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Georges

Georges

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1 L’île de France

Ne vous est-il pas arrivé quelquefois, pendant une de ces longues, tristes et froides soirées d’hiver, où, seul avec votre pensée, vous entendiez le vent siffler dans vos corridors, et la pluie fouetter contre vos fenêtres ; ne vous est-il pas arrivé, le front appuyé contre votre cheminée, et regardant, sans les voir, les tisons pétillants dans l’âtre ;ne vous est-il pas arrivé, dis-je, de prendre en dégoût notre climat sombre, notre Paris humide et boueux, et de rêver quelque oasis enchantée, tapissée de verdure et pleine de fraîcheur, où vous puissiez, en quelque saison de l’année que ce fût, au bord d’une source d’eau vive, au pied d’un palmier, à l’ombre des jambosiers, vous endormir peu à peu dans une sensation de bien-être et de langueur ?

Eh bien, ce paradis que vous rêviez existe ; cet Eden que vous convoitiez vous attend ; ce ruisseau qui doit bercer votre somnolente sieste tombe en cascade et rejaillit en poussière ; le palmier qui doit abriter votre sommeil abandonne à la brise de la mer ses longues feuilles,pareilles au panache d’un géant. Les jambosiers, couverts de leurs fruits irisés, vous offrent leur ombre odorante. Suivez-moi ;venez.

Venez à Brest, cette sœur guerrière de lacommerçante Marseille, sentinelle armée qui veille surl’Océan ; et là, parmi les cent vaisseaux qui s’abritent dansson port, choisissez un de ces bricks à la carène étroite, à lavoilure légère ; aux mâts allongés comme en donne à ces hardispirates le rival de Walter Scott, le poétique romancier de la mer.Justement nous sommes en septembre, dans le mois propice aux longsvoyages. Montez à bord du navire auquel nous avons confié notrecommune destinée, laissons l’été derrière nous, et voguons à larencontre du printemps. Adieu, Brest ! Salut, Nantes !Salut, Bayonne ! Adieu, France !

Voyez-vous, à notre droite, ce géant quis’élève à dix mille pieds de hauteur, dont la tête de granit seperd dans les nuages, au-dessus desquels elle semble suspendue, etdont, à travers l’eau transparente, on distingue les racines depierre qui vont s’enfonçant dans l’abîme ? C’est le pic deTénériffe, l’ancienne Nivaria, c’est le rendez-vous des aigles del’Océan que vous voyez tourner autour de leurs aires et qui vousparaissent à peine gros comme des colombes. Passons, ce n’est pointlà le but de notre course ; ceci n’est que le parterre del’Espagne, et je vous ai promis le jardin du monde.

Voyez-vous, à notre gauche, ce rocher nu etsans verdure que brûle incessamment le soleil des tropiques ?C’est le roc où fut enchaîné six ans le Prométhée moderne ;c’est le piédestal où l’Angleterre a élevé elle-même la statue desa propre honte ; c’est le pendant du bûcher de Jeanne d’Arcet de l’échafaud de Marie Stuart ; c’est le Golgothapolitique, qui fut dix-huit ans le pieux rendez-vous de tous lesnavires ; mais ce n’est point encore là que je vous mène.Passons, nous n’avons plus rien à y faire : la régicide SainteHélène est veuve des reliques de son martyr.

Nous voilà au cap des Tempêtes. Voyez-vouscette montagne qui s’élance au milieu des brumes ? C’est cemême géant Adamastor qui apparut à l’auteur deLa Lusiade. Nous passons devant l’extrémité de laterre ; cette pointe qui s’avance vers nous, c’est la proue dumonde. Aussi, regardez comme l’Océan s’y brise furieux maisimpuissant, car ce vaisseau-là ne craint pas ses tempêtes, car ilfait voile pour le port de l’éternité, car il a Dieu même pourpilote. Passons ; car, au delà de ces montagnes verdoyantes,nous trouverons des terres arides et des déserts brûlés par lesoleil. Passons : je vous ai promis de fraîches eaux, de douxombrages, des fruits sans cesse mûrissants et des fleurséternelles.

Salut à l’océan Indien, où nous pousse le ventd’ouest : salut au théâtre des Mille et uneNuits ; nous approchons du but de notre voyage. VoiciBourbon la mélancolique, rongée par un volcan éternel. Donnons uncoup d’œil à ses flammes et un sourire à ses parfums ; puisfilons quelques nœuds encore, et passons entre l’île Plate et leCoin-de-Mire ; doublons la pointe aux Canonniers ;arrêtons-nous au pavillon. Jetons l’ancre, la rade est bonne ;notre brick, fatigué de sa longue traversée, demande du repos.D’ailleurs, nous sommes arrivés car cette terre, c’est la terrefortunée que la nature semble avoir cachée aux confins du monde,comme une mère jalouse cache aux regards profanes la beautévirginale de sa fille ; car cette terre, c’est la terrepromise, c’est la perle de l’océan Indien, c’est l’île deFrance.

Maintenant, chaste fille des mers, sœurjumelle de Bourbon, rivale fortunée de Ceylan, laisse-moi souleverun coin de ton voile pour te montrer à l’étranger ami, au voyageurfraternel qui m’accompagne ; laisse-moi dénouer taceinture ; oh ! la belle captive ! car nous sommesdeux pèlerins de France et peut-être un jour la Francepourra-t-elle te racheter, riche fille de l’Inde, au prix dequelque pauvre royaume d’Europe.

Et vous qui nous avez suivis des yeux et de lapensée, laissez-moi maintenant vous dire la merveilleuse contrée,avec ses champs toujours fertiles, avec sa double moisson, avec sonannée faite de printemps et d’étés qui se suivent et se remplacentsans cesse l’un l’autre, enchaînant les fleurs aux fruits, et lesfruits aux fleurs. Laissez-moi dire l’île poétique qui baigne sespieds dans la mer, et qui cache sa tête dans les nuages ;autre Vénus née, comme sa sœur, de l’écume des flots, et qui montede son humide berceau à son céleste empire, toute couronnée dejours étincelants et de nuits étoilées, éternelles parures qu’elletenait de la main du Seigneur lui-même, et que l’Anglais n’a pasencore pu lui dérober.

Venez donc, et, si les voyages aériens ne vouseffrayent pas plus que les courses maritimes, prenez, nouveauCléophas, un pan de mon manteau, et je vais vous transporter avecmoi sur le cône renversé du Pieterboot, la plus haute montagne del’île après le piton de la rivière Noire. Puis, arrivés là, nousregarderons de tous côtés, et successivement à droite, à gauche,devant et derrière, au-dessous de nous et au-dessus de nous.

Au-dessus de nous vous le voyez c’est un cieltoujours pur, tout constellé d’étoiles : c’est une napped’azur où Dieu soulève sous chacun de ses pas une poussière d’or,dont chaque atome est un monde.

Au-dessous de nous, c’est l’île tout entièreétendue à nos pieds, comme une carte géographique de centquarante-cinq lieues de tour, avec ses soixante rivières quisemblent d’ici des fils d’argent destinés à fixer la mer autour durivage, et ses trente montagnes tout empanachées de bois de nattes,de takamakas et de palmiers. Parmi toutes ces rivières, voyez lescascades du Réduit et de la Fontaine, qui, du sein des bois oùelles prennent leur source, lancent au galop leurs cataractes pouraller, avec une rumeur retentissante comme le bruit d’un orage, àl’encontre de la mer qui les attend, et qui, calme ou mugissante,répond à leurs défis éternels, tantôt par le mépris, tantôt par lacolère ; lutte de conquérants à qui fera dans le monde plus deravages et plus de bruit : puis, près de cette ambitiontrompée, voyez la grande rivière Noire, qui roule tranquillementson eau fécondante, et qui impose son nom respecté à tout ce quil’environne, montrant ainsi le triomphe de la sagesse sur la force,et du calme sur l’emportement. Parmi toutes ces montagnes, voyezencore le morne Brabant, sentinelle géante placée sur la pointeseptentrionale de l’île pour la défendre contre les surprises del’ennemi et briser les fureurs de l’Océan. Voyez le piton desTrois-Mamelles à la base duquel coulent la rivière du Tamarin et larivière du Rempart, comme si l’Isis indienne avait voulu justifieren tout son nom. Voyez enfin le Pouce, après le Pieterboot, où noussommes, le pic le plus majestueux de l’île, et qui semble lever undoigt au ciel pour montrer au maître et à ses esclaves qu’il y aau-dessus de nous un tribunal qui fera justice à tous deux.

Devant nous, c’est le port Louis, autrefois leport Napoléon, la capitale de l’île, avec ses nombreuses maisons enbois, ses deux ruisseaux qui, à chaque orage, deviennent destorrents, son île des Tonneliers qui en défend les approches, et sapopulation bariolée qui semble un échantillon de tous les peuplesde la terre, depuis le créole indolent qui se fait porter enpalanquin s’il a besoin de traverser la rue, et pour qui parler estune si grande fatigue qu’il a habitué ses esclaves à obéir à songeste, jusqu’au nègre que le fouet conduit le matin au travail etque le fouet ramène du travail le soir. Entre ces deux extrémitésde l’échelle sociale, voyez les lascars verts et rouges, que vousdistinguez à leurs turbans, qui ne sortent pas de ces deuxcouleurs, et à leurs traits bronzés, mélange du type malais et dutype malabar. Voyez le nègre Yoloff, de la grande et belle race dela Sénégambie, au teint noir comme du jais, aux yeux ardents commedes escarboucles, aux dents blanches comme des perles ; leChinois court, à la poitrine plate et aux épaules larges ;avec son crâne nu, ses moustaches pendantes, son patois quepersonne n’entend et avec lequel cependant tout le mondetraite : car le Chinois vend toutes les marchandises, faittous les métiers, exerce toutes les professions ; car leChinois, c’est le juif de la colonie ; les Malais, cuivrés,petits, vindicatifs, rusés, oubliant toujours un bienfait, jamaisune injure ; vendant, comme les bohémiens, de ces choses quel’on demande tout bas ; les Mozambiques, doux, bons etstupides, et estimés seulement à cause de leur force ; lesMalgaches, fins, rusés, au teint olivâtre, au nez épaté et auxgrosses lèvres, et qu’on distingue des nègres du Sénégal au refletrougeâtre de leur peau ; les Namaquais, élancés, adroits etfiers, dressés dès leur enfance à la chasse du tigre et del’éléphant, et qui s’étonnent d’être transportés sur une terre oùil n’y a plus de monstres à combattre ; enfin, au milieu detout cela, l’officier anglais en garnison dans l’île ou en stationdans le port ; l’officier anglais, avec son gilet rondécarlate, son schako en forme de casquette, son pantalonblanc ; l’officier anglais qui regarde du haut de sa grandeurcréoles et mulâtres, maîtres et esclaves, colons et indigènes, neparle que de Londres, ne vante que l’Angleterre, et n’estime quelui-même. Derrière nous, Grand-Port, autrefois Port Impérial,premier établissement des Hollandais, mais abandonné depuis pareux, parce qu’il est au vent de l’île et que la même brise qui y aconduit les vaisseaux les empêche d’en sortir. Aussi, après êtretombé en ruine, n’est-ce aujourd’hui qu’un bourg dont les maisonsse relèvent à peine, une anse où la goélette vient chercher un abricontre le grappin du corsaire, des montagnes couvertes de forêtsauxquelles l’esclave demande un refuge contre la tyrannie dumaître ; puis, en ramenant les yeux vers nous, et presque sousnos pieds, nous distinguerons, sur le revers des montagnes du port,Moka, tout parfumé d’aloès, de grenades et de cassis ; Moka,toujours si frais, qu’il semble replier le soir les trésors de saparure pour les étaler le matin ; Moka, qui se fait beauchaque jour comme les autres cantons se font beaux pour les joursde fête ; Moka, qui est le jardin de cette île, que nous avonsappelée le jardin du monde.

Reprenons notre première position ;faisons face à Madagascar, et jetons les yeux sur notregauche : à nos pieds, au delà du Réduit, ce sont les plainesWilliams, après Moka le plus délicieux quartier de l’île, et quetermine, vers les plaines Saint-Pierre, la montagne duCorps-de-Garde, taillée en croupe de cheval ; puis par delàles Trois-Mamelles et les grands bois, le quartier de la Savane,avec ses rivières au doux nom, qu’on appelle les rivières desCitronniers, du Bain-des-Négresses et de l’Arcade, avec son port sibien défendu par l’escarpement même de ses côtes, qu’il estimpossible d’y aborder autrement qu’en ami ; avec sespâturages rivaux de ceux des plaines de Saint-Pierre, avec son solvierge encore comme une solitude de l’Amérique ; enfin, aufond des bois, le grand bassin où se trouvent de si gigantesquesmurènes, que ce ne sont plus des anguilles, mais des serpents, etqu’on les a vues entraîner et dévorer vivants des cerfs poursuivispar des chasseurs et des nègres marrons qui avaient eu l’imprudencede s’y baigner.

Enfin, tournons-nous vers notre droite :voici le quartier du Rempart, dominé par le morne de la Découverte,au sommet duquel se dressent des mâts de vaisseaux qui, d’ici, noussemblent fins et déliés comme des branches de saule ; voici lecap Malheureux, voici la baie des Tombeaux, voici l’église desPamplemousses. C’est dans ce quartier que s’élevaient les deuxcabanes voisines de madame de La Tour et de Marguerite ; c’estau cap Malheureux que se brisa le Saint-Géran ; c’està la baie des Tombeaux qu’on retrouva le corps d’une jeune filletenant un portrait serré dans sa main ; c’est à l’église desPamplemousses, et deux mois après, que, côte à côte avec cettejeune fille, un jeune homme du même âge à peu près fut enterré. Or,vous avez deviné déjà le nom des deux amants que recouvre le mêmetombeau : c’est Paul et Virginie, ces deux alcyons destropiques, dont la mer semble, en gémissant sur les récifs quienvironnent la côte, pleurer sans cesse la mort, comme une tigressepleure éternellement ses enfants déchirés par elle même dans untransport de rage ou dans un moment de jalousie.

Et maintenant, soit que vous parcouriez l’îlede la passe de Descorne, au sud-ouest, ou de Mahebourg au petitMalabar, soit que vous suiviez les côtes ou que vous enfonciez dansl’intérieur, soit que vous descendiez les rivières ou que vousgravissiez les montagnes, soit que le disque éclatant du soleilembrase la plaine de rayons de flamme, soit que le croissant de lalune argente les mornes de sa mélancolique lumière, vous pouvez, sivos pieds se lassent, si votre tête s’appesantit, si vos yeux seferment, si, enivré par les émanations embaumées du rosier de laChine, du jasmin de l’Espagne ou du frangipanier, vous sentez vossens se dissoudre mollement comme dans une ivresse d’opium, vouspouvez, O mon compagnon, céder sans crainte et sans résistance àl’intime et profonde volupté du sommeil indien. Couchez-vous doncsur l’herbe épaisse, dormez tranquille et réveillez-vous sans peur,car ce léger bruit qui fait en s’approchant frissonner lefeuillage, ces deux yeux noirs et scintillants qui se fixent survous, ce ne sont ni le frôlement empoisonné du bouqueira de laJamaïque, ni les yeux du tigre de Bengale. Dormez tranquille etréveillez-vous sans peur ; jamais l’écho de l’île n’a répétéle sifflement aigu d’un reptile, ni le hurlement nocturne d’unebête de carnage. Non, c’est une jeune négresse qui écarte deuxbranches de bambou pour y passer sa jolie tête et regarder aveccuriosité l’Européen nouvellement arrivé. Faites un signe, sansmême bouger de votre place, et elle cueillera pour vous la bananesavoureuse, la mangue parfumée ou la gousse du tamarin ; ditesun mot, et elle vous répondra de sa voix gutturale etmélancolique : « Mo sellave mo faire ça que vousvié. » Trop heureuse si un regard bienveillant ou une parolede satisfaction vient la payer de ses services, alors elle offrirade vous servir de guide vers l’habitation de son maître. Suivez-la,n’importe où elle vous mène ; et, quand vous apercevrez unejolie maison avec une avenue d’arbres, avec une ceinture de fleurs,vous serez arrivé ; ce sera la demeure du planteur, tyran oupatriarche, selon qu’il est bon ou méchant ; mais, qu’il soitl’un ou l’autre, cela ne vous regarde pas et vous importe peu.Entrez hardiment, allez vous asseoir à la table de lafamille ; dites : « Je suis votre hôte. » etalors la plus riche assiette de Chine, chargée de la plus bellemain de bananes, le gobelet argenté au fond de cristal, et danslequel moussera la meilleure bière de l’île, seront posés devantvous ; et, tant que vous voudrez, vous chasserez avec sonfusil dans ses savanes, vous pécherez dans sa rivière avec sesfilets ; et, chaque fois que vous viendrez vous-même ou quevous lui adresserez un ami, on tuera le veau gras ; car icil’arrivée d’un hôte est une fête, comme le retour de l’enfantprodigue était un bonheur.

Aussi les Anglais, ces éternels jalouseurs dela France, avaient-ils depuis longtemps les yeux fixés sur sa fillechérie, tournant sans cesse autour d’elle, essayant tantôt de laséduire par de l’or, tantôt de l’intimider par les menaces :mais à toutes ces propositions la belle créole répondait par unsuprême dédain, si bien qu’il fut bientôt visible que ses amants,ne pouvant l’obtenir par séduction, voulaient l’enlever parviolence, et qu’il fallut la garder à vue comme une monjaespagnole. Pendant quelque temps elle en fut quitte pour destentatives sans importance, et par conséquent sans résultat ;mais enfin l’Angleterre, n’y pouvant plus tenir, se jeta sur elle àcorps perdu, et, comme l’île de France apprit un matin que sa sœurBourbon venait déjà d’être enlevée, elle invita ses défenseurs àfaire sur elle meilleure garde encore que par le passé, et l’oncommença tout de bon à aiguiser les couteaux et à faire rougir lesboulets, car de moment en moment on attendait l’ennemi.

Le 23 août 1810, une effroyable canonnade quiretentit par toute l’île annonça que l’ennemi était arrivé.

Chapitre 2Lions et léopards

C’était à cinq heures du soir, et vers la find’une de ces magnifiques journées d’été inconnues dans notreEurope. La moitié des habitants de l’île de France, disposés enamphithéâtre sur les montagnes qui dominent Grand-Port, regardaienthaletants la lutte qui se livrait à leurs pieds, comme autrefoisles Romains, du haut du cirque, se penchaient sur une chasse degladiateurs ou sur un combat de martyrs.

Seulement, cette fois, l’arène était un vasteport tout environné d’écueils, où les combattants s’étaient faitéchouer pour ne pas reculer quand même, et pouvoir, dégagés du soinembarrassant de la manœuvre, se déchirer à leur aise ;seulement, pour mettre fin à cette naumachie terrible, il n’y avaitpas de vestales au pouce levé ; c’était, on le comprenaitbien, une lutte d’extermination, un combat mortel ; aussi lesdix mille spectateurs qui y assistaient gardaient-ils un anxieuxsilence ; aussi la mer, si souvent grondeuse dans ces parages,se taisait-elle elle-même pour qu’on ne perdît pas un mugissementde ces trois cents bouches à feu.

Voici ce qui était arrivé :

Le 20 au matin, le capitaine de frégateDuperré, venant de Madagascar monté sur la Bellone, etsuivi de la Minerve, du Victor, duCeylan et du Windham, avait reconnu les montagnesdu Vent, de l’île de France. Comme trois combats précédents, danslesquels il avait été constamment vainqueur, avaient amené degraves avaries dans sa flotte, il avait résolu d’entrer dans legrand port et de s’y radouber ; c’était d’autant plus facileque, comme on le sait, l’île, à cette époque, était encore toute ànous, et que le pavillon tricolore, flottant sur le fort de l’îlede la Passe et sur son trois-mâts mouillé à ses pieds, donnait aubrave marin l’assurance d’être reçu par des amis. En conséquence,le capitaine Duperré ordonna de doubler l’île de la Passe, située àdeux lieues à peu près en avant de Mahebourg, et, pour exécutercette manœuvre, ordonna que la corvette Victor passeraitla première ; que la Minerve, le Ceylan etla Bellone la suivraient, et quele Windham fermerait la marche. La flottille s’avançadonc, chaque bâtiment venant à la suite de l’autre, le peu delargeur du goulet ne permettant pas à deux vaisseaux de passer defront.

Lorsque le Victor ne fut plus qu’àune portée de canon du trois-mâts embossé sous le fort, ce dernierindiqua par ses signaux que les Anglais croisaient en vue de l’île.Le capitaine Duperré répondit qu’il le savait parfaitement, et quela flotte qu’on avait aperçue se composait deLa Magicienne, de la Néreide,du Syrius et de l’Iphigénie, commandés par lecommodore Lambert ; mais que, comme, de son côté, le capitaineHamelin stationnait sous le vent de l’île avec L’Entreprenant,La Manche,l’Astrée, on était en force pouraccepter le combat si l’ennemi le présentait.

Quelques secondes après, le capitaine Bouvet,qui marchait le second, crut remarquer des dispositions hostilesdans le bâtiment qui venait de faire des signaux. D’ailleurs, ilavait beau l’examiner dans tous ses détails avec le coup d’œilperçant qui trompe si rarement le marin, il ne le reconnaissait paspour appartenir à la marine française. Il fit part de sesobservations au capitaine Duperré, qui lui répondit de prendre sesprécautions, et que lui allait prendre les siennes. Quant auVictor, il fut impossible de le renseigner ; il étaittrop en avant, et tout signe qu’on lui eût fait eût été vu du fortet du vaisseau suspect.

Le Victor continuait donc des’avancer sans défiance, poussé par une jolie brise du sud-est,ayant tout son équipage sur le pont, tandis que les deux bâtimentsqui le suivent regardent avec anxiété les mouvements du trois-mâtset du fort ; tous deux cependant conservent encore desapparences amies ; les deux navires qui se trouvent au traversl’un de l’autre échangent même quelques paroles. Le Victorcontinue son chemin ; il a déjà dépassé le fort, quand tout àcoup une ligne de fumée apparaît aux flancs du bâtiment embossé etau couronnement du fort. Quarante-quatre pièces de canon tonnent àla fois, enfilant de biais la corvette française, trouant savoilure, fouillant son équipage, brisant son petit hunier, tandisqu’en même temps les couleurs françaises disparaissent du fort etdu trois-mâts et font place au drapeau anglais. Nous avons étédupes de la supercherie ; nous sommes tombés dans lepiège.

Mais, au lieu de rebrousser chemin, ce qui luiserait possible encore en abandonnant la corvette qui lui sert demouche, et qui, revenue de sa surprise, répond au feu du trois-mâtspar celui de ses deux pièces de chasse, le capitaine Duperré faitun signal au Windham, qui reprend la mer, et ordonne àla Minerve et au Ceylan de forcer la passe.Lui-même les soutiendra, tandis que le Windham iraprévenir le reste de la flotte française de la position où setrouvent les quatre bâtiments.

Alors les navires continuent de s’avancer, nonplus avec la sécurité du Victor, mais mèche allumée,chaque homme à son poste, et dans ce profond silence qui précèdetoujours les grandes crises. Bientôt la Minerve setrouve bord à bord avec le trois-mâts ennemi ; mais, cettefois, c’est elle qui le prévient : vingt-deux bouches à feus’enflamment à la fois ; la bordée porte en plein bois ;une partie du bastingage du bâtiment anglais vole enmorceaux ; quelques cris étouffés se font entendre ;puis, à son tour, il tonne de toute sa batterie et renvoie à laMinerve les messagers de mort qu’il vient d’en recevoir,tandis que l’artillerie du fort plonge de son côté sur elle, maissans lui faire d’autre mal que de lui tuer quelques hommes et delui couper quelques cordages.

Puis vient le Ceylan, joli brick de22 canons, pris, comme le Victor, la Minerve etle Windham, quelques jours auparavant sur les Anglais, etqui, comme le Victor et la Minerve, allaitcombattre pour la France, sa nouvelle maîtresse. Il s’avança légeret gracieux comme un oiseau de mer qui rase les flots. Puis, arrivéen face du fort et du trois-mâts, le fort, le trois-mâts et leCeylan s’enflammèrent ensemble, confondant leur bruit,tant ils avaient tiré en même temps, et mêlant leur fumée, tant ilsétaient proches l’un de l’autre.

Restait le capitaine Duperré, qui montait laBellonne.

C’était déjà à cette époque un des plus braveset des plus habiles officiers de notre marine. Il s’avança à sontour, serrant l’île de la Passe plus près que n’avait fait aucundes autres bâtiments ; puis, à bout portant, flanc contreflanc, les deux bords s’enflammèrent, échangeant la mort à portéede pistolet. La passe était forcée ; les quatre bâtimentsétaient dans le port ; ils se rallient alors à la hauteur desAigrettes, et vont jeter l’ancre entre l’île aux Singes et laPointe de la Colonie.

Aussitôt le capitaine Duperré se met encommunication avec la ville, et il apprend que l’île Bourbon estprise, mais que, malgré ses tentatives sur l’île de France,l’ennemi n’a pu s’emparer que de l’île de la Passe. Un courrier està l’instant même expédié au brave général Decaen, gouverneur del’île, pour le prévenir que les quatre bâtiments français, leVictor, la Minerve, le Ceylan et laBellone, sont à Grand-Port. Le 21, à midi, le généralDecaen reçoit cet avis, le transmet au capitaine Hamelin, qui donneaux navires qu’il a sous sa direction l’ordre d’appareiller,expédie à travers terres des renforts d’hommes au capitaineDuperré, et le prévient qu’il va faire ce qu’il pourra pour arriverà son secours attendu que tout lui fait croire qu’il est menacé pardes forces supérieures.

En effet, en cherchant à mouiller dans larivière Noire, le 21, à quatre heures du matin, le Windhamavait été pris par la frégate anglaise Syrius. Lecapitaine Pym, qui la commandait, avait appris alors que quatrebâtiments français, sous les ordres du capitaine Duperré, étaiententrés à Grand-Port, où le vent les retenait ; il en avaitaussitôt donné avis aux capitaines deLa Magicienne et de l’Iphigénie, etles trois frégates étaient parties aussitôt : leSyrius remontait vers Grand-Port en passant sous le vent,et les deux autres frégates relevant par le vent pour atteindre lemême point.

Ce sont ces mouvements qu’a vus le capitaineHamelin, et qui, par leur rapport avec la nouvelle qu’il apprend,lui font croire que le capitaine Duperré va être attaqué. Il pressedonc lui-même son appareillage ; mais, quelque diligence qu’ilfasse, il n’est prêt que le 22 au matin. Les trois frégatesanglaises ont trois heures d’avance sur lui, et le vent, qui sefixe au sud-est et qui fraîchit de moment en moment, va augmenterencore les difficultés qu’il doit éprouver pour arriver àGrand-Port.

Le 21 au soir, le général Decaen monte àcheval, et, à cinq heures du matin, il arrive à Mahebourg, suivides principaux colons et de ceux de leurs nègres sur lesquels ilscroient pouvoir compter. Maîtres et esclaves sont armés de fusils,et, dans le cas où les Anglais tenteraient de débarquer, ils ontchacun cinquante coups à tirer. Une entrevue a lieu aussitôt entrelui et le capitaine Duperré.

À midi, la frégate anglaise Syrius,qui est passée sous le vent de l’île, et qui, par conséquent, aéprouvé moins de difficultés sur sa route que les deux frégates,paraît à l’entrée de la passe, rallie le trois-mâts embossé près dufort et que l’on a reconnu pour être la frégate laNéréide, capitaine Willoughby, et toutes deux, comme sielles comptaient à elles seules attaquer la division française,s’avancent sur nous, faisant la même marche que nous avionsfaite ; mais, en serrant de trop près le bas-fond, leSyrius touche, et la journée s’écoule pour son équipage àse remettre à flot.

Pendant la nuit, le renfort de matelots envoyépar le capitaine Hamelin arrive, et est distribué sur les quatrebâtiments français, qui comptent ainsi quatorze cents hommes à peuprès, et cent quarante-deux bouches à feu. Mais comme, aussitôtleur répartition, le capitaine Duperré a fait échouer la division,et que chaque vaisseau présente son travers, la moitié seulementdes canons prendront part à la fête sanglante qui se prépare.

À deux heures de l’après-midi, les frégatesLa Magicienne et l’Iphigénieparurent à leur tour à l’entrée de la passe ; elles rallièrentle Syrius et la Néréide, et toutes quatres’avancèrent contre nous. Deux se firent échouer, les deux autress’amarrèrent sur leurs ancres, présentant un total de dix-septcents hommes et de deux cents canons.

Ce fut un moment solennel et terrible quecelui pendant lequel les dix mille spectateurs qui garnissaient lesmontagnes virent les quatre frégates ennemies s’avancer sans voileset par la seule et lente impulsion du vent dans leurs agrès, etvenir, avec la confiance que leur donnait la supériorité du nombre,se ranger à demi-portée du canon de la division française,présentant à leur tour leur travers, s’échouant comme nous nousétions fait échouer, et renonçant d’avance à la fuite, commed’avance nous y avions renoncé.

C’était donc un combat tout d’exterminationqui allait commencer ; lions et léopards étaient en présence,et ils allaient se déchirer avec des dents de bronze et desrugissements de feu.

Ce furent nos marins qui, moins patients quene l’avaient été les gardes-françaises à Fontenoy, donnèrent lesignal du carnage. Une longue traînée de fumée courut aux flancsdes quatre vaisseaux, à la corne desquels flottait un pavillontricolore ; puis en même temps le rugissement de soixante-dixbouches à feu retentit, et l’ouragan de fer s’abattit sur la flotteanglaise.

Celle-ci répondit presque aussitôt, et alorscommença, sans autre manœuvre que celle de déblayer les ponts deséclats de bois et des corps expirants, sans autre intervalle quecelui de charger les canons, une de ces luttes d’exterminationcomme, depuis Aboukir et Trafalgar, les fastes de la marine n’enavaient pas encore vu. D’abord, on put croire que l’avantage étaitaux ennemis ; car les premières volées anglaises avaient coupéles embossures de la Minerve et du Ceylan ;de sorte que, par cet accident, le feu de ces deux navires setrouva masqué en grande partie. Mais, sous les ordres de soncapitaine, la Bellone fit face à tout, répondant auxquatre bâtiments à la fois, ayant des bras, de la poudre et desboulets pour tous ; vomissant incessamment le feu, comme unvolcan en éruption, et cela pendant deux heures c’est-à-dirependant le temps que le Ceylan et la Minervemirent à réparer leurs avaries : après quoi, comme impatientsde leur inaction, ils se reprirent à rugir et à mordre à leur tour,forçant l’ennemi, qui s’était détourné un instant d’eux pourécraser la Bellone, de revenir à eux, et rétablissantl’unité du combat sur toute la ligne.

Alors il sembla au capitaine Duperré quela Néréide, déjà meurtrie par trois bordées que ladivision lui avait lâchées en forçant la passe, ralentissait sonfeu. L’ordre fut donné aussitôt de diriger toutes les volées surelle et de ne lui donner aucun relâche. Pendant une heure, onl’écrasa de boulets et de mitraille, croyant à chaque instantqu’elle allait amener son pavillon ; puis comme elle nel’amenait pas, la grêle de bronze continua, fauchant ses mâts,balayant son pont, trouant sa carène, jusqu’à ce que son derniercanon s’éteignît, pareil à un dernier soupir, et qu’elle demeurâtrasée comme un ponton dans l’immobilité et dans le silence de lamort.

En ce moment, et comme le capitaine Duperrédonnait un ordre à son lieutenant Roussin, un éclat de mitraillel’atteint à la tête et le renverse dans la batterie ;comprenant qu’il est blessé dangereusement, à mort peut-être, ilfait appeler le capitaine Bouvet lui remet le commandement de laBellone, lui ordonne de faire sauter les quatre bâtimentsplutôt que de les rendre, et, cette dernière recommandation faite,lui tend la main et s’évanouit. Personne ne s’aperçoit de cetévénement ; Duperré n’a pas quitté la Bellone,puisque Bouvet le remplace.

À dix heures, l’obscurité est si grande, qu’onne peut plus pointer, et qu’il faut tirer au hasard. À onze heures,le feu cesse ; mais comme les spectateurs comprennent que cen’est qu’une trêve ils restent à leur poste. En effet, à une heure,la lune paraît, et, avec elle et à sa pâle lumière, le combatrecommence.

Pendant ce moment de relâche, laNéréide a reçu quelques renforts ; cinq ou six de sespièces ont été remises en batterie ; la frégate qu’on a cruemorte n’était qu’à l’agonie, elle reprend ses sens, et elle donnesigne de vie en nous attaquant de nouveau.

Alors Bouvet fait passer le lieutenant Roussinà bord du Victor, dont le capitaine est blessé ;Roussin a l’ordre de remettre le bâtiment à flot et de s’en aller,à bout portant, écraser la Néréide de toute sonartillerie ; son feu ne cessera cette fois que lorsque lafrégate sera bien morte.

Roussin suit à la lettre l’ordre donné :le Victor déploie son foc et ses grands huniers, s’ébranleet vient, sans tirer un seul coup de canon, jeter l’ancre à vingtpas de la poupe de la Néréide ; puis, de là, ilcommence son feu, auquel elle ne peut répondre que par ses piècesde chasse, l’enfilant de bout en bout à chaque bordée. Au point dujour, la frégate se tait de nouveau. Cette fois elle est bien morteet cependant le pavillon anglais flotte toujours à sa corne. Elleest morte, mais elle n’a pas amené.

En ce moment, les cris de « Vivel’empereur ! » retentissent sur laNéréide ; – les dix-sept prisonniers français qu’ellea faits dans l’île de la Passe, et qu’elle a enfermés à fond decale, brisent la porte de leur prison et s’élancent par lesécoutilles, un drapeau tricolore à la main. L’étendard de laGrande-Bretagne est battu, la bannière tricolore flotte à sa place.Le lieutenant Roussin donne l’ordre d’aborder ; mais, aumoment où il va engager les grappins, l’ennemi dirige son feu surla Néréide, qui lui échappe. C’est une lutte inutile àsoutenir ; la Néréide n’est plus qu’un ponton, surlequel on mettra la main aussitôt que les autres bâtiments serontréduits ; le Victor laisse flotter la frégate commele cadavre d’une baleine morte ; il embarque les dix-septprisonniers, va reprendre son rang de bataille, et annonce auxAnglais, en faisant feu de toute sa batterie, qu’il est revenu àson poste.

L’ordre avait été donné à tous les bâtimentsfrançais de diriger leur feu surLa Magicienne, le capitaine Bouvet voulaitécraser les frégates ennemies l’une après l’autre ; vers troisheures de l’après-midi, La Magicienne étaitdevenue le but de tous les coups ; à cinq heures, elle nerépondait plus à notre feu que par secousses et ne respirait quecomme respire un ennemi blessé à mort ; à six heures ons’aperçoit de terre que son équipage fait tous ses préparatifs pourl’évacuer : des cris d’abord, et des signaux ensuite, enavertissent la division française ; le feu redouble ; lesdeux autres frégates ennemies lui envoient leurs chaloupes,elle-même met ses canots à la mer ; ce qui reste d’hommes sansblessure ou blessés légèrement y descend ; mais, dansl’intervalle qu’elles ont à franchir pour gagner leSyrius, deux chaloupes sont coulées bas par les boulets,et la mer se couvre d’hommes qui gagnent en nageant les deuxfrégates voisines.

Un instant après, une légère fumée sort parles sabords de La Magicienne ; puis, demoment en moment, elle devient plus épaisse ; alors, par lesécoutilles, on voit poindre des hommes blessés qui se traînent, quilèvent leurs bras mutilés, qui appellent au secours, car déjà laflamme succède à la fumée, et darde par toutes les ouvertures dubâtiment ses langues ardentes, puis elle s’élance au dehors, rampele long des bastingages, monte aux mâts, enveloppe les vergues, et,au milieu de cette flamme, on entend des cris de rage etd’agonie ; puis enfin tout à coup le vaisseau s’ouvre comme lecratère d’un volcan qui se déchire. Une détonation effroyable sefait entendre : La Magicienne vole enmorceaux. On suit quelque temps ses débris enflammés, qui montentdans les airs, redescendent et viennent s’éteindre en frissonnantdans les flots. De cette belle frégate qui, la veille encore, secroyait la reine de l’Océan, il ne reste plus rien, pas même desdébris, pas même des blessés, pas même des morts. Un grandintervalle, demeuré vide entre la Néréide etl’Iphigénie, indique seul la place où elle était.

Puis, comme fatigués de la lutte, commeépouvantés du spectacle, Anglais et Français firent silence, et lereste de la nuit fut consacré au repos.

Mais, au point du jour, le combat recommence.C’est le Syrius, à son tour, que la division française achoisi pour victime. C’est le Syrius que le quadruple feudu Victor, de la Minerve, de la Belloneet du Ceylan va écraser. C’est sur lui que se réunissentboulets et mitraille. Au bout de deux heures, il n’a plus un seulmât ; sa muraille est rasée, l’eau entre dans sa carène parvingt blessures : s’il n’était échoué, il coulerait à fond.Alors son équipage l’abandonne à son tour ; le capitaine lequitte le dernier. Mais comme à bord deLa Magicienne, le feu est demeuré là, unemèche le conduit à la sainte-barbe, et, à onze heures du matin, unedétonation effroyable se fait entendre, et le Syriusdisparaît anéanti !

Alors l’Iphigénie, qui a combattu surses ancres, comprend qu’il n’y a plus de lutte possible. Elle resteseule contre quatre bâtiments ; car, ainsi que nous l’avonsdit, la Néréide, n’est plus qu’une masse inanimée ;elle déploie ses voiles, et profitant de ce qu’elle a échappépresque saine et sauve à toute cette destruction qui s’arrête àelle, elle essaye de prendre chasse, afin d’aller se remettre sousla protection du fort.

Aussitôt le capitaine Bouvet ordonne à laMinerve et à la Bellone de se réparer et de seremettre à flot. Duperré, sur le lit ensanglanté où il est couché,a appris tout ce qui s’est passé : il ne veut pas qu’une seulefrégate échappe au carnage ; il ne veut pas qu’un seul Anglaisaille annoncer sa défaite à l’Angleterre. Nous avons Trafalgar etAboukir à venger. En chasse ! En chasse surl’Iphigénie !

Et les deux nobles frégates, toutes meurtries,se relèvent, se redressent, se couvrent de voiles et s’ébranlent,en donnant l’ordre au Victor d’amariner laNéréide. Quant au Ceylan, il est si mutilélui-même, qu’il ne peut quitter sa place avant que le calfat aitpansé ses mille blessures.

Alors de grands cris de triomphe s’élèvent dela terre : toute cette population qui a gardé le silenceretrouve la respiration et la voix pour encourager laMinerve et la Bellone dans leur poursuite. Maisl’Iphigénie, moins avariée que ses deux ennemies, gagnevisiblement sur elles ; l’Iphigénie dépasse l’île desAigrettes ; l’Iphigénie va atteindre le fort de laPasse ; l’Iphigénie va gagner la pleine mer et serasauvée. Déjà les boulets dont la poursuivent laMinerve etla Bellone n’arrivent plus jusqu’à elle et viennent mourirdans son sillage, quand tout à coup trois bâtiments paraissent àl’entrée de la Passe, le pavillon tricolore à leur corne ;c’est le capitaine Hamelin, parti de Port-Louis avecL’Entreprenant, La Manche et l’Astrée.l’Iphigénie et le fort de la Passe sont pris entre deuxfeux ; ils se rendront à discrétion, pas un Anglaisn’échappera.

Pendant ce temps, le Victor s’est,pour la seconde fois, rapproché de la Néréide ; et,craignant quelque surprise, il ne l’aborde qu’avec précaution. Maisle silence qu’elle garde est bien celui de la mort. Son pont estcouvert de cadavres ; le lieutenant, qui y met le pied lepremier, a du sang jusqu’à la cheville.

Un blessé se soulève et raconte que six foisl’ordre a été donné d’amener le pavillon, mais que six fois lesdécharges françaises ont emporté les hommes chargés d’exécuter cecommandement. Alors le capitaine s’est retiré dans sa cabine, et onne l’a plus revu.

Le lieutenant Roussin s’avance vers la cabineet trouve la capitaine Willoughby à une table, sur laquelle sontencore un pot de grog et trois verres. Il a un bras et une cuisseemportés. Devant lui son premier lieutenant Thomson est tué d’unbiscaïen qui lui a traversé la poitrine ; et, à ses pieds, estcouché son neveu Williams Murrey, blessé au flanc d’un éclat demitraille.

Alors, le capitaine Willoughby, de la main quilui reste, fait un mouvement pour rendre son épée ; mais lelieutenant Roussin, à son tour, étend le bras, et, saluantl’Anglais moribond :

– Capitaine, dit-il, quand on se sert d’uneépée comme vous le faites, on ne rend son épée qu’à Dieu !

Et il ordonne aussitôt que tous les secourssoient prodigués au capitaine Willoughby. Mais tous les secoursfurent inutiles : le noble défenseur de la Néréidemourut le lendemain.

Le lieutenant Roussin fut plus heureux àl’égard du neveu qu’il ne l’avait été à l’égard de l’oncle. SirWilliams Murrey, atteint profondément et dangereusement, n’étaitcependant pas frappé à mort. Aussi le verrons-nous reparaître dansle cours de cette histoire.

Chapitre 3Trois enfants

Comme on le pense bien, les Anglais, pouravoir perdu quatrevaisseaux, n’avaient pas renoncé à leurs projets sur l’île deFrance ;tout au contraire, ils avaient maintenant à la fois une conquêtenouvelle àfaire et une vieille défaite à venger. Aussi, trois mois à peineaprès lesévénements que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, unesecondelutte non moins acharnée, mais qui devait avoir des résultats biendifférents, avaitlieu à Port-Louis même, c’est-à-dire sur un point parfaitementopposé à celuioù avait eu lieu la première.

Cette fois, ce n’était pas de quatre naviresou de dix-huitcents hommes qu’il s’agissait. Douze frégates, huit corvettes etcinquantebâtiments de transport avaient jeté vingt ou vingt-cinq millehommes sur lacôte, et l’armée d’invasion s’avançait vers Port-Louis, qu’onappelait alorsPort-Napoléon. Aussi, le chef-lieu de l’île, au moment d’êtreattaqué par depareilles forces, présentait-il un spectacle difficile à décrire.De tous côtés,la foule accourue de différents quartiers de l’île, et pressée dansles rues, manifestaitla plus vive agitation ; comme nul ne connaissait le dangerréel, chacuncréait quelque danger imaginaire, et les plus exagérés et les plusinouïsétaient ceux qui rencontraient la plus grande croyance. De temps entemps, quelqueaide de camp du général commandant apparaissait tout à coup portantun ordre etjetant à la multitude une proclamation destinée à éveiller la haineque lesnationaux portaient aux Anglais, et à exalter leur patriotisme. Àsa lecture, leschapeaux s’élevaient au bout des baïonnettes ; les cris de« Vive l’empereur ! »retentissaient ; des serments de vaincre ou de mourir étaientéchangés ;un frisson d’enthousiasme courait parmi cette foule, qui passaitd’un reposbruyant à un travail furieux, et se précipitait de tous côtésdemandant àmarcher à l’ennemi.

Mais le véritable rendez-vous était à la placed’Armes, c’est-à-direau centre de la ville. C’est là que se rendait, tantôt un caissonemporté augalop de deux petits chevaux de Timor ou de Pégu, tantôt un canontraîné au pasde course par des artilleurs nationaux, jeunes gens de quinze àdix-huit ans àpeine, à qui la poudre, qui leur noircissait la figure, tenait lieude barbe. C’étaitlà que se rendaient des gardes civiques en tenue de combat, desvolontaires enhabit de fantaisie qui avaient ajouté une baïonnette à leur fusilde chasse, desnègres vêtus de débris d’uniforme et armés de carabines, de sabreset de lances,tout cela se mêlant, se heurtant, se croisant, se culbutant etfournissantchacun sa part de bourdonnement à cette puissante rumeur quis’élevaitau-dessus de la ville, comme s’élève le bruit d’un innombrableessaim d’abeillesau-dessus d’une ruche gigantesque.

Cependant une fois arrivés sur la placed’Armes, ces hommescourant soit isolés, soit par troupes, prenaient un aspect plusrégulier et uneallure plus calme. C’est que sur la place d’Armes se tenait, enattendant que l’ordrede marcher à l’ennemi lui fût donné, la moitié de la garnison del’île, composéede troupes de ligne, et formant un total de quinze ou dix-huitcents hommes ;et que leur attitude, à la fois fière et insouciante, était unblâme tacite dubruit et de l’embarras que faisaient ceux qui, moins familiarisésavec lesscènes de ce genre, avaient cependant le courage, la bonne volontéd’y prendrepart ; aussi, tandis que les nègres se pressaient pêle-mêle àl’extrémitéde la place, un régiment de volontaires nationaux, se disciplinantde lui-mêmeà la vue de la discipline militaire, s’arrêtait en face de latroupe, seformait dans, le même ordre qu’elle, tâchant d’imiter, mais sanspouvoir yparvenir, la régularité de ses lignes.

Celui qui paraissait le chef de cette dernièretroupe, etqui, il faut le dire, se donnait une peine infinie pour atteindreau résultatque nous avons indiqué, était un homme de quarante à quarante-cinqans portantles épaulettes de chef de bataillon, et doué par la nature d’une decesphysionomies insignifiantes auxquelles aucune émotion ne peutparvenir à donnerce qu’en terme d’art on appelle du caractère. Au reste il étaitfrisé, rasé, épinglécomme pour une parade ; seulement, de temps en temps, ildétachait uneagrafe de son habit, boutonné primitivement depuis le haut jusqu’enbas, et qui,en s’ouvrant peu à peu, laissait voir un gilet de piqué, unechemise à jabot etune cravate blanche à coins brodés. Auprès de lui, un joli enfantde douze ans,qu’attendait à quelques pas de là un domestique nègre, vêtu d’uneveste et d’unpantalon de basin, étalait, avec cette aisance que donne l’habituded’être bienmis son grand col de chemise festonné, son habit de camelot vert àboutons d’argentet son castor gris orné d’une plume. À son côté pendait, avec sasabretache, lefourreau d’un petit sabre, dont il tenait la lame de la maindroite, essayant d’imiter,autant qu’il était en lui, l’air martial de l’officier qu’il avaitsoin d’appelerde temps en temps et bien haut : « Mon père, »appellation dont lechef de bataillon ne semblait pas moins flatté que du poste éminentauquel laconfiance de ses concitoyens l’avait élevé dans la milicenationale.

À peu de distance de ce groupe, qui sepavanait dans sonbonheur, on pouvait en distinguer un autre, moins brillant sansdoute, mais àcoup sûr plus remarquable.

Celui-là se composait d’un homme dequarante-cinq àquarante-huit ans et de deux enfants, l’un âgé de quatorze ans, etl’autre dedouze.

L’homme était grand, maigre, d’une charpentetout osseuse, unpeu courbé, non point par l’âge, puisque nous avons dit qu’il avaitquarante-huit ans au plus, mais par l’humilité d’une positionsecondaire. Eneffet, à son teint cuivré, à ses cheveux légèrement crépus, ondevait, aupremier coup d’œil, reconnaître un de ces mulâtres auxquels dansles colonies, lafortune, souvent énorme, à laquelle ils sont arrivés par leurindustrie, nefait point pardonner leur couleur. Il était vêtu avec une richesimplicité, tenaità la main une carabine damasquinée d’or, armée d’une baïonnettelongue eteffilée, et avait au côté un sabre de cuirassier, qui, grâce à sahaute taille,restait suspendu le long de sa cuisse comme une épée. De plus,outre celles quiétaient contenues dans sa giberne, ses poches, regorgeaient decartouches.

L’aîné des deux enfants qui accompagnaient cethomme étaitcomme nous l’avons dit, un grand garçon de quatorze ans, à quil’habitude de lachasse, plus encore que son origine africaine, avait bruni leteint ;grâce à la vie active qu’il avait menée, il était robuste comme unjeune hommede dix-huit ans ; aussi avait-il obtenu de son père de prendrepart à l’actionqui allait avoir lieu. Il était donc armé de son côté d’un fusil àdeux coups, lemême dont il avait l’habitude de se servir dans ses excursions àtravers l’îleet avec lequel, tout jeune qu’il était, il s’était déjà fait uneréputation d’adresseque lui enviaient les chasseurs les plus renommés. Mais, pour lemoment, sonâge réel l’emportait sur l’apparence de son âge. Il avait posé sonfusil àterre et se roulait avec un énorme chien malgache, qui semblait deson côté, êtrevenu là pour le cas où les Anglais auraient amené avec euxquelques-uns deleurs bouledogues.

Le frère du jeune chasseur, le second fils decet homme à lahaute taille et à l’air humble, celui enfin qui complétait legroupe que nousavons entrepris de décrire, était un enfant de douze ans à peuprès, mais dontla nature grêle et chétive ne tenait en rien de la haute stature deson père, nide la puissante organisation de son frère, qui semblait avoir prisà lui seulla vigueur destinée à tous les deux ; aussi, tout au contrairede Jacques,c’était ainsi qu’on appelait son aîné, le petit Georgesparaissait-il deux ansde moins qu’il n’avait réellement, tant, comme nous l’avons dit, satailleexigu, sa figure pâle, maigre et mélancolique, ombragée par delongscheveux noirs, avaient peu de cette force physique si commune auxcolonies :mais, en revanche on lisait dans son regard inquiet et pénétrantuneintelligence si ardente, et, dans le précoce froncement de sourcilqui luiétait déjà habituel, une réflexion si virile et une volonté sitenace, que l’ons’étonnait de rencontrer à la fois dans le même individu tant dechétivité ettant de puissance.

N’ayant pas d’armes, il se tenait contre sonpère, etserrait de toute la force de sa petite main le canon de la bellecarabinedamasquinée, portant alternativement ses yeux vifs etinvestigateurs de sonpère au chef de bataillon, et se demandant sans douteintérieurement pourquoison père, qui était deux fois riche, deux fois fort et deux foisadroit commecet homme, n’avait pas aussi comme lui quelque signe honorifique,quelquedistinction particulière.

Un nègre, vêtu d’une veste et d’un caleçon detoile bleue, attendait,comme pour l’enfant au col festonné, que le moment fût venu auxhommes demarcher ; car alors, tandis que son père et son frère iraientse battre, l’enfantdevait rester avec lui.

Depuis le matin, on entendait le bruit ducanon : cardepuis le matin, le général Vandermaesen, avec l’autre moitié de lagarnison, avaitmarché au-devant de l’ennemi, afin de l’arrêter dans les défilés dela montagneLongue et au passage de la rivière du Pont-Rouge et de la rivièredesLataniers. En effet, depuis le matin, il avait tenu avecacharnement ;mais, ne voulant pas compromettre d’un seul coup toutes ses forces,etcraignant d’ailleurs que l’attaque à laquelle il faisait face nefût qu’unefausse attaque pendant laquelle les Anglais s’avanceraient parquelque autrepoint sur Port-Louis, il n’avait pris avec lui que huit centshommes, laissant,comme nous l’avons dit, pour la défense de la ville, le reste de lagarnison etles volontaires nationaux. Il en résultait qu’après des prodiges decourage, sapetite troupe, qui avait affaire à un corps de quatre mille Anglaiset de deuxmille cipayes, avait été obligée de se replier successivement deposition enposition, tenant ferme à chaque accident de terrain qui lui rendaitun instantl’avantage, mais bientôt forcée de reculer encore ; de sorteque, de laplace d’Armes, où se trouvaient les réserves, on pouvait, quoiqu’onn’aperçûtpoint les combattants, calculer les progrès que faisaient lesAnglais, au bruitcroissant de l’artillerie, qui, de minute en minute, serapprochait ;bientôt même on entendit, entre le retentissement des puissantesvolées, lepétillement de la mousqueterie. Mais, il faut le dire, ce bruit, aulieu d’intimiderceux des défenseurs de Port-Louis, qui, condamnés à l’inaction parl’ordre dugénéral stationnaient sur la place d’Armes, ne faisait que stimulerleurcourage ; si bien que, tandis que les soldats de ligne,esclaves de ladiscipline, se contentaient de se mordre les lèvres ou de sacrerentre leursmoustaches, les volontaires nationaux agitaient leurs armes,murmuranthautement, et criant que, si l’ordre de partir tardait longtempsencore, ilsrompraient les rangs et s’en iraient combattre en tirailleurs.

En ce moment, on entendit retentir lagénérale. En mêmetemps un aide de camp accourut au grand galop de son cheval, et,sans mêmeentrer dans la place, levant son chapeau pour faire un signed’appel, il criadu haut de la rue :

– Aux retranchements, voilàl’ennemi !

Puis il repartit aussi rapidement qu’il étaitvenu.

Aussitôt le tambour de la troupe de lignebattit, et lessoldats, prenant leurs rangs avec la prestesse et la précision del’habitude, partirentau pas de charge.

Quelque rivalité qu’il y eût entre lesvolontaires et lestroupes de ligne, les premiers ne purent partir d’un élan aussirapide.Quelques instants se passèrent avant que les rangs fussentformés ; puiscomme, les rangs formés, les uns partirent du pied droit tandis queles autrespartaient du pied gauche, il y eut un moment de confusion quinécessita unehalte.

Pendant ce temps, voyant une place vide aumilieu de latroisième file des volontaires, l’homme à la grande taille et à lacarabinedamasquinée embrassa le plus jeune de ses enfants, et, le jetantdans les brasdu nègre à la veste bleue il courut, avec son fils aîné, prendremodestement laplace que la fausse manœuvre exécutée par les volontaires avaitlaisséevacante.

Mais, à l’approche de ces deux parias, leursvoisins degauche et de droite s’écartèrent, imprimant le même mouvement àleurs propresvoisins, de sorte que l’homme à la haute taille et son fils setrouvèrent lecentre de cercles qui allaient s’éloignant d’eux, comme s’éloignentde l’endroitoù est tombée une pierre les cercles de l’eau dans laquelle on l’ajetée.

Le gros homme aux épaulettes de chef debataillon, quivenait à grand-peine de rétablir la régularité de sa première files’aperçutalors du désordre qui bouleversait la troisième ; il se haussadonc sur lapointe des pieds, et, s’adressant à ceux qui exécutaient lasingulière manœuvreque nous avons décrite :

– À vos rangs, Messieurs, cria-t-il, à vosrangs !

Mais à cette double recommandation, faite d’unton qui n’admettaitcependant pas de réplique, un seul cri répondit :

– Pas de mulâtres avec nous ! Pas demulâtres !

Cri unanime, universel, retentissant, que toutle bataillonrépéta comme un écho.

L’officier comprit alors la cause de cedésordre, et vit, aumilieu d’un large cercle, le mulâtre qui était demeuré au portd’armes, tandisque son fils aîné, rouge de colère, avait déjà fait deux pas enarrière pour seséparer de ceux qui le repoussaient.

À cette vue, le chef de bataillon passa autravers des deuxpremières files, qui s’ouvrirent devant lui, et marcha droit àl’insolent qui s’étaitpermis, homme de couleur qu’il était, de se mêler à des blancs.Arrivé devantlui, il le toisa des pieds à la tête avec un regard flamboyantd’indignation, et,comme le mulâtre restait toujours devant lui, droit et immobilecomme un poteau :

– Eh bien, monsieur Pierre Munier, lui dit-il,n’avez-vouspoint entendu, et faudra-t-il vous répéter une seconde fois que cen’est pointici votre place, et qu’on ne veut pas de vous ici ?

En abaissant sa main forte et robuste sur legros homme quilui parlait ainsi, Pierre Munier l’eût écrasé du coup ; mais,au lieu decela, il ne répondit rien, leva la tête d’un air effaré, et,rencontrant lesregards de son interlocuteur, il détourna les siens avec embarras,ce quiaugmenta la colère du gros homme en augmentant sa fierté.

– Voyons ! Que faites-vous là ?dit-il en lerepoussant du plat de la main.

– Monsieur de Malmédie, répondit PierreMunier, j’avaisespéré que, dans un jour comme celui-ci, la différence des couleurss’effaceraitdevant le danger général.

– Vous avez espéré, dit le gros homme enhaussant lesépaules et en ricanant avec bruit, vous avez espéré ! et quivous a donnécet espoir, s’il vous plaît ?

– Le désir que j’ai de me faire tuer, s’il lefaut, poursauver notre île.

– Notre île ! murmura le chef debataillon, notre île !Parce que ces gens-là ont des plantations comme nous, ils sefigurent que l’îleest à eux.

– L’île n’est pas plus à nous qu’à vous,messieurs lesblancs, je le sais bien, répondit Munier d’une voix timide ;mais si nousnous arrêtons à de pareilles choses au moment de combattre, elle neserabientôt ni à vous ni à nous.

– Assez ! dit le chef de bataillon enfrappant du piedpour imposer à la fois silence au raisonneur du geste et de lavoix, assez !Êtes-vous porté sur les contrôles de la garde nationale ?

– Non, Monsieur, et vous le savez bien,répondit Munier, puisque,lorsque je me suis présenté, vous m’avez refusé.

– Eh bien, alors, que demandez-vous ?

– Je demandais à vous suivre commevolontaire.

– Impossible, dit le gros homme.

– Et pourquoi cela, impossible ?Ah ! si vous levouliez bien, monsieur de Malmédie…

– Impossible ! répéta le chef debataillon en seredressant. Ces messieurs qui sont sous mes ordres ne veulent pasde mulâtresparmi eux.

– Non, pas de mulâtres ! Pas demulâtres ! s’écrièrentd’une seule voix tous les gardes nationaux.

– Mais je ne pourrai donc pas me battre,Monsieur ? ditPierre Munier en laissant tomber ses bras avec découragement et enretenant àpeine de grosses larmes qui tremblaient aux cils de ses yeux.

– Formez un corps de gens de couleur etmettez-vous à leurtête, ou joignez-vous à ce détachement de noirs qui va noussuivre.

– Mais ?…murmura Pierre Munier.

– Je vous ordonne de quitter lebataillon : je vous l’ordonne,répéta en se rengorgeant M. de Malmédie.

– Venez donc, mon père, venez donc et laissezlà ces gensqui vous insultent, dit une petite voix tremblante de colère,venez…

Et Pierre Munier se sentit tirer en arrièreavec tant deforce, qu’il recula d’un pas.

– Oui, Jacques, oui, je te suis, dit-il.

– Ce n’est pas Jacques, mon père, c’est moi,c’est Georges.

Munier se retourna étonné.

C’était en effet l’enfant qui était descendudes bras dunègre, et qui était venu donner à son père cette leçon dedignité.

Pierre Munier laissa tomber sa tête sur sapoitrine, etpoussa un profond soupir.

Pendant ce temps, les rangs de la gardenationale serétablirent, et M. de Malmédie reprit son poste à la têtede lapremière file, et la légion partit au pas accéléré.

Pierre Munier resta seul entre ses deuxenfants dont l’unétait rouge comme le feu, et l’autre pâle comme la mort.

Il jeta un coup d’œil sur la rougeur deJacques et sur lapâleur de Georges, et, comme si cette rougeur et cette pâleurétaient pour luiun double reproche :

– Que voulez-vous, dit-il, mes pauvresenfants ! c’estainsi.

Jacques était insouciant et philosophe. Lepremier mouvementlui avait été pénible, sans doute ; mais la réflexion étaitvite venue àson secours et l’avait consolé.

– Bah ! répondit-il à son père en faisantclaquer sesdoigts qu’est-ce que cela nous fait, après tout, que ce gros hommenous méprise ?Nous sommes plus riches que lui, n’est-ce pas, mon père ? Et,quant à moi,ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur l’enfant au colfestonné, que jetrouve son gamin de Henri à ma belle, et je lui donnerai une voléedont il sesouviendra.

– Mon bon Jacques ! dit Pierre Munier,remerciant sonfils aîné d’être en quelque sorte venu soulager sa honte par soninsouciance.

Puis il se retourna vers le second de ses filspour voir sicelui-là prendrait la chose aussi philosophiquement que venait dele faire sonfrère.

Mais Georges resta impassible ; tout ceque son pèreput surprendre sur sa physionomie de glace fut un imperceptiblesourire quicontracta ses lèvres ; cependant, si imperceptible qu’il fût,ce sourireavait une telle nuance de dédain et de pitié, que, de même qu’onrépond parfoisà des paroles qui n’ont pas été dites, Pierre Munier répondit à cesourire :

– Mais que voulais-tu donc que je fisse, monDieu ?

Et il attendit la réponse de l’enfant,tourmenté de cetteinquiétude vague qu’on ne s’avoue point à soi-même, et qui,cependant, vousagite, lorsqu’on attend, d’un inférieur qu’on redoute malgré soi,l’appréciationd’un fait accompli.

Georges ne répondit rien ; mais, tournantla tête versle fond de la place :

– Mon père, répondit-il, voilà les nègres quisont là-bas etqui attendent un chef.

– Eh bien, tu as raison, Georges, s’écriajoyeusement Jacques,déjà consolé de son humiliation par la conscience de sa force, etfaisant, sanss’en douter, le même raisonnement que César. Mieux vaut commander àceux-ci qued’obéir à ceux-là.

Et Pierre Munier, cédant au conseil donné parle plus jeunede ses fils et à l’impulsion imprimée par l’autre, s’avança versles nègres, qui,en discussion sur le chef qu’ils se choisiraient, n’eurent pas plustôt aperçucelui que tout homme de couleur respectait dans l’île à l’égal d’unpère, qu’ilsse groupèrent autour de lui comme autour de leur chef naturel, etle prièrentde les conduire au combat.

Alors il s’opéra un changement étrange danscet homme. Lesentiment de son infériorité, qu’il ne pouvait vaincre en face desblancs, disparut,et fit place à l’appréciation de son propre mérite : sa grandetaillecourbée se redressa de toute sa hauteur, ses yeux, qu’il avaittenus humblementbaissés ou vaguement errants devant M. de Malmédie,lancèrent desflammes. Sa voix, tremblante un instant auparavant, prit un accentde fermetéterrible, et ce fut avec un geste plein de noble énergie que,rejetant sacarabine en bandoulière sur son épaule, il tira son sabre, et que,étendant sonbras nerveux vers l’ennemi, il cria à son tour :

– En avant !

Puis, jetant un dernier regard au plus jeunede ses enfants,rentré sous la protection du nègre à la veste bleue, et qui, pleind’orgueilleusejoie, frappait ses deux mains l’une contre l’autre, il disparutavec sa noireescorte à l’angle de la même rue par laquelle venaient dedisparaître la troupede ligne et les gardes nationaux, en criant une dernière fois aunègre à laveste bleue :

– Télémaque, veille sur mon fils !

La ligne de défense se divisait en troisparties. À gauchele bastion Fanfaron, assis sur le bord de la mer et armé dedix-huit canons ;au milieu, le retranchement proprement dit, bordé de vingt-quatrepièces d’artillerie,et, à droite, la batterie Dumas, protégée seulement par six bouchesà feu.

L’ennemi vainqueur, après s’être avancéd’abord en troiscolonnes sur les trois points différents, abandonna les deuxpremiers, dont ilreconnut la force, pour se rabattre sur le troisième, qui, nonseulement, commenous l’avons dit, était le plus faible, mais qui encore n’étaitdéfendu que parles artilleurs nationaux ; cependant, contre toute attente, àla vue decette masse compacte qui marchait sur elle avec la terriblerégularité de ladiscipline anglaise, cette belliqueuse jeunesse, au lieu des’intimider, courutà son poste, manœuvrant avec la prestesse et l’habileté de vieuxsoldats etfaisant un feu si bien nourri et si bien dirigé, que là troupeennemie crut s’êtretrompée sur la force de la batterie et sur les hommes qui laservaient ;néanmoins, elle avançait toujours, car plus cette batterie étaitmeurtrière, plusil était urgent d’éteindre son feu. Mais alors la maudite se fâchatout à fait,et, pareille à un bateleur qui fait oublier un tour incroyable parun tour plusincroyable encore, elle redoubla ses volées, faisant suivre lesboulets de lamitraille, et la mitraille des boulets avec une telle rapidité, quele désordrecommença à se mettre dans les rangs ennemis. En même temps, etcomme lesAnglais étaient arrivés à portée de mousquet, la fusillade commençaà pétillerà son tour, si bien que, voyant ses rangs éclaircis par les balleset des filesentières emportées par les boulets, l’ennemi, étonné de cetterésistance aussiénergique qu’inattendue, plia et fit un pas en arrière.

Sur l’ordre du capitaine général, la troupe deligne et lebataillon national, qui s’étaient réunis sur le point menacé,sortirent alors, l’uneà gauche, l’autre à droite, et, la baïonnette en avant,s’avancèrent au pas decharge sur les flancs de l’ennemi, tandis que la formidablebatterie continuaitde le foudroyer en tête : la troupe exécuta sa manœuvre avecla précisionqui lui était habituelle, tomba sur les Anglais, fit sa trouée dansleurs rangs,et redoubla le désordre. Mais, soit qu’il fût emporté par savaleur, soit qu’ilexécutât maladroitement le mouvement ordonné, le bataillonnational, commandépar M. de Malmédie, au lieu de tomber sur le flanc gaucheet d’opérerune attaque parallèle à celle qu’exécutait la troupe de ligne, fitune faussemanœuvre, et vint heurter les Anglais de front. Dès lors force futà labatterie de cesser son feu, et, comme c’était ce feu surtout quiintimidait l’ennemi,l’ennemi n’ayant plus affaire qu’à un nombre d’hommes inférieur àlui, repritcourage, et revint sur les nationaux, qui, il faut le dire à leurgloire, soutinrentle choc sans reculer d’un seul pas. Cependant cette résistance nepouvait durerde la part de ces braves gens, placés entre un ennemi mieuxdiscipliné qu’euxet qui leur était dix fois supérieur en nombre, et la batteriequ’ils forçaientà se taire pour qu’elle ne les écrasât pas eux-mêmes ; ilsperdaient àchaque instant un si grand nombre d’hommes, qu’ils commençaient àreculer.Bientôt, par une manœuvre habile, la gauche des Anglais déborda ladroite dubataillon des nationaux, alors sur le point d’être enveloppés, etqui, tropinexpérimentés pour opposer le carré au nombre, furent regardéscomme perdus.En effet, les Anglais continuaient leur mouvement progressif, et,pareils à unemarée qui monte, ils allaient envelopper de leurs flots cette îled’hommes, lorsquetout à coup les cris de France ! France ! retentirent surlesderrières de l’ennemi. Une effroyable fusillade leur succéda, puisun silenceplus sombre et plus terrible qu’aucun bruit suivit lafusillade.

Une étrange ondulation se promena sur lesdernières lignesde l’ennemi et se fit sentir jusqu’aux premiers rangs ; leshabits rougesse courbaient sous une vigoureuse charge à la baïonnette, comme desépis mûrssous la faucille du moissonneur ; c’était à leur tour d’êtreenveloppés, c’étaità leur tour de faire face à la fois à droite, à gauche et en tête.Mais lerenfort qui venait d’arriver ne leur donnait pas de relâche, ilpoussaittoujours, de sorte qu’au bout de dix minutes, il s’était, à traversunesanglante trouée, fait jour jusqu’au malencontreux bataillon etl’avait dégagé ;alors, et voyant le but qu’ils s’étaient proposé rempli, lesnouveaux arrivantss’étaient repliés sur eux-mêmes, avaient pivoté sur la gauche endécrivant uncercle, et étaient retombés au pas de charge sur le flanc del’ennemi. De soncôté, M. de Malmédie, calquant instinctivement la mêmemanœuvre, avaitdonné une impulsion pareille à son bataillon, si bien que labatterie, sevoyant démasquée, ne perdit pas de temps, et, s’enflammant denouveau vintseconder les efforts de cette triple attaque, eu vomissant surl’ennemi desflots de mitraille. De ce moment la victoire fut décidée en faveurdesFrançais.

Alors M. de Malmédie, se sentanthors de danger, jetaun coup d’œil sur ses libérateurs, qu’il avait déjà entrevus, maisqu’il avaithésité à reconnaître, tant il lui en coûtait de devoir son salut àde telshommes. C’était, en effet, ce corps de noirs tant méprisé par luiqui l’avaitsuivi dans sa marche, et qui l’avait rejoint si à temps au combat,et, à latête de ce corps, c’était Pierre Munier ; Pierre Munier, qui,voyant queles Anglais, en enveloppant M. de Malmédie, luiprésentaient le dos, étaitvenu avec ses trois cents hommes les prendre en queue et lesculbuter ; c’étaitPierre Munier qui après avoir combiné cette manœuvre avec le génied’un général,l’avait exécutée avec le courage d’un soldat, et qui, à cetteheure, seretrouvant sur un terrain où il n’avait plus que la mort àcraindre, se battaiten avant de tous, redressant sa grande taille, l’œil allumé, lesnarinesouvertes, le front découvert, les cheveux au vent, enthousiaste,téméraire, sublime !C’était Pierre Munier, enfin, dont la voix s’élevait de temps entemps aumilieu de la mêlée, dominant toute cette grande rumeur pour pousserle cri :

– En avant !

Puis, comme, en effet, en le suivant, onavançait toujours, commele désordre se mettait de plus en plus dans les rangs anglais, enentendit lecri :

– Au drapeau ! au drapeau,camarades !

On le vit s’élancer au milieu d’un grouped’Anglais, tomber,se relever, s’enfoncer dans les rangs, puis, au bout d’un instant,reparaître, leshabits déchirés, le front sanglant, mais le drapeau à la main.

En ce moment, le général, craignant que lesvainqueurs, en s’engageanttrop avant à la poursuite des Anglais, ne tombassent dans quelquepiège, donnal’ordre de la retraite. La ligne obéit la première, emmenant sesprisonniers, lagarde nationale emportant ses morts ; enfin les noirsvolontairesfermèrent la marche, environnant leur drapeau.

La ville tout entière était accourue sur leport, on sefoulait, on se pressait pour voir les vainqueurs, car, dans leurignorance, leshabitants de Port-Louis croyaient que l’on avait eu affaire àl’armée ennemietout entière, et espéraient que les Anglais, si vigoureusementrepoussés, ne viendraientplus à la charge ; aussi, à chaque corps qui passait, onjetait denouveaux vivats, tout le monde était fier, tout le monde étaitvainqueur, on nese possédait plus. Un bonheur inattendu remplit le cœur, unavantage inespérétourne la tête ; or, les habitants s’attendaient bien à larésistance, maisnon au succès ; aussi, lorsqu’on vit la victoire déclaréeaussicomplètement, hommes, femmes, vieillards, enfants, jurèrent, d’uneseule voixet d’un seul cri, de travailler aux retranchements, et de mourir,s’il lefallait, pour leur défense. Excellentes promesses, sans doute, etque chacunfaisait avec l’intention de les tenir, mais qui ne valaient pas, àbeaucoupprès, l’arrivée d’un autre régiment si un autre régiment eût puarriver !

Mais, au milieu de cette ovation générale, nulobjet n’attiraittant les regards que le drapeau anglais et celui qui l’avaitpris ; c’étaient,autour de Pierre Munier et de son trophée, des exclamations et desétonnementssans fin, auxquels les nègres répondaient par des rodomontades,tandis que leurchef, redevenu l’humble mulâtre que nous connaissons, satisfaisait,avec unepolitesse craintive, aux questions adressées par chacun. Deboutprès duvainqueur et appuyé sur son fusil à deux coups, qui n’était pasresté muet dansl’action et dont la baïonnette était teinte de sang, Jacquesredressaitfièrement sa tête épanouie, tandis que Georges, qui s’était échappédes mainsde Télémaque, et qui avait rejoint son père sur le port, serraitconvulsivementsa main puissante, et essayait inutilement de retenir dans ses yeuxles larmesde joie qui en tombaient malgré lui.

À quelques pas de Pierre Munier était, de soncôté,M. de Malmédie, non plus frisé et épinglé comme ill’était au momentdu départ, mais la cravate déchirée, le jabot en pièces et couvertde sueur etde poussière : lui aussi était entouré et félicité par safamille ;mais les félicitations qu’il recevait étaient celles qu’on adresseà l’hommequi vient d’échapper à un danger, et non pas ces louanges qu’onprodigue à unvainqueur. Aussi, au milieu de ce concert d’attendrissantesinquiétudes, paraissait-ilassez embarrassé, et, pour garder bonne contenance, demandait-il àgrands crisce qu’était devenu son fils Henri et son nègre Bijou, lorsqu’on lesvitparaître tous les deux fendant la foule, Henri pour se jeter dansles bras deson père, et Bijou pour féliciter son maître.

En ce moment, on vint dire à Pierre Munierqu’un nègre quiavait combattu sous lui et qui avait reçu une blessure mortelle,ayant ététransporté dans une maison du port, et se sentant sur le pointd’expirer, demandaità le voir. Pierre Munier regarda autour de lui, cherchant Jacques,afin de luiconfier son drapeau ; mais Jacques avait retrouvé son ami lechienmalgache, qui, à son tour, était venu lui faire ses complimentscomme lesautres ; il avait posé son fusil à terre, et l’enfant,reprenant le dessussur le jeune homme, il se roulait à cinquante pas de là avec lui.Georges vit l’embarrasde son père, et, tendant la main :

– Donnez-le-moi, mon père, dit-il ; moi,je vous legarderai.

Pierre Munier sourit, et, comme il ne croyaitpas quepersonne osât toucher au glorieux trophée sur lequel lui seul avaitdes droits,il embrassa Georges au front, lui remit le drapeau, que l’enfantmaintintdebout à grand-peine, en le fixant de ses deux mains sur sapoitrine, et s’élançavers la maison, où l’agonie d’un de ses braves volontairesréclamait saprésence.

Georges demeura seul ; mais l’enfantsentaitinstinctivement que, pour être seul, il n’était point isolé :la gloirepaternelle veillait sur lui, et, l’œil rayonnant d’orgueil, ilpromena sonregard sur la foule qui l’entourait ; ce regard heureux etbrillantrencontra alors celui de l’enfant au col brodé, et devintdédaigneux. Celui-ci,de son côté, contemplait envieusement Georges, et se demandait sansdoute à sontour pourquoi son père, lui aussi, n’avait pas enlevé un drapeau.Cetteinterrogation l’amena sans doute tout naturellement à se dire que,faute d’undrapeau à soi, il fallait accaparer celui d’autrui. Car, s’étantapprochécavalièrement de Georges, qui, bien qu’il vît son intentionhostile, ne fit pasun pas en arrière :

– Donne-moi ça, lui dit-il.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demandaGeorges.

– Ce drapeau, reprit Henri.

– Ce drapeau n’est pas à toi. Ce drapeau est àmon père.

– Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? Je leveux !

– Tu ne l’auras pas.

L’enfant au col brodé avança alors la mainpour saisir lalance de l’étendard, démonstration à laquelle Georges ne réponditqu’en sepinçant les lèvres, en devenant plus pâle que d’habitude et enfaisant un pasen arrière. Mais ce pas de retraite ne fit qu’encourager Henri,qui, comme tousles enfants gâtés, croyait qu’il n’y avait qu’à désirer pour avoir.Il fit deuxpas en avant, et, cette fois, prit si bien ses mesures, qu’ilempoigna le bâton,en criant de toute la force de sa petite voix colère :

– Je te dis que je veux ça.

– Et moi, je te dis que tu ne l’auras pas,répéta Georges enle repoussant d’une main, tandis que, de l’autre, il continuait deserrer ledrapeau conquis sur sa poitrine.

– Ah ! mauvais mulâtre, tu oses metoucher ? s’écriaHenri. Eh bien, tu vas voir.

Et, tirant alors son petit sabre du fourreauavant queGeorges eût eu le temps de se mettre en défense, il lui en donna detoute saforce un coup sur le haut du front. Le sang jaillit aussitôt de lablessure etcoula le long du visage de l’enfant.

– Lâche ! dit froidement Georges.

Exaspéré par cette insulte, Henri allaitredoubler, lorsqueJacques, d’un seul bond se retrouvant près de son frère, envoya,d’un vigoureuxcoup de poing appliqué au milieu du visage, l’agresseur rouler àdix pas de là,et, sautant sur le sabre que celui-ci avait laissé tomber dans laculbute qu’ilvenait de faire, il le brisa en trois ou quatre morceaux, crachadessus, et luien jeta les débris.

Ce fut au tour de l’enfant au col brodé àsentir le sanginonder son visage ; mais son sang à lui avait jailli sous uncoup depoing, et non sous un coup de sabre.

Toute cette scène s’était passée sirapidement, que ni M. de Malmédie,qui, comme nous l’avons dit, était à vingt pas de là occupé àrecevoir lesfélicitations de sa famille, ni Pierre Munier, qui sortait de lamaison où lenègre venait d’expirer, n’eurent le temps de la prévenir ; ilsassistèrentseulement à la catastrophe, et accoururent tous les deux en mêmetemps :Pierre Munier, haletant, oppressé, tremblant ;M. de Malmédie, rougede colère, étouffant d’orgueil.

Tous deux se rencontrèrent en avant deGeorges.

– Monsieur, s’écria M. de Malmédied’une voixétouffée, Monsieur, avez vous vu ce qui vient de sepasser ?

– Hélas ! oui, monsieur de Malmédie,répondit PierreMunier, et croyez bien que, si j’avais été là, cet événementn’aurait pas eulieu.

– En attendant, Monsieur, en attendant,s’écria M. de Malmédie,votre fils a porté la main sur le mien. Le fils d’un mulâtre a eul’audace deporter la main sur le fils d’un blanc.

– Je suis désespéré de ce qui vient d’arriver,monsieur deMalmédie, balbutia le pauvre père, et je vous en fais bienhumblement mesexcuses.

– Vos excuses, Monsieur, vos excuses, repritl’orgueilleuxcolon se redressant au fur et à mesure que son interlocuteurs’abaissait.Croyez-vous que cela suffise, vos excuses ?

– Que puis-je de plus, Monsieur ?

– Ce que vous pouvez ? ce que vouspouvez ? répétaM. de Malmédie, embarrassé lui-même pour fixer lasatisfaction qu’ildésirait obtenir ; vous pouvez faire fouetter le misérable quia frappémon Henri.

– Me faire fouetter, moi ? dit Jacques enramassant sonfusil à deux coups et en redevenant d’enfant homme. Eh bien, venezdonc vous yfrotter un peu, vous, monsieur de Malmédie ?

– Taisez-vous, Jacques ; tais-toi monenfant, s’écriaPierre Munier.

– Pardon, mon père, dit Jacques, mais j’airaison, et je neme tairai pas. M. Henri est venu donner un coup de sabre à monfrère, quine lui faisait rien ; et moi, j’ai donné un coup de poing àM. Henri ;M. Henri a donc tort et c’est donc moi qui ai raison.

– Un coup de sabre à mon fils ? un coupde sabre à monGeorges ? Georges, mon enfant chéri ? s’écria PierreMunier en s’élançantvers son fils. Est-ce vrai que tu es blessé ?

– Ce n’est rien, mon père, dit Georges.

– Comment ! ce n’est rien, s’écria PierreMunier ;mais tu as le front ouvert. Monsieur, reprit-il en se tournant versM. de Malmédie,mais, voyez, Jacques disait vrai ; votre fils a failli tuer lemien.

M de Malmédie se retourna vers Henri, et,comme il n’y avaitpas moyen de résister à l’évidence :

– Voyons, Henri, dit le chef de bataillon,comment la choseest-elle arrivée ?

– Papa, dit Henri, ce n’est pas ma faute j’aivoulu avoir ledrapeau pour te l’apporter, et ce vilain n’a pas voulu me ledonner.

– Et pourquoi n’as-tu pas voulu donner cedrapeau à mon fils,petit drôle ? demanda M. de Malmédie.

– Parce que ce drapeau n’est ni à votre fils,ni à vous ni àpersonne ; parce que ce drapeau est à mon père.

– Après ? demandaM. de Malmédie continuant d’interrogerHenri.

– Après, voyant qu’il ne voulait pas me ledonner, j’aiessayé de le prendre. C’est alors que ce grand brutal est venu, quim’a donnéun coup de poing dans la figure.

– Ainsi, voilà comme la chose s’estpassée ?

– Oui, mon père.

– C’est un menteur, dit Jacques, et je ne luiai donné uncoup de poing que quand j’ai vu couler le sang de mon frère ;sans cela, jen’eusse point frappé.

– Silence, vaurien ! s’écriaM. de Malmédie.

Puis, s’avançant vers Georges :

– Donne-moi ce drapeau, dit-il.

Mais Georges, au lieu d’obéir à cet ordre, fitde nouveau unpas en arrière, en serrant de toute sa force le drapeau contre sapoitrine.

– Donne-moi ce drapeau, répétaM. de Malmédie avecun ton de menace qui indiquait que, s’il n’était pas fait droit àsa demande, ilallait se livrer aux dernières extrémités.

– Mais, Monsieur, murmura Pierre Munier, c’estmoi qui aipris le drapeau aux Anglais.

– Je le sais bien, Monsieur ; mais il nesera pas ditqu’un mulâtre aura impunément tenu tête à un homme comme moi.Donnez-moi cedrapeau.

– Cependant, Monsieur…

– Je le veux, je l’ordonne ; obéissez àvotre officier.

Pierre Munier eut bien l’idée derépondre : « Vousn’êtes pas mon officier, Monsieur, puisque vous n’avez pas voulu demoi pourvotre soldat » mais les paroles expirèrent sur seslèvres ; sonhumilité habituelle reprit le dessus sur son courage. Ilsoupira ; et, quoiquecette obéissance à un ordre si injuste lui fît gros cœur, il ôtalui-même ledrapeau des mains de Georges, qui cessa dès lors d’opposer aucunerésistance, etle remit au chef de bataillon, qui s’éloigna chargé du trophéevolé.

Cela était incroyable, étrange, misérable,n’est-ce pas, devoir une nature d’homme si riche, si vigoureuse, si caractérisée,céder sansrésistance à cette autre nature si vulgaire, si plate, si mesquine,si communeet si pauvre ? Mais cela était ainsi ; et, ce qu’il y ade plusextraordinaire, c’est que cela n’étonna personne ; car, dansdescirconstances, non pas semblables, mais équivalentes, cela arrivaittous lesjours aux colonies : aussi, habitué dès son enfance àrespecter les blancscomme des hommes d’une race supérieure, Pierre Munier s’était toutesa vielaissé écraser par cette aristocratie de couleur à laquelle ilvenait de céderencore, sans même tenter de faire résistance. Il se rencontre deces héros quilèvent la tête devant la mitraille, et qui plient les genoux devantun préjugé.Le lion attaque l’homme, cette image terrestre de Dieu, et s’enfuitépouvanté, dit-on,lorsqu’il entend le chant du coq.

Quant à Georges, qui, en voyant couler sonsang, n’avait paslaissé échapper une seule larme, il éclata en sanglots dès qu’il seretrouvales mains vides en face de son père, qui le regardait tristementsans essayermême de le consoler. De son côté, Jacques se mordait les poings decolère, etjurait qu’un jour il se vengerait de Henri, deM. de Malmédie et detous les blancs.

Dix minutes à peine après la scène que nousvenons deraconter, un messager couvert de poussière accourut, annonçant queles Anglaisdescendaient par les plaines Williams et la Petite-Rivière, aunombre de dixmille ; puis, presque aussitôt, la vigie, placée sur le mornede laDécouverte, signala l’arrivée d’une nouvelle escadre anglaise qui,jetant l’ancredans la baie, de la Grande-Rivière, déposa cinq mille hommes sur lacôte. Enfin,en même temps, on apprit que le corps d’armée repoussé le matins’était ralliésur les bords de la rivière des Lataniers, et était prêt à marcherde nouveausur Port-Louis, en combinant ses mouvements avec les deux autrescorps d’invasionqui s’avançaient, l’un par l’anse Courtois, et l’autre par leRéduit. Il n’yavait plus moyen de résister à de pareilles forces ; aussi,aux quelquesvoix désespérées qui, en appelant au serment fait le matin devaincre ou mourir,demandaient le combat, le capitaine général répondit-il enlicenciant la gardenationale et les volontaires, et en déclarant que, chargé despleins pouvoirsde Sa Majesté l’empereur Napoléon, il allait traiter avec lesAnglais de lareddition de la ville.

Il n’y avait que des insensés qui eussent puessayer decombattre une pareille mesure ; vingt-cinq mille hommes enenveloppaientquatre mille à peine ; aussi, sur l’injonction du capitainegénéral, chacunse retira-t-il chez soi ; de sorte que la ville resta occupéeseulementpar la troupe réglée.

Dans la nuit du 2 au 3 décembre, lacapitulation fut arrêtéeet signée ; à cinq heures du matin, elle fut approuvée etéchangée ;le même jour, l’ennemi occupa les lignes ; le lendemain, ilpritpossession de la ville et de la rade.

Huit jours après, l’escadre françaiseprisonnière sortit duport à pleines voiles, emmenant la garnison tout entière, pareilleà une pauvrefamille chassée du toit paternel ; aussi, tant qu’on putapercevoir ladernière ondulation du dernier drapeau, la foule demeura-t-elle surle quai ;mais, lorsque la dernière frégate eut disparu, chacun tira de soncôté morne etsilencieux. Deux hommes restèrent seuls et les derniers sur leport : c’étaientle mulâtre Pierre Munier et le nègre Télémaque.

– Mosié Munier, nous va monter là-haut, lamontagne ; nouscapables voir encore petits maîtres Jacques et Georges.

– Oui, tu as raison, mon bon Télémaque,s’écria PierreMunier, et, si nous ne les voyons pas, eux, nous verrons au moinsle bâtimentqui les emporte.

Et Pierre Munier, s’élançant avec la rapiditéd’un jeunehomme, gravit en un instant le morne de la Découverte, du hautduquel il put, jusqu’àla nuit, du moins, suivre des yeux, non pas ses fils, la distance,comme il l’avaitprévu, était trop grande pour qu’il pût les distinguer encore, maisla frégate laBellone, à bord de laquelle ils étaient embarqués.

En effet, Pierre Munier, quelque chose qu’illui en coûtât, s’étaitdécidé à se séparer de ses enfants, et les envoyait en France, souslaprotection du brave général Decaen. Jacques et Georges partaientdonc pourParis, recommandés à deux ou trois des plus riches négociants de lacapitale, aveclesquels Pierre Munier était depuis longtemps en relationd’affaires. Leprétexte de leur départ était leur éducation à faire. La causeréelle de leurabsence était la haine bien visible que M. de Malmédieleur avaitvouée à tous deux depuis le jour de la scène du drapeau, haine delaquelle leurpauvre père tremblait, surtout avec leur caractère bien connu,qu’ils nefussent victimes un jour ou l’autre.

Quant à Henri, sa mère l’aimait trop pour seséparer de lui.D’ailleurs, qu’avait-il donc besoin de savoir ? si ce n’estque tout hommede couleur était né pour le respecter et lui obéir.

Or, comme nous l’avons vu, c’était une choseque Henrisavait déjà.

Chapitre 4Quatorze ans après

C’est jour de fête à l’île de France le jouroù l’on signale la vue d’un vaisseau européen ayant l’intentiond’entrer dans le port ; c’est que, sevrés depuis longtemps dela présence maternelle, la plupart des habitants de la colonieattendent avec impatience quelque nouvelle des peuples, desfamilles, ou des hommes d’outre-mer ; chacun espère quelquechose, et tient, du plus loin qu’il l’aperçoit, ses regardsattachés sur le messager maritime qui lui apporte soit la lettred’un ami, soit le portrait d’une amie, soit enfin cette amie enpersonne ou cet ami lui-même.

Car ce vaisseau, objet de tant de désirs etsource de tant d’espérances, c’est la chaîne éphémère qui unitl’Europe à l’Afrique, c’est le pont volant jeté d’un monde àl’autre ; aussi aucune nouvelle ne se répand-elle aussirapidement dans toute l’île que celle-ci, qui jaillit du piton dela Découverte : « Il y a un vaisseau en vue. »

Nous disons du piton de la Découverte, parceque, presque toujours, le navire, forcé d’aller chercher le ventd’est, passe devant Grand-Port, côtoie la terre à une distance dedeux ou trois lieues, double la pointe des Quatre-Cocos, s’engageentre l’île Pilate et le Coin-de-Mire, et quelques heures aprèsavoir franchi ce passage, apparaît à l’entrée du Port-Louis, dontles habitants, prévenus dès la veille par les signaux qui onttraversé l’île pour annoncer son approche, l’attendent en foulepressée sur le quai.

D’après ce que nous avons dit de l’aviditéavec laquelle tout le monde attend à l’île de France les nouvellesd’Europe, on ne s’étonnera sans doute point de l’affluence qui, parune belle matinée de la fin du mois de février 1824, vers les onzeheures du matin, s’était portée sur tous les points d’où l’onpouvait voir entrer dans la rade de Port-Louis leLeycester, belle frégate de trente six canons, signaléedepuis la veille à deux heures de l’après-midi.

Nous demandons au lecteur la permission de luifaire faire, ou plutôt de lui faire renouveler connaissance avecdeux des personnages qu’il transportait à son bord.

L’un était un homme aux cheveux blonds, auteint blanc, aux yeux bleus, aux traits réguliers, à la figurecalme, à la taille un peu au-dessus de la moyenne, auquel on n’eûtguère donné plus de trente ou trente-deux ans, quoiqu’il en eûtplus de quarante. En lui, au premier abord, on ne remarquait riende saillant ; mais aussi l’on était forcé d’avouer que toutétait convenable. Si, après un premier coup d’œil jeté sur lui, onavait un motif quelconque de continuer l’examen de sa personne, onremarquait qu’il avait le pied et la main petits et admirablementbien faits, ce qui, dans tous les pays, mais chez les Anglaisparticulièrement, est un signe de race. Sa voix était claire etarrêtée, mais sans intonation et, pour ainsi dire, sans musique.Ses yeux bleu clair, auxquels on pouvait, dans les circonstanceshabituelles de sa vie, reprocher de manquer un peu d’expression,laissaient errer un regard limpide, mais qui ne s’attachait à rienet semblait ne rien chercher à approfondir. De temps en temps,cependant, il clignait les yeux comme un homme fatigué du soleil,accompagnant ce mouvement d’un léger écartement des lèvres quilaissaient apercevoir alors une double rangée de dents petites,bien rangées, et blanches comme des perles. Cette espèce de ticsemblait alors ôter à son regard le peu d’expression qu’ilavait ; mais, si on l’examinait avec soin, on s’apercevait, aucontraire, que c’était dans ce moment que sa vue, profonde etrapide, dardant un rayon de flamme entre ses deux paupièresrapprochées, allait chercher la pensée de son interlocuteurjusqu’au plus profond de son âme. Ceux qui le voyaient pour lapremière fois ne manquaient presque jamais de le prendre pour unesprit nul ; il savait que c’était, en général, l’opinion queles hommes superficiels avaient de lui, et, presque toujours, soitcalcul, soit indifférence, il se plaisait à la leur laisser, biensûr de les détromper quand le caprice lui en prendrait ou quand lemoment en serait venu ; car cette enveloppe menteuse cachaitun esprit singulièrement profond, comme il arrive souvent que deuxpouces de neige cachent un précipice de mille pieds ; aussi,avec la conscience de sa supériorité presque universelle,attendait-il patiemment qu’on vînt lui offrir l’occasion detriompher. Alors, et dès qu’il rencontrait dans une pensée opposéeà la sienne, et dans la personne qui émettait cette pensée, unelutte digne de lui, il s’accrochait à la conversation, que,jusque-là, il avait laissé errer dans tous ses capricieux détours,s’animait peu à peu, se répandait au dehors, grandissait à toutehauteur ; car sa voix stridente, ses yeux enflammés,secondaient parfaitement sa parole vive, incisive, colorée, à lafois séduisante et grave, éblouissante et positive ; si cetteoccasion ne venait pas, il s’en passait, et continuait d’êtreregardé par ceux qui l’entouraient comme un homme ordinaire. Cen’est pas qu’il manquât d’amour-propre, au contraire, il poussaitl’orgueil de certaines choses jusqu’à l’excès. Mais c’était unsystème de conduite qu’il s’était imposé et duquel il ne s’écartaitjamais. Toutes les fois qu’une position erronée, une pensée fausse,une vanité mal soutenue, un ridicule quelconque, enfin, venaitposer devant lui, l’extrême finesse de son esprit lui faisaitaussitôt venir sur la langue un sarcasme incisif ou sur les lèvresun sourire moqueur ; mais il étouffait à l’instant même cegenre d’ironie extérieure, et, quand il ne pouvait renfermerentièrement cette irruption de dédain, il déguisait sous un desclignements d’yeux qui lui étaient habituels le mouvement railleurqui lui échappait malgré lui, sachant bien que le moyen de toutvoir, de tout entendre, était de paraître aveugle et sourd.Peut-être eût-il bien voulu, comme Sixte-Quint, paraître aussiparalytique : mais, comme cela l’eût entraîné à une troplongue et trop fatigante dissimulation, il y avait renoncé.

L’autre était un jeune homme brun, au teintpâle et aux longs cheveux noirs ; ses yeux, qui étaientgrands, admirablement fendus et du plus beau velouté, avaient,derrière la douceur apparente qu’ils ne devaient qu’à lapréoccupation éternelle de sa pensée, un caractère de fermeté quifrappait au premier abord. S’emportait-il, ce qui était rare, cartoute son organisation paraissait obéir non pas à des instinctsphysiques, mais à une puissance morale, alors ses yeuxs’illuminaient d’une flamme intérieure et lançaient des éclairsdont le foyer semblait être au fond de son âme. Quoique les lignesde son visage fussent pures, elles manquaient jusqu’à un certainpoint de régularité ; son front harmonieux, quoique, d’unemodulation vigoureuse et carrée, était sillonné par une légèrecicatrice, presque imperceptible dans l’état de calme qui lui étaithabituel, mais qui se trahissait par une ligne blanche, lorsque larougeur lui montait au visage. Une moustache noire comme sescheveux, régulière comme ses sourcils, ombrageait, en déguisant sagrandeur, une bouche à lèvres fortes et garnie d’admirables dents.L’aspect général de sa physionomie était grave : aux rides deson front, au froncement presque perpétuel de ses sourcils, auxhabitudes sévères de tous ses traits, on pouvait reconnaître uneréflexion profonde et une résolution inébranlable. Aussi, tout aucontraire de son compagnon, aux traits effacés, et qui, ayantquarante ans, en paraissait à peine trente ou trente-deux, lui, quin’en avait guère que vingt-cinq, en paraissait presque trente.Quant au reste de sa personne, il était d’une taille moyenne, maisbien prise ; tous ses membres étaient peut-être un peu grêles,mais on sentait que, animés par une émotion quelconque, uneviolente tension nerveuse devait chez eux remplacer la force. Enéchange, on comprenait que la nature lui avait donné en agilité eten adresse bien au delà de ce qu’elle lui avait refusé de grossièrevigueur. Du reste, mis presque toujours avec une simplicitéélégante, il était vêtu, pour le moment, d’un pantalon, d’un giletet d’une redingote dont la forme indiquait qu’ils sortaient desmains d’un des plus habiles tailleurs de Paris, et, à laboutonnière de cette redingote, il portait, noués avec une élégantenégligence, les rubans réunis de la Légion d’honneur et deCharles III.

Ces deux hommes s’étaient rencontrés à bord duLeycester, qui avait pris l’un à Portsmouth et l’autre àCadix. Au premier coup d’œil, ils s’étaient reconnus pour s’êtrevus déjà dans ces salons de Londres et de Paris où l’on voit toutle monde ; ils s’étaient donc salués comme d’anciennesconnaissances, mais sans se parler d’abord ; car, n’ayantjamais été présentés l’un à l’autre, tous deux avaient été retenuspar cette réserve aristocratique des gens comme il faut, quihésitent, même dans les circonstances particulières de la vie, àsortir des règles imposées par les convenances générales.Cependant, l’isolement du bord, l’exiguïté du terrain sur lequelils se croisaient chaque jour, l’attrait naturel que deux hommes dumonde éprouvent instinctivement l’un pour l’autre, les avaientbientôt rapprochés ; ils avaient échangé d’abord quelquesparoles insignifiantes, puis leurs conversations avaient pris unpeu plus de consistance. Au bout de quelques jours, chacun des deuxavait reconnu son compagnon pour un homme supérieur, et s’étaitfélicité d’une rencontre pareille dans une traversée de plus detrois mois ; enfin, en attendant mieux, ils s’étaient liés decette amitié de circonstance qui, sans racines dans le passé,devient une distraction dans le présent, sans être un engagementpour l’avenir. Alors, pendant ces longues soirées de l’équateur,pendant ces belles nuits des tropiques, ils avaient eu le temps des’étudier l’un l’autre, et tous deux avaient reconnu qu’en art, enscience, en politique, ils avaient, soit par investigation, soitpar expérience, appris tout ce qu’il est donné à l’homme de savoir.Tous deux étaient donc restés constamment en face, comme deuxlutteurs de même force, et, dans cette longue traversée, un seulavantage avait été donné au premier de ces deux hommes sur lesecond : c’est que, dans un grain qui assaillit la frégate,après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, et dans lequel lecapitaine du Leycester, blessé par la chute d’un mât deperroquet, avait été emporté évanoui dans sa cabine, le passageraux cheveux blonds s’était emparé du porte-voix, et, s’élançant surle gaillard d’arrière, avait, en l’absence du second, retenu dansson hamac par une maladie grave, avec la fermeté d’un homme habituéau commandement et la science d’un marin consommé, ordonné àl’instant même une suite de manœuvres à l’aide desquelles lafrégate avait conjuré la force de l’ouragan. Puis, le grain passé,son visage, un instant resplendissant de cet orgueil sublime quimonte au front de toute créature humaine luttant contre sonCréateur, avait repris son expression ordinaire. Sa voix, dont letimbre éclatant s’était fait entendre au-dessus du roulement dutonnerre et du sifflement de la tempête, était redescendue à sondiapason ordinaire ; enfin, d’un geste aussi simple que sesgestes précédents avaient été poétiques et exaltés, il avait remisau lieutenant le porte-voix, ce sceptre du capitaine de vaisseauqui est, aux mains de celui qui le porte, le signe de l’absolucommandement.

Pendant tout ce temps, son compagnon, sur lafigure calme duquel, hâtons-nous de le dire, il eût été impossiblede reconnaître la moindre trace d’émotion, l’avait suivi des yeuxavec cette expression envieuse de l’homme obligé de se reconnaîtreà lui-même une infériorité sur celui dont jusque-là il s’était crul’égal. Puis, lorsque, le danger passé, ils s’étaient retrouvéscôte à côte, il s’était contenté de lui dire :

– Vous avez donc été capitaine de vaisseau,milord ?

– Oui, avait répondu simplement celui auquelon donnait ce titre honorifique ; j’ai même atteint le gradede commodore ; mais, depuis six ans, je suis passé dans ladiplomatie, et, au moment du péril, je me suis souvenu de monancien métier : voilà tout.

Puis il n’avait plus une seule fois étéquestion de cette circonstance entre ces deux hommes ;seulement, il était visible que le plus jeune des deux étaitintérieurement humilié de cette supériorité, que son compagnonavait, d’une façon si inattendue, acquise sur lui, et qu’il eûtcertainement ignorée sans l’événement qui l’avait en quelque sorteforcé de la mettre au jour.

La demande que nous avons rapportée, et laréponse qu’elle provoqua, indiquent au reste, que ces deux hommesne s’étaient fait, pendant les trois mois qu’ils venaient de passerensemble, aucune question sur leur position sociale respective. Ilss’étaient reconnus pour frères d’intelligence, cela leur avaitsuffi. Ils savaient que le but de leur voyage à tous deux étaitl’île de France, et ils n’en avaient pas demandé davantage.

Au reste, tous deux paraissaient avoir mêmeimpatience d’arriver, car tous deux avaient recommandé que, dumoment où l’on apercevrait l’île, on les avertît. La recommandationfut inutile pour l’un d’eux, car le jeune homme aux cheveux noirsétait sur le pont, appuyé au couronnement de poupe, lorsque lematelot en vigie fit entendre ce cri, toujours si puissant, mêmeparmi les marins : « Terre à l’avant ! »

À ce cri, son compagnon apparut au haut del’escalier et, s’avançant vers le jeune homme, d’un pas plus rapideque son pas habituel, il vint s’appuyer près de lui.

– Eh bien, milord, dit ce dernier, nous voiciarrivés, à ce qu’on assure du moins ; car j’avoue à ma honteque j’ai beau regarder à l’horizon, je n’y aperçois pour ma partqu’une espèce de vapeur, qui peut tout aussi bien être unbrouillard flottant sur la mer qu’une île ayant ses racines au fondde l’Océan.

– Oui, je conçois cela, répondit le plus âgédes deux hommes, car il n’y a guère que l’œil d’un marin qui puissedistinguer avec certitude, à une pareille distance surtout, l’eaudu ciel, et la terre des nuages ; mais moi, ajouta-t-il enclignant les yeux, moi, vieil enfant de la mer, je vois notre îledans tous ses contours, et je dirai même dans tous ses détails.

– Eh bien, milord, reprit le jeune homme,c’est une nouvelle supériorité que je reconnais sur moi à VotreGrâce ; mais je vous avoue qu’il faut que ce soit elle quim’assure une pareille chose pour que je ne la rejette pas comme uneimpossibilité.

– Prenez donc cette lunette, dit le marin,tandis que moi à l’œil nu, je vais vous décrire la côte ; mecroirez-vous après cela ?

– Milord, répondit l’incrédule, je vous saisen toute chose un homme si fort au-dessus des autres hommes, que jecrois à ce que vous me dites sans que vous ayez, soyez-en persuadé,besoin de joindre aucune preuve à vos paroles ; si je prendsla lunette que vous m’offrez, c’est donc plutôt pour satisfaire unbesoin de mon cœur qu’un désir de ma curiosité.

– Allons, allons, dit en riant l’homme auxcheveux blonds, je vois que l’air de la terre fait son effet, voilàque vous devenez flatteur.

– Moi, flatteur, milord ? dit le jeunehomme en secouant la tête. Oh ! Votre Grâce se trompe. LeLeycester, je vous le jure, ferait plus d’une course d’unpôle à l’autre, et accomplirait plus d’une fois le périple du mondeavant que vous voyiez s’accomplir en moi un pareil changement. Non,je ne vous flatte pas, milord ; je vous remercie seulement desgracieuses attentions que vous m’avez montrées tout le long decette interminable traversée, et j’oserai presque dire de l’amitiéque Votre Grâce a témoignée à un pauvre inconnu comme moi.

– Mon cher compagnon, répondit l’Anglais entendant la main au jeune homme, j’espère que, pour vous comme pourmoi, il n’y a d’inconnus dans ce monde que les gens vulgaires, lessots et les fripons ; mais j’espère aussi que pour l’un commepour l’autre, tout homme supérieur est un parent que nousreconnaissons pour être de notre famille, partout où nous lerencontrons. Cela posé, trêve de compliments, mon jeune ami ;prenez cette lunette et regardez ; car nous avançons sirapidement, qu’il n’y aura bientôt plus aucun mérite à accomplir lapetite démonstration géographique dont je me suis chargé.

Le jeune homme prit la lunette et la porta àson œil.

– Voyez-vous ? dit l’Anglais.

– Parfaitement, dit le jeune homme.

– Voyez-vous à notre extrême droite, pareilleà un cône et isolée au milieu de la mer, voyez-vous l’îleRonde ?

– À merveille.

– Voyez-vous, en vous rapprochant de nous,l’île Plate, au pied de laquelle passe, dans ce moment, un brickqui m’a tout à fait l’air, à sa tournure, d’un brick deguerre ? Ce soir, nous serons où il est, et nous passerons oùil passe.

Le jeune homme abaissa la lunette, et essayade voir à l’œil nu les objets que son compagnon distinguait sifacilement, et qu’il voyait à peine, lui, à l’aide du tube qu’iltenait à la main ; puis, avec un sourired’étonnement :

– C’est miraculeux ! dit-il.

Et il reporta la lunette à ses yeux.

– Voyez-vous le Coin-de-Mire, continua soncompagnon, le Coin-de-Mire qui se confond presque d’ici avec le capMalheureux, de si triste et si poétique mémoire ? Voyez-vousle piton de Bambou, derrière lequel s’élève la montagne de laFaïence ? Voyez-vous la montagne de Grand-Port ? et là,voyez-vous à sa gauche le morne des Créoles ?

– Oui, oui, je vois tout cela, et je lereconnais, car tous ces pics, tous ces sommets sont familiers à monenfance et je les ai gardés dans ma mémoire avec la religion dusouvenir. Mais vous, continua le jeune homme en repoussant les unsdans les autres, avec la paume de la main, les trois tubes de salunette, ce n’est pas la première fois que vous voyez ce rivage, etil y a plus de mémoire que d’aspect réel dans la description quevous venez de me faire ?

– C’est vrai, dit en souriant l’Anglais, et jevois qu’il n’y a pas moyen de faire de charlatanisme avec vous.Oui, j’ai déjà vu ce rivage ! oui, j’en parle un peu demémoire quoique les souvenirs qu’il m’a laissés soient probablementmains doux que ceux qu’il vous rappelle ! Oui, j’y suis venudans une époque où, selon toute probabilité, nous étions ennemis,mon cher compagnon, car il y a quatorze ans de cela.

– C’est juste l’époque à laquelle j’ai quittél’île de France, répondit le jeune homme aux cheveux noirs.

– Y étiez-vous encore lors de la bataillenavale qui eut lieu à Grand-Port, et dont je ne devrais pointparler, ne fût-ce que par orgueil national, tant nous y avons étémajestueusement frottés ?

– Oh ! parlez-en, milord, parlez-en,interrompit le jeune homme ; vous avez si souvent pris votrerevanche, messieurs les Anglais, qu’il y a presque de l’orgueil àvous à avouer une défaite.

– Eh bien, j’y suis venu à cette époque ;car, à cette époque, je servais dans la marine.

– Comme aspirant, sans doute ?

– Comme lieutenant de frégate, Monsieur.

– Mais à cette époque, permettez-moi de vousle dire, milord, vous étiez un enfant ?

– Quel âge me donnez-vous, Monsieur ?

– Mais, à peu de chose près, nous sommes dumême âge je pense, et vous avez trente ans à peine.

– Je vais en avoir quarante, Monsieur,répondit l’Anglais en souriant ; je vous avais bien dit tout àl’heure que vous étiez dans votre jour de flatterie.

Le jeune homme, étonné, regarda alors soncompagnon avec plus d’attention qu’il n’avait fait jusqu’alors, etreconnut, à de légères rides indiquées à l’angle des yeux et auxcoins de la bouche, qu’il pouvait avoir effectivement l’âge qu’ilse donnait, et qu’il était si loin de paraître. Puis, abandonnantson examen pour revenir à la question qui lui avait étéfaite :

– Oui, oui, dit-il ; oui, je me rappellecette bataille et une autre encore, mais qui eut lieu à l’extrémitéopposée de l’île. Connaissez-vous Port-Louis, milord ?

– Non, Monsieur, je ne connais que ce côté durivage. Je fus blessé dangereusement au combat de Grand-Port, ettransporté prisonnier en Europe. Depuis ce temps, je n’ai pas revules mers de l’Inde, où je vais probablement faire un séjourindéfini.

Puis, comme si les dernières paroles qu’ilsavaient échangées venaient d’éveiller dans ces deux hommes unesource d’intimes souvenirs, chacun d’eux s’éloigna machinalement del’autre, et s’en alla rêver en silence, l’un à la proue, l’autre augouvernail.

Ce fut le lendemain de cette conversationqu’après avoir doublé l’île d’Ambre et être passée à l’heureprédite au pied de l’île Plate, la frégate Leycester fit,comme nous l’avons indiqué au commencement de ce chapitre, sonentrée dans la rade Port-Louis, au milieu de l’affluence habituellequi accueillait l’arrivée de chaque bâtiment européen.

Mais, cette fois, l’affluence était plusgrande encore que de coutume, car les autorités de la colonieattendaient le futur gouverneur de l’île, qui, au moment où l’ondoubla l’île des Tonneliers, monta sur le pont en grand uniformed’officier général. Le jeune homme aux cheveux noirs connut doncseulement alors le grade politique de son compagnon de voyage, dontil ne savait, jusque-là, que le titre aristocratique.

En effet, l’Anglais aux cheveux blonds n’étaitautre que lord Williams Murrey, membre de la chambre haute, qui,après avoir été tour à tour marin et ambassadeur, venait d’êtrenommé gouverneur de l’île de France pour Sa MajestéBritannique.

Nous invitons donc le lecteur à reconnaître enlui ce jeune lieutenant qu’il a entrevu à bord de laNéréide, couché aux pieds de son oncle le capitaineWilloughby, blessé au côté d’un éclat de mitraille, et dont nousavions annoncé non seulement la guérison, mais encore laréapparition prochaine comme un des personnages principaux de notrehistoire.

Au moment de se séparer de son compagnon, lordMurrey se retourna vers lui :

– À propos, Monsieur, lui dit-il, je donnedans trois jours un grand dîner aux autorités de l’île ;j’espère que vous me ferez l’honneur d’être un de mesconvives ?

– Avec le plus grand plaisir, milord, réponditle jeune homme ; mais encore, avant que j’accepte est-ilconvenable que, de mon côté, je dise à Votre Grâce qui je suis…

– Vous vous ferez annoncer en entrant chezmoi, Monsieur, répondit lord Murrey, et alors je saurai qui vousêtes ; en attendant, je sais ce que vous valez, et c’est cequ’il me faut.

Puis saluant son compagnon de route de la mainet du sourire, le nouveau gouverneur descendit dans la yoled’honneur avec le capitaine et s’éloignant du brick sousl’impulsion rapide de dix vigoureux rameurs, il toucha bientôt laterre à la fontaine du Chien-de-Plomb.

En ce moment, les soldats, rangés en bataille,présentèrent les armes, les tambours battirent aux champs, lescanons des forts et de la frégate retentirent à la fois, et,pareils à un écho, ceux des autres bâtiments leurrépondirent ; aussitôt des acclamations universelles de« Vive lord Murrey ! » accueillirent joyeusement lenouveau gouverneur, qui, après avoir gracieusement salué ceux quilui faisaient cette honorable réception, s’achemina, entouré desprincipales autorités de l’île, vers le palais.

Et, cependant, ces hommes qui faisaient fêteau représentant de Sa Majesté Britannique et qui applaudissaient àson arrivée, étaient bien les mêmes hommes qui, autrefois, avaientpleuré le départ des Français ; mais aussi, c’est que quatorzeans s’étaient écoulés depuis cette époque ; la générationancienne avait en partie disparu, et la génération nouvelle negardait le souvenir des choses passées que par ostentation et commeon garde une vieille charte de famille. Quatorze ans s’étaientécoulés, avons-nous déjà dit, et c’est plus qu’il n’en faut pouroublier la mort de son meilleur ami, pour violer un sermentjuré ; plus qu’il n’en faut enfin pour tuer, enterrer etdébaptiser un grand homme ou une grande nation.

Chapitre 5L’enfant prodigue

Tous les yeux avaient suivi lord Murreyjusqu’à l’hôtel du gouvernement ; mais, lorsque la porte dupalais se fut refermée sur lui et sur ceux qui l’accompagnaient,tous les yeux se reportèrent sur le navire.

En ce moment, le jeune homme aux cheveux noirsen descendait à son tour, et la curiosité, qui venait d’abandonnerle gouverneur, s’était reportée sur lui. En effet, on avait vu lordMurrey lui adresser gracieusement la parole et lui serrer lamain ; de sorte que la foule assemblée décidait, avec sasagacité ordinaire, que cet étranger était quelque jeune seigneurappartenant à la haute aristocratie de France ou d’Angleterre.Cette probabilité s’était changée en une véritable certitude à lavue du double ruban qui ornait sa boutonnière, et dont l’un, ilfaut bien l’avouer, était un peu moins répandu à cette époque qu’ilne l’est aujourd’hui. Au reste, les habitants de Port-Louis eurentle temps d’examiner le nouvel arrivant ; car, après avoircherché des yeux autour de lui comme s’il se fût attendu à trouverquelqu’un de ses amis ou de ses parents sur la jetée, il s’étaitarrêté au bord de la mer, attendant que les chevaux du gouverneurfussent débarqués ; puis, quand cette opération fut terminée,un domestique au teint basané, vêtu du costume des Mauresd’Afrique, avec lequel l’étranger avait échangé quelques mots dansune langue inconnue, en équipa deux à la manière arabe, et, lesprenant tous deux en bride, car on ne pouvait se fier encore àleurs jambes engourdies, il suivit son maître, qui s’était déjàacheminé à pied vers la chaussée, regardant toujours autour de lui,comme s’il se fût attendu à voir apparaître tout à coup, au milieude toutes ces figures insignifiantes, une figure amie.

Parmi les groupes qui attendaient lesétrangers à l’endroit qu’on appelle caractéristiquement laPointe-aux-Blagueurs, il y en avait un dont le centre se composaitd’un gros homme de cinquante à cinquante-quatre ans, aux cheveuxgrisonnants, aux traits vulgaires, à la voix éclatante, aux favoristaillés en pointe et venant joindre de chaque côté le coin de labouche, et d’un beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans ; legros homme était vêtu d’une redingote de mérinos marron, d’unpantalon de nankin et d’un gilet de piqué blanc. Il portait unecravate à coins brodés, et un long jabot, garni de dentelle,flottait sur sa poitrine. Le jeune homme, dont les traits, un peuplus accentués que ceux de son voisin, avaient cependant avecceux-ci une telle ressemblance, qu’il était évident que ces deuxindividus se touchaient par les liens les plus proches de laparenté, était coiffé d’un chapeau gris, portait un mouchoir desoie noué négligemment autour du cou, était vêtu d’un gilet et d’unpantalon blancs.

– Voilà, par ma foi, un joli garçon, dit legros homme en regardant l’étranger, qui passait en ce moment àquelques pas de lui, et je conseille, s’il doit faire séjour dansnotre île, à nos mères et à nos maris de veiller sur leurs femmeset leurs filles.

– Voilà un joli cheval, dit le jeune homme enportant un lorgnon à son œil ; pur sang, si je ne me trompe,tout ce qu’il y a de plus arabe, arabissime.

– Connais-tu ce monsieur, Henri ? demandale gros homme.

– Non, mon père ; mais, s’il veut vendreson cheval, je sais bien qui lui en donnera mille piastres.

– Ce sera Henri de Malmédie, n’est-ce pas, monenfant ? dit le gros homme, et tu feras bien, si le cheval teplaît, de t’en passer la fantaisie ; tu le peux, tu esriche.

Sans doute l’étranger entendit l’offre deM. Henri et l’approbation qu’y donnait son père, car sa lèvrese releva dédaigneusement, et il fixa tour à tour sur le père etsur le fils un regard hautain, et qui n’était pas exempt de menace,puis, plus instruit sans doute à leur égard qu’ils ne l’étaient ausien, il continua sa route en murmurant :

– Encore eux ! Toujours eux !

– Que nous veut donc ce muscadin ?demanda M. de Malmédie à ceux qui l’entouraient.

– Je n’en sais rien, mon père, réponditHenri ; mais à la première fois que nous le rencontrerons,s’il nous regarde encore de la même manière, je vous promets de lelui demander.

– Que veux-tu, Henri, ditM. de Malmédie d’un air de pitié pour l’ignorance del’étranger, le pauvre garçon ne sait pas qui nous sommes.

– Eh bien, alors, je le lui apprendrai, moi,murmura Henri.

Pendant ce temps, l’étranger, dont ledédaigneux regard avait éveillé ce menaçant colloque, avait, sansparaître s’inquiéter de l’impression produite par son passage, et,sans daigner se retourner pour en voir l’effet, continué son cheminvers le rempart. Parvenu au tiers du jardin de la Compagnie, à peuprès, son attention fut attirée par un groupe qui s’était formé surun petit pont, lequel communiquait du jardin avec la cour d’unemaison de belle apparence, et dont le centre était occupé par uneravissante jeune fille de quinze ou seize ans, que l’étranger,homme d’art sans doute, et, par conséquent, amoureux de toutebeauté, s’arrêta pour regarder plus à son aise. Quoique sur leseuil de sa maison, la jeune fille, qui sans doute appartenait àl’une des plus riches familles de l’île, avait auprès d’elle unegouvernante européenne, qu’à ses longs cheveux blonds et à latransparence de sa peau, on reconnaissait pour une Anglaise, tandisqu’un vieux nègre, aux cheveux grisonnants, vêtu d’une veste etd’un pantalon de basin blanc, se tenait prêt, les yeux fixés surelle, et, pour ainsi dire, le pied levé, à exécuter ses moindresordres. Peut-être aussi, comme toute chose grandit par lecontraste, cette beauté, que nous avons signalée commemerveilleuse, s’augmentait-elle encore de la laideur du personnagequi se tenait debout, muet et immobile devant elle, et avec lequelelle essayait d’entamer des négociations à l’endroit d’un de cescharmants éventails d’ivoire découpé, transparent et fragile commeune dentelle.

En effet, celui qui causait avec elle était unindividu au corps osseux, au teint jaune, aux yeux relevés par lescoins, coiffé d’un large chapeau de paille, duquel s’échappait,comme un échantillon des cheveux dont aurait pu être couvert lecrâne qu’il abritait, une longue natte qui lui tombait jusqu’aumilieu du dos ; il était vêtu d’un pantalon de coton bleudescendant jusqu’à mi-jambe et d’une blouse de même étoffe et demême couleur, descendant jusqu’au milieu des cuisses. À ses piedsétait un bambou, long d’une toise, supportant à chacune de sesextrémités un panier, dont la double pesanteur faisait, lorsque lebambou était posé par le milieu sur l’épaule du marchand, pliercette longue canne comme un arc. Ces paniers étaient remplis de cesmille petits brimborions qui, aux colonies comme en France, dans laboutique en plein air du commerçant des tropiques comme dans lesélégants magasins d’Alphonse Giroux et de Susse, font tourner latête aux jeunes filles et quelquefois même à leurs mères. Or, commenous l’avons dit, la belle créole, au milieu de toutes cesmerveilles éparpillées sur une natte étendue à ses pieds, s’étaitarrêtée pour le moment à un éventail représentant des maisons, despagodes et des palais impossibles, des chiens, des lions et desoiseaux fantastiques ; enfin, mille portraits d’hommes, debâtiments et d’animaux qui n’ont jamais existé que dans ladrolatique imagination des habitants de Canton et de Pékin.

Elle demandait donc purement et simplement leprix de cet éventail.

Mais là était la difficulté. Le Chinois,débarqué depuis quelques jours seulement, ne savait pas un seul motni de français, ni d’anglais, ni d’italien, ignorance quiressortait clairement de son silence, à la triple demande qui luiavait été successivement faite dans ces trois langues. Cetteignorance était même déjà si bien connue dans la colonie, quel’habitant des bords du fleuve Jaune n’était désigné à Port-Louisque sous le nom de Miko-Miko, les deux seuls mots qu’ilprononçât tout en parcourant les rues de la ville, portant son longbambou chargé de paniers tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre,et qui, selon toute probabilité, voulaient dire : Achetez,achetez. Les relations qui s’étaient établies jusqu’alorsentre Miko-Miko et ses pratiques étaient donc purement etsimplement des relations de gestes et de signes. Or, comme la bellejeune fille n’avait jamais eu l’occasion de faire une étudeapprofondie de la langue de l’abbé de l’Épée, elle se trouvait dansune parfaite impossibilité de comprendre Miko-Miko et de se fairecomprendre par lui.

Ce fut en ce moment que l’étranger s’approchad’elle.

– Pardon, Mademoiselle, lui dit-il ;mais, en voyant l’embarras dans lequel vous vous trouvez, jem’enhardis à vous offrir mes services : puis-je vous être bonà quelque chose et daignerez-vous m’accepter pourinterprète ?

– Oh ! Monsieur, répondit la gouvernante,tandis que les joues de la jeune fille se couvraient d’une couchedu plus beau carmin, je vous suis mille fois obligée de votreoffre ; mais voilà mademoiselle Sara et moi qui épuisons,depuis dix minutes, toute notre science philologique sans parvenirà nous faire entendre de cet homme. Nous lui avons parlé tour àtour français, anglais et italien, et il n’a répondu à aucune deces langues.

– Monsieur connaît peut-être quelque langueque parlera cet homme, ma mie Henriette, répondit la jeunefille ; et j’ai si grande envie de cet éventail, que, siMonsieur parvenait à m’en dire le prix, il m’aurait rendu unvéritable service.

– Mais vous voyez bien que c’est impossible,reprit ma mie Henriette : cet homme ne parle aucunelangue.

– Il parle au moins celle du pays où il estné, dit l’étranger.

– Oui, mais il est né en Chine ; et quiest-ce qui parle chinois ?

L’inconnu sourit, et, se tournant vers lemarchand, il lui adressa quelques mots dans une langueétrangère.

Nous essayerons vainement de dire l’expressiond’étonnement qui se peignit sur les traits du pauvre Miko-Miko,lorsque les accents de sa langue maternelle résonnèrent à sonoreille comme l’écho d’une musique lointaine. Il laissa tomberl’éventail qu’il tenait, et, s’élançant les yeux fixes et la bouchebéante vers celui qui venait de lui adresser la parole, il luisaisit la main et la baisa à plusieurs reprises ; puis, commel’étranger répétait la question qu’il lui avait déjà faite, il sedécida enfin à répondre ; mais ce fut avec une expression dansle regard et un accent dans la voix qui formaient un des plusétranges contrastes qu’on puisse imaginer ; car, de l’air leplus attendri et le plus sentimental du monde, il venait toutbonnement de lui dire le prix de l’éventail.

– C’est vingt livres sterling, Mademoiselledit l’étranger se retournant vers la jeune fille ;quatre-vingt-dix piastres à peu près.

– Mille fois merci, Monsieur ! réponditSara en rougissant de nouveau. Puis, se retournant vers sagouvernante : n’est-ce pas vraiment bien heureux, ma mieHenriette, lui dit-elle en anglais, que Monsieur parle la langue decet homme ?

– Et surtout bien étonnant, répondit ma mieHenriette.

– C’est pourtant une chose toute simple,Mesdames, répondit l’étranger dans la même langue. Ma mère mourutque je n’avais que trois mois encore, et l’on me donna pournourrice une pauvre femme de l’île Formose qui était au service denotre maison, sa langue est donc la première que jebalbutiai ; et, quoique je n’aie pas trouvé souvent l’occasionde la parler, j’en ai, comme vous l’avez vu, retenu quelques mots,ce dont je me féliciterai toute ma vie puisque j’ai pu, grâce à cesquelques mots, vous rendre un léger service.

Puis, glissant dans la main du Chinois unquadruple d’Espagne, et, faisant signe à son domestique de lesuivre, le jeune homme partit en saluant avec une parfaite aisancemademoiselle Sara et ma mie Henriette.

L’étranger suivit la rue de Moka ; mais àpeine eut-il fait un mille sur la route qui conduit aux Pailles, etfut-il arrivé au pied de la montagne de la Découverte, qu’ils’arrêta tout à coup, et que ses yeux se fixèrent sur un bancconstruit à mi-côte de la montagne, et au milieu duquel, dans uneimmobilité parfaite, les deux mains posées sur ses genoux et lesyeux fixés sur la mer, était assis un vieillard. Un instantl’étranger regarda cet homme d’un air de doute ; puis, commesi ce doute avait disparu devant une conviction entière :

– C’est bien lui, murmura-t-il ; monDieu ! comme il est changé !

Alors, après avoir regardé un instant encorele vieillard avec un air de singulier intérêt, le jeune homme pritun chemin par lequel il pouvait arriver près de lui sans être vu,manœuvre qu’il exécuta heureusement, après s’être arrêté deux outrois fois en route en appuyant sa main sur sa poitrine, comme pourdonner à une émotion trop forte le temps de se calmer.

Quant au vieillard, il ne bougea point àl’approche de l’étranger, si bien qu’on eût pu croire qu’il n’avaitpas même entendu le bruit de ses pas ; ce qui eût été uneerreur, car à peine le jeune homme se fut-il assis sur le même bancque lui, qu’il tourna la tête de son côté, et que, le saluant avectimidité, il se leva et fit quelques pas pour s’éloigner :

– Oh ! ne vous dérangez pas pour moi,Monsieur, dit le jeune homme.

Le vieillard se rassit aussitôt, non plus aumilieu du banc, mais à son extrémité.

Alors il y eut un moment de silence entre levieillard, qui continua de regarder la mer, et l’étranger, quiregardait le vieillard. Enfin, au bout de cinq minutes de muette etprofonde contemplation, l’étranger prit la parole :

– Monsieur, dit-il à son voisin, vous n’étiezsans doute point là, lorsqu’il y a une heure et demie à peu près,le Leycester a jeté l’ancre dans le port ?

– Pardonnez-moi, Monsieur, j’y étais, réponditle vieillard avec un accent où se confondaient l’humilité etl’étonnement.

– Alors, reprit le jeune homme, alors vous nepreniez aucun intérêt à l’arrivée de ce bâtiment venantd’Europe ?

– Pourquoi cela, Monsieur ? demanda levieillard de plus en plus étonné.

– C’est qu’en ce cas, au lieu de rester ici,vous seriez comme tout le monde descendu sur le port.

– Vous vous trompez, Monsieur, vous voustrompez, répondit mélancoliquement le vieillard en secouant sa têteblanchie ; je prends au contraire, et j’en suis certain, unplus grand intérêt que personne à ce spectacle. Chaque fois qu’ilarrive un bâtiment, n’importe de quel pays ce bâtiment arrive, jeviens depuis quatorze années voir s’il ne m’apporte pas quelquelettre de mes enfants, ou mes enfants eux-mêmes ; et, commecela me fatiguerait trop d’être debout, je viens dès le matinm’asseoir ici, à la même place d’où je les ai vus partir ; etje reste là tout le jour, jusqu’à ce que, chacun s’étant retiré,tout espoir soit perdu pour moi.

– Mais comment ne descendez-vous pas vous-mêmejusqu’au port ? demanda l’étranger.

– C’est aussi ce que j’ai fait pendant lespremières années, répondit le vieillard : mais alors jeconnaissais trop vite mon sort ; et, comme chaque déceptionnouvelle devenait plus pénible, j’ai fini par m’arrêter ici, etj’envoie à ma place mon nègre Télémaque. Ainsi l’espoir dure pluslongtemps. S’il revient vite, je crois qu’il m’annonce leurarrivée, s’il tarde à revenir, je crois qu’il attend une lettre.Puis il revient la plupart du temps les mains vides. Alors je melève et je m’en retourne seul comme je suis venu ; je rentredans ma maison déserte, et je passe la nuit à pleurer en medisant : « Ce sera sans doute pour la prochainefois. »

– Pauvre père ! murmura l’étranger.

– Vous me plaignez, Monsieur ? demanda levieillard avec étonnement.

– Sans doute, je vous plains, répondit lejeune homme.

– Vous ne savez donc pas qui jesuis ?

– Vous êtes homme et vous souffrez.

– Mais je suis mulâtre, répondit le vieillardd’une voix basse et profondément humiliée.

Une vive rougeur passa sur le front du jeunehomme.

– Et moi aussi, Monsieur, je suis mulâtre,répondit-il.

– Vous ? s’écria le vieillard.

– Oui, moi, répondit l’étranger.

– Vous êtes mulâtre, vous, Monsieur ? etle vieillard regardait avec étonnement le ruban rouge et bleu nouéà la redingote de l’étranger. Vous êtes mulâtre ? Oh !alors votre pitié ne m’étonne plus. Je vous avais pris pour unblanc mais, du moment que vous êtes homme de couleur comme moi,c’est autre chose ; vous êtes un ami, un frère.

– Oui, un ami, un frère, dit le jeune homme entendant les deux mains au vieillard.

Puis il murmura à voix basse et en leregardant avec une indéfinissable expression detendresse :

– Et plus que cela encore, peut-être.

– Alors je puis donc tout vous dire, continuale vieillard. Ah ! je sens que cela me fera du bien, de parlerde ma douleur. Imaginez-vous, Monsieur, que j’ai, ou plutôt quej’avais, car Dieu seul sait si tous deux vivent encore ;imaginez-vous que j’avais deux enfants, deux fils que j’aimais tousdeux de l’amour d’un père, un surtout.

L’étranger tressaillit et se rapprocha encoredu vieillard.

– Cela vous étonne, n’est-ce pas, reprit levieillard, que je fasse une différence entre ces deux enfants, etque je préfère l’un à l’autre ? Oui, cela ne doit pas être, jele sais ; oui, cela est injuste, je l’avoue ; maisc’était le plus jeune, c’était le plus faible, voilà monexcuse.

L’étranger porta la main à son front, et,profitant du moment où le vieillard, honteux de la confession qu’ilvenait de faire, détournait la tête, il essuya une larme.

– Oh ! si vous les aviez connus tousdeux, continua le vieillard, vous auriez compris cela. Ce n’est pasque Georges, – il s’appelait Georges, – ce n’est pas que Georgesfût le plus beau ; oh ! non, au contraire, son frèreJacques était bien mieux que lui ; mais il avait dans sonpauvre petit corps un esprit si intelligent, si ardent, si ferme,que, si je l’eusse mis au collège de Port-Louis avec les autresenfants, je suis bien certain que, quoiqu’il n’eût que douze ans,il eût bientôt dépassé tous les autres élèves.

Les yeux du vieillard brillèrent un instantd’orgueil et d’enthousiasme ; mais ce changement passa avec larapidité de l’éclair, et son regard avait déjà repris sonexpression vague, plaintive et mate, lorsqu’il ajouta :

– Mais je ne pouvais pas le mettre au collègeici. Le collège a été fondé pour les blancs, et nous ne sommes quedes mulâtres.

À son tour, la physionomie du jeune hommes’alluma, et il passa sur sa figure comme une flamme de dédain etde colère sauvage.

Le vieillard continua sans même remarquer lemouvement de l’étranger.

– C’est pour cela que je les ai envoyés tousdeux en France, espérant que l’éducation fixerait l’humeurvagabonde de l’aîné et dompterait le caractère trop entier dusecond ; mais il paraît que Dieu n’approuvait pas marésolution car, dans un voyage qu’il a fait à Brest, Jacques s’estembarqué à bord d’un corsaire, et, depuis, je n’ai reçu de sesnouvelles que trois fois, et, à chaque fois, d’un point du mondeopposé ; et Georges a laissé développer en grandissant cegerme d’inflexibilité qui m’effrayait en lui. Celui-là m’a écritplus souvent, tantôt d’Angleterre, tantôt d’Égypte, tantôtd’Espagne, car il a beaucoup voyagé aussi, et, quoique ses lettressoient fort belles, je vous le jure, je n’ai pas osé les montrer àpersonne.

– Ainsi, ni l’un ni l’autre ne vous ont jamaisparlé de l’époque de leur retour ?

– Jamais ; et qui sait si même je lesreverrai un jour car, de mon côté, quoique le moment où je lesreverrai doive être le moment le plus heureux de ma vie, je ne leurai jamais dit de revenir. S’ils demeurent là-bas, c’est qu’ils ysont plus heureux qu’ils ne le seraient ici ; s’ilsn’éprouvent pas le besoin de revoir leur vieux père, c’est qu’ilsont trouvé en Europe des gens qu’ils aiment mieux que lui. Qu’ilsoit donc fait selon leur désir, surtout si ce désir peut lesconduire au bonheur. Cependant, quoique je les regrette tous deuxégalement, c’est cependant Georges qui me manque le plus, et c’estcelui-là qui me fait le plus de peine en ne me parlant jamais deretour.

– S’il ne vous parle pas de retour Monsieur,reprit l’étranger d’une voix dont il cherchait inutilement àcomprimer l’émotion, c’est peut-être qu’il se réserve le plaisir devous surprendre, et qu’il veut vous faire achever dans le bonheurune journée commencée dans l’attente.

– Plût à Dieu ! dit le vieillard enlevant les yeux et les mains au ciel.

– C’est peut-être, continua le jeune hommeavec une voix de plus en plus émue, qu’il veut se glisser près devous sans être reconnu de vous, et jouir ainsi de votre présence,de votre amour et de vos bénédictions.

– Ah ! il serait impossible que je ne lereconnusse pas.

– Et cependant, s’écria le jeune hommeincapable de résister plus longtemps au sentiment qui l’agitait,vous ne m’avez pas reconnu, mon père !

– Vous !… toi !… toi !… s’écriaà son tour le vieillard en parcourant l’étranger d’un regard avide,tandis qu’il tremblait de tous ses membres, la bouche entrouverteet souriant avec doute.

Puis, secouant la tête :

– Non, non, ce n’est pas Georges,dit-il ; il y a bien quelque ressemblance entre vous etlui ; mais il n’est pas grand, il n’est pas beau commevous ; ce n’est qu’un enfant, et vous, vous êtes un homme.

– C’est moi, c’est bien moi, mon père ;mais reconnaissez-moi donc, s’écria Georges ; mais songez quequatorze ans se sont écoulés depuis que je ne vous ai vu ;songez que j’en ai aujourd’hui vingt-six, et, si vous doutez,tenez, tenez, voyez cette cicatrice à mon front, c’est la trace ducoup que m’a donné M. de Malmédie le jour où vous avez siglorieusement pris un drapeau anglais. Oh ! ouvrez-moi vosbras, mon père, et, quand vous m’aurez embrassé, quand vous m’aurezpressé sur votre cœur, vous ne douterez plus que je ne sois votrefils.

Et à ces mots l’étranger se jeta au cou duvieillard, qui, regardant tantôt le ciel et tantôt son enfant, nepouvait croire à tant de bonheur, et qui ne se décida à embrasserle beau jeune homme que lorsque celui-ci eût répété vingt foisqu’il était bien Georges.

En ce moment Télémaque parut au pied de lamontagne de la Découverte, les bras pendants, l’œil morne et latête penchée, désespéré qu’il était de revenir encore cette foisvers son maître sans lui rapporter quelque nouvelle de l’un ou del’autre de ses enfants.

Chapitre 6Transfiguration

Et maintenant il faut que nos lecteurs nouspermettent d’abandonner ce père et ce fils à la joie du retour, et,revenant avec nous sur le passé, consentent à suivre avec nous latransfiguration physique et morale qui s’était opérée pendantl’espace de ces quatorze ans dans le héros de cette histoire, quenous lui avons fait entrevoir enfant et que nous venons de luimontrer jeune homme.

Nous avions d’abord eu l’idée de mettrepurement et simplement sous les yeux du lecteur le récit que fitGeorges à son père des événements de ces quatorze années :mais nous avons réfléchi que, ce récit étant une histoire toute depensées intimes et de sensations secrètes, on pourrait se défieravec raison de la véracité d’un homme du caractère de Georges,surtout lorsque cet homme parle de lui-même. Nous avons donc résolude conter, personnellement et à notre guise, cette histoire, dontnous connaissons chaque détail, promettant d’avance, vu que notreamour-propre n’est point engagé dans l’affaire, de ne cacher aucunesensation bonne ou mauvaise, aucune pensée honorable ouhonteuse.

Partons donc du même point d’où Georges étaitparti lui-même.

Pierre Munier, dont nous avons essayé detracer le caractère, avait, dès qu’il était entré dans la vieactive, c’est-à-dire dès que d’enfant, il était devenu homme,adopté vis-à-vis des blancs un système de conduite dont il nes’écarta jamais ; ne se sentant ni la force ni la volonté decombattre en duelliste un accablant préjugé, il avait pris larésolution de désarmer ses adversaires par une soumissioninaltérable et par une inépuisable humilité ; sa vie fut toutentière occupée à excuser sa naissance. Loin de briguer, malgré sesrichesses et son intelligence, aucune fonction administrative,aucun emploi politique, il avait constamment cherché à se faireoublier en se perdant dans la foule ; la même qui l’avaitécarté de la vie publique le guidait dans la vie privée. Généreuxet magnifique par nature, il tenait sa maison avec une simplicitétoute monastique. Chez lui l’abondance était partout, le luxe nullepart, quoiqu’il eût près de deux cents esclaves, ce qui constitueaux colonies une fortune de plus de deux cent mille livres derente. Il voyagea toujours à cheval, jusqu’à ce que, forcé par sonâge, ou plutôt par les chagrins qui l’avaient brisé avant l’époqueoù l’homme est vieux, de changer sa modeste habitude en unehabitude plus aristocratique, il acheta un palanquin aussisimplement modeste que celui du plus pauvre habitant de l’île.Toujours soigneux d’éviter la moindre querelle, toujours poli,complaisant, serviable pour tout le monde, même pour ceux qui, aufond du cœur, lui étaient antipathiques, il eut mieux aimé perdredix arpents de terre que d’élever ou même de soutenir un procès quilui en eût fait gagner vingt. Quelque habitant avait-il besoin d’unplant de café, de manioc ou de canne à sucre il était sûr de lestrouver chez Pierre Munier, qui le remerciait encore de lui avoirdonné la préférence. Or, tous ces bons procédés, qui étaient aufond l’instinct de son excellent cœur, mais qui pouvaient paraîtrele résultat de son caractère timide, lui avaient valu l’amitié deses voisins sans doute, mais une amitié toute passive, qui, n’ayantjamais eu même l’idée de lui faire du bien, se bornait purement etsimplement à ne pas lui faire de mal. Encore, parmi ceux-ci, y enavait-il quelques-uns qui, ne pouvant pardonner à Pierre Munier safortune immense, ses nombreux esclaves et sa réputation sans tache,s’acharnaient à l’écraser constamment sous le préjugé de lacouleur. M. de Malmédie et son fils Henri étaient de cenombre.

Georges, né dans les mêmes conditions que sonpère, mais que la faiblesse de sa constitution avait éloigné desexercices physiques, avait tourné vers les réflexions toutes sesfacultés internes, et, mûr avant l’âge, comme le sont en généraltous les enfants maladifs, il avait observé d’instinct la conduitede son père, dont il avait, tout jeune encore, pénétré lesmotifs ; or, l’orgueil viril qui bouillonnait dans la poitrinede cet enfant lui avait fait prendre en haine les blancs qui leméprisaient, et, en dédain, les mulâtres qui se laissaientmépriser. Aussi se résolut-il bien à suivre une conduite toutopposée à celle qu’avait tenue son père, et à marcher, quand laforce lui serait venue, d’un pas ferme et hardi au-devant de cesabsurdes oppressions de l’opinion, et si elles ne lui faisaientpoint place, à les prendre corps à corps comme Hercule Antée, et àles étouffer entre ses bras. Le jeune Annibal, excité par son père,avait juré haine éternelle à une nation ; le jeune Georges,malgré son père, jura guerre à mort à un préjugé.

Georges quitta la colonie après la scène quenous avons racontée, arriva en France avec son frère, et entra aucollège Napoléon. À peine assis sur les bancs de la dernièreclasse, il comprit la différence des rangs, et voulut arriver aupremier : pour lui, la supériorité était une nécessitéd’organisation ; il apprit vite et bien. Un premier succèsaffermit sa volonté en lui donnant la mesure de sa puissance. Savolonté en devint plus forte et ses succès en devinrent plusgrands. Il est vrai de dire que ce travail de l’esprit, que cedéveloppement de la pensée, laissaient le corps dans son état dechétivité primitive : le moral absorbait le physique, la lamebrûlait le fourreau ; mais Dieu avait donné un appui au pauvrearbrisseau. Georges reposait en paix sous la protection de Jacques,qui était le plus robuste et le plus paresseux de sa classe, commeGeorges en était le plus travailleur et le plus faible.

Malheureusement, cet état de choses dura peu.Deux ans après leur arrivée, comme Jacques et Georges étaient alléspasser leurs vacances à Brest, chez un correspondant de leur pèreauquel ils étaient recommandés, Jacques, qui avait toujours eu ungoût décidé pour la marine, profita de l’occasion qui s’offrait,et, ennuyé de sa prison, comme il appelait le collège, s’embarquasur un corsaire, qu’il donna à son père, dans une lettre qu’il luiécrivit, pour un bâtiment de l’État. De retour au collège, Georgessentit alors cruellement l’absence de son frère. Sans défensecontre les jalousies qu’avaient suscitées ses triomphes d’écolier,et qui, du moment qu’elles pouvaient être assouvies, devenaient devéritables haines, il fut honni par les uns, battu par les autres,maltraité par tous ; chacun avait pour lui son injurefavorite. Ce fut une rude épreuve ; Georges la supportacourageusement.

Seulement, il réfléchit plus profondément quejamais sur sa position et comprit que la supériorité morale n’étaitrien sans la supériorité physique ; qu’il fallait l’une pourfaire respecter l’autre, et que la réunion de ces deux qualitésfaisait seule un homme complet. À partir de cette heure, il changeacomplètement de manière de vivre ; de timide, retiré, inactifqu’il était, il devint joueur, turbulent, tapageur. Il travaillaitbien encore, mais seulement assez pour conserver cette prééminenceintellectuelle qu’il avait acquise dans les années précédentes.Dans les commencements, il fut maladroit, et l’on se moqua de lui.Georges reçut mal la plaisanterie, et cela à dessein. Georgesn’avait pas naturellement le courage sanguin, mais le couragebilieux, c’est-à-dire que son premier mouvement, au lieu de lejeter dans le danger, était de lui faire faire un pas en arrièrepour l’éviter. Il lui fallait la réflexion pour être brave, et,quoique cette bravoure soit la plus réelle, puisqu’elle est labravoure morale, il s’en effraya comme d’une lâcheté.

Il se battit donc à chaque querelle, ou plutôtil fut battu ; mais, vaincu une fois, il recommença tous lesjours jusqu’à ce qu’il fut vainqueur, non pas parce qu’il était leplus fort, mais parce qu’il était plus aguerri, parce qu’au milieudu combat le plus acharné, il conservait un admirable sang-froid,et que, grâce à ce sang-froid, il profitait de la moindre faute deson adversaire. Cela le fit respecter, et dès lors on commença àregarder à deux fois pour l’insulter ; car, si faible que soitun ennemi, on hésite à engager la lutte avec lui quand on le saitdéterminé ; d’ailleurs, cette prodigieuse ardeur avec laquelleil embrassait cette nouvelle vie portait ses fruits : la forcelui venait peu à peu ; aussi, encouragé par ses premiersessais, tant que durèrent les vacances suivantes, Georges n’ouvritpas un livre ; il commença à apprendre à nager, à faire desarmes, à monter à cheval, s’imposant une fatigue continuelle,fatigue qui, plus d’une fois, lui donna la fièvre, mais à laquelleil finit cependant par s’habituer. Alors aux exercices d’adresse ilajouta des travaux de force : pendant des heures entières, ilbêchait la terre comme un laboureur ; pendant des joursentiers, il portait des fardeaux comme un manœuvre ; puis, lesoir venu, au lieu de se coucher dans un lit chaud et doux, ils’enveloppait dans son manteau, se jetait sur une peau d’ours etdormait là toute la nuit. Un instant, la nature surprise hésita, nesachant si elle devait rompre ou triompher. Georges sentait qu’iljouait sa vie, mais que lui importait sa vie ; si sa vien’était pas pour lui la domination de la force et la supériorité del’adresse ? La nature fut la plus puissante ; lafaiblesse physique, vaincue devant l’énergie de la volonté,disparut comme un serviteur infidèle chassé par un maîtreinflexible. Enfin, trois mois d’un pareil régime fortifièrenttellement le pauvre chétif, qu’à son retour ses camaradeshésitaient à le reconnaître. Alors ce fut lui qui chercha querelleaux autres et qui battit, à son tour, ceux qui l’avaient tant defois battu. Alors ce fut lui qui fut craint et qui, étant craint,fut respecté.

Au reste, par une harmonie toute naturelle, àmesure que la force se répandait dans le corps, la beautés’épanouissait sur le visage ; Georges avait toujours eu desyeux superbes et des dents magnifiques ; il laissa pousser seslongs cheveux noirs dont à force de soins il corrigea la rudessenative et qui s’assouplirent sous le fer. Sa pâleur maladivedisparut pour faire place à un teint mat plein de mélancolie et dedistinction : enfin, le jeune homme s’étudia à être beau,comme l’enfant s’étudiait à être fort et adroit.

Aussi, lorsque Georges, après avoir fait saphilosophie, sortit du collège, c’était un gracieux cavalier decinq pieds quatre pouces, et, comme nous l’avons dit, quoiqu’un peumince, admirablement pris dans sa taille. Il savait à peu près toutce qu’un jeune homme du monde doit savoir. Mais il comprit que cen’était pas assez que d’être, en toutes choses, de la force ducommun des hommes ; il décida qu’en toutes choses il leurserait supérieur.

Au reste, les études qu’il avait résolu des’imposer lui devenaient faciles, débarrassé qu’il était de sestravaux scolastiques, et maître désormais de tout son temps. Ilfixa à l’emploi de sa journée des règles dont il résolut de ne passe départir : le matin, à six heures, il montait àcheval ; à huit heures, il allait au tir au pistolet ; dedix heures à midi, il faisait des armes ; de midi à deuxheures, il suivait les cours de la Sorbonne ; de trois à cinqheures, il dessinait tantôt dans un atelier, tantôt dans unautre ; enfin, le soir, il allait ou au spectacle ou dans lemonde, dont son élégante courtoisie, bien plus encore que safortune, lui ouvrait toutes les portes.

Aussi Georges se lia-t-il avec tout ce queParis avait de mieux en artistes, en savants et en grandsseigneurs ; aussi Georges, également familier avec les arts,la science et la fashion, fut-il bientôt cité comme un des espritsles plus intelligents, comme un des penseurs les plus logiques, etcomme un des cavaliers les plus distingués de la capitale. Georgesavait donc à peu près atteint son but.

Cependant, il lui restait une dernière épreuveà faire : certain d’être maître des autres, il ignorait encores’il était maître de lui-même ; or, Georges n’était pas hommeà conserver un doute sur quelque chose que ce fût ; il résolutde s’éclairer sur son propre compte.

Georges avait souvent craint de devenirjoueur.

Un jour, il sortit les poches pleines d’or, ets’achemina vers Frascati. Georges s’était dit : « Jejouerai trois fois ; à chaque fois, je jouerai trois heures,et, pendant ces trois heures, je risquerai dix mille francs :puis, passé ces trois heures, que j’aie perdu ou gagné, je nejouerai plus. »

Le premier jour, Georges perdit ses dix millefrancs en moins d’une heure et demie. Il n’en resta pas moins sestrois heures à regarder jouer les autres, et, quoiqu’il eût dans unportefeuille et en billets de banque les vingt mille francs qu’ilétait décidé à hasarder dans les deux essais qui lui restaient àfaire, il ne jeta pas sur le tapis un louis de plus qu’il nes’était proposé.

Le second jour, Georges gagna d’abordvingt-cinq mille francs ; puis, comme il s’était imposé àlui-même de jouer trois heures, il continua de jouer, et reperdittout son gain, plus deux mille francs de son argent ; en cemoment il s’aperçut qu’il jouait depuis trois heures et cessa avecla même ponctualité que la veille.

Le troisième jour, Georges commença parperdre ; mais, sur son dernier billet de banque, la fortunechangea, et la chance lui redevint favorable ; il lui restaittrois quarts d’heure à jouer ; pendant ces trois quartsd’heure, Georges joua avec un de ces bonheurs étranges, dont leshabitués des tripots perpétuent le souvenir par des traditionsorales : pendant ces trois quarts d’heure, Georges eut l’aird’avoir fait un pacte avec le diable, à l’aide duquel un démoninvisible lui soufflait d’avance à l’oreille la couleur qui allaitsortir et la carte qui allait gagner. L’or et les billets de banques’entassaient devant lui, à la grande stupéfaction des assistants.Georges ne pensait plus lui-même ; il jetait son argent sur latable et disait au banquier : « Où vous voudrez. »Le banquier plaçait l’argent au hasard, et Georges gagnait. Deuxjoueurs de profession, qui avaient suivi sa veine et qui avaientgagné des sommes énormes, crurent que le moment était arrivéd’adopter une marche contraire, ils parièrent alors contrelui ; mais la fortune resta fidèle à Georges. Ils reperdirenttout ce qu’ils avaient gagné, puis tout ce qu’ils avaient sureux ; puis, comme ils étaient connus pour des gens sûrs, ilsempruntèrent au banquier cinquante mille francs qu’ils reperdirentencore. Quant à Georges, impassible, sans qu’une seule émotiontranspirât sur son visage, il voyait s’augmenter cette masse d’oret de billets, regardant de temps en temps la pendule qui devaitsonner l’heure de sa retraite. Enfin cette heure sonna. Georgess’arrêta à l’instant, chargea son domestique de l’or et des billetsgagnés, et, avec le même calme, la même impassibilité qu’il avaitjoué, qu’il avait perdu et qu’il avait gagné, il sortit, envié partous ceux qui avaient assisté à la scène qui venait de se passer,et qui s’attendaient à le revoir le lendemain.

Mais, contre l’attente de tout le monde,Georges ne reparut pas. Il fit plus : il mit l’or et lesbillets, pêle-mêle, dans un tiroir de son secrétaire, se promettantde ne rouvrir le tiroir que huit jours après. Ce jour arrivé,Georges rouvrit le tiroir, et fit la vérification de son trésor. Ilavait gagné deux cent mille francs.

Georges était content de lui ; il avaitvaincu une passion.

Georges avait les sens ardents d’un homme destropiques.

À la suite d’une orgie, plusieurs de ses amisle conduisirent chez une courtisane, célèbre par sa beauté et parsa capricieuse fantaisie. Ce soir-là, il avait pris à la moderneLaïs une recrudescence de vertu. La soirée se passa donc à parlermorale ; on eût cru que la maîtresse de la maison aspirait auprix Montyon. Cependant, on avait pu voir que les yeux de la belleprêcheuse se fixaient de temps en temps sur Georges avec uneexpression d’ardent désir qui démentait la froideur de ses paroles.Georges de son côté, trouva cette femme plus désirable encore qu’onne lui avait dit. Et, pendant trois jours, le souvenir de cetteséduisante Astarté poursuivit la virginale imagination du jeunehomme. Le quatrième jour, Georges reprit le chemin de la maisonqu’elle habitait, monta l’escalier avec un effroyable battement decœur, tira la sonnette avec un mouvement si convulsif, que lecordon faillit lui rester dans la main ; puis, sentant les pasde la femme de chambre qui s’approchaient, il commanda à son cœurde cesser de battre, à son visage d’être calme, et, d’une voix danslaquelle il était impossible de reconnaître la moindre traced’émotion, il demanda à la femme de chambre de le conduire à samaîtresse. Celle-ci avait entendu sa voix. Elle accourut, joyeuseet bondissante ; car l’image de Georges, dont la vue lui avaitfait, au moment où elle l’avait aperçu, une profonde impression, nel’avait pas quittée depuis ; elle espérait donc que l’amour,ou du moins le désir, ramenait près d’elle le beau jeune homme quiavait produit sur elle une si profonde impression.

Elle se trompait : c’était encore uneépreuve sur lui-même que Georges avait résolu de faire : ilétait venu là pour mettre aux prises une volonté de fer et des sensde feu. Il resta deux heures près de cette femme, donnant un paripour prétexte à son impassibilité, et luttant à la fois contre letorrent de ses désirs et les caresses de la débauche ; puis,au bout de deux heures, vainqueur dans cette seconde épreuve, commeil l’avait été dans la première, il sortit.

Georges était content de lui, il avait domptéses sens.

Nous avons dit que Georges n’avait pas lecourage physique qui se jette au milieu du danger, mais seulementle courage bilieux qui l’attend lorsqu’il ne peut l’éviter. Georgescraignait réellement de n’être pas brave, et souvent il avaittressailli à cette idée que, dans un péril imminent, peut-être neserait-il pas sûr de lui ; peut-être enfin se conduirait-il enlâche. Cette idée tourmentait étrangement Georges ; aussirésolut-il de saisir la première occasion qui s’offrirait de mettreson âme aux prises avec le danger. Cette occasion se présenta d’unefaçon assez étrange.

Un jour, Georges était chez Lepage avec un deses amis et, en attendant que la place fût libre, il regardaitfaire un des habitués de l’établissement, connu comme il l’étaitlui-même pour un des meilleurs tireurs de Paris. Celui quis’exerçait à cette heure exécutait à peu près tous ces toursd’incroyable adresse que la tradition attribue à Saint-Georges etqui font le désespoir des néophytes, c’est-à-dire qu’il faisaitmouche à chaque fois, doublait ses coups de manière que la secondeempreinte couvrît exactement la première, coupait une balle sur uncouteau, et tentait, enfin, avec une constante réussite, milleautres expériences pareilles. L’amour-propre du tireur, il faut ledire, était encore excité par la présence de Georges, que legarçon, en lui présentant son pistolet, lui avait dit tout bas êtreau moins d’une force égale à la sienne, de sorte qu’à chaque coupil se surpassait ; mais, à chaque coup au lieu de recevoir deson voisin le tribut d’éloges qu’il méritait, il entendait, aucontraire, Georges répondre aux exclamations de lagalerie :

– Oui, sans doute, c’est bien tiré, mais ceserait autre chose, si monsieur tirait sur un homme.

Cette éternelle négation de son adresse, commeduelliste, commença par étonner le tireur, et finit par le blesser.Il se retourna donc vers Georges au moment où celui-ci venait, pourla troisième fois, d’émettre l’opinion dubitative que nous avonsrapportée, et, le regardant d’un air moitié railleur, moitiémenaçant :

– Pardon, Monsieur, lui dit-il, mais il mesemble que voilà deux ou trois fois que vous émettez un douteinsultant pour mon courage ; voudriez-vous avoir la bonté deme donner une explication claire et précise des paroles que vousavez dites ?

– Mes paroles n’ont pas besoin de commentaire,Monsieur, répondit Georges, et s’expliquent, ce me semble,suffisamment par elles-mêmes.

– Alors, Monsieur, reprit le tireur, ayez labonté de les répéter encore une fois, afin que j’apprécie à la foiset la portée qu’elles ont et l’intention qui les a dictées.

– J’ai dit, répondit Georges avec la plusparfaite tranquillité, j’ai dit, en vous voyant faire mouche à touscoups, que vous ne seriez pas si sûr de votre main ni de votre œil,si l’un et l’autre, au lieu d’avoir à diriger une balle contre laplaque, devaient la diriger contre la poitrine d’un homme.

– Et pourquoi cela, je vous prie ?demanda le tireur.

– Parce qu’il me semble qu’il doit toujours yavoir, au moment où l’on fait feu sur son semblable, une certaineémotion qui peut déranger le coup.

– Vous êtes-vous souvent battu en duel,Monsieur ? demanda le tireur.

– Jamais, répondit Georges.

– Alors, il ne m’étonne pas que vous supposiezqu’en pareille circonstance on puisse avoir peur, reprit l’étrangeravec un sourire où perçait une légère teinte d’ironie.

– Excusez-moi, Monsieur répondit Georges, maisvous m’avez mal compris, je crois : il me semble qu’au momentde tuer un homme, on peut trembler d’autre chose que de peur.

– Je ne tremble jamais, Monsieur, dit letireur.

– C’est possible, répondit Georges avec lemême flegme, mais je n’en suis pas moins convaincu qu’à vingt-cinqpas, c’est-à-dire, qu’à la même distance où vous faites mouche àtous coups…

– Eh bien, qu’à vingt-cinq pas ?… ditl’étranger.

– À vingt-cinq pas, vous manqueriez un homme,reprit Georges.

– Et moi, je suis sûr du contraire,Monsieur.

– Permettez-moi de ne pas vous croire surparole.

– Alors, c’est un démenti que vous medonnez ?

– Non, c’est un fait que j’établis.

– Mais dont, je suppose, vous hésiteriez àfaire l’expérience, reprit en ricanant le tireur.

– Pourquoi cela ? répondit Georges en leregardant fixement.

– Mais sur un autre que sur vous, jeprésume.

– Sur un autre ou sur moi-même, peuimporte.

– Ce serait téméraire à vous, Monsieur, derisquer une pareille épreuve, je vous en préviens.

– Non, car j’ai dit ce que je pensais, et, parconséquent, ma conviction est que je ne risquerais pasgrand-chose.

– Ainsi, Monsieur, vous me répétez pour laseconde fois qu’à vingt-cinq pas, je manquerais monhomme ?

– Vous vous trompez, Monsieur, ce n’est paspour la seconde fois que je vous le répète ; c’est, si je mele rappelle bien, pour la cinquième.

– Ah ! c’est trop fort, Monsieur, et vousvoulez m’insulter.

– Libre à vous de croire que c’est monintention.

– C’est bien, Monsieur. Votre heure ?

– À l’instant même, si vous voulez.

– Le lieu ?

– Nous sommes à cinq cents pas du bois deBoulogne.

– Vos armes ?

– Mes armes ? Mais le pistolet. Ce n’estpas d’un duel qu’il s’agit, c’est une expérience que nousfaisons.

– À vos ordres, Monsieur.

– C’est moi qui suis aux vôtres.

Les deux jeunes gens montèrent chacun dans soncabriolet, accompagnés chacun d’un ami.

Arrivés sur le terrain, les deux témoinsvoulurent arranger l’affaire, mais c’était chose difficile.L’adversaire de Georges exigeait des excuses, et Georges prétendaitqu’il ne devait ces excuses que dans le cas où il serait blessé outué, puisque, dans ce cas seulement, il aurait tort.

Les deux témoins perdirent un quart d’heure ennégociations qui n’amenèrent aucun résultat.

On voulut alors placer les adversaires àtrente pas l’un de l’autre ; mais Georges fit observer qu’iln’y avait plus d’expérience réelle si on n’adoptait point ladistance à laquelle on tire d’habitude sur la plaque c’est-à-direvingt cinq pas. En conséquence, on mesura vingt-cinq pas.

Alors on voulut jeter un louis en l’air pourdécider à qui tirerait le premier ; mais Georges déclara qu’ilregardait ce préliminaire comme inutile attendu que le droit deprimauté appartenait tout naturellement à son adversaire.L’adversaire de Georges de son côté, se piqua d’honneur, et insistapour que le sort décidât d’un avantage qui, entre deux hommes d’uneforce si grande, donnait toute chance à celui qui tirerait lepremier. Mais Georges tint bon, et son adversaire fut obligé decéder.

Le garçon du tir avait suivi les combattants.Il chargea les pistolets avec la même mesure, la même poudre et lesmêmes balles que celles avec lesquelles les expériences précédentesavaient été faites. C’étaient aussi les mêmes pistolets. Georgesavait imposé ce point comme une condition sine quanon.

Les adversaires se placèrent à vingt-cinq pas,et chacun d’eux reçut des mains de son témoin un pistolet toutchargé. Puis les témoins s’éloignèrent, laissant aux combattants lafaculté de tirer l’un sur l’autre dans l’ordre convenu.

Georges ne prit aucune des précautions usitéesen pareille circonstance, il n’essaya de garantir avec son pistoletaucune partie de son corps. Il laissa pendre son bras le long de sacuisse et présenta, dans toute sa largeur, sa poitrine entièrementdésarmée.

Son adversaire ne savait ce que voulait direune telle conduite ; il s’était trouvé plusieurs fois encirconstance pareille : jamais il n’avait vu un semblablesang-froid. Aussi cette conviction profonde de Georgescommença-t-elle à produire son effet. Ce tireur si habile, quin’avait jamais manqué son coup, douta de lui-même.

Deux fois il leva le pistolet sur Georges, etdeux fois il le baissa. C’était contre toutes les règles duduel ; mais à chaque fois, Georges se contenta de luidire :

– Prenez votre temps, Monsieur ; prenezvotre temps.

À la troisième, il eut honte de lui-même etfit feu.

Il y eut un moment d’angoisse terrible parmiles témoins. Mais, aussitôt le coup parti, Georges se tournasuccessivement à gauche et à droite, et, saluant ces deuxmessieurs, pour leur indiquer qu’il n’était pas blessé :

– Eh bien, Monsieur, dit-il à son adversaire,vous voyez bien que j’avais raison, et que, quand on tire sur unhomme, on est moins sûr de son coup que lorsqu’on tire sur uneplaque.

– C’est bien, Monsieur, j’avais tort, réponditl’adversaire de Georges. Tirez à votre tour.

– Moi, dit Georges en ramassant son chapeauqu’il avait posé à terre, et en tendant son pistolet au garçon dutir, moi, tirer sur vous ? Pourquoi faire ?

– Mais c’est votre droit, Monsieur, s’écriason adversaire et je ne souffrirai pas qu’il en soit autrement.D’ailleurs, je suis curieux de voir comment vous tirezvous-même.

– Pardon, Monsieur, dit Georges avec sonimperturbable sang-froid, entendons-nous, s’il vous plaît. Je n’aipas dit que je vous toucherais, moi. J’ai dit que vous ne metoucheriez pas ; vous ne m’avez pas touché. J’avaisraison ; voilà tout.

Et, quelque prétexte que pût lui donner sonadversaire, quelques instances qu’il fît pour qu’il tirât à sontour, Georges remonta dans son cabriolet et reprit le chemin de labarrière de l’Étoile en répétant à son ami :

– Eh bien, ne te l’avais-je pas dit, que celafaisait une différence de tirer sur une poupée ou de tirer sur unhomme ?

Georges était content de lui, car il était sûrde son courage.

Ces trois aventures firent du bruit etposèrent admirablement Georges dans le monde. Deux ou troiscoquettes se firent un point d’honneur de subjuguer le moderneCaton ; et, comme il n’avait aucun motif pour leur résister,il fut bientôt un jeune homme à la mode. Mais, au moment où on lecroyait le plus enchaîné par ses bonnes fortunes, comme le momentqu’il s’était fixé lui-même pour ses voyages était arrivé, un beaumatin Georges prit congé de ses maîtresses en leur envoyant àchacune un cadeau royal, et partit pour Londres.

À Londres, Georges se fit présenter partout etfut partout bien reçu. Il eut des chevaux, des chiens et descoqs ; il fit battre les uns et courir les autres, tint tousles paris offerts, gagna et perdit des sommes folles avec unsang-froid tout aristocratique ; bref, au bout d’un an, ilquitta Londres avec le renom d’un parfait gentleman, comme il avaitquitté Paris avec la réputation d’un charmant cavalier ; cefut pendant ce séjour dans la capitale de la Grande-Bretagne qu’ilrencontra lord Murrey, mais, comme nous l’avons dit, sans lierautrement connaissance avec lui.

C’était l’époque où les voyages en Orientcommençaient à devenir à la mode. Georges visita successivement laGrèce, la Turquie, l’Asie Mineure, la Syrie et l’Égypte. Il futprésenté à Méhemet-Ali, au moment où Ibrahim-Pacha allait faire sonexpédition du Saïd. Il accompagna le fils du vice-roi, combattitsous ses yeux et reçut de lui un sabre d’honneur et deux chevauxarabes, choisis parmi les plus beaux de son haras.

Georges revint en France par l’Italie.L’expédition d’Espagne se préparait. Georges accourut à Paris etdemanda à servir comme volontaire : sa demande lui futaccordée. Georges prit place dans les rangs du premier bataillon demarche et se trouva constamment à l’avant-garde.

Malheureusement, contre toute attente, lesEspagnols ne tenaient pas, et cette campagne, qu’on avait crud’abord devoir être si acharnée, n’était guère autre chose, ensomme, qu’une promenade militaire. Au Trocadéro, cependant, leschoses changèrent de face, et l’on vit qu’il faudrait enlever deforce ce dernier boulevard de la révolution péninsulaire.

Le régiment auquel Georges s’était jointn’était pas désigné pour l’assaut ; Georges changea derégiment et passa aux grenadiers. La brèche pratiquée et le signalde l’escalade donné, Georges s’élança à la tête de la colonned’attaque et entra le troisième dans le fort.

Son nom fut cité à l’ordre de l’armée, et ilreçut, des mains du duc d’Angoulême, la croix de la Légiond’honneur, et, de la main de Ferdinand VII, la croix deCharles III. Georges n’avait pour but que d’obtenir unedistinction. Georges en avait obtenu deux. L’orgueilleux jeunehomme fut au comble de la joie.

Il pensa alors que le moment était venu deretourner à l’île de France : tout ce qu’il avait espéré enrêve s’était accompli, tout ce qu’il avait désiré atteindre étaitdépassé : il n’avait plus rien à faire en Europe. Sa lutteavec la civilisation était finie, sa lutte avec la barbarie allaitcommencer. C’était une âme pleine d’orgueil qui ne se serait pasconsolée de dépenser dans un bonheur européen les forcesprécieusement amassées pour un combat interne : tout ce qu’ilavait fait depuis dix ans, c’était pour dépasser ses compatriotesmulâtres et blancs, et pouvoir tuer à lui seul le préjugé qu’aucunhomme de couleur n’avait encore osé combattre. Peu lui importait, àlui, l’Europe et ses cent cinquante millions d’habitants ; peului importait la France et ses trente-trois millionsd’hommes ; peu lui importait députation ou ministère,république ou royauté. Ce qu’il préférait au reste du monde, ce quile préoccupait avant toute chose, c’était son petit coin de terre,perdu sur la carte comme un grain de sable au fond de la mer. C’estqu’il y avait pour lui, sur ce petit coin de terre, un grand tourde force à exécuter, un grand problème à résoudre. Il n’avait qu’unsouvenir : celui d’avoir subi ; il n’avait qu’uneespérance : celle de s’imposer.

Sur ces entrefaites, le Leycesterrelâcha à Cadix. Le Leycester allait à l’île de France, oùil devait rester en station. Georges demanda son admission à bordde ce noble bâtiment, et, recommandé qu’il était au capitaine parles autorités françaises et espagnoles, il l’obtint. Puis lavéritable cause de cette faveur fut, disons-le, que lord Murreyapprit que celui qui sollicitait ce passage était un indigène del’île de France : or, lord Murrey n’était pas fâché d’avoirquelqu’un qui, pendant une traversée de quatre mille lieues, pûtlui donner d’avance ces mille petits renseignements politiques etmoraux qu’il est si important qu’un gouverneur aitprécautionneusement amassés avant de mettre le pied dans songouvernement.

On a vu comment Georges et lord Murreys’étaient peu à peu rapprochés l’un de l’autre et comment ils enétaient arrivés à un certain point de liaison en abordant àPort-Louis.

On a vu encore comment Georges, tout filspieux et dévoué qu’il était pour son père, n’était arrivé qu’aprèsune de ces longues épreuves qui lui étaient familières à se fairereconnaître de lui. La joie du vieillard fut d’autant plus grandequ’il comptait moins sur ce retour : puis l’homme qui étaitrevenu différait tellement de l’homme attendu, que, tout encheminant vers Moka, le père ne pouvait se lasser de regarder lefils, s’arrêtant de temps en temps devant lui comme encontemplation, et, à chaque fois, le vieillard serrait le jeunehomme sur son cœur avec tant d’effusion, qu’à chaque fois Georges,malgré cette puissance sur lui-même qu’il affectait, sentait leslarmes lui venir aux yeux.

Après trois heures de marche, on arriva à laplantation ; à un quart d’heure de la maison, Télémaque avaitpris les devants, de sorte qu’en arrivant, Georges et son pèretrouvèrent tous les nègres qui les attendaient avec une joie mêléede crainte : car ce jeune homme qu’ils n’avaient vu qu’enfant,c’était un nouveau maître qui leur arrivait, et ce maître, queserait-il ?

Ce retour était donc une question capitale debonheur ou de malheur à venir pour toute cette pauvre population.Les augures furent favorables. Georges commença par leur donnercongé pour ce jour et pour le lendemain. Or, comme le surlendemainétait un dimanche, cette vacance leur faisait de bon compte troisjours de repos.

Puis Georges, impatient de juger par lui-mêmede l’importance que sa fortune territoriale pouvait lui donner dansl’île, prit à peine le temps de dîner, et, suivi de son père,visita toute l’habitation. D’heureuses spéculations et un travailassidu et bien dirigé en avaient fait une des plus bellespropriétés de la colonie. Au centre de la propriété était lamaison, bâtiment simple et spacieux, entouré d’un triple ombrage debananiers, de manguiers et de tamariniers s’ouvrant par devant, surune longue allée d’arbres conduisant jusqu’à la route, et, parderrière, sur des vergers parfumés où la grenade à fleurs doublesmollement balancée par le vent, allait tour à tour caresser unbouquet d’oranges purpurines ou un régime de bananes jaunes,montant et descendant toujours, indécise et pareille à une abeillequi voltige entre deux fleurs, à une âme qui flotte entre deuxdésirs ; puis tout alentour, et à perte de vue, s’étendaientdes champs immenses de cannes et de maïs qui semblaient, fatiguésde leur charge nourricière, implorer la main des moissonneurs.

Puis enfin on arriva à ce qu’on appelle, danschaque plantation, le camp des noirs.

Au milieu du camp s’élevait un grand bâtimentqui servait de grange l’hiver, et de salle de danse l’été ; degrands cris de joie en sortaient, mêlés au son du tambourin, dutam-tam et de la harpe malgache. Les nègres, profitant des vacancesdonnées, s’étaient aussitôt joyeusement mis en fête ; car,dans ces natures primitives, il n’y a pas de nuances ; dutravail, elles passent au plaisir, et se reposent de la fatigue parla danse. Georges et son père ouvrirent la porte et parurent tout àcoup au milieu d’eux.

Aussitôt le bal fut interrompu ; chacunse rangea contre son voisin, cherchant à prendre son rang, commefont des soldats surpris par leur colonel. Puis, après un moment desilence agité, une triple acclamation salua les maîtres. Cettefois, c’était bien l’expression franche et entière de leurssentiments. Bien nourris, bien vêtus, rarement punis, parce querarement ils manquaient à leur devoir, ils adoraient Pierre Munier,le seul peut-être des mulâtres de la colonie qui, humble avec lesblancs, ne fût pas cruel avec les noirs. Quant à Georges, dont leretour, comme nous l’avons dit, avait inspiré de graves craintesdans la pauvre population, comme s’il eût deviné l’effet que saprésence avait produit, il éleva la main en signe qu’il voulaitparler. Aussitôt, le plus profond silence se fit, et les nègresrecueillirent avidement les paroles suivantes, qui tombèrent de sabouche, lentes comme une promesse, solennelles comme unengagement :

– Mes amis, je suis touché de la bienvenue quevous me faites, et plus encore du bonheur qui brille ici sur tousles visages : mon père vous rend heureux, je le sais, et jel’en remercie ; car c’est mon devoir comme le sien de faire lebonheur de ceux qui m’obéiront, je l’espère, aussi religieusementqu’ils lui obéissent. Vous êtes trois cents ici, et vous n’avez quequatre-vingt-dix cases ; mon père désire que vous en bâtissiezsoixante autres, une pour deux ; chaque case aura un petitjardin, il sera permis à chacun d’y planter du tabac, des giromons,des patates, et d’y élever un cochon avec des poules ; ceuxqui voudront faire argent de tout cela l’iront vendre le dimanche àPort-Louis, et disposeront à leur volonté du produit de la vente.Si un vol est commis, il y aura une sévère punition pour celui quiaura volé son frère ; si quelqu’un est injustement battu parle commandeur, qu’il prouve que le châtiment n’était pas mérité, etil lui sera fait justice : je ne prévois pas le cas où vousvous ferez marrons, car vous êtes et vous serez, je l’espère, tropheureux pour songer à nous quitter.

De nouveaux cris de joie accueillirent cepetit discours, qui paraîtra sans doute bien minutieux et bienfutile aux soixante millions d’Européens qui ont le bonheur devivre sous le régime constitutionnel, mais qui, là-bas, fut reçuavec d’autant plus d’enthousiasme, que c’était la première chartede ce genre qui eût été octroyée dans la colonie.

Chapitre 7La berloque

Pendant la soirée du lendemain, qui était,comme nous l’avons dit, un samedi, une assemblée de nègres, moinsjoyeuse que celle que nous venons de quitter, était réunie sous unvaste hangar, et, assise autour d’un grand foyer de branchessèches, faisait tranquillement la berloque, comme on dit dans lescolonies ; c’est-à-dire que, selon ses besoins, sontempérament ou son caractère, l’un travaillait à quelque ouvragemanuel destiné à être vendu le lendemain, l’autre faisait cuire duriz, du manioc ou des bananes. Celui-ci fumait dans une pipe debois du tabac non seulement indigène, mais encore récolté dans sonjardin ; ceux-là enfin causaient entre eux à voix basse. Aumilieu de tous ces groupes, les femmes et les enfants, chargésd’entretenir le feu, allaient et venaient sans cesse ; maismalgré cette activité et ce mouvement, quoique cette soiréeprécédât un jour de repos, on sentait peser sur ces malheureuxquelque chose de triste et d’inquiet. C’était l’oppression dugéreur, mulâtre lui-même. Ce hangar était situé dans la partieinférieure des plaines Williams, au pied de la montagne desTrois-Mamelles, autour de laquelle s’étendait la propriété de notreancienne connaissance M. de Malmédie.

Ce n’est pas que M. de Malmédie fûtun mauvais maître, dans l’acception que nous donnons en France à cemot. Non, M. de Malmédie était un gros homme tout rond,incapable de haine, incapable de vengeance, mais entiché au plushaut degré de son importance civile et politique ; plein defierté lorsqu’il songeait à la pureté du sang qui coulait dans sesveines, et partageant avec une bonne foi native, et qui lui avaitété léguée, de père en fils, le préjugé qui, à l’île de France,poursuivait encore à cette époque les hommes de couleur. Quant auxesclaves, ils n’étaient pas plus malheureux chez lui que partoutailleurs, mais ils étaient malheureux comme partout c’est que, pourM. de Malmédie, les nègres, ce n’étaient pas des hommes,c’étaient des machines devant rapporter un certain produit. Or,quand une machine ne rapporte pas ce qu’elle doit rapporter, on laremonte par des moyens mécaniques, M. de Malmédieappliquait donc purement et simplement à ses nègres la théoriequ’il eût appliquée à des machines. Quand les nègres cessaient defonctionner, soit par paresse, soit par fatigue, le commandeur lesremontait à coups de fouet ; la machine reprenait sonmouvement, et, à la fin de la semaine, le produit général était cequ’il devait être.

Quant à M. Henri de Malmédie, c’étaitexactement le portrait de son père avec vingt ans de moins, et unedose d’orgueil de plus.

Il y avait donc loin, comme nous l’avons dit,de la situation morale et matérielle des nègres du quartier desplaines Williams, avec celle des nègres du quartier Moka.

Aussi, dans ces réunions, désignées, ainsi quenous l’avons dit, sous le nom de berloque, la gaieté venait-elletout naturellement aux esclaves de Pierre Munier, tandis qu’aucontraire elle avait, chez ceux de M. de Malmédie, besoind’être excitée par quelque chanson, quelque conte ou quelqueparade. Au reste, sous les tropiques comme dans nos contrées, sousle hangar du nègre comme dans le bivouac des soldats, il y atoujours un ou deux de ces loustics qui se chargent de l’emploiplus fatigant qu’on ne pense de faire rire la société et que lasociété, reconnaissante, paye de mille façons différentes ;bien entendu que, si la société oublie de s’acquitter, ce qui luiarrive quelquefois, le bouffon, dans ce cas, lui rappelle toutnaturellement qu’il est son créancier.

Or, celui qui occupait, dans l’habitation deM. de Malmédie, la charge que remplissaient autrefoisTriboulet et l’Angeli à la cour du roi François Ier et du roiLouis XIII, était un petit homme, dont le torse replet étaitsupporté par des jambes si grêles, qu’au premier abord on necroyait pas à la possibilité d’une pareille réunion. Au reste, auxdeux extrémités, l’équilibre, rompu par le milieu, serétablissait : le gros torse supportait une petite tête d’unjaune bilieux, tandis que les jambes grêles aboutissaient à despieds énormes. Quant aux bras, ils étaient d’une longueurdémesurée, et pareils à ceux de ces singes, qui, en marchant surleurs pieds de derrière, ramassent, sans se baisser, les objetsqu’ils trouvent sur leur chemin.

Il résultait de cet assemblage de formesincohérentes et de membres disproportionnés, que le nouveaupersonnage que nous venons de mettre en scène offrait un singuliermélange de grotesque et de terrible, mélange dans lequel, aux yeuxd’un Européen, le hideux l’emportait au point d’inspirer, dès lapremière vue, un vif sentiment de répulsion ; mais, moinspartisans du beau, moins adorateurs de la forme que nous, lesnègres ne l’envisageaient, en général, que du côté comique,quoique, de temps en temps, sous sa peau de singe, le tigreallongeât ses griffes et montrât ses dents.

Il s’appelait Antonio, et était né àTingoram ; de sorte que, pour le distinguer des autresAntonio, que la confusion eût sans doute blessés, on l’appelaitgénéralement Antonio le Malais.

La berloque était donc assez triste comme nousl’avons dit, lorsque Antonio, qui s’était glissé, sans être vu,jusque derrière un des poteaux qui soutiennent le hangar, allongeasa tête jaune et bilieuse, et poussa un petit sifflement pareil àcelui que fait entendre le serpent à capuchon, un des reptiles lesplus terribles de la presqu’île Malate. Ce cri, poussé dans lesplaines de Ténassérim, dans les marais de Java, ou les sables deQuiloa, eût glacé de terreur quiconque l’eût entendu ; mais, àl’île de France où, à part les requins qui nagent par bandes surles côtes, on ne peut citer aucun animal nuisible, ce cri neproduisit d’autre effet que de faire ouvrir à la noire assemblée degrands yeux et de grandes bouches ; puis, comme dirigées parle son, toutes les têtes s’étaient retournées vers le nouvelarrivant ; un seul cri partit de toutes les bouches :

– Antonio le Malais ! ViveAntonio !

Deux ou trois nègres tressaillirent et selevèrent à demi ; c’étaient des Malgaches, des Yoloffs, desAnghebars, qui, dans leur jeunesse, avaient entendu ce sifflement,et qui ne l’avaient pas oublié.

Un d’eux se dressa même tout à fait :c’était un beau jeune noir, qu’on eût pris, sans sa couleur, pourun enfant de la plus belle race caucasique. Mais à peine eût-ilreconnu la cause du bruit qui l’avait tiré de sa rêverie, qu’il serecoucha en murmurant avec un mépris égal à la joie des autresesclaves :

– Antonio le Malais !

Antonio, en trois bonds de ses longues jambes,se trouva assis au milieu du cercle ; puis, sautant par-dessusle foyer, il retomba de l’autre côté, assis à la manière destailleurs.

– Une chanson, Antonio ! unechanson ! crièrent toutes les voix.

Au contraire des virtuoses sûrs de leurseffets, Antonio ne se fit pas prier ; il fit sortir de sonlangouti une guimbarde, porta l’instrument à sa bouche, en tiraquelques sons préparatoires en manière de prélude ; puis,accompagnant les paroles de gestes grotesques et analogues ausujet, il chanta la chanson suivante :

I

Moi resté dans un p’tit la caze,

Qu’il faut baissé moi pour entré ;

Mon la tête touché son faitaze,

Quand mon li pié touché plancé.

Moi té n’a pas besoin lumière,

Le soir, quand moi voulé dormi ;

Car, pour moi trouvé lune claire,

N’a pas manqué trous, Dié merci !

II

Mon lit est un p’tit natt’ malgace,

Mon l’oreillé morceau bois blanc,

Mon gargoulette un’ vié calbasse,

Où moi met l’arak, zour de l’an.

Quand mon femm’ pour faire p’tit ménaze,

Sam’di comme ça vini soupé,

Moi fair’ cuir, dans mon p’tit la caze,

Banane sous la cend’ grillé.

III

A mon coffre n’a pas serrure,

Et jamais moi n’a fermé li.

Dans bambou comm’ ça sans ferrure,

Qui va cherché mon langouti ?

Mais dimanch’ si gagné zournée,

Moi l’achète un morceau d’tabac,

Et tout la s’maine, moi fais fumée,

Dans grand pipe, à moi carouba.

Il faudrait que le lecteur eût vécu au milieude cette race d’hommes simples et primitifs, pour qui tout estmatière à sensation, pour avoir une idée, malgré la pauvreté desrimes et la simplicité des idées, de l’effet produit par la chansond’Antonio. À la fin du premier et du second couplet, il y avait eudes rires et des applaudissements. À la fin du troisième, il y eutdes cris, des vivats, des hourras. Seul, le jeune nègre, qui avaitmanifesté son mépris pour Antonio, haussa les épaules avec unegrimace de dégoût.

Quant à Antonio, au lieu de jouir de sontriomphe comme on aurait pu le croire, et de se rengorger au bruitdes applaudissements, il appuya ses coudes sur ses genoux, laissatomber sa tête dans ses mains, et parut se livrer à une profondeméditation. Or, comme Antonio était le boute-en-train obligé, avecle silence d’Antonio la tristesse revint de nouveau s’emparer del’assemblée. On le pria alors de conter quelque histoire ou dechanter une autre chanson. Mais Antonio fit la sourde oreille, etles demandes les plus instantes n’obtinrent d’autre réponse que cesilence incompréhensible et obstiné.

Enfin, un de ceux qui se trouvaient les plusvoisins de lui, frappant sur son épaule :

– Qu’as-tu donc, Malais ?demanda-t-il ; es-tu mort ?

– Non, répondit Antonio. Je suis bienvivant.

– Que fais-tu donc, alors ?

– Je pense.

– Et à quoi penses-tu ?

– Je pense, dit Antonio, que le temps de laberloque est un bon temps. Quand le bon Dieu a éteint le soleil, etque l’heure de la berloque arrive, chacun travaille avecplaisir ; car chacun travaille pour soi, quoiqu’il y ait desparesseux qui perdent leur temps à fumer, comme toi, Toukal ;ou des gourmands qui s’amusent à faire cuire des bananes, commetoi, Cambeba. Mais, comme je l’ai dit, il y en a d’autres quitravaillent. Toi, Castor, par exemple, tu fais tes chaises ;toi, Bonhomme, tu fais tes cuillers de bois ; toi, Nazim, tufais ta paresse.

– Nazim fait ce qu’il veut, répondit le jeunenègre ; Nazim est le cerf d’Anjouan, comme Laïza en est lelion, et ce que font les lions et les cerfs ne regardent point lesserpents.

Antonio se mordit les lèvres ; puis,après un moment de silence, pendant lequel il sembla que la voixstridente du jeune esclave continuât de vibrer, ilreprit :

– Je pensais donc, et je vous disais que letemps de la berloque était un bon temps ; mais, pour que letravail ne soit pas une fatigue pour toi, Castor, et pour toi,Bonhomme ; pour que la fumée du tabac te semble meilleureToukal, pour que tu ne t’endormes pas pendant que ta banane cuit,Cambeba, il faut quelqu’un qui vous raconte des histoires ou quivous chante des chansons.

– C’est vrai, dit Castor, et Antonio sait debien belles histoires et chante de bien jolies chansons.

– Mais, quand Antonio ne chante pas seschansons et ne conte pas ses histoires, dit le Malais,qu’arrive-t-il ? Que tout le monde s’endort, parce que tout lemonde est fatigué du travail de la semaine. Alors, il n’y a plus deberloque : toi, Castor, tu ne fais plus tes chaises debambou ; toi, Bonhomme, tu ne fais plus tes cuillers debois ; toi, Toukal, tu laisses éteindre ta pipe, et toi,Cambeba, tu laisses brûler ta banane ; est-ce vrai ?

– C’est vrai, répondirent en chœur nonseulement les interpellés, mais la troupe entière, moins Nazim, quicontinua de garder un dédaigneux silence.

– Alors vous devez être reconnaissants àcelui-là qui vous raconte de belles histoires pour vous teniréveillés, et qui vous chante de belles chansons pour vous fairerire.

– Merci, Antonio, merci ! crièrent toutesles voix.

– Après Antonio, qui est capable de vousconter des histoires ?

– Laïza : Laïza sait aussi de très belleshistoires.

– Oui, mais des histoires qui vous fontfrémir.

– C’est vrai, répondirent les nègres.

– Et après Antonio, qui peut vous chanter deschansons ?

– Nazim ; Nazim sait aussi de très belleschansons.

– Oui, mais des chansons qui vous fontpleurer.

– C’est vrai, dirent les nègres.

– Il n’y a donc qu’Antonio qui sache deschansons et des histoires qui vous fassent rire.

– C’est encore vrai, reprirent les nègres.

– Et qui vous a chanté une chanson, il y aquatre jours ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a raconté une histoire, il y troisjours ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a chanté une chanson,avant-hier ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a raconté une histoire,hier ?

– Toi, Malais.

– Et qui, aujourd’hui, vous a chanté unechanson déjà et va vous conter une histoire bientôt ?

– Toi, Malais, toujours toi.

– Alors, si c’est moi qui suis cause que vousvous amusez en travaillant, que vous avez du plaisir en fumant, etque vous ne vous endormez plus en faisant cuire vos bananes, il estjuste, moi qui ne puis rien faire, puisque je me sacrifie pourvous, il est juste, pour ma peine, qu’on me donne quelquechose.

La justesse de cette observation frappa toutle monde ; cependant notre véracité d’historien nous force àavouer que quelques voix seulement s’échappant des erreurs les pluscandides de la société répondirent affirmativement.

– Ainsi, continua Antonio, il est donc justeque Toukal me donne un peu de tabac pour fumer dans mongourgouri ; n’est-ce pas, Cambeba ?

– C’est juste, s’écria Cambeba, enchanté de ceque la contribution frappait sur un autre que lui.

Et Toukal fut forcé de partager son tabac avecAntonio.

– Maintenant, continua Antonio, l’autre jour,j’ai perdu ma cuiller de bois. Je n’ai pas d’argent pour enacheter, parce que, au lieu de travailler, je vous ai chanté deschansons et vous ai conté des histoires ; il est donc justeque Bonhomme me donne une cuiller de bois pour manger masoupe ; n’est-ce pas, Toukal ?

– C’est juste, s’écria Toukal, enchanté den’être pas le seul imposé par Antonio.

Et Antonio tendit la main à Bonhomme, qui luidonna la cuiller qu’il venait d’achever.

– Maintenant, reprit Antonio, j’ai du tabacpour mettre dans mon gourgouri, et j’ai une cuiller pour manger masoupe ; mais je n’ai pas d’argent pour acheter de quoi fairedu bouillon. Il est donc juste que Castor me donne le joli petittabouret auquel il travaille, afin que j’aille, le vendre au marchéet que j’achète un petit morceau de bœuf ; n’est-ce pas,Toukal ? n’est-ce pas Bonhomme ? n’est-ce pasCambeba ?

– C’est juste ! s’écrièrent Toukal,Bonhomme et Cambeba ; c’est juste !

Et Antonio, moitié de bonne volonté, moitié deforce, tira des mains de Castor le tabouret dont il venait declouer le dernier bambou.

– Maintenant, continua Antonio, j’ai chantéune chanson qui m’a déjà fatigué, et je vais vous conter unehistoire qui me fatiguera encore. Il est donc juste que je prennedes forces en mangeant quelque chose ; n’est-ce pas,Toukal ? n’est-ce pas, Bonhomme, n’est-ce pas,Castor ?

– C’est juste ! répondirent d’une voixles trois contribuants.

Cambeba eut une idée terrible.

– Mais, dit Antonio en montrant une doublemâchoire, large, et étincelante comme celle d’un loup, mais je n’airien pour mettre sous ma petite dent.

Cambeba sentit se dresser ses cheveux sur satête et étendit machinalement la main vers le foyer.

– Il est donc juste, reprit Antonio, queCambeba me donne une petite banane ; n’est-ce pas voustous ?

– Oui, oui, c’est juste, crièrent à la foisToukal, Bonhomme et Castor ; oui, c’est juste : banane,Cambeba ! banane, Cambeba !

Et toutes les voix reprirent enchœur :

– Banane, Cambeba !

Le malheureux regarda l’assemblée d’un aireffaré et se précipita vers le foyer pour sauver sa banane ;mais Antonio l’arrêta en chemin, et, le maintenant d’une main, avecune force dont on ne l’aurait pas cru capable, il saisit de l’autrela corde à l’aide de laquelle on montait au grenier les sacs demaïs, il en passa le crochet dans la ceinture de Cambeba, faisantsigne en même temps à Toukal de tirer l’autre bout de la corde.Toukal comprit avec une rapidité qui faisait le plus grand honneurà son intelligence, et, au moment où il s’y attendait le moins,Cambeba se trouva enlevé de terre, et, à la grande hilarité detoute la compagnie, commença à monter en tournoyant vers le ciel. Àdix pieds à peu près du sol, l’ascension s’arrêta, et Cambebademeura suspendu, étendant ses mains crispées vers la malheureusebanane, qu’il n’avait plus aucun moyen de disputer à sonennemi.

– Bravo, Antonio ! bravo, Antonio !crièrent tous les assistants en se tenant les côtes de rire, tandisqu’Antonio, désormais parfaitement maître de l’objet de ladiscussion, écartait délicatement les cendres, et en tirant labanane cuite à point, et rissolée à faire venir l’eau à labouche.

– Ma banane, ma banane ! s’écria Cambebaavec l’accent du plus profond désespoir.

– La voilà, dit Antonio étendant le bras dansla direction de Cambeba.

– Moi trop loin pour prendre li.

– Tu n’en veux pas ?

– Moi pas pouvoir atteindre jusqu’à li.

– Alors, reprit Antonio parodiant la langue dumalheureux pendu, alors moi manger li pour empêcher li pourrir.

Et Antonio se mit à éplucher sa banane avecune gravité si comique, que les rires devinrent convulsifs.

– Antonio, cria Cambeba, Antonio, moi prie toide rendre banane à moi ; banane il a été pour pauvre femme àmoi, qui l’été malade et qui pas pouvoir mangé autre chose. Moil’avoir volé, moi avoir besoin de li.

– Le bien volé ne profite jamais, réponditphilosophiquement Antonio en continuant d’éplucher sa banane.

– Ah ! pauvre Narina, pauvreNarina ! n’aura rien à manger, et aura bien faim, bienfaim !

– Mais, ayez donc pitié de ce malheureux, ditle jeune nègre d’Anjouan, qui, au milieu de la joie de tous, étaitresté seul grave et mélancolique.

– Pas si bête, dit Antonio.

– Ce n’est pas à toi que je parle, repritNazim.

– Et à qui parles-tu donc ?

– Je parle à des hommes.

– Eh bien, je te parle, moi, reprit Antonio,et je te dis : Tais-toi, Nazim.

– Détachez Cambeba, reprit le jeune nègre d’unton de suprême dignité qui eût fait honneur à un roi.

Toukal, qui tenait la corde, se retourna versAntonio, incertain s’il devait obéir. Mais, sans répondre à samuette interrogation :

– Je t’ai dit : « Tais-toi,Nazim », et tu ne t’es pas tu, répéta le Malais.

– Quand un chien jappe après moi, je ne luiréponds pas et je continue mon chemin. Tu es un chien, Antonio.

– Prends garde à toi, Nazim, dit Antonio ensecouant la tête ; quand ton frère Laïza n’est point là, tun’es pas capable de grand-chose. Aussi, j’en suis bien sûr, tu nerépéterais pas ce que tu as dit.

– Tu es un chien, Antonio, répéta Nazim en selevant.

Tous les nègres qui étaient entre Nazim etAntonio s’écartèrent, de sorte que le beau nègre d’Anjouan et lehideux Malais se trouvèrent en face l’un de l’autre, mais à dix pasde distance.

– Tu dis cela de bien loin, Nazim, repritAntonio les dents serrées par la colère.

– Et je le répète de près, s’écria Nazim.

Et, d’un seul bond, il se trouva à deux pasd’Antonio ; puis, la voix méprisante, le regard hautain, lesnarines gonflées :

– Tu es un chien ! dit-il pour latroisième fois.

Un blanc se fût jeté sur son ennemi et l’eûtétouffé si la chose eût été en son pouvoir. Antonio, au contraire,fit un pas en arrière, plia sur ses longues jambes, se ramassacomme un reptile, tira son couteau de la poche de sa jaquette etl’ouvrit.

Nazim vit son mouvement et devina sonintention ; mais, sans daigner faire un seul geste de défense,et, debout, muet et immobile, il attendit, pareil à un dieunubien.

Le Malais couva un instant son ennemi duregard ; puis, se relevant avec la souplesse et l’agilité d’unserpent :

– Malheur à toi ! s’écria-t-il, Laïzan’est point là.

– Laïza est là ! dit une voix grave.

Celui qui avait prononcé ces paroles les avaitprononcées de son ton de voix habituel ; il n’y avait pasajouté un geste, il ne les avait pas accompagnées d’un signe, etcependant, au son de cette voix, Antonio s’arrêta court, et soncouteau, qui n’était plus qu’à deux pouces de la poitrine de Nazim,échappa de sa main.

– Laïza ! s’écrièrent tous les nègres ense retournant vers le nouvel arrivant, et en prenant à l’instantmême l’attitude de l’obéissance.

Celui qui n’avait eu qu’un mot à dire pourproduire une impression si puissante sur tout ce monde et même surAntonio était un homme dans la force de l’âge, d’une tailleordinaire, mais dont les membres vigoureusement musclés annonçaientune force colossale. Il se tenait debout, immobile, les brascroisés, et de ses yeux à demi clos, comme ceux d’un lion quimédite, s’échappait un regard brillant, calme et impérieux. À voirtous ces hommes attendre ainsi, dans un respectueux silence, uneparole ou un signe de cet autre homme, on eût dit une hordeafricaine attendant la paix ou la guerre d’un signe de tête de sonroi ; ce n’était pourtant qu’un esclave parmi desesclaves.

Après quelques minutes d’une immobilitésculpturale, Laïza leva lentement la main et l’étendit vers Cambebaqui, pendant tout ce temps, était resté suspendu au bout de sacorde, et planant, muet comme les autres, sur la scène qui venaitde se passer. Aussitôt Toukal laissa filer la corde et Cambeba, àsa grande satisfaction, se retrouva sur la terre. Son premier soinfut de se mettre à la recherche de sa banane ; mais, dans laconfusion qui avait été naturellement la suite de la scène que nousvenons de raconter, la banane avait disparu.

Pendant cette recherche, Laïza étaitsorti ; mais presque aussitôt il rentra, portant sur sesépaules un porc marron, qu’il jeta près du foyer.

– Tenez, enfants, dit-il, j’ai pensé à vous,prenez et partagez.

Cette action, et les paroles libérales quil’accompagnaient, touchaient deux cordes trop sensibles aux cœursdes noirs, la gourmandise et l’enthousiasme, pour ne pas produireleur effet. Chacun entoura l’animal et s’extasia à sa manière.

– Oh ! qué bon souper nous va faire àsoir, dit un Malabar.

– Li noir comme un Mozambique, dit unMalgache.

– Li gras comme un Malgache, dit unMozambique.

Mais, ainsi qu’il est facile de le présumer,l’admiration était un sentiment trop idéal, pour que ce sentimentne fît pas bientôt place à quelque chose de plus positif. En unclin d’œil, l’animal fut dépecé, une partie mise en réserve pour lejour suivant, et l’autre coupée en tranches assez minces et quel’on étendit sur des charbons et en morceaux un peu plus solidesque l’on fit rôtir devant le feu.

Alors chacun reprit sa première place, maisd’un visage plus joyeux car chacun était dans l’attente d’un bonsouper. Cambeba seul resta debout, triste et isolé dans uncoin.

– Que fais-tu là, Cambeba ? demandaLaïza.

– Moi faire rien, papa Laïza, répondittristement Cambeba.

Papa est, comme chacun sait, un titred’honneur chez les nègres, et tous les nègres de l’habitationdepuis le plus jeune jusqu’au plus vieux donnaient ce titre àLaïza.

– Est-ce que tu souffres encore d’avoir étéattaché par la ceinture ? demanda le nègre.

– Oh ! non, papa, moi pas douillet commecela.

– Alors, tu as donc du chagrin ?

Cette fois, Cambeba ne répondit qu’en agitanten signe d’affirmation la tête de haut en bas.

– Et pourquoi as-tu du chagrin ? demandaLaïza.

– Antonio preni mo banane, que moi été obligévoler, pour ma femme qui été malade, et moi n’a plus rien pourdonner à li à présent.

– Eh bien, alors, donne-lui un morceau de ceporc sauvage.

– Li pas capable mangi viande. Non, li pascapable, papa Laïza.

– Holà ! dit Laïza à voix haute, qui aici une banane à me donner ?

Une douzaine de bananes sortirent comme parmiracle de dessous la cendre. Laïza prit la plus belle et la donnaà Cambeba, qui se sauva avec, sans prendre même le temps deremercier ; puis, se retournant vers Bonhomme, à quiappartenait le fruit :

– Tu n’y perdras rien, Bonhomme, luidit-il ; car en place de la banane tu auras la part de vianded’Antonio.

– Et moi, dit effrontément Antonio,qu’aurais-je donc ?

– Toi, dit Laïza, tu auras la banane que tu asvolée à Cambeba.

– Mais elle est perdue, répondit leMalais.

– Cela ne me regarde pas.

– Bravo ! dirent les nègres, le bien volén’a pas profité jamais.

Le Malais se leva, jeta un regard de côté surles hommes qui avaient applaudi il n’y avait qu’un instant à sespersécutions, et qui applaudissaient maintenant à son châtiment, etsortit du hangar.

– Frère, dit Nazim à Laïza, prends garde àtoi, je le connais, il te jouera quelque mauvais tour.

– Veille plutôt sur toi-même Nazim car, des’attaquer à moi, il n’oserait pas.

– Eh bien donc, je veillerai sur toi et tuveilleras sur moi, dit Nazim. Mais ce n’est pas de cela qu’ils’agit maintenant, et nous avons, tu le sais, à parler d’autrechose.

– Oui, mais pas ici.

– Sortons donc.

– Tout à l’heure : quand chacun seraoccupé à son repas, personne ne fera attention à nous.

– Tu as raison, frère.

Et les deux nègres se mirent à causer ensembleà voix basse et de choses indifférentes ; mais, dès que lestranches furent grillées, dès que les morceaux de filet furentrôtis, profitant de la préoccupation qui préside toujours à lapremière partie d’un repas assaisonné d’un bon appétit, ilssortirent tous deux à leur tour, sans que, effectivement, commel’avait prévu Laïza, le reste de la société parût même remarquerleur disparition.

Chapitre 8La toilette du nègre marron

Il était à peu près dix heures du soir ;la nuit, sans lune, était belle et étoilée comme le sontd’ordinaire les nuits des tropiques vers la fin de l’été : onapercevait au ciel quelques unes de ces constellations qui noussont familières depuis notre enfance, sous le nom de la PetiteOurse, du Baudrier, d’Orion et des Pléiades mais dans une positionsi différente de celle dans laquelle nous sommes habitués à lesvoir, qu’un Européen aurait eu peine à les reconnaître ; enéchange, au milieu d’elles brillait la Croix du Sud, invisible dansnotre hémisphère boréal. Le silence de la nuit n’était troublé quepar le bruit que faisaient, en rongeant l’écorce des arbres, lesnombreux tanrecs dont les quartiers de la rivière Noiresont peuplés, par le chant des figuiers bleus et des fondi-jala,ces fauvettes et ces rossignols de Madagascar, et par le cripresque insensible de l’herbe déjà séchée qui pliait sous les piedsdes deux frères.

Les deux nègres marchaient en silence,regardant de temps en temps autour d’eux d’un air inquiet,s’arrêtant pour écouter, puis reprenant leur chemin ; enfin,parvenus dans un endroit plus touffu, ils entrèrent dans une espècede petit bois de bambous, et, parvenus à son centre, s’arrêtèrentécoutant encore et regardant de nouveau autour d’eux. Sans doute lerésultat de cette dernière investigation fut encore plus rassurantque les autres car ils échangèrent un regard de sécurité, ets’assirent tous deux au pied d’un bananier sauvage, qui étendaitses larges feuilles, comme un éventail magnifique, au milieu desfeuilles grêles des roseaux qui l’environnaient.

– Eh bien, frère ? demanda le premier,Nazim, avec ce sentiment d’impatience que Laïza avait déjà modéré,quand il avait voulu le questionner au milieu des autresnègres.

– Tu conserves donc toujours la mêmerésolution, Nazim ? dit Laïza.

– Plus que jamais, frère. Je mourrais ici,vois-tu. J’ai pris sur moi de travailler jusqu’à présent, moi,Nazim, moi, fils de chef, moi, ton frère ; mais je me lasse decette vie misérable : il faut que je retourne à Anjouan ou queje meure.

Laïza poussa un soupir.

– Il y a loin d’ici à Anjouan, dit-il.

– Qu’importe ? répondit Nazim.

– Nous sommes dans le temps des grains.

– Le vent nous poussera vite.

– Mais si la barque chavire ?

– Nous nagerons tant que nous aurons deforces ; puis, lorsque nous ne pourrons plus nager, nousregarderons une dernière fois le ciel où nous attend leGrand-Esprit, et nous nous engloutirons dans les bras l’un del’autre.

– Hélas ! dit Laïza.

– Cela vaut mieux que d’être esclave, ditNazim.

– Ainsi tu veux quitter l’île deFrance ?

– Je le veux.

– Au risque de la vie ?

– Au risque de la vie.

– Il y a dix chances contre une que tun’arrives point à Anjouan.

– Il y en a une sur dix pour que j’yarrive.

– C’est bien, dit Laïza ; qu’il soit faitcomme tu le veux, frère. Cependant, réfléchis encore.

– Il y a deux ans que je réfléchis. Quand lechef des Mongallos m’a pris à mon tour dans un combat, commetoi-même avais été pris quatre ans auparavant, et qu’il m’a vendu àun capitaine négrier, comme toi-même avais été vendu, j’ai pris monparti à l’instant même. J’étais enchaîné, j’ai essayé dem’étrangler avec mes chaînes, on m’a rivé à la cale. Alors j’aivoulu me briser la tête le long de la muraille du vaisseau, on aétendu de la paille sous ma tête ; alors j’ai voulu me laissermourir de faim, on m’a ouvert la bouche, et, ne pouvant me fairemanger, on m’a forcé de boire. Il fallait me vendre bien vite, onm’a débarqué ici, on m’a donné à moitié prix, et c’était bien cherencore ; car j’étais résolu de me précipiter du premier morneque je gravirais. Tout à coup, j’ai entendu ta voix, frère ;tout à coup, j’ai senti mon cœur contre ton cœur ; tout àcoup, j’ai senti tes lèvres contre mes lèvres, et je me suis trouvési heureux, que j’ai cru que je pourrais vivre. Cela a duré un an.Puis, pardonne-moi, frère, ton amitié ne m’a plus suffi. Je me suisrappelé notre île, je me suis rappelé mon père, je me suis rappeléIrna. Nos travaux m’ont paru lourds, puis humiliants, puisimpossibles. Alors je t’ai dit que je voulais fuir, retourner àAnjouan, revoir Irna, revoir mon père, revoir notre île ; ettoi, tu as été bon comme toujours, tu m’as dit :« Repose-toi, Nazim, toi qui es faible, et je travaillerai,moi qui suis fort. Alors tu es sorti tous les soirs, depuis quatrejours, et tu as travaillé pendant que je me reposais. N’est-ce pas,Laïza ?

– Oui, Nazim ; écoute, cependant :mieux vaudrait attendre encore, reprit Laïza en relevant le front.Aujourd’hui esclaves, dans un mois, dans trois mois, dans uneannée, maîtres peut-être !

– Oui, dit Nazim ; oui, je connais tesprojets ; oui, je sais ton espoir.

– Alors, comprends-tu ce que ce serait, repritLaïza, que de voir ces blancs si fiers et si cruels, humiliés etsuppliants à leur tour ? comprends-tu ce que ce serait que deles faire travailler douze heures par journée à leur tour ?comprends-tu ce que ce serait que de les battre, que de lesfouetter de verges, que de les briser sous le bâton à leurtour ? Ils sont douze mille et nous quatre-vingt mille. Et, lejour où nous nous compterons, ils seront perdus.

– Je te dirai ce que tu m’as dit, Laïza ;il y a dix chances contre une pour que tu ne réussisses pas.

– Mais je te répondrai ce que tu m’as répondu,Nazim : il y en a une sur dix pour que je réussisse. Restonsdonc…

– Je ne le puis, Laïza, je ne le puis… J’ai vul’âme de ma mère ; elle m’a dit de revenir dans le pays.

– Tu l’as vue ? dit Laïza.

– Oui ; depuis quinze jours, tous lessoirs, un fondi-jala vient se percher au-dessus de ma tête :c’est le même qui chantait à Anjouan sur sa tombe. Il a traversé lamer avec ses petites ailes et il est venu : j’ai reconnu sonchant ; écoute, le voici.

Effectivement, au moment même, un rossignol deMadagascar perché sur la plus haute branche du massif d’arbres aupied duquel étaient couchés Laïza et Nazim, commença sa mélodieusechanson au dessus de la tête des deux frères. Tous deux écoutèrent,le front mélancoliquement penché, jusqu’au moment où le musiciennocturne s’interrompit, et, s’envolant dans la direction de lapatrie des deux esclaves, fit entendre les mêmes modulations àcinquante pas de distance ; puis, s’envolant encore, toujoursdans la même direction, il répéta une dernière fois son chant,lointain écho de la patrie, mais dont à peine, à cette distance, onpouvait saisir les notes les plus élevées ; puis enfin ils’envola encore, mais cette fois, si loin, si loin, que les deuxexilés écoutaient vainement ; on n’entendait plus rien.

– Il est retourné à Anjouan, dit Nazim, et ilreviendra ainsi m’appeler et me montrer le chemin jusqu’à ce quej’y retourne moi-même.

– Pars donc, dit Laïza.

– Ainsi ? demanda Nazim.

– Tout est prêt. J’ai, dans un des endroitsles plus déserts de la rivière Noire, en face du morne, choisi undes plus grands arbres que j’aie pu trouver ; j’ai creusé uncanot dans sa tige, j’ai taillé deux avirons dans sesbranches ; je l’ai scié au-dessus et au-dessous du canot, maisje l’ai laissé debout de peur qu’on ne s’aperçût que sa cimemanquait au milieu des autres cimes ; maintenant, il n’y aplus qu’à le pousser pour qu’il tombe, il n’y a plus qu’à traînerle canot jusqu’à la rivière, il n’y a plus qu’à le laisser aller aucourant, et, puisque tu veux partir, Nazim, eh bien, cette nuit tupartiras.

– Mais toi, frère, ne viens-tu donc pas avecmoi ? demanda Nazim.

– Non, dit Laïza : moi, je reste.

Nazim poussa à son tour un profond soupir.

– Et qui t’empêche donc, demanda Nazim aprèsun moment de silence, de retourner avec moi au pays de nospères ?

– Ce qui m’empêche, Nazim, je te l’aidit : depuis plus d’un an, nous avons résolu de nous révolter,et nos amis m’ont choisi pour chef de la révolte. Je ne puis pastrahir nos amis en les quittant.

– Ce n’est pas cela qui te retient, frère, ditNazim en secouant la tête, c’est autre chose encore.

– Et quelle autre chose penses-tu donc quipuisse me retenir, Nazim ?

– La rose de la rivière Noire, répondit lejeune homme en regardant fixement Laïza.

Laïza tressaillit ; puis, après un momentde silence :

– C’est vrai, dit-il, je l’aime.

– Pauvre frère ! reprit Nazim. Et quelest ton projet ?

– Je n’en ai pas.

– Quel est ton espoir ?

– De la voir demain, comme je l’ai vue hier,comme je l’ai vue aujourd’hui.

– Mais ; elle, sait-elle que tuexistes ?

– J’en doute.

– T’a-t-elle jamais adressé laparole ?

– Jamais.

– Alors, la patrie ?

– Je l’ai oubliée.

– Nessali ?

– Je ne m’en souviens plus.

– Notre père ?

Laïza laissa tomber sa tête dans ses mains.Puis, au bout d’un instant :

– Écoute, lui dit-il, tout ce que tu pourraisme dire pour me faire partir serait aussi inutile que tout ce queje t’ai dit pour te faire rester. Elle est tout pour moi, familleet patrie ! J’ai besoin de sa vue pour vivre, comme j’aibesoin de l’air qu’elle respire pour respirer. Suivons donc chacunnotre destin, Nazim, retourne à Anjouan ; moi, je resteici.

– Mais que dirai-je à mon père quand il medemandera pourquoi Laïza n’est pas revenu ?

– Tu lui diras que Laïza est mort, répondit lenègre d’une voix étouffée.

– Il ne me croira pas, dit Nazim en secouantla tête.

– Et pourquoi ?

– Il me dira : « Si mon fils étaitmort, j’aurais vu l’âme de mon fils ; l’âme de Laïza n’a pasvisité son père : Laïza n’est pas mort. »

– Eh bien, tu lui diras que j’aime une filleblanche, dit Laïza, et il me maudira. Mais, quant à quitter l’îletant qu’elle y sera, jamais !

– Le Grand-Esprit m’inspirera, frère, réponditNazim en se levant ; conduis-moi où est le canot.

– Attends, dit Laïza.

Et le nègre s’avança vers la tige creuse d’unmapou, en tira un tesson de verre et une gargoulette pleine d’huilede coco.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Nazim.

– Écoute, frère, dit Laïza : il estpossible qu’à l’aide d’un bon vent et de tes avirons, tu atteignes,en huit ou dix jours, ou Madagascar, ou même la Grande-Terre. Maisil est possible que, demain ou après-demain, un grain te rejette àla côte. Alors on saura ton départ, alors ton signalement aura étédonné pour toute l’île, alors tu seras obligé de te faire marron,et de fuir de bois en bois, de rochers en rochers.

– Frère, on m’appelait le cerf d’Anjouan,comme on t’en appelait le lion, dit Nazim.

– Oui ; mais, comme le cerf, tu peuxtomber dans un piège. Alors il faut qu’ils n’aient aucune prisecontre toi ; il faut que tu glisses entre leurs mains. Voicidu verre pour couper tes cheveux, voici de l’huile de coco pourgraisser tes membres. Viens, frère, que je te fasse la toilette dunègre marron.

Nazim et Laïza gagnèrent une clairière, et, àla lueur des étoiles, Laïza commença, à l’aide de son tesson debouteille, à couper les cheveux à son frère aussi promptement etaussi complètement qu’aurait pu le faire avec le meilleur rasoir leplus habile barbier. Puis, cette opération terminée, Nazim jeta sonlangouti, et son frère lui versa sur les épaules une portion del’huile de coco que contenait la gourde, et le jeune hommel’étendit avec la main sur toutes les parties de son corps. Ainsioint des pieds à la tête, le beau nègre d’Anjouan semblait unathlète antique se préparant au combat.

Mais il fallait une épreuve pour tranquillisertout à fait Laïza. Laïza, comme Alcidamas, arrêtait un cheval parles pieds de derrière, et le cheval essayait vainement des’échapper de ses mains. Laïza, comme Milon de Crotone, prenait untaureau par les cornes et le chargeait sur ses épaules oul’abattait à ses pieds. Si Nazim lui échappait, à lui, Naziméchapperait à tout le monde. Laïza saisit Nazim par le bras, etraidit ses doigts de toute la force de ses muscles de fer. Nazimtira son bras à lui, et son bras glissa entre les doigts de Laïzacomme une anguille dans la main du pêcheur ; Laïza saisitNazim à bras-le-corps, le serrant contre sa poitrine comme Herculeavait serré Antée ; Nazim appuya ses mains sur les épaules deLaïza, et glissa entre ses bras et sa poitrine comme un serpentglisse entre les griffes d’un lion. Alors seulement, le nègre futtranquille ; Nazim ne pouvait plus être pris par surprise, et,à la course, Nazim lui-même eût lassé l’animal dont il avait prisle nom.

Alors Laïza donna à Nazim la gourde aux troisquarts pleine d’huile de coco, lui recommandant de la conserverplus précieusement que les racines de manioc qui devaient apaisersa faim, et que l’eau qui devait étancher sa soif. Nazim passa lagourde dans une courroie et attacha la courroie à sa ceinture.

Puis les deux frères interrogèrent le ciel,et, voyant à la position des étoiles qu’il devait être au moinsminuit, ils prirent le chemin du morne de la rivière Noire, etdisparurent bientôt dans les bois qui couvrent la base desTrois-Mamelles ; mais derrière eux, et à vingt pas du massifde bambous où avait eu lieu entre les deux frères toute laconversation que nous venons de rapporter, un homme que jusque-là,à son immobilité, on eût pu prendre pour un des troncs d’arbreparmi lesquels il était couché, se leva lentement, glissa comme uneombre dans le fourré, apparut un instant à la lisière de la forêt,et, poursuivant les deux frères d’un geste de menace s’élança,aussitôt qu’ils eurent disparu, dans la direction dePort-Louis.

Cet homme c’était le Malais Antonio, qui avaitpromis de se venger de Laïza et de Nazim, et qui allait tenir saparole.

Et maintenant, si vite qu’il aille sur seslongues jambes, il faut, si nos lecteurs le permettent, que nous leprécédions dans la capitale de l’île de France.

Chapitre 9La rose de la rivière noire

Après avoir payé à Miko-Miko l’éventailchinois dont, à son grand étonnement, Georges lui avait dit leprix, la jeune fille que nous avons entrevue un instant sur leseuil de la porte, était, tandis que son nègre aidait le marchand àrecharger sa marchandise, rentrée chez elle toujours suivie de sagouvernante ; et, toute joyeuse de son acquisition du jour,dont la destinée était d’être oubliée le lendemain, elle avait été,avec cette démarche flexible et nonchalante qui donne tant decharme aux femmes créoles, se coucher nonchalamment sur un largecanapé, dont la destination bien visible, était de servir de litaussi bien que de siège. Ce meuble était placé au fond d’uncharmant petit boudoir, tout bariolé de porcelaines de la Chine etde vases du Japon ; la tapisserie qui en recouvrait lesmurailles était faite de cette belle indienne que les habitants del’île de France tirent de la côte de Coromandel, et qu’ilsappellent patna. Enfin, comme c’est l’habitude dans les payschauds, les chaises et les fauteuils étaient en cannes, et deuxfenêtres qui s’ouvraient en face l’une de l’autre, l’une sur unecour toute plantée d’arbres, l’autre sur un vaste chantier,laissaient, à travers les nattes de bambou qui servaient depersiennes, passer la brise de la mer et le parfum des fleurs. Àpeine la jeune fille était-elle étendue sur le canapé qu’une petiteperruche verte à tête grise, grosse comme un moineau, s’envola deson bâton, et, se posant sur son épaule s’amusa à becqueter le boutde l’éventail, que sa maîtresse, par un mouvement machinal,s’amusait de son côté à ouvrir et à fermer.

Nous disons par un mouvement machinal, parcequ’il était visible que ce n’était déjà plus à son éventail, toutcharmant qu’il était, et quelque désir qu’elle eût manifesté del’avoir, que pensait en ce moment la jeune fille. En effet, sesyeux, en apparence fixés sur un point de l’appartement où aucunobjet remarquable ne motivait cette fixité, avaient évidemmentcessé de voir les objets présents pour suivre quelque rêve de sapensée. Il y a plus : sans doute ce rêve avait pour elletoutes les apparences de la réalité ; car, de temps en temps,un léger sourire passait sur son visage, et ses lèvres s’agitaient,répondant par un muet langage à quelque muet souvenir. Cettepréoccupation était trop en dehors des habitudes de la jeune fille,pour qu’elle ne fût pas bientôt remarquée de sa gouvernante ;aussi, après avoir suivi pendant quelques instants en silence lejeu de physionomie de son élève :

– Qu’avez-vous donc, ma chère Sara ?demanda ma mie Henriette.

– Moi ? Rien, répondit la jeune fille entressaillant comme une personne qu’on éveille en sursaut. Je joue,comme vous voyez, avec ma perruche et mon éventail, voilà tout.

– Oui, je le vois bien vous jouez avec votreperruche et votre éventail ; mais, à coup sûr, au moment où jevous ai tirée de votre rêverie, vous ne pensiez ni à l’une ni àl’autre.

– Oh ! ma mie Henriette, je vousjure…

– Vous n’avez pas l’habitude de mentir, Sara,et surtout avec moi, interrompit la gouvernante ; pourquoicommencer aujourd’hui ?

Les joues de la jeune fille se couvrirentd’une vive rougeur ; puis, après un momentd’hésitation :

– Vous avez raison, chère bonne, luidit-elle ; je pensais à tout autre chose.

– Et à quoi pensiez-vous ?

– Je me demandais quel pouvait être ce jeunehomme qui est passé là si à propos pour nous tirer d’embarras. Jene l’ai jamais aperçu avant aujourd’hui, et, sans doute, il estarrivé avec le vaisseau qui a amené le gouverneur. Est ce donc unmal que de penser à ce jeune homme ?

– Non, mon enfant, ce n’est point un mal d’ypenser ; mais c’était un mensonge de me dire que vous pensiezà autre chose.

– J’ai eu tort, dit la jeune fille,pardonne-moi.

Et elle avança sa charmante tête vers sagouvernante, qui, de son côté, se pencha vers elle et l’embrassa aufront.

Toutes deux demeurèrent en silence pendant uninstant ; mais, comme ma mie Henriette, en Anglaise sévèrequ’elle était, ne voulait pas laisser l’imagination de son élèves’arrêter trop longtemps sur le souvenir d’un jeune homme, et queSara, de son côté, éprouvait un certain embarras à se taire, toutesdeux ouvrirent la bouche en même temps pour entamer un autre sujetde conversation. Mais leurs premières paroles se choquèrent enquelque sorte, et chacune s’étant arrêtée pour laisser parlerl’autre, il résulta du conflit des mots trop pressés un autremoment de silence. Cette fois, ce fut Sara qui le rompit.

– Que vouliez-vous dire, ma mieHenriette ? demanda la jeune fille.

– Mais, vous-même, Sara, vous disiez quelquechose. Que disiez-vous ?

– Je disais que je voudrais bien savoir sinotre nouveau gouverneur est un jeune homme.

– Et, dans ce cas, vous en seriez fort aise,n’est-ce pas, Sara ?

– Sans doute. Si c’est un jeune homme, ildonnera des dîners, des fêtes, des bals, et cela animera un peunotre malheureux Port-Louis, qui est si triste. Oh ! les balssurtout ! s’il pouvait donner des bals !

– Vous aimez donc bien la danse, monenfant ?

– Oh ! si je l’aime ! s’écria lajeune fille.

Ma mie Henriette sourit.

– Y a-t-il donc aussi du mal à aimer ladanse ? demanda Sara.

– Il y a du mal, Sara, à faire toutes chosescomme vous les faites, avec passion.

– Que veux-tu, chère bonne, dit Sara d’unpetit air câlin plein de charme qu’elle savait prendre dansl’occasion, je suis ainsi faite : j’aime ou je hais, et je nesais cacher ni ma haine ni mon amour. Ne m’as-tu pas dit souventque la dissimulation était un vilain défaut ?

– Sans doute ; mais, entre dissimuler sessensations et s’abandonner sans cesse à ses désirs, je diraispresque à son instinct, répondit la grave Anglaise, que lesraisonnements primesautiers de son élève embarrassaient quelquefoisautant que les élans de sa nature primitive l’inquiétaient end’autres moments, il y a une grande différence.

– Oui, je sais que vous m’avez souvent ditcela, ma mie Henriette. Je sais que les femmes d’Europe, cellesqu’on appelle les femmes comme il faut, du moins, ont trouvé unadmirable milieu entre la franchise et la dissimulation :c’est le silence de la voix et l’immobilité de la physionomie.Mais, pour moi, chère bonne, il ne faut pas être tropexigeante ; je ne suis pas une femme civilisée, je suis unepetite sauvage, élevée au milieu des grands bois et au bord desgrandes rivières. Si ce que je vois me plaît, je le désire, et, sije le désire, je le veux. Puis on m’a un peu gâtée, vois-tu, ma mieHenriette, et toi comme les autres ; cela m’a renduevolontaire. Quand j’ai demandé, on m’a donné presquetoujours ; et, quand on m’a refusé par hasard, j’ai pris, eton m’a laissé prendre.

– Et comment cela s’arrangera-t-il, lorsque,avec ce beau caractère, vous serez la femme deM. Henri ?

– Oh ! Henri est un bon garçon ; ilest déjà convenu entre nous, dit Sara avec la plus parfaiteinnocence, que je lui laisserai faire ce qu’il voudra, et que, moi,je ferai ce que je voudrai. N’est-ce pas, Henri ? continuaSara en se tournant vers la porte, qui s’ouvrait en ce moment pourdonner passage à M. de Malmédie et à son fils.

– Qu’y a-t-il, ma chère Sara ? demanda lejeune homme en s’approchant d’elle et en lui baisant la main.

– N’est-ce pas que, lorsque nous seronsmariés, vous ne me contrarierez jamais, et que vous me donnereztout ce qui me fera plaisir ?

– Peste ! dit M. de Malmédie,j’espère que voilà une petite femme qui fait ses conditionsd’avance !

– N’est-ce pas, continua Sara, que, si j’aimetoujours les bals, vous m’y conduirez toujours et que vous yresterez tant que je voudrai, tout au contraire de ces vilainsmaris qui s’en vont après la septième ou huitièmecontredanse ? n’est-ce pas que je pourrai pécher tant que jevoudrai ? n’est-ce pas que, si j’ai envie d’un beau chapeau deFrance, vous me l’achèterez ? d’un beau châle de l’Inde, vousme l’achèterez ? d’un beau cheval anglais ou arabe, vous mel’achèterez ?

– Sans doute, dit Henri en souriant. Mais, àpropos de chevaux arabes, nous en avons vu deux bien beauxaujourd’hui, et je suis aise que vous ne les ayez pas vus, vousSara ; car, comme ils ne sont probablement pas à vendre si parhasard vous en aviez eu envie, je n’aurais pas pu vous lesdonner.

– Je les ai vus aussi, dit Sara ;n’appartiennent-ils pas à un jeune homme de vingt-cinq à vingt-sixans, à un étranger brun, avec de beaux cheveux et des yeuxsuperbes ?

– Diable ! Sara, dit Henri, il paraît quevous avez encore plus fait attention au cavalier qu’auxchevaux ?

– C’est tout simple, Henri : le cavaliers’est approché de moi et m’a parlé, tandis que je n’ai vu leschevaux qu’à une certaine distance, et ils n’ont pas mêmehenni !

– Comment, ce jeune fat vous a parlé,Sara ? Et à quelle occasion ? reprit Henri.

– Oui, à quelle occasion ? demandaM. de Malmédie.

– D’abord, dit Sara, je ne me suis pas aperçuele moins du monde de sa fatuité, et voilà ma mie Henriette quiétait avec moi et qui ne s’en est pas aperçue non plus ;ensuite, à quelle occasion il m’a parlé ? Oh ! mon Dieu,rien de plus simple : je rentrais de l’église, lorsque j’aitrouvé, m’attendant sur le pas de la porte, un Chinois avec sesdeux paniers tout pleins d’étuis, d’éventails, de portefeuilles etd’une multitude d’autres choses encore. Je lui ai demandé le prixde cet éventail… Voyez comme il est joli, Henri ?

– Eh bien, après ? demandaM. de Malmédie. Tout cela ne nous dit point comment cejeune homme vous a parlé.

– J’y viens, mon oncle, j’y viens, réponditSara. Je lui demandais donc le prix ; mais il y avait uninconvénient à ce qu’il me le dit : le brave homme ne parlaitque chinois. Nous étions donc très embarrassées, ma mie Henrietteet moi, demandant à ceux qui nous entouraient pour voir les jolisobjets que le marchand avait étalés, s’il n’y avait pas parmi lesassistants quelqu’un qui pût nous servir d’interprète, lorsque lejeune homme s’est avancé, et, se mettant à notre disposition, aparlé au marchand dans sa langue, et, se retournant de notre côté,nous a dit : « Quatre-vingts piastres. » Ce n’estpas cher, n’est-ce pas, mon oncle ?

– Hum ! fitM. de Malmédie ; c’est le prix qu’on payait un nègreavant que les Anglais défendissent la traite.

– Mais ce monsieur parle donc chinois ?demanda Henri avec étonnement.

– Oui, répondit Sara.

– Oh ! mon père, s’écria Henri enéclatant de rire ; oh ! vous ne savez pas : il parlechinois !

– Eh bien, qu’y a-t-il de si risible àcela ? demanda Sara.

– Oh ! rien du tout, reprit Henri encontinuant de s’abandonner à son hilarité. Comment donc ! maisc’est un charmant talent que possède là le bel étranger, et c’estun homme bien heureux. Il peut causer avec les boîtes à thé et lesparavents.

– Le fait est que le chinois est une languepeu répandue, répondit M. de Malmédie.

– C’est quelque mandarin, dit Henri continuantde s’égayer aux dépens du jeune étranger, dont le hautain regardlui était demeuré sur le cœur.

– En tout cas, répondit Sara, c’est unmandarin lettré car, après avoir parlé chinois au marchand, il m’aparlé français à moi, et anglais à ma mie Henriette.

– Diable ! il parle donc toutes leslangues, ce gaillard-là ? dit M. de Malmédie. Il mefaudrait un homme comme cela dans mes comptoirs.

– Malheureusement, mon oncle, dit Sara, celuidont vous parlez me paraît avoir été à un service qui l’auradégoûté de tous les autres.

– Et auquel ?

– À celui du roi de France. N’avez-vous pas vuqu’il porte à la boutonnière le ruban de la Légion d’honneur, et unautre ruban encore.

– Oh ! à l’heure qu’il est, tous cesrubans-là se donnent sans que celui qui les reçoit ait besoind’avoir été militaire.

– Mais encore, en général, faut-il que celui àqui on les donne soit un homme distingué, reprit Sara, piquée sanssavoir pourquoi, et défendant l’étranger par cet instinct sinaturel aux cœurs simples, de défendre ceux qu’on attaqueinjustement.

– Eh bien, dit Henri, il aura été décoré parcequ’il connaît le chinois ! Voilà tout.

– D’ailleurs, nous saurons tout cela, repritM. de Malmédie avec un accent qui prouvait qu’il nes’apercevait aucunement de la pique qui avait eu lieu entre lesdeux jeunes gens ; car il est arrivé sur le bâtiment dugouverneur, et, comme on ne vient pas à l’île de France pour enpartir le lendemain, nous aurons, sans aucun doute, l’avantage dele posséder quelque temps.

En ce moment, un domestique entra, apportantune lettre au cachet du gouverneur, et qu’on venait d’apporter dela part de lord Murrey. C’était une invitation pourM. de Malmédie, pour Henri et pour Sara, au dîner quiavait lieu le lundi suivant, et au bal qui devait suivre cedîner.

Les irrésolutions de Sara étaient fixées àl’endroit du gouverneur. C’était un fort galant homme, que celuiqui débutait par une invitation de dîner et de bal ; aussiSara poussa-t-elle un cri de joie à l’idée de passer toute une nuità danser ; cela tombait d’autant mieux que le dernier vaisseauvenu de France lui avait apporté de délicieuses garnitures de robeen fleurs artificielles qui ne lui avaient pas fait la moitié duplaisir qu’elles auraient dû lui faire, attendu qu’elle ne savaitpas, en les recevant, quand l’occasion se présenterait de lesmontrer.

Quant à Henri, cette nouvelle, malgré ladignité avec laquelle il la reçut, ne lui fut pas indifférente aufond ; Henri se regardait, à raison d’ailleurs, comme un desplus beaux garçons de la colonie, et, tout convenu qu’était sonmariage avec sa cousine, tout son promis qu’il était, enfin, il nese faisait pas faute, en attendant, de coqueter avec les autresfemmes. La chose lui était facile, au reste, Sara n’ayant jamais,soit insouciance, soit habitude, manifesté à cet égard la moindrejalousie.

Pour M. de Malmédie, il se rengorgeafort à la vue de cette invitation, qu’il relut trois fois, et quilui donna une plus haute idée encore de son importance, puisque,deux ou trois heures à peine après l’arrivée du gouverneur, il setrouvait déjà invité à dîner avec lui, honneur qu’il ne faisait,selon toute probabilité, qu’aux plus considérables de l’île.

Au reste, cela changea quelque chose auxdispositions prises par la famille Malmédie. Henri avait arrêté unegrande chasse aux cerfs pour le dimanche et le lundi suivants, dansle quartier de la Savane, qui, à cette époque, étant encore désert,abondait en grand gibier ; et, comme c’était en partie sur lespropriétés de son père que la chasse devait avoir lieu, il avaitinvité une douzaine de ses amis à se trouver, le dimanche matin, àune charmante maison de campagne qu’il possédait sur les bords dela rivière Noire, l’un des quartiers les plus pittoresques del’île. Or, il était impossible de maintenir les jours indiqués,attendu que l’un de ces jours était celui désigné par le gouverneurpour son bal ; il devenait donc urgent d’avancer la partie devingt-quatre heures, et non pas pour MM. de Malmédieseulement, mais encore pour une partie de leurs invités, quidevaient naturellement être appelés à l’honneur de dîner chez lordMurrey. Henri rentra donc chez lui pour écrire une douzaine delettres, que le nègre Bijou fut chargé de porter à leurs adressesrespectives, et qui annonçaient aux chasseurs la modificationapportée au premier projet.

M. de Malmédie, de son côté, pritcongé de Sara, sous le prétexte d’un rendez-vous d’affaires ;mais, en réalité, pour annoncer à ses voisins que, dans troisjours, il pourrait leur dire franchement son opinion sur le nouveaugouverneur attendu que, le lundi suivant, il dînait avec lui.

Quant à Sara, elle déclara que, dans unecirconstance si inattendue et si solennelle, elle avait trop depréparatifs à faire pour partir avec ces messieurs, le samedimatin, et qu’elle se contenterait de les rejoindre le samedi soirou le dimanche dans la matinée.

Le reste de la journée et toute celle dulendemain se passa donc comme l’avait prévu Sara dans lespréparatifs de cette importante soirée, et, grâce au calmequ’apporta ma mie Henriette dans tous ses arrangements, le dimanchematin, Sara put partir comme elle l’avait promis à son oncle.L’important était fait, la robe était essayée, et la couturière,femme éprouvée répondait que, le lendemain matin, Sara latrouverait faite ; s’il y manquait quelque chose, une partiede la journée restait pour les corrections.

Sara partait donc dans des dispositions aussijoyeuses que possible : après le bal, ce qu’elle aimait lemieux au monde, c’était la campagne ; en effet, la campagnelui offrait cette liberté de paresse ou de caprice de mouvement quece cœur aux désirs extrêmes ne trouvait jamais entièrement dans laville ; aussi, à la campagne, Sara cessait-elle de reconnaîtreaucune autorité, même celle de ma mie Henriette, la personne qui,au bout du compte, en avait le plus sur elle. Si son esprit était àla paresse, elle choisissait un beau site, se couchait sous unetouffe de jamboses ou de pamplemousses, et, là, elle vivait de lavie des fleurs, buvant la rosée, l’air et le soleil par tous lespores, écoutant chanter les figuiers bleus et les fondi-jala,s’amusant à regarder les singes sauter d’une branche à l’autre ouse suspendre par la queue, suivant des yeux dans leurs mouvementsgracieux et rapides ces jolis lézards verts tachetés et rayés derouge, si communs à l’île de France, qu’à chaque pas on en faitfuir trois ou quatre ; et, là, elle restait des heuresentières, se mettant, pour ainsi dire, en communication avec toutela nature, dont elle écoutait les mille bruits, dont elle étudiaitles mille aspects, dont elle comparait les mille harmonies. Sonesprit, au contraire, était-il au mouvement, alors ce n’était plusune jeune fille ; c’était une gazelle, c’était un oiseau,c’était un papillon ; elle franchissait les torrents, à lapoursuite des libellules aux têtes étincelantes comme desrubis ; elle se penchait sur les précipices pour y cueillirdes sauges aux larges feuilles, où les gouttes de rosée tremblentcomme des globules de vif-argent ; elle passait, pareille àune ondine sous une cascade dont la poussière humide la voilaitcomme une gaze, et alors, tout au contraire des autres femmescréoles, dont le teint mat se colore si difficilement, ses joues àelle, se couvraient d’un incarnat si vif, que les nègres, habituésdans leur langage poétique et coloré à donner à chaque chose un nomdésignateur, n’appelaient Sara que la Rose de la Rivière Noire.

Sara, comme nous l’avons dit, était donc bienheureuse, puisqu’elle avait en perspective, l’une pour le jourmême, l’autre pour le lendemain, les deux choses qu’elle aimât leplus au monde, c’est-à-dire la campagne et le bal.

Chapitre 10Le bain

À cette époque, l’île n’était point encore,comme elle l’est aujourd’hui, coupée par des chemins qui permettentde se rendre en voiture aux différents quartiers de la colonie, etles seuls moyens de transport étaient les chevaux ou le palanquin.Toutes les fois que Sara se rendait à la campagne avec Henri etM. de Malmédie, le cheval obtenait sans discussion aucunela préférence, car l’équitation était un des exercices les plusfamiliers à la jeune fille ; mais, lorsqu’elle voyageait entête-à-tête avec ma mie Henriette, il lui fallait renoncer à cegenre de locomotion, auquel la grave Anglaise préférait de beaucouple palanquin. C’était donc dans un palanquin porté par quatrenègres suivis d’un relais de quatre autres, que Sara et sagouvernante voyageaient côte à côte, assez rapprochées, au reste,l’une de l’autre pour pouvoir causer à travers leurs rideauxécartés, tandis que leurs porteurs, sûrs d’avance d’un pourboire,chantaient à tue-tête, dénonçant ainsi aux passants la générositéde leur jeune maîtresse.

Au reste, ma mie Henriette et Sara formaientbien le contraste physique et moral le plus accentué qu’il soitpossible d’imaginer. Le lecteur connaît déjà Sara, la capricieusejeune fille aux cheveux et aux yeux noirs, au teint changeant commeson esprit, aux dents de perles, aux mains et aux pieds d’enfant,au corps souple et ondoyant comme celui d’une sylphide ; qu’ilnous permette de lui dire maintenant quelques mots de ma mieHenriette.

Henriette Smith était née dans lamétropole : c’était la fille d’un professeur qui, l’ayantelle-même destinée à l’éducation, lui avait fait apprendre, dès sonenfance, l’italien et le français, lesquels lui étaient, au reste,grâce à cette étude juvénile, aussi familiers que son idiomematernel. Le professorat est, comme chacun sait, un métier où l’onamasse généralement peu de fortune. Jack Smith était donc mortpauvre, laissant sa fille Henriette pleine de talent, mais sans unsou de dot, ce qui fait que la jeune miss atteignit l’âge devingt-cinq ans sans trouver un mari.

À cette époque, une de ses amies, excellentemusicienne, comme elle-même était parfaite philologue, proposa àmademoiselle Smith de mettre leurs deux talents en communauté etd’élever une pension de compte à demi. L’offre était acceptable etfut acceptée. Mais, quoique chacune des deux associées mît àl’éducation des jeunes filles qui leur étaient confiées toutel’attention, tout le soin et tout le dévouement dont elle étaitcapable, l’établissement ne prospéra point, et force fut aux deuxmaîtresses de rompre leur association.

Sur ces entrefaites, le père d’une des élèvesde miss Henriette Smith, riche négociant de Londres, reçut deM. de Malmédie, son correspondant, une lettre danslaquelle il lui demandait une gouvernante pour sa nièce, offrant àcette institutrice des avantages suffisants pour compenser lessacrifices qu’elle faisait en s’expatriant. Cette lettre futcommuniquée à miss Henriette. La pauvre fille était sans ressourceaucune ; elle ne tenait pas beaucoup à un pays où elle n’avaitd’autre perspective que de mourir de faim. Elle regarda l’offrequ’on lui faisait comme une bénédiction du ciel, et elle s’embarquasur le premier vaisseau qui mit à la voile pour l’île de France,recommandée à M. de Malmédie comme une personnedistinguée et digne des plus grands égards.M. de Malmédie la reçut en conséquence, et la chargea del’éducation de sa nièce Sara, alors âgée de neuf ans.

La première question de miss Henriette fut dedemander à M. de Malmédie quelle était l’éducation qu’ildésirait que sa nièce reçût. M. de Malmédie répondit quecela ne le regardait pas le moins du monde ; qu’il avait faitvenir une institutrice pour le débarrasser de ce soin, et quec’était à elle, qu’on lui avait recommandée comme une personnesavante, d’apprendre à Sara ce qu’elle savait ; il ajoutaseulement, en manière de post-scriptum, que la jeunefille, étant destinée, de toute éternité et sans restriction, àdevenir l’épouse de son cousin Henri, il était important qu’elle neprît d’affection pour aucun autre. Cette décision deM. de Malmédie, à l’égard de l’union de son fils et de sanièce, tenait non seulement à l’affection qu’il avait pour tousdeux, mais encore à ce que Sara, orpheline à l’âge de trois ans,avait hérité de près d’un million, somme qui devait se doublerpendant la tutelle de M. de Malmédie.

Sara eut d’abord grand-peur de cetteinstitutrice, qu’on lui faisait venir d’outre-mer, et, à lapremière vue, l’aspect de miss Henriette, il faut le dire, ne larassura point beaucoup. En effet, c’était alors une grande fille detrente à trente-deux ans, à laquelle l’exercice du pensionnat avaitdonné cet abord sec et pincé, apanage habituel desinstitutrices ; son œil froid, son teint pâle, ses lèvresminces, avaient quelque chose d’automatique qui étonnait, et dontses cheveux, d’un blond un peu ardent, avaient grand-peine àréchauffer le glacial ensemble. Habillée, serrée, coiffée dès lematin, Sara ne l’avait jamais vue une seule fois en négligé, etelle fut longtemps à croire que, le soir, miss Henriette, au lieude se coucher dans son lit comme le commun des mortels,s’accrochait dans une garde-robe, comme ses poupées, et en sortaitle lendemain comme elle y était entrée la veille. Il en résultaque, dans les premiers temps, Sara obéit assez ponctuellement à sagouvernante, et apprit un peu d’anglais et d’italien. Quant à lamusique, Sara était organisée comme un rossignol, et elle jouaitpresque naturellement du piano et de la guitare, quoique soninstrument favori, quoique l’instrument qu’elle préférait à tousles autres instruments, fût la harpe malgache, dont elle tirait dessons qui ravissaient les virtuoses madécasses les plus célèbresdans l’île.

Cependant, tous ces progrès se faisaient sansque Sara perdît rien de son individualité, et sans que cette natureprimitive se modifiât en aucune façon. De son côté, miss Henrietterestait telle que Dieu et l’éducation l’avaient faite ; desorte que ces deux organisations si différentes vécurent côte àcôte sans jamais se rien céder l’une à l’autre. Néanmoins, commetoutes deux, dans des expressions diverses, étaient douéesd’excellentes qualités, ma mie Henriette finit par concevoir unprofond attachement pour son élève, et Sara se prit, de son côté,d’une vive amitié pour sa gouvernante. Le signe de cette affectionmutuelle fut que l’institutrice appela Sara mon enfant, et queSara, trouvant la dénomination de miss ou de mademoiselle bienfroide pour le sentiment qu’elle portait à son institutrice,inventa pour elle l’appellation plus affectueuse de ma mieHenriette.

Mais c’était surtout à l’endroit des exercicesdu corps que ma mie Henriette avait conservé son antipathiqueréserve. En effet, son éducation, toute scolastique, n’avaitdéveloppé que ses facultés morales, laissant à ses facultésphysiques toute leur gaucherie native : aussi, quelquesinstances qu’eût pu lui faire Sara, ma mie Henriette n’avait jamaisvoulu monter à cheval, même sur Berloque, paisible porte-chouxjavanais qui appartenait au jardinier. Les chemins étroits luidonnaient de tels vertiges, qu’elle avait souvent préféré faire undétour d’une ou deux lieues plutôt que de passer près d’unprécipice. Enfin, ce n’était jamais sans un profond serrement decœur qu’elle s’aventurait sur une barque, et à peine y était-elleassise, et la susdite barque se mettait-elle en mouvement, que lapauvre gouvernante prétendait être reprise du mal de mer, qui nel’avait pas quittée un instant pendant toute la traversée dePortsmouth à Port-Louis, c’est-à-dire pendant plus de quatre mois.Il en résultait que la vie de ma mie Henriette se passait, àl’égard de Sara, en appréhensions éternelles, et que, quand elle lavoyait, hardie comme une amazone, monter les chevaux de soncousin ; quand elle la voyait, légère comme une biche, bondirde roches en roches ; quand elle la voyait, gracieuse commeune ondine, glisser à la surface de l’eau ou disparaîtremomentanément dans ses profondeurs, son pauvre cœur, presquematernel, se serrait de terreur, et elle ressemblait à cesmalheureuses poules à qui on fait couver des cygnes, et qui, envoyant leur progéniture adoptive s’élancer à l’eau, restent au borddu rivage, ne comprenant rien à tant de hardiesse, et gloussanttristement pour rappeler les téméraires qui s’exposent à un pareildanger.

Aussi ma mie Henriette, quoique portée pour lemoment dans un palanquin bien doux et bien sûr, n’en était-elle pasmoins préoccupée par avance des mille angoisses que, selon sonhabitude, Sara n’allait pas manquer de lui faire éprouver, tandisque la jeune fille s’exaltait à l’idée de ces deux jours debonheur.

Il faut dire aussi que la matinée étaitmagnifique. C’était une de ces belles journées du commencement del’automne, car le mois de mai, notre printemps à nous, estl’automne de l’île de France, où la nature, prête à se couvrir d’unvoile de pluie, fait les plus doux adieux au soleil. À mesure qu’onavançait, le paysage devenait plus agreste, on traversait, sur desponts dont la fragilité faisait trembler ma mie Henriette, ladouble source de la rivière du Rempart, et les cascades de larivière du Tamarin. Arrivée au pied de la montagne desTrois-Mamelles, Sara s’informa de son oncle et de son cousin, etelle apprit qu’ils chassaient en ce moment avec leurs amis entre legrand bassin et la plaine de Saint-Pierre. Enfin, on franchit lapetite rivière du Boucaut, on tourna le morne de la grande rivièreNoire, et l’on se trouva en face de l’habitation deM. de Malmédie.

Sara commença par faire une visite auxcommensaux de la maison, qu’elle n’avait pas vus depuis quinzejours ; puis elle alla dire bonjour à sa volière, immensetreillis de fils de fer qui enveloppait un buisson tout entier, etdans laquelle étaient enfermés ensemble des tourterelles de Guida,des figuiers bleus et gris, des fondi-jala et des gobe-mouches.Puis, de là, elle passa à ses fleurs, presque toutes originaires dela métropole : c’étaient des tubéreuses, des œillets de Chine,des anémones, des renoncules et des roses de l’Inde, au milieudesquels s’élevait, comme la reine des tropiques, la belleimmortelle du Cap. Tout cela était enfermé dans des haies defrangipaniers et de roses de Chine, qui, comme nos roses des quatresaisons, fleurissent toute l’année. Cela, c’était le royaume deSara ; le reste de l’île, c’était sa conquête.

Tant que Sara demeurait dans les jardins del’habitation, tout allait bien pour ma mie Henriette, qui trouvaitdes chemins sablés, de frais ombrages et un air plein de parfums.Mais on comprend que ce moment de tranquillité était bien court. Letemps de dire un mot d’amitié à la vieille mulâtresse qui avait étéau service de Sara, et qui passait ses invalides à la rivièreNoire ; le temps de donner un baiser à sa tourterellefavorite ; le temps de cueillir deux ou trois fleurs et de lesmettre dans ses cheveux, c’était fini. Le tour de la promenadearrivait, et là commençaient les angoisses de la pauvregouvernante. Dans les commencements, ma mie Henriette avait bienvoulu résister à la petite indépendante et la plier à des plaisirsmoins vagabonds, mais elle avait reconnu que c’était impossible.Sara s’était échappée de ses mains, et avait fait ses courses sanselle ; de sorte que, son inquiétude pour son élève étantencore plus grande que ses craintes personnelles, elle avait finipar prendre sur elle d’accompagner Sara. Il est vrai qu’elle secontentait presque toujours de s’asseoir sur un point élevé, d’oùelle pût suivre des yeux la jeune fille dans les ascensions ou lesdescentes. Mais, du moins, il lui semblait qu’elle la retenait dugeste et la soutenait de la vue. Cette fois, comme toujours, ma mieHenriette, voyant Sara disposée à partir, se résigna donc commed’habitude, prit un livre pour lire pendant qu’elle courrait, et seprépara à l’accompagner.

Mais, cette fois, Sara avait projeté autrechose qu’une promenade : c’était un bain qu’elle s’étaitpromis ; un bain dans cette belle baie de la rivière Noire, sicalme, si paisible ; dans cette eau si transparente, qu’onvoit à vingt pieds de profondeur les madrépores qui poussent sur lesable, et toute la famille des crustacés qui se promène entre leursrameaux. Seulement, comme d’habitude, elle s’était bien gardée d’enrien dire à ma mie Henriette ; la vieille mulâtresse seuleétait prévenue, et elle devait attendre, avec son costume de bain,Sara, au rendez-vous indiqué.

La gouvernante et la jeune fille descendirentainsi, suivant les bords de la rivière Noire, qui allait toujourss’élargissant, et au bout de laquelle on voyait resplendir la baiecomme un vaste miroir ; de chaque côté de la rive s’élevaitune haute bordure de forêts, dont les arbres, comme de longuescolonnes, s’élançaient d’un seul jet, cherchant leur place à l’airet au soleil, au milieu de ce vaste dôme de feuilles si épais, qu’àpeine à de rares intervalles laissait-il voir le ciel ; tandisque les racines, pareilles à des serpents nombreux, ne pouvantcreuser les roches qui roulent incessamment du haut du morne, lesenveloppaient de leurs replis. À mesure que le lit de la rivièredevenait plus large, les arbres des deux rives s’inclinaient,profitant de l’intervalle laissé par l’eau, et formaient une voûtepareille à une tente gigantesque ; tout cela était sombre,solitaire, calme, muet, plein de mélancolique poésie et de réservemystérieuse ; le seul bruit qu’on entendît était le chantrauque de la perruche à tête grise ; les seuls êtres vivantsqu’on aperçût, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, étaientquelques-uns de ces singes roussâtres nommés aigrettes, qui sont lefléau des plantations, mais qui sont si communs dans l’île, quetoute les tentatives faites pour les détruire ont échoué. De tempsen temps seulement, effrayé par le bruit de Sara et de sagouvernante, un martin-pêcheur vert, à la gorge et au ventreblancs, s’élançait, en poussant un cri aigu et plaintif, desmangliers qui trempaient leurs rameaux dans la rivière, traversaitle courant, rapide comme une flèche, brillant comme une émeraude,et allait s’enfoncer et disparaître dans les mangliers de l’autrerive. Or, ces végétations tropicales, ces solitudes profondes, cesharmonies sauvages qui s’harmonisaient si bien ensemble, rochers,arbres et rivière, c’était la nature comme l’aimait Sara ;c’était le paysage comme le comprenait son imaginationprimitive ; c’était l’horizon comme ne pouvaient lesreproduire ni la plume, ni le crayon, ni le pinceau, mais comme lesréfléchissait son âme.

Ma mie Henriette n’était point insensible,hâtons-nous de le dire, à ce magnifique spectacle ; mais,comme on le sait, ses craintes éternelles l’empêchaient d’en jouircomplètement. Arrivée au sommet d’un petit monticule, d’où l’onapercevait une assez grande étendue de terrain, elle s’assit donc,et, après avoir, quoique sans espoir de succès, invité Sara às’asseoir auprès d’elle, elle regarda la légère jeune filles’éloigner en bondissant ; et tirant de sa poche le dixième oudouzième volume de Clarisse Harlowe, son romanfavori, elle se mit à le relire pour la vingtième fois.

Quant à Sara, elle continua de longer le bordde la baie, et disparut bientôt derrière une énorme touffe debambous : c’était là que l’attendait la mulâtresse avec soncostume de bain.

La jeune fille s’avança jusqu’au bord de larivière, sauta de rocher en rocher, semblable à une bergeronnettequi se mire dans l’eau ; puis, après s’être assurée, avec lacraintive pudeur d’une nymphe antique, que tout était désert autourd’elle, elle commença à laisser tomber, les uns après les autres,tous ses vêtements, pour revêtir une tunique de laine blanche qui,serrée autour du cou et au-dessous du sein, et descendant au delàdu genou, lui laissait les bras et les jambes nues, et, parconséquent, libres de leur mouvement. Ainsi, debout et revêtue deson costume, la jeune fille semblait la Diane chasseresse prête àdescendre dans son bain.

Sara s’avança vers l’extrémité d’un rocher quidominait la baie, à un endroit où elle a une grande profondeur.Puis, hardie et confiante dans son adresse et dans sa force,certaine de sa supériorité sur un élément dans lequel, en quelquesorte, comme Vénus, elle était née, elle s’élança, disparut dansl’eau, et reparut, nageant à quelques pas de l’endroit où elles’était précipitée.

Tout à coup, ma mie Henriette s’entenditappeler ; elle leva la tête, chercha quelque temps autourd’elle ; puis enfin, dirigés par un second appel, ses yeux seportèrent vers la belle baigneuse, et, au milieu de la baie, ellevit une ondine qui glissait à la surface de l’eau. Le premiermouvement de la pauvre gouvernante fut de rappeler Sara ;mais, comme elle savait que ce serait peine perdue, elle secontenta de faire à son élève un geste de reproche, et, se levant,elle se rapprocha du bord de la rivière autant que le permettaitl’escarpement du rocher sur lequel elle était assise.

En ce moment, d’ailleurs, son attention futmomentanément distraite par les signes que lui faisait Sara. Sara,tout en nageant d’une main, étendit l’autre vers les profondeurs dubois, indiquant qu’il se passait quelque chose de nouveau sous cessombres voûtes de verdure. Ma mie Henriette écouta, et elleentendit les aboiements lointains d’une meute. Au bout d’uninstant, il lui sembla que ces aboiements se rapprochaient, et ellefut confirmée dans cette opinion par de nouveaux signes deSara ; en effet, de moment en moment, le bruit devenait plusdistinct, et bientôt on entendit le piétinement d’une course rapideau milieu de cette haute futaie ; enfin, tout a coup, à deuxcents pas au-dessus de l’endroit où était assise ma mie Henriette,on vit un beau cerf, les bois reployés en arrière, sortir de laforêt, s’élancer d’un seul bond par-dessus la rivière etdisparaître de l’autre côté.

Au bout d’un instant, les chiens parurent àleur tour, franchirent la rivière à l’endroit où le cerf l’avaitfranchie, et disparurent s’enfonçant sur sa trace, dans laforêt.

Sara avait pris part à ce spectacle avec lajoie d’une véritable chasseresse. Aussi, lorsque cerf et chiensfurent disparus, poussa-t-elle un véritable cri de plaisir ;mais à ce cri de plaisir répondit un cri de terreur si profond etsi déchirant, que ma mie Henriette se retourna épouvantée. Lavieille mulâtresse, pareille à la statue de l’Épouvante, debout surle rivage, étendait le bras vers un énorme requin qui, à l’aide dureflux, avait franchi la barre, et qui à soixante pas à peine deSara, nageait à fleur d’eau vers elle. La gouvernante n’eut pasmême la force de crier : elle tomba à genoux.

Au cri de la mulâtresse, Sara s’étaitretournée, et elle avait vu le danger qui la menaçait. Alors, avecune admirable présence d’esprit, elle se dirigea vers la partie laplus proche du rivage. Mais cette partie la plus proche étaitéloignée de quarante pas au moins, et quelle que fût la force etl’habileté avec laquelle elle nageait, il était probable qu’elleserait jointe par le monstre avant qu’elle eût eu le temps dejoindre la terre.

En ce moment, un second cri se fit entendre,et un nègre, serrant un long poignard entre ses dents, bondit aumilieu des mangliers qui bordaient le rivage, et, d’un seul élan,se trouva au tiers de la largeur de la baie ; puis, aussitôt,se mettant à nager avec une force surhumaine, il s’avança pourcouper le chemin au requin, lequel, pendant ce temps, et comme s’ileût été sûr de sa proie, sans presser les mouvements de sa queue,s’avançait avec une effrayante rapidité vers la jeune fille, qui, àchaque brassée, tournant la tête, pouvait voir s’approcherensemble, et presque avec une vitesse égale, son ennemi et sondéfenseur.

Il y eut un moment d’attente horrible pour lavieille mulâtresse et pour ma mie Henriette, qui, placées toutesdeux sur un point plus élevé, pouvaient voir les progrès de cetteeffroyable course ; toutes deux, haletantes, les bras étendus,la bouche ouverte, sans aucun moyen de secourir Sara jetaient descris entrecoupés à chaque alternative de crainte oud’espérance ; mais bientôt la crainte l’emporta ; malgréles efforts du nageur, le requin gagnait sur lui. Le nègre étaitencore à vingt pas du monstre, que le monstre n’était plus qu’àquelques brasses de Sara. Un coup de queue terrible le rapprochaencore d’elle. La jeune fille, pâle comme la mort, pouvait entendreà dix pieds en arrière le vacillement de l’eau. Elle jeta undernier coup d’œil vers le rivage qu’elle n’avait plus le temps degagner. Alors elle comprit qu’il était inutile de disputer pluslongtemps une vie condamnée ; elle leva les yeux au ciel,joignit les mains hors de l’eau, implorant Dieu, qui seul pouvaitla secourir. En ce moment, le requin se retourna pour saisir saproie, et, au lieu de son dos verdâtre, on vit apparaître à lasurface de l’eau son ventre argenté. Ma mie Henriette porta la mainà ses yeux pour ne pas voir ce qui allait se passer ; mais, àcet instant suprême, la double détonation d’un fusil à deux coupsretentit à la droite de la gouvernante ; deux balles, en sesuccédant avec la rapidité de l’éclair, firent deux fois jaillirl’eau, et une voix calme et sonore fit, avec l’accent desatisfaction du chasseur content de lui même, entendre cesparoles :

– Bien touché.

Ma mie Henriette se retourna, et, dominanttoute cette effroyable scène, elle vit un jeune homme qui, tenantson fusil fumant d’une main et s’accrochant de l’autre à unebranche de cannellier, regardait, penché sur l’extrémité d’unrocher, les convulsions du requin.

En effet, atteint d’une double blessure,l’animal avait aussitôt tourné sur lui-même comme pour chercherl’ennemi invisible qui venait de le frapper ; alors,apercevant le nègre qui n’était plus qu’à trois ou quatre brasséesde distance, il abandonna Sara pour s’élancer sur lui ; mais,à son approche, le nègre plongea et disparut sous l’eau. Le requins’y enfonça à son tour ; bientôt l’onde s’agita sous lesbattements de queue du monstre ; la surface de l’eau seteignit de sang, et il devint évident qu’une lutte s’accomplissaitdans les profondeurs des flots.

Pendant ce temps, ma mie Henriette étaitdescendue ou plutôt s’était laissée glisser de son rocher, et étaitarrivée sur le rivage pour tendre la main à Sara, qui, sans forceet ne pouvant croire encore qu’elle eût bien réellement échappé àun pareil danger, n’eût pas plus tôt touché la terre, qu’elle tombasur ses deux genoux. Quant à ma mie Henriette, à peine vit-elle sonélève en sûreté, que, les forces lui manquant à son tour, elletomba presque évanouie.

Lorsque les deux femmes revinrent à elles, lapremière chose qui les frappa fut Laïza debout, couvert de sang, lebras et la cuisse déchirés, tandis que le cadavre du requinflottait à la surface de la mer.

Puis toutes deux en même temps et par unmouvement spontané portèrent les yeux vers le rocher sur lequelétait apparu l’ange libérateur. Le rocher était solitaire :l’ange libérateur avait disparu, mais pas si vite cependant quetoutes deux n’eussent eu le temps de le reconnaître pour le jeuneétranger de Port-Louis.

Sara alors se retourna vers le nègre quivenait de lui donner une si grande preuve de dévouement. Mais,après un instant de muette contemplation, le nègre s’était rejetédans le bois, et Sara chercha vainement autour d’elle : commel’étranger, le nègre avait disparu.

Chapitre 11Le prix des nègres

Au même instant, deux hommes accoururent quiavaient vu, du point supérieur de la rivière, une partie de lascène qui venait de se passer : c’étaientM. de Malmédie et Henri.

La jeune fille s’aperçut alors qu’elle était àmoitié nue, et, rougissant à l’idée qu’elle avait été vue ainsi,elle appela la vieille mulâtresse, passa un peignoir, et,s’appuyant sur le bras de ma mie Henriette, encore toute palpitantede terreur, elle s’avança vers son oncle et son cousin.

Ils étaient arrivés, en suivant la piste del’animal, jusqu’au bord de la rivière, juste au moment oùretentissait la double détonation du fusil de Georges ; leurpremier mouvement avait été de croire que c’était un de leurscompagnons qui faisait feu sur le cerf ; ils avaient doncporté les yeux vers l’endroit d’où le bruit était venu, et, commenous l’avons dit, ils avaient vu de loin et vaguement une partie dece que nous venons de raconter.

Derrière MM. de Malmédie venait lereste des chasseurs.

Sara et ma mie Henriette se trouvèrent bientôtle centre du rassemblement. On les interrogea alors sur ce quis’était passé, mais ma mie Henriette était encore trop troublée ettrop émue répondre ; ce fut Sara qui raconta toute lachose.

Il y a loin d’avoir été témoin d’une scèneaussi terrible que celle que nous avons essayé de retracer tout àl’heure, d’en avoir suivi tous les détails d’un œil épouvanté, oud’en entendre le récit, fût-ce de la bouche de celle qui a faillien être la victime, fût-ce sur le théâtre même où elle s’étaitpassée ; cependant, comme la fumée des coups de fusil était àpeine dissipée, comme le cadavre du monstre était encore là,flottant et frémissant des convulsions de l’agonie, la narration deSara produisit un grand effet. Chacun regretta galamment de ne pass’être trouvé à la place de l’inconnu ou du nègre. Chacun assuraqu’il eût, certes, visé aussi juste que l’un, ou nagé aussivigoureusement que l’autre. Mais à toutes ces protestationsd’adresse et de dévouement, une voix secrète répondaitintérieurement dans le cœur de Sara : « Il n’y avaitqu’eux qui pussent faire ce qu’ils ont fait. »

En ce moment, on entendit, à la voix deschiens, que le cerf était aux abois. On sait quelle fête c’est pourde vrais chasseurs que d’assister à l’hallali d’un animal qu’ilsont courre toute une matinée. Sara était sauvée, Sara n’avait plusrien à craindre. Il était donc inutile de perdre en doléances, surun accident qui, au bout du compte, n’avait eu aucune suitefâcheuse, un temps qu’on pouvait si bien occuper ailleurs ;deux ou trois chasseurs des plus éloignés de la jeune filles’éclipsèrent, filant du côté d’où venait le bruit ; quatre oucinq autres les suivirent. Henri fit observer qu’il serait impoliqu’il n’accompagnât point ceux qu’il avait invités et auxquels ildevait faire jusqu’à la fin les honneurs de son domaine ; aubout de dix minutes, il ne restait plus près de Sara et de ma mieHenriette que M. de Malmédie.

Tous trois rentrèrent à l’habitation, où unsucculent dîner attendait les chasseurs, qui ne tardèrent pas àarriver, Henri en tête ; il apportait galamment à sa cousinele pied du cerf qu’il avait coupé lui-même, afin de le lui offrircomme un trophée. Sara le remercia de cette gracieuse attention,et, de son côté, Henri la félicita de ce que ses belles couleursétaient si complètement revenues, qu’on eût dit, à la voir, qu’ilne s’était absolument rien passé d’extraordinaire ; les autreschasseurs se réunirent à Henri et firent chorus.

Le repas fut des plus gais. Ma mie Henriettedemanda la permission de ne pas y assister ; la pauvre femmeavait eu si grand-peur, qu’elle se sentait prise de la fièvre.Quant à Sara, elle était véritablement, à l’extérieur du moins,comme l’avait dit Henri, d’une tranquillité parfaite, et elle fitles honneurs du dîner avec la grâce qui lui était habituelle.

Au dessert, on porta plusieurs toasts parmilesquels, il est juste de le dire, quelques-uns firent allusion àl’événement de la matinée ; mais, dans ces toasts, il ne futquestion ni du nègre inconnu ni du chasseur étranger ; toutl’honneur du miracle fut rapporté à la Providence, qui voulaitconserver à M. de Malmédie et à Henri une nièce et unefiancée si tendrement chérie.

Mais si, dans l’intervalle des toasts,personne ne souffla le mot sur Laïza et sur Georges, dont nul, aureste, ne connaissait les noms ; chacun en revanche parlalonguement de ses prouesses personnelles, et Sara, avec une ironiecharmante, distribua à chacun la part d’éloges qui lui était duepour son adresse et pour son courage.

Comme on se levait de table, le commandeurentra ; il venait annoncer à M. de Malmédie qu’unnègre qui avait essayé de fuir avait été rattrapé et venait d’êtreramené au camp. Comme c’était une de ces choses qui arrivent tousles jours, M. de Malmédie se contenta de répondre.

– C’est bon, qu’on lui donne la correctionordinaire.

– Qu’est-ce donc, mon oncle ? demandaSara.

– Rien, mon enfant, ditM. de Malmédie.

Et l’on reprit la conversationinterrompue.

Dix minutes après, on annonça que les chevauxétaient prêts. Comme le dîner et le bal de lord Murrey étaient pourle lendemain, chacun était désireux d’avoir toute la journée pourse préparer à cette solennité ; il avait donc été convenu quel’on reviendrait à Port-Louis aussitôt après le dîner.

Sara passa dans la chambre à coucher de ma mieHenriette : la pauvre gouvernante, sans être sérieusementmalade, était encore tellement agitée, que Sara exigea qu’ellerestât à la rivière Noire ; Sara, d’ailleurs, gagnait quelquechose à ce séjour prolongé. Au lieu de revenir en palanquin, ellerevenait à cheval.

Comme la cavalcade sortait, Sara vit trois ouquatre nègres occupés à dépecer le requin ; la mulâtresse leuravait indiqué où ils trouveraient le corps de l’animal, et ilsétaient allés le pécher pour en faire de l’huile.

En approchant des Trois-Mamelles, leschasseurs virent de loin tous les nègres rassemblés. Arrivés aulieu du rassemblement, ils reconnurent qu’il était causé parl’attente d’une exécution, l’habitude étant, dans les occasionspareilles, de réunir tous les noirs de l’habitation, et de lesforcer d’assister au châtiment de celui de leurs compagnons qui acommis une faute.

Le coupable était un jeune homme de dix-septans, qui attendait, lié et garrotté, près de l’échelle sur laquelleil devait être étendu, l’heure fixée pour sa punition : cetteheure, sur la prière instante d’un autre nègre, avait été retardéejusqu’au moment du passage de la cavalcade, le noir qui avaitsollicité cette grâce ayant dit qu’il avait à faire une révélationimportante à M. de Malmédie.

En effet, au moment oùM. de Malmédie arrivait en face du patient, un nègre quiétait assis près de ce dernier, occupé à panser une blessure qu’ilavait reçue à la tête, se leva et s’approcha du chemin ; maisle commandeur lui barra le passage.

– Qu’y a-t-il ? demandaM. de Malmédie.

– Monsieur, dit le commandeur, c’est le nègreNazim qui va recevoir les cent cinquante coups de fouet auxquels ila été condamné.

– Et pourquoi a-t-il été condamné à recevoircent cinquante coups de fouet ? demanda Sara.

– Parce qu’il s’est sauvé, répondit lecommandeur.

– Ah ! ah ! dit Henri, c’est celuidont on est venu nous dénoncer l’évasion ?

– Lui-même.

– Et comment l’avez-vous rattrapé ?

– Oh ! mon Dieu ! c’est biensimple : j’ai attendu le moment où il était déjà trop loin durivage pour le regagner, soit à la rame, soit à la nage ;alors je me suis mis dans une bonne chaloupe avec huit rameurs pouraller à sa poursuite. En doublant le cap du sud-ouest, nous l’avonsaperçu à deux lieues en mer, à peu près. Comme il n’avait que deuxbras et que nous en avions seize ; comme il n’avait qu’unméchant canot, et que nous avions une excellente pirogue, nousl’avons eu bientôt rejoint. Alors il s’est jeté à la nage, essayantde regagner l’île, et plongeant comme un marsouin ; mais,enfin, il s’est lassé le premier, et, comme cela devenait fatigant,j’ai pris l’aviron des mains d’un rameur et, au moment où ilrevenait à la surface de l’eau, je lui en ai allongé sur la tête uncoup si bien appliqué, que j’ai cru que, cette fois-là, il avaitplongé pour toujours. Cependant, au bout d’un instant, nous l’avonsvu remonter, il était évanoui. Ce n’est qu’au morne Brabant qu’il arepris ses sens, et voilà.

– Mais, dit vivement Sara, ce malheureux étaitpeut-être grièvement blessé.

– Oh ! mon Dieu, non, Mademoiselle,reprit le commandeur, une égratignure seulement. Ces diables denègres, c’est douillet comme tout.

– Et alors, pourquoi avoir tant tardé à luiadministrer la correction qu’il a si bien méritée ? ditM. de Malmédie. D’après l’ordre que j’ai donné, celadevrait être déjà fait.

– Et cela serait fait aussi, Monsieur,répondit le commandeur, si son frère, qui est un de nos bonstravailleurs n’avait assuré qu’il avait quelque chose d’important àvous dire avant que cet ordre fût exécuté. Comme vous deviez passerprès du camp, et que c’était un retard d’un quart d’heureseulement, j’ai pris sur moi de surseoir.

– Et vous avez bien fait, commandeur, ditSara. Et où est-il ?

– Qui ?

– Le frère de ce malheureux ?

– Oui, où est-il ? demandaM. de Malmédie.

– Me voici, dit Laïza en s’avançant.

Sara jeta un cri de surprise : ellevenait de reconnaître, dans le frère du condamné, celui qui s’étaitsi généreusement dévoué le matin pour lui sauver la vie. Cependant,chose étonnante, le nègre n’avait pas jeté un coup d’œil de soncôté, le nègre semblait ne pas la connaître ; le nègre, aulieu d’implorer son entremise comme il avait certes bien le droitde le faire, continuait de s’avancer vers M. de Malmédie.Il n’y avait pourtant pas à s’y tromper ; les plaiesqu’avaient laissées à son bras et à sa cuisse les dents du requinétaient encore vives et saignantes.

– Que veux-tu ? ditM. de Malmédie.

– Vous demander une grâce, répondit Laïza àvoix basse, afin que son frère, qui était à vingt pas de là, gardépar les autres nègres, ne l’entendît pas.

– Laquelle ?

– Nazim est faible, Nazim est un enfant, Nazimest blessé à la tête et a perdu beaucoup de sang ; Nazim n’estpeut-être pas assez fort pour supporter la punition qu’il améritée ; il peut mourir sous le fouet, et vous aurez perdu unnègre qui, à tout prendre, vaut bien deux cents piastres…

– Eh bien, où veux-tu en venir ?

– Je veux vous proposer un échange.

– Lequel ?

– Faites-moi donner, à moi, les cent cinquantecoups de fouet qu’il a mérités. Je suis fort, je lessupporterai ; et cela ne m’empêchera pas d’être demain à montravail comme d’habitude, tandis que lui, je vous le répète, c’estun enfant, en mourrait.

– Cela ne se peut pas, réponditM. de Malmédie, tandis que Sara, les yeux toujours fixéssur cet homme, le regardait avec le plus profond étonnement.

– Et pourquoi cela ne se peut-ilpas ?

– Parce que ce serait une injustice.

– Vous vous trompez, car c’est moi qui suis levéritable coupable !

– Toi !

– Oui, moi, dit Laïza ; c’est moi qui aiexcité Nazim à fuir, c’est moi qui ai creusé le canot dont il s’estservi, c’est moi qui lui ai rasé la tête avec un verre debouteille, c’est moi qui lui ai donné de l’huile de coco pour sefrotter le corps. Vous voyez donc bien que c’est moi qui dois êtrepuni et non pas Nazim.

– Tu te trompes, répondit Henri se mêlant àson tour à la discussion. Vous devez être punis tous les deux, luipour avoir fui, toi pour l’avoir aidé à fuir.

– Alors, faites-moi donner, à moi, les troiscents coups de fouet, et que tout soit dit.

– Commandeur, dit M. de Malmédie,faites donner à chacun de ces drôles cent cinquante coups de fouet,et que cela finisse.

– Un instant, mon oncle, dit Sara ; jeréclame la grâce de ces deux hommes.

– Et pourquoi cela ? demandaM. de Malmédie étonné.

– Parce que cet homme est celui qui, ce matin,s’est si bravement jeté à l’eau pour me sauver.

– Elle m’a reconnu ! s’écria Laïza.

– Parce que, au lieu d’une punition qu’ilmérite, c’est une récompense qu’il faut lui accorder, s’écriaSara.

– Alors, dit Laïza, si vous croyez que j’aimérité une récompense, accordez-moi la grâce de Nazim ?

– Diable ! diable ! ditM. de Malmédie, comme tu y vas ! Est-ce toi qui assauvé ma nièce ?

– Ce n’est pas moi, répondit le nègre ;sans le jeune chasseur, elle était perdue.

– Mais il a fait ce qu’il a pu pour me sauver,mon oncle, mais il a lutté contre le requin, s’écria la jeunefille. Eh ! tenez, voyez, voyez ses blessures qui saignentencore.

– J’ai lutté contre le requin, mais à moncorps défendant, reprit Laïza. Le requin est venu sur moi, et j’aidû le tuer pour me sauver moi-même.

– Eh bien, mon oncle, me refuserez-vous leurgrâce ? demanda Sara.

– Oui, sans doute, réponditM. de Malmédie ; car, s’il y avait une fois exemplede grâce faite en pareille occasion, ils s’enfuiraient tous cesmoricauds-là, espérant toujours qu’il y aura quelque jolie bouchecomme la vôtre qui intercédera pour eux.

– Mais, mon oncle…

– Demande à tous ces messieurs si la chose estpossible, dit M. de Malmédie en se retournant avecl’accent de la confiance vers les jeunes gens qui accompagnaientson fils.

– Le fait est, répondirent ceux-ci, qu’unepareille grâce serait d’un désastreux exemple.

– Tu le vois, Sara.

– Mais un homme qui a risqué sa vie pour moi,dit Sara, ne peut cependant pas être puni le jour même où il l’arisquée ; car, si vous lui devez une punition, je lui dois,moi, une récompense.

– Eh bien, à chacun notre dette, quand jel’aurai fait punir, toi, tu le récompenseras.

– Mais, mon oncle que vous importe, au bout ducompte, la faute que ces malheureux ont commise ? quel tortvous fait-elle ? puisqu’ils n’ont pas pu exécuter leurprojet ?

– Quel tort elle me fait ? Mais elle leurôte une partie de leur valeur. Un nègre qui a essayé de se sauverperd cent pour cent de son prix. Voilà deux gaillards qui valaienthier, celui-ci cinq cents, et celui-là trois cents piastres,c’est-à-dire huit cents piastres. Eh bien, que j’aille en demandersix cents aujourd’hui, on ne me les donnera pas.

– Le fait est que, moi, je n’en donnerais passix cents piastres maintenant, dit un des chasseurs quiaccompagnaient Henri.

– Eh bien, Monsieur, je serai plus généreuxque vous, dit une voix dont l’accent fit tressaillir Sara, moi,j’en donne mille.

La jeune fille se retourna et reconnutl’étranger de Port-Louis, l’ange libérateur du rocher.

Il était debout, vêtu d’un élégant costume dechasse et appuyé sur son fusil à deux coups. Il avait toutentendu.

– Ah ! c’est vous, Monsieur, ditM. de Malmédie, tandis qu’un sentiment, dont Henri nepouvait se rendre compte, lui faisait monter la rougeur auvisage ; recevez, d’abord, tous mes remerciements, car manièce m’a dit qu’elle vous devait la vie, et, si j’avais su où voustrouver, je me serais empressé de vous voir, non pour m’acquitterenvers vous, Monsieur, c’est impossible, mais pour vous exprimertoute ma reconnaissance.

L’étranger s’inclina sans répondre, avec unair de dédaigneuse modestie qui n’échappa point à Sara. Aussis’empressa-t-elle d’ajouter :

– Mon oncle a raison, Monsieur ; depareils services ne se payent point ; mais soyez certain que,tant que je vivrai, je me rappellerai que c’est à vous que je doisla vie.

– Deux charges de poudre et deux balles deplomb ne valent pas de pareils remerciements, Mademoiselle ;je me regarderai donc comme bien heureux si la reconnaissance deM. de Malmédie va jusqu’à me céder, pour le prix que jelui en ai offert, ces deux nègres dont j’ai besoin.

– Henri, dit à demi-voixM. de Malmédie, ne nous a-t-on pas dit, avant hier, qu’ily avait en vue de l’île un bâtiment négrier ?

– Oui, mon père, répondit Henri.

– Bien, continua M. de Malmédie separlant cette fois à lui-même, bien ! nous trouverons moyen deles remplacer.

– J’attends votre réponse, Monsieur, ditl’étranger.

– Comment donc, Monsieur, mais avec le plusgrand plaisir. Ces nègres sont à vous, vous pouvez lesprendre ; mais, à votre place, voyez-vous, quitte à ce qu’ilsne travaillent pas de trois ou quatre jours, je leur feraisadministrer, aujourd’hui même, la correction qu’ils ontméritée.

– Ceci, c’est mon affaire, dit l’inconnu ensouriant ; les mille piastres seront chez vous ce soir.

– Pardon, Monsieur, dit Henri, vous vous êtestrompé : l’intention de mon père est, non pas de vous vendreces deux hommes, mais de vous les donner. L’existence de deuxmisérables nègres ne peut pas être mise en comparaison avec une vieaussi précieuse que l’est celle de ma belle cousine. Maislaissez-moi vous offrir, au moins, ce que nous avons et ce que vousparaissez désirer.

– Mais, Monsieur, dit l’étranger en relevantla tête avec hauteur, tandis que M. de Malmédie faisait àson fils une grimace des plus significatives, ce n’étaient point lànos conventions.

– Eh bien, alors, dit Sara, permettez-moi d’ychanger quelque chose, et, pour l’amour de celle à qui vous avezsauvé la vie, prenez ces deux nègres que nous vous offrons.

– Je vous remercie, Mademoiselle, ditl’étranger ; il serait ridicule à moi d’insister davantage.J’accepte donc, et c’est moi, maintenant, qui me regarde commevotre obligé.

Et l’étranger, en signe qu’il ne voulait pasretenir plus longtemps l’honorable compagnie sur une grande route,fit, en s’inclinant, un pas en arrière.

Les hommes échangèrent un salut ; maisSara et Georges échangèrent un regard.

La cavalcade se remit en route et Georges lasuivit un instant des yeux avec ce froncement de sourcils qui luiétait habituel quand une pensée amère le préoccupait ; puis,s’approchant de Nazim :

– Faites délier cet homme, dit-il aucommandeur ; car lui et son frère m’appartiennent.

Le commandeur, qui avait entendu laconversation de l’étranger et de M. de Malmédie, ne fitaucune difficulté d’obéir. Nazim fut donc délié et remis avec Laïzaà son nouveau maître.

– Maintenant, mes amis, dit l’étranger en setournant vers les nègres et en tirant de sa poche une bourse pleined’or, comme j’ai reçu un cadeau de votre maître, il est juste que,de mon côté, je vous fasse un petit présent. Prenez cette bourse etpartagez entre vous ce qu’elle contient.

Et il remit la bourse au nègre qui se trouvaitle plus proche de lui ; puis, se tournant vers ses deuxesclaves, qui, debout derrière lui, attendaient sesordres :

– Quant à vous deux, leur dit-il, faitesmaintenant ce que vous voudrez, allez où vous voudrez, vous êteslibres.

Laïza et Nazim poussèrent chacun un cri dejoie mêlé de doute, car ils ne pouvaient croire à cette générositéde la part d’un homme auquel ils n’avaient rendu aucunservice ; mais Georges répéta les mêmes paroles, et alorsLaïza et Nazim tombèrent à genoux, baisant, avec un élan dereconnaissance impossible à décrire, la main qui venait de lesdélivrer.

Quant à Georges, comme il commençait à sefaire tard, il remit sur sa tête son grand chapeau de paille qu’ilavait jusque-là tenu à la main, et, jetant son fusil sur sonépaule, il reprit le chemin de Moka.

Chapitre 12Le bal

C’était le lendemain, comme nous l’avons dit,que devaient avoir lieu, au palais du Gouvernement, ce dîner et cebal dont l’annonce révolutionnait Port-Louis.

Quiconque n’a pas habité les colonies, etsurtout l’île de France, n’a aucune idée du luxe qui règne sous le20e degré de latitude méridionale. En effet, outre les merveillesparisiennes qui traversent les mers pour aller embellir lesgracieuses créoles de Maurice, elles ont encore à choisir, depremière main, les diamants de Visapour, les perles d’Ophir, lescachemires de Siam et les belles mousselines de Calcutta. Or, pasun vaisseau venant du monde des Mille et une Nuits nes’arrête à l’île de France sans y laisser une partie des trésorsqu’il transporte en Europe ; et même pour un homme habitué àl’élégance parisienne ou à la profusion anglaise, c’est encorequelque chose d’extraordinaire que l’étincelant ensemble queprésente une réunion à l’île de France.

Aussi le salon du Gouvernement, qu’en troisjours, de son côté, lord Murrey, membre de la plus grande fashionet partisan du plus large confortable, avait entièrement renouvelé,présentait-il, vers les quatre heures de l’après-midi, l’aspectd’un appartement de la rue du Mont-Blanc ou deRegent’s street : toute l’aristocratie coloniale étaitlà, hommes et femmes : les hommes avec cette mise simpleimposée par nos modes modernes ; les femmes couvertes dediamants, ruisselantes de perles, parées d’avance pour le bal,n’ayant pour les distinguer de nos femmes européennes que cettemolle et délicieuse morbidezza, apanage des seules femmes créoles.À chaque nom nouveau que l’on annonçait, un sourire généralaccueillait la personne annoncée ; car, à Port-Louis, comme onle comprend bien, tout le monde se connaît, et la seule curiositéqui accompagne une femme entrant dans un salon, est celle de savoirquelle robe nouvelle elle a achetée, d’où cette robe vient, dequelle étoffe elle est faite et quelles garnitures la parent. Or,c’était surtout à l’endroit des femmes anglaises que la curiositédes femmes créoles était excitée ; car, dans cette éternellelutte de coquetterie dont Port-Louis est le théâtre, la grandequestion pour les indigènes est de vaincre, en luxe, lesétrangères. Le murmure qui se faisait entendre à chaque nouvelleentrée, le chuchotement qui le suivait étaient donc, en généralplus bruyants et plus prolongés quand l’annonce officielle du valetavait pour objet quelque nom britannique, dont la rude consonancejurait autant avec les noms du pays que tranchaient avec les brunesvierges des tropiques les blondes et pâles filles du Nord. À chaquepersonne nouvelle qui entrait, lord Murrey avec cettearistocratique politesse qui caractérise les Anglais de la hautesociété, allait au-devant d’elle : si c’était une femme, illui offrait le bras pour la conduire à sa place et trouvait enroute un compliment à lui faire ; si c’était un homme, il luitendait la main et trouvait un mot gracieux à lui dire ; sibien que tout le monde reconnaissait le nouveau gouverneur pour unhomme charmant.

On annonça MM. et mademoiselle deMalmédie, c’était une annonce attendue avec autant d’impatience quede curiosité, non point précisément parce queM. de Malmédie était effectivement un des plus riches etdes plus considérables habitants de l’île de France, mais encoreparce que Sara était une des plus riches et des plus élégantespersonnes de l’île. Aussi chacun accompagna-t-il des yeux lemouvement que lord Murrey fit pour aller au-devant d’elle ;car c’était elle surtout dont la toilette présumée préoccupait lesplus belles invitées.

Contre l’habitude des femmes créoles et contrel’attente générale, la toilette de Sara était des plussimples : c’était une ravissante robe de mousseline des Indes,transparente et légère comme cette gaze que Juvénal appelle del’air tissé, sans une seule broderie, sans une seule perle, sans unseul diamant, garnie d’une branche d’aubépine rose ; unecouronne du même arbuste ceignait la tête de la jeune fille, et unbouquet des mêmes fleurs tremblait à sa ceinture ; aucunbracelet ne faisait ressortir la teinte dorée de sa peau.Seulement, ses cheveux, fins, soyeux et noirs, tombaient en longuesboucles sur ses épaules, et elle tenait à la main cet éventail,merveille de l’industrie chinoise qu’elle avait acheté àMiko-Miko.

Comme nous l’avons dit, chacun se connaît àl’île de France ; de sorte que, MM. et mademoiselle deMalmédie arrivés, on s’aperçut qu’il n’y avait plus personne àvenir, puisque tous ceux qui, par leur rang et leur fortune,avaient l’habitude de se trouver ensemble, étaient réunis :aussi, les regards se détournèrent-ils tout naturellement de laporte, par laquelle personne ne devait plus entrer, et au bout dedix minutes d’attente, commençait-on à se demander ce que lordMurrey pouvait attendre, lorsque la porte se rouvrit de nouveau, etque le domestique annonça à haute voix :

– Monsieur Georges Munier.

La foudre, tombée au milieu de l’assemblée quenous venons de réunir sous les yeux du lecteur, n’eût certes pasproduit plus d’effet que n’en produisit cette simple annonce.Chacun se retourna vers la porte à ce nom, se demandant quel étaitcelui qui allait entrer ; car, quoique le nom fût bien connu àl’île de France, celui qui le portait était depuis si longtempséloigné, qu’on avait à peu près oublié qu’il existât.

Georges entra.

Le jeune mulâtre était vêtu avec unesimplicité, mais en même temps avec un goût extrême. Son habitnoir, admirablement pris sur lui, et à la boutonnière duquelpendaient au bout d’une chaîne d’or les deux petites croix dont ilétait décoré, faisait ressortir toute l’élégance de sa taille. Sonpantalon, à demi-collant, indiquait les formes élégantes et sveltesparticulières aux hommes de couleur, et, contre l’habitude deceux-ci il ne portait d’autres bijoux qu’une fine chaîne d’orpareille à celle de sa boutonnière, et dont l’extrémité, quiparaissait seule, allait se perdre dans la poche de son gilet depiqué blanc. En outre, une cravate noire, nouée avec cettenégligence étudiée que donne seule la parfaite habitude de lafashion, et sur laquelle se rabattait un col de chemise arrondi,encadrait sa belle figure, dont sa moustache et ses cheveux noirsfaisaient ressortir la mate pâleur.

Lord Murrey alla plus loin au-devant deGeorges qu’il n’avait été au-devant de personne, et, l’ayant prispar la main, il le présenta aux trois ou quatre dames et aux cinqou six officiers anglais qui se trouvaient dans le salon, comme uncompagnon de voyage de la société duquel il n’avait eu qu’à selouer pendant toute la traversée ; puis, se retournant vers lereste de la compagnie :

– Messieurs, dit-il, je ne vous présente pasM. Georges Munier ; M. Georges Munier est votrecompatriote, et le retour d’un homme aussi distingué que lui doitêtre presque une fête nationale.

Georges s’inclina en signe deremerciement ; mais, quelque déférence que l’on dût avoir pourle gouverneur, fût-ce chez lui, une ou deux voix à peine trouvèrentla force de balbutier quelques mots en réponse à la présentationque lord Murrey venait de faire.

Lord Murrey n’y fit point ou ne parut point yfaire attention, et, comme le domestique annonça qu’on était servi,lord Murrey prit le bras de Sara, et l’on passa dans la salle àmanger.

Avec le caractère bien connu de Georges, ondevinera facilement que ce n’était pas sans intention qu’il s’étaitfait attendre : sur le point d’entrer en lutte avec le préjugéqu’il était résolu à combattre, il avait voulu, du premier coup,voir face à face son ennemi ; il avait donc été servi àsouhait ; l’annonce de son nom et son entrée avaient produittout l’effet qu’il pouvait attendre.

Mais la personne la plus émue de toute cettehonorable assemblée était sans contredit Sara. Sachant que le jeunechasseur de la rivière Noire était arrivé à Port-Louis avec lordMurrey elle s’était attendue d’avance à le voir, et peut-êtreétait-ce à l’intention de ce nouvel arrivé d’Europe qu’elle avaitmis dans sa toilette cette simplicité élégante, si appréciée cheznous, et que remplace trop souvent, il faut l’avouer, dans lescolonies, un luxe exagéré. Aussi, en entrant, elle avait partoutcherché des yeux le jeune inconnu. Un regard lui avait suffi pourlui apprendre qu’il n’était pas là ; elle avait alors songéqu’il allait venir, et que, comme on l’annoncerait, sans doute,elle apprendrait ainsi, et sans faire de question, et son nom etqui il était :

Les prévisions de Sara s’étaient accomplies. Àpeine, comme nous l’avons vu, avait-elle pris place dans le cercledes femmes, et MM. de Malmédie s’étaient-ils groupés augroupe des hommes, qu’on avait annoncé M. Georges Munier.

À ce nom si connu dans l’île, mais qu’onn’était pas habitué à entendre prononcer en pareille circonstance,Sara avait pressentimentalement tressailli et s’était retournéepleine d’anxiété. En effet, elle avait vu apparaître le jeuneétranger de Port-Louis, avec sa démarche ferme, son front calme,son regard hautain, ses lèvres dédaigneusement relevées, et,hâtons-nous de le dire, à cette troisième apparition, il lui avaitsemblé encore plus beau et plus poétique qu’aux deux premières.

Alors elle avait suivi non seulement des yeux,mais encore du cœur, la présentation que lord Murrey avait faite deGeorges à la société, et son cœur s’était serré, quand larépulsion, inspirée par la naissance du jeune mulâtre, s’étaittraduite par le silence ; et c’était presque voilés de larmesque ses yeux avaient répondu au regard rapide et pénétrant queGeorges avait jeté sur elle.

Puis lord Murrey lui avait offert le bras, etelle n’avait plus rien vu ; car, sous le regard de Georges,elle s’était sentie rougir et pâlir presque en même temps ;et, convaincue que tous les yeux étaient fixés sur elle, elles’était empressée de se dérober momentanément à la curiositégénérale. Sur ce point, Sara se trompait : personne n’avaitsongé à elle, car tout le monde, excepté M. de Malmédieet son fils, ignorait les deux événements qui avaient précédemmentmis en contact le jeune homme et la jeune fille, et nul ne pouvaitpenser qu’il dût y avoir quelque chose de commun entre mademoiselleSara de Malmédie et M. Georges Munier.

Une fois à table, Sara se hasarda à jeter lesyeux autour d’elle. Elle était assise à la droite du gouverneur,qui avait à sa gauche la femme du commandant militaire del’île ; en face d’elle était ce commandant placé lui-mêmeentre deux femmes appartenant aux familles les plus considérablesde l’île. Puis, à droite et à gauche de ces deux dames,MM. de Malmédie père et fils, et ainsi de suite ;quant à Georges, soit hasard, soit gracieuse prévoyance de lordMurrey, il était placé entre deux Anglaises.

Sara respira : elle savait que le préjugéqui poursuivait Georges n’avait pas d’influence sur l’esprit desétrangers, et qu’il fallait qu’un habitant de la métropole fûtresté bien longtemps aux colonies pour arriver à le partager ;aussi vit-elle Georges remplissant de la façon la plus dégagée sonrôle de galant convive, entre le sourire croisé des deuxcompatriotes de lord Murrey, enchantées d’avoir trouvé un voisinqui parlait leur langue comme si lui-même fût né en Angleterre.

En ramenant ses regards vers le centre de latable, Sara s’aperçut que les yeux d’Henri étaient fixés sur elle.Elle comprit parfaitement ce qui pouvait se passer dans l’esprit deson fiancé, et, par un mouvement indépendant de sa volonté, ellebaissa les siens en rougissant.

Lord Murrey était un grand seigneur dans toutela force de terme, sachant admirablement jouer ce rôle de maître demaison, si difficile à apprendre lorsqu’on ne le remplit pasinstinctivement, et, pour ainsi dire, de naissance ; aussi,lorsque la contrainte et la gêne qui pèsent ordinairement sur lepremier service d’un dîner d’apparat furent dissipées,commença-t-il à adresser la parole à ses convives, parlant à chacunde la spécialité qui pouvait lui fournir les plus faciles réponses,rappelant aux officiers anglais quelque belle bataille, auxnégociants quelque haute spéculation ; puis, au milieu de toutcela, jetant de temps en temps à Georges un mot qui prouvait qu’àlui il pouvait parler de toute chose, et que c’était à unegénéralité intellectuelle et non à une spécialité commerciale ouguerrière qu’il s’adressait.

Le dîner se passa ainsi. Quoique d’unemodestie parfaite, Georges, avec sa rapide intelligence, avaitrépondu à chaque mot, à chaque question du gouverneur, de manière àprouver aux officiers qu’il avait fait la guerre comme eux, et auxnégociants qu’il n’était point resté étranger aux grands intérêtscommerciaux, qui font du monde entier une seule famille, unie parle lien des intérêts ; puis, au milieu de cette conversationtronquée, avaient jailli avec éclat les noms de tous ceux qui, enFrance, en Angleterre ou en Espagne, occupaient une haute position,soit dans la politique, soit dans l’aristocratie, soit dans lesarts, accompagnés chacun d’une de ces remarques qui indiquent, d’unseul trait, que celui qui parle, parle avec une entièreconnaissance du caractère, du génie ou de la position des hommesqu’il vient de nommer.

Quoique ces bribes de conversation eussent, sil’on peut s’exprimer ainsi, passé par-dessus la tête du commun desconvives, il y avait parmi les invités plusieurs hommes assezdistingués pour comprendre la supériorité avec laquelle Georgesavait effleuré toutes choses : aussi, quoique le sentiment derépulsion qu’on avait manifesté pour le jeune mulâtre restât à peuprès le même, l’étonnement avait grandi, et, avec lui, dans le cœurde quelques-uns, la jalousie était entrée. Henri surtout, préoccupéde l’idée que Sara avait remarqué Georges plus que, dans saposition de fiancée et dans sa dignité de femme blanche, elle n’eûtdû le faire, Henri sentait remuer au fond du cœur un sentimentd’amertume dont il n’était pas le maître ; puis, au nom deMunier, ses souvenirs d’enfance s’étaient réveillés : ils’était rappelé le jour où, en voulant arracher le drapeau desmains de Georges, son frère Jacques lui avait donné un si violentcoup de poing au milieu du visage. Tous ces anciens méfaits desdeux frères grondaient sourdement dans sa poitrine et l’idée queSara avait, la veille, été sauvée par ce même homme, au lieud’effacer le murmure accusateur du passé, augmentait encore sahaine pour lui. Quant à M. de Malmédie père, il étaitresté pendant tout le dîner plongé, avec son voisin, dans unedissertation profonde sur une nouvelle manière de raffiner lesucre, qui devait donner, au produit de ses terres, un tiers devaleur de plus qu’elles n’avaient. Il en résulta que, sauf lepremier étonnement de trouver dans Georges le sauveur de sa nièce,et de rencontrer Georges chez lord Murrey, il n’avait plus faitattention à lui.

Mais, comme nous l’avons dit, il n’en étaitpas de même d’Henri ; Henri n’avait pas perdu une parole desinterpellations de lord Murrey et des réponses de Georges. Danschacune de ces réponses, il avait reconnu un sens droit et unepensée supérieure ; il avait étudié le regard ferme,interprète de la volonté absolue de Georges, et il avait comprisque ce n’était plus, comme au jour du départ, un enfant opprimé quise présentait à ses regards, mais un antagoniste puissant quivenait braver ses coups.

Si Georges, de retour à l’île de France, fûtrentré humblement dans la condition, qu’aux yeux des blancs, lanature lui avait faite, et se fût ainsi perdu dans l’obscurité desa naissance, Henri ne l’eût point remarqué, ou, dans ce cas, nelui eût point gardé rancune des torts que, quatorze ans auparavant,Henri avait eus envers lui. Mais il n’en était point ainsi ;l’orgueilleux jeune homme avait fait sa rentrée au grand jour,s’était mêlé, par un service rendu, à la vie de sa famille ;il venait, comme son égal de rang et comme son supérieur enintelligence, s’asseoir à la même table que lui : c’était plusqu’Henri n’en pouvait supporter, Henri lui déclara intérieurementla guerre.

Aussi, en sortant de table, et comme on venaitde passer au jardin, Henri s’approcha de Sara, qui, avec plusieursautres femmes, s’était assise sous un berceau parallèle à celuisous lequel les hommes prenaient le café. Sara tressaillit, carelle sentit instinctivement que, dans ce que son cousin avait à luidire, il serait indubitablement question de Georges.

– Eh bien, ma belle cousine, dit le jeunehomme en s’appuyant sur le dossier de la chaise de bambou quiservait de siège à la jeune fille, comment avez-vous trouvé ledîner ?

– Ce n’est pas, je le présume, sous le rapportmatériel, que vous me faites cette question ? répondit ensouriant Sara.

– Non, ma chère cousine, quoique peut-être,pour quelques-uns de nos convives, qui ne vivent pas, comme vous,de rosée, d’air et de parfums, ce ne soit pas une questiondéplacée. Non, je vous demande cela sous le rapport social, si jepuis dire.

– Eh bien, mais plein de bon goût, ce mesemble. Lord Murrey m’a paru faire admirablement les honneurs de satable, et il a été, à ce qu’il m’a paru, aussi aimable que possibleavec tout le monde.

– Oui, certes ! Aussi, je m’étonneprofondément qu’un homme aussi distingué que lui ait risqué enversnous l’inconvenance qu’il a commise.

– Laquelle ? demanda Sara, qui comprenaitoù son cousin en voulait venir, et qui, puisant une force inconnueà elle-même dans le fond de son cœur, regarda fixement son cousinen lui adressant cette question.

– Mais, répondit Henri, quelque peu embarrassénon seulement de la fixité de ce regard, mais encore de la voix quimurmurait au fond de sa conscience ; mais en invitant à lamême table que nous M. Georges Munier.

– Et moi, il y a une chose qui ne m’étonne pasmoins Henri, c’est que vous n’ayez pas laissé à tout autre que vousle soin de me faire, surtout à moi, cette observation.

– Et pourquoi cette observation m’est-elleinterdite, à moi seul, ma chère cousine ?

– Parce que, sans M. Georges Munier, dontla présence vous paraît si inconvenante ici, vous seriez, ensupposant qu’on pleure une cousine et qu’on porte le deuil d’unenièce, vous seriez, votre père et vous, dans le deuil et dans leslarmes.

– Oui, certes, répondit Henri enrougissant ; oui, je comprends toute la reconnaissance quenous devons à M. Georges pour avoir sauvé une vie aussiprécieuse que la vôtre ; et vous avez bien vu que, hier quandil a désiré acheter ces deux nègres que mon père voulait punir, jeme suis empressé de les lui donner.

– Et moyennant le don de ces deux nègres, vousvous croyez quitte envers lui ? Je vous remercie, mon cousin,d’estimer la vie de Sara de Malmédie à la somme de millepiastres.

– Mon Dieu ! ma chère Sara, dit Henri,quelle étrange façon d’interpréter les choses vous avezaujourd’hui ! Ai-je eu un instant l’idée de mettre à prix uneexistence pour laquelle je donnerais la mienne ? Non, j’ai euseulement l’intention de vous faire observer dans quelle fausseposition, par exemple, lord Murrey mettrait une femme queM. Georges Munier inviterait à danser.

– À votre avis donc, mon cher Henri, cettefemme devrait refuser ?

– Sans aucun doute.

– Sans réfléchir qu’en refusant elle commetenvers un homme qui ne lui a rien fait, et qui même peut-être lui arendu quelque petit service, une de ces offenses dont il doitnécessairement demander raison à son père, à son frère ou à sonmari ?

– Je présume que, le cas échéant,M. Georges ferait un retour sur lui-même, et se rendrait lajustice de croire qu’un blanc ne descend pas jusqu’à se mesureravec un mulâtre.

– Pardon, mon cousin, d’oser émettre uneopinion en pareille matière, reprit Sara ; mais, ou, d’aprèsle peu que j’ai vu, j’ai mal compris M. Georges, ou je nepense pas que, s’il s’agissait de venger son honneur, un homme qui,comme lui, porte deux croix sur sa poitrine, fût arrêté par lesentiment d’humilité intérieure que vous lui prêtez, j’en ai peur,bien gratuitement.

– En tout cas, j’espère, ma chère Sara, reprità son tour Henri, le rouge de la colère sur le visage, que lacrainte de nous exposer, mon père ou moi, à la colère deM. Georges, ne vous fera pas commettre l’imprudence de danseravec lui, s’il avait la hardiesse de vous inviter ?

– Je ne danserai avec personne, Monsieur,répondit froidement Sara en se levant et en allant s’appuyer aubras de la dame anglaise qui s’était trouvée à table à côté deGeorges, et qui était une de ses amies.

Henri resta un instant tout étourdi de cettefermeté à laquelle il ne s’attendait pas ; puis il alla semêler à un groupe de jeunes créoles, dans lequel il trouva, pourses idées aristocratiques, sans doute plus de sympathie qu’il n’enavait trouvé chez sa cousine.

Pendant ce temps, Georges, centre d’un autregroupe, causait avec quelques officiers et quelques négociantsanglais, qui ne partageaient pas ou qui partageaient à un moindredegré le préjugé de ses compatriotes.

Une heure s’écoula ainsi, pendant laquelles’accomplirent tous les préparatifs du bal ; puis, cette heureécoulée, les portes se rouvrirent et donnèrent entrée auxappartements débarrassés de leurs meubles et étincelants delumières. Au même instant, l’orchestre préluda, donnant le signalde la contredanse.

Sara avait fait un violent effort surelle-même en se condamnant à voir danser ses compagnes ; car,ainsi que nous l’avons dit, elle aimait le bal avec passion. Maistoute l’amertume du sacrifice qu’elle faisait retomba sur celui quile lui avait imposé ; tandis que, au contraire, un sentimentplus tendre et plus profond qu’aucun de ceux qu’elle eût jamaiséprouvés commençait à naître dans son âme en faveur de celui pourlequel elle se l’imposait ; car c’est une sublime qualité desfemmes, que la nature et la société ont faites faibles d’une doucefaiblesse, de porter un puissant intérêt à tout ce qu’on opprime,comme une haute admiration à tout ce qui ne se laisse pasopprimer.

Aussi, lorsque Henri, espérant que sa cousinene résisterait pas à l’entraînement de la première ritournelle,vint, malgré sa réponse, l’inviter à danser comme d’habitude lapremière contredanse avec lui, Sara se contenta, cette fois, de luirépondre :

– Vous savez que je ne danse pas ce soir, moncousin.

Henri se mordit les lèvres jusqu’au sang, et,par un mouvement instinctif, chercha des yeux Georges. Georgesavait pris place et dansait avec l’Anglaise à laquelle il avaitdonné le bras pour la conduire à table. Par un sentiment quin’avait cependant rien de sympathique, les yeux de Sara avaientpris la même direction que son cousin. Son cœur se serra.

Georges dansait avec une autre, Georges nepensait peut-être pas même à Sara, qui venait cependant de luifaire un de ces sacrifices duquel, la veille encore, elle se seraitcrue incapable pour qui que ce fût au monde. Le temps que duracette contredanse fut un des moments les plus douloureux que Saraeût encore passés.

La contredanse finie, Sara, malgré elle, neput s’empêcher de suivre des yeux Georges. Il alla reconduirel’Anglaise à sa place, puis parut chercher quelqu’un des yeux.Celui qu’il cherchait était lord Murrey. À peine l’eut-il aperçu,qu’il alla à lui, qu’il lui dit quelques mots, et que tous deuxs’avancèrent vers Sara.

Sara sentit tout son sang se porter vers soncœur.

– Mademoiselle, dit lord Murrey, voici uncompagnon de voyage à moi, qui, peut-être un peu trop révérencieuxenvers nos usages d’Europe, n’ose point vous inviter à danser avantd’avoir eu l’honneur de faire votre connaissance. Veuillez donc mepermettre de vous présenter M. Georges Munier, un des hommesles plus distingués que je connaisse.

– Comme vous le dites, milord, reprit Sarad’une voix que, à force de puissance sur elle-même, elle étaitparvenue à rendre presque assurée, c’est de la part deM. Georges une crainte bien exagérée ; car nous sommesdéjà d’anciennes connaissances. Le jour de son arrivée,M. Georges m’a rendu un service ; hier, il a fait mieuxque cela, il m’a sauvé la vie.

– Comment ! ce jeune chasseur qui a eu lebonheur de se trouver là à point pour tirer sur cet affreux requin,pendant que vous vous baigniez, c’est M. Georges ?

– C’est lui-même, milord, reprit Sara touterouge de honte en pensant seulement alors que Georges l’avait vuedans son costume de natation ; et, hier, j’étais si émue et sitroublée encore, qu’à peine si j’ai eu la force de présenter mesactions de grâces à M. Georges. Mais, aujourd’hui, je les luirenouvelle d’autant plus vives, que c’est à son adresse et à sonsang-froid que je dois le bonheur d’assister à votre belle fête,milord.

– Et nous y joignons les nôtres, ajouta Henri,qui s’était approché du petit groupe dont sa cousine formait lecentre ; car, nous aussi, hier, nous étions si émus et sipréoccupés de cet accident, qu’à peine avons-nous eu l’honneur dedire quelques mots à M. Georges.

Georges, qui n’avait pas encore dit uneparole, mais dont les yeux pénétrants avaient lu jusqu’au fond ducœur de Sara, s’inclina en signe de remerciement, mais sansrépondre autrement à Henri.

– Alors, j’espère que la requête que voulaitvous présenter M. Georges ira maintenant toute seule, dit lordMurrey, et je laisse mon protégé s’expliquer lui-même.

– Mademoiselle de Malmédie m’accordera-t-ellel’honneur d’une contredanse ? dit Georges en s’inclinant uneseconde fois.

– Oh ! Monsieur, dit Sara, je suisvraiment aux regrets, et vous m’excuserez, je l’espère. J’ai refusétout à l’heure la même demande à mon cousin, ne comptant pas danserce soir.

Georges sourit de l’air d’un homme qui devinetout, et se releva en couvrant Henri d’un regard si parfaitementdédaigneux, que lord Murrey comprit, à ce regard et à celui parlequel répondit M. de Malmédie, qu’il y avait une haineprofonde et invétérée entre ces deux hommes. Mais il garda cetteobservation dans le fond de son cœur, et, comme s’il n’eût rienremarqué :

– Serait-ce un reste de votre terreur d’hier,dit-il à Sara qui réagit sur vos plaisirs d’aujourd’hui ?

– Oui, milord, répondit Sara ; je me sensmême assez souffrante pour prier mon cousin de prévenirM. de Malmédie que je désirerais me retirer, et que jecompte sur lui pour me ramener à la maison.

Henri et lord Murrey firent ensemble unmouvement pour obéir au désir de la jeune fille. Georges se penchavivement :

– Vous avez un noble cœur, Mademoiselle,dit-il à demi-voix, et je vous remercie.

Sara tressaillit et voulut répondre ;mais déjà lord Murrey s’était rapproché. Elle ne fit qu’échanger,presque malgré elle, un regard avec Georges.

– Êtes-vous donc toujours décidée à nousquitter, Mademoiselle ? dit le gouverneur.

– Hélas ! oui, répondit Sara. Je voudraispouvoir rester, milord ; mais… je souffre réellement.

– En ce cas, je comprends qu’il y aurait del’égoïsme à moi d’essayer de vous retenir ; et, comme lavoiture de M. de Malmédie ne sera probablement point à laporte, je vais donner des ordres pour qu’on mette les chevaux à lamienne.

Et lord Murrey s’éloigna aussitôt.

– Sara, dit Georges, quand j’ai quittél’Europe pour revenir ici, mon seul désir était celui d’y trouverun cœur comme le vôtre ; mais je ne l’espérais pas.

– Monsieur, murmura Sara, dominée malgré ellepar l’accent profond de la voix de Georges, je ne sais ce que vousvoulez dire.

– Je veux dire que, depuis le jour de monarrivée, j’ai fait un rêve, et que, si ce rêve se réalise jamais,je serai le plus heureux des hommes.

Puis, sans attendre la réponse de Sara,Georges s’inclina respectueusement devant elle, et, voyants’approcher M. de Malmédie et son fils, laissa Sara avecson oncle et son cousin.

Cinq minutes après, lord Murrey revintannoncer à Sara que la voiture était prête, et lui offrit le braspour traverser le salon. Arrivée à la porte, la jeune fille jeta undernier regard de regret sur le bal où elle s’était promis tant deplaisir, et disparut.

Mais ce regard avait rencontré celui deGeorges, qui semblait devoir désormais la poursuivre.

En revenant de conduire mademoiselle deMalmédie à sa voiture, le gouverneur rencontra dans l’antichambreGeorges, qui s’apprêtait à quitter le bal à son tour.

– Et vous aussi ? dit lord Murrey.

– Oui, milord ; vous n’ignorez pas que jedemeure pour le moment à Moka, et que j’ai, par conséquent, près dehuit lieues à faire ; heureusement qu’avec Antrim, c’estl’affaire d’une heure.

– Vous n’avez rien eu de particulier avecM. Henri de Malmédie ? demanda le gouverneur avecl’expression de l’intérêt.

– Non, milord, pas encore, répondit Georges ensouriant ; mais, selon toute probabilité, cela ne tarderapoint.

– Ou je me trompe fort, mon jeune ami, dit legouverneur, ou les causes de votre inimitié avec cette familledatent de longtemps ?

– Oui, milord, ce sont de petites taquineriesd’enfant qui se sont faites de belles et bonnes hainesd’hommes ; des coups d’épingle qui deviendront des coupsd’épée.

– Et il n’y a pas un moyen d’arranger toutcela ? demanda le gouverneur.

– Je l’ai espéré un instant milord ; j’aicru que quatorze ans de domination anglaise avaient tué le préjugéque je revenais combattre ; je me trompais : il ne resteplus à l’athlète qu’à se frotter d’huile et à descendre dans lecirque.

– N’y rencontrerez-vous pas plus de moulinsque de géants, mon cher don Quichotte ?

– Je vous en fais juge, dit Georges ensouriant. Hier, j’ai sauvé la vie à mademoiselle Sara deMalmédie !… Savez-vous comment son cousin m’en remercieaujourd’hui ?

– Non.

– En lui défendant de danser avec moi.

– Impossible !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire,milord.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je suis mulâtre.

– Et que comptez-vous faire ?

– Moi ?

– Pardon de mon indiscrétion ; mais voussavez l’intérêt que je vous porte, et, d’ailleurs, nous sommes devieux amis.

– Ce que je compte faire ? dit Georges ensouriant.

– Oui ; vous avez bien conçu de votrecôté quelque projet ?

– Ce soir même, j’en ai arrêté un.

– Et lequel ? Voyons, je vous dirai si jel’approuve.

– C’est que, dans trois mois, je serai l’épouxde mademoiselle Sara de Malmédie.

Et, avant que lord Murrey eût eu le temps delui donner son approbation ou sa désapprobation, Georges l’avaitsalué et était sorti. À la porte, son domestique maure l’attendaitavec ses deux chevaux arabes.

Georges sauta sur Antrim et prit au galop lechemin de Moka.

En rentrant à l’habitation, le jeune hommes’informa de son père ; mais il apprit qu’il était sorti àsept heures du soir, et n’était pas encore de retour.

Chapitre 13Le négrier

Le lendemain matin, ce fut Pierre Munier quientra le premier chez son fils.

Depuis son arrivée, Georges avait parcouruplusieurs fois la magnifique habitation que son père possédait, et,avec ses idées d’industrie européenne, il avait émis plusieursidées d’amélioration que, dans sa capacité pratique, le père avaitcomprises à l’instant même ; mais ces idées nécessitaientl’application d’une augmentation de bras, et l’abolition de latraite publique avait tellement fait renchérir les esclaves, qu’iln’y avait pas moyen, sans d’énormes sacrifices, de se procurer dansl’île les cinquante ou soixante nègres dont le père et le filsvoulaient augmenter leur maison. Pierre Munier avait donc, laveille en l’absence de Georges, accueilli avec joie la nouvellequ’il y avait un navire négrier en vue, et, selon l’habitudeadoptée alors parmi les colons et les commerçants de chair noire,il était allé, pendant la nuit, sur la côte, afin de répondre auxsignaux du négrier par d’autres signaux qui indiquassent qu’onétait dans l’intention de traiter avec lui. Les signaux avaient étééchangés et Pierre Munier venait annoncer à Georges cette bonnenouvelle. Il fut donc convenu que, le soir, le père et le fils setrouveraient vers neuf heures à la Pointe-des-Caves, au-dessous duPetit-Malabar. Cette convention arrêtée, Pierre Munier sortit pouraller inspecter, selon son habitude, les travaux de la plantation,et, selon son habitude aussi, Georges prit son fusil et gagna lesbois pour s’abandonner à ses rêveries.

Ce que Georges avait dit la veille à lordMurrey en le quittant n’était pas une forfanterie ; c’était,au contraire, une résolution bien arrêtée ; l’étude de la vietout entière du jeune mulâtre s’était, comme nous l’avons vu,portée vers ce point, de donner à sa volonté la force et lapersistance du génie. Arrivé à une supériorité en toute chose, qui,appuyée de sa fortune, lui eût assuré, en France ou en Angleterre,à Londres ou à Paris, une existence distinguée, Georges, avide delutte, avait voulu revenir à l’île de France. C’était làqu’existait le préjugé que son courage se croyait destiné àcombattre, et que son orgueil croyait pouvoir vaincre. Il revenaitdonc ayant pour lui l’avantage de l’incognito, pouvait étudier sonennemi sans que son ennemi sût quelle guerre il lui avait déclaréeau fond de son âme, et prêt qu’il était à le saisir au moment où ils’y attendrait le moins, et à commencer cette lutte dans laquelledevait succomber un homme ou une idée.

En posant le pied sur le port, en retrouvantau retour les mêmes hommes qu’il avait laissés à son départ,Georges avait compris une vérité dont plusieurs fois il avait doutéen Europe ; c’est que toutes choses étaient les mêmes à l’îlede France, quoique quatorze ans se fussent écoulés, quoique l’îlede France, au lieu d’être française, fût anglaise, et, au lieu des’appeler l’île de France, s’appelât Maurice. Alors, et de ce jour,il s’était mis sur ses gardes, alors il s’était préparé à ce duelmoral qu’il était venu chercher, comme un autre se prépare à unduel physique, si on peut parler ainsi ; et, l’épée à la main,il avait attendu l’occasion qui se présenterait de porter lepremier coup à son adversaire.

Mais, comme César Borgia, qui, dans son génie,avait, lors de la mort de son père, tout prévu pour la conquête del’Italie, excepté qu’à cette époque il serait mourant lui-même,Georges se trouva engagé d’une façon qu’il n’avait pas pu prévoir,et frappé en même temps qu’il voulait frapper. Le jour de sonarrivée à Port-Louis, le hasard avait mis sur son chemin une bellejeune fille, dont, malgré lui, il avait gardé le souvenir. Puis laProvidence l’avait amené juste à point pour sauver la vie àcelle-là même à laquelle il rêvait vaguement depuis qu’il l’avaitvue ; de sorte que ce rêve était entré plus profondément dansson existence. Enfin, la fatalité les avait réunis la veille, et,là, un coup d’œil, au moment même où il s’apercevait qu’ill’aimait, lui avait dit qu’il était aimé. Dès lors, la lutteprenait pour lui un nouvel intérêt, intérêt auquel son bonheur setrouvait doublement lié, puisque désormais cette lutte avait lieunon seulement au profit de son orgueil, mais encore à celui de sonamour.

Seulement, comme nous l’avons dit, blessélui-même au moment du combat, Georges perdait l’avantage dusang-froid ; il est vrai qu’en échange il gagnait la véhémencede la passion.

Mais, si, dans une existence blasée, si, surun cœur flétri comme celui de Georges, la vue de la jeune filleavait produit l’impression que nous avons dite, l’aspect du jeunehomme et les circonstances dans lesquelles il lui étaitsuccessivement apparu avaient dû produire une bien autre impressionsur l’existence juvénile et sur l’âme vierge de Sara. Élevée,depuis le jour où elle avait perdu ses parents, dans la maison deM. de Malmédie, destinée dès cette époque à doubler parsa dot la fortune de l’héritier de la maison, elle s’était dès lorshabituée à regarder Henri comme son futur mari, et elle s’étaitd’autant plus facilement soumise à cette perspective, que Henriétait un beau et brave garçon, cité parmi les plus riches et lesplus élégants colons, non seulement de Port-Louis, mais encore detoute l’île. Quant aux autres jeunes gens amis de Henri, sescavaliers à la chasse, ses danseurs au bal, elle les connaissaitdepuis trop longtemps pour que l’idée lui vînt jamais de distingueraucun d’eux ; c’étaient pour Sara des amis de sa jeunesse, quidevaient l’accompagner tranquillement de leur amitié pendant lereste de sa vie, et voilà tout.

Sara était donc dans cette parfaite quiétuded’âme, lorsque, pour la première fois, elle avait aperçu Georges.Dans la vie d’une jeune fille, un beau jeune homme inconnu, à l’airdistingué, aux formes élégantes, est partout un événement, et àbien plus forte raison, comme on le comprend bien, à l’île deFrance.

La figure du jeune étranger, le timbre de savoix, les paroles qu’il avait dites, étaient donc demeurés, sansqu’elle sût pourquoi, dans la mémoire de Sara comme demeure un airqu’on n’a entendu qu’une fois, et que cependant on répète dans sapensée. Sans doute Sara, au bout de quelques jours, eût oublié cepetit événement, si elle eût revu ce jeune homme dans descirconstances ordinaires ; peut-être même un examen plusapprofondi, comme celui qu’amène une seconde rencontre, au lieu demêler ce jeune homme plus profondément à sa vie, l’en eût-iléloigné tout à fait. Mais il n’en avait point été ainsi. Dieu avaitdécidé que Georges et Sara se reverraient dans un momentsuprême : la scène de la rivière Noire avait eu lieu. À lacuriosité qui avait accompagné la première apparition, s’étaientjointes la poésie et la reconnaissance qui entouraient la seconde.En un instant, Georges s’était transformé aux yeux de la jeunefille. L’étranger inconnu était devenu un ange libérateur. Tout ceque cette mort dont Sara avait été menacée promettait de douleurs,Georges le lui avait épargné ; tout ce que la vie à seize anspromet de plaisir, de bonheur et d’avenir, Georges, au moment oùelle allait le perdre, le lui avait rendu. Enfin, quand l’ayant vuà peine, quand lui ayant à peine adressé la parole, elle allait seretrouver en face de lui, quand elle allait épancher tout ce queson âme contenait de reconnaissance, on lui défendait d’accorder àcet homme ce qu’elle eût accordé au premier étranger venu, et, plusencore, on lui ordonnait de faire à cet homme une insulte qu’ellen’eût pas faite au dernier des hommes. Alors la reconnaissancerefoulée en son cœur s’était changée en amour ; un regardavait tout dit à Georges, et un mot de Georges avait tout dit àSara. Sara n’avait rien pu nier, Georges avait donc le droit detout croire ; puis, après impression, était venue laréflexion. Sara n’avait pu s’empêcher de comparer la conduite deHenri, son futur époux, à celle de cet étranger qui n’était pasmême pour elle une simple connaissance. Le premier jour, lesrailleries de Henri sur l’inconnu avaient blessé son esprit.L’indifférence de Henri courant à l’hallali du cerf, quand safiancée échappait à peine à un danger mortel avait froissé soncœur ; enfin, ce ton de maître dont Henri lui avait parlé lejour du bal avait offensé son orgueil : si bien que, pendantcette longue nuit, qui devait être une nuit joyeuse, et dont Henriavait fait une nuit triste et solitaire, Sara s’était interrogéepour la première fois peut-être, et, pour la première fois, elleavait reconnu qu’elle n’aimait pas son cousin. De là à savoirqu’elle en aimait un autre, il n’y avait qu’un pas.

Alors il arriva ce qui arrive en pareil cas.Sara, après avoir porté les yeux sur elle, les reporta autourd’elle, elle pesa à la balance de l’intérêt la conduite de sononcle envers elle ; elle se souvint qu’elle avait un millionet demi de fortune à peu près, c’est-à-dire qu’elle était près dedeux fois riche comme son cousin ; elle se demanda si sononcle eût eu pour elle, pauvre et orpheline, les mêmes soins, lesmêmes attentions, les mêmes tendresses qu’il avait eus pour elle,opulente héritière, et elle ne vit plus dans l’adoption deM. de Malmédie que ce qui y était réellement,c’est-à-dire le calcul d’un père qui prépare un beau mariage à sonfils. Tout cela était bien sans doute un peu sévère ; mais lescœurs blessés sont ainsi faits, la reconnaissance s’en va par lablessure, et la douleur qui reste devient un juge rigoureux.

Georges avait prévu tout cela, et il avaitcompté là-dessus pour plaider sa cause et empirer celle de sonrival. Aussi après avoir bien réfléchi, résolut-il de ne rienentreprendre encore ce jour-là, quoique, au fond de son cœur, ilsentit une grande impatience de revoir Sara. Voilà donc comment ilétait son fusil sur l’épaule espérant trouver dans la chasse, sapassion favorite, une distraction qui lui aiderait à tuer sajournée. Mais Georges s’était trompé ; son amour pour Saraparlait déjà dans son cœur plus haut que tous les autressentiments. Aussi, vers les quatre heures, ne pouvant résister pluslongtemps à son désir, je ne dirai pas de revoir la jeune fille,car, ne pouvant se présenter chez elle, ce n’était que par hasardqu’il pouvait la rencontrer, mais au besoin de se rapprocherd’elle, il fit seller Antrim, puis, lâchant les rênes au légerenfant de l’Arabie, en moins d’une heure il se trouva dans lacapitale de l’île.

Georges ne venait à Port-Louis que dans unseul espoir ; mais, comme nous l’avons dit, cet espoir étaitentièrement soumis au hasard. Or, le hasard fut cette foisinflexible. Georges eut beau passer par toutes les rues quiavoisinaient la maison de M. de Malmédie ; il eutbeau traverser deux fois le jardin de la Compagnie, promenadehabituelle des habitants de Port-Louis ; il eut beau fairetrois fois le tour du champ de Mars, où tout se préparait pour lescourses prochaines, nulle part, même de loin, il ne vit une femmedont la tournure pût lui faire illusion.

À sept heures, Georges perdit tout espoir, et,le cœur serré comme s’il eût subi un malheur, le cœur brisé commes’il eût éprouvé une fatigue, il reprit le chemin de laGrande-Rivière, mais cette fois au pas et retenant soncheval ; car, cette fois, il s’éloignait de Sara, qui n’avaitpas deviné sans doute que dix fois Georges était passé dans la ruede la Comédie et dans la rue du Gouvernement, c’est-à-dire à peineà cent pas d’elle. Il traversait donc le camp des noirs libres,situé en dehors de la ville, et retenant toujours Antrim, qui necomprenait rien à cette allure inaccoutumée, lorsqu’un homme sortittout à coup de l’une des baraques et vint se jeter à l’étrier deson cheval, serrant ses genoux et lui baisant la main. C’était lemarchand chinois, c’était l’homme à l’éventail, c’étaitMiko-Miko.

À l’instant, Georges comprit vaguement leparti qu’il pouvait tirer de cet homme, à qui son négoce permettaitde s’introduire dans toutes les maisons, et qui, par son ignorancede la langue, n’inspirait aucune inquiétude.

Georges descendit et entra dans la boutique deMiko-Miko, lequel lui fit à l’instant même voir tous ses trésors.Il n’y avait pas à se tromper au sentiment que le pauvre diableavait voué à Georges, et qui s’échappait du fond de son cœur àchaque parole. C’était tout simple : Miko-Miko, à part deux outrois de ses compatriotes marchands comme lui, et, par conséquent,sinon ses ennemis, du moins ses rivaux, n’avait pas encore trouvé àPort-Louis une seule personne à qui parler sa langue. Aussidemanda-t-il à Georges de quelle façon il pouvait s’acquitterenvers lui du bonheur qu’il lui devait.

Ce que Georges avait à lui demander était biensimple : c’était un plan intérieur de la maison deM. de Malmédie, afin, le cas échéant, de savoir commentparvenir jusqu’à Sara.

Aux premiers mots que dit Georges, Miko-Mikocomprit tout : nous avons dit que les Chinois étaient lesjuifs de l’île de France.

Seulement, pour faciliter les négociations deMiko-Miko avec Sara, et peut-être aussi dans une autre intention,Georges écrivit sur une de ses cartes de visite les prix desdifférents objets qui pouvaient tenter la jeune fille, recommandantà Miko-Miko de ne laisser voir cette carte qu’à Sara.

Puis il donna au marchand un second quadruple,lui recommandant d’être, le lendemain, vers les trois heures del’après-midi, à Moka.

Miko-Miko promit de se trouver au rendez-vous,et s’engagea à apporter dans sa tête un plan aussi exact de lamaison que celui qu’aurait pu tracer un ingénieur.

Après quoi, attendu qu’il était huit heures,et qu’à neuf heures Georges devait, comme nous l’avons dit, setrouver avec son père à la Pointe-aux-Caves, il remonta à cheval etreprit le chemin de la Petite-Rivière, le cœur plus léger, tant ilfaut peu de chose en amour pour changer la couleur del’horizon.

Il était nuit close quand Georges arriva aurendez-vous. Son père, selon l’habitude qu’il avait prise avec lesblancs d’être toujours en avance, s’y trouvait depuis dix minutes.À neuf heures et demie, la lune se leva.

C’était le moment qu’attendaient Georges etson père. Leurs yeux se portèrent aussitôt entre l’île Bourbon etl’île de Sable, et, là, par trois fois, ils virent étinceler unéclair. C’était, comme de coutume, un miroir qui réfléchissait lesrayons de la lune. À ce signal bien connu des colons, Télémaque,qui avait accompagné ses maîtres, alluma sur le rivage un feu qu’iléteignit cinq minutes après, puis l’on attendit.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, qu’onvit poindre sur la mer une ligne noire, pareille à quelque poissonqui nagerait à la surface de l’eau ; puis cette ligne granditet prit l’apparence d’une pirogue. Bientôt après, on reconnut unegrande chaloupe et l’on commença à voir, au tremblement des rayonsde la lune dans la mer, l’action des rames qui battaient l’eau,quoiqu’on n’entendît pas encore leur bruit. Enfin, cette chaloupeentra dans l’anse de la Petite-Rivière, et vint aborder dans lacrique qui se trouve en avant du petit fortin.

Georges et son père s’avancèrent sur lerivage. De son côté, l’homme que, de loin, on avait pu voir assis àla poupe, avait déjà mis pied à terre.

Derrière lui descendirent une douzaine dematelots armés de mousquets et de haches. C’étaient les mêmes quiavaient ramé le fusil sur l’épaule. Celui qui était descendu lepremier leur fit un signe, et ils commencèrent à débarquer lesnègres. Il y en avait trente de couchés au fond de la barque ;une seconde chaloupe devait en amener encore autant.

Alors les deux mulâtres et l’homme qui étaitdescendu le premier s’abordèrent et échangèrent quelques paroles.Il en résulta que Georges et son père furent convaincus de ce dontils s’étaient déjà doutés, c’est qu’ils avaient devant les yeux lecapitaine négrier lui-même.

C’était un homme de trente à trente-deux ans,à peu près, de haute taille, et ayant tous les signes de la forcephysique arrivée à ce degré qui commande naturellement lerespect : il avait les cheveux noirs et crépus, des favorispassant sous le cou et des moustaches joignant ses favoris ;son visage et ses mains, hâlés par le soleil des tropiques, étaientarrivés jusqu’à la teinte des Indiens de Timor ou de Pégu. Il étaitvêtu de la veste et du pantalon de toile bleue, particuliers auxchasseurs de l’île de France, et avait, comme eux encore, un largechapeau de paille et un fusil jeté sur l’épaule : seulement,il portait, de plus qu’eux, suspendu à sa ceinture, un sabrerecourbé, de la forme des sabres arabes, mais plus large, et ayantune poignée à la manière des claymores écossaises.

Si le capitaine négrier avait été l’objet d’unexamen approfondi de la part des deux habitants de Moka, ceux-ci,de leur côté, avaient eu à subir de sa part une investigation nonmoins complète. Les yeux du commerçant en chair noire se portaientde l’un à l’autre avec une égale curiosité, et semblaient, à mesurequ’il les examinait davantage, s’en pouvoir moins détacher. Sansdoute, Georges et son père, ou ne s’aperçurent point de cettepersistance, ou ne pensèrent pas qu’elle dût autrement lesinquiéter ; car ils entamèrent le marché pour lequel ilsétaient venus, examinant les uns après les autres les nègres que lapremière chaloupe avait amenés, et qui étaient presque tousoriginaires de la côte occidentale d’Afrique, c’est-à-dire de laSénégambie et de la Guinée ; circonstance qui leur donnetoujours une valeur plus grande, attendu que, n’ayant pas, commeles Madécasses, les Mozambiques et les Cafres, l’espoir de regagnerleur pays, ils n’essayent presque jamais de s’enfuir. Or, comme,malgré cette cause de hausse, le capitaine fut très raisonnable surles prix, lorsque arriva la seconde chaloupe, le marché était déjàfait pour la première.

Il en fut de celle-ci comme de l’autre ;le capitaine était admirablement assorti et indiquait un profondconnaisseur dans la partie. C’était une véritable bonne fortunepour l’île de France, dans laquelle il venait exercer son commercepour la première fois, ayant, jusque-là, plus particulièrementchargé pour les Antilles.

Quand tous les nègres furent débarqués, etquand le marché fut conclu, Télémaque, qui était lui-même du Congo,s’approcha d’eux, et leur fit un discours dans sa languematernelle, qui était la leur : ce discours avait pour but deleur vanter les douceurs de leur vie à venir, comparée à la vie queleurs compatriotes menaient chez les autres planteurs de l’île, etde leur dire qu’ils avaient eu de la chance de tomber àMM. Pierre et Georges Munier, c’est-à-dire aux deux meilleursmaîtres de l’île. Les nègres s’approchèrent alors des deuxmulâtres, et, tombant à genoux, promirent par l’organe deTélémaque, de se rendre dignes eux-mêmes du bonheur que leur avaitgardé la Providence.

Au nom de Pierre et de Georges Munier, lecapitaine négrier qui avait suivi le discours de Télémaque avec uneattention qui prouvait qu’il avait fait une étude particulière desdifférents dialectes de l’Afrique, avait tressailli et avaitregardé plus attentivement encore qu’auparavant les deux hommesavec lesquels il venait de traiter si rondement une affaire de prèsde cent cinquante mille francs. Mais, pas plus qu’auparavant,Georges et son père n’avaient paru remarquer son affectation à nepas les perdre un instant de vue. Enfin, le moment vint derégulariser le marché. Georges demanda au négrier de quelle façonil désirait être payé, et, si c’était en or ou en traites, son pèreavait apporté de l’or dans les sacoches de son cheval et destraites dans son portefeuille, afin de faire face à toutes lesexigences. Le négrier préféra l’or. La somme, en conséquence, luifut comptée à l’instant même et transportée dans la secondechaloupe ; puis les matelots se rembarquèrent. – Mais, augrand étonnement de Georges et de son père, le capitaine nedescendit point avec eux dans les chaloupes, qui s’éloignèrent surun ordre de lui et l’abandonnèrent sur le rivage.

Le capitaine les suivit quelque temps desyeux ; puis, lorsqu’elles furent hors de la portée du regardet de la voix, il se retourna vers les mulâtres étonnés, s’avançavers eux, et, leur tendant la main à tous deux :

– Bonjour, père !… Bonjour, frère !dit-il.

Puis, comme ils hésitaient :

– Eh bien ! ajouta-t-il, nereconnaissez-vous pas votre Jacques ?

Tous deux jetèrent un cri de surprise et luitendirent les bras. Jacques se précipita dans ceux de sonpère ; puis des bras de son père, il passa dans ceux deGeorges ; après, quoi, Télémaque eut aussi son tour, quoique,il faut le dire ce ne fut qu’en tremblant qu’il osât toucher lesmains d’un négrier.

En effet, par une coïncidence étrange, lehasard réunissait dans la même famille l’homme qui avait toute savie plié sous le préjugé de la couleur, l’homme qui faisait safortune en l’exploitant, et l’homme qui était prêt à risquer sa viepour le combattre.

Chapitre 14Philosophie négrière

Cet homme, c’était effectivementJacques ; Jacques, que son père n’avait pas revu depuisquatorze ans, et son frère, depuis douze.

Jacques, comme nous l’avons dit, était parti àbord d’un de ces corsaires qui, munis de lettres de marque de laFrance, sortaient à cette époque, tout à coup de nos ports, commedes aigles de leurs aires, et couraient sus aux Anglais.

C’était une rude école que celle-là et quivalait bien celle de la marine impériale, qui, à cette époque,bloquée dans nos ports, était aussi souvent à l’ancre que cetteautre marine, vive, légère et indépendante, était souvent encourse. Chaque jour, en effet, c’était quelque nouveau combat, nonpas que nos corsaires, si hardis qu’ils fussent, allassent cherchernoise aux vaisseaux de guerre ; mais, friands qu’ils étaientde marchandises de l’Inde et de la Chine, ils s’attaquaient à tousces bons gros bâtiments à ventres rebondis qui revenaient soit deCalcutta, soit de Buenos-Ayres, soit de la VeraCruz. Or, ou cesbâtiments à la démarche respectable étaient convoyés par quelquefrégate anglaise ayant bec et ongles, ou ils avaient pris eux-mêmesle parti de s’armer et de se défendre pour leur propre compte. Dansce dernier cas, ce n’était qu’un jeu, une escarmouche de deuxheures, et tout était fini ; mais, dans l’autre, les choseschangeaient de face : cela devenait plus grave ; onéchangeait bon nombre de boulets ; on se tuait bon nombred’hommes ; on se brisait bon nombre d’agrès ; puis onvenait à l’abordage, et, après s’être foudroyé de loin, ons’exterminait de près.

Pendant ce temps-là, le navire marchandfilait, et, s’il ne rencontrait pas, comme l’âne de la fable,quelque autre corsaire qui lui mît la main dessus, il rentrait dansquelque port de l’Angleterre, à la grande satisfaction de lacompagnie des Indes, qui votait des rentes à ses défenseurs. Voilàcomme les choses se passaient à cette époque. Sur trente ou trenteet un jours dont se composent les mois, on se battait pendant vingtou vingt-cinq jours ; puis, pour se reposer des jours decombat, on avait les jours de tempête.

Or, nous le répétons, on apprenait vite àpareille école. D’abord, comme on n’avait pas la conscription pourse recruter, et que cette petite guerre d’amateurs ne laissait pasque de consommer à la longue une assez grande quantité d’hommes,les équipages ne se trouvaient jamais au grand complet. Il est vraique, comme les matelots étaient tous des volontaires, la qualité,dans ce cas, remplaçait avantageusement la quantité ; aussi,au jour de la bataille ou de la tempête, personne n’avaitd’attributions fixes ; chacun était bon à tout. Du reste,obéissance passive au capitaine, quand le capitaine était là, et ausecond, en l’absence du capitaine. Il y avait bien eu, comme il yen a partout, à bord de la Calypso, c’était ainsi que senommait le bâtiment qu’avait choisi Jacques pour faire sonapprentissage nautique ; il y avait bien eu, depuis sixannées, deux récalcitrants, l’un Normand et l’autre Gascon, l’uncontre l’autorité du capitaine et l’autre contre l’autorité dulieutenant.

Mais le capitaine avait fendu la tête de l’und’un coup de hache, et le lieutenant avait crevé la poitrine del’autre d’un coup de pistolet ; tous deux étaient morts sur lecoup. Puis comme rien n’embarrasse la manœuvre comme un cadavre onavait jeté le cadavre par-dessus le bord, et il n’en avait plus étéquestion. Seulement, ces deux événements, pour n’avoir laissé detrace que dans le souvenir des assistants, n’en avaient pas moinsexercé sur les esprits une salutaire influence. Personne, depuis cetemps, n’avait eu l’idée de chercher querelle au capitaine Bertrandni au lieutenant Rébard. C’étaient les noms de ces deux braves, etils avaient dès lors joui d’une autorité parfaitement autocratiqueà bord de la Calypso.

Jacques avait toujours eu une vocation décidéepour la mer : tout enfant, il était sans cesse à bord desbâtiments en rade à Port-Louis, montant dans les haubans, grimpantdans les hunes, se balançant sur les vergues, se laissant glisserle long des cordages : comme c’était surtout à bord desnavires en relation de commerce avec son père que Jacques selivrait à ces exercices gymnastiques, les capitaines avaient unegrande complaisance à son égard, satisfaisant sa curiositéenfantine, lui donnant l’explication de toute chose et le laissantmonter de la cale aux mâts de perroquet et descendre des mâts deperroquet à la cale. Il en résultait qu’à dix ans, Jacques était unmousse de première force attendu qu’à défaut de bâtiment, commetout pour lui représentait un navire, il grimpait sur les arbres,dont il faisait des mâts, et le long des lianes, dont il faisaitdes cordages, et qu’à douze ans, comme il savait les noms de toutesles parties d’un bâtiment, comme il savait toutes les manœuvres quis’exécutent à bord d’un vaisseau, il eût pu entrer comme aspirantde première classe sur le premier bâtiment venu.

Mais, comme nous l’avons vu, son père en avaitdécidé autrement, et, au lieu de l’envoyer à l’école d’Angoulême,où l’appelait sa vocation, il l’avait envoyé au collège Napoléon.Ce fut alors que se présenta une nouvelle confirmation duproverbe : « L’homme propose et Dieu dispose. »Jacques, après avoir passé deux ans à dessiner des bricks sur sescahiers de composition et à lancer des frégates sur le grand bassindu Luxembourg, Jacques profita de la première occasion qui s’offritde passer de la théorie à la pratique, et ayant, dans un voyage àBrest, été visiter le brick la Calypso, il déclara à sonfrère, qui l’avait accompagné, qu’il pouvait retourner seul àterre, mais que, quant à lui, il était décidé à se faire marin.

Il en fut de tous deux comme l’avait décidéJacques, et Georges revint seul, ainsi que nous l’avons dit en sonlieu, au collège Napoléon.

Quant à Jacques, dont la figure franche etl’allure hardie avaient tout d’abord séduit le capitaine Bertrand,il fut élevé du premier coup au grade de matelot, ce qui fitbeaucoup crier les camarades.

Jacques laissa crier : il avait dansl’esprit des notions très exactes du juste et de l’injuste ;ceux dont on venait de le faire l’égal ignoraient ce qu’ilvalait ; il était donc tout simple qu’ils trouvassent mauvaisque l’on fit un tel passe-droit à un novice ; mais, à lapremière tempête, il alla couper une voile de perroquet qu’un nœudmal fait empêchait de glisser et qui menaçait de briser le mâtauquel elle était attachée, et, au premier abordage, il sauta surle vaisseau ennemi avant le capitaine : ce qui lui valut de lapart de celui-ci, un si merveilleux coup de poing, qu’il en demeuraétourdi pendant trois jours, la règle étant, à bord de laCalypso, que le capitaine devait toujours toucher le pontennemi avant qui que ce fût de son équipage. Cependant, commec’était une de ces fautes de discipline qu’un brave pardonnefacilement à un brave, le capitaine admit les excuses que Jacquesfit valoir, et lui répondit qu’à l’avenir, après lui et lelieutenant, il était libre, en pareille circonstance, de prendre lerang qui lui conviendrait. Au second abordage, Jacques passa letroisième.

À partir de ce moment, les matelots cessèrentde murmurer contre Jacques, et les vieux mêmes se rapprochèrent delui et furent les premiers à lui tendre la main.

Cela marcha ainsi jusqu’en 1815 : nousdisons jusqu’en 1815, parce que le capitaine Bertrand, qui avaitl’esprit très sceptique, n’avait jamais voulu prendre au sérieux lachute de Napoléon : peut-être aussi cela tenait-il à ce que,n’ayant rien à faire, il avait fait deux voyages à l’île d’Elbe, etque, dans l’un de ces voyages, il avait eu l’honneur d’être reçupar l’ex-maître du monde. Ce que l’empereur et le pirate s’étaientdit dans cette entrevue, personne ne le sut jamais ; ce quel’on remarqua seulement, c’est que le capitaine Bertrand revint àbord en sifflant :

Ran tan plan tirelire,

Comme nous allons rire !

Ce qui était, chez le capitaine Bertrand, lesigne de la satisfaction intérieure portée au plus hautdegré ; puis le capitaine Bertrand s’en revint à Brest, où,sans rien dire à personne, il commença à remettre laCalypso en état, à faire sa provision de poudre et deboulets et à recruter les quelques hommes qui lui manquaient pourque son équipage se trouvât au grand complet.

De sorte qu’il aurait fallu ne pas connaîtreson capitaine Bertrand le moins du monde, pour ne pas comprendrequ’il se mitonnait derrière la toile quelque spectacle qui allaitbien étonner le parterre.

En effet, six semaines après le dernier voyagedu capitaine Bertrand à Porto-Ferrajo, Napoléon débarquait au golfeJuan. Vingt-quatre jours après son débarquement au golfe Juan,Napoléon entrait à Paris ; et soixante-douze heures aprèsl’entrée de Napoléon à Paris, le capitaine Bertrand sortait deBrest toutes voiles dehors et le pavillon tricolore à sa corne.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés, que lecapitaine Bertrand rentrait, traînant à la remorque un magnifiquetrois-mâts anglais chargé des plus fines épices de l’Inde, lequelavait éprouvé un si merveilleux étonnement en voyant le drapeautricolore, qu’on croyait disparu à tout jamais de la surface duglobe, qu’il n’avait pas même eu l’idée de faire la plus petiterésistance.

Cette prise avait fait venir l’eau à la bouchedu capitaine Bertrand. Aussi il ne se fut pas plus tôt défait de saprise à un prix convenable, il n’eut pas plus tôt partagé les partsentre les gens de l’équipage, qui se reposaient depuis près d’un anet qui s’ennuyaient fort de ce repos, qu’il se remit en quête d’unsecond trois-mâts. Mais, comme on sait, on ne rencontre pastoujours ce qu’on cherche : un beau matin après une nuit fortnoire, la Calypso se trouva nez à nez avec une frégate.Cette frégate, c’était le Leycester, c’est-à-dire le mêmebâtiment que nous avons vu amener, à Port-Louis, le gouverneur etGeorges.

Le Leycester avait dix canons etsoixante hommes d’équipage de plus que la Calypso. Enoutre, pas la moindre cargaison de cannelle, de sucre ou decafé ; mais, en échange, une sainte-barbe parfaitement garnieet un arsenal de mitraille et de boulets ramés au grand complet. Àpeine eut-il vu au reste à quelle paroisse appartenait laCalypso, que, sans le moins du monde crier gare, il luienvoya un échantillon de sa marchandise : c’était un joliboulet de trente-six, qui vint s’enfoncer dans la carène.

La Calypso, tout au contraire de sasœur Galatée, qui fuyait pour être vue, aurait bien voulu,elle, fuir, sans être vue. Il n’y avait rien à gagner avec leLeycester, fût-on même vainqueur, ce qui n’était pas lemoins du monde probable. Malheureusement, il n’était guère plusprobable de supposer qu’on lui échapperait, son capitaine étant cemême Williams Murrey, qui n’avait pas encore quitté le service dela marine à cette époque, et qui, avec ses apparences charmantes,auxquelles depuis ses travaux diplomatiques avaient encore donnéune nouvelle couche, était un des plus intrépides loups de mer quiexistassent du détroit de Magellan à la baie de Baffin.

Le capitaine Bertrand fit donc traîner sesdeux plus grosses pièces à l’arrière et prit chasse.

La Calypso était un véritablenavire de proie, taillé pour la course, avec une carène étroite etallongée ; mais la pauvre hirondelle de mer avait affaire àl’aigle de l’Océan ; de sorte que, malgré sa légèreté, il futbientôt visible que la frégate gagnait sur la goélette.

Cette supériorité de marche devint bientôtd’autant plus sensible, que, de cinq minutes en cinq minutes, leLeycester envoyait des huissiers de bronze pour sommer laCalypso de s’arrêter. Ce à quoi, au reste, laCalypso, tout en fuyant répondait avec ses pièces dechasse par des messagers de même nature.

Pendant ce temps, Jacques examinait avec laplus grande attention la mâture du brick, et faisait au lieutenantRébard des observations pleines de sens sur les améliorations àfaire dans le gréage des bâtiments destinés, comme l’était laCalypso, à poursuivre ou à être poursuivis. Il y avaitsurtout un changement radical à opérer dans les mâts de perroquet,et Jacques, les yeux fixés sur la partie faible du navire, venaitd’achever sa démonstration, lorsque ne recevant aucune réponseapprobative du lieutenant, il ramena les yeux du ciel à la terre,et reconnut la cause du silence de son interlocuteur : lelieutenant Rébard venait d’être coupé en deux par un boulet decanon.

La situation devenait grave ; il étaitévident que, avant une demi-heure, on serait bord à bord, et qu’ilfaudrait, comme on dit en terme d’art, en découdre avec un équipaged’un tiers plus fort que soi. Jacques communiquait à part lui cetteréflexion peu rassurante au pointeur d’une des deux pièces dechasse lorsque le pointeur, en se baissant pour pointer, parutfaire un faux pas et tomba le nez sur la culasse de son canon.Voyant qu’il tardait à se remettre sur ses jambes, plus qu’il neconvenait de le faire en pareille circonstance à un homme chargéd’un soin si important, Jacques le prit par le collet de son habitet le ramena dans une ligne verticale. Mais alors il s’aperçut quele pauvre diable venait d’avaler un biscaïen ; seulement, aulieu de suivre la perpendiculaire, le biscaïen avait prisl’horizontale. De là était venu l’accident. Le pauvre pointeurétait mort, comme on dit, d’une indigestion de fer fondu.

Jacques, qui, pour le moment, n’avait rien demieux à faire, se baissa à son tour vers la pièce, rectifia d’uneligne ou deux le point de mire et cria :

– Feu !

Au même instant, le canon tonna, et, commeJacques était curieux de voir le résultat de son adresse, il sautasur le bastingage pour suivre, autant qu’il était en lui, l’effetdu projectile qu’il venait d’adresser à son ennemi.

L’effet fut prompt. Le mât de misaine, coupéun peu au-dessus de la grande hune, plia comme un arbre que le ventcourbe, puis, avec un craquement effroyable, tomba, encombrant lepont de voiles et d’agrès, et brisant une partie de la muraille detribord.

Un grand cri de joie retentit à bord de laCalypso. La frégate s’était arrêtée au milieu de sacourse, trempant dans la mer son aile brisée, tandis que lagoélette, saine et sauve à quelques cordages près, continuait sonchemin, débarrassée de la poursuite de son ennemi.

Le premier soin du capitaine, en se voyanthors de danger, fut de nommer Jacques lieutenant à la place deRébard : il y avait longtemps, au reste, qu’en cas de vacance,ce grade lui était dévolu dans l’esprit de tous ses camarades.L’annonce de sa promotion fut donc accueillie par des acclamationsunanimes.

Le soir, il y eut messe générale pour lesmorts. On avait jeté les cadavres à la mer à mesure qu’ilspassaient de vie à trépas, et l’on n’avait gardé que celui dusecond pour lui rendre les honneurs dus à son rang. Ces honneursconsistaient à être cousu dans un hamac avec un boulet detrente-six à chaque pied. Le cérémonial fut exactement suivi, et lepauvre Rébard alla rejoindre ses compagnons, n’ayant conservé sureux que le très médiocre avantage de s’enfoncer au plus profond dela mer, au lieu de flotter à sa surface.

Le soir, le capitaine Bertrand profita del’obscurité pour faire fausse route, c’est-à-dire que, grâce à unesaute de vent, il revint sur ses pas, de sorte qu’il rentrait àBrest, tandis que le Leycester, qui s’était empressé desubstituer à son mât cassé un mât de rechange, courait après lui ducôté du cap Vert.

Ce qui fit faire beaucoup de mauvais sang aucapitaine Murrey, lequel jura que, si jamais la Calypsoretombait sous la main du Leycester, elle ne s’en tireraitpas à aussi bon marché la seconde fois qu’elle s’en était tirée lapremière.

Aussitôt ses avaries réparées, le capitaineBertrand s’était remis en chasse, et, secondé par Jacques, il avaitfait merveille : malheureusement, Waterloo arriva ; aprèsWaterloo, la seconde abdication, et, après la seconde abdication,la paix. Cette fois, il n’y avait plus à douter de rien. Lecapitaine vit passer, à bord du Bellérophon, le prisonnierde l’Europe ; et, comme il connaissait Sainte-Hélène pour yavoir relâché deux fois, il comprit du premier coup qu’on ne sesauve pas de là comme on se sauve de l’île d’Elbe.

L’avenir du capitaine Bertrand se trouvaitbien compromis dans ce grand cataclysme qui brisa tant de choses.Il lui fallut donc se créer une nouvelle industrie : il avaitune jolie goélette marchant bien, cent cinquante hommes d’équipagedisposés à suivre sa bonne ou sa mauvaise fortune ; il pensatout naturellement à faire la traite.

En effet, c’était un joli état avant qu’on eûtgâté le métier avec un tas de déclamations philosophiquesauxquelles personne ne songeait alors, et il y avait une bellefortune à faire pour les premiers qui s’y remettraient. La guerre,parfois éteinte en Europe, est éternelle en Afrique ; il y atoujours quelque peuplade qui a soif, et, comme les habitants de cebeau pays ont remarqué, une fois pour toutes, que le plus sûr moyende se procurer des prisonniers était d’avoir beaucoup d’eau-de-vie,il n’y avait à cette époque qu’à suivre les côtes de la Sénégambie,du Congo, de Mozambique ou de Anguebar une bouteille de cognac àchaque main, et l’on était sûr de revenir à son bâtiment un nègresous chaque bras. Quand les prisonniers manquaient, les mèresvendaient leurs enfants pour un petit verre ; il est vrai quetoute cette marmaille n’avait pas grand prix ; mais on seretirait sur la quantité.

Le capitaine Bertrand exerça ce commerce avechonneur et profit pendant cinq ans, c’est-à-dire depuis 1815jusqu’en 1820, et il comptait bien l’exercer encore bon nombred’années, lorsqu’un événement inattendu mit fin à son existence. Unjour qu’il remontait la rivière des Poissons, située sur la côteoccidentale d’Afrique, avec un chef hottentot qui devait luilivrer, moyennant deux pipes de rhum, une partie deGrands-Namaquois pour laquelle il venait de traiter, et dont ilavait d’avance le placement à la Martinique et à la Guadeloupe, ilposa par hasard le pied sur la queue d’un boqueira qui se chauffaitau soleil. Ces sortes de reptiles sont, comme on le sait, sisensibles de la queue, que la nature leur a posé à cet endroit unequantité indéfinie de sonnettes, afin que, averti par le bruit, levoyageur ne leur marche pas dessus. Le boqueira se redressa doncrapide comme un éclair, et mordit le capitaine Bertrand à la main.Le capitaine Bertrand, quoique fort dur à la douleur, poussa uncri. Le chef hottentot se retourna, vit de quoi il s’agissait, etdit gravement :

– Homme mordu, homme mort.

– Je le sais pardieu bien ! répondit lecapitaine, et c’est pour cela que je crie.

Puis, soit pour sa satisfaction personnelle,soit par philanthropie, et pour que le serpent qui l’avait mordun’en mordit plus d’autre, il empoigna le boqueira à belles mains etlui tordit le cou. Mais cette exécution était à peine faite, queles forces manquèrent au brave capitaine, et qu’il tomba mort prèsdu reptile.

Tout cela s’était passé si rapidement, que,lorsque Jacques, qui était à vingt-cinq pas à peu près en arrièredu capitaine, arriva près de lui, ce dernier était déjà vert commeun lézard. Il voulut parler ; mais à peine put-il balbutierquelques mots sans suite, et il expira. Dix minutes après, soncorps était bariolé de taches noires et jaunes, ni plus ni moinsqu’un champignon vénéneux.

Il n’y avait pas à songer à rapporter le corpsdu capitaine à bord de la Calypso, tant, grâce àl’admirable subtilité du poison, la décomposition était rapide.Jacques et les douze matelots qui l’accompagnaient creusèrent unefosse, couchèrent le capitaine dedans, et le recouvrirent de toutesles pierres qu’on put trouver dans les environs, afin de legarantir, si la chose était possible, de la dent des hyènes et deschacals. Quant au serpent à sonnettes, un des matelots s’enchargea, s’étant rappelé que son oncle, qui était pharmacien àBrest, lui avait recommandé, s’il rencontrait jamais un de cesreptiles, de tâcher de le lui apporter, mort ou vivant, pour lemettre dans un bocal à la porte de sa boutique, entre une bouteillepleine d’eau rouge et une bouteille pleine d’eau bleue.

Il y a un adage commercial qui dit :« Les affaires avant tout ». En vertu de cet adage, ilfut décidé, entre le chef hottentot et Jacques, que cettecatastrophe n’empêcherait pas le marché conclu de s’exécuter.Jacques alla donc chercher au kraal voisin les cinquanteGrands-Namaquois vendus ; après quoi, le chef hottentot vintprendre au brick les deux pipes de rhum promises. Cet échange fait,les deux négociants se séparèrent enchantés l’un de l’autre, sepromettant de ne pas en rester là, à l’avenir, de leurs relationscommerciales.

Le soir même, Jacques rassembla tous lesmatelots sur le pont, depuis le contremaître jusqu’au derniermousse.

Et, après un discours concis mais éloquent,sur les vertus sans nombre qui ornaient le capitaine Bertrand, ilproposa à l’équipage deux choses : la première, de vendre lacargaison, qui était complète, puis le bâtiment, d’une défaitefacile, et, après avoir partagé le prix du tout selon les droitsétablis, de se séparer bons amis et d’aller chercher fortune chacunde son côté ; la seconde, de nommer un remplaçant au capitaineBertrand, et de continuer le négoce sous la raison Calypso etCompagnie, déclarant d’avance que, tout lieutenant qu’ilétait, il se soumettait à une réélection, et serait le premier àreconnaître le nouveau capitaine qui sortirait du scrutin. À cesparoles, il arriva ce qui devait arriver, Jacques fut élu capitainepar acclamation.

Jacques choisit aussitôt pour second soncontremaître, brave Breton, natif de Lorient, et que, par allusionà la dureté remarquable de son crâne, on appelait généralementTête-de-Fer.

Le même soir, la Calypso, plusoublieuse que la nymphe dont elle portait le nom, fit voile pourles Antilles, déjà consolée, en apparence du moins, non pas dudépart du roi Ulysse, mais de la mort du capitaine Bertrand.

En effet, si elle avait perdu un maître, elleen avait trouvé un autre, et qui, certes, le valait bien. Le défuntétait un de ces vieux loups de mer qui font toutes choses selon laroutine, et non pas selon l’inspiration. Or, il n’en était pasainsi de Jacques. Jacques était éternellement l’homme de lacirconstance, universel en ce qui concernait l’art nautique ;sachant, dans une bataille ou dans une tempête, commander lamanœuvre comme le premier amiral venu, et faisant dans l’occasionun nœud à la marinière aussi bien que le dernier mousse. AvecJacques, jamais de repos, et, par conséquent, jamais d’ennui.Chaque jour amenait une amélioration dans l’arrimage et dans legréement de la goélette. Jacques aimait la Calypso commeon aime une maîtresse ; aussi était-il éternellement préoccupéd’ajouter quelque chose à sa toilette. Tantôt c’était une bonnettedont il changeait la forme, tantôt c’était une vergue dont ilsimplifiait le mouvement. Aussi, la coquette qu’elle était,obéissait-elle à son nouveau seigneur comme elle n’avait encoreobéi à personne, s’animant à sa voix, se courbant et se redressantsous sa main, bondissant sous son pied comme un cheval qui sentl’éperon, si bien que Jacques et la Calypso semblaienttellement faits l’un pour l’autre, que l’on n’aurait jamais eul’idée que désormais ils pussent vivre l’un sans l’autre.

Aussi, à part le souvenir de son père et deson frère, qui passait de temps en temps comme un nuage sur sonfront, Jacques était-il l’homme le plus heureux de la terre et dela mer. Ce n’était pas un de ces négriers avides qui perdent lamoitié de leurs profits en voulant trop gagner, et pour qui le malqu’ils font, après avoir passé en habitude, est devenu un plaisir.Non, c’était un bon négociant, faisant son commerce en conscience,ayant pour ses Cafres, ses Hottentots, ses Sénégambiens ou sesMozambiques presque autant de soins que si c’étaient des sacs desucre, des caisses de riz ou des balles de coton. Ils étaient biennourris ; ils avaient de la paille pour se coucher ; ilsprenaient deux fois par jour l’air sur le pont. On n’enchaînait queles récalcitrants ; et, en général, on tâchait, autant quepossible, de vendre les maris avec les femmes, et les enfants avecles mères ; ce qui était une délicatesse inouïe et avait fortpeu d’imitateurs parmi les confrères de Jacques. Aussi les nègresde Jacques arrivaient-ils à leur destination généralement bienportants et gais, ce qui faisait que, presque toujours, Jacques lesrevendait à un prix supérieur.

Il va sans dire que Jacques ne s’arrêtaitjamais assez longtemps à terre pour s’y créer un attachementsérieux. Comme il nageait dans l’or et roulait sur l’argent, lesbelles créoles de la Jamaïque, de la Guadeloupe et de Cuba luiavaient fait plus d’une fois les doux yeux ; il y avait mêmedes pères qui, ignorant que Jacques fût un mulâtre et le prenantpour un honnête négrier européen, lui faisaient de temps en tempsdes ouvertures sur le mariage. Mais Jacques avait ses idées àl’endroit de l’amour. Jacques connaissait à fond sa mythologie etson histoire sainte ; il savait l’apologue d’Hercule etd’Omphale, et l’anecdote de Samson et de Dalila. Aussi avait-ildécidé qu’il n’aurait pas d’autre femme que la Calypso.Quant à des maîtresses, Dieu merci, il n’en manquait pas ; ilen avait des noires, des rouges, des jaunes et des chocolats, selonqu’il changeait au Congo, aux Florides, au Bengale ou à Madagascar.À chaque voyage, il en prenait une nouvelle, qu’il donnait enarrivant à quelque ami, chez lequel il était sûr qu’elle seraitbien traitée, s’étant fait un système de ne jamais garder la même,de crainte, quelle que fût sa couleur, qu’elle ne prît uneinfluence quelconque sur son esprit. Car, il faut le dire, ce queJacques aimait avant toutes choses, c’était sa liberté.

Puis, ajoutons que Jacques avait encore unefoule d’autres plaisirs. Jacques était sensuel comme un créole.Toutes les grandes choses de la nature l’affectaientagréablement ; seulement, au lieu d’impressionner son esprit,elles agissaient sur ses sens. Il aimait l’immensité, non pas parceque l’immensité fait rêver à Dieu, mais parce que plus il y ad’espace, mieux on respire ; il aimait les étoiles, non pasparce qu’il pensait que c’étaient autant de mondes roulant dansl’espace, mais parce qu’il trouvait doux d’avoir au-dessus de satête un dais d’azur brodé de diamants, il aimait les hautes forêts,non pas parce que leurs profondeurs sont pleines de voixmystérieuses et poétiques, mais parce que leur voûte épaisseprojette une ombre que ne peuvent pas percer les rayons dusoleil.

Quant à son opinion sur l’état qu’il exerçait,son opinion était que c’était une industrie parfaitement légale. Ilavait toute sa vie vu vendre et acheter des nègres ; ilpensait donc, dans sa conscience, que les nègres étaient faits pourêtre vendus et achetés. Quant à la validité du droit que l’hommes’est arrogé de trafiquer de son semblable, cela ne le regardaitaucunement ; il achetait et payait ; donc, la chose étaità lui, et, du moment qu’il avait acheté et payé il avait le droitde revendre : aussi, jamais Jacques n’avait imité une seulefois l’exemple de ses confrères, qu’il avait vus faire la chasseaux nègres pour leur propre compte ; Jacques aurait regardécomme une affreuse injustice, soit par force, soit par ruse, des’emparer personnellement d’une créature libre pour en faire unesclave ; mais, du moment que cette créature libre étaitdevenue esclave par une circonstance indépendante de sa volonté àlui, Jacques, il ne voyait aucune difficulté à traiter d’elle avecson propriétaire.

Or, on comprend que la vie que menait Jacquesétait une agréable vie, d’autant plus agréable qu’elle avait, detemps à autre, ses journées de combat, comme du temps du capitaineBertrand ; la traite des noirs avait été abolie par un congrèsde gouvernants, qui avait probablement trouvé qu’elle nuisait à latraite des blancs ; de sorte qu’il arrivait parfois quequelques bâtiments qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas,voulaient absolument savoir ce que la Calypso venait fairesur les côtes du Sénégal ou dans les mers de l’Inde. Alors, si lecapitaine Jacques était dans ses jours de bonne humeur, ilcommençait par amuser le bâtiment trop curieux en lui montrant despavillons de toutes couleurs ; puis, quand il était las dejouer avec lui des charades en action, il hissait son pavillon àlui, qui était trois têtes de noirs, posées deux et une sur champde gueules ; alors la Calypso prenait chasse, et lafête commençait.

Outre les vingt canons qui ornaient sessabords, la Calypso, pour ces occasions-là seulement,possédait à son arrière deux pièces de trente-six, dont la portéedépassait celle des bâtiments ordinaires ; or, comme elleétait excellente voilière, et qu’elle obéissait à son maître audoigt et à l’œil, elle engageait juste autant de voiles qu’il enfallait pour maintenir le bâtiment qui lui donnait la chasse à laportée de ses deux pièces. Il en résultait que, tandis que lesboulets ennemis venaient mourir dans son sillage, chacun de sesboulets à elle, et Jacques, croyez-le bien, n’avait pas oublié sonmétier de pointeur, enfilait le navire négrophile de bout en bout.Cela durait le temps qu’il plaisait à Jacques de faire ce qu’ilappelait sa partie de quilles ; puis, lorsqu’il trouvait lebâtiment indiscret suffisamment puni de son indiscrétion, ilajoutait quelques voiles de cacatois, quelques bonnettes deperroquet, quelques brigantines de son invention, aux voiles déjàdéployées, envoyait une couple de boulets ramés en signe d’adieu àson partenaire, et, filant sur l’eau comme quelque oiseau de merattardé qui regagne son nid, il le laissait boucher ses trous,rajuster ses agrès, renouer ses cordages et disparaissait àl’horizon.

Ces escapades, comme on le comprend bien, luirendaient l’entrée des ports un peu plus difficile ; mais laCalypso était une coquette qui savait changer de tournureet même de visage, selon l’occasion. Tantôt elle prenait quelquenom virginal et quelque allure naïve, s’appelaitLa Belle-Jenny ou La Jeune-Olympe, etse présentait avec un air d’innocence qui faisait plaisir àvoir ; alors elle venait, disait-elle de charger du thé àCanton, du café à Moka, ou des épices à Ceylan. Elle donnait deséchantillons de son chargement, elle recevait des commandes, elledemandait des passagers. Le capitaine Jacques était un bon paysanbas-breton, avec sa grande veste, ses longs cheveux, son largechapeau, enfin toute la défroque de défunt Bertrand. Tantôt laCalypso changeait de sexe ; elle s’appelait leSphinx ou le Léonidas ; son équipagerevêtait l’uniforme français, et elle entrait dans la rade, drapeaublanc déployé, saluant courtoisement le fort, qui lui rendaitcourtoisement son salut. Alors son capitaine était, selon soncaprice, ou un vieux loup de mer, maugréant, jurant, sacrant, neparlant que par tribord et bâbord, et ne comprenant pas à quoipouvait servir la terre, si ce n’était pour y aller de temps entemps renouveler son eau et faire sécher du poisson ; ou bienquelque bel officier fashionable, tout frais émoulu de l’école, àqui le gouvernement, pour récompenser les services de ses ancêtres,avait donné un commandement que sollicitaient dix anciensofficiers. En ce cas, le capitaine Jacques se faisait appelerM. de Kergouran ou M. de Champ-Fleury ; ilavait la vue basse, ne regardait qu’en clignant de l’œil, etparlait en grasseyant. Tout cela eût été bien vite reconnu pour unecomédie dans un port de France ou d’Angleterre ; mais celaavait un énorme succès à Cuba, à la Martinique, à la Guadeloupe ouà Java.

Quant au placement des fonds qui provenaientde son commerce, c’était pour Jacques, qui ne comprenait pas tousles mouvements de l’agio et tous les calculs de l’escompte la chosela plus simple : en échange de son or et de ses traites, ilprenait à Visapour et à Guzarate les plus beaux diamants qu’ilpouvait y trouver ; si bien que Jacques avait fini par seconnaître presque aussi bien en diamants qu’en nègres. Puis ilmettait les nouveaux achetés près des anciens dans une ceinturequ’il portait habituellement sur lui. N’avait-il plus d’argent, ilfouillait à sa ceinture, en tirait, selon l’occasion, un brillantgros comme un petit pois ou un diamant de la taille d’une noisette,entrait chez un juif, le faisait peser et le lui cédait au prix dutarif. Puis, comme Cléopâtre, qui buvait les perles que lui donnaitAntoine, lui buvait et mangeait son diamant ; seulement, aucontraire de la reine d’Égypte, Jacques en faisait habituellementplusieurs repas.

Grâce à ce système d’économie, Jacques portaitincessamment sur lui une valeur de deux ou trois millions, qui, àla rigueur, tenant dans le creux de la main, était facile à cacherdans l’occasion : car Jacques ne se dissimulait pas qu’uneprofession comme la sienne avait des chances opposées ; quetout n’était pas roses dans le métier qu’il faisait, et qu’aprèsdes années de bonheur, il pourrait arriver un jour de revers.

Mais, en attendant ce jour inconnu, Jacques,comme nous l’avons dit, menait une vie fort douce, et qu’il n’eûtpas échangée contre celle d’un roi quelconque, vu que, déjà, àcette époque, l’emploi de roi commençait à être d’un assez médiocreagrément ; notre aventurier eût donc été parfaitement heureux,si, parfois, le souvenir de son père et de Georges n’était venuassombrir sa pensée ; aussi, un beau jour, n’y put-il résisterplus longtemps, et, comme, après avoir fait un chargement enSénégambie et au Congo, il était venu compléter sa cargaison surles côtes de Mozambique et dans l’Anguebar, il résolut de pousserjusqu’à l’île de France et de s’informer si son père ne l’avait pasquittée, ou si son frère n’y était pas revenu : il avait, enconséquence, en approchant de la côte, fait les signaux habituelsaux négriers, on y avait répondu par les signaux correspondants. Lehasard avait fait que ces signaux avaient été échangés entre lepère et le fils ; de sorte que, le soir, Jacques s’étaittrouvé non seulement sur le rivage natal mais encore dans les brasde ceux qu’il était venu y chercher.

Chapitre 15La boîte de Pandore

Ce fut, comme on le comprend bien, un grandbonheur pour ce père et pour ces frères, qui ne s’étaient pas vusdepuis si longtemps, que de se trouver ainsi réunis au moment oùils s’y attendaient le moins : il y eut bien, au premiermoment, dans le cœur de Georges, grâce à un reste d’éducationeuropéenne, un mouvement de regret en retrouvant son frère marchandde chair humaine ; mais ce premier mouvement fut bien vitedissipé. Quant à Pierre Munier, qui n’avait jamais quitté l’île, etqui, par conséquent devait tout envisager du point de vue descolonies, il n’y fit pas même attention ; il était,d’ailleurs, entièrement absorbé, le pauvre père, dans le bonheurinespéré de revoir ses enfants.

Jacques, comme c’était tout simple, revintcoucher à Moka. Georges, lui et leur père ne se séparèrent que fortavant dans la nuit. Pendant cette première et douce causerie,chacun fit part à ces intimes de son âme de tout ce qu’il avaitdans le cœur. Pierre Munier épancha sa joie. Il n’avait rien autrechose en lui que son amour paternel. Jacques raconta sa vieaventureuse, ses plaisirs étranges, son bonheur excentrique. Puisvint le tour de Georges, et Georges raconta son amour.

À ce récit, Pierre Munier frémit de tous sesmembres : Georges, mulâtre, fils de mulâtre, aimait uneblanche, et déclarait, en avouant son amour, que cette femme luiappartiendrait. C’était une audace inouïe et sans exemple auxcolonies, qu’un pareil orgueil ; et, à son avis, cet orgueildevait attirer sur celui dans le cœur duquel il s’était allumé,toutes les douleurs de la terre et toute la colère du ciel.

Quant à Jacques, il comprenait parfaitementque Georges aimât une femme blanche, quoique, pour mille raisonsqu’il déduisait à merveille, il préférât de beaucoup les femmesnoires. Mais Jacques était trop philosophe pour ne pas comprendreet respecter les goûts de chacun. D’ailleurs il trouvait queGeorges, beau comme il l’était, riche comme il l’était, supérieuraux autres hommes comme il l’était, pouvait aspirer à la main dequelque femme blanche que ce fût, cette femme fût-elle Aline, reinede Golconde !

En tout cas, il offrait à Georges un expédientqui simplifiait bien les choses ; c’était, en cas de refus dela part de M. de Malmédie, d’enlever Sara et de ladéposer dans un coin du monde quelconque, à son choix, où Georgesirait la rejoindre. Georges remercia son frère de son offreobligeante ; mais, comme il avait pour le moment un autre planarrêté, il refusa.

Le lendemain, les habitants de Moka seréunirent presque avec le jour, tant ils avaient de choses,oubliées la veille, à se redire de nouveau. Vers les onze heures,Jacques eut envie de revoir tous ces lieux où s’était écoulée sonenfance, et proposa à son père et à son frère une promenade desouvenirs. Le vieux Munier accepta ; mais Georges attendait,comme on se le rappelle, des nouvelles de la ville ; il futdonc obligé de les laisser partir ensemble et de rester àl’habitation où il avait donné rendez-vous à Miko-Miko.

Au bout d’une demi-heure, Georges vit paraîtreson messager ; il portait sa longue perche de bambou et sesdeux paniers, comme s’il eût fait son commerce en ville ; carle prévoyant industriel avait pensé qu’il pouvait, sur sa route,rencontrer quelque amateur de chinoiseries. Georges, malgré cepouvoir qu’à si grand-peine il avait conquis sur lui-même, allaouvrir la porte, le cœur bondissant, car cet homme avait vu Sara etallait lui parler d’elle.

Tout s’était passé de la façon la plus simplecomme on doit bien le penser. Miko-Miko, usant de son privilèged’entrer partout, était entré dans la maison deM. de Malmédie, et Bijou, qui avait déjà vu sa jeunemaîtresse faire au Chinois l’acquisition d’un éventail, l’avaitconduit droit à Sara.

À la vue du marchand, Sara avaittressailli ; car, par une chaîne toute naturelle d’idées et decirconstances, Miko-Miko lui rappelait Georges : elle s’étaitdonc empressée de l’accueillir, n’ayant qu’un regret, c’étaitd’être forcée de dialoguer avec lui par signes. Alors Miko-Mikoavait tiré de sa poche la carte de Georges, sur laquelle, de samain, Georges avait écrit les prix des différents objets queMiko-Miko avait pensé devoir tenter le cœur de Sara, et la donna àla jeune fille du côté où était gravé le nom.

Sara rougit malgré elle, et retourna vivementla carte. Il était évident que Georges, ne pouvant la voir,employait ce moyen de se rappeler à son souvenir. Elle acheta sansmarchander tous les objets dont le prix était écrit de la main dujeune homme : puis, comme le marchand ne pensait pas à luiredemander cette carte, elle ne pensa point à la lui rendre.

En sortant de chez Sara, Miko-Miko avait étéarrêté par Henri, qui de son côté l’avait emmené chez lui pourvisiter toute sa pacotille. Henri n’avait rien acheté pour lemoment mais il avait fait comprendre à Miko-Miko que, étant sur lepoint d’épouser très prochainement sa cousine, il avait besoin desplus charmants brimborions que le marchand pourrait luiprocurer.

Cette double visite chez la jeune fille etchez son cousin avait permis à Miko-Miko d’observer la maison endétail. Or, comme Miko-Miko parmi les bosses qui ornaient son crânenu avait, au plus haut degré, celle de la mémoire des localités, ilavait parfaitement retenu la distribution architecturale de lademeure de M. de Malmédie.

La maison avait trois entrées : l’une quidonnait, comme nous l’avons dit, par un pont traversant leruisseau, sur le jardin de la Compagnie ; l’autre, du côtéopposé, qui donnait, à l’aide d’une ruelle plantée d’arbres etformant retour, sur la rue du Gouvernement enfin, la troisième, quidonnait sur la rue de la Comédie, et qui était une entréelatérale.

En pénétrant dans la maison par sa porteprincipale, c’est-à-dire par le pont qui traversait le ruisseau etdonnait sur le jardin de la Compagnie, on se trouvait dans unegrande cour carrée, plantée de manguiers et de lilas de Chine, àtravers l’ombrage et les fleurs desquels on apercevait en face desoi la demeure principale, dans laquelle on entrait par une porteparallèle à peu près à celle de la rue ; ainsi placé, onavait, au premier plan à sa droite, les cases des noirs, et, à sagauche, les écuries. Au second plan, à droite, un pavillon ombragépar un magnifique sang-dragon, et, en face de ce pavillon, uneseconde habitation destinée aussi aux esclaves. Enfin, au troisièmeplan, on avait, à gauche, l’entrée latérale qui donnait dans la ruede la Comédie, et, à droite, un passage conduisant à un petitescalier et se dirigeant à la ruelle plantée d’arbres formantterrasse, qui donnait, par son retour, en face du théâtre. De cettefaçon, si l’on a bien suivi la description que nous venons defaire, on verra que le pavillon se trouvait séparé du corps delogis par le passage. Or, comme ce pavillon était la retraitefavorite de Sara, et que c’était dans ce pavillon qu’elle passaitla plus grande partie de son temps, le lecteur nous permettrad’ajouter quelques mots à ce que nous en avons déjà dit dans un denos précédents chapitres.

Ce pavillon avait quatre faces, quoiqu’il nefût visible que de trois côtés. En effet, un de ses cotés attenaitaux cases des noirs. Les trois autres donnaient, l’un sur la courd’entrée où étaient plantés les manguiers, les lilas de Chine et lesang-dragon ; l’autre sur le passage conduisant au petitescalier ; l’autre, enfin, sur un grand chantier de bois, àpeu près désert, qui donnait, d’un côté, sur le même ruisseau quiprolongeait une des façades extérieures de la maison deM. de Malmédie : de l’autre, contre la ruelleplantée d’arbres, et élevée, au-dessus du chantier d’une douzainede pieds, à peu près. Contre cette ruelle étaient adossées deux outrois maisons, dont les toits, doucement inclinés, offraient unepente facile à ceux qui eussent désiré, par un motif quelconque, sedispensant de la route de tout le monde, pénétrer incognito de laruelle dans le chantier.

Ce pavillon avait trois fenêtres et une portedonnant comme nous l’avons dit, sur la cour. Une des fenêtress’ouvrait près de cette porte ; une autre sur le passage, etune troisième sur le chantier.

Pendant le récit de Miko-Miko, Georges avaitsouri trois fois, mais avec des expressions bien différentes. Lapremière, lorsque son ambassadeur lui avait dit que Sara avaitgardé la carte ; la seconde, lorsqu’il avait parlé du mariagede Henri avec sa cousine ; la troisième, lorsqu’il lui avaitappris qu’on pouvait pénétrer dans le pavillon par la fenêtre duchantier.

Georges plaça en face de Miko-Miko un crayonet du papier, et, tandis que, pour plus grande sécurité, lemarchand traçait le plan de la maison, il prit lui-même une plumeet se mit à écrire une lettre.

La lettre et le plan de la maison furent finisen même temps.

Alors Georges se leva et alla chercher dans sachambre un merveilleux petit coffret de Boule, digne d’avoirappartenu à madame de Pompadour, mit dedans la lettre qu’il venaitd’écrire, ferma le coffret à clef, et remit le coffret et la clef àMiko-Miko en lui donnant ses instructions ; après quoi,Miko-Miko reçut un nouveau quadruple en récompense de la nouvellecommission qu’il allait faire, et, replaçant son bambou enéquilibre sur son épaule, reprit le chemin de la ville du même pasdont il était venu ; ce qui annonçait que, dans quatre heuresà peu près, il serait près de Sara.

Comme Miko-Miko venait de disparaître au boutde l’allée d’arbres qui conduisait à la plantation, Jacques et sonpère rentrèrent par une porte de derrière. Georges, qui était surle point d’aller les rejoindre, s’étonna de ce prompt retour ;mais Jacques avait vu au ciel des signes qui annonçaient unprochain coup de vent, et, quoiqu’il eût pleine et entièreconfiance dans maître Tête-de-Fer, son lieutenant, il aimait tropsincèrement la Calypso pour confier à un autre le soin deson salut dans une si grave circonstance. Il venait donc dire adieuà son frère ; car, du haut de la montagne du Pouce où il étaitmonté pour voir si la goélette était toujours à son poste, il avaitaperçu la Calypso courant des bordées à deux lieues à peuprès de la côte, et il avait alors fait le signal convenu entre sonsecond et lui dans le cas où une circonstance quelconque leforcerait de retourner à bord. Ce signal avait été vu, et Jacquesne doutait pas que, dans deux heures, la chaloupe qui l’avait amenéne fût prête à le reprendre.

Le pauvre père Munier avait fait tout ce qu’ilavait pu pour garder son fils près de lui ; mais Jacques luiavait répondu de sa douce voix :

– Cela ne se peut pas, mon père.

Et, à l’intonation tendre mais ferme de cettevoix le vieillard avait compris que c’était de la part de son filsune résolution prise ; il n’avait donc pas insisté.

Quant à Georges, il comprenait si parfaitementle motif qui ramenait Jacques à son bord, qu’il n’essaya pas mêmede le détourner de ce projet. Seulement, il déclara à son frère quelui et son père l’accompagneraient jusqu’au delà de la chaîne duPieterboot, du versant opposé de laquelle ils pouvaient voirJacques s’embarquer, et, une fois en mer le suivre des yeux jusqu’àson bâtiment.

Jacques partit donc accompagné de Georges etde son père, et tous trois, par des sentiers connus des seulschasseurs, arrivèrent à la source de la rivière des Calebasses. Là,Jacques prit congé de ces amis de son cœur, qu’il avait si peu vus,mais qu’il promit solennellement de revoir bientôt.

Une heure après, la chaloupe avait quitté lerivage, emmenant Jacques, qui, fidèle à cet amour que le marinéprouve pour son navire, retournait sauver la Calypso oupérir avec elle.

À peine Jacques fut-il remonté à bord, que lagoélette, qui jusque-là avait couru des bordées, mit le cap surl’île de Sable et s’éloigna le plus rapidement qu’elle put vers lenord.

Pendant ce temps, le ciel et la mer étaientdevenus de plus en plus menaçants. La mer mugissait et montait àvue d’œil, quoique ce ne fût pas l’heure de la marée. Le ciel, deson côté, comme s’il eût voulu rivaliser avec l’Océan roulait desvagues de nuages qui couraient rapidement, et qui se déchiraienttout à coup pour laisser passer des rafales de vent variant del’est-sud-est au sud-est et sud-sud-est. Cependant ces symptômes,pour tout autre qu’un marin, ne présageaient qu’une tempêteordinaire. Plusieurs fois déjà dans l’année, il y avait eu desmenaces pareilles sans qu’elles fussent suivies d’aucunecatastrophe. Mais, en rentrant à l’habitation, Georges et son pèrefurent forcés de reconnaître la sagacité du coup d’œil de Jacques.Le mercure du baromètre était descendu au-dessous de vingt-huitpouces.

Aussitôt Pierre Munier donna l’ordre aucommandeur de faire couper partout les tiges des maniocs, afin desauver au moins les racines qui, dans le cas où l’on ne prend pascette précaution, sont presque toujours arrachées de terre etemportées par le vent.

De son côté, Georges donna à Ali l’ordre delui seller Antrim pour huit heures. À cet ordre, Pierre Muniertressaillit.

– Et pourquoi faire seller ton cheval ?demanda-t-il avec effroi.

– Je dois être à la ville à dix heures, monpère, répondit Georges.

– Mais, malheureux, c’est impossible !s’écria le vieillard.

– Il le faut, mon père, dit Georges.

Et dans l’accent de cette voix, comme danscelle de Jacques, le pauvre père reconnut une telle résolution,qu’il baissa la tête en soupirant, mais sans insisterdavantage.

Pendant ce temps-là, Miko-Miko accomplissaitsa mission.

À peine arrivé à Port-Louis, il s’étaitacheminé vers la maison de M. de Malmédie, dont lacommande de Henri lui avait ouvert doublement l’entrée. Il s’yprésentait cette fois avec d’autant plus de confiance qu’en passantsur le port il avait vu MM. de Malmédie, père et fils,occupés à regarder les bâtiments à l’ancre, dont les capitaines,dans l’attente du coup de vent qui menaçait, doublaient lesamarres. Il entra donc chez M. de Malmédie, sans craindred’être dérangé par personne dans ce qu’il venait y faire, et Bijou,qui avait vu Miko-Miko en conférence le matin même avec son jeunemaître et celle qu’il regardait d’avance comme sa jeune maîtresse,le conduisit droit à Sara, qui, selon son habitude, était dans sonpavillon.

Comme l’avait prévu Georges, au milieu desnouveaux objets que le brocanteur venait offrir à la curiosité dela jeune créole, ce fut le charmant coffret de Boule qui attiraaussitôt ses regards. Sara le prit, le tourna et le retourna detous côtés, et, après en avoir admiré l’extérieur, elle voulutl’examiner en dedans et demanda la clef pour l’ouvrir ; alorsMiko-Miko fit semblant de chercher cette clef de tous côtés, maisses recherches furent inutiles. Il finit par faire signe qu’il nel’avait pas, et que sans doute, il l’avait oubliée à la maison, oùil allait la chercher, il sortit donc aussitôt, laissant le coffretet promettant de venir rapporter la clef.

Dix minutes après, et pendant que la jeunefille, dans toute l’ardeur de sa curiosité enfantine, tournait etretournait le miraculeux coffret, Bijou rentra et lui donna laclef, que Miko-Miko s’était contenté de renvoyer par un nègre.

Peu importait à Sara comment la clef luivenait, pourvu que la clef lui vînt ; elle la prit donc desmains de Bijou, qui se retira pour aller fermer promptement tousles volets de la maison menacés par l’ouragan. Sara, restée seule,s’empressa d’ouvrir le coffre.

Le coffre, comme on le sait, ne contenaitqu’un papier qui n’était pas même cacheté, mais seulement plié enquatre.

Georges avait tout prévu, tout calculé.

Il fallait que Sara fût seule au moment oùelle trouverait sa lettre ; il fallait que la lettre fûtouverte pour que Sara ne pût pas la renvoyer en disant qu’elle nel’avait pas lue.

Aussi Sara, se voyant seule, hésita-t-elle uninstant ; mais, devinant d’où lui venait ce billet, emportéepar la curiosité, par l’amour, par ces mille sentiments enfin quibouillonnent dans le cœur des jeunes filles, elle ne put résisterau désir de voir ce que lui écrivait Georges, et, tout émue ettoute rougissante, elle prit le billet, le déplia, et lut ce quisuit :

« Sara,

Je n’ai pas besoin de vous dire que je vousaime, vous le savez ; le rêve de toute mon existence a été unecompagne comme vous. Or, il y a dans le monde de ces positionsexceptionnelles et dans la vie de ces moments suprêmes où toutesles convenances de la société tombent devant la terriblenécessité.

Sara, m’aimez-vous ?

Pesez ce que sera votre vie avecM. de Malmédie, pesez ce que sera votre vie avec moi.

Avec lui, la considération de tous.

Avec moi, la honte d’un préjugé.

Seulement, je vous aime, je vous le répète,plus qu’aucun homme au monde ne vous a aimée et ne vous aimerajamais.

Je sais que M. de Malmédie hâte lemoment où il doit devenir votre mari ; il n’y a donc pas detemps à perdre ; vous êtes libre, Sara : mettez la mainsur votre cœur, et prononcez entre M. Henri et moi.

Votre réponse me sera aussi sacrée que leserait un ordre de ma mère. Ce soir, à dix heures, je serai aupavillon pour la recevoir.

Georges. »

Sara regarda autour d’elle, effrayée. Il luisembla qu’en se retournant elle allait voir Georges.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et, au lieude Georges Sara vit paraître Henri ; elle cacha la lettre deGeorges dans sa poitrine.

Henri avait, en général, et comme nous l’avonsvu, d’assez mauvaises inspirations à l’égard de sa cousine ;cette fois, il ne fut pas plus heureux que de coutume. Le momentétait mal choisi pour se présenter devant Sara, toute préoccupéequ’elle était d’un autre.

– Pardon, ma chère Sara, dit Henri, si j’entrechez vous ainsi sans me faire annoncer ; mais, au point oùnous en sommes, et entre gens qui, dans quinze jours, seront mariet femme, il me semble, quoi que vous en disiez, que de pareilleslibertés sont permises. D’ailleurs, je viens pour vous dire que, sivous avez dehors quelques belles fleurs auxquelles vous teniez,vous ne ferez pas mal de les faire rentrer.

– Et pourquoi cela ? demanda Sara.

– Ne voyez-vous pas qu’il se prépare un coupde vent, et que, pour les fleurs comme pour les gens, mieux vaudra,cette nuit, être dedans que dehors.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Sara en songeantà Georges, y aura-t-il donc du danger ?

– Pour nous qui avons une maison solide, non,dit Henri ; mais pour les pauvres diables qui demeurent dansdes cases ou qui auront affaire par les chemins, oui, et j’avoueque je ne voudrais pas être à leur place.

– Vous croyez, Henri ?

– Pardieu ! si je le crois. Tenez,entendez-vous ?

– Quoi ?

– Les filaos du jardin de la Compagnie.

– Oui, oui. Ils gémissent, et c’est signe detempête, n’est-ce pas ?

– Et voyez le ciel, comme il se couvre. Ainsi,je vous le répète, Sara, si vous avez quelque fleur à rentrer, vousn’avez pas de temps à perdre ; moi, je vais enfermer meschiens.

Et Henri sortit pour mettre sa meute à l’abride l’orage.

En effet, la nuit venait avec une rapiditéinaccoutumée, car le ciel se couvrait de gros nuages noirs ;de temps en temps, des bouffées de vent passaient, ébranlant lamaison ; puis tout redevenait calme, mais de ce calme pesantqui semble l’agonie de la nature haletante. Sara regarda dans lacour, et vit les manguiers qui frissonnaient comme s’ils eussentété doués du sentiment et qu’ils eussent pressenti la lutte quiallait avoir lieu entre le vent, la terre et le ciel, tandis queles lilas de Chine inclinaient tristement leurs fleurs vers le sol.La jeune fille, à cette vue, se sentit prise d’une terreurprofonde, et elle joignit les mains en murmurant :

– O mon Dieu, Seigneur, protégez-le !

En ce moment, Sara entendit la voix de sononcle qui l’appelait. Elle ouvrit la porte.

– Sara, dit M. de Malmédie, Saravenez ici, mon enfant ; vous ne seriez pas en sûreté dans lepavillon.

– Me voilà, mon oncle, dit la jeune fille enfermant la porte et tirant la clef après elle, de peur quequelqu’un n’y entrât en son absence.

Mais, au lieu de se réunir à Henri et à sonpère, Sara rentra dans sa chambre. Un instant après,M. de Malmédie vint voir ce qu’elle y faisait. Elle étaità genoux devant le Christ qui était au pied de son lit.

– Que faites-vous donc là, dit-il, au lieu devenir prendre le thé avec nous ?

– Mon oncle, répondit Sara, je prie pour lesvoyageurs.

– Ah ! pardieu ! ditM. de Malmédie, je suis sûr qu’il n’y aura pas, danstoute l’île, un homme assez fou pour se mettre en route par letemps qu’il fait.

– Dieu vous entende, mon oncle ! ditSara.

Et elle continua de prier.

En effet, il n’y avait plus de doute, etl’événement, qu’avec son coup d’œil de marin Jacques avait prédit,allait se réaliser : un de ces terribles ouragans, qui sont laterreur des colonies, menaçait l’île de France. La nuit, comme nousl’avons dit, était venue avec une vitesse effrayante ; maisles éclairs se succédaient avec une telle rapidité et un tel éclat,que cette obscurité était remplacée par un jour bleuâtre et livide,qui donnait à tous les objets la teinte cadavéreuse de ces mondesexpirés que Byron fait visiter à Caïn, sous la conduite de Satan.Chacun des courts intervalles, pendant lesquels ces éclairs presqueincessants laissaient les ténèbres maîtresses de la terre, étaitrempli par de lourds grondements de tonnerre qui prenaientnaissance derrière les montagnes, semblaient rouler sur leurspentes, s’élevaient au-dessus de la ville, et allaient se perdredans les profondeurs de l’horizon. Puis, comme nous l’avons dit, delarges et puissantes bouffées de vent suivaient la foudre voyageuseet passaient à leur tour, courbant, comme s’ils eussent été desbaguettes de sanie, les arbres les plus vigoureux, qui serelevaient lentement et pleins de crainte, pour se courber, seplaindre et gémir encore sous quelque nouvelle rafale, toujoursplus forte que celle qui la précédait.

C’était au cœur de l’île surtout, dans lequartier de Moka et dans les plaines Williams, que l’ouragan, libreet comme joyeux de sa liberté, était plus magnifique à contempler.Aussi, Pierre Munier était-il doublement effrayé de voir Jacquespartir et Georges prêt à partir, mais, toujours faible devant uneforce morale quelconque, le pauvre père avait plié, et, tout enfrémissant aux mugissements du vent, tout en pâlissant auxgrondements de la foudre, tout en tressaillant à chaque éclair, iln’essayait même plus de retenir Georges près de lui. Quant au jeunehomme, on eût dit qu’il grandissait à chaque minute qui lerapprochait du danger ; tout au contraire de son père, àchaque bruit menaçant, il relevait la tête ; à chaque éclair,il souriait ; lui qui avait jusqu’alors essayé de toutes lesluttes humaines, on eût dit qu’il lui tardait, comme à don Juan, delutter avec Dieu.

Aussi, lorsque l’heure du départ fut venue,avec cette inflexibilité de résolution qui était le caractèredistinctif, nous ne dirons pas de l’éducation qu’il avait reçue,mais de celle qu’il s’était donnée, Georges s’approcha de son père,lui tendit la main, et, sans paraître comprendre le tremblement duvieillard, il sortit d’un pas aussi assuré et d’un visage aussicalme qu’il fût sorti dans les circonstances ordinaires de la vie.À la porte, il rencontra Ali, qui avec la passivité de l’obéissanceorientale, tenait par la bride Antrim tout sellé. Comme s’il eûtreconnu le sifflement du simoun ou les rugissements du khamsin,l’enfant du désert se cabrait en hennissant ; mais, à la voixbien connue de son cavalier, il parut se calmer, et tourna de soncôté son œil hagard et ses naseaux fumants. Georges le flatta uninstant de la main en lui disant quelques mots arabes ; puis,avec la légèreté d’un écuyer consommé, il sauta en selle sans lesecours de l’étrier ; au même instant, Ali lâcha la bride, etAntrim partit avec la rapidité de l’éclair, sans que Georges eûtmême vu son père, qui, pour se séparer le plus tard possible de sonfils bien-aimé, avait entrouvert la porte, et qui le suivit desyeux jusqu’au moment où il disparut au bout de l’avenue quiconduisait à l’habitation.

C’était, au reste, une chose admirable à voirque cet homme emporté d’une course aussi rapide que l’ouragan aumilieu duquel il passait, franchissant l’espace, pareil à Faust serendant au Brocken sur son coursier infernal. Tout autour de luiétait désordre et confusion. On n’entendait que le craquement desarbres broyés par l’aile du vent. Les cannes à sucre, les plants demanioc, arrachés de leurs tiges, traversaient l’air, pareils à desplumes emportées par le vent. Des oiseaux, saisis au milieu de leursommeil et enlevés par un vol qu’ils ne pouvaient plus diriger,passaient tout autour de Georges en poussant des cris aigus, tandisque, de temps en temps, quelque cerf effrayé traversait la routeavec la rapidité d’une flèche. Alors, Georges était heureux, carGeorges sentait son cœur se gonfler d’orgueil ; lui seul étaitcalme au milieu du désordre universel, et, quand tout pliait ou sebrisait autour de lui, lui seul poursuivait son chemin vers le butque lui fixait sa volonté, sans que rien pût le faire dévier de saroute, sans que rien pût le distraire de son projet.

Il alla ainsi une heure à peu près,franchissant les troncs d’arbres brisés, les ruisseaux devenustorrents, les pierres déracinées et roulant du haut desmontagnes ; puis il aperçut la mer tout émue, verdâtre,écumeuse, grondante, qui venait avec un bruit terrible battre lescôtes, comme si la main de Dieu n’eût plus été là pour la contenir.Georges était arrivé au pied de la montagne des signaux ; ilen contourna la base, toujours emporté par la course fantastique deson cheval, traversa le pont Bourgeois, prit à sa droite la rue dela Côte-d’Or, longea par derrière les murailles du quartier, et,traversant le rempart, descendit par la rue de la Rampe dans lejardin de la Compagnie ; de là, remontant par la ville déserteau milieu des débris de cheminées abattues, des murs croulants, destuiles volantes, il suivit la rue de la Comédie, tourna brusquementà droite, prit celle du Gouvernement, s’enfonça dans l’impassesituée en face du théâtre, sauta à bas de son cheval, ouvrit labarrière qui séparait l’impasse de la ruelle plantée d’arbresdominant la maison de M. de Malmédie, referma la barrièrederrière lui, jeta la bride sur le cou d’Antrim, qui, n’ayant plusd’issue, ne pouvait fuir ; puis, se laissant glisser sur lestoits adossés à la ruelle, et s’élançant des toits à terre, il setrouva dans le chantier sur lequel donnaient les fenêtres dupavillon que nous avons décrit.

Pendant ce temps, Sara était dans sa chambre,écoutant mugir le vent, se signant à chaque éclair, priant sanscesse, appelant la tempête, car elle espérait que la tempêtearrêterait Georges ; puis, tout à coup, tressaillant en sedisant tout bas que quand un homme comme lui a dit qu’il ferait unechose, dût le monde tout entier crouler sur lui, il la fera. Alorselle suppliait Dieu de calmer ce vent et d’éteindre ceséclairs : elle voyait Georges brisé sous quelque arbre, écrasépar quelque rocher roulant au fond de quelque torrent, et ellecomprenait alors, avec effroi, combien son sauveur avait pris unrapide pouvoir sur elle ; elle sentait que toute résistance àcette attraction était inutile, que toute lutte, enfin, était vainecontre cet amour, né de la veille et déjà si puissant, que sonpauvre cœur ne pouvait que se débattre et gémir, se reconnaissantvaincu sans avoir même essayé de lutter.

À mesure que l’heure s’avançait, l’agitationde Sara devenait plus vive. Les yeux fixés sur la pendule, ellesuivait le mouvement de l’aiguille, et une voix du cœur lui disaitqu’à chacune des minutes que l’aiguille marquait, Georges serapprochait d’elle. L’aiguille marqua successivement neuf heures,neuf heures et demie, dix heures moins un quart, et la tempête,loin de se calmer, devenait de moment en moment plus terrible. Lamaison tremblait jusqu’en ses fondements, et l’on eût dit, à chaqueinstant, que le vent qui la secouait allait l’arracher de sa base.De temps en temps, au milieu des plaintes des filaos, au milieu descris des nègres dont les cases, moins solides que les maisons desblancs, se brisaient au souffle de l’ouragan, comme au souffle del’enfant se brise le château de cartes qu’il vient d’élever, onentendait retentir, répondant au tonnerre, le lugubre appel dequelque bâtiment en détresse qui réclamait du secours, avec lacertitude que nul être humain ne pouvait lui en porter.

Parmi tous ces bruits divers, échos de ladévastation il sembla à Sara qu’elle entendait le hennissement d’uncheval.

Alors elle se releva tout à coup ; sarésolution était prise. L’homme qui, au milieu de pareils dangers,quand les plus braves tremblaient dans leurs maisons, venait àelle, traversant les forêts déracinées, les torrents grossis, lesprécipices béants, et tout cela pour lui dire : « Je vousaime Sara ! m’aimez-vous ? » cet homme étaitvraiment digne d’elle. Et, si Georges avait fait cela, Georges quilui avait sauvé la vie, alors elle était à Georges comme Georgesétait à elle. Ce n’était plus une résolution qu’elle prenait avecson libre arbitre, c’était une main divine qui la courbait, sansqu’elle pût s’y opposer, sous une destinée arrêtée d’avance :elle ne décidait plus elle-même de son sort, elle obéissaitpassivement à une fatalité.

Alors, avec cette décision que donnent lescirconstances suprêmes, Sara sortit de sa chambre, gagnal’extrémité du corridor, descendit par le petit escalier extérieurque nous avons indiqué et qui semblait se mouvoir sous ses pieds,se trouva à l’angle de la cour carrée, s’avança, heurtant desdébris à chaque pas, s’appuyant, pour ne pas être renversée par levent, au mur du pavillon, et gagna la porte ; au moment oùelle mettait la main à la clef, un éclair passa, lui montrant sesmanguiers tordus, ses lilas échevelés, ses fleurs brisées ;alors seulement elle put prendre une idée de cette convulsionprofonde dans laquelle la nature se débattait ; alors ellesongea qu’elle allait peut-être attendre vainement, et que Georgesne viendrait pas, non point parce que Georges aurait eu peur, maisparce que Georges serait mort. Devant cette idée, tout disparut, etSara entra vivement dans le pavillon.

– Merci, Sara ! dit une voix qui la fittressaillir jusqu’au fond du cœur, merci ! Oh ! je nem’étais pas trompé : vous m’aimez, Sara ; oh ! soyezcent fois bénie !

Et, en même temps, Sara sentit une main quiprenait la sienne, un cœur qui battait contre son cœur, une haleinequi se confondait à son haleine. Une sensation inconnue, rapide,dévorante, courut par tout son corps : haletante, éperdue,pliant sur elle-même comme une fleur plie sur sa tige, elle serenversa sur l’épaule de Georges, ayant usé, dans la lutte que,depuis deux heures, elle soutenait, toute la force de son âme etn’ayant plus que celle de murmurer :

– Georges ! Georges ! ayez pitié demoi !

Georges comprit cet appel de la faiblesse à laforce, de la pudeur de la jeune fille à la loyauté del’amant ; peut-être était-il venu dans un autre but ;mais il sentit qu’à partir de cette heure Sara était à lui ;que tout ce qu’il obtiendrait de la vierge serait autant de ravi àl’épouse, et quoique frémissant lui-même d’amour, de désir, debonheur, il se contenta de la conduire plus près de la fenêtre afinde la voir à la lueur des éclairs, et, inclinant sa tête sur cellede la jeune créole :

– Vous êtes à moi, Sara, n’est-ce pas, dit-il,à moi pour la vie !

– Oh ! oui, oui ! pour la vie !murmura la jeune fille.

– Rien ne nous séparera jamais, rien que lamort ?

– Rien que la mort !

– Vous le jurez, Sara ?

– Sur ma mère ! Georges !

– Bien ! dit le jeune homme, tressaillantà la fois de bonheur et d’orgueil. À partir de ce moment, vous êtesma femme, Sara, et malheur à celui qui essayera de vous disputer àmoi !

À ces mots, Georges appuya ses lèvres surcelles de la jeune fille ; et, craignant sans doute de ne plusêtre maître de lui-même en face de tant d’amour, de jeunesse et debeauté, il s’élança dans le cabinet voisin, dont la fenêtre, commecelle du pavillon, donnait sur le chantier, et disparut.

En ce moment, un coup de tonnerre si violentretentit que Sara tomba à genoux. Presque aussitôt, la porte dupavillon s’ouvrit, et M. de Malmédie et Henrientrèrent.

Chapitre 16La demande en mariage

Pendant la nuit, l’ouragan cessa ; maisce ne fut que le lendemain matin qu’on put apprécier les dégâtsqu’il avait causés.

Une partie des bâtiments stationnés dans leport avaient éprouvé des avaries considérables ; plusieursavaient été jetés les uns contre les autres et s’étaientmutuellement brisés. La plupart avaient été démâtés et rasés commedes pontons ; deux ou trois s’étaient, traînant leurs ancres,échouées sur l’île aux Tonneliers. Enfin, il y en avait un quiavait sombré dans le port et qui avait péri corps et biens, sansqu’on pût lui porter secours.

À terre, la dévastation n’était pas moinsgrande. Peu de maisons de Port-Louis étaient restées à l’abri de ceterrible cataclysme ; presque toutes celles qui étaientcouvertes en bardeaux, en ardoises, en tuiles, en cuivre ou enfer-blanc, avaient eu leurs couvertures enlevées. Celles qui seterminaient par des argamasses, c’est-à-dire par des terrasses àl’indienne, avaient seules complètement résisté. Aussi, le matin,les rues étaient-elles jonchées de débris, et quelques édifices netenaient-ils plus sur leurs fondements qu’à l’aide de nombreuxétais. Toutes les tribunes préparées au champ de Mars, pour lacourse, avaient été renversées. Deux pièces de canon de groscalibre, en batterie dans le voisinage de la Grande-Rivière,avaient été retournées par le vent, et on les retrouva le matindans le sens opposé à celui où on les avait laissées la veille.

L’intérieur de l’île présentait un aspect nonmoins déplorable. Tout ce qui restait de la récolte, etheureusement la récolte était à peu près faite, avait été arrachéde terre : dans plusieurs endroits, des arpents entiers deforêts présentaient l’aspect de blés couchés par la grêle. Presqueaucun arbre isolé n’avait pu résister à l’ouragan, et lestamariniers eux-mêmes, ces arbres flexibles par excellence, avaientété brisés, chose qui, jusque-là, avait été regardée commeimpossible.

La maison de M. de Malmédie, une desplus élevées de Port-Louis, avait eu beaucoup à souffrir. Il yavait même eu un moment où les secousses avaient été si violentes,que M. de Malmédie et son fils avaient résolu d’allerchercher un refuge dans le pavillon qui, bâti tout en pierre,n’ayant qu’un étage et abrité par la terrasse, donnait évidemmentmoins de prise au vent. Henri avait donc couru chez sacousine ; mais, ayant trouvé la chambre vide, il avait penséque, comme lui et son père, Sara, effrayée par l’orage, avait eul’idée de chercher un refuge dans le pavillon. Ils y descendirentdonc et l’y trouvèrent effectivement. Sa présence y était toutnaturellement motivée et sa terreur n’avait pas besoin d’excuse. Ilen résulta donc que ni le père ni le fils ne soupçonnèrent un seulinstant la cause qui avait fait sortir Sara de sa chambre, etl’attribuèrent à un sentiment de crainte dont eux-mêmes n’avaientpas été exempts.

Vers le jour, comme nous l’avons dit, latempête se calma. Mais, quoique personne n’eût dormi de la nuit, onn’osa se livrer encore au repos et chacun s’occupa de vérifier laportion de pertes personnelles qu’il avait à supporter. De soncôté, le nouveau gouverneur parcourut, dès le matin, toutes lesrues de la ville, mettant la garnison à la disposition deshabitants. Il en résulta que, dès le soir même, une partie destraces de la catastrophe avait disparu.

Puis, il faut le dire, chacun de son côté,mettait un grand empressement à rendre à Port-Louis l’aspect qu’ilavait la veille. On approchait de la fête du Yamsé, une des plusgrandes solennités de l’île de France ; or, comme cette fête,dont le nom est probablement inconnu en Europe, se rattache d’unemanière intime aux événements de cette histoire, nous demandons ànos lecteurs la permission de dire sur elle quelques motspréparatoires qui nous sont indispensables.

On sait que la grande famille mahométane estdivisée en deux sectes, non seulement différentes, mais encoreennemies : la sunnite et la schyite. L’une, à laquelle serattachent les populations arabes et turques, reconnaît Abou-Bekr,Omar et Osman pour les successeurs légitimes de Mahomet ;l’autre, que suivent les Persans et les musulmans indiens, regardeles trois califes comme des usurpateurs, et prétend qu’Ali, gendreet ministre du prophète, avait seul droit à son héritage politiqueet religieux. Dans le courant des longues guerres que se firent lesprétendants, Hoseïn, fils d’Ali, fut atteint, près de la ville deKerbela, par une troupe de soldats qu’Omar avait envoyés à sapoursuite, et le jeune prince et soixante de ses parents quil’accompagnaient furent massacrés après une défense héroïque.

C’est l’anniversaire de cet événement néfasteque célèbrent tous les ans, par une fête solennelle, les Indiensmahométans ; cette fête est appelée Yamsé, par corruption descris de « Ya Hoseïn ! ô Hoseïn ! » que lesPersans répètent en chœur. Ils ont, au reste, transformé la fêtecomme le nom, en y mêlant les usages de leur pays natal et descérémonies de leur ancienne religion.

Or, c’était le lundi suivant, jour de pleinelune, que les Lascars, qui représentent à l’île de France lesschyites indiens, devaient, selon leur coutume, célébrer le Yamsé,et donner à la colonie le spectacle de cette étrange cérémonie,attendue avec plus de curiosité encore cette année-là que lesprécédentes.

En effet, une circonstance inaccoutumée devaitrendre cette fois la fête plus magnifique qu’elle n’avait jamaisété. Les Lascars sont divisés en deux bandes : les Lascars demer et les Lascars de terre, qu’on reconnaît, les Lascars de mer àleurs robes vertes, et les Lascars de terre à leurs robesblanches ; ordinairement, chaque bande célèbre la fête de soncôté avec le plus de luxe et d’éclat possible, cherchant à éclipsersa rivale : il en résulte une émulation qui se résume endisputes, et des disputes qui dégénèrent en rixes ; lesLascars de mer, plus pauvres mais plus braves que ceux de terre, sevengent souvent à coups de bâton et parfois même à coups de sabre,de la supériorité financière de leurs adversaires, et la police estalors obligée d’intervenir pour empêcher une lutte mortelle.

Mais cette année, grâce à l’activeintervention d’un négociateur inconnu, animé sans doute d’un zèlereligieux, les deux bandes avaient abdiqué leurs jalousies ets’étaient réunies pour n’en plus former qu’une seule ; aussile bruit, comme nous l’avons dit, s’était-il généralement répanduque la solennité serait à la fois plus paisible et plus éclatanteque les années précédentes.

On comprend combien, dans une localité où il ya aussi peu de distraction que dans l’île de France cette fête,toujours curieuse, même pour ceux qui l’ont vue depuis leurenfance, est attendue avec impatience.

C’est, trois mois à l’avance, l’objet detoutes les conversations ; on ne parle que du gouhn qui doitêtre le principal ornement de la fête. Or, après avoir dit ce quec’est que la fête, disons maintenant ce que c’est que le gouhn.

Le gouhn est une espèce de pagode en bambou,haute ordinairement de trois étages superposés les uns aux autresallant toujours en diminuant, et recouverte de papiers de toutescouleurs : chacun de ces étages se construit dans une case àpart, carrée comme lui, et qu’on éventre par l’une de ses quatrefaces pour l’en faire sortir ; puis on transporte les troisétages dans une quatrième case, qui permet, par sa hauteur, qu’onles établisse au-dessus les uns des autres. Là, on les réunit pardes ligatures, et on met la dernière main à son ensemble et à sesdétails ; pour arriver à un résultat digne de l’objet qu’ilsse proposent, les Lascars vont quelquefois quatre mois à l’avance,chercher par toute la colonie les ouvriers les plus habiles ;Indiens, Chinois, noirs libres et noirs esclaves sont mis àcontribution. Seulement, au lieu de payer la journée de cesderniers à eux-mêmes, on la paye à leur maître.

Au milieu des pertes individuelles que chacunavait à déplorer, ce fut donc avec une joie générale que l’onapprit que la case où était le gouhn, arrivé à un état complet deperfection, abritée qu’elle était dans l’embranchement de lamontagne du Pouce, avait échappé à tout accident. Rien nemanquerait donc cette année à la fête, à laquelle le gouverneur, ensigne de bonne arrivée, avait ajouté des courses dont, dans sagénérosité aristocratique, il se réservait de donner les prix, à lacondition que les propriétaires des chevaux courraient eux-mêmes,comme c’est l’habitude des gentilshommes riders en Angleterre.

Or, comme on le voit, tout concourait à ce quele plaisir qu’on se promettait effaçât bien vite le désagrémentqu’on venait d’éprouver. Aussi, le surlendemain de l’ouragan, lespréparatifs de la fête commençaient à succéder aux préoccupationsde la catastrophe.

Sara, seule, contre son habitude, absorbéequ’elle était dans des pensées inconnues à ceux qui l’entouraient,paraissait ne prendre aucun intérêt à une solennité qui, les annéesprécédentes, avait cependant bien vivement préoccupé sa jeunecoquetterie. En effet, l’aristocratie de l’île de France toutentière avait coutume d’assister aux courses, ainsi qu’au Yamsé,soit dans des tribunes élevées exprès, soit dans des calèchesdécouvertes : dans l’un comme dans l’autre cas, c’était uneoccasion pour les belles créoles de Port-Louis d’étaler leurfastueuse élégance. On avait donc droit de s’étonner que Sara, surlaquelle l’annonce d’un bal ou d’un spectacle quelconque produisaitd’ordinaire une si profonde impression, demeurât cette foisétrangère à ce qui allait se passer. Ma mie Henriette elle-même,qui avait élevé la jeune fille, et qui lisait au fond de son âmecomme à travers le plus pur cristal, n’y comprenait rien, et enétait devenue toute pensive.

Hâtons-nous de dire que ma mie Henriette, dontnous n’avons pas eu l’occasion, au milieu des graves événements quenous venons de raconter, de signaler la rentrée à Port-Louis avaiteu si grand-peur pendant la nuit de l’ouragan, que, quoiquesouffrante encore de son émotion précédente, elle était partie dela rivière Noire, immédiatement après que le vent eut cessé, etétait arrivée dans la journée à Port-Louis : elle était donc,depuis la surveille, réunie à son élève, dont, comme nous l’avonsdit plus haut, la préoccupation inaccoutumée commençait àl’inquiéter sérieusement.

C’est qu’il s’était fait depuis trois jours ungrand changement dans la vie de la jeune fille : du momentque, pour la première fois, elle avait aperçu Georges, l’image, latournure, et jusqu’au son de la voix du beau jeune homme étaientrestés dans son esprit ; alors, et avec un soupirinvolontaire, elle avait plus d’une fois pensé à son futur mariageavec Henri, mariage auquel elle avait, depuis dix ans donné sonconsentement tacite, par le fait que jamais elle n’avait laissésoupçonner que des circonstances pouvaient naître qui feraient pourelle de ce mariage une obligation impossible à remplir. Mais déjà,à partir du jour du dîner chez le gouverneur, elle avait senti que,prendre son cousin pour mari, c’était se condamner à un malheuréternel. Enfin, comme nous l’avons vu, il était arrivé un moment oùnon seulement cette crainte était devenue une conviction, maisencore où elle s’était solennellement engagée avec Georges à n’êtrejamais à un autre que lui. Or, on en conviendra, c’était unesituation qui devait donner fort à réfléchir à une jeune fille deseize ans et lui faire envisager, sous un point de vue moinsimportant qu’elle ne l’avait fait encore, toutes ces fêtes et tousces plaisirs qui, jusqu’à ce moment, lui avaient paru lesévénements les plus importants de la vie.

Depuis cinq ou six jours aussi,MM. de Malmédie n’étaient point exempts de quelquepréoccupation : le refus de Sara de danser avec aucun autre,dès lors qu’elle ne dansait pas avec Georges, sa retraite du bal aumoment où il commençait à s’ouvrir, elle qui ne l’abandonnaitordinairement que la dernière ; son silence obstiné chaquefois que son cousin ou son oncle ramenait la question du futurmariage sur le tapis, tout cela ne leur paraissait pasnaturel : aussi tous deux avaient-ils décidé que lespréparatifs du mariage se feraient sans qu’on en parlât autrement àSara, et que, lorsque tout serait prêt, elle en serait seulementavertie. La chose était d’autant plus simple, qu’on n’avait jamaisfixé d’époque à cette union, et que Sara, venant d’atteindre seizeans, était parfaitement en âge de remplir les vues queM. de Malmédie avait toujours eues sur elle.

Toutes ces préoccupations particulièresformaient une préoccupation générale qui jetait, depuis trois ouquatre jours, beaucoup de froid et de gêne dans les réunions quiavaient lieu entre les différents personnages qui habitaient lamaison de M. de Malmédie. Ces réunions avaient lieuhabituellement quatre fois par jour : le matin, à l’heure dudéjeuner ; à deux heures, c’est-à-dire à l’heure dudîner ; à cinq heures, c’est-à-dire à l’heure du thé ; età neuf heures, c’est-à-dire à l’heure du souper.

Depuis trois jours, Sara avait demandé etobtenu de déjeuner chez elle. C’était toujours un moment d’embarraset de gêne épargné ; mais il restait encore trois réunionsqu’elle ne pouvait éviter que sous prétexte d’indisposition. Or, unpareil prétexte ne pouvait avoir de résultat durable. Sara en avaitdonc pris son parti, et elle descendait aux heures accoutumées.

Le surlendemain de l’événement, Sara étaitdonc, vers les cinq heures, dans le grand salon de famille,travaillant près de la fenêtre à un ouvrage de broderie, ce qui luidonnait l’occasion de ne pas lever les yeux, tandis que ma mieHenriette faisait le thé avec toute l’attention que les damesanglaises ont l’habitude de mettre à cette importante occupation,et que MM. de Malmédie, debout devant la cheminéecausaient à voix basse, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit etque Bijou annonça lord Williams Murrey et M. GeorgesMunier.

À cette double annonce, chacun des assistants,comme on le comprend facilement, fut atteint d’une impressiondifférente. MM. de Malmédie, croyant avoir mal entendu,firent répéter les deux noms qu’on venait de prononcer. Sarabaissa, en rougissant, les yeux sur son ouvrage, et ma mieHenriette, qui venait d’ouvrir le robinet sur la théière, demeuratellement interdite, que, occupée à regarder successivementMM. de Malmédie, Sara et Bijou, elle laissa déborderl’eau bouillante, qui commença à couler de la théière sur la tableet de la table à terre.

Bijou répéta les deux noms déjà prononcés, enles accompagnant du sourire le plus agréable qu’il pût prendre.

M. de Malmédie et son fils seregardèrent avec un étonnement croissant ; puis, sentant qu’ilfallait en finir :

– Faites entrer, ditM. de Malmédie.

Lord Murrey et Georges entrèrent.

Tous deux étaient vêtus de noir et en habit,ce qui indiquait une visite de cérémonie.

M. de Malmédie fit quelques pasau-devant d’eux, tandis que Sara se levait en rougissant, et, aprèsune révérence timide, se rasseyait, ou plutôt retombait sur sachaise, et que ma mie Henriette, s’apercevant de l’étourderie quel’étonnement lui avait fait commettre, refermait rapidement lerobinet de la bouilloire.

Bijou, sur un geste de son maître, approchadeux fauteuils ; mais Georges s’inclina en faisant signe quec’était inutile et qu’il se tiendrait debout.

– Monsieur, dit le gouverneur en s’adressant àM. de Malmédie, voici M. Georges Munier, qui estvenu me prier de l’accompagner chez vous et d’appuyer de maprésence une demande qu’il a à vous faire. Comme mon désir biensincère serait que cette demande lui fût accordée, je n’ai pas crudevoir me refuser à cette démarche, qui me procure, d’ailleurs,l’honneur de vous voir.

Le gouverneur s’inclina et les deux hommesrépondirent par un mouvement pareil.

– Nous sommes les obligés de M. GeorgesMunier, dit alors M. de Malmédie père ; nous serionsdonc enchantés de lui être agréables en quelque chose.

– Si vous voulez par là, Monsieur, réponditGeorges, faire allusion au bonheur que j’ai eu de sauverMademoiselle du danger qu’elle courait, permettez-moi de vousaffirmer que toute la reconnaissance est de moi à Dieu, qui m’aconduit là pour faire ce que tout autre eût fait à ma place.D’ailleurs, ajouta Georges en souriant, vous allez voir Monsieur,que ma conduite dans cette occasion n’était pas exempted’égoïsme.

– Pardon, Monsieur, mais je ne vous comprendspas, dit Henri.

– Soyez tranquille, Monsieur, reprit Georges,votre doute ne sera pas long, et je vais m’expliquerclairement.

– Nous vous écoutons, Monsieur.

– Dois-je me retirer, mon oncle ? demandaSara.

– Si j’osais espérer, dit Georges en seretournant à demi et en s’inclinant, qu’un désir émis par moi eûtquelque influence sur vous, Mademoiselle, je vous supplierais, aucontraire, de rester.

Sara se rassit. Il y eut un moment desilence ; puis M. de Malmédie fit signe qu’ilattendait.

– Monsieur, dit Georges d’une voixparfaitement calme, vous me connaissez ; vous connaissez mafamille ; vous connaissez ma fortune. J’ai à cette heure deuxmillions à moi. Pardon d’entrer dans ces détails ; mais je lescrois indispensables.

– Cependant, Monsieur, reprit Henri j’avoueque je cherche inutilement en quoi ils peuvent nous intéresser.

– Aussi n’est-ce pas précisément à vous que jeparle, dit Georges en conservant le même calme dans le maintien etdans la voix, tandis que Henri montrait une impatience visible,mais à monsieur votre père.

– Permettez-moi de vous dire, Monsieur, que jene comprends pas plus le besoin qu’a mon père de pareilsrenseignements.

– Vous allez le comprendre, Monsieur, repritfroidement Georges.

Puis, regardant fixementM. de Malmédie :

– Je viens, continua-t-il, vous demander lamain de mademoiselle Sara.

– Et pour qui ? demandaM. de Malmédie :

– Pour moi, Monsieur, répondit Georges.

– Pour vous ! s’écria Henri en faisant unmouvement que réprima aussitôt un regard terrible du jeunemulâtre.

Sara pâlit.

– Pour vous ? demandaM. de Malmédie.

– Pour moi, Monsieur, reprit Georges ens’inclinant.

– Mais, s’écria M. de Malmédie, voussavez bien, Monsieur, que ma nièce est destinée à monfils ?

– Par qui, Monsieur ? demanda à son tourle jeune mulâtre.

– Par qui, par qui !… Eh !parbleu ! par moi, dit M. de Malmédie.

– Je vous ferai observer, Monsieur, repritGeorges, que mademoiselle Sara n’est point votre fille, maisseulement votre nièce ; ce qui fait qu’elle ne vous doitqu’une obéissance relative.

– Mais, Monsieur, toute cette discussion meparaît plus que singulière.

– Pardonnez-moi, dit Georges, elle est, aucontraire, parfaitement naturelle ; j’aime mademoiselleSara ; je crois que je suis appelé à la rendre heureuse ;j’obéis à la fois à un désir de mon cœur et à un devoir de maconscience.

– Mais ma cousine ne vous aime pas, vous,Monsieur ! s’écria Henri se laissant emporter à sonimpétuosité naturelle.

– Vous vous trompez, Monsieur, réponditGeorges, et je suis autorisé par mademoiselle à vous dire qu’ellem’aime.

– Elle, elle ? s’écriaM. de Malmédie. C’est impossible !

– Vous vous trompez, mon oncle dit Sara en selevant à son tour, et Monsieur a dit l’entière vérité.

– Comment, ma cousine, vous osez ?…s’écria Henri en s’élançant vers Sara avec un geste qui ressemblaità la menace.

Georges fit un mouvement ; le gouverneurle retint.

– J’ose répéter, dit Sara, en répondant par unregard de suprême mépris au geste de son cousin, ce que j’ai dit àM. Georges. La vie qu’il m’a sauvée lui appartient, et je neserai jamais à un autre que lui.

Et, à ces mots, avec un geste à la fois pleinde grâce et de dignité, avec un geste de reine, elle étendit lamain vers Georges, qui s’inclina sur cette main et y déposa unbaiser.

– Ah ! c’en est trop !… s’écriaHenri en levant une badine qu’il tenait à la main.

Mais, de même que lord Williams Murrey avaitarrêté Georges, il arrêta Henri.

Quant à Georges, il se contenta de jeter unsourire dédaigneux à M. de Malmédie fils, et, conduisantSara jusqu’à la porte, il s’inclina une seconde fois. Sara salua àson tour, fit signe à ma mie Henriette de la suivre, et sortit avecelle. Georges revint.

– Vous avez vu ce qui s’est passé, Monsieur,dit-il à l’oncle de Sara. Vous ne doutez plus des sentiments demademoiselle de Malmédie à mon égard. J’ose donc vous prier uneseconde fois de me faire une réponse positive à la demande que j’ail’honneur de vous adresser.

– Une réponse, Monsieur ! s’écria à sontour M. de Malmédie ; une réponse ! vous avezl’audace d’espérer que je vous en ferai une autre que celle quevous méritez ?

– Je ne vous dicte pas la réponse que vousdevez me faire, Monsieur ; seulement, quelle qu’elle soit, jevous prie de m’en faire une.

– J’espère que vous ne vous attendez pas àautre chose qu’un refus ? s’écria Henri.

– C’est monsieur votre père que j’interroge,et non pas vous Monsieur, répondit Georges ; laissez votrepère me répondre, et nous causerons ensuite de nos affaires.

– Eh bien, Monsieur, ditM. de Malmédie, vous comprenez que je refusepositivement.

– Très bien, Monsieur, répondit Georges ;je m’attendais à cette réponse ; mais la démarche que je viensde faire près de vous était dans les convenances, et je l’aifaite.

Et Georges salua M. de Malmédie avecla même politesse et la même aisance que si rien ne s’était passéentre eux ; puis, se retournant vers Henri :

– Maintenant, Monsieur, lui dit-il, à nousdeux, s’il vous plaît. Voilà la seconde fois, rappelez-vous-lebien, que vous levez, à quatorze ans de distance, la main surmoi : la première fois avec un sabre.

Il releva ses cheveux avec la main et montradu doigt la cicatrice qui sillonnait son front.

– La seconde fois avec cette baguette.

Et il montra du doigt la baguette que tenaitHenri.

– Eh bien ? dit Henri.

– Eh bien, dit Georges, je vous demande raisonpour ces deux insultes. Vous êtes brave, je le sais, et j’espèreque vous répondrez en homme à l’appel que je fais à votrecourage.

– Je suis aise, Monsieur, que vous connaissiezma bravoure, quoique votre opinion là-dessus me soit indifférente,répondit Henri en ricanant ; elle me met à mon aise dans laréponse que j’ai à vous faire.

– Et quelle est cette réponse, Monsieur ?demanda Georges.

– Cette réponse est que votre seconde demandeest pour le moins aussi exagérée que la première. Je ne me bats pasavec un mulâtre.

Georges devint affreusement pâle, et,cependant, un sourire d’une indéfinissable expression erra sur seslèvres.

– C’est votre dernier mot ? dit-il.

– Oui, Monsieur, répondit Henri.

– À merveille, Monsieur, reprit Georges.Maintenant, je sais ce qui me reste à faire.

Et, saluant MM. de Malmédie, il seretira suivi du gouverneur.

– Je vous l’avais bien prédit, Monsieur, ditlord Williams lorsqu’ils furent à la porte.

– Et vous ne m’aviez rien prédit que je nesusse d’avance, milord, répondit Georges mais je suis revenu icipour accomplir une destinée. Il faut que j’aille jusqu’au bout.J’ai un préjugé à combattre. Il faut qu’il m’écrase ou que je letue. En attendant, milord, recevez tous mes remerciements.

Georges s’inclina et, serrant la main que luitendait le gouverneur, traversa le jardin de la Compagnie. LordMurrey le suivit des yeux tant qu’il put le voir ; puis,lorsqu’il eut disparu au coin de la rue de la Rampe :

– Voilà un homme qui va droit à sa perte,dit-il en secouant la tête ; c’est fâcheux, il y avait quelquechose de grand dans ce cœur-là.

Chapitre 17Les courses

C’était le samedi suivant que commençaient lesfêtes du Yamsé ; et la ville, pour ce jour, avait mis unetelle coquetterie à effacer jusqu’aux dernières traces del’ouragan, qu’on n’eût pas pu croire que, six jours auparavant,elle avait manqué d’être détruite.

Des le matin, les Lascars de mer et lesLascars de terre, réunis en une seule troupe, sortirent du campmalabar, situé hors de la ville, entre le ruisseau des Pucelles etle ruisseau Fanfaron, et précédés d’une musique barbare consistanten tambourins, flûtes et guimbardes, s’acheminèrent versPort-Louis, afin d’y faire ce qu’on appelle la quête ; lesdeux chefs marchaient à côté l’un de l’autre, vêtus selon le partiqu’ils représentaient, l’un d’une robe verte, l’autre d’une robeblanche, et portant à la main chacun un sabre nu, à l’extrémitéduquel était piquée une orange. Derrière eux s’avançaient deuxmollahs, tenant à deux mains chacun une assiette pleine de sucre etrecouverte de feuilles de roses de la Chine ; puis, à la suitedes mollahs, venait en assez bon ordre la phalange indienne.

Dès les premières maisons de la ville, laquête commença ; car, sans doute par esprit d’égalité, lesquêteurs ne méprisent pas les plus petites cases, dont l’offrande,comme celle des plus riches maisons, est destinée à couvrir unepartie des frais énormes que toute cette pauvre population a faitspour rendre la cérémonie aussi solennelle que possible. Au reste,il faut le dire, la façon de demander des quêteurs se ressent del’orgueil oriental, et loin d’être basse et servile, présentequelque chose de noble et de touchant. Après que les chefs, devantlesquels toutes portes s’ouvrent, ont salué les maîtres de lamaison en abaissant devant eux la pointe de leurs sabres, le mollahs’avance et offre aux assistants du sucre et des feuilles de rose.Pendant ce temps, d’autres Indiens, désignés par les chefs,reçoivent dans des assiettes les dons qu’on veut bien leurfaire : puis tout le monde se retire en disant :Salam. Ils semblent ainsi non pas recevoir une aumône,mais inviter les personnes étrangères à leur culte à une communionsymbolique, en partageant avec eux en frères les frais de leurculte et les dons de leur religion.

Dans les temps ordinaires, la quête s’étendnon seulement, comme nous l’avons dit, à toutes les maisons de laville, mais encore aux bâtiments qui sont dans le port, et quirentrent dans les attributions des Lascars de mer. Seulement cettefois sur le dernier point surtout, la quête fut fort restreinte, laplupart des bâtiments ayant tant souffert de l’ouragan, que leurscapitaines avaient plus besoin de secours qu’ils n’étaient disposésà en donner.

Cependant, au moment même où les quêteursétaient sur le port, un bâtiment signalé dès le matin apparut entrela redoute La Bourdonnaie et le fort Blanc, entrant sous lepavillon hollandais, et toutes les voiles dehors, en saluant lefort, qui lui rendit son salut coup pour coup. Sans doute, celui-làétait encore à une grande distance de l’île, lorsque le coup devent avait eu lieu, car il ne lui manquait pas un agrès, pas uncordage, et il s’avançait gracieusement incliné, comme si la mainde quelque déesse de la mer le poussait à la surface de l’eau. Deloin, et à l’aide des lunettes, on pouvait voir sur le pont, engrand uniforme du roi Guillaume, tout son équipage qui semblait,avec ses habits de bataille, c’est-à-dire son costume de fête,venir pour assister tout exprès à la cérémonie. Aussi l’on devineque, grâce à cet aspect joyeux et confortable, il devint tout desuite le point de mire des deux chefs. Il en résulta qu’à peineeut-il jeté l’ancre, le chef des Lascars de mer se mit dans unebarque, et, accompagné de ses porteurs d’assiettes et d’unedouzaine des siens, s’achemina vers le bâtiment, qui, vu de près,ne démentait en rien la bonne opinion qu’il inspirait à unecertaine distance.

En effet, si jamais la propreté hollandaise,si renommée dans les quatre parties du monde, avait mérité uncomplet éloge c’était à la vue de ce joli navire, qui semblait sontemple flottant ; son pont lavé, épongé, frotté, pouvait ledisputer en élégance au parquet du plus somptueux salon. Chacun deses ornements de cuivre brillait comme de l’or ; lesescaliers, taillés avec le bois le plus précieux de l’Inde,semblaient un ornement plutôt qu’un objet d’usuelle utilité. Quantaux armes, on eût dit des armes de luxe, destinées bien plutôt à unmusée d’artillerie qu’à l’arsenal d’un vaisseau.

Le capitaine Van den Broek, c’étaitainsi que se nommait le patron de ce charmant navire, parut, envoyant s’avancer les Lascars, savoir de quoi il était question, caril vint recevoir leur chef au haut de l’escalier, et, après avoiréchangé avec lui quelques mots dans leur langue, ce qui prouvaitque ce n’était pas pour la première fois qu’il naviguait dans lesmers de l’Inde, il déposa sur l’assiette qu’on lui présentait, nonpas une pièce d’or, non pas un rouleau et argent, mais un jolipetit diamant qui pouvait valoir une centaine de louis, s’excusantpour le moment de n’avoir pas d’autre monnaie, et priant le chefdes Lascars de mer de se contenter de cette offrande ; elledépassait de si loin les prévisions du brave sectateur d’Ali, ets’accordait si peu avec la parcimonie ordinaire des compatriotes deJean de Witt, que le chef des Lascars demeura un instant sans oserprendre au sérieux une pareille prodigalité, et que ce ne fut quelorsque le capitaine Van den Broek lui eût assuré, partrois ou quatre fois, que le diamant était bien destiné à la bandeschyite, pour laquelle il affirmait éprouver la plus vivesympathie, qu’il le remercia en lui présentant lui-même l’assietteaux feuilles de rose saupoudrées de sucre. Le capitaine en pritélégamment une pincée qu’il porta à sa bouche, et qu’il fitsemblant de manger, à la grande satisfaction des Indiens, qui nequittèrent le bâtiment hospitalier qu’après force salams, et quicontinuèrent leur quête sans que le récit fait par eux à chacun dela belle aubaine qui leur était tombée du ciel leur en valût uneseconde.

La journée se passa ainsi, chacun se préparantplutôt à la fête du lendemain que prenant part à celle du jour, quin’est, pour ainsi dire, qu’un prologue.

Le lendemain devaient avoir lieu les courses.Or, les courses ordinaires sont déjà une grande solennité à l’îlede France ; mais celles-ci, données au milieu d’autres fêteset surtout données par le gouverneur, devaient, comme on lecomprend bien, surpasser tout ce qu’on avait vu de pareil.

Cette fois, comme toujours, le champ de Marsétait le lieu désigné pour la fête : aussi tout le terrain nonréservé était-il dès le matin encombré de spectateurs ; car,quoique la grande course, la course des gentlemen riders, dût êtrele principal attrait de la journée, il n’était cependant pas leseul : ce sport devait être précédé d’autres coursesgrotesques, qui, pour le peuple surtout, avaient un mérite d’autantplus grand que, dans celles-ci, il était acteur. Ces amusementspréparatoires étaient une course au cochon, une course aux sacs etune de poneys. Chacune d’elles comme la grande course, avait unprix donné par le gouverneur, le vainqueur aux poneys devaitrecevoir un magnifique fusil à deux coups de Menton ; levainqueur aux sacs, un parapluie splendide ; et le vainqueurau cochon gardait pour prix le cochon lui-même.

Quant au prix de la grande course, c’était unecoupe en vermeil du plus beau caractère, et infiniment moinsprécieuse encore par la matière que par le travail.

Nous avons dit que, dès le point du jour, lesterrains abandonnés au public étaient couverts despectateurs ; mais ce ne fut que vers les dix heures du matinque la société commença à arriver. Comme à Londres, comme à Paris,comme partout où il y a des courses enfin, des tribunes avaient étéréservées pour la société ; mais, soit caprice soit pour nepas être confondues les unes avec les autres, les plus joliesfemmes de Port-Louis avaient décidé qu’elles assisteraient auxcourses dans leurs calèches, et, à part celles qui étaient invitéesà prendre placé à côté du gouverneur, toutes vinrent se ranger enface du but ou sur les points les plus rapprochés de lui, laissantles autres tribunes à la bourgeoisie, ou au négocesecondaire ; quant aux jeunes gens ils étaient, pour laplupart, à cheval, et s’apprêtaient à suivre les coureurs dans lecercle intérieur ; tandis que les amateurs, les membres dujockey-club de l’île de France se tenaient sur le turf, engageantles paris avec le laisser-aller à la prodigalité créole.

À dix heures et demie, tout Port-Louis étaitau champ de Mars. Parmi les plus jolies femmes, et dans lescalèches les plus élégantes, on remarquait mademoiselle Couder,mademoiselle Cypris de Gersigny, alors une des plus belles jeunesfilles, aujourd’hui encore une des plus belles femmes de l’île deFrance, et dont la magnifique chevelure noire est devenueproverbiale, même dans les salons parisiens ; enfin, les sixdemoiselles Druhn, si blondes, si blanches, si fraîches, sigracieuses, qu’on n’appelait leur voiture, où d’ordinaire ellessortaient toutes ensemble, que la corbeille de roses.

Au reste, de son côté, la tribune dugouverneur aurait pu mériter ce jour-là aussi le nom qu’on donnaittous les jours à la voiture des demoiselles Druhn. Quiconque n’apas voyagé dans les colonies, et surtout quiconque n’a pas visitél’île de France, ne peut pas se faire une idée du charme et de lagrâce de toutes ces physionomies créoles, aux yeux de velours etaux cheveux de jais, au milieu desquelles s’épanouissaient, commedes fleurs du Nord, quelques pâles filles de l’Angleterre, à lapeau transparente, aux cheveux aériens, au cou doucement incliné.Aussi, aux yeux de tous les jeunes gens, les bouquets que toutesces belles spectatrices tenaient à la main eussent, selon touteprobabilité, été des prix bien autrement précieux que toutes lescoupes d’Odiot, tous les fusils de Menton et tous les parapluies deVerdier que, dans sa fastueuse générosité, pouvait leur offrir legouverneur.

Au premier rang de la tribune de lord Williamsétait Sara, placée entre M. de Malmédie et ma mieHenriette : quant à Henri, il était sur le turf, tenant tousles paris qu’on voulait engager contre lui, et, il faut le dire, onen engageait peu ; car, outre qu’il était excellent écuyer, ettout à fait renommé dans les courses, il possédait en ce moment uncheval qui passait pour le plus vite qu’on eût vu dans l’île.

À onze heures la musique de la garnison,placée entre les deux tribunes, donna le signal de la premièrecourse : c’était, comme nous l’avons dit, la course aucochon.

Le lecteur connaît cette grotesqueplaisanterie en usage dans plusieurs villages de France : ongraisse la queue d’un cochon avec du saindoux, et les prétendantsessayent les uns après les autres de retenir l’animal, qu’il neleur est permis de saisir que par ladite queue. Celui qui l’arrêteest le vainqueur. Cette course étant du domaine public, et chacunayant droit d’y prendre part, personne ne s’était faitinscrire.

Deux nègres amenèrent l’animal : c’étaitun magnifique porc de la plus haute taille, graissé d’avance ettout prêt à entrer en lice. À sa vue, un cri universelretentit ; et, nègres, Indiens, Malais, Madécasses etindigènes, rompant la barrière respectée jusque-là, seprécipitèrent vers l’animal qui, épouvanté de cette débâcle,commença à fuir.

Mais les précautions avaient été prises pourqu’il ne pût point échapper à ses poursuivants ; la pauvrebête avait les deux pattes de devant attachées aux deux pattes dederrière, à peu près à la manière dont on attache les pieds deschevaux à qui on veut faire marcher l’amble. Il en résulta que lecochon, ne pouvant se livrer qu’à un trot très modéré, fut bientôtrejoint, et que les désappointements commencèrent.

Comme on le pense bien, les chances d’unpareil jeu ne sont pas pour ceux qui commencent. La queue, graisséeà neuf, est insaisissable, et le cochon échappe sans peine à sesantagonistes ; mais, à mesure que les pressions successivesemportent les premières couches de saindoux, l’animal arrive toutdoucement à s’apercevoir que les prétentions de ceux qui espèrentl’arrêter ne sont pas si ridicules qu’il l’avait cru d’abord. Alorsses grognements commencent, entremêlés de cris aigus. De temps entemps même, quand l’attaque est trop vive, il se retourne contreses ennemis les plus acharnés, qui, selon le degré de couragequ’ils ont reçu de la nature, poursuivent leur projet ou yrenoncent. Enfin, vient le moment où la queue, privée de toutcharlatanisme, et réduite à sa propre substance, ne glisse plusqu’avec peine, et finit enfin par trahir son propriétaire, qui sedébat, grogne, crie inutilement, et se voit par acclamationgénérale adjugé à son vainqueur.

Cette fois, la course suivit sa progressionordinaire. L’infortuné cochon se débarrassa avec la plus grandefacilité de ses premiers poursuivants, et, quoique gêné par sesliens, commença à gagner du champ sur le commun des martyrs. Maisune douzaine des meilleurs et des plus vigoureux coureurss’acharnèrent à ses trousses, se succédant après la queue du pauvreanimal avec une rapidité qui ne lui donnait pas un instant derelâche, et qui devait lui indiquer que, quoique bravement retardé,l’instant de sa défaite approchait. Enfin, cinq ou six de sesantagonistes, essoufflés, haletants, l’abandonnèrent encore. Mais,à mesure que le nombre des prétendants diminuait, les chances deceux qui tenaient bon augmentant, ceux-ci redoublèrent de vigueuret d’adresse, encouragés qu’ils étaient, d’ailleurs, par les crisdes spectateurs.

Au nombre des prétendants, et parmi ceux quiparaissaient résolus à pousser l’aventure jusqu’au bout, setrouvaient deux de nos anciennes connaissances. C’étaient Antoniole Malais, et Miko-Miko le Chinois. Tous deux suivaient le cochondepuis le point de départ, et ne l’avaient pas quitté uneminute : plus de cent fois déjà la queue leur avait glissédans la main ; mais, à chaque fois, ils avaient senti leprogrès qu’ils faisaient ; et ces tentatives infructueuses,loin de les décourager, les avaient enflammés d’un nouveau courage.Enfin, après avoir lassé tous leurs concurrents, ils arrivèrent àn’être plus qu’eux deux. Ce fut alors que la lutte devintvéritablement intéressante et que les paris s’établirentsérieusement.

La course dura encore dix minutes, à peuprès ; de sorte que, après avoir fait le tour presque entierdu champ de Mars, le cochon en était revenu à ce qu’on appelle, enterme de chasse, son lancer, hurlant, grognant, se retournant, sansque cette héroïque défense parût intimider le moins du monde sesdeux ennemis, qui alternaient à sa queue avec une régularité dignedes bergers de Virgile. Enfin, un instant, Antonio arrêta lefuyard, et l’on crut Antonio vainqueur. Mais l’animal, rassemblanttoute sa force, donna une si vigoureuse secousse, que, pour lacentième fois, la queue glissa encore entre les mains duMalais ; Miko-Miko, qui était aux aguets, s’en saisitaussitôt, et toutes les chances qu’avait paru avoir Antoniotournèrent en sa faveur. On le vit alors, digne des espérancesqu’avait mises en lui une partie des spectateurs, se cramponner desdeux mains, se raidir, se laisser traîner, en réagissant de toutesses forces, suivi par le Malais, qui secouait la tête en signequ’il regardait la partie comme perdue, mais qui en tout cas, setenait prêt à lui succéder, côtoyant le cochon, laissant pendre seslongs bras et frottant, presque sans avoir besoin de se baisser,ses mains contre le sable, afin de leur donner plus de ténacité.Malheureusement, une si honorable opiniâtreté parut bientôtinutile. Miko-Miko semblait sur le point de remporter le prix.Après avoir traîné pendant l’espace de dix pas le Chinois à sasuite, le cochon paraissait s’avouer vaincu et venait de s’arrêter,tirant en avant, mais retenu par une force égale qui tirait enarrière. Or, comme deux forces égales se neutralisent, le cochon etle Chinois restèrent un instant immobiles, faisant, chacun de soncôté, de visibles et violents efforts, l’un pour continuerd’avancer, l’autre pour demeurer en place, le tout aux grandsapplaudissements de la multitude. Cela durait ainsi depuis quelquessecondes, et tout faisait penser que cela durerait le temps voulu,quand, tout à coup, on vit les deux antagonistes se séparerviolemment. L’animal alla rouler en avant, Miko-Miko alla rouler enarrière, accomplissant tous les deux le même mouvement, avec cetteseule différence que l’un roulait sur le ventre, et que l’autreroulait sur le dos. Aussitôt, Antonio s’élança joyeux, et aux crisd’encouragement de tous ceux qui avaient intérêt à ce qu’il gagnât,certain, cette fois, de la victoire. Mais sa joie ne fut paslongue, et son désappointement fut cruel. Au moment de saisirl’animal par le membre désigné sur le programme il le cherchavainement. Le malheureux cochon n’avait plus de queue : laqueue était restée aux mains de Miko-Miko, qui se relevaittriomphant, montrant son trophée et en appelant à l’impartialité dupublic.

Le cas était nouveau. On s’en rapporta à laconscience des juges, qui délibérèrent un instant et déclarèrent, àla majorité de trois voix contre deux, que, « attendu queMiko-Miko eût incontestablement arrêté l’animal, si l’animal n’eûtpréféré se séparer de sa queue, Miko-Miko devait être considérécomme vainqueur ».

En conséquence, le nom de Miko-Miko futproclamé, et l’autorisation lui fut donnée de s’emparer du prix quilui appartenait. Ce à quoi le Chinois, qui avait compris par signe,répondit en saisissant sa propriété par les pattes de derrière eten faisant marcher le cochon devant lui comme on pousse unebrouette.

Quant à Antonio, il se retira, en grommelant,dans la foule, qui lui fit, avec cet instinct de justice qui lacaractérise, l’accueil honorable que la foule fait d’habitude auxgrandes infortunes.

Il y eut alors parmi les spectateurs, commecela arrive toujours à la fin d’un spectacle quelconque qui a tenules assistants attentifs, une grande rumeur et un grandmouvement ; mais l’un et l’autre se calmèrent bientôt, à cetteannonce que la course aux sacs allait commencer, et chacun repritsa place, trop content du premier spectacle qui venait d’avoir lieupour risquer de rien perdre du second.

La distance à parcourir par les concurrentsétait depuis le mille Dreaper jusqu’à la tribune du gouverneur,c’est-à-dire à peu près cent cinquante pas. Au signal donné, lescoureurs, au nombre de cinquante, sortirent, en sautillant d’unecase élevée pour leur servir de retraite, et vinrent se ranger surune seule ligne.

Que l’on ne s’étonne pas du nombreconsidérable de concurrents qui se présentaient pour cettecourse : le prix était, comme nous l’avons dit, un magnifiqueparapluie, et un parapluie, aux colonies, et surtout à l’île deFrance, a toujours été l’objet de l’ambition des nègres. D’où leurvient cette idée, parvenue chez eux à l’état de monomanie ? Jen’en sais rien, et de plus savants que moi ont fait là-dessus deprofondes et infructueuses recherches. C’est un fait que nousconsignons purement et simplement, sans en établir la cause. Legouverneur avait donc été parfaitement conseillé, lorsqu’il avaitchoisi ce meuble comme prix de la course aux sacs.

Il n’y a aucun de nos lecteurs qui n’ait vu,au moins une fois dans sa vie, une course pareille : chacundes prétendants au prix est emboîté dans un sac, dont l’orifice seferme à son cou et qui lui enveloppe bras et jambes. Là, il nes’agit plus de courir, mais de sauter ; or, ce genre decourse, ordinairement fort grotesque, le devenait encore davantageen cette circonstance, car sa bouffonnerie s’augmentait desétranges têtes qui surmontaient ces sacs et qui présentaient uncurieux assortiment de couleurs différentes, cette course, commecelle du cochon, étant abandonnée aux nègres et aux Indiens.

Au premier rang de ceux à qui de nombreusesvictoires dans ce genre avaient fait une réputation, on citaitTélémaque et Bijou, qui, ayant hérité des haines des maisonsauxquelles ils appartenaient, se rencontraient rarement sanséchanger quelques injures, injures qui, souvent même, disons-le àla gloire de leur courage, dégénéraient en vigoureusesgourmades ; mais, cette fois, comme les mains n’étaient paslibres et que les pieds étaient prisonniers ils se contentaient dese faire de gros yeux blancs, séparés qu’ils étaient, d’ailleurs,par trois ou quatre de leurs camarades. Au moment de partir, uncinquante et unième concurrent sortit à son tour, en sautillant, dela cabane, et vint se joindre à la bande : c’était le vaincude la course précédente, Antonio le Malais.

Au signal donné, tous partirent comme unebande de kangourous, sautant de la façon la plus grotesque, seheurtant, se culbutant, roulant, se relevant, se heurtant denouveau et retombant encore. Pendant les soixante premiers pas, ilfut impossible de rien préjuger sur le futur vainqueur : unedouzaine de coureurs se suivaient encore de si près, et les chutesétaient si inattendues et changeaient tellement la face des choses,que, comme s’ils eussent été sur le chemin du paradis, en uninstant, les premiers se trouvaient être les derniers ; et lesderniers les premiers. Cependant, il faut le dire, parmi les plusexpérimentés, et presque constamment à la tête des autres, onremarquait Télémaque, Bijou et Antonio. À cent pas du point dedépart, ils restaient seuls, et toute la question allait évidemmentse débattre entre eux trois.

Antonio, avec sa finesse habituelle, avaitpromptement reconnu, aux regards furieux qu’ils se lançaient, lahaine que Bijou et Télémaque nourrissaient l’un pour l’autre, et ilavait compté sur cette haine rivale autant pour le moins, que sursa légèreté personnelle. Aussi, comme le hasard avait fait qu’il setrouvait placé entre eux deux, et que, par conséquent, il lesséparait, le rusé Malais avait profité d’une de ces nombreuseschutes qu’il avait faites pour prendre un des côtés et laisser lesdeux antagonistes en voisinage l’un de l’autre. Ce qu’il avaitprévu arriva : à peine Bijou et Télémaque eurent-ils vudisparaître l’obstacle qui les séparait, qu’ils se rapprochèrentincontinent, se faisant des yeux de plus en plus terribles,grinçant des dents comme des singes qui se disputent une noix, etcommençant à mêler des paroles amères à cette pantomimemenaçante : heureusement, contenus qu’ils étaient chacun dansson sac, ils ne pouvaient passer des paroles aux actions. Mais ilétait facile de voir, à l’agitation de la toile, que leurs mainséprouvaient de vives démangeaisons de venger les injures que sedisaient leurs bouches. Aussi, emportés par leur haine mutuelle,s’étaient-ils rapprochés au point de se côtoyer, de sorte qu’àchaque bond ils se coudoyaient, s’injuriant plus fort et sepromettant bien que, dès qu’ils seraient sortis de leurs fourreaux,une rencontre aurait lieu entre eux, bien autrement acharnée quetoutes les rencontres précédentes ; pendant ce temps, Antoniogagnait du terrain.

À la vue du Malais, qui avait pris cinq ou sixpas d’avance sur eux, il y eut cependant entre les deux nègres unetrêve d’un instant : tous deux essayèrent, par des bonds plusgigantesques qu’ils n’en avaient encore fait, de regagnerl’avantage perdu, et tous deux effectivement, le regagnaientvisiblement, et surtout Télémaque, lorsqu’une nouvelle chute amenaencore pour Télémaque une nouvelle chance. Antonio tomba, et, sivite que se fût relevé le Malais, Télémaque se trouva lepremier.

La chose était d’autant plus grave, que l’onn’était plus qu’à une dizaine de pas du but : aussi Bijoupoussa-t-il un véritable rugissement, et, par un effort désespéré,se rapprocha-t-il de son rival ; mais Télémaque n’était pashomme à se laisser dépasser. Aussi continua-t-il de bondir avec uneélasticité croissante ; si bien que chacun jurait déjà quec’était à lui qu’appartenait le parapluie. Mais l’homme propose etDieu dispose. Télémaque fit un faux pas, chancela un instant aumilieu des cris de la multitude, et tomba ; mais, en tombant,fidèle à sa haine, il dirigea sa chute de manière à barrer lechemin à Bijou. Bijou, emporté par sa course, ne put se déranger,heurta Télémaque et roula à son tour sur la poussière.

Alors une même idée leur vint à tous deux enmême temps : c’est que, plutôt que de laisser triompher unrival, mieux valait que ce fût un tiers qui obtînt le prix. Aussi,au grand étonnement des spectateurs, les deux sacs, au lieu de serelever et de continuer leur course vers le but indiqué, furent-ilsà peine sur leurs pieds, qu’ils se ruèrent l’un contre l’autre, segourmant autant que le leur permettait la prison de toile danslaquelle ils étaient renfermés ; employant la tête, à lamanière des Bretons, et laissant Antonio continuer tranquillementsa course, libre de tout empêchement et débarrassé de toutrival ; tandis que, se roulant l’un sur l’autre, à défaut despieds et des mains, dont la disposition leur était interdite, ilsse mordaient à belles dents.

Pendant ce temps, Antonio, triomphant,arrivait au but et gagnait le parapluie, qui lui fut remisincontinent et qu’il déploya aussitôt aux applaudissements de tousles assistants, plus ou moins nègres, qui enviaient le bonheur decelui qui était assez heureux pour posséder un pareil trésor.

On sépara Bijou et Télémaque qui, pendant cetemps, avaient continué de se dévorer à belles dents. Bijou en futquitte pour une portion du nez, et Télémaque pour une partie del’oreille.

C’était le tour des poneys : unetrentaine de petits chevaux, tous originaires de Timor et de Pégu,sortirent de l’enceinte réservée, montés par des jockeys indiens,madécasses ou malais. Leur apparition fut saluée par une rumeuruniverselle, car cette course est encore une de celles qui récréentle plus la population noire de l’île. En effet, ces petits chevaux,à demi sauvages et presque indomptés offrent dans leur indépendancebeaucoup plus d’inattendu que les chevaux ordinaires. Aussi millecris partaient-ils à la fois, encourageant les jockeys basanés,sous lesquels bondissait ce troupeau de démons qu’il fallait toutela force et toute l’habileté de leurs cavaliers pour contenir, etqui menaçaient de ne pas attendre le signal, pour peu que le signalse fît attendre. Le gouverneur fit donc un geste, et le signal futdonné.

Tous partirent, ou pour mieux dire,s’envolèrent, car ils semblaient bien plutôt une bande d’oiseauxrasant le sol qu’un troupeau de quadrupèdes touchant la terre. Maisà peine furent-ils arrivés en face du tombeau Malartic, que, selonleur habitude, ils commencèrent à bolter, comme on dit en terme decourse, c’est-à-dire que la moitié d’entre eux se déroba dans lesbois noirs, emportant les cavaliers, malgré les efforts de ceux-cipour les maintenir dans le champ de Mars. Au pont, le tiers de ceuxqui restaient disparut ; si bien qu’en approchant du milleDreaper, on n’en comptait plus que sept ou huit ; encore deuxou trois, débarrassés de leurs jockeys, couraient-ils sanscavalier.

La course se composait de deux tours ;ils passèrent donc devant le but sans s’arrêter, pareils à untourbillon emporté par le vent ; puis, au tournant, ilsdisparurent. Alors on entendit de grands cris, puis des rires, puisplus rien, et l’on attendit vainement. Le reste des chevaux s’étaitdérobé, il n’en restait plus un seul en ligne ; tous avaientdisparu : les uns dans les bois du Château-d’Eau, les autresaux ruisseaux de l’enfoncement, les autres au pont. Dix minutes sepassèrent ainsi.

Puis, tout à coup, à la pente montante, on vitreparaître un cheval sans cavalier ; celui-là était entré dansla ville, avait tourné devant l’église et était revenu par une desrues aboutissant au champ de Mars ; et il continuait sacourse, sans être guidé, à son caprice, par instinct, tandis que,peu à peu et derrière lui, on voyait poindre les autres revenant detous côtés, mais revenant trop tard ; en un clin d’œil lepremier qui avait reparu franchit la distance qui le séparait dubut, le dépassa d’une cinquantaine de pas, puis s’arrêta delui-même, comme s’il eût compris qu’il avait gagné.

Le prix, comme nous l’avons dit, était un beaufusil de Menton, lequel fut remis au propriétaire de l’intelligentanimal. C’était un colon nommé M. Saunders.

Pendant ce temps, les autres arrivaient detous côtés, pareils à des pigeons effarouchés par un épervier, etqui partis en bande, reviennent un à un au colombier.

Il y en eut sept ou huit qui se perdirent etqu’on ne retrouva que le lendemain ou le surlendemain.

C’était le tour de la véritable course :aussi y eut-il une trêve d’une demi-heure ; on distribua lesprogrammes, et pendant ce temps, les paris s’établirent.

Au nombre des parieurs les plus acharnés étaitle capitaine Van den Broek ; en descendant de sonbâtiment, il avait été droit chez Vigier, le premier orfèvre de laville renommé pour son auvergnate probité, et il avait échangécontre des bank-notes et de l’or, pour une centaine de mille francsde diamants ; aussi faisait-il face aux plus hardis sportsmen,tenant tout, et, ce qui était le plus étonnant, tenant tout sur uncheval dont le nom était inconnu dans l’île, et qui s’appelaitAntrim.

Il y avait quatre chevaux inscrits :

Restauration, au colonelDreaper ;

Virginie, à M. Rondeau deCourcy ;

Gester, à M. Henri deMalmédie ;

et Antrim, à M.**, le nom étaitremplacé par deux étoiles.

Le plus fort des paris s’était porté surGester et sur Restauration, qui, aux courses del’année précédente, avaient eu les honneurs de la journée. Cettefois, on comptait encore plus sur eux, montés qu’ils étaient parleurs maîtres, excellents cavaliers tous deux ; quant àVirginie, c’était la première fois qu’elle courait.

Cependant, et malgré l’avis charitable qu’onlui avait donné qu’il agissait en véritable fou, le capitaineVan den Broek continuait à parier pour Antrim,ce qui ne laissait pas que d’exciter la curiosité à l’endroit de cecheval et de ce maître inconnus. Comme les chevaux étaient montéspar leurs propriétaires, les cavaliers ne devaient point êtrepesés ; on ne s’étonna donc point de ne voir sous la tente niAntrim ni le gentilhomme qui se cachait sous le signehiéroglyphique qui remplaçait son nom, et chacun pensait que, aumoment du départ, il apparaîtrait tout à coup et viendrait prendreplace dans les rangs de ses rivaux. En effet, au moment où leschevaux et les cavaliers sortirent de l’enceinte, on vit accourirdu côté du camp malabar celui qui, depuis que les programmesavaient été distribués, était l’objet de la curiositégénérale ; mais son aspect au lieu de fixer les incertitudes,ne fit que les augmenter : il était vêtu d’un costumeégyptien, dont on apercevait les broderies sous un burnous qui luicachait la moitié du visage ; il montait à la manière arabe,c’est-à-dire avec les étriers courts, son cheval caparaçonné à laturque. Au reste, il était, dès la première vue, évident pour toutle monde que c’était un cavalier consommé. De son côté,Antrim, car personne, à la première vue, ne douta que cene fût le cheval engagé sous ce nom qui venait de paraître ;de son côté, disons-nous, Antrim parut justifier laconfiance qu’avait d’avance eue en lui le capitaineVan den Broek, tant il paraissait fin, assoupli etidentifié avec son maître.

Nul ne reconnut ni le cheval ni lecavalier ; mais, comme on s’était inscrit chez le gouverneur,et qu’il n’y avait pas d’inconnu pour lui, on respecta l’incognitodu nouvel arrivant : une seule personne soupçonna peut-êtrequel était ce cavalier, et se pencha en rougissant en avant pours’assurer de la vérité. Cette personne, c’était Sara.

Les coureurs se placèrent en ligne ; ilsétaient quatre seulement, comme nous l’avons dit, car la réputationde Gester et de Restauration avait écarté tousles autres concurrents ; chacun pensait donc que la questionallait se débattre entre eux deux.

Comme il n’y avait qu’une course de gentlemen,les juges avaient décidé, pour que le plaisir des spectateurs durâtplus longtemps, que l’on ferait deux tours au lieu d’un ;chaque cheval avait donc à parcourir l’espace de trois milles à peuprès, c’est-à-dire une lieue, ce qui donnait d’autant plus dechances aux chevaux de fond.

Au signal donné, tous partirent : mais,comme on le sait, en pareille circonstance, les débuts ne laissentrien préjuger. À la moitié du premier tour, Virginie, qui,nous le répétons, courait pour la première fois, avait gagné uneavance de près de trente pas, et était à peu près côtoyée parAntrim, tandis que Restauration etGester restaient en arrière, visiblement retenus par leurscavaliers. À la pente montante, c’est-à-dire aux deux tiers ducercle à peu près, Antrim avait gagné une demi-longueur,tandis que Restauration et Gester s’étaientrapprochés de dix pas ; ils allaient donc repasser, et chacunse penchait en avant, battant des mains et encourageant lescoureurs, lorsque, soit hasard, soit intention, Sara laissa tomberson bouquet. L’inconnu le vit et, sans ralentir sa course, avec uneadresse merveilleuse, en se faisant couler sous le ventre de soncheval à la manière des cavaliers arabes qui ramassent le djérid,il ramassa le bouquet tombé, salua sa belle propriétaire etcontinua son chemin, ayant perdu à peine dix pas, qu’il ne parutpas le moins du monde se préoccuper de reprendre.

Au milieu du second tour, Virginieétait rejointe par Restauration, que Gestersuivait à une longueur, tandis qu’Antrim demeuraittoujours à sept ou huit pas en arrière ; mais, comme soncavalier ne le pressait ni de la cravache ni de l’éperon, oncomprenait que ce petit retard ne signifiait rien, et qu’ilrattraperait la distance perdue quand il le jugeraitconvenable.

Au pont, Restauration rencontra uncaillou et roula avec son cavalier, qui, n’ayant point perdu lesétriers, voulut d’un mouvement de la main le remettre sur pied. Lenoble animal fit un effort, se releva et retomba presqueaussitôt ; Restauration avait la jambe cassée.

Les trois autres concurrents poursuivirentleur course. Gester alors tenait la tête,Virginie le suivait à deux longueurs, et Antrimcôtoyait Virginie. Mais, à la pente montante,Virginie commença à perdre, tandis que Gestermaintenait son avantage, et qu’Antrim, sans effort aucun,commençait à gagner. Arrivé au mille Dreaper, Antrimn’était plus qu’à une longueur en arrière de son rival, et Henri,se sentant gagné, commençait à fouetter Gester. Lesvingt-cinq mille spectateurs de cette belle course applaudissaient,faisant flotter leurs mouchoirs, encourageant les concurrents.Alors l’inconnu se pencha sur le cou d’Antrim, prononçaquelques mots en arabe, et, comme si l’intelligent animal eût pucomprendre ce que lui disait son maître, il redoubla de vitesse. Onn’était plus qu’à vingt-cinq pas du but, on était en face de lapremière tribune ; Gester dépassait toujoursAntrim d’une tête, lorsque l’inconnu, voyant qu’il n’yavait pas de temps à perdre, enfonça ses deux éperons dans leventre de son cheval, et, se dressant sur ses étriers, en rejetantle capuchon de son bournous en arrière.

– Monsieur Henri de Malmédie, dit-il à sonconcurrent, pour deux insultes que vous m’avez faites, je ne vousen rendrai qu’une ; mais j’espère qu’elle vaudra bien lesvôtres.

Et levant le bras à ces mots, Georges, carc’était lui, sangla la figure de Henri de Malmédie d’un coup decravache.

Puis, enfonçant les éperons dans le ventred’Antrim, il arriva le premier au but de deux longueurs decheval ; mais, au lieu de s’y arrêter pour réclamer le prix,il continua sa course et disparut, au milieu de la stupéfactiongénérale, dans les bois qui entourent le tombeau Malartic.

Georges avait raison ; en échange desdeux insultes qui lui avaient été faites parM. de Malmédie, à quatorze ans de distance, il venaitd’en rendre une seule, mais publique, terrible, sanglante, et quidécidait de tout son avenir, car c’était non seulement uneprovocation à un rival, mais une déclaration de guerre à tous lesblancs.

Georges se trouvait donc, par la marcheirrésistible des choses, en face de ce préjugé qu’il était venuchercher de si loin, et ils allaient lutter corps à corps, commedeux ennemis mortels.

Chapitre 18Laïza

Georges, retiré dans l’appartement qu’il avaitfait meubler pour lui dans l’habitation de son père à Moka,réfléchissait à la position dans laquelle il venait de se placer,lorsqu’on lui annonça qu’un nègre le demandait. Il crut toutnaturellement que c’était quelque message de M. Henri deMalmédie, et ordonna que l’on fît entrer le messager.

À la première vue de celui qui le demandait,Georges reconnut qu’il s’était trompé ; il avait un vaguesouvenir d’avoir rencontré cet homme quelque part ; cependant,il ne pouvait dire où.

– Vous ne me reconnaissez pas ? dit lenègre.

– Non, répondit Georges, et, cependant, nousnous sommes déjà vus, n’est ce pas ?

– Deux fois, reprit le nègre.

– Où cela ?

– La première à la rivière Noire, quand voussauvâtes la jeune fille ; la seconde…

– C’est juste, interrompit Georges, je merappelle ; et la seconde ?…

– La seconde, interrompit à son tour lenègre ; la seconde, quand vous nous avez rendu la liberté. Jeme nomme Laïza, et mon frère se nommait Nazim.

– Et qu’est devenu ton frère ?

– Nazim, esclave, avait voulu fuir pourretourner à Anjouan. Nazim libre, grâce à vous, est parti et doitêtre, à cette heure, près de notre père. Merci pour lui.

– Et, quoique libre, tu es resté, toi ?demanda Georges. C’est étrange.

– Vous allez comprendre cela, dit le nègre ensouriant.

– Voyons, répondit Georges, qui, malgré lui,commençait à prendre intérêt à cette conversation.

– Je suis fils de chef, reprit le nègre. Jesuis de sang mêlé arabe et zanguebar ; je n’étais donc pas népour être esclave.

Georges sourit de l’orgueil du nègre, sanssonger que cet orgueil était le frère cadet du sien.

Le nègre continua sans voir ou sans remarquerce sourire :

– Le chef de Quérimbo m’a pris dans une guerreet m’a vendu à un négrier, qui m’a vendu àM. de Malmédie. J’ai offert, si l’on voulait envoyer unesclave à Anjouan, de me racheter pour vingt livres de poudre d’or.On n’a pas cru à la parole d’un nègre, on m’a refusé. J’ai insistéquelque temps ; puis… il s’est fait un changement dans ma vieet je n’ai plus pensé à partir.

– M. de Malmédie t’a traité comme tuméritais de l’être ? demanda Georges.

– Non, ce n’est pas cela, répondit le nègre.Trois ans après, mon frère Nazim fut pris à son tour et vendu commemoi, et, par bonheur, au même maître que moi ; mais, n’ayantpas les mêmes raisons que moi pour rester ici, il a voulu fuir. Tusais le reste, puisque tu l’as sauvé. J’aimais mon frère comme monenfant, et toi, continua le nègre en croisant ses mains sur sapoitrine et en s’inclinant, je t’aime maintenant comme mon père.Or, voilà ce qui se passe ; écoute, cela t’intéresse commenous. Nous sommes ici quatre vingt mille hommes de couleur et vingtmille blancs.

– Je les ai comptés déjà, dit Georges ensouriant.

– Je m’en doutais, répondit Laïza. Sur cesquatre-vingt mille, vingt mille au moins sont en état de porter lesarmes ; tandis que les blancs, y compris les huit centssoldats anglais en garnison, peuvent à peine réunir quatre millehommes.

– Je le sais encore, dit Georges.

– Eh bien, devinez-vous ? demandaLaïza.

– J’attends que tu t’expliques.

– Nous sommes décidés à nous débarrasser desblancs. Nous avons, Dieu merci ! assez souffert pour avoir ledroit de nous venger.

– Eh bien ? demanda Georges.

– Eh bien, nous sommes prêts, réponditLaïza.

– Qui vous arrête, alors, et pourquoi ne vousvengez-vous pas ?

– Il nous manque un chef, ou plutôt on nous enproposa deux : mais ni l’un ni l’autre de ces hommes neconviennent à une pareille entreprise.

– Et quels sont-ils ?

– L’un est Antonio le Malais.

Georges laissa errer sur ses lèvres un sourirede mépris.

– Et l’autre ? demanda-t-il.

– L’autre, c’est moi, répondit Laïza.

Georges regarda en face cet homme, qui donnaitaux blancs cet exemple étrange de modestie, de reconnaître qu’iln’était pas digne du rang auquel il était appelé.

– L’autre, c’est toi ?… reprit le jeunehomme.

– Oui, répondit le nègre, mais il ne faut pasdeux chefs pour une pareille entreprise ; il en faut unseul.

– Ah ! ah ! fit Georges qui crutcomprendre que Laïza ambitionnait le suprême commandement.

– Il en faut un seul, suprême, absolu, et dontla supériorité ne puisse être discutée.

– Mais où trouver cet homme ? demandaGeorges.

– Il est trouvé, répondit Laïza en regardantfixement le jeune mulâtre ; seulement,acceptera-t-il ?

– Il risque sa tête, dit Georges.

– Et nous, ne risquons-nous rien ?demanda Laïza.

– Mais quelle garantie luidonnerez-vous ?

– La même qu’il nous offrira, un passé depersécution et d’esclavage, un avenir de vengeance et deliberté.

– Et quel plan avez-vous conçu ?

– Demain, après la fête du Yamsé, quand lesblancs, fatigués des plaisirs de la journée, se seront retirésaprès avoir vu brûler le gouhn, les Lascars resteront seuls sur lesbords de la rivière des Lataniers ; alors, de tous côtésarriveront Africains, Malais, Madécasses, Malabars, Indiens tousceux qui sont entrés dans la conspiration ; enfin là, ilséliront un chef, et ce chef les dirigera. Eh bien, dites un mot, etce chef ce sera vous.

– Et qui t’a chargé de me faire cetteproposition ? demanda Georges.

Laïza sourit dédaigneusement.

– Personne, dit-il.

– Alors, l’idée vient de toi ?

– Oui.

– Et qui te l’a inspirée ?

– Vous-même.

– Comment, moi-même ?

– Vous ne pouvez arriver à ce que vous désirezque par nous.

– Et qui t’a dit que je désirais quelquechose ?

– Vous désirez épouser la rose de la rivièreNoire et vous haïssez M. Henri de Malmédie ! Vous désirezposséder l’une, vous voulez vous venger de l’autre ! Nousseuls pouvons vous en offrir les moyens ; car on ne consentirapas à vous donner l’une pour femme, et l’on ne permettra pas àl’autre de devenir votre adversaire.

– Et qui t’a dit que j’aimais Sara ?

– Je l’ai vu.

– Tu te trompes.

Laïza secoua tristement la tête.

– Les yeux de la tête se trompent quelquefois,dit-il ; ceux du cœur, jamais.

– Serais-tu mon rival ? demanda Georgesavec un sourire dédaigneux.

– Il n’y a de rival que celui qui a l’espoird’être aimé, répondit le nègre en soupirant, et la rose de larivière Noire n’aimera jamais le lion d’Anjouan.

– Alors tu n’es pas jaloux ?

– Vous lui avez sauvé la vie, et sa vie vousappartient, c’est trop juste ; moi, je n’ai pas même eu lebonheur de mourir pour elle, et cependant, ajouta le nègre enregardant Georges fixement, croyez-vous que j’aie fait ce qu’ilfallait pour cela ?

– Oui, oui, murmura Georges oui, tu esbrave ; mais les autres, puis-je compter sur eux ?

– Je ne puis répondre que de moi, dit Laïza,et j’en réponds ; donc, tout ce que l’on peut faire avec unhomme courageux, fidèle et dévoué, tu le feras avec moi.

– Tu m’obéiras le premier ?

– En toutes choses.

– Même en ce qui regardera ?…

Georges s’interrompit en regardant Laïza.

– Même en ce qui regardera la rose de larivière Noire, dit le nègre continuant la pensée du jeunehomme.

– Mais d’où te vient ce dévouement pourmoi ?

– Le cerf d’Anjouan allait mourir sous lescoups de ses bourreaux, et tu as racheté sa vie. Le lion d’Anjouanétait dans les chaînes, et tu lui as rendu la liberté. Le lion estnon seulement le plus fort, mais encore le plus généreux de tousles animaux ; et c’est parce qu’il est fort et généreux,continua le nègre en croisant les bras et en relevantorgueilleusement la tête, qu’on a appelé Laïza le liond’Anjouan.

– C’est bien, dit Georges en tendant la mainau nègre. Je demande un jour pour me décider.

– Et quelle chose amènera votre acceptation ouvotre refus ?

– J’ai insulté aujourd’hui grièvement,publiquement, mortellement, M. de Malmédie.

– Je le sais, j’étais là, dit le nègre.

– Si M. de Malmédie se bat avec moi,je n’ai rien à dire.

– Et s’il refuse de se battre ?… demandaen souriant Laïza.

– Alors je suis à vous ; car, comme on lesait brave, comme il a déjà eu avec les blancs deux duels, dansl’un desquels il a tué son adversaire, il aura ajouté une troisièmeinsulte aux deux insultes qu’il m’a déjà faites, et alors la mesuresera comblée.

– Alors, tu es notre chef, dit Laïza ; leblanc ne se battra pas avec le mulâtre.

Georges fronça le sourcil, car il avait déjàeu cette idée. Mais aussi, comment le blanc garderait-il lestigmate de honte que le mulâtre lui avait imprimé sur levisage ?

En ce moment, Télémaque entra, les mains surson oreille dont Bijou, comme nous l’avons dit, avait enlevé unepartie.

– Maître, dit-il, le capitaine hollandaisvoudrait parler à li.

– Le capitaine Van den Broek ?demanda Georges.

– Oui.

– C’est bien, dit Georges.

Puis, se tournant vers Laïza :

– Attends-moi ici, dit-il, je reviens ;ma réponse sera probablement plus prompte que je ne l’espérais.

Georges sortit de la chambre où était Laïza etentra, les bras ouverts, dans celle où était le capitaine.

– Eh bien, frère, dit le capitaine, tu m’avaisdonc reconnu ?

– Oui, Jacques, et je suis heureux det’embrasser, surtout en ce moment.

– Il ne s’en est pas fallu de beaucoup que tun’eusses pas eu ce plaisir à ce voyage-ci.

– Comment ?…

– Je devrais être parti.

– Pourquoi ?

– Le gouverneur m’a l’air d’un vieux renard demer.

– Dis un loup, dis un tigre de mer,Jacques ; le gouverneur est le fameux commodore WilliamsMurrey, l’ancien capitaine du Leycester.

– Du Leycester ! j’aurais dûm’en douter ; alors nous avions un vieux compte à réglerensemble, et je comprends tout.

– Qu’est-il donc arrivé ?

– Il est arrivé que le gouverneur, après lescourses, est venu gracieusement à moi et m’a dit :« Capitaine Van den Broek, vous avez une bien bellegoélette ! » Jusque-là, il n’y avait rien à dire ;mais il ajouta : « Est-ce que demain je pourrais avoirl’honneur de la visiter ? »

– Il se doute de quelque chose.

– Oui, et moi, qui, comme un niais, ne medoutais de rien, j’ai fait la roue et je l’ai invité à venirdéjeuner à bord, ce qu’il a accepté.

– Eh bien ?

– Eh bien, en revenant tout ordonner pour lesusdit déjeuner, je me suis aperçu que, de la montagne de laDécouverte, on faisait des signaux en mer. Alors j’ai commencé àcomprendre que les signaux pourraient bien être faits en monhonneur. Je suis donc monté sur la montagne, et, ma lunette à lamain, j’ai inspecté l’horizon ; en cinq minutes, j’ai étéfixé ; il y avait à une vingtaine de milles un bâtiment quirépondait à ces signaux.

– C’était le Leycester ?

– Justement ; on veut me bloquer ;mais, tu comprends Jacques n’est pas venu au monde hier : levent est au sud-est, de sorte que le bâtiment ne peut rentrer àPort-Louis qu’en courant des bordées. Or, à ce métier-là, il luifaut une douzaine d’heures au moins pour être à l’île desTonneliers ; moi, pendant ce temps, je file et je viens techercher pour filer avec moi.

– Moi ? et quelle raison ai-je departir ?

– Ah ! c’est juste, je ne t’ai rien ditencore. Ah çà ! quelle diable d’idée as-tu donc eue de couperla figure de ce joli garçon d’un coup de cravache ? Ce n’estpas poli, cela.

– Cet homme, ne sais-tu donc pas qui ilest ?

– Si fait, puisque je pariais mille louiscontre lui. À propos, Antrim est un fier cheval, et tu luiferas bien des compliments de ma part.

– Eh bien, tu ne te rappelles pas que ce mêmeHenri de Malmédie, il y a quatorze ans, le jour ducombat ?…

– Après ?

Georges releva ses cheveux et montra à sonfrère la cicatrice de son front.

– Ah ! oui, c’est vrai, s’écriaJacques ; mille tonnerres ! tu as de la rancune ;j’avais oublié toute cette histoire. Mais d’ailleurs, autant que jepuis me rappeler, cette petite gentillesse de sa part lui a valu dela mienne un coup de poing qui compensait bien son coup desabre.

– Oui, et j’avais oublié cette premièreinsulte, ou plutôt j’étais prêt à la lui pardonner, lorsqu’il m’ena fait une seconde.

– Laquelle ?

– Il m’a refusé la main de sa cousine.

– Oh ! tu es adorable, toi, ma paroled’honneur ! Voilà un père et un fils qui élèvent une héritièrecomme une caille en mue, pour la plumer à leur aise par un bonmariage, et, quand la caille est grasse à point, arrive unbraconnier qui veut la prendre pour lui. Allons donc ! est-cequ’ils pourraient faire autrement que de te la refuser ? Sanscompter mon cher, que nous sommes des mulâtres, pas autrechose.

– Aussi, n’est-ce point ce refus que j’airegardé comme une injure ; mais, dans la discussion, il a levéune baguette sur moi.

– Ah ! dans ce cas, il a eu tort. Alorstu l’as assommé ?

– Non, dit Georges en riant des moyens deconciliation qui se présentaient toujours, en pareillecirconstance, à l’esprit de son frère ; non, je lui ai demandésatisfaction.

– Et il a refusé ? C’est juste, noussommes des mulâtres. Nous battons quelquefois les blancs, c’estvrai ; mais les blancs ne se battent pas avec nous, fidonc !

– Et lors je lui ai promis, moi, que je leforcerais bien à se battre.

– Et c’est pour cela que tu lui as envoyé enpleine course, coram populo, comme nous disions au collègeNapoléon, un coup de cravache à travers la figure. Ce n’était pasmal imaginé ; et le moyen a, ma foi, manqué de réussir.

– A manqué ?… Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que, effectivement, la premièreidée de M. de Malmédie avait été de se battre ; maispersonne n’a voulu lui servir de témoin, et ses amis lui ontdéclaré qu’un pareil duel était impossible.

– Alors il gardera le coup de cravache que jelui ai donné ; il est libre.

– Oui ; mais on te garde autre chose, àtoi.

– Et que me garde-t-on ? demanda Georgesen fronçant le sourcil.

– Comme, malgré tout ce qu’on pouvait luidire, l’entêté voulait absolument se battre, il a fallu, pour lefaire renoncer à ce duel, qu’on lui promît une chose.

– Et quelle chose lui a-t-onpromise ?

– Qu’un de ces soirs, pendant que tu serais àla ville, on s’embusquerait à huit ou dix sur la route deMoka ; qu’on te surprendrait au moment où tu t’y attendrais lemoins, qu’on te coucherait sur une échelle, et qu’on te donneraitvingt-cinq coups de fouet.

– Les misérables ! Mais c’est le supplicedes nègres !

– Eh bien, que sommes-nous donc, nous autresmulâtres ? Des nègres blancs, pas autre chose.

– Ils lui ont promis cela ? répétaGeorges.

– Formellement.

– Tu en es sûr ?

– J’y étais. On me prenait pour un braveHollandais, pour un pur sang ; on ne se défiait pas demoi.

– C’est bien ! dit Georges ; monparti est pris.

– Tu pars avec moi ?

– Je reste.

– Écoute, dit Jacques en posant la main surl’épaule de Georges ; crois-moi, frère, suis le conseil d’unvieux philosophe : ne reste pas, suis-moi.

– Impossible ! j’aurais l’air defuir ; d’ailleurs, j’aime Sara.

– Tu aimes Sara ?… Qu’est-ce que celaveut dire : « J’aime Sara ? »

– Cela veut dire qu’il faut que je possèdecette femme, ou que je meure.

– Écoute, Georges, moi, je ne comprends pastoutes ces subtilités. Il est vrai que je n’ai jamais été amoureuxque de mes passagères, qui en valent bien d’autres,crois-moi ; et, quand tu en auras tâté, tu troqueras, vois-tu,quatre femmes blanches pour une femme des îles Comores, parexemple. J’en ai six dans ce moment-ci entre lesquelles je te donnele choix.

– Merci, Jacques. Je te le dis encore, je nepuis pas quitter l’île de France.

– Et moi, je te répète que tu as tort.L’occasion est belle, tu ne la retrouveras pas. Je pars cette nuit,à une heure, sans tambour ni trompette ; viens avec moi, et,demain, nous serons à vingt-cinq lieues d’ici, et nous nousmoquerons de tous les blancs de Maurice ; sans compter que, sinous en attrapons quelques-uns, nous pourrons leur faireadministrer, par quatre de mes matelots, la gratification qu’ils teréservaient.

– Merci, frère, répéta Georges ; c’estimpossible !

– Alors, c’est bien ; tu es un homme, et,quand un homme dit : « C’est impossible », c’estqu’effectivement c’est impossible. Je partirai donc sans toi.

– Oui, pars ; mais ne t’éloigne pas trop,et tu verras quelque chose à quoi tu ne t’attends pas.

– Et que verrai-je ? Une éclipse delune ?…

– Tu verras s’allumer, de la passe Descorne aumorne Brabant, et de Port Louis à Mahebourg, un volcan qui vaudrabien celui de l’île Bourbon.

– Ah ! ah ! ceci est autrechose ; tu as des idées pyrotechniques, à ce qu’ilparaît ? Voyons, explique-moi un peu cela.

– J’ai que, dans huit jours, ces blancs qui memenacent et me méprisent, ces blancs qui veulent me fouetter commeun nègre marron, ces blancs seront à mes pieds. Voilà tout.

– Une petite révolte… Je comprends, ditJacques. Ce serait possible, s’il y avait dans l’île seulement deuxmille hommes comme mes cent cinquante Lascars. Je dis Lascars parhabitude ; car, Dieu merci ! il n’y en a pas un quiappartienne à cette misérable race : ce sont tous de bonsBretons, de braves Américains, de vrais Hollandais, de pursEspagnols, ce qu’il y a de mieux dans les quatre nations. Mais,toi, qu’auras-tu pour soutenir ta révolte ?

– Dix mille esclaves qui sont las d’obéir etqui veulent commander à leur tour.

– Des nègres ? Peuh !… fit Jacquesavançant dédaigneusement la lèvre inférieure. Écoute,Georges ; moi, je les connais bien, j’en vends : çasupporte bien la chaleur, ça vit avec une banane, c’est dur autravail, ça a des qualités, enfin, je ne veux pas déprécier mamarchandise ; mais cela fait de pauvres soldats, vois-tu.Tiens, pas plus tard qu’aujourd’hui, aux courses, le gouverneur medemandait mon avis sur les nègres.

– Comment cela ?

– Oui, il me disait : « CapitaineVan den Broek, vous qui avez beaucoup voyagé et qui meparaissez un excellent observateur, si vous étiez gouverneur dequelque île, et qu’il y eût une révolte de nègres, que feriezvous ? »

– Et qu’as-tu répondu ?

– Moi, j’ai répondu : « Milord, jedéfoncerais dans les rues par lesquelles ils doivent passer unecentaine de barriques d’arack, et j’irais me coucher, ma clef à maporte. »

Georges se mordit les lèvres jusqu’ausang.

– Ainsi donc, pour la troisième fois, je te lerépète, frère : viens avec moi ; c’est ce que tu as demieux à faire.

– Et moi, pour la troisième fois, frère, je teréponds : impossible.

– Alors tout est dit ; embrasse-moi,Georges.

– Adieu Jacques !

– Adieu frère ! Mais, crois-moi, ne tefie pas aux nègres.

– Ainsi, tu pars ?

– Pardieu ! oui. Oh ! je ne suis pasfier, moi, et je sais fuir, dans l’occasion, en pleine mer, tantque le Leycester voudra ; qu’il vienne m’offrir unepartie de quilles, et il verra si je boude ; mais, dans leport, sous le feu du fort Blanc et de la redouteLa Bourdonnaie, merci ! Ainsi, une dernière fois, turefuses ?

– Je refuse.

– Adieu !

– Adieu !

Les jeunes gens s’embrassèrent une dernièrefois ; Jacques entra chez son père, qui, ignorant tout ce quiétait arrivé, dormait tranquillement.

Quant à Georges, il passa dans la chambre oùl’attendait Laïza.

– Eh bien ? demanda le nègre.

– Eh bien, dit Georges, dis aux révoltésqu’ils ont un chef.

Le nègre croisa ses mains sur sa poitrine, et,sans demander autre chose, s’inclina profondément et sortit.

Chapitre 19Le Yamsé

Les courses, comme nous l’avons dit, n’étaientqu’un épisode des fêtes du second jour ; aussi, les coursesfinies, et vers les trois heures de l’après-midi, toute lapopulation bariolée qui couvrait la petite montagne s’achemina versla plaine Verte, tandis que les élégants et les élégantes quiavaient assisté au sport, tant en voiture qu’à cheval, rentraientdîner chez eux, pour en ressortir aussitôt après le repas, et allerassister aux exercices des Lascars.

Ces exercices consistent en une gymnastiquesymbolique se composant de courses, de danses et de luttes,accompagnées de chants discordants et de musique barbare auxquelsse mêlent, dans la foule, les clameurs des nègres industriels quitrafiquent pour leur compte ou pour celui de leur maître, et quivont criant, les uns : « Bananes !bananes ! » Les autres : « Cannes !cannes ! » Ceux-ci : « Caillé !caillé ! bon lait caillé ! » Ceux-là :« Kalou ! kalou ! bon kalou ! »

Ces exercices durent jusqu’à six heures dusoir, à peu près ; puis, à six heures du soir, la petiteprocession, ainsi appelée pour la distinguer de la grandeprocession du lendemain, commence.

Alors, entre deux haies de spectateurs, lesLascars s’avancent, les uns à moitié cachés sous des espèces depetites pagodes pointues, faites comme le grand gouhn, et qu’ilsappellent aïdorés ; les autres, armés de bâtons et desabres émoussés ; d’autres, enfin, à moitié nus, sous desvêtements déchirés. Puis, à un certain signe, touss’élancent ; ceux qui portent les aïdorés se mettentà tourner sur eux-mêmes en dansant ; ceux qui portent lessabres et les bâtons commencent à combattre en voltigeant les unsautour des autres, portant et parant les coups avec une adresse,merveilleuse ; enfin, les derniers se frappent la poitrine etse roulent à terre avec l’apparence du désespoir, tous criant à lafois ou tour à tour : « Yamsé ! Yamli ! OHoseïn ! O Ali ! »

Pendant qu’ils se livrent à cette gymnastiquereligieuse, quelques-uns d’entre eux s’en vont offrant à toutvenant du riz bouilli et des plantes aromatiques.

Cette promenade dure jusqu’à minuit ;puis, à minuit, ils rentrent au camp malabar dans le même ordrequ’ils en sont sortis, pour n’en plus sortir que le lendemain à lamême heure.

Mais, le lendemain, la scène changea ets’agrandit. Après avoir fait dans la ville la même promenade que laveille, les Lascars, à la nuit venue, rentrèrent au camp, mais pouraller chercher le gouhn, résultat de la réunion des deux bandes. Ilétait cette année plus grand et plus splendide que tous lesprécédents. Couvert des papiers les plus riches, les plus éclatantset les plus disparates, éclairé au dedans par de grandes masses defeu, au dehors par des lanternes de papier de toutes couleurs,suspendues à tous les angles et à toutes les anfractuosités, quifaisaient ruisseler sur ses vastes flancs des torrents de lumièrechangeante, il s’avança porté par un grand nombre d’hommes, les unsplacés dans l’intérieur, les autres à l’extérieur, et qui, tous,chantaient une sorte de psalmodie monotone et lugubre ; devantle gouhn marchaient des éclaireurs, balançant au bout d’une perched’une dizaine de pieds des lanternes, des torches, des soleils etd’autres pièces d’artifice. Alors, la danse des aïdorés etles combats corps à corps reprirent de plus belle. Les dévots auxrobes déchirées recommencèrent à se frapper la poitrine en poussantdes cris de douleur, auxquels toute la masse répondait par les crisalternés de : « Yamsé ! Yamli ! O Hoseïn !O Ali ! » cris encore plus prolongés et plus déchirantsque ces mêmes cris poussés la veille.

C’est que le gouhn qu’ils accompagnent cettefois est destiné à représenter à la fois la ville de Keberla, prèsde laquelle périt Hoseïn, et le tombeau où furent enfermés sesrestes ; en outre, un homme nu, peint en tigre, figurait lelion miraculeux qui, pendant plusieurs jours, veilla sur lesdépouilles du saint iman. De temps en temps, il s’élançait sur lesspectateurs en poussant des rugissements comme s’il eût voulu lesdévorer ; mais un homme, représentant son gardien, et quimarchait derrière lui l’arrêtait au moyen d’une corde ; tandisqu’un mollah, placé à ses côtés le calmait par des parolesmystérieuses et par des gestes magnétiques.

Pendant plusieurs heures, on promena le gouhnprocessionnellement dans la ville et autour de la ville ; puisceux qui le portaient prirent le chemin de la rivière desLataniers, suivis de toute la population de Port-Louis. La fêtetirait à sa fin ; on allait enterrer le gouhn, et chacunvoulait, après l’avoir accompagné dans son triomphe, l’accompagneraussi dans sa ruine.

Arrivés à la rivière des Lataniers, ceux quiportaient l’immense machine s’arrêtèrent sur le bord ; puis, àminuit sonnant, quatre hommes s’approchèrent avec quatre torches,et mirent le feu aux quatre coins. À l’instant même, les porteurslaissèrent tomber le gouhn dans la rivière.

Mais, comme la rivière des Lataniers n’estqu’un torrent et que le bas du gouhn trempait à peine dans l’eau,la flamme gagna rapidement toutes les parties supérieures, s’élançacomme une immense spirale et monta en tournoyant vers le ciel.Alors il y eut un moment étrangement fantastique : ce futcelui pendant lequel, à la clarté de cette lumière éphémère, maisvive, on vit ces trente mille spectateurs de toutes les racespoussant des cris dans toutes les langues, et agitant leursmouchoirs et leurs chapeaux : groupés les uns sur la rivemême, les autres sur les rochers environnants ; ceux-cis’enfonçant par masses plus sombres à mesure qu’elles s’éloignaientsous le couvert de la forêt ; ceux-là fermant l’immensecercle, et montés dans leurs palanquins, dans leurs voitures, surleurs chevaux. Pendant un moment, les eaux reflétèrent les feuxqu’elles allaient éteindre ; pendant un moment, toute cettemultitude houla comme une mer ; pendant un moment, les arbress’allongèrent dans l’ombre comme des géants qui se lèvent ;pendant un moment enfin, on n’aperçut plus le ciel qu’à travers unevapeur rouge qui faisait ressembler chaque nuage qui passait à unevague de sang.

Puis, bientôt, la lumière décrut, toutes cestêtes se confondirent les unes avec les autres : les arbresparurent s’éloigner d’eux-mêmes et rentrer dans l’ombre ; leciel pâlit reprenant peu à peu sa teinte plombée ; les nuagesse succédèrent de plus en plus sombres. De temps en temps, quelquepartie épargnée jusque-là par l’incendie s’enflammait à son tour etjetait sur le paysage et sur les spectateurs qui le peuplaient unéclair tremblant, puis s’éteignait, rendant l’obscurité plus grandequ’avant qu’il s’enflammât. Peu à peu toute l’ossature tomba encharbons ardents faisant frissonner l’eau de la rivière ;enfin, les dernières clartés s’éteignirent, et, comme le ciel,ainsi que nous l’avons dit, était chargé de nuages, chacun seretrouva dans une obscurité d’autant plus profonde, que la lumièrequi l’avait précédée avait été plus grande.

Alors il arriva ce qui arrive toujours à lafin des fêtes publiques, et surtout après les illuminations ou lesfeux d’artifice : une grande rumeur se fit entendre, etchacun, parlant, riant, raillant, tira au plus vite vers laville ; les voitures partant au galop de leurs chevaux, et lespalanquins au trot de leurs nègres ; tandis que les piétonsréunis par groupes babillards, marchaient à leur suite de leur pasle plus rapide.

Soit curiosité plus vive, soit flânerienaturelle à l’espèce, les nègres et les hommes de couleur restèrentles derniers ; mais, enfin, ils s’éloignèrent aussi à leurtour, les uns reprenant la route du camp malabar les autresremontant la rivière ; ceux-ci s’enfonçant dans la forêt,ceux-là suivant le bord de la mer.

Au bout de quelques instants, la place futentièrement déserte, et un quart d’heure s’écoula, pendant lequelon n’entendit d’autre bruit que celui du murmure de l’eau roulantentre les rochers, et où l’on ne vit autre chose, pendant leséclaircies de nuages, que des chauves-souris gigantesques et au volpesant qui s’abattaient vers la rivière, comme pour éteindre dubout de leurs ailes les quelques charbons fumant encore à sasurface, et qui remontaient ensuite pour aller se perdre dans laforêt.

Bientôt, cependant, on entendit un légerbruit, et l’on vit s’avancer, en rampant vers la rivière, deuxhommes marchant l’un au-devant de l’autre, et venant, l’un du cotéde la batterie Dumas, et l’autre de la montagne Longue ; quandils ne furent plus séparés que par le torrent, ils se levèrent tousdeux, échangèrent des signes, et, tandis que l’un frappait troiscoups dans ses mains, l’autre siffla trois fois.

Alors des profondeurs des bois, des angles desfortifications, des roches qui bordent le torrent, des mangliersqui s’inclinent sur le rivage de la mer, on vit sortir toute unepopulation de nègres et d’Indiens, dont, cinq minutes auparavant,il eût été impossible de soupçonner la présence ; seulement,toute cette population était divisée en deux bandes biendistinctes : l’une, composée rien que d’Indiens ;l’autre, composée tout entière de nègres. Les Indiens se rangèrentautour de l’un des deux chefs arrivés les premiers : ce chefétait un homme au teint olivâtre, parlant l’idiome malais.

Les nègres se rangèrent autour de l’autrechef, qui était un nègre comme eux, qui parlait tour à tourl’idiome madécasse et mozambique.

L’un des deux chefs se promenait dans lafoule, babillant, grondant, déclamant, gesticulant, type del’ambitieux de bas étage, de l’intrigant vulgaire : c’étaitAntonio le Malais.

L’autre, calme, immobile, presque muet, avarede paroles, sobre de gestes, semblait attirer les regards sans leschercher, véritable image de la force qui contient et du génie quicommande : c’était Laïza, le lion d’Anjouan.

Ces deux hommes, c’étaient les chefs de larévolte ; les dix mille métis qui les entouraient, c’étaientles conspirateurs.

Antonio parla le premier.

– Il y avait une fois, dit-il, une îlegouvernée par des singes, et habitée par des éléphants, par deslions, par des tigres, par des panthères et par des serpents. Lenombre des gouvernés était dix fois plus considérable que celui desgouvernants ; mais les gouvernants avaient eu le talent, lesrusés babouins qu’ils étaient, de désunir les gouvernés, de façonque les éléphants vivaient en haine avec les lions, les tigres avecles panthères, et les serpents avec tous. Il en résultait que,lorsque les éléphants levaient la trompe, les singes faisaientmarcher contre eux les serpents, les panthères, les tigres et leslions ; et, si forts que fussent les éléphants, ilsfinissaient toujours par être vaincus. Si c’étaient les lions quirugissaient, les singes faisaient marcher contre eux les éléphants,les serpents, les panthères et les tigres ; de sorte que, sicourageux que fussent les lions, ils finissaient toujours par êtreenchaînés. Si c’étaient les tigres qui montraient les dents, lessinges faisaient marcher contre eux les éléphants, les lions, lesserpents et les panthères ; de sorte que, si forts que fussentles tigres, ils finissaient toujours par être mis en cage. Sic’étaient les panthères qui bondissaient, les singes faisaientmarcher contre elles les éléphants, les lions, les tigres et, lesserpents ; de sorte que, si agiles que fussent les panthères,elles finissaient toujours par être domptées. Enfin, si c’étaientles serpents qui sifflaient, les singes faisaient marcher contreeux les éléphants, les lions, les tigres et les panthères, et lesserpents, si rusés qu’ils fussent, finissaient toujours par êtresoumis. Il en résultait que les gouvernants, à qui cette ruse avaitréussi cent fois, riaient sous cape toutes les fois qu’ilsentendaient parler de quelque révolte, et employant aussitôt leurtactique habituelle, étouffaient les révoltés. Cela dura ainsilongtemps, très longtemps. Mais, un jour, il arriva qu’un serpent,plus fin que les autres, réfléchit : c’était un serpent quisavait ses quatre règles d’arithmétique ni plus ni moins que lecaissier de M. de M*** ; il calcula que les singesétaient, relativement aux autres animaux, comme 1 est à 8. Ilréunit donc les éléphants, les lions, les tigres, les panthères etles serpents sous prétexte d’une fête, et leur dit :

« – Combien êtes-vous ?

Les animaux se comptèrent etrépondirent :

– Nous sommes quatre-vingt mille.

– C’est bien, dit le serpent ; maintenantcomptez vos maîtres, et dites-moi combien ils sont.

Les animaux comptèrent les singes etrépondirent :

– Ils sont huit mille.

– Alors, vous êtes bien bêtes, dit le serpent,de ne pas exterminer les singes, puisque vous êtes huit contreun.

Les animaux se réunirent et exterminèrent lessinges, et ils furent maîtres de l’île, et les plus beaux fruitsfurent pour eux, les plus beaux champs furent pour eux, les plusbelles maisons furent pour eux ; sans compter les singes dontils firent leurs esclaves, et les guenons, dont ils firent leursmaîtresses… »

– Avez-vous compris ? dit Antonio.

De grands cris retentirent, des hourras et desbravos se firent entendre ; Antonio avait produit avec safable non moins d’effet que le consul Ménénius, deux mille deuxcents ans auparavant, n’en avait produit avec la sienne.

Laïza attendit tranquillement que ce momentd’enthousiasme fût passé ; puis, étendant le bras pourcommander le silence, il dit ces simples paroles :

– Il y avait une fois une île où les esclavesvoulurent être libres ; ils se levèrent tous ensemble et ilsle furent. Cette île s’appelait autrefois Saint-Dominique ;elle s’appelle à cette heure Haïti… Faisons comme eux, et nousserons libres comme eux.

De grands cris retentirent de nouveau, et desbravos et des hourras se firent entendre pour la seconde fois. Maisil faut l’avouer, ce discours était trop simple pour émouvoir lamultitude, ainsi que l’avait fait celui d’Antonio ; Antonios’en aperçut et conçut un espoir.

Il fit signe qu’il voulait parler et l’on setut.

– Oui, dit-il, oui, Laïza a dit vrai ;j’ai entendu raconter qu’il y a, au delà de l’Afrique, bien loin,bien loin, du côté où le soleil se couche, une grande île où tousles nègres sont rois. Mais, dans mon île à moi, comme dans l’île deLaïza, dans l’île des animaux comme dans l’île des hommes, il y eutun chef élu, mais un seul.

– C’est juste, dit Laïza, et Antonio araison : tout pouvoir partagé s’affaiblit ; je suis doncde son avis ; il faut un chef, mais un seul.

– Et quel sera ce chef ? demandaAntonio.

– C’est à ceux qui sont rassemblés ici dedécider, répondit Laïza.

– L’homme qui est digne d’être notre chef, ditAntonio, est celui qui pourra opposer la ruse à la ruse, la force àla force, le courage au courage.

– C’est juste, dit Laïza.

– Celui qui est digne d’être notre chef,continua Antonio, c’est l’homme qui a vécu avec les blancs et avecles noirs ; l’homme qui tient par le sang aux uns et auxautres ; l’homme qui, libre, fera le sacrifice de saliberté ; l’homme qui a une case et un champ, qui risque deperdre sa case et son champ. Voilà l’homme qui est digne d’êtrenotre chef.

– C’est juste, dit Laïza.

– Je ne connais qu’un homme qui réunissetoutes ces conditions, dit Antonio.

– Et moi aussi, dit Laïza.

– Veux-tu dire que c’est toi ? demandaAntonio.

– Non, répondit Laïza.

– Tu conviens donc que c’est moi ?

– Ce n’est pas toi non plus.

– Et qui est-ce donc ? s’écriaAntonio.

– Oui ; qui est-ce ? oùest-il ? Qu’il vienne, qu’il paraisse ! crièrent à lafois les nègres et les Indiens.

Laïza frappa trois fois dans ses mains ;au même instant, on entendit retentir le galop d’un cheval, et, auxpremières lueurs du jour naissant, on vit sortir de la forêt uncavalier qui, arrivant à toute bride, entra jusqu’au cœur dugroupe, et là, par un simple mouvement de la main, arrêta soncheval si court, que, de la secousse, il plia sur ses jarrets.

Laïza étendit la main avec un geste de suprêmedignité vers le cavalier.

– Votre chef, dit il, le voilà !

– Georges Munier ! s’écrièrent dix millevoix.

– Oui, Georges Munier, dit Laïza. Vous avezdemandé un chef qui puisse opposer la ruse à la ruse, la force à laforce, le courage au courage ; le voilà !… Vous avezdemandé un chef qui ait vécu avec les blancs et avec les noirs, quitint par le sang aux uns et aux autres, le voilà !… Vous avezdemandé un chef qui fût libre et qui fît le sacrifice de saliberté ; qui eût une case et un champ, et qui risquât deperdre sa case et son champ ; eh bien, ce chef le voilà !Où en chercherez-vous un autre ? où en trouverez-vous unpareil ?

Antonio demeura confondu ; tous lesregards se tournèrent vers Georges, et il se fit une grande rumeurdans la multitude.

Georges connaissait les hommes auxquels ilavait affaire, et il avait compris qu’il devait avant tout parleraux yeux : il était donc revêtu d’un magnifique bournous toutbrodé d’or, et, sous son bournous, il portait le cafetan d’honneurqu’il tenait d’Ibrahim-Pacha, et sur lequel brillaient les croix dela Légion d’honneur et de Charles III ; de son côté, Antrim,couvert d’une magnifique housse rouge, frémissait sous son maître,impatient et orgueilleux à la fois.

– Mais, s’écria Antonio, qui nous répondra delui ?

– Moi, dit Laïza.

– A-t-il vécu avec nous ? connaît-il nosbesoins ?

– Non, il n’a pas vécu avec nous ; maisil a vécu avec les blancs, dont il a étudié les sciences ;oui, il connaît nos désirs et nos besoins, car nous n’avons qu’unbesoin et qu’un désir : la liberté.

– Qu’il commence donc par la rendre à sestrois cents esclaves, la liberté.

– C’est déjà fait depuis ce matin, ditGeorges.

– Oui, oui, crièrent des voix dans lafoule ; oui, nous libres, maître Georges a donné liberté ànous.

– Mais il est lié avec les blancs, ditAntonio.

– En face de vous tous, répondit Georges, j’airompu avec eux hier.

– Mais il aime une fille blanche, ditAntonio.

– Et c’est un triomphe de plus pour nousautres hommes de couleur, répondit Georges ; car la filleblanche m’aime.

– Mais, si on vient la lui offrir pour femme,reprit Antonio, il nous trahira, nous, et pactisera avec lesblancs.

– Si on vient me l’offrir pour femme, je larefuserai, répondit Georges ; car je veux la tenir d’elleseule, et n’ai besoin de personne pour me la donner.

Antonio voulut faire une nouvelle objection,mais les cris de « Vive Georges ! vive notrechef ! » retentirent de tous côtés et couvrirent sa voixde telle façon, qu’il ne put prononcer une parole.

Georges fit signe qu’il voulait parler, chacunse tut.

– Mes amis, dit-il, voici le jour, et, parconséquent, l’heure de nous séparer. Jeudi est jour de fête ;jeudi, vous êtes tous libres ; jeudi, à huit heures du soir,ici, au même endroit, j’y serai ; je me mettrai à votre tête,et nous marcherons sur la ville.

– Oui, oui ! crièrent toutes lesvoix.

– Un mot encore : s’il y avait un traîtreparmi nous, décidons que, lorsque sa trahison sera prouvée, chacunde nous pourra le mettre à mort à l’instant même, de la mort qu’illui conviendra, prompte ou lente, douce ou cruelle. Voussoumettez-vous d’avance à son jugement ? Quant à moi, je m’ysoumets le premier.

– Oui, oui ! crièrent toutes lesvoix ; s’il y a un traître, que le traître soit mis à mort, àmort le traître !

– C’est bien. Et maintenant, combienêtes-vous ?

– Nous sommes dix mille, dit Laïza.

– Mes trois cents serviteurs sont chargés devous remettre à chacun quatre piastres ; car il faut que, pourjeudi soir, chacun ait une arme quelconque. À jeudi !

Et Georges, saluant de la main, repartit commeil était venu, tandis que les trois cents nègres ouvraient chacunun sac rempli d’or, et donnaient, à chaque homme, les quatrepiastres promises.

Cette magnificence royale coûtait, il estvrai, à Georges Munier, deux cent mille francs. Mais qu’était-ceque cette somme pour un homme riche à millions, et qui eût sacrifiétoute sa fortune à l’accomplissement du projet arrêté depuis silongtemps dans sa volonté ?

Enfin, ce projet allait s’accomplir ; legant était jeté.

Chapitre 20Le rendez-vous

Georges rentra chez lui beaucoup plus calme etbeaucoup plus tranquille qu’on n’aurait pu le croire. C’était un deces hommes que l’inaction tue et que la lutte grandit : il secontenta de préparer ses armes, en cas d’attaque imprévue, tout ense réservant une retraite vers les grands bois, qu’il avaitparcourus dans sa jeunesse, et dont le murmure et l’immensité,mêlés au murmure et à l’immensité de la mer, avaient fait de luil’enfant rêveur que nous avons vu.

Mais celui sur qui retombait réellement lepoids de tous ces événements imprévus, c’était le pauvre père. Ledésir de sa vie, depuis quatorze ans, avait été de revoir sesenfants ; ce désir venait d’être accompli. Il les avait revustous deux ; mais leur présence n’avait fait que changerl’atonie habituelle de sa vie en une inquiétude sans cesserenaissante : l’un, capitaine négrier, en lutte éternelle avecles éléments et les lois ; l’autre, conspirateur idéologue, enlutte avec les préjugés et les hommes ; tous deux luttantcontre ce qu’il y a de plus puissant au monde ; tous deuxpouvant être, d’un moment à l’autre, brisés par la tempête ;tandis que lui, enchaîné par cette habitude d’obéissance passive,les voyait tous deux marcher au gouffre sans avoir la force de lesretenir, et n’ayant pour toute consolation que ces mots, qu’ilrépétait sans cesse :

– Au moins, je suis sûr d’une chose, c’est demourir avec eux.

Au reste, le temps qui devait décider de ladestinée de Georges était court ; deux jours seulement leséparaient de la catastrophe qui devait faire de lui un autreToussaint-Louverture ou un nouveau Pétion. Son seul regret, pendantces deux jours, était de ne pas pouvoir communiquer avec Sara. Ileût été imprudent à lui d’aller chercher à la ville son messagerordinaire, Miko-Miko. Mais d’un autre côté, il était rassuré, parcette conviction, que la jeune fille était sûre de lui, comme ilétait sûr d’elle. Il y a des âmes qui n’ont besoin que de croiserun regard et d’échanger une parole pour comprendre ce qu’ellesvalent, et qui, de ce moment, se reposent l’une sur l’autre avec lasécurité de la conviction. Puis il souriait à l’idée de cettegrande vengeance qu’il allait tirer de la société, et de cettegrande réparation que le sort allait lui faire. Il dirait enrevoyant Sara : « Voilà huit jours que je ne vous aivue ; mais ces huit jours m’ont suffi comme à un volcan pourchanger la face d’une île. Dieu a voulu tout anéantir par unouragan, et il n’a pu ; moi, j’ai voulu faire disparaître dansune tempête hommes, lois, préjugés ; et, plus puissant queDieu, moi j’ai réussi. »

Il y a, dans les dangers politiques et sociauxdu genre de celui auquel s’exposait Georges, un enivrement quiéternisera les conspirations et les conspirateurs. Le mobile leplus puissant des actions humaines est, sans contredit, lasatisfaction de l’orgueil ; or, qu’y a-t-il de plus caressantpour nous autres, fils du péché, que l’idée de renouveler cettelutte de Satan avec Dieu, des Titans avec Jupiter ? Dans cettelutte, on le sait bien, Satan a été foudroyé et Encelade enseveli.Mais Encelade, enseveli, remue une montagne toutes les fois qu’ilse retourne. Satan, foudroyé, est devenu roi des enfers.

Il est vrai que c’étaient là de ces choses quene comprenait pas le pauvre Pierre Munier.

Aussi, lorsque Georges, après avoir laissé safenêtre entrouverte, suspendu ses pistolets à son chevet et mis sonsabre sous son oreiller, se fut endormi aussi tranquille que s’ilne dormait pas sur une poudrière, Pierre Munier armant cinq ou sixnègres dont il était sûr, les avait placés en vedettes tout autourde l’habitation, et s’était mis lui-même en sentinelle sur la routede Moka. De cette façon, une retraite momentanée était du moinsassurée à son Georges, et il ne courait plus le risque d’êtresurpris.

La nuit se passa sans alerte aucune. Au restec’est le propre des conspirations qui s’ourdissent entre les nègresque le secret soit toujours scrupuleusement gardé. Les pauvres gensne sont pas encore assez civilisés pour calculer ce que peutrapporter une trahison.

La journée du lendemain s’écoula comme la nuitprécédente, et la nuit suivante comme la journée ; rienn’arriva qui pût faire croire à Georges qu’il avait été trahi.Quelques heures seulement le séparaient donc encore del’accomplissement de son dessein.

Vers les neuf heures du matin, Laïza arriva.Georges le fit entrer dans sa chambre : rien n’était changéaux dispositions générales ; seulement, l’enthousiasme produitpar la générosité de Georges allait croissant. À neuf heures, lesdix mille conspirateurs devaient être réunis en armes sur les bordsde la rivière des Lataniers ; à dix heures, la conspirationdevait éclater.

Tandis que Georges questionnait Laïza sur lesdispositions de chacun, et établissait avec lui les chances decette périlleuse entreprise, il aperçut de loin son messagerMiko-Miko qui, portant toujours sur son épaule son bambou et sespaniers, marchait de son pas habituel et s’avançait versl’habitation. Or, il était impossible que l’apparition arrivât plusà point. Depuis le jour des courses, Georges n’avait pas mêmeaperçu Sara.

Si maître de lui-même que fût le jeune homme,il ne put s’empêcher d’ouvrir la fenêtre et de faire signe àMiko-Miko de doubler le pas, ce que l’honnête Chinois fit aussitôt.Laïza voulait se retirer ; mais Georges le retint, en luidisant qu’il avait encore quelque chose à lui dire.

En effet, comme l’avait prévu Georges,Miko-Miko n’était pas venu à Moka de son propre mouvement : àpeine entré, il tira un charmant billet plié de la façon la plusaristocratique, c’est-à-dire étroit et long, où une fine écriturede femme avait écrit pour toute adresse son prénom. À la seule vuede ce billet, le cœur battit violemment à Georges. Il le prit desmains du messager, et, pour cacher son émotion, pauvre philosophequi n’osait pas être homme, il alla le lire dans un angle de lafenêtre.

La lettre était effectivement de Sara, etvoici ce qu’elle disait :

« Mon ami,

Trouvez vous aujourd’hui, vers les deux heuresde l’après-midi, chez lord Williams Murrey, et vous y apprendrezdes choses que je n’ose vous dire, tant elles me rendentheureuse ; puis, en sortant de chez lui, venez me voir, jevous attendrai dans notre pavillon.

Votre Sara. »

Georges relut deux fois cette lettre ; ilne comprenait rien à ce double rendez-vous. Comment lord Murreypouvait-il lui dire des choses qui rendaient Sara heureuse, etcomment lui, en sortant de chez lord Murrey, c’est-à-dire verstrois heures de l’après-midi, en plein jour, à la vue de tous,pouvait-il se présenter chez M. de Malmédie ?

Miko-Miko seul pouvait lui donnerl’explication de tout cela ; il appela donc le Chinois etcommença de l’interroger ; mais le digne négociant ne savaitrien autre chose, sinon que mademoiselle Sara l’avait envoyéchercher par Bijou, qu’il n’avait pas reconnu d’abord, attendu que,dans sa lutte avec Télémaque, le pauvre diable avait perdu unepartie de son nez déjà fort camard ; il l’avait suivi, ilavait été introduit près de la jeune fille, dans le pavillon où ilétait déjà entré deux fois, et, là elle avait écrit la lettre qu’ilvenait de remettre à Georges et que l’intelligent messager avaitbien vite deviné être adressée à lui.

Puis elle lui avait donné une pièced’or ; il ne savait rien de plus.

Georges cependant continua d’interrogerMiko-Miko, lui demandant si la jeune fille avait bien écrit devantlui ; si elle était bien seule en écrivant, et si sa figureparaissait triste ou joyeuse. La jeune fille avait écrit en saprésence, personne n’était là ; sa figure annonçait lasérénité la plus entière et le bonheur le plus parfait.

Pendant que Georges procédait àl’interrogatoire, on entendit le galop d’un cheval : c’étaitun courrier à la livrée du gouverneur ; un instant après, ilentra dans la chambre de Georges et lui remit une lettre de lordWilliams. Cette lettre était conçue en ces termes :

« Mon cher compagnon de voyage,

Je me suis fort occupé de vous depuis que jene vous ai vu, et crois ne pas avoir trop mal arrangé toutes vospetites affaires. Soyez assez aimable pour vous rendre chez moiaujourd’hui, à deux heures. J’aurai, je l’espère, de bonnesnouvelles à vous apprendre.

Tout à vous,

Lord W. Murrey. »

Ces deux lettres coïncidaient parfaitementl’une avec l’autre. Aussi, quelque danger qu’il y eût pour Georgesà se présenter à la ville dans la situation où il setrouvait ; quoique la prudence lui soufflât que s’aventurer àPort-Louis, et surtout chez le gouverneur, était chose téméraire,Georges n’écouta que son orgueil, qui lui disait que, refuser cedouble rendez-vous, c’était presque une lâcheté, surtout ce doublerendez-vous lui étant donné par les deux seules personnes quieussent répondu, l’une à son amour, l’autre à son amitié. Aussi, seretournant vers le courrier, lui ordonna-t-il de présenter sesrespects à milord, et de lui dire qu’il serait chez lui à l’heureconvenue.

Le courrier partit avec cette réponse.

Alors, il se mit à une table, et écrivit àSara.

Regardons par-dessus son épaule et suivons desyeux les quelques lignes qu’il traçait :

« Chère Sara,

D’abord, que votre lettre soit bénie !C’est la première que je reçois de vous, et quoique bien courteelle me dit tout ce que je voulais savoir, c’est que vous ne m’avezpas oublié, c’est que vous m’aimez toujours, c’est que vous êtesmienne comme je suis vôtre.

J’irai chez lord Murrey à l’heure que vousm’indiquez. Y serez-vous ? Vous ne me le dites pas.Hélas ! les seules nouvelles heureuses que je puisse attendre,ne peuvent venir que de votre bouche, puisque le seul bonheur quej’aspire au monde, c’est celui d’être votre mari. Jusqu’ici, j’aifait tout ce que j’ai pu pour cela ; tout ce que je feraiencore sera dans le même but. Restez donc forte et fidèle, Sara,comme je serai fidèle et fort ; car, si près de nous que vousapparaisse le bonheur, j’ai bien peur que nous n’ayons encore l’unet l’autre, avant, de l’atteindre, de terribles épreuves àtraverser.

N’importe, Sara, ma conviction est que rien nerésiste au monde à une volonté puissante et immuable, et à un amourprofond et dévoué ; ayez cet amour, Sara, et, moi, j’auraicette volonté.

Votre Georges. »

Cette lettre écrite, Georges la remit àMiko-Miko, qui reprit son bambou et ses paniers et, de son pashabituel, repartit pour Port-Louis ; il va sans dire que ce nefut pas sans avoir reçu la nouvelle rétribution que ses fidèlesservices méritaient si bien.

Georges resta seul avec Laïza. Laïza avait àpeu près tout entendu, et avait tout compris.

– Vous allez à la ville ? demanda-t-il àGeorges.

– Oui, répondit celui-ci.

– C’est imprudent, reprit le nègre.

– Je le sais ; mais je dois yaller ; et, à mes propres yeux, je serais un lâche si je n’yallais pas.

– C’est bien, allez-y donc ; mais si, àdix heures, vous n’êtes pas arrivé à la rivière desLataniers ?…

– C’est que je serai prisonnier ou mort :alors, marchez sur la ville et délivrez-moi, ou vengez-moi.

– C’est bien, dit Laïza, comptez sur nous.

Et ces deux hommes qui s’étaient si biencompris, qu’un seul mot, qu’un seul geste, qu’un seul serrement demain leur suffisait pour être sûrs l’un de l’autre, se quittèrentsans échanger une promesse ou une recommandation de plus.

Il était dix heures du matin ; on vintprévenir Georges que son père lui faisait demander s’il déjeuneraitavec lui ; Georges répondit en passant dans la salle àmanger : il était calme comme si rien ne fût arrivé.

Pierre Munier jeta sur lui un regard où toutela sollicitude paternelle était peinte ; mais, voyant levisage de son fils le même qu’il était d’habitude, reconnaissantsur ses lèvres le même sourire avec lequel il le saluait tous lesjours, il se rassura.

– Dieu soit loué, mon cher enfant ! ditle brave homme. En voyant ces messagers se succéder si rapidement,j’avais craint qu’ils ne t’apportassent de mauvaisesnouvelles ; mais ton air tranquille m’annonce que je m’étaistrompé.

– Vous avez raison, mon père, réponditGeorges, tout va bien ; c’est toujours pour ce soir, à la mêmeheure, la révolte, et ces messieurs m’apportaient deux lettres,l’une du gouverneur, qui me donne rendez-vous chez lui aujourd’hui,à deux heures, l’autre à Sara, qui me dit qu’elle m’aime.

Pierre Munier resta étourdi. C’était lapremière fois que Georges lui parlait de la révolte des noirs et del’amitié du gouverneur ; il avait su toutes ces chosesindirectement, et il avait, le pauvre père, frissonné jusqu’au fonddu cœur en voyant son enfant bien-aimé se jeter dans une pareillevoie.

Il balbutia quelques observations ; maisGeorges l’arrêta.

– Mon père, lui dit-il en souriant,souvenez-vous du jour où après avoir fait des prodiges de valeur,après avoir délivré les volontaires après avoir conquis un drapeau,ce drapeau vous fut arraché par M. de Malmédie ; cejour-là, vous aviez été devant l’ennemi, grand, noble, sublime, ceque vous serez toujours, enfin, devant le danger ; ce jour-là,je jurai qu’un jour hommes et choses seraient remis à leurplace ; ce jour est arrivé, je ne reculerai pas devant monserment. Dieu jugera entre les esclaves et les maîtres, entre lesfaibles et les forts, entre les martyrs et les bourreaux ;voilà tout.

Puis, comme Pierre Munier, sans force, sanspuissance, sans objection contre une pareille volonté, s’affaissaitsur lui-même, comme si le poids du monde eût pesé sur lui, Georgesordonna à Ali de seller les chevaux, et, après avoir achevétranquillement son déjeuner, en fixant de temps en temps un regardtriste sur son père, il se leva pour sortir.

Pierre Munier tressaillit et se dressa toutdebout les bras tendus vers son fils.

Georges s’avança vers lui, prit sa tête entreses deux mains, et avec une expression d’amour filial qu’il n’avaitjamais laissé paraître, il rapprocha cette tête vénérable de lui,et baisa rapidement cinq ou six fois ses cheveux blancs.

– Mon fils, mon fils ! s’écria PierreMunier.

– Mon père, dit Georges, vous aurez unevieillesse respectée, ou j’aurai une tombe sanglante.Adieu !

Georges s’élança hors de la chambre, et levieillard retomba sur sa chaise en poussant un profondgémissement.

Chapitre 21Le refus

À deux lieues à peu près de l’habitation deson père, Georges rejoignit Miko-Miko, qui revenait àPort-Louis ; il arrêta son cheval, fit signe au Chinois des’approcher de lui, lui dit à l’oreille quelques mots, auxquelsMiko-Miko répondit par un signe d’intelligence, et il continua sonchemin.

En arrivant au pied de la montagne de laDécouverte, Georges commença à rencontrer des personnes de laville ; il interrogea des yeux avec soin le visage de cespromeneurs, mais il n’aperçut sur les différentes physionomies quele hasard amenait sur son chemin aucun symptôme qui pût lui fairecroire que le projet de révolte qui devait être mis par lui àexécution le soir eût le moins du monde transpiré. Il continua saroute, traversa le camp des Noirs et entra dans la ville.

La ville était calme ; chacun paraissaitoccupé de ses affaires personnelles ; aucune préoccupationgénérale ne planait sur la population. Les bâtiments se balançaientcalmés et abrités dans le port. La pointe aux Blagueurs étaitgarnie de ses flâneurs habituels ; un navire américain,arrivant de Calcutta, jetait l’ancre devant le Chien-de-Plomb.

La présence de Georges parut cependant faireune certaine sensation ; mais il était évident que cettesensation se rattachait à l’affaire des courses, et à l’insulteinouïe faite par un mulâtre à un blanc. Plusieurs groupes cessèrentmême évidemment, à l’aspect du jeune homme, de causer des affairesen ce moment sur le tapis pour suivre Georges du regard, etéchanger tout bas quelques paroles d’étonnement sur cette audacequ’il avait de reparaître dans la ville ; mais Georgesrépondit à leurs regards par un regard si hautain, à leurschuchotements par un sourire si dédaigneux, que les regards sebaissèrent, ne pouvant supporter le rayon d’amère supériorité quitombait de ses yeux.

D’ailleurs, la crosse ciselée d’une paire depistolets à deux coups sortait de chacune de ses fontes.

Ce furent les soldats et les officiers queGeorges rencontra sur sa route qui furent surtout l’objet de sonattention. Mais soldats et officiers avaient cette physionomietranquillement ennuyée de gens transportés d’un monde dans unautre, et condamnés à un exil de quatre mille lieues. Certes, siles uns et les autres eussent su que Georges leur ménageait del’occupation pour la nuit, ils eussent eu l’air, sinon plus joyeux,du moins plus affairés.

Toutes les apparences rassuraient doncGeorges.

Il arriva ainsi à la porte du gouvernement,jeta la bride de son cheval aux mains d’Ali, et lui recommanda dene point quitter la place. Puis il traversa la cour, monta leperron et entra dans l’antichambre.

L’ordre avait été donné d’avance auxdomestiques d’introduire M. Georges Munier aussitôt qu’il seprésenterait. Un domestique marcha donc devant le jeune homme,ouvrit la porte du salon et l’annonça.

Georges entra.

Dans ce salon étaient lord Murrey,M. de Malmédie et Sara.

Au grand étonnement de Sara, dont les yeux seportèrent immédiatement sur le jeune homme, la figure de Georgesexprima plutôt à sa vue une sensation pénible que joyeuse ;son front se plissa légèrement, ses sourcils se rapprochèrent, etun sourire presque amer glissa sur sa bouche.

Sara qui s’était levée vivement, sentit sesgenoux plier sous elle, et retomba lentement sur son fauteuil.

M. de Malmédie se tint debout etimmobile comme il était, se contentant d’incliner légèrement latête ; lord Williams Murrey fit deux pas vers Georges et luiprésenta la main.

– Mon jeune ami, lui dit-il, je suis heureuxde vous annoncer une nouvelle qui, je l’espère, comblera tous vosdésirs ; M. de Malmédie, jaloux d’éteindre toutesces distinctions de couleur et toutes ces rivalités de castes qui,depuis deux cents ans, font le malheur, non seulement de l’île deFrance, mais des colonies en général, M. de Malmédieconsent à vous accorder la main de sa nièce, mademoiselle Sara deMalmédie.

Sara rougit et leva imperceptiblement les yeuxsur le jeune homme ; mais Georges se contenta de s’inclinersans répondre. M. de Malmédie et lord Murrey leregardèrent avec étonnement.

– Mon cher monsieur de Malmédie, dit lordMurrey en souriant, je vois bien que notre incrédule ami ne s’enrapporte pas à ma seule parole ; dites-lui donc que vous luiaccordez la demande qu’il vous a faite, et que vous désirez quetout souvenir d’animosité, ancien et récent, soit oublié entre vosdeux familles.

– C’est vrai, Monsieur, ditM. de Malmédie en s’imposant visiblement un grand effortsur lui-même, et M. le gouverneur vient de vous faire part demes sentiments. Si vous avez quelque rancune de certain événementarrivé lors de la prise de Port-Louis, oubliez-la, comme mon filsoubliera, je vous le promets en son nom, l’injure bien autrementgrave que vous lui avez faite récemment. Quant à votre union avecma nièce, M. le gouverneur vous l’a dit, j’y donne monconsentement, et à moins que, aujourd’hui, ce ne soit vous quirefusiez…

– Oh ! Georges ! s’écria Saraemportée par un premier mouvement.

– Ne vous hâtez pas de me juger sur maréponse, Sara, répondit le jeune homme, car ma réponse m’est,croyez-le bien, imposée par d’impérieuses nécessités. Sara, devantDieu et devant les hommes, Sara, depuis la soirée du pavillon,depuis la nuit du bal, depuis le jour où je vous ai vue pour lapremière fois, Sara, vous êtes ma femme : aucune autre quevous ne portera un nom que vous n’avez pas dédaigné, malgré sonabaissement ; tout ce que je vais dire est donc une questionde forme et de temps.

Georges se retourna vers le gouverneur.

– Merci, milord, continua-t-il, merci ;je reconnais dans ce qui se passe aujourd’hui l’appui de votregénéreuse philanthropie et de votre bienveillante amitié. Mais, dujour où M. de Malmédie m’a refusé sa nièce, oùM. Henri m’a insulté pour la seconde fois, où j’ai cru devoirme venger de ce refus et de cette insulte par une injure publique,ineffaçable, infamante, j’ai rompu avec les blancs ; il n’y aplus de rapprochement possible entre nous. M. de Malmédiepeut faire, dans une combinaison, dans un calcul, dans uneintention que je ne comprends pas, moitié du chemin mais je neferai pas l’autre. Si mademoiselle Sara m’aime, mademoiselle Saraest libre, maîtresse de sa main, maîtresse de sa fortune, c’est àelle de se grandir encore à mes propres yeux en descendant jusqu’àmoi, et non à moi de m’abaisser aux siens en essayant de monterjusqu’à elle.

– Oh ! monsieur Georges, s’écria Sara,vous savez bien…

– Oui, je sais, dit Georges, que vous êtes unenoble jeune fille, un cœur dévoué, une âme pure. Je sais que vousviendrez à moi, Sara, malgré tous les obstacles, tous lesempêchements, tous les préjugés. Je sais que je n’ai qu’à vousattendre et que je vous verrai un jour apparaître, et je sais celajustement parce que, le sacrifice étant de votre côté, vous avezdéjà décidé, dans votre généreuse pensée, que vous me feriez cesacrifice. Mais quant à vous, monsieur de Malmédie, quant à votrefils, quant à M. Henri, qui consent à ne pas se battre avecmoi à la condition qu’il me fera fouetter par ses amis ;oh ! entre nous c’est une guerre éternelle,entendez-vous ? c’est une haine mortelle qui ne s’éteindra dema part que dans le sang ou dans le mépris : que votre filschoisisse donc.

– Monsieur le gouverneur, répondit alorsM. de Malmédie avec plus de dignité qu’on n’aurait pu enattendre de sa part, vous le voyez, de mon côté, j’ai fait ce quej’ai pu : j’ai sacrifié mon orgueil, j’ai oublié l’ancienneinjure et l’injure nouvelle, mais je ne puis convenablement faired’avantage, et il faut que je m’en tienne à la déclaration deguerre que me fait Monsieur. Seulement, nous attendrons l’attaqueen nous tenant sur la défensive. Maintenant Mademoiselle, continuaM. de Malmédie en se tournant vers Sara, comme le ditMonsieur, vous êtes libre de votre cœur, libre de votre main, librede votre fortune ; faites donc à votre volonté : restezavec Monsieur, ou suivez-moi.

– Mon oncle, dit Sara, il est de mon devoir devous suivre. Adieu, Georges ! Je ne comprends rien à ce quevous avez fait aujourd’hui ; mais sans doute que vous avezfait ce que vous deviez faire.

Et, faisant une révérence pleine de calme etde dignité au gouverneur, Sara sortit avecM. de Malmédie.

Lord Williams Murrey les accompagna jusqu’à laporte, sortit avec eux et rentra un instant après.

Son regard interrogateur rencontra le regardferme de Georges, et il y eut un instant de silence entre ces deuxhommes qui, grâce à leur nature élevée, se comprenaient si bienl’un l’autre.

– Ainsi, dit le gouverneur, vous avezrefusé ?

– J’ai cru devoir agir ainsi, milord.

– Pardon si j’ai l’air de vousinterroger ; mais puis-je savoir quel sentiment vous a dictévotre refus ?

– Le sentiment de ma propre dignité.

– Ce sentiment est-il le seul ? demandale gouverneur.

– S’il y en a un autre, milord, permettez-moide le tenir secret.

– Écoutez, Georges, dit le gouverneur aveccette espèce d’abandon qui avait d’autant plus de charme chez lui,qu’on sentait qu’il était complètement en dehors de sa naturefroide et composée, écoutez : du moment où je vous airencontré à bord du Leycester, du moment où j’ai puapprécier les hautes qualités qui vous distinguent, mon désir a étéde faire de vous le lien qui réunirait dans cette île deux castesopposées l’une à l’autre. J’ai commencé par pénétrer vossentiments, puis vous m’avez fait le confident de votre amour, etje me suis prêté à la demande que vous m’avez adressée d’être votreintermédiaire, votre parrain, votre second. Pour ceci, Georges,reprit lord Murrey répondant à l’inclination de tête que luifaisait Georges, pour ceci, mon jeune ami, vous ne me devez aucunremerciement ; vous alliez vous-même au-devant de mesvœux ; vous secondiez mon plan de conciliation ; vousaplanissiez mes projets politiques. Je vous accompagnai donc chezM. de Malmédie, et j’appuyai votre demande de toutel’autorité de ma présence, de tout le poids de mon nom.

– Je le sais, milord, et je vous remercie.Mais, vous l’avez vu vous-même, ni le poids de votre nom, touthonorable qu’il est, ni l’autorité de votre présence, quelqueflatteuse qu’elle dût être, ne purent m’épargner un refus.

– J’en ai souffert autant que vous, Georges.J’ai admiré votre calme, et j’ai compris à votre sang-froid quevous vous ménagiez une terrible revanche. Cette revanche, le jourdes courses, vous l’avez prise en face de tous, et, de ce jour,j’ai encore compris que, selon toute probabilité, il me faudraitrenoncer à mes projets de conciliation.

– Je vous avais prévenu en vous quittant,milord.

– Oui, je le sais ; maisécoutez-moi : je ne me suis pas regardé comme battu ; jeme suis présenté hier chez M. de Malmédie, et, à force deprières et d’instances, et en abusant presque de l’influence que medonne ma position, j’ai obtenu du père qu’il oublierait sa vieillehaine contre votre père, du fils, qu’il oublierait sa jeune hainecontre vous, de tous deux, qu’ils consentiraient au mariage demademoiselle de Malmédie.

– Sara est libre, milord, interrompit vivementGeorges et, pour devenir ma femme, Dieu merci, elle n’a besoin duconsentement de personne.

– Oui, j’en conviens, reprit legouverneur ; mais, quelle différence aux yeux de tous, je vousle demande, d’enlever furtivement une jeune fille de la maison deson tuteur ou de la recevoir publiquement de la main de safamille ! Consultez votre orgueil, monsieur Munier, et voyezsi je ne lui avais pas ménagé une suprême satisfaction, un triompheauquel lui-même ne s’attendait pas.

– C’est vrai répondit Georges.Malheureusement, ce consentement arrive trop tard.

– Trop tard ! Et pourquoi cela, troptard ? reprit le gouverneur.

– Dispensez-moi de vous répondre sur ce point,milord. C’est mon secret.

– Votre secret, pauvre jeune homme ! Ehbien, voulez-vous que je vous le dise, moi, ce secret que vous nevoulez pas me dire ?

Georges regarda le gouverneur avec un sourired’incrédulité.

– Votre secret ! continua legouverneur ; voilà un secret bien gardé, qu’un secret confié àdix mille personnes.

Georges continua de regarder le gouverneur,mais cette fois sans sourire.

– Écoutez-moi, reprit le gouverneur :vous vouliez vous perdre, j’ai voulu vous sauver. J’ai été trouverl’oncle de Sara, je l’ai pris à part et je lui ai dit :« Vous avez mal apprécié M. Georges Munier, vous l’avezrepoussé insolemment, vous l’avez forcé de rompre ouvertement avecnous, et vous avez eu tort, car M. Georges Munier était unhomme distingué, au cœur élevé, à l’âme grande ; il y avaitquelque chose à faire de cette organisation-là, et la preuve, c’estque M. Georges Munier tient à cette heure notre vie à tousentre ses mains ; c’est qu’il est le chef d’une vasteconspiration ; c’est que, demain, à dix heures du soir c’étaithier que je lui parlais ainsi, M. Georges Munier marchera surPort-Louis à la tête de dix mille nègres. C’est que, comme nousn’avons que dix-huit cents hommes de troupes, à moins que le hasardne m’envoie une de ces idées préservatrices comme il en arriveparfois aux hommes de génie, nous sommes tous perdus ; c’estqu’après-demain, enfin, M. Georges Munier, que vous méprisez àcette heure comme descendant d’une foule d’esclaves, sera notremaître peut-être, et peut-être ne voudra pas de vous pour esclave àson tour. Eh bien, vous pouvez empêcher tout cela, Monsieur, luiai-je dit, vous pouvez sauver la colonie ; revenez sur lepassé, accordez à M. Georges la main de votre nièce, que vouslui avez refusée, et, s’il accepte, s’il veut bien accepter, car,les rôles étant changés, les prétentions peuvent être changéesaussi, eh bien, vous aurez sauvé non seulement votre vie, votreliberté, votre fortune, mais encore la liberté, la vie et lafortune de tous. »

Voilà ce que je lui ai dit ; et alors,sur mes prières, sur mes instances, sur mes ordres, il a consenti.Mais ce que j’avais prévu est arrivé ; vous étiez engagé tropavant, vous n’avez pas pu reculer.

Georges avait suivi le discours du gouverneuravec un étonnement progressif, et cependant avec un calmeparfait.

– Ainsi, lui dit-il quand il eut fini, voussavez tout, milord ?

– Mais vous le voyez, ce me semble, et je necrois pas avoir rien oublié.

– Non, reprit Georges en souriant, non, vosespions sont bien instruits ; et je vous fais mon complimentsur la façon dont votre police est faite.

– Eh bien, maintenant, dit le gouverneur,maintenant que vous connaissez le motif qui m’a fait agir, il enest temps encore : acceptez la main de Sara, réconciliez-vousavec sa famille, renoncez à vos projets insensés, et je ne saisrien, j’ignore tout, j’ai tout oublié.

– Impossible ! dit Georges.

– Songez avec quelle espèce de gens vous êtesengagé.

– Vous oubliez, milord, que ces hommes, dontvous parlez avec tant de mépris, sont mes frères, à moi ; que,méprisé par les blancs comme leur inférieur, ils m’ont reconnu,eux, pour leur chef ; vous oubliez que, au moment où ceshommes m’ont fait l’abandon de leur vie, je leur ai, moi, voué lamienne.

– Ainsi, vous refusez ?

– Je refuse.

– Malgré mes prières ?

– Excusez-moi, milord, mais je ne puis lesécouter.

– Malgré votre amour pour Sara, et malgrél’amour de Sara pour vous ?

– Malgré toutes choses.

– Réfléchissez encore.

– C’est inutile, mes réflexions sontfaites.

– C’est bien… Maintenant, Monsieur, dit lordMurrey, une dernière question.

– Dites.

– Si j’étais à votre place et que vous fussiezà la mienne, que feriez-vous ?

– Comment cela ?

– Oui ; si j’étais Georges Munier, chefd’une révolte, et vous lord Williams Murrey, gouverneur de l’île deFrance ; si vous me teniez dans vos mains comme je vous tiensdans les miennes, dites, je vous le demande une seconde fois, queferiez-vous ?

– Ce que je ferais, milord ? Jelaisserais sortir d’ici celui qui y est venu sur votre parole,croyant être appelé à un rendez-vous et non être attiré dans unguet-apens ; puis, le soir, si j’avais foi dans la justice dema cause, j’en appellerais à Dieu, afin que Dieu décidât entrenous.

– Eh bien, vous auriez tort, Georges ;car, du moment que j’aurais tiré l’épée, vous ne pourriez plus mesauver ; du moment que j’aurais allumé la révolte, il faudraitéteindre la révolte dans mon sang… Non, Georges, non ! je neveux pas qu’un homme comme vous meure sur un échafaud,entendez-vous bien ? meure comme un rebelle vulgaire, dont lesintentions seront calomniées, dont le nom sera flétri, et, pourvous sauver d’un pareil malheur, pour vous arracher à votredestinée, vous êtes mon prisonnier, Monsieur ; je vousarrête.

– Milord ! s’écria Georges en regardantautour de lui s’il n’y avait pas quelque arme dont il pûts’emparer, et avec laquelle il pût se défendre.

– Messieurs, dit le gouverneur en élevant lavoix, Messieurs, entrez, et emparez-vous de cet homme.

Quatre soldats entrèrent, conduits par uncaporal, et entourèrent Georges.

– Conduisez Monsieur à la Police, dit legouverneur : mettez-le dans la chambre que j’ai fait préparerce matin ; et, tout en veillant sévèrement sur lui, ayez soinque ni vous ni personne ne manque aux égards qui lui sont dus.

À ces mots le gouverneur salua Georges, etGeorges sortit de l’appartement.

Chapitre 22La révolte

Tout ce qui venait de se passer s’était passési rapidement et d’une manière si inattendue, que Georges n’avaitpas même eu le temps de se préparer à ce qui lui arrivait. Mais,grâce à son admirable puissance sur lui-même, il cacha sous unimpassible et éternel sourire d’insoucieux dédain les différentesémotions dont il était assailli.

Le prisonnier et ses gardes sortirent par uneporte de derrière, au seuil de laquelle attendait la voiture dugouverneur ; mais, soit hasard, soit prévoyance, Miko-Mikopassait juste devant cette porte, au moment même où Georges montaitdans la voiture. Le jeune homme et son messager habitueléchangèrent un regard.

Comme l’avait ordonné le gouverneur, Georgesfut conduit à la Police. C’est un grand bâtiment dont le nomindique la destination, et qui est situé dans la rue duGouvernement, un peu plus bas que la Comédie. Georges y fut déposédans la chambre indiquée par le gouverneur.

C’était une chambre visiblement préparéed’avance, ainsi que l’avait dit lord Williams, et il était mêmeévident qu’on avait eu l’intention de la rendre aussi confortableque possible. L’ameublement en était propre, et le lit presqueélégant ; rien dans cette chambre ne sentait la prison.Seulement, les fenêtres en étaient grillées.

Dès que la porte fut refermée sur Georges, etque le prisonnier se trouva seul, il alla droit à cettefenêtre : elle était élevée de vingt pieds à peu près, etdonnait sur l’hôtel Coignet. Comme, de son côté, une des fenêtresde l’hôtel Coignet se trouvait juste en face de la chambre deGeorges, le prisonnier pouvait voir jusqu’au fond de l’appartementsitué en face de lui, et cela avec d’autant plus de facilité quecette fenêtre était ouverte.

Georges revint de la fenêtre à la porte,écouta et entendit que l’on posait une sentinelle dans lecorridor.

Alors il retourna à la fenêtre etl’ouvrit.

Aucune sentinelle n’était placée dans larue : on s’en rapportait aux barreaux de la garde duprisonnier. En effet, les barreaux étaient de taille à rassurer laplus inquiète surveillance.

Il n’y avait donc pas d’espérance de fuir sansun secours étranger.

Mais ce secours étranger, Georges l’attendaitsans doute ; car, laissant sa fenêtre ouverte, il demeura lesyeux constamment fixés sur l’hôtel Coignet, qui, comme nous l’avonsdit, s’élève en face de la Police. En effet, son espérance ne futpas trompée : au bout d’une heure, il vit Miko-Miko, sonbambou sur l’épaule, traverser la chambre en face de la sienne,conduit par un domestique de l’hôtel. Le jeune homme et luin’échangèrent qu’un regard ; mais ce regard, si rapide qu’ilfût, ramena la sérénité sur le front de Georges.

À partir de ce moment, Georges parut à peuprès aussi tranquille que s’il eût été dans son appartement àMoka : cependant, de temps en temps, un observateur attentifeût remarqué qu’il fronçait le sourcil et passait sa main sur sonfront. C’est que, sous cette apparence sereine, un monde d’idéesgrossissait dans son esprit, et, comme une mer qui monte, venaitbattre son cerveau de son flux et de son reflux.

Cependant, les heures passèrent sans que rienindiquât au prisonnier qu’aucun préparatif se fît dans la ville. Onn’entendait ni le roulement du tambour, ni le froissement desarmes. Deux ou trois fois, Georges courut à sa fenêtre, trompé parun bruit analogue à un roulement ; mais, à chaque fois, il vitqu’il se trompait, et que le bruit qu’il avait pris pour leroulement du tambour était le bruit que faisaient, en passant dansla rue, des voitures chargées de tonneaux.

La nuit venait et, à mesure que venait lanuit, Georges, plus agité et plus inquiet, allait, avec unmouvement fébrile qu’il cherchait d’autant moins à réprimer qu’ilétait seul, de la porte à la fenêtre ; la porte était toujoursgardée par la sentinelle, la fenêtre n’avait toujours pour gardienque ses barreaux.

De temps en temps, Georges portait la main àsa poitrine, et une légère contraction de son visage indiquaitqu’il éprouvait un de ces serrements de cœur instantanés dontl’homme le plus brave ne peut se rendre maître dans lescirconstances suprêmes de la vie ; alors, sans doute ilpensait à son père, qui ignorait le danger qu’il courait, et àSara, qui, sans le savoir, l’avait attiré dans ce danger. Quant augouverneur, quoique Georges gardât contre lui une de ces ragesfroides et concentrées qu’un joueur qui a perdu garde contre sonadversaire, il ne pouvait se dissimuler qu’il avait, dans cetteoccasion, déployé envers lui, non seulement tous les ménagementsaristocratiques qui étaient dans ses habitudes, mais encore qu’iln’était arrivé à le faire arrêter qu’après lui avoir offert toutesles voies de salut qui étaient en son pouvoir.

Ce qui n’empêchait pas que Georges ne fûtarrêté sous la prévention de haute trahison.

Sur ces entrefaites, les ténèbres commencèrentà s’épaissir ; Georges tira sa montre, il était huit heures etdemie du soir : dans une heure et demie, la révolte devaitéclater.

Tout à coup, Georges releva la tête et fixa denouveau ses yeux sur l’hôtel Coignet : dans la chambre situéeen face de la sienne, il avait vu se mouvoir une ombre ; cetteombre lui fit un signe ; Georges se dérangea de devant lafenêtre, et un paquet, franchissant la rue et passant à travers lesbarreaux, vint tomber au milieu de l’appartement.

Georges ne fit qu’un bond et ramassa lepaquet : il se composait d’une corde et d’une lime ;c’était là ce secours extérieur que Georges attendait. Georgestenait sa liberté entre ses mains ; seulement, Georges voulaitêtre libre pour l’heure du danger.

Il cacha la corde entre ses matelas et, commel’obscurité était tout à fait venue, il commença à limer un de sesbarreaux.

Les barreaux étaient assez écartés l’un del’autre pour que, un barreau manquant, Georges pût passer par labrèche faite.

C’était une lime sourde ; on n’entenditaucun bruit, et, comme, vers les sept heures, on lui avait apportéà souper, Georges avait la presque certitude de ne pas êtredérangé.

Cependant l’œuvre avançait lentement :neuf heures, neuf heures et demie, dix heures sonnèrent. Pendantque le prisonnier sciait la barre de fer, depuis quelque temps,vers l’extrémité de la rue du Gouvernement, du côté de la rue de laComédie et du port, il lui semblait avoir vu s’allumer de grandeslueurs. Au reste, pas une patrouille ne sillonnait la ville, aucunsoldat attardé ne regagnait sa caserne. Georges ne comprenait rienà cette apathie du gouverneur : il le connaissait trop pourpenser qu’il n’avait pas pris toutes ses précautions, et cependant,comme nous l’avons dit, la ville paraissait sans défense aucune etcomme abandonnée à elle-même.

À dix heures, cependant, il lui semblaentendre grandir une rumeur qui venait du côté du campmalabar : c’était de ce côté que les révoltés, rassemblés, onse le rappelle, sur le bord de la rivière des Lataniers, devaientarriver. Georges redoubla d’efforts ; le barreau était déjàcomplètement scié par en bas, et il venait de l’entamer enhaut.

La rumeur continua de grandir. Il n’y avaitplus à se tromper : c’était le bruit que font en se mêlant lesvoix de plusieurs milliers d’hommes. Laïza avait tenu parole ;un sourire de joie passa sur les lèvres de Georges, un éclaird’orgueil illumina son front ; on allait donc combattre.Peut-être n’y aurait-il pas victoire ; mais, au moins, ilallait y avoir lutte. Et Georges allait se mêler à cette lutte, carle barreau ne tenait plus qu’à un fil.

Il écoutait donc, l’oreille tendue et le cœurpalpitant ; le bruit s’approchait de plus en plus, et cettelueur, qu’il avait déjà remarquée, allait grandissant. Le feuétait-il à Port-Louis ? C’était impossible, car nul cri dedétresse ne se faisait entendre.

De plus, quoiqu’on entendît toujours cetterumeur, qui, chose étrange, semblait plutôt une rumeur joyeusequ’un bruit menaçant, aucun bruit d’armes ne retentissait, et larue où était située la Police était restée solitaire.

Georges attendit un quart d’heure encore,espérant toujours que quelques coups de fusil retentiraient ettermineraient son inquiétude, en lui annonçant qu’on en était auxmains ; mais cette même rumeur étrange bruissait toujours sansque le bruit tant attendu s’y mêlât.

Le prisonnier pensa alors que l’important pourlui était d’abord de fuir. Avec un dernier ébranlement, le barreaucéda. Georges attacha fortement la corde à sa base, jeta le barreaudevant lui pour s’en faire une arme, passa par l’ouverture, selaissa glisser le long de la corde, toucha la terre sans accident,ramassa le barreau, et s’élança dans une des ruestransversales.

À mesure que Georges s’avançait vers la rue deParis, qui traverse tout le quartier septentrional de la ville, ilvoyait s’augmenter cette lueur, il entendait redoubler cebruit ; enfin, il arriva à l’angle d’une rue ardemmentéclairée, et tout lui fut expliqué.

Toutes les rues qui donnaient sur le campmalabar, c’est-à-dire sur le point par lequel les révoltés devaientpénétrer dans la ville étaient illuminées comme pour un jour defête, et, de place en place, en face des maisons principalesavaient été placés des tonneaux d’arrack, d’eau-de-vie et de rhumdéfoncés, comme pour une distribution gratis.

Les nègres s’étaient rués comme un torrent surPort-Louis poussant des clameurs de rage et de vengeance. Mais, enarrivant, ils avaient trouvé les rues illuminées ; mais ilsavaient vu ces tonneaux tentateurs. Un instant, les ordres de Laïzaet l’idée que toutes ces boissons étaient empoisonnées, les avaientretenus ; mais bientôt le naturel l’avait emporté sur ladiscipline, et même sur la crainte. Quelques hommes s’étaientdébandés et s’étaient mis à boire. À leurs cris de joie, les autresnègres n’avaient pu tenir leurs rangs : toute cette multitude,qui suffisait pour anéantir Port-Louis, s’était répandue en uninstant, éparpillée en une seconde, se groupant autour des tonneauxavec des cris de joyeuse rage, buvant à pleines mains cetteeau-de-vie, ce rhum, cet arrack, éternel poison des races noires àla vue duquel un nègre ne sait pas résister, en échange duquel ilvend ses enfants, son père, sa mère, et finit souvent par se vendrelui-même.

De là venaient ces cris à l’étrange expressionque Georges n’avait pu comprendre. Le gouverneur avait mis enpratique le conseil donné par Jacques lui-même et, comme on levoit, il s’en était bien trouvé. La révolte, entrée dans la ville,s’était amortie avant de traverser le quartier qui s’étend de laPetite-Montagne au Trou-Fanfaron, et était venue mourir à cent pasde l’hôtel du Gouvernement.

À la vue de l’étrange spectacle qui sedéroulait sous ses yeux, Georges ne conserva plus aucun doute surl’issue de son entreprise ; il se souvint de la prédiction deJacques, et se sentit frissonner à la fois de colère et de honte.Ces hommes avec lesquels il comptait changer la face des choses,bouleverser l’île et venger deux siècles d’esclavage par une heurede victoire et par un avenir de liberté, ces hommes étaient là,riant, chantant, dansant, désarmés, ivres, chancelants ; ceshommes, trois cents soldats armés de fouets pouvaient maintenantles reconduire au travail, et ces hommes étaient dixmille !

Ainsi, tout ce long labeur de Georges surlui-même était perdu ; toute cette haute étude de son proprecœur, de sa propre force et de sa propre valeur étaitinutile ; toute cette supériorité de caractère donnée parDieu, d’éducation acquise sur les hommes tout cela venait se briserdevant les instincts d’une race qui aimait mieux l’eau-de-vie quela liberté.

Georges sentit aussitôt le néant de sesambitions ; son orgueil, un instant, l’avait transporté surune montagne, et lui avait fait voir à ses pieds tous les royaumesde la terre ; puis tout était disparu, ce n’était qu’unevision. Et Georges se retrouvait juste à la même place où sonorgueil trompeur l’avait pris.

Il serrait son barreau de fer entre sesmains ; il se sentait pris d’une envie féroce de se jeter aumilieu de tous ces misérables et de briser ces crânes abrutis, quin’avaient pas eu la force de résister à la grossière tentation dontil était la victime.

Des groupes de curieux qui, sans doute, necomprenaient rien à cette fête improvisée que le gouverneur donnaitaux esclaves, regardaient tout cela bouche et yeux béants. Chacundemandait à son voisin ce que cela voulait dire, sans que sonvoisin, aussi ignorant que lui, pût ni lui répondre ni lui donnerla moindre explication.

Georges courut de groupe en groupe, plongeantses regards jusqu’au fond de ces longues rues, illuminées etpleines de nègres ivres, poussant des rumeurs insensées. Ilcherchait au milieu de toute cette foule d’êtres immondes un homme,un seul homme, sur lequel il comptait encore au milieu de ladégradation générale. Cet homme, c’était Laïza.

Tout à coup, Georges entendit une granderumeur qui venait du côté de la Police ; puis une fusilladeassez vive s’engagea d’un côté, avec la régularité que la troupe deligne a l’habitude de mettre dans cet exercice, de l’autre avec lecapricieux pétillement qui accompagne le feu des troupesirrégulières.

Enfin, il y avait donc un endroit où l’on sebattait.

Georges s’élança de ce côté ; en cinqminutes, il se trouva dans la rue du Gouvernement. Il ne s’étaitpas trompé. Cette petite troupe qui se battait était conduite parLaïza, par Laïza, qui, ayant su que Georges était prisonnier, avaità la tête de quatre cents hommes d’élite, fait le tour de la ville,et avait marché sur la Police pour le délivrer.

Sans doute ce mouvement avait été prévu, car,aussitôt qu’on vit paraître la petite troupe de révoltés à uneextrémité de la rue, un bataillon anglais s’était mis en mouvementet avait marché contre elle.

Laïza s’était bien douté qu’on ne luilaisserait pas enlever Georges sans combat ; mais il avaitcompté sur la diversion que devait faire le reste de sa troupearrivant par les rues adjacentes au camp malabar ;malheureusement, cette diversion, comme nous l’avons vu, lui avaitmanqué par les causes que nous avons dites.

Georges s’élança d’un seul bond au milieu descombattants, appelant à grands cris : « Laïza !Laïza ! » Il avait donc trouvé un nègre digne d’être unhomme ; il avait donc rencontré une nature égale à lasienne.

Les deux chefs se joignirent au milieu dufeu ; et là, sans chercher un abri contre la fusillade,insouciants aux balles qui sifflaient autour d’eux, ils échangèrentquelques-unes de ces paroles courtes et pressées comme en demandentles situations suprêmes. En un instant, Laïza fut au courant detout ; il secoua la tête et se contenta de dire :

– Tout est perdu.

Georges voulut lui rendre quelque espérance,lui conseilla d’essayer quelques efforts sur les buveurs ;mais Laïza, laissant échapper un sourire de profonddédain :

– Ils boivent, dit-il ; à moins quel’eau-de-vie ne leur manque, il n’y a rien à espérer.

Or, les tonneaux avaient été défoncés en assezgrande quantité pour que l’eau-de-vie ne leur manquât pas.

Toute lutte devenait inutile sur le point oùelle s’était engagée, puisque Georges, que Laïza venait délivrer,était libre ; il n’avait donc qu’à regretter la perte d’unedouzaine d’hommes déjà mis hors de combat, et qu’à donner le signalde la retraite.

Mais la retraite était devenue impossible parla rue du Gouvernement ; tandis que la troupe de Laïza faisaitface au bataillon anglais qui s’était opposé à son entreprise, unautre détachement, embusqué dans la poudrière, eu sortait, tambourbattant, et venait fermer le chemin par lequel Laïza et ses hommesétaient arrivés. Il fallut donc se jeter dans les rues quienvironnent le palais de justice et regagner par là les environs dela Petite-Montagne et le camp malabar.

À peine Georges, Laïza et leurs hommeseurent-ils fait deux cents pas, qu’ils se trouvèrent dans les ruesilluminées et garnies de tonneaux. La scène était encore plusimmonde que la première fois ; l’ivresse avait fait desprogrès.

Puis, au bout de chaque rue on voyaitétinceler dans les ténèbres les baïonnettes d’une compagnieanglaise.

Georges et Laïza se regardèrent avec cesourire qui signifie : « Il ne s’agit plus ici devaincre, mais de mourir et de bien mourir. »

Cependant tous deux voulurent, tenter undernier effort ; ils s’élancèrent dans la rue principale,essayant de rallier les révoltés à leur petite troupe. Maisquelques-uns à peine étaient en état d’entendre les cris et lesexhortations de leurs chefs ; les autres les méconnaissaiententièrement, chantaient d’une voix avinée, et dansaient sur leursjambes tremblantes ; tandis que le plus grand nombre, arrivéau dernier degré de l’ivresse, roulait par la rue, perdant deminute en minute le peu de sentiment qui lui restait.

Laïza avait pris un fouet et frappait à tourde bras sur les misérables. Georges, appuyé sur le barreau de fer,la seule arme qu’il eût touchée, les regardait immobile etdédaigneux, pareil à la statue du Mépris.

Au bout de quelques minutes, tous deuxdemeurèrent convaincus qu’il n’y avait plus rien à espérer, et quechaque minute qu’ils perdaient était une année retranchée à leurexistence ; d’ailleurs, quelques hommes de leur troupe,entraînés par l’exemple, fascinés par la vue de la boissonenivrante, étourdis par l’odeur alcoolique qui leur montait aucerveau, commençaient à les abandonner à leur tour. Il n’y avaitdonc pas de temps à perdre pour quitter la ville, et encoreétait-il évident que déjà peut-être on en avait trop perdu.

Georges et Laïza rassemblèrent la petitetroupe qui leur était restée fidèle, trois cents hommes à peuprès ; puis, se mettant à leur tête, ils marchèrent résolumentvers l’extrémité de la rue, qui, comme nous l’avons dit, étaitfermée par un mur de soldats. Arrivés à quarante pas des Anglais,ils virent les fusils s’abaisser vers eux, un rayon de flammeéclata sur toute la ligne, puis aussitôt une grêle de ballesfouilla leurs rangs ; dix ou douze hommes tombèrent ;mais les deux chefs restèrent debout, et, poussé à la fois parleurs deux voix puissantes, le cri « En avant ! »retentit.

Lorsqu’ils furent à vingt pas, le feu dusecond rang suivit le feu du premier, et fit parmi les révoltés unravage plus grand encore. Mais, presque aussitôt, les deux troupesse joignirent, et alors la lutte corps à corps commença.

Ce fut une affreuse mêlée : on saitquelles troupes sont les Anglais, et comment ils meurent où ils ontété placés. Mais, d’un autre côté, ils avaient affaire à des hommesdésespérés, qui savaient que, prisonniers, une mort ignominieuseles attendait, et qui, par conséquent, voulaient mourir libres.

Georges et Laïza faisaient des miraclesd’audace, et de courage : Laïza : avec son fusil, qu’ilavait pris par le canon, et dont il se servait comme d’unfléau ; Georges, avec le barreau qu’il avait arraché à safenêtre, et dont, de son côté, il se servait comme d’une massed’armes ; leurs hommes, au reste, les secondaient à merveille,se ruant sur les Anglais à coups de baïonnette, tandis que lesblessés se traînaient entre les combattants et venaient, enrampant, couper à coups de couteau les jarrets de leursennemis.

La lutte dura ainsi pendant dix minutes,furieuse, acharnée, mortelle, sans que nul pût dire de quel côtéserait l’avantage ; cependant le désespoir l’emporta sur ladiscipline : les rangs anglais s’ouvrirent comme une digue quise rompt, et laissèrent passer le torrent, qui se répandit aussitôthors de la ville.

Georges et Laïza, qui étaient à la tête del’attaque, restèrent en arrière pour soutenir la retraite. Enfin,on arriva au pied de la Petite-Montagne ; c’était un endroittrop escarpé et trop couvert pour que les Anglais osassent s’yaventurer. Aussi firent-ils une halte ; de leur côté, lesrévoltés reprirent haleine. Une vingtaine de noirs se rallièrentautour des deux chefs, tandis que les autres s’éparpillaient detous côtés ; il ne s’agissait plus de combattre, mais de semettre en sûreté dans les grands bois. Georges indiqua le quartierde Moka, où était l’habitation de son père comme le rendez-vousgénéral de ceux qui voudraient se rallier à lui, annonçant qu’il enpartirait le lendemain au point du jour pour gagner le quartier duGrand-Port, où se trouvent, comme nous l’avons dit, les plusépaisses forêts.

Georges donnait aux misérables débris de cettetroupe, avec laquelle il avait un instant espéré conquérir l’île,ses dernières instructions, et, la lune, glissant dans l’intervallede deux nuages, répandait un instant sa lumière sur le groupe qu’ilcommandait, sinon de la taille, du moins de la voix et du geste,quant tout à coup un buisson situé à une quarantaine de pas desfugitifs, s’enflamma ; la détonation d’une arme à feu se fitentendre, et Georges tomba aux pieds de Laïza, frappé d’une balledans le côté.

En même temps, un homme, dont on put uninstant suivre dans l’ombre la course rapide, s’élança du buissontout fumant encore dans un ravin qui s’étendait derrière lui, lesuivit dans sa longueur, caché à tous les yeux ; puis,reparaissant à son extrémité, regagna par un circuit les rangs dessoldats anglais, arrêtés au bord du ruisseau des Pucelles.

Mais, si rapide qu’eût été la course del’assassin, Laïza l’avait reconnu, et, avant qu’il perdît tout àfait connaissance, le blessé put lui entendre murmurer ces troismots accompagnés d’un geste de menace, calme maisimplacable :

– Antonio le Malais !

Chapitre 23Un cœur de père

Pendant que les différents événements que nousvenons de raconter s’accomplissaient à Port-Louis, Pierre Munierattendait anxieusement à Moka le résultat terrible que lui avaitlaissé entrevoir son fils : habitué, comme nous l’avons dit, àcette éternelle suprématie des blancs, il avait fini par considérercette suprématie non seulement comme un droit acquis, mais commeune supériorité naturelle. Quelle que fût la confiance que luiinspirât son fils, il ne pouvait donc croire que ces obstacles,qu’il regardait comme insurmontables, s’aplaniraient devantlui.

Depuis le moment où, comme nous l’avons vu,Georges avait pris congé de lui, il était tombé dans une apathieprofonde ; l’excès même des émotions qui se pressaient dansson cœur, et la diversité des pensées qui se heurtaient dans sonesprit l’avaient jeté dans une insensibilité apparente quiressemblait à de l’idiotisme. Deux ou trois fois il lui vint bien àl’idée d’aller lui-même à Port-Louis, et de voir, de ses propresyeux, ce qui allait s’y passer ; mais il faut pour marcher àl’encontre d’une certitude, une force de volonté que n’avait pointle pauvre père ; s’il ne se fût agi que d’aller au-devant d’undanger, Pierre Munier y aurait couru.

La journée se passa donc dans des angoissesd’autant plus profondes, qu’elles furent tout intérieures, et quecelui qui les éprouvait n’osait dire à personne, pas même àTélémaque, les causes de cet accablement sur lequel onl’interrogeait ; de temps en temps, seulement, il se levait deson fauteuil, s’en allait le front courbé vers la fenêtre ouverte,jetait du côté de la ville un long regard comme s’il pouvait voir,écoutait, comme s’il pouvait entendre ; puis, ne voyant rien,n’entendant rien, il poussait un soupir et revenait, les lèvresmuettes et les yeux atones, s’asseoir dans son fauteuil.

L’heure du dîner arriva. Télémaque, chargé dessoins ordinaires de la maison, fit mettre le couvert, fit servir latable, fit apporter le dîner ; mais toutes ces différentesopérations s’accomplirent sans que celui pour lequel elless’accomplissaient soulevât seulement les yeux : puis, lorsquetout cela fut prêt, Télémaque laissa passer un quart d’heure, et,voyant que son maître demeurait dans la même apathie, il lui touchalégèrement l’épaule ; Pierre Munier tressaillit, et, se levantvivement :

– Eh bien, sait-on quelque chose ?dit-il.

Télémaque montra à son maître le dîner quiétait servi ; mais Pierre Munier sourit tristement, secoua latête et retomba dans sa rêverie. Le nègre comprit qu’il se passaitquelque chose d’extraordinaire, et, sans oser en demanderl’explication, roula ses deux gros yeux blancs autour de lui commepour chercher quelque signe qui pût le mettre sur les traces de cetévénement inconnu ; mais chaque chose était à sa placeaccoutumée, et tout était comme à l’ordinaire ; seulement, ilétait visible que l’attente de quelque grand malheur était venues’asseoir le matin au foyer domestique.

La journée s’écoula ainsi.

Télémaque, espérant toujours que la faimreprendrait ses droits, laissa le dîner servi ; mais PierreMunier était trop profondément absorbé pour s’occuper d’autre choseque de sa propre pensée ; seulement, il y eut un moment oùTélémaque, voyant de grosses gouttes de sueur perler sur le frontde son maître, crut qu’il avait chaud, et lui présenta un verred’eau et de vin ; mais Pierre Munier écarta doucement le verrede la main en disant :

– Tu n’as rien appris encore ?

Télémaque secoua la tête, regarda tour à tourle plafond et le plancher, comme pour demander alternativement àchacun d’eux s’ils en savaient plus que lui ; puis voyant quechacun d’eux restait muet, il sortit pour demander aux nègres s’ilsn’étaient pas mieux renseignés que lui sur l’objet inconnu de lasecrète inquiétude de son maître.

Mais, à son grand étonnement, il s’aperçutqu’il n’y avait plus un seul nègre à l’habitation. Il courutaussitôt vers la grange, où ils avaient l’habitude de se rassemblerpour faire la berloque. La grange était déserte ; il revintalors par les cases, mais il ne retrouva dans les cases que lesfemmes et les enfants.

Il les interrogea et il apprit qu’aussitôt lajournée finie, les nègres, au lieu de se reposer comme ils avaientl’habitude de le faire, s’étaient armés et étaient partis pargroupes séparés, mais s’avançant tous dans la direction de larivière des Lataniers. Alors il revint à l’habitation.

Au bruit que fit Télémaque en ouvrant laporte, le vieillard se retourna.

– Eh bien ? demanda-t-il.

Alors Télémaque lui raconta l’absence desnègres, et comment tous s’étaient acheminés en armes vers le mêmepoint.

– Oui, oui ! dit Pierre Munier ;hélas ! oui !

Ainsi il n’y avait plus de doute, et cerenseignement concourait encore à faire croire au pauvre père qu’ilen était arrivé à ce moment où tout se décidait pour lui à laville ; car, depuis le retour de Georges, le vieillard, enrevoyant son fils si beau et si brave, si confiant en lui-même, siriche du passé, si sûr de l’avenir, avait tellement identifié savie à la vie de son enfant, qu’il en était arrivé à se convaincrequ’ils vivaient de la même existence, et qu’il ne comprenait pasqu’il pût supporter la perte de son fils, ou même son absence.

Oh ! comme il se reprochait d’avoirlaissé partir le matin Georges sans l’interroger, sans avoirpénétré au fond de sa pensée, sans connaître à quels dangers ilallait s’exposer ! comme il se reprochait de ne pas lui avoirdemandé à le suivre ! Mais cette idée que son fils allaitentreprendre une lutte ouverte contre les blancs l’avait si fortanéanti, que, dans le premier moment, il avait senti toutes sesforces morales l’abandonner. C’était, nous l’avons dit, dans lanature de cette âme naïve de n’avoir de puissance que devant lesdangers physiques.

Cependant la nuit était venue et les heuress’écoulaient sans apporter aucune nouvelle, ni consolante niterrible. Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent. Quoiquel’obscurité qui s’étendait au dehors, et que rendaient plusprofonde encore les lumières allumées dans l’appartement, empêchâtde rien distinguer à dix pas de distance, Pierre Munier continuaitd’aller, à des intervalles presque réguliers, mais se rapprochantcependant sans cesse l’un de l’autre, de son fauteuil à la fenêtreet de la fenêtre à son fauteuil. Télémaque, véritablement inquiet,s’était installé dans la même chambre ; mais, si dévoué quefût le fidèle domestique, il n’avait pu résister au sommeil, et ildormait sur une chaise, appuyé contre la muraille, où sa silhouettese dessinait comme un dessin au charbon.

À deux heures du matin, un chien de garde,qu’on laissait ordinairement errer la nuit autour de l’habitation,mais que, ce soir-là, la préoccupation générale avait maintenu à lachaîne, fit entendre un hurlement bas et plaintif. Pierre Muniertressaillit et se leva ; mais, au lugubre bruit que lasuperstition des noirs regarde comme l’annonce certaine d’unmalheur prochain, les forces lui manquèrent, et, pour ne pastomber, il fut forcé de s’appuyer sur la table. Au bout de cinqminutes, le chien fit entendre un second hurlement plus bruyant,plus triste et plus prolongé que le premier ; puis, à égaledistance du second, un troisième, plus funèbre et plus lamentableencore que les deux premiers.

Pierre Munier, pâle, sans voix, la sueur aufront, resta les yeux fixés sur la porte sans faire un pas verselle, mais comme un homme qui attend le malheur et qui sait quec’est par là qu’il va entrer.

Au bout d’un instant, on entendit le bruit despas d’un assez grand nombre de personnes ; ces pas serapprochèrent de l’habitation, mais lents et mesurés. Il sembla aupauvre père que ces pas étaient ceux d’hommes qui suivaient unconvoi.

Bientôt la première chambre sembla se remplirde monde ; seulement, cette foule, quelle qu’elle fût, étaitmuette. Cependant, au milieu du silence, le vieillard crut entendreune plainte et il lui sembla que, dans cette plainte, ilreconnaissait la voix de son fils.

– Georges ! s’écria-t-il ; Georges,au nom du ciel, est-ce toi ? Réponds, parle, viens !

– Me voilà, mon père ! dit une voixfaible, et cependant calme ; me voilà !

Au même instant la porte s’ouvrit et Georgesparut, mais s’appuyant contre la porte, et si pâle, que PierreMunier crut un instant que c’était l’ombre de son fils qu’il avaitévoquée et qui lui apparaissait ; de sorte qu’au lieu d’allerà Georges, le vieillard fit un pas en arrière.

– Au nom du ciel, murmura-t-il, qu’as-tu etque t’est-il arrivé ?

– Une blessure grave, mais tranquillisez-vous,mon père qui n’est pas mortelle, puisque, vous le voyez, je marcheet me tiens debout ; mais je ne puis pas me tenir deboutlongtemps.

Puis il ajouta tout bas :

– À moi, Laïza, les forces memanquent !

Et il se laissa tomber dans les bras du nègre.Pierre Munier s’élança vers son fils ; mais Georges était déjàévanoui.

En effet, avec cette force de volonté quiétait devenue le signe distinctif du caractère de Georges, il avaitvoulu, tout faible et presque mourant qu’il était, se montrerdebout à son père, et, cette fois, ce n’était pas par un de cessentiments d’orgueil qu’on retrouvait si souvent en lui, mais parceque, connaissant l’amour profond que lui portait le vieillard, iltremblait que en le voyant couché, le coup qu’il recevrait de cettevue ne lui fût fatal. Malgré les représentations de Laïza, il avaitdonc abandonné le brancard sur lequel les nègres l’avaienttransporté, en se relayant, à travers les défilés de la montagne duPouce ; puis, avec un courage surhumain, avec cette volontépuissante qui commandait chez lui-même à la faiblesse physique, ils’était dressé, s’était cramponné au mur, et, comme il avait décidéque cela devait être, il s’était montré debout à son père.

Et, en effet, comme il l’avait pensé, le coupavait été ainsi moins violent pour le vieillard.

Mais cette volonté de fer avait cependant pliésous la douleur, et, épuisé par l’effort qu’il avait fait, Georgesétait, comme nous l’avons dit, retombé dans les bras de Laïza.

Ce fut quelque chose de terrible à voir, mêmepour des hommes, que la douleur de ce père ; douleur sansplainte, sans sanglots, muette, profonde et morne. On posa Georgessur un canapé. Le vieillard s’agenouilla devant lui, passa son brassous la tête de son enfant, et attendit, les yeux fixés sur sesyeux fermés, la respiration suspendue devant son haleine absente,tenant la main pendante du blesse dans son autre main, ne demandantrien, ne s’inquiétant d’aucun détail, ne s’informant d’aucunrésultat ; tout était dit pour lui : son fils était là,blessé, sanglant, évanoui ; qu’avait-il besoin d’apprendre etque lui faisaient les causes devant ce formidablerésultat ?

Laïza se tenait debout, à l’angle d’un buffet,appuyé sur son fusil et regardant de temps en temps du côté de lafenêtre si le jour ne revenait pas.

Les autres nègres, qui s’étaientrespectueusement retirés après avoir déposé Georges sur son canapé,se tenaient dans la chambre voisine et passaient leurs têtes noirespar la porte ; d’autres étaient groupés, en dehors, devant lafenêtre, beaucoup étaient blessés plus ou moinsdangereusement : mais aucun ne semblait se souvenir de sablessure.

À chaque instant leur nombre augmentait, cartous les fugitifs, après s’être d’abord éparpillés pour éviter lapoursuite des Anglais, avaient, par différents chemins, regagnél’habitation, comme, les uns après les autres, des moutonsdispersés regagnent le parc. À quatre heures du matin, il y avaitprès de deux cents nègres autour de l’habitation.

Cependant Georges était revenu à lui et avait,par quelques mots, essayé de rassurer son père ; mais celad’une voix si faible, que, quelque bonheur qu’éprouvât le vieillardde l’entendre parler, il lui avait fait signe de se taire, puis ils’était informé alors de quel genre était la blessure, et quelétait le médecin qui l’avait pansée ; alors, en souriant etpar un faible mouvement de tête, Georges lui avait indiquéLaïza.

On sait que, dans les colonies, certainsnègres passent pour d’habiles chirurgiens, et que, quelquefoismême, les colons blancs les envoient chercher de préférence auxgens de l’art ; c’est tout simple : ces hommes primitifs,semblables à nos bergers, qui disputent souvent leurs pratiques auxplus habiles docteurs, se trouvant sans cesse en face de la nature,surprennent, comme les animaux, quelques-uns de ces secrets quirestent voilés aux regards des autres hommes. Or, Laïza passaitdans toute l’île pour un habile chirurgien ; les nègresattribuaient sa science à la force de certaines paroles secrètes oude certains enchantements magiques ; les blancs, à saconnaissance de certaines herbes et de certaines plantes dont ilsavait seul les noms et la propriété. Pierre Munier fut donc plustranquille lorsqu’il sut que c’était Laïza qui avait pansé lablessure de son fils.

Cependant le moment où le jour allait paraîtreapprochait, et, à mesure que le temps s’écoulait, Laïza paraissaitde plus en plus inquiet. Enfin, il n’y put pas tenir pluslongtemps, et, sous prétexte de tâter le pouls du malade, ils’approcha de lui et lui parla tout bas.

– Que demandez-vous et que voulez-vous, monami ? demanda Pierre Munier.

– Ce qu’il veut, mon père, aussi bien il fautvous le dire : il veut que je ne tombe pas aux mains desblancs, et il me demande si je me sens assez fort pour être portédans les grands bois.

– Te transporter dans les grands bois !s’écria le vieillard, faible comme tu es ! C’estimpossible !

– Il n’y a cependant pas d’autre parti àprendre, mon père, à moins que vous ne préfériez me voir arrêtersous vos yeux, et…

– Et quoi ? demanda Pierre Munier avecanxiété ; que te veulent-ils et que peuvent-ils tefaire ?

– Ce qu’ils me veulent, mon père ? Sevenger de ce qu’un misérable mulâtre a eu la prétention de luttercontre eux, et est arrivé, peut-être, à les faire trembler uninstant. Ce qu’ils peuvent me faire ? Oh ! presque rien,ajouta Georges en souriant, ils peuvent me trancher la tête à laplaine Verte.

Le vieillard pâlit ; puis on le vitfrémir de tout son corps ; il était évident qu’il se livraiten lui un combat terrible. Enfin, il releva le front, secoua tatête, et, regardant le blessé.

– Te prendre ! murmura-t-il ; tetrancher la tête ! me prendre mon enfant, me le tuer !tuer mon Georges ! Et tout cela, parce qu’il est plus beauqu’eux, plus brave qu’eux, plus instruit qu’eux… Ah ! qu’ils yviennent donc !…

Et le vieillard, avec une énergie dont, cinqminutes auparavant, on l’aurait cru incapable, s’élança vers sacarabine suspendue à la muraille, et, saisissant l’arme oisivedepuis seize ans :

– Oui, oui ! qu’ils y viennent !s’écria-t-il, et nous verrons. Ah ! vous lui avez tout pris,messieurs les blancs, à ce pauvre mulâtre ; vous lui avez prissa considération, et il n’a rien dit ; vous lui eussiez prissa vie, qu’il n’eût rien dit encore ; mais vous voulez luiprendre son fils ; vous voulez lui prendre son enfant pourl’emprisonner, pour le torturer, pour lui trancher la tête !Oh ! venez, messieurs les blancs, et nous allons voir !Nous avons cinquante ans de haine entre nous ; venez, venez,il est temps que nous fassions nos comptes.

– Bien, mon père, bien ! s’écria Georgesen se relevant sur son coude et en regardant le vieillard d’un œilfiévreux ; bien je vous reconnais.

– Eh bien, oui, aux grands bois, dit-il, etnous verrons s’ils osent nous y suivre. Oui, mon fils ; oui,viens ; mieux valent les grands bois que les villes. On y estsous l’œil de Dieu ; que Dieu nous voie donc et nous juge. Etvous, enfants, continua le mulâtre en s’adressant aux nègres,m’avez-vous toujours trouvé bon maître ?

– Oh ! oui, oui ! s’écrièrent d’uneseule voix tous les nègres.

– M’avez-vous dit cent fois que vous m’étiezdévoués, non pas comme des esclaves, mais comme desenfants ?

– Oui, oui !

– Eh bien, c’est à cette heure qu’il s’agit deme prouver votre dévouement.

– Ordonne, maître, ordonne, dirent tous lesnègres.

– Entrez, entrez tous.

La chambre se remplit de noirs.

– Tenez, continua le vieillard, voilà mon filsqui a voulu vous sauver, vous faire libres, vous faire hommes,voilà sa récompense. Et maintenant, ce n’est pas le tout ; ilsveulent venir me le prendre, blessé, sanglant, à l’agonie ;voulez-vous le défendre, voulez-vous le sauver ? voulez-vousmourir pour lui et avec lui ?

– Oh ! oui ! oui ! crièrenttoutes les voix.

– Aux grands bois, alors, aux grandsbois ! dit le vieillard.

– Aux grands bois ! crièrent tous lesnègres.

Alors on rapprocha le brancard de feuillage ducanapé où était couché Georges ; on y déposa le blessé ;quatre nègres en saisirent les quatre portants : Georgessortit de la maison accompagné de Laïza, et prit la tête ducortège ; puis tous les nègres le suivirent ; puis,enfin, Pierre Munier sortit le dernier, laissant l’habitationouverte, abandonnée et veuve de toute créature humaine.

Le cortège, qui se composait de deux centsnègres à peu près suivit quelque temps le chemin qui mène dePort-Louis au Grand-Port, puis après une demi-heure de marche à peuprès, il prit à droite, s’avançant vers la base du piton du Milieu,afin de joindre la source de la rivière des Créoles.

Avant de s’engager derrière la montagne,Pierre Munier, qui avait continué de faire l’arrière-garde,s’arrêta un instant, gravit un monticule et jeta un dernier regardsur cette belle habitation qu’il abandonnait. Il embrassa dans uncoup d’œil ces riches plaines de cannes, de manioc, de maïs, cesmagnifiques bosquets de pamplemousses, de jambosiers et detakamakas, ce splendide horizon de montagnes qui fermait sonimmense propriété comme une muraille gigantesque. Il pensa qu’ilavait fallu trois générations d’hommes honnêtes comme lui,laborieux comme lui, estimés comme lui, pour faire de ce quartierle paradis de l’île, poussa un soupir, essuya une larme ;puis, détournant les yeux et secouant la tête, il regagna, lesourire sur les lèvres, le brancard où l’attendait l’enfant blessé,pour lequel il abandonnait tout cela.

Chapitre 24Les grands bois

Au moment où la troupe fugitive atteignait lasource de la rivière des Créoles, le jour se levait, et les rayonsdu soleil oriental éclairaient le sommet granitique du piton duMilieu ; avec lui s’éveillait toute la population des forêts.À chaque pas, les tanrecs se levaient sous les pieds des nègres etregagnaient leurs terriers, les singes s’élançaient de branche enbranche et atteignaient les extrémités les plus flexibles desvacoas, des filaos et des tamariniers, puis, se suspendant et sebalançant par la queue, allaient, franchissant une grande distance,s’accrocher, avec une adresse merveilleuse, à quelque autre arbrequi leur donnait un asile plus touffu. Le coq des bois se levait àgrand bruit, battant l’air de son vol pesant, tandis que lesperroquets gris semblaient le railler de leur cri moqueur, et quele cardinal, pareil à une flamme volante, passait, rapide comme unéclair et étincelant comme un rubis ; enfin, selon sonhabitude, la nature, toujours jeune, toujours insoucieuse, toujoursféconde, semblait, par sa sereine tranquillité et son calmebonheur, une éternelle ironie de l’agitation et des douleurs del’homme.

Après trois ou quatre heures de marche, latroupe fit une halte sur un plateau, au pied d’une montagne sansnom, dont la base vient mourir sur les bords de la rivière. La faimcommençait à se faire sentir ; heureusement, chacun dans laroute avait fait chasse ; les uns, à coups de bâton, avaientassommé des tanrecs, dont, en général, les nègres sont fortfriands ; d’autres avaient tué des singes ou des coqs desbois ; enfin, Laïza avait blessé un cerf, à la poursuiteduquel quatre hommes s’étaient mis, et qu’ils avaient rapporté aubout d’une heure. Il y avait donc des provisions pour toute latroupe.

Laïza profita de cette halte pour panser leblessé ; de temps en temps, il s’était écarté du brancard pouraller cueillir quelque herbe ou quelque plante dont lui seulconnaissait la propriété. Arrivé au lieu du repos, il réunit sarécolte, plaça la précieuse collection qu’il venait de rassemblerdans un creux de rocher ; puis, avec une pierre arrondie, ilbroya les simples qu’il venait de cueillir à peu près comme il eûtfait dans un mortier. Cette opération terminée, il en exprima lesuc, y trempa un linge, et, levant l’appareil mis la veille, ilplaça les compresses nouvellement imbibées sur la double plaie car,par bonheur encore, la balle n’était point restée dans la blessure,et, entrée un peu au-dessous de la dernière côte gauche, elle étaitsortie un peu au-dessus de la hanche.

Pierre Munier suivit cette opération avec uneanxiété profonde. La blessure était grave, mais n’était pointmortelle ; il y avait plus : il était visible, àl’inspection des chairs qu’en supposant qu’aucun organe importantn’eût été lésé à l’intérieur, la guérison serait plus rapidepeut-être qu’elle ne l’eût été entre les mains d’un médecin desvilles. Le pauvre père n’en passa pas moins par toutes lesangoisses qu’une pareille vue devait éveiller en lui, tandis queGeorges, au contraire, malgré les douleurs qu’un semblablepansement devait lui faire éprouver, ne fronça pas même le sourcil,et réprima jusqu’au moindre frissonnement de la main que son pèretenait entre les siennes.

Le pansement fini et le repas achevé, on semit en route. On approchait des grands bois, mais encore fallait-illes atteindre ; la petite troupe, retardée par le transport dublessé, transport que les accidents du terrain rendaient fortdifficile, ne s’avançait que lentement, et, depuis le départ del’habitation, avait laissé une trace facile à suivre.

On marcha une heure encore, à peu près, ensuivant les bords de la rivière des Créoles, puis on prit à gauche,et l’on commença de se trouver dans la lisière des forêts ;car, jusque-là, on n’avait traversé que des espèces detaillis : à mesure que l’on avançait, des mimosas sereproduisant en touffes nombreuses, des fougères gigantesquespoussant dans les intervalles des arbres, s’élevaient aussi hautqu’eux, et des lianes d’une grosseur prodigieuse, tombant du hautdes takamakas comme des serpents qui s’y seraient accrochés par laqueue, commençaient à annoncer qu’on entrait dans la région desgrands bois.

Bientôt la forêt devint de plus en plusépaisse ; les troncs des arbres se rapprochèrent, les fougèress’enlacèrent les unes aux autres, les lianes formèrent comme desbarreaux, à travers lesquels le passage devint de plus en plusdifficile, surtout pour les hommes qui portaient le brancard ;à tout moment, Georges, témoin des difficultés que présentait lamarche, faisait un mouvement pour descendre ; mais, à chaquefois, Laïza le lui défendait avec un tel accent de fermeté, et sonpère joignait les mains avec un tel geste de prière, que, pour nepoint blesser le dévouement de l’un et pour ne pas heurter latendresse de l’autre, le malade reprenait sa place et laissaitessayer de nouvelles tentatives qui devenaient de moment en momentplus pénibles, et qui quelquefois, demeuraient longtempsinfructueuses.

Cependant les difficultés qu’éprouvaient lesfugitifs à pénétrer dans l’intérieur de ces forêts vierges étaientpresque pour eux une garantie de sécurité, puisque ces difficultésdevaient, pour ceux qui les poursuivaient exister plus grandesencore, car ceux qui fuyaient étaient des nègres habitués à depareilles courses, tandis que ceux qui les poursuivaient étaientdes soldats anglais accoutumés à manœuvrer dans le champ de Mars etdans le champ de Lort.

Cependant on arriva à un endroit tellementépais tellement fourré, tellement compact, que toute tentative detransition devint inutile ; longtemps la petite troupe longeacette espèce de muraille à travers laquelle la hache seule auraitpu ouvrir un passage ; mais ce passage, ouvert pour les uns,l’était également pour les autres, et, en offrant une issue à lafuite, il offrait un moyen à la poursuite.

Tout en cherchant, on trouva un ajoupa, et,sous cet ajoupa, les restes d’un feu fumant encore : il étaitévident que des nègres marrons rôdaient dans les environs, et, à enjuger par la fraîcheur des traces qu’ils avaient laissées, nedevaient même pas être fort loin.

Laïza se mit sur leur piste. On connaîtl’habilité des sauvages pour suivre, à travers les grandessolitudes, la trace d’un ami ou d’un ennemi : Laïza, courbésur la terre, retrouva chaque brin d’herbe plié sous le talon,chaque caillou sorti de son alvéole par le choc du pied, chaquebranche détournée de son inclinaison par la pression dupassant ; mais, enfin, il arriva de son côté à un emplacementoù toute trace manquait. D’un côté était un ruisseau qui descendaitde la montagne et allait se jeter dans la rivière desCréoles ; de l’autre, un amas de rochers, de pierres et debroussailles pareil à un mur, au sommet duquel la forêt paraissaitplus pressée encore que partout ailleurs, et, derrière Laïza, lechemin qu’il venait de suivre. Laïza traversa le ruisseau etchercha vainement de l’autre côté la trace qui l’avait conduitjusqu’à sa rive. Les nègres, car ils étaient plusieurs, n’avaientdonc pas été plus loin.

Laïza essaya de gravir la muraille, et il yparvint ; mais, arrivé au sommet, il reconnut l’impossibilitéde faire suivre à une troupe, parmi laquelle se trouvaientplusieurs blessés, un pareil chemin il redescendit donc, et,convaincu que ceux à la recherche desquels il s’était mis nepouvaient être loin, il poussa les différents cris auxquels lesnègres marrons ont l’habitude de se reconnaître entre eux, etattendit.

Au bout d’un instant, il lui sembla, au plusépais des broussailles, qui recouvraient les pierres formant lamuraille que nous avons décrite, reconnaître un légerfrémissement ; tout autre qu’un homme habitué aux mystères dela solitude eût certes pris cette vacillation de quelques branchespour un caprice du vent ; mais alors le mouvement eut eu lieude leur extrémité à leur base, tandis qu’au contraire le mouvementsemblait naître à leur base et venait mourir à leur extrémité.Laïza ne s’y trompa point, et ses regards s’arrêtèrent sur lebuisson. Bientôt son doute se changea en certitude : à traversles branches, il avait distingué deux yeux inquiets qui, aprèsavoir parcouru tout l’horizon qu’ils pouvaient atteindre, sefixèrent sur lui ; alors Laïza renouvela le signal qu’il avaitdéjà fait entendre une fois : aussitôt un homme glissa, commeun serpent, entre les pierres disjointes, et Laïza se trouva enface d’un nègre marron.

Les deux noirs n’échangèrent que quelquesparoles, puis Laïza retourna sur ses pas et rejoignit la petitetroupe, qui fit à son tour, guidée par lui, le même chemin qu’ilvenait de faire, et qui arriva bientôt à l’endroit où il avaittrouvé le nègre.

Une ouverture, produite par le dérangement dequelques pierres, avait amené un passage dans la muraille : cepassage donnait entrée dans une grotte immense.

Les fugitifs passèrent deux à deux à traversce défilé facile à défendre. Derrière le dernier, le nègre remitles pierres dans le même ordre où elles étaient auparavant, demanière qu’on ne vit aucune trace du passage ; puis, secramponnant à son tour aux broussailles et aux aspérités despierres, il escalada la muraille et disparut dans la forêt. Deuxcents hommes venaient de s’engloutir dans les entrailles de laterre sans que l’œil le plus exercé pût dire par quel endroit ilsavaient passé.

Soit par un de ces hasards naturels qui serencontrent parfois sans que la main de l’homme ait aidé en rienaux effets qu’ils produisent, soit, au contraire, par un long etprévoyant travail des nègres marrons, le sommet de la montagne,dans les flancs de laquelle la petite troupe venait de disparaître,était défendu d’un côté par une roche perpendiculaire pareille à unrempart, et d’un autre côté par cette haie gigantesque composée detroncs d’arbres, de lianes et de fougère, qui avait d’abord arrêtéla marche de nos fugitifs ; la seule entrée véritablementpraticable était donc celle que nous avons décrite, et, comme nousl’avons dit, cette entrée disparaissait entièrement derrière lespierres qui l’obstruaient et les broussailles qui voilaient lespierres : il résultait donc, du soin avec lequel elle étaitcachée à tous les yeux, que les colons armés pour leur proprecompte, ou les troupes anglaises qui, pour le compte dugouvernement, donnaient la chasse aux nègres marrons, étaientpassés cent fois, sans la remarquer, devant cette ouverture connuedes seuls esclaves fugitifs.

Mais, une fois, de l’autre côté du rempart dela haie ou de la caverne, l’aspect du sol changeait entièrement.C’étaient toujours de grands bois, de hautes forêts, de puissantsabris, mais au milieu desquels on pouvait du moins se frayer uneroute. Au reste, aucune des premières nécessités de la vie nemanquait dans ces vastes solitudes une cascade, qui avait sa sourceau sommet du piton, tombait majestueusement de soixante pieds dehaut, et, après s’être brisée en poussière sur les rocs, qu’ellerongeait dans sa chute éternelle, elle coulait quelque temps enpaisibles ruisseaux ; puis, s’enfonçant tout à coup dans lesentrailles de la terre, elle allait reparaître au delà del’enceinte ; les cerfs, les sangliers, les daims, les singeset les tanrecs abondaient ; enfin, aux endroits où, à traversle dôme immense de feuillage, glissaient quelques rayons de soleil,ces rayons de soleil allaient éclairer des pamplemousses chargésd’oranges, ou des vacoas chargés de ces choux-palmistes, dont laqueue est si frêle, que, du jour où le fruit est mûr, il tombe à laplus légère secousse ou au moindre vent.

Si les fugitifs parvenaient à cacher leurretraite, ils pouvaient donc espérer y vivre sans manquer de rienjusqu’au moment où Georges serait guéri, et où cette guérisonamènerait une résolution quelconque. Au reste, quelle que fût larésolution du jeune homme, les malheureux esclaves dont Georgesavait fait ses compagnons étaient décidés à s’attacher à sa fortunejusqu’au bout.

Mais, tout blessé qu’était Georges, il avaitgardé son sang-froid ordinaire et il n’avait pas examiné laretraite à laquelle il venait demander un abri, sans calculer toutle parti qu’on pourrait tirer d’une pareille position pour ladéfendre. Une fois de l’autre côté de la caverne, il avait doncfait arrêter le brancard, et, appelant Laïza d’un signe de la main,il lui avait indiqué comment, après avoir défendu l’ouvertureextérieure de ce défilé, on pouvait, par un retranchement, défendrel’ouverture intérieure, puis en outre miner encore la caverne avecde la poudre, qu’on avait eu le soin d’emporter de Moka. Le plan decet ouvrage fut aussitôt tracé et entrepris ; car Georges nese dissimulait pas que selon toute probabilité on ne le traiteraitpoint en fugitif ordinaire, et il avait assez d’orgueil pour croireque les blancs ne se regarderaient pas comme vainqueurs tant qu’ilsne le tiendraient pas pieds et poings liés en leur pouvoir.

On se mit donc aussitôt à l’œuvre de défense,que présida passivement Georges et activement Pierre Munier.

Pendant ce temps, Laïza faisait le tour de lamontagne : partout, comme nous l’avons dit, elle étaitdéfendue, soit par des palissades naturelles, soit par des rochesescarpées ; en un seul endroit, ces rochers étaient abordablesavec des échelles d’une quinzaine de pieds ; encore le cheminqui conduisait au pied de cette muraille naturelle bordait-il unprécipice ; ce chemin eût été facile à défendre, mais latroupe était trop peu nombreuse et avait besoin d’être répandue surtrop de points à la fois pour que l’on fît des dispositionsmilitaires en dehors de ce que l’on pouvait appeler laforteresse.

Laïza reconnut donc que c’était ce point etl’entrée par la caverne qui devaient surtout être gardés avec leplus de soin.

La nuit approchait ; Laïza laissa dixhommes à ce poste important, et revint rendre compte à Georges desa course autour de la montagne.

Il trouva Georges dans une espèce de cabanequ’on lui avait bâtie à la hâte avec les branches d’arbres ;le retranchement était déjà presque creusé, et, malgré l’obscuritéqui s’avançait rapidement, on continuait d’y travailler avecactivité.

Vingt-cinq hommes furent répartis ensentinelles autour de l’enceinte, on devait les relever de deuxheures en deux heures ; Pierre Munier resta à son poste de lacaverne, et Laïza, après avoir posé un nouvel appareil sur lablessure de Georges, retourna au sien.

Puis, chacun attendit les événements nouveauxqu’allait sans doute amener la nuit.

Chapitre 25Juge et bourreau

En effet, dans une guerre de surprises commecelle qui allait avoir lieu entre les révoltés et les adversairesqui ne manqueraient pas de les poursuivre, la nuit devait surtoutêtre l’auxiliaire de l’attaque et la terreur de la défense.

Celle dans laquelle on venait d’entrer étaitbelle et sereine ; cependant la lune arrivée à son dernierquartier ne devait se lever que vers les onze heures.

Pour des hommes moins préoccupés du dangerqu’ils couraient, et surtout moins habitués à de pareils aspects,c’eût été un majestueux spectacle que cette dégradation successivede la lumière au milieu des vastes solitudes et du paysage agresteque nous avons essayé de peindre. D’abord l’obscurité commença demonter des endroits inférieurs, s’élevant comme une marée le longdes troncs d’arbres, aux flancs des rochers, sur les pentes de lamontagne, conduisant le silence avec elle, et chassant peu à peules dernières clartés du jour, qui se réfugièrent au sommet dupiton, s’y balancèrent un instant comme les flammes d’un volcan,puis s’éteignirent à leur tour, submergées par cette mer deténèbres.

Cependant, pour des yeux habitués à la nuit,cette obscurité n’était pas complète ; pour des oreilleshabituées à la solitude, ce silence n’était point absolu. La vie nes’éteint jamais tout entière dans la nature ; aux bruits dujour qui s’endorment succèdent les bruits de la nuit quis’éveillent : au milieu de ce grand murmure que font, en semêlant ensemble, le frémissement des feuilles et la plainte desruisseaux, passent d’autres rumeurs, causées par la voix ou par lespas des animaux de ténèbres : voix sombres, pas furtifs etinattendus, qui inspirent aux cœurs les plus termes cette émotionmystérieuse que le raisonnement ne peut combattre, parce que la vuene peut rassurer.

Or, aucune de ces rumeurs confuses n’échappaità l’oreille exercée de Laïza : chasseur sauvage, et, parconséquent, homme de la solitude et voyageur de la nuit, la nuit etla solitude avaient peu de mystères pour ses yeux et de secretspour ses oreilles : il reconnaissait le grignotement du tanrecrongeant ses racines d’arbres, les pas du cerf se rendant à lasource accoutumée, ou le battement des ailes de la chauve-sourisdans la clairière, et deux heures s’écoulèrent sans qu’aucun de cesbruits pût le tirer de son immobilité.

Au reste, chose étrange, c’était dans cettepartie de la montagne, qu’habitaient alors deux cents hommes à peuprès, que le silence était le plus absolu, et que la solitudesemblait la plus parfaite. Les douze nègres de Laïza étaientcouchés la face contre terre, de façon que lui-même les distinguaità peine dans l’obscurité, rendue plus épaisse encore par l’ombredes arbres, et, quoique quelques-uns dormissent, on eût dit que,pendant leur sommeil même, la prudence retenait leur souffle, qu’onpouvait entendre à peine. Quant à lui, appuyé tout debout contre unénorme tamarinier, dont les branches flexibles se projetaient, nonseulement sur le chemin qui longeait les rochers, mais encore surle précipice qui s’étendait au delà du chemin, il pouvait défierl’œil le plus exercé de distinguer son corps du tronc de l’arbregéant avec lequel, grâce à la nuit et à la couleur de sa peau, ilétait entièrement confondu.

Laïza se tenait, depuis une heure à peu près,dans ce silence et dans cette immobilité, lorsqu’il entenditderrière lui le bruit que faisaient les pas de plusieurs hommes surune terre toute parsemée de cailloux et de branches sèches ;d’ailleurs, ces pas, quoique retenus, ne semblaient pas avoir laprétention de se dissimuler tout à fait : il se retourna doncavec assez d’insouciance, comprenant que ce devait être unepatrouille qui venait à lui. En effet, ses yeux, habitués auxténèbres, distinguèrent bientôt six ou huit hommes quis’approchaient, et à la tête desquels, à sa grande taille et auxvêtements qui le couvraient, il reconnut Pierre Munier.

Laïza sembla se détacher de l’arbre contrelequel il était appuyé, et marcha à lui.

– Eh bien, lui dit-il, les hommes que vousavez envoyés à la découverte sont-ils revenus ?

– Oui, et les Anglais nous poursuivent.

– Où sont-ils ?

– Ils étaient campés, il y a une heure, entrele piton du Milieu et la source de la rivière des Créoles.

– Ils sont sur nos traces ?

– Oui ; et, demain, nous auronsprobablement de leurs nouvelles.

– Plus tôt, répondit Laïza.

– Comment, plus tôt ?

– Oui, si nous avons mis nos coureurs encampagne, ils en ont, de leur côté, fait autant que nous.

– Eh bien ?

– Eh bien, il y a des hommes qui rôdent dansles environs.

– Comment le savez-vous ? Avez-vousentendu leur voix ? avez-vous reconnu leurs pas ?

– Non, mais j’ai entendu passer un cerf, etj’ai reconnu, à la rapidité de sa course, qu’il s’était levéd’effroi.

– Ainsi, vous croyez que quelque rôdeur noustraque ?

– J’en suis sûr… Silence !

– Quoi ?

– Écoutez…

– En effet, j’entends du bruit.

– C’est le vol d’un coq des bois, qui est àdeux pas de nous.

– De quel côté ?

– Là, dit Laïza en étendant la main dans ladirection d’un bouquet de bois, dont on voyait les cimes s’éleverdu fond du ravin. Tenez, continua le nègre, le voilà qui s’abat àtrente pas de nous, de l’autre côté du chemin qui passe au bas durocher.

– Et vous croyez que c’est un homme qui l’afait lever ?

– Un homme ou plusieurs hommes, réponditLaïza ; je ne puis préciser le nombre.

– Ce n’est pas cela que je voulais dire. Vouscroyez qu’il a été effrayé par une créature humaine ?

– Les animaux reconnaissent d’instinct lebruit que font les autres animaux, et ne s’en effrayent point,répondit Laïza.

– Ainsi ?

– Ainsi on se rapproche… Eh ! tenez,entendez-vous ? ajouta le nègre en baissant la voix.

– Qu’est-ce ? demanda le vieillard enusant de la même précaution.

– Le bruit d’une branche sèche qui vient de sebriser sous le pied de l’un d’eux. Silence, car ils sont maintenantassez près de nous pour entendre le bruit de notre voix.Cachez-vous derrière le tronc de ce tamarinier ; moi, je meremets à mon poste.

Et Laïza reprit la place qu’il venait dequitter, tandis que Pierre Munier se glissait derrière l’arbre, etque les nègres qui l’accompagnaient, perdus dans l’ombre desarbres, demeuraient debout, muets et immobiles comme desstatues.

Il se fit un silence d’un instant, pendantlequel aucun mouvement ne troubla le calme de la nuit ; maisquelques secondes s’étaient à peine écoulées, que l’on entendit lebruit d’un caillou qui se détachait de la terre et roulait sur lapente rapide du précipice. Laïza sentit contre sa joue l’haleine dePierre Munier. Celui-ci allait parler sans doute, mais le nègre luisaisit le bras avec force : le vieillard comprit alors qu’ilfallait se taire, et il se tut.

Au même instant, le coq des bois s’envolabruyamment une seconde fois en caquetant, et, passant par-dessus lacime du tamarinier, gagna les régions élevées de la montagne.

Le rôdeur se trouvait à vingt pas à peine deceux dont, sans doute, il cherchait les traces. Laïza et PierreMunier étaient sans haleine ; les autres nègres semblaient demarbre.

En ce moment, une lueur argentée commençad’éclairer les cimes de la chaîne de montagnes que, à travers leséclaircies de la forêt, on voyait se dresser à l’horizon. Bientôtla lune apparut derrière le morne des Créoles et commença,échancrée par sa décroissance, à s’avancer dans le ciel.

Tout au contraire des ténèbres, qui avaientmonté de bas en haut, la lumière descendait cette fois de haut enbas mais cette lumière n’atteignait que les endroits découverts,laissant, à part quelques portions du sol qu’elle éclairait àtravers les gerçures du feuillage, le reste de la forêt dans uneobscurité profonde.

En ce moment, il se fit un léger mouvementdans les branches d’un buisson qui bordait le chemin et s’élevaitau haut du talus, dont la pente rapide conduisait, comme nousl’avons dit, à un précipice ; puis, peu à peu, ces branchess’écartèrent et donnèrent passage à la tête d’un homme.

Malgré l’obscurité, moins grande d’ailleurs àcet endroit que ne couvrait le feuillage d’aucun arbre, PierreMunier et Laïza remarquèrent en même temps le mouvement imprimé aubuisson, car leurs deux mains, qui se cherchaient, se rencontrèrentet se serrèrent en même temps.

L’espion resta un moment immobile ; puisil allongea de nouveau la tête, interrogea des yeux et de l’oreilletout l’espace découvert, fit encore un mouvement en avant, et,rassuré par le silence qui lui faisait croire à la solitude, il sedressa sur ses genoux, écouta de nouveau et, ne voyant etn’entendant rien, finit par se relever tout à fait.

Laïza serra plus fortement alors la main dePierre Munier pour lui recommander une plus grande prudence, car,pour lui, il n’y avait plus de doute, cet homme cherchait leurtrace.

En effet, arrivé sur le bord du chemin, lerôdeur de nuit se courba de nouveau, interrogeant la terre, poursavoir si elle n’avait gardé aucun vestige de la marche deplusieurs hommes ; il toucha du plat de la main le gazon, pourvoir s’il n’était pas froissé ; il toucha du bout du doigt lescailloux, pour s’assurer s’ils n’avaient pas été ébranlés dansleurs alvéoles ; enfin, comme si l’air à son tour eût puconserver des traces de ceux qu’il cherchait, il leva la tête,fixant son regard sur le tamarinier, contre le tronc et sousl’ombre duquel Laïza était caché.

En ce moment, un rayon de lune passa entredeux cimes d’arbres et vint éclairer le visage de l’espion.

Alors, avec un mouvement prompt comme l’éclairLaïza dégagea sa main droite de la main de Pierre Munier, et,s’élançant d’un seul bond, de manière à saisir par son extrémitéune des branches les plus flexibles de l’arbre qui l’abritait, ilplongea, avec la rapidité de l’aigle qui s’abat, jusqu’au pied durocher, saisit l’espion par la ceinture, et, redonnant d’un coup depied l’impulsion à la branche, qui se redressa, il remonta avec luicomme l’aigle remonte avec sa proie : puis, laissant glissersa main le long du rameau à l’écorce lisse et polie, il revinttomber au pied de l’arbre, au milieu de ses compagnons, tenanttoujours son prisonnier, qui, un couteau à la main, cherchaitvainement à blesser son vainqueur, comme le serpent cherchevainement à mordre le roi des airs, qui, des profondeurs d’unmarais, l’emporte dans son aire voisine du ciel.

Alors, et malgré l’obscurité, chacun, dupremier coup d’œil, reconnut le prisonnier : c’était Antoniole Malais.

Tout cela s’était passé d’une façon si rapideet si inattendue, qu’Antonio n’avait pas jeté un cri.

Enfin, Laïza tenait donc en sa puissance sonennemi mortel ; Laïza allait donc punir d’un seul coup letraître et l’assassin.

Il le pressait sous son genou, il le regardaitavec cette terrible ironie du vainqueur, dans laquelle le vaincupeut comprendre qu’il n’a plus rien à espérer, quand tout à coup onentendit le lointain aboiement d’un chien.

Sans relâcher la main par laquelle il luiserrait la gorge, sans relâcher la main par laquelle il luimaintenait le poignet, Laïza releva la tête et tendit l’oreille aucôté par où venait le bruit.

À ce bruit, Laïza sentit frissonnerAntonio.

– Chaque chose a son temps, murmura Laïzacomme se parlant à lui même.

Puis, s’adressant aux nègres quil’entouraient :

– Attachez d’abord cet homme à un arbre,dit-il, il faut que je parle à M. Munier.

Les nègres saisirent Antonio par les pieds etpar les mains, et le garrottèrent avec des lianes contre le troncd’un takamaka. Laïza s’assura qu’il était bien lié, et, conduisantle vieillard à quelques pas, il étendit la main du côté où, pour lapremière fois, s’était fait entendre l’aboiement d’un chien.

– Avez-vous entendu ? lui dit-il.

– Quoi ? demanda le vieillard.

– L’aboiement d’un chien.

– Non.

– Écoutez, il se rapproche.

– Oui, cette fois, je l’ai entendu.

– On nous chasse comme des cerfs.

– Comment, tu crois que c’est nous que l’onpoursuit ?

– Et qui voulez-vous que ce soit ?

– Quelque chien échappé qui chasse pour sonpropre compte.

– Après tout, c’est encore possible, murmuraLaïza ; écoutons.

Il y eut un instant de silence, à la finduquel un nouvel aboiement retentit dans la forêt, plus rapprochéque les deux premiers.

– C’est nous qu’on poursuit, dit Laïza.

– Et à quoi le reconnais-tu ?

– Ce n’est point l’aboiement d’un chien quichasse, dit Laïza, c’est le hurlement d’un chien qui cherche sonmaître. Les démons auront trouvé dans quelque case de nègre unchien à la chaîne, et ils l’auront pris pour guide ; si lenègre est avec nous, nous sommes perdus.

– C’est la voix de Fidèle, murmura PierreMunier en tressaillant.

– Oui, oui, je la reconnais maintenant, ditLaïza. Je l’ai déjà entendue : c’est celle du chien qui ahurlé lorsque, hier au soir, nous avons rapporté votre fils blesséà Moka.

– En effet, j’ai oublié de l’emmener quandnous sommes partis ; cependant, si c’était Fidèle, il mesemble qu’il accourrait plus vite. Écoute comme la voix serapproche lentement !

– Ils le tiennent en laisse, ils lesuivent : il mène un régiment tout entier peut-être derrièrelui. Il ne faut pas lui en vouloir, à ce pauvre animal, ajouta, enriant, d’un rire sombre, le nègre d’Anjouan, il ne peut aller plusvite ; mais, soyez tranquille, il arrivera.

– Eh bien, que faut-il faire ? demandaPierre Munier.

– Si vous aviez quelque vaisseau qui vousattendît à Grand-Port, comme nous n’en sommes qu’à huit ou dixlieues, je vous dirais que nous avons encore le temps d’yarriver ; mais vous n’avez de ce côté aucune chance de fuite,n’est-ce pas ?

– Aucune.

– Alors, il faut se défendre, et, s’il estpossible, ajouta le nègre d’une voix sombre, mourir en sedéfendant.

– Viens donc, dit Pierre Munier, quiretrouvait tout son courage du moment où il ne s’agissait que decombattre ; Viens donc, car le chien les conduira àl’ouverture de la caverne, et, quand ils seront là, ils ne serontpas encore entrés.

– C’est bien, dit Laïza, allez donc auxretranchements.

– Mais pourquoi ne viens-tu pas avecmoi ?

– Moi ? Il faut que je reste ici quelquesminutes encore.

– Cependant, tu nous rejoindras ?

– Au premier coup de fusil qui sera tiré,retournez-vous et vous me verrez à vos côtés.

Le vieillard tendit la main à Laïza, car ledanger commun avait effacé entre eux toute distance ; puis iljeta son fusil sur son épaule, et, suivi de son escorte, ils’achemina à grands pas vers l’entrée de la caverne.

Laïza le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il fûtperdu tout à fait dans les ténèbres ; puis, revenant àAntonio, que, d’après son ordre, les nègres avaient garrotté à unarbre :

– Et maintenant, Malais, dit-il, à nousdeux !

– À nous deux ? dit Antonio d’une voixtremblante. Et que veut donc Laïza à son ami et à sonfrère ?

– Je veux qu’il se rappelle ce qui a été dit,le soir du Yamsé, sur le bord de la rivière des Lataniers.

– Il a été dit beaucoup de choses, et monfrère Laïza a été bien éloquent, car chacun s’est rendu à sonavis.

– Et, parmi toutes ces choses, Antonio serappelle-t-il le jugement qui a été rendu d’avance contre lestraîtres ?

Antonio frissonna de tout son corps, et,malgré la couleur cuivrée de sa peau, on eût pu le voir pâlir s’ileût fait jour.

– Il paraît que mon frère a perdu la mémoire,reprit Laïza avec un accent d’ironie terrible ; eh bien, moi,je vais la lui rendre. Il a été dit que, s’il y avait un traîtreparmi nous, chacun de nous pouvait le mettre à mort, d’une mortprompte ou lente, douce ou terrible. Sont-ce bien les propresparoles du serment, et mon frère se les rappelle-t-il ?

– Je me les rappelle, dit Antonio d’une voix àpeine intelligible.

– Alors, réponds aux questions que je vais tefaire, dit Laïza.

– Je ne te reconnais pas le droit dem’interroger ; tu n’es pas mon juge, s’écria Antonio.

– Alors, ce n’est pas toi que j’interrogerai,reprit Laïza.

Puis, se tournant vers les nègres qui étaientcouchés autour de lui sur la terre :

– Levez-vous, vous autres, et répondez.

Les nègres obéirent, et l’on vit surgir dix oudouze figures noires qui se rangèrent silencieusement endemi-cercle devant l’arbre où était garrotté Antonio.

– Ce sont des esclaves, s’écria Antonio, et jene dois pas être jugé par des esclaves : je ne suis pas unnègre, moi. Je suis libre, moi ; c’est à un tribunal à mejuger si j’ai commis un crime, et non à vous.

– Assez, dit Laïza. Nous allons te jugerd’abord, et ensuite tu en appelleras à qui tu voudras.

Antonio se tut, et, pendant le moment desilence qui suivit l’injonction que Laïza venait de lui faire, onentendait les aboiements du chien qui se rapprochaient.

– Puisque le coupable ne veut pas répondre,dit Laïza aux nègres qui entouraient Antonio, c’est à vous derépondre pour lui… Qui est-ce qui a dénoncé la conspiration augouverneur, parce qu’un autre que lui avait été nomméchef ?

– Antonio le Malais, répondirent tous lesnègres d’une voix sourde, mais d’une seule voix.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Antonio. Cen’est pas vrai ; je le jure, je le proteste !

– Silence ! dit Laïza du même tonimpératif.

Puis il reprit :

– Qui est-ce qui, après avoir dénoncé laconspiration au gouverneur, a tiré sur notre chef, au bas de lapetite montagne, le coup de fusil qui l’a blessé ?

– Antonio le Malais, répondirent tous lesnègres.

– Qui m’a vu ? s’écria le Malais. Qui osedire que c’est moi ? Qui peut, dans la nuit, reconnaître unhomme d’un autre homme ?

– Silence ! dit Laïza.

Puis, reprenant avec le même accent calme etinterrogateur :

– Enfin, dit-il, après avoir dénoncé laconspiration au gouverneur, après avoir tenté d’assassiner notrechef, qui est-ce qui venait encore la nuit ramper comme un serpentautour de notre retraite, pour découvrir quelque ouverture parlaquelle les soldats anglais pussent entrer ?

– Antonio le Malais, reprirent encore une foisles nègres avec ce même accent de conviction qui ne les avait pasencore quittés un instant.

– Je venais pour rejoindre mes frères, s’écriale prisonnier ; je venais pour partager leur sort quel qu’ilfût, je le jure, je le proteste !

– Croyez-vous ce qu’il dit ? demandaLaïza.

– Non ! non ! non ! répétèrenttoutes les voix.

– Mes bons amis, mes chers amis, dit Antonio,écoutez-moi, je vous en supplie !

– Silence ! dit Laïza.

Puis il continua, de ce même accent solennelqu’il avait toujours conservé, et qui indiquait la grandeur de lamission qu’il s’était imposée :

– Antonio n’est donc pas une fois, mais troisfois traître ; Antonio aurait donc mérité trois fois la mortsi l’on pouvait mourir trois fois. Antonio, prépare-toi donc àparaître devant le Grand-Esprit, car tu vas mourir !

– C’est un assassinat ! s’écria Antonio,et vous n’avez pas le droit d’assassiner un homme libre ;d’ailleurs, les Anglais ne peuvent pas être loin ;j’appellerai, je crierai. À moi !… à moi !… Ils veulentm’égorger ! ils veulent…

Laïza saisit la gorge du Malais et étouffa sescris entre ses doigts de fer ; puis, tournant la tête vers lesnègres :

– Préparez une corde, dit-il.

En entendant cet ordre, qui lui présageait lesort qui l’attendait, Antonio fit un si violent effort, qu’il brisaune partie des liens qui le retenaient. Mais il ne put se dégagerdu plus terrible de tous, de la main de Laïza. Cependant au bout dequelques secondes, le nègre comprit, aux convulsions qu’il sentaitcourir dans tout le corps d’Antonio, que s’il continuait de leserrer ainsi, la corde deviendrait bientôt inutile. Il lâcha doncla gorge du prisonnier, qui laissa tomber sa tête sur sa poitrinecomme un homme qui râle.

– J’ai dit que je te laisserais du temps pourparaître devant le Grand-Esprit, dit Laïza : tu as dixminutes, prépare-toi.

Antonio voulut prononcer quelquesparoles ; mais sa voix le trahit.

On entendait les aboiements du chien, qui, àchaque instant, se rapprochaient.

– Où est la corde ? dit Laïza.

– La voici, répondit un nègre en présentant àLaïza l’objet qu’il demandait.

– Bien ! dit-il.

Et, comme l’office du juge était fini,l’office du bourreau commença.

Laïza prit une des plus fortes branches dutamarinier, la ramena à lui, y fixa fortement l’une des extrémitésde la corde, fit à l’autre un nœud coulant qu’il passa autour ducou d’Antonio, ordonna à deux hommes de tenir la branche, et,s’étant assuré que le condamné, malgré la rupture de deux ou troisdes lianes qui l’attachaient, était maintenu encore, il l’invitaune seconde fois à se préparer à la mort.

Cette fois, la parole était revenue aucondamné ; mais au lieu de s’en servir pour implorer lamiséricorde de Dieu, ce fut pour faire un dernier appel à la pitiédes hommes qu’il éleva la voix.

– Eh bien, oui, mes frères, oui, mes amis,dit-il changeant de tactique, et essayant d’obtenir par des aveuxla vie qu’on avait refusée à ses dénégations ; oui, je suisbien coupable, je le sais, et vous avez le droit de me traitercomme vous le faites : mais vous pardonnerez à votre anciencamarade, n’est-ce pas ? à celui qui vous faisait tant rirependant les veillées ; au pauvre Antonio, qui vous racontaitde si belles histoires et qui vous chantait de si joyeuseschansons ! Que deviendrez-vous désormais sans lui ? quivous amusera ? qui vous distraira ? qui vous fera oublierla fatigue de la journée ? Grâce, mes amis ! grâce pourle pauvre Antonio ; La vie ! la vie ! mes amis, jevous la demande à genoux !

– Pense au Grand-Esprit ! ditLaïza ; car tu n’as plus que cinq minutes à vivre,Antonio.

– Au lieu de cinq minutes, Laïza, mon bonLaïza, reprit Antonio d’une voix suppliante, donne-moi cinq ans,et, pendant ces cinq ans, je serai ton esclave : je tesuivrai, je serai sans cesse à tes ordres, je serai toujours prêt àtes commandements, et, quand j’y manquerai, je commettrai lamoindre faute, eh bien, alors, tu me puniras, et je supporterai lefouet, les verges, la corde, sans me plaindre, et je dirai que tues bon maître, car tu m’as donné la vie.

Oh ! la vie ! Laïza, lavie !

– Écoute, Antonio, dit Laïza, entends-tu lesaboiements de ce chien ?

– Oui. Et tu crois que c’est moi qui ai donnéle conseil de le détacher ? Eh bien, non ! tu te trompes,je te le jure.

– Antonio, dit Laïza, cette idée ne serait pasvenue même à un blanc de se servir d’un chien pour poursuivre sonpropre maître ; Antonio, cette idée est encore de toi.

Le Malais poussa un profond gémissement ;puis, au bout d’un instant, comme s’il eût espéré fléchir sonennemi à force d’humilité :

– Eh bien, oui, dit-il, c’est moi. LeGrand-Esprit m’avait abandonné, l’orgueil de la vengeance m’avaitrendu fou. Il faut avoir pitié d’un fou, Laïza : au nom de tonfrère Nazim, pardonne-moi.

– Et qui encore avait dénoncé Nazim, lorsqueNazim a voulu fuir ? Ah ! voilà un nom que tu as bientort de prononcer, Antonio. Antonio, les cinq minutes sontécoulées. Malais, tu vas mourir.

– Oh ! non, non, non ! moi pasmourir ! dit Antonio. Grâce, Laïza ! grâce, mes amis,grâce !

Mais, sans écouter les plaintes, lessupplications et les prières du condamné, Laïza tira son couteau,et, d’un seul coup, trancha tous les liens qui retenaientAntonio ; au même instant, et sur un ordre de lui, les deuxhommes lâchèrent la branche, qui se tendit, enlevant avec elle lemalheureux Malais.

Un cri terrible, un cri suprême, un cri danslequel semblaient s’être réunies toutes les forces du désespoir,retentit et alla se perdre, lugubre, solitaire, désolé, dans lesprofondeurs des forêts : tout était fini, et le corpsd’Antonio n’était plus qu’un cadavre se balançant au bout d’unecorde au-dessus du précipice.

Laïza resta un instant encore immobile, etregardant le mouvement de vibration de la corde, qui se calmait peuà peu ; puis, lorsqu’elle fut arrivée à peu près à tracer surl’azur du ciel une ligne perpendiculaire et immobile, il prêta denouveau l’oreille aux aboiements du chien, qui n’était plus qu’àcinq cents pas à peine de la caverne : il ramassa son fusil,qu’il avait posé à terre, et, se retournant vers les autresnègres :

– Allons, mes amis, dit-il, nous voilàvengés ; maintenant, nous pouvons mourir.

Et, les précédant d’un pas rapide, il marchaavec eux vers les retranchements.

Chapitre 26La chasse aux nègres

Laïza ne s’était pas trompé, et le chien, ensuivant les traces de son maître, avait conduit les Anglais droit àl’ouverture de la caverne ; arrivé là, il s’était élancé aumilieu des buissons, et s’était mis à gratter et à mordre lespierres. Les Anglais avaient compris alors qu’ils étaient au termede leur course.

Aussitôt, ils avaient fait avancer des soldatsarmés de pioches, et les soldats s’étaient mis à l’œuvre. Au boutd’un instant, une ouverture assez large pour qu’un homme pût ypasser était pratiquée.

Un soldat allongea le haut du corps, afin deregarder par l’ouverture. Aussitôt un coup de fusil se fitentendre, et le soldat tomba la poitrine traversée d’uneballe ; un second soldat succéda au premier, et tomba commelui ; un troisième s’avança à son tour et eut le mêmesort.

Il était visible que les révoltés, en donnanteux-mêmes le signal de l’attaque, étaient décidés à une défensedésespérée.

Les assaillants commencèrent à prendre leursprécautions : en s’abritant le plus qu’ils purent, ilsélargirent la brèche de manière à pouvoir passer à plusieurs defront ; les tambours battirent, et les grenadiers seprésentèrent la baïonnette en avant.

Mais l’avantage était si grand pour lesassiégés, qu’en un instant la brèche fut encombrée de morts, etqu’on fut obligé d’enlever les cadavres pour faire place à unnouvel assaut.

Cette fois, les Anglais pénétrèrent jusqu’aumilieu de la caverne, mais ce ne fut que pour laisser un plus grandnombre de morts encore qu’à la première fois ; à l’abriderrière le retranchement qu’avait fait élever Georges, les nègres,dirigés par Laïza et Pierre Munier, tiraient à coup sûr.

Pendant ce temps, Georges retenu par sablessure, couché dans sa cabane, maudissait l’inactivité à laquelleil était réduit ; cette odeur de poudre qui l’enveloppait, cebruit de la mousqueterie qui pétillait à son oreille, tout, jusqu’àcette charge incessante que battaient les Anglais, lui donnaitcette ardente fièvre du combat, qui fait que l’homme joue sa viesur un caprice du hasard. Mais ici, c’était bien pis, car cen’était pas une cause étrangère qui se débattait, ce n’était pas lebon plaisir d’un roi qu’il s’agissait de soutenir ou l’honneurd’une nation qu’il fallait venger : non, c’était sa proprecause que ces hommes défendaient, et lui, lui, Georges, l’homme aucœur hardi, l’homme à l’esprit entreprenant, ne pouvait rien, ni enaction, ni même en conseil ; Georges mordait le matelas surlequel il était couché, Georges pleurait de rage.

À la seconde attaque, et quand les Anglaispénétrèrent jusqu’au milieu de la caverne, ils firent, du point oùils étaient arrivés, quelques décharges sur lesretranchements ; or, comme la cabane où Georges était couchése trouvait directement placée derrière eux, deux ou trois ballestraversèrent en sifflant les parois de feuillage. Ce bruit, qui eûteffrayé tout autre, consola et enorgueillit Georges ; luiaussi courait donc un danger, et, s’il ne pouvait pas rendre lamort, il pouvait du moins mourir.

Les Anglais avaient momentanément cessél’attaque ; mais il était évident qu’ils préparaient un nouvelassaut, et l’on entendait, aux coups sourds et retentissants de lapioche, qu’ils n’avaient point abandonné leur projet. En effet, aubout d’un instant, une partie des parois extérieures de la cavernes’écroula et l’ouverture se trouva agrandie du double ;aussitôt le tambour retentit de nouveau, et, à la lueur de la lune,on vit briller une troisième fois les baïonnettes à l’entrée de lacaverne.

Pierre Munier et Laïza se regardèrent ;cette fois, il était évident que la lutte allait devenirterrible.

– Quelle est votre dernière ressource ?demanda Laïza.

– La caverne est minée, dit le vieillard.

– En ce cas, nous avons encore quelque chancede salut ; mais, au moment décisif, faites ce que je vousdirai, ou nous sommes tous perdus, car il n’y a pas de retraitepossible avec un blessé.

– Eh bien, je me ferai tuer près de lui, ditle vieillard.

– Mieux vaut vous sauver tous les deux.

– Ensemble ?

– Ensemble ou séparément, peuimporte !

– Je ne quitterai pas mon fils, Laïza, je t’enpréviens.

– Vous le quitterez, si c’est son seul moyende salut.

– Que veux-tu dire ?

– Plus tard, je m’expliquerai.

Puis, se retournant vers les nègres :

– Allons, enfants ! dit-il, voici lemoment suprême arrivé. Feu sur les habits rouges, et ne perdez pasun coup ; dans une heure, la poudre et les balles serontrares.

Au même instant, la fusillade éclata. Lesnègres, en général, sont d’excellents tireurs ; aussiexécutèrent-ils à la lettre la recommandation de Laïza, et lesrangs des Anglais commencèrent-ils à s’éclaircir ; mais, àchaque décharge, les rangs se resserraient avec une disciplineadmirable, et la colonne, retardée par la difficulté du passage,continuait de s’avancer dans le souterrain. Au reste, pas un coupde fusil n’était tiré de la part des Anglais ; ilsparaissaient décidés cette fois à enlever les retranchements à labaïonnette.

La situation, grave pour tous, l’étaitdoublement pour Georges grâce à l’impuissance à laquelle il étaitcondamné. Il s’était d’abord soulevé sur son coude ; puis ils’était mis sur ses genoux ; enfin, il était parvenu à sedresser sur ses pieds ; mais, parvenu à ce point, sa faiblesseétait si grande, qu’il lui semblait que la terre manquait sous lui,et qu’il était forcé de se cramponner de ses mains aux branches quil’entouraient. Tout en reconnaissant le courage des quelques hommesdévoués qui accompagnaient sa fortune jusqu’au bout, il ne pouvaits’empêcher d’admirer ce courage froid et impassible des Anglais,qui continuaient de marcher comme à une parade, quoique, à chaquepas qu’ils faisaient, ils fussent obligés de resserrer les rangs.Enfin, il comprit que, pour cette fois, ils ne reculeraient plus,et que, dans cinq minutes, malgré le feu qui en sortait, ilsallaient aborder les retranchements. Alors l’idée que c’était pourlui, pour lui, forcé de rester spectateur impassible du combat, quetous ces hommes allaient se faire tuer, se présenta à son espritcomme un remords ; il essaya de faire un pas en avant pour sejeter entre les combattants, et, en se livrant, puisque, selontoute probabilité, c’était à lui seul qu’on en voulait, fairecesser le carnage ; mais il sentit qu’il ne pourrait pasparcourir un tiers de la distance qui le séparait des Anglais. Ilvoulut crier aux assiégés de cesser le feu, aux assiégeants de nepas aller plus loin, et qu’il se rendait ; mais sa voixaffaiblie se perdit dans le bruit de la fusillade. D’ailleurs, dansce moment, il vit son père se lever tout debout, et de la moitié desa taille, dépasser la hauteur des retranchements ; puis, unebranche de sapin enflammée à la main, faire quelques pas à larencontre des Anglais ; puis, au milieu du feu et de la fumée,approcher de la terre l’étrange flambeau. Aussitôt une traînée deflamme courut sur la terre, et disparut en s’enfonçant dans lesol ; enfin, au même instant, la terre s’agita, une explosionterrible se fit entendre, un cratère flamboyant s’ouvrit sous lespieds des Anglais, la voûte de la caverne s’ouvrit et s’affaissa,les rochers qui pesaient sur elle s’enfoncèrent avec elle, et, auxcris du reste du régiment encore de l’autre côté de l’ouverture, lepassage souterrain disparut dans un immense chaos.

– Et maintenant, dit Laïza, pas un instant àperdre.

– Ordonne ! que faut-il faire ?

– Fuyez vers Grand Port, tâchez de trouverasile dans un vaisseau français : moi, je me charge deGeorges.

– Je te l’ai dit, je ne quitterai pas monfils.

– Et moi, je vous l’ai dit, vous lequitterez ; car, en restant, vous le perdez.

– Comment cela ?

– Avec votre chien, qu’ils ont toujours, ilsvous suivent partout, vous relancent au plus sombre des forêts,vous atteignent au plus profond des cavernes, et Georges, blessé,sera bientôt rejoint ; mais, au contraire, fuyez de votrecôté : ils croient que votre fils vous accompagne ;alors, c’est à vous qu’ils s’attachent, c’est après vous qu’ilss’acharnent, c’est vous qu’ils rejoignent peut-être ; moi,pendant ce temps, je profite de la nuit ; avec quatre hommesdévoués, j’emporte Georges d’un autre côté ; nous gagnons lesbois qui environnent le morne du Bambou. Si vous avez quelque moyende nous sauver, vous allumerez un feu sur l’île des Oiseaux ;alors, nous descendrons sur un radeau la Grande-Rivière, et vousvenez avec une chaloupe nous recevoir à son embouchure.

Pierre Munier avait écouté tout ce plaidoyerles yeux fixes, la respiration suspendue, serrant les mains deLaïza entre ses mains ; puis, à ces dernières paroles, luijetant les bras au cou :

– Laïza ! Laïza !s’écria-t-il ; oui, oui, je te comprends, il n’y a que cemoyen : toute la meute anglaise sur moi, c’est cela, et tusauves mon Georges.

– Je le sauve ou je meurs avec lui, dit Laïza,voilà tout ce que je puis vous promettre.

– Et je sais que tu tiendras ce que tupromets. Attends seulement que j’aille encore une fois embrassermon enfant, et je pars.

– Non, non, dit Laïza ; si vous le voyez,vous ne voudrez plus le quitter ; s’il sait que vous vousexposez pour sauver sa vie, il ne voudra pas le permettre ;partez, partez ! Et vous tous, suivez-le ; quatre hommesseulement avec moi, les plus forts, les plus vigoureux, les plusdévoués.

Une douzaine d’hommes se présentèrent.

Laïza en désigna quatre ; puis, commePierre Munier hésitait à partir :

– Les Anglais ! les Anglais ! dit-ilau vieillard ; dans un instant, les Anglais seront ici.

– Ainsi, à l’embouchure de laGrande-Rivière ? s’écria Pierre.

– Oui, si nous ne sommes ni tués ni pris.

– Adieu, Georges, adieu ! cria PierreMunier.

Et, suivi des nègres qui restaient, ils’élança du côté de la montagne des Créoles.

– Mon père, s’écria Georges, oùallez-vous ? que faites-vous ? pourquoi ne venez-vous pasmourir avec votre fils ? Mon père, attendez-moi, me voilà.

Mais Pierre Munier était déjà loin, et cesderniers mots surtout, furent dits d’une voix si faible, que levieillard ne put les entendre.

Laïza courut au blessé ; il le trouva surses genoux.

– Mon père ! murmura Georges.

Et il retomba évanoui.

Laïza ne perdit pas de temps ; cetévanouissement était presque un bonheur. Sans doute, Georges,jouissant de sa raison, n’eût pas voulu disputer plus longtemps savie à ceux qui le poursuivaient ; il eût regardé cette fuiteisolée comme honteuse. Mais sa faiblesse le mettait à la merci deLaïza. Laïza le coucha, toujours évanoui, sur son brancard :chacun des nègres qu’il avait gardés près de lui saisit un desportants, et lui-même, marchant devant pour leur montrer le chemin,il se dirigea vers le quartier des Trois-Ilots, d’où il comptait,en suivant le cours de la Grande-Rivière, gagner le piton duBambou.

Ils n’avaient pas fait un quart de lieue,qu’ils entendirent les aboiements du chien.

Laïza fit un geste, les porteurs s’arrêtèrent.Georges était toujours évanoui, ou du moins si faible, qu’il neparaissait faire aucune attention à ce qui se passait.

Ce que, Laïza avait prévu arrivait : lesAnglais avaient escaladé l’enceinte, et ils comptaient se servir duchien pour rejoindre les fuyards une seconde fois, comme ilsl’avaient déjà fait une première.

Il y eut un moment d’angoisse, pendant lequelLaïza écouta les aboiements du chien ; pendant quelquesminutes, ces aboiements restèrent stationnaires. Le chien étaitparvenu à l’endroit où l’on avait combattu puis, deux ou troisfois, les aboiements se rapprochèrent. Le chien allait desretranchements à la cabane, où Georges, blessé, était demeuréquelque temps, et où son père était venu le visiter ; enfin,les aboiements s’éloignèrent vers le sud : c’était ladirection qu’avait prise Pierre Munier ; la ruse de Laïzaavait réussi, les chasseurs s’étaient trompés de piste, ilssuivaient le père et abandonnaient le fils.

La situation dont on venait de sortir étaitd’autant plus grave, que, pendant cette halte d’un instant, lespremiers rayons du jour avaient commencé à paraître, et que lamystérieuse obscurité de la forêt commençait à s’éclaircir. Certes,si Georges se fût trouvé sain et sauf, agile et fort, comme ill’était, l’embarras eut été moindre, car ruse courage, adresse,tout se fût présenté en égale proportion entre ceux qui étaientpoursuivis et ceux qui poursuivaient ; mais la blessure deGeorges rendait la partie inégale, et, Laïza ne se dissimulait pasque la situation était des plus critiques.

Une crainte surtout le préoccupait :c’est que les Anglais, comme la chose était probable, n’eussentpris pour auxiliaires des esclaves dressés à la chasse des nègresmarrons et ne leur eussent fait quelque promesse, comme celle de laliberté ; par exemple, si Georges tombait entre leurs mains.Alors, il perdait une partie de ses avantages d’homme de la nature,en face de ces autres hommes, fils de la nature comme lui, et pourqui, comme pour lui, la solitude n’avait pas de secrets et la nuitpas de mystères.

Aussi pensa-t-il qu’il n’y avait pas uninstant à perdre, et, aussitôt ses incertitudes fixées sur ladirection qu’avaient prise ceux qui les poursuivaient, il se remiten marche, s’avançant toujours vers l’est.

La forêt avait un aspect étrange, et tous lesanimaux paraissaient partager la préoccupation de l’homme : lafusillade, qui avait retenti toute la nuit, avait réveillé lesoiseaux dans les branches, les sangliers dans leurs bauges, lesdaims dans les halliers ; tout était sur pied, tout parlaitd’effroi, et l’on eût dit tous les êtres animés atteints d’uneespèce de vertige. On marcha ainsi deux heures.

Au bout de deux heures, il fallut fairehalte : les nègres s’étaient battus toute la nuit, etn’avaient pas mangé depuis la veille à quatre heures. Laïzas’arrêta sous les ruines d’un ajoupa qui, sans aucun doute, avaitservi cette nuit même de retraite à des nègres marrons ; car,en remuant un monceau de cendres, qui paraissait le résultat d’unassez long séjour, on y retrouva du feu.

Trois des nègres se mirent en chasse destanrecs. Le quatrième s’occupa de rallumer le foyer. Laïza cherchades herbes pour renouveler l’appareil du blessé.

Si fort de corps, si puissant d’esprit que fûtGeorges, l’âme avait cependant été vaincue par la matière : ilavait la fièvre, il avait le délire, il ignorait ce qui se passaitautour de lui et il ne pouvait aider ceux qui essayaient de lesauver, ni par le conseil ni par l’exécution.

Cependant, le pansement de sa blessure parutlui apporter quelque repos. Quant à Laïza il ne semblait soumis àaucun des besoins physiques de la nature. Il y avait soixanteheures qu’il n’avait dormi, et il ne paraissait pas avoir besoin desommeil ; il y avait vingt heures qu’il n’avait mangé, et ilne semblait pas avoir faim.

Les nègres revinrent les uns après les autres,rapportant six ou huit tanrecs, qu’ils s’apprêtèrent à faire rôtirdevant l’immense foyer que leur compagnon avait allumé ; lafumée qu’il occasionnait inquiétait bien un peu Laïza ; maisil pensait que, n’ayant laissé aucune trace derrière lui, il devaitêtre à deux ou trois lieues au moins de l’endroit où avait eu lieule combat, et que, en supposant même que cette fumée fûtdécouverte, elle le serait par quelque poste assez éloigné pourqu’il eût le temps de fuir avant que ce poste les eût rejoints.

Quand le repas fut prêt, les nègres appelèrentLaïza, qui, jusque-là, était resté assis près de Georges. Laïza seleva, et, en portant les yeux sur le groupe qu’il s’apprêtait àjoindre, il s’aperçut que l’un des nègres avait reçu à la cuisseune blessure qui saignait encore. Aussitôt toute sa sécuritédisparut : on avait pu les suivre à la trace comme on suit undaim blessé, non pas que l’un se doutât de l’importance de lacapture qu’on pouvait faire en les suivant, mais parce qu’unprisonnier, quel qu’il fût, était de trop grande importance, àcause des renseignements qu’il pouvait donner, pour que les Anglaisne fissent pas tout au monde pour se procurer ce prisonnier.

Au moment où cette réflexion venait de lefrapper, et où il ouvrait la bouche pour ordonner à ses quatrenègres accroupis autour du feu de se remettre en route, un petitbouquet de bois, plus touffu que le reste de la forêt, et surlequel ses yeux inquiets s’étaient déjà plus d’une fois arrêtéss’enflamma, une vive fusillade se fit entendre, cinq ou six ballessifflèrent autour de lui. Un des nègres tomba la face dans le feu,les trois autres se levèrent ; mais, au bout de cinq ou sixpas, l’un d’eux tomba à son tour, puis un autre encore à dix pas delà. Le quatrième seul s’enfuit sain et sauf et disparut dans lebois.

À l’aspect de la fumée, au bruit des coups, ausifflement des balles, Laïza n’avait fait qu’un bond de l’endroitoù il se trouvait jusqu’au brancard de Georges ; et, prenantle blessé dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant, il s’élançaà son tour dans la forêt, sans que sa course parût un instantralentie par le fardeau qu’il portait.

Mais, aussitôt, huit ou dix soldats anglais,escortés de cinq ou six nègres, bondirent hors du bouquet de boiset se mirent à la poursuite des fugitifs, dans l’un desquels ilsavaient reconnu Georges, qu’ils savaient blessé. Comme l’avaitprévu Laïza, le sang les avait guidés. Ils étaient venus suivant satrace, étaient arrivés à demi-portée de fusil de l’ajoupa, et, là,ils avaient ajusté à coup posé ; et, comme on l’a vu, bienajusté, puisque trois nègres sur quatre avaient été, sinon tués, dumoins mis hors de combat.

Alors commença une course désespérée ;car, quelles que fussent la force et l’agilité de Laïza, il étaitévident que, s’il ne parvenait pas à se faire perdre de vue parceux qui le poursuivaient, ceux-ci finiraient par lerejoindre ; malheureusement, il courait deux chances presqueégalement fatales : en s’enfonçant dans les grandesépaisseurs, les bois pouvaient devenir tellement touffus, qu’il luifût impossible d’aller plus loin ; en se jetant dans lesclairières, il se livrait à la fusillade de ses ennemis. Cependantil préféra ce dernier parti.

Dans les premières minutes, et par lapuissance de son élan, Laïza s’était trouvé presque hors de portée,et, s’il n’eût eu affaire qu’à des Anglais, sans doute il leur eûtéchappé ; mais, quoique ce fût à regret peut-être que lesnègres le poursuivissent, comme ils étaient poussés par lesbaïonnettes des soldats, il leur fallait marcher ; ilscouraient donc le gibier humain, qu’ils chassaient, sinon parenthousiasme, du moins par crainte.

De temps en temps, lorsque à travers lesarbres on découvrait Laïza, quelques coups de fusil éclataient, etl’on voyait les balles effleurer les écorces des arbres autour delui, ou sillonner la terre sous ses pas ; mais, comme parenchantement, aucune de ces balles ne l’atteignait, et sa courses’accélérait, si l’on peut le dire, en raison du danger auquel ilvenait d’échapper.

Enfin, on arriva sur le bord d’uneclairière : une pente rapide et presque découverte, garnie àson sommet d’un nouveau fourré d’arbres, se présentait àgravir ; arrivé au sommet de cette pente, Laïza, du moins,pouvait disparaître derrière quelque roche, se laisser glisser dansquelque ravin, et se soustraire ainsi à la me de ceux qui lepoursuivaient ; mais aussi, pendant tout l’intervalle quiséparait les arbres, Laïza restait découvert et exposé au feu.

Il n’y avait cependant pas à balancer :se jeter à droite ou se jeter à gauche, c’était perdre duterrain ; le hasard avait jusque-là servi les fugitifs, lemême bonheur pouvait les accompagner encore.

Laïza s’élança dans la clairière ; deleur côté, ceux qui le poursuivaient, comprenant la chance qui leurétait donnée de tirer à découvert, redoublaient de vitesse. Ilsarrivèrent à la lisière. Laïza était à cent cinquante pas d’eux, àpeu près.

Alors, comme si l’ordre eût été donné, chacuns’arrêta, mit en joue et fit feu. Laïza parut n’être point touché,et continua sa course. Les soldats avaient encore le temps derecharger leurs armes avant qu’il disparût ; ils glissèrent enhâte une cartouche dans le canon de leur fusil.

Pendant ce temps, Laïza gagnait énormément deterrain ; il était évident que, s’il échappait à la secondedécharge comme il avait échappé à la première, et qu’il atteignîtle bois sain et sauf, toutes les chances étaient pour lui.Vingt-cinq pas à peine le séparaient de la lisière du bois, et,pendant cette halte d’un instant, il avait gagné cent cinquante passur ses adversaires. Tout à coup, il disparut dans un pli duterrain ; mais, malheureusement, la sinuosité ne seprolongeait ni à droite ni à gauche ; il la suivit cependanttant qu’il put, pour dérouter ses ennemis ; mais, arrivé àl’extrémité du petit ravin, dont l’épaulement l’avait protégé,force lui fut de gravir de nouveau le talus, et, par conséquent, dereparaître. En ce moment, dix ou douze coups de fusil partirentensemble, et il sembla aux chasseurs d’hommes qu’ils le voyaientchanceler. En effet, après avoir fait quelques pas encore, Laïzas’arrêta, chancela de nouveau, tomba sur un genou, puis sur deux,posa à terre Georges, toujours évanoui ; puis, se relevanttout debout, il se retourna vers les Anglais, étendit les deuxmains vers eux avec un geste de dernière menace et de suprêmemalédiction, et, tirant son couteau de sa ceinture, il se l’enfonçajusqu’au manche dans la poitrine.

Les soldats s’élancèrent en poussant de grandscris de joie, comme font les chasseurs à l’hallali. Quelquessecondes encore Laïza resta debout ; puis, tout à coup, iltomba comme un arbre qui se déracine ; la lame du couteau luiavait traversé le cœur.

En arrivant aux deux fugitifs, les soldatstrouvèrent Laïza mort et Georges expirant : par un derniereffort, Georges, pour ne pas tomber vivant aux mains de sesennemis, avait arraché l’appareil de sa blessure, et le sang encoulait à flots.

Quant à Laïza, outre le coup de couteau qu’ils’était donné dans le cœur, il avait reçu une balle qui luitraversait la cuisse, et une autre qui lui traversait de part enpart la poitrine.

Chapitre 27La répétition

Tout ce qui se passa pendant les deux ou troisjours qui, suivirent la catastrophe que nous venons de raconter nelaissa qu’un souvenir bien vague dans l’esprit de Georges ;son esprit, égaré par le délire, n’avait plus que de vaguesperceptions, qui ne lui permettaient ni de calculer le temps, nid’enchaîner les événements les uns aux autres. Un matin seulement,il se réveilla comme d’un sommeil agité par de terribles rêves, et,en ouvrant les yeux, il reconnut qu’il était dans une prison.

Le chirurgien-major du régiment en garnison àPort-Louis était près de lui.

Cependant, en rappelant tous ses souvenirs,Georges parvint à retrouver par grandes masses les événements quis’étaient passés, comme on entrevoit dans le brouillard des lacs,des montagnes, des forêts ; tout lui était bien présent,jusqu’au moment où il avait été blessé. Son entrée à Moka, sondépart avec son père, n’étaient pas non plus tout à fait sortis desa mémoire ; mais, à partir de l’arrivée dans les grands bois,tout était vague, indistinct, pareil à un rêve.

Seulement, la réalité incontestable, positiveet fatale, était qu’il se trouvait aux mains de ses ennemis.

Georges était trop dédaigneux pour faireaucune question, trop hautain pour demander aucun service. Il neput donc rien savoir de ce qui s’était passé ; cependant, ilavait au fond de son cœur deux terribles préoccupations :

Son père était-il sauvé ?

Sara l’aimait-elle toujours ?

Ces deux pensées remplissaient tout sonêtre : quand l’une s’éloignait, c’était pour faire place àl’autre ; c’étaient deux marées incessantes qui montaient tourà tour battre son cœur ; c’était un flux et un refluxéternels.

Mais rien n’apparaissait à l’extérieur decette tempête de l’âme. Le visage de Georges restait pâle, froid etcalme comme celui d’une statue de marbre, et cela, non seulement enface de ceux qui visitaient sa prison, mais encore en face delui-même.

Lorsque le médecin eut reconnu que le blesséétait assez fort pour soutenir un interrogatoire, il en prévintl’autorité, et, le lendemain, le juge d’instruction, accompagnéd’un greffier, se présenta devant Georges. Georges ne pouvaitquitter le lit encore ; mais il n’en fit pas moins leshonneurs de sa chambre aux deux magistrats avec une patience pleinede dignité ; et, se soulevant sur son coude, il déclara qu’ilétait prêt à répondre à toutes les questions qui lui seraientadressées.

Nos lecteurs connaissent trop le caractère deGeorges pour penser qu’un seul instant l’idée se fût présentée àlui de nier aucun des faits qui lui étaient imputés. Non seulementil répondit avec la plus grande véracité à toutes les questionsfaites, mais encore il s’engagea, non pas pour le jour, il sesentait trop faible encore, mais pour le lendemain, à dicterlui-même au greffier l’historique détaillé de toute laconspiration. L’offre était trop gracieuse pour que la justice larefusât.

Georges avait un double but en faisant cetteproposition : d’abord, d’activer la marche du procès ;ensuite, de prendre toute la responsabilité pour lui.

Le lendemain, les deux magistrats sereprésentèrent, Georges fit le récit auquel il s’étaitengagé ; seulement comme il passait sous silence lespropositions qu’était venu lui faire Laïza, le juge d’instructionl’interrompit, en lui faisant observer qu’il omettait unecirconstance à sa décharge, laquelle, attendu la mort de Laïza, nese trouvait plus être à la charge de personne.

Ce fut ainsi que Georges apprit la mort deLaïza et les circonstances qui avaient accompagné cette mort ;car, pour lui, comme nous l’avons dit, toute cette partie de sa vieétait demeurée dans l’obscurité.

Il ne prononça pas une seule fois le nom deson père, et le nom de son père ne fut pas une seule fois prononcé,et, à plus forte raison, comme on le pense bien, le nom deSara.

Cette déclaration de Georges rendaitparfaitement inutile tout autre interrogatoire. Georges cessa doncde recevoir toute visite, excepté celle du docteur.

Un matin, en entrant, le docteur trouvaGeorges debout.

– Monsieur, lui dit-il, je vous avais défendude vous lever avant quelques jours ; vous êtes tropfaible.

– C’est-à-dire, mon cher docteur, réponditGeorges, que vous me faites l’injure de me confondre avec lesaccusés ordinaires lesquels retardent autant qu’ils peuvent le jourdu jugement ; mais, moi, je vous l’avouerai franchement, j’aihâte d’en finir, et, en conscience, croyez-vous que ce soit lapeine d’être si bien guéri pour mourir ? Quant à moi, il mesemble que, pourvu que j’aie assez de force pour monter àl’échafaud, c’est tout ce que les hommes peuvent me demander ettout ce que je puis demander à Dieu.

– Mais qui vous dit que vous serez condamné àmort ? dit le docteur.

– Ma conscience, docteur : j’ai joué unepartie dont ma tête était l’enjeu ; j’ai perdu, je suis prêt àpayer, voilà tout.

– N’importe, dit le docteur ; mon opinionest que vous avez encore besoin de quelques jours de soins avant devous exposer aux fatigues des débats et aux émotions d’unjugement.

Mais, le même jour, Georges écrivit au juged’instruction qu’il était parfaitement guéri, et, par conséquent, àla disposition de la justice.

Le surlendemain, les débats commencèrent.

Georges, en arrivant devant ses juges, regardaavec inquiétude autour de lui, et reconnut avec joie qu’il était leseul accusé.

Puis, son regard parcourut avec assurancetoute la salle : la ville entière assistait à l’audience, àl’exception de M. de Malmédie, de Henri et de Sara.

Quelques assistants paraissaient plaindrel’accusé ; mais la plupart des visages n’avaient d’autreexpression que celle de la haine satisfaite.

Quant à Georges, il était calme et hautaincomme toujours. Sa mise était, comme d’ordinaire, une redingote etune cravate noires, un gilet et un pantalon blancs.

Son double ruban était noué à saboutonnière.

On lui avait nommé un avocat d’office, carGeorges avait refusé de faire aucun choix ; son intentionn’était point qu’on essayât même de plaider sa cause.

Ce que Georges dit ne fut point une défense,ce fut l’histoire de toute sa vie : il ne cacha point qu’ilétait revenu à l’île de France dans l’intention de combattre, partous les moyens possibles, le préjugé qui pesait sur les hommes decouleur ; seulement, il n’a dit pas un seul mot des causes quiavaient hâté l’exécution de son projet.

Un juge lui fit quelques questions au sujet deM. de Malmédie ; mais Georges demanda la permissionde n’y pas répondre.

Quelque facilité que Georges donnât autribunal, les débats n’en durèrent pas moins trois jours :même quand ils n’ont rien à dire, il faut toujours que les avocatsparlent.

L’avocat général parla quatre heures. Ilfoudroya Georges.

Georges écouta toute cette longue sortie avecle plus grand calme, inclinant de temps en temps la tête en formed’aveu.

Puis, lorsque le discours du ministère publicfut terminé le président demanda à Georges s’il n’avait rien àdire.

– Rien, répondit Georges, sinon queM. l’avocat général a été fort éloquent.

L’avocat général s’inclina à son tour.

Le président annonça que les débats étaientclos, et l’on reconduisit Georges à sa prison, le jugement devantêtre prononcé en l’absence de l’accusé, et devant lui être signifiéensuite.

Georges rentra dans sa prison et demanda dupapier et de l’encre pour écrire son testament. Comme les jugementsanglais n’entraînent pas la confiscation, il pouvait disposer de sapart de fortune.

Il laissa :

au docteur qui l’avait soigné trois millelivres sterling ;

au directeur de la prison, mille livressterling ;

à chacun des guichetiers, mille piastres.

C’était une fortune pour chacun desdonataires.

Il laissa à Sara un petit anneau d’or qui luivenait de sa mère.

Comme il allait signer son nom au bas del’écrit-mortuaire, le greffier entra. Georges se leva, tenant laplume à la main ; le greffier lut le jugement. Comme Georgess’en était toujours douté, il était condamné à la peine de mort. Lalecture finie, Georges salua, se rassit et signa son nom sans qu’ilfût possible de voir la plus légère altération entre l’écriture ducorps de l’acte et celle de la signature.

Puis, il alla devant une glace et se regardapour voir s’il était plus pâle qu’auparavant. C’était le mêmevisage, pâle mais calme. Il fut content de lui et se sourit àlui-même en murmurant :

– Eh bien, je croyais qu’il y avait plusd’émotion que cela à s’entendre condamner à mort.

Le docteur vint le voir et lui demanda, parhabitude, comment il allait.

– Mais fort bien, docteur, lui réponditGeorges ; vous avez fait là une merveilleuse cure, et il estfâcheux qu’on ne vous donne pas le temps de l’achever.

Alors il s’informa si le mode d’exécutionétait changé depuis l’occupation anglaise : c’était toujoursle même, et cette assurance fit grand plaisir à Georges ; cen’était pas cette ignoble potence de Londres, ni cette immondeguillotine de Paris. Non, l’exécution avait, à Port-Louis, uneallure pittoresque et poétique qui n’humiliait pas Georges. Unnègre, servant de bourreau, décapitait avec une hache. C’étaitainsi qu’étaient morts Charles Ier et Marie Stuart, Cinq-Mars et deThou. Le mode de mort est beaucoup dans la manière dont on supportela mort.

Puis il passa avec le docteur à une discussionphysiologique sur la probabilité d’une souffrance physiquepostérieure à la décapitation ; le docteur soutint que la mortdevait être instantanée ; mais Georges était d’un aviscontraire, et il cita deux exemples à l’appui de son opinion. Unefois, en Égypte, il avait vu décapiter un esclave : le patientétait à genoux, le bourreau lui trancha la tête d’un seul coup, etla tête alla rouler à sept ou huit pas de là ; aussitôt lecorps s’était redressé sur ses pieds, avait fait deux ou trois pasinsensés en battant l’air de ses bras, et était retombé, non pasmort tout à fait, mais agonisant encore. Un autre jour que, dans lemême pays, il assistait à une exécution pareille, il avait, avecson éternelle volonté d’investigation, ramassé la tête au moment oùelle venait d’être séparée du corps, et, la soulevant par lescheveux jusqu’à la hauteur de sa bouche, il lui avait demandé enarabe : « Souffres-tu ? » À cette demande,l’œil du patient s’était rouvert, et ses lèvres avaient remué,essayant d’articuler une réponse. Georges était donc convaincu quela vie survivait de quelques instants au moins à l’exécution.

Le docteur finit par se ranger à son avis, carc’était aussi le sien, seulement, il avait cru devoir donner aucondamné la seule consolation que pût lui donner encore la promessed’une mort douce et facile.

La journée s’écoula pour Georges commes’étaient écoulées les journées précédentes ; seulement ilécrivit à son père et à son frère. Un instant il prit la plume pourécrire à Sara ; mais quel que fût le motif qui le retînt, ils’arrêta, repoussa le papier et laissa tomber sa tête dans sesmains ; il resta longtemps ainsi, et quelqu’un qui lui eût vurelever le front, ce qu’il fit avec le mouvement hautain etdédaigneux qui lui était habituel, se fût aperçu avec peine que sesyeux étaient légèrement rougis, et qu’une larme mal essuyéetremblait au bout de ses longs cils noirs.

C’est que depuis le jour où il avait, chez legouverneur, refusé d’épouser la belle créole, non seulement il nel’avait pas revue, mais encore il n’avait pas entendu parlerd’elle.

Cependant il ne pouvait croire qu’elle l’eûtoublié.

La nuit vint ; Georges se coucha à sonheure habituelle, et s’endormit du même sommeil que les autresnuits : le matin, en se levant, il fit appeler le directeur dela prison.

– Monsieur, lui dit-il, j’aurais une grâce àvous demander.

– Laquelle ? fit le directeur.

– Je voudrais causer un instant avec lebourreau.

– Il me faut l’autorisation du gouverneur.

– Oh ! dit Georges en souriant, faites lalui demander de ma part ; lord Murrey est un gentleman, et ilne refusera pas cette grâce à un ancien ami.

Le directeur sortit en promettant de faire ladémarche demandée.

Derrière le directeur entra un prêtre.

Georges avait ces idées religieuses qu’ont denos jours les hommes de notre âge, c’est-à-dire que, tout ennégligeant les pratiques extérieures de la religion, il était aufond du cœur profondément impressionnable aux choses saintes :ainsi une église sombre, un cimetière isolé, un cercueil quipassait, étaient pour son âme des impressions certes plus gravesque ne l’eût été un de ces événements qui bouleversent souventl’esprit du vulgaire des hommes.

Le prêtre était un de ces vieillardsvénérables qui ne s’occupent pas de vous convaincre, mais quiparlent avec conviction : c’était un de ces hommes qui, élevésau milieu des grandes scènes de la nature, ont cherché et trouvé leSeigneur dans ses œuvres ; c’était enfin un de ces cœurssereins qui attirent à eux les cœurs souffrants pour las consoler,en prenant pour eux-mêmes une part de leurs douleurs.

Aux premiers mots que Georges et le vieillardéchangèrent, ils se tendirent la main.

C’était une causerie intime et non uneconfession que le vieillard venait réclamer du jeune homme, mais,hautain en face de la force, Georges était humble devant lafaiblesse ; Georges s’accusa de son orgueil ; c’était,comme Satan, son seul péché, et, comme Satan, ce péché l’avaitperdu.

Mais aussi, à cette heure même, c’était sonorgueil qui le soutenait, c’était cet orgueil qui le faisait fort,c’était cet orgueil qui le faisait grand.

Il est vrai que la grandeur selon les hommesn’est pas la grandeur selon Dieu.

Vingt fois le nom de Sara se présenta sur leslèvres du jeune homme ; mais toujours il repoussa ce nomjusqu’au fond de son cœur, sombre abîme où s’engloutissaient tantd’émotions, et dont son visage, comme une couche de glace,recouvrait la profondeur.

Pendant que le prêtre et le condamnéparlaient, la porte s’ouvrit et le directeur parut.

– L’homme que vous avez demandé, dit-il, estlà, et attend que vous puissiez le recevoir.

Georges pâlit quelque peu, et un léger frissonparcourut tout son corps.

Cependant, il fut presque impossible des’apercevoir de ce qu’il venait d’éprouver.

– Faites entrer, dit-il.

Le prêtre voulut se retirer ; maisGeorges le retint.

– Non, restez, dit-il ; ce que j’ai àdire à cet homme peut se dire devant vous.

Puis cette âme orgueilleuse avait peut-êtrebesoin pour conserver toute sa force, d’avoir un témoin de ce quiallait se passer.

Un nègre d’une haute taille et de proportionsherculéennes fut introduit : il était nu, à l’exception de sonlangouti, qui était d’étoffe rouge ; ses gros yeux sansexpression dénotaient l’absence de toute intelligence. Il seretourna vers le directeur, qui l’avait introduit, et, regardantalternativement le prêtre et Georges :

– Auquel des deux ai-je affaire ?demanda-t-il.

– Au jeune homme, répondit le directeur.

Et il sortit.

– Vous êtes l’exécuteur ? fit froidementGeorges.

– Oui, répondit le nègre.

– C’est bien. Venez ici, mon ami, etrépondez-moi.

Le nègre fit deux pas en avant.

– Vous savez que vous m’exécuterezdemain ? dit Georges.

– Oui, répondit le nègre, à sept heures dumatin.

– Ah ! ah ! c’est à sept heures dumatin. Merci du renseignement. J’avais demandé des informationslà-dessus, et l’on avait refusé de m’en donner. Mais ce n’est pasde cela qu’il s’agit.

Le prêtre se sentait défaillir.

– Je n’ai jamais vu d’exécution à Port-Louis,dit Georges ; or, comme je désire que les choses se passentconvenablement, je vous ai envoyé chercher pour que nous fassionsensemble ce qu’on appelle, en termes de théâtre, unerépétition.

Le nègre ne comprenait pas : Georges futforcé de lui expliquer plus clairement ce qu’il désirait.

Alors, le nègre figura le billot par untabouret, conduisit Georges à la distance du billot où il devait semettre à genoux, lui indiqua la façon dont il fallait qu’il yplaçât la tête et lui promit de la lui trancher d’un seul coup.

Le vieillard voulut se lever poursortir ; il n’avait pas la force de supporter cette étrangeépreuve, dans laquelle les deux acteurs principaux conservaient uneégale impassibilité, l’un par abrutissement d’esprit, l’autre parforce de cœur. Mais les jambes lui manquèrent et il retomba sur sonfauteuil.

Les renseignements mortuaires donnés et reçus,Georges tira de son doigt un diamant.

– Mon ami, dit-il au nègre, comme je n’ai pasd’argent ici et que je ne veux pas que vous ayez tout à fait perduvotre temps, prenez cette bague.

– Il m’est détendu de rien recevoir descondamnés, dit le nègre, mais j’hérite d’eux ; laissez labague à votre doigt, et, demain, quand vous serez mort, je latirerai.

– Très bien ! dit Georges.

Et il remit impassiblement la bague à sondoigt.

Le nègre sortit.

Georges se retourna du côté du prêtre. Leprêtre était pâle comme la mort.

– Mon fils, dit-il, je suis bien heureuxd’avoir rencontré une âme comme la vôtre : c’est la premièrefois que j’accompagne un condamné à l’échafaud. Je craignais defaiblir. Vous me soutiendrez, n’est-ce pas ?

– Soyez tranquille, mon père, réponditGeorges.

D’ailleurs, c’était le prêtre d’une petiteéglise située sur la route, et dans laquelle les condamnéss’arrêtent ordinairement pour entendre une dernière messe. Onappelait cette église, l’église du Saint-Sauveur.

Et le prêtre sortit à son tour, en promettantde revenir le soir. Georges resta seul.

Ce qui se passa alors, dans l’âme et sur levisage de cet homme, nul ne le sait ; peut-être la nature,cette impitoyable créancière, reprit-elle ses droits ;peut-être fut-elle aussi faible qu’il venait d’être fort ;peut-être la toile une fois tombée entre le public et l’acteurtoute cette impassibilité apparente disparut-elle pour faire placeà une angoisse réelle. Mais il est probable qu’il n’en fut pointainsi ; car, lorsque le guichetier rouvrit la porte pourapporter à Georges son dîner, il le trouva roulant dans sa main uncigarito avec autant de calme et de tranquillité qu’aurait pu lefaire un hidalgo à la Puerta del Sol ou un fashionable sur leboulevard de Gand.

Georges dîna comme d’habitude ;seulement, il rappela le geôlier pour lui recommander de lui fairepréparer un bain pour le lendemain six heures, et de le réveiller àcinq heures et demie.

Souvent, en lisant, soit dans l’histoire, soitdans le journal, qu’on avait réveillé tel ou tel condamné le jourde son exécution, souvent, disons-nous, Georges s’était demandé sice condamné, qu’on était obligé de réveiller, était bien réellementendormi. Le moment était venu de s’en assurer par lui même. Et, surce point, Georges allait savoir à quoi s’en tenir.

À neuf heures, le prêtre rentra. Georges étaitcouché et lisait. Le prêtre lui demanda quel était le livre danslequel il cherchait ainsi une préparation à la mort, si c’était lePhédon ou la Bible, Georges le lui tendit. C’étaitPaul et Virginie.

Chose étrange que, dans ce moment terrible, cefût justement cette calme et poétique histoire que le condamnéavait été choisir !

Le prêtre resta jusqu’à onze heures avecGeorges. Pendant ces deux heures, ce fut presque toujours Georgesqui parla, expliquant au prêtre comment il comprenait Dieu etdéveloppant ses théories sur l’immortalité de l’âme : dansl’état ordinaire de la vie, Georges était éloquent ; pendantcette soirée suprême, il fut sublime.

C’était le condamné qui enseignait ;c’était le prêtre qui écoutait.

À onze heures, Georges rappela au prêtre quel’heure était venue, et lui fit observer que, pour avoir toutes sesforces le lendemain matin, il avait besoin de prendre quelquerepos.

Au moment où le vieillard sortit, un violentcombat parut se livrer dans le cœur de Georges ; il rappela leprêtre, le prêtre rentra ; mais Georges fit un effort surlui-même.

– Rien, dit-il, mon père, rien.

Georges mentait ; c’était toujours le nomde Sara qui demandait à s’échapper de sa bouche.

Mais, cette fois encore, le vieillard sortitsans l’avoir entendu.

Le lendemain, lorsque, à cinq heures et demie,le guichetier entra dans la chambre de Georges, il trouva Georgesprofondément endormi.

– C’était vrai, dit Georges en se réveillant,un condamné peut dormir sa dernière nuit.

Mais, jusqu’à quelle heure avait-il veillépour arriver à ce résultat ? Nul ne le sait.

On apporta le bain.

En ce moment, le docteur entra.

– Vous le voyez, docteur, dit-il, je me règlesur l’antiquité : les Athéniens prenaient un bain au moment demarcher au combat.

– Comment vous trouvez-vous ? lui demandacelui-ci, lui adressant une de ces questions banales qu’on adresseaux gens lorsqu’on ne sait que leur dire.

– Mais, très bien, docteur, répondit Georgesen souriant ; et je commence à croire que je ne mourrai pas dema blessure.

Alors, il prit son testament tout cacheté etle lui remit.

– Docteur, ajouta-t-il, je vous ai nommé monexécuteur testamentaire ; vous trouverez sur ce chiffon depapier trois lignes qui vous concernent : j’ai voulu vouslaisser un souvenir de moi.

Le docteur essuya une larme et balbutiaquelques mots de remerciement.

Georges se mit au bain.

– Docteur, dit-il au bout d’un instant,combien, dans l’état normal, le pouls d’un homme calme et bienportant bat-il de fois à la minute ?

– Mais, répondit le docteur, desoixante-quatre à soixante-six fois.

– Tâtez le mien, dit Georges ; je suiscurieux de savoir l’effet que l’approche de la mort produit sur monsang.

Le docteur tira sa montre, prit le poignet deGeorges, et compta les pulsations.

– Soixante-huit, dit-il au bout d’uneminute.

– Allons, allons, dit Georges, je suis assezsatisfait. Et vous, docteur ?

– C’est miraculeux ! réponditcelui-ci ; vous êtes donc de fer ?

Georges sourit orgueilleusement.

– Ah ! messieurs les blancs, dit-il, vousavez hâte de me voir mourir ? Je le conçois,ajouta-t-il ; peut-être aviez-vous besoin d’une leçon decourage. Je vous la donnerai.

Le geôlier entra, annonçant au condamné qu’ilétait six heures.

– Mon cher docteur, dit Georges, voulez-vousme permettre que je sorte du bain ? Cependant ne vous éloignezpas, je serai bien aise de vous serrer la main avant de quitter laprison.

Le docteur se retira.

Georges, resté seul, sortit du bain, passa unpantalon blanc, des bottes vernies, et une chemise de batiste dontil rabattit lui-même le col ; puis s’approcha d’une petiteglace, arrangea ses cheveux, sa moustache, sa barbe avec autant etmême plus de soin qu’il n’eût fait pour aller dans un bal.

Puis il alla frapper lui-même à la porte pourindiquer qu’il était prêt.

Le prêtre entra et regarda Georges. Jamais lejeune homme n’avait été si beau : ses yeux jetaient desflammes, son front semblait rayonnant.

– Oh ! mon fils, mon fils ! dit leprêtre, gardez-vous de l’orgueil : l’orgueil a perdu votrecorps, prenez garde qu’il ne perde encore votre âme.

– Vous prierez pour moi, mon père, ditGeorges, et Dieu, j’en suis sûr, n’a rien à refuser aux prièresd’un saint homme comme vous.

Georges alors aperçut le bourreau, qui setenait dans l’ombre de la porte.

– Ah ! c’est vous, mon ami ? dit-il.Approchez.

Le nègre était enveloppé dans un grand manteauet cachait sa hache sous son manteau.

– Votre hache coupe bien ? demandaGeorges.

– Oui, répondit le bourreau, soyeztranquille.

– C’est bon ! dit le condamné.

Il s’aperçut alors que le nègre cherchait à samain le diamant qu’il lui avait promis la veille, et dont, parhasard, le chaton était tourné en dedans.

– Soyez tranquille, à votre tour, dit-il entournant le chaton en dehors, vous aurez votre bague ;d’ailleurs, pour que vous n’ayez pas la peine de la prendre,tenez…

Et il donna la bague au prêtre en luiindiquant d’un signe qu’elle était destinée au bourreau.

Puis il alla vers un petit secrétaire,l’ouvrit et en tira deux lettres ; c’étaient les deux lettresqu’il avait écrites l’une à son père, l’autre à son frère.

Il les remit au prêtre.

Une fois encore il parut avoir quelque chose àlui dire, posa la main sur son épaule, le regarda fixement, remuales lèvres comme s’il allait parler ; mais, cette fois encore,sa volonté fut plus forte que son émotion, et le nom qui voulaits’échapper de sa poitrine vint sur sa bouche si faible, quepersonne ne l’entendit.

En ce moment, six heures sonnèrent.

– Allons ! dit Georges.

Et il sortit de sa prison, suivi par le prêtreet par le bourreau.

Au bas de l’escalier, il rencontra le docteur,qui l’attendait pour lui dire un dernier adieu.

Georges lui tendit la main, et se penchant àson oreille :

– Je vous recommande mon corps, luidit-il.

Et il s’élança dans la cour.

Chapitre 28L’église du Saint-Sauveur

La porte de la rue, comme on le comprend bien,était encombrée de curieux. Les spectacles sont rares à Port-Louis,et tout le monde avait voulu voir, sinon mourir, du moins passer lecondamné.

Le directeur de la prison s’était informéauprès de Georges de quelle façon il désirait être conduit àl’échafaud ; Georges lui avait répondu qu’il désirait marcherà pied, et il avait obtenu cette grâce : c’était une dernièreamabilité du gouverneur.

Huit artilleurs à cheval l’attendaient à laporte. Dans toutes les rues par lesquelles il devait passer, dessoldats anglais faisaient la haie de chaque côté de la rue, gardantle prisonnier et contenant les curieux.

Lorsqu’il parut, il se fit une granderumeur : cependant, contre l’attente de Georges, ce n’étaitpas l’accent de la haine qui dominait dans le bruit qui accueillitsa présence : il y avait de tout, mais surtout de l’intérêt etde la pitié.

C’est qu’il y a toujours une puissantefascination dans l’homme beau et fier en face de la mort.

Georges marchait d’un pas ferme, la tête hauteet le visage calme : disons-le, il se passait pourtant à cetteheure quelque chose de terrible dans son cœur.

Il pensait à Sara.

À Sara qui n’avait pas cherché à le voir, quine lui avait pas écrit un mot, qui ne lui avait pas donné unsouvenir.

À Sara, dans laquelle il avait cru, et àlaquelle il devait sa dernière déception.

Il est vrai qu’avec l’amour de Sara il eûtregretté la vie ; l’oubli de Sara, c’était la lie de soncalice.

Et puis, à côté de son amour trahi, murmuraitson orgueil déçu.

Il avait échoué en toutes choses : sasupériorité ne l’avait mené à aucun but.

Le résultat de cette longue lutte, c’étaitl’échafaud, où il marchait abandonné de tous.

Quand on parlerait de lui, on dirait :« C’était un insensé. »

De temps en temps, tout en marchant, tout enregardant, un sourire passait sur ses lèvres, répondant à sespensées. Ce sourire, pareil, en dehors, à tous les sourires, étaitbien amer en dedans.

Et cependant il l’espérait à tous les anglesde rues, il la cherchait à toutes les fenêtres.

Elle qui avait laissé tomber son bouquetdevant lui, lorsque, emporté par Antrim, lorsque,vainqueur, il courait au triomphe, ne laisserait-elle donc pastomber une larme sur son chemin, lorsque, vaincu, il marchait àl’échafaud ?

Mais nulle part il n’apercevait rien.

Il suivit ainsi la rue de Paris dans toute salongueur ; puis il prit à droite et s’avança vers l’église duSaint-Sauveur.

Elle était tendue de noir comme pour un convoifunéraire : c’était bien, en effet, quelque chose comme cela.Un condamné qui marche à l’échafaud, qu’est-ce autre chose qu’uncadavre vivant ?

En arrivant devant la porte, Georgestressaillit. Près du bon vieux prêtre, qui l’attendait sous leporche, était une femme vêtue de noir.

Cette femme, en costume de veuve, quefaisait-elle là ? qu’attendait-elle là ?

Malgré lui, Georges doubla le pas ; sesyeux étaient fixés sur cette femme et ne pouvaient s’endétacher.

Puis, à mesure qu’il approchait, son cœurbattait plus fort ; son pouls, si calme devant la mort,devenait fiévreux devant cette femme.

Au moment où il mettait le pied sur lapremière marche de la petite église, cette femme elle-même fit unpas au-devant de lui ; Georges franchit les quatre marchesd’un bond, leva le voile, jeta un cri et tomba à genoux.

C’était Sara.

Sara étendit la main d’un mouvement lent etsolennel : il se fit un grand silence dans toute cettefoule.

– Écoutez, dit-elle, sur le seuil de l’égliseoù il entre, sur le seuil du tombeau où il est prêt d’entrer, à laface de Dieu et des hommes, je vous prends à témoin que moi, Sarade Malmédie, je viens demander à M. Georges Munier s’il veutbien me prendre pour épouse.

– Sara ! s’écria Georges en éclatant ensanglots, Sara, tu es la plus digne, la plus noble, la plusgénéreuse de toutes les femmes !

Puis, se relevant de toute sa hauteur, etl’enveloppant de son bras comme s’il eût craint de laperdre :

– Viens, ma veuve, dit-il.

Et il l’entraîna dans l’église.

Si jamais triomphateur fut fier de sontriomphe, ce fut Georges. En un instant, en une seconde, tout étaitchangé pour lui ; d’un mot, Sara venait de le mettre au-dessusde tous ces hommes qui le regardaient passer en souriant. Cen’était plus un pauvre insensé, impuissant à atteindre un butimpossible, et mourant avant de l’avoir atteint ; c’était unvainqueur frappé au moment de sa victoire ; c’étaitÉpaminondas arrachant le javelot mortel de sa poitrine, mais de sondernier regard, voyant fuir l’ennemi. Ainsi, par la seule puissancede sa volonté, par la seule influence de sa valeur personnelle,lui, mulâtre, s’était fait aimer d’une femme blanche, et, sansqu’il eût fait un pas vers elle, sans qu’il eût essayé d’influencersa détermination par un mot, par une lettre, par un signe, cettefemme était venue l’attendre sur le chemin de l’échafaud, et, à laface de tous, ce qui ne s’était jamais vu peut-être dans lacolonie, elle l’avait choisi pour époux.

Maintenant, Georges pouvait mourir ;Georges était récompensé de son long combat ; il avait luttécorps à corps avec le préjugé, et, tout en frappant Georgesmortellement, le préjugé avait été tué dans la lutte.

Aussi, toutes ces pensées rayonnaient-elles aufront de Georges tandis qu’il entraînait Sara. Ce n’était plus lecondamné prêt à monter sur l’échafaud, c’était le martyr s’élançantau ciel.

Une vingtaine de soldats formaient la haiedans l’église ; quatre soldats gardaient le chœur ;Georges passa au milieu d’eux sans les voir, et vint s’agenouilleravec Sara devant l’autel.

Le prêtre commença la messe nuptiale ;mais Georges n’écoutait point les paroles du prêtre ; Georgestenait la main de Sara, et, de temps en temps, il se retournaitvers la foule et jetait sur elle un regard de souverain mépris.

Puis il revenait à Sara, pâle et mourante, àSara dont il sentait frissonner la main dans la sienne, et ill’enveloppait tout entière d’un regard plein de reconnaissance etd’amour, tout en étouffant un soupir ; car il songeait, luiqui allait mourir, à ce que serait une vie tout entière passée avecune pareille femme.

C’eût été le ciel ! mais le ciel n’estpas fait pour les vivants.

Cependant la messe s’avançait, lorsqueGeorges, en se retournant, aperçut Miko-Miko, qui faisait tout cequ’il pouvait, non point par ses paroles, mais par ses gestes pourfléchir les soldats qui gardaient l’entrée du chœur et pour arriverjusqu’à Georges. C’était un dernier dévouement qui venait demanderun coup d’œil, un serrement de main pour récompense. Georgess’adressa en anglais à l’officier, et lui demanda pour le bonChinois la permission d’arriver jusqu’à lui.

Il n’y avait aucun inconvénient à accordercette demande au condamné ; aussi, sur un signe de l’officier,les soldats s’écartèrent, et Miko-Miko s’élança dans le chœur.

On a vu quelle reconnaissance le pauvremarchand avait vouée à Georges dès le premier jour où il l’avaitvu. Cette reconnaissance l’avait été chercher prisonnier à laPolice ; elle venait une dernière fois se manifester à lui aupied de l’échafaud.

Miko-Miko se jeta aux genoux de Georges, etGeorges lui tendit la main.

Miko-Miko prit cette main entre les siennes ety appuya ses lèvres ; mais, en même temps, Georges sentit quele Chinois lui glissait entre les mains un petit billet. Georgestressaillit.

Aussitôt, comme si le Chinois n’eût demandéque cette dernière faveur, et que, satisfait de l’avoir obtenue, ilse désirât point autre chose, il s’éloigna sans avoir prononcé uneseule parole.

Georges tenait le billet dans sa main, et sonsourcil se fronçait. Ce billet, que voulait-il dire ? Cebillet avait une grande importance sans doute ; mais Georgesn’osait le regarder.

De temps en temps en voyant Sara si belle, sidévouée, si détachée de tout amour terrestre, une douleur inouïe etinéprouvée jusqu’alors prenait Georges au cœur et l’étreignaitcomme avec une griffe de fer ; c’est que, malgré lui, ensongeant au bonheur qu’il perdait, il se rattachait à la vie, et,tout en sentant son âme prête à monter au ciel, il sentait son cœurenchaîné sur la terre.

Alors, il lui prenait des terreurs de mourirdans le désespoir.

Puis ce billet qui lui brûlait la main, cebillet qu’il n’osait lire de peur d’être vu par les soldats qui legardaient ; ce billet lui semblait devoir contenir uneespérance, quoique, dans sa situation, toute espérance fûtinsensée.

Cependant, il était impatient de lire cebillet ; mais grâce à cette force qu’il conservait toujourssur lui-même, cette impatience ne se traduisait par aucun signeextérieur ; seulement, sa main crispée froissait le billetavec tant de force, que ses ongles lui entraient dans la chair.

Sara priait.

On en était à la consécration. Le prêtre leval’hostie consacrée, l’enfant de chœur fit entendre sa sonnette,tout le monde s’agenouilla.

Georges profita de ce moment, et, ens’agenouillant aussi, il ouvrit la main.

Le billet contenait cette seuleligne :

« Nous sommes là. – Tiens-toiprêt. »

La première phrase était écrite de la main deJacques ; la seconde, de la main de Pierre Munier.

Au même instant, et comme Georges, étonné,seul au milieu de toute la foule, relevait la tête et regardaitautour de lui, la porte de la sacristie s’ouvrit toutegrande ; huit marins s’élancèrent, saisissant les quatresoldats du chœur et leur appuyant à chacun deux poignards sur lapoitrine. Jacques et Pierre Munier bondirent : Jacquesenlevant Sara dans ses bras, Pierre entraînant Georges par la main.Les deux époux se trouvèrent dans la sacristie ; les huitmarins y rentrèrent à leur tour, en se faisant un rempart desquatre soldats anglais qu’ils tenaient devant eux et qu’ilsprésentaient aux coups de leurs camarades. Jacques et Pierrerefermèrent la porte ; une autre porte donnait sur lacampagne : à cette porte, deux chevaux tout sellésattendaient : c’étaient Antrim et Yambo.

– À cheval ! cria Jacques, à cheval tousdeux, et ventre à terre jusqu’à la baie du Tombeau !

– Mais toi ? mais mon père ? s’écriaGeorges.

– Qu’ils viennent nous prendre au milieu demes braves marins, dit Jacques en posant Sara sur sa selle, tandisque Pierre Munier forçait son fils de monter à cheval.

Puis, élevant la voix :

– À moi, mes lascars, cria-t-il, àmoi !

À l’instant même, on vit accourir, des bois dela montagne Longue, cent vingt hommes armés jusqu’aux dents.

– Partez, dit Jacques à Sara, emmenez-le,sauvez-le…

– Mais vous ? dit Sara.

– Nous, nous vous suivons, soyeztranquille.

– Georges, dit Sara, au nom du ciel,viens !

Et la jeune fille lança son cheval augalop.

– Mon père ! s’écria Georges, monpère !

– Sur ma vie, je réponds de tout, dit Jacquesen fouettant Antrim du plat de son sabre.

Et Antrim partit comme le vent,emportant son cavalier qui, en moins de dix minutes, disparut avecSara derrière le camp malabar, tandis que Pierre Munier, Jacques etses marins le suivaient avec une telle rapidité, qu’avant que lesAnglais fussent revenus de leur étonnement, la petite troupe étaitdéjà de l’autre côté du ruisseau des Pucelles, c’est-à-dire hors deportée de fusil.

Chapitre 29Le « Leycester »

Vers les cinq heures du soir du même jour oùs’étaient passés les événements que nous venons de raconter, lacorvette la Calypso, marchant sous toutes ses voiles deplus près, faisait route vers l’est-nord-est, serrant le vent quiselon la coutume de ces parages, soufflait de l’est.

Outre ses dignes matelots et maîtreTête-de-Fer, leur premier lieutenant, que nos lecteurs connaissent,sinon de vue, du moins de réputation, son équipage s’était recrutéde trois autres personnages. Ces personnages étaient Pierre Munier,Georges et Sara.

Pierre Munier se promenait avec Jacques, dumât d’artimon au grand mât, et du grand mât au mât d’artimon.

Georges et Sara étaient à l’arrière, assisl’un à côté de l’autre. Sara avait sa main dans les mains deGeorges ; Georges regardait Sara, et Sara regardait leciel.

Il faudrait s’être trouvé dans l’horriblesituation à laquelle venaient d’échapper les deux amants, pourpouvoir analyser les sensations de suprême bonheur et de joieinfinie qu’ils éprouvaient en se retrouvant libres sur cet immenseOcéan, qui les emportait loin de leur patrie, il est vrai, maisloin d’une patrie qui, comme une marâtre, ne s’était occupée d’euxque pour les persécuter de temps en temps. Cependant, un soupirdouloureux sortait de la bouche de l’un et faisait tressaillirl’autre. Le cœur longtemps torturé n’ose point tout à coupreprendre confiance dans son bonheur.

Cependant ils étaient libres, cependant ilsn’avaient au-dessus d’eux que le ciel, au-dessous d’eux que la mer,et ils fuyaient de toute la vitesse de leur léger navire cette îlede France qui avait failli leur être si fatale. Pierre et Jacquescausaient ; mais Georges et Sara ne disaient rien ;quelquefois l’un d’eux laissait échapper le nom de l’autre et voilàtout.

De temps en temps, Pierre Munier s’arrêtait etles regardait avec une expression d’indicible ravissement ; lepauvre vieillard avait tant souffert, qu’il ne savait comment ilavait la force de supporter son bonheur.

Jacques, moins sentimental, regardait du mêmecôté ; mais il était évident que ce n’était pas le tableau quenous venons de décrire qui attirait ses regards, lesquels passaientpar-dessus la tête de Georges et de Sara, et allaient fouillerl’espace dans la direction de Port-Louis.

Jacques, non seulement n’était pas au niveaude la joie générale, mais il y avait même des moments où ildevenait soucieux, et où il passait sa main sur son front commepour en écarter un nuage.

Quant à Tête-de-Fer, il causaittranquillement, assis près du timonier ; le bon Breton auraitfendu la tête du premier qui eût hésité une seconde à accomplir unordre donné par lui ; mais, à part cette exigence biennaturelle, il n’était pas fier, donnait la main à tout le monde etparlait au premier venu.

Tout le reste de l’équipage avait repris cetteexpression insoucieuse qui après le combat ou la tempête, redevientl’aspect habituel de la physionomie des marins ; les hommes deservice étaient sur le pont, les autres dans la batterie.

Pierre Munier, tout absorbé qu’il était dansle bonheur de Georges et de Sara, n’était point sans avoir remarquél’inquiétude de Jacques ; plus d’une fois il avait suivi sesregards, et, comme il ne voyait absolument rien, dans la directionoù ils se fixaient, que quelques gros nuages amassés au couchant,il crut que c’étaient les nuages qui inquiétaient Jacques.

– Serions-nous menacés d’une tempête ?demanda-t-il à son fils, au moment où celui-ci jetait versl’horizon un de ces regards interrogateurs dont nous avonsparlé.

– D’une tempête ? dit Jacques. Ah !par ma foi ! s’il ne s’agissait que d’une tempête, laCalypso s’en soucierait autant que ce goéland quipasse ; mais nous sommes menacés de quelque chose de mieux quecela.

– Et de quoi donc sommes-nous menacés ?demanda Pierre Munier avec inquiétude. J’avais cru, moi, que, dumoment où nous avions mis le pied sur ton bâtiment, nous étionssauvés.

– Dame ! répondit Jacques, le fait estque nous avons plus de chances maintenant que nous n’en avions, ily a douze heures, quand nous étions cachés dans les bois de laPetite-Montagne, et quand Georges disait son Confiteordans l’église du Saint-Sauveur ; cependant, sans vouloir vousinquiéter, mon père, je ne puis pas dire que notre tête tienneencore bien solidement à nos épaules.

Puis, sans adresser spécialement la parole àpersonne :

– Un homme à la barre de perroquet,ajouta-t-il.

Trois matelots s’élancèrent aussitôt ;l’un d’eux atteignit en quelques secondes l’endroit désigné, lesdeux autres redescendirent.

– Et que crains-tu donc, Jacques ? repritle vieillard ; penses-tu qu’ils tenteraient de nouspoursuivre ?

– Justement, mon père, reprit Jacques, et,cette fois, vous avez touché l’endroit sensible. Ils ont là, dansPort-Louis, une certaine frégate qu’on appelle Leycester,une vieille connaissance à moi, et j’ai peur, je vous l’avouerai,qu’elle ne nous laisse point partir comme cela, sans nous proposerune petite partie de quilles, que nous serons bien forcésd’accepter.

– Mais il me semble, reprit Pierre Munier, quenous avons au moins, dans tous les cas, vingt-cinq à trente millesd’avance sur elle, et, qu’au train dont nous allons, nous seronsbientôt hors de vue.

– Jetez le loch, dit Jacques.

Trois matelots s’occupèrent à l’instant mêmede cette opération, que Jacques suivit avec un intérêtvisible ; puis, lorsqu’elle fut terminée :

– Combien de nœuds ? demanda-t-il.

– Dix nœuds, capitaine, répondit un desmatelots.

– Oui, certainement, c’est fort joli pour unecorvette qui serre le vent, et il n’y a peut-être, dans toute lamarine anglaise, qu’une frégate qui puisse filer un demi-nœud deplus à l’heure ; malheureusement, cette frégate est justementcelle à laquelle nous aurions affaire, dans le cas où il prendraitau gouverneur l’idée de nous poursuivre.

– Oh ! si cela dépend du gouverneur, onne nous poursuivra certes pas, reprit Pierre Munier ; tu saisbien que le gouverneur était l’ami de ton frère.

– Parfaitement. Ce qui ne l’a pas empêché dele laisser condamner à mort.

– Pouvait-il faire autrement sans manquer àson devoir ?

– Cette fois, mon père, il s’agit de bienautre chose que de son devoir ; cette fois, c’est sonamour-propre qui est en jeu. Oui, sans doute ; si legouverneur avait eu droit de grâce, il eût fait grâce àGeorges ; car, faire grâce, c’était faire preuve desupériorité ; mais Georges s’est échappé de ses mains aumoment où, certes, il croyait le bien tenir. La supériorité danscette circonstance a donc été du côté de Georges ; legouverneur voudra prendre sa revanche.

– Une voile ! cria le matelot envigie.

– Ah ! dit Jacques en faisant un signe detête à son père. Et où cela ? continua-t-il en levant latête.

– Sous le vent, à nous, répondit lematelot.

– À quelle hauteur ? demanda Jacques.

– À la hauteur de l’île des Tonneliers, à peuprès.

– Et d’où vient-elle ?

– Elle sort de Port-Louis, qu’on dirait.

– Voilà notre affaire, murmura Jacques enregardant son père. Je vous l’avais bien dit, que nous n’étions pashors de leurs griffes.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Sara.

– Rien répondit Georges ; il paraît quenous sommes poursuivis, voilà tout.

– O mon Dieu ! s’écria Sara, mel’aurez-vous rendu si miraculeusement pour me le reprendre ?C’est impossible !

Pendant ce temps, Jacques avait pris salunette et était monté dans la grande hune.

Il regarda quelque temps, avec une extrêmeattention, vers le point indiqué par la vigie ; puis,repoussant les uns dans les autres tous les tubes de l’instrumentavec la paume de la main, il descendit en sifflotant et revintprendre sa place près de son père.

– Eh bien ? demanda le vieillard.

– Eh bien, dit Jacques, je ne m’étais pastrompé, nos bons amis les Anglais sont en chasse ;heureusement, ajouta-t-il en regardant l’horloge, heureusement quedans deux heures, il fera nuit serrée, et que la lune ne se lèvequ’à minuit et demi.

– Alors, tu crois que nous parviendrons à leuréchapper ?

– Nous ferons ce que nous pourrons pour cela,mon père soyez tranquille. Oh ! je ne suis pas fier,moi ; je n’aime pas les affaires où il n’y a que des coups àgagner ; et, dans celle-là, le diable m’emporte si je revienssur mes préventions.

– Comment, Jacques, s’écria Georges, tufuirais devant l’ennemi, toi, l’intrépide, toi,l’invaincu ?

– Mon cher, je fuirai toujours devant lediable, quand il aura les poches vides et deux pouces de cornes deplus que moi. Oh ! quand il aura les poches pleines, c’estdifférent, je risquerai quelque chose.

– Mais, sais-tu qu’on dira que tu as eupeur ?

– Et je répondrai que c’est, pardieu !vrai. D’ailleurs, à quoi bon nous frotter à ces gaillards-là ?S’ils nous prennent, notre procès est fait, et ils nous pendrontaux vergues depuis le premier jusqu’au dernier ; si, aucontraire, nous les prenons, nous sommes forcés de les coulerbas ; eux, et leur bâtiment.

– Comment, les couler bas ?

– Sans doute ; qu’est-ce que tu veux quenous en fassions ? Si c’étaient des nègres, on lesvendrait ; mais, des blancs, à quoi est-ce bon ?

– Oh ! Jacques, mon bon frère, vous neferiez pas une pareille chose, n’est ce pas ?

– Sara, ma petite sœur, dit Jacques, nousferons ce que nous pourrons ; d’ailleurs, le moment venu, sile moment vient, nous vous placerons dans un petit endroitcharmant, d’où vous ne verrez rien du tout de ce qui sepassera ; en conséquence, ce sera pour vous comme si rien nes’était passé. Puis, se retournant du côté du bâtiment :

– Oui, oui, le voilà qui pointe ; on voitla tête de ses huniers ; voyez-vous, tenez, là, monpère ?

– Je ne vois rien, qu’un point blanc qui sebalance sur une vague, et qui m’a tout l’air d’une mouette.

– Eh bien, c’est justement cela ; votremouette est une belle et bonne frégate de 36. Mais, vous le savez,la frégate est aussi un oiseau ; seulement, c’est un aigle aulieu d’être une hirondelle.

– Mais, n’est-ce point quelque autre bâtiment,un navire marchand, par exemple ?

– Un navire marchand ne serrerait pas levent.

– Mais nous le serrons bien, nous.

– Oh ! nous, c’est autre chose :nous ne pouvions pas passer devant Port-Louis, c’était nous jeterdans la gueule du loup ; il nous a donc fallu faire route auplus près. Ne peux-tu augmenter la vitesse de tacorvette ?

– Elle porte tout ce qu’elle peut porter en cemoment, mon père. Quand nous aurons vent arrière, nous ajouteronsencore quelques chiffons de toile, et nous gagnerons deuxnœuds ; mais la frégate alors en fera autant, et celareviendra au même ; le Leycester doit gagner un millesur nous ; je le connais de vieille date.

– Alors, il nous rejoindra demain dans lajournée ?

– Oui, si nous ne lui échappons pas cettenuit.

– Et crois-tu que nous luiéchapperons ?

– C’est selon le capitaine qui lecommandera.

– Mais, enfin, s’il nous rejoint ?

– Eh bien, alors, mon père, ce sera unequestion d’abordage ; car, vous comprenez, un combatd’artillerie ne peut pas nous aller, à nous. D’abord, leLeycester, si c’est lui, et c’est lui, je parierais centnègres contre dix, a quelque chose comme une douzaine de canons deplus que nous ; en outre, il a Bourbon, l’île de France,Rodrigue, pour se réparer. Nous, nous avons la mer, l’espace,l’immensité. Toute terre nous est ennemie. Nous avons donc besoinde nos ailes avant tout.

– Et en cas d’abordage ?

– Alors la chance se rétablit. D’abord, nousavons des canons obusiers, ce qui n’est peut-être pas bienscrupuleusement permis sur un bâtiment de guerre, mais ce qui estun des privilèges que nous autres, pirates, nous concédons ànous-mêmes de notre autorité privée. Ensuite, comme la frégate estsur le pied de paix, elle n’a probablement que deux centsoixante-dix hommes d’équipage, et nous en avons, nous, deux centsoixante, ce qui, comme vous le voyez, surtout avec des drôlespareils aux miens, remet au moins les choses sur le pied del’égalité. Tranquillisez-vous donc, mon père, et, comme voilà lacloche qui sonne, que cela ne nous empêche pas de souper.

En effet, il était sept heures du soir, et lesignal du repas venait de se faire entendre avec sa ponctualitéaccoutumée.

Georges prit donc le bras de Sara, PierreMunier les suivit, et tous trois descendirent dans la cabine deJacques, transformée, à cause de la présence de Sara, en salle àmanger.

Jacques demeura un instant en arrière pourdonner quelques ordres à maître Tête-de-Fer, son second.

C’était quelque chose de curieux à voir, mêmepour tout autre œil que l’œil d’un marin, que l’intérieur de laCalypso comme un amant embellit sa maîtresse par tous lesmoyens possibles, Jacques avait embelli sa corvette de tous lesatours dont on peut enrichir une nymphe de la mer. Les escaliersd’acajou étaient luisants comme des glaces ; les garnitures decuivre, frottées trois fois par jour, brillaient comme del’or ; enfin, tous les instruments de carnage, hache, sabres,mousquetons, disposés en dessins fantastiques autour des sabordspar lesquels les canons accroupis allongeaient leur cou de bronze,semblaient des ornements disposés par un habile décorateur dansl’atelier de quelque peintre en réputation.

Mais c’était surtout la cabine du capitainequi était remarquable par son luxe. Maître Jacques était, commenous l’avons dit, un garçon fort sensuel, et, comme les gens qui,dans les circonstances extrêmes, savent très bien se passer detout, il aimait assez, dans les occasions ordinaires, à jouirvoluptueusement de tout. Or, la cabine de Jacques, destinée àservir à la fois de salon, de chambre à coucher et de boudoir,était un modèle du genre.

D’abord, de chaque côté, c’est-à-dire à bâbordet à tribord, régnaient deux larges divans, sous lesquels secachaient avec leurs affûts deux pièces de canon qu’on ne pouvaitdeviner que du dehors. Un de ces deux divans servait de lit,l’autre de canapé ; l’entre-deux des fenêtres était une belleglace de Venise avec son cadre rococo figurant des Amours enroulésavec des fleurs et des fruits. Enfin, au plafond pendait une lamped’argent, enlevée sans doute à l’autel de quelque madone, mais dontle travail précieux dénotait la plus belle époque de larenaissance.

Les divans et les parois des murailles étaientrecouverts d’une magnifique étoffe de l’Inde, à fond rouge, et surlaquelle serpentaient ces belles fleurs d’or sans envers, quisemblent brodées par l’aiguille des fées.

Cette chambre avait été également cédée parJacques à Georges et à Sara ; seulement, comme la messeinterrompue de l’église du Saint-Sauveur ne rassurait pasentièrement la jeune fille sur la légalité de son mariage, Georgeslui avait promptement fait entendre que, admis le jour dans lesanctuaire, il trouverait un autre appartement pour la nuit.

C’était, en outre, dans cette chambre, commenous l’avons dit, que les repas devaient avoir lieu.

Ce fut une sensation de bonheur étrange pources quatre personnes, que de se trouver ainsi réunies autour de lamême table, après avoir craint d’être séparées pour toujours. Aussioubliaient-elles un instant le reste du monde pour ne s’occuper qued’elles ; le passé et l’avenir, pour ne songer qu’auprésent.

Une heure s’écoula comme une seconde :après quoi, on remonta sur le pont.

Les premiers regards des convives se portèrenttout d’abord à l’arrière, et cherchèrent la frégate.

Il y eut un moment de silence.

– Mais, dit Pierre Munier, il me semble que lafrégate a disparu.

– C’est-à-dire que, comme le soleil est àl’horizon, ses voiles sont dans l’ombre, répondit Jacques ;mais voyez dans cette direction, mon père.

Et le jeune homme étendit la main pour dirigerle regard du vieillard.

– Oui, oui, dit Pierre, je l’aperçois.

– Elle s’est même rapprochée, dit Georges.

– Oui, de quelque chose comme d’un mille oudeux ; tiens, regarde en ce moment, Georges, et tu apercevrasjusqu’à ses basses voiles ; elle n’est plus guère qu’à quinzemilles de nous.

On était en ce moment à la hauteur de la passedu Cap, c’est-à-dire qu’on commençait à dépasser l’île ; lesoleil se couchait dans un lit de nuages, et la nuit venait aveccette rapidité particulière aux latitudes tropicales.

Jacques fit un signe à maître Tête-de-Fer,lequel s’approcha son chapeau à la main.

– Eh bien, maître Tête-de-Fer, dit Jacques,que devons-nous penser de ce bâtiment ?

– Mais, sauf respect, vous en savez plus quemoi là-dessus, mon capitaine.

– N’importe ! je désire avoir votreopinion. Est-ce un bâtiment marchand, ou un bâtiment deguerre ?

– Vous voulez plaisanter, mon capitaine,répondit Tête-de-Fer en riant de son large rire ; vous savezbien qu’il n’y a pas, dans toute la marine marchande, même dans laCompagnie des Indes, un bâtiment qui puisse nous suivre, etcelui-ci a gagné sur nous.

– Ah !… Et combien a-t-il gagné sur nousdepuis le moment que nous l’avons eu en vue, c’est-à-dire depuistrois heures ?

– Mon capitaine le sait bien.

– Je demande votre avis, maîtreTête-de-Fer ; deux avis valent mieux qu’un.

– Mais, mon capitaine, il a gagné deux milles,à peu près.

– Très bien ; et, selon votresupposition, qu’est-ce que ce bâtiment ?

– Vous l’avez reconnu, capitaine.

– Peut-être, mais je crains de me tromper.

– Impossible ! dit Tête-de-Fer en riantde nouveau.

– N’importe ! dites toujours.

– C’est le Leycester,pardieu !

– Et à qui croyez-vous qu’il enveuille ?

– Mais à la Calypso, qu’il mesemble ; vous savez bien, capitaine, qu’il a une vieille dentcontre elle, pour quelque chose comme son mât de misaine, qu’elle aeu l’insolence de lui couper en deux.

– À merveille, maître Tête-de-Fer ! Jesavais tout ce que vous venez de me dire ; mais je ne suis pasfâché de voir que vous êtes de mon avis. Dans cinq minutes, lequart va être renouvelé ; faites reposer les hommes qui neseront pas de service ; dans une vingtaine d’heures, ilsauront besoin de toutes leurs forces.

– Est-ce que le capitaine n’a pas l’intentionde profiter de la nuit pour faire fausse route ? demandamaître Tête-de-Fer.

– Silence, Monsieur ; nous causerons decela plus tard, dit Jacques ; allez à votre besogne, et faitesexécuter les ordres que j’ai donnés.

Cinq minutes après, on releva le quart, ettous les hommes qui n’étaient pas de service disparurent dans labatterie ; au bout de dix minutes, tous dormaient ou faisaientsemblant de dormir.

Et cependant, parmi tous ces hommes, il n’y enavait pas un qui ne sût que la Calypso étaitpoursuivie ; mais ils connaissaient leur chef, et ils sereposaient sur lui.

Cependant la corvette continuait de marcherdans la même direction ; mais elle commençait à rencontrer lahoule du large, ce qui ne pouvait que rendre son allure plusfatigante. Sara, Georges et Pierre Munier descendirent dans lacabine, et Jacques seul resta sur le pont.

La nuit était tout à fait venue, et l’on avaitperdu entièrement de vue la frégate ; une demi-heures’écoula.

Au bout de cette demi-heure, Jacques appela denouveau son second, lequel se rendit immédiatement à soninvitation.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, oùsupposez-vous que nous soyons maintenant ?

– Au nord du Coin-de-Mire, répondit lesecond.

– Parfaitement ; vous sentez-vous deforce à laisser passer la corvette entre le Coin-de-Mire et l’îlePlate, sans accrocher ni à droite ni à gauche ?

– J’y passerais les yeux bandés,capitaine.

– À merveille ! En ce cas, prévenez voshommes de se tenir prêts à la manœuvre, attendu que nous n’avonspas de temps à perdre.

Chaque homme courut à son poste, et il se fitun moment de silence d’attente.

Puis au milieu de ce silence, une voix se fitentendre :

– Virez de bord ! dit Jacques.

– Parez, virez ! répéta Tête-de-Fer.

Puis le sifflet du maître de manœuvres se fitentendre.

Il y eut, de la part de la corvette, uninstant d’hésitation, pareil à celui d’un cheval lancé au galop etqu’on arrête court ; puis elle tourna lentement, s’inclinantsous l’influence d’une brise fraîche et battue par de largeslames.

– La barre dessous ! cria Jacques.

Le timonier obéit, et la corvette, serapprochant du lit du vent, commença à se redresser.

– Levez les lofs ! continuaJacques ; chargez derrière !

Ces deux manœuvres s’exécutèrent avec la mêmerapidité et le même bonheur que les précédentes ; la corvettecompléta son abatée ; ses voiles de derrière commencèrent às’enfler ; celles de devant furent rapidement chargées à leurtour et le gracieux navire s’élança vers le nouveau point del’horizon qui lui était indiqué.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques après avoirsuivi tous les mouvements de la corvette avec la même satisfactionqu’un cavalier suit les mouvements de son cheval, vous allezdoubler l’île, profiter de chaque variation de la brise pour vousrapprocher de l’origine du vent et longer, en faisant bon bras,toute la ceinture de rochers qui s’étend depuis la passe des Cornesjusqu’à la crique de Flac.

– C’est bien, capitaine, répondit lesecond.

– Et maintenant, bonsoir, maître, repritJacques ; vous m’éveillerez quand la lune se lèvera.

Et Jacques, à son tour, alla se coucher aveccette bienheureuse insouciance qui est un des privilèges desexistences constamment placées entre la vie et la mort.

Dix minutes après, il dormait aussiprofondément que le dernier de ses matelots.

Chapitre 30Le combat

Maître Tête-de-Fer tint parole ; ilfranchit heureusement le canal que forme la mer en se resserrantentre le Coin-de-Mire et l’île Plate, et, après avoir doublé lapasse des Cornes et l’île d’Ambre, se rangea le plus près possiblede la côte.

Puis à minuit et demi, comme il vit pointer lacorne de la lune au sud de l’île Rodrigue, il alla, selon lesinstructions reçues, réveiller son capitaine.

Jacques, en montant sur le pont, jeta, surtous les points de l’horizon, ce coup d’œil rapide et investigateurqui appartient essentiellement à l’homme de mer ; le ventavait fraîchi et variait de l’est au nord-est ; la terre setenait à neuf milles, à peu près, à tribord, et on l’apercevaitcomme un brouillard ; aucun navire n’était en vue ni àl’arrière, ni à bâbord, ni à l’avant.

On était à la hauteur du port Bourbon.

Jacques avait joué le meilleur jeu qu’il pûtjouer. Si la frégate, qui l’avait perdu de vue dans la nuit, avaitcontinué sa route à l’est, il serait trop tard pour elle, au pointdu jour, de revenir sur son chemin, et il était sauvé ; si, aucontraire, par une inspiration fatale, le capitaine du bâtimentchasseur avait deviné sa manœuvre et l’avait suivi, il avait encorela chance de se dérober à sa vue en longeant les côtes et enprofitant des sinuosités de l’île pour se cacher à son ennemi.

Pendant que Jacques, à l’aide d’une longue-vuede nuit, essayait de percer l’obstacle de l’horizon, il sentitqu’on lui frappait sur l’épaule. Il se retourna : c’étaitGeorges.

– Ah ! c’est toi frère ? lui dit-ilen lui tendant la main.

– Eh bien, demanda Georges, qu’y a-t-il denouveau ?

– Rien, jusqu’à présent ; mais, du reste,le Leycester serait derrière nous, que nous ne pourrionsle voir à la distance qui nous sépare encore. Au point du jour,nous connaîtrons notre affaire… Ah ! ah !

– Qu’est-ce ?

– Rien. Une petite saute du vent, voilàtout.

– En notre faveur ?

– Oui, si la frégate a continué saroute ; dans le cas contraire, cette variation est aussi bonnepour elle que pour nous ; dans tous les cas, il faut enprofiter.

Puis, se retournant vers le contremaître, quiavait remplacé le second :

– Range à hisser les bonnettes !cria-t-il.

– Hors les bonnettes ! répéta lecontremaître.

Au même instant, on vit monter du pont auxhunes, et des hunes au mât de perroquet, comme cinq nuagesflottants qui allèrent se fixer à bâbord des voiles ; presqueen même temps, on sentit que la corvette obéissait à une impulsionplus rapide ; Georges en fit l’observation à son frère.

– Oui, oui, dit Jacques, elle est commeAntrim, elle a la bouche fine, et il ne faut pas lafouetter pour qu’elle marche ; il ne s’agit que de lui lâcherde la toile en quantité convenable, et elle fera un assez jolichemin.

– Et combien, en marchant de cette allure,faisons-nous de milles à l’heure ? demanda Georges.

– Jetez le loch ! cria Jacques.

La manœuvre fut exécutée au même instant.

– Combien de nœuds ?

– Onze, capitaine.

– C’est deux milles de plus que nous nefaisions tout à l’heure. On n’en peut demander davantage, au reste,à du bois, de la toile et du fer ; et, si nous avions à nostrousses tout autre bâtiment que ce démon de Leycester, jevoudrais le conduire comme en laisse jusqu’au cap deBonne-Espérance ; puis, arrivés là, nous lui dirionsbonsoir.

Georges ne répondit rien, et les deux frèrescontinuèrent de se promener silencieux d’un bout à l’autre dupont ; seulement, chaque fois que Jacques revenait de l’avantà l’arrière, ses yeux semblaient vouloir forcer l’obscurité às’ouvrir devant eux ; enfin, une seule fois il s’arrêta, et aulieu de continuer sa promenade, il s’appuya sur le couronnement dela poupe.

En effet, les ténèbres commençaient à sedissiper, quoique les premières lueurs du jour tardassent encore àparaître et, dans ce crépuscule naissant, lequel s’éclaircissaitpareil à un brouillard qui se dissipe pour faire place à une aubebleuâtre, Jacques croyait distinguer, à quinze milles à peu près,la frégate faisant même route que la corvette.

À ce même moment, et comme il étendait la mainpour faire remarquer à Georges ce point presque imperceptible, lematelot en vigie cria :

– Une voile à l’arrière.

– Oui, dit Jacques comme se parlant àlui-même ; oui, je l’ai vue ; oui, ils ont suivi notresillage comme s’il était resté creusé derrière nous. Seulement, aulieu de passer entre l’île Plate et le Coin-de-Mire, ils ont passéentre l’île Plate et l’île Ronde, c’est ce qui leur a fait perdredeux heures ; il faut qu’il y ait sur le bâtiment un homme demer qui sache un peu bien son métier.

– Mais je ne vois rien ! dit Georges.

– Tiens là, là ! regarde, repritJacques ; on voit jusqu’aux basses voiles, et, lorsque lebâtiment monte sur la vague, on voit, pardieu ! l’avant qui sesoulève comme un poisson qui sort la tête de l’eau pourrespirer.

– En effet, dit Georges ; oui, tu asraison ; je le vois.

– Et que voyez-vous, Georges ? demandaune douce voix derrière le jeune homme.

Georges se retourna et aperçut Sara.

– Ce que je vois, Sara ? Un fort beauspectacle : celui du soleil qui se lève ; mais, comme iln’y a pas de plaisir parfaitement pur sur la terre, ce spectacleest un peu gâté par l’aspect de ce bâtiment, qui, comme vous levoyez, malgré les calculs et les espérances de mon frère, n’a pointperdu notre piste.

– Georges, dit Sara, Dieu, qui nous a simiraculeusement réunis jusqu’à présent, ne détournera pas sonregard de nous au moment où nous avons le plus besoin de saprotection. Que cette vue ne vous empêche donc pas de l’adorer dansses œuvres. Voyez, voyez, Georges, comme ce spectacle estbeau !

En effet, au moment où le jour allaitcommencer à naître, on eût cru que la nuit jalouse avait essayéd’épaissir les ténèbres. Puis, comme nous l’avons dit, une lueurbleuâtre et transparente s’était étendue, augmentant à chaqueinstant de largeur et d’éclat ; puis cette lueur se dégradasuccessivement, passant du blanc argenté au rose tendre, puis, durose tendre au rose foncé ; enfin, un nuage de pourpre pareilà la vapeur enflammée d’un volcan monta à l’horizon. C’était le roidu monde qui venait prendre possession de son empire ; c’étaitle soleil qui s’élançait en maître dans le firmament.

C’était la première fois que Sara voyait unpareil spectacle ; aussi était-elle demeurée en extase,serrant avec un amour plein de foi et de religion la main du jeunehomme ; mais Georges, qui avait eu le temps de s’y habituerpendant les longs voyages qu’il avait faits sur mer, ramena lepremier son regard vers l’objet de la préoccupation générale. Lebâtiment chasseur allait toujours se rapprochant ; seulement,il devenait moins visible, noyé qu’il était dans les flots de lalumière orientale ; et c’était la corvette, au contraire, qui,à cette heure, devait lui être devenue parfaitement distincte.

– Allons, allons, murmura Jacques, il nous avus à son tour ; car le voilà qui hisse ses bonnettes.Georges, mon ami, continua Jacques en se penchant à l’oreille deson frère, tu connais les femmes, et tu sais qu’elles ont quelquepeine à prendre leur parti ; tu ne ferais pas mal, à mon avis,de souffler à Sara quelques mots de ce qui va se passer.

– Que dit votre frère ? demanda Sara.

– Il doute de votre courage, reprit Georges,et je lui réponds de vous.

– Vous avez raison, mon ami. D’ailleurs,lorsque le moment sera venu, vous me direz ce qu’il faut que jefasse, et j’obéirai.

– Le démon marche comme s’il avait desailes ! continua Jacques. Chère petite sœur, auriez-vous, parhasard, entendu nommer le commandant de ce bâtiment ?

– Je l’ai vu plusieurs fois chezM. de Malmédie, mon oncle, et je me rappelle parfaitementson nom : il s’appelait George Paterson ; mais ce ne peutêtre lui qui dirige le Leycester en ce moment ; car,avant-hier encore, je me rappelle avoir entendu dire qu’il étaitmalade, et, à ce que l’on assurait, mortellement.

– Eh bien, je dis qu’on fera une grandeinjustice à son second, si, le jour même de la mort de sonsupérieur, on ne le nomme pas capitaine à sa place. À la bonneheure, il y a plaisir à avoir affaire à un gaillard comme celui-là,voyez comme son bâtiment avance ; sur ma parole, on dirait uncheval de course ; si cela continue, avant cinq ou six heuresd’ici, il faudra en découdre.

– Eh bien, nous en découdrons, dit PierreMunier, qui arrivait en ce moment sur le pont, et dont les yeux, àl’approche du danger, brillaient de cette ardeur dont s’enflammaitson âme dans les grandes occasions.

– Ah ! c’est vous, mon père ? ditJacques. Enchanté de vous voir dans ces bonnes dispositions ;car, dans quelques heures, comme je vous le disais, nous auronsbesoin de tous les bras qui seront à bord.

Sara pâlit légèrement, et Georges sentit quela jeune fille lui serrait la main ; il se retourna vers elleen souriant.

– Eh bien, Sara, lui dit-il, après avoir eutant de confiance en Dieu, douteriez-vous de luimaintenant ?

– Non, Georges, non, reprit Sara ; et,quand du fond de la cale j’entendrai le mugissement des canons, lesifflement les boulets, les cris des blessés, je resterai, je vousle jure, pleine de foi et d’espérance, certaine de revoir monGeorges sain et sauf ; car quelque chose me dit là que nousavons épuisé le plus amer de notre malheur, et que, comme lesténèbres ont fait place à ce soleil brillant, notre nuit, à nous,va faire place à un beau jour.

– À la bonne heure ! s’écria Jacques, etvoilà ce que j’appelle parler : sur mon honneur, je ne sais àquoi tient que je ne vire de bord et que je ne mette le cap sur cetorgueilleux bâtiment ; cela lui épargnerait la moitié de lapeine, et, à nous, la moitié de l’ennui ; qu’en dis-tu,Georges, veux-tu en faire l’expérience ?

– Volontiers, dit Georges ; mais necrains-tu pas qu’à cette distance, s’il est quelque vaisseauanglais au port Bourbon, il n’en sorte au bruit de la canonnade, etne vienne prêter main-forte à son compagnon ?

– Sur ma foi ! tu parles comme saint JeanBouche-d’Or, frère, dit Jacques, et nous continuerons notre chemin.Ah ! c’est vous, maître Tête-de-Fer ? continua Jacques ens’adressant à son lieutenant, qui paraissait en ce moment sur lepont. Vous arrivez à propos : nous voici, comme vous le voyez,à la hauteur du morne Brabant ; maintenez le cap àl’ouest-sud-ouest du morne ; puis nous allons déjeuner, c’estune bonne précaution à prendre en tout temps, mais surtout quand onignore si l’on dînera.

Et Jacques offrit le bras à Sara, et, donnantl’exemple, descendit le premier, suivi de Pierre et de Georges.

Sans doute dans le dessein de distraire,momentanément du moins, ses convives du danger qui les menaçait,Jacques fit durer le déjeuner le plus longtemps possible.

Deux heures s’étaient donc écoulées, à peuprès, lorsqu’ils remontèrent sur le pont.

Le premier coup d’œil de Jacques fut pour leLeycester ; il s’était visiblement rapproché :on découvrait jusqu’à sa batterie, et cependant Jacques paraissaits’attendre à le trouver moins éloigné encore ; car, jetant uncoup d’œil sur les agrès de sa corvette pour s’assurer qu’onn’avait rien changé à la voilure :

– Eh bien, qu’y a-t-il donc, maîtreTête-de-Fer ? dit-il. Il me semble que nous marchons un peuplus vite maintenant qu’il y a deux heures.

– Oui, capitaine, répondit le second, oui, jedois dire qu’il y a quelque chose comme cela.

– Qu’avez-vous donc fait aubâtiment ?

– Oh ! des misères : j’ai changénotre lest de place et j’ai ordonné à nos hommes de se porter surl’avant.

– Oui, oui, vous êtes un habilepraticien ; et qu’avez-vous gagné à cela ?

– Un mille, capitaine, un pauvre mille, voilàtout. Nous filons douze nœuds à l’heure. Je viens de jeter leloch ; mais cela ne nous servira pas à grand-chose, et sansdoute que, de son côté, il en aura fait autant ; car, depuisun quart d’heure, à peu près, lui aussi a augmenté sa vitesse.Tenez, capitaine, vous le voyez, il est presque à découvert.Oh ! nous avons affaire à quelque vieux loup de mer qui nousdonnera du fil à retordre. Cela me rappelle la façon dont ce mêmeLeycester nous a donné la chasse lorsque c’était lecapitaine Williams Murrey qui en était le capitaine.

– Ah ! pardieu ! tout m’est expliquémaintenant, s’écria Jacques. Mille louis contre cent, Georges, quec’est ton enragé gouverneur qui est à bord de ce vaisseau. Il auravoulu prendre sa revanche.

– Crois-tu cela, frère ? s’écria Georgesà son tour, en se levant du banc sur lequel il était assis, et ensaisissant vivement le bras de Jacques, crois-tu cela ?J’avoue que j’en serais heureux, car, pour mon compte, moi aussi,j’ai avec lui une revanche à prendre.

– C’est lui-même, c’est lui en personne j’enréponds, maintenant. Il n’y a qu’un pareil limier qui ait puéventer notre trace comme il l’a fait. Diable ! quel honneurpour un pauvre négrier comme moi, d’avoir affaire à un commodore dela marine royale ! Merci, Georges ! c’est toi qui me vauxcette bonne fortune.

Et Jacques tendit en riant la main à sonfrère.

Mais la probabilité d’avoir affaire à lordWilliams Murrey lui-même n’était pour Jacques, dans la situationcritique où l’on allait se trouver bientôt, qu’un motif de plus deprendre toutes les précautions nécessaires. Jacques jeta les yeuxsur la muraille du bâtiment : les hamacs étaient dans les metsde bastingage ; il examina l’équipage : l’équipage,instinctivement, était déjà séparé par groupes, et chacun se tenaitprès de la batterie qu’il devait servir ; tous ces signesindiquaient qu’il n’avait rien à apprendre à ces hommes, et quechacun en savait autant que lui sur ce qui allait se passer.

En ce moment, un souffle de brise apporta, enpassant, le bruit du tambour que l’on battait sur la frégateennemie.

– Ah ! ah ! dit Jacques, on ne lesaccusera pas d’être en retard. Allons, enfants, suivons l’exemplequ’on nous donne. MM. les marins de la marine royale sont debons maîtres, et nous ne pouvons que gagner à les imiter.

Puis haussant la voix :

– Branle-bas de combat ! cria-t-il detoute la force de ses poumons.

Aussitôt, on entendit résonner dans labatterie le roulement de deux tambours et les notes aiguës d’unfifre. Bientôt les trois musiciens parurent sur le pont, sortantpar une écoutille, firent le tour du bâtiment et rentrèrent parl’écoutille opposée.

L’effet de cette apparition et du mélodieuxconcert qui en était la suite fut magique.

En un instant, chacun est au poste désignéd’avance et armé des armes légères qui lui sont dévolues ; lesgabiers de combat s’élancent dans les hunes avec leurs carabines.La mousqueterie se range sur les gaillards et les passavants, lesespingoles sont montées sur leurs chandeliers, les canons sontdémarrés et mis en batterie, des provisions de grenades sont faitesdans tous les endroits d’où l’on pourra les faire pleuvoir sur lepont ennemi. Enfin, le maître de manœuvres fait bosser toutes lesécoutes, établir des serpenteaux dans la mâture, et hisser à leurplace les grappins d’abordage.

L’activité n’était pas moins grande dansl’intérieur du bâtiment que sur le pont. Les soutes à poudre sontouvertes, les fanaux des puits sont allumés, la barre de rechangeest disposée ; enfin, les cloisons sont abattues, la chambredu capitaine déménagée, et l’on y roule deux pièces de canon qu’onétablit en retraite.

Puis il se fit un grand silence. Jacques vitque tout était prêt, et commença son inspection.

Chaque homme était à son poste et chaque choseà sa place.

Néanmoins, comme Jacques comprenait que lapartie qu’il allait jouer était une des plus sérieuses qu’il eûtfaites de sa vie, l’inspection dura une demi-heure. Pendant cetteinspection, il examina chaque chose et parla à chaque homme.

Lorsqu’il remonta sur le pont, la frégateavait encore visiblement gagné sur lui, et les deux bâtimentsn’étaient plus séparés que par un mille et demi de distance.

Une demi-heure s’écoula encore, pendantlaquelle il n’y eut certes pas dix paroles échangées à bord de lacorvette ; toutes les facultés de l’équipage, des chefs et despassagers, semblaient s’être concentrées dans leurs yeux.

Chaque physionomie exprimait un sentiment enharmonie avec son caractère : Jacques l’insouciance, Georgesl’orgueil, Pierre Munier l’inquiétude paternelle, Sara ledévouement.

Tout à coup une légère nappe de fumée apparutau flanc de la frégate, et l’étendard de la Grande-Bretagne montamajestueusement dans les airs.

Le combat était inévitable : la corvettene pouvait plus revenir au vent ; la supériorité de la marcheétait évidente. Jacques ordonna d’abaisser les bonnettes, pour nepas conserver de voiles inutiles à la manœuvre ; puis, seretournant vers Sara :

– Allons, petite sœur, dit-il, vous voyez quetout le monde est à son poste ; je crois qu’il est temps quevous descendiez au vôtre.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeunefille, ce combat est donc inévitable ?

– Dans un quart d’heure, dit Jacques, laconversation va commencer, et comme, selon toute probabilité, ellene manquera pas de chaleur, il est nécessaire que ceux qui nedoivent pas s’en mêler se retirent.

– Sara, dit Georges, n’oubliez pas ce que vousm’avez promis.

– Oui, oui, dit la jeune fille, oui, me voilàprête à obéir. Vous voyez, Georges, je suis raisonnable. Mais vousde votre côté…

– Sara vous ne me demanderez pas, je l’espère,de rester spectateur de ce qui va se passer, quand c’est pour moiseul que tant de braves gens exposent leur existence ?

– Oh ! non, dit Sara ; non, je vousdemande seulement de penser à moi, et de vous rappeler que, vousmort, je serai morte.

Puis elle offrit la main à Jacques, tendit sonfront à Pierre Munier, et, conduite par Georges, descendit parl’escalier de l’arrière.

Un quart d’heure après, Georges remonta ;il tenait à la main un sabre d’abordage et avait une paire depistolets à sa ceinture.

Pierre Munier était armé de sa carabinedamasquinée, vieille amie qui lui avait toujours rendu de fidèlesservices.

Jacques était à son banc de quart, tenant à lamain son porte-voix, signe du commandement, et ayant à ses pieds unsabre d’abordage et un petit casque de fer.

Les deux navires faisaient la même route, lafrégate serrant toujours la corvette, et déjà si rapprochée, queles matelots, disposés dans les hunes, pouvaient voir ce qui sepassait sur le pont l’un de l’autre.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, vous avezbons yeux et bon jugement ; faites-moi le plaisir de monterdans la hune d’artimon et de me dire ce qui se passe là-bas.

Le second s’élança aussitôt comme un simplegabier, et en un instant fut au poste désigné.

– Eh bien ? dit le capitaine.

– Eh bien, capitaine, chacun est à son postede combat, les canonniers aux batteries, les soldats de marine surles passavants et le gaillard d’arrière, et le capitaine sur sonbanc de quart.

– Y a-t-il à bord d’autres troupes que desmatelots et des soldats de marine ?

– Je ne crois pas, capitaine, à moins,cependant, qu’ils ne soient cachés dans la batterie, car je voispartout le même uniforme.

– Bien ! En ce cas, la partie est presqueégale, à quinze ou vingt hommes près. Voilà tout ce que je voulaissavoir. Descendez, maître Tête-de-Fer.

– Un instant ! un instant ! Voilàl’Anglais qui embouche son porte-voix. Si nous nous taisions bien,nous entendrions ce qu’il va dire.

Cette dernière opinion était un peuhasardée ; car, malgré le silence qui se faisait à bord, aucunbruit venant du bâtiment chasseur n’arriva jusqu’au bord de lacorvette ; mais l’ordre que venait de donner le capitaine n’enfut pas moins promptement expliqué à tout l’équipage, car aussitôtdeux éclairs sortirent de l’avant du navire ennemi, une détonationse fit entendre, et deux boulets vinrent ricocher dans le sillagede la Calypso.

– Bon ! dit Jacques, il n’y a que despièces de 18 comme les nôtres ; les chances deviennent de plusen plus égales.

Puis, levant la tête :

– Descendez, dit-il au second ; vous êtesinutile maintenant là-bas, et j’ai besoin de vous ici.

Maître Tête-de-Fer obéit, et, au bout d’uninstant, se trouva près de Jacques. Pendant ce temps, la frégatecontinuait d’avancer, mais sans tirer davantage, l’expérience luiayant démontré qu’elle était encore hors de portée.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, descendezdans la batterie : tant que nous serons en retraite,servez-vous de boulets ; mais, du moment que nous en viendronsà l’abordage, des obus, rien que des obus ; vousentendez ?

– Oui, capitaine, répondit le second.

Et il descendit par l’escalier del’arrière.

Les deux bâtiments continuèrent de faire routeencore une demi-heure, à peu près, sans qu’aucune marque nouvelled’hostilité se manifestât à bord de la frégate. De son côté, commeon l’a vu, la corvette, jugeant sans doute qu’il était inutile deperdre sa poudre et ses boulets, était restée insensible aux deuxprovocations de son ennemie ; mais il était évident, àl’animation qui commençait à couvrir le visage des matelots, et àl’attention avec laquelle le capitaine mesurait la distance quiséparait encore les deux navires que la conversation, comme disaitJacques, ne s’en tiendrait pas longtemps au monologue, et que ledialoguer allait commencer.

En effet, au bout de dix autres minutesd’attente, qui parurent un siècle à chacun, l’avant de la frégates’enflamma de nouveau, une double détonation se fit entendre, et,cette fois fut suivie du sifflement des boulets qui passèrent danssa voilure, trouant la voile de hune du mât d’artimon, et coupantdeux ou trois cordages.

Jacques suivit d’un coup d’œil rapide l’effetdes deux messages de destruction ; puis, voyant qu’ilsn’avaient fait que de légères avaries :

– Allons, enfants ! dit-il, il paraîtdécidément que c’est à nous qu’ils en veulent. Politesse pourpolitesse. Feu !

Au même instant, une double détonation fittrembler toute la corvette, et Jacques se pencha en dehors pourvoir le résultat de sa riposte : un des deux boulets fitsauter une portion de la muraille de l’avant, et l’autre s’enfonçadans la proue.

– Eh bien, cria Jacques, que faites-vous donc,vous autres ? À pleine volée, morbleu ! visez dans lamâture ; brisez-lui les jambes et trouez-lui les ailes ;le bois lui est plus précieux dans ce moment que la chair.Eh ! voyez !

Deux boulets passaient en ce moment à traversles voiles et les agrès de la corvette, et, tandis que l’unécornait la vergue de misaine, l’autre coupait le petit mât deperroquet.

– Feu ! sacredieu ! feu ! criaJacques et prenez-moi exemple sur ces gaillards-là. Vingt-cinqlouis pour le premier mât qui tombe à bord de la frégate.

La détonation suivit presque aussitôt lecommandement, et l’on put suivre, dans la voilure du bâtimentennemi, le passage des boulets.

Pendant un quart d’heure, à peu près le feucontinua ainsi de part et d’autre ; la brise, abattue par lesdétonations était à peu près tombée, et les deux bâtiments nefilaient plus guère que quatre ou cinq nœuds : toutl’intervalle était rempli par la fumée, de sorte que c’étaitpresque au hasard que l’artillerie tirait ; cependant lafrégate avançait toujours, et l’on voyait l’extrémité de ses mâtsdominer la vapeur qui l’enveloppait, tandis que la corvette, quifuyait vent arrière et qui faisait feu par sa poupe, étaitentièrement hors de la fumée.

C’était le moment qu’attendait Jacques. Ilavait fait tout ce qu’il avait pu pour éviter l’abordage ;mais, forcé dans sa course, il allait, comme le sanglier blessé,revenir enfin sur le chasseur. En ce moment, la frégate se trouvaitdans la hanche de tribord de la corvette et commençait à lacanonner par les pièces d’avant de sa batterie ; tandis quecelle-ci, de son côté, commençait à lui répondre par ses piècesd’arrière. Jacques vit l’avantage de sa position et résolut d’enprofiter.

En haut les renforts de manœuvre !cria-t-il.

Les renforts s’élancèrent aussitôt sur lepont.

Puis, tandis que le feu continuait, une voixse fit entendre par-dessus le bruit de la canonnade,criant :

– Range à amurer la grande voile ! Auxbras de bâbord derrière ! À l’écoute de brigantine ! Labarre à bâbord ! Brasse bâbord ! Amure grand-voile !Borde la brigantine !

À peine ces ordres successifs furent-ilsexécutés, que la corvette, obéissant à l’action simultanée de songouvernail et de ses voiles d’arrière, se porta rapidement surtribord, conservant assez d’aire pour couper la route à la frégate,et s’arrêta sur place, grâce à la précaution qu’avait eue soncapitaine d’appuyer ses bras de tribord devant. Au moment même, lafrégate, privée de la faculté de manœuvrer par les avaries de sesvoiles d’arrière, et ne pouvant doubler la corvette au vent,s’avança, fendant à la fois la fumée et la mer, et vint,contrairement à sa volonté et avec un choc terrible, engager sonbeaupré dans les grands haubans de son ennemi.

En ce moment, on entendit retentir unedernière fois la voix de Jacques.

Feu ! cria-t-il. Enfilez-les de bout enbout ! Rasez-les comme un ponton !

Quatorze pièces de canon, dont six chargées àmitraille et huit à obus, obéissent à ce commandement, balayent lepont, sur lequel elles couchent trente ou quarante hommes, brisantpar le pied son mât d’artimon. Au même instant, du haut des troishunes, une pluie de grenades, tombant sur les passavants, nettoiel’avant de la frégate, tandis que celle-ci ne peut répondre à cettenuée de feu et à cette grêle de balles que par sa hune de misaine,embarrassée de son petit hunier.

Eh ce moment, par les vergues de la corvette,par le beaupré de la frégate, par les haubans, par les agrès, parles cordages, les pirates s’élancent, se précipitent, se pressent.Vainement les soldats de marine dirigent sur eux un feu terrible demousqueterie ; à ceux qui tombent d’autres succèdent ;les blessés se traînent en poussant devant eux les grenades et enagitant leurs armes ; Georges et Jacques se croient déjàvainqueurs, quand au cri : « Tout le monde sur lepont ! » les matelots anglais occupés dans la batteriesortent à leur tour par les écoutilles et montent par les sabords.Ce renfort rassure les soldats de marine, qui commençaient à plier.Le commandant du bâtiment se jette à leur tête. Jacques ne s’estpas trompé : c’est bien l’ancien capitaine duLeycester, qui a voulu prendre sa revanche. Georges Munieret lord Williams Murrey se retrouvent en face l’un de l’autre, maisau milieu du sang et du carnage, mais le sabre à la main, maisennemis mortels.

Tous deux se reconnaissent et s’efforcent dese joindre, mais la mêlée est telle, qu’ils sont entraînés commepar un tourbillon. Les deux frères sont au plus pressé des rangsanglais, frappant et frappés, luttant de sang-froid, de force et decourage ; deux matelots anglais lèvent la hache sur la tête deJacques : tous deux tombent frappés par des balles invisibles.Deux soldats de marine pressent Georges de leurs baïonnettes :tous deux tombent à ses pieds. C’est Pierre Munier qui veille surses fils ; c’est la fidèle carabine qui fait son œuvre.

Tout à coup un cri terrible, qui domine lebruit des grenades, le pétillement de la mousqueterie, les clameursdes blessés, les plaintes des mourants, s’élance de la batterie,glaçant tout le monde de terreur :

– Au feu !

Au même instant, une fumée épaisse sort parl’écoutille de l’arrière et par les sabords. Un des obus a éclatédans la chambre du capitaine et a mis le feu à la frégate.

À ce cri terrible, inattendu, magique, touts’arrête ; puis, à son tour, la voix de Jacques, puissante,impérieuse, suprême, se fait entendre :

– Chacun à bord de laCalypso !

Aussitôt, avec le même empressement qu’ils ontmis à descendre sur le pont de la frégate, les piratesl’abandonnent et, se hissent les uns sur les autres, s’accrochant àtoutes les manœuvres, sautant d’un bord à l’autre, tandis queJacques et Georges, avec quelques-uns des plus déterminés,soutiennent la retraite.

Alors, c’est le gouverneur qui s’élance à sontour, pressant les pirates, les fusillant à bout portant, espérantmonter en même temps qu’eux sur la Calypso, mais, alors,les premiers arrivés s’élancent dans les hunes de lacorvette ; les grenades et les balles pleuvent de nouveau. Descordages sont lancés à ceux qui restent encore sur la frégate,chacun saisit une amarre. Jacques remonte à bord, Georges reste ledernier. Le gouverneur vient à lui, il l’attend.

Tout à coup une main de fer le saisit etl’enlève : c’est Pierre Munier qui veille sur son fils, etqui, pour la troisième fois de la journée, le sauve d’une mortpresque certaine.

Alors une voix retentit, dominant toute cettehorrible mêlée :

– Brassez bâbord devant ! Hissez lesfocs ! Carguez la grande voile et la brigantine !Ralingue derrière ! La barre tout à tribord !

Toutes ces manœuvres, ordonnées avec cettevoix puissante qui commande l’obéissance passive, furent exécutéesavec une si merveilleuse rapidité, que, quelle que fûtl’impétuosité avec laquelle les Anglais se ruaient à la poursuitedes pirates, ils ne purent arriver à temps pour lier les deuxbâtiments l’un à l’autre. La corvette, comme si elle eût été douéedu sentiment, sembla comprendre le danger qu’elle courait et sedégagea par un vigoureux effort, tandis que la frégate, privée deson mât d’artimon, continuait d’avancer lentement sous l’influencedes voiles du grand mât et du mât de misaine.

Alors, du pont de la Calypso, on vitse passer quelque chose d’affreux.

La chaleur du combat avait empêché qu’on nes’aperçût à temps que le feu était à bord de la frégate ; desorte qu’au moment où le cri : « Au feu ! »s’était fait entendre, l’incendie avait déjà fait de trop grandsprogrès pour qu’on espérât de l’éteindre.

Ce fut en ce moment que l’on put admirer lapuissance de la discipline anglaise ; au milieu de la fumée,devenue de moment en moment plus épaisse le gouverneur remonta surle banc de bâbord, et, reprenant son porte-voix qu’il avait gardépendu au poignet gauche :

– Du calme, enfants ! cria-t-il, et jeréponds de tout !

Chacun s’arrêta.

– Les canots à la mer ! continua legouverneur.

En cinq minutes, le canot de la poupe, lesdeux canots de côté et un des canots de la drome furent descenduset flottèrent autour de la frégate.

– Le canot de la poupe et le canot de la dromepour les soldats de marine ! cria le gouverneur : lesdeux canots de côté pour les matelots !

Puis, comme la Calypso s’éloignaittoujours, elle n’entendit plus les autres commandements ; maiselle vit les quatre canots s’emplir de tout ce qui restait d’hommessains et saufs, tandis que les malheureux blessés, se traînant surle pont, priaient vainement leurs camarades de les recevoir.

– Deux chaloupes à la mer ! cria de soncôté Jacques, en voyant que les quatre canots ne suffisaient pas àcontenir tout l’équipage.

Et deux chaloupes vides se détachèrent desflancs de la Calypso et se balancèrent sur la mer.

Aussitôt, tout ce qui n’avait pu trouver placedans les chaloupes de la frégate s’élança à la mer et se mit ànager vers les chaloupes de la corvette.

Le gouverneur était resté à bord.

On avait voulu le faire descendre dans une deschaloupes ; mais, comme il n’avait pu sauver ses blessés, ilavait voulu mourir avec eux.

La mer offrait alors un aspect effrayant.

Les quatre canots s’éloignaient à force derames du bâtiment incendié, tandis que les matelots en retardnageaient vers les deux chaloupes de la corvette.

Puis, immobile au milieu d’un tourbillon defumée, avec son commandant debout sur son banc de quart, sesblessés se traînant sur le pont, la frégate brûlait.

C’était un spectacle si terrible que Georgessentit la main tremblante de Sara se poser sur son épaule, et ne seretourna point pour la regarder.

Arrivées à une certaine distance, leschaloupes avaient cessé de ramer.

Voici ce qui se passa :

La fumée devint de plus en plus épaisse ;puis on vit sortir, par les écoutilles, un serpent de feu qui rampale long du mât de misaine, dévorant les voiles et les agrès ;puis les sabords s’enflammèrent ; puis les canons chargéspartirent tout seuls ; puis une détonation terrible se fitentendre : le bâtiment s’ouvrit comme un cratère ; unnuage de flammes et de fumée monta vers le ciel ; puis, enfin,à travers ce nuage, on vit retomber sur la mer bouillonnante,quelques débris de mâts, de vergues, d’agrès.

C’était tout ce qui restait duLeycester.

– Et lord Williams Murrey ? demanda lajeune fille.

– Si je ne devais pas vivre avec toi, Sara,dit Georges en se retournant, sur mon honneur, je voudrais mourircomme lui !

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