand fond de mélancolie. À moins cependant que cettehaine, cette colère qu’il ressent en ce moment contre la femme quidéshonore son frère, ne soit encore quelque chose de son ancienamour.

Mais non ! Frantz Risler ne pense qu’à venger l’honneur desRisler. Ce n’est pas en amant, c’est en justicier qu’ilarrive ; et Sidonie n’a qu’à bien se tenir.

Tout d’abord, en descendant de wagon, le justicier était allédroit à la fabrique, comptant sur la surprise, l’imprévu de sonarrivée pour lui révéler ce qui se passait, d’un coup d’œil.Malheureusement, il n’avait trouvé personne. Les persiennes dupetit hôtel au fond du jardin étaient fermées depuis quinzejours.

Le père Achille lui apprit que ces dames habitaient leurscampagnes respectives, où les deux associés allaient les rejoindretous les soirs.

Fromont jeune avait quitté les magasins de très bonne heure,Risler aîné venait de partir.

Frantz se décida à parler au vieux Sigismond. Mais c’étaitsamedi, soir de paye, et il dut attendre que la longue filed’ouvriers qui commençait à la loge d’Achille pour finir augrillage du caissier, se fût peu à peu écoulée. Quoique impatientet bien triste, ce brave garçon, qui avait eu depuis l’enfance lavie des ouvriers de Paris, éprouvait du plaisir à se retrouver aumilieu de cette animation, de ces mœurs si spéciales. Il y avaitsur tous ces visages honnêtes ou vicieux le contentement de lasemaine finie. On sentait que le dimanche commençait pour eux lesamedi soir, à sept heures, devant la petite lampe du caissier.

Il faut avoir vécu parmi les commerçants pour connaître tout lecharme de ce repos d’un jour et sa solennité. Beaucoup de cespauvres gens enchaînés à des labeurs malsains attendent ce dimanchebéni comme une bouffée d’air respirable, nécessaire à leur santé età leur vie. Aussi quel épanouissement, quel besoin de gaietébruyante ! Il semble que l’oppression du travail de la semainese dissipe en même temps que la vapeur des machines qui s’échappeen sifflant et en fumant au-dessus des ruisseaux.

Tous les ouvriers s’éloignaient du grillage, en comptantl’argent éclatant dans leurs mains noires. C’était des déceptions,des murmures, des réclamations, des heures manquées, de l’argentpris à l’avance ; et dans le tintement des gros sous onentendait la voix de Sigismond calme et impitoyable défendant lesintérêts des patrons jusqu’à la férocité.

Frantz connaissait tous les drames de la paye, les faussesintonations et les vraies. Il savait que l’un réclamait pour lafamille, pour payer le boulanger, le pharmacien, des mois d’école.L’autre pour le cabaret, et pis encore. Les ombres tristes,accablées, passant et repassant devant le portail de la fabrique,jetant de longs regards au fond des cours, il savait ce qu’ellesattendaient, qu’elles guettaient toutes un père ou un mari pour leramener bien vite au logis d’une voix grondeuse et persuasive.

Oh ! les enfants nu-pieds, les tout petits enveloppés devieux châles, les femmes sordides, dont les visages noyés de larmesarrivent à la blancheur de linge des bonnets qui les entourent…

Oh ! le vice embusqué, rôdant autour de la paye, les bougesqui s’allument au fond des rues noires, les vitres troubles descabarets où les mille poisons de l’alcool étalent leurs couleursfausses.

Frantz connaissait toutes ces misères ; mais jamais ellesne lui avaient paru si lugubres, si poignantes que ce soir-là. Lapaye était finie, Sigismond sortait de son bureau. Les deux amis sereconnurent, s’embrassèrent : et, dans le silence de lafabrique, en arrêt pour vingt-quatre heures, muette de tous sesbâtiments vides, le caissier expliqua à Frantz l’état des choses.Il lui raconta la conduite de Sidonie, les dépenses folles,l’honneur du ménage détruit à jamais. Les Risler venaient d’acheterune campagne à Asnières, l’ancienne maison d’une actrice, et s’yétaient installés d’une façon somptueuse. Ils avaient chevaux,voitures, un luxe, un train de vie ! Ce qui inquiétait surtoutle brave Sigismond, c’était la retenue de Fromont jeune. Depuisquelque temps, il ne prenait presque plus d’argent à la caisse, etpourtant Sidonie dépensait plus que jamais.

– Chai bas gonfianze !… disait le malheureuxcaissier en remuant la tête… chai bas gonfianze…

Puis, baissant la voix, il ajoutait :

– Mais ton frère, mon petit Frantz, ton frère ?… Quinous l’expliquera ? Il s’en va dans tout cela les yeux enl’air, les mains dans les poches, l’idée à sa fameuse invention quimalheureusement ne sort pas vite… Tiens ! veux-tu que je tedise ? C’est un coquin ou c’est une bête.

Tout en parlant ils se promenaient de long en large dans lepetit jardin, s’arrêtaient, reprenaient leur marche. Frantz croyaitvivre dans un mauvais rêve La rapidité du voyage, ce changementbrusque de lieu et de climat, le flot de paroles de Sigismond quin’arrêtait pas, l’idée nouvelle qu’il fallait se faire de Risler etde Sidonie, cette Sidonie qu’il avait tant aimée, toutes ces chosesl’étourdissaient, le rendaient comme fou.

Il était tard. La nuit venait, Sigismond lui proposa del’emmener coucher à Montrouge ; il refusa, prétextant lafatigue, et, resté seul dans le Marais, à cette heure douteuse ettriste du jour qui finit et du gaz qu’on n’a pas encore allumé, ilalla machinalement vers son ancien logis de la rue de Braque.

À la porte de l’allée, un écriteau était pendu :Chambre de garçon à louer.

C’était justement la chambre où il avait vécu si longtemps avecson frère. Il reconnut la carte géographique piquée au mur parquatre épingles, la fenêtre du palier et la petite plaque des damesDelobelle : Oiseaux et mouches pour modes. La portede ces dames était entr’ouverte ; il n’eut qu’à la pousserpour entrer.

Certainement il n’y avait pas pour lui dans tout Paris un abriplus sûr, un coin mieux fait pour accueillir et calmer son âmetroublée que cet intérieur laborieux et immuable. Dans l’agitationactuelle de sa vie déroutée, c’était comme le port aux eauxtranquilles et profondes, le quai plein de soleil et de paix, oùles femmes travaillent en attendant les maris et les pères, pendantqu’au dehors le vent gronde, la mer bouillonne. C’était surtout,sans qu’il s’en rendît bien compte, un enlacement de sûresaffections, et ce doux miracle de tendresse qui nous rend précieux,même quand nous n’aimons pas, l’amour que l’on ressent pournous.

Ce cher petit glaçon de Désirée l’aimait tant. Elle avait desyeux si brillants, en lui parlant de choses indifférentes. Commeles objets trempés de phosphore resplendissent tous également, lesmoindres mots qu’elle disait illuminaient sa jolie figure épanouie.Quel bon repos c’était pour lui après les brutalités deSigismond.

Ils causaient tous deux avec animation, pendant que la mamanDelobelle mettait le couvert :

– Vous dînerez avec nous, n’est-ce pas, monsieurFrantz ?… Le père est allé reporter l’ouvrage ; mais ilrentrera sûrement pour dîner.

Il rentrera sûrement pour dîner !

L’excellente femme disait cela avec une certaine fierté. Eneffet, depuis la déconvenue de sa direction, l’illustre Delobellene mangeait plus dehors, même les soirs où il allait toucher lapaye. Le malheureux directeur avait pris tant de repas à crédit àson restaurant, qu’il n’osait plus y retourner. En revanche, il nemanquait jamais, le samedi, de ramener avec lui deux ou troisconvives affamés et inattendus, des « vieux camarades »,des « déveinards », C’est ainsi que ce soir-là il fit sonentrée, escorté d’un financier du théâtre de Metz et d’un comiquedu théâtre d’Angers, tous deux en disponibilité.

Le comique, rasé, ridé, ratatiné au feu de la rampe, avait l’aird’un vieux gamin ; le financier portait des espadrilles sansle moindre linge apparent. Delobelle les annonça pompeusement dèsla porte, mais la vue de Frantz Risler interrompit laprésentation.

– Frantz !… mon Frantz !…, cria le vieux cabotind’une voix mélodramatique en battant l’air de ses mainsconvulsives ; puis, après une longue et emphatique accolade,il présenta ses convives les uns aux autres.

– Monsieur Robricart, du théâtre de Metz.

– Monsieur Chandezon, du théâtre d’Angers.

– Frantz Risler, ingénieur.

Dans la bouche de Delobelle, ce mot d’ingénieur prenait desproportions !

Désirée eut une jolie moue, en voyant les amis de son père.C’eût été si beau d’être en famille un jour comme aujourd’hui. Maisle grand homme se moquait bien de cela. Il avait assez à faire àdébarrasser ses poches. D’abord il en tira, un superbe pâté ;« pour ces dames », disait-il, oubliant qu’il l’adorait.Un homard parut ensuite ; puis un saucisson d’Arles, desmarrons glacés, des cerises, les premières !

Pendant que le financier enthousiasmé, rehaussait un col dechemise invisible, que le comique faisait « gnouf !gnouf ! » d’un geste oublié des Parisiens depuis dix ans,Désirée pensait avec terreur au trou immense que ce repas improviséallait creuser dans les pauvres ressources de la semaine, et lamaman Delobelle, affairée, bouleversait tout le buffet pour trouverle nombre de couverts suffisant.

Le repas fut très gai Les deux comédiens dévoraient à la grandejoie de Delobelle qui remuait avec eux de vieux souvenirs decabotinage. Rien de plus lugubre. Imaginez des débris de portants,des lampions éteints, un vieux fonds d’accessoires moisis ettombant en miettes.

Dans une espèce d’argot familier, trivial, tutoyeur, ils serappelaient leurs innombrables succès, car tous trois, à lesentendre, avaient été acclamés, chargés de couronnes, portés entriomphe par des villes entières. Tout en parlant, ils mangeaientcomme mangent les comédiens, assis de trois quarts, face au public,avec cette fausse hâte des convives de théâtre devant un souper decarton, cette façon d’alterner les mots et les bouchées, dechercher des effets en posant son verre, en rapprochant sa chaise,d’exprimer l’intérêt, l’étonnement, la joie, la terreur, lasurprise, à l’aide d’un couteau et d’une fourchette savammentmanœuvrés. La maman Delobelle les écoutait en souriant.

On n’est pas la femme d’un acteur depuis trente ans, sans avoirun peu pris l’habitude de ces singulières façons d’être.

Mais un petit coin de la table se trouvait séparé du reste desconvives comme par une nuée qui interceptait les mots bêtes, lesgros rires, les vanteries. Frantz et Désirée se parlaient àdemi-voix, sans rien entendre de ce qui se disait autour d’eux. Deschoses de leur enfance, des anecdotes de voisinage, tout un passévague, qui ne valait que par la communauté des souvenirs évoqués,par l’étincelle pareille montant à leurs yeux, faisaient les fraisde leur douce causerie. Tout à coup le nuage se déchira, et laterrible voix de Delobelle interrompit le dialogue :

– Tu n’as pas vu ton frère ? demanda-t-il à Frantzpour n’avoir pas l’air de trop le laisser de côté… tu n’as pas vusa femme non plus ?… Ah ! tu vas en trouver une Madame.Des toilettes, mon cher, et un chic ! Je ne te dis que ça. Ilsont un vrai château à Asnières. Les Chèbe sont là-bas aussi…Ah ! tout ça, mon vieux, ça nous distance. On est riche, ondédaigne les camarades… Jamais un mot, jamais une visite. Pour moi,tu comprends, je m’en moque, mais c’est vraiment blessant pour cesdames.

– Oh ! papa, dit Désirée vivement, vous savez bien quenous autres, nous aimons trop Sidonie pour lui en vouloir.

Le comédien donna un grand coup de poing furieux sur latable :

– Eh ! c’est bien le tort que vous avez… Il faut envouloir aux gens qui ne cherchent qu’à vous blesser, à voushumilier.

Il avait encore sur le cœur les fonds refusés à son projet dethéâtre, et d’ailleurs, ne cachait pas sa rancune :

– Si tu savais, disait-il à Frantz, si tu savais quelgaspillage il y a là-dedans. C’est une pitié… Et rien de solide,rien d’intelligent. Moi qui te parle, j’ai demandé à ton frère unepetite somme pour me faire un avenir et lui assurer à lui desbénéfices considérables. Il m’a refusé net…, Parbleu ! madameest bien trop exigeante. Elle monte à cheval, va aux courses envoiture et vous mène son mari du même train que son petit paniersur le quai d’Asnières… Entre nous, je ne le crois pas bienheureux, ce brave Risler… Cette petite femme-là lui en fait voir detoutes les couleurs…

L’ex-comédien termina sa tirade par un clignotement d’yeux àl’adresse du comique et du financier, et pendant un moment il y eutentre eux un échange de mines, de grimaces convenues, des« hé ! hé ! » des « hum !hum ! » toute la pantomime des sous-entendus.

Frantz était atterré. Malgré lui, l’horrible certitude luiarrivait de tous côtés, Sigismond avait parlé avec sa nature,Delobelle avec la sienne. Le résultat était le même. Heureusementle dîner finissait. Les trois acteurs se levèrent de table et s’enallèrent à la brasserie de la rue Blondel, Frantz resta avec lesdeux femmes.

En le voyant là, tout près d’elle, affectueux et doux, Désiréeeut tout à coup un élan de reconnaissance pour Sidonie. Elle se ditqu’après tout c’était à sa générosité qu’elle devait ce semblant debonheur, et cette pensée lui donna du cœur pour défendre sonancienne amie.

– Voyez-vous, monsieur Frantz, il ne faut pas croire toutce que mon père vous a raconté de votre belle-sœur. Il exagèretoujours un peu, ce cher papa. Moi, je sais bien que Sidonie estincapable de tout le mal dont on l’accuse. Je suis sûre que soncœur est resté le même et qu’elle aime toujours ses amis, quoiqu’elle les néglige un peu… C’est la vie, cela. On est séparé sansle vouloir. N’est-ce pas vrai, monsieur Frantz ?

Oh ! comme il la trouvait jolie, pendant quelle lui parlaitainsi. Jamais il n’avait autant remarqué ces traits fins, ce teintaristocratique ; et, quand il partit ce soir-là, attendri parl’empressement qu’elle avait mis à défendre Sidonie, par toutes lescharmantes raisons féminines qu’elle donnait au silence, àl’abandon de son amie, Frantz Risler pensait, avec un sentiment deplaisir égoïste et naïf, que cette enfant l’avait aimé, qu’ellel’aimait peut-être encore et lui gardait au fond de son cœur cetteplace chaude, abritée, où l’on revient comme au refuge quand la vienous a blessé.

Toute la nuit, dans son ancienne chambre, bercé par le mouvementdu voyage, par ce bruit de vagues et de grand vent qui suit leslongues traversées, il rêva du temps de sa jeunesse, de la petiteChèbe, de Désirée Delobelle, de leurs jeux, de leurs travaux, del’École Centrale dont les grands bâtiments dormaient tout près delui, mornes, dans les rues noires du Marais. Puis, le matin venu,comme la lumière tombant des fenêtres sans rideau tourmentait sesyeux et lui ramenait le sentiment du devoir et des préoccupationsde la journée, il rêva que c’était l’heure d’aller à l’École et queson frère, avant de descendre à la fabrique, entrouvrait la portepour lui crier :

« Allons ! paresseux, allons !… »

Cette bonne voix aimante, trop vivante, trop réelle pour lerêve, lui fit ouvrir les yeux tout à fait.

Risler était debout près de son lit, guettait son réveil avec unadorable sourire un peu ému, et la preuve que c’était bien Risler,c’est que dans sa joie de revoir son frère Frantz, il ne trouvaitrien de mieux à dire que : « Je suis content… Je suiscontent… »

Quoique ce jour-là fût un dimanche, Risler, selon son habitude,était venu à la fabrique profiter du silence et de la tranquillitépour travailler à son imprimeuse. Sitôt en arrivant, lepère Achille lui avait appris que son frère était descendu rue deBraque, et il accourait joyeux, surpris, un peu vexé de n’avoir pasété averti d’avance et surtout que Frantz l’eût privé de lapremière soirée du retour. Ce regret revenait à chaque instant danssa causerie à bâtons rompus, où tout ce qu’il avait à diredemeurait inachevé, interrompu par mille questions diverses, desexplosions de tendresse et de joie. Frantz s’excusa sur la fatigue,le plaisir qu’il avait eu à se retrouver dans leur anciennechambre.

– C’est bon, c’est bon, disait Risler ; maismaintenant, je ne te lâche plus… tu vas venir à Asnières tout desuite… Je me donne congé aujourd’hui… Tu comprends, il n’y a plusde travail possible du moment que tu arrives… C’est la petite quiva être surprise… et contente… Nous parlions si souvent de toi…Quel bonheur ! Quel bonheur !…

Et le pauvre homme s’épanouissait de joie, devenait bavard, lui,le silencieux, admirait son Frantz, trouvait qu’il avait grandi.Pourtant l’élève de l’École Centrale était déjà d’une belle tailleau départ ; seulement ses traits s’étaient accentués, sesépaules élargies, et il y avait loin du grand garçon à tournure deséminariste parti deux ans auparavant pour Ismaïlia, à ce beauforban, tanné, sérieux et doux.

Pendant que Risler le contemplait, Frantz, de son côté,observait très attentivement son frère, et, le trouvant toujours lemême, aussi naïf, aussi tendre, aussi distrait par moments, il sedisait :

« Non ! ce n’est pas possible… il n’a pas cessé d’êtrehonnête homme. »

Alors, songeant à ce qu’on osait supposer, toute sa colère setournait contre cette femme, hypocrite et vicieuse, qui trompaitson mari si effrontément, si impunément, qu’elle arrivait à lefaire passer pour son complice. Oh ! quelle explicationterrible il allait avoir avec elle, comme il allait lui parlerdurement. « Je vous défends, madame, vous m’entendez bien, jevous défends de déshonorer mon frère !… »

Il pensait à cela tout le temps de la route, en voyant filer lesarbres encore grêles le long des talus du chemin de fer deSaint-Germain. Assis en face de lui, Risler bavardait, bavardaitsans s’arrêter. Il parlait de la fabrique, de leurs affaires. Ilsavaient gagné quarante mille francs chacun l’année dernière ;mais ce serait bien autre chose quand l’Imprimeusemarcherait. « Une imprimeuse rotative, mon petit Frantz,rotative et dodécagone, pouvant donner d’un seul tour de rouel’empreinte d’un dessin de douze à quinze couleurs, rouge sur rose,vert foncé sur vert clair, sans confusion, sans absorption, sansqu’un trait nuise à son voisin, sans qu’une nuance écrase ou boivel’autre… Comprends-tu ça frérot ?… Une mécanique qui seraartiste comme un homme… C’est une révolution dans les papierspeints. »

– Mais, demandait Frantz, un peu inquiet, l’as-tu trouvée,ton Imprimeuse, ou la cherches-tu encore ?

– Trouvée !… archi-trouvée !… Demain, je temontrerai tous mes plans. J’ai même inventé, par la même occasion,une accrocheuse automatique pour pendre le papier aux tringles duséchoir… La semaine prochaine, je m’installe chez nous, tout enhaut, dans les greniers, et je fais fabriquer mystérieusement mapremière mécanique, moi-même, sous mes yeux. Il faut que dans troismois les brevets soient pris et que l’Imprimeusefonctionne… Tu verras, mon petit Frantz, ce sera notre fortune àtous… tu penses si je serai content de pouvoir rendre à ces Fromontun peu du bien qu’ils m’ont fait… Ah ! tiens, vraiment, le bonDieu m’a comblé dans la vie…

Là-dessus le voilà parti à énumérer tous ses bonheurs. Sidonieétait la meilleure des créatures, un amour de petite femme qui luifaisait beaucoup d’honneur. Ils avaient un intérieur charmant. Ilsvoyaient du monde, du très beau monde. La petite chantait comme unrossignol, grâce à la méthode si expressive de madame Dobson.Encore un bien bon être que cette madame Dobson… Une seule chose letourmentait, ce pauvre Risler : c’était sa brouilleincompréhensible avec Sigismond. Frantz l’aiderait peut-être àéclaircir ce mystère.

– Oh ! oui, je t’y aiderai, frère, répondait Frantzles dents serrées ; et le rouge de la colère lui montait aufront à l’idée qu’on avait pu soupçonner cette franchise, cetteloyauté qui s’étalaient devant lui dans leur expression spontanéeet naïve. Heureusement il arrivait, lui, le justicier ; et ilallait remettre toutes choses en place.

Cependant on approchait de la maison d’Asnières. Frantz l’avaitdéjà remarquée de loin à un caprice d’escalier en tourelle toutluisant d’ardoises neuves et bleues. Elle lui parut faite exprèspour Sidonie, la vraie cage de cet oiseau au plumage capricieux etvoyant.

C’était un chalet à deux étages, dont les glaces claires, lesrideaux doublés de rose s’apercevaient du chemin de fer, miroitantau fond d’une pelouse verte, où pendait une énorme boule de métalanglais.

La rivière coulait tout près, encore parisienne, encombrée dechaînes, d’établissements de bains, de gros bateaux, et secouant àla moindre vague des tas de petits canots très légers, liés auport, avec la poussière du charbon sur leurs noms prétentieux ettout frais peints. De ses fenêtres, Sidonie pouvait voir lesrestaurants du bord de l’eau, silencieux en semaine, débordant ledimanche d’une foule bigarrée et bruyante, dont les gaietés semêlaient aux plongeons lourds des rames et partaient des deux rivespour se rejoindre au-dessus de la rivière dans ce courant derumeurs, de cris, d’appels, de rires, de chansons qui, les jours defête, monte et redescend ininterrompu sur dix lieues de Seine.

En semaine, on voyait errer des gens débraillés, désœuvrés etflâneurs, des hommes en chapeaux de grosse paille larges etpointus, en vareuses de laine, des femmes qui s’asseyaient surl’herbe usée des talus, inactives, avec l’œil qui rêve des vachesau pâturage. Tous les forains, les joueurs d’orgues, les harpistes,les saltimbanques en tournée, s’arrêtaient là comme à une banlieue.Le quai en était encombré, et les petites maisons qui le bordaient,s’ouvrant toujours à leur approche, des camisoles blanches, malattachées, des chevelures en désordre, une pipe flâneuse semontraient aux fenêtres, guettant comme un regret de Paris toutvoisin ces trivialités ambulantes.

C’était triste et laid. L’herbe à peine poussée jaunissait sousles pas. La poussière était noire ; et pourtant, chaque jeudi,la haute cocotterie passait par là, se rendant au Casino, au grandtrain de ses roues fragiles et de ses postillons d’emprunt. Toutcela plaisait à cette enragée Parisienne de Sidonie ; puis,dans son enfance, la petite Chèbe avait beaucoup entendu parlerd’Asnières par l’illustre Delobelle, qui aurait voulu avoir dansces parages, comme tant d’autres comédiens, une maisonnette, uncoin de campagne où l’on rentre par les trains de minuit et demi,après la sortie des théâtres.

Tous les rêves de la petite Chèbe, Sidonie Risler les réalisait.Les deux frères arrivèrent près de la porte du quai, où la clefrestait d’habitude. Ils entrèrent, traversant des massifs encorejeunes. Çà et là une salle de billard, la maison du jardinier, unepetite serre vitrée apparaissaient comme les différentes parties deces chalets suisses qu’on donne en jeu aux enfants ; le touttrès léger, à peine planté au sol, prêt à s’envoler au moindre ventde faillite ou de caprice : une villa de cocotte ou deboursier.

Frantz regardait autour de lui, un peu ébloui. Au fond, sur unperron entouré de vases fleuris, le salon ouvrait ses hautespersiennes. Un fauteuil américain, des pliants, une petite table oùle café était encore servi, s’étalaient auprès de la porte. Àl’intérieur, on entendait des accords plaqués au piano, et unmurmure de voix assourdies.

– C’est Sidonie qui va être étonnée, disait le bon Risleren marchant doucement sur le sable, elle ne m’attend pas avant cesoir… En ce moment, elle fait de la musique avec madame Dobson.

Et, poussant vivement la porte, du seuil, avant d’entrer, ilcria de sa grosse voix bon enfant :

– Devine qui j’amène. Madame Dobson, assise toute seuledevant le piano, fit un bond sur son tabouret, et au fond du grandsalon, derrière les plantes exotiques qui montaient au-dessus d’unetable dont elles semblaient continuer le dessin pur et élancé,Georges Fromont et Sidonie se dressèrent précipitamment.

– Ah ! vous m’avez fait peur… dit celle-ci en courantvers Risler.

Les ruches de son peignoir blanc, que des rubans bleustraversaient comme des petits coins de ciel emmêlés de nuages,tourbillonnèrent sur le tapis, et, déjà remise de son embarras,très droite avec un air aimable et son éternel petit sourire, ellevint embrasser son mari et tendit son front à Frantz en luidisant.

– Bonjour, mon frère.

Risler les laissa en face l’un de l’autre et s’approcha deFromont jeune, qu’il était très étonné de trouver là :

– Comment ! Chorche, vous voilà ?… Je vouscroyais à Savigny…

– Mais, oui, figurez-vous… J’étais venu… Je pensais que ledimanche vous restiez à Asnières… C’était pour vous parler d’uneaffaire…

Vivement, en s’entortillant dans ses phrases, il se mit àl’entretenir d’une commande importante. Après quelques parolesinsignifiantes échangées avec Frantz impassible, Sidonie avaitdisparu. Madame Dobson continuait ses trémolos en sourdine, pareilsà ceux qui accompagnent au théâtre les situations critiques.

Le fait est que celle-là était assez tendue. Seulement la bonnehumeur de Risler chassait toute contrainte. Il s’excusait auprès deson associé de ne s’être pas trouvé là, voulait montrer la maison àFrantz. On alla du salon à l’écurie, de l’écurie aux offices, auxremises, à la serre. Tout était neuf, brillant, luisant, troppetit, incommode.

– Mais, disait Risler avec une certaine fierté, il y en apour beaucoup d’argent !

Il tenait à faire admirer l’acquisition de Sidonie dans sesmoindres détails, montrait le gaz et l’eau arrivant à tous lesétages, les sonnettes perfectionnées, les meubles du jardin, lebillard anglais, l’hydrothérapie, et tout cela avec des élans dereconnaissance à l’adresse de Fromont jeune qui, en l’associant àsa maison, lui avait positivement mis dans la main une fortune. Àchaque nouvelle effusion de Risler, Georges Fromont se dérobaithonteux et gêné sous le regard singulier de Frantz.

Le déjeuner manqua d’entrain. Madame Dobson parlait presquetoute seule, heureuse de nager en pleine intrigue romanesque.Connaissant, ou plutôt croyant connaître à fond l’histoire de sonamie, elle comprenait la colère sourde de Frantz, un ancienamoureux furieux de se voir remplacé, l’inquiétude de Georgestroublé par l’apparition d’un rival, encourageait l’un d’un regard,consolait l’autre d’un sourire, admirait la tranquillité deSidonie, et réservait tout son dédain pour cet abominable Risler,le tyran grossier et farouche. Ses efforts tendaient surtout à nepas laisser s’établir autour de la table ce silence terrible queles fourchettes entrechoquées scandent d’une façon ridicule etgênante.

Sitôt le déjeuner fini, Fromont jeune annonça qu’il retournait àSavigny. Risler aîné n’osa pas le retenir, en songeant que sa chèremadame Chorche passerait son dimanche toute seule ; et sansavoir pu dire un mot à sa maîtresse, l’amant s’en alla par le grandsoleil prendre un train de l’après-midi, toujours escorté du mari,qui s’entêta à le reconduire jusqu’à la gare.

Madame Dobson s’assit un moment avec Frantz et Sidonie sous unepetite tonnelle qu’une vigne grimpante étoilait de ses bourgeonsroses ; puis, comprenant qu’elle les gênait, elle rentra dansle salon, et, comme tout à l’heure, pendant que Georges était là,elle se mit à jouer et à chanter doucement, expressivement. Dans lejardin silencieux, cette musique étouffée, glissant à travers lesbranches, faisait comme un roucoulement d’oiseau avant l’orage.

Enfin ils étaient seuls. Sous le treillage de la tonnelle,encore nu et vide de feuilles, le soleil de mai brûlait trop.Sidonie s’abritait de la main en regardant les passants du quai.Frantz regardait dehors, lui aussi, mais d’un autre côté ; ettous deux, en affectant d’être tout à fait indépendants l’un del’autre, se retournèrent au même instant dans une conformité degeste et de pensée.

– J’ai à vous parler, lui dit-il, juste au moment où elleouvrait la bouche.

– Moi aussi, répondit-elle d’un air grave ; mais,venez par ici… nous serons mieux.

Et ils entrèrent ensemble dans un petit pavillon bâti au fond dujardin.

Chapitre 2EXPLICATION

En vérité, il était temps que le justicier arrivât.

Dans le maëlstrom parisien, cette petite femme tourbillonnaitéperdument. Maintenue par sa légèreté même elle surnageaitencore ; mais ses dépenses exagérées, le luxe qu’elleaffichait, le mépris qu’elle avait de plus en plus des moindresconvenances, tout annonçait qu’elle sombrerait bientôt, entraînantaprès elle l’honneur de son mari et peut-être aussi la fortune etle nom d’une maison considérable ruinée par ses démences.

Le milieu où elle vivait maintenant hâtait encore sa perte. ÀParis, dans ces quartiers des petits commerçants qui sont devéritables provinces malveillantes et bavardes, elle était obligéeà plus de ménagements ; mais, dans sa maison d’Asnières,entourée de chalets de cabotins, de ménages interlopes, de calicotsen vacance, elle ne se gênait plus. Il y avait autour d’elle uneatmosphère de vice qui lui allait, qu’elle respirait sans dégoût.La musique du bal l’amusait, le soir, dans son petit jardin.

Un coup de pistolet tiré dans la maison voisine, une nuit, etqui occupa tout le pays d’une intrigue banale et sotte, la fitrêver d’aventures semblables. Elle aurait voulu avoir « deshistoires », elle aussi. Ne gardant plus aucune mesure dansson langage, dans sa tenue, les jours où elle ne se promenait passur le quai d’Asnières, en jupe courte, la canne haute à la main,comme une élégante de Trouville ou d’Houlgate, elle restait chezelle en peignoir, pareille à ses voisines, absolument inactive,s’occupant à peine de sa maison, où on la volait comme une cocotte,sans qu’elle n’en sût rien. Cette même femme qu’on voyait passer àcheval tous les matins restait des heures entières à causer avec sabonne des ménages étranges qui l’entouraient.

Petit à petit, elle revenait à son ancien niveau et mêmeau-dessous. De la bourgeoisie riche, bien posée, où son mariagel’avait élevée, elle dégringolait au rang de femme entretenue. Àforce de voyager en wagon avec des filles bizarrement accoutrées,les cheveux sur les yeux à la chien, ou flottant dans le dos à laGeneviève de Brabant, elle finit par leur ressembler. Elle se fitblonde pendant deux mois, au grand étonnement de Risler, toutétonné qu’on lui eût changé sa poupée. Quant à Georges, toutes cesexcentricités l’amusaient, lui faisaient trouver dix femmes dans lamême. C’était lui le vrai mari, le maître de la maison.

Pour distraire Sidonie, il lui avait procuré un semblant desociété, ses amis garçons, quelques commerçants viveurs, presquejamais de femmes ; les femmes ont de trop bons yeux. MadameDobson était l’unique amie. On organisait de grands dîners, despromenades sur l’eau, des feux d’artifice. De jour en jour lasituation du pauvre Risler devenait plus ridicule, plus choquante.Quand il arrivait, le soir, éreinté, mal vêtu, il lui fallaitmonter vite à sa chambre faire un brin de toilette.

– Nous avons du monde à dîner, lui disait sa femme ;dépêchez-vous.

Et il se mettait à table le dernier, après une poignée de maincirculaire à ses invités, des amis de Fromont jeune, dont ilconnaissait à peine les noms. Chose singulière, les affaires de lafabrique se traitaient souvent à cette table où Georges amenait sesconnaissances du cercle avec l’assurance tranquille du monsieur quipaye.

« Déjeuners et dîners d’affaires ! » Aux yeux deRisler ce mot-là expliquait tout : la présence continuelle del’associé, le choix des convives, et les merveilleuses toilettes deSidonie qui se faisait belle et coquette dans l’intérêt de lamaison. Cette coquetterie de sa maîtresse mettait le jeune Fromontau désespoir. À toute heure du jour il arrivait pour la surprendre,inquiet, méfiant, craignant de laisser longtemps à elle-même cettenature dissimulée et pervertie.

– Que devient donc ton mari ?… demandait le pèreGardinois d’un ton goguenard à sa petite-fille… Pourquoi nevient-il pas plus souvent ?

Claire excusait Georges, mais cet abandon constant commençait àl’inquiéter. Maintenant elle pleurait en recevant ces petits boutsde lettres, ces dépêches qui lui arrivaient journellement à l’heuredes repas : « Ne m’attends pas ce soir, chère amie. Je nepourrai venir à Savigny que demain ou après-demain par le train denuit. »

Elle mangeait tristement en face d’une place vide, et, sans sesavoir trompée, sentait que son mari se déshabituait d’elle. Ilétait si distrait, quand une fête de famille ou quelque autrecirconstance le retenait forcément à la maison, si muet sur ce quil’occupait. Claire n’ayant plus avec Sidonie que des relations trèslointaines, ne savait rien de ce qui se passait à Asnières :mais, lorsque Georges repartait pressé, souriant, elle tourmentaitsa solitude de soupçons inavoués, et, comme ceux qui attendent ungrand chagrin, se sentait tout à coup un vide immense au cœur, uneplace prête pour les catastrophes.

Son mari n’était guère plus heureux qu’elle. Cette cruelleSidonie semblait prendre plaisir à le tourmenter. Elle se laissaitfaire la cour par tout le monde. En ce moment un certain Cazabon,dit Cazaboni, ténor italien de Toulouse, présenté par madameDobson, venait tous les jours chanter des duos inquiétants.Georges, très jaloux, courait à Asnières dans l’après-midi,négligeait tout, et déjà commençait à trouver que Risler nesurveillait pas assez sa femme. Il l’aurait voulu aveugle seulementà son égard.

Ah ! s’il avait été le mari, lui, comme il vous l’auraittenue. Mais il n’avait pas de droit sur elle, et on ne se gênaitpas pour le lui dire. Quelquefois aussi, avec cette invinciblelogique qui pousse souvent aux plus sots, il pensait que, trompantlui-même, peut-être méritait-il d’être trompé. Triste vie en sommeque la sienne. Il passait son temps à courir les bijoutiers, lesmarchands d’étoffes, à lui inventer des cadeaux, des surprises.C’est qu’il la connaissait bien, allez ! Il savait qu’onpouvait l’amuser avec des bijoux, non la retenir, et que le jour oùelle s’ennuierait…

Sidonie ne s’ennuyait pas encore. Elle avait l’existence qu’illui fallait, tout le bonheur qu’elle pouvait atteindre. Son amourpour Georges n’avait rien d’enflammant ni de romanesque. Il étaitpour elle comme un second mari plus jeune et surtout plus riche quel’autre. Pour achever d’embourgeoiser leur adultère, elle avaitattiré ses parents à Asnières, les logeait dans une petite maisontout au bout du pays et de ce père vaniteux et volontairementaveugle, de cette mère tendre et toujours éblouie, elle se faisaitun entourage d’honorabilité dont elle sentait le besoin à mesurequ’elle se perdait davantage.

Tout était bien arrangé dans cette petite tête perverse quiraisonnait froidement le vice ; et il semblait que sa vie dûtcontinuer ainsi tranquillement, quand Frantz Risler arriva tout àcoup.

Rien qu’à le voir entrer, elle avait compris que son repos étaitmenacé, qu’il allait se passer entre eux quelque chose de trèsgrave.

À la minute son plan fut fait. Maintenant il s’agissait de lemettre en œuvre. Le pavillon où ils venaient d’entrer, une grandepièce circulaire dont les quatre fenêtres regardaient des paysagesdifférents, était meublé pour les siestes d’été, pour les heureschaudes où l’on cherche un refuge contre le soleil et lesbourdonnements du jardin. Un large divan très bas en faisait letour. Une petite table de laque très basse aussi traînait aumilieu, chargée de numéros dépareillés de journaux mondains.

Les tentures étaient fraîches, et les dessins de la perse – desoiseaux volant parmi des roseaux bleuâtres – faisaient bien l’effetd’un rêve d’été, une image légère flottant devant les yeux qui seferment. Les stores abaissés, la natte étendue sur le parquet, lejasmin de Virginie qui s’entrelaçait au dehors tout le long dutreillage, entretenaient une grande fraîcheur accrue par le bruitvoisin de la rivière sans cesse remuée et l’éclaboussement de sespetites vagues sur la berge.

Sidonie, sitôt entrée, s’assit en renvoyant sa longue jupeblanche, qui s’abattit comme une tombée de neige au bas dudivan ; et les yeux clairs, la bouche souriante, penchant unpeu sa petite tête dont le nœud de côté augmentait encore lamutinerie capricieuse, elle attendit.

Frantz, très pâle, restait debout, regardant autour de lui.Puis, au bout d’un moment :

– Je vous fais mon compliment, madame, dit-il, vous vousentendez au confortable.

Et tout de suite, comme s’il avait craint que, prise de si loin,la conversation n’arrivât pas assez vite où il voulait l’amener, ilreprit brutalement :

– À qui devez-vous tout ce luxe ?… Est-ce à votre mariou à votre amant ?

Sans bouger du divan, sans même lever les yeux sur lui, ellerépondit :

– À tous les deux.

Il fut un peu déconcerté par tant d’aplomb.

– Vous avouez donc que cet homme est votre amant ?

– Tiens !… parbleu !…

Frantz la regarda une minute, sans parler. Elle avait pâli, elleaussi, malgré son calme, et l’éternel petit sourire ne frétillaitplus au coin de la bouche.

Alors, lui :

– Écoutez-moi bien, Sidonie. Le nom de mon frère, ce nomqu’il a donné à sa femme, est le mien aussi. Puisque Risler estassez fou, assez aveugle pour le laisser déshonorer par vous, c’està moi qu’il appartient de le défendre contre vos atteintes… Donc,je vous engage à prévenir monsieur Fromont qu’il ait à changer demaîtresse au plus vite, et qu’il aille se faire ruiner ailleurs…Sinon…

– Sinon ? demanda Sidonie, qui pendant qu’il parlait,n’avait cessé de jouer avec ses bagues.

– Sinon j’avertis mon frère de ce qui se passe chez lui, etvous serez surprise du Risler que vous connaîtrez alors aussiviolent, aussi redoutable qu’il est inoffensif d’ordinaire. Marévélation le tuera peut-être, mais vous pouvez être sûre qu’ilvous tuera avant.

Elle haussa les épaules :

– Eh ! qu’il me tue… Qu’est-ce que ça mefait ?

Ce fut dit d’un air si navré, si détaché de tout, que Frantz,malgré lui, se sentit un peu de pitié pour cette belle créature,jeune, heureuse, qui parlait de mourir avec un tel abandond’elle-même.

– Vous l’aimez donc bien ? lui dit-il d’une voix déjàvaguement radoucie… Vous l’aimez donc bien, ce Fromont, que vouspréférez mourir que de renoncer à lui ?

Elle se redressa vivement.

– Moi ? aimer ce gandin, ce chiffon, cette filleniaise habillée en homme ?… Allons donc !… J’ai priscelui-là comme j’en aurais pris un autre…

– Pourquoi ?

– Parce qu’il le fallait, parce que j’étais folle, parceque j’avais dans le cœur et que j’y ai encore un amour criminel queje veux arracher, n’importe à quel prix.

Elle s’était levée et lui parlait les yeux dans les yeux, labouche près de la sienne, frémissante de tout son être.

Un amour criminel !… Qui aimait-elle donc ?

Frantz avait peur de la questionner. Sans se douter de rienencore, il comprenait que ce regard, ce souffle, penchés vers lui,allaient lui révéler quelque chose de terrible. Mais sa fonction dejusticier l’obligeait à tout savoir.

– Qui est-ce ?… demanda-t-il.

Elle répondit d’une voix sourde :

– Vous savez bien que c’est vous.

Elle était la femme de son frère.

Depuis deux ans, il n’avait jamais plus pensé à elle que comme àune sœur. Pour lui, la femme de son frère ne ressemblait plus enrien à son ancienne fiancée, et c’eût été commettre un crime dereconnaître à un seul trait de son visage celle à qui autrefois ilavait dit si souvent. « Je vous aime ».

Et maintenant c’est elle qui lui disait qu’elle l’aimait. Lemalheureux justicier resta atterré, étourdi, ne trouvant pas un motà répondre.

Elle, en face de lui, attendait…

Il faisait un de ces jours de printemps pleins de fièvre et desoleil, où la buée des anciennes pluies met comme une mollesse, unemélancolie singulières. L’air était tiède, parfumé de fleursnouvelles qui, par ce premier jour de chaleur, embaumaientviolemment comme des violettes dans un manchon. De ses hautesfenêtres entr’ouvertes, la pièce où ils étaient respirait toutecette griserie d’odeurs. Au dehors, on entendait les orgues dudimanche, des appels lointains sur la rivière, et plus près, dansle jardin, la voix amoureuse et pâmée de madame Dobson quisoupirait :

On dit que tu te maries ;

Tu sais que j’en puis mouri i i ir !…

– Oui, Frantz, je vous ai toujours aimé, disait Sidonie Cetamour, auquel j’ai renoncé autrefois parce que j’étais jeune fille,et que les jeunes filles ne savent pas ce qu’elles font ; cetamour, rien n’a pu l’effacer en moi ni l’amoindrir. Quand j’apprisque Désirée vous aimait aussi, elle si malheureuse, si déshéritée,dans un grand mouvement généreux je voulus faire le bonheur de savie en sacrifiant la mienne, et tout de suite je vous repoussaipour que vous alliez à elle. Ah ! dès que vous avez été loin,j’ai compris que le sacrifice était au-dessus de mes forces. Pauvrepetite Désirée ! L’ai-je assez maudite dans le fond de moncœur. Le croiriez-vous ? depuis cette époque-là, j’ai évité dela voir, de la rencontrer. Sa vue me faisait trop de peine.

– Mais, si vous m’aimiez, demanda Frantz tout bas, si vousm’aimiez, pourquoi avez-vous épousé mon frère ?

Elle ne sourcilla pas :

– Épouser Risler, c’était me rapprocher de vous. Je medisais : « Je n’ai pas pu être sa femme. Eh bien, jedeviendrai sa sœur. Au moins, comme cela, il me sera permis del’aimer encore, et nous ne passerons pas toute notre vie étrangersl’un à l’autre. » Hélas ! ce sont là de ces rêves naïfsque l’on fait à vingt ans et dont l’expérience nous montre le néantbien vite… Je n’ai pas pu vous aimer comme une sœur, Frantz ;je n’ai pas pu vous oublier non plus, mon mariage m’en empêchait.Avec un autre mari, j’y serais peut-être parvenue, mais avec Rislerc’était terrible. Il me parlait toujours de vous, de vos succès, devotre avenir… Frantz disait ceci, Frantz faisait cela… Il vous aimetant, le pauvre ami. Et puis, ce qui était le plus cruel pour moi,votre frère vous ressemble. Il y a dans votre démarche, dans vostraits comme un air de famille, dans votre voix surtout, puisquesouvent j’ai fermé les yeux sous ses caresses en me disant« C’est lui… C’est Frantz… » Quand j’ai vu que cettepensée criminelle devenait un tourment, une obsession, j’ai cherchéà m’étourdir. J’ai consenti à écouter ce Georges qui me poursuivaitdepuis longtemps, à changer ma vie, à la faire bruyante, agitée.Mais, je vous le jure, Frantz, dans ce tourbillon de plaisir où jem’emportais, je n’ai jamais cessé de penser à vous, et si quelqu’unavait le droit de venir ici me demander compte de ma conduite,certes ce n’était pas vous, qui, sans le vouloir, m’avez faite ceque je suis…

Elle se tut… Frantz n’osait plus lever les yeux sur elle. Depuisun moment il la trouvait trop belle, trop désirable. C’était lafemme de son frère ! Il n’osait pas parler non plus. Lemalheureux sentait que l’ancienne passion se réinstallaitdespotiquement dans son cœur, et que maintenant regards, paroles,tout ce qui jaillirait de lui serait amour.

Et c’était la femme de son frère !…

– Ah, malheureux, malheureux que nous sommes, dit le pauvrejusticier en se laissant tomber à côté d’elle sur le divan.

Ces quelques mots étaient déjà une lâcheté, un commencementd’abandon, comme si la destinée en se montrant si cruelle lui avaitôté la force de se défendre. Sidonie avait posé sa main sur lasienne : « Frantz… Frantz » et ils restaient là l’uncontre l’autre, silencieux et brûlants, bercés par la romance demadame Dobson qui leur arrivait par bouffées à travers lesmassifs :

Ton amour c’est ma folie,

Hélas ! je n’en puis guéri i i ir !…

Tout à coup la grande taille de Risler se dressa devant laporte :

– Par ici, Chèbe, par ici. Ils sont dans le pavillon.

En même temps le brave homme entra, escorté de son beau-père etde sa belle-mère, qu’il était allé chercher. Il y eut un momentd’effusion et d’innombrables accolades. Il fallait voir de quel airprotecteur M. Chèbe examinait le grand garçon qui avait latête et les épaules de plus que lui :

– Eh bien, mon petit, ça va-t-il comme vous voulez, cecanal de Suez ?

Madame Chèbe, pour qui Frantz était toujours resté un peu sonfutur gendre, l’embrassait à tour de bras, pendant que Rislermaladroit à son ordinaire dans ses gaietés et ses expansions,faisait de grands gestes sur le perron, parlait de tuer plusieursveaux gras pour le retour de l’enfant prodigue, et d’une voixbruyante, qui devait retentir dans tous les jardins environnants,criait à la maîtresse de chant :

– Madame Dobson, madame Dobson…, sans vous commander, c’esttrop triste ce que vous chantez là… Au diable l’expression pouraujourd’hui… Jouez-nous donc plutôt quelque chose de bien gai, debien dansant, que je fasse faire un tour de valse à madameChèbe…

– Risler, Risler, êtes-vous fou ? mongendre !…

– Allons, allons, maman… Il le faut… hop !…

Lourdement, autour des allées, il entraînait dans une valseautomatique à six temps, une vraie valse de Vaucanson, labelle-maman essoufflée qui s’arrêtait à chaque pas pour ramenerdans leur ordre habituel les brides dénouées de son chapeau et lesdentelles de son châle, son beau châle de la noce de Sidonie.

Il était soûl de joie, ce pauvre Risler.

Pour Frantz, ce fut une longue et inoubliable journéed’angoisses. Promenade en voiture, promenade sur l’eau, goûter surl’herbe dans l’île des Ravageurs, on ne lui épargna aucun descharmes d’Asnières ; et tout le temps, au grand soleil de laroute, à la réverbération des vagues, il fallait rire, bavarder,raconter son voyage, parler de l’isthme de Suez, des travauxentrepris, écouter les plaintes secrètes de M. Chèbe, toujoursfurieux contre ses enfants, les détails de son frère surl’Imprimeuse. Rotative, mon petit Frantz, rotative etdodécagone ! Sidonie laissait ces messieurs causer entre euxet semblait absorbée dans des réflexions profondes. De temps entemps, elle jetait un mot, un sourire triste à madame Dobson, etFrantz, sans oser la regarder elle-même, suivait les mouvements deson ombrelle doublée de bleu, le floconnement de sa robe…

Combien elle avait changé en deux ans ! Comme elle étaitdevenue belle !…

Puis il lui venait d’horribles pensées. Il y avait courses àLongchamp ce jour-là. Des voitures passaient auprès de la leur, lafrôlaient, conduites par des femmes aux visages peints serrés dansdes voiles étroits. Immobiles sur leur siège, elles tenaient leurgrand fouet bien droit avec des gestes de poupée, et rien neparaissait vivant en elles que leurs yeux charbonnés, fixés à latête des chevaux. Sur leur passage, on se retournait. Tous lesregards les suivaient, comme entraînés dans le vent de leurcourse.

Sidonie ressemblait à ces créatures. Elle aurait pu elle-mêmeconduire ainsi la voiture de Georges ; car Frantz était dansla voiture de Georges. Il avait bu le vin de Georges. Tout ce luxe,dont on jouissait en famille, venait de Georges. C’était honteux,révoltant. Il aurait voulu le crier à son frère, il le devait même,étant venu exprès pour cela. Mais il ne s’en sentait plus lecourage. Ah ! le malheureux justicier… Le soir, après dîner,dans le salon ouvert à l’air frais de la rivière, Risler pria safemme de chanter. Il voulait qu’elle montrât à Frantz tous sesnouveaux talents. Appuyée au piano, Sidonie se défendait d’un airtriste, pendant que madame Dobson préludait en agitant ses longuesanglaises. « Mais je ne sais rien. Que voulez-vous que je vouschante ? »

Elle finit pourtant par se décider. Pâle, désenchantée, envoléeau-dessus des choses, à la lueur tremblante des bougies quisemblaient brûler des parfums, tellement les lilas et les jacinthesdu jardin embaumaient, elle commença une chanson créole trèspopulaire à la Louisiane et que madame Dobson elle-même avaittranscrite pour chant et piano :

Pauv’ pitit mam’zelle Zizi,

C’est l’amou, l’amou qui tourne latête à li.

Et en disant l’histoire de cette malheureuse petite Zizi que lapassion a rendue folle, Sidonie avait bien l’air d’une maladed’amour. Avec quelle expression déchirante, quel cri de colombeblessée elle reprenait ce refrain si mélancolique et si doux àentendre dans le patois enfantin des colonies :

C’est l’amou, l’amou qui tourne latête à li.

Il y avait de quoi le rendre fou, lui aussi, le malheureuxjusticier. Eh bien, non. La sirène avait mal choisi sa romance.Voilà qu’à ce nom seul de mam’zelle Zizi, Frantz se trouvaittransporté tout à coup dans une chambre triste du Marais, bien loindu salon de Sidonie, et la pitié de son cœur évoquait l’image decette petite Désirée Delobelle qui l’aimait depuis si longtemps.Jusqu’à quinze ans, on ne l’avait jamais appelée autrement queZirée ou Zizi, et c’était bien elle la pauv’ pitit Zizi dela chanson créole, l’amante toujours délaissée, toujours fidèle.L’autre avait beau chanter maintenant, Frantz ne l’entendait plus,ne la voyait plus. Il était là-bas auprès du grand fauteuil, sur lapetite chaise basse où il avait veillé si souvent en attendant lepère. Oui, le salut était là pour lui, rien que là. Il fallait seréfugier dans l’amour de cette enfant, s’y jeter à corps perdu, luidire : « Prends-moi… sauve-moi… » Et qui sait ?Elle l’aimait tant. Peut-être qu’elle le sauverait, le guérirait desa passion coupable.

– Où vas-tu ?… demanda Risler en voyant son frère selever précipitamment, sitôt la dernière ritournelle finie.

– Je m’en vais… Il est tard.

– Comment ! tu ne couches pas ici ? Mais tachambre est prête.

– Toute prête, ajouta Sidonie avec un regard singulier.

Il se défendit vivement. Sa présence à Paris était indispensablepour certaines missions très importantes dont la Compagnie l’avaitchargé. On essayait encore de le retenir, qu’il était déjà dansl’antichambre, traversait le jardin au clair de lune, et, parmitoutes les rumeurs d’Asnières, s’en allait vers la gare en courant.Quand il fut parti, Risler monté dans sa chambre, Sidonie et madameDobson s’attardèrent aux fenêtres du salon. La musique du Casinovoisin leur arrivait avec les « Ohé » des canotiers et lebruit des danses pareil à un mouvement de tambourin rythmé etsourd.

– En voilà un trouble-fête !… disait madameDobson.

– Oh ! je l’ai maté, répondait Sidonie, seulement ilfaut que je prenne garde… Je serai très surveillée maintenant. Ilest si jaloux… Je vais écrire à Cazaboni de ne plus venir pendantquelque temps, et toi, demain matin, tu diras à Georges d’allerpasser quinze jours à Savigny.

Chapitre 3PAUV’ PITIT MAM’ZELLE ZIZI

Oh ! que Désirée était heureuse.

Frantz venait chaque jour s’asseoir à ses pieds comme au bontemps sur la petite chaise basse, et ce n’était plus pour luiparler de Sidonie.

Le matin, dès qu’elle se mettait à l’ouvrage, elle voyait laporte s’entr’ouvrir doucement : « Bonjour, mam’zelleZizi ». Il l’appelait toujours ainsi maintenant, de son nom depetite fille ; et si vous saviez comme il disait celagentiment : « Bonjour, mam’zelle Zizi » Le soir, ilsattendaient le « père » ensemble, et, pendant qu’elletravaillait, il la faisait frémir avec le récit de ses voyages.

– Qu’est-ce que tu as donc ? Tu n’es plus la même, luidisait la maman Delobelle, étonnée de la voir si gaie et surtout siremuante. Le fait est qu’au lieu de rester comme autrefois sanscesse enfoncée dans son fauteuil avec un renoncement de jeunegrand’mère, la petite boiteuse se levait à chaque instant, allaitvers la croisée d’un élan comme s’il lui poussait des ailes,s’exerçait à se tenir debout, bien droite, demandant tout bas à samère :

– Est-ce que ça se voit, quand je ne marche pas ?

De sa jolie petite tête où elle s’était concentrée jusqu’alorsdans l’arrangement de la coiffure, sa coquetterie se répandait surtoute sa personne, comme ses longs cheveux frisés et fins, quandelle les dénouait. C’est qu’elle était très, très coquette àprésent ; et tout le monde s’en apercevait bien. Les oiseauxet mouches pour modes avaient eux-mêmes un petit air tout à faitparticulier.

Oh ! oui, Désirée Delobelle était heureuse. Depuis quelquesjours M. Frantz parlait d’aller tous ensemble à la campagne,et comme le père, toujours si bon, si généreux, voulait bienconsentir à laisser prendre à ces dames un jour de congé, ilspartirent tous les quatre un dimanche matin.

On ne peut pas se figurer le beau temps qu’il faisait cejour-là. Quand Désirée ouvrit sa fenêtre dès six heures, que dansla brume matinale elle vit le soleil déjà chaud et lumineux,qu’elle songea aux arbres, aux champs, aux routes, à toute cettemiraculeuse nature qu’elle n’avait pas vue depuis si longtemps etqu’elle allait voir au bras de Frantz, les larmes lui en vinrentaux yeux. Les cloches qui sonnaient, les bruits de Paris montantdéjà du pavé des rues, l’endimanchement – cette fête du pauvre –qui éclaircit jusqu’aux joues des petits charbonniers, toutel’aurore de ce matin exceptionnel fut savourée par elle longuementet délicieusement.

La veille au soir, Frantz lui avait apporté une ombrelle, unepetite ombrelle à manche d’ivoire ; avec cela, elle s’étaitarrangé une toilette très soignée mais très simple, comme ilconvient à une pauvre petite infirme qui veut passer sans être vue.Et ce n’est pas assez de dire que la pauvre petite infirme étaitcharmante.

À neuf heures très précises, Frantz arriva avec un fiacre à lajournée et monta pour prendre ses invités. Mam’zelle Zizi descenditcoquettement toute seule, appuyée à la rampe, sans hésiter. MamanDelobelle venait derrière elle, en la surveillant ; etl’illustre comédien, son paletot sur le bras, s’élança en avantavec le jeune Risler pour ouvrir la portière. Oh ! la bonnecourse en voiture, le beau pays, la belle rivière, les beauxarbres… Ne lui demandez pas où c’était ; Désirée ne l’a jamaissu. Seulement elle vous dira que le soleil était plus brillant danscet endroit-là que partout ailleurs, les oiseaux plus gais, lesbois plus profonds ; et elle ne mentira pas.

Toute petite, elle avait eu quelquefois de ces jours de grandair et de longues promenades champêtres. Mais plus tard le travailconstant, la misère, la vie sédentaire si douce aux infirmes,l’avaient tenue comme clouée dans le vieux quartier de Parisqu’elle habitait et dont les toits hauts, les fenêtres à balcons defer, les cheminées de fabrique, tranchant du rouge de leurs briquesneuves sur les murs noirs des hôtels historiques, lui faisaient unhorizon toujours pareil et suffisant. Depuis longtemps elle neconnaissait plus en fait de fleurs que les volubilis de sa croisée,en fait d’arbres que les acacias de l’usine Fromont entrevus deloin dans la fumée.

Aussi quelle joie gonfla son cœur, quand elle se trouva enpleine campagne. Légère de tout son plaisir et de sa jeunesseranimée, elle allait d’étonnement en étonnement, battant des mains,poussant de petits cris d’oiseau ; et les élans de sacuriosité naïve dissimulaient l’hésitation de sa démarche.Positivement, ça ne se voyait pas trop. D’ailleurs Frantzétait toujours là, prêt à la soutenir, à lui donner la main pourfranchir les fossés, et si empressé, les yeux si tendres. Cettemerveilleuse journée passa comme une vision. Le grand ciel bleuflottant vaporeusement entre les branches, ces horizons desous-bois, qui s’étendent aux pieds des arbres, abrités etmystérieux, où les fleurs poussent plus droites et plus hautes, oùles mousses dorées semblent des rayons de soleil au tronc deschênes, la surprise lumineuse des clairières, tout, jusqu’à lalassitude d’une journée de marche au grand air, la ravit et lacharma.

Vers le soir, quand, à la lisière de la forêt, elle vit, sous lejour qui tombait, les routes blanches éparses dans la campagne, larivière comme un galon d’argent, et là-bas, dans l’écart des deuxcollines, un brouillard de toits gris, de flèches, de coupolesqu’on lui dit être Paris, elle emporta d’un regard, dans un coin desa mémoire, tout ce paysage fleuri, parfumé d’amour et d’aubépinesde juin, comme si jamais, plus jamais, elle ne devait lerevoir.

Le bouquet que la petite boiteuse avait rapporté de celle bellepromenade parfuma sa chambre pendant huit jours. Il s’y mêlaitparmi les jacinthes, les violettes, l’épine blanche, une foule depetites fleurs innomées, ces fleurs des humbles que des grainesvoyageuses font pousser un peu partout au bord des routes. Enregardant ces minces corolles bleu pâle, rose vif, toutes cesnuances si fines que les fleurs ont inventées avant les coloristes,bien des fois, pendant ces huit jours, Désirée refit sa promenade.Les violettes lui rappelaient le petit tertre de mousse où elle lesavait cueillies, cherchées sous les feuilles, en mêlant ses doigtsà ceux de Frantz. Ces grandes fleurs d’eau avaient été prises aubord d’un fossé encore tout humide des pluies d’hiver, et pouratteindre, elle s’était appuyée bien fort au bras de Frantz. Tousces souvenirs lui revenaient en travaillant. Pendant ce temps-là,le soleil, qui entrait par la fenêtre ouverte, faisait étincelerles plumes des colibris. Le printemps, la jeunesse, les chants, lesparfums transfiguraient ce triste atelier de cinquième étage, etDésirée disait sérieusement à la maman Delobelle, en respirant lebouquet de son ami :

– As-tu remarqué, maman, comme les fleurs sentent bon cetteannée ?…

Et Frantz, lui aussi, commençait à être sous le charme. Peu àpeu mam’zelle Zizi s’emparait de son cœur et en chassait jusqu’ausouvenir de Sidonie. Il est vrai que le pauvre justicier faisaitbien tout ce qu’il pouvait pour cela. À toute heure du jour ilétait auprès de Désirée, et se serrait contre elle comme un enfant.Pas une fois il n’avait osé retourner à Asnières. L’autre luifaisait encore trop peur.

– Viens donc un peu là-bas… Sidonie te réclame, lui disaitde temps en temps le brave Risler, quand il entrait le voir à lafabrique. Mais Frantz tenait bon, prétextait toutes sortesd’affaires pour renvoyer toujours sa visite au lendemain C’étaitfacile avec Risler, plus que jamais occupé de sonImprimeuse dont on venait de commencer la fabrication.

Chaque fois que Frantz descendait de chez son frère, le vieuxSigismond le guettait au passage et faisait quelques pas dehorsavec lui, en grandes manches de lustrine, sa plume et son canif àla main Il tenait le jeune homme au courant des affaires de lafabrique. Depuis quelque temps, les choses avaient l’air de marchermieux. M. Georges venait régulièrement à son bureau etrentrait coucher tous les soirs à Savigny. On ne présentait plus denotes à la caisse. Il paraît que la madame, là-bas, se tenait aussiplus tranquille. Le caissier triomphait.

– Tu vois, petit, si j’ai bien fait de t’avertir… Il asuffi de ton arrivée pour que tout rentre dans l’ordre… C’est égal,ajoutait le bonhomme emporté par l’habitude, c’est égal… chaibas gonfianze…

– N’ayez pas peur, monsieur Sigismond, je suis là, disaitle justicier.

– Tu ne pars pas encore, n’est-ce pas mon petitFrantz ?

– Non, non… pas encore… J’ai une grosse affaire à terminerauparavant.

– Ah ! tant mieux.

La grosse affaire de Frantz, c’était son mariage avec DésiréeDelobelle. Il n’en avait encore parlé à personne, pas même àelle ; mais mam’zelle Zizi devait se douter de quelque chose,car, de jour en jour, elle devenait plus gaie et plus jolie, commesi elle prévoyait que le moment allait bientôt venir où elle auraitbesoin de toute sa joie et de toute sa beauté.

Ils étaient seuls dans l’atelier, un après-midi de dimanche. Lamaman Delobelle venait de sortir, toute fière de se montrer unefois au bras de son grand homme, et laissant l’ami Frantz près desa fille pour lui tenir compagnie. Soigneusement vêtu, avec un airde fête répandu sur toute sa personne, Frantz avait ce jour-là unephysionomie singulière, à la fois timide et résolue, attendrie etsolennelle, et rien qu’à la façon dont la petite chaise basse vintse mettre tout près du grand fauteuil, le grand fauteuil compritqu’on avait une confidence très grave à lui faire, et il se doutaitbien un peu de ce que c’était. La conversation commença d’abord pardes paroles indifférentes qui s’interrompaient à chaque instant delongs silences, de même qu’en route on s’arrête au bout de chaqueétape pour reprendre haleine vers le but de voyage.

– Il fait beau aujourd’hui.

– Oh ! bien beau.

– Notre bouquet sent toujours bon.

– Oh ! bien bon…

Et rien que pour prononcer ces mots si simples, leurs voixétaient émues de ce qui allait se dire tout à l’heure. Enfin lapetite chaise basse se rapprocha encore un peu plus du grandfauteuil ; et croisant leurs regards, les mains entrelacées,les deux enfants s’appelèrent tout bas, lentement, par leurnom :

– Désirée.

– Frantz.

À ce moment, on frappa à la porte. C’était le petit coup discretd’une main finement gantée qui craint de se salir au moindrecontact.

– Entrez !… dit Désirée avec un léger mouvementd’impatience ; et Sidonie parut, belle, coquette et bonne.Elle venait voir sa petite Zizi, l’embrasser en passant. Depuis silongtemps elle en avait envie.

La présence de Frantz sembla l’étonner beaucoup, et toute à lajoie de causer avec son ancienne amie, elle le regarda à peine.Après des effusions, des caresses, de bonnes causeries du tempspassé, elle voulut revoir la fenêtre du palier, le logement desRisler. Cela l’amusait de revivre ainsi toute sa jeunesse.

– Vous rappelez-vous, Frantz, quand la princesse Colibrientrait dans votre chambre, sa petite tête bien droite sous undiadème en plumes d’oiseaux ?

Frantz ne répondait pas. Il était trop ému pour répondre.Quelque chose l’avertissait que c’était pour lui, pour lui seul quecette femme venait, qu’elle voulait le revoir, l’empêcher d’être àune autre, et le malheureux s’apercevait avec terreur qu’ellen’aurait pas grand effort à faire pour cela. Rien qu’en la voyantentrer, tout son cœur avait été repris.

Désirée ne se doutait de rien, elle. Sidonie avait l’air sifranc, si amical. Et puis, maintenant, ils étaient frère et sœur.Il n’y avait plus d’amour possible entre eux.

Pourtant, la petite boiteuse eut un vague pressentiment de sonmalheur, lorsque Sidonie, déjà sur la porte et prête à partir, setourna négligemment pour dire à son beau-frère.

– À propos, Frantz, je suis chargée par Risler de vousemmener dîner ce soir avec nous… La voiture est en bas… Nous allonsle prendre en passant à la fabrique.

Puis, avec le plus joli sourire du monde :

– Tu veux bien nous le laisser, n’est-ce pas, Zirée ?Sois tranquille, nous te le rendrons.

Et il eut le courage de s’en aller, l’ingrat ! Il partitsans hésiter, sans se retourner une fois, emporté par sa passioncomme par une mer furieuse, et ce jour-là ni les jours suivants, niplus jamais dans la suite, le grand fauteuil de mam’zelle Zizi neput savoir ce que la petite chaise basse avait de si intéressant àlui dire.

Chapitre 4LA SALLE D’ATTENTE

« Eh bien, oui, je t’aime, je t’aime… plus que jamais, etpour toujours… À quoi bon lutter et nous débattre ? Notrecrime est plus fort que nous… Après tout, est-ce bien un crime denous aimer ?… Nous étions destinés l’un à l’autre.N’avons-nous pas le droit de nous rejoindre, malgré la vie qui nousa séparés ? Allons, viens. C’est fini, nous partons… Demainsoir, gare de Lyon, à dix heures… Les billets seront pris, et jet’attendrai…

FRANTZ. »

Il y avait un mois que Sidonie espérait cette lettre, un moisqu’elle mettait en œuvre toutes ses câlineries et ses ruses pouramener son beau-frère à cette explosion de passion écrite. Elleavait eu du mal à y arriver, Ce n’était pas facile de pervertirjusqu’au crime un cœur honnête et jeune comme celui de Frantz, etdans cette lutte singulière où celui qui aimait véritablementcombattait contre sa propre cause, elle s’était sentie souvent àbout de forces et presque découragée. Lorsqu’elle le croyait leplus dompté, sa droiture se révoltait tout à coup, et il était toutprêt à s’enfuir, à lui échapper encore. Aussi quel triomphe pourelle, quand cette lettre lui fut remise un matin. Justement madameDobson était là. Elle venait d’arriver, chargée des plaintes deGeorges qui s’ennuyait loin de sa maîtresse et commençait às’inquiéter de ce beau-frère plus assidu, plus jaloux, plusexigeant qu’un mari.

– Ah ! le pauvre cher, le pauvre cher, disait lasentimentale Américaine, si tu voyais comme il est malheureux.

Et, tout en secouant ses frisures, elle dénouait son rouleau demusique, en tirait des lettres du pauvre cher qu’elle cachaitsoigneusement entre les feuilles de ses romances, heureuse de setrouver mêlée à cette histoire d’amour, de s’exalter dans uneatmosphère d’intrigue et de mystère qui attendrissait ses yeuxfroids et son teint de blonde sèche.

Le plus étrange, c’est que tout en se prêtant très volontiers àce va-et-vient de lettres d’amour, cette jeune et jolie Dobson n’enavait jamais écrit ni reçu une seule pour son compte. Toujours enroute entre Asnières et Paris, un message amoureux sous son aile,ce singulier pigeon voyageur restait fidèle à son pigeonnier et neroucoulait que pour le bon motif. Quand Sidonie lui eut montré lebillet de Frantz, madame Dobson demanda :

– Que vas-tu répondre ?

– C’est fait. J’ai répondu oui.

– Comment ! tu partirais avec ce fou ?

Sidonie se mit à rire.

– Ah ! mais non, par exemple. J’ai dit oui, pour qu’ilaille m’attendre à la gare. Voilà tout. C’est bien le moins que jelui donne un quart d’heure d’angoisse. Il m’a rendue assezmalheureuse depuis un mois. Pense que j’ai changé toute ma vie pource monsieur. J’ai dû renoncer à recevoir, fermer ma porte à mesamis, à tout ce que je connais de jeune et d’aimable, à commencerpar Georges et à finir par toi. Car tu sais, ma chérie, tu luidéplaisais toi aussi, et il aurait voulu te renvoyer comme lesautres.

Ce que Sidonie ne disait pas, et sa raison la plus forte d’envouloir à Frantz, c’est qu’il lui avait fait très peur en lamenaçant de son mari. À partir de ce moment, elle s’était sentietoute mal à son aise, et sa vie, sa chère vie qu’elle choyait tant,lui avait semblé sérieusement exposée. Ces hommes trop blonds etfroids d’aspect, comme Risler, ont des colères terribles, descolères blanches dont on ne peut calculer les résultats, comme cespoudres explosibles sans couleur ni saveur, que l’on craintd’employer parce qu’on n’en connaît pas la puissance. Positivementl’idée qu’un jour ou l’autre son mari pouvait être prévenu de saconduite l’épouvantait.

De son existence d’autrefois, existence pauvre dans un quartierpopuleux, il lui revenait des souvenirs de ménages en déroute, demaris vengés, de sang éclaboussé sur les hontes de l’adultère. Desvisions de mort la poursuivaient. Et la mort, l’éternel repos, legrand silence, étaient bien faits pour effrayer ce petit êtreaffamé de plaisir, avide de bruit et de mouvement jusqu’à lafolie.

Cette bienheureuse lettre mettait fin à toutes ses terreurs.Maintenant il était impossible que Frantz la dénonçât, même dans safureur de déconvenue, en lui sachant une arme pareille entre lesmains ; d’ailleurs, s’il parlait, elle montrerait la lettre,et toutes ses accusations deviendraient pour Risler de purescalomnies. Ah ! monsieur le justicier, nous vous tenons àprésent. Subitement elle fut prise d’un accès de joie folle.

– Je renais… je renais… disait-elle à madame Dobson.

Elle courait dans les allées du jardin, se fit de gros bouquetspour son salon, ouvrit les fenêtres toutes grandes au soleil, donnades ordres à la cuisinière, au cocher, au jardinier. Il fallait quela maison fût belle, Georges allait revenir, et, pour commencer,elle organisa un grand dîner pour la fin de la semaine. Vraiment onaurait dit qu’elle avait été absente pendant un mois et qu’ellerevenait d’un voyage d’affaires ennuyeux et fatigant, tant ellemettait de hâte à faire autour d’elle du mouvement et de lavie.

Le lendemain, dans la soirée, Sidonie, Risler et madame Dobsonétaient réunis tous les trois au salon. Pendant que le bon Rislerfeuilletait un gros bouquin de mécanique, madame Dobsonaccompagnait au piano Sidonie qui chantait. Tout à coup celle-cis’interrompit au milieu de sa romance et partit d’un éclat de rire.Dix heures venaient de sonner. Risler leva le nezvivement :

– Qu’est-ce qui te fait rire ?

– Rien… une idée, répondit Sidonie, en montrant la penduleà madame Dobson d’un petit clignement d’yeux.

C’était l’heure indiquée pour le rendez-vous, et elle pensaitaux tourments de son amoureux en train de l’attendre.

 

Depuis le retour du messager qui avait apporté à Frantz le« oui. » de Sidonie, si fiévreusement attendu, il s’étaitfait un grand calme dans son esprit troublé, et comme une détentesubite. Plus d’incertitudes, plus de tiraillements entre la passionet le devoir. Instantanément il se sentit allégé, comme s’iln’avait plus de conscience. Avec le plus grand calme, il fit sespréparatifs, roula ses malles sur le carreau, vida la commode etles armoires, et bien longtemps avant l’heure qu’il avait fixéepour qu’on vint chercher ses bagages, il était assis sur une caisseau milieu de sa chambre, regardant devant lui la carte géographiqueclouée au mur, comme un emblème de sa vie errante, suivant de l’œilla ligne droite des routes et ce trait ondé comme une vague quifigure les océans.

Pas une fois la pensée ne lui vint que de l’autre côté du palierquelqu’un pleurait et soupirait à cause de lui. Pas une fois il nesongea au désespoir de son frère, au drame épouvantable qu’ilsallaient laisser derrière eux. Il était bien loin de toutes ceschoses, parti en avant, déjà sur le quai de la gare avec Sidonie envêtements sombres de voyage et de fuite. Plus loin encore, au bordde la mer bleue où ils s’arrêteraient quelque temps pour dépisterles recherches. Toujours plus loin, arrivant avec elle dans un paysinconnu où nul ne pourrait la demander ni la reprendre. D’autresfois, il songeait au wagon en route dans la nuit et la campagnedéserte. Il voyait une tête mignonne et pâle appuyée près de lasienne sur les coussins, une lèvre en fleur à portée de sa lèvre,et deux yeux profonds qui le regardaient sous la lumière douce dela lampe, dans le bercement des roues et de la vapeur.

Et maintenant souffle et rugis, machine. Ébranle la terre,rougis le ciel, crache la fumée et la flamme. Plonge-toi dans lestunnels, franchis les monts et les fleuves, saute, flambeéclate ; mais emporte-nous avec toi, emporte-nous loin dumonde habité, de ses lois, de ses affections, hors de la vie, horsde nous-mêmes !…

Deux heures avant l’ouverture du guichet pour le train désigné,Frantz était déjà à la gare de Lyon, cette gare triste qui dans leParis lointain où elle est située semble une première étape de laprovince. Il s’assit dans le coin le plus sombre, et resta là sansbouger, comme étourdi. À cette heure son cerveau était aussi agitéet tumultueux que la gare elle-même. Il se sentait envahi par unefoule de réflexions sans suite, de souvenirs vagues, derapprochements bizarres. En une minute il faisait de tels voyagesau plus lointain de sa mémoire qu’il se demanda deux ou trois foispourquoi il était là et ce qu’il attendait. Mais l’idée de Sidoniejaillissait de ces pensées sans suite et les éclairait d’une pleinelumière.

Elle allait venir.

Et machinalement, quoique l’heure du rendez-vous fût encore bienéloignée, il regardait parmi ces gens qui se pressaient,s’appelaient, cherchant s’il n’apercevrait pas cette silhouetteélégante sortie tout à coup de la foule et l’écartant à chaque pasau rayonnement de sa beauté.

Après bien des départs, des arrivées, des coups de sifflet dontle cri captif sous les voûtes ressemblait à un déchirement, il sefit un grand vide dans la gare, déserte subitement comme une égliseen semaine. Le train de dix heures approchait. Il n’y en avait plusd’autre avant celui-là. Frantz se leva. Maintenant ce n’était plusun rêve, une chimère perdue dans ces limites du temps si vastes, siincertaines.

Dans un quart d’heure, une demi-heure au plus tard, elle seraitlà. Alors commença pour lui l’horrible supplice de l’attente, cettesuspension de tout l’être, singulière situation du corps et del’esprit, où le cœur ne bat plus, où la respiration halète comme lapensée, où les gestes, les phrases restent inachevés, où toutattend. Les poètes l’ont cent fois décrite, cette angoissedouloureuse de l’amant qui écoute le roulement d’une voiture dansla rue déserte, un pas furtif montant l’escalier.

Mais attendre sa maîtresse dans une gare, dans une salled’attente, c’est bien autrement lugubre. Ces quinquets allumés etsourds, sans reflet sur un plancher poussiéreux, ces grandes baiesvitrées, cet incessant bruit de pas et de portes qui sonne auxoreilles inquiètes, la hauteur vide des murs, ces affiches qui s’yétalent : « train de plaisir pour Monaco, promenadecirculaire en Suisse », cette atmosphère de voyage, dechangement, d’indifférence, d’inconstance, tout est bien fait pourserrer le cœur et augmenter son angoisse.

Frantz allait, venait, guettant les voitures qui arrivaient.Elles s’arrêtaient aux longues marches de pierre. Les portièress’ouvraient, se refermaient bruyamment, et de l’ombre du dehors lesvisages apparaissent en lumière sur le seuil, figures tranquillesou tourmentées, heureuses ou navrées, chapeaux à plumes serrés devoiles clairs, bonnets de paysannes, enfants endormis qu’ontraînait par la main. Chaque apparition nouvelle le faisaittressaillir. Il croyait la voir hésitante, voilée, un peuembarrassée. Comme il serait vite auprès d’elle pour la rassurer,pour la défendre.

À mesure que la gare s’emplissait, le guet devenait plusdifficile. Les voitures se succédaient sans interruption. Il étaitobligé de courir d’une porte à l’autre. Alors il sortit, pensantqu’il serait mieux dehors pour voir, et ne pouvant supporter pluslongtemps dans l’air banal et étouffé de la salle l’oppression quicommençait à l’étreindre.

Il faisait un temps mou de la fin de septembre. Un brouillardléger flottait, et les lanternes des voitures apparaissaienttroubles et mates au bas de la grande chaussée en pente. Chacune enarrivant avait l’air de dire : « C’est moi… mevoilà… » Mais ce n’était jamais Sidonie qui descendait, etcette voiture qu’il avait regardée venir de loin, le cœur gonfléd’espoir comme si elle eût contenu plus que sa vie, il la voyaits’en retourner vers Paris, banalement légère et vide.

L’heure du départ approchait. Il regarda au cadran, il n’y avaitplus qu’un quart d’heure. Cela lui parut effrayant ; mais lacloche du guichet qu’on venait d’ouvrir, l’appelait. Il y courut,et prit son rang dans la longue file.

– Deux premières pour Marseille, demanda-t-il. Il luisemblait que c’était déjà une prise de possession.

Parmi les brouettes chargées de colis, les gens en retard qui sebousculaient, il retourna à son poste d’observation. Les cocherslui criaient : « Gare ! » Il restait sur lepassage des roues, sous le pied des chevaux, l’oreille assourdie,les yeux grands ouverts. Plus que cinq minutes. Il était presqueimpossible qu’elle arrivât à temps. On se précipitait pour entrerdans les salles intérieures. Les malles roulaient auxbagages ; et les gros paquets enveloppés de linge, les valisesà clous de cuivre, les petits sacs en sautoir des commis-voyageurs,les paniers de toutes grandeurs, s’engouffraient à la même porte,secoués, balancés, avec la même hâte.

Enfin elle apparut…

 

Oui, la voilà, c’est bien elle, une femme en noir, mince,élancée, accompagnée d’une autre plus petite, madame Dobson sansdoute. Mais au second regard il se détrompa C’était une jeune femmequi lui ressemblait, élégante comme elle, Parisienne, laphysionomie heureuse. Un homme, jeune aussi, vint la rejoindre, Cedevait être un voyage de noces, la mère les accompagnait, venaitles mettre en wagon. Ils passèrent devant Frantz enveloppés dans lecourant de bonheur qui les entraînait. Avec un sentiment de rage etd’envie, il les vit franchir la porte battante, appuyés l’un àl’autre, unis et serrés dans la foule.

Il lui sembla que ces gens-là l’avaient volé, que c’était saplace à lui et celle de Sidonie qu’ils allaient occuper dans letrain… À présent, c’est la folie du départ, le dernier coup decloche, la vapeur qui chauffe avec un bruit sourd où se mêlent lepiétinement des retardataires, le fracas des portes et des lourdsomnibus. Et Sidonie ne vient pas. Et Frantz attend toujours. À cemoment une main se pose sur son épaule.

Dieu !

Il se retourne. La grosse tête de M. Gardinois, encadréed’une casquette à oreillons, est devant lui.

– Je ne me trompe pas, c’est monsieur Risler. Vous partezdonc par l’express de Marseille ? Moi aussi, mais je ne vaispas loin.

Il explique à Frantz qu’il a manqué le train d’Orléans et qu’ilva tâcher de rejoindre Savigny par la ligne de Lyon ; puis ilparle de Risler aîné, de la fabrique.

– Il paraît que ça ne va pas, les affaires, depuis quelquetemps… Ils ont été pincés dans la faillite Bonnardel… Ah ! nosjeunes gens ont besoin de prendre garde… Du train dont ils mènentleur barque il pourrait bien leur en arriver autant qu’auxBonnardel… Mais pardon. Je crois que voilà le guichet qui vafermer. À revoir.

Frantz a à peine entendu ce qu’on vient de lui dire. La ruine deson frère, l’écroulement du monde entier, rien ne compte plus pourlui. Il attend, il attend…

Mais voilà le guichet qui se ferme brusquement, comme unedernière barrière devant son espoir entêté. La gare est vide denouveau. La rumeur s’est déplacée, transportée sur la voie ;et soudain un grand coup de sifflet, qui se perd dans la nuit,arrive à l’amant comme un adieu ironique.

Le train de dix heures est parti.

Il essaye d’être calme et de raisonner. Évidemment elle auramanqué le convoi d’Asnières ; mais sachant qu’il l’attend,elle va venir n’importe à quelle heure de la nuit. Attendonsencore. La salle est faite pour cela. Le malheureux s’assied sur unbanc. On a fermé les larges vitres où l’ombre se plaque avec desluisants de papier verni. La marchande de livres, à moitiéassoupie, s’occupe de ranger sa boutique. Il regarde machinalementces files de volumes bariolés, toute la bibliothèque des chemins defer, dont il sait les titres par cœur depuis quatre heures qu’ilest là.

Il y a des livres qu’il reconnaît pour les avoir lus sous latente à Ismaïlia ou dans le paquebot qui le ramenait de Suez, etces romans vulgaires insignifiants, en ont tous gardé pour lui unparfum marin ou exotique. Mais bientôt la boutique des livres estfermée, et il n’a même plus cette ressource pour tromper sa fatigueet sa fièvre. La baraque aux joujoux vient de rentrer aussi toutentière dans sa clôture de planches. Les sifflets, les brouettes,les arrosoirs, les pelles, les râteaux, tout l’outillage des petitsParisiens en villégiature disparaît en une minute. La marchande,une femme maladive, à l’air triste, s’entortille d’un vieux manteauet s’en va, sa chaufferette à la main.

Tous ces gens-là ont fini leur journée, l’ont prolongée jusqu’àla dernière minute avec cette vaillance et cet entêtement de Parisqui n’éteint ses réverbères qu’au jour. Cette idée de longue veillele fait penser à une chambre bien connue où la lampe baisse à cetteheure sur la table chargée de colibris et de lucioles ; maiscette vision traverse rapidement son esprit dans ce chaos depensées sans suite que fait naître en lui le délire del’attente.

Tout à coup il s’aperçoit qu’il meurt de soif. Le Café de laGare est encore ouvert. Il y entre. Les garçons de nuit dorment surles banquettes. Le plancher est humide de la rinçure des verres. Onmet un temps infini à le servir ; puis, au moment de boire,l’idée que Sidonie est peut-être arrivée pendant son absence,qu’elle le cherche dans la salle, le fait se lever en sursaut etpartir comme un fou en laissant son verre plein et sa monnaie surla table.

Elle ne viendra pas. Il le sent.

Son pas qui résonne sur toute la longueur du perron devant lagare, monotone et régulier, l’agace à entendre comme un témoignagede sa solitude et de sa déconvenue.

Que s’est-il donc passé ? Qui a pu la retenir ?A-t-elle été malade, ou bien est-ce le remords anticipé de safaute ? Mais, dans ce cas, elle aurait fait prévenir, elleaurait envoyé madame Dobson. Peut-être aussi Risler avait-il trouvéla lettre ? Elle était si folle, si imprudente.

Et pendant qu’il se perdait ainsi en conjectures, l’heures’avançait. Déjà le haut des bâtiments de Mazas, plongés dansl’ombre, blanchissait et devenait distinct. Que faire ? Ilfallait aller à Asnières tout de suite, tâcher de savoir, des’informer. Il aurait voulu y être déjà. Sa résolution prise, ildescendit la rampe de la gare d’un pas rapide, croisant sur saroute des soldats chargés de leurs sacs, des pauvres gens arrivantpour le train du matin, le train des misères qui se lèvent de bonneheure.

Il traversa le Paris du petit jour, un Paris triste etfrissonnant où la lanterne des postes de police jetait de loin enloin sa lueur rouge et que les sergents de ville arpentaient deuxpar deux, s’arrêtant à l’angle des rues, scrutant l’ombre d’unregard.

Devant un de ces postes, il vit du monde arrêté, deschiffonniers, des femmes de la campagne. Sans doute quelque dramede la nuit qui allait avoir son dénoûment chez le commissaire depolice… Ah ! si Frantz avait su ce que c’était que cedrame ; mais il ne pouvait pas s’en douter et regarda cela deloin avec indifférence.

Seulement, toutes ces laideurs, cette aube qui se levait surParis avec des pâleurs fatiguées, ces réverbères clignotant au bordde la Seine comme les cierges d’une veillée mortuaire,l’éreintement de sa nuit blanche l’enveloppèrent d’une tristesseprofonde.

Quand il arriva à Asnières, après deux ou trois heures demarche, ce fut comme un réveil. Le soleil levant, dans toute sagloire, enflammait la plaine et l’eau. Le pont, les maisons, lequai, tout avait cette netteté du matin qui donne l’impression d’unjour tout neuf sortant lumineux et souriant des brumes épaisses dela nuit. De loin il aperçut la maison de son frère, déjà réveillée,les persiennes ouvertes et les fleurs au bord des croisées. Il erraquelque temps avant d’oser rentrer. Tout à coup quelqu’un le hélade la berge.

– Tiens, monsieur Frantz… Comme vous voilà de bonne heureaujourd’hui.

C’était le cocher de Sidonie qui allait baigner ses chevaux.

– Rien de nouveau à la maison ?… lui demanda Frantz entremblant.

– Rien de nouveau, monsieur Frantz.

– Mon frère est-il chez lui ?

– Non, monsieur a couché à la fabrique.

– Il n’y a personne de malade ?

– Non, monsieur Frantz, personne que je sache.

Et les chevaux entrèrent dans l’eau jusqu’au poitrail en faisantjaillir l’écume. Alors Frantz se décida à sonner à la petite porte.On ratissait les allées du jardin. La maison était en rumeur ;et, malgré l’heure matinale, il entendit la voix de Sidonie claireet vibrante comme un chant d’oiseau dans les rosiers de la façade.Elle parlait avec animation. Frantz, très ému, s’approcha pourécouter.

– Non, pas de crème… Le parfait suffira…, Surtout qu’ilsoit bien glacé, et pour sept heures… Ah ! et comme entrée…voyons un peu.

Elle était en grande conférence avec sa bonne pour son fameuxdîner du lendemain. La brusque apparition de son beau-frère ne ladérangea pas :

– Ah ! bonjour, Frantz, lui dit-elle bientranquillement… Je suis à vous tout à l’heure. Nous avons du mondeà dîner demain, des clients de la maison, un grand dînerd’affaires… Vous permettez, n’est-ce pas ?

Fraîche, souriante, dans les ruches blanches de son peignoirtraînant et de son petit bonnet de dentelles, elle continua àcomposer son menu, en aspirant l’air frais qui montait de laprairie et de la rivière. Il n’y avait pas sur ce visage reposé lamoindre trace de chagrin ou d’inquiétude. Son front uni, cetétonnement charmant du regard qui si longtemps devait la garderjeune, sa lèvre entr’ouverte et rose faisaient un étrange contrasteavec la figure de l’amant, décomposée par sa nuit d’angoisse et defatigue.

Pendant un grand quart d’heure, Frantz, assis dans un coin dusalon, vit défiler devant lui, dans leur ordre habituel, tous lesplats convenus d’un dîner bourgeois, depuis les petits pâtéschauds, la sole normande et les innombrables ingrédients dont ellese compose, jusqu’aux pêches de Montreuil et au chasselas deFontainebleau. Elle ne lui fit pas grâce d’un entremets.

Enfin, quand ils furent seuls et qu’il put parler :

– Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?… demanda-t-ild’une voix sourde.

– Mais si, parfaitement.

Elle s’était levée pour rajuster devant la glace quelques petitsfrisons mêlés à ses rubans flottants, et continua tout en seregardant :

– Mais si, je l’ai reçue, votre lettre. J’ai été mêmeenchantée de la recevoir… Maintenant, si l’envie vous prenait defaire à votre frère les vilains rapports dont vous m’aviez menacée,je lui prouverais facilement que le dépit d’un amour criminel,repoussé par moi comme il convenait, a été la seule cause de cesdélations mensongères. Tenez-vous pour averti, mon cher… et àrevoir.…

Heureuse comme une actrice qui vient de finir une tirade à grandeffet, elle passa devant lui et sortit du salon en souriant, lecoin de la bouche relevé, triomphante et sans colère.

Et il ne la tua pas !

Chapitre 5UN FAIT-DIVERS

La veille de ce jour néfaste, quelques instants après que Frantzeut quitté furtivement sa chambre de la rue de Braque, l’illustreDelobelle rentra chez lui tout bouleversé, avec cette attitudelasse et désabusée qu’il opposait toujours aux événementscontraires.

– Ah ! mon Dieu, mon pauvre homme, qu’est-ce qu’ilt’arrive ?… demanda aussitôt la maman Delobelle, que vingt ansd’une mimique exagérée et dramatique n’avaient pas encoreblasée.

Avant de répondre, l’ex-comédien, qui ne manquait jamais defaire précéder ses moindres paroles de quelque jeu de physionomieappris autrefois pour la scène, abaissa la bouche en signe dedégoût et d’écœurement, comme s’il venait d’avaler à la minutequelque chose de très amer.

Il y a, dit-il, que décidément ces Risler sont des ingrats oudes égoïstes, et, à coup sûr, des gens très mal élevés. Savez-vousce que je viens d’apprendre en bas, par la concierge, qui meregardait du coin de l’œil en me narguant ?… Eh bien, FrantzRisler est parti. Il a quitté la maison tantôt et Paris peut-être àl’heure qu’il est, sans seulement venir me serrer la main, meremercier de l’accueil qu’on lui faisait ici… Comment trouvez-vouscela ?… Car il ne vous a pas dit adieu à vous autres non plus,n’est-ce-pas ? Et pourtant, il n’y a pas un mois, il étaittoujours fourré chez nous, sans reproche.

La maman Delobelle eut une exclamation de surprise et de chagrinvéritable. Désirée, au contraire, ne dit pas un mot, ne fit pas ungeste. Toujours le même petit glaçon. Le laiton qu’elle tournait nes’arrêta même pas dans ses doigts agiles…

– Ayez donc des amis, continuait l’illustre Delobelle.Qu’est-ce que je lui ai donc fait encore à celui-là ?

C’était une des ses prétentions de se croire poursuivi par lahaine du monde entier. Cela faisait partie de son attitude dansl’existence ; à ce crucifié de l’art. Doucement, avec destendresses presque maternelles, car il y a toujours de la maternitédans l’affection indulgente, pardonnante, qu’inspirent ces grandsenfants, la maman Delobelle consola son mari, le cajola, ajouta unefriandise au dîner. Au fond le pauvre diable était réellementaffecté : Frantz parti, l’emploi d’éternel amphitryon tenuautrefois par Risler aîné restait vide de nouveau et le comédiensongeait aux douceurs qui allaient lui manquer.

Et dire qu’à côté de ce chagrin égoïste et de surface, il yavait une douleur vraie, immense, la douleur qui tue, et que cettemère aveuglée ne s’en apercevait pas !… Mais regarde donc tafille, malheureuse femme. Regarde cette pâleur transparente, cesyeux sans larmes qui brillent fixement comme s’ils concentraientleur pensée et leur regard sur un objet visible à eux seuls.Fais-toi ouvrir cette petite âme fermée qui souffre, Interroge tonenfant. Fais-la parler, fais-la pleurer surtout pour la débarrasserdu poids qui l’étouffe, pour que ses yeux obscurcis delarmes ne puissent plus fixer dans le vide cette horrible choseinconnue où ils s’attachent désespérément.

Hélas !… Il est des femmes en qui la mère tue l’épouse.Chez celle-là, l’épouse avait tué la mère. Prêtresse du dieuDelobelle, absorbée dans la contemplation de son idole, elle sefigurait que sa fille n’était venue au monde que pour se dévouer aumême culte, s’agenouiller devant le même autel. Toutes deux nedevaient avoir qu’un but dans la vie, travailler à la gloire dugrand homme, consoler son génie méconnu. Le reste n’existait pas.Jamais la maman Delobelle n’avait remarqué les rougeurs subites deDésirée dès que Frantz entrait dans l’atelier, tous ses détours defille amoureuse pour parler de lui quand même, pour faire arriverson nom à tout propos dans leurs causeries de travail, et celadepuis des années, depuis le temps lointain où Frantz partait lematin à l’École Centrale, à l’heure où les deux femmes allumaientleur lampe pour commencer la journée. Jamais elle n’avait interrogéces longs silences où la jeunesse confiante et heureuse s’enferme àdouble tour avec ses rêves d’avenir, et si parfois elle disait àDésirée, dont le mutisme la fatiguait : « Qu’est-ce quetu as ? » la jeune fille n’avait qu’à répondre :« Je n’ai rien », pour que la pensée de la mère,distraite une minute, se reportât tout de suite à sa préoccupationfavorite.

Ainsi, cette femme qui lisait dans le cœur de son mari, lemoindre pli de ce front olympien et nul, n’avait jamais eu pour sapauvre Zizi aucune de ces divinations de tendresse dans lesquellesles mères les plus âgées, les plus flétries, se rajeunissentjusqu’à une amitié d’enfant pour devenir confidentes etconseillères.

Et c’est bien là ce que l’égoïsme inconscient des hommes commeDelobelle a de plus féroce. Il en fait naître d’autres autour delui. L’habitude qu’on a dans certaines familles de tout rapporter àun seul être, laisse forcément dans l’ombre les joies et lesdouleurs qui lui sont indifférentes et inutiles.

Et je vous demande en quoi le drame juvénile et douloureux quigonflait de larmes le cœur de la pauvre amoureuse pouvaitintéresser la gloire du grand comédien ? Pourtant ellesouffrait bien. Depuis près d’un mois, depuis le jour où Sidonieétait venue chercher Frantz dans son coupé, Désirée savait qu’ellen’était plus aimée et connaissait le nom de sa rivale. Elle ne leuren voulait pas, elle les plaignait plutôt. Seulement pourquoiétait-il revenu ? Pourquoi lui avait-il donné si légèrementcette fausse espérance ? Comme les malheureux condamnés àl’obscurité d’un cachot accoutument leurs yeux aux nuances del’ombre et leurs membres à l’étroit espace, et puis si on les amèneun moment à la lumière, trouvent au retour le cachot plus triste,l’ombre plus épaisse ; elle aussi, la pauvre enfant, cettegrande lumière survenue tout à coup dans sa vie l’avait laissée ense retirant plus morne de toute la captivité retrouvée. Que delarmes dévorées en silence depuis ce moment-là ! Que dechagrins contés à ses petits oiseaux ! Car cette fois encorec’était le travail qui l’avait soutenue, le travail acharné, sansrépit, qui par sa régularité, sa monotonie, le retour constant desmêmes soins, des mêmes gestes, servait de modérateur à sapensée.

Et de même que sous ses doigts les petits oiseaux mortsretrouvaient un semblant de vie, ses illusions, ses espérancesmortes elles aussi et pleines d’un poison bien plus subtil, bienplus pénétrant que celui qui volait en poudre autour de sa table detravail, battaient encore des ailes de temps en temps avec uneffort mêlé d’angoisse et l’élan d’une résurrection. Frantz n’étaitpas tout à fait perdu pour elle. Quoiqu’il ne vint plus querarement la voir, elle le savait là, l’entendait entrer, sortir,marcher sur le carreau d’un pas inquiet, et quelquefois, par laporte entre-bâillée, regardait sa silhouette aimée traverser lepalier en courant. Il n’avait pas l’air heureux. Quel bonheurd’ailleurs pouvait l’attendre ? Il aimait la femme de sonfrère. Et à l’idée que Frantz n’était pas heureux, la bonnecréature oubliait presque son propre chagrin pour ne penser qu’àcelui de l’ami.

Qu’il pût lui revenir pour l’aimer encore, elle savait bien quece n’était plus possible. Mais elle pensait que peut-être un jourelle le verrait entrer, mourant et blessé, qu’il s’assiérait sur lapetite chaise basse et que, posant sa tête sur ses genoux, avec ungrand sanglot, il lui conterait sa peine et lui dirait :« Console-moi… »

Cette chétive espérance la faisait vivre depuis trois semaines.Il lui en fallait si peu. Mais non. Même cela lui était refusé.Frantz était parti, parti sans un regard pour elle, sans un adieu.Après la trahison de l’amant, la trahison de l’ami. C’étaithorrible…

Aux premiers mots de son père, elle se sentit précipitée dans unabîme profond, glacé, rempli d’ombre, dans lequel elle descendaitrapidement, inconsciemment, sachant bien que c’était sans retourvers la lumière. Elle étouffait. Elle aurait voulu résister, sedébattre, appeler au secours. Mais qui ? Elle savait bien quesa mère ne l’entendrait pas.

Sidonie ?… Oh ! elle la connaissait maintenant. Ilaurait mieux valu pour elle s’adresser à ces petits lophophores auplumage lustré, dont les yeux fins la regardaient avec une gaietési indifférente.

Le terrible, c’est qu’elle comprit tout de suite que cette foisle travail même ne la sauverait pas. Il avait perdu sa qualitébienfaisante. Les bras inertes n’avaient plus de force ; lesmains lasses, désunies, s’écartaient dans l’oisiveté du granddécouragement. Qu’est-ce qui aurait donc pu la soutenir au milieude ce grand désastre ? Dieu ? Ce qu’on appelle leCiel ?

Elle n’y songea même pas. À Paris, surtout dans les quartiersouvriers, les maisons sont trop hautes, les rues trop étroites,l’air trop troublé pour qu’on aperçoive le ciel. Il se perd dans lafumée des fabriques et le brouillard qui monte des toitshumides ; et puis la vie est tellement dure pour la plupart deces gens-là, que si l’idée d’une Providence se mêlait à leursmisères, ce serait pour lui montrer le poing et la maudire. Voilàpourquoi il y a tant de suicides à Paris. Ce peuple, qui ne saitpas prier, est prêt à mourir à toute heure. La mort se montre à luiau fond de toutes ses souffrances, la mort qui délivre et quiconsole.

C’était elle que la petite boiteuse regardait si fixement. Sonparti avait été pris tout de suite : il fallait mourir. Maiscomment ? Immobile sur son fauteuil, pendant que la vie bêtecontinuait autour d’elle, que sa mère préparait le dîner, que legrand homme débitait un long monologue contre l’ingratitudehumaine, elle discutait le genre de mort qu’elle allait choisir.N’étant presque jamais seule, elle ne pouvait pas songer au réchaudde charbon qu’on allume après avoir bouché les portes et lesfenêtres. Ne sortant jamais, elle ne pouvait pas songer non plus aupoison qu’on achète chez l’herboriste, un petit paquet de poudreblanche qu’on fourre dans sa poche tout au fond avec l’étui et ledé. Il y avait bien aussi le soufre des allumettes, le vert-de-grisdes vieux sous, la fenêtre grande ouverte sur le pavé de larue ; mais la pensée qu’elle donnerait à ses parents lespectacle horrible d’une agonie volontaire, que ce qui resteraitd’elle, ramassé au milieu d’un attroupement de peuple, leur seraitsi affreux à voir, lui fit repousser ce moyen-là.

Elle avait encore la rivière. Au moins l’eau vous emportequelquefois si loin, que personne ne vous retrouve et que la mortest entourée de mystère.

La rivière ! Elle frissonnait tout en y songeant. Et cen’était pas la vision de l’eau noire et profonde qui l’effrayait.Les filles de Paris se moquent bien de cela. On jette son tabliersur sa tête pour ne pas voir, et pouf ! Mais il faudraitdescendre, s’en aller dans la rue toute seule, et la ruel’intimidait.

Or, pendant que d’avance la pauvre fille prenait cet élansuprême vers la mort et l’oubli, qu’elle regardait l’abîme de loinavec des yeux hagards où la folie du suicide montait déjà,l’illustre Delobelle se ranimait peu à peu, parlait moinsdramatiquement, puis, comme il y avait à dîner des choux qu’ilaimait beaucoup, il s’attendrissait en mangeant, se rappelait sesvieux triomphes, la couronne d’or, les abonnés d’Alençon, et, sitôtle dîner fini, s’en allait voir jouer le Misanthrope àl’Odéon pour les débuts de Robricart, pincé, tiré, ses manchettestoutes blanches et dans sa poche une pièce de cent sous neuve etbrillante que sa femme lui avait donnée pour faire le garçon.

– Je suis bien contente, disait la maman Delobelle enenlevant le couvert. Le père a bien dîné ce soir. Ça l’a un peuconsolé, le pauvre homme. Son théâtre va achever de le distraire.Il en a tant besoin…

… Oui, c’était cela le terrible, s’en aller seule dans la rue.Il faudrait attendre que le gaz fût éteint, descendre l’escaliertout doucement quand sa mère serait couchée, demander le cordon, etprendre sa course à travers ce Paris où on rencontre des hommes quivous regardent effrontément dans les yeux, et des cafés toutbrillants de lumière. Cette terreur de la rue, Désirée l’avaitdepuis l’enfance. Toute petite, quand elle descendait pour unecommission, les gamins la suivaient en riant et elle ne savait pasce qu’elle trouvait de plus cruel, ou cette parodie de sa marcheirrégulière, le déhanchement de ces petites blouses insolentes, oula pitié des gens qui passaient et dont le regard se détournaitcharitablement. Ensuite elle avait peur des voitures, des omnibus.La rivière était loin. Elle serait bien lasse. Pourtant, il n’yavait pas d’autre moyen que celui-là…

– Je vais me coucher, fillette, et toi, est-ce que tuveilles encore ?

Les yeux sur son ouvrage, Fillette a répondu qu’elle veillerait.Elle veut finir sa douzaine.

– Bonsoir alors, dit la maman Delobelle dont la vueaffaiblie ne peut plus supporter longtemps la lumière. J’ai mis lesouper du père près du feu. Tu y regarderas avant de tecoucher.

Désirée n’a pas menti. Elle veut terminer sa douzaine, pour quele père puisse l’emporter demain matin ; et vraiment, à voircette petite tête calme penchée sous la lumière blanche de lalampe, on ne se figurerait jamais tout ce qu’elle roule de penséessinistres.

Enfin voici le dernier oiseau de la douzaine, un merveilleuxpetit oiseau dont les ailes semblent trempées d’eau de mer, avec unreflet de saphir. Soigneusement, coquettement, Désirée le pique surun fil de laiton, dans sa jolie attitude de bête effarouchée quis’envole. Oh ! comme il s’envole bien, le petit oiseau bleu.Quel coup d’aile éperdu dans l’espace. Comme on sent que cette foisc’est le grand voyage, le voyage éternel et sans retour…

 

Maintenant l’ouvrage est fini, la table rangée, les dernièresaiguillées de soie minutieusement ramassées, les épingles sur lapelote.

Le père, en rentrant, trouvera sous la lampe à demi baissée lesouper devant la cendre chaude ; et ce soir effrayant etsinistre lui apparaîtra calme comme tous les autres, dans l’ordredu logis et la stricte observance de ses manies habituelles. Biendoucement Désirée ouvre l’armoire, en tire un petit châle dont elles’enveloppe ; puis elle part.

Quoi ? Pas un regard à sa mère, pas un adieu muet, pas unattendrissement ?… Non, rien. Avec l’effroyable lucidité deceux qui vont mourir, elle a compris tout à coup à quel amourégoïste son enfance et sa jeunesse ont été sacrifiées. Elle senttrès bien qu’un mot de leur grand homme consolera cette femmeendormie, à qui elle en veut presque de ne pas se réveiller, de lalaisser partir ainsi sans un frisson de ses paupières baissées.

Quand on meurt jeune, même volontairement, ce n’est jamais sansrévolte, et la pauvre Désirée sort de la vie, indignée contre sondestin.

La voilà dans la rue. Où va-t-elle ? Tout est déjà désert.Ces quartiers, si animés le jour, s’apaisent le soir de bonneheure. On y travaille trop pour ne pas y dormir vite. Pendant quele Paris des boulevards, encore plein de vie, fait planer sur lavie entière le reflet rose d’un lointain incendie, ici toutes lesgrandes portes sont fermées, les volets mis aux boutiques et auxfenêtres. De temps en temps un marteau attardé, la promenade d’unsergent de ville qu’on entend sans le voir, le monologue d’univrogne coupé par les écarts de sa marche, troublent le silence, oubien un coup de vent subit, venu des quais voisins, fait claquer lavitre d’un réverbère, la vieille corde d’une poulie s’abat audétour d’une rue, s’éteint avec un sifflement sous un seuil maljoint.

Désirée marche vite, serrée dans son petit châle, la tête levée,les yeux secs. Sans savoir sa route, elle va droit, tout droitdevant elle.

Les rues du Marais, noires, étroites, où clignote un bec de gazde loin en loin, se croisent, se contournent, et à chaque instantdans cette recherche fiévreuse, elle revient sur ses pas. Il y atoujours quelque chose qui se met entre elle et la rivière.Pourtant, ce vent qui souffle lui en apporte la fraîcheur humide auvisage. Vraiment on dirait que l’eau recule, s’entoure debarrières, que des murs épais, des maisons hautes se mettent exprèsdevant la mort ; mais la petite boiteuse a bon courage, et surle pavé inégal des vieilles rues, elle marche, elle marche.

Avez-vous vu quelquefois, le soir d’un jour de chasse, unperdreau blessé s’enfuir au creux d’un sillon ? il s’affaisse,il rase, traînant son aile sanglante vers quelque abri où il pourramourir en repos. La démarche hésitante de cette petite ombresuivant les trottoirs, frôlant les murs, donne tout à fait cetteimpression là. Et songer qu’à cette même heure presque dans le mêmequartier, quelqu’un erre aussi par les rues, attendant, guettant,désespéré. Ah ! s’ils pouvaient se rencontrer. Si ellel’abordait, ce passant fiévreux, si elle lui demandait saroute :

– S’il vous plaît, monsieur. Pour aller à laSeine ?…

Il la reconnaîtrait tout de suite :

– Comment ! c’est vous, mam’zelle Zizi ? Quefaites-vous dehors à pareille heure ?

– Je vais mourir, Frantz. C’est vous qui m’avez ôté le goûtde vivre.

Alors, lui, tout ému, la prendrait, la serrerait, l’emporteraitdans ses bras, disant :

– Oh ! non, ne meurs pas. J’ai besoin de toi pour meconsoler, pour me guérir de tout le mal que l’autre m’a fait.

Mais c’est là un rêve de poète, une de ces rencontres comme lavie n’en sait pas inventer. Elle est bien trop cruelle, la durevie ! et quand, pour sauver une existence, il faudraitquelquefois si peu de chose, elle se garde bien de fournir ce peude chose-là. Voilà pourquoi les romans vrais sont toujours sitristes…

Des rues, encore des rues, puis une place, et un pont dont lesréverbères tracent dans l’eau noire un autre pont lumineux. Enfinvoici la rivière. Le brouillard de ce soir d’automne humide et douxlui fait voir tout ce Paris inconnu pour elle dans une grandeurconfuse que son ignorance des lieux augmente encore. C’est bien iciqu’il faut mourir.

Elle se sent si petite, si isolée, si perdue dans l’immensité decette grande ville allumée et déserte. Il lui semble déjà qu’elleest morte. Elle s’approche du quai ; et, tout à coup, unparfum de fleurs, de feuillages, de terre remuée l’arrête uneminute au passage. À ses pieds, sur le trottoir qui borde l’eau,des masses d’arbustes entourés de paille, des pots de fleurs dansleurs cornets de papier blanc sont déjà rangés pour le marché dulendemain. Enveloppées de leurs châles, les pieds sur leurschaufferettes, les marchandes s’appuient à leurs chaises,engourdies par le sommeil et par la fraîcheur de la nuit. Lesreines-marguerites de toutes couleurs, les résédas, les rosiersd’arrière-saison, embaument l’air, dressés dans un rayon de luneavec leur ombre légère autour d’eux, transportés, dépaysés,attendant le caprice de Paris endormi.

Pauvre petite Désirée ! On dirait que toute sa jeunesse,ses rares journées de joie et son amour déçu lui montent au cœurdans les parfums de ce jardin ambulant. Elle marche doucement aumilieu des fleurs. Quelquefois, un coup de vent fait bruire lesarbustes l’un contre l’autre comme les branches d’une futaie, et auras des trottoirs, des bourriches pleines de plantes arrachéesexhalent une odeur de terre mouillée.

Elle se rappelle la partie de campagne que Frantz lui a faitfaire. Ce souffle de nature qu’elle a respiré ce jour-là pour lapremière fois, elle le retrouve au moment de mourir.« Souviens-toi », semble-t-il lui dire, et elle répond enelle-même : « Oh ! oui, je me souviens ».

Elle ne se souvient que trop. Arrivée au bout de ce quai parécomme pour une fête, la petite ombre furtive s’arrête à l’escalierqui descend sur la berge…

Presque aussitôt ce sont des cris, une rumeur tout le long duquai. « Vite une barque, des crocs. » Des mariniers, dessergents de ville accourent de tous les côtés. Un bateau se détachedu bord, une lanterne à l’avant.

Les marchandes de fleurs se réveillent, et comme une d’ellesdemande en bâillant ce qui se passe, la marchande de café accroupieà l’angle du pont lui répond tranquillement :

– C’est une femme qui vient de se fiche àl’eau.

Eh bien, non. La rivière n’a pas voulu de cette enfant. Elle aeu pitié de tant de douceur et de grâce. Voici que dans la lumièredes lanternes qui s’agitent en bas sur la berge un groupe noir seforme, se met en marche. Elle est sauvée !… C’est un tireur desable qui l’a repêchée. Des sergents de ville la portent, entourésde mariniers, de débardeurs, et dans la nuit on entend une grossevoix enrouée qui ricane : « En voilà une poule d’eau quim’a donné du mal. C’est qu’elle me glissait dans les doigts,fallait voir !… Je crois bien qu’elle aurait voulu me faireperdre ma prime… » Peu à peu le tumulte se calme, les curieuxse dispersent, et pendant que le groupe noir s’éloigne vers unposte de police, les marchandes de fleurs reprennent leur somme, etsur le quai désert les reines-marguerites frémissent au vent denuit.

Ah ! pauvre fille, tu croyais que c’était facile de s’enaller de la vie, de disparaître tout à coup. Tu ne savais pas qu’aulieu de t’emporter vite au néant que tu cherchais, la rivière terejetterait à toutes les hontes, à toutes les souillures dessuicides manqués. D’abord le poste, le poste hideux avec ses bancssalis, son plancher où la poussière mouillée semble de la boue desrues. C’est là que Désirée dut finir sa nuit. On l’avait couchéesur un lit de camp devant le poêle, charitablement bourré à sonintention, et dont la chaleur malsaine faisait fumer ses vêtementslourds et ruisselants d’eau. Où était-elle ? Elle ne s’enrendait pas bien compte. Ces hommes couchés tout autour dans deslits pareils au sien, la tristesse vide de cette pièce, leshurlements de deux ivrognes enfermés qui tapaient à la porte dufond avec des jurons épouvantables, la petite boiteuse écoutait etregardait tout cela, vaguement, sans comprendre.

Près d’elle, une femme en haillons, les cheveux sur les épaules,se tenait accroupie devant la bouche du poêle, dont le reflet rougene parvenait pas à colorer un visage hagard et blême. C’était unefolle recueillie dans la nuit, une pauvre créature qui remuaitmachinalement la tête et ne cessait de répéter d’une voix sansconscience, presque indépendante du mouvement des lèvres :« Oh ! oui, de la misère, on peut le dire… Oh ! oui,de la misère, on peut le dire… » Et cette plainte sinistre aumilieu des ronflements des dormeurs faisait à Désirée un malhorrible. Elle fermait les yeux pour ne plus voir ce visage égaréqui l’épouvantait comme la personnification de son propredésespoir. De temps en temps, la porte de la rue s’entr’ouvrait, lavoix d’un chef appelait des noms, et deux sergents de villesortaient, pendant que deux autres rentraient, se jetaient entravers des lits, éreintés comme des matelots de quart qui viennentde passer la nuit sur le pont.

Enfin le jour parut dans ce grand frisson blanc si cruel auxmalades. Réveillée subitement de sa torpeur, Désirée se dressa surson lit, rejeta le caban dont on l’avait enveloppée, et, malgré lafatigue et la fièvre, essaya de se mettre debout pour reprendrepossession d’elle-même et de sa volonté. Elle n’avait plus qu’uneidée, échapper à tous ces yeux qui s’ouvraient autour d’elle,sortir de cet endroit affreux où le sommeil avait le souffle silourd et des poses si tourmentées.

– Messieurs, je vous en prie, dit-elle toute tremblante,laissez-moi retourner chez maman.

Si endurcis qu’ils fussent aux drames parisiens, ces braves genscomprenaient bien qu’ils étaient en face de quelque chose de plusdistingué, de plus émouvant que d’ordinaire. Seulement ils nepouvaient pas la reconduire encore chez sa mère. Il fallait allerchez le commissaire auparavant. C’était indispensable. On fitapprocher un fiacre par pitié pour elle ; mais il fallutsortir du poste, et il y en avait du monde à la porte pour regarderpasser la petite boiteuse avec ses cheveux mouillés, collés auxtempes et son caban de sergo qui ne l’empêchait pas degrelotter. Au commissariat, on lui fit monter un escalier sombre ethumide dans lequel allaient et venaient des figures patibulaires.Une porte battante que la banalité du service public ouvrait etfermait à chaque instant, des pièces froides, mal éclairées, surles bancs des gens silencieux, abasourdis, endormis, des vagabonds,des voleurs, des filles, une table couverte d’un vieux tapis vertoù écrivait « le chien du commissaire », un grand diableà tête de pion, à redingote râpée ; c’était là.

Quand Désirée entra, un homme se leva de l’ombre et vintau-devant d’elle en lui tendant la main. C’était l’homme à laprime, son hideux sauveur à vingt-cinq francs.

– Eh bien, la petite mère, lui dit-il avec son rire cyniqueet sa voix qui faisait penser à des nuits de brouillard sur l’eau,comment ça va-t-il depuis notre plongeon ?

Et il racontait aux assistants de quelle façon il l’avaitrepêchée, qu’il l’avait empoignée comme ça, puis comme ça, et quesans lui elle serait sûrement en train de filer sur Rouen entredeux eaux.

La malheureuse était rouge de fièvre et de honte, tellementtroublée qu’il lui semblait que l’eau avait laissé un voile sur sesyeux, un bourdonnement dans ses oreilles. Enfin on l’introduisitdans une pièce plus petite, devant un personnage solennel, décoré,M. le commissaire en personne, en train de boire son café aulait et de lire la Gazette des Tribunaux. Tout en trempantune mouillette, sans lever les yeux de son journal :« Ah ! c’est vous… » dit-il d’un air bourru ;et tout de suite le brigadier qui avait amené Désirée commença àlire son rapport :

« À minuit moins un quart, quai de la Mégisserie, devant len° 17, la nommée Delobelle, vingt-quatre ans, fleuriste,demeurant rue de Braque, chez ses parents, a tenté de se suicideren se jetant dans la Seine, d’où elle a été retirée saine et sauvepar le sieur Parcheminet, tireur de sable, domicilié rue de laButte-Chaumont. »

M. le commissaire écoutait, tout en mangeant, de l’airtranquille et ennuyé d’un homme que rien n’étonne plus ; à lafin il leva vers la nommée Delobelle un regard prudhommesque etsévère, et vous l’admonesta de la belle façon. C’était très mal,c’était très lâche ce qu’elle avait fait là. Qu’est-ce qui avait pula pousser à cette mauvaise action ? Pourquoi voulait-elle sedétruire ? Voyons, répondez, nommée Delobelle,pourquoi ?

Mais la nommée Delobelle s’entêtait à ne pas répondre. Il luisemblait que ce serait souiller son amour de l’avouer dans unpareil endroit. « Je ne sais pas… Je ne sais pas… »disait-elle tout bas en frissonnant.

Dépité, impatienté, M. le commissaire déclara qu’on allaitla ramener chez ses parents, mais à une condition : c’estqu’elle promettrait de ne plus jamais recommencer.

– Voyons, me le promettez-vous ?…

– Oh ! oui, monsieur…

– Vous ne recommencerez plus jamais ?…

– Non ! bien sûr, plus jamais… plus jamais… Malgré sesprotestations M. le commissaire de police hochait la tête,comme s’il ne croyait pas à ce serment.

La voilà dehors, en route pour la maison, pour le refuge :mais son martyre n’était pas encore fini. Dans la voiture, l’hommede police qui l’accompagnait se montrait trop poli, trop aimable.Elle avait l’air de ne pas comprendre, s’éloignait, retirait samain. Quel supplice !… Le plus terrible, ce fut l’arrivée ruede Braque, la maison en émoi, la curiosité des voisins qu’il fallutsubir. Depuis le matin, en effet, tout le quartier était informé desa disparition. Le bruit courait qu’elle était partie avec FrantzRisler. De bonne heure on avait vu sortir l’illustre Delobelle,tout effaré, son chapeau de travers, les manchettes fripées, ce quiétait l’indice d’une préoccupation extraordinaire, et la concierge,en montant les provisions, avait trouvé la pauvre maman à moitiéfolle, courant d’une chambre à l’autre, cherchant un mot del’enfant, une trace si petite qu’elle fût, qui pût la conduire aumoins à une conjecture.

Dans l’esprit de cette malheureuse mère, une tardive lumières’était faite tout à coup sur l’attitude de sa fille pendant cesderniers jours, sur son silence à propos du départ de Frantz.« Ne pleure pas, ma femme… je la ramènerai… » avait ditle père en sortant, et depuis qu’il était parti autant pours’informer que pour se soustraire au spectacle de cette grandedouleur, elle ne faisait qu’aller et venir du palier à la fenêtre,de la fenêtre au palier. Au moindre pas dans l’escalier, elleouvrait la porte avec un battement de cœur, s’élançaitdehors : puis, quand elle rentrait, la solitude du petit logisencore accrue par le grand fauteuil vide de Désirée, tourné à demivers la table de couture, la faisait fondre en larmes.

Tout à coup une voiture s’arrêta en bas devant la porte. Desvoix, des pas résonnèrent dans la maison.

– Mame Delobelle, la voilà !… Votre fille esttrouvée.

C’était bien Désirée qui montait, pâle, défaillante, au brasd’un inconnu, sans châle ni chapeau, entourée d’une grande capotebrune. En apercevant sa mère, elle lui sourit d’un petit airpresque niais.

– Ne t’effraie pas, ce n’est rien… essaya-t-elle de dire,puis elle s’affaissa sur l’escalier. Jamais la maman Delobelle nese serait crue si forte. Prendre sa fille, l’emporter, la coucher,tout cela fut fait en un tour de main, et elle lui parlait, et ellel’embrassait.

– Enfin, c’est toi, te voilà. D’où viens-tu, malheureuseenfant ? C’est vrai, dis, que tu as voulu te tuer ?… Tuavais donc une bien grande peine ?… Pourquoi me l’as-tucachée ?

En voyant sa mère dans cet état, brûlée de larmes, vieillie enquelques heures, Désirée se sentit prise d’un remords immense. Ellepensait qu’elle était partie sans lui dire adieu, et qu’au fond deson cœur elle l’accusait de ne pas l’aimer. – Ne pas l’aimer.

– Mais je serais morte de ta mort, disait la pauvre femme…Oh ! quand je me suis levée ce matin et que j’ai vu que tonlit n’était pas défait, que tu n’étais pas dans l’atelier non plus…J’ai fait un tour et je suis tombée roide… As-tu chaudmaintenant’?… Es-tu bien ?… Tu ne feras plus ça, n’est-ce pas,de vouloir mourir ?

Et elle bordait ses couvertures, réchauffait ses pieds, laprenait sur son cœur pour la bercer. Du fond de son lit, Désirée,les yeux fermés, revoyait tous les détails de son suicide, toutesles choses hideuses par lesquelles elle avait passé en sortant dela mort. Dans la fièvre qui redoublait, dans le lourd sommeil quicommençait à la prendre, sa course folle à travers Paris l’agitait,la tourmentait encore. Des milliers de rues noires s’enfonçaientdevant elle, avec la Seine au bout de chacune.

Cette horrible rivière, qu’elle ne pouvait pas trouver pendantla nuit, la poursuivait maintenant. Elle se sentait toutéclaboussée de son limon, de sa boue ; et dans le cauchemarqui l’oppressait, la pauvre enfant, ne sachant plus commentéchapper à l’obsession de ses souvenirs, disait tout bas à samère : « Cache moi… cache moi… j’aihonte ! »

Chapitre 6ELLE A PROMIS DE NE PLUS RECOMMENCER

Oh ! non, elle ne recommencera pas. M. le commissairepeut être tranquille. Il n’y a pas de risque qu’elle recommence.Comment ferait-elle d’abord pour aller jusqu’à la rivière,maintenant qu’elle ne peut plus bouger de son lit ? SiM. le commissaire la voyait en ce moment, il ne douterait plusde sa parole. Sans doute cette volonté, ce désir de mort sifatalement inscrits sur sa figure pâle l’autre matin, sont encorevisibles dans tout son être ; seulement ils se sont adoucis,résignés. La nommée Delobelle sait qu’en attendant un peu, très peude temps, elle n’aura plus rien à souhaiter.

Les médecins prétendent que c’est d’une fluxion de poitrinequ’elle meurt, elle aurait rapporté cela dans ses vêtementsmouillés. Les médecins se trompent : ce n’est point unefluxion de poitrine. Alors c’est son amour qui la tue ?… Non.Depuis cette terrible nuit, elle ne pense plus à Frantz, elle ne sesent plus digne d’aimer ni d’être aimée. Il y a désormais une tachedans sa vie si pure, et voilà précisé de quoi elle meurt.

Chacune des péripéties de l’horrible drame est une souillure àsa pensée : sa sortie de l’eau devant tous ces hommes, sonsommeil lassé dans le poste, les chansons ignobles qu’elle y aentendues, la folle qui se chauffait devant le poêle, tout cequ’elle a frôlé de vicieux, de malsain, de navrant dans l’escalierdu commissariat, et puis le mépris de certains regards,l’effronterie des autres, les plaisanteries de son sauveur, lesgalanteries de l’agent de police, toute sa réserve de femme àjamais détruite, son nom qu’il a fallu donner, jusqu’à la gêne deson infirmité qui l’a poursuivie dans toutes les phases de son longmartyre comme une ironie, une aggravation de ridicule à son suicidepar amour…

Elle meurt de honte, je vous dis. Dans le délire de ses nuits,c’est cela qu’elle répète sans cesse : « J’aihonte !… J’ai honte !… » et aux moments de calme,elle s’enfonce dans ses couvertures, les ramène sur son visage,comme pour se cacher ou s’ensevelir.

Tout près du lit de Désirée, dans le jour de la fenêtre, lamaman Delobelle travaille en gardant sa fille. De temps en tempselle lève les yeux pour épier ce désespoir muet, cette maladieinexplicable, puis elle reprend son ouvrage bien vite ; carc’est une des plus grandes douleurs du pauvre de ne pouvoirsouffrir à son aise. Il faut travailler sans cesse, et même quandla mort erre tout autour, songer aux exigences pressantes, auxdifficultés de la vie.

Le riche peut s’enfermer dans son chagrin, il peut s’y rouler,en vivre, ne faire que ces deux choses : souffrir et pleurer.Le pauvre n’en a pas le moyen ni le droit. J’ai connu dans monpays, à la campagne, une vieille femme qui avait perdu dans la mêmeannée sa fille et son mari, deux épreuves terribles l’une aprèsl’autre ; mais il lui restait des garçons à élever, une fermeà conduire. Dès l’aube, il fallait s’occuper, suffire à tout, menerdes travaux différents, dispersés à travers champs à des lieues dedistance. La triste veuve me disait : « Je n’ai pas uneminute pour pleurer dans la semaine ; mais le dimanche,oh ! le dimanche, je me rattrape… » Et, en effet, cejour-là, pendant que les enfants jouaient dehors ou se promenaient,elle s’enfermait à double tour, passait son après midi à crier, àsangloter, à appeler dans la maison déserte son mari et safille.

La maman Delobelle n’avait pas même son dimanche. Songez qu’elleétait seule pour travailler à présent, que ses doigts n’avaient pasl’adresse merveilleuse des mains mignonnes de Désirée, que lesmédicaments étaient chers, et que pour rien au monde elle n’auraitvoulu supprimer « au père » une de ses chères habitudes.Aussi, à quelque heure que la malade ouvrît les yeux, elleapercevait sa mère dans le jour blafard du grand matin ou sous salampe de veillée, travaillant, travaillant sans cesse.

Quand les rideaux de son lit étaient fermés, elle entendait lepetit bruit sec et métallique des ciseaux reposés sur la table.

Cette fatigue de sa mère, cette insomnie qui tenaitperpétuellement compagnie à sa fièvre, était une de sessouffrances. Quelquefois cela surmontait tout le reste :

– Voyons, donne moi un peu mon ouvrage, disait-elle enessayant de s’asseoir sur son lit. C’était une éclaircie dans cetteombre plus épaisse chaque jour. La maman Delobelle, qui voyait dansce désir de malade une volonté de se reprendre à la vie,l’installait de son mieux, rapprochait la table. Mais l’aiguilleétait trop lourde, les yeux trop faibles, et le moindre bruit devoiture roulant sur le pavé, des cris montant jusqu’aux fenêtresrappelaient à Désirée que la rue, l’infâme rue, était là tout prèsd’elle. Non, décidément elle n’avait pas la force de vivre.Ah ! si elle avait pu mourir d’abord, et puis renaître… Enattendant elle mourait, et s’entourait peu à peu d’un suprêmerenoncement. Entre deux aiguillées, la mère regardait son enfanttoujours plus pâle.

– Es-tu bien ?

– Très bien…, répondait la malade avec un petit sourirenavré qui éclairait une minute son visage douloureux, et enmontrait tous les ravages, comme un rayon de soleil glissant dansun logis de pauvre, au lieu de l’égayer, en détaille mieux toute latristesse et le dénûment. Après, c’étaient de longs silences, lamère ne parlant pas de peur de pleurer, la fille engourdie defièvre, déjà enveloppée de ces voiles invisibles dont la mortentoure par une sorte de pitié ceux qui s’en vont, pour vaincre cequi leur reste de forces et les emporter plus doucement, sansrévolte.

L’illustre Delobelle n’était jamais là. Il n’avait rien changé àson existence de cabotin sans emploi. Pourtant il savait que safille se mourait ; le médecin l’avait prévenu. Ç’avait mêmeété pour lui une terrible commotion, car au fond il aimait bien sonenfant ; mais, dans cette étrange nature, les sentiments lesplus vrais, les plus sincères prenaient une allure fausse et peunaturelle, par cette loi qui veut que, quand une tablette est detravers, rien de ce qu’on met dessus n’ait jamais l’air posédroit.

Delobelle tenait avant tout à promener, à répandre sa douleur.Il jouait les pères malheureux, d’un bout à l’autre du boulevard.On le rencontrait aux abords des théâtres, dans les cafés descomédiens, les yeux rougis, la face pâle. Il aimait à se fairedemander : « Eh bien ! mon pauvre vieux, comment çava-t-il chez toi ? » Alors il secouait la tête d’unmouvement nerveux ; sa grimace retenait des larmes, sa bouchedes imprécations, et il poignardait le ciel d’un regard muet etplein de colère, comme quand il jouait le Médecin desenfants ; ce qui ne l’empêchait pas du reste d’êtrerempli d’attentions délicates et de prévenances pour sa fille.

Ainsi il avait pris l’habitude, depuis qu’elle était malade, delui apporter des fleurs de ses courses dans Paris ; et il nese contentait pas de fleurs ordinaires, de ces humbles violettesqui fleurissent à tous les coins de rues pour les petites bourses.Il lui fallait, en ces tristes jours d’automne, des roses, desœillets, surtout du lilas blanc, ces lilas fleuris en serre, dontles fleurs, la tige et les feuilles sont du même blanc verdâtre,comme si la nature dans sa hâte s’en était tenue à une couleuruniforme.

– Oh ! c’est trop… c’est trop… je me fâcherai, disaitchaque fois la petite malade, en le voyant entrer triomphalementson bouquet à la main ; mais il prenait un air si grandseigneur pour répondre : « Laisse donc… laissedonc… » qu’elle n’osait pas insister.

Pourtant, c’était une grosse dépense, et la mère avait tant demal à leur gagner la vie à tous… Bien loin de se plaindre, la mamanDelobelle trouvait cela très beau de la part de son grand homme. Cedédain de l’argent, cette insouciance superbe la remplissaientd’admiration, et plus que jamais elle croyait au génie, à l’avenirthéâtral de son mari.

Lui aussi gardait, au milieu des événements, une confianceinaltérable. Peu s’en fallut cependant que ses yeux ne s’ouvrissentenfin à la vérité. Peu s’en fallut qu’une petite main brûlante, ense posant sur ce crâne solennel et illusionné, n’en fit sortir lehanneton qui bourdonnait là depuis si longtemps. Voici comment lachose se passa : Une nuit, Désirée se réveilla en sursaut dansun état bien singulier. Il faut dire que la veille le médecin, envenant la voir, avait été très surpris de la trouver subitementranimée et plus calme, avec toute sa fièvre tombée. Sanss’expliquer le pourquoi de cette résurrection inespérée, il étaitparti en disant : « attendons », se fiant à cesprompts ressauts de la jeunesse, à cette force de sève qui greffesouvent une nouvelle vie sur les symptômes mêmes de la mort. S’ilavait regardé sous l’oreiller de Désirée, il y aurait trouvé unelettre timbrée du Caire, qui était le secret de ce changementbienheureux. Quatre pages signées de Frantz, toute sa conduiteexpliquée et confessée à sa chère petite Zizi.

C’était bien la lettre rêvée par la malade. Elle l’aurait dictéeelle-même que tous les mots qui devaient toucher son cœur, toutesles excuses délicates qui devaient panser ses blessures, n’auraientpas été si complètement exprimés. Frantz se repentait, demandaitpardon, et, sans rien lui promettre, sans rien lui demandersurtout, racontait à sa fidèle amie ses luttes, ses remords, sessouffrances. Il s’indignait contre Sidonie, suppliait Désirée de seméfier d’elle, et, avec un ressentiment que l’ancienne passionfaisait clairvoyant et terrible, il lui parlait de cette nature àla fois perverse et superficielle, de cette voix blanche bien faitepour mentir et qui n’était jamais trahie par un accent du cœur, carelle venait de la tête comme tous les élans passionnés de cettepoupée parisienne.

Quel malheur que cette lettre ne fût pas arrivée quelques joursplus tôt ! Maintenant toutes ces bonnes paroles étaient pourDésirée, comme ces mets délicieux qu’on apporte trop tard à unmourant de faim. Il les respire, les envie, mais n’a plus la forced’y goûter. Toute la journée, la malade relut sa lettre. Elle latirait de l’enveloppe, la repliait ensuite amoureusement, et lesyeux fermés la voyait encore tout entière jusqu’à la couleur dutimbre. Frantz avait pensé à elle ! Rien que cela luiprocurait un calme suave où elle finit par s’endormir avecl’impression d’un bras ami qui aurait soutenu sa tête faible.

Soudain elle se réveilla, et, comme nous le disions tout àl’heure, dans un état extraordinaire. C’était une faiblesse, uneangoisse de tout son être, quelque chose d’inexprimable. Il luisemblait qu’elle ne tenait plus à la vie que par un fil tendu,tendu à se briser, et dont la vibration nerveuse donnait à tous sessens une finesse, une acuité surnaturelles. Il faisait nuit. Lachambre où elle était couchée – on lui avait donné la chambre deses parents, plus aérée, plus spacieuse que sa petite alcôve – setrouvait à demi dans l’ombre. La veilleuse faisait tournoyer auplafond ses ronds lumineux, cette espèce de Grande-Oursemélancolique qui occupe l’insomnie des malades ; et sur latable de travail, la lampe baissée, limitée par l’abat-jour,éclairait seulement l’ouvrage épars et la silhouette de la mamanDelobelle assoupie sur son fauteuil.

Dans la tête de Désirée, qui lui paraissait plus légère à porterque d’habitude, il se fit tout à coup un grand va-et-vient depensées, de souvenirs. Tout le lointain de sa vie semblait sel’approcher d’elle. Les moindres faits de son enfance, des scènesqu’elle n’avait pas comprises alors, des mots entendus comme enrêve, se représentaient à son esprit. L’enfant s’en étonnait, sanss’effrayer, elle ne savait pas qu’avant le grand anéantissement dela mort on a souvent ainsi un moment de surexcitation étrange,comme si tout l’être exaspérait ses facultés et ses forces dans unedernière lutte inconsciente.

De son lit elle voyait son père et sa mère, l’une tout prèsd’elle, l’autre dans l’atelier dont on avait laissé la porteouverte. La maman Delobelle était étendue sur son fauteuil avecl’abandon des longues lassitudes enfin écoutées ; et toutesces cicatrices, ces grands coups de sabre dont l’âge et lessouffrances marquent les visages vieillis, apparaissaient navrantset ineffaçables, dans cette détente du sommeil. Pendant le jour, lavolonté, les préoccupations mettent comme un masque sur lavéritable expression des figures : mais la nuit les rend àelles-mêmes. En ce moment, les rides profondes de la vaillantefemme, les paupières rougies, les cheveux éclaircis et blancs auxtempes, la crispation de ces pauvres mains torturées au travail,tout se voyait, et Désirée vit tout.

Elle aurait voulu être assez forte pour se lever et baiser cebeau front tranquille que des rides sillonnaient sans leternir.

Comme contraste, par l’entre-bâillement de la porte, l’illustreDelobelle apparaissait à sa fille dans une de ses attitudesfavorites. Assis de trois quart devant la petite nappe blanche deson souper, il mangeait tout en parcourant une brochure appuyée enface de lui à la carafe. Le grand homme venait de rentrer, le bruitde son pas avait même dû réveiller la malade, et tout agité encorepar le mouvement, le train d’une belle représentation, il soupaitseul, gravement, solennellement, serré dans sa redingote neuve, laserviette au menton les cheveux redressés d’un petit coup defer.

Pour la première fois de sa vie, Désirée remarqua ce désaccordfrappant entre sa mère exténuée, à peine vêtue dans ses petitesrobes noires qui la faisaient paraître encore plus maigre et plushâve, et son père heureux, bien nourri, oisif, tranquille,inconscient. D’un coup d’œil elle comprit la différence des deuxexistences. Ce cercle d’habitudes, où les enfants finissent par neplus voir très clair, leurs yeux étant faits à sa lumièreparticulière, avait disparu pour elle. À présent elle jugeait sesparents à distance, comme si insensiblement elle s’éloignait d’eux.C’était encore une torture, cette clairvoyance de la dernièreheure. Qu’allaient-ils devenir quand elle ne serait plus là ?Ou sa mère travaillerait trop et mourrait à la peine ; ou bienla pauvre femme serait obligée de cesser tout travail, et cetégoïste compagnon, toujours préoccupé de ses ambitions théâtrales,les laisserait peu à peu glisser tous les deux dans la grandemisère, ce trou noir qui s’élargit, s’approfondit à mesure qu’ondescend.

Ce n’était pourtant pas un méchant homme. Il le leur avaitprouvé maintes fois. Seulement il y avait là un aveuglement immenseque rien n’avait pu dissiper… Et si elle essayait, elle. Si, avantde partir, – quelque chose lui disait que ce serait bientôt – si,avant de partir, elle arrachait l’épais bandeau que ce pauvre hommese maintenait volontairement et de force sur les yeux.

Une main légère, aimante comme la sienne, pouvait seule tentercette opération-là. Elle seule avait le droit de dire à sonpère :

« Gagne ta vie… Renonce au théâtre. » Alors, comme letemps pressait, Désirée Delobelle s’arma de tout son courage etelle appela doucement :

– Papa… papa…

Au premier appel de sa fille, le grand homme accourut bien vite.Il y avait eu ce soir-là une première à l’Ambigu, et il étaitrevenu enflammé, électrisé. Les lustres, la claque, lesconversations dans les couloirs, tous ces détails excitants dont ilentretenait sa folie, l’avait laissé plus illusionné quejamais.

Il entra dans la chambre de Désirée, rayonnant et superbe, salampe à la main, bien droite, un camélia à la boutonnière.

– Bonsoir, Zizi. Tu ne dors donc pas ?

Et ses paroles avaient une intonation joyeuse qui résonnasingulièrement dans la tristesse environnante. De la main, Désiréelui fit signe de se taire, en lui montrant la maman Delobelleendormie.

– Posez votre lampe… J’ai à vous parler.

Sa voix le frappa, saccadée par l’émotion ; et ses yeux lefrappèrent aussi, plus grands ouverts, éclairés par un regardpénétrant qu’il ne leur avait jamais vu.

Un peu intimidé, il s’approcha d’elle, son camélia à la mainpour le lui offrir, la bouche « en petite pomme », avecun craquement de souliers neufs qu’il trouvait très aristocratique.Sa pose était évidemment gênée ; et cela tenait sans doute autrop grand contraste existant entre la salle de théâtre, éclairéeet bruyante, qu’il venait de quitter, et cette petite chambre demalade où les bruits amortis, les lumières baisséess’évanouissaient dans une atmosphère fiévreuse.

– Qu’est-ce que tu as donc, Bichette ?…, Est-ce que tute sens plus malade ?

Un mouvement de la petite tête pâle de Désirée répondit qu’ellese sentait en effet malade, et qu’elle voudrait lui parler de toutprès, de tout près. Quand il fut arrivé au chevet de son lit, elleposa la main brûlante sur le bras du grand homme et chuchota toutbas à son oreille… Elle était très mal, tout à fait mal. Ellecomprenait bien qu’elle n’avait plus longtemps à vivre.

– Alors, père, vous vous trouverez tout seul avec maman… Netremblez donc pas comme cela… Vous saviez bien que cette chosedevait arriver, qu’elle était même très prochaine… Seulement jevais vous dire… moi partie, j’ai bien peur que maman ne soit pasassez forte pour faire aller la maison… Regardez comme elle estpâle et fatiguée.

Le comédien regarda sa « sainte femme » et parut trèsétonné de lui trouver en effet si mauvaise mine. Puis il se consolaavec une remarque égoïste.

– Elle n’a jamais été bien forte…

Cette observation et le ton dont elle fut faite, indignèrentDésirée, l’affermirent dans sa résolution. Elle continua, sanspitié pour les illusions du comédien :

– Qu’allez-vous devenir tous les deux quand je ne seraiplus là ?… Oui je sais, vous avez de grandes espérances, maiselles sont bien longues à se réaliser. Ces résultats que vousattendez depuis si longtemps peuvent tarder encore ; etd’ici-là comment ferez-vous ?… tenez ! mon cher père jene voudrais pas vous faire de la peine, mais il me semble qu’àvotre âge, intelligent comme vous êtes, il vous serait facile…Monsieur Risler aîné ne demanderait pas mieux, je suis sûre…

Elle parlait lentement, avec effort, cherchant ses mots, mettantentre chaque phrase de grands silences qu’elle espérait toujoursvoir remplir par un geste, une exclamation de son père. Mais lecomédien ne comprenait pas. Il l’écoutait, la regardait avec sesgros yeux arrondis, sentant vaguement que de cette conscienced’enfant, innocente et inexorable, une accusation se levait contrelui ; il ne savait pas encore laquelle.

– Je crois que vous feriez bien, reprit Désirée timidement,je crois que vous feriez bien de renoncer…

– Hein ?… quoi ?… comment ?…

Elle s’arrêta en voyant l’effet de ses paroles. La figure simobile du vieux comédien s’était crispée tout à coup, sousl’impression d’un violent désespoir ; et des larmes, de vraieslarmes qu’il ne songeait même pas à dissimuler d’un revers de maincomme on fait à la scène, gonflaient ses paupières sans couler,tellement l’angoisse le serrait à la gorge. Le malheureuxcommençait à comprendre… Ainsi, des deux seules admirations qui luifussent restées fidèles, une encore se détournait de sa gloire Safille ne croyait plus en lui ! Ce n’était pas possible. Ilavait mal compris, mal entendu… À quoi ferait-il bien de renoncer,voyons, voyons ?… Mais devant la prière muette de ce regardqui lui demandait grâce, Désirée n’eut pas le courage d’achever.D’ailleurs la pauvre enfant était à bout de force et de vie. Ellemurmura deux ou trois fois :

– De renoncer… de renoncer…

Puis sa petite tête retomba sur l’oreiller, et elle mourut sansavoir osé lui dire à quoi il ferait bien de renoncer.

 

La nommée Delobelle est morte, monsieur le commissaire. Quand jevous le disais qu’elle ne recommencerait plus. Cette fois la mortlui a épargné le chemin et la peine ; elle est venue laprendre elle-même. Et maintenant, homme incrédule, quatre bonnesplanches de sapin solidement clouées vous répondent de cette paroled’enfant. Elle avait promis de ne plus recommencer ; elle nerecommencera plus.

La petite boiteuse est morte. C’est la nouvelle du quartier desFrancs-Bourgeois mis en rumeur par ce lugubre événement. Non pasque Désirée y fût très populaire, elle qui ne sortait jamais etmontrait seulement de temps en temps aux vitres tristes sa pâleurde recluse et ses yeux cernés d’ouvrière infatigable. Mais àl’enterrement de la fille de l’illustre Delobelle, il ne pouvaitmanquer d’y avoir beaucoup de comédiens, et Paris adore cesgens-là. Il aime à les voir passer dans la rue, en plein jour, cesidoles du soir ; à se rendre compte de leur vraie physionomiedégagée du surnaturel de la rampe. Aussi, ce matin-là, pendant quesous la petite porte étroite de la rue de Braque on tendait lesdraperies blanches à grands coups de marteau, les curieuxenvahissaient le trottoir et la chaussée.

C’est une justice à leur rendre, les comédiens s’aiment entreeux, ou du moins ils sont tenus par une solidarité, un lien demétier qui les rassemble, à toutes les occasions de manifestationsextérieures : bals, concerts, repas de corps,enterrements.

Bien que l’illustre Delobelle ne fût plus au théâtre, que sonnom eût entièrement disparu des comptes rendus et des affichesdepuis plus de quinze ans, il suffit d’une petite note de deuxlignes dans un obscur journal de théâtre :M. Delobelle, ancien premier sujet des théâtres de Metz etd’Alençon, vient d’avoir la douleur,… etc. On se réunira,…etc. Aussitôt, de tous les coins de Paris et de la banlieue,les comédiens accoururent en foule à cet appel.

Fameux ou non fameux, inconnus ou célèbres, ils y étaient tous,ceux qui avaient joué avec Delobelle en province, ceux qui lerencontraient dans les cafés de théâtre où il était comme cesvisages toujours aperçus sur lesquels il est difficile de mettre unnom, mais que l’on se rappelle à cause du milieu où on les voitconstamment et dont ils semblent faire partie, puis aussi desacteurs de province, de passage à Paris, qui venaient là pour« lever » un directeur, trouver un bon engagement.

Et tous, les obscurs et les illustres, les Parisiens et lesprovinciaux, n’ayant qu’une préoccupation, voir leur nom cité parquelque journal dans un compte rendu de l’enterrement. Car à cesêtres de vanité tous les genres de publicité semblent enviables.Ils ont tellement peur que le public les oublie, qu’au moment oùils ne se montrent pas, ils éprouvent le besoin de faire parlerd’eux, de se rappeler par tous les moyens au souvenir de la vogueparisienne si flottante et si rapide.

Dès neuf heures, tout le menu peuple du Marais, cette provincecancanière, attendait aux fenêtres, aux portes, dans la rue, lepassage des cabotins. Des ateliers guettaient à leurs vitrespoussiéreuses, des petits bourgeois dans l’embrasure de leursrideaux croisés, des ménagères un panier au bras, des apprentis unpaquet sur la tête.

Enfin ils arrivèrent, à pied ou en voiture, solitairement ou parbandes. On les reconnaissait à leurs figures rasées, bleuâtres aumenton et aux joues, à leurs airs peu naturels, trop emphatiques outrop simples, à leurs gestes de convention, et surtout à cedébordement de sentimentalité que leur donne l’exagérationnécessaire à l’optique de la scène. Les différentes façons dont cesbraves gens manifestaient leur émotion en cette circonstancedouloureuse étaient vraiment curieuses à observer. Chaque entréedans la petite cour pavée et noire de la maison mortuaire étaiscomme une entrée en scène et variait selon l’emploi du comédien.Les grands premiers rôles, l’air fatal, le sourcil froncé,commençaient tous en arrivant par écraser du bout de leur gant unelarme du coin de l’œil qu’ils ne pouvaient plus retenir ; puissoupiraient, regardaient le ciel, et restaient debout au milieu duthéâtre, c’est-à-dire de la cour, le chapeau sur la cuisse, avec unpetit piaffement du pied gauche qui les aidait à contenir leurdouleur : « Tais-toi, mon cœur, tais-toi. » Lescomiques, au contraire, « la faisaient » à la simplicité.Ils s’abordaient d’un air piteux et bonhomme, s’appelant entre eux« ma pauv’ vieille » avec des poignées de mainconvaincues et vibrantes, des tremblements flasques dans le bas desjoues, un abaissement du coin des yeux, du coin des lèvres quifaisaient descendre leur attendrissement à l’expression triviale dela farce. Tous maniérés et tous sincères…

Sitôt entrés, ces messieurs se séparaient en deux camps. Lescomédiens célèbres, arrivés, regardaient dédaigneusement lesRobricart inconnus et sordides dont l’envie répondait à leur méprispar mille marques désobligeantes : « Avez-vous vu commeun tel a vieilli, comme il est marqué ?… Il ne pourra pastenir l’emploi longtemps. »

Entre ces deux groupes, l’illustre Delobelle, vêtu de noir,ganté de noir minutieusement, allait et venait, les yeux rouges,les dents serrées, distribuant des poignées de main silencieuses.Le pauvre diable avait le cœur plein de larmes, mais cela nel’avait pas empêché de se faire friser au petit fer et coiffer endemi-Capoul pour la circonstance. Étrange nature ! Personnen’aurait pu dire en lisant dans son âme le point où la douleurvraie et la pose de la douleur se séparaient, tellement ellesétaient mêlées l’une à l’autre… Il y avait aussi parmi lescomédiens plusieurs figures de notre connaissance ;M. Chèbe, plus important que jamais, et qui rôdait d’un airempressé autour des acteurs en vogue, pendant que madame Chèbetenait compagnie, là-haut, à la pauvre mère. Sidonie n’avait pas puvenir, mais Risler aîné était là, presque aussi ému que le père, lebon Risler, l’ami de la dernière heure, qui avait payé tous lesfrais de la triste cérémonie. Aussi les voitures de deuil étaientmagnifiques ; les tentures frangées d’argent, et le catafalquejonché de roses et de violettes blanches. Dans l’allée misérable etnoire de la rue de Braque, ces blancheurs discrètes sous lescierges, ces fleurs tremblantes et baignées d’eau béniteressemblaient bien à la destinée de cette pauvre enfant dont lesmoindres sourires avaient été toujours trempés de larmes.

On se mit en route, pas à pas, lentement, par les ruestortueuses. En tête marchait Delobelle secoué par les sanglots,s’attendrissant presque autant sur lui-même, pauvre père enterrantson enfant, que sur sa fille morte, et, au fond de sa douleursincère, gardant son éternelle personnalité vaniteuse restée làcomme au fond d’un ruisseau, immuable sous les flots changeants. Lapompe de cette cérémonie, cette file noire qui arrêtait lacirculation sur son passage, les voitures drapées, le petit coupédes Risler que Sidonie avait envoyé pour faire du genre, tout celale flattait, l’exaltait, quoi qu’il en eût. À un moment, n’ypouvant plus tenir, il se pencha vers Robricart, qui marchait àcôté de lui :

– As-tu vu ?

– Quoi donc ?

Et le malheureux père, en s’épongeant les yeux, murmura non sansquelque fierté :

– Il y a deux voitures de maître…

Chère petite Zizi, si bonne, si simple ! Toutes cesdouleurs poseuses, ce cortège de pleureurs solennels n’étaientguère faits pour elle. Heureusement que là-haut, à la fenêtre del’atelier, la maman Delobelle, qu’on n’avait pas pu empêcher deregarder partir sa petite, se tenait debout derrière les persiennesfermées.

– Adieu… adieu… disait la mère tout bas, presque àelle-même, en agitant la main avec un geste inconscient devieillard ou de folle.

Si doucement que cet adieu fût dit, Désirée Delobelle dutl’entendre.

Partie 4

Chapitre 1LÉGENDE FANTASTIQUE DU PETIT HOMME BLEU

Libre à vous de ne pas y croire, moi, je crois fermement aupetit homme bleu. Non pas que je l’aie jamais vu ; mais unpoète de mes amis, en qui j’ai toute confiance, m’a raconté biensouvent s’être trouvé face à face, une nuit, avec cet étrange petitgnome, et voici dans quelles circonstances.

Mon ami avait eu la faiblesse de faire un billet à sontailleur ; et comme tous les gens d’imagination en pareil cas,sitôt sa signature donnée, il s’était cru débarrassé de sa dette etl’idée de son billet lui était sortie de l’esprit. Or il advintqu’une nuit notre poète fut réveillé en sursaut par un bruitsingulier venu de sa cheminée. Il crut d’abord que c’était unmoineau frileux cherchant la vapeur tiède du feu éteint, ou bienune girouette taquinée par le vent qui changeait. Mais au bout d’unmoment le bruit s’étant accentué, il distingua très bien letintement d’un sac d’écus mêlé à je ne sais quel grincement dechaînette. En même temps, il entendait une petite voix aiguë commele sifflet lointain d’une locomotive, claire comme un chant de coq,lui crier du haut du toit’« L’échéance !l’échéance ! »

– Ah ! bon Dieu… mon billet ! se dit le pauvregarçon se souvenant tout à coup que l’effet de son tailleurarrivait dans huit jours ; et, jusqu’au matin, il ne fit quese remuer, cherchant le sommeil dans tous les coins de son lit etn’y trouvant que la pensée de ce maudit billet à ordre. Lelendemain, le surlendemain, toutes ses nuits suivantes, il futéveillé à la même heure et de la même façon ; toujours lebruit d’écus, le grincement de chaînette et la petite voix quicriait en ricanant : « L’échéance !l’échéance ! » Le terrible, c’est que plus le jour del’échéance approchait, plus le cri devenait aigu et féroce, pleinde menaces de Saisie et d’assignation.

Infortuné poète ! ce n’était pas assez des fatigues de lajournée, des courses à travers la ville pour se procurer del’argent ; il fallait encore que cette cruelle petite voixvînt lui enlever le sommeil et le repos. À qui appartenait-elledonc, cette voix fantastique ? Quel esprit de malice pouvaits’amuser à le martyriser ainsi ? Il voulut en avoir le cœurnet. Une nuit donc, au lieu de se coucher, il éteignit sa lumière,ouvrit sa fenêtre et attendit.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’en sa qualité de poètelyrique, mon ami habitait très haut, au niveau des toits. Pendantdes heures, il ne vit rien que cette pittoresque étendue de toitsserrés, inclinés l’un vers l’autre, que les rues traversaient entous sens comme d’immenses précipices, et que les cheminées, lespignons déchiquetés par un rayon de lune accidentaientcapricieusement. Au-dessus de Paris endormi et noir, cela faisaitcomme une seconde ville, une ville aérienne, suspendue et flottantentre le vide de l’ombre et la lumière éblouissante de la lune.

Mon ami attendit, attendit longtemps. Enfin vers les deux outrois heures du matin, comme tous les clochers dressés dans la nuitse passaient l’heure l’un à l’autre, un pas léger courut près delui sur les tuiles et les ardoises, et une petite voix grêlesouffla dans le tuyau de sa cheminée :« L’échéance ! l’échéance !… » Alors, en sepenchant un peu, mon poète aperçut l’infâme petit lutin tourmenteurd’hommes qui l’empêchait de dormir depuis huit jours. Il n’a pu medire positivement sa taille ; la lune vous joue de cestours-là par la dimension fantastique qu’elle donne aux objets et àleurs ombres. Il remarqua seulement que ce singulier diablotinétait vêtu comme les garçons de la Banque, habit bleu à boutonsd’argent, chapeau à claque, galons de sergent sur la manche, etqu’il tenait sous le bras une serviette de cuir presque aussigrosse que lui, dont la clef suspendue à une longue chaînettesonnait frénétiquement à chaque pas, comme la sacoche d’écus qu’ilbrandissait de son autre main. C’est ainsi que mon ami entrevit lepetit homme bleu, pendant qu’il passait rapidement dans un rayon delune ; car il semblait très pressé, très affairé, enjambaitles rues d’un bond, courait d’une cheminée à l’autre, en glissantsur la crête des toits.

Son public est si nombreux, à ce damné petit homme. Il y a tantde commerçants à Paris, tant de gens qui ont une fin de mois, tantde malheureux qui ont signé un billet à ordre ou mis le mot« accepté » en travers d’une lettre de change. À tout cemonde-là, l’homme bleu jetait en passant son cri d’alarme. Il lejetait au-dessus des fabriques à cette heure éteintes et muettes,au-dessus des grands hôtels de la finance, endormis dans le silenceluxueux de leurs jardins, au-dessus de ces maisons à cinq, sixétages, de ces toits inégaux, disparates, amoncelés au fond desquartiers pauvres. « L’échéance !…l’échéance ! » D’un bout à l’autre de la ville, danscette atmosphère de cristal que font sur les hauteurs le grandfroid et la lune claire, la petite voix stridente sonnaitimpitoyablement. Partout sur son passage elle chassait le sommeil,réveillait l’inquiétude, fatiguait la pensée et les yeux, et, duhaut en bas des maisons parisiennes, faisait courir comme un vaguefrisson de malaise et d’insomnie.

Pensez ce que vous voudrez de cette légende ; voici danstous les cas ce que je puis vous assurer pour appuyer le récit demon poète, c’est qu’une nuit vers la fin de janvier, le vieuxcaissier Sigismond, de la maison Fromont jeune et Risler aîné, futréveillé en sursaut dans son petit logis de Montrouge par la mêmevoix taquine, le même grincement de chaînette suivi de ce crifatal :

L’échéance !

– C’est pourtant vrai, pensa le brave homme en se dressanttout droit sur son lit, c’est après-demain la fin du mois… Et j’aile courage de dormir !…

Il s’agissait, en effet, d’une somme importante ; centmille francs à payer en deux traites, et dans un moment où pour lapremière fois depuis trente ans la caisse de la maison Fromont setrouvait absolument désargentée. Comment allait-on faire ?Plusieurs fois Sigismond avait essayé d’en parler à Fromontjeune ; mais celui-ci semblait fuir la lourde responsabilitédes affaires, traversait les bureaux, toujours pressé, enfiévré,sans rien voir ni entendre autour de lui. Aux questions inquiètesdu caissier, il répondait tout en mordant sa finemoustache :

« C’est bon, c’est bon, mon vieux Planus… Ne vous inquiétezpas… J’aviserai… » Et il avait bien l’air en disant cela depenser à autre chose, d’être à mille lieues de ce qui se passait.Le bruit courait dans la fabrique, où sa liaison avec madame Rislern’était plus un secret pour personne, que Sidonie le trompait, lerendait très malheureux ; et effectivement, les folies de samaîtresse le préoccupaient bien plus que les inquiétudes de soncaissier. Quant à Risler, on ne le voyait jamais ; il passaitsa vie enfermé dans les combles à surveiller la mystérieuse etinterminable fabrication de ses machines.

Cette indifférence des patrons pour les affaires de la fabrique,ce manque absolu de surveillance avaient amené peu à peu ladésorganisation de tout. Ouvriers et employés en prenaient à leuraise, venaient tard à leurs occupations, s’esquivaient de bonneheure, sans souci de la vieille cloche qui, après avoir silongtemps mené le travail, semblait maintenant sonner l’alarme etla déroute. On faisait encore des affaires, parce qu’une maisonlancée marche seule pendant des années par la force de la premièreimpulsion ; mais quel gâchis, quel désarroi sous cetteprospérité apparente !

Sigismond le savait mieux que personne, et voilà pourquoi le cridu petit homme bleu l’avait si brusquement tiré de son sommeil.Comme pour y voir plus clair dans cette multitude d’idéesdouloureuses qui se pressaient, s’agitaient, tourbillonnaientdevant lui, le caissier avait allumé sa bougie, et, assis sur sonlit, il songeait… Où trouver ces cent mille francs ?Certainement il était dû plus que ça à la maison. Il y avait devieilles notes qui traînaient chez les clients, un reliquat decompte avec les Prochasson et d’autres ; mais quellehumiliation ce serait pour lui d’aller ramasser toutes cesanciennes factures. Ces choses-là ne se font pas dans le hautcommerce ; on a l’air d’une maison de pacotille. Et pourtantcela valait encore mieux qu’un protêt… Oh ! l’idée que legarçon de banque arriverait devant son grillage, la mine assurée etconfiante, qu’il poserait ses billets tranquillement sur latablette, et que lui Planus, Sigismond Planus, serait obligé dedire.

– Remportez vos traites… Je n’ai pas d’argent pour faireface…

Non, non. Ce n’était pas possible. Toutes les humiliationsétaient préférables à celle-là.

– Allons, c’est dit… J’irai en tournée demain, soupirait lepauvre caissier.

Et pendant qu’il s’agitait, qu’il se tourmentait ainsi sanspouvoir fermer l’œil jusqu’au matin, l’homme bleu, continuant suronde, s’en allait secouer son sac d’écus et sa chaînette au-dessusd’une mansarde du boulevard Beaumarchais, où, depuis la mort deDésirée, l’illustre Delobelle était venu habiter avec sa femme.

« L’échéance ! l’échéance !… »

Hélas ! la petite boiteuse ne s’était pas trompée dans sesprédictions. Elle partie, la maman Delobelle n’avait pas pucontinuer longtemps les oiseaux et mouches pour modes. Ses yeuxétaient perdus de larmes ; et ses vieilles mains tremblaienttrop pour planter d’aplomb les colibris qui, malgré tous sesefforts, gardaient une physionomie piteuse et dolente. Il avaitfallu y renoncer. Alors la courageuse femme s’était mise àtravailler à la couture. Elle reprisait des dentelles, desbroderies, descendait peu à peu au niveau d’une ouvrière. Mais songain de plus en plus minime suffisait à peine aux premièresnécessités du ménage, et Delobelle, que sa terrible profession decomédien in partibus obligeait à de continuelles dépenses,en était réduit à faire des dettes. Il devait à son tailleur, à sonbottier, à son chemisier mais ce qui l’inquiétait le plus, c’étaitces fameux déjeuners qu’il avait pris au boulevard, du temps de ladirection.

La note se montait à deux cent cinquante francs, payables finjanvier, et cette fois sans aucun espoir de renouvellement, aussile cri du petit homme bleu fit-il passer un frisson de terreur partous ses membres…

Plus qu’un jour avant l’échéance ! Plus qu’un jour pourtrouver ces deux cent cinquante francs ! S’il ne les trouvaitpas, tout serait vendu chez eux. Vendus ces pauvres meubles,toujours les mêmes depuis le commencement du ménage, insuffisants,incommodes, mais chers par les souvenirs qui se rattachaient àleurs éraillures, à l’usure de certains coins. Vendue la longuetable des oiseaux et mouches pour modes, sur le bord de laquelle ilavait soupé pendant vingt ans ; vendu le grand fauteuil deZizi, qu’on ne pouvait pas regarder sans larmes et qui semblaitavoir gardé quelque chose de la chérie, de ses gestes, de sonattitude, l’affaissement de ses longues journées de rêverie et detravail. La maman Delobelle en mourrait sûrement de voir tous ceschers souvenirs disparaître…

En pensant à cela, le malheureux cabotin que son égoïsme épaisne garantissait pourtant pas toujours des piqûres du remords, setournait, se retournait dans son lit, poussait de grossoupirs ; et tout le temps il avait devant les yeux la petitefigure pâle de Désirée, avec ce regard suppliant et tendre qu’elletournait anxieusement vers lui au moment de mourir, quand elle luidemandait tout bas de renoncer… de renoncer… À quoi voulait-elledonc que son père renonçât ? Elle était morte sans pouvoir lelui dire ; mais Delobelle avait tout de même un peu compris,et depuis lors, dans cette nature impitoyable, un trouble, un douteétaient entrés, qui se mêlaient cruellement cette nuit-là à sesinquiétudes d’argent…

« L’échéance !… l’échéance !… »

Cette fois, c’était dans la cheminée de M. Chèbe que lepetit homme bleu jetait en passant son cri sinistre. Il faut vousdire que M. Chèbe, depuis quelque temps, s’était lancé dansdes entreprises considérables, un commerce « debout »très vague, excessivement vague, qui lui dévorait beaucoupd’argent. À plusieurs reprises déjà, Risler et Sidonie avaient étéobligés de payer les dettes de leur père, à la condition expressequ’il se tiendrait tranquille, qu’il ne ferait plusd’affaires ; mais ces plongeons perpétuels étaient nécessairesà son existence. Il s’y retrempait chaque fois d’un couragenouveau, d’une activité plus ardente. Quand il n’avait pasd’argent, M. Chèbe donnait sa signature ; il en faisaitmême un abus déplorable, de sa signature, comptant toujours sur lesbénéfices de l’entreprise pour satisfaire à ses engagements. Lediantre, c’est que les bénéfices ne se montraient jamais, tandisque les billets souscrits, après avoir circulé des mois entiersd’un bout de Paris à l’autre, revenaient au logis avec uneponctualité désespérante, tout noirs des hiéroglyphes ramasséspendant le chemin.

Justement, son échéance de janvier était très lourde, et enentendant passer le petit bonhomme bleu, il s’était rappelé tout àcoup qu’il n’avait pas un sou pour payer. Ô rage ! Il allaitfalloir encore s’humilier devant ce Risler, courir le risque d’êtrerefusé, avouer qu’il avait manqué à sa parole… L’angoisse du pauvrediable s’augmentait du silence de la nuit où l’œil est inoccupé, oùla pensée n’a rien pour se distraire, et de la position horizontalequi, en donnant l’immobilité complète à tout le corps, livrel’esprit sans défense à ses terreurs et à ses préoccupations. Àchaque instant, M. Chèbe rallumait sa lampe, ramassait sonjournal, s’efforçait vainement à lire, au grand déplaisir de labonne madame Chèbe qui geignait doucement et se retournait du côtédu mur pour ne pas voir la lumière.

Et pendant ce temps-là l’infernal petit homme bleu, enchanté desa malice, s’en allait en ricanant faire tinter un peu plus loinson sac d’écus et sa chaînette. Le voilà rue desVieilles-Haudriettes, au dessus d’une grande fabrique où toutes lesfenêtres sont éteintes, hormis une seule, au premier, au fond dujardin…

Malgré l’heure avancée, Georges Fromont n’était pas encorecouché. Assis au coin du feu, la tête entre les mains, dans cetteconcentration aveugle et muette des malheurs irréparables, ilpensait à Sidonie, à cette horrible Sidonie qui dormait en cemoment à l’étage au-dessus. Elle le rendait fou positivement. Ellele trompait, il en était sûr, elle le trompait avec le ténortoulousain, ce Cazabon dit Cazaboni que madame Dobson avaitintroduit dans la maison. Depuis longtemps il la suppliait de neplus recevoir cet homme ; mais Sidonie ne l’écoutait pas, et,dans la journée encore, à propos d’un grand bal qu’elle allaitdonner, elle avait déclaré tout net que rien ne l’empêcheraitd’inviter son ténor.

– Mais c’est votre amant ! lui avait crié Georges aveccolère, les yeux fixés dans les siens.

Elle n’avait pas dit non ; elle n’avait pas même détournéson regard. Seulement, toujours très froide, avec son mauvais petitsourire, elle lui avait signifié qu’elle ne reconnaissait àpersonne le droit de juger ou de gêner ses actions, qu’elle étaitlibre, qu’elle entendait bien rester libre et n’être pas plustyrannisée par lui que par Risler Ils avaient passé une heureainsi, en voiture, les stores baissés, à se disputer, à s’injurier,presque à se battre…

Et dire qu’à cette femme il avait tout sacrifié, sa fortune, sonhonneur, jusqu’à cette charmante Claire, endormie avec l’enfantdans la chambre à côté, tout un bonheur à portée de sa main, qu’ilavait dédaigné pour cette gueuse !… Maintenant elle venait luiavouer qu’elle ne l’aimait plus, qu’elle en aimait un autre. Etlui, le lâche, il en voulait encore. Qu’est-ce qu’elle lui avaitdonc fait boire ?

Soulevé par l’indignation qui bouillonnait dans tout son être,Georges Fromont s’était arraché de son fauteuil, marchaitfébrilement par la chambre, et son pas résonnait dans le silence dela maison muette, comme une vivante insomnie… L’autre dormaitlà-haut. Elle donnait avec le privilège de sa nature inconscienteet sans remords. Peut-être aussi pensait-elle à son Cazaboni.

Quand cette idée lui traversait l’esprit, Georges avait destentations folles de monter, de réveiller Risler, de tout lui direet de se perdre avec elle. Il était aussi trop bête, ce maritrompé ! Comment ne la surveillait-il pas davantage ?Elle était assez jolie, surtout assez vicieuse pour qu’on prit desprécautions. Et c’est pendant qu’il se débattait au milieu de cespréoccupations cruelles et stériles, que le cri d’alarme du petithomme bleu retentit tout à coup dans le bruit du vent :

« L’échéance !… l’échéance !… »

Le malheureux ! Dans sa colère, il n’y avait plus songé. Etpourtant il la voyait venir depuis longtemps cette terrible fin dejanvier. Que de fois, entre deux rendez-vous, alors que sa pensée,libre une minute de Sidonie, revenait aux affaires, à la réalité dela vie, que de fois il s’était dit : « Ce jour-là, c’estla débâcle ! » Mais, comme tous ceux qui vivent dans ledélire de l’ivresse, sa lâcheté lui faisait croire qu’il était troptard pour rien réparer, et il repartait plus vite et plus fort danssa route mauvaise, pour oublier, pour s’étourdir.

À cette heure, il n’y avait plus moyen de s’étourdir. Il voyaitson désastre clairement, jusqu’au fond ; et la figure sèche etsérieuse de Sigismond Planus se dressait devant lui avec ses traitstaillés à coups de couteau, dont nulle expression ne corrigeait laroideur, et ses yeux clairs de Suisse-Allemand qui, depuis quelquetemps, le poursuivaient d’un si impassible regard… Eh bien !non, non, il ne les avait pas, ces cent mille francs, et il nesavait où les prendre. Depuis six mois, pour subvenir auxfantaisies ruineuses de sa maîtresse, il avait beaucoup joué, perdudes sommes énormes. Par là-dessus la faillite d’un banquier, uninventaire pitoyable… Il ne lui restait plus rien que la fabrique,et dans quel état ! Où aller à présent, et quefaire ?

Ce qui quelques heures auparavant lui semblait un chaos, untourbillon où il ne voyait rien distinctement et dont la confusionlui était encore un espoir, lui apparaissait en ce moment d’unenetteté épouvantable. Des caisses vides, des portes fermées, desprotêts, la ruine. Voilà ce qu’il apercevait, de quelque côté qu’ilse tournât. Et comme à tout cela se joignait la trahison deSidonie, le malheureux, éperdu, ne sachant à quoi s’accrocher dansce grand naufrage, eut tout à coup un cri d’angoisse, un sanglot,comme un appel à quelque Providence.

– Georges, Georges, c’est moi… Qu’est-ce que tuas ?

Sa femme était devant lui, sa femme qui maintenant l’attendaitchaque nuit, guettait anxieusement son retour du Cercle, car ellecontinuait à croire que c’était là qu’il passait ses soirées. Àvoir son mari changer, s’assombrir un peu plus de jour en jour,Claire s’imaginait qu’il devait avoir quelque gros ennui d’argent,sans doute des pertes de jeu. On l’avait prévenue qu’il jouaitbeaucoup, et malgré l’indifférence qu’il lui marquait, elles’inquiétait pour lui, aurait voulu qu’il la prît pour confidente,qu’il lui donnât l’occasion de se montrer généreuse et tendre.Cette nuit-là, elle l’avait entendu marcher très tard dans sachambre. Comme sa petite fille toussait beaucoup, réclamait dessoins de toutes les minutes, elle avait partagé sa sollicitudeentre la souffrance de l’enfant et celle du père ; et elleétait restée là, l’oreille tendue à tous les bruits, dans une deces veillées attendries et douloureuses où les femmes recueillenttout ce qu’elles ont en elles de courage pour supporter la lourdecharge du devoir multiple. Enfin l’enfant s’était endormie et, enentendant le père pleurer, Claire était accourue.

Oh ! quand il la vit devant lui, si tendre, si émue et sibelle, quel immense et tardif remords lui vint. Oui, c’était bienelle la vraie compagne, l’amie. Comment avait-il pul’abandonner ? Longtemps, longtemps, il pleura sur son épaulesans pouvoir parler. Et c’était heureux qu’il ne parlât pas, car illui aurait tout dit, tout. Le malheureux avait besoind’épanchement, une envie irrésistible de s’accuser, de demanderpardon, de diminuer le poids de ce remords qui lui écrasait le cœurElle lui épargna la peine de prononcer une parole :

– Tu as joué, n’est-ce pas ? tu as perdu… etbeaucoup ?

Il faisait signe que oui ; puis, quand il put parler, ilavoua qu’il lui fallait cent mille francs pour le surlendemain etqu’il ne savait comment se les procurer. Elle ne lui fit pas unreproche. Elle était de celles qui en face d’un malheur ne songentqu’à le réparer sans la moindre récrimination. Même, dans le fondde son cœur, elle bénissait ce désastre qui le rapprochait d’elleet devenait un lien entre leurs deux existences si séparées depuislongtemps. Elle réfléchit un moment. Ensuite, avec l’effort d’unedécision qui a coûté beaucoup de mal à prendre :

– Rien n’est encore perdu, dit-elle. J’irai demain àSavigny demander cet argent au grand-père.

Jamais il n’eût osé lui parler de cela. La pensée ne lui enserait même pas venue. Elle était si fière, et le vieux Gardinoissi dur ! C’était certes un grand sacrifice qu’elle lui faisaitlà, une preuve d’amour éclatante qu’elle lui donnait. Subitement ilfut envahi par cette chaleur de cœur, cette allégresse qui vientaprès le danger passé. Claire lui apparaissait comme un êtresurnaturel qui avait le don de bonté et d’apaisement, autant quel’autre, là-haut, avait le don d’affolement et de destruction.Volontiers, il se fût mis à genoux devant ce beau visage que sescheveux noirs magnifiquement tordus pour la nuit entouraient d’unnimbe brillant bleuté, et où la régularité des traits un peusévères se fondait dans une admirable expression de tendresse.

– Claire, Claire… que tu es bonne ! Sans répondre,elle l’amena vers le berceau de leur enfant.

– Embrasse-la… lui dit-elle doucement, et comme ils étaientlà tous les deux l’un près de l’autre, perdus dans la mousseline durideau, la tête penchée sur ce petit souffle apaisé, mais encore unpeu haletant des secousses de son mal, Georges eut peur deréveiller sa fille, et il embrassa la mère éperdument.

Voilà bien certainement le premier effet de ce genre qu’aitjamais produit dans un ménage l’apparition du petit bonhomme bleu.D’ordinaire partout où il passe, cet affreux petit gnome, ildésunit les mains et les cœurs, détourne l’esprit de ses pluschères affections en l’agitant de mille inquiétudes réveillées augrincement de sa chaînette et à son cri sinistre au-dessus destoits : « L’échéance !…l’échéance !… »

Chapitre 2RÉVÉLATIONS

– Eh ! voilà Sigismond… Comment ça va-t-il, pèreSigismond ? Et les affaires !… Ça marche-t-il bien chezvous ?

Le vieux caissier souriait d’un air bon enfant, distribuait despoignées de mains au patron, à sa femme, à son frère, et tout enparlant, regardait curieusement autour de lui. C’était dans unefabrique de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, chez cespetits Prochasson, dont la concurrence commençait à devenirredoutable. Ces anciens commis de la maison Fromont, établis à leurcompte, avaient débuté très petitement et étaient arrivés peu à peuà se faire une position sur la place. L’oncle Fromont les avaitlongtemps soutenus de son crédit, de son argent ; ce quimettait entre les deux maisons des relations amicales et une fin decompte dix ou quinze mille francs, – qu’on avait négligé de réglerdéfinitivement, parce qu’on savait qu’avec les Prochasson l’argentse trouvait en bonnes mains.

L’aspect de la fabrique était rassurant en effet. Les cheminéessecouaient fièrement leurs panaches. Au bruit sourd du travail, onsentait les ateliers pleins et actifs. Les bâtiments étaient bienaménagés, les vitrages clairs ; tout avait un aspectd’entrain, de bonne humeur, de discipline, et derrière le grillagede la caisse, la femme d’un des frères, simplement mise, lescheveux lisses, un air d’autorité sur son jeune visage, étaitassise attentive et recueillie dans un long alignement dechiffres.

En lui-même le vieux Sigismond songeait amèrement auxdifférences qui existaient entre la maison Fromont, si opulentejadis, ne vivant plus que sur son ancienne réputation, et laprospérité toujours croissante de l’installation qu’il avait sousles yeux. Son regard fureteur allait aux moindres coins, cherchantle défaut, le point à critiquer ; et comme il ne trouvaitrien, cela lui serrait le cœur, donnait à son sourire quelque chosede faux et de troublé.

Ce qui l’embarrassait surtout, c’était la façon dont il s’yprendrait pour réclamer l’argent de ses patrons, sans laisser voirla gêne de sa caisse. Le pauvre homme avait un air dégagé,insouciant, qui faisait vraiment de la peine… Les affaires allaientbien… très bien… Il passait dans le quartier par hasard, et ilavait eu l’idée d’entrer un peu… C’est tout naturel, n’est-cepas ? On aime à voir les vieux amis…

Mais, ces préambules, ces circuits de plus en plus larges nel’amenaient pas où il voulait : au contraire, ilsl’éloignaient de son idée, et croyant voir de l’étonnement dans lesyeux des gens qui l’écoutaient, il acheva de s’égarer, bégaya,perdit la tête, puis en dernière ressource prit son chapeau et fitmine de s’en aller. À la porte il se ravisa subitement :

– Ah ! au fait, puisque je suis là.

Et il avait un petit clignement d’yeux qu’il croyait malin etqui n’était que navrant.

– Puisque je suis là, si nous liquidions un peu ce vieuxcompte.

Les deux frères, la jeune femme assise au comptoir seregardèrent une seconde, sans comprendre :

– Des comptes ? Quels comptes donc ?

Puis tous les trois se mirent à rire en même temps, et de boncœur, comme d’une plaisanterie un peu forte du vieux caissier.Sacré père Planus, va !… C’est qu’il riait, lui aussi, levieux ! Il riait sans en avoir envie, pour faire comme lesautres. Enfin, on s’expliqua. Fromont jeune était venu lui-même,six mois auparavant, chercher l’argent resté entre leurs mains.Sigismond se sentit fléchir. Il eut pourtant assez de courage pourrépondre :

– Tiens ! c’est vrai. Je l’avais oublié… Ah !décidément, Sigismond Planus se fait vieux… Je baisse, mes enfants,je baisse…

Et le brave homme s’en alla en essuyant ses yeux, où perlaientencore de grosses larmes de cette bonne partie de rire qu’il venaitde faire. Derrière lui les jeunes gens se regardèrent en hochant latête. Ils avaient compris.

L’étourdissement du coup reçu avait été si terrible, que lecaissier, une fois dehors, fut obligé de s’asseoir sur un banc.Voilà donc pourquoi Georges ne prenait plus d’argent à la caisse.Il faisait ses rentrées lui-même. Ce qui s’était passé chez lesProchasson avait dû se passer partout ailleurs. Il était donc bieninutile de s’exposer à des humiliations nouvelles. Oui ; maisl’échéance, l’échéance !… Cette idée lui redonna des forces.Il essuya son front plein de sueur et se remit en route pour tenterencore une démarche chez un de leurs clients du faubourg.Seulement, cette fois, il prit ses précautions ; et du seuil,sans même entrer, il cria au caissier :

– Bonjour, père chose… Un petit renseignement, je vousprie…

Il tenait la porte entr’ouverte, la main crispée sur lebouton.

– À quelle époque avons-nous donc réglé notre dernièrefacture ? J’ai oublié de l’inscrire.

Oh ! il y avait longtemps, bien longtemps que leur factureétait réglée. Le reçu de Fromont jeune portait la date deseptembre. Il y avait cinq mois. La porte se referma vivement. Etde deux ! Évidemment ce serait partout la même chose.

« Ah ! monsieur Chorche, monsieur Chorche… »murmurait le pauvre Sigismond, et pendant qu’il continuait sonpèlerinage, le dos voûté, les jambes tremblantes, la voiture demadame Fromont jeune passa tout près de lui, se dirigeant vers lagare d’Orléans, mais Claire ne vit pas le vieux Planus, pas plusque tout à l’heure, en sortant de chez elle, elle n’avait vu lalongue redingote de M. Chèbe et le chapeau gibus de l’illustreDelobelle, encore deux martyrs de l’échéance, tourner chacun d’unbout le coin de la rue des Vieilles-Haudriettes, avec la fabriqueet le porte-monnaie de Risler pour objectif La jeune femme étaitbien trop préoccupée, de la démarche qu’elle avait à faire pourregarder dans la rue.

Pensez donc ! C’était effrayant. Aller demander cent millefrancs à M. Gardinois, un homme qui se vantait de n’avoiremprunté ni prêté un sou dans sa vie, qui racontait à tout proposqu’une seule fois, ayant été obligé de demander quarante francs àson père pour s’acheter une culotte, il lui avait rendu cesquarante francs par petites sommes. Pour tout le monde, même pourses enfants, le vieux Gardinois suivait ces traditions de rapacitéque la terre, la terre dure et souvent ingrate à ceux qui lacultivent, semble inculquer à tous les paysans. De sa fortunecolossale, le bonhomme comprenait que, lui vivant, rien ne passât àsa famille.

– Ils trouveront mon bien quand je serai mort, disait-ilsouvent.

Partant de son principe, il avait marié sa fille, madame Fromontla mère, sans la moindre dot, et plus tard il ne pardonna pas à songendre d’avoir fait fortune sans aucun secours de sa part. Carc’était encore une des particularités de cette nature aussivaniteuse qu’intéressée, de vouloir que chacun eût besoin de lui,s’inclinât devant son argent. Quand les Fromont se réjouissaient ensa présence de l’heureuse tournure que leurs affaires commençaientà prendre, son petit œil bleu, matois et fin souriait ironiquementet il avait un « tout ça se verra au bout » dontl’intonation faisait frissonner. Parfois aussi, le soir, à Savigny,alors que le parc, les avenues, les ardoises bleues du château, lesbriques roses des écuries, les étangs, les pièces d’eauresplendissaient, baignés de la gloire dorée d’un beau soleilcouchant, cet étrange parvenu, après un regard circulaire, disaittout haut devant ses enfants : – Ce qui me console de mourirun jour, c’est que personne dans la famille ne sera assez richepour garder un château qui coûte cinquante mille francs d’entretienpar an.

Pourtant, avec cette tendresse de regain que les grands-pères,même les plus secs, trouvent au fond de leur cœur, le vieuxGardinois aurait volontiers choyé sa petite-fille. Mais Claire,tout enfant, avait eu une invincible antipathie pour la dureté decœur, l’égoïsme glorieux de l’ancien paysan. Puis, quandl’affection ne met pas de liens entre ceux que les différencesd’éducation séparent, l’antipathie s’accroît de mille nuances. Aumoment du mariage de Claire avec Georges, le bonhomme avait dit àmadame Fromont :

– Si ta fille veut, elle aura de moi un cadeauprincier ; mais il faut qu’elle le demande.

Et Claire n’avait rien eu, n’ayant rien voulu demander. Quelsupplice de venir, trois ans après cela, implorer cent mille francsde la générosité jadis dédaignée, de venir s’humilier, affronterles sermons sans fin, les ricanements bêtes, le tout assaisonné deplaisanteries berrichonnes, de mots de terroir, de ces dictonsjustes en général, trouvés par des esprits courts mais logiques, etqui blessent dans leur patois trivial, comme l’injure d’uninférieur.

Pauvre Claire ! Son mari, son père allaient être humiliésen elle-même. Il faudrait avouer l’insuccès de l’un, la débâcle decette maison que l’autre avait fondée et dont il était si fier deson vivant. Cette idée qu’elle allait avoir à défendre tout cequ’elle aimait le plus au monde, faisait sa force et en même tempssa faiblesse…

Il était onze heures quand elle arriva à Savigny. Comme ellen’avait prévenu personne de sa visite, la voiture du château ne setrouvait pas à la gare et elle dut faire le chemin à pied.

Le froid était vif, la route dure et sèche La bise sifflaitlibrement dans les plaines arides et sur la rivière, où elles’abattait sans obstacle à travers les arbres, les taillisdéfeuillés. Sous le ciel bas, le château apparaissait déroulant salongue ligne de petits murs et de haies qui le séparaient deschamps environnants. Les ardoises de la toiture étaient sombrescomme le ciel qu’elles reflétaient ; et toute cette magnifiquerésidence d’été transformée par l’hiver, âpre, muette, sans unefeuille à ses arbres ni un pigeon sur ses toits, semblait n’avoirgardé de vivant que le frissonnement humide de ses pièces d’eau etla plainte des grands peupliers, qui s’abaissaient l’un versl’autre, en secouant les nids de pies embroussaillés dans leurfaîte.

De loin, Claire trouvait à la maison de sa jeunesse un airrevêche et triste. Il lui semblait que Savigny la regardait veniravec le visage froid, aristocratique, qu’il avait pour les passantsdu grand chemin arrêtés aux fers de lance de ses grilles. – Ô cruelvisage des choses ! – Et pourtant non, pas si cruel. Car, avecson aspect de maison fermée, Savigny semblait lui dire« Va-t’en… n’entre pas… » Et si elle avait voulul’écouter, Claire renonçant à son projet de parler au grand-père,serait retournée bien vite à Paris pour garder le repos de sa vie.Mais elle ne comprit pas, la pauvre enfant, et déjà le grandterre-neuve qui l’avait reconnue, arrivait en bondissant parmi lesfeuilles mortes et soufflait à la porte d’entrée.

– Bonjour, Françoise… où est bon papa ? demanda lajeune femme à la jardinière qui venait lui ouvrir, humble, fausse,tremblante comme tous les domestiques du château quand ils sesentaient sous l’œil du maître.

Bon papa était dans son bureau, un petit pavillon indépendant dugrand corps de logis, où il passait ses journées à paperasser dansdes cartons, des casiers, des gros livres à dos verts, avec cettefolie de bureaucratie qui lui venait de son ignorance première etde l’impression fantastique que lui avait faite autrefois l’étudede notaire de son village.

En ce moment, il était enfermé là en compagnie de son garde, uneespèce d’espion de campagne, dénonciateur gagé qui le tenait aucourant de tout ce qui se passait et se disait dans le petit pays.C’était le favori du maître. Il s’appelait Fouinat et avait bien latête aplatie, fûtée et sanguinaire de son nom.

En voyant entrer sa petite-fille, pâle et tremblante sous sesfourrures, le vieux comprit qu’il se passait quelque chose de graveet d’insolite, et fit un signe au Fouinat qui disparut, se faufiladans l’entrebâillement de la porte, comme s’il entrait dans lamuraille même.

– Qué que t’as, petite ?… te voilà touteperlutée, demanda le grand-père, assis derrière sonimmense bureau.

Perluté, dans le dictionnaire berrichon, signifietroublé, affolé, retourné, et s’appliquait parfaitement à Claire.Sa course rapide à l’air froid de la plaine, l’effort qu’elle avaitfait d’être là, donnaient à son visage, moins posé qu’àl’ordinaire, une expression inaccoutumée. Sans qu’il l’y eûtengagée le moins du monde, elle vint l’embrasser et s’asseoirdevant le feu, où des bûches, entourées de mousse sèche, des pommesde pin ramassées aux allées du parc, brûlaient avec des éclats devie, des frémissements de sève. Elle ne prit même pas le temps desecouer le grésil qui emperlait sa voilette et parla tout de suite,fidèle à sa résolution de dire, dès en entrant, le motif de savisite, avant de s’être laissé impressionner par l’atmosphère decrainte et de respect qui environnait le grand-père, en faisait unesorte de dieu redoutable.

Il lui en fallut du courage pour ne pas se troubler, pour ne pass’interrompre devant ce regard clair qui la fixait, animé dès lespremiers mots d’une joie méchante, devant cette bouche féroce dontles coins arrêtés semblaient clos par le mutisme voulu,l’entêtement, la négation de toute sensibilité. Elle alla d’untrait jusqu’au bout, respectueuse sans humilité, cachant sonémotion, assurant sa voix à force de vérité dans son récit.Vraiment, à les voir ainsi l’un en face de l’autre, lui froid,tranquille, allongé dans son fauteuil, les mains dans les poches deson gilet de molleton gris, elle attentive aux moindres motsqu’elle prononçait, comme si chacun eût eu le pouvoir de lacondamner ou de l’absoudre, jamais on n’aurait dit une enfantdevant son grand-père ; mais bien une prévenue devant son juged’instruction.

Sa pensée à lui était toute à la joie, à l’orgueil de sontriomphe. Les voilà donc enfin vaincus, ces fiérots deFromont ! On en avait donc encore besoin de ce vieuxGardinois ! La vanité, sa passion dominante, débordait malgrélui dans toute son attitude. Quand elle eut fini, il prit la paroleà son tour, commença naturellement par des « j’en étais sûr…je l’avais dit… je savais bien que tout ça se verrait aubout… » et continua sur le même ton banal et blessant, pourterminer en déclarant que, « vu ses principes bien connus dansla famille », il ne prêterait pas un sou.

Alors Claire parla de son enfant, du nom de son mari, qui étaiten même temps le nom de son père et que la faillite allaitdéshonorer. Le vieux resta aussi froid, aussi implacable, etprofita de son humiliation pour l’humilier encore davantage, car ilétait de cette race de bons campagnards qui, lorsque l’ennemi esttombé, ne le quittent jamais sans lui laisser les clous de leurssouliers marqués sur la figure.

– Tout ce que je peux te dire, petite, c’est que Savignyvous est ouvert… Que ton mari vienne ici. J’ai justement besoind’un secrétaire. Eh bien, Georges tiendra mes écritures avec douzecents francs par an et la pâtée à tout le monde… Offre-lui cela dema part, et arrivez…

Elle se leva indignée. Elle était venue comme sa fille et il larecevait comme une mendiante. Dieu merci ! ils n’en étaientpas encore là.

– Tu crois ? fit M. Gardinois avec un petitclignotement d’yeux féroce.

Frémissante, Claire marcha vers la porte, sans répondre. Levieux la retint d’un geste.

– Prends garde, tu ne sais pas ce que tu refuses… C’estdans ton intérêt, tu m’entends bien, que je te proposais de fairevenir ton mari ici… Tu ne sais pas la vie qu’il mène là-bas… Tu nele sais pas, bien sûr, sans cela tu ne viendrais pas me demandermon argent pour qu’il passe où a passé le tien… Ah ! c’est queje suis au courant, moi, des affaires de ton homme. J’ai ma policeà Paris et même à Asnières, comme à Savigny… Je sais ce qu’il faitde ses nuits et de ses journées, ce paroissien-là ; et je neveux pas que mes écus aillent dans les endroits où il va. Ça n’estpas assez propre pour de l’argent honorablement gagné.

Claire ouvrait des yeux étonnés, agrandis par l’angoisse,sentant bien qu’un drame terrible entrait en ce moment dans sa viepar la porte basse des dénonciations. Le vieux continua enricanant :

– C’est qu’elle a de fières quenottes, cette petiteSidonie.

– Sidonie !

– Ma foi, tant pis. J’ai dit le nom… D’ailleurs, tul’aurais toujours su un jour ou l’autre… C’est même étonnant quedepuis le temps… Mais vous autres femmes, vous êtes si vaniteuses…Que l’on puisse vous tromper, c’est bien la dernière idée qui vousvienne en tête… Eh ben, oui, là. C’est Sidonie qui lui a toutcroqué, avec le consentement de son mari, du reste.

Et sans pitié il raconta à la jeune femme d’où venait l’argentde la maison d’Asnières, des chevaux, des voitures, comment étaitmeublé leur joli petit nid de l’avenue Gabriel. Il expliquait,précisait tout par le menu. On sentait, qu’ayant eu une nouvelleoccasion d’exercer sa manie d’espionnage, il en avait largementprofité ; peut-être aussi y avait-il vaguement au fond de toutcela une rage sourde contre sa petite Chèbe, le dépit d’un amoursénile resté toujours inavoué.

Claire l’écoutait sans rien dire, avec un beau sourired’incrédulité. Ce sourire excitait le vieux, éperonnait sa malice…Ah ! tu ne me crois pas… Ah ! tu veux des preuves… Et ilen donnait, les accumulait, la criblait de coups de couteau dans lecœur. Elle n’avait qu’à aller voir chez Darches, le bijoutier de larue de la Paix. Quinze jours auparavant, Georges avait acheté làune rivière en diamants de trente mille francs. C’étaient lesétrennes de Sidonie. Trente mille francs de diamants, au moment defaire faillite !

Il aurait pu parler la journée entière que Claire ne l’eût pasinterrompu. Elle sentait que le moindre effort aurait fait déborderles larmes dont ses yeux étaient remplis, et elle voulait sourireau contraire, sourire jusqu’au bout, la chère et vaillantecréature. De temps en temps seulement elle regardait du côté de laroute. Elle avait hâte de sortir, de fuir le son de cette voixméchante qui la poursuivait impitoyablement. Enfin ils’arrêta : il avait tout dit. Elle s’inclina et alla vers laporte.

– Tu t’en vas ?… Comme tu es pressée…, dit legrand-père en la suivant dehors.

Au fond, il était un peu honteux de sa férocité.

– Tu ne veux pas déjeuner avec moi ?

Elle fit non de la tête, sans la force d’uneparole.

– Attends au moins qu’on attelle… on te conduira à lagare.

Non, toujours non.

Et elle continuait à marcher avec le vieux sur ses talons.Droite, fière, elle traversa ainsi la cour toute pleine desouvenirs d’enfance, sans seulement se retourner une fois. Etpourtant, que d’échos de bons rires, que de rayons du soleil de sesjeunes années étaient restés dans le moindre petit grain de sablede cette cour.

Son arbre, son banc favori, gardaient toujours leurs mêmesplaces. Elle n’eut pas un regard pour eux, ni pour les faisans dela volière, ni même pour le grand chien Kiss qui la suivaitdocilement, attendant une caresse qu’on ne lui donna pas. Elleétait entrée comme une enfant de la maison, elle sortait enétrangère, avec des préoccupations affreuses que le moindre rappelde son passé heureux et calme n’aurait pu qu’aggraver encore.

– Adieu, grand-père.

– Adieu, alors.

Et la porte se referma brutalement sur elle. Une fois seule,elle se mit à marcher vite, vite, presque à courir. Elle nemarchait pas, elle se sauvait. Tout à coup, en arrivant au bout dumur de la propriété, elle se trouva devant cette petite porte verteentourée de glycines et de chèvrefeuilles où était la poste duchâteau. Instinctivement elle s’arrêta, frappée par un de cesréveils subits de la mémoire qui s’effectuent en nous aux heuresdécisives et remettent sous nos yeux avec une grande netteté lesmoindres actes de notre vie ayant rapport aux catastrophes ou auxjoies présentes. Était-ce le soleil oblique et rose, qui venait dese montrer subitement, rayant l’immense plaine en cet après-midid’hiver comme en août à l’heure du couchant ? Était-ce lesilence qui l’entourait, traversé seulement de ces bruits denature, harmonieux, presque semblables dans toutes lessaisons ?

Toujours est-il qu’elle se revit telle qu’elle était, à cettemême place, trois ans auparavant, un jour où elle avait mis à laposte une lettre invitant Sidonie à venir passer un mois prèsd’elle à la campagne. Quelque chose l’avertissait que tout sonmalheur datait de cette minute-là. « Ah ! si j’avais su…si j’avais su… » Et elle croyait encore sentir au bout de sesdoigts l’enveloppe satinée prête à tomber dans la boîte.

Alors, en songeant à l’enfant, naïve, espérante et heureusequ’elle était à ce moment, une indignation lui vint, à elle sidouce, contre l’injustice de la vie. Elle se demandait :« Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »

Puis, tout à coup : « Non ! ce n’est pas vrai. Cen’est pas possible… On a menti… » Et, tout en continuant saroute vers la gare, la malheureuse cherchait à se convaincre, à sefaire une certitude. Mais elle n’y parvenait pas.

La vérité entrevue est comme ces soleils voilés qui fatiguentbien plus les yeux que les rayons les plus ardents. Dans lademi-obscurité qui entourait encore son malheur, la pauvre femme yvoyait plus clair qu’elle n’aurait voulu. Maintenant ellecomprenait, elle s’expliquait des particularités de l’existence deson mari, ses absences, ses inquiétudes, ses airs embarrassés àcertains jours, et parfois, quand il rentrait, cette abondance dedétails qu’il lui donnait sur ses courses, mettant des noms enavant comme des preuves qu’elle ne lui demandait pas. De toutes cesconjectures l’évidence de la faute se résumait pour elle. Pourtantelle se refusait encore à y croire et attendait d’être à Paris pourne plus douter.

Il n’y avait personne à la gare, une petite gare isolée ettriste où pas un voyageur ne se montre en hiver. Comme Claire étaitlà assise à attendre le train, en regardant vaguement le jardinmélancolique du chef de gare et ces débris de plantes grimpantescourant tout le long des barrières de la voie, elle sentit sur songant un souffle chaud et humide. C’était son ami Kiss qui l’avaitsuivie et qui lui rappelait leurs bonnes parties d’autrefois avecdes frétillements, des sauts contenus, une joie pleine d’humilitéterminée par un allongement de toute sa belle fourrure blanche, auxpieds de sa maîtresse, sur le carreau froid de la salle d’attente.Ces humbles caresses qui venaient la chercher comme une sympathietimide et dévouée firent éclater les sanglots qu’elle retenaitdepuis si longtemps. Mais tout à coup elle eut honte de safaiblesse. Elle se leva, renvoya le chien, le renvoya sans pitié,du geste, de la voix, en lui montrant de loin la maison, d’unvisage sévère que le pauvre Kiss ne lui connaissait pas. Ensuiteelle essuya bien vite ses yeux et sa main humides ; car letrain de Paris arrivait et elle savait que dans un moment elleaurait besoin de tout son courage.

Le premier soin de Claire en descendant de wagon fut de se faireconduire chez ce bijoutier de la rue de la Paix, qui avait, au diredu grand-père, fourni à Georges une parure de diamants. Si celaétait vrai, tout le reste le serait aussi. Sa peur d’apprendre lavérité était si grande qu’une fois là, en face de cette devantureluxueuse, elle s’arrêta n’osant pas entrer. Pour se donner unecontenance, elle paraissait très attentive à regarder les bijouxdispersés sur le velours des écrins ; et, à la voir élégantedans sa mise discrète, penchée vers ce scintillement menu etattractif, on aurait pu la prendre pour une heureuse femme en trainde choisir une parure, bien plus que pour une âme douloureuse ettroublée venant chercher là le secret de sa vie.

Il était trois heures de l’après-midi. En hiver, à ce moment dela journée, la rue de la Paix a une physionomie vraimentéblouissante. Entre la matinée courte et le soir vite venu,l’existence se dépêche dans ces quartiers luxueux. C’est unva-et-vient de voitures rapides, un roulement ininterrompu, et surles trottoirs une hâte coquette, un froissement de soie, defourrures. L’hiver est la vraie saison de Paris. Pour le voir beau,heureux, opulent, ce Paris du diable, il faut le regarder vivresous un ciel bas, alourdi de neige. La nature est pour ainsi direabsente du tableau. Ni vent, ni soleil. Juste assez de lumière pourque les couleurs les plus effacées, les moindres reflets prennentune valeur admirable, depuis les tons gris roux des monuments,jusqu’aux perles de jais qui constellent une toilette de femme. Lesaffiches de théâtres, de concerts, resplendissent, comme éclairéesdes splendeurs de la rampe. Les magasins ne désemplissent pas. Ilsemble que tous ces gens circulent pour des apprêts de fêtesperpétuelles. Alors, s’il y a une douleur qui se mêle à ce bruit, àce mouvement, elle en paraît bien plus affreuse. Pendant cinqminutes, Claire souffrit un martyre pire que la mort. Là-bas, surla route de Savigny, dans l’immensité des plaines désertes, sondésespoir s’éparpillait à l’air vif et semblait tenir moins deplace. Ici il l’étouffait. Les voix qui sonnaient auprès d’elle,les pas, le frôlement inconscient des promeneurs, tout augmentaitson supplice. Enfin elle entra…

– Ah ! oui, madame, parfaitement… Monsieur Fromont…Une rivière de diamants et de roses. Nous pourrions vous faire lapareille pour vingt-cinq mille francs.

C’était cinq mille francs de moins qu’à lui.

– Merci, monsieur, dit Claire… Je réfléchirai. Une glace enface d’elle, où elle vit ses yeux cerclés et sa pâleur de morte luifit peur. Elle sortit vite, en se raidissant pour ne pas tomber.Elle n’avait qu’une idée, échapper à la rue, au bruit ; seretrouver seule, bien seule, pour pouvoir se plonger, s’abîmer dansce gouffre de pensées navrantes, de choses noires quitourbillonnaient au fond de son âme. Oh ! le lâche, l’infâme…Et elle qui, cette nuit encore, le consolait, l’entourait de sesbras !

Subitement, sans savoir comment cela se faisait, elle se vitdans la cour de la fabrique. Quel chemin avait-elle pris ?Était-elle venue à pied ou en voiture ? Elle ne se rappelaitplus rien. Elle avait agi inconsciemment, comme dans un rêve. Lesentiment de la réalité lui revint, féroce et poignant, en arrivantau perron de son petit hôtel. Risler était là en train de fairemonter chez sa femme des caisses de fleurs pour la fête splendidequ’elle donnait le soir même. Avec son calme habituel, il dirigeaitles ouvriers, soutenait les hautes branches qu’ils auraient pucasser ; « Pas comme cela… Passez donc de champ… Prenezgarde au tapis… »

Cette atmosphère de plaisir et de fête, qui l’avait tant écœuréetout à l’heure, la poursuivait jusque dans sa maison. C’était tropd’ironie, à la fin ! Elle se révolta ; et pendant queRisler la saluait, affectueux et plein de respect comme toujours,elle eut sur son visage une immense expression de dégoût, et passadroit sans lui parler, sans voir la surprise qui écarquillait sesbons gros yeux.

Dès ce moment, son parti était pris. La colère, une colèred’honnêteté et de justice, allait la faire agir Elle prit à peinele temps d’entrer, d’embrasser les joues fraîches de l’enfant, etcourut à la chambre de sa mère.

– Vite, maman, habillez-vous… Nous partons… Nouspartons…

La vieille dame se leva lentement du fauteuil où elle étaitassise, très occupée à nettoyer sa chaîne de montre en entrant uneépingle entre chaque chaînon avec des précautions infinies. Claireretint un mouvement d’impatience :

– Allons, allons, vite… Préparez vos effets.

Sa voix tremblait, et la chambre de la pauvre maniaque lui parutatroce, toute reluisante de cette propreté qui peu à peu étaitdevenue une folie. C’est qu’elle se trouvait dans un de ces momentssinistres où une illusion perdue vous les fait perdre toutes, vouslaisse voir jusqu’au fond la misère humaine. Entre la mère à moitiéfolle, le mari infidèle, l’enfant trop jeune, la conscience de sonisolement lui venait pour la première fois ; mais cela nefaisait que l’affermir dans ses résolutions.

En une minute, toute la maison fut occupée aux préparatifs de cedépart si prompt, si imprévu. Claire pressait les gens bouleversés,habillait sa mère et l’enfant rieuse dans tout ce train. Ellevoulait partir avant le retour de Georges, pour qu’en arrivant iltrouvât le berceau vide et la maison déserte. Où irait-elle ?elle n’en savait rien encore. Peut-être chez une tante à Orléans,peut-être à Savigny, n’importe où. Ce qu’il fallait avant tout,c’était partir, fuir ce milieu de trahisons et de mensonges.

En ce moment elle était dans sa chambre à faire une malle, àentasser des effets. Navrante occupation. Chaque objet qu’elledéplaçait remuait en elle des mondes de pensées, de souvenirs. Il ya tant de nous-mêmes dans tout ce qui nous sert. Quelquefois leparfum d’un sachet, le dessin d’une dentelle suffisait pour luifaire venir des larmes Tout à coup, un pas lourd retentit dans lesalon dont la porte était entr’ouverte ; puis, on toussalégèrement comme pour avertir qu’il y avait quelqu’un là. Elle crutque c’était Risler ; car lui seul avait le droit d’entrer chezelle avec cette familiarité. L’idée de se retrouver devant cevisage hypocrite, ce sourire menteur l’écœurait tellement qu’ellese précipita pour fermer la porte.

– Je n’y suis pour personne.

La porte résista, et la tête carrée de Sigismond parut dansl’entre-bâillement.

– C’est moi, madame, dit-il tout bas. Je viens chercherl’argent.

– Quel argent ? demanda Claire qui ne se rappelaitplus pourquoi elle était allée à Savigny.

– Chut !… Les fonds pour mon échéance de demain,monsieur Georges, en sortant, m’avait dit que vous me lesremettriez tantôt.

– Ah ! oui…, c’est vrai… Les cent mille francs… Je neles ai pas, monsieur Planus ; je n’ai rien.

– Alors, dit le caissier avec un son de voix étrange, commes’il se parlait à lui-même, alors c’est la faillite.

Et il s’en retourna lentement. « La faillite !… »Elle s’assit, épouvantée, anéantie. Depuis quelques heures, laruine de son bonheur lui avait fait oublier celle de lamaison ; mais elle se souvenait maintenant. Ainsi son mariétait ruiné.

Tout à l’heure, en rentrant, il allait apprendre son désastre,et il apprendrait en même temps que sa femme et son enfant venaientde partir, qu’il restait seul au milieu de ce sinistre. Tout seul,lui cet être si mou, si faible, qui ne savait que pleurer, seplaindre, montrer le poing à la vie, comme un enfant. Qu’allait-ildevenir le malheureux ? Elle en avait pitié, malgré soncrime.

Puis cette idée lui vint qu’elle aurait peut-être l’air d’avoirfui devant la faillite, la misère. Georges pourrait se dire« Si j’avais été riche, elle m’aurait pardonné ! »Devait-elle lui laisser ce doute ?

À une âme généreuse et fière comme celle de Claire, il n’enfallait pas plus pour changer sa résolution. À la minute, il se fiten elle un apaisement de tous ses dégoûts, de toutes ses révolteset comme une lumière subite qui l’éclairait mieux sur son devoir.Quand on vint lui dire que l’enfant était habillée, les mallesprêtes, sa nouvelle décision était prise :

– C’est inutile, répondit-elle doucement… nous ne partonspas.

Chapitre 3L’ÉCHÉANCE !…

Une heure après minuit sonnait à la grosse horloge deSaint-Gervais. Il faisait si froid que la neige fine, éparpilléedans l’air, gelait en tombant, s’amoncelant aux pavés toute blancheet craquante.

Risler, enveloppé de son manteau, s’en revenait de la brasserie,vivement, par le Marais désert. Il était content, le bon Risler. Ilvenait de fêter, en compagnie de ses deux fidèles emprunteurs,Chèbe et Delobelle, sa première sortie, la fin de cetteinterminable réclusion, où il avait surveillé la fabrication de sonimprimeuse, avec tous les tâtonnements, les joies et lesdéconvenues de l’inventeur. Ç’avait été long, bien long. Au derniermoment on s’était aperçu d’un défaut. L’accrocheuse ne marchait pasbien ; et il avait fallu recommencer des plans, des devis.Enfin, le jour même, on avait essayé la nouvelle machine. Toutétait réussi à souhait. Le brave homme triomphait. Il lui semblaitqu’il venait d’acquitter une dette, en donnant à la maison Fromontle bénéfice d’une invention nouvelle, qui devait diminuer letravail, les journées d’ouvrier, en doublant les profits et larenommée de la fabrique. Aussi il faisait de beaux rêves, je vousjure, tout en marchant. Son pas sonnait fièrement, accentué parl’allure heureuse et ferme de sa pensée. Que de projets, qued’espérances ! Il allait pouvoir remplacer le chaletd’Asnières – que Sidonie commençait à traiter de bicoque – parquelque belle campagne à dix ou quinze lieues de Paris, accorder àM. Chèbe une pension un peu plus forte, obliger plus souventDelobelle dont la malheureuse femme se tuait de travail ;enfin, il allait pouvoir faire revenir Frantz. C’était son désir leplus cher. Sans cesse il pensait à ce pauvre enfant exilé dans unpays malsain, au bon plaisir d’une administration tyrannique quienvoyait ses employés en congé pour les rappeler presque aussitôtsans explication ; car Risler avait toujours sur le cœur ledépart si prompt, si inconvenable de Frantz à son dernier voyage,et cette courte apparition de son frère qui, sans lui donner letemps de le posséder, avait ravivé tous ses souvenirs d’affectionet de vie commune. Aussi comptait-il bien, quand l’imprimeuseserait lancée, trouver dans la fabrique un petit coin où Frantzpourrait s’utiliser, se préparer un avenir véritable. Commetoujours, Risler ne pensait qu’au bonheur des autres. Sa seulesatisfaction égoïste était de voir chacun sourire autour delui.

Tout en se hâtant, il arriva au coin de la rue desVieilles-Haudriettes. Une longue file de voitures stationnaitdevant la maison, et la lueur de leurs lanternes dans la rue, lesombres des cochers s’abritant de la neige dans les recoins, dansles angles que ces vieux hôtels, ont gardés malgré l’alignement destrottoirs, animaient ce quartier désert et silencieux.

« Tiens ! c’est vrai, pensa le brave homme, nous avonsun bal chez nous. » Il se rappela que Sidonie donnait unegrande soirée musicale et dansante, à laquelle elle l’avait dureste dispensé d’assister, « sachant bien qu’il était tropoccupé ». Au milieu de ses projets, de ses visions de richessegénéreuse, cette fête, dont l’écho venait jusqu’à lui, acheva de leréjouir et de le rendre fier. Avec une certaine solennité, ilpoussa le lourd portail entre-bâillé pour les allées et venues desinvités, et là-bas, au fond du jardin, aperçut tout le second étagede l’hôtel splendidement éclairé.

Des ombres passaient et repassaient derrière le voile flottantdes rideaux, l’orchestre, deviné dans son flux et reflux de sonsétouffés, semblait suivre le mouvement de ces apparitions furtives.On dansait. Un moment Risler arrêta son regard sur cettefantasmagorie du bal, et, dans une petite pièce attenant au salon,il reconnut la silhouette de Sidonie. Elle était droite en satoilette étoffée, avec l’attitude d’une jolie femme devant sonmiroir. Derrière elle, une ombre plus petite, sans doute madameDobson, réparait quelque désordre de la robe, le nœud d’un rubanfixé au cou et dont les longs bouts flottants s’abaissèrent sur leflou de la traîne. Tout cela était très vague, mais la grâce de lafemme se reconnaissait dans ces lignes à peine indiquées, et Rislers’attarda longtemps à l’admirer.

Au premier, le contraste était frappant. Il n’y avait riend’allumé, à l’exception d’une petite lampe dans les tentures lilasde la chambre à coucher. Risler remarqua ce détail, et comme lapetite Fromont avait été malade quelques jours auparavant, ils’inquiéta, se rappela l’agitation singulière de madame Georges,passant rapidement à son côté dans l’après-midi, et revint sur sespas jusqu’à la loge du père Achille pour avoir des nouvelles.

La loge était pleine. Des cochers se chauffaient autour dupoêle, bavardaient et riaient dans la fumée de leurs pipes. QuandRisler parut, il se fit un grand silence, un silence curieux,narquois, inquisiteur. On devait parler de lui.

– Est-ce que l’enfant est encore malade chez lesFromont ?… demanda-t-il ?

– Non. Ce n’est pas l’enfant. C’est monsieur.

– Monsieur Georges est malade ?

– Oui, ça l’a pris ce soir en rentrant. Je suis alléchercher le médecin tout de suite… Il a dit que ça ne serait rien,que monsieur avait seulement besoin de repos.

Et pendant que Risler refermait la porte, le père Achilleajoutait à mi-voix avec cette insolence d’inférieur, moitiécraintive, moitié audacieuse, qui voudrait à la fois être écoutéset à peine entendue :

– Ah ! dame, ils ne sont pas en train derigoler au premier comme au second.

Voici ce qui s’était passé :

Fromont jeune, en rentrant le soir, avait trouvé à sa femme unephysionomie si navrée, si changée, qu’il devina tout de suite unecatastrophe. Seulement, il était si bien fait depuis deux ans àl’impunité de sa trahison, qu’il ne lui vint pas une minute àl’esprit que sa femme pût être informée de sa conduite. Claire, deson côté, pour ne pas l’accabler, eut la générosité de ne parlerque de Savigny.

– Grand-père n’a pas voulu, lui dit-elle. Le malheureuxpâlit affreusement.

– Je suis perdu… Je suis perdu… répéta-t-il deux ou troisfois avec l’égarement de la fièvre.

Et ses nuits d’insomnie, une terrible et dernière scène qu’ilvenait d’avoir avec Sidonie pour l’empêcher de donner cette fête àla veille de la ruine, le refus de M. Gardinois, tous cesbouleversements qui se tenaient l’un l’autre et l’avaient agitétour à tour, se résumèrent dans une vraie crise de nerfs. Claireeut pitié de lui, le fit coucher, et s’installa près de son lit.Elle essaya de lui parler, de le remonter ; mais sa voixn’avait plus cet accent de tendresse qui apaise et qui persuade. Ily avait dans ses gestes, dans la façon dont elle relevaitl’oreiller sous la tête du malade, dont elle lui préparait unepotion calmante, une indifférence, un détachement singulier.

– Mais je t’ai ruinée ! lui disait Georges de temps entemps, comme pour secouer cette froideur qui le gênait.

Elle avait un beau geste dédaigneux… Ah ! s’il ne lui avaitque fait cela !

À la fin, pourtant, ses nerfs se calmèrent, la fièvre tomba, etil s’endormit. Elle resta près de lui à veiller.

« C’est mon devoir, » se disait-elle.

Son devoir ! Elle en était là maintenant, vis-à-vis de cetêtre qu’elle avait adoré si aveuglément, avec l’espoir d’une longueet heureuse vie à deux.

En ce moment le bal commençait à s’animer chez Sidonie. Leplafond tremblait en mesure, car, pour faciliter les danses, madameRisler avait fait enlever tous les tapis de ses salons. Quelquefoisaussi un bruit de voix arrivait par bouffées, puis desapplaudissements nombreux, multipliés, où l’on devinait la fouledes invités, l’appartement comble.

Claire songeait. Elle ne s’épuisait pas en regrets, enlamentations stériles. Elle savait la vie inflexible, et que tousles raisonnements n’arrêtent pas la triste logique de sa marcheinévitable. Elle ne se demandait pas comment cet homme avait pu latromper si longtemps, comment il avait pu, pour un caprice, perdrel’honneur et la joie de sa maison. Ceci était le fait ; ettoutes ses réflexions ne pouvaient l’effacer, réparerl’irréparable. Ce qui la préoccupait, c’était l’avenir. Unenouvelle existence se déroulait devant ses yeux, sombre, sévère,pleine de privations et de labeurs, et, par un effet singulier, laruine, au lieu de l’effrayer, lui rendait tout son courage. L’idéedun déplacement nécessaire aux économies qu’il allaitfalloir réaliser, du travail forcé pour Georges et peut-être pourelle, mettait je ne sais quelle activité dans le calme plat de sondésespoir. Quelle lourde charge d’âmes elle allait avoir avec sestrois enfants : sa mère, sa fille et son mari ! Lesentiment de sa responsabilité l’empêchait de trop s’attendrir surson malheur, sur la déroute de son amour, et, à mesure qu’elles’oubliait elle-même à la pensée des êtres faibles qu’elle avait àprotéger, elle comprenait mieux la valeur de ce mot« sacrifice », si vague dans les bouches indifférentes,si sérieux quand il devient une règle de vie.

Voilà à quoi songeait la pauvre femme en cette triste veillée,veillée d’armes et de larmes pendant laquelle elle se préparait augrand combat. Voilà ce qu’éclairait la discrète petite lampe queRisler avait vue d’en bas, comme une étoile tombée des lustreséclatants du bal.

Rassuré par la réponse du père Achille, le brave homme songea àmonter chez lui, en évitant la fête et les invités dont ilSe souciait fort peu.

Dans ces occasions, il prenait un petit escalier de service quicommuniquait avec les bureaux de la caisse. Il s’engagea donc dansles ateliers vitrés, que la lune réverbérée par la neige éclairaitcomme en plein jour. On y respirait encore l’atmosphère du travailde la journée, une chaleur étouffée pleine d’odeurs cuites de talc,de vernis. Les papiers étalés sur les séchoirs faisaient de longuesallées bruissantes. Partout des outils qui traînaient, et desblouses accrochées çà et là toutes prêtes pour le lendemain. JamaisRisler ne passait par là sans plaisir.

Soudain, au bout de cette longue enfilade de pièces désertes, ilaperçut de la lumière dans le bureau de Planus. Le vieux caissiertravaillait encore. À une heure du matin, c’était vraimentextraordinaire.

Le premier mouvement de Risler fut de revenir sur ses pas. Eneffet, depuis sa brouille incompréhensible avec Sigismond, depuisque celui-ci avait pris à son égard ce parti de froideursilencieuse, il évitait de se trouver en face de lui. Son amitiéblessée l’avait toujours éloigné d’une explication ; ilmettait une sorte de fierté à ne pas demander à Planus pourquoi illui en voulait. Pourtant, ce soir-là, Risler éprouvait un telbesoin d’effusion, de cordialité, et puis l’occasion était si belled’un tête-à-tête avec son ancien ami, qu’il ne chercha pas àl’éviter et entra bravement dans le bureau.

Le caissier était là, assis, immobile parmi des monceaux depaperasses, de gros livres feuilletés dont quelques-uns avaientglissé à terre. Au bruit que son patron fit en entrant, il ne levapas même les yeux. Il avait reconnu le pas de Risler. Celui-ci, unpeu intimidé, hésita une minute, ensuite, poussé par un de cesressorts secrets que nous avons en nous et qui nous mettent malgrétout dans la voie de notre destinée, il vint droit au grillage dela caisse.

– Sigismond… dit-il d’une voix grave.

Le vieux leva la tête et montra un visage crispé où coulaientdeux grosses larmes, les premières peut-être que cet homme-chiffreeût jamais versées de sa vie.

– Tu pleures, mon vieux ?… Qu’est-ce que tuas ?

Et le bon Risler tout attendri tendit la main à son ami, quiretira la sienne brusquement. Ce mouvement de recul fut siinstinctif, si violent, que toute l’émotion de Risler se changea enindignation. Il se redressa sévèrement :

– Je te tends la main, Sigismond Planus, dit-il !

– Et moi, je ne te la donne pas…, fit Planus en selevant.

Il y eut un silence terrible, pendant lequel on entendit là-hautla musique étouffée de l’orchestre et le bruit du bal, ce bruitlourd et bête des planchers secoués par le rythme de la danse.

– Pourquoi refuses-tu de me donner la main ? demandasimplement Risler, tandis que le grillage sur lequel il s’appuyaittremblait d’un frémissement métallique.

Sigismond était en face de lui ses deux mains sur son bureau,comme pour bien mettre en place et d’aplomb ce qu’il allaitrépondre :

– Pourquoi ?… Parce que vous avez ruiné la maison,parce que tout à l’heure, à la place où vous êtes, on viendra de laBanque chercher cent mille francs et que, grâce à vous, je n’ai pasun sou dans ma caisse… voilà !

Risler était stupéfait :

– J’ai ruiné la maison, moi ?… moi ?…

– Pis que cela, monsieur… Vous l’avez fait ruiner par votrefemme, et vous vous êtes arrangé pour bénéficier de notre ruine etde votre déshonneur. Oh ! je vois clair dans votre jeu, allez.L’argent que votre femme a soutiré au malheureux Fromont, la maisond’Asnières, les diamants et le reste, tout cela doit être placésous son nom, à l’abri des catastrophes ; et vous allez sansdoute pouvoir vous retirer des affaires maintenant.

« Oh !… Oh !… » fit Risler d’une voixéteinte, comprimée plutôt, insuffisante à la foule de penséesqu’elle aurait voulu exprimer ; et tout en bégayant, il tiraitle grillage à lui avec tant de violence, qu’il en déchira tout unmorceau. À la fin il chancela, roula sur le carreau et resta sansun mouvement, sans une parole, gardant seulement dans ce qu’il yavait encore de vivant en lui la ferme volonté de ne pas mouriravant de s’être justifié. Il fallait que cette volonté fût bienpuissante ; car, pendant que ses tempes battaient, marteléespar le sang qui lui bleuissait la face, pendant que ses oreillesbourdonnaient, que ses yeux voilés semblaient déjà tournés versl’inconnu terrible, le malheureux se disait à lui-même d’une voixinintelligible, cette voix des naufragés qui parlent avec de l’eauplein la bouche dans le grand vent d’une tempête : « ilfaut vivre… il faut vivre… »

Quand la conscience des choses lui revint, il était assis sur ledivan où les ouvriers s’entassaient les jours de paye, son manteauà terre, sa cravate dénouée, sa chemise ouverte, fendue par lecanif de Sigismond. Heureusement pour lui, il s’était coupé lesmains en arrachant le grillage, le sang avait coulé abondamment, etce détail avait suffi pour le sauver d’une attaque d’apoplexie Enrouvrant les yeux, il aperçut, à ses côtés le vieux Sigismond etmadame Georges, que le caissier était allé chercher, dans sadétresse. Aussitôt que Risler put parler, c’est à elle qu’ils’adressa en suffoquant :

– Est-ce vrai, madame Chorche, est-ce vrai ce qu’on vientde me dire ?

Elle n’eut pas le courage de le tromper et détourna leregard.

– Ainsi, continua le malheureux, ainsi la maison estperdue, et c’est moi…

– Non, Risler, mon ami… Non ce n’est pas vous…

– Ma femme, n’est-ce pas ? Oh ! c’est horrible…Voilà donc comme je vous ai payé ma dette de reconnaissance… Mais,vous, madame Chorche, vous n’avez pas pu me croire complice decette infamie ?…

– Non, mon ami, non, calmez-vous… Je sais que vous êtes leplus honnête homme de la terre.

Il la regarda un moment, les lèvres tremblantes, les mainsjointes, car toutes les manifestations de cette nature naïveavaient quelque chose d’enfantin.

– Oh ! madame Chorche, madame Chorche… murmurait-il…Quand je pense que c’est moi qui vous ai ruinée…

Dans ce grand coup qui le frappait et dont son cœur pleind’amour pour Sidonie était surtout atteint, il ne voulait voir quele désastre financier de la maison Fromont causé par sonaveuglement pour sa femme. Tout à coup il se dressabrusquement :

– Allons, dit-il, ne nous attendrissons pas… Il s’agit derégler nos comptes…

Madame Fromont eut peur.

– Risler, Risler…, où allez-vous ?

Elle croyait qu’il montait chez Georges. Risler la comprit eteut un sourire superbe de dédain :

– Rassurez-vous, madame… Monsieur Georges peut dormirtranquille… J’ai quelque chose de plus pressé à faire que de vengermon honneur de mari. Attendez-moi là… je reviens.

Il s’élança dans le petit escalier ; et, confiante en saparole, Claire resta en face de Planus dans une de ces minutessuprêmes et indécises qui semblent longues de toutes lessuppositions qui les traversent. Quelques instants après, un bruitde pas pressés, un froissement d’étoffes emplit l’escalier étroitet sombre.

Sidonie parut la première, en tenue de bal, splendide et si pâleque ses bijoux ruisselant partout sur sa peau mate semblaient plusvivants qu’elle-même, semés sur le marbre froid d’une statue.L’essoufflement de la danse, le tremblement de l’émotion et de sacourse rapide la secouaient encore tout entière, et ses rubanslégers, ses volants, ses fleurs, sa riche parure mondaines’affaissaient autour d’elle, tragiquement. Risler la suivait,chargé d’écrins, de coffrets, de papiers. En arrivant là-haut, ils’était rué sur le secrétaire de sa femme, avait pris tout ce qu’ilcontenait de précieux, bijoux, titres de rente, acte de vente de lamaison d’Asnières ; puis, du seuil de la chambre, il l’avaitappelée dans le bal à voix haute :

– Madame Risler !…

Elle était accourue bien vite sans que rien de cette scènerapide eût dérangé les invités, alors dans toute l’animation de lasoirée. En voyant son mari debout devant le secrétaire, les tiroirsouverts, enfoncés, renversés sur le tapis avec les mille riensqu’ils contenaient, elle comprit qu’il se passait quelque chose deterrible.

– Venez vite, dit Risler, je sais tout.

Elle voulut prendre sa figure innocente et hautaine ; maisil la saisit par le bras d’une violence telle, que le mot de Frantzlui revint à l’esprit : « Il en mourra peut-être, mais ilvous tuera avant… » Comme elle avait peur de la mort, elle selaissa emmener sans résistance, et n’eut pas même la force dementir.

– Où allons-nous ? demanda-t-elle à voix basse.

Risler ne lui répondit pas. Elle n’eut que le temps de jeter surses épaules nues, avec ce soin d’elle-même qui ne la quittaitjamais, un voile de tulle léger ; et il l’entraîna, la poussaplutôt dans l’escalier de la caisse, qu’il descendit en même tempsqu’elle, ses pas dans les siens, craignant de voir sa proie luiéchapper.

– Voilà, dit-il en entrant… Nous avons volé, nousrestituons… Tiens, Planus, il y a de quoi faire de l’argent avectout ça…

Et il posait sur le bureau du caissier toute cette dépouilleélégante dont ses bras étaient chargés, recherches féminines, menusobjets de coquetterie, paperasses timbrées.

Puis se tournant vers sa femme :

– Maintenant, vos bijoux… Allons, vite…

Elle allait lentement, ouvrait à regret le ressort des braceletset des boucles, et surtout l’agrafe magnifique de sa rivière dediamants, où l’initiale de son nom, une S scintillante, semblait unserpent endormi, prisonnier dans un cercle d’or. Risler, trouvantque c’était trop long, rompait brutalement les frêles attaches. Leluxe criait sous ses doigts comme châtié.

– À mon tour, dit-il ensuite… il faut que je donne tout,moi aussi… Voilà mon portefeuille… Qu’est-ce que j’aiencore ?… qu’est-ce que j’ai encore ?…

Il cherchait, se fouillait fébrilement.

– Ah ! ma montre… Avec la chaîne il y en a pour millefrancs… Mes bagues, mon alliance… Tout à la caisse, tout. Nousavons cent mille francs à payer ce matin… Dès qu’il fera jour, ilva falloir se mettre en campagne, vendre, liquider. Je connaisquelqu’un qui a envie de la maison d’Asnières. Ce sera tout desuite fait.

Il parlait, il agissait seul. Sigismond et madame Georges leregardaient sans rien dire. Quant à Sidonie, elle semblait inerte,inconsciente. L’air froid qui venait du jardin par la petite porteentr’ouverte lors de l’évanouissement de Risler, la faisaitfrissonner, et elle ramenait machinalement autour d’elle les plisde son écharpe, les yeux fixes, la pensée perdue. Entendait-elle aumoins les violons de son bal qui lui arrivaient aux intervalles desilence, comme une ironie féroce, avec le bruit lourd des danseursébranlant les planchers ?… Une main de fer, s’abattant surelle, la tira de sa torpeur subitement. Risler l’avait prise par lebras et l’amenant devant la femme de son associé :

– À genoux, lui dit-il.

Madame Fromont s’éloignait, se défendait.

– Non, non, Risler, pas cela.

– Il le faut, dit Risler implacable… Restitution,réparation… À genoux, donc, misérable !…

Et d’un mouvement irrésistible il jeta Sidonie aux pieds deClaire, puis, la tenant toujours par le bras :

– Vous allez répéter avec moi et mot pour mot ce que jevais dire : « Madame… »

Sidonie, à demi morte de peur, répéta doucement.« Madame… »

– Toute une vie d’humilité, de soumission…

– Toute une vie d’humil… Eh bien, non, je ne peux pas,…fit-elle en se redressant d’un élan de bête fauve.

Et, débarrassée de l’étreinte de Risler, par cette porte ouvertequi la tentait depuis le commencement de cette scène affreuse,l’attirait au noir de la nuit et à la liberté de la fuite, ellepartit en courant, sous la neige qui tombait et le vent quifouettait ses épaules nues.

– Arrêtez-la, arrêtez-la… Risler, Planus, je vous en prie…Par pitié, ne la laissez pas partir ainsi…

Planus fit un pas vers la porte.

Risler le retint.

– Je te défends de bouger, toi… Je vous demande bienpardon, madame, mais nous avons à traiter des affaires autrementimportantes que celle-là. Il ne s’agit plus de madame Risler ici…Nous avons à sauver l’honneur de la maison Fromont, le seul en jeu,le seul qui m’occupe en ce moment… Allons, Planus, à ta caisse, etfaisons nos comptes.

Sigismond lui tendit la main.

– Tu es un brave homme, Risler Pardonne-moi de t’avoirsoupçonné.

Risler fit semblant de ne pas l’entendre :

– Cent mille francs à payer, disons-nous ?… Combien tereste-t-il en caisse ?…

Gravement il s’assit derrière le grillage, feuilletant leslivres de compte, les inscriptions de rente, ouvrant les écrins,estimant avec Planus, dont le père avait été bijoutier, tous cesdiamants qu’il admirait jadis sur sa femme sans se douter de leurvaleur.

Pendant ce temps, Claire, toute tremblante, regardait à la vitrele petit jardin blanc de neige, où la trace des pas de Sidonies’effaçait déjà sous les flocons qui tombaient, comme pourtémoigner que ce départ furtif n’avait plus d’espoir de retour.

Et là-haut, l’on dansait encore. On croyait la maîtresse de lamaison prise par les apprêts du souper, pendant qu’elle fuyaitainsi tête nue, étouffant des cris de rage et des sanglots.

Où allait-elle ?… Elle était partie comme une folle,traversant le jardin, les cours de la fabrique, les voûtes sombresoù le vent sinistre et glacial s’engouffrait. Le père Achille nel’avait pas reconnue ; il en avait tant vu passer, cettenuit-là, des silhouettes empaquetées de blanc !

La première idée de la jeune femme fut de rejoindre le ténorCazaboni, qu’en définitive elle n’avait pas osé inviter à sonbal ; mais il demeurait à Montmartre, et c’était bien loindans la tenue où elle se trouvait ; et puis serait-il chezlui ? Ses parents l’auraient bien accueillie sans doute ;mais elle entendait déjà les lamentations de madame Chèbe et lesdiscours en trois points du petit homme. Alors elle pensa àDelobelle ; à son vieux Delobelle. Dans la chute de toutes sessplendeurs, elle se rappela celui qui avait été son premierinitiateur à la vie mondaine, qui lui donnait des leçons de danseet de bonne tenue quand elle était petite, riait de ses gentillesfaçons et lui apprenait à se trouver belle avant que personne lelui eût jamais dit. Quelque chose l’avertissait que ce déclassé luidonnerait raison contre tous les autres. Elle monta dans une desvoitures qui stationnaient à la porte et se fit conduire boulevardBeaumarchais chez le comédien.

Depuis quelque temps la maman Delobelle fabriquait des chapeauxde paille pour l’exportation ; métier triste s’il en fut etqui lui rapportait à peine deux francs cinquante en douze heures detravail. Et Delobelle continuait à engraisser à mesure que sa« sainte femme » maigrissait davantage. En ce momentmême, il était en train de découvrir une odorante soupe au fromage,conservée chaude dans les cendres du foyer, quand on frappavirement à sa porte. Le comédien qui venait de voir jouer àBeaumarchais je ne sais quel drame sinistre taché de sang jusquesur la réclame illustrée de son affiche, tressaillit à ces coupsfrappés à une heure aussi indus.

– Qui est là ? demanda-t-il un peu ému.

– C’est moi… Sidonie… Ouvrez vite. Elle entra toutefrissonnante, et, rejetant sa sortie de bal, s’approcha du poêle oùle feu achevait de mourir. Elle parla tout de suite, épancha cettecolère qui t’étranglait depuis une heure, et pendant qu’elleracontait la scène de la fabrique en étouffant les éclats de savoix à cause de la maman Delobelle endormie à côté, le luxe de satoilette à ce cinquième étage si dénué et si pauvre, l’éclat blancde sa parure froissée parmi ces piles de chapeaux grossiers cesrognures de paille éparpillées dans la chambre, tout donnait, bienl’impression d’un drame, d’une de ces terribles secousses de la vieoù les rangs, les sentiments, les fortunes se trouvent brusquementconfondus.

– Oh ! je ne rentrerai plus chez moi. C’est fini…Libre, me voilà libre !

– Mais enfin, demanda le comédien, qui donc a pu tedénoncer à ton mari ?

– C’est Frantz. Je suis sûre que c’est Frantz. De toutautre il ne l’aurait pas cru… Justement hier soir il est arrivé unelettre d’Égypte… Oh ! comme il m’a traitée devant cettefemme !… M’obliger de me mettre à genoux… Mais je me vengerai.J’ai heureusement pris de quoi me venger avant de partir.

Et son sourire des anciens jours serpenta au coin de sa lèvrepâle. Le vieux cabotin écoutait tout cela avec beaucoup d’intérêt.Malgré sa compassion pour ce pauvre diable de Risler, pour Sidoniemême, qui lui semblait, en style de théâtre, « une bellecoupable », il ne pouvait s’empêcher de regarder la chose à unpoint de vue purement scénique, et finit par s’écrier, emporté parsa manie :

– Quelle crâne situation, tout de même, pour un cinquièmeacte !…

Elle ne l’entendit pas. Absorbée par quelque pensée mauvaisedont elle souriait d’avance, elle approchait du feu ses bas à jour,ses souliers fins trempés de neige.

– Ah ça, maintenant, que vas-tu faire ? demandaDelobelle au bout d’un moment.

– Rester ici jusqu’au jour… Me reposer un peu… Puis jeverrai.

– C’est que je n’ai pas de lit à l’offrir, ma pauvre fille.La maman Delobelle est couchée…

– Ne vous inquiétez pas de moi, mon bon Delobelle… Je vaisdormir dans ce fauteuil. Je ne suis pas gênante, allez !

Le comédien soupira.

– Ah ! oui, ce fauteuil… C’était celui de notre pauvreZizi. Elle a veillé dedans bien des nuits, quand l’ouvragepressait… Tiens ! Décidément ceux qui s’en vont sont encoreles plus heureux.

Il avait toujours à sa disposition une de ces maximes égoïsteset consolantes. À peine eut-il formulé celle-ci qu’il s’aperçutavec terreur que sa soupe allait être complètement froide. Sidonievit son mouvement.

– Mais vous étiez en train de souper ?… Continuezdonc.

– Dame ! oui, que veux-tu ?… Cela fait partie dumétier, de la rude existence que nous menons, nous autres… Car tuvois, ma fille, je tiens bon. Je n’ai pas renoncé. Je ne renonceraijamais…

Ce qu’il restait encore de l’âme de Désirée dans cet intérieurmisérable où elle avait vécu pendant vingt ans, dut frémir à cettedéclaration terrible. Il ne renoncerait jamais !… Delobellecontinua :

– Ils auront beau dire, vois-tu, c’est encore le plus beaumétier du monde. On est libre, on ne dépend de personne. Tout à lagloire et au public !… Ah ! je sais bien ce que je feraisà ta place. Tu n’étais pas née pour vivre avec tous ces bourgeois,que diable !… Il te fallait l’existence artistique, la fièvredu succès, l’imprévu, les émotions.

En parlant, il s’était assis, nouait sa serviette au menton, seservait une grande assiettée de soupe.

– … Sans compter que tes succès de jolie femme ne nuiraientpas à tes succès d’actrice… Tiens ! sais-tu ? tu devraisprendre quelques leçons de déclamation. Avec ta voix, tonintelligence, tes moyens, tu aurais un avenir magnifique.

Et tout à coup, comme pour l’initier aux joies de l’artdramatique :

– Mais, j’y pense, tu n’as pas soupé ?… ça creuse, lesémotions ; mets-toi là, prends cette assiette. Je suis sûr quetu n’as pas mangé de soupe au fromage depuis longtemps.

Il bouleversa l’armoire pour lui trouver un couvert, uneserviette ; et elle s’assit en face de lui, en l’aidant etriant un peu des difficultés de l’installation. Déjà elle étaitmoins pâle. Il y avait même dans ses yeux un joli éclat fait deslarmes de tout à l’heure et de la gaieté de maintenant.

La cabotine ! Tout son bonheur de vie était à jamaisperdu : honneur, famille, fortune. Elle était chassée de samaison, dépouillée, déshonorée. Elle venait de subir toutes leshumiliations, tous les désastres. Cela ne l’empêcha pas de souperavec un appétit merveilleux et de tenir tête joyeusement auxplaisanteries de Delobelle sur sa vocation et ses succès futurs.Elle se sentait légère, heureuse, partie pour le pays de Bohème,son vrai pays. Qu’allait-il lui arriver encore ? De combien dehauts et de bas allait se composer sa nouvelle existence imprévueet capricieuse ? Elle y pensait en s’endormant dans le grandfauteuil de Désirée ; mais elle pensait aussi à sa vengeance,sa chère vengeance qu’elle tenait-là, sous sa main, toute prête, etsi sûre, et si féroce !

Chapitre 4LE NOUVEAU COMMIS DE LA MAISON FROMONT

Il faisait grand jour quand Fromont jeune se réveilla. Toute lanuit, entre le drame qui se jouait au-dessous de lui et la fête quichantait au-dessous, il avait dormi à poings fermés dans un de cessommeils d’anéantissement comme en ont les criminels la veille del’exécution, les généraux vaincus la nuit de leur déroute ;sommeil dont on souhaiterait ne jamais se réveiller et où la morts’apprend d’avance par l’absence de toute sensation.

La grande lumière qui pénétrait à travers ses rideaux, doubléepar l’épaisseur de neige dont le jardin et les toits environnantsétaient couverts, le rappela au sentiment de la réalité. Il sentitune secousse dans tout son être, et même avant de penser, cettevague impression de tristesse que les malheurs oubliés laissent àleur place. Tous les bruits connus de la fabrique, la respirationhaletante et sourde des machines étaient en pleine activité. Lemonde existait donc encore ! et peu à peu l’idée deresponsabilité s’éveilla en lui.

– C’est pour aujourd’hui… se dit-il avec un mouvementinvolontaire vers l’ombre de l’alcôve, comme s’il avait eu envie dese replonger dans son long sommeil.

La cloche de la fabrique sonna, puis d’autres cloches dans levoisinage, puis les Angélus.

– Midi… Déjà… Comme j’ai dormi !…

Il eut un peu de remords et un grand soulagement de penser quele drame de l’échéance s’était passé sans lui. Comment avaient-ilsfait en bas ? Pourquoi ne l’avait-on pas prévenu ? Il seleva, entr’ouvrit les rideaux et aperçut Risler aîné et Sigismondcausant ensemble dans le jardin. Eux qui ne se parlaient plusdepuis si longtemps. Qu’était-il donc arrivé ?… Quand il futprêt à descendre, il trouva Claire à la porte de sa chambre.

– Il ne faut pas que tu sortes, lui dit-elle.

– Pourquoi ?

– Reste là… Je te l’expliquerai…

– Mais qu’y a-t-il donc ?… Est-ce qu’on est venu de laBanque ?

– Oui, on est venu… les traites sont payées.

– Payées ?

– Risler a trouvé l’argent… Il court avec Planus depuis cematin… Il paraît que sa femme avait des bijoux superbes… Rien quela rivière de diamants a été vendue vingt mille francs… Il a venduaussi leur maison d’Asnières avec tout ce qu’elle contenait, maiscomme il fallait le temps d’enregistrer l’acte de vente, Planus etsa sœur ont avancé la somme…

Elle se détournait de lui en parlant. Lui, de son côté, baissaitla tête pour éviter son regard.

– Risler est un honnête homme, continua-t-elle, et quand ila su de qui sa femme tenait tout son luxe…

– Comment, dit Georges épouvanté. Il sait ?…

– Tout… répondit Claire en baissant la voix.

Le malheureux pâlit, balbutia quelques mots.

– Mais alors… toi ?

– Oh ! moi, je savais tout, avant Risler. Hier enrentrant, rappelle-toi, je t’ai dit que là-bas, à Savigny, j’avaisentendu des choses bien cruelles et que j’aurais donné dix ans dema vie pour n’avoir pas fait ce voyage.

– Claire !

Il eut un grand élan de tendresse, fit un pas pour se rapprocherde sa femme ; mais elle avait un visage si froid, sitristement résolu, son désespoir était si bien écrit en austèreindifférence sur toute sa personne qu’il n’osa pas la prendre surson cœur comme il en avait envie, et murmura seulement toutbas :

– Pardon !… Pardon !…

– Tu dois me trouver bien calme, dit la courageusefemme ; c’est que j’ai pleuré toutes mes larmes hier. Tu as pucroire que c’était sur notre ruine, tu te trompais. Tant qu’on estjeune et fort comme nous sommes, ces lâchetés-là ne sont paspermises. Nous sommes armés contre la misère, et nous pouvons lacombattre en face… Non. Je pleurais sur notre bonheur anéanti, surtoi, sur la folie qui t’a fait perdre ta seule, ta vraie amie…

Elle était belle en parlant ainsi ; plus belle que Sidoniene l’avait jamais été, enveloppée d’une lumière pure qui semblaittomber de très haut sur elle comme les clartés d’un ciel profond etsans nuages, tandis que les traits chiffonnés de l’autre avaienttoujours l’air de tirer leur éclat, leur attrait mutin et insolentdes lueurs fausses de quelque rampe de petit théâtre. Ce qu’il yavait jadis d’un peu froid et d’immobile dans la physionomie deClaire s’était animé des inquiétudes, des doutes, de toutes lestortures de la passion ; et, comme ces lingots d’or qui n’ontleur valeur que lorsque la Monnaie y a mis son poinçon, ce beauvisage de femme marqué à l’effigie de la douleur avait gardé depuisla veille une expression ineffaçable qui complétait sa beauté.

Georges la regardait avec admiration. Elle lui semblait plusvivante, plus femme, et adorable de tout ce qu’il sentaitmaintenant de séparations et d’obstacles entre eux. Le remords, ledésespoir, la honte, entrèrent dans son cœur en même temps que cenouvel amour, et il voulut se mettre à genoux devant elle.

– Non, non, relève-toi, lui dit Claire si tu savais ce quetu me rappelles, si tu savais quel visage menteur et plein de hainej’ai vu à mes pieds cette nuit.

– Oh ! moi, je ne mens pas… répondit Georges enfrémissant… Claire, je t’en supplie, au nom de notre enfant…

À ce moment, on frappa à la porte :

– Lève-toi donc. Tu vois bien que la vie nous réclame… luidit-elle à voix basse avec un sourire amer.

Puis elle s’informa de ce qu’on leur voulait. C’était M Rislerqui faisait demander monsieur, en bas, dans le bureau.

– C’est bien, répondit-elle, dites qu’on descend.

Georges fit un pas pour sortir, mais elle l’arrêta :

– Non, laisse-moi y aller. Il ne faut pas qu’il te voieencore.

– Mais pourtant…

– Si, je le veux. Tu ne sais pas dans quel étatd’indignation et de colère est ce malheureux que vous avez trompé.Si tu l’avais vu cette nuit, broyant les poignets de sa femme…

Elle lui disait cela dans les yeux, avec une curiosité cruellepour elle-même ; mais Georges ne s’émut pas, et se contenta derépondre :

– Ma vie appartient à cet homme.

– Elle m’appartient à moi aussi ; et je ne veux pasque tu descendes. Il y a eu assez de scandale dans la maison de monpère. Pense que la fabrique entière est au courant de ce qui sepasse. On nous guette, on nous épie. Il a fallu toute l’autoritédes contremaîtres pour mettre le travail en train aujourd’hui, pourfaire baisser sur leur ouvrage tous ces regards curieux.

– Mais j’aurai l’air de me cacher.

– Et quand cela serait ! Voilà bien les hommes. Ils nereculent pas devant les plus grands crimes : tromper la femme,tromper l’ami ; mais la pensée qu’on pourra les accuserd’avoir eu peur les touche plus que tout… D’ailleurs, écoute.Sidonie est partie, elle est partie pour toujours ; et si tusors d’ici, je penserai que c’est pour aller la rejoindre.

– C’est bien, je reste, dit Georges… Je ferai tout ce quetu voudras.

Claire descendit dans le bureau de Planus. À voir Risler aîné sepromener de long en large, les mains derrière le dos, aussipaisible qu’à l’ordinaire, on ne se serait jamais douté de tout cequi s’était passé dans sa vie depuis la veille. Quant à Sigismond,il rayonnait, ne voyant en tout ceci que son échéance payée àl’heure dite et l’honneur de la raison sociale sain et sauf.

Quand madame Fromont parut, Risler sourit tristement et secouala tête.

– Je pensais bien que vous voudriez descendre à saplace ; mais ce n’est pas avec vous que j’ai affaire. Il fautabsolument que je le voie, que je lui parle. Nous avons fait face àl’échéance de ce matin ; le plus dur est passé ; maisnous avons à nous concerter sur bien des choses.

– Risler, mon ami, je vous en prie, attendez encore unpeu.

– Pourquoi, madame Chorche ? il n’y a pas une minute àperdre… Oh ! je m’en doute, vous avez peur que je cède à unmouvement de colère… Rassurez-vous… Rassurez-le… Vous savez ce queje vous ai dit il y a un honneur qui m’occupe avant le mien, c’estcelui de la maison Fromont. Je l’ai compromis par ma faute. Il fautavant tout que je répare le mal que j’ai fait ou que j’ai laisséfaire.

– Votre conduite avec nous est admirable, mon cher Risler,je le sais bien.

– Oh ! madame… si vous le voyiez !… c’est unsaint…, dit le pauvre Sigismond qui, n’osant plus parler à son ami,voulait au moins lui témoigner son remords.

Claire continua :

– Mais ne craignez-vous pas ?… Les forces humaines ontune limite… Peut-être qu’en présence de celui qui vous a tant faitde mal…

Risler lui prit les mains, la regarda jusqu’au fond des yeuxavec une admiration sérieuse :

– Chère créature, qui ne parle que du mal qu’on m’a fait…Vous ne savez donc pas que je le hais autant pour sa trahisonenvers vous… Mais rien de tout cela n’existe pour moi en ce moment.Il n’y a ici qu’un commerçant qui veut s’entendre avec son associépour le bien de la maison. Qu’il descende donc sans aucune crainte,et si vous redoutez quelque entraînement de ma part, restez-là avecnous. Je n’aurai qu’à regarder la fille de mon ancien maître pourme rappeler ma parole et mon devoir.

– Je vous crois, mon ami, dit Claire, et elle montachercher son mari.

La première minute de l’entrevue fut terrible. Georges étaitblême, ému, humilié. Il aurait préféré cent fois se trouver en facedu pistolet de cet homme, à vingt pas, attendant son feu, que deparaître devant lui en coupable non châtié et d’être obligé decontenir ses sentiments au calme bourgeois d’une conversationd’intérêts et d’affaires.

Risler affectait de ne pas le regarder et continuait de marcherà grands pas, tout en parlant :

– … Notre maison passe par une crise effrayante… Nous avonsévité la catastrophe aujourd’hui, seulement, ce n’est pas ladernière échéance… Cette maudite invention m’a depuis longtempsdétourné des affaires. Heureusement me voilà libre et je vaispouvoir m’en occuper. Mais il faudra que vous vous en occupiez,vous aussi. Les ouvriers, les employés ont un peu suivi l’exempledes patrons. Il y a une négligence, un laisser-aller extrêmes. Cematin, pour la première fois depuis un an, on s’est mis à l’ouvrageà l’heure juste. Je compte que vous allez régulariser tout cela.Quant à moi, je vais me remettre à mes dessins. Nos modèles ontvieilli. Il en faut de nouveaux pour les nouvelles machines. J’aiune grande confiance en nos Imprimeuses. Les expériencesont réussi au delà de mes désirs. Nous tenons là certainement dequoi relever notre commerce. Je ne l’ai pas dit plus tôt, parce queje voulais vous surprendre ; mais maintenant nous n’avons plusaucune surprise à nous faire. N’est-ce pas, Georges ?

Sa voix eut une expression d’ironie si déchirante, que Clairefrémit, craignant un éclat ; mais il reprit trèsnaturellement :

– Oui, je crois pouvoir assurer que dans six moisl’Imprimeuse Risler commencera à donner des résultatsmagnifiques. Seulement ces six mois-là seront durs à passer. Ilfaudra nous restreindre, diminuer nos frais, faire toutes leséconomies que nous pourrons. Nous avions cinq dessinateurs, nousn’en aurons plus que deux. Je me charge, en prenant sur mes nuits,de faire oublier l’absence des autres. En outre, à partir de cemois, je renonce à ma part d’associé. Je toucherai mesappointements de contremaître, comme avant, et rien de plus.

Fromont jeune voulut dire un mot, mais d’un geste sa femme leretint, et Risler aîné continua :

– Je ne suis plus votre associé, Georges. Je redeviens lecommis que je n’aurais jamais dû cesser d’être… Dès ce jour, notreacte d’association est annulé. Je le veux, vous m’entendez bien, jele veux. Nous resterons ainsi vis-à-vis l’un de l’autre, jusqu’aujour où la maison sera tirée d’affaire et où je pourrai… Mais ceque je ferai à ce moment-là ne regarde que moi… Voilà ce quej’avais à vous dire, Georges. Il faut que vous vous occupiez de lafabrique activement, qu’on vous voie, qu’on sente le maître àprésent, et je crois que parmi tous nos malheurs, il y en auraencore de réparables.

Pendant le silence qui suivit, on entendit un bruit de rouesdans le jardin et deux grosses voitures de déménagement vinrents’arrêter au perron.

– Je vous demande pardon, dit Risler, il faut que je vousquitte un moment. Ce sont les voitures de l’Hôtel des ventes quiviennent chercher tout ce que j’ai là-haut.

– Comment ! vous vendez aussi vos meubles ?…demanda madame Fromont.

– Certes… jusqu’au dernier… Je les rends à la maison. Ilssont à elle.

– Mais c’est impossible, dit Georges… Je ne peux passouffrir cela.

Risler se retourna avec un mouvement d’indignation :

– Comment dites-vous ? Qu’est-ce que vous nesouffrirez pas ?

Claire l’arrêta d’un geste suppliant.

– C’est vrai… c’est vrai… murmura-t-il ; et il sortitbien vite pour échapper à cette tentation qui lui venait de laisserenfin déborder tout son cœur.

 

Le second étage était désert. Les domestiques, renvoyés et payésdès le matin, avaient abandonné l’appartement au désordre d’unlendemain de fête ; et il avait bien cet aspect particulierdes endroits où vient de se passer un drame et qui restent comme ensuspens entre les événements accomplis et ceux qui vonts’accomplir. Les portes ouvertes, les tapis entassés dans descoins, les plateaux chargés de verres, les apprêts du souper, latable encore servie et intacte, la poussière du bal sur tous lesmeubles, son parfum mêlé de punch, de fleurs fanées, de poudre deriz, tous ces détails saisirent Risler dès en entrant.

Dans le salon bouleversé le piano était ouvert, la bacchanaled’Orphée aux Enfers étalée sur le pupitre, et les tenturesvoyantes, drapées sur ce désordre, les sièges renversés, effaréspour ainsi dire, donnaient l’impression d’un salon de paquebotnaufragé, d’une de ces affreuses nuits d’alerte où l’on apprendtout à coup, au milieu d’une fête à bord, qu’un choc a ouvert lesflancs du navire et qu’il fait eau de toutes parts. On commença àdescendre les meubles. Risler regardait faire les déménageurs, d’unair détaché, comme s’il se fût trouvé chez un étranger. Ce luxedont il était si heureux et si fier autrefois lui inspiraitmaintenant un insurmontable dégoût. Pourtant, quand il entra dansla chambre de sa femme, il éprouva une vague émotion.

C’était une grande pièce tendue de satin bleu recouvert dedentelle blanche. Un vrai nid de cocotte. Il y traînait des volantsde tulle déchirés et froissés, des nœuds, des fleurs fausses. Lesbougies de la psyché, en brûlant jusqu’au bout, avaient faitéclater les bobèches ; et le lit, voilé de ses guipures et deses courtines bleues, ses grands rideaux relevés et tirés, intactdans ce bouleversement, semblait le lit d’une morte, une couche deparade où personne ne dormirait jamais plus.

Le premier mouvement de Risler en entrant là fut un mouvementd’épouvantable colère, l’envie de se jeter sur ces choses, de toutdéchirer, de tout hacher, de tout broyer. C’est que rien neressemble plus à une femme que sa chambre. Même absente, son imagesourit encore dans les miroirs qui l’ont reflétée. Un peu d’elle,de son parfum favori, reste à tout ce qu’elle a touché. Sesattitudes se retrouvent sur les coussins des divans, et l’on suitses allées et venues de la glace à la toilette parmi les dessins dutapis. Ici, ce qui rappelait surtout Sidonie, c’était une étagèrechargée de bibelots enfantins, de chinoiseries insignifiantes etmenues, éventails microscopiques, vaisselle de poupée, sabotsdorés, petits bergers et petites bergères en face les uns desautres, échangeant des regards de porcelaine luisants et froids.C’était l’âme de Sidonie, cette étagère, et ses pensées toujoursbanales, petites, vaniteuses et vides, ressemblaient à cesniaiseries. Oui, vraiment, si cette nuit, pendant qu’il la tenait,Risler dans sa fureur avait cassé cette petite tête fragile, onaurait vu rouler de là, à la place de cervelle, tout un monde debibelots d’étagère.

Le pauvre homme pensait tristement à ces choses dans le bruitdes marteaux et le va-et-vient des déménageurs, quand un petit pastatillon et autoritaire se fit entendre derrière lui ; etM. Chèbe apparut, le tout petit M. Chèbe, rouge,essoufflé, flamboyant. Il le prit, comme toujours, de très hautavec son gendre :

– Qu’est-ce que c’est ! qu’est-ce quej’apprends ? Ah ! ça, vous déménagez donc ?

– Je ne déménage pas, monsieur Chèbe… je vends.

Le petit homme fit un bond de carpe échaudée :

– Vous vendez ? Et quoi donc ?

– Je vends tout, dit Risler d’une voix sourde, sans même leregarder.

– Voyons, mon gendre, un peu de raison. Mon Dieu, je ne dispas que la conduite de Sidonie… D’ailleurs, moi je ne sais rien. Jen’ai jamais rien voulu savoir… Seulement, je vous rappelle à ladignité. On lave son linge sale en famille, que diable ! On nese donne pas en spectacle comme vous le faites depuis ce matin.Voyez tout ce monde aux vitres des ateliers : et sous leporche donc !… Mais vous êtes la fable du quartier, moncher.

– Tant mieux. Le déshonneur a été public, il faut que laréparation soit publique aussi.

Ce calme apparent, cette indifférence à toutes ses observationsexaspérèrent M. Chèbe. Il changea subitement de manières, etprit pour parler à son gendre le ton sérieux et absolu avec lequelon parle aux enfants ou aux fous.

– Eh bien ! non, vous n’avez pas le droit de rienenlever d’ici. Je m’y oppose formellement, de toute ma forced’homme, de toute mon autorité de père. Croyez-vous donc que jevais vous laisser mettre mon enfant sur la paille… Ah ! maisnon… Ah ! mais non. Assez de folies comme cela. Rien nesortira plus de l’appartement.

Et M. Chèbe, ayant fermé la porte, se planta devant d’ungeste héroïque. Ah ! dame, c’est qu’il y allait de sonintérêt, à lui aussi. C’est qu’une fois son enfant sur la paille,comme il disait, lui-même risquait fort de ne plus coucher sur laplume. Il était superbe dans son attitude de père indigné ;mais il ne la garda pas longtemps. Deux mains, deux étaux, luiavaient saisi les poignets, et il se retrouva au milieu de lachambre, laissant la porte libre aux déménageurs.

– Chèbe, mon garçon, écoutez-moi bien, disait Risler penchévers lui… Je suis à bout… Depuis ce matin je fais des effortsinouïs pour me contenir ; mais il n’en faudrait pas beaucouppour que ma colère éclatât, et malheur alors à celui sur qui elletomberait. Je suis homme à tuer quelqu’un… Tenez !allez-vous-en vite…

Il y avait un tel accent dans ces paroles, la façon dont songendre le secouait en parlant était si éloquente que M. Chèbefut tout de suite convaincu. Il balbutia même des excuses.Certainement Risler avait raison d’agir ainsi. Tous les honnêtesgens seraient pour lui… Et il se reculait à mesure vers la porte.Arrivé là, il demanda timidement si la petite pension de madameChèbe serait continuée.

– Oui, répondit Risler, mais ne la dépassez jamais, carmaintenant ma position ici n’est plus la même. Je ne suis plusl’associé de la maison.

M. Chèbe ouvrit de grands yeux étonnés, et prit cettephysionomie idiote qui faisait croire à beaucoup de gens quel’accident qui lui était arrivé, vous savez, tout pareil à celui duduc d’Orléans, n’était pas un conte de son invention ; mais iln’osa pas faire la moindre observation. On lui avait changé songendre, positivement. Était-ce bien Risler, cette espèce dechat-tigre, qui se hérissait au moindre mot, et ne parlait de rienmoins que de tuer les gens ?

Il s’esquiva, reprit son aplomb seulement au bas de l’escalier,et traversa la cour en marchant d’un air vainqueur. Quand toutesles pièces furent démeublées et vides, Risler les parcourut unedernière fois, puis il prit la clef et descendit chez Planus pourla remettre à madame Georges.

– Vous pourrez louer l’appartement, dit-il, ce sera unapport de plus à la fabrique.

– Mais vous, mon ami ?

– Oh ! moi, je n’ai pas besoin de grand’chose. Un liten fer là-haut dans les mansardes. C’est tout ce qu’il faut pour uncommis. Car, je vous le répète, je ne suis rien de plus désormaisqu’un commis… Un bon commis, par exemple, vaillant et sûr, dontvous n’aurez pas à vous plaindre, je vous jure.

Georges, qui relevait des comptes avec Planus, fut si émud’entendre ce malheureux parler ainsi, qu’il quitta sa placeprécipitamment. Les sanglots l’étouffaient. Claire était très émueaussi, et, s’approchant du nouvel employé de la maisonFromont :

– Risler, lui dit-elle, je vous remercie au nom de monpère.

– C’est à lui que je pense tout le temps, madame,répondit-il très simplement.

À ce moment le père Achille entra, apportant le courrier. Rislerprit ce monceau de lettres, les ouvrit une à une tranquillement, età mesure les passait à Sigismond.

– Voilà une commande pour Lyon… Pourquoi n’a-t-on pasrépondu à Saint-Étienne ?

Il se plongeait de toutes ses forces dans ces détailsd’affaires, et il y portait une lucidité d’intelligence qui venaitjustement de cette tension d’esprit perpétuelle vers le calme etl’oubli. Tout à coup, parmi ces enveloppes larges, timbrées de nomsde commerce et dont le papier, la pliure sentaient le bureau, lahâte de l’expédition, il en découvrit une, plus petite, cachetéeavec soin et se glissant si traîtreusement au milieu des autres qued’abord il ne l’avait pas aperçue. Il reconnut bien vite cetteécriture fine, longue et ferme. « À monsieur Risler. –Personnelle. » C’était l’écriture de Sidonie. En lavoyant, il éprouva la même sensation qu’il venait d’avoir là-hautdans sa chambre.

Tout son amour, toute sa colère de mari trompé lui remontaientau cœur avec cette force d’indignation qui fait les assassins. Quelui écrivait-elle ? quel mensonge avait-elle encoreinventé ? Il allait ouvrir la lettre ; puis il s’arrêta.Il comprit que, s’il lisait cela, c’en était fait de tout soncourage ; et, se penchant vers le caissier :

– Sigismond, mon vieux, lui dit-il tout bas, veux-tu merendre un service ?

– Je crois bien !… fit le brave homme avecenthousiasme. Il était si heureux d’entendre son ami lui parler desa bonne voix des anciens jours.

– Tiens, voilà une lettre qu’on m’écrit et que je ne veuxpas lire maintenant. Je suis sûr que ça m’empêcherait de penser etde vivre. Tu vas me la garder, et puis ceci avec…

Il tira de sa poche un petit paquet soigneusement ficelé, qu’illui tendit à travers le grillage.

– C’est tout ce qui me reste du passé, tout ce qui me restede cette femme… Je suis décidé à ne pas la voir, ni rien qui me larappelle avant que ma besogne ici soit terminée, et bien terminée…J’ai besoin de toute ma tête, tu comprends… C’est toi qui payerasla rente des Chèbe… Si elle-même demandait quelque chose, tu feraisle nécessaire… Mais tu ne m’en parleras jamais… Et tu garderas cedépôt soigneusement jusqu’à ce que je te le redemande.

Sigismond enferma la lettre et le paquet dans un tiroir secretde son bureau avec d’autres papiers précieux. Aussitôt Risler seremit à parcourir sa correspondance ; mais tout le temps ilvoyait s’allonger devant ses yeux les fins caractères anglaistracés par une petite main qu’il avait si souvent et si ardemmentserrée contre son cœur.

Chapitre 5LE CAFÉ CHANTANT

Quel commis rare et consciencieux que ce nouveau commis de lamaison Fromont !

Chaque jour sa lampe était la première allumée et la dernièreéteinte aux vitres de la fabrique. On lui avait installé en haut,sous les combles, une petite chambre exactement semblable à cellequ’il occupait autrefois avec Frantz, vraie chambre de trappiste,meublée d’une couchette en fer et d’une table en bois blanc placéesous le portrait de son frère. C’était la même vie active,régulière et retirée que dans ce temps-là.

Il travaillait constamment, faisait venir ses repas de sonancienne petite crémerie. Mais, hélas ! la jeunesse, l’espoirà jamais disparus ôtaient leur charme à tous ces souvenirs.Heureusement, il lui restait encore Frantz et madame Chorche, lesdeux seuls êtres à qui il put penser sans tristesse. Madame Chorcheétait toujours présente, attentive à le soigner, à leconsoler ; et Frantz lui écrivait souvent, sans jamais luiparler de Sidonie, par exemple. Risler pensait que quelqu’unl’avait mis au courant des malheurs survenus, et il évitait, luiaussi, dans ses lettres, toute allusion à ce sujet.« Oh ! quand je pourrai le faire revenir. » C’étaitson rêve, sa seule ambition : relever la fabrique et rappelerson frère.

En attendant, les journées se succédaient pour lui toujourspareilles, dans le bruit actif du commerce et la solitude navrantede sa douleur. Chaque matin il descendait, parcourait les ateliers,où le profond respect qu’il inspirait, sa physionomie sévère etsilencieuse avaient rétabli l’ordre un instant troublé. Dans lescommencements on avait beaucoup jasé, et différemment commenté ledépart de Sidonie. Les uns disaient qu’elle s’était enfuie avec unamant, les autres que Risler l’avait chassée. Ce qui déroutaittoutes les prévisions, c’était l’attitude des deux associésvis-à-vis l’un de l’autre, aussi naturelle qu’auparavant.Quelquefois pourtant, quand ils se parlaient seul à seul dans lebureau, Risler avait tout à coup un soubresaut, comme une vision del’adultère passé. Il songeait que ces yeux qu’il avait là devantlui, cette bouche, tout ce visage lui avait menti dans ses milleexpressions.

Alors une envie le prenait de sauter sur ce misérable, de lesaisir à la gorge, de l’étrangler sans pitié ; mais la penséede madame Chorche était toujours là pour le retenir. Serait-ilmoins courageux, moins maître de lui que cette jeune femme ?…Ni Claire, ni Fromont, personne ne se doutait de ce qui se passaiten lui. À peine pouvait-on deviner dans sa conduite une rigidité,une inflexibilité qui ne lui étaient pas habituelles. MaintenantRisler aîné imposait aux ouvriers ; et ceux d’entre eux quin’étaient pas frappés de respect devant ses cheveux blanchis en unenuit, ses traits tirés et vieillis, tremblaient sous son regardsingulier, regard d’un noir bleui comme l’acier d’une arme.Toujours très bon, très doux avec les travailleurs, il était devenuredoutable pour la moindre infraction aux règlements. On aurait ditqu’il se vengeait de je ne sais quelle indulgence passée, aveugleet coupable, dont il s’accusait.

Certes, c’était un merveilleux commis que ce nouveau commis dela maison Fromont.

Grâce à lui, la cloche de la fabrique, malgré les chevrotementsde sa voix vieille et fêlée, eut bien vite repris sonautorité ; et celui qui menait tout se refusait à lui-même lemoindre soulagement. Sobre comme un apprenti, il laissait les troisquarts de ses appointements à Planus pour la pension des Chèbe,mais il ne s’informait jamais d’eux. Le dernier jour du mois, lepetit homme arrivait ponctuellement chercher ses petits revenus,roide et majestueux avec Sigismond comme il convient à un rentieren fonctions. Madame Chèbe avait essayé de parvenir jusqu’à songendre, qu’elle plaignait et aimait ; mais la seule apparitionde son châle à palmes sous le porche faisait fuir le mari deSidonie.

C’est que tout ce courage dont il s’armait était bien plusapparent que réel. Le souvenir de sa femme ne le quittait jamais.Qu’était-elle devenue ? Que faisait-elle ? Il en voulaitpresque à Planus de ne pas lui en parler. Cette lettre surtout,cette lettre qu’il avait eu le courage de ne pas ouvrir, letroublait. Il y pensait constamment. Ah ! s’il avait osé,comme il l’aurait redemandée à Sigismond.

Un jour la tentation fut trop forte. Il se trouvait seul en basdans le bureau. Le vieux caissier était parti déjeuner, laissantpar extraordinaire la clef sur son tiroir. Risler n’y put pasrésister. Il ouvrit, chercha, souleva les papiers. La lettre n’yétait plus, Sigismond avait dû la serrer encore plus soigneusement,peut-être dans la prévision de ce qui arrivait en ce moment. Aufond, Risler ne fut pas fâché de ce contre-temps ; car ilsentait bien que s’il avait trouvé sa lettre, c’eût été la fin decette résignation active qu’il s’imposait si péniblement.

Toute la semaine, cela allait bien encore. L’existence étaitsupportable, absorbée dans les mille soins de la maison ettellement fatigante, que Risler, la nuit venue, tombait sur son litcomme une masse inconsciente. Mais le dimanche lui était long etpénible. Le silence des cours, des ateliers déserts, ouvrait à sapensée un champ plus vaste. Il essayait de travailler ; maisl’encouragement du travail des autres manquait au sien. Lui seulétait occupé dans cette grande fabrique au repos, dont le soufflemême s’arrêtait. Les verrous mis, les persiennes fermées, la voixsonore du père Achille jouant avec son chien dans les coursabandonnées, tout lui parlait de solitude. Et le quartier aussi luidonnait cette impression. Dans les rues élargies, où les promeneursétaient paisibles et rares, le bruit des cloches sonnant vêprestombait mélancoliquement, et quelquefois un écho du tumulteparisien, des roues en mouvement, un orgue attardé, la cliquetted’une marchande de plaisirs, traversaient ce silence comme pourl’augmenter encore.

Risler cherchait des combinaisons de fleurs et de feuillages, etpendant qu’il maniait son crayon, sa pensée, qui ne trouvait pas làune application suffisante, lui échappait, allait au bonheur passé,aux catastrophes inoubliables, souffrait le martyre, puis enrevenant demandait au pauvre somnambule, toujours assis à satable : « Qu’est-ce que tu as fait en monabsence ? » Hélas ! il n’avait rien fait.

Oh ! les longs, les tristes, les cruels dimanches !Songez qu’il se mêlait à tout cela dans son âme cette superstitiondu peuple pour les jours fériés, pour ce bon repos de vingt-quatreheures où l’on retrouve du courage et des forces. S’il était sorti,la vue d’un ouvrier accompagné d’un enfant et d’une femme l’auraitfait sangloter, mais sa réclusion de trappiste lui gardait d’autressouffrances, le désespoir des solitaires, leurs révoltes terriblesquand le dieu auquel ils se sont consacrés ne répond pas à leurssacrifices. Or le dieu de Risler c’était ! le travail, etcomme il ne trouvait plus en lui l’apaisement ni la sérénité, iln’y croyait plus et le maudissait.

Souvent, dans ces heures de combat, la salle de dessin s’ouvraitdoucement, et Claire Fromont apparaissait. L’isolement du pauvrehomme par ces longs après-midi du dimanche lui faisait pitié, etelle venait lui tenir compagnie avec sa petite fille, sachant parexpérience ce que la douceur des enfants a de communicatif. Lapetite, qui maintenant marchait seule, glissait des bras de sa mèrepour courir vers son ami. Risler entendait ces petits pas pressés.Il sentait ce souffle léger derrière lui, et tout de suite il enavait l’impression rajeunissante et calmante. Elle lui mettait desi bon cœur ses petits bras potelés autour du cou, avec son rirenaïf et sans cause et le baiser de sa jolie bouche qui n’avaitjamais menti. Claire Fromont, debout devant la porte, souriait enles regardant.

– Risler, mon ami, lui disait-elle, il faut descendre unpeu au jardin… vous travaillez trop. Vous tomberez malade.

– Non, non, madame… au contraire, c’est le travail qui mesauve… Ça m’empêche de penser…

Puis, après un long silence, elle reprenait :

– Allons, mon bon Risler, il faut tâcher d’oublier.

Risler secouait la tête.

– Oublier… Est-ce que c’est possible ?… Il y a deschoses au-dessus des forces. On pardonne, mais on n’oublie pas.

Presque toujours l’enfant finissait par l’entraîner au jardin.Il fallait bon gré mal gré jouer au ballon ou au sable avecelle ; mais la gaucherie, le peu d’entrain de son partenairefrappaient vite la petite fille. Alors elle se tenait tranquille,se contentait de marcher gravement entre les rangs de buis, la maindans celle de son ami. Au bout d’un moment, Risler ne songeait plusqu’elle était là ; mais sans qu’il y prit garde, la tiédeur decette petite main dans la sienne avait un effet magnétiqued’adoucissement sur son âme ulcérée.

On pardonne mais on n’oublie pas !…

La pauvre Claire en savait quelque chose, elle aussi ; carelle n’avait rien oublié, malgré son grand courage et l’idéequ’elle se faisait de son devoir. Pour elle comme pour Risler, lemilieu où elle vivait était un rappel constant de ses souffrances.Sans pitié, les objets qui l’entouraient rouvraient sa blessureprête à se fermer. L’escalier, le jardin, la cour, tous cestémoins, ces complices muets de l’adultère, avaient à certainsjours une physionomie implacable. Les soins mêmes, les précautionsque prenait son mari pour lui épargner de pénibles souvenirs,l’affectation qu’il mettait à ne plus sortir le soir, à raconterles courses qu’il avait faites, ne servaient qu’à mieux luirappeler la faute. Elle avait quelquefois envie de lui demandergrâce, de lui dire : « N’en fais pas trop… » La foiétait brisée en elle, et l’horrible souffrance du prêtre qui douteet veut pourtant rester fidèle à ses vœux, se trahissait dans sonsourire amer, sa douceur froide et sans plaintes.

Georges était très malheureux. Il aimait sa femme maintenant. Lagrandeur de sa nature l’avait vaincu. Il y avait de l’admirationdans cet amour, et pourquoi ne pas le dire ! le chagrin deClaire lui tenait lieu d’une coquetterie qui n’était pas dans soncaractère, et qui lui avait toujours manqué aux yeux de son mari Ilétait de ce singulier type d’hommes qui aiment à faire desconquêtes. Sidonie, capricieuse et froide, répondait à ce traversde cœur. Après l’avoir quittée sur un adieu plein de tendresse, illa retrouvait le lendemain indifférente, oublieuse, et ce perpétuelbesoin de la ramener lui tenait lieu de passion véritable. Lasérénité en amour le laissait, comme les marins une traversée sanstempêtes. Cette fois il avait été avec sa femme bien près dunaufrage ; et à cette heure encore tout péril n’était paspassé. Il savait que Claire était détachée de lui, toute àl’enfant, le seul lien entre eux désormais. Cet éloignement la luifaisait paraître plus belle, plus désirable ; et il mettait àla reprendre tout son art de séduction. Il sentait combien ceserait difficile et qu’il n’avait pas affaire à une âme banale.Pourtant il ne désespérait pas. Parfois, au fond du regard si douxet en apparence si impassible qui contemplait ses efforts, unelueur vague lui disait d’espérer.

Quant à Sidonie, il n’y pensait plus. Et qu’on ne s’étonne pasde cette prompte rupture morale. Ces deux êtres superficielsn’avaient rien qui pût les attacher profondément l’un à l’autre.Georges était incapable d’éprouver des impressions durables, àmoins qu’elles fussent sans cesse renouvelées ; Sidonie, deson côté, ne pouvait rien inspirer de tenace ou de grand. C’étaitun de ces amours de cocotte à gandin, faits de vanités, de dépitsd’amour-propre, n’inspirant ni dévouement ni constance, seulementdes aventures tragiques, des duels, des suicides d’où l’on revientpresque toujours et d’où l’on revient guéri. Peut-être que, s’ill’avait revue, il aurait été repris de son mal : mais le coupde vent de la fuite avait emporté Sidonie trop vite et trop loinpour qu’un retour fût possible. De toute façon, c’était unsoulagement pour lui de pouvoir vivre sans mentir ; etl’existence nouvelle qu’il menait, toute de travail et deprivations, avec un but lointain de réussite, ne le rebutait pas.Heureusement, car ce n’était pas trop du courage et de la volontédes deux associés pour relever la maison.

Elle faisait eau de partout, cette pauvre maison Fromont. Aussile père Planus passa encore bien de mauvaises nuits, tourmenté parle cauchemar de l’échéance et la vision fatale du petit homme bleu.Mais, à force d’économie, on arriva à payer toujours.

Bientôt quatre imprimeuses Risler, définitivement installées,fonctionnèrent à la fabrique. On commençait à s’en émouvoir dans lecommerce des papiers peints. Lyon, Caen, Rixheim, les grandscentres de l’industrie, s’inquiétaient beaucoup de cettemerveilleuse « rotative et dodécagone ». Puis un beaujour les Prochasson se présentèrent, proposant trois cent millefrancs, rien que pour partager le droit au brevet.

– Que faut-il faire ?… demanda Fromont jeune à Risleraîné.

Celui-ci haussa les épaules d’un air indifférent :

– Voyez, décidez… Cela ne me regarde pas. Je ne suis que lecommis.

Dite froidement, sans colère, cette parole tomba sur la joieétourdie de Fromont et le rappela à la gravité d’une situationqu’il était toujours sur le point d’oublier.

Pourtant, une fois seul avec sa chère madame Chorche, Risler luiconseilla de ne pas accepter l’offre des Prochasson.

– Attendez… ne vous pressez pas, plus tard, vous vendrezplus cher.

Il ne parlait que d’eux dans cette affaire qui le concernait siglorieusement. On sentait qu’il se détachait d’avance de leuravenir.

Cependant les commandes arrivaient, s’accumulaient. La qualitédu papier, les prix baissés à cause de la facilité de fabrication,rendaient toute concurrence impossible. À n’en plus douter, c’étaitune fortune colossale qui se préparait pour les Fromont. Lafabrique avait repris son aspect florissant d’autrefois et songrand bourdonnement de ruche. Elle s’activait de tous ses bâtimentset des centaines d’ouvriers qui les remplissaient. Le père Planusne levait plus le nez de son bureau ; on le voyait, du petitjardin, penché sur ses gros livres de recettes alignant en chiffresmagnifiquement moulés les bénéfices de l’lmprimeuse.

Risler travaillait toujours, lui aussi, sans distraction nirepos. La prospérité revenue ne changeait rien à ses habitudes deréclusion ; et c’est de la fenêtre la plus haute du dernierétage de l’hôtel qu’il entendait venir vers lui le bruit actif deses machines. Il n’en était ni moins sombre, ni moins silencieux.Un jour, pourtant, on apprit à la fabrique quel’lmprimeuse, dont on avait envoyé un exemplaire à lagrande exposition de Manchester, venait d’y remporter la médailled’or, consécration définitive de son succès. Madame Georges appelaRisler au jardin, à l’heure du déjeuner, et voulut lui annoncerelle-même cette bonne nouvelle.

Pour le coup il eut un sourire d’orgueil qui détendit son visagevieilli et assombri. Sa vanité d’inventeur, la fierté de sa gloire,surtout l’idée de réparer aussi superbement le mal fait par safemme à la maison, lui donnèrent une minute de vrai bonheur. Ilserra les mains de Claire, et murmura comme aux heureux joursd’autrefois.

– Je suis content… Je suis content…

Mais quelle différence d’intonation ! c’était dit sansentrain, sans espérance, avec une satisfaction de tâche accomplie,et rien de plus. La cloche sonna pour le retour des ouvriers, etRisler remonta tranquillement se mettre à l’ouvrage comme lesautres jours.

Au bout d’un moment, il redescendit. Malgré tout, cette nouvellel’avait plus agité qu’il ne voulait le laisser paraître. Il erraitdans le jardin, rôdait autour de la caisse, souriant tristement aupère Planus à travers les vitres.

– Qu’est-ce qu’il a ? se demandait le vieux bonhomme…Qu’est-ce qu’il me veut ?

Enfin, le soir venu, au moment de fermer le bureau, l’autre sedécida à entrer et à lui parler.

– Planus, mon vieux, je voudrais… Il hésita un peu.

– Je voudrais que tu me donnes… la lettre, tu sais, lapetite lettre, avec le paquet.

Sigismond le regarda, stupéfait. Naïvement, il s’était imaginéque Risler ne songeait plus à Sidonie, qu’il l’avait tout à faitoubliée.

– Comment !… tu veux ?…

– Ah ! écoute, je l’ai bien gagné. Je peux bien penserun peu à moi maintenant. J’ai assez pensé aux autres.

– Tu as raison, dit Planus. Eh bien ! voici ce quenous allons faire. La lettre et le paquet sont chez moi, àMontrouge. Si tu veux, nous irons dîner tous deux au Palais-Royal,tu te rappelles, comme au bon temps. C’est moi qui régale… Nousarroserons ta médaille avec du vin cacheté, quelque chose defin !… Ensuite nous monterons ensemble à la maison. Tuprendras tes bibelots ; et, si c’est trop tard pour rentrer,mademoiselle Planus, ma sœur, te fera un lit et tu coucheras cheznous… On est bien, là-bas… c’est la campagne… Demain matin, à septheures, nous reviendrons ensemble à la fabrique par le premieromnibus… Allons, pays, fais-moi ce plaisir. Sans cela je croiraique tu en veux toujours à ton vieux Sigismond…

Risler accepta. Il ne songeait guère à fêter sa médaille, mais àouvrir quelques heures plus tôt cette petite lettre qu’il avaitenfin conquis le droit de lire. Il fallut s’habiller. C’était touteune affaire, depuis six mois qu’il vivait en veste de travail Etquel événement dans la fabrique ! Madame Fromont fut tout desuite prévenue :

– Madame, madame… Voilà monsieur Risler qui sort.

Claire le regarda de ses fenêtres ; et ce grand corpscourbé par le chagrin, appuyé au bras de Sigismond, lui causa uneémotion profonde, singulière, qu’elle se rappela toujours depuis.Dans la rue, des gens saluaient Risler avec intérêt. Rien que cebonjour lui faisait chaud au cœur. Il avait tant besoin debienveillance ! Mais le bruit des voitures l’étourdissait unpeu :

– La tête me tourne,… disait-il à Planus.

– Appuie-toi bien sur moi, mon vieux,… n’aie pas peur.

Et le brave Planus se redressait, promenant son ami avec lafierté naïve et fanatique d’un paysan du Midi portant le saint deson village.

Ils arrivèrent enfin au Palais-Royal. Le jardin était plein demonde. On venait pour entendre la musique ; et dans lapoussière et le fracas des chaises, chacun cherchait à se placer.Les deux amis entrèrent vite au restaurant pour échapper à tout cetrain. Ils s’installèrent dans un de ces grands salons, au premier,d’où l’on aperçoit la verdure des arbres, les promeneurs etl’aigrette du jet d’eau entre les deux carrés de parterremélancoliques. Pour Sigismond, c’était l’idéal du luxe, cette sallede restaurant, avec de l’or partout, autour des glaces, dans lelustre et jusque sur la tenture en papier gaufré. La servietteblanche, le petit pain, la carte d’un dîner à prix fixe leremplissaient de joie.

– Nous sommes bien, n’est-ce pas ?… disait-il àRisler.

Puis, à chacun des plats de ce régal à deux francs cinquante, ils’exclamait, remplissait de force l’assiette de son ami.

– Mange de ça… c’est bon.

L’autre, malgré son désir de faire honneur à la fête, semblaitpréoccupé et regardait toujours par la fenêtre.

– Te rappelles-tu, Sigismond ?… fit-il au bout d’unmoment.

Le vieux caissier, tout à ses souvenirs d’autrefois, aux débutsde Risler à la fabrique répondit :

– Je crois bien que je me rappelle… tiens ! Lapremière fois que nous avons dîné ensemble au Palais-Royal, c’étaiten février 46, l’année où on a installé les planches-plates à lamaison.

Risler secoua la tête :

– Oh ! non…, moi je parle d’il y a trois ans… C’estlà, en face, que nous avons dîné ce fameux soir.

Et il lui montrait les grandes fenêtres du salon de Véfour quele soleil couchant allumait comme les lustres d’un repas de noces,– Tiens ! c’est vrai…, murmura Sigismond un peu confus. Quelleidée malheureuse il avait eue d’amener son ami dans un endroit quilui rappelait des choses si pénibles !

Risler, ne voulant pas attrister le repas, leva son verrebrusquement.

– Allons ! à ta santé, mon vieux camarade.

Il essayait de détourner la conversation. Mais une minute après,lui-même la remettait sur ce sujet-la, et tout bas, comme s’ilavait honte, il demandait à Sigismond :

– Est-ce que tu l’as vue ?

– Ta femme ?… Non, jamais.

– Elle n’a plus écrit ?

– Non…, plus du tout.

– Mais enfin, tu dois avoir des nouvelles. Qu’est-cequ’elle a fait pendant ces six mois ? Est-ce qu’elle vit avecses parents ?

– Non.

Risler pâlit. Il espérait que Sidonie serait retournée près desa mère, qu’elle aurait travaillé comme lui, pour oublier etexpier. Il avait pensé souvent que, d’après ce qu’il apprendraitd’elle quand il aurait le droit d’en parler, il réglerait sa viefuture, et dans un de ces avenirs lointains qui ont l’indécision durêve, il se voyait parfois s’exilant avec les Chèbe au fond dequelque pays bien ignoré où rien ne lui rappellerait la hontepassée. Ce n’était pas un projet, certes, mais cela vivait au fondde son esprit comme un espoir et ce besoin qu’ont tous les êtres dese reprendre au bonheur.

– Est-ce qu’elle est à Paris ?… demanda-t-il aprèsquelques instants de réflexion.

– Non… Elle est partie il y a trois mois. On ne sait pas oùelle est allée.

Sigismond n’ajouta pas qu’elle était partie avec son Cazabonidont elle portait le nom maintenant, qu’ils couraient ensemble lesvilles de province, que sa mère était désolée, ne la voyait plus etn’avait plus de ses nouvelles que par Delobelle. Sigismond ne crutdevoir rien dire de tout cela, et après son dernier mot :

« Elle est partie », il se tut.

Risler, de son côté, n’osait plus rien demander.

Pendant qu’ils étaient là, en face l’un de l’autre, assezembarrassés de ce long silence, la musique militaire éclata sousles arbres du jardin. On jouait une de ces ouvertures d’opéraitalien qui semblent faites pour le plein ciel des promenadespubliques, et dont les notes nombreuses se mêlent, en montant dansl’air, aux « psst !… psst !… » des hirondelles,à l’élan perlé du jet d’eau. Les cuivres éclatants font bienressortir la douceur tiède de ces fins de journées d’été siaccablées, si longues à Paris, il semble qu’on n’entend plusqu’eux. Les roues lointaines, les cris des enfants qui jouent, lespas des promeneurs sont emportés dans ces ondes sonoresjaillissantes et rafraîchissantes, aussi utiles aux Parisiens quel’arrosement journalier de leurs promenades. Tout autour les fleursfatiguées, les arbres blancs de poussière, les visages que lachaleur rend pâles et mats, toutes les tristesses, toutes lesmisères d’une grande ville courbées et songeuses sur les bancs dujardin en reçoivent une impression de soulagement et de réconfort.L’air est remué, renouvelé par ces accords qui le traversent en leremplissant d’harmonie.

Le pauvre Risler éprouva comme une détente de tous sesnerfs.

– Ça fait du bien, un peu de musique… disait-il avec desyeux brillants.

Et il ajouta en baissant la voix :

– J’ai le cœur gros, mon vieux… Si tu savais…

Ils restèrent sans parler, accoudés à la fenêtre, pendant qu’onleur servait le café. Puis la musique cessa, le jardin devintdésert. La lumière attardée aux angles remonta vers les toits, mitses derniers rayons aux vitres les plus hautes, suivie par lesoiseaux, les hirondelles qui, de la gouttière où elles se serraientles unes contre les autres, saluèrent d’un dernier gazouillement lejour qui finissait.

– Voyons… Où allons-nous ? dit Planus en sortant durestaurant.

– Où tu voudras…

Il y avait là tout près, à un premier étage de la rueMontpensier, un café chantant où on voyait entrer beaucoup demonde.

– Si nous montions ?… demanda Planus, qui voulaitdissiper à tout prix la tristesse de son ami…, la bière estexcellente.

Risler se laissa entraîner, depuis six mois il n’avait pas bu debière… C’était un ancien restaurant transformé en salle de concert.Trois grandes pièces, dont on avait abattu les cloisons, sesuivaient, soutenues et séparées par des colonnes dorées, unedécoration mauresque, rouge vif, bleu tendre, avec de petitscroissants et des turbans roulés en ornement.

Quoiqu’il fût encore de bonne heure, tout était plein, et l’onétouffait, même avant d’entrer, rien qu’en voyant cet entassementde gens assis autour des tables, et tout au fond, à demi cachéespar la suite des colonnes, ces femmes empilées sur une estrade,parées de blanc, dans la chaleur et l’éblouissement du gaz.

Nos deux amis eurent beaucoup de peine à se caser, et encorederrière une colonne d’où ils ne pouvaient voir qu’une moitié del’estrade, occupée en ce moment par un superbe monsieur en habitnoir et en gants jaunes, frisé, ciré, pommadé, qui chantait d’unevoix vibrante.

Mes beaux lions aux crins dorés

Du sang des troupeaux altérés,

Halte-là !… je faissentinellô !…

Le public, des petits commerçants du quartier avec leurs dameset leurs demoiselles, paraissait enthousiasmé ; les femmessurtout. Il était si bien l’idéal des imaginations de boutique, cemagnifique berger du désert qui parlait aux lions avec cetteautorité et gardait son troupeau en tenue de soirée. Aussi, malgréleur allure bourgeoise, leurs toilettes modestes et la banalité deleur sourire de comptoir, toutes ces dames, tendant leurs petitsbecs vers l’hameçon du sentiment, roulaient des yeux langoureux ducôté du chanteur. Le comique était de voir ce regard à l’estrade setransformer tout à coup, devenir méprisant et féroce en tombant surle mari, le pauvre mari, en train de boire tranquillement une chopevis-à-vis de sa femme : « Ce n’est pas toi qui seraiscapable de faire, sentinellô à la barbe des lions et enhabit noir encore, et avec des gants jaunes… » Et l’œil dumari avait bien l’air de répondre : « Ah ! dame,oui, c’est un gaillard, celui-là ».

Assez indifférents à ce genre d’héroïsme, Risler et Sigismondsavouraient leur bière sans prêter une grande attention à lamusique, quand la romance finie, dans les applaudissements, lescris, le brouhaha qui suivirent, le père Planus poussa uneexclamation :

– Tiens ! c’est drôle… on dirait… mais oui, je ne metrompe pas… C’est lui, c’est Delobelle !

C’était, en effet, l’illustre comédien qu’il venait de découvrirlà-bas, au premier rang près de l’estrade. Sa tête grisonnanteapparaissait de trois quarts. Négligemment il s’appuyait à unecolonne, le chapeau à la main, dans sa grande tenue despremières ; liage éblouissant, frisure au petit fer,habit noir piqué d’un camélia à la boutonnière comme d’unedécoration. Il regardait de temps en temps la foule d’un air tout àfait supérieur ; mais c’est vers l’estrade qu’il se tournaitle plus souvent, avec des mines aimables, des petits souriresencourageants, des applaudissements simulés, adressés à quelqu’unque de sa place le père Planus ne pouvait pas voir.

La présence de l’illustre Delobelle dans un café-concert n’avaitrien de bien extraordinaire, puisqu’il passait toutes ses soiréesdehors ; pourtant le vieux caissier en ressentit un certaintrouble, surtout quand il aperçut au même rang de spectateurs unecapote bleue et des yeux d’acier. C’était madame Dobson, lasentimentale maîtresse de chant. Dans la fumée des pipes et laconfusion de la foule, ces deux physionomies rapprochées l’une del’autre faisaient à Sigismond l’effet de deux apparitions comme enévoquent les coïncidences d’un mauvais rêve. Il eut peur pour sonami, sans savoir précisément de quoi ; et tout de suite l’idéelui vint de l’emmener :

– Allons-nous-en, Risler… On meurt de chaud ici.

Au moment où ils se levaient, car Risler ne tenait pas plus àrester là qu’à partir, l’orchestre, composé d’un piano et dequelques violons commença une ritournelle bizarre. Il se fit dansla salle un mouvement de curiosité. On criait ;« Chut !… Chut !… Assis ! »

Ils furent obligés de reprendre leurs places. D’ailleurs Rislercommençait à être troublé.

– Je connais cet air-là, se disait-il. Où l’ai-jeentendu ?

Un tonnerre d’applaudissements et une exclamation de Planus luifirent lever les yeux.

– Viens, viens… sortons… disait le caissier, en essayant del’entraîner dehors.

Mais il était trop tard. Risler avait déjà vu sa femme s’avancerau bord de l’estrade et s’incliner devant le public avec dessourires de danseuse.

Elle était en robe blanche, comme la nuit du bal ; mais ily avait maintenant moins de richesse dans toute sa tenue et unlaisser-aller choquant. La robe tenait à peine aux épaules, lescheveux s’envolaient en un brouillard blond au-dessus des yeux, etautour du cou un collier de perles trop grosses pour être vraiess’étageait avec un brio de clinquant. Delobelle avait raison :c’est la vie de bohème qu’il lui fallait. Sa beauté y avait gagnéje ne sais quelle expression insouciante qui la caractérisait, enfaisait bien le type de la femme échappée, livrée à tous leshasards et descendant d’étape en étape jusqu’au plus profond del’enfer parisien, sans que rien au monde soit assez fort pour laramener à l’air pur et à la lumière.

Et comme elle semblait à l’aise dans son cabotinage ! Avecquel aplomb elle s’avançait sur cette estrade ! Ah ! sielle avait pu voir le regard désespéré et terrible qui la fixaitlà-bas dans la salle, embusqué derrière une colonne, son souriren’aurait pas eu cette placidité impudique, sa voix n’aurait pastrouvé ces inflexions câlines et langoureuses pour roucouler laseule romance que madame Dobson eût jamais pu luiapprendre :

Pauv’ pitit mam’zelle Zizi

C’est l’amou, l’amou qui tourne

La tête à li.

Risler s’était levé, malgré les efforts de Planus.

– Assis… assis…, lui criait-on.

Le malheureux n’entendait rien. Il regardait sa femme.

C’est l’amou, l’amou qui tourne

La tête à li,

répétait Sidonie en minaudant.

Une minute il se demanda s’il n’allait pas bondir sur l’estradeet tout tuer. Il lui passait des lueurs rouges dans les yeux etcomme un aveuglement de fureur. Puis tout à coup la honte et ledégoût le prirent, et il se précipita dehors en renversant leschaises, les tables, poursuivi par l’effarement et les imprécationsde tous ces bourgeois scandalisés.

Chapitre 6LA VENGEANCE DE SIDONIE

Jamais, depuis plus de vingt ans qu’il habitait Montrouge,Sigismond Planus n’était rentré si tard, sans prévenir sa sœur.Aussi mademoiselle Planus était-elle dans une grande anxiété.Vivant en communauté d’idées et de tout avec son frère, n’ayantqu’une même âme pour elle et pour lui, la vieille fille avait eupendant plusieurs mois le contre-coup de toutes les inquiétudes, detoutes les indignations du caissier ; et il lui en étaitresté, encore maintenant, une grande facilité à trembler et às’émouvoir. Au moindre retard de Sigismond, elle pensait :

« Ah ! mon Dieu… Pourvu qu’il n’y ait pas eu quelquehistoire à la fabrique ! »

Voilà pourquoi, ce soir-là, une fois la basse-cour perchée etendormie, le diner desservi sans qu’on y eût touché, mademoisellePlanus s’était assise dans la petite salle basse, et attendaitpleine d’agitation.

Enfin, vers onze heures, on sonna. Un coup de sonnette, timideet triste, qui ne ressemblait en rien au vigoureux coup de poignetde Sigismond.

– Est-ce vous, monsieur Planus ?… demanda la vieilledemoiselle du haut du perron.

C’était lui, mais il ne rentrait pas seul. Un grand vieux toutcourbé le suivait, qui, en entrant, dit bonjour d’une voix lenteAlors seulement mademoiselle Planus reconnut Risler aîné, qu’ellen’avait pas vu depuis les visites du jour de l’an, c’est-à-direquelque temps avant tous les drames de la fabrique. Elle eut peineà retenir une exclamation de pitié, mais devant le mutisme gravedes deux hommes, elle comprit qu’il fallait se taire.

– Mademoiselle Planus, ma sœur, vous mettrez des drapsblancs à mon lit. Notre ami Risler nous fait l’honneur de coucherchez nous, cette nuit.

La vieille fille alla bien vite préparer la chambre avec un soinpresque tendre, car on sait qu’en dehors de M. Planus monfrère, Risler était le seul homme excepté de la réprobationgénérale où elle les enveloppait tous.

En sortant du café-concert, le mari de Sidonie avait d’abord euun moment d’exaltation effrayante. Il marchait au bras de Planusavec des détentes par tout le corps. À cette heure, il n’était plusquestion d’aller chercher la lettre et le paquet à Montrouge.

– Laisse-moi… va-t’en… disait-il à Sigismond, j’ai besoind’être seul…

Mais l’autre se serait bien gardé de l’abandonner ainsi à sondésespoir. Sans que Risler s’en aperçût, il l’entraînait loin de lafabrique, et l’intelligence de son cœur inspirant au vieux caissierce qu’il devait dire à son ami, pendant toute la route il ne luiavait parlé que de Frantz, son petit Frantz qu’il aimait tant.

« Ça, oui, c’était de l’affection, et vraie, et sûre… Pasde trahison à craindre avec des cœurs commecelui-là !… »

Tout en parlant, ils avaient quitté le Paris bruyant du centre.Ils marchaient maintenant le long des quais, frôlaient le Jardindes Plantes, s’enfonçaient dans le faubourg Saint-Marceau. Rislerse laissait conduire. Les paroles de Planus lui faisaient tant debien !

Ils arrivaient ainsi tout près de la Bièvre, bordée en cetendroit de tanneries, dont les grands séchoirs à claire-voie serayaient de bleu sur le fond du ciel, puis, dans les plaines vaguesde Montsouris, vastes terrains brûlés et pelés par le souffle defeu que Paris répand autour de son travail journalier, comme undragon gigantesque dont l’haleine de fumée, de vapeur, ne souffreaucune végétation à sa portée.

De Montsouris aux fortifications de Montrouge il n’y a qu’unpas. Une fois-là, Planus n’eut pas grand’peine à entraîner son amichez lui. Il pensait avec raison que son intérieur calme, lespectacle d’une amitié fraternelle, paisible et dévouée, mettraitau cœur de cet infortuné comme un avant-goût du bonheur quil’attendait près de son frère Frantz. Et, en effet, à peineétaient-ils entrés, que le charme de la petite maison opéraitdéjà.

– Oui, oui, tu as raison, mon vieux, disait Risler enmarchant à grands pas dans la salle basse, il ne faut plus que jepense à cette femme. C’est comme une morte pour moi maintenant. Jen’ai plus que mon petit Frantz au monde… Je ne sais pas encore sije le ferai revenir ou si j’irai le rejoindre ; ce qu’il y ade sûr, c’est que nous allons rester ensemble… Moi qui désiraistant avoir un fils. Le voilà tout trouvé, mon fils. Je n’en veuxpas d’autre. Quand je pense que j’ai eu un instant l’idée demourir… Allons donc ! Elle en serait bien trop heureuse,madame Chose, là bas ! Je veux vivre, au contraire, vivre avecmon Frantz, et rien que pour lui.

– Bravo ! dit Sigismond, voilà comme je voulais tevoir.

À ce moment, mademoiselle Planus vint annoncer que la chambreétait prête. Risler s’excusait du dérangement qu’il luicausait.

– Vous êtes si bien, si heureux ici… C’est vraiment dommagede vous apporter ma tristesse.

– Eh ! mon vieux, tu peux te faire un bonheursemblable au nôtre, dit le brave Sigismond en rayonnant… J’ai masœur, tu as ton frère. Qu’est-ce qu’il nous manque ?

Risler eut un vague sourire. Il se voyait déjà installé avecFrantz dans une petite maison tranquille et quakeresse commecelle-ci. Décidément le père Planus avait eu une bonne idée.

– Viens te coucher, dit-il d’un air triomphant… Nous allonste montrer ta chambre.

La chambre de Sigismond Planus était une pièce aurez-de-chaussée, une grande pièce simplement mais proprementmeublée, avec des rideaux de cotonnade aux fenêtres, au baldaquindu lit, et des petits carrés de tapis au bas des chaises sur lecarreau luisant. Madame Fromont mère, elle-même, n’aurait rientrouvé à redire à l’ordre, à la bonne tenue de l’endroit. Sur desplanches formant bibliothèque quelques livres étaient rangés :le Manuel du Pêcheur à la ligne, La Parfaite Ménagère à lacampagne, Les Comptes faits de Barême. C’était toute la partieintelligente de l’appartement.

Le père Planus regardait autour de lui fièrement. Le verre d’eause trouvait à sa place sur la table en noyer, la boîte à rasoir surla toilette.

– Tu vois, Risler… Il y a tout ce qu’il faut… D’ailleurs,si tu manquais de quelque chose, les clefs sont à tous les meubles…tu n’as qu’à ouvrir… Et regarde quelle belle vue on a d’ici… Ilfait un peu noir en ce moment ; mais demain matin, ent’éveillant, tu verras, c’est magnifique. »

Il ouvrit la fenêtre. De grosses gouttes de pluie commençaient àtomber, et des éclairs déchirant la nuit montraient la longue lignesilencieuse des talus qui s’étendaient au loin, avec des poteauxtélégraphiques de place en place ou la porte sombre d’une casemate.Par intervalles, le pas d’une patrouille sur le chemin de ronde, lecliquetis d’un fusil ou d’un sabre rappelaient qu’on se trouvaitdans la zone militaire. C’était cela l’horizon tant vanté dePlanus, horizon mélancolique s’il en fut.

– Et maintenant, bonsoir… Dors bien. Mais au moment où levieux caissier allait sortir, son ami le rappela :

– Sigismond ?

– Présent… dit le bonhomme, et il attendit.

Risler rougit légèrement, eut ce mouvement de lèvres de l’hommequi va parler, puis, faisant un grand effort surlui-même :

– Non, non… rien… Bonsoir, mon vieux.

Dans la salle à manger le frère et la sœur causèrent encorelongtemps à voix basse. Planus racontait le terrible événement dela soirée, la rencontre avec Sidonie ; et vous pensez s’il yen eut des « oh ! les femmes !… » et des« oh ! les hommes !… » Enfin, quand on eutfermé à clef la porte du petit jardin, mademoiselle Planus montadans sa chambre, et Sigismond s’installa, comme il put, dans unpetit cabinet à côté. Vers le milieu de la nuit, le caissier futréveillé en sursaut par sa sœur, qui l’appelait à demi-voix, trèseffrayée :

– Monsieur Planus, mon frère ?

– Hein ?

– Avez-vous entendu ?

– Non… Quoi donc ?

– Oh ! c’était affreux… Quelque chose comme un grandsoupir, mais si fort, mais si triste… Ça venait de la chambre enbas.

Ils écoutèrent. Au dehors, la pluie tombait à torrents, avec cebruit de feuillages qui donne à la campagne une impression sicomplète d’isolement et d’étendue.

– C’est le vent… dit Planus.

– Je suis sûre que non… Chut !… écoutez… Dans letumulte de l’orage, une plainte montait, comme un sanglot fait d’unnom péniblement articulé :

– Frantz !… Frantz !…

C’était sinistre et lamentable. Lorsque le Christ en croixpoussa dans l’espace vers le ciel vide son cri désespéré :« Eli, Eli, lamma sabacthani », ceux qui l’entendirentdurent éprouver l’espèce de terreur superstitieuse qui saisit toutà coup mademoiselle Planus.

– J’ai peur, murmura-t-elle… si vous alliez voir.

– Non, non, laissons-le. Il pense à son frère… Pauvregarçon ! C’est encore cette idée-là qui peut lui faire le plusde bien.

Et le vieux caissier se rendormit. Le lendemain il se réveilla,comme toujours, à la diane sonnant dans les forts ; car lapetite maison, entourée de casernes, réglait toute sa vie sur lessonneries militaires. La sœur, déjà levée, donnait à manger auxpoules. En voyant Sigismond debout, elle vint vers lui un peuémue.

– C’est singulier, dit-elle, je n’entends rien remuer chezmonsieur Risler… Pourtant la fenêtre est grande ouverte.

Sigismond, très étonné, alla frapper chez son ami :

– Risler !… Risler !

Il appelait avec une certaine inquiétude.

– Risler ! es-tu là ?… est-ce que tu dors ?Rien ne répondait. Il ouvrit la porte.

La chambre était froide. On sentait que, par la fenêtre ouverte,l’humidité du dehors l’avait envahie toute la nuit. Au premier coupd’œil jeté sur le lit, Planus pensa. « Il ne s’est pascouché… » En effet la couverture était intacte, et dans lachambre, une veillée pleine d’agitation se révélait aux moindresdétails, à la lampe encore fumante et qu’on avait négligéd’éteindre, à la carafe entièrement vidée dans une fièvred’insomnie ; mais ce qui terrifia le caissier, ce fut detrouver grand ouvert le tiroir de commode où il avait soigneusementdéposé la lettre et le paquet confiés à lui par son ami.

La lettre n’était plus là. Le paquet déplié, resté sur la table,laissait voir une photographie, le portrait de Sidonie à quinzeans. Avec sa robe à guimpe, ses cheveux mutins, séparés au front,sa pose embarrassée de fillette encore gauche, la petite Chèbed’autrefois, l’apprentie de mademoiselle Le Mire, ne ressemblaitguère à la Sidonie de maintenant. Et c’est justement pour cela queRisler avait gardé cette photographie, comme un souvenir, non pasde sa femme, mais de la « petite ».

Sigismond était consterné.

– C’est ma faute, se disait-il… j’aurais dû retirer lesclefs… Mais qui se serait douté qu’il y pensait encore ?… Ilm’avait tant juré que cette femme n’existait plus pour lui.

À ce moment mademoiselle Planus entra, le visage bouleversé.

– Monsieur Risler est parti… fit-elle.

– Parti ?… La porte du jardin n’était donc pasfermée ?

– Il a passé par-dessus le mur… On voit les marques.

Ils se regardèrent, terrifiés.

Planus pensait : « C’est la lettre !… »

Évidemment cette lettre de sa femme avait dû apparaître à Rislerquelque chose d’extraordinaire ; et pour ne pas réveiller seshôtes, il s’était sauvé sans bruit, par la fenêtre, comme unvoleur. Pourquoi ? Dans quel but ?

– Vous verrez, ma sœur, disait le pauvre Planus en achevantde s’habiller à la hâte, vous verrez que cette coquine lui aurajoué encore quelque tour. Et comme la vieille fille essayait de lerassurer, le brave homme en revenait toujours à son motiffavori :

– Chai bas gonfianze !… Puis, sitôt prêt, ils’élança dehors.

Sur la terre détrempée par la grosse pluie de la nuit, les pasde Risler s’apercevaient jusqu’à la porte du petit jardin. Il avaitdû partir avant le jour, car les carrés de légumes et les borduresde fleurs étaient défoncés au hasard par des traces creuses,espacées en de longues enjambées ; le mur du fond avait deséraflures blanches, un léger éboulement au faîte. Le frère et lasœur sortirent sur le chemin de ceinture. Ici la marque des pasdevenait impossible à suivre. On voyait pourtant que Risler étaitallé dans la direction de la route d’Orléans.

– Au fait, hasarda mademoiselle Planus, nous sommes bienbons de nous tourmenter ; il est peut-être retourné à lafabrique tout simplement.

Sigismond secoua la tête. Ah ! s’il avait dit tout ce qu’ilpensait.

– Allons, rentrez, ma sœur… Je vais voir… Et le vieux« chai bas gonfianze » partit en coup de vent, sacrinière blanche encore plus hérissée que d’habitude.

À cette heure-là, sur la route de ceinture, c’était unva-et-vient de soldats, de maraîchers, la garde montante, deschevaux d’officiers qu’on promenait, des cantiniers avec leuréquipage, tout le train, tout le mouvement qui se fait le matinautour des forts. Planus s’en allait à grands pas au milieu dubruit, quand tout à coup il s’arrêta. Sur la gauche, au pied destalus, devant un petit bâtiment carré où se lit en noir sur leplâtre cru :

VILLE DE PARIS

ENTRÉE DES CARRIÈRES

Il venait d’apercevoir une foule rassemblée et des uniformes desoldats, de douaniers, mêlés aux blouses flasques et terreuses desrôdeurs de barrières. Instinctivement le vieux s’approcha.Au-dessous d’une poterne ronde à barreaux de fer, un douanier assissur la marche de pierre parlait avec de grands gestes, comme s’ilfaisait une démonstration :

– Il était là où je suis, disait-il… Il s’est pendu assis,en tirant de toutes ses forces sur la corde… comme ça… han !…Et il faut croire que c’était bien son idée de mourir, car on atrouvé dans sa poche un rasoir dont il se serait servi au cas où lacorde aurait cassé.

Dans la foule une voix dit : « Pauvrediable !… » Ensuite une autre, mais celle-là tremblante,étranglée par l’émotion, demanda timidement :

– Est-ce qu’on est bien sûr qu’il serait mort ?

Tout le monde se mit à rire en regardant Planus.

– En voilà un vieux serin, fit le douanier… Puisque je vousdis qu’il était tout bleu ce matin, quand nous l’avons décrochépour le porter à la caserne des chasseurs.

Elle n’était pas loin, cette caserne ; et pourtantSigismond Planus eut toutes les peines du monde à se traînerjusque-là. Il avait beau se dire que les suicides ne sont pas raresà Paris, surtout dans ces parages, que pas un jour ne se passe sansqu’on relève un cadavre sur cette longue ligne des fortifications,comme sur le rivage d’une mer dangereuse, rien ne pouvait ledistraire de l’affreux pressentiment qui, depuis le matin, luiserrait le cœur.

– Ah ! vous venez pour le pendu, lui dit lemar-chef de planton à la porte de la caserne… tenez !Il est là.

On avait étendu le corps, dans une espèce de remise, sur unetable à tréteaux. Un manteau de cavalerie, jeté dessus, lerecouvrait entièrement, tombait avec ces plis de linceul que larigidité de la mort creuse partout autour d’elle. Un grouped’officiers, quelques soldats en pantalons de toile regardaient deloin en causant à voix basse comme dans une église ; et sur lerebord d’une haute fenêtre, un aide-major écrivait la constatationdu décès. C’est à lui que Sigismond s’adressa.

– Je voudrais bien le voir, demanda-t-il doucement.

– Voyez.

Il s’approcha du tréteau, hésita une minute, puiss’enhardissant, découvrit un visage tuméfié, un grand corpsimmobile dans ses vêtements trempés de pluie…

– Elle a donc fini par te tuer, mon vieux camarade… murmuraPlanus.

Et il tomba à genoux en sanglotant. Les officiers s’étaientavancés curieusement pour regarder le mort, resté découvert.

– Voyez donc, major, dit l’un d’eux… Il a la main fermée,comme s’il serrait quelque chose.

– En effet, répondit le major en s’approchant… Cela arrivequelquefois dans les dernières convulsions… Vous rappelez-vous, àSolférino ? Le commandant Bordy tenait comme cela dans sa mainle médaillon de sa petite fille. Nous avons eu bien du mal à le luiarracher.

Tout en parlant, il essayait d’ouvrir cette pauvre main crispéeet morte.

– Tiens ! dit-il, c’est une lettre qu’il serrait sifort.

Il allait la lire ; mais un des officiers la lui prit desmains et la passa à Sigismond toujours agenouillé :

– Voyez, monsieur. C’est peut-être une dernière volonté àremplir.

Sigismond Planus se leva. Comme la pièce était sombre, ils’approcha de la croisée en chancelant, et lut, les yeux brouillésde larmes :

« … Eh bien ! oui, je t’aime, je t’aime… Plus quejamais et pour toujours… À quoi bon lutter et nous débattre ?…Notre crime est plus fort que nous.

*

* *

C’était la lettre que Frantz avait écrite à sa belle-sœur un anauparavant, et que Sidonie avait envoyée à son mari le lendemain deleur scène pour se venger de lui et de son frère en même temps.Risler aurait pu survivre à la trahison de sa femme, mais latrahison de son frère l’avait tué du coup.

Quand Sigismond eut compris, il resta atterré… Il était là, lalettre à la main, regardant machinalement devant lui par cettefenêtre grande ouverte. Six heures sonnaient. Là-bas, au-dessus deParis, qu’on entendait gronder sans le voir, une buée s’élevait,lourde, lentement remuée, frangée au bord de rouge et de noir commeun nuage de poudre sur un champ de bataille… Peu à peu desclochers, des façades blanches, l’or d’une coupole, se dégagèrentdu brouillard, éclatèrent en une splendeur de réveil. Puis, dans ladirection du vent, les mille cheminées d’usines, levées sur cemoutonnement de toits groupés, se mirent à souffler à la fois leurvapeur haletante avec une activité de steamer au départ… La vierecommençait… Machine, en avant ! Et tant pis pour qui resteen route !…

Alors le vieux Planus eut un mouvement d’indignationterrible :

– Ah ! coquine… coquine…, criait-il en brandissant sonpoing ; et l’on ne savait pas si c’était à la femme ou à laville qu’il parlait.

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