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Histoire d’un conscrit de 1813

Histoire d’un conscrit de 1813

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

 

Ceux qui n’ont pas vu la gloire de l’Empereur Napoléon dans les années 1810,1811 et 1812 ne sauront jamais à quel degré de puissance peut monter un homme.

Quand il traversait la Champagne, la Lorraine ou l’Alsace, les gens, au milieu de la moisson ou des vendanges,abandonnaient tout pour courir à sa rencontre ; il en arrivait de huit et dix lieues ; les femmes, les enfants, les vieillards se précipitaient sur sa route en levant les mains, et criant : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! On aurait cru que c’était Dieu ; qu’il faisait respirer le monde, et que si par malheur il mourait, tout serait fini. Quelques anciens de la République qui hochaient la tête et se permettaient de dire, entre deux vins, que l’Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait contre nature, et même on n’y pensait jamais.

Moi, j’étais en apprentissage, depuis 1804,chez le vieil horloger Melchior Goulden, à Phalsbourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bûcherons,des charbonniers et des schlitteurs. M. Goulden m’aimait bien.Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait lecoin en face du Bœuf-Rouge, près de la porte de France.

C’est là qu’il fallait voir arriver desprinces, des ambassadeurs et des généraux, les uns à cheval, lesautres en calèche, les autres en berline, avec des habits galonnés,des plumets, des fourrures et des décorations de tous les pays. Etsur la grande route, il fallait voir passer les courriers, lesestafettes, les convois de poudre, de boulets, les canons, lescaissons, la cavalerie et l’infanterie ! Quel temps !quel mouvement !

En cinq ou six ans, l’hôtelier Georges fitfortune ; il eut des prés, des vergers, des maisons et desécus en abondance, car tous ces gens arrivant d’Allemagne, deSuisse, de Russie, de Pologne ou d’ailleurs ne regardaient pas àquelques poignées d’or répandues sur les grands chemins ;c’étaient tous des nobles, qui se faisaient gloire en quelque sortede ne rien ménager.

Du matin au soir, et même pendant la nuit,l’hôtel du Bœuf-Rouge tenait table ouverte. Le long des hautesfenêtres en bas, on ne voyait que les grandes nappes blanches,étincelantes d’argenterie et couvertes de gibier, de poisson etd’autres mets rares, autour desquels ces voyageurs venaients’asseoir côte à côte. On n’entendait dans la grande cour derrièreque les hennissements des chevaux, les cris des postillons, leséclats de rire des servantes, le roulement des voitures, arrivantou partant, sous les hautes portes cochères. Ah ! l’hôtel duBœuf-Rouge n’aura jamais un temps de prospérité pareille !

On voyait aussi descendre là des gens de laville, qu’on avait connus dans le temps pour chercher du bois sec àla forêt, ou ramasser le fumier des chevaux sur les grandes routes.Ils étaient passés commandants, colonels, généraux, un sur mille, àforce de batailler dans tous les pays du monde.

Le vieux Melchior, son bonnet de soie noiretiré sur ses larges oreilles poilues, les paupières flasques, lenez pincé dans ses grandes besicles de corne et les lèvres serrées,ne pouvait s’empêcher de déposer sur l’établi sa loupe et sonpoinçon et de jeter quelquefois un regard vers l’auberge, surtoutquand les grands coups de fouet des postillons à lourdes bottes,petite veste et perruque de chanvre tortillée sur la nuque,retentissaient dans les échos des remparts, annonçant quelquenouveau personnage. Alors, il devenait attentif, et de temps entemps je l’entendais s’écrier :

« Tiens ! c’est le fils du couvreurJacob, de la vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier FranzSépel ! Il a fait son chemin… le voilà colonel et baron del’Empire par-dessus le marché ! Pourquoi donc est-ce qu’il nedescend pas chez son père, qui demeure là-bas dans la rue desCapucins ? »

Mais lorsqu’il les voyait prendre le chemin dela rue, en donnant des poignées de main à droite et à gauche auxgens qui les reconnaissaient, sa figure changeait ; ils’essuyait les yeux avec son gros mouchoir à carreaux, enmurmurant :

« C’est la pauvre vieille Annette qui vaavoir du plaisir ! À la bonne heure, à la bonne heure !il n’est pas fier celui-là, c’est un brave homme ; pourvuqu’un boulet ne l’enlève pas de sitôt ! »

Les uns passaient comme honteux de reconnaîtreleur nid, les autres traversaient fièrement la ville, pour allervoir leur sœur ou leur cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait,on aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs croix et leursépaulettes ; les autres, on les méprisait autant et même plusque lorsqu’ils balayaient la grande route.

On chantait presque tous les mois des TeDeum pour quelque nouvelle victoire, et le canon de l’arsenaltirait ses vingt et un coups, qui vous faisaient trembler le cœur.Dans les huit jours qui suivaient, toutes les familles étaient dansl’inquiétude, les pauvres vieilles femmes surtout attendaient unelettre ; la première qui venait, toute la ville lesavait : « Une telle a reçu des nouvelles de Jacques oude Claude ! » et tous couraient pour savoir s’il nedisait rien de leur Joseph ou de leur Jean-Baptiste. Je ne parlepas des promotions, ni des actes de décès ; les promotions,chacun y croyait, il fallait bien remplacer les morts ; maispour les actes de décès, les parents attendaient en pleurant, carils n’arrivaient pas tout de suite ; quelquefois même ilsn’arrivaient jamais, et les pauvres vieux espéraient toujours,pensant : « Peut-être que notre garçon est prisonnier…Quand la paix sera faite, il reviendra… Combien sont revenus, qu’oncroyait morts ! »Seulement la paix ne se faisaitjamais ; une guerre finie, on en commençait une autre. Il nousmanquait toujours quelque chose, soit du côté de la Russie, soit ducôté de l’Espagne ou ailleurs ; – l’Empereur n’était jamaiscontent.

Souvent, au passage des régiments quitraversaient la ville – la grande capote retroussée sur leshanches, le sac au dos, les hautes guêtres montant jusqu’aux genouxet le fusil à volonté, allongeant le pas, tantôt couverts de boue,tantôt blancs de poussière –, souvent le père Melchior, après avoirregardé ce défilé, me demandait tout rêveur :

« Dis donc, Joseph, combien penses-tu quenous en avons vu passer depuis 1804 ?

– Oh ! je ne sais pas, monsieur Goulden,lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.

– Oui… au moins ! faisait-il. Et combienen as-tu vu revenir ? »

Alors, je comprenais ce qu’il voulait dire, etje lui répondais :

« Peut-être qu’ils rentrent par Mayence,ou par une autre route… Ça n’est pas possibleautrement ! »

Mais il hochait la tête et disait :

« Ceux que tu n’as pas vus revenir sontmorts, comme des centaines et des centaines de mille autresmourront, si le Bon Dieu n’a pas pitié de nous, car l’Empereurn’aime que la guerre. Il a déjà versé plus de sang pour donner descouronnes à ses frères, que notre grande Révolution pour gagner lesDroits de l’Homme. »

Nous nous remettions à l’ouvrage, et lesréflexions de M. Goulden me donnaient terriblement àréfléchir.

Je boitais bien un peu de la jambe gauche,mais tant d’autres avec des défauts avaient reçu leur feuille deroute tout de même !

Ces idées me trottaient dans la tête, et quandj’y pensais longtemps, j’en concevais un grand chagrin. Cela meparaissait terrible, non seulement parce que je n’aimais pas laguerre, mais encore parce que je voulais me marier avec ma cousineCatherine des Quatre-Vents. Nous avions été en quelque sorte élevésensemble. On ne pouvait voir de fille plus fraîche, plusriante ; elle était blonde, avec de beaux yeux bleus, desjoues roses et des dents blanches comme du lait ; elleapprochait de ses dix-huit ans ; moi j’en avais dix-neuf, etla tante Margrédel paraissait contente de me voir arriver tous lesdimanches de grand matin pour déjeuner et dîner avec eux.

Catherine et moi nous allions derrière, dansle verger ; nous mordions dans les mêmes pommes et dans lesmêmes poires ; nous étions les plus heureux du monde.

C’est moi qui conduisais Catherine à lagrand-messe et aux vêpres, et, pendant la fête, elle ne quittaitpas mon bras et refusait de danser avec les autres garçons duvillage. Tout le monde savait que nous devions nous marier unjour ; mais, si j’avais le malheur de partir à laconscription, tout était fini. Je souhaitais d’être encore millefois plus boiteux, car, dans ce temps, on avait d’abord pris lesgarçons, puis les hommes mariés, sans enfants, et malgré moi jepensais : « Est-ce que les boiteux valent mieux que leshommes mariés ? est-ce qu’on ne pourrait pas me mettre dans lacavalerie ! » Rien que cette idée me rendaittriste ; j’aurais déjà voulu me sauver.

Mais c’est principalement en 1812, aucommencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit.Depuis le mois de février jusqu’à la fin de mai, tous les joursnous ne vîmes passer que des régiments et des régiments : desdragons, des cuirassiers, des carabiniers, des hussards, deslanciers de toutes les couleurs, de l’artillerie, des caissons, desambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, commeune rivière qui coule et dont on ne voit jamais la fin.

Je me rappelle encore que cela commença pardes grenadiers qui conduisaient de gros chariots attelés de bœufsCes bœufs étaient à la place de chevaux, pour servir de vivres plustard, quand on aurait usé les munitions. Chacun disait :« Quelle belle idée ! Quand les grenadiers ne pourrontplus nourrir les bœufs, les bœufs nourriront les grenadiers. »Malheureusement, ceux qui disaient cela ne savaient pas que lesbœufs ne peuvent faire que sept à huit lieues par jour, et qu’illeur faut sur huit jours de marche un jour de repos au moins ;de sorte que ces pauvres bêtes avaient déjà la corne usée, la lèvrebaveuse, les yeux hors de la tête, le cou rivé dans les épaules, etqu’il ne leur restait plus que la peau et les os. Il en passapendant trois semaines de cette espèce, tout déchirés de coups debaïonnette. La viande devint bon marché, car on abattait beaucoupde ces bœufs, mais peu de personnes en voulaient, la viande maladeétant malsaine. Ils n’arrivèrent pas seulement à vingt lieues del’autre côté du Rhin.

Après cela, nous ne vîmes plus défiler que deslances, des sabres et des casques. Tout s’engouffrait sous la portede France, traversait la place d’Armes en suivant la grande route,et sortait par la porte d’Allemagne.

Enfin, le 10 mai de cette année 1812, de grandmatin, les canons de l’arsenal annoncèrent le maître de tout. Jedormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelottermes petites vitres comme un tambour, et presque aussitôtM. Goulden, avec la chandelle allumée, ouvrit ma porte en medisant :

« Lève-toi… le voilà ! »

Nous ouvrîmes la fenêtre. Au milieu de la nuitje vis s’avancer au grand trot, sous la porte de France, unecentaine de dragons dont plusieurs portaient des torches ; ilspassèrent avec un roulement et des piétinements terribles ;leurs lumières serpentaient sur la façade des maisons comme de laflamme, et de toutes les croisées on entendait partir des cris sansfin : Vive l’Empereur ! vivel’Empereur !

Je regardais la voiture, quand un chevals’abattit sur le poteau du boucher Klein, où l’on attachait lesbœufs ; le dragon tomba comme une masse, les jambes écartées,le casque dans la rigole, et presque aussitôt une tête se penchahors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse têtepâle et grasse, une touffe de cheveux sur le front : c’étaitNapoléon ; il tenait la main levée comme pour prendre uneprise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L’officier quigalopait à côté de la portière se pencha pour lui répondre. Il pritsa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient etque le canon tonnait.

Voilà tout ce que je vis.

L’Empereur ne s arrêta pas à Phalsbourg ;tandis qu’il courait déjà sur la route de Saverne, le canon tiraitses derniers coups. Puis le silence se rétablit. Les hommes degarde à la porte de France relevèrent le pont, et le vieil horlogerme dit :

« Tu l’as vu ?

– Oui, monsieur Goulden.

– Eh bien, fit-il, cet homme-là tient notrevie à tous dans sa main ; il n’aurait qu’à souffler sur nouset ce serait fini. Bénissons le Ciel qu’il ne soit pas méchant, carsans cela le monde verrait des choses épouvantables, comme du tempsdes rois sauvages et des Turcs. »

Il semblait tout rêveur ; au bout d’uneminute, il ajouta :

« Tu peux te recoucher ; voici troisheures qui sonnent. »

Il rentra dans sa chambre, et je me remis dansmon lit. Le grand silence qu’il faisait dehors me paraissaitextraordinaire après tout ce tumulte, et jusqu’au petit jour je necessai point de rêver à l’Empereur. Je songeais aussi au dragon etje désirais savoir s’il était mort du coup. Le lendemain nousapprîmes qu’on l’avait porté à l’hôpital et qu’il enreviendrait.

Depuis ce jour jusqu’à la fin du mois deseptembre, on chanta beaucoup de Te Deum à l’église, etl’on tirait chaque fois vingt et un coups de canon pour quelquenouvelle victoire. C’était presque toujours le matin ;M. Goulden aussitôt s’écriait :

« Hé, Joseph ! encore une bataillegagnée ! cinquante mille hommes à terre, vingt-cinq drapeaux,cent bouches à feu !… Tout va bien… tout va bien. – Il nereste maintenant qu’à faire une nouvelle levée pour remplacer ceuxqui sont morts ! »

Il poussait ma porte, et je le voyais toutgris, tout chauve, en manches de chemise, le cou nu, qui se lavaitla figure dans la cuvette.

« Est-ce que vous croyez, monsieurGoulden, lui disais-je dans un grand trouble, qu’on prendra lesboiteux ?

– Non, non, faisait-il avec bonté, ne crainsrien, mon enfant ; tu ne pourrais réellement pas servir. Nousarrangerons cela. Travaille seulement bien, et ne t’inquiète pas dureste. »

Il voyait mon inquiétude, et cela lui faisaitde la peine. Je n’ai jamais rencontré d’homme meilleur. Alors ils’habillait pour aller remonter les horloges en ville, celles deM. le commandant de place, de M. le maire et d’autrespersonnes notables. Moi, je restais à la maison.

M. Goulden ne rentrait qu’après le TeDeum ; il ôtait son grand habit noisette, remettait saperruque dans la boîte et tirait de nouveau son bonnet de soie surses oreilles, en disant :

« L’armée est à Vilna – ou bien àSmolensk –, je viens d’apprendre ça chez M. le commandant.Dieu veuille que nous ayons le dessus cette fois encore et qu’onfasse la paix ; le plus tôt sera le mieux, car la guerre estune chose terrible. »

Je pensais aussi que, si nous avions la paix,on n’aurait plus besoin de tant d’hommes et que je pourrais memarier avec Catherine. Chacun peut s’imaginer combien de vœux jeformais pour la gloire de l’Empereur.

Chapitre 2

 

C’est le 15 septembre 1812 qu’on apprit notregrande victoire de la Moskowa. Tout le monde était dans lajubilation et s’écriait : « Maintenant nous allons avoirla paix… maintenant la guerre est finie. »

Quelques mauvais gueux disaient qu’il restaità prendre la Chine ; on rencontre toujours des êtres pareilspour désoler les gens.

Huit jours après, on sut que nous étions àMoscou, la plus grande ville de Russie et la plus riche ;chacun se figurait le butin que nous allions avoir, et l’on pensaitque cela ferait diminuer les contributions. Mais bientôt le bruitcourut que les Russes avaient mis le feu dans leur ville, et qu’ilallait falloir battre en retraite sur la Pologne, si l’on nevoulait pas périr de faim. On ne parlait que de cela dans lesauberges, dans les brasseries, à la halle aux blés, partout ;on ne pouvait se rencontrer sans se demander aussitôt :« Eh bien… eh bien… ça va mal… la retraite acommencé ! »

Les gens étaient pâles ; et, devant laposte, des centaines de paysans attendaient du matin au soir, maisil n’arrivait plus de lettres. Moi, je passais au travers de toutce monde sans faire trop attention, car j’en avais tant vu !Et puis j’avais une idée qui me réjouissait le cœur, et qui mefaisait voir tout en beau.

Vous saurez que, depuis cinq mois, je voulaisfaire un cadeau magnifique à Catherine pour le jour de sa fête, quitombait le 18 décembre. Parmi les montres qui pendaient à ladevanture de M. Goulden, il s’en trouvait une toute petite,quelque chose de tout à fait joli, la cuvette en argent, rayée depetits cercles qui la faisaient reluire comme une étoile. Autour ducadran, sous le verre, était un filet de cuivre, et sur le cadranon voyait peints deux amoureux qui se faisaient en quelque sorteune déclaration, car le garçon donnait à la fille un gros bouquetde roses, tandis qu’elle baissait modestement les yeux en avançantla main.

La première fois que j’avais vu cette montre,je m’étais dit en moi-même : « Tu ne la laisseras paséchapper ; elle sera pour Catherine. Quand tu serais forcé detravailler tous les jours jusqu’à minuit, il faut que tul’aies. » M. Goulden, après sept heures, me laissaittravailler pour mon compte. Nous avions de vieilles montres ànettoyer, à rajuster, à remonter. Cela donnait beaucoup de peine,et, quand j’avais fait un ouvrage pareil, le père Melchior mepayait raisonnablement. Mais la petite montre valait trente-cinqfrancs. Qu’on s’imagine, d’après cela, les heures de nuit qu’il mefallut passer pour l’avoir. Je suis sûr que, si M. Gouldenavait su que je la voulais, il m’en aurait fait cadeaului-même ; mais je ne m’en serais pas seulement laissérabattre un liard ; j’aurais regardé cela comme honteux ;je me disais : « Il faut que tu l’aies gagnée… quepersonne n’ait rien à réclamer dessus. » Seulement, de peurqu’un autre n’eût l’idée de l’acheter, je l’avais mise à part dansune boîte, en disant au père Melchior que je connaissais unacheteur pour cette montre.

Maintenant chacun doit comprendre que toutesces histoires de guerre m’entraient par une oreille et me sortaientpar l’autre. Je me figurais la joie de Catherine entravaillant ; durant cinq mois je n’eus que cela devant lesyeux ; je me représentais sa mine lorsqu’elle recevrait moncadeau, et je me demandais : « Qu’est-ce qu’elledira ? » Tantôt je me figurais qu’elle s’écriait :« Ô Joseph, à quoi penses-tu donc ? C’est bien trop beaupour moi… Non… non… je ne peux pas recevoir une si bellemontre ! » Alors je la forçais de la prendre, je laglissais dans la poche de son tablier en disant :« Allons donc, Catherine, allons donc… Est-ce que tu veux mefaire de la peine ? » Je voyais bien qu’elle la désirait,et qu’elle me disait cela pour avoir l’air de la refuser. Tantôt jeme représentais sa figure toute rouge ; elle levait les mainsen disant : « Seigneur Dieu ! maintenant, Joseph, jevois bien que tu m’aimes ? » Et elle m’embrassait, leslarmes aux yeux. J’étais bien content. La tante Grédel approuvaittout. Enfin, mille et mille idées pareilles me passaient par latête, et le soir, en me couchant, je pensais : « Il n’y apourtant pas d’homme aussi heureux que toi, Joseph ! Voilàmaintenant que tu peux faire un cadeau rare à Catherine par tontravail. Et sûrement qu’elle prépare aussi quelque chose pour tafête, car elle ne pense qu’à toi ; vous êtes tous les deuxtrès heureux, et quand vous serez mariés, tout ira bien. » Cespensées m’attendrissaient ; jamais je n’avais éprouvé d’aussigrande satisfaction.

Pendant que je travaillais de la sorte, nesongeant qu’à ma joie, l’hiver arriva plus tôt que d’habitude, versle commencement de novembre. Il ne commença point par de la neige,mais par un froid sec et de grandes gelées. En quelques jourstoutes les feuilles tombèrent, la terre durcit comme de la pierre,et tout se couvrit de givre : les tuiles les pavés et lesvitres. Il fallut faire du feu, cette année-là, pour empêcher lefroid d’entrer par les fentes ! Quand la porte restait ouverteune seconde, toute la chaleur était partie ; le bois pétillaitdans le poêle ; il brûlait comme de la paille en bourdonnant,et les cheminées tiraient bien.

Chaque matin je me dépêchais de laver lesvitraux de la devanture avec de l’eau chaude ; j’avais à peinerefermé la fenêtre qu’une ligne de givre les couvrait. On entendaitdehors les gens courir en respirant, le nez dans le collet de leurhabit et les mains dans les poches. Personne ne s’arrêtait, et lesportes des maisons se refermaient bien vite.

Je ne sais où s’en étaient allés les moineaux,s’ils étaient morts ou vivants, mais pas un seul ne criait sur lescheminées, et, sauf le réveil et la retraite qu’on sonnait aux deuxcasernes, aucun autre bruit ne troublait le silence.

Souvent, quand le feu pétillait bien,M. Goulden s’arrêtait tout à coup dans son travail ; etregardant un instant les vitres blanches, il s’écriait :

« Nos pauvres soldats ! nos pauvressoldats ! »

Il disait cela d’une voix si triste, que jesentais mon cœur se serrer et que je lui répondais :

« Mais, monsieur Goulden, ils doiventêtre maintenant en Pologne, dans de bonnes casernes ; car depenser que des êtres humains puissent supporter un froid pareil,c’est impossible.

– Un froid pareil ! disait-il, oui, dansce pays, il fait froid, très froid, à cause des courants d’air dela montagne ; et pourtant qu’est-ce que ce froid auprès decelui du nord, en Russie et en Pologne ? Dieu veuille qu’ilssoient partis assez tôt !… Mon Dieu ! mon Dieu !combien ceux qui conduisent les hommes ont une charge lourde àporter ! »

Alors, il se taisait, et, durant des heures,je songeais à ce qu’il m’avait dit ; je me représentais nossoldats en route, courant pour se réchauffer. Mais l’idée deCatherine me revenait toujours, et j’ai pensé bien souvent depuis,que, lorsque l’homme est heureux, le malheur des autres le touchepeu, surtout dans la jeunesse, où les passions sont plus fortes etoù l’expérience des grandes misères vous manque encore.

Après les gelées, il tomba tellement de neige,que les courriers en furent arrêtés sur la côte des Quatre-Vents.J’eus peur de ne pouvoir pas aller chez Catherine le jour de safête ; mais deux compagnies d’infanterie sortirent avec despioches, et taillèrent dans la neige durcie une route pour laisserpasser les voitures, et cette route resta jusqu’au commencement dumois d’avril 1813.

Cependant, la fête de Catherine approchait dejour en jour, et mon bonheur augmentait en proportion. J’avais déjàles trente-cinq francs, mais je ne savais comment dire àM. Goulden que j’achetais la montre ; j’aurais voulutenir toutes ces choses secrètes : cela m’ennuyait beaucoupd’en parler.

Enfin la veille de la fête, entre six et septheures du soir, comme nous travaillions en silence, la lampe entrenous, tout à coup je pris ma résolution et je dis :

« Vous savez, monsieur Goulden, que jevous ai parlé d’un acheteur pour la petite montre enargent ?

– Oui, Joseph, fit-il sans se déranger ;mais il n’est pas encore venu.

– C’est moi, monsieur Goulden, qui suisl’acheteur. »

Alors, il se redressa tout étonné. Je tirailes trente-cinq francs et les posai sur l’établi. Lui meregardait.

« Mais, fit-il, ce n’est pas une montrepour toi, cela, Joseph ; ce qu’il te faut, c’est une grossemontre qui te remplisse bien la poche et qui marque les secondes.Ces petites montres-là, c’est pour les femmes. »

Je ne savais que répondre.

M. Goulden, après avoir rêvé quelquesinstants, se mit à sourire.

« Ah ! bon, bon, dit-il, maintenantje comprends, c’est demain la fête de Catherine ! Voilà doncpourquoi tu travaillais jour et nuit ! Tiens, reprends cetargent, je n’en veux pas. »

J’étais tout confus.

« Monsieur Goulden, je vous remerciebien, lui dis-je, mais cette montre est pour Catherine, et je suiscontent de l’avoir gagnée. Vous me feriez de la peine si vousrefusiez l’argent ; j’aimerais autant laisser lamontre. »

Il ne dit plus rien et prit les trente-cinqfrancs ; puis il ouvrit son tiroir et choisit une belle chaîned’acier, avec deux petites clefs en argent doré qu’il mit à lamontre. Après quoi lui-même enferma le tout dans une boîte avec unefaveur rose. Il fit cela lentement, comme attendri ; enfin, ilme donna la boîte.

« C’est un joli cadeau, Joseph,dit-il ; Catherine doit s’estimer bien heureuse d’avoir unamoureux tel que toi. C’est une honnête fille. Maintenant nouspouvons souper ; dresse la table, pendant que je vais lever lepot-au-feu. »

Nous fîmes cela, puis M. Goulden tira del’armoire une bouteille de son vin de Metz, qu’il gardait pour lesgrandes circonstances, et nous soupâmes en quelque sorte comme deuxcamarades ; car, durant toute la soirée, il ne cessa point deme parler du bon temps de sa jeunesse, disant qu’il avait eu jadisune amoureuse, mais qu’en l’année 92, il était parti pour la levéeen masse à cause de l’invasion des Prussiens, et qu’à son retour àFénétrange, il avait trouvé cette personne mariée, chose naturelle,puisqu’il ne s’était jamais permis de lui déclarer son amour ;cela ne l’empêchait pas de rester fidèle à ce tendresouvenir ; il en parlait d’un air grave. Moi, je l’écoutais enrêvant de Catherine, et ce n’est que sur le coup de dix heures, aupassage de la ronde, qui relevait les postes toutes les vingtminutes, à cause du grand froid, que nous remîmes deux bonnesbûches dans le poêle, et que nous allâmes enfin nous coucher.

Chapitre 3

 

Le lendemain, 18 décembre, je m’éveillai verssix heures du matin. Il faisait un froid terrible ; ma petitefenêtre était comme couverte d’un drap de givre.

J’avais eu soin, la veille, de déployer au dosd’une chaise mon habit bleu de ciel à queue de morue, mon pantalon,mon gilet en poil de chèvre, une chemise blanche et ma bellecravate de soie noire. Tout était prêt ; mes bas et messouliers bien cirés se trouvaient au pied du lit ; je n’avaisqu’à m’habiller, et, malgré cela, le froid que je sentais à lafigure, la vue de ces vitres et le grand silence du dehors medonnaient le frisson d’avance. Si ce n’avait pas été la fête deCatherine, je serais resté là jusqu’à midi ; mais tout à coupcette idée me fit sauter du lit et courir bien vite au grand poêlede faïence, où restaient presque toujours quelques braises de laveille au soir, dans les cendres. J’en trouvai deux ou trois, je medépêchai de les rassembler et de mettre dessus du petit bois etdeux grosses bûches ; après quoi, je courus me renfoncer dansmon lit.

M. Goulden, sous ses grands rideaux, lacouverture tirée sur le nez et le bonnet de coton sur les yeux,était éveillé depuis un instant ; il m’entendit et mecria :

« Joseph, il n’a jamais fait un froidpareil depuis quarante ans… je sens ça… Quel hiver nous allonsavoir ! »

Moi, je ne lui répondis pas ; jeregardais de loin si le feu s’allumait : les braises prenaientbien ; on entendait le fourneau tirer, et d’un seul coup touts’alluma. Le bruit de la flamme vous réjouissait ; mais ilfallut plus d’une bonne demi-heure pour sentir un peu l’airtiède.

Enfin, je me levai, je m’habillai.M. Goulden parlait toujours ; moi, je ne pensais qu’àCatherine. Et, comme j’avais fini vers huit heures, j’allaissortir, lorsque M. Goulden, qui me regardait aller et venir,s’écria :

« Joseph, à quoi penses-tu donc,malheureux ? Est-ce avec ce petit habit que tu veux aller auxQuatre-Vents ? Mais tu serais mort à moitié chemin. Entre dansmon cabinet, tu prendras le grand manteau, les moufles et lessouliers à double semelle garnis de flanelle. »

Je me trouvais si beau, que je réfléchis s’ilfallait suivre son conseil, et lui, voyant ça, dit :

« Écoute, on a trouvé hier un homme gelésur la côte de Wéchem ; le docteur Steinbrenner a dit qu’ilrésonnait comme un morceau de bois sec, quand on tapait dessus.C’était un soldat, il avait quitté le village entre six et septheures, à huit heures on l’a ramassé, ainsi ça va vite. Si tu veuxavoir le nez et les oreilles gelés, tu n’as qu’à sortir commecela. »

Je vis bien alors qu’il avait raison ; jemis ses gros souliers, je passai le cordon des moufles sur mesépaules, et je jetai le manteau par-dessus. C’est ainsi que jesortis, après avoir remercié M. Goulden, qui m’avertit de nepas rentrer trop tard, parce que le froid augmente à la nuit, etqu’une grande quantité de loups devaient avoir passé le Rhin sur laglace.

Je n’étais pas encore devant l’église, quej’avais déjà relevé le collet de peau de renard du manteau poursauver mes oreilles. Le froid était si vif qu’on sentait comme desaiguilles dans l’air, et qu’on se recoquillait malgré soi jusqu’àla plante des pieds.

Sous la porte d’Allemagne, j’aperçus le soldatde garde, dans son grand manteau gris, reculé comme un saint aufond de sa niche ; il serrait le fusil avec sa manche, pourn’avoir pas les doigts gelés contre le fer, deux glaçons pendaientà ses moustaches. Personne n’était sur le pont, ni devant l’octroi.Un peu plus loin, hors de l’avancée, je vis trois voitures aumilieu de la route, avec leurs grandes bâches serrées comme desbourriches ; elles étincelaient de givre ; on les avaitdételées et abandonnées. Tout semblait mort au loin, tous les êtresse cachaient, se blottissaient dans quelque trou ; onn’entendait que la glace crier sous vos pieds.

En courant à côté du cimetière, dont les croixet les tombes reluisaient au milieu de la neige, je me dis enmoi-même : « Ceux qui dorment là n’ont plusfroid ! » Je serrais le manteau contre ma poitrine et jecachais mon nez dans la fourrure, remerciant M. Goulden de labonne idée qu’il avait eue. J’enfonçai aussi mes mains dans lesmoufles jusqu’aux coudes, et je galopai dans cette grande tranchéeà perte de vue, que les soldats avaient faite depuis la villejusqu’aux Quatre-Vents. C’étaient des murs de glace ; enquelques endroits balayés par la bise, on voyait le ravin du fondde Fiquet, la forêt du bois de chênes et la montagne bleuâtre,comme rapprochés de vous à cause de la clarté de l’air. Onn’entendait plus aboyer les chiens de ferme, il faisait aussi tropfroid pour eux.

Malgré tout, la pensée de Catherine meréchauffait le cœur, et bientôt je découvris les premières maisonsdes Quatre-Vents. Les cheminées et les toits de chaume, à droite età gauche de la route, dépassaient à peine les montagnes de neige,et les gens, tout le long des murs, jusqu’au bout du village,avaient fait une tranchée pour aller les uns chez les autres. Mais,ce jour-là, chaque famille se tenait autour de son âtre, et l’onvoyait les petites vitres rondes comme piquées d’un point rouge, àcause du grand feu de l’intérieur. Devant chaque porte se trouvaitune botte de paille, pour empêcher le froid de passer dessous. À lacinquième porte à droite, je m’arrêtai pour ôter mes moufles, puisj’ouvris et je refermai bien vite ; c’était la maison de matante Grédel Bauer, la veuve de Mathias Bauer et la mère deCatherine.

Comme j’entrais grelottant et que la tanteGrédel, assise devant l’âtre, tournait sa tête grise, tout étonnéeà cause de mon grand collet de renard, Catherine, habillée endimanche, avec une belle jupe de rayage, le mouchoir à longuesfranges en croix autour du sein, le cordon du tablier rouge serré àsa taille très mince, un joli bonnet de soie bleue à bandes develours noir renfermant sa figure rose et blonde, les yeux doux etle nez un peu relevé, Catherine s’écria : « C’estJoseph ! »

Et, sans regarder deux fois, elle accourutm’embrasser, en disant :

« Je savais bien que le froid net’empêcherait pas de venir. »

J’étais tellement heureux que je ne pouvaisparler ! J’ôtai mon manteau que je pendis au mur avec lesmoufles ; j’ôtai pareillement les gros souliers deM. Goulden, et je sentis que j’étais tout pâle de bonheur.

J’aurais voulu trouver quelque chosed’agréable, mais comme cela ne venait pas, tout à coup jedis :

« Tiens, Catherine, voici quelque chosepour ta fête ; mais d’abord il faut que tu m’embrasses encoreune fois avant d’ouvrir la boîte. »

Elle me tendit ses bonnes joues roses et puiss’approcha de la table ; la tante Grédel vint aussi voir.Catherine délia le cordon et ouvrit. Moi j’étais derrière, et moncœur sautait, sautait ; j’avais peur en ce moment que lamontre ne fût pas assez belle. Mais, au bout d’un instant,Catherine, joignant les mains, soupira tout bas :

« Oh ! mon Dieu ! que c’estbeau !… C’est une montre.

– Oui, dit la tante Grédel, ça, c’est tout àfait beau ; je n’ai jamais vu de montre aussi belle… On diraitde l’argent.

– Mais c’est de l’argent », fit Catherineen se retournant et me regardant pour savoir.

Alors, je dis :

« Est-ce que vous croyez, tante Grédel,que je serais capable de donner une montre en cuivre argenté àcelle que j’aime plus que ma propre vie ? Si j’en étaiscapable, je me mépriserais comme la boue de messouliers. »

Catherine, entendant cela, me mit ses deuxbras autour du cou, et, comme nous étions ainsi, je pensai :« Voilà le plus beau jour de ma vie ! »

Je ne pouvais plus la lâcher ; la tanteGrédel demandait :

« Qu’est-ce qu’il y a donc de peint surle verre ? »

Mais je n’avais plus la force de répondre, et,seulement à la fin, nous étant assis l’un à côté de l’autre, jepris la montre et je dis :

« Cette peinture, tante Grédel,représente deux amoureux qui s’aiment plus qu’on ne peutdire : Joseph Bertha et Catherine Bauer ; Joseph offre unbouquet de roses à son amoureuse, qui étend la main pour leprendre. »

Quand la tante Grédel eut bien vu la montre,elle dit :

« Viens que je t’embrasse aussi,Joseph ; je vois bien qu’il t’a fallu beaucoup économiser ettravailler pour cette montre, et je pense que c’est très beau… quetu es un bon ouvrier et que tu nous fais honneur. »

Je l’embrassai dans la joie de mon âme, et,depuis ce moment jusqu’à midi, je ne lâchai plus la main deCatherine : nous étions heureux en nous regardant.

La tante Grédel allait et venait autour del’âtre pour apprêter un pfankougen avec des pruneaux secset des küchlen trempés dans du vin à la cannelle, etd’autres bonnes choses ; mais nous n’y faisions pas attention,et ce n’est qu’au moment où la tante, après avoir mis son casaquinrouge et ses sabots noirs, s’écria toute contente :« Allons, mes enfants, à table ! »que nous vîmes labelle nappe, la grande soupière, la cruche de vin et lepfankougen bien rond, bien doré, sur une large assiette aumilieu. Cela nous réjouit la vue, et Catherine dit :

« Assieds-toi là, Joseph, contre lafenêtre, que je te voie bien. Seulement, il faut que tu m’arrangesla montre, car je ne sais pas où la mettre. »

Je lui passai la chaîne autour du cou, puis,nous étant assis, nous mangeâmes de bon appétit. Dehors, onn’entendait rien ; le feu pétillait sur l’âtre. Il faisaitbien bon dans cette grande cuisine, et le chat gris, un peusauvage, nous regardait de loin, à travers la balustrade del’escalier au fond, sans oser descendre.

Catherine, après le dîner, chanta l’air :Der lieber Gott. Elle avait une voix douce qui s’élevaitjusqu’au ciel. Moi je chantais tout bas, seulement pour lasoutenir. La tante Grédel, qui ne pouvait jamais rester sans rienfaire, même les dimanches, s’était mise à filer ; lebourdonnement du rouet remplissait les silences, et nous étionstout attendris. Quand un air était fini, nous en commencions unautre. À trois heures la tante nous servit les küchlen àla cannelle ; nous y mordions ensemble, en riant comme desbienheureux et la tante quelquefois s’écriait :

« Allons, allons, est-ce qu’on ne diraitpas de véritables enfants ? »

Elle avait l’air de se fâcher, mais on voyaitbien à ses yeux plissés qu’elle riait au fond de son cœur.

Cela dura jusqu’à quatre heures du soir.Alors, la nuit commençait à venir, l’ombre entrait par les petitesfenêtres, et, songeant qu’il faudrait bientôt nous quitter, nousnous assîmes tristement près de l’âtre où dansait la flamme rouge.Catherine me serrait la main ; moi, le front penché, j’auraisdonné ma vie pour rester. Cela durait depuis une bonne demi-heure,lorsque la tante Grédel s’écria :

« Joseph, écoute… il est temps que tupartes ; la lune ne se lève pas avant minuit, il va fairebientôt noir dehors comme dans un four, et par ces grands froids unmalheur est si vite arrivé… »

Ces paroles me portaient un coup, et jesentais que Catherine me retenait la main ; mais la tanteGrédel avait plus de raison que nous.

« C’est assez, dit-elle en se levant etdécrochant le manteau du mur ; tu reviendrasdimanche. »

Il fallut bien remettre les gros souliers, lesmoufles et le manteau de M. Goulden.

J’aurais voulu faire durer cela cent ans,malheureusement la tante m’aidait. Quand j’eus le grand colletdressé contre les oreilles, elle me dit :

« Embrassons-nous, Joseph. »

Je l’embrassai d’abord, ensuite Catherine, quine disait plus rien. Après cela, j’ouvris la porte, et le froidterrible entrant tout à coup, m’avertit qu’il ne fallait pasattendre.

« Dépêche-toi, me dit la tante.

– Bonsoir, Joseph, bonsoir ! me criaitCatherine ; n’oublie pas de venir dimanche. »

Je me retournai pour agiter la main, puis jeme mis à courir sans lever la tête, car le froid était tel que mesyeux en pleuraient derrière les grands poils du collet.

J’allais ainsi depuis vingt minutes, osant àpeine respirer, quand une voix enrouée, une voix d’ivrogne, me criade loin : Qui vive !

Alors, je regardai dans la nuit grisâtre, etje vis, à cinquante pas devant moi, le colporteur Pinacle, avec sagrande hotte, son bonnet de loutre, ses gants de laine et son bâtonà pointe de fer. La lanterne pendue à la bretelle de la hotteéclairait sa figure avinée, son menton hérissé de poils jaunes, etson gros nez en forme d’éteignoir ; il écarquillait ses petitsyeux comme un loup, en répétant : Qui vive !

Ce Pinacle était le plus grand gueux dupays ; il avait même eu, l’année précédente, une mauvaiseaffaire avec M. Goulden, qui lui réclamait le prix d’unemontre qu’il s’était chargé de remettre à M. Anstett, le curéde Homert, et dont il avait mis l’argent en poche, disant mel’avoir payée à moi. Mais, quoique ce chenapan eût levé la maindevant le juge de paix, M. Goulden savait bien le contraire,puisque, ce jour-là, ni lui ni moi n’étions sortis de la maison. Enoutre, ce Pinacle ayant voulu danser avec Catherine à la fête desQuatre-Vents, elle avait refusé, parce qu’elle connaissaitl’histoire de la montre, et que, d’ailleurs, elle restait toujoursà mon bras.

Ce gueux, très méchant, m’en voulait donc, etde le voir là, tout à coup, au milieu de la route, loin de la villeet de tout secours, avec son bâton de cormier garni d’une pointe enfer, cela ne me réjouissait pas beaucoup. Heureusement, le petitsentier qui tourne autour du cimetière était à ma gauche, et, sansrépondre, je me dépêchai d’y courir, ayant de la neige presquejusqu’au ventre.

Alors, lui, devinant qui j’étais, s’écriafurieux :

« Ah ! ah ! c’est le petitboiteux… Halte !… halte !… il faut que je te souhaite lebonsoir. Tu viens de chez Catherine, voleur demontre ! »

Moi, je sautais comme un lièvre par-dessus lestas de neige. Il essaya d’abord de me suivre, mais sa hotte legênait ; c’est pourquoi, voyant que je gagnais du terrain, ilmit ses deux mains autour de sa bouche, en criant :

« C’est égal, boiteux, c’est égal… tuauras ton compte tout de même : la conscription approche… lagrande conscription des borgnes, des boiteux et des bossus… Tupartiras… tu resteras là-bas avec tous les autres… »

En même temps il reprit son chemin en riantcomme un ivrogne qu’il était, et moi, n’ayant presque plus la forcede respirer, je gagnai la route, à l’entrée des glacis, remerciantle ciel d’avoir trouvé la petite allée si près de moi ; car cePinacle, bien connu pour tirer son couteau chaque fois qu’il sebattait, aurait pu me donner un mauvais coup.

Malgré le mouvement que je venais de medonner, j’avais l’onglée sous mes grosses semelles, et je me remisà courir.

Cette nuit-là l’eau gela dans les citernes dePhalsbourg et le vin dans les caves, ce qui ne s’était pas vudepuis soixante ans.

À l’avancée, au premier pont et sous la ported’Allemagne, le silence me parut encore plus grand que lematin ; la nuit lui donnait quelque chose de terrible.Quelques étoiles brillaient entre les grands nuages blancs qui sedépliaient au-dessus de la ville. Tout le long de la rue, je nerencontrai pas une âme, et quand j’arrivai dans notre allée en bas,après avoir refermé la porte, il me semblait qu’il y faisaitchaud ; pourtant, la petite rigole de la cour qui longe le murétait gelée. J’attendis une seconde pour reprendre haleine, puis jemontai dans l’ombre, la main sur la rampe.

En ouvrant la chambre, la bonne chaleur dupoêle me réjouit. M. Goulden était assis devant le feu, dansle fauteuil, son bonnet de soie noire tiré sur la nuque et lesmains sur les genoux.

« C’est toi, Joseph ? me dit-il sansse retourner.

– Oui, monsieur Goulden, luirépondis-je ; il fait bon ici. Quel froid dehors ! Nousn’avons jamais eu un hiver pareil.

– Non, fit-il d’un ton grave, non, c’est unhiver dont on se souviendra longtemps. »

Alors, j’entrai dans le cabinet pour remettrele manteau, les moufles et les souliers à leur place.

Je pensais lui raconter ma rencontre avecPinacle, quand, en rentrant, il me demanda :

« Tu t’es bien amusé, Joseph ?

– Oh ! oui. La tante Grédel et Catherinem’ont fait des compliments pour vous.

– Allons, tant mieux ! tant mieux !dit-il, les jeunes ont raison de s’amuser ; car, quand ondevient vieux, à force d’avoir souffert, d’avoir vu des injustices,de l’égoïsme et des malheurs, tout est gâté d’avance. »

Il se disait ces choses à lui-même, enregardant la flamme. Je ne l’avais jamais vu si triste, et je luidemandai :

« Est-ce que vous êtes malade, monsieurGoulden ? »

Mais lui, sans me répondre, murmura :

« Oui, oui, voilà les grandes nationsmilitaires… voilà la gloire ! »

Il hochait là tête et s’était courbé toutrêveur, ses gros sourcils gris froncés.

Je ne savais que penser de tout cela, lorsque,se redressant, il me dit :

« Dans ce moment, Joseph, il y a quatrecent mille familles qui pleurent en France : notreGrande-Armée a péri dans les glaces de Russie ; tous ceshommes, jeunes et vigoureux, que nous avons vus passer durant deuxmois, sont enterrés dans la neige. La nouvelle est arrivée cetaprès-midi. Quand on pense à cela, c’estépouvantable ! »

Moi, je me taisais ; ce que je voyais deplus clair, c’est que nous allions bientôt avoir une nouvelleconscription, comme après toutes les campagnes, et que cette foisles boiteux pourraient bien en être. Cela me rendait tout pâle, etla prédiction de Pinacle me faisait dresser les cheveux sur latête.

« Va-t’en, Joseph, couche-toitranquillement, me dit le père Goulden ; moi, je n ai passommeil, je vais rester là… tout cela me bouleverse. Tu n’as rienremarqué en ville ?

– Non, monsieur Goulden. »

J’entrai dans ma chambre et je me couchai.Longtemps je ne pus fermer l’œil, rêvant à la conscription, àCatherine, à tous ces milliers d’hommes enterrés dans la neige, etme disant que je ferais bien de me sauver en Suisse.

Vers trois heures, j’entendis M. Gouldense coucher à son tour. Quelques instants après, je m’endormis à lagrâce de Dieu.

Chapitre 4

 

Lorsque j’entrai le lendemain, vers septheures, dans la chambre de M. Goulden pour me remettre àl’ouvrage, il était encore au lit et tout abattu.

« Joseph, me dit-il, je ne suis pas bien,toutes ces terribles histoires m’ont rendu malade ; je n’aipas dormi.

– Est-ce qu’il faut vous faire du thé ?lui demandai-je.

– Non, mon enfant, non, c’est inutile ;arrange seulement un peu le feu, je me lèverai plus tard. Mais, àcette heure, il faudrait aller régler les horloges en ville, noussommes au lundi ; je ne peux pas y aller, car de voir tantd’honnêtes gens dans une désolation pareille, des gens que jeconnais depuis trente ans, cela me rendrait tout à fait malheureux.Écoute Joseph, prends les clefs pendues derrière la porté, etvas-y ; cela vaudra mieux. Moi, je vais tâcher de me remettre,de dormir un peu. Si je pouvais dormir une heure ou deux, cela meferait du bien.

– C’est bon, monsieur Goulden, lui dis-je, jepars tout de suite. »

Après avoir mis du bois au fourneau, je prisle manteau et les moufles, je tirai les rideaux du lit deM. Goulden, et je sortis, le trousseau de clefs dans ma poche.L’indisposition du père Melchior me chagrinait bien un peu, maisune idée me consolait ; je me disais en moi-même :« Tu vas grimper sur le clocher de la ville, et tu verras delà-haut la maison de Catherine et de la tante Grédel. » Ensongeant à cela j’arrivai chez le sonneur de cloches Brainstein,qui demeurait au coin de la petite place, dans une vieille baraquedécrépite ; ses deux garçons étaient tisserands, et dans cevieux nid on entendait grincer les métiers et siffler les navettesdu matin au soir. La grand-mère, tellement vieille qu’on ne voyaitplus ses yeux, dormait dans un antique fauteuil, au haut duquelperchait une pie. Le père Brainstein, quand il n’avait pas à sonnerles cloches pour un baptême, un enterrement ou un mariage, lisaitdans son almanach, derrière les petites vitres rondes de lacroisée.

À côté de leur baraque était une cassine, sousle toit de la vieille halle, où travaillait le savetier Koniam, etplus loin se trouvait l’étalage des bouchers et des fruitières.

J’arrivai donc chez les Brainstein ; etle vieux en me voyant se leva, disant :

« C’est vous, monsieur Joseph ?

– Oui, père Brainstein, je viens à la place deM. Goulden, qui n’est pas bien.

– Ah ! bon… bon… c’est la mêmechose. »

Il mit son vieux tricot et son gros bonnet delaine, en chassant le chat qui dormait dessus ; puis il pritla grosse clef du clocher dans un tiroir, et nous sortîmes, moi,bien heureux de me trouver au grand air, malgré le froid, car dansce trou tout était gris de vapeur, et l’on avait autant de peine àrespirer que dans une marmite ; je n’ai jamais compris commentces gens pouvaient vivre de la sorte.

Enfin nous remontâmes la rue, et le pèreBrainstein me dit :

« Vous connaissez le grand malheur de laRussie, monsieur Joseph ?

– Oui, père Brainstein ; c’estterrible !

– Ah ! fit-il, bien sûr ! Mais çarapportera beaucoup de messes à l’église ; car, voyez-vous,tout le monde voudra faire dire des messes pour ses enfants,d’autant plus qu’ils sont morts dans un pays de païens.

– Sans doute, sans doute », luidis-je.

Nous traversions alors la place, et devant lamaison commune, en face du corps de garde, stationnaient déjàplusieurs personnes, des paysans et des gens de la ville, quilisaient une affiche. Nous montâmes le perron et nous entrâmes dansl’église, où plus de vingt femmes, jeunes et vieilles, étaient àgenoux sur le pavé, malgré le froid épouvantable.

« Voyez-vous, fit Brainstein, qu’est-ceque je vous disais ? Elles viennent déjà prier, et je suis sûrque la moitié sont là depuis cinq heures. »

Il ouvrit la petite porte de la tour par oùl’on monte aux orgues, et nous nous mîmes à grimper dans lesténèbres. Une fois dans les orgues, nous prîmes à gauche dusoufflet, et nous montâmes jusqu’aux cloches.

Je fus bien content de revoir le ciel bleu etde respirer le grand air, car la mauvaise odeur des chauves-sourisqui vivent dans ces boyaux vous étouffait presque. Mais quel froidépouvantable dans cette cage ouverte à tous les vents, et quellelumière éblouissante par ces temps de neige, où la vue s’étendaitsur vingt lieues de pays ! Toute la petite ville dePhalsbourg, avec ses six bastions, ses trois demi-lunes, ses deuxavancées, ses casernes, ses poudrières, ses ponts, ses glacis etses remparts, sa grande place d’armes et ses petites maisons bienalignées, se dessinait là comme sur un papier blanc. On voyaitjusqu’au fond des cours, et moi qui n’étais pas encore habitué àcela, je me tenais bien au milieu de la plate-forme, de peurd’avoir l’idée de m’envoler, comme on le raconte de certaines gensqui deviennent fous par les grandes hauteurs. Je n’osaism’approcher de l’horloge, dont le cadran est peint derrière avecses aiguilles, et, si Brainstein ne m’avait pas donné l’exemple, jeserais resté là, cramponné à la poutre des cloches ; mais ilme dit : « Venez, monsieur Joseph, et regardez ;est-ce que c’est l’heure ? »

Alors je sortis la grosse montre deM. Goulden, qui marquait les secondes, et je vis qu’il y avaitbeaucoup de retard. Brainstein m’aidait à tirer les poids, et nousréglâmes aussi les touches.

« L’horloge est toujours en retard leshivers, dit-il, à cause du fer qui travaille. »

Après m’être un peu familiarisé avec ceschoses, je me mis à regarder les environs : les Baraques dubois de chênes, les Baraques d’en haut, le Bigelberg, et finalementje reconnus les Quatre-Vents sur la côte en face, et la maison dela tante Grédel. Justement la cheminée fumait comme un fil bleu quimonte au ciel. Et je revis la cuisine : je me représentaiCatherine en sabots et en petite jupe de laine, filant au coin del’âtre, en pensant à moi ! J’étais tellement attendri, que jene sentais plus le froid ; je ne pouvais pas détacher mes yeuxde cette cheminée.

Le père Brainstein, qui ne savait ce que jeregardais, dit :

« Oui… oui, monsieur Joseph, maintenant,malgré la neige, tous les chemins sont couverts de monde ; lagrande nouvelle s’est déjà répandue, et chacun arrive pour savoirau juste son malheur. »

Je vis qu’il avait raison : tous leschemins, tous les sentiers étaient couverts de gens qui venaient enville ; et, regardant sur la place, j’aperçus la foule quigrossissait devant le corps de garde de la mairie et devant laposte aux lettres. On entendait comme de grandes rumeurs.

Enfin, après avoir regardé de nouveau lamaison de Catherine, il fallut bien descendre, et nous nous mîmes àtourner dans l’escalier sombre, comme dans un puits. Une fois dansl’orgue, nous vîmes du balcon que la foule avait aussi beaucoupgrossi dans l’église : toutes les mères, toutes les sœurs,toutes les vieilles grand-mères, les riches et les pauvres, étaientà genoux dans les bancs, au milieu du plus grand silence, ellespriaient pour ceux de là-bas… offrant tout pour les revoir encoreune fois !

D’abord je ne compris pas bien cela ;mais tout à coup la pensée me vint que, si j’étais parti l’annéed’avant, Catherine serait aussi là pour prier et me redemander àDieu ; cela me traversa le cœur, je sentis tout mon corpsgrelotter.

« Allons-nous-en !allons-nous-en ! dis-je à Brainstein ; c’estépouvantable !

– Quoi ? fit-il.

– La guerre. »

Nous descendions alors l’escalier sous lagrande porte, et je traversai la place pour aller chez M. lecommandant Meunier, pendant que Brainstein reprenait le chemin desa maison.

Au coin de l’Hôtel de Ville, je vis unspectacle que je me rappellerai toute ma vie. C’est là qu’était lagrande affiche ; plus de cinq cents personnes : des gensde la ville et des paysans, des hommes et des femmes, serrés lesuns contre les autres, tout pâles et le cou tendu, la regardaienten silence comme quelque chose de terrible. Ils ne pouvaient pas lalire, et de temps en temps l’un ou l’autre disait en allemand ou enfrançais :

« Ils ne sont pourtant pas tousmorts !… il en reviendra tout de même. »

D’autres criaient :

« Mais on ne voit rien… on ne peut pasapprocher ! »

Une pauvre vieille, derrière, levait les mainsen criant :

« Christophe… mon pauvreChristophe !… »

D’autres, comme indignés de l’entendre,disaient :

« Faites donc taire cettevieille ! »

Chacun ne pensait qu’à soi.

Derrière, il en venait toujours d’autres parla porte d’Allemagne.

À la fin, Harmentier, le sergent de ville,sortit de la voûte du corps de garde, et se mit au haut desmarches, avec une affiche toute pareille à celle du mur ;quelques soldats le suivaient. Alors tout le monde courut de soncôté, mais les soldats écartèrent les premiers, et le pèreHarmentier se mit à lire cette affiche, qu’on appelait le 29eBulletin, et dans laquelle l’Empereur racontait que,pendant la retraite, les chevaux périssaient toutes les nuits parmilliers. – Il ne disait rien des hommes !

Le sergent de ville lisait lentement, personnene soufflait mot ; la vieille, qui ne comprenait pas lefrançais, écoutait comme les autres. On aurait entendu voler unemouche. Mais, quand il en vint à ce passage : – « Notrecavalerie était tellement démontée, que l’on a dû réunir les« officiers auxquels il restait un cheval pour en formerquatre compagnies de « cent cinquante hommes chacune. Lesgénéraux faisaient les fonctions de « capitaines et lescolonels celles de sous-officiers » – Quand il lut ce passage,qui en disait plus sur la misère de la grande armée que tout lereste, les cris et les gémissements se firent entendre de tous lescôtés deux ou trois femmes tombèrent… on les emmenait en lessoutenant par les bras.

Il est vrai que l’affiche ajoutait :« La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure » etc’était une grande consolation. Malheureusement ça ne pouvait pasrendre la vie aux trois cent mille hommes enterrés dans laneige ; aussi les gens s’en allaient bien tristes !D’autres venaient par douzaines, qui n’avaient rien entendu, et,d’heure en heure, Harmentier sortait pour lire le bulletin. Celadura jusqu’au soir, et, chaque fois, c’était la même chose. Je mesauvai… j’aurais voulu ne rien savoir de tout cela.

Je montai chez M. le commandant de place.En entrant dans son salon, je le vis qui déjeunait. C’était unhomme déjà vieux, mais solide, la face rouge et de bon appétit.

« Ah ! c’est toi !fit-il ; M. Goulden ne vient donc pas ?

– Non, monsieur le commandant, il est malade àcause des mauvaises nouvelles.

– Ah ! bon… bon… je comprends ça, fit-ilen vidant son verre ; oui, c’est malheureux. »

Et tandis que je levais le globe de lapendule, il ajouta :

« Bah ! tu diras à M. Gouldenque nous aurons notre revanche… On ne peut pas toujours avoir ledessus, que diable ! Depuis quinze ans que nous les menonstambour battant, il est assez juste qu’on leur laisse cette petitefiche de consolation… Et puis l’honneur est sauf, nous n’avons pasété battus : sans la neige et le froid, ces pauvres Cosaquesen auraient vu des dures… Mais un peu de patience, les cadresseront bientôt remplis, et alors gare ! »

Je remontai la pendule ; il se leva etvint regarder, étant grand amateur d’horlogerie. Il me pinçal’oreille d’un air joyeux ; puis, comme j’allais me retirer,il s’écria en reboutonnant sa grosse capote, qu’il avait ouvertepour manger :

« Dis au père Goulden de dormirtranquille, la danse va recommencer au printemps ; ilsn’auront pas toujours l’hiver pour eux, les Kalmoucks ;dis-lui ça !

– Oui, monsieur le commandant »,répondis-je en fermant la porte.

Sa grosse figure et son air de bonne humeurm’avaient un peu consolé ; mais, dans toutes les maisons oùj’allai ensuite, chez les Harwich, chez les Frantz-Toni, chez lesDurlach, partout on n’entendait que des plaintes. Les femmessurtout étaient dans la désolation les hommes ne disaient rien etse promenaient de long en large, la tête penchée, sans mêmeregarder ce que je faisais chez eux.

Vers dix heures, il ne me restait plus quedeux personnes à voir : M. de laVablerie-Chamberlan, un ancien noble, qui demeurait au bout de lagrand-rue avec Mme Chamberlan d’Ecof etMlle Jeanne, leur fille. C’étaient des émigrésrevenus depuis trois ou quatre ans. Ils ne fréquentaient personneen ville, et ils ne voyaient que trois ou quatre vieux curés desenvirons. M. de la Vablerie-Chamberlan n’aimait que lachasse ; il avait six chiens au fond de sa cour et une voitureà deux chevaux ; le père Robert, de la rue des Capucins, leurservait de cocher, de palefrenier, de domestique et de piqueur.M. de la Vablerie portait toujours une veste de chasse,une casquette en cuir bouilli et des bottes à éperons. Toute laville l’appelait le braque ; mais on ne disait riende Mme ni deMlle de Chamberlan.

J’étais bien triste en poussant la lourdeporte à poulie, dont le grelottement se prolongeait dans levestibule ; aussi quelle ne fut pas ma surprise d’entendre, aumilieu de cette désolation générale, un air de chant et declavecin ! M. de la Vablerie chantait etMlle Jeanne l’accompagnait. Je ne savais pas, dansce temps, que le malheur des uns fait le bonheur des autres, et jeme dis, la main sur le loquet : « Ils ne connaissent pasencore les nouvelles de Russie. »

Mais comme j’étais ainsi, la porte de lacuisine s’ouvrit, et Mlle Louise, leur servante,penchant la tête, demanda :

« Qui est là ?

– C’est moi, mademoiselle Louise.

– Ah ! c’est vous, monsieur Joseph,passez par ici. »

Ces gens avaient leur pendule dans un grandsalon où l’on n’entrait que rarement ; les hautes fenêtres àpersiennes donnant sur la cour restaient fermées ; mais on yvoyait assez pour ce que j’avais à faire. Je passai donc par lacuisine, et je réglai l’antique pendule, une pièce magnifique enmarbre blanc. Mlle Louise regardait.

« Vous avez du monde, mademoiselleLouise ? lui dis-je.

– Non, mais monsieur m’a prévenue de nelaisser entrer personne.

– Ils sont bien joyeux, chez vous…

– Ah ! oui ! fit-elle, c’est lapremière fois depuis des années ; je ne sais pas ce qu’ilsont. »

Je remis le globe, et je sortis, rêvant à ceschoses qui me paraissaient extraordinaires. L’idée ne me vint pasque ceux-ci se réjouissaient de notre défaite.

En partant de là, je tournai le coin de la ruepour me rendre chez le père Féral, qu’on appelaitPorte-Drapeau, parce qu’à l’âge de quarante-cinq ans,étant forgeron et père de famille depuis longtemps, il avait portéle drapeau des volontaires de Phalsbourg en 92, et n’était revenuqu’après la campagne de Zurich. Il avait ses trois garçons àl’armée de Russie : Jean, Louis et Georges Féral ;Georges était commandant dans les dragons, les deux autresofficiers d’infanterie.

Je me figurais d’avance le chagrin du pèreFéral ; mais ce n’était rien auprès de ce que je vis enentrant dans sa chambre. Ce pauvre vieux, aveugle et tout chauve,était assis dans le fauteuil derrière le fourneau, la tête penchéesur la poitrine, et ses grands yeux blancs écarquillés comme s’ilavait vu ses trois garçons étendus à ses pieds ; il ne disaitrien, mais de grosses gouttes de sueur coulaient de son front surses longues joues maigres, et sa figure était tellement pâle qu’onaurait dit qu’il allait rendre l’âme. Quatre ou cinq de ses ancienscamarades du temps de la République : le père Desmarets, lepère Nivoi, le vieux Paradis, le grand Froissard, étaient arrivéspour le consoler. Ils se tenaient autour de lui dans le plus grandsilence, fumant des pipes et faisant des mines désolées.

De temps en temps l’un ou l’autredisait :

« Allons, Féral, allons, est-ce que nousne sommes plus des anciens de l’armée deSambre-et-Meuse ? »

Ou bien :

« Du courage, Porte-Drapeau, ducourage !… Est-ce que nous n’avons pas enlevé la grandebatterie de Fleurus au pas de course ? »

Ou quelque autre chose de semblable.

Mais il ne répondait rien ; seulement, deminute en minute, il soupirait, ses vieilles joues creuses segonflaient, puis il se penchait et les autres se faisaient dessignes, hochant la tête comme pour dire :

« Ça va mal. »

Je me dépêchai de régler l’horloge et de m’enaller, car, de voir ce pauvre vieux dans une telle désolation, celame déchirait le cœur.

En rentrant chez nous, je trouvaiM. Goulden à son établi.

« Te voilà, Joseph, dit-il ; ehbien ?

– Eh bien, monsieur Goulden, vous avez euraison de rester : c’est terrible ! »

Et je lui racontai tout en détail.

« Oui, je savais cela, dit-il tristement,mais ce n’est que le commencement de plus grands malheurs :ces Prussiens, ces Autrichiens, ces Russes, ces Espagnols, et tousces peuples que nous avons pillés depuis 1804, vont profiter denotre misère pour tomber sur nous. Puisque nous avons voulu leurdonner des rois qu’ils ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, et dontils ne voulaient pas, ils vont nous en amener d’autres, avec desnobles et tout ce qui s’ensuit. De sorte qu’après nous être faitsaigner aux quatre membres pour les frères de l’Empereur, nousallons perdre tout ce que nous avions gagné par la Révolution. Aulieu d’être les premiers, nous serons les derniers des derniers.Oui, voilà ce qui va nous arriver maintenant. Pendant que tucourais la ville, je n’ai fait que rêver à cela ; c’estpresque immanquable : – puisque les soldats étaient tout cheznous et que nous n’avons plus de soldats, nous ne sommes plusrien ! »

Alors il se leva, je dressai la table, etcomme nous dînions en silence, les cloches de l’église se mirent àsonner.

« Quelqu’un est mort en ville, ditM. Goulden.

– Oui… Je n’en ai pas entenduparler. »

Dix minutes après, le rabbin Rôse entra pourfaire mettre un verre à sa montre.

« Qui donc est mort ? lui demandaM. Goulden.

– C’est le vieux Porte-Drapeau.

– Comment ! le père Féral ?

– Oui, depuis une demi-heure, vingt minutes.Le père Desmarets et plusieurs autres voulaient le consoler ;à la fin, il leur demanda de lui lire la dernière lettre de sonfils Georges, le commandant de dragons, qui lui disait qu’auprintemps prochain il espérait venir l’embrasser avec lesépaulettes de colonel. En entendant cela, tout à coup il voulut selever, mais il retomba la tête sur ses genoux ; cette lettrelui avait crevé le cœur ! »

M. Goulden ne fit aucune réflexion.

« Voici, monsieur Rôse, dit-il enremettant sa montre au rabbin, c’est douze sous. »

M. Rôse sortit, et nous continuâmes àdîner en silence.

Chapitre 5

 

Quelques jours après, la gazette annonça quel’Empereur était à Paris, et qu’on allait couronner le roi de Romeet l’impératrice Marie-Louise. M. le maire, M. l’adjointet les conseillers municipaux ne parlaient plus que des droits dutrône, et même on fit un discours exprès dans la salle de lamairie. C’est M. le professeur Burguet l’aîné qui fit cediscours, et M. le baron Parmentier qui le lut. Mais les gensn’étaient pas attendris, parce que chacun avait peur d’être enlevépar la conscription ; on pensait bien qu’il allait falloirbeaucoup de soldats : voilà ce qui troublait le monde, et pourma part j’en maigrissais à vue d’œil. M. Goulden avait beau medire : « Ne crains rien, Joseph, tu ne peux pas marcher.Considère, mon enfant, qu’un être aussi boiteux que toi resteraiten route à la première étape ! » Tout cela ne m’empêchaitpas d’être rempli d’inquiétude.

On ne pensait déjà plus à ceux de la Russie,excepté leurs familles.

M. Goulden, quand nous étions seuls àtravailler, me disait quelquefois :

« Si ceux qui sont nos maîtres, et quidisent que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre bonheur,pouvaient se figurer, au commencement d’une campagne, les pauvresvieillards, les malheureuses mères auxquels ils vont en quelquesorte arracher le cœur et les entrailles pour satisfaire leurorgueil ; s’ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leursgémissements au moment où l’on viendra leur dire :« Votre enfant est mort… vous ne le « verrez plusjamais ! il a péri sous les pieds des chevaux, ou bien écrasé« par un boulet, ou bien dans un hôpital, au loin, – aprèsavoir été « découpé, – dans la fièvre, sans consolation, envous appelant comme « lorsqu’il étaitpetit !… »s’ils pouvaient se figurer les larmes de cesmères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pourcontinuer. Mais ils ne pensent à rien ; ils croient que lesautres n’aiment pas leurs enfants autant qu’eux ; ils prennentles gens pour des bêtes ! Ils se trompent ; tout leurgrand génie et toutes leurs grandes idées de gloire ne sont rien,car il n’y a qu’une chose pour laquelle un peuple doit marcher –les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards –, c’estquand on attaque notre Liberté, comme en 92 ; alors on meurtensemble ou l’on gagne ensemble ; celui qui reste en arrièreest un lâche ; il veut que les autres se battent pour lui… lavictoire n’est pas pour quelques-uns, elle est pour tous, le filset le père défendent leur famille ; s’ils sont tués, c’est unmalheur, mais ils sont morts pour leurs droits. Voilà, Joseph, laseule guerre juste, où personne ne peut se plaindre ; toutesles autres sont honteuses, et la gloire qu’elles rapportent n’estpas la gloire d’un homme, c’est la gloire d’une bêtesauvage ! »

Ainsi me parlait le bon M. Goulden, et jepensais bien comme lui.

Mais tout à coup, le 8 janvier, on mit unegrande affiche à la mairie, où l’on voyait que l’Empereur allaitlever, avec un sénatus-consulte, comme on disait dans ce temps-là,d’abord 150000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premierban de 1812, qui se croyaient déjà réchappées, ensuite 100000conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jusqu’à la fin, desorte que tous les trous seraient bouchés, et que même nous aurionsune plus grande armée qu’avant d’aller en Russie.

Quand le père Fouze, le vitrier, vint nousraconter cette affiche, un matin, je tombai presque en faiblessecar je me dis en moi-même :

« Maintenant on prend tout : lespères de famille depuis 1809 ; je suis perdu ! »

M. Goulden me versa de l’eau dans le cou,mes bras pendaient, j’étais pâle comme un mort.

Du reste, je n’étais pas le seul auquell’affiche de la mairie produisît un pareil effet ; en cetteannée beaucoup de jeunes gens refusèrent de partir : les unsse cassaient les dents, pour s’empêcher de pouvoir déchirer lacartouche, les autres se faisaient sauter le pouce avec despistolets, pour s’empêcher de pouvoir tenir le fusil ;d’autres se sauvaient dans les bois, on les appelait lesréfractaires, et l’on ne trouvait plus assez de gendarmes pourcourir après eux.

Et c’est aussi dans le même temps que lesmères de famille prirent le courage en quelque sorte de serévolter, et d’encourager leurs garçons à ne pas obéir auxgendarmes. Elles les aidaient de toutes les façons elles criaientcontre l’Empereur et les curés de toutes les religions lessoutenaient, enfin la mesure était pleine !

Le jour même de l’affiche, je me rendis auxQuatre-Vents ; mais ce n’était pas alors dans la joie de moncœur, c’était comme le dernier des malheureux auquel on enlève sonamour et sa vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes ; etquand j’arrivai là-bas, ne sachant comment annoncer notre malheur,je vis en entrant qu’on savait déjà tout à la maison, car Catherinepleurait à chaudes larmes, et la tante Grédel était pâled’indignation.

D’abord nous nous embrassâmes en silence, etle premier mot que me dit la tante Grédel, en repoussantbrusquement ses cheveux gris derrière ses oreilles, cefut :

« Tu ne partiras pas !… Est-ce queces guerres nous regardent, nous ? Le curé lui-même a dit quec’était trop fort à la fin ; qu’on devrait faire la paix. Turesteras ! Ne pleure pas, Catherine, je te dis qu’ilrestera.

Elle était toute verte de colère, etbousculait ses marmites en parlant.

« Voilà longtemps, dit-elle, que ce grandcarnage me dégoûte ; il a déjà fallu que nos deux pauvrescousins Kasper et Yokel aillent se faire casser les os en Espagne,pour cet Empereur, et maintenant il vient encore nous demander lesjeunes ; il n’est pas content d’en avoir fait périr trois centmille en Russie. Au lieu de songer à la paix, comme un homme de bonsens, il ne pense qu’à faire massacrer les derniers qui restent… Onverra ! on verra !

– Au nom du Ciel ! tante Grédel,taisez-vous, parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fenêtre,on pourrait vous entendre ; nous serions tous perdus.

– Eh bien, je parle pour qu’on m’entende,reprit-elle ; ton Napoléon ne me fait pas peur ; il acommencé par nous empêcher de parler, pour faire ce qu’il voudrait…mais tout cela va finir !… Quatre jeunes femmes vont perdreleurs maris rien que dans notre village, et dix pauvres garçonsvont tout abandonner, malgré père et mère, malgré la justice,malgré le bon Dieu, malgré la religion… n’est-ce pasabominable ? »

Et comme je voulais répondre :

« Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cethomme-là n’a pas de cœur !… il finira mal !… Dieu s’estdéjà montré cet hiver : il a vu qu’on avait plus peur d’unhomme que de lui, que les mères elles-mêmes, comme du tempsd’Hérode, n’osaient plus retenir la chair de leur chair, quand illa demandait pour le massacre ; alors il a fait venir lefroid, et notre armée a péri… et tous ceux qui vont partir sontmorts d’avance : Dieu est las ! Toi, tu ne partiras pas,me dit cette femme pleine d’entêtement, je ne veux pas que tupartes ; tu te sauveras dans les bois avec Jean Kraft, LouisBême et tous les plus courageux garçons d’ici ; vous irez parles montagnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons près devous jusqu’à la fin de l’extermination. »

Alors la tante Grédel se tut d’elle-même. Aulieu de nous faire un dîner ordinaire, elle nous en fit encore unmeilleur que l’autre dimanche, et nous dit d’un airferme :

– « Mangez, mes enfants, n’ayez pas peur…tout cela va changer. »

Je rentrai vers quatre heures du soir àPhalsbourg un peu plus calme qu’en partant. Mais comme je remontaisla rue de la Munitionnaire, voilà que j’entends, au coin ducollège, le tambour du sergent de ville Harmantier, et que je voisune grande foule autour de lui. Je cours pour écouter lespublications, et j’arrive juste au moment où cela commençait.

Harmantier lut que, par le sénatus-consulte du3, le tirage de la conscription aurait lieu le 15.

Nous étions le 8, il ne restait donc plus quesept jours. Cela me bouleversa.

Tous ceux qui se trouvaient là s’en allaient àdroite et à gauche dans le plus grand silence. Je rentrai chez nousfort triste, et je dis à M. Goulden :

« On tire jeudi prochain.

– Ah ! fit-il, on ne perd pas de temps…ça presse. »

Il est facile de se faire une idée de monchagrin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais plus enplace ; sans cesse je me voyais sur le point d’abandonner lepays. Il me semblait d’avance courir dans les bois, ayant à mestrousses des gendarmes criant : « Halte !halte ! » Puis je me représentais la désolation deCatherine, de la tante Grédel, de M. Goulden. Quelquefois jecroyais marcher en rang, avec une quantité d’autres malheureuxauxquels on criait : « En avant !… À labaïonnette ! » tandis que les boulets en enlevaient desfiles entières. J’entendais ronfler ces boulets et siffler lesballes, enfin j’étais dans un état pitoyable.

« Du calme, Joseph, me disaitM. Goulden ; ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que,de toute la conscription, il n’y en a pas dix peut-être quipuissent donner d’aussi bonnes raisons que toi pour rester. Ilfaudrait que le chirurgien fût aveugle pour te recevoir.D’ailleurs, je verrai M. le commandant de place…Tranquillise-toi ! »

Ces bonnes paroles ne pouvaient merassurer.

C’est ainsi que je passai toute une semainedans des transes extraordinaires, et quand arriva le jour dutirage, le jeudi matin, j’étais tellement pâle, tellement défait,que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma minepour leur fils. »Celui-là, se disaient-ils, a de la chance… iltomberait par terre en soufflant dessus… Il y a des gens quinaissent sous une bonne étoile ! »

Chapitre 6

 

Il aurait fallu voir la mairie de Phalsbourgle matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage. Aujourd’hui, c’estquelque chose de perdre à la conscription, d’être forcéd’abandonner ses parents, ses amis, son village, ses bœufs et sesterres, pour aller apprendre, Dieu sait où : « – Une…deusse !… une… deusse !… Halte !… Tête droite… têtegauche… fixe !… Portez armes !… etc. » – Oui,c’est quelque chose, mais on en revient ; on peut se dire avecquelque confiance : « Dans sept ans, je retrouverai monvieux nid, mes parents et peut-être aussi mon amoureuse… J’aurai vule monde… J’aurai même des titres pour être garde forestier ougendarme ! » Cela console les gens raisonnables. Maisdans ce temps-là, quand vous aviez le malheur de perdre, c’étaitfini ; sur cent, souvent pas un ne revenait : l’idée departir définitivement ne pouvait presque pas vous entrer dans latête.

Ce jour-là donc, ceux du Harberg, de Garbourget des Quatre-Vents devaient tirer les premiers, ensuite ceux de laville, ensuite ceux de Wéchem et de Mittelbronn.

De bon matin je fus debout, et les deux coudessur l’établi, je me mis à regarder tous ces gens défiler : cesgarçons en blouse, ces pauvres vieux en bonnet de coton et petiteveste, ces vieilles en casaquin et jupe de laine, le dos courbé, lafigure défaite, le bâton ou le parapluie sous le bras. Ilsarrivaient par familles. M. le sous-préfet de Sarrebourg, encollet d’argent, et son secrétaire, descendus la veille auBœuf-Rouge, regardaient aussi par la fenêtre.

Vers huit heures, M. Goulden se mit àl’ouvrage, après avoir déjeuné ; moi je n’avais rien pris, etje regardais toujours, quand M. le maire Parmentier et sonadjoint vinrent chercher M. le sous-préfet.

Le tirage commença sur les neuf heures, etbientôt on entendit la clarinette de Pfifer-Karl et le violon dugrand Andrès retentir dans les rues. Ils jouaient la marche desSuédois ; c’est sur cet air que des milliers depauvres diables ont quitté la vieille Alsace pour toujours. Lesconscrits dansaient, ils se balançaient bras dessus, bras dessous,ils poussaient des cris à fendre les nuages, et frappaient la terredu talon en secouant leurs chapeaux, essayant de paraître joyeuxtandis qu’ils avaient la mort dans l’âme… enfin, c’est lamode ; et le grand Andrès, sec, raide, jaune comme du bois,avec son camarade tout rond, les joues gonflées jusqu’aux oreilles,ressemblaient à ces êtres qui vous conduisent au cimetière, encausant entre eux de choses indifférentes.

Cette musique, ces cris me rendaienttriste.

Je venais de mettre mon habit à queue de morueet mon castor pour sortir, lorsque la tante Grédel et Catherineentrèrent en disant :

« Bonjour, monsieur Goulden ! nousarrivons pour la conscription. »

Je vis tout de suite combien Catherine avaitpleuré, ses yeux étaient rouges, et d’abord elle se pendit à moncou pendant que sa mère tournait autour de moi.

M. Goulden leur dit :

« Ce doit être bientôt l’heure pour lesjeunes gens de la ville ?

– Oui, monsieur Goulden, répondit Catherined’une voix faible ; ceux du Harberg ont fini.

– Bon… bon… Eh bien, Joseph, il est temps quetu partes, dit-il. Mais ne te chagrine pas… Ne soyez pas effrayées.Ces tirages, voyez-vous, ne sont plus que pour la forme, depuislongtemps on ne gagne plus, ou quand on gagne, on est rattrapé deuxou trois ans plus tard : tous les numéros sont mauvais !Quand le conseil de révision s’assemblera, nous verrons ce qu’ilsera bon de faire. Aujourd’hui c’est une espèce de satisfactionqu’on donne aux gens de tirer à la loterie… mais tout le mondeperd.

– C’est égal, fit la tante Grédel, Josephgagnera.

– Oui, oui, répondit M. Goulden ensouriant, cela ne peut pas manquer. »

Alors je sortis avec Catherine et la tante, etnous remontâmes vers la grande place, où la foule se pressait. Danstoutes les boutiques, des douzaines de conscrits, en traind’acheter des rubans, se bousculaient autour des comptoirs ;on les voyait pleurer en chantant comme des possédés. D’autres,dans les auberges, s’embrassaient en sanglotant, mais ilschantaient toujours. Deux ou trois musiques des environs, celle dubohémien Waldteufel, de Rosselkasten et de Georges-Adam, étaientarrivées et se confondaient avec des éclats déchirants etterribles.

Catherine me serrait le bras, la tante Grédelnous suivait.

En face du corps de garde, j’aperçus de loinle colporteur Pinacle, sa balle ouverte sur une petite table, et,tout à côté, une grande perche garnie de rubans qu’il vendait auxconscrits.

– Je me dépêchais de passer, quand il mecria :

« Hé ! boiteux, halte !halte !… arrive donc… je te garde un beau ruban. Il t’en fautun magnifique à toi… le ruban de ceux qui gagnent ! »

Il agitait par-dessus sa tête un grand rubannoir, et je pâlis malgré moi. Mais, comme nous montions les marchesde la mairie, voilà que justement un conscrit en descendait :c’était Klipfel, le forgeron de la Porte-de-France, il venait detirer le numéro 8, et s’écria de loin :

« Le ruban noir, Pinacle, le rubannoir !… Apporte… coûte que coûte ! »

Il avait une figure sombre et riait. Son petitfrère Jean pleurait derrière en criant :

« Non, Jacob, non, pas le rubannoir ! »

Mais Pinacle attachait déjà le ruban auchapeau du forgeron pendant que celui-ci disait :

« Voilà ce qu’il nous faut maintenant…Nous sommes tous morts… nous devons porter notredeuil ! »

Et d’une voix sauvage, il cria : Vivel’Empereur !

J’étais plus content de voir ce ruban à sonchapeau qu’au mien, et je me glissai bien vite dans la foule pouréchapper à Pinacle.

Nous eûmes mille peines à entrer sous la voûtede la mairie, et à grimper le vieil escalier de chêne, où les gensmontaient et descendaient comme une véritable fourmilière. Dans lagrande salle en haut, le gendarme Kelz se promenait, maintenantl’ordre autant que possible. Et dans la chambre du conseil, à côté– où se trouve peinte la Justice un bandeau sur les yeux –, onentendait crier les numéros. De temps en temps un conscrit sortait,la face gonflée de sang, attachant son numéro sur son bonnet, ets’en allant la tête basse à travers la foule, comme un taureaufurieux qui ne voit plus clair, et qui voudrait se casser lescornes au mur. D’autres, au contraire, passaient pâles comme desmorts.

Les fenêtres de la mairie étaientouvertes ; on entendait dehors les cinq ou six musiques jouerà la fois. C’était épouvantable.

Je serrais la main de Catherine, et toutdoucement nous arrivâmes, à travers ce monde, dans la salle oùM. le sous-préfet, les maires et les secrétaires, sur leurtribune, criaient les numéros à haute voix, comme on prononce desjugements, car tous les numéros étaient de véritablesjugements.

Nous attendîmes longtemps.

Je n’avais plus une goutte de sang dans lesveines, lorsque enfin on appela mon nom.

Je m’avançai sans voir ni entendre, je mis lamain dans la caisse et je tirai un numéro.

M. le sous-préfet cria :« Numéro 17 ! »

Alors je m’en allai sans rien dire, Catherineet la tante derrière moi. Nous descendîmes sur la place, et, ayantun peu d’air, je me rappelai que j’avais tiré le numéro 17.

La tante Grédel paraissait confondue.

« Je t’avais pourtant mis quelque chosedans ta poche, dit-elle ; mais ce gueux de Pinacle t’a jeté unmauvais sort. »

En même temps elle tira de ma poche dederrière un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur mecoulaient du front ; Catherine était toute pâle, et c’estainsi que nous retournâmes chez M. Goulden.

« Quel numéro as-tu, Joseph ? medit-il aussitôt.

– Dix-sept », répondit la tante ens’asseyant les mains sur les genoux.

Un instant M. Goulden parut troublé, maisensuite il dit :

« Autant celui-là qu’un autre… touspartiront… il faut remplir les cadres. Cela ne signifie rien pourJoseph. J’irai voir M. le maire, M. le commandant deplace… Ce n’est pas pour leur faire un mensonge ; dire queJoseph est boiteux, toute la ville le sait ; mais, dans lapresse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pourquoi j’irai lesvoir. Ainsi ne vous troublez pas, reprenez confiance. »

Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrentla tante Grédel et Catherine, qui s’en retournèrent auxQuatre-Vents pleines de bonnes espérances ; mais pour moic’était autre chose : depuis ce moment je n’eus plus uneminute de tranquillité, ni jour ni nuit.

L’empereur avait une bonne habitude : ilne laissait pas les conscrits languir chez eux. Aussitôt après letirage arrivait le conseil de révision et, quelques jours après, lafeuille de route. Il ne faisait pas comme ces arracheurs de dentsqui vous montrent d’abord leurs pinces et leurs crochets, et quivous regardent longtemps dans la bouche, de sorte que vous attrapezla colique avant qu’ils se soient décidés : il allaitrondement !

Trois jours après le tirage, le conseil derévision était à l’Hôtel de Ville, avec tous les maires du pays etquelques notables, pour donner des renseignements au besoin.

La veille, M. Goulden avait mis sa grandecapote marron et sa belle perruque pour aller remonter l’horloge deM. le maire et celle du commandant de place. Il était revenula mine riante et m’avait dit :

« Cela marchera… M. le maire etM. le commandant savent bien que tu es boiteux, c’est assezclair, que diable ! Ils m’ont répondu tout de suite :« Hé ! monsieur Goulden, ce jeune homme est boiteux, àquoi bon nous parler de lui ? Ne vous inquiétez de rien, ce nesont pas des infirmes qu’il nous faut, ce sont dessoldats. »

Ces paroles m’avaient mis du baume dans lesang, et cette nuit-là je dormis comme un bienheureux. Mais lelendemain la peur me reprit : je me représentai tout à coupcombien de gens criblés de défauts partaient tout de même, etcombien d’autres avaient l’indélicatesse de s’en inventer pourtromper le conseil, par exemple, d’avaler des choses nuisibles,afin de se rendre pâles, ou de se lier la jambe afin de se donnerdes varices ou de faire les sourds, les aveugles, les imbéciles. Etsongeant à ces choses je frémis de n’être pas assez boiteux, et jerésolus d’avoir aussi l’air minable. J’avais entendu dire que levinaigre donne des maux d’estomac, et, sans en prévenirM. Goulden, dans ma peur j’avalai tout le vinaigre qui setrouvait dans la petite burette de l’huilier. Ensuite jem’habillai, pensant avoir une mine de déterré, car le vinaigreétait très fort et me travaillait intérieurement. Mais, en entrantdans la chambre de M. Goulden, à peine m’eut-il vu qu’ils’écria :

« Joseph, qu’as-tu donc ? tu esrouge comme un coq ! »

Et moi-même, m’étant regardé dans le miroir,je vis que, jusqu’à mes oreilles et jusqu’au bout de mon nez, toutétait rouge. Alors je fus effrayé ; mais, au lieu de pâlir, jedevins encore plus rouge, et je m’écriai dans ladésolation :

« Maintenant je suis perdu ! Je vaisavoir l’air d’un garçon qui n’a pas de défauts, et même qui seporte très bien : c’est le vinaigre qui me monte à latête.

– Quel vinaigre ? demandaM. Goulden.

– Celui de l’huilier, que j’ai bu pour êtrepâle, comme on raconte de mademoiselle Sclapp, l’organiste. Ô Dieu,quelle mauvaise idée j’ai eue !

– Cela ne t’empêchera pas d’être boiteux, ditM. Goulden ; seulement tu voulais tromper le conseil, etce n’est pas honnête ! Mais voici neuf heures et demie quisonnent ; Werner est venu me prévenir hier que tu passerais àdix heures… Ainsi dépêche-toi. »

Il me fallut donc partir en cet état ; lefeu du vinaigre me sortait des joues. Lorsque je rencontrai latante et Catherine, qui m’attendaient sous la voûte de la mairie,elles me reconnurent à peine.

« Comme tu as l’air content etréjoui ! » me dit la tante Grédel.

En entendant cela, j’aurais eu bien sûr unefaiblesse, si le vinaigre ne m’avait pas soutenu malgré moi.

Je montai donc l’escalier dans un troubleextraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour répondre, tantj’éprouvais d’horreur contre ma bêtise.

En haut, déjà plus de vingt-cinq conscrits,qui se prétendaient infirmes, étaient reçus ; et plus devingt-cinq autres, assis sur le banc contre le mur, regardaient àterre, les joues pendantes, en attendant leur tour.

Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeauà cornes, se promenait de long en large ; dès qu’il me vit, ils’arrêta comme émerveillé, puis il s’écria :

« À la bonne heure ! à la bonneheure ! au moins en voilà un qui n’est pas fâché departir : l’amour de la gloire éclate dans ses yeux. »

Et me posant la main sur l’épaule :

« C’est bien, Joseph, fit-il, je teprédis qu’à la fin de la campagne, tu seras caporal.

– Mais je suis boiteux ! m’écriai-jeindigné.

– Boiteux ! dit Kelz en clignant de l’œilet souriant, boiteux ! C’est égal, avec une mine pareille onfait toujours son chemin. »

Il avait à peine fini son discours que lasalle du conseil de révision s’ouvrit et que l’autre gendarmeWerner, se penchant à la porte, cria d’une voix rude.

« Joseph Bertha ! »

J’entrai, boitant le plus que je pouvais, etWerner referma la porte. Les maires du canton étaient assis sur deschaises en demi-cercle, M. le sous-préfet et M. le mairede Phalsbourg au milieu, dans des fauteuils, et le secrétaireFreylig, à sa table. Un conscrit du Harberg se rhabillait ; legendarme Descarmes l’aidait à mettre ses bretelles. Ce conscrit,avec ses grands cheveux bruns pendant sur les yeux, le cou nu et labouche ouverte pour soupirer, avait l’air d’un homme qu’on vapendre. Deux médecins, M. le chirurgien-major de l’hôpital,avec un autre en uniforme causaient au milieu de la salle. Ils seretournèrent en me disant :

« Déshabillez-vous. »

Et je me déshabillai jusqu’à la chemise, queWerner m’ôta. Les autres me regardaient.

M. le sous-préfet dit :

« Voilà un garçon plein desanté. »

Ces mots me mirent en colère ; malgrécela, je répondis honnêtement :

« Mais je suis boiteux, monsieur lesous-préfet. »

Les chirurgiens me regardèrent, et celui del’hôpital, à qui M. le commandant de place avait sans douteparlé de moi, dit :

« La jambe gauche est un peu courte.

– Bah ! fit l’autre, elle estsolide. »

Puis, me posant la main sur lapoitrine :

« La conformation est bonne,dit-il ; toussez. »

Je toussai le moins fort que je pus ;mais il trouva tout de même que j’avais un bon timbre, et ditencore : « Regardez ces couleurs ; voilà ce quis’appelle un beau sang. »

Alors moi, voyant qu’on allait me prendre sije ne disais rien, je répondis :

« J’ai bu du vinaigre.

– Ah ! fit-il, ça prouve que vous avez unbon estomac, puisque vous aimez le vinaigre.

– Mais je suis boiteux ! m’écriai-je toutdésolé.

– Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cethomme ; votre jambe est solide, j’en réponds.

– Tout cela, dit alors M. le maire,n’empêche pas ce jeune homme de boiter depuis sa naissance ;c’est un fait connu de tout Phalsbourg.

– Sans doute, fit aussitôt le médecin del’hôpital, la jambe gauche est trop courte ; c’est un casd’exemption.

– Oui, reprit M. le maire, je suis sûrque ce garçon-là ne pourrait pas supporter une longue marche ;il resterait en route à la deuxième étape. »

Le premier médecin ne disait plus rien.

Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quandM. le sous-préfet me demanda :

« Vous êtes bien Joseph Bertha ?

– Oui, monsieur le sous-préfet,répondis-je.

– Eh bien messieurs dit-il en sortant unelettre de son portefeuille, écoutez. »

Il se mit à lire cette lettre, dans laquelleon racontait que, six mois avant, j’avais parié d’aller à Saverneet d’en revenir plus vite que Pinacle ; que nous avions faitce chemin ensemble en moins de trois heures, et que j’avaisgagné.

C’était malheureusement vrai ! ce gueuxde Pinacle m’appelait toujours boiteux, et dans ma colère, j’avaisparié contre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais donc passoutenir le contraire.

Comme je restais confondu, le premierchirurgien me dit :

« Voilà qui tranche la question ;rhabillez-vous. »

Et, se tournant vers le secrétaire, ils’écria :

« Bon pour le service ! »

Je me rhabillai dans un désespoirépouvantable.

Werner en appela un autre. Je ne faisais plusattention à rien… quelqu’un m’aidait à passer les manches de monhabit. Tout à coup je fus sur l’escalier, et comme Catherine medemandait ce qui s’était passé, je poussai un sanglotterrible ; je serais tombé du haut en bas, si la tante Grédelne m’avait pas soutenu.

Nous sortîmes par-derrière et nous traversâmesla petite place ; je pleurais comme un enfant et Catherineaussi. Sous la halle, dans l’ombre, nous nous arrêtâmes en nousembrassant.

La tante Grédel criait :

« Ah ! les brigands !… ilsenlèvent maintenant jusqu’aux boiteux… jusqu’aux infirmes ! Illeur faut tout ! Qu’ils viennent donc aussi nousprendre ! »

Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel,qui découpait là sa viande sur l’étal, dit :

« Mère Grédel, au nom du Ciel,taisez-vous… On serait capable de vous mettre en prison.

– Eh ! bien, qu’on m’y mette,s’écria-t-elle, qu’on me massacre ; je dis que les hommes sontdes lâches de permettre ces horreurs ! »

Mais, le sergent de ville s’étant approché,nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous tournâmes le coin ducafé Hemmerlé, et nous entrâmes chez nous. Les gens nousregardaient de leurs fenêtres et se disaient : « En voilàencore un qui part ! »

M. Goulden, sachant que la tante Grédelet Catherine viendraient dîner avec nous le jour de la révision,avait fait apporter du Mouton-d’Or une oie farcie et deuxbouteilles de bon vin d’Alsace. Il était convaincu que j’allaisêtre réformé tout de suite ; aussi, quelle ne fut pas sasurprise de nous voir entrer ensemble dans une désolationpareille.

« Qu’est-ce que c’est ? »dit-il en relevant son bonnet de soie sur son front chauve, et nousregardant les yeux écarquillés.

Je n’avais pas la force de lui répondre ;je me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes. Catherines’assit près de moi, les bras autour de mon cou, et nos sanglotsredoublèrent.

La tante Grédel dit :

« Les gueux l’ont pris.

– Ce n’est pas possible ! fit M Goulden,dont les bras tombèrent.

– Oui, c’est tout ce qu’on peut voir de pire,dit la tante ; ça montre bien de la scélératesse de cesgens. »

Et s’animant de plus en plus, ellecriait :

« Il ne viendra donc plus derévolution ! Ces bandits seront donc toujours lesmaîtres !

– Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-vous,disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne criez pas si haut.Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses ; ils se sonttrompés… ce n’est pas possible autrement… M. le maire et lemédecin de l’hôpital n’ont donc rien dit ? »

Je racontai en gémissant l’histoire de lalettre ; et la tante Grédel, qui ne savait rien de cela, semit à crier en levant les poings :

« Ah ! le brigand ! Dieuveuille qu’il entre encore une fois chez nous ! je lui fendsla tête avec ma hachette. »

M. Goulden était consterné.

« Comment ! tu n’as pas crié quec’était faux ! dit-il ; c’est donc vrai cettehistoire ? »

Et comme je baissais la tête sans répondre,joignant les mains il ajouta :

« Ah ! la jeunesse, la jeunesse,cela ne pense à rien… Quelle imprudence… quelleimprudence ! »

Il se promenait autour de la chambre ;puis il s’assit pour essayer ses lunettes, et la tante Grédeldit :

« Oui, mais ils ne l’auront pas tout demême, leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir, Josephsera déjà dans la montagne, en route pour la Suisse. »

M. Goulden, en entendant cela, devintgrave ; il fronça le sourcil et répondit au bout d’uninstant :

« C’est un malheur… un grand malheur… carJoseph est réellement boiteux… On le reconnaîtra plus tard ;il ne pourra pas marcher deux jours sans rester en arrière et sanstomber malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de parler commevous faites et de lui donner un mauvais conseil.

– Un mauvais conseil ! dit-elle ;vous êtes donc aussi pour faire massacrer les gens, vous ?

– Non, répondit-il, je n’aime pas les guerres,surtout celles où des cent mille hommes perdent la vie pour lagloire d’un seul. Mais ces guerres-là sont finies ; ce n’estplus pour gagner de la gloire et des royaumes qu’on lève dessoldats, c’est pour défendre le pays, qu’on a compromis à force detyrannie et d’ambition. On voudrait bien la paix maintenant !Malheureusement les Russes s’avancent, les Prussiens se mettentavec eux, et nos amis les Autrichiens n’attendent qu’une bonneoccasion de nous tomber sur le dos ; si l’on ne va pas à leurrencontre, ils viendront chez nous, car nous allons avoir l’Europesur les bras comme en 93. C’est donc tout autre chose que nosguerres d’Espagne, de Russie et d’Allemagne. Et moi, tout vieux queje suis, mère Grédel, si le danger continue à grandir et si l’on abesoin des anciens de la République, j’aurais honte d’aller fairedes horloges en Suisse, pendant que d’autres verseraient leur sangpour détendre mon pays. D’ailleurs, écoutez bien ceci : lesdéserteurs sont méprisés partout. Après avoir fait un coup pareil,on n’a plus de racines nulle part, on n’a plus ni père, ni mère, niclocher, ni patrie… On s’est jugé soi-même incapable de remplir lepremier de ses devoirs, qui est d’aimer et de soutenir son pays,même lorsqu’il a tort. »

Il n’en dit pas plus en ce moment, et s’assità la table d’un air grave.

« Mangeons, reprit-il après un instant desilence ; voici midi qui sonne. Mère Grédel et Catherine,asseyez-vous là. »

Elles s’assirent, et nous mangeâmes. Je rêvaisaux paroles de M. Goulden, qui me semblaient justes. La tanteGrédel serrait les lèvres, et de temps en temps elle me regardaitpour voir ce que je pensais. À la fin, elle dit :

« Moi, je me moque d’un pays où l’onprend les pères de famille, après avoir enlevé les garçons !Si j’étais à la place de Joseph, je partirais tout de suite.

– Écoutez, tante Grédel, lui répondis-je, voussavez que je n’aime rien tant que la paix et la tranquillité ;mais je ne voudrais pourtant pas me sauver comme unheimathslôss dans les autres pays. Malgré cela, je feraice que voudra Catherine : si elle me dit d’aller en Suisse,j’irai !… »

Alors Catherine, baissant la tête pour cacherses larmes, dit tout bas :

« Je ne veux pas qu’on puisse t’appelerdéserteur.

– Eh bien, donc, je ferai comme lesautres ! m’écriai-je ; puisque ceux de Phalsbourg et duDagsberg partent pour la guerre, je partirai ! »

M. Goulden ne fit aucune observation.

« Chacun est libre, dit-il ;seulement je suis content de voir que Joseph pense commemoi. »

Puis le silence se rétablit, et vers deuxheures, la tante Grédel, se levant, prit son panier. Elle semblaitabattue et me dit :

« Joseph, tu ne veux pas m’écouter, maisc’est égal, avec la volonté du Seigneur, tout cela finira ; tureviendras, si Dieu le veut, et Catherine t’attendra. »

Catherine, se jetant à mon cou, se remit àpleurer, et moi plus encore qu’elle ; de sorte queM. Goulden lui-même ne pouvait s’empêcher de verser deslarmes.

Enfin Catherine et sa mère descendirentl’escalier, et d’en bas la tante me cria :

« Tâche de revenir encore une ou deuxfois chez nous, Joseph.

– Oui, oui », lui répondis-je en fermantla porte.

Je ne me tenais plus sur mes jambes, jamais jen’avais été si malheureux, et même aujourd’hui, quand j’y pense,cela me retourne le cœur.

Chapitre 7

 

Depuis ce jour je n’avais plus la tête à rien.J’essayai d’abord de me remettre à l’ouvrage ; mais sans cessemes pensées étaient ailleurs, et M. Goulden lui-même medit :

« Joseph, laisse cela… profite du peu detemps qui te reste à passer avec nous ; va voir Catherine etla mère Grédel. Je crois toujours qu’on te réformera ; maisque peut-on savoir ? On a tellement besoin de monde, que celarisque de traîner en longueur. »

J’allais donc chaque matin aux Quatre-Vents etje passais mes journées avec Catherine. Nous étions bien tristes,et pourtant bien heureux tout de même de nous voir ; nous nousaimions plus encore qu’avant, si c’est possible. Catherinequelquefois essayait de chanter, comme dans le bon temps, mais toutà coup elle se mettait à pleurer. Alors nous pleurions ensemble, etla tante Grédel recommençait à maudire les guerres qui font lemalheur de tout le monde. Elle disait que le conseil de révisionméritait d’être pendu, que tous ces bandits s’entendaient ensemblepour vous empoisonner l’existence. Cela nous soulageait un peu del’entendre crier, et nous trouvions qu’elle avait raison.

Le soir, je rentrais en ville vers huit ouneuf heures, au moment où l’on fermait les portes, et je voyais, enpassant, toutes les petites auberges pleines de conscrits et devieux soldats réformés qui buvaient ensemble. Les conscritspayaient toujours ; les autres, le bonnet de police crasseuxsur l’oreille, le nez rouge, le vieux col de crin en guise dechemise, se retroussaient les moustaches en racontant d’un airmajestueux leurs batailles, leurs marches et leurs duels.

On ne pouvait rien voir de plus abominable queces trous pleins de fumée, le quinquet sous les poutres sombres,ces vieux ferrailleurs et ces jeunes gens en train de boire, decrier et de taper sur les tables comme des aveugles ; etderrière, dans l’ombre, la vieille Annette Schnaps, ou MarieHéring, la tignasse tordue sur la nuque, le peigne à trois dents entravers, observant ces choses en se grattant la hanche, ou bien envidant un pot à la santé des braves.

C’était triste pour des fils de paysans, desgens honnêtes et laborieux de mener une existence pareille ;mais personne n’avait plus envie de travailler ; on auraitdonné sa vie pour deux liards. À force de crier, de boire et de sedésoler intérieurement, on finissait par s’endormir le nez sur latable, et les vieux vidaient les cruches en chantant :

La gloire nous appelle !

Moi qui voyais ces choses, je bénissais leCiel, dans ma misère, de me donner d’honnêtes gens pour soutenirmon courage et m’empêcher de tomber entre pareilles mains.

Cela se prolongea jusqu’au 25 janvier. Depuisquelques jours, un grand nombre de conscrits italiens, desPiémontais et des Génois étaient arrivés en ville ; les unsgros et gras comme des Savoyards nourris de châtaignes, le grandchapeau pointu sur la tête crépue, le pantalon de bure, teint envert sombre, et la petite veste également de bure, mais couleur debrique, serrés aux reins par une ceinture de cuir. Ils avaient dessouliers énormes, et mangeaient du fromage sur le pouce, assis toutle long de la vieille halle. Les autres, secs, maigres, bruns,grelottaient dans leurs longues souquenilles, rien qu’à voir laneige sur les toits, et regardaient passer les femmes avec degrands yeux noirs et tristes. On les exerçait sur la place tous lesjours à marcher au pas, ils allaient remplir les cadres du 6e légerà Mayence, et se reposaient un peu dans la caserned’infanterie.

Le capitaine des recrues, qui s’appelaitVidal, logeait au-dessus de notre chambre. C’était un homme carré,solide, très ferme, et pourtant aussi très bon et très honnête. Ilvint faire raccommoder la sonnerie de sa montre chez nous, et,quand il sut que j’étais conscrit et que j’avais peur de ne pasrevenir, il m’encouragea disant « que tout n’est qu’habitude…,qu’au bout de cinq ou six mois, on se bat et l’on marche comme onmange de la soupe, et que beaucoup même, s’habituent tellement àtirer des coups de fusil ou de canon sur les gens, qu’ils seconsidèrent comme malheureux lorsqu’ils n’ont pas cettejouissance. »

Mais sa manière de raisonner n’était pas demon goût, d’autant plus que je voyais cinq ou six gros grains depoudre sur une de ses joues, lesquels étaient entrés bien loin dansla peau, et qu’il m’expliqua provenir d’un coup de fusil qu’unRusse lui avait lâché presque sous le nez. Un état pareil medéplaisait de plus en plus, et, comme déjà plusieurs jourss’étaient passés sans nouvelles, je commençais à croire qu’onm’oubliait comme le grand Jacob, du Chèvre-Hof, dont tout le mondeparle encore, à cause de son bonheur extraordinaire. La tanteGrédel elle-même me disait chaque fois que j’allais chez eux :« Eh bien… eh bien… ils veulent donc nous laissertranquilles ! » lorsque, le matin du 25 janvier, aumoment où j’allais partir pour les Quatre-Vents, M. Goulden,qui travaillait à son établi d’un air rêveur, se retourna leslarmes aux yeux et me dit :

« Écoute, Joseph, j’ai voulu te laisserdormir encore tranquillement cette nuit ; mais il fautpourtant que tu le saches, mon enfant : hier soir, lebrigadier de gendarmerie est venu m’apporter ta feuille de route.Tu pars avec les Piémontais et les Génois, et cinq ou six garçonsde la ville : le fils Klipfel, le fils Lœrig, Jean Furst etGaspard Zébédé ; vous partez pour Mayence. »

En entendant cela je sentis mes jambes s’enaller, et je m’assis sans pouvoir répondre un mot. M. Gouldensortit de son tiroir la feuille de route en belle écriture, et semit à la lire lentement. Tout ce que je me rappelle, c’est queJoseph Bertha, natif de Dabo, canton de Phalsbourg, arrondissementde Sarrebourg, était incorporé dans le 6e léger, et qu’il devaitavoir rejoint son corps le 29 janvier, à Mayence.

Cette lettre me produisit un aussi mauvaiseffet que si je n’avais rien su d’avance ; je regardai celacomme quelque chose de nouveau, et j’en fus indigné.

M. Goulden, après un instant de silence,dit encore :

« C’est aujourd’hui que les Italienspartent, vers onze heures. »

Alors, me réveillant comme d’un mauvais rêve,je m’écriai :

« Mais je ne reverrai donc plusCatherine ?

– Si, Joseph, si, dit-il d’une voixtremblante ; j’ai fait prévenir la mère Grédel etCatherine ; ainsi, mon enfant, elles viendront, tu pourras lesembrasser avant de partir. »

Je voyais son chagrin et je m’attendrissaisencore plus, de sorte que j’avais mille peines à m’empêcher defondre en larmes.

Au bout d’une minute il reprit :

« Tu n’as besoin de t’inquiéter de rien,j’ai tout préparé d’avance. Et quand tu reviendras, Joseph, Si Dieuveut que je sois encore de ce monde, tu me trouveras toujours lemême. Voici que je commence à me faire vieux ; mon plus grandbonheur aurait été de te conserver comme un fils, car j’ai trouvédans toi le bon cœur et le bon esprit d’un honnête homme ; jet’aurais cédé mon fonds… nous aurions été bien ensemble… Catherineet toi vous auriez été mes enfants… Mais, puisqu’il en est ainsi,résignons-nous. Tout cela n’est que pour un peu de temps ; tuseras réformé, j’en suis sûr : on verra bientôt que tu ne peuxpas faire de longues marches. »

Tandis qu’il parlait, moi, la tête sur lesgenoux, je sanglotais tout bas.

À la fin, il se leva et sortit de l’armoire unsac de soldat en peau de vache, qu’il posa sur la table. Je leregardais tout abattu, ne songeant à rien qu’au malheur departir.

« Voici ton sac, dit-il, j’ai mislà-dedans tout ce qu’il te faut : deux chemises de toile, deuxgilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux chemises àMayence, c’est tout ce qu’il te faudra ; mais je t’ai faitfaire des souliers, car rien n’est plus mauvais que les souliersdes fournisseurs ; c’est presque toujours du cuir de cheval,qui vous échauffe terriblement les pieds. Tu n’es pas déjà tropsolide sur tes jambes, mon pauvre enfant ; au moins que tun’aies pas cette douleur de plus. Enfin voilà… c’esttout. »

Il posa le sac sur la table et se rassit.

Dehors on entendait les allées et les venuesdes Italiens qui se préparaient à partir. Au-dessus de nous, lecapitaine Vidal donnait des ordres. Il avait son cheval à lacaserne de gendarmerie, et disait à son soldat d’aller voir s’ilétait bien bouchonné, s’il avait reçu son avoine.

Tout ce bruit, tout ce mouvement me produisaitun effet étrange, et je ne pouvais encore croire qu’il fallaitquitter la ville. Comme j’étais ainsi dans le plus grand trouble,voilà que la porte s’ouvre, et que Catherine se jette dans mes brasen gémissant, et que la mère Grédel crie :

« Je te disais bien qu’il fallait tesauver en Suisse… que ces gueux finiraient par t’emmener… Je te ledisais bien… tu n’as pas voulu me croire.

– Mère Grédel, répondit aussitôtM. Goulden, de partir pour faire son devoir, ce n’est pas unaussi grand malheur que d’être méprisé par les honnêtes gens. Aulieu de tous ces cris et de tous ces reproches qui ne servent àrien, vous feriez mieux de consoler et de soutenir Joseph.

– Ah ! dit-elle, je ne lui fais pas dereproches, non ! quoique ce soit terrible de voir des chosespareilles. »

Catherine ne me quittait pas ; elles’était assise à côté de moi, et nous nous embrassions.

« Tu reviendras, faisait-elle en meserrant.

– Oui… oui, lui disais-je tout bas ; ettoi, tu penseras toujours à moi… tu n’en aimeras pas unautre ! »

Alors elle sanglotait en disant :

« Oh ! non, je ne veux jamais aimerque toi ! »

Cela durait depuis un quart d’heure, lorsquela porte s’ouvrit, et que le capitaine Vidal entra, le manteauroulé comme un cor de chasse sur son épaule.

« Eh bien, dit-il, eh bien, et notrejeune homme ?

– Le voilà, répondit M. Goulden.

– Ah ! oui, fit le capitaine, ils sont entrain de se désoler, c’est tout simple… Je me rappelle ça… nouslaissons tous quelqu’un au pays. »

Puis, élevant la voix :

« Allons, jeune homme, du courage !Nous ne sommes plus un enfant, que diable ! »

Il regarda Catherine :

« C’est égal, dit-il à M. Goulden,je comprends qu’il n’aime pas de partir. »

Le tambour battait à tous les coins de la rue,le capitaine Vidal ajouta :

« Nous avons encore vingt minutes pourlever le pied. »

Et, me lançant un coup d’œil :

« Ne manquons pas au premier appel, jeunehomme », fit-il en serrant la main de M. Goulden.

Il sortit ; on entendait son chevalpiaffer à la porte.

Le temps était gris, la tristesse m’accablait,je ne pouvais lâcher Catherine.

Tout à coup le roulement commença ; tousles tambours s’étaient réunis sur la place. M. Goulden,prenant aussitôt le sac par ses courroies, sur la table, dit d’unton grave :

« Joseph ; maintenantembrassons-nous… il est temps. »

Je me redressai tout pâle, il m’attacha le sacsur les épaules. Catherine, assise, la figure dans son tablier,sanglotait. La mère Grédel, debout, me regardait les lèvresserrées.

Le roulement continuait toujours ;subitement il se tut.

« L’appel va commencer », ditM. Goulden en m’embrassant, et tout à coup son cœuréclata ; il se mit à pleurer, m’appelant tout bas son enfantet me disant :

« Courage ! »

La mère Grédel s’assit ; comme je mebaissais vers elle, elle me prit la tête entre ses mains, et,m’embrassant, elle criait :

« Je t’ai toujours aimé, Joseph, depuisque tu n’étais qu’un enfant… je t’ai toujours aimé ! tu nenous as donné que de la satisfaction, et maintenant il faut que tupartes… Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! »

Moi, je ne pleurais plus.

Quand la tante Grédel m’eut lâché, je regardaiCatherine, qui ne bougeait pas, et, m’étant approché, je la baisaisur le cou. Elle ne se leva point, et je m’en allai bien vite,n’ayant plus de force, lorsqu’elle se mit à crier d’une voixdéchirante :

« Joseph !… Joseph ! »

Alors je me retournai ; nous nous jetâmesdans les bras l’un de l’autre, et, quelques instants encore, nousrestâmes ainsi, sanglotant. Catherine ne pouvait plus setenir ; je la posai dans le fauteuil et je partis sans osertourner la tête.

J’étais déjà sur la place, au milieu desItaliens et d’une foule de gens qui criaient et pleuraient enreconduisant leurs garçons, et je ne voyais rien, je n’entendaisrien.

Quand le roulement recommença, je regardai etje vis que j’étais entre Klipfel et Furst, tous deux le sac audos ; leurs parents devant nous, sur la place, pleuraientcomme pour un enterrement. À droite, près de l’Hôtel de Ville, lecapitaine Vidal, à cheval sur sa petite jument grise, causait avecdeux officiers d’infanterie. Les sergents faisaient l’appel et l’onrépondait.

On appela Zébédé, Furst, Klipfel, Bertha, nousrépondîmes comme les autres ; puis le capitainecommanda : « Marche ! » et nous partîmes deux àdeux vers la porte de France.

Au coin du boulanger Spitz, une vieille, aupremier, cria de sa fenêtre, d’une voix étranglée :

« Kasper ! Kasper ! »

C’était la grand-mère de Zébédé ; sonmenton tremblait. Zébédé leva la main sans répondre ; il étaitaussi bien triste et baissait la tête.

Moi, je frémissais d’avance de passer devantchez nous. En arrivant là, mes jambes fléchissaient, j’entendisaussi quelqu’un crier des fenêtres, mais je tournai la tête du côtéde l’auberge du Bœuf-Rouge ; le bruit des tambours couvraittout.

Les enfants couraient derrière nous encriant :

« Les voilà qui partent… Tiens, voilàKlipfel, voilà Joseph ! »

Sous la porte de France, les hommes de garderangés en ligne, l’arme au bras, nous regardèrent défiler. Noustraversâmes l’avancée, puis nos tambours se turent, et noustournâmes à droite. On n’entendait plus que le bruit des pas dansla boue, car la neige fondait.

Nous avions dépassé la ferme de Gerberhoff etnous allions descendre la côte du grand pont, lorsque j’entendisquelqu’un me parler : c’était le capitaine qui me criait duhaut de son cheval :

« À la bonne heure, jeune homme, je suiscontent de vous ! »

En entendant cela, je ne pus m’empêcher derépandre encore des larmes, et le grand Furst aussi ; nouspleurions en marchant. Les autres, pâles comme des morts, nedisaient rien. Au grand pont, Zébédé sortit sa pipe pour fumer.Devant nous, les Italiens parlaient et riaient entre eux, étanthabitués depuis trois semaines à cette existence.

Une fois sur la côte de Metting, à plus d’unelieue de la ville, comme nous allions redescendre, Klipfel metoucha l’épaule, et tournant la tête il me dit :

« Regarde là-bas… »

Je regardai, et j’aperçus Phalsbourg bien loinau-dessous de nous, les casernes, les poudrières, et le clocherd’où j’avais vu la maison de Catherine, six semaines avant, avec levieux Brainstein : tout cela gris, les bois noirs autour.J’aurais bien voulu m’arrêter là quelques instants ; mais latroupe marchait, il fallut suivre. Nous descendîmes à Metting.

Chapitre 8

 

Ce même jour, nous allâmes jusqu’à Bitche,puis le lendemain à Hornbach, à Kaiserslautern, etc. Le tempss’était remis à la neige.

Combien de fois, durant cette longue route, jeregrettai le bon manteau de M. Goulden et ses souliers àdoubles semelles !

Nous traversions des villages sans nombre,tantôt en montagne, tantôt en plaine. À l’entrée de chaquebourgade, les tambours attachaient leur caisse et battaient lamarche ; alors nous redressions la tête, nous emboîtions lepas, pour avoir l’air de vieux soldats. Les gens venaient à leurspetites fenêtres, ou s’avançaient sur leur porte en disant :« Ce sont des conscrits. »

Le soir, à la halte, nous étions bien heureuxde reposer nos pieds fatigués, moi surtout. Je ne puis pas dire quema jambe me faisait mal, mais les pieds… Ah ! je n’avaisjamais senti cette grande fatigue ! Avec notre billet delogement, nous avions le droit de nous asseoir au coin dufeu ; mais les gens nous donnaient aussi place à leur table.Presque toujours nous avions du lait caillé et des pommes de terre,quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur un plat dechoucroute. Les enfants venaient nous voir ; les vieilles nousdemandaient de quel pays nous étions, ce que nous faisions avant departir ; les jeunes filles nous regardaient d’un air triste,rêvant à leurs amoureux, partis cinq, six ou sept mois avant.Ensuite on nous conduisait dans le lit du garçon. Avec quel bonheurje m’étendais ! comme j’aurais voulu dormir mes douzeheures ! Mais de bon matin, au petit jour, le bourdonnement dela caisse me réveillait je regardais les poutres brunes du plafond,les petites vitres couvertes de givre, et je me demandais :« Où suis-je ? » Tout à coup mon cœur seserrait ; je me disais : « Tu es à Bitche, àKaiserslautern… tu es conscrit ! » Et bien vite ilfallait m’habiller, reprendre le sac et courir répondre àl’appel.

« Bon voyage ! disait la ménagèreéveillée de grand matin.

– Merci », répondait le conscrit.

Et l’on partait.

Oui… oui… bon voyage ! On ne te reverraplus, pauvre diable… Combien d’autres ont suivi le mêmechemin !

Je n’oublierai jamais qu’à Kaiserslautern, ledeuxième jour de notre départ, ayant débouclé mon sac pour mettreune chemise blanche, je découvris, sous les chemises, un petitpaquet assez lourd, et que, l’ayant ouvert, j’y trouvaicinquante-quatre francs en pièces de six livres, et sur le papierces mots de M. Goulden : « Sois toujours bon,honnête, à la guerre. Songe à tes parents, à tous ceux pourlesquels tu donnerais ta vie et traite humainement les étrangers,afin qu’ils agissent de même à l’égard des nôtres. Et que le Cielte conduise… qu’il te sauve des périls ! Voici quelque argent,Joseph. Il est bon, loin des siens, d’avoir toujours un peud’argent. Écris-nous le plus souvent que tu pourras. Je t’embrasse,mon enfant, je te serre sur mon cœur. »

En lisant cela, je répandis des larmes, et jepensai : « Tu n’es pas entièrement abandonné sur laterre… De braves gens songent à toi ! Tu n’oublieras jamaisleurs bons conseils. »

Enfin, le cinquième jour, vers dix heures dusoir, nous entrâmes à Mayence. Tant que je vivrai, ce souvenir merestera dans l’esprit. Il faisait un froid terrible ; nousétions partis de grand matin, et, longtemps avant d’arriver à laville, nous avions traversé des villages pleins de soldats :de la cavalerie et de l’infanterie, des dragons en petite veste,les sabots pleins de paille, en train de casser la glace d’une augepour abreuver leurs chevaux ; d’autres traînant des bottes defourrage à la porte des écuries ; des convois de poudre, deboulets en route, tout blancs de givre ; des estafettes, desdétachements d’artillerie, de pontonniers allant et venant sur lacampagne blanche, et qui ne faisaient pas plus attention à nous quesi nous n’avions pas existé.

Le capitaine Vidal, pour se réchauffer, avaitmis pied à terre et marchait d’un bon pas ; les officiers etles sergents nous pressaient à cause du retard. Cinq ou sixItaliens étaient restés en arrière dans les villages, ne pouvantplus avancer. Moi, j’avais très chaud aux pieds à cause dumal ; à la dernière halte, c’est à peine si j’avais pu merelever. Les autres Phalsbourgeois marchaient bien.

La nuit était venue, le ciel fourmillaitd’étoiles. Tout le monde regardait, et l’on se disait :« Nous approchons ! nous approchons ! » car aufond du ciel une ligne sombre, des points noirs et des aiguillesétincelantes annonçaient une grande ville. Enfin nous entrâmes dansles avancées, à travers des bastions de terre en zigzag. Alors onnous fit serrer les rangs et nous continuâmes mieux au pas, commeil arrive en approchant d’une place forte. On se taisait. Au coind’une espèce de demi-lune, nous vîmes le fossé de la ville plein deglace, les remparts en briques au-dessus, et en face de nous, unevieille porte sombre, le pont levé. En haut, une sentinelle, l’armeprête, nous cria :

« Qui vive ! »

Le capitaine, seul en avant,répondit :

« France !

– Quel régiment ?

– Recrues du 6e léger. »

Il se fit un grand silence. Le pont-leviss’abaissa ; les hommes de garde vinrent nous reconnaître. L’und’eux portait un grand falot. Le capitaine Vidal alla quelques pasen avant, causer avec le chef de poste, puis on nouscria :

« Quand il vous plaira. »

Nos tambours commençaient à battre ; maisle capitaine leur fit remettre la caisse sur l’épaule, et nousentrâmes, traversant un grand pont et une seconde porte semblable àla première. Alors nous fûmes dans la ville, pavée de gros caillouxluisants. Chacun faisait ce qu’il pouvait pour ne pas boiter, car,malgré la nuit, toutes les auberges, toutes les boutiques desmarchands étaient ouvertes ; leurs grandes fenêtresbrillaient, et des centaines de gens allaient et venaient comme enplein jour.

Nous tournâmes cinq ou six coins de rue, etbientôt nous arrivâmes sur une petite place, devant une hautecaserne, où l’on nous cria : « Halte ! »

Il y avait une voûte au coin de la caserne,et, dans cette voûte, une cantinière assise derrière une petitetable, sous un grand parapluie tricolore où pendaient deuxlanternes.

Presque aussitôt plusieurs officiersarrivèrent : c’étaient le commandant Gémeau et quelques autresque j’ai connus depuis. Ils serrèrent la main du capitaine enriant ; puis ils nous regardèrent, et l’on fit l’appel. Aprèsquoi nous reçûmes chacun une miche de pain de munition et un billetde logement. On nous avertit que l’appel aurait lieu le lendemain àhuit heures pour la distribution des armes, et l’on nouscria : « Rompez les rangs ! » pendant que lesofficiers remontaient la rue à gauche et entraient ensemble dans ungrand café, où l’on montait par une quinzaine de marches.

Mais nous autres, où aller avec nos billets delogement, au milieu d’une ville pareille, et surtout ces Italiens,qui ne connaissaient pas un mot d’allemand ni defrançais ?

Ma première idée fut d’aller voir lacantinière sous son parapluie. C’était une vieille Alsacienne touteronde et joufflue, et quand je lui demandai où se trouvait laCapuzigner Strasse, elle me répondit :« Qu’est-ce que tu paies ? »

Je fus obligé de prendre avec elle un petitverre d’eau-de-vie ; alors elle me dit :

« Tiens, juste en face de nous, entournant le coin à droite, tu trouveras la CapuzignerStrasse. Bonsoir, conscrit. »

Elle riait.

Le grand Furst et Zébédé avaient aussi leurbillet pour la Capuzigner Strasse ; nous partîmes,encore bien heureux de boiter et de traîner la semelle ensembledans cette ville étrangère.

Furst trouva le premier sa maison, mais elleétait fermée, et, comme il frappait à la porte, je trouvai aussi lamienne, dont les deux fenêtres brillaient à gauche. Je poussai laporte, elle s’ouvrit, et j’entrai dans une allée sombre, où l’onsentait le pain frais, ce qui me réjouit intérieurement. Zébédéalla plus loin. Moi, je criais dans l’allée : « Il n’y apersonne ? »

Et presque aussitôt une vieille femme parut lamain devant sa chandelle, au haut d’un escalier en bois.

« Qu’est-ce que vous voulez ? »fit-elle.

Je lui dis que j’avais un billet de logementpour chez eux. Elle descendit et regarda mon billet, puis elle medit en allemand :

« Venez ! »

Je montai donc l’escalier En passant,j’aperçus, par une porte ouverte, deux hommes en culotte, nusjusqu’à la ceinture, qui brassaient la pâte devant deux pétrins.J’étais chez un boulanger, et voilà pourquoi cette vieille nedormait pas encore, ayant sans doute aussi de l’ouvrage. Elle avaitun bonnet à rubans noirs, les bras nus jusqu’aux coudes, une grossejupe de laine bleue soutenue par des bretelles, et semblait triste.En haut, elle me conduisit dans une chambre assez grande, avec unbon fourneau de faïence et un lit au fond.

« Vous arrivez tard, me dit cettefemme.

– Oui, nous avons marché tout le jour, luirépondis-je sans presque pouvoir parler ; je tombe de faim etde fatigue. »

Alors elle me regarda, et je l’entendis quidisait :

« Pauvre enfant ! pauvreenfant ! »

Puis elle me fit asseoir près du fourneau etme demanda :

« Vous avez mal aux pieds ?

– Oui, depuis trois jours.

– Eh bien, ôtez vos souliers, fit-elle, etmettez ces sabots. Je reviens. »

Elle laissa sa chandelle sur la table etredescendit. J’ôtai mon sac et mes souliers ; j’avais desampoules, et je pensais : « Mon Dieu… mon Dieu… peut-onsouffrir autant ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux êtremort ? »

Cette idée m’était venue cent fois en route,mais alors, auprès de ce bon feu, je me sentais si las, simalheureux, que j’aurais voulu m’endormir pour toujours, malgréCatherine, malgré la tante Grédel, M. Goulden et tous ceux quime souhaitaient du bien. Oui, je me trouvais tropmisérable !

Tandis que je songeais à ces choses, la portes’ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déjà grise, entra.C’était un de ceux que j’avais vus travailler en bas. Il avait misune chemise et il tenait dans ses mains une cruche et deuxverres.

« Bonne nuit ! » dit-il en meregardant d’un air grave.

Je penchai la tête. La vieille entra derrièrecet homme ; elle portait un cuveau de bois, et le posant àterre près de ma chaise :

« Prenez un bain de pieds, me dit-elle,cela vous fera du bien. »

En voyant cela, je fus attendri et jepensai : « Il y a pourtant de braves gens sur laterre ! » J’ôtai mes bas. Comme les ampoules étaientouvertes, elles saignaient, et la bonne vieille répéta :

« Pauvre enfant ! pauvreenfant ! »

L’homme me dit :

« De quel pays êtes-vous ?

– De Phalsbourg, en Lorraine.

– Ah ! bon », fit-il.

Puis, au bout d’un instant, il dit à safemme :

« Va donc chercher une de nosgalettes ; ce jeune homme prendra un verre de vin, et nous lelaisserons ensuite dormir en paix, car il a besoin derepos. »

Il poussa la table devant moi, de sorte quej’avais les pieds dans la baignoire, ce qui me faisait du bien etque j’étais devant la cruche. Il emplit ensuite nos verres d’un bonvin blanc, en me disant :

« À votre santé ! »

La mère était sortie. Elle revint avec unegrande galette encore chaude et toute couverte de beurre frais àmoitié fondu. C’est alors que je sentis combien j’avais faim ;je me trouvai presque mal. Il paraît que ces bonnes gens le virent,car la femme me dit :

« Avant de manger, mon enfant, il fautsortir vos pieds de l’eau. »

Elle se baissa et m’essuya les pieds avec sontablier, avant que j’eusse compris ce qu’elle voulait faire.

Alors je m’écriai : « Mon Dieu,madame, vous me traitez comme votre enfant. »

Elle me répondit au bout d’uninstant :

« Nous avons un fils àl’armée ! »

J’entendis que sa voix tremblait en disant cesmots, et mon cœur se mit à sangloter intérieurement : jesongeais à Catherine, à la tante Grédel, et je ne pouvais rienrépondre.

« Mangez et buvez », me dit l’homme,en découpant la galette.

Ce que je fis, avec un bonheur que je n’avaisjamais connu. Tous deux me regardaient gravement. Quand j’eus fini,l’homme se leva :

« Oui, dit-il, nous avons un fils àl’armée ; il est parti l’année dernière pour la Russie, etnous n’en avons pas eu de nouvelles… Ces guerres sontterribles ! »

Il se parlait à lui-même en marchant d’un airrêveur, les mains croisées sur le dos. Moi, je sentais mes yeux sefermer.

Tout à coup l’homme dit :

« Allons, bonsoir ! »

Il sortit, sa femme le suivit, emportant lecuveau.

« Merci ! leur criai-je ; queDieu ramène votre fils ! »

Puis je me déshabillai, je me couchai et jem’endormis profondément.

Chapitre 9

 

Le lendemain, je m’éveillai vers huit heures.Un trompette sonnait le rappel au coin de la CapuzignerStrasse ; tout s’agitait, on entendait passer deschevaux, des voitures et des gens. Mes pieds me faisaient encore unpeu mal, mais ce n’était rien en comparaison des autresjours ; quand j’eus mis des bas propres, il me semblarenaître, j’étais solide sur mes jambes, et je me dis enmoi-même : « Joseph, si cela continue, tu deviendras ungaillard ; il n’y a que le premier pas qui coûte. »

Je m’habillai dans ces heureusesdispositions.

La femme du boulanger avait mis sécher messouliers près du four, après les avoir remplis de cendres chaudes,pour les empêcher de se racornir. Ils étaient bien graissés etluisants.

Enfin je bouclai mon sac, et je descendis sansavoir le temps de remercier les bonnes gens qui m’avaient si bienreçu, pensant remplir ce devoir après l’appel.

Au bout de la rue, sur la place, beaucoup denos Italiens attendaient déjà, grelottant autour de la fontaine.Furst, Klipfel, Zébédé arrivèrent un instant plus tard.

De tout un côté de la place on ne voyait quedes canons sur leurs affûts. Des chevaux arrivaient à l’abreuvoir,conduits par des hussards badois ; quelques soldats du trainet des dragons se trouvaient dans le nombre.

En face de nous était une caserne de cavaleriehaute comme l’église de Phalsbourg ; et des trois autres côtésde la place s’élevaient de vieilles maisons en pointe avec dessculptures, comme à Saverne, mais bien autrement grandes. Jamais jen’avais rien vu de semblable, et, comme je regardais, le nez enl’air, nos tambours se mirent à rouler. Chacun reprit son rang. Lecapitaine Vidal arriva, le manteau sur l’épaule. Des voituressortirent d’une voûte en face, et l’on nous cria, d’abord enitalien, ensuite en français, qu’on allait distribuer les armes, etque chacun devait sortir des rangs à l’appel de son nom.

Les voitures s’arrêtèrent à dix pas, etl’appel commença. Chacun à son tour sortait des rangs, et recevaitune giberne, un sabre, une baïonnette et un fusil. On se passaitcela sur la blouse, sur l’habit ou la casaque ; nous avions lamine, avec nos chapeaux, nos casquettes et nos armes, d’unevéritable bande de brigands. Je reçus un fusil tellement grand etlourd, que je pouvais à peine le porter, et comme la giberne metombait presque sur les mollets, le sergent Pinto me montra lamanière de raccourcir les courroies. C’était un brave homme.

Tous ces baudriers qui me croisaient lapoitrine me paraissaient quelque chose de terrible, et je vis bienalors que nos misères n’allaient pas finir de sitôt.

Après les armes, un caisson s’avança, et l’onnous distribua cinquante cartouches par homme, ce qui n’annonçaitrien de bon. Puis, au lieu de faire rompre les rangs et de nousrenvoyer à nos logements, comme je le pensais, le capitaine Vidaltira son sabre et cria :

« Par file à droite… en avant…marche ! »

Et les tambours se mirent à battre.

J’étais désolé de ne pouvoir pas au moinsremercier mes hôtes du bien qu’ils m’avaient fait ; je medisais : « Ils vont te prendre pour uningrat ! » Mais tout cela ne m’empêchait pas de suivre lafile.

Nous allions par une longue rue tortueuse, ettout à coup, en dehors des glacis, nous fûmes près du Rhin couvertde glace à perte de vue. C’était quelque chose de magnifique etd’éblouissant.

Tout le bataillon descendit au Rhin, que noustraversâmes. Nous n’étions pas seuls sur le fleuve ; devantnous, à cinq ou six cents pas, un convoi de poudre, conduit par dessoldats du train, gagnait la route de Francfort. La glace n’étaitpas glissante, mais couverte d’une espèce de givre raboteux.

En arrivant sur l’autre rive, on nous fitprendre un chemin tournant entre deux petites côtes.

Nous continuâmes à marcher ainsi durant cinqheures. Tantôt à droite, tantôt à gauche, nous découvrions desvillages, et Zébédé, qui marchait près de moi, me disait :

« Puisqu’il a fallu partir, j’aime autantque ce soit pour la guerre. Au moins, nous voyons tous les jours dunouveau. Si nous avons le bonheur de revenir, nous pourrons enraconter de toutes sortes.

– Oui, mais j’aimerais beaucoup mieux ensavoir moins, lui disais-je ; j’aimerais mieux vivre pour monpropre compte que pour le compte des autres, qui sonttranquillement chez eux, pendant que nous grimpons ici dans laneige.

– Toi, tu ne regardes pas la gloire,faisait-il ; c’est pourtant quelque chose, lagloire. »

Et je lui répondais :

« La gloire est pour d’autres que pournous, Zébédé ; ceux-là vivent bien, mangent bien et dormentbien. Ils ont des danses et des réjouissances, comme on le voitdans les gazettes, et, par-dessus le marché, la gloire, quand nousl’avons gagnée à force de suer, de jeûner et de nous faire casserles os. Les pauvres diables comme nous, qu’on force de partir,lorsqu’ils rentrent à la fin, après avoir perdu l’habitude dutravail et quelquefois un membre, n’ont pas beaucoup de gloire. Bonnombre de leurs anciens camarades qui ne valaient pas mieux qu’eux,et qui travaillaient même moins bien, ont gagné de l’argent pendantles sept ans, ils ont ouvert une boutique, ils ont épousé lesamoureuses des autres, ils ont eu de beaux enfants, ils sont deshommes posés, des conseillers municipaux, des notables. Et, quandceux qui reviennent de chercher de la gloire en tuant des hommes,passent avec leurs chevrons sur le bras, ils les regardentpar-dessus l’épaule, et, si par malheur ils ont le nez rouge àforce d’avoir bu de l’eau-de-vie pour se remonter le cœur dans lapluie, dans la neige, dans les marches forcées, tandis que lesautres buvaient du bon vin, ils disent : Ce sont desivrognes ! Et ces conscrits qui ne demandaient pas mieux quede rester chez eux, de travailler, deviennent des espèces demendiants. Voilà ce que je pense, Zébédé ; je ne trouve pascela tout à fait juste, et j’aimerais mieux voir les amis de lagloire aller se battre eux-mêmes et nous laissertranquilles. »

Alors il me disait :

« Je pense la même chose que toi ;mais, puisque nous sommes pincés, il vaut mieux dire quenous combattons pour la gloire. Il faut toujours soutenir son étatet tâcher de faire croire aux gens qu’on est bien ; sans cela,Joseph, on serait encore capable de se moquer de nous. »

En raisonnant de ces choses et de beaucoupd’autres, nous finîmes par découvrir une grande rivière, que lesergent nous dit être le Mein, et, près de cette rivière, unvillage sur la route. Nous ne savions pas le nom de ce village,mais c’est là que nous fîmes halte.

On entra dans les maisons, et chacun puts’acheter de l’eau-de-vie, du vin et de la viande.

Ceux qui n’avaient pas d’argent cassèrent leurcroûte de pain bis en regardant les autres.

Le soir, vers cinq heures, nous arrivâmes àFrancfort. C’est une ville encore plus vieille que Mayence etpleine de juifs. On nous conduisit dans un endroit appeléSaxenhausen, où se trouvait caserné le 10e hussards et deschasseurs badois. Je me suis laissé dire que cette vieille bâtisseavait été dans le temps un hôpital, et je le crois volontiers, carà l’intérieur se trouvait une grande cour avec des arcadesmurées ; sous les arcades, on avait logé les chevaux, etau-dessus les hommes.

Nous arrivâmes donc en cet endroit à traversdes ruelles innombrables et tellement étroites qu’on voyait à peineles étoiles entre les cheminées. Le capitaine Florentin et les deuxlieutenants Clavel et Bretonville nous attendaient. Après l’appel,nos sergents nous conduisirent par détachements dans les chambrées,au-dessus des Badois. C’étaient de grandes salles avec de petitesfenêtres ; entre les fenêtres se trouvaient les lits.

Le sergent Pinto suspendit sa lanterne aupilier du milieu ; chacun mit ses armes au râtelier, puis sedébarrassa de son sac, de sa blouse et de ses souliers sans dire unmot. Zébédé se trouvait être mon camarade de lit. Dieu sait si nousavions sommeil. Vingt minutes après, nous dormions tous comme dessourds.

Chapitre 10

 

C’est à Francfort que j’appris à connaître lavie militaire. Jusque-là je n’avais été qu’un simpleconscrit ; alors je devins un soldat. Et je ne parle pas icide l’exercice, non ! La manière de faire tête droite et têtegauche, d’emboîter le pas, de lever la main à la hauteur de lapremière ou de la deuxième capucine pour charger le fusil,d’ajuster et de relever l’arme au commandement, c’est l’affaired’un ou deux mois avec de la bonne volonté. Mais j’appris ladiscipline, à savoir : que le caporal a toujours raisonlorsqu’il parle au soldat, le sergent lorsqu’il parle au caporal,le sergent-major lorsqu’il parle au sergent, le sous-lieutenant ausergent-major, ainsi de suite jusqu’au maréchal de France, – quandils diraient que deux et deux font cinq ou que la lune brille enplein midi.

Cela vous entre difficilement dans latête ; mais quelque chose vous aide beaucoup : c’est uneespèce de pancarte affichée dans les chambrées, et qu’on vous litde temps en temps, pour vous ouvrir les idées. Cette pancartesuppose tout ce qu’un soldat peut avoir envie de faire, par exemplede retourner dans son village, de refuser le service, de résister àson chef, etc., et cela finit toujours par la mort ou cinq ans deboulet au moins.

Le lendemain de notre arrivée à Francfort,j’écrivis à M. Goulden, à Catherine et à la tanteGrédel ; on peut se figurer avec quel attendrissement. Il mesemblait, en leur parlant, être encore au milieu d’eux ; je leleur racontais mes fatigues, le bien qu’on m’avait fait à Mayence,le courage qu’il m’avait fallu pour ne pas rester en arrière. Jeleur dis aussi que j’étais toujours en bonne santé, grâce àDieu ; que je me sentais plus fort qu’avant de partir, et queje les embrassais mille et mille fois.

J’écrivais dans notre chambrée, au milieu descamarades, et les Phalsbourgeois me faisaient tous ajouter descompliments pour leurs familles. Enfin, ce fut encore un bonmoment.

Ensuite j’écrivis à Mayence, aux braves gensde la Capuzigner Strasse, qui m’avaient en quelque sortesauvé de la désolation. Je leur dis que le rappel m’avait forcé lematin de partir tout de suite ; que j’avais espéré les revoiret les remercier, mais que le bataillon ayant fait route pourFrancfort, ils devaient me pardonner.

Ce même jour, dans l’après-midi nous reçûmesl’habillement du bataillon. Des douzaines de juifs arrivèrentjusque sous les arcades, et chacun leur vendit ses effetsbourgeois. Je ne conservai que mes chemises, mes bas et messouliers. Les Italiens avaient mille peines à se faire entendre deces marchands, qui voulaient tout emporter pour rien, mais lesGénois étaient aussi fins que les juifs, et leurs discussions seprolongèrent jusqu’à la nuit. Nos caporaux reçurent alors plusd’une goutte ; il fallait bien s’en faire des amis, car, matinet soir, ils nous montraient l’exercice dans la cour pleine deneige. La cantinière Christine était toujours dans son coin, lachaufferette sous les pieds. Elle prenait en considération tous lesjeunes gens de bonne famille, comme elle appelait ceux qui neregardaient pas à l’argent. Combien d’entre nous se laissaienttirer jusqu’au dernier liard, pour s’entendre appeler jeunes gensde bonne famille ! Plus tard, ce n’étaient plus que desgueux ! mais que voulez-vous ? la vanité… la vanité… celaperd tout le genre humain, depuis les conscrits jusqu’aux généraux.Pendant ce temps, chaque jour il arrivait des recrues de France etdes charrettes pleines de blessés de la Pologne. Quel spectacledevant l’hôpital du Saint-Esprit, de l’autre côté de larivière ! C’était un convoi qui ne finissait jamais !Tous ces malheureux avaient les uns le nez et les oreilles gelés,les autres un bras, les autres une jambe ; on les mettait dansla neige pour les empêcher de tomber en morceaux. Jamais on n’a vude gens habillés si misérablement, avec des jupons de femme, desbonnets à poil pelés, des shakos défoncés, des vestes de Cosaques,des mouchoirs et des chemises entortillés autour des pieds ;ils sortaient des charrettes en se cramponnant et vous regardaientcomme des bêtes sauvages, les yeux enfoncés dans la tête et lespoils de la figure hérissés. Les bohémiens qui dorment au coin desbois en auraient eu pitié, et pourtant c’étaient encore les plusheureux, puisqu’ils étaient réchappés du carnage, et que desmilliers de leurs camarades avaient péri dans les neiges ou sur leschamps de bataille.

Klipfel, Zébédé, Furst et moi nous allionsvoir ces malheureux ; ils nous racontaient toute la débâcledepuis Moscou, et je vis bien alors que le 29e Bulletin, siterrible, n’avait dit que la vérité.

Ces histoires nous excitaient contre lesRusses ; plusieurs disaient : « Ah ! pourvu quela guerre recommence bientôt ; ils en verront des dures, cettefois… ce n’est pas fini… ce n’est pas fini ! » Leurcolère me gagnait moi-même, et quelquefois je pensais :« Joseph, est-ce que tu perds la tête maintenant ? CesRusses défendaient leur pays, leurs familles, tout ce que leshommes ont de plus sacré dans ce monde. S’ils ne les avaient pasdéfendus, on aurait raison de les mépriser. »

En ce temps, il arriva quelque chosed’extraordinaire.

Vous saurez que Zébédé, mon camarade de lit,était le fils du fossoyeur de Phalsbourg, et que nous l’appelionsquelquefois entre nous : « Fossoyeur. »Denotre part cela ne lui faisait rien. Mais un soir, aprèsl’exercice, comme il traversait la cour, un hussard luicria :

« Hé ! Fossoyeur, arrive m’aider àtraîner ces bottes de paille. »

Zébédé, s’étant retourné, luirépondit :

« Je ne m’appelle pas Fossoyeur, et vousn’avez qu’à porter vos bottes de paille vous-même ! Est-ce quevous me prenez pour une bête ? »

Alors l’autre lui cria plus fort :

« Conscrit, veux-tu bien venir, ougare ! »

Zébédé, avec son grand nez crochu, ses yeuxgris et ses lèvres minces, ne jouissait pas d’un bon caractère. Ils’approcha du hussard et lui demanda :

« Qu’est-ce que vous dites ?

– Je te dis d’enlever ces bottes de paille, etlestement, entends-tu, conscrit ? »

C’était un vieux à moustaches et gros favorisroux taillés en brosse, à la mode de Chamboran. Zébédé l’empoignapar un de ses favoris ; mais l’autre lui donna deux grandssoufflets. Malgré tout, une poignée de favoris resta dans la mainde Zébédé, et comme cette dispute avait attiré beaucoup de monde,le hussard levant le doigt lui dit :

« Conscrit, demain matin tu recevras demes nouvelles.

– C’est bon, fit Zébédé, nous verrons. J’aiaussi du nouveau pour vous, l’ancien. »

Il arriva tout de suite me raconter cela, etmoi sachant qu’il n’avait jamais tenu qu’une pioche, je ne pusm’empêcher de frémir pour lui.

« Écoute, Zébédé, lui dis-je, tout ce quite reste à faire maintenant, puisque tu ne peux pas déserter, c’estd’aller demander pardon à ce vieux… car tous ces vieux ont descoups terribles, qu’ils ont rapportés d’Égypte, d’Espagne etd’ailleurs. Crois-moi ! Si tu veux, je vais te prêter un écupour aller lui payer bouteille ; ça l’attendrira. »

Mais lui, fronçant les sourcils, ne voulutrien entendre.

« Plutôt que de faire des excuses,dit-il, j’aimerais mieux aller me pendre tout de suite. Je me moquede tous les hussards ensemble. S’il a des coups, moi j’ai le braslong, et j’en ai aussi des coups au bout de mon sabre, des coupsqui entreront aussi bien dans ses os que les siens dans machair. »

Il était encore indigné de ses soufflets.

Presque aussitôt le maître d’armes Châzy, lecaporal Fleury, Klipfel, Furst, Léger arrivèrent ; ilsdonnaient tous raison à Zébédé, et le maître d’armes dit qu’ilfallait du sang pour laver les soufflets, que c’était l’honneur desnouvelles recrues de se battre.

Zébédé répondit que les Phalsbourgeoisn’avaient jamais eu peur d’une saignée, et qu’il était prêt. Alorsle maître d’armes alla voir le capitaine de la compagnie, nomméFlorentin, un homme le plus magnifique qu’on puisse s’imaginer,grand, sec, large des épaules, le nez droit, et qui avait reçu ladécoration des mains de l’Empereur à la bataille d’Eylau. Lecapitaine trouva que c’était tout simple de se battre pour unsoufflet ; il dit même que cela donnerait un bel exemple auxconscrits, et que, si Zébédé ne se battait pas il serait indigne derester au 3e bataillon du 6e.

Toute cette nuit-là, je ne pus fermerl’œil ; j’entendais mon camarade ronfler et je pensais :« Pauvre Zébédé, demain soir tu ne ronflerasplus ! » Je frissonnais d’être couché près d’un hommepareil. Enfin, je venais de m’endormir vers le petit jour, quandtout à coup je sens un air très froid ; j’ouvre les yeux, etqu’est-ce que je vois ? le vieux hussard roux, qui avaitenlevé la couverture de notre lit et qui disait :

« Allons, debout, fainéant, je vaist’apprendre de quel bois je me chauffe. »

Zébédé se leva tranquillement etrépondit :

« Je dormais, vétéran, jedormais. »

L’autre, en s’entendant appeler vétéran,voulut tomber sur mon camarade ; mais deux grands gaillardsqui lui servaient de témoins l’arrêtèrent, et d’ailleurs tous lesPhalsbourgeois étaient aussi là.

« Voyons… voyons…dépêchons ?… » criait le vieux.

Mais Zébédé s’habillait sans se presser. Aubout d’un instant, il dit :

« Est-ce que nous aurons la permission desortir du quartier, les anciens ?

– Derrière le violon, il y a de la place pours’aligner », répondit un des hussards.

C’était un endroit plein d’orties, derrière lahotte du violon ; un mur l’entourait, et de nos fenêtres on levoyait très bien, il se trouvait juste au-dessous, du côté de larivière. Zébédé mit sa capote, et dit en se tournant de moncôté :

« Joseph, et toi, Klipfel, je vouschoisis pour mes témoins. »

Mais je secouai la tête.

« Eh bien, Furst, arrive ! »dit-il.

Et tous ensembles descendirent l’escalier.

Je croyais Zébédé perdu ; cela me faisaitbeaucoup de peine, et je pensais : « Voilà que nonseulement les Russes et les Prussiens nous exterminent, il fautencore que les nôtres s’en mêlent. »

Toute la chambrée était aux fenêtres ;moi seul, derrière, je restai assis sur mon lit. Au bout de cinqminutes, le bruit des sabres en bas me rendit tout blanc ; jen’avais plus une goutte de sang dans les veines.

Mais cela ne dura pas longtemps, car tout àcoup Klipfel s’écria : « Touché ! »

Alors je ne sais comment j’arrivai près d’unefenêtre, et, regardant par-dessus les autres, je vis le hussardappuyé contre le mur, et Zébédé qui se relevait, le sabre toutrouge de sang. Il avait glissé sur les genoux pendant labataille ; le sabre du vieux, qui se fendait, avait passé surson épaule, et lui, sans perdre une seconde, avait enfoncé le siendans le ventre du hussard. S’il n’avait pas eu le bonheur deglisser, le vieux lui perçait le cœur.

Voilà ce que je vis en bas d’un coupd’œil.

Le hussard s’affaissait contre le mur, sestémoins le soutenaient aux bras, et Zébédé, pâle comme un mort,regardait son sabre, tandis que Klipfel lui tendait sa capote.

Presque aussitôt on battit la diane, et nousdescendîmes à l’appel du matin. Cela se passait le 18 février. Lemême jour nous reçûmes l’ordre de faire notre sac, et nous partîmesde Francfort pour Séligenstadt, où nous restâmes jusqu’au 8 mars.Alors toutes les recrues connaissaient le maniement du fusil etl’école de peloton. De Séligenstadt, nous partîmes le 9 mars pourSchweinheim, et le 24 mars 1813, le bataillon se réunit à ladivision à Aschaffenbourg, où le maréchal Ney nous passa larevue.

Le capitaine de la compagnie s’appelaitFlorentin ; le lieutenant Bretonville, le commandant dubataillon Gémeau, le capitaine adjudant-major Vidal, le colonel durégiment Zapfel, le général de la brigade Ladoucette, et le généralde la division Souham : – tout soldat doit savoir cela, s’ilne veut pas marcher comme un aveugle.

Chapitre 11

 

La fonte des neiges avait commencé le 18 ou le19 mars. Je me rappelle que pendant la grande revued’Aschaffenbourg, sur un large plateau d’où l’on découvre le Mein àperte de vue, la pluie ne cessa point de tomber depuis dix heuresdu matin jusqu’à trois heures de l’après-midi. Nous avions à notregauche un château, dont les gens regardaient par de hautesfenêtres, bien à leur aise, pendant que l’eau nous coulait dans lessouliers. À droite bouillonnait la rivière, que l’on voyait comme àtravers un brouillard.

Pour nous rafraîchir encore les idées, àchaque instant on nous criait : « Portez arme ! Armebas ! »

Le maréchal s’avançait lentement, au milieu deson état-major. Ce qui consolait Zébédé, c’était que nous allionsvoir le brave des braves. Moi, je pensais : « Si jepouvais le voir au coin du feu, ça me ferait plus deplaisir. »

Enfin il arriva devant nous, et je le voisencore, avec son grand chapeau trempé de pluie, son habit bleucouvert de broderies et ses grandes bottes. C’était un bel homme,d’un blond roux, le nez relevé, les yeux vifs, et qui paraissaitterriblement solide. Il n’était pas fier, car, comme il passaitdevant la compagnie, et que le capitaine lui présentait les armes,tout à coup il se retourna sur son grand cheval et dit touthaut :

« Tiens, c’estFlorentin ! »

Alors le capitaine se redressa sans savoir querépondre. Il paraît que le maréchal et lui avaient été simplessoldats ensemble du temps de la République. Le capitaine à la finrépondit :

« Oui, maréchal, c’est SébastienFlorentin.

– Ma foi, Florentin, dit le maréchal enétendant le bras du côté de la Russie, je suis content de terevoir ; je te croyais couché là-bas. »

Toute notre compagnie était contente, etZébédé me dit :

« Voilà ce qui s’appelle un homme ;je me ferais casser la tête pour lui ! »

Je ne voyais pas pourquoi Zébédé voulait sefaire casser la tête, parce que le maréchal avait dit bonjour à sonvieux camarade.

C’est tout ce qui me revientd’Aschaffenbourg.

Le soir nous rentrâmes manger la soupe àSchweinheim, un endroit riche en vins, en chanvre, en blé, oùpresque tout le monde nous regardait de travers.

Nous logions à trois ou quatre dans lesmaisons, comme des garnisaires, et nous avions tous les jours de laviande, soit du bœuf, soit du lard ou du mouton. Le pain de ménageétait très bon, et le vin aussi. Mais plusieurs d’entre nousavaient l’air de trouver tout mauvais, croyant se faire passer, parce moyen pour de grands seigneurs ; ils se trompaient bien,car j’entendais les bourgeois dire en allemand :

« Ceux-là, dans leur pays, sont desmendiants ! Si l’on allait voir en France, on ne trouveraitpas seulement des pommes de terre dans leur cave. »

Et jamais ils ne se trompaient ; ce quim’a fait penser souvent depuis, que les gens si difficiles chez lesautres sont de pauvres diables chez eux.

Enfin pour ma part, j’étais bien contentd’être gobergé de cette façon, et j’aurais voulu voir durer celatoute la campagne. Deux conscrits de Saint-Dié étaient avec moichez le maître de poste du village, dont presque tous les chevauxavaient été mis en réquisition pour notre cavalerie. Cela ne devaitpas le rendre de bonne humeur, mais il ne disait rien et fumait sapipe derrière le fourneau, du matin au soir. Sa femme était grandeet forte, et ses deux filles étaient bien jolies. Elles avaientpeur de nous et se sauvaient lorsque nous revenions de l’exercice,ou de monter la garde au bout du village.

Le soir du quatrième jour, comme nousfinissions de souper, arriva vers sept heures un vieillard encapote noire, la tête blanche et la figure tout à fait respectable.Il nous salua, puis il dit en allemand au maître deposte :

« Ce sont de nouvelles recrues ?

– Oui, monsieur Stenger, répondit l’autre,nous ne serons jamais débarrassés de ces gens-là. Si je pouvais lesempoisonner tous, ce serait bientôt fait. »

Je me retournai tranquillement et je luidis :

« Je connais l’allemand… ne dites pas depareilles choses. »

À peine le maître de poste m’eut-il entendu,que sa grande pipe lui tomba presque de la main.

« Vous êtes bien imprudent en paroles,monsieur Kalkreuth ! dit le vieillard ; si d’autres quece jeune homme vous avaient entendu, songez à ce qui vousarriverait.

– C’est une manière de parler, répondit legros homme. Que voulez-vous ? quand on vous prend tout, quandon vous dépouille pendant des années, à la fin on ne sait plus cequ’il faut dire, et l’on parle à tort et à travers. »

Le vieillard, qui n’était autre que le pasteurde Schweinheim, vint alors me saluer et me dit :

« Monsieur, votre manière d’agir estcelle d’un honnête homme ; croyez que M. Kalkreuth estincapable de faire du mal, même à nos ennemis.

– Je le pense bien, monsieur, lui répondis-je,sans cela je ne mangerais pas de ses saucisses d’aussi boncœur.

Le maître de poste, en entendant ces mots, semit à rire, ses deux grosses mains sur son ventre comme un enfant,et s’écria :

« Je n’aurais jamais cru qu’un Françaisme ferait rire. »

Mes deux camarades étaient de garde, ilssortirent, je restai seul. Alors le maître de poste alla chercherune bouteille de vieux vin ; il s’assit à la table et vouluttrinquer avec moi, ce que je fis volontiers. Et depuis ce jourjusqu’à notre départ, ces gens eurent beaucoup de confiance en moi.Chaque soir nous causions au coin du feu ; le pasteurarrivait, et les jeunes filles elles-mêmes descendaient pourécouter. Elles étaient blondes avec des yeux bleus ; l’unepouvait avoir dix-huit ans, l’autre vingt ; je leur trouvaisun air de ressemblance avec Catherine qui me remuait le cœur.

On savait que j’avais une amoureuse au pays,parce que je n’avais pu m’empêcher de le dire, et cela lesattendrissait.

Le maître de poste se plaignait amèrement desFrançais.

Le pasteur disait que c’était une nationvaniteuse et peu chaste, et que, par ces motifs, toute l’Allemagneallait se lever contre nous ; qu’on était las des mauvaisesmœurs de nos soldats et de l’avidité de nos généraux, et qu’onavait formé le Tugend-Bund pour nous combattre.

« Dans les premiers temps, me disait-il,vous nous parliez de Liberté ; nous aimions à entendre cela,et nos vœux étaient plutôt pour vos armées que pour celles du roide Prusse et de l’empereur d’Autriche ; vous faisiez la guerreà nos soldats et non pas à nous ; vous souteniez des idées quetout le monde trouvait justes et grandes, et voilà pourquoi vousn’aviez pas affaire aux peuples, mais à leurs maîtres. Aujourd’hui,c’est bien différent ; toute l’Allemagne va marcher, toute lajeunesse va se lever, et c’est nous qui parlerons de Liberté, deVertu, de Justice à la France. Celui qui parle de ces choses esttoujours le plus fort, parce qu’il n’a contre lui que les gueux detous les pays, et parce qu’il a pour lui la jeunesse, le courage,les grandes idées, tout ce qui vous élève l’âme au-dessus del’égoïsme, et qui vous fait sacrifier la vie sans regret. Vous avezeu cela longtemps, mais vous n’en avez plus voulu. Vos généraux,dans le temps, je m’en souviens, se battaient pour la Liberté, ilscouchaient sur la paille, dans les granges, comme de simplessoldats : c’étaient de terribles hommes ! Maintenant, illeur faut des canapés, ils sont plus nobles que nos nobles et plusriches que nos banquiers. Cela fait que la guerre, la plus bellechose autrefois – un art, un sacrifice, un dévouement à la patrie–, est devenue un métier, qui rapporte plus qu’une boutique. C’esttoujours très noble, puisqu’on porte des épaulettes ; mais ily a pourtant une différence entre se battre pour des idéeséternelles et se battre pour enrichir sa boutique.

« Aujourd’hui, c’est notre tour de parlerde Liberté, et de Patrie : voilà pourquoi je pense que cetteguerre vous sera funeste. Tous les êtres qui pensent, depuis lessimples étudiants jusqu’aux professeurs de théologie, vont marchercontre vous. Vous avez à votre tête le plus grand général dumonde ; mais nous avons la justice éternelle. Vous croyezavoir pour vous les Saxons, les Bavarois, les Badois et lesHessois ; détrompez-vous : les enfants de la vieilleAllemagne savent bien que le plus grand crime et la plus grandehonte, c’est de se battre contre ses frères. Que les rois fassentdes alliances, les peuples seront contre vous malgré cesalliances ; ils défendent leur sang, leur patrie : ce queDieu nous force d’aimer et qu’on ne peut trahir sans crime. Tout vavous tomber sur le dos ; les Autrichiens vous massacreronts’ils peuvent, malgré le mariage de Marie-Louise et de votreEmpereur ; on commence à voir que les intérêts des rois nesont pas tout en ce monde, et le plus grand génie ne peut paschanger la nature des choses. »

Ainsi parlait ce pasteur d’un ton grave ;je ne comprenais pas alors très bien ses discours et jepensais : « Les mots sont des mots et les coups de fusilsont des coups de fusil. Si nous ne rencontrons que des étudiantset des professeurs de théologie pour nous livrer bataille, tout irabien. Et tant qu’au reste, la discipline empêchera toujours lesHessois, les Bavarois et les Saxons de tourner, comme elle nousforce bien de nous battre, nous autres Français, quoique plus d’unn’en ait pas envie. Est-ce que le soldat n’obéit pas au caporal, lecaporal au sergent, ainsi de suite jusqu’au maréchal, qui fait ceque le roi veut ? On voit bien que ce pasteur n’a jamais servidans un régiment, sans cela il saurait que les idées ne sont rien,et que la consigne est tout ; mais je ne veux pas lecontredire, le maître de poste ne m’apporterait plus une bouteillede vin après le souper. Qu’ils pensent ce qui leur plaira, tout ceque je souhaite, c’est que nous ne rencontrions que desthéologiens. »

Pendant que nous étions à causer ainsi, tout àcoup, le 27 mars au matin, l’ordre de partir arriva. Le bataillonalla coucher à Lauterbach, puis le lendemain à New-Kirchen, et nousne fîmes plus que marcher, marcher toujours. Ceux qui nes’habituèrent pas alors à porter le sac ne pouvaient pas seplaindre du manque d’exercice ; car, Dieu merci, nous faisionsdu chemin ! Moi, je ne suais plus depuis longtemps, avec mescinquante cartouches dans ma giberne, mon sac et mon fusil surl’épaule, et je ne sais pas si je boitais encore.

Nous n’étions pas les seuls enmouvement : tout marchait, partout on rencontrait desrégiments en route, des détachements de cavalerie, des lignes decanons, des convois de poudre et de boulets, et tout celas’avançait vers Erfurt, comme, après une grande averse, desmilliers de ruisseaux vont par tous les chemins à la rivière.

Nos sergents se disaient entre eux :« Nous approchons… ça va chauffer ! » Et nouspensions : « Tant mieux ! Ces gueux de Prussiens etde Russes sont cause qu’on nous a pris ; s’ils étaient restéstranquilles, nous serions encore en France ! »

Cette idée nous donnait de l’aigreur.

Et puis partout on trouve des gens quin’aiment qu’à se battre : Klipfel et Zébédé ne parlaient quede tomber sur les Prussiens, et moi, pour n’avoir pas l’air moinscourageux que les autres, je disais aussi que cela meréjouissait.

Le 8 avril, le bataillon entra dans lacitadelle d’Erfurt, une place très forte et très riche. Je mesouviendrai toujours qu’au moment où l’on faisait rompre les rangssur la place, devant la caserne, le vaguemestre remit un paquet delettres au sergent de la compagnie. Dans le nombre, il s’entrouvait une pour moi. Je reconnus tout de suite l’écriture deCatherine, ce qui me produisit un si grand effet que mes genoux entremblaient !

Zébédé prit mon fusil en disant :« Arrive ! »

Il était aussi bien content d’avoir desnouvelles de Phalsbourg.

J’avais caché ma lettre au fond de ma poche,et tous ceux du pays me suivaient pour l’entendre lire. Mais jevoulus être assis sur mon lit, bien tranquille avant de l’ouvrir,et seulement lorsqu’on nous eut casernés dans un coin de laFinckmatt et que mon fusil fut au râtelier, je commençai. Tous lesautres étaient penchés sur mon dos. Les larmes me coulaient le longdes joues, parce que Catherine me racontait qu’elle priait pourmoi.

Et les camarades, en entendant cela,disaient :

« Nous sommes sûrs qu’on prie aussi pournous ! »

L’un parlait de sa mère, l’autre de ses sœurs,l’autre de son amoureuse.

À la fin, M. Goulden avait écrit quetoute la ville se portait bien, que je devais prendre courage, queces misères n’auraient qu’un temps. Il me chargeait surtout deprévenir les camarades qu’on pensait à eux, et que leurs parents seplaignaient de ne pas recevoir un seul mot de leurs nouvelles.

Cette lettre fut une grande consolation pournous tous.

Et quand je songe que nous étions alors le 8avril et que bientôt allaient commencer les batailles, je laregarde comme un dernier adieu du pays pour la moitié d’entrenous : – plusieurs ne devaient plus entendre parler de leursparents, de leurs amis, de ceux qui les aimaient en ce monde.

Chapitre 12

 

Tout cela, comme disait le sergent Pinto,n’était encore que le commencement de la fête, car la danse allaitvenir.

En attendant, nous faisions le service de lacitadelle avec un bataillon du 27e, et, du haut des remparts, nousvoyions tous les environs couverts de troupes, les unes au bivac,les autres cantonnées dans les villages.

Le 18, en revenant de monter la garde à laporte de Warthau, le sergent qui m’avait pris en amitié medit :

« Fusilier Bertha, l’Empereur estarrivé. »

Personne n’avait encore entendu parler decela, et je lui répondis :

« Sauf votre respect, sergent, je viensde prendre un petit verre avec le sapeur Merlin, en planton la nuitdernière à la porte du général, il ne m’a rien raconté de ceschoses. »

Alors, lui, clignant de l’œil, dit :

« Tout se remue, tout est en l’air… Tu necomprends pas encore ça, conscrit, mais il est là, je le sensjusqu’à la pointe des pieds. Quand il n’est pas arrivé, tout ne vaque d’une aile ; et maintenant, tiens, là-bas, regarde cesestafettes qui galopent sur les routes, tout commence à revivre.Attends la première danse, attends, et tu verras : lesKaiserlicks et les Cosaques n’ont pas besoin de leurs lunettes pourvoir s’il est avec nous ; ils le sentent tout desuite. »

En parlant ainsi, le sergent riait dans seslongues moustaches.

J’avais des pressentiments qu’il pouvaitm’arriver de grands malheurs, et j’étais pourtant forcé de fairebonne mine.

Enfin le sergent ne se trompait pas, car, cemême jour, vers trois heures de l’après-midi, toutes les troupescantonnées autour de la ville se mirent en mouvement, et, sur lescinq heures, on nous fit prendre les armes : le maréchalprince de la Moskowa entrait en ville, au milieu d’une grandequantité d’officiers et de généraux qui formaient sonétat-major : presque aussitôt, le général Souham, un homme desix pieds, tout gris, entra dans la citadelle et nous passa enrevue sur la place. Il nous dit d’une voix forte, que tout le mondeput entendre :

« Soldats ! vous allez faire partiede l’avant-garde du 3e corps ; tâchez de vous souvenir quevous êtes Français. Vive l’Empereur ! »

Alors tout le monde cria :« Vive l’Empereur ! » et cela produisit uneffet terrible dans les échos de la place.

Le général repartit avec le colonelZapfel.

Cette nuit même, nous fûmes relevés par lesHessois, et nous quittâmes Erfurt avec le 10e hussard et unrégiment de chasseurs badois. À six ou sept heures du matin, nousétions devant la ville de Weimar, et nous voyions au soleil levantdes jardins, des églises, des maisons, avec un vieux château sur ladroite.

On nous fit bivaquer dans cet endroit, et leshussards partirent en éclaireurs dans la ville. Vers neuf heures,pendant que nous faisions la soupe, tout à coup nous entendîmes auloin un pétillement de coups de fusil ; nos hussards avaientrencontré dans les rues des hussards prussiens, ils se battaient etse tiraient des coups de pistolet. Mais c’était si loin, que nousne voyions pour ainsi dire rien de ce combat.

Au bout d’une heure, les hussardsrevinrent ; ils avaient perdu deux hommes. C’est ainsi quecommença la campagne.

Nous restâmes là cinq jours, pendant lesquelstout le 3e corps s’avança. Comme nous étions l’avant-garde, ilfallut repartir en avant, du côté de Sulza et de Warthau. C’estalors que nous vîmes l’ennemi : des Cosaques qui se retiraienttoujours hors de portée de fusil, et plus ces gens se retiraient,plus nous prenions de courage.

Ce qui m’ennuyait, c’était d’entendre Zébédédire d’un air de mauvaise humeur :

« Ils ne s’arrêteront donc jamais ?ils ne s’arrêteront donc jamais ? »

Je pensais : « S’ils s’en vont,qu’est-ce que nous pouvons souhaiter de mieux ? Nous auronsgagné sans avoir eu de mal. »

Mais, à la fin, ils firent halte de l’autrecôté d’une rivière assez large et profonde ; et nous en vîmesune quantité qui nous attendaient pour nous hacher, si nous avionsle malheur de passer cette rivière.

C’était le 29 avril, il commençait à se fairetard, on ne pouvait voir de plus beau soleil couchant. De l’autrecôté de l’eau s’étendait une plaine à perte de vue, et, sur lebandeau rouge du ciel, fourmillaient ces cavaliers, avec des shakosrecourbés en avant, des vestes vertes, une petite giberne sous lebras et des pantalons bleu de ciel ; il y avait aussi derrièredes quantités de lances ; le sergent Pinto les reconnut pourêtre des chasseurs russes à cheval et des Cosaques. Il reconnutaussi la rivière et dit que c’était la Saale.

On s’approcha le plus près qu’on put de l’eau,pour tirer des coups de fusil aux cavaliers, qui se retirèrent plusloin, et disparurent même au fond du ciel rouge. On établit alorsle bivac près de la rivière, on plaça des sentinelles. Nous avionslaissé sur notre gauche un grand village ; un détachement s’yrendit, pour tâcher d’avoir de la viande en la payant, car, depuisl’arrivée de l’Empereur, on avait l’ordre de tout payer.

Dans la nuit, comme nous faisions la soupe,d’autres régiments de la division arrivèrent ; ils établirentaussi leurs bivacs le long de la rive, et c’était quelque chose demagnifique que ces traînées de feu tremblotant sur l’eau.

Personne n’avait envie de dormir ;Zébédé, Klipfel, Furst et moi, nous étions à la même gamelle, etnous disions en nous regardant :

« C’est demain que ça va chauffer, sinous voulons passer la rivière ! Tous les camarades dePhalsbourg, qui prennent leur chope à la brasserie de l’HommeSauvage, ne se doutent pas que nous sommes assis à cet endroit, aubord d’une rivière, à manger un morceau de vache, et que nousallons coucher sur la terre, attraper des rhumatismes pour nosvieux jours, sans parler des coups de sabre et de fusil qui noussont réservés, peut-être plus tôt que nous ne pensons.

« Bah ! disait Klipfel, ça, c’est lavie. Je me moque bien de dormir dans du coton et de passer un jourcomme l’autre ! Pour vivre, il faut être bien aujourd’hui, maldemain ; de cette façon, le changement est agréable. Et quantaux coups de fusil, de sabre et de baïonnette, Dieu merci !nous en rendrons autant qu’on nous en donnera.

– Oui, faisait Zébédé en allumant sa pipe,pour mon compte, j’espère bien que, si je passe l’arme à gauche, cene sera pas faute d’avoir rendu les coups qu’on m’auraportés. »

Nous causions ainsi depuis deux ou troisheures ; Léger s’était étendu dans sa capote, les pieds à laflamme et dormait, lorsque la sentinelle cria :

« Qui vive ! » à deux cents pasde nous.

« France !

– Quel régiment ?

– 6e léger. »

C’était le maréchal Ney et le général Brenier,avec des officiers de pontonniers et des canons. Le maréchal avaitrépondu 6e léger, parce qu’il savait d’avance où nousétions : cela nous réjouit et même nous rendit fiers. Nous levîmes passer à cheval, avec le général Souham et cinq ou six autresofficiers supérieurs, et malgré la nuit, nous les reconnûmes trèsbien ; le ciel était tout blanc d’étoiles, la lune montait, ony voyait presque comme en plein jour.

Ils s’arrêtèrent dans un coude de la rivière,où l’on plaça six canons, et, presque aussitôt après, lespontonniers arrivèrent avec une longue file de voitures chargées demadriers, de pieux et de tout ce qu’il fallait pour jeter deuxponts. Nos hussards couraient le long de la rive ramasser lesbateaux, les canonniers étaient à leurs pièces, pour balayer ceuxqui voudraient empêcher l’ouvrage. Longtemps nous regardâmesavancer ce travail. De tous côtés on entendait crier :« Qui vive ! – Qui vive ! » C’étaient lesrégiments du 3e corps qui arrivaient.

À la pointe du jour, je finis par m’endormir,il fallut que Klipfel me secouât pour m’éveiller. On battait lerappel dans toutes les directions ; les ponts étaientfinis ; on allait traverser la Saale.

Il tombait une forte rosée ; chacun sedépêchait d’essuyer son fusil, de rouler sa capote et de la bouclersur son sac. On s’aidait l’un l’autre, on se mettait en rang. Ilpouvait être alors quatre heures du matin. Tout était gris à causedu brouillard qui montait de la rivière. Déjà deux bataillonspassaient sur les ponts, les soldats à la file, les officiers et ledrapeau au milieu. Cela produisait un roulement sourd. Les canonset les caissons passèrent ensuite.

Le capitaine Florentin venait de nous fairerenouveler les amorces, lorsque le général Souham, le généralChemineau, le colonel Zapfel et notre commandant arrivèrent. Lebataillon se mit en marche. Je regardais toujours si les Russesn’accouraient pas au grand galop, mais rien ne bougeait.

À mesure qu’on arrivait sur l’autre rive,chaque régiment formait le carré, l’arme au pied. Vers cinq heurestoute la division avait passé. Le soleil dissipait lebrouillard ; nous voyions, à trois quarts de lieue environ surnotre droite, une vieille ville, les toits en pointe, le clocher enforme de boule couvert d’ardoises avec une croix au-dessus, et plusloin derrière, un château : c’était Weissenfels.

Entre la ville et nous s’étendait un pli deterrain profond. Le maréchal Ney, qui venait d’arriver aussi,voulut savoir avant tout ce qui se trouvait là-dedans. Deuxcompagnies du 27e furent déployées en tirailleurs, et les carrés semirent à marcher au pas ordinaire : les officiers, lessapeurs, les tambours à l’intérieur, les canons dans l’intervalle,et les caissons derrière le dernier rang.

Tout le monde se défiait de ce creux, d’autantplus que nous avions vu, la veille, une masse de cavalerie qui nepouvait pas s’être sauvée jusqu’au bout de la grande plaine quenous découvrions en tous sens. C’était impossible ; aussi jen’ai jamais eu plus de défiance qu’en ce moment : jem’attendais à quelque chose. Malgré cela, de nous voir tous bien enrang, le fusil chargé, notre drapeau sur le front de bataille, nosgénéraux derrière, pleins de confiance, – de nous voir marcherainsi sans nous presser et de nous entendre appuyer le pas enmasse, cela nous donnait un grand courage. Je me disais enmoi-même : « Peut-être qu’en nous voyant ils sesauveront ; ce serait encore ce qui vaudrait le mieux pour euxet pour nous. »

J’étais au second rang, derrière Zébédé, surle front, et l’on peut se figurer si j’ouvrais les yeux. De tempsen temps, je regardais un peu de côté l’autre carré qui s’avançaitsur la même ligne, et je voyais le maréchal au milieu avec sonétat-major. Tous levaient la tête, leurs grands chapeaux detravers, pour voir de loin ce qui se passait.

Les tirailleurs arrivaient alors près du ravinbordé de broussailles et de haies vives. Déjà, quelques instantsavant, j’avais aperçu plus loin, de l’autre côté, quelque choseremuer et reluire comme des épis où passe le vent ; l’idéem’était venue que les Russes, avec leurs lances et leurs sabres,pouvaient bien être là ; j’avais pourtant de la peine à lecroire. Mais, au moment où nos tirailleurs s’approchaient desbruyères, et comme la fusillade s’engageait en plusieurs endroits,je vis clairement que c’étaient des lances. Presque aussitôt unéclair brilla juste en face de nous et le canon tonna. Ces Russesavaient des canons, ils venaient de tirer sur nous, et je ne saisquel bruit m’ayant fait tourner la tête, je vis que dans les rangsà gauche, se trouvait un vide.

En même temps j’entendis le colonel Zapfel quidisait tranquillement :

« Serrez les rangs ! »

Cela s’était fait si vite que je n’eus pas letemps de réfléchir. Mais cinquante pas plus loin il y eut encore unéclair et un bruit pareil dans les rangs, – comme un grand soufflequi passe, – et je vis encore un trou, cette fois à droite.

Et comme, après chaque coup de canon desRusses, le colonel disait toujours : « Serrez lesrangs ! », je compris que chaque fois il y avait un vide.Cette idée me troubla tout à fait, mais il fallait bienmarcher.

Je n’osais penser à cela, j’en détournais monesprit, quand le général Chemineau, qui venait d’entrer dans notrecarré, cria d’une voix terrible :

« Halte ! »

Alors je regardai et je vis que les Russesarrivaient en masse.

« Premier rang, genou terre… croisez labaïonnette ! cria le général. Apprêtez armes ! »

Comme Zébédé avait mis le genou à terre,j’étais en quelque sorte au premier rang. Il me semble encore voiravancer en ligne toute cette masse de chevaux et de Russes courbésen avant, le sabre à la main, et entendre le général diretranquillement derrière nous comme à l’exercice :

« Attention au commandement de feu. –Joue… Feu ! »

Nous avions tiré, les quatre carrésensemble ; on aurait cru que le ciel venait de tomber. À peinela fumée était-elle un peu montée, que nous vîmes les Russes quirepartaient ventre à terre ; mais nos canons tonnaient, et nosboulets allaient plus vite que leurs chevaux.

« Chargez ! » cria legénéral.

Je ne crois pas avoir eu dans ma vie unplaisir pareil.

« Tiens, tiens, ils s’envont ! » me disais-je en moi-même.

Et de tous les côtés on entendait crier :Vive l’Empereur !

Dans ma joie, je me mis à crier comme lesautres. Cela dura bien une minute. Les carrés s’étaient remis enmarche, on croyait déjà que tout était fini ; mais, à deux outrois cents pas du ravin, il se fit une grande rumeur, et pour laseconde fois le général cria :

« Halte !… genou terre !…Croisez la baïonnette ! »

Les Russes sortaient du creux comme le ventpour tomber sur nous. Ils arrivaient tous ensemble ; la terreen tremblait. On n’entendait plus les commandements ; mais lebon sens naturel des soldats français les avertissait qu’il fallaittirer dans le tas, et les feux de file se mirent à rouler comme lebourdonnement des tambours aux grandes revues. Ceux qui n’ont pasentendu cela ne pourront jamais s’en faire une idée. Quelques-unsde ces Russes arrivaient jusque sur nous ; on les voyait sedresser dans la fumée, puis, aussitôt après, on ne voyait plusrien.

Au bout de quelques instants, comme on nefaisait plus que charger et tirer, la voix terrible du généralChemineau s’éleva, criant : « Cessez lefeu ! »

On n’osait presque pas obéir ; chacun sedépêchait de lâcher encore un coup ; mais, la fumée s’étantdissipée, on vit cette grande masse de cavaliers qui remontaient del’autre côté du ravin.

Aussitôt on déploya les carrés pour marcher encolonnes. Les tambours battaient la charge, nos canonstonnaient.

« En avant ! en avant !…Vive l’Empereur ! »

Nous descendîmes dans le ravin par-dessus destas de chevaux et de Russes qui remuaient encore à terre, et nousremontâmes au pas accéléré du côté de Weissenfels. Tous cesCosaques et ces chasseurs, la giberne sur les reins et le dos plié,galopaient devant nous aussi vite qu’ils pouvaient : labataille était gagnée !

Mais, au moment où nous approchions desjardins de la ville, leurs canons, qu’ils avaient emmenés,s’arrêtèrent derrière une espèce de verger et nous envoyèrent desboulets, dont l’un cassa la hache du sapeur Merlin en lui faisantsauter la tête. Le caporal des sapeurs, Thomé, eut même le brasdroit fracassé par un morceau de la hache ; il fallut luicouper le bras le soir, à Weissenfels. C’est alors qu’on se mit àcourir, car, plus on arrive vite, moins les autres ont le temps detirer : chacun comprenait cela.

Nous arrivâmes en ville par troisendroits : en traversant les haies, les jardins, les perches àhoublon, et sautant par-dessus les murs. Le maréchal et lesgénéraux couraient après nous. Notre régiment entra par une avenuebordée de peupliers qui longe le cimetière ; comme nousdébouchions sur la place, une autre colonne arrivait par la granderue.

Là nous fîmes halte, et le maréchal, sansperdre une minute, détacha le 27e pour aller prendre un pont ettâcher de couper la retraite à l’ennemi. Pendant ce temps, le restede la division arriva et se mit en ordre sur la place. Lebourgmestre et les conseillers de Weissenfels étaient déjà sur laporte de l’hôtel de ville pour nous souhaiter le bonjour.

Quand nous fumes tous reformés, le maréchalprince de la Moskowa passa devant notre front de bataille et nousdit d’un air joyeux :

« À la bonne heure !… à la bonneheure !… Je suis content de vous !… L’Empereur sauravotre belle conduite… C’est bien ! »

Il ne pouvait s’empêcher de rire, parce quenous avions couru sur les canons.

Et comme le général Souham luidisait :

« Cela marche ! »

Il répondit :

« Oui, oui, c’est dans le sang !c’est dans le sang ! »

Moi, je me réjouissais de ne rien avoirattrapé dans cette affaire.

Le bataillon resta là jusqu’au lendemain. Onnous logea chez les bourgeois, qui avaient peur de nous et qui nousdonnaient tout ce que nous demandions. Le 27e rentra le soir ;il fut logé dans le vieux château. Nous étions bien fatigués. Aprèsavoir fumé deux ou trois pipes ensemble, en causant de notregloire, Zébédé, Klipfel et moi, nous allâmes nous coucher dans laboutique d’un menuisier, sur un tas de copeaux, et nous restâmes làjusqu’à minuit, moment où l’on battit le rappel. Il fallut bienalors se lever. Le menuisier nous donna de l’eau-de-vie, et noussortîmes. Il tombait de l’eau en masse. Cette nuit même lebataillon alla bivaquer devant le village de Clépen, à deux heuresde Weissenfels. Nous n’étions pas trop contents à cause de lapluie.

Plusieurs autres détachements vinrent nousrejoindre. L’Empereur était arrivé à Weissenfels, et tout le 3ecorps devait nous suivre. On ne fit que parler de cela toute lajournée ; plusieurs s’en réjouissaient. Mais, le lendemain,vers cinq heures du matin, le bataillon repartit enavant-garde.

En face de nous coulait une rivière appelée leRippach. Au lieu de se détourner pour gagner un pont, on latraversa sur place. Nous avions de l’eau jusqu’au ventre, et jepensais, en tirant mes souliers de la vase : « Si l’ont’avait raconté ça dans le temps, quand tu craignais d’attraper desrhumes de cerveau chez M. Goulden, et que tu changeais de basdeux fois par semaine, tu n’aurais pu le croire ! Il vousarrive pourtant des choses terribles dans la vie ! »

Comme nous descendions la rivière de l’autrecôté, dans les joncs, nous découvrîmes, sur des hauteurs à gauche,une bande de Cosaques qui nous observaient.

Ils nous suivaient lentement sans oser nousattaquer, et je vis alors que la vase était pourtant bonne àquelque chose.

Nous allions ainsi depuis plus d’une heure, legrand jour était venu, lorsque tout à coup une terrible fusilladeet le grondement du canon nous firent tourner la tête du côté deClépen. Le commandant sur son cheval, regardait par-dessus lesroseaux.

Cela dura longtemps ; le sergent Pintodisait :

« La division s’avance ; elle estattaquée. »

Les Cosaques regardaient aussi, et seulementau bout d’une heure ils disparurent. Alors nous vîmes la divisions’avancer en colonnes, à droite dans la plaine, chassant des massesde cavalerie russe.

« En avant ! » cria lecommandant.

Et nous courûmes sans savoir pourquoi, endescendant toujours la rivière ; de sorte que nous arrivâmes àun vieux pont, où se réunissent le Rippach et la Gruna. Nousdevions arrêter l’ennemi dans cet endroit ; mais les Cosaquesavaient déjà découvert notre ruse : toute leur armée reculaderrière la Gruna, en passant à gué, et la division nous ayantrejoints, nous apprîmes que le maréchal Bessières venait d’être tuéd’un boulet de canon.

Nous partîmes de ce pont pour aller bivaqueren avant du village de Gorschen. Le bruit courait qu’une grandebataille approchait, et que tout ce qui s’était passé jusqu’alorsn’était qu’un petit commencement, afin d’essayer si les recruessoutiendraient bien le feu. D’après cela, chacun peut s’imaginerles réflexions qu’un homme sensé devait se faire, étant là malgrélui, parmi des êtres insouciants tels que Furst, Zébédé, Klipfel,qui se réjouissaient, comme si de pareils événements avaient puleur rapporter autre chose que des coups de fusil, de sabre ou debaïonnette.

Tout le reste de ce jour et même une partie dela nuit, songeant à Catherine, je priai Dieu de préserver mesjours, et de me conserver les mains qui sont nécessaires à tous lespauvres pour gagner leur vie.

Chapitre 13

 

On alluma des feux sur la colline, en avant deGross-Gorschen ; un détachement descendit au village et nousen ramena cinq ou six vieilles vaches pour faire la soupe. Maisnous étions tellement fatigués, qu’un grand nombre avaient encoreplus envie de dormir que de manger. D’autres régiments arrivèrentavec des canons et des munitions. Vers onze heures, nous étions làdix ou douze mille hommes, et dans le village deux mille :toute la division Louham. Le général et ses officiers d’ordonnancese trouvaient dans un grand moulin, à gauche, près d’un cours d’eauqu’on appelle le Floss-Graben. Les sentinelles s’étendaient autourde la colline à portée de fusil.

Je finis aussi par m’endormir, à cause de lagrande fatigue, mais toutes les heures je m’éveillais, et, derrièrenous, du côté de la route qui part du vieux pont de Poserna ets’étend jusqu’à Lutzen et à Leipzig, j’entendais une grande rumeurdans la nuit : un roulement de voitures, de canons, decaissons, montant et s’abaissant au milieu du silence.

Le sergent Pinto ne dormait pas ; ilfumait sa pipe en séchant ses pieds au feu. Chaque fois que l’un oul’autre remuait, il voulait parler :

« Eh bien, conscrit ? »disait-il.

Mais on faisait semblant de ne pas l’entendre,on se retournait en bâillant, et l’on se rendormait.

L’horloge de Gross-Gorschen tintait cinqheures lorsque je m’éveillai ; j’avais les os des cuisses etdes reins comme rompus, à force d’avoir marché dans la vase.Pourtant, en appuyant les mains à terre, je m’assis pour meréchauffer, car j’avais bien froid. Les feux fumaient ; il nerestait plus que de la cendre et quelques braises. Le sergent,debout, regardait la plaine blanche, où le soleil étendait quelqueslignes d’or.

Tout le monde dormait autour de nous, les unssur le dos, les autres sur l’épaule, les pieds au feu ;plusieurs ronflaient ou rêvaient tout haut.

Le sergent, me voyant éveillé, vint prendreune braise et la mit sur sa pipe, puis il me dit :

« Eh bien, fusilier Bertha, nous sommesdonc à l’arrière-garde, maintenant ?

Je ne comprenais pas bien ce qu’il entendaitpar là.

« Ça t’étonne, conscrit ?fit-il ; c’est pourtant assez clair : nous n’avons pasbougé, nous autres, mais l’armée a fait demi-tour ; elle étaitlà, hier, devant nous, sur le Rippach ; à cette heure elle estderrière nous, près de Lutzen : au lieu d’être en tête, noussommes en queue. »

Et clignant de l’œil d’un air malin, il tiradeux ou trois grosses bouffées de sa pipe.

« Et qu’est-ce que nous y gagnons ?lui dis-je.

– Nous y gagnerons d’arriver à Leipzig lespremiers et de tomber sur les Prussiens, répondit-il. Tucomprendras ça plus tard, conscrit. »

Alors je me dressai pour regarder le pays, etje vis devant nous une plus grande plaine marécageuse, traverséepar la Gruna-Bach et le Floss-Graben ; quelques petitescollines s’arrondissaient au bord de ces cours d’eau, et au fondpassait une large rivière, que le sergent me dit être l’Elster. Lesbrouillards du matin s’étendaient sur tout cela.

M’étant retourné, j’aperçus derrière nous,dans le vallon, la pointe du clocher de Gross-Gorschen, et plusloin, à droite et à gauche, cinq ou six petits villages bâtis dansle creux des collines, car c’est un pays de collines, et lesvillages de Kaya, d’Eisdorf, de Starsiedel, de Rahna, deKlein-Gorschen et de Gross-Gorschen, que j’ai connus depuis, sontentre ces collines, sur le bord de petites mares où poussent despeupliers, des saules et des trembles. Gross-Gorschen, où nousbivaquions, était le plus avancé dans la plaine, du côté del’Elster ; le plus éloigné était Kaya, derrière lequel passaitla grande route de Lutzenà Leipzig. On ne voyait pas d’autres feuxsur les collines que ceux de notre division ; mais tout le 3ecorps occupait les villages, et le quartier général était àKaya.

Vers six heures, les tambours battirent ladiane, les trompettes des artilleurs à cheval et du train sonnèrentle réveil. On descendit au village, les uns pour chercher du bois,les autres de la paille ou du foin. Il arriva des voitures demunitions, et l’on fit la distribution du pain et des cartouches.Nous devions rester là, pour laisser défiler l’armée surLeipzig ; voilà pourquoi le sergent Pinto disait que nousserions à l’arrière-garde.

Deux cantinières arrivèrent aussi duvillage, et, comme j’avais encore cinq écus de six livres, j’offrisun petit verre à Klipfel et à Zébédé, pour rabattre les brouillardsde la nuit. Je me permis d’en offrir un aussi au sergent Pinto, quil’accepta, disant que « l’eau-de-vie sur du pain réchauffe lecœur ».

Nous étions tout à fait contents, etpersonne ne se serait douté des terribles choses qui devaients’accomplir en ce jour. On croyait les Russes et les Prussiens bienloin à nous chercher derrière la Gruna-Bach, mais ils savaient oùnous étions ; et, tout à coup, sur les dix heures, le généralSouham, au milieu de ses officiers, monta la côte ventre àterre : il venait d’apprendre quelque chose. J’étais justementen sentinelle près des faisceaux ; il me semble encore le voir– avec sa tête grise et son grand chapeau bordé de blanc –,s’avancer à la pointe de la colline, tirer une grande lunette etregarder, puis revenir bien vite et descendre au village en criantde battre le rappel.

Alors toutes les sentinelles sereplièrent, et Zébédé, qui avait des yeux d’épervier,dit :

« Je vois là-bas, près de l’Elster,des masses qui fourmillent… et même il y en a qui s’avancent en bonordre, et d’autres qui sortent des marais sur trois ponts. Quelleaverse, si tout cela nous tombe sur le dos !

– Ça, dit le sergent Pinto, le nez enl’air et la main en visière sur les yeux, c’est une bataille quicommence, ou je ne m’y connais pas ; Pendant que notre arméedéfile sur Leipzig et qu’elle s’étend à plus de trois lieues, cesgueux de Prussiens et de Russes veulent nous prendre en flanc avectoutes leurs forces, et nous couper en deux. C’est bien vu de leurpart : ils apprennent tous les jours les malices de laguerre.

– Mais nous, qu’est-ce que nous allonsfaire ? demanda Klipfel.

– C’est tout simple, répondit lesergent ; nous sommes ici douze à quinze mille hommes, avec levieux Souham, qui n’a jamais reculé d’une semelle. Nous allonstenir comme des clous, un contre six ou sept, jusqu’à ce quel’Empereur soit informé de la chose et qu’il se replie pour venir ànotre secours. Tenez, voilà déjà les officiers d’ordonnance quipartent.

C’était vrai : cinq ou sixofficiers traversaient la plaine de Lutzen derrière nous, du côtéde Leipzig ; ils allaient comme le vent, et je suppliai leSeigneur, dans mon âme, de leur faire la grâce d’arriver à temps etd’envoyer toute l’armée à notre secours ; car, d’apprendrequ’il faut périr, c’est épouvantable, et je ne souhaite pas à monplus grand ennemi d’être dans une position pareille.

Le sergent Pinto nous ditencore :

« Vous avez de la chance,conscrits ; si l’un ou l’autre de vous en échappe, il pourrase vanter d’avoir vu quelque chose de soigné. Regardez seulementces lignes bleues qui s’avancent le fusil sur l’épaule, le long duFloss-Graben ; chacune de ces lignes est un régiment ; ily en a une trentaine : ça fait soixante mille Prussiens, sanscompter ces files de cavaliers qui sont des escadrons, et sur leurgauche, près de Rippach, ces autres qui s’avancent et qui reluisentau soleil, ce sont les dragons et les cuirassiers de la gardeimpériale russe ; je les ai vus pour la première fois àAusterlitz où nous les avons joliment arrangés. Il y en a biendix-huit à vingt mille. Derrière ces masses de lances, ce sont desbandes de Cosaques. De sorte que nous allons avoir l’avantage, dansune heure, de nous regarder le blanc des yeux avec cent millehommes, tout ce qu’il y a de plus obstiné en Russes et enPrussiens. C’est, à proprement parler, une bataille où l’on gagnela croix, et, si on ne la gagne pas, on ne doit plus compterdessus.

– Vous croyez, sergent ? » ditZébédé, qui n’a jamais eu deux idées claires dans la tête, et quise figurait déjà tenir la croix. Ses yeux reluisaient comme desyeux de bêtes qui voient tout en beau.

« Oui, répondit le sergent, car onva se serrer de près, et, supposons que dans la mêlée on voit uncolonel, un canon, un drapeau, quelque chose qui nous donne dansl’œil, on saute dessus à travers les coups de baïonnette, de sabre,de refouloir ou de n’importe quoi ; on l’empoigne, et, si l’onen revient, on est proposé. »

Pendant qu’il disait cela, l’idée mevint que le maire de Felsenbourg avait reçu la croix pour avoiramené son village, dans des voitures entourées de guirlandes, à larencontre de Marie-Louise, en chantant de vieux lieds, etje trouvai sa manière d’avoir la croix bien plus commode que celledu sergent Pinto.

Je n’eus pas le temps d’en penser davantage,car on battait le rappel de tous les côtés ; chacun couraitaux faisceaux de sa compagnie et se dépêchait de prendre son fusil.Les officiers vous rangeaient en bataille, des canons arrivaient augrand galop du village, on les plaçait au haut de la colline, unpeu en arrière, pour que le dos de la côte leur servîtd’épaulement. Les caissons arrivaient aussi.

Et plus loin, dans les villages deRhana, de Kaya, de Klein-Gorschen, tout s’agitait ; mais nousétions les premiers sur lesquels devait tomber cettemasse.

L’ennemi s’était arrêté à deux portéesde canon, et ses cavaliers tourbillonnaient par centaines autour dela côte pour nous reconnaître. Rien qu’à voir au bord duFloss-Graben cette quantité de Prussiens qui rendaient les deuxrives toutes noires, et dont les premières lignes commençaient à seformer en colonnes, je me dis en moi-même :

« Cette fois, Joseph, tout estperdu, tout est fini… il n’y a plus de ressource… Tout ce que tupeux faire, c’est de te venger, de te défendre, et de n’avoir pitiéde rien… Défends-toi, défends-toi !… »

Comme je pensais cela, le généralChemineau passa seul à cheval devant le front de bataille, en nouscriant : « Formez le carré ! »

Tous les officiers, à droite, à gauche,en avant, en arrière, répétèrent le même ordre. On forma quatrecarrés de quatre bataillons chacun. Je me trouvais cette fois dansun des côtés intérieurs, ce qui me fit plaisir ; car jepensais naturellement que les Prussiens, qui s’avançaient sur troiscolonnes, tomberaient d’abord en face. Mais j’avais à peine eucette idée qu’une véritable grêle de boulets traversa le carré. Enmême temps, le bruit des canons que les Prussiens avaient amenéssur une colline à gauche se mit à gronder bien autrement qu’àWeissenfels : cela ne finissait pas ! Ils avaient surcette côte une trentaine de grosses pièces ; on peuts’imaginer d’après cela quels trous ils faisaient. Les bouletssifflaient tantôt en l’air, tantôt dans les rangs, tantôt ilsentraient dans la terre, qu’ils rabotaient avec un bruitterrible.

Nos canons tiraient aussi d’une manièrequi vous empêchait d’entendre la moitié des sifflements et desronflements des autres, mais cela ne servait à rien, et d’ailleurs,ce qui vous produisait le plus mauvais effet, c’étaient lesofficiers qui vous répétaient sans cesse : « Serrez lesrangs ! serrez les rangs ! »

Nous étions dans une fuméeextraordinaire sans avoir encore tiré. Je me disais :« Si nous restons ici un quart d’heure, nous allons êtremassacrés sans pouvoir nous défendre ! » ce qui meparaissait terriblement dur, quand tout à coup les premièrescolonnes des Prussiens arrivèrent entre les deux collines, enfaisant une rumeur étrange, comme une inondation qui monte.Aussitôt les trois premiers côtés de notre carré, celui de face, etles deux autres en obliquant à droite et à gauche, firent feu. Dieusait combien de Prussiens restèrent dans ce creux ! Mais, aulieu de s’arrêter, leurs camarades continuèrent à monter, en criantcomme des loups : « Faterland !Faterland ! » et nous déchargeant tous leurs feux debataillon à cent pas, pour ainsi dire dans le ventre.

Après cela commencèrent les coups debaïonnette et de crosse car ils voulaient nous enfoncer ; ilsétaient en quelque sorte furieux. Toute ma vie je me rappelleraiqu’un bataillon de ces Prussiens arriva juste de côté sur nous, ennous lançant des coups de baïonnette que nous rendions sans sortirdes rangs, et qu’ils furent tous balayés par deux pièces qui setrouvaient en position à cinquante pas derrière le carré.

Aucune autre troupe ne voulut alorsentrer entre les carrés.

Ils redescendaient la colline, et nouschargions nos fusils pour les exterminer jusqu’au dernier, lorsqueleurs pièces recommencèrent à tirer, et que nous entendîmes ungrand bruit à droite : c’était leur cavalerie qui venait pourprofiter des trous que faisaient leurs canons ! Je ne vis riende cette attaque, car elle arrivait sur l’autre face de ladivision ; mais, en attendant, les boulets nous raflaient pardouzaines. Le général Chemineau venait d’avoir la cuisse cassée, etcela ne pouvait durer plus longtemps de cette manière, lorsqu’onnous ordonna de battre en retraite, ce que nous fîmes avec unplaisir que chacun doit comprendre.

Nous passâmes autour de Gross-Gorschen,suivis par les Prussiens, qui nous fusillaient et que nousfusillions. Les deux mille hommes qui se trouvaient dans le villagearrêtèrent l’ennemi par un feu roulant de toutes les fenêtres,pendant que nous remontions la côte pour gagner le second village,Klein-Gorschen. Mais alors toute la cavalerie prussienne arriva decôté pour nous couper la retraite et nous forcer de rester sous lefeu de leurs pièces. Cela me produisit une indignation qu’on nepeut croire. J’entendais Zébédé qui criait : « Couronsplutôt dessus que de rester là ! »

C’était aussi terriblement dangereux,car ces régiments de hussards et de chasseurs s’avançaient en bonordre avant de prendre leur élan.

Nous marchions toujours en arrière,quand au haut de la côte on nous cria :« Halte ! » et dans le même moment les hussards, quicouraient déjà sur nous, reçurent une terrible décharge demitraille qui les renversa par centaines. C’était la division dubrave général Girard qui venait à notre secours deKlein-Gorschen ; elle avait placé seize pièces en batterie unpeu à droite. Cela produisit un très bon effet : les hussardss’en allèrent plus vite qu’ils n’étaient venus, et les six carrésde la division Girard se réunirent avec les nôtres à Klein-Gorschenpour arrêter l’infanterie des Prussiens, qui s’avançait toujours,les trois premières colonnes en avant, et trois autres aussi fortesderrière.

Nous avions perdu Gross-Gorschen, maiscette fois, entre Klein-Gorschen et Rahna, l’affaire allait encoredevenir plus terrible.

Moi, je ne pensais plus à rien qu’à mevenger. J’étais devenu pour ainsi dire fou de colère etd’indignation contre ceux qui voulaient m’ôter la vie, le bien detous les hommes, que chacun doit conserver comme il peut.J’éprouvais une sorte de haine contre ces Prussiens, dont les criset l’air d’insolence me révoltaient le cœur. J’avais pourtant ungrand plaisir de voir encore Zébédé près de moi, et comme, enattendant les nouvelles attaques, nous avions l’arme au pied, jelui serrai la main.

« Nous avons eu de la chance, medit-il. Mais pourvu que l’Empereur arrive bientôt, car ils sontvingt fois plus que nous… pourvu qu’il arrive avec descanons ! »

Il ne parlait plus d’attraper lacroix !

Je regardai un peu de côté pour voir sile sergent y était encore, et je l’aperçus qui essuyaittranquillement sa baïonnette ; sa figure n’avait paschangé : cela me réjouit. J’aurais bien voulu savoir siKlipfel et Furst se trouvaient aussi dans leurs rangs, mais alorsle commandement de « Portez armes ! » me fit songerà autre chose.

Les trois premières colonnes ennemiess’étaient arrêtées sur la colline de Gross-Gorschen pour attendreles trois autres, qui s’approchaient le fusil sur l’épaule. Levillage, entre nous dans le vallon, brûlait, les toits de chaumeflambaient, la fumée montait jusqu’au ciel, et sur une côte, àgauche, nous voyions arriver, à travers les terres de labour, unelongue file de canons pour nous prendre en écharpe.

Il pouvait être midi lorsque les sixcolonnes se mirent en marche, et que, sur les deux côtés deGross-Gorschen, se déployèrent des masses de hussards et dechasseurs à cheval. Notre artillerie, placée en arrière des carrés,au haut de la côte, avait ouvert un feu terrible contre lescanonniers prussiens, qui lui répondaient sur toute laligne.

Nos tambours commençaient à battre dansles carrés, pour avertir que l’ennemi s’approchait ; on lesentendait comme le bourdonnement d’une mouche pendant un orage, etdans le fond du vallon les Prussiens criaient tous ensemble :« Faterland ! Faterland ! »

Leurs feux de bataillon, en grimpant lacolline, nous couvraient de fumée, parce que le vent soufflait denotre côté, ce qui nous empêchait de les voir. Malgré cela, nousavions commencé nos feux de file. On ne s’entendait et l’on ne sevoyait plus depuis au moins un quart d’heure, quand tout à coup leshussards prussiens furent dans notre carré. Je ne sais pas commentcela s’était fait, mais ils étaient dedans, et tourbillonnaient àdroite et à gauche en se penchant sur leurs petits chevaux, pournous hacher sans miséricorde. Nous leur donnions des coups debaïonnette, nous criions, ils nous lâchaient des coups depistolet ; enfin c’était terrible. – Zébédé, le sergent Pintoet une vingtaine d’autres de la compagnie, nous tenions ensemble. –Je verrai toute ma vie ces figures pâles, les moustaches allongéesderrière les oreilles, les petits shakos serrés par la jugulairesous leurs mâchoires, les chevaux qui se dressent en hennissant surdes tas de morts et de blessés. J’entendrai toujours les cris quenous poussions, les uns en allemand, les autres en français ;ils nous appelaient :« Schweinpelz ! »et le vieux sergent Pintone finissait pas de crier : « Hardi ! mes enfants,hardi ! »

Je n’ai jamais pu me figurer comment noussortîmes de là, nous marchions au hasard dans la fumée, noustourbillonnions au milieu des coups de fusil et des coups de sabre.Tout ce que je me rappelle, c’est que Zébédé me criait à chaqueinstant : « Arrive ! arrive ! » et quefinalement nous fûmes dans un champ en pente derrière un carré quitenait encore, avec le sergent Pinto et sept ou huit autres de lacompagnie.

Nous étions faits comme desbouchers !

« Rechargez ! » nous ditle sergent.

Et alors, en rechargeant, je vis qu’il yavait du sang et des cheveux au bout de ma baïonnette, ce quimontre que, dans ma fureur, j’avais donné des coupsterribles.

Au bout d’une minute, le vieux Pintoreprit :

« Le régiment est en déroute… cesgueux de Prussiens en ont sabré la moitié… Nous le retrouveronsplus tard… Pour le moment il faut empêcher l’ennemi d’entrer dansle village. – Par file à gauche, en avant,marche ! »

Nous descendîmes un petit escalier quimenait dans un jardin de Klein-Gorschen, et nous entrâmes dans unemaison, dont le sergent barricada la porte du côté des champs avecune grande table de cuisine ; ensuite il dit, en nous montrantla porte de la rue :

« Voici notreretraite. »

Après cela, nous montâmes au premier,dans une assez grande chambre qui formait le coin au pied de lacôte ; elle avait deux fenêtres sur le village et deux autressur la colline toute couverte de fumée, où continuaient de pétillerles feux de file et de rouler le canon. Au fond, dans une alcôve,se trouvait un lit défait, et devant le lit un berceau ; lesgens s’étaient sauvés sans doute au commencement de labataille ; mais un chienà grosse queue blanche, oreillesdroites et museau pointu, à moitié caché sous les rideaux, nousregardait les yeux luisants : tout cela me revient comme unrêve.

Le sergent venait d’ouvrir une fenêtre, ettirait déjà dans la rue, où s’avançaient deux ou trois hussardsprussiens, parmi des tas de charrettes et de fumier ; Zébédéet les autres, debout derrière lui, observaient, l’arme prête. Jeregardai sur la côte, pour voir si le carré tenait toujours et jel’aperçus à cinq ou six cents pas, reculant en bon ordre, etfaisant feu des quatre côtés sur la masse de cavaliers quil’entouraient. À travers la fumée, je voyais le colonel, un groscourt, à cheval au milieu, le sabre à la main, et, tout près delui, le drapeau tellement déchiré que ce n’était plus qu’une loquependant le long de la hampe.

Plus loin, à gauche, une colonne ennemiedébouchait au tournant de la route et marchait sur Klein-Gorschen.Cette colonne voulait se mettre en travers de notre retraite dansle village ; mais des centaines de soldats débandés étaientarrivés comme nous, il en arrivait même encore de tous les côtés,les uns se retournant tous les cinquante pas pour lâcher leur coupde fusil, les autres blessés, se traînant pour arriver quelquepart. Ils entraient dans les maisons, et, comme la colonnes’approchait toujours, un feu roulant commença sur elle de toutesles fenêtres Cela l’arrêta ; d’autant plus qu’au même instant,sur la côte à droite, commençaient à se déployer les divisionsBrenier et Marchand, que le prince de la Moskowa envoyait à notresecours.

Nous avons su depuis que le maréchal Ney avaitsuivi l’Empereur du côté de Leipzig et qu’il revenait alors auroulement du canon.

Les Prussiens firent donc halte en cetendroit ; le feu cessa des deux côtés. Nos carrés et noscolonnes remontèrent la côte en face de Starsiedel, et tout lemonde, au village, se dépêcha d’évacuer les maisons pour rallierchacun son régiment. Le nôtre était mêlé dans deux ou troisautres ; et, quand les divisions mirent l’arme au pied enavant de Kaya, nous eûmes de la peine à nous reconnaître. On fitl’appel de notre compagnie, il restait quarante-deux hommes, legrand Furst et Léger n’y étaient plus ; mais Zébédé, Klipfelet moi nous avions retiré notre peau de l’affaire.

Malheureusement ce n’était pas encore fini,car ces Prussiens, remplis d’insolence à cause de notre retraite,faisaient déjà de nouvelles dispositions pour venir nous attaquer àKaya, il leur arrivait des masses de renforts ; et, voyantcela, je pensai que, pour un si grand général, l’Empereur avait eupourtant une bien mauvaise idée de s’étendre sur Leipzig et de nouslaisser surprendre par une armée de plus de cent mille hommes.

Comme nous étions en train de nous reformerderrière la division Brenier, dix-huit mille vieux soldats de lagarde prussienne montaient la côte au pas de charge, portant lesshakos de nos morts au bout de leurs baïonnettes en signe devictoire. En même temps le combat se prolongeait à gauche, entreKlein-Gorschen et Starsiedel. La masse de cavalerie russe que nousavions vue reluire au soleil le matin, derrière la Gruna-Bach,voulait nous tourner ; mais le 6e corps était arrivé nouscouvrir, et les régiments de marine tenaient là comme des murs.Toute la plaine ne formait qu’un nuage, où l’on voyait étincelerles casques, les cuirasses et les lances par milliers.

De notre côté, nous reculions toujours, quandtout à coup quelque chose passa devant nous comme letonnerre : c’était le maréchal Ney ! il arrivait au grandgalop, suivi de son état-major.

Je n’ai jamais vu de figure pareille ;ses yeux étincelaient, ses joues tremblaient de colère ! Enune seconde il eut parcouru toute la ligne dans sa profondeur, etse trouva sur le front de nos colonnes. Tout le monde le suivaitcomme entraîné par une force extraordinaire ; au lieu dereculer, on marchait à la rencontre des Prussiens et dix minutesaprès tout était en feu. Mais l’ennemi tenait solidement ; ilse croyait déjà le maître et ne voulait pas lâcher lavictoire ; d’autant plus qu’il recevait toujours du renfort,et que nous autres nous étions épuisés par cinq heures decombat.

Notre bataillon, cette fois, se trouvait enseconde ligne, les boulets passaient au-dessus ; mais un bruitbien pire et qui me traversait les nerfs, c’était le grelottementde la mitraille dans les baïonnettes : cela sifflait comme uneespèce de musique terrible et qui s’entendait de bien loin.

Au milieu des cris, des commandements et de lafusillade, nous recommencions tout de même à redescendre sur un tasde morts. Nos premières divisions rentraient àKlein-Gorschen ; on s’y battait corps à corps, on ne voyaitdans la grande rue du village que des crosses de fusil en l’air, etdes généraux à cheval, l’épée à la main comme de simplessoldats.

Cela dura quelques minutes ; nous disionsdans les rangs : « Ça va bien ! ça va bien !…on avance. » Mais de nouvelles troupes étant arrivées du côtédes Prussiens, nous fûmes obligés de reculer pour la seconde fois,et malheureusement si vite qu’un grand nombre se sauvèrent jusquedans Kaya. Ce village était sur la côte, et le dernier en avant dela route de Lutzen. C’est un long boyau de maisons séparées lesunes des autres par de petits jardins, des écuries et des ruchers.Si l’ennemi nous forçait à Kaya, l’armée était coupée en deux.

En courant, je me rappelai ces paroles deM. Goulden : « Si par malheur les alliés nousbattent, ils viendront se venger chez nous de tout ce que nous leuravons fait depuis dix ans. » Je croyais la bataille perdue,car le maréchal Ney lui-même, au milieu d’un carré, reculait, etles soldats, pour sortir de la mêlée, emportaient des officiersblessés sur leurs fusils en brancards. Enfin ça prenait unemauvaise tournure.

J’entrai dans Kaya sur la droite du village,en enjambant des haies et sautant par-dessus de petites palissadesque les gens mettent pour séparer les jardins.

J’allais tourner le coin d’un hangar, lorsque,levant la tête, j’aperçus une cinquantaine d’officiers à chevalarrêtés au haut d’une colline en face ; plus loin, derrièreeux, des masses d’artillerie accouraient ventre à terre sur laroute de Leipzig. Cela me fit regarder, et je reconnus l’Empereur,un peu en avant des autres ; il était assis, comme dans unfauteuil, sur son cheval blanc. Je le voyais très bien sous le cielpâle ; il ne bougeait pas et regardait la bataille au-dessousavec sa lunette.

Cette vue me rendit si joyeux que je me mis àcrier : Vive l’Empereur ! de toutes mesforces ; puis j’entrai dans la grande rue de Kaya par uneallée entre deux vieilles maisons. J’étais l’un des premiers, etj’aperçus encore des gens du village, hommes, femmes, enfants, quise dépêchaient d’entrer dans leurs caves.

Plusieurs personnes auxquelles j’ai racontécela m’ont fait des reproches d’avoir couru si vite, mais je leurai répondu que, lorsque Michel Ney reculait, Joseph Bertha pouvaitbien reculer aussi.

Klipfel, Zébédé, le sergent Pinto, tous ceuxque je connaissais à la compagnie étaient encore dehors, etj’entendais un bruit tellement épouvantable qu’on ne peut s’enfaire une idée. Des masses de fumée passaient par-dessus les toits,les tuiles roulaient et tombaient dans la rue, et les bouletsenfonçaient les murs ou cassaient les poutres avec un fracashorrible.

En même temps, de tous côtés, par les ruelles,par-dessus les haies et les palissades des jardins, entraient nossoldats en se retournant pour faire feu. Il y en avait de tous lesrégiments, sans shakos, déchirés, couverts de sang, l’air furieux,et, maintenant que j’y pense après tant d’années, c’étaient tousdes enfants, de véritables enfants : sur quinze ou vingt, pasun n’avait de moustaches ; mais le courage est né dans la racefrançaise !

Et comme les Prussiens, – conduits par devieux officiers qui criaient : « Forwertz !Forwertz ! » – arrivaient en se grimpant en quelquesorte sur le dos, comme des bandes de loups, pour aller plus vite,nous, au coin d’une grange, à vingt ou trente, en face d’un jardinoù se trouvaient un petit rucher et de grands cerisiers en fleurqu’il me semble voir encore, nous commençâmes un feu roulant surces gueux qui voulaient escalader un petit mur au-dessous etprendre le village.

Combien d’entre eux, en arrivant sur ce mur,retombèrent dans la masse, je n’en sais rien ; mais il envenait toujours d’autres. Des centaines de balles sifflaient à nosoreilles et s’aplatissaient contre les pierres, le crépi tombait,la paille pendait des poutres, la grande porte à gauche étaitcriblée ; et nous, derrière la grange, après avoir rechargé,nous faisions la navette pour tirer dans le tas : cela duraitjuste le temps d’ajuster et de serrer la détente, et, malgré cela,cinq ou six étaient déjà tombés au coin du fenil, le nez àterre ; mais notre rage était si grande que nous n’y faisionspas attention.

Comme je retournais là pour la dixième fois,en épaulant, le fusil me tomba de la main ; je me baissai pourle ramasser et je tombai dessus : j’avais une balle dansl’épaule gauche ; le sang se répandait sur ma poitrine commede l’eau chaude. J’essayai de me relever ; mais tout ce que jepus faire, ce fut de m’asseoir contre le mur. Alors le sangdescendit jusque sur mes cuisses, et l’idée me vint que j’allaismourir en cet endroit, ce qui me donna tout froid.

Les camarades continuaient à tirer par-dessusma tête, et les Prussiens répondaient toujours.

En songeant qu’une autre balle pouvaitm’achever, je me cramponnai tellement de la main droite au coin dumur pour m’ôter de là, que je tombai dans un petit fossé quiconduisait l’eau de la rue dans le jardin. Mon bras gauche étaitlourd comme du plomb, ma tête tournait ; j’entendais toujoursla fusillade, mais comme un rêve. Cela dura quelque temps sansdoute.

Lorsque je rouvris les yeux, la nuitvenait ; les Prussiens défilaient dans la ruelle en courant.Ils remplissaient déjà le village, et, dans le jardin en face, setrouvait un vieux général, la tête nue, les cheveux blancs, sur ungrand cheval brun. Il criait comme une trompette d’amener descanons, et des officiers partaient ventre à terre porter sesordres. Près de lui, debout sur le petit mur encombré de morts, unde leurs chirurgiens lui bandait le bras. Derrière, de l’autrecôté, se tenait également à cheval un officier russe très mince, unjeune homme coiffé d’un chapeau à plumes vertes tombant en forme debouquet. Je vis cela d’un coup d’œil : – ce vieux avec songros nez, son front large et plat, ses yeux vifs, son air hardi,les autres autour de lui ; le chirurgien, un petit hommechauve en lunettes ; et, dans le fond de la vallée, à cinq ousix cents pas, entre deux maisons, nos soldats qui se reformaient.Tout cela je l’ai devant moi comme si j’y étais encore.

On ne tirait plus ; mais entreKlein-Gorschen et Kaya, des cris terribles s’élevaient… Onentendait rouler pesamment, hennir, jurer et claquer du fouet. Sanssavoir pourquoi, je me traînai hors de l’ornière, et me remiscontre le mur, et presque aussitôt deux pièces de seize, atteléeschacune de six chevaux, tournèrent au coin de la première maison duvillage. Les artilleurs à cheval frappaient de toutes leurs forces,et les roues entraient dans les tas de morts et de blessés commedans de la paille ; les os craquaient ! Voilà d’oùvenaient les grands cris que j’avais entendus ; les cheveuxm’en dressaient sur la tête.

« Ici !… cria le vieux en allemand.Pointez là-bas, entre ces deux maisons, près de lafontaine. »

Les deux pièces furent aussitôtretournées ; les voitures de poudre et de mitraille arrivèrentau galop. Le vieux vint voir son bras gauche en écharpe, et, touten remontant la ruelle, je l’entendis qui disait au jeune officierrusse, d’un ton bref :

« Dites à l’empereur Alexandre que jesuis dans Kaya… La bataille est gagnée si on m’envoie des renforts.Qu’on ne délibère pas, qu’on agisse ! Il faut nous attendre àune attaque furieuse. Napoléon arrive, je sens cela… Dans unedemi-heure nous l’aurons sur les bras avec sa garde. Coûte quecoûte, je lui tiendrai tête ; mais, au nom de Dieu, qu’on neperde pas une minute, et la victoire est à nous ! »

Le jeune homme partit au galop du côté deKlein-Gorschen, et dans le même instant quelqu’un dit près demoi : « Ce vieux-là, c’est Blücher… Ah ! gredin, sije tenais mon fusil. »

Ayant tourné la tête, je vis un vieux sergentsec et maigre, avec de grandes rides le long des joues, qui setenait assis contre la porte de la grange, les deux mains appuyéesà terre comme des béquilles, car ses reins étaient cassés par uneballe. Ses yeux jaunes suivaient le général prussien enlouchant ; son nez crochu, déjà pâle, se recourbait comme unbec dans ses grosses moustaches : il avait l’air terrible etfier.

« Si je tenais mon fusil, dit-il encoreune fois, tu verrais si la bataille est gagnée ! »

Nous étions les seuls êtres encore vivantsdans ce coin encombré de morts.

Moi, songeant qu’on allait peut-êtrem’enterrer le lendemain avec tous ces autres dans le jardin enface, et que je ne reverrais plus Catherine, des larmes mecoulaient sur les joues, et je ne pus m’empêcher de dire :

« Maintenant tout estfini ! »

Le sergent alors me regarda de travers, et,voyant que j’étais encore si jeune, il me demanda :

« Qu’est-ce que tu as,conscrit ?

– Une balle dans l’épaule, mon sergent.

– Dans l’épaule, ça vaut mieux que dans lesreins, on peut en réchapper. »

Et d’une voix moins rude, après m’avoirconsidéré de nouveau, il ajouta :

« Ne crains rien, va, tu reverras lepays. »

Je pensai qu’il avait pitié de ma jeunesse etqu’il voulait me consoler ; mais je sentais ma poitrine commefracassée, et cela m’ôtait tout espoir.

Le sergent ne dit plus rien ; seulement,de temps en temps, il faisait un effort pour dresser la tête etvoir si nos colonnes arrivaient. Il jurait entre ses dents, etfinit par se laisser glisser, l’épaule dans le coin de la porte, endisant :

« Mon affaire est faite ! mais legrand gueux me l’a payé tout de même. »

Il regardait dans la haie en face, où setrouvait étendu sur le dos un grenadier prussien, la baïonnetteencore en travers du ventre.

Il pouvait être alors six heures ;l’ennemi occupait toutes les maisons, les jardins, les vergers, lagrande rue et les ruelles. J’avais froid par tout le corps, et jem’étais engourdi, le front sur les genoux, quand le roulement ducanon m’éveilla de nouveau. Les deux pièces du jardin et plusieursautres derrière, placées plus haut dans le village, tiraient enjetant leurs éclairs dans la grande rue, où se pressaient lesPrussiens et les Russes. Toutes les fenêtres tiraient aussi.

Mais cela n’était rien en comparaison du feudes Français sur la colline en face. Dans le fond au-dessous,montait la jeune garde en colonnes serrées, au pas de charge, lescolonels, les commandants et les généraux à cheval au milieu desbaïonnettes, l’épée en l’air : tout cela gris, éclairé deseconde en seconde par la lumière des quatre-vingts pièces quel’Empereur avait fait mettre en une seule batterie pour appuyer lemouvement. Ces quatre-vingts pièces faisaient un fracas terrible,et, malgré la distance, la vieille cassine contre laquelle jem’appuyais en tremblait jusque dans ses fondements. Dans la rue,les boulets enlevaient des files de Prussiens et de Russes, commeles coups de faux enlèvent l’herbe : c’était leur tour deserrer les rangs.

J’entendais aussi, derrière nous, l’artillerieennemie répondre, et je pensais : « Mon Dieu ! monDieu ! pourvu maintenant que les Français l’emportent, leurspauvres blessés seront recueillis, au lieu que ces Prussiens et cesCosaques songeraient d’abord aux leurs et nous laisseraient touspérir. »

Je ne faisais plus attention au sergent, je neregardais que les canonniers prussiens charger leurs pièces,pointer et tirer, en les maudissant au fond de mon âme ; etj’écoutais avec ravissement les cris de Vivel’Empereur ! qui commençaient à monter de la vallée, etqu’on entendait dans l’intervalle des détonations del’artillerie.

Enfin, au bout de vingt minutes, les Prussienset les Russes se mirent à reculer ; ils repassaient en foulepar la ruelle où nous étions pour se jeter sur la côte ; lescris de Vive l’Empereur ! se rapprochaient, lescanonniers, devant nous, se dépêchaient comme des forcenés, quandtrois ou quatre boulets arrivèrent cassant une roue et les couvrantde terre. Une pièce tomba sur le côté ; deux artilleursétaient tués et deux blessés. Alors je sentis une main me prendrepar le bras ; je me retournai et je vis le vieux sergent àdemi mort, qui me regardait en riant d’un air farouche. Le toit denotre baraque s’affaissait, le mur penchait, mais nous n’y prenionspas garde : nous ne voyions que la défaite des ennemis, etnous n’entendions, au milieu de tout ce fracas épouvantable, queles cris toujours plus proches de nos soldats.

Tout à coup le sergent tout pâledit :

« Le voilà ! »

Et penché en avant, sur les genoux, une main àterre et l’autre levée, il cria d’une voix éclatante :

Vive l’Empereur !

Puis il tomba la face à terre et ne remuaplus.

Et moi, me penchant aussi pour voir, je visNapoléon qui montait dans la fusillade, son chapeau enfoncé sur sagrosse tête, sa capote grise ouverte, un large ruban rouge entravers de son gilet blanc, calme, froid, comme éclairé par lereflet des baïonnettes. Tout pliait devant lui ; lescanonniers prussiens abandonnaient leurs pièces et sautaient le murdu jardin, malgré les cris de leurs officiers qui voulaient lesretenir.

Ces choses, je les ai vues ; elles sontrestées comme peintes en feu dans mon esprit ; mais depuis cemoment je ne me rappelle plus rien de la bataille, car, dansl’espérance de notre victoire, j’avais perdu le sentiment, etj’étais comme un mort au milieu de tous ces morts.

Chapitre 14

 

Je me réveillai dans la nuit, au milieu dusilence. Des nuages traversaient le ciel, et la lune regardait levillage abandonné, les canons renversés et les tas de morts, commeelle regarde, depuis le commencement du monde, l’eau qui coule,l’herbe qui pousse et les feuilles qui tombent en automne. Leshommes ne sont rien auprès des choses éternelles ; ceux quivont mourir le comprennent mieux que les autres.

Je ne pouvais plus bouger, et je souffraisbeaucoup ; mon bras droit seul remuait encore. Pourtant jeparvins à me dresser sur le coude, et je vis les morts entassésjusqu’au fond de la ruelle. La lune donnait dessus ; ilsétaient blancs comme de la neige : les uns la bouche et lesyeux tout grands ouverts ; les autres la face contre terre, lagiberne et le sac au dos, la main cramponnée au fusil. Je voyaiscela d’une façon effrayante, mes dents en claquaientd’épouvante.

Je voulus appeler au secours ; j’entendiscomme un faible cri d’enfant qui sanglote, et je m’affaissai dedésespoir. Mais ce faible cri que j’avais poussé dans le silence enéveillait d’autres de proche en proche, cela gagnait de tous lescôtés : tous les blessés croyaient entendre arriver dusecours, et ceux qui pouvaient encore se plaindre appelaient. Cescris durèrent quelques instants, puis tout se tut, et je n’entendisplus qu’un cheval souffler lentement près de moi, derrière la haie.Il voulait se lever, je voyais sa tête se dresser au bout de sonlong cou, puis il retombait.

Moi, par l’effort que je venais de faire, mablessure s’était rouverte, et je sentais de nouveau le sang coulersous mon bras. Alors je fermai les yeux pour me laisser mourir, ettoutes les choses lointaines, depuis le temps de ma premièreenfance, – les choses du village, lorsque ma pauvre mère me tenaitdans ses bras et qu’elle chantait pour m’endormir, la petitechambre, la vieille alcôve, notre chien Pommer, qui jouait avec moiet me roulait à terre, le père qui rentrait le soir tout joyeux, lahache sur l’épaule, et qui me prenait dans ses larges mains enm’embrassant, – toutes ces choses me revinrent comme unrêve !

Je pensais : « Ah ! pauvrefemme… pauvre père !… si vous aviez su que vous éleviez votreenfant avec tant d’amour et de peines, pour qu’il pérît un jourmisérablement, seul, loin de tout secours !… quellesn’auraient pas été votre désolation et vos malédictions contre ceuxqui l’ont réduit à cet état !… Ah ! si vous étiezlà !… si je pouvais seulement vous demander pardon des peinesque je vous ai données ! »

Et, songeant à cela, les larmes me couvraientla figure, ma poitrine se gonflait ; longtemps je sanglotaitout bas en moi-même.

La pensée de Catherine, de la tante Grédel, dubon M. Goulden, me vint aussi bientôt, et ce fut quelque chosed’épouvantable ! c’était comme un spectacle qui se passe sousvos yeux : je voyais leur étonnement et leurs craintes enapprenant la grande bataille, la tante Grédel qui courait tous lesjours sur la route pour aller voir à la poste ; pendant queCatherine l’attendait en priant ; et M. Goulden, seuldans sa chambre, qui lisait dans la gazette que le 3e corps avaitplus donné que les autres : il se promenait la tête penchée ets’asseyait bien tard à l’établi, tout rêveur. Mon âme était là-basavec eux ; elle attendait en quelque sorte devant la posteavec la tante Grédel, elle retournait au village abattue, ellevoyait Catherine dans la désolation.

Puis, un matin, le facteur Rœdig passait auxQuatre-Vents, avec sa blouse et son petit sac de cuir ; ilouvrait la porte de la salle et tendait un grand papier à la tanteGrédel, qui restait toute saisie, Catherine debout derrière elle,pâle comme une morte : et c’était mon acte de décès qui venaitd’arriver ! J’entendais les sanglots déchirants de Catherineétendue à terre, et les malédictions de la tante Grédel – sescheveux gris défaits –, criant qu’il n’y avait plus de justice…qu’il vaudrait mieux pour les honnêtes gens n’être jamais venus aumonde, puisque Dieu les abandonne ! – Le bon père Gouldenarrivait pour les consoler ; mais, en entrant, il se mettait àsangloter avec elles, et tous pleuraient dans une désolationinexprimable, criant :

« Ô pauvre Joseph ! pauvreJoseph ! »

Cela me déchirait le cœur.

L’idée me vint aussi que trente ou quarantemille familles en France, en Russie, en Allemagne, allaientrecevoir la même nouvelle, et plus terrible encore, puisqu’un grandnombre des malheureux étendus sur le champ de bataille avaient leurpère et mère ; je me représentais cela comme une abomination,comme un grand cri du genre humain qui monte au ciel.

C’est alors que je me rappelai ces pauvresfemmes de Phalsbourg, qui priaient dans l’église à la granderetraite de Russie, et que je compris ce qui se passait dans leurâme !… Je pensais que Catherine irait bientôt là ;qu’elle prierait des années et des années en songeant à moi… Oui,je pensais cela, car je savais que nous nous aimions depuis notreenfance, et qu’elle ne pourrait jamais m’oublier. Monattendrissement était si grand, qu’une larme suivait l’autre surmes joues ; et cela me faisait pourtant du bien d’avoir cetteconfiance en elle et d’être sûr qu’elle conserverait son amourjusque dans la vieillesse, qu’elle m’aurait toujours devant lesyeux, et qu’elle n’en prendrait pas un autre.

La rosée s’était mise à tomber vers le matin.Ce grand bruit monotone sur les toits, dans le jardin et la ruelleremplissait le silence. Je songeais à Dieu, qui depuis lecommencement des temps fait les mêmes choses, et dont la puissanceest sans bornes ; qui pardonne les fautes, parce qu’il estbon, et j’espérais qu’il me pardonnerait, en considération de messouffrances.

Comme la rosée était forte, elle finit paremplir le petit ruisseau. De temps en temps on entendait un murtomber dans le village, un toit s’affaisser ; les animaux,effarouchés par la bataille, reprenaient confiance et sortaient aupetit jour : une chèvre bêlait dans l’étable voisine ; ungrand chien de berger, la queue traînante, passa regardant lesmorts ; le cheval, en le voyant, se mit à souffler d’une façonterrible ; il le prenait peut-être pour un loup, et le chiense sauva.

Tous ces détails me reviennent, parce qu’aumoment de mourir on voit tout, on entend tout ; on se dit enquelque sorte : « Regarde… écoute… car bientôt tun’entendras et tu ne verras plus rien en ce monde. »

Mais ce qui m’est resté bien autrement dansl’esprit, ce que je ne pourrais jamais oublier, quand je vivraiscent ans, c’est lorsqu’au loin je crus entendre un bruit deparoles. Oh ! comme je me réveillai… comme j’écoutai… et commeje me levai sur mon bras pour crier : « Ausecours ! » Il faisait encore nuit, et pourtant un peu dejour pâlissait déjà le ciel ; tout au loin, à travers la pluiequi rayait l’air, une lumière marchait au milieu des champs, elleallait au hasard, s’arrêtant ici… là… et je voyais alors des formesnoires se pencher autour ; ce n’étaient que des ombresconfuses, mais d’autres que moi voyaient aussi cette lumière, carde tous côtés des soupirs s’élevaient dans la nuit… des crisplaintifs, des voix si faibles, qu’on aurait dit des petits enfantsqui appellent leur mère !

Mon Dieu, qu’est-ce que la vie ? De quoidonc est-elle faite pour qu’on y attache un si grandprix ?

Ce misérable souffle qui nous fait tantpleurer, tant souffrir, pourquoi donc craignons-nous de le perdreplus que tout au monde ? Que nous est-il donc réservé plustard, puisqu’à la moindre crainte de mort tout frémit ennous ?

Qui sait cela ? Tous les hommes enparlent depuis des siècles et des siècles, tous y pensent etpersonne ne peut le dire.

Moi, dans mon ardeur de vivre, je regardaiscette lueur, comme un malheureux qui se noie regarde le rivage… jeme cramponnais pour la voir, et mon cœur grelottait d’espérance. Jevoulais crier, ma voix n’allait pas plus loin que mes lèvres ;le bruissement de la pluie dans les arbres et sur les toitscouvrait tout, et malgré cela je me disais : « Ilsm’entendent… ils viennent !… » Il me semblait voir lalanterne remonter le sentier du jardin, et la lumière grossir àchaque pas ; mais, après avoir erré quelques instants sur lechamp de bataille, elle entra lentement dans un pli de terrain etdisparut.

Alors je retombai sans connaissance.

Chapitre 15

 

C’est au fond d’un grand hangar en forme dehalle – des piliers tout autour –, que je revins à moi ;quelqu’un me donnait à boire du vin et de l’eau, et je trouvaiscela très bon. En ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat àmoustaches grises, qui me relevait la tête et me tenait le gobeletaux lèvres.

« Eh bien, me dit-il d’un air de bonnehumeur, eh bien, ça va mieux ? »

Et je ne pus m’empêcher de lui sourire ensongeant que j’étais encore vivant. J’avais la poitrine et l’épaulegauche solidement emmaillotées ; je sentais là comme unebrûlure, mais cela m’était bien égal : – je vivais !

Je me mis d’abord à regarder les grossespoutres qui se croisaient en l’air, et les tuiles, où le jourentrait en plus d’un endroit ; puis, au bout de quelquesinstants, je tournai la tête, et je reconnus que j’étais dans un deces vastes hangars où les brasseurs du pays abritent leurs tonneauxet leurs voitures. Tout autour, sur des matelas et des bottes depaille, étaient rangés une foule de blessés, et vers le milieu, surune grande table de cuisine, un chirurgien-major et ses deux aides,les manches de chemise retroussées, coupaient une jambe àquelqu’un ; le blessé poussait des gémissements. Derrière euxse trouvait un tas de bras et de jambes, et chacun peut s’imaginerles idées qui me passèrent par la tête.

Cinq ou six soldats d’infanterie donnaient àboire aux blessés ; ils avaient des cruches et desgobelets.

Mais ce qui me fit le plus d’impression, cefut ce chirurgien en manches de chemise, qui coupait sans rienentendre ; il avait un grand nez, les joues creuses, et sefâchait à chaque minute contre ses aides, qui ne lui donnaient pasassez vite les couteaux, les pinces, la charpie, le linge, ou quin’enlevaient pas tout de suite le sang avec l’éponge. Cela n’allaitpourtant pas mal, car en moins d’un quart d’heure ils avaient déjàcoupé deux jambes.

Dehors, contre les piliers, stationnait unegrande voiture pleine de paille.

Comme on venait d’étendre sur la table uneespèce de carabinier russe de six pieds au moins, le cou percéd’une balle près de l’oreille, et que le chirurgien demandait lespetits couteaux pour lui faire quelque chose, un autre chirurgienpassa devant le hangar, un chirurgien de cavalerie, gros, court ettout grêle. Il tenait un portefeuille sous le bras, et s’arrêtaprès de la voiture.

« Hé ! Forel ! cria-t-il d’unton joyeux.

– Tiens, c’est vous, Duchêne ? réponditle nôtre en se retournant. Combien de blessés ?

– Dix-sept à dix-huit mille.

– Diable ! Eh bien, ça va-t-il cematin ?

– Mais oui ; je suis en train de chercherun bouchon. »

Notre chirurgien sortit du hangar pour serrerla main à son camarade ; ils se mirent à causertranquillement, pendant que les aides buvaient un coup de vin, etque le Russe roulait les yeux d’un air désespéré.

« Tenez, Duchêne, vous n’avez qu’àdescendre la rue… en face de ce puits… vous voyez ?

– Très bien.

– Juste en face, vous trouverez lacantine.

– Ah ! bon… merci ! Je mesauve ! »

L’autre alors partit, et le nôtre luicria :

« Bon appétit, Duchêne ! »

Puis il revint du côté de son Russe, quil’attendait et commença par lui ouvrir le cou depuis la nuquejusqu’à l’épaule. Il travaillait d’un air de mauvaise humeur, endisant aux aides :

« Allons donc, messieurs, allonsdonc ! »

Le Russe soupirait comme on peut s’imaginer,mais il n’y faisait pas attention, et, finalement, jetant une balleà terre, il lui mit un bandage et dit :

« Enlevez ! »

On enleva le Russe de la table, les soldatsl’étendirent sur une paillasse à la file des autres, et l’onapporta le voisin.

Je n’aurais jamais cru que des chosespareilles se passaient dans le monde ; mais j’en vis encored’autres dont le souvenir me restera longtemps.

À cinq ou six paillasses de la mienne étaitassis un vieux caporal, la jambe emmaillotée ; il clignait del’œil et disait à son voisin, dont on venait de couper lebras :

« Conscrit, regarde un peu dans cetas ; je parie que tu ne reconnais pas ton bras. »

L’autre, tout pâle, mais qui pourtant avaitmontré le plus grand courage, regarda, et presque aussitôt ilperdit connaissance.

Alors le caporal se mit à rire etdit :

« Il a fini par le reconnaître… C’estcelui d’en bas, avec la petite fleur bleue. Ça produit toujours lemême effet. »

Il s’admirait lui-même d’avoir découvert cela,mais personne ne riait avec lui.

À chaque minute les blesséscriaient :

« À boire ! »

Quand l’un commençait, tous suivaient. Levieux soldat m’avait pris sans doute en amitié, car, en passant, ilme présentait toujours son gobelet.

Je ne restai pas là-dedans plus d’uneheure ; une dizaine d’autres voitures à larges échellesétaient venues se ranger derrière la première. Des paysans du pays,en veste de velours et large feutre noir, le fouet sur l’épaule,attendaient, tenant leurs chevaux par la bride. Un piquet dehussards arriva bientôt, le maréchal des logis mit pied à terre,et, entrant sous le hangar, il dit :

« Faites excuse, major, mais voici unordre pour escorter douze voitures de blessés jusqu’à Lutzen ;est-ce que c’est ici qu’on les charge ?

– Oui, c’est ici », répondit lechirurgien.

Et tout de suite on se mit à charger lapremière file.

Les paysans et les hommes de l’ambulance,avant de nous enlever, nous faisaient boire encore un bon coup.

Dès qu’une voiture était pleine, elle partaiten avant, et une autre s’avançait. J’étais sur la troisième, assisdans la paille, au premier rang, à côté d’un conscrit du 27e quin’avait plus de main droite ; derrière, un autre manquaitd’une jambe, un autre avait la tête fendue, un autre la mâchoirecassée, ainsi de suite jusqu’au fond.

On nous avait rendu nos grandes capotes, etnous avions tellement froid, malgré le soleil, qu’on ne voyait quenotre nez, notre bonnet de police, ou le bandeau de linge au-dessusdes collets. Personne ne parlait ; on avait bien assez àpenser pour soi-même.

Par moments, je sentais un froid terrible,puis tout à coup des bouffées de chaleur qui m’entraient jusquedans les yeux : c’était le commencement de la fièvre. Mais enpartant de Kaya, tout allait encore bien, je voyais clairement leschoses, et ce n’est que plus tard, du côté de Leipzig, que je mesentis tout à fait mal.

Enfin, on nous chargea donc de la sorte :ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans les premièresvoitures, les autres étendus dans les dernières, et nous partîmes.Les hussards, à cheval près de nous, causaient de la bataille,fumaient et riaient sans nous regarder.

C’est en traversant Kaya que je vis toutes leshorreurs de la guerre. Le village ne formait qu’un monceau dedécombres. Les toits étaient tombés ; les pignons, de loin enloin, restaient seuls debout ; les poutres et les lattesétaient rompues ; on voyait, à travers, les petites chambresavec leurs alcôves, leurs portes et leurs escaliers. De pauvresgens, des femmes, des enfants, des vieillards, allaient et venaientà l’intérieur tout désolés ; ils montaient et descendaientcomme dans des cages en plein air.

Quelquefois, tout au haut, la cheminée d’unepetite chambre, un petit miroir et des branches de buis au-dessusmontraient que là vivait une jeune fille dans les temps depaix.

Ah ! qui pouvait prévoir alors qu’un jourtout ce bonheur serait détruit, non par la fureur des vents ou lacolère du ciel, mais par la rage des hommes, bien autrementredoutable !

Il n’y avait pas jusqu’aux pauvres animaux quin’eussent un air d’abandon au milieu de ces ruines. Les pigeonscherchaient leur colombier, les bœufs et les chèvres leurétable ; ils allaient déroutés par les ruelles, mugissant etbêlant d’une voix plaintive. Des poules perchaient sur les arbres,et partout, partout on rencontrait la trace des boulets !

À la dernière maison, un vieillard tout blanc,assis sur le seuil de sa demeure en ruine, tenait entre ses genouxun petit enfant ; il nous regarda passer, morne et sombre.Nous voyait-il ? Je n’en sais rien ; mais son frontsillonné de grandes rides et ses yeux ternes annonçaient ledésespoir. Que d’années de travail, que d’économies et desouffrances il lui avait fallu pour assurer le repos de savieillesse ! Maintenant tout était anéanti… l’enfant et luin’avaient plus une tuile pour abriter leur tête !…

Et ces grandes fosses d’une demi-lieue – oùtous les gens du pays travaillent à la hâte pour empêcher la pested’achever la destruction du genre humain –, je les ai vues aussi duhaut de la colline de Kaya, et j’en ai détourné les yeux avechorreur ! Oui, j’ai vu ces immenses tranchées dans lesquelleson enterre les morts : Russes, Français, Prussiens, touspêle-mêle, – comme Dieu les avait faits pour s’aimer avantl’invention des plumets et des uniformes, qui les divisent auprofit de ceux qui les gouvernent. Ils sont là… ils s’embrassent…et si quelque chose revit en eux, ce qu’il faut bien espérer, ilss’aiment et se pardonnent, en maudissant le crime qui, depuis tantde siècles, les empêche d’être frères avant la mort !

Mais ce qu’il y avait encore de plus triste,c’était la longue file de voitures emmenant les pauvresblessés ; – ces malheureux dont on ne parle dans les bulletinsque pour en diminuer le nombre, et qui périssent dans les hôpitauxcomme des mouches, loin de tous ceux qu’ils aiment, pendant qu’ontire le canon et qu’on chante dans les églises pour se réjouird’avoir tué des milliers d’hommes !

Lorsque nous arrivâmes à Lutzen, la villeétait tellement encombrée de blessés que notre convoi reçut l’ordrede partir pour Leipzig. On ne voyait dans les rues que desmalheureux aux trois quarts morts, étendus le long des maisons surde la paille. Il nous fallut plus d’une heure pour arriver devantune église, où l’on déchargea quinze ou vingt d’entre nous qui nepouvaient plus supporter la route.

Le maréchal des logis et ses hommes, aprèss’être rafraîchis dans un bouchon au coin de la place, remontèrentà cheval, et nous continuâmes notre chemin vers Leipzig.

Alors je n’entendais et je ne voyaisplus ; la tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient, jeprenais les arbres pour des hommes ; j’avais une soif dont onne peut se faire l’idée.

Depuis longtemps, d’autres, dans les voitures,s’étaient mis à crier, à rêvasser, à parler de leur mère, à vouloirse lever et sauter sur le chemin. Je ne sais pas si je fis lesmêmes choses ; mais je m’éveillai comme d’un mauvais rêve, aumoment où deux hommes me prenaient chacun par une jambe – le brasautour des reins –, et m’emportaient en traversant une placesombre. Le ciel fourmillait d’étoiles, et, sur la façade d’un grandédifice, qui se détachait en noir au milieu de la nuit, brillaientdes lumières innombrables : c’était l’hôpital du faubourg deHall, à Leipzig.

Les deux hommes montèrent un escaliertournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une salle immense – oùdes lits à la file se touchaient presque d’un bout à autre surtrois rangs –, et l’on me coucha dans un de ces lits. Ce qu’onentendait de cris, de jurements, de plaintes, n’est pas àimaginer : ces centaines de blessés avaient tous la fièvre.Les fenêtres étaient ouvertes, les petites lanternes tremblotaientau courant d’air. Des infirmiers, des médecins, des aides, le grandtablier lié sous les bras, allaient et venaient. Et lebourdonnement sourd des salles au-dessous, les gens qui montaientet descendaient, les nouveaux convois qui débouchaient sur laplace, les cris des voituriers, le claquement des fouets, lespiétinements des chevaux : tout vous faisait perdre latête.

Là, pour la première fois, pendant qu’on medéshabillait, je sentis à l’épaule un mal tellement horrible, queje ne pus retenir mes cris. Un chirurgien arriva presque aussitôt,et fit des reproches à ceux qui ne prenaient pas garde. C’est toutce que je me rappelle de cette nuit, car j’étais comme fou : –j’appelais Catherine, M. Goulden, la tante Grédel à monsecours, – chose que m’a racontée plus tard mon voisin, un vieuxcanonnier à cheval, que mes rêves empêchèrent de dormir.

Ce n’est que le lendemain, vers huit heures,au premier pansement, que je vis mieux la salle. Alors aussi je susque j’avais l’os de l’épaule gauche cassé.

Lorsque je m’éveillai, j’étais au milieu d’unedouzaine de chirurgiens : l’un d’eux, un gros homme brun,qu’on appelait M. le baron, ouvrait mon bandage ; un aidetenait, au pied du lit, une cuvette d’eau chaude. Le major examinama blessure ; tous les autres se penchaient pour entendre cequ’il allait dire. Il leur parla quelques instants ; mais toutce que je pus comprendre, c’est que la balle était venue de bas enhaut, qu’elle avait cassé l’os et qu’elle était ressortiepar-derrière. Je vis qu’il connaissait bien son état, puisque lesPrussiens avaient tiré d’en bas, par-dessus le mur du jardin, etque la balle avait dû remonter. Il lava lui-même la plaie et remitle bandage en deux tours de main ; de sorte que mon épaule nepouvait plus remuer et que tout se trouvait en ordre.

Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutesaprès, un infirmier vint me mettre une chemise sans me faire mal, àforce d’habitude.

Le chirurgien s’était arrêté près de l’autrelit et disait :

« Hé ! te voilà donc encore,l’ancien !

– Oui, monsieur le baron, c’est encore moi,répondit le canonnier, tout fier de voir qu’il lereconnaissait : la première fois, c’était à Austerlitz, pourun coup de mitraille, ensuite à Iéna, ensuite à Smolensk, pour deuxcoups de lance.

– Oui, oui, dit le chirurgien commeattendri ; et maintenant qu’est-ce que nous avons ?

– Trois coups de sabre sur le bras gauche, endéfendant ma pièce contre les hussards prussiens. »

Le chirurgien s’approcha, défit le bandage, etje l’entendis qui demandait au canonnier :

« Tu as la croix ?

– Non, monsieur le baron.

– Tu t’appelles ?

– Christian Zimmer, maréchal des logis au 2ed’artillerie à cheval.

– Bon ! bon ! »

Il pansait alors les blessures et finit pardire en se levant :

« Tout ira bien ! »

Il se retourna, causant avec les autres, etsortit après avoir fini son tour et donné quelques ordres auxinfirmiers.

Le vieux canonnier paraissait toutjoyeux ; comme je venais d’entendre à son nom qu’il devaitêtre de l’Alsace, je me mis à lui parler dans notre langue, desorte qu’il en fut encore plus réjoui. C’était un gaillard de sixpieds, les épaules rondes, le front plat, le nez gros, lesmoustaches d’un blond roux, dur comme un roc, mais brave homme toutde même. Ses yeux se plissaient quand on lui parlait alsacien, sesoreilles se dressaient ; j’aurais pu tout lui demander enalsacien, il m’aurait tout donné s’il avait eu quelque chose ;mais il n avait que des poignées de main qui vous faisaient craquerles os. Il m’appelait Joséphel, comme au pays, et medisait :

« Joséphel, prends garded’avaler les remèdes qu’on te donne… Il ne faut avaler que ce qu’onconnaît… Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut rien. Si l’on nousdonnait tous les jours une bouteille de rikevir, nousserions bientôt guéris ; mais c’est plus commode de nousdémolir l’estomac avec une poignée de mauvaise herbe bouillie dansde l’eau que de nous apporter du vin blanc d’Alsace. »

Quand j’avais peur à cause de la fièvre et dece que je voyais, il prenait des airs fâchés et me regardait avecses grands yeux gris, en disant :

« Joséphel, est-ce que tu es foud’avoir peur ? Est-ce que des gaillards comme nous autrespeuvent mourir dans un hôpital ? Non… non… ôte-toi cette idéede la tête. »

Mais il avait beau dire, tous les matins lesmédecins, en faisant leur ronde, en trouvaient sept ou huit demorts. Les uns attrapaient la fièvre chaude, les autres unrefroidissement, et cela finissait toujours par la civière, quel’on voyait passer sur les épaules des infirmiers ! – de sortequ’on ne savait jamais s’il fallait avoir chaud ou froid pour bienaller.

Zimmer me disait :

« Tout cela, Joséphel, vient desmauvaises drogues que les médecins inventent. Vois-tu ce grandmaigre ? Il peut se vanter d’avoir tué plus d’hommes que pasune pièce de campagne ; il est en quelque sorte toujourschargé à mitraille, et la mèche allumée. Et ce petit brun ? àla place de l’Empereur je l’enverrais aux Prussiens et auxRusses ; il leur tuerait plus de monde qu’un corpsd’armée. »

Il m’aurait fait bien rire avec sesplaisanteries, si je n’avais pas vu passer les brancards.

Au bout de trois semaines, l’os de mon épaulecommençait à reprendre, les deux blessures se refermaient toutdoucement, je ne souffrais presque plus. Les coups de sabre queZimmer avait sur le bras et sur l’épaule allaient aussi très bien.On nous donnait chaque matin un bon bouillon qui nous remontait lecœur, et le soir un peu de bœuf, avec un demi-verre de vin, dont lavue seule nous réjouissait et nous faisait voir l’avenir enbeau.

Vers ce temps, on nous permit aussi dedescendre dans un grand jardin plein de vieux ormes, derrièrel’hôpital. Il y avait des bancs sous les arbres, et nous nouspromenions dans les allées comme de véritables rentiers, en grandecapote grise et bonnet de coton.

La saison était magnifique ; notre vues’étendait sur la Partha, bordée de peupliers. Cette rivière tombedans l’Elster, à gauche, en formant de grandes lignes bleues. Dumême côté s’étend une forêt de hêtres, et sur le devant passenttrois ou quatre grandes routes blanches, qui traversent des plainesde blé, d’orge, d’avoine, des plantations de houblon, enfin tout cequ’il est possible de se figurer d’agréable et de riche,principalement quand le vent donne dessus, et que toutes cesmoissons se penchent et se relèvent au soleil.

La chaleur du mois de juin annonçait une bonneannée. Souvent, en voyant ce beau pays, je pensais à Phalsbourg, etje me mettais à pleurer. Zimmer me disait :

« Je voudrais bien savoir pourquoi diabletu pleures, Joséphel ? Au lieu d’avoir attrapé lapeste d’hôpital, d’avoir perdu le bras ou la jambe, comme descentaines d’autres, nous voilà tranquillement assis sur un banc àl’ombre ; nous recevons du bouillon, de la viande et duvin ; on nous permet même de fumer, quand nous avons du tabac,et tu n’es pas content ? Qu’est-ce qui temanque ? »

Alors je lui parlais de mes amours avecCatherine, de mes promenades aux Quatre-Vents, de nos bellesespérances, de nos promesses de mariage, enfin de tout ce bon tempsqui n’était plus qu’un songe. Il m’écoutait en fumant sa pipe.

« Oui, oui, disait-il, c’est triste toutde même. Avant la conscription de 1798, je devais aussi me marieravec une fille de notre village, qui s’appelait Margrédel, et quej’aimais comme les yeux de ma tête. Nous nous étions fait despromesses, et, pendant toute la campagne de Zurich, je ne passaispas un jour sans penser à Margrédel.

« Mais voilà qu’à mon premier congéj’arrive au pays, et qu’est-ce que j’apprends ? Qu’elle s’estmariée depuis trois mois avec un cordonnier de chez nous, nomméPassauf.

« Tu peux te figurer ma colère,Joséphel ; je ne voyais plus clair, je voulais toutdémolir ; et, comme on me dit que Passauf était à la brasseriedu Grand-Cerf, je vais là sans regarder à droite ni àgauche. En arrivant, je le reconnais au bout de la table, prèsd’une fenêtre de la cour, contre la pompe. Il riait avec trois ouquatre autres mauvais gueux, en buvant des chopes. Je m’approche,et lui se met à crier : « Tiens, tiens, voici ChristianZimmer ! Comment ça va-t-il, Christian ? j’ai descompliments pour toi de Margrédel ! » Il clignait del’œil. Moi, j’empoigne aussitôt une cruche, que je lui casse surl’oreille gauche en disant : « Va lui porter ça de mapart, Passauf ; c’est mon cadeau de noces. »Naturellement, tous les autres tombent sur mon dos, j’en assommeencore deux ou trois avec un broc ; je monte sur une table, etje passe la jambe à travers une fenêtre sur la place, où je bats enretraite.

« Mais j’étais à peine rentré chez mamère que la gendarmerie arrive et qu’on m’arrête par ordresupérieur. On m’attache sur une charrette, et l’on me reconduit debrigade en brigade au régiment, qui se trouvait à Strasbourg. Jereste six semaines à la Finkmatt, et j’aurais peut-être eu duboulet si nous n’avions alors passé le Rhin pour aller àHohenlinden. Le commandant Courtaud lui-même me dit :« Tu peux te vanter d’avoir de la chance d’être bonpointeur ; mais s’il t’arrive encore d’assommer les gens avecune cruche, cela tournera mal, je t’en préviens. Est-ce que c’estune manière de se battre, animal ? Pourquoi donc avons-nous unsabre si ce n’est pas pour nous en servir et nous en faire honneurau pays ? » Je n’avais rien à répondre.

« Depuis ce temps-là,Joséphel, le goût du mariage m’est passé. Ne me parle pasd’un soldat qui pense à sa femme, c’est une véritable misère.Regarde les généraux qui se sont mariés, est-ce qu’ils se battentcomme dans le temps ? Non, ils n’ont qu’une idée, c’est degrossir leur magot et principalement d’en profiter en vivant bienavec leurs duchesses et leurs petits ducs au coin du feu. Mongrand-père Yéri, le garde forestier, disait toujours qu’un bonchien de chasse doit être maigre ; sauf la différence desgrades, je pense la même chose des bons généraux et des bonssoldats. Nous autres nous sommes toujours à l’ordonnance, mais nosgénéraux engraissent, et cela vient des bons dîners qu’on leur faità la maison. »

Ainsi me parlait Zimmer dans la sincérité deson âme, et cela ne m’empêchait pas d’être triste.

Dès que j’avais pu me lever, je m’étaisdépêché de prévenir M. Goulden par une lettre que je metrouvais à l’hôpital de Hall, dans l’un des faubourgs de Leipzig, àcause d’une légère blessure au bras ; mais qu’il ne fallaitrien craindre pour moi : que je me portais de mieux en mieux.Je le priais de montrer ma lettre à Catherine et à la tante Grédel,afin de leur donner de la confiance au milieu de cette guerreterrible. Je lui disais aussi que mon plus grand bonheur serait derecevoir des nouvelles du pays et de la santé de tous ceux quej’aimais.

Depuis ce moment, je n’avais plus derepos ; chaque matin j’attendais une réponse, et de voir levaguemestre distribuer des vingt et trente lettres à toute lasalle, sans rien recevoir, cela me saignait le cœur : jedescendais bien vite au jardin pour fondre en larmes. Il y avait uncoin obscur où l’on jetait les pots cassés, un endroit couvertd’ombre et qui me plaisait le mieux, parce que les malades n’yvenaient jamais. C’est là que je passais mon temps à rêver sur unvieux banc moisi. Des idées mauvaises me traversaient latête ; j’allais jusqu’à croire que Catherine pouvait oublierses promesses, et je m’écriais en moi-même : « Ah !si seulement tu ne t’étais pas relevé de Kaya ! tout seraitfini !… Pourquoi ne t’a-t-on pas abandonné ! Celavaudrait mieux que de tant souffrir. »

Les choses en étaient venues au pointque je désirais ne pas guérir, quand, un matin, le vaguemestre,parmi les autres noms, appela Joseph Bertha. Alors je levai la mainsans pouvoir parler, et l’on me remit une grosse lettre carrée,couverte de timbres innombrables. Je reconnus l’écriture deM. Goulden, ce qui me rendit tout pâle.

« Eh bien, me dit Zimmer en riant,à la fin cela vient tout de même. »

Je ne lui répondis pas, et m’étanthabillé, je fourrai la lettre dans ma poche, et je descendis pourla lire seul, tout au fond du jardin, à la place où j’allaistoujours.

D’abord, en l’ouvrant, je vis deux outrois petites fleurs de pommier, que je pris dans ma main, et unbon sur la poste, avec quelques mots de M. Goulden. Mais cen’est pas cela qui me touchait le plus et qui me faisait tremblerdes pieds à la tête, c’était l’écriture de Catherine, que jeregardais les yeux troubles sans pouvoir la lire, car mon cœurbattait d’une force extraordinaire.

Pourtant je finis par me calmer un peuet par lire tout doucement la lettre, en m’arrêtant de temps entemps pour être bien sûr que je ne me trompais pas, que c’étaitbien ma chère Catherine qui m’écrivait et que je ne faisais pas unrêve.

Cette lettre, je l’ai conservée, parcequ’elle me rendit en quelque sorte la vie ; la voici donctelle que je l’ai reçue le 8 juin 1813.

« Mon cher Joseph,

« Cette lettre est afin de te direen commençant que je t’aime toujours de plus en plus, et que je neveux jamais aimer que toi.

« Tu sauras aussi que mon plusgrand chagrin est de savoir que tu es blessé dans un hôpital, etque je ne peux pas te soigner. C’est un bien grand chagrin. Etdepuis le départ des conscrits, nous n’avons pas eu seulement uneheure de repos. La mère se fâchait, en disant que j’étais folle depleurer jour et nuit, et elle pleurait autant que moi, toute seulele soir auprès de l’âtre, je l’entendais bien d’en haut ; etsa colère retombait sur Pinacle, qui n’osait plus aller au marché,parce qu’elle avait un marteau dans son panier.

« Mais notre plus grand chagrin detout, Joseph, c’est quand le bruit a couru qu’on venait de livrerune bataille, où des mille et mille hommes avaient été tués. Nousne vivions plus ; la mère courait tous les matins à la poste,et moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. À la fin des fins talettre est pourtant arrivée. Maintenant je vais mieux, parce que jepleure à mon aise, en bénissant le Seigneur qui a sauvé tesjours.

« Et quand je pense combien nousétions heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu venais tous lesdimanches, et que nous restions assis l’un près de l’autre sansbouger, et que nous ne pensions à rien ! Ah ! nous neconnaissions pas notre bonheur ; nous ne savions pas ce quipouvait nous arriver ; mais que la volonté de Dieu soit faite.Pourvu que tu guérisses, et que nous puissions espérer encore unefois d’être ensemble comme nous étions !

« Beaucoup de gens parlent de lapaix, mais nous avons eu tant de malheurs, et l’empereur Napoléonaime tant la guerre, qu’on ne peut plus se confier enrien.

« Tout ce qui me fait du plaisir,c’est de savoir que ta blessure n’est pas dangereuse et que tum’aimes encore… Ah ! Joseph, moi je t’aimerai toujours, je nepeux pas dire autre chose ; c’est tout ce que je peux te diredans le fond de mon cœur, et je sais aussi que ma mère t’aimebien.

« Maintenant, M. Goulden veutt’écrire quelques mots, et je t’embrasse mille et mille fois. – Ilfait bien beau temps ici ; nous aurons une bonne année. Legrand pommier du verger est tout blanc de fleurs ; je vais encueillir que je mettrai pour toi dans la lettre quandM. Goulden aura écrit. Peut-être, avec la grâce de Dieu, nousmordrons encore une fois ensemble dans une de ses grosses pommes.Embrasse-moi comme je t’embrasse, et adieu, adieu,Joseph ! »

En lisant cela, je fondais en larmes,et, Zimmer étant arrivé, je lui dis :

« Tiens, assieds-toi, je vais telire ce que m’écrit mon amoureuse ; tu verras après si c’estune Margrédel.

– Laisse-moi seulement allumer mapipe », répondit-il.

Il mit le couvercle sur l’amadou, puisil ajouta :

« Tu peux commencer,Joséphel ; mais je t’en préviens, moi, je suis unancien, je ne crois pas tout ce qu’on écrit… les femmes sont plusfines que nous. »

Malgré cela, je lui lus la lettre de Catherinelentement. Il ne disait rien, et, quand j’eus fini, il la prit etla regarda longtemps d’un air rêveur ; ensuite il me la renditen disant :

« Ça, Joséphel, c’est unebonne fille, pleine de bon sens et qui n’en prendra jamais un autreque toi.

– Tu crois qu’elle m’aime bien ?

– Oui, celle-là, tu peux te fierdessus ; elle ne se mariera jamais avec un Passauf. Je meméfierais plutôt de l’Empereur que d’une fillepareille. »

En entendant ces paroles de Zimmer,j’aurais voulu l’embrasser, et je lui dis :

« J’ai reçu de la maison un billetde cent francs que nous toucherons à la poste. Voilà le principalpour avoir du vin blanc. Tâchons de pouvoir sortird’ici.

C’est bien vu, fit-il en relevant sesgrosses moustaches et remettant sa pipe dans sa poche. Je n’aimepas de moisir dans un jardin quand il y a deux auberges dehors. Ilfaut tâcher d’avoir une permission. »

Nous nous levâmes tout joyeux, et nousmontions l’escalier de l’hôtel, quand le vaguemestre, quidescendait, arrêta Zimmer en lui demandant :

« Est-ce que vous n’êtes pas lenommé Christian Zimmer, canonnier au 2e d’artillerie àcheval ?

– Faites excuse, vaguemestre, j’ai cethonneur.

– Eh bien, voici quelque chose pourvous », dit-il en lui remettant un petit paquet avec unegrosse lettre.

Zimmer était stupéfait, n’ayant jamaisrien reçu ni de chez lui ni d’ailleurs. Il ouvrit le paquet – où setrouvait une boîte –, puis la boîte, et vit la croix d’honneur.Alors il devint tout pâle, ses yeux se troublèrent, et un instantil appuya la main derrière lui sur la balustrade ; maisensuite il cria : Vive l’Empereur !d’une voix siterrible que les trois salles en retentirent comme uneéglise.

Le vaguemestre le regardait de bonnehumeur.

« Vous êtes content ?dit-il.

– Si je suis content, vaguemestre !il ne me manque plus qu’une chose.

– Quoi ?

– La permission de faire un tour enville.

– Il faut vous adresser àM. Tardieu, le chirurgien en chef. »

Il descendit en riant, et, comme c’étaitl’heure de la visite, nous montâmes, bras dessus, bras dessous,demander la permission au major, un vieux à tête grise qui venaitd’entendre crier : Vive l’Empereur ! et nousregardait d’un air grave.

« Qu’est-ce que c’est ? »fit-il.

Zimmer lui montra sa croix etdit :

« Pardon, major, mais je me portecomme un charme.

– Je vous crois, ditM. Tardieu ; vous voulez une sortie ?

– Si c’est un effet de votre bonté, pourmoi et mon camarade Joseph Bertha. »

Le chirurgien avait visité ma blessurela veille, il tira de sa poche un portefeuille et nous donna deuxsorties. Nous redescendîmes, fiers comme des rois : Zimmer desa croix d’honneur, et moi de ma lettre.

En bas, dans le grand vestibule, leconcierge nous cria :

« Eh bien, eh bien, où doncallez-vous ? »

Zimmer lui fit voir nos billets, et noussortîmes, heureux de respirer l’air du dehors. Une sentinelle nousmontra le bureau de poste, où j’allai toucher mes centfrancs.

Alors, plus graves, parce que notre joieétait un peu rentrée, nous gagnâmes la porte de Hall, à deuxportées de fusil sur la gauche, au bout d’une longue avenue detilleuls. Chaque faubourg est séparé des vieux remparts par une deces allées, et, tout autour de Leipzig, passe une autre avenue trèslarge, également de tilleuls. Les remparts sont de vieillesbâtisses – comme on en voit à Saint-Hippolyte dans le Haut-Rhin –,des murs décrépits où pousse l’herbe, à moins que les Allemands neles aient réparés depuis 1813.

Chapitre 16

 

Combien de choses nous devions apprendreen ce jour ! À l’hôpital, personne ne s’inquiète derien ; quand on voit arriver chaque matin des cinquantaines deblessés, et qu’on en voit partir autant tous les soirs sur lacivière, cela vous montre l’univers en petit, et l’on pense :« Après nous la fin du monde ! »

Mais, dehors, les idées changent. Endécouvrant la grande rue de Hall, cette vieille ville avec sesmagasins, ses portes cochères encombrées de marchandises, ses vieuxtoits avancés en forme de hangar, ses grosses voitures bassescouvertes de ballots, enfin tout ce spectacle de la vie active descommerçants, j’étais émerveillé. Je n’avais jamais rien vu depareil, et je me disais :

« Voilà bien une ville de commercecomme on se les représente : – pleine de gens industrieuxcherchant à gagner leur vie, leur aisance et leurs richesses, oùchacun veut s’élever, non pas au détriment des autres, mais entravaillant, en imaginant nuit et jour des moyens de prospéritépour sa famille ; ce qui n’empêche pas tout le monde deprofiter des inventions et des découvertes. Voilà le bonheur de lapaix, au milieu d’une guerre terrible ! »

Et les pauvres blessés qui s’en allaientle bras en écharpe, ou bien traînant la jambe appuyés sur leursbéquilles, me faisaient de la peine à voir.

Je me laissais conduire tout rêveur parmon ami Zimmer, qui se reconnaissait à tous les coins de rue, et medisait :

« Ça, c’est l’égliseSaint-Nicolas ; ça, c’est le grand bâtiment del’Université ; ça, l’hôtel de ville. »

Il se souvenait de tout, ayant déjà vuLeipzig en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne cessait deme répéter :

« Nous sommes ici comme à Metz, àStrasbourg, ou partout ailleurs en France. Les gens nous veulent dubien. Après la campagne de 1806, toutes les honnêtetés qu’onpouvait nous faire, on nous les a faites. Les bourgeois nousemmenaient parfois par trois ou quatre dîner chez eux. On nousdonnait même des bals, on nous appelait les héros d’Iéna. Tu vasvoir comme on nous aime ! Entrons où nous voudrons, partout onnous recevra comme des bienfaiteurs du pays ; c’est nous quiavons nommé leur électeur roi de Saxe, et nous lui avons aussidonné un bon morceau de la Pologne. »

Tout à coup Zimmer s’arrêta devant unepetite porte basse en s’écriant :

« Tiens, c’est la brasserie duMouton-d’Or ! La façade est sur l’autre rue, mais nous pouvonsentrer par ici. Arrive ! »

Je le suivis dans une espèce de conduittortueux, qui nous mena bientôt au fond d’une vieille cour entouréede hautes bâtisses en bousillage, avec de petites galeriesvermoulues sous le pignon, et la girouette au-dessus, comme dans larue du Fossé-des-Tanneurs, à Strasbourg. À droite se trouvait labrasserie : on découvrait les cuves cerclées de fer sur lespoutres sombres, des tas de houblon et d’orge déjà bouillis, etdans un coin, une grande roue à manivelle, où galopait un chienénorme, pour pomper la bière à tous les étages.

Le cliquetis des verres et des cruchesd’étain s’entendait dans une salle à droite, donnant sur la rue deTilly, et, sous les fenêtres de cette salle, s’ouvrait une caveprofonde où retentissait le marteau du tonnelier. La bonne odeur dela jeune bière de mars remplissait l’air, et Zimmer, les yeux levéssur les toits, la face épanouie de satisfaction,s’écria :

« Oui, c’est bien ici que nousvenions, le grand Ferré, servant de gauche, le gros Roussillon etmoi. Dieu du ciel, comme je me réjouis de revoir tout ça,Joséphel ! C’est qu’il y a pourtant six ans depuis.Ce pauvre Roussillon, il a laissé ses os l’année dernière àSmolensk, et le grand Ferré doit être maintenant dans son village,près de Toul, car il a eu la jambe gauche emportée à Wagram. Commetout vous revient, quand on y pense ! »

En même temps il poussa la porte, et nousentrâmes dans une haute salle pleine de fumée. Il me fallut uninstant pour voir, à travers ce nuage gris, une longue file detables entourées de buveurs la plupart en redingote courte etpetite casquette, et les autres en uniforme saxon. C’étaient desétudiants, des jeunes gens de famille, qui viennent à Leipzigétudier le droit, la médecine, et tout ce qu’on peut apprendre, envidant des chopes et menant une vie joyeuse qu’ils appellent dansleur langue le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entreeux avec des espèces de lattes rondes par le bout, et seulementaiguisées de quelques lignes ; de sorte qu’ils se font desbalafres à la figure, comme me l’a raconté Zimmer, mais il n’y ajamais de danger pour leur vie. Cela montre le bon sens de cesétudiants, qui savent très bien que la vie est une chose précieuse,et qu’il vaut mieux avoir cinq ou six balafres et même davantageque de la perdre.

Zimmer riait en me racontant ces choses ;son amour de la gloire l’aveuglait ; il disait qu’on feraitaussi bien de charger les canons avec des pommes cuites que de sebattre avec ces lattes rondes au bout.

Enfin nous entrâmes dans la salle, etnous vîmes le plus vieux d’entre ces étudiants – un grand sec, lesyeux creux, le nez rouge, la barbe blonde commençant à déteindre enjaune, à force d’avoir été lavée par la bière –, nous le vîmesdebout sur une table, et lisant tout haut une gazette qui luipendait en forme de tablier dans la main droite. Il tenait del’autre main une longue pipe de porcelaine.

Tous ses camarades, avec leurs cheveuxblonds retombant en boucles sur le collet de leur petite redingote,l’écoutaient la chope en l’air. Au moment où nous entrions, nousles entendîmes qui répétaient entre eux :

« Faterland !Faterland ! »

Ils trinquaient avec les soldats saxons,pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sachope ; et le gros brasseur, la tête grise et crépue, le nezépaté, les yeux ronds et les joues en forme de citrouille, criaitd’une voix grasse :

« Gesoundheit !Gesoundheit ! »

À peine eûmes-nous fait quatre pas dansla fumée que tout se tut.

« Allons, allons, camarades,s’écria Zimmer, ne vous gênez pas, continuez à lire, quediable ! Nous ne serons pas fâchés non plus d’apprendre dunouveau. »

Mais ces jeunes gens ne voulurent pasprofiter de notre invitation, et le vieux descendit de la table enrepliant sa gazette, qu’il mit dans sa poche.

« C’était fini, dit-il, c’étaitfini.

– Oui, c’était fini », répétèrentles autres en se regardant d’un air singulier.

Deux ou trois soldats saxons sortirentaussitôt comme pour aller prendre l’air dans la cour, etdisparurent.

Le gros tavernier nousdemanda :

« Vous ne savez peut-être pas quela grande salle est sur la rue de Tilly ?

– Si, nous le savons bien, réponditZimmer, mais j’aime mieux cette petite salle. C’est ici que nousvenions dans le temps, deux vieux camarades et moi, vider quelqueschopes en l’honneur d’Iéna et d’Auerstaedt. Cette salle me rappellede bons souvenirs.

– Ah !… comme vous voudrez, commevous voudrez, dit le brasseur. C’est de la bière de mars que vousdemandez ?

– Oui, deux chopes et lagazette.

– Bon !bon ! »

Il nous servit les deux chopes, etZimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les étudiants,qui s’excusaient en s’en allant les uns après les autres. Jesentais que tous ces gens-là nous portaient une haine d’autant plusterrible, qu’ils n’osaient la montrer tout de suite.

Dans la gazette, qui venait de France,on ne parlait que d’un armistice, après deux nouvelles victoires àBautzen et à Wurtschen. Nous apprîmes alors que cet armistice avaitcommencé le 6 juin, et qu’on tenait des conférences à Prague, enBohême, pour arranger la paix.

Naturellement cela me faisaitplaisir ; j’espérais qu’on renverrait au moins les estropiéschez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de parler haut,remplissait toute la salle de ses réflexions ; ilm’interrompait à chaque ligne et disait :

« Un armistice !… Est-ce quenous avions besoin d’un armistice, nous ? Est-ce qu’aprèsavoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lutzen, à Bautzen et àWurtschen, nous ne devions pas les détruire de fond encomble ? Est-ce que, s’ils nous avaient battus, ils nousdonneraient un armistice, eux ? Ça, – vois-tu, Joseph, c’estle caractère de l’Empereur, il est trop bon… il est trop bon !C’est son seul défaut. Il a fait la même chose après Austerlitz, etnous avons été obligés de recommencer la partie. Je te dis qu’ilest trop bon. Ah ! s’il n’était pas si bon, nous serionsmaîtres de toute l’Europe. »

En même temps il regardait à droite et àgauche, pour demander l’avis des autres. Mais on nous faisait desmines du diable, et personne ne voulait répondre.

Finalement Zimmer se leva.

« Partons, Joseph, dit-il. Moi, jene me connais pas en politique ; mais je soutiens que nous nedevions pas accorder d’armistice à ces gueux ; puisqu’ils sontà terre, il fallait leur passer sur le ventre. »

Après avoir payé, nous sortîmes, etZimmer me dit :

« Je ne sais pas ce que ces gensont aujourd’hui ; nous les avons dérangés dans quelquechose.

– C’est bien possible, lui répondis-je.Ils n’avaient pas l’air aussi bons garçons que tu leracontais.

– Non, fit-il. Ces gens gens-là,vois-tu, sont bien au-dessous des anciens étudiants que j’ai vus.Ceux-là passaient en quelque sorte leur existence à la brasserie.Ils buvaient des vingt et même des trente chopes dans leurjournée ; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas lutter contredes gaillards pareils. Cinq ou six d’entre eux qu’on appelaitsenior avaient la barbe grise et l’air vénérable. Nouschantions ensemble Fanfan-la-Tulipe et le RoiDagobert, qui ne sont pas des chansons politiques ; maisceux-ci ne valent pas les anciens. »

J’ai souvent pensé depuis à ce que nous avionsvu ce jour-là, et je suis sûr que ces étudiants faisaient partie duTugend-Bund.

En rentrant à l’hôpital, après avoir bien dînéet bu chacun notre bouteille de bon vin blanc à l’auberge de laGrappe, dans la rue de Tilly, nous apprîmes, Zimmer et moi, quenous irions coucher le soir même à la caserne de Rosenthâl. C’étaitune espèce de dépôt des blessés de Lutzen, lorsqu’ils commençaientà se remettre. On y vivait à l’ordinaire comme en garnison ;il fallait répondre à l’appel du matin et du soir. Le reste dutemps on était libre. Tous les trois jours, le chirurgien venaitpasser la visite, et, quand vous étiez remis, vous receviez unefeuille de route pour aller rejoindre votre corps.

On peut s’imaginer la position de douzeà quinze cents pauvres diables, habillés de capotes grises àboutons de plomb, coiffés de gros shakos en forme de pots defleurs, et chaussés de souliers usés par les marches et lescontremarches, pâles, minables, et la plupart sans le sou, dans uneville riche comme Leipzig. Nous ne faisions pas grande figure parmices étudiants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes riantes, qui,malgré toute notre gloire, nous regardaient comme desva-nu-pieds.

Toutes les belles choses que m’avaitracontées mon camarade rendaient cette situation encore plus tristepour moi.

Il est vrai que dans le temps on nousavait bien reçus ; mais nos anciens ne s’étaient pas toujourshonnêtement conduits avec des gens qui les traitaient en frères, etmaintenant on nous fermait la porte au nez. Nous étions réduits àcontempler du matin au soir les places, les églises et lesdevantures des charcutiers, qui sont très belles en cepays.

Nous cherchions toutes sortes dedistractions ; les vieux jouaient à la drogue, lesjeunes au bouchon. Nous avions aussi, devant la caserne, le jeu duchat et du rat. C’est un piquet planté dans la terre, auquel setrouvent attachées deux cordes ; le rat tient l’une de cescordes et le chat l’autre. Ils ont les yeux bandés ; le chatest armé d’une trique, et tâche de rencontrer le rat, qui dressel’oreille et l’évite tant qu’il peut. Ils tournent ainsi sur lapointe des pieds, et donnent le spectacle de leur finesse à toutela compagnie.

Zimmer me disait qu’autrefois les bonsAllemands venaient voir ce spectacle en foule, et qu’on lesentendait rire d’une demi-lieue, lorsque le chat touchait le ratavec sa trique. Mais les temps étaient bien changés ; le mondepassait sans même tourner la tête : nous perdions nos peines àvouloir l’intéresser en notre faveur.

Durant les six semaines que nous restâmes àRosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent le tour de la villepour nous désennuyer. Nous sortions par le faubourg de Randstatt,et nous poussions jusqu’à Lindenau, sur la route de Lutzen. Cen’étaient que ponts, marais, petites îles boisées à perte de vue.Là-bas, nous mangions une omelette au lard, au bouchon de laCarpe, et nous l’arrosions d’une bouteille de vin blanc. On nenous donnait plus rien à crédit, comme après Iéna ; je croisqu’au contraire l’aubergiste nous aurait fait payer double ettriple, en l’honneur de la patrie allemande, si mon camaraden’avait connu le prix des œufs, du lard et du vin, comme le premierSaxon venu.

Le soir, quand le soleil se couche derrièreles roseaux de l’Elster et de la Pleisse, nous rentrions en villeau chant mélancolique des grenouilles, qui vivent dans ces maraispar milliards.

Quelquefois nous faisions halte, lesbras croisés sur la balustrade d’un pont, et nous regardions lesvieux remparts de Leipzig, ses églises, ses antiques masures et sonchâteau de Plessenbourg, éclairés en rouge par le crépuscule :la ville s’avance en pointe à l’embranchement de la Pleisse et dela Partha qui se rencontrent au-dessus. Elle est en formed’éventail ; le faubourg de Hall se trouve à la pointe, et lessept autres faubourgs forment les branches de l’éventail. Nousregardions aussi les mille bras de l’Elster et de la Pleisse,croisés comme un filet entre les îles déjà sombres, tandis quel’eau brillait comme de l’or, et nous trouvions cela trèsbeau.

Mais, si nous avions su qu’il nousfaudrait un jour traverser ces rivières sous le canon des ennemis,après avoir perdu la plus terrible et la plus sanglante desbatailles, et que des régiments entiers disparaîtraient dans ceseaux qui nous réjouissaient alors les yeux, je crois que cette vuenous aurait rendus bien tristes.

D’autres fois nous remontions la rive dela Pleisse jusqu’à Mark-Kléeberg. Cela faisait plus d’une lieue, etpartout la plaine était couverte de moissons que l’on se dépêchaitde rentrer. Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient ne pasnous voir ; quand nous leur demandions un renseignement, ilsavaient l’air de ne pas nous comprendre. Zimmer voulait toujours sefâcher ; je le retenais en lui disant que ces gueux necherchaient qu’un prétexte pour nous tomber dessus, et qued’ailleurs nous avions l’ordre de ménager lespopulations.

« C’est bon ! faisait-il, sila guerre se promène par ici… gare ! Nous les avons comblés debiens… et voilà comme ils nous reçoivent. »

Mais ce qui montre encore mieux lamalveillance du monde à notre égard, c’est ce qui nous arriva lelendemain du jour où finit l’armistice. Ce jour-là, vers onzeheures, nous voulions nous baigner dans l’Elster. Nous avions déjàjeté nos habits, lorsque Zimmer, voyant approcher un paysan sur laroute de Connewitz, lui cria :

« Hé ! camarade, il n’y a pasde danger, ici ?

– Non, non, entrez hardiment, réponditcet homme, c’est un bon endroit. »

Et Zimmer, étant entré sans défiance,descendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais son bras gaucheétait encore faible la force du courant l’entraîna, sans lui donnerle temps de s’accrocher aux branches des saules qui pendaient dansl’eau. Si par bonheur une espèce de gué ne s’était pas rencontréplus loin, qui lui permit de prendre pied, il entrait entre deuxîles de vase, d’où jamais il n’aurait pu sortir.

Le paysan s’était arrêté sur la routepour voir ce qui se passerait. La colère me saisit et je merhabillai bien vite, en lui montrant le poing ; mais il se mità rire et gagna le village d’un bon pas.

Zimmer ne se possédait plusd’indignation ; il voulait courir à Connewitz et tâcher dedécouvrir ce gueux ; malheureusement c’était impossible :allez donc trouver un homme qui se cache dans trois ou quatre centsbaraques ! Et d’ailleurs, quand on l’aurait trouvé, qu’est-ceque nous pouvions faire ?

Enfin nous descendîmes à l’endroit oùl’on avait pied, et la fraîcheur de l’eau nous calma.

Je me rappelle qu’en rentrant à Leipzig,Zimmer ne fit que parler de vengeance.

« Tout le pays est contre nous,disait-il ; les bourgeois nous font mauvaise mine, les femmesnous tournent le dos, les paysans veulent nous noyer, lesaubergistes nous refusent le crédit, comme si nous ne les avionspas conquis trois ou quatre fois, et tout cela vient de notre bontétout à fait extraordinaire : nous aurions dû déclarer que noussommes les maîtres ! – Nous avons accordé aux Allemands desrois et des princes ; nous avons même fait des ducs des comteset des barons avec les noms de leurs villages, nous les avonscomblés d’honneurs, et voilà maintenant leurreconnaissance !

« Au lieu de nous ordonner derespecter les populations, on devrait nous laisser pleins pouvoirssur le monde ; alors tous ces bandits changeraient de figureet nous feraient bonne mine comme en 1806. La force est tout. Onfait d’abord les conscrits par force ; car si on ne lesforçait pas de partir, tous resteraient à la maison. Avec lesconscrits on fait des soldats par force, en leur expliquant ladiscipline ; avec des soldats on gagne des batailles parforce, et alors les gens vous donnent tout par force : ilsvous dressent des arcs de triomphe et vous appellent des héros,parce qu’ils ont peur. Voilà !

« Mais l’Empereur est trop bon…S’il n’était pas si bon, je n’aurais pas risqué de me noyeraujourd’hui ; rien qu’en voyant mon uniforme, ce paysan auraittremblé de me dire un mensonge. »

Ainsi parlait Zimmer ; et ceschoses sont encore présentes à ma mémoire ; elles se passaientle 12 août 1813.

En rentrant à Leipzig, nous vîmes lajoie peinte sur la figure des habitants ; elle n’éclatait pasouvertement ; mais les bourgeois, en se rencontrant dans larue, s’arrêtaient et se donnaient la main ; les femmesallaient se rendre visite l’une à l’autre ; une espèce desatisfaction intérieure brillait jusque dans les yeux desservantes, des domestiques et des plus misérablesouvriers.

« On croirait que les Allemandssont joyeux ; ils ont tous l’air de bonne humeur.

– Oui, lui répondis-je, cela vient dubeau temps et de la rentrée des récoltes. »

C’était vrai, le temps était trèsbeau ; mais, en arrivant à la caserne de Rosenthâl, nousaperçûmes nos officiers sous la grande porte, causant entre euxavec vivacité. Les hommes de garde écoutaient, et les passantss’approchaient pour entendre. – On nous dit que les conférences dePrague étaient rompues, et que les Autrichiens venaient aussi denous déclarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommesde plus sur les bras.

J’ai su depuis que nous étions alorstrois cent mille hommes contre cinq cent vingt mille, et que, parminos ennemis, se trouvaient deux anciens généraux français, Moreauet Bernadotte. Chacun a pu lire cela dans les livres ; maisnous l’ignorions encore, et nous étions sûrs de remporter lavictoire, puisque nous n’avions jamais perdu de bataille. Du reste,la mauvaise mine qu’on nous faisait ne nous inquiétait pas :en temps de guerre, les paysans et les bourgeois sont en quelquesorte comptés pour rien ; on ne leur demande que de l’argentet des vivres, qu’ils donnent toujours, parce qu’ils savent qu’à lamoindre résistance on leur prendrait jusqu’au derniersou.

Le lendemain de cette grande nouvelle,il y eut visite générale, et douze cents blessés de Lutzen, à peuprès remis, reçurent l’ordre de rejoindre leurs corps. Ils s’enallaient par compagnies, avec armes et bagages, en suivant les unsla route d’Altenbourg, qui remonte l’Elster, les autres celle deWurtzen, plus à gauche. Zimmer était du nombre, ayant lui-mêmedemandé à partir. Je l’accompagnai jusque hors des portes, et puisnous nous embrassâmes tout attendris. Moi je restai, mon bras étaitencore trop faible.

Nous n’étions plus que cinq ou sixcents, parmi lesquels un certain nombre de maîtres d’armes, deprofesseurs de danse et d’élégance française, de ces gaillards quiforment en quelque sorte le fond de tous les dépôts. Je ne tenaispas à les connaître, et mon unique consolation était de songer àCatherine, et quelquefois à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé,dont je ne recevais aucune nouvelle.

C’était une existence bien triste ;les gens nous regardaient d’un œil mauvais ; ils n’osaientrien dire, sachant que l’armée française se trouvait à quatrejournées de marche, et Blücher et Schwartzenberg beaucoup plusloin. Sans cela, comme ils nous auraient pris à lagorge !

Un soir, le bruit courut que nousvenions de remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut uneconsternation générale, les habitants ne sortaient plus de chezeux. J’allais lire la gazette à l’auberge de la Grappe, dans la ruede Tilly. Les journaux français restaient tous sur la table ;personne ne les ouvrait que moi.

Mais la semaine suivante, aucommencement de septembre, je vis le même changement sur lesfigures que le jour où les Autrichiens s’étaient déclarés contrenous. Je pensai que nous avions eu des malheurs, ce qui était vrai,comme je l’appris plus tard, car les gazettes de Paris n’endisaient rien.

Le temps s’était mis à la pluie à la find’août ; l’eau tombait à verse. Je ne sortais plus de lacaserne. Souvent, assis sur mon lit – regardant par la fenêtrel’Elster bouillonner sous l’ondée, et les arbres des petites îlesse pencher sous les grands coups de vent –, je pensais :« Pauvres soldats !… pauvres camarades !… quefaites-vous à cette heure ?… où êtes-vous ? Sur la granderoute peut-être, au milieu des champs ! »

Et malgré mon chagrin de vivre là, je metrouvais moins à plaindre qu’eux. Mais un jour le vieux chirurgienTardieu fit son tour et me dit :

« Votre bras est solide… Voyons,levez-moi cela… Bon… bon ! »

Le lendemain, à l’appel, on me fitpasser dans une salle où se trouvaient des effets d’habillement,des sacs, des gibernes et des souliers en abondance. Je reçus unfusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le6e, à Gauernitz, sur l’Elbe. C’était le 1er octobre. Nous nousmîmes en marche douze ou quinze ensemble ; un fourrier du 27enommé Poitevin nous conduisait.

En route, tantôt l’un, tantôt l’autrechangeait de direction pour rejoindre son corps ; maisPoitevin, quatre soldats d’infanterie et moi, nous continuâmesnotre chemin jusqu’au village de Gauernitz.

Chapitre 17

 

Nous allions donc, suivant la granderoute de Wurtzen, le fusil en bandoulière, la capote retroussée, ledos arrondi sous le sac, et l’oreille basse, comme on peut croire.La pluie tombait, l’eau nous coulait du shako dans la nuque ;le vent secouait les peupliers dont les feuilles jaunes, voltigeantautour de nous, annonçaient l’hiver, et cela continuait ainsi desheures.

De loin en loin un village serencontrait avec ses hangars, ses fumiers, ses jardins entourés depalissades. Les femmes, debout derrière les petites vitres ternes,nous regardaient passer ; un chien aboyait, un homme, quifendait du bois sur sa porte, se retournait pour nous suivre desyeux, et nous allions toujours, crottés jusqu’à l’échine. Nousrevoyions au bout du village, la grande route s’étendre à perte devue, les nuages gris se traîner sur les champs dépouillés, etquelques maigres corbeaux s’éloigner à tire d’aile en jetant leurcri mélancolique.

Rien de triste comme un pareilspectacle, surtout quand on pense que l’hiver approche, et qu’ilfaudra bientôt coucher dehors dans la neige. Aussi personne nedisait mot, sauf le fourrier Poitevin. C’était un vieux soldat,jaune, ridé, les joues creuses, le nez rouge, les moustacheslongues d’une aune, comme tous les buveurs d’eau-de-vie. Il avaitun langage relevé, qu’il entremêlait d’expressions decaserne ; et quand la pluie redoublait, il s’écriait, avec unéclat de rire bizarre : « Oui… Poitevin… oui… celat’apprendra à siffler !… » Ce vieil ivrogne s’étaitaperçu que j’avais quelques sous au fond de ma poche ; il setenait près de moi, disant : « Jeune homme, si votre sacvous gêne, passez-moi ça. » Mais je le remerciais de sonhonnêteté.

Malgré mon ennui d’être avec un hommequi regardait toujours les enseignes d’auberge, lorsque noustraversions un village, et qui disait : « Un petit verreferait joliment de bien par le temps qui court… » je n’avaispu m’empêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte qu’il ne mequittait plus.

Nous approchions de Wurtzen et la pluietombait à verse, lorsque le fourrier s’écria pour la vingtièmefois :

« Oui, Poitevin… voilà l’existence…cela t’apprendra à siffler !

– Quel diable de proverbe avez-vous là,fourrier ? lui dis-je… Je voudrais bien savoir comment lapluie vous apprend à siffler.

– Ce n’est pas un proverbe, jeune homme,c’est une idée qui me revient quand je m’amuse. »

Puis, au bout d’uninstant :

« Vous saurez, dit-il, qu’en 1806,époque où je faisais mes études à Rouen, il m’arriva de siffler unepièce de théâtre, avec bien d’autres jeunes gens comme moi. Les unssifflaient, les autres applaudissaient ; il en résulta descoups de poing, et la police nous mit au violon par douzaines.L’Empereur, ayant appris la chose, dit : « Puisqu’ilsaiment tant à se battre, qu’on les incorpore dans mes armées !Ils pourront satisfaire leur goût ! » Et naturellement lachose fut faite ; personne n’osa souffler dans le pays, pasmême les pères et mères !

– Vous étiez donc conscrit ? luidis-je.

– Non, mon père venait de m’acheter unremplaçant. C’est une plaisanterie de l’Empereur… une de cesplaisanteries dont on se souvient longtemps : vingt ou trented’entre nous sont morts de misère… Quelques autres, au lieu deremplir une place honorable dans leur pays, soit comme médecin,juge, avocat, sont devenus de vieux ivrognes. Voilà ce quis’appelle une bonne farce ! »

Alors il se mit à rire en me regardantdu coin de l’œil. – J’étais devenu tout pensif, et deux ou troisfois encore, avant d’arriver à Gauernitz, je payai des petitsverres à ce pauvre diable.

Vers cinq heures du soir, en approchantdu village de Risa, nous aperçûmes à gauche un vieux moulin avecson pont de bois, que suivait un sentier de traverse. Nous prîmesle sentier pour couper au court, et nous n’étions plus qu’à deuxcents pas du moulin, lorsque nous entendîmes de grands cris. Enmême temps, deux femmes, une toute vieille et l’autre plus jeune,traversèrent un jardin, entraînant après elles des enfants. Ellestâchaient de gagner un petit bois qui borde la route, sur la côteen face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de nos soldatssortir du moulin avec des sacs, d’autres remonter d’une cave à lafile avec de petites tonnes, qu’ils se dépêchaient de charger surune charrette, près de l’écluse, d’autres amenaient des vaches etdes chevaux d’une étable, tandis qu’un vieillard, devant la porte,levait les mains au ciel, et que cinq ou six de ces mauvais gueuxentouraient le meunier tout pâle et les yeux hors de latête.

Tout cela : le moulin, la digue,les fenêtres défoncées, les femmes qui se sauvent, nos soldats enbonnet de police, faits comme de véritables bandits, le vieux quiles maudit, et les vaches qui secouent la tête, pour se débarrasserde ceux qui les emmènent, pendant que d’autres les piquent derrièreavec leurs baïonnettes… tout est là… devant moi… je crois encore levoir !

« Ça, dit le fourrier Poitevin, cesont des maraudeurs… Nous ne sommes plus loin del’armée.

– Mais c’est abominable !m’écriai-je ; ce sont des brigands !

– Oui, répondit le fourrier, c’estcontraire à la discipline ; si l’Empereur le savait, on lesfusillerait comme des chiens. »

Nous traversions alors le petitpont ; et, comme on venait de percer une des tonnes derrièrela charrette, les soldats s’empressaient autour, avec une cruche,en buvant à la ronde. Cette vue révolta le fourrier, qui s’écriad’un ton majestueux :

« De quelle autorité exercez-vousce pillage ? »

Plusieurs tournèrent la tête, et, voyantque nous n’étions plus que trois, parce que les autres avaientsuivi leur chemin sans s’arrêter, un d’euxrépondit :

« Hé ! vieux farceur… tu veuxta part du gâteau… c’est tout simple… Mais il n’y a pas besoin deretrousser tes moustaches pour ça. Tiens, bois uncoup. »

Il lui tendait la cruche ; lefourrier la prit, et, me regardant de côté, il but.

« Eh bien, jeune homme, fit-ilensuite, si le cœur vous en dit ! Il est fameux, ce petitvin.

– Merci », luirépondis-je.

Plusieurs autour de nouscriaient :

« En route ! en route !Il est temps. »

D’autres :

« Non, non, attendez… Il fautencore voir !…

– Dites donc, reprit le fourrier d’unton de brave homme, vous savez, camarades… il faut aller endouceur.

– Oui, oui, l’ancien, répondit uneespèce de tambour-major, – le grand chapeau à cornes en travers desépaules, et, souriant d’un air moqueur, les yeux à demifermés : – Oui, sois tranquille, nous allons plumer la pouledans les règles. On aura des égards… on aura deségards ! »

Alors le fourrier ne dit plusrien ; il était comme honteux à cause de moi.

« Que voulez-vous, jeunehomme ! me dit-il en allongeant le pas pour rejoindre lescamarades, à la guerre comme à la guerre… On ne peut pas se laisserdépérir ! »

Je crois qu’il serait resté, sans lapeur d’être pris. Moi, j’étais triste et je medisais :

« Voilà bien les ivrognes !ils peuvent avoir de bons mouvements, mais la vue d’une cruche devin leur fait tout oublier. »

Enfin, vers dix heures du soir, nousdécouvrîmes des feux de bivac sur une côte sombre, à droite duvillage de Gauernitz et d’un vieux château, où brillaient aussiquelques lumières. Plus loin, dans la plaine, tremblotaientd’autres feux en plus grand nombre.

La nuit était claire. Les grandes pluiesavaient essuyé le ciel. Comme nous approchions du bivac, on nouscria :

« Qui vive !

– France ! » répondit lefourrier.

Mon cœur battait avec force, en pensantque dans quelques minutes j’allais revoir mes vieux camarades s’ilsétaient encore de ce monde.

Des hommes de garde s’avançaient déjàd’une espèce de hangar, à demi portée de fusil du village, pourvenir nous reconnaître. Ils arrivèrent près de nous. Le chef duposte, un vieux sous-lieutenant tout gris, le bras en écharpe sousson manteau, nous demanda d’où nous venions, où nous allions, sinous avions rencontré quelque parti de Cosaques en route. Lefourrier répondit pour nous tous. L’officier nous prévint alors quela division Souham avait quitté les environs de Gauernitz le matin,et nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de route, ce quenous fîmes en silence, passant autour des feux de bivac, où leshommes, couverts de boue sèche, dormaient par vingtaines : pasun ne remuait.

Nous arrivâmes au hangar. C’était unevieille briqueterie ; le toit très large, en formed’éteignoir, reposait sur des piliers à six ou sept pieds du sol.Derrière s’élevaient de grandes provisions de bois. Il faisait bonlà-dedans. On avait allumé du feu ; l’odeur de la terre cuites’étendait aux environs. La chambre du four était encombrée desoldats qui dormaient le dos au mur comme des bienheureux ; laflamme les éclairait sous les poutres sombres. Près des piliersbrillaient les fusils en faisceaux. Je crois revoir ceschoses : je sens la bonne chaleur qui m’entre dans lecorps ; je vois mes camarades, dont les habits fument àquelques pas du four et qui attendent gravement que l’officier aitfini de lire les feuilles de route à la lumière rouge. Un vieuxsoldat, sec et brun, veillait seul, il était assis sur ses jambescroisées, et tenait entre ses genoux un soulier qu’il raccommodaitavec une alêne et de la ficelle.

C’est à moi que l’officier rendit lepremier sa feuille en disant :

« Vous rejoindrez demain votrebataillon à deux lieues d’ici, près de Torgau. »

Alors le vieux soldat, qui me regardait,posa la main à terre pour me montrer qu’il y avait de la place, etj’allai m’asseoir près de lui. J’ouvris mon sac, et je mis d’autreschaussettes et des souliers neufs que j’avais reçus àLeipzig ; cela me fit du bien.

Le vieux me demanda :

« Tu vasrejoindre ?

– Oui, le 6e, à Torgau.

– Et tu viens ?

– De l’hôpital de Leipzig.

– Ça se voit, fit-il ; tu es grascomme un chanoine. On t’a nourri de cuisses de poulet là-bas,pendant que nous mangions de la vache enragée. »

Je regardai mes voisins endormis ;il avait raison ; ces pauvres conscrits n’avaient plus que lapeau et les os : ils étaient jaunes, plombés et ridés commedes vétérans, on aurait cru qu’ils ne pouvaient plus setenir.

Le vieux, au bout d’un instant,reprit :

« Tu as étéblessé ?

– Oui, l’ancien, à Lutzen.

– Quatre mois d’hôpital, fit-il enallongeant la lèvre, quelle chance ! Moi, j’arrive d’Espagne.Je m’étais flatté de retrouver les Kaiserlicks de 1807…des moutons… de vrais moutons. Ah ! oui, ils sont devenuspires que les guérillas. Ça se gâte, ça segâte ! »

Il se parlait ainsi tout bas, sans faireattention à moi, et tirait les deux ficelles comme un cordonnier,en serrant les lèvres. De temps en temps il essayait le soulierpour voir si la couture ne le gênerait pas. Finalement, il mitl’alêne dans son sac, le soulier à son pied, et s’étendit l’oreillesur une botte de paille.

J’étais tellement fatigué que j’avais de lapeine à m’endormir ; pourtant, au bout d’une heure, je tombaidans un profond sommeil.

Le lendemain, je me remis en route avec lefourrier Poitevin et trois autres soldats de la division Souham.Nous gagnâmes d’abord la route qui longe l’Elbe. Le temps étaithumide ; le vent, qui balayait le neuve, jetait de l’écumejusque sur la chaussée.

Nous allongions le pas depuis une heure, quandtout à coup le fourrier dit :« Attention ! »

Il s’était arrêté le nez en l’air, comme unchien de chasse qui flaire quelque chose. Nous écoutions tous sansrien entendre, à cause du bruit des flots sur la rive et du ventdans les arbres. Mais Poitevin avait l’oreille plus exercée quenous.

« On tiraille là-bas, dit-il en nousmontrant un bois sur la droite. L’ennemi peut être de notrecôté ; tâchons de ne pas donner au milieu. Tout ce que nousavons de mieux à faire, c’est d’entrer sous bois et de poursuivrenotre chemin avec prudence. Nous verrons à l’autre bout ce qui sepasse… Si les Prussiens ou les Russes sont là, nous battrons enretraite sans qu’ils nous voient. Si ce sont des Français, nousavancerons. »

Chacun trouva que le fourrier avait raison,et, dans mon âme, j’admirai la finesse de ce vieil ivrogne. Nousdescendîmes donc de la route dans le bois, Poitevin en avant etnous derrière, le fusil armé. Nous marchions doucement, nousarrêtant tous les cent pas pour écouter. Les coups de fusil serapprochaient ; ils se suivaient un à un, en retentissant dansles ravins. Le fourrier nous dit :

« Ce sont des tirailleurs qui observentun parti de cavalerie, car les autres ne répondent pas. »

C’était vrai : dix minutes après, nousapercevions entre les arbres un bataillon d’infanterie française entrain de faire la soupe au milieu des bruyères, et tout au loin surla plaine grise, des pelotons de Cosaques défilant d’un village àl’autre. Quelques tirailleurs, le long du bois, tiraient dessus,mais ils étaient presque hors de portée.

« Allons, vous voilà chez vous, jeunehomme », me dit Poitevin en souriant.

Il devait avoir bon œil, pour lire le numérodu régiment à une pareille distance. Moi, j’avais beau regarder, jene voyais que des êtres déguenillés et tellement minables, qu’ilsavaient tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreillesécartées de la tête par le renfoncement des joues. Leurs capotesétaient quatre fois trop larges pour eux ; on aurait dit desmanteaux, tant elles formaient de plis sur les bras et le long desreins. Quant à la boue, je n’en parle pas : c’étaitsinistre.

En ce jour, je devais apprendre pourquoi lesAllemands paraissaient si joyeux après notre victoire deDresde.

Nous descendions vers deux petites tentes,autour desquelles trois ou quatre chevaux broutaient l’herbemaigre. Je vis là le colonel Lorain, détaché sur la rive gauche del’Elbe, avec le 3e bataillon. C’était un grand maigre, lesmoustaches brunes, et qui n’avait pas l’air doux. Il nous regardaitvenir en fronçant le sourcil, et quand je lui présentai ma feuillede route, il ne dit qu’un mot :

« Allez rejoindre votrecompagnie. »

Je m’éloignai, pensant bien reconnaîtrequelques hommes de la 4e ; mais depuis Lutzen les compagniesavaient été fondues dans les compagnies, les régiments dans lesrégiments et les divisions dans les divisions, de sorte qu’enarrivant au pied de la côte où campaient les grenadiers, je nereconnus personne. Les hommes, en me voyant approcher, me jetaientun coup d’œil de travers comme pour dire :

« Est-ce que celui-là veut sa part dubouillon ? Un instant ! nous allons voir ce qu’il apporteà la marmite. »

J’étais honteux de demander la place de macompagnie, lorsqu’une espèce de vétéran osseux, le nez long etcrochu comme un bec d’aigle, les épaules larges où pendait savieille capote usée, relevant la tête et m’observant, dit d’unevoix tout à fait calme :

« Tiens ! c’est toi, Joseph !je te croyais enterré depuis quatre mois ! »

Alors je reconnus mon pauvre Zébédé. Il paraîtque ma figure l’attendrit, car, sans se lever, il me serra la main,en s’écriant :

« Klipfel… voici Joseph ! »

Un autre soldat, assis près de la marmitevoisine, tourna la tête et dit :

« C’est toi, Joseph ? Tiens !tu n’es pas mort ? »

Et voilà tous les compliments que je reçus. Lamisère avait rendu ces gens tellement égoïstes, qu’ils ne pensaientplus qu’à leur peau. Malgré cela, Zébédé conservait toujours un bonfond ; il me dit de m’asseoir près de sa marmite, en lançantaux autres un de ces coups d’œil qui le faisaient respecter, etm’offrit sa cuiller, qu’il avait passée dans une boutonnière de sacapote. Mais je le remerciai, ayant eu la veille le bon espritd’entrer chez le charcutier de Riza et de mettre dans mon sac unedouzaine de cervelas, avec une bonne croûte de pain et un flaconplein d’eau-de-vie. J’ouvris donc mon sac, je tirai le chapelet decervelas et j’en remis deux à Zébédé, ce qui lui fit venir leslarmes aux yeux. J’avais aussi l’intention d’en offrir auxcamarades ; mais, devinant ma pensée, il me posa la main surle bras d’un air expressif, et dit :

« Ce qui est bon à manger est bon àgarder ! »

Alors il se retira du cercle, et nousmangeâmes en buvant du schnaps ; les autres nedisaient rien et nous regardaient de travers. Klipfel, ayant sentil’odeur de l’ail, tourna la tête en s’écriant :

« Hé ! Joseph, viens donc manger ànotre marmite. Les camarades sont toujours des camarades, quediable !

– C’est bon ! c’est bon !répondit Zébédé ; pour moi, les meilleurs camarades sont lescervelas ; on les retrouve toujours àl’occasion. »

Puis il referma lui-même mon sac et medit :

« Garde ça, Joseph… Voilà plus d’unmois que je ne m’étais pas si bien régalé. Tu n’y perdras rien,sois tranquille. »

Une demi-heure après, on battit lerappel ; les tirailleurs se replièrent, et le sergent Pinto,qui se trouvait dans le nombre, me reconnut.

« Eh bien, me dit-il, vous en êtesdonc réchappé ! Cela me fait plaisir… Mais vous arrivez dansun vilain moment ! – Mauvaise guerre… mauvaise guerre »,faisait-il en hochant la tête.

Le colonel et les commandants montèrentà cheval, et l’on se remit en route. Les Cosaques s’éloignaient.Nous allions l’arme à volonté. Zébédé marchait près de moi, et meracontait ce qui s’était passé depuis Lutzen : – d’abord lesgrandes victoires de Bautzen et de Wurtschen ; les marchesforcées pour rejoindre l’ennemi qui battait en retraite ; lajoie qu’on avait de pousser sur Berlin. Ensuite l’armistice,pendant lequel on était cantonné dans les bourgades ; puisl’arrivée des vétérans d’Espagne, des hommes terribles, habitués aupillage et qui montraient aux jeunes à vivre sur lepaysan.

Malheureusement, à la fin del’armistice, tout le monde s’était mis contre nous ; les gensnous avaient pris en horreur ; on coupait les ponts sur nosderrières, on avertissait les Prussiens, les Russes et les autresde nos moindres mouvements, et chaque fois qu’il nous arrivait unedébâcle, au lieu de nous secourir, on tâchait de nous enfoncerencore plus dans la bourbe. Les grandes pluies étaient venues pournous achever. Le jour de la bataille de Dresde, il en tombaittellement, que le chapeau de l’Empereur lui pendait sur les deuxépaules. Mais quand on remporte la victoire, cela vous faitrire : on a chaud tout de même, et l’on trouve de quoichanger ; le pire de tout, c’est quand on est battu, qu’on sesauve dans la boue, avec des hussards, des dragons et d’autres gensde cette espèce à vos trousses, et qu’on ne sait pas, lorsqu’ondécouvre au loin dans la nuit une lumière, s’il faut avancer oupérir dans le déluge.

Zébédé me racontait ces choses endétail. Il me dit qu’après la victoire de Dresde le généralVandamme, qui devait fermer la retraite aux Autrichiens, avaitpénétré du côté de Kulm, dans une espèce d’entonnoir, à cause deson ardeur extraordinaire, et que ceux que nous avions battus laveille étaient tombés sur lui à droite, à gauche, en avant et enarrière ; qu’on l’avait pris, avec plusieurs autres généraux,et détruit son corps d’armée. Deux jours avant, le 26 août,pareille chose était arrivée à notre division, ainsi qu’aux 5e, 6eet 11e corps sur les hauteurs de Lowenberg. Nous devions écraserles Prussiens de ce côté, mais par un faux mouvement du maréchalMacdonald, l’ennemi nous avait surpris dans le creux d’un ravin,avec nos canons embourbés, notre cavalerie en désordre et notreinfanterie qui ne pouvait plus tirer à cause de la pluiebattante ; on s’était défendu à coups de baïonnette ; etle 3e bataillon était arrivé, sous les charges de ces Prussiens,jusque dans la rivière de la Kaltzbach. Là, Zébédé avait reçu d’ungrenadier deux coups de crosse sur le front. Le courant l’avaitentraîné pendant qu’il tenait à bras-le-corps le capitaineArnould ; et tous deux étaient perdus, si par bonheur lecapitaine, dans la nuit noire, n’avait pu saisir une branched’arbre à l’autre bord et se retirer de l’eau. – Il me dit quetoute cette nuit, malgré le sang qui lui sortait du nez et desoreilles, il avait marché jusqu’au village de Goldberg, mourant defaim, de fatigue et de ses coups de crosse, et qu’un menuisieravait eu pitié de lui : que ce brave homme lui avait donné dupain, des oignons et de l’eau. – Il me raconta ensuite que, lelendemain, toute la division, suivie des autres corps, marchait partroupes à travers champs, chacun pour son compte, sans recevoird’ordres, parce que les généraux, les maréchaux et tous lesofficiers montés s’étaient sauvés le plus loin possible, dans lacrainte d’être pris. Il m’assura que cinquante hussards lesauraient ramassés les uns après les autres, mais que, par bonheur,Blücher n’avait pu traverser la rivière débordée, de sorte qu’ilsavaient fini par se rallier à Wolda, où les tambours de tous lescorps battaient la marche de leur régiment aux quatre coins duvillage. Par ce moyen, chaque homme s’était démêlé lui-même enmarchant sur son tambour.

Le plus heureux, dans cette déroute,c’est qu’un peu plus loin, à Buntzlau, les officiers supérieurss’étaient aussi retrouvés, tout surpris d’avoir encore desbataillons à conduire !

Voilà ce que me raconta mon camarade,sans parler de la défiance qu’il fallait avoir de nos alliés, qui,d’un moment à l’autre, ne pouvaient manquer de nous tomber sur lesreins. Il me dit que le maréchal Oudinot et le maréchal Ney avaientaussi été battus, l’un à Gross-Beeren et l’autre à Dennewitz.C’était quelque chose de bien triste ; car, dans cesretraites, les conscrits mouraient d’épuisement, de maladie et detoutes les misères. Les vieux d’Espagne et les anciens d’Allemagne,tannés par le mauvais temps, pouvaient seuls résister à ces grandesfatigues.

« Enfin, me dit Zébédé, nous avonstout contre nous : le pays, les pluies continuelles et nospropres généraux, las de tout cela. Les uns sont ducs, princes, ets’ennuient d’être toujours dans la boue, au lieu de s’asseoir dansde bons fauteuils ; et les autres, comme Vandamme, veulent sedépêcher de devenir maréchal, en faisant un grand coup. Nousautres, pauvres diables, qui n’avons rien à gagner que d’êtreestropiés pour le restant de nos jours, et qui sommes les fils despaysans et des ouvriers qui se sont battus pour abolir la noblesse,il faut que nous périssions pour en faire unenouvelle ! »

Je vis alors que les plus pauvres, lesplus malheureux ne sont pas toujours les plus bêtes, et qu’à forcede souffrir on finit par voir la triste vérité. Mais je ne disrien, et je suppliai le Seigneur de me donner la force et lecourage de pouvoir supporter les misères que toutes ces fautes etces injustices nous annonçaient de loin.

Nous étions alors entre trois armées,qui voulaient se réunir pour nous écraser d’un coup : celle duNord commandée par Bernadotte, celle de Silésie commandée parBlücher, et l’armée de Bohême commandée par Schwartzenberg. Oncroyait, tantôt que nous allions passer l’Elbe, pour tomber sur lesPrussiens et les Suédois, tantôt que nous allions courir sur lesAutrichiens, du côté des montagnes, comme nous avions faitcinquante fois en Italie et ailleurs. Mais les autres avaient finipar comprendre ce mouvement, et quand nous avions l’aird’approcher, ils s’en allaient plus loin. Ils se défiaient surtoutde l’Empereur, qui ne pouvait être à la fois en Bohême et enSilésie, et cela faisait des marches et des contremarchesabominables.

Tout ce que demandaient les soldats,c’était de se battre, car, à force de marcher et de dormir dans laboue, à force d’être à la demi-ration et rongés par la vermine, ilsavaient pris la vie en horreur. Chacun pensait : « Pourvuque cela finisse d’une façon ou d’une autre… C’est trop fort… celane peut pas durer ! »

Moi-même, au bout de quelques jours,j’étais las d’une pareille existence ; je sentais que lesjambes m’entraient jusque dans les côtes, et je dépérissais à vued’œil.

Tous les soirs il fallait faire faction,à cause d’un gueux nommé Thielmann, qui soulevait les paysanscontre nous ; il nous suivait comme notre ombre, il nousobservait de village en village, sur les hauteurs, sur les routes,dans le creux des vallons : son armée, c’étaient tous ceux quinous en voulaient ; il avait toujours assez demonde.

C’est aussi vers ce temps que lesBavarois, les Badois et les Wurtembergeois se déclarèrent contrenous, de sorte que toute l’Europe était sur notre dos.

Enfin nous eûmes la consolation de voirque l’armée se ramassait comme pour une grande bataille ; aulieu de rencontrer les Cosaques de Platow et les partisans deThielmann aux environs des villages, nous trouvions des hussards,des chasseurs, des dragons d’Espagne, de l’artillerie, deséquipages de ponts en marche. La pluie tombait à verse ; ceuxqui n’avaient plus la force de se traîner s’asseyaient dans la boueau pied d’un arbre et s’abandonnaient à leur malheureuxsort.

Le 11 octobre, nous bivaquions près duvillage de Lousig ; le 12, près de Grafenheinichen ; le13, nous passions la Mulda, et nous voyions défiler sur le pont lavieille garde et La Tour-Maubourg. On annonçait le passage del’Empereur, mais nous partîmes avec la division Dombrowski et lecorps de Souham.

Dans les moments où la pluie cessait detomber, et quand un rayon de soleil d’automne brillait entre lesnuages, on voyait toute l’armée en marche : la cavalerie etl’infanterie s’avançaient de partout sur Leipzig. De l’autre côtéde la Mulda brillaient aussi les baïonnettes des Prussiens, mais onne découvrait pas encore les Autrichiens ni les Russes ; ilsarrivaient sans doute d’ailleurs.

Le 14, notre bataillon fut encore unefois détaché pour aller en reconnaissance dans la villed’Aaken ; l’ennemi s’y trouvait ; il nous reçut à coupsde canon, et nous restâmes toute la nuit dehors, sans pouvoirallumer un seul feu, à cause de la pluie. Le lendemain nouspartîmes de là, pour rejoindre la division à marches forcées. Je nesais pas pourquoi chacun disait :

« La bataille approche !… labataille approche !… »

Le sergent Pinto prétendait quel’Empereur était dans l’air. – Moi, je ne sentais rien, mais jevoyais que nous marchions sur Leipzig, et je pensais :« Si nous avons une bataille, pourvu qu’il ne t’arrive pasd’attraper un mauvais coup comme à Lutzen, et que tu puisses encorerevoir Catherine ! »

La nuit suivante, le temps s’étant unpeu remis, des milliards d’étoiles éclairaient le ciel, et nousallions toujours. Le lendemain, vers dix heures, près d’un petitvillage dont je ne me rappelle pas le nom, on venait decrier : « Halte ! » pour respirer, lorsque nousentendîmes tous ensemble comme un grand bourdonnement dans l’air.Le colonel, encore à cheval, écoutait, et le sergent Pintodit :

« La bataille estcommencée. »

Presque au même instant le colonel,levant son épée, cria :

« En avant ! »

Alors on se mit à courir : lessacs, les gibernes, les fusils, la boue, tout sautait ; on nefaisait attention à rien. Une demi-heure après, nous aperçûmes, àquelque mille pas devant le bataillon, une queue de colonne quin’en finissait plus : des caissons, des canons, del’infanterie, de la cavalerie ; derrière nous, sur la route deDuben, il en venait d’autres, et tout cela galopait ! Même àtravers champs, des régiments entiers arrivaient au pas decourse.

Tout au bout de la route, on voyait lesdeux clochers de Saint-Nicolas et de Saint-Thomas de Leipzig dansle ciel, tandis qu’à droite et à gauche, des deux côtés de laville, s’élevaient de grands nuages de fumée où passaient deséclairs. Le bourdonnement augmentait toujours ; nous étionsencore à plus d’une lieue de la ville qu’on était forcé de parlerhaut pour s’entendre, et l’on se regardait tout pâles comme pourdire :

« Voilà ce qui s’appelle unebataille ! »

Le sergent Pintocriait :

« C’est plus fort qu’àEylau ! »

Il ne riait pas, ni Zébédé, ni moi, niles autres ; mais nous galopions tout de même, et lesofficiers répétaient sans cesse :

« En avant ! enavant ! »

Voilà pourtant comme les hommes perdentla tête ; l’amour de la patrie était bien en nous, mais plusencore la fureur de nous battre.

Sur les onze heures, nous découvrîmes lechamp de bataille, à une lieue en avant de Leipzig. Nous voyionsaussi les clochers de la ville couverts de monde, et les vieuxremparts sur lesquels je m’étais promené tant de fois en pensant àCatherine. En face de nous, à 1 200 ou 1 500 mètres,étaient rangés deux régiments de lanciers rouges, et un peu àgauche, deux ou trois régiments de chasseurs à cheval, dans lesprairies de la Partha. C’est entre ces régiments que défilaient lesconvois qui venaient de Duben. Plus loin, le long d’une petitecôte, étaient échelonnées les divisions Ricard, Dombrowski, Souhamet plusieurs autres. Elles tournaient le dos à la ville. Des canonsattelés et des caissons – les canonniers, les soldats et du train àcheval –, se tenaient prêts à partir. Enfin, tout à fait derrière,sur la colline, autour d’une de ces vieilles fermes à toiture plateet larges hangars, comme il s’en trouve dans ce pays, brillaientles uniformes de l’état-major.

C’était l’armée de réserve, commandéepar le maréchal Ney ; son aile gauche communiquait avecMarmont, posté sur la route de Hall, et son aile droite avec lagrande armée, commandée par l’Empereur en personne ; de sorteque nos troupes formaient pour ainsi dire un grand cercle autour deLeipzig, et que les ennemis, arrivant de tous les côtés à la fois,cherchaient à se donner la main pour faire un cercle encore plusgrand autour de nous et nous enfermer dans la ville comme dans unesouricière.

En attendant, trois terribles bataillesse livraient en même temps : l’une contre les Autrichiens etles Russes, à Wachau ; l’autre contre les Prussiens, àMockern, sur la route de Hall, et la troisième sur la route deLutzen, pour défendre le pont de Lindenau, attaqué par le généralGiulay.

Ces choses, je ne les ai sues que plustard ; mais chacun doit raconter ce qu’il a vu lui-même ;de cette façon, le monde connaîtra la vérité.

Chapitre 18

 

Le bataillon commençait à descendre lacolline en face de Leipzig, pour rejoindre notre division, lorsquenous vîmes un officier d’état-major traverser la grande prairieau-dessous et venir de notre côté ventre à terre. En deux minutesil fut près de nous ; le colonel Lorain courut à sa rencontre,ils échangèrent quelques mots, puis l’officier repartit. Descentaines d’autres allaient ainsi dans la plaine porter desordres.

« Par file à droite ! »cria le colonel, – et nous prîmes la direction d’un bois en arrièrequi longe la route de Duben environ une demi-lieue. C’était uneforêt de hêtres, mais il s’y trouvait aussi des bouleaux et deschênes. Une fois sur la lisière, on nous fit renouveler l’amorce denos fusils, et le bataillon fut déployé dans le bois entirailleurs. Nous étions échelonnés à vingt-cinq pas l’un del’autre, et nous avancions en ouvrant les yeux, comme on peuts’imaginer. Le sergent Pinto disait à chaqueminute :

« Mettez-vous àcouvert ! »

Mais il n’avait pas besoin de tant nousprévenir ; chacun dressait l’oreille et se dépêchaitd’attraper un gros arbre pour regarder à son aise avant d’allerplus loin. – À quoi pourtant des gens paisibles peuvent êtreexposés dans la vie !

Enfin nous marchions ainsi depuis dixminutes, et, comme on ne voyait rien, cela commençait à nous rendrede la confiance, lorsqu’un coup de feu part… puis encore un, puisdeux, trois, six, de tous les côtés, le long de notre ligne, etdans le même instant je vois mon camarade de gauche qui tombe encherchant à se retenir contre un arbre. Cela me réveille… Jeregarde de l’autre côté, et qu’est-ce que je découvre à cinquanteou soixante pas ? Un vieux soldat prussien – avec son petitchapeau à chaînette, le coude replié, ses grosses moustachesrousses penchées sur la batterie de son fusil –, qui m’ajuste enclignant de l’œil. Je me baisse comme le vent. À la même secondej’entends la détonation, et quelque chose craque sur ma tête ;j’avais mon fourniment, la brosse, le peigne et le mouchoir dansmon shako : la balle de ce gueux avait tout cassé. Je mesentais tout froid.

« Tu viens d’en échapper d’unebelle ! » me cria le sergent en se mettant àcourir ; et moi qui ne voulais pas rester seul dans un pareilendroit, je le suivis bien vite.

Le lieutenant Bretonville, son sabresous le bras, répétait :

« En avant ! enavant !… »

Plus loin sur la droite, on tiraittoujours.

Mais voilà que nous arrivons au bordd’une clairière où se trouvaient cinq ou six gros troncs de chênesabattus, une petite mare pleine de hautes herbes, et pas un seularbre pour nous couvrir. Malgré cela, plusieurs s’avançaienthardiment, quand le sergent nous dit :

« Halte !… les Prussiens sont,bien sûr, en embuscade aux environs, ouvronsl’œil. »

Il avait à peine dit cela, qu’unedizaine de balles sifflaient dans les branches et que les coupsretentissaient ; en même temps, un tas de Prussiensallongeaient les jambes et entraient plus loin dans lefourré.

« Les voilà partis. Enroute ! » dit Pinto.

Mais le coup de fusil de mon shakom’avait rendu bien attentif, je voyais en quelque sorte à traversles arbres ; et comme le sergent voulait traverser laclairière, je le retins par le bras en lui montrant le bout d’unfusil qui dépassait une grosse broussaille, de l’autre côté de lamare, à cent pas devant nous.

Les camarades, s’étant approchés, levirent aussi ; c’est pourquoi le sergent dit à voixbasse :

« Toi, Bertha, reste ici… ne leperds pas de vue. Nous autres, nous allons tourner laposition. »

Aussitôt ils s’éloignèrent à droite et àgauche, et moi, la crosse à l’épaule, derrière mon arbre,j’attendis comme un chasseur à l’affût. Au bout de deux ou troisminutes, le Prussien, qui n’entendait plus rien, se levadoucement ; il était tout jeune, avec de petites moustachesblondes et une haute taille mince bien serrée. J’aurais pul’abattre pour sûr ; mais cela me fit une telle impression detuer cet homme ainsi découvert, que j’en tremblais. Tout à coup ilm’aperçut et sauta de côté ; alors je lâchai mon coup, et jerespirai de bon cœur en voyant qu’il se sauvait à travers letaillis comme un cerf.

En même temps, cinq ou six coups defusil partirent à droite et à gauche ; le sergent Pinto,Zébédé, Klipfel et les autres passèrent d’un trait, et cent pasplus loin, nous trouvâmes ce jeune Prussien par terre la bouchepleine de sang. Il nous regardait tout effrayé, en levant le brascomme pour parer les coups de baïonnette. Le sergent lui dit d’unair joyeux :

« Va, ne crains rien, tu as toncompte ! »

Personne n’avait envie del’achever ; seulement Klipfel prit une belle pipe qui sortaitde sa poche de derrière, en disant :

« Depuis longtemps je voulais avoirune pipe, en voilà pourtant une !

– Fusilier Klipfel, s’écria Pintovraiment indigné, voulez-vous bien remettre cette pipe ! C’estbon pour les Cosaques de dépouiller les blessés ! Le soldatfrançais ne connaît que l’honneur ! »

Klipfel jeta la pipe, et finalement nousrepartîmes de là sans tourner la tête. Nous arrivâmes au bout decette petite forêt, qui s’arrêtait aux trois quarts de lacôte ; des broussailles assez touffues s’étendaient encore àdeux cents pas jusqu’au haut. Les Prussiens que nous avionspoursuivis se trouvaient cachés là-dedans. On les voyait se releverde tous les côtés pour tirer sur nous, puis aussitôt après ils sebaissaient.

Nous aurions bien pu rester làtranquillement ; puis nous avions l’ordre d’occuper le bois,ces broussailles ne nous regardaient pas ; derrière les arbresoù nous étions, les coups de fusil des Prussiens ne nous auraientpas fait de mal. Nous entendions de l’autre côté de la côte unebataille terrible, les coups de canon se suivaient à la file ettonnaient quelquefois ensemble comme un orage : c’était uneraison de plus pour rester. Mais nos officiers, s’étant réunis,décidèrent que les broussailles faisaient partie de la forêt etqu’il fallait chasser les Prussiens jusque sur la côte. Cela futcause que bien des gens perdirent la vie en cet endroit.

Nous reçûmes donc l’ordre de chasser lestirailleurs ennemis, et comme ils tiraient à mesure que nousapprochions, et qu’ils se cachaient ensuite, tout le monde se mit àcourir sur eux pour les empêcher de recharger. Nos officierscouraient aussi, pleins d’ardeur. Nous pensions qu’au bout de lacolline les broussailles finiraient, et qu’alors nous fusillerionsles Prussiens par douzaines. Mais dans le moment où nous arrivonsen haut, tout essoufflés, voilà que le vieux Pintos’écrie :

« Leshussards ! »

Je lève la tête, et je vois des colbacksqui montent et qui grandissent derrière cette espèce de dosd’âne : ils arrivaient sur nous comme le vent. À peineavais-je vu cela, que sans réfléchir je me retourne et je commenceà redescendre, en faisant des bonds de quinze pieds, malgré lafatigue, malgré mon sac et malgré tout. Je voyais devant moi lesergent Pinto, Zébédé et les autres, qui se dépêchaient et quisautaient en allongeant les jambes tant qu’ils pouvaient. Derrière,les hussards en masse faisaient un tel bruit, que cela vous donnaitla chair de poule : les officiers commandaient en allemand,les chevaux soufflaient, les fourreaux de sabre sonnaient contreles bottes, et la terre tremblait.

J’avais pris le chemin le plus courtpour arriver au bois ; je croyais presque y être, quand, toutprès de la lisière, je rencontre un de ces grands fossés où lespaysans vont chercher de la terre glaise pour bâtir. Il avait plusde vingt pieds de large et quarante ou cinquante de long ; lapluie qui tombait depuis quelques jours en rendait les bords trèsglissants ; mais comme j’entendais les chevaux souffler deplus en plus, et que les cheveux m’en dressaient sur la nuque, sansfaire attention à rien, je prends un élan et je tombe dans ce trousur les reins, la giberne et la capote retroussées presquepar-dessus la tête, un autre fusilier de ma compagnie était déjà làqui se relevait ; il avait aussi voulu sauter. Dans la mêmeseconde, deux hussards, lancés à fond de train, glissaient le longde cette pente grasse sur la croupe de leurs chevaux. Le premier deces hussards, la figure toute rouge, allongea d’abord un coup desabre sur l’oreille de mon pauvre camarade, en jurant comme unpossédé ; et comme il relevait le bras pour l’achever, je luienfonçai ma baïonnette dans le côté de toutes mes forces. Mais enmême temps, l’autre hussard me donnait sur l’épaule un coup quim’aurait fendu en deux sans l’épaulette ; il allait me percer,si, par bonheur, un coup de fusil d’en haut ne lui avait cassé latête. Je regardai, et je vis un de nos soldats enfoncé dans laterre glaise jusqu’à mi-jambes. Il avait entendu les hennissementsdes chevaux et les jurements des hussards, et s’était avancéjusqu’au bord du trou pour voir ce qui se passait.

« Eh bien, camarade, me dit-il enriant, il était temps ! »

Je n’avais pas la force de luirépondre ; je tremblais comme une feuille. Il ôta sabaïonnette, et me tendit le bout de son fusil pour m’aider àremonter. Alors je pris la main de ce soldat, et je luidis :

« Vous m’avez sauvé !… Commentvous appelez-vous ? »

Il me dit que son nom était Jean-PierreVincent. J’ai souvent pensé depuis que, s’il m’arrivait derencontrer cet homme, je serais heureux de lui rendreservice ; mais le surlendemain eut lieu la seconde bataille deLeipzig, ensuite la retraite de Hanau, et je ne l’ai jamaisrevu.

Le sergent Pinto et Zébédé vinrent uninstant plus tard. Zébédé me dit :

« Nous avons encore eu de la chancecette fois, nous deux, Joseph ; nous sommes les derniersPhalsbourgeois au bataillon à cette heure… Klipfel vient d’êtrehaché par les hussards !

– Tu l’as vu ? lui dis-je toutpâle.

– Oui, il a reçu plus de vingt coups desabre, il criait : « Zébédé !Zébédé ! »

Un instant après, ilajouta :

« C’est terrible tout de mêmed’entendre appeler au secours un vieux camarade d’enfance sanspouvoir l’aider… Mais ils étaient trop… ilsl’entouraient ! »

Cela nous rendit tristes, et les idéesdu pays nous revinrent encore une fois. Je me figurais lagrand-mère Klipfel, lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, et cettepensée me fit aussi songer à Catherine !

Depuis la charge des hussards jusqu’à lanuit, le bataillon resta dans la même position, à tirailler contreles Prussiens. Nous les empêchions d’occuper le bois ; maisils nous empêchaient de monter sur la côte. Nous avons su lelendemain pourquoi. Cette côte domine tout le cours de la Partha,et la grande canonnade que nous entendions venait de la divisionDombrowski, qui attaquait l’aile gauche de l’armée prussienne, etqui voulait porter secours au général Marmont à Mockern : làvingt mille Français, postés sur un ravin, arrêtaient lesquatre-vingt mille hommes de Blücher ; et du côté de Wachau,cent quinze mille Français livraient bataille à deux cent milleAutrichiens et Russes ; plus de quinze cents pièces de canontonnaient. Notre pauvre petite fusillade sur la côte de Witterichétait comme le bourdonnement d’une abeille au milieu de l’orage. Etmême quelquefois nous cessions de tirer de part et d’autre pourécouter… Cela me paraissait quelque chose d’épouvantable et pourainsi dire de surnaturel ; l’air était plein de fumée depoudre, la terre tremblait sous nos pieds ; les vieux soldatscomme Pinto disaient qu’ils n’avaient jamais rien entendu depareil.

Vers six heures, un officierd’état-major remonta sur notre gauche, porter un ordre au colonelLorain, et presque aussitôt on sonna la retraite. Le bataillonavait perdu soixante hommes, par la charge des hussards prussienset la fusillade.

Il faisait nuit lorsque nous sortîmes dela forêt, et sur le bord de la Partha, – parmi les caissons, lesconvois de toute sorte, les corps d’armée en retraite, lesdétachements, les voitures de blessés qui défilaient sur deuxponts, – il nous fallut attendre plus de deux heures pour arriver ànotre tour. Le ciel était sombre, la canonnade grondait encore deloin en loin, mais les trois batailles étaient finies. On entendaitbien dire que nous avions battu les Autrichiens et les Russes àWachau, de l’autre côté de Leipzig, mais ceux qui revenaient deMockern étaient sombres, personne ne criait : Vivel’Empereur ! comme après une victoire.

Une fois sur l’autre rive, le bataillondescendit la Partha d’une bonne demi-lieue, jusqu’au village deSchœnfeld ; la nuit était humide ; nous marchions d’unpas lourd, le fusil sur l’épaule, les yeux fermés par le sommeil etla tête penchée.

Derrière nous, le grand défilé des canons, descaissons, des bagages et des troupes en retraite de Mockernprolongeait son roulement sourd ; et, par instants, les crisdes soldats du train et des conducteurs d’artillerie, pour se faireplace, s’élevaient au-dessus du tumulte.

Mais ces bruits s’affaiblissaientinsensiblement, et nous arrivâmes enfin près d’un cimetière, oùl’on nous fit rompre les rangs et mettre les fusils enfaisceau.

Alors seulement je relevai la tête et jereconnus Schœnfeld au clair de lune. Combien de fois j’étais venumanger là de bonnes fritures et boire du vin blanc avec Zimmer, aupetit bouchon de la Gerbe-d’Or, sous la treille du père Winter,quand le soleil chauffait l’air et que la verdure brillait autourde nous !… Ces temps étaient passés !

On plaça les sentinelles ; quelqueshommes entrèrent au village pour chercher du bois et des vivres. Jem’assis contre le mur du cimetière et je m’endormis. Vers troisheures du matin je fus éveillé.

« Joseph, me disait Zébédé, viens donc techauffer ; si tu restes là, tu risques d’attraper lesfièvres. »

Je me levai comme ivre de fatigue et desouffrance. Une petite pluie fine tremblotait dans l’air. Moncamarade m’entraîna près du feu, qui fumait sous la pluie. Ce feun’était que pour la vue, il ne donnait point de chaleur ; maisZébédé m’ayant fait boire une goutte d’eau-de-vie, je me sentis unpeu moins froid et je regardai les feux du bivac qui brillaient del’autre côté de la Partha.

« Les Prussiens se chauffent, me ditZébédé ; ils sont maintenant dans notre bois.

– Oui, lui répondis-je, et le pauvre Klipfelest aussi là-bas ; il n’a plus froid, lui ! »

Je claquais des dents. Ces paroles nousrendirent tristes. Quelques instants après, Zébédé medemanda :

« Te rappelles-tu, Joseph, le ruban noirqu’il avait à son chapeau le jour de la conscription ? Ilcriait : – « Nous sommes tous condamnés à mort comme ceuxde la Russie… Je veux un ruban noir… Il faut porter notredeuil ! » Et son petit frère disait : « Non,Jacob, je ne veux pas ! » Il pleurait, mais Klipfel mittout de même le ruban : il avait vu les hussards dans unrêve ! »

À mesure que Zébédé parlait, je me rappelaisces choses, et je voyais aussi ce gueux de Pinacle sur la place del’Hôtel-de-Ville, qui me criait, en agitant un ruban noir au-dessusde sa tête : « Hé ! boiteux, il te faut un beauruban, à toi… le ruban de ceux qui gagnent…Arrive ! »

Cette idée, avec le froid terrible quim’entrait jusque dans la moelle, me faisait frémir. Jepensais : « Tu n’en reviendras pas… Pinacle avait raison…C’est fini ! » Je songeais à Catherine, à la tanteGrédel, au bon M. Goulden, et je maudissais ceux qui m’avaientforcé de venir là.

Sur les quatre heures du matin, comme le jourcommençait à blanchir le ciel, quelques voitures de vivresarrivèrent ; on nous fit la distribution du pain, et nousreçûmes aussi de l’eau-de-vie et de la viande.

La pluie avait cessé. Nous fîmes la soupe encet endroit, mais rien ne pouvait me réchauffer ; c’est là quej’attrapai les fièvres. J’avais froid à l’intérieur et mon corpsbrûlait. Je n’étais pas le seul au bataillon dans cet état, lestrois quarts souffraient et dépérissaient aussi ; depuis unmois, ceux qui ne pouvaient plus marcher s’étendaient par terre enpleurant, et appelaient leur mère comme de petits enfants. Celavous déchirait le cœur. La faim, les marches forcées, la pluie etle chagrin de savoir qu’on ne reverra plus son pays ni ceux qu’onaime, vous causaient cette maladie. Heureusement, les parents nevoient pas leurs enfants périr le long des routes ; s’ils lesvoyaient, ce serait trop terrible : bien des gens croiraientqu’il n’y a de miséricorde ni sur la terre ni dans le ciel.

À mesure que le jour montait, nous découvrionsà gauche – de l’autre côté de la rivière et d’un grand ravin remplide saules et de trembles –, les villages brûlés, les tas de morts,les caissons et les canons renversés et la terre ravagée aussi loinque pouvait s’étendre la vue sur les routes de Hall, de Lindenthalet de Dolitzch : c’était pire qu’à Lutzen. Nous voyions aussiles Prussiens se déployer dans cette direction et s’avancer parmilliers sur le champ de bataille. Ils allaient donner la main auxAutrichiens et aux Russes, et fermer le grand cercle autour denous ; personne maintenant ne pouvait les en empêcher,d’autant plus que Bernadotte et le général russe Beningsen, restésen arrière, arrivaient avec cent vingt mille hommes de troupesfraîches. Ainsi notre armée, après avoir livré trois batailles enun seul jour, et réduite à cent trente mille combattants, allaitêtre prise dans un cercle de trois cent mille baïonnettes, sanscompter cinquante mille chevaux et douze cents canons !

De Schœnfeld, le bataillon se remit en marchepour rejoindre la division à Kohlgarten. Sur toute la route, onvoyait s’écouler lentement les convois de blessés ; toutes lescharrettes du pays avaient été mises en réquisition pour ceservice, et, dans les intervalles, marchaient encore des centainesde malheureux, le bras en écharpe, la figure bandée, pâles,abattus, à demi morts. Tout ce qui pouvait se traîner ne montaitpas en charrette et tâchait pourtant de gagner un hôpital.

Nous avions mille peines à traverser cetencombrement, lorsque tout à coup, en approchant de Kohlgarten, unevingtaine de hussards, arrivant ventre à terre et le pistolet levé,firent rebrousser la foule à droite et à gauche dans les champs.Ils criaient d’une voix éclatante :

« L’Empereur !l’Empereur ! »

Aussitôt le bataillon se rangea, présentantles armes au bas de la chaussée, et, quelques secondes après, lesgrenadiers à cheval de la garde – de véritables géants, avec leursgrandes bottes, et leurs immenses bonnets à poil qui descendaientjusqu’aux épaules, ne laissant voir que le nez, les yeux et lesmoustaches –, passèrent au galop, la poignée du sabre serrée sur lahanche. Chacun était content de se dire : « Ceux-là sontavec nous… ce sont de rudes gaillards ! »

À peine avaient-ils défilé, que l’état-majorparut… Figurez-vous cent cinquante à deux cents généraux,maréchaux, officiers supérieurs ou d’ordonnance, – montés sur devéritables cerfs, et tellement couverts de broderies d’or et dedécorations, qu’on voyait à peine la couleur de leurs uniformes, –les uns grands et maigres, la mine hautaine ; les autrescourts, trapus, la face rouge ; d’autres plus jeunes, toutdroits sur leurs chevaux comme des statues, avec des yeux luisantset de grands nez en bec d’aigle : c’était quelque chose demagnifique et de terrible !

Mais ce qui me frappa le plus, au milieu detous ces capitaines qui faisaient trembler l’Europe depuis vingtans, c’est Napoléon avec son vieux chapeau et sa redingotegrise ; je le vois encore passer devant mes yeux, son largementon serré et le cou dans les épaules. Tout le mondecriait : « Vive l’Empereur ! » – Maisil n’entendait rien… il ne faisait pas plus attention à nous qu’àla petite pluie fine qui tremblotait dans l’air… et regardait, lessourcils froncés, l’armée prussienne s’étendre le long de laPartha, pour donner la main aux Autrichiens. Tel que je l’ai vu cejour-là, tel il m’est resté dans l’esprit.

Le bataillon s’était remis en marche depuis unquart d’heure quand Zébédé me dit :

« Est-ce que tu l’as vu,Joseph ?

– Oui, lui répondis-je, je l’ai bien vu,et je m’en souviendrai toute ma vie.

– C’est drôle, fit mon camarade, ondirait qu’il n’est pas content… À Wurtschen, le lendemain de labataille, il paraissait si joyeux en nous entendant crier :« Vive l’Empereur ! » et les générauxavaient aussi des figures riantes ! Aujourd’hui, tous font desmines du diable… Le capitaine disait pourtant, ce matin, que nousavons remporté la victoire de l’autre côté de Leipzig.

Bien d’autres pensaient la même chose sansrien dire ; l’inquiétude vous gagnait…

Nous trouvâmes le régiment au bivac, à deuxportées de fusil de Kohlgarten. Le bataillon prit sa position àdroite de la route, sur une colline.

Dans toutes les directions, on voyait les feuxinnombrables des armées dérouler leur fumée dans le ciel. Iltombait toujours de la bruine, et les hommes assis sur leurs sacsen face des petits feux, les bras croisés, semblaient tout rêveurs.Les officiers se réunissaient entre eux. On entendait répéter detous les côtés qu’on n’avait jamais vu de guerre pareille… quec’était une guerre d’extermination… que cela ne faisait rien àl’ennemi d’être battu, et qu’il voulait seulement nous tuer dumonde, sachant bien qu’à la fin il lui resterait quatre ou cinqfois plus d’hommes qu’à nous, et qu’il serait le maître.

On disait aussi que l’Empereur avait gagné labataille à Wachau contre les Autrichiens et les Russes ; maisque cela ne servait à rien, puisque les autres ne s’en allaient paset qu’ils attendaient des masses de renforts. Du côté de Mockern,on savait que nous avions perdu, malgré la belle défense deMarmont : l’ennemi nous avait écrasés sous le nombre. Nousn’avions eu qu’un seul véritable avantage en ce jour, c’étaitd’avoir conservé notre point de retraite sur Erfurt ; carGinlay n’avait pu s’emparer des ponts de l’Elster et de la Pleisse.Toute l’armée, depuis le simple soldat jusqu’au maréchal, pensaitqu’il fallait battre en retraite le plus tôt possible, et que notreposition était très mauvaise. Malheureusement l’Empereur pensait lecontraire : il fallait rester !

Tout ce jour du 17, nous demeurâmes enposition sans tirer un coup de fusil. – Quelques-uns parlaient del’arrivée du général Reynier avec seize mille Saxons ; mais ladéfection des Bavarois nous avait appris quelle confiance onpouvait avoir dans nos alliés.

Vers le soir, on annonça que l’on commençait àdécouvrir l’armée du nord sur le plateau de Breitenfeld :c’étaient soixante mille hommes de plus pour l’ennemi. Je croisentendre encore les malédictions qui s’élevaient contre Bernadotte,les cris d’indignation de tous ceux qui l’avaient connu simpleofficier du temps de la République et qui disaient : « Ilnous doit tout ; nous l’avons fait roi de notre propre sang,et maintenant il vient nous donner le coup degrâce ! »

La nuit, il se fit un mouvement général enarrière ; notre armée se resserra de plus en plus autour deLeipzig, ensuite tout revint calme. Mais cela ne vous empêchait pasde réfléchir ; au contraire, chacun pensait dans lesilence :

« Que va-t-il arriver demain ?Est-ce qu’à cette même heure je verrai la lune monter entre lesnuages comme je la vois ? Est-ce que les étoiles brillerontencore pour mes yeux ? »

Et quand on regardait, dans la nuit sombre, cegrand cercle de feu qui nous entourait sur une étendue de près desix lieues, on s’écriait en soi-même :

« Maintenant tout l’univers est contrenous, tous les peuples demandent notre extermination… ils neveulent plus de notre gloire ! »

On songeait ensuite qu’on avait pourtantl’honneur d’être Français, et qu’il fallait vaincre ou mourir.

Chapitre 19

 

C’est au milieu de ces pensées que le jourarriva. Rien ne bougeait encore, et Zébédé me dit :

« Quelle chance, si l’ennemi n’avait pasle courage de nous attaquer ! »

Les officiers causaient entre eux d’unarmistice. Mais tout à coup, vers neuf heures, nos coureursentrèrent à bride abattue, criant que l’ennemi s’ébranlait surtoute la ligne et presque aussitôt le canon gronda sur notredroite, le long de l’Elster. Nous étions déjà sous les armes, etnous marchions à travers champs, du côté de la Partha, pourretourner à Schœnfeld. Voilà le commencement de la bataille.

Sur les collines, en avant de la rivière, deuxou trois divisions, leurs batteries dans les intervalles et lacavalerie sur les flancs, attendaient l’ennemi ; plus loin,par-dessus les pointes des baïonnettes, nous voyions les Prussiens,les Suédois et les Russes s’avancer en masses profondes de tous lescôtés : cela n’en finissait plus.

Vingt minutes après, nous arrivions en ligne,entre deux collines, et nous apercevions devant nous cinq ou sixmille Prussiens qui traversaient la rivière en criant tousensemble : « Faterland !Faterland ! » Cela formait un tumulte immense,semblable à celui de ces nuées de corbeaux qui se réunissent pourgagner les pays du nord.

Dans le même moment, la fusillade s’engagead’une rive à l’autre, et le canon se mit à gronder. Le ravin oùcoule la Partha se remplit de fumée ; les Prussiens étaientdéjà sur nous, que nous les voyions à peine avec leurs yeuxfurieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes sauvages. Alorsnous ne poussâmes qu’un cri jusqu’au ciel : « Vivel’Empereur ! » et nous courûmes sur eux. La mêléedevint épouvantable ; en deux secondes nos baïonnettes secroisèrent par milliers : on se poussait, on reculait, on selâchait des coups de fusil à bout portant, on s’assommait à coupsde crosse, tous les rangs se confondaient… ceux qui tombaient onmarchait dessus, la canonnade tonnait ; et la fumée qui setraînait sur cette eau sombre entre les collines, le sifflement desballes, le pétillement de la fusillade, faisaient ressembler ceravin à un four, où s’engouffraient les hommes comme des bûchespour être consumés.

Nous, c’était le désespoir qui nous poussait,la rage de nous venger avant de mourir ; les Prussiens,c’était l’orgueil de se dire : « Nous allons vaincreNapoléon cette fois ! » Ces Prussiens sont les plusorgueilleux des hommes ; leurs victoires de Gross-Beeren et dela Katzbach les avaient rendus comme fous. Mais il en resta dans larivière… oui, il en resta ! Trois fois ils passèrent l’eau etcoururent sur nous en masse. Nous étions bien forcés de reculer, àcause de leur grand nombre, et quels cris ils poussaientalors ! On aurait dit qu’ils voulaient nous manger… C’est unevilaine race… Leurs officiers, l’épée en l’air entre lesbaïonnettes serrées, répétaient cent fois :« Forwertz ! Forwertz ! » et touss’avançaient comme un mur, avec grand courage, on ne peut pas direle contraire. Nos canons les fauchaient, ils avançaienttoujours ; mais au haut de la colline nous reprenions unnouvel élan et nous les bousculions jusque dans la rivière. Nousles aurions tous massacrés sans une de leurs batteries, en avant deMockern, qui nous prenait en écharpe et nous empêchait de lespoursuivre trop loin.

Cela dura jusqu’à deux heures ; la moitiéde nos officiers étaient hors de combat ; le commandant Gémeauétait blessé, le colonel Lorain tué, et tout le long de la rivièreon ne voyait que des morts entassés et des blessés qui setraînaient pour sortir de la bagarre ; quelques-uns, furieux,se relevaient sur les genoux pour donner encore un coup debaïonnette ou lâcher un dernier coup de fusil. On n’a jamais rienvu de pareil. Dans la rivière nageaient les morts à la file, lesuns montrant leur figure, les autres le dos, d’autres les pieds.Ils se suivaient comme des flottes de bois, et personne n’y faisaitseulement attention. On aurait dit que la même chose ne pouvait pasnous arriver d’une minute à l’autre.

Ce grand carnage se passait tout le longde la Partha, depuis Schœnfeld jusqu’à Grossdorf.

Les Suédois et les Prussiens finirentpar remonter la rivière pour nous tourner plus haut, et des massesde Russes vinrent remplacer ces Prussiens, qui n’étaient pas fâchésd’aller voir ailleurs.

Les Russes se formèrent sur deuxcolonnes ; ils descendirent au ravin l’arme au bras, dans unordre admirable, et nous donnèrent l’assaut deux fois avec unegrande bravoure, mais sans pousser des cris de bêtes comme lesPrussiens. Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont au-dessusde Schœnfeld ; la canonnade allait toujours en augmentant. Detous les côtés où s’étendaient les yeux, à travers la fumée, on nevoyait que des ennemis qui se resserraient ; quand nous avionsrepoussé une de leurs colonnes, il en arrivait une autre de troupesfraîches : c’était toujours à recommencer.

Entre deux ou trois heures, on appritque les Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé la rivièreau-dessus de Grossdorf, et qu’ils venaient nous prendre àrevers ; ça leur plaisait beaucoup mieux que de nous attaqueren face. Aussitôt le maréchal Ney fit un changement de front,l’aile droite en arrière. Notre division resta toujours appuyée surSchœnfeld ; mais toutes les autres se retirèrent de la Parthapour s’étendre dans la plaine, et toute l’armée ne forma plusqu’une ligne autour de Leipzig.

Les Russes, derrière la route deMockern, préparaient leur troisième attaque vers troisheures ; nos officiers prenaient de nouvelles dispositionspour les recevoir, lorsqu’une sorte de frisson passa d’un bout del’armée à l’autre, et tout le monde apprit en quelques minutes queles seize mille Saxons et la cavalerie wurtembergeoise – au centrede notre ligne –, venaient de passer à l’ennemi, et que, même avantd’arriver à distance, ils avaient eu l’infamie de tourner lesquarante pièces de canon qu’ils emmenaient avec eux contre leursanciens frères d’armes de la division Durutte.

Cette trahison, au lieu de nous abattre,augmenta tellement notre fureur que, si l’on nous avait écoutés,nous aurions traversé la rivière pour tout exterminer.

Ces Saxons-là disent qu’ils défendaientleur patrie ; eh bien, c’est faux. Ils n’avaient qu’à nousquitter sur la route de Duben ; qui les en empêchait ?Ils n’avaient qu’à faire comme les Bavarois et se déclarer avant labataille. Ils pouvaient rester neutres, ils pouvaient aussi refuserle service ; mais ils nous trahissaient parce que la chancetournait contre nous. S’ils avaient vu que nous allions gagner, ilsauraient toujours été nos bons amis pour avoir leur part, commeaprès Iéna et Friedland. Voilà ce que chacun pensait, et voilàpourquoi ces Saxons seront des traîtres dans les siècles dessiècles. Non seulement ils abandonnèrent leurs amis dans lemalheur, mais ils les assassinèrent pour se faire bien venir desautres. Dieu est juste : leurs nouveaux alliés eurent un telmépris d’eux qu’ils partagèrent la moitié de leur pays après labataille. Les Français ont ri de la reconnaissance des Prussiens,des Autrichiens et des Russes.

Depuis ce moment jusqu’au soir, cen’était plus une guerre humaine qu’on se faisait, c’était uneguerre de vengeance. Le nombre devait nous écraser, mais les alliésdevaient payer chèrement leur victoire.

À la nuit tombante, pendant que deuxmille pièces de canon tonnaient ensemble, nous recevions notreseptième attaque dans Schœnfeld : d’un côté les Russes et del’autre côté les Prussiens nous refoulaient dans ce grand village.Nous tenions dans chaque maison, dans chaque ruelle ; les murstombaient sous les boulets, les toits s’affaissaient. On ne criaitplus comme au commencement de la bataille ; on était froid etpâle à force de rage. Les officiers avaient ramassé des fusils etremis la vieille giberne ; ils déchiraient la cartouche commele soldat.

Après les maisons, on défendit lesjardins et le cimetière où j’avais couché la veille ; il yavait alors plus de morts dessus que dessous terre. Ceux quitombaient ne se plaignaient pas ; ceux qui restaient seréunissaient derrière un mur, un tas de décombres, une tombe.Chaque pouce de terrain coûtait la vie à quelqu’un.

Il faisait nuit lorsque le maréchal Neyamena, de je ne sais où, du renfort : ce qui restait de ladivision Ricard et de la deuxième de Souham. Tous les débris de nosrégiments se réunirent, et l’on rejeta les Russes de l’autre côtédu vieux pont, qui n’avait plus de rampe à force d’avoir étémitraillé. On plaça sur ce pont six pièces de douze, et jusqu’àsept heures on se canonna dans cet endroit. Les restes du bataillonet de quelques autres en arrière soutenaient les pièces, et je merappelle que leur feu s’étendait sous le pont comme des éclairs, etqu’on voyait alors les chevaux et les hommes tués s’engouffrerpêle-mêle sous les arches sombres. Cela ne durait qu’une seconde,mais c’étaient de terribles visions !

À sept heures et demie, comme des massesde cavalerie s’avançaient sur notre gauche, et qu’on les voyaittourbillonner autour de deux grands carrés qui se retiraient pas àpas, nous reçûmes enfin l’ordre de la retraite. Il ne restait plusque deux ou trois mille hommes à Schœnfeld avec les six pièces.Nous revînmes à Kohlgarten sans être poursuivis, et nous allâmesbivaquer autour de Rendnitz. Zébédé vivait encore ; comme nousmarchions l’un près de l’autre en silence depuis vingt minutes,écoutant la canonnade qui continuait du côté de l’Elster malgré lanuit, tout à coup il me dit :

« Comment sommes-nous encore là,Joseph, quand tant de milliers d’autres près de nous sontmorts ? Maintenant nous ne pouvons plusmourir. »

Je ne répondais rien.

« Quelle bataille ! fit-il.Est-ce qu’on s’est jamais battu de cette façon avant nous ?C’est impossible. »

Il avait raison, c’était une bataille degéants. Depuis dix heures du matin jusqu’à sept heures du soir,nous avions tenu tête à trois cent soixante mille hommes sansreculer d’une semelle, et nous n’étions pourtant que cent trentemille ! On n’avait jamais rien vu de pareil. – Dieu me gardede dire du mal des Allemands, ils combattaient pour l’indépendancede leur patrie, mais je trouve qu’ils ont tort de célébrer tous lesans l’anniversaire de la bataille de Leipzig : quand on étaittrois contre un, il n’y a pas de quoi se vanter.

En approchant de Rendnitz, nousmarchions sur des tas de morts ; à chaque pas nousrencontrions des canons démontés, des caissons renversés, desarbres hachés par la mitraille. C’est là qu’une division de lajeune garde et les grenadiers à cheval, conduits par Napoléonlui-même, avaient arrêté les Suédois qui s’avançaient dans le videformé par la trahison des Saxons. – Deux ou trois vieilles baraquesqui finissaient de brûler en avant du village éclairaient cespectacle. Les grenadiers à cheval étaient encore à Rendnitz, maisune foule d’autres troupes débandées allaient et venaient dans lagrande rue. On n’avait pas fait la distribution des vivres, chacuncherchait à manger et à boire.

Comme nous défilions devant une grandemaison de poste, nous vîmes derrière le mur d’une cour deuxcantinières qui versaient à boire du haut de leurs charrettes. Il yavait là des chasseurs, des cuirassiers, des lanciers, deshussards, de l’infanterie de ligne et de la garde, tous pêle-mêle,déchirés, les shakos et les casques défoncés, sans plumets, criblésde coups. Tous ces gens semblaient affamés.

Deux ou trois dragons, debout sur lepetit mur, près d’un pot rempli de poix qui brûlait, les brascroisés sous leurs longs manteaux blancs, étaient couverts de sangcomme des bouchers.

Aussitôt Zébédé, sans rien dire, mepoussa du coude, et nous entrâmes dans la cour, pendant que lesautres poursuivaient leur chemin. Il nous fallut un quart d’heurepour arriver près de la charrette. Je levai un écu de sixlivres ; la cantinière, à genoux derrière sa tonne, me tenditun grand verre d’eau-de-vie avec un morceau de pain blanc, enprenant mon écu. Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui levida.

Nous eûmes ensuite de la peine à sortirde cette foule, on se regardait d’un air sombre, on se faisaitplace des épaules et des coudes, et c’est là qu’on pouvait dire –en voyant ces faces dures, ces yeux creux, ces mines terriblesd’hommes qui viennent de traverser mille morts et quirecommenceront demain : – « Chacun pour soi… Dieu pourtous ! »

En remontant le village, Zébédé medit :

« Tu as du pain ?

– Oui. »

Je cassai le pain en deux et je lui endonnai la moitié. Nous mangions en allongeant le pas. On entendaitencore tirer dans le lointain. Au bout de vingt minutes nous avionsrattrapé la queue de la colonne, et nous reconnûmes le bataillon aucapitaine adjudant-major Vidal, qui marchait auprès. Nous rentrâmesdans les rangs sans que personne eût remarqué notreabsence.

Plus on approchait de la ville, plus onrencontrait de détachements, de canons et de bagages, qui sedépêchaient d’arriver à Leipzig.

Vers dix heures nous traversions lefaubourg de Rendnitz. Le général de brigade Fournier prit notrecommandement et nous donna l’ordre d’obliquer à gauche. À minuitnous arrivâmes dans les grandes promenades qui longent la Pleisse,et nous fîmes halte sous les vieux tilleuls dépouillés. On formales faisceaux. Une longue file de feux tremblotaient dans lebrouillard jusqu’au faubourg de Ranstadt. Quand la flamme montait,elle éclairait des groupes de lanciers polonais, des lignes dechevaux, des canons et des fourgons, et, de loin en loin, quelquessentinelles immobiles dans la brume comme des ombres. De grandesrumeurs s’élevaient en ville, elles semblaient augmenter toujours,et se confondaient avec le roulement sourd de nos convois sur lepont de Lindenau. C’était le commencement de la retraite. – Alorschacun mit son sac au pied d’un arbre et s’étendit dessus, le brasreplié sous l’oreille. Un quart d’heure après, tout le mondedormait.

Chapitre 20

 

Ce qui se passa jusqu’au petit jour, jen’en sais rien, – les bagages, les blessés et les prisonnierscontinuèrent sans doute de défiler sur le pont ; mais alorsune détonation épouvantable nous éveilla, pas un homme ne restacouché, car on prenait cela pour une attaque, lorsque deuxofficiers de hussards arrivèrent en criant qu’un fourgon de poudrevenait de sauter par hasard dans la grande avenue de Ranstadt, aubord de l’eau. La fumée, d’un rouge sombre, tourbillonnait encoredans le ciel en se dissipant ; la terre et les vieillesmaisons frémissaient.

Le calme se rétablit. Quelques-uns serecouchèrent pour tâcher de se rendormir ; mais le jourvenait ; en jetant les yeux sur la rivière grisâtre, on voyaitdéjà nos troupes s’étendre à perte de vue sur les cinq ponts del’Elster et de la Pleisse qui se suivent à la file, et n’en fontpour ainsi dire qu’un. Ce pont, sur lequel tant de milliersd’hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Celadevait prendre beaucoup de temps, et l’idée venait à tout le mondequ’il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deuxrivières, puisque d’un instant à l’autre l’ennemi pouvait nousattaquer, et qu’alors la retraite deviendrait bien difficile. Maisl’Empereur avait oublié de donner des ordres, et l’on n’osait rienfaire sans ordre ; pas un maréchal de France n’aurait oséprendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu’unseul ! Voilà pourtant à quoi la discipline terrible deNapoléon avait réduit tous ces vieux capitaines : ilsobéissaient comme des machines et ne s’inquiétaient de rien autre,dans la crainte de déplaire au maître !…

Moi, tout de suite, en voyant ce pontqui n’en finissait plus, je pensai : « Pourvu qu’on nouslaisse défiler maintenant, car, Dieu merci, nous avons assez debatailles et de carnage ! Une fois de l’autre côté, nousserons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-êtreencore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden ! »En songeant à cela, je m’attendrissais, je regardais d’un œild’envie ces milliers d’artilleurs à cheval et de soldats du trainqui s’éloignaient là-bas comme des fourmis, et les grands bonnets àpoil de la vieille garde, immobiles de l’autre côté de la rivièresur la colline de Lindenau, l’arme au bras. – Zébédé, qui pensaitla même chose, me dit :

« Hein ! Joseph, si nousétions à leur place ! »

Aussi, vers sept heures, lorsque nousvîmes s’approcher trois fourgons pour nous distribuer descartouches et du pain, cela me parut bien amer. Il était clairmaintenant que nous serions à l’arrière-garde, et, malgré la faim,j’aurais voulu jeter mon pain contre un mur. Quelques instantsaprès, passèrent deux escadrons de lanciers polonais quiremontaient la rivière ; puis derrière ces lanciers cinq ousix généraux, et dans le nombre Poniatowski. C’était un homme decinquante ans, assez grand, mince et l’air triste. Il passa sansnous regarder. Le général Fournier se détacha de son état-major ennous criant :

« Par file àgauche ! »

Je n’ai jamais eu de crève-cœur pareil,j’aurais donné ma vie pour deux liards ; mais il fallait bienemboîter le pas et tourner le dos au pont.

Au bout des promenades, nous arrivâmes àun endroit appelé Hinterthôr, c’est une vieille porte sur la routede Caunewitz ; à droite et à gauche s’étendent les anciensremparts, et derrière s’élèvent les maisons. On nous posta dans leschemins couverts, près de cette porte que des sapeurs avaientsolidement barricadée. Le capitaine Vidal commandait alors lebataillon, réduit à trois cent vingt-cinq hommes. Quelques vieillespalissades vermoulues nous servaient de retranchements, et surtoutes les routes en face s’avançait l’ennemi. Cette fois,c’étaient des vestes blanches et des shakos plats sur la nuque,avec une espèce de haute plaque devant, où se voyait l’aigle à deuxtêtes des kreutzers. – Le vieux Pinto, qui les reconnuttout de suite, nous dit :

« Ceux-là sont desKaiserlicks ! nous les avons battus plus de cinquantefois depuis 1793 ; mais c’est égal, si le père de Marie-Louiseavait un peu de cœur, ils seraient avec nous tout demême. »

Depuis quelques instants on entendait lacanonnade ; de l’autre côté de la ville, Blücher attaquait lefaubourg de Hall. Bientôt après, le feu s’étendit à droite.Bernadotte attaquait le faubourg de Kohlgartenthôr, et presque enmême temps les premiers obus des Autrichiens tombèrent dans noschemins couverts ; ils se suivaient à la file ; plusieurspassant au-dessus du Hinterthôr éclataient dans les maisons et dansles rues du faubourg.

À neuf heures, les Autrichiens seformèrent en colonnes d’attaque sur la route de Caunewitz. De tousles côtés ils nous débordaient ; malgré cela, le bataillontint jusque vers dix heures. Alors il fallut nous replier derrièreles vieux remparts, où les Kaiserlicks nous poursuivirentpar les brèches, sous le feu croisé du 29e et du 14e de ligne. Cespauvres diables n’avaient pas la fureur des Prussiens ; ilsmontrèrent pourtant un vrai courage, car à dix heures et demie ilscouronnaient les remparts, et nous, de toutes les fenêtresenvironnantes, nous les fusillions sans pouvoir les forcer àredescendre. Six mois avant, ces choses m’auraient fait horreur,mais j’en avais vu tant d’autres ! J’étais alors insensiblecomme un vieux soldat, et la mort d’un homme ou de cent ne meparaissait plus rien.

Jusqu’à ce moment tout avait bienmarché ; mais comment sortir des maisons ? L’ennemicouvrait toutes les avenues, et à moins de grimper sur les toits,il n’y avait plus de retraite possible. C’est encore un des mauvaismoments dont j’ai gardé le souvenir. Tout à coup l’idée me vint quenous serions pris là comme des renards qu’on enfume dans leurtrou ; je m’approchai d’une fenêtre de derrière, et je visqu’elle donnait dans une cour, et que cette cour n’avait de porteque sur le devant. Je me figurais que les Autrichiens, après toutle mal que nous venions de leur faire, nous passeraient au fil dela baïonnette ; c’était assez naturel. En songeant à cela, jerentrai dans la chambre où nous étions une dizaine, et j’aperçus lesergent Pinto assis tout pâle contre le mur, les bras pendants. Ilvenait de recevoir une balle dans le ventre, et disait au milieu dela fusillade :

« Défendez-vous, conscrits,défendez-vous !… Montrez à ces Kaiserlicks que nousvalons encore mieux qu’eux !… Ah ! lesbrigands ! »

En bas, contre la porte, retentissaient commedes coups de canon. Nous tirions toujours, mais sans espoir,lorsqu’il se fit dehors un grand bruit de piétinement de chevaux.Le feu cessa, et nous vîmes, à travers la fumée, quatre escadronsde lanciers passer comme une bande de lions au milieu desAutrichiens. Tout cédait. Les Kaiserlicks allongeaient lesjambes mais les grandes lances bleuâtres, avec leurs flammesrouges, filaient plus vite qu’eux et leur entraient dans le doscomme des flèches. Ces lanciers étaient des Polonais, les plusterribles soldats que j’aie vus de ma vie, et pour dire les chosescomme elles sont, nos amis et nos frères. Ceux-là n’ont pas tournécasaque au moment du danger, ils nous ont donné jusqu’à la dernièregoutte de leur sang… Et nous, qu’est-ce que nous avons fait pourleur malheureux pays ?… Quand je pense à notre ingratitude,cela me crève le cœur !

Enfin cette fois encore les Polonais nousdégageaient. En les voyant si fiers et si braves, nous sortîmes departout, courant sur les Autrichiens à la baïonnette, et nous lesrejetâmes dans les fossés. Nous eûmes la victoire, mais il étaittemps de battre en retraite, car l’ennemi remplissait déjàLeipzig : les portes de Hall et de Grimma étaient forcées, etcelle de Péters-Thor livrée par nos amis les Badois et nos autresamis les Saxons. Soldats, étudiants et bourgeois tiraient sur nousdes fenêtres !

Nous n’eûmes que le temps de nous reformer etde reprendre le chemin de la grande avenue qui longe la Pleisse.Les lanciers nous attendaient là, nous défilâmes derrière eux, etcomme les Autrichiens nous serraient de près, ils firent encore unecharge pour les refouler. Quels braves gens et quels magnifiquescavaliers que ces Polonais ! Ah ! tous ceux qui les ontvus pousser une charge sont dans l’admiration, surtout dans unmoment pareil.

La division, réduite de huit mille hommes àquinze cents, se retirait donc devant plus de cinquante milleennemis, non sans se retourner et répondre encore au feu desKaiserlicks.

Nous nous rapprochions du pont, avec quellejoie ! je n’ai pas besoin de le dire. Mais il n’était pasfacile d’y arriver, car sur toute la longueur de l’avenue, tantd’hommes à pied et à cheval se précipitaient pour passer, arrivantde toutes les rues environnantes, que cette foule ne formait enquelque sorte qu’un seul bloc, où toutes les têtes se touchaient ets’avançaient lentement, avec des soupirs et des espèces de crissourds qu’on entendait d’un quart de lieue malgré la fusillade.Malheur à ceux qui se trouvaient sur le bord du pont ; ilstombaient, et personne n’y faisait attention ! Au milieu, leshommes et même les chevaux étaient portés ; ils n’avaient pasbesoin de bouger, ils avançaient tout seuls… – Mais comment arriverlà ? L’ennemi faisait des progrès à chaque seconde. On avaitbien placé quelques canons sur les deux côtés pour balayer lespromenades et en face la rue principale. Il y avait bien encore destroupes en ligne pour repousser les premières attaques ; maisles Prussiens, les Autrichiens et les Russes avaient aussi descanons pour balayer le pont, et ceux qui resteraient les derniers,après avoir protégé la retraite des autres, devaient recevoir tousles obus, tous les boulets et la mitraille ; il ne fallait pasbeaucoup de bon sens pour comprendre cela, c’était assezclair : voilà pourquoi tout le monde voulait passer à lafois.

À deux ou trois cents pas de ce pont,l’idée me vint de courir me perdre dans la foule, et de me faireporter de l’autre côté ; mais le capitaine Vidal, lelieutenant Bretonville et d’autres vieux disaient :

« Le premier qui s’écarte desrangs, qu’on tire dessus ! »

Quelle terrible malédiction d’être siprès, et de penser :

« Il faut que jereste ! »

Cela se passait entre onze heures etmidi. Je vivrais cent ans, qu’il me serait impossible de rienoublier de ce moment ; la fusillade se rapprochait à droite età gauche, quelques boulets commençaient à ronfler dans l’air, et ducôté du faubourg de Hall, on voyait les Prussiens déboucherpêle-mêle avec nos soldats. – Aux environs du pont, des crisépouvantables s’élevaient ; les cavaliers, pour se faireplace, sabraient les fantassins, qui leur répondaient à coups debaïonnette : c’était un sauve-qui-peut général ! – Àchaque pas de la foule, quelqu’un tombait du pont, et, cherchant àse retenir, en entraînait cinq ou six par grappes !

Et comme la confusion, les hurlements,la fusillade, le clapotement de ceux qui tombaient augmentaient deseconde en seconde, comme ce spectacle devenait tellementabominable, qu’on aurait cru qu’il ne pouvait rien arriver de pire…voilà qu’une espèce de coup de tonnerre part, et que la premièrearche du pont s’écroule avec tous ceux qui se trouvaientdessus : des centaines de malheureux disparaissent, des massesd’autres sont estropiés, écrasés, mis en lambeaux par les pierresqui retombent.

Un sapeur du génie venait de fairesauter le pont !

À cette vue, le cri de trahison retentitjusqu’au bout des promenades : « Nous sommesperdus !… trahis !… » On n’entendait que cela…c’était une clameur immense, épouvantable. Les uns, saisis de larage du désespoir, retournent à l’ennemi comme des bêtes fauvesacculées, qui ne voient plus rien et qui n’ont plus que l’idée dela vengeance ; d’autres brisent leurs armes, en accusant leciel et la terre de leur malheur. Les officiers à cheval, lesgénéraux sautent dans la rivière pour traverser à la nage ;bien des soldats font comme eux, ils se précipitent sans prendre letemps d’ôter leurs sacs. L’idée qu’on avait pu s’en aller, et quemaintenant, à la dernière minute, il fallait se faire massacrer,vous rendait fous… J’avais vu bien des cadavres la veille,entraînés par la Partha ; mais alors c’était encore plusterrible ; tous ces malheureux se débattaient avec des crisdéchirants, ils s’accrochaient les uns aux autres ; la rivièreen était pleine : – on ne voyait que des bras et des têtesgrouiller à sa surface.

En ce moment, le capitaine Vidal, unhomme calme et qui par sa figure et son coup d’œil nous avaitretenus dans le devoir, – en ce moment, le capitaine lui-même parutdécouragé ; il remit son sabre dans le fourreau en riant d’unair étrange, et dit :

« Allons… c’estfini !… »

Et comme je lui posais la main sur lebras, il me regarda avec une grande douceur :

« Que veux-tu, mon enfant ? medemanda-t-il.

– Capitaine, lui répondis-je – car cettepensée me revenait alors –, j’ai passé quatre mois à l’hôpital deLeipzig, je me suis baigné dans l’Elster, et je connais un endroitoù l’on a pied.

– Où cela ?

– À dix minutes au-dessus dupont. »

Aussitôt il tira son sabre en criantd’une voix de tonnerre :

« Enfants, suivez-moi, et toi,marche devant. »

Tout le bataillon, qui ne comptait plusque deux cents hommes, se mit en marche ; une centained’autres, qui nous voyaient partir d’un pas ferme, se mirent avecnous sans savoir où nous allions. Les Autrichiens étaient déjà surla terrasse de l’avenue ; plus bas s’étendaient les jardinsséparés par des haies jusqu’à l’Elster. Je reconnus ce chemin, queZimmer et moi nous avions parcouru en juillet, quand tout celan’était qu’un bouquet de fleurs. Des coups de fusil partaient surnous, mais nous n’y répondions plus. J’entrai le premier dans larivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les autres deux à deux.L’eau nous arrivait jusqu’aux épaules, parce qu’elle était grossiepar les pluies d’automne ; malgré cela, nous passâmesheureusement, il n’y eut personne de noyé. Nous avions encorepresque tous nos fusils en arrivant sur l’autre rive, et nousprîmes tout droit à travers champs. Plus loin nous trouvâmes lepetit pont de bois qui mène à Schleissig, et de là nous tournâmesvers Lindenau.

Nous étions tous silencieux, de temps entemps nous regardions au loin, de l’autre côté de l’Elster, labataille qui continuait dans les rues de Leipzig. Longtemps lesclameurs furieuses et le rebondissement sourd de la canonnade nousarrivèrent ; ce n’est que vers deux heures, lorsque nousdécouvrîmes l’immense file de troupes, de canons et de bagages quis’étendait à perte de vue sur la route d’Erfurt, que ces bruits seconfondirent pour nous avec le roulement des voitures.

Chapitre 21

 

J’ai raconté jusqu’à présent les grandeschoses de la guerre : des batailles glorieuses pour la France,malgré nos fautes et nos malheurs. Quand on a combattu seul contretous les peuples de l’Europe – toujours un contre deux etquelquefois contre trois –, et qu’on a fini par succomber, non sousle courage des autres, ni sous leur génie, mais sous la trahison etle nombre, on aurait tort de rougir d’une pareille défaite, et lesvainqueurs auraient encore plus tort d’en être fiers. Ce n’est pasle nombre qui fait la grandeur d’un peuple ni d’une armée, c’est savertu. Je pense cela dans la sincérité de mon âme, et je crois queles hommes de cœur, les hommes sensés de tous les pays du mondepenseront comme moi.

Mais il faut maintenant que je raconteles misères de la retraite, et voilà ce qui me paraît le pluspénible.

On dit que la confiance donne la force,et c’est vrai surtout pour les Français. Tant qu’ils marchent enavant, tant qu’ils espèrent la victoire, ils sont unis comme lesdoigts de la main, la volonté des chefs est la loi de tous ;ils sentent qu’on ne peut réussir que par la discipline. Maisaussitôt qu’ils sont forcés de reculer, chacun n’a plus deconfiance qu’en soi-même, et l’on ne connaît plus le commandement.Alors ces hommes si fiers – ces hommes qui s’avançaient gaiement àl’ennemi pour combattre –, s’en vont les uns à droite, lesautres à gauche, tantôt seuls, tantôt en troupeaux. Et ceux quitremblaient à leur approche s’enhardissent ; ils avancentd’abord avec crainte, ensuite, voyant qu’il ne leur arrive rien,ils deviennent insolents. Ils fondent sur les traînards à trois ouquatre pour les enlever, comme on voit les corbeaux, en hiver,tomber sur un pauvre cheval abattu, qu’ils n’auraient pas oséregarder d’une demi-lieue lorsqu’il marchait encore.

J’ai vu ces choses… J’ai vu demisérables Cosaques – de véritables mendiants, avec de vieillesguenilles pendues aux reins, un vieux bonnet de peau râpé tiré surles oreilles, des gueux qui ne s’étaient jamais fait la barbe ettout remplis de vermine, assis sur de vieilles biques maigres, sansselle, le pied dans une corde en guise d’étrier, un vieux pistoletrouillé pour arme à feu, un clou de latte au bout d’une perche pourlance –, j’ai vu des gueux pareils, qui ressemblaient à de vieuxjuifs jaunes et décrépits, arrêter des dix, quinze, vingt soldats,et les emmener comme des moutons !

Et les paysans, ces grands flandrins quitremblaient quelques mois auparavant comme des lièvres, lorsqu’onles regardait de travers… eh bien, je les ai vus traiter d’un aird’arrogance de vieux soldats, des cuirassiers, des canonniers, desdragons d’Espagne, des gens qui les auraient renversés d’un coup depoing ; je les ai vus soutenir qu’ils n’avaient pas de pain àvendre, lorsqu’on sentait l’odeur du four dans tous les environs,et qu’ils n’avaient ni vin, ni bière, ni rien, lorsqu’on entendaitles pots tinter à droite et à gauche comme les cloches de leursvillages. Et l’on n’osait pas les secouer, on n’osait pas lesmettre à la raison, ces gueux qui riaient de nous voir battre enretraite, parce qu’on n’était plus en nombre, parce que chacunmarchait pour soi, qu’on ne reconnaissait plus de chefs et qu’onn’avait plus de discipline.

Et puis la faim, la misère, lesfatigues, la maladie, tout vous accablait à la fois ; le cielétait gris, il ne finissait plus de pleuvoir, le vent d’automnevous glaçait. Comment de pauvres conscrits encore sans moustaches,et tellement décharnés qu’on aurait vu le jour entre leurs côtescomme à travers une lanterne, comment ces pauvres êtrespouvaient-ils résister à tant de misères ? ils périssaient parmilliers ; on ne voyait que cela sur les chemins. La terriblemaladie qu’on appelait le typhus nous suivait à lapiste : les uns disent que c’est une sorte de peste, engendréepar les morts qu’on n’enterre pas assez profondément ; lesautres, que cela vient des souffrances trop grandes qui dépassentles forces humaines ; je n’en sais rien, mais les villagesd’Alsace et de Lorraine, où nous avons apporté le typhus, s’ensouviendront toujours : sur cent malades dix ou douze au plusrevenaient !

Enfin, puisqu’il faut continuer cette tristehistoire, le soir du 19 nous allâmes bivaquer à Lutzen où lesrégiments se reformèrent comme ils purent. Le lendemain, de bonneheure, en marchant sur Weissenfelds, il fallut tirailler contre lesWestphaliens, qui nous suivirent jusqu’au village d’Eglaystadt. Le22, nous bivaquions sur les glacis d’Erfurt, où l’on nous donna dessouliers neufs et des effets d’habillement. Cinq ou six compagniesdébandées se réunirent à notre bataillon ; c’étaient presquetous des conscrits qui n’avaient plus que le souffle. Nos habitsneufs et nos souliers nous allaient comme des guérites, mais celane nous empêchait pas de sentir la bonne chaleur de ceshabits : nous croyions revivre.

Il fallut repartir le 22, et les jourssuivants nous passâmes près de Gotha, de Teitlèbe, d’Eisenach, deSalmunster. Les Cosaques nous observaient du haut de leursbiques ; quelques hussards leur donnaient la chasse, ils sesauvaient comme des voleurs et revenaient aussitôt après.

Beaucoup de nos camarades avaient la mauvaisehabitude de marauder le soir pendant que nous étions au bivac, ilsattrapaient souvent quelque chose ; mais il en manquaittoujours à l’appel le lendemain, et les sentinelles eurent laconsigne de tirer sur ceux qui s’écartaient.

Moi, j’avais les fièvres depuis notre départde Leipzig ; elles allaient en augmentant et je grelottaisjour et nuit. J’étais devenu si faible, que je pouvais à peine melever le matin pour me remettre en route. Zébédé me regardait d’unair triste, et me disait quelquefois :

« Courage, Joseph, courage ! nousreviendrons tout de même au pays. »

Ces paroles me ranimaient ; je sentaiscomme un feu me monter à la figure.

« Oui, oui, nous reviendrons au pays,disais-je ; il faut que je revoie le pays !… »

Et je pleurais. Zébédé portait mon sac ;quand j’étais trop fatigué, il me disait :

« Soutiens-toi sur mon bras… Nousapprochons chaque jour maintenant, Joseph… Une quinzaine d’étapes,qu’est-ce que c’est ? »

Il me remontait le cœur ; mais je n’avaisplus la force de porter mon fusil, il me paraissait lourd comme duplomb. Je ne pouvais plus manger, et mes genoux tremblaient ;malgré cela, je ne désespérais pas encore, je me disais enmoi-même : « Ce n’est rien… Quand tu verras le clocher dePhalsbourg, tes fièvres passeront. Tu auras un bon air, Catherinete soignera… Tout ira bien… vous vous marierez ensemble. »

J’en voyais d’autres comme moi qui restaienten route, mais j’étais bien loin de me trouver aussi maladequ’eux.

J’avais toujours bonne confiance, lorsqu’àtrois lieues de Fulde, sur la route de Salmunster, pendant unehalte, on apprit que cinquante mille Bavarois venaient se mettre entravers de notre retraite, et qu’ils étaient postés dans de grandesforêts où nous devions passer. Cette nouvelle me porta le derniercoup, parce que je ne me sentais plus la force d’avancer, nid’ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et que toutes mespeines pour venir de si loin étaient perdues.

Je fis pourtant encore un effort lorsqu’onnous ordonna de marcher, et j’essayai de me lever.

« Allons, Joseph, me disait Zébédé,voyons… du courage !… »

Mais je ne pouvais pas, et je me mis àsangloter en criant :

« Je ne peux pas !

– Lève-toi, faisait-il.

– Je ne peux pas… mon Dieu… je ne peuxpas ! »

Je me cramponnais à son bras… des larmescoulaient le long de son grand nez… Il essaya de me porter, mais ilétait aussi trop faible. Alors je le retins en luicriant :

« Zébédé, ne m’abandonnepas ! »

Le capitaine Vidal s’approcha, et me regardantavec tristesse :

« Allons, mon garçon, dit-il, lesvoitures de l’ambulance vont passer dans une demi-heure… on teprendra. »

Mais je savais bien ce que cela voulait dire,et j’attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer. Je lui dis àl’oreille :

« Écoute, tu embrasseras Catherine pourmoi… tu me le promets !… Tu lui diras que je suis mort enl’embrassant et que tu lui portes ce baiser d’adieu !

– Oui… fit-il en sanglotant tout bas, oui… jelui dirai !… – Ô mon pauvre Joseph ! »

Je ne pouvais plus le lâcher ; il me posalui-même à terre et s’en alla bien vite sans tourner la tête. Lacolonne s’éloignait… je la regardai longtemps, comme on regarde ladernière espérance de vie qui s’en va… Les traînards du bataillonentrèrent dans un pli de terrain… Alors je fermai les yeux, etseulement une heure après, ou même plus longtemps je me réveillaiau bruit du canon, et je vis une division de la garde passer sur laroute au pas accéléré, avec des fourgons et de l’artillerie. Surles fourgons, j’apercevais quelques malades et je criais :

« Prenez-moi !…Prenez-moi !… »

Mais personne ne faisait attention à mes cris…on passait toujours… et le bruit de la canonnade augmentait. Plusde dix mille hommes passèrent ainsi, de la cavalerie et del’infanterie ; je n’avais plus la force d’appeler.

Enfin la queue de tout ce monde arriva ;je regardai les sacs et les shakos s’éloigner jusqu’à la descente,puis disparaître, et j’allais me coucher pour toujours, lorsquej’entendis encore un grand bruit sur la route. C’étaient cinq ousix pièces qui galopaient, attelées de solides chevaux – lescanonniers à droite et à gauche, le sabre à la main – ;derrière venaient les caissons. Je n’avais pas plus d’espérancedans ceux-ci que dans les autres, et je regardais pourtant, quand,à côté d’une de ces pièces, je vis s’avancer un grand maigre, roux,décoré, un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer, mon vieuxcamarade de Leipzig. Il passait sans me voir, mais alors de toutesmes forces, je m’écriai :

« Christian !…Christian !… »

Et malgré le bruit des canons il s’arrêta, seretourna et m’aperçut au pied d’un arbre ; il ouvrait degrands yeux.

« Christian, m’écriai-je, aie pitié demoi ! »

Alors il revint, me regarda etpâlit :

« Comment, c’est toi, mon bonJoseph ! » fit-il en sautant à bas de son cheval.

Il me prit dans ses bras comme un enfant, encriant aux hommes qui menaient le dernier fourgon :

« Halte !… arrêtez ! »

Et, m’embrassant, il me plaça dans ce fourgon,la tête sur un sac. Je vis aussi qu’il étendait un gros manteau decavalerie sur mes jambes et sur mes pieds, en disant :

« Allons… en route… Ça chauffelà-bas ! »

C’est tout ce que je me rappelle, car,aussitôt après, je perdis tout sentiment. Il me semble bien avoirentendu depuis comme un roulement d’orage, des cris, descommandements, et même avoir vu défiler dans le ciel la cime degrands sapins au milieu de la nuit ; mais tout cela pour moin’est qu’un rêve. Ce qu’il y a de sûr, c’est que derrièreSalmunster, dans les bois de Hanau, fut livrée ce jour-là unegrande bataille contre les Bavarois, et qu’on leur passa sur leventre.

Chapitre 22

 

Le 14 janvier 1814, deux mois et demi après labataille de Hanau, je m’éveillai dans un bon lit, au fond d’unepetite chambre bien chaude ; et, regardant les poutres duplafond au-dessus de moi, puis les petites fenêtres, où le givreétendait ses gerbes blanches, je me dis : « C’estl’hiver ! » – En même temps, j’entendais comme un bruitde canon qui tonne, et le pétillement du feu sur un âtre. Au boutde quelques instants, m’étant retourné, je vis une jeune femme pâleassise près de l’âtre, les mains croisées sur les genoux, et jereconnus Catherine. Je reconnus aussi la chambre où je venaispasser de si beaux dimanches, avant de partir pour la guerre. Lebruit du canon seul, qui revenait de minute en minute, me faisaitpeur de rêver encore.

Et longtemps je regardai Catherine, qui meparaissait bien belle ; je pensais : « Où donc estla tante Grédel ? Comment suis-je revenu au pays ? Est-ceque Catherine et moi nous sommes mariés ? Mon Dieu !pourvu que ceci ne soit pas un rêve ! »

À la fin, prenant courage, j’appelai toutdoucement : « Catherine ! » Alors elle,tournant la tête, s’écria :

« Joseph… tu me reconnais ?

– Oui », lui dis-je en étendant lamain.

Elle s’approcha toute tremblante, et jel’embrassai longtemps. Nous sanglotions ensemble.

Et, comme le canon se remettait à gronder,tout à coup cela me serra le cœur.

« Qu’est-ce que j’entends,Catherine ? demandai-je.

– C’est le canon de Phalsbourg, fit-elle enm’embrassant plus fort.

– Le canon ?

– Oui, la ville est assiégée.

– Phalsbourg ?… Les ennemis sont enFrance !… »

Je ne pus dire un mot de plus… Ainsi, tant desouffrances, tant de larmes, deux millions d’hommes sacrifiés surles champs de bataille, tout cela n’avait abouti qu’à faire envahirnotre patrie !… Durant plus d’une heure, malgré la joie quej’éprouvais de tenir dans mes bras celle que j’aimais, cette penséeaffreuse ne me quitta pas une seconde, et même aujourd’hui, toutvieux et tout blanc que je suis, elle me revient encore avecamertume… Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards, et ilest bon que les jeunes le sachent : nous avons vu l’Allemand,le Russe, le Suédois, l’Espagnol, l’Anglais, maîtres de la France,tenir garnison dans nos villes, prendre dans nos forteresses ce quileur convenait, insulter nos soldats, changer notre drapeau et separtager non seulement nos conquêtes depuis 1804, mais encorecelles de la République : – C’était payer cher dix ans degloire !

Mais ne parlons pas de ces choses, l’avenirles jugera : il dira qu’après Lutzen et Bautzen, les ennemisoffraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande,toute la rive gauche du Rhin jusqu’à Bâle, avec la Savoie et leroyaume d’Italie, et que l’Empereur a refusé d’accepter cesconditions – qui étaient pourtant très belles –, parce qu’ilmettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de laFrance !

Pour en revenir à mon histoire, quinze joursaprès la bataille de Hanau, des milliers de charrettes couvertes deblessés et de malades s’étaient mises à défiler sur la route deStrasbourg à Nancy. Elles s’étendaient d’une seule file du fond del’Alsace en Lorraine.

La tante Grédel et Catherine, à leur porte,regardaient s’écouler ce convoi funèbre ; leurs pensées, jen’ai pas besoin de les dire ! Plus de douze cents charrettesétaient passées, je n’étais dans aucune. Des milliers de pères etde mères, accourus de vingt lieues à la ronde, regardaient ainsi lelong de la route… Combien retournèrent chez eux sans avoir trouvéleur enfant !

Le troisième jour, Catherine me reconnut dansune de ces voitures à panier du côté de Mayence, au milieu deplusieurs autres misérables comme moi, les joues creuses, la peaucollée sur les os et mourant de faim.

« C’est lui… c’est Joseph ! »criait-elle de loin.

Mais personne ne voulait le croire ; ilfallut que la tante Grédel me regardât longtemps pour dire :« Oui, c’est lui !… Qu’on le sorte de là ; c’estnotre Joseph ! »

Elle me fit transporter dans leur maison, etme veilla jour et nuit. Je ne voulais que de l’eau, je criaistoujours : « De l’eau ! de l’eau ! »Personne au village ne croyait que j’en reviendrais ; pourtantle bonheur de respirer l’air du pays et de revoir ceux que j’aimaisme sauva.

C’est environ six mois après, le 8 juillet1814, que nous fûmes mariés, Catherine et moi. M. Goulden, quinous aimait comme ses enfants, m’avait mis de moitié dans soncommerce ; nous vivions tous ensemble dans le même nid ;enfin nous étions les plus heureux du monde.

Alors les guerres étaient finies, les alliésretournaient chez eux d’étape en étape, l’Empereur était parti pourl’île d’Elbe, et le roi Louis XVIII nous avait donné des libertésraisonnables. C’était encore une fois le bon temps de la jeunesse,le temps de l’amour, le temps du travail et de la paix. On pouvaitespérer en l’avenir, on pouvait croire que chacun, avec de laconduite et de l’économie, arriverait à se faire une position, àgagner l’estime des honnêtes gens, et à bien élever sa famille,sans crainte d’être repris par la conscription sept et même huitans après avoir gagné.

M. Goulden, qui n’était pas trop contentde voir revenir les anciens rois et les anciens nobles, pensaitpourtant que ces gens avaient assez souffert dans les paysétrangers pour comprendre qu’ils n’étaient pas seuls au monde etrespecter nos droits ; il pensait aussi que l’EmpereurNapoléon aurait le bon sens de se tenir tranquille… mais il setrompait : – les Bourbons étaient revenus avec leurs vieillesidées, et l’Empereur n’attendait que le moment de prendre sarevanche.

Tout cela devait nous amener encore bien desmisères, et je vous les raconterais avec plaisir si cette histoirene me paraissait assez longue pour une fois. Nous en resterons doncici jusqu’à nouvel ordre. Si des gens raisonnables me disent quej’ai bien fait d’écrire ma campagne de 1813, que cela peut éclairerla jeunesse sur les vanités de la gloire militaire, et lui montrerqu’on n’est jamais plus heureux que par la paix, la liberté et letravail, eh bien, alors je reprendrai la suite de ces événements etje vous raconterai Waterloo !

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