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Histoire d’un casse-noisette

Histoire d’un casse-noisette

d’ Alexandre Dumas
HISTOIRE D’UN CASSE-NOISETTE

Préface où il est expliqué comment l’auteur fut contraint de raconter l’histoire du Casse-Noisette de Nuremberg.

Il y avait une grande soirée d’enfants chez mon ami le comte de M…, et j’avais contribué, pour ma part, à grossir la bruyante et joyeuse réunion en y conduisant ma fille.

Il est vrai qu’au bout d’une demi-heure,pendant laquelle j’avais paternellement assisté à quatre ou cinq parties successives de colin-maillard, de main chaude et de toilette de madame, la tête tant soit peu brisée du sabbat que faisaient une vingtaine de charmants petits démons de huit à dix ans, lesquels criaient à qui mieux mieux, je m’esquivais du salon et me mettais à la recherche de certain boudoir de ma connaissance,bien sourd et bien retiré, dans lequel je comptais reprendre tout doucement le fil de mes idées interrompues.

J’avais opéré ma retraite avec autant d’adresse que de bonheur, me soustrayant non-seulement aux regards des jeunes invités, ce qui n’était pas bien difficile, vu la grande attention qu’ils donnaient à leurs jeux, mais encore à ceux des parents, ce qui était une bien autre affaire. J’avais atteint le boudoir tant désiré, lorsque je m’aperçus, en y entrant, qu’il était momentanément transformé en réfectoire, et que des buffetsgigantesques y étaient dressés tout chargés de pâtisseries et derafraîchissements. Or, comme ces préparatifs gastronomiquesm’étaient une nouvelle garantie que je ne serais pas dérangé avantl’heure du souper, puisque le susdit boudoir était réservé à lacollation, j’avisai un énorme fauteuil à la Voltaire, une véritablebergère Louis XV à dossier rembourré et à bras arrondis, uneparesseuse, comme on dit en Italie, ce pays des véritablesparesseux, et je m’y accommodai voluptueusement, tout ravi à cetteidée que j’allais passer une heure seul en tête-à-tête avec mespensées, chose si précieuse au milieu de ce tourbillon dans lequel,nous autres vassaux du public, nous sommes incessammententraînés.

Aussi, soit fatigue, soit manque d’habitude,soit résultat d’un bien-être si rare, au bout de dix minutes deméditation, j’étais profondément endormi.

Je ne sais depuis combien de temps j’avaisperdu le sentiment de ce qui se passait autour de moi, lorsque toutà coup je fus tiré de mon sommeil par de bruyants éclats de rire.J’ouvris de grands yeux hagards qui ne virent au-dessus d’eux qu’uncharmant plafond de Boucher, tout semé d’Amours et de colombes, etj’essayai de me lever ; mais l’effort fut infructueux, j’étaisattaché à mon fauteuil avec non moins de solidité que l’étaitGulliver sur le rivage de Lilliput.

Je compris à l’instant même le désavantage dema position ; j’avais été surpris sur le territoire ennemi, etj’étais prisonnier de guerre.

Ce qu’il y avait de mieux à faire dans masituation, c’était d’en prendre bravement mon parti et de traiter àl’amiable de ma liberté.

Ma première proposition fut de conduire lelendemain mes vainqueurs chez Félix, et de mettre toute sa boutiqueà leur disposition. Malheureusement le moment était mal choisi, jeparlais à un auditoire qui m’écoutait la bouche bourrée de babas etles mains pleines de petits pâtés.

Ma proposition fut donc honteusementrepoussée.

J’offris de réunir le lendemain toutel’honorable société dans un jardin au choix, et d’y tirer un feud’artifice composé d’un nombre de soleils et de chandelles romainesqui serait fixé par les spectateurs eux-mêmes.

Cette offre eut assez de succès près despetits garçons ; mais les petites filles s’y opposèrentformellement, déclarant qu’elles avaient horriblement peur des feuxd’artifice, que leurs nerfs ne pouvaient supporter le bruit despétards, et que l’odeur de la poudre les incommodait.

J’allais ouvrir un troisième avis, lorsquej’entendis une petite voix flûtée qui glissait tout bas à l’oreillede ses compagnes ces mots qui me firent frémir :

– Dites à papa, qui fait des histoires, denous raconter un joli conte.

Je voulus protester ; mais à l’instantmême ma voix fut couverte par ces cris :

– Ah ! oui, un conte, un joliconte ; nous voulons un conte.

– Mais, mes enfants, criai-je de toutes mesforces, vous me demandez la chose la plus difficile qu’il y ait aumonde ! un conte ! comme vous y allez. Demandez-moil’Iliade, demandez-moi l’Énéide, demandez-moi laJérusalem délivrée, et je passerai encore par là ;mais un conte ! Peste ! Perrault est un bien autre hommequ’Homère, que Virgile et que le Tasse, et le Petit Poucetune création bien autrement originale qu’Achille, Turnus ouRenaud.

– Nous ne voulons point de poème épique,crièrent les enfants tout d’une voix, nous voulons unconte !

– Mes chers enfants, si…

– Il n’y a pas de si ; nous voulons unconte !

– Mais, mes petits amis…

– Il n’y a pas de mais ; nous voulons unconte ! nous voulons un conte ! nous voulons unconte ! reprirent en chœur toutes les voix, avec un accent quin’admettait pas de réplique.

– Eh bien, donc, repris-je en soupirant, vapour un conte.

– Ah ! c’est bien heureux ! direntmes persécuteurs.

– Mais je vous préviens d’une chose, c’est quele conte que je vais vous raconter n’est pas de moi.

– Qu’est-ce que cela nous fait, pourvu qu’ilnous amuse ?

J’avoue que je fus un peu humilié du peud’insistance que mettait mon auditoire à avoir une œuvreoriginale.

– Et de qui est-il, votre conte,Monsieur ! dit une petite voix appartenant sans doute à uneorganisation plus curieuse que les autres.

– Il est d’Hoffmann, Mademoiselle.Connaissez-vous Hoffmann ?

– Non, Monsieur, je ne le connais pas.

– Et comment s’appelle-t-il, ton conte ?demanda, du ton d’un gaillard qui sent qu’il a le droitd’interroger, le fils du maître de la maison.

– Le Casse-Noisette de Nuremberg,répondis-je en toute humilité. Le titre vous convient-il, mon cherHenri ?

– Hum ! ça ne promet pas grand’chose debeau, ce titre-là. Mais, n’importe, va toujours ; si tu nousennuies, nous t’arrêterons et tu nous en diras un autre, et ainside suite, je t’en préviens, jusqu’à ce que tu nous en dises un quinous amuse.

– Un instant, un instant ; je ne prendspas cet engagement-là. Si vous étiez de grandes personnes, à labonne heure.

– Voilà pourtant nos conditions, sinon,prisonnier à perpétuité.

– Mon cher Henri, vous êtes un enfantcharmant, élevé à ravir, et cela m’étonnera fort si vous ne devenezpas un jour un homme d’État très-distingué ; déliez-moi, et jeferai tout ce que vous voudrez.

– Parole d’honneur ?

– Parole d’honneur.

Au même instant, je sentis les mille fils quime retenaient se détendre ; chacun avait mis la main à l’œuvrede ma délivrance, et, au bout d’une demi-minute, j’étais rendu àliberté.

Or, comme il faut tenir sa parole, même quandelle est donnée à des enfants, j’invitai mes auditeurs à s’asseoircommodément, afin qu’ils pussent passer sans douleur de l’auditionau sommeil, et, quand chacun eut pris sa place, je commençaiainsi :

Le parrain Drosselmayer

Il y avait une fois, dans la ville deNuremberg, un président fort considéré qu’on appelait M. leprésident Silberhaus, ce qui veut dire maisond’argent.

Ce président avait un fils et une fille.

Le fils, âgé de neuf ans, s’appelaitFritz.

La fille, âgée de sept ans et demi, s’appelaitMarie.

C’étaient deux jolis enfants, mais sidifférents de caractère et de visage, qu’on n’eût jamais cru quec’étaient le frère et la sœur.

Fritz était un bon gros garçon, joufflu,rodomont, espiègle, frappant du pied à la moindre contrariété,convaincu que toutes les choses de ce monde étaient créées pourservir à son amusement ou à subir son caprice, et demeurant danscette conviction jusqu’au moment où le docteur, impatienté de sescris et de ses pleurs, ou de ses trépignements, sortait de soncabinet, et, levant l’index de la main droite à la hauteur de sonsourcil froncé, disait ces seules paroles :

– Monsieur Fritz !…

Alors Fritz se sentait pris d’une énorme enviede rentrer sous terre.

Quant à sa mère, il va sans dire qu’à quelquehauteur qu’elle levât le doigt ou même la main, Fritz n’y faisaitaucune attention.

Sa sœur Marie, tout au contraire, était unefrêle et pâle enfant, aux longs cheveux bouclés naturellement ettombant sur ses petites épaules blanches, comme une gerbe d’ormobile et rayonnante sur un vase d’albâtre. Elle était modeste,douce, affable, miséricordieuse à toutes les douleurs, même àcelles de ses poupées ; obéissante au premier signe de madamela présidente, et ne donnant jamais un démenti même à sagouvernante, mademoiselle Trudchen ; ce qui fait que Marieétait adorée de tout le monde.

Or, le 24 décembre de l’année 17… étaitarrivé. Vous n’ignorez pas, mes petits amis, que le 24 décembre estla veille de la Noël, c’est-à-dire du jour où l’enfant Jésus est nédans une crèche, entre un âne et un bœuf. Maintenant, je vais vousexpliquer une chose.

Les plus ignorants d’entre vous ont entendudire que chaque pays a ses habitudes, n’est-ce pas ? et lesplus instruits savent sans doute déjà que Nuremberg est une villed’Allemagne fort renommée pour ses joujoux, ses poupées et sespolichinelles, dont elle envoie de pleines caisses dans tous lesautres pays du monde ; ce qui fait que les enfants deNuremberg doivent être les plus heureux enfants de la terre, àmoins qu’ils ne soient comme les habitants d’Ostende, qui n’ont deshuîtres que pour les regarder passer.

Donc, l’Allemagne, étant un autre pays que laFrance, a d’autres habitudes qu’elle. En France, le premier jour del’an est le jour des étrennes, ce qui fait que beaucoup de gensdésireraient fort que l’année commençât toujours par le 2 janvier.Mais, en Allemagne, le jour des étrennes est le 24 décembre,c’est-à-dire la veille de la Noël. Il y a plus, les étrennes sedonnent, de l’autre côté du Rhin, d’une façon touteparticulière : on plante dans le salon un grand arbre, on leplace au milieu d’une table, et à toutes ses branches on suspendles joujoux que l’on veut donner aux enfants ; ce qui ne peutpas tenir sur les branches, on le met sur la table ; puis ondit aux enfants que c’est le bon petit Jésus qui leur envoie leurpart des présents qu’il a reçus des trois rois mages, et, en cela,on ne leur fait qu’un demi-mensonge, car, vous le savez, c’est deJésus que nous viennent tous les biens de ce monde.

Je n’ai pas besoin de vous dire que, parmi lesenfants favorisés de Nuremberg, c’est-à-dire parmi ceux qui à laNoël recevaient le plus de joujoux de toutes façons, étaient lesenfants du président Silberhaus ; car, outre leur père et leurmère qui les adoraient, ils avaient encore un parrain qui lesadorait aussi et qu’ils appelaient parrain Drosselmayer.

Il faut que je vous fasse en deux mots leportrait de cet illustre personnage, qui tenait dans la ville deNuremberg une place presque aussi distinguée que celle du présidentSilberhaus.

Parrain Drosselmayer, conseiller de médecine,n’était pas un joli garçon le moins du monde, tant s’en faut.C’était un grand homme sec, de cinq pieds huit pouces, qui setenait fort voûté, ce qui faisait que, malgré ses longues jambes,il pouvait ramasser son mouchoir, s’il tombait à terre, presquesans se baisser. Il avait le visage ridé comme une pomme dereinette sur laquelle a passé la gelée d’avril. À la place de sonœil droit était un grand emplâtre noir ; il était parfaitementchauve, inconvénient auquel il parait en portant une perruquegazonnante et frisée, qui était un fort ingénieux morceau de sacomposition fait en verre filé ; ce qui le forçait, par égardpour ce respectable couvre-chef, de porter sans cesse son chapeausous le bras. Au reste, l’œil qui lui restait était vif etbrillant, et semblait faire non-seulement sa besogne, mais celle deson camarade absent, tant il roulait rapidement autour d’unechambre dont parrain Drosselmayer désirait d’un seul regardembrasser tous les détails, ou s’arrêtait fixement sur les gensdont il voulait connaître les plus profondes pensées.

Or, le parrain Drosselmayer qui, ainsi quenous l’avons dit, était conseiller de médecine, au lieu des’occuper, comme la plupart de ses confrères, à tuer correctement,et selon les règles, les gens vivants, n’était préoccupé que derendre, au contraire, la vie aux choses mortes, c’est-à-dire qu’àforce d’étudier le corps des hommes et des animaux, il était arrivéà connaître tous les ressorts de la machine, si bien qu’ilfabriquait des hommes qui marchaient, qui saluaient, qui faisaientdes armes ; des dames qui dansaient, qui jouaient du clavecin,de la harpe et de la viole ; des chiens qui couraient, quirapportaient et qui aboyaient ; des oiseaux qui volaient, quisautaient et qui chantaient ; des poissons qui nageaient etqui mangeaient. Enfin, il en était même venu à faire prononcer auxpoupées et aux polichinelles quelques mots peu compliqués, il estvrai, comme papa, maman, dada ; seulement, c’était d’une voixmonotone et criarde qui attristait, parce qu’on sentait bien quetout cela était le résultat d’une combinaison automatique, etqu’une combinaison automatique n’est toujours, à tout prendre,qu’une parodie des chefs-d’œuvre du Seigneur.

Cependant, malgré toutes ces tentativesinfructueuses, parrain Drosselmayer ne désespérait point et disaitfermement qu’il arriverait un jour à faire de vrais hommes, devraies femmes, de vrais chiens, de vrais oiseaux et de vraispoissons. Il va sans dire que ses deux filleuls, auxquels il avaitpromis ses premiers essais en ce genre, attendaient ce moment avecune grande impatience.

On doit comprendre qu’arrivé à ce degré descience en mécanique, parrain Drosselmayer était un homme précieuxpour ses amis. Aussi une pendule tombait-elle malade dans la maisondu président Silberhaus, et, malgré le soin des horlogersordinaires, ses aiguilles venaient-elles à cesser de marquerl’heure ; son tic-tac, à s’interrompre ; son mouvement, às’arrêter ; on envoyait prévenir le parrain Drosselmayer,lequel arrivait aussitôt tout courant, car c’était un artiste ayantl’amour de son art, celui-là. Il se faisait conduire auprès de lamorte qu’il ouvrait à l’instant même, enlevant le mouvement qu’ilplaçait entre ses deux genoux ; puis alors, la langue passantpar un coin de ses lèvres, son œil unique brillant comme uneescarboucle, sa perruque de verre posée à terre, il tirait de sapoche une foule de petits instruments sans nom, qu’il avaitfabriqués lui-même et dont lui seul connaissait la propriété,choisissait les plus aigus, qu’il plongeait dans l’intérieur de lapendule, acuponcture qui faisait grand mal à la petite Marie,laquelle ne pouvait croire que la pauvre horloge ne souffrît pas deces opérations, mais qui, au contraire, ressuscitait la gentilletrépanée, qui, dès qu’elle était replacée dans son coffre, ou entreses colonnes, ou sur son rocher, se mettait à vivre, à battre et àronronner de plus belle ; ce qui rendait aussitôt l’existenceà l’appartement, qui semblait avoir perdu son âme en perdant sajoyeuse pensionnaire.

Il y a plus : sur la prière de la petiteMarie, qui voyait avec peine le chien de la cuisine tourner labroche, occupation très-fatigante pour le pauvre animal, le parrainDrosselmayer avait consenti à descendre des hauteurs de sa sciencepour fabriquer un chien automate, lequel tournait maintenant labroche sans aucune douleur ni aucune convoitise, tandis que Turc,qui, au métier qu’il avait fait depuis trois ans, était devenutrès-frileux, se chauffait en véritable rentier le museau et lespattes, sans avoir autre chose à faire que de regarder sonsuccesseur, qui, une fois remonté, en avait pour une heure à fairesa besogne gastronomique sans qu’on eût à s’occuper seulement delui.

Aussi, après le président, après laprésidente, après Fritz et après Marie, Turc était biencertainement l’être de la maison qui aimait et vénérait le plus leparrain Drosselmayer, auquel il faisait grande fête toutes les foisqu’il le voyait arriver, annonçant même quelquefois, par sesaboiements joyeux et par le frétillement de sa queue, que leconseiller de médecine était en route pour venir, avant même que ledigne parrain eût touché le marteau de la porte.

Le soir donc de cette bienheureuse veille deNoël, au moment où le crépuscule commençait à descendre, Fritz etMarie, qui, de toute la journée, n’avaient pu entrer dans le grandsalon d’apparat, se tenaient accroupis dans un petit coin de lasalle à manger.

Tandis que mademoiselle Trudchen, leurgouvernante, tricotait près de la fenêtre, dont elle s’étaitapprochée pour recueillir les derniers rayons du jour, les enfantsétaient pris d’une espèce de terreur vague, parce que, selonl’habitude de ce jour solennel, on ne leur avait pas apporté delumière ; de sorte qu’ils parlaient bas comme on parle quandon a un petit peu peur.

– Mon frère, disait Marie, bien certainementpapa et maman s’occupent de notre arbre de Noël ; car, depuisle matin, j’entends un grand remue-ménage dans le salon, où il nousest défendu d’entrer.

– Et moi, dit Fritz, il y a dix minutes à peuprès que j’ai reconnu, à la manière dont Turc aboyait, que leparrain Drosselmayer entrait dans la maison.

– Ô Dieu ! s’écria Marie en frappant sesdeux petites mains l’une contre l’autre, que va-t-il nous apporter,ce bon parrain ? Je suis sûre, moi, que ce sera quelque beaujardin tout planté d’arbres, avec une belle rivière qui coulera surun gazon brodé de fleurs. Sur cette rivière, il y aura des cygnesd’argent avec des colliers d’or, et une jeune fille qui leurapportera des massepains qu’ils viendront manger jusque dans sontablier.

– D’abord, dit Fritz, de ce ton doctoral quilui était particulier, et que ses parents reprenaient en lui commeun de ses plus graves défauts, vous saurez, mademoiselle Marie, queles cygnes ne mangent pas de massepains.

– Je le croyais, dit Marie ; mais, commetu as un an et demi de plus que moi, tu dois en savoir plus que jen’en sais.

Fritz se rengorgea.

– Puis, reprit-il, je crois pouvoir dire que,si parrain Drosselmayer apporte quelque chose, ce sera uneforteresse, avec des soldats pour la garder, des canons pour ladéfendre, et des ennemis pour l’attaquer ; ce qui fera descombats superbes.

– Je n’aime pas les batailles, dit Marie. S’ilapporte une forteresse, comme tu le dis, ce sera donc pourtoi ; seulement, je réclame les blessés pour en avoirsoin.

– Quelque chose qu’il apporte, dit Fritz, tusais bien que ce ne sera ni pour toi ni pour moi, attendu que, sousle prétexte que les cadeaux de parrain Drosselmayer sont de vraischefs-d’œuvre, on nous les reprend aussitôt qu’il nous les adonnés, et qu’on les enferme tout au haut de la grande armoirevitrée où papa seul peut atteindre, et encore en montant sur unechaise, ce qui fait, continua Fritz, que j’aime autant et mêmemieux les joujoux que nous donnent papa et maman, et avec lesquelson nous laisse jouer au moins jusqu’à ce que nous les ayons mis enmorceaux, que ceux que nous apporte le parrain Drosselmayer.

– Et moi aussi, répondit Marie ;seulement, il ne faut pas répéter ce que tu viens de dire auparrain.

– Pourquoi ?

– Parce que cela lui ferait de la peine quenous n’aimassions pas autant ses joujoux que ceux qui nous viennentde papa et de maman ; il nous les donne, pensant nous fairegrand plaisir, il faut donc lui laisser croire qu’il ne se trompepas.

– Ah bah ! dit Fritz.

– Mademoiselle Marie a raison, monsieur Fritz,dit mademoiselle Trudchen, qui, d’ordinaire, était fort silencieuseet ne prenait la parole que dans les grandes circonstances.

– Voyons, dit vivement Marie pour empêcherFritz de répondre quelque impertinence à la pauvre gouvernante,voyons, devinons ce que nous donneront nos parents. Moi, j’aiconfié à maman, mais à la condition qu’elle ne la gronderait pas,que mademoiselle Rose, ma poupée, devenait de plus en plusmaladroite, malgré les sermons que je lui fais sans cesse, et n’estoccupée qu’à se laisser tomber sur le nez, accident qui nes’accomplit jamais sans laisser des traces très-désagréables surson visage ; de sorte qu’il n’y a plus à penser à la conduiredans le monde, tant sa figure jure maintenant avec ses robes.

– Moi, dit Fritz, je n’ai pas laissé ignorer àpapa qu’un vigoureux cheval alezan ferait très-bien dans monécurie ; de même que je l’ai prié d’observer qu’il n’y a pasd’armée bien organisée sans cavalerie légère, et qu’il manque unescadron de hussards pour compléter la division que jecommande.

À ces mots, mademoiselle Trudchen jugea que lemoment convenable était venu de prendre une seconde fois laparole.

– Monsieur Fritz et mademoiselle Marie,dit-elle, vous savez bien que c’est l’enfant Jésus qui donne etbénit tous ces beaux joujoux qu’on vous apporte. Ne désignez doncpas d’avance ceux que vous désirez, car il sait mieux quevous-mêmes ceux qui peuvent vous être agréables.

– Ah ! oui, dit Fritz, avec cela que,l’année passée, il ne m’a donné que de l’infanterie quand, ainsique je viens de le dire, il m’eût été très-agréable d’avoir unescadron de hussards.

– Moi, dit Marie, je n’ai qu’à le remercier,car je ne demandais qu’une seule poupée, et j’ai encore eu unejolie colombe blanche avec des pattes et un bec roses.

Sur ces entrefaites, la nuit étant arrivéetout à fait, de sorte que les enfants parlaient de plus bas en plusbas, et qu’ils se tenaient toujours plus rapprochés l’un del’autre, il leur semblait autour d’eux sentir les battementsd’ailes de leurs anges gardiens tout joyeux, et entendre dans lelointain une musique douce et mélodieuse comme celle d’un orgue quieût chanté, sous les sombres arceaux d’une cathédrale, la nativitéde Notre-Seigneur. Au même instant, une vive lueur passa sur lamuraille, et Fritz et Marie comprirent que c’était l’enfant Jésusqui, après avoir déposé leurs joujoux dans le salon, s’envolait surun nuage d’or vers d’autres enfants qui l’attendaient avec la mêmeimpatience qu’eux.

Aussitôt une sonnette retentit, la portes’ouvrit avec fracas, et une telle lumière jaillit del’appartement, que les enfants demeurèrent éblouis, n’ayant que laforce de crier :

– Ah ! ah ! ah !

Alors le président et la présidente vinrentsur le seuil de la porte, prirent Fritz et Marie par la main.

– Venez voir, mes petits amis, dirent-ils, ceque l’enfant Jésus vient de vous apporter.

Les enfants entrèrent aussitôt dans le salon,et mademoiselle Trudchen, ayant posé son tricot sur la chaise quiétait devant elle, les suivit.

L’arbre de Noël

Mes chers enfants, il n’est pas que vous neconnaissiez Susse et Giroux, ces grands entrepreneurs du bonheur dela jeunesse ; on vous a conduits dans leurs splendidesmagasins, et l’on vous a dit, en vous ouvrant un créditillimité : « Venez, prenez, choisissez. » Alors vousvous êtes arrêtés haletants, les yeux ouverts, la bouche béante, etvous avez eu un de ces moments d’extase que vous ne retrouverezjamais dans votre vie, même le jour où vous serez nommésacadémiciens, députés ou pairs de France. Eh bien, il en fut ainsique de vous de Fritz et de Marie, quand ils entrèrent dans le salonet qu’ils virent l’arbre de Noël qui semblait sortir de la grandetable couverte d’une nappe blanche, et tout chargé, outre sespommes d’or, de fleurs en sucre au lieu de fleurs naturelles, et dedragées et de pralines au lieu de fruits ; le tout étincelantau feu de cent bougies cachées dans son feuillage, et qui lerendaient aussi éclatant que ces grands ifs d’illuminations quevous voyez les jours de fêtes publiques. À cet aspect, Fritz tentaplusieurs entrechats qu’il accomplit de manière à faire honneur àM. Pochette, son maître de danse, tandis que Marie n’essayaitpas même de retenir deux grosses larmes de joie, qui, pareilles àdes perles liquides, roulaient sur son visage épanoui comme sur unerose de mai.

Mais ce fut bien pis encore quand on passa del’ensemble aux détails, que les deux enfants virent la tablecouverte de joujoux de toute espèce, que Marie trouva une poupéedouble de grandeur de mademoiselle Rose, et une petite robecharmante de soie suspendue à une patère, de manière qu’elle en pûtfaire le tour, et que Fritz découvrit, rangé sur la table, unescadron de hussards vêtus de pelisses rouges avec des ganses d’or,et montés sur des chevaux blancs, tandis qu’au pied de la mêmetable était attaché le fameux alezan qui faisait un si grand videdans ses écuries ; aussi, nouvel Alexandre, enfourcha-t-ilaussitôt le brillant Bucéphale qui lui était offert tout sellé ettout bridé, et, après lui avoir fait faire au grand galop trois ouquatre fois le tour de l’arbre de Noël, déclara-t-il, en remettantpied à terre, que, quoique ce fût un animal très-sauvage et on nepeut plus rétif, il se faisait fort de le dompter de telle façonqu’avant un mois il serait doux comme un agneau.

Mais, au moment où il mettait pied à terre, etoù Marie venait de baptiser sa nouvelle poupée du nom demademoiselle Clarchen, qui correspond en français au nom de Claire,comme celui de Roschen correspond en allemand à celui de Rose, onentendit pour la seconde fois le bruit argentin de lasonnette ; les enfants se retournèrent du côté où venait cebruit, c’est-à-dire vers un angle du salon.

Alors ils virent une chose à laquelle ilsn’avaient pas fait attention d’abord, attirés qu’ils avaient étépar le brillant arbre de Noël qui tenait le beau milieu de lachambre : c’est que cet angle du salon était coupé par unparavent chinois, derrière lequel il se faisait un certain bruit etune certaine musique qui prouvaient qu’il se passait en cet endroitde l’appartement quelque chose de nouveau et d’inaccoutumé. Lesenfants se souvinrent alors en même temps qu’ils n’avaient pasencore aperçu le conseiller de médecine, et d’une même voix ilss’écrièrent :

– Ah ! parrain Drosselmayer !

À ces mots, et comme si, en effet, il n’eûtattendu que cette exclamation pour faire ce mouvement, le paraventse replia sur lui-même et laissa voir non-seulement parrainDrosselmayer, mais encore ! …

Au milieu d’une prairie verte et émaillée defleurs, un magnifique château avec une quantité de fenêtres englaces sur sa façade et deux belles tours dorées sur ses ailes. Aumême moment, une sonnerie intérieure se fit entendre, les portes etles fenêtres s’ouvrirent, et l’on vit, dans les appartementséclairés de bougies hautes d’un demi-pouce, se promener de petitsmessieurs et de petites dames : les messieurs, magnifiquementvêtus d’habits brodés, de vestes et de culottes de soie, ayantl’épée au côté et le chapeau sous le bras ; les damessplendidement habillées de robes de brocart avec de grands paniers,coiffées en racine droite et tenant à la main des éventails, aveclesquels elles se rafraîchissaient le visage comme si elles étaientaccablées de chaleur. Dans le salon du milieu, qui semblait tout enfeu à cause d’un lustre de cristal chargé de bougies, dansaient aubruit de cette sonnerie une foule d’enfants : les garçons, enveste ronde ; les filles, en robe courte. En même temps, à lafenêtre d’un cabinet attenant, un monsieur, enveloppé d’un manteaude fourrure, et qui bien certainement ne pouvait être qu’unpersonnage ayant droit au moins au titre de sa transparence, semontrait, faisait des signes et disparaissait, et cela tandis quele parrain Drosselmayer lui-même, vêtu de sa redingote jaune, avecson emplâtre sur l’œil et sa perruque de verre, ressemblant à s’yméprendre, mais haut de trois pouces à peine, sortait et rentraitcomme pour inviter les promeneurs à entrer chez lui.

Le premier moment fut pour les deux enfantstout à la surprise et à la joie ; mais, après quelques minutesde contemplation, Fritz, qui se tenait les coudes appuyés sur latable, se leva, et, s’approchant impatiemment :

– Mais, parrain Drosselmayer, lui dit-il,pourquoi entres-tu et sors-tu toujours par la même porte ? Tudois être fatigué d’entrer et de sortir toujours par le mêmeendroit. Tiens, va-t’en par celle qui est là-bas, et tu rentreraspar celle-ci.

Et Fritz lui montrait de la main les portesdes deux tours.

– Mais cela ne se peut pas, répondit leparrain Drosselmayer.

– Alors, reprit Fritz, fais-moi le plaisir demonter l’escalier, de te mettre à la fenêtre à la place de cemonsieur, et de dire à ce monsieur d’aller à la porte à taplace.

– Impossible, mon cher petit Fritz, dit encorele conseiller de médecine.

– Alors les enfants ont dansé assez ; ilfaut qu’ils se promènent tandis que les promeneurs danseront à leurtour.

– Mais tu n’es pas raisonnable, éterneldemandeur ! s’écria le parrain qui commençait à sefâcher ; comme la mécanique est faite, il faut qu’ellemarche.

– Alors, dit Fritz, je veux entrer dans lechâteau.

– Ah ! pour cette fois, dit le président,tu es fou, mon cher enfant ; tu vois bien qu’il est impossibleque tu entres dans ce château, puisque les girouettes quisurmontent les plus hautes tours vont à peine à ton épaule.

Fritz se rendit à cette raison et setut ; mais, au bout d’un instant, voyant que les messieurs etles dames se promenaient sans cesse, que les enfants dansaienttoujours, que le monsieur au manteau de fourrures se montrait etdisparaissait à intervalles égaux, et que le parrain Drosselmayerne quittait pas sa porte, il dit d’un ton fortdésillusionné :

– Parrain Drosselmayer, si toutes tes petitesfigures ne savent pas faire autre chose que ce qu’elles font etrecommencent toujours à faire la même chose, demain tu peux lesreprendre, car je ne m’en soucie guère, et j’aime bien mieux moncheval, qui court à ma volonté, mes hussards, qui manœuvrent à moncommandement, qui vont à droite et à gauche, en avant, en arrière,et qui ne sont enfermés dans aucune maison, que tous tes pauvrespetits bonshommes qui sont obligés de marcher comme la mécaniqueveut qu’ils marchent.

Et, à ces mots, il tourna le dos à parrainDrosselmayer et à son château, s’élança vers la table, et rangea enbataille son escadron de hussards.

Quant à Marie, elle s’était éloignée aussitout doucement ; car le mouvement régulier de toutes lespetites poupées lui avait paru fort monotone. Seulement, commec’était une charmante enfant, ayant tous les instincts du cœur,elle n’avait rien dit, de peur d’affliger le parrain Drosselmayer.En effet, à peine Fritz eut-il le dos tourné, que, d’un air piqué,le parrain Drosselmayer dit au président et à laprésidente :

– Allons, allons, un pareil chef-d’œuvre n’estpas fait pour des enfants, et je m’en vais remettre mon châteaudans sa boîte et le remporter.

Mais la présidente s’approcha de lui, et,réparant l’impolitesse de Fritz, elle se fit montrer dans de sigrands détails le chef-d’œuvre du parrain, se fit expliquer sicatégoriquement la mécanique, loua si ingénieusement ses ressortscompliqués, que non-seulement elle arriva à effacer dans l’espritdu conseiller de médecine la mauvaise impression produite, maisencore que celui-ci tira des poches de sa redingote jaune unemultitude de petits hommes et de petites femmes à peau brune, avecdes yeux blancs et des pieds et des mains dorés. Outre leur mériteparticulier, ces petits hommes et ces petites femmes avaient uneexcellente odeur, attendu qu’ils étaient en bois de cannelle.

En ce moment, mademoiselle Trudchen appelaMarie pour lui offrir de lui passer cette jolie petite robe de soiequi l’avait si fort émerveillée en entrant, qu’elle avait demandés’il lui serait permis de la mettre ; mais Marie, malgré sapolitesse ordinaire, ne répondit pas à mademoiselle Trudchen, tantelle était préoccupée d’un nouveau personnage qu’elle venait dedécouvrir parmi ses joujoux, et sur lequel, mes chers enfants, jevous prie de concentrer toute votre attention, attendu que c’est lehéros principal de cette très-véridique histoire, dont mademoiselleTrudchen, Marie, Fritz, le président, la présidente et même leparrain Drosselmayer ne sont que les personnages accessoires.

Le petit homme au manteau de bois

Marie, disons-nous, ne répondait pas àl’invitation de mademoiselle Trudchen, parce qu’elle venait dedécouvrir à l’instant même un nouveau joujou qu’elle n’avait pasencore aperçu.

En effet, en faisant tourner, virer, volterses escadrons, Fritz avait démasqué, appuyé mélancoliquement autronc de l’arbre de Noël, un charmant petit bonhomme qui,silencieux et plein de convenance, attendait que son tour vintd’être vu. Il y aurait bien eu quelque chose à dire sur la taillede ce petit bonhomme, auquel nous sommes peut-être trop pressé dedonner l’épithète de charmant ; car, outre que son buste, troplong et trop développé, ne se trouvait plus en harmonie parfaiteavec ses petites jambes grêles, il avait la tête d’une grosseur sidémesurée, qu’elle sortait de toutes les proportions indiquéesnon-seulement par la nature, mais encore par les maîtres de dessin,qui en savent là-dessus bien plus que la nature.

Mais, s’il y avait quelque défectuosité danssa personne, cette défectuosité était rachetée par l’excellence desa toilette, qui indiquait à la fois un homme d’éducation et degoût : il portait une polonaise en velours violet avec unequantité de brandebourgs et de boutons d’or, des culottespareilles, et les plus charmantes petites bottes qui se soientjamais vues aux pieds d’un étudiant, et même d’un officier, carelles étaient tellement collantes, qu’elles semblaient peintes.Mais deux choses étranges pour un homme qui paraissait avoir enfashion des goûts si supérieurs, c’était d’avoir un laid et étroitmanteau de bois, pareil à une queue qu’il s’était attachée au basde la nuque et qui retombait au milieu de son dos, et un mauvaispetit bonnet de montagnard qu’il s’était ajusté sur la tête. MaisMarie, en voyant ces deux objets, qui formaient avec le reste ducostume une si grande disparate, avait réfléchi que le parrainDrosselmayer portait lui-même, par-dessus sa redingote jaune, unpetit collet qui n’avait guère meilleure façon que le manteau debois du bonhomme à la polonaise, et qu’il couvrait parfois son chefd’un affreux et fatal bonnet, près duquel tous les bonnets de laterre ne pouvaient souffrir aucune comparaison, ce qui n’empêchaitpas le parrain Drosselmayer de faire un excellent parrain. Elle sedit même à part soi que, le parrain Drosselmayer modelât-ilentièrement sa toilette sur celle du petit homme au manteau debois, il serait encore bien loin d’être aussi gentil et aussigracieux que lui.

On conçoit que toutes ces réflexions de Mariene s’étaient pas faites sans un examen approfondi du petit bonhommequ’elle avait pris en amitié dès la première vue ; or, pluselle l’examinait, plus Marie sentait combien il y avait de douceuret de bonté dans sa physionomie. Ses yeux vert clair, auxquels onne pouvait faire d’autre reproche que d’être un peu trop à fleur detête, n’exprimaient que la sérénité et la bienveillance. La barbede coton blanc frisé, qui s’étendait sur tout son menton, luiallait particulièrement bien, en ce qu’elle faisait valoir lecharmant sourire de sa bouche, un peu trop fendue peut-être, maisrouge et brillante. Aussi, après l’avoir considéré avec uneaffection croissante, pendant plus de dix minutes, sans oser letoucher :

– Oh ! s’écria la jeune fille, dis-moidonc, bon père, à qui appartient ce cher petit bonhomme qui estadossé là, contre l’arbre de Noël.

– À personne en particulier, à vous tousensemble, répondit le président.

– Comment cela, bon père ? Je ne tecomprends pas.

– C’est le travailleur commun, reprit leprésident ; c’est celui qui est chargé à l’avenir de casserpour vous toutes les noisettes que vous mangerez ; et ilappartient aussi bien à Fritz qu’à toi, et à toi qu’à Fritz.

Et, en disant cela, le président l’enleva avecprécaution de la place où il était posé, et, soulevant son étroitmanteau de bois, il lui fit, par un jeu de bascule des plussimples, ouvrir sa bouche, qui, en s’ouvrant, découvrit deux rangsde dents blanches et pointues. Alors Marie, sur l’invitation de sonpère, y fourra une noisette, et, knac ! knac ! le petitbonhomme cassa la noisette avec tant d’adresse, que la coquillebrisée tomba en mille morceaux, et que l’amande intacte resta dansla main de Marie. La petite fille alors comprit que le coquet petitbonhomme était un descendant de cette race antique et vénérée descasse-noisettes dont l’origine, aussi ancienne que celle de laville de Nuremberg, se perd avec elle dans la nuit des temps, etqu’il continuait à exercer l’honorable et philanthropiqueprofession de ses ancêtres : et Marie, enchantée d’avoir faitcette découverte, se prit à sauter de joie. Sur quoi, le présidentlui dit :

– Eh bien, ma bonne petite Marie, puisque lecasse-noisette te plaît tant, quoiqu’il appartienne également àFritz et à toi, c’est toi qui seras particulièrement chargée d’enavoir soin. Je le place donc sous ta protection.

Et, à ces mots, le président remit le petitbonhomme à Marie, qui le prit dans ses bras et se mit aussitôt àlui faire exercer son métier, tout en choisissant cependant, tantc’était un bon cœur que celui de cette charmante enfant, les pluspetites noisettes, afin que son protégé n’eût pas besoin d’ouvrirdémesurément la bouche, ce qui ne lui seyait pas bien, et donnaitune expression ridicule à sa physionomie. Alors mademoiselleTrudchen s’approcha pour jouir à son tour de la vue du petitbonhomme, et il fallut que, pour elle aussi, le casse-noisetteremplit son office, ce qu’il fit gracieusement et sans rechigner lemoins du monde, quoique mademoiselle Trudchen, comme on le sait, nefût qu’une suivante.

Mais, tout en continuant de dresser son alezanet de faire manœuvrer ses hussards, Fritz avait entendu leknac ! knac ! knac ! et, à ce bruit vingtfois répété, il avait compris qu’il se passait quelque chose denouveau. Il avait donc levé la tête, et avait tourné ses grandsyeux interrogateurs vers le groupe composé du président, de Marieet de mademoiselle Trudchen, et, dans les bras de sa sœur, il avaitaperçu le petit bonhomme au manteau de bois ; alors il étaitdescendu de cheval, et, sans se donner le temps de reconduirel’alezan à l’écurie, il était accouru auprès de Marie, et avaitrévélé sa présence par un joyeux éclat de rire que lui avaitinspiré la grotesque figure que faisait le petit bonhomme enouvrant sa grande bouche. Alors Fritz réclama sa part des noisettesque cassait le petit bonhomme, ce qui lui fut accordé ; puisle droit de les lui faire casser lui-même, ce qui lui fut accordéencore, comme propriétaire par moitié. Seulement, tout au contrairede sa sœur, et malgré ses observations, Fritz choisit aussitôt,pour les lui fourrer dans la bouche, les noisettes les plus grosseset les plus dures, ce qui fit qu’à la cinquième ou sixième noisettefourrée ainsi par Fritz dans la bouche du petit bonhomme, onentendit tout à coup : Carrac ! et que trois petitesdents tombèrent des gencives du casse-noisette, dont le menton,démantibulé, devint à l’instant même débile et tremblotant commecelui d’un vieillard.

– Ah ! mon pauvre chercasse-noisette ! s’écria Marie en arrachant le petit bonhommedes mains de Fritz.

– En voilà un stupide imbécile ! s’écriacelui-ci ; ça veut être casse-noisette, et cela a une mâchoirede verre : c’est un faux casse-noisette, et qui n’entend passon métier. Passe-le-moi, Marie ; il faut qu’il continue dem’en casser, dût-il y perdre le reste de ses dents, et dût sonmenton se disloquer tout à fait. Voyons, quel intérêt prends-tu àce paresseux ?

– Non, non, non ! s’écria Marie enserrant le petit bonhomme entre ses bras ; non, tu n’aurasplus mon pauvre casse-noisette. Vois donc comme il me regarde d’unair malheureux en me montrant sa pauvre mâchoire blessée. Fi !tu es un mauvais cœur, tu bats tes chevaux, et, l’autre jourencore, tu as fait fusiller un de tes soldats.

– Je bats mes chevaux quand ils sont rétifs,répondit Fritz de son air le plus fanfaron ; et, quant ausoldat que j’ai fait fusiller l’autre jour, c’était un misérablevagabond dont je n’avais pu rien faire depuis un an qu’il était àmon service, et qui avait fini un beau matin par déserter avecarmes et bagages, ce qui, dans tous les pays du monde, entraîne lapeine de mort. D’ailleurs, toutes ces choses sont affaires dediscipline qui ne regardent pas les femmes. Je ne t’empêche pas defouetter tes poupées, ne m’empêche donc pas de battre mes chevauxet de faire fusiller mes militaires. Maintenant je veux lecasse-noisette.

– Ô bon père ! à mon secours ! ditMarie enveloppant le petit bonhomme dans son mouchoir de poche, àmon secours ! Fritz veut me prendre le casse-noisette.

Aux cris de Marie, non-seulement le présidentse rapprocha du groupe des enfants dont il s’était éloigné, maisencore la présidente et le parrain Drosselmayer accoururent. Lesdeux enfants expliquèrent chacun leurs raisons : Marie, pourgarder le casse-noisette, et Fritz, pour le reprendre ; et, augrand étonnement de Marie, le parrain Drosselmayer, avec un sourirequi parut féroce à la petite fille, donna raison à Fritz.Heureusement pour le pauvre casse-noisette que le président et laprésidente se rangèrent à l’avis de Marie.

– Mon cher Fritz, dit le président, j’ai misle casse-noisette sous la protection de votre sœur, et, autant quemon peu de connaissance en médecine me permet d’en juger en cemoment, je vois que le pauvre malheureux est fort endommagé et agrand besoin de soins ; j’accorde donc, jusqu’à sa parfaiteconvalescence, plein pouvoir à Marie, et cela, sans que personneait rien à y redire. D’ailleurs, toi qui es fort sur la disciplinemilitaire, où as-tu jamais vu qu’un général fasse retourner au feuun soldat blessé à son service ? Les blessés vont à l’hôpitaljusqu’à ce qu’ils soient guéris, et, s’ils restent estropiés deleurs blessures, ils ont droit aux Invalides.

Fritz voulut insister ; mais le présidentleva son index à la hauteur de l’œil droit, et laissa échapper cesdeux mots :

– Monsieur Fritz !

Nous avons déjà dit quelle influence ces deuxmots avaient sur le petit garçon ; aussi, tout honteux des’être attiré cette mercuriale, se glissa-t-il, doucement et sanssouffler le mot, du côté de la table où étaient les hussards, qui,après avoir posé leurs sentinelles perdues et établi leursavant-postes, se retirèrent silencieusement dans leurs quartiers denuit.

Pendant ce temps, Marie ramassait les petitesdents du casse-noisette, qu’elle continuait de tenir enveloppé dansson mouchoir, et dont elle avait soutenu le menton avec un joliruban blanc détaché de sa robe de soie. De son côté, le petitbonhomme, très-pâle et très-effrayé d’abord, paraissait confiantdans la bonté de sa protectrice, et se rassurait peu à peu, en sesentant tout doucement bercé par elle. Alors Marie s’aperçut que leparrain Drosselmayer regardait d’un air moqueur les soins maternelsqu’elle donnait au manteau de bois, et il lui sembla même que l’œilunique du conseiller de médecine avait pris une expression demalice et de méchanceté qu’elle n’avait pas l’habitude de lui voir.Cela fit qu’elle voulut s’éloigner de lui.

Alors le parrain Drosselmayer se mit à rireaux éclats en disant :

– Pardieu ! ma chère filleule, je necomprends pas comment une jolie petite fille comme toi peut êtreaussi aimable pour cet affreux petit bonhomme.

Alors Marie se retourna ; et, comme, dansson amour du prochain, le compliment que lui faisait son parrainn’établissait pas une compensation suffisante avec l’injusteattaque adressée à son casse-noisette, elle se sentit, contre sonnaturel, prise d’une grande colère, et cette vague comparaisonqu’elle avait déjà faite de son parrain avec le petit homme aumanteau de bois lui revenant à l’esprit :

– Parrain Drosselmayer, dit-elle, vous êtesinjuste envers mon pauvre petit casse-noisette, que vous appelez unaffreux petit bonhomme ; qui sait même si vous aviez sa joliepetite polonaise, sa jolie petite culotte et ses jolies petitesbottes, qui sait si vous auriez aussi bon air que lui ?

À ces mots, les parents de Marie se mirent àrire, et le nez du conseiller de médecine s’allongeaprodigieusement.

Pourquoi le nez du conseiller de médecines’était-il allongé ainsi, et pourquoi le président et la présidenteavaient-ils éclaté de rire ? C’est ce dont Marie, étonnée del’effet que sa réponse avait produit, essaya vainement de se rendrecompte.

Or, comme il n’y a pas d’effet sans cause, ceteffet se rattachait sans doute à quelque cause mystérieuse etinconnue qui nous sera expliquée par la suite.

Choses merveilleuses

Je ne sais, mes chers petits amis, si vousvous rappelez que je vous ai dit un mot de certaine grande armoirevitrée dans laquelle les enfants enfermaient leurs joujoux. Cettearmoire se trouvait à droite en entrant dans le salon du président.Marie était encore au berceau, et Fritz marchait à peine seul quandle président avait fait faire cette armoire par un ébéniste forthabile, qui l’orna de carreaux si brillants, que les joujouxparaissaient dix fois plus beaux, rangés sur les tablettes, quelorsqu’on les tenait dans les mains. Sur le rayon d’en haut, que niMarie ni même Fritz ne pouvaient atteindre, on mettait leschefs-d’œuvre du parrain Drosselmayer. Immédiatement au-dessousétait le rayon des livres d’images ; enfin, les deux derniersrayons étaient abandonnés à Fritz et à Marie, qui les remplissaientcomme ils l’entendaient. Cependant il arrivait presque toujours,par une convention tacite, que Fritz s’emparait du rayon supérieurpour en faire le cantonnement de ses troupes, et que Marie seréservait le rayon d’en bas pour ses poupées, leurs ménages etleurs lits. C’est ce qui était encore arrivé le jour de laNoël ; Fritz rangea ses nouveaux venus sur la tablettesupérieure, et Marie, après avoir relégué mademoiselle Rose dans uncoin, avait donné sa chambre à coucher et son lit à mademoiselleClaire, c’était le nom de la nouvelle poupée, et s’était invitée àpasser chez elle une soirée de sucreries. Au reste, mademoiselleClaire, en jetant les yeux autour d’elle, en voyant son ménage bienrangé sur les tablettes, sa table chargée de bonbons et depralines, et surtout son petit lit blanc avec son couvre-pieds desatin rose si frais et si joli, avait paru fort satisfaite de sonnouvel appartement.

Pendant tous ces arrangements, la soirées’était fort avancée ; il allait être minuit, et le parrainDrosselmayer était déjà parti depuis longtemps, qu’on n’avait pasencore pu arracher les enfants de devant leur armoire.

Contre l’habitude, ce fut Fritz qui se renditle premier aux raisonnements de ses parents, qui lui faisaientobserver qu’il était temps de se coucher.

– Au fait, dit-il, après l’exercice qu’ils ontfait toute la soirée, mes pauvres diables de hussards doivent êtrefatigués ; or, je les connais, ce sont de braves soldats quiconnaissent leur devoir envers moi, et comme, tant que je serai là,il n’y en aurait pas un qui se permettrait de fermer l’œil, je vaisme retirer.

Et, à ces mots, après leur avoir donné le motd’ordre pour qu’ils ne fussent pas surpris par quelque patrouilleennemie, Fritz se retira effectivement.

Mais il n’en fut pas ainsi de Marie ; etcomme la présidente, qui avait hâte de rejoindre son mari qui étaitdéjà passé dans sa chambre, l’invitait à se séparer de sa chèrearmoire :

– Encore un instant, un tout petitinstant ; chère maman, dit-elle, laisse-moi finir mesaffaires ; j’ai encore une foule de choses importantes àterminer, et, dès que j’aurai fini, je te promets que j’irai mecoucher.

Marie demandait cette grâce d’une voix sisuppliante, d’ailleurs c’était une enfant à la fois si obéissanteet si sage, que sa mère ne vit aucun inconvénient à lui accorder cequ’elle désirait ; cependant, comme mademoiselle Trudchenétait déjà remontée pour préparer le coucher de la petite fille, depeur que celle-ci, dans la préoccupation que lui inspirait la vuede ses nouveaux joujoux, n’oubliât de souffler les bougies, laprésidente s’acquitta elle-même de ce soin, ne laissant brûler quela lampe du plafond, laquelle répandait dans la chambre une douceet pâle lumière, et se retira à son tour en disant :

– Rentre bientôt, chère petite Marie, car, situ restais trop tard, tu serais fatiguée, et peut-être nepourrais-tu plus te lever demain.

Et, à ces mots, la présidente sortit du salonet ferma la porte derrière elle.

Dès que Marie se trouva seule, elle en revintà la pensée qui la préoccupait avant toutes les autres,c’est-à-dire à son pauvre petit casse-noisette, qu’elle avaittoujours continué de porter sur son bras, enveloppé dans sonmouchoir de poche. Elle le déposa doucement sur la table, ledémaillotta et visita ses blessures. Le casse-noisette avait l’airde beaucoup souffrir, et paraissait fort mécontent.

– Ah ! cher petit bonhomme, dit-elle bienbas, ne sois pas en colère, je t’en prie, de ce que mon frère Fritzt’a fait tant de mal ; il n’avait pas mauvaise intention,sois-en bien sûr ; seulement, ses manières sont devenues unpeu rudes, et son cœur s’est tant soit peu endurci dans sa vie desoldat. C’est, du reste, un fort bon garçon, je puis te l’assurer,et je suis convaincue que, lorsque tu le connaîtras davantage, tului pardonneras. D’ailleurs, par compensation du mal que mon frèret’a fait, moi, je vais te soigner si bien et si attentivement, que,d’ici à quelques jours, tu seras redevenu joyeux et bien portant.Quant à te replacer les dents et à te rattacher le menton, c’estl’affaire du parrain Drosselmayer, qui s’entend très-bien à cessortes de choses.

Mais Marie ne put achever son petit discours.Au moment où elle prononçait le nom du parrain Drosselmayer, lecasse-noisette, auquel ce discours s’adressait, fit une si atrocegrimace, et il sortit de ses deux yeux verts un double éclair sibrillant, que la petite fille, tout effrayée, s’arrêta et fit unpas en arrière. Mais, comme aussitôt le casse-noisette reprit sabienveillante physionomie et son mélancolique sourire, elle pensaqu’elle avait été le jouet d’une illusion, et que la flamme de lalampe, agitée par quelque courant d’air, avait défiguré ainsi lepetit bonhomme.

Elle en vint même à se moquer d’elle-même et àse dire :

– En vérité, je suis bien sotte d’avoir pucroire un instant que cette figure de bois était capable de mefaire des grimaces. Allons, rapprochons-nous de lui et soignons-lecomme son état l’exige.

Et, à la suite de ce monologue intérieur,Marie reprit son protégé entre ses bras, se rapprocha de l’armoirevitrée, frappa à la porte qu’avait fermée Fritz, et dit à la poupéeneuve :

– Je t’en prie, mademoiselle Claire, abandonneton lit à mon casse-noisette qui est malade, et, pour une nuit,accommode-toi du sofa ; songe que tu te portes à merveille etque tu es pleine de santé, comme le prouvent tes joues rouges etrebondies. D’ailleurs, une nuit est bientôt passée ; le sofaest bon, et il n’y aura pas encore à Nuremberg beaucoup de poupéesaussi bien couchées que toi.

Mademoiselle Claire, comme on le pense bien,ne souffla pas le mot ; mais il sembla à Marie qu’elle prenaitun air fort pincé et fort maussade. Mais Marie, qui trouvait, danssa conscience, qu’elle avait pris avec mademoiselle Claire tous lesménagements convenables, ne fit pas davantage de façons avec elle,et, tirant le lit à elle, elle y coucha avec beaucoup de soin lecasse-noisette malade, lui ramenant les draps jusqu’au menton.Alors elle réfléchit qu’elle ne connaissait pas encore le fond ducaractère de mademoiselle Claire, puisqu’elle l’avait depuisquelques heures seulement ; qu’elle avait paru de fortmauvaise humeur quand elle lui avait emprunté son lit, et qu’ilpourrait arriver malheur au blessé, si elle le laissait à la portéede cette impertinente personne. En conséquence, elle plaça le litet le casse-noisette sur le rayon supérieur, tout contre le beauvillage où la cavalerie de Fritz était cantonnée ; puis, ayantposé mademoiselle Claire sur son sofa, elle ferma l’armoire, ets’apprêtait à aller rejoindre mademoiselle Trudchen dans sa chambreà coucher, lorsque, dans toute la chambre, autour de la pauvreenfant, commencèrent à se faire entendre une foule de petits bruitssourds derrière les fauteuils, derrière le poêle, derrière lesarmoires. La grande horloge attachée au mur, et que surmontait, aulieu du coucou traditionnel, une grosse chouette dorée, ronronnaitau milieu de tout cela de plus fort en plus fort, sans cependant sedécider à sonner. Marie alors jeta les yeux sur elle, et vit que lagrosse chouette dorée avait abattu ses ailes de manière à couvrirentièrement l’horloge, et qu’elle avançait tant qu’elle pouvait sahideuse tête de chat aux yeux ronds et au bec recourbé ; etalors le ronronnement, devenant plus fort encore, se changea en unmurmure qui ressemblait à une voix, et l’on put distinguer ces motsqui semblaient sortir du bec de la chouette :

– Horloges, horloges, ronronnez toutes bienbas : le roi des souris a l’oreille fine. Boum, boum, boum,chantez seulement, chantez-lui sa vieille chanson. Boum, boum,boum, sonnez, clochettes, sonnez sa dernière heure, car bientôt cesera fait de lui.

Et, boum, boum, boum, on entendit retentirdouze coups sourds et enroués.

Marie avait très-peur. Elle commençait àfrissonner des pieds à la tête, et elle allait s’enfuir, quand elleaperçut le parrain Drosselmayer assis sur la pendule à la place dela chouette, et dont les deux pans de la redingote jaune avaientpris la place des deux ailes pendantes de l’oiseau de nuit. À cettevue, elle s’arrêta clouée à sa place par l’étonnement, et elle semit à crier en pleurant :

– Parrain Drosselmayer, que fais-tulà-haut ? Descends près de moi, et ne m’épouvante pas ainsi,méchant parrain Drosselmayer.

Mais, à ces paroles, commencèrent à la rondeun sifflement aigu et un ricanement enragé ; puis bientôt onentendit des milliers de petits pieds trotter derrière les murs,puis on vit des milliers de petites lumières qui scintillaient àtravers les fentes des cloisons ; quand je dis des milliers depetites lumières, je me trompe, c’étaient des milliers de petitsyeux brillants. Et Marie s’aperçut que de tous côtés il y avait unepopulation de souris qui s’apprêtait à entrer. En effet, au bout decinq minutes, par les jointures des portes, par les fentes duplancher, des milliers de souris pénétrèrent dans la chambre, ettrott, trott, trott, hopp, hopp, hopp, commencèrent à galoper deçà,delà, et bientôt se mirent en rang de la même façon que Fritz avaitl’habitude de disposer ses soldats pour la bataille. Ceci parutfort plaisant à Marie ; et, comme elle ne ressentait pas pourles souris cette terreur naturelle et puérile qu’éprouvent lesautres enfants, elle allait s’amuser sans doute infiniment à cespectacle, lorsque tout à coup elle entendit un sifflement siterrible, si aigu et si prolongé, qu’un froid glacial lui passa surle dos. Au même instant, à ses pieds, le plancher se souleva, et,poussé par une puissance souterraine, le roi des souris, avec sessept têtes couronnées, apparut à ses pieds, au milieu du sable, duplâtre et de la terre broyée, et chacune de ces sept têtes commençaà siffloter et à grignoter hideusement, pendant que le corps auquelappartenaient ces sept têtes sortait à son tour. Aussitôt toutel’armée s’élança au-devant de son roi, en couicant trois fois enchœur ; puis aussitôt, tout en gardant leurs rangs, lesrégiments de souris se mirent à courir par la chambre, se dirigeantvers l’armoire vitrée, contre laquelle Marie, enveloppée de touscôtés, commença à battre en retraite. Nous l’avons dit, ce n’étaitcependant pas une enfant peureuse ; mais, quand elle se vitentourée de cette foule innombrable de souris, commandée par cemonstre à sept têtes, la frayeur s’empara d’elle, et son cœurcommença de battre si fort, qu’il lui sembla qu’il voulait sortirde sa poitrine. Puis tout à coup son sang parut s’arrêter, larespiration lui manqua ; à demi évanouie, elle recula enchancelant ; enfin, kling, kling, prrrr ! et la glace del’armoire vitrée, enfoncée par son coude, tomba sur le parquet,brisée en mille morceaux. Elle ressentit bien au moment même unevive douleur au bras gauche ; mais, en même temps, son cœur seretrouva plus léger, car elle n’entendit plus ces horribles couics,couics, qui l’avaient si fort effrayée ; en effet, tout étaitredevenu tranquille autour d’elle, les souris avaient disparu, etelle crut que, effrayées du bruit qu’avait fait la glace en sebrisant, elles s’étaient réfugiées dans leurs trous.

Mais voilà que, presque aussitôt, succédant àce bruit, commença dans l’armoire une rumeur étrange, et que detoutes petites voix aiguës criaient de toutes leurs faiblesforces : « Aux armes ! aux armes ! auxarmes ! » Et, en même temps, la sonnerie du château semit à sonner, et l’on entendait murmurer de tous côtés :« Allons, alerte, alerte ! levons-nous : c’estl’ennemi. Bataille, bataille, bataille ! »

Marie se retourna. L’armoire étaitmiraculeusement éclairée, et il s’y faisait un grandremue-ménage : tous les arlequins, les pierrots, lespolichinelles et les pantins s’agitaient, couraient deçà, delà,s’exhortant les uns les autres, tandis que les poupées faisaient dela charpie et préparaient des remèdes pour les blessés. Enfin,casse-noisette lui-même rejeta tout à coup ses couvertures et sautaà bas du lit sur ses deux pieds à la fois, en criant :

– Knac ! knac ! knac ! Stupidetas de souris, rentrez dans vos trous, ou, à l’instant même, vousallez avoir affaire à moi.

Mais, à cette menace, un grand sifflementretentit, et Marie s’aperçut que les souris n’étaient pas rentréesdans leurs trous, mais bien qu’elles s’étaient, effrayées par lebruit du verre cassé, réfugiées sous les tables et sous lesfauteuils, d’où elles commençaient à sortir.

De son côté, casse-noisette, loin d’êtreeffrayé par le sifflement, parut redoubler de courage.

– Ah ! misérable roi des souris,s’écria-t-il ; c’est donc toi ; tu acceptes enfin lecombat que je t’offre depuis si longtemps. Viens donc, et que cettenuit décide de nous deux. Et vous, mes bons amis, mes compagnons,mes frères, s’il est vrai que nous nous sommes liés de quelquetendresse dans la boutique de Zacharias, soutenez-moi dans ce rudecombat. Allons, en avant ! et qui m’aime me suive !

Jamais proclamation ne fit un effetpareil : deux arlequins, un pierrot, deux polichinelles ettrois pantins s’écrièrent à haute voix :

– Oui, seigneur, comptez sur nous, à la vie, àla mort ! Nous vaincrons sous vos ordres, ou nous périronsavec vous.

À ces paroles, qui lui prouvaient qu’il yavait de l’écho dans le cœur de ses amis, casse-noisette se sentittellement électrisé, qu’il tira son sabre, et, sans calculer lahauteur effrayante où il se trouvait, il s’élança du deuxièmerayon. Marie, en voyant ce saut périlleux, jeta un cri, carcasse-noisette ne pouvait manquer de se briser ; lorsquemademoiselle Claire, qui était dans le rayon inférieur, s’élança deson sofa, et reçut casse-noisette entre ses bras.

– Ah ! chère et bonne petite Claire,s’écria Marie en joignant ses deux mains avec attendrissement,comme je t’ai méconnue !

Mais mademoiselle Claire, tout entière à lasituation, disait au casse-noisette :

– Comment, blessé et souffrant déjà comme vousl’êtes, Monseigneur, vous risquez-vous dans de nouveauxdangers ? Contentez-vous de commander ; laissez lesautres combattre. Votre courage est connu, et ne peut rien gagner àfournir de nouvelles preuves.

Et, en disant ces paroles, mademoiselle Claireessayait de retenir le valeureux casse-noisette en le pressantcontre son corsage de satin ; mais celui-ci se mit àgigotter[1] et à gambiller de telle sorte, quemademoiselle Claire fut forcée de le laisser échapper ; ilglissa donc de ses bras, et, tombant sur ses pieds avec une grâceparfaite, il mit un genou en terre, et lui dit :

– Princesse, soyez sûre que, quoique vous ayezà une certaine époque été injuste envers moi, je me souviendraitoujours de vous, même au milieu de la bataille.

Alors mademoiselle Claire se pencha le plusqu’elle put, et, le saisissant par son petit bras, elle le força dese relever ; puis, détachant avec vivacité sa ceinture toutétincelante de paillettes, elle en fit une écharpe qu’elle voulutpasser au cou du jeune héros ; mais celui-ci recula de deuxpas, et, tout en s’inclinant en témoignage de sa reconnaissancepour une si grande faveur, il détacha le petit ruban blanc aveclequel Marie l’avait pansé, le porta à ses lèvres, et, s’en étantceint le corps, léger et agile comme un oiseau, il sauta enbrandissant son petit sabre du rayon où il était sur le plancher.Aussitôt les couics et les piaulements recommencèrent plus férocesque jamais, et le roi des souris, comme pour répondre au défi decasse-noisette, sortit de dessous la grande table du milieu avecson corps d’armée, tandis qu’à droite et à gauche, les deux ailescommençaient à déborder les fauteuils où elles s’étaientretranchées.

La bataille

– Trompettes, sonnez la charge !Tambours, battez la générale ! cria Casse-noisette.

Et aussitôt les trompettes du régiment dehussards de Fritz se mirent à sonner, tandis que les tambours deson infanterie commençaient à battre et qu’on entendait le bruitsourd et rebondissant des canons sautant sur leurs affûts. En mêmetemps, un corps de musiciens s’organisa : c’étaient desfigaros avec leurs guitares, des piféraris avec leurs musettes, desbergers suisses avec leurs cors, des nègres avec leurs triangles,qui, quoiqu’ils ne fussent aucunement convoqués par Casse-noisette,ne commencèrent pas moins comme volontaires à descendre d’un rayonà l’autre en jouant la marche des Samnites. Cela, sans doute, montala tête aux bonshommes les plus pacifiques, et, à l’instant même,une espèce de garde nationale commandée par le suisse de laparoisse, et dans les rangs de laquelle se rangèrent les arlequins,les polichinelles, les pierrots et les pantins, s’organisa, et, enun instant, s’armant de tout ce qu’elle put trouver, fut prête pourle combat. Il n’y eut pas jusqu’à un cuisinier qui, quittant sonfeu, ne descendît avec sa broche, à laquelle était déjà passé undindon à moitié rôti, et, n’allât prendre sa place dans les rangs.Casse-noisette se mit à la tête de ce vaillant bataillon, qui, à lahonte des troupes réglées, se trouva le premier prêt.

Il faut tout dire aussi, car on croirait quenotre sympathie pour l’illustre milice citoyenne dont nous faisonspartie nous aveugle : ce n’était pas la faute des hussards etdes fantassins de Fritz s’ils n’étaient pas en mesure aussirapidement que les autres. Fritz, après avoir placé les sentinellesperdues et les postes avancés, avait caserné le reste de son arméedans quatre boîtes qu’il avait refermées sur elle. Les malheureuxprisonniers avaient donc beau entendre le tambour et la trompettequi les appelaient à la bataille, ils étaient enfermés et nepouvaient sortir. On les entendait dans leurs boîtes grouillercomme des écrevisses dans un panier ; mais, quels que fussentleurs efforts, ils ne pouvaient sortir. Enfin les grenadiers, moinsbien enfermés que les autres, parvinrent à soulever le couvercle deleur boîte, et prêtèrent main-forte aux chasseurs et auxvoltigeurs. En un instant tous furent sur pied, et alors, sentantde quelle utilité leur serait la cavalerie, ils allèrent délivrerles hussards, qui se mirent aussitôt à caracoler sur les flancs età se ranger quatre par quatre.

Mais, si les troupes réglées étaient en retardde quelques minutes, grâce à la discipline dans laquelle Fritz lesavait maintenues, elles eurent bientôt réparé le temps perdu, etfantassins, cavaliers, artilleurs se mirent à descendre, pareils àune avalanche, au milieu des applaudissements de mademoiselle Roseet de mademoiselle Claire, qui battaient des mains en les voyantpasser, et les excitaient du geste et de la voix, comme faisaientautrefois les belles châtelaines dont sans doute ellesdescendaient.

Cependant le roi des souris avait compris quec’était une armée tout entière à laquelle il allait avoir affaire.En effet, au centre était Casse-Noisette avec sa vaillante gardecivique ; à gauche, le régiment de hussards qui n’attendaitque le moment de charger ; à droite, une infanterieformidable ; tandis que, sur un tabouret qui dominait tout lechamp de bataille, venait de s’établir une batterie de dix piècesde canon ; en outre, une puissante réserve, composée debonshommes de pain d’épice et de chevaliers en sucre de toutescouleurs, était demeurée dans l’armoire et commençait à s’agiter àson tour. Mais il était trop avancé pour reculer ; il donna lesignal par un couïc qui fut répété en chœur par toute sonarmée.

En même temps, une bordée d’artillerie, partiedu tabouret, répondit en envoyant au milieu des masses souriquoisesune volée de mitraille.

Presque au même instant, tout le régiment dehussards s’ébranla pour charger ; de sorte que, d’un côté, lapoussière qui s’élevait sous les pieds des chevaux ; del’autre, la fumée des canons qui s’épaississait de plus en plus,dérobèrent à Marie la vue du champ de bataille.

Mais, au milieu du bruit des canons, des crisdes combattants, du râle des mourants, elle continuait d’entendrela voix de Casse-Noisette dominant tout le fracas.

– Sergent Arlequin, criait-il, prenez vingthommes, et jetez-vous en tirailleur sur le flanc de l’ennemi.Lieutenant Polichinelle, formez-vous en carré. Capitaine Paillasse,commandez des feux de peloton. Colonel des hussards, chargez parmasses, et non par quatre, comme vous faites. Bravo !messieurs les soldats de plomb, bravo ! Que tout le mondefasse son devoir comme vous le faites, et la journée est ànous !

Mais, par ces encouragements mêmes, Mariecomprenait que la bataille était acharnée et la victoire indécise.Les souris, refoulées par les hussards, décimées par les feux depeloton, culbutées par les volées de mitraille, revenaient sanscesse plus pressées, mordant et déchirant tout ce qu’ellesrencontraient ; c’était, comme les mêlées du temps de lachevalerie, une affreuse lutte corps à corps, dans laquelle chacunattaquait et se défendait sans s’inquiéter de son voisin.Casse-Noisette voulait inutilement dominer l’ensemble desmouvements et procéder par masses. Les hussards, ramenés par uncorps considérable de souris, s’étaient éparpillés et tentaientinutilement de se réunir autour de leur colonel ; un grosbataillon de souris les avait coupés du corps d’armée et débordaitla garde civique, qui faisait des merveilles. Le suisse de laparoisse se démenait avec sa hallebarde comme un diable dans unbénitier ; le cuisinier enfilait des rangs tout entiers desouris avec sa broche ; les soldats de plomb tenaient commedes murailles ; mais Arlequin, avec ses vingt hommes, avaitété repoussé, et était venu se mettre sous la protection de labatterie ; mais le carré du lieutenant Polichinelle avait étéenfoncé, et ses débris, en s’enfuyant, avaient jeté du désordredans la garde civique ; enfin le capitaine Paillasse, sansdoute par manque de cartouches, avait cessé son feu et se retiraitpas à pas, mais enfin se retirait. Il résulta de ce mouvementrétrograde, opéré sur toute la ligne, que la batterie de canons setrouva à découvert. Aussitôt le roi des souris, comprenant quec’était de la prise de cette batterie que dépendait pour lui lesuccès de la bataille, ordonna à ses troupes les plus aguerries decharger dessus. En un instant le tabouret fut escaladé ; lescanonniers se firent tuer sur leurs pièces. L’un d’eux mit même lefeu à son caisson, et enveloppa dans sa mort héroïque une vingtained’ennemis. Mais tout ce courage fut inutile contre le nombre, etbientôt une volée de mitraille, tirée par ses propres pièces, etqui frappa en plein dans le bataillon que commandaitCasse-Noisette, lui apprit que la batterie du tabouret était tombéeau pouvoir de l’ennemi.

Dès lors la bataille fut perdue, etCasse-Noisette ne s’occupa plus que de faire une retraitehonorable ; seulement, pour donner quelque relâche à sestroupes, il appela à lui la réserve.

Aussitôt les bonshommes de pain d’épice et lecorps de bonbons en sucre descendirent de l’armoire et donnèrent àleur tour. C’étaient des troupes fraîches, il est vrai, mais peuexpérimentées : les bonshommes de pain d’épice surtout étaientfort maladroits, et, frappant à tort et à travers, estropiaientaussi bien les amis que les ennemis ; le corps des bonbonstenait ferme ; mais il n’y avait entre les combattants aucunehomogénéité : c’étaient des empereurs, des chevaliers, desTyroliens, des jardiniers, des cupidons, des singes, des lions etdes crocodiles, de sorte qu’ils ne pouvaient combiner leursmouvements, et n’avaient de puissance que comme masse. Cependantleur concours produisit un utile résultat : à peine les souriseurent-elles goûté des bonshommes de pain d’épice et entamé lecorps de bonbons, qu’elles abandonnèrent les soldats de plomb, danslesquels elles avaient grand’peine à mordre, et les polichinelles,les paillasses, les arlequins, les suisses et les cuisiniers, quiétaient simplement rembourrés d’étoupe et de son, pour se ruer surla malheureuse réserve, qui, en un instant, fut entourée par desmilliers de souris, et, après une défense héroïque, fut dévoréeavec armes et bagages.

Casse-Noisette avait voulu profiter de cemoment de repos pour rallier son armée ; mais le terriblespectacle de la réserve anéantie avait glacé les plus fierscourages. Paillasse était pâle comme la mort ; Arlequin avaitson habit en lambeaux ; une souris avait pénétré dans la bossede Polichinelle, et, comme le renard du jeune Spartiate, luidévorait les entrailles ; enfin le colonel des hussards étaitprisonnier avec une partie de son régiment, et, grâce aux chevauxdes malheureux captifs, un corps de cavalerie souriquoise venait des’organiser.

Il ne s’agissait donc plus, pour l’infortunéCasse-Noisette, de victoire ; il ne s’agissait même plus deretraite, il ne s’agissait que de mourir. Casse-Noisette se mit àla tête d’un petit groupe d’hommes, décidés comme lui à vendrechèrement leur vie.

Pendant ce temps, la désolation régnait parmiles poupées : mademoiselle Claire et mademoiselle Rose setordaient les bras, et jetaient les hauts cris.

– Hélas ! disait mademoiselle Claire, mefaudra-t-il mourir à la fleur de l’âge, moi, fille de roi, destinéeà un si bel avenir ?

– Hélas ! disait mademoiselle Rose, mefaudra-t-il tomber vivante au pouvoir de l’ennemi ; et ne mesuis-je si bien conservée que pour être rongée par d’immondessouris ?

Les autres poupées couraient éplorées, etleurs cris se mêlaient aux lamentations des deux poupéesprincipales.

Pendant ce temps, les affaires allaient deplus mal en plus mal pour Casse-Noisette : il venait d’êtreabandonné du peu d’amis qui lui étaient restés fidèles. Les débrisde l’escadron de hussards s’étaient réfugiés dans l’armoire ;les soldats de plomb étaient entièrement tombés an pouvoir del’ennemi ; il y avait longtemps que les artilleurs étaienttrépassés ; la garde civique était morte comme les trois centsSpartiates, sans reculer d’un pas. Casse-Noisette était acculécontre le rebord de l’armoire, qu’il tentait en vaind’escalader : il lui eût fallu pour cela l’aide demademoiselle Claire ou de mademoiselle Rose ; mais toutes deuxavaient pris le parti de s’évanouir. Casse-Noisette fit un derniereffort, rassembla tous ses moyens, et cria, dans l’agonie dudésespoir :

– Un cheval ! un cheval ! macouronne pour un cheval !

Mais, comme la voix de Richard III, savoix resta sans écho, ou plutôt elle le dénonça à l’ennemi. Deuxtirailleurs se précipitèrent sur lui et le saisirent par sonmanteau de bois. Au même instant, on entendit la voix du roi dessouris, qui criait par ses sept gueules :

– Sur votre tête, prenez-le vivant !Songez que j’ai ma mère à venger. Il faut que son suppliceépouvante les Casse-Noisettes à venir !

Et, en même temps, le roi se précipita vers leprisonnier.

Mais Marie ne put supporter plus longtemps cethorrible spectacle.

– Ô mon pauvre Casse-Noisette !s’écria-t-elle en sanglotant ; mon pauvre Casse-Noisette, quej’aime de tout mon cœur, te verrai-je donc périr ainsi !

Et, en même temps, d’un mouvement instinctif,sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, Marie détacha sonsoulier de son pied, et, de toutes ses forces, elle le jeta aumilieu de la mêlée, et cela si adroitement, que le terribleprojectile atteignit le roi des souris, qui roula dans lapoussière. Au même instant, roi et armée, vainqueurs et vaincus,disparurent comme anéantis. Marie ressentit à son bras blessé unedouleur plus vive que jamais ; elle voulut gagner un fauteuilpour s’asseoir ; mais les forces lui manquèrent, et elle tombaévanouie.

La maladie

Lorsque Marie se réveilla de son sommeilléthargique, elle était couchée dans son petit lit, et le soleilpénétrait radieux et brillant à travers ses carreaux couverts degivre. À côté d’elle était assis un étranger qu’elle reconnutbientôt pour le chirurgien Wandelstern, et qui dit tout bas,aussitôt qu’elle eut ouvert les yeux :

– Elle est éveillée !

Alors la présidente s’avança et considéra safille d’un regard inquiet et effrayé.

– Ah ! chère maman, s’écria la petiteMarie en l’apercevant, toutes ces affreuses souris sont-ellesparties, et mon pauvre Casse-Noisette est-il sauvé ?

– Pour l’amour du ciel ! ma chère Marie,ne dis plus ces sottises. Qu’est-ce que les souris, je te ledemande, ont à faire avec le casse-noisette ? mais toi,méchante enfant, tu nous as fait à tous grand’peur. Et tout celaarrive cependant quand les enfants sont volontaires et ne veulentpas obéir à leurs parents. Tu as joué hier fort avant dans la nuitavec tes poupées ; tu t’es probablement endormie, et il estpossible qu’une petite souris t’ait effrayée ; enfin, dans taterreur, tu as donné du coude dans l’armoire à glace, et tu t’estellement coupé le bras, que M. Wandelstern, qui vient deretirer les fragments de verre qui étaient restés dans ta blessure,prétend que tu as couru risque de te trancher l’artère et de mourirde la perte du sang. Dieu soit béni que je me sois réveillée, je nesais à quelle heure, et que, me rappelant que je t’avais laissée ausalon, j’y sois rentrée. Pauvre enfant, tu étais étendue par terre,près de l’armoire, et tout autour de toi, en désordre, les poupées,les pantins, les polichinelles, les soldats de plomb, lesbonshommes de pain d’épice et les hussards de Fritz étenduspêle-mêle ; tandis que, sur ton bras sanglant, tu tenaisCasse-Noisette. Mais, d’où vient que tu étais déchaussée du piedgauche, et que ton soulier était à trois ou quatre pas detoi ?

– Ah ! petite mère, petite mère, réponditMarie en frissonnant encore à ce souvenir, c’était, vous le voyezbien, les traces de la grande bataille qui avait eu lieu entre lespoupées et les souris ; et, ce qui m’a tant effrayée, c’est devoir que les souris, victorieuses, allaient faire prisonnier lepauvre Casse-Noisette, qui commandait l’armée des poupées. C’estalors que je lançai mon soulier au roi des souris ; puis je nesais plus ce qui s’est passé.

Le chirurgien fit des yeux un signe à laprésidente, et celle-ci dit doucement à Marie :

– Oublie tout cela, mon enfant, ettranquillise-toi. Toutes les souris sont parties, et le petitCasse-Noisette est dans l’armoire vitrée, joyeux et bienportant.

Alors le président entra à son tour dans lachambre, et causa longtemps avec le chirurgien. Mais, de toutes sesparoles, Marie ne put entendre que celle-ci :

– C’est du délire.

À ces mots, Marie devina que l’on doutait deson récit, et comme, elle-même, maintenant que le jour étaitrevenu, comprenait parfaitement que l’on prit tout ce qui lui étaitarrivé pour une fable, elle n’insista pas davantage, se soumettantà tout ce qu’on voulait ; car elle avait hâte de se lever pourfaire une visite à son pauvre Casse-Noisette ; mais ellesavait qu’il s’était retiré sain et sauf de la bagarre, et, pour lemoment, c’était tout ce qu’elle désirait savoir.

Cependant Marie s’ennuyait beaucoup :elle ne pouvait pas jouer, à cause de son bras blessé, et, quandelle voulait lire ou feuilleter ses livres d’images, tout tournaitsi bien devant ses yeux, qu’il fallait bientôt qu’elle renonçât àcette distraction. Le temps lui paraissait donc horriblement long,et elle attendait avec impatience le soir, parce que, le soir, samère venait s’asseoir près de son lit et lui racontait ou luilisait des histoires.

Or, un soir, la présidente venait justement deraconter la délicieuse histoire du prince Facardin, quand la portes’ouvrit, et que le parrain Drosselmayer passa sa tête endisant :

– Il faut pourtant que je voie par mes yeuxcomment va la pauvre malade.

Mais, dès que Marie aperçut le parrainDrosselmayer avec sa perruque de verre, son emplâtre sur l’œil etsa redingote jaune, le souvenir de cette nuit, où Casse-Noisetteperdit la fameuse bataille contre les souris, se présenta sivivement à son esprit, qu’involontairement elle cria au conseillerde médecine :

– Oh ! parrain Drosselmayer, tu as étéhorrible ! je t’ai bien vu, va, quand tu étais à cheval sur lapendule, et que tu la couvrais de tes ailes pour que l’heure ne pûtpas sonner ; car le bruit de l’heure aurait fait fuir lessouris. Je t’ai bien entendu appeler le roi aux sept têtes.Pourquoi n’es-tu pas venu au secours de mon pauvre Casse-Noisette,affreux parrain Drosselmayer ? Hélas ! en ne venant pas,tu es cause que je suis blessée et dans mon lit !

La présidente écoutait tout cela avec degrands yeux effarés ; car elle croyait que la pauvre enfantretombait dans le délire. Aussi elle lui demanda toutépouvantée :

– Mais que dis-tu donc là, chère Marie ?redeviens-tu folle ?

– Oh ! que non, reprit Marie ; et leparrain Drosselmayer sait bien que je dis la vérité, lui.

Mais le parrain, sans rien répondre, faisaitd’affreuses grimaces, comme un homme qui eût été sur des charbonsardents ; puis, tout à coup, il se mit à dire d’une voixnazillarde[2] et monotone :

Perpendicule

Doit faire ronron.

Avance et recule,

Brillant escadron !

L’horloge plaintive

Va sonner minuit ;

La chouette arrive

Et le roi s’enfuit.

Perpendicule

Doit faire ronron.

Avance et recule,

Brillant escadron !

Marie regardait le parrain Drosselmayer avecdes yeux de plus en plus hagards ; car il lui semblait encoreplus hideux que d’habitude. Elle aurait eu une peur atroce duparrain, si sa mère n’eût été présente, et si Fritz, qui venaitd’entrer, n’eût interrompu cette étrange chanson par un éclat derire.

– Sais-tu bien, parrain Drosselmayer, lui ditFritz, que tu es extrêmement bouffon aujourd’hui ? Tu fais desgestes comme mon vieux polichinelle, que j’ai jeté derrière lepoêle, sans compter ta chanson, qui n’a pas le sens commun.

Mais la présidente demeura fort sérieuse.

– Cher monsieur le conseiller de médecine,dit-elle, voilà une singulière plaisanterie que celle que vous nousfaites là, et qui me semble n’avoir d’autre but que de rendre Marieplus malade encore qu’elle ne l’est.

– Bah ! répondit le parrain Drosselmayer,ne reconnaissez-vous pas, chère présidente, cette petite chanson del’horloger que j’ai l’habitude de chanter quand je viensraccommoder vos pendules ?

Et, en même temps, il s’assit tout contre lelit de Marie, et lui dit précipitamment :

– Ne sois pas en colère, chère enfant, de ceque je n’ai pas arraché de mes propres mains les quatorze yeux duroi des souris ; mais je savais ce que je faisais, etaujourd’hui, comme je veux me raccommoder avec toi, je vais teraconter une histoire.

– Quelle histoire ? demanda Marie.

– Celle de la noix Krakatuk et de la princessePirlipate. La connais-tu ?

– Non, mon cher petit parrain, répondit lajeune fille, que cette offre raccommodait à l’instant même avec lemécanicien. Raconte donc, raconte.

– Cher conseiller, dit la présidente, j’espèreque votre histoire ne sera pas aussi lugubre que votre chanson.

– Oh ! non, chère présidente, répondit leparrain Drosselmayer ; elle est, au contraire, extrêmementplaisante.

– Raconte donc, crièrent les enfants, racontedonc.

Et le parrain Drosselmayer commençaainsi :

Histoire de la noisette Krakatuk et de laprincesse Pirlipate

Comment naquit la princesse Pirlipate, etquelle grande joie cette naissance donna à ses illustresparents.

Il y avait, dans les environs de Nuremberg, unpetit royaume qui n’était ni la Prusse, ni la Pologne, ni laBavière, ni le Palatinat, et qui était gouverné par un roi.

La femme de ce roi, qui, par conséquent, setrouvait être une reine, mit un jour au monde une petite fille, quise trouva, par conséquent, princesse de naissance, et qui reçut lenom gracieux et distingué de Pirlipate.

On fit aussitôt prévenir le roi de cet heureuxévénement. Il accourut tout essoufflé, et, en voyant cette joliepetite fille couchée dans son berceau, la satisfaction qu’ilressentit d’être père d’une si charmante enfant le poussa tellementhors de lui, qu’il jeta d’abord de grands cris de joie, puis seprit à danser en rond, puis enfin à sauter à cloche-pied, endisant :

– Ah ! grand Dieu ! vous qui voyeztous les jours les anges, avez-vous jamais rien vu de plus beau quema Pirlipatine ?

Alors, comme, derrière le roi, étaient entrésles ministres, les généraux, les grands officiers, les présidents,les conseillers et les juges ; tous, voyant le roi danser àcloche-pied, se mirent à danser comme le roi, en disant :

– Non, non, jamais, sire, non, non, jamais, iln’y a rien eu de si beau au monde que votre Pirlipatine.

Et, en effet, ce qui vous surprendra fort, meschers enfants, c’est qu’il n’y avait dans cette réponse aucuneflatterie ; car, effectivement, depuis la création du monde,il n’était pas né un plus bel enfant que la princesse Pirlipate. Sapetite figure semblait tissue de délicats flocons de soie, rosescomme les roses, et blancs comme les lis. Ses yeux étaient du plusétincelant azur, et rien n’était plus charmant que de voir les filsd’or de sa chevelure se réunir en boucles mignonnes, brillantes etfrisées sur ses épaules, blanches comme l’albâtre. Ajoutez à celaque Pirlipate avait apporté, en venant au monde, deux rangées depetites dents, ou plutôt de véritables perles, avec lesquelles,deux heures après sa naissance, elle mordit si vigoureusement ledoigt du grand chancelier, qui, ayant la vue basse, avait voulu laregarder de trop près, que, quoiqu’il appartînt à l’école desstoïques, il s’écria, disent les uns :

– Ah diantre !

Tandis que d’autres soutiennent, en l’honneurde la philosophie, qu’il dit seulement :

– Aïe ! aïe ! aïe !

Au reste, aujourd’hui encore, les voix sontpartagées sur cette grande question, aucun des deux partis n’ayantvoulu céder. Et la seule chose sur laquelle lesdiantristes et les aïstes soient demeurésd’accord, le seul fait qui soit resté incontestable, c’est que laprincesse Pirlipate mordit le grand chancelier au doigt. Le paysapprit dès lors qu’il y avait autant d’esprit qu’il se trouvait debeauté dans le charmant petit corps de Pirlipatine.

Tout le monde était donc heureux dans ceroyaume favorisé des cieux. La reine seule était extrêmementinquiète et troublée, sans que personne sût pourquoi. Mais ce quifrappa surtout les esprits, c’est le soin avec lequel cette mèrecraintive faisait garder le berceau de son enfant. En effet, toutesles portes étaient non-seulement occupées par les trabans de lagarde, mais encore, outre les deux gardiennes qui se tenaienttoujours près de la princesse, il y en avait encore six autres quel’on faisait asseoir autour du berceau, et qui se relayaient toutesles nuits. Mais, surtout, ce qui excitait au plus haut degré lacuriosité, ce que personne ne pouvait comprendre, c’est pourquoichacune de ces six gardiennes était obligée de tenir un chat surses genoux, et de le gratter toute la nuit afin qu’il ne cessâtpoint de ruminer.

Je suis convaincu, mes chers enfants, que vousêtes aussi curieux que les habitants de ce petit royaume sans nom,de savoir pourquoi ces six gardiennes étaient obligées de tenir unchat sur leurs genoux, et de le gratter sans cesse pour qu’il necessât point de ruminer un seul instant ; mais, comme vouschercheriez inutilement le mot de cette énigme, je vais vous ledire, afin de vous épargner le mal de tête qui ne pourrait manquerde résulter pour vous d’une pareille application.

Il arriva, un jour, qu’une demi-douzaine desouverains des mieux couronnés se donnèrent le mot pour faire enmême temps une visite au père futur de notre héroïne ; car, àcette époque, la princesse Pirlipate n’était pas encore née ;ils étaient accompagnés de princes royaux, de grands-ducshéréditaires et de prétendants des plus agréables. Ce fut uneoccasion, pour le roi qu’ils visitaient, et qui était un monarquedes plus magnifiques, de faire une large percée à son trésor et dedonner force tournois, carrousels et comédies. Mais ce ne fut pasle tout. Après avoir appris, par le surintendant des cuisinesroyales, que l’astronome de la cour avait annoncé que le tempsd’abattre les porcs était arrivé, et que la conjonction des astresannonçait que l’année serait favorable à la charcuterie, il ordonnade faire une grande tuerie de pourceaux dans ses basses-cours, et,montant dans son carrosse, il alla en personne prier, les uns aprèsles autres, tous les rois et tous les princes résidant pour lemoment dans sa capitale, de venir manger la soupe avec lui, voulantse ménager le plaisir de leur surprise à la vue du magnifique repasqu’il comptait leur donner ; puis, en rentrant chez lui, il sefit annoncer chez la reine, et, s’approchant d’elle, il lui ditd’un ton câlin, avec lequel il avait l’habitude de lui faire fairetout ce qu’il voulait :

– Bien, chère amie, tu n’as pas oublié,n’est-ce pas, à quel point j’aime le boudin ? n’est-ce pas, tune l’as pas oublié ?

La reine comprit, du premier mot, ce que leroi voulait dire. En effet, Sa Majesté entendait tout simplement,par ces paroles insidieuses, qu’elle eût à se livrer, comme ellel’avait fait maintes fois, à la très-utile occupation deconfectionner de ses mains royales la plus grande quantité possiblede saucisses, d’andouilles et de boudins. Elle sourit donc à cetteproposition de son mari ; car, quoique exerçant forthonorablement la profession de reine, elle était moins sensible auxcompliments qu’on lui faisait sur la dignité avec laquelle elleportait le sceptre et la couronne, que sur l’habileté avec laquelleelle faisait un pouding ou confectionnait un baba. Elle se contentadonc de faire une gracieuse révérence à son époux, en lui disantqu’elle était sa servante pour lui faire du boudin, comme pourtoute autre chose.

Aussitôt le grand trésorier dut livrer auxcuisines royales le chaudron gigantesque en vermeil et les grandescasseroles d’argent destinés à faire le boudin et les saucisses. Onalluma un immense feu de bois de sandal. La reine mit son tablierde cuisine de damas blanc, et bientôt les plus doux parfumss’échappèrent du chaudron. Cette délicieuse odeur se répanditaussitôt dans les corridors, pénétra rapidement dans toutes leschambres, et parvint enfin jusqu’à la salle du trône, où le roitenait son conseil. Le roi était fin gourmet ; aussi cetteodeur lui fit-elle une vive impression de plaisir. Cependant, commec’était un prince grave et qui avait la réputation d’être maître delui, il résista quelque temps au sentiment d’attraction qui lepoussait vers la cuisine ; mais enfin, quel que fût son empiresur ses passions, il lui fallut céder au ravissement inexprimablequ’il éprouvait.

– Messieurs, s’écria-t-il en se levant, avecvotre permission, je reviens dans un instant ;attendez-moi.

Et, à travers les chambres et les corridors,il prit sa course vers la cuisine, serra la reine entre ses bras,remua le contenu du chaudron avec son sceptre d’or, y goûta du boutde la langue, et, l’esprit plus tranquille, il retourna au conseilet reprit, quoique un peu distrait, la question où il l’avaitlaissée.

Il avait quitté la cuisine juste au momentimportant où le lard, découpé par morceaux, allait être rôti surdes grils d’argent ; la reine, encouragée par ses éloges, selivrait à cette importante occupation, et les premières gouttes degraisse tombaient en chantant sur les charbons, lorsqu’une petitevoix chevrotante se fit entendre qui disait :

– Ma sœur, offre-moi donc une bribe de lard ;

Car, étant reine aussi, je veux faire ripaille :

Et, mangeant rarement quelque chose qui vaille,

De ce friand rôti je désire ma part.

La reine reconnut aussitôt la voix qui luiparlait ainsi : c’était celle de dame Souriçonne.

Dame Souriçonne habitait depuis longues annéesle palais. Elle prétendait être alliée à la famille royale, etreine elle-même du royaume souriquois ; c’est pourquoi elletenait, sous l’âtre de la cuisine, une cour fort considérable.

La reine était une bonne et fort douce femmequi, tout en se refusant à reconnaître tout haut dame Souriçonnecomme reine et comme sœur, avait tout bas pour elle une fouled’égards et de complaisances qui lui avaient souvent fait reprocherpar son mari, plus aristocrate qu’elle, la tendance qu’elle avait àdéroger ; or, comme on le comprend bien, dans cettecirconstance solennelle, elle ne voulut point refuser à sa jeuneamie ce qu’elle demandait, et lui dit :

– Avancez, dame Souriçonne, avancez hardiment,et venez, je vous y autorise, goûter mon lard tant que vousvoudrez.

Aussitôt dame Souriçonne apparut gaie etfrétillante, et, sautant sur le foyer, saisit adroitement avec sapetite patte les morceaux de lard que la reine lui tendait les unsaprès les autres.

Mais voilà que, attirés par les petits cris deplaisir que poussait leur reine, et surtout par l’odeur succulenteque répandait le lard grillé, arrivèrent, frétillant et sautillantaussi, d’abord les sept fils de dame Souriçonne, puis ses parents,puis ses alliés, tous fort mauvais coquins, effroyablement portéssur leur bouche, et qui s’en donnèrent sur le lard de telle façon,que la reine fut obligée, si hospitalière qu’elle fût, de leurfaire observer que, s’ils allaient de ce train-là, il ne luiresterait plus de lard pour ses boudins. Mais, quelque juste quefût cette réclamation, les sept fils de dame Souriçonne n’entinrent compte, et, donnant le mauvais exemple à leurs parents et àleurs alliés, ils se ruèrent, malgré les représentations de leurmère et de leur reine, sur le lard de leur tante, qui allaitdisparaître entièrement, lorsque, aux cris de la reine, qui nepouvait plus venir à bout de chasser ses hôtes importuns, accourutla surintendante, laquelle appela le chef des cuisines, lequelappela le chef des marmitons, lesquels accoururent armés devergettes, d’éventails et de balais, et parvinrent à faire rentrersous l’âtre tout le peuple souriquois. Mais la victoire, quoiquecomplète, était trop tardive ; à peine restait-il le quart dulard nécessaire à la confection des andouilles, des saucisses etdes boudins, lequel reliquat fut, d’après les indications dumathématicien du roi, qu’on avait envoyé chercher en toute hâte,scientifiquement réparti entre le grand chaudron à boudins et lesdeux grandes casseroles à andouilles et à saucisses.

Une demi-heure après cet événement, le canonretentit, les clairons et les trompettes sonnèrent, et l’on vitarriver tous les potentats, tous les princes royaux, tous les ducshéréditaires et tous les prétendants qui étaient dans le pays,vêtus de leurs plus magnifiques habits ; les uns traînés dansdes carrosses de cristal, les autres montés sur leurs chevaux deparade. Le roi les attendait sur le perron du palais, et les reçutavec la plus aimable courtoisie et la plus gracieusecordialité ; puis, les ayant conduits dans la salle à manger,il s’assit au haut bout en sa qualité de seigneur suzerain, ayantla couronne sur la tête et le sceptre à la main, invitant lesautres monarques à prendre chacun la place que lui assignait sonrang parmi les têtes couronnées, les princes royaux, les ducshéréditaires ou les prétendants.

La table était somptueusement servie, et toutalla bien pendant le potage et le relevé. Mais, au service desandouilles, on remarqua que le prince paraissait agité ; àcelui des saucisses, il pâlit considérablement ; enfin, àcelui des boudins, il leva les yeux au ciel, des soupirss’échappèrent de sa poitrine, une douleur terrible parut déchirerson âme ; enfin il se renversa sur le dos de son fauteuil,couvrit son visage de ses deux mains, se désespérant et sanglotantd’une façon si lamentable, que chacun se leva de sa place etl’entoura avec la plus vive inquiétude. En effet, la criseparaissait des plus graves : le chirurgien de la courcherchait inutilement le pouls du malheureux monarque, quiparaissait être sous le poids de la plus profonde, de la plusaffreuse et de la plus inouïe des calamités. Enfin, après que lesremèdes les plus violents, pour le faire revenir à lui, eurent étéemployés, tels que plumes brûlées, sels anglais et clefs dans ledos, le roi parut reprendre quelque peu ses esprits, entr’ouvritses yeux éteints, et, d’une voix si faible, qu’à peine si on putl’entendre, il balbutia ce peu de mots :

– Pas assez de lard ! …

À ces paroles, ce fut à la reine de pâlir àson tour. Elle se précipita à ses genoux, s’écriant d’une voixentrecoupée par ses sanglots :

– Ô mon malheureux, infortuné et royalépoux ! Quel chagrin ne vous ai-je pas causé pour n’avoir pasécouté les remontrances que vous m’avez déjà faites sisouvent ; mais vous voyez la coupable à vos genoux, et vouspouvez la punir aussi durement qu’il vous conviendra.

– Qu’est-ce à dire ? demanda leroi ; et que s’est-il donc passé qu’on ne m’a pasdit ?

– Hélas ! hélas ! répondit la reine,à qui son mari n’avait jamais parlé si rudement ; hélas !c’est dame Souriçonne, avec ses sept fils, avec ses neveux, sescousins et ses alliés qui a dévoré tout le lard !

Mais la reine n’en put dire davantage :les forces lui manquèrent, elle tomba à la renverse, ets’évanouit.

Alors le roi se leva furieux, et s’écria d’unevoix terrible :

– Madame la surintendante, que signifiecela ?

Alors la surintendante raconta ce qu’ellesavait, c’est-à-dire que, accourue aux cris de la reine, elle avaitvu Sa Majesté aux prises avec toute la famille de dame Souriçonne,et qu’alors, à son tour, elle avait appelé le chef, qui, avecl’aide de ses marmitons, était parvenu à faire rentrer tous lespillards sous l’âtre.

Aussitôt le roi, voyant qu’il s’agissait d’uncrime de lèse-majesté, rappela toute sa dignité et tout son calme,ordonnant, vu l’énormité du forfait, que son conseil intime fûtrassemblé à l’instant même, et que l’affaire fut exposée à ses plushabiles conseillers.

En conséquence, le conseil fut réuni, et l’ony décida, à la majorité des voix, que dame Souriçonne étant accuséed’avoir mangé le lard destiné aux saucisses, aux boudins et auxandouilles du roi, son procès lui serait fait, et que, si elleétait coupable, elle serait à tout jamais exilée du royaume, elleet sa race, et que ce qu’elle y possédait de biens, terres,châteaux, pâlans, résidences royales, tout serait confisqué.

Mais alors le roi fit observer à son conseilintime et à ses habiles conseillers que, pendant le temps quedurerait le procès, dame Souriçonne et sa famille auraient tout letemps de manger son lard, ce qui l’exposerait à des avaniespareilles à celle qu’il venait de subir en présence de six têtescouronnées, sans compter les princes royaux, les ducs héréditaireset les prétendants : il demandait donc qu’un pouvoirdiscrétionnaire lui fût accordé à l’égard de dame Souriçonne et desa famille.

Le conseil alla aux voix pour la forme, commeon le pense bien, et le pouvoir discrétionnaire que demandait leroi lui fut accordé.

Alors il envoya une de ses meilleuresvoitures, précédée d’un courrier pour faire plus grande diligence,à un très-habile mécanicien qui demeurait dans la ville deNuremberg, et qui s’appelait Christian-Élias Drosselmayer, invitantle susdit mécanicien à le venir trouver à l’instant même dans sonpalais, pour affaire urgente. Christian-Élias Drosselmayer obéitaussitôt ; car c’était un homme véritablement artiste, qui nedoutait pas qu’un roi aussi renommé ne l’envoyât chercher pour luiconfectionner quelque chef-d’œuvre. Et, étant monté en voiture, ilcourut jour et nuit jusqu’à ce qu’il fût en présence du roi. Ils’était même tellement pressé, qu’il n’avait pas eu le temps de semettre un habit, et qu’il était venu avec la redingote jaune qu’ilportait habituellement. Mais, au lieu de se fâcher de cet oubli del’étiquette, le roi lui en sut gré ; car, s’il avait commisune faute, l’illustre mécanicien l’avait commise pour obéir sansretard aux commandements de Sa Majesté.

Le roi fit entrer Christian-Élias Drosselmayerdans son cabinet, et lui exposa la situation des choses ;comment il était décidé à faire un grand exemple en purgeant toutson royaume de la race souriquoise, et comment, prévenu par sagrande renommée, il avait jeté les yeux sur lui pour le fairel’exécuteur de sa justice ; n’ayant qu’une crainte, c’est quele mécanicien, si habile qu’il fût, ne vit des difficultésinsurmontables au projet que la colère royale avait conçu.

Mais Christian-Élias Drosselmayer rassura leroi, et lui promit que, avant huit jours, il ne resterait pas unesouris dans tout le royaume.

En effet, le même jour, il se mit àconfectionner d’ingénieuses petites boîtes oblongues, dansl’intérieur desquelles il attacha, au bout d’un fil de fer, unmorceau de lard. En tirant le lard, le voleur, quel qu’il fût,faisait tomber la porte derrière lui, et se trouvait prisonnier. Enmoins d’une semaine, cent boîtes pareilles étaient confectionnéeset placées non-seulement sous l’âtre, mais dans tous les grenierset dans toutes les caves du palais.

Dame Souriçonne était infiniment trop sage ettrop pénétrante, pour ne pas découvrir du premier coup d’œil laruse de maître Drosselmayer. Elle rassembla donc ses sept fils,leurs neveux et ses cousins, pour les prévenir du guet-apens qu’ontramait contre eux. Mais, après avoir eu l’air de l’écouter à causedu respect qu’ils devaient à son rang et de la condescendance quecommandait son âge, ils se retirèrent en riant de ses terreurs, et,attirés par l’odeur du lard rôti, plus forte que toutes lesreprésentations qu’on leur pouvait faire, ils se résolurent àprofiter de la bonne aubaine qui leur arrivait sans qu’ils sussentd’où.

Au bout de vingt-quatre heures, les sept filsde dame Souriçonne, dix-huit de ses neveux, cinquante de sescousins, et deux cent trente-cinq de ses parents à différentsdegrés, sans compter des milliers de ses sujets, étaient pris dansles souricières, et avaient été honteusement exécutés.

Alors dame Souriçonne, avec les débris de sacour et les restes de son peuple, résolut d’abandonner ces lieuxensanglantés par le massacre des siens. Le bruit de cetterésolution transpira et parvint jusqu’au roi. Sa Majesté s’enfélicita tout haut, et les poëtes de la cour firent force sonnetssur sa victoire, tandis que les courtisans l’égalaient à Sésostris,à Alexandre et à César.

La reine seule était triste et inquiète ;elle connaissait dame Souriçonne, et elle se doutait bien qu’ellene laisserait pas la mort de ses fils et de ses proches sansvengeance. En effet, an moment où la reine, pour faire oublier auroi la faute qu’elle avait commise, préparait pour lui, de sespropres mains, une purée de foie dont il était fort friand, dameSouriçonne parut tout à coup devant elle, et lui dit :

– Tués par ton époux, sans crainte ni remords,

Mes enfants, mes neveux et mes cousins sontmorts ;

Mais tremble, madame la reine !

Que l’enfant qu’en ton sein tu portes en ce jour,

Et qui sera bientôt l’objet de ton amour,

Soit déjà celui de ma haine.

Ton époux a des forts, des canons, des soldats,

Des mécaniciens, des conseillers d’États,

Des ministres, des souricières.

La reine des souris n’a rien de tout cela ;

Mais le ciel lui fit don des dents que tu vois là,

Pour dévorer les héritières.

Là-dessus, elle disparut, et personne nel’avait revue depuis. Mais la reine, qui, en effet, s’était aperçuedepuis quelques jours qu’elle était enceinte, fut si épouvantée decette prédiction, qu’elle laissa tomber la purée de foie dans lefeu.

Ainsi, pour la seconde fois, dame Souriçonnepriva le roi d’un de ses mets favoris ; ce qui le mit fort encolère et le fit s’applaudir encore davantage du coup d’État qu’ilavait si heureusement accompli.

Il va sans dire que Christian-ÉliasDrosselmayer fut renvoyé avec une splendide récompense, et rentratriomphant à Nuremberg.

Comment, malgré toutes les précautionsprises par la reine, dame Souriçonne accomplit sa menace àl’endroit de la princesse Pirlipate.

Maintenant, mes chers enfants, vous savezaussi bien que moi, n’est-ce pas, pourquoi la reine faisait garderavec tant de soin la miraculeuse petite princesse Pirlipate :elle craignait la vengeance de dame Souriçonne ; car, d’aprèsce que dame Souriçonne avait dit, il ne s’agissait pas moins, pourl’héritière de l’heureux petit royaume sans nom, que de la perte desa vie ou tout au moins de sa beauté ; ce qui, assure-t-on,pour une femme, est bien pis encore. Ce qui redoublait surtoutl’inquiétude de la tendre mère, c’est que les machines de maîtreDrosselmayer ne pouvaient absolument rien contre l’expérience dedame Souriçonne. Il est vrai que l’astronome de la cour, qui étaiten même temps grand augure et grand astrologue, craignant qu’on nesupprimât sa charge comme inutile, s’il ne donnait pas son mot danscette affaire, prétendit avoir lu dans les astres, d’une manièrecertaine, que la famille de l’illustre chat Murr était seule enétat de défendre le berceau de l’approche de dame Souriçonne. C’estpour cela que chacune des six gardiennes fut forcée de tenir sanscesse sur ses genoux un des mâles de cette famille, qui, au reste,étaient attachés à la cour en qualité de secrétaires intimes delégation, et devait, par un grattement délicat et prolongé, adoucirà ces jeunes diplomates le pénible service qu’ils rendaient àl’État.

Mais, un soir, il y a des jours, comme vous lesavez, mes enfants, où l’on se réveille tout endormi, un soir,malgré tous les efforts que firent les six gardiennes qui setenaient autour de la chambre, chacune un chat sur ses genoux, etles deux surgardiennes intimes qui étaient assises au chevet de laprincesse, elles sentirent le sommeil s’emparer d’ellesprogressivement. Or, comme chacune absorbait ses propres sensationsen elle-même, se gardant bien de les confier à ses compagnes, dansl’espérance que celles-ci ne s’apercevraient pas de son manque devigilance, et veilleraient à sa place tandis qu’elle dormirait, ilen résulta que les yeux se fermèrent successivement, que les mainsqui grattaient les matous s’arrêtèrent à leur tour, et que lesmatous, n’étant plus grattés, profitèrent de la circonstance pours’assoupir.

Nous ne pourrions pas dire depuis combien detemps durait cet étrange sommeil, lorsque, vers minuit, une dessurgardiennes intimes s’éveilla en sursaut. Toutes les personnesqui l’entouraient semblaient tombées en léthargie ; pas lemoindre ronflement ; les respirations elles-mêmes étaientarrêtées ; partout régnait un silence de mort, au milieuduquel on n’entendait que le bruit du ver piquant le bois. Mais quedevint la surgardienne intime, en voyant près d’elle une grande ethorrible souris qui, dressée sur ses pattes de derrière, avaitplongé sa tête dans le berceau de Pirlipatine, et paraissait fortoccupée à ronger le visage de la princesse ? Elle se leva enpoussant un cri de terreur. À ce cri, tout le monde seréveilla ; mais dame Souriçonne, car c’était bien elle,s’élança vers un des coins de la chambre. Les conseillers intimesde légation se précipitèrent après elles ; hélas ! ilétait trop tard : dame Souriçonne avait disparu par une fentedu plancher. Au même instant, la princesse Pirlipate, réveillée partoute cette rumeur, se mit à pleurer. À ces cris, les gardiennes etles surgardiennes répondirent par des exclamations de joie.

Dieu soit loué ! disaient-elles. Puisquela princesse Pirlipate crie, c’est qu’elle n’est pas morte.

Et alors elles accoururent au berceau ;mais leur désespoir fut grand lorsqu’elles virent ce qu’étaitdevenue cette délicate et charmante créature !

En effet, à la place de ce visage blanc etrose, de cette petite tête aux cheveux d’or, de ces yeux d’azur,miroir du ciel, était plantée une immense et difforme tête sur uncorps contrefait et ratatiné. Ses deux beaux yeux avaient perduleur couleur céleste, et s’épanouissaient verts, fixes et hagards,à fleur de tête. Sa petite bouche s’était étendue d’une oreille àl’autre, et son menton s’était couvert d’une barbe cotonneuse etfrisée, on ne peut plus convenable pour un vieux polichinelle, maishideuse pour une jeune princesse.

En ce moment, la reine entra ; les sixgardiennes ordinaires et les deux surgardiennes intimes se jetèrentla face contre terre, tandis que les six conseillers de légationregardaient s’il n’y avait pas quelque fenêtre ouverte pour gagnerles toits.

Le désespoir de la pauvre mère fut quelquechose d’affreux. On l’emporta évanouie dans la chambre royale.

Mais c’est le malheureux père dont la douleurfaisait surtout peine à voir, tant elle était morne et profonde. Onfut obligé de mettre des cadenas à ses croisées pour qu’il ne seprécipitât point par la fenêtre, et de ouater son appartement pourqu’il ne se brisât point la tête contre les murs. Il va sans direqu’on lui retira son épée, et qu’on ne laissa traîner devant lui nicouteau ni fourchette, ni aucun instrument tranchant ou pointu.Cela était d’autant plus facile qu’il ne mangea point pendant lesdeux ou trois premiers jours, ne cessant de répéter :

– Ô monarque infortuné que je suis ! ôdestin cruel que tu es !

Peut-être, au lieu d’accuser le destin, le roieût-il dû penser que, comme tous les hommes le sont ordinairement,il avait été l’artisan de ses propres malheurs, attendu que, s’ilavait su manger ses boudins avec un peu de lard de moins qued’habitude, et que, renonçant à la vengeance, il eût laissé dameSouriçonne et sa famille sous l’âtre, ce malheur qu’il déplorait neserait point arrivé. Mais nous devons dire que les pensées du royalpère de Pirlipate ne prirent aucunement cette directionphilosophique.

Au contraire, dans la nécessité où se croienttoujours les puissants de rejeter les calamités qui les frappentsur de plus petits qu’eux, il rejeta la faute sur l’habilemécanicien Christian-Élias Drosselmayer. Et, bien convaincu que,s’il lui faisait dire de revenir à la cour pour y être pendu oudécapité, celui-ci se garderait bien de se rendre à l’invitation,il le fit inviter, an contraire, à venir recevoir un nouvel ordreque Sa Majesté avait créé, rien que pour les hommes de lettres, lesartistes et les mécaniciens.

Maître Drosselmayer n’était pas exemptd’orgueil ; il pensa qu’un ruban ferait bien sur sa redingotejaune, et se mit immédiatement en route ; mais sa joie sechangea bientôt en terreur : à la frontière du royaume, desgardes l’attendaient, qui s’emparèrent de lui, et le conduisirentde brigade en brigade jusqu’à la capitale.

Le roi, qui craignait sans doute de se laisserattendrir, ne voulut pas même recevoir maître Drosselmayerlorsqu’il arriva au palais ; mais il le fit conduireimmédiatement près du berceau de Pirlipate, faisant signifier aumécanicien que si, de ce jour en un mois, la princesse n’étaitpoint rendue à son état naturel, il lui ferait impitoyablementtrancher la tête.

Maître Drosselmayer n’avait point deprétention à l’héroïsme, et n’avait jamais compté mourir que de sabelle mort, comme on dit ; aussi fut-il fort effrayé de lamenace ; mais, néanmoins, se confiant bientôt dans sa science,dont sa modestie personnelle ne l’avait jamais empêché d’apprécierl’étendue, il se rassura quelque peu, et s’occupa immédiatement dela première et de la plus utile opération, qui était celle des’assurer si le mal pouvait céder à un remède quelconque, ou étaitvéritablement incurable, comme il avait cru le reconnaître dès lepremier abord.

À cet effet, il démonta fort adroitementd’abord la tête, puis, les uns après les autres, tous les membresde la princesse Pirlipate, détacha ses pieds et ses mains pour enexaminer plus à son aise non-seulement les jointures et lesressorts, mais encore la construction intérieure. Mais,hélas ! plus il pénétra dans le mystère de l’organisationpirlipatine, mieux il découvrit que plus la princesse grandirait,plus elle deviendrait hideuse et difforme ; il rattacha doncavec soin les membres de Pirlipate, et, ne sachant plus que faireni que devenir, il se laissa aller, près du berceau de laprincesse, qu’il ne devait plus quitter jusqu’à ce qu’elle eûtrepris sa première forme, à une profonde mélancolie.

Déjà la quatrième semaine était commencée, etl’on en était arrivé au mercredi, lorsque, selon son habitude, leroi entra pour voir s’il ne s’était pas opéré quelque changementdans l’extérieur de la princesse, et, voyant qu’il était toujoursle même, s’écria, en menaçant le mécanicien de sonsceptre :

– Christian-Élias Drosselmayer, prends garde àtoi ! tu n’as plus que trois jours pour me rendre ma filletelle qu’elle était ; et, si tu t’entêtes à ne pas la guérir,c’est dimanche prochain que tu seras décapité.

Maître Drosselmayer, qui ne pouvait guérir laprincesse, non point par entêtement, mais par impuissance, se mit àpleurer amèrement, regardant, avec ses yeux noyés de larmes, laprincesse Pirlipate, qui croquait une noisette aussi joyeusementque si elle eût été la plus jolie fille de la terre. Alors, à cettevue attendrissante, le mécanicien fut, pour la première fois,frappé du goût particulier que la princesse avait, depuis sanaissance, manifesté pour les noisettes, et de la singulièrecirconstance qui l’avait fait naître avec des dents. En effet,aussitôt sa transformation, elle s’était mise à crier, et elleavait continué de se livrer à cet exercice jusqu’au moment où,trouvant une aveline sous sa main, elle la cassa, en mangeal’amande, et s’endormit tranquillement. Depuis ce temps-là, lesdeux surgardiennes intimes avaient eu le soin d’en bourrer leurspoches, et de lui en donner une ou plusieurs aussitôt qu’ellefaisait la grimace.

– Ô instinct de la nature ! éternelle etimpénétrable sympathie de tous les êtres créés ! s’écriaChristian-Élias Drosselmayer, tu m’indiques la porte qui mène à ladécouverte de tes mystères ; j’y frapperai, et elles’ouvrira !

À ces mots, qui surprirent fort le roi, lemécanicien se retourna et demanda à Sa Majesté la faveur d’êtreconduit à l’astronome de la cour ; le roi y consentit, mais àla condition que ce serait sous bonne escorte. Maître Drosselmayereût sans doute mieux aimé faire cette course seul ; cependant,comme, dans cette circonstance, il n’avait pas le moins du mondeson libre arbitre, il lui fallut souffrir ce qu’il ne pouvaitempêcher, et traverser les rues de la capitale escorté comme unmalfaiteur.

Arrivé chez l’astrologue, maître Drosselmayerse jeta dans ses bras, et tous deux s’embrassèrent avec destorrents de larmes, car ils étaient connaissances de vieille date,et s’aimaient fort ; puis ils se retirèrent dans un cabinetécarté, et feuilletèrent ensemble une quantité innombrable delivres qui traitaient de l’instinct, des sympathies, desantipathies, et d’une foule d’autres choses non moins mystérieuses.Enfin, la nuit étant venue, l’astrologue monta sur sa tour, et,aidé de maître Drosselmayer, qui était lui-même fort habile enpareille matière, découvrit, malgré l’embarras des lignes quis’entre-croisaient sans-cesse, que, pour rompre le charme quirendait Pirlipate hideuse, et pour qu’elle redevînt aussi bellequ’elle l’avait été, elle n’avait qu’une chose à faire :c’était de manger l’amande de la noisette Krakatuk, laquelle avaitune enveloppe tellement dure, que la roue d’un canon dequarante-huit pouvait passer sur elle sans la rompre. En outre, ilfallait que cette coquille fût brisée en présence de la princessepar les dents d’un jeune homme qui n’eût jamais été rasé, et quin’eût encore porté que des bottes. Enfin, l’amande devait êtreprésentée par lui à la princesse, les yeux fermés, et, les yeuxfermés toujours, il devait alors faire sept pas à reculons et sanstrébucher. Telle était la réponse des astres.

Drosselmayer et l’astronome avaient travaillésans relâche, durant trois jours et trois nuits, à éclaircir toutecette mystérieuse affaire. On en était précisément au samedi soir,et le roi achevait son dîner et entamait même le dessert, lorsquele mécanicien, qui devait être décapité le lendemain au point dujour, entra dans la salle à manger royale, plein de joie etd’allégresse, annonçant qu’il avait enfin trouvé le moyen de rendreà la princesse Pirlipate sa beauté perdue. À cette nouvelle, le roile serra dans ses bras avec la bienveillance la plus touchante, etdemanda quel était ce moyen.

Le mécanicien fit part au roi du résultat desa consultation avec l’astrologue.

– Je le savais bien, maître Drosselmayer,s’écria le roi, que tout ce que vous en faisiez, ce n’était que parentêtement. Ainsi, c’est convenu ; aussitôt après le dîner, onse mettra à l’œuvre. Ayez donc soin, très-cher mécanicien, que,dans dix minutes, le jeune homme non rasé soit là, chaussé de sesbottes, et la noisette Krakatuk à la main. Surtout veillez à ceque, d’ici là, il ne boive pas de vin, de peur qu’il ne trébuche enfaisant, comme une écrevisse, ses sept pas en arrière ; mais,une fois l’opération achevée, dites-lui que je mets ma cave à sadisposition et qu’il pourra se griser tout à son aise.

Mais, au grand étonnement du roi, maîtreDrosselmayer parut consterné en entendant ce discours ; et,comme il gardait le silence, le roi insista pour savoir pourquoi ilse taisait et restait immobile à sa place, au lieu de se mettre encourse pour exécuter ses ordres souverains. Mais le mécanicien, sejetant à genoux :

– Sire, dit-il, il est bien vrai que nousavons trouvé le moyen de guérir la princesse, et que ce moyenconsiste à lui faire manger l’amande de la noisette Krakatuk,lorsqu’elle aura été cassée par un jeune homme à qui on n’aurajamais fait la barbe, et qui, depuis sa naissance, aura toujoursporté des bottes ; mais nous ne possédons ni le jeune homme nila noisette ; mais nous ne savons pas où les trouver, et,selon toute probabilité, nous ne trouverons que bien difficilementla noisette et le casse-noisette.

À ces mots, le roi, furieux, brandit sonsceptre au-dessus de la tête du mécanicien, en s’écriant :

– Eh bien, va donc pour la mort !

Mais la reine, de son côté, vint s’agenouillerprès de Drosselmayer, et fit observer à son auguste époux qu’entranchant la tête au mécanicien, on perdait jusqu’à cette lueurd’espoir que l’on conservait en le laissant vivre ; que toutesles probabilités étaient que celui qui avait trouvé l’horoscopetrouverait la noisette et le casse-noisette ; qu’on devaitd’autant plus croire à cette nouvelle prédiction de l’astrologue,qu’aucune de ses prédictions ne s’était réalisée jusque-là, etqu’il fallait bien que ses prédictions se réalisassent un jour,puisque le roi, qui ne pouvait se tromper, l’avait nommé son grandaugure ; qu’enfin la princesse Pirlipate, ayant trois mois àpeine, n’était point en âge d’être mariée, et ne le seraitprobablement qu’à l’âge de quinze ans, que, par conséquent, maîtreDrosselmayer et son ami l’astrologue avaient quatorze ans et neufmois devant eux pour chercher la noisette Krakatuk et le jeunehomme qui devait la casser ; que, par conséquent encore, onpouvait accorder à Christian-Élias Drosselmayer un délai, au boutduquel il reviendrait se remettre entre les mains du roi, qu’il fûtou non possesseur du double remède qui devait guérir laprincesse : dans le premier cas, pour être décapité sansmiséricorde ; dans le second, pour être récompenségénéreusement.

Le roi, qui était un homme très-juste, et qui,ce jour-là surtout, avait parfaitement dîné de ses deux metsfavoris, c’est-à-dire d’un plat de boudin et d’une purée de foie,prêta une oreille bienveillante à la prière de sa sensible etmagnanime épouse ; il décida donc qu’à l’instant même lemécanicien et l’astrologue se mettraient à la recherche de lanoisette et du casse-noisette, recherche pour laquelle il leuraccordait quatorze ans et neuf mois ; mais cela, à lacondition qu’à l’expiration de ce sursis, tous deux reviendraientse remettre en son pouvoir, pour, s’ils revenaient les mains vides,qu’il fût fait d’eux selon son bon plaisir royal.

Si, au contraire, ils rapportaient la noisetteKrakatuk, qui devait rendre à la princesse Pirlipate sa beautéprimitive, ils recevraient, l’astrologue, une pension viagère demille thalers et une lunette d’honneur, et le mécanicien, une épéede diamants, l’ordre de l’Araignée d’or, qui était le grand ordrede l’État, et une redingote neuve.

Quant au jeune homme qui devait casser lanoisette, le roi en était moins inquiet, et prétendait qu’onparviendrait toujours à se le procurer au moyen d’insertionsréitérées dans les gazettes indigènes et étrangères.

Touché de cette magnanimité, qui diminuait demoitié la difficulté de sa tâche, Christian-Élias Drosselmayerengagea sa parole qu’il trouverait la noisette Krakatuk, ou qu’ilreviendrait, comme un autre Régulus, se remettre entre les mains duroi.

Le soir même, le mécanicien et l’astrologuequittèrent la capitale du royaume pour commencer leursrecherches.

Comment le mécanicien et l’astrologueparcoururent les quatre parties du monde et en découvrirent unecinquième, sans trouver la noisette Krakatuk.

Il y avait déjà quatorze ans et cinq mois quel’astrologue et le mécanicien erraient par les chemins, sans qu’ilseussent rencontré vestige de ce qu’ils cherchaient. Ils avaientvisité d’abord l’Europe, puis ensuite l’Amérique, puis ensuitel’Afrique, puis ensuite l’Asie ; ils avaient même découvertune cinquième partie du monde, que les savants ont appelée depuisla Nouvelle-Hollande, parce qu’elle avait été découverte par deuxAllemands ; mais, dans toute cette pérégrination, quoiqu’ilseussent vu bien des noisettes de différentes formes et dedifférentes grosseurs, ils n’avaient pas rencontré la noisetteKrakatuk. Ils avaient cependant, dans une espérance, hélas !infructueuse, passé des années à la cour du roi des dattes et duprince des amandes ; ils avaient consulté inutilement lacélèbre académie des singes verts, et la fameuse sociéténaturaliste des écureuils ; puis enfin ils en étaient arrivésà tomber, écrasés de fatigue, sur la lisière de la grande forêt quiborde le pied des monts Himalaya, en se répétant, avecdécouragement, qu’ils n’avaient plus que cent vingt-deux jours pourtrouver ce qu’ils avaient cherché inutilement pendant quatorze anset cinq mois.

Si je vous racontais, mes chers enfants, lesaventures miraculeuses qui arrivèrent aux deux voyageurs pendantcette longue pérégrination, j’en aurais moi-même pour un mois aumoins à vous réunir tous les soirs, ce qui finirait certainementpar vous ennuyer. Je vous dirai donc seulement que Christian-ÉliasDrosselmayer, qui était le plus acharné à la recherche de lafameuse noisette, puisque de la fameuse noisette dépendait sa tête,s’étant livré à plus de fatigues et s’étant exposé à plus dedangers que son compagnon, avait perdu tous ses cheveux, àl’occasion d’un coup de soleil reçu sons l’équateur, et l’œildroit, à la suite d’un coup de flèche que lui avait adressé un chefcaraïbe ; de plus, sa redingote jaune, qui n’était déjà plusneuve lorsqu’il était parti d’Allemagne, s’en allait littéralementen lambeaux. Sa situation était donc des plus déplorables, etcependant, tel est chez l’homme l’amour de la vie, que, toutdétérioré qu’il était par les avaries successives qui lui étaientarrivées, il voyait avec une terreur toujours croissante le momentd’aller se remettre entre les mains du roi.

Cependant, le mécanicien était hommed’honneur ; il n’y avait pas à marchander avec une promesseaussi solennelle que l’était la sienne. Il résolut donc, quelquechose qu’il pût lui en coûter, de se remettre en route dès lelendemain pour l’Allemagne. En effet, il n’y avait pas de temps àperdre, quatorze ans et cinq mois s’étaient écoulés, et les deuxvoyageurs n’avaient plus que cent vingt-deux jours, ainsi que nousl’avons dit, pour revenir dans la capitale du père de la princessePirlipate.

Christian-Élias Drosselmayer fit donc part àson ami l’astrologue de sa généreuse résolution, et tous deuxdécidèrent qu’ils partiraient le lendemain matin.

En effet, le lendemain, au point du jour, lesdeux voyageurs se remirent en route, se dirigeant sur Bagdad ;de Bagdad, ils gagnèrent Alexandrie ; à Alexandrie, ilss’embarquèrent pour Venise ; puis, de Venise, ils gagnèrent leTyrol, et, du Tyrol, ils descendirent dans le royaume du père dePirlipate, espérant tout doucement, au fond du cœur, que cemonarque serait mort, ou, tout au moins, tombé en enfance.

Mais, hélas ! il n’en était rien :en arrivant dans la capitale, le malheureux mécanicien apprit quele digne souverain, non-seulement n’avait perdu aucune de sesfacultés intellectuelles, mais encore qu’il se portait mieux quejamais ; il n’y avait donc aucune chance pour lui, – à moinsque la princesse Pirlipate ne se fût guérie toute seule de salaideur, ce qui n’était pas possible, ou que le cœur du roi ne sefût adouci, ce qui n’était pas probable, – d’échapper au sortaffreux qui le menaçait.

Il ne s’en présenta pas moins hardiment à laporte du palais ; car il était soutenu par cette idée qu’ilfaisait une action héroïque, et demanda à parler au roi.

Le roi, qui était un prince très-accessible etqui recevait tous ceux qui avaient affaire à lui, ordonna à songrand introducteur de lui amener les deux étrangers.

Le grand introducteur fit alors observer à SaMajesté que ces deux étrangers avaient fort mauvaise mine, etétaient on ne peut plus mal vêtus. Mais le roi répondit qu’il nefallait pas juger le cœur par le visage, et que l’habit ne faisaitpas le moine.

Sur quoi, le grand introducteur, ayant reconnula réalité de ces deux proverbes, s’inclina respectueusement etalla chercher le mécanicien et l’astrologue.

Le roi était toujours le même, et ils lereconnurent tout d’abord ; mais ils étaient si changés,surtout le pauvre Christian-Élias Drosselmayer, qu’ils furentobligés de se nommer.

En voyant revenir d’eux-mêmes les deuxvoyageurs, le roi éprouva un mouvement de joie ; car il étaitconvenu qu’ils ne reviendraient pas s’ils n’avaient pas trouvé lanoisette Krakatuk ; mais il fut bientôt détrompé, et lemécanicien, en se jetant à ses pieds, lui avoua que, malgré lesrecherches les plus consciencieuses et les plus assidues, son amil’astrologue et lui revenaient les mains vides.

Le roi, nous l’avons dit, quoique d’untempérament un peu colérique, avait le fond du caractèreexcellent ; il fut touché de cette ponctualité deChristian-Élias Drosselmayer à tenir sa parole, et il commua lapeine de mort qu’il avait portée contre lui en celle d’une prisonéternelle. Quant à l’astrologue, il se contenta de l’exiler.

Mais, comme il restait encore trois jours pourque les quatorze ans et neuf mois de délai accordés par le roifussent écoulés, maître Drosselmayer, qui avait au plus haut degrédans le cœur l’amour de la patrie, demanda au roi la permission deprofiter de ces trois jours pour revoir une fois encoreNuremberg.

Cette demande parut si juste au roi, qu’il lalui accorda sans y mettre aucune restriction.

Maître Drosselmayer, qui n’avait que troisjours à lui, résolut de mettre le temps à profit, et, ayant trouvépar bonheur des places à la malle-poste, il partit à l’instantmême.

Or, comme l’astrologue était exilé, et qu’illui était aussi égal d’aller à Nuremberg qu’ailleurs, il partitavec le mécanicien.

Le lendemain, vers les dix heures du matin,ils étaient à Nuremberg. Comme il ne restait à maître Drosselmayerd’autre parent que Christophe-Zacharias Drosselmayer, son frère,lequel était un des premiers marchands de jouets d’enfant deNuremberg, ce fut chez lui qu’il descendit.

Christophe-Zacharias Drosselmayer eut unegrande joie de revoir ce pauvre Christian qu’il croyait mort.D’abord, il n’avait pas voulu le reconnaître, à cause de son frontchauve et de son emplâtre sur l’œil ; mais le mécanicien luimontra sa fameuse redingote jaune, qui, toute déchirée qu’elleétait, avait encore conservé en certains endroits quelque trace desa couleur primitive, et, à l’appui de cette première preuve, illui cita tant de circonstances secrètes, qui ne pouvaient êtreconnues que de Zacharias et de lui, que le marchand de joujoux futbien forcé de se rendre à l’évidence.

Alors, il lui demanda quelle cause l’avaitéloigné si longtemps de sa ville natale, et dans quel pays il avaitlaissé ses cheveux, son œil, et les morceaux qui manquaient à saredingote.

Christian-Élias Drosselmayer n’avait aucunmotif de faire un secret à son frère des événements qui lui étaientarrivés. Il commença donc par lui présenter son compagnond’infortune ; puis, cette formalité d’usage accomplie, il luiraconta tous ses malheurs, depuis A jusqu’à Z, et termina en disantqu’il n’avait que quelques heures à passer avec son frère, attenduque, n’ayant pas pu trouver la noisette Krakatuk, il allait entrerle lendemain dans une prison éternelle.

Pendant tout ce récit de son frère,Christophe-Zacharias avait plus d’une fois secoué les doigts,tourné sur un pied et fait claquer sa langue. Dans toute autrecirconstance, le mécanicien lui eût sans doute demandé ce quesignifiaient ces signes ; mais il était si préoccupé, qu’il nevit rien, et que ce ne fut que lorsque son frère fit deux foishum ! hum ! et trois fois oh !oh ! oh ! qu’il lui demanda ce que signifiaient cesexclamations.

– Cela signifie, dit Zacharias, que ce seraitbien le diable… Mais non… Mais si…

– Que ce serait bien le diable ?… répétale mécanicien.

– Si… continua le marchand de jouetsd’enfant.

– Si… Quoi ? demanda de nouveau maîtreDrosselmayer.

Mais, au lieu de lui répondre,Christophe-Zacharias, qui, sans doute, pendant toutes ces demandeset ces réponses entrecoupées, avait rappelé ses souvenirs, jeta saperruque en l’air et se mit à danser en criant :

– Frère, tu es sauvé ! Frère, tu n’iraspas en prison ! Frère, ou je me trompe fort, ou c’est moi quipossède la noisette Krakatuk.

Et, sur ce, sans donner aucune autreexplication à son frère ébahi, Christophe-Zacharias s’élança horsde l’appartement, et revint un instant après, rapportant une boîtedans laquelle était une grosse aveline dorée qu’il présenta aumécanicien.

Celui-ci, qui n’osait croire à tant debonheur, prit en hésitant la noisette, la tourna et la retourna detoute façon, l’examinant avec l’attention que méritait la chose,et, après l’examen, déclara qu’il se rangeait à l’avis de sonfrère, et qu’il serait fort étonné si cette aveline n’était pas lanoisette Krakatuk ; sur quoi, il la passa à l’astrologue, etlui demanda son opinion.

Celui-ci examina la noisette avec non moinsd’attention que ne l’avait fait maître Drosselmayer, et, secouantla tête, il répondit :

– Je serais de votre avis et, par conséquent,de celui de votre frère, si la noisette n’était pas dorée ;mais je n’ai vu nulle part dans les astres que le fruit que nouscherchons dût être revêtu de cet ornement. D’ailleurs, commentvotre frère aurait-il la noisette Krakatuk ?

– Je vais vous expliquer la chose, ditChristophe, et comment elle est tombée entre mes mains, et commentil se fait qu’elle ait cette dorure qui vous empêche de lareconnaître, et qui effectivement ne lui est pas naturelle.

Alors, les ayant fait asseoir tous deux, caril pensait fort judicieusement qu’après une course de quatorze anset neuf mois, les voyageurs devaient être fatigués, il commença ences termes :

– Le jour même où le roi t’envoya chercher,sous prétexte de te donner la croix, un étranger arriva àNuremberg, portant un sac de noisettes qu’il avait à vendre ;mais les marchands de noisettes du pays, qui voulaient conserver lemonopole de cette denrée, lui cherchèrent querelle, justementdevant la porte de ma boutique. L’étranger alors, pour se défendreplus facilement, posa à terre son sac de noisettes, et la batailleallait son train, à la grande satisfaction des gamins et descommissionnaires, lorsqu’un chariot pesamment chargé passajustement sur le sac de noisettes. En voyant cet accident, qu’ilsattribuèrent à la justice du ciel, les marchands se regardèrentcomme suffisamment vengés, et laissèrent l’étranger tranquille.Celui-ci ramassa son sac, et, effectivement, toutes les noisettesétaient écrasées, à l’exception d’une seule, qu’il me présenta ensouriant d’une façon singulière, et m’invitant à l’acheter pour unzwanziger neuf de 1720, disant qu’un jour viendrait où je ne seraispas fâché du marché que j’aurais fait, si onéreux qu’il pût meparaître pour le moment. Je fouillai à ma poche, et fut fort étonnéd’y trouver un zwanziger tout pareil à celui que demandait cethomme. Cela me parut une coïncidence si singulière, que je luidonnai mon zwanziger ; lui, de son côté, me donna la noisette,et disparut.

« Or, je mis la noisette en vente, et,quoique je n’en demandasse que le prix qu’elle m’avait coûté, plusdeux kreutzers, elle resta exposée pendant sept ou huit ans sansque personne manifestât l’envie d’en faire l’acquisition. C’estalors que je la fis dorer pour augmenter sa valeur ; mais j’ydépensai inutilement deux autres zwanzigers, la noisette est restéejusqu’aujourd’hui sans acquéreur. » En ce moment l’astronome,entre les mains duquel la noisette était restée, poussa un cri dejoie. Tandis que maître Drosselmayer écoutait le récit de sonfrère, il avait, à l’aide d’un canif, gratté délicatement la dorurede la noisette, et, sur un petit coin de la coquille, il avaittrouvé gravé en caractères chinois le mot KRAKATUK. Dès lors il n’yeut plus de doute, et l’identité de la noisette fut reconnue.

Comment, après avoir trouvé la noisetteKrakatuk, le mécanicien et l’astrologue trouvèrent le jeune hommequi devait la casser.

Christian-Élias Drosselmayer était si presséd’annoncer au roi cette bonne nouvelle, qu’il voulait reprendre lamalle-poste à l’instant même ; mais Christophe-Zacharias lepria d’attendre au moins jusqu’à ce que son fils fût rentré :or, le mécanicien accéda d’autant plus volontiers à cette demande,qu’il n’avait pas vu son neveu depuis tantôt quinze ans, et qu’enrassemblant ses souvenirs, il se rappela que c’était, au moment oùil avait quitté Nuremberg, un charmant petit bambin de trois ans etdemi, que lui, Élias, aimait de tout son cœur.

En ce moment, un beau jeune homme de dix-huitou dix-neuf ans entra dans la boutique de Christophe-Zacharias, ets’approcha de lui en l’appelant son père.

En effet, Zacharias, après l’avoir embrassé,le présenta à Élias, en disant au jeune homme :

– Maintenant, embrasse ton oncle.

Le jeune homme hésitait ; car l’oncleDrosselmayer, avec sa redingote en lambeaux, son front chauve etson emplâtre sur l’œil, n’avait rien de bien attrayant. Mais, commeson père vit cette hésitation et qu’il craignait qu’Élias n’en fûtblessé, il poussa son fils par derrière, si bien que le jeunehomme, tant bien que mal, se trouva dans les bras dumécanicien.

Pendant ce temps, l’astrologue fixait les yeuxsur le jeune homme, avec une attention continue qui parut sisingulière à celui-ci, qu’il saisit le premier prétexte poursortir, se trouvant mal à l’aise d’être regardé ainsi.

Alors l’astrologue demanda à Zacharias sur sonfils quelques détails que celui-ci s’empressa de lui donner avecune prolixité toute paternelle.

Le jeune Drosselmayer avait, en effet, commesa figure l’indiquait, dix-sept à dix-huit ans. Dès sa plus tendrejeunesse, il était si drôle et si gentil, que sa mère s’amusait àle faire habiller comme les joujoux qui étaient dans la boutique,c’est-à-dire tantôt en étudiant, tantôt en postillon, tantôt enHongrois, mais toujours avec un costume qui exigeait desbottes ; car, comme il avait le plus joli pied du monde, maisle mollet un peu grêle, les bottes faisaient valoir la qualité etcachaient le défaut.

– Ainsi, demanda l’astrologue à Zacharias,votre fils n’a jamais porté que des bottes ?

Élias ouvrit de grands yeux.

– Mon fils n’a jamais porté que des bottes,reprit le marchand de jouets d’enfant ; et il continua :À l’âge de dix ans, je l’envoyai à l’université de Tubingen, où ilest resté jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans contracter aucune desmauvaises habitudes de ses autres camarades, sans boire, sansjurer, sans se battre. La seule faiblesse que je lui connaisse,c’est de laisser pousser les quatre ou cinq mauvais poils qu’il aau menton, sans vouloir permettre qu’un barbier lui touche levisage.

– Ainsi, reprit l’astrologue, votre fils n’ajamais fait sa barbe ?

Élias ouvrait des yeux de plus en plusgrands.

– Jamais, répondit Zacharias.

– Et, pendant ses vacances de l’université,continua l’astrologue, à quoi passait-il son temps ?

– Mais, dit le père, il se tenait dans laboutique avec son joli petit costume d’étudiant, et, par puregalanterie, cassait les noisettes des jeunes filles qui venaientacheter des joujoux dans la boutique, et qui, à cause de cela,l’appelaient Casse-Noisette.

– Casse-Noisette ? s’écria lemécanicien.

– Casse-Noisette ? répéta à son tourl’astrologue.

Puis tous deux se regardèrent, tandis queZacharias les regardait tous deux.

– Mon cher Monsieur, dit l’astrologue àZacharias, j’ai l’idée que votre fortune est faite.

Le marchand de joujoux, qui n’avait pas écoutéce pronostic avec indifférence, voulut en avoirl’explication ; mais l’astrologue remit cette explication aulendemain matin.

Lorsque le mécanicien et l’astrologuerentrèrent dans leur chambre, l’astrologue se jeta au cou de sonami, en lui disant :

– C’est lui ! nous le tenons !

– Vous croyez ? demanda Élias avec le tond’un homme qui doute, mais qui ne demande pas mieux que d’êtreconvaincu.

– Pardieu ! si je le crois ; ilréunit toutes les qualités, ce me semble.

– Récapitulons.

– Il n’a jamais porté que des bottes.

– C’est vrai.

– Il n’a jamais été rasé.

– C’est encore vrai.

– Enfin, par galanterie on plutôt parvocation, il se tenait dans la boutique de son père pour casser lesnoisettes des jeunes filles, qui ne l’appelaient queCasse-Noisette.

– C’est encore vrai.

– Mon cher ami, un bonheur n’arrive jamaisseul. D’ailleurs, si vous doutez encore, allons consulter lesastres.

Ils montèrent, en conséquence, sur la terrassede la maison, et, ayant tiré l’horoscope du jeune homme, ils virentqu’il était destiné à une grande fortune.

Cette prédiction, qui confirmait toutes lesespérances de l’astrologue, fit que le mécanicien se rendit à sonavis.

– Et maintenant, dit l’astrologue triomphant,il n’y a plus que deux choses qu’il ne faut pas négliger.

– Lesquelles ? demanda Élias.

– La première, c’est que vous adaptiez, à lanuque de votre neveu, une robuste tresse de bois qui se combine sibien avec la mâchoire, qu’elle puisse en doubler la force par lapression.

– Rien de plus facile, répondit Élias, etc’est l’abc de la mécanique.

– La seconde, continua l’astrologue, c’est, enarrivant à la résidence, de cacher avec soin que nous avons amenéavec nous le jeune homme destiné à casser la noix Krakatuk ;car j’ai dans l’idée que, plus il y aura de dents cassées et demâchoires démontées, en essayant de briser la noisette Krakatuk,plus le roi offrira une précieuse récompense à qui réussira où tantd’autres auront échoué.

– Mon cher ami, répondit le mécanicien, vousêtes un homme plein de sens. Allons nous coucher.

Et, à ces mots, ayant quitté la terrasse etétant redescendus dans leur chambre, les deux amis se couchèrent,et, enfonçant leurs bonnets de coton sur leurs oreilles,s’endormirent plus paisiblement qu’ils ne l’avaient encore faitdepuis quatorze ans et neuf mois.

Le lendemain, dès le matin, les deux amisdescendirent chez Zacharias, et lui firent part de tous les beauxprojets qu’ils avaient formés la veille. Or, comme Zacharias nemanquait pas d’ambition, et que, dans son amour-propre paternel, ilse flattait que son fils devait être une des plus fortes mâchoiresd’Allemagne, il accepta avec enthousiasme la combinaison quitendait à faire sortir de sa boutique non-seulement la noisette,mais encore le casse-noisette.

Le jeune homme fut plus difficile à décider.Cette tresse qu’on devait lui appliquer à la nuque, en remplacementde la bourse élégante qu’il portait avec tant de grâce,l’inquiétait surtout particulièrement. Cependant l’astrologue, sononcle et son père lui firent de si belles promesses, qu’il sedécida. En conséquence, comme Élias Drosselmayer s’était mis àl’œuvre à l’instant même, la tresse fut bientôt achevée et visséesolidement à la nuque de ce jeune homme plein d’espérance.Hâtons-nous de dire, pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs,que cet appareil ingénieux réussit parfaitement bien, et que, dèsle premier jour, notre habile mécanicien obtint les plus brillantsrésultats sur les noyaux d’abricot les plus durs et sur les noyauxde pêche les plus obstinés.

Ces expériences faites, l’astrologue, lemécanicien et le jeune Drosselmayer se mirent immédiatement enroute pour la résidence. Zacharias eût bien voulu lesaccompagner ; mais, comme il fallait quelqu’un pour garder saboutique, cet excellent père se sacrifia et demeura àNuremberg.

Fin de l’histoire de la princessePirlipate.

Le premier soin du mécanicien et del’astrologue, en arrivant à la cour, fut de laisser le jeuneDrosselmayer à l’auberge, et d’aller annoncer au palais que aprèsl’avoir cherchée inutilement dans les quatre parties du monde, ilsavaient enfin trouvé la noix Krakatuk à Nuremberg ; mais decelui qui la devait casser, comme il était convenu entre eux, ilsn’en dirent pas un mot.

La joie fut grande au palais. Aussitôt le roienvoya chercher le conseiller intime, surveillant de l’espritpublic, lequel avait la haute main sur tous les journaux, et luiordonna de rédiger pour le Moniteur royal une note officielle queles rédacteurs des autres gazettes seraient forcés de répéter, etqui portait en substance que tous ceux qui se croiraient d’assezbonnes dents pour casser la noisette Krakatuk n’avaient qu’à seprésenter au palais, et, l’opération faite, recevraient unerécompense considérable.

C’est dans une circonstance pareille seulementqu’on peut apprécier tout ce qu’un royaume contient de mâchoires.Les concurrents étaient en si grand nombre, qu’on fut obligéd’établir un jury présidé par le dentiste de la couronne, lequelexaminait les concurrents, pour voir s’ils avaient bien leurstrente-deux dents, et si aucune de ces dents n’était gâtée.

Trois mille cinq cents candidats furent admisà cette première épreuve, qui dura huit jours, et qui n’offritd’autre résultat qu’un nombre indéfini de dents brisées et demandibules démises.

Il fallut donc se décider à faire un secondappel. Les gazettes nationales et étrangères furent couvertes deréclames. Le roi offrait la place de président perpétuel del’Académie et l’ordre de l’Araignée d’or à la mâchoire supérieurequi parviendrait à briser la noisette Krakatuk. On n’avait pasbesoin d’être lettré pour concourir.

Cette seconde épreuve fournit cinq milleconcurrents. Tous les corps savants d’Europe envoyèrent leursreprésentants à cet important congrès. On y remarquait plusieursmembres de l’Académie française, et, entre autres, son secrétaireperpétuel, lequel ne put concourir, à cause de l’absence de sesdents, qu’il s’était brisées en essayant de déchirer les œuvres deses confrères.

Cette seconde épreuve, qui dura quinze jours,fut, hélas ! plus désastreuse encore que la première. Lesdélégués des sociétés savantes, entre autres, s’obstinèrent, pourl’honneur du corps auquel ils appartenaient, à vouloir briser lanoisette ; mais ils y laissèrent leurs meilleures dents.

Quant à la noisette, sa coquille ne portaitpas même la trace des efforts qu’on avait faits pour l’entamer.

Le roi était au désespoir ; il résolut defrapper un grand coup, et, comme il n’avait pas de descendant mâle,il fit publier, par une troisième insertion dans les gazettesnationales et étrangères, que la main de la princesse Pirlipateétait accordée et la succession au trône acquise à celui quibriserait la noisette Krakatuk. Le seul article qui fûtobligatoire, c’est que, cette fois, les concurrents devaient êtreâgés de seize à vingt-quatre ans.

La promesse d’une pareille récompense remuatoute l’Allemagne. Les candidats arrivèrent de tous les coins del’Europe ; et il en serait même venu de l’Asie, de l’Afriqueet de l’Amérique, ainsi que de cette cinquième partie du mondequ’avaient découverte Élias Drosselmayer et son ami l’astrologue,si, le temps ayant été limité, les lecteurs n’eussentjudicieusement réfléchi qu’au moment où ils lisaient la susditeannonce, l’épreuve était en train de s’accomplir ou même était déjàaccomplie.

Cette fois, le mécanicien et l’astrologuepensèrent que le moment était venu de produire le jeuneDrosselmayer, car il n’était pas possible au roi d’offrir un prixplus haut que celui qu’il était arrivé à mettre, une récompenseplus belle que celle qu’il en était venu à offrir. Seulement,confiants dans le succès, quoique, cette fois, une foule de princesaux mâchoires royales ou impériales se fussent présentés, ils ne seprésentèrent au bureau des inscriptions (on est libre de confondreavec celui des inscriptions et belles-lettres), qu’au moment où ilallait se fermer, de sorte que le nom de Nathaniel Drosselmayer setrouva porté sur la liste le 11, 375e et dernier.

Il en fut de cette fois-ci comme des autres,les 11, 374 concurrents de Nathaniel Drosselmayer furent mis horsde combat, et le dix-neuvième jour de l’épreuve, à onze heurestrente-cinq minutes du matin, comme la princesse accomplissait saquinzième année, le nom de Nathaniel Drosselmayer fut appelé.

Le jeune homme se présenta accompagné de sesparrains, c’est-à-dire du mécanicien et de l’astrologue.

C’était la première fois que ces deuxillustres personnages revoyaient la princesse depuis qu’ils avaientquitté son berceau, et, depuis ce temps, il s’était fait de grandschangements en elle ; mais, il faut le dire avec notrefranchise d’historien, ce n’était point à son avantage :lorsqu’ils la quittèrent, elle n’était qu’affreuse ; depuis cetemps, elle était devenue effroyable.

En effet, son corps avait fort grandi, maissans prendre aucune importance. Aussi ne pouvait-on comprendrecomment ces jambes grêles, ces hanches sans force, ce torse toutratatiné, pouvaient soutenir la monstrueuse tête qu’ilssupportaient. Cette tête se composait des mêmes cheveux hérissés,des mêmes yeux verts, de la même bouche immense, du même mentoncotonneux que nous avons dit ; seulement, tout cela avait prisquinze ans de plus.

En apercevant ce monstre de laideur, le pauvreNathaniel frissonna et demanda au mécanicien et à l’astrologues’ils étaient bien sûrs que l’amande de la noisette Krakatuk dûtrendre la beauté à la princesse, attendu que, si elle demeuraitdans l’état où elle se trouvait, il était disposé à tenterl’épreuve, pour la gloire de réussir où tant d’autres avaientéchoué, mais à laisser l’honneur du mariage et le profit de lasuccession au trône à qui voudrait bien les accepter. Il va sansdire que le mécanicien et l’astrologue rassurèrent leur filleul,lui affirmant que, la noisette une fois cassée, et l’amande unefois mangée, Pirlipate redeviendrait à l’instant même la plus belleprincesse de la terre.

Mais, si la vue de la princesse Pirlipateavait glacé d’effroi le cœur du pauvre Nathaniel, il faut le direen l’honneur du pauvre garçon, sa présence à lui avait produit uneffet tout contraire sur le cœur sensible de l’héritière de lacouronne, et elle n’avait pu s’empêcher de s’écrier en levoyant :

– Oh ! que je voudrais bien que ce fûtcelui-ci qui cassât la noisette.

Ce à quoi la surintendante de l’éducation dela princesse répondit :

– Je crois devoir faire observer à VotreAltesse qu’il n’est point d’habitude qu’une jeune et jolieprincesse comme vous êtes dise tout haut son opinion en ces sortesde matières.

En effet, Nathaniel était fait pour tourner latête à toutes les princesses de la terre. Il avait une petitepolonaise de velours violet à brandebourgs et à boutons d’or, queson oncle lui avait fait faire pour cette occasion solennelle, uneculotte pareille, de charmantes petites bottes, si bien vernies etsi bien collantes, qu’on les aurait crues peintes. Il n’y avait quecette malheureuse queue de bois vissée à sa nuque, qui gâtait unpeu cet ensemble ; mais, en lui mettant des rallonges, l’oncleDrosselmayer lui avait donné la forme d’un petit manteau, et celapouvait, à la rigueur, passer pour un caprice de toilette, ou pourquelque mode nouvelle que le tailleur de Nathaniel tâchait, vu lacirconstance, d’introduire tout doucement à la cour.

Aussi, en voyant entrer le charmant petitjeune homme, ce que la princesse avait eu l’imprudence de dire touthaut, chacune des assistantes se le dit tout bas, et il n’y eut pasune seule personne, pas même le roi et la reine, qui ne désirâtdans le fond de l’âme que Nathaniel sortît vainqueur del’entreprise dans laquelle il était engagé.

De son côté, le jeune Drosselmayer s’approchaavec une confiance qui redoubla l’espoir qu’on avait en lui. Arrivédevant l’estrade royale, il salua le roi et la reine, puis laprincesse Pirlipate, puis les assistants ; après quoi, ilreçut du grand maître des cérémonies la noisette Krakatuk, la pritdélicatement entre l’index et le pouce, comme fait un escamoteurd’une muscade, l’introduisit dans sa bouche, donna un violent coupde poing sur la tresse de bois, et CRIC ! CRAC ! brisa lacoquille en plusieurs morceaux.

Puis, aussitôt, il débarrassa adroitementl’amande des filaments qui y étaient attachés, et la présenta à laprincesse, en lui tirant un gratte-pied aussi élégant querespectueux, après quoi il ferma les yeux et commença à marcher àreculons. Aussitôt la princesse avala l’amande, et, à l’instantmême, ô miracle ! le monstre difforme disparut, et futremplacé par une jeune fille d’une angélique beauté. Son visagesemblait tissu de flocons de soie roses comme les roses et blancscomme les lis ; ses yeux étaient d’étincelant azur, et sesboucles abondantes formées par des fils d’or retombaient sur sesépaules d’albâtre. Aussitôt les trompettes et les cymbalessonnèrent à tout rompre. Les cris de joie du peuple répondirent aubruit des instruments. Le roi, les ministres, les conseillers etles juges, comme lors de la naissance de Pirlipate, se mirent àdanser à cloche-pied, et il fallut jeter de l’eau de Cologne auvisage de la reine, qui s’était évanouie de ravissement.

Ce grand tumulte troubla fort le jeuneNathaniel Drosselmayer, qui, on se le rappelle, avait encore, pourachever sa mission, à faire les sept pas en arrière ; pourtantil se maîtrisa avec une puissance qui donna les plus hautesespérances pour l’époque où il régnerait à son tour, et ilallongeait précisément la jambe pour achever son septième pas,quand, tout à coup, la reine des souris perça le plancher, piaulantaffreusement, et vint s’élancer entre ses jambes ; de sortequ’au moment où le futur prince royal reposait le pied à terre, illui appuya le talon en plein sur le corps, ce qui le fit trébucherde telle façon, que peu s’en fallut qu’il ne tombât.

Ô fatalité ! Au même instant, le beaujeune homme devint aussi difforme que l’avait été avant lui laprincesse : ses jambes s’amincirent, son corps ratatinépouvait à peine soutenir son énorme et hideuse tête, ses yeux,devinrent verts, hagards et à fleur de tête ; enfin sa bouchese fendit jusqu’aux oreilles, et sa jolie petite barbe naissante sechangea en une substance blanche et molle, que plus tard onreconnut être du coton.

Mais la cause de cet évènement en avait étépunie en même temps qu’elle le causait. Dame Souriçonne se tordaitsanglante sur le plancher : sa méchanceté n’était donc pasrestée impunie. En effet, le jeune Drosselmayer l’avait pressée siviolemment contre le plancher avec le talon de sa botte, que lacompression avait été mortelle. Aussi, tout en se tordant, dameSouriçonne criait de toute la force de sa voixagonisante :

Krakatuk ! Krakatuk ! ô noisette si dure,

C’est à toi que je dois le trépas que j’endure.

Hi… hi… hi… hi…

Mais l’avenir me garde une revanche prête :

Mon fils me vengera sur toi, Casse-Noisette !

Pi… pi… pi… pi…

Adieu la vie,

Trop tôt ravie !

Adieu le ciel,

Coupe de miel !

Adieu le monde,

Source féconde…

Ah ! je me meurs !

Hi ! pi pi ! couic ! ! !

Le dernier soupir de dame Souriçonne n’étaitpeut-être pas très-bien rimé ; mais, s’il est permis de faireune faute de versification, c’est, on en conviendra, en rendant ledernier soupir !

Ce dernier soupir rendu, on appela le grandfeutrier de la cour, lequel prit dame Souriçonne par la queue etl’emporta, s’engageant à la réunir aux malheureux débris de safamille, qui, quinze ans et quelques mois auparavant, avaient étéenterrés dans un commun tombeau.

Comme, au milieu de tout cela, personne que lemécanicien et l’astrologue ne s’était occupé de NathanielDrosselmayer, la princesse, qui ignorait l’accident qui étaitarrivé, ordonna que le jeune héros fût amené devant elle ;car, malgré la semonce de la surintendante de son éducation, elleavait hâte de le remercier. Mais, à peine eut-elle aperçu lemalheureux Nathaniel, qu’elle cacha sa tête dans ses deux mains, etque, oubliant le service qu’il lui avait rendu, elles’écria :

– À la porte, à la porte, l’horribleCasse-Noisette ! à la porte ! à la porte ! à laporte !

Aussitôt le grand maréchal du palais prit lepauvre Nathaniel par les épaules et le poussa sur l’escalier.

Le roi, plein de rage de ce qu’on avait osélui proposer un casse-noisette pour gendre, s’en prit àl’astrologue et au mécanicien, et, au lieu de la rente de dix millethalers et de la lunette d’honneur qu’il devait donner au premier,au lieu de l’épée en diamant, du grand ordre royal de l’Araignéed’or et de la redingote jaune qu’il devait donner au second, il lesexila hors de son royaume, ne leur donnant que vingt-quatre heurespour en franchir les frontières.

Il fallut obéir. Le mécanicien, l’astrologueet le jeune Drosselmayer, devenu casse-noisette, quittèrent lacapitale et traversèrent la frontière. Mais, à la nuit venue, lesdeux savants consultèrent de nouveau les étoiles et lurent dans laconjonction des astres que, tout contrefait qu’il était, leurfilleul n’en deviendrait pas moins prince et roi, s’il n’aimaitmieux toutefois rester simple particulier, ce qui serait laissé àson choix ; et cela arriverait quand sa difformité auraitdisparu ; et sa difformité disparaîtrait, quand il auraitcommandé en chef un combat, dans lequel serait tué le prince que,après la mort de ses sept premiers fils, dame Souriçonne avait misau monde avec sept têtes, et qui était le roi actuel dessouris ; enfin, lorsque, malgré sa laideur, Casse-Noisetteserait parvenu à se faire aimer d’une jolie dame.

En attendant ces brillantes destinées,Nathaniel Drosselmayer, qui était sorti de la boutique paternelleen qualité de fils unique, y rentra en qualité decasse-noisette.

Il va sans dire que son père ne le reconnutaucunement, et que, lorsqu’il demanda à son frère le mécanicien età son ami l’astrologue ce qu’était devenu son fils bien-aimé, lesdeux illustres personnages répondirent, avec cet aplomb quicaractérise les savants, que le roi et la reine n’avaient pas vouluse séparer du sauveur de la princesse, et que le jeune Nathanielétait resté à la cour, comblé de gloire et d’honneur.

Quant au malheureux Casse-Noisette, quisentait tout ce que sa position avait de pénible, il ne souffla pasle mot, attendant de l’avenir le changement qui devait s’opérer enlui. Cependant, nous devons avouer que, malgré la douceur de soncaractère et la philosophie de son esprit, il gardait, au fond deson énorme bouche, une de ses plus grosses dents à l’oncleDrosselmayer, qui, l’étant venu chercher au moment où il y pensaitle moins, et l’ayant séduit par ses belles promesses, était laseule et unique cause du malheur épouvantable qui lui étaitarrivé.

Voilà, mes chers enfants, l’histoire de lanoisette Krakatuk et de la princesse Pirlipate, telle que laraconta le parrain Drosselmayer à la petite Marie, et vous savezpourquoi l’on dit maintenant d’une chose difficile :

« C’est une dure noisette àcasser. »

L’oncle et le neveu

Si quelqu’un de mes jeunes lecteurs ouquelqu’une de mes jeunes lectrices s’est jamais coupé avec duverre, ce qui a dû leur arriver aux uns ou aux autres dans leursjours de désobéissance, ils doivent savoir, par expérience, quec’est une coupure particulièrement désagréable en ce qu’elle nefinit pas de guérir. Marie fut donc forcée de passer une semaineentière dans son lit, car il lui prenait des étourdissementsaussitôt qu’elle essayait de se lever ; enfin elle se rétablittout à fait et put sautiller par la chambre comme auparavant.

Ou l’on est injuste envers notre petitehéroïne, ou l’on comprendra facilement que sa première visite futpour l’armoire vitrée : elle présentait un aspect des pluscharmants : le carreau cassé avait été remis, et derrière lesautres carreaux, nettoyés scrupuleusement par mademoiselleTrudchen, apparaissaient neufs, brillants et vernissés, les arbres,les maisons et les poupées de la nouvelle année. Mais, au milieu detous les trésors de son royaume enfantin, avant toutes choses, ceque Marie aperçut, ce fut son casse-noisette, qui lui souriait dusecond rayon où il était placé, et cela avec des dents en aussi bonétat qu’il en avait jamais eu. Tout en contemplant avec bonheur sonfavori, une pensée qui s’était déjà plus d’une fois présentée àl’esprit de Marie revint lui serrer le cœur. Elle songea que toutce que parrain Drosselmayer avait raconté était non pas un conte,mais l’histoire véritable des dissensions de Casse-Noisette avecfeu la reine des souris et son fils le prince régnant : dèslors elle comprenait que Casse-Noisette ne pouvait être autre quele jeune Drosselmayer de Nuremberg, l’agréable mais ensorcelé neveudu parrain ; car, que l’ingénieux mécanicien de la cour duroi, père de Pirlipate, fût autre que le conseiller de médecineDrosselmayer, de ceci elle n’en avait jamais douté, du moment oùelle l’avait vu dans la narration apparaître avec sa redingotejaune ; et cette conviction s’était encore raffermie, quandelle lui avait successivement vu perdre ses cheveux par un coup desoleil, et son œil par un coup de flèche, ce qui avait nécessitél’invention de l’affreux emplâtre, et l’invention de l’ingénieuseperruque de verre, dont nous avons parlé au commencement de cettehistoire.

– Mais pourquoi ton oncle ne t’a-t-il passecouru, pauvre Casse-Noisette ? se disait Marie en face del’armoire vitrée, et tout en regardant son protégé, et en pensantque, du succès de la bataille, dépendait le désensorcellement dupauvre petit bonhomme, et son élévation au rang de roi du royaumedes poupées, si prêtes, du reste, à subir cette domination, que,pendant tout le combat, Marie se le rappelait, les poupées avaientobéi à Casse-Noisette comme des soldats à un général ; etcette insouciance du parrain Drosselmayer faisait d’autant plus depeine à Marie, qu’elle était certaine que ces poupées, auxquelles,dans son imagination, elle prêtait le mouvement et la vie, vivaientet remuaient réellement.

Cependant, à la première vue du moins, il n’enétait pas ainsi dans l’armoire, car tout y demeurait tranquille etimmobile ; mais Marie, plutôt que de renoncer à sa convictionintérieure, attribuait tout cela à l’ensorcellement de la reine dessouris et de son fils ; elle entra si bien dans ce sentiment,qu’elle continua bientôt, tout en regardant Casse-Noisette, de luidire tout haut ce qu’elle avait commencé de lui dire tout bas.

– Cependant, reprit-elle, quand bien même vousne seriez pas en état de vous remuer, et empêché, parl’enchantement qui vous tient, de me dire le moindre petit mot, jesais très-bien, mon cher monsieur Drosselmayer, que vous mecomprenez parfaitement, et que vous connaissez à fond mes bonnesintentions à votre égard ; comptez donc sur mon appui si vousen avez besoin. En attendant, soyez tranquille ; je vais bienprier votre oncle de venir à votre aide, et il est si adroit, qu’ilfaut espérer que, pour peu qu’il vous aime un peu, il voussecourra.

Malgré l’éloquence de ce discours,Casse-Noisette ne bougea point ; mais il sembla à Marie qu’unsoupir passa tout doucement à travers l’armoire vitrée, dont lesglaces se mirent à résonner bien bas, mais d’une façon simiraculeusement tendre, qu’il semblait à Marie qu’une voix doucecomme une petite clochette d’argent disait :

– Chère petite Marie, mon ange gardien, jeserai à toi ; Marie, à moi !

Et, à ces paroles mystérieusement entendues,Marie, à travers le frisson qui courut par tout son corps, sentitun bien-être singulier s’emparer d’elle.

Cependant le crépuscule était arrivé. Leprésident entra avec le conseiller de médecine Drosselmayer. Aubout d’un instant, mademoiselle Trudchen avait préparé la table àthé, et toute la famille était rangée autour de la table, causantgaiement. Quant à Marie, elle avait été chercher son petitfauteuil, et s’était assise silencieusement aux pieds du parrainDrosselmayer ; alors, dans un moment où tout le monde faisaitsilence, elle leva ses grands yeux bleus sur le conseiller demédecine, et, le regardant fixement au visage :

– Je sais maintenant, dit-elle, cher parrainDrosselmayer, que mon casse-noisette est ton neveu le jeuneDrosselmayer de Nuremberg. Il est devenu prince et roi du royaumedes poupées, comme l’avait si bien prédit ton compagnonl’astrologue ; mais tu sais bien qu’il est en guerre ouverteet acharnée avec le roi des souris. Voyons, cher parrainDrosselmayer, pourquoi n’es-tu pas venu à son aide quand tu étaisen chouette, à cheval sur la pendule ? et maintenant encore,pourquoi l’abandonnes-tu ?

Et, à ces mots, Marie raconta de nouveau, aumilieu des éclats de rire de son père, de sa mère et demademoiselle Trudchen, toute cette fameuse bataille dont elle avaitété spectatrice. Il n’y eut que Fritz et le parrain Drosselmayerqui ne sourcillèrent point.

– Mais où donc, dit le parrain, cette petitefille va-t-elle chercher toutes les sottises qui lui passent parl’esprit ?

– Elle a l’imagination très-vive, répondit samère, et, au fond, ce ne sont que des rêves et des visionsoccasionnés par sa fièvre.

– Et la preuve, dit Fritz, c’est qu’elleraconte que mes hussards rouges ont pris la fuite ; ce qui nesaurait être vrai, à moins qu’ils ne soient d’abominables poltrons,auquel cas, sapristi ! ils ne risqueraient rien, et je lesbousculerais d’une belle façon !

Mais, tout en souriant singulièrement, leparrain Drosselmayer prit la petite Marie sur ses genoux, et luidit avec plus de douceur qu’auparavant :

– Chère enfant, tu ne sais pas dans quellevoie tu t’engages en prenant aussi chaudement les intérêts deCasse-Noisette : tu auras beaucoup à souffrir, si tu continuesà prendre ainsi parti pour le pauvre disgracié ; car le roides souris, qui le tient pour le meurtrier de sa mère, lepoursuivra par tous les moyens possibles. Mais, en tous cas, cen’est pas moi, entends-tu bien, c’est toi seule qui peux lesauver : sois ferme et fidèle, et tout ira bien.

Ni Marie ni personne ne comprit rien audiscours du parrain ; il y a plus, ce discours parut même siétrange au président, qu’il prit sans souffler le mot la main duconseiller de médecine, et, après lui avoir tâté lepouls :

– Mon bon ami, lui dit-il comme Bartholo àBasile, vous avez une grande fièvre, et je vous conseille d’allervous coucher

La capitale

Pendant la nuit qui suivit la scène que nousvenons de raconter, comme la lune, brillant de tout son éclat,faisait glisser un rayon lumineux entre les rideaux mal joints dela chambre, et que, près de sa mère, dormait la petite Marie,celle-ci fut réveillée par un bruit qui semblait venir du coin dela chambre, mêlé de sifflements aigus et de piaulementsprolongés.

– Hélas ! s’écria Marie, qui reconnut cebruit pour l’avoir entendu pendant la fameuse soirée de labataille ; hélas ! voilà les souris qui reviennent.Maman, maman, maman !

Mais, quelques efforts qu’elle fît, sa voixs’éteignit dans sa bouche. Elle essaya de se sauver ; maiselle ne put remuer ni bras ni jambes, et resta comme clouée dansson lit ; alors, en tournant ses yeux effrayés vers le coin dela chambre où l’on entendait le bruit, elle vit le roi des sourisqui se grattait un passage à travers le mur, passant, par le trouqui allait s’élargissant, d’abord une de ses têtes, puis deux, puistrois, puis enfin ses sept têtes, ayant chacune sa couronne, etqui, après avoir fait plusieurs tours dans la chambre, comme unvainqueur qui prend possession de sa conquête, s’élança d’un bondsur la table, qui était placée à côté du lit de la petite Marie.Arrivé là, il la regarda de ses yeux brillants comme desescarboucles, sifflotant et grinçant des dents, tout endisant :

– Hi hi hi ! il faut que tu me donnes tesdragées et tes massepains, petite fille, ou sinon, je dévorerai tonami Casse-Noisette.

Puis, après avoir fait cette menace, ils’enfuit de la chambre par le même trou qu’il avait fait pourentrer.

Marie était si effrayée de cette terribleapparition, que, le lendemain, elle se réveilla toute pâle et lecœur tout serré, et cela avec d’autant plus de raison, qu’ellen’osait raconter, de peur qu’on ne se moquât d’elle, ce qui luiétait arrivé pendant la nuit. Vingt fois le récit lui vint sur leslèvres, soit vis-à-vis de sa mère, soit vis-à-vis de Fritz ;mais elle s’arrêta, toujours convaincue que ni l’un ni l’autre nela voudrait croire ; seulement, ce qui lui parut le plus clairdans tout cela, c’est qu’il lui fallait sacrifier au salut deCasse-Noisette ses dragées et ses massepains ; en conséquence,elle déposa, le soir du même jour, tout ce qu’elle en possédait surle bord de l’armoire.

Le lendemain, la présidente dit :

– En vérité, je ne sais pas d’où viennent lessouris qui ont tout à coup fait irruption chez nous ; maisregarde, ma pauvre Marie, continua-t-elle en amenant la petitefille au salon, ces méchantes bêtes ont dévoré toutes lessucreries.

La présidente faisait une erreur, c’estgâté qu’elle aurait dû dire ; car ce gourmand de roides souris, tout en ne trouvant pas les massepains de son goût, lesavait tellement grignotés, qu’on fut obligé de les jeter.

Au reste, comme ce n’était pas non plus lesbonbons que Marie préférait, elle n’eut pas un bien vif regret dusacrifice qu’avait exigé d’elle le roi des souris ; et,croyant qu’il se contenterait de cette première contribution dontil l’avait frappée, elle fut fort satisfaite de penser qu’elleavait sauvé Casse-Noisette à si bon marché.

Malheureusement, sa satisfaction ne fut paslongue ; la nuit suivante, elle se réveilla en entendantpiauler et siffloter à ses oreilles.

Hélas ! c’était encore le roi des souris,dont les yeux étincelaient plus horriblement que la nuitprécédente, et qui, de sa même voix entremêlée de sifflements et depiaulements, lui dit :

– Il faut que tu me donnes tes poupées ensucre et en biscuit, petite fillette, ou sinon, je dévorerai tonami Casse-Noisette.

Et, là-dessus, le roi des souris s’en allatout en sautillant et disparut par son trou.

Le lendemain, Marie, fort affligée, s’en alladroit à l’armoire vitrée, et, arrivée là, elle jeta un regardmélancolique sur ses poupées en sucre et en biscuit ; etcertes, sa douleur était bien naturelle, car jamais on n’avait vuplus friandes petites figures que celles que possédait la petiteMarie.

– Hélas ! dit-elle en se tournant vers lecasse-noisette, cher monsieur Drosselmayer, que ne ferais-je paspour vous sauver ! Cependant, vous en conviendrez, ce qu’onexige de moi est bien dur.

Mais, à ces paroles, Casse-Noisette prit unair si lamentable, que Marie, qui croyait toujours voir lesmâchoires du roi des souris s’ouvrir pour le dévorer, résolut defaire encore ce sacrifice pour sauver le malheureux jeune homme. Lesoir même, elle mit donc les poupées de sucre et de biscuit sur lebord de l’armoire, comme la veille elle y avait mis les dragées etles massepains. Baisant cependant, en manière d’adieu, les unsaprès les autres, ses bergers, ses bergères et leurs moutons,cachant derrière toute la troupe un petit enfant aux jouesarrondies qu’elle aimait particulièrement.

– Ah ! c’est trop fort ! s’écria lelendemain la présidente ; il faut décidément que d’affreusessouris aient établi leur domicile dans l’armoire vitrée, car toutesles poupées de la pauvre Marie sont dévorées.

À cette nouvelle, de grosses larmes sortirentdes yeux de Marie ; mais presque aussitôt elles se séchèrent,firent place à un doux sourire, car intérieurement elle sedisait :

– Qu’importent bergers, bergères et moutons,puisque Casse-Noisette est sauvé !

– Mais, dit Fritz, qui avait assisté d’un airréfléchi à toute la conversation, je te rappellerai, petite maman,que le boulanger a un excellent conseiller de légation gris, quel’on pourrait envoyer chercher, et qui mettra bientôt fin à toutceci en croquant les souris les unes après les autres, et, aprèsles souris, dame Souriçonne elle-même, et le roi des souris commemadame sa mère.

– Oui, répondit la présidente ; mais tonconseiller de légation, en sautant sur les tables et les cheminées,me mettra en morceaux mes tasses et mes verres.

– Ah ! ouiche ! dit Fritz, il n’y apas de danger ; le conseiller de légation du boulanger est ungaillard trop adroit pour commettre de pareilles bévues, et jevoudrais bien pouvoir marcher sur le bord des gouttières et sur lacrête des toits avec autant d’adresse et de solidité que lui.

– Pas de chats dans la maison ! pas dechats ici ! s’écria la présidente, qui ne pouvait pas lessouffrir.

– Mais, dit le président, attiré par le bruit,il y a quelque chose de bon à prendre dans ce qu’a ditM. Fritz : ce serait, au lieu d’un chat, d’employer dessouricières.

– Pardieu ! s’écria Fritz, cela tombe àmerveille, puisque c’est parrain Drosselmayer qui les ainventées.

Tout le monde se mit à rire, et, comme, aprèsperquisitions faites dans la maison, il fut reconnu qu’il n’yexistait aucun instrument de ce genre, on envoya chercher uneexcellente souricière chez parrain Drosselmayer, laquelle futamorcée d’un morceau de lard, et tendue à l’endroit même où lessouris avaient fait un si grand dégât la nuit précédente.

Marie se coucha donc dans l’espoir que, lelendemain, le roi des souris se trouverait pris dans la boîte, oùne pouvait manquer de le conduire sa gourmandise. Mais, vers lesonze heures du soir, et comme elle était dans son premier sommeil,elle fut réveillée par quelque chose de froid et de velu quisautillait sur ses bras et sur son visage ; puis, au mêmeinstant, ce piaulement et ce sifflement qu’elle connaissait si bienretentit à ses oreilles. L’affreux roi des souris était là sur sontraversin, les yeux scintillant d’une flamme sanglante, et ses septgueules ouvertes, comme s’il était prêt à dévorer la pauvreMarie.

– Je m’en moque, je m’en moque, disait le roides souris, je n’irai pas dans la petite maison, et ton lard ne metente pas ; je ne serai pas pris : je m’en moque. Mais ilfaut que tu me donnes tes livres d’images et ta petite robe desoie ; autrement, prends-y garde, je dévorerai tonCasse-Noisette.

On comprend qu’après une telle exigence, Mariese réveilla le lendemain l’âme pleine de douleur et les yeux pleinsde larmes. Aussi sa mère ne lui apprit-elle rien de nouveaulorsqu’elle lui dit que la souricière avait été inutile, et que leroi des souris s’était douté de quelque piège. Alors, comme laprésidente sortait pour veiller aux apprêts du déjeuner, Marieentra dans le salon, et, s’avançant en sanglotant vers l’armoirevitrée :

– Hélas ! mon bon et cher monsieurDrosselmayer, dit-elle, où donc cela s’arrêtera-t-il ? Quandj’aurai donné au roi des souris mes jolis livres d’images àdéchirer, et ma belle petite robe de soie, dont l’enfant Jésus m’afait cadeau le jour de Noël, à mettre en morceaux, il ne sera pascontent encore, et tous les jours m’en demandera davantage ;si bien que, lorsque je n’aurai plus rien à lui donner, peut-êtreme dévorera-t-il à votre place. Hélas ! pauvre enfant que jesuis, que dois-je donc faire, mon bon et cher monsieurDrosselmayer ? que dois-je donc faire ?

Et tout en pleurant, et tout en se lamentantainsi, Marie s’aperçut que Casse-Noisette avait au cou une tache desang. Du jour où Marie avait appris que son protégé était le filsdu marchand de joujoux et le neveu du conseiller de médecine, elleavait cessé de le porter dans ses bras, et ne l’avait plus nicaressé ni embrassé, et sa timidité à son égard était si grande,qu’elle n’avait pas même osé le toucher du bout du doigt. Mais ence moment, voyant qu’il était blessé, et craignant que sa blessurene fût dangereuse, elle le sortit doucement de l’armoire, et se mità essuyer avec son mouchoir la tache de sang qu’il avait au cou.Mais quel fut son étonnement lorsqu’elle sentit tout à coup queCasse-Noisette commençait à se remuer dans sa main ! Elle lereposa vivement sur son rayon ; alors sa bouche s’agita dedroite et de gauche, ce qui la fit paraître plus grande encore, et,à force de mouvements, finit à grand’peine par articuler cesmots :

– Ah ! très-chère demoiselle Silberhaus,excellente amie à moi, que ne vous dois-je pas, et que deremerciements n’ai-je pas à vous faire ! Ne sacrifiez donc paspour moi vos livres d’images et votre robe de soie ;procurez-moi seulement une épée, mais une bonne épée, et je mecharge du reste.

Casse-Noisette voulait en dire plus longencore ; mais ses paroles devinrent inintelligibles, sa voixs’éteignit tout à fait, et ses yeux, un moment animés parl’expression de la plus douce mélancolie, devinrent immobiles etatones. Marie n’éprouva aucune terreur ; au contraire, ellesauta de joie, car elle était bienheureuse de pouvoir sauverCasse-Noisette, sans avoir à lui faire le sacrifice de ses livresd’images et de sa robe de soie. Une seule chose l’inquiétait,c’était de savoir où elle trouverait cette bonne épée que demandaitle petit bonhomme ; Marie résolut alors de s’ouvrir de sonembarras à Fritz, que, à part sa forfanterie, elle savait être unobligeant garçon. Elle l’amena donc devant l’armoire vitrée, luiraconta tout ce qui lui était arrivé avec Casse-Noisette et le roides souris, et finit par lui exposer le genre de service qu’elleattendait de lui. La seule chose qui impressionna Fritz dans cerécit, fut d’apprendre que bien réellement ses hussards avaientmanqué de cœur au plus fort de la bataille ; aussidemanda-t-il à Marie si l’accusation était bien vraie, et, comme ilsavait la petite fille incapable de mentir, sur son affirmation, ils’élança vers l’armoire, et fit à ses hussards un discours quiparut leur inspirer une grande honte. Mais ce ne fut pastout : pour punir tout le régiment dans la personne de seschefs, il dégrada les uns après les autres tous les officiers, etdéfendit expressément aux trompettes de jouer pendant un an lamarche des Hussards de la garde ; puis, se retournantvers Marie :

– Quant à Casse-Noisette, dit-il, qui meparaît un brave garçon, je crois que j’ai son affaire : commej’ai mis hier à la réforme, avec sa pension, bien entendu, un vieuxmajor de cuirassiers qui avait fini son temps de service, jeprésume qu’il n’a plus besoin de son sabre, lequel était uneexcellente lame.

Restait à trouver le major ; on se mit àsa recherche, et on le découvrit mangeant la pension que Fritz luiavait faite, dans une petite auberge perdue, au coin le plus reculédu troisième rayon de l’armoire. Comme l’avait pensé Fritz, il nefit aucune difficulté de rendre son sabre, qui lui était devenuinutile et qui fut, à l’instant même, passé au cou deCasse-Noisette.

La frayeur qu’éprouvait Marie l’empêcha des’endormir la nuit suivante ; aussi était-elle si bienéveillée, qu’elle entendit sonner les douze coups de l’horloge dusalon. À peine la vibration du dernier coup eut-elle cessé, que desingulières rumeurs retentirent du côté de l’armoire, et qu’onentendit un grand cliquetis d’épées, comme si deux adversairesacharnés en venaient aux mains. Tout à coup l’un des deuxcombattants fit couic !

– Le roi des souris ! s’écria Mariepleine de joie et de terreur à la fois.

Rien ne bougea d’abord ; mais bientôt onfrappa doucement, bien doucement à la porte, et une petite voixflûtée fit entendre ces paroles :

– Bien chère demoiselle Silberhaus, j’apporteune joyeuse nouvelle ; ouvrez-moi donc, je vous ensupplie.

Marie reconnut la voix du jeuneDrosselmayer ; elle passa en toute hâte sa petite robe etouvrit lestement la porte. Casse-Noisette était là, tenant sonsabre sanglant dans sa main droite, et une bougie dans sa maingauche. Aussitôt qu’il aperçut Marie, il fléchit le genou devantelle et dit :

– C’est vous seule, ô Madame, qui m’avez animédu courage chevaleresque que je viens de déployer, et qui avezdonné à mon bras la force de combattre l’insolent qui osa vousmenacer : ce misérable roi des souris est là, baigné dans sonsang. Voulez-vous, ô Madame, ne pas dédaigner les trophées de lavictoire, offerts de la main d’un chevalier qui vous sera dévouéjusqu’à la mort ?

Et, en disant cela, Casse-Noisette tira de sonbras gauche les sept couronnes d’or du roi des souris, qu’il yavait passées en guise de bracelets, et les offrit à Marie, qui lesaccepta avec joie.

Alors Casse-Noisette, encouragé par cettebienveillance, se releva et continua ainsi :

– Ah ! ma chère demoiselle Silberhaus,maintenant que j’ai vaincu mon ennemi, quelles admirables choses nepourrais-je pas vous faire voir si vous aviez la condescendance dem’accompagner seulement pendant quelques pas. Oh ! faites-le,faites-le, ma chère demoiselle, je vous en supplie !

Marie n’hésita pas un instant à suivreCasse-Noisette, sachant combien elle avait de droits à sareconnaissance, et étant bien certaine qu’il ne pouvait avoir aucunmauvais dessein sur elle.

– Je vous suivrai, dit-elle, mon cher monsieurDrosselmayer ; mais il ne faut pas que ce soit bien loin, nique le voyage dure bien longtemps, car je n’ai pas encoresuffisamment dormi.

– Je choisirai donc, dit Casse-Noisette lechemin le plus court, quoiqu’il soit le plus difficile.

Et, à ces mots, il marcha devant, et Marie lesuivit.

Le royaume des poupées

Tous deux arrivèrent bientôt devant unevieille et immense armoire située dans un corridor tout près de laporte, et qui servait de garde-robe. Là, Casse-Noisette s’arrêta,et Marie remarqua, à son grand étonnement, que les battants del’armoire, ordinairement si bien fermés, étaient tout grandsouverts, de façon qu’elle voyait à merveille la pelisse de voyagede son père, qui était en peau de renard, et qui se trouvaitsuspendue en avant de tous les autres habits ; Casse-Noisettegrimpa fort adroitement le long des lisières, et, en s’aidant desbrandebourgs jusqu’à ce qu’il pût atteindre à la grande houppe qui,attachée par une grosse ganse, retombait sur le dos de cettepelisse, Casse-Noisette en tira aussitôt un charmant escalier debois de cèdre, qu’il dressa de façon à ce que sa base touchât laterre et à ce que son extrémité supérieure se perdit dans la manchede la pelisse.

– Et maintenant, ma chère demoiselle, ditCasse-Noisette, ayez la bonté de me donner la main et de monteravec moi.

Marie obéit ; et à peine eut-elle regardépar la manche, qu’une étincelante lumière brilla devant elle, etqu’elle se trouva tout à coup transportée au milieu d’une prairieembaumée, et qui scintillait comme si elle eût été toute parseméede pierres précieuses.

– Ô mon Dieu ! s’écria Marie toutéblouie, où sommes-nous donc, mon cher monsieurDrosselmayer ?

– Nous sommes dans la plaine du sucre candi,Mademoiselle ; mais nous ne nous y arrêterons pas, si vous levoulez bien, et nous allons tout de suite passer par cetteporte.

Alors, seulement, Marie aperçut en levant lesyeux une admirable porte par laquelle on sortait de la prairie.Elle semblait être construite de marbre blanc, de marbre rouge etde marbre brun ; mais, quand Marie se rapprocha, elle vit quetoute cette porte n’était formée que de conserves à la fleurd’orange, de pralines et de raisin de Corinthe ; c’estpourquoi, à ce que lui apprit Casse-Noisette, cette porte étaitappelée la porte des Pralines.

Cette porte donnait sur une grande galeriesupportée par des colonnes en sucre d’orge, sur laquelle galeriesix singes vêtus de rouge faisaient une musique, sinon des plusmélodieuses, du moins des plus originales. Marie avait tant de hâted’arriver, qu’elle ne s’apercevait même pas qu’elle marchait sur unpavé de pistaches et de macarons, qu’elle prenait tout bonnementpour du marbre. Enfin, elle atteignit le bout de la galerie, et àpeine fut-elle en plein air, qu’elle se trouva environnée des plusdélicieux parfums, lesquels s’échappaient d’une charmante petiteforêt qui s’ouvrait devant elle. Cette forêt, qui eût été sombresans la quantité de lumières qu’elle contenait, était éclairéed’une façon si resplendissante, qu’on distinguait parfaitement lesfruits d’or et d’argent qui étaient suspendus aux branches ornéesde rubans et de bouquets et pareilles à de joyeux mariés.

– Ô mon cher monsieur Drosselmayer, s’écriaMarie, quel est ce charmant endroit, je vous prie ?

– Nous sommes dans la forêt de Noël,Mademoiselle, dit Casse-Noisette, et c’est ici qu’on vient chercherles arbres auxquels l’enfant Jésus suspend ses présents.

– Oh ! continua Marie, ne pourrais-jedonc pas m’arrêter ici un instant ? On y est si bien et il ysent si bon !

Aussitôt Casse-Noisette frappa entre ses deuxmains, et plusieurs bergers et bergères, chasseurs et chasseressessortirent de la forêt, si délicats et si blancs, qu’ils semblaientde sucre raffiné. Ils apportaient un charmant fauteuil de chocolatincrusté d’angélique, sur lequel ils disposèrent un coussin dejujube, et invitèrent fort poliment Marie à s’y asseoir. À peine yfut-elle, que, comme cela se pratique dans les opéras, les bergerset les bergères, les chasseurs et les chasseresses prirent leurspositions, et commencèrent à danser un charmant ballet accompagnéde cors, dans lesquels les chasseurs soufflaient d’une façontrès-mâle, ce qui colora leur visage de manière que leurs jouessemblaient faites de conserves de roses. Puis, le pas fini, ilsdisparurent tous dans un buisson.

– Pardonnez-moi, chère demoiselle Silberhaus,dit alors Casse-Noisette en tendant la main à Marie, pardonnez-moide vous avoir offert un si chétif ballet ; mais ces marauds-làne savent que répéter éternellement le même pas qu’ils ont déjàfait cent fois. Quant aux chasseurs, ils ont soufflé dans leurscors comme des fainéants, et je vous réponds qu’ils auront affaireà moi. Mais laissons là ces drôles, et continuons la promenade, sielle vous plaît.

– J’ai cependant trouvé tout cela biencharmant, dit Marie se rendant à l’invitation de Casse-Noisette, etil me semble, mon cher monsieur Drosselmayer, que vous êtes injustepour nos petits danseurs.

Casse-Noisette fit une moue qui voulaitdire : « Nous verrons, et votre indulgence leur seracomptée. » Puis ils continuèrent leur chemin, et arrivèrentsur les bords d’une rivière qui semblait exhaler tous les parfumsqui embaumaient l’air.

– Ceci, dit Casse-Noisette sans même attendreque Marie l’interrogeât, est la rivière Orange. C’est une des pluspetites du royaume ; car, excepté sa bonne odeur, elle ne peutêtre comparée au fleuve Limonade, qui se jette dans la mer du Midiqu’on appelle la mer de Punch, ni au lac Orgeat, qui se jette dansla mer du Nord, qu’on appelle la mer de Lait d’amandes.

Non loin de là était un petit village, danslequel les maisons, les églises, le presbytère du curé, tout enfinétait brun ; seulement, les toits en étaient dorés, et lesmurailles resplendissaient incrustées de petits bonbons roses,bleus et blancs.

– Ceci est le village de Massepains, ditCasse-Noisette ; c’est un gentil bourg, comme vous voyez,situé sur le ruisseau de Miel. Les habitants en sont assezagréables à voir ; seulement, on les trouve sans cesse demauvaise humeur, attendu qu’ils ont toujours mal aux dents. Mais,chère demoiselle Silberhaus, continua Casse-Noisette, ne nousarrêtons pas, je vous prie, à visiter tous les villages et toutesles petites villes de ce royaume. À la capitale, à lacapitale !

Casse-Noisette s’avança alors tenant toujoursMarie par la main, mais plus lestement qu’il ne l’avait faitencore ; car Marie, pleine de curiosité, marchait côte à côteavec lui, légère comme un oiseau. Enfin, au bout de quelque temps,un parfum de roses se répandit dans l’air, et tout, autour d’eux,prit une couleur rose. Marie remarqua que c’était l’odeur et lereflet d’un fleuve d’essence de rose qui roulait ses petits flotsavec une charmante mélodie. Sur les eaux parfumées, des cygnesd’argent, ayant au cou des colliers d’or, glissaient lentement enchantant entre eux les plus délicieuses chansons, à ce point quecette harmonie, qui les réjouissait fort, à ce qu’il paraît,faisait sautiller autour d’eux des poissons de diamant.

– Ah ! s’écria Marie, voilà le jolifleuve que parrain Drosselmayer voulait me faire à Noël, et moi, jesuis la petite fille qui caressait les cygnes.

Le voyage

Casse-Noisette frappa encore une fois dans sesdeux mains ; alors le fleuve d’essence de rose se gonflavisiblement, et, de ses flots agités, sortit un char de coquillagescouvert de pierreries étincelant au soleil, et traîné par desdauphins d’or. Douze charmants petits Maures, avec des bonnets enécailles de dorade et des habits en plumes de colibri, sautèrentsur le rivage, et portèrent doucement Marie d’abord, et ensuiteCasse-Noisette, dans le char, qui se mit à cheminer sur l’eau.

C’était, il faut l’avouer, une ravissantechose, et qui pourrait se comparer au voyage de Cléopâtre remontantle Cydnus, que de voir Marie sur son char de coquillages, embauméede parfums, flottant sur des vagues d’essence de rose, s’avançanttraînée par des dauphins d’or, qui relevaient la tête et lançaienten l’air des gerbes brillantes de cristal rosé qui retombaient enpluie diaprée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Enfin, pourque la joie pénétrât par tous les sens, une douce harmoniecommençait de retentir, et l’on entendait de petites voixargentines qui chantaient :

« Qui donc vogue ainsi sur le fleuved’essence de rose ? Est-ce la fée Mab ou la reineTitania ? Répondez, petits poissons qui scintillez sous lesvagues, pareils à des éclairs liquides ; répondez, cygnesgracieux qui glissez à la surface de l’eau ; répondez, oiseauxaux vives couleurs qui traversez l’air comme des fleursvolantes. »

Et, pendant ce temps, les douze petits Mauresqui avaient sauté derrière le char de coquillages secouaient encadence leurs petits parasols garnis de sonnettes, à l’ombredesquels ils abritaient Marie, tandis que celle-ci, penchée sur lesflots, souriait au charmant visage qui lui souriait dans chaquevague qui passait devant elle.

Ce fut ainsi qu’elle traversa le fleuved’essence de rose et s’approcha de la rive opposée. Puis,lorsqu’elle n’en fut plus qu’à la longueur d’une rame, les douzeMaures sautèrent, les uns à l’eau, les autres sur le rivage, et,faisant la chaîne, ils portèrent, sur un tapis d’angélique toutparsemé de pastilles de menthe, Marie et Casse-Noisette.

Restait à traverser un petit bosquet, plusjoli peut-être encore que la forêt de Noël, tant chaque arbrebrillait et étincelait de sa propre essence. Mais ce qu’il y avaitde remarquable surtout, c’étaient les fruits pendus aux branches,et qui n’étaient pas seulement d’une couleur et d’une transparencesingulières, les uns jaunes comme des topazes, les autres rougescomme des rubis, mais encore d’un parfum étrange.

– Nous sommes dans le bois des Confitures, ditCasse-Noisette, et au delà de cette lisière est la capitale.

Et, en effet, Marie écarta les dernièresbranches, et resta stupéfaite en voyant l’étendue, la magnificenceet l’originalité de la ville qui s’élevait devant elle, sur unepelouse de fleurs. Non-seulement les murs et les clochersresplendissaient des plus vives couleurs, mais encore, pour laforme des bâtiments, il n’y avait point à espérer d’en rencontrerde pareils sur la terre. Quant aux remparts et aux portes, ilsétaient entièrement construits avec des fruits glacés quibrillaient au soleil de leur propre couleur, rendue plus brillanteencore par le sucre cristallisé qui les recouvrait. À la porteprincipale, et qui fut celle par laquelle ils firent leur entrée,des soldats d’argent leur présentèrent les armes, et un petithomme, enveloppé d’une robe de chambre de brocart d’or, se jeta aucou de Casse-Noisette en lui disant :

– Oh ! cher prince, vous voilà doncenfin ! Soyez le bienvenu à Confiturembourg.

Marie s’étonna un peu du titre pompeux qu’ondonnait à Casse-Noisette ; mais elle fut bientôt distraite deson étonnement par une rumeur formée d’une telle quantité de voixqui jacassaient en même temps, qu’elle demanda à Casse-Noisettes’il y avait, dans la capitale du royaume des poupées, quelqueémeute ou quelque fête.

– Il n’y a rien de tout cela, chère demoiselleSilberhaus, répondit Casse-Noisette ; mais Confiturembourg estune ville joyeuse et peuplée qui fait grand bruit à la surface dela terre ; et cela se passe tous les jours, comme vous allezle voir pour aujourd’hui ; seulement, donnez-vous la peined’avancer, voilà tout ce que je vous demande.

Marie, poussée à la fois par sa proprecuriosité et par l’invitation si polie de Casse-Noisette, hâta samarche, et se trouva bientôt sur la place du grand marché, quiavait un des plus magnifiques aspects qui se pût voir. Toutes lesmaisons d’alentour étaient en sucreries, montées à jour, avecgaleries sur galeries ; et, au milieu de la place, s’élevait,en forme d’obélisque, une gigantesque brioche, du milieu delaquelle s’élançaient quatre fontaines de limonade, d’orangeade,d’orgeat et de sirop de groseille. Quant aux bassins, ils étaientremplis d’une crème si fouettée et si appétissante, que beaucoup degens très-bien mis, et qui paraissaient on ne peut plus comme ilfaut, en mangeaient publiquement à la cuiller. Mais ce qu’il yavait de plus agréable et de plus récréatif à la fois, c’étaient decharmantes petites gens qui se coudoyaient et se promenaient parmilliers, bras dessus bras dessous, riant, chantant et causant àpleine voix, ce qui occasionnait ce joyeux tumulte que Marie avaitentendu. Il y avait là, outre les habitants de la capitale, deshommes de tous les pays : Arméniens, Juifs, Grecs, Tyroliens,officiers, soldats, prédicateurs, capucins, bergers etpolichinelles ; enfin toute espèce de gens, de bateleurs et desauteurs, comme on en rencontre dans le monde.

Bientôt le tumulte redoubla à l’entrée d’unerue qui donnait sur la place, et le peuple s’écarta pour laisserpasser un cortège. C’était le Grand Mogol qui se faisait porter surun palanquin, accompagné de quatre-vingt-treize grands de sonroyaume et sept cents esclaves ; mais, en ce moment même, ilse trouva, par hasard, que, par la rue parallèle, arriva le GrandSultan à cheval, lequel était accompagné de trois centsjanissaires. Les deux souverains avaient toujours été quelque peurivaux et, par conséquent, ennemis ; ce qui faisait que lesgens de leurs suites se rencontraient rarement sans que cetterencontre amenât quelque rixe. Ce fut bien autre chose, on lecomprendra facilement, quand ces deux puissants monarques setrouvèrent en face l’un de l’autre ; d’abord, ce fut uneconfusion du milieu de laquelle essayèrent de se tirer les gens dupays ; mais bientôt on entendit les cris de fureur et dedésespoir : un jardinier qui se sauvait avait abattu, avec lemanche de sa bêche, la tête d’un bramine fort considéré dans sacaste, et le Grand Sultan lui-même avait renversé de son cheval unpolichinelle alarmé qui avait passé entre les jambes de sonquadrupède ; le brouhaha allait en augmentant, quand l’homme àla robe de chambre de brocart, qui, à la porte de la ville, avaitsalué Casse-Noisette du titre de prince, grimpa d’un seul élan touten haut de la brioche, et, ayant sonné trois fois d’une clocheclaire, bruyante et argentine, s’écria trois fois :

– Confiseur ! confiseur !confiseur !

Aussitôt le tumulte s’apaisa ; les deuxcortèges embrouillés se débrouillèrent ; on brossa le GrandSultan qui était couvert de poussière ; on remit la tête aubramine, en lui recommandant de ne pas éternuer de trois jours, depeur qu’elle ne se décollât ; puis, le calme rétabli, lesallures joyeuses recommencèrent, et chacun revint puiser de lalimonade, de l’orangeade et du sirop de groseille à la fontaine, etmanger de la crème à pleines cuillers dans ses bassins.

– Mais, mon cher monsieur Drosselmayer, ditMarie, quelle est donc la cause de l’influence exercée sur ce petitpeuple par ce mot trois fois répété :

« Confiseur, confiseur,confiseur ? »

– Il faut vous dire, Mademoiselle, réponditCasse-Noisette, que le peuple de Confiturembourg croit, parexpérience, à la métempsycose, et est soumis à l’influencesupérieure d’un principe appelé confiseur, lequel principelui donne, selon son caprice, et en le soumettant à une cuissonplus ou moins prolongée, la forme qui lui plaît. Or, comme chacuncroit toujours sa forme la meilleure, il n’y a jamais personne quise soucie d’en changer ; voilà d’où vient l’influence magiquede ce mot confiseur, sur les Confiturembourgeois, etcomment ce mot, prononcé par le bourgmestre, suffit pour apaiser leplus grand tumulte, comme vous venez de le voir : chacun, àl’instant même, oublie les choses terrestres, les côtes enfoncéeset les bosses à la tête ; puis, rentrant en lui-même, sedit : « Mon Dieu ! qu’est-ce que l’homme, et que nepeut-il pas devenir ? »

Tout en causant ainsi, on était arrivé en faced’un palais répandant une lueur rose et surmonté de cent tourellesélégantes et aériennes ; les murs en étaient parsemés debouquets de violettes, de narcisses, de tulipes et de jasmins quirehaussaient de couleurs variées le fond rosé sur lequel il sedétachait. La grande coupole du milieu était parsemée de milliersd’étoiles d’or et d’argent.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Marie, quel estdonc ce merveilleux édifice ?

– C’est le palais des Massepains, réponditCasse-Noisette, c’est-à-dire l’un des monuments les plusremarquables de la capitale du royaume des poupées.

Cependant, toute perdue qu’elle était dans sonadmiration contemplative, Marie ne s’en aperçut pas moins que latoiture d’une des grandes tours manquait entièrement, et que despetits bonshommes de pain d’épice, montés sur un échafaudage decannelle, étaient occupés à la rétablir. Elle allait questionnerCasse-Noisette sur cet accident, lorsque, prévenant sonintention :

– Hélas ! dit-il, il y a peu de temps quece palais a été menacé de grandes dégradations, si ce n’est d’uneruine entière. Le géant Bouche-Friande mordit légèrement cettetour, et il avait même déjà commencé de grignoter la coupole,lorsque les Confiturembourgeois vinrent lui apporter en tribut unquartier de la ville, nommé Nougat, et une grande portion de laforêt Angélique ; moyennant quoi, il consentit à s’éloigner,sans avoir fait d’autres dégâts que celui que vous voyez.

Dans ce moment, on entendit une douce etcharmante musique.

Les portes du palais s’ouvrirentd’elles-mêmes, et douze petits pages en sortirent, portant dansleurs mains des brins d’herbe aromatique, allumés en guise deflambeaux ; leurs têtes étaient composées d’une perle ;six d’entre eux avaient le corps fait de rubis et six autresd’émeraudes, et avec cela ils trottaient fort joliment sur deuxpetits pieds d’or ciselés avec le plus grand soin et dans le goûtde Benvenuto Cellini.

Ils étaient suivis de quatre dames de lataille tout au plus de mademoiselle Clairchen, sa nouvelle poupée,mais si splendidement vêtues, si richement parées, que Marie ne putméconnaître en elles les princesses royales de Confiturembourg.Toutes quatre, en apercevant Casse-Noisette, s’élancèrent à son couavec la plus tendre effusion, s’écriant en même temps et d’uneseule voix :

– Ô mon prince ! mon excellentprince ! … Ô mon frère ! mon excellent frère !

Casse-Noisette paraissait fort touché ;il essuya les nombreuses larmes qui coulaient de ses yeux, et,prenant Marie par la main, il dit pathétiquement, en s’adressantaux quatre princesses :

– Mes chères sœurs, voici mademoiselle MarieSilberhaus que je vous présente ; c’est la fille de M. leprésident Silberhaus, de Nuremberg, homme fort considéré dans laville qu’il habite. C’est elle qui a sauvé ma vie ; car, si,au moment où je venais de perdre la bataille, elle n’avait pas jetésa pantoufle au roi des souris, et si, plus tard, elle n’avait paseu la bonté de me prêter le sabre d’un major mis à la retraite parson frère, je serais maintenant couché dans le tombeau, ou, qui pisest encore, dévoré par le roi des souris. Ah ! chèredemoiselle Silberhaus, s’écria Casse-Noisette dans un enthousiasmequ’il ne pouvait plus maîtriser, Pirlipate, la princesse Pirlipate,toute fille du roi qu’elle était, n’était pas digne de dénouer lescordons de vos jolis petits souliers.

– Oh ! non, non, bien certainement,répétèrent en chœur les quatre princesses.

Et, se jetant au cou de Marie, elless’écrièrent :

– Ô noble libératrice de notre cher etbien-aimé prince et frère ! ô excellente demoiselleSilberhaus !

Et, avec ces exclamations, que leur cœurgonflé de joie ne leur permettait pas de développer davantage, lesquatre princesses conduisirent Marie et Casse-Noisette dansl’intérieur du palais, les forcèrent de s’asseoir sur de charmantspetits canapés en bois de cèdre et du Brésil, parsemés de fleursd’or, disant qu’elles voulaient elles-mêmes préparer leur repas. Enconséquence, elles allèrent chercher une quantité de petits vaseset de petites écuelles de la plus fine porcelaine du Japon, descuillers, des couteaux, des fourchettes, des casseroles et autresustensiles de cuisine tout en or et en argent ; apportèrentles plus beaux fruits et les plus délicieuses sucreries que Marieeût jamais vus, et commencèrent à se trémousser de telle façon, queMarie vit bien que les princesses de Confiturembourg s’entendaientmerveilleusement à faire la cuisine. Or, comme Marie s’entendaitaussi très-bien à ces sortes de choses, elle souhaitaitintérieurement de prendre une part active à ce qui sepassait ; alors, comme si elle eût pu deviner le vœu intérieurde Marie, la plus jolie des quatre sœurs de Casse-Noisette luitendit un petit mortier d’or et lui dit :

– Chère libératrice de mon frère, pilez-moi,je vous prie, de ce sucre candi.

Marie s’empressa de se rendre à l’invitation,et, tandis qu’elle frappait si gentiment dans le mortier, qu’il ensortait une mélodie charmante, Casse-Noisette se mit à raconterdans le plus grand détail toutes ses aventures ; mais, choseétrange, il semblait à Marie, pendant ce récit, que peu à peu lesmots du jeune Drosselmayer, ainsi que le bruit du mortier,n’arrivaient plus qu’indistinctement à son oreille ; bientôt,elle se vit enveloppée comme d’une légère vapeur ; puis lavapeur se changea en une gaze d’argent, qui s’épaissit de plus enplus autour d’elle, et qui peu à peu lui déroba la vue deCasse-Noisette et des princesses ses sœurs. Alors des chantsétranges, qui lui rappelaient ceux qu’elle avait entendus sur lefleuve d’essence de rose, se firent entendre mêlés au murmurecroissant des eaux ; puis il sembla à Marie que les vaguespassaient sous elle et la soulevaient en se gonflant. Elle sentitqu’elle montait haut, plus haut, bien plus haut, plus haut encore,et prrrrrrrrou ! et, paff ! qu’elle tombait d’une hauteurqu’elle ne pouvait mesurer.

Conclusion

On ne fait pas une chute de quelques millepieds sans se réveiller ; aussi Marie se réveilla, et, en seréveillant, se retrouva dans son petit lit. Il faisait grand jour,et sa mère était près d’elle, lui disant :

– Est-il possible d’être aussi paresseuse quetu l’es ? Voyons, réveillons-nous ; habillons-nous bienvite, car le déjeuner nous attend.

– Oh ! chère petite mère, dit Marie enouvrant ses grands yeux étonnés, où donc m’a conduit cette nuit lejeune M. Drosselmayer, et quelles admirables choses nem’a-t-il pas fait voir ?

Alors Marie raconta tout ce que nous venons deraconter nous-même, et, lorsqu’elle eut fini, sa mère luidit :

– Tu as fait là un bien long et bien charmantrêve, chère petite Marie ; mais, maintenant que tu esréveillée, il faudrait oublier tout cela, et venir faire tonpremier déjeuner.

Mais Marie, tout en s’habillant, persista àsoutenir que ce n’était point un rêve, et qu’elle avait bienréellement vu tout cela. Sa mère alors alla vers l’armoire, pritCasse-Noisette, qui était, comme d’habitude, sur son troisièmerayon, l’apporta à la petite fille, et lui dit :

– Comment peux-tu t’imaginer, folle enfant,que cette poupée, qui est composée de bois et de drap, puisse avoirla vie, le mouvement et la réflexion ?

– Mais, chère maman, reprit avec impatience lapetite Marie, je sais parfaitement, moi, que Casse-Noisette n’estautre que le jeune M. Drosselmayer, neveu du parrain.

Alors Marie entendit un grand éclat de rirederrière elle.

C’étaient le président, Fritz et mademoiselleTrudchen qui s’en donnaient à cœur joie à ses dépens.

– Ah ! s’écria Marie, ne voilà-t-il pasque tu te moques aussi de mon Casse-Noisette, cher papa ? Il acependant respectueusement parlé de toi, quand nous sommes entrésdans le palais de Massepains, et qu’il m’a présentée aux princessesses sœurs.

Les éclats de rire redoublèrent de tellefaçon, que Marie comprit qu’il lui fallait donner une preuve de lavérité de ce qu’elle avait dit, sous peine d’être traitée comme unefolle.

Elle passa alors dans la chambre voisine, et yprit une petite cassette dans laquelle elle avait soigneusementenfermé les sept couronnes du roi des souris ; puis ellerevint en disant :

– Tiens, chère maman, voici cependant lescouronnes du roi des souris, que Casse-Noisette m’a données la nuitdernière en signe de sa victoire.

La présidente alors, pleine de surprise, pritet regarda ces petites couronnes, qui, en métal inconnu et fortbrillant, étaient ciselées avec une finesse dont les mains humainesn’eussent point été capables. Le président lui-même ne pouvaitcesser de les examiner, et les jugeait si précieuses, que, quellesque fussent les instances de Fritz, qui se dressait sur la pointedes pieds pour les voir, et qui demandait à les toucher, il nevoulut pas lui en confier une seule.

Alors le président et la présidente se mirentà presser Marie de leur dire d’où venaient ces petitescouronnes ; mais elle ne pouvait que persister dans ce qu’elleavait dit ; et, quand son père, impatienté de ce qu’il croyaitun entêtement de sa part, l’eut appelée menteuse, elle se mit àfondre en larmes et à s’écrier :

– Hélas ! pauvre enfant que je suis, quevoulez-vous que je vous dise ?

En ce moment, la porte s’ouvrit ; leconseiller de médecine parut, et s’écria à son tour :

– Mais qu’y a-t-il donc ? et qu’a-t-onfait à ma filleule Marie, qu’elle pleure, qu’elle sangloteainsi ? Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce c’estdonc ?

Le président instruisit le nouveau venu detout ce qui était arrivé, et, le récit terminé, il lui montra lescouronnes ; mais peine les eut-il vues, qu’il se mit àrire.

– Ah ! ah ! dit-il, la plaisanterieest bonne ! ce sont les sept couronnes que je portais à lachaîne de ma montre, il y a quelques années, et dont je fis présentà ma filleule le jour du deuxième anniversaire de sanaissance ; ne vous le rappelez-vous pas, cherprésident ?

Mais le président et la présidente eurent beauchercher dans leur mémoire, ils n’avaient gardé aucun souvenir dece fait ; cependant, s’en rapportant à ce que disait leparrain, leurs figures reprirent peu à peu leur expression de bontéordinaire ; ce que voyant Marie, elle s’élança vers leconseiller de médecine en s’écriant :

– Mais tu sais tout cela, toi, parrainDrosselmayer ; avoue donc que Casse-Noisette est ton neveu, etque c’est lui qui m’a donné ces sept couronnes.

Mais parrain Drosselmayer parut prendre fortmal la chose ; son front se plissa, et sa figure s’assombritde telle façon, que le président, appelant la petite Marie, et laprenant entre ses jambes, lui dit :

– Écoute-moi, ma chère enfant, car c’estsérieusement que je te parle : fais-moi le plaisir, une foispour toutes, de mettre de côté ces folles imaginations ; car,s’il t’arrive encore de dire que ton vilain et informeCasse-Noisette est le neveu de notre ami le conseiller de médecine,je te préviens que je jetterai non-seulementM. Casse-Noisette, mais encore toutes les autres poupées,mademoiselle Claire comprise, par la fenêtre.

La pauvre Marie n’osa donc plus parler detoutes les belles choses dont son imagination était remplie ;mais mes jeunes lecteurs, et surtout mes jeunes lectrices,comprendront que, lorsqu’on a voyagé une fois dans un pays aussiattrayant que le royaume des poupées, et qu’on a vu une ville aussisucculente que Confiturembourg, ne l’eût-on vue qu’une heure, on neperd pas facilement un pareil souvenir ; elle essaya donc deparler à son frère de toute son histoire. Mais Marie avait perdutoute sa confiance du moment où elle avait osé dire que seshussards avaient pris la fuite ; en conséquence, convaincu,sur l’affirmation paternelle, que Marie avait menti, Fritz rendit àses officiers les grades qu’il leur avait enlevés, et permit à sestrompettes de jouer de nouveau la marche des hussards de la garde,réhabilitation qui n’empêcha pas Marie de croire ce qu’il lui plutsur leur courage.

Marie n’osait donc plus parler de sesaventures ; cependant, les souvenirs du royaume des poupéesl’assiégeaient sans cesse, et, lorsqu’elle arrêtait son esprit surces souvenirs, elle revoyait tout, comme si elle eût été encore oudans la forêt de Noël, ou sur le fleuve d’essence de rose, ou dansla ville de Confiturembourg ; de sorte qu’au lieu de jouercomme auparavant avec ses joujoux, elle s’asseyait immobile etsilencieuse, tout à ses réflexions intérieures, et que tout lemonde l’appelait la petite rêveuse.

Mais, un jour que le conseiller de médecine,sa perruque de verre posée sur le parquet, sa langue passée dans lecoin de sa bouche, les manches de sa redingote jaune retroussée,réparait, à l’aide d’un long instrument pointu, quelque chose quiétait désorganisé dans une pendule, il arriva que Marie, qui étaitassise près de l’armoire vitrée, et qui, selon son habitude,regardait Casse-Noisette, se plongea si bien dans ses rêveries,que, oubliant tout à coup que, non-seulement le parrainDrosselmayer, mais encore sa mère, étaient là, il lui échappainvolontairement de s’écrier :

– Ah ! cher monsieur Drosselmayer !si vous n’étiez pas un bonhomme de bois, comme le soutient monpère, et si vous existiez véritablement, que je ne ferais pas commela princesse Pirlipate, et que je ne vous délaisserais pas parceque, pour m’obliger, vous auriez cessé d’être un charmant jeunehomme ; car je vous aime véritablement, moi, ah !…

Mais à peine venait-elle de pousser ce soupir,qu’il se fit par la chambre un tel tintamarre, que Marie serenversa tout évanouie du haut de sa chaise à terre.

Quand elle revint à elle, Marie se trouvaitentre les bras de sa mère, qui lui dit :

– Comment est-il possible qu’une grande fillecomme toi, je te le demande, soit assez bête pour se laisser tomberen bas de sa chaise, et cela juste au moment où le neveu deM. Drosselmayer, qui a terminé ses voyages, vient d’arriver àNuremberg ?… Voyons, essuie tes yeux et sois gentille.

En effet, Marie essuya ses yeux, et, lestournant vers la porte, qui s’ouvrait en ce moment, elle aperçut leconseiller de médecine, sa perruque de verre sur la tête, sonchapeau sous le bras, sa redingote jaune sur le dos, qui souriaitd’un air satisfait, et tenait par la main un jeune hommetrès-petit, mais fort bien tourné et tout à fait joli.

Ce jeune homme portait une superbe redingotede velours rouge, brodé d’or, des bas de soie blancs et dessouliers lustrés avec le plus beau vernis. Il avait à son jabot uncharmant bouquet de fleurs, et était très-coquettement frisé etpoudré, tandis que derrière son dos pendait une tresse nattée avecla plus grande perfection. En outre, la petite épée qu’il avait aucôté semblait être toute de pierres précieuses, et le chapeau qu’ilportait sous le bras était tissu de la plus fine soie.

Les mœurs aimables de ce jeune homme se firentconnaître sur-le-champ ; car à peine fut-il entré, qu’ildéposa aux pieds de Marie une quantité de magnifiques joujoux, maisprincipalement les plus beaux massepains et les plus excellentsbonbons qu’elle eût mangés de sa vie, si ce n’est cependant ceuxqu’elle avait goûtés dans le royaume des poupées. Quant à Fritz, leneveu du conseiller de médecine, comme s’il eût pu deviner lesgoûts guerriers du fils du président, il lui apportait un sabre duplus fin damas. Ce n’est pas tout. À table, et lorsqu’on fut arrivéau dessert, l’aimable créature cassa des noisettes pour toute lasociété ; les plus dures ne lui résistaient pas uneseconde : de la main droite, il les plaçait entre sesdents ; de la gauche, il tirait sa tresse, et, crac ! lanoisette tombait en morceaux.

Marie était devenue fort rouge quand elleavait aperçu ce joli petit bonhomme ; mais elle devint plusrouge encore lorsque, le dîner fini, il l’invita à passer avec luidans la chambre à l’armoire vitrée.

– Allez, allez, mes enfants, et amusez-vousensemble, dit le parrain ; je n’ai plus besoin au salon,puisque toutes les horloges de mon ami le président vont bien.

Les deux jeunes gens entrèrent au salon ;mais à peine le jeune Drosselmayer fut-il seul avec Marie, qu’ilmit un genou en terre et lui parla ainsi :

– Oh ! mon excellente demoiselleSilberhaus ! vous voyez ici à vos pieds l’heureuxDrosselmayer, à qui vous sauvâtes la vie à cette même place. Vouseûtes, en outre, la bonté de dire que vous ne m’eussiez pasrepoussé comme l’a fait la vilaine princesse Pirlipate, si, pourvous servir, j’étais devenu affreux. Or, comme le sort qu’avaitjeté sur moi la reine des souris devait perdre toute son influencedu jour où, malgré ma laide figure, je serais aimé d’une jeune etjolie personne, je cessai à l’instant même d’être un stupidecasse-noisette, et je repris ma forme première, qui n’est pasdésagréable, comme vous pouvez le voir. Ainsi donc, ma chèredemoiselle, si vous êtes toujours dans les mêmes sentiments à monégard, faites-moi la grâce de m’accorder votre main bien-aimée,partagez mon trône et ma couronne, et régnez avec moi sur leroyaume des poupées ; car, à cette heure, j’en suis redevenule roi.

Alors Marie releva doucement le jeuneDrosselmayer, et lui dit :

– Vous êtes un aimable et bon roi, Monsieur,et, comme vous avez avec cela un charmant royaume, orné de palaismagnifiques, et peuplé de sujets très gais, je vous accepte, saufla ratification de mes parents, pour mon fiancé.

Là-dessus, comme la porte du salon s’étaitouverte tout doucement, sans que les jeunes gens y fissentattention, tant ils étaient préoccupés de leurs sentiments, leprésident, la présidente et le parrain Drosselmayer s’avancèrent,criant bravo de toutes leurs forces ; ce qui rendit Marierouge comme une cerise, mais ce qui ne déconcerta nullement lejeune homme, lequel s’avança vers le président et la présidente,et, avec un salut gracieux, leur fit un joli compliment, par lequelil sollicitait la main de Marie, qui lui fut accordée àl’instant.

Le même jour, Marie fut fiancée au jeuneDrosselmayer, à la condition que le mariage ne se ferait que dansun an.

Au bout d’un an, le fiancé revint chercher safemme dans une petite voiture de nacre incrustée d’or et d’argent,traînée par des chevaux qui n’étaient pas plus gros que desmoutons, et qui valaient un prix inestimable, vu qu’ils n’avaientpas leurs pareils dans le monde, et il l’emmena dans le palais deMassepains, où ils furent mariés par le chapelain du château, et oùvingt-deux mille petites figures, toutes couvertes de perles, dediamants et de pierreries éblouissantes, dansèrent à leur noce. Sibien qu’à l’heure qu’il est, Marie est encore reine du beau royaumeoù l’on aperçoit partout de brillantes forêts de Noël, des fleuvesd’orangeade, d’orgeat et d’essence de rose, des palais diaphanes ensucre plus fin que la neige et plus transparent que la glace ;enfin, toutes sortes de choses magnifiques et miraculeuses, pourvuqu’on ait d’assez bons yeux pour les voir.

FIN DE L’HISTOIRED’UN CASSE-NOISETTE.

 

L’ÉGOÏSTE

Carl avait hérité, de son père, d’une ferme avec ses troupeaux,son bétail et ses récoltes ; les granges les étables et lesbûchers regorgeaient de richesses et pourtant, chose étrange àdire, Carl ne paraissait rien voir de tout cela ; son seuldésir était d’amasser davantage, et il travaillait nuit et jour,comme s’il eût été le plus pauvre paysan du village. Il était connupour être le moins généreux de tous les fermiers de la contrée, etaucun individu, pouvant gagner sa vie ailleurs, n’aurait ététravailler chez lui. Son personnel changeait continuellement, parceque ses domestiques, qu’il laissait souffrir de la faim, sedécourageaient promptement et le quittaient. Ceci l’inquiétait fortpeu, car il avait une bonne et aimable sœur. Amil était uneexcellente ménagère, et s’occupait sans cesse du bien-être deCarl ; quoiqu’elle s’efforçât, de son côté, de compenser laparcimonie de son frère par sa générosité, elle ne pouvait pasgrand’chose, car il y regardait de trop près.

Carl était si égoïste, qu’il dînait toujours seul, parce qu’ilétait alors sûr d’avoir son dîner bien chaud, et de n’avoir que luiseul à servir ; tandis que sa sœur, ayant mangé un morceau àpart, pouvait ensuite s’occuper uniquement de lui. Il donnait pourraison qu’il n’aimait pas à faire attendre, n’étant pas sûr de sontemps ; toutefois, il ne manquait jamais d’arriver exactementà l’heure qu’il avait fixée lui-même pour son dîner. Il est doncbien avéré que Carl était égoïste ; c’est une qualité peuenviable.

Amil était recherchée par un homme très-bien posé pour faire sonchemin dans le monde ; néanmoins, Carl lui battait froid,parce qu’il craignait de perdre sa sœur, qui le servait sans exigerde gages. Vous devez comprendre qu’ils n’étaient pas fort bonsamis, car le motif de la froideur de Carl était trop apparent pourne pas sauter aux yeux des personnes les moins clairvoyantes ;mais Carl se moquait bien d’avoir des amis ! Il disaittoujours qu’il portait ses meilleurs amis dans sa bourse ;mais, hélas ! ces amis-là étaient, au contraire, ses plusgrands ennemis.

Un matin qu’en contemplation devant un champ de blé, dont lesépis dorés se balançaient autour de lui, il calculait ce que cechamp pourrait lui rapporter, Carl sentit tout à coup la terreremuer sous ses pieds.

– Ce doit être une énorme taupe, se dit-il en reculant, toutprêt à assommer la bête, dès qu’elle paraîtrait.

Mais la terre s’amoncela bientôt en masses si impétueuses, quemaître Carl fut renversé, et se trouva fort penaud d’avoir voulujauger sa récolte.

Son épouvante augmenta considérablement, lorsqu’il vit s’éleverde terre, non une taupe, mais un gnome de l’aspect le plus étrange,vêtu d’un beau pourpoint cramoisi, avec une longue plume flottant àson bonnet. Le gnome jeta sur Carl un regard qui ne présageait riende bon.

– Comment vous portez-vous, fermier ? dit-il avec unsourire sardonique qui déplut singulièrement à Carl.

– Qui êtes-vous, au nom du ciel ? fit Carl suffoqué.

– Je n’ai rien à faire avec le nom du ciel, répliqua legnome ; car je suis un esprit malfaisant.

– J’espère que vous n’avez pas l’intention de me faire dumal ? dit humblement Carl.

– En vérité, je n’en sais rien ! Je me propose seulement demoissonner votre blé cette nuit, au clair de la lune, parce que meschevaux, quoiqu’ils soient surnaturels, mangent aussi une quantitéde blé tout à fait surnaturelle ; en général, je récolte chezceux qui sont le plus en état de me faire cette offrande.

– Oh ! mon cher Monsieur, s’écria Carl, je suis le fermierle plus pauvre de tout le district ; j’ai une sœur à macharge, et j’ai éprouvé de terribles et nombreuses pertes.

– Mais, enfin, vous êtes Carl Grippenhausen, n’est-ce pas ?dit le gnome.

– Oui, Monsieur, balbutia Carl.

– Ces énormes rangées de tas de blé, qui ressemblent à unepetite ville, vous appartiennent-elles, oui on non ? dit legnome.

– Oui, Monsieur, répliqua encore Carl.

– Ce magnifique plant de navets et cette longue suite de terreslabourables, ces beaux troupeaux et ce riche bétail qui couvrent leflanc de la montagne, sont aussi à vous, je crois ?

– Oui, Monsieur, dit Carl d’une voix tremblante, car il étaitterrifié de voir combien le gnome avait d’exactes notions sur safortune.

– Vous, un pauvre homme ? Oh ! fi ! dit le gnomeen menaçant du doigt le misérable Carl d’un air de reproche. Sivous continuez à me conter de pareils contes, je ferai en sorte,d’un tour de main, que vos monstrueuses histoires deviennentvéritables… Fi ! fi ! fi !

En prononçant le dernier fi, il se rejeta dans laterre, mais le trou ne se ferma pas ; en conséquence, Carlvociféra ses supplications à tue-tête, criant miséricorde à sonétrange visiteur, qui ne daigna pas même lui répondre.

Inquiet et abattu, il s’achemina lentement vers sa maison ;comme il en approchait, en traversant le fourré, il aperçut legalant de sa sœur causant avec elle par-dessus le mur du jardin.Une pensée lui vint alors à l’esprit ; une pensée égoïste,bien entendu. Avant qu’ils eussent pu s’apercevoir de son approche,il se précipita vers eux, et, prenant la main de Wilhelm de lamanière la plus amicale, il l’invita à dîner avec lui. Ô merveilledes merveilles !… Il va sans dire que, malgré son extrêmesurprise, Wilhelm accepta de très-bonne grâce. Après le repas,l’idée lumineuse de Carl vit le jour, à l’étonnement toujourscroissant de sa sœur et de Wilhelm. Et que pensez-vous que fûtcette idée ? Rien autre chose, sinon d’échanger sa grandepièce de blé mûr, prête à être coupée, pour une de celles deWilhelm, où la moisson était moins copieuse. Après un débattrès-empressé de sa part, et de grandes démonstrations de bonnevolonté et de gaieté, ce curieux marché fut conclu, et Wilhelm s’enretourna chez lui beaucoup plus riche qu’il n’en était parti.

Carl se coucha, rassuré par le transport qu’il avait fait, autrop confiant Wilhelm, du blé qui devait être récolté au clair dela lune par le gnome pour nourrir ses chevaux gloutons.

Il ouvrit les yeux dès la pointe du jour ; car le gnomeavait hanté son sommeil. Il se hâta de s’habiller, et sortit dansles champs pour voir le résultat des travaux nocturnes dugnome : le blé était debout, agité par la brise matinale.

– Probablement, pensa Carl, j’aurai rêvé.

Alors il grimpa sur la colline, pour jeter un coup d’œil sur lechamp qu’il avait reçu en échange de son blé menacé ; mais dequelle horreur ne fut-il pas saisi en voyant ce champ presqueentièrement dépouillé, et l’affreux petit gnome, achevant sabesogne, en jetant les dernières gerbes dans un obscur abîme creuséprofondément en terre.

– Juste ciel ! que faites-vous ? s’écria-t-il. Il mesemble que vous aviez dit que vous moissonneriez ce champlà-bas ?

– J’ai dit, répondit le gnome, que j’allais récolter votre blé,à vous ; or, à moins que je n’aie mal compris, le champ dontvous parlez est à Wilhelm, n’est-il pas vrai ?

– Oui, malheureux que je suis !

Et, tombant à genoux pour implorer le gnome, Carl lui demandagrâce ; mais celui-ci, nonobstant ses prières, enleva ladernière gerbe ; puis la terre se referma, ne laissant aucunetrace qui pût signaler l’endroit où une si abondante récolte avaitété engloutie.

– Maintenant, comme vous voyez, j’ai fermé la porte de magrange, dit le gnome en ricanant. À présent, je vais aller mereposer ; bonjour, Carl !

Et il s’éloigna d’un air calme et satisfait.

Carl erra ça et là, à moitié fou, oubliant jusqu’à son dîner.Enfin, quand la nuit fut venue, il rentra chez lui, et, sansvouloir répondre aux questions affectueuses de sa sœur, il alla secoucher en boudant. Mais il avait à peine posé sa pauvre têtebouleversée sur l’oreiller, qu’une voix vint le réveiller, et luidit :

– Carl, mon bon ami, me voici venu pour causer un peu avecvous ; ainsi réveillez-vous et m’écoutez.

Il sortit sa tête de dessous les couvertures, et vit que sachambre était illuminée par une vive clarté, qui lui montra legnome assis sur le parquet de la chambre.

– Ah ! misérable ! s’écria-t-il, viens-tu me voler monrepos, comme tu m’as volé mon blé ? Va-t’en, ou bienj’assouvirai ma vengeance sur toi.

– Allons, allons, dit le gnome en riant, tu raffoles !… Nesais-tu pas, stupide garçon, que je ne suis qu’une ombre ?Autant vaudrait essayer d’étreindre l’air que de tenter dem’étreindre, moi ; d’ailleurs, je ne suis venu ici que pour tepromettre des richesses sans fin ; car vous êtes un hommeselon mon cœur : n’êtes-vous pas personnel et malin à un degrémerveilleux ? Écoutez-moi donc, mon bon Carl. Venez me trouverdemain au soir, avant le coucher du soleil, et je vous ferai voirun trésor dont l’excessive abondance dépasse toute imaginationhumaine. Débarrassez-vous de votre mesquine ferme ; le niaisqui aime votre sœur serait une excellente victime, car il a desamis qui l’aideraient à se tirer d’affaire, et à vous en défaire.Le prix qu’il pourrait vous en donner serait de peu d’importancepour vous, et, lorsque je vous aurai fait connaître le trésor dontje vous parle, vous en viendrez à dédaigner les sommes minimes quevous réalisez par les moyens ordinaires. Bonne nuit, faites dejolis rêves !

La lumière s’évanouit et le gnome partit.

– Ah ! dit Carl, ah ! c’est délicieux !ah !

Et il retomba dans son premier sommeil.

Le jour suivant, tout le monde crut que Carl était devenufou ; seulement, son naturel intéressé prenant le dessus, ilne céda pas la moindre pièce de monnaie du prix convenu avecWilhelm, qui était, du reste, trop content de pouvoir entrer enarrangement avec lui ; pourtant l’excès de sa surprise lefaisait douter de la réalité de la transaction. Enfin tout futprêt, et le jour fixé pour la noce d’Amil, car Wilhelm l’avaitprise, comme de juste, par-dessus le marché, bon ou mauvais, qu’ilavait conclu pour la ferme. Carl n’eut pas la patience d’attendrece jour-là, et, après avoir embrassé sa sœur, il la laissa entreles mains de quelques parents et partit. Il trouva le gnome assissur une barrière comme aurait pu le faire l’homme le plusordinaire.

– Vous êtes aussi ponctuel qu’une horloge, Carl, dit-il ;j’en suis fort aise, car il faut que nous soyons arrivés au pieddes montagnes que vous voyez là-bas, avant le lever de la lune.

À ces mots, il descendit d’un bond de son perchoir, et ilspoursuivirent leur chemin jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au bordd’un lac sur la surface duquel, au profond étonnement de Carl, legnome se mit à trotter comme si elle eût été gelée.

– Venez donc, mon ami, dit-il en se tournant vers Carl, quihésitait à le suivre.

Toutefois, voyant qu’il fallait en passer par là, celui-ciplongea jusqu’au cou, et se dirigea vers l’autre rive, que le gnomeavait depuis longtemps atteinte. Lorsqu’il y arriva à son tour, ilse trouvait dans un état fort désagréable ; ses dentsclaquaient, et l’eau qui découlait de ses vêtements reproduisait àses pieds en miniature le lac d’où il sortait.

– Je vous prie, monsieur le gnome, dit-il d’un ton assez aigre,que pareille chose ne se renouvelle point, ou je serais forcé derenoncer à votre connaissance.

– Renoncer à ma connaissance, dites-vous ? fit le gnome enricanant. Mon cher Carl, cela n’est point en votre pouvoir. Vousavez de votre plein gré plongé dans le lac enchanté, ce qui vousattache à moi pour un certain laps de temps. Je vous tiendrais aubout de la plus forte chaîne, que je ne serais pas plus sûr quevous me suivrez. Ainsi donc, marchez et songez à la récompense.

Carl fut un peu étourdi de ce qu’il entendait ; mais ils’aperçut bientôt que tout était exactement vrai ; car, dèsque le gnome se remit en marche, il se sentit contraint, par unepuissance irrésistible, à le suivre. Bientôt, ils se trouvèrent surle versant d’une montagne très-escarpée ; le gnome glissa lelong de cette pente avec la plus parfaite aisance, sans perdrel’équilibre ; quant au pauvre Carl, il accomplit cettedescente avec beaucoup moins de dignité, et surtout avec une telleimpétuosité, que de droite et de gauche de grosses pierres sedéplaçaient, s’entre-choquaient avec fracas, et dégringolaient dansles affreux précipices qui l’environnaient. Ses vêtements étaientdans un état déplorable ; les points des coutures cédaient, degrands morceaux de son manteau étaient arrachés ; car il nepouvait ralentir un seul instant sa course, afin de se dégager desronces et des épines qui s’attachaient sans cesse à lui, retenantdes parcelles de sa chair à mesure que la rapidité de sa fuitel’éloignait d’elles. À la fin, il roula comme un paquet au pied dela montagne, où il trouva le gnome, qui se réjouissait l’odorat enflairant le parfum d’une fleur sauvage.

Carl s’assit un moment pour reprendre sa respiration, et, commeson sang bouillait d’une rage concentrée, il s’écria :

– Brutal gnome ! je ne vous suivrai pas un pas de plus, ouvous me porterez ; je suis meurtri des pieds à la tête ;voyez comme vous m’avez arrangé !

– Ah ! c’est excellent ! fit le gnome sans s’émouvoir.Nous allons voir, mon garçon ! Quant à moi, je suisparfaitement à mon aise, et vous vous apercevrez, lorsque vous meconnaîtrez davantage, que je supporte avec une philosophieadmirable les malheurs des autres ; venez, Carl, mon bonami.

Cet horrible venez commençait à avoir pourCarl une terrible signification ; mais, de même qu’auparavant,il fut forcé d’obéir. Il marcha toujours, toujours, jusqu’à ce queses dents claquassent de froid ; il s’aperçut alors que leriant et chaud paysage était devenu aride comme en hiver ; etil jugea, d’après la quantité de pics neigeux se perdant dans lesnuages qu’il voyait autour de lui, qu’une grande mer devait êtreproche ; transi au point de pouvoir à peine se traîner, ilconjura le gnome de prendre quelques instants de repos ; à lafin, ce dernier s’assit.

– Je ne m’arrête que pour vous obliger, dit-il ; mais jecrois que l’immobilité prolongée serait pour vous chosedangereuse.

À ces mots, il exhiba une pipe qui paraissait beaucoup tropgrande pour avoir jamais pu entrer dans sa poche ; ill’alluma, et commença de fumer tout comme s’il était installéconfortablement au coin du feu, chez Carl. Le pauvre Carl leregarda faire pendant quelque temps, avec ses dents quis’entre-choquaient, et ses membres endoloris ; ensuite, il lepria de lui laisser aspirer une ou deux chaudes bouffées de sa pipeembrasée.

– Je n’oserais pas, Carl : c’est du tabac de démon,beaucoup trop fort pour vous. Chauffez vos doigts à la fumée, sivous pouvez. Je ne puis comprendre ce qui vous manque ; moi,je me trouve parfaitement à mon aise ; mais vous n’êtes pasphilosophe !

Carl gémit, et ne répondit rien à l’imperturbable fumeur.

Après avoir fumé très-longtemps, le gnome secoua sur le bout desa botte les cendres de sa pipe, et dit à Carl, grelottant, avec lesourire le plus affectueux :

– Mon bon ami, vous avez, en vérité, bien mauvaise mine !peut-être ferions-nous bien de nous remettre à marcher.

Il se leva sur-le-champ, et le pauvre Carl le suivit entrébuchant.

– Nous aurons plus chaud tout à l’heure, mon cher ami, fit-il ense tournant vers Carl, qui poussa un grognement sourd en manière deréplique ; car il sentait son impuissance à se soustraire àson sort.

Ils eurent, en effet, bientôt plus chaud ; la glacedisparut, la terre était couverte de verdure, émaillée en profusionde fleurs embaumées ; des guirlandes de ceps de vigne,couverts de grappes ravissantes, groupées sur les branchesétendues, séduisaient l’œil. Ils gravirent la montagne péniblement…c’est-à-dire péniblement pour Carl ; car, pour le gnome,descendre ou monter était aussi facile l’un que l’autre. À la fin,la montagne devint aride et desséchée ; les cendres craquaientsous leurs pieds, et des vapeurs nauséabondes s’échappaient de laterre crevassée.

– Je serais curieux de savoir où nous allons maintenant, se ditCarl en grommelant.

Il avait fini par découvrir que parler à ce démon était unepeine inutile et une perte de temps. Son incertitude ne dura paslongtemps, car les mugissements d’un énorme volcan retentirentbientôt à ses oreilles, et des pierres plurent sur sa tête et surses épaules. Il se traîna de rocher en rocher, exposé à chaqueinstant aux plus grands périls ; la terre se dérobait sous sespas d’une manière effrayante, la fumée l’étouffait et l’aveuglait,tandis que l’éternel refrain du gnome : « Avancez !avancez ! » auquel il lui était impossible de résister,achevait de le désespérer. À la fin, il n’eut plus la conscience dece qu’il faisait ; il sentit seulement qu’il tombait sur leversant de la montagne et roulait jusqu’au bas. Un bruyantclapotement, et la sensation de l’eau froide, lui annoncèrent qu’ilvenait de tomber au milieu des vagues de la mer ; l’instinctde la conservation le fit s’efforcer de remonter à la surface. Enreparaissant à fleur d’eau, il vit le gnome assis sur le tronc d’unarbre immense ; les vagues le ballottaient à sa portée.

– Étendez la main, bon gnome ! fit-il d’une voixdéfaillante, je vais enfoncer.

– Bah ! répondit le gnome, du courage, mon ami ! ilfaut que vous vous sauviez tout seul ; ce petit bout de troncd’arbre suffit à peine à m’empêcher de trop me fatiguer. Charitébien ordonnée commence par soi-même, comme vous savez, c’est lepremier point ; le second point, c’est vous ; je vousconseille donc de nager fort et ferme, dans le cas, bien entendu,où vous voudriez vous en donner la peine. Votre bail avec moi estfini, à moins que vous ne vouliez le renouveler de bonne volonté,par vos actions ou par vos souhaits ; adieu !

Les vagues mugissantes emportèrent en un instant le gnomerailleur hors de vue, et Carl resta seul à lutter contre les flots.Il nagea donc jusqu’à ce qu’il arrivât en vue du rivage ;alors, par bonheur, il aperçut quelques débris de bois pourri quiflottaient sur la mer, et semblaient avoir appartenu à une vieilledigue ; il s’y attacha d’une étreinte désespérée, et se mit àpousser de grands cris, espérant voir arriver, du rivage, à sonsecours. Les cris de Carl à demi submergé finirent par attirerl’attention des enfants d’un pêcheur qui jouaient sur laberge ; insoucieux du danger, ils poussèrent une barque dansl’eau, et se dirigèrent vers l’homme qui semblait près de se noyer.Après bien des efforts infructueux, ces courageux enfantsparvinrent à tirer Carl dans leur bateau.

– Merci ! merci ! balbutia-t-il en regardant cesenfants, qui n’avaient point hésité à risquer leur vie pour sauverla sienne.

– Ne nous remerciez pas, dit le petit garçon ; vous nesavez pas combien nous sommes heureux que le ciel nous ait procurél’occasion de vous délivrer d’une mort certaine ; c’est à nousà être reconnaissants chaque fois que nous pouvons faire une bonneaction ; voilà, du moins, ce que nous enseigne notre bonpère.

– Je voudrais que le mien m’eût donné les mêmes enseignements,pensa Carl.

Il embrassa tendrement les enfants ; il n’avait rien autrechose à leur donner ; car tout son or avait été perdu aumilieu de son voyage aventureux avec le perfide gnome.

Il demanda son chemin, et un petit paysan, un peu plus âgé queceux qui l’avaient délivré, offrit de traverser les hautesmontagnes avec lui, et de le reconduire jusqu’à sa maison, qui setrouvait à une très-grande distance, assurait le petitpaysan ; ce qui confondit Carl de surprise.

Déguenillé et les pieds blessés, Carl se mit en route avec sonjeune et agile petit guide, qui le soutenait avec la plus vivesollicitude dans les passages difficiles et dans les rudes sentiersde la montagne ; Carl se sentait honteux et rougissait envoyant ce simple enfant, sans souci de lui-même, mettre un si grandespace entre soi et son village, pour obliger un étranger pauvre etsouffrant, lui gazouiller ses petites chansons montagnardes pourégayer la longueur du chemin afin qu’il ne sentît ni la fatigue niles douleurs ; et, lorsqu’ils arrivaient à quelque endroitbien tranquille, s’asseyant à l’ombre à ses côtés, le jeune paysanétalait le contenu de son bissac, et partageait gaiement sesprovisions avec le voyageur.

À la fin, le chemin devint si facile et si directement tracé,que le complaisant conducteur de Carl se disposa à le quitter pourretourner chez lui ; mais, avant de le faire, il voulaitabsolument laisser à Carl le contenu de son havresac, de crainteque celui-ci ne souffrît de la faim. Carl ne voulut point yconsentir ; car, que deviendrait ce faible enfant, s’il leprivait de sa nourriture ? Tout en persistant dans son refus,il l’embrassa en le remerciant mille fois, et se mit à descendre lamontagne. – Carl avait appris à penser aux autres.

Il voyagea bien des jours à travers les vallées, apaisant safaim avec les mûres sauvages des haies, étanchant sa soif dansl’eau vive des ruisseaux ; enfin, il arriva près d’un villagecomposé de chaumières éparses. La fatigue et le manque denourriture avaient énervé sa constitution jadis si robuste ;il se traîna en chancelant, avec l’espoir de trouver quelqu’un quivînt à son secours ; mais il ne vit personne, excepté unejolie fille blonde qui était assise sur le seuil de sa cabane etmangeait du pain trempé dans du lait. Il essaya de s’approcherd’elle ; mais, incapable de faire un pas de plus, il tomba parterre tout de son long ; l’enfant se leva vivement en voyantchoir ainsi presque à ses pieds, et en entendant gémir l’étrangerhâve et misérable ; elle lui souleva la tête, et sa pâleurlivide, ainsi que sa maigreur, lui ayant dévoilé les causes de sasouffrance, elle porta la jatte de lait à ses lèvres et l’ymaintint jusqu’à ce qu’il eût avalé tout ce qu’elle contenait avecl’avidité de la faim. Cette enfant, sans penser un seul instant àautre chose qu’à la détresse de Carl mourant d’inanition, avaitvolontairement et avec joie sacrifié son déjeuner. – Souviens-toide cela, Carl ! – Il s’en souvint, en effet, lorsque, ranimé,il se remit en route, le cœur pénétré de l’exemple qu’il avaitreçu.

Il y avait encore un bien long et bien fatigant bout de cheminentre lui et sa maison… Sa maison ! ah ! le cœur luimanquait quand il se rappelait que ce n’était plus sa maison ;elle appartenait à son ami et à sa sœur, qu’il avait l’un etl’autre traités avec un si froid égoïsme jusqu’au dernier moment deleur séparation, alors que sa tête était remplie du mirage despromesses dorées de l’artificieux gnome, alors qu’il s’imaginaitposséder bientôt des richesses immenses, alors enfin qu’ils’efforçait de mettre, par sa conduite, entre eux et lui, une assezgrande distance pour qu’il ne pût être question de rien partageravec eux, quand même ils viendraient à tomber dans le besoin.Depuis que de nouveaux sentiments, dus aux bontés dont il avait étél’objet de toutes parts sans l’appât d’aucune récompense,s’emparaient de son cœur, il sentait combien il aurait peu droit defaire appel à leur charité, lui qui s’était rendu indigne de leuramitié ; et il soupirait en songeant à ce qu’il avait étéjadis.

La nuit le surprit dans une lande inculte et désolée, et, pourcompléter sa misère, la neige se mit à tomber en gros flocons quil’aveuglaient. Il boutonna étroitement sa redingote en lambeaux, etlutta contre la bourrasque glacée, qui tourbillonnait autour de luiavec une sorte de violence vengeresse. À la fin, la neige glacées’amoncela sur ses pieds transis, il avança plus lentement, et samarche devint de plus en plus pénible. L’ouragan redoublantd’impétuosité, il commença à chanceler ; il s’arrêta uninstant comme anéanti par le vent furieux, puis il s’affaissa etfut bientôt à demi enseveli sous une couche de neige.

Un tintement de grelots domina le bruit de la tempête ; ilannonçait l’approche d’un chariot couvert dont le roulement étaitamorti par la neige épaisse, à ce point qu’on eût pu douter de saprésence, si une lanterne, placée à l’intérieur, n’eût répandu auloin sa brillante lumière. La voiture atteignit en peu de minutesl’endroit où Carl était étendu ; le cheval se cabra à l’aspectde cette forme humaine étendue à terre ; le voyageurdescendit, releva l’étranger gelé, et, après quelques vigoureuxefforts, il le déposa sain et sauf dans son chariot, et gagna àtoute vitesse le plus prochain hameau, dont on apercevait au loinles lumières. Là, des soins actifs rappelèrent Carl à la vie, et lepremier visage qui s’offrit à ses regards fut celui de sonexcellent beau-frère Wilhelm, qui n’avait pu reconnaître, dans levoyageur mourant, isolé et déguenillé, son frère Carl, si riche etsi égoïste ; celui-ci, après une explication de quelques mots,découvrit qu’il avait voyagé, avec le gnome, pendant plus d’uneannée, ce qui lui parut inconcevable ; toutefois, Wilhelm luiaffirma que rien n’était plus réel, et l’assura en même temps qu’ilétait disposé à le recevoir dans sa maison, et à lui accorder, avecl’oubli complet de ses fautes passées, tout ce que l’affectionsincère est toujours prête à donner. Cette assurance fut un baumesalutaire pour les blessures physiques et morales de Carlrepentant. Wilhelm partit, le laissant reposer ses membresendoloris dans le lit doux et commode des villageois.

Le matin du jour suivant, la honte au visage, Carl s’acheminavers le seuil bien connu de son ancienne demeure ; mais sonpied avait à peine touché la première marche de l’escalier, que sasœur accourut se jeter dans ses bras et l’embrasser ; il cachasa figure dans le sein de cette généreuse femme et pleuraabondamment.

Le gnome, qui n’avait pas cessé de le suivre, avec l’espoirqu’il retomberait en son pouvoir, s’arrêta soudain à ce touchantspectacle ; et, tandis qu’il les contemplait tous deux d’unair de dépit, il devint graduellement de moins en moins visible àl’oeil, jusqu’à ce qu’il s’évanouît tout à fait.

Le démon de l’égoïsme était parti pour jamais, et Carl rendit desincères actions de grâces à Dieu, pour la terrible épreuve quiavait causé ce changement, et lui avait démontré qu’en s’occupantcharitablement des intérêts et du bien-être des autres, iltravaillait pour lui-même, et concourait le plus efficacement à sonpropre bonheur. Il avait donc, en réalité, découvert un trésormille fois plus précieux que tout l’or de la terre.

FIN DE L’ÉGOÏSTE.

NICOLAS LE PHILOSOPHE

Après avoir servi son maître pendant sept ans, Nicolas luidit :

– Maître, j’ai fait mon temps, je voudrais bien retourner prèsde ma mère ; donnez-moi mes gages.

– Tu m’as servi fidèlement comme intelligence et probité,répondit le maître de Nicolas ; la récompense sera en rapportavec le service.

Et il lui donna un lingot d’or, qui pouvait bien peser cinq ousix livres. Nicolas tira son mouchoir de sa poche, y enveloppa lelingot, le chargea sur son épaule et se mit en route pour la maisonpaternelle.

En cheminant et en mettant toujours une jambe devant l’autre, ilfinit par croiser un cavalier qui venait à lui, joyeux et frais, etmonté sur un beau cheval.

– Oh ! dit tout haut Nicolas, la belle chose que d’avoir uncheval ! On monte dessus, on est dans sa selle comme sur unfauteuil, on avance sans s’en apercevoir, et l’on n’use pas sessouliers.

Le cavalier, qui l’avait entendu, lui cria :

– Hé ! Nicolas, pourquoi vas-tu donc à pied ?

– Ah ! ne m’en parlez point, répondit Nicolas ; ça mefait d’autant plus de peine, que j’ai là, sur l’épaule, un lingotd’or qui me pèse tellement, que je ne sais à quoi tient que je nele jette dans le fossé.

– Veux-tu faire un échange ? demanda le cavalier.

– Lequel ? fit Nicolas.

– Je te donne mon cheval, donne-moi ton lingot d’or.

– De tout mon cœur, dit Nicolas ; mais, je vous préviens,il est lourd en diable.

– Bon ! ce n’est point là ce qui empêchera le marché de sefaire, dit le cavalier.

Et il descendit de son cheval, prit le lingot d’or, aida Nicolasà monter sur la bête et lui mit la bride en main.

– Quand tu voudras aller doucement, dit le cavalier, tu tirerasla bride à toi en disant : « Oh ! » Quand tuvoudras aller vite, tu lâcheras la bride en disant :« Hop ! »

Le cavalier, devenu piéton, s’en alla avec son lingot ;Nicolas, devenu cavalier, continua son chemin avec son cheval.

Nicolas ne se possédait pas de joie en se sentant si carrémentassis sur sa selle ; il alla d’abord au pas, car il étaitassez médiocre cavalier, puis au trot, puis il s’enhardit et pensaqu’il n’y aurait pas de mal à faire un petit temps de galop.

Il lâcha donc la bride et fit clapper sa langue encriant :

– Hop ! hop !

Le cheval fit un bond, et Nicolas roula à dix pas de lui.

Puis, débarrassé de son cavalier, le cheval partit à fond detrain, et Dieu sait où il se fût arrêté, si un paysan quiconduisait une vache ne lui eût barré le chemin.

Nicolas se releva, et, tout froissé, se mit à courir après lecheval, que le paysan tenait par la bride ; mais, tout tristede sa déconfiture, il dit au brave homme :

– Merci, mon ami !… C’est une sotte chose que d’aller àcheval, surtout quand on a une rosse comme celle-ci, qui rue, et,en ruant, vous démonte son homme de manière à lui casser le cou.Quant à moi, je sais bien une chose, c’est que jamais je neremonterai dessus. Ah ! continua Nicolas avec un soupir,j’aimerais bien mieux une vache ; on la suit à son aise parderrière, et l’on a, en outre, son lait par-dessus le marché, sanscompter le beurre et le fromage. Foi de Nicolas ! je donneraisbien des choses pour avoir une vache comme la vôtre.

– Eh bien, dit le paysan, puisqu’elle vous plaît tant,prenez-la ; je consens à l’échanger contre votre cheval.

Nicolas fut transporté de joie : il prit la vache par sonlicol ; le paysan enfourcha le cheval et disparut.

Et Nicolas se remit en route, chassant la vache devant lui, etsongeant à l’admirable marché qu’il venait de faire.

Il arriva à une auberge, et, dans sa joie, il mangea tout cequ’il avait emporté de chez son maître, c’est-à-dire un excellentmorceau de pain et de fromage ; puis, comme il avait deuxliards dans sa poche, il se fit servir un demi-verre de bière etcontinua de conduire sa vache du côté de son village natal.

Vers midi, la chaleur devint étouffante, et, juste en ce moment,Nicolas se trouvait au milieu d’une lande qui avait bien encoredeux lieues de longueur.

La chaleur était si insupportable, que le pauvre Nicolas entirait la langue de trois pouces hors de la bouche.

– Il y a un remède à cela, se dit Nicolas : je vais trairema vache et me régaler de lait.

Il attacha la vache à un arbre desséché, et, comme il n’avaitpas de seau, il posa à terre son bonnet de cuir ; mais,quelque peine qu’il se donnât, il ne put faire sortir une goutte delait de la mamelle de la bête.

Ce n’était pas que la vache n’eût point de lait, mais Nicolass’y prenait mal, si mal, que la bête rua, comme on dit,en vache, et, d’un de ses pieds de derrière, luidonna un tel coup à la tête, qu’elle le renversa, et qu’il futquelque temps à rouler à droite et à gauche, sans parvenir à seremettre sur ses pieds.

Par bonheur, un charcutier vint à passer avec sa charrette, oùil y avait un porc.

– Eh ! eh ! demanda le charcutier, qu’y a-t-il donc,mon ami ? es-tu ivre ?

– Non pas, dit Nicolas, au contraire, je meurs de soif.

– Cela ne serait pas une raison : nul n’est plus altéréqu’un ivrogne ; au reste, et à tout hasard, mon pauvre garçon,bois un coup.

Il aida Nicolas à se remettre sur ses pieds et lui présenta sagourde.

Nicolas l’approcha de sa bouche et y but une large gorgée.

Puis, ayant reprit ses sens :

– Voulez-vous me dire, demanda-t-il au charcutier, pourquoi mavache ne donne pas de lait ?

Le charcutier se garda bien de lui dire que c’était parce qu’ilne savait point la traire.

– Ta vache est vieille, lui dit-il, et n’est plus bonne àrien.

– Pas même à tuer ? demanda Nicolas.

– Qui diable veux-tu qui mange de la vieille vache ? Autantmanger de la vache enragée !

– Ah ! dit Nicolas, si j’avais un joli petit porc commecelui-ci, à la bonne heure ! cela est bon depuis les piedsjusqu’à la tête : avec la chair, on fait du salé ; avecles entrailles, on fait des andouillettes ; avec le sang, onfait du boudin.

– Écoute, dit le charcutier, pour t’obliger… mais c’est purementet simplement pour t’obliger… je te donnerai mon porc, si tu veuxme donner ta vache.

– Que Dieu te récompense, brave homme ! dit Nicolas.

Et, remettant sa vache au charcutier, il descendit le porc de lacharrette et prit le bout de la corde pour le conduire.

Nicolas continua sa route en songeant combien tout allait selonses désirs.

Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’un jeune garçon lerattrapa. Celui-ci portait sous son bras une oie grasse.

Pour passer le temps, Nicolas commença à parler de son bonheuret des échanges favorables qu’il avait faits.

De son côté, le jeune garçon lui raconta qu’il portait son oiepour un festin de baptême.

– Pèse-moi cela par le cou, dit-il à Nicolas. Hein ! est-celourd ! Il est vrai que voilà huit semaines qu’on l’engraisseavec des châtaignes. Celui qui mordra là-dedans devra s’essuyer lagraisse des deux côtés du menton.

– Oui, dit Nicolas en la soupesant d’une main, elle a sonpoids ; mais mon cochon pèse bien vingt oies comme latienne.

Le jeune garçon regarda de tous côtés d’un air pensif, et ensecouant la tête :

– Écoute, dit-il à Nicolas, je ne te connais que depuis dixminutes, mais tu m’as l’air d’un brave garçon ; il faut que tusaches une chose, c’est qu’il se pourrait qu’à l’endroit de toncochon, tout ne fût pas bien en ordre : dans le village que jeviens de traverser, on en a volé un au percepteur. Je crains fortque ce ne soit justement celui que tu mènes. Ils ont requis lamaréchaussée et envoyé des gens pour poursuivre le voleur, et, tucomprends, ce serait une mauvaise affaire pour toi si l’on tetrouvait conduisant ce cochon. Le moins qu’il pût t’arriver, ceserait d’être conduit en prison jusqu’au moment où l’affaire seraitéclaircie.

À ces mots, la peur saisit Nicolas.

– Jésus Dieu ! dit-il, tire-moi de ce mauvais pas, mongarçon ; tu connais ce pays que j’ai quitté depuis quinze ans,de sorte que tu as plus de défense que moi. Donne-moi ton oie etprends mon cochon.

– Diable ! fit le jeune garçon, je joue gros jeu ;cependant, je ne puis laisser un camarade dans l’embarras.

Et, donnant son oie à Nicolas, il prit le cochon par la corde,et se jeta avec lui dans un chemin de traverse.

Nicolas continua sa route, débarrassé de ses craintes, etportant gaiement son oie sous son bras.

– En y réfléchissant bien, se disait-il, je viens, outre lacrainte dont je suis débarrassé, de faire un marché excellent.D’abord, voilà une oie qui va me donner un rôti délicieux, et qui,tout en rôtissant, me donnera une masse de graisse avec laquelle jeferai des tartines pendant trois mois, sans compter les plumesblanches qui me confectionneront un bon oreiller, sur lequel, dèsdemain au soir, je vais dormir sans être bercé. Oh ! c’est mamère qui sera contente, elle qui aime tant l’oie !

Il achevait à peine ces paroles, qu’il se trouva côte à côteavec un homme qui portait un objet enfermé dans sa cravate, qu’iltenait pendue à la main.

Cet objet gigottait de telle façon, et imprimait à la cravate detels balancements, qu’il était évident que c’était un animalvivant, et que cet animal regrettait fort sa liberté.

– Qu’avez-vous donc là, compagnon ? demanda Nicolas.

– Où, là ? fit le voyageur.

– Dans votre cravate.

– Oh ! ce n’est rien, répondit le voyageur en riant.

Puis, regardant autour de lui pour voir si personne n’était àportée d’entendre ce qu’il allait dire :

– C’est une perdrix que je viens de prendre au collet,dit-il ; seulement, je suis arrivé à temps pour la prendrevivante. Et vous, que portez-vous là ?

– Vous le voyez bien, c’est une oie, et une belle, j’espère.

Et, tout fier de son oie, Nicolas la montra au braconnier.

Celui-ci regarda l’oie d’un air de dédain, la prit et laflaira.

– Hum ! dit-il, quand comptez-vous la manger ?

– Demain au soir, avec ma mère.

– Bien du plaisir ! dit en riant le braconnier.

– Je m’en promets, en effet, du plaisir ; mais pourquoiriez-vous ?

– Je ris, parce que votre oie est bonne à manger aujourd’hui, etencore, encore, en supposant que vous aimiez les oiesfaisandées.

– Diable ! vous croyez ? fit Nicolas.

– Mon cher ami, sachez cela pour votre gouverne : quand onachète une oie, on l’achète vivante ; de cette façon-là, on latue quand on veut, et on la mange quand il convient :croyez-moi, si vous voulez tirer de votre oie un parti quelconque,faites-la rôtir à la première auberge que vous rencontrerez survotre chemin, et mangez-la jusqu’au dernier morceau.

– Non, dit Nicolas ; mais faisons mieux : prenez monoie, qui est morte, et donnez-moi votre perdrix, qui estvivante : je la tuerai demain au matin, et elle sera bonne àmanger demain au soir.

– Un autre te demanderait du retour ; mais, moi, je suisbon compagnon ; quoique ma perdrix soit vivante et que ton oiesoit morte, je te donne ma perdrix troc pour troc.

Nicolas prit la perdrix, la mit dans son mouchoir, qu’il nouapar les quatre coins, et, pressé d’arriver le plus tôt possible, illaissa son compagnon entrer dans une auberge pour y manger son oie,et continua sa route à travers le village.

Au bout du village, il trouva un rémouleur.

Le rémouleur chantait, tout en repassant des couteaux et desciseaux, le premier couplet d’une chanson que connaissaitNicolas.

Nicolas s’arrêta et se mit à chanter le second couplet.

Le rémouleur chanta le troisième.

– Bon ! lui dit Nicolas, du moment que vous êtes gai, c’estque vous êtes content.

– Ma foi, oui ! répondit le rémouleur ; le métier vabien, et, chaque fois que je mets la main à la pierre, il en tombeune pièce d’argent. Mais que portez-vous donc là qui frétille ainsidans votre cravate ?

– C’est une perdrix vivante.

– Ah !… Où l’avez-vous prise ?

– Je ne l’ai pas prise, je l’ai eue en échange d’une oie.

– Et l’oie ?

– Je l’avais eue en échange d’un cochon.

– Et le cochon ?

– Je l’avais eu en échange d’une vache.

– Et la vache ?

– Je l’avais eue en échange d’un cheval.

– Et le cheval ?

– Je l’avais eu en échange d’un lingot d’or.

– Et ce lingot d’or ?

– C’était le prix de mes sept années de service.

– Peste ! vous avez toujours su vous tirerd’affaire !

– Oui, jusqu’aujourd’hui, cela a assez bien marché ;seulement, une fois rentré chez ma mère, il me faudrait un étatdans le genre du vôtre.

– Ah ! en effet, c’est un crâne état.

– Est-il bien difficile ?

– Vous voyez : il n’y a qu’à faire tourner la meule et enapprocher les couteaux ou les ciseaux qu’on veut affûter.

– Oui ; mais il faut une pierre.

– Tenez, dit le rémouleur en poussant une vieille meule du pied,en voilà une qui a rapporté plus d’argent qu’elle ne pèse, etcependant elle pèse lourd !

– Et ça coûte cher, n’est-ce pas, une pierre commecelle-là ?

– Dame ! assez cher, fit le rémouleur ; mais, moi, jesuis bon garçon : donnez-moi votre perdrix, je vous donneraima meule. Ça vous va-t-il ?

– Parbleu ! est-ce que cela se demande ? ditNicolas ; puisque j’aurai de l’argent chaque fois que jemettrai la main à la pierre, de quoi m’inquiéterais-jemaintenant ?

Et il donna sa perdrix au rémouleur, et prit la vieille meuleque l’autre avait mise au rebut.

Puis, la pierre sous le bras, il partit, le cœur plein de joieet les yeux brillants de satisfaction.

– Il faut que je sois né coiffé ! se dit Nicolas ; jen’ai qu’à souhaiter pour que mon souhait soit exaucé !

Cependant, après avoir fait une lieue ou deux, comme il était enmarche depuis le point du jour, il commença, alourdi par le poidsde la meule, à se sentir très fatigué ; la faim aussi letourmentait, ayant mangé le matin ses provisions de toute lajournée, tant sa joie était grande, on se le rappelle, d’avoirtroqué sa vache pour un cheval ! À la fin, la fatigue prittellement le dessus, que, de dix pas en dix pas, il était forcé des’arrêter ; la meule aussi lui pesait de plus en plus, carelle semblait s’alourdir au fur et à mesure que ses forcesdiminuaient.

Il arriva, en marchant comme une tortue, au bord d’une fontaineoù bouillonnait une eau aussi limpide que le ciel qu’ellereflétait ; c’était une source dont on ne voyait pas lefond.

– Allons, s’écria Nicolas, il est dit que j’aurai de la chancejusqu’au bout ; au moment où j’allais mourir de soif, voilàune fontaine !

Et, posant sa meule au bord de la source, Nicolas se mit à platventre, et but à sa soif pendant cinq minutes.

Mais, en se relevant, le genou lui glissa ; il voulut seretenir la meule, et, en se retenant, il poussa la pierre, quitomba à l’eau et disparut dans les profondeurs de la source.

– En vérité ! dit Nicolas demeurant un instant à genouxpour prononcer son action de grâce, le bon Dieu est réellement bienbon de m’avoir débarrassé de cette lourde et maussade pierre, sansque j’aie le plus petit reproche à me faire.

Et, allégé de tout fardeau, les mains et les poches vides, maisle cœur joyeux, il reprit, tout courant, le chemin de la maison desa mère.

FIN.

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