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Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

d’ Erckmann-Chatrian
Histoire d’un homme du peuple
I

 

Lorsque mon père, Nicolas Clavel, bûcheron à Saint-Jean-des-Choux, sur la côte de Saverne, mourut au mois de juin 1837, j’avais neuf ans. Notre voisine, la veuve Rochard, me prit chez elle quinze jours ou trois semaines, et personne ne savait ce que j’allais devenir. La mère Rochard ne pouvait pas me garder ; elle disait que nos meubles, notre lit et le reste ne payeraient pas les cierges de l’enterrement, et que mon père aurait bien fait de m’emmener avec lui.

En entendant cela, j’étais effrayé ; je pensais :

« Mon Dieu ! qui est-ce qui voudra me prendre ? »

Durant ces trois semaines, nous cherchions des myrtilles et des fraises au bois, pour les vendre en ville, et je pouvais bien en ramasser cinq ou six chopines par jour ; mais la saison des myrtilles passe vite, la saison des faînes arrive bien plus tard, en automne, et je n’avais pas encore la force de porter des fagots.

Souvent l’idée me venait que j’aurais été bienheureux de mourir.

À la fin de ces trois semaines, un matin quenous étions sur notre porte, la mère Rochard me dit :

– Tiens, voilà ton cousin Guerlot, lemarchand de poisson ; qu’est-ce qu’il vient donc faire dans cepays ?

Et je vis un gros homme trapu, la figuregrasse et grêlée, le nez rond, un grand chapeau plat sur les yeuxet des guêtres à ses jambes courtes, qui venait.

– Bonjour, monsieur Guerlot, lui dit lamère Rochard.

Mais il passa sans répondre, et poussa laporte de la maison de mon père, en criant :

– Personne ?

Ensuite il ouvrit les volets, et presqueaussitôt une grande femme rousse, en habit des dimanches, le nezlong et la figure rouge, entra derrière lui dans la maison. La mèreRochard me dit :

– C’est ta cousine Hoquart, elle vendaussi du poisson ; s’ils trouvent quelque chose à pêcher chezvous, ils seront malins.

Et de minute en minute d’autresarrivaient : M. le juge de paix Dolomieu, de Saverne, sonsecrétaire, M. Latouche, des cousins et des tantes, tous bienhabillés ; et seulement à la fin notre maire, M. Binder, avecson grand tricorne et son gilet rouge. Comme il passait, la mèreRochard lui demanda :

– Qu’est-ce que tous ces gens-là viennentdonc faire chez Nicolas Clavel, monsieur le maire ?

– C’est pour l’enfant, dit-il ens’arrêtant, et me regardant d’un air triste.

Et voyant que j’étais honteux à cause de mapauvre veste déchirée, de mon vieux pantalon, de mes pieds nus, ildit encore :

– Pauvre enfant !

Ensuite il entra. Quelques instants après, lamère Rochard me fit entrer aussi, pour voir ce qui se passait, etj’allai me mettre sous la cheminée près de l’âtre.

Tous ces gens étaient assis autour de notrevieille table, sur les bancs, se disputant entre eux, reprochant àmon père et à mère de s’être mariés, de n’avoir rien amassé,d’avoir été des fainéants, et d’autres choses pareilles que jesavais bien être fausses, puisque mon pauvre père était mort à lapeine. Tantôt l’un, tantôt l’autre se mettait à crier ;personne ne voulait me prendre. M. le juge de paix, un homme grave,le front haut, les écoutait ; et de temps en temps, quand ilscriaient trop, il les reprenait en leur disant : – que jen’étais pas cause de ce malheur… ; que les reproches contremon père et ma mère ne servaient à rien… ; qu’on devait toutpardonner aux malheureux, quand même ils auraient eu destorts… ; qu’il fallait surtout songer aux enfants, etc. ;– mais la fureur chaque fois devenait plus grande. Moi, sous lacheminée, je ne disais rien, j’étais comme un mort. Aucun de ceuxqui criaient ne me regardait.

– Il faut pourtant s’entendre, dit à lafin M. le juge de paix. Voyons… Cet enfant ne peut pas rester à lacharge de la commune… Vous êtes tous des gens riches… aisés… Ceserait une honte pour la famille. Monsieur Guerlot, parlez.

Alors le gros marchand de poisson se levafurieux, et dit :

– Je nourris mes enfants, c’est bienassez !

– Et moi je dis la même chose, cria lagrande femme rousse. Je nourris mes enfants ; les autres ne meregardent pas.

Et tous se levaient, en criant que c’était uneabomination de leur faire perdre une journée pour des choses qui neles regardaient pas. Le juge de paix était tout pâle. Il ditencore :

– Cet enfant vous regarde pourtant plusque la commune, je pense ; c’est votre sang ! S’il étaitriche, vous seriez ses héritiers, et je crois que vous nel’oublieriez pas.

– Riche, lui ! criait le marchand depoisson, ha ! ha ! ha !

Moi, voyant cela, j’avais fini parsangloter ; et, comme le juge de paix se levait, je sortis enfondant en larmes. J’allai m’asseoir dehors, sur le petit banc, àla porte. Les cousins et les cousines sortaient aussi d’un air dene pas me voir. Mon cousin Guerlot soufflait dans ses joues, ens’allongeant les bretelles sous sa capote avec les pouces, etdisait :

– Il fait chaud… une belle journée !Hé ! commère Hoquart ?

– Quoi ?

– On pêche l’étang de Zelleraprès-demain ; est-ce que nous serons de moitié ?

Ils s’en allaient tous à la file, le juge depaix, le greffier, le maire, les cousins, les cousines ; et lamère Rochard disait :

– Te voilà bien maintenant… Personne nete veut !

Je ne pouvais plus reprendre haleine, à forcede pleurer. Et pendant que j’étais là, la figure toute mouillée,j’entendais les parents s’en aller, et quelqu’un venir par en haut,en descendant la ruelle des Vergers au milieu du grandbourdonnement des arbres et de la chaleur.

– Hé ! bonjour, mère Balais, s’écriala mère Rochard. Vous venez donc tous les ans acheter noscerises ?

– Hé ! dit cette personne, mais oui.Je ne fais pas les cerises, j’en vends ; il faut que je lesachète pour les vendre.

– Sans doute. Et sur les arbres on lescueille plus fraîches.

Je ne regardais pas, j’étais dans ladésolation. Comme cette personne s’était arrêtée, je l’entendisdemander :

– Pourquoi donc est-ce que cet enfantpleure ?

Et tout de suite la mère Rochard se mit à luiraconter que mon père était mort, que nous n’avions rien, que lesparents ne voulaient pas de moi et que j’allais rester à la chargede la commune. Alors je sentis la main de cette personne me passerdans les cheveux lentement, pendant qu’elle me disait commeattendrie :

– Allons ! regarde un peu… que je tevoie.

Je levai la tête. C’était une grande femmemaigre, déjà vieille, le nez assez gros, avec une grande bouche etdes dents encore blanches. Elle avait de grandes boucles d’oreillesen anneaux, un mouchoir de soie jaune autour de la tête, et unpanier de cerises sous le bras. Elle me regardait en me passanttoujours sa longue main dans les cheveux, et disait :

– Comment, ils ne veulent pas delui ? Mais c’est un brun superbe… Ils ne veulent pas delui ?

– Non, répondait la mère Rochard.

– Ils sont donc fous ?

– Non, mais ils ne veulent pas de cettecharge.

– Une charge ?… un garçonpareil ! Tu n’as rien ? Tu n’es pas bossu ?… Tu n’espas boiteux ?

Elle me tournait et me retournait, ets’écriait comme étonnée :

– Il n’a rien du tout !

Ensuite elle me disait :

– Est-ce que tu as besoin de pleurer,nigaud ? Oh ! les gueux… ils ne veulent pas d’un enfantpareil ?

Notre maire, qui revenait après avoirreconduit M. le juge de paix au bas du village, ditaussi :

– Bonjour, madame Balais.

Et elle, se tournant, s’écria :

– Est-ce que c’est vrai qu’on ne veut pasde ce garçon ?

– Mon Dieu ! oui, c’est vrai,répondit le maire ; il reste à la charge de la commune.

– Eh bien ! moi, je le prends.

– Vous le prenez ? dit le maire enouvrant de grands yeux.

– Oui, je le prends à mon compte, si lacommune veut, bien entendu.

– Oh ! la commune ne demande pasmieux.

En entendant cela, la vie me revenait. Jeglorifiais en quelque sorte le Seigneur, pendant que cette damem’essuyait la figure et me demandait :

– Tu as mangé ?

La mère Rochard répondit que nous avions mangénotre soupe aux pommes de terre le matin.

Alors elle sortit de sa poche un morceau depain blanc qu’elle me donna, et dit :

– Prends aussi des cerises dans monpanier, et allons-nous-en.

– Attendez que je lui donne son paquet,s’écria la mère Rochard, en courant chercher dans un mouchoir messouliers et mes habits des dimanches. – Voilà ! je n’ai plusrien à toi, dit-elle en me donnant le paquet.

Et nous partîmes.

– Ah ! l’on ne voulait pas detoi ! disait la dame ; faut-il qu’on trouve des gensbêtes dans le monde ? Ça fait suer, parole d’honneur ! çafait suer. Comment t’appelles-tu ?

– Je m’appelle Jean-Pierre Clavel,madame.

– Eh bien ! Jean-Pierre, je tegarde, et bien contente encore de t’avoir. Prends-moi la main.

Elle était très grande, et je marchais prèsd’elle, la main en l’air.

Devant le petit bouchon de la Pomme depin, au bout du village, stationnait la charrette ducharbonnier Élie, sa petite bique rousse devant, à l’ombredu hangar, et dans la charrette se trouvaient trois grands paniersde cerises.

Le vieux Élie, avec son large feutre noir etsa petite veste de toile, regardait du haut de l’escalier endehors ; il s’écria :

– Est-ce que nous partons, madameBalais ?

– Oui, tout de suite. Attendez que jeprenne un verre de vin, et mettez l’enfant sur la charrette.

– Mais c’est le petit de NicolasClavel ?

– Justement ! il est maintenant àmoi.

L’aubergiste Bastien, ses deux filles et unhussard regardaient à la fenêtre du bouchon. Mme Balais,en montant l’escalier, racontait que je pleurais comme un pauvrecaniche abandonné par ses gueux de maîtres, et qu’elle me prenait.En même temps elle disait, toute réjouie :

– Regardez-le ! On l’aurait faitexprès, avec ses cheveux bruns frisés, qu’on ne l’aurait pas vouluautrement. Allons, dépêchez-vous d’atteler, Élie, et mettezl’enfant avec les cerises.

Le hussard, les deux filles et le père Bastiencriaient :

– À la bonne heure, madame Balais !c’est bien… ça vous portera bonheur.

Elle, sans répondre, entra vider sa chopine devin. Ensuite elle sortit en criant :

– En route !

Et nous commençâmes à descendre la côte, moisur la charrette, – ce qui ne m’était jamais arrivé, – Élie devant,tenant sa vieille biquepar la bride, et MmeBalais derrière, qui me disait à chaque instant :

– Mange des cerises, ne te gênepas ; mais prends garde d’avaler trop de noyaux.

Qu’on se figure ma joie et mon attendrissementd’être sauvé ! J’en étais dans l’étonnement. Et, du haut de macharrette, qui descendait pas à pas le chemin creux bordé de houx,je regardais Saverne au fond de la vallée, avec sa vieille églisecarrée, sa grande rue, ses vieux toits pointus, – où montent desétages de lucarnes en forme d’éteignoirs, – la place et lafontaine : tout cela blanc de soleil.

Cent fois j’avais vu ces choses de laRochecreuse, mais alors je ne songeais qu’à garder les vaches, àréunir les chèvres au milieu des bruyères. À cette heure, jepensais :

« Tu vas demeurer en ville, dans l’ombredes rues ! »

Près de la belle fontaine entourée d’aunes etde grands saules pleureurs, au bord de la route, la biqueÉlie reprit haleine un instant. Mme Balais but une bonnegorgée d’eau, en se penchant au goulot. Il faisait une grandechaleur et l’on aurait voulu rester là jusqu’au soir. Mais nousrepartîmes ensuite lentement, à l’ombre des peupliers, jusqu’àl’entrée de Saverne.

En voyant de loin la jolie maison couverted’ardoises bleues, – un petit balcon et des volets verts autour, –qui s’avance à la montée, je pensais qu’un prince demeurait là poursûr.

Nous entrâmes donc en ville sur les troisheures, en remontant la grande rue ; et, vers le milieu, plusloin que la place du Marché, nous en prîmes une autre à droite, lapetite rue des Deux-Clefs, où le soleil descendait entre lescheminées, le long des balcons vermoulus et des murs décrépits. Lamère Balais disait en riant :

– Nous arrivons, Jean-Pierre.

Moi, j’ouvrais de grands yeux, n’ayant jamaisrien vu de pareil. Bientôt la charrette s’arrêta devant une vieillemaison étroite, la fenêtre en bas, – plus large que haute, – garniede petites vitres rondes et d’écheveaux de chanvre pendus àl’intérieur.

C’était la maison d’un tisserand. Une femme detrente-cinq à quarante ans, les cheveux bruns roulés en boucles surles joues, les yeux bleus et le nez un peu relevé, nous regardaitde la petite allée noire.

– Hé ! c’est vous, madameBalais ? s’écria-t-elle.

– Oui, madame Dubourg, répondit la mèreBalais ; et je vous amène encore quelqu’un… mon petitJean-Pierre, que vous ne connaissez pas. Regardez un peu ce pauvrebichon.

Elle me prenait dans ses mains, etm’embrassait en me posant à terre.

Ensuite nous entrâmes dans une petite chambregrise, où le vieux métier, le fourneau de fonte, la table, et lesécheveaux pendus à des perches au plafond, encombraient tous lescoins. Avec les corbeilles de bobines, le vieux fauteuil àcrémaillère, et l’horloge au fond, dans son étui de noyer, on nesavait pas comment se retourner. Mais c’était encore bien plus beauque notre pauvre baraque de Saint-Jean-des-Choux ; c’étaitmagnifique, des écheveaux de chanvre et des rouleaux de toile,quand on n’avait vu que nos quatre murs et notre bûcher derrière,presque toujours vide. Oui, cela me paraissait une granderichesse.

Mme Balais racontait comment ellem’avait pris. L’autre dame ne disait rien, elle me regardait. Jem’étais mis contre le mur, sans oser lever les yeux. Comme la mèreBalais venait de sortir pour aider le voiturier à décharger lescerises, cette dame s’écria :

– Dubourg, arrive donc !

Et je vis entrer par une porte à droite,couverte d’écheveaux, un petit homme maigre et pâle, la tête déjàgrisonnante, et l’air bon, avec une jolie petite fille toute rose,les yeux éveillés, qui mangeait une grosse tartine de fromageblanc.

– Tiens, regarde ce que la mère Balaisnous ramène de Saint-Jean-des-Choux, dit la dame ; sesparents, les Hoquart et les Guerlot ne voulaient pas de lui, ellel’a pris à sa charge.

– Cette mère Balais est une brave femme,répondit l’homme attendri.

– Oui, mais se mettre une charge pareillesur le dos !

– Mon Dieu ! fit l’homme, elle estseule… l’enfant l’aimera.

– Mais il n’a rien ! s’écria lafemme, – qui venait d’ouvrir mon petit paquet sur ses genoux, etqui regardait ma pauvre petite veste des dimanches, ma chemise etmes souliers, – il n’a rien du tout ! On ne saura passeulement où le coucher.

– Hé ! s’écria la mère Balais, enrentrant et posant au bord du métier son dernier panier de cerises,ne vous inquiétez donc pas tant, madame Madeleine. J’ai mon oncle,le chanoine d’Espagne, vous savez bien… celui de quatre-vingt-dixans et demi, et qui ne peut tarder de passer l’arme à gauche… Jevais attraper son héritage… Ça m’aidera pour élever le petit.

Elle riait ; Mme Dubourg, lafemme du tisserand, était devenue toute rouge.

– Oh ! dit-elle, votre oncled’Espagne…

– Hé ! pourquoi est-ce que jen’aurais pas un oncle ? répondit la mère Balais. Vous avezbien une tante, vous, une tante à Saint-Witt. Et quand les deuxenfants seront grands, nous les marierons ensemble, avec les deuxhéritages de l’oncle et de la tante. N’est-ce pas, monsieurAntoine ?

Alors le petit homme dit en riant :

– Oui, madame Balais, oui, vous avezraison, l’héritage de votre oncle est aussi sûr que celui de notretante Jacqueline. Mais vous avez bien fait de recueillir cetenfant… C’est bien !

– Et je ne m’en repens pas, dit la mèreBalais. Je ne suis pas embarrassée de lui. J’ai là-haut un vieiluniforme de mon pauvre défunt, nous lui taillerons un habitlà-dedans. Et près de ma chambre, j’ai le petit fruitier, pourmettre son lit. Nous trouverons bien un matelas, une couverture,c’est la moindre des choses ; le petit va dormir comme undieu. – Allons, embrassez-vous, fit-elle en m’amenant la petitefille, qui me regardait sans rien dire, ses beaux yeux bleus toutgrands ouverts, et qui m’embrassa de bon cœur, en me barbouillantle nez.

Tout le monde riait, et je reprenais courage.Mme Rivel, la femme du vitrier qui demeurait au second,passait dans l’allée ; on l’appela. C’était une toute petitefemme, avec un gros bonnet piqué, le fichu croisé sur la poitrineet la petite croix d’or au cou.

La mère Balais voulut aussi lui raconter monhistoire ; deux ou trois voisins, appuyés sur la fenêtreouverte, écoutaient ; et ce qui s’élevait de malédictionscontre les Hoquart et les Guerlot n’est pas à dire : on lestraitait de gueux, on leur prédisait la misère. MmeMadeleine avait aussi fini par s’apaiser.

– Puisque c’est comme cela, tout ce queje demande, disait-elle, c’est qu’il ne fasse pas trop de bruitdans la maison. Mais les garçons…

– Bah ! répondait le père Antoine,quand le métier marche, on n’entend rien. Il faut aussi que lesenfants s’amusent, et la petite ne sera pas fâchée d’avoir uncamarade.

Finalement, la mère Balais reprit son paniersur sa tête et me dit :

– Arrive, Jean-Pierre. En attendantl’héritage, nous allons toujours faire une bonne soupe aux choux,et puis nous verrons pour le coucher.

Elle entra dans l’allée, et je repris sa main,bien content de la suivre.

II

 

Nous avions trois étages à monter : lepremier était aux Dubourg, le deuxième aux Rivel, et le troisième,sous les tuiles, à nous. C’était tout gris, tout vermoulu ;les petites fenêtres de l’escalier regardaient dans la cour, oùpassait une vieille galerie, sur laquelle les Dubourg faisaientsécher leur linge. C’est là qu’il fallait entendre, en automne,pleurer et batailler les chats pendant la nuit ; on ne pouvaitpresque pas s’endormir.

Au-dessus se trouvait encore le colombier,avec son toit pointu et ses grands clous rouillés autour de lalucarne, pour arrêter les fouines. Mais les ardoises tombaient dejour en jour, et les pigeons n’y venaient plus depuislongtemps.

Voilà ce que je voyais en grimpant chez nous.La mère Balais, qui me donnait la main dans le petit escaliersombre, disait :

– Tiens-toi droit ! efface tesépaules ! ne marche pas en dedans ! Je te dis que tuseras un bel homme ; mais il faut avoir du cœur, il ne fautpas pleurer.

Elle ouvrit en haut une porte qui se fermaitau loquet, et nous entrâmes dans une grande chambre blanchie à lachaux, avec deux fenêtres en guérite sur la rue, un petit fourneaude fonte au milieu, – le tuyau en zigzag, – et une grande table dechêne au fond, où la mère Balais hachait sa ciboule, ses oignons,son persil et ses autres légumes pour faire la cuisine.

Au-dessus de la table, sur deux planches,étaient les assiettes peintes, la soupière ronde, et deux ou troisbouteilles avec des verres ; dans un tiroir se trouvaient lescuillers et les fourchettes en étain ; dans un autre, lachandelle, les allumettes, le briquet ; au-dessous, la grossecruche à eau.

Avec le grand lit à rideaux jaunes dans unenfoncement, la grande caisse couverte de tapisserie au pied du litet trois chaises, cela faisait tout notre bien.

Contre le mur du pignon, au-dessus de latable, le portrait de M. Balais, ancien capitaine au 37ede ligne, le grand chapeau à cornes et ses deux glands d’or entravers des épaules, les yeux gris clair, les moustaches jaunes etles joues brunes, avait l’air de vous regarder en entrant. C’étaitun homme superbe, avec sa tête toute droite dans son haut colletbleu ; la mère Balais disait quelquefois :

– C’est Balais, mon défunt, mort au champd’honneur le 21 juin 1813, à la retraite de Vittoria, dansl’arrière-garde.

Alors elle serrait les lèvres et continuait àfaire son ménage, toute pensive, sans parler durant des heures.

À gauche de la grande chambre s’ouvrait lefruitier, qui n’était que le grenier de la maison ; seslucarnes restaient ouvertes en été ; mais, quand la neigecommençait à tomber, sur la fin de novembre, on les fermait avec dela paille. Les fruits, en bon ordre, montaient sur trois rangées delattes, et la bonne odeur se répandait partout.

À droite se trouvait encore un cabinet, lafenêtre sur le toit de la cour. Dans ce cabinet, j’ai dormi desannées ; il n’avait pas plus de huit pieds de large sur dix àdouze de long ; mais il y faisait bien bon, à cause de lagrande cheminée appliquée contre, où passait toute la chaleur de lamaison. Jamais l’eau n’y gelait dans ma cruche en plein hiver.

Combien de fois depuis, songeant à cela, je mesuis écrié :

« Jean-Pierre, tu ne trouveras plus dechambre pareille ! »

J’aime autant vous raconter ces choses tout desuite, pour vous faire comprendre ma surprise de trouver un si beaulogement.

Les paniers de cerises étaient tous rangés àterre, Mme Balais commença par les porter dans lefruitier ; ensuite elle revint avec une belle tête de chou,des poireaux et quelques grosses pommes de terre, qu’elle déposasur la table d’un air de bonne humeur. Elle sortit du tiroir lepain, le sel, le poivre, avec un morceau de lard ; et comme jevoyais d’avance ce qu’elle voulait faire, je pris aussitôt lahachette pour tailler du petit bois. Elle me regardait en souriant,et disait :

– Tu es un brave enfant, Jean-Pierre.Nous allons être heureux ensemble.

Elle battit le briquet, et c’est moi qui fisle feu, pendant qu’elle épluchait la tête de chou et qu’elle pelaitles pommes de terre.

– Oui, disait-elle, tes parents sont desgueux ! Mais je suis sûre que tes père et mère étaient debraves gens.

Ces paroles me forcèrent encore une fois depleurer. Alors elle se tut. Et, l’eau sur le feu, les légumesdedans, elle ouvrit ma chambre et sortit un matelas de son proprelit, pour faire le mien ; elle prit une couverture piquée etdes draps blancs dans la grande caisse, et m’arrangea toutproprement, en disant :

– Tu seras très bien.

Je la regardais dans le ravissement. La nuitvenait. Cela fait, vers les sept heures et demie, elle coupa lepain et servit la soupe dans deux grosses assiettes creuses,peintes de fleurs rouges et bleues, que je crois voir encore, ens’écriant joyeusement :

– Allons, Jean-Pierre, assieds-toi etdis-moi si notre soupe est bonne.

– Oh ! oui, lui dis-je, rien qu’àl’odeur elle est bien bonne, madame Balais.

– Appelle-moi mère Balais, dit-elle,j’aime mieux ça. Et maintenant souffle, petit, et courage.

Nous mangeâmes ; jamais je n’avais goûtéd’aussi bonne soupe. La mère Balais m’en donna de nouveau deuxgrosses cuillerées, et me voyant si content elle disait enriant :

– Tu vas devenir gras comme un chanoinede l’Estramadure.

Ensuite, j’eus encore du lard avec une bonnetranche de pain ; de sorte que mon âme bénissait le Seigneurd’avoir empêché les Hoquart et les Guerlot de me prendre ; carces gens avares m’auraient fait garder les vaches et manger despommes de terre à l’eau jusqu’à la fin de mes jours. Je le disais àla mère Balais, qui riait de bon cœur et me donnait raison.

Il faisait nuit, la chandelle brillait sur latable. Mme Balais, ayant levé les couverts, se mit àvisiter sa grande caisse, en rangeant sur le lit tous les vieuxhabits et les chemises qui lui restaient de son défunt. Moi, assissur la pierre du petit fourneau, les genoux plies entre les mains,je la regardais avec un grand attendrissement, pensant que l’espritde mon père était en elle pour me sauver. Elle disait de temps entemps :

– Ceci peut encore servir ; ça nousverrons.

Ensuite elle s’écriait :

– Tu ne parles pas, Jean-Pierre.Qu’est-ce que tu penses ?

– Je pense que je suis bien heureux.

– Eh bien ! disait-elle, ça fait quenous sommes heureux tous les deux. Nous n’avons pas besoin desGuerlot, ni des Dubourg, ni de personne. Nous en avons vu biend’autres en Allemagne, en Pologne et en Espagne… Voilà que Balaisnous porte encore secours… Vois-tu, Jean-Pierre, là-bas, comme ilnous regarde ?

Ayant tourné la tête, je crus qu’il nousregardait, et cela me fit peur ; je me rappelai les prières duvillage, que je récitai en moi-même.

Finalement, sur les dix heures, la mère Balaiss’écria :

– Tout va bien… Allons, arrive, tu doisavoir sommeil.

– Oui, mère Balais.

– Tant mieux ! je peux t’en direautant pour mon compte.

Nous entrâmes dans ma petite chambre ;elle posa la chandelle à terre et me fit coucher, en me relevant latête avec un oreiller. Ensuite, me tirant la grande couverture àfleurs jusqu’au menton :

– Dors bien, dit-elle, il ne faut pas tegêner. Tu n’es pas plus bête que beaucoup d’autres qui ne se gênentjamais. Allons !…

Puis elle s’en alla.

J’aurais bien voulu penser à mon grandbonheur ; mais j’avais si sommeil et j’étais si bien, que jem’endormis tout de suite.

III

 

Jamais je n’ai mieux dormi que cette nuit-là.Quel bonheur de savoir qu’on a trouvé son nid. Ce sont des chosesqui vous reviennent même au milieu du sommeil, et qui vous aident àbien dormir.

Au petit jour, comme le soleil commençait àgrisonner la fenêtre, je m’éveillai doucement. On entendait lebruit du métier dans la vieille maison ; le père AntoineDubourg faisait déjà courir sa navette entre les fils, et ce bruit,je devais l’entendre dix ans ! Le tic-tac du vieux métierm’est toujours resté dans l’oreille et même au fond du cœur.

Comme j’écoutais, voilà que la mère Balais selève dans sa chambre. Elle bat le briquet, elle ouvre sa fenêtrepour renouveler l’air ; elle allume du feu dans son petitpoêle et met ses gros sabots, pour aller chercher notre lait chezMme Stark, la laitière du coin. Je l’entends descendre,et je pense :

« Qu’est-ce qu’elle vafaire ? »

Dehors, dans la cour, un coq chantait comme àSaint-Jean-des-Choux ; des charrettes passaient dans la rue,la ville s’éveillait. Quelques instants après, les sabotsremontèrent : la mère Balais rentre, elle prépare son café,elle met le lait au feu ; puis la porte s’ouvre toutdoucement, et la bonne femme, qui ne m’entendait pas remuer,regarde ; elle me voit les yeux ouverts comme un lièvre, et medit :

– Ah ! ah ! voyez-vous… il faitla grasse matinée !… Oh ! ces hommes, ça ne pense qu’à sedorloter… c’est dans le sang !… Allons, Jean-Pierre, allons,un peu de courage !

Je m’étais levé bien vite, et j’avais déjàtiré ma culotte. Enfin, elle me fit asseoir sur ses genoux, pourm’aider à mettre mes souliers, et puis, me passant sa grande maindans les cheveux en souriant, elle dit :

– Conduis-toi bien et tu seras beau… oui…tu seras beau… Mais il ne faudra pas être trop fier. Va maintenantte laver à la pompe en bas ; lave-toi la figure, le cou, lesmains… La propreté est la première qualité d’un homme. Il ne fautpas avoir peur de gâter l’eau, Jean-Pierre, elle est faite pourcela.

– Oui, mère Balais, lui répondis-je endescendant le vieil escalier tout roide.

Elle, en haut, penchée sur la rampe, avec songrand mouchoir jaune autour de la tête et ses boucles d’oreilles enargent, me criait :

– Prends garde de tomber ! prendsgarde !

Ensuite elle rentra dans sa chambre. J’aperçusau bas de l’escalier l’entrée de la cour, à gauche au fond del’allée, et la petite cuisine des Dubourg ouverte à droite ;le feu brillait sur l’âtre, éclairant les casseroles et les plats.Mme Madeleine s’y trouvait ; je me dépêchai de luidire :

– Bonjour, madame Madeleine.

Et de courir à la pompe, où je me lavai bien.Il faisait déjà chaud, le soleil arrivait dans la cour comme aufond d’un puits. Sur la balustrade de la galerie, un gros chat grisfaisait semblant de dormir au soleil, les poings sous le ventre,pendant que les moineaux, en l’air, s’égosillaient et bataillaientdans les chéneaux.

Je regardais et j’écoutais ces chosesnouvelles, en me séchant près de l’auge, quand la petite AnnetteDubourg, du fond de l’allée, se mit à crier :

– Jean-Pierre, te voilà !

– Oui, lui dis-je, me voilà.

Nous étions tout joyeux, et nous riionsensemble ; mais Mme Madeleine cria de lacuisine :

– Annette… Annette… ne fais donc pas lafolle… laisse Jean-Pierre tranquille !

Alors je remontai bien vite. La mère Balais,en me voyant bien propre, bien frais, fut contente.

– C’est comme cela qu’on doit être,dit-elle. Maintenant prenons le café, et puis nous irons à lahalle.

Les tasses étaient déjà sur la table. Pour lapremière fois de ma vie je pris le café au lait, ce que je trouvaitrès bon, et même meilleur que la soupe. Ensuite il fallut balayerles chambres, laver nos écuelles et mettre tout en ordre.

Vers sept heures, nous descendîmes. La mèreBalais portait un de nos paniers de cerises sur sa tête, et moi labalance et les poids dans une corbeille. C’est ainsi que noussortîmes. Il faisait beau temps.

En remontant la grande rue, le bonnetier,l’épicier et les autres marchands, en bras de chemise sur la portede leurs boutiques, qu’ils venaient d’ouvrir, nous regardaientpasser. Le bruit s’était déjà répandu que la mère Balais avait prisà son compte un enfant de Saint-Jean-des-Choux, et plus d’une nepouvait le croire. Deux ou trois connaissances du marché, lalaitière Stark, la marchande de sabots, lui demandaient :

– Est-ce vrai que cet enfant est àvous ?

– Oui, c’est vrai, disait-elle en riant.C’est rare, à mon âge, d’avoir un enfant qui mange de la soupe envenant au monde. Ça me rend glorieuse.

Et les gens riaient. Nous arrivâmes bientôtsur la place de l’ancien palais des évêques de Saverne. Nous avionslà notre baraque en planches, près de cinq ou six autres, – où l’onvendait de la viande fumée, de la bonneterie et de la poterie, –sous les acacias. Le soleil nous réjouissait la vue, et nous étionsassis à l’ombre, le panier de cerises devant nous. Les servantes,les hussards, venaient acheter de nos cerises, à trois sous lalivre ; et les enfants venaient aussi nous en demander pourdeux liards.

Ces choses m’étonnaient, ne les ayant jamaisvues. Deux ou trois fois la mère Balais me dit de sortir sur laplace, pour faire connaissance avec des camarades. À la fin jesortis, et tout de suite les autres m’entourèrent, en medemandant :

– D’où est-ce que tu viens ?

Je leur répondais comme je pouvais.Finalement, un grand roux, le fils du serrurier Materne, me tira lachemise du pantalon par derrière, pour faire rire les gens, et,dans le même instant, j’entendis la mère Balais me crier deloin :

– Tombe dessus, Jean-Pierre !

Alors j’empoignai ce grand Materne, méchantcomme un âne rouge, et du premier coup je le roulai par terre. Lamère Balais criait :

– Courage, Jean-Pierre !… Donne-luison compte !… Ah ! le gueux !

Les autres virent en ce jour que j’étais fort,c’est pourquoi tous en ville disaient :

– Le garçon de la mère Balais estfort ! Il est de Saint-Jean-des-Choux ; il a gardé leschèvres et les vaches ; il est très fort !

Et j’avais de la considération partout. Legrand Materne et son frère Jérôme m’en voulaient beaucoup, mais ilsn’osaient rien en dire. La mère Balais paraissait toutejoyeuse :

– C’est bien, disait-elle, je suiscontente ! Il ne faut jamais attaquer personne ; mais ilne faut pas non plus se laisser manquer ; c’est à ça qu’onreconnaît les hommes. Celui qui se laisse manquer n’a pas decœur.

Elle se réjouissait. Vers cinq heures, ayantvendu nos cerises, nous rentrâmes à la maison faire notre cuisine,souper et dormir.

Ces choses se renouvelaient de la sorte tousles jours. Tantôt nous avions du soleil, tantôt de la pluie. Aprèsles cerises, la mère Balais vendit des petites poires, après lespoires, des prunes, etc. Elle ne voulait pas toujours m’avoir danssa baraque, au contraire, elle me disait :

– Va courir ! On ne reste pas assisà ton âge, comme des ermites qui récitent le chapelet, en attendantque les perdrix leur tombent dans le bec ; on court, on va, onvient, on se remue. Il faut ça pour grandir et prendre de la force.Va t’amuser !

Naturellement je ne demandais pas mieux, etdans la première quinzaine je connaissais déjà les Materne, lesGourdier, les Poulet, les Robichon, enfin tous les bons sujets dela ville ; car de sept heures du matin à six heures du soir,on avait le temps de courir les rues, Dieu merci ! de regarderle tourneur, le forgeron, le rémouleur, le ferblantier, lemenuisier ; on avait le temps de rouler dans les écuries, dansles granges, dans les greniers à foin et le long des haies, degrappiller des framboises et des mûres.

Et les batailles allaient toujours leurtrain ! Tous les soirs, en rentrant, j’entendaisMme Dubourg crier du fond de l’allée :

– Hé ! il profite, Jean-Pierre.Regardez ses coudes… regardez ses genoux… regardez son nez…regardez ses oreilles… ça va bien !

Je ne répondais pas, et je me dépêchais demonter. Mais quand par hasard la mère Balais se trouvait là, cesparoles la fâchaient.

– Madame Dubourg, disait-elle, je l’aimemieux comme cela déchiré, que s’il se laissait battre. Dieumerci ! les caniches qui se sauvent quand on tape dessus nemanquent pas ; c’est la commodité des cloutiers et destourne-broches ; mais j’aime mieux ceux qui montrent lesdents, et qui mordent quand on les attaque. Que voulez-vous ?chacun son goût. Les peureux m’ennuient ; ça me retourne lesang. Et puis, madame Madeleine, chacun doit se mêler de ce qui leregarde.

Alors elle me prenait la main, et nousmontions tout glorieux. Au-dessus, le vieux vitrier Rivel, sa portetoujours ouverte sur l’escalier dans les temps chauds, ses grossesbesicles de cuivre jaune sur le nez, et ses vitres qui grinçaientsur la table, ne disait jamais rien, ni sa petite femme non plus,qui cousait du matin au soir. Et quand en passant nous leursouhaitions le bonsoir ou le bonjour, tous deux penchaient la têteen silence.

Ces gens paisibles n’avaient jamais de disputeavec personne ; ils ressemblaient en quelque sorte à leursdeux pots de réséda, qui fleurissaient au bord de leur petitefenêtre, dans l’ombre de la cour. Jamais un mot plus haut quel’autre. Quelquefois seulement la femme appelait leur chat dansl’escalier, le soir ; car ils ne pouvaient pas se coucher sansavoir fait rentrer leur chat dans la chambre.

Tout allait donc très bien, puisque la mèreBalais était contente ; mais, au bout de six semaines ou deuxmois, un soir que j’avais livré bataille contre les deux Materneensemble, derrière le cimetière des Juifs, et qu’ils m’avaienttellement roulé dans les orties que ma figure, mes mains et mêmemes jambes, sous mon pantalon, en étaient rouges comme desécrevisses, la mère Balais, qui me regardait tristement, dit tout àcoup pendant le souper :

– Aujourd’hui, Jean-Pierre, nous n’avonspas remporté la victoire ; les autres ont emmené les canons,et nous avons eu de la peine à sauver les drapeaux.

Alors je fus tout fâché d’entendre ces choses,et je répondis :

– Ils se sont mis à deux contremoi !

– Justement, c’est la manière deskaiserliks, dit-elle, ils sont toujours deux ou trois contre un.Mais ce qui me fait plaisir, c’est que tu ne te plains jamais, tusupportes tout très bien. Que voulez-vous ? À la guerre commeà la guerre : on gagne, on perd, on se rattrape, on avance, onrecule. – Tu ne te plains pas !… c’est comme Balais, il ne seplaignait jamais des atouts ; même le jour de sa mort, il meregardait comme pour dire : – Ce n’est rien… nous enreviendrons ! – Voilà ce qui s’appelle un homme… Il aurait pudevenir prince, duc et roi tout comme un autre ; ce n’est pasle courage qui lui manquait, ni la bonne volonté non plus. Mais iln’avait pas une belle écriture, et il ne connaissait pas les quatrerègles ; sans ça, Dieu sait ce que nous serions ! Jeserais peut-être Mme la duchesse de Balais, ou quelquechose dans ce genre… Malheureusement, ce pauvre Balais ne savaitpas les quatre règles ! Enfin, que peut-on y faire ? Maisau moins je veux que cela ne t’arrive pas plus tard, et que tuconnaisses tout ; je veux te voir dans les états-majors, tum’entends ?

– Oui, mère Balais.

– Je veux que tu commences tout desuite ; et demain je te mènerai chez M. Vassereau, quit’apprendra toute son école. Après ça, tu pourras choisir dans lesétats celui qui te plaira le plus. On gagne sa vie de toutes lesfaçons, les uns en dansant sur la corde, les autres en vendant descerises et des poires comme nous, les autres en rétamant descasseroles, ou bien en se faisant tirer des coups de fusil pour leroi de Prusse, – qui ne veut que des nobles dans les grades de sonarmée, de sorte que le courage, le bon sens et l’instruction neservent à rien pour passer officier. Oui, Jean-Pierre, on gagne savie de cinquante manières, j’ai vu ça ! Mais le plus commode,c’est de s’asseoir dans un bon fauteuil rembourré, en habit noir,avec une cravate blanche et un jabot, comme j’en ai rencontréplusieurs, et de faire des grâces aux gens qui viennent voussaluer, le chapeau jusqu’à terre, en disant : – Monsieurl’ambassadeur… monsieur le préfet… monsieur le ministre, etc. –C’est très commode, mais il faut savoir les quatre règles et avoirune belle main. Nous irons donc chez M. Vassereau, Jean-Pierre.C’est entendu, fit-elle en se levant, demain, nous irons de bonneheure, et s’il faut payer trente sous par mois, ça m’est égal.

Ayant parlé de la sorte, nous allâmes nouscoucher, et jusqu’à minuit, je ne fis que rêver à l’école, au pèreVassereau, aux quatre règles, et à tout ce que la mère Balaism’avait dit.

IV

 

Le lendemain, de grand matin, la mère Balaiss’habilla d’une manière tout à fait magnifique. Quand je sortis dema chambre sur les sept heures, je la vis avec une grande robechamarrée de fleurs vertes ; elle s’était fait deux grossesboucles sur les oreilles avec ses cheveux gris touffus, elle avaitun gros bonnet blanc, et cela lui donnait une figure trèsrespectable.

– Assieds-toi, Jean-Pierre, dit-elle, etdéjeunons. Nous partons dans une demi-heure.

Elle me fit mettre ensuite une chemiseblanche, mes souliers neufs et ma veste de velours ; elleouvrit son grand coffre et en tira un châle très beau qu’elles’arrangea sur les épaules devant notre petit miroir ; lesfranges traînaient presque à terre, au bas de la robe. Et quandtout fut prêt, elle me dit de venir.

Je n’avais jamais vu d’école àSaint-Jean-des-Choux, cela me rendait inquiet : mais commeMme Balais descendait devant moi, j’étais bien forcé dela suivre.

En bas, dans la petite allée sombre,Mme Dubourg, se penchant à la porte de sa cuisine, nousregarda sortir tout étonnée. Dehors, la mère Balais me prit par lamain et me dit :

– Tu commenceras par ôter ton bonnet enentrant.

Et nous descendîmes la petite rue desTrois-Quilles derrière le jardin de M. le juge de paix, puis celledu Fossé-des-Tanneurs. Tout à coup, en face d’une vieille maisonqui faisait le coin de deux rues, j’entendis une foule de voixcrier ensemble : B-A BA ! – B-E BE ! – B-I BI !ainsi de suite. Les vitres de la vieille maison entremblaient ; et parmi ces voix d’enfants, une autre voixterrible se mit à crier :

– Materne !… Attends ! je melève !

C’était M. Vassereau qui prévenaitMaterne.

Nous arrivions à l’école. Rien que d’entendrecette voix, un frisson me grimpait le long du dos. En même temps,nous entrions dans une petite cour, où quelques enfantsrattachaient leurs bretelles, et la mère Balais medisait :

– Arrive !

Elle s’avançait dans une allée sombre àgauche, où je la suivis. Au bout de l’allée se trouvait une porte,avec un petit carreau dans le milieu ; c’est là qu’onentendait chanter B-A BA ! au milieu d’un grandbourdonnement.

La mère Balais ouvrit la porte. Aussitôt toutse tut, et je vis la grande salle : les rangées de tablestoutes jaunes et tachées d’encre autour, les bancs où des quantitésd’enfants en sabots, en souliers, et même pieds nus, s’usaient lesculottes depuis des années ; les exemples pendues à desficelles le long des fenêtres ; le grand fourneau de fonte àdroite, derrière la porte ; le tableau noir contre le mur, aufond du même côté ; et la chaire à gauche, entre deuxfenêtres, où M. Vassereau, son bonnet de soie noire tiré sur lanuque, était assis, le grand martinet replié sur le pupitre. Ilétait là, grave, la main bien posée, les deux doigts bien tendus,en train d’écrire un exemple.

Tout fourmillait d’enfants de six à douzeans ; les grands assis autour des tables, les petits sur troisrangées de bancs, en face de la chaire. Deux ou trois, debout,tendaient leur plume au maître d’école, en répétant d’une voixtraînante :

– En gros, s’il vous plaît, monsieurVassereau !

– En moyen, s’il vous plaît, monsieurVassereau !

Lui ne bougeait pas : il écrivait.

Je découvris ces choses d’un coup d’œil. Toutela salle s’était retournée pour voir qui venait d’entrer ;toutes ces figures grasses, joufflues, blondes, rousses, lescheveux ébouriffés, nous regardaient en se penchant. Comme lespetits bancs s’étaient tus d’un coup, M. Vassereau leva lesyeux ; il aperçut la mère Balais et moi sur la porte, et seleva, ramenant son bonnet de soie noire sur sa tête, comme poursaluer. On aurait alors entendu voler une mouche. La mère Balaisdit :

– Restez couvert, monsieur Vassereau.

Et tous deux, l’un en face de l’autre, semirent à causer de moi. Autant la mère Balais était grande etmagnifique, autant le père Vassereau, habillé d’une capote marronet d’un large gilet noir, paraissait grave et sévère ; ilportait encore l’ancienne culotte de ratine et les larges souliersà boucles d’argent. Il avait la figure ferme, un peu pâle, lementon large, le nez droit, bien fait, les yeux bruns, une rideentre les deux sourcils ; de sorte qu’avec son martinet sousle coude, tout cela ne lui donnait pas un air tendre, et que jepensais :

« Si c’est lui qui doit m’apprendre lesquatre règles, il faudra faire bien attention. »

Nous étions donc au milieu de la salle, ettoute l’école écoutait. M. Vassereau paraissait avoir un grandrespect pour Mme Balais, qui relevait fièrement la tête,et qui lui dit :

– Je vous amène ce garçon, monsieurVassereau ; c’est un enfant de Saint-Jean-des-Choux, – quej’ai pris, parce que des parents malhonnêtes l’avaient abandonné, –et que je veux faire bien élever. Vous aurez soin de lui… vous luimontrerez tout ce qu’un homme doit savoir… Je suis sûre qu’ilprofitera de vos leçons.

– S’il n’en profite pas, répondit le pèreVassereau en me jetant un regard de côté, ce sera de sa faute, carj’emploierai tous les moyens.

Et me regardant en face :

– Comment t’appelles-tu ? medit-il.

– Jean-Pierre, monsieur.

– Et ton père ?

– Mon père s’appelait Nicolas Clavel.

– Eh bien ! Clavel, qu’est-ce que tusais ? Est-ce que tu connais tes lettres ?

– Non, monsieur.

– Alors, assieds-toi là, sur le petitbanc. Gossard, tu lui prêteras ton Abc ; vous lirezensemble dans le même.

Pendant que cela se passait et que M.Vassereau me parlait de la sorte, cinq ou six grands, au lieu detravailler, riaient entre eux, et je vis quelque chose en ce momentqui m’affermit beaucoup dans mes bonnes résolutions. Le pèreVassereau, en entendant rire, avait tourné la tête, et il avait vule rouge Materne qui faisait des signes à Gourdier.

Alors, sans rien dire, il était allé lesecouer par l’oreille, qui s’allongeait et se raccourcissait. Iln’avait pas l’air fâché ; mais le fils Materne ouvrait labouche jusqu’au fond du gosier avec des yeux tout ronds, etsoupirait tellement qu’on l’entendait dans toute la salle, oùchacun se remit bien vite à travailler.

– Eh bien ! madame Balais, dit lepère Vassereau en revenant d’un air tranquille, vous pouvez comptersur moi ; ce garçon profitera de mes conseils, je réponds delui. – Clavel, va t’asseoir où je t’ai dit.

J’allai m’asseoir au bout du petit banc, enpensant :

– Oh ! oui, je profiterai… il fautque je profite !

– Allons, monsieur Vassereau, c’estentendu, dit la mère Balais. Pour le reste, ça me regarde.

Ils sortirent ensemble dans la petiteallée ; et, pendant qu’ils étaient dehors, tout le monde seretourna, riant, s’appelant, se jetant des boules de papier. Mais àpeine le pas lent de M. Vassereau commençait-il à revenir, qu’on sepencha sur les tables en faisant semblant d’écrire ou d’apprendresa leçon. Lui, jeta les yeux à droite et à gauche et se remit danssa chaire en disant :

– Commencez l’Abc. – Clavel, tuvas suivre sur l’Abcde Gossard.

Aussitôt on se mit à chanter ensemblel’Abc, et je suivis avec une grande attention, sans osermême regarder celui qui me montrait les lettres.

Le père Vassereau taillait les plumes. Detemps en temps, il faisait le tour de la salle, son martinet sousle bras, et regardait l’ouvrage des grands. Quand les lettresétaient mal formées, il les appelait ânes, et corrigeait lui-mêmeleurs fautes. Une demi-heure avant la fin de l’école, il serasseyait dans sa chaire et criait aux petits :

– Arrêtez !

Ensuite commençait la récitation desleçons :

« Qu’est-ce que la grammaire ? –Qu’est-ce que l’article ? – Qu’est-ce que leverbe ? », etc. – Il prenait aussi quelquefois les petitset leur demandait les lettres. Sur le coup de dix heures le matin,sur le coup de quatre heures le soir, le premier de la premièreclasse récitait la prière, et quand on l’entendait dire :« Ainsi soit-il ! » toute l’école dégringolait desbancs, et se sauvait, le sac au dos ou le cahier sous le bras, encriant et se réjouissant jusqu’à la maison.

Cent fois M. Vassereau nous avait défendu decrier, mais dehors on n’avait plus peur, et puis il faut bien queles enfants respirent.

Le premier jour, quand on se mit à réciter laprière et à sortir en disant : « Bonjour, monsieurVassereau ! » je fus si content d’être dehors, quej’arrivai chez nous d’un trait, et que je grimpai nos trois étages,en criant :

– C’est fini !

Le père Antoine Dubourg ne pouvait s’empêcherde rire ; et le vieux vitrier Rivel lui-même me regardaitmonter l’escalier avec ses grosses besicles, le nez en l’air, etdisait à sa femme :

– Tiens, Catherine, voilà le plus beautemps de la vie ; on ne pense pas au déjeuner, au dîner ;quand l’école est finie, on a gagné sa journée. Ce temps-là nereviendra plus.

La mère Balais était aussi bien contente.

V

 

Depuis ce jour, je connaissais l’école :je connaissais la manière de chanter en traînant B-A BA, d’observerles plus petits mouvements de M. Vassereau, et d’avoir l’air desuivre avec Gossard, en regardant voler les mouches.

Le matin, aussitôt l’école finie, j’allaistrouver la mère Balais dans notre baraque, sur la place ; elleme demandait presque toujours :

– Eh bien ! Jean-Pierre, çamarche ?

Et je répondais :

– Oui, mais c’est dur tout de même.

– Hé ! faisait-elle, tout est durdans ce monde. Si les pommes et les poires roulaient sur la granderoute, on ne planterait pas d’arbres ; si le pain venait dansvotre poche, on ne retournerait pas la terre, on ne sèmerait pas legrain, on ne demanderait pas la pluie et le soleil, on nefaucillerait pas, on ne mettrait pas en gerbes, on ne battrait pasen grange, on ne vannerait pas, on ne porterait pas les sacs aumoulin, on ne moudrait pas, on ne traînerait pas la farine chez leboulanger, on ne pétrirait pas, on ne ferait pas cuire ; ceserait bien commode, mais ça ne peut pas venir tout seul, il fautque les gens s’en mêlent. Tout ce qui pousse seul ne vaut rien,comme les chardons, les orties, les épines, et les herbestranchantes au fond des marais. Et plus on prend de peine, mieux çavaut ; comme pour la vigne au milieu des pierrailles, sur leshauteurs, où l’on porte du fumier dans des hottes ; c’estaussi bien dur, Jean-Pierre, mais le vin est aussi bien bon. Si tuvoyais, en Espagne, dans le midi de la France et le long du Rhin,comme on travaille au soleil pour avoir du vin, tu dirais :« C’est encore bien heureux de rester assis à l’ombre, etd’apprendre quelque chose qui nous profitera toujours ! »Maintenant je te fais retourner et ensemencer par le pèreVassereau, et plus tard qui est-ce qui coupera le grain ? quiest-ce qui aura du pain sur la planche ? c’est toi ! Jefais cela parce que tu me plais, mais il faut en profiter. Je nesuis peut-être pas là pour longtemps. Profite, profite !…

Ces choses m’attendrissaient, et je me donnaisde la peine ; j’aurais voulu tout savoir, pour réjouir la mèreBalais.

Il faut dire aussi que M. Vassereau n’étaitpas mécontent de moi, car au bout d’une semaine je connaissais meslettres, et même il disait tout haut :

– Regardez ce Clavel, un garçon deSaint-Jean-des-Choux, il connaît ses lettres dans une semaine, aulieu que ce grand âne rouge de Materne et ce pendard de Gourdier,depuis trois ans n’ont encore appris qu’à dénicher des merles et àdéterrer des carottes dans les jardins après la classe. Ah !les gueux… ah ! la mauvaise race !

Il se fâchait en parlant, et finissait partomber dessus, de sorte que l’école était remplie de cristerribles. M. Vassereau répétait sans cesse :

– Si vous êtes pendus un jour, on nepourra pas me faire de reproches ; car, Dieu merci ! jem’en donne de la peine pour vous redresser. J’use plus de martinetspour ces Gourdier et ces Materne, que pour tous les autresensemble ; et encore ça ne sert à rien, ils deviennent de pireen pire, et tous les jours on vient se plaindre près de moi, commesi c’était ma faute.

C’est vers ce temps que M. Vassereau me mitdans la troisième classe des grands, et qu’il me dit :

– Tu préviendras Mme Balais det’acheter une ardoise pour écrire en gros.

La mère Balais eut une véritable satisfactiond’apprendre que j’avançais.

– Je suis contente de toi, Jean-Pierre,me dit-elle ; tu me feras honneur.

Tous les gens de la maison, et MmeMadeleine elle-même, avaient fini par s’habituer à me voir ;on ne criait plus contre moi. La petite Annette venait à marencontre, quand je sortais de l’école, en disant :

– Voici notre Jean-Pierre !

J’aurais dû me trouver bien heureux, maisj’avais toujours le cœur gros d’être enfermé ; je ne pouvaispas m’habituer à rester assis deux heures de suite sans bouger.Ah ! la vie est une chose dure, et l’on n’arrive pas pour sonamusement dans ce monde.

Combien de fois, en classe, lorsque le tempsétait beau, que le soleil brillait entre les exemples pendues auxfenêtres ouvertes, et que de petites mouches dansaient en rond dansla belle lumière, combien de fois j’oubliais l’ardoise, l’exempleet les parafes, la vieille salle, les camarades et la grammaire,regardant ce beau jour les yeux tout grands ouverts, comme un chatqui rêve, et me représentant la côte de Saint-Jean-des-Choux :les hautes bruyères violettes et les genêts d’or où bourdonnaientles abeilles ; les chèvres grimpant à droite et à gauche dansles roches, allongeant leur long cou maigre et leur petite barbe,pour brouter un bouquet de chèvrefeuille dans le ciel pâle ;les bœufs couchés à l’ombre d’un vieux hêtre, les yeux à demifermés, mugissant lentement comme pour se plaindre de la chaleur.Et nos coups de fouet retentissant dans les échos deSaint-Witt ; notre petit feu de ronces déroulant sa fumée versles nuages ; la cendre blanche où rôtissaient nos pommes deterre ; puis les grands bois de sapins tout sombres,descendant au fond des vallées ; le bourdonnement de l’eau, lechant de la haute grive à la nuit, les coups de hache des bûcheronsdans le silence, ébranchant les arbres… Combien de fois… combien defois je me suis représenté ces choses !

Tout à coup une voix me criait :

– Clavel, qu’est-ce que turegardes ?

Et je frémissais, en me remettant bien vite àécrire.

Rarement M. Vassereau me frappait. Il faisaitune grande différence entre ses élèves, il ne s’indignait quecontre les incorrigibles. Je crois qu’il devinait mes pensées, etqu’il en avait de semblables, les jours de beau temps, pour sonvillage.

À ceux qui viennent du grand air, aux enfantsqui, durant des années, ont niché comme les oiseaux autour desbois, il faut du temps pour s’habituer à la cage, oui, il faut dutemps ! l’idée de la verdure leur revient toujours, et labonne odeur des feuilles, des prés, des eaux courantes, leur arrivepar-dessus les remparts.

Si nous n’avions pas eu les jeudis, je croisque je serais mort de chagrin ; car, malgré les bonnes soupesde la mère Balais, je maigrissais à vue d’œil. Heureusement, nousavions les jeudis. Demain nous irons au Haut-Barr, au Géroldseck, àla Roche-Plate. Nous irons cueillir des noisettes au fond deFiquet, nous courrons dans l’ombre des sapins, nous grimperons,nous crierons, nous ferons tout ce que nous voudrons.

Oh ! les jeudis… le Seigneur devrait bienen faire deux par semaine.

Les dimanches, il fallait aller à la messe etaux vêpres, la moitié de la journée était perdue.

Mais les jeudis nous partions de grand matin,et la mère Balais me disait d’avance :

– Demain, il faut que tu coures,Jean-Pierre, je ne veux pas te voir maigrir comme ça. Cette école,c’est bon… c’est très bon ; mais on ne peut pourtant pass’échiner à rester assis. Les enfants ont besoin d’air. Vacourir ! Baigne-toi, mais prends garde d’aller dans lesendroits dangereux. Avant de savoir bien nager, il faut se tenirsur les bords. Il n’y a que les bêtes qui se noient. Prendsgarde ! mais amuse-toi bien… Galope, grimpe ; la bonnesanté passe encore avant les quatre règles : c’est leprincipal.

Elle n’aurait pas eu besoin de me dire toutcela, car j’y pensais deux jours d’avance, et je m’en réjouissais.Nous étions trois : le petit Jean-Paul Latouche, le fils dugreffier, Emmanuel Dolomieu, le fils de notre juge de paix, et moi.Annette voulait nous suivre ; elle pleurait, ellem’embrassait ; mais Mme Madeleine ne voulaitpas ; et nous étions déjà bien loin dans la rue, à courir, quenous entendions encore ses grands cris et ses pleurs.

Emmanuel et Jean-Paul avaient toujoursquelques sous dans leur poche ; moi je n’avais qu’une croûtede pain, mais je trouvais plus de noisettes, plus de brimbelles,plus de tout, et nous partagions.

Notre première idée était toujours d’allernous baigner. Ah ! la rivière de la Zorne, derrière laRoche-Plate, avec ses trembles et ses hêtres, nous connaissaitbien, et je pourrais encore vous montrer le bon fond de sable, àdroite du vallon de la Cible.

Quel bonheur, mon Dieu ! d’arriver aubord de la roche nue ; de voir l’immense vallée au-dessous,pleine de forêts ; les grandes prairies en bas, la rivière quifrissonne sous les trembles ; le sentier creux qui descenddans le sable brûlant, entre les petites racines pendantes oùfilent des centaines de lézards, et de se mettre à galoper dans cesentier bordé de hautes bruyères sèches !

Quel bonheur d’entrer dans les pâturages aufond à perte de vue ; de bien regarder si l’on ne découvre pasun garde champêtre avec son chapeau noir et sa plaque d’étain surle bras, et d’avancer hardiment dans l’herbe jusqu’au cou, les unsderrière les autres, pour ne laisser qu’une petite trace !

Quel plaisir d’arriver au bord de la rivière,de mettre la main dedans en criant tout bas : « Elle estchaude ! » de jeter bien vite à terre sa petite blouse,d’ôter ses souliers, son pantalon, ses bas, en se cachant et riant,pendant que l’eau siffle et bouillonne sur les caillouxnoirs ; puis de se lancer à la file : un… deux… trois… etde descendre le courant comme des grenouilles, sous l’ombre quitremblote ; tandis que les demoiselles vertes vont en zigzaget font sonner leurs ailes sous la voûte de feuillage !

Ô le bon temps !

Comme on frissonne en se redressant dansl’écume, comme on se tape l’un à l’autre sur le dos, pour tuer lesgrosses mouches grises qui veulent vous piquer ; comme on estheureux d’aller, de venir, de se jeter des poignées d’eau ; etpuis d’écouter, d’avoir peur du garde ! – Comme onespionne !

Et bien plus tard, lorsque vos dents semettent à claquer et qu’on se dit : « J’ai la chair depoule… sortons ! » et qu’on s’assied dans le sablebrûlant, en grelottant, la figure toute bleue, comme on se senttout à coup bon appétit ; et, si l’on a eu soin d’emporter unecroûte de pain, comme on mord dedans de bon cœur ! Dieu duciel, il y a pourtant de beaux jours dans la vie !

Puis une fois rhabillés, quand on remonte dansle bois, tout frais, tout ragaillardis, en sifflant, et battant lesbuissons pour dénicher les touffes pâles des noisettes… Parlez-moid’une existence pareille ! Quand l’école ne serait faite quepour avoir des jeudis, je soutiendrais qu’elle est bonne et qu’ellemontre la sagesse du Seigneur.

Et les jours, les semaines, les mois sesuivaient ; après le dimanche et le jeudi, l’école ;après l’été, l’automne : la saison des poires et des pommesqu’on range dans le fruitier, la saison où les bois se dépouillent,où de grands coups de vent traînent les feuilles mortes dans lessentiers.

Alors les noisettes, les myrtilles, les faînessont passées. On croirait que tout va finir. – Et le froid, lespremières gelées blanches, l’hiver, les portes fermées, le vieuxmétier qui va son train, la pluie que le vent chasse dans notrebaraque sur la place : tout marche, les ennuis comptent commele reste.

L’hiver était donc venu, l’hiver avec ses grosflocons, ses longues pluies qui s’égouttent des toits durant dessemaines, l’hiver avec la chaufferette et les gros sabots fourrésde la mère Balais, avec les balayadesdu matin, lorsque lesfemmes, le jupon relevé, poussent la boue d’une porte à l’autre,que les pelotes de neige se croisent dans l’air, qu’on crie, qu’onbataille, qu’on a les oreilles rouges et les mains brûlantes. Unevitre tombe chez M. Reboc, l’avocat, ou chez M. Hilarius, leprésident… On se sauve… la servante sort… Personne n’a fait lecoup !

Ensuite les grands jeudis tout gris del’hiver, au coin du feu quand la flamme pétille, que la marmitechante, qu’on se réunit en bas chez les Dubourg, en filant ;que Mme Madeleine parle de la fortune de sa tanteJacqueline de Saint-Witt ; que la mère Balais racontel’histoire des écluses de la Hollande, où Balais avait des souliersen paille tressée, pendant qu’il gelait à pierre fendre !… etles rencontres de Torres-Vedras, de Badajoz, des Arapiles, où l’onsuait sang et eau.

Et les coups de vent, la nuit, quis’engouffrent dans la cour, en enlevant les ardoises ducolombier ! Alors on raccourcit ses jambes sous la couverture,on se tire l’édredon sur le nez, on écoute : la mère Balaistousse à côté, le coucou des Rivel, en bas, sonne une heure ;on se rendort lentement.

Oui, voilà l’hiver ! Il est bien long aupied des montagnes, et pourtant avec quel bonheur on se rappelle lecoin du feu, les bonnes figures empaquetées des voisins, lesmoufles tirées jusqu’aux coudes, les sabots remplis de peau delapin, et jusqu’au grand fourneau de l’école, lorsqu’on arrivait undes premiers, au petit jour, avant M. Vassereau, et qu’on seréchauffait en cercle, le petit sac au dos, pendant que la pluiecoulait à flots sur les vitres !

Comme on se dit plus tard : « Quanddonc ce bon temps reviendra-t-il ? quand serons-nous jeunesencore une fois ? »

Avec tout cela, j’avançais dans mes classes,et M. Vassereau m’avait choisi pour apprendre les répons de lamesse, avec trois ou quatre autres bons sujets. Il nous faisaitmettre à genoux au milieu de l’école, et nous répondions tousensemble ; l’un aidait l’autre. Il disait :

– Clavel, je te préviens que tu serasenfant de chœur ; tu prendras la chemise rouge et la toque deBlanchot, tu chanteras avec Georges Cloutier. Tu viendras tous lesdimanches.

Il me faisait chanter le solfège après dixheures, et cela me remplissait d’orgueil. Les Materne disaient queje flattais M. Vassereau ; Mme Madeleine me prenaiten considération ; le père Antoine me donnait deux liards pourpasser à l’offrande, et la mère Balais se réjouissait de ma bonneconduite.

Souvent M. Vassereau répétait en classe que jemarchais sur les traces de Robichon, capitaine au 27e deligne, – son meilleur élève, – et que je n’avais qu’àcontinuer.

VI

 

Cela dura trois ans. J’étais alors l’un despremiers de l’école ; je savais mon catéchisme, j’avais unebelle écriture, je connaissais un peu d’orthographe et les quatrerègles. Il était temps de faire ma première communion etd’apprendre un état.

La mère Balais me répétait souvent :

– De mon temps, Jean-Pierre, où lecourage et la chance faisaient tout, je t’aurais dit d’attendre tesdix-huit ans et de t’engager ; mais je vois bien aujourd’huice qui se passe : la vie militaire n’est plus rien ; ontraîne ses guêtres de garnison en garnison, on va quelques annéesen Afrique pour apprendre à boire de l’absinthe, et puis on revientdans les vétérans.

Emmanuel Dolomieu, le petit Jean-Paul etplusieurs autres de mes camarades étudiaient depuis quelques moisle latin au collège de Phalsbourg, pour devenir juges, avocats,notaires, officiers, etc.

M. Vassereau soutenait que j’avais plus demoyens qu’eux, et que c’était dommage de me laisser en route ;mais à quoi servent les moyens quand on est pauvre ? Il fautgagner sa vie !

Une grande tristesse m’entrait dans lecœur ; mais je ne voulais pas chagriner la mère Balais et jelui cachais mes peines, lorsque vers la fin du printemps il arrivaquelque chose d’extraordinaire que je n’oublierai jamais.

Ce matin, huit jours avant ma premièrecommunion, on savait déjà que je serais à la tête des autres, queje réciterais l’Acte de Foi, et que je ferais les répons.M. le curé Jacob lui-même était venu le dire à la maison, et lebruit en courait parmi toutes les bonnes femmes de la ville.

C’était un grand honneur pour nous, mais ladépense était aussi très grande. On parlait de cela tous les jours.Mme Madeleine, qui se mêlait de tout, comptait tant pourl’habit, tant pour le gilet et la cravate blanche, tant pour lepantalon, les souliers et le chapeau ; cela faisait une biengrosse somme, et la mère Balais disait :

– Eh bien ! il faudra faire un petiteffort. Jean-Pierre va maintenant apprendre un état ; c’est ledernier grand jour de sa jeunesse.

Annette, devenue plus grande,s’écriait :

– Puisqu’il est le premier, il doit êtreaussi le plus beau.

Moi qui commençais à comprendre la vie, je metaisais.

Et ce matin-là, comme on venait encore decauser en bas, dans la chambre des Dubourg, de cette grosseaffaire, pendant que la mère Balais était sortie, sur le coup dehuit heures, voilà que la porte s’ouvre, et qu’une grande femmerousse entre avec un panier sous le bras.

Il faisait obscur dans la petite chambre et jene reconnus pas d’abord cette femme. Ce n’est qu’au moment où,d’une voix criarde comme à la halle, elle se mit à dire :

– Bonjour la compagnie, bonjour ! Jeviens voir notre garçon ! que je reconnus MmeHocquart, ma cousine, celle qui m’avait repoussé trois ans avant àSaint-Jean-des-Choux, en disant que mon père était un gueux.

Elle regardait de tous les côtés. Je n’avaisplus une goutte de sang ; j’étais saisi.

– Eh bien ! cria-t-elle en mevoyant, eh bien ! Jean-Pierre, il paraît que tu te conduisbien ?… Ça nous fait plaisir à tous, à tous les parents, à cepauvre Guerlot : il en avait les larmes aux yeux… Et laPaesel… et le Kôniam !…

Je ne répondais pas, je me sentaisbouleversé.

– Asseyez-vous donc, madame Hocquart, ditMme Madeleine en avançant une chaise, asseyez-vous. MonDieu, oui ! on ne peut pas se plaindre. Mais voilà cettepremière communion… quelle dépense !

– Justement, s’écria la grande Hocquart,nous y avons pensé ! nous avons dit : « Cette bravemère Balais, elle ne peut pourtant pas tout faire ; c’estpourtant notre sang… c’est notre parent ! Alors,tenez… »

Elle leva la couverture de son panier et entira un habit neuf, une paire de souliers, un pantalon et ungilet.

Mme Madeleine et Annette poussaientdes cris d’admiration :

– Oh ! madame Hocquart !

– Oui, oui, nous pensons que ça lui irabien !

Et comme je restais sombre derrière la table,Mme Madeleine me dit :

– Mais avance donc, Jean-Pierre, viensdonc remercier ta cousine, cette bonne Mme Hocquart.

Alors je sentis quelque chose se retourner enmoi, quelque chose de terrible, et, sans y penser, jerépondis :

– Je ne veux pas !

– Comment, tu ne veux pas ?

– Non, je ne veux rien ; je ne veuxpas d’habits !

La mère Hocquart s’était redressée toutétonnée.

– Qu’est-ce qu’il a donc ? fit-ellede sa voix traînarde, qu’est-ce qu’il a donc, notreJean-Pierre ?

– Ah ! cria MmeMadeleine, il est fier ; la tête lui tourne à cause deshonneurs.

– Hé ! fit la marchande de poisson,c’est dans la famille, cette fierté-là ! Cette fierté-là,c’est ce qui fait les gens riches.

En ce moment, le bon père Antoine medit :

– Jean-Pierre, comment, tu ne remerciespas ta cousine ! Tu n’as donc pas de reconnaissance ?

Et comme il parlait, je ne pus m’empêcherd’éclater en sanglots. J’allai me mettre le front contre le mur, enfondant en larmes.

Tout le monde s’étonnait. Le père Antoine, selevant, vint près de moi :

– Qu’est-ce que tu as ? me dit-iltout bas.

– Rien.

– Tu n’as rien ?

– Non… je ne veux rien d’eux ! luidis-je au milieu de mes sanglots.

– Pourquoi ?

– Ils m’ont chassé ; ils ont dit quemon père et ma mère étaient des gueux !

Le père Antoine, en m’entendant parler ainsi,devint tout pâle ; et comme Mme Madeleinerecommençait ses reproches, pour la première fois il lui ditbrusquement :

– Tais-toi, Madeleine !tais-toi !

Il se promenait de long en large dans lachambre, la tête penchée. Mme Madeleine ne disait plusrien. Moi je restais le front au mur, les joues couvertes delarmes. La petite Annette, derrière moi, disait :

– Oh ! ils sont pourtant bien beaux,les habits… Regarde seulement, Jean-Pierre.

Et comme la mère Hocquart, poussant un éclatde rire aigre, rempaquetait les habits et s’écriait :« Tu n’en veux pas, garçon ? Oh ! il ne faut paspleurer pour ça…, bien d’autres en voudront. Ah ! c’est commeça que tu remercies les gens ! » comme elle disait cela,riant tout haut et refermant son panier, la porte se rouvrit, etj’entendis la mère Balais s’écrier :

– Eh bien, qu’est-ce qui se passe ?Pourquoi donc est-ce que Jean-Pierre pleure ?

– Hé ! répondit MmeMadeleine, figurez-vous qu’il ne veut pas accepter des habitsmagnifiques pour sa première communion, des habits que sa cousineHocquart apporte tout exprès de son village.

– Ah ! dit la mère Balais en seredressant ; pourquoi donc n’en veux-tu pas,Jean-Pierre ?

– C’est qu’il se rappelle qu’on a traitéson père de gueux à Saint-Jean-des-Choux, répondit brusquement lepère Antoine.

– Ah ! ah ! il se rappelle ça…Et c’est pour ça qu’il ne veut pas de leurs habits ! s’écriala brave femme. Eh bien ! il a raison… il montre du cœur.

Et regardant la mère Hocquart :

– Allez-vous-en, dit-elle, on s’est passéde vous jusqu’à présent, on s’en passera bien encore. C’est moi,Marie-Anne Balais, qui veux donner des habits à cet enfant.Allez-vous-en au diable, entendez-vous ?

La grande Hocquart voulait crier, mais la mèreBalais avait une voix bien autrement forte que la sienne, unevéritable voix de tempête qui couvrait tout, criant :

– Allez-vous-en, canaille !… vousavez renié votre sang… Vous méritez tous d’être pendus !…

En même temps, Rivel et sa femme, et deux outrois voisines attirées par le bruit, entraient ; de sorte quela marchande de poisson, voyant cela, n’eut que le temps dereprendre son panier et de se sauver, en disant d’un airdésolé :

– Ayez donc l’idée de faire le bien…c’est encourageant… c’est encourageant !

La mère Balais alors vint me toucherl’épaule :

– C’est moi, Jean-Pierre, qui te donneraides habits, me dit-elle.

– Oh ! m’écriai-je en l’embrassant,de vous… rien qu’une blouse… ce sera bien assez.

– Tu n’auras pas seulement une blouse,fit-elle attendrie, tu auras tout plus beau que les autres. Ne vousinquiétez donc pas tant, madame Madeleine, cet enfant a ducœur ; avec du cœur on fait son chemin.

Ainsi parla cette brave femme, que jeregarderai toujours comme ma mère. Et huit jours après, j’avais debeaux habits pour ma première communion, des habits un peu grands,pour servir longtemps. Toute la maison était dans la joie.

Ces choses lointaines me sont revenues tout àl’heure, et j’en ai pleuré ! – C’étaient les derniers beauxjours de l’école, maintenant une autre vie, d’autres soins allaientcommencer : la vie d’apprentissage, où l’on ne travaille passeulement pour soi, mais pour un maître, où l’on est forcé des’appliquer toujours et de songer à l’avenir.

VII

 

Deux ou trois jours après ma premièrecommunion, la mère Balais me demanda si j’aimais plus un métierqu’un autre. Nous étions justement à déjeuner. Je lui répondis quecelui qui me plaisait le plus, c’était l’état de menuisier, parceque rien ne me faisait plus plaisir à voir que de beaux meubles, degrandes commodes, des armoires bien polies, des cadres en vieuxnoyer, et d’autres objets pareils.

Cela lui plut.

– Je suis contente, me dit-elle, que tuchoisisses, car ceux qui prennent le premier métier venu montrentqu’ils n’ont d’idée pour aucun. Et quand on est décidé, – fit-elleen se levant, – autant partir tout de suite. Mets ton habit,Jean-Pierre, je vais te conduire chez le maître menuisier Nivoi,près de la fontaine. Tu ne pourrais jamais être en meilleuresmains. Nivoi connaît la menuiserie mieux que pas un autre de laville. C’est un homme de bon sens ; il a fait son tour deFrance, il est même resté cinq ou six ans à Paris. Je suis sûre quepour me faire plaisir, il te recevra d’emblée.

Je connaissais le père Nivoi depuis longtemps,avec sa veste de drap gris à larges poches carrées, où setrouvaient d’un côté le mètre et le tire-ligne, et de l’autre lagrande tabatière en carton. Sa figure franche, ouverte, ses petitsyeux malins me plaisaient. Je n’aurais pas choisi d’autre maître,et je m’habillai bien vite, pendant que la mère Balais mettait sonchâle.

Nous sortîmes quelques instants après, sansautres réflexions, et nous arrivâmes bientôt chez M. Nivoi, quipossédait une petite auberge à côté de son atelier, en face dumagasin de bois et de la fontaine.

L’auberge avait pour enseigne deux chopes debière mousseuse ; elle était toujours pleine de hussards, quichantaient pendant que la scie et le rabot allaient en cadence.

Nous entrâmes dans l’atelier vers neuf heures.M. Nivoi, en train de tracer de grandes lignes à la craie rouge surune planche, fut tout étonné de nous voir.

– Hé ! c’est la mère Balais !dit-il. Est-ce que la baraque tombe ensemble ? En avant leschevilles !

– Non, la baraque est encore solide,répondit la mère Balais en riant. Je viens vous demander un autreservice.

– Tout ce qui vous plaira, dans leschoses possibles, bien entendu.

– Je le savais, dit la mère Balais ;je comptais sur vous. Voici Jean-Pierre que vous connaissez… lefils de Nicolas Clavel, de Saint-Jean-des-Choux, que je regardecomme mon propre enfant. Eh bien ! il voudrait apprendre votreétat ; il est plein de bonne volonté, de courage, et, si vousle recevez, je suis sûre qu’il fera son possible pour vouscontenter.

– Ah ! ah ! dit le père Nivoid’un air grave et pourtant de bonne humeur, est-ce vrai,Jean-Pierre ?

– Oui, monsieur Nivoi, je promets de vouscontenter, si c’est possible…

– Avec moi, c’est toujours possible, ditle vieux menuisier en déposant sa grande règle sur l’établi, etcriant à la porte du cabaret :

– Marguerite ! Marguerite !

Aussitôt la femme de M. Nivoi, une femme assezgrande, de bonne mine, habillée à la mode des paysans, ouvrit laporte et demanda :

– Qu’est-ce que c’est, Nivoi ?

– Tu vas tirer une bonne bouteille derouge, et tu la porteras dans la chambre, là-haut, avec deuxverres. Mme Balais et moi nous sommes en affaire, nousavons besoin de causer.

La femme descendit à la cave ; et commel’ouvrier de M. Nivoi, Michel Jâry, sec, maigre, décharné, lafigure longue et pâle, cessait de raboter pour nous écouter, M.Nivoi lui dit :

– Hé ! Michel, ce n’est pas pour toique je fais monter la bouteille ; tu peux continuer sans gêne,Mme Balais ne t’en voudra pas à cause du bruit, ni moinon plus.

Il dit cela d’un air sérieux, en prenant unebonne prise ; et sa femme étant alors devant la porte, sur lepetit escalier de bois, avec les deux verres et labouteille :

– Mère Balais, fit-il, je vous montre lechemin.

Ils montèrent ensemble dans la chambre qui setrouvait à côté de l’atelier, au-dessus, en forme de colombier.Elle avait une lucarne, et le vieux menuisier, de cette lucarne, envidant sa bouteille le coude sur la table, voyait tout ce qui sepassait en bas. C’est là qu’il restait une partie des matinées,avec son ami, le vieux géomètre Panard, causant de différenteschoses qui leur faisaient du bon sang. Ils s’aimaient comme desfrères ! Et lorsqu’ils avaient vidé leur bouteille chez Nivoi,vers onze heures, ils allaient vider une autre bouteille chezPanard, qui possédait aussi une auberge sur la grande route.

Chez Nivoi, Panard payait la bouteille devantla femme, et Nivoi mettait les douze sous dans sa poche, et chezPanard, Nivoi payait la bouteille, et Panard mettait les douze sousdans sa poche ; par ce moyen, les femmes étaient toujourscontentes en pensant : « C’est l’autre qui paye, nousavons les douze sous ! » Avec ces douze sous, ilsvidaient leurs caves à tous les deux, sans avoir de trouble dansleur ménage. Et cela montre bien que l’argent n’est pas aussinécessaire qu’on pense, et qu’avec une trentaine de sous onpourrait faire rouler le commerce.

Mais tout cela n’empêchait pas M. Nivoi d’êtreun excellent menuisier, un homme d’esprit et de bon sens, qui ne sesouciait pas de devenir riche, parce qu’il savait bien que nousfinissons tous par aller derrière la bascule, les pieds en avant.Son ami Panard avait les mêmes idées. Je les ai toujours regardéscomme des gens très respectables, amateurs de bon vin.

La mère Balais et M. Nivoi étaient donc montésdans la chambre ; moi je restais en bas avec Jâry, quicontinuait à raboter, allongeant ses grands bras maigres d’un airde mauvaise humeur.

Je vis tout de suite que nous ne serions pasbons camarades, car au bout d’un instant, s’étant arrêté pourrajuster le rabot, il me dit en donnant de petits coups sur la têtedu tranchet :

– Allons, apprenti, commence par ramasserles copeaux et mets-les dans ce panier.

Je devins tout rouge, et je lui répondis aubout d’un instant :

– Si M. Nivoi veut de moi, je reviendraicette après-midi, et je ramasserai les copeaux.

– Ah ! tu as peur de salir tes beauxhabits, fit-il en riant. C’est tout simple : quand ons’appelle monsieur Jean-Pierre, qu’on est le premier à l’école,qu’on connaît l’orthographe, et qu’on porte chapeau, de se baisser,ça fait mal aux reins.

Il me dit encore plusieurs autres choses dansle même genre ; comme je ne répondais pas, tout à coup la voixdu père Nivoi se mit à crier de la lucarne :

– Hé ! dis donc, Jâry, mêle-toi dece qui te regarde. Je ne te donne pas cinquante sous par jour pourobserver si l’on a des chapeaux ou des casquettes. Tu devrais êtrehonteux d’ennuyer un enfant qui ne te dit rien. Est-ce que c’est safaute, s’il n’est pas aussi bête que toi ?

Aussitôt Jâry se remit à raboter avecfureur ; et quelques instants après la mère Balais et M. Nivoiredescendirent l’escalier.

– Eh bien ! c’est entendu, disait M.Nivoi ; Jean-Pierre viendra tout de suite après dîner et sonapprentissage commencera. Je le prends pour quatre ans. Les deuxpremières années, il ne me servira pas beaucoup, mais les deuxautres seront pour les frais d’apprentissage.

– Si vous voulez un écrit ? dit lamère Balais.

– Allons donc ! entre nous un écrit,s’écria le vieux menuisier. Est-ce que je ne vous connaispas ?

Ils traversaient alors l’atelier.

– Arrive, Jean-Pierre, me dit la mèreBalais.

Et nous sortîmes ensemble.

Dans la rue, M. Nivoi fit quelques pas avecnous, en expliquant que je devais arriver chaque matin à six heuresen été, à sept en hiver ; – que j’aurais une heure à midi pouraller dîner, et que le soir à sept heures je serais libre, ainsique toutes les journées des dimanches et grandes fêtes.

Ces choses étant bien entendues, il rentradans l’atelier, et nous retournâmes chez nous.

VIII

 

Durant six ans, je restai chez le père Nivoi.Que de travail, que de tristesse, et pourtant que de bonheur aussipendant ces longues années d’apprentissage ! Tout revit enmoi, tout se réveille ! J’entends le rabot courir, la sciecrier, le marteau résonner sous le grand toit de l’atelier ;j’entends les verres tinter au cabaret voisin, les hussards chanterEn avant, Fanfan la Tulipe ! je vois les copeauxrouler sous l’établi ; je les repousse du pied, les joues etle front couverts de sueur.

Et le grand Jâry, cet être pâle, maigre, lescheveux ébouriffés, je le vois aussi, je l’entends me donner desordres :

– Apprenti, le rabot ! – Apprenti,les clous ! – Enlève-moi cette sciure, apprenti, et plus viteque ça. – Qu’est-ce que c’est ? tu te mêles d’ajuster…Ha ! ha ! du bel ouvrage ! Comme c’estraboté !… Comme c’est scié !… Le patron va gagner grosavec toi… Il n’a qu’à faire venir du vieux chêne, pour t’apprendreà massacrer !

Ainsi de suite. Et toujours de la mauvaisehumeur, toujours des coups de coude en passant.

– Ôte-toi de là, tu ne fais rien debon !

Quelle patience, mon Dieu ! quelle bonnevolonté d’apprendre il faut avoir, pour vivre avec des gueuxpareils, sans foi ni loi, sans cœur ni honneur ! Plusl’ouvrage est bon, plus ils le trouvent mauvais, plus l’envie leuraigrit le sang, plus ils verdissent et jaunissent. S’ils osaientvous attaquer !… Mais le courage leur manque. Pauvresdiables !… pauvres diables !…

Voilà pourtant la vie, voilà le soutien qu’ilfaut attendre dans ce bas monde.

Le père Nivoi voyait la jalousie de ce mauvaisgueux, et quelquefois il s’écriait :

– Hé ! Michel, tâche donc d’êtreplus honnête avec Jean-Pierre. Tu n’as pas toujours été malin pourraboter une planche et pour enfoncer un clou ; ça ne t’est pasvenu tout seul… Il t’a fallu des années et des années. Et malgrétout, tu n’es pas encore le grand chambellan du rabot et del’équerre, comme on disait sous l’autre ; tu n’as pas encoredeux clefs dans le dos, qui marquent ta grandeur. S’il avait falluattendre sur toi pour inventer les chevilles, on aurait attendulongtemps. Je te défends d’être grossier avec l’apprenti ; jene veux pas de ça… Tu m’entends ?

Malheureusement, le brave homme n’était pastoujours à l’atelier ; il avait des entreprises en ville, etJâry le voyait à peine dehors, qu’il se vengeait sur moi d’avoirété forcé d’entendre ses plaisanteries.

Au milieu de ces misères, j’avais pourtantquelques instants de bonheur, et mon attachement pour la mèreBalais augmentait toujours.

Il ne s’était pas encore passé six mois, queM. Nivoi m’avait permis d’emporter des copeaux à la maison. J’enmettais dans mon tablier tant qu’il pouvait en entrer. Avec quellejoie je criais sous la porte :

– Mère Balais, voici des copeaux !nous pouvons faire bon feu, le bois ne va plus manquer !

Elle, voyant la joie de mon cœur, faisaitsemblant de regarder ces copeaux comme grand-chose :

– Je n’ai jamais vu d’aussi belle flamme,disait-elle. Et puis, ça chauffe, Jean-Pierre, que c’est unvéritable plaisir.

Un peu plus tard, au bout de l’année,connaissant un peu l’état, j’avais arrangé le fruitier d’unemanière admirable, par couches de lattes bien solides. C’est à celaque je passais mes dimanches. Et, plus tard encore, la familleDubourg ayant loué dans les environs de la ville un petit jardin,c’est moi qui construisis leur gloriette ; c’est moi qui posaila petite charpente et qui garnis l’intérieur de paillassons, encroisant dehors le treillage pour les plantes grimpantes.

La petite Annette venait me voir et trouvaittout très beau ; Mme Madeleine elle-même me faisaitdes compliments, et la mère Balais disait sans gêne :

– Jean-Pierre sera le meilleur ouvrier deSaverne ; il sera même trop bon pour ce pays. C’est dans lescapitales que les maîtres ouvriers doivent aller ; c’est làqu’ils s’élèvent et qu’ils finissent même par épouser la fille d’unriche fabricant, soit en clavecins, soit en meubles rares de toutesorte : armoires, commodes, volières. J’ai vu cela cent fois,particulièrement à Vienne en Autriche, et à Berlin, où les gensriches ont l’usage de marier leurs filles avec des ouvriers de bonsens.

Elle voyait tout en beau, parce qu’ellem’aimait.

Les Dubourg, contents de leur gloriette, nerépondaient rien ; mais je voyais pourtant aux yeux deMme Madeleine qu’elle trouvait ces éloges trop grands,et qu’elle aurait bien voulu pouvoir en rabattre.

Ce qui fâchait le plus Jâry contre moi,c’étaient les copeaux ; car jusqu’alors lui seul les avaitpris, pour les donner à l’une de ses connaissances de la ruelle desAveugles. – Enfin on ne peut pas contenter tout le monde.

Cela dura bien un an de la sorte. Je n’étaispas encore bien adroit dans notre métier, mais assez souvent M.Nivoi m’avait chargé de faire de petits meubles, comme les cassinesqu’on nous commandait au collège, et toujours il avait parucontent.

– C’est bien, Jean-Pierre, disait-il,cela peut aller ; il manque encore la dernière main. Voici desjointures qui ne sont pas assez serrées, cette charnière est troplâche… La serrure a pris trop de bois… Mais, pour un apprenti, celamarche très bien.

Naturellement Jâry, ces jours-là, se montraitencore plus mauvais qu’à l’ordinaire ; aussitôt le maîtresorti de l’atelier, il tournait en moquerie ses compliments ettraitait mon ouvrage de savate. S’il avait pu tout casser etdétraquer, il l’aurait fait volontiers ; mais il n’osait pas,et regardait seulement en levant ses deux épaules maigres, etdisait :

– Ah ! le beau chef-d’œuvre !Écoutez comme ça s’ouvre, comme ça se ferme !

Il faisait aller le couvercle enrépétant :

– Cric ! crac ! c’est un meubleà musique… Ça crie… ça chante… ça possède tous les agrémentsensemble. On peut mettre des livres dans la cassine, et jouer enmême temps de la musique au professeur… Continue, Jean-Pierre, tupromets, tu promets !

Il soufflait dans ses joues, et se tenait lesdeux mains sur les côtes, comme pour s’empêcher de rire.

On pense si j’étais indigné ; je voyaissa méchanceté. Si je n’avais pas eu tant d’égards pour M. Nivoi,pour la mère Balais et tout le monde, j’aurais dit à ce gueux ceque je pensais de lui.

J’avais bien de la peine à me contenir, maisun beau matin la coupe fut pleine, et je vais vous raconter leschoses en détail, parce qu’il faut tout expliquer, pour que leshonnêtes gens voient clairement de quel côté se trouvent les torts,et qu’ils se disent en eux-mêmes : « C’était trop… celane pouvait pas durer… nous en aurions fait autant. »

Voici donc comment la chose finit.

Au commencement de ma troisième annéed’apprentissage, quelques jours avant la Sainte-Anne, qui tombe le27 juillet, un soir, au moment de partir, M. Nivoi me dit, aprèsavoir regardé mon travail :

– Jean-Pierre, je suis content de toi, tum’as rendu déjà de véritables services, et je veux te montrer masatisfaction. Dis-moi ce qui peut te faire plaisir.

En entendant ces paroles, je sentis mon cœurbattre. Jâry, qui pendait son tablier et sa veste de travail auclou, se retourna pour écouter. J’aurais bien su quoi répondre,mais je n’osais pas. Et comme j’étais là tout troublé, le pèreNivoi me dit encore :

– Hé ! tu n’as jamais rien de moi,Jean-Pierre ! En même temps il tirait de sa poche une grossepièce de cinq francs, qu’il faisait sauter dans sa main, endisant :

– Est-ce qu’une pièce de cinq francs net’irait pas, pour faire le garçon ? Réponds-moihardiment ; qu’est-ce que tu penses d’une pièce de cinq francsdans la poche de Jean-Pierre ?

Mon trouble augmentait, parce que depuislongtemps j’avais une autre idée, une idée qui me paraissaitmagnifique, mais qui devait coûter cher. Je n’osais pas le dire, etpourtant, à la fin, ramassant tout mon courage, jerépondis :

– Monsieur Nivoi, mon plus grand bonheurest d’abord de savoir que vous êtes content de moi ; oui,c’est une grande joie, principalement à cause de la mèreBalais…

– Sans doute, sans doute, fit-ilattendri ; mais toi, qu’est-ce que tu voudrais, qu’est-ce quetu pourrais désirer ?

– Eh bien ! monsieur Nivoi… Mais jen’ose pas ?

– Quoi ?

– Eh bien, ce qui me ferait le plus deplaisir, ce serait de montrer de mon travail à la mère Balais.

Et comme M. Nivoi écoutait toujours :

– Nous avons à la maison une vieilletable qui boite, lui dis-je, une table ronde et pliante ; ilfaut mettre quelque chose sous un pied, pour l’empêcher de boiter.Et si c’était un effet de votre bonté de m’en laisser faire uneautre, elle arriverait juste pour la Sainte-Anne.

– Oh ! oh ! s’écria le pèreNivoi d’un air à moitié de bonne humeur, à moitié fâché, sais-tubien ce que tu demandes ? Une table, une table ronde ; duvieux noyer encore, bien sûr ?

– Oh non ! en chêne.

– En chêne… c’est bon… en chêne… mais… etton travail pendant huit jours, dix jours, tu comptes ça pourrien !

– Oh ! je travaillerais le soir,monsieur Nivoi, je reviendrais après la journée deux ou troisheures.

Alors il parut réfléchir et toussa deux outrois fois dans sa main sans répondre, et seulement ensuite ildit :

– C’est pour la fête de la mèreBalais ?

– Oui.

– Et cette idée t’est venue commeça ?

– Oui, ce serait mon plus grandbonheur.

– Eh bien ! soit, fit-il, j’yconsens ; tu travailleras le soir, et je te laisse le choix dubois. Arrive, il ne fait pas encore nuit, entrons au magasin.

Aussitôt Jâry sortit et nous entrâmes aumagasin. Il y avait de belles planches, et je regardais du vieuxpoirier qui m’aurait bien convenu, mais c’était trop cher. Jevenais de prendre du chêne, quand M. Nivoi s’écria :

– Bah ! puisque nous sommes en trainde faire de la dépense, autant que ce soit tout à fait bien. Moi,Jean-Pierre, à ta place, je choisirais ce poirier.

Cela me fit une joie si grande, que je ne pusseulement pas répondre ; je pris la planche sur mon épaule, etnous rentrâmes dans l’atelier, où je la posai contre le mur. Toutce que j’avais souhaité depuis deux ans arrivait. Je mereprésentais le bonheur de la mère Balais.

Je voyais déjà dans cette planche les quatrepieds, le dessus, le tour ; je voyais que ce serait très beau,que j’en aurais même de reste, et tout cela me serrait le cœur àforce de contentement et d’attendrissement. Il ne m’était jamaisrien arrivé de pareil ; et dans le moment où je sortais enrefermant l’atelier, M. Nivoi, qui voyait sur ma figure tout ce queje pensais, me demanda :

– Est-ce que tu reviendras travailler cesoir ?

– Oh ! oui, monsieur Nivoi, si vousvoulez bien.

– Bon, bon, on mettra de l’huile dans lalampe.

Je retournai chez nous tellement heureux, quej’arrivai dans notre petite allée sans le savoir. Je ne pensaisplus qu’à ma table, et, tout de suite après le souper, j’allaiprendre mes mesures et me mettre au travail.

Le plan de cette table était si bien dans matête que, au bout du troisième jour, toutes les pièces setrouvaient découpées et dégrossies ; il ne fallait plus queles assembler, les raboter et les polir. M. Nivoi, deux ou troisfois le soir, vint me voir à l’œuvre ; il examinait chaquepièce l’une après l’autre sur toutes les faces, en fermant un œil,et finalement il me dit :

– Eh bien ! Jean-Pierre, maintenantque l’ouvrage avance, je dois te dire que tu as joliment profité detes deux ans d’apprentissage, et que, pour être juste, au lieu derecevoir du vieux poirier, c’est toi qui me devrais encore duretour.

Je pétillais de joie, cela m’entrait jusquedans les cheveux.

– Enfin, dit-il, j’espère que tu merécompenseras par ton travail.

– Monsieur Nivoi, je serai votre ouvriertant que vous voudrez ! m’écriai-je ; je ne mérite pasvos bontés.

– Tu les mérites cent fois, dit-il ;tu es un bon ouvrier, un brave cœur, et, si tu continues, tu serasun honnête homme. Va, mon enfant, la mère Balais sera contente, etje le suis aussi.

Il sortit alors, et cette nuit j’avançaitellement l’ouvrage, que toutes les pièces étaient jointes vers lesdix heures, excepté le dessus. Le lendemain je fis le dessus ;je repassai tout à la couronne de prêle, et j’appliquai le vernispour commencer à polir la nuit suivante.

Personne ne savait rien de tout cela cheznous ; la surprise et la joie devaient en être d’autant plusgrandes. Mon cœur nageait de bonheur. Je n’avais qu’une crainte,c’était qu’on apprît quelque chose par hasard ; et plus lemoment approchait, plus mon inquiétude et ma satisfactionaugmentaient.

Jâry, durant ces huit jours, n’avait riendit ; seulement il serrait les dents et me regardait d’unmauvais œil. Moi, je ne disais rien non plus.

Ma table déjà construite se trouvait dans uncoin éloigné de l’établi. En entrant, le matin du jour où je devaiscommencer à polir, je regarde pour voir si le vernis avait séché,et qu’est-ce que je vois ? un trou gros comme les deux poingsdans la planche du milieu sur le bord. – Je devins tout pâle, et jetournai la tête. Jâry riait en dessous.

– Qu’est-ce qui a fait ça ? luidis-je.

– C’est le gros rabot, répondit-il enéclatant de rire ; il ne faut pas mettre les beaux ouvragessous la planche aux rabots, parce que quand les rabots tombent, ilsfont des trous.

– Et qu’est-ce qui a fait tomber le grosrabot ?

– C’est moi, dit-il en riant plusfort ; j’en avais besoin.

À peine avait-il répondu : « C’estmoi ! » que je tombai sur le gueux comme un loup. J’avaisla tête de moins que lui, ses mains étaient larges deux fois commeles miennes, mais du premier coup il fut culbuté, les jambespar-dessus la tête, et je lui posai les genoux sur la poitrine,pendant qu’il me serrait en criant :

– Ah ! brigand… ah ! tuoses !…

– Oui, j’ose, lui dis-je, en écumant etlui donnant des coups terribles sur la figure.

Nous roulions dans les copeaux, il allongeaitses larges mains calleuses pour m’étrangler ; mais ma fureurétait si grande, que malgré sa force j’avais presque fini parl’assommer, lorsque le père Nivoi et trois hussards accoururent ànos cris, et m’arrachèrent de dessus lui, comme un de ces doguesqu’il faut mordre pour les faire lâcher. Ils me tenaient en l’airpar les bras et les jambes, j’avais des tremblements et desfrémissements.

Le grand Jâry se leva en criant :

– Je te rattraperai !

Mais à peine avait-il dit : « Je terattraperai ! » que je me lâchai d’une secousse, et queje le bousculais sur la table comme une plume. Il criait :

– À l’assassin !… àl’assassin !…

Il fallut m’arracher encore une fois, etm’entraîner dans la chambre voisine. Le père Nivoidemandait :

– Qu’est-ce que c’est ?

Alors, fondant en larmes, je luidis :

– Il a cassé ma table exprès.

– Ah ! il a cassé ta table !fit-il ; le gueux… le lâche !… Ah ! il a cassé tatable exprès… Eh bien ! tu as bien fait, Jean-Pierre. Mais ilpeut se vanter d’en avoir reçu… Voilà pourtant la colère d’unhonnête homme qu’on vole.

Les hussards me regardaient tout surpris et sedisaient entre eux :

– Tonnerre ! c’est pire qu’un chatsauvage !

La femme de M. Nivoi venait de porter dansl’atelier un baquet d’eau fraîche, où Jâry se lavait la figure. Jel’entendais gémir ; il disait :

– Je ne travaillerai plus avec cebrigand, il a voulu m’assassiner.

En même temps, il sanglotait comme un lâche,et M. Nivoi étant retourné le voir, lui dit :

– Tu as reçu ton compte… c’est bien fait.Tu ne veux plus travailler avec cet enfant, tant mieux ! C’estune bonne occasion pour moi d’être débarrassé d’un envieux, d’unimbécile. Va te faire panser chez M. Harvig. Tu pourras revenir cesoir ou demain, si tu veux, pour recevoir ton arriéré. Mais tu nerentreras pas dans l’atelier ; tu viendras dans cette chambre,car si Jean-Pierre te voyait, il te déchirerait.

– Lui ! cria Jâry.

– Oui, lui ! Ne crie pas si haut, ilest encore là ; les hussards le retiennent, mais il pourraits’échapper.

Nous n’entendîmes plus rien ! Quelquesinstants après, M. Nivoi revint en disant :

– Le gueux est parti. J’ai regardé letrou de la table ; nous allons changer tout de suite laplanche du milieu, Jean-Pierre, et demain tout sera prêt pour lafête de la mère Balais. Ainsi console-toi, sois content, tout peutêtre réparé ce soir.

Je me remis alors, et je fus bien étonné devoir que j’avais battu le grand Jâry. Je pensai en moi-même :« Ah ! si j’avais su cela plus tôt, tu ne m’aurais pastant ennuyé depuis deux ans, mauvais gueux ! J’aurais commencépar où j’ai fini ; mais il vaut mieux tard quejamais. »

IX

 

Tout marche. Ma grande bataille contre Jâryétait passée depuis quelques mois ; un autre compagnon, unjoyeux Picard, qui riait, chantait et rabotait ensemble, avaitremplacé le gueux ; nous vivions comme des frères.

M. Nivoi me donnait alors la moitié de lajournée d’un ouvrier, sept francs cinquante centimes par semaine,que je remettais le samedi soir à la mère Balais, avec quelbonheur, je n’ai pas besoin de le dire ; mais elle me forçaittoujours de garder quelques sous pour le dimanche :

– Un ouvrier doit avoir quelque chosedans sa poche, disait-elle ; il ne doit pas être comme unenfant. Si l’occasion se présente d’accepter un verre de vin, ildoit pouvoir le rendre.

Je comprenais qu’elle avait raison, et je nerestais en arrière avec personne. Il m’arrivait même d’aller danserles dimanches hors de la ville, au Panier-Fleuri. Nousprenions du bon temps ; les filles de Saint-Witt, de Dosenheimou d’ailleurs, en rentrant des vêpres, ne manquaient jamais des’arrêter là ; quelques filles de Saverne y venaientaussi ; la clarinette, le trombone, le fifre, les éclats derire et le bruit des canettes retentissaient sous les pommiers enfleurs.

Que voulez-vous ? C’est lajeunesse ! Ceux qui veulent qu’on ait toujours été majestueux,ne se souviennent de rien. Moi, j’aimais à danser, et puis, enrentrant le soir, à rêver tantôt à Marguerite, tantôt àChristine.

Une chose qui m’étonne, c’est que dans cetemps je ne songeais plus à la petite Annette ; nous étionsdevenus en quelque sorte étrangers l’un à l’autre ; je laregardais comme une demoiselle ; elle me regardait peut-êtrecomme un simple ouvrier, je n’en sais rien. C’était une personne unpeu fière, attachée à ses devoirs, et rieuse tout de même. De tempsen temps, par exemple, le soir, en me voyant revenir du travail,elle me criait :

– Hé ! Jean-Pierre, arrive donc,nous avons des beignets… Arrive !

Elle m’en apportait de tout chauds, en disantd’un air joyeux :

– Ouvre la bouche.

C’était comme au premier temps de la jeunesse.Mais les dimanches elle se mettait bien ; elle ne faisait plusattention à Jean-Pierre en bras de chemise, et semblait seconsidérer comme au-dessus d’un menuisier, d’un charpentier ou detous autres gens de métier. – Jamais elle ne venait auPanier-Fleuri.

Moi, je m’imaginais avoir de l’amour pour lafille du garde champêtre Passauf, la grande Lisa, que j’avaisdistinguée, Dieu sait pourquoi ! Je la promenais même autourdu jardin après chaque valse, en me disant :

« C’est mon amoureuse ! »

Voilà pourtant comme on se forge desidées ! Et deux ou trois mois après, quand Lisa Passauf partitpour aller en condition à Paris avec sa sœur, je me regardai commeun être désespéré. Je m’écriais en moi-même :

« Jean-Pierre, tu ne connais pas tondésespoir, c’est le bonheur de ta vie qui vient departir ! »

Mais huit jours après j’avais une autredanseuse, Charlotte Mériau, la fille du jardinier, et huit joursaprès encore une autre.

Au commencement de l’été suivant, mes annéesd’apprentissage étant finies, je reçus la journée entière del’ouvrier ; l’aisance entra dans notre petite chambre dutroisième. La mère Balais disait que nous achèterions notre blénous-mêmes à la halle, que nous ferions cuire notre pain chez leboulanger Chanoine, et que nous aurions une petite règle pourmarquer les miches.

Elle voulait aussi faire ses provisions delégumes secs, avoir des pommes de terre à la cave et du bois augrenier ; car de tout acheter en détail, cela revient tropcher.

J’étais heureux de voir que, au lieu de resterà la charge de cette brave femme, ma seconde mère, j’allais enfinlui devenir utile et soutenir ses vieux jours. Oui, cettesatisfaction dépassait toutes les autres.

Deux ans se passèrent de la sorte, sans rienamener de nouveau ; mais en 1847, les changements, les grandschangements arrivèrent. On rencontre des années pareilles dans lavie. Tout ce qu’on avait senti n’était rien. Cela ressemble à cesgraines abandonnées sous la terre ; on ne les voit pas, ellessont comme mortes ; mais tout à coup le printemps arrive etles voilà qui s’étendent vers le ciel.

Je me souviens que, juste au commencement duprintemps, un matin que je travaillais avec le Picard en chantantet rabotant, nos trois fenêtres ouvertes sur la petite place de laFontaine ; je me souviens que de temps en temps nousregardions les servantes arriver en petite jupe, la cruche ou lecuveau sous le bras, et se mettre à causer entre elles, enattendant leur tour. Le temps était très beau, la fontaine brillaitau soleil comme un miroir ; des files de vaches et de bœufsvenaient s’abreuver, et puis levaient leurs mufles roses, d’oùl’eau tombait goutte à goutte comme de véritables diamants, ou bienils se sauvaient en dansant et levant les jambes de derrière, cequi faisait pousser des cris aux servantes. Des enfants venaientaussi faire boire des chevaux et galopaient au milieu de toutcela ; les fouets claquaient, les filles caquetaient et lePicard disait de bonne humeur :

– Voici la grosse Rosalie, la servante ducafetier, avec sa cruche. Ha ! ha ! ha ! lagaillarde ! Regarde ces bras, Jean-Pierre ; voilà cequ’on peut appeler une belle femme ! Et l’autre donc, la filledu cordonnier ; celle-là connaît toutes les histoires de laville, elle en a pour deux heures avant de remplir sa cruche.

Ensuite, tout en chantant, nous nousremettions à travailler. Le spectacle, les coups de fouet, lesbeuglements, les éclats de rire et les cris allaient leurtrain.

Et dans un de ces moments où nous regardionsen reprenant haleine, de bien loin, du côté de la halle, je voisvenir une jeune fille que je ne connaissais pas ; elle avaitune robe lilas, elle était en cheveux, elle s’avançait d’un bonpetit pas, et longtemps d’avance je me disais :

« Quelle jolie fille ! qu’elle estbien mise, et comme elle est bien faite ! comme elle marchebien ! »

J’ouvrais les yeux, pensant : « Jene l’ai jamais vue, elle n’est pas de Saverne ; mais c’estpourtant une ouvrière. Ce n’est pas une dame. »

Plus je la regardais, moins je lareconnaissais, quand tout à coup je vis que c’était Annette. Elleportait de l’ouvrage dans notre rue, à la dame de M. le commandantTardieu ; et je m’aperçus alors pour la première fois qu’elleétait belle, qu’elle avait de beaux yeux bleus, des cheveux noirstrès beaux, des joues fraîches et riantes, enfin qu’elle était toutce que j’avais vu de plus agréable. Cela me surprit tellement, queje recommençai tout de suite à pousser le rabot, dans un grandtrouble, pour n’avoir pas l’air de l’avoir vue.

Et comme j’étais là, penché sur mon ouvrage,Annette en passant, – ce qui n’était jamais arrivé, – regarda dansnotre atelier, en criant d’une voix gaie :

– Hé ! bonjour, monsieurJean-Pierre ! Vous travaillez donc toujours, monsieurJean-Pierre ?

Elle disait cela par plaisanterie. J’aurais dûrépondre : « Eh ! oui, mademoiselle Annette. Vousallez porter de l’ouvrage quelque part ? » Nous aurionsri ensemble ; mais alors je devins tout rouge et je me mis àbégayer je ne sais plus quoi, de sorte qu’Annette me regardaitétonnée, et que le Picard se mit à dire :

– Il ne faut pas vous étonner,mademoiselle Dubourg, ce garçon est amoureux, mais tellementamoureux qu’il en perd la tête.

Elle, alors, se dépêcha de partir encriant :

– Ah ! pauvre Jean-Pierre ! etriant comme une folle.

J’étais presque tombé de mon haut, enentendant ce que disait le Picard ; et quand elle fut partie,je criai :

– Picard, vous êtes une vraie bête dedire des choses pareilles ; vous allez me rendre malheureuxpour toute ma vie.

Et même je m’assis sur le banc, la tête entreles mains, avec des envies de pleurer. J’étais désolé, j’auraisvoulu me sauver. Le Picard, après m’avoir regardé quelquesinstants, dit :

– Écoute, Jean-Pierre, je n’ai voulufaire qu’une plaisanterie ; mais je vois maintenant quej’avais raison.

– Non, ce n’est pas vrai !

– Si ce n’est pas vrai, pourquoi donc tefâches-tu ?

– C’est que je suis honteux de tabêtise.

– Ah ! fit-il, tu n’as pas besoin dete désoler pour moi ; je serais dix fois plus bête, que je nem’en porterais pas plus mal.

Avec un imbécile pareil, on ne pouvait pasraisonner, et je me remis à l’ouvrage en pensant :

« Mon Dieu ! maintenant je n’oseraijamais rentrer chez nous ! »

Il me semblait que tout était peint sur mafigure, et que Mme Madeleine, en me rencontrant parhasard dans l’allée, allait tout voir d’un coup d’œil. J’avais bientort ; le soir, Annette ne pensait plus à rien. Qu’est-ce quecela pouvait lui faire ? Quelle fille n’a pas entendudire : « Ce garçon est amoureux ! »

Tout se passa comme à l’ordinaire. Je montaichez nous sans rencontrer personne. Vers huit heures, les Dubourgouvrirent leur fenêtre en bas sur la rue, pour renouveler l’air. Lamère Balais, après souper, descendit leur raconter les histoires dumarché. Deux autres voisines vinrent s’asseoir sur le banc à notreporte, causant de la Pâques et de la Trinité, du tronc des pauvres,de la vieille Rosalie, qui recevait tant du bureau de bienfaisance,etc.

Mme Madeleine balaya la chambre,Annette monta travailler pour elle, et, comme je descendais toutcraintif, elle me cria :

– Bonsoir, Jean-Pierre !

Je fus tranquillisé, je bénis le Seigneur del’aveuglement des autres.

Mais le lendemain, le surlendemain et tout lereste de la semaine, voyant qu’Annette ne faisait pas attention àmoi, qu’elle cousait, qu’elle allait et venait, montait etdescendait sans tourner la tête lorsque je la regardais ;qu’elle me disait toujours : « Bonjour,Jean-Pierre ! » – « Bonsoir,Jean-Pierre ! » ni plus ni moins qu’avant, alors jem’écriai dans le fond de mon cœur :

« Qu’est-ce que ça signifie ? Ellene m’aime pas du tout ! Elle me parle comme l’annéedernière ! »

J’étais désolé, j’aurais voulu la voirchanger. Heureusement l’idée me vint que six ou huit mois avant, jen’avais de plaisir qu’à manger des châtaignes avec la grosse JulieKermann, en me figurant que j’étais amoureux d’elle.

« C’est justement comme Annette, medis-je, elle ne sait rien, c’est encore une véritable enfant. Maisplus tard, dans six mois, un an, elle verra que je suis un bonouvrier, que je mérite l’estime d’une honnête fille, et que nousserions heureux d’être mariés ensemble. Le père Antoine a toujourseu de la considération pour moi ; et qu’est-ce queMme Madeleine peut souhaiter de mieux que de m’avoirpour gendre ? Je ne suis pas riche, mais je gagne mescinquante sous par jour. M. Nivoi m’estime de plus en plus ;il m’augmentera l’année prochaine, et qui sait ? le bonhommese fait vieux ; il n’a plus la vivacité de sa jeunesse, ilpeut avoir besoin de quelqu’un qui le remplace pour aller acheterses madriers dans les scieries, et pour ses autres affaires autourde la ville. Il lui faudra tôt ou tard un honnête ouvrier, un hommede confiance, capable de mesurer, de calculer, d’établir un deviset de conclure un marché. Si ce n’est pas maintenant, ce sera dansquelques années ; il pourra d’abord me donner un intérêt,ensuite m’associer à ses affaires ; c’est tout simple, c’esttout naturel. Alors, Jean-Pierre, avec ta petite femme, gentille,économe, ton vieux père Antoine, ta belle-mère, MmeMadeleine, qui sera devenue raisonnable, et ta bonne vieille mèreBalais, qui vous aimera tous et que vous respecterez de plus enplus, alors au milieu de cette famille, quel homme pourra seglorifier d’être plus heureux que toi sur la terre ? Sansparler des enfants, que nous élèverons dans le travail et le bonexemple, et qui feront la joie de tout le monde. »

Je me disais ces choses en rabotant, ensciant, en clouant. Je voyais tout d’avance sous mes yeux ;cela vivait, cela marchait comme sur des roulettes ; et, dansma joie intérieure, j’enlevais des étèles larges comme la main, jeserrais les lèvres, je n’entendais plus seulement chanter lePicard, je ne rêvais qu’à mon idée durant des heures et des heures.La voix joyeuse du père Nivoi pouvait seule m’éveiller :

– Hé ! Jean-Pierre, s’écriait-il,halte !… halte !… Tu vas tout déraciner avec tonrabot ; le plancher et le toit en tremblent. En voilà ungaillard qui vous abat de la besogne !… C’est comme unescierie… ça ne s’arrête jamais.

Alors je riais en m’essuyant le front, et jele regardais tout attendri.

– Oui, disait-il, en prenant une grosseprise selon son habitude, je suis content de toi,Jean-Pierre ; on trouve rarement un ouvrier aussicourageux.

Ensuite il voyait le travail, et trouvait toutbien ; j’étais sûr d’avoir une augmentation à la fin del’hiver, et je sentais aussi qu’elle serait méritée, ce quidoublait mon plaisir.

La mère Balais seule avait deviné quelquechose. Souvent, le matin, en me voyant devant mon petit miroir àm’arranger les cheveux, à me faire un joli nœud de cravate, àretrousser mes petites moustaches, à me brosser du haut en bas,plutôt deux fois qu’une, – ce que je n’avais jamais fait avant, –elle me regardait en clignant de l’œil d’un air malin, etdisait :

– Tu deviens coquet, Jean-Pierre.Hé ! hé ! je voudrais bien savoir pourquoi ça t’a pristout d’un coup. Oh ! tu es beau, va… Tu n’as pas besoin detant te regarder… On te trouvera gentil… sois tranquille.

Et comme je devenais rouge :

– Il n’y a pas de mal à ça, faisait-elle,au contraire ; il ne faut pas rougir… c’est naturel… ça montreque l’esprit vous vient et qu’on respecte les gens. Moi, j’aitoujours aimé les respects. Un jeune homme qui vous respecte, c’estbien, ça vous flatte ; on pense : « Il est timide,il est tout à fait bien. »

Quand elle me disait des choses pareilles,j’aurais voulu sauter par la fenêtre ; je devinais sa malice,et ça me donnait des fourmis dans le dos.

Mais une seule chose m’inquiétaitvéritablement, c’était la conscription, qui devait venir un anaprès. Par bonheur, sous Louis-Philippe, en 1847, on avait lapaix ; les remplaçants ne coûtaient pas plus de mille à douzecents francs en Alsace, et d’ailleurs un grand nombre de numérosétaient bons.

Je pouvais gagner, et même en perdant, avecl’aide du vieux maître, en m’engageant à rester, j’aurais trouvé ducrédit. Cela pouvait retarder le mariage ; mais lorsqu’on ades chances de gagner, et que même en perdant il vous reste del’espoir, lorsqu’on est amoureux et qu’on voit tout en beau, rienne vous gêne, rien ne vous arrête ; ce qui vous ennuie, on n’ypense pas, et ce qui pourrait tout renverser d’un coup vous paraîtcontraire au bon sens.

X

 

Un soir, après le travail, je rentrais cheznous ; il faisait encore un peu jour, le soleil s’étendait surles toits ; la ruelle des Deux-Clefs était sombre, et de loinnos petites fenêtres au rez-de-chaussée brillaient comme unelanterne. Il devait se passer quelque chose d’extraordinaire à lamaison, car Mme Madeleine n’avait pas l’habitude debrûler sa chandelle par les deux bouts.

Comme je m’approchais, me demandant :« Qu’est-ce que cela peut être ? » la mère Balaissort de l’allée en criant d’un air joyeux :

– Dépêche-toi, Jean-Pierre, c’est grandefête ce soir.

Et presque aussitôt, Annette, sur le pas de laporte, me dit :

– Ah ! Jean-Pierre, si tu savais… latante Jacqueline vient de mourir.

Alors j’entre tout surpris ; des chosespareilles vous étonnent, on ne voit pas tout de suite les grandschangements que cela fait. J’entre donc dans la petite chambrebasse, et je vois à gauche le vieux métier qu’on a reculé contre lemur, – les écheveaux, les pièces de toile, et même les perches àcrochets par-dessus, pêle-mêle, pour faire de la place ; – età droite, près du poêle, la table déjà mise, avec une belle nappeblanche, sept ou huit couverts autour, et trois chandelles quibrillent, garnies de fraises en papier dans la bobèche.

La cuisine était en feu. La mère Rivel, quipassait pour une bonne cuisinière, et qui même avait cuisiné douzeans chez Bischof, à l’hôtel de l’Aigle, avant son mariage,la mère Rivel aidait Mme Madeleine. Elles avaient ungrand plat de saucisses au bord de l’armoire, une dinde farcie à labroche, et quelques bouteilles de vin cacheté sur le buffet.

Enfin c’était une véritable noce, comme jen’en avais jamais vu. Le père Antoine, assis sur son banc, lesjambes croisées, me tendait les bras en s’écriant :

– Jean-Pierre, cette pauvre vieille tanteJacqueline est partie ; elle n’a pas eu le temps de riendonner à l’église. Quelle chance !

Voilà pourtant ce qu’un honnête homme, unhomme de cœur, est capable de penser quand la richesse arrive. – Ilm’embrassait, et quelques secondes après, il me dit :

– Va t’habiller ! Je vais aussimettre mon bel habit marron. Le capitaine Florentin et sa femme,Mme Frentzel, la mère Balais, et mon vieux camaradeVillon, l’armurier, sont invités ce soir. Si nous avions su,j’aurais fait aussi prévenir Nivoi, mais la nouvelle n’est arrivéeque sur les trois heures.

Alors il ne put s’empêcher de rire, endisant :

– Dieu merci, j’en ai tissé des aunes detoile, j’en ai fait ma bonne part, j’en avais assez !

Il levait les mains. Annette, déjà touthabillée, disait :

– Ah ! maintenant je puis direaussi : J’avais assez de couture.

Et Mme Madeleine, de la cuisinecriait :

– Oui, oui, il était temps ! Maisnous allons pouvoir nous donner nos aises. – Madame Rivel, mettezdu beurre dans la casserole. Voici le sel et le poivre. Il ne fautplus rien épargner.

Je sortis au milieu de tous ces propos, biencontent de savoir que la mère Balais était invitée. Je meréjouissais du bonheur des Dubourg, et je me fis la barbe, enrêvant à tout cela, me figurant bien que Mme Madeleineallait devenir plus fière, mais sans voir jusqu’où pouvaits’étendre sa folie.

Enfin, après avoir mis une chemise blanche etmes beaux habits, je descendis. La chambre était déjà pleined’invités. Le capitaine Florentin riait tout haut :

– Ha ! ha ! ha !disait-il, quelle bonne idée cette vieille tante a eue d’amasserpour vous ! Vous méritiez bien ça, monsieur Dubourg.

Et le père Antoine expliquait comment la choses’était faite. Il avait mis sa grande capote marron, sa grossecravate noire ; le col de sa chemise lui remontait jusqu’auhaut des oreilles, et de temps en temps il s’écriait, en prenant unair grave :

– C’était une bonne femme !… Oui,nous la plaignons bien… Mais voyez pourtant la justice, monsieurFlorentin ; elle en voulait à Madeleine à cause de son mariageavec un simple ouvrier ; elle amassait pour l’Église, et, dansles plus mauvais jours, jamais l’idée ne lui serait venue de nousdonner un liard. Mais il faut que tout finisse par êtrejuste ; maintenant tout va nous revenir. La justice dans cemonde est pourtant quelque chose d’admirable.

– Oh ! oui, criait MmeMadeleine de la cuisine, et nous ferons dire des messes. LeSeigneur est juste à la fin des fins.

Annette avait pensé tout de suite qu’ilfaudrait des habits de deuil.

La mère Balais descendit dans sa belle robe àgrandes fleurs vertes. Mme Frentzel, petite et rondecomme un œuf, était la plus maligne ; elle faisait semblant decroire à la désolation de Mme Madeleine, etdisait :

– Il faut se consoler… il faut seconsoler… nous sommes tous mortels !…

Le père Villon arriva le dernier. C’était unfin renard, et qui paraissait grave en entrant ; mais quand ils’aperçut qu’on ne pleurait pas la tante, alors il rit et dit aupère Antoine :

– Mon pauvre vieux Dubourg, je mesouhaiterais un petit malheur comme le vôtre : un oncle oubien une tante de quatre-vingt-dix-neuf ans et trois quarts, avecdes arpents, des houblonnières, des vignes, n’importe ! Laplantation ne me ferait rien ; j’accepterais tout en gros, lesyeux fermés.

Ils prirent ensemble une bonne prise, ensouriant.

Mme Madeleine, étant allées’habiller, revint au moment où la mère Rivel servait lessaucisses, et l’on se mit à table.

Tout le monde avait bon appétit. Tantôt onparlait des vertus de la tante, tantôt des prés, des vergers, de lahoublonnière. Et puis on plaignait le malheureux sort des gens, quisont forcés de tout abandonner à la fin de leurs jours.

Le capitaine Florentin disait qu’on héritaitaussi dans les régiments, après chaque bataille, et qu’on vendaitles effets des morts à l’encan. Mais le principal, c’était toujoursles prés, les vergers, et l’argent placé sur bonne hypothèque.

– Nous irons voir tout cela demain,disait le père Antoine. On aura posé les scellés… mais nous sommesles plus proches parents… Madeleine était la seule nièce.

– Oui, disait Mme Madeleine,ma mère n’avait qu’une sœur, la pauvre tante Jacqueline deSaint-Witt ; et moi je n’avais ni frère ni sœur, j’étaisunique.

Alors on admirait cela.

Moi j’écoutais. Jamais cette tante Jacquelinen’était venue voir les Dubourg, je ne la connaissais pas, je nepouvais donc pas beaucoup la plaindre ; et la suite del’héritage ne me venait pas non plus à l’esprit, j’étaiscontent.

Mais vers la fin du souper, quandMme Madeleine se mit à dire : – que maintenant,Dieu merci, la famille des Dubourg allait avoir son véritablerang ; que Mlle Annette, leur fille unique,n’aurait plus besoin d’aller habiller des personnes qui valaientmoins qu’elle ; que plus d’un ingénieur, plus d’un avocat,plus d’un notaire serait heureux de l’obtenir en mariage ;qu’elle serait une dame, aussi bien que madame une telle, quin’avait pas le quart de leurs biens ; que ce n’était pasdifficile d’apprendre à porter chapeau, à mettre des châles et desdentelles ! qu’Annette le saurait bien vite !… – quandj’entendis cela, et que je vis que c’était la pure vérité, tout àcoup je regardai Annette, qui riait en entendant ces belles choses,et, malgré le vin que j’avais bu, je me sentis froid. Au mêmeinstant la mère Balais me jetait un coup d’œil si triste, quej’aurais voulu pousser un cri et me sauver de là.

Ce qui m’étonne, c’est d’avoir eu la force decacher mon trouble. Mais on trinquait, on buvait à la santé desbraves gens ; on regardait le père Villon découper la dinde etsortir les châtaignes, de sorte que pour les autres ma pâleur etmon désespoir n’étaient rien. La mère Balais, seule, avait toutcompris. Elle ne répondit qu’un mot à Mme Madeleine ensouriant :

– Oui, dit-elle, vous avez bien raison,madame Dubourg, il est mille fois plus facile d’apprendre à mettredes châles et des chapeaux, que d’apprendre à s’en passer, quand onen a porté longtemps.

Les autres riaient.

Je buvais coup sur coup. J’avais besoin decela pour me soutenir.

Ce souper dura jusque vers onze heures. Alorstout le monde partit. Le père Antoine, sur la porte, avec lachandelle allumée, criait :

– Bonne nuit ! Bonne nuit !

Et le capitaine Florentin, appuyé surMme Frentzel, s’en allait dans la ruelle sombre,répondant par des éclats de rire et des : « Bonsoir, lacompagnie !… Ha ! ha ! ha ! ça vabien !… »

Moi, je montai dans ma chambre. La mère Balaisme suivait sans dire un mot. Maintenant je voyais clair, je savaisque toutes mes espérances étaient perdues.

En haut, je battis le briquet, j’allumai nosdeux lampes et je dis :

– Bonsoir, mère Balais.

– Bonne nuit, mon enfant,répondit-elle.

J’entrai dans mon cabinet en refermant laporte.

Ensuite, seul, assis sur mon lit, en face dema lampe, je fis des réflexions terribles qui ne finissaient plus.Je me rappelai tout ce qui m’était arrivé depuis le commencement dema vie… Je maudis mon sort !… Je me rappelai ce qu’avait ditla veuve Rochard : « qu’il aurait mieux valu pour moisuivre mon père ! » et je trouvais qu’elle avaitraison.

Ce qui m’avait paru si heureux, lorsque lamère Balais était venue me prendre, me parut le plus grandmalheur : « Elle n’avait qu’à me laisser, m’écriai-je enmoi-même, je serais mort de faim… Tant mieux ! Ou, si j’avaisrésisté, je serais bûcheron, ségare, hardier, schlitteur ; jecouperais des troncs, je mangerais de la viande une fois l’an, jeserais à moitié nu, je souffrirais le froid, la neige, le vent, lapluie… qu’est-ce que cela fait ? Je ne connaîtrais riend’autre ; je ne serais pas si misérable ! Maintenant toutest fini. J’étais bien fou de croire qu’Annette pourraitm’aimer ; elle ne pense qu’à devenir une dame ;Mme Madeleine ne rêve que d’ingénieurs, d’avocats, denotaires ; M. Dubourg n’a pas de courage, il fait ce qu’onveut ! »

Toutes ces idées me passaient par la têtecomme une rivière débordée. Les heures sonnaient, je ne bougeaispas ; j’aurais voulu pleurer, mais le temps des pleurs étaitpassé ; je sentais un poids sur ma poitrine, qui m’écrasait lecœur ; c’était mille fois pire que de sangloter.

Au petit jour, je me levai pour sortir. Enpassant, la mère Balais, qui venait de mettre un jupon, mecria :

– Jean-Pierre, tu sors ?

– Oui, lui répondis-je, l’ouvrage estpressé ; M. Nivoi m’a dit de revenir aussitôt le jour… Jedéjeunerai là-bas.

– C’est bien, fit-elle.

Je descendis et je me mis à courir la ville auhasard. Les portes et les volets étaient encore fermés ; lesouvriers des champs partaient, la pioche sur l’épaule.

– Bonjour, Jean-Pierre.

– Bonjour, leur disais-je.

J’avais besoin de fraîcheur, cela me faisaitdu bien.

À six heures, j’allai comme à l’ordinaire meremettre à mon travail. M. Nivoi vint à l’atelier. Je lui racontail’héritage des Dubourg. Il trouva que c’était heureux, et dit queces braves gens méritaient un pareil bonheur, surtout le pèreAntoine. Je ne répondis pas, le chagrin m’accablait.

À midi, je sortis ; mais au lieu d’allerdîner à la maison, j’entrai dans le cabaret desTrois-Rois, boire une bouteille de vin, sans envie demanger. Je retournai prendre la scie et le rabot vers uneheure ; la fièvre me consumait.

Le soir, il fallut pourtant aller souper.J’avais ramassé tout mon courage ; par bonheur, en arrivantdevant chez nous, la mère Rivel me dit que les Dubourg étaientpartis pour Saint-Witt, en voiture. Cela me soulagea ;j’aurais eu de la peine à voir ces gens !

XI

 

Je montai notre escalier marche par marche,appuyé sur la rampe, en pensant :

« Pourquoi n’es-tu pas seul aumonde ? ce serait bientôt fini ! »

Et comme j’arrivais en haut lentement,j’entendis quelqu’un me dire :

– C’est toi, Jean-Pierre, je t’attendsdepuis une heure.

Alors, levant les yeux, je vis la mère Balais,son vieux mouchoir jaune autour de la tête, et son grand brasmaigre qui tenait la lampe pour m’éclairer.

– Tu ne montes pas vite, fit-elle.

– Non, lui dis-je, je suis bienlas !

Nous étions entrés dans la mansarde, oùquelques braises brillaient encore sous la cendre dans lepoêle ; la petite table m’attendait aussi, la soupière aumilieu, recouverte d’une assiette. La mère Balais m’avança sachaise et s’assit sur le banc en face. Elle me regardait :

– Je n’ai pas faim, lui dis-je.

– C’est égal, mange un peu.

Mais c’était au-dessus de mes forces. Jerestais là, les bras pendants, sans avoir le courage de lever macuiller. Cela dura bien quelques minutes, et tout à coup la mèreBalais me dit avec douceur :

– Tu l’aimes donc bien, mon pauvreenfant ?

Ces paroles me déchirèrent le cœur. Je mepenchai le front sur la table en sanglotant.

– Tu l’aimes depuis longtemps ?fit-elle.

– Depuis toujours, mère Balais, luirépondis-je, depuis toujours ; mais principalement depuis lecommencement du printemps.

Et je lui racontai ma surprise, le jour où lePicard et moi nous l’avions vue passer dans la rue de laFontaine ; comme je l’avais trouvée belle d’un coup, tellementbelle que ma vue en était éblouie, et que je frissonnais enmoi-même sans oser lever les yeux ; comme elle s’était penchéeà la fenêtre de l’atelier, en criant :

– Hé ! vous travaillez donctoujours, monsieur Jean-Pierre ? et mon grand trouble, mescraintes en rentrant le soir ; puis mes espérances… l’idéequ’elle pourrait m’aimer un jour… que c’était presque sûr… etqu’alors j’enverrais la bonne mère Balais, un matin, faire madéclaration, et que…

Mais je ne pus continuer. Ces penséesm’étouffaient, et je me remis à pleurer comme un enfant.

La mère Balais, pendant que je parlais,m’écoutait et disait tout bas :

– Oui… oui… c’est ça… c’est toujourscomme ça !… Et l’on est heureux… bien heureux !… Et toutserait arrivé comme tu dis, Jean-Pierre ; Annette t’auraitaimé, elle aurait vu que tu méritais son amour, elle aurait vu quepas un autre, à Saverne, n’était un aussi brave garçon que toi… Jedis brave et beau ! car c’est la vérité ! Tout seraitarrivé dans l’ordre, et nous aurions tous été réunis dans lajoie ; la vieille Balais aurait bercé les enfants, elle seserait promenée toute fière, le petit poupon sur le bras… Ah !quel malheur !

Et, m’entendant pleurer, elles’écriait :

– Et c’est ce gueux d’argent qui faittout le mal… Ah ! gueux d’argent, quand tu viens par uneporte, le bonheur s’en va par l’autre. – Ce matin, ils sont partispour voir leur argent. Ils avaient avec eux ce grand pendard deBreslau, cette espèce d’avocat de deux liards, ses gros favorisbien peignés et sa moustache cirée comme un tambour-major. Ilsl’emmènent pour estimer les biens ; et lui, le gueux, il estdéjà sur la piste de la dot !… Quels imbéciles, cesDubourg !

En entendant cela, je regardais la mère Balaistoute pâle ; mais elle ne faisait plus attention qu’à sapropre désolation, et s’écriait, ses deux grands bras maigres enl’air :

– Ah ! les imbéciles, ils se croientriches maintenant… Ils pensent qu’ils ne verront jamais le fond dusac ! Madeleine et la petite Annette m’ont aussi invitée cematin… Elles voulaient me faire voir leur argenterie, leurs bijoux,mais je n’ai pas voulu… Tout cela n’est pas assez riche pour mesyeux… J’en ai vu bien d’autres !… Qu’est-ce que leurhéritage ? De la misère auprès de ce que Marie-Anne Balaispeut se vanter d’avoir eu dans son temps ! Ah !… nous enavons hérité en Espagne… nous en avons hérité des colliers deperles et de diamants, des chapelets de sequins, des piastresdoubles et quadruples, or fin, vert et rouge ; et des voituresde meubles, d’habits, de chasubles qui reluisaient comme le soleil,de saints ciboires, de vieux tableaux qui valaient des mille et desmille francs !… Et qu’est-ce que nous en avons fait ?Nous avons fait comme ces Dubourg ont l’air de vouloir faire :nous avons tout avalé, tout dépensé, tout jeté par les fenêtres…Oui !… Et la mère Balais que tu vois, Jean-Pierre, sans seglorifier, était encore une autre femme que MlleAnnette ; elle avait d’autres cheveux, d’autres yeux, d’autresdents ; elle était grande et belle ; Balais en étaitfier, il pouvait en être fier devant toute l’armée. – Ehbien ! de tout ça, qu’est-ce qui reste ? Excepté quelquesvieux filous qui prêchaient la discipline et l’ordre, en emplissantles fourgons de leur corps d’armée, – et qui sont devenus plus tarddes calotins, – excepté ceux-là, tous les autres, la belleMarie-Anne en tête, ont fini par scier du bois, rétamer descasseroles, récurer des chaudrons, ou vendre des pommes et despoires sous la halle, bien heureux encore d’avoir un peu de braisedans la chaufferette en hiver ! Et celui qui méprisaitl’argent, qui ne voulait que des royaumes, des palais, des empires,a fini par avoir un rocher au milieu de la mer, et une baraque enpapier goudronné ! Voilà, Jean-Pierre, ce qui montre qu’un sougagné par le travail vaut mieux qu’un sac de louis trouvé dans lafosse d’un mort. Ça devrait faire ouvrir les yeux aux gens ;on devrait comprendre qu’un honnête ouvrier comme toi, un bravegarçon, vaut bien un chenapan comme ce Breslau.

Elle parlait bien, mais je savais ces choses.Combien de fois elle m’avait raconté ses malheurs, et puis le maldes autres ne guérit pas le nôtre.

L’idée de ce Breslau m’avait retourné lesang ; je restais la tête sur la table, songeant à ce quej’avais déjà souffert sans justice, et me disant :

« Pourquoi, malheureux, es-tu dans cemonde ? »

Elle avait aussi fini par se taire ; etle silence durait depuis quelque temps, quand je sentis qu’elle sepenchait en me prenant la tête dans ses mains, et qu’ellem’embrassait.

– Tu ne parles pas, Jean-Pierre,disait-elle tout bas. Tu souffres trop, n’est-ce pas, mon pauvreenfant ? Il faut pourtant savoir à cette heure ce que nousallons faire.

– Il faut que je parte, lui dis-je sansbouger, il faut que je m’en aille !

– Que tu t’en ailles ! dit-elletremblante ; où donc ?

– Loin… bien loin !…

– Oh ! non, s’écria la brave femme,tu ne peux pas t’en aller… c’est trop, Jean-Pierre… Et moi, je nepeux pourtant pas te suivre… je suis trop vieille maintenant.

Alors je levai la tête en la regardant commeun désespéré. Les cheveux me dressaient sur le front, et je luidis :

– Si vous voulez, je resterai… Mais s’ilarrive, l’autre… si je le vois… malheur !… tout serafini !

Et comme elle me regardait dans l’étonnementde l’épouvante, je lui tendis les bras en m’écriant :

– Oh ! mère Balais, pardonnez-moi…Je vous aime, je vous aime plus que ma vie !… Je vous doistout. Je voulais rester… soutenir votre vieillesse… C’était monbonheur de penser à cela. Mais si je vois l’autre, je letuerai !…

Il faut que ma figure ait eu quelque chose debien désolé, car cette pauvre vieille mère se mit à fondre enlarmes. En même temps, elle criait :

– Tu as raison, Jean-Pierre, oui, tu asraison… Je te connais !… À quoi donc est-ce que jepensais ? mon Dieu ! Si ce n’était pas celui-là, ceserait un autre. Tu partiras… oui, Jean-Pierre, tu as raison !Et ne crains rien, va, nous nous reverrons… je ne suis pas sivieille qu’on pense ; je conserve encore de la force pour dix,quinze ans… Nous serons encore une fois ensemble… plus tard… plustard !… C’est moi qui veux te choisir une femme, une bravefemme ; et les petits enfants nous les aurons tout de même…Seulement il faut du courage… il faut du temps !

Nous nous tenions embrassés, et noussanglotions tous les deux.

– Vous êtes ma mère ! luidisais-je.

– Oui, je suis ta bonne vieille mèreBalais, faisait-elle. Je n’ai plus que toi, toute ma joie est entoi. Tu vas partir… c’est dur !… Tu iras à Paris… tudeviendras un bon ouvrier ; et qui sait… j’irai peut-être…oui, j’irai si c’est possible… un jour !… Nivoi m’a déjà ditque tu devrais aller à Paris ; je ne voulais pas, j’avaisd’autres idées ; maintenant je suis contente. J’irai voirNivoi, tu n’as pas besoin de t’en mêler.

D’entendre cette brave femme, si ferme, sicourageuse, sangloter, cela m’arrachait le cœur. Jamais je n’auraiscru pouvoir supporter une chose pareille.

À la fin, elle ne disait plus rien ; et,ses deux longues mains sur la figure, les coudes sur la table, ellerêvait à ses misères depuis trente ans ; les larmes luicoulaient lentement sur les joues, sans un seul soupir.

Moi, voyant cela, j’aurais tout vouludétruire. Je prenais le genre humain en horreur, et moi-même, ettous ceux que je connaissais. Des mille et mille pensées metraversaient l’esprit ; je trouvais tout abominable.

Onze heures sonnèrent au milieu de ce grandsilence ; alors la pauvre vieille fit un soupir, et sortit sonmouchoir de sa poche pour s’essuyer la figure, en disant :

– Eh bien ! Jean-Pierre… bonsoir,mon enfant.

Je ne pus retenir un cri, et je tombai denouveau dans ses bras en répétant :

– Pardonnez-moi, mère Balais,pardonnez-moi !

– Mais tu n’as rien fait, disait-elle, tun’es cause de rien, mon pauvre enfant, je te pardonne de bon cœur.C’est le mauvais sort ! Si je pouvais t’en donner un meilleurque le mien, va, ça me serait bien égal de souffrir un peu plus…Mais il est temps d’aller nous coucher. Embrasse-moi encore unefois et allons nous coucher.

Alors, l’ayant embrassée longtemps, je rentraidans ma chambre et je m’étendis sur mon lit, dans la désolation.Quelques instants après, je vis aux fentes de la porte que la mèreBalais venait de souffler la lampe.

Ces choses se passaient au mois de juin1847 : je ne les oublierai jamais !

XII

 

J’ai souvent pensé que les femmes ont plus decourage que nous, dans les grands chagrins de la vie ; au lieude se laisser abattre, elles soutiennent encore nos forces et nousrelèvent le cœur. Mais c’est égal, les femmes comme la mère Balaissont rares. Le lendemain, elle paraissait déjà plus ferme, etpendant le déjeuner elle me dit :

– Écoute, Jean-Pierre, j’ai beaucoupréfléchi cette nuit, et maintenant tout cela me paraît très bien.Dans le premier moment, l’idée de te voir partir m’a porté uncoup ; mais tôt ou tard il aurait fallu prendre la mêmerésolution. Qu’est-ce que tu peux apprendre ici ? Ce n’est pasà Saverne qu’on peut devenir un bon ouvrier ; il faut voir lemonde, il faut regarder l’ouvrage des maîtres. Et puis laconscription nous aurait gênés ; c’était un moment biendifficile à passer.

Elle parlait de la sorte d’un air tranquille,et moi je faisais semblant de la croire ; mais je voyais bien,à ses yeux pleins de larmes et à sa voix tremblante, qu’elle disaitcela pour me consoler.

Enfin elle mit son châle et sortit en medisant :

– Je vais chez Nivoi.

C’était un dimanche. Longtemps j’attendis sonretour, songeant à nos misères. On sonnait à l’église pour lamesse, et les souvenirs du bon temps, quand j’étais assis devant lechœur, à côté de la petite Annette, me revenaient : le chantdes orgues, notre sortie au milieu de la foule, le contentement dela famille en rentrant pour dresser la table ; la mère Balais,qui me disait dans l’allée : « Arrive, nous avons quelquechose de bon ! » et la petite Annette qui criait :« Nous avons aussi quelque chose de bon ! »Ah ! c’était encore la veille… Que le bonheur passe vite, monDieu ! qu’il passe vite et qu’on souffre en y pensant plustard !

Vers onze heures, la mère Balais rentra.

– J’ai tout arrangé, dit-elle. Nivoitrouve tout bien. Il aurait voulu te garder jusqu’à la fin du mois,pour avoir le temps de chercher un autre ouvrier ; mais il estsi content de te voir suivre ses conseils, que le reste ne lui faitrien. Voici ton arriéré, qu’il m’a remis tout de suite, ce serapour la route ; et j’ai retenu ta place à la diligence enpassant, pour demain soir à cinq heures ; voici le billet.Tout va bien. Maintenant je vais chercher ce qu’il te faut :des chemises neuves, deux bonnes paires de souliers, c’est leprincipal.

– Ah ! mère Balais, lui dis-je, quelcourage vous avez !

– Bah ! fit-elle, quand on estdécidé, Jean-Pierre, il vaut mieux aller vite. J’ai voyagé, Dieumerci ! je sais ce qu’il faut.

Elle avait l’air de me sourire ; moi,tout ce que je pouvais faire, c’était de ne pas sangloter. Ilfallut pourtant se mettre à table, et se donner l’air de dînercomme tous les jours. Nous n’osions pas nous regarder l’un l’autre,et pour chaque parole il fallait se raffermir d’avance, de peurd’éclater d’un coup.

À la fin elle me dit :

– Est-ce que tu n’iras pas voir M.Vassereau, Jean-Pierre ? Tu sais qu’il t’aime bien.

Et je lui répondis tout de suite :

– J’y vais. Oui, mère Balais, j’auraisété capable de l’oublier.

En même temps, je pris mon chapeau et jedescendis. J’étais content de sortir, car de rester là, sanspouvoir crier, c’était trop terrible. À la porte des Dubourg, lamauvaise idée me vint de tout casser. Ce n’est pas seulement àcause de moi, c’est principalement à cause de cette bonne, de cettebrave mère Balais, que je leur en voulais. Mais aussitôt, pensantqu’ils se moquaient bien à cette heure de leur vieille baraque, jesortis ; et me rappelant que j’allais voir M. Vassereau, undes hommes que je respectais le plus en ville, cela me rendit unpeu de calme.

Il faisait très chaud. Dans la ruelle desOrties, derrière les jardins, tout bourdonnait le long des haiestouffues. Ces choses sont encore sous mes yeux !

Quelques instants après j’arrivais dans lapetite cour, et, en haut, sur le palier, je voyais au fond de lachambre à gauche, – par la porte ouverte au large, – mon vieuxmaître d’école encore à table, au milieu de sa famille. L’officedivin, le temps d’ôter la robe de chantre et la toque, de lessuspendre dans la sacristie et de revenir à la maison, avaientretardé son dîner, comme tous les jours de fête.

Il était là tout autre que dans la salled’école, en bonnet de coton noir et bras de chemise, à cause de lagrande chaleur ; il tenait sa petite fille sur un de sesgenoux, et lui pelait gravement une pomme.

– Eh ! c’est Clavel, dit-il enm’apercevant au haut de l’escalier.

– Oui, monsieur Vassereau ; je viensprendre congé de vous.

– Ah ! tu t’en vas ?

– Je vais à Paris, monsieurVassereau ; un ouvrier doit voir Paris au moins une fois.

Il m’avait fait asseoir. La femme et lesenfants écoutaient. Lui m’approuvait, disant qu’il avait toujoursété content de moi, et que ma visite lui faisait plaisir.

– Conduis-toi bien, disait-il, conservele respect de la religion, n’oublie pas tes devoirs de bonchrétien, et tu réussiras.

Enfin, au bout d’une demi-heure, comme je melevais, il me conduisit jusqu’à la porte, en m’embrassant ; cequi me soulagea le cœur, car l’estime et l’amitié des honnêtes gensvous font toujours du bien.

– Bon voyage, Clavel ! dit-il encoredu haut de l’escalier ; bon voyage et bonne santé !

– Merci, monsieur Vassereau.

Et je remontai la ruelle, heureux d’avoir reçules bons souhaits d’un si brave homme.

Il pouvait être alors deux heures. Je voulusprofiter du restant de la journée pour aller voir aussi M. Nivoi.Je redescendis donc la ruelle jusqu’à la place de laFontaine ; et le vieux menuisier, qui se trouvait avec son amiPanard dans la chambre au-dessus de notre atelier, – pendant queles hussards, en bas, chantaient, riaient, buvaient, et jouaientaux quilles le long du magasin de bois, – le vieux menuisier, quime voyait venir de loin, comme je passais sous sa fenêtre, mecria :

– Jean-Pierre, par ici !

Je traversai l’atelier et je montai. Labouteille était là comme toujours, entre les deux verres à moitiépleins.

– Un verre, Marguerite ! criait M.Nivoi dans l’escalier.

Et, me voyant entrer :

– Eh bien ! tu pars !s’écria-t-il ; à la bonne heure !

Je saluai M. Panard, qui me dit aussi quej’avais raison. Ensuite, Mme Marguerite ayant apporté unverre, on le remplit et nous bûmes à notre santé.

– Vois-tu, Jean-Pierre, me disait M.Nivoi, c’est à Paris qu’un bon ouvrier doit aller ; c’est làqu’il peut apprendre son état à fond. Les plus malins en province,ceux qui se croient uniques, sont étonnés, en arrivant là-bas, d’entrouver par douzaines de leur espèce, et beaucoup d’autres encorecapables de leur en remontrer pour enfoncer les chevilles etdétacher les étèles.

– Oui, disait M. Panard, c’est là qu’onpeut s’élever. Les étrangers le savent bien, car la ville estpleine d’Allemands, d’Anglais, de Russes, d’Italiens et d’Espagnolsqui s’en vont, au bout de quelques années, faire parade chez eux dece qu’ils ont appris chez nous.

C’étaient deux bons vieux camarades, quis’entendaient sur tout ; ce que l’un disait, l’autrel’approuvait tout de suite ; et les dimanches ils avaient lenez tout rouge, à force de s’entendre.

Je restai là jusqu’à sept heures. Le pèreNivoi voulait me retenir à souper. Quand il apprit que je partaisle lendemain à cinq heures, il me promit d’arriver au bureau desmessageries, avec une lettre de recommandation pour son ancienpatron, M. Braconneau, rue de la Harpe, n° 70.

En me reconduisant, il me serra encore un écude cinq francs dans la main ; et comme je ne voulais pas lerecevoir, ayant déjà mon compte :

– Ton compte, c’est bon, dit-il ;mais cet écu, c’est pour mon plaisir à moi que tu vas leprendre ; c’est pour boire un coup à la santé du père Nivoisur la route. Tu ne peux pas me refuser ça.

J’acceptai donc ; puis, étant rentré cheznous, je racontai mes visites à la mère Balais, qui parut contente.Elle avait déjà vidé sa grande malle pour y mettre meseffets ; et ceux qui nous auraient vus pendant le souper ne seseraient jamais figuré que le plus grand chagrin nous accablaittous les deux, parce que nous parlions de mon voyage comme d’unechose naturelle et qui devait arriver tôt ou tard ; seulement,nous avions espéré le retarder, et le moment était venu plus tôtque nous ne pensions.

Oui, voilà ce que nous disions ! Maiscette nuit-là, sachant qu’il faudrait partir le lendemain, que maplace était retenue, que je ne reverrais peut-être jamais Annette,ni celle qui m’avait recueilli, qui m’avait nourri de son travail,élevé, aimé comme son propre enfant, ni la vieille maison oùj’avais passé mon enfance, ni la vieille ville, ni la côte, ni lesbois, je versai des larmes bien amères ; et j’entendais labrave femme, ma seconde mère, tousser de temps en temps tout bas,comme quand quelque chose vous étouffe, puis se lever doucement,aller à l’armoire, écouter du côté de ma chambre. J’aurais voulului faire croire que je dormais, mais ce n’était paspossible !

Le matin, au petit jour, lorsque j’ouvris maporte, elle était déjà là devant ma malle, assise, les mainscroisées sur ses genoux. Rien que de nous regarder, nous aurionsvoulu recommencer nos cris. Mais elle avait pourtant plus decourage que moi, car elle me souriait toujours.

– Tu ne m’oublieras pas, Jean-Pierre,fit-elle.

Quand j’entendis cela, je me sauvai de nouveaudans ma chambre, éclatant en sanglots comme un malheureux. De sequitter quand on est riche, ce n’est rien ; mais pauvre,lorsqu’on ne sait pas ce qu’on deviendra, voilà ce qui vousdéchire. Ah ! quelle mauvaise idée elle avait eue de meprendre à Saint-Jean-des-Choux, pour le bonheur qu’elleméritait ! Des gueux, en faisant leurs mauvais coups, ontquelquefois plus de chance que les honnêtes gens en faisant lebien, et c’est à cause de cela que, à moins d’être un véritablebandit, il faut absolument croire en Dieu. Où donc serait laconsolation sans cela ? Les brigands auraient raison d’êtredes brigands, on ne pourrait rien leur répondre ; tous leshonnêtes gens seraient des bêtes !

Enfin, ces retards ne peuvent pas toujoursdurer ; il faut pourtant que je raconte mon départ de Saverne,et c’est le plus pénible. Il faut tout dire, il faut se rappelerles grandes misères aussi bien que les bonheurs : c’est lavie.

À quatre heures, la mère Balais avait fait mamalle ; elle était fermée. Moi, je l’avais regardée enl’aidant. Elle m’expliquait tout et je l’écoutais : c’étaitcomme la voix de ma propre mère. Elle devait aussi bien voir dansmes yeux ce que je pensais ; elle paraissait plus contente, detemps en temps elle disait :

– Sois tranquille, Jean-Pierre, soistranquille, nous nous reverrons dans le bonheur. Tout cela n’aqu’un temps.

Et je lui répondais :

– Oui ! tout bas.

– Tout finit par bien aller, disait-elle,pourvu qu’on ait du courage. Maintenant, moi, je suis tout à faitremise. Mais le moment approche, Jean-Pierre, il ne faut pas êtreen retard. Tiens, mets ça dans ta poche, mon enfant ; prendsgarde de le perdre.

– Qu’est-ce que c’est ? luidemandai-je étonné.

– Tu n’auras pas de l’ouvrage tout desuite en arrivant à Paris, fit-elle ; il te faut un peud’argent pour attendre. J’avais mis ça de côté, dans la crainted’une maladie… et puis l’idée de la conscription… C’est soixantefrancs.

– Et vous ?

– Oh ! moi, tiens, regarde… l’argentne me manque pas.

Elle me montrait notre petite boîte, avec cinqou six pièces de cinq francs.

– Oh ! je ne m’oublie pas !fit-elle.

J’étais comme étourdi. Je l’embrassai, et puisj’enlevai la malle sur mon épaule, et nous sortîmes. Dans la ruenous marchions l’un près de l’autre sans rien nous dire.

En arrivant près des messageries, nous vîmesde loin le père Nivoi, qui nous attendait sous la porte cochère. Ilfit quelques pas à notre rencontre, en s’écriant :

– Vous arrivez juste, ça ne peut plustarder.

Il me remit en même temps la lettre pour M.Braconneau, et je la serrai dans la poche de ma veste.

Un grand trouble me possédait : je voyaisma malle sur cinq ou six autres, les gens entrer et sortir ;j’entendais le père Nivoi répéter que c’était bien, que tout iraitbien, que je montrais du caractère ; mais, comme la voiture nevenait pas, la mère Balais et moi nous étions là tous les deux àdemi morts.

De temps en temps, en nous regardant, nousnous faisions de la peine l’un à l’autre, à cause de notreépouvante. Elle ne pouvait plus rien dire. Et comme nous étionsainsi, voilà qu’on entend tout au loin la trompette du conducteur,et que la grosse voiture, avec ses paquets, sa large bâche, sesquatre chevaux gris-pommelés, et ses conscrits à calotte rouge surl’impériale, paraît au haut de la grande rue. Tout le mondecrie :

– La voilà !

– Allons, Jean-Pierre, embrassons-nous,me dit le père Nivoi.

Moi, je jetai les yeux sur la mèreBalais ; elle me tendait les bras et voulait parler, mais ellene disait rien. Alors je la pris, je la serrai… c’était comme unétranglement.

Le bruit sourd de la diligence approchait,ensuite il se tut ; les grelots des chevaux tintaient à laporte. J’entendais les cris des voyageurs, je sentais la main dupère Nivoi sur mon épaule, qui me tirait en parlant ; mais jene comprenais rien, je ne pensais plus à rien, je serrais toujoursma pauvre vieille mère Balais.

À la fin, je ne sais pas comment nous nousétions séparés, et moi dans la diligence, avec six ou septconscrits qui chantaient en buvant de l’eau-de-vie. Je me retournaien criant :

– Mère Balais !

Elle était appuyée contre la porte. Nivoiessayait de l’entraîner, mais elle ne voulait pas. Moi, je rouvraispour descendre, quand tout à coup la grosse voiture se balançalourdement et partit avec un bruit terrible : le conducteursonnait de la trompette, les toits en équerre défilaient, quelquespassants se retournaient, en se serrant contre les murs ; puisle ciel parut, le bouquet de vieux sapins verts se montra sur notredroite, avec un petit carré de vigne ; nous étions hors deSaverne, nous grimpions la côte, la voiture se ralentissait ;et bien loin par-dessus les forêts, je voyais Saint-Jean-des-Choux,mon premier nid abandonné. Le souvenir de mon père, le pauvrebûcheron, me revint, et malgré les conscrits qui riaient etchantaient, je courbai la tête sur les genoux et je pleurai.

Ah ! que de choses merevenaient !…

Plus haut, à mi-côte, près de la bellefontaine, où descend le sentier de Saint-Jean-des-Choux, la petiteporte derrière s’ouvrit, et le conducteur s’écria :

– Ceux qui veulent monter avec moi par latraverse, pour se dégourdir les jambes ?

Les conscrits descendirent ; je restaiseul dans la diligence, montant au pas la grande route tournante.Les chevaux soufflaient. Quelques voyageurs traversaient lesbruyères à droite, avec le conducteur ; moi, penché sur lebord de la petite lucarne, je regardais à gauche le beau vallon dela Schlittenbach, la maison de M. Leclerc au fond, son pavillon surle rocher, les grands bois, les ruines du Haut-Barr et duGéroldseck dans les nuages ; et puis au loin l’immense plained’Alsace, toute bleue, et le vieux Saverne au pied de la côte, cevieux Saverne où j’avais passé tant de beaux jours !

Je me disais :

« Te voilà donc encore une fois seul aumonde. Les autres penseront encore à toi dans un mois, dans sixmois, dans un an peut-être ; ensuite ils auront leursaffaires ; ils se souviendront de Jean-Pierre par hasard, etpuis ce sera fini… La mère Balais seule ne t’oubliera pas ! Etles arbres, les rochers, les vieilles maisons, la côte, les ruinesque tu regardes depuis ton enfance, qui te faisaient rêver et quetu vois encore en ce moment, seront toujours les mêmes ;d’autres les verront, d’autres penseront ce que tu as pensé, et tune seras plus là pour les voir ! Annette sera riche… elle seramariée… Mon Dieu !… mon Dieu ! qu’est-ce que lavie ? »

Ces pensées et mille autres pareillestraversaient mon esprit, et m’accablaient de tristesse.

On était arrivé devant le bouchon du pèreFaller, les conscrits étaient remontés dans la voiture, et leconducteur, sur son siège, sonnait de la trompette. Les chevauxgalopaient en cadence, la poussière s’élevait, couvrant lespeupliers de la route, les broussailles, les herbes ; la forêtpassait, on était sur le plateau.

Au bout d’une heure, le fond du Holderloch etle village des Quatre-Vents avaient défilé. Puis, après avoirchangé de chevaux à la grande poste de Guise, on était arrivé àPhalsbourg, avec ses avancées, ses ponts, ses portes sombresgarnies de herses, sa grande place d’armes, et l’on avait traversétout au galop.

Quel rêve et quelle tristesse ! Plusloin, lorsque les bois étaient finis, quand on ne voyait plus quece grand pays plat au-dessus de Mittelbronn, et de loin en loin lesVosges bleues, qui s’effaçaient dans le ciel déjà gris, quelletristesse de se dire :

– Maintenant, tu ne verras plus lesvieilles montagnes, tu ne verras plus que des carrés de blé oud’avoine, de chanvre ou de navette, de petits arbres fruitiers, desbouts de haie ; Seigneur Dieu !

Et plus tard la nuit qui vient, les grandeslignes d’or qui s’effilent sur cette plaine nue, les fermes, lespetits villages à droite et à gauche ; et finalementl’obscurité, les conscrits qui chantent, qui mangent, qui boivent,la voiture qui roule toujours, et les pieds des chevaux qui vontcomme une horloge : à chaque pas on est plus loin, toujoursplus loin !

Je m’étais mis dans un coin, le coude dans labretelle ; mes yeux cuisaient à force d’avoir regardé.J’aurais voulu dormir et je ne pouvais pas. À chaque relais lesconscrits allaient remplir leur gourde. Ils parlaient et riaient deleurs amoureuses qu’ils abandonnaient. L’un avait reçu douze centsfrancs du juif, l’autre quatorze cents, l’autre plus. Ils allaientà Lille en Flandre pour la révision.

Voilà ce qu’ils disaient ! Pas un n’avaitde chagrin de quitter le pays, la maison, le vieux père, la vieillemère… Et qu’est-ce que leur faisait de voir d’autres arbres ?Les hommes ne sont pourtant pas tous les mêmes. C’est un grandmalheur quelquefois de ne pas ressembler à des bûches qui nesentent rien ; oui, c’est un grand malheur.

Je songeais à ces choses le cœur gonflé. Lesrelais n’en finissaient plus ; les étoiles et la lunebrillaient dehors ; ensuite des nuages couvrirent le ciel. Lesconscrits ronflaient, moi je regardais la terre sombre courir. Celadura bien longtemps.

Nous arrivâmes à Lunéville, où des dragons sepromenaient sous les lanternes, devant un corps de garde. Ungendarme, avec son grand chapeau, vint regarder dans la voiturepour remplir sa consigne, mais il n’éveilla personne. Le conducteurlui dit : – Ce sont des vendus.

Ensuite nous repartîmes ; et, sur lestrois heures du matin, nous arrivâmes dans une grande ville, lesrues larges bien pavées, les maisons superbes : c’était Nancy.La voiture s’arrêta devant une cour entourée de hangars, àl’Hôtel de l’Europe, comme on le voyait écrit en grosseslettres sur la façade. Le conducteur vint nous ouvrir, et dit quenous avions une demi-heure. Tout le monde sortit. Qu’est-ce que jepouvais faire au milieu de la nuit, dans cette ville que je neconnaissais pas ? Un monsieur, avec une serviette sur le bras,demanda si l’on voulait prendre quelque chose ; deux ou troisle suivirent dans le grand hôtel, les autres se dispersèrent àdroite et à gauche. Moi j’allai m’asseoir dehors sur un banc, auclair de lune. Je voyais une grande rue qui descendait, au bout dela rue une grille magnifique en fer massif et doré, plus loin uneplace ; et devant une sorte de palais, une sentinelle qui sepromenait sur le trottoir.

Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau,d’aussi grand que cette rue, cette grille et cette place. Jedescendis jusqu’à la grille et je regardai. Tout dormait ; onentendait, bien loin derrière, les gens de notre diligence parler,les domestiques emmener les chevaux ; et devant le palais, oùla lune brillait sur les grandes vitres, les pas de la sentinelle.On trouve pourtant du monde bien riche sur la terre !

J’aurais voulu voir plus loin à gauche deuxfontaines couvertes d’arbres, dont l’eau tombait dans l’ombre, etune statue très grande au milieu de la place, mais j’avais peur derevenir trop tard, et je vins me rasseoir sur mon banc, pour êtrelà quand notre voiture repartirait.

Un petit cabaretier avait ouvert sa porte enface, pour attirer les voyageurs, mais les conscrits étaient seulsentrés ; ils chantaient des airs du pays.

Toutes ces choses me reviennent, parce quej’étais pour la première fois dans une grande ville. Jepensais : « Puisque Nancy n’est qu’une ville ordinaire,qu’est-ce que doit donc être Paris ? Comment se reconnaître aumilieu de toutes ces rues ? » Je me représentais Paristantôt magnifique et tantôt terrible.

À trois heures et demie, le conducteur et lesdomestiques revinrent avec d’autres chevaux ; des quantités demendiants, hommes et femmes, arrivèrent aussi, demandant lacharité.

Il faisait alors petit jour. Comme nousallions remonter en voiture, le conducteur, un bon gros homme, lesjoues pleines, le nez rouge, une petite casquette en peau de lièvreliée sous le menton, et de grosses bottes en peau de moutonremontant jusqu’aux genoux, me demanda :

– Vous êtes à la rotonde avec lesvendus ?

– Oui, monsieur, lui dis-je.

– Eh bien, si vous voulez monter àl’impériale, vous serez mieux.

Je profitai de la permission et je m’assis àcôté de lui, dans un large fauteuil en cuir. La moitié desconscrits restaient à Nancy, de sorte que nous étions seuls, lepostillon devant nous.

C’est ainsi que nous repartîmes. Et comme mafigure plaisait à ce conducteur, tout en serrant et lâchant samanivelle, il me demanda pourquoi j’avais l’air malheureux… sij’étais tombé au sort ? Je lui dis que non, mais que j’avaisdu chagrin de quitter mon pays, que j’étais un simple ouvriermenuisier, et que je ne connaissais pas la ville de Paris, oùj’allais essayer de gagner ma vie.

Alors cet homme, plein de bon sens, me dit quej’avais tort de me chagriner, que tôt ou tard il fallait quitterson village, à moins de vouloir s’encroûter dans les vieillesidées, manger des pommes de terre toute sa vie, et tomberau-dessous de rien.

Il me raconta l’histoire de trois ou quatreouvriers de sa connaissance, qui par le travail avaient faitfortune à Paris ; il les nommait, disant : « Danstelle rue, à tel numéro. » Je m’étonnais de sa mémoire, et jeprenais confiance dans ses paroles.

Nous traversâmes ainsi la ville de Toul, quipossède une belle église.

Le grand air de l’impériale, la vue de cesgros chevaux qui galopaient, la tête sous le poitrail ; lepassage des champs, des prés, des vignes ; les rivières, lesbouquets d’arbres, les pauvres masures, comme il s’en trouve enChampagne, toutes ces choses nouvelles, et surtout l’idée que nousapprochions de Paris, m’empêchaient de songer toujours à meschagrins.

Le conducteur avait dans le banc une grossebouteille de vin ; il en buvait et me la repassait chaquefois, en s’écriant :

– Allons, jeune homme !

Après Toul, nous avions dépassé Commercy,Bar-le-Duc et Vitry-le-François. À Vitry, les voyageurs étaientdescendus pour dîner. Moi, j’avais tiré de ma poche une grossepomme de la mère Balais, un morceau de saucisson et du pain.

Tout ce qui me revient, c’est que, après avoirroulé tout le jour, il fallut encore passer la nuit en voiture.Mais la fatigue d’être assis depuis si longtemps, et de n’avoir pasfermé l’œil la nuit précédente, m’endormit profondément. Lorsque jem’éveillai, j’avais une peau de mouton sur les jambes, la roséecoulait sur le tablier de l’impériale, tout le pays était couvertde brouillard blanc, le conducteur dormait aussi dans soncoin ; le cocher seul, devant, avec son chapeau de toile ciréeet son manteau à triple collet, était droit, le fouet dans lamain ; et dessous, les gros chevaux fumants galopaient lacroupe en l’air.

Il pouvait être trois heures. J’ai su par lasuite que nous avions dépassé Coulommiers. Alors, à moitié dormant,à moitié éveillé, je vis passer des petits villages, des toits dechaume et d’autres. De deux heures en deux heures on faisaithalte : le postillon criait, les chevaux hennissaient, leconducteur s’éveillait et descendait. La voiture dormait bienfermée, des gouttes d’eau sur les vitres. Tout cela, je le voyaiscomme en rêve. Une fois seulement je descendis ; et ce n’estqu’au grand jour, en sentant le conducteur me secouer par le braset me dire :

– Nous n’avons donc pas envie de vider labouteille ? que je m’éveillai tout à fait et que je bus un boncoup.

Le soleil était déjà haut, il pouvait êtresept heures. Nous traversâmes un grand bois sur une routemagnifique ; je me rappelle que mon étonnement était grand devoir tous les arbres numérotés le long de cette route. Leconducteur me dit :

– Nous approchons de Paris, nous sommesdans la forêt de Vincennes ; dans une heure nous ferons notreentrée dans la capitale.

Ces paroles me rendirent grave et mêmecraintif, car les joyeux propos d’un conducteur ne vous empêchentpas de réfléchir, lorsqu’on arrive pour gagner son pain dans uneville où des milliers d’autres entrent tous les jours avec la mêmeidée.

XIII

 

À mesure que nous approchions de Paris, toutchangeait, tout prenait un autre air : les villages devenaientplus grands, les maisons plus hautes, les fenêtres plus serrées,les enseignes, – qu’on ne met jamais chez nous que sur la porte, –montaient au premier, au second, au troisième étage, rouges,bleues, jaunes, de toutes les couleurs, jusque sous les toits.Au-dessous, les cafés, les auberges, les boutiques serapprochaient ; devant les maisons s’avançaient des espèces detoits en toile, pour abriter le monde de la pluie et du soleil. Unefoule de gens en blouse, en habit, en veste, en casquette, enchapeau, allaient et venaient, couraient, se dépêchaient comme devéritables fourmilières.

À droite et à gauche, de hautes cheminées enbriques, carrées ou rondes, lançaient leur fumée jusque dans leciel. On sentait venir quelque chose de grand, d’extraordinaire, demagnifique et de terrible. Et derrière nous, à gauche, s’éloignaitdéjà une haute fortification carrée ; le conducteur m’avaitdit en passant :

– C’est Vincennes.

Moi, j’ouvrais les yeux, je ne respirais plus,je pensais :

« Me voilà donc près de Paris ; jevais entrer dans cette grande ville dont j’entends parler depuisque je suis au monde, d’où reviennent tous les bons ouvriers, tousles gros bourgeois, tous les gens riches, disant :« Ah ! ce n’est pas comme à Paris ! »

Et ce mouvement du monde, ces voiturestoujours plus nombreuses, me faisaient dire en moi-même :

« Oui, ils avaient raison, Paris estquelque chose de nouveau pour les hommes. Bienheureux ceux quipeuvent vivre de leur travail à Paris, où les ouvriers ne sont quedes apprentis, et les maîtres des ouvriers ! »

La grande route était devenue beaucoup pluslarge ; elle était bien arrondie, pavée au milieu. On voyaitde loin, bien loin, tout au bout, deux hauts échafaudages quis’élevaient jusqu’aux nues.

En ce moment le conducteur donnait unpourboire au postillon, la voiture roulait comme le tonnerre. Biend’autres voitures passaient près de nous toutes pleines de monde,des espèces de diligences ouvertes derrière, avec deux marches pourmonter et descendre. Le conducteur me dit :

– Voilà les omnibus… Nous approchons,jeune homme, nous approchons. Voyez ces deux hauts échafaudages etles grilles en travers, c’est la barrière du Trône, rappelez-vousça. Plus loin arrive le faubourg Saint-Antoine. Cette grande voûtebleue à gauche, c’est le Panthéon, et ces deux hautes tours, c’estNotre-Dame. Ça, c’est Saint-Sulpice… ça, la tour Saint-Jacques, ettout là-bas, ce carré gris-clair, c’est l’Arc-de-Triomphe.

Plus il parlait, plus on en voyait ; etde tous les côtés, dans les champs, des centaines de maisonss’avançaient et se répandaient à plus de deux lieues. Nous n’étionspourtant pas encore à Paris : les deux grands échafaudages, àforce d’être loin, n’avaient pas l’air de se rapprocher, etseulement vers neuf heures, je vis les grilles que le conducteurappelait la barrière du Trône.

Alors les voitures de toute sorte, grandes,petites, carrées, rondes, étaient si nombreuses qu’elles arrivaientpar files de sept, huit, dix, en suivant le revers de la route pournous laisser passer, car nous arrivions ventre à terre, brûlant lepavé ; les chevaux sautaient, le cou et les jambesarrondis ; c’était un bruit terrible et grandiose. Leconducteur commençait à plier ses habits, à boucler sonmanteau ; il disait :

– Nous y voilà !

Et nous entrions entre les grilles. Ons’arrêtait une seconde pour laisser monter le douanier avec sonhabit vert ; et, pendant qu’il se glissait derrière, grimpantsous la bâche et regardant les paquets, nous entrions enfin dans lagrande ville, dans ce faubourg Saint-Antoine, que le Picard m’avaitreprésenté comme un véritable paradis : – nous étions àParis !

Ah ! ceux qui n’arrivent pas de laprovince, ne se figureront jamais ce que c’est de voir Paris pourla première fois ; non, ils ne peuvent se le figurer :ces grandes lignes de maisons hautes de six et sept étages, avecleurs fenêtres innombrables, leurs cheminées qui se dressent parmilliers au-dessus des vieux quartiers, leurs trottoirs, et lafoule qui passe, qui passe toujours, comme la navette du pèreAntoine ; ces voitures aussi, ces pavés gras, cet airsombre ; ces odeurs de toute sorte qu’on n’a jamaissenties : les fritures, les épices, la marée, laboucherie ; les gros camions pleins de balayures ; lehou-hou, les cris des marchands, les coups de fouet, legrincement des roues… enfin, qu’est-ce que je peux dire ?

J’étais comme abasourdi, comme confondud’entendre tout cela, et de voir notre grosse voiture s’enfoncer,s’enfoncer toujours en ville ; et le même spectacle continuer,s’étendre à droite et à gauche dans des rues innombrables, –longues, droites, obliques, – avec le même fourmillement.

À travers cette confusion, nous arrivâmes surune grande place ; au milieu de la place s’élançait à la cimedes airs une colonne en bronze ; et dans le roulementj’entendis le conducteur me crier :

– Place de la Bastille !

Cela ne dura qu’une seconde : la grandecolonne, toute couverte de lettres d’or, un ange au haut qui sejette dans le ciel, la colonne était passée ! et des milliersd’hommes allaient et venaient ; j’en voyais de toutessortes : des marchandes de fleurs en chapeau de paille, avecdes vannes pleines de roses ; des hommes avec de petitesfontaines à clochettes, sur le dos, – les robinets sous le coude, –qui versaient à boire aux passants. Je voyais tant de choses queles trois quarts me sont sorties de l’esprit.

Au moment où nous traversions la place, leconducteur, après avoir arrangé tous ses paquets, venait de serasseoir ; il me cria :

– Les boulevards !

Ah ! je suis revenu depuis à Paris, maisjamais je n’ai senti mon admiration et mon étonnement comme alors.Qu’on se figure une rue quatre ou cinq fois plus large que lesautres, bordée de maisons magnifiques, avec des rangées de balconsqui n’en finissent plus, une rue tellement grande qu’on n’en voyaitpas le bout ; et, à mesure qu’on avançait, – comme lesboulevards tournent, – de nouvelles maisons, de nouveaux balcons,de nouvelles enseignes à perte de vue ! Le conducteurcriait :

– Boulevard Beaumarchais !…Boulevard du Calvaire !… Boulevard du Temple !… Place duChâteau-d’Eau !… Boulevard Saint-Martin !

Il me montrait aussi, à droite, des théâtres,des baraques, des affiches, et me disait :

– La Gaîté !… L’Ambigu !… LaPorte-Saint-Martin !

Enfin, je n’avais pas le temps deregarder ; tout passait comme un éclair. C’est ce que j’ai vude plus étonnant. Et toujours ce monde innombrable qui courait,toujours ces voitures, ces dames, ces messieurs, cette presse degens, ces cris des marchands et le reste.

Tout à coup la diligence tourna et descenditventre à terre une rue plus étroite.

– La rue Saint-Martin ! me cria leconducteur ; apprêtez-vous, nous approchons desmessageries.

Nous filions dans la rue. Les maisons, hauteset sombres, sales et grises, avec leurs milliers d’enseignes detoutes les couleurs, avaient l’air de se pencher. La diligencefaisait un bruit terrible, les gens se serraient sur le trottoir,en continuant de courir. Ensuite la voiture prit à droite une autrerue un peu plus large.

En ce moment toutes les lucarnes de notrediligence étaient pleines de calottes rouges, qui se penchaientdehors pour voir.

– Voici la halle au blé ! me ditencore le conducteur.

Quelques instants après nous entrions au pas,sous une voûte, dans la grande cour des messageries de la rueSaint-Honoré, et des centaines de gens entouraient notrediligence.

Dans cette cour, un grand nombre d’autresdiligences se trouvaient en ligne. À chaque instant il enarrivait.

À mesure que nous sortions de la voiture, ouque nous descendions de l’impériale, des gens de toute espèce nouscriaient :

– À l’hôtel d’Allemagne !

– À l’hôtel de Normandie !

Ils nous présentaient des cartes. D’autres, enblouse, avec de petites hottes, nous demandaient :

– Où allez-vous ?

Je ne savais plus de quel côté me tourner. Jeregardais mon conducteur, il entrait dans le bureau et s’arrêtaitdevant le trou d’un grillage, son portefeuille de cuir sous lebras. Il se mit à compter avec l’homme du bureau.

Derrière nous les parents : femmes,hommes, enfants, tous en chapeaux, venaient recevoir leurs frères,leurs sœurs, leurs cousins. On s’embrassait, on envoyait quelqu’unchercher une voiture, on riait.

Moi, j’étais seul, on voyait bien que je nedevais pas être riche, on allait d’abord aider les autres. Jeregardais descendre les paquets et les malles de la voiture ;au milieu de tous ces gens, dont plusieurs avaient de mauvaisesfigures, j’étais bouleversé : si l’on m’avait pris ma malle,qu’est-ce que je serais devenu ?

Et comme je restais là, dans un grand trouble,– parmi ce monde qui s’en allait et venait, entrait et sortait,réglait ses comptes, – ne sachant où descendre, enfin comme tombédu ciel, voilà qu’une figure s’approche et me dit :

– Hé ! c’est toi,Jean-Pierre ?

Alors je regarde, et je reconnais le filsMontborne, un de mes anciens camarades chez le pèreVassereau ; il était en petite blouse serrée aux reins, ettenait sous le bras une de ces hottes à deux branches que j’avaisdéjà vues. En reconnaissant Montborne, un vieux camarade d’école,je ne pus m’empêcher de lui sauter au cou et de crier :

– C’est toi, Michel ?

– Oui, dit-il de bonne humeur.

– Et qu’est-ce que tu fais doncici ?

– Hé ! je porte des paquets ;je suis porteur depuis deux ans.

Il était petit et maigre, il louchait ;mais cela ne l’empêchait pas d’être fort. Je crus que le bon Dieume l’envoyait. Après nous être embrassés bien contents, il medemanda :

– Et toi, Jean-Pierre, tu viens du pays…qu’est-ce que tu veux faire ?

– Je viens travailler enmenuiserie ; j’ai une lettre de M. Nivoi.

– Et où est-ce que tu descends ?

– Rue de la Harpe.

– Ah ! fit-il, c’est loin, maisattends, j’ai quelque chose à porter près d’ici ; je vaisrevenir et je te porterai ta malle. Seulement, ça coûteratrente-deux sous… Je suis marié, vois-tu… un autre te ferait payerplus cher.

– C’est bien, lui dis-je, va,dépêche-toi, je t’attends.

Il partit. J’avais un grand poids de moins surle cœur. Je restais près de ma malle, qu’on avait mise avecbeaucoup d’autres dans le bureau. Je la voyais et je ne m’enécartais pas.

Tout continuait à s’agiter dans la cour, sousla voûte et dans la rue. En écoutant ce grand bruit, je ne pouvaispas me figurer que cela durait toujours, et j’ai pourtant vu depuisque le mouvement ne cessait ni jour ni nuit dans cette ville.

Ce n’est qu’au bout d’une heure, et quandl’inquiétude commençait à me gagner, que Montborne revint.

– Eh bien ! dit-il, c’est fini,montre-moi ta malle.

– La voici.

– Et le billet ?

– Le voilà.

– C’est bien.

En même temps il tira ma malle de dessous lesautres, il la posa d’abord debout sur sa petite hotte, passa lacorde autour et l’enleva d’un coup d’épaule.

– En route, fit-il, suis-moi.

Nous sortîmes. Je le suivais pas à pas. Nouspassions dans la foule comme à travers une procession. Tout enmarchant, il me demanda :

– Ta lettre est pour un maître menuisier,rue de la Harpe ?

– Oui.

– Mais tu n’es pas encoreembauché ?

– Non.

– Tu ne vas pas demeurer dans samaison ?

– Non.

– Eh bien ! il faut aller te logeraux environs, dit-il ; laisse-moi faire, je connais rue desMathurins-Saint-Jacques un endroit où l’on passe la nuit à dixsous. Ceux qui louent au mois payent sept, huit, dix francs ;ça dépend de la chambre. Tu verras. Mais on paye d’avance.

– C’est bien, lui répondis-je,conduis-moi dans cette auberge, et si tu connais un endroit où l’onmange à bon marché, tu me le montreras avant de partir.

– Justement, fit-il, à côté se trouve lerestaurant de Flicoteau, un des bons endroits de Paris.

– Mais ça coûte cher,peut-être ?

– Non, pas trop… ça dépend des plats etdu vin. En mangeant du bœuf et buvant de l’eau, on paye de huit àdix sous. Mais si l’on demande du poulet et du vin, ça monte toutde suite à seize ou dix-huit sous, et même plus.

Je pensai naturellement qu’avec un bon morceaude bœuf, du pain et de la bonne eau, je n’aurais pas besoin de vinni de poulet.

Nous passions alors auprès d’une grandebâtisse entourée de grilles et toute couverte de sculptures. Notrerue donnait sous la voûte de cette bâtisse magnifique, mais nousprîmes à gauche pour en faire le tour. Montborne me dit que c’étaitle Louvre. Comme nous tournions au coin de la grille à droite, jevis pour la première fois les quais qui suivent la Seine, lePont-Neuf qui la traverse, et la statue de Henri IV, à cheval, aumilieu du pont.

C’est là qu’on peut voir la grandeur de Paris,principalement sur le Pont-Neuf, lorsqu’on regarde à droite, leLouvre, qui s’étend aussi loin qu’il est possible de regarder,l’Arc de triomphe, à plus d’une lieue, au bout d’une grande avenued’arbres ; et, de l’autre côté, le Palais-de-Justice, lacathédrale de Notre-Dame, et l’île de la Cité pleine de vieillesmaisons qui se regardent dans l’eau.

Ces choses, je ne les ai connues que plustard ; alors j’en étais ébloui d’admiration. Les files deponts toujours couverts de monde, qui s’étendent sur le fleuve,n’étaient pas une des choses qui m’étonnaient le moins. Cela meparaissait aussi grand que toute l’Alsace, et si je n’avais pas étéforcé de suivre Montborne, qui marchait toujours, je me seraisarrêté là quelques instants.

Le Pont-Neuf était bordé de baraques où l’onfaisait de la friture, mais je me suis laissé dire qu’on les atoutes abattues depuis.

Après avoir traversé ce pont et regardé lastatue en courant, nous tournâmes sur l’autre côté du quai, bordéde rampes en pierre, et plus loin nous arrivâmes à droite, dans lavieille rue de la Harpe. Cette rue avait l’air de descendre sousterre, et s’étendait en remontant plus loin, jusqu’à la vieilleplace Saint-Michel. J’avais vu tant de palais, tant de cathédrales,tant d’arcs de triomphe, tant de maisons magnifiques, tant derichards roulant en voiture ; j’étais tellement ébloui de ceschoses, qu’en remontant la vieille rue de la Harpe, toute grise,toute décrépite, pleine de gens en manches de chemise, en veste, enpetite robe, en camisole, qui couraient d’une porte à l’autre, quifumaient des pipes aux fenêtres, qui portaient de l’eau sur lesépaules, qui faisaient de la friture à leur porte, et quisemblaient vivre là chez eux de père en fils, que j’en eus le cœursoulagé.

Je trouvai même à cette rue un air de vieuxSaverne ; c’était vieux… vieux ! On y voyait desmarchands de ferraille, comme chez nous, et de vieilles portesrondes toutes noires, où se tenaient des marchands de livres, debretelles et de savates. Enfin je pensai :

– Maintenant, nous ne sommes plus avecdes millionnaires.

Je m’attendrissais de voir des gens de la mêmeespèce que moi, qui vendaient, achetaient et travaillaient pourvivre. Montborne me dit que cela s’appelait le quartier Latin. Ilprit ensuite une autre rue à gauche, et finit par s’arrêter devantune maison étroite, haute de six étages au moins, et medit :

– Nous y sommes, Jean-Pierre.

C’était près d’une vieille bâtisse en arrièrede l’alignement ; un mur assez bas suivait la rue, etpar-dessus ce mur on voyait le toit de ce vieux nid, et ses petitesfenêtres comme au couvent de Marmoutier. J’ai su plus tard que celas’appelait l’hôtel de Cluny, et qu’on y mettait toutes lesvieilleries de la France.

Mon auberge se dressait un peu plus loin. Jecrois encore la voir avec son pignon décrépit, où s’avançaient despierres d’attente jusque dans le ciel. Montborne était entré dansl’allée, tellement étroite que sa hotte raclait les murs des deuxcôtés, et tellement noire qu’on n’y voyait plus au bout de quatrepas. En même temps, une odeur de cuir, et d’une quantité d’autreschoses, vous remplissait le nez ; des bruits de toutes sortesvous faisaient tinter les oreilles : un marteau toquait, untour bourdonnait, quelqu’un chantait, pendant que dehors toutcontinuait à rouler, à crier, à passer.

Nous arrivâmes enfin dans une cour d’environsix à sept pieds ; et, voyant le ciel tout en haut, je crusêtre au fond d’un puits. Comme je regardais, quelqu’un ouvrit lechâssis d’une croisée au rez-de-chaussée, en criant :

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un voyageur, répondit Montborne.

Aussitôt la porte au fond de l’allée s’ouvrit,et un homme trapu, les joues grasses et jaunes, un bonnet de cotoncrasseux sur la tête, les manches de chemise retroussées, untire-pied dans la main, sortit en me regardant.

Derrière cet homme, que je reconnus pour êtreun cordonnier, s’avançait une petite femme sèche, déjà grise, lenez pointu, qui me regardait d’un œil de pie.

– Vous voulez passer la nuit ? medemanda le cordonnier.

– Non, monsieur, je voudrais louer unechambre au mois.

– Ah ! bon, fit-il ; Jacquelineva vous montrer les chambres.

– C’est un ouvrier menuisier, ditMontborne.

Et la femme, qui m’avait bien regardé, prit unair riant.

– Il arrive du pays ? dit-elle.Venez, monsieur.

Elle avait décroché des clefs dans leurcassine et grimpait devant moi. Montborne suivait lentement.

– Vous serez bien, disait-elle.

Nous montions, nous montions ; lesfenêtres s’élevaient, la cour descendait. À la fin, je n’osais plusregarder par ces fenêtres, je croyais tomber la tête en avant.

– Nous avons des chambres à tout prix,disait la vieille ; mais la jeunesse aime le bon marché.

– Oui, si vous pouviez m’avoir unechambre à six ou sept francs, lui dis-je.

À peine avais-je dit cela, qu’elle se retournacomme indignée, en s’écriant :

– À six francs ? Ce n’est pas lapeine de monter.

Nous étions tout au haut de l’escalier,presque sous les tuiles, et cette vieille, dont la figure étaitdevenue de bois, me voyant étonné, dit :

– Redescendons ; notre meilleurmarché c’est huit francs… payés d’avance.

Alors, me remettant un peu, jerépondis :

– Eh bien ! madame, montrez-moi lachambre à huit francs.

Elle grimpa les dernières marches, et poussadans les combles une petite porte coupée en équerre. Je regardai,c’était un coin du toit. Dans ce coin, sur un petit bois de litvermoulu, s’étendaient un matelas et sa couverture, minces commeune galette. Tout contre se trouvaient la table de nuit, la crucheà eau ; et dans le toit s’ouvrait une fenêtre à quatre vitres,en tabatière.

Cela me parut bien triste de loger là.

– Décidez-vous, me disait la vieille.

Et moi, songeant que je n’étais pas sûr detrouver tout de suite de l’ouvrage, que je n’avais personne pour meprêter de l’argent, et que, dans cette ville où tout le monde nesonge qu’à soi, ma seule ressource était de ménager, je luirépondis :

– Eh bien ! puisque c’est lemeilleur marché, je prends cette chambre.

– Vous faites bien, dit-elle, car leslocataires ne manquent pas.

En descendant, elle me montra dans un coin uneespèce de fontaine, en me disant :

– Voici l’eau.

Montborne montait encore, je revins avec lui.Il trouva ma chambre très belle, d’autant plus qu’il restait de laplace pour la malle. Ensuite, comme il était pressé, je lui payaises trente-deux sous ; il me dit que deux maisons plus haut, àdroite, près de l’hôtel de Cluny, je verrais le restaurant, et puisil s’en alla.

Je refermai la porte et je m’assis sur le lit,la tête entre les mains, tellement accablé d’être seul, au milieud’une ville pareille, loin de tout secours, de toute connaissance,que pour la première fois de ma vie j’eus l’idée de m’engager.

« Qu’est-ce que je fais au monde, medisais-je. Les autres sont heureux, les autres ont leur maison,leur femme, leurs enfants, ou bien ils ont leurs père et mère,leurs frères et sœurs… Moi, je n’ai rien que ma pauvre vieille mèreBalais. Eh bien ! si je m’engage, je ferai l’exercice, j’auraila nourriture, le logement, l’habillement, et rien à soigner. Jedéfendrai l’ordre. Si les ouvriers se remuent, s’ils se révoltent,je ferai comme le régiment. Le père Nivoi m’en voudra, mais je nepuis pas vivre tout seul… Non, c’est trop terrible d’être seul,avec des gens qui ne pensent qu’à vous tirer de l’argent, qui voussourient pour avoir votre bourse, et qui vous tournent le dos quandvous n’avez plus rien. »

J’étais découragé. Je n’avais personne pour merelever le cœur ; l’idée du pays me faisait mal.

Pendant que ces idées tournaient dans ma tête,je me rappelai que le père d’Emmanuel m’avait dit d’aller voir sonfils, mon ancien camarade, qui faisait son droit au quartier Latin.Ah ! si j’avais pu le voir seulement une heure, comme celam’aurait fait du bien ! J’y songeais en me rappelant qu’ildemeurait dans la rue des Grès, numéro 7. Mais allez donc trouverla rue des Grès en arrivant à Paris ? Malgré cela, je voulusessayer.

Quelques instants après, la vieillerevint ; elle mit une serviette sur la cruche endisant :

– On vous changera de draps tous lesmois. Vous savez, c’est huit francs par mois, payés d’avance.

Alors je compris pourquoi la serviette étaitvenue si vite. L’ayant donc payée, je demandai si par hasard la ruedes Grès ne se trouvait pas aux environs.

– Ce n’est pas loin, répondit-elle ;est-ce que vous connaissez quelqu’un à la rue des Grès ?

– Oui, un étudiant en droit… un camaraded’enfance.

– Ah ! fit-elle d’un air deconsidération, mon mari vous dira mieux où c’est. Si vous avezbesoin d’autre chose, il ne faut pas vous gêner.

– Je n’ai besoin maintenant que d’êtreseul, lui répondis-je.

Elle sortit. J’allai remplir ma cruche ;j’ouvris ma malle, je me lavai, je changeai de chemise etd’habits.

Le grand bruit du dehors m’arrivait jusquepar-dessus les toits. Le soleil brillait sur mes vitres.

Après avoir bien refermé ma malle et la porte,je descendis en suppliant le Seigneur de me faire la grâce, danscette extrémité, de trouver Emmanuel, qui seul pouvait me donner debons conseils et raffermir mon courage.

XIV

 

C’est en descendant que je vis encore mieuxl’air misérable de la maison : l’escalier plein de boue, lacorde qui servait de rampe en haut, toute luisante degraisse ; les petites portes numérotées, avec de vieuxpaillassons à droite et à gauche ; les malheureux pots defleurs tout moisis, au bord des six étages de fenêtres, dansl’ombre de la cour ; les corps pendants et les chéneauxrouillés qui descendaient au fond du gouffre, en laissant coulerl’eau comme des écumoires ; les tailleurs, les ferblantiers,les tourneurs, les couturières, toutes ces familles qui vivotaientlà-dedans, qui tapaient, qui chantaient, qui sifflaient, quifaisaient aller leur roue, et qui tiraient leur aiguille sans seregarder les uns les autres… Oui, c’est encore là que je me fis uneidée de Paris et que je pensai : « S’il existe dans cetteville des palais, des hôtels magnifiques et des balcons dorés d’unelieue, on trouve aussi des endroits où le soleil ne luit jamais, oùl’on travaille des années et des années sans espérer que celafinisse. » Je ne croyais plus, comme le Picard, que lacapitale était un paradis terrestre. Et plus je descendais, plusl’escalier devenait obscur ; en bas, il était noir ; jem’avançais à tâtons pour retrouver l’allée, quand le portier mecria :

– Hé ! jeune homme ?

Je me retournai.

– Vous allez rue des Grès, numéro7 ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! prenez notre rue àdroite, ensuite la première à gauche. Vous trouverez la place de laSorbonne, et plus loin, la rue des Grès. Vous avez un amiétudiant ?

– Oui, un ancien camarade d’école.

– Ah ! fit-il en regardant safemme.

J’avais fini par les voir dans leur petitechambre, au fond de l’allée, mais il m’avait fallu du temps.

– Eh bien ! n’oubliez pas de prendreà droite, ensuite à gauche, et puis de traverser la place de laSorbonne, dit-il en se remettant à l’ouvrage.

Alors je ressortis, au milieu de la fouleinnombrable des marchands d’habits, des porteurs d’eau, descharbonniers auvergnats et des voitures, qui passaient toujourscomme un torrent. Je n’oubliais pas ce que le portier m’avait dit,et malgré le vacarme des gros camions chargés de pavés, malgré lescris des cochers : « Gare ! » et mille autrescris que je n’avais jamais entendus, je trouvai bientôt la rue desGrès, à droite de la rue Saint-Jacques. Elle descendait jusqu’aucoin de l’ancienne fontaine Saint-Michel, et l’on ne voyait tout dulong que des magasins de livres, le café des étudiants en haut, etle corps de garde des municipaux vers le milieu. Tout cela, je l’aidevant les yeux.

Je descendais lentement, cherchant le numéro7 ; je le vis enfin au-dessus d’une enseigne :« Froment Pernett, libraire. »

En ce moment j’eus presque des battements decœur. « Comment Emmanuel va-t-il me recevoir ? – voilàl’idée qui me venait, – lui, il sera juge un jour, procureur duroi, quelque chose de grand ; moi je ne suis et je ne seraijamais qu’un simple ouvrier. »

En pensant à cela, j’entrai dans l’allée. Ilme semble voir encore au bout une statue en plâtre, quireprésentait un jeune homme avec des fleurs sur la tête, et tenantdans la main une boule de verre. Auprès de cette statue, dansl’ombre, était une porte vitrée ; je n’osais pour ainsi direpas l’ouvrir, lorsqu’une grosse femme, la figure bourgeonnée,sortit en me demandant :

– Vous voulez voir quelqu’un ?

– Oui, madame, je voudrais voir M.Emmanuel Dolomieu.

– Au deuxième, numéro 11, à droite,dit-elle en rentrant.

Je montai l’escalier bien propre, et je vis audeuxième le numéro 11. La clef était sur la porte. On chantait danscet hôtel, on riait, on se faisait du bon temps ; ce n’étaitpas comme à la rue des Mathurins-Saint-Jacques, où l’on travaillaitsans reprendre haleine.

Après avoir écouté quelques instants desfemmes qui riaient, je frappai doucement ; la voix d’Emmanuelcria :

– Entrez !

Alors j’ouvris. Emmanuel était assis, dans unebelle robe bleu de ciel, entre deux hautes fenêtres bienclaires ; il écrivait au milieu d’un tas de vieuxlivres ; à gauche étaient son lit, entouré de rideaux blancs,et sa cheminée en marbre noir, une belle horloge dessus et unmiroir derrière.

Il avait tourné la tête, et se mit à crier,les bras étendus :

– C’est toi, Jean-Pierre !

Rien que de l’entendre, je fus soulagé. Nousnous embrassions comme en sortant de la rivière, dans le vallon dela Roche-Plate.

– Comment, c’est toi ! dit-il ;ah ! tant mieux, tu me rapportes un bon air du pays… Nousallons dîner ensemble.

Il riait, et je sentais que j’étais toutpâle.

– Qu’est-ce que tu as, Jean-Pierre ?me dit-il.

– Je n’ai rien. C’est le contentement dete voir et d’être si bien reçu.

– Si bien reçu ! s’écria-t-il ;est-ce que je ne serais pas un gueux de te recevoirautrement ? Allons… allons… assieds-toi là, dans le fauteuil.Tiens, j’ai reçu hier cette lettre de mon père ; il m’annoncele grand héritage de M. Dubourg. – Et d’ailleurs rien deneuf !

Je voyais sa joie, son contentement, cela mefaisait du bien. Pendant qu’il ôtait sa belle robe, qu’il se lavaitles mains et la figure, qu’il se passait le peigne dans les cheveuxet dans sa petite barbe blonde, pendant qu’il allait et venait,qu’il me regardait et criait de temps en temps :

– Quelle chance ! Je viens de finirmon travail. Nous allons courir, Jean-Pierre ; soistranquille, tu vas voir Paris.

Pendant qu’il parlait de la sorte, moi je luiracontai l’héritage en détail, sans pourtant rien lui dire de monamour pour Annette. Il m’approuvait de vouloir me perfectionnerdans mon état ; et comme je ne pouvais lui cacher ma craintede ne pas trouver tout de suite de l’ouvrage :

– Bah ! bah ! dit-il en mettantsa redingote et son chapeau gris, un brave ouvrier comme toi nereste pas sur le pavé. Ne t’inquiète de rien ; et puisque M.Nivoi t’a remis une lettre de recommandation, commençons par tirerla chose au clair.

Il regarda l’adresse et s’écria :

– C’est à quatre pas… Arrive… nous allonsvoir !

Toutes mes craintes étaient passées. Emmanuel,avec sa redingote, sa cravate de soie bleue, son large chapeau, sapetite barbe pointue, ses paroles claires et son bon cœur, meparaissait comme un dieu. Voilà pourtant la différence de faire desétudes, ou de travailler pour gagner sa vie ! Enfin, quandl’instruction est bien placée, tout le monde doit s’en réjouir.

Nous étions sortis, et nous descendions la ruedes Grès, bras dessus, bras dessous, en nous balançant comme lesautres, et regardant en l’air les filles qui fumaient aux fenêtresde petits cigares ; car dans cette rue vivaient lesétudiants : – ils avaient de gros bonnets rouges ou bleus surl’oreille, et la plupart avaient aussi des femmes, qui venaient lesvoir, sans respect d’elles-mêmes, en considération de leurjeunesse. J’aime autant vous dire cela tout de suite ; c’estla vérité. – Ces femmes donc allaient avec eux comme en état demariage légitime ; elles les suivaient à la danse, et mêmej’en ai vu qui fumaient pour leur faire plaisir.

J’aurais encore bien des choses à vousdire ; mais si je voulais seulement vous donner une idée de lavieille rue en pente, des vieux livres dressés contre lesvitres ; des devantures en dehors remplies de bouquins que lesétudiants ouvrent et lisent ; des femmes et des filles qui sepromènent sans gêne, le nez en l’air, en riant et saluant de loinleurs camarades, comme de véritables garçons :« Hé ! Jacques ! Hé ! Jules ! ça va bien…Je monte… » ainsi de suite. Si je voulais vous représenter lavieille fontaine Saint-Michel au bas, avec son auge ronde, saniche, ses deux goulots en fer, entourée des ménagères du quartier,les bras nus, de marchands d’eau avec leurs tonnes sur desvoitures ; et cette vieille place Saint-Michel, que j’ai vuetant de fois, – qui s’étendait, humide et grise, au milieu debâtisses décrépites, – toujours pleine de gens criards, de voituresinnombrables ; si je voulais vous les peindre, il me faudraitdes semaines et des mois : la vieille place Saint-Michel, larue des Grès, la place de la Sorbonne, la rue del’École-de-Médecine, la rue des Mathurins-Saint-Jacques, la rue duFoin, la rue Serpente, tout cela se ressemblait pour la vieillesse,et descendait dans la rue de la Harpe, où les boutiques, lesmarchands de vin, les petits hôtels, les garnis, les brasseries setouchaient jusqu’au vieux pont, en face de la Cité.

Au milieu de toute cette confusion, sedressaient dans l’ombre, entre les toits, les cheminées et lesvieux pignons, la Sorbonne, l’hôtel de Cluny, les Thermes deJulien, – qui sont des ruines encore pires que le Géroldseck, –l’École de médecine, etc., etc. Que peut-on raconter ? J’ai vuces choses, et c’est fini !

C’est à travers tout cela que nousdescendions. Emmanuel, à force d’en avoir vu, ne faisait plusattention à rien ; moi, je m’écriais dans mon cœur :

« Maintenant, si je trouve de l’ouvrage,tout sera bien. Quelle différence pourtant d’être à Paris, ou dansun endroit comme Saverne, où le sergent de ville passe en quelquesorte pour un maréchal de France, et le sous-préfet pour le roi.Oui, cela change terriblement les idées ! »

En songeant à cela, nous descendions la rue dela Harpe, lorsque Emmanuel s’arrêta devant une porte cochère enregardant, et dit :

– Numéro 70, Braconneau, menuisierentrepreneur. C’est ici, Jean-Pierre.

La peur me revint aussitôt.

D’un côté de la porte montait un largeescalier, de l’autre s’étendait un mur couvert d’affiches ;plus loin venait une cour bien éclairée, et au fond de la cour, unesorte de halle soutenue par des piliers. J’entendais déjà le bruitdu marteau, de la scie et du rabot ; les grandes idéess’envolaient.

Emmanuel marchait devant moi, aussi tranquilleque dans sa chambre. En traversant la cour, nous vîmes trois ouquatre ouvriers en train de clouer des caisses. À droite setrouvait un petit bureau ; une jeune fille écrivait près de lafenêtre.

C’est tout ce que je vis, car alors Emmanuelayant demandé M. Braconneau, un vieux menuisier, grand, maigre, latête grise, les yeux encore vifs, en veste, tablier et bras dechemise, sortit de la halle au même instant et répondit :

– C’est moi, monsieur.

– Eh bien ! monsieur Braconneau, ditEmmanuel sans gêne, je vous présente un brave garçon, un honnêteouvrier, qui voudrait travailler chez vous, si c’est possible. Ilarrive de la province, et vous savez, dans les premiers jours,l’assurance vous manque ; on se fait recommander par lepremier venu.

– Vous êtes étudiant ? dit le vieuxmenuisier, qui souriait de bonne humeur.

– Étudiant en droit, répondit Emmanuel.C’est un ancien camarade d’école que je vous recommande.

Les ouvriers continuaient de travailler, maisla jeune personne regardait par la fenêtre du bureau. Elle étaitbrune, un peu pâle, avec de grands yeux noirs.

– Vous avez votre livret en règle ?me demanda M. Braconneau.

– Oui, monsieur, et j’ai une lettre de M.Nivoi pour vous.

– Ah ! c’est vous que Nivoim’annonce, s’écria-t-il. Nous n’avons guère d’ouvrage en ce moment,mais c’est égal, nous allons voir. Et ce bon Nivoi, il est toujourssolide… ses affaires vont bien ?

– Oui, monsieur.

– Allons, tant mieux.

Il avait ouvert la lettre, en entrant dans lepetit bureau. Nous le suivîmes.

– Asseyez-vous, dit-il. – Tiens,Claudine, regarde cela.

C’était sa fille. J’ai su plus tard que biensouvent M. Nivoi l’avait fait sauter dans ses mains. Elle lut lalettre, et le vieux maître répétait :

– Les affaires vont tout doucement… J’ailes ouvriers qu’il me faut… Malgré cela, nous ne pouvons paslaisser la lettre d’un vieil ami en souffrance. N’est-ce pas,Claudine ?

– Non, dit-elle. Les ouvriers, enarrivant à Paris, sont toujours embarrassés ; au bout dequelques semaines, ils se retournent, ils apprennent à connaître laplace.

– Eh bien ! dit M. Braconneau,coupons court. Je ne vous donnerai pas journée entière ; vousaurez trois francs en attendant, et, si l’un ou l’autre de mesouvriers me quitte, vous prendrez sa place. Cela vousconvient-il ?

J’acceptai bien vite, comme on pense, en leremerciant ; j’aurais pris la moitié moins dans les premierstemps.

– Eh bien ! vous viendrez demainlundi à six heures, dit-il, en ressortant pour aller se remettre autravail.

C’était un homme rond, simple, naturel, pleinde bon sens. Emmanuel voulut aussi le remercier, ainsi queMlle Claudine, qui rougissait. Ensuite nous ressortîmesheureux comme des rois. Moi, j’aurais voulu danser et criervictoire. Emmanuel me disait :

– Sais-tu que Mlle Claudineest une jolie brune ?

Mais je ne pensais pas à cela ; j’étaiscomme un conscrit qui vient de tirer un bon numéro, je ne voyaisplus clair.

Une fois dehors, Emmanuel me dit :

– Tu dois être content ?

– Si je suis content ? m’écriai-je,tu m’as sauvé la vie !

Il riait.

Nous étions revenus sur la place de laSorbonne, et nous descendions la petite rue qui longe les vieillesbâtisses et les hautes fenêtres grillées. En passant à côté de deuxgrandes portes en voûte, Emmanuel me fit entrer dans une vieillecour pavée, entourée de bâtiments comme une caserne, la granderuche de la Sorbonne au-dessus, à droite dans le ciel.

– Tiens, regarde ces deux portes en face,me dit-il ; c’est là que du matin au soir des professeursparlent sur le grec, le latin, l’histoire, les mathématiques ettout ce qu’il est possible de se figurer. Ce sont les premiers deFrance, et chacun peut aller les écouter. Dans une autre bâtisse,derrière nous, rue de l’École-de-Médecine, on ne parle que demédecine ; dans une autre, place du Panthéon, on ne parle quede droit ; dans une autre, rue Saint-Jacques, on parled’histoire et de politique. Enfin ceux qui veulent s’instruiren’ont qu’à vouloir.

J’étais dans l’admiration, d’autant plus qu’ilme disait que cela ne coûtait rien, qu’on entretenait partout unbon feu l’hiver, et que notre pays payait ces savants pourl’instruction de la jeunesse.

Un grand nombre d’étudiants sortaient, avecdes portefeuilles remplis de cahiers sous le bras. Ceux-làn’avaient pas de bonnets rouges, mais de vieux chapeaux râpés etdes redingotes noires usées aux coudes. Ils étaient pâles, et s’enallaient en arrondissant le dos, sans rien voir.

– Ces pauvres diables seront peut-être unjour les premiers hommes de la France, me dit Emmanuel, et lesautres, si magnifiques, avec leurs femmes, leurs bonnets, leursgrands pantalons à carreaux et leurs pipes longues, viendront leurdemander audience, le chapeau bas, pour avoir une place decontrôleur ou de juge de paix dans un village.

Moi je pensais :

« C’est bien possible ! – Quelbonheur d’avoir cent francs par mois de ses père et mère, pourprofiter de l’instruction. Malheureusement, la bonne volonté nesert à rien ; d’abord il faut les centfrancs ! »

La vieille Sorbonne sonnait alors cinqheures ; comme je restais là tout pensif, Emmanuel medit :

– Allons, Jean-Pierre, voici l’heure dedîner. Après cela nous ferons un tour. Pendant la semaine, nousn’aurons pas beaucoup le temps de nous voir ; profitons aumoins du premier jour.

Il m’avait repris le bras. Quelques pas plusloin nous entrions dans une allée étroite, moisie, vieille commeles rues, qui filait derrière d’anciennes masures et menait aucloître Saint-Benoît. C’est un des endroits de Paris quiressemblent le plus à la cour de la vieille synagogue de Saverne.De mon temps, on n’y voyait que des lucarnes, des fenêtres longues,étroites, où pendait du vieux linge, des toits à perte de vue avecdes tuyaux de poêle innombrables, de grands pans de murs, desenfoncements, des recoins gris, humides et pleins de balayures.

Rien n’était pavé dans ce trou, qui s’ouvraitsur la rue Saint-Jacques, par une espèce de poterne, – un poteau debois au milieu, pour empêcher les voitures d’entrer dans lecul-de-sac, – et par une ruelle, sur la rue desMathurins-Saint-Jacques.

Combien de fois je suis venu déjeuner et dîneravec Emmanuel chez M. Ober, au cloître Saint-Benoît !

Le restaurant Ober était la seule maisonpropre et peinte, en face de la vieille poterne. Elle avait unerangée de fenêtres au rez-de-chaussée, un petit toit en gouttièreau-dessus, et trois salles bien aérées de plain-pied. Dans lapetite salle du milieu, à gauche de la porte vitrée, M. Ober, unAlsacien, le nez long et pointu, les yeux vifs, en petite casquetteplate, cravate noire et collet droit, était assis derrière soncomptoir. Dans le moment où nous entrions, comme il était encore debonne heure, M. Ober dit :

– Vous êtes un des premiers aujourd’hui,monsieur Emmanuel.

En même temps il lui tendait sa tabatière.

Les trois salles qui s’ouvraient l’une dansl’autre, par deux portes carrées, étaient encore presque vides. Onvoyait seulement à droite et à gauche, devant les petites tables,quelques jeunes gens en train de manger, et là, pour la premièrefois, je vis des gens lire en mangeant.

Une bonne odeur de cuisine arrivait par lasalle à gauche, et tout de suite je sentis que l’appétit mevenait.

– Allons, une prise, répétait M.Ober.

– Merci, répondit Emmanuel, je n’en usepas.

– Oui, vous êtes un garçon rangé, dit M.Ober.

Il me regardait.

– C’est un camarade de Saverne, ditEmmanuel.

– Ah ! tant mieux, j’aime toujours àvoir des pays.

Après cela nous entrâmes dans la salle àdroite. Emmanuel accrocha ma casquette et son chapeau à lamuraille, et me fit asseoir en face de lui, près d’une fenêtreouverte, en me disant :

– Qu’est-ce que nous allonsprendre ? D’abord une bonne bouteille de vin, avec de l’eau deSeltz, car il fait chaud ; ensuite deux juliennes, deuxbiftecks, et puis nous verrons, n’est-ce pas ?

– Écoute, Emmanuel, lui dis-je, il nefaut pas faire de dépense à cause de moi. Du pain, un morceau debœuf et de l’eau, c’est tout ce que je demande.

Mais il se fâcha presque en entendantcela.

– De l’eau, du bœuf, quand j’invite unvieux camarade ! dit-il, est-ce que tu me prends pour unavare ?

Et sans m’écouter il cria :

– Garçon, deux juliennes, du vin, del’eau de Seltz.

Je vis bien alors qu’il ne fallait plus riendire. Un garçon bien frisé, qui s’appelait Jean, nous apporta deuxbonnes soupes aux carottes, la bouteille de vin et l’eau deSeltz ; et nous commençâmes à dîner de bon cœur.

C’est le premier dîner que j’ai fait à Paris,et je m’en souviendrai toujours, non seulement à cause du vin, desviandes et de la salade, mais principalement à cause de l’amitiéque me fit voir Emmanuel, et même d’autres jeunes gens qui vinrentensuite s’asseoir à notre table, et qui me traitaient tous comme uncamarade, lorsqu’il leur eut dit que nous avions été à l’écoleensemble. – Oui, je n’oublierai jamais cela ; c’étaient deshommes d’esprit, qui parlaient de tout entre eux : de droit,de justice, de médecine, d’histoire, de gouvernement, enfin de toutsans se gêner.

Moi, je ne comprenais rien, je ne savais rien,et j’avais aussi le bon sens de me taire.

Un grand sec et maigre, qui s’appelaitSillery, disputait contre un autre qui s’appelait Coquille. Deux outrois amis d’Emmanuel se mêlaient de la dispute, ils riaient, ilscriaient. – À chaque seconde, il en arrivait par bandes de trois,quatre, six ; au bout d’une heure, les trois salles étaientpleines ; autour de chaque table on entendait des disputespareilles.

L’air bourdonnait, les assiettes, lesbouteilles tintaient, les domestiques, en manches de chemise,couraient. Ils criaient aussi à la porte de la cuisine :

– Un bœuf !

– Deux asperges !

– Un rognon sauté !

– Un bifteck !

– Une bouteille à seize ! etc.

Ils tenaient dans leurs mains, en courant,trois, quatre, cinq assiettes à la fois, des bouteilles sous lescoudes, et rien ne tombait. Chacun recevait ce qu’il venait dedemander. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Ces domestiques avecleurs cris, leur mémoire et leur adresse extraordinaire,m’étonnaient encore plus que les disputes sur le gouvernement,parce que je reconnaissais mieux la rareté de leur talent, et queje commençais à comprendre les paroles de M. Nivoi, lorsqu’il medisait qu’à Paris les gens travaillaient et se remuaient plus dansune heure, que chez nous pendant une journée.

C’est aussi là, pour la première fois, quej’ai vu le gaz ; car, le soir étant venu, tout à coup debelles lumières blanches et bleu de ciel en forme de tulipe, semirent à briller au-dessus des tables. Les garçons couraient à tousles quinquets avec un bout de cire allumée, comme les bedeaux àl’église, et le gaz prenait feu tout de suite.

Depuis, je me suis souvent étonné qu’on n’aitpas encore de ces lumières dans les cathédrales ; elles sontbien plus belles que la lumière jaune des cierges, et seraient plusagréables au Seigneur.

Enfin, ce dîner, ce bon vin, ces disputescontinuèrent de la sorte jusqu’à la nuit close. Alors on se leva.Tous les étudiants assis à notre table se serrèrent la main.Emmanuel paya trois francs au comptoir, et nous sortîmes dans lajoie et le contentement de notre âme.

Nous avions aussi mangé des choux-fleurs àl’huile, et le vin nous avait mis de bonne humeur.

C’est après être sortis du vieux cloîtreSaint-Benoît, par la rue des Mathurins-Saint-Jacques, en voyant lesrues qui descendent sur les quais encore plus encombrées de mondequ’en plein jour, que je fus émerveillé de ce spectacle.

Tous ces gens pendant la journée travaillentchez un maître ou chez eux ; à la nuit ils descendent de leurssix étages et vont respirer l’air. Voilà ce que j’ai compris plustard ; mais alors ce mouvement m’étonnait.

Deux ou trois fois des femmes nous arrêtèrentdans les petites ruelles ; quand j’appris ce que c’était, unegrande tristesse me serra le cœur. Je regardais Emmanuel, nepouvant presque pas croire à d’aussi grands malheurs, et seulementplus loin, à la vue du vieux pont Saint-Michel et de tous cesmilliers de lumières le long du fleuve, qui tremblotent dans l’eausous les arches noires, et de toutes ces façades sombres des quais,qui se découpent sur le ciel, seulement à cette vue j’oubliai mespensées terribles, et je m’écriai :

– Mon Dieu ! que c’est beau !Mon Dieu ! que Paris est grand !

Nous suivions les quais sur les trottoirs. Ceslongues files de voitures alignées, qui toujours attendent qu’onles prenne ; ces livres rangés sur les rampes dans de petitescaisses, où chacun peut chercher ce qui lui plaît ; cesgrandes maisons dans le fleuve couvertes de toile, où l’on peut sebaigner ; ces bateaux de charbon qui ressemblent à descarrières, enfin tous ces mille et mille spectacles qui montrentl’esprit des hommes, leur sagesse, leur bon sens, leur idée des’enrichir, m’étonnaient, et je criais toujours :

– C’est plus beau qu’on ne peut lepenser !

Emmanuel me répondait :

– Oui, mais tu vas voir, tu vasvoir !

Il m’avait déjà conduit plus loin, à traversle Pont-Neuf et cette cour du Louvre sombre, – où se dressait lastatue du duc d’Orléans ; – à travers la rue Saint-Honoré, àtravers dix autres rues, et je ne sentais pas la fatigue, je medisais :

« Il faut pourtant que cela finisse, ceschoses nouvelles doivent avoir une fin. »

Et songeant à cela, nous traversions une bellecour entourée de colonnes, fermée devant par une grille, et gardéepar des municipaux, lorsque tout à coup nous arrivâmes sous unevoûte de glaces, large comme une rue, éclairée intérieurement commepar le soleil, et bordée de magasins où l’or, l’argent, le cristal,les diamants, la soie, enfin tout se trouvait réuni.

C’était la galerie d’Orléans.

Quand on n’a pas vu cette galerie, on neconnaît ni les richesses, ni les magnificences de la terre.

Mais c’est plus loin, en arrivant dans lejardin du Palais-Royal, entouré d’arcades innombrables, – éclairéesau gaz, – où sont abrités de la pluie, du vent, du soleil, descentaines de magasins tous plus beaux les uns que les autres, c’esten arrivant dans cette cour, sans cesse arrosée dans son intérieurpar des jets d’eau, qui rafraîchissent la foule des enfants et desrichards assis autour des petits prés de verdure, c’est en arrivantlà que les bras me tombèrent.

Emmanuel me parlait, il me montrait tout endétail ; mais je ne l’écoutais plus, j’avais tant de choses àvoir que la tête m’en tournait.

Je me rappelle pourtant qu’au bout d’une deces galeries pleines de lumières et bordées de magasins qui seferment avec des devantures d’une seule glace, – tellement clairesqu’on croirait toucher les montres d’or, les chapelets de perles,les bagues de diamants, les horloges en bronze et en marbre,représentant des fleurs, des figures, des chevaux, des cerfs, tousfinement travaillés dans la dernière perfection, et qu’on devraitregarder des semaines pour en voir toutes les beautés, – je merappelle qu’au bout d’une de ces galeries, il me dit :

– Tiens, regarde, c’est iciVéfour !

Alors, regardant, je vis derrière la glace unpetit bassin de marbre blanc, plein de tortues, où tombait un jetd’eau, et, tout autour de ce bassin, des poires, des pommes etd’autres fruits rouges, verts, jaunes, avec leurs grandes feuilles,que mon camarade m’expliquait être des ananas, des grenades, desamandes vertes et d’autres raretés venues des cinq parties dumonde. Plus loin, derrière une autre glace, se trouvait du poissonet du gibier de toutes sortes, tellement frais, tellement beau,qu’on aurait cru qu’il venait d’être tué au bois, ou tiré de larivière.

Emmanuel me dit que les petites tortuesétaient pour faire de la soupe, et que le moindre dîner en cetendroit coûtait vingt francs.

J’étais dans l’étonnement. J’aurais pu làmanger mes soixante francs dans un jour. Qu’on juge de ce que celapouvait être !

À l’un des autres bouts de la galerie, nousvîmes un théâtre, le théâtre du Palais-Royal. Les gens attendaientà la file pour entrer, un municipal en grande tenue surveillait lebon ordre.

Enfin ce Palais-Royal était ce que j’avaisadmiré le plus, pour ses grandes richesses, ses arcades, sonjardin, ses jets d’eau, et généralement pour tout.

Durant plus de deux heures, nous ne fîmes qued’aller et venir. L’ébénisterie était sous une voûte, au bout de lagalerie d’Orléans. Longtemps je regardai ces objets, les admirantet n’espérant jamais pouvoir rien faire d’aussi beau ; cela meparaissait au-dessus de mes moyens, et je reconnaissais que M.Nivoi avait eu raison de me dire qu’à Paris seul se trouvaient lespremiers ouvriers du monde.

Nous montâmes ensuite sur les boulevards, dontle spectacle, avec son église de la Madeleine, ses promeneursinnombrables, et ses deux arcs de triomphe, est encore plusmagnifique la nuit que le jour. Les lignes de gaz ne finissentplus ; personne ne peut vous donner une idée de cettegrandeur.

En face d’une rue très large, Emmanuel me diten m’arrêtant :

– La colonne Vendôme !

Je vis au loin, sur une place profonde, cettecolonne sombre, Napoléon au haut. Il était au moins onze heures,nous avions du chemin à faire pour rentrer chez nous, et nousrepartîmes enfin d’un bon pas.

Emmanuel connaissait les passages aussi bienqu’à Saverne. Nous traversâmes bien d’autres arcades, bien d’autresruelles, nous vîmes bien d’autres magasins : mais j’en avaistant et tant vu, que rien ne pouvait plus me toucher.

Vers minuit, je fus heureux d’arriver à maporte. Au-dessus pendait une pauvre lanterne, à sa tringle de fer.Emmanuel me montra la manière de sonner, et quand le portier euttiré son cordon :

– Allons, bonne nuit, Jean-Pierre, dit-ilen me serrant la main. Au premier dimanche !

– Oui, lui répondis-je attendri.

Il monta la rue Sorbonne, moi j’entrai dans lapetite allée sombre. Le portier regarda par son châssis sans riendire, et je grimpai l’escalier, bien content d’avoir trouvé del’ouvrage le premier jour.

En ouvrant ma porte, je vis la lune brillersur ma petite fenêtre en tabatière. Je me déshabillai, rêvant àtout ce que je venais de voir, et puis, m’étant couché, jem’endormis aussitôt.

XV

 

Le lendemain, à cinq heures et demie, jedescendais déjà l’escalier, et j’entendais crier en bas :

– Cordon, s’il vous plaît !

D’autres ouvriers de la maison se rendaient autravail. Le portier tira son cordon, et nous sortîmes tous ensemblesans nous regarder.

On se lève tard à Paris ; excepté lesouvriers et les petits marchands, qui donnent de l’air à leursboutiques, qui balayent, qui regardent en bras de chemise, ou quiversent sur le comptoir de zinc un petit verre aux vieux ivrognes,les plus matineux des gens, tout dort encore à cinq heures.

Les laitières arrivent ensuite, leurs grandescruches de fer-blanc sous le bras, et s’asseyent sous les portescochères ; les ménagères et les bonnes descendent, et lesbalayeurs de la ville rentrent chez eux par bandes, leur balai surl’épaule.

Je voyais ces choses en passant. Les ruesétaient grises, humides ; mais en haut le soleil, ce beausoleil d’été qui dore les champs, les prés, les arbres couverts defleurs et de fruits, ce beau soleil-là brillait sur les cheminéesdécrépites et les grands toits moisis ; il descendait toutdoucement le long des murs.

Combien de fois, en le voyant ainsi venir, jeme le suis représenté là-bas, sur les herbes blanches de rosée,parmi les villages, les vergers et les bois ! Combien de foisne m’a-t-il pas fait songer à Saverne, à Annette, à la mèreBalais !

« Maintenant, ils sortent aussi, medisais-je, ils regardent et pensent : – Voilà du beautemps ! »

Oui, du beau temps pour ceux qui ne sont pasdans les rues de Paris, profondes comme des cheminées ! Enfin,que voulez-vous ? à chacun son sort ; on doit être encorebien content d’avoir de l’ouvrage.

J’arrivai sur le coup de six heures dans notrecour ; deux ou trois camarades étaient déjà sous la halle, entrain d’ôter leur veste, et de prendre leur rabot. On avait unquart d’heure de grâce le matin. Ils me regardaient sans riendire ; comme je les saluais, un vieux de quarante-cinq àcinquante ans, la longue barbe rousse grisonnante, le front haut,les yeux petits, la peau brune et le nez un peu camard, – un vraimaître, – le père Perrignon, s’écria d’un air joyeux :

– On se lève de bonne heure, Alsacien,dans ton pays ?

– Oui, maître, lui répondis-je, on faitson devoir.

– Son devoir ! son devoir !dit-il, on tâche de gagner ses cinquante sous et d’avoir àdîner ; c’est tout simple.

Alors les autres se mirent à rire, et moi jedevins tout rouge ; j’aurais voulu répondre, mais je ne savaispas quoi.

Le père Perrignon, qui dirigeait l’ouvrage,trouvait à redire sur tout ; les ouvriers l’écoutaient et luidonnaient toujours raison. J’ai su par la suite qu’il avait étédans les prisons, pour ses idées sur la politique, et qu’il avaitmême frisé les galères. C’est à cause de cela qu’il jouissait d’unegrande considération dans le quartier.

Enfin, on se mit au travail.

Les caisses que j’avais vu clouer la veilleétaient pour enfermer des consoles, des commodes, des buffets déjàprêts au fond du magasin. Il restait encore plusieurs caisses àclouer, et c’est par là que je commençai.

M. Braconneau descendit une demi-heure après.Il fallut enfermer les meubles dans les caisses avec de la paille,ensuite les charger sur trois voitures. Cet ouvrage aurait pris unjour chez nous. À neuf heures, c’était fini, les voitures étaienten route.

On sortit pour aller déjeuner. J’avais faitconnaissance avec deux camarades : un nommé Valsy, grand,pâle, très bon ouvrier, mais presque toujours malade, et un autrequi s’appelait Quentin, la casquette sur l’oreille, la bouche bienfendue, et que le père Perrignon seul forçait à se taire en luidisant :

– Tu nous étourdis lesoreilles !

Enfin, toute la bande, en veste, descendit larue lentement. Le père Perrignon venait le dernier. Dehors, onl’appelait M. Perrignon. Il avait une grande capote brune etportait un chapeau ; sa grande barbe grisonnante lui donnaitun air respectable.

On s’arrêta chez le premier boulanger àdroite. Chacun acheta son pain, et plus bas, au coin de la rueSerpente, nous entrâmes dans une espèce de gargote, qu’on appelaitle caboulot.

Mais il faut que je vous donne une idée decette gargote, car il n’en manque pas de semblables à Paris ;on en trouve dans toutes les rues, et c’est là que les ouvriers detous états : charpentiers, menuisiers, bijoutiers, maçons,enfin tous, vont faire leurs repas.

Notre caboulot, de plain-pied avec larue Serpente, avait deux chambres séparées par une cloison vitréegarnie de petits rideaux. D’un côté se trouvait la table despeintres, des graveurs, des journalistes, – qui sont les étatsdistingués, où l’on gagne des sept, huit, et même dix francs parjour, – de l’autre côté, celle des maçons, des boulangers, desmenuisiers, etc.

Naturellement, à gauche, on payait tout ledouble plus cher qu’à droite, parce que les tables avaient desnappes, et qu’il faut proportionner le prix à la bourse dechacun.

Voilà pourquoi nous n’allions jamais avec lespeintres et les journalistes. Nous avions notre bouillon, notretranche de bœuf, notre plat de légumes, notre demi-setier de vinpour quinze sous, et les autres pour trente.

Il faut dire aussi que leur chambre étaitpeinte en vert, et que la nôtre n’avait pas de peinture ; maiscela nous était bien égal.

La cuisine, au fond, toute noire, sans autrelumière qu’une chandelle en plein jour, donnait de notre côté,juste en face de la porte, et le tout ensemble ne mesurait pas plusde vingt pieds carrés. C’est là que nous mangions, coude à coude,pendant que Mme Graindorge, une bonne grosse mère desVosges, les joues pleines, les yeux petits et vifs, les dentsblanches, le menton rond, allait et venait, versait le bouillon surnotre pain, riait tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, et jetaitde temps en temps un coup d’œil dans la chambre des journalistes,en levant un coin des rideaux.

Mme Graindorge avait une servantepour l’aider. Un brave garçon, ciseleur de son état, nommé Armand,trapu, carré, la barbe brune, le nez un peu rouge, rude dans sesmanières, mais plein de cœur tout de même, lui donnait aussiparfois un coup de main.

Nous mangions en silence, pendant que lespeintres, les journalistes et les autres se disputaient et criaientcomme des geais pris à la glu. Nous entendions toutes leursparoles, sur le roi, sur les ministres, sur les Chambres, sur lesgueux de toute espèce, – comme ils appelaient le gouvernement, –depuis le garde-champêtre jusqu’à M. Guizot.

C’était principalement à M. Guizot qu’ils envoulaient. Cela nous instruisait touchant la politique, nousn’avions pas besoin de lire le journal, nous savions toutd’avance ; et quelquefois, quand un journaliste criait qu’onavait enlevé la caisse, ou qu’on avait insulté la nation, le pèrePerrignon clignait de l’œil et disait tout bas :

– Écoutez ! celui-là raisonne bien…il voit clair… c’est le plus fort… il a du bon sens.

Nous aurions voulu rester jusqu’au soir, pourles entendre se chamailler entre eux. Mais à dix heures moins unquart il fallait retourner à l’ouvrage. Heureusement, en revenantdîner, nous en retrouvions presque toujours quelques-uns, tellementenroués, que Mme Graindorge avait soin de laisser leurporte entrouverte ; sans cela, nous n’aurions plus rienentendu.

J’ai souvent pensé qu’avec des députés pareilsles affaires auraient marché bien autrement.

Pour en revenir à ce jour, comme nousfinissions de déjeuner, le père Perrignon, qui me regardait, dittout à coup :

– Alsacien, qu’est-ce que tupayes ?

– Tout ce qu’il vous plaira, monsieurPerrignon, lui répondis-je un peu surpris.

Alors il sourit et dit :

– Ce n’est pas seulement à moi, c’est àtous les camarades qu’il faut payer la bienvenue.

– Et c’est aussi comme cela que je lecomprends, monsieur Perrignon, selon mes moyens, bien entendu, carje ne suis pas riche.

– On est toujours assez riche quand on ade la bonne volonté, dit-il.

Et se tournant vers les autres :

– Eh bien ! qu’est-ce qu’ondemande ? Il ne faut pas écorcher le petit, c’est un bongarçon, vous voyez.

L’un voulait de l’eau-de-vie, l’autre ducuraçao ; mais le vieux Perrignon dit :

– Non, il faut trinquer ensemble. MadameGraindorge, deux bouteilles à seize !

On apporta deux bouteilles et je remplis lesverres. Les camarades burent tous à ma santé, je bus à la santé detous ; puis, ayant payé, nous sortîmes.

M. Perrignon paraissait content. Au lieu dem’appeler l’Alsacien, il ne m’appelait plus que le petit.

Les autres me traitaient tous depuis en bonscamarades, mais cela ne les empêchait pas d’en savoir plus que moisur le métier, parce qu’ils avaient travaillé deux, trois ou quatreans à Paris, et que j’arrivais de Saverne. C’était même un de mesgrands chagrins, non par envie, Dieu m’en préserve, mais parce queje me disais :

« Est-ce que tu gagnes trois francs parjour ? Est-ce que ton maître peut te garder ? »

Et j’étais bien forcé de répondre non !j’avais beau suer, me donner de la peine, je restais toujours enretard sur les camarades. J’en étais désolé, la nuit je ne dormaispas, ou je m’éveillais en pensant :

« Mon Dieu ! si le patron te donnecongé, ce sera tout naturel ; mais qu’est-ce que tu pourrasfaire ? »

J’avais peur de voir arriver le jour de lapaye, car c’est ce jour-là qu’on remercie ceux dont on ne veutplus. Oui, j’en avais peur, et pourtant mon argent diminuaitvite ; j’aurais eu bien besoin de remonter un peu mabourse.

Enfin le samedi soir de la quinzaine arriva.C’est le père Perrignon que M. Braconneau consultait. Je lesregardais plein de soucis. Quand ce fut mon tour, le patron mecompta les vingt-sept francs sans aucune observation, et malgrécela je sortis avec une crainte de m’entendre rappeler etdire : « Écoutez, le travail diminue » etc., etc. Cen’est qu’après avoir traversé la cour que je me dis enrespirant : « On ne t’a pas remercié, quelbonheur ! »

J’étais déjà loin dans la rue, quandj’entendis derrière moi le père Perrignon crier :

– Hé ! petit, ne cours pas sivite.

Je me retournai inquiet. Le bonhomme arrivaitavec sa grande capote brune, en souriant :

– Tu vas… tu vas… dit-il ; oncroirait que tu te sauves.

Son air joyeux me rassura, je me mis àrire.

– Tu n’as pas l’air de mauvaise humeur,ce soir, fit-il en me prenant le bras.

– Jamais, monsieur Perrignon,jamais !

– Ah ! jamais ! Quand turabotes comme un dératé pour rattraper les autres, quand la sueurte coule dans la raie du dos et que tu serres les dents…

Alors je fus honteux : on avait vu mapeine.

– Oui, dit-il, c’est comme cela,petit ; quand on n’a pas de confiance dans les anciens, quandon veut tout savoir, sans rien apprendre de personne, quand on esttrop fier pour demander un conseil, il faut s’échiner du matin ausoir. C’est beau, cette fierté… ça montre du caractère… mais cen’est pas malin tout de même.

– Oh ! lui dis-je, monsieurPerrignon, si j’avais osé vous consulter…

– Comment, tu n’osais pas ! Est-ceque j’ai la figure d’un loup ?

Il paraissait un peu fâché ; mais, seremettant aussitôt :

– Tu m’as offert une bouteille l’autrejour, dit-il, eh bien ! tu vas en accepter une de moi ce soir.J’avais l’idée d’aller souper avec ma femme et mes enfants, rueClovis, comme à l’ordinaire ; mais j’ai de petits comptes àrégler dans le quartier, et puis il faut que nous causions.

– Si vous voulez que je fasse voscommissions ?

– Non, je les ferai moi-même. Je tiens àte donner quelques bons avis, dont tu puisses profiter tout desuite.

J’étais attendri de cette marque d’amitié.Quand on est seul, loin du pays, on aime bien vite ceux qui voustendent la main.

Nous arrivions alors devant la porte ducaboulot et nous entrâmes. Il pouvait être sept heures etdemie. M. Armand, debout sur une chaise, nettoyait le quinquet, desgarçons boulangers soupaient, avant d’aller brasser la pâte jusqu’àdeux heures après minuit.

M. Perrignon et moi nous nous assîmes près duvitrage, après avoir demandé une bouteille, et là, le coude allongésur la petite table, il me parla longuement de notre état, mereprésentant d’abord que chaque ville, chaque village a sa manièrede travailler.

– À Paris, dit-il, tout marche, toutchange, tout avance. Je veux bien croire que, dans son temps, lepère Nivoi était un maître ouvrier ; mais depuis quinze ans letravail s’est bien simplifié, bien perfectionné. Tous les jourscette masse d’ouvriers trouvent, tantôt l’un, tantôt l’autre,quelque chose pour arriver à faire plus vite ou mieux, et chacunprofite de l’invention. Toi, naturellement, tu suis la routine deSaverne ; ainsi, tu mesures à la ficelle au lieu ducompas ; ça marche tout de même, mais il faut regarder à deuxfois au lieu d’une, et chaque fois tu perds quelquesinstants ; à la fin de la journée cela fait des heures, sansparler de la peine, des soucis et du chagrin de voir qu’on reste enretard.

– Ah ! que vous avez raison ;voilà le pire, lui dis-je.

Il rit.

– Eh bien ! petit, tout cela n’estqu’une habitude. Commence par abandonner la ficelle, et, si quelquechose t’embarrasse, fais-moi signe.

– Oh ! monsieur Perrignon !m’écriai-je, si je pouvais seulement aussi vous rendre unservice !

– On ne peut pas savoir, dit-il, noussommes ici pour nous aider. Cela viendra peut-être. Mais, dans tousles cas, fais pour les autres, plus tard, ce que je fais pour toimaintenant ; nous serons quittes.

Là-dessus, ce brave homme se leva, décrochason chapeau, et nous sortîmes. La nuit était venue, nous nousserrâmes la main ; il prit la rue Serpente et moi la rue de laHarpe. Rien que pour ce service, je n’oublierai jamais M.Perrignon. Les hommes de ce caractère ne se rencontrent passouvent, ils regardent leurs semblables comme des frères ; etleur seul défaut, c’est de vouloir forcer les autres d’être justescomme eux. Voilà pourquoi les gueux sans cœur les appellent desfous.

Mais une grande joie m’attendait encore cesamedi soir. On pense bien qu’à mon premier jour de travail jem’étais dépêché d’acheter de l’encre, des plumes et du papier pourannoncer à la mère Balais que tout allait bien, que la lettre dupère Nivoi m’avait joliment servi, qu’Emmanuel s’était montré pourmoi le même bon camarade qu’à Saverne, et que maintenant je seraistout à fait heureux si je recevais de ses bonnes nouvelles.

Eh bien ! en arrivant au bout de notrepetite allée sombre, comme j’allais monter, j’entendis le portierouvrir son châssis et me crier :

– Monsieur Jean-Pierre Clavel ?

– Qu’est-ce que c’est ? monsieurTrubère.

– Une lettre pour vous.

Je reçus cette lettre dans un grandtrouble ; mais, en passant près de la vieille lanternecrasseuse, ayant reconnu d’abord l’écriture de la mère Balais, celame fit déjà du bien, et je montai tellement vite, que deux minutesaprès j’étais assis sur ma paillasse, à côté de la veilleuse,pleurant à chaudes larmes de tout ce que cette brave femme medisait de sa santé ; sur le courage qu’elle avait pris desurmonter ses chagrins après mon départ ; sur la satisfactionqu’elle avait d’apprendre que j’étais en place, et sur l’espérancequ’elle conservait encore de nous voir réunis plus tard.

Elle me disait aussi que les Dubourg étaientrevenus avec l’argenterie et les bijoux de la tante Jacqueline, etque leur héritage dépassait même ce qu’on avait raconté d’abord.Mais ces choses me devenaient égales, j’en détournais mon esprit etje pensais :

« Tu ne dois rien qu’à la mère Balais,c’est elle qui t’a nourri, c’est elle qui t’a soutenu toujours,c’est elle seule qui t’aime et qu’il faut aimer. Qu’est-ce que tefont ces Dubourg ? Quand ils seraient deux fois plus riches,ce serait une raison de plus qui leur ferait oublier leurs anciensamis. Mais ceux qui t’ont fait du bien, Jean-Pierre, à ceux-là tudois ton travail et ta vie. Tâche de t’élever, de faire venir tavieille mère Balais, et de lui rendre autant que possible tout lebien qu’elle t’a fait. Voilà ton devoir et ton bonheur. Le reste…il faut l’oublier !… »

Dans ces pensées attendrissantes, m’étantcouché, je m’endormis à la grâce de Dieu.

XVI

 

Depuis mon arrivée à Paris, je n’avais pas eule temps de revoir Emmanuel ; l’ouvrage était pressé danscette quinzaine, il avait fallu travailler le premier dimanche etle lundi jusqu’au soir. Mais, le samedi suivant, en nous faisant lapaye, M. Braconneau nous ayant prévenus que le lendemain on seraitlibre, je m’habillai de bonne heure et je courus à l’hôtel de larue des Grès.

Cela tombait bien, car en me voyant Emmanuels’écria :

– Je pensais à toi, Jean-Pierre :voici les vacances, les examens sont commencés ; je passe à lafin de cette semaine et je m’en retourne deux mois au pays.J’aurais eu de la peine à partir sans t’embrasser.

Il me serrait la main. Pendant qu’il ôtait sabelle robe de chambre, je lui racontai ce qui m’avait empêché devenir.

– Eh bien ! nous allons faire untour, dit-il, nous déjeunerons au Palais-Royal.

En l’entendant dire que nous allions déjeunerau Palais-Royal, je crus qu’il plaisantait ; il vit ce que jepensais, et s’écria :

– Pas chez Véfour, bien entendu ! Ilfaut attendre d’avoir notre part dans la pension de Louis-Philippe.Nous irons chez Tavernier, tu verras.

Il riait, et nous sortîmes, comme la premièrefois, en descendant la rue de la Harpe. Mais il voulut me fairevoir alors le Palais-de-Justice, fermé devant par une grille trèsbelle. Derrière cette grille se trouve une cour, et au bout de lacour, un escalier qui monte dans le vestibule, où les avocatsaccrochent leurs robes entre des colonnes. Sur la droite, un autreescalier mène dans une grande salle, la plus grande salle deFrance, et qu’on appelle la salle des Pas-Perdus.

Tout autour de cette salle, très haute, trèslarge, et dallée comme une cathédrale, s’en ouvrent d’autres oùsont les tribunaux de toute sorte pour juger les voleurs, lesfilous, les banqueroutiers, les incendiaires, les assassins, et lesamateurs de politique qui trouvent que tout n’est pas bien dans cemonde, et qui voudraient essayer de changer quelque chose.

C’est ce que m’expliquait Emmanuel, et jepensais que l’idée d’entrer dans la politique ne me viendraitjamais.

Après cela, nous descendîmes derrière, par unpetit escalier qui mène sur une place ouverte à l’autre bout, aumilieu du Pont-Neuf. Quand nous eûmes traversé cette place, assezsombre, nous vîmes à la sortie la statue de Henri IV tout près denous, et, plus loin, cette magnifique vue du Louvre que j’avaistant admirée la première fois. Elle me parut encore plus belle, etmême aujourd’hui je me figure que rien ne peut être plus beau surla terre : cette file de ponts, ces palais du Louvre et desTuileries, ces grilles, ces jardins, à gauche ; ces autrespalais, et tout au fond l’Arc-de-Triomphe ! Non, rien ne peutvous donner une idée plus grande des hommes !

Je le disais à Emmanuel, qui me prévient quele plus beau n’était pas encore ce que nous voyions, maisl’intérieur des palais, où sont réunies toutes les richesses dumonde. Cela me paraissait impossible.

Comme nous continuions de marcher, étantarrivés dans la cour du Louvre, ce fut une véritable satisfactionpour moi de contempler ces magnifiques statues dans les airs,autour de l’horloge, représentant des femmes accomplies en beauté,qui se tiennent toutes droites, deux à deux, les bras entrelacéscomme des sœurs, et qui doivent avoir au moins trente pieds dehaut.

Rien ne manque à ce spectacle. Seulement, plusloin, après avoir passé la voûte du côté des Tuileries, nousarrivâmes sur une vieille place encombrée de baraques, dans legenre du cloître Saint-Benoît, ce qui ne me réjouit pas la vue.Elle était pleine de marchands d’images, de guenilles, deferrailles, et d’autres gens de cette espèce. Deux ou troisvendaient même des perroquets, des pigeons, des singes, et depetites fouines, qui ne faisaient que crier, siffler, en répandantla mauvaise odeur.

On ne pouvait pas comprendre de pareillesordures entre deux si magnifiques palais. Emmanuel me dit que cesgens ne voulaient pas vendre leurs baraques à la ville, et quechacun est libre de vivre dans la crasse, si c’est son plaisir.

Naturellement, je trouvai que c’était juste,mais tout de même honteux.

Ayant donc regardé cette place, quiressemblait aux foires de village, Emmanuel me prit par le bras, endisant :

– Arrive !

En dehors de la cour du Louvre, à gauche,s’étendait la continuation de la bâtisse, et dans la cour setrouvait une porte assez haute, où des gens bien mis entraient.

– Avant d’aller déjeuner, il faut que tuvoies le musée de peinture, me dit-il ; nous en avons pour uneheure.

J’étais bien content de voir un musée ;j’avais seulement entendu parler de musée, sans savoir ce que celapouvait être.

Dans le vestibule commençait une voûte, qui separtageait en plusieurs autres, fermées par de grandes portes enchâssis tendues de drap vert. Contre une de ces portes, à gauche,était assis un suisse, que je pris d’abord pour quelque chose deconsidérable dans le gouvernement, à cause de son magnifiquechapeau à cornes, de son habit carré, de sa culotte de veloursrouge, de ses bas blancs et de son air grave ; mais c’était unsuisse ! J’en ai vu d’autres habillés de la même façon. Ilsrestent assis, ou se promènent de long en large pour se dégourdirles jambes : – c’est leur état.

Une dame recevait les cannes et les parapluiesdans un coin, moyennant deux sous.

À droite, s’élevait un escalier, large d’aumoins cinq mètres, avec des peintures dans les voûtes. On avait durespect pour soi-même en montant un escalier pareil ; onpensait : « Je monte… personne n’a rien à medire !… »

Mais tout cela n’était rien encore. C’est enhaut qu’il fallait voir ! D’abord, ce grand salon éclairé parun vitrage blanc comme la neige, d’où descendait la lumière sur despeintures innombrables, tellement belles, tellement naturelles,qu’en les regardant vous auriez cru que c’étaient les choseselles-mêmes : les arbres, la terre, les hommes, au printemps,en automne, en hiver, dans toutes les saisons, selon ce que lepeintre avait voulu représenter.

Voilà ce qui s’appelle une véritablemagnificence ! Oui, quand on pense qu’avec de la toile et dela couleur, les hommes sont arrivés à vous figurer tous les temps,tous les pays, tous les êtres, au lever et au coucher du soleil, àla lune, sur terre et sur mer, dans les moindres détails, c’estalors qu’on reconnaît le génie de notre espèce et qu’ons’écrie : « Heureux ceux qui reçoivent de l’instruction,pour laisser de pareilles œuvres après leur mort, et nousenorgueillir tous !… »

Nous nous promenions dans ce grand salon, ensilence comme dans une église ; nous entendions nos pas surles parquets, qui sont de vieux chêne. Emmanuel m’expliquait toutbas ce que nous voyions ; il me disait le nom des peintres, etje pensais : « Quels génies !… quelles idéesgrandioses ils avaient, et comme ils les peignaientvivantes !… »

Je me rappelle que, dans ce salon, l’empereurNapoléon, à cheval, en hiver, au milieu de la neige, du sang et desmorts, levait les yeux au ciel. Rien que de le voir, on avaitfroid.

C’est une des choses qui me sont restées. Maisces terribles tableaux, qui sont faits pour donner aux hommesl’épouvante de la guerre, me plaisaient beaucoup moins que leschamps, les prés, les bœufs, les petites maisons où l’on buvait àl’ombre devant la porte. On voyait que c’étaient tous d’honnêtesgens, et cela vous réjouissait le cœur ; on aurait voulu semettre avec eux.

La représentation de Notre-SeigneurJésus-Christ, de la sainte Vierge, des apôtres, des saintes femmeset des anges, avec tous les chagrins qu’ils ont eus, les injusticesd’Hérode et de Ponce-Pilate, vous rendaient trop triste. Enfinchacun trouve là ce qui lui plaît ; chacun peut se rendretriste ou joyeux, selon ce qu’il regarde.

Après le grand salon carré, nous entrâmes dansune autre salle, longue d’au moins un quart de lieue, et puisencore dans une autre ; cela n’en finissait plus. Emmanuel meparlait, mais tant de choses me troublaient l’esprit ! Etcomme il venait toujours plus de monde, tout à coup il medit :

– Écoute, Jean-Pierre, c’est l’heure dudéjeuner.

Nous eûmes encore un bon quart d’heure pourremonter les salles, et, si vous voulez savoir la vérité, je fusbien content d’être dehors, au grand air. C’était trop à la fois.Et puis j’avais faim, j’étais pressé de m’asseoir devant autrechose que devant des peintures.

Nous n’étions pas loin du Palais-Royal, oùnous arrivâmes en gagnant la rue Saint-Honoré. Nous revîmes, enpassant, la galerie d’Orléans, le jardin, les jets d’eau, lesarcades ; mais ce qui me réjouit le plus, ce fut d’apercevoirl’écriteau de Tavernier, qu’Emmanuel me montra dans l’intérieurd’une de ces arcades.

Nous montâmes, et, malgré le bon dîner quenous avions fait chez Ober, je reconnus pourtant une grandedifférence. C’était là véritablement un restaurant parisien, bienéclairé, riche en dorures ; les petites tables couvertes denappes blanches à la file entre les hautes fenêtres, les carafes,les verres étincelants, enfin, tout vous annonçait la manièreagréable de vivre en cette ville, quand on a de l’argent.

Nous étions donc assis, les domestiquesarrivèrent. Emmanuel voulut avoir de l’eau de Seltz, du vin, dumelon, des viandes, du dessert ; et, si je n’avais pas lu lesprix à mesure sur la carte, j’aurais cru que nous étions ruinés defond en comble. Eh bien ! tout cela ne montait pas à plus detrois ou quatre francs pour nous deux. C’est quelque chosed’étonnant !

Après le déjeuner, nous descendîmes prendre lecafé sur une petite table de tôle, au milieu du monde, dans lejardin. Emmanuel avait acheté des cigares, et nous fumions commedes propriétaires, en regardant à droite et à gauche les joliesfemmes qui passaient. C’était bon pour un étudiant en droit ;mais moi, j’avais tout de même un peu de honte de jouer un si grandrôle. Enfin voilà l’existence de Paris. Peut-être, dans le nombrede ces messieurs et de ces dames qui m’entouraient, appelant lesgarçons et se faisant servir, s’en trouvait-il qui ne me valaientpas.

Il faisait très chaud, tout était blanc depoussière, même les arbres. Vers deux heures, quelques gouttes depluie s’étant mises à tomber, tout le monde se sauva sous lesarcades. Il fallut aussi nous retirer ; mais Emmanuel me ditque cela ne durerait pas, et que nous allions monter en omnibuspour nous rendre à l’Arc-de-Triomphe.

C’est ce que nous fîmes dans la rueSaint-Honoré, au coin de la place du Château-d’Eau, où se trouvaitun corps de garde.

Les omnibus traversent tout Paris parcentaines, et l’on peut aller d’un bout à l’autre de la ville poursix sous. Au milieu de la rue, vous n’avez qu’à faire signe, lavoiture s’arrête ; le conducteur vous donne la main, vousmontez, et vous êtes assis sur un banc rembourré de crin, à côté demessieurs et de dames, pendant que la pluie coule sur les vitres etque les chevaux galopent.

De pareilles inventions montrent que rien nemanque dans notre pays.

Nous courions depuis dix minutes, et le soleilcommençait à revenir, lorsque Emmanuel leva la main pourdire : « Halte ! » Nous descendîmes sur uneplace grande comme deux fois Saverne, entourée de palais, dejardins et de promenades : la place de la Concorde. Jevoudrais bien vous la peindre, avec ses deux fontaines en bronze,son obélisque, – une pierre en forme d’aiguille, d’au moins centpieds, revenue d’Égypte, et couverte de sculptures, – et sesstatues rangées tout autour représentant les villes principales dela France, sous la figure de femmes assises sur des canons, desboulets, des vaisseaux… Oui, je voudrais vous peindre toutcela : – le jardin des Tuileries d’un côté, les Champs-Élyséeset l’Arc-de-Triomphe de l’autre, l’église de la Madeleine à droite,la Seine couverte de bateaux et la Chambre des députés àgauche ; mais aucune parole ne peut vous donner l’idée decette place immense. Autant dire tout de suite que c’est unemerveille du monde, et que, dans cette merveille, tout ce qu’il y ade riche en voitures, en cavaliers, en dames, vont, viennent, sepromènent et se regardent pour voir lesquels ont les plus beauxchevaux, les plus beaux plumets et les plus belles robes.

Le long de l’avenue des Champs-Élysées vousdécouvrez, à travers le feuillage, des centaines de maisons où lesmillionnaires demeurent, et plus loin, sur l’autre rive du fleuve,à gauche, l’hôtel des Invalides, son dôme dans les nues.

Sous les arbres, on voit aussi de petitsthéâtres pour les enfants, des chevaux de bois, des jeux de toutessortes, des hercules, des ménageries ; enfin c’est une fêtedepuis le premier de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre.

Nous allions à travers tout cela. Nous voyionsdes statues en marbre de tous les côtés, dont je me rappelleprincipalement deux à l’entrée de la grande avenue, représentantdeux hommes superbes et nus, qui tiennent par la bride des chevauxsauvages dressés sur les pieds de derrière, les jarrets pliés, lacrinière droite, prêts à s’échapper.

Emmanuel me prévint que c’étaient deschefs-d’œuvre, et je n’eus pas de peine à le croire.

Mais le plus beau, c’est l’Arc-de-Triomphe quis’élève au bout de l’avenue, tout gris à force d’être loin, etpourtant superbe, avec ses lignes pâles dans le ciel, et sesvoûtes, où des maisons pourraient pousser.

Tout est beau, tout est grand dans cetArc-de-Triomphe : nos victoires, qui y sont écrites partout,et qui font des listes de cinquante mètres ; la beauté del’idée, la beauté des pierres, la beauté du travail, la beauté dela grandeur et la beauté des sculptures. Quatre de ces sculpturessont en dehors, sur des socles, appuyées contre les arches, et,d’après ce qu’Emmanuel me dit, elles représentent, du côté deParis, la Guerre, sous la figure d’une femme que les soldatsfrançais portent dans leurs bras, et qui crie : « Auxarmes ! » Cela vous fait dresser les cheveux sur la tête.En regardant cette femme, on l’entend, on croit que les Russes etles Prussiens arrivent ; on voudrait courir dessus et toutmassacrer.

Cette femme, je la vois toujours ; elleressemble à celles du Dagsberg, qui vont aider leurs hommes àdéraciner des tocs. C’est terrible !

Contre l’autre arche, et séparée par la voûte,c’est la Gloire. L’empereur Napoléon figure la Gloire. Un ange luimet des couronnes sur la tête pour le bénir. C’est aussi trèsbeau.

Sur l’autre face, c’est l’Horreur del’invasion, représentée par un cavalier qui écrase tout, et la Joiede la paix, représentée par des gens heureux qui rentrent leursrécoltes.

Voilà ce qu’Emmanuel m’expliqua, car jen’avais pas assez d’instruction pour deviner tout seul.

Le bœuf, le cheval et les gens sont tout cequ’il est possible de voir d’admirable.

Je pourrais en dire beaucoup plus, mais ceschoses resteront là pendant des siècles ; et je pense, commeM. Nivoi, qu’il faut voir Paris pour connaître la grandeur de notrenation, sa gloire et sa force.

Ayant repris le chemin de notre quartier verscinq heures, nous repassâmes dans le jardin des Tuileries, où lesplus belles statues en marbre blanc se trouvent. Quant à vous direles personnes qu’elles représentent, j’en serais bien embarrassé.Mais c’est achevé dans toutes ses parties, c’est entouré d’arbreset de petites allées bien unies. Les enfants jouent dans cesallées, les dames s’y promènent, et, malgré la foule, des ramiersvolent aux environs ; ils descendent même sur le gazon, pourmanger les mies de pain qu’on leur jette.

Ces ramiers vous rappellent le pays, lesgrands bois, les champs, et l’on pense : « Ah ! sinous pouvions vivre comme vous de quelques petites graines, et sinous avions vos ailes, malgré les marbres, les palais et lescolonnes, ce n’est pas ici que nous resterions. »

Je ne pouvais m’empêcher de le dire à moncamarade Emmanuel, lui rappelant comment le soir, au vallon, sousla Roche-Plate, en sortant de la rivière, – lorsque l’ombre desforêts s’allongeait dans les prairies, – on entendait les ramiersroucouler sous bois. Ils étaient par couples ; mais en cetemps nous ne savions pas ce qu’ils se racontaient entre eux ;je le savais maintenant, et je les trouvais bien heureux de pouvoirroucouler par couples, en se sauvant dans les ombres.

Emmanuel m’écoutait la tête penchée. J’auraisbien voulu lui parler un peu d’Annette ; mais je n’osais pas…J’avais tant… tant de choses sur le cœur !

Nous étions sortis du jardin ; il meconduisait à travers une grande place où se dressait une hautemaison en forme de tour, couverte d’affiches, et de loin jereconnaissais le Louvre.

Alors tout me paraissait sombre, j’avaistoujours le nom d’Annette sur la langue ; je regardais moncamarade, qui semblait rêver, et nous marchions dans de petitesruelles sales. Les marchands d’eau passaient ; les marchandsd’habits, la bouche tordue, criaient, regardant aux fenêtres. Levrai Paris des rues revenait. Tout à coup Emmanuel, levant lesyeux, dit :

– Voici le Rosbif ! entrons,Jean-Pierre, et dînons.

Nous entrâmes ; tout était plein demonde, et nous ne trouvâmes de place qu’au fond, sous une espèce detoit en vitrage.

Nous fîmes encore un bon repas, mais je nesais pas pourquoi la tristesse était venue. Emmanuel pensaitpeut-être à son examen, et moi, mon esprit était à Saverne. Jevoulus payer, cela le mit de mauvaise humeur :

– Quand j’invite mon meilleur camarade,dit-il, je ne supporte pas qu’il paye. C’est presque une injure quetu me fais.

Je lui répondis que ce n’était pas monintention ; mais que j’avais du travail, et que c’était justede payer chacun son tour.

Il ne voulut pas y consentir, et je crus mêmequ’il était fâché. Mais, quelques instants après, étant sortis, ilme serra la main en s’écriant :

– Jean-Pierre, je n’ai pas de meilleurami que toi ! Veux-tu venir au théâtre duPalais-Royal ?

J’étais fatigué. Je lui dis que ce serait pourune autre fois, et nous remontâmes lentement la rueSaint-Honoré.

Une chose me revient encore, c’est que le mêmesoir, en passant sur le Pont-au-Change, Emmanuel me montra la placedu Châtelet, avec sa petite colonne et sa fontaine, et plus loin lebal du Prado. Mais cette place et ce pont sont des choses qui merappellent bien d’autres souvenirs. Il faudra que j’en parle plustard. Tout ce que j’ai besoin de dire maintenant, c’est que, étantarrivés devant ma porte, nous nous embrassâmes comme de véritablesfrères. Je ne pouvais pas espérer le conduire à la diligencependant la semaine, et je lui souhaitai bon voyage.

XVII

 

Je ne pensais plus revoir Emmanuel avant sonretour des vacances ; mais, à la fin de cette semaine, uneaprès-midi, vers deux heures, il entra tout à coup dans notreatelier en s’écriant :

– Je viens t’embrasser, Jean-Pierre, jesuis reçu et je pars !

Il était en petit frac d’été blanc et chapeaude paille, ses yeux brillaient. Tous mes camarades le regardaient,pendant que nous nous embrassions. Je le reconduisis jusque dans lacour.

– Tu n’as pas de commissions pourSaverne ? me demanda-t-il.

Alors je pris le courage de luidire :

– Embrasse pour moi la mère Balais,dis-lui que je vais bien, que l’ouvrage continue et que je pense àelle tous les jours. Embrasse aussi le père Antoine, MmeMadeleine et Annette. Si tu passes près de la fontaine, n’oubliepas non plus M. Nivoi. Tu lui diras que je le remercie de ses bonsconseils et de sa recommandation. M. Braconneau s’est souvenu delui.

Nous nous serrions les mains. Il partit encriant :

– À bientôt !… dans deuxmois !…

Puis il monta dans une voiture qui l’attendaità la porte, et descendit la rue au galop. Comme je rentrais, lepère Perrignon me demanda :

– C’est un de tes camaradesd’enfance ?

– Oui, monsieur Perrignon, le fils denotre juge de paix, un camarade d’école. Il fait son droit.

– Quel brave garçon, dit-il, quellehonnête figure !

Il n’en dit pas plus alors ; mais, àtrois heures, en allant dîner, il se mit à parler d’Emmanuel,disant que les bourgeois et le peuple ne font qu’un, qu’ils ont lesmêmes intérêts ; mais que malheureusement on rencontre trop deces fainéants qui viennent à Paris, soi-disant pour faire leursétudes, et qui dépensent l’argent de leurs parents à courir lesfilles de mauvaise vie. Il les traitait de canailles. Quentin etles autres l’approuvaient.

En parlant d’Emmanuel et de ceux qui luiressemblaient, M. Perrignon disait que la place de ces jeunes gensétait à la tête du peuple ; que leurs pères avaient fait laRévolution de 89, et que les fils marcheraient sur leurs traces,qu’ils ne se laisseraient pas abrutir par les mauvais exemples, etque le peuple comptait sur eux.

On se figure quel plaisir j’avais d’entendreun homme aussi respectable que M. Perrignon, un maître ouvrier,parler ainsi de mon camarade.

Je me rappelle que dans ce temps les disputesdes journalistes, des graveurs et des peintres redoublaient dansnotre caboulot ; qu’on disait que les cours deMichelet et de Quinet étaient suspendus et qu’ils nerecommenceraient pas après les vacances ; que la grève descharpentiers devenait plus forte ; que les banquets allaientleur train ; qu’Odilon Barrot et Lamartine ne laisseraient pastomber les droits du peuple ; et qu’on répétait mille fois lesmots de paix à tout prix, de mariages espagnols et autres chosesque je ne comprenais pas.

Quand les disputes grandissaient, notrecaboulot ressemblait à un tambour, les vitresfrissonnaient, on tapait des pieds, on aurait cru qu’on allait seprendre au collet ; et chaque fois que l’un de nous avaitenvie de tousser ou d’éternuer, le père Perrignon levait la main endisant :

– Chut ! écoutez… C’est Coubé quiparle ; ou bien : c’est Montgaillard.

De temps en temps, l’un ou l’autre de cesjournalistes et de ces peintres sortait tout pâle, sans avoir l’airde nous voir, et rentrait ensuite pour se remettre dans labataille.

Celui qui s’appelait Coubé était petit,sec ; il avait les yeux vifs, le nez crochu, la barbe grise,et parlait très bien.

Montgaillard était grand, osseux, roux ;il avait les épaules larges, le dos rond, la barbe courte, serrée,remontant jusqu’aux yeux, le front large et plat, le nez et lementon allongés, la voix rude : il ressemblait à unsanglier.

D’autres aussi criaient, piaillaient,quelques-uns riaient, mais tous étaient habillés comme des gens quine pensent qu’à leurs idées, le chapeau de travers, la cravatedéfaite, le col de la chemise dehors d’un côté, rentrant del’autre. Ils ne faisaient attention à rien, et seulementquelquefois par hasard en passant, voyant M. Perrignon, ils luiserraient la main en s’écriant :

– Bonjour, Perrignon, bonjour !

Puis ils rentraient et se remettaient àparler, sans écouter ce qu’on disait ni savoir ce qu’on avaitdit.

Montgaillard et Coubé avaient la voixtellement forte, qu’on entendait leurs discours malgré les cris,les éclats de rire et le frémissement des vitres.

Dans les premiers temps, quand ils parlaientde grève, de réforme, de banquets, de paix à tout prix, dePritchard, tout pêle-mêle, je ne comprenais pas un mot. Mais unsamedi soir que nous étions libres à quatre heures, et que Valsy,Quentin, M. Perrignon et moi nous prenions encore un verre de vinaprès le départ des camarades, je leur demandai ce que celasignifiait, car à Saverne je n’avais rien entendu de pareil ;c’étaient des choses inconnues, et même celui qui s’en seraitoccupé aurait passé pour un fou.

– Vous ne lisez donc pas lesjournaux ? me demanda le père Perrignon.

– Non, jamais.

– Alors, que faisiez-vous donc le soiraprès l’ouvrage ?

– Moi, j’allais me promener aux environsde la ville, et les autres s’asseyaient tranquillement dans lesbrasseries ; ils buvaient des chopes et fumaient des pipesjusqu’à dix heures. Quelquefois ils jouaient aux cartes et setrompaient entre eux tant qu’ils pouvaient.

– C’est donc un pays de crétins, dit lepère Perrignon ? Si tu m’avais raconté cela le premier jour,sais-tu que je t’aurais mis hors de l’atelier ? Heureusementje te connais maintenant et je te considère comme un brave garçon.Mais il faut lire les journaux. Mme Graindorge telaissera prendre la Réforme ; n’est-ce pas, madameGraindorge ?

– Oh ! bien sûr… qu’il la prenne…que voulez-vous que j’en fasse ?

C’était un vieux journal graisseux, que lesjournalistes jetaient en sortant sur notre table. Depuis ce jour,je le pris tous les soirs et je le lus, parce que j’étais honteuxde vivre comme un imbécile, avec des camarades qui s’intéressaientaux affaires du pays, autant et plus que les riches bourgeois dechez nous.

Ce même soir, le père Perrignon me dit qu’onappelait Grève la place devant l’Hôtel de ville, sans doute parcequ’autrefois elle était couverte de sable ; que les ouvrierssans travail se réunissaient sur cette place, où l’on allait lesretenir ; mais que souvent, quand il s’élevait une discussionentre les patrons et les ouvriers, les ouvriers en masse seretiraient sur la place, et qu’on disait alors que lescharpentiers, les maçons, etc., se mettaient en grève. Celasignifiait qu’ils voulaient une augmentation de prix, ou unediminution de travail.

– Les tailleurs de pierre, les maçons,les couvreurs, me dit-il, se mettent toujours en grève sur la placede l’Hôtel de ville ; mais les peintres en bâtiment vont surla place du Châtelet, les ramoneurs à la Porte-Saint-Denis, lesserruriers sur le marché Saint-Martin, les paveurs au coin duboulevard Montmartre, ainsi pour tous les corps d’état.

Il me dit ensuite que la réforme, dont tout lemonde parlait, et que les bourgeois voulaient comme nous, était unchangement dans la manière de nommer les députés du pays ; quejusqu’alors il fallait, pour avoir le droit de nommer un député,payer deux cents francs de contribution, et que les gens richesseuls payaient deux cents francs de contribution, de sorte que lesgens instruits et honnêtes, mais sans fortune, ne pouvaient ninommer les députés, ni être nommés députés ; – ce que lui,Perrignon, considérait comme une chose abominable, contrenature.

– Car, disait-il, les riches ne voientque la richesse, et s’inquiètent peu du sort des pauvres. Leurrichesse montre très souvent leur égoïsme ; chacun sait que lagénérosité, la noblesse de cœur, l’amour de la patrie, le sacrificede ses propres intérêts à la justice, ne sont pas des moyens des’enrichir. De cette façon, les égoïstes sont seuls chargés defaire les lois pour un peuple fier et généreux.

Il disait aussi que la suite de tout cela,c’était l’abaissement de la France, parce que ces égoïstes, nomméspar d’autres égoïstes, ne songeaient qu’à remplir toutes les bonnesplaces, et à se les donner entre eux en famille ; qu’ils nes’inquiétaient pas de savoir si leurs fils, leurs neveux, leurscousins étaient capables de les remplir, mais seulement de lesavoir ; que les imbéciles et les gueux par ce moyen avaienttout, les hommes de cœur et les savants rien ; ce qui n’étaitpas un grand encouragement pour s’instruire, et se sacrifier à lapatrie. Qu’en outre, ces égoïstes, n’ayant en vue que de garderleurs biens, sacrifiaient notre honneur pour conserver lapaix ; que leur chef, M. Guizot, n’avait qu’à les prévenirqu’ils risquaient leur fortune dans la guerre, pour les faire voterla paix à tout prix ; et que même ils venaient de voter descentaines de mille francs pour un apothicaire anglais nomméPritchard, malgré l’indignation de toute la France ; que lesAnglais nous menaçaient toujours, voyant que cela leur réussissaitsi bien ; enfin, que les bourgeois honnêtes étaient las de cesabominations, et qu’ils demandaient la réforme, qu’on appelaitadjonction des capacités ; mais que le roi Louis-Philippetenait à M. Guizot, et que M. Guizot ne voulait pas la réforme,parce qu’il ne serait plus aussi sûr de faire peur aux députés, sidans le nombre il s’en trouvait de pauvres, décidés à soutenirl’honneur du pays, au lieu de tout sacrifier aux écus.

Voilà ce que le père Perrignon nous dit àtous, car les camarades l’écoutaient aussi, et comprenaient encoremieux la beauté de cette réforme. Il nous dit que les professeursMichelet, Quinet, et généralement tous les gens honnêtes, bourgeoisou non, reconnaissaient la justice de ce changement ; qu’ilsle voulaient, que l’armée le soutenait, et que M. Guizot seuls’obstinait contre tout le monde, pour rester ministre dans lessiècles des siècles.

Rien que de parler du ministre Guizot, le pèrePerrignon devenait tout pâle d’indignation, et naturellement sacolère me gagnait.

Depuis ce moment, toutes mes idées sur lapolitique étaient plus claires. Quand on parlait de grève, deréforme, de paix à tout prix, je comprenais ce qu’on voulaitdire ; je m’indignais avec les journalistes contre lacorruption, et je regardais M. Guizot comme un être sans justice,qui ne pouvait plaire qu’aux Anglais.

Les choses continuèrent de la sorte : letravail, les disputes, de temps en temps un lundi, mes journaux lesoir, et puis les souvenirs du pays : « Voici l’automne…voici que les feuilles tombent… On va se promener au Haut-Barr, onprend des chopes au petit bouchon de Faller, et puis on redescendla côte ; on est heureux… et moi je suis ici toutseul !… »

Je revoyais la petite ruelle desDeux-Clefs :

« Depuis que les Dubourg sont partis, quefait-on là-bas ? quelles gens demeurent aujourd’hui dans lavieille maison ? Est-ce un charpentier, est-ce un serrurier,un tourneur ? On n’entend plus le vieux métier du pèreAntoine. La famille Rivel loge sans doute encore au second ;ils descendent et remontent toujours le vieil escalier… Oui, ils nesont pas devenus riches, eux… ils n’ont pas abandonné le vieuxnid ! »

Et songeant à cela durant de longues heures,je me figurais Annette devenue demoiselle :

« Elle ne te reconnaîtrait plus, medisais-je ; tu ne serais plus pour elleJean-Pierre. »

Cette pensée m’accablait.

Ah ! je sentais que j’aimais Annette deplus en plus ! et ce M. Breslau, qu’ils avaient pris pourconseil, je pâlissais en pensant à lui.

Enfin, que faire ? le travail de tous lesjours, la confiance du père Perrignon, la satisfaction de sedire : « Je gagne ma vie ! » et ces grandesdisputes sur les droits du peuple, sur l’honneur de la France, surla réforme, sur la Révolution, tout cela me faisait oublier un peumes chagrins, tout cela me montrait un nouveau monde, et souvent jem’écriais en moi-même :

« Nous ne sommes pas seulement ici pournous seuls, nous sommes ici pour la patrie ! Ceux qui n’ontpas de famille, pas de richesses, pas d’amour… eh bien ! ilsont la patrie ; ils ont quelque chose de plus grand, de plusbeau, de plus éternel : ils ont la France ! Qu’elleprenne seule notre vie. Et puisque nous sommes pauvres, qu’ellesoit pour nous l’amour, les richesses et lafamille ! »

Ces pensées, le soir, seul dans ma chambre, mevenaient en foule, et je me faisais à moi-même de semblablesdiscours. Et puis je lisais le journal, je m’indignais de plus enplus contre les égoïstes, qui se figurent que la patrie doit lescombler d’honneurs. Ah ! j’ai souvent pensé depuis que ceux-làressemblent aux avares, aux usuriers, qui n’aiment qu’en proportiondes écus qu’on leur apporte, et qui n’ont jamais connu le véritableamour !

Je me rappelle aussi qu’à la fin de septembrele quartier était devenu bien triste. Tous les étudiants étaientpartis, il ne restait plus que les filles, qui maigrissaient, etdont les chapeaux, les petites robes d’indienne, les petitssouliers pour la danse, s’en allaient brin à brin, comme leschandelles des prés quand souffle le vent. Elles entraientquelquefois au caboulotbien tristes, bien pâles, ets’asseyaient au bout de la table, en demandant deux sous debouillon. Elles cassaient leur croûte de pain en silence, les yeuxbaissés, et mangeaient cela pour se soutenir. Personne d’entre nousne leur disait rien ; chacun se faisait ses réflexions àlui-même, pensant : « Est-ce la fille d’un ouvrier ?Est-ce la fille d’un soldat ? Comment devient-on simisérable ? Et comment peut-on être assez lâche, assez éhonté,assez scélérat pour entraîner une pauvre fille, quelquefois uneenfant à sa perte, et l’abandonner ensuite pour courir les champset se réjouir avec père et mère, avant de recommencer ? Est-ceque cela ne crie pas vengeance ? Est-ce que de pareilleschoses devraient être permises dans un payschrétien ? »

Des centaines d’idées pareilles vous passaientpar la tête. Devant Dieu, je le dis, les plus grands scélérats nesont pas ceux qui tuent leur père, car la guillotine est prèsd’eux, mais ce sont ceux qui séduisent les filles et lesabandonnent. Ce ne sont pas seulement des scélérats, ce sont aussides lâches. S’ils voyaient derrière eux la main du père ou dufrère, ils frémiraient. Et je leur dis :

« Vous deviendrez vieux, vous vousconfesserez, mais toutes les absolutions du monde ne vous servirontà rien : celles que vous avez assassinées vousattendent ! »

En ce temps, le père Perrignon trouvaitplaisir à se trouver avec moi ; il me donnait des conseilspour l’ouvrage, il s’inquiétait de tout ce que je faisais, mesidées lui paraissaient justes ; et bien souvent jel’accompagnais après le travail jusque dans son quartier, rueClovis, derrière le Panthéon, pour causer des journaux, desaffaires du pays et de tout ce qui nous intéressait. Nous restionslà souvent un quart d’heure à sa porte avant de nous séparer. Unsoir même que je l’avais reconduit de la sorte, voyant que bien deschoses ne pouvaient m’entrer dans la tête, parce, que je n’avaisjamais lu que le catéchisme et l’histoire sainte, il medit :

– Écoute, petit, tu vas très bien, maisil faut absolument que je te prête l’histoire de notre Révolution.C’est là que tu verras d’où viennent nos droits, ce que nous étionsavant 89, et ce que les anciens ont fait de nous. Seulement, aiebien soin du livre.

– Soyez tranquille, monsieur Perrignon,lui dis-je, j’ai l’habitude de veiller à ce qu’on me prête.

Alors nous montâmes ensemble. Il avait deuxchambres assez grandes au cinquième sur la rue, une cuisine et uncabinet derrière. En entrant, je vis sa femme et troisenfants : une petite fille de dix à douze ans, un garçon dehuit à neuf, et un autre tout petit encore au berceau. Les chambresétaient propres, bien éclairées ; la femme était grande,brune, elle pouvait avoir de trente-cinq à quarante ans ; elleavait le nez droit, le front haut, le menton allongé. Celaparaissait une maîtresse femme, pleine de courage et de résolution.Rien qu’à voir la manière dont elle sourit à son mari, je reconnusqu’elle l’aimait bien, et qu’elle le considérait comme le premierhomme de France. Elle lavait justement du linge dans un cuveau surla table, les bras en manches de chemise, nus jusqu’aux coudes. Lapetite fille, qui ressemblait à sa mère, cousait près d’unefenêtre ; le petit garçon, en veste, et qui ressemblaittellement à Perrignon qu’on l’aurait reconnu dans la rue, écrivaitgravement à l’autre bout de la table. L’enfant dans son berceauétait rouge et frais ; il avait les yeux ouverts et ne criaitpas.

M. Perrignon, sans rien dire, commença parôter son chapeau, et par accrocher sa grande capote brune dans uncoin. Ensuite il mit une blouse, et comme sa femme m’avançait unechaise en disant :

– Asseyez-vous, monsieur.

Il dit :

– C’est un de mes compagnons, Marianne,un brave garçon que j’aime… dans le genre de Roger, tu sais… c’estle même caractère.

Aussitôt la femme me regarda d’un air curieuxet répondit :

– Oui, il lui ressemble.

Après avoir dit cela, le père Perrignonembrassa sa fille, qui s’était levée et s’appuyait contre lui. Ilembrassa le petit garçon, et prit son cahier en me le montrant.

– Regarde ça, Jean-Pierre, fit-il,pendant que ses joues s’animaient, qu’en penses-tu ?

– Il écrit déjà bien, monsieurPerrignon.

– Oui, c’est une écriture ferme, c’estnet, c’est bien posé, dit-il. Je suis content de toi, Julien.

J’embrassai le petit, qui paraissait toutfier ; et Perrignon, s’avançant vers le berceau, prit sondernier en le levant et l’embrassant, ouvrant la bouche et riantcomme un bienheureux.

La mère, qui s’était remise au cuveau, riaitde bon cœur, et le petit enfant, tout réjoui, étendant ses petitesmains, finit aussi par rire, ce qui mit toute la famille de bonnehumeur.

– Tout le monde se porte bien ici, ditalors le père en prenant l’enfant sur son bras. Donne-moi la clefde l’armoire aux livres, Marianne, il faut que je prête à moncompagnon l’Histoire de la Révolution. Il aime à lire,c’est ce qu’il faut dans notre temps. Il faut que chacun comprenneses droits et ses devoirs.

La femme lui donna la clef ; il ouvritune armoire remplie de livres de haut en bas, il en prit un et mele remit en disant :

– Lis-moi cela… c’est le livre du peuplefrançais. Tu verras le commencement de la Révolution ; lecommencement, car elle n’est pas finie, elle continuera jusqu’à ceque nous ayons la liberté, l’égalité et la fraternité. Beaucoup dechapitres manquent, mais, si nous ne pouvons pas les écrire, cesgaillards-là viendront après nous.

Il montrait son garçon à table, et lui passaitla main dans les cheveux.

– N’est-ce pas, Julien ?

– Oui, mon père, dit l’enfant.

– À la bonne heure !

Et, riant tout haut en me regardant :

– Ceux qui veulent arrêter la justice,dit-il, ne sont pas au bout de leurs peines ; s’ils pouvaientnous donner des enfants, cela pourrait réussir, mais nous lesfaisons nous-mêmes et nous les élevons dans nos idées.Regarde ! tout cela, c’est pour aider la Révolution ;c’est du bon grain, cela pousse pour réclamer des droits et remplirdes devoirs. Nous sommes des milliers comme cela. Tout marche, toutgrandit ; ce qu’on fauche ne vaut pas la peine d’en parler. Onnous avait abrutis pour nous conduire et nous opposer les uns auxautres ; mais ces temps-là sont passés, la lumière descendpartout. Quoi qu’on fasse, l’avenir est aux peuples. On metl’éteignoir sur une chandelle, on ne peut pas le mettre sur lesoleil.

Voilà ce qu’il me dit. Sa femme et ses enfantsl’écoutaient d’un air de vénération.

Je dis alors que j’étais pressé de lire lelivre.

– Ne te dépêche pas trop de me le rendre,fit-il, je n’en ai pas besoin, je le sais par cœur. Seulement,crains de le perdre.

Il me reconduisit sur l’escalier ; jesaluai sa femme, et nous descendîmes encore ensemble trois ouquatre marches. Ensuite, m’ayant serré la main, il rentra dans lachambre, et je descendis, pensant que j’avais vu l’homme le plusheureux du monde, et me figurant que j’aurais été comme lui, sansl’héritage des Dubourg.

Cette nuit-là jusque passé minuit, je lus lelivre que m’avait prêté M. Perrignon. Je ne savais pour ainsi direrien de notre Révolution, j’avais seulement entendu maudireRobespierre à Saverne, et dire qu’il guillotinait les gens commedes mouches.

Mais toutes les grandes actions, toutes lesbelles lois, toutes les victoires de ces temps, personne ne m’enavait parlé. Je ne savais pas seulement que mon grand-père et tousceux dont je venais avaient appartenu à des seigneurs qui lestraitaient comme des bêtes, et non seulement eux, mais toute laFrance.

J’ignorais ces choses ! Je ne savais pasnon plus que la Révolution nous avait délivrés d’un coup, enchassant les autres, qui même étaient allés se mettre avec lesAutrichiens, les Anglais et les Russes, pour attaquer lapatrie ; de sorte que si nos anciens n’avaient pas montré plusde courage et plus de génie qu’eux, s’ils ne les avaient pas battuspendant vingt ans, nous serions encore les animaux de cesgens-là.

Non ! de tout cela je ne savais pas unmot, et de temps en temps je m’écriais en moi-même :

« Comment ne nous a-t-on jamais rienappris de notre propre histoire ? Qu’est-ce que me faisait leroi David, ou le prophète Jonas, à côté de cettehistoire ? »

J’étais indigné de voir qu’on m’avait tenudans une pareille ignorance. Je me disais : « Il estclair qu’on veut tous nous abrutir, en nous faisant croire que noussommes responsables de ce qu’Adam a mangé des pommes, au lieu denous parler de nos droits et de nous apprendre à aimer et àrespecter nos anciens, qui ont fait toutes ces grandes choses dontnous jouissons maintenant : – oui, c’est clair, et c’estabominable !

XVIII

 

C’est pendant ce mois de septembre, cinqsemaines après le départ d’Emmanuel, que j’eus le mal du pays. Jeme sentais dépérir. La nuit et le jour je ne revoyais que Saverne,la côte, les bois de sapins, la rivière, les ombres du soir ;je sentais l’odeur des forêts, j’entendais les hautes grivess’appeler, puis le métier du père Antoine, les sabots de la mèreBalais, les éclats de rire d’Annette ; tout, tout meparaissait beau, tout m’attendrissait :

« Ah ! mon Dieu ! si je pouvaisseulement un peu respirer là-bas !… Ah ! si je pouvaisseulement embrasser la mère Balais et boire une bonne gorgée d’eaude la fontaine. Comme elle serait fraîche… comme jereviendrais ! Ah ! je ne reverrai plus le bontemps ! je ne chanterai plus en rabotant avec le Picard, je nereverrai plus le père Nivoi, je n’entendrai plus les servantescrier autour des auges, et les vaches galoper la queue toutedroite, les jambes en l’air… C’est fini… c’est ici qu’il faut queje laisse mes os. »

Voilà cette maladie terrible. Je tombaisensemble, et le père Perrignon avait beau me crier :

– Allons, courage, Jean-Pierre. Quediable ! nous sommes à Paris, nous sommes dans les idéesjusqu’au cou… Qu’est-ce que nous fait le reste ? J’ai connu çadans le temps… Oui, c’est dur… mais avec du courage on surmonte lechagrin.

Il avait beau me prendre la main, lebourdonnement de la rivière sous les vieux saules m’appelait…J’aurais voulu partir. Et dans ces temps, en le reconduisantjusqu’à sa porte, rue Clovis, quand il montait et que je restaisseul, au lieu de retourner au quartier Latin, je suivais ma route,j’arrivais à la rue Contrescarpe, tout au haut de la butte :une rue déserte, abandonnée, avec quelques vieilles enseignes, del’herbe entre les pavés et le gros dôme du Panthéon derrière, toutgris.

Je regardais en passant ces gens minables, lessouliers éculés, assis sur les marches ; ces femmes jaunes,ces enfants maigres, tous ces êtres sales, déguenillés ; leurspetites vitres raccommodées avec du papier, et derrière les vitresdes images du temps de la République ou de Louis XVI. Dieu sait quiles avait collées là, ces images ; les années avaient passédessus. On y voyait les chapeaux à cornes, les perruques, leshabits vert perroquet, les gilets à fleurs tombant sur les cuisses,les cravates montant jusque sous le nez. C’était vieux,vieux ! et tout restait dans le même état.

Je regardais cela, comme Joseph d’Arimathieregardait au fond du sépulcre vide.

Au bas de la vieille rue en pente, où pas unevoiture ne passait, à droite d’une mairie, à gauche d’une fontainetoute neuve et blanche, la fontaine Cuvier, avec le lion oùs’appuie une femme nue, l’aigle en l’air qui s’envole un moutondans les griffes, et au-dessous tous les animaux de lacréation ; entre ces deux bâtisses, je voyais un vieux murcouvert de lierre… Oh ! le beau lierre… comme il vivait ets’étendait ! – C’était le Jardin des Plantes.

Un peu sur la gauche du mur s’ouvrait unebelle porte grillée, une sentinelle auprès. Là commençait l’alléeen escargot bien sablée, tournant entre les plantes rares, lestulipes roses, – une fontaine en bénitier, pleine d’eau tranquille,à l’entrée ; – et sur la butte, en l’air, par-dessus le vieuxcèdre du Liban, large, plat et fort comme un chêne, se dressait lepavillon, parmi de vieilles roches représentant des bois pourris,des coquillages, des plantes, que l’invalide vous expliquait venirdu déluge.

Bien souvent, de loin, avant d’oser entrer,j’avais examiné ces choses, pensant que c’était le jardin dequelque richard ou d’un prince ; mais le passage continuel desvieilles femmes, leur cabas sous le coude, des ouvriers, desenfants, des soldats, m’avait enfin appris qu’on pouvait passer, etj’étais entré comme tout le monde.

Voilà l’un de mes plus beaux moments à Paris.Au moins là tout n’était pas des pierres, au moins ces plantesvivaient. Ah ! c’est quelque chose de voir la vie ! Oui,j’en étais content, tellement content, que l’attendrissement megagnait, et que je m’assis sur un banc à l’intérieur pour regarder,respirer et presque fondre en larmes. Depuis trois mois je n’avaispas vu d’autre verdure que les grandes allées en murailles desTuileries, je ne savais pas ce qui me manquait, alors je le compriset je me promis bien de revenir. Ah ! s’il était tombéseulement un peu de rosée, cela m’aurait fait encore plus debien ; mais il ne tombe pas de rosée à Paris ; tout estsec en été, tout est boueux en hiver.

La cage des serpents, derrière une file devitres grises ; le vieil éléphant, derrière ses hautespalissades ; la girafe avec sa tête de cheval au bout d’un coude cigogne, et qui broute les feuilles sur des arbres de vingtpieds ; les bâtisses rondes en briques rouges ; lesoiseaux de la Chine et d’ailleurs qui ressemblent à nos poules, ànos oies, à nos canards ; les aigles qui crient, en regardantà travers leurs barreaux les pigeons dans les nues, et qui veulenttout à coup s’envoler ; les vautours qui perdent leurs plumeset laissent pendre la tête au bout de leur long cou, nu comme unver ; les singes qui sautent et font des grimaces ; lesours dans leurs fosses, qui se roulent sur le pavé brûlant etregardent en louchant ceux qui leur jettent du pain ; lestigres, les lions qui bâillent ; les hyènes, des espèces decochons avec des têtes de chauves-souris, qui répandent une odeurtrès mauvaise, tout cela, pour moi, c’était de la vieillerie, commeces carcasses de baleines et d’animaux d’avant le déluge, qui sontenfermées, avec des étiquettes, dans une grande bâtisse bienpropre, et qui ressemblent à des poutres vermoulues. Je lesregardais bien, mais j’aimais mieux la verdure, et rien qu’unépervier dans la montagne, quand il passe d’une roche à l’autre enjetant son cri sauvage, rien qu’un bœuf qui fume à la charrue, ouun chien de berger qui rassemble le troupeau, me paraissait millefois plus beau que ces aigles, ces hyènes et ces lionsdécrépits.

C’est après avoir traversé la grande allée detilleuls et de hêtres au milieu, – près des magnifiques baraques enverre où les plantes d’Amérique collent leurs grandes feuillesdesséchées aux vitres, – c’est de l’autre côté, sur les quais, ensuivant ces immenses entrepôts où les tonnes de vin etd’eau-de-vie, les ballots et les caisses sont entassés jusqu’auxtoits pendant une lieue ; où les bateaux descendent la Seineet déchargent leurs marchandises et leurs provisions de toutessortes sur les pavés en pente, derrière les tours de Notre-Dame,près de l’Hôtel-de-Ville, c’est là que la vie me revenait avec cesgrandes histoires de la Révolution, où les gens, au lieu de croupiret de moisir comme ces animaux d’Asie et d’Afrique dans des cages,voulaient être libres et faire de grandes choses. Oui, c’est enface de l’Hôtel-de-Ville, cette large et sombre bâtisse couverted’ardoises, ses deux pavillons sur les côtés, sa haute porte envoûte, au milieu, où monte le grand escalier jusqu’à l’intérieur,ses grandes fenêtres et ses niches, où les vieux juges, tous lesbraves gens des anciens temps, ont leur statue, c’est là que je merappelais la terrible Commune : ces hommes de la Révolution,avec leurs habits à larges parements, leurs perruques, leurstricornes, qui balayaient le pays avec leurs décrets, quidéclaraient qu’on gagnerait tant de victoires en Hollande, tant enPrusse, tant en Italie, ainsi de suite, – ce qui ne manquait pasd’arriver, – et qui se soutenaient avec vingt départements contretout le reste de la France et de l’Europe, en nommant des soldatsgénéraux et des généraux soldats, pour le service de lapatrie ! Oui, j’étais dans l’admiration en regardant cettebâtisse, où s’étaient accomplies de si grandes choses ; jecomprenais mieux l’histoire que m’avait prêtée le vieux Perrignon,je me représentais ces révolutionnaires, et je pensais :« C’étaient d’autres hommes que nous ! Depuis des annéeset des années nous serons tous en poussière, on ne saura pas mêmeque nous avons existé, et d’eux on parlera toujours, ils seronttoujours vivants ! »

J’étais un soir à cet endroit, à l’entrée dupont, rêvant à tout cela, lorsqu’un grand canonnier roux me tapasur l’épaule, en disant :

– Qu’est-ce que tu fais donc là,Jean-Pierre ?

Je regardai tout surpris, et je reconnusMaterne le cadet, celui qui s’appelait François. Nous n’avionsjamais été bien amis ensemble, et plus d’une fois nous nous étionsroulés à terre ; mais en le voyant là, je fus tout joyeux etje lui dis :

– C’est toi, François ? Ah ! jesuis bien content de te voir.

Je lui serrais la main. J’aurais voulul’embrasser.

– Qu’est-ce que tu fais donc àParis ? me demanda-t-il.

– Je suis ouvrier menuisier.

– Ah ! moi, je suis dans lescanonniers à Vincennes. Qu’est-ce que tu payes ?

– Ce que tu voudras, Frantz.

Et lui, me prenant aussitôt par le bras,s’écria :

– Nous avons toujours étécamarades ! Arrive… je connais un bon endroit… Regarde… c’estici.

C’était à quatre pas, et je pense que tous lesendroits étaient bons pour lui, quand un autre payait. Enfin,n’importe ! il décrocha son sabre, le mit sur le banc entreillis, à la porte du cabaret, et nous nous assîmes devant unepetite table dehors.

Les gens allaient et venaient. Je fis apporterune bouteille de bière, mais Frantz voulut avoir del’eau-de-vie ; il dit à la femme :

– Laissez le carafon ! – Ah !tu es ouvrier, Jean-Pierre, et où çà ?

– Rue de la Harpe, mais je demeure ruedes Mathurins-Saint-Jacques.

– Bon… bon… À ta santé !

Je lui demandai s’il avait des nouvelles dupays ; mais il se moquait bien du pays et disait :

– C’est un trou… ça ne vaut pas seulementla peine qu’on en parle…

– Mais ton père et ta mère ?

– Je pense qu’ils sont encore vivants.Depuis deux ans je n’ai pas eu de lettre d’eux.

– Et toi, tu ne leur as pasécrit ?

– Si, je leur ai demandé deux ou troisfois de l’argent ; ils ne me répondent jamais… ça fait que jeme moque d’eux. – À ta santé, Jean-Pierre !

Il finissait toujours par là :

– À ta santé, Jean-Pierre !

Une chose qui me revient, c’est que je luiparlai de la réforme et qu’il me dit :

– Oui, c’est de la politique, et ceux quise mêlent de politique, gare à eux ! Tu sauras que chez lesarmuriers tous les fusils sont démontés ; il manque aux uns labatterie, aux autres la cheminée ; de sorte que ceux quivoudront faire de la politique, s’ils pillent les fusils, nepourront pas tirer. Le sergent m’a dit ça ! Il m’a aussiraconté qu’on mêle dans le nombre de ceux qui veulent faire de lapolitique, des gaillards solides, bien habillés, comme despropriétaires, – qui passent même pour les plus enragés, – et quiportent de gros bâtons plombés avec lesquels ils assomment leurscamarades. Ces gens se reconnaissent tous par des signes. Ilsarrêtent les autres et se mettent toujours trois ou quatre contreun. Avec ça, la troupe arrive et balaye le restant de la canaille.Ainsi, ne te laisse pas entraîner dans la politique. C’est un boncamarade qui te prévient… Prends garde !

– Je te crois, lui dis-je, et je n’ai pasenvie de m’en mêler.

Comme alors le carafon était vide, Materne serappela qu’il devait répondre à l’appel et que Vincennes était àplus d’une lieue. Il se leva, boucla son ceinturon ; je luiserrai la main, et, pendant qu’il s’éloignait en traversant lepont, je payai l’eau-de-vie et la bière. Ensuite, je rentrai biencontent de l’avoir vu, mais tout de même étonné de ce qu’il m’avaitdit sur les gueux chargés d’assommer leurs camarades.

Je pensais :

« Si M. Guizot voulait la justice, iln’aurait pas besoin de tout cela ; tous les honnêtes gensseraient avec lui. Mais quand on refuse des demandes justes, on vittoujours dans la crainte et l’on est forcé de se reposer sur desbandits. »

XIX

 

La rencontre de Materne m’avait fait plaisirdans le moment ; mais qu’est-ce qu’un être pareil ? unhomme qui ne pense qu’à boire et à manger, et qui vous dit quel’endroit où vous avez passé votre jeunesse est un trou, que cen’est pas la peine d’en parler ?

En songeant à cela, l’indignation vousgagne ; des camarades de cette espèce ne sont pas faits pourvous remonter le cœur, au contraire. Je souhaitais de ne plus lerevoir, et ma tristesse augmentait de jour en jour, les idées deretourner au pays reprenaient le dessus ; l’eau de Paris, lanourriture, l’ombre des maisons me minaient.

Souvent je m’écriais :

« C’est ici qu’il faudra laisser tesos ! Dans un endroit où tu seras mêlé parmi des milliersd’autres que tu ne connais pas, et dans un cimetière où l’on netrouve pas de verdure… Quelle chose terrible !… »

Le soir, je me figurais aussi dans mes rêvesque la mère Balais était malade, qu’elle avait besoin de moi,qu’elle m’appelait, et je m’éveillais dans l’épouvante. Vers cetemps, j’écrivis ma désolation là-bas, demandant à la brave femmede ses nouvelles, et lui criant : « Si vous n’êtes pasmorte, écrivez-moi, car cela ne peut pas durer. J’aimerais mieuxtout abandonner pour venir à votre secours. Dites-moi seulement quevous n’êtes pas malade ! »

Quatre jours après je reçus sa réponse, que jegarde encore, parce que ces vieux papiers font toujours plaisir àrelire. C’est comme si l’on revivait une seconde fois. Voici cettelettre :

« Mon cher Jean-Pierre, je me porte trèsbien. Depuis que je te sais dans une bonne place, le reste m’estégal. Qu’on soit à Paris, à Dresde, à Madrid ou àSaint-Jean-des-Choux, ça revient au même, pourvu qu’on ne manque derien. Il ne faut pas se faire des idées. J’ai vu des cent et desmille conscrits dépérir parce qu’ils se faisaient des idées. S’ilsavaient tranquillement emboîté le pas, s’ils avaient mangé leurration, ils n’auraient pas attrapé les fièvres, ils seraient tousrestés frais et bien portants. C’est toujours ceux qui ne pensent àrien qui se portent le mieux. Pense toujours que tout va bien, ettu seras content : le contentement, c’est la santé.

» Si j’étais malade ou si j’avais besoinde quelque chose, je t’écrirais tout de suite ; mais je n’aijamais été mieux portante, principalement depuis que ton camaradeEmmanuel est venu me voir. Il est monté jusqu’à mon troisième, pourme raconter comme tu travailles, et comme vous courez la villeensemble. C’est un brave et beau garçon, et même il a voulum’embrasser pour toi. Je suis bien vieille maintenant, mais dans untemps on avait aussi son prix. Enfin, ça m’a fait plaisir de voirle bon sens de ce jeune homme. Restez toujours amis ensemble. Tun’auras jamais de meilleure société, Jean-Pierre. Emmanuel retourneà Paris bientôt, il te racontera le reste. En attendant, figure-toique ta bonne vieille mère Balais n’a pas envie du tout de mourir,et qu’elle espère se trouver encore avec toi des années et desannées.

» Je voudrais bien t’en dire plus, maisje n’aime pas garder mes lunettes trop longtemps ; ça gâte lavue. Voilà pourquoi je t’embrasse cent fois pour finir,Jean-Pierre, en te souhaitant d’avoir aussi bonne confiance quemoi.

» Ta bonne mère, Marie-Anne Balais. »

Cette lettre me mit en quelque sorte du baumedans le sang ; je repris courage et je me considérai moi-mêmecomme un fou de me désoler sans raison. Mais il devait m’arriverencore d’autres nouvelles moins agréables.

L’automne alors tirait à sa fin. Les vieillesrues se remplissaient encore une fois d’étudiants. Ils arrivaienttout remplumés, et les filles se remplumaient aussi ; elles seremettaient à danser, à crier, à rire. Par toutes les fenêtres desgarnis, rue de la Harpe, rue des Mathurins-Saint-Jacques, rue del’École-de-Médecine et des environs, on n’entendait que chanterLarifla !

Souvent je me demandais :

« Est-ce qu’Emmanuel ne va pasrevenir ? Est-ce qu’il n’est pas ici ? »

Je regardais en passant les figures, et jecommençais à m’inquiéter, quand un soir, en rentrant de l’ouvrage,M. Trubère, le portier, me cria :

– Quelque chose pour vous.

Il me remit un billet d’Emmanuel :« Je suis de retour dans mon ancien logement.Arrive ! » Aussitôt je courus rue des Grès, n° 7. Enquelques minutes j’y étais. Je grimpai l’escalier et j’ouvris laporte. Emmanuel, en robe de chambre, avait déjà fini de ranger seseffets dans la commode ; il fumait sa pipe auprès d’une bonnecanette.

– Hé ! Jean-Pierre !s’écria-t-il.

Nous nous entourions de nos bras. Quel bonheurd’embrasser un vieux camarade !

– Allons… allons… disait-il, c’est bien…prends un verre et fumons une pipe ; que je te raconte ce quise passe chez nous.

– Alors on va bien ?

– Oui.

– La mère Balais ?

– On ne peut mieux.

– Les Dubourg ?

– Ça va sans dire, avec un pareilhéritage ! Mais toi, je te trouve un peu pâle ; tu n’aspas été malade ?

– Non, Dieu merci. Mais je me suisterriblement ennuyé : l’idée du pays, de l’automne, du bontemps, des feuilles de vigne toutes rouges sur la côte, tucomprends ?

– Oui, je connais ça. Que veux-tu, monpauvre Jean-Pierre ! de ne plus voir le ciel, c’est unehabitude à prendre. Mais pour en revenir à Saverne, tu sauras quetoute la ville est dans l’admiration des Dubourg. Ils ont achetéune grande maison sur la place, leurs meubles viennent deStrasbourg, et Mme Madeleine, avec des falbalas, sepromène dans l’avenue du Château.

Il souriait. J’avais aussi l’air de sourire,mais ces folies me chagrinaient.

– Et le père Antoine ? luidis-je.

– Lui, c’est toujours le même bravehomme. Seulement, il a une bonne capote en castorine et un largefeutre noir. Il se promène aussi sur la place, mais simplement,naturellement, sans façons ; il est avec les vieux rentiers,les officiers en retraite. C’est là que je l’ai vu. Tu ne peux paste figurer le plaisir qu’il avait de m’entendre parler de toi.« Ah ! je suis content de ce que vous me dites, monsieurEmmanuel ! s’écriait-il. J’aime Jean-Pierre, c’est un homme decœur. » – Ainsi de suite. Il voulait m’inviter à dîner aveceux, mais les grandes manières de Mme Madeleinem’auraient gêné.

– Oui, lui dis-je, tout cela, je lesavais d’avance ; Mme Madeleine manque de bonsens ; mais j’espère bien qu’Annette n’est pas comme elle.

– Non, sans doute, répondit-il, ce qui neva pas à une femme de quarante-cinq ans peut très bien aller à unejeune fille de dix-sept. Annette est jolie, elle est rose, bienfaite ; elle a de belles dents, de beaux yeux bleus, unetaille bien prise ; tout cela fait que les falbalas lui vontbien. Quoique, entre nous, Jean-Pierre, un peu plus de simplicité,de modestie, irait encore mieux.

– Elle est jolie ?

– Très jolie ! s’écria-t-il. Etcomme la dot promet aussi d’être jolie, la maison ne désemplit pasde visiteurs. Leur garçon a bien de l’ouvrage pour cirerl’escalier.

– Ils ont un garçon qui cirel’escalier ?

– Parbleu ! je crois bien !

Emmanuel voyait le mauvais effet que tout celafaisait sur moi. Mais je voulais tout savoir. Il vaudrait millefois mieux être sourd, que de se faire raconter des histoirespareilles. Malheureusement, quand une fois on commence, il fautaller jusqu’au bout.

– Et qu’est-ce qui va donc lesvisiter ? lui demandai-je.

– Hé ! c’est tout simple,Jean-Pierre, ceux qui voudraient avoir la dot et la fille, toute lajeunesse du beau monde : les clercs d’avoué, de notaire, lesjeunes avocats sans cause. Je pourrais t’en nommer plus de vingt.On met son habit noir, sa cravate blanche et ses gants ; on sedonne des airs graves. Et puis on dîne. M. Hesse, l’organiste, semet au piano. On chante des duos, les trois grandes fenêtresouvertes sur la place, où les gens s’arrêtent le nez en l’air.

Emmanuel me racontait cela comme la premièrehistoire venue, en vidant sa chope et bourrant sa pipe. Ilregardait aussi par les fenêtres ses camarades qui passaient dansla rue ; puis il revenait s’asseoir, sans se douter de rien,en me disant :

– Allons, bois donc. Si nous avons letemps ce soir, Jean-Pierre, nous irons à l’Odéon. J’ai vul’affiche : représentation extraordinaire.

Moi, je sentais comme de petits coups de ventme passer sur les joues.

– Voilà ce que c’est de sortir par hasardd’une position gênée, fit-il, et d’arriver dans un monde qu’on neconnaît pas. Ces braves gens sont les dupes de tous lespique-assiettes du pays ; des gaillards qui voudraient avoirla dot et la fille. Je ne t’en aurais pas parlé ; maisnaturellement on s’intéresse aux gens qu’on a connus dèsl’enfance.

J’étais penché sur ma chaise, les yeux àterre ; j’aurais voulu répondre, mais je sentais comme unenrouement. Malgré cela je dis :

– Oui, cela me fait de la peine.

– Sans doute, Jean-Pierre, c’estmalheureux ; je crains même que la mauvaise race neréussisse.

– Ah ! tu crois qu’un de ces gueuxpourrait réussir ?

– Cela ne peut pas manquer. Il est mêmedéjà question des succès de M. Breslau, un homme superbe, grand,frisé, grave, avec un collier de barbe, une large moustachebrune ; enfin ce qu’on peut appeler un bel homme.

Alors je ne pus m’empêcher de dire :

– Canaille !

Emmanuel me regarda tout surpris.

– C’est plutôt un imbécile, dit-il.

– Oui, un imbécile, un gueux, ungredin !

Je ne pouvais plus me contenir, et je disencore :

– Mais cela ne nous regarde pas ! SiMme Madeleine est assez bête, et M. Dubourg assez faiblepour souffrir chez eux des écornifleurs pareils, c’est leuraffaire. Moi, je m’en moque. Seulement cette pauvre petite Annette,je la plains… Elle n’est pas cause si sa mère est à moitiéfolle.

– Ah ! elle n’est pas tant àplaindre que tu crois, dit-il ; ces visites, ces compliments,ces beaux messieurs qui se courbent devant elle en l’appelantcharmante, en lui demandant la grâce de danser avec elle la six ouseptième contredanse, tout cela, Jean-Pierre, ne l’ennuie pasbeaucoup. Et quand le beau M. Breslau arrive bien frisé, bienpommadé, bien cravaté, bien sanglé, Mlle Annette n’a pasl’air bien malheureux.

– Tu l’as vu ?

– Non, mais c’est le bruit de laville.

J’aurais voulu casser quelque chose. Jamais jen’ai fait d’efforts pareils pour me contenir ; mais cela nepouvait pas durer. Je me levai tout à coup en disant :

– C’est bon… J’étais venu seulement enpassant ce soir…

– Mais où vas-tu ?

– Je vais chez M. Perrignon, mon chefd’atelier. Il m’a prêté un livre sur la Révolution ; il fautque je lui rende son livre.

– Ah ! tu as lu l’histoire de laRévolution, Jean-Pierre ; et qu’est-ce que tu penses de toutcela ?

– C’est magnifique.

– Oui, Danton, Vergniaud, Hoche, Kléber,Marceau !… Allons, nous sommes d’accord. Tant mieux !Mais vide donc ton verre !

– Merci, c’est assez.

J’aurais voulu me sauver ; mes jouestremblaient, et je crois qu’en ce moment Emmanuel se douta dequelque chose, car il dit :

– Eh bien ! va, demain ou après nouscauserons… nous nous reverrons.

Il m’éclairait avec sa bougie sur l’escalier.Je lui serrai la main en répondant :

– Oui… nous nous reverrons.

Je ne voyais plus clair et je descendisl’escalier en dégringolant. Une fois dehors, le grand air m’excitapour ainsi dire encore plus. Je courais, je passais sur lestrottoirs en écartant les gens comme un fou. Deux ou trois fois ilme sembla même avoir entendu des personnes me crier :« Prenez donc garde ! » mais je n’en suis pas sûr.Tout défilait devant mes yeux comme un rêve : les becs de gaz,les voitures qui roulaient, les boutiques, les coins de rue où l’oncriait : « Gare ! » Mon idée la plus claireétait :

« Tu vas partir pour Saverne, tu tomberassur Breslau, tu l’étrangleras ; on t’assommera, mais c’estégal, tant mieux, ce sera fini ! »

Ensuite, je voyais la figure du père Antoine,celle de M. Nivoi, de la mère Balais, et je pensais :

« Qu’est-ce qu’ilsdiront ? »

Cela me troublait. Mais j’en voulaisterriblement à Mme Madeleine, que je considérais commela principale cause de tout, par sa bêtise et sa vanité. Je l’avaisen horreur !

Ce n’est que bien loin, après avoir passé parla rue Copeau, par le Jardin des Plantes et par le pont en face,que je me trouvai place de la Bastille, près de la colonne, où lemarchand de coco faisait résonner ses timbales. Le mondem’entourait. Alors, les genoux tremblants, j’allai m’asseoir sousla tente d’un café, en demandant de la bière, et là, les jambescroisées, je me mis à regarder la foule qui se croisait, criait,montait en omnibus, les voitures par douzaines qui passaient, lescochers en l’air qui s’injuriaient.

J’étais comme au milieu d’un songe. Unediligence qui retournait au pays me réveilla ; je me dis enmoi-même :

« Ah ! si j’étais là-haut !…après-demain je serais à Saverne, et malheur à Breslau,malheur ! »

Je me levai, je payai et je partis sans avoirbu ma bière.

Je traversai à la nuit noire la place del’Hôtel-de-Ville. Plus loin, les grandes ombres des toursNotre-Dame, du pont et des vieilles maisons remplissaient larivière creuse, qui clapotait et brillait au-dessous. Les terribleshistoires de la Révolution me revinrent, et je pensai :

« Combien la vieille rivière a déjà portéde morts ! des gueux et des braves gens… Maintenant, ilsdorment !… Mais ceux qui se tuent sont des lâches… ils ontpeur de souffrir ! »

Quelques minutes après, je tirais le cordon,la porte s’ouvrait, et je grimpais dans ma chambre.

XX

 

Depuis ce moment, de temps en temps, l’idée merevenait encore d’aller à Saverne et d’assommer M. Breslau ;mais je me répétais chaque fois :

« À quoi cela servirait-il ? À tefaire prendre par les gendarmes et à désoler la mère Balais. Toutela ville te mépriserait ; Mme Madeleine teregarderait d’un air d’indignation ; Mlle Annette,en te voyant, détournerait la tête, le père Antoines’écrierait : « Jamais je n’aurais cru ça delui ! » M. Nivoi, le père Vassereau, le capitaineFlorentin, Mme Frentzel, enfin, tous les braves gens dupays seraient forcés de te donner tort. Reste tranquille,Jean-Pierre ! »

Naturellement ces idées ne me réjouissaientpas beaucoup ; mais quand on n’est pas le plus fort, on finittout de même par se faire une raison.

L’hiver approchait : les Savoyards, engrosses vestes rapiécées aux coudes et pantalons de toile, lebonnet de laine crasseux tiré dans la nuque, la figure et les mainsnoires, sous la porte des marchands de vin, près de leurs réchaudsen tôle, commençaient à vendre des marrons ; les joueursd’orgue arrivaient aussi, le Prado s’ouvrait ; des filesd’étudiants, leur cahier sous le bras, le dos rond, le col relevé,les mains dans les poches, couraient à leurs écoles ; lespetites averses froides et les nuages gris annonçaient l’hiver.

Ah ! l’hiver n’arrive pas à Paris avecdes sacs de pommes de terre et des fagots ! Ceux des villagescroient connaître l’hiver, ils disent : « Des pommes deterre à l’eau !… toujours des pommes de terre ! »Mais s’ils étaient forcés de dire : « Pas de pommes deterre ! » ce serait encore autre chose.

Enfin j’avais de l’ouvrage, et le soir enrentrant me coucher, je trouvais ma bonne couverture. Quand onvient de passer dans la nuit pluvieuse, près de cinq ou sixmendiants, de femmes à demi nues, leurs petits enfants dans lesbras, ou de vieux tout grelottants, assis sous le réverbère quitremblote, une couverture chaude vous paraît bonne.

On ne pense pas :

« Les autres ont des lits de plume, lesautres ont de bons tapis, les autres ont de la musique et desfestins jusqu’à minuit, les autres dansent au Prado et boivent dupunch en attendant le carnaval ! »

On pense :

« Beaucoup d’autres, qui me valent, n’ontque le pavé pour reposer leur tête et les nuages gris pours’abriter ! »

On pense aussi :

« Supposons que tu sois marié, parmalheur, et que l’ouvrage manque, qu’est-ce que deviendraient tafemme et tes enfants ? Et dans la vieillesse, qu’est-ce que tudeviendras toi-même ? »

Ces idées apprennent aux ouvriers de Paris àréfléchir ; au lieu de vivre sur leur propre cave, comme lespaysans, ils s’inquiètent les uns des autres ; en s’inquiétantdes autres, ils s’inquiètent pour eux-mêmes ; et je merappelle que dans ce temps ils avaient déjà des idées des’associer. Ces idées sont devenues plus fortes de jour en jour.Moi, malgré tout ce qu’on dit contre, je trouve ces idées justes.Quels êtres assez barbares pourraient dire à leurssemblables :

« Vous travaillerez toute votre vie, etpuis vous mourrez dans la misère. Nous ne voulons pas que vous vousaidiez ! »

Ce serait abominable, et pourtant il se trouvedes égoïstes pareils ! Tout ce que je leur souhaite, c’est queDieu les prenne en grâce.

Pendant ce temps, le travail continuait et lesdisputes du caboulotallaient leur train ; ellesdevenaient même tellement fortes, que les journalistes et lespeintres avaient l’air quelquefois de se prendre aux cheveux. Ilsne parlaient alors que des banquets réformistes : c’étaientdes banquets où les députés de l’opposition faisaient des discours,en laissant les fenêtres ouvertes pour être entendus de tout lemonde.

Montgaillard lisait ces discours, – quirevenaient de Dijon, de Châlons, de Lille, de Mâcon, – tellementbeaux, tellement justes, que j’en avais les larmes aux yeux. Jepensais :

« Voilà des gens qui parlent bien, quidisent ce que tout le monde sait. Maintenant M. Guizot verraclair ; il reconnaîtra lui-même ses torts, et, mon Dieu !nous lui pardonnerons, pourvu qu’il promette de ne plusrecommencer. À tout péché miséricorde ! »

Je n’en voulais pas à cet homme, mais d’autresne pouvaient plus entendre parler de lui sans devenir furieux.Montgaillard tenait pour Ledru-Rollin, Coubé pour Lamartine,d’autres pour Odilon Barrot et pour Duvergier. Moi je trouvais touttrès bien ; j’aurais été bien embarrassé de faire unedifférence entre eux.

En sortant du caboulot, il m’arrivaitquelquefois de demander à M. Perrignon lequel lui plaisait lemieux, mais il me répondait toujours :

– Les hommes ne font rien à la chose,nous avons le malheur en France de nous attacher aux hommes, quifinissent tous par croire qu’on ne peut plus se passer d’eux.Combien j’en ai vu de cette espèce depuis trente ans ! Ehbien ! tous sont partis, et la nation est toujours là, qui nes’en porte pas plus mal. C’est pourquoi, Jean-Pierre, il fauts’attacher aux idées. Odilon Barrot demande l’adjonction descapacités, Ledru-Rollin demande le suffrage universel. Si le peupleétait instruit, le suffrage universel serait très bon ; maisdans ce moment où le quart de la nation ne sait pas lire,l’adjonction des capacités me paraît meilleure.

» Guizot et Louis-Philippe ne veulentdans leur Chambre que l’esprit de gain et d’avarice, qu’ilsappellent l’esprit d’ordre, de conservation ; ils repoussentl’esprit d’honneur, de justice et de liberté, qui fait pourtantseul les grandes choses : ils repoussent l’adjonction descapacités.

» Odilon Barrot et Duvergier ne demandentque cela pour le moment ; je leur donne raison. Il fautd’abord instruire le peuple, et quand il est instruit, lui demanderson avis.

» L’opinion d’un aveugle sur les couleursne signifie rien, et ce serait même se moquer de son infirmité, quede lui demander sa manière de voir sur un tableau ; ce seraitse moquer de tout le monde, que de déclarer ensuite qu’il jugebien, qu’il voit seul clair et que les autres sont aveugles. Maisles grandes injustices produisent des contre-coups pareils ;en se repoussant, tantôt les uns, tantôt les autres dépassent lebut. C’est dans la justice qu’il faut rester ! »

Il me disait cela simplement, mais les autrescamarades voulaient le suffrage universel, et Quentins’écriait :

– Les hommes sont égaux, ils doivent toutmettre en commun, à commencer par les idées. Quand le vote de l’unne vaudra pas plus que celui de l’autre, alors ceux qui n’ont rienou pas grand-chose voteront qu’il faut tout rapporter à la masse.Ce sera la révolution pacifique, et l’on partagera tous parportions égales.

Lorsqu’il parlait, je trouvais aussi son idéetrès belle ; mais un jour qu’il disait ces choses aucaboulot, le père Perrignon, qui souriait d’un air triste,lui répondit :

– Tu raisonnes bien, Quentin, tu fais desprogrès ! Oui, c’est juste, tous les hommes sont égaux ;il n’y a plus de fainéants, de voleurs, d’imbéciles ; plus delâches, plus d’envieux. Et puisque nous sommes tous bonstravailleurs, d’abord les salaires doivent être égaux. Ensuite,puisque nous sommes tous honnêtes, tous courageux, tousintelligents, tous prêts à mourir pour la justice, il ne doit pasnon plus exister de différences entre nous, soit par la fortune,soit par l’estime du pays, soit de toute autre façon. Il faut doncabandonner tous les biens particuliers, et nous ranger au mêmeniveau : il faut établir le communisme !

Il souriait, mais on voyait bien que cela luiparaissait méprisable.

– Eh bien ! oui, dit Quentin, est-ceque vous trouvez que ce n’est pas juste ?

– Je trouve que c’est commode pour lesfainéants, les voleurs et les imbéciles, pour les lâches et lesenvieux, répondit-il. Voilà tout ! Seulement, je crains quecela ne cause de terribles batailles. Est-ce que tu crois qu’ilsuffise de déclarer à la majorité que deux et deux font cinq, pouravoir raison ? Est-ce que les choses changent parce que noussommes des bêtes, et que nous les voyons à rebours, ou parce quenous sommes des gueux, qui voulons les cacher et les pervertir ànotre avantage ? Est-ce que le bon sens ne finit pas toujourspar avoir le dessus, la mauvaise foi et la bêtise le dessous ?Est-ce que tu crois qu’il suffise de se voter les biens des autres,pour qu’ils vous les donnent ? Est-ce que tu crois que cesautres, après avoir gagné leurs biens par le travail, le courage etl’obstination contre les fainéants, les voleurs, les imbéciles, leslâches et les envieux, – qui se sont opposés à leur fortune detoutes les manières, – crois-tu qu’ils ne sauront pas les défendrecontre ces mêmes fainéants, ces mêmes voleurs, ces mêmes imbéciles,ces mêmes lâches et ces mêmes envieux ? Détrompe-toi, Quentin,leur position pour les défendre est bien meilleure qu’elle n’étaitpour les gagner. Et la même force qu’ils ont eue, ils l’auronttoujours. Dans les premiers temps, ils pourront être surpris ;mais ils se remettront et se vengeront. Et si, par impossible, lenombre les accablait, alors la vieille race française seraitperdue ; la vieille race laborieuse, courageuse et fière, quifait l’admiration du monde depuis des milliers d’années,n’existerait plus ; et les fainéants, après avoir dévoré dansla paresse les richesses de la nation, en faisant des phrasescontre le bon sens, finiraient par se manger les uns les autres.Les Russes, les Prussiens, les Anglais, viendraient les aider, etmettraient tout en commun dans leur poche, les communistes avec, enles forçant alors de travailler au moyen du knout. C’est ainsi quela France pourrait voir sa fin, comme d’autres nations aussigrandes, aussi fortes, se sont vues périr misérablement, lorsque lavermine des jouisseurs et des fainéants avait pris le dessus chezeux.

» Une injustice en amène toujours uneautre. M. Guizot repousse l’adjonction des capacités, chose juste,utile, que tous les braves gens veulent ; alors, d’autresdemandent le communisme ! S’il coule du sang, c’est sur latête de M. Guizot qu’il doit retomber. Il voit où nous allons… maisil tient à son ministère, et nous dit : « Choisissezentre mon orgueil et l’abîme ! soumettez-vous, oupérissez ! »

En parlant ainsi, M. Perrignon était devenutout pâle ; et tout à coup, sans rien ajouter, il se leva etsortit.

Quentin dit alors :

– Je voudrais le voir discuter contreCabet ; comme il l’écraserait ! Moi, je ne veux rienrépondre ; c’est un vieux de 89, qui se figure qu’il n’y arien au-dessus de la liberté.

Mais, depuis, j’avais une grande défiancecontre ceux qui voulaient se voter les biens des autres. Je mepromettais en moi-même de me tenir toujours avec ceux qui veulentgagner leurs biens par le travail et la bonne conduite. Et jepensais aussi que, si nous avions le suffrage universel un jour, oninstruirait le peuple, et qu’alors tout le monde reconnaîtrait querien n’était meilleur pour la nation.

XXI

 

À la fin de novembre, on n’aurait plus trouvéde différence entre les deux côtés de notre caboulot. Plusl’ouverture des Chambres approchait, plus les disputesaugmentaient. Tout le monde se mêlait de politique, les ouvrierscomme les peintres et les journalistes ; chacun soutenait sonidée sur la réforme, sur l’adjonction des capacités, sur lesbanquets, sur le suffrage universel.

Dans le même temps il pleuvait tous les jours.Je ne crois pas qu’il existe une ville plus humide en hiver queParis, principalement dans ces petites rues larges de trois ouquatre pas, où les chéneaux manquent. La pluie s’égoutte du matinau soir, et quand elle a fini de s’égoutter, une nouvelle aversearrive, la nuit, on entend clapoter ces gouttières durant desheures, les ivrognes passer dans la boue en grognant, et les rondesdes municipaux arriver ensuite avec leurs falots, car lesréverbères s’éteignent.

On ne peut pourtant pas rester toujoursjusqu’à minuit dans sa chambre, à regarder l’eau couler sur sesvitres en tabatière, et la lune brouillée écarter de temps en tempsles nuages. J’avais acheté, rue Mazarine, un vieux caban de lainechez un fripier, où les étudiants laissent tout en partant pour lesvacances. Il était brun, il avait de longs poils, et je sortais lesoir avec cela sur le dos. Je me promenais le long des quais, entrele pont Saint-Michel et le Pont-Neuf, une ou deux heures, pourrespirer, regardant la Seine toute jaune de terre glaise, quimontait jusqu’aux arches, et rêvant au pays, à la mère Balais, à M.Breslau, à la politique, aux misères de la vie, à tout.

Quand mes jambes commençaient à se fatiguer,je rentrais me coucher.

Un soir que j’avais fait ainsi mon tour et queje remontais la rue de la Harpe, sur le coup de neuf heures,j’aperçus Emmanuel qui venait juste en face de moi, quelques livressous le bras, un petit manteau de toile cirée sur les épaules.

– Hé ! c’est Jean-Pierre !s’écria-t-il.

– Où vas-tu donc si tard ? luidis-je.

– À la conférence de Harlay. Tiens,arrive, je parle justement ce soir.

– Mais qu’est-ce que c’est ?

– Une réunion d’étudiants de troisièmeannée. On discute, on s’habitue à plaider.

– Et où ça ?

– Au Palais-de-Justice, septième chambrede police correctionnelle. Quand les tribunaux finissent, nouscommençons. Lorsque les chats sont partis, les rats tiennent leurchapitre.

Il riait. Je le suivais, curieux de voircela.

– Mais je n’oserai peut-être pas entrer,Emmanuel ?

– Sois donc tranquille.

Nous arrivions alors à la grille sombre,gardée par un municipal, l’arme au bras. Tout se taisait pendantque nous traversions la cour et que nous montions le grandescalier ; rien ne bougeait. Dans le vestibule, entre lescolonnes, une petite lanterne accrochée au mur éclairait l’entréede l’escalier à droite.

Nous montâmes, et deux minutes après nousarrivâmes dans l’immense salle des Pas-Perdus, sombre, humide etfroide. Nos pas résonnaient sur les dalles au loin. Alors aussiquelques voix, une espèce de bourdonnement, s’entendait. Emmanuelme dit :

– Je crois que la conférence estcommencée.

Il entra dans une allée. Il fallut encoremonter un escalier en zigzag et pousser une porte. À cette porteétait un autre municipal assis sur une chaise. Et je vis alors laseptième chambre de police correctionnelle ; de vieillespeintures à la voûte, une estrade au fond, les étudiants,représentant les avocats, assis en bas dans des bancs endemi-cercle, et deux ou trois en robe sur l’estrade, des tablesdevant eux, représentant les juges. Plusieurs tournèrent la tête,d’autres tendirent la main à Emmanuel, qui me dit ens’asseyant :

– Tiens, mets-toi là.

On parlait déjà. C’était tout à fait comme untribunal. Je reconnus aussi dans le nombre Coquille, Sillery, etplusieurs autres que j’avais vus cinq mois auparavant au restaurantOber.

Celui qui plaidait parlait très bien ;c’était un petit bossu qui s’appelait Vauquier. Le présidents’appelait Faur-Méras ; il avait une belle figure et portaitla barbe pleine.

Emmanuel m’expliquait ces choses tout bas àl’oreille. Je me souviendrai toujours que le petit bossu parlait dugouvernement chargé de tout en France : de la paix et de laguerre, du recouvrement des impôts, de l’entretien des routes, dela vente du sel, du service des postes ; enfin de tout. Ildisait que ce n’était pas de même en Angleterre, que dans ce paysle gouvernement ne se mêlait pas des grandes entreprises, et que laprospérité de son agriculture, la grandeur de son industrie, laforce de sa marine, l’étendue de son commerce et de ses coloniesvenaient de là ; qu’il laissait à chacun sa liberté, pendantque chez nous le gouvernement se mêlait des affaires de tout lemonde.

Il finit par dire que le gouvernement nedevait pas se mêler de l’instruction, que les pères et mèresdevaient être libres, que c’était leur droit naturel, et que lesdroits naturels passent avant les autres. Ensuite, il s’assit.

Je me rappelle bien tout cela, parce quec’était du nouveau pour moi.

Le tour d’Emmanuel étant venu, j’eus peur dele voir embarrassé ; mais il se leva sans gêne et parla sibien que j’en fus étonné.

Il dit que les pères et mères devaient êtrelibres d’instruire leurs enfants de la manière qui leurconviendrait, comme ils sont libres de les nourrir selon leursmoyens ; mais qu’ils ne sont pas libres de les laisser mourirde faim, parce que c’est contraire à la morale, ni de les laisserdans l’ignorance, parce que c’est aussi contraire à la morale.

Il dit que chacun est libre de s’habillercomme il lui plaît, mais que dans un pays civilisé comme le nôtre,on ne doit pas être libre d’aller nu, que ceux qui réclament deslibertés pareilles sont des fous.

Il dit ensuite que l’instruction n’est pas uneentreprise de commerce, mais que c’est un bienfait de la patrie, undroit pour tous les Français d’en jouir, comme de respirer l’air dela France ; que le gouvernement ne doit pas se charger defournir l’air, le soleil, l’instruction ; mais qu’il a ledevoir d’empêcher qu’on en prive les enfants, et qu’il doit mêmeordonner que chacun en jouisse selon le hameau, le village, laville où il se trouve ; et que s’il fait des routes pour caused’utilité publique, il ferait aussi bien de bâtir des écoles.

Il dit aussi que l’amour de la patrie est enproportion du bien que la patrie vous fait, et qu’un Français àvingt ans doit s’écrier en lui-même :

– Quel bonheur pour moi d’être né plutôten France qu’en Russie, en Espagne, ou partout ailleurs ! monpays m’a donné de l’instruction ; il m’a montré mes droits etmes devoirs. Ailleurs, je ne serais qu’une brute ; ici, jesuis un homme !

» Le devoir de tous les gouvernements estde faire des citoyens. Celui qui ne répand pas l’instruction nefait pas de citoyens ; il est responsable envers la patrie,envers le genre humain, envers Dieu, du bien qu’il ne fait pas etqu’il pourrait faire. »

Voilà ce qu’Emmanuel dit avec beaucoup deforce.

D’autres encore parlèrent, et seulement versminuit nous sortîmes de cette conférence. Il pleuvait très fort. Lanuit était bien noire.

La sentinelle sortit une seconde de sa guéritepour nous voir passer, puis elle rentra.

Nous remontions la rue tout seuls, Emmanuel etmoi, la tête baissée sous la pluie, en allongeant le pas, et je luidisais :

– Oui, tu as bien raison, ceux qui n’ontpas d’instruction n’ont pas de patrie. Ils sont toujours pour celuiqui leur donne du pain, qu’il s’appelle Jacques, Jean ou Nicolas,qu’il soit Anglais, Russe ou Français. Ils se moquent de leur pays,ils ne connaissent qu’un homme. Ceux qui doivent l’instruction à lapatrie mettent leurs devoirs envers elle au-dessus de tout.

– Je le pense, fit-il.

Nous étions alors au coin de la rue desMathurins-Saint-Jacques. Il me serra la main et nous nousséparâmes.

« Quelle chose magnifique de pouvoirs’instruire ! me disais-je. Dans quelques années Emmanuel serajuge, avocat, procureur du roi. Toi, malgré ta bonne volonté, tuseras toujours ouvrier menuisier. Mais il ne faut pas te plaindre,bien d’autres voudraient être à ta place et avoir un bonétat. »

XXII

 

Les Chambres s’ouvrirent le 27 décembre 1847.Tout ce qui me revient sur cela, c’est que Louis-Philippe commençapar faire un discours, où les gens des banquets étaient traitésd’aveugles et d’ennemis, et qu’ensuite, durant trois semaines, onne fit que batailler pour savoir ce qu’il fallait luirépondre ; que Lamartine, Thiers, Odilon Barrot, Duvergier,Ledru-Rollin et beaucoup d’autres s’en mêlèrent, et que finalementla majorité vota comme toujours que M. Guizot avait raison.

Chacun peut encore lire, dans les anciennesgazettes, ces discours où les uns criaient que tout était bien etles autres que tout était mal.

En même temps, les étudiants réclamaient leursprofesseurs Mickiewicz, Quinet et Michelet ; ils ne voulaientpas des nouveaux, et je me rappelle qu’un matin toute la rueSaint-Jacques, depuis la place Sorbonne jusqu’au pont Notre-Dame,était remplie de troupes. Il pleuvait à verse. Ces pauvres soldats,leurs larges baudriers en croix, la giberne aux reins et l’arme aupied, étaient trempés comme des malheureux. On n’entendait pluspasser les voitures, on n’entendait plus que les crosses de fusilssur les pavés, et le piétinement des hommes dans la boue.

C’était triste de voir des choses pareillesdans une ville comme Paris. Les étudiants défilaient entre lesrangs pour se rendre à leur école. C’est par ce moyen qu’on croyaitleur donner le goût des études et l’amour de leurs nouveauxprofesseurs ! S’ils ont fini par se révolter, est-ce que c’estétonnant ? Tout le monde criait contre ces abominations, etdonnait raison aux étudiants. Malgré cela les gens restaientcalmes. Seulement le bruit courait que nous aurions bientôt unbanquet au douzième arrondissement.

Nous autres, chez M. Braconneau, noustravaillions comme à l’ordinaire, et ce qui m’étonnait le plus,c’est que dans notre pauvre petite gargote, rue Serpente, lesjournalistes et les peintres se taisaient alors. Seulement, tantôtl’un, tantôt l’autre, se mettait à lire tout haut et lentement lesdiscours de la Chambre. On aurait cru qu’ils avaient peur d’ajouterun mot à ces discours, et, pour mon compte, je trouve qu’ilsavaient raison.

Tous sortaient en silence, la figuresombre ; Montgaillard seul clignait de l’œil quelquefois àQuentin, en faisant tourner une grosse trique autour de sonépaule.

Un jour, comme je disais au père Perrignon, enrentrant à l’ouvrage, que tout avait l’air de s’apaiser, il merépondit :

– C’est toujours ainsi la veille d’ungrand coup, Jean-Pierre. À mesure que le mouvement s’approche,chacun fait ses réflexions, chacun se demande :« Jusqu’où faut-il aller ? Est-ce que cela vaut la peinede risquer ma vie ? celle de ma femme et de mesenfants ? » Un grand nombre alors se retirent, d’autresprennent leur parti, et tout semble tranquille. Si tu connaissaisle bord de la mer, je t’expliquerais mieux la chose. J’ai vu celade ma prison, au fort Saint-Michel, vers le temps de la pleinelune. Tout a l’air paisible sur le rivage. La mer s’enfle enhaut ; elle s’approche comme une seule vague, et d’un couptout monte avec fracas, de vingt, trente et quarante pieds :c’est le flot !

» Plus tard tout s’affaisse encore unefois.

» En profitant du flot, on peut s’avancerbien loin dans les terres, et par le reflux on peut reculerd’autant. Voilà l’histoire des hommes, la vraie cause desrévolutions, des grands progrès et des grandes reculades. Quand leflot pousse, rien ne peut l’arrêter ; quand il recule, il fautjeter l’ancre où l’on est, pour attendre un nouveau flot.

» Ceux qui sont à la tête desgouvernements, s’ils ont un grain de bon sens, s’ils ne sont pasgonflés d’orgueil, s’ils méritent la confiance que le pays leuraccorde, doivent sentir le flot qui vient, ils doivent le laisserpasser : – c’est un progrès naturel comme l’adjonction descapacités. S’ils lui résistent, s’ils veulent le briser à coups decanon, cela peut devenir le déluge.

» La bêtise humaine est cause de cesmalheurs. Nous avons eu dans ce temps notre premier flot en89 ; la résistance des Allemands, des Anglais et desaristocrates de tous les pays en a fait 93. Et le flot, après avoirtout surmonté, s’est répandu jusqu’au fond de la Russie. Il s’estretiré en 1814. Il est revenu en 1830. Il revient… il reviendratoujours ! Il a toujours existé ; mais les hommes, encoredans l’ignorance, ne l’ont pas compris ; ils ont voulu semettre contre, ils n’ont pas vu que c’était nécessaire et forcé,comme le retour du soleil et la marche des saisons. Maintenant cesera plus clair, espérons-le ; les égoïstes seuls et lesorgueilleux se feront noyer, en allant contre le flot quimonte. »

Quand le vieux Perrignon m’expliquait ceschoses, je voyais qu’il réfléchissait pour lui-même ; sesgrosses joues se plissaient, il serrait les lèvres et toussait toutbas en répétant :

– Ça marchera !

Tous les jours je l’accompagnais, mais au lieud’aller directement rue Clovis, comme autrefois, nous prenionsd’abord le chemin de l’Odéon par la rue Racine, et nous passionssous les arcades. Il achetait l’Histoire des Girondins,deLamartine, et me disait :

– Quand j’aurai tous les cahiers, je lesferai relier et je te les prêterai ! Ce que j’en ai déjà lu meplaît ; c’est juste, c’est beau, c’est grand. Chacun y trouveson compte, les républicains comme les autres. Lamartine, malgréces professeurs qui se figurent être des génies à force d’orgueilet d’insolence, a plus de clarté et de bon sens qu’eux tous, parcequ’il a plus de cœur. On dit de lui : « C’est unpoète ! » Oui, c’est un poète, il voit plutôt la grandeurde l’homme que sa bassesse ; mais c’est le défaut de tous ceuxqui voient de haut et de loin, ce n’est pas le défaut des fourmis.Cet homme comprend la liberté. Si le flot arrive, c’est lui quidevra tenir le gouvernail et jeter l’ancre au reflux. Dieu veuilleque le peuple comprenne ses intérêts !

Ces paroles me donnaient confiance ; etce n’est pas seulement moi, ce n’est pas M. Perrignon et quelquesautres qui se reposaient sur Lamartine, c’étaient presque tous lesouvriers. Un bien petit nombre parlaient de Louis Blanc, de Cabetet de Raspail, que tous reconnaissaient pour de vrais républicains,mais qui n’avaient pas encore dit tout ce qu’ils voulaient. Un seullivre de Louis Blanc, sur l’égalité des salaires, faisait réfléchirles fainéants qu’on pouvait tout avoir sans rien gagner ; lesbons travailleurs n’en voulaient pas. C’est ce qui me revient à laminute.

Oui, le père Perrignon parlait de ce livrecomme de la plus dangereuse folie du monde. Il m’a répétésouvent :

– Ce livre semble dire aux ouvrierslaborieux : « Échinez-vous ! les fainéants auront leplaisir de manger votre gain ; ce sera votreréjouissance. »

Enfin, il faut que j’arrive à la révolution.Si je n’ai pas été partout, au moins ce que j’ai vu, j’en suissûr ; voilà le principal.

Depuis trois ou quatre jours on disait :« Nous aurons le banquet ! » Ensuite :« Nous ne l’aurons pas, le préfet de police s’y oppose. »Ensuite : « On l’aura tout de même ; Odilon Barrotest à la tête. » Ensuite : « Odilon Barrotrenonce ! », etc., etc.

Finalement, le 21 février, vers neuf heures dumatin, nous étions à l’ouvrage, lorsqu’un vieux à barbe grise,pâle, le nez long, les sourcils blancs, le chapeau à larges bordspenché sur la nuque, une grosse cravate de laine roulée autour ducou, et la figure assez respectable, entra dans notre atelier endemandant :

– Monsieur Braconneau ?

– Il n’y est pas ; c’est moi qui leremplace, répondit le père Perrignon.

– Eh bien ! vous le préviendrez quele banquet aura lieu demain aux Champs-Élysées, dit cet homme, ennous regardant avec ses yeux gris très vifs. C’est en tenue degarde national qu’il doit venir, et sans armes.

– Alors, nous autres qui ne sommes pas dela garde nationale, on nous laisse dehors ? dit M.Perrignon.

– Au contraire… au contraire… veneztous ! Plus il viendra de monde, mieux ça vaudra, répondit cethomme en souriant et clignant de l’œil. C’est une protestation, uneprotestation pacifique, bien entendu. Pas d’armes… beaucoupd’uniformes de gardes nationaux… Beaucoup de monde… c’est ce qu’ilfaut.

Et regardant le père Perrignon, ilajouta :

– Vous êtes un ancien, vous devez mecomprendre ?

– Oui, et nous sommes d’accord.

– Ah ! tant mieux ! Vous vousappelez ?

– Perrignon.

– Hé ! parbleu ! moi je suisDelaroche ; nous devons nous connaître… nous avons vu lesmêmes pays.

Ils riaient.

Ce vieux avait mis la main sur l’épaule dupère Perrignon.

Ils prirent une bonne prise, et Quentindemanda :

– C’est pour demain ?

– Demain, à dix heures, en route !pour être là-bas vers onze heures. Mais je suis pressé, j’aid’autres connaissances à voir, dit ce vieux. N’oubliez pasl’uniforme de M. Braconneau, c’est indispensable.

– Soyez tranquille, répondit le pèrePerrignon en lui serrant la main.

Alors il sortit ; et comme chacun secroisait les bras, M. Perrignon tira sa grosse montre du gousset ens’écriant :

– Encore dix minutes avant d’allerprendre un bouillon.

Et l’on se remit à l’ouvrage, la tête pleinede ces choses.

Au bout de dix minutes, chacun passa sa veste,on sortit, on acheta son pain et l’on descendit ensemble aucaboulot.

La nouvelle était partout. MmeGraindorge, ses gros bras croisés, riait comme unebienheureuse :

– Eh bien ! votre banquet, vousl’aurez à la fin, criait-elle : ce n’est pas malheureux, voilàbien assez de temps qu’on en parle.

Les journalistes et les peintres, dans leurchambre, parlaient de mettre de l’ordre dans la marche. Coubédisait :

– Lamartine, Thiers, Barrotviendront.

Montgaillard criait :

– Nous n’avons pas besoind’eux !

Enfin les cris recommençaient aucaboulot.

– Et qu’est-ce que dira M.Braconneau ? demanda Valsy.

– C’est bon, je m’en charge, répondit lepère Perrignon. L’ouvrage presse ; mais, s’il le faut, nouspasserons la nuit.

Tout le monde s’écria qu’on passerait deux outrois nuits s’il le fallait. Je n’ai jamais senti de mouvementpareil en moi-même. C’était la première fois qu’au lieu detravailler, de raboter et de soigner pour mon propre compte,j’allais aussi faire quelque chose pour le pays.

J’étais dans la masse, c’est vrai, je nedevais pas compter pour beaucoup, mais au moins je n’étais pas unzéro. Je voulais le banquet contre la Chambre des satisfaits, et jepensais :

« Ah ! gueux, vous voulez nousempêcher de nous réunir ! Est-ce que nous ne sommes pasFrançais comme vous ? Est-ce que nous n’avons pas autant dedroits que vous ? »

L’idée de ces espèces de bandits dont m’avaitparlé Materne, qu’on mêlait avec le peuple sous la figured’honnêtes gens, pour assommer leurs camarades, me revenait, et jeme disais :

« Tant mieux… on lesétranglera ! »

C’est ainsi que la colère me gagnait. Jevoyais à la mine des autres qu’ils se faisaient des raisonnementssemblables.

Comme nous rentrions à l’atelier, M.Braconneau arriva. Le père Perrignon lui dit aussitôt :

– Il est venu quelqu’un ce matin vousinviter au banquet du douzième arrondissement, en recommandant biende vous prévenir qu’il fallait mettre l’uniforme de gardenational.

– Nous n’avons pas d’ordres, et je n’aimepas le désordre, répondit M. Braconneau.

– Eh bien ! vous ferez ce que vousvoudrez, répondit M. Perrignon, mais nous irons tous !

– Comment ? dit le patron en nousregardant étonné.

– Oui, nous irons, parce que c’est notredevoir, s’écria Quentin ; depuis trop longtemps on humilie lepays avec ces députés à deux cents francs de contribution, qui nenous regardent pas. Nous en voulons d’autres. Nous voulons que lescapacités arrivent.

– C’est bon, Quentin, dit M. Braconneau,il n’est pas nécessaire de crier. Nous ne sommes pas en révolutionici, j’espère ! Mon Dieu, la réforme, tout le monde la veut.Seulement, Perrignon, réfléchissez que vous avez femme et enfants.Ce n’est plus comme dans le temps, quand vous étiez garçon. Ledésordre n’amène jamais rien de bon : les ateliers se ferment,les ouvriers meurent de faim et les patrons se ruinent. Je n’aimepas le désordre.

– Ni moi non plus, répondit Perrignon.Mais je veux avant tout la justice ; et quand l’ordre estétabli pour élever les intrigants et tenir les travailleurs dans labassesse, pour donner aux uns la fortune, les honneurs, les bonnesplaces de père en fils, et refuser aux autres tous les droits, tousles biens, et même toute espérance ; quand il faut encoreacheter cette espèce d’ordre par la honte du pays… Eh bien !qu’il s’en aille au diable, et nous tous avec ! Si la gardenationale avait toujours fait son devoir, monsieurBraconneau ; si la bourgeoisie riche avait pensé qu’elle n’estpas seule au monde, que les ouvriers, les artisans, les laboureursont aussi des droits ; que le devoir des premiers arrivés estd’aider les autres à monter, de leur donner l’instruction et de lesrendre capables, – d’autant plus que c’est grâce à eux qu’on estarrivé les premiers ; – si elle n’avait pas vécu dansl’égoïsme depuis dix-huit ans, trouvant tout beau, parce qu’on luiadjugeait les revenus du pays, en ne lui demandant que de voter enmasse pour les ministres ; si elle n’avait pas cru que celapouvait durer… aujourd’hui, tout serait en ordre, et legouvernement nous aurait accordé de lui-même ce que nous seronspeut-être forcés de prendre.

– Moi, je ne veux pas plus de Guizot quevous, dit le patron. Depuis longtemps cet homme m’ennuie. Soninsolence avec les députés de l’opposition me paraît quelque chosede bien bas ! Mais voilà !… l’ouvrage presse, lescommandes attendent…

– Nous travaillerons le soir, réponditPerrignon. N’est-ce pas, vous autres ?

Nous répondîmes tous que oui, que nouspasserions deux nuits s’il le fallait. Et comme le patron allaitsortir, le père Perrignon lui dit encore :

– Monsieur Braconneau, venez avec votreuniforme. Si Louis-Philippe apprend que beaucoup de gardesnationaux sont mêlés au peuple, il réfléchira que toute la nationveut la réforme, et nous l’aurons tout de suite : Guizotsautera, tout redeviendra tranquille. Mais si nous sommes seuls, leroi comptera sur la garde nationale, et… vous comprenez !Notre intérêt est d’être unis. Si nous sommes désunis, tout estperdu.

– Allons… allons… c’est bon, nous verronsça, dit le père Braconneau ; peut-être bien que j’irai. Mais,dans tous les cas, vous reviendrez aussitôt le banquetfini ?

– C’est entendu, dirent Valsy etQuentin.

Alors on se remit à l’ouvrage, et le soirchacun alla de son côté. Je courus chez Emmanuel ; il étaitsorti. Je courus au restaurant Ober, cloître Saint-Benoît ; iln’y était pas. Tout semblait calme dans le quartier. Les municipauxétaient à leur poste, rue des Grès. Les gens allaient et venaientcomme à l’ordinaire ; les voitures se croisaient ; enpassant près des cafés, on entendait les billes rouler et lesjoueurs compter leurs points. Personne ne parlait de politique.

J’allai voir sur la place du Panthéon ;tout était désert, pas une âme ne se promenait devant les grilles.Quelques vieilles, la capuche tombant sur le nez, sortaient de lapetite église de Saint-Étienne-du-Mont. Le dôme sombre se découpaitsur le ciel éblouissant d’étoiles.

Je rentrai vers onze heures, sans avoir trouvémon camarade. C’était le 21 février 1848. Louis-Philippe et safamille ne se doutaient pas qu’ils se sauveraient trois joursaprès. M. Guizot s’obstinait, Odilon Barrot se retirait, les gensparaissaient paisibles. – Voilà pourtant la vie.

XXIII

 

Le lendemain 22, en m’éveillant, je vis qu’ilallait faire beau temps. Le ciel était gris comme en hiver ;des nuages s’étendaient au-dessus de mes petites vitres, mais ilsétaient hauts, et je m’habillai, pensant que nous n’aurions pas depluie.

Rien ne me pressait, puisqu’on ne devait pastravailler le matin ; vers neuf heures seulement je descendispour aller déjeuner.

J’avais une longue bourse en forme de bas, etcomme l’idée des gueux qui tuaient les gens avec des triquesplombées me revenait, je mis dans cette bourse un paquet de grossous, pour me défendre en cas de besoin.

Avec cela je partis. La rue desMathurins-Saint-Jacques, celles de la Harpe et del’École-de-Médecine fourmillaient déjà de monde. Aucaboulot,la porte était ouverte, et les tables étaientgarnies de gens qui prenaient un verre de vin en mangeant unmorceau sur le pouce ; tous des étrangers, comme il arrive lesjours de fête, où chacun dîne dans l’endroit où il se trouve.

Enfin, ayant pris ma tranche de bœuf et machopine de vin, j’allais me rendre sur la place du Panthéon, où lesétudiants et les ouvriers du quartier devaient se réunir, quand ungrand bruit de pas, de voix et de cris : « Vive laréforme ! » se fit entendre. Tous les assistants selevèrent en disant :

– C’est la première colonne !

Et l’on courut dehors.

Les étudiants, les ouvriers, les bourgeois,enfin tous les braves gens, sur une seule file, par trois, quatreet six, descendaient bras dessus bras dessous la rue de la Harpe.J’aperçus Emmanuel dans les premiers ; il avait un largefeutre gris et marchait la tête penchée, tout rêveur, au milieu deces mille cris de :

– Vive la réforme ! Vive laréforme !

Aussitôt je courus à lui :

– Te voilà ! lui dis-je ; jet’ai cherché hier soir jusque vers onze heures.

Il leva la tête et me serra la main. Son airgrave m’étonnait. Les autres autour de nous parlaient, riaient,criaient, chantaient ; lui, marchait sans rien dire. À la finpourtant, au passage du Commerce, rue Dauphine, il medit :

– Ce qui m’étonne, Jean-Pierre, c’est quecinq ou six individus assis dans ce moment quelque part auxTuileries, ou partout ailleurs, en train de déjeuner, degriffonner, ou de se gratter l’oreille ; des gens quis’appellent des ministres conservateurs, des philosophes ou tout cequ’on voudra, des êtres qui n’ont jamais connu les souffrances dupeuple : – l’hiver, où la neige tombe par le toit sur lavieille grand-mère malade, sur la femme enceinte, sur le petitenfant qui vient de naître ; le printemps, où l’homme à lacharrue souffle des journées entières auprès de ses bœufs ;l’été, où il fauche nuit et jour, les reins serrés dans sonmouchoir, tout brisé de fatigue ! – ce qui m’étonne, c’est queces cinq ou six personnages, honorés, flagornés, comblés de tousles biens par le travail de la nation, s’imaginent qu’ils sonttout, que tout est fait pour eux, qu’ils ont tout dit en ouvrantleur grande bouche, et en criant d’un air solennel :« Nous ne voulons pas ! nous n’approuvonspas ! » et qu’ils se figurent que les trente-deuxmillions d’autres, dont le moindre vaut autant qu’eux, vont secourber sous leur sentence. C’est ce qui me fait rêver. Je vois cesministres ! je les vois qui sont là dans leurs fauteuils, lesjambes étendues, qui se caressent le menton et qui se disent :« Oui… le peuple… la multitude… Elle ose bouger… elleose ! » Oh ! que cela m’étonne, Jean-Pierre, et quecet orgueil me paraît dégoûtant ! À force d’avoir joué lacomédie, ces gens finissent par croire que la comédie, c’est lemonde !

Voilà ce qu’il me disait au milieu de lafoule, d’un air calme comme dans sa chambre, et je trouvais qu’ilavait bien raison. Ces ministres disaient :

– Nous sommes responsables, ça nousregarde !

Mais le plus responsable, c’étaitLouis-Philippe, puisqu’il risquait tout en écoutant leursconseils.

Enfin, après avoir traversé le Pont-Neuf et larue de la Monnaie, nous remontions la rue Saint-Honoré. On n’ajamais vu de plus magnifique spectacle. De toutes les fenêtres, àdroite et à gauche, des femmes se penchaient en agitant leursmouchoirs blancs. À cette vue les cris de : « Vive laréforme ! » redoublaient ; d’un bout de la file àl’autre, cela ne faisait que monter et descendre, et je meréjouissais en moi-même.

Tant d’idées de toute sorte sur la Révolution,sur les droits du peuple, sur la justice, vous traversaient latête, qu’on avançait sans le savoir. Plusieurs disaient qu’auprintemps nous aurions été couverts de fleurs, à cause de notrebelle conduite, et je veux le croire ; car plus nousavancions, plus l’enthousiasme redoublait.

Notre colonne, étant arrivée enfin à lahauteur de la place Vendôme, prit à droite et gagna les boulevardssans rencontrer de troupes. Mais en approchant de la Madeleine, àtravers la foule toujours plus épaisse, nous vîmes tout à coup desrégiments d’infanterie en ligne, l’arme au pied ; ilss’étendaient devant les grilles sur les côtés de l’église, et nousen fîmes le tour, criant d’une seule voix :

– Vive la réforme !

Les soldats riaient en nous regardant d’un airde bonne humeur.

Nous fîmes donc le tour de ces régiments, enbon ordre, et plusieurs d’entre nous restèrent sur cette place pourrendre visite à des députés dans un café voisin ; mais lagrande masse poursuivit sa route vers la place de la Concorde.

Toutes ces choses, je les ai devant les yeuxcomme si c’était hier. Alors le bruit courait que nous allionsporter une pétition à la Chambre, et la foule s’écarta pour nouslaisser passer.

Nous arrivâmes près de la fontaine. Et ce quim’a toujours fait réfléchir depuis, c’est qu’en ce moment un hommehabillé en général du premier empire, – un vieux, la figure couleurlie-de-vin, tout ridé, les yeux encore vifs et l’air fin comme unrenard, son chapeau à cornes penché sur l’oreille, – passa le longde notre colonne, en nous disant tout bas :

– Criez : Vive la ligne !Criez : Vive la ligne !

Il clignait des yeux, et tout de suite jepensai : « Ce vieux a certainement une bonne idée. Nousn’en voulons pas à la ligne, et la ligne ne peut pas non plus nousen vouloir. Tous les soldats de la ligne sont des fils d’ouvriersou de paysans comme nous. Qu’est-ce que nous demandons ? Laréforme ! elle est aussi bonne pour eux que pour nous. Ilsn’ont pas d’intérêt à tirer sur ceux qui leur veulent dubien. »

J’admirais donc les paroles de ce vieux, et jeréfléchissais que c’était aussi bon pour les dragons, pour leshussards, pour les cuirassiers, pour tous les Français, qui doivents’aimer, s’entr’aider, et ne pas se massacrer entre eux comme desbêtes.

En songeant à cela, je vis que nous arrivionsau pont de la Concorde, où personne ne se trouvait encore. Mais aumême instant un poste de municipaux, nous voyant approcher, sortitdu corps-de-garde à droite, et vint se ranger en travers de cepont. C’était un simple sergent qui le commandait, et, je pense, unAlsacien, car il avait la figure rouge et les cheveux jaune clair.Il ne commandait pas plus de quinze ou vingt hommes.

Nous étions plus de mille, sans parler de lafoule qui nous suivait. Ces hommes, en se mettant à deux pas l’unde l’autre, n’auraient pu barrer le pont. Je dois le savoir,puisque j’étais dans les trente ou quarante premiers. Le sergentayant dit à ses hommes, qui venaient l’un après l’autre, toutessoufflés, de mettre la baïonnette au bout du fusil, Emmanuel luicria en alsacien : « Camarade, pas de mauvaiseplaisanterie ! » Et comme, malgré sa colère, on passait àdroite et à gauche, il replia son poste, et tout le mondepassa.

C’est ce que j’ai vu moi-même ! Personnen’eut besoin de découvrir sa poitrine en criant :« Tirez ! » parce que ces municipaux s’en allèrentde bonne volonté, à la file, voyant bien que de vouloir, à quinze,arrêter tous les gens de la place, cela n’aurait pas eu de bonsens. Mais il faut bien inventer des choses extraordinaires ;sans cela, ce ne serait pas assez beau.

Enfin, nous passâmes ce pont, et de l’autrecôté, les grilles du palais des députés étant ouvertes, en arrivantauprès, toute la colonne se débanda d’un coup, courant dans lesgrilles, et grimpant le grand escalier comme un troupeau.

Plusieurs criaient :

– Vive la réforme ! À basGuizot !

J’étais déjà sur la plate-forme, en avant descolonnes, et je me retournais pour retrouver Emmanuel, quand je visdes gardes nationaux refermer les grilles derrière nous. Aussitôtl’idée me vint que nous allions être pris comme des rats dans uneratière, et voyant Emmanuel, je redescendis en luicriant :

– Arrive !

Au même instant les vitres de la Chambre,entre les colonnes, tombaient avec un grand bruit ; ceuxd’entre nous qui restaient en haut y jetaient des pierres.

En bas, Emmanuel se précipita sur un gardenational, pour l’empêcher de fermer la petite grille àgauche ; c’était la dernière ouverte. Un grand nombre d’autresvinrent nous aider, pendant que les gardes nationaux couraient auposte voisin chercher du renfort.

Plusieurs disent que des députés sortirent,afin de nous apaiser, mais je n’ai rien vu de semblable.

Le tumulte était grand. Un nouveau poste degardes nationaux parvint à fermer la dernière porte, en chassantceux qui se trouvaient encore à l’intérieur. La foule, arrivantalors de la place, grimpait aux grilles, et des enfants essayaientde monter sur les deux grands socles, où l’on voit des statues devieillards en robes et longues barbes, assis d’un airmajestueux.

– Partons, Jean-Pierre, me disaitEmmanuel ; retirons-nous plus loin, car ici la débâcle vacommencer, ce n’est pas possible autrement.

Nous repassâmes aussitôt le pont.

De l’autre côté s’avançaient en pointe lesfossés des Tuileries, où s’étendaient de petits jardins bienentretenus ; de larges garde-fous en pierre bordaient cesfossés. Nous montâmes dessus, pour voir ce qui se passait derrièrenous.

À peine étions-nous là, que toute la foule enmasse se mit à courir sur le pont. Nous ne voyions pas pourquoi,quand, regardant par hasard du côté de l’Institut, nous aperçûmesune file de dragons qui venaient ventre à terre. Mais cet escadronétait encore si loin, qu’il n’avait pas l’air d’avancer vite ;il ne lui fallut pourtant pas plus de deux minutes pour arriver aupont. Tout le monde criait :

– Vivent les dragons !

Les dragons passèrent au galop sur le pont, etquelques secondes encore, on vit leurs casques briller au milieu dela foule, qui s’écartait devant eux, et se refermait aussitôtderrière. La place était alors encombrée de monde. Il ne tombaitpas une goutte d’eau, mais l’air était humide.

Longtemps encore nous regardâmes cemouvement ; puis étant descendus de notre rampe, vers uneheure, nous allions au hasard, quand du côté de la Madeleines’éleva le chant de la Marseillaise. Ce chant, que je neconnaissais pas, me parut terrible et grandiose. Emmanuel, toutpâle, me dit :

– C’est la Marseillaise.

Nous allongions le pas pour nous approcher del’église, mais tout était noir de têtes dans la rue en face, etbientôt il nous fut impossible de passer.

En approchant de la fontaine, plus loin quel’obélisque, je voyais une grande barbe, le chapeau en l’air à lamain, qui chantait ; des centaines d’autres se pressaientautour, et je me disais :

« C’est Perrignon. »

On peut se figurer si je faisais des effortspour arriver. Emmanuel criait derrière moi :

– Mais attends donc !

Dans le même instant je posais la main surl’épaule de Perrignon, tellement heureux de chanter laMarseillaise, qu’il ne sentait rien. Je le secouais,criant :

– Hé ! monsieur Perrignon !

Alors il regarda et me dit :

– C’est toi, petit !

Il serra la main d’Emmanuel, en se remettant àchanter.

Ensuite tout se tut, et l’on apprit que destroupes arrivaient par le pont de la Concorde ; puis que descharges commençaient dans les Champs-Élysées. – Oncriait :

– À bas les municipaux !

Mais toutes ces choses étaient tellementconfuses, les gens par masses tourbillonnaient en si grand nombre,qu’on ne voyait plus à cent pas de soi. On espérait des nouvelles,on ne se tenait plus de fatigue. Les heures se suivaient, la nuitvenait lentement.

Tout à coup, sur les cinq heures, Perrignonnous dit :

– Nous ne saurons rien avant demain.Entrons quelque part.

Il s’avançait vers la rue de Rivoli, où lafoule innombrable commençait à s’écouler. Nous le suivîmes. Lesgens ne criaient plus ; on avait froid, l’humidité vousfaisait grelotter.

Près du grand bureau des omnibus, au coin dela place du Carrousel, à chaque pas nous rencontrions desmunicipaux à cheval ; nous étions entourés de troupes, toutesles rues étaient gardées.

– Allons au Rosbif, me ditEmmanuel ; je tombe de faim et de fatigue.

J’invitai le père Perrignon, qui merépondit :

– Allons où vous voudrez.

Je voyais que sa tête était pleine de millepensées.

Après avoir gagné la rue de Valois, nous vîmesle restaurant, où nous entrâmes. Deux municipaux à cheval, le sabreà la hanche, gardaient aussi cette rue. On aurait pu les prendre àla bride, en allongeant le bras ; mais ces pensées ne vousvenaient pas encore.

Une fois assis, nous mangeâmes sans parler. Onétait pressés l’un contre l’autre autour des tables. Quelques-unsdisaient :

– C’est fini… le ministèrereste !

D’autres parlaient d’une femme écrasée dansune charge ; d’autres, de troupes qui venaient deSaint-Germain ; d’autres, de quarante mille obus et bouletstransportés à Vincennes, où commandait Montpensier. Mais tout celasans grands discours. On écoutait, on ne répondait pas. Les yeux dupère Perrignon brillaient ; il avait l’air de vouloir parler,puis il se taisait. Emmanuel était comme abattu. Sur toutes lesfigures, autour de nous, on ne voyait que l’inquiétude.

Enfin, à sept heures, Emmanuel se leva, paya,et nous sortîmes. Le père Perrignon alors me dit :

– Nous allons prendre le café prèsd’ici.

Nous tournâmes au coin de la rue, à droite,devant le Palais-Royal. La place du Château-d’Eau était sombre,parce qu’on avait éteint le gaz. Cela n’empêchait pas le monded’aller et de venir. Le vieux Perrignon avait pris mon bras, moi jetenais celui d’Emmanuel ; plus loin, au tournant de la rue desBons-Enfants, nous entrâmes dans un café, le café Fuchs. C’étaitune espèce de brasserie allemande, la porte de plain-pied avec larue, le comptoir à droite, la grande salle devant, une autre plusloin, avec un billard, et tout au fond une petite cour.

Dans la première salle, du même côté que lecomptoir, montait un escalier en vrille. Et là-haut, dans une pièceoccupant tout le premier, s’est tenu plus tard le club desAllemands, qui chantaient en chœur des airs mélancoliques, etparlaient de réunir l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne, au moyendu suffrage universel. J’en ris encore chaque fois que j’ypense.

M. Fuchs, un ancien tailleur de la Souabe,carré des épaules, le front large et haut, les yeux petits, le nezen forme de prune, – un être boiteux et rusé, malgré son airbonasse, – tenait cet établissement avec sa femme, une Allemandepâle, et les yeux bleu-faïence.

C’est dans ce coin de la rue des Bons-Enfantsque deux jours après les balles se mirent à pleuvoir du poste duChâteau-d’Eau, et que l’on transporta le plus de blessés sur despaillasses.

Mais en ce moment, qui se serait douté que depareilles choses pouvaient arriver ? Depuis la premièrerépublique, cette rue des Bons-Enfants était paisible, et dans lecafé Fuchs on n’avait jamais entendu que le bruit des chopes et descanettes.

Enfin, voilà comme les choses changent du jourau lendemain.

Un grand nombre de buveurs se pressaient dansl’établissement. On nous servit le café d’abord, ensuite de labière. De tous côtés on entendait dire que Guizot avait le dessus,qu’on allait empoigner les émeutiers.

On buvait, on riait. Dehors tout s’apaisait.De temps en temps quelques buveurs entraient encore, mais il ensortait beaucoup plus. Le cafetier allait d’une table à l’autre,disant :

– Vous ferez bien, messieurs, de partir,car la rue sera gardée. On commencera les arrestations ce soir.Tous ceux qu’on trouvera dehors, après onze heures, seront pris. Jetiens à vendre ma marchandise, mais je tiens encore plus à mespratiques.

Il connaissait le père Perrignon, ets’arrêtant près de nous, en lui présentant sa grosse tabatière decarton :

– Allons, une prise… et puis, enroute ? disait-il.

Le vieux Perrignon lui demanda :

– Vous nous chassez ?

– Non !… mais je vous parle pourvotre bien.

– Mêlez-vous de vos affaires ! luidit alors Perrignon.

– Comme vous voudrez, réponditFuchs ; si l’on vous arrête, ça ne me fera ni chaud nifroid.

Il s’en alla d’un air de mauvaise humeur à latable voisine.

Le café se vidait de plus en plus.

Ce qui me revient le mieux, c’est qu’Emmanuelayant dit, comme tout le monde, que le mouvement était arrêté, lepère Perrignon, se penchant sur les coudes entre nous, lui répondittout bas :

– Au contraire, c’est maintenant que lemouvement commence. Les ouvriers, jusqu’à cette heure, se méfiaientde la garde nationale, mais ils voient que Louis-Philippe et Guizotn’ont pas osé faire battre le rappel ; ils voient que tout irabien ; car, lorsque la garde nationale et le peuple marchentensemble, qu’est-ce qui peut leur résister ? Est-ce que toutel’armée n’est pas tirée de la bourgeoisie et du peuple ?Est-ce que les soldats sacrifieront père et mère, pour soutenir M.Guizot ? Le roi, les ministres et deux ou trois cents députéssatisfaits, – dont les trois quarts sont des fonctionnaires, – setrouvent d’un côté, et la nation de l’autre. Si vous pouviez entrercette nuit dans les maisons du faubourg Saint-Antoine, ou dufaubourg Saint-Marceau, vous verriez que tout se prépare. Lesfemmes font comme toujours : elles résistent… elles netiennent qu’à la couvée !… mais les hommes et les garçonss’apprêtent. Dans plus d’un endroit on retire de dessous les tuilesle vieux fusil de 1830 ; et partout où monte un peu de fumée,je vous réponds qu’on coule des balles. Plus tout paraîttranquille, plus tout menace. Je ne comprends pas queLouis-Philippe, qu’on dit si fin, ait laissé venir les chosesjusque-là. Demain cela commencera ; si ce n’est pas cettenuit.

Il pouvait être onze heures quand il nousdisait cela, et sauf deux ou trois buveurs des environs, tout lemonde était parti.

Nous nous levâmes aussi pour retourner cheznous, rêvant à ce que nous venions de voir et d’entendre. Perrignonpaya et nous sortîmes. Il faisait tellement noir dehors, qu’on n’ajamais rien vu de pareil ; pour gagner le coin de la rue, ilfallait tâter les murs : plus un seul bec de gaz, plus un seulréverbère allumé. Et dans cette ville de Paris, où les voituresroulent comme un torrent jour et nuit, on n’entendait rien ;on aurait cru que tout était mort.

Dans la rue Saint-Honoré seulement, vers lePalais-Royal, nous entendions venir cinq ou six chevaux aupas ; et nous étant arrêtés pour écouter, nous entendîmesaussi cliqueter des fourreaux de sabres.

Alors Perrignon nous dit tout bas :

– Chut ! ce sont des rondes qui sepromènent pour empêcher les barricades… Des chasseurs ou desdragons… S’ils nous entendaient, ils viendraient ventre àterre.

Nous continuâmes à marcher doucement, le longdes maisons. Mais presque aussitôt, du côté de la Halle, d’autrespas de chevaux arrivèrent à notre rencontre, et Perrignon, d’unevoix nette, s’écria tout bas :

– Halte ! nous sommes pris entredeux piquets. Effacez-vous dans les portes !

Ce que nous fîmes.

Deux minutes après, cinq ou six cavalierspassaient près de nous, écoutant et regardant comme à l’affût.Heureusement le temps était très sombre, car avec une seule étoileau ciel ils nous auraient vus. Mais eux, nous les voyions bien aumilieu de la rue, à quinze pas avec leurs casques, – le petitplumet droit – et l’éclair bleu de leurs sabres. Ils s’arrêtaientpour écouter… Leurs chevaux, en grattant le pavé, faisaient unbruit qu’on pouvait entendre sur les toits. C’étaient des dragons.Ils ne disaient rien et finirent par continuer leur ronde.

À cent pas plus loin, les deux piquets seréunirent, et tout à coup ils repassèrent comme le vent. Lesétincelles sautaient des pavés. Longtemps nous entendîmes ce bruitterrible du galop, qui se prolongeait dans le silence jusquederrière les Halles.

– En route ! nous dit alors le pèrePerrignon.

Nous gagnâmes la rue du Louvre, puis lePont-Neuf et le quartier Latin, sans rien de nouveau.

XXIV

 

Le lendemain, au petit jour, le mouvement dela rue recommença comme à l’ordinaire. En descendant, je regardaidehors par la lucarne du cinquième, rien n’était changé ; levieux quartier plein de boue, avec ses cheminées innombrables, sesgirouettes, sa Sorbonne, son hôtel de Cluny, ses marchandsd’habits, ses porteurs d’eau, ses êtres déguenillés, était toujourslà.

Qu’est-ce que deux mille, quatre mille, dixmille individus qui se fâchent et veulent des changements, dans uneville pareille ? C’est comme si deux ou trois mendiants serévoltaient à Saverne, et qu’on envoyât la garde pour les prendre.C’est encore moins, parce que personne ne dit :« Jean-Claude, ou Jean-Nicolas, viennent d’être mis auviolon. »

Enfin, c’était le même spectacle que laveille ; il pleuvait, et je descendis en pensant :

« Nous avons cassé les vitres de laChambre, et c’est comme si nous n’avions rien fait. Le vieuxPerrignon voit tout en gros ; il se figure que les ouvriers dufaubourg Saint-Antoine ont coulé des balles cette nuit, et qu’ilsont retrouvé les fusils de 1830 ; mais ces ouvriers se moquentbien de la réforme ; ils n’ont pas un caboulot pourentendre crier du matin au soir qu’on ne peut pas vivre sans laréforme. Allons, Jean-Pierre, la révolution est finie, pourvu quecela ne devienne pas pire. »

Et rêvant à ces choses, je me rappelais quenous avions promis de revenir travailler la veille au soir ;je m’attendais à recevoir des reproches, ce que je trouvais juste,puisque nous avions manqué de parole. Mais quelle ne fut pas masurprise, en arrivant dans notre cour, de rencontrer M. Braconneauet Mlle Claudine, seuls sous le hangar. Le vieux maîtredressait des planches contre le mur ; il parut étonné de mevoir.

– C’est vous, Jean-Pierre ? medit-il.

– Oui, monsieur Braconneau. Vousm’excuserez si je ne suis pas venu travailler hier à la nuit ;nous sommes rentrés si tard !

– Oh ! si ce n’était que cela, ditce brave homme en souriant d’un air triste.

Je lui demandai :

– Où sont donc les autres ?

– Les autres ! Perrignon, Quentin,Valsy, dit-il, les autres sont à se faire casser les reins quelquepart, bien sûr ! Enfin, pourvu que la réforme arrive… pourvuqu’elle arrive bientôt !

– Vous repasserez dans trois ou quatrejours, monsieur Jean-Pierre, me dit alors MlleClaudine.

– Oui, s’écria le vieux menuisier, vousavez encore les bonnes habitudes de la province, vous ; maisqu’est-ce que vous pourriez faire tout seul ? Revenez danstous les cas samedi, que je vous solde votre compte.

En même temps il tirait la porte de l’atelier,la fermait à double tour, et mettait la clef dans sa poche. Noustraversâmes ainsi la cour ensemble ; ils montèrent, leurescalier, et moi je descendis la rue en me disant :

« Te voilà sur le pavé. »

Ensuite, songeant que M. Guizot était cause detout, j’en pris une fureur terrible ; j’aurais voulu savoir oùtrouver les camarades, pour me mettre avec eux.

En passant près d’un autre atelier, plus bas,je vis qu’il était aussi fermé.

« Maintenant, Jean-Pierre, me dis-je, ilne te reste plus qu’à manger, jour par jour, les quatre-vingtsfrancs que tu as économisés avec tant de peine, et puis à mourir defaim. »

Je sentais mes joues trembler. Je mereprésentais le ministre Guizot sous la figure de Jâry cassant matable. Autant j’étais prêt à me remettre au travail une demi-heureauparavant, autant alors j’aurais voulu me battre. Cela montre bienque la grande faute retombe sur les êtres obstinés qui poussent lesgens dans la misère ; ils devraient être responsables detout ; mais presque toujours ils s’échappent, pendant que lesmalheureux qu’ils ont excités périssent par milliers de toutes lesfaçons. Ah ! si ces hommes ont un peu de conscience, quelsreproches ils doivent se faire ! Et s’ils croient en Dieu,quel compte ils doivent s’apprêter à lui rendre !

J’allais devant moi, sans rien voir, dans untrouble qu’on ne peut pas se figurer. Tout à coup, en arrivant aupont Saint-Michel, j’aperçus une grande foule dans la rue de laBarillerie.

« La bataille va commencer, » medis-je.

L’indignation me possédait. J’allongeai lepas, et quelques instants après j’arrivais sur le pont au Change,couvert de monde. Là, depuis la fontaine du Palmier jusqu’à l’Hôtelde ville, des milliers de casques, de sabres et de baïonnettesfourmillaient par escadrons et par régiments. Le jour gris del’hiver brillait dessus comme sur du givre ; c’étaitterrible.

Pourquoi tous ces milliers d’hommesétaient-ils là ? Pour soutenir la plus grande des injusticescontre les honnêtes gens du pays ; pour leur dire avecinsolence :

« Vous auriez cent mille fois raison, quenous ne voulons pas vous écouter. Quand on a les sabres, lesbaïonnettes et la mitraille pour soi, on fait la pluie et le beautemps, le juste et l’injuste ; on se moque de toutes lesraisons du monde, et si les autres ne sont pas contents, on lesenvoie aux galères par centaines. »

Voilà ce que ces sabres et ces baïonnettesvoulaient dire ! – Et les pauvres gens qui regardaient le longdu quai de l’Horloge, sans armes, la bouche ouverte et les mainsdans les poches, pensaient :

« On trouve pourtant de grands gueux surla terre ! »

Personne ne bougeait, personne necriait ; chacun avait encore peur d’être assommé par lesbâtons plombés, qui sont aussi des raisons, comme les sabres et lesbaïonnettes.

Mais le plus triste de tout, c’est quederrière ces troupes et ces grandes bâtisses grises de la rivedroite, derrière ces vieilles maisons qui longent le quai, – avecleurs magasins de ferrailles, de cannes à pêche, de vieux casqueset de lances en forme de hache, du temps de Henri IV, – derrièretout cela, dans les petites ruelles sombres, on entendait des coupsde fusil, qui se suivaient un à un, puis des feux de file, puis desrumeurs, de grands cris étouffés par la hauteur des masures et laprofondeur de ces quartiers.

Voilà ce qui vous serrait le cœur !

Des vieilles près de moi sedisaient :

– C’est là-bas qu’ils se battent !…Votre garçon est aussi parti ?

– Oui, madame, de grand matin…

Alors elles écoutaient, leurs mentonstremblotaient. Ces malheureuses me faisaient une peine que je nepuis pas dire.

Oui, ces pauvres vieilles, avec leurs capuchesdu temps passé, ces vieux ouvriers tout gris, en petite blouse,sous la pluie, ces centaines de femmes, leur petit dernier à lamain, et ces garçons qui regardaient tout pâles le fond de la rueen face, où des troupes de ligne en bon ordre stationnaient l’armeau pied, – tous ces gens dont les uns pensaient à leurs frères, lesautres à leur père, à leur mari, et qui s’effrayaient de ne riensavoir, de ne pas pouvoir courir chercher des nouvelles, ou portersecours à leurs parents qu’on exterminait peut-être, – voilà ce quime paraissait le plus épouvantable.

On parle toujours des curieux, on dit que lescurieux doivent rester dans leurs maisons, et que si l’on tiredessus, c’est leur faute ! Oui, mais ceux qui disent cela,s’ils avaient des enfants ou des amis au milieu de ces dangers demort, est-ce qu’ils resteraient chez eux ? Est-ce qu’ilstrouveraient juste d’être fusillés, lorsque l’épouvante lespousserait dehors ?

Toutes ces choses sont de véritablesabominations. Des égoïstes sans cœur peuvent seuls parler de lasorte ; ils méritent que Dieu les punisse.

Moi je m’en voulais de n’être pas parti degrand matin, et j’en voulais au vieux Perrignon de ne pas m’avoirprévenu. Mais il m’a dit plus tard qu’en ces sortes d’affaireschacun doit suivre sa conscience, et que pour lui, c’était bienassez de risquer sa propre vie, sans entraîner des camarades.

Depuis neuf heures du matin jusqu’à midi, toutresta dans le même état. Les voitures ne passaient plus, les gensétaient arrêtés sur le pont, les feux de file au quartierSaint-Martin continuaient. De temps en temps, dans la rueSaint-Denis, une bouffée de fumée sortait d’une lucarne. Tous lesyeux se levaient, on disait à voix basse :

– Un coup de feu ! mais onn’entendait pas de bruit.

J’étais allé manger vers onze heures. Aucaboulot, on n’avait vu ni Montgaillard, ni Coubé, niPerrignon, ni personne de nous, et je repartis tout de suite enpensant :

« Il faut que je passe… il faut quej’arrive de l’autre côté coûte que coûte !… »

Mais à cette heure, vous allez voir comment ontraitait les gens qui n’avaient pas les mêmes idées que M.Guizot ; vous allez voir le respect des droits dupeuple ; vous allez voir la plus grande gueuserie qu’on aitjamais vue dans ce monde.

J’arrivais à peine sur le pont au Change, pourla seconde fois, – sans me méfier de rien, – que deux cuirassiersen sentinelle au milieu de la chaussée à droite seretirèrent ; et les autres troupes se retirèrent aussi plusloin, du côté de l’Hôtel de ville.

Chacun naturellement se disait :

« C’est pour faire place aux personnesarrêtées, qui veulent descendre dans la rue Saint-Denis. »

En même temps un général s’approchait à gauchesur les quais, au milieu de son état-major. Il venait desTuileries. Quelques soldats d’infanterie remplaçaient lescuirassiers sur les trottoirs du pont. Tout le monde devenaitattentif. Le général, en face de nous, s’arrêta quelques instants àregarder.

Je vous raconte ces choses en détail, pour quechacun puisse reconnaître la justice de M. Guizot. Ce généraln’aurait eu qu’à faire signe aux sentinelles de déblayer le pont,personne n’aurait opposé de résistance : on n’avait pasd’armes. Mais il s’y prit autrement.

Il se mit donc à regarder d’un air calme, etje crois encore le voir. Il avait un petit képi à larges galonsd’or et de petites épaulettes, il avait le teint brun, la figureosseuse, le nez droit, le menton carré ; ses yeux noirsvoyaient tout. Il parlait, mais nous ne l’entendions pas, à causede ses officiers d’état-major qui caracolaient autour de lui. Enfinil étendit deux ou trois fois la main, et partit au trot versl’Hôtel de ville.

Nous le regardions au milieu de ses officiers,sans penser à rien, et j’allais même profiter du passage pourgagner la rue Saint-Denis, quand tout à coup un grand cri, un criépouvantable s’éleva jusqu’au ciel.

Je me retourne, et qu’est-ce que jevois ? Un escadron de municipaux qui venait ventre à terre, lelong du quai de l’Horloge, en écrasant tout ce qu’il rencontraitsur son passage.

Quelle idée ces hommes se faisaient-ils de lanation ? Je n’en sais rien. Des Autrichiens, des Espagnols,des Russes, des ennemis, en temps de guerre on les entoure, on lessabre, on les écrase : ils ont des armes pour sedéfendre ! Mais des Français, des gens qui travaillent pournous, qui payent notre solde, notre pain et notre équipement, quinous font des pensions, qui nous mettent aux Invalides dans nosvieux jours, qui nous honorent, qui nous appellent leurs défenseurset leurs soutiens ; des gens du même sang que nous ! lessurprendre par derrière sans qu’ils se méfient, et qu’ils aientseulement des bâtons pour se défendre, qu’est-ce que c’est ?Je le demande aux juges de notre pays, je le demande aux pères defamille, je le demande à tous les honnêtes gens du monde :« Est-ce que ce n’est pas infâme, une conduitepareille ? »

Ce général venait d’ordonner notre massacre.Les municipaux ne demandaient pas mieux. Les femmes, les enfants sesauvaient, en poussant des cris qui devaient s’entendre jusqu’auJardin des Plantes. Elles couraient si vite, que leurs robesn’étaient pas assez larges pour laisser s’étendre leurs jambes.Deux vieilles appelaient au secours. Mais tout cela ne dura pas uneminute, car la charge arrivait comme le vent. La terre entremblait.

Moi, je ne voulais pas me sauver ;c’était contre ma nature, et je me disais :

« C’est fini,Jean-Pierre ! »

Je restai seul sur le trottoir du pont, avecune des vieilles à quinze pas de moi, le dos contre la rampe, et unenfant de neuf à dix ans, les cheveux ébouriffés, qui courait àdroite et à gauche, sans savoir où se mettre. L’autre vieille,boiteuse, ne pouvait pas monter les marches du trottoir.

Au même instant la charge arrivait : lesmunicipaux, tellement allongés, la pointe en avant, qu’on ne voyaitque le haut de leurs casques et la queue derrière. J’entendis uncri : la pauvre boiteuse roulait sous les chevaux comme uneguenille, et les coups de sabre me passaient devant la figure commedes éclairs. Ces sabres, depuis la pointe jusqu’à la garde, et mêmele pompon de cuir blanc qui ballottait à la poignée, me sonttoujours restés peints dans l’œil. À chaque coup je croyais avoirla tête en bas des épaules.

C’est tout ce que j’avais à vous dire de cettecharge dont tout Paris a parlé. Elle partit du Pont-Neuf, ellepassa le pont au Change et tourna du côté de l’Hôtel de ville.

L’enfant qui se trouvait près de moi reçut uncoup de sabre à la nuque, et même le municipal s’allongea pour letoucher, car il était loin au tournant du trottoir.

Je m’en allais lentement, pleind’horreur ; et le factionnaire, au bout du pont, tout pâle, medisait en croisant sa baïonnette :

– Sauvez-vous !…sauvez-vous !…

Seulement alors l’idée de me sauverm’empoigna. Je me mis à sauter les six marches, et à courir enfaisant des bonds de quinze pieds. J’entendais tirer derrière moi.Je croyais chaque fois sentir une balle m’entrer dans le dos ;et l’épouvante de voir comme on massacrait le monde m’empêchait enquelque sorte de reprendre haleine.

C’est ainsi que je traversai la place duChâtelet, à droite, en prenant la petite ruelle de la Lanterne, quime conduisit heureusement à la première barricade, en face du quaide Gèvres. Elle était en triangle. Les hommes qui la défendaient mecriaient :

– Dépêche-toi ! car ils voyaientl’infanterie tourner au coin de la place du Châtelet.

On pense aussi que je me dépêchais !

Quand j’eus grimpé par-dessus le tas de pavés,les camarades recommencèrent à répondre au feu de la ruePlanche-Mibray. Mais ces choses veulent être peintes en détail, onn’en voit pas de semblables tous les jours.

XXV

 

Dans ce temps, le pâté de maisons entre latour Saint-Jacques et la place du Châtelet n’était pas encoreabattu. C’est là que se trouvaient les vieilles ruesSaint-Jacques-de-la-Boucherie, de la place aux Veaux, de laLanterne, etc. C’était sale, gris, vieux, décrépit, étroit. Enlevant les yeux, on voyait toujours au-dessus des pignons le hautde la tour, avec son lion ailé, son bœuf griffon et son vieux saintJacques, qui vous regardaient comme au fond d’une citerne.

Les jours ordinaires, lorsque les porteursd’eau, les marchands d’habits, les chanteurs en plein vent,entourés de monde, les lavandières de la Seine, les gens de laHalle et du marché des Innocents allaient, venaient, criaient dansun rayon de soleil, c’était bien. Mais un jour de pluie, au milieudes pavés soulevés, cela changeait de mine.

La première chose que je fis, ce fut deregarder par-dessus la barricade, du côté du quai, et chacun peutse figurer mon étonnement, en voyant les troupes en colonne à deuxcents pas de nous, les sapeurs en tête, le grand bonnet à poilscarrément planté sur les sourcils, le large tablier de cuir blancdescendant de l’estomac jusqu’aux genoux, le mousqueton enbandoulière et la hache sur l’épaule, prêts à marcher.

Oui, cette vue m’étonna. J’aurais tout donnépour avoir un fusil ; mais ma surprise fut encore autrementgrande en regardant les camarades, et, pour dire la vérité, je n’aijamais revu leurs pareils. Ils étaient une quinzaine ; unvieux tout blanc, la poitrine débraillée, le nez en crampon, labouche creuse ; les autres, des hommes faits, et deux garçonsde dix à douze ans : tout cela couvert de boue, trempé par lapluie, des souliers éculés ; quelques-uns en blouse, d’autresen veste, et même deux ou trois sans chemise.

Notre barricade n’avait pas plus de trois ouquatre pieds de haut ; la pluie qui tombait formait des deuxcôtés une mare où l’on enfonçait jusqu’aux genoux. Ces gensentraient dans une allée à gauche, pour charger cinq ou sixvieilles patraques de fusils à pierre, et deux grands pistoletsmangés de rouille, qu’ils venaient décharger ensuite de minute enminute sur les sapeurs, en riant comme des fous. Il leur fallait dutemps pour mettre la poudre, pour déchirer une mèche de la blousequi servait de bourre, et serrer la balle. Chaque coup retentissaitdans ces boyaux comme le tonnerre.

De temps en temps il partait aussi quelquescoups de fusil d’autres barricades aux environs, qu’on ne voyaitpas ; des feux de peloton leur répondaient.

Jamais on ne se figurera rien de plus triste,de plus sauvage, de plus terrible que cette espèce de massacre dansdes recoins détournés, sous la pluie continuelle. Le crépi desvieux murs pleuvait, les volets détraqués se balançaient à leursgonds, les enseignes étaient criblées. Ces pavés entassés entriangle vous représentaient un véritable coupe-gorge, quelquechose d’effrayant et de sinistre.

Pourquoi les sapeurs restaient-ils là commedes cibles ? Je n’en sais rien, car, au bout d’une bonnedemi-heure, ils se retirèrent sans avoir donné, et le feu roulantrecommença sur nous.

J’étais adossé au coin de l’allée. Le ventremplissait tellement la ruelle de fumée, que je ne voyais pluspasser les autres que comme des ombres. L’idée me venait à chaqueinstant qu’on allait courir sur nous, et que nous étions tousperdus.

Cela dura longtemps. Le pire, c’est qu’onavait encore la crainte d’être pris par derrière.

Je me rappelle que dans ce moment, au milieudu vacarme épouvantable des balles qui s’aplatissaient sur le pavéet qui raclaient les murs, l’idée me vint de faire un vœu ;cela me paraissait alors notre seule ressource. Mais à forced’avoir entendu rire le père Nivoi des ex-votode laBonne-Fontaine et de Saint-Witt, j’étais honteux de prononcer monvœu, quand quelque chose de mou s’affaissa contre mes jambes :un de ceux qui tiraient venait de recevoir une balle dans la tête,et malgré l’horreur de cette blessure qui faisait un trou groscomme le poing, je me baissais pour ramasser son fusil, lorsqu’onse mit à crier :

– Les voilà !

Un des jeunes garçons qui se trouvaient avecnous, criait aussi d’une voix moqueuse, en se sauvant :« Tra ! tra ! tra ! » comme pour sonner laretraite, et j’entendais les souliers des fantassins rouler enmasses sur le pavé.

Alors, sans tourner la tête ni perdre uneseconde, je me mis à courir de toutes mes forces dans la rue desArcis. Ça m’ennuyait de me sauver ; mais qu’est-ce que jepouvais faire contre cette masse de gens, avec un fusil sansbaïonnette ? Il ne fallut pas seulement une minute aux soldatspour sauter dans notre barricade ; et tout de suite ils semirent à nous poursuivre en nous fusillant. Moi, j’avais déjàdépassé la rue des Lombards sans rencontrer une seule porteouverte. J’avais même essayé deux fois d’en pousser une ensecouant, mais on avait mis les verrous ; et comme j’entendaistoujours le sifflement des balles, cela me faisait courir plusloin.

À la rue Aubry-le-Boucher, ne pouvant plusreprendre haleine, je tournais à gauche pour gagner le marché desInnocents, quand je me vis face à face avec un bataillond’infanterie rangé le long des vieilles baraques, en bon ordre,l’arme au pied.

Ce bataillon n’aurait eu qu’à faire cent pasen avant, pour couper la retraite à toutes les barricades plushaut, et pour les mettre entre deux feux. Cela m’étonne encorequand j’y pense. Qu’est-ce que ce bataillon faisait là ? Ceuxauxquels j’en ai parlé m’ont dit que M. le duc de Nemourscommandait, et qu’il oubliait de donner des ordres ; de sortequ’un grand nombre de nous lui doivent la vie.

Enfin, à cette vue, je repris de nouvellesforces, et ce n’est que bien plus haut, tout au bout de la rueSaint-Martin, dans une barricade tournée vers le boulevard, que jem’arrêtai pour la seconde fois. J’en avais passé six ou septautres, mais toutes abandonnées.

Dans ce quartier, bien des combats s’étaientlivrés : à la caserne Saint-Martin, à l’École desArts-et-Métiers, et principalement dans la rue Bourg-l’Abbé. Toutétait cassé, brisé ; des brancards passaient à chaque minuteavec des blessés. Les municipaux étaient cause de tout. Oncriait :

– Vive la garde nationale ! Vive laligne ! À bas les municipaux !…

Il pouvait être alors près de cinqheures ; le temps commençait à s’éclaircir, mais la nuitvenait. Sur les boulevards des masses de gens descendaient vers laMadeleine, en répétant leurs cris de :

– Vive la garde nationale ! Vive laligne !

Les gardes nationaux se mêlaient avec lepeuple, un grand nombre avaient même donné leurs fusils. Tout lemonde voulait la réforme.

Après avoir regardé ce spectacle quelquetemps, la pensée me vint de retourner dans notre quartier. Toutparaissait fini. Des officiers d’état-major, en passant, criaientque M. Guizot s’en allait ; mais les ouvriers ne voulaient pasles croire ; ils descendaient par bandes le long desboulevards en répétant toujours :

– Vive la ligne ! À basGuizot !

Qu’est-ce qui pourrait peindre une confusionpareille ? Les épaulettes et les collets rouges, dans lafoule, bras dessus bras dessous avec des blouses !

J’avais aussi fini par sortir de la barricade,et je croyais à chaque instant reconnaître Perrignon, Quentin,Valsy, dans ces tourbillons ; mais, voyant ensuite que jem’étais trompé, je me les représentais déjà tous aucaboulot, en train de se réjouir et de boire à la santé dela réforme.

Au milieu de ces pensées, je repris le cheminde la maison, la bretelle de mon vieux fusil rouillé sur l’épaule.Jamais l’idée ne me serait venue que la bataille continuait encorele long des quais ; que M. le duc de Nemours avait oublié deprévenir les municipaux de suspendre leurs charges, et de leur direqu’ils en avaient assez fait, qu’il n’était plus nécessaire demassacrer les gens ! Eh bien, en repassant par la place duChâtelet je les vis encore là, prêts à charger. Leurs chevauxtremblaient sous eux de fatigue et de faim, eux-mêmes grelottaientde froid ; mais la rage d’entendre crier : « Vive laligne ! À bas les municipaux ! » duraittoujours.

Presque toute la troupe de ligne s’était alorsretirée vers l’Hôtel de ville et les Tuileries.

Sur le pont Saint-Michel, un brancard marchaitlentement, deux hommes le portaient. Presque tous les autresblessés de la rue Saint-Martin allaient à l’Hôtel-Dieu. Dans la ruede la Harpe quelques femmes entourèrent le brancard. Moi je tombaisde fatigue, et j’entrai dans le caboulot,où je mangeaiseul au bout de la table.

Mme Graindorge paraissaitdésolée ; elle me dit que pas un seul d’entre nous n’étaitvenu dans la journée, et que M. Armand lui-même avait fini par s’enaller, en criant qu’il ne voulait pas passer pour unlâche !

Pendant qu’elle me racontait cela, jetremblais de froid ; mes habits, ma chemise, mes souliers,tout était trempé, et seulement alors je sentis qu’il fallait mechanger bien vite : mes dents claquaient. Je sortis dans lanuit noire et je courus à la maison. Le portier, en mereconnaissant sur l’escalier, me cria :

– Eh ! monsieur Jean-Pierre, vous enavez fait de belles ! vous êtes signalé dans tout le quartier.On est venu demander de vos nouvelles.

Et comme il était sorti sur le pas de sa loge,en apercevant mon fusil il s’écria :

– Ah ! ah !… Je pensais bien…On va venir vous agrafer !

– Celui qui viendra le premier, luidis-je en ouvrant le bassinet, n’aura pas beau jeu ; regardez…l’amorce est encore sèche.

Il ne répondit rien, et je montai quatre àquatre.

Je me déshabillais assis sur mon lit, quandtout à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner lentement. Mespetites vitres en grelottaient, et moi, d’entendre cela au milieude la nuit, les cheveux m’en dressaient sur la tête ; le livredu vieux Perrignon s’ouvrait en quelque sorte devant mesyeux ; je me rappelais les grandes choses que nos anciensavaient faites, et je pensais à celles que nous pourrionsfaire.

Bientôt toutes les autres églises répondirentà Notre-Dame. Le ciel était plein d’un chant magnifique etterrible.

Ces choses sont passées depuis dix-septans ; mais ceux qui vivaient en ce temps et qui n’avaient pasun cœur de pierre se souviendront toujours du tocsin de Notre-Dame,dans la nuit du 23 au 24 février : – cela parlait aux hommesde justice et de liberté !…

XXVI

 

Le lendemain, lorsque je m’éveillai, ilfaisait grand jour, un de ces jours humides où l’on pense :« Il pourra bien pleuvoir ! »

En bas, dans la rue, des rumeurs s’élevaient,des paroles confuses s’entendaient, des crosses de fusilrésonnaient sur les pavés. Dans la maison, pas un bruit : letic-tac du cordonnier au-dessous, le bourdonnement du tourneur, lescoups sourds du brocheur, tout se taisait.

Je sautai de mon lit et je m’habillai bienvite. Une fois sur l’escalier, ce fut encore autre chose : lamaison était abandonnée, les portes étaient ouvertes, les marchesglissantes ; les fenêtres dans la cour battaient lesmurs ; et pas une âme pour me dire ce que cela signifiait.

Je déboulai de mes cinq étages, mon fusil surl’épaule. Mais comment vous peindre la vieille rue desMathurins-Saint-Jacques et les autres aux environs ? Cesbarricades bâties comme des remparts, droites d’un côté, en pentede l’autre, avec un passage étroit contre les maisons ; lasentinelle en blouse, l’arme au bras, dessus. Et tous ces gens quise promènent, qui causent, qui rient à l’intérieur destranchées : les vieilles sur leur porte, les enfants en routepour tout voir, les hommes avec leurs sabres, leurs fusils, leurspiques, qui montent la garde ? Non, ce n’est pas à peindre.Les rues, les ruelles, les places, les carrefours de Paris, avecles mille et mille boyaux qui se croisent, ressemblaient à nospauvres villages, où le fumier, la boue, les tas de fagots, lesenfoncements, les hangars sont aussi des barricades. Ce n’étaitplus Paris, c’était la fraternisation du genre humain. Les ouvrierset les bourgeois s’entendaient ; et de temps en temps ilfallait répéter : « Ce n’est pas fini ; ça vaseulement commencer ! » Car on aurait cru que nous étionsdéjà maîtres de tout.

Durant cette nuit, quinze cents barricadess’étaient élevées. Il faut avoir vu ces choses pour lescroire ; et, Dieu merci, les armes ne manquaient pas, on lesavait toutes déterrées depuis les premiers temps de la grandeRépublique.

Enfin, je sortis de notre petite allée sombre,au milieu de ce bouleversement, comme un rat de son trou, lesoreilles droites, regardant en l’air les sentinelles sur le cielgris, et les gens penchés à tous les étages dans l’étonnement etl’admiration.

Je m’avançais, observant ce spectacle et medemandant :

« Est-ce possible ? Est-ce que cethomme avec sa casquette, son sarrau et sa giberne, est unouvrier ? Est-ce que tout ce monde est deParis ? »

J’en avais en quelque sorte perdu la voix, etseulement au bout de quelques minutes, je me dis :

« Jean-Pierre, est-ce que lecaboulot donne encore à manger et àboire ? »

Alors, regardant du côté de l’hôtel de Cluny,je vis deux barricades qui montaient l’une sur l’autre ; ellesn’avaient pas de passage, il fallut grimper sur les pavés ; etde là-haut j’en vis encore une troisième à l’entrée de la rue de laHarpe, tournée sur la place Saint-Michel. Mais ce qui me réjouit leplus, c’est que tous les marchands avaient leurs boutiquesouvertes ; qu’on entrait et qu’on sortait, qu’on mangeait etqu’on buvait comme à l’ordinaire. On vivait entre ces tas depierres et de boue, comme si la bataille avait dû continuer dansles siècles des siècles.

Ayant donc contemplé notre rue, en me faisantdes réflexions sur la force de la justice, et m’écriant enmoi-même : « Ô grande nation ! Ô noble peuple deParis ! » et d’autres choses semblables quim’attendrissaient et m’élevaient le cœur, je grimpai de barricadeen barricade jusqu’à la rue Serpente, entendant répéter partout queMontpensier arrivait de Vincennes… que Bugeaud voulait toutavaler.

Tout le monde se plaignait de n’avoir pasassez de cartouches ; moi, je n’avais que mon coup chargé.Dans la rue de la Harpe, un garde national auquel je demandai oùl’on pouvait trouver de la poudre, me répondit :

– À la caserne du Foin ;arrivez !

Il marchait à la tête d’une dizaine d’hommes,et paraissait réjoui de les mener dans un endroit où l’on pouvaittout avoir.

La caserne était un peu plus haut, dans laruelle du Foin, derrière les Thermes. C’était un véritable conduitoù nous courions à la file dans l’ombre, nos fusils et nos piquessur l’épaule. On entendait déjà les pavés tomber contre la grandeporte, à l’autre bout, et des cris terribles :

– Ouvrez !…

Une demi-compagnie de fusiliers, avec unlieutenant, s’étaient enfermés là. La porte criait, et comme nousapprochions, elle s’ouvrit. La foule se jeta dans la cour, lessoldats furent désarmés en un clin d’œil ; l’un prenait lefusil, l’autre vidait la giberne. Ces pauvres fusiliers ne disaientrien. Qu’est-ce qu’ils pouvaient faire ?

J’ai malheureusement aussi quinze ou vingt deleurs cartouches sur la conscience, que je pris dans la giberned’un de ces pauvres diables en lui disant :

– Vive la ligne !

Il me répondait :

– Vous me ferez avoir de lapeine !…

C’était bien sûr le fils d’un paysan commemoi, qui venait d’arriver au régiment. Depuis, souvent ces parolessimples et tristes me sont revenues, et je me suis écrié :« Tu n’aurais pas dû faire cela, Jean-Pierre,non ! » Mais que voulez-vous ? la fureur d’avoir descartouches était trop grande !

Une autre chose qui me fait plus de plaisirquand j’y pense, c’est qu’un homme, au milieu de la confusion etdes cris, voulait ôter son sabre à l’officier, et que mon cœur enfut révolté. Cet officier, je le vois : il était petit,pâle ; il avait la moustache grise et semblait calme dans sonmalheur. Un vieux soldat, déjà dépouillé de son fusil et de sagiberne, étendait les bras comme pour le défendre ; lui,disait en le regardant tout attendri :

– Cet homme m’aime !

Alors, voyant cela, je criai :

– Ne touchez pas au sabre del’officier !

Il paraît que j’avais une figure terrible, carcelui qui tenait déjà la poignée du sabre recula. Dans le mêmeinstant, j’aperçus Emmanuel ; il venait d’enlever un fusil, etme tendait la main en criant :

– Jean-Pierre !

D’autres étudiants arrivaient. Nous entourâmesl’officier, qui sortit avec nous. Je lui disais :

– Ne craignez rien, lieutenant.

Il me répondait d’un air sombre :

– Je ne crains rien non plus… Qu’est-cequi peut m’arriver de pire ?

La caserne était envahie jusqu’en haut, lafoule se précipitait dans un large escalier en voûte, à droite, enrépétant :

– Des armes ! des armes !

On croyait que la caserne du Foin était pleinede munitions ; plusieurs même levaient les madriers pour entrouver, mais on avait tout évacué depuis quelques jours.

Au bout de la ruelle, l’officier nous quitta.Je ne l’ai plus revu.

Emmanuel et moi, bras dessus bras dessous,nous étions si fiers d’être armés, que l’idée du malheur des autresne nous venait pas. Il voulait m’entraîner au cloître Saint-Benoît,chez Ober, mais je lui déclarai qu’il viendrait cette fois aucaboulot, et nous y descendîmes par-dessus lesbarricades.

Le caboulot était plein de monde, ilavait même fallu dresser une table en haut, dans la chambre deMme Graindorge. On montait, on descendait, on vidait unverre, on sortait ; d’autres entraient, cassaient unecroûte ; quelques-uns s’asseyaient. Les camaradesremplissaient la chambre des journalistes, qui se trouvaient sansdoute réunis à la Réforme, ou bien au National,est ce que je pense.

Tout de suite en entrant, j’avais reconnu lavoix de Perrignon, ce qui me réjouit, comme on peut croire.J’ouvrais à peine le cabinet, que toute la table se mit àcrier :

– Le voilà ! voilà Clavel !…Qu’est-ce qu’il est devenu depuis deux jours ?

On riait. Moi je posai modestement mon fusildans un coin, avec celui d’Emmanuel. Perrignon se leva, riantjusque dans les cheveux :

– Hé ! petit, nous l’avons !criait-il ; nous la tenons cette fois, la réforme ; ellene nous échappera plus !

Il nous serrait la main. Quentin, derrièrelui, disait :

– Bah ! la réforme, elle vient troptard… Il nous faut autre chose maintenant.

Mais personne ne lui répondait. On se serraitpour nous faire place. En même temps, Mme Graindorgevenait nous servir.

C’était un beau jour, on peut le dire, la joiebrillait sur toutes les figures.

Tandis que nous mangions, les autres parlaienttous ensemble de ce qu’ils avaient fait. L’un criait qu’il s’étaittrouvé de grand matin rue Saint-Méry, l’autre à l’attaque de lacaserne Saint-Martin, l’autre à la prise du magasin d’armes deLepage, dans la rue Bourg-l’Abbé, où l’on espérait trouver beaucoupde fusils. Quand on apprit que j’avais combattu dans la barricadede la petite rue de la Lanterne, et qu’ensuite je m’étais sauvéjusqu’à la grande barricade près de la rue du Vert-Bois, ce fut unéclat de rire de bonheur.

– Mon pauvre Jean-Pierre, criaitPerrignon, je savais bien que tu ferais ton devoir. L’atelier s’estdistingué.

Il riait tellement que les larmes lui encoulaient dans la barbe.

Emmanuel alors nous raconta l’affaire duboulevard des Capucines : la foule, qui se promenait vers neufheures sans défiance, admirant l’illumination depuis la Madeleinejusqu’à la place de la Bastille ; la descente des colonnesd’ouvriers et de bourgeois par toutes les rues, le drapeautricolore en tête ; puis l’arrivée de la grande colonne dufaubourg Saint-Antoine, avec le drapeau rouge, chantant laMarseillaise ;le bataillon du 14e deligne, qui s’était mis en travers pour l’empêcher de passer ;l’ordre de croiser la baïonnette ; un coup de feu ; ladécharge horrible des soldats dans cette foule, à boutportant ; les cris de femmes qui s’entendaient comme des coupsde sifflet, et l’épouvante des gens qui se marchaient les uns surles autres, en se précipitant dans la rue Basse-du-Rempart. Ensuitela promenade des morts au National,à la Réforme,dans toutes les ruelles, avec des torches ; les cris devengeance et le tocsin !

Je sus pour la première fois d’où venait lemouvement de la nuit, et pourquoi ces centaines de barricadess’étaient élevées en quelque sorte d’elles-mêmes. Les camaradesconnaissaient tous cette histoire. Emmanuel, lui, s’y trouvaitmêlé : il était descendu dans la foule jusqu’à laMadeleine : il avait tout vu.

Enfin, ayant fini de manger en quelquesinstants, car tout ce que je viens de raconter n’avait pas pris unquart d’heure, le vieux Perrignon s’écria :

– En route !

Il avait l’air de nous commander. Tout lemonde se leva, chacun prit son fusil, et nous sortîmes.

– Tu as des cartouches ? me demandaPerrignon.

– J’en ai quelques-unes.

– Et vous ? fit-il en se tournant ducôté d’Emmanuel.

– Moi, je n’en ai pas.

– Donne-lui la moitié des tiennes, me ditPerrignon.

Ce que je fis aussitôt.

Nous marchions derrière la troupe, qui gagnaitla rue Saint-André-des-Arts.

Perrignon tout pensif, nous dit :

– C’est maintenant que l’affaire vadevenir sérieuse ; les barricades ne manquent pas, il s’agitde les défendre. Cette nuit, Bugeaud a remplacé le duc deNemours ; il commande l’armée de Paris et nous regarde touscomme des Arabes. Il occupe le Louvre, la place du Carrousel, lesTuileries et la place de la Concorde avec une quinzaine de millehommes. Le reste de l’armée est sur la place de la Bastille, devantl’Hôtel de ville et sur la place du Panthéon. Nous sommes entre lesdivisions ; elles vont essayer de se réunir, en nous passantsur le ventre.

– Comment savez-vous cela ? luidemanda Emmanuel.

– Nous savons bien des choses !dit-il sans répondre. Pendant qu’on nous attaquera par derrière surla place Saint-Michel, la principale attaque viendra par le quaid’Orsay, le quai Voltaire et le quai de Conti. Voilà pourquoi nousallons de ce côté. Bugeaud croit qu’on va courir à l’attaque de laplace Saint-Michel, il se trompe : chacun reste à sabarricade. Nous n’avons pas trop de munitions, mais les troupesn’en ont pas beaucoup plus que nous. Les convois de Vincennes sontarrêtés. Les soldats veulent la réforme comme nous ; ilsaiment autant fraterniser avec le peuple que de se battre contrelui. C’est tout naturel, nous sommes du même sang. Et la gardenationale non plus n’a pas envie de se faire échiner pour soutenirGuizot, qu’elle voudrait voir au diable. Ainsi, quand on regardebien, nous n’avons contre nous que Bugeaud, avec les municipauxéreintés. La première manche est gagnée ! Hier, nous n’avionspas d’armes, pas de barricades ; aujourd’hui, nous avons tout.L’affaire se présente mieux qu’en 1830. Bugeaud est plus fin, plusacharné que le duc de Raguse ; mais les soldats français nesont pas non plus des Suisses ; ils ne voudraient pas nousmassacrer, ou se faire massacrer jusqu’au dernier en l’honneur duroi de Prusse. Ainsi, mes enfants, tout va bien. – Nous voici dansnotre barricade !

Alors, levant les yeux, nous vîmes une hauteet solide barricade, au croisement des rues Dauphine et Mazarineavec celle de l’Ancienne-Comédie. Elle était très bien faite.Quelques étudiants la gardaient ; ils furent contents de nousvoir.

Perrignon, en s’approchant, nousdit :

– Vous le voyez, nous pouvons descendreau Pont-Neuf ou sur le quai Malaquais ; nous pouvons appuyer àdroite ou à gauche, en cas de besoin ; et si nous sommesrepoussés, nos forces se réunissent. C’est ce qu’on peut souhaiterde mieux. Deux autres barricades empêcheront Bugeaud d’arriver parla rue de Seine ; elles sont bien commandées.

En arrivant près de la barricade, il dit auxétudiants que nous avions les mêmes idées qu’eux, et que nous lessoutiendrions jusqu’à la mort. Ces braves jeunes genscriaient :

– Vive la réforme ! À basBugeaud !

Emmanuel reconnut dans le nombre un de sescamarades de l’école, le fils d’un riche marchand de bois, quis’appelait Compagnon. Ils se serrèrent la main.

Plusieurs étudiants n’avaient pas de fusils,mais ils devaient prendre les armes de ceux qui tomberaient pendantle combat. En attendant, ils se tenaient dans le tournant de la ruede Seine.

Perrignon mit aussitôt Quentin en sentinellesur la barricade, et fit descendre les étudiants qui se tenaient enhaut, en leur disant :

– La première décharge peut arriver d’uninstant à l’autre. Il vaut mieux qu’un seul homme soit exposé queplusieurs.

Il parlait comme un chef, et tout le monde luiobéissait.

XXVII

 

Ce qui se passa de huit heures du matin à uneheure de l’après-midi me semble encore un rêve ; les heures sesuivaient lentement, sans rien annoncer de nouveau. Perrignondisait :

– L’attaque devrait être commencée depuislongtemps ; qu’est-ce que Bugeaud peut faire ? Est-cequ’il nous entoure d’un autre côté ?

La pluie tombait toujours. Les étudiantsentraient de temps en temps dans un café voisin, puis ils venaientvoir en demandant :

– Rien de nouveau ?

Nous autres nous fumions des pipes, nousprenions patience. À la fin, l’inquiétude nous gagnait tellement,que plusieurs descendirent à gauche, sous la voûte de l’Institut,pour découvrir ce qui se passait. Ils ne revenaient plus, et parinstants il nous semblait entendre comme un bourdonnement defusillade au loin, bien loin sur l’autre rive. Mais la pluie quitombait en clapotant le long des murs, les pas des hommes dans laboue, les paroles au fond de la rue nous empêchaient d’être sûrs derien.

On sait aujourd’hui que du quartier desHalles, sur la rive droite, le peuple s’était avancé de barricadeen barricade jusqu’au Louvre, derrière le Carrousel, et même plusloin dans la rue de Rivoli ; et que pour ne pas laisser enarrière un poste dangereux, il avait attaqué le corps de garde duChâteau d’Eau, où se trouvait un détachement du 14e deligne. La fusillade était terrible, et voilà sans doute ce que nousentendions.

Vers onze heures, cinq ou six étudiantsarrivèrent jusqu’à nous, en remontant la rue Jacob, sur la gauche.Ils avaient des affiches et criaient :

– Changement de ministère ! OdilonBarrot, chef du cabinet.

Nos étudiants se réunirent à eux. Ilsentrèrent même dans le café chercher de la colle, pour poser leuraffiche. Mais tout cela nous était bien égal à nous, et Perrignonen fut même indigné.

Les étudiants montaient alors au Luxembourg,avec leurs paquets d’affiches sous le bras, et continuaient decrier :

– Nouveau ministère, etc.

Quelques étudiants restaient avec nous etriaient de bon cœur. Quentin, sans rien dire, enleva l’affiche d’uncoup de baïonnette.

Environ une heure après, des gardes nationauxarrivèrent à la file, en criant :

– Le roi vient d’abdiquer ; c’est lecomte de Paris qui le remplace, avec la régence.

Ils étaient dans l’enthousiasme.

– C’est bon, dit Perrignon, pourvu que leroi parte avec le duc de Nemours, et que Lamartine soit premierministre. En attendant, restons fixes à notre poste ; puisquetout va si bien, peut-être que nous apprendrons encore quelquechose de meilleur. Ne nous pressons pas ; il faut être sûrs detout avant de bouger.

Quelques ouvriers de Rouen arrivèrent aussipour nous soutenir, tous de solides gaillards en blouses neuves etcalottes rouges, avec des fusils, et des gibernes bien garnies. Ilss’étaient mis en chemin de fer à la première nouvelle, et nouspûmes alors nous reposer un instant, prendre un verre de vin etnous asseoir. La pluie nous coulait jusque dans les souliers ;nous tremblions et nous grelottions ; mais c’est égal, de voirles affaires prendre une si bonne tournure, cela nous réjouissaitle cœur.

Une des choses les plus agréables, c’est quevers une heure le 7e régiment de ligne tout entiers’avança dans la rue Dauphine, l’arme au bras. Nous croyionsd’abord que c’était l’attaque ; tout le monde se tenait prêt àla repousser courageusement ; Perrignon avait fait descendrela sentinelle et criait :

– Attention !

Mais, à la hauteur de la rue de Lodi, lessoldats, deux à deux, se mirent à défiler sur la gauche, en lâchantleurs fusils en l’air, ce qui formait à cent pas de nous comme lebourdonnement d’une rivière qui tombe de l’écluse. Les officiers,en même temps, s’avançaient de notre côté l’un après l’autre, leurspetits manteaux de toile cirée serrés sur les épaulettes, le sabresous le bras, comme des bourgeois qui rentrent chez eux. Nous leurtendîmes la main pour les aider à grimper les pavés, encriant :

– Vive la ligne ! Appuyez-vous,commandant ! – Ne vous gênez pas, capitaine ! – Vive laliberté ! – Vive la France ! – Nous sommes tousfrères !

On aurait voulu les embrasser. On leur disaitmême :

– Restez avec nous !

Mais ils répondaient merci ! brusquement,et continuaient leur chemin dans le haut de la rue. Alors, voyantcela, nous comprîmes que le peuple était vainqueur, et qu’il nefallait plus rien craindre. Perrignon aurait bien voulu nousretenir encore, mais on ne l’écoutait plus, et tous pêle-mêle nousdescendîmes par dessus la barricade jusqu’au Pont-Neuf.

Sur les quais, nous pensions voir des massesde soldats, mais tous étaient déjà partis, excepté deux ou troisofficiers d’état-major, qui filaient ventre à terre le long duLouvre. Nous traversâmes le pont en chantant laMarseillaise comme des bienheureux. Perrignon seul criaittoujours :

– Attention !… attention auxfenêtres du Louvre ! c’est de là que les Suisses, en 1830, ontouvert le feu… Attention !…

Mais on avait beau regarder, rien neparaissait.

Quelques étudiants s’étaient mis aussi avecnous ; et c’est ainsi que nous passâmes d’abord devant leLouvre, ensuite le long des Tuileries, jusqu’à la deuxième voûte,sans rencontrer d’obstacle.

Il paraît que toute l’armée réunie auCarrousel était partie comme le 7e de ligne : unrégiment à droite, un autre à gauche.

Ce que je dis, bien des gens auront de lapeine à le croire, et c’est pourtant la simple vérité. On veuttoujours que les révolutions soient terribles ! Eh bien !j’ai vu qu’elles marchent en quelque sorte toutes seules, quandl’heure de la justice est venue.

Une chose qui me revient encore, c’est que,auprès des Tuileries, un officier d’état-major ayant voulu passerau galop, nous le fîmes descendre de cheval, pour mettre à sa placeune étudiante, qui chantait la Marseillaise comme unange ; et bientôt après nous arrivâmes dans la cour desTuileries sans embarras, étonnés nous-mêmes, et pensant à chaqueseconde voir les feux de file commencer par toutes les fenêtres dupalais.

Les grilles des Tuileries étaient ouvertes.Plusieurs d’entre nous, malgré les cris de Perrignon, qui leurdisait de ménager les cartouches, tiraient des coups de fusil ensigne de joie. On courait à la débandade et l’on se réunit devantla grande porte.

Nous n’étions pas plus de vingt-cinq ou trentedans cette cour immense. Nous montâmes d’abord les quelques marchesqui mènent à la voûte, ensuite le grand escalier à droite ; unescalier superbe, plein de dorures et de moulures. Au milieupendait une grande lanterne ronde, formée d’une seule glace ;et comme sur cet escalier s’étendaient des tapis, on ne s’entendaitpas marcher, chacun aurait cru être seul ; le moindre bruit,quand on touchait son fusil ou qu’on éternuait, avait del’écho.

C’est ainsi que nous montâmes, les yeux levés,dans une admiration extraordinaire, et même avec une sorte decrainte, parce que l’idée des coups de fusil vous suivaitpartout.

En haut, nous entrâmes dans une salle longueet magnifique. Rien que la rangée de ses hautes fenêtres sur lacour du Carrousel lui donnait un air grandiose ; mais toutautour s’étendaient des dorures et des peintures qui vouséblouissaient la vue.

Ce qui m’étonne encore plus aujourd’hui, quandj’y pense, c’est qu’on n’entendait pas le moindre bruit de la vie.C’est là que les gens pouvaient bien dormir et se reposer. Cen’était pas comme dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques.

Je me disais en marchant :

« Comme on doit être bien ici, comme on abon air ! »

Et, regardant au fond de la cour, je voyaisque tout était vide : ce pavé bien carrelé, ce large trottoir,cette grille superbe, ce petit arc de triomphe en marbre rose, toutétait fait pour charmer les regards.

Bien souvent depuis, me rappelant cespectacle, j’ai pensé que les princes sont heureux de venir aumonde : – Oui, c’est un fameux état !

Entre les fenêtres, et tout le long desmurailles peintes, de trois pas en trois pas sortaient descandélabres dorés, en forme de branches, dont chaque feuillesoutenait une bougie qu’on devait allumer le soir.

Alors ce que m’avait dit Emmanuel six moisavant : – que l’intérieur de ce palais était encore plus richeque le dehors, – me parut être la vérité.

Je ne sais pas ce que les camarades étaientdevenus. Les uns avaient pris à droite, les autres à gauche, commedans une église ; car toutes ces salles superbes aboutissaientles unes dans les autres, toujours avec la même beauté. Emmanuel etmoi nous allions seuls ; il me disait :

– Tout cela, c’est le bien de la nation,Jean-Pierre. Il faut tout respecter… C’est notre bien !…

Je lui répondais :

– Ça va sans dire ! Nous l’avonsgagné, et si ce n’est pas nous, ce sont nos pères, les bûcherons,les vignerons, les marchands, les laboureurs, tous ces malheureuxqui travaillent et suent du matin au soir pour l’honneur de laFrance. Nous serions bien bêtes de gâter notre propre bien. Et nousserions des gueux d’avoir l’idée de rien prendre, puisque c’est àtous.

J’avais des idées pareilles, qui m’élevaientl’esprit et me faisaient voir les choses en grand ; mais j’aibien reconnu par la suite que ce n’étaient pas les pensées de toutle monde, ni le moyen de s’enrichir. Enfin, j’aime pourtant mieuxêtre comme cela.

Et regardant de la sorte ces richesses, nousarrivâmes au fond, dans une autre salle en travers de la nôtre. Jene saurais pas dire si c’était la salle du trône, ou la chambre àcoucher de Louis-Philippe. Elle était plus large que la première etmoins longue, éclairée par les deux bouts, remplie de peintures, etsur la gauche, dans l’épaisseur du mur, se trouvait une niche enforme de chapelle, recouverte de tentures à franges d’or. Dans lefond, entre les tentures, je voyais une sorte de lit ou de trône.Emmanuel et moi nous ne voulûmes pas entrer, pensant que cela neconvenait pas.

Nous étant retournés au bout de quelquesinstants, nous vîmes devant une table ronde et massive en marbrerose, un homme assis, qui mangeait un morceau de pain et du fromagedans un papier. Nous ne l’avions pas vu d’abord. C’est pour vousdire combien ces salles étaient grandes, puisqu’un homme ne sevoyait pas, en entrant du premier coup d’œil. Emmanuel luidit :

– Bon appétit !

L’autre, avec un chapeau à larges bords et unecamisole brune, la figure pleine et réjouie, le fusil enbandoulière, lui répondit :

– À votre service !… Tout à l’heurenous irons boire à la cave.

Il riait et clignait des yeux.

Dans ce moment, on commençait à entendre ungrand murmure dehors, un tumulte, des coups de fusil. Nous allâmesregarder aux fenêtres ; c’était la grande masse du peuple quis’approchait au loin sur la place du Carrousel avec défiance. Nouspensions :

« Vous pouvez venir sans crainte ;on ne vous gênera pas ! »

Et songeant à cela, nous continuions à marcherlentement, regardant tout avec curiosité. Nous arrivâmes même dansun théâtre, où la toile du fond représentait un port de mer. Plusloin, nous entrâmes de plain-pied sur le balcon d’unechapelle ; la chapelle était au bas, avec des vases d’or, descandélabres et le saint-sacrement. Il y avait des fauteuils, et,sur le devant du balcon, une bordure en velours cramoisi. C’est làque Louis-Philippe écoutait la messe. Comme nous étions fatigués,nous nous assîmes dans les fauteuils, les coudes sur ces bordures.Emmanuel alluma sa pipe, et nous regardâmes longtemps cettechapelle avec admiration.

À la fin il me dit :

– Si quelqu’un m’avait annoncé hier,quand cinquante mille hommes défendaient les Tuileries, que jefumerais aujourd’hui tranquillement ma pipe dans l’endroit où lafamille du roi, la reine, les princes, venaient entendre la messe,jamais je n’aurais pu le croire.

– Oui, lui répondis-je, c’est étonnant.Qui peut dire : « Ceci m’arrivera !… Cela nem’arrivera pas !… » Tout est dans la main de Dieu !Ceux qui sont forts et qui jugent les autres sont faibles lelendemain comme des enfants. Ils pleurent et demandent grâce, sansse souvenir qu’ils n’ont pas fait grâce. Voilà pourquoi nous devonstoujours suivre notre conscience. Dieu seul nous juge, et Dieu seulest le maître.

Ces choses ont été dites là ; ce sont deschoses vraies.

Nous causions encore, lorsqu’un fracasépouvantable nous réveilla de ces pensées ; le peupledébordait dans le palais. C’était un roulement sourd, terrible. Descoups de fusil partaient, les vitres tombaient, des coups de hacheécrasaient les meubles, les tableaux, les planchers, les murs.

Tandis que nous écoutions tout pâles, cinq ousix hommes, le cou nu, les cheveux ébouriffés, la figure sauvage,arrivaient de tous les côtés à la fois, les yeux étincelants commedes bandes de loups la nuit dans un bois. Ils regardaient… ilstournaient dans le balcon… et se mettaient à tout casser avecfureur, sans rien dire. Ces malheureux venaient de labataille ; ils avaient peut-être vu tomber leurs amis, leursenfants, leurs frères, et se vengeaient.

– Arrive, Jean-Pierre, me dit alorsEmmanuel, en me prenant par le bras, sortons !

Nous traversâmes de nouveau les grandessalles. Quelques hommes, debout sur des chaises, prenaient lesbougies dans les candélabres ; j’ai su plus tard que c’étaitpour entrer dans les caves. D’autres précipitaient les tableaux parles fenêtres.

Comme nous redescendions le grand escalier, aumilieu de la foule qui montait, une baïonnette s’éleva tout à coupau bout de son fusil, et la magnifique lanterne que j’avais admiréeen entrant, tomba comme une bulle de savon qui crève.

En bas, plusieurs étaient déjà couchés àterre, dans les coins, une bouteille à la main, le fusil contre lemur ; ils n’avaient plus la force de se lever… Il faut toutdire : les gueux de toute espèce, qu’ils soient du peuple, ouqu’ils soient des seigneurs, font la honte de la nation et du genrehumain.

XXVIII

 

Nous sortîmes de là sans tourner la tête.

Des centaines d’autres bandes, en blouse, enhaillons, en uniformes de gardes nationaux, avec des fusils, desdrapeaux, des haches, des baïonnettes emmanchées, arrivaientpêle-mêle en courant, par la place du Carrousel, par les quais, parla rue de Rivoli, et de partout.

Quelques élèves de l’École polytechnique, desjeunes gens de dix-huit à vingt ans, l’épée au côté, le petitchapeau à cornes sur l’oreille, essayaient d’adoucir ces gens desfaubourgs, aux guenilles pendantes, qui ne les regardaientseulement pas et continuaient leur chemin en criant d’une voixenrouée :

– À bas les vendus !… À bas lescorrompus !… Vive la république !

Aussi loin que pouvaient s’étendre les yeux,on ne voyait que cela ; tout venait de notre côté comme undébordement.

– À la Commune, Jean-Pierre ! me ditEmmanuel.

Et tout à coup l’idée de la grande Républiqueme frappa l’esprit ; je fus bouleversé d’enthousiasme. Nousallongions le pas en traversant les masses, et répétanttoujours :

– À la Commune, citoyens ! à laCommune !

Plusieurs s’arrêtaient et finissaient par noussuivre, criant comme nous :

– À la Commune !

Mais les grandes fenêtres des Tuileries, qu’onvoyait derrière par-dessus les grilles ; les papiers quis’envolaient, les drapeaux qui flottaient, les cris, les coups defusil, tout ce spectacle immense les détachait bientôt de notretroupe ; ils se repentaient d’avoir perdu du temps, et seremettaient à suivre le torrent.

En approchant de l’Hôtel de ville, le long desquais, par-dessus les barricades éboulées, nous n’étions plusqu’une dizaine. En ce moment, à la hauteur du pont Notre-Dame,quelqu’un s’écria :

– Les municipaux !

Alors nous étant retournés, nous vîmes venirderrière nous plusieurs escadrons de municipaux à cheval. Tout monsang ne fit qu’un tour. Ah ! nous n’étions plus désarmés,maintenant, on ne pouvait plus nous écraser comme de lapaille ! Mais ils s’avançaient au pas, le sabre au fourreau.Les barricades renversées sur leur route, et d’autres encorerestées debout sur le quai de Gèvres, les empêchaient de nouscharger. Ils battaient en retraite de Paris.

L’idée de la vengeance me passa par la têtecomme un éclair, et je couchai en joue leur général, à cent pas.Lorsqu’il me vit, – car ses yeux tournaient de tous lescôtés : en haut, en bas, en avant, en arrière, – il prit toutde suite une bonne figure, en me saluant avec son grand chapeaubordé de blanc.

Mes bras en tombèrent, et je m’écriai enmoi-même : « Tu ne peux pourtant pas tuer un homme qui tesalue, Jean-Pierre ; non, c’est impossible ! » Maisd’autres en grand nombre venaient alors du pont et des ruesvoisines ; ils se jetèrent en avant et se mirent àcrier :

– Faisons-les prisonniers !

Cela me parut meilleur, et tout de suite jepris un de ces municipaux par la bride en lui disant :

– Descendez !

Il ne répondit pas. Plusieurs ayant suivi monexemple, ces escadrons bleus, le casque luisant, le sabre pendantsur la cuisse et l’air sombre, étaient arrêtés dans les pavés, dansla boue, un homme à la bride de chaque file, la baïonnette ou lapique sous le nez du municipal.

Et comme, malgré cela, pas un ne voulaitobéir, des enfants venaient encore des barricades se pendre à leursgrandes bottes.

Enfin, tous ces gens semblaient prisonniers.Je me réjouissais d’avance de mener un cheval dans la rue desMathurins-Saint-Jacques ; lorsque tout à coup le général, quise trouvait au milieu de la colonne, se mit à crier :

– En avant !

Le maréchal des logis, que je tenais par labride, me donna sur la figure un coup de poing tellement fort, queje fus renversé contre la barricade, la bouche pleine de sang. Enmême temps, les escadrons partaient ventre à terre. Tous lesmunicipaux avaient fait la même chose à ceux qui tenaient leurcheval par la bride.

C’était un feu roulant des deux côtés de larue et du pont sur ces pauvres diables. Leurs grosses bottestournaient en l’air, leurs casques s’aplatissaient sur les pavés,leurs chevaux s’affaissaient en les culbutant à dix pas ; lefeu roulait toujours, et l’on voyait au loin, à travers la fumée,les dos ronds des cavaliers penchés en avant, les queues flottanteset les grosses croupes des chevaux, lancés à fond de trainau-dessus de ces murs de pavés, où l’on n’aurait jamais cru qu’uncheval pouvait passer.

Quel carnage, mon Dieu !

Le pire, c’est que, une fois la fuméedissipée, nous vîmes deux ou trois d’entre nous souffler la mort,et, sur le pont, d’autres malheureux par tas, la face contre terre,avec des balles dans le ventre. Tous les coups qui n’avaient pasporté sur les municipaux étaient entrés dans la foule, à droite età gauche.

Voilà le spectacle des guerresciviles !

Un enfant s’en allait tranquillementpar-dessus les morts, avec un casque enfoncé jusqu’auxépaules ; des femmes se penchaient aux fenêtres ; desvieilles sortaient, les mains au ciel, criant :

– Quel malheur !

Dieu veuille que ces exemples profitent à ceuxqui viendront après nous, et que nous n’ayons pas souffertinutilement.

Nous repartîmes de cet endroit, encore pleinsd’indignation, et nous arrivâmes à la grande porte de l’Hôtel deville, où des gardes nationaux firent mine de nous arrêter ;mais, comme nous armions nos fusils, ils s’écartèrent et nousmontâmes.

C’est sur le grand escalier de l’Hôtel deville, où tant d’actions terribles et grandioses se sont accompliesdurant la Révolution, où tant de paroles généreuses ont étéprononcées pour la défense de la justice, c’est là que nousreprîmes un peu de calme, en pensant à ce que de pauvres petitsêtres tels que nous étaient auprès de ces hommes de la Commune,auxquels nous devons presque tous nos droits. Oui, tous ces vieuxsouvenirs bourdonnaient sous les hautes voûtes avec les pas deshommes du peuple, qui montaient fièrement et semblaientdire :

« Nous sommes ici chez nous ! Quandla France parle d’ici à l’Europe, tous les roistremblent !… »

Un souffle de force et de grandeur me passaitsur la figure.

Et sur cette grande terrasse intérieure,éclairée par la voûte, – où des cadavres de municipaux, blancscomme la cire, dormaient pour toujours, – dans cette salle où lespremiers révolutionnaires ont fini par se tuer de désespoir,lorsque le peuple les avait abandonnés, c’est là que les idées enfoule nous vinrent devant les morts.

Nous avions fait halte, et nous entendionsparler au fond d’une allée à gauche. Au bout de quelques instants,nous prîmes ce chemin. J’étais devant, mon fusil sur l’épaule. Unvieux général, très petit et la tête blanche, sa large croix sur lapoitrine, nous rencontra dans l’allée, et m’arrêta par le bras enme demandant :

– Où allez-vous ?

– Nous allons voir ce que disent lesautres, lui répondis-je étonné.

– On délibère, fit-il.

– Eh bien ! nous voulons aussidélibérer, dit Emmanuel.

Alors, voyant qu’il ne gagnait rien sur nous,il dit encore, en me retenant toujours :

– Je suis un soldat de 92 !

Et je lui répondis :

– Raison de plus… nous avons les mêmesidées… Voilà pourquoi nous voulons délibérer.

Il ne dit plus rien et s’en alla.

Nous entrâmes dans la salle où l’on parlait.Elle n’était pas très grande. Au milieu se trouvait une table enfer à cheval ; de l’autre côté, le dos tourné à la rangée defenêtres vers la place, étaient assis trois hommes en habit noir.Ils écrivaient. Une trentaine d’autres remplissaient la salle. Toutle monde parlait et criait ; deux, debout sur des meubles,faisaient des discours.

Nous allâmes nous placer dans l’intérieur dufer à cheval, juste en face des trois hommes en habit noir. Celuidu milieu s’appelait Garnier-Pagès, comme je l’ai su plus tard. Ilavait de longs cheveux, le front haut, le nez un peu camard, lementon allongé. Il était pâle. Quand nous entrâmes, nos fusils enbandoulière, il nous regarda tout surpris.

Les paroles de la foule montaient etdescendaient avec les cris de ceux qui s’égosillaient sur lesmeubles. On ne pouvait rien comprendre ; je ne sais pas cequ’ils disaient. L’un, celui de droite, était grand, très maigre,il avait le nez long et les cheveux gris pendant derrière. Ilcriait le plus fort.

Chaque fois qu’il criait, ses jouess’enflaient ; il parlait du fond de la poitrine, en allongeantses grands bras comme un télégraphe.

Cela dura bien dix minutes. On répétait autourde nous :

– Garnier-Pagès vient d’être nommé mairede Paris.

Nous avions mis la crosse à terre, et nousattendions avec patience ce qui pourrait arriver. Un de ceux qui setrouvaient avec nous depuis les Tuileries n’avait pas de chemise,mais une vieille blouse ouverte sur la poitrine. C’est lui queGarnier-Pagès regardait le plus souvent, et puis moi ensuite, àcause du sang qui me coulait de la bouche. Je le voyais, celal’étonnait, mais il ne disait rien. Seulement, au bout de quelquesminutes, l’écrivain à sa gauche l’ayant averti de quelque chose, illeva la main, et tous les assistants se mirent à crier :

– Chut !… chut !…Écoutez !…

Ceux qui faisaient des discours descendirentde leurs meubles ; toute la salle se tut.

Garnier-Pagès se mit à lire ce que l’autreavait écrit. Je me rappelle très bien que cela commençaitainsi : « Le roi Louis-Philippe vient d’abdiquer… »Mais il avait à peine lu ces mots, que de tous les côtés des crispartaient :

– Non !… non !… Il n’a pasabdiqué… On l’a chassé !

Ce qui rendit Garnier-Pagès encore plus pâle.Il faisait signe de se taire, mais il fallut du temps.

Comme le silence commençait, Emmanuel tout àcoup lui dit face à face :

– Il nous faut des garanties.

Cela le surprit beaucoup. Toute la salleécoutait. Il répondit :

– Quelles garanties ?

Emmanuel dit :

– Proclamez la république !

Garnier-Pagès répondit :

– Quelle république ? Voulez-vousune constituante, une législative ?…

Je vis bien alors qu’il était très fin, carles gens n’avaient pas encore eu le temps de réfléchir à ce qu’ilsvoulaient. Emmanuel fut embarrassé ; mais un autre derrière,cria :

– N’importe ! nous verrons plustard… Proclamez toujours la république… Le reste ne nousembarrassera pas !

Et tout le monde se mit à crier :

– Oui… oui… la république !

Ces choses sont tellement dans mon esprit, queje crois encore les voir et les entendre ; j’y suis. C’est motà mot la vérité. Seulement plusieurs parlaient à la fois, criantdes paroles qu’on ne pouvait pas comprendre, et Garnier-Pagèsfaisait semblant de les écouter. Mais je voyais bien qu’ilréfléchissait en lui-même comment il pourrait se tirer de là, car àla fin il leva la main, et les gens s’étant tus, il dit d’un airchagrin :

– Messieurs, vous voyez qu’on ne peutrien faire de sérieux dans ce tumulte. Messieurs les secrétaires etmoi nous allons passer dans la pièce voisine, et quand notreproclamation sera terminée, nous viendrons vous en donnerlecture.

En même temps, sans attendre la réponse, il seleva et les deux autres aussi. Cela causa du tumulte. Au bout de latable, de leur côté, se trouvait une porte ; comme ilsallaient à cette porte, leurs papiers sous le bras, celui quin’avait pas de chemise me dit, en se penchant à monoreille :

– Il trahit !… Est-ce que je dois lefusiller ?

Mais, malgré ma mauvaise humeur, l’idée defusiller un homme pareil me parut abominable, et jerépondis :

– Non, c’est Garnier-Pagès !

Tout le monde avait entendu parler deGarnier-Pagès. – Pendant que nous parlions, ils passèrent dansl’autre chambre.

Une fois hors de notre salle, et la porterefermée derrière eux, ces gens devaient se réjouir de leur bontour. Nous autres, nous étions là comme des imbéciles.

Tout le monde criait sans écouter ses voisins,de sorte que l’ennui nous gagnait avec la colère. Emmanuel medit :

– Sortons ! Qu’est-ce que nousfaisons avec ces braillards ?

Nous sortîmes, furieux d’avoir perdu notretemps. Mais, comme nous arrivions sur la plate-forme intérieure,d’où descend le grand escalier, voilà que bien d’autres cris, biend’autres rumeurs arrivent de la place. Ceux qui venaient desTuileries, après avoir ravagé les glaces, les tables, les livres,les vases, les tableaux de fond en comble, arrivaient à l’Hôtel deville ; sans parler d’une foule d’autres qui sortaient desquartiers voisins et même des faubourgs. Ils criaient :

– Vive la République ! et tiraientdes coups de fusil.

Nous descendîmes bien vite, pour ne pas resterengouffrés jusqu’au soir dans la bâtisse.

XXIX

 

Nous avions raison, car à peine étions-nous enbas, hors de la grille, que toute cette masse de peuple débordaitdu quai Pelletier, des rues de la Vannerie, de la Tannerie et dupont d’Arcole, avec des habits galonnés, des franges du trône, deschapeaux de femme, et mille autres guenilles au bout desbaïonnettes, sans parler des drapeaux rouges et des drapeauxtricolores dégouttant de pluie et de boue. Tout cela s’avançait,chantait, lâchait des coups de fusil, et malheureusement aussitrébuchait, car on avait vidé les caves de Louis-Philippe, on avaitbu tout ce qu’on pouvait boire, et les bouteilles à moitié vides,on les avait jetées aux murs.

Enfin, je suis bien forcé de le dire, c’étaithonteux pour un grand nombre. Ceux qui boivent un jour pareil,jusqu’à ne plus pouvoir se tenir sur leurs jambes, sont des êtresindignes de soutenir la justice.

Mais que faire ? Ce monde innombrabletourbillonnait sur la place, comme un essaim qui cherche un arbre.Nous eûmes encore le temps de gagner le quai aux Fleurs, par lepont Notre-Dame, et là nous fîmes halte pour regarder. Tout étaitnoir de têtes, tout grouillait, tout montait dans la maisoncommune ; et les cris, ces grands cris de la multitude quis’élèvent comme le chant de la mer, – ces cris qui ne finissentjamais, – à chaque instant semblaient grandir et s’entendre plusloin :

Emmanuel me dit :

– Maintenant Dieu veuille, Jean-Pierre,que les troupes soient bien dispersées ! Dieu veuille queBugeaud ne les ait pas réunies sous sa main quelque part, car, aveccette quantité d’ivrognes, qui brûle notre poudre pour faire dubruit, nous serions bien malades.

Je pensais comme lui : – la bêtise dupeuple me faisait frémir.

Et pourtant, c’était encore la moindre deschoses. La bataille, c’est la bataille, on s’extermine, on sedéfend, on n’a peur de rien ; ceux qui réchappent réchappent,ceux qui meurent ont leur pain cuit ; mais après la bataille,qu’est-ce qui va venir ? Qu’est-ce que le pays dirademain ! Qu’est-ce que les royalistes, les communistes, lessocialistes feront ? Qu’est-ce qui sera maître ? Est-ceque nous sommes en 92, est-ce que nous sommes en 1830 ? Est-ceque les Prussiens, les Anglais, les Russes viendront ?Quoi… ? Quoi ?

Quand tout va bien, quand on travaille, quandles soldats montent leur garde, et que les juges rendent lajustice ; quand les femmes vont à l’église et les enfants àl’école, alors on ne pense à rien, on se figure que tout est enordre, et que cela continuera dans les siècles ; mais quandtout culbute, quand tout est à terre d’un coup, combien d’idéesauxquelles on n’avait jamais songé vous arrivent !

Emmanuel et moi nous passions devant lePalais-de-Justice, et, plus loin, sur le pont Saint-Michel, àtravers mille espèces de gens qui couraient vers la place de Grève.Nous n’avions pas besoin de nous dire nos idées, elles nousvenaient toutes seules ; et ce que nous avait demandéGarnier-Pagès : – « Quelle espèce de républiquevoulez-vous ? » me paraissait alors plein de bon sens. Jeme rappelais le livre de Perrignon, et je m’écriais enmoi-même :

« Est-ce que nous voulons uneconstituante ? est-ce que nous voulons un directoire ?est-ce que nous voulons des consuls ? ou bien est-ce que nousvoulons autre chose de nouveau ? Si nous voulons quelque chosede nouveau, il faut pourtant savoir quoi. Jean-Pierre, qu’est-ceque tu veux ? »

J’étais embarrassé de me répondre ; jepensais :

« Si Perrignon était là, bien sûr qu’ilt’ouvrirait les idées. »

J’avais aussi des inquiétudes pour ce bonvieux Perrignon, que j’aimais comme moi-même. Nous avions étéséparés malgré nous. Qu’est-ce qu’il était devenu ?

Emmanuel, la tête penchée, ne disait rien. Lanuit descendait. Les gens qui couraient, criaient tous :

– Vive la République !

Pas une âme ne savait encore que nous avionsun gouvernement provisoire.

Dans la rue Serpente, nous vîmes que lecaboulot était fermé.

– Arrive ! me dit Emmanuel.

Et nous remontâmes par la rue des Mathurinsjusqu’au cloître Saint-Benoît. Il faisait déjà nuit noire ;pas un réverbère, pas une lanterne ne nous montrait le chemin. Parbonheur, la porte du restaurant d’Ober était ouverte. Nousentrâmes. Deux quinquets brillaient dans la salle à gauche, etquelques étudiants mangeaient sans rien dire. M. Ober était sorti.Nous posâmes nos fusils dans un coin, près des fenêtres, et l’onvint nous servir.

Dehors, au loin, bien loin, les rumeurs, lescris, les coups de fusil s’élevaient de temps en temps, puis setaisaient. Le tocsin sonnait toujours ; mais pendant que nousmangions, tout à coup le gros bourdon de Notre-Dame se tut, ce quiproduisit une sorte de silence. On entendait mieux les rumeurs duquartier, le passage des gens dans le cloître.

Emmanuel, à la fin de notre repas, medemanda :

– Qu’est-ce que nous allons faire cettenuit ?

– Je ne sais pas, lui répondis-je…puisque tout est fini…

– Moi, dit-il, je vais changerd’habits ; mes bottes, à force d’être mouillées, me serrentles pieds.

– Eh bien, allons changer, lui dis-je,et, dans une demi-heure, vingt minutes, réunissons-nous quelquepart.

– Oui, tu viendras à la brasserie deStrasbourg, rue de la Harpe.

Nous sortîmes. Dans ce moment, une foule degens rentraient déjà dans le quartier ; on criait :

– Vive la République ! – Vive legouvernement provisoire !

Des étudiants traversaient le cloître ;ils parlaient de Lamartine, de Ledru-Rollin, d’Arago. Nousécoutions. Sous la porte Saint-Jacques, au moment de nous séparer,Emmanuel me dit :

– Il paraît que nous avons ungouvernement provisoire ; tant mieux, c’est meilleur querien.

Il remonta la rue Saint-Jacques. Je ladescendis par-dessus les pavés, jusqu’au coin de la rue desMathurins, où j’allais tourner, quand je vis arriver en face de moiun piquet de trois hommes, conduit par un caporal en chapeau rondet longue capote, qui portait une petite lanterne carrée, et me diten la levant :

– C’est toi, Jean-Pierre ! Je suiscontent de te retrouver, petit.

Celui qui me disait cela, c’était Perrignon.Il venait d’établir un poste dans la rue Saint-Jacques, au coin dela ruelle du Foin, pour tous les hommes de bonne volonté ; ilconduisait sa première ronde.

On se figure comme je l’embrassai. Je luipromis aussitôt de venir veiller à son poste, après avoir étéprévenir Emmanuel.

Nous étions à l’entrée de la rue desMathurins : je n’eus qu’une centaine de pas à faire pourgagner la maison et monter à ma chambre, où je changeai d’habits.Ensuite j’allai prendre Emmanuel à la brasserie de Strasbourg.

Il pouvait être six heures. Pas un bec de gazne brillait dehors. Quelques étoiles troubles se montraient àpeine ; une petite pluie froide tremblotait dans l’air, et detous les côtés on entendait déjà crier :

– Qui vive !… qui vive !…

Dans cette nuit noire, cela produisait ungrand effet. L’idée me vint que les Parisiens ont tout de même dubon sens, puisque, dans la crainte de Bugeaud, ils se gardaienttout de suite comme la troupe, pendant que les ivrognes dormaientdans leur coin.

Emmanuel fut bien content d’apprendre ceschoses, et nous sortîmes de la brasserie à tâtons.

Dans plus d’un endroit on voyait au loin desfeux allumés, avec des hommes assis autour sur les pavés, fumantleur pipe et causant entre eux, le fusil en bandoulière. Ces feuxéclairaient les sentinelles immobiles au haut des barricades, etles vieilles maisons à droite et à gauche. La lumière montait touterouge, comme un éclair, jusqu’aux toits, puis descendait en seresserrant autour de la flamme : tout redevenait sombre.

La masse des pavés nous arrêtait souvent. Plusd’une fois nos pieds tapèrent dans la boue profonde ; maisnous arrivâmes pourtant à notre corps de garde, rue Saint-Jacques,l’un des meilleurs du quartier. Il était grand, il avait un lit decamp, un râtelier pour les armes, et une large cheminée à droite enentrant, où le feu pétillait et flamboyait comme dans les scieriesde notre pays, ce qui vous réjouissait la vue, par un temps depluie et de brouillard pareil.

Autour d’une grosse table de chêne, lescamarades, ouvriers et gardes nationaux, à dix ou quinze, buvaientet mangeaient. Ils avaient fait apporter du vin dans un broc, avecun grand pâté où chacun tranchait à son aise.

– Voici du renfort, s’écria Perrignontout joyeux, en venant nous serrer la main. Vous avezmangé ?

– Nous sortons de chez Ober, réponditEmmanuel.

– Eh bien ! mettez vos fusils aurâtelier. Dans un quart d’heure vous monterez la garde.

Les autres continuaient à boire, à rire, à seraconter ce qu’ils avaient fait depuis trois jours. L’un parlait del’attaque du Château-d’Eau, l’autre de la fuite du roi, un autre del’enlèvement du trône, qu’on avait brûlé sur la place de laBastille.

Chacun avait vu quelque chosed’extraordinaire, et c’est là que j’entendis pour la première foisun garde national chanter l’air Par la voix du canond’alarme, etc., dont plus tard les gens eurent les oreillestellement remplies, qu’ils s’écriaient :

– Mon Dieu ! si nous entendionsseulement encore une fois le bruit des charrettes et les cris desmarchands d’habits ! Quel malheur ! Cela ne finira doncjamais !

Ce garde national avait tous les coupletsécrits sur un morceau de papier ; il chantait d’une petitevoix tendre, et nous répétions tous en chœur :

Mourir pour la patrie ! Mourir pourla patrie !…

Les larmes nous en venaient aux yeux.

Perrignon, assis derrière avec nous, sur lelit de camp, nous racontait l’envahissement de la Chambre, où setrouvait déjà la duchesse d’Orléans avec ses deux enfants ; lamanière honteuse dont les députés satisfaits l’avaient abandonnée,– lorsque le général Bedeau, sur la place de la Concorde, leurdemandait des ordres, et que personne, ni les ministres, ni leprésident, n’osait en donner ; – l’arrivée du peuple, etl’obstination de cette veuve, habillée en noir, au milieu dudébordement, malgré les cris et la fureur ; son calme, lorsqueMarie et Crémieux demandaient le gouvernement provisoire, et queLamartine faisait un discours superbe, déclarant que la nationseule pouvait décider ce qu’elle voulait selon la justice.

– Elle serait restée là, dit-il, ensaluant toute pâle ceux qui prononçaient des mots pour elle ;rien n’aurait pu la forcer de partir, si la grande multituden’avait à la fin rempli tous les bancs, et si Ledru-Rollin n’avaiten quelque sorte proclamé la république. Alors le torrentl’entraîna.

Perrignon disait que le courage de cette femmel’avait attendri ; que pas une reine de France n’avait encoremontré la même fermeté ; seulement que dans cette race desatisfaits, – qui depuis dix-huit ans approuvait tout, votait toutles yeux fermés, – pas un seul n’avait eu le courage de se fairetuer pour la défendre !

Il disait aussi que malheureusement ces êtressans cœur ne manquent jamais sous aucun gouvernement, qu’ilsarrivent tout de suite se mettre à table, en écartant les bonscitoyens des deux coudes, en parlant de leur dévouement, en ayantencore l’air de se sacrifier, la bouche pleine et le ventre gonfléde nourriture ; mais qu’au premier coup de feu tousdisparaissent comme des ombres ; qu’ils trouvent leur peautrop délicate pour recevoir un accroc !

– J’ai vu ça, mes enfants,disait-il ; l’affaire de 1830 m’a découvert la bassessehumaine. Combien pensez-vous qu’il y avait de combattants derrièreles barricades, hier et avant-hier ? Quelques centaines !Eh bien ! demain vous verrez les vainqueurs sortir de terrepar milliers, comme les limaces après la pluie ; ils lèverontle sabre et crieront, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles :« Rangez-vous ! Tambours, battez la charge ! Enavant ! » Si le mot de république pouvait changer cettebassesse en grandeur, ce serait magnifique, mais je n’ose passeulement l’espérer.

Perrignon, assis au bord du lit de camp, nousparlait de la sorte ; Emmanuel et moi nous l’écoutions ensilence ; derrière nous Quentin et Valsy dormaient comme desbienheureux.

Il faut savoir aussi qu’à chaque instant desrondes arrivaient, ramenant des prisonniers. C’étaient les soldatsde la caserne du Foin ou d’ailleurs, dispersés le matin, et quipensaient s’en aller à la nuit. Mais en sortant des allées, cespauvres garçons de la Bretagne, de la Normandie, de l’Alsace,n’avaient pas fait cinquante pas qu’ils entendaientcrier :

– Qui vive !

Et l’on pense si cela les étonnait de voir lasentinelle en casquette ou en chapeau, l’arme prête, remplir leurservice et leur crier :

– Passez au mot d’ordre !

Ils arrivaient tout doucement, et on leurdisait :

– Allez au poste !

Là, sur la porte du corps-de-garde, ilsvoyaient les citoyens réjouis de la victoire, qui leurcriaient :

– Arrivez ici, camarades !…Réchauffez-vous… Asseyez-vous… Buvez un coup !

On leur passait le broc, on leur donnait lecouteau. Pas un seul ne refusait, au contraire ; après avoirpassé la journée au fond d’une cour, dans un bûcher ou partoutailleurs, ils étaient bien contents de s’asseoir à table avec lessoutiens de l’ordre. Quand on leur demandait :

– Eh bien, qu’est-ce que vous allezfaire, maintenant ?

Tous répondaient :

– Mon Dieu, nous allons retourner auvillage ; nous ne comptions pas encore sur notre congé, maisc’est égal, la vieille mère ne sera pas fâchée tout de même de nousvoir revenir avant les sept ans.

Chacun trouvait cela très naturel, et l’oncroyait aussi que tout le monde, à l’avenir, ferait partie de lagarde nationale, qui remplacerait l’armée. C’était la première idéequi vous venait. Qu’est-ce que la France aurait eu à craindre, sinous avions tous été soldats, de dix-huit à vingt-cinq ans, pourmarcher en cas de besoin, et de vingt-cinq à cinquante pour fairele service de l’intérieur ? Les Allemands et les Russes nousauraient laissés bien tranquilles, en se rappelant ce qui leurétait arrivé pendant vingt ans, pour s’être mêlés de nosaffaires.

Enfin il fallut relever les postes. Perrignonnous avertit, et nous partîmes ensemble à cinq ou six, endescendant la rue Saint-Jacques.

C’est moi qui relevai la sentinelle de lapremière barricade. Le mot d’ordre était : « Liberté,ordre public ! »

Les autres partirent ; je restai seul.C’est encore un des grands souvenirs de ma vie : cette nuitsombre, ces hommes qui s’en vont le fusil sur l’épaule et dont lespas se perdent dans le lointain ; ces cris de :« Qui vive ! » répétés dans la profondeur desquartiers, et qui semblaient dire : « Attention,citoyens ! veillez pour la patrie et la liberté ! »Et ces rumeurs du côté de la place de Grève, ces coups de fusil quesuivent de longs silences où l’on entend la pluie tomber desgouttières ; la lanterne cassée, au haut de la barricade, dontla flamme jaune et rouge sort par instant de la vitre humide,éclairant les flaques d’eau à cinq ou six pas : – Oui, c’étaitquelque chose d’étrange.

J’écoutais ! Dans la rue, pas unbruit ; au loin, les paroles du corps de garde, les éclats derire, l’arrivée d’une ronde, les crosses de fusil qui se reposentsur les dalles, le départ d’un piquet, la vieille Sorbonne quitinte la demi-heure. – Ah ! que de pensées vous viennent aprèsune journée pareille !… comme ce qu’on a vu vous repassedevant les yeux : – Ce palais magnifique des Tuileries, cetumulte sur les quais, ces municipaux, l’Hôtel de ville ! – Etmaintenant, que va-t-il arriver ? Lamartine est là,heureusement, il travaille ; dix autres autour de lui, deshommes de cœur, l’aident ; ils préviennent la France, ilscalment le peuple, ils sont forcés de songer à tout pournous !

Oui, ce sont de grands souvenirs, pour unsimple homme tel que moi. Souvent je me demande :

« As-tu vu ces choses, Jean-Pierre ?as-tu veillé sur cette barricade ?… N’est-ce pas unrêve ? »

J’étais là depuis environ une demi-heure,écoutant au milieu du silence, et songeant à tous ces changementsincroyables survenus depuis trois jours ; rien ne bougeait, etma garde avait l’air de vouloir continuer ainsi, quand au loin,derrière moi, vers la place Sorbonne, des pas se mirent à descendrela rue. Ce n’était pas une ronde, car les gens passèrent devantnotre corps de garde sans s’arrêter. Ils parlaient à demi-voix, et,en arrivant au coin de la rue, voyant la haute barricade, ilss’arrêtèrent pour chercher un passage.

Alors, j’armai mon fusil en criant :

– Qui vive !

Trois restèrent en arrière ; unquatrième, un élève de l’École polytechnique, grimpa sur les pavéset me dit :

– C’est M. Arago ; il se rend augouvernement provisoire.

J’avais bien entendu parler de M. Arago, maisbeaucoup de gens, par une nuit pareille, des ennemis, peuventdire :

« Je suis Arago… je suis Lamartine ouLedru-Rollin. »

On n’est pas forcé de les croire ; c’estpourquoi je répondis :

– Allez prendre le mot d’ordre au corpsde garde.

Il descendit, et les trois autres personness’avancèrent plus près, à quatre ou cinq pas. L’élève de l’Écolepolytechnique se mit à courir en remontant la rue. Arago était prèsde la lanterne, que le vent faisait tourbillonner. Je vois encorece vieillard avec sa longue capote, son chapeau rond, le dos un peucourbé, les mains croisées derrière et la tête penchée. Il ne meregardait pas ; il regardait devant lui, toujours à la mêmeplace. Je le vois dans cette ombre, les lèvres serrées, celle dedessous avançant sur l’autre, le nez un peu aquilin, les grossourcils gris, immobile et songeur. Il pensait à combien dechoses !

Les autres se tenaient plus loin dans lesilence.

Pour Arago nous n’étions pas là, ni les pavés,ni la nuit, ni le vent, ni la lanterne tremblotante, ni l’épaisbrouillard ; dans sa pensée, il voyait la France, lebouleversement de tout, l’armée en déroute, le courage qu’ilfaudrait pour tout rétablir avec la liberté.

Je ne savais pas, moi, quel était cethomme ; je ne savais pas que c’était le plus grand esprit denotre temps, le plus ferme, le plus juste. Je ne savais pas quedepuis sa jeunesse il avait travaillé, toujours travaillé, pourgrandir et honorer sa patrie, et qu’on parlait dans tout l’universd’Arago, comme d’un des plus grands génies de l’Europe. Non, je nepouvais pas me figurer le quart de ces choses ! Pourtant devoir là ce vieillard tellement pensif et la figure si noble,j’avais le plus grand respect ; des idées de grandeur, deforce, de bonté, de justice me passaient par la tête ; etdepuis que j’ai su quel génie était là devant moi dans cette nuitbrumeuse, au milieu de ces événements extraordinaires dont lessiècles parleront, depuis, je l’ai toujours comme peint devant lesyeux, sur le fond noir des pavés entassés, près de la lanterne quitourbillonne.

Enfin on accourait du corps de garde, etl’élève de l’École polytechnique me dit à l’oreille :

– Liberté, ordre public !

Je répondis :

– Passez !

Perrignon et deux autres camarades étaientaussi venus. Ils se tinrent en arrière. Arago et ses amis passèrenten silence dans la petite allée à gauche ; Perrignon seretira.

Il était alors sept heures au moins. J’aisouvent entendu dire depuis qu’Arago se trouvait à l’Hôtel deville, avec les autres membres du gouvernement provisoire ;mais ce que je raconte est sûr. Arago n’est pas arrivé avant septheures et demie à la Commune. Il faisait nuit dehors comme dans unfour ; il avait peut-être eu beaucoup de barricades à grimperavant d’arriver à la nôtre ; il demeurait peut-être loin, jen’en sais rien ; mais voilà ce que j’ai vu moi-même.

Ma faction continua jusqu’à huit heures, et jene me rappelle rien de nouveau jusqu’au moment où l’on vint merelever.

En entrant, Perrignon me parla du gouvernementprovisoire, de Lamartine, d’Arago, de Dupont de l’Eure, etc. Il medisait que la maison était détruite, qu’il ne restait que trois ouquatre vieux pans de murs de 92, qu’aucun incendie ne peutentamer ; que les pierres et le mortier ne manquaient pas nonplus, mais que, si l’on changeait d’architecte, que si l’un voulaitune caserne, l’autre une église, l’autre un phalanstère, on neviendrait à bout de rien.

Moi, la fatigue m’accablait ; je dormaisaux trois quarts, et pourtant je me souviens que sa grande crainteétait de voir arriver les individus contraires au bon sens, lescommunistes, les cabétiens, et tous ceux que nous avons vus depuisfaire si bien la besogne de nos ennemis.

Entre quatre et cinq heures, il fallut encoremonter une garde. Alors le petit jour était arrivé, le dangerpassé ; chacun se retira. Je montai dans ma chambre et jedormis jusque onze heures d’un trait.

XXX

 

C’est le 25 février qu’il aurait fallu voir lemouvement de Paris au milieu des barricades ! cette masse degens qui sortaient en quelque sorte de dessous terre, en criant« Victoire » ! le tambour qui battait lerappel ; les braves qui donnaient aux citoyens l’ordre de semettre en rang ; les boutiques des marchands de vin, ouvertesau large, où l’on buvait à la santé de la république ; lestrois ou quatre listes du gouvernement provisoire affichées auxcoins des rues : celle de la Chambre des députés, celle de laCommune, celle de la préfecture de police.

Emmanuel, Perrignon, Valsy et moi, nous étionsconvenus de nous réunir à la brasserie de Strasbourg, vers dixheures ; mais j’avais dormi si longtemps que je n’espéraisplus les trouver, et sur mon chemin j’entendais déjàcrier :

– Méfiez-vous ! ne laissez pasdémolir vos barricades… La place du peuple est dans les barricades…Réunissez-vous sur la place de Grève… Observez bien laCommune !… Prenez garde qu’on vous confisque votre révolutioncomme en 1830 !

Les tambours roulaient. Des individus qu’on neconnaissait ni d’Ève ni d’Adam levaient le sabre encriant :

– Rangez-vous !

Quelques-uns, avec des fusils, lesécoutaient ; ils partaient par escouades de quatre, six, dix,l’arme au bras ; pendant que l’autre, le chef, se dandinaitdevant et se retournait pour voir si ses troupes marchaient en bonordre.

Le principal était d’avoir un tambour ;quand le tambour battait, on emboîtait le pas.

Malheureusement, tous ne voulaient pas seranger ; car, en arrivant à la brasserie de Strasbourg, je visune confusion auprès de laquelle celle de l’Hôtel de ville, quej’avais vue la veille, n’était encore rien. Tout grouillait, toutparlait, tout criait. Sur chaque table, trois ou quatre orateurs,comme on les appelait, faisaient des discours. Quand on écoutait àdroite, on entendait parler de clubs ; à gauche, de Vincennes,devant, de phalanstère ; derrière, de garanties, de drapeaurouge ; de droit au travail ; enfin de tout.

C’était tellement nouveau, tellementextraordinaire, que, s’ils avaient parlé chacun à leur tour, on seserait assis par curiosité pour les entendre. Mais ils parlaienttous ensemble sans s’arrêter.

Chacun d’eux avait aussi trois ou quatrecamarades qui lui prêtaient attention, et quand il en arrivait denouveaux, ces trois ou quatre voulaient les faire écouter, endisant :

– Écoutez, c’est un tel ! qu’on neconnaissait pas.

Je me souviens que, en regardant au fond de lasalle pour tâcher de trouver Perrignon, un de ces hommes en blouseblanche me dit :

– C’est Odénat, le grand Odénat quiparle ! Il a plus de génie que toute la Conventionensemble.

Et que, m’étant retourné sans savoir lequelétait Odénat, un autre me prit par le bras, en disant :

– Écoutez, citoyen, c’est Quilliot… Il aplus de profondeur dans l’esprit que Saint-Just.

J’aurais cru que ces gens se moquaient de moi,s’ils n’avaient pas été si graves. Depuis, j’ai vu qu’ils disaienttous la même chose les uns des autres, et qu’ils le croyaient. Dansleur âme et conscience, ils regardaient Arago, Lamartine,Ledru-Rollin, Marie, Crémieux comme bien au-dessous du moindred’entre eux, et comme ayant pris leur place dans la direction dupeuple. Ils le croyaient, s’étant répété cela entre eux pendant desannées ; mais ils n’étaient pas méchants, ils ne demandaientaux gens que d’avoir la même idée qu’eux sur leur proprecompte.

Je regardais donc tout étonné, quand Emmanuel,Perrignon et Valsy, qui m’avaient attendu, sortirent de labrasserie, et nous descendîmes ensemble au caboulot.Perrignon marchait devant, sa grosse tête penchée d’un air triste.Tout à coup il nous dit :

– Mes enfants, ce n’est pas uneplaisanterie ; ce que je craignais arrive, cessaint-simoniens, ces cabétiens, ces fouriéristes, ces communistesde toute sorte se contentent maintenant de parler, ils veulent nousgagner par la douceur ; mais comme ils ne peuvent pas tousavoir raison, nous serons forcés de choisir entre eux, et lesautres nous tomberont dessus. Ou bien nous les adopterons tous, etnous aurons quinze ou vingt gouvernements qui se feront laguerre ; ou bien la nation soutiendra le gouvernementprovisoire, et tous seront nos ennemis, des ennemis terribles,parce qu’ils croient avoir raison. Aujourd’hui, tout se passeencore en douceur ; ils sont contents de pouvoir parler ;mais demain ils deviendront aigres, et leur aigreur augmentera dejour en jour jusqu’à la bataille. J’ai vu cela ! Appuyons-nousau gouvernement, soutenons-le, c’est notre seule ressource.

Voilà ce qu’il nous dit. Et ce jour-là nousmangeâmes encore au caboulot comme à l’ordinaire ;puis je rentrai rue des Mathurins-Saint-Jacques, pour écrire à mabonne vieille mère Balais que nous avions la république.

Le lendemain, entre deux et trois heures del’après-midi, voyant la foule se porter sur les quais, sans savoirce que cela signifiait, je pris mon fusil pour descendre jusqu’aupont d’Arcole. La foule augmentait de minute en minute, et, sur laplace Notre-Dame, on avait déjà de la peine à passer. J’arrivaipourtant en face de la Commune vers trois heures, et là je montaisur un tas de pierres pour découvrir d’où venait un pareilrassemblement. On n’a jamais vu tant de têtes, tant de baïonnettes,d’étendards pêle-mêle, tant de femmes et d’enfants, de vieux et devieilles. C’était incroyable !

Quelques figures se montraient de temps entemps derrière les hautes fenêtres de l’Hôtel de ville, et tout desuite des rumeurs immenses s’élevaient et se prolongeaient avec desfrémissements sourds, des trépignements et des cris jusqu’au quaides Ormes, et du côté du Louvre, plus loin que le Pont-Neuf. Dieusait combien de milliers d’âmes attendaient là quelque chosed’extraordinaire. – Excepté le chant de la Marseillaise,qui s’élevait tantôt à droite, tantôt à gauche, tout semblaitcalme. Seulement comme l’air était humide et que les femmes nepouvaient plus s’en aller, on les entendait se plaindre et demanderà partir ; mais on ne bougeait pas, on aurait craint de perdrede vue la mairie un instant.

Après mon arrivée, cela dura plus d’unedemi-heure.

Tout à coup un grand murmure s’étendit sur laplace ; ceux qui chantaient se turent. Je m’étais assis ;je me redressai bien vite, et du premier coup d’œil, par-dessuscette foule innombrable, ces milliers de casquettes, de chapeaux,de bonnets, d’étendards, je vis quelques hommes, l’écharpetricolore autour des reins, la tête nue, qui descendaient le grandescalier de l’Hôtel de ville. On entendait murmurer tout bas :« Lamartine, Dupont de l’Eure, Louis Blanc », etc. C’estlà que j’ai vu pour la première fois notre gouvernementprovisoire : Dupont de l’Eure, tout blanc et commeaffaissé ; on le soutenait par les bras. La vue de ce pauvrevieillard, venu dans l’intérêt du peuple, vous remuait le cœur. Lesautres paraissaient encore jeunes auprès de lui. Tous descendirentcet escalier sombre, jusque devant une espèce d’estrade, dontLamartine monta les marches. Il était grand, droit, sa têtegrisonnait, l’écharpe tricolore couvrait sa grande taille maigre.Il tenait à la main un papier qu’il avait l’air de lire, mais il nelisait pas et parlait d’abondance ; et, malgré le grandmurmure de la place, je l’entendais comme si j’avais été près delui.

– Citoyens, dit-il, le gouvernementprovisoire de la République vous annonce de bonnes nouvelles. Laroyauté est abolie, la république proclamée. Le peuple exercera sesdroits politiques. Des ateliers nationaux sont ouverts pour lesouvriers sans salaire. L’armée se réorganise. La garde nationales’unit indissolublement avec le peuple, pour fonder l’ordre de lamême main qui vient de conquérir la liberté. Enfin, messieurs, legouvernement provisoire a voulu vous apporter lui-même, le dernierdécret qu’il vient de délibérer et de signer dans cette séancemémorable : l’abolition de la peine de mort en matièrepolitique… C’est le plus beau décret, messieurs, qui soit jamaissorti de la bouche d’un peuple le lendemain de sa victoire. C’estle caractère de la nation française, qui s’échappe en un crispontané de l’âme de son gouvernement. Nous vous l’apportons. Iln’y pas a de plus grand hommage au peuple, que le spectacle de sapropre magnanimité !

La voix de Lamartine était très forte, graveet belle. Elle s’étendait sur la place, aussi bien que la voix d’unhomme peut aller. Quand il eut fini, des milliers decris :

– Vive la République ! ViveLamartine ! Vive le gouvernement provisoire ! s’élevèrentjusqu’au ciel, en se prolongeant le long des quais, sur la place etdans les rues comme un roulement de tonnerre.

On n’aurait jamais cru que la Républiquepouvait tomber ; on l’aurait crue forte, éternelle comme lajustice. Dieu ne l’a pas voulu ! Peut-être aussi n’étions-nouspas encore dignes de l’avoir !

Ces choses se passaient le 25 ou le 26 février1848, je ne sais plus au juste ; mais je les ai vues.

Et maintenant il faut que je vous raconte labataille de juin, mille fois plus terrible que celle de Waterloo,puisque les Français combattaient entre eux, et que la victoire desuns ou des autres devait couvrir la patrie de deuil.

Je garde cette histoire épouvantable pour uneautre fois, afin que chacun ait le temps de réfléchir à ce que j’aidit, et que je puisse moi-même rassembler mes souvenirs. [1]

Les Bohémiens sous la Révolution

 

« Puisque tu veux savoir pourquoi nousavons quitté la France, me dit le vieux bohémien Bockes[2], rappelle-toi d’abord la grande cavernedu Harberg. Elle est à mi-côte, sous une roche couverte debruyères, où passe le sentier de Dagsbourg. On l’appelle maintenantle Trou-de-l’Ermite, parce qu’un vieil ermite y demeure. Mais biendes années avant, quand les seigneurs avaient encore des châteauxen Alsace et dans les Vosges, nos gens vivaient dans ce trou depère en fils. Personne ne venait nous troubler, au contraire, onnous faisait du bien ; nos femmes et nos filles allaient direla bonne aventure jusqu’au fond de la Lorraine, nos hommes jouaientde la musique ; les tout vieux et les toutes vieillesrestaient seuls au Harberg, couchés sur des tas de feuilles avecles petits enfants.

« Je te dis, Christian, que nous étionsune fourmilière, on ne pouvait pas nous compter. Souvent ilrentrait trois et quatre troupes par jour ; le pain, le vin,le lard, le fromage ne manquaient pas, tout venait enabondance.

« Au fond de ce creux, nous avions aussile grand-père Daniel, blanc comme une chouette qui perd son duvet àforce de vieillesse, et tout à fait aveugle. On ne pouvait leréveiller qu’en lui mettant un bon morceau sous le nez ; alorsil soupirait, et se redressait un peu le dos contre la roche. –Deux autres vieilles ratatinées et chauves lui tenaientcompagnie.

« Eh bien, tu le croiras si tu veux, lesseigneurs et les grandes dames d’Alsace et de Lorraine n’avaient deconfiance que dans l’esprit de ces vieilles. Ils arrivaient àcheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs, pour se faireexpliquer l’avenir et les amours ; et plus les vieillesradotaient, plus elles bégayaient en rêve, plus ces seigneurs etces dames avaient l’air de les comprendre et paraissaientcontents. »

Bockes se mit à rire tout bas en hochant latête et vida son verre.

« C’est là, parmi des centaines d’autres,que je suis venu au monde, reprit-il, au moins je le pense. Il estbien possible que ce soit sur un sentier d’Alsace ou desVosges ; mais ce qui me revient d’abord, c’est notre caverne,nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors, leurstrompettes et leurs cymbales.

« Une chose qui me fait encore plus deplaisir quand j’y pense, ce sont mes premiers voyages sur le dos dema mère. Elle était jeune, toute brune, et bien contente dem’avoir. Elle me portait dans un vieux châle garni de franges, liésur son épaule, et je passais la tête dans un pli pour regarder lesenvirons. – Un grand noir, qui jouait du trombone, nous suivait, etme clignait des yeux en riant de bonne humeur. C’était monpère !

« Nous montions et nous descendions. Jeregardais défiler les arbres, les rochers, les vallons, lesruisseaux où ma mère entrait jusqu’aux genoux, les fermes, lesmoulins et les scieries. Nous allions toujours, et le soir nousfaisions du feu sous une roche, au coin d’un bois. On suspendait lamarmite, d’autres troupes arrivaient, chacun apportait quelquechose à frire. On s’allongeait les jambes, on allumait sa pipe, onriait, les garçons et les filles dansaient. Quelle vie ! Danscent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genêts,l’ombre des arbres qui s’allonge sur la côte brune couverte defeuilles mortes, les ronces qui se traînent, les grosses branchesqui s’étendent dans l’air, – les étoiles au-dessus ;-j’entendais le torrent qui gronde, le vent qui passe dans lesfeuilles, le moulin qui marche toujours, les hautes grives qui serépondent d’un bout de la forêt à l’autre.

« Vous autres, vous ne connaissez pas ceschoses ! Vous aimez un bon feu l’hiver, en racontant voshistoires à la veillée, avec des pommes de terre et des navets dansvotre cave. Qu’est-ce que cela, Christian, auprès de notre marmitequi fume dans les bois, quand la lune monte lentement au-dessus dessapinières, quand le feu s’endort et que le sommeilarrive ?

« Moi, pendant des heures, j’aurais puregarder la lune.

« Et le lendemain, au petit jour, quandle coq de la ferme voisine nous éveillait, que la rosée tombaitdoucement et qu’on se secouait…

« Ah ! gueux de coq, nous ne t’avonspas attrapé ; mais gare… ton tour viendra !

« Si les chrétiens connaissaient cettevie, ils n’en voudraient pas d’autre.

« Malheureusement, les meilleures chosesne peuvent pas durer. Quelques mois plus tard, au lieu d’être bienà l’aise sur le dos de ma mère, je galopais derrière elle, lespieds nus, et j’en regardais un autre plus petit, crépu comme moi,les lèvres grosses et le nez un peu camard, qui se dorlotait dansmon bon sac, qui buvait, qui regardait par la fente de mon sac,sans s’inquiéter de rien. C’est à lui que le grand noir souriait,et c’est lui que ma mère couvrait bien le soir, en me disantseulement : – « Approche-toi du feu. »

« Je grelottais, et je pensais enregardant l’autre :

« Que la peste t’étouffe ! sans toije serais encore dans le sac et j’attraperais les bons morceaux. –Je ne le trouvais pas aussi beau que moi. Je ne comprenais paspourquoi ce gueux avait pris ma place, et je ne pouvais pas lesentir.

« Mais le pire, c’est qu’il fallutbientôt gagner sa vie, danser sur les mains et faire des tours desouplesse.

« Tu sauras, Christian, que nous avionschez nous des danseurs de corde, des musiciens et des diseuses debonne aventure. – Le grand noir essaya d’abord de me faire dansersur la corde, mais la tête me tournait, je croyais toujours tomber,et je m’accrochais avec les mains malgré moi, enfin ce n’était pasmon idée.

« Alors un vieux, qui s’appelait Horni,m’adopta pour jouer de la trompette, et tout de suite j’attrapail’embouchure. Après la trompette, j’appris le cor, après le cor, letrombone. Dans toute notre troupe, on n’avait jamais eu de meilleurtrombone que moi. Pendant que les autres risquaient de se casser lecou en dansant sur la corde, je soufflais avec un grand courage, etj’allais aussi faire les publications ; je battais de lacaisse comme un tambour-maître.

« Nous revenions toujours au Harberg, etj’avais déjà cinq ou six petits frères et sœurs, lorsqu’arriva lecommencement de la guerre entre tout le monde. Cela commença ducôté de Sarrebourg, où les gens se mirent à tomber sur lesjuifs ; on leur cassait les vitres, on jetait les plumes deleurs lits par les fenêtres, de sorte que vous marchiez dans cesplumes jusqu’aux genoux. Les gens chantaient : « Çaira ! » Tout était en l’air, et je me rappelle quenous avions été forcés de nous sauver de Lixheim, où l’on brûlaitles papiers de la mairie devant l’église.

« Le vieux Horni disait que le mondedevenait fou. Nous courions à travers les bois, parce que le tocsinsonnait à Mittelbronn, à Lutzelbourg, au Dagsberg ; tous lespaysans, hommes, femmes, enfants, s’avançaient hors des villagesavec leurs fourches, leurs haches et leurs pioches enchantant : « Ça va ! ça ira !… »« Plusieurs tiraient des coups de fusil.

« Comme nous arrivions à la nuit sur leplateau de Hâselbourg, Horni s’arrêta, car il ne pouvait pluscourir ; il étendit la main du côté de l’Alsace, et tout lelong des montagnes, au-dessus des bois, je vis les châteaux et lescouvents brûler jusqu’aux frontières de la Suisse. La fumée rougemontait aussi des vallons, et dans la plaine les tocsinsbourdonnaient ; ensuite, tantôt à droite, tantôt à gauche, onvoyait quelque chose s’allumer. – Nous tremblions comme desmalheureux.

« En arrivant, vers une heure du matin, àla caverne du Harberg, aucun bruit ne s’entendait, et nous croyionsque tous nos gens venaient d’être exterminés. Par bonheur, cen’était rien ; notre monde restait assis dans l’ombre sansoser allumer de feu, et toute cette nuit, les troupes arrivaient deLorraine et d’Alsace, disant : – Tel château brûle !telle église est en feu ! Dans tel endroit on veut pendre lecuré !… Dans tel autre on chasse les moines !… Lesseigneurs se sauvent !… Le régiment d’Auvergne, qui est àPhalsbourg, a cassé tous ses officiers nobles ; il a nommé descaporaux et des sergents à leur place, etc., etc.

« Cette extermination dura plusieursannées. Les paysans étaient las des couvents et des châteaux ;ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte.

« Nous autres, à la fin, nous avionsrepris courage, et nous recommencions nos tournées. Tout étaitchangé, les gens avaient des cocardes à leurs bonnets ; ils semettaient tous à prêcher et s’appelaient citoyens entre eux ;les semaines avaient dix jours, et le dimanche s’appelaitdécadi ; mais cela nous était bien égal, et même nousvivions de mieux en mieux, parce que les citoyens laissaient leursportes ouvertes, en criant que c’était le règne de la vertu.

« Pas un seul d’entre nous n’avait dedéfiance, lorsqu’un matin, au commencement des foires d’automne, aupetit jour, et comme les bandes allaient se mettre en route, lavieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes à l’entrée de lacaverne, et derrière eux une ligne de baïonnettes. Aussitôt ellerentra, les mains en l’air, et chacun allait voir. Des paysansarrivaient aussi plus loin, avec une longue file de charrettes pournous emmener. Tu penses, Christian, quels cris les femmespoussaient ; mais les hommes ne disaient rien. C’était letemps où l’on coupait le cou des gens par douzaines, et nouscroyions tous qu’on allait nous conduire à Sarrebourg pour avoir lecou coupé, d’autant plus que le juge de paix était avec lamilice.

« Malgré nos cris, on nous fit sortirdeux à deux. Le brigadier disait : Ça ne finira doncjamais !

« Nous étions près de deux cents. – Lesfemmes et les petits enfants montaient sur les charrettes. Leshommes et les garçons marchaient derrière, entre deux files desoldats.

« Lorsqu’on fit sortir le vieux Daniel etla vieille Margareth, à peine étaient-ils dehors, au grand air,qu’ils moururent tout de suite. On les mit tout de même sur unecharrette. Horni, Kleinmichel et moi, nous suivions en pleurant.Toutes nos femmes étaient comme mortes de frayeur. On ne voulaitpourtant pas nous faire de mal, on voulait seulement nous forcerd’avoir des noms de famille, pour nous reconnaître à laconscription.

« Tous les gens des villages où nouspassions venaient nous voir, et nous appelaient aristocrates.

« Une fois à Sarrebourg devant la mairie,au milieu des soldats, on nous fit monter, l’un après l’autre,prendre des noms, qu’on écrivait sur un gros livre.

« Le père Grébus eut de l’ouvrage avecnous jusqu’au soir. – On nous forçait aussi de choisir un logementailleurs qu’au Harberg.

« C’est depuis ce temps que je me suisappelé Bockes. J’étais alors un grand et beau garçon de vingt ans,tout droit, avec une belle chevelure frisée. – Toi, me dit le maireen me regardant, tu ressembles au dieu du bon vin ; tut’appelleras Bockes !

« Il dit au vieux Horni qu’ils’appellerait Silénas, à cause de son gros ventre, et tout le monderiait.

« On nous relâcha les uns après lesautres.

« Horni, Kleinmichel et moi, nousrestions ensemble dans une chambre au Bigelberg. Nous courionstoujours les foires ; mais depuis que nous avions des noms etqu’on nous appelait citoyens, la joie s’en était allée.

« Aussi, lorsqu’un peu plus tard onvoulut nous forcer de prendre des métiers et de travailler commetout le monde, Silénas me dit :

« – Écoute, Bockes, tout cela m’ennuie.Quand j’ai vu les Français brûler les couvents et les châteaux,j’étais content ; je pensais : – Ils veulent se fairebohémiens ! – Mais à présent je vois bien qu’ils sont fous.J’aimerais mieux être mort, que de cultiver la terre comme ungorgio[3]. Allons-nous-en ! »

« Et le même jour nous partîmes pour laForêt-Noire.

« Voilà cinquante ans que nous roulonsdans ce pays, Kleinmichel et moi. Les Allemands nous laissent bientranquilles ! Pourvu qu’on leur joue des valses et deshopser pendant qu’ils boivent des chopes, ils sont heureuxet ne demandent pas autre chose. – C’est un bonpeuple ! »

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