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Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

 

Je vous ai raconté notre campagne de Vendée,ce que les Vendéens eux-mêmes appellent la grande guerre. Nous avions exterminé la mauvaise race sur les deux rives de la Loire,mais les trois quarts d’entre nous avaient laissé leurs os en route. Tout ce qu’on a vu depuis n’est rien auprès d’un acharnement pareil.

Le restant des Vendéens, après l’affaire de Savenay, s’était sauvé dans les marais de long de la côte, où le dernier de leurs chefs, le fameux Charette, tenait encore. Cette espèce de finaud ne voulait pas livrer de batailles rangées ;il pillait, autour de ses marais, les fermes et les villages,emmenant bœufs, vaches, foin, paille, tout ce qu’il pouvait happer ; les malheureux paysans, réduits à n’avoir ni feu, ni lieu, finissaient toujours par le rejoindre, et la guerre civile continuait.

La 18e demi-brigade et les autres troupes cantonnées aux environ de Nantes, d’Ancenis et d’Angers,fournissaient de forts détachements, pour tâcher d’entourer et de prendre ce chef de bandes ; mais à l’approche de nos colonnes il se retirait précipitamment, et d’aller le suivre à travers les saules, les joncs, les aunes et autres plantations touffues, où les Vendéens nous attendaient en embuscade, on pense bien que nous n’étions pas si bêtes : ils nous auraient tous détruits en détail.

Voilà notre existence aux mois de janvier etfévrier 1794. Et maintenant je vais marcher plus vite ; je mefais vieux, j’ai encore plusieurs années à vous raconter jusqu’à lafin de notre république, et je ne veux rien oublier, surtout de ceque j’ai vu moi-même.

C’est dans une de nos expéditions contreCharette que je retombai malade. Il pleuvait tous les jours ;nous couchions dans l’eau ; les Vendéens coupaient souvent nosconvois, nous manquions de tout ; mes crachements de sang, parla souffrance, les privations, les marches forcées, recommencèrentplus fort ; il fallut m’envoyer à Nantes, avec un convoi deblessés.

À Nantes, le médecin en chef ne me donna passeulement quinze jours à vivre ; les blessés du combat deColombin encombraient les salles, les escaliers, lescorridors ; je demandai à retourner au pays.

– Tu veux revoir ton pays, mongarçon ? me dit le major en riant ; c’est bon, ton congéva bientôt venir !

Et huit ou dix jours après il m’apportait déjàmon congé définitif, comme hors de service ; un autre avait dela place dans mon lit.

Il s’est passé depuis des années et desannées, le major qui m’avait condamné n’a plus mal aux dents, j’ensuis sûr, et moi je suis toujours là ! Que cela serve de leçonaux malades et aux vieillards que les médecins condamnent ;ils vivront peut-être plus longtemps qu’eux ; je ne suis pasle seul qui puisse leur servir d’exemple.

Enfin, ayant mon congé dans ma poche, et centlivres en assignats, que Marguerite m’avait envoyés bien vite, enapprenant par mes lettres que j’étais malade à l’hôpital de Nantes,je ramassai mon courage et je pris le chemin du pays. C’était enmars, au temps de la plus grande terreur et de la plus effrayantefamine. Il ne faut pas croire que le temps était mauvais ; aucontraire, l’année se présentait bien, tout verdissait etfleurissait, les poiriers, les pruniers, les abricotiers étaientdéjà blancs et roses avant la fin d’avril. On aurait bénil’Éternel, s’il avait été possible de rentrer la moitié desrécoltes qu’on voyait en herbe ; mais elles étaient encoresous terre, il fallait attendre des semaines et des mois pour lesavoir.

Je pourrais vous peindre tout le long de laLoire les villages abandonnés, les églises fermées, les files deprisonniers qu’on emmenait ; l’épouvante des gens quin’osaient vous regarder ; les commissaires civils, avec leurécharpe et leurs hommes, le dénonciateur derrière, en train defaire la visite ; les gendarmes et même les citoyens qui vousdemandaient votre feuille de route à chaque pas.

Les hébertistes, qui voulaient abolir l’Êtresuprême, venaient d’être guillotinés ; on cherchait de tousles côtés leurs complices, et naturellement plus d’un frémissaitcar on ne voulait plus d’ivrognes, plus de débauchés, plus d’êtreséhontés qui renient la justice et l’humanité ; on ne parlaitplus que de Robespierre et du règne de la vertu.

Moi je me traînais d’étape en étape, tout pâleet maigre, comme un malheureux qui n’a plus que le souffle.Quelquefois les paysans que je rencontrais, tournant la tête,avaient l’air de se dire en eux-mêmes :

« Celui-là n’a pas besoin de s’inquiéter,il ne fera pas de vieux os ! »

Dans les environs d’Orléans, l’idée me vintd’aller voir Chauvel à Paris ; c’était une idée de malade quise raccroche à toutes les branches. Je me figurais que les médecinsde Paris en savaient plus que les barbiers, les vétérinaires et lesarracheurs de dents qu’on avait envoyés dans nos bataillons en92 ; et puis Paris c’était tout : c’est de là quepartaient les décrets, les ordres aux armées, les gazettes et lesgrandes nouvelles ; je voulais voir Paris avant de mourir, etvers le commencement d’avril j’arrivai dans ses environs.

Quant à vous peindre comme Marguerite etChauvel cette grande ville, ce mouvement au loin, ces faubourgs,ces barrières, ces courriers qui vont et viennent, ces grandes ruesencombrées de monde, ces files de misérables en guenilles, enfin cebourdonnement de cris, de voitures, qui monte et descend comme unorage, vous devez bien comprendre que je n’en suis pascapable ; d’autant plus que j’ai passé là dans un tempsextraordinaire, seul, malade, sans savoir, au milieu de cetteconfusion, ce qu’il fallait regarder, ni même de quel côté jevenais d’entrer et de quel côté j’allais sortir.

Tout ce qui me revient, c’est que jedescendais une grande rue qui n’en finissait pas, et que cela duraplus d’une heure ; ceux auxquels je demandais la rue du Bouloime répondaient tous :

– Toujours devant vous !

Je croyais perdre la tête.

Il pouvait être cinq heures et la nuit venait,lorsque, à la fin des fins, au bout de cette rue, en face d’unvieux pont couvert de grosses guérites en pierres de taille, je visla Seine, de vieilles maisons à perte de vue penchées au bord, unegrande église noire sans clocher par-dessus, et d’autres bâtissesinnombrables. Le soleil se couchait justement, tous ces vieux toitsétaient rouges. Comme je regardais cela, me demandant de quel côtétourner, quelque chose d’épouvantable passa devant moi, quelquechose d’horrible et qui me fait encore bouillonner mon vieux sangaprès tant d’années.

J’avais déjà passé le pont ; et voilàqu’au milieu d’une foule de canailles, – qui criaient, dansaient,roulaient les uns sur les autres, en levant leurs sales casquetteset leurs bâtons, – voilà qu’entre deux forts piquets de gendarmes àcheval, s’avancent lentement trois voitures pleines de condamnés.Dans la première de ces voitures, à longues échelles peintes enrouge, deux hommes se tenaient debout, en bras de chemise, lapoitrine et le cou nus, les mains liées sur le dos. Tous les autrescondamnés étaient assis sur des bancs à l’intérieur et regardaientdevant eux d’un air d’abattement et les joues longues ; maisde ces deux-là, l’un, fort, large des épaules, la tête grosse, lesyeux enfoncés et comme remplis de sang, riait en serrant seslèvres, on aurait dit un lion entouré de misérables chiens quigueulent et s’excitent pour tomber dessus ; il les regardaitd’un air de mépris, ses grosses joues pendantes tremblaient dedégoût. L’autre plus grand, sec et pâle, voulait parler ; ilbégayait en écumant, l’indignation le possédait.

Ces choses sont peintes devant moi ; jeles verrai jusqu’à ma dernière heure.

Et pendant que les chevaux, les sabres, leséchelles rouges et la race abominable s’éloignaient, piaffant,grinçant et criant : « À mort les corrompus !… Àmort les traîtres !… Ça ira !… Dansons lacarmagnole !… À toi, Camille !… À toi, Danton !…Ha ! ha ! ha !… Vive le règne de la vertu !Vive Robespierre ! » pendant que cette espèce de mauvaisrêve s’en allait à travers la foule innombrable, penchée auxfenêtres, aux balcons, rangée le long de la rivière, voilà que ladeuxième voiture arrive, aussi pleine que la première, et plus loinla troisième. Je me souvins en même temps que Chauvel était l’amide Danton, et je frémis en moi-même ; s’il avait été là,malgré tout j’aurais tiré mon sabre pour tomber sur la canaille etme faire tuer, mais je ne le vis pas ; je reconnus seulementnotre général Westermann dans le nombre : le vainqueur deChâtillon, du Mans, de Savenay. Il s’y trouvait, lui, les mainsattachées sur le dos, tout sombre et la tête penchée.

La même abomination de cris, de chants etd’éclats de rire suivait ces deux dernières voitures.

Ce n’est pas l’idée de la mort qui peut fairetrembler de pareils hommes, mais la colère de voir l’ingratitude dupeuple, qui les laisse insulter et traîner à la guillotine par desmouchards. Ces mouchards ont sali notre révolution ; ils sedisaient sans-culottes et vivaient à leur aise dans la police,pendant que le peuple, ouvriers et paysans, souffrait toutes lesmisères ; ils restaient à Paris pour souffleter les victimes,pendant que nous autres, par centaines de mille, nous défendions lapatrie et versions notre sang à la frontière.

Enfin je partis de là dans l’épouvante. Jevoyais déjà notre république perdue, cette manière de seguillotiner les uns les autres ne pouvait pas durerlongtemps ; ce n’est pas en coupant le cou aux gens qu’onprouve au peuple qu’ils avaient tort.

À quelques cents pas plus loin, je finis partrouver la maison où demeurait Chauvel. Il faisait nuit. J’entraidans la petite allée sombre ; en bas, à gauche, demeurait untailleur, au fond d’une niche que sa table remplissait toutentière. C’était un vieux, le nez rouge jusqu’aux oreilles. Je luidemandai le représentant du peuple Chauvel. Aussitôt cet homme,avec de grosses besicles, me regarda des pieds à la tête ;ensuite il décroisa ses jambes cagneuses et me dit :

– Attends, citoyen, je vais lechercher.

Il sortit, et cinq ou six minutes après, ilrevenait, amenant un gros homme court, le chapeau retroussé, unegrosse cocarde devant, et l’écharpe tricolore autour du ventre.Deux ou trois sans-culottes le suivaient.

– Tenez, le voilà, dit le tailleur, c’estlui qui demande Chauvel.

L’autre, un commissaire civil sans doute,commença par me demander qui j’étais, d’où je venais. Je luirépondis que Chauvel le saurait bien.

– Au nom de la loi, me cria cet homme, jete demande tes papiers !… Vas-tu te dépêcher, oui ounon ?

Les sans-culottes alors entrèrent dans laniche. Je ne pouvais plus me remuer ; de tous les côtés dansla petite allée, j’entendais des gens marcher, descendre desescaliers, et je voyais cette espèce me regarder dans l’ombre avecdes yeux de rats ; c’est pourquoi tout pâle de colère, jejetai ma feuille de route et mon congé sur la table. Le commissaireles prit et les mit dans sa poche en me disant :

– Arrive ! – Et vous autres,attention, qu’on ouvre l’œil !

Le tailleur paraissait content ; ilcroyait déjà tenir la prime de cinquante livres : j’auraisvoulu l’étrangler.

Il fallut sortir. Cinquante pas plus loin,dans une grande salle carrée où des citoyens montaient la garde, onexamina mes papiers.

Quant à vous dire toutes les questions que mefit le commissaire sur mon engagement, sur ma route, sur monchangement de direction et la manière dont j’avais connu Chauvel,c’est impossible depuis le temps. Cela dura plus d’une demi-heure.À la fin il reconnut pourtant que mes papiers étaient en règle etme dit, en posant dessus son cachet, que Chauvel était en mission àl’armée des Alpes. Alors la colère me prit ; je luicriai :

– Ne pouviez-vous pas me dire cela toutde suite ? tas de…

Mais je retins ma langue ; et lecommissaire, me regardant d’un air de mépris, s’écria :

–Tout de suite ! Il fallait te dire celatout de suite ! Ah ça ! dis donc, imbécile, est-ce que tucrois que la république raconte ses secrets au premier venu ?Est-ce que tu ne pouvais pas être un espion de Cobourg ou dePitt ? Est-ce que tu portes ton certificat de civisme peintsur ta figure ?

Cet homme paraissait furieux ; s’il avaitfait un signe aux sectionnaires, attentifs autour de nous, avecleurs piques, j’étais arrêté. J’eus assez de bon sens pour garderle silence ; et lui, vexé de n’avoir pas fait une bonne prise,me montra la porte en disant :

– Tu es libre ; mais tâche de ne pasêtre toujours aussi bête, ça te jouerait un mauvais tour.

Je sortis bien vite et je remontai la rue.Tous ces sans-culottes me regardaient encore de travers.

Durant les deux jours que je restai à Paris,le même spectacle me suivit : partout les gens ne voyaient quedes suspects, le premier venu pouvait vous arrêter ; onpassait sans oser se regarder les uns les autres. Et ce n’était passans cause : les trahisons avaient donné le branle ; ladisette poussait les misérables à chercher de quoi vivre, ilsdénonçaient les gens, pour avoir la prime ! Un mal avait amenél’autre ; nous étions en pleine terreur, et cette terreurépouvantable venait des Lafayette, des Dumouriez, de tous ceux qui,dans le temps, avaient livré nos places, essayé d’entraîner leursarmées contre la nation et porté les paysans à détruire larépublique. Les grands maux font les grands remèdes, il ne faut pass’en étonner.

Une fois hors des griffes du commissaire, enremontant la vieille rue sombre, je finis par trouver une de cesauberges où les mendiants et les pauvres diables de mon espècelogeaient à quelques sous la nuit. C’est ce qu’il me fallait ;car avec mon vieux sac, mon vieux chapeau, mes pauvres habits deVendée, tout usés, déchirés et rapiécés, on n’aurait pas voulu merecevoir ailleurs. J’entrai donc dans ce cabaret borgne, et lavieille qui se trouvait derrière le comptoir, au milieu d’un tas desans-culottes qui buvaient, fumaient et jouaient aux cartes, cettevieille comprit tout de suite ce que je voulais. Elle me conduisiten haut de sa baraque, moyennant une corde qui servait derampe ; il fallut payer d’avance, et puis m’étendre sur unepaillasse, d’où les puces, les punaises et autres vermines mechassèrent bientôt. Je m’étendis alors sur le plancher, la tête surmon sac, comme en plein champ ; et, malgré les mauvaisesodeurs, les cris d’ivrognes, le passage des rondes en bas dans larue ; malgré le manque d’air dans ce recoin, sous les tuiles,et les jurements abominables de ceux qui trébuchaient dansl’escalier, je dormis jusqu’au matin.

L’idée que Danton, Camille Desmoulins,Westermann et les meilleurs patriotes étaient morts ; queleurs têtes coupées reposaient l’une sur l’autre avec leurs corps,dans le sang, me réveilla bien deux ou trois fois ; mon cœurse serrait ; je bénissais le ciel de savoir Chauvel en missionà l’armée, et je me rendormais à force de fatigue.

Le lendemain d’assez bonne heure, jedescendis ; j’aurais pu m’en aller tout de suite, ma dépenseétait payée, mais autant rester là, puisqu’on y mangeait à bonmarché. Je m’assis donc tout seul, et je déjeunai tranquillementavec un morceau de pain, du fromage, un demi-litre de vin. Cela mecoûta deux livres dix sous en assignats ; il me restaitsoixante-quinze livres.

Je voulais voir la Convention nationale avantde retourner au pays. Depuis trois mois que nous avions couru leBocage et le Marais, nous ne connaissions plus les nouvelles ;les fédérés parisiens avaient presque tous péri ; eux seulss’inquiétaient des grandes batailles de la Convention, des Jacobinset des Cordeliers ; après eux on n’avait plus songé qu’auservice. La mort de Danton, de Camille Desmoulins et de tous cespatriotes qui les premiers avaient soutenu la république, meparaissait quelque chose de terrible ; il fallait donc que lesroyalistes eussent pris le dessus ! voilà les idées qui mepassaient par la tête ; et sur les huit heures, ayant payé ceque je devais à la vieille, je laissai chez elle mon sac, en laprévenant que je reviendrais le prendre.

Tout ce que Marguerite m’avait écrit autrefoissur Paris, sur les cris des marchands, les files de malheureux à laporte des boulangeries, les disputes au marché pour s’arracher ceque les campagnards apportaient, je le vis alors, et c’était devenupire. On chantait de nouvelles chansons ; on criait partoutles journaux qui parlaient de la mort des corrompus.

Je me souviens avoir traversé d’abord unegrande cour plantée de vieux arbres, – le palais du ci-devant ducd’Orléans, – et d’avoir vu beaucoup de gens assis dehors, en trainde boire et de lire les gazettes ; ils riaient, ils sesaluaient comme si rien ne s’était passé. Plus loin, sur l’enseigned’une salle en plein air, qui me rappela celle que Chauvel avaitétablie chez nous pour la commodité des patriotes, ayant lu :« Cabinet de lecture », j’entrai hardiment et je m’assisparmi des quantités de citoyens, qui ne tournèrent pas même latête ; là je lus le Moniteur tout entier, et d’autresgazettes racontant le procès des dantonistes, ce qui ne me coûtaque deux sous.

Le Comité de salut public avait fait arrêterles dantonistes, soi-disant pour avoir conspiré contre le peuplefrançais, en voulant rétablir la monarchie, détruire lareprésentation nationale et le gouvernement républicain.

On les avait empêchés de parler ; onavait refusé de faire venir les témoins qu’ils demandaient ;et comme ils s’indignaient ; comme Danton parlait du peuple etque le peuple s’indignait avec lui, Saint-Just et Billaud-Varennes,représentant le Comité de salut public devant le tribunalrévolutionnaire, avaient couru dire à la Convention que les accusésse révoltaient, qu’ils insultaient la justice, et que si la révoltegagnait le dehors, tout était perdu.

Ces malheureux ne parlaient pas des justesréclamations de Danton, de la liste des témoins qu’il demandait etqu’il fallait entendre, selon la loi !

Saint-Just dit qu’un décret seul pouvaitarrêter la révolte. Et cette grande Convention nationale, tremblantalors devant le Comité de salut public, dont Robespierre,Saint-Just et Couthon s’étaient rendus maîtres, cette Convention,qui tenait tête à toute l’Europe, avait décrété que le président dutribunal révolutionnaire devait employer tous les moyens pourforcer les accusés de respecter la tranquillité publique, et même,s’il le fallait, aller jusqu’à les mettre hors la loi !

C’est tout ce que Robespierre voulait.

Le lendemain, sans entendre les témoins, nil’accusateur public, ni les défenseurs, ni le président, les jurésassassins décidèrent qu’ils en savaient assez ; ilsdéclarèrent Danton et ses amis coupables d’avoir voulu renverser larépublique, et les juges leur appliquèrent la peine de mort.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler lesparoles de Danton, de Camille Desmoulins et des autresdantonistes ; elles sont dans tous les livres qui parlent dela république. Danton avait dit : « Mon nom est inscritau panthéon de l’histoire ! » Il avait raison ; cenom est inscrit tout en haut et celui de ses assassins enbas ; Danton les écrase ! C’est le premier, le plus grandet le plus fort des hommes de la Révolution ; il avait du cœuret du bon sens, ses ennemis n’en avaient pas ; ils ont perdula république, et lui l’avait sauvée. Tant qu’un honnête hommevivra parmi nous, Camille Desmoulins aura des amis qui plaindrontson sort ; tant qu’il restera chez nous des braves, le nom deWestermann sera respecté. Mais je dis là des choses que tout lemonde sait ; il vaut mieux continuer tranquillement et ne pass’emporter.

Après avoir lu cela, les yeux troubles, je merendis à la Convention ; je n’eus qu’à demander au premiervenu, il me dit :

– C’est là-bas.

Autant que je me rappelle, c’était une grandebâtisse, donnant sur un jardin, l’escalier sous une voûte et lalumière venant d’en haut. Chacun pouvait y monter, mais il fallaitarriver de bonne heure, pour avoir de la place dans les balcons àl’intérieur, garnis de drapeaux tricolores et de couronnes enpeinture. Je trouvai tout de suite une place sur le devant de cesbalcons. On était assis comme aux orgues d’une église, les bras surla balustrade. Je voyais tous les bancs en bas, en demi-cercle, lesuns au-dessus des autres, jusque près du mur, la tribune en face.On montait à la tribune par des escaliers sur les côtés. Tout étaiten bois de chêne et bien travaillé. Les représentants arrivaient àla file se mettre dans leurs bancs, les uns à gauche, les autres àdroite, en haut, en bas, dans le milieu, ce qui prit bien uneheure. Nos balcons aussi se remplissaient de gens du peuple enbonnet rouge à petite cocarde, quelques-uns avaient des piques. Onparlait, cela faisait un grand bourdonnement sous cette voûte.

À mesure que les représentants arrivaient, lesgens autour de moi disaient :

– Ça, c’est un tel !

– Ce gros homme, c’est Legendre.

– Celui-ci, que les serviteurs officieuxapportent sur sa chaise, c’est Couthon.

– Voici Billaud, Robert Lindet, Grégoire,Barrère, Saint-Just.

Ainsi de suite.

Lorsqu’on parla de Saint-Just, je me penchaipour le voir ; il était petit et blond, très beau de figure etbien habillé, mais raide et orgueilleux. En pensant à ce qu’ilvenait de faire, j’aurais souhaité lui parler dans un coin.

On appelait ces gens « lesvertueux ! » mais nous autres, nous étions bien aussivertueux qu’eux, je pense, dans les tranchées de Mayence, sur lesredoutes et dans les boues de la Vendée, sans pain, sans souliers,sans habits. Je trouve, moi, que le peuple est bien bête de donnerd’aussi beaux noms à des orgueilleux pareils, et puis de les adorercomme des êtres extraordinaires. L’esprit de bassesse fait toutecette admiration ; et d’appeler « vertueux » desscélérats qui se débarrassent des plus grands citoyens, parcequ’ils gênent leur ambition et leur despotisme, c’est tropfort.

Presque aussitôt après Robespierreentra ; de tous les côtés, dans les balcons, ondisait :

– C’est lui !… c’est le vertueuxRobespierre… l’incorruptible, etc., etc.

Je regardai cet homme ; il traversait lagrande salle, et montait le petit escalier en face, un rouleau depapier dans la main, des lunettes vertes sur le nez. Auprès desautres représentants, presque tous en habit noir, vous auriez ditun mirliflore : il était frisé, peigné ; il avait unecravate blanche, un gilet blanc, un jabot, des manchettes ; onvoyait que cet homme se soignait et se regardait au miroir commeune jeune fille. J’en étais étonné. Mais quand il se retourna ets’assit en déroulant ses papiers, sans avoir l’air de rienentendre, et que je le vis espionner en dessous et derrière seslunettes ceux de la salle, de tous les côtés, alors l’idée me vintqu’il ressemblait aux renards, les plus fins et les plus propresdes animaux, qui se peignent, qui se lèchent et s’arrangentjusqu’au bout des ongles. Je me dis en moi-même :

« Toi, tu n’aurais jamais ma confiance,quand tu serais encore mille fois plus vertueux. »

Il était à peine assis, que le présidentTallien, un beau jeune homme, la figure ronde, cria :

– Citoyens représentants, la séance estouverte !

Je me souviens maintenant que tous ces gensétaient pâles ; ils parlaient fort, ils criaient, ils disaientde grands mots ; mais aussitôt après leurs joues pendaient,tout devenait triste. Chacun pensait sans doute à ce qui s’étaitpassé la veille, et peut-être encore plus à ce qui pourrait sepasser le lendemain.

Une chose qui les mit tous en fureur, ce futde voir arriver au commencement de la séance un pétitionnaire, unboucher ou peut-être un marchand de bétail, trapu, carré, que lesserviteurs officieux firent avancer jusqu’auprès des bancs, et quidéclara qu’il venait offrir à la nation quinze cents livres, pourentretenir et bien graisser la guillotine. Il voulait encoreparler, mais on ne le laissa pas finir ; touscriaient :

– Videz la barre ! Videz labarre !

Et les serviteurs officieux le mirentdehors.

Pendant ce spectacle, Robespierre avait l’aird’écrire et de ne rien entendre ; mais comme le pétitionnaires’en allait, il cria de sa place :

– Le Comité de surveillance aura l’œilsur cet homme, il importe d’examiner sa conduite.

C’est tout ce qu’il dit jusqu’au soir. Sa voixétait claire ; on l’entendait par-dessus tous les cris et lesbourdonnements de la salle.

Aussitôt après, plus de vingt jeunes gens, desenfants de quinze à seize ans, arrivèrent en uniforme ;c’étaient les élèves de l’école de musique. Ils s’avancèrent sansgêne, et le plus grand d’entre eux se mit à lire une pétition, pourfaire empoigner, juger et guillotiner leurs professeurs, menaçantque si la Convention ne leur accordait pas la liberté de faire cequ’ils voudraient après les classes, tous quitteraient leurécole.

L’indignation recommença contre ces mauvaissujets. Le président Tallien leur dit avec force qu’ils étaientindignes d’être les élèves de la patrie, étant beaucoup trop bornéspour comprendre les devoirs de républicains ; et puis il leurordonna de sortir.

Cela causa d’abord une dispute entre deuxreprésentants : l’un demandait de faire inscrire au bulletinles paroles insolentes de ces polissons, l’autre disait que cesjeunes citoyens étaient encore des enfants, incapables d’écrire unepétition semblable, et qu’il fallait seulement rechercher lesauteurs du scandale.

On adopta ce qu’il demandait.

Ensuite on lut les propositions du Comité desfinances et celles du Comité de la guerre ; la Convention, surces propositions, rendit deux décrets, l’un pour fixer le prix destransports par eau sur la Saône et le Rhône, en changeant le tarifdes messageries de 1790 ; l’autre pour embrigader et compléterles bataillons de la formation d’Orléans, tirés des armées du Nordet des Ardennes, et les faire considérer comme d’ancienneformation.

Toutes ces choses m’intéressaient, je voyaisla manière de voter nos lois, et je reconnaissais que cela sefaisait avec ordre.

On vota d’autres lois encore en ce jour, surle remboursement des offices de la maison de Louis XVI, car avant89, toutes les places se vendaient et s’achetaient ; larépublique ayant aboli ces places, voulait rendre l’argent qu’ellesavaient coûté ; c’était juste.

Par ce même décret, elle accorda des secourset pensions à tous les anciens serviteurs à gages du ci-devant roi,qui par vieillesse ne pouvaient plus vivre de leur travail. Ainsila république s’est montrée plus juste et plus probe que les autresgouvernements.

Mais ce qui me rendit bien autrement attentif,c’est quand le citoyen Couthon se mit à parler au nom du Comité desalut public. Vous auriez cru de loin une vieille femme, avec sesfanfreluches et sa perruque poudrée. Il parlait de sa place, étantcul-de-jatte, et ne pouvant monter l’escalier de la tribune. Voicice qu’il dit ; cela donnait à penser en ce temps de terreurhorrible.

Il dit qu’un décret avait été rendu la veillepar la Convention, pour forcer chacun de ses membres à faireconnaître la profession qu’il exerçait avant la Révolution, lafortune qu’il avait, et les moyens par lesquels cette fortune avaitpu s’augmenter. Plus d’un, je crois, serait embarrassé de rendre unpareil compte aujourd’hui. Il dit que ce décret ayant été renvoyépour les détails au Comité de salut public, le Comité s’en étaitoccupé tout de suite ; mais qu’il avait pensé que cet objetétait le commencement de bien d’autres mesures générales surl’épurement de la morale publique, et que, pour cette raison, iln’avait encore rien arrêté ; que cela viendrait ; que leComité ferait un rapport sur l’influence morale du gouvernementrévolutionnaire, ensuite un autre rapport sur le but de la guerreaux tyrans de l’Europe ; un autre encore sur les fonctions desreprésentants en mission, soit aux armées, soit dans lesdépartements, en vue de les mieux tenir sous la main dugouvernement ; enfin, un rapport au projet de fête à l’Êtresuprême tous les dix ans.

La salle était pleine d’enthousiasme enl’écoutant, et de temps en temps Robespierre, qui ne finissait pasd’écrire, baissait la tête, comme pour dire :

« C’est ça !… c’est biença ! »

Après ce discours, on lut à l’Assemblée laliste des prises faites par notre marine sur les Anglais et lesHollandais, ce qui dura jusqu’à huit heures du soir.

Le pauvre Legendre, qui seul entre tous avaitosé défendre son ami Danton à la Convention, voyant que l’épurationn’était pas encore finie, vint dire d’un air de satisfaction, quele conseil général de la commune de Havre-Marat avait envoyéplusieurs adresses à la Convention, pour la remercier de sonénergie contre les conspirateurs ; qu’on avait oublié d’enparler, mais que lui se faisait un devoir de la féliciter d’un sibeau sentiment. Il regardait Robespierre de côté, mais cet hommevertueux, penché sur son pupitre, n’avait pas l’air del’entendre ; il ne baissa pas la tête une seule fois. PauvreLegendre ! il dut passer une bien mauvaise nuit.

Alors la séance fut levée. Tous les gens desbalcons sortirent par les escaliers, les représentants par lagrande porte en bas, et moi je suivis la foule, rêvant à toutes ceschoses.

Ah ! quel bonheur de retourner à lamaison, et que j’étais las de ces vertus extraordinaires de gensqui veulent avoir tout sous la main : représentants, généraux,soldats, comités et clubs : qui vous arrangent tout, mettentde l’ordre en tout, et font guillotiner sans pitié les hommes decœur qui veulent un peu de miséricorde et de liberté. Je voyaisbien où ces mesures devaient aboutir ! Robespierre était lemaître, restait à savoir si cela durerait, car la guillotineluisait pour tout le monde.

Chapitre 2

 

Le lendemain 7 avril 1794, je quittaiParis ; j’en avais assez vu.

Quand un homme seul fait trembler tous lesautres ; quand, sur ses rapports, on est regardé commecoupable, que les preuves, les témoins, les défenseurs ne sont plusque des formalités ; que les juges et les jurés sont choisispour envoyer ceux qui les gênent à la guillotine, cela dittout !

Je m’en allai bien triste et bien malade, toutblanc de poussière, car il faisait chaud.

Tout le long de la route des postes vousarrêtaient, visitaient vos papiers, mettaient leur visa dessus.Robespierre n’avait confiance que dans la police ; presquetous les juges de district, les administrateurs, les représentantsen mission, les maires, et jusqu’aux gardes champêtres, étaient desa police ; cela faisait en quelque sorte une nation demouchards, qui se payait et vivait sur les paysans, les ouvriers,les travailleurs de toute sorte. On comprend combien de pareillesavanies, qui se renouvelaient à chaque bourgade, indignaient lesvoyageurs.

Le huit ou neuvième jour, après avoir passéChâlons, je me traînais un soir sur la route deVitry-le-Français ; la sueur me tombait goutte à goutte dufront, et je m’écriais en moi-même : « Faut-il donc tantsouffrir en ce monde, avant d’arriver au cimetière ! Faut-ilque tantôt une espèce de gueux et tantôt une autre roule en voitureet se goberge comme des princes, pendant que les honnêtes genspérissent lentement de fatigue et de misère ! »

J’avais fini par m’asseoir sur un tas depierres, regardant au loin, bien loin, un petit village au bout dela route ; le soleil descendait ; j’avais faim et soif,et je me demandais si j’aurais encore le courage d’aller jusque-là.Comme j’étais ainsi découragé, tout à coup le roulement d’unevoiture sur la route me fit tourner la tête, et je vis s’approcherau trot une de ces charrettes de la campagne, – tressées d’osier, –en forme de grande corbeille, un vieux bonhomme en large chapeau depaille et carmagnole de drap gris assis devant. À mesure qu’ils’approchait, je reconnaissais qu’il avait une bonne figure, degros yeux bleu clair, de bonnes lèvres, la perruque à la cadogandans son sac, qu’on appelait crapaud ; il me regardait aussi,et me cria le premier :

– Tu es las, citoyen ! monte donc àcôté de moi, ça te reposera de la route.

J’étais étonné et même attendri.

– J’allais te demander ce service,citoyen, lui dis-je en me levant, pendant qu’il s’arrêtait et metendait la main. Je n’en peux plus !

– Ça se voit, fit-il. Tu viens deloin ?

– J’arrive de la Vendée. Je suis maladeet hors de service ; la marche me fatigue, je crache le sang.Pourvu que j’arrive au pays pour mourir, c’est tout ce que jedemande.

La charrette s’était remise à trotter ;lui, me regardant alors, s’écria comme touché :

– Bah ! bah ! jeune homme,qu’est-ce que cela signifie ? Tu n’as donc pas decourage ? Quand on est jeune, il ne faut jamais se désespérer.Je te dis, moi, qu’il ne te faut que du repos, une bonnenourriture, du bon vin, et tout se remettra. Crois-moi ! HueGrisette !

Je ne répondis rien ; quelques instantsaprès il me demanda :

– Tu as passé par Paris,citoyen ?

– Oui, lui dis-je, et cela m’a rendu plusmalade ; j’ai vu là des choses qui m’ont arraché le cœur, j’ensuis abattu.

– Quoi donc ? fit-il en meregardant.

– J’ai vu guillotiner les meilleurspatriotes : Danton, Camille Desmoulins, mon généralWestermann, et tous les braves gens qui nous avaient sauvés. Si jen’étais pas tellement malade, et si je valais la peine d’êtreguillotiné, je n’oserais pas parler comme je le fais ; maisqu’on vienne m’empoigner, je m’en moque, les scélérats ne metiendront pas longtemps : c’est de l’abominablecanaille !

En parlant, la colère et la fatigue mefaisaient cracher le sang à pleine bouche. Je pensais :

« Tout est perdu !… Tant pis !…Si c’est un robespierriste, qu’il me dénonce ! »

Lui, voyant cela, se tut un instant ; ilétait devenu tout pâle, et ses gros yeux étaient comme enflés delarmes ; mais il ne me dit pourtant rien, m’engageantseulement à me contenir. Alors je lui racontai ce que j’avais vu,dans les détails ; les tas de soi-disant sans-culottes quicouraient derrière les voitures, criant : « À bas, lescorrompus ! » et le reste.

Nous approchions du village, un pauvrevillage : les maisons plates, affaissées sous les lourdestuiles creuses, les fumiers et les hangars dans un état de misère.Il en existait pourtant une assez belle et mieux bâtie, avec depetits jardins sur les côtés, devant laquelle la voitures’arrêta.

Je descendis en remerciant ce brave homme, etje prenais mon sac à la courroie, lorsqu’il me dit :

– Bah ! tu vas rester ici, citoyen,tu ne trouverais pas de bouchon au village.

En même temps une grande femme sèche sortit dela maison, avec un de ces anciens chapeaux de paille en forme decornet ; le vieux encore sur la charrette, lui cria :

– Ce jeune homme est de la maison pour cesoir ; c’est un brave garçon, nous allons vider bouteilleensemble ; et pour le reste, comme on dit, à la fortune dupot !

Je voulais refuser, mais lui, me prenant parl’épaule et me poussant doucement dans la salle, disait :

– Bah ! bah ! c’est entendu… tume feras plaisir, et à ma femme, à ma fille, à ma sœur. Henriette,prends le sac du citoyen ; qu’on lui prépare un bon lit ;le temps de dételer, de mettre le cheval à l’écurie etj’arrive.

Il fallut bien faire ce qu’il voulait ;pour dire vrai, je n’en étais pas fâché, car cette maison meparaissait la meilleure de l’endroit ; et la grande salle enbas, la table ronde au milieu, avec un rouleau de paille pournappe, les assiettes, les gobelets, la bouteille autour, merappelaient le bon temps des Trois-Pigeons.

La femme, elle, m’ayant regardé d’un aird’étonnement, me conduisit dans une petite chambre derrière, lafenêtre sur un verger, et me dit :

– Mettez-vous à votre aise, Monsieur.

Depuis longtemps je n’avais plus entendu lesgens se parler poliment ; j’en fus un peu surpris. Elles’était retirée. Je sortis de mon misérable sac ce qui me restaitde mieux, je me lavai avec du savon dans une grande écuelle, jechangeai de souliers, enfin je fis ce que je pus, et je rentraibientôt dans la salle. La soupière était déjà sur la table. Uneautre femme et une jeune fille de seize à dix-sept ans, très jolie,se trouvaient là, causant avec le maître de la maison.

– Allons, assieds-toi, me dit le citoyen.Je sors pousser les volets.

Je m’assis avec les dames ; il revint etme servit le premier une bonne assiette de soupe aux légumes, commeje n’en avais pas senti de pareille depuis deux ans ; ensuitenous eûmes un bon morceau de veau rôti, de la salade, une corbeillede noix, avec du pain et du vin excellent. Cette famille devaitêtre la plus riche du pays. Tout en mangeant, le citoyen Lami, –voilà que son nom me revient. Oui, c’est Lami qu’ils’appelait ; cela remonte à 94. Que de choses se sont passéesdepuis ! – Ce citoyen donc raconta ce que j’avais vu etl’indignation que ce spectacle m’avait causée. C’était vers la findu souper. Tout à coup, l’une des dames se leva, le tablier sur lesyeux, et sortit en sanglotant, et quelques instants après les deuxautres la suivirent. Alors il me dit :

– Citoyen, ma sœur est mariée àArcis-sur-Aube ; c’est une amie de la famille Danton. Elle estrevenue de là depuis trois jours ; et nous tous nousconnaissons cette famille, nous lui sommes attachés ; j’aimoi-même eu bien des rapports avec Georges Danton ; vouspensez si cela nous touche.

Il ne me tutoyait plus, et je vis qu’il étaitprêt à fondre en larmes.

– Ah ! quel malheur, fit-il, quelhorrible malheur !

Et tout à coup il sortit aussi. Je restai seulplus d’un grand quart d’heure, le cœur gros. Je n’entendaisrien ; et puis ils revinrent ensemble, les yeux rouges ;on voyait qu’ils avaient pleuré. Le citoyen, en rapportant unebouteille de vieux vin ; il me dit en la débouchant :

– Nous allons boire au salut de larépublique !… À la punition des traîtres !…

En même temps il remplit mon verre et le sienet nous bûmes. Les femmes ayant repris leur place, la sœur ducitoyen Lami, qu’on appelait Manon, raconta qu’un mois avant,Danton était encore chez sa mère, à Arcis-sur-Aube ; qu’il sepromenait dans une grande salle donnant sur la place, les portes etles fenêtres ouvertes ; que chacun pouvait aller le voir, luiserrer la main, lui demander un conseil ; ouvriers, bourgeois,paysans, il recevait tout le monde, disant au premier venu ce qu’ilpensait, sans méfiance ; qu’il avait souvent amené desamis : Camille Desmoulins et sa jeune femme, la sienne et sesdeux enfants, quelquefois son beau-père et sa belle-mèreCharpentier ; ils redescendaient tous chez la mère de Danton,mariée en secondes noces avec le citoyen Recordain, marchand àArcis-sur-Aube. On ne connaissait pas de plus honnêtes gens et deplus aimés dans tous le pays.

Je voyais, d’après ce que cette pauvre femmeme racontait, que Danton s’était perdu lui-même par sa trop grandeconfiance ; car on peut bien penser qu’un homme de policecomme Robespierre, qui dans le Comité de salut public nes’inquiétait que de la police, des espionnages, des dénonciationset des conspirations, – qu’il inventait souvent lui-même, – on peutbien penser qu’un pareil être avait toujours trois ou quatre de sesmouchards autour de Danton, pour lui rapporter ses paroles, sesindignations et ses menaces.

J’avais lu dans les gazettes que Dantons’était engraissé pendant sa mission en Belgique, et je demandainaturellement à cette personne, si Danton était riche. Elle merépondit que la famille Danton était aisée avant comme après laRévolution ; qu’on ne l’avait pas vue depuis dans un étatmeilleur ou pire. C’est ce que je savais d’avance ; un hommecomme Chauvel avait l’œil beaucoup trop fin, il méprisait lui-mêmebeaucoup trop l’argent pour s’associer avec des filous.

Voilà tout ce qui me revient de ceschoses ; et depuis j’ai toujours été convaincu queRobespierre, Saint-Just, Couthon et toute cette race d’ambitieuxsans cœur, avaient couvert de boue la tombe de ce grandhomme ; qu’ils l’avaient calomnié bassement, chose du resteassez facile à voir, puisque, s’ils avaient eu des preuves après lamort des dantonistes, les gens de police qui couvraient la Franceles auraient affichées partout. Et je suis sûr aussi que le seulcrime de Westermann, à leurs yeux, était d’avoir été reconnu parDanton, à l’armée du Nord, comme un véritable homme de guerre, ettout de suite élevé par lui du grade de simple commandant à celuide général, en Vendée. Westermann, un des premiers citoyens àl’attaque du château des Tuileries, le 10 août, pouvait soulever lepeuple en faveur de la justice et venger ses amis. Le plus simpleétait de s’en débarrasser, malgré ses services et sonpatriotisme : c’est ce que ces êtres vertueux avaientfait.

Enfin j’ai dit ce que je pense sur toutcela.

Les honnêtes gens chez qui j’étais meretinrent jusqu’au lendemain à midi : je déjeunai, je dînaichez eux, et puis le citoyen attela sa charrette et me conduisitlui-même jusqu’à Vitry-le-Français. Jamais je n’ai trouvé d’hommepareil ; aussi je m’en souviens et je dis à mes enfants des’en souvenir. Il s’appelait Lami, Jean-Pierre Lami. C’était unvrai patriote, et qui me rendit courage, en m’assurant que ma finn’arriverait pas encore ; que j’en reviendrais pour sûr. Il medit cela d’un air tellement simple et naturel, que je reprisconfiance. Du reste, il ne voulut pas recevoir un sou, et même ilfallut encore, à l’entrée de Vitry-le-Français, vider ensemble unebouteille de vin, que ce brave homme paya de sa poche. Après celail m’embrassa comme une vieille connaissance et me souhaita un bonvoyage.

Étant donc parti de là plus courageux, jesuivis le conseil du citoyen Lami, de prendre à chaque repas unechopine de bon vin, même s’il était cher, en calculant sur mabourse, bien entendu, parce qu’il me restait encore huit ou dixjours de route, dans l’état où je me trouvais. L’idée de la mortm’avait quitté ; je songeais à Marguerite, à mon père, àmaître Jean, et je me disais :

« Courage, Michel, ilst’attendent ! »

Je revoyais le pays, j’entendais les cris desamis :

« Le voilà !… c’estlui !… »

Au lieu de me laisser abattre, de m’appuyersur mon bâton, le dos courbé, je me redressais, j’allongeais lepas. Et la vue du pays désolé, les plaintes des paysans taxés aumaximum, la publication de ces taxes dans chaque district,l’enlèvement des grains, les disputes à la porte des boutiques,l’arrivée des commissaires de subsistances, des gendarmesnationaux, toutes ces choses que je rencontrais à chaque bourgade,et la demande qu’on me faisait de mes papiers, les interrogatoiresen règle des aubergistes chaque soir avant de vous donner un lit,ces mille ennuis de la route ne me faisaient plus rien.

J’avais aussi le bonheur de rencontrerquelquefois la carriole d’un paysan et de monter dessus pour deuxou trois sous ; les petites villes et les villages défilaientaprès Vitry-le-Français : Bar-le-Duc, Commercy, Toul, Nancy,Lunéville… Ah ! c’est encore la vue des montagnes qui me remuale cœur, ces vieilles montagnes bleues qui seront encore là quandnous n’y serons plus depuis des siècles, que nos enfants et nospetits-enfants verront après nous, et salueront comme nous lesavons saluées en revenant de la terre étrangère : les hauteursdu Dagsbourg, où l’on a bâti depuis une petite chapelle blanche, etplus loin à droite, le Donon, qui seul conservait sa grande traînéede neige au-dessus des bois. Enfin j’approchais de chez nous ;il faisait un temps superbe.

Ce jour-là, j’étais parti de Sarrebourg àquatre heures du matin, et vers neuf heures je descendais la côtede Mittelbronn ; je revoyais les Maisons-Rouges, les Baraquesd’en haut et du Bois-de-Chênes, et la ligne des remparts. Vingtminutes après je passais la porte de France. Ai-je besoin de vouspeindre nos embrassades, notre attendrissement ; les larmes deMarguerite en me voyant si faible et pensant que j’avais traversétoute la France dans cet état, pour la retrouver ; ladésolation d’Étienne et celle du vieux père qui vint aussitôt, carle brave homme avait apporté des paniers à vendre sur lemarché ? Ces choses, quand j’y songe, me touchent encore.

À peine assis dans la bibliothèque, aprèsavoir tant souffert et tant eu de force pendant la route, je mesentis comme épuisé. Je serrais mon père dans mes bras, lorsque lescrachements de sang me reprirent d’une façon terrible, et, pour lapremière fois depuis le combat de Port-Saint-Père, je tombai sansconnaissance. On me crut mort. C’est dans le lit de Chauvel, versle soir, que je m’éveillai, si faible qu’il ne me restait plus quele souffle. Marguerite était penchée sur moi et pleurait à chaudeslarmes. Je lui pris la tête dans mes mains et je l’embrassai encriant :

– J’ai bien fait, n’est-ce pas, de medépêcher pour te voir encore ?

Le père, lui, n’avait pu rester, étant tropdésolé. Pourtant M. le docteur Steinbrenner, alors un jeunehomme, mais déjà plein de bon sens, avait dit que je n’étais pas endanger de mort, qu’il ne me fallait que du repos et de latranquillité. Il avait seulement recommandé de ne laisser entreraucun patriote, parce qu’ils n’auraient pas manqué de me demanderdes nouvelles.

C’est dans ce temps que je reconnus toutl’amour de Marguerite, et que je compris combien j’étais heureux.Jamais personne n’a reçu les mêmes soins que moi ; jour etnuit Marguerite me veillait et me soignait ; elle nes’inquiétait plus de leur commerce.

Je me remis lentement. Au bout de troissemaines Steinbrenner déclara que j’étais sauvé, mais qu’il avaiteu peur bien des fois de me voir passer d’une minute à l’autre. Quevoulez-vous ? on trompe les malades pour leur bien, et jetrouve qu’on n’a pas tort ; les trois quarts perdraientcourage s’ils connaissaient leur état. Enfin j’étais hors dedanger, et seulement alors Steinbrenner permit de me donner un peude nourriture. Tous les matins Nicole venait de l’auberge desTrois-Pigeons, avec un petit panier au bras, demander de mesnouvelles ; c’est maître Jean qui l’envoyait. En cette année94, le sucre se vendait trente-deux sous un denier la livre, et laviande, on ne pouvait en avoir, même avec de l’argent. Ah !brave maître Jean, vous m’avez traité comme votre proprefils ; dans tous les malheurs de la vie, vous m’avez tendu lamain ; vous étiez l’honnêteté, la bonté même ; que leshommes comme vous sont rares, et quel long souvenir ils laissentdans le cœur de ceux qui les ont connus ! Nicole passait parla cuisine et je ne manquais de rien. Marguerite, en voyant mon bonappétit, me souriait. Maître Jean et les patriotes Élof Collin,Létumier, Raphaël Manque venaient aussi me serrer la main.

C’est principalement après les grandesmaladies qu’on se réjouit de vivre, et qu’on revoit les choses enbeau ; moi, tout m’attendrissait et me faisait pleurer commeun enfant ; rien que la lumière du jour à travers les rideauxme donnait des éblouissements ; et que Marguerite meparaissait belle alors, avec ses cheveux noirs, son teint pâle, sesdents blanches ! O Dieu ! quand j’y pense, je rattrapemes vingt ans !

Au bout d’un mois, j’avais repris mesforces ; j’aurais pu facilement m’en aller aux Baraques, maisl’idée de voir ma mère ne me plaisait pas trop, je savais d’avancecomment elle me recevrait ! Toute la ville parlait déjà de monmariage avec Marguerite ; ma mère avait commencé de terriblesdisputes avec mon père sur ce chapitre ; ellecriait :

– Je ne veux pas d’unehérétique !

Et mon père, indigné, lui répondait :

– Et moi j’en veux ! La loi nedemande que mon consentement, et je le donne avec ma bénédiction.Crie, fais des esclandres, le maître, c’est moi !

Ces choses, je ne les ai sues que par lasuite ; mon bon père nous les cachait.

Mais à cette heure je vais vous raconter notremariage, ce qui vous fera plus de plaisir, j’en suis sûr, que lesiège de Mayence ou la débâcle de Coron, car on aime mieux voir lesgens heureux que misérables.

Vous saurez donc que, vers la fin du mois demai, comme j’étais sur pied, bien remis et rhabillé par Marguerite,parce que je n’avais pas le sou, je ne vous le cache pas, j’en suismême fier ; elle pouvait dire : « Michel est à moidepuis le cordon de sa perruque jusqu’à la semelle de sessouliers ! » en ce temps donc, Marguerite et moi nousécrivîmes tous les deux au père Chauvel, à l’armée des Alpes, pourlui raconter ce qui s’était passé et lui demander son consentement.Il nous l’envoya tout de suite, disant que son seul regret était dene pas être à Phalsbourg, mais qu’il approuvait tout et chargeaitson ami Jean Leroux de le remplacer comme père au mariage.

Il fit aussi d’autres invitations à la noce,car cet homme de bon sens, même au milieu des plus grandesaffaires, voyait ce qui se passait au loin et n’oubliait rien dansdes occasions pareilles. Notre mariage fut arrêté pour le 3messidor an II de la république, ou, si vous aimez mieux, pour le21 juin 1794. C’était au temps de la plus grande disette. Tout lemonde sait que, dans les temps ordinaires, le mois de juin estdifficile à passer ; la récolte des grains se fait en juilletet en août. Qu’on se figure l’état du pays après 93 ; toutétait consommé depuis longtemps, et l’on ne pouvait encore rienrécolter. Il n’arrivait plus rien au marché, les pauvres gensallaient, comme avant la révolution, faucher les orties, et s’ennourrissaient, en les cuisant avec un peu de sel.

Mon Dieu ! qu’est-ce que je puis encorevous dire ? Malgré la rigueur du temps, malgré le ravage dupays par les Allemands et la cherté des vivres ; malgré leslistes d’anciens constituants, d’anciens présidents, d’anciensjuges, d’anciens fermiers généraux, – les complices de Louis Capet,de Lafayette et de Dumouriez, – qu’on menait à guillotine, malgrétout, la noce fut joyeuse. Le festin dura jusqu’à neuf heures dusoir ; on battait la retraite lorsque les amis partirent,riant et chantant, se souhaitant bonne nuit ; on n’aurait pascru que nous étions en pleine terreur. Mon père, maître Jean, dameCatherine, reprirent le chemin des Baraques ; mon frèreÉtienne ferma la boutique et monta se coucher ; Marguerite etmoi nous restâmes seuls ensemble, les plus heureux du monde.

Ainsi se passa mon mariage, et naturellementce fut le plus beau jour de ma vie.

Maître Jean m’avait prévenu que l’ouvrage nemanquerait pas aux Baraques, et que je pourrais reprendre mon vieuxmarteau quand cela me conviendrait ; il m’avait aussi faitentendre que j’aurais bientôt sa forge et qu’il irait surveillerlui-même sa ferme de Pickeholz.

J’étais donc débarrassé de toute inquiétudesur l’avenir, sachant que mes trois livres m’attendaient tous lesjours. Les choses prirent pourtant une autre tournure que je nepensais. Le lendemain matin, comme Étienne, Marguerite et moi, nousdéjeunions dans notre petite bibliothèque, avec un restant de lard,des noix et un verre de vin, – nos trois almanachs pendus auxvitres sur la rue des Capucins, un paquet de gazettes à droite, lagrosse cruche d’encre à gauche, enfin au milieu de notre fonds deboutique, tout heureux de vivre pour la première fois en famille, –au moment de remettre ma grosse veste de forgeron, je racontai lesbelles promesses que m’avait faites le parrain, pensant réjouirtout le monde. Marguerite, en petite camisole blanche du matin,m’écoutait d’un air tranquille, et, tout à coup, élevant sa voixclaire, elle me répondit :

– C’est très bien, Michel. Que maîtreJean aille soigner sa ferme de Pickeholz et quitte sa forge, ça leregarde ; mais nous autres, nous devons songer à nos propresaffaires.

– Hé ! ma bonne Marguerite, luidis-je, qu’est-ce que je pourrais faire ici, les brascroisés ? N’est-ce pas assez que tu m’aies rhabillé de fond encomble, veux-tu donc encore me nourrir ?

– Non, non, ce n’est pas ce que je veux,dit-elle. Étienne, j’entends aller la sonnette, va voir ce que lesgens demandent ; il faut que je cause avec ton frère.

Étienne sortit, et Marguerite, assise auprèsde moi, devant le petit bureau de son père, m’expliqua que nousallions étendre notre commerce, vendre des épiceries : poivre,sel, café, etc. ; que nous achèterions tout de première main,chez les Simonis de Strasbourg, et que cela nous rapporterait bienplus que les livres et les gazettes, parce que le monde, avant des’instruire, songe d’abord à manger.

– Sans doute, sans doute, lui dis-je,c’est une fameuse idée ; seulement il faudrait avoir del’argent.

– Nous en avons un peu, dit-elle ; àforce d’économie, j’ai pu mettre quatre cent cinquante livres decôté ; mais c’est encore la moindre des choses : le nomde Chauvel est connu de toute l’Alsace et la Lorraine, partout onle respecte ; si nous voulons avoir des marchandises à crédit,nous en aurons.

Quand j’entendis parler de crédit, les cheveuxm’en dressèrent sur la tête ; je revis devant moi le vieilusurier Robin qui toquait à la vitre ; mon pauvre père enroute pour la corvée, et la mère qui criait : « Ah !gueuse de chèvre ! gueuse de chèvre !… elle nous feratous périr ! » J’en eus froid dans le dos et je ne pusm’empêcher de le dire à Marguerite. Elle voulut alors me fairecomprendre que c’était bien différent, que nous allions acheterpour revendre, que nous aurions cinquante jours et même trois moisd’avance. Rien de tout cela n’entrait dans ma tête ; le seulmot de crédit m’épouvantait. Elle le vit bien et finit par me direen souriant :

– Bon, c’est bon, Michel ; tu neveux pas de crédit, nous n’en demanderons pas ; seulement nouspouvons acheter de la marchandise avec l’argent que j’ai, n’est-cepas ?

– Ah ! pour ça, oui, c’est autrechose ; quand tu voudras Marguerite.

– Eh bien, fit-elle en se levant, partonstout de suite ; j’ai l’argent là tout prêt. Notre commerce degazettes ne va plus, la misère est trop grande, on n’a plus unliard de trop pour savoir les nouvelles. Ne perdons pas detemps.

Elle était vive et toute décidée. Moi, biencontent de savoir que nous ne prendrions rien à crédit, je nedemandais pas mieux que d’aller avec Marguerite à Strasbourg. Ilfallut retenir tout de suite nos places au coche de Baptiste ;il partait à midi juste. J’avais le sac d’argent dans ma vesteboutonnée. Nous étions derrière, serrés les uns contre les autres,avec des Alsaciens qui rentraient chez eux. Il faisait unepoussière extraordinaire en ce mois de juin, d’autant plus que lesroutes, mal entretenues, avaient des ornières d’un pied, et que lestalus roulaient en poussière jusqu’au milieu des champs. On nerespirait pas. C’est tout ce qui me revient de notre voyage.Marguerite et moi nous nous regardions comme des êtres bienheureux. On fit halte à la montée de Wasselonne ; lesAlsaciens descendirent enfin, grâce à Dieu, et nous finîmes pararriver nous-mêmes à la nuit. Marguerite connaissaitStrasbourg ; elle me conduisit à l’auberge de laCave-Profonde, que tenait alors le grand-père Diemer. Nous eûmesune chambre. Quel bonheur de se laver avec de l’eau fraîche, aprèsune route pareille ! Les gens d’aujourd’hui ne peuvent plusmême s’en faire l’idée, c’est impossible ; il faut avoir passépar là.

Une chose qui me revient encore, c’est que surles huit heures une servante monta nous demander si nous souperionsà la grande ou bien à la petite table ; j’allais répondre quenous souperions à la petite table, pensant que c’était celle desdomestiques et que cela nous coûterait moins ; par bonheurMarguerite répondit aussitôt que nous souperions à la grande ;et, la servante étant partie, elle m’expliqua qu’on ne payait à lagrande table que vingt-cinq sous, parce que tout le monde,rouliers, gens du marché, paysans, y mangeaient et ne tenaient pasà payer cher ; au lieu qu’à la petite table des richards, dansune chambre à part on payait trois livres. Je frémis en moi-même dudanger que nous venions de courir d’avaler six francs demarchandises en un seul repas. Enfin je ne veux pas vous peindre cesouper, cela ne finirait jamais. Vous saurez seulement que lelendemain, vers sept heures, Marguerite et moi, bras dessus, brasdessous, nous allâmes voir les Simonis, rue des Minotiers, surl’ancienne place du Marché aux légumes, où l’on a mis depuis lastatue de Gutenberg.

Les Simonis étaient des gens connus de toutel’Alsace ; moi-même j’en avais entendu parler comme des plusriches commerçants de la province. Je me les figurais donc, enproportion de leur réputation, avec des habits magnifiques, deschapeaux fins et des breloques ; aussi quel ne fut pas monétonnement quand, au détour de la rue, je vis un petit homme detrente-cinq à quarante ans, en carmagnole, les cheveux noués par unsimple ruban, qui roulait des tonnes et rangeait des caisses contrele mur de sa boutique, en attendant de les mettre en magasin, etque Marguerite me dit :

– Voici M. Simonis.

Cela changea toutes mes idées sur les richescommerçants ; je reconnus alors que l’habit ne fait pas lemoine, et depuis je ne me suis plus trompé sur ce chapitre.

Comme nous traversions toutes ces caisses etces tonnes, ces sacs entassés à droite et à gauche, et les voituresqui venaient se décharger, M. Simonis comprit d’un coup d’œilque nous étions des acheteurs ; il laissa l’ouvrage à sesgarçons et rentra derrière nous, dans sa grande boutique ouverte aularge sur deux rues, le comptoir de côté, l’arrière-boutique aufond, comme la nôtre à Phalsbourg, mais trois ou quatre fois plusgrande.

Dieu du ciel : quel spectacle pour depetits marchands commençant, que ces tas de sacs empilés, cescaisses rangées du haut en bas, ces pains de sucre par centaines,ces paniers de raisins secs et de figues ouverts pour échantillons,et cette odeur de mille choses qui coûtent cher, et qu’on trouve enpareille abondance ! L’idée que cela vient de tous les pays dumonde ; que ce poivre, cette cannelle, ce café, ces richessesde toute sorte sont arrivées sur des vaisseaux, cette idée-là nevous touche pas d’abord ; on ne pense naturellement qu’às’attirer une petite part de ces biens ; et, par la suite destemps, lorsqu’on est assis tranquillement derrière un bon poêle, àlire sa gazette, après avoir réussi dans ses affaires, on réfléchitseulement que des mille et des centaines de mille hommes, blancs ounoirs, de toutes les couleurs et de toutes les nations, onttravaillé pour vous enrichir.

Je ne vous dirai donc pas que dans cettegrande boutique de pareilles idées me vinrent alors, non !…mais je vis que c’était un grand et très grand commerce, ce qui merendit un peu timide.

Marguerite, elle, au contraire, était toutesimple ; et d’abord, posant son panier au bord du comptoir,elle dit quelques mots à M. Simonis, lui parlant de notreintention d’acheter, et de nous établir épiciers àPhalsbourg ; disant que nous avions peu d’argent, maisbeaucoup de bonne volonté d’en gagner. Il nous écoutait d’un air debonhomme, les mains croisées sur le dos ; moi j’étais toutrouge, comme un conscrit devant son général en chef.

– Alors vous êtes la fille de Chauvel, dureprésentant Chauvel ? dit Simonis.

– Oui, citoyen, et voici mon mari. Notremaison s’appellera Bastien-Chauvel.

Il rit, et s’écria, parlant à sa femme, unebonne et gentille femme, aussi vive, aussi alerte que lamienne :

– Hé ! Sophie, tiens, voici desjeunes gens qui veulent s’établir ; vois donc ce qu’il estpossible de faire pour eux ; moi je vais rentrer nosmarchandises, car la voie publique est encombrée, nous avons déjàl’avis de nous dépêcher.

Une quantité de garçons et de servantesallaient et venaient, les manches de chemise retroussées, enfin unevéritable ruche de travailleurs.

La jeune dame s’était approchée ; sonmari lui dit quelques mots à part ; elle, aussitôt, noussaluant d’un petit signe de tête, dit à Marguerite :

– Donnez-vous la peine d’entrer.

Et nous entrâmes dans un petit bureau trèssimple et même un peu sombre, à droite du magasin. La dame nous ditde prendre place, souriant à Marguerite qui parlait. Elle regardatout de suite une longue liste que ma femme avait préparéed’avance, et marqua le prix de chaque article à côté.

– Vous ne prenez que cela ?dit-elle.

– Oui, répondit Marguerite, nous n’avonspas plus d’argent.

– Oh ! s’écria la jeune dame, ilfaut être mieux assortis ; vous aurez des concurrents, et…

– Mon mari ne veut faire le commercequ’au comptant.

Alors la dame me regarda deux secondes ;elle vit bien sans doute que j’avais été paysan, ouvrier, soldat,et que je n’entendais pas grand-chose aux affaires, car elle rit etdit d’un air de bonne humeur :

– Ils sont tous comme cela, nosmessieurs ; et puis ils deviennent trop hardis, il faut lesretenir. Allons, nous nous entendrons, j’espère.

Elle sortit et donna ses ordres, nousdemandant s’il faudrait envoyer la marchandise par le roulage oul’accéléré. Marguerite répondit, par le roulage, et, ce qui me fitle plus de plaisir, c’est qu’elle me dit de payer d’avance.Aussitôt je vidai mon sac sur le comptoir ; la dame ne voulaitpas recevoir notre argent ; mais comme Marguerite l’assura quesi tout n’était pas payé je n’en dormirais plus, elle compta nosquatre piles de cent livres d’un trait et nous donna le reçu :« Valeur payable en marchandise. » Et puis cetteexcellente petite dame, que j’ai bien connue depuis, et qui mêmem’a plus d’une fois posé la main sur le bras en riant ets’écriant : « Ah ! mon cher monsieur Bastien, quelpoltron vous étiez en commençant, et que vous voilà devenu hardi,trop peut-être !… » cette bonne dame nous accompagnajusque dehors, et nous salua d’un air joyeux, promettant que toutarriverait à Phalsbourg avant la fin de la semaine. Ensuite ellejeta un coup d’œil sur les caisses qu’on emmagasinait, causant etriant avec son mari, et nous reprîmes le chemin de laCave-Profonde.

Le même soir, sur les dix heures, nousrentrions chez nous, à Phalsbourg. La confiance m’était venue, jevoyais que nous ferions des bénéfices. Les deux jours suivants,Marguerite m’expliqua la tenue des livres en partie simple :le brouillon pour inscrire ce qu’on donne à crédit dans le cours dela journée ; le grand livre, où l’on porte la dette de chacunà sa page ; et puis le livre des factures, pour ce qu’onreçoit, ce qu’on attend, ce qu’on doit payer aux échéances, avecles factures et les billets en liasses, lorsqu’ils sont payés. Ilne nous en fallait pas plus dans le commerce de détail, et jamaisnous n’avons eu ni réclamations, ni chicanes, tout étant en règlejour par jour.

Mais, puisque je suis sur ce chapitre, il fautque je vous raconte encore ma surprise et mon inquiétude,lorsqu’arriva la tonne de marchandises, une toute petite tonne, etque je m’écriai dans mon âme :

– Nous avons nos quatre cent cinquantelivres là-dedans !… ! O Dieu, ça n’a l’air de rien dutout… nous sommes volés !

Et à mesure qu’on vidait la tonne sur lecomptoir, voyant ce peu de poivre, ce peu de café, je medisais :

« Jamais nous ne rentrerons dans notreargent… ça n’est pas possible !

Le pire, c’est que tout au fond était lafacture, mais la facture presque doublée, car bien des choses quenous n’avions pas demandées, comme du gingembre, de la muscade, s’ytrouvaient, et nous restions redevoir à Simonis plus de trois centslivres.

Alors une sorte d’indignation me prit ;j’aurais tout renvoyé, si Marguerite ne m’avait pas répété centfois que tout se vendrait très bien ; que ces gens nevoulaient pas nous ruiner, mais au contraire nous rendreservice.

Il avait encore fallu, dans ces trois jours,acheter deux balances, et faire mettre trois rangées de tiroirspour nos épices, de sorte que nous devions au menuisier, auserrurier, à tout le monde. Si durant ces premières semaines lescheveux ne me sont pas tombés de la tête, c’est qu’ils étaientsolidement plantés. Et, sans ma confiance extraordinaire dansMarguerite, sans mon amour, et l’assurance que maître Jean vintnous donner lui-même, qu’il nous aiderait si nous étionsembarrassés, sans tout cela je me serais sauvé de la maison, carl’usurier, la faillite et la honte étaient en quelque sorte peintsdevant mes yeux. Je n’en dormais pas ! Plus tard j’ai su quemon pauvre père en avait aussi vu de grises alors, parce que mamère s’apercevant qu’il était tout inquiet, avait deviné quelquechose, et lui disait, matin et soir :

– Eh bien, ils n’ont pas encore faitbanqueroute ? Ce n’est pas encore pour aujourd’hui ? Cesera pour demain !… Le gueux va donc déshonorer nos vieuxjours… Je le savais bien… Ça ne pouvait pas finirautrement !…

Ainsi de suite.

Le pauvre homme en perdait la tête. Il ne medisait rien de ces misères, mais ses joues longues, ses yeuxinquiets m’apprenaient assez ce qu’il devait souffrir.

Enfin au bout d’un ou deux mois, quand je visque toute la ville et les environs, bourgeois, paysans, soldats,habitués à venir prendre chez nous leurs gazettes, leur papier,leur encre et leurs plumes, achetaient par la même occasion dutabac, du sel, du savon, tout ce qu’il leur fallait ; que lesménagères aussi commençaient à connaître le chemin de notre maison,et que sou par sou, liard par liard, nous rentrions dans notreargent ; quand nous eûmes remboursé la facture de Simonis, etqu’au bout de ce temps Marguerite me montra clairement que nousavions gagné chaque jour huit à dix livres, alors je repris haleineet je lui permis non seulement de redemander à Strasbourg lesmarchandises que nous avions vendues et qui nous manquaient, maisencore quelques autres qu’on nous demandait et que nous n’avionspas eues jusqu’à ce moment.

Notre petit commerce de journaux, d’encre, depapier, de catéchismes républicains, de plumes et autresfournitures de bureau allait toujours son train ; nous étionstous occupés à la boutique et cela ne nous empêchait pas, le soir,après souper, en mettant nos gros sous en rouleaux et faisant noscornets, de nous entretenir des affaires de la nation. TantôtÉtienne, tantôt Marguerite ou moi nous prenions la Décade,le Tribun du peuple, ou la Feuille de laRépublique, que nous lisions tout haut pour savoir ce qui sepassait.

Chapitre 3

 

Je me souviens qu’alors il n’était plusquestion que de la campagne du Nord, des batailles de Courtrai, dePont-à-Chin, de Fleuras ; Jourdan et Pichegru se trouvaient enpremière ligne au dehors, sur nos frontières. À l’intérieur,Robespierre s’élevait de plus en plus. Il avait fait décréter lareconnaissance de l’Être suprême et la croyance du peuple àl’immortalité de l’âme. Le bruit courait que bientôt tout serait enordre, que les guillotinades cesseraient après la punition desgrands coupables, et que nous aurions enfin le règne de la vertu.La principale affaire c’était de ressembler aux anciensRomains ; on disait que les Jacobins en approchaient, maisqu’ils ne montaient pourtant pas encore à leur hauteur. Beaucoup decitoyens, qui s’appelaient dans le temps Joseph, Jean, Claude ouNicolas, avaient changé de nom ; le nouveau calendrier nereconnaissait plus que Brutus, Cincinnatus, Gracchus ; et ceuxqui n’avaient pas une grande instruction ne savaient pas ce quecela voulait dire. Aux fêtes patriotiques, les déesses allaientpresques nues ; voilà des choses malhonnêtes et véritablementdégoûtantes.

C’était même contraire au bon sens, de vouloirressembler à des gens que les trois quarts de la nation neconnaissaient pas, et de nous réformer sur le modèle des ancienspaïens, à demi-sauvages ; mais on se gardait bien des’indigner contre ces bêtises, parce que les dénonciationspleuvaient, et qu’on était empoigné, jugé et guillotiné dans lesquarante-huit heures. Chaque fois que Robespierre parlait à laConvention, on votait l’impression de ce qu’il avait dit ;tous les clubs, toutes les municipalités recevaient ses discours,qu’on affichait partout, comme aujourd’hui les mandements desévêques. On aurait cru que le bon Dieu venait de parler.

Et tout à coup, en juin et juillet, cet hommese tut ; il n’alla plus dans les Comités de surveillance et desalut public. Moi, je crois en mon âme et conscience qu’il sefigurait qu’on ne pouvait plus se passer de lui ; qu’ilfaudrait absolument le supplier à genoux de revenir, et qu’alors ilferait ses conditions au pays. J’ai toujours eu cette idée,d’autant plus que son ami Saint-Just, qui rentrait d’une mission àl’armée, voyant que rien ne bougeait, que tout marchait très biensans eux, déclara qu’il fallait un dictateur, et que ce dictateurne pouvait être que le vertueux Robespierre. Il fit cettedéclaration au Comité de salut public ; mais les autresmembres du Comité virent où ces êtres vertueux voulaient nousmener : ils refusèrent ! et l’homme incorruptible,indigné contre ceux qui se permettaient de lui résister, résolut des’en débarrasser. Tout ce que j’ai lu depuis me porte à croire ceque je vous dis. Robespierre était un dénonciateur ; avec sesdénonciations il avait épouvanté le monde ; il voulut dénoncerles membres du Comité eux-mêmes, et les envoyer rejoindreDanton.

En ce temps, vers la fin de juillet, les chefsde notre club, qui recevaient les ordres des Jacobins, Élof Collinen tête, se rendirent à Paris pour la fête de thermidor, et lesgens eurent peur ; on pensa qu’il se préparait un grand coup.C’étaient tous des robespierristes, principalement Élof ;depuis leur départ on n’osait plus se parler.

Cela dura huit ou dix jours ; et voilàqu’un beau matin des courriers apportèrent la nouvelle queRobespierre, Couthon, Saint-Just, avec tous leurs amis, avaient étéramassés d’un coup de filet et guillotinés du jour au lendemain. Cefut quelque chose de terrible en ville ; les femmes, lesenfants de nos patriotes crurent que leur père, leurs frères, leurmari se trouvaient dans le nombre. Qu’on se représente la positionde ces gens, qui n’osaient crier ni se désoler, car Saint-Justlui-même avait fait décréter que ceux qui plaignaient les coupablesétaient suspects, et que s’ils recevaient chez eux, quand ce seraitleur propre mère, ils méritaient la mort ; qu’on s’imagine unserrement de cœur pareil.

Nous en frémissions tous lorsque, le1er août au soir, étant seul avec Marguerite dans notrepetite chambre donnant sur la place de la Halle, au moment de nouscoucher, nous entendîmes deux coups au volet. Je pensais qu’uncitoyen avait oublié quelque chose, de l’huile, une chandelle,n’importe quoi ; j’ouvris donc : Élof Collin étaitlà !

– C’est moi, dit-il, ouvre.

Aussitôt je sortis ouvrir la porte de l’allée,tout inquiet ; ce n’était pas une petite affaire de recevoiralors des robespierristes qui revenaient de Paris, mais pour unvieux camarade de Chauvel j’aurais risqué ma tête.

Collin entra ; je poussai le verrou del’allée et je le suivis. Dans notre chambre, la chandelle sur latable, Élof un instant regarda de tous côtés, en écoutant. Je levois encore, avec son grand chapeau à cornes, son habit de drapgris bleu ; sa grosse perruque nouée sur le dos, les jouestirées et son gros nez camard tout blanc.

– Vous êtes seuls ? dit-il ens’asseyant.

Je m’assis en face de lui sans répondre.Marguerite resta debout.

– Tout est perdu ! fit-il au boutd’une minute, les fricoteurs, les voleurs, les filous ont ledessus, la république est à bas. C’est un grand hasard que nous ensoyons réchappés.

Il jeta son chapeau sur la table, continuantde nous regarder, pour savoir ce que nous pensions.

– Quel malheur ! dit Marguerite,depuis votre départ nous étions tous en méfiance.

Et lui, baissant encore la voix dans ce grandsilence de la nuit, nous raconta que les principaux jacobins de laprovince, les chefs de clubs avaient reçu l’avis d’être à Parispour la fête de thermidor, parce qu’il se préparait une épurationgénérale. Mais qu’en arrivant là-bas, sauf les jacobins, quirestaient toujours fermes dans leurs bonnes idées, ils avaienttrouvé tout gangrené : la Convention et les Comités ;qu’alors Robespierre avait risqué son rapport contre les Comités,et que la Convention, bien à contre-cœur, par habitude et parcrainte, avait voté l’impression du rapport ; mais que lesfricoteurs, qui se sentaient menacés, avaient fait retirer ledécret d’impression et renvoyer le rapport à l’examen des Comitéseux-mêmes ; chose abominable, puisque c’étaient des Comités desalut public et de sûreté générale que Robespierre venait dedénoncer et qu’il voulait purifier : ces gens ne pouvaient sejuger eux-mêmes ! Qu’ensuite Robespierre avait lu son rapportle même soir au club des Jacobins, et que tous les patriotess’étaient déclarés pour lui ; qu’on pensait même à souleverles sections contre la Convention ; que Payan,Fleuriot-Lescot, le maire de Paris, Henriot, le commandant de lagarde nationale, enfin tous les bons sans-culottes ne demandaientqu’à mettre la main sur les Comités, dans la nuit, et bousculertout de suite la faction des corrompus.

Mais que Robespierre, trop vertueux,s’opposait à l’insurrection contre la Convention, qui pouvaitvous mettre hors la loi ; qu’il aimait mieux renverser laMontagne et les Comités, en appelant la droite et le centre del’assemblée à son secours, les hommes vertueux du centre, qu’onappelait autrefois les crapauds du marais ; que ces êtres sanscaractère, ne sachant pas lesquels d’entre eux étaient sur la listed’épuration, et qui se sentaient tous véreux plus ou moins,s’étaient laissé gagner par les fricoteurs dans cette même nuit, desorte que le lendemain dimanche, 9 thermidor, Saint-Just ayantvoulu parler à l’ouverture de la Convention, Tallien, le plus grandscélérat de l’ancienne Montagne, avait coupé la parole à cet hommevertueux ; que les autres s’en étaient mêlés, et queRobespierre lui-même n’avait pu dire un mot, parce que tous lesmembres de l’Assemblée, à gauche, à droite, en haut, en bas,ensemble et l’un après l’autre le forçaient de se taire, enl’appelant Cromwell, tyran, despote, triumvir, et finalement en ledécrétant d’accusation, lui Robespierre, Auguste-Bon-Joseph sonfrère, Couthon, Saint-Just, Lebas, en les faisant empoigner etconduire dans les prisons de Paris.

Voilà ce que nous raconta Collin ; nousl’écoutions bien étonnés, comme on pense.

Il nous dit ensuite que pendant cette séancele peuple attendait ; que vers le soir, ayant appris ce quis’était passé, il s’était soulevé pour la délivrance de ces grandspatriotes ; que la brave Commune avait fait sonner le tocsin,et que les officiers municipaux avaient été délivrer lesprisonniers, en les emmenant à l’hôtel de ville ; mais queHenriot, un peu gris, selon son habitude, s’était fait arrêter encourant les rues à cheval pour soulever le peuple, et que lescorrompus l’avaient emmené prisonnier au Comité de sûretégénérale.

Ces choses se passaient entre cinq et septheures du soir. À sept heures, la Convention devait se réunirencore une fois ; on le savait ; Coffinhal courut auxTuileries délivrer Henriot avec une centaine de canonnierspatriotes, qui braquèrent aussitôt leurs canons sur la porte de laConvention, pour empêcher les représentants d’entrer.Malheureusement, dit Collin, Henriot, au lieu de rester làtranquillement, eut la bêtise d’aller demander des ordres à l’hôtelde ville ; pendant ce temps, les représentants arrivèrent, lescanonniers se dispersèrent, et la Convention, malgré le tocsin,malgré les cris du dehors et le danger de l’insurrection, mitHenriot, les deux Robespierre, Couthon, Saint-Just, Lebas, tous lesconspirateurs de la Commune et les principaux Jacobins hors la loi.Elle envoya des commissaires lire ce décret dans toutes lessections, et nomma Barras commandant de la force armée contre lesrebelles.

– Tout cela, nous dit Collin avecindignation, retombe sur Henriot : le malheureux s’était grisédès le matin, il criait, il levait son sabre et ne donnait pasd’ordres.

Moi je pensai tout de suite à Santerre, àLéchelle, à Rossignol : ces braillards se ressemblaienttous ; ceux qui les suivaient allaient à la déroute ou bien àla guillotine.

Le grand Élof, désolé, nous dit qu’alors lessans-culottes en masse avaient eu peur d’être compris dans ledécret de mise hors la loi, et qu’au lieu d’aller soutenirRobespierre et les hommes purs à l’hôtel de ville, le plus grandnombre étaient allés rejoindre Barras aux Tuileries encriant : « Vive la Convention ! » et qu’entreune et deux heures du matin, avant le jour, toute la gardenationale était descendue des deux côtés de la Seine, malgré lafusillade d’une poignée de patriotes qui voulaient résister le longde la rivière ; qu’elle avait envahi la maison commune, où setrouvaient les vrais représentants du peuple ; que Henriotavait été jeté par les fenêtres ; que Robespierre avait reçuun coup de pistolet à la figure ; qu’on avait traîné Couthondans un égoût ; que Lebas s’était tué ; que Saint-Just,Robespierre jeune, enfin tous les soutiens de la république, àtravers les coups de pied, les coups de crosse, les soufflets etles crachats, avaient été ramenés en prison, et Robespierretransporté sur une planche à la Convention, où l’on n’avait pasmême voulu le voir, soi-disant parce que sa vue aurait souillé lesregards des fricoteurs ; – et que finalement ces martyrs, avecune quantité d’autres jacobins, officiers municipaux, etc., toushors la loi, avaient été traînés à la guillotine, place de laRévolution, au milieu des cris, des tas de boue et des affronts detoute sorte, tellement humiliés et maltraités qu’ils ne pouvaientplus se tenir debout, et que le pauvre Couthon, aux trois quartsmort, roulait sous les pieds des autres, dans la charrette,demandant pour seule grâce d’être achevé ; qu’en face del’échafaud on avait gardé Maximilien Robespierre le dernier, pourvoir guillotiner ses amis ; que le bourreau, un royaliste, luiavait arraché son bandeau et l’avait exposé tout vivant, la figuremâchurée, aux yeux du peuple furieux, et puis qu’il l’avait tuécomme les autres.

C’est ce que nous dit Élof Collin enfrémissant ; et je me rappelai Danton, Camille Desmoulins,Westermann ; je vis que les mouchards avaient fait pourceux-ci comme pour les premiers. J’écoutais cette histoire avecdégoût. Collin, tout pâle, ayant fini par se taire, je luidis :

– Écoute, citoyen Élof, ce que tu viensde nous raconter ne m’étonne pas ; ce qui m’étonne, c’est quela chose ait duré si longtemps. Dans un temps, lorsque nous avionstoute l’Europe et la Vendée sur les bras, il a fallu suspendrel’application de la constitution de 93 ; il a fallu établir leComité de salut public, le Comité de surveillance générale et letribunal révolutionnaire ; il a fallu la terreur contre lesaristocrates, contre les égoïstes, contre les conspirateurs et lestraîtres qui livraient nos places et montraient le chemin du pays àl’étranger ; mais voilà plusieurs mois que la guillotinemarche contre les meilleurs patriotes ! N’est-ce pas unevéritable abomination que des hommes comme Danton, commeDesmoulins, Hérault-Séchelles, Lacroix, Bazire, Philippeaux,Westermann, etc., qu’on avait vus à la tête de toutes les grandesjournées de la révolution, aient été guillotinés sans jugement, pardes êtres qui tremblaient dans leur peau et se cachaient les joursde bataille ; par des êtres qui se tenaient en embuscade dansleur bureau de police, comme les araignées au milieu de leurtoile ? N’est-ce pas une honte pour la France et larépublique ? Est-ce que cela pouvait nous faire du bien deguillotiner Danton ? Est-ce que les despotes n’ont pas dû rirece jour-là ? Est-ce que nos plus grands ennemis auraient punous faire un pareil tort ? Est-ce que tous les citoyens decœur et de bon sens n’ont pas frémi d’indignation ?

Collin me regardait, le poing sur la table etles lèvres serrées.

– Tu ne crois donc pas à la vertu deRobespierre, toi ? fit-il.

– À la vertu de Robespierre et deSaint-Just ! lui dis-je en levant les épaules. Est-ce qu’onpeut croire à la vertu des scélérats qui ont assassiné Danton parcequ’il était plus grand, plus fort, plus généreux qu’eux tousensemble ; parce qu’il voulait mettre la liberté et lamiséricorde à la place de la guillotine, et que, lui vivant, lesdictateurs n’étaient pas possibles ?… Où donc était leur vertuextraordinaire ? Qu’est-ce qu’ils ont donc fait qui les élèvetant au-dessus des autres ? Quels dangers ont-ils donc courusde plus que sept ou huit cent mille citoyens partis en sabots à lafrontière ? Est-ce qu’ils ont manqué de pain, de feu et dechaussures en hiver, comme nous autres en Vendée ? Non, ilsont fait de longs discours, prononcé des sentences, donné desordres, proscrit ceux qui gênaient leur ambition, et finalementessayé de se faire nommer dictateurs. Eh bien ! moi je ne veuxpas de dictateurs, et j’aime mieux la liberté que laguillotine ; c’est trop commode de tuer ceux qui ne pensentpas comme vous, le dernier brigand peut faire la même chose. C’estpour la liberté que je me suis battu ; pour avoir le droit dedire et d’écrire ce que je pense ; pour avoir des biens à moi,des champs, des prés, des maisons, sans dîmes, sans champart, sansprivilèges, quand je les aurai gagnés honnêtement par montravail ; c’est pour manger mon bien ou pour l’entasser, sicela me convient, sans que des êtres purs, des êtresincorruptibles, tirés à quatre épingles comme des femmes, puissentmettre le nez dedans et me dire : « Tes habits sont tropbeaux, tes dîners sont trop bons, tu ne ressembles pas aux Romains,il faut te couper le cou. » Quels abominables despotes !…C’était l’égoïsme et l’orgueil incarnés !… Des gens quin’avaient jamais vécu que devant leur écritoire, et qui sefiguraient qu’on change les hommes avec des sentences et desdécrets d’accusation, la guillotine en permanence pour se faireobéir !… Ah ! pouah ! quand j’y pense, ça me tournele cœur.

L’indignation me possédait. Collin, netrouvant rien à me répondre, se leva tout à coup, prit son chapeauet sortit en allongeant le pas. Marguerite, derrière lui, poussa leverrou de l’allée et revint. Je croyais qu’elle allait me faire desreproches, mais au contraire en rentrant elle me dit :

– Tu as raison, Michel, c’étaient desmalheureux remplis d’orgueil. J’ai vu Saint-Just ici ; c’est àpeine s’il répondait à ceux qui lui parlaient, tant il se faisaitune haute idée de lui-même. Ah ! que le pauvre Danton etCamille Desmoulins valaient bien mieux ! On n’aurait jamaiscru que ces patriotes étaient les premiers hommes de larépublique ; la bonté et le courage se voyaient peints surleur figure. Les autres ; secs, raides, vous regardaient duhaut de leur grandeur ; ils se croyaient, bien sûr, d’un autresang que nous. Mais c’est égal, la république vient de recevoir uncoup terrible ; les filous qui restent maîtres nousvendront.

– Bah ! bah ! Marguerite, luidis-je, ne te figure donc pas que cinq ou six hommes sont laFrance. Le peuple c’est tout ; le peuple qui travaille, lepeuple qui se bat, qui se défend, et qui fait des économies pourlui et non pour les autres. Ce qu’il a gagné, sois tranquille,quand tous les despotes et les esclaves s’entendraient ensemble, ilne leur en lâchera plus rien ; il faudrait nous hacher tousjusqu’au dernier, pour nous ôter seulement un brin d’herbe. Lereste viendra tout seul ; nos enfants seront instruits, ilssauront ce que chaque pouce de terre nous a coûté ; je nepense pas qu’ils seront plus bêtes ou plus lâches que nous, etqu’ils se laisseront dépouiller.

Ainsi se passa ce jour. Le lendemain, cequ’Élof Collin nous avait raconté se répandit dans la ville. Toutesles figures furent changées ; les unes semblaient sortir dedessous terre et les autres y rentrer. Il ne faut pourtant pascroire que la terreur finit alors ; sans doute des quantitésde prisonniers revinrent de Nancy, de Metz, des ponts couverts deStrasbourg : des gens à demi-morts d’épouvante, qui s’étaientattendus chaque jour à s’entendre appeler devant le tribunalrévolutionnaire et puis à monter sur la charrette ! J’en aiconnu plus de cinquante de notre pays, et tous ont répété jusqu’àla fin que le 9 thermidor les avait sauvés. Mais ces gens, au lieud’être contents, auraient voulu se venger et faire guillotiner lesautres, et c’est dans ce temps que la haine contre les jacobinscommença. On appelait jacobins, non seulement les partisans deRobespierre, mais encore les dantonistes, les hébertistes, tous lesrépublicains ensemble. Les vrais patriotes comprirent d’où celavenait ; ils se réunirent !… C’est pourquoi tous encoreaujourd’hui ne sont pas fâchés de s’entendre appeler jacobins,quoique Robespierre ne soit plus leur patron. S’ils avaient lebonheur d’avoir des Danton, des Camille Desmoulins, des Westermann,l’idée ne leur viendrait plus de les faire guillotiner.

La mort de Robespierre fondit donc tous lespatriotes ensemble ; et les Tallien, les Fouché, les Barras,les Fréron, ceux qu’on appelait thermidoriens, parce qu’ils avaientrenversé Robespierre en thermidor, ayant montré que ce n’était pasdans l’intérêt de la république, mais dans leur intérêt particulierqu’ils avaient fait le coup, furent méprisés. Leur véritable nométait « le parti des fricoteurs », ce que vousreconnaîtrez par la suite, car, en vous racontant mon histoire,j’aurai toujours soin de dire aussi ce qui regarde le pays. On nevit pas pour soi seulement, on vit pour tous les honnêtes gens, etceux qui ne s’intéressent qu’à leurs propres affaires ne méritentpas de faire partie d’une nation civilisée.

Chapitre 4

 

Chacun doit comprendre qu’avec l’économie, lebon sens et le bon ordre que Marguerite avait établis dans notrecommerce, tout allait bien ; je ne vais donc pas vous racontersemaine par semaine les bénéfices que nous faisions, les articlesque nous vendions, et tous les autres détails de l’existence. Quandon reste chez soi ; quand on ne va pas au cabaret dépenser cequ’on gagne ; quand on se plaît avec sa femme et qu’onsurveille ses affaires, alors tous les jours se ressemblent, ilssont tous heureux, surtout pendant la jeunesse.

Malgré cela nous traversions une bien vilaineannée ; je me souviens que jamais on ne vit de plus grandeconfusion dans le pays, de plus grande inquiétude et de plusprofonde misère qu’après la mort de Robespierre. Les journaux étantpleins de fêtes, de danses, de nouvelles modes, deréjouissances ; on ne parlait que de la Cabarrus, de la veuveBeauharnais et de cinq ou six autres femmes en train de festoyer etde ressusciter, comme on disait, les mœurs élégantes d’autrefois.Pendant ce temps le peuple, par l’accaparement des grains,l’abolition du maximum, la chute des assignats, la prospérité desfilous, la rentrée des girondins, des fédéralistes et desémigrés ; par la condamnation des patriotes, rendusresponsables de l’exécution des ordres du Comité de salutpublic ; par l’envahissement des capucins, des moines, quiréclamaient leurs chapelles, et des curés qui redemandaient leurséglises ; la fermeture de tous les clubs, après celui desJacobins de Paris, enfin par le triomphe de la mauvaise race, – quise remettait à crier, à clabauder, à menacer, – et mille autreschoses pareilles, le peuple était si misérable, que les gensmouraient de faim comme des animaux. Et là-dessus l’hiverarriva ! Moi je n’ai jamais pu comprendre comment cette famined’hiver fut si grande, car en traversant la France, dix mois avant,j’avais vu que tout se présentait bien ; les récoltes, lesmoissons de toute sorte n’avaient pas manqué ; peut-être lesavait-on mangées à mesure, comme il arrive lorsqu’on a longtempssouffert et qu’on ne peut plus attendre, c’est possible !D’autres disent que le bouleversement des lois et l’abolition dumaximum en furent principalement cause ; que c’était arrangéd’avance entre les royalistes et les thermidoriens, pour souleverle peuple contre la république et le forcer à redemander des rois,des princes, des ducs, qui font la pluie et le beau temps, avec lesecours des évêques et la grâce de Dieu, comme chacun sait.

Tout ce que je peux dire, c’est que lesthermidoriens, en rappelant les girondins, sur la proposition deSieyès, en s’associant avec les royalistes, en menant la vie avecdes femmes et s’en glorifiant eux-mêmes dans leurs gazettes,avaient fini par vous décourager et que, dans ce temps de terriblemisère, on apprit qu’une partie du peuple de Paris demandait à laConvention de rétablir des rois, déclarant qu’il se repentaitd’avoir soutenu la révolution. Voilà comment par la ruse, ladébauche, l’invention des modes honteuses et d’autres ordures queles imbéciles imitent, les filous arrivent toujours à faire passerleurs vices pour des vertus, à décourager les honnêtes gens, etfinalement à remettre la main dans le sac de la nation, ce qu’ilsdésirent le plus, car alors ils sont au pinacle et payent leursdébauches avec notre argent.

Des quantités de gueux firent leur fortune en94 ; ils achetaient des assignats de vingt francs pour dixsous, et payaient avec cela les biens nationaux, et leurs anciennesdettes, reçues en beaux deniers comptants. Tout était perdu sil’armée avait suivi ces exemples abominables ; mais c’estalors qu’on reconnut dans l’armée les vertus républicaines. Lesthermidoriens et leurs amis s’étaient dépêchés de remplacer lesmontagnards au Comité de salut public ; mais un Carnot, unPrieur, de la Côte-d’Or, un Robert Lindet, – des travailleursterribles, capables d’organiser, de nourrir et de diriger desarmées ; des patriotes qui ne pensent qu’à leur devoir jour etnuit, – ne sont pas faciles à remplacer par des braillards et desintrigants ; il avait bien fallu les laisser en place encorequelque temps, et ceux-là nos armées les connaissaient, ellespensaient comme eux.

Alors, pendant qu’à l’intérieur, sous ladirection des Tallien, des Fréron, des Barras, tout s’en allait enpourriture, que les muscadins avaient la permission d’assassinerles patriotes avec leurs cannes plombées ; qu’ils donnaientdes bals à la victime ; qu’ils faisaient des saluts à lavictime ; qu’ils s’habillaient à la justice, à l’humanité, ense livrant aux plus sales débauches, nos armées républicainescontinuaient à remporter de grandes victoires.

Dans cet hiver épouvantable de 1794 à 1795,l’armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan, et celle du Nordsous la conduite de Pichegru, rejetaient les Allemands et lesAnglais hors de chez nous ; elles envahissaient la Hollande etse rendaient maîtresses de toute la rive gauche du Rhin, depuisBâle en Suisse jusqu’à la mer. C’est une des plus magnifiquescampagnes de la république ; il gelait à pierres fendre ;nos hussards, au galop sur la glace, s’emparèrent même de la flotteennemie, chose qu’on n’avait jamais vue et qu’on ne reverra sansdoute jamais.

Combien de fois, les mardis et vendredis,jours de marché, quand la foule des pauvres gens remplissait notrepetite boutique, ouverte sur la place des Halles, demandant du sel,du tabac, et que le vent chassait la neige jusque derrière noscomptoirs, que la glace montait par-dessus les marches au niveau duplancher, combien de fois je me suis dit, en regardant cette granderue blanche en face, et les arbres secoués sur lesremparts :

« Il ne fait pas chaud !…Non !… Mais c’est égal, nos braves camarades, pieds nus et lesjambes entourées de paille, sur les grands chemins, ne doivent pasêtre à leur aise autant que nous ! »

Tout en servant, en répondant aux uns et auxautres, ces idées me travaillaient ; je me rappelais Mayence,Le Mans, Savenay ; ce n’était pourtant rien auprès de cethiver de 94, où le vin et même l’eau-de-vie gelaient dans lescaves.

Et, le soir, les volets fermés, quand le feubourdonnait dans notre petit poêle, que Marguerite comptait lesgros sous, que je les mettais en rouleaux, et que mon frère Étiennelisait notre entrée à Utrecht, à Arnheim, Amersdorf, Amsterdam, lepassage des digues et des canaux, la sommation des hussards à laflotte du Texel, ou d’autres choses aussi merveilleuses, combien defois mes yeux sont-ils devenus troubles ! et Marguerite,s’arrêtant tout à coup, combien de fois s’est-elleécriée :

– Ah ! les royalistes à Paris ontbeau demander l’abolition des droits de l’homme et du citoyen, larépublique remporte des victoires, les despotes se sauvent.

Et tous ensemble nous criions :

– Vive la république une etindivisible !

Tous les principaux jacobins de la ville, mêmeÉlof Collin, qui s’était remis avec moi, sachant que j’avais parléselon mon cœur, tous prirent alors l’habitude de venir causerderrière notre petit poêle, après souper. Notre bibliothèque devintla réunion des patriotes ; c’est chez nous qu’on apprenaitd’abord les grandes nouvelles, qu’on s’indignait contre les tyrans,et qu’on célébrait les victoires de la nation en chantant laMarseillaise. Que voulez-vous ? c’était dans le sangde la famille ; même vingt-cinq ans après, on ne connaissaitque cette musique chez Bastien-Chauvel, et quand on ne chantaitplus à la maison, toute la ville savait que les royalistes avaientle dessus.

À la fin de ce rude hiver, nous tenions déjàtous les articles d’épicerie, et l’on nous devait à Phalsbourg etdans les environs plus de neuf cents livres ; lorsque les genssont si malheureux, et qu’on les sait honnêtes, laborieux,économes, il n’est pas possible de leur refuser à crédit lespremières nécessités de la vie ; non, ce n’est pas possible.Nous devions à Simonis au moins autant qu’on nous devait ;mais il nous écrivit lui-même de ne pas nous gêner pour le payer,qu’il attendrait trois mois de plus s’il le fallait ; quec’était une année difficile pour tout le monde ; en même tempsil nous engageait à prendre de nouvelles marchandises.

Le 1er mars 1795, nous fîmes notrepremier inventaire, chose indispensable pour tout commerçant quiveut connaître l’état de ses affaires, savoir ce qu’il a vendu, cequi lui reste, s’il a perdu, s’il a gagné ; s’il peuts’étendre ou s’il doit s’arrêter ; les gueux seuls aiment àvivre dans le désordre, jusqu’à ce que l’huissier vienne faire leurinventaire pour eux.

Nous reconnûmes avec joie que, Simonis et noslibraires payés, il nous resterait encore quinze cents livres debénéfice net ; après une si rude campagne, c’étaitmagnifique.

Il va sans dire que mon père et maître Jeanvenaient nous voir au moins une fois par semaine, et que mon pèredînait avec nous tous les dimanches. Marguerite n’oubliait jamais,pendant la grande disette, de lui glisser un bon morceau de pain etde viande dans la poche, au moment du départ ; elle nousaurait plutôt fait jeûner le soir que d’y manquer ; je l’enaimais d’autant plus. Nous savions l’heure où cet excellent pèrearrivait, c’était toujours le matin ; de notre porte nous levoyions déjà sourire au bout de la rue ; il se redressaitjoyeusement et saluait tous les passants, même les enfants, qui luicriaient :

– Bonjour, père Bastien.

Il riait et puis ouvrait la porte endemandant :

– Eh bien, Michel, eh bien, mes enfants,ça va… ça va bien, n’est-ce pas ?

– Oui, mon père.

Nous nous embrassions. Alors, sur le seuil,après avoir secoué la neige de ses pieds, il disait :

– Entrons !… entrons !…

Et nous entrions dans la bibliothèque ;il se chauffait les mains au poêle en regardant Marguerite d’un airattendri. C’est que nous espérions quelque chose, la plus grandejoie qu’un homme puisse avoir sur la terre ; le bon père lesavait. Je ne crois pas que jamais un être ait été plus heureux quelui dans ce temps ; il aurait voulu chanter, mais sa joietournait en attendrissement ; il finissait toujours pars’essuyer les yeux et s’écrier :

– Mon Dieu ! quelle chance j’aitoujours eue dans ma vie ! Je suis un homme plein dechance !…

Et l’usurier, les corvées, la misère decinquante ans, Nicolas, la mère, mon départ en 92, tout étaitoublié ; il ne voyait plus que nous : Étienne, déjàpresque un homme, moi de retour, Marguerite devenue ma femme ;le reste, il n’y pensait plus.

Nous recevions aussi de temps en temps deslettres du père Chauvel, et c’étaient les beaux jours deMarguerite ; mais ces lettres étaient courtes ; il neparlait plus comme autrefois avec abondance ; quatremots : « Mes enfants, je vous embrasse. Les nouvelles quevous me donnez m’ont fait plaisir. J’espère que nous serons encoreensemble. Le temps presse, les circonstances sont graves. Mesamitiés à maître Jean, à Collin, etc. » On voyait qu’il avaitde la méfiance, qu’il n’osait pas tout écrire. Enfin nous savionsqu’il se portait bien, c’était déjà quelque chose ; et comme,après sa mission à l’armée des Alpes, Chauvel devait retourner àParis, nous espérions aussi le voir en passant.

C’est le dernier jour de mars 1795 que notrepremier enfant vint au monde, un gros garçon joufflu, les bras, lescuisses et le corps tout ronds, un solide gaillard. Après la grandeinquiétude et la grande souffrance, en le voyant dans les bras desa mère, sous la couverture blanche et les rideaux, je sentisquelque chose de fort et presque de terrible m’élever lecœur ; il me semblait que l’Être suprême était autour de nouset qu’il me disait :

« Je te donne cet enfant pour en faire uncitoyen, un défenseur de la justice et de la liberté. »

L’attendrissement m’étouffait, je jurais enmoi-même d’en faire un homme, selon mes forces et mes moyens.Marguerite le regardait en souriant, elle ne disait rien ; lavieille Horson et d’autres bonnes femmes riaient etcriaient :

– Quel bel enfant, il esténorme !

Et déjà deux citoyens dans la boutique, ayantappris la nouvelle, demandaient si l’on pouvait entrer, lorsque levieux père et maître Jean arrivèrent.

– À la bonne heure, Michel, à la bonneheure ! s’écriait maître Jean.

Mon père ayant vu le petit, gras et rose,sanglotait tout bas, et puis il se mit à rire et me serra dans sesbras longtemps. Il embrassa Marguerite en lui disant :

– Nous allons être tout à fait heureux,maintenant ; et, quand il sera grand, je le mènerai promenerau bois.

Enfin chacun se représente cela !

Le premier enfant qu’on a vous embellit tout.Marguerite ne pouvait pas me parler à force de bonheur ; elleme regardait, et nous souriions ensemble ; le premier motqu’elle me dit, ce fut :

– Il te ressemble, Michel !Ah ! que mon père sera content !

J’aurais encore bien des choses à raconter surce jour, mais comment les faire comprendre à ceux qui n’ont pas eud’enfants d’une brave femme ? et ceux qui en ont eus,qu’est-ce que je leur apprendrais de nouveau ?

Chapitre 5

 

Toutes nos grandes guerres alors étaientfinies ; nous avions conquis la Belgique et la Hollande, larive gauche du Rhin, une partie du Piémont et de l’Espagne ;les autres ne demandaient plus que la paix. Charette lui-même, dansses marais, n’en pouvait plus ; la république venait de fairegrâce aux rebelles, en leur permettant de rebâtir leurs maisons, derelever leurs églises et de cultiver leurs terres comme d’honnêtesgens ; elle leur avait même promis des indemnités, à la seulecondition de rester tranquilles. Carrier, Pinard et Grandmaisonavaient été guillotinés, pour avoir dépassé les ordres du Comité desalut public. Qu’est-ce que les Vendéens pouvaient demander deplus ? On pensait que le bon sens allait leur revenir et quenous aurions longtemps la paix. Mais alors les scélérats, qui troisans avant voulaient se partager la France, honteux d’avoir manquéleur coup, se jetèrent sur la Pologne ; les gazettes neparlaient plus que de la fameuse Catherine de Russie, la plusgrande débauchée de toute l’Europe, de son général Souwaroff et deKosciusko, le héros polonais.

Kosciusko remportait des victoires, maisensuite arriva la nouvelle de l’épouvantable massacre de Praga,puis de la défaite des défenseurs de la liberté, et finalement ladéclaration des alliés « que les Polonais étant incapables des’entendre et de se donner un bon gouvernement, ils allaient, paramour de la justice et du bien public, se partager leur pays entreeux. » Tous les voleurs qu’on arrête et qu’on met aux galères,parce qu’ils forcent les serrures et dévalisent les maisons,pourraient en dire autant ; mais ceux-là étaient des rois dePrusse, des empereurs d’Autriche, des impératrices de Russie, lesévêques de là-bas chantèrent des Te Deum en leurhonneur.

Avec un peu de bon sens, on aurait compris queces tyrans ne voulaient pas de peuples libres, et qu’ils venaientde tuer notre seul allié, pour revenir bientôt contre nous ;l’ancienne Montagne l’aurait bien compris ; entre larépublique et les rois il ne pouvait pas exister de trêve ; ilfallait rendre toute l’Europe libre ou redevenir esclaves !Mais qu’est-ce que cela faisait aux royalistes ? à cesgirondins qu’on avait laissés rentrer à la Convention et quis’appelaient les soixante et treize ? Au contraire, cesempereurs et ces rois étaient leurs meilleurs amis ; ilscomptaient sur eux et conspiraient ensemble ; c’est pour celaqu’ils entretenaient la famine ; ils voulaient soulever lepeuple et lui dire :

« Ah ! si nous avions un roi, toutirait bien mieux ; nos ports seraient ouverts, les grainsarriveraient ; nous ferions de bons traités avec lesAllemands, les Anglais, les Russes ; le commerce reprendrait,les fabriques marcheraient, etc. »

Ils avaient pour eux les sectionsthermidoriennes autour des Tuileries, les petits et les grosmarchands, les artisans des riches quartiers de Paris. Les derniersmontagnards, sur leurs bancs, étaient écrasés par le nombre ;ils ne pouvaient plus parler, plus réclamer en faveur du peuple.Carnot lui-même avait été remplacé au Comité de salut public par ungirondin, un Aubry, qui destituait tous les généraux patriotes,tous les officiers aimés du soldat. Cet homme travaillait sur leplan des ministres de Louis XVI, qui mettaient des traîtres dansnos places fortes ; chacun le voyait, mais quoi faire ?La réaction avait la force en main ; la terreur blanchecommençait dans le Midi ; les montagnards gênaient encore cestraîtres, ils résolurent de s’en débarrasser.

Le lendemain même de la naissance de notrepetit Jean-Pierre, 12 germinal an III, les journaux de Parisannoncèrent que le peuple affamé s’était jeté dans lesTuileries ; qu’il avait envahi la Convention en demandant dupain, et que les sections thermidoriennes l’avaient balayé de lasalle. Maintenant le peuple se battait contre les bourgeois, toutétait au pire.

Le même courrier rapportait que la Convention,profitant de cela, venait d’envoyer Collot-d’Herbois,Billaut-Varennes et Barrère à Cayenne, sans jugement, et que lescitoyens Cambon, Maignet, Moïse Bayle, enfin tous les hommes quidans le temps avaient sauvé la France, lorsque les royalistesvoulaient la livrer, étaient en prison. C’était toujours le mêmeplan : vendre le pays pour avoir des places, des rentes, despensions, des privilèges !

Ce jour-là, malgré le bonheur d’être au milieude ma famille et de mes amis, de voir ma femme, mon fils, mon vieuxpère autour de moi, j’aurais bien repris mon fusil et recommencénos campagnes contre les traîtres. Beaucoup d’autres auraient eu lemême courage ; mais à quoi bon ? les chefs manquaient,ils s’étaient guillotinés ! Quelle misère !

C’est alors que les patriotes virent où nousavions marché. Moi j’aurais donné mon sang pour ressusciterRobespierre et Saint-Just, que je haïssais, et Collin aurait donnésa tête pour ravoir Danton et Camille Desmoulins, qu’il avaitappelés corrompus. Enfin, quand le mal est fait, toutes lesplaintes et tous les regrets du monde ne servent à rien.

Quelques jours après, ces thermidoriens, cesgirondins, ces royalistes envoyèrent à la guillotine le terribleFouquier-Tinville, ancien accusateur public, et quinze juges dutribunal révolutionnaire. Les mouchards couraient aussi derrière lacharrette de Fouquier-Tinville en lui criant d’un airmoqueur :

– Tu n’as pas la parole !

Et lui répondait :

– Et toi, peuple imbécile, tu n’as pas depain !

Il avait raison, les réactionnaires nelaissaient rien arriver à Paris ; le peuple ne recevait plusque deux onces de pain par homme et par jour ! Chez nous onavait fait les petites récoltes ; les paysans avaient déjàvendu leurs réserves en grains et fourrages, voyant que les grandesrécoltes seraient bonnes ; la famine n’existait plus !Mais il fallait des insurrections aux royalistes, pour avoirl’occasion de les écraser ; ils se sentaient soutenusmaintenant et voulaient redevenir les maîtres : il fallaitdonc affamer les malheureux.

Aussi la grande insurrection du 20 mai 95, –1er prairial an III – ne tarda pas longtemps, cetteinsurrection de la famine, où les femmes, les enfants et quelquesbataillons du faubourg Antoine se précipitèrent dans la salle de laConvention en criant :

– Du pain, et la constitution de93 !

Le comte Boissy-d’Anglas resta six heures à saplace de président, le chapeau sur la tête, au milieu des haches,des piques, des baïonnettes qui se penchaient vers sa poitrine. Mgrle comte d’Artois n’aurait pas voulu se trouver à sa place, j’ensuis sûr. Ce Boissy-d’Anglas était un royaliste ; il avait ducourage, et salua même la tête du représentant Féraud, qu’on luiprésentait au bout d’une pique, pour l’effrayer.

Ces choses ont été racontées mille fois.

L’insurrection du 1er prairial duratrois jours. La Convention vota beaucoup de décrets selon lavolonté du peuple, lorsqu’il était maître dans la salle, et lesbrûla tous le lendemain. Le peuple n’avait plus de chefs, il nesavait quoi faire de sa victoire ; si Danton avait été là, ilaurait parlé pour lui. Le second jour, vingt mille hommes dessections thermidoriennes et royalistes, avec un renfort de sixmille dragons, repoussèrent l’insurrection dans ses quartiersmisérables, d’où la famine l’avait fait sortir ; et le peuple,après tant de milliers d’hommes perdus à la frontière,recula ; il n’osa pas accepter la bataille et s’avoua vaincudans Paris.

C’est la dernière grande insurrection ;sans nos armées, qui tenaient à la république et pouvaient marchersur Paris pour la rétablir, ce jour-là les thermidoriens, lesgirondins et les royalistes auraient eu leur Louis XVIII. Tous lesmembres des anciens Comités de salut public et de sûreté générale,excepté Carnot et Louis du Bas-Rhin, vingt-et-un autresreprésentants du peuple et dix mille patriotes reconnus, furentarrêtés, déportés ou guillotinés dans cette semaine. Quelle chancepour Chauvel d’être encore en mission ! La ruse fait plus pourles traîtres que la force ; avec la force ils n’avaient riengagné, mais alors ils eurent tout entre les mains ; ilscassèrent la gendarmerie patriote ; ils reprirent ses canons àla garde nationale et toutes leurs armes aux ouvriers, dont plus unseul ne fit partie de la garde citoyenne. Ils rétablirent à Parisune garnison de troupes de ligne, comme avant 89 ; enfin il neleur manquait plus que le roi. Mais les armées de la républiqueétaient encore là, sous les armes ; maintenant il s’agissaitd’acheter des généraux capables de vendre la nation, et puisd’écrire à Sa Majesté : « Venez, Sire, il n’y a plus dedanger ! Venez au milieu de vos enfants, qui pleurent aprèsleurs princes, leurs seigneurs et leurs évêques. Dites seulementque vous avez fait un voyage, que vous rentrez dans votre famille,ou d’autres farces pareilles. Venez, tout ira bien. N’ayez paspeur, fils de saint Louis, le trône de vos pères est déjàprêt. »

Oui, ces honnêtes girondins, qu’on représentepartout comme des victimes, avaient préparé ça depuis lecommencement ; ils se croyaient déjà sûrs de leurs affaires etse dépêchaient un peu trop ; tous les jacobins n’étaient pasmorts, ni les cordeliers non plus ; et puis les paysansvoulaient aussi garder leurs biens nationaux, leurs biens del’Église, et beaucoup d’autres choses que vous verrez par lasuite.

Tout cela n’empêcha pas la débâcle despatriotes dans toute la France. À Phalsbourg, Élof Collin, Manque,Henri Burck, Laffrenez, Loustau, Thévenot, tous les officierspublics, membres du club de l’Égalité, furent mis de côté, bienheureux encore d’en être quittes à si bon marché. Nous eûmes alorspour maire le docteur Steinbrenner, qui ne s’occupait que de samédecine, et laissait les affaires du district entre les mains dusecrétaire de la mairie, Frœlig ; il ne passait pas seulementune demi-heure à l’hôtel de ville par jour, et je crois qu’il nelisait jamais un journal ; les autres officiers municipaux,comme Mathis Ehlinger, l’aubergiste, le cafetier Mittenhof, Masson,le directeur de la poste aux chevaux, s’occupaient tout au plus dedresser les actes civils, sans s’inquiéter d’autre chose que deleurs affaires.

Voilà comme tout décline, lorsque ceuxd’en-haut ne pensent qu’à tout happer, et regardent le peuple commeun moyen de s’enrichir. Dans un temps pareil, les plus courageux selaissent abattre et se retirent chez eux, en attendant quel’occasion se représente de réclamer leurs droits.

Chapitre 6

 

En ce temps, Chauvel passa chez nous comme unéclair ; il avait pris la traverse de Saverne, au pied de lacôte, pour gagner une demi-heure sur la voiture et repartir tout desuite. Nous venions de compter nos gros sous ; je fermaisnotre boutique après dix heures, lorsqu’il entra brusquement, sonmanteau de voyage sur l’épaule, et nous dit toutessoufflé :

– C’est moi, mes enfants ; je viensvous embrasser en passant, et je repars.

Qu’on se figure notre saisissement et nosembrassades ! Chauvel retournait à Paris. Il était toujours lemême, seulement un peu courbé, les joues creuses et les sourcilsblancs ; ses yeux, toujours vifs, se troublèrent un instantlorsqu’il prit le petit enfant et qu’il l’embrassa. Tout le tempsqu’il resta dans notre bibliothèque, il ne fit que marcher,l’enfant sur le bras, le regardant et lui souriant.

– C’est un bel enfant, disait-il ; àsix ans il saura le catéchisme des droits de l’homme.

J’avais envoyé mon frère Étienne prévenir ÉlofCollin, et faire ensuite sentinelle sur la route, pour nous avertirquand arriverait le coche. Marguerite pleurait ; moi j’étaistout pâle, en pensant que nous allions nous séparer si vite. Élofarriva tard, quelques minutes avant la voiture, et je me rappelleque ce grand corps sanglotait en parlant de Robespierre, deSaint-Just et des traîtres. Chauvel resta calme et luidit :

– C’est un grand malheur !… Leshommes sont des hommes, il ne faut pas en faire des dieux ;ils durent quelque temps… ils s’usent. Danton et Robespierreétaient deux grands patriotes : Danton aimait la liberté,Robespierre ne l’aimait pas, elle gênait ses idées d’autorité,c’est la cause de leur perte ; ils ne pouvaient vivre ensembleni se passer l’un de l’autre ; mais les principesrestent ! La moitié de la révolution est faite : lespaysans ont leur part ; ils ont la terre sans dîmes, sansprivilèges ; l’autre moitié reste à faire ; il faut queles ouvriers aient aussi leur part comme nos paysans ; qu’ilsjouissent du fruit de leur travail. Cela ne peut arriver que parl’instruction et la liberté ; la liberté nivelle, le privilègeentasse ; après l’entassement, tout s’écroule ; larévolution finira par la justice pour tous, pas avant.

Il dit encore d’autres choses dont je ne mesouviens pas ; puis la voiture arriva ; les larmes, lesembrassades recommencèrent, et ce bon patriote, cet excellent hommepartit.

Tout cela vient de me revenir comme unrêve ; après tant d’années, j’ai tout revu dans une seconde,et j’en suis attendri. C’était à la fin de prairial ; lesassassinats commençaient dans le Midi. À Lyon, Marseille, Arles,Aix, Tarascon, etc., les royalistes massacraient les patriotesenfermés dans les prisons ; ils dansaient autour des monceauxde cadavres. Les compagnons de Jéhu et du Soleil, organisés par desdéputés girondins, arrêtaient les voitures sur les grandes routes,égorgeaient les républicains et pillaient les caisses publiques.Toute la France en jetait de grands cris ; mais la Convention,pleine de réactionnaires, ne voulait pas les entendre. Lesthermidoriens, eux, commençaient à s’apercevoir que, l’insurrectionécrasée, ils devenaient de trop à la Chambre et qu’on allaitbientôt éplucher leurs anciens comptes ; ils sentaient leurstêtes hocher d’avance, et se rapprochaient des montagnards restéssolides au poste.

Ce qui montre bien que l’insurrection avaitété préparée par les royalistes, c’est qu’aussitôt après lesvengeances et l’extermination d’une foule de jacobins, dedantonistes, d’hébertistes, la disette cessa dans Paris. Lesgrandes récoltes n’étaient pourtant pas encore faites enjuillet ; d’où venait donc cette quantité de grains et deprovisions cachés pendant la famine ? A-t-on jamais vul’abondance revenir avant les récoltes ? Est-ce que les bléssortent de dessous de terre par sacs ? Ceux qui pensent à celasont forcés de reconnaître que cette insurrection de la famine futun véritable guet-apens des royalistes, pour écraser le peuple etlui donner un roi.

Qu’on vienne encore nous dire que la Franceest un pays monarchique ; il en a fallu couper des têtes pournous rendre monarchiques ! Si l’on comptait bien, on entrouverait beaucoup plus après qu’avant thermidor, sans parler destrahisons et d’autres crimes sans nombre. Tout marchait ensemble,ceux du dedans et ceux du dehors s’entendaient. Aussitôt le coup deParis réussi, les gazettes annoncèrent qu’une flotte anglaises’approchait des côtes de la Bretagne ; puis que cette flotteavait repoussé la nôtre dans le port de Lorient, et qu’elledébarquait, dans la presqu’île de Quiberon, des canons, desmunitions, des émigrés et de faux assignats en masse ; que leschouans et le reste des brigands de la Vendée, malgré leurspromesses et leurs serments, remuaient comme des vers, et sedépêchaient de rejoindre l’ennemi. Si nous avions éprouvé lamoindre défaite, la proclamation de Louis XVIII n’aurait pas tardélongtemps.

Louis XVII, fils de Louis Capet, venait demourir chez le cordonnier Simon, et l’ancien comte de Provenceétait déjà proclamé roi de France par les émigrés et les despotesde l’Europe. Cette comédie nous aurait fait rire, si les troisquarts de nos représentants n’avaient pas été d’accord avecl’étranger. Toute la nation en frémissait ; on n’osait pluslire les gazettes, de crainte d’apprendre tous les jours quelquenouvelle abomination.

Par bonheur, Hoche, qui n’était pas unLéchelle, et qu’on venait de nommer général en chef de nos forcesen Vendée, se dépêcha de réunir quelques troupes et d’aller à larencontre des ennemis. Le bruit courait que vingt mille chouans etdix mille Anglais, commandés par trois à quatre mille ci-devantgentilshommes, marchaient sur Rennes, route de Paris, lorsqu’onapprit que Hoche les avait enfermés dans leur presqu’île deQuiberon, au moyen d’une ligne de retranchements garnie decanons ; qu’il avait enlevé le château de Penthièvre, àl’entrée du passage, et mitraillé les révoltés d’une façonépouvantable, tellement que la plupart, resserrés par nos colonnes,s’étaient précipités dans la mer, et que le reste avait mis bas lesarmes sans conditions.

Les thermidoriens, réunis aux derniersmontagnards, venaient d’envoyer là-bas en mission leur amiTallien ; et Tallien, se rappelant alors que les émigrésn’étaient pas ses amis, donna l’ordre de les fusiller tous sur laplace ; ils furent donc fusillés à sept cent onze, et l’onrelâcha les paysans. Ce fut une grande perte pour la noblesse.

On ne se fera jamais une idée de lasatisfaction du pays en apprenant cette bonne nouvelle, après tantde mauvaises. Le nom de Hoche grandit ; on se rappela sesanciennes victoires sur le Rhin et la Moselle, et chacun sedit :

« Voilà notre homme ! »

Malheureusement la république n’avait plus lesou ; Cambon ne surveillait plus la caisse ; on tiraitdes assignats par milliards, et personne ne voulait plus lesrecevoir pour de l’argent. Tous les marchands élevaient leurs prix,depuis que la loi du maximum n’existait plus ; la livre dechandelle était à six francs, la livre de tabac à douze, et lereste en proportion.

À quelques lieues de chez nous, sur l’autrerive du Rhin, les mêmes choses se vendaient au prix ordinaire. Aulieu d’abolir les assignats, les royalistes de la Convention lesconservaient pour nous ruiner ; on n’a jamais vu de troublepareil dans le commerce, car les assignats ne pouvaient pas allersans le maximum. Aussi on ne saura jamais quelle contrebande sefaisait alors, d’autant plus que les Anglais arrêtaient sur mer,sucre, poivre, café, etc. ; ces choses étaient hors deprix ; les enfants n’en connaissaient pas la couleur. Nosarmées manquaient de tout : l’égoïsme, la filouterie, lesmauvaises mœurs descendaient du haut en bas. Vous rencontriez desmuscadins jusqu’à Phalsbourg, des imbéciles habillés à la victime,la cravate blanche en entonnoir jusqu’au nez, un crêpe à leurchapeau, parlant sans ouvrir la bouche, et vous regardantpar-dessus l’épaule avec des lunettes d’approche.

Ils vous auraient fait du bon sang, si l’idéene vous était pas venue que de pareils champignons ne poussent quesur le bois mort, et que la république en nourrissait par milliers.Cinq ou six drôlesses, après avoir été déesses de la Raison ou dela Nature, sous Robespierre, voulaient aussi se donner des airs devictimes ; elles avaient des robes plates, en forme d’étui, etdes ceintures lâchées d’un air mélancolique ; mais on lesentendait rire et s’amuser tous les soirs à l’auberge du Cygne,avec les mirliflores, les fils d’anciens gabelous, inspecteurs desveaux, contrôleurs et botteliers des foins sous Louis XVI. Cesbonnes pièces avaient même inventé de larges poches, qui leurpendaient sur les talons et qu’on appelait des ridicules ;elles mettaient là-dedans des poignées d’assignats, et leurmouchoir brodé de larmes, pour signifier la désolation. Que lesgens sont bêtes, mon Dieu ! Quand on a vécu seulement soixanteans, le souvenir de toutes les sottises qu’on a vues défiler devantsoi vous renverse ; on ne croit plus que c’était possible.

Le pire, c’est qu’une foule d’anciens moineset curés du roi revenaient, regardant à droite et à gauche, à lamanière des rats qui sortent de leur trou, lorsque la nuitapproche, et qu’ils osaient affronter nos curés patriotes, commemonsieur Christophe de Lutzelbourg.

Ce brave curé Christophe n’avait pas quitté lepays depuis cinq ans ; il avait toujours vécu de son travail,sculptant des meubles et tenant son école, sans rien réclamer de larépublique. Il achetait maintenant chez nous ses petites provisionset regrettait bien de n’avoir pas vu Chauvel à son dernierpassage.

Mais de toutes ces choses lointaines, ce quime touche le plus quand j’y pense, c’est la vie que nous menionsdans ce grand trouble ; les premières joies de notre petitJean-Pierre, les soucis de Marguerite pour l’enfant. Quel amour quecelui d’une mère !… Comme tout l’inquiète ! Elle n’a plusde repos ni jour ni nuit ; le moindre cri l’éveille ;elle se lève, elle console le pauvre petit être ; elle chante,elle rit ; elle le berce et le promène ; à sa moindremaladie, elle le veille ; et cela des semaines et des mois,sans jamais se lasser. Ah ! combien ce spectacle vous rendmeilleur et vous fait encore mieux aimer les parents !

Depuis la naissance de notre petitJean-Pierre, j’avais vu deux ou trois fois, dans l’ombre de lavieille halle, en face, ma mère qui regardait notre maison deloin ; elle était là, sous les vieux piliers, près de lacassine du savetier Turbin, tout attentive, ses cheveux grisfourrés sous la cornette, et sa pauvre robe de toile tombant enfranges sur les sabots ; elle me paraissait bien vieillie. Et,la voyant ainsi par nos petites vitres, mon cœur s’étaitserré ; j’avais couru sur la porte pour l’appeler, la prierd’entrer ; mais au même instant elle s’était sauvée,descendant le petit escalier derrière, dans la rue duCœur-Rouge, et je ne l’avais plus trouvée auxenvirons.

L’idée me venait qu’elle aimait notre enfant,qu’elle souhaitait de le voir, et que par lui nous serionsréconciliés. Rien que de penser à cela j’avais envie depleurer ; mais je n’en parlais pas à Marguerite, craignant deme tromper.

Souvent aussi le vieux père, lorsqu’il berçaitl’enfant comme une bonne nourrice, et qu’il le regardait avecbonheur, souvent il m’avait dit tout bas à l’oreille :

– Si ta mère le voyait, Michel, elle tebénirait, elle nous bénirait tous.

Et comme un dimanche, dans notre chambre àcoucher, il me disait cela, je lui demandai :

– Vous croyez, mon père ; vous enêtes sûr ?

– Si je le crois, fit-il en joignant lesmains, oui, oui ! ce serait sa joie… Seulement elle n’ose pasvenir ; elle a tant crié contre ta femme… elle esthonteuse.

Alors, sans rien écouter de plus, je prisl’enfant sur mon bras et je dis au père :

– Eh bien ! allons voir, partonstout de suite.

– Où ça ? fit-il étonné.

– Eh ! aux Baraques.

– Mais ta femme ?

– Marguerite sera contente, ne craignezrien.

Le pauvre homme, tout tremblant, mesuivit ; dans la boutique, je dis à Marguerite :

– Ma mère serait bien heureuse de voirnotre enfant ; j’y vais, nous serons de retour à midi.

Marguerite devint toute pâle ; elle avaitappris les mauvais propos de ma mère sur son compte, mais c’étaitune femme de cœur, incapable de me donner tort quand j’avaisraison.

– Va, dit-elle ; que ta mère sacheau moins que nous ne sommes pas aussi durs qu’elle, et que jen’oublierai jamais qu’elle est ta mère.

En entendant cela, mon père lui prit les deuxmains ; on aurait cru qu’il allait fondre en larmes et qu’ilvoulait parler, mais il ne dit rien, et nous partîmes aussitôt.Bien plus loin, dans le sentier des Baraques, entre les blés, il semit à célébrer les vertus de Marguerite, sa bonté pour lui et pourtout le monde ; il avait des larmes plein les yeux. Je ne luirépondis pas, songeant à la surprise de ma mère et n’étant pasencore sûr qu’elle nous recevrait bien.

C’est ainsi que nous entrâmes au village,passant devant l’auberge des Trois-Pigeons et les autres baraques,sans nous arrêter. La vieille rue était presque déserte ; car,outre la foule de recrues et d’anciens soldats encore aux armées,beaucoup de patriotes étaient en réquisition permanente pour lestransports de vivres et de munitions ; les femmes et quelquesvieillards faisaient seuls les récoltes.

Ma mère, maintenant trop vieille, passait sontemps à filer, ce qui lui rapportait cinq ou six liards parjour ; mon père gagnait huit à dix sous avec ses paniers, etquant au reste, c’est Claude, Mathurine et moi qui soutenions lespauvres vieux sans le dire. Enfin, sauf la vieillesse, qui vousrend toujours un peu malade et triste, ils n’avaient jamais étéplus heureux.

Il faisait très beau, tous les vergers étaientpleins de fruits : pommes, poires, prunes, qui se penchaientaux branches par-dessus les haies, comme au bon temps de notreenfance, lorsque Nicolas, Claude, Lisbeth et moi nous courions,pieds nus et déguenillés, dans la poussière des chemins ou dans lavallée des Roches, avec bien d’autres, dont les trois quartsétaient déjà morts.

Ces souvenirs, en me revenant, m’avaient rendugrave ; deux ou trois vieilles regardaient à leur lucarne sansme reconnaître ; l’air bourdonnait, des milliards de moucheset d’abeilles voltigeaient dans le feuillage ; les hommespassent, et ce spectacle est éternel.

Tout à coup, au détour d’un vieux hangar, jevis ma mère assise sur la marche de notre baraque. C’étaitdimanche, elle avait ses beaux habits et ses souliers ; elledisait son chapelet.

Jamais elle n’avait connu les primidi, lesduodi, les tridi, les floréal, les prairial, etc., qui luiparaissaient des inventions du diable. Elle priait donc seule, etle bruit de nos pas lui fit tourner la tête, mais elle ne bougeapas. Je crus qu’elle m’en voulait toujours ; c’était unemauvaise pensée, car à peine eut-elle vu l’enfant, que ses deuxgrandes mains sèches s’étendirent ; elle essaya de se lever etse rassit toute tremblante. Je lui donnai le petit sans rien dire,étant moi-même trop ému ; elle le posa sur ses genoux etl’embrassa en sanglotant, et puis elle me dit :

– Viens, Michel, que je t’embrasse aussi.Tout à l’heure je pensais : « Il faudra donc que j’aillechez l’hérétique pour voir mes enfants ! » C’est le bonDieu qui t’envoie !

Et elle m’embrassa.

Ensuite elle se dépêcha de défaire le maillot,et voyant le petit être rose, gros, joufflu, avec des plis de bonnesanté tout autour des cuisses et des reins, son orgueil et sa joieéclatèrent. Elle criait aux voisines :

– Hé ! Gertrude ? hé !Marianne ! venez donc voir… venez donc voir le bel enfant…Hé ! hé ! hé ! c’est comme un ange… Il ressemble ànotre Nicolas !

Et les bonnes femmes se dépêchaientd’arriver ; et nous tous, le père, la mère, moi, les vieilles,penchés sur le petit, comme des enfants autour d’un nid qu’on vientde dénicher, nous riions, nous criions ; mais la voix de mamère s’élevait par-dessus les autres. Toutes ces vieilles édentéesfaisaient des grimaces au petit, qui riait. Cela dura plus d’unquart d’heure, et le vieux Saint-Hilaire vint aussi voir, enboitant. Tous s’extasiaient de la santé, de la bonne mine de cetenfant, car on peut bien se figurer qu’après cinq ans de misère etde famine, on n’en voyait pas beaucoup de pareils aux Baraques. Mamère, orgueilleuse, disait :

– Tu es pourtant un bon garçon, Michel,tu es pourtant un bon garçon d’être venu.

Mon père ne l’avait jamais vue de si bonnehumeur ; il me soufflait à l’oreille :

– Je te l’avais bien dit !…hé ! hé ! hé !

Le seul chagrin de tout ce monde, c’étaitqu’on ne pouvait pas donner de pommes et de poires au petit, quin’avait pas encore de dents.

Vers midi l’enfant s’étant mis à pleurer, mamère, malgré sa joie de le montrer à tout le monde, comprit qu’ilavait soif et qu’il était temps de le remporter. Elle leremmaillotta en chantonnant, et vint avec nous jusque sur lesglacis, toute fière et heureuse de le tenir sur son bras.

J’aurais bien voulu la décider à venir jusquechez nous, mais elle disait :

– Une autre fois, Michel, une autre fois…plus tard.

Et le père me faisait signe de ne pas lapresser, parce que sa joie pouvait tourner en mauvaise humeur. Ellene vint donc pas encore et me remit l’enfant dans l’avancée en medisant :

– Allez maintenant, et dépêchez-vous, carle petit a besoin du sein.

Elle nous regarda jusque sous la porte deFrance, et me cria deux fois :

– Tu reviendras, Michel ; tureviendras bientôt.

Je lui faisais signe que oui.

C’est ainsi que je me remis avec ma mère.Marguerite fut satisfaite d’apprendre cette bonne nouvelle ;elle en fut très contente pour moi. Tout était maintenant en ordre,et j’espérais qu’un jour ou l’autre ma mère se décideraittranquillement à venir nous souhaiter le bonjour. Nous étionsd’accord pour ne jamais lui parler de ce qui s’était passé ;lorsqu’on n’a rien d’agréable à dire aux gens, il vaut mieux setaire, et puis il vaut aussi mieux oublier les misères de ce monde,que d’y revenir sans cesse.

Nous avions bien assez de nouveaux ennuischaque jour, sans nous rappeler les anciens ! Ils ne nousmanquaient pas et les inquiétudes non plus ; en ces moisd’août et septembre 1795, le danger qui, six semaines avant,menaçait la Bretagne et la Vendée, se tournait de notre côté.Depuis cinq mois l’armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan,et celle de Rhin-et-Moselle, sous les ordres de Pichegru, nebougeaient plus ; tout leur manquait : les armes, lesmunitions, et même les chefs, destitués par le traître Aubry, quiremplaçait Carnot au Comité de salut public.

On n’avait pas encore établi que la moitié descontributions serait payée en foin, paille, orge, avoine, de sorteque la république était forcée de tout payer avec les malheureuxassignats et d’en faire de plus en plus.

Nous bloquions Mayence sur la rivegauche ; Wurmser et Clairfayt, sur la rive droite,n’attendaient que l’occasion de nous envahir encore une fois. Lesrécoltes finies, on pensa que nous allions avoir du changement, etdans ce temps notre commerce s’étendit tout à coup d’une façonextraordinaire. La ville fourmillait de soldats déguenillés, quifilaient sur Strasbourg ; vous n’entendiez du matin au soirque ce grand tumulte des troupes en marche : les tambours, lestrompettes, et puis le bruit des savates qu’on traîne parbataillons et régiments ; les « Ho ! ho !ho !… Vive la république !… Allons, enfants de lapatrie !… etc. ; » les officiers et sous-officiersqui s’arrêtent, en passant, pour prendre un petit verred’eau-de-vie sur le pouce, et se mettent ensuite à courir pourrejoindre la colonne ; enfin le grand spectacle de la guerrequi s’avance ne cessait plus, et notre boutique était toujourspleine de soldats.

Ces braves gens me reconnaissaient comme unancien ; on se donnait des poignées de main, et plus d’unefois l’idée me passait par la tête de rempoigner un fusil, unegiberne, et d’emboîter le pas. Je me représentais le roulement dela fusillade et les cris : « En avant ! À labaïonnette ! » Le chaud et le froid me traversaient d’uncoup, comme lorsqu’on entend battre le pas de charge et qu’on partdu pied gauche ; mais la vue de notre petit Jean-Pierre sur lebras de Marguerite me calmait, et je rentrais dans ma coquille,bien content d’avoir mon congé en règle. Et puis la conduite denotre Convention, qui trahissait la république, n’engageait pas lespatriotes à se faire casser les os en l’honneur de ses mauvaisdécrets ; chacun se disait : « Une fois nous morts,qu’est-ce qui restera ? Des royalistes, des muscadins, desCabarrus, les anciens valets et les boutiquiers aristocrates de lacour, aux environs des Tuileries ; la race abominable desassassins du Midi, qui redemanderont leur fils de saint Louis, leurcomte d’Artois et les émigrés. Non ! non ! CetteConvention va bientôt finir, et puis nous verrons. »

Vous pensez bien qu’on ne nous payait pas enor, ni même en pièces de quinze ou trente sous ; nousn’aurions pas eu de quoi rendre : le louis valait quinze centsfrancs en assignats ; où mettre ces tas de papiers ? Cesont les gros sous qui nous ont sauvés. Tous les huit jours j’enremplissais une caisse de trois à quatre cents livres, solidementclouée et ficelée en croix, et je la donnais à Baptiste pour lesSimonis, qui m’envoyaient en retour la quittance et de nouvellesmarchandises.

Depuis la défaite du peuple, en prairial, lestraîtres laissaient tout aller à l’abandon, leurs journaux nefinissaient pas d’insulter la république, leurs clubs prêchaient larévolte, et chez nous on n’entendait plus parler que de chauffeursembusqués dans les bois, pour arrêter les voitures, piller lesfermes et dévaliser les juifs. Une bande de ces brigands avaittellement chauffé les pieds du vieux Leiser et de sa femme, àMittelbronn, pensant les forcer à dire l’endroit de leur argent,que les malheureux en étaient morts. Schinderhannes écumait lamontagne depuis l’Alsace jusqu’au Palatinat, et chaque fois queBaptiste faisait le voyage de Strasbourg, il avait deux pistoletsd’une aune à sa ceinture, son sabre et son fusil dans la paille. Jeme souviens qu’un jour le bruit s’étant répandu que la bande venaitd’arrêter le courrier sous les roches du Holderloch, il n’osait passe charger de ma caisse, d’autant plus que la nuit venait.

Je fus obligé, pour lui donner confiance, dem’asseoir à son côté, le fusil entre les genoux, et de l’escorterjusqu’à Saverne. Si Schinderhannes était venu cette nuit-là, ilaurait fait connaissance avec le sergent Bastien, de la13e légère, mais tout se passa tranquillement ; lemême soir je revins de Saverne par la traverse, mon fusil enbandoulière, ne voulant pas laisser Marguerite dans l’inquiétude.Enfin voilà pourtant à quel état de misère les soixante-treizeavaient réduit notre pays ; ils espéraient à force de crimeset de trahisons nous forcer à demander un roi ; car d’aller sedémasquer, et de se déclarer royalistes ouvertement, ils n’auraientjamais osé ; nos armées républicaines seraient aussitôt venuesleur rendre visite à marches forcées.

Ils nommèrent alors une commission de onzemembres, chargés de préparer la nouvelle constitution, et tous lespatriotes frémirent en pensant que les royalistes allaient nousdonner des lois.

Cette constitution fut décrétée le 17 août1795, sous le nom de constitution de l’an III. Elle déclaraitd’abord que l’ordre reposait sur la propriété seule, d’où chacundevait comprendre que celui qui n’avait pas hérité de rentes, ouqui n’en avait pas gagné par n’importe quel moyen, comme Tallien etbeaucoup d’autres, n’était plus rien ; que l’argent passaitavant le courage, la probité, le talent, le dévouement à la patrieet toutes les vertus.

Elle déclarait après cela que lesreprésentants seraient nommés par des électeurs, et que chacun deces électeurs serait nommé par deux cents citoyens âgés d’au moinsvingt et un ans et qui payeraient une contributiondirecte. Ensuite que, pour avoir la qualité propre à faire unélecteur ou un représentant, il faudrait payer une contributionde deux cents journées de travail.

Les trois quarts de nos anciens représentantsmontagnards n’auraient pu, d’après cette constitution, êtrenommés ; nous n’aurions eu pour représentants du peuplefrançais, que ceux qui s’entendaient avec les Prussiens et lesAutrichiens en Champagne, avec les royalistes et les Anglais enVendée. Qu’on juge d’après cela si Danton, Marat, Robespierre etles autres montagnards avaient eu tort de se méfier de cesgirondins, qui se dépêchaient de ruiner ce que la nation avait faitavec tant de peine.

Cette belle constitution de l’an III nousapprenait de plus que nous allions avoir deux conseils, au lieud’une assemblée législative : – le conseil des Anciens, ayantdeux cent cinquante membres, âgés d’au moins quarante ans, et leconseil des Cinq-Cents ; – que le conseil des Cinq-Centsproposerait et discuterait les lois, et que le conseil des Anciensles approuverait ou les rejetterait ; en outre que, à la placedu Comité de salut public, nous aurions un directoire de cinqmembres, chargés de faire exécuter les lois par des ministresqu’ils nommeraient eux-mêmes, de traiter avec l’étranger, et demettre en mouvement nos armées.

Ainsi ces honnêtes gens, qu’on a toujoursregardés comme des victimes et qui se faisaient passer en 93 pourdes républicains persécutés, rétablirent alors : 1° leveto de Louis XVI, qu’ils donnaient au conseil desAnciens ; 2° les ministres, qu’ils donnaient auDirectoire ; 3° le droit de paix et de guerre ; 4° lescitoyens actifs et passifs ; et de plus l’élection à deuxdegrés d’avant 89. – Il ne restait plus qu’à mettre un homme à laplace des cinq directeurs et le tour était fait. Autant dire toutde suite que la révolution ne comptait plus, et que les rois,battus de tous les côtés par la république, avaient remporté lavictoire.

Malgré cela les malheurs du pays étaient tels,que cette constitution fut acceptée ; à Phalsbourg, Collin,Manque, Genti, moi et cinq ou six autres patriotes nous dîmesseuls : Non !

Mais, pour comble d’abomination, lesréactionnaires de l’Assemblée, craignant que le peuple n’envoyâtdes républicains au conseil des Cinq-Cents, au lieu de girondins etde royalistes, décrétèrent que les deux tiers seraient nommés parmiles membres de la Convention elle-même. Et l’on vit alors une chosebien capable de faire rire les hommes de bon sens ; on vittoute la masse des muscadins et des aristocrates, qui se figuraientdéjà que le peuple allait les nommer, se révolter contre ce décretet crier que la Convention attentait à la souveraineté dupeuple ; on reconnut l’égoïsme et l’avarice de ces jeunesmessieurs, qui se soulevaient contre leur propre parti, dès qu’ilne leur livrait pas les premières places. Toute la jeunesse doréeet les riches boutiquiers se mirent en insurrection ; laConvention fut obligée d’appeler les jacobins à son secours et deleur rendre des armes.

Les jacobins ne demandaient pas mieux qued’écraser ceux qui les défiaient depuis thermidor, et les vieuxrenards de la Convention, qui s’en doutaient, eurent peur de voirexterminer leurs jeunes amis révoltés ; chacun tirait à soi,les vieux et les jeunes, mais ils ne s’en voulaient pas àmort ; les vieux comprenaient les jeunes, ils auraient faitcomme eux à leur place. C’est pourquoi le général Menou reçutl’ordre d’aller doucement, de ménager cette jeunesse égarée. Menoula ménagea tellement que, sur la simple promesse des insurgésqu’ils allaient se disperser, ses troupes se retirèrent.

Tout semblait fini ; mais ces insurgésd’une nouvelle espèce, voyant les troupes se retirer, crurent quela Convention tremblait devant eux ; ils restèrent en armes etse mirent à parler de haut. Alors la Convention, bien chagrine, futobligée de remplacer Menou par Barras, le général du 9 thermidor,et Barras choisit pour son lieutenant un jacobin, le citoyenBonaparte, mis en disponibilité, comme robespierriste, par Aubry.Celui-là n’était pas tendre ; il fit armer les faubourienstout de suite, pensant qu’ils avaient un vieux compte à régler avecles messieurs de la section Lepelletier et des environs ; ilréunit aussi des canons et des munitions, et le peuple desfaubourgs marcha contre les bourgeois aristocrates, qui furentrudement menés. Bonaparte les balaya sans pitié sur les marches del’église Saint-Roch, à coups de mitraille. La Convention étaitdésolée, mais les jeunes gens avaient besoin d’une leçon :cinq cents restèrent sur la place, et l’affaire, commencée dansl’après-midi, finit à neuf heures du soir.

Au lieu de se montrer terrible et dure enversles vaincus, comme en germinal et en prairial, la Convention cettefois fut très douce et pitoyable, elle ne fusilla que deux insurgéset ne déporta personne. C’étaient des siens, des royalistes, quimontraient seulement un peu trop de zèle pour happer le bienpublic ; cela méritait de l’indulgence. On licencia leurscompagnies, ce fut tout.

Les jacobins avaient reçu des fusils et descartouches ; ils auraient pu s’en servir contrel’Assemblée ; mais le dégoût avait gagné les patriotes. Ceuxqu’ils aimaient étaient morts ! Qui mettre à la place deDanton, de Desmoulins, de Robespierre, de Saint-Just ? Cen’étaient pas Legendre, Tallien, Fréron et d’autres êtrespareils.

Ces mouvements de Paris nous avaient rendusattentifs ; nous en causions tous les soirs à la bibliothèque,mais bientôt nos pensées furent ailleurs : la guerres’avançait de notre côté ; on armait la place comme en92 : des troupes innombrables, à pied et à cheval continuaientde défiler ; il en arrivait de l’armée des Alpes, de laVendée, de partout. Le grand effort allait encore une fois seporter sur le Rhin, la Meuse et la Moselle ; nous avions de lapeine à servir tout le monde qui se présentait chez nous. Et voilàqu’un jour, à midi, comme je m’asseyais à table pour dîner,Marguerite me donne une lettre en me disant :

– Elle est arrivée ce matin. C’est unvieux de la Vendée qui t’écrit. Il te dit d’aller le voir àFénétrange ; mais avec le travail que nous avons, tu ne peuxpas t’absenter.

Moi je regarde : c’était un billet de monvieux camarade Sôme, qui se rendait avec notre batterie à l’arméede Rhin-et-Moselle sous Mayence, et faisait un détour de quinzelieues pour avoir le plaisir de m’embrasser.

En voyant cela, je devins tout pâle et je disà Marguerite :

– Ne pouvais-tu donc pas me montrer cettelettre à sept heures du matin, quand elle est arrivée ?Comment ! un de mes plus vieux camarades, un homme avec lequelj’ai combattu tous les jours pendant des mois, se détourne en routede quinze lieues pour me serrer la main, et le pauvre diable ne metrouvera pas ?

– Je croyais que c’était un vieilivrogne, me dit-elle.

Alors je frémis. Mon indignation était tropgrande ; elle m’empêcha de lui répondre ; et voyant lecourrier de Murot qui passait, je pris mon chapeau en courant et encriant :

– Halte ! halte !

Je n’avais pas un sou dans ma poche. Le pèreMurot s’arrêta sur la route, je montai près de lui, et nousrepartîmes d’un bon train. Durant plus d’un quart d’heure il me futimpossible de parler ; et comme Murot me regardait étonné, jefinis par lui raconter ce qui venait de m’arriver.

– Bah ! fit-il, ce n’est rien, tu aseu raison de te fâcher ; toutes les femmes se ressemblent,elles ne voient que leur mari et la couvée.

Il continua de parler ainsi. Je ne l’écoutaisdéjà plus ; mais à la grande montée de Wéchem, voyant que lavoiture allait tout lentement, l’impatience me gagna, j’empruntaide Murot un écu de six livres et je me remis en route à pied,arpentant le chemin comme un cerf. L’idée que mon pauvre vieux Sômem’attendait, et qu’il serait peut-être forcé de partir avant dem’avoir vu, me saignait le cœur. Je passai Metting, Droulingen,tous les autres villages qui se suivent, sans rien regarder nim’arrêter nulle part. À trois heures du soir j’avais fait cinqlieues, et j’arrivais à Fénétrange. Le premier mot que je dis enentrant dans la salle de l’auberge de l’Étoile, c’est :

– Il est parti ?

– Qui ça ? me demanda le pèreBricka.

– Celui qui m’attendait.

– Le sergent de canonniers ?

– Oui.

– Ah ! il vous a bien attendu ;mais depuis une heure, il est en route.

Le chagrin d’être arrivé trop tard me faisaitcrier :

– Pauvre vieux !… pauvrevieux !… Venir de si loin !… Quel malheur !

Et sur le coin de la table, en prenant machopine de vin et cassant une croûte, j’écrivis à ce bon vieuxcamarade une longue lettre, pour lui raconter ces choses etm’excuser. Je la mis moi-même à la boîte, après l’avoir affranchie,et je repartis, rêvant à l’égoïsme des femmes, car les meilleuressont véritablement égoïstes, et se figurent qu’on ne peut aimerqu’elles et la famille.

Je rentrai tard à Phalsbourg ; la portede la ville était fermée, il fallut appeler le vieuxportier-consigne Lebrun et me faire ouvrir.

En arrivant devant notre boutique, je visencore de la lumière aux fentes du volet. Je donnai deux petitscoups. Marguerite m’ouvrit ; elle avait pleuré ; celam’attendrit beaucoup. Je voulus m’excuser, mais elle était biencontente de me revoir ; elle reconnut ses torts de sorte qu’aulieu d’être fâchée contre moi, comme je l’avais craint, ellem’estima plus encore qu’avant si c’était possible.

Le caractère des femmes, voyez-vous, je leconnais. Elles aiment les hommes francs, et même quelquefois ilfaut leur parler avec force et leur dire vertement ce qu’onpense ; il faut toujours avoir raison avec elles, et se faireobéir quand on est dans son droit ; sans cela, toutes, depuisla première jusqu’à la dernière, vous prendront, comme on dit, sousla pantoufle et vous feront marcher comme au régiment.

Cette petite affaire rendit donc Margueriteencore plus agréable pour moi : c’est moi qui lisais leslettres le matin, et c’est moi qui donnais les ordres, après avoirconsulté ma femme, bien entendu.

Mais tout cela ne m’empêchait pas d’êtrechagrin de n’avoir pas revu mon ami Sôme, car les choses devenaienttoujours plus graves, et l’on ne pouvait savoir si l’on reverraitjamais les camarades qu’on avait aux armées. Jourdan avait passé leRhin à Dusseldorf ; il le remontait sur la rive droite ;naturellement tout le monde pensait qu’il était d’accord avecPichegru, qui ne pouvait manquer de passer aussi le fleuve, soit àHuningue, soit à Strasbourg, pour tomber ensemble sur nos ennemis.On s’attendait du jour au lendemain à recevoir la nouvelle que lesdeux armées manœuvraient ensemble sur la rive droite ; celadura plus de trois semaines, et Pichegru ne bougeait pas. Jourdans’était mis entre les deux armées de Wurmser et de Clairfayt.L’idée d’une trahison vous gagnait, surtout les anciens soldatscomme moi, qui savaient ce que c’est de compter sur des secours quin’arrivent pas : j’en avais vu des exemples assezterribles !

Enfin on apprit que Pichegru venait de sedécider, qu’il avait passé le Rhin et pris Mannheim sansrésistance.

Dans toute l’Alsace et la Lorraine on criaitvictoire ; on pensait apprendre d’heure en heure, à chaquecourrier, que Jourdan et Pichegru venaient de se réunir àHeidelberg, séparant ainsi les deux armées ennemies, et qu’ilsallaient les écraser l’une après l’autre. Pichegru n’avait qu’às’avancer, mais il n’engagea que deux divisions, qui furenttournées et massacrées. Clairfayt entra victorieux dans Heidelberg.Jourdan, menacé sur ses derrières repassa le Rhin à Neuwied ;l’ennemi rentra dans Mayence ; il traversa le pont et nousforça de lever le blocus sur la rive gauche. Pichegru fit encoreprendre neuf mille hommes, qu’il laissa sans raison à Mannheim, enrepassant le fleuve, ensuite il courut en pleine déroute jusqu’auxlignes de Wissembourg.

Pendant ce temps des milliers de blessésarrivaient chez nous. On ne pouvait en loger la moitié dans leshôpitaux, ils remplissaient nos villages. Il en arrivait aussi parla route de Metz ; tous les bourgeois prêtaient deslits ; nos deux casernes étaient pleines de ces malheureux,comme celles d’Angers, de Saumur, et de Nantes, après Laval, LeMans et Savenay. Ceux qui n’avaient pas encore vu ce spectaclecroyaient que tous les blessés du monde arrivaient àPhalsbourg ; ils ne savaient pas que les généraux ne disentjamais la vérité sur leurs pertes et qu’ils en mettent toujours dixfois moins au rapport.

Un matin que j’ouvrais ma boutique, plusieursconvois entraient par la porte de France, on avait étendu desmatelas dans la vieille halle, sur les pavés, en plein air. À lafin du mois d’octobre, il faisait déjà froid ; c’était unbonheur, car cette boucherie d’hommes, dont le plus grand nombren’avaient pas été pansés depuis Kaiserslautern, Hombourg etDeux-Ponts, répandaient une véritable peste en route.

Comme les voitures arrivaient lentement sur lapetite place, où l’on commençait à les décharger, le citoyenDapréaux, apothicaire en chef de l’hôpital militaire, vint me direqu’un des blessés demandait à me parler.

J’y allai tout de suite, et sur une paillasse,contre le grand pilier, au milieu de la halle, je vis mon vieuxcamarade Sôme, mais tellement jaune et les yeux enfoncés, que j’eusde la peine à le reconnaître.

– C’est moi, Michel, dit-il, tu ne mereconnais pas ?

Alors je me baissai pour l’embrasser, mais ilsentait si mauvais que le cœur me manqua ; je fus obligé de meretenir au pilier. Il s’en aperçut et me dit :

– J’ai un biscaïen dans la hanche ;fais-moi porter ailleurs, je me panserai moi-même.

L’idée d’avoir cette odeur dans la maisonm’épouvantait ; par bonheur Marguerite venait de mesuivre.

– Tu connais cet homme ? medit-elle.

– Oui, c’est mon pauvre camaradeSôme.

Aussitôt elle ordonna de le porter chez nous,par la porte de l’allée, dans la chambre en haut, où nous avions unlit ; et comme en ce moment il arrivait cinq ou six autresblessés à la file, sur les brancards, je partis, criant enmoi-même :

« Mon Dieu ! quelle misère !Est-il possible que ceux qu’on aime le plus vous fassent unepareille horreur ! »

Mais pour bien des choses les femmes ont plusde courage que nous ; l’Être suprême veut que nous ayons cetteconsolation ; sans cela que deviendrions-nous ? les troisquarts des malades seraient abandonnés.

Marguerite avait déjà tout préparé enhaut ; quelques instants après le brancard arrivait. Moi, dansla boutique, j’entendais les pas des infirmiers monter l’escalier,sans oser les suivre ; pourtant j’avais vu bien d’autrescarnages en Vendée ; mais quand on traîne au milieu de cesmisères, et qu’on est soi-même entre la vie et la mort, on n’y faitplus attention.

Maintenant tout ce que je puis vous dire,c’est que dans les huit premiers jours, personne, exceptéMarguerite et le docteur Steinbrenner, ne monta ; la vieillesage-femme Marie-Anne Lamelle, qui demeurait sur le palier, futelle-même obligée de s’en aller, ne pouvant y tenir. Margueritedécoupait des bandes et faisait de la charpie. Le docteur vint unmatin, avec son camarade de l’hôpital, Piedfort, tirer le biscaïen.Ils eurent de la peine, car Sôme, un des hommes les plus durs quej’aie connus, poussait des cris sourds qu’on entendait à travers leplafond.

En voilà bien assez sur ceshorreurs !

Au bout de trois semaines environ, mon pauvrevieux camarade se promenait avec des béquilles et se remettait àrire en disant :

– Eh bien ! Michel, j’en suis encoreréchappé cette fois, hé ! hé ! hé !… Ta femme m’abien soigné ; sans ses bonnes soupes grasses, je passaisl’arme à gauche.

Il avait raison. Combien d’autres, faute desoins, étaient couchés dans le nouveau cimetière des Peupliers, surla route de Metz ! Bien des années après, quand on fit lechemin de la route, au Champ de Mars, en voyant cette massed’ossements qu’il fallait déterrer, le monde s’arrêtait etdisait :

– Comme ils ont les dents blanches !Il ne leur en manque pas une seule.

Je crois bien, c’étaient tous des jeunes gensde vingt à trente ans, en 95. Pichegru, pour avoir des honneurs etde l’argent, en avait fait massacrer comme cela deux divisionsentières, sans parler de ceux qui tombèrent à la retraite. Lescélérat était en marché depuis quelque temps avec le prince deCondé, pour lui livrer Huningue et s’avancer ensemble sur Paris.C’est l’un des héros royalistes !… Dans quinze jours,il avait fait périr par trahison plus de républicains sous sesordres, que le Comité de salut public n’avait fait guillotiner detraîtres et d’aristocrates ! Et voilà des gens qui nefinissent pas de gémir en parlant de la terreur ; ils prennentsans doute les paysans pour des ânes, mais je les préviens quec’est à tort ; le peuple trompé pendant soixante ans, commenceà voir clair ; ce ne sont plus de grands mots, de bellesphrases qu’il veut entendre, il veut savoir la vérité.

Personne ne regardait alors Pichegru, leconquérant de la Hollande, comme un traître ; moi, je m’enméfiais sans oser le dire ; mais la première fois que Sômes’assit à notre table, notre enfant sur ses genoux, il nousexpliqua les choses, en me regardant de côté, et je compris quenous étions d’accord. Il finit par crier, comme les fédérésparisiens en 92 :

– O Marat ! véritable ami du pauvrepeuple, c’est par toi qu’ils ont commencé ; ton œil clair lesgênait, ils t’ont planté un couteau dans le cœur. Toi seul tuvoyais juste et de loin : les Dumouriez, les Custine, lesLafayette, tu les avais tous devinés. Celui-ci tu l’aurais traînétoi-même à la barre ; il n’aurait pas eu le temps de faire sonpremier coup !

Jamais je n’avais entendu mon vieux camaradedire comme en ce jour ce qu’il pensait. Marguerite, Élof Collin,Raphaël et d’autres patriotes qui se trouvaient là, parlaient deDanton, de Robespierre, de Saint- Just ; mais lui, faisantclaquer son pouce d’un air de pitié, criait :

– Bah ! bah ! Sans doutec’étaient des bons… mais quoi, des enfants ; ils ont fini parse disputer ! Marat les aurait mis d’accord, car il avait plusde bon sens qu’eux tous ensemble.

Sôme allait beaucoup trop loin, comme ilarrive toujours lorsque la colère vous emporte : son biscaïenl’avait aigri !… Et puis, le pauvre vieux aimait Marat, commej’aimais Danton, et comme Élof Collin aimait Robespierre. C’estnotre défaut, à nous autres Français, de nous attacher aux hommesplus qu’aux principes, et de leur croire tous les talents et toutesles vertus, du moment qu’ils défendent nos idées : il nousfaut absolument des chefs ! Cette malheureuse faiblesse denotre nation est cause des plus grands malheurs ; elle adivisé les républicains, elle les a poussés à se détruire les unsles autres, et finalement elle a perdu la République.

Chauvel seul, de tous les patriotes que j’aiconnus en ce temps, mettait les principes bien au-dessus deshommes ; il avait raison, car les hommes passent et lesprincipes sont éternels.

Chapitre 7

 

Au moment même où Pichegru faisait massacrerses divisions par les Autrichiens, avaient eu lieu les nouvellesélections ; bientôt après, les gazettes nous apprirent que laConvention venait de déclarer sa mission terminée, et que lesnouveaux représentants élus s’étaient partagés selon leur âge, pourêtre du conseil des Anciens ou des Cinq-Cents ; que le conseildes Cinq-Cents avait ensuite nommé cinquante membres, parmilesquels celui des Anciens avait choisi nos cinq directeurs :Lareveillière-Lépaux, Letourneur (de la Manche), Rewbell, Barras etCarnot, en remplacement de Sieyès, qui refusait. Ces directeursdevaient être renouvelés par cinquième, d’année en année ; ilspouvaient être réélus. Les conseils devaient se renouveler partiers, tous les ans.

La Convention, en se retirant le 26 octobre1795, avait duré trois ans et trente-cinq jours ; elle avaitrendu plus de huit mille décrets. Mais depuis le 9 thermidor et larentrée des girondins royalistes, ce qui restait d’hommes justes etde vrais républicains dans cette assemblée, ne pouvait empêcher lesautres, en majorité, de ruiner ouvertement la république. Tous leshonnêtes gens furent donc heureux de la voir finir.

Le 15 novembre nous reçûmes une lettre deChauvel, nous annonçant qu’il revenait à Phalsbourg, et lesurlendemain, un mardi, pendant la grande presse du marché, nous levîmes entrer dans notre boutique, sa petite malle de cuir à lamain, au milieu de l’encombrement des hottes, des paniers et desgrands chapeaux montagnards. Quel joyeux spectacle pour un homme decommerce comme Chauvel ! Nous étions sortis du comptoir etnous l’embrassions avec un bonheur qu’il est facile de sereprésenter.

Lui nous disait gaiement :

– C’est bien, mes enfants, c’estbien ; retournez à votre ouvrage, nous causerons plustard ; je vais me chauffer à la bibliothèque.

Et, durant trois heures, derrière les petitesvitres de l’arrière-boutique, il vit les affaires que nousfaisions ; ses yeux brillaient de satisfaction. Les paysans deconnaissance et des files de patriotes entraient lui serrer lamain. On riait ; on se dépêchait de servir, pour avoir letemps d’échanger quelques mots, et puis on retournait à sonposte.

Ce ne fut que vers une heure, quand lesmarchands de grains, de légumes et de volailles eurent repris lechemin de leur village, que nous pûmes enfin causer et dînertranquillement.

Ce qui réjouissait le plus Chauvel, c’estqu’avec notre grand débit de boissons, d’épicerie et de mercerie,nous avions la facilité de répandre des journaux et des livrespatriotiques en masse. Il allait et venait dans notre petitechambre, l’enfant sur les bras, et s’écriait :

– Voilà ce qu’il fallait !…Autrefois, quand je courais le pays ma hotte au dos, c’était tropfatigant ; aujourd’hui que les gens viennent chez nous, nousaurons tout sous la main. On ferme nos clubs ; nous aurons unclub dans chaque baraque, jusqu’au fond de la montagne ; aulieu de lire à la veillée des histoires de bandits et de sorcières,on lira les traits héroïques, les actions généreuses des citoyens,leurs découvertes, leurs inventions, leurs entreprises utiles aupays, les progrès du commerce, de la fabrication, de la culturedans toutes les branches, enfin tout ce qui peut servir aux hommes,au lieu de leur boucher l’esprit, de les rendre superstitieux et deles aider à tuer le temps. Nous allons faire un bien immense.

Il fut aussi très heureux de voir mon amiSôme ; du premier coup d’œil ils s’étaient jugés, et seserrèrent la main comme d’anciens camarades.

Ce même soir, après souper, Raphaël Manque,Collin, le nouveau rabbin, Gougenheim, Aron Lévy, maître Jean etmon père étant arrivés, les embrassades et les cris de joieapaisés, on se mit à parler de politique.

Chauvel raconta l’état de nos affaires ;il dit que dans notre position actuelle, au milieu des divisionsqui nous déchiraient, de la ruine qui nous menaçait, dudécouragement qui gagnait le peuple, les patriotes devaientredoubler de prudence. Maître Jean Leroux ayant alors fait observerque, la constitution de l’an III assurant à chacun ce qu’il avaitgagné, la révolution était en quelque sorte finie, Chauvel luirépondit avec vivacité :

– Vous êtes dans une grande erreur,maître Jean, cette constitution ne finit rien du tout ; elleremet au contraire tout en question. C’est l’œuvre des royalistesconstitutionnels et de la bourgeoisie, pour écarter le peuple dugouvernement, et le priver de sa part légitime dans les conquêtesde la république sur le despotisme. Quand je dis que la bourgeoisieest complice des royalistes dans cette abomination, il fautdistinguer entre l’honnête bourgeoisie, et l’intrigante quil’entraîne dans ses manœuvres ; les vrais bourgeois sont lesenfants du peuple, élevés par leur instruction, leur intelligenceet leur courage ; ce sont les commerçants, les fabricants, lesentrepreneurs, les avocats, les gens de loi, les médecins, lesécrivains honnêtes, les artistes de toute sorte, tous ceux qui fontavec les ouvriers et les paysans la richesse d’un pays.

» Ceux-là ne veulent que laliberté ; c’est leur force, leur avenir ; sans liberté,toute cette bourgeoisie, la vraie, – celle qui dans le temps ademandé l’abolition des jurandes et des communautés, qui plus tarda rédigé les cahiers du tiers dans toute la province, et qui par safermeté, par son bon sens, a forcé la main du roi, de la noblesseet du clergé – sans la liberté, cette brave et solide bourgeoisie,l’honneur et la gloire de la France depuis des siècles, estperdue !… Mais à côté de celle-là, malheureusement, il enexiste une autre, qui n’a jamais vécu que de places dugouvernement, de pensions sur la cassette, de monopoles et deprivilèges, qui donnait tout au roi, pour recevoir de sa mainsacrée les dépouilles de la nation.

» Celle-là ne veut pas de laliberté ; la liberté, c’est la supériorité du travail, del’intelligence et de la probité sur l’intrigue ; elle aimemieux tout obtenir de la munificence d’un prince ou d’unstathouder, cela coûte moins de peine ; les enfants sontrecommandés ; on leur apprend à plier l’échine, à traîner lechapeau jusqu’à terre devant les grands, et les voilà lotis, leuravenir est assuré. C’est cette bourgeoisie-là qui vient de faire laconstitution de l’an III, malgré nous ; avec lessoixante-treize girondins rentrés à la Convention après thermidoret tous les autres royalistes, ils ont eu la majorité. Le coup,prévenu par Danton le 31 mai 93, devenait facile ; nousn’avions plus rien à dire !… Ces messieurs ont établi leursélections à deux degrés, leurs deux conseils et leurdirectoire ; comme ils avaient besoin d’un appui, lesmalheureux ont entraîné la vraie bourgeoisie dans leur iniquité, enlui faisant peur du peuple et en lui donnant part auxbénéfices. »

Chauvel parlait si clairement, que personnen’avait rien à répondre.

– Eh bien, dit-il, en déclarant que pourêtre député il faudrait avoir la propriété ou l’usufruit d’un bienpayant une contribution de la valeur de deux cents journées detravail, qu’ont-ils fait, ces honnêtes gens ? ils ont séparéles bourgeois du peuple, ils les ont rendus ennemis. Ils sefigurent que le peuple, après la révolution comme avant, va donnerson sang et le fruit de son travail pour des bourgeois de leurespèce, qui gouverneront au moyen d’un roi constitutionnel, un groshomme chargé de bien boire et de bien manger, pendant qu’ilsexploiteront le pays. La place de ce roi constitutionnel estmarquée dans leur constitution ; c’est le Directoire qui laremplit provisoirement ; plusieurs même avaient proposéd’appeler le roi tout de suite ; malheureusement Louis XVIIIespère mieux, il n’accepte pas de constitution ; il est dedroit divin comme Louis XVI et Louis XVII ; il veut restermaître absolu, et s’entourer de noblesse au lieu de bourgeoisie.Cela les embarrasse !… Mais le peuple dépouillé de ses droitsne les embarrasse pas ; ils sont bien sûrs qu’il va sesoumettre : – Imbéciles !

Chauvel, penché sur notre petite table, se mità rire ; et, comme nous l’écoutions en silence :

– Tout cela savez-vous ce quec’est ? dit-il, c’est la révolution qui ne finit jamais, larévolution en permanence ; il faut être aveugle pour ne pas levoir. Qu’il arrive un Danton, dans trois, quatre, dix ou vingt ans,il a son armée préparée d’avance : c’est le peuple dépouilléqui réclame la justice ! Danton parle, la révolutionrecommence ; on chasse le roi, les princes et lesintrigants ; l’honnête bourgeoisie est ruinée, son commerceest ébranlé, son industrie à bas ; elle paye pendant que lescoureurs de places se sauvent avec la caisse jusqu’à la fin del’orage. Ils reviennent avec le prince et refourrent dans leurconstitution de nouveaux bourgeois, parce que les anciens n’ontplus le sou ; eux, ils se portent toujours bien avec SaMajesté. Les affaires reprennent, mais la question n’est toujourspas résolue ; après Danton, c’est un général heureux quimarche sur Paris en criant : « Je viens défendre lesdroits du peuple. »

» Le peuple serait bien bête de s’opposerà ce général ; c’est encore la révolution quirecommence ! Et cette révolution recommencera, jusqu’à ce queles bourgeois se séparent des aristocrates et des intrigants quiprennent leur nom, et se réunissent franchement au peuple, pourréclamer avec lui la liberté, l’égalité, la justice, et reconnaîtrela république comme le seul gouvernement possible avec le suffrageuniversel. Alors la révolution sera finie. – Qu’est-ce qui pourratroubler l’ordre, quand le peuple et la bourgeoisie ne ferontqu’un ? – Chaque citoyen aura le rang qu’il mérite par sontravail, son intelligence et sa vertu ; on pourra vivre sanscraindre de tout perdre du jour au lendemain. Je vous en préviens,les jeunes gens comme Michel verront les révolutions se suivre à lafile, tant que la séparation du peuple et de la bourgeoisie ne serapas effacée, tant qu’un ouvrier pourra dire en parlant d’unbourgeois : « C’est un privilégié. » La constitutionde l’an III causera les plus grands malheurs. Bien loin de toutfinir, comme pense maître Jean, c’est elle qui met la guerre civileen train pour des années.

Tous les amis présents écoutaient Chauvel avecplaisir, et mon camarade Sôme se levait de temps en temps pouraller lui serrer la main en disant :

– C’est ça ! Je pense comme vous,citoyen ; la révolution ne peut finir que si les bourgeoisinstruits se mettent à la tête et soutiennent la république. Labourgeoisie est l’état-major du peuple. Malheureusement nousn’avons plus de bourgeois comme Danton, Robespierre, Marat,Saint-Just, Camille Desmoulins, – car c’étaient tous des bourgeois,des avocats, des médecins, des savants, capables de faire sonner letocsin, de soulever les sections et de marcher à la tête dupeuple.

– Non, lui répondit Chauvel, larévolution les a tous consommés ; aussi les aristocrates necraignent plus le peuple des faubourgs, depuis qu’il n’a plus dechefs ; le peuple lui-même est las de troubles à l’intérieur,la dernière famine surtout, avant l’insurrection de prairial, l’acomplètement épuisé. Maintenant les royalistes cherchent un généralcapable d’entraîner son armée contre la république ; s’ils letrouvent, les bourgeois sont perdus ; ils auront beau crier ausecours ! le peuple, qu’ils ont trahi, laissera faire. Etvoilà comme la partie instruite de la nation, la bourgeoisielaborieuse, sera paralysée, faute d’avoir le courage d’être justeavec le peuple, de l’élever, de l’instruire, de lui donner sa partdans le gouvernement, de le pousser aux premières places, s’il enest digne. Que les fainéants descendent et disparaissent ; queles travailleurs montent ; que les œuvres de chacun marquentsa place dans la nation et non pas ses écus. Notre révolution c’estcela ; si les bourgeois ne veulent pas le comprendre, tant pispour eux ; s’ils s’attachent aux royalistes, tous serontemportés ensemble, car la république finira par triompher danstoute l’Europe.

Chauvel se plaisait à faire des discours. Jene me souviens pas de tout ce qu’il dit ; mais les principaleschoses me sont restées, parce que si nous n’avons pas vu revenir unDanton se remettre à la tête des affaires, les généraux n’ont pasmanqué, même les généraux anglais, prussiens, russes etautrichiens, qui, par la suite, sont venus nous essuyer leursbottes sur le ventre. Cela rafraîchit les souvenirs d’unhomme ; j’ai toujours pensé que la constitution de l’an III enétait cause.

Enfin, ce soir-là, chacun fut content d’avoiréclairci ses idées sur notre constitution, et l’on résolut de seréunir quelquefois pour causer des affaires du pays.

Le lendemain, Chauvel ne s’occupait plus quede notre commerce ; il avait déjà vu notre inventaire endétail, nos bénéfices, notre dette, notre crédit. Je me souviensque le troisième ou quatrième jour de son arrivée, il fit descommandes de gazettes et de catéchismes républicains tellementextraordinaires, que je crus qu’il perdait la tête ; il enriait et me disait :

– Sois tranquille, Michel, ce quej’achète je suis sûr de le vendre ; j’ai déjà pris mes mesurespour cela.

Et, vers la fin de la semaine, arrivèrent despaquets de petites affiches imprimées chez Jâreis, de Sarrebourg.Ces petites affiches, grandes comme la main, portaient :« Bastien-Chauvel vend : encre, plumes, papier,fournitures de bureau ; il vend : épiceries, merceries,fournitures militaires ; il débite eau-de-vie etliqueurs ; il loue des livres à raison de trente sous parmois, etc., etc. »

– Mais, beau-père, lui dis-je, qu’est-ceque vous voulez donc faire de tout cela ? Est-ce que nousallons envoyer des gens poser ces affiches dans tous lesvillages ? Vous savez bien que les trois quarts et demi despaysans ne connaissent pas l’A B C ; à quoi bon faire une sigrande dépense ?

– Michel, me dit-il alors, ceux quiverront ces affiches savent tous lire ; nous allons les mettreà l’intérieur de la couverture des livres que nous louons et quenous vendons ; elles iront partout, et l’on se souviendra queBastien-Chauvel tient une quantité d’articles.

Cette idée me parut merveilleuse ; durantquinze jours, nous ne fûmes occupés, le soir, qu’à bien coller cesaffiches dans les livres de notre bibliothèque, dans lescatéchismes des droits de l’homme, et même sur les almanachs, quise vendaient plus que tout le reste.

Les autres épiciers, merciers, quincailliers,marchands de vin et d’eau-de-vie, voyant notre boutique toujourspleine de monde, s’écriaient :

– Mais qu’est-ce que cette maison a doncpour attirer toute la ville ? On s’y porte comme à lafoire !

Les uns se figuraient que le coin de la rue enétait cause, les autres la halle en face ; mais cela venait denos affiches, qui répandaient le nom de Bastien-Chauvel, etfaisaient connaître nos articles jusqu’à trois et quatre lieues dePhalsbourg. Il arrivait alors que les autres marchands,reconnaissant notre prospérité, se mettaient à vendre les mêmesarticles que nous ; je m’en indignais, mais le père Chauvels’en faisait du bon sang et me disait :

– Hé ! c’est tant mieux,Michel ; les pauvres diables n’ont pas d’idées, ils sontforcés de suivre les nôtres, et nous avons toujours l’avance. Voilàce qu’on appelle le progrès, la liberté du commerce ; quand onveut la liberté pour soi, il faut la vouloir pour tous. La seulechose que nous ne pourrions pas permettre, ce serait si des gueux,des filous, mettaient de nos affiches signées Bastien-Chauvel surde mauvaises drogues ; alors la justice serait là, leurindustrie ne durerait pas longtemps, parce que les honnêtes gens detous les partis sont associés contre la canaille ; c’est cequi fait l’institution des tribunaux, et ce qui rend la justice sirespectable.

Notre petit commerce allait donc de mieux enmieux depuis le retour de Chauvel, et pourtant cet hiver de 1795fut bien mauvais, à cause de la masse des assignats qui grandissaittoujours, et que personne ne voulait plus recevoir.

Le Directoire était bien forcé d’en faire denouveaux, puisque nous n’avions plus d’argent et qu’il fallaitpayer les armées, les fonctionnaires, la justice, etc. ;c’était une véritable désolation. Il fallut même décréter que lamoitié des contributions seraient payées en foin, paille, grains detoutes sortes pour l’approvisionnement des troupes. Cette mesurefit jeter de grands cris ; les paysans ayant obtenu presquepour rien la meilleure part des propriétés nationales, n’ypensaient déjà plus, ou ne voulaient plus en entendre parler ;l’égoïsme et l’ingratitude s’étendaient partout ; et, quand ony regarde de près, c’était de la pure bêtise, car si les arméesn’avaient pas été soutenues, la noblesse serait rentrée et lespaysans n’auraient pas gardé leurs biens.

C’est aussi dans cet hiver que Hoche pacifiala Vendée, qui s’était insurgée de nouveau, pensant que le comted’Artois allait arriver. Mais ce fils de saint Louis et de Henri IVétait un lâche ! Après avoir débarqué d’abord à l’île Dieu, ilrefusa de descendre en Vendée, malgré les supplications deCharette, et repartit pour l’Angleterre, abandonnant les malheureuxqui s’étaient soulevés pour lui.

Hoche pacifia le Bocage et le Marais, enécrasant les insurgés, en permettant aux gens paisibles de rebâtirleurs églises ; en prenant Stofflet et Charette et les faisantfusiller. Cela lui fit le plus grand honneur.

Après cette pacification, il pacifia laBretagne, en exterminant les chouans comme les autres, et disantaux paysans :

– Restez tranquillement chez vous ;priez Dieu ; élevez vos enfants ; tout le monde est libresous la république, excepté les bandits qui veulent tout avoir sanstravailler.

La grande masse des gens était alors si lasse,si malheureuse, qu’on ne demandait plus que le repos. À Paris ons’amusait, on dansait, on donnait des fêtes, on se gobergeait detoutes les façons. Je parle des Cinq-Cents, des Anciens et duDirectoire, de leurs femmes et de leurs domestiques, bien entendu.Quelquefois Chauvel, en lisant cela, hochait la tête etdisait :

– Ce Directoire tournera mal, mais cen’est pas tout à fait sa faute ; les souffrances ont été sigrandes, le peuple a perdu tant de sang ; les hommes forts ontété si durs envers eux-mêmes et les autres ; ils ont rendu lavertu si lourde, si pénible, que maintenant la nation découragée necroit plus à rien, et s’abandonne elle-même. Dieu veuille que lesgénéraux soient patriotes et vertueux ! car aujourd’hui quipourrait les démasquer, les traduire à la barre, les juger et lescondamner ? Ce que les Lafayette et les Dumouriez n’ont putenter sans péril, ceux-ci le feraient sans peine.

Ce qui nous fit à tous plaisir, et surtout àSôme, ce fut d’apprendre que Pichegru venait d’être destitué. Onavait découvert à Paris, chez un nommé Lemaître, des papiersprouvant que lui, Tallien, Boissy-d’Anglas, Cambacérès, Lanjuinais,Isnard, l’organisateur des compagnons de Jéhu, et plusieurs autresétaient en correspondance avec le comte de Provence, qui s’appelaitalors Louis XVIII. On aurait dû les arrêter et les juger commeautrefois ; mais, sous le Directoire, la république était sifaible, si faible, que le moindre petit effort paraissait au-dessusdes forces humaines. On n’avait encore de la force que pour écraserles patriotes qui réclamaient la constitution de 93 ; ceux-là,tout le monde les accablait ; on aurait dit qu’ils étaientplus criminels que les traîtres en train de vendre le pays.

Ainsi se passa cet hiver.

Les ennemis qui menaçaient l’Alsace et laLorraine n’entreprirent rien de sérieux, pensant que la réactionmarchait assez vite à l’intérieur, et qu’ils pourraient aller àParis sans faire campagne.

Vers la fin du mois de mars, Sôme,complètement rétabli, nous quitta pour rejoindre son bataillon àl’armée du Rhin, dont Moreau venait de prendre lecommandement ; et environ six semaines après, je reçus unelettre de Marescot, qui se trouvait alors, avec Lisbeth, à la13e demi-brigade provisoire, formée le 13 ventôse des1er et 3e bataillons de volontaires des côtesmaritimes. Il m’écrivait de Cherasco, en Italie, en avril 1796.

Chapitre 8

 

C’était au printemps de l’an IV, le bruit degrandes victoires en Italie commençait à se répandre ; mais ons’inquiétait beaucoup plus chez nous des armées de Sambre-et-Meuseet Rhin-et-Moselle, sur le point d’entrer en campagne, que desaffaires d’Italie. Qu’est-ce que faisait à la république de savoirsoixante et même quatre-vingt mille Autrichiens de l’autre côté desAlpes, puisque, avec vingt mille hommes postés dans la montagne,nous les empêchions d’entrer en France ? Nous devions en êtrecontents ; pour garder ce pays, ils perdaient un bon tiers deleurs forces. Au contraire, en allant les attaquer, nous étionstenus d’y mettre autant de monde qu’eux, de dégarnir les côtes deBrest, de Cherbourg, les frontières des Pyrénées, celles même dunord et de l’est, ce qu’il a bien fallu faire plus tard. Une seulegrande bataille perdue sur le Rhin culbutait la république ;les hommes de bon sens le voyaient ; malgré cela, cesvictoires coup sur coup étonnaient le monde.

C’est en lisant la lettre de Marescot quenotre étonnement redoubla, car mon beau-frère, comme tous les gensde son pays, n’avait ni règle ni mesure ; il avait écrit entête la proclamation de Bonaparte :

« Soldats, vous êtes mal nourris etpresque nus ; le gouvernement vous doit beaucoup et ne peutrien pour vous. Je vais vous conduire dans les plus fertilesplaines du monde ; vous y trouverez honneur, gloire,richesse ; soldats, manqueriez-vous decourage ? »

Après cela le gueux se mettait à chantervictoire sur victoire, à Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi. Jecroyais l’entendre ; il ne parlait pas, il criait, il dansaitcomme à la naissance de Cassius ; la fusillade, l’incendie,rien ne lui faisait : happer ! happer ! voilà sonaffaire. Et de temps en temps il s’arrêtait pour dire qu’iln’existait qu’un général sur terre : le généralBonaparte ! que tous les autres n’étaient que des mazettesauprès de lui : Kléber, Marceau, Hoche, Jourdan ; quetous ne lui montaient pas à la hauteur du talon. Il nereconnaissait plus, après Bonaparte, que Masséna, Laharpe, Augereauet quelques autres de l’armée d’Italie. Ensuite il recommençait, enmêlant à ces choses les bonnes prises qu’il avait déjà faites, lasatisfaction de Lisbeth, la bonne mine de Cassius ; en faisantsonner comme des cymbales tous ces noms nouveaux de la Bormida, deCherasco, de Ceva, etc., qu’on n’avait jamais entendus.

Toute ma vie je me rappellerai la figure dupère Chauvel, en lisant cette lettre à notre petit bureau, dans labibliothèque. Il serrait les lèvres, il fronçait les sourcils, etpuis un instant devenait rêveur et regardait devant lui. Lesproclamations de Bonaparte surtout l’arrêtaient ; il lesrelisait presque haut. Quand Marescot s’écria que Bonaparte étaitun petit homme, de deux pouces plus grand que Kléber avec ses sixpieds, Chauvel sourit et dit tout bas :

– Il ne compte pas la hauteur du cœur,ton beau-frère ; le cœur tient aussi la place et contribue àla taille. Je l’ai vu, Bonaparte, nous nous connaissons !

Marescot finit cette grande lettre en disantque, de l’endroit où campait son bataillon, il voyait toute laLombardie, avec ses rizières, ses fleuves, ses villes, sesvillages, et, dans le fond, à plus de cent lieues, les cimes desAlpes toutes blanches ! Il dit que tout était à eux, qu’ilsallaient tout envahir ; que l’Être suprême avait tout faitpour les braves ; il m’engageait à revenir, me prévenant quel’avancement marcherait vite ; que les rations ne seraientplus en retard, ni la paye, ni rien ; enfin l’avidité desrapineurs !

Lisbeth, qui ne savait ni A ni B, s’était sansdoute fait lire cette lettre, car elle avait mis au bas cinq ou sixcroix, comme pour signifier : « C’est vrai !… voilàce que je pense. Vive la joie, les batailles, l’avancement !il faut que nous ayons tout, que nous agrafions tout et que jedevienne princesse. »

Cette lettre fut cause d’un grand mouvementdans le pays ; je l’avais prêtée à maître Jean ; maîtreJean la prêta le lendemain à d’autres ; elle allait partout,et partout on disait :

– Bonaparte est un jacobin, un ancien amide Robespierre ; il a mitraillé les royalistes envendémiaire ; il va remettre les droits de l’homme aupinacle.

Chaque jour nous entendions répéter les mêmeschoses.

Notre ancien club de la place d’armes s’étaitrouvert après thermidor, et depuis quelques mois les vieillesbourriques attachées au ci-devant cardinal de Rohan, à l’anciennegabelle, à la perception des dîmes, faisaient là leurs motions pourle rappel des émigrés, pour les indemnités dues aux couvents, etd’autres choses pareilles. Pas un homme de bon sens n’allait lesentendre, ils étaient forcés de prêcher pour eux seuls, ce qui lesennuyait beaucoup.

Mais quelques jours après la lettre deMarescot, un vendredi, les patriotes arrivés au marché de grains etde légumes envahirent le club. Élof Collin avait écrit un longdiscours ; maître Jean Leroux voulait faire signer une adresseà l’armée d’Italie, et voter des remercîments à son général en chefle citoyen Bonaparte. Et tout à coup le père Chauvel mit sacarmagnole, il prit sa casquette et sortit vers onze heures,pendant la vente. Nous ne savions ce qu’il était devenu, quand nousentendîmes une grande rumeur sur la place ; je regardai denotre porte : Chauvel revenait, suivi d’une foule decanailles, qui l’accablaient d’injures, qui le bousculaient, etl’auraient même frappé, s’il n’était pas entré dans le corps degarde, sous la voûte de la mairie.

Naturellement, je courus à son secours ;il était pâle comme un mort et frémissait, criant d’une voix decommandement à l’officier de garde :

– Écartez ces misérables !… ceslâches qui se jettent sur un vieillard !… Je me place sousvotre protection.

Plusieurs hommes du poste sortirent à sarencontre. J’étais indigné de ne voir ni maître Jean, ni RaphaëlManque, ni Collin, ni personne autour de lui pour le défendre. Ilvenait de prononcer un discours furieux contre cette espèce depatriotes sans principes, qui se mettent toujours du côté de laforce, qui crient victoire avec les vainqueurs, et se jettent sousles pieds tantôt d’un Lafayette, tantôt d’un Dumouriez, tantôt d’unBonaparte, pour avoir part au gâteau !… contre ces espècesd’êtres qui n’ont pas de conviction et placent leur intérêt, leurégoïsme au-dessus de la justice et du droit.

Il avait attaqué la proclamation de Bonaparte,que tout le monde trouvait sublime, disant que Schinderhannes n’enaurait pas fait d’autre à ses bandits ; qu’il leur auraitdit : « Vous aimez le bon vin, les beaux habits, lesjolies filles ; personne ne veut vous faire crédit, la caisseest vide ; eh bien, venez, je connais une bonne ferme enAlsace, où les gens ont travaillé, économisé depuis cent ans depère en fils ; nous allons tomber dessus et la piller !Est-ce que vous manqueriez de courage ? »

Alors la fureur avait tellement éclaté contrelui, que le gros Schlachter, le bûcheron de Saint-Witt, avait étéle prendre au collet dans la chaire, et que, sans la force deChauvel, qui malgré sa petite taille avait des bras de fer, ill’aurait précipité sur le pavé. Schlachter avait trouvé sonhomme ; mais Chauvel, voyant que pas un ami ne venait lesoutenir, était descendu tout déchiré. C’est au milieu des coups depoing, des bousculades et des insultes qu’il avait gagné la porteet traversé la place. Je me souviens que, du haut des marches de lamairie, ses cheveux gris arrachés et l’une de ses joues couverte desang, il se retourna, criant d’une voix terrible aux femmes qui lepoursuivaient :

– Attendez !… attendez !… vosenfants payeront pour vous… C’est avec leur chair et leur sangqu’on rétablira des rois !… Vous pleurerez, misérables !Vous redemanderez la liberté, l’égalité… Vous aurez des maîtrescomme il vous en faut, et vous penserez à Chauvel !…

– Tais-toi, bête !… Tais-toi,Marat !… lui criaient ces malheureuses.

Il entra dans le corps de garde. Moi jen’avais plus une goutte de sang. Il s’assit sur un banc et s’essuyala joue avec un mouchoir, en demandant un peu d’eau, que lessoldats lui donnèrent dans le bidon.

– Va tranquillement à la maison, Michel,me dit-il. Tout ceci n’est rien ; nous en verrons biend’autres. Marguerite pourrait être inquiète. La mauvaise racepourrait aussi casser nos vitres et piller la boutique. Maintenantque c’est la mode et que tout est de bonne prise, fit-il ensouriant avec amertume, ce ne serait pas étonnant.

J’allais partir, lorsque Marguerite, toutepâle, arriva, l’enfant sur le bras. C’est la première fois que jela vis sangloter, car elle avait beaucoup de courage. Le pèreChauvel s’attendrit aussi deux minutes.

– Ce n’est pas nous, dit-il, qui sommes àplaindre, ce sont ces malheureux, élevés dans l’admiration de laviolence.

Ensuite il me donna l’enfant, il prit le brasde sa fille, et nous partîmes ensemble, par la porte qui donnaitsur la halle. Un piquet de soldats nous entourait ; mais,grâce à Dieu, la foule était déjà dissipée, elle n’était pas entréechez nous.

Le seul ami que nous rencontrâmes à la maison,ce fut le curé Christophe ; il avait eu l’idée, comme Chauvel,qu’on viendrait nous piller, et se tenait là, sur la porte, avec sagrosse trique. Lorsque nous arrivâmes, il étendit les bras ens’écriant :

– Chauvel, il faut que je vousembrasse ; ce que vous avez dit est selon mon cœur ;malheureusement j’étais dans l’autre allée, je n’ai pu voussoutenir.

– Cela vaut mieux, dit Chauvel ; àla moindre résistance les gueux nous auraient assommés. Voilàpourtant ceux qui m’ont nommé deux fois leur représentant, dit-ilensuite d’un air de pitié. J’ai rempli mon devoir avec conscience.Qu’ils en choisissent maintenant un autre, cela ne m’empêchera pasde dire toujours ce que je pense sur ce Bonaparte, qui ne parle nide vertu, ni de liberté, ni d’égalité, dans ses proclamations, maisde plaines fertiles, d’honneurs et de richesses.

Le père Chauvel était si maltraité, qu’il engarda le lit plus de huit jours. Marguerite le soignait ; moij’allais le voir toutes les heures ; il ne finissait pas deplaindre le peuple.

– Les malheureux veulent pourtant larépublique, disait-il ; seulement, comme les royalistes et lesgros bourgeois se sont rendus maîtres de tout, comme ils ont mis lepeuple hors de la constitution, la grande masse n’a plus de chefs,elle met son espérance dans les armées. Le mois dernier, c’étaitJourdan qui devait tout sauver, après Jourdan, Hoche, après Hoche,Moreau ; maintenant c’est Bonaparte !

Alors il parlait de Bonaparte, simple généralde brigade, commandant l’artillerie à l’armée d’Italie en1794 ; il racontait que cet homme petit, brun, sec, lesmâchoires avancées, les yeux clairs et le teint pâle, neressemblait à personne ; que l’impatience d’être en sous-ordrese voyait dans ses yeux ; qu’il n’obéissait aux représentantsdu peuple qu’avec indignation, et n’avait qu’un seul ami,Robespierre jeune, espérant bientôt se rapprocher de Robespierrel’aîné. Mais qu’après la débâcle de thermidor, il s’était attachébien vite à Barras, le bourreau de son ami.

– Je l’ai vu, disait-il, le 12vendémiaire, à Paris, après la destitution de Menou, qui s’étaitmontré trop faible contre les bourgeois révoltés. Barras le fitappeler aux Tuileries même, et lui proposa de se charger del’affaire en second. C’était dans une grande salle servant devestibule à la Convention. Bonaparte demanda vingt minutes deréflexion ; il s’appuya le dos au mur, la tête penchée, lescheveux pendant sur la figure, les mains croisées sur le dos. Je leregardais au milieu de ce grand tumulte des représentants et desétrangers, allant, venant, se parlant, se rapportant lesnouvelles ; il ne bougeait pas !… Et ce n’est pas à sonplan d’attaque qu’il pensait, Michel, son plan était à faire sur leterrain ; il se demandait : « Est-ce que cetteaffaire peut m’être utile ? » et se répondait :« C’est fameux !… La guerre est entre les royalistes etles jacobins ; je me moque autant des uns que des autres. Lesroyalistes constitutionnels ont derrière eux les bourgeois, lesjacobins ont derrière eux le peuple. Mais comme les bourgeois deParis font une fausse manœuvre, en se soulevant contre l’acteadditionnel et la réélection des deux tiers, acceptés par laprovince ; comme ils forcent la majorité de se retirer, ou deles remettre à la raison, dans tous les cas, je n’ai rien à perdreet tout à gagner. Je vais armer les jacobins des faubourgs, qui meregarderont comme un des leurs, et j’aurai suivi les ordres de lamajorité, en mitraillant les révoltés. Barras, un imbécile auquelje laisserai toute la gloire, demandera pour moi quelque bon poste,un commandement supérieur, et je lui grimperai sur ledos. »

« Voilà, Michel, j’en suis sûr, ce qu’ilse disait, car pour le reste il n’avait pas besoin deréfléchir ; il n’attendit même pas la fin des vingt minutes,et vint déclarer brusquement qu’il acceptait. Une heure après, tousles ordres était partis. Pendant la nuit, les canons arrivèrent,les sections furent armées ; le lendemain à quatre heures lescanons se trouvaient en position, les mèches allumées ; à cinqheures l’affaire s’engageait ; à neuf, tout était fini.Bonaparte obtint aussitôt sa récompense : il passa général dedivision, et Barras, nommé depuis directeur, lui fit épouser une deses amies, Joséphine Beauharnais, et lui donna le commandement del’armée d’Italie. Bonaparte est beaucoup trop fin et trop ambitieuxpour se déclarer contre le peuple avec les constitutionnels. Nosautres généraux manquent de nerf, ils veulent tout ménager ;on ne sait ce qu’ils sont ; ils obéissent. Lui se déclarejacobin et fait ses traités tout seul ; il envoie de l’argent,des drapeaux et des tableaux à Paris.

» Je ne connais pas d’être plusdangereux ; s’il continue de remporter des victoires, tout lepeuple sera de son côté. Les bourgeois égoïstes, au lieu de marcherà la tête de notre révolution, seront à la queue ; le peuple,qu’ils ont dépouillé de son droit de vote, et qu’ils veulentgouverner avec un roi constitutionnel, les regardera comme sespremiers ennemis ; il aimera mieux se faire soldat deBonaparte, que valet de quelques rusés compères, qui s’efforcentd’escamoter ses droits l’un après l’autre, et veulent qu’un grandpeuple ait bousculé l’Europe, pour assurer les jouissances d’unepoignée d’intrigants. Nous en sommes là ! C’est à choisirentre la ruse et la force : le peuple est las des filous. Siles constitutionnels ne le voient pas, s’ils persistent dans leursbons tours, Bonaparte ou bien tout autre général n’aura qu’àgarantir les biens nationaux, à demander compte des droits del’homme, à crier qu’il réclame au nom du peuple, et tous ces malinsseront balayés. Une seule chose peut résister à la force, c’est lajustice ; mais pour que le peuple veuille la justice, il fautque les autres commencent à lui rendre tous ses droits ; nousallons voir s’ils auront ce bon sens. »

Ainsi parlait le père Chauvel.

Mais il faut que je vous avoue une chose, dontje me suis bien repenti plus tard, et que j’aimerais mieux laisserde côté, si je ne vous avais promis toute la vérité : c’estqu’après avoir tant souffert dans ma jeunesse, après avoir mendiésur la grande route, gardé les vaches de maître Jean, après avoirtraîné la misère de toutes les façons, je me trouvais bien heureuxde vivre comme un bourgeois, et que tout ce qui pouvait troublermes affaires m’indignait. Oui, c’est la triste vérité ! Despains de sucre pendus au plafond de notre boutique, des tiroirsgarnis de sel, de poivre, de café, de cannelle, des gros sous etquelque pièces blanches dans le comptoir, pour un pauvre diablecomme moi, c’était extraordinaire ; je n’avais jamais rienespéré de pareil ; et d’être assis le soir à ma table, deregarder Marguerite, de tenir mon petit Jean-Pierre, qui m’appelait« papa », ses grosses lèvres humides sur ma joue, celam’attendrissait ; j’avais peur de voir déranger cette bonnevie ; et rien que d’entendre Chauvel trouver tout mal, criercontre le Directoire, les conseils, les généraux, et soutenir qu’ilfaudrait une seconde révolution pour tout remettre en ordre, celame faisait pâlir de colère. Je me disais en moi-même :

« Il en demande trop ! Tout va trèsbien, le commerce reprend, les paysans ont leur part, nous avonsaussi la nôtre ; pourvu que tout s’affermisse, qu’est-ce qu’ilnous faut de plus ? Si les émigrés et les prêtres essayent derenverser le gouvernement, nous serons toujours là et nos arméesrépublicaines aussi ; à quoi bon s’inquiéterd’avance ? »

Voilà les idées que j’avais.

Chauvel le devinait sans doute ; ilcriait quelquefois contre ces gens satisfaits qui ne s’inquiètentque de leurs affaires, et ne se doutent pas que tout peut leur êtreenlevé par ruse, faute d’avoir exigé des garanties solides,définitives, c’est-à-dire le gouvernement de la nation parelle-même.

Je comprenais qu’il me parlait, mais je ne luirépondais pas, et je m’obstinais à trouver tout bien.

Pendant ce temps les victoires allaient leurtrain. Alors Bonaparte, après avoir détruit l’armée des Piémontaiset bousculé celle de Beaulieu, passait le Pô, entrait à Milan,écrasait Wurmser à Castiglione, Roveredo et Bassano ; Alvinzià Arcole, Rivoli et Mantoue ; l’armée du pape à Tolentino, etnous faisait céder Avignon, Bologne, Ferrare et Ancône. AlorsJourdan et Kléber, après les victoires d’Altenkirchen, d’Ukerat, deKaldieck, de Friedberg, enlevaient le fort de Kœnigstein etentraient à Francfort. Alors Moreau passait le Rhin à Strasbourg,prenait le fort de Kehl, gagnait les batailles de Renchen, deRastadt, d’Ettlingen, de Pfortsheim, de Néresheim, rejetait lesAutrichiens sur Donawerth, et s’étendait en Bavière, pour joindreBonaparte dans le Tyrol. Mais l’archiduc Charles ayant surpris etécrasé Jourdan à Wurtzbourg, avec des forces supérieures, Moreaufit sa fameuse retraite à travers la Souabe soulevée, livrant descombats chaque jour, enlevant des régiments entiers à l’ennemi,forçant les défilés du val d’Enfer, après une dernière victoire àBiberach, et ramenant toute son armée glorieuse à Huningue.

Jamais on n’a vu de soldats plus attachés àleur général que ceux de Moreau ; c’étaient tous de vieux etsolides républicains, qui ne se plaignaient pas d’aller pieds nuset se montraient fiers en quelque sorte de leurs haillons. Sôme enétait ; il nous écrivit alors quelques mots dont Chauvel futattendri :

– Ceux-là, disait-il, sont encore desbons ; on n’a pas besoin de leur parler de plaines fertiles,d’honneurs et de richesses !

Et ce qui le faisait rire, c’est que Sômeadmirait surtout la pipe dont Moreau fumait toujours et tirait degrosses bouffées pendant les combats ; lorsque l’affaire étaitbien chaude, les bouffées se suivaient coup sur coup ; quandelle se ralentissait, la pipe devenait aussi plus calme. Quelsenfantillages ! Mais les bonnes gens s’étonnent de tout, ilsen font de grandes histoires, et ne parlent pas de leur proprehéroïsme.

Chapitre 9

 

L’hiver de 96 à 97 fut assez tranquille.

Jourdan, mis en déroute à Wurtzbourg, avaitété destitué. Beurnonville, déjà connu par sa campagne de Trêves en92, et par son emprisonnement à Olmutz après la trahison deDumouriez, le remplaçait à l’armée de Sambre-et-Meuse. Il lanettoyait de ses filous, cassait les commissaires, chassait lesfournisseurs, fusillait les pillards, et nommait pour la premièrefois des officiers payeurs. Malheureusement les désertionsredoublaient ; tous les officiers attachés à Jourdan donnaientleur démission ; cela devenait grave.

Les Autrichiens passèrent le Rhin à Mannheim,ils envahirent le Hundsrück à quelques heures de chez nous, etfurent battus près de Kreutsnach. Nous entrions en novembre ;une suspension d’armes fut conclue et les armées prirent leursquartiers d’hiver depuis Mannheim jusqu’à Düsseldorf.

Mais du côté de l’Alsace tout continua d’êtreen mouvement ; Moreau, avant de repasser le Rhin, avait jetéquelques bataillons dans le fort de Kehl, sur la rive droite, pourconserver un pied en Allemagne ; Desaix les commandait ;l’archiduc Charles les assiégeait avec toute son armée. Il ouvrittrois lignes de tranchées devant cette poignée de terre ; onentendait de Strasbourg et même de chez nous le canon gronder jouret nuit. Les Autrichiens perdirent là de vingt-cinq à trente millehommes ; ils assiégeaient aussi la tête du pont deHuningue ; finalement, après des sacrifices immenses d’hommeset d’argent, ils furent heureux d’accorder les honneurs de laguerre aux défenseurs. Les Français rentrèrent en Alsace avec leurscanons, leurs armes et leurs bagages, riant, chantant, levant leursdrapeaux déchirés, et battant le tambour.

On parlait aussi beaucoup dans ce temps d’uneexpédition sur les côtes d’Irlande, commandée par Hoche ; –mais il paraît qu’une tempête dispersa nos vaisseaux ; – etpuis du mouvement de Bonaparte vers le Tyrol ; du départ del’archiduc Charles, pour aller prendre le commandement desAutrichiens en Italie, et d’un détachement de vingt mille hommes denotre armée du Rhin, en route dans la même direction, sous lesordres de Bernadotte.

Ces choses intéressaient notre pays ;mais le père Chauvel ne s’en moquait pas mal ; c’étaient lesélections, – le renouvellement du tiers des Cinq-Cents, –quil’enthousiasmaient, car avec de bonnes élections il espéraitregagner le temps perdu.

– La république n’a plus rien à craindredes étrangers, disait-il, les trois quarts des despotes sont àterre : ils ne demanderont pas mieux que de conclure la paix,si nous voulons ; mais les conditions de cette paix doiventêtre débattues par les représentants du peuple, et non par desroyalistes, qui céderont tous nos avantages à leurs amis du dehors.C’est donc des élections prochaines que va dépendre le sort denotre révolution.

Les réunions préparatoires venaient decommencer à Sarrebourg, Droulingen, Saverne, etc., et ce pauvrevieux, tout gris, s’était remis en campagne. Tous les matins, entrequatre et cinq heures, il se levait ; je l’entendais descendreà la cuisine, ouvrir l’armoire et se couper une tranche de pain.Avec cela le brave homme partait ; il relevait fièrement latête, et courait à quatre, cinq lieues dans la montagne, prononcerdes allocutions, encourager les patriotes, et dénoncer lesréactionnaires. Le curé Christophe et ses deux grands frères duHengst l’accompagnaient par bonheur, car sans cela les aristocratesl’auraient assommé. Maître Jean, Collin, Létumier, tous nos amisvenaient me dire :

– Mais au nom du ciel ! Michel,tâche donc de le retenir ; les royalistes ont le dessus danstout l’ancien comté de Dagsbourg ; tu le sais, ce sont dedemi-sauvages, et c’est là justement qu’il va les défier,contredire l’ancien moine Schlosser et l’ancien ermite duLéonsberg, Grégorius. Les gendarmes nationaux eux-mêmes ont peurd’aller dans ces coupe-gorge, où les gens ne connaissent que lescoups de couteau en fait de raisons ; il se fera bien sûrmassacrer ; un de ces quatre matins on le rapportera sur lebrancard.

Je comprenais qu’ils n’avaient pas tort, et,sachant un jour que les fanatiques et les royalistes de la montagneavaient promis d’exterminer les républicains qui se présenteraientdans leur district, je me permis seulement de faire une petiteobservation au beau-père, en le priant de ne pas aller là, parceque ce serait inutile.

Alors il me dit des choses très dures surl’égoïsme des parvenus. Le feu de la colère me montait à latête ; je sortis. Marguerite courut après moi ; jevoulais m’en aller et tout abandonner. Chauvel partit, etMarguerite me retint par ses larmes. Mais ce même jour, vers quatreheures de l’après-midi, la nouvelle arriva que la bataille s’étaitengagée à Lutzelbourg, et qu’un grand nombre étaient restés surplace. Aussitôt, malgré mon indignation contre mon beau-père, lesouvenir de tout le bien qu’il m’avait fait, de tous les bonsconseils qu’il m’avait donnés et de la confiance qu’il avait eue enmoi, me retourna le cœur. Je partis en courant ; commej’arrivais à la nuit dans le vallon, tout grouillait et fourmillaitsur la place du village, au milieu des torches de résine quibrillaient sur le Zorn. Les patriotes avaient eu le dessus ;mais les deux frères de monsieur le curé Christophe étaient toutmâchurés, avec une quantité d’autres. Chauvel, par un bonheurextraordinaire, s’était tiré de la bagarre, et je l’entendaisparler au milieu de cette assemblée innombrable d’hommes et defemmes venus de trois et quatre lieues ; sa voix claires’étendait au loin, malgré le grand murmure de la foule et le bruitde l’eau tombant de l’écluse du moulin ; il criait :

– Citoyens, la nation c’est nous !Nous sommes les seuls vrais souverains, nous, les bûcherons, lespaysans, les ouvriers et artisans de toute sorte ; nous sommesle peuple, et c’est pour le peuple qu’on doit gouverner, parce quec’est lui qui nomme, c’est lui qui travaille, c’est lui qui paye,c’est lui qui fait vivre tous les autres. Si la race des fainéantset des intrigants, après avoir appelé l’Autrichien, le Prussien etl’Anglais à son secours, après avoir été battue cent fois dans lesrangs de nos ennemis, parvient maintenant à se faire nommer nosreprésentants, ce sera comme si nous n’avions rien fait : nosdirecteurs, nos généraux, nos juges, nos administrateurs, tousseront des traîtres, parce que des traîtres les auront nommés, nonpour nous, mais contre nous ; non pour notre bien, mais pournous voler, pour nous gruger, pour nous imposer et nous remettre enservitude. Prenez-y garde ! ceux que vous allez nommerreprésentants seront vos maîtres. Ainsi, que chacun pense à safemme et à ses enfants. C’est déjà bien malheureux qu’un grandnombre d’entre vous aient perdu le vote, par le cens ; lesanciennes élections en sont cause. L’ennemi marche en dessous,lentement, prudemment ; soyez donc méfiants et ne choisissezque des gens de bien, connus pour ne vouloir que votre intérêt.

Chauvel continua longtemps de la sorte, desmurmures de satisfaction l’interrompaient à chaque minute.

M. le curé Christophe et plusieurs autresparlèrent ensuite et, vers neuf heures, la gendarmerie étantarrivée, sans aucune sommation on se dispersa : hommes,femmes, enfants, par bandes, remontèrent les uns du côté deGarrebourg, les autres du côté de Chèvrehoff et du Harberg. C’estune des dernières grandes réunions électorales que j’ai vues. Enm’en retournant, je rencontrai Chauvel, qui ne pensait déjà plus ànotre dispute et me dit tout joyeux :

– Tu vois, Michel, que ça marche. Pourvuque mes vieux camarades de la Convention fassent comme moi, chacundans son pays, nous aurons une nouvelle majorité. Notre Directoiren’est pas si mauvais, il faut le relever, lui donner du nerf, ilfaut qu’on le craigne comme autrefois le Comité de salutpublic ; et cela ne peut arriver que si le peuple se montrefranchement républicain dans les nouvelles élections. D’où viennentces désordres, ces brigandages, ces filouteries, ce découragementdu peuple et cette insolence des réactionnaires ? Tout celavient des mauvaises élections de l’an III. Quand le peuple n’a plusle droit de nommer ses représentants ; quand les contributionsdirectes passent avant l’homme et lui donnent seules le droit devoter, alors les intrigants se mettent à la place de lanation ; ils arrangent tout dans leur intérêtparticulier ; ils se vendent pour avoir des places, del’argent, des honneurs et vendent la patrie avec eux.

C’est ce que nous devions à ces fameuxgirondins qu’on plaignait tant quand ils étaient en fuite, à cesLanjuinais, Pastoret, Portalis, Boissy-d’Anglas,Barbé-Marbois ; à ce Job Aymé, qui dans le temps avait essayéde soulever le Dauphiné ; à ces de Vaublanc, de Mersan et deLemerer, reconnus depuis comme agents secrets de Louis XVIII. Cesgens se servaient de la république pour écraser les derniersrépublicains ; ils profitaient de la conspiration d’un foucomme Babœuf, qui voulait partager les terres, pour exterminerencore des centaines de patriotes, en soutenant qu’ils étaient dela bande. Mais ils laissaient conspirer ouvertement les royalistesBrottier, Duverne et Lavilleurnois ; ils laissaient lesassassins du Midi continuer leurs crimes, les émigrés rentrerlibrement, les évêques former des associations dans le genre desjacobins, en vue de bousculer la nation et de proclamer un roi. Cesgens refusaient au Directoire tout moyen de se soutenir, enfin quevoulez-vous ? les traîtres étaient à la tête du pays etforçaient les républicains eux-mêmes à tourner les yeux vers lesarmées pour chercher un général capable de mettre les royalistes àla raison. Voilà le malheur ! Depuis le premier jour jusqu’audernier, jamais ces gens n’ont lâché prise : tantôt par laforce, tantôt par la ruse, et le plus souvent par la trahison, ilsont fatigué les plus courageux citoyens ; c’était laconspiration permanente des fainéants avec les despotes étrangers,pour remettre le peuple sous le joug et le faire travailler à leurprofit.

Chapitre 10

 

Durant les mois de mars et d’avril 1797, Chauvel ne manqua pasune seule assemblée primaire ou communale. Ces assemblées seulesn’agitaient pas le pays, mais encore les grands préparatifs deMoreau pour repasser le Rhin, le remplacement de Beurnonville parHoche au commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse, et laproclamation de Bonaparte, affichée aux portes des clubs et desmairies, au moment de se remettre en campagne.

Bonaparte, général en chef de l’armée d’Italie, aux soldatsde l’armée d’Italie.

« Au quartier général de Bassano, le 20 pluviôse an V (10mars 1797).

» La prise de Mantoue vient de finir une campagne qui vousa donné des titres éternels à la reconnaissance de la patrie. Vousavez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées etsoixante-dix combats. Vous avez fait plus de cent milleprisonniers, pris à l’ennemi cinq cents pièces de campagne, deuxmille de gros calibre, quatre équipages de pont. Les contributionsmises sur les pays que vous avez conquis ont nourri, entretenu,soldé l’armée pendant toute la campagne ; vous avez en outreenvoyé trente millions au ministre des finances, pour lesoulagement du trésor public. Vous avez enrichi le Muséum de Parisde plus de trois cents objets, chefs-d’œuvre de l’ancienne etnouvelle Italie, et qu’il a fallu trente siècles pour produire.

» Vous avez conquis à la république les plus bellescontrées de l’Europe ; les républiques Lombarde et Cispadanevous doivent leur liberté ; les couleurs françaises flottentpour la première fois sur les bords de l’Adriatique, en face et àvingt-quatre heures environ de l’ancienne Macédoine ; les roisde Sardaigne, de Naples, le pape, le duc de Parme, se sont détachésde la coalition des ennemis, ils ont brigué notre amitié. Vous avezchassé les Anglais de Livourne, de Gênes, de la Corse ; maisvous n’avez pas encore tout achevé. Une grande destinée vous estréservée ; c’est en vous que la patrie met ses plus chèresespérances ; vous continuerez à en être dignes. De tantd’ennemis qui se coalisèrent pour étouffer la république à sanaissance, l’empereur seul reste devant nous ; se dégradantlui-même du rang de grande puissance, ce prince s’est mis à lasolde des marchands de Londres ; il n’a plus de politique, devolonté que celle de ces insulaires perfides qui, étrangers auxmalheurs de la guerre, sourient avec plaisir aux maux ducontinent. »

Il continuait de la sorte et finissait par déclarer que cettecampagne détruirait la maison d’Autriche, qui perdait à chaqueguerre, depuis trois cents ans, une partie de sa puissance ;qui mécontentait ses peuples en les dépouillant de leurs droits, etse trouverait bientôt réduite à se mettre aux gages desAnglais.

Tout le monde voyait bien, d’après cela, que la guerre allaitencore une fois s’étendre depuis les Pays-Bas jusqu’en Italie, etque plus on irait, plus il faudrait se battre. Notre position étaitpourtant meilleure, puisqu’au lieu d’avoir l’ennemi chez nous,comme en 92 et 93, nous allions l’attaquer chez lui par lesmontagnes du Tyrol ; l’archiduc Charles, le meilleur généralautrichien, était déjà là-bas pour s’opposer à la marche deBonaparte. Les nouvelles recrues traversaient la ville pardétachements et comblaient le vide des divisions Delmas etBernadotte, envoyées à l’armée d’Italie.

Ces grands mouvements de troupes entretenaient le commerce detoute la frontière ; nous avions de la peine à servir cettefoule, toujours en route comme une rivière qui ne finit pas.Chauvel, lui, ne s’inquiétait que des affaires publiques ; ilcourait à toutes les réunions préparatoires ; les royalistesle regardaient comme leur plus dangereux ennemi, ils le guettaientsur tous les chemins. Marguerite vivait dans l’épouvante ;elle ne m’en disait rien, mais je le voyais ; je l’entendais àsa voix, lorsque sur les huit ou neuf heures du soir, son pèrearrivait, et qu’elle criait au bruit de la sonnette :

– C’est lui !… Le voilà !…

Elle courait lui présenter l’enfant ; il l’embrassait, puisil venait prendre un verre de vin, casser une croûte de pain, en sepromenant avec agitation autour de la table, et nous racontant sesbatailles ; car c’étaient de véritables batailles, où lesémigrés, rentrés en masse, s’appuyaient sur ces constitutionnels del’an III, les plus grands hypocrites que la France ait jamais eus àsa tête.

Quand j’y pense aujourd’hui, quand je me représente ce vieillardcourageux, qui sacrifie tout pour la liberté, qui se refuse tousles biens de ce monde, pour élever la nation et la retenir sur unemauvaise pente, je suis dans l’admiration.

Mais alors l’égoïsme d’un homme qui n’avait rien, et qui setrouve par hasard maître d’une bonne entreprise ; qui voit sonbien s’arrondir et veut remplir ses obligations ; la famillequi grandit, car un second enfant était en route ; laconcurrence des autres, qui se moquent de tous les gouvernements,pourvu que leurs affaires marchent, tout cela me faisait pensersouvent :

« Le beau-père est fou !… Ce n’est pas lui qui pourrachanger le cours des choses. Est-ce que nous n’avons pas remplinotre devoir ? Est-ce que nous n’avons pas assez souffertdepuis six ans ? Qui est-ce qui pourrait nous faire desreproches ? Que les autres se sacrifient comme nous ;chacun son tour, il ne faut pas que les mêmes supportent toujoursla charge ; c’est contraire au bon sens !… »

Ainsi de suite !

J’en voulais à Chauvel de quitter la boutique les jours demarché, pour courir aux réunions électorales ; de nous faireperdre nos meilleures pratiques par ses discours, et de s’inquiéteraussi peu de notre commerce d’épiceries, que s’il n’avait pasexisté. Je suis sûr que le plaisir de vendre des gazettes et deslivres patriotiques le retenait seul à la maison, et que sans celanous l’aurions revu courir l’Alsace et la Lorraine, la hotte audos.

Eh bien, les efforts de cet honnête homme et de milliersd’autres jacobins ne suffirent pas. C’est principalement en tempsde révolution que les fautes se payent ; combien de ceux queRobespierre, Saint-Just et Couthon avaient sacrifiés comme n’étantpas assez purs, nous seraient alors bienvenus ! ils étaientmorts !… et la mauvaise race seule restait, avec une nationfatiguée, découragée, ignorante, et des ambitieux enmasse.

Les élections de l’an V furent pires que celles de l’anIII ; le peuple n’ayant plus de voix, deux cent cinquanteroyalistes entrèrent encore dans les conseils de la république,et, réunis aux autres, ils nommèrent aussitôt Pichegruprésident des Cinq-Cents et Barbé-Marbois président desAnciens. Cela signifiait clairement qu’ils se moquaient desdroits de l’homme, et qu’ils croyaient le moment venu de rappelerLouis XVIII.

Le Directoire les gênait, parce qu’il tenait la place du fils desaint Louis. Ces nouveaux représentants résolurent de ledégoûter ; ils se mirent tout de suite à l’œuvre, et du1er prairial au 18 fructidor, en moins de quatre mois,voici ce qu’ils firent. Après le remplacement du directeurLetourneur, par Barthélémy (un royaliste !) ils abrogèrent laloi qui excluait les parents d’émigrés des fonctions publiques, etles décrets de la Convention contre les traîtres qui, dans letemps, avaient livré Toulon aux Anglais ; ils abolirent ladéportation pour les réfractaires ; ils reprochèrent auDirectoire d’avoir fait des traités en Italie, sans l’autorisationdes conseils, ce qui retombait sur Bonaparte ; ilsautorisèrent les assassinats et les brigandages de l’Ouest et duMidi, en refusant tout secours au gouvernement pour les fairecesser ; ils voulurent rétablir les églises catholiques,disant que c’était le culte de l’immense majorité des Français, leculte de nos pères, notre unique bien, seul capable de faireoublier quatre années de carnage, comme si les Vendéens, bonscatholiques, n’avaient pas commencé le massacre.

Deux ou trois jacobins leur répondirent vertement, et le peupleparisien parut de si mauvaise humeur, qu’ils retardèrent la chosepour quelque temps. Ils mirent sur le dos de notre Directoire tousles malheurs de la république, la chute des assignats, ladilapidation des finances, et lui refusèrent régulièrement tout cequ’il demandait. Ils ne finissaient pas de crier que la gardenationale seule pouvait tout sauver ; mais dans la gardenationale ne devaient entrer que les gens payant le cens :tous les bourgeois auraient été armés, et les ouvriers et lespaysans sans armes ! C’était le plus beau de leur plan ;par ce moyen, Louis XVIII, les princes, les émigrés, les évêques,auraient pu rentrer sans danger, et reprendre sans résistance leursbiens, leurs dignités, tout ce que la révolution avait gagné.

Pour détourner l’attention du peuple de ces abominations, leursjournaux ne parlaient plus que du procès de Babœuf, devant la hautecour de Vendôme, comme ces larrons sur la foire, dont l’un vousmontre les curiosités, pendant que l’autre vous retourne lespoches.

Mais ni ce procès, ni la campagne d’Italie, le passage duTagliamento, la prise de Gradiska, les affaires de Newmarck et deClausen, la bataille de Tarvis, l’invasion de l’Istrie, de laCarniole, de la Carinthie, le soulèvement de Venise sur nosderrières, les préliminaires de Léoben et la destruction de larépublique Vénitienne, cédée à l’Autriche par Bonaparte ; lepassage du Rhin par Hoche, à Neuwied, la victoire de Heddersdorf,et la retraite des Autrichiens sur la Nidda ; le passage dufleuve par Moreau, sous le feu de l’ennemi, la reprise du fort deKehl, et la suspension d’armes générale à la nouvelle despréliminaires de paix, rien ne pouvait empêcher les patriotes devoir que les royalistes des conseils nous trahissaient ;qu’ils avaient attiré les bourgeois dans leur parti, et que lanation ne pourrait s’en débarrasser que par une dernièrebataille.

Ces gens avaient en quelque sorte levé toutes les écluses ;la boue du dehors nous envahissait sans résistance ; l’Alsaceet la Lorraine fourmillaient d’émigrés. Les trois quarts de laville s’étaient convertis, comme on disait, « àl’ordre ! » On faisait des vœux à la chapelle de laBonne-Fontaine pour le retour des pauvres exilés ; nos ancienscurés disaient leur messe ; les vieilles couraient matin etsoir chez Joseph Petitjean, l’ancien chantre au lutrin, pourentendre les prédications d’un proscrit ; les autorités lesavaient, personne ne réclamait. Enfin nous étionsvendus !

Quelquefois Chauvel disait tristement le soir, en faisant noscornets :

– Quelle pitié de voir un général comme Bonaparte, qui hierencore n’était rien, menacer les représentants de la nation, et cesreprésentants, nommés pour défendre la république, la détruire deleurs propres mains ! Faut-il que nous soyons tombésbas ! Et le peuple approuve ces scandales ; lui quin’aurait qu’à tousser pour renverser cette masse d’intrigants, dontles uns l’attaquent et dont les autres le protègent !

Ensuite il ajoutait :

– Le peuple me produit maintenant l’effet de ce nègre, quiriait et se réjouissait en voyant deux Américains se battre ;il criait : « Ah ! le beau coup ! C’estbien ! c’est magnifique ! » Quelqu’un lui dit :« Tu ris, mais sais-tu pourquoi ces deux hommes sebattent ? C’est pour savoir lequel des deux t’emmènera lacorde au cou, te vendra, toi, ta femme et tes enfants ; tefera travailler, bâtir des prisons, pour t’y mettre, élever desforts pour te mitrailler, et te pèlera le dos à coups de trique situ bouges ! » Ce nègre alors perdit l’envie de rire, maisle peuple français rit toujours ; il aime les batailles et nes’inquiète plus du reste.

Chaque fois que Chauvel parlait de ces choses, je criais enmoi-même :

« Que voulez-vous que j’y fasse ? »

La satisfaction de gagner de vingt à trente livres par jour,d’avoir du vin, de l’eau-de-vie dans ma cave, des sacs de riz, decafé, de poivre au magasin, m’avait en quelque sorte tourné latête ; et des milliers d’autres étaient comme moi : lespetits bourgeois voulaient grossir à tout prix ! Je puis bienle dire, nous l’avons payé assez cher.

Pourtant l’amour des droits de l’homme et du citoyen reprit ledessus dans mon cœur en ce temps, d’une façon extraordinaire, et jereconnus que Chauvel avait raison de nous prévenir d’être sur nosgardes.

Les gazettes parlaient beaucoup alors d’un nommé Franconi,maître de voltige, qui réjouissait les citoyens de Paris, par sesexercices à cheval. C’était, après le procès de Babœuf, lescampagnes de Bonaparte, de Hoche et de Moreau, le fond de toutesles gazettes. Et voilà qu’en thermidor, pendant la foire dePhalsbourg, ce Franconi, qui s’était mis en route par la Champagneet la Lorraine, arrive chez nous avec sa troupe. Il plante sespiquets, il ouvre une grande tente en toile sur la place, ilpromène ses chevaux, sonne de la trompette, bat de la grosse caisseet fait ses publications. Une quantité de gens allaient le voir.J’aurais bien voulu mener aussi Marguerite à ce spectacle, quandcela aurait dû me coûter deux ou trois francs, mais en temps defête, notre boutique ne désemplissait pas de monde, c’étaitimpossible.

Tout se serait donc passé de la sorte, si des Baraquinsn’étaient venus me dire l’un après l’autre, d’un air d’admiration,que Nicolas était écuyer dans la troupe de Franconi. Moi, songeantque si Nicolas rentrait par malheur, les lois de la république lecondamneraient à mort, pour avoir passé à l’ennemi avec armes etbagages, je leur répondais qu’ils se trompaient, que nous avionsl’acte de décès du pauvre Nicolas depuis longtemps ; ilshochaient la tête. Et, dans un de ces moments où nous étions endispute, vers six heures du soir, tout à coup un grand gaillard, enhabit bleu de ciel garni de galons d’argent, un chapeau magnifiquetout couvert de plumes blanches penché sur l’oreille, des éperonsdorés aux bottes, entre en faisant claquer sa cravache etcriant :

– Hé ! hé ! hé ! Michel, c’est moi !…Puisque tu ne viens pas me voir, il faut bien que je medérange.

C’était le gueux. Tous les gens de la boutique leregardaient ; naturellement, malgré ma crainte et ce que jevenais de dire, je fus bien obligé de le reconnaître et del’embrasser. Étienne aussi lui sauta dans les bras. Le malheureuxsentait horriblement l’eau-de-vie. Le père Chauvel regardait par lapetite vitre de la bibliothèque. Marguerite tremblait, car elleconnaissait les lois de la république sur les traîtres. Il fallaitle recevoir tout de même, et je lui dis en l’entraînant à labibliothèque :

– Arrive !

Il se balançait en criant :

– Ah çà ! tu sais que je m’invite à souper ?As-tu du vin ?… As-tu ci ?… As-tu ça ?… car je ne tecache pas que je suis habitué à me soigner maintenant. Hé !hé ! hé ! qu’est-ce que c’est ?… Tiens… elle n’estpas mal cette petite !

– C’est ma femme, Nicolas.

– Hé ! la petite Chauvel… Marguerite Chauvel… desporte-balle… Connu… connu.

Marguerite était devenue toute rouge. Les gens riaient. Il finitpar entrer à la bibliothèque.

– Hé ! le vieux Chauvel !… On vit en famille… ona laissé la hotte de côté !…

– Oui, Nicolas, dit Chauvel en prenant une prise etclignant de l’œil, on s’est fait épicier ; tout le monde nepeut pas devenir colonel dans la troupe de Franconi.

Qu’on se figure comme j’étais honteux. Nicolas, s’entendantappeler colonel de Franconi, ne parut pas content ; il regardaChauvel de travers, mais il ne dit rien. J’espérais m’endébarrasser en lui soufflant à l’oreille :

– Au nom du ciel ! Nicolas, méfie-toi, toute la villet’a reconnu ; tu sais, la loi sur les émigrés…

Mais il ne me laissa pas seulement finir, et s’allongeant surune chaise, contre le petit bureau, les jambes étendues et le nezen l’air, il se mit à crier :

– Émigré ! oui, je suis émigré ! Les honnêtesgens sont sortis, la canaille est restée… Qu’on me reconnaisse,tant mieux ! Je me moque de la canaille. Nous avons des amis,nous en avons en haut ; ils nous rappellent, ils nous ouvrentles portes… Connaissez-vous ça ? Ça n’est pas des assignats…c’est la clef de votre république… Hé ! hé !hé !

Il avait fourré la main dans la poche de son pantalon, etfaisait sauter en l’air une douzaine de louis. Quel malheur d’avoirpour frère un pareil imbécile ; un ivrogne, un traître, unvendu, qui s’en vante !

Finalement, le père Chauvel, qui voyait mon embarras et mahonte, dit :

– Nicolas arrive bien, c’est l’heure du souper, nous allonsboire à la santé de la république quelques bons coups, et puis nousnous quitterons bons amis. N’est-ce pas, Nicolas ?

Marguerite, toute rouge, revenait avec la soupière ;Étienne s’était dépêché de chercher du vin ; la table étaitmise, il ne fallait plus qu’une assiette. Nicolas regardait ceschoses de côté, d’un air hautain, et, sans répondre au pèreChauvel, il dit :

– Une soupe aux choux… du petit vin blanc d’Alsace…décidément je vais à la Ville de Bâle.

Il se leva, et, se retournant du côté de monbeau-père :

– Quant à toi, dit-il, tu es noté ! Boire à tarépublique ! (Il le regardait de haut en bas et de bas enhaut.) Moi, Nicolas Bastien, un soldat du roi, boire à tarépublique !… Attends, ta corde est prête !

Chauvel, assis, lui lançait un coup d’œil de mépris ensouriant ; mais il était vieux et faible ; le grandbandit l’aurait écrasé. La colère alors me gagnait tellement vite,que je voulus parler et ne pus dire qu’un mot :

– Prends garde ! Nicolas, prends garde !… c’estmon père !…

– Toi, fit-il en me regardant par-dessus l’épaule,tais-toi !… Quand on a épousé la fille d’un calviniste, d’unrégicide, une petite…

Mais dans le même instant je l’avais empoigné sous les bras,comme dans un étau, je traversais la boutique en le cognant auxpains de sucre du plafond ; et, comme la porte était ouverte,je le lançai dehors à plus de dix pas ; par bonheur, la ruen’était pas encore pavée en 97 ; il ne se serait plus relevé.Ses cris, ses jurements fendaient l’air. Derrière moi Étienne etMarguerite poussaient aussi des cris terribles. Tous les gens de lapetite place regardaient aux fenêtres. Nicolas, en se relevant toutpâle et grinçant des dents, revint sur moi. Je l’attendais ;malgré sa fureur, il eut le bon sens de s’arrêter à quelques pas,voyant bien que j’allais le déchirer ; mais il mecria :

– Tu as été soldat, je t’attends derrière l’arsenal.

– C’est bon, Royal-Allemand, lui répondis-je, mon sabre dela 13e légère est encore là ; cherche tes témoins,dans vingt minutes j’y serai. Tu ne me piqueras pas sous le téton,je connais le coup !

Étienne m’apportait le grand chapeau, en pleurant à chaudeslarmes ; je le jetai dehors et je refermai la boutique.Marguerite, toute pâle, disait :

– Tu ne te battras pas avec ton frère !

– Celui qui insulte ma femme n’est plus rien pour moi, luidis-je ; dans vingt minutes il faut que l’affaire soitvidée.

Et, malgré Chauvel, qui me cria qu’on ne croise pas le fer avecun traître, je décrochai mon sabre et je sortis aussitôt chercherLaurent et Pierre Hildebrand pour témoins. La nuitapprochait ; comme je descendais la rue, Chauvel montait à lamairie. Un quart d’heure après, mes témoins et moi nous descendionsla rue du Rempart ; ils avaient aussi des sabres de cavalerie,en cas de besoin. Mais à peine dans la rue de l’Arsenal, nousentendîmes crier au loin :

– Halte !… halte !… Arrêtez !…

Nicolas passait ventre à terre devant la sentinelle, sur ungrand cheval roux ; le factionnaire n’avait pas eu le temps decroiser la baïonnette, et les cris : « Arrêtez !arrêtez ! » se prolongeaient sous la porte d’Allemagne.Nous courûmes de ce côté ; des gendarmes nationaux, venus deSarrebourg, filaient dans la même direction, à la poursuite dugueux. Alors nous rentrâmes chez nous. Chauvel, qui m’attendait surla porte, me dit :

– J’étais monté pour signaler ce mauvais drôle auxautorités et le faire arrêter tout de suite ; mais ce n’étaitpas nécessaire, l’or qu’il montrait partout sur sa route, comme unanimal, l’avait déjà fait suivre de Blamont à Sarrebourg. Il vientde voler un des meilleurs chevaux de Franconi pours’échapper ; la vue des gendarmes, qui traversaient la place,l’a prévenu du danger. Franconi ne le connaissait que depuis Toul,c’est un agent royaliste, un espion.

J’écoutais ces choses avec indignation ; et puis nousentrâmes souper. Marguerite était bien contente ; le pèreChauvel à chaque instant prenait une bonne prise ets’écriait :

– Quel agrément d’avoir la poigne de Michel !… A-t-ilbien enlevé le bandit ! Je le voyais filer à travers lesbrosses et les pains de sucre, comme une plume emportée par levent.

Et tout le monde riait.

L’affaire n’était pourtant pas encore finie, car, le lendemainmatin, sur les dix heures, pendant la vente, ma mère entrafurieuse ; elle posa son panier sur le comptoir, et, sansfaire attention aux étrangers, sans regarder l’enfant sur le brasde Marguerite, les cheveux ébouriffés et les yeux hors de la tête,elle se mit à m’habiller de toutes les injures qu’il est possibled’inventer, me traitant de Caïn, de Judas, de Schinderhannes, meprédisant que je serais pendu, qu’on nous balayerait comme dufumier, enfin qu’est-ce que je sais encore ? Elle se penchaitsur le comptoir, en m’allongeant le poing sous le nez ; moi jela regardais avec calme, sans rien répondre, mais les étrangers luidisaient :

– Taisez-vous ! taisez-vous !… Ce que vous faitesest abominable… Cet homme ne vous dit rien… Vous devriez rougir…Vous êtes une mauvaise mère !

Et comme sa colère augmentait, elle se mit à taper sur eux. Cesgens naturellement la bousculèrent. Je courus la défendre, ce quil’indigna encore plus :

– Va-t-en, Judas, va-t’en ! criait-elle, je n’ai pasbesoin de toi ; laisse-moi battre ! Va me dénoncer commeton frère Nicolas !

Sa voix s’étendait jusque sur la place, le monde s’assemblait,et tout à coup la garde arriva. En voyant les grands chapeaux etles fusils dehors, elle perdit la parole. Je sortis prier le chefdu piquet de ne pas emmener cette pauvre vieille, à moitié folle,mais il ne voulait rien entendre, et Chauvel n’eut que le temps dela faire sortir par notre petite porte de derrière, sur la rue desCapucins. Le chef du piquet voulait absolument arrêterquelqu’un ; il fallut parlementer un quart d’heure, etfinalement verser une bonne goutte à ses hommes, sur lecomptoir.

Quel malheur d’avoir des parents sans réflexion ni bonsens ! on a beau dire que chacun n’est responsable que de sapropre conduite, on aimerait mieux aller soi-même en prison, qued’y voir conduire sa mère, quand elle l’aurait cent fois mérité.Oui, c’est une véritable misère ; heureusement ma femme, monbeau-père, ni personne autre de la famille ne me reparla plus decela. J’étais bien assez à plaindre ; et d’ailleurs, quand onne peut changer les choses, il vaut mieux les oublier.

C’était la première visite de ma mère, ce fut aussi ladernière ; grâce à Dieu, je n’aurai plus besoin de revenir surce chapitre.

Tout cela vous montre où les royalistes croyaient en être, maisils devaient avoir aussi leur surprise désagréable ; notretour de rire allait revenir.

De toutes les mesures des Cinq-Cents et des Anciens depuis lesnouvelles élections, Chauvel n’approuvait que leur blâme contre leDirectoire, pour avoir fait la paix et la guerre sans s’inquiéterde la représentation nationale ; et quand Bonaparte, furieuxde ce blâme qui retombait sur lui, écrivit à Paris :« Qu’après avoir conclu cinq paix et donné le dernier coup demassue à la coalition, il se croyait bien le droit de s’attendre,sinon à des triomphes civiques, au moins à vivre tranquille ;que sa réputation appartenait à la patrie ; qu’il ne pouvaitsupporter cette espèce d’opprobre dont cherchaient à le couvrir desagents soldés par l’Angleterre ; qu’il les avertissait que letemps où de lâches avocats et de misérables bavards faisaientguillotiner des soldats était passé, et que l’armée d’Italiepouvait être bientôt à la barrière de Clichy, avec songénéral » ; en lisant cela dans la Sentinelle,le père Chauvel mit un trait rouge autour de l’article, et l’envoyachez plus de vingt patriotes, en écrivant au-dessous :

« Eh bien ! qu’en pensez-vous ? »

Tous les vieux amis vinrent à la maison, et l’on délibéra dansnotre petite bibliothèque sur cette question :

« Lequel vaudrait le mieux : d’aller à Cayenne, si lesCinq-Cents, commandés par leur président Pichegru, rétablissent leroi, les nobles et les évêques ; ou d’être sauvés de cemalheur par Bonaparte et ses quatre-vingt mille soldats, qui neplaisantent pas sur l’article de la discipline ? »

C’était difficile à décider.

Chauvel dit alors que, d’après son idée, il ne restait qu’unseul moyen de sauver la république ; que si les bourgeois desdeux conseils, éclairés par cette lettre, revenaient à la justice,s’ils se déclaraient contre les royalistes et faisaient appel aupeuple pour rétablir la liberté ; que dans ce cas le peuple,ayant des chefs, marcherait ; que le Directoire serait forcéde rendre des comptes et les généraux de baisser le ton. Mais quesi les bourgeois continuaient à vouloir confisquer la révolution,le peuple n’ayant plus que le choix entre Louis XVIII et un généralvictorieux, le général avait mille chances contre une de rester lemaître et d’avoir le peuple de son côté.

Tous ceux qui se trouvaient là tombèrent d’accord que leDirectoire ne valait pas grand-chose ; qu’il était pillard,voleur, affamé de millions, sans pudeur et sans bon sens, sanscourage pour résister à ses propres généraux ; mais qu’ilvalait encore mille fois mieux que les deux conseils, empoisonnésde royalisme ; et que, dans cette situation, s’il arrivait unmouvement, les patriotes devraient se déclarer pour leDirectoire.

Les portes de la ville étaient fermées depuis longtemps, lorsquenotre petite assemblée se sépara ; je n’en fus pas fâché, cartout le temps de la délibération j’avais eu peur d’entendre frapperau volet, et l’officier de police Maingole, avec sa brigade, crierdans la nuit :

– Au nom de la loi, ouvrez !

Il ne se passa rien de pareil heureusement, et l’on se séparasans bruit, vers une heure du matin. C’était en juillet 1797.Quelques jours après, on lut un beau matin dans les gazettes queHoche, général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse, s’avançaitsur Paris avec vingt-sept mille hommes ; qu’il avait passé parMézières dans la nuit du 9 au 10, et qu’il avait traversé ledépartement de la Marne à marches forcées, malgré les observationsdu général Férino. Les gazettes étaient pleines des grands cris quecela faisait jeter aux royalistes des deux conseils, d’explicationsqu’ils demandaient au Directoire, de menaces contre les armées etles généraux qui s’approchaient trop de la capitale.

Les Cinq-Cents décrétèrent, sur le rapport de Pichegru, que ladistance de six myriamètres prescrites par l’article 69 de laconstitution serait mesurée à vol d’oiseau ; que dans ladécade qui suivrait la publication de cette loi, le Directoireexécutif ferait établir sur chaque route, à la distance déterminée,une colonne portant cette inscription : « Limiteconstitutionnelle pour les troupes » ; que sur chacune deces colonnes serait gravé l’article 69 de la constitution, plus lesarticles 612, 620, 621, 622 et 639 du Code pénal du 3 brumaire anIV ; que tout commandant en chef de la force armée, touteautorité civile ou militaire, tout pouvoir constituéquelconque ayant donné l’ordre à une troupe de franchir ceslimites, serait déclaré coupable d’attentat contre la libertépublique, poursuivi et puni conformément à l’article 621 du codedes délits et des peines.

Il paraît que ces cris et cette loi effrayèrent le Directoire uninstant. Hoche reçut l’ordre de s’éloigner. Il obéit. Mais on avaitvu que cinq ou six marches forcées pouvaient mettre le gouvernementsous la main d’un général. Le civisme de Hoche et la faiblesse desdirecteurs, qui n’avaient pas osé faire leur coup, retardèrentseuls le bouleversement.

En ce temps, l’armée d’Italie, à l’occasion des fêtes du 14juillet, lança de terribles menaces contre les royalistes. Ladivision d’Augereau se distingua. Augereau, le vainqueur deCastiglione, un enfant du faubourg Antoine, se déclara hardimentpour le Directoire contre les conseils, et le Directoire nomma toutde suite Augereau commandant de la 17e divisionmilitaire, où se trouvait compris Paris. Il arriva sur la fin dejuillet. On ne parlait plus que d’Augereau, de ses magnifiqueshabits, brodés d’or jusque sur les bottes, et des aigrettes endiamant de son chapeau. Quelle belle campagne nous avions faitelà-bas !

Pichegru, chef de la garde des Cinq-Cents, était alors un pauvrehomme auprès d’Augereau, que plusieurs mettaient au-dessus deBonaparte.

Je ne pense pas que Pichegru se soit fié beaucoup aux colonnesmilitaires qu’on venait de décréter ; il aurait bien mieuxaimé avoir un commandement que de se reposer sur les articles 621et 639.

Carnot, membre du Directoire, et qu’on avait toujours vu du côtéde la loi, s’obstinait à soutenir les conseils avec Barthélémy,contre les trois autres directeurs. Combien de fois les patriotesréunis chez nous, le soir, ont-ils plaint cet honnête homme d’êtreau milieu de la race des filous, et forcé de prendre parti pour desgens qu’il méprisait, contre d’autres plus méprisablesencore ! il aurait dû donner sa démission.

Les choses traînèrent ainsi pendant les mois de juillet etd’août. Les récoltes de cette année 1797 n’avaient pas étémauvaises ; les vendanges en Alsace approchaient, on pensaitque le vin serait de bonne qualité : le calme semblait serétablir. Je me souviens avoir lu dans ce temps un discours deBernadotte, envoyé par Bonaparte à Paris, pour offrir au conseildes Cinq-Cents les derniers drapeaux enlevés en Italie ; ils’écriait :

« Dépositaires suprêmes des lois, certains du respect et del’obéissance constitutionnels à la patrie, continuez d’exciterl’admiration de l’Europe ; comprimez les factions et lesfactieux ; terminez le grand ouvrage de la paix ;l’humanité la réclame, elle désire qu’il ne soit plus versé desang. »

Et ce gascon, qui venait de remettre au Directoire des papiersprouvant que les royalistes conspiraient sa perte, continuait de lasorte, disant que nos armées n’avaient pas de plus grand désir quede se dévouer pour les conseils.

Mais, cinq ou six jours après, voilà des files de courriers quipassent à Phalsbourg en criant : « Vive larépublique ! » et qui jettent des poignées deproclamations sur leur route. Chacun en ramassait et courait à lamaison pour les lire. Élof arrive chez nous, criant comme unfou :

– Ils sont à terre !… la république triomphe !Vive la république une et indivisible !

Il tenait une proclamation et se mit à la lire de sa grandevoix, dans notre boutique ; nous, penchés autour, nousécoutions étonnés. Ce n’était plus l’enthousiasme de l’an I ni del’an II ; on avait vu tant de choses, que rien ne pouvait plusvous toucher ; seulement c’était une surprise ; etMarguerite elle-même, l’enfant endormi sur l’épaule, me regardaiten souriant. Chauvel prisait d’un air d’attention et semblaitdire :

« C’est bon ! je sais déjà comment l’affaire a dû sepasser, les soldats ont eu le dessus. »

Voici cette proclamation, que j’ai retrouvée hier dans mes vieuxpapiers. Je ne veux pas la copier tout entière ; tant deproclamations finissent par ennuyer, c’est toujours un peu la mêmechose :

« Le Directoire exécutif aux citoyens deParis.

» Ce 18 fructidor an V de la République une et indivisible.– deux heures du matin.

» Citoyens,

» Le royalisme, par un nouvel attentat, vient de menacer laconstitution. Après avoir depuis un an ébranlé toutes les bases dela république, il s’est cru assez fort pour en consommer la ruine.Un grand nombre d’émigrés, d’égorgeurs de Lyon, de brigands de laVendée, attirés ici par le tendre intérêt qu’on ne craignait pas deleur prodiguer publiquement, ont attaqué les postes quienvironnaient le Directoire exécutif ; mais la vigilance dugouvernement et des chefs de la force armée a rendu nuls leurscriminels efforts. Le Directoire exécutif va placer sous les yeuxde la nation les renseignements authentiques qu’il a recueillis surles manœuvres du royalisme. Vous frémirez, citoyens, des complotstramés contre la sûreté de chacun de vous, contre vos propriétés,contre vos droits les plus chers, contre vos possessions les plussacrées, et vous pourrez mesurer l’étendue des calamités dont lemaintien de votre constitution actuelle peut seul vous préserverdésormais. »

Cette proclamation et toutes les pièces de la conspirationroyaliste furent affichées par Christophe Steinbrenner et lesofficiers municipaux, à la porte du club, à celle de la mairie, auxdeux portes de la ville, et puis elles furent envoyées dans tousles villages.

Ce 18 fructidor, les royalistes tombèrent pour bien des années.Nous apprîmes le lendemain qu’ils n’avaient pas bougé, mais qu’onles avait attaqués eux-mêmes, sachant qu’ils faisaient leurspréparatifs ; que le général Augereau, à la tête de douzemille hommes, avait entouré les Tuileries dans la nuit du 17 ;que, sur les trois heures du matin, un coup de canon avait donné lesignal de l’attaque ; que la garde des conseils, d’environmille hommes, n’avait fait aucune résistance ; que lacommission des inspecteurs ayant convoqué les conseils pour cettemême nuit, un grand nombre de députés avaient été pris avec lecolonel de la garde et conduits à la prison du Temple ; qu’undétachement de troupe, chargé d’arrêter Carnot et Barthélémy auLuxembourg, n’avait trouvé que Barthélémy, et qu’on pensait queCarnot s’était échappé ; que, le matin venu, les membres desdeux conseils arrivant en procession aux Tuileries, on avait mis lamain sur les conspirateurs ; et que tous les autresreprésentants, rassemblés à l’École de médecine et à l’Odéon,avaient jugé eux-mêmes leurs confrères et les avaient condamnés, aunombre de cinquante-trois, à la déportation, ainsi que lesrédacteurs, propriétaires et compositeurs d’une quantité dejournaux réactionnaires, qui tous pêle-mêle étaient maintenant enroute pour Cayenne, sur les bâtiments de l’État.

Parmi les déportés se trouvaient Boissy-d’Anglas, Pichegru,Barbé-Marbois, Aubry et plusieurs autres déjà connus par lespapiers saisis chez Lemaître, ce qui réjouit tous lespatriotes.

Je fus bien content de savoir que le citoyen Carnot s’étaitéchappé. Quant aux autres, si j’avais eu pitié d’eux, les papiersaffichés de tous côtés m’auraient bientôt consolé. Dans le tempsmême où Bernadotte faisait son beau discours aux conseils, lefinaud savait très bien qu’un grand nombre de députés royalistestrahissaient la nation, puisqu’il était arrivé tout exprès d’Italiepour remettre au Directoire la preuve de leur conspiration.Bonaparte en occupant Venise, avait fait arrêter d’abord le consuld’Angleterre, et le nommé d’Entraigues, un des plus dangereuxagents de Louis XVIII ; et chez ce d’Entraigues on avait saisides papiers, écrits en entier de sa main, racontant la manière dontPichegru s’était laissé gagner par un comte de Montgaillard, autreagent royaliste, adroit et rusé comme tous les hommes de cetteespèce. Il disait que le prince de Condé, connaissant les relationsque Montgaillard conservait en France, l’avait fait venir de Bâle,en Suisse, à Mulheim, au mois d’août 1795, pour lui proposer desonder Pichegru, dont le quartier général se trouvait alors àAltkirch. C’était une commission d’autant plus difficile que legénéral avait quatre représentants du peuple autour de lui, chargésde l’observer et de le ramener à la justice, en cas de besoin.

Malgré cela, Montgaillard, ayant mis cinq à six cents louis danssa poche, n’avait pas désespéré de l’entreprise. Il s’était associéle nommé Fauche-Borel, imprimeur à Neufchâtel, homme fanatique desBourbons, plein de zèle et d’enthousiasme, et M. Courant,Neufchâtelois autrefois au service du grand Frédéric, et capable detout faire moyennant finance. Montgaillard leur avait fourni desinstructions particulières, des passeports, des prétextes de voyageen France, comme étrangers, négociants, acquéreurs de biensnationaux, etc., et puis, s’en retournant à Bâle, il les avaitenvoyés à la grâce de Dieu tenter Pichegru, sur lequel il étaitsans doute déjà bien renseigné.

Tout ce que je peux faire de mieux, c’est de vous copier lereste, car les royalistes n’ont jamais réclamé contre cette pièce,et puis il est bon de voir comme les traîtres se jugenteux-mêmes :

« Le 13 août 1795, dit de Montgaillard, Fauche et Courantpartirent pour se rendre au quartier général d’Altkirch ; ilsy restèrent huit jours, voyant le général environné dereprésentants et de généraux, sans pouvoir lui parler. PourtantPichegru les remarqua, surtout Fauche ; et, le voyant assidusur tous les lieux où il passait, il devina que cet homme avaitquelque chose à lui dire, et dit tout haut devant lui, enpassant : « Je vais me rendre à Huningue. » AussitôtFauche part et s’y rend ; Pichegru y était arrivé avec lesquatre représentants, Fauche trouva le moyen de se présenter surson passage, au fond d’un corridor. Pichegru le remarque, le fixeet quoiqu’il plût à torrents, il dit tout haut : « Jevais dîner chez Madame Salomon. » Le château est à troislieues de Huningue, et cette Madame Salomon est la maîtresse dePichegru. Fauche part aussitôt, se rend dans le village, monte auchâteau après dîner, et demande le général Pichegru. Celui-ci lereçoit dans un corridor, en prenant du café ; Fauche alors luidit que, possesseur d’un manuscrit de Jean-Jacques Rousseau, ilveut le lui dédier. « Fort bien, dit Pichegru, mais je veux lelire avant, car ce Rousseau a des principes de liberté qui ne sontpas les miens, et où je serais très fâché d’attacher mon nom. –Mais, lui dit Fauche, j’ai autre chose à vous dire. – Etquoi ? Et de la part de qui ? – De la part de M. leprince de Condé. – Taisez-vous, et attendez-moi. » Alors il leconduisit seul dans un cabinet reculé, et là, tête à tête, il luidit : « Expliquez-vous. Que me veut Mgr le prince deCondé ? » Fauche, embarrassé, et à qui les expressions nevenaient plus en ce moment, babutie, hésite :« Rassurez-vous, lui dit Pichegru, je pense comme M. lePrince de Condé, que veut-il de moi ? » Fauche,encouragé, lui dit alors : « M. le prince de Condédésire se confier à vous ; il compte sur vous ; il veuts’unir à vous. – Ce sont là des choses vagues et inutiles, ditPichegru, cela ne veut rien dire. Retournez demander desinstructions écrites, et revenez dans trois jours à mon quartiergénéral d’Altkirch ; vous me trouverez seul, à six heuresprécises du soir. » Aussitôt Fauche part, arrive à Bâle, courtchez moi et transporté d’aise, me rend compte de tout. Je passai lanuit à rédiger une lettre au général Pichegru. M. le prince deCondé, muni de tous les pouvoirs de Louis XVIII, excepté celuid’accorder des cordons bleus, m’avait, par écrit de sa main, revêtude tous ses pouvoirs, à l’effet d’entamer une négociation avec legénéral Pichegru. Ce fut en conséquence que j’écrivis au général.Je lui dis d’abord tout ce qui pouvait réveiller en lui lesentiment du véritable orgueil, qui est l’instinct des grandesâmes, et après lui avoir fait voir tout le bien qu’il pouvaitfaire, je lui parlai de la reconnaissance du roi, pour le bienqu’il ferait à sa patrie, en y rétablissant la royauté. Je lui disque Sa Majesté voulait le créer maréchal de France, gouverneurd’Alsace, nul ne pouvant mieux la gouverner que celui qui l’avaitsi vaillamment défendue ; qu’on lui accorderait le cordonrouge, le château de Chambord, avec son parc et douze pièces decanon enlevées aux Autrichiens, un million d’argent comptant, deuxcent mille livres de rente, un hôtel à Paris ; la villed’Arbois, patrie du général, porterait le nom de Pichegru et seraitexempte de tout impôt pendant quinze ans ; la pension de deuxcent mille livres, réversible par moitié à sa femme, et cinquantemille livres à ses enfants à perpétuité jusqu’à extinction de sarace.

» Telles furent les offres faites, au nom du roi, augénéral Pichegru.

» Pour son armée, je lui offris, au nom du roi, laconfirmation de tous ses officiers dans leurs grades, un avancementpour tous ceux qu’il recommanderait, pour tout commandant de placequi livrerait sa place, et une exemption d’impôts pour toute villequi ouvrirait ses portes. Quant au peuple de tout état, amnistieentière et sans réserve.

» J’ajoutai que M. le prince de Condé désirait qu’ilproclamât le roi dans ses camps, lui livrât la ville de Huningue etse réunît à lui pour marcher sur Paris.

» Pichegru après avoir lu toute cette lettre avec la plusgrande attention, dit à Fauche : « C’est fort bien !mais qui est ce M. de Montgaillard, qui se dit ainsiautorisé ? Je ne le connais, ni lui, ni sa signature. Est-cel’auteur ? – Oui, lui dit Fauche. – Mais, dit Pichegru, jedésire, avant toute autre ouverture de ma part, être assuré queM. le prince de Condé, dont je me rappelle très bienl’écriture, ait approuvé tout ce qui m’a été écrit en son nom parM. de Montgaillard. Retournez tout de suite auprès deM. de Montgaillard, et qu’il instruise M. le princede Condé de ma réponse. »

Aussitôt Fauche partit, il laissa M. Courant près dePichegru, et revint auprès de moi. Arrivé à Bâle à neuf heures dusoir, il me rend compte de sa mission. À l’instant je vais àMulheim, quartier général du prince de Condé, et j’y arrive àminuit et demi ; le prince était couché, je le faiséveiller ; il me fait asseoir tout à côté de lui, sur son lit,et ce fut alors que commença notre conférence. Il s’agissaitseulement, après avoir instruit le prince de Condé de l’état deschoses, de l’engager à écrire au général Pichegru, pour luiconfirmer la vérité de tout ce qui avait été dit en son nom. Cettenégociation, si simple dans son objet, si nécessaire, si peususceptible d’obstacles, dura néanmoins toute la nuit. M. leprince, aussi brave qu’il est possible de l’être, digne fils dugrand Condé par son imperturbable intrépidité, sur tout le resteest le plus petit des hommes. Sans moyens comme sans caractère,environné des hommes les plus médiocres, les plus vils,quelques-uns les plus pervers, les connaissant bien et s’enlaissant dominer, etc., etc.

Montgaillard s’étend pendant trois grandes pages sur labassesse, la lâcheté et la bêtise des amis du prince, ensuite ilcontinue :

« Il fallut neuf heures de travail, assis sur son lit, àcôté de lui, pour lui faire écrire au général Pichegru une lettrede neuf lignes. Tantôt il ne voulait pas qu’elle fût de sa main,puis il ne voulait pas la dater ; puis il refusait d’y mettreses armes ; ensuite il combattit pour éviter d’y placer soncachet. Il se rendit à tout enfin, et lui écrivit qu’il devaitajouter pleine confiance aux lettres que le comte de Montgaillardlui avait écrites en son nom et de sa part. Cela fait, autredifficulté : le prince voulait réclamer sa lettre. Il fallutlui persuader que c’était en ne la réclamant pas, qu’elle luiserait rendue, après avoir produit tout l’effet qu’il en devaitattendre ; il se rendit avec peine.

» Enfin, à la pointe du jour, je repartis pour Bâle, d’oùje dépêchai Fauche à Altkirch, au général Pichegru. Le général, enouvrant la lettre de huit lignes du prince, en reconnaissant lecaractère et la signature, la lut et aussitôt la remit à Fauche endisant : « J’ai vu la signature et cela me suffit. Laparole du prince est un gage dont tout Français doit se contenter.Rapportez-lui sa lettre. » Alors il fut question de ce quevoulait le prince. Fauche expliqua qu’il désirait : 1° quePichegru proclamât le roi dans son armée et arborât le drapeaublanc ; 2° qu’il livrât Huningue au prince. – Pichegru s’yrefusa. « Je ne fais rien d’incomplet, dit-il ; je neveux pas être le troisième tome de Lafayette et de Dumouriez ;je connais mes moyens, ils sont aussi sûrs que vastes ; ilsont leurs racines non seulement dans mon armée, mais à Paris, dansla Convention, dans les départements, dans les armées de ceux desgénéraux, mes collègues, qui pensent comme moi. Je ne veux rienfaire de partiel ; il faut en finir, la France ne peut existeren république, il lui faut un roi, il faut Louis XVIII. Mais il nefaut commencer la contre-révolution que lorsqu’on sera sûr del’opérer sûrement et promptement. Voilà quelle est ma devise. Leplan du prince ne mène à rien, il serait chassé de Huningue enquatre jours, et je me perdrais en quinze. Mon armée est composéede braves gens et de coquins. Il faut séparer les uns des autres,et aider tellement les premiers par une grande démarche, qu’ilsn’aient plus la possibilité de reculer et ne voient plus leur salutque dans le succès. Pour y parvenir, j’offre de passer le Rhin, oùl’on me désignera, le jour et l’heure fixés, et avec la quantité desoldats de toutes les armes que l’on voudra. Avant, je placeraidans les places fortes des officiers sûrs et pensant comme moi.J’éloignerai les coquins et les placerai dans des lieux où ils nepuissent nuire, et où leur position sera telle qu’ils ne pourrontse réunir. Cela fait, dès que je serai de l’autre côté du Rhin, jeproclame le roi, j’arbore le drapeau blanc ; le corps de Condéet l’armée de l’Empereur s’unissent à nous ; je repasse leRhin et rentre en France. Les places fortes sont livrées, etgardées au nom du roi par les troupes impériales. Réuni à l’arméede Condé, je marche sur-le-champ en avant ; tous nos moyens sedéploient alors ; nous marchons sur Paris, et nous y serons enquinze jours. Mais il faut que vous sachiez que, pour le soldatfrançais, la royauté est au fond du gosier. Il faut, en criant« Vive le roi ! » lui donner du vin et un écu dansla main. Il faut que rien ne lui manque en ce premier moment. Ilfaut solder mon armée jusqu’à sa quatrième ou sa cinquième marchesur le territoire français. Allez, rapportez tout cela au prince,écrit de ma main, et donnez-moi ses réponses. »

Je m’arrête, en voilà bien assez sur ce traître. On voit que monpauvre vieux camarade Sôme s’était trouvé par malheur avec notrebatterie, dans le nombre de ceux que Pichegru appelait des coquinset qu’il voulait mettre dans une position à ne pouvoir se réunir.Dix mille avaient péri !… Quelle mine Sôme devait faire, etcomme il devait grincer des dents en lisant l’explication de cettescélératesse ! je me le représentais l’affiche à la main, etje me sentais froid ; il s’était bien douté de la trahison, lepauvre diable, en recevant son biscaïen dans la hanche, et voyanttous les amis tomber par tas, sans retraite possible ; oui,mais il en était sûr maintenant.

Dans notre pays où tant de milliers d’hommes étaient venusmourir, on frémissait de rage, et l’on trouvait que la déportationne suffisait pas pour des brigands pareils ; car ces piècesvenues d’Italie n’étaient pas les seules qu’on affichait. D’autrestouchant la conspiration de Duverne, Brottier et Lavilleurnois,imprimées par ordre du Directoire, les déclarations de Duverne etles lettres trouvées dans un fourgon du général autrichienKlinglin, au dernier passage du Rhin, imprimées et répandues parmilliers, nous apprirent que la conspiration royaliste s’étendaitdans toute la France, et que les principaux conspirateurs étaientau Corps législatif.

Barras, Rewbell et Lareveillère furent alors considérés commeles sauveurs de la république. Les déportations, le rétablissementdes lois contre les prêtres et les émigrés, l’exclusion de leursparents de toutes les fonctions publiques, la suspension de laliberté de la presse et de l’organisation de la garde nationale,toutes ces mesures paraissaient malheureusement justes etnécessaires ; même la destitution de Moreau, qui n’avaitenvoyé les papiers de Klinglin au Directoire que le 22 fructidor.On le soupçonna d’avoir attendu jusqu’après la bataille pour sedéclarer du côté des vainqueurs ; Hoche reçut soncommandement, il fut général en chef des deux armées du Rhin ;personne n’eut l’idée de réclamer.

Les royalistes, qui depuis le 9 thermidor avaient fait déportertant de montagnards et de patriotes, ont jeté plus tard de grandscris et poussé des gémissements sans fin sur les souffrances deleurs gens à Sinnamarie, sur la famine, la grande chaleur et lesmaladies qu’ils avaient supportées à Cayenne. Sans doute c’estterrible, mais il ne faut pas se croire plus délicats ni meilleursque les autres, et se rappeler que l’Être suprême a créé lesgrandes mouches qui sucent le sang, aussi bien pour les royalistesque pour les républicains. S’ils avaient aboli la déportationlorsqu’ils étaient les maîtres, on n’aurait pu les envoyerlà-bas ; on se serait contenté de les enfermer ou de lesexiler. Cela revient toujours à dire : « Ne fais pas auxautres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. »

Enfin, pour en revenir au 18 fructidor, les deux directeursCarnot et Barthélémy furent remplacés par Merlin (de Douai) etFrançois de Neuchâteau. Les jacobins croyaient avoir le dessus,mais la bataille recommença bientôt entre eux et lesconstitutionnels dans les clubs. Ces constitutionnels, qui sedisaient républicains, ne voulaient que la constitution de l’anIII ; c’étaient des égoïstes que le Directoire soutenaitforcément, puisque sans la constitution de l’an III il n’aurait pasexisté lui-même.

Les vrais républicains prirent alors le Directoire en grippe,malgré tout ce qu’il faisait pour exterminer les royalistes ;malgré les commissions militaires, qui fusillaient les émigrés enretard, et les déportations des insermentés, qui marchaienttoujours. Le bruit courait qu’il voulait dissoudre les deuxconseils jusqu’à la paix générale et rester maître en attendant. Onn’osait rien dire, parce que le Directoire avait le braslong ; Chauvel lui-même se montrait prudent ; il lisaittout et se tenait tranquille. Je pensais qu’il devenaitraisonnable, cela me faisait plaisir ; mais j’étais bien loinde mon compte, car Chauvel avait en horreur le Directoire plus quetout autre gouvernement, à cause du pouvoir qu’il s’était faitdonner de nommer et renouveler les juges, les maires, lesmagistrats de toutes sortes des cinquante-trois départements dontune partie des députés avait été déportée ; de supprimer lesjournaux, de dissoudre les clubs, d’ajourner l’organisation de lagarde nationale et de proclamer l’état de siège. Un soir il me ledit en s’écriant :

– Qu’est-ce que nous sommes avec un gouvernement de cegenre ? Qu’est-ce qui reste à la nation ? Quand les cinqdirecteurs seraient tous des Danton ; quand ils auraient toutle bon sens, tout le courage et le patriotisme qui leur manquent,avec un pouvoir pareil je les regarderais comme des fléaux. Ce sontde véritables despotes !… C’est leur bêtise et leur lâchetéqui nous sauvent. Mais qu’un général les mette à la porte et prennetranquillement leur place, sans presque rien changer à leurpouvoir, et nous voilà tous esclaves. Dans ce moment même il fautdéjà nous taire, parce qu’au moindre signe de ces citoyens nousserions empoignés, jugés, embarqués et confisqués pour toujours. Oùsont nos garanties ? je n’en vois pas ; ils ont lepouvoir exécutif, et les deux conseils n’ont que la permission defaire des vœux, comme sous Louis XVI les assembléesprovinciales.

Ce qui surtout indignait Chauvel, c’était la lâcheté de ceDirectoire vis-à-vis du général Bonaparte, dont il n’osait pasaccepter la démission et qu’il aimait mieux voir en Italie, faire,défaire, agrandir, séparer, réunir un tas de petites républiques,que de l’appeler à Paris pour rendre ses comptes. Depuis lespréliminaires de Léoben, toutes les gazettes étaient pleines deBonaparte : « Proclamation de Bonaparte, général en chefde l’armée d’Italie, aux citoyens de la 8e divisionmilitaire. » – « Bonaparte, au quartier général dePasseriano. » – Admission auprès du Saint-Siège de JosephBonaparte, ministre de la république française. » –« Détails de la réception par le pape de l’ambassadeurfrançais Joseph Bonaparte. » – « Le général Bonaparte aprocédé à l’organisation du territoire de la républiquecisalpine. » – « Le général Bonaparte a fait ci, legénéral Bonaparte a fait ça ! »

On aurait dit que les Bonaparte étaient toute la France. La mortde Hoche ; la nomination d’Augereau à sa place ; larupture des négociations avec l’Angleterre, qui voulait bien lapaix, mais en gardant nos colonies, les embarras du Directoire, lesdisputes des conseils, tout passait en seconde ligne :Bonaparte remplissait les gazettes !… Celui-là pouvait sevanter de connaître l’effet des petites affiches ! Avec saseule campagne d’Italie, il faisait plus de bruit que nos autresgénéraux ensemble, avec leurs campagnes du Nord et du Midi,d’Allemagne, de Champagne, de Vendée, de Hollande, depuis lecommencement de la révolution. On ne parlait plus que de la paixqu’allait faire le général Bonaparte, du marquis de Gallo,chevalier de l’ordre de Saint-Janvier, de Louis de Gobentzel, comtedu Saint-Empire romain, du sieur Ignace, baron de Dégelmann, etd’autres plénipotentiaires chargés de traiter avec le généralBonaparte.

Naturellement, après tant de batailles, tant de souffrances etde misères, tout le monde désirait la paix ; paysans,ouvriers, bourgeois, tous souhaitaient de vivre tranquillement avecleurs femmes et leurs enfants, de travailler, de semer, derécolter, d’acheter et de vendre, sans avoir à craindre le retourdes Autrichiens, des Vendéens, des Anglais, des Espagnols :c’est vrai ! Mais en lisant ce qu’on a raconté depuis, oncroirait que Bonaparte en était cause, qu’il avait mis l’amour dela paix dans le cœur des gens ; cela n’a pas le sens commun.Bonaparte n’aurait jamais existé, que la nation n’aurait pas moinsdésiré la paix ; elle ne l’aurait pas moins obtenue, car nousavions ravagé, massacré, brûlé les autres, beaucoup plus qu’ils nenous avaient brûlés, massacrés et ravagés. Tout le monde en avaitassez ; et si les peuples avaient pu faire la paix sanss’inquiéter des rois, des princes et des directeurs, la paix seserait faite d’elle-même.

Enfin ce fameux traité entre la république et l’Empereur, roi deHongrie et de Bohême, arriva. Pour conserver la rive gauche duRhin, que nous avions gagnée avant Bonaparte et que nous occupions,le général Bonaparte donnait à Sa Majesté l’Empereur d’Autriche,roi de Bohême et de Hongrie, en toute propriété et souveraineté,l’Istrie, la Dalmatie, le Frioul, les îles ci-devant vénitiennes del’Adriatique, la ville de Venise, les lagunes, enfin toute cetterépublique de Venise, qui n’était pas à nous. Les Autrichiens,séparés de la Belgique par cent lieues de pays, devaient êtrecontents ; ce n’était pas la peine de tant glorifier cetraité, l’Autriche aurait accepté le marché même avant la guerred’Italie et toutes ses batailles perdues.

Voilà ce qu’on trouve admirable !

Le roi de Bohême et de Hongrie nous cédait aussi les îlesIoniennes, que nous avions.

Il faut que les peuples soient plus bornés que le dernier despaysans, car on ne regarde pas comme de grands malins ceux qui seruinent en procès avant de s’entendre. Les avocats s’enrichissentavec les imbéciles, et les généraux avec les peuples stupides. Cefameux traité de Campo-Formio est pourtant le fondement de lagloire de Bonaparte.

Ce que je vous dis, tous les hommes de bon sens le pensaient etse le disaient entre eux ; mais le peuple, la masse qui nesait rien et ne comprend rien, était dans l’enthousiasme ;elle donnait toute la gloire de cette paix à Bonaparte ; ellene se rappelait plus combien de fois nous avions battu lesAllemands depuis quatre ans ; Bonaparte avait toutfait !… comme lorsqu’on charge une balance à la halle, et quele dernier sac, sur vingt autres finit par entraîner le plateau,tout le reste ne compte plus ; les êtres sans raison sefigurent que ce dernier sac emporte tout. Voilà le peuple !…voilà l’ignorance !

Maintenant vous allez voir le reste, car ce n’est jamais fini,le reste arrive toujours.

Alors on voyait dans les gazettes des articles commeceux-ci : « Milan, le 26 brumaire. – Le général Bonapartea quitté Milan hier matin, pour aller présider la légationfrançaise au congrès de Rastadt. » – « Mantoue, 6novembre. – Le passage du général Bonaparte dans cette ville a étémarqué par des circonstances qui méritent d’être connues. Il futlogé au palais des anciens ducs. Les administrateurs et lesmunicipaux en grand costume allèrent le complimenter. » Oubien encore : « Le voyage du général Bonaparte à traversla Suisse a été un grand événement dans ce pays, où depuislongtemps on est dans une grande inquiétude sur des menacesd’invasion. Bonaparte, par les dispositions amicales qu’il amontrées aux députés de Berne, paraît avoir rassuré nospopulations. On a confiance dans sa franchise et sagénérosité. » – « Bonaparte a passé à Genève le 21 et adîné chez le résident de France. Depuis plusieurs jours, onl’attendait sur toutes les routes ; enfin ses courriers ontannoncé son arrivée. » – « La voiture du généralBonaparte s’est cassée ce matin près d’Avenche ; il estdescendu, et nous l’avons vu arriver à pied, avec quelquesofficiers et une escorte de dragons. Il s’est arrêté près del’ossuaire. Un bon bourgeois de Morat, de cinq pieds sept à huitpouces, observait avec étonnement le général. « Voilà une bienpetite stature pour un si grand homme ! s’écria-t-il. » –« C’est justement la taille d’Alexandre, » dis-je, ce qui fitsourire l’aide de camp. – « Les mêmes honneurs ont été rendusà Bonaparte dans toute la Suisse ; Lausanne était illuminée àson arrivée. » – « Bonaparte a dîné le 2 frimaire dans lepetit bourg de Rolle. Les canons des remparts ont annoncé sonentrée à Bâle. Aussitôt la forteresse de Huningue et les redoutesenvironnantes ont répété les mêmes signaux, etc., etc. »

À Paris, aux Cinq-Cents, c’était encore autre chose ; là,l’enthousiasme faisait ouvrir la bouche des admirateurs deBonaparte jusqu’aux oreilles : « Enfin, nous l’avons doncconquise cette paix que nous voulions honorable et sûre ; elleva rouvrir les sources et les canaux de la prospéritépublique ; elle va rendre à l’arbre de la liberté des sucsnourriciers qui le chargeront des fruits les plus doux ; elleva fermer les plaies que les longs désastres de la guerre répandentsur le corps politique ; enfin nous pourrons soulagerl’indigent, protéger les arts et l’industrie, donner au commerce unplus libre essor ; enfin les créanciers de l’État, surl’infortune desquels nous avons souvent répandu des larmes, neseront plus les premiers orphelins de la patrie. »

Qu’est-ce que je peux dire encore ? On se précipitait sousles pieds de ce soldat ; en vous marchant sur le dos, ilaurait eu l’air de vous faire beaucoup d’honneur. La bassesse desgens est quelque chose d’incroyable ; et si des héros commeBonaparte finissent par considérer les hommes comme des animaux deboucherie, il ne faut pas s’en étonner ; eux-mêmes en sontcause : ceux qui ne se respectent pas, ne méritent que lemépris.

Il paraît que tous ces honneurs, que Chauvel appelait desplatitudes, finirent par lasser Bonaparte lui-même ; car aumoment où toute l’Alsace lui dressait des arcs de triomphe, depuisHuningue jusqu’à Saverne, et que dans nos environs ceux deMittelbronn, de Saint-Jean-des-Choux, des Quatre-Vents, desBaraques d’en haut et d’en bas arrivaient avec des branches desapin, seule verdure qu’il fût possible de trouver en ces temps deneige, les gazettes nous apprirent que le général Bonaparte, aprèsavoir vu son grand oncle maternel, M. Jarche, l’embrasser dansla grande salle où les états de Bâle lui donnaient un repasmagnifique, était reparti tout de suite au bruit des canons quitonnaient sur les remparts ; qu’il avait pris sa route sur larive droite, et devait être présentement à Rastadt, ville murée dugrand-duché de Bade, où se tenait le congrès pour la pacificationgénérale. L’arc de triomphe était déjà dressé sur la place dePhalsbourg ; les gens s’en allaient désolés à travers la pluieet la boue.

Maître Jean, mon père, Létumier, trempés comme des canards,vinrent se sécher dans notre bibliothèque. Ils n’osaient pas seplaindre. Maître Jean disait qu’après le congrès, Bonapartepasserait sans doute par la ville, qu’on le verrait alors et queles poutres peintes de l’arc de triomphe pourraient encoreservir.

Marguerite était allée chercher une bouteille de vin, desverres, des pommes et une corbeille de noix qu’elle posa sur latable. Et pendant qu’on se réchauffait, en croquant des noix,d’autres patriotes, Élof Collin, Raphaël Manque, Denis Thévenot,arrivèrent ; ils se désolaient tous, surtout Élof qui devaitprononcer un magnifique discours au citoyen Bonaparte. Chauvel, latête penchée, derrière le fourneau, les écoutait et tout à coup ilse mit à rire haut d’une façon qui nous étonna.

– Vous riez, Chauvel ? lui dit maître Jean.

– Oui, fit-il, je ris en me représentant le citoyenBonaparte dans sa voiture d’ambassadeur, rembourrée de soie et develours, qui file au triple galop sur Rastadt, et se dit en prenantune bonne prise : « Ça marche !… Jacobins,royalistes, constitutionnels, tout ce tas d’imbéciles, que deux outrois finauds conduisent par le nez, sont dans le sac. Voilà troisans, à Oneille, Orméa et Saorgio, quand je faisais le pied de gruematin et soir à la porte du représentant Augustin-Bon-JosephRobespierre, et que je cultivais les droits de l’homme, qui jamaisaurait pu me prédire cette aventure ? Avant vendémiaire,Bonaparte, il te fallait encore plier l’échine à la porte ducitoyen Barras, pour obtenir audience. Le directeur te recevaitbien ou mal, selon qu’il avait bien ou mal dîné. Les domestiques,en te voyant revenir à la charge, souriaient derrière toi ;ils se faisaient signe du coin de l’œil : « C’est lui…c’est encore lui ! » et tu te disais :« Courage, Bonaparte, courage, il le faut, plie le dos devantle roi des pourris ; humilie ta fierté, Corse, c’est le cheminde la fortune ! » Et te voilà sur la route de Rastadt,les courriers en avant, les victoires derrière, tes bulletins enéclaireurs. Jacobins, constitutionnels et royalistes chantent teslouanges ; c’est de toi qu’ils attendent, les uns leurliberté, les autres leur roi, les autres leurconstitution. »

Chauvel se mit alors à rire plus fort ; et comme ÉlofCollin criait que Bonaparte était un vrai Jacobin, que toutes sesproclamations prouvaient qu’il était Jacobin, qu’on ne devait pasaccuser les gens sans preuves, Chauvel, dont les yeux lançaient deséclairs, lui répondit :

– La preuve, c’est l’insolence de cet homme après sonhumilité ; depuis ses victoires d’Italie, dont chaqueescarmouche était chantée comme une bataille, il n’a pas cessé deparler haut, d’offrir sa démission quand on lui faisait la moindreobservation, de défendre la parole à ses adversaires et de lesmenacer jusqu’à Paris ; de s’attribuer tous les succès dudedans et du dehors et d’abuser d’une façon honteuse de la lâchetédes directeurs, de leurs vices, et de leur bassesse. Ce qu’onn’avait jamais vu nulle part, il les a gagnés en leur envoyant del’argent ; dans chacune de ses lettres il n’est question quedes millions qu’il va prendre ici et là ! Est-ce que notrerépublique, avant lui, s’était salie de cette manière ? Est-ceque nous n’avons pas coupé le cou à Custine, pour avoir rançonné lePalatinat ? Faisions-nous la guerre pour dépouiller lespeuples de leur argent, de leurs meubles et de tout ce qu’ilstiennent à garder comme un souvenir de leur ancienne force et deleur liberté ? Quelle meilleure preuve peut-on avoir ducaractère de ce général, que sa conduite ? Quel autre auraitlivré des populations entières au pillage, comme il l’a fait àPavie, à Vérone ? N’est-ce pas une tache éternelle pour laFrance ? Et ces soldats qui vont revenir, comment pourront-ilscomprendre à l’avenir le respect de la famille, des personnes etdes propriétés, eux qui, dès leurs premiers pas, ont entendu leurgénéral s’écrier : « Je vous conduis dans les plusfertiles plaines du monde ; vous y trouverez honneur, gloireet richesse ! » Non ! ce n’est pas ainsique notre république s’est d’abord montrée aux peuples ;c’était pour leur donner des droits et non pour voler leurs biens.Nous avons fait en Italie une guerre de pillards ; et, je ledis avec chagrin, les pillards de là-bas et leur chef viennent nousappliquer à nous ce qu’ils ont appris en Italie : le mépris dugenre humain. La foule qui se précipite sous les pieds de ce héros,lui ôte le reste de respect qu’il pourrait encore avoir pour lespeuples. Après les millions d’Italie, il va nous en falloird’autres. Au lieu de chercher ces millions dans le travail etl’économie, nous allons les demander à la guerre de rapine. AlorsBonaparte sera le maître ; il nous aura bien achetés, avectous les trésors enlevés à l’Europe ; nous serons bien à lui.Qui pourra réclamer ? »

L’indignation de Chauvel éclatait comme des coups de trompette.Les gens dans la boutique écoutaient ; on devait l’entendrejusque dans la rue. Il était déjà dangereux en ce moment d’attaquerBonaparte ; notre lâche Directoire, qui lui cédait toujours,n’avait rien à lui refuser, il aurait fait arrêter le premier venu.Les patriotes qui se trouvaient là s’en allaient l’un aprèsl’autre ; les derniers furent bien contents de voir arrivernotre souper.

– Allons, s’écria maître Jean, bon appétit ; il sefait tard, on m’attend aux Baraques.

Ils partirent, et Chauvel tout sombre dit :

– Asseyons-nous et mangeons.

Plus une parole de politique ne fut prononcée ce soir-là ;mais ces choses me sont restées ; elles montrent que Chauvelavait bien connu Bonaparte, qu’il l’avait deviné depuislongtemps ; et ce qui ne tarda pas d’arriver, prouvaclairement à tout le monde qu’il ne s’était pas trompé.

Chapitre 11

 

Quelques jours après on sut que Bonaparteavait quitté le congrès de Rastadt, où les plénipotentiaires nepouvaient s’entendre sur rien, et qu’il était à Paris. On voyait àla tête de tous les journaux :

« République française, 16 frimaire.

» Le général Bonaparte est arrivé àParis, sur les cinq heures du soir. Il recevra son audiencesolennelle du Directoire exécutif, décadi prochain, dans la cour duLuxembourg, que l’on décore à cet effet. Il y aura un repas dequatre-vingts couverts, etc. »

Et puis le lendemain :

« Le général est descendu et loge dans lamaison de son épouse, rue Chantereine, Chaussée d’Antin. Cettemaison est simple, petite et sans luxe. »

Et puis :

« Les administrateurs du département dela Seine ayant annoncé l’intention d’aller voir le généralBonaparte, il s’est rendu lui-même au département, accompagné dugénéral Berthier. L’ex-conventionnel Mathieu l’a salué ; legénéral a répondu avec modestie et dignité.

» Le tribunal de cassation a députéplusieurs de ses membres auprès de Bonaparte ; ils ont étéaccueillis avec égards.

» Le juge de paix de l’arrondissement estallé présenter ses compliments au général Bonaparte ; legénéral lui a rendu sa visite.

» Bonaparte sort rarement, et dans unesimple voiture à deux chevaux. »

Ainsi de suite.

Un jour, on voyait que Bonaparte avait dînéchez François de Neufchâteau ; qu’il avait étonné tout lemonde en parlant de mathématiques avec Lagrange et Laplace, demétaphysique avec Sieyès, de poésie avec Chénier, de politique avecGalois, de législation et de droit public avec Daunou ; quec’était merveilleux, qu’il en savait plus qu’eux tous ensemble.

Le lendemain, Bonaparte avait rendu sa visiteau tribunal de cassation. Il était arrivé à onze heures, avec unseul aide de camp. Tous les juges réunis, en costume, l’avaientreçu dans la chambre du conseil. Il en savait aussi plus qu’euxtous sur les lois.

Après cela venait la grande réception duLuxembourg. Les coups de canon ouvraient la fête. Le cortège descommissaires de police, des tribunaux de paix, des douzeadministrations municipales, de l’administration centrale dudépartement et de cinquante autres administrations, se mettait enroute pour aller le prendre et l’escorter : commissaires de latrésorerie, commissaires de la comptabilité, tribunaux criminels,institut national des sciences et des arts, états-majors, qu’est-ceque je sais encore ? La musique exécutait les airs de larépublique.

Et puis la peinture du cortège en marche, desa route, de son arrivée, de l’autel en demi-cercle sur un vasteamphithéâtre, des drapeaux et des trophées, des crisd’enthousiasme ; le discours du ministre des relationsextérieures Talleyrand-Périgord, le ci-devant évêque d’Autun,membre de la Constituante, qui, dans le temps, avait dit la messeau Champ de Mars et sacré les évêques assermentés, malgré lepape ; enfin un vrai farceur ! Ensuite le discours deBarras, qui parlait de Caton, de Socrate et d’autres ancienspatriotes qui lui servaient de modèles ; la réponse deBonaparte, les chants guerriers, etc., etc.

Pauvres diables de Mayençais ! pauvresgénéraux des armées du Nord, de Sambre-et-Meuse, deRhin-et-Moselle, des Pyrénées, de la Vendée, de partout, quellequantité de combats, de batailles vous aviez livrés en 92, 93, 94,95, dans des occasions terriblement plus graves, plus dangereusesque celles d’Italie ! C’était vous pourtant, oui, c’était noustous qui pouvions nous glorifier d’avoir vingt fois sauvé lapatrie, et de l’avoir sauvée au milieu des plus grandessouffrances, sans habits, sans souliers, presque sans pain… Et pasun seul d’entre nous, pas un seul de nos chefs, si braves, sifermes, si honnêtes, n’avait reçu la millième partie des honneursde Bonaparte. Le pays n’avait plus d’enthousiasme et degénuflexions que pour cet homme. Ah ! ce n’est pas tout deremplir son devoir, la grande affaire c’est de crier et de fairecrier par cent gazettes : « J’ai fait ci ! J’ai ditça ! Je suis un tel ! J’ai du génie ! J’envoie desdrapeaux, des millions, des tableaux. » Et de dresser la listede ce qu’on envoie, des canons, des trophées ; de répéter àses soldats : « Vous êtes les premiers soldats dumonde ! » Ce qui fait penser aux gens : « Etlui le premier général ! » Ah ! la comédie, lagrosse caisse, le fifre, les galons, les plumets, quelle bellechose pour entortiller les Français !

Chauvel avait bien raison de dire en lisanttout cela :

– Pauvre, pauvre peuple ! Le pluscourageux et le plus dévoué de tous à la justice, eh bien, quand onjoue la comédie devant lui, la tête lui tourne ; il n’a plusde bon sens, il ne voit plus où l’on veut le mener. Robespierreavec son air sombre et ses grands mots de vertu, et celui-ci avecsa gloire, sont les deux plus grands comédiens que j’aierencontrés. Dieu veuille que la comédie ne nous coûte pas tropcher !

Chauvel comptait sur Kléber, sur Augereau, surBernadotte et Jourdan pour sauver la république. La mort de Hochele désolait, souvent il répétait ces belles paroles du pacificateurde la Vendée à ses troupes :

« Amis, vous ne devez pas encore vousdessaisir de ces armes terribles, avec lesquelles vous avez tant defois fixé la victoire. De perfides ennemis, sans songer à vous,méditent de rendre la France à l’esclavage dont vous l’avezaffranchie pour toujours. Le fanatisme, l’intrigue, la corruption,le désordre dans les finances, l’avilissement des institutionsrépublicaines et des hommes qui ont rendu de grands services, voilàles armes qu’ils emploient pour arriver à une dissolution sociale,qu’ils disent être l’effet des circonstances. Nous leur opposeronsla loyauté, le courage, le désintéressement, l’amour des vertusdont ils ne connaissent que le nom, et ils serontvaincus ! »

Oui, mais à cette heure, Hoche dormait à côtéde son ami Marceau, dans un petit fort près de Coblentz, et ledésintéressement, l’amour de la vertu, la loyauté ne réveillent pasles morts.

Enfin ceux d’Italie eurent tous les honneurset les profits de notre révolution. Cette paix, que la nationestimait si haut, venait de nos campagnes du Rhin, bien plus que decelles d’Italie, et le peuple en donnait toute la gloire àBonaparte. Il a payé cher son injustice !

C’est au milieu de ces histoires de fêtes, dedîners et de glorification d’un seul homme, que se passa l’hiver.Augereau, bien ennuyé de voir qu’on le mettait dans l’ombre, criatant qu’on lui retira le commandement de l’armée d’Allemagne, pourl’envoyer commander à Perpignan. Berthier reçut le commandement del’armée d’Italie, et Bonaparte se fit nommer membre de l’Institut àla place de Carnot, son ancien ami, celui qui deux ans avant avaitapprouvé ses plans de campagne, lorsqu’il n’était rien et qu’ilfrappait à la porte de tous ceux qui pouvaient l’aider à devenirquelque chose.

On parlait alors d’une grande expédition enAngleterre, que Bonaparte devait commander en chef. Mais pour fairecette expédition, pour équiper les vaisseaux, réunir les munitions,il fallait beaucoup d’argent ; le bruit courait que ceux deBerne, en Suisse, avaient un gros trésor ; on les appelait« Les messieurs de Berne. » Ces messieurs ne nous avaientpas fait de mal, seulement les citoyens du canton de Vaud seplaignaient d’être sous leur domination, de cultiver leurs terreset de leur payer des impôts.

Ces citoyens du canton de Vaud pouvaient avoirraison, mais leurs affaires ne nous regardaient pas, et sans legros trésor des messieurs de Berne, je crois aussi que leDirectoire ne s’en serait jamais mêlé. Malheureusement il fallaitde l’argent pour l’expédition d’Angleterre, le trésor de cesmessieurs donnait dans l’œil de Barras, de Rewbell et des autresdirecteurs, les millions d’Italie leur avaient ouvertl’appétit : c’était grave.

Dans ce mois de janvier, la 75edemi-brigade, sous les ordres du général Rampon, traversa le lac deGenève, pour s’établir à Lausanne ; le général Ménard lasuivit avec toute une division, et les gazettes nous apprirentaussitôt que ses proclamations produisaient un bon effet :

« Braves soldats, la liberté, dont vousêtes les apôtres, vous appelle dans le pays de Vaud. La républiquefrançaise veut que le peuple vaudois, qui a secoué le joug de sesoppresseurs, soit libre, etc. »

Toute la Suisse fut en l’air. Les messieurs deBerne, de Fribourg, de Soleure, qui se doutaient bien qu’on envoulait à leurs écus, au lieu de renoncer à de vieux privilèges surd’autres cantons, firent marcher des troupes contre nous. Ceux deBâle, de Lucerne, de Zurich eurent plus de bon sens ; ilsaccordèrent à leurs sujets tous les droits qu’ils demandaient. Maiscela ne faisait pas le compte du Directoire ; on voulaitsoi-disant à Paris, une république comme la nôtre, une etindivisible, sans cantons séparés. Le général Brune, connu par sesactions d’éclat en Italie, remplaça Ménard au commandement, et semit à marcher. Alors tous les cantons, excepté celui de Bâle, seréunirent pour arrêter notre invasion. Les commissaires duDirectoire, les réquisitionneurs, les fournisseurs,passaient à la file chez nous, avec des troupes en masse. Celadonnait au pays un mouvement extraordinaire, le commerce n’avaitjamais si bien été. Les Suisses se défendaient comme de véritablesenragés, surtout les insurgés des petits cantons, tous fameuxtireurs et connaissant leur pays à fond. Mais on entrait chez euxde deux côtés à la fois, par Bâle et Genève, et tous les jours letrésor était en plus grand danger.

Je ne peux pas vous raconter les millenouvelles de rencontres, d’escarmouches, de surprises dans lesdéfilés, qui nous venaient jour par jour de là-bas. Le généralNicolas Jordy, notre ancien commandant à Mayence, fit plusieursbeaux coups de filet ; il enleva des canons, des drapeaux, desmasses de prisonniers.

Malgré l’injustice abominable de cette guerre,j’apprenais toujours avec plaisir que nos anciens sedistinguaient.

Finalement Soleure et puis Berne capitulèrent,le Directoire eut ce qu’il voulait : des convois sans finroulaient sur la route de Paris. On amena même les ours de Berne,et c’est depuis ce temps que l’on parle de l’ours Martin du jardindes plantes ; toute sa famille d’ours passa chez nous danscinq caisses, avec des quantités de voitures chargées d’autrescaisses, qui ne contenaient pas des ours, je pense. On disait quec’était le citoyen Rapinat, beau-frère de notre directeur Rewbell,qui les expédiait.

Ces choses se passaient en février et mars1798.

Nous avions appris quelque temps avantl’assassinat du général Duphot à Rome, aux environs du palais denotre ambassadeur, Joseph Bonaparte. Le pape avait aussi del’argent ! Berthier marcha sur Rome ; on comprit quel’expédition d’Angleterre n’allait plus manquer de rien, que laflotte serait magnifique, et que les troupes auraient de tout enabondance.

Mais ce que je ne veux pas oublier, c’est lagrande joie que j’eus en ce temps de revoir ma sœur Lisbeth et sonpetit Cassius. Marescot était alors capitaine dans la51e demi-brigade, où l’ancienne 13e légèreavait été fondue le 11 prairial an IV. Il se trouvait encore enItalie quand, un bataillon de la 51e ayant été détaché àl’armée de Batavie, Lisbeth profita de l’occasion pour venir nousmontrer ses lauriers.

Un matin que je garnissais ma devanture debrosses, de faux, de gros rouleaux de molleton et de flanelle, caralors, outre les articles de mercerie et d’épicerie, nouscommencions à tenir aussi les étoffes, pendant que j’étais à cetouvrage, regardant par hasard du côté de la place, je vis unegrande dame, toute chamarrée de breloques et couverte de falbalas,qui descendait la rue du Cœur-Rouge, un petit garçon habillé enhussard à la main. Bien des gens regardaient aux fenêtres, et je medemandais qui pouvait être cette grande dame, avec ses bouclesd’oreilles en anneaux et ses chaînes d’or ; il me semblait queje l’avais déjà vue. Elle arrivait ainsi, se balançant et faisantdes grâces ; et tout à coup, au coin de la halle, elle se mità courir, allongeant ses grandes jambes et criant :

– Michel, c’est moi !

Alors me rappelant Mayence, la retraited’Entrames et le reste, je fus tout secoué. Lisbeth était déjà dansmes bras, et je ne pouvais rien dire, à force d’étonnement ;jamais l’idée ne me serait venue que j’aimais autant Lisbeth et sonpetit Cassius.

Marguerite venait de sortir et puis le pèreChauvel. Lisbeth disait à Cassius :

– Embrasse-le, c’est ton oncle !…Ah ! Michel, te rappelles-tu le jour du bombardement ? iln’était pas si gros, n’est-ce pas ? Et à la retraite deLaval !

Elle embrassa Marguerite, et puis en riant lepère Chauvel, qui paraissait de bonne humeur. Le petit, tout crépucomme son père, me regardait avec de bons yeux, son petit bras surmon épaule. Nous traversâmes la boutique, riant et criant comme desbienheureux. Une fois dans la bibliothèque, Lisbeth, que son grandchâle et son chapeau gênaient, les jeta sur une chaise et se mit àrire en disant :

– Toutes ces fanfreluches-là, voyez-vous,je m’en moque ! J’en ai cinq grandes caisses à l’auberge deBâle ; des bagues, des chaînes, des boucles d’oreilles !j’ai tout apporté, pour faire enrager les dames d’ici. Mais pourmon compte je m’en moque pas mal ; un bon mouchoir autour dela tête, une bonne jupe chaude, c’est tout ce qu’il me faut enhiver. Ah ! par exemple, il me faut mon petit verred’eau-de-vie.

Et voyant arriver Étienne, qui travaillaitderrière, au magasin, elle se remit à crier et à s’attendrir. Enfinc’était une bonne créature, je le vis bien alors, et je fus contentde reconnaître qu’elle ne ressemblait pas à Nicolas.

Étienne pleurait de joie. Il voulait courirtout de suite chercher le père et prévenir la mère ; maisLisbeth dit qu’après le dîner, elle irait elle-même aux Baraques.Elle voulut voir et embrasser mes enfants, et disait en parlant deJean-Pierre :

– Celui-ci, c’est le citoyen Chauvel, jel’aurais reconnu entre mille ; et celle-ci c’est je crois, latante Lisbeth, car elle est forte, grande et blonde. Ah ! lescœurs d’ange !

Ces propos nous réjouissaient. Et puis onrevint dans la bibliothèque ; et comme le bruit de cettevisite courait déjà la ville, et que beaucoup d’amis etconnaissances venaient nous voir, chaque fois qu’un patrioteentrait, jeune ou vieux, Lisbeth se mettait à le tutoyer :

– Hé ! c’est Collin ; çava-t-il, Collin ? – Tiens, le père Raphaël !

Naturellement cela les étonnait ; mais enla voyant si magnifique, chacun pensait qu’elle avait en quelquesorte le droit d’être sans gêne.

Le dîner, où l’on vida quelques bouteilles debon vin, se passa gaiement. Lisbeth nous racontait ses bonnesprises à Pavie, à Plaisance, à Milan, à Vérone, à Venise. Elleéclatait de rire en peignant la mine de ceux qu’on pillait ;et comme Chauvel disait :

– Diable !… diable !… citoyenneLisbeth, vous faisiez une guerre de bandits…

– Bah ! bah ! laissez donc,criait-elle, un tas d’aristocrates et de calotins ! Est-cequ’on doit ménager ces gens-là ? Ils nous en voulaient tous àmort, les gueux ! À chaque instant ils se soulevaient sur nosderrières… Ah ! mauvaise race !… Nous en avons fusillédes moines, des capucins… Aussitôt pris, aussitôt passés par lesarmes… Bonaparte ne connaît que ça. Pas de réflexionsinutiles : « On te pince avec les insurgés, ton affaireest claire, un piquet de huit hommes, un pan de mur au milieu deschamps, et bonsoir ! » Ça leur coupait drôlement le nerfde la guerre, citoyen Chauvel !

– Oui, oui, tout allait rondement.

– Je crois bien, disait Lisbeth enriant ; et puis, voyez-vous ? (elle faisait le signed’empoigner et de fourrer dans ses poches), j’avais des poches quime traînaient jusque sur les talons. Quelquefois Marescot avaitl’air de se fâcher ; il me criait « Mauvaise pillarde, jete fais fusiller à la tête de la compagnie, pourl’exemple ! » Mais tout le monde riait ; ilfinissait par rire aussi. Tiens, est-ce que nous n’aurions pas étébien bêtes d’attendre les fourgons des commissaires, des généraux,des colonels ? Est-ce que nous ne risquions pas notre peaucomme eux ?

– Sans doute, disait Chauvel ; maisle trésor public…

– Le trésor public ? …Ah !quelle farce !… Le trésor public c’est la poche desréquisitionneurs. Et d’ailleurs les drapeaux, leschefs-d’œuvre, les millions en tas partaient pour leDirectoire ; c’était la part du général en chef. Vous avez vules listes ?

– Oui, nous les avons vues.

– Eh bien, est-ce que les guerres deMayence, de Belgique, de Hollande, ont rapporté le quartautant ?

Lisbeth, après le dîner et le petit verre,ramassa toutes ses fanfreluches et partit avec Étienne et Cassiuspour les Baraques. Nous les regardions s’en aller de notre porte,et le père Chauvel disait :

– Ah ! la grande voleuse !… Monpauvre Michel, tu peux te vanter d’avoir une drôle defamille !

Il souriait tout de même, car Lisbethracontait ses rapines si naturellement, qu’on voyait tout de suiteque ça lui paraissait aussi juste que d’avaler un verred’eau-de-vie ; elle s’en faisait honneur et gloire ! Et,chose extraordinaire, toutes les dames de la ville, qui savaientpourtant bien que c’était la fille du père Bastien des Baraques, etqui se rappelaient aussi qu’elle avait couru les grands chemins,presque sans chemise et les pieds nus, toutes étaient dansl’admiration de ses robes, de ses chapeaux, de ses bagues et de sonair distingué. Durant les huit jours qu’elle resta chez nous, ellechangeait matin et soir, mettant tantôt des robes en soie, tantôten velours, avec de nouveaux ornements à l’italienne. Quelques-unesde ces robes étaient aussi raides que du carton, à force debroderies ; elle les avait bien sûr happées dans quelquechapelle de sainte, ou dans de vieux châteaux, où l’on conservaitdes habits de noce du temps des anciens papes. Que peut-onsavoir ! Plusieurs dames, les plus considérées de Phalsbourg,en la voyant passer, s’écriaient tout bas :

– Oh ! regardez !regardez !… Oh ! la malheureuse ! est-ellebien !…

Elles n’avaient pas honte d’envoyer leursdomestiques à l’auberge de Bâle, emprunter à Mme Marescot telfalbalas ou telle coiffure, pour avoir la dernière coupe de lagrande mode. Lisbeth recevait des invitations de M. le maire,de Madame la commandante de place, enfin on lui faisait en quelquesorte chez nous, la même réception que les Parisiens àBonaparte.

Combien peu de gens se respectent assez pourne pas plier le dos devant ceux qui réussissent ! J’enrougissais. Mais ce qui nous faisait plaisir, c’est qu’à la maisonLisbeth s’en moquait, et nous racontait tous ces salamalecs enlevant les épaules.

– C’est la même histoire partout,disait-elle. Quand j’ai mes savates, mon mouchoir rouge autour dela tête et mon jupon, le matin, on dit : « Voicil’ancienne cantinière de la 13e légère ! » etquand j’ai mes breloques, je suis Madame la capitaine ; jepourrais passer pour une ci-devant. Ça ne m’empêche pas d’avoirautant de bon sens le matin que le soir. Ah ! que les genssont bêtes ! ils veulent toujours qu’on leur jette de lapoudre aux yeux.

Le père dînait tous les jours chez nous avecLisbeth, le petit Cassius sur ses genoux. Jamais le pauvre hommen’avait été dans un ravissement pareil ; à chaque instant ilrépétait, les larmes aux yeux :

– Le Seigneur a béni mes enfants. Dans magrande misère, je n’aurais jamais cru que ces changements étaientpossibles.

Il regardait sa fille d’un aird’admiration ; tout ce qu’elle disait lui paraissait juste, etsouvent il s’écriait :

– Si la grand-mère Anne et le grand-pèreMathurin vous voyaient, ils vous prendraient pour les seigneurs deDagsbourg.

– Oui, père Bastien, lui répondaitChauvel en lui tendant une prise et souriant de bonne humeur, toutcela nous le devons à la révolution ; elle a passé le niveaupartout, elle a détruit toutes les barrières. Seulement il est àdésirer que les corvéables de la veille ne deviennent pas lesmaîtres du lendemain. Que ceux d’en bas tâchent de se défendre, çales regarde ; nous avons fait notre devoir.

La mère, elle, ne voulait plus mettre lespieds dans notre maison ; elle allait voir Lisbeth à laVille-de-Bâle, et contempler ses trésors, levant les mains etcriant :

– La bénédiction du Seigneur repose survous ! Tiens, donne-moi ci, donne-moi ça.

Mais Lisbeth, sachant qu’elle voulait en fairecadeau à la vierge noire de Saint-Witt, ne lui donnait que devieilles friperies, et nous disait le soir :

– Si je l’écoutais, tout le butin de lacampagne retomberait entre les mains des fanatiques.

Finalement elle partit. C’était le temps oùBerthier venait d’entrer à Rome. Marescot s’y trouvait ; ilavait écrit ; Lisbeth se repentait d’avoir quitté labrigade ; elle voulait retourner bien vite là-bas, soi-disantpour faire bénir Cassius par le pape. Elle avait promis desreliques à toutes les dames de Phalsbourg, à notre mère, à dameCatherine, des morceaux de la vraie croix, ou des os de saints etde saintes, car la mode de ces objets revenait.

La veille de son départ, m’ayant conduit avecMarguerite à son auberge, elle me força d’accepter une grossemontre à répétition, que j’ai encore et qui marche toujours bien.C’était un morceau magnifique, une petite couronne gravée derrière,et qui sonnait lentement, comme une cathédrale. Je n’en ai jamaiseu d’autre. Comme je ne voulais pas la recevoir, Lisbeth medit :

– C’est Marescot qui te l’envoie ensouvenir de la retraite d’Entrames, où tu nous as sauvé la vie.

Elle m’embrassait avec attendrissement, et memettait le petit Cassius dans les mains en s’écriant :

– C’est pour lui que tu dois l’accepter,Michel. Marescot m’a dit : « Celle-là, c’est pour tonfrère ; je l’ai gagnée à la pointe de l’épée ; elle nevient pas d’une misérable poignée d’or qu’on porte chez l’horlogerdu coin ; elle vient du champ de bataille ; on l’a payéeavec le sang. Répète-lui ça, Lisbeth, et qu’il embrasse lepetit.

Alors je pris la montre et je la mis dans mapoche. Ces paroles me flattaient ; que voulez-vous, on n’a pasété soldat pour rien.

Elle força Marguerite de choisir, parmi toutesses bagues, celle qui lui plairait le plus ; Marguerite meregardait ; je lui fis signe d’accepter, pour ne pas chagrinerma sœur. Elle en choisit donc une toute petite, avec une seulepetite perle, qui brillait comme une larme, mais elle ne l’a jamaisportée après le départ de Lisbeth, ne sachant si c’était la bagued’une jeune fille ou d’une femme tuée pendant le pillage. Je m’endoutais et ne lui dis jamais rien sur cela.

Lisbeth me remit aussi cent francs pour lepère, en me recommandant de n’en rien donner à la mère, parcequ’elle le porterait tout de suite au réfractaire de Henridorf.

Le dernier jour, à cinq heures, étant réunis àla bibliothèque, avec maître Jean, Létumier et d’autres amis,toutes les caisses étant chargées, Baptiste vint nous prévenir quele courrier était prêt. Les embrassades, les promesses de serevoir, les bonnes espérances et les bons souhaits suivirent masœur et Cassius jusqu’à la voiture, qui les prit devant notreporte, au milieu d’une foule de curieux. Quelques dames avec leurmari se trouvaient dans le nombre. On se salua, on se fit lesderniers compliments, et Lisbeth et Cassius nouscrièrent :

– Adieu, Michel ! Adieu,Marguerite ! Adieu, tous !

Le père tenait encore la main de safille ; elle se pencha pour l’embrasser et lui tenditl’enfant, et puis le courrier se mit à rouler vers la placed’Armes. Bien des années devaient se passer avant de se revoir, etpour plusieurs c’était fini.

Chapitre 12

 

Nous arrivions alors au mois d’avril, et dejour en jour on s’attendait à lire dans les journaux, que notreexpédition d’Angleterre était en route. Rien ne nous manquait plus,le seul pillage de Berne avait rapporté plus de vingt-cinq millionsau Directoire, soit en lingots d’or et d’argent, soit en canons,munitions et réquisitions de toute sorte.

Le docteur Schwân, de Strasbourg, ancienprésident du club des Frères et Amis, et grand camarade de Chauvel,passa dans ce temps à Phalsbourg, et vint nous voir ; ildéjeuna chez nous. C’était un savant homme, informé de tout ce quise faisait en France et en Allemagne, non seulement pour ce quiregardait la politique, mais encore pour la médecine et lesnouvelles découvertes en tous genres. Il nous donna le détail desforces de l’expédition, et nous en fûmes bien étonnés ; nosmeilleures troupes des armées du Rhin et d’Italie devaient en être,avec les plus vieux marins des côtes de Bretagne et du Midi ;en outre, nos meilleurs généraux : Kléber, Desaix, Reynier,Lannes, Murat, Davoust, Junot, Andréossy, Caffarelli du Falga,Berthier, enfin tout ce que nous avions de plus ferme, de pluséprouvé, de plus capable dans l’infanterie, la cavalerie,l’artillerie, et le génie. Schwân allait à Paris, parce que l’un deses anciens camarades, Berthollet, l’avait fait prévenir que s’ilvoulait être de l’expédition, il le présenterait à Bonaparte ;que déjà Monge, Geoffroy Saint-Hilaire, Denon, Larrey, Desgenettes,étaient engagés, avec une foule d’autres :

– À quoi bon tant de savants ? luidemandait Chauvel. Est-ce que les Anglais en manquent ? Est-ceque nous allons dans un pays de sauvages ?

– Ma foi ! je n’en sais rien,répondit Schwân, c’est inconcevable. Il faut autre chose dans toutcela, que nous ne connaissons pas.

– Mais, s’écria Chauvel, si toutes nosmeilleures troupes, nos meilleurs généraux et les premiers savantsdu pays partent, qu’est-ce qui nous restera donc en cas demalheur ? Le congrès de Rastadt dure trop longtemps, çan’annonce rien de bon. On devrait aussi penser qu’un coup de ventcomme celui de 96 peut disperser notre flotte ; que lesAnglais peuvent l’attaquer en nombre supérieur et ladétruire ; que, pendant cette expédition, les Allemands, nousvoyant sans généraux, sans vieilles troupes, sans argent, peuventnous envahir. Ce serait d’autant plus naturel, que notre invasionen Suisse et à Rome indigne toute l’Europe ; qu’on nous traitede voleurs, et que le peuple de Vienne, comme nous l’avons vu hierau Moniteur, est en pleine révolte contre nous ;qu’il a cassé les vitres du palais de l’ambassade française à coupsde pierres, et fait tomber notre drapeau. Et c’est dans un momentpareil qu’on nous dégarnit de tout ! Il ne s’agit pas ici deroyalisme, de républicanisme seulement ; il s’agit de patrie,il s’agit de notre indépendance. Ce Directoire n’est donc pasfrançais ! Tout autre gouvernement, quand ce serait celui deCalonne, ne nous exposerait pas à ce danger. Et pour qui, pourquoi ? Pour donner un beau commandement à Bonaparte. Ces genssont donc fous ?

– Non, dit Schwân, mais la place dedirecteur est bonne à prendre, et, si Bonaparte reste, il n’y aurabientôt plus de place que pour lui.

Chauvel ne dit plus rien, il savait celadepuis longtemps ; et Schwân ayant suivi sa route, pour tâcherde s’embarquer aussi, nous attendîmes le départ de l’expéditionavec une sorte d’inquiétude.

La masse des troupes se réunissait à Toulon,le mouvement à l’intérieur et le long des côtes étaitimmense ; on dégarnissait Gênes, Civita-Vecchia ; nousn’étions pas sûrs si la 51e n’allait pas être aussi del’entreprise.

Les gazettes criaient qu’il faudrait livrerbataille, que les Anglais gardaient le détroit de Gibraltar. Brunevenait de recevoir le commandement de l’armée d’Italie ; denotre côté, rien ne bougeait, tous les yeux regardaientlà-bas ; et tout à coup, le 26 ou le 27 mai 1798, on appritque la flotte avait levé l’ancre et qu’elle était en route pourl’Égypte. Les proclamations arrivèrent :

– Allons, dit Chauvel, le citoyenBonaparte aime mieux combattre quelques poignées de sauvages enÉgypte, que les Anglais. Je vois, mon pauvre Michel, que la vraiecampagne sera par ici, sur le Rhin, comme en 1792 et 93.Qu’avons-nous à faire en Égypte ? Il est vrai que cinq ou sixbrigands fameux, Cambyse, Alexandre, César et Mahomet, se sontdonné rendez-vous dans ce pays ; c’est en quelque sorte leurpatrie, comme la patrie des tigres c’est le Bengale ; ilstournent tous les yeux de ce côté, et ne sont bien que là. Maisnotre intérêt à nous, l’intérêt de notre république en Égypte, jene le vois pas. Nous avons déjà bien assez de mal à nous souteniren Europe contre toutes les monarchies, sans nous mettre encore leGrand-Turc sur les bras.

Et, prenant une des cartes que nous vendions,il restait penché dessus durant des heures. D’autres patriotesvenaient le voir et causaient avec lui de l’expédition. Déjà lebruit se répandait que nous allions attaquer les Anglais auxIndes ; c’était la pensée de Raphaël Manque et du vieuxToubac, l’ancien maître d’école de Diemeringen. Les journauxdisaient aussi que nous allions aux Indes, le pays d’où l’on tirele poivre et la cannelle. Chauvel, les lèvres serrées, ne riait pasen écoutant ces affreuses bêtises, seulement il criait d’un air dedésolation :

– Que les peuples sont bornés, monDieu ! Quel affreux malheur !

Un jour Toubac, un gros bouquin allemand sousle bras, vint nous raconter que le pays du poivre et de la cannelleétait aussi celui des diamants et des mines d’or, qu’il avaitdécouvert ça dans son livre. Il nous montrait du doigt le passageet s’écriait :

– Comprenez-vous maintenant, citoyenChauvel, comprenez-vous pourquoi Bonaparte veut aller auxIndes ?

– Oui, lui dit Chauvel indigné, jecomprends que vous, et malheureusement beaucoup d’autres, vous êtesdes ânes qu’on mène par la bride, en attendant l’occasion de leurmettre un bât sur le dos. Savez-vous la distance de l’Égypte auxIndes ? Elle est de plusieurs centaines de lieues, à traversdes fleuves, des montagnes, des déserts, des marais et despeuplades plus sauvages que nos loups. Rien que pour aller del’Égypte à la Mecque, ce qui ne fait pas la moitié du chemin, lesArabes, sur leurs chameaux, passent des semaines et des mois ;il en périt de faim, de soif et de chaleur un tel nombre, que leursossements marquent leur route à travers les déserts. Et vous croyezque Bonaparte ne sait pas cela, qu’il n’a pas regardé la carte etqu’il veut aller aux Indes chercher de la poudre d’or et desdiamants ? Non, Toubac, il sait ces choses mieux que nous,mais il prend la masse du peuple pour une espèce d’engraisnécessaire à faire pousser les généraux, et je commence à croirequ’il n’a pas tort. Depuis que la constitution de l’an III sépareles intérêts du peuple de ceux des bourgeois, le peuple n’a plus detête et les bourgeois n’ont plus de cœur ni de bras. C’est entreeux que pousse le pouvoir militaire, qui fera périr les uns et lesautres. Si Bonaparte voulait attaquer les Anglais, il n’avait pasbesoin d’aller si loin, il n’avait qu’à passer le détroit ;les Anglais l’attendaient sur leurs côtes, à quinze ou vingt lieuesde chez nous, aussi bien que dans les Indes ; sans compterqu’il pouvait leur faire terriblement plus de mal chez eux qu’àl’autre bout du monde.

– Mais, s’écria Toubac, alors qu’est-cequ’il va donc faire en Égypte ?

– Il va faire parler de Bonaparte !…Il va tranquillement, avec nos meilleures troupes et nos meilleursgénéraux, attaquer des gens qui n’ont ni fusils, ni munitions, niorganisation. Il les écrasera, cela va sans dire ; il enverrades bulletins magnifiques, on parlera de lui : c’est tout cequ’il veut, en attendant mieux. Pendant ce temps, nous autres, nousaurons des armées de cent et deux cent mille hommes de bonnestroupes sur les bras ; nous appellerons le ban etl’arrière-ban de la jeunesse, pour sauver la patrie. Si nousobtenons le dessus, les envieux crieront, pour rabaisser Jourdan,Bernadotte ou Moreau : « Victoire en Égypte,victoire ! Vive Bonaparte l’invincible ! »

» Si nous éprouvons quelque échec, commec’est probable, n’ayant plus guère de vieilles troupes, Bonaparte,sur sa flotte, viendra sauver la république, et les flagorneurscrieront : « Victoire ! victoire ! ViveBonaparte l’invincible ! » Les envieux se tairont, cesont des lâches ! et Bonaparte vainqueur leur fermera labouche tout de suite, car il sera le maître. Il aura chez nous lepoivre, la cannelle, les diamants, les mines d’or, et nes’inquiétera plus des Indes, je vous en réponds !

Toubac ouvrait de grands yeux etbégayait :

– Ah ! je comprends !

Et qu’on ne se figure pas que Chauvel seulavait la clairvoyance de ces choses ; des milliers d’autresvoyaient aussi clair que lui ; tous les vieux jacobinsdisaient :

– Bonaparte est un ambitieux… il ne pensequ’à lui… nous sommes volés !

Mais de voir ce qui se passe, et de se mettreen travers du courant, cela fait une grande différence ; on ades intérêts, on veut se marier, on est père de famille ; onse rappelle les bassesses et les trahisons de tous les partis, etl’on s’écrie :

« Bah ! qu’est-ce que cela mefait ? s’il est le plus fort, le plus rusé ; si lepeuple, le Directoire, les conseils, les généraux se mettent à platventre devant lui, à quoi me sert de rester debout ? Onm’écrasera, et pour qui ? Pour des égoïstes, des lâches, quidiront : « C’était un fou » et qui profiteront sanshonte de mes dépouilles. Moi mort, mes enfants traîneront lamisère ; il faut se soumettre. Ceux qui se sacrifient pour lajustice et les droits de l’homme sont des bêtes ; on ne leuren a point de reconnaissance. »

Plusieurs ajoutent :

« Mettons-nous avec les flagorneurs, nousaurons des places, des honneurs, des pensions, et nos descendantsvivront grassement aux dépens de ceux qui sont trop fiers pour setraîner sur les genoux. »

Mais continuons, car tout cela n’est pas gai,quand on y pense.

Après le départ de Bonaparte, durant quelquesjours il ne fut question que des affaires du pays, de l’occupationdu Haut-Valais par nos troupes, de la nomination de Bernadottecomme ambassadeur en Batavie ; mais tout le monde pensait à laflotte, aux dangers de la mer, à la poursuite des Anglais, qui nepouvaient manquer de nous livrer bataille. Aucune nouvellen’arrivait. Ce grand silence, en songeant à tant de mille hommes etde bons citoyens hasardés dans une pareille entreprise, vousserrait le cœur. On parlait des recherches de nos commissaires àZurich, pour découvrir de nouveaux trésors ; de la sortie desports de Crimée d’une flotte russe de douze vaisseaux et dequatorze frégates, pour attaquer la nôtre en route ; du blocuspar les Anglais de la rade de Flessingue ; de l’arrestation ducitoyen Flick, rédacteur de la Gazette du Haut-Rhin, parordre de Schawembourg, général en chef de notre armée en Suisse, etd’autres choses pareilles, sans grande importance après tous lesmouvements, toutes les agitations qui nous tourmentaient depuis silongtemps.

Et de la flotte rien, toujours rien !

Rapinat seul faisait alors autant de bruit ettenait autant de place dans les gazettes que Bonaparte ; iln’avait jamais assez d’argent, et les Suisses criaient comme unepoule en train de pondre ; mais l’idée de la flotte dontpersonne n’apprenait rien, vous rendait inquiet. Enfin, le 8juillet, six semaines après le départ de Toulon, on apprit quenotre expédition s’était rendue maîtresse de Malte, et que cela nenous avait coûté que trois hommes ; que le ministre russe,avec quatre-vingts commandants de Malte, avait reçu l’ordred’évacuer l’île sous trois jours, ce qui nous fit penser que nouspourrions bien avoir bientôt les Russes sur le dos, avec lesAutrichiens et les Anglais.

Les conférences de Rastadt continuaienttoujours. On nous avait cédé la rive gauche du Rhin et livréMayence en échange de Venise, mais nos plénipotentiairesdemandaient encore Kehl et Cassel sur la rive droite ; ilsdemandaient aussi la démolition d’Erenbreitstein, que nos troupescontinuaient de bloquer pendant les conférences.

Les Allemands, de leur côté, ne voulaient pasconsentir à l’abolition des biens nobles et des biensecclésiastiques sur la rive gauche, que l’Autriche nous avait déjàcédée ; nous aurions eu deux espèces de lois dans larépublique, celles d’avant et celles d’après 89, chose contraire aubon sens. En outre, il fallait régler les droits de péage et dedouanes, l’établissement de nouveaux ponts entre les deux Brisach,et tout cela traînait tellement en longueur, qu’on n’en voyait pasla fin.

Comme ces affaires se réglaient à quelqueslieues de chez nous, et que l’abolition des anciens droits depéage, la libre navigation du fleuve, le partage des eaux et desîles devaient profiter à notre commerce, toute l’Alsace et laLorraine y prenaient part ; Bonaparte n’avait pas voulu s’enoccuper ; c’étaient de trop petites affaires pour un si grandgénie : sa vue s’étendait alors aux Indes !… Metternich,un des plus grands finauds de l’Allemagne, tenait tête à nosplénipotentiaires.

Le congrès se prolongea toute cetteannée ; à chaque instant le bruit courait que les conférencesétaient rompues. Cette fameuse paix de Campo-Formio, la gloire dugénéral Bonaparte, ne valait pas la belle armée, la belle flotte etla masse de généraux qu’il avait emmenés.

Qu’est-ce qu’une paix, sans forces pour lasoutenir ? Aussi le Directoire n’avait pas l’air de s’y fierbeaucoup ; le rétablissement de l’impôt sur le sel, lacréation de contributions sur les portes et fenêtres,l’autorisation qu’il venait d’obtenir des conseils, de vendreencore pour cent vingt-cinq millions de biens nationaux, le décretque les conseils avaient rendu sur le rapport de Jourdan, qu’onrecruterait à l’avenir nos armées par la conscription forcée descitoyens de vingt à vingt-cinq ans, tout montrait qu’il fallait deshommes et de l’argent bien vite. Ce n’est pas en se conduisant avecbassesse qu’on peut compter sur l’enthousiasme de la nation ;le Directoire le savait bien ; le temps des volontaires et dessacrifices patriotiques était passé. Quand le peuple n’est riendans la constitution, il faut le conduire se battre, la corde aucou ; la patrie, c’est alors l’homme qui remporte desvictoires et vous fait des pensions.

De jour en jour, et de semaine en semaine,trente mille familles attendaient des nouvelles d’Égypte. Oncommençait à croire que tout était englouti, quand, le 19 septembre1798, quatre mois après le départ de l’expédition, on lut dans leMoniteur que le général Bonaparte, après avoir débarqué le23 messidor à Alexandrie, avait fait un traité d’amitié avec leschefs arabes, qu’il avait dirigé ses colonnes vers le Caire, où ilétait entré le 5 thermidor, à la tête de l’armée, et qu’enfin,maître de toute la basse Égypte, il continuait sa marche ; quel’escadre de l’amiral Brueys, mouillée sur la côte d’Aboukir, sedisposait à retourner en France, lorsqu’une escadre anglaise,supérieure à la nôtre par le nombre et le rang de ses vaisseaux,l’avait attaquée ; que de part et d’autre le combat s’étaitsoutenu avec une opiniâtreté sans exemple dans l’histoire ;que pendant l’action le vaisseau amiral avait sauté ; que deuxou trois autres avaient coulé ; que d’autres tant anglais quefrançais avaient échoué sur la côte, et qu’enfin d’autres vaisseauxfrançais étaient restés totalement désemparés sur le champ debataille. »

Je n’ai pas besoin de vous peindre la figuredes gens en lisant cet article.

– Tout cela, dit Chauvel, signifie quenous n’avons plus de flotte, que notre meilleure armée est à sixcents lieues d’ici, dans les sables au milieu des Arabes et desTurcs, sans aucun moyen de revenir en France, ni de recevoir dessecours, et que les Anglais, les Italiens et les Allemands vonttirer profit de l’occasion, pour nous accabler ensemble. Pendant laConstituante, la Législative et la Convention, nous n’avons vu quela première coalition ; nous allons voir la seconde :nous allons jouir des bienfaits du citoyen Bonaparte.

Peu de temps après cette terrible nouvelle, onsut que le fameux Nelson, en revenant d’Aboukir avec sa flotte,avait été reçu par le roi de Naples à bras ouverts ; qu’ilavait réparé ses vaisseaux dans le port et passé son temps aumilieu des fêtes et des triomphes.

Bientôt on apprit que les Russes traversaientla Pologne, et que le roi de Naples attaquait la républiqueromaine ; que le Piémont et la Toscane se mettaient eninsurrection. Championnet qui commandait à Rome, partit à larencontre des Napolitains ; il battit et poussa ces misérablestroupes jusqu’à Naples ; des quantités de mendiants, qu’onappelle des lazaroni, sortirent de la ville à leur secours.Championnet, fut obligé de mitrailler cette canaille et de mettrele feu dans ses bicoques. Le père Gourdier, qui se trouvait là, m’araconté plus tard que ces êtres abrutis dorment en plein soleil surles marches des églises, et qu’ils se nourrissent d’un peu demacaroni. Je le crois. C’est à cet état que nos anciens rois, nosseigneurs et nos évêques auraient voulu nous réduire, pour vivresans crainte. La fierté de l’homme, l’instruction, le courage, toutles gêne ; sous de pareils maîtres, le genre humain tomberaittout doucement à l’état de limaces, de chenilles et de lazaroni.Qu’est-ce que cela leur ferait ? Ils seraient alorstranquilles ; et la profonde misère, l’abaissement de leurssemblables ne les empêcheraient pas de se dire les représentants deDieu sur la terre.

Enfin ces lazaroni furent balayés solidement,et le roi Ferdinand, qui représentait leur bon Dieu, la reine deNaples, sœur de Marie-Antoinette, qui nous haïssait jusqu’à lamort, toute cette cour se sauva lâchement, emportant ses trésors etlaissant les mendiants défendre leur vermine comme ilspourraient.

Alors Championnet créa la républiqueParthénopéenne ; cela faisait la cinquième que nous créions enItalie, toutes aussi solides les unes que les autres.

Pendant que Championnet marchait sur Naples,le Directoire, pour empêcher le roi de Sardaigne d’inquiéter sesderrières, avait envoyé l’ordre à Joubert d’envahir le Piémont. Leroi s’était sauvé dans l’île de Sardaigne, nous avions occupétoutes les places fortes, incorporé son armée dans la nôtre, etnous restions maîtres de tout ce pays, depuis les Alpes jusqu’à lamer de Sicile.

Nous étions alors en décembre ; ainsifinit l’année 1798.

Chapitre 13

 

L’année suivante devait être bien autrementrude, on le sentait d’avance, car déjà Paul Ier,empereur de Russie, que sa mère Catherine et son père Pierre IIIavaient rendu fou furieux, en le faisant enfermer durant desannées, cet être maniaque, qui venait de monter sur le trône,armait à force, prenait nos émigrés à son service et se déclaraitl’ami de Louis XVIII. Il se regardait comme offensé gravement de ceque Bonaparte avait enlevé Malte, et se proclamait grand maître del’ordre des chevaliers de Saint-Jean, une vieillerie qui n’avaitplus l’ombre du sens commun, puisque ces chevaliers, à deux outrois cents, faisaient vœu de défendre la chrétienté contre lesTurcs. On avait vu leur belle résistance ; vingt-cinqvolontaires de 92, des fils de paysans, auraient mieux soutenu leurhonneur et leurs droits. N’importe, le maniaque commandait à desmillions d’hommes, et personne n’aurait osé lui parler raison. Ilallait faire hacher et massacrer des milliers de soldats, pour unelubie qui lui passait par la tête ; cela montre la beauté dugouvernement despotique. S’il n’existait que des êtres de cetteespèce, le genre humain serait bientôt fini. Heureusement, pendantque les despotes ne songent qu’à détruire leurs semblables, deshommes simples, sans orgueil, sans dire qu’ils sont les envoyés deDieu, font autant de bien que les autres font de mal.

Je vous ai déjà parlé du docteur Schwân, quivoulait s’embarquer pour l’Égypte. Ce brave homme avait eu lachance d’arriver trop tard ; toutes les bonnes places étaientprises. En revenant de Paris, au bout de quelques mois, il s’arrêtade nouveau chez nous et nous parla d’une découverte extraordinaire,d’un bienfait unique pour les hommes. Mais vous ne comprendrez lagrandeur de ce bienfait, qu’en vous faisant une idée de tous lesravages de la petite vérole avant 1798. C’était affreux !Tantôt cette maladie se déclarait dans un village, tantôt dans unautre ; cela s’étendait comme le feu ; tout le monde,mais surtout les pères et mères frémissaient. On disait :

– Elle est ici !… Elle avance… Tantde personnes l’ont eue… telle femme… telle fille ont surtout étémaltraitées… Un tel est devenu borgne… tel autre n’est plusreconnaissable… Il y a tant de morts, tant de sourds, tantd’aveugles !…

Ah ! quelle épouvante !

Et puis, après quelques semaines, les pauvresfilles, les pauvres femmes qu’on avait vues si fraîches, siblanches, revenaient, un mouchoir sur la figure, toutes honteuseset désolées. On ne les reconnaissait plus qu’à la voix :

– Ah ! mon Dieu ! c’estCatherine… c’est la belle Louise… c’est Jacob, de tel endroit… MonDieu ! est-ce possible ?

Combien de ces désolations j’ai vues dansnotre boutique ! les promesses de mariage tenaient bien peu,croyez-moi.

Mais le plus terrible c’étaient les enfants.On parlait bien de l’inoculation ; on disait, quand la petitevérole arrivait dans un endroit :

« Il faut aller là, coucher votre enfantavec le malade… ce ne sera pas aussi fort… Et puis il vaut mieuxles perdre jeunes !… la peau des enfants est aussi plustendre, ils ont plus de chance d’en réchapper ! »

On m’avait dit cela cent fois pour le moins.C’était juste, plein de bon sens. Mais représentez-vous un pauvrepère qui s’en va là, son enfant sur le bras ; représentez-vouscomme ce petit être lui tient dans les mains ; comme il leserre, comme il crie en lui-même :

« Non !… pas encore !… Plustard… il sera temps ! »

Et comme il revient, en disant aux anciens quil’attendent tout tremblants :

« Ma foi ! grand-père ou grand-mère,je n’ai pas eu le courage. Allez-y vous-même. »

Et les vieux qui pensent :

« Il a bien fait… nous aimons mieuxattendre ! »

Et l’on attendait. Et tout à coup la petitevérole était en ville ; les vôtres ou ceux du voisinl’avaient… C’est ce que je me rappelle de plus abominable de cetemps, après la famine. Les trois quarts des gens, surtout à lacampagne, où l’on s’expose au froid, restaient défigurés.

Deux ou trois fois Chauvel m’avait prévenu defaire inoculer la petite Annette, mais je n’avais pas voulu, niMarguerite non plus.

Quant au petit Jean-Pierre, je me disaisbien :

« Il ne faut pas tenir à la beautédes hommes… Allons à Saint-Jean, à Henridorf, la petite vérole yest ; elle est bénigne… »

Mais, au moment de partir, le cœur me manquaittoujours.

Enfin, avec la quantité d’autres inquiétudes,avec les lois sur l’enlèvement de nos droits, et les craintes devoir revenir la guerre, je vous en réponds, la petite vérole étaitde trop.

L’inoculation ne donnait confiance qu’à ceuxqui n’avaient pas beaucoup de cœur. Nos enfants avaient déjà troiset quatre ans, que, pour mon compte, j’aimais encore mieux attendreà la grâce de Dieu, et toutes les raisons de Chauvel ne meparaissaient pas bonnes.

Dans ce temps donc, comme je viens de vous ledire, le docteur Schwân arriva de Paris. Je vivrais deux cents ans,que je l’entendrais toujours nous parler de la nouvelle découverte,le cow-pox, venue d’Angleterre, contre la petite vérole,et nous expliquer que c’était une sorte d’humeur du pis desvaches ; que cette humeur, étant inoculée aux enfants par unesimple piqûre, les préservait de la maladie ; qu’un médecinanglais, Jenner, avait fait cette découverte et l’avait essayéedepuis quinze ans sur des quantités de personnes ; qu’il avaittoujours parfaitement réussi ; et que généralement tous ceuxqui vivent autour des vaches, les femmes qui traient ces animaux,celles qui les soignent et gagnent des boutons aux mains, sontabsolument préservés de la petite vérole.

Le grand désir de croire ce qu’il nousracontait me gonflait le cœur. Je regardais les enfants et jem’écriais en moi-même :

« Ah ! si c’était vrai !…ah ! si c’était possible !… Vous resteriez toujours commevous êtes, mes pauvres petits enfants, avec vos joues roses, vosyeux bleus et vos bonnes lèvres, sans aucune marque. »

Marguerite me regardait, et je voyais qu’ellepensait les mêmes choses que moi.

Chauvel voulait tout savoir dans les moindresdétails. Schwân, naturellement causeur, comme tous les vieuxsavants, aimait à s’étendre sur la découverte ; il avait lutoutes les expériences faites jusqu’alors, les attestations, lescertificats ; enfin il croyait la chose sûre, et tout à coupChauvel s’écria :

– Mais je connais cette maladie dubétail, elle n’est pas dangereuse. Je l’ai vue bien des fois dansles fermes des Vosges, au fond des étables humides, le long desrivières : ce sont de gros boutons blancs.

– Oui, dit Schwân, qui se mit à faire ladescription des boutons, si bien que Chauvel s’écriait :

– C’est ça, c’est bien ça ! l’humeurest transparente comme de l’eau. Ma foi ! si je n’avais pas eula petite vérole, d’après tout ce que tu me racontes, Schwân,toutes ces expériences et ces preuves, je n’attendrais pas pour mefaire inoculer le cow-pox.

– Ni moi, dit Marguerite.

Je dis aussi que j’étais plein deconfiance ; mais nous avions tous eu la petite vérole dans lafamille : j’en étais moi-même assez marqué ; Margueriteen avait seulement quelques signes ; Chauvel et Schwân enétaient criblés.

Nous pensions tous aux enfants, et personnen’osait entamer ce chapitre, lorsque Schwân commença, et dit qu’ilavait trois petits-enfants de sa fille, et qu’aussitôt à Strasbourgil allait les vacciner lui-même, car ce cow-pox n’étaitque la vaccine.

– Si tu m’en donnes ta parole depatriote, s’écria Chauvel, je vaccine aussi les nôtres, et puis jevaccine tous ceux que je rencontre.

Schwân jura qu’il le ferait, et qu’ilrépondait de tout ; mais il fallait d’abord trouver du vaccin.Le docteur, en repartant vers cinq heures, par le courrier, nouspromit de s’en occuper et de nous donner avis des résultats.

C’est après son départ que l’inquiétude, lacrainte et le désir de recevoir bientôt de ses nouvelles noustourmentèrent. Nous en parlions tous les soirs, mais durant cinq ousix semaines, n’ayant pas reçu de lui le moindre billet, nouscroyions l’affaire manquée. Chauvel disait que Schwân avait sansdoute reconnu que le cow-pox ne signifiait rien ;j’en étais presque content, car, dans des occasions pareilles, onaime mieux voir les autres commencer, que d’exposer les siens.

En ce mois de février 1799, la petite vérolese déclara chez nous d’une façon épouvantable ; on n’entendaitplus que les cloches aux environs de la ville ; cela gagnait,gagnait… de Véchem à Mittelbronn, de Mittelbronn à Lixheim. Unmatin, Jean Bonhomme, le mari de Christine Létumier, mon anciennecommère, arriva dans notre boutique sans chapeau, sans cravate, àmoitié mort de chagrin ; il pleurait et criait :

– Ma femme et mes enfants sontperdus !

Bonhomme avait deux petits garçons, jolis,riants, et qui jouaient avec nos enfants pendant les marchés. Cettebonne Christine conservait encore pour moi de l’amitié ; ellese rappelait toujours les bonnes valses que nous avions faites àLutzelbourg ; la petite forge où chaque matin, les bras nus,elle venait prendre de l’eau à la pompe, en me disant avecdouceur : « Bonjour, monsieur Michel. » Et puis sonmariage, où j’avais été garçon d’honneur, avec Marguerite. Nosenfants s’aimaient ; son aîné, le petit Jean, tout rond ettout joufflu, les cheveux frisés comme un petit mouton, embrassaitma petite Annette et roulait de gros yeux bleus endisant :

– C’est ma femme, je n’en veux pasd’autre.

Ce qui nous faisait bien rire.

Figurez-vous d’après cela notre chagrin ;ces gens étaient presque de la famille, ils étaient nos plus vieuxamis et nos premières pratiques. J’essayais de rendre courage à cepauvre Bonhomme, en lui disant que tout se remettrait, qu’on nedoit jamais désespérer ; mais il perdait la tête, et merépondait :

– Ah ! Michel ! Michel !si tu les voyais !… Ils sont comme rôtis à la broche, on nereconnaît plus leur figure, et Christine, qui les soigne, vient dese coucher aussi. Mon Dieu ! mon Dieu ! je voudrais êtremort avec eux tous.

Il courut chez l’apothicaire Tribolin etrepartit aussitôt. Deux jours après, nous sûmes que les enfantsétaient morts, et que leur mère avait l’épouvantable maladie danstoute sa force.

Le père Létumier vint en ville aprèsl’enterrement ; il était comme fou ; et cet homme sobreentra boire du vin blanc à l’auberge du Cheval brun. Nousl’entendions crier d’une voix terrible :

– Il n’y a pas d’Être suprême !… Iln’y a rien… rien ! Les scélérats gardent leurs enfants et nousperdons les nôtres.

Il vint chez nous et tomba dans les bras deChauvel en gémissant. Voilà ce que faisait cette maladie, dontpersonne n’était exempt ; il fallait s’y attendre jusqu’à centans, quand par hasard on ne l’avait pas encore eue.

Et maintenant songez à notre désolation de neplus entendre parler du cow-pox ; elle était d’autantplus grande, que la petite vérole s’approchait de Phalsbourg.C’était vers le printemps. Un matin, comme j’allais prendre lecourrier pour régler mes comptes avec Simonis à Strasbourg, aumoment de sortir avec la petite malle de Chauvel, je vois entrer ledocteur Schwân et deux autres respectables bourgeois, qui noussaluent en souriant. Chauvel avait reconnu la voix de son vieuxcamarade ; il ouvrit la bibliothèque et Schwâns’écria :

– Eh bien ! l’expérience est faitesur les miens ; êtes-vous prêts pour les vôtres ?

– Où donc est le cow-pox ?demanda Chauvel.

– Le voici dans ma trousse !

Et tout de suite le docteur nous montra duvaccin encore frais, dans une petite bouteille. Nous étions commesaisis ; les gens de la boutique, penchés tout autour de nous,regardaient étonnés.

Nous entrâmes dans la bibliothèque avec cesétrangers. Les deux autres étaient aussi des médecins. Ils nousracontèrent comment venaient les boutons, comment ils s’ouvraientet se séchaient, que cela ne donnait qu’un peu de fièvre, et queles enfants déjà vaccinés dans leurs propres familles se portaienttrès bien ; que tout s’était passé chez eux comme Jenner, lemédecin anglais, l’avait dit. Malgré cela, ni Marguerite ni moinous n’aurions osé tenir parole au docteur Schwân, si le pèreChauvel ne s’était écrié :

– Cela suffit. Du moment que tu l’aséprouvé, Schwân, et ces deux citoyens aussi, moi j’ai pleineconfiance. Essayons sur les nôtres ; qu’enpensez-vous ?

Il nous regardait. Marguerite était devenuetoute pâle ; moi je baissais la tête sans répondre. Au boutd’un instant, Marguerite dit :

– Est-ce que cela leur fera dumal ?

– Non, répondit le docteur Schwân, unesimple égratignure sur le bras, un peu de cow-pox ;les enfants le sentent à peine.

Aussitôt elle alla chercher la petite, quidormait dans son berceau ; elle l’embrassa et la remit àChauvel en lui disant :

– Voilà, mon père… Tu as confiance.

Alors reprenant courage, parce que je pensaisà la petite vérole, qui s’étendait déjà de Mittelbronn auxMaisons-Rouges, je partis chercher le petit, qui courait sous lahalle ; mon cœur était bien serré.

– Arrive, Jean-Pierre, lui dis-je en leprenant par la main.

Je me sentais hors de moi. En bas, dans labibliothèque, Annette pleurait et criait sur les genoux de sa mère.En entrant, je vis qu’elle avait les épaules nues et une goutte desang sur le bras. Elle me tendait ses petites mains ; je lapris en demandant :

– Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieuxattendre pour Jean-Pierre, qu’on ait vu ?

– Non, dit Chauvel, il ne peut rienarriver de pire que la petite vérole.

– Hé ! criait le père Schwân, enriant, soyez donc tranquilles, je réponds de tout.

Le petit regardait et dit :

– Qu’est-ce que c’est,grand-père ?

– Rien ! Ote ta veste ; tu n’aspas peur, j’espère ?

Notre petit Jean-Pierre avait le caractère deChauvel ; il ôta sa veste, sans même répondre, et fut vacciné.Il regardait lui-même, à ce que m’a dit Marguerite, car moi,j’étais sorti furieux contre moi-même, de ne pas m’opposer à cetteépreuve ; je me traitais de sans-cœur, et durant plus de huitjours je me repentis de ce que j’avais fait ; j’en voulais àChauvel, à ma femme, à tout le monde, sans rien dire. Tant que lesboutons durèrent, j’eus peur. Marguerite avait peur aussi, maiselle n’en laissait rien voir, dans la crainte de m’effrayer encoreplus. Enfin les boutons séchèrent. Alors je ne pensais plus qu’unechose :

« Dieu veuille maintenant que çaserve ! »

Je pouvais bien faire ce souhait, car déjà lapetite vérole était en ville ; à chaque instant les gensdisaient à la boutique :

« Elle est dans la rue… Elle est sur laplace… Tant de soldats sont entrés hier à l’hôpital… Tant d’autressont pris… Tel enfant passera ce soir… »

Ainsi de suite.

Moi, je regardais les nôtres ; ils seportaient toujours bien, jouant et riant. La petite vérole fit letour du quartier, elle n’entra pas chez nous. En même temps Schwânnous écrivit de Strasbourg que, de tous les enfants vaccinés, pasun n’avait eu la maladie. Alors notre joie, notre bonheur ne peutse peindre. Le père Chauvel surtout n’avait plus de cesse ni derepos ; il voulait vacciner tous les enfants du district, etse rendit exprès à Strasbourg, chercher du vaccin.

Mais ne pensez pas que ce fût une chose facilede décider les gens à se laisser vacciner eux et leurs enfants.Autant le peuple croit facilement toutes les bêtises qu’on luiraconte, pour le tromper et lui tirer de l’argent sans aucunprofit, autant il est incrédule lorsqu’on veut lui parlersérieusement dans son intérêt le plus clair.

Ce fut encore une bien autre histoire quecelle des pommes de terre, car si toutes les Baraques se moquaientde maître Jean, lorsqu’il prit sur lui de planter ses grossespelures grises, au moins cela ne dura qu’un an ; quand tout semit à fleurir et qu’un peu plus tard, à chaque coup de pioche, onvoyait sortir des tas de châtaignes d’une nouvelle espèce, grossescomme le poing, il fallut bien reconnaître que Jean Leroux n’étaitpas bête ! L’année suivante chacun se dépêcha de lui demanderde la semence, et d’oublier qu’il avait rendu le plus grand serviceau pays.

Mais, pour la vaccine, c’était autre chose. Onaurait cru que les gens vous faisaient des grâces en vous écoutantparler de ce bienfait, à plus forte raison de se laisser faire uneégratignure, pour échapper à la plus terrible maladie.

Quant à moi, j’avoue que je ne me serais pasdonné tant de peine ; du moment que les imbéciles m’auraientri au nez, je les aurais laissés tranquilles.

Mais Chauvel, après avoir été bousculé,maltraité et gravement insulté par la mauvaise race, se contentaitde dire que tout cela venait de l’ignorance, et ne pensait plus ence temps qu’au progrès de la vaccine. Sa satisfaction de vaccinerles gens était si grande, qu’il avait établi dans notre anciencabinet littéraire un endroit pour les recevoir ; M. leCuré Christophe lui en amenait chaque jour des douzaines. Lorsquevous entriez là, c’était un véritable spectacle ; des rangéesd’hommes et de femmes, de nourrices avec leurs nourrissons,criaient et parlaient ensemble. Chauvel, au milieu d’eux, leurracontait les bienfaits du cow-pox, et du moment que l’unou l’autre se laissait convertir, sa figure s’éclairait dejoie ; il allait chercher la lancette, il aidait les gens às’ôter la blouse ou la veste, et puis il les vaccinait endisant :

– Maintenant gardez-vous d’essuyer cettepetite égratignure. Mettez dessus un linge. Le bouton viendrademain, après-demain, un peu plus tôt, un peu plus tard, cela n’yfait rien ; il séchera, et vous serez préservé.

Quand on avait l’air de résister, il sefâchait, il s’indignait, il flattait, il encourageait ; enfinon aurait cru que ce monde le regardait, qu’il était chargé desauver tout notre pays de la petite vérole. Combien de fois je l’aivu traverser tout à coup la boutique, prendre une pièce de quinzesous au comptoir et la serrer dans la main d’un malheureux en luidisant :

– Arrive, que je te vaccine.

Naturellement cet enthousiasme me fâchait,j’aurais autant aimé garder notre argent ; mais d’aller fairedes observations à Chauvel, jamais je n’aurais osé ; sonindignation aurait éclaté contre les égoïstes, qui ne s’inquiètentque d’eux-mêmes, et Marguerite lui aurait donné raison !

Notre boutique devint ainsi comme le bureaudes nourrices du pays, le bureau de la vaccine ; et ce bravehomme ne se contentait pas encore de cela, toute la sainte journéeil recevait des lettres, des mémoires, des articles touchant lecow-pox ; il y réfléchissait, il y répondait.Marguerite aussi s’en mêlait, et souvent je m’écriais enmoi-même :

« Est-il possible de perdre son temps, sapeine et son argent, pour des gens qui ne vous en ont pas lamoindre reconnaissance, et qui même vous demanderaient des dommageset intérêts, s’il leur arrivait la moindremaladie ! »

Je trouvais cela trop fort.

Notre commerce n’en allait pourtant pas plusmal, au contraire, le nom de Chauvel se répandait, on leconnaissait à dix lieues, non seulement comme épicier, mercier,marchand d’étoffes et d’eau-de-vie, mais encore comme ancienreprésentant du peuple et vaccinateur ; partout ondisait : « le représentant, le vaccinateur, lelibraire », et, jusque dans la haute montagne, on savait quec’était lui ; cela nous amenait des pratiques en foule.

Chapitre 14

 

Vers ce temps, les despotes ayant appris quenotre meilleure armée était en Égypte, et qu’elle ne pouvait plusrevenir faute de vaisseaux, se mirent à conspirer encore une foiscontre nous. Pitt s’engagerait à fournir l’argent de la guerre,l’empereur d’Autriche les hommes, et bientôt le maniaque, quis’était déclaré grand maître de l’ordre des chevaliers de Malte,détacha contre la république deux armées de quarante mille hommeschaque. Les gazettes nous apprirent que Souvaroff, le plus fameuxgénéral de Russie, le massacreur des Turcs et des Polonais, letueur de femmes et d’enfants, l’incendiaire de Praga, commandait enchef ces barbares.

Tous ces préparatifs n’empêchaient pas lesconférences de Rastadt de continuer. Les Allemands refusaienttoujours de nous céder Kehl et Cassel, sur la rive droite. Ilsvoulaient rester maîtres chez eux, c’était tout naturel. Malgrécela, nous aurions eu la paix depuis longtemps, si le Directoireavait voulu sacrifier les princes de l’Empire à l’empereurFrançois, qui ne demandait qu’à s’agrandir aux dépens del’Allemagne ; mais nous n’avions aucun intérêt à fortifierl’Autriche ; d’ailleurs la Prusse soutenait ces petitsprinces, et le bon sens nous disait de la ménager.

Enfin, pendant que Metternich amusait nosplénipotentiaires, les Russes étant arrivés en Bohême, François IIse dépêcha de faire occuper les Grisons par un corps de six millehommes, et tout le monde comprit ce que cela signifiait.

Notre Directoire se mit à crier, à demanderdes explications, et finalement à déclarer que la continuation dela marche des Russes sur le territoire germanique serait regardéecomme une déclaration de guerre. François ne se donna pas seulementla peine de lui répondre. Les petits princes allemands, quijusqu’alors avaient tous accepté nos conditions de paix, s’enallaient l’un après l’autre du congrès de Rastadt ; bientôtnos plénipotentiaires y restèrent seuls avec Metternich, au milieudes troupes autrichiennes.

Personne ne pouvait plus douter que la guerrerevenait plus terrible, et que toutes les conquêtes de larévolution étaient encore une fois en danger. On recrutait à force,mais cela ne marchait plus comme autrefois. En juin 1791, on avaitlevé cent cinquante mille hommes ; en septembre 1792, centmille ; en février 1793, d’abord trois cent mille, et puis enavril encore trente mille, et puis en août, à la levée en masse, unmillion cinquante mille ; c’étaient les dernières levées.Cette masse avait suffi pour conquérir la Hollande, la rive gauchedu Rhin, la Suisse, l’Italie, pour repousser les Espagnols chez euxet former les deux expéditions d’Irlande et d’Égypte.

La conscription du 3 vendémiaire an VII étaiten train : elle devait monter à cent quatre-vingt-dix milleconscrits, qu’on exerçait. Mais en attendant, les vieilles troupesallaient marcher ; elles défilaient chez nous : c’étaitprincipalement de l’infanterie, qui se rendait en Suisse, oùMasséna, nommé général en chef, occupait la ligne du Rhin, depuisla haute montagne jusqu’à Constance ; beaucoup de cavalerie aucontraire remontait l’Alsace, pour rejoindre l’armée du Rhin, sousles ordres de Jourdan ; d’autres passaient en ville, allantplus loin, entre Mayence et Dusseldorf, rejoindre l’arméed’observation, commandée par Bernadotte.

Ces vieilles troupes ne montaient passeulement à cent mille hommes ; les levées de conscritsn’étaient pas encore prêtes, elles ne purent rejoindre que plustard, et les premières allèrent d’abord en Italie, où commandaitSchérer. Je n’ai pas oublié ces choses lointaines, parce queMarescot, dans une de ses lettres, s’en plaignait amèrement. Ilfallait donc, avec quatre-vingt-dix mille hommes, défendre laSuisse, l’Alsace et toute la rive gauche du Rhin jusqu’enHollande.

Les Allemands, commandés par l’archiducCharles, étaient dans la Bavière à plus de soixante et dixmille ; dans le Vorarlberg, ils étaient à vingt-cinq mille,commandés par le général Hotze, un Suisse ; dans le Tyrol, àquarante-cinq mille, sous Bellegarde, et en Italie, à soixantemille, sous Kray. Quarante mille Anglais et Russes devaientdébarquer en Hollande, où Brune commandait dix mille hommes ;et vingt mille Anglais et Siciliens devaient débarquer à Naples, oùMacdonald avait remplacé Championnet.

Ces forces immenses de nos ennemis montraientqu’ils s’apprêtaient depuis longtemps à nous envahir, et que lecongrès de Rastadt n’était qu’une ruse pour nous tromper. Ilsétaient plus de trois cent mille contre nos cent mille hommes, àl’ouverture de la campagne, et Souvaroff devait les renforcerbientôt. L’armée que Bonaparte avait emmenée en Égypte, nous auraitfait du bien ! Enfin nous en sommes sortis tout de même ;et sans le grand homme, qui vint plus tard nous crier :

« Qu’avez-vous fait de mescompagnons ? Qu’avez-vous fait de la paix que je vous avaislaissée ? Etc. »

Sa paix, il pouvait bien en parler :c’était la comédie de Rastadt ; et, quant à ses compagnons, illes avait abandonnés en Égypte. Faut-il qu’un homme ait del’audace, et qu’il compte sur la bêtise et la lâcheté des autres,pour se permettre de leur reprocher les malheurs qu’il a causéslui-même ? Après cela il avait raison : il aréussi ! Cela répond à tout, pour les filous et les imbéciles.Mais il est pourtant naturel de se dire que l’effronterie fait lamoitié du génie de plusieurs hommes.

Continuons.

Jourdan ouvrit la campagne de 1799. Son armées’étendait de Mayence à Bâle, en Suisse. Notre pays était inondé detroupes. Tout à coup elles se resserrèrent dans la valléed’Alsace ; le général et son état-major, arrivant de Metz,traversèrent notre ville à la fonte des neiges, et le lendemain,1er mars, nous apprenions vers le soir qu’il avait passéle Rhin à Kehl ; que le général Ferino, commandant l’ailedroite, suivait son mouvement à Huningue ; que tout continuaitde défiler sur les ponts, artillerie, cavalerie, infanterie, etqu’il ne restait déjà plus qu’une faible garnison à Strasbourg. Ladernière bande de traînards descendait la côte de Saverne ;bientôt elle disparut : toute cette armée, aile droite,centre, aile gauche, se trouvait en Allemagne. Après l’agitationvint un calme extraordinaire, auquel les gens n’étaient plushabitués. Tout paraissait triste et désert ; on attendait lesnouvelles. La proclamation du Directoire arriva d’abord.

Proclamation du Directoireexécutif.

« Les troupes de Sa Majesté l’Empereur,au mépris d’une convention faite à Rastadt, le 1erdécembre 1797, ont repassé l’Inn, et ont quitté les Étatshéréditaires. Ce mouvement a été combiné avec la marche des troupesrusses, qui sont actuellement dans les États de l’Empereur, et quidéclarent hautement qu’elles viennent pour attaquer et combattre larépublique française, etc., etc. »

Le Directoire finissait par déclarerqu’aussitôt que les Russes auraient évacué l’Allemagne, nousl’évacuerions aussi.

Mais je ne veux pas vous raconter cette longuecampagne, où toutes les horreurs de la guerre s’étendirent encoreune fois sur les deux rives du fleuve ; la prise de Mannheimet l’envahissement de la Souabe, par Jourdan ; l’envahissementdes Grisons, la prise de Coire et de toute la vallée du Rhin,depuis sa source, au Saint-Gothard, jusqu’au lac de Constance, parMasséna ; l’envahissement de la vallée de l’Inn etl’occupation de l’Engadine, par Lecourbe, de sorte qu’on se donnaitla main par-dessus les Alpes, de Naples à Dusseldorf. Ensuite ladéfaite de Jourdan à Stokach et sa retraite dans laFranconie ; l’attaque générale du Vorarlberg, des vallées del’Inn et de Munster par Masséna et Lecourbe ; la nomination deMasséna comme général en chef des armées d’Helvétie, du Danube etd’observation ; la rupture du congrès de Rastadt etl’assassinat de nos plénipotentiaires Bonnier et Roberjot, par deshussards autrichiens qui les attendaient la nuit sur la route.

Ces choses sont connues ! Je ne m’ytrouvais pas, d’autres, les derniers de ceux qui restent, pourrontencore vous parler de ces gouffres sans fond des hautes Alpes, oùl’on se battait ; de ces ponts étroits sur les abîmes, qu’ilfallait se disputer à la baïonnette ; de ces torrentsemportant les blessés et les morts ; de ces marches à traversla neige et les glaciers, où les aigles seuls jusqu’alors avaientpassé. Oui, c’est une grande campagne à raconter, une campagnerépublicaine. Moi, tout ce que je peux vous dire, c’est que cheznous arrivaient les convois comme à l’ordinaire, que les hôpitauxs’encombraient de malades innombrables, les uns gelés, les autresblessés, les autres épuisés par les fatigues et la faim, car jamaisla disette n’avait été si grande ; et qu’après l’assassinat denos plénipotentiaires, des milliers de jeunes gens partirent encriant vengeance, comme en 92 et 93.

Et puis pendant ces rudes combats eurent aussilieu les élections de l’an VII, où le directeur Rewbell futremplacé par l’abbé Sieyès, qui depuis six ans s’était caché dansle marais, et ensuite parmi les intrigants et les trembleurs desconseils. Sieyès lui-même s’en vantait ; il disait :« Pendant que les autres se guillotinaient, j’aivécu ! » C’était bien la peine d’avoir prononcé dans letemps deux ou trois belles sentences que toute la nation avaitadmirées, pour se rendre ensuite méprisable. Cela montre bien quel’esprit et le cœur ne vont pas toujours ensemble.

On racontait que Sieyès avait une magnifiqueconstitution dans sa poche ; et comme la constitution de l’anIII avait déjà fait son temps, on nomma Sieyès directeur, dansl’espérance qu’il trouverait quelque chose de nouveau ; lesFrançais aiment le nouveau, et puis ils aiment aussi les oracles,et Sieyès passait pour un oracle. J’en ai vu cinq ou six comme celadans ma vie ; ils ont fini drôlement tous ces oracles.

Les élections de l’an VII, qui ne regardaientplus le peuple, puisqu’il n’avait pas voix au chapitre, envoyèrentquelques soi-disant patriotes dans les conseils. Alors, pour lapremière fois, on entendit parler de Lucien Bonaparte ; nousavions déjà Joseph et Napoléon Bonaparte, il nous fallait encore unLucien. Quelle bonne affaire que la conquête de la Corse pour lesBonaparte ! Chez eux, ils auraient été fermiers, employés,petits bourgeois, bien contents de joindre les deux bouts etd’avoir quelques chèvres dans les roches ; en France,c’étaient des présidents de conseil, des ambassadeurs, des générauxen chef. Il paraît que les Français se trouvent trop bêtes pour segouverner eux-mêmes, puisqu’ils vont chercher leurs maîtresailleurs.

Les nouveaux conseils, qui voulaient lerenversement du Directoire, lui demandèrent des comptes. Ilsforcèrent Treilhart de donner sa démission, et nommèrent lebonhomme Gohier à sa place. Ils auraient aussi voulu forcerLareveillère et Merlin de se démettre, pour les remplacer par leurshommes ; ces deux directeurs crièrent : « On veutdonc livrer la France à la famille Bonaparte ? » Et cecri retarda leur chute de quelques jours ; mais l’acharnementcontre eux devint tel qu’ils ne purent résister longtemps ;ils se retirèrent le 18 juin 1799. Le girondin Roger Ducos et legénéral Moulin, dont le peuple n’avait jamais entendu dire ni bienni mal, furent nommés directeurs ; et de l’ancien Directoireil ne resta plus que Barras, le protecteur de Bonaparte et la hontede notre république.

Tous les ministres furent changés ; nouseûmes Robert Lindet aux finances, Fouché à la police, Treilhart auxaffaires étrangères, Cambacérès à la justice, Bernadotte à laguerre. Ces changements du 30 prairial ne produisirent aucunmouvement, cela se passait entre bourgeois ; le Directoireavait bouleversé les conseils au 18 fructidor, les conseilsbousculaient maintenant le Directoire. Le peuple regardait, enattendant le moment de se remettre en ligne ; il ne luifallait qu’un chef, mais comme les Danton, les Robespierre, lesMarat dormaient en paix, les soldats allaient avoir beau jeu. SiBonaparte savait ces choses, il devait se repentir d’être partipour l’Égypte, et le ministre Bernadotte devait rire ; cegascon avait toutes les cartes en main, tous les jacobins pensaientà lui.

Chauvel, malgré sa fureur de vaccine, seremettait à lire les journaux ; son indignation retombaitalors sur Sieyès, qu’il regardait comme un être hypocrite, capablede s’entendre avec n’importe qui, pour gruger la république etfaire accepter cette fameuse constitution, dont tout le mondeparlait sans la connaître, parce que monsieur l’abbé Sieyès n’encausait qu’avec ses amis, sachant d’avance que pas un républicainn’en voudrait.

Mais pendant que les intrigants separtageaient ainsi les places, sans se soucier plus du peuple ques’il n’avait pas existé, les affaires de la nation devenaientextrêmement graves. Si les messieurs qui ne s’inquiétaient que deleurs propres intérêts avaient été chargés de sauver la France,elle aurait couru grand risque d’être partagée par nos ennemis.Heureusement le peuple était là, comme toujours, au moment dupéril.

Le feld-maréchal autrichien Kray avaittellement battu le vieux Schérer, à Magnano, que notre arméed’Italie, réduite à vingt-huit mille hommes, s’était vue forcée dereculer jusque derrière l’Adda ; c’est là que Moreau, montrantun vrai patriotisme, en avait accepté le commandement. AlorsSouvaroff, avec ses quarante mille Russes, était arrivé, ayantaussi sous ses ordres quarante mille Autrichiens. Il avait surprisle passage de l’Adda à Cassano, et contraint Moreau d’évacuer Milanet de repasser le Pô, en lui laissant les trois quarts de l’Italiedu Nord. Moreau le savait d’avance ; il savait qu’une armée devingt-huit mille hommes, déjà battue et découragée, ne peutrésister à quatre-vingt mille hommes victorieux, pleins deconfiance dans leurs chefs ; mais il savait aussi qu’un bongénéral n’éprouve jamais de grandes déroutes, et qu’il sauve toutce qu’il est possible de sauver ; cela lui suffisait. Il miten ce temps le devoir et le salut de la patrie au-dessus de sapropre renommée, ce qui n’arriva jamais à Bonaparte.

Souvaroff avait essayé de le poursuivre, enpassant le Pô derrière lui, mais il avait été repoussé. Tous lesItaliens étaient soulevés contre nous et nos placesassiégées ; la retraite de Macdonald, qui ramenait de Naplesdix-huit mille hommes le long de la côte, était menacée par desforces doubles et triples des siennes. Moreau se rapprochait de luipour l’aider à faire sa jonction ; mais vers la fin de juin,nous apprîmes que Macdonald avait été défait par Souvaroff sur laTrébie, après une bataille de trois jours, et que dans le mêmemoment Moreau, profitant de l’éloignement des Russes, avait battuBellegarde à Cassina-Grossa, puis rejoint les débris de l’armée deNaples, aux environs de Gênes.

Aussitôt Sieyès, nommé directeur, fitdestituer Macdonald. Il rappela Moreau, et nomma Joubert, un deslieutenants de Bonaparte, au commandement de l’armée d’Italie.Joubert commandait la 17e division militaire ;c’était l’homme de Sieyès, l’épée qu’il lui fallait pour appliquersa constitution et devenir son bras droit. Ce général n’ayant pasencore assez de réputation, Sieyès l’envoyait en Italie pourvaincre Souvaroff, qui s’était rendu maître de ce pays en bienmoins de temps que Bonaparte, et qui, dans ses proclamationsbarbares, menaçait de nous passer sur le ventre et de venir à Parisproclamer Louis XVIII. Après cela Sieyès et Joubert auraient étéles deux grands hommes : le législateur et le héros de larépublique.

Nous reçûmes en ce temps deux autres lettresde Marescot, un peu moins fières que celle de 96 ; Lisbethavait perdu presque tout son butin de Rome et de Naples au passagede la Trébie ; mais le principal pour nous, c’était de savoirqu’ils vivaient encore.

On comprend que si ces malheurs d’Italie noustouchaient, ceux qui s’avançaient sur nous de la Suisse et desbords du Rhin nous inquiétaient beaucoup plus. Après la défaite deJourdan à Stokach et sa retraite en Alsace, Masséna, nommé généralen chef des trois armées, ne pouvait plus se maintenir dans sespositions avancées de la Suisse ; il avait évacué leVoralberg ; et comme l’archiduc et Hotze inquiétaient saretraite, il leur avait livré bataille et les avait battus àFrauenfeld, ce qui lui permit alors de se replier tranquillementsur la Linth et la Limmat.

L’ennemi le suivait pourtant toujours ;deux combats eurent lieu devant Zurich mais, quoique vainqueur,Masséna quitta cette ville et prit une position meilleure, sur lemont Albis, derrière les lacs de Zurich et de Wallenstadt.Malheureusement les cantons s’étaient soulevés, ils ne voulaientplus rien nous fournir, et les réquisitions forcées dans ces paysruinés ne donnaient plus grand-chose. Les Allemands adossés au paysde Bade, tiraient tout de chez eux.

Lecourbe, attaqué sur le Saint-Gothard par desforces supérieures, avait fait aussi sa retraite, en descendant lecours de la Reuss. Il fallait vivre et faire vivre tout ce monde.Alors les réquisitions de toute sorte, en grains, farine, fourrage,bétail, recommencèrent chez nous. Les fournisseurs couraientl’Alsace, la Lorraine et les Vosges, achetant à tout prix, mais ilsne donnaient que des bons, l’argent manquait ; on cachaittout ! Le froment, pesant le setier 240 livres, monta de 34 à50 francs ; le blé noir, pesant le setier 160 livres, de 15 à30 francs ; l’orge, pesant 200 livres, monta de 18 à 35francs ; la livre de bœuf, de 13 sous à 23 ; le mouton de14 sous à 24 ; et tout le reste, viandes salées, lard, huile,vin, bière, en proportion. Les cent bottes de fourrage ordinaire,pesant 11 quintaux, montèrent de 50 francs à 150. Tous ces prix, jeles ai marqués sur le couvercle de mon grand livre, comme chosesextraordinaires. Nous étions pourtant encore bien loin deZurich ; quels devaient donc être les prix aux environs desarmées ? Il faut ajouter le prix du transport, les risques desfournisseurs, dans un temps où les routes étaient battues par desquantités de brigands ; et puis, passé Bâle, le danger d’êtreintercepté par l’ennemi ; la paye des escortes, car tous lesconvois étaient escortés de gendarmes ; je crois qu’un tiersen sus et même la moitié, ce ne serait pas estimer trop haut.

Si j’avais eu les reins plus forts, malgré larépugnance de Chauvel, qui traitait tous les fournisseurs defilous, j’aurais pris un ou deux convois de farine à mon compte, –l’amour du gain me venait ! – et puis j’aurais choisi trois ouquatre vieux camarades des Baraques et de la ville, à ma solde, etnous aurions escorté ma fourniture jusqu’au camp ; mais jen’avais pas assez d’argent en main, et les bons du Directoire nem’inspiraient pas confiance.

Masséna resta là trois mois sans bouger ;des courriers par vingtaines ne faisaient qu’aller et venir ;nous ne savions ce que cela signifiait. L’indignation était grandealors contre Masséna, d’autant plus qu’on venait d’apprendre laterrible défaite de Novi, où Joubert était resté sur place, etl’approche d’une seconde armée russe, sous les ordres de Korsakoff,pour renforcer l’archiduc Charles. On criait :

– Il veut donc avoir tout le monde sur ledos, avant de se remuer !

Ce qui poussa la fureur des gens au comble,c’est que Souvaroff menaçait déjà de passer le Saint-Gothard, etque Lecourbe se dépêchait d’occuper son ancienne position, pour luibarrer la route. Les finauds traitaient cette menace de folie, maisun pareil barbare était capable de tout entreprendre. Il n’avaitpas encore été vaincu ; on le représentait comme une espèce desauvage, toujours à cheval, prêchant à ses soldats saint Nicolas ettous les saints, et récitant son chapelet pendant les combats. Plusun être est brute, plus il a d’autorité sur les brutes ; ethacher, massacrer, grimper des montagnes, incendier des villages,ne m’a jamais paru demander un grand génie ; l’inventeur desallumettes, dans mon idée, est cent mille fois plus remarquable quedes héros pareils. Je croyais donc Souvaroff capable de tenterl’entreprise, et j’étais dans une grande inquiétude, car tous lesaristocrates attendaient ce barbare comme leur Messie, lorsque nousreçûmes la lettre suivante, de mon vieux camarade Jean-BaptisteSôme.

« Au citoyen Michel Bastien

Zurich, le 7 vendémiaire de l’an VIII de larépublique française une et indivisible.

« Victoire ! mon cher Michel,victoire !… Nous venons de traverser une vilaine passe :trois mois de famine, trois mois sans rations, les pieds dans lelac et le dos à la neige. On pillait, on criait :« Ah ! gueux de Directoire, il nous envoie courrier surcourrier, avec l’ordre de livrer bataille, mais pas un rougeliard ! » Et l’archiduc en face, Jellachich et Hotze surles flancs, Korsakoff en route, l’insurrection sur nos derrières…Ça n’était pas gai, Michel, non, il n’y avait pas de quoi rire.Enfin la revanche est arrivée ; l’Être suprême a le dessus, etsaint Nicolas allonge ses grandes jambes du côté de Moscou, sabesace au dos et son bidon sur la hanche. Quelle bataille !quelle débâcle ! quel tremblement !

» Tu sauras que la semaine dernière nousétions encore dans nos cantonnements, entre Brugg et Wollishoffen,à battre la semelle et nous demander quand tout cela finirait.L’automne nous soufflait sa petite brise des glaciers ; çanous ouvrait l’appétit. Les avant-postes autrichiens commençaient àdégarnir les bords du lac, les habits verts et les bonnets pointusles remplaçaient : Korsakoff venait d’arriver ; avis auxamateurs ! Masséna, Soult, Mortier, Ney poussaient desreconnaissances à Zug, à Rapperschwyll, Naefels, etc. Les hussardsallemands venaient nous défier jusque sur la Linth et la Limmat, etnous crier : « Arrivez donc, sans culottes !Arrivez, tas de vermines… Vous n’avez donc plus de cœur… vous êtesdonc des lâches ? » Ça vous rendait tout pâles ;mais la consigne défendait de leur répondre, même à coups defusil.

» Enfin, voici bien une autre histoire.Des courriers arrivent d’Urseren et d’Altorf :« Souvaroff est en marche pour nous tourner, le vainqueur deCassano, de la Trébie, de Novi, passe le Saint-Gothard. Gudin, avecsa poignée d’hommes, ne peut résister à ce mangeur d’athées ;Lecourbe court défendre le pont du Diable. » Ce jour-là,Michel, je crus bien que la république branlait au manche et quenous étions trahis. Mais l’Italien avait fait semblant dedormir ; il veillait comme les chats, l’oreille ouverte et lesyeux fermés ; il rêvait à l’archiduc, en route pourPhilipsbourg avec sa cavalerie et son infanterie, – ne laissant auxRusses que ses canons, – et le 4 vendémiaire, à quatre heures dumatin, notre chef d’escadron Sébastien Foy arrive ventre à terre,nous apporter l’ordre de descendre sur la Limmat, une rivière à peuprès large comme le petit Rhin, mais plus rapide ; elle passeà Zurich et s’appelle la Linth, avant d’avoir traversé le lac. Nousdescendons au galop, artilleurs et pontonniers, avec nos bateaux,nos pièces, nos munitions, nos cordes, nos pieux, nos clous. On semet en batterie en face des Russes, qui tiennent l’autre rive etouvrent sur nous un feu roulant épouvantable. Il fallait jeter unpont de bateaux, Le fond était de roche, les pieux et les ancresglissaient, rien ne tenait, et, malgré notre mitraille, le feu del’ennemi redoublait. Les pontonniers se décourageaient ; lechef de brigade d’artillerie Dedon, un des nôtres, un Lorrain,descendit leur remonter le cœur et diriger l’ouvrage. Au bout d’uneheure, au petit jour, le pont, haché trois fois par les boulets,commençait à tenir et nos colonnes défilaient dessus en courant. Àneuf heures, nous avions dix mille hommes de l’autre côté. Alors labataille s’étendait sur une ligne de cinq à six lieues, car,pendant que nous passions la Limmat, au-dessous de Zurich, Soultpassait la Linth au-dessus, entre les deux lacs. Deux centsnageurs, le sabre aux dents, formaient l’avant-garde ; ilségorgèrent les postes ennemis. Hotze accourut et fut tué.

» Dans ce moment, mon vieux Michel,quoique nous ayons entendu de belles canonnades en Vendée, je puiste dire que, même au Mans, ce n’était rien auprès decelle-ci ; les montagnes en tremblaient ; on n’entendaitplus les commandements à deux pas, et par les trouées de fumée, onvoyait bouillonner le lac comme une cuve sous les balles et lamitraille. Vers le soir, nous n’étions encore maîtres que duZurichberg, sur la rive droite de la Limmat ; les Russes,refoulés dans la ville, s’y retranchaient. Ces gens-là, le frontlarge et plat, le nez camard, les yeux petits et les lèvresépaisses, sont d’une autre race que nous. Ils tiennent jusqu’à lafin ; il faut les démolir, car ils ne reculent pas. C’est ceque nous faisions avec conscience, nous les battions en brèche, etle lendemain, à Zurich, ce fut un carnage comme celui du Mans.

» Cette masse stupide pensait s’échapperpar une porte, pendant que nous forcions l’autre ;l’infanterie était en tête. Korsakoff avait laissé sa cavalerie enville. Deux divisions les attendaient au défilé, les pièceschargées ; l’infanterie russe traversa boulets et mitraille,en poussant des cris sauvages qu’on entendait sur les deuxlacs ; la cavalerie, l’artillerie, la caisse et les bagagesrestèrent entre nos mains. Un corps de Condé fut écharpé ; nosseigneurs demandaient quartier, on leur répondait à coups debaïonnette. Entre eux et nous pas de trêve, pas demiséricorde ; vaincre ou mourir ! nous ne connaissons queça. Quelques-uns s’échappèrent. La ville est à moitié démolie, elleavait tiré sur nos parlementaires. Ce tas de Russes, que je voisétendus autour du bivac, ne ressemblent pas à des hommes, ce sontde grosses masses ; et, puisque les hussards autrichiens nousreprochaient la vermine, que devaient-ils penser de leursamis ?

» Voilà, Michel, l’espèce de gens qu’onnous détache pour nous rendre notre bon roi et pour détruire laliberté. Les hommes auront-ils le dessus sur les animaux ?C’est toute la question.

» Notre brigade est restée en positiondepuis hier, la batterie a perdu deux lieutenants, je suis proposépar Sébastien Foy. Je serai nommé, ce qui m’est bien égal, carl’âge me donne droit au congé définitif, et, la campagne finie, àmoins de nouveaux dangers pour le pays, je rentre au village.

» La division Mortier, la division Soultet deux autres divisions, sous le commandement du général en chef,sont parties à la rencontre de saint Nicolas Souvaroff, qui vient,par le Saint-Gothard, prendre le commandement des armées que nousavons battues, et marcher sur Paris. J’espère qu’on va bien lerecevoir et que vous apprendrez bientôt du nouveau.

» Et sur ce, mon cher Michel, je vousembrasse ; j’embrasse le petit Jean-Pierre, la citoyenneMarguerite, le citoyen Chauvel et toi, mon vieux camarade, de toutmon cœur. Et je dis à tous les amis, bons patriotes de là-bas,salut et fraternité.

» Jean-BaptisteSÔME. »

Cette lettre de Sôme nous remplit tousd’enthousiasme ; le père Chauvel surtout, affaissé depuisquelque temps, retrouva toute son énergie d’autrefois ; ilcourut à la mairie en donner lecture aux autorités, et puis ilconvoqua les jacobins, maître Jean, Éloff, Manque, Genti, etc., etce soir-là nous eûmes fête jusque passé dix heures.

Chapitre 15

 

Quelques jours après, les journaux de Parisnous apportaient toutes les nouvelles depuis la bataille deZurich : le passage de Souvaroff au Saint-Gothard ; laretraite de Gudin ; la défense des ponts du Diable, d’Urseren,de Wâsen et d’Amsteig par Lecourbe, la surprise de Souvaroff auxenvirons d’Altorf, en apprenant que les armées de Korsakoff, deHotze et de Jellachich étaient en pleine déroute ; sa fureurde se voir entouré par nos divisions ; sa retraite horrible àtravers le Schachenthal et le Muttenthal, harcelé par nos troupesjusque dans les glaciers et dans des chemins affreux, parsemés deses morts et de ses blessés ; enfin son arrivée misérable àCoire ; puis la dernière défaite de Korsakoff, entre Trüllikonet le Rhin, qui l’avait forcé de passer les ponts de Constance etde Diesenhofen, pour se sauver en Allemagne. Dix-huit milleprisonniers, dont huit mille blessés que les Russes avaient étéforcés d’abandonner, cent pièces de canon, treize drapeaux, quatregénéraux prisonniers, cinq généraux tués, parmi lesquels le généralen chef Hotze, la reprise du Saint-Gothard et de Glaris, tout celamontrait que l’affaire avait été décisive.

Les mêmes gazettes parlaient aussi d’unegrande victoire remportée par le général Brune sur lesAnglo-Russes, à Kastrikum, en Hollande. La république n’avait doncplus rien à craindre de ses ennemis.

Ce qui fit rire surtout Chauvel c’est qu’onvoyait, dans les mêmes journaux, deux petites lignes annonçant quele général Bonaparte avait débarqué le 17 à Fréjus, arrivantd’Égypte.

– Ah ! dit-il, son coup estmanqué ; il revenait pour nous sauver, et la république n’aplus besoin de lui. Doit-il être ennuyé ! Et maintenantj’espère qu’on va lui demander des comptes ; car lorsqu’unpays vous a confié sa plus belle flotte, trente-cinq mille hommesde vieilles troupes, des canons, des munitions, un matérielimmense, de revenir les mains dans les poches, comme un petit saintJean, et de dire : « Tout est là-bas, allez-yvoir ! » ce serait une mauvaise plaisanterie. Cetteconduite abominable et sans exemple ouvrira les yeux de lanation ; les père et mère des trente-cinq mille hommes qu’ilvient d’abandonner vont lui crier : « Qu’as-tu fait denos enfants ? Où sont-ils ? Puisque te voilà, toi, sainet sauf, toi qui devais nous les ramener, et qui leur promettaissix arpents de terre au retour de l’expédition, nous espérons bienque tu ne t’es pas retiré de la bagarre, en les laissant au milieudes déserts ! » Oui, cela ne peut pas manquer d’arriver.Nos directeurs et nos conseils, si lâches et si bas qu’on puisseles supposer, vont parler ferme.

Pour dire la vérité, mon beau-père n’avait pastort. Bonaparte lui-même a raconté plus tard que, si Kléber étaitrevenu d’Égypte sans ordre, il l’aurait fait arrêter à Marseille,juger par un conseil de guerre et fusiller dans les vingt-quatreheures. Pourtant Kléber ne s’était chargé de rien, il n’avait prisaucune responsabilité ; Bonaparte seul, sans même le prévenirde son départ, avait trouvé commode, au moment le plus difficile,de lui mettre toute l’affaire sur le dos, sachant bien que Kléberavait trop de cœur pour refuser le secours de son courage à tant depauvres diables abandonnés. Et il l’aurait fait fusiller !…c’est lui qui le dit. Qu’on juge d’après cela de l’égoïsme, del’injustice et de la férocité d’un pareil homme. Se croyait-il doncplus de droits que Kléber ? Non, mais il savait que personneen France n’était capable de la même barbarie et de la mêmemalhonnêteté que lui-même, et voilà, depuis le commencement jusqu’àla fin, tout le secret de sa force.

Chauvel pensait qu’on allait au moins luidemander des comptes… Hélas ! le lendemain de cette magnifiquecampagne de Zurich, où Masséna venait de sauver la France, le jourmême de son rapport, – simple et véridique, et non pleind’exagérations comme tant d’autres ! – ce jour même lesgazettes ne parlaient que de Bonaparte. Ah ! les frèresJoseph, Louis et Lucien n’avaient pas laissé se refroidirl’enthousiasme pendant son absence ; les gazettes et lespetites affiches avaient été leur train ; partout onlisait : « Le général Bonaparte est arrivé le 17 àFréjus, accompagné des généraux Berthier, Lannes, Marmont, Murat,Andréossy et des citoyens Monge et Berthollet ; il a été reçupar une foule immense de peuple, aux cris de « Vive larépublique ! » Il a laissé l’armée d’Égypte dans laposition la plus satisfaisante.

» On ne peut rendre la joie qu’on aéprouvée, en entendant annoncer hier ces nouvelles aux spectacles.Des cris de « Vive la république ! ViveBonaparte ! » des applaudissements tumultueux etplusieurs fois répétés se sont fait entendre de tous lescôtés ; tout le monde était dans l’ivresse. La victoire, quiaccompagne toujours Bonaparte, l’avait devancé cette fois, il avaitpeut-être gagné la bataille de Zurich et chassé les Anglais et lesRusses de la Hollande ! la victoire, qui accompagne toujoursBonaparte, l’avait devancé cette fois, et il arrive pour porter lesderniers coups à la coalition expirante. Ah ! monsieur Pitt,quelle terrible nouvelle à joindre à celle de la défaite totale desAnglo-Russes en Hollande ! Mieux eût encore valu la perte detrois autres batailles, que l’arrivée deBonaparte ! »

Et puis une ligne :

« Le général Moreau est arrivé àParis. » Il ne revenait pas d’Égypte, celui-là, il n’avait pasabandonné son armée ; il s’était dévoué en Italie pour réparerles fautes des autres. Que voulez-vous ? ce n’était pas uncomédien, les Français aiment les comédiens !

Et le lendemain :

« C’est chez lui, rue de la Victoire, àla Chaussée-d’Antin, que Bonaparte est descendu hier. Il sera reçuaujourd’hui au Directoire exécutif. »

Et le lendemain :

« Bonaparte est allé hier, à une heure etdemie, au Directoire exécutif. Les cours et les salles étaientremplies de personnes, qui s’empressaient pour voir celui dont lecanon de la Tour de Londres annonça la mort il y a plus d’un an. Ila serré la main à plusieurs soldats, qui avaient fait sous lui lescampagnes d’Italie. Il était en redingote, sans uniforme. Ilportait un cimeterre attaché avec un cordon de soie. Il a adoptéles cheveux courts. Le climat sous lequel il a vécu pendant plusd’une année, a donné plus de ton à sa figure, qui étaitnaturellement pâle. En sortant du Directoire, il est allé visiterplusieurs ministres, entre autres celui de la justice. »

Et puis :

« Lucien Bonaparte est élu présidentdu conseil des Cinq-Cents ; les secrétaires sont :Dillon, Fabry, Barra (des Ardennes) et Desprez (del’Orne). »

Et puis :

« Le général Bonaparte a dîné avant-hierchez Gohier, président du Directoire. On a remarqué qu’ilquestionnait plus qu’il ne parlait lui-même. On lui a demandé cequi avait le plus frappé les Égyptiens, de toutes les inventionsque nous leur avions apportées ; il a répondu que c’était denous voir boire et manger à la fois. »

Ainsi de suite du 22 vendémiaire au 18brumaire. Et durant ce temps il n’était plus question ni deMasséna, ni de Souvaroff, ni d’Anglo-Russes ; tous lesjournaux étaient pleins, du haut en bas, des victoires deChebreiss, des Pyramides, de Sédiman, de Thèbes, de Beyrouth, duMont-Thabor, de l’expédition de Syrie, de la dernière batailled’Aboukir, des proclamations de Bonaparte, membre de l’Institutnational, général en chef…, etc., etc !

Tout cela nous avait rapporté grand-chose.

Mais de la destruction de notre flotte, del’horrible pillage de Jaffa, du massacre des prisonniers et deshabitants de cette malheureuse ville ; de l’épuisement denotre armée, de la peste qui la décimait, des dangers qui lamenaçaient du côté de la mer et du désert, pas un mot. Quevoulez-vous ? la comédie, toujours la comédie ! Et puisl’ignorance, la bêtise épouvantable du peuple ; la bassessedes écrivains qui se vendent pour flagorner et glorifier ceux quileur graissent la patte ; la lâcheté de la foule, qui ne peutvivre sans maître ; l’égoïsme de ceux qui veulent avoir partau gâteau ; qu’on appelle cela chance, bonheur, génie, commeon voudra, tout cela réuni fait que les nations deviennent la proiedes êtres rusés et cruels, qui les méprisent et les traitent àcoups de botte et de cravache.

Enfin l’enthousiasme du peuple grandissait,quand, juste un mois après le retour de Bonaparte, on lut dans leMoniteur :

Bonaparte, général en chef, aux citoyenscomposant la garde sédentaire de Paris

« Du 18 brumaire an VIII de la Républiqueune et indivisible.

» Citoyens,

» Le conseil des Anciens, dépositaire dela sagesse nationale, vient de rendre le décret ci-joint. Il y estautorisé par les articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel.

» Art. 1er. Le Corpslégislatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud ; lesdeux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

» Art. 2. Ils y seront rendus demain 19brumaire, à midi. Toute continuation de fonctions, de délibérationest interdite ailleurs et avant ce terme.

» Art. 3. Le général Bonaparte est chargéde l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesuresnécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Legénéral commandant la 17e division militaire (c’étaitalors Lefèvre), la garde du Corps législatif, les gardes nationalessédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la communede Paris, dans l’arrondissement constitutionnel, et dans toutel’étendue de la 17e division, sont mis immédiatementsous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité. Tousles citoyens lui prêteront main-forte à sa premièreréquisition.

» Art. 4. Le général Bonaparte est appelédans le sein du conseil, pour y recevoir une expédition du présentdécret et prêter serment. (À quoi ?) Il se concertera avec lescommissions des inspecteurs des deux conseils.

» Art. 5. Le présent décret sera de suitetransmis par un message au conseil des Cinq-Cents et au Directoireexécutif ; il sera imprimé, affiché, promulgué, et envoyé danstoutes les communes de la République par des courriersextraordinaires. »

Bonaparte continuait :

« Le conseil des Anciens mecharge de prendre les mesures pour la sûreté de la représentationnationale ; sa translation est nécessaire et momentanée. LeCorps législatif se trouvera à même de tirer la représentation dudanger imminent, où la désorganisation de toutes les parties del’administration nous conduit. Il a besoin, dans cette circonstanceessentielle, de l’union et de la confiance des patriotes.Ralliez-vous autour de lui ; c’est le seul moyen d’asseoir laRépublique sur les bases de la liberté civile, du bonheurintérieur, de la victoire et de la paix.

» Vive la République !

» Bonaparte. »

» Pour copie conforme,

» ALEXANDRE BERTHIER. »

Ensuite arrivait une proclamation de Bonaparteaux soldats :

« Soldats,

» Le décret extraordinaire du conseil desAnciens est conforme aux articles 102 et 103 de l’acteconstitutionnel. Il m’a remis le commandement de la ville et del’armée.

» Je l’ai accepté, pour seconder lesmesures qu’il va prendre, et qui sont tout entières en faveurdu peuple.

» La République est mal gouvernée depuisdeux ans. Vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tantde maux ; vous l’avez célébré avec une union qui m’impose desdevoirs que je remplis. Vous remplirez les vôtres, et vousseconderez votre général avec l’énergie, la fermeté et la confianceque j’ai toujours vues en vous. La liberté, la victoire et la paixreplaceront la République au rang qu’elle occupait en Europe, etque l’ineptie ou la trahison ont pu seule lui faire perdre.

» Vive la République !

» Bonaparte. »

L’étonnement des gens, en lisant cesproclamations, ne peut pas se figurer. Nous étions tranquilles, larépublique venait de remporter deux grandes victoires à Zurich et àKastrikum, en Hollande ; nos ennemis étaient abattus, et voilàque tout à coup, sans aucune raison, Bonaparte déclarait que larépublique avait perdu son rang en Europe, et qu’il allait larétablir dans son éclat. C’était tellement faux, que les plusbornés voyaient le mensonge. Et puis ce transport des deux conseilsau village de Saint-Cloud, pour les mettre sous la main dessoldats, sans aucune défense, paraissait une véritabletrahison ; c’est là ce qui faisait pousser des crisd’indignation aux patriotes ; ils croyaient tous que le peuplede Paris allait se soulever ; ils entraient l’un après l’autreà la bibliothèque, en criant :

– Eh bien ! ça chauffe maintenant àParis !

Et Chauvel, qui se promenait de long en large,la tête penchée, leur répondait avec un sourire amer :

– Paris est bien tranquille. Parisregarde défiler les états-majors de Bonaparte. Pourquoi le peuplede Paris se soulèverait-il, quand nous sommes ici bien paisibles àrêvasser, et qu’on crie dehors : « ViveBonaparte ! » Pour qui et pour quoi se ferait-il casserles os ? Pour conserver cette constitution de l’an III, qui ledestitue de ses droits politiques ? Pour maintenir une poignéed’intrigants dans les places qu’ils se sont adjugéeseux-mêmes ? Non ! je vais vous expliquer clairement lachose : l’affaire présente est entre les bourgeois et lessoldats. Je la voyais venir depuis longtemps ; elle avaitcommencé au 13 vendémiaire, elle avait continué au 18 fructidor.L’armée, dans le fond, sera toujours pour le peuple, elle sort dupeuple, ceux qui soutiennent les intérêts du peuple ont toujoursl’armée ; voilà pourquoi la Convention, malgré les nécessitésterribles du temps, a toujours pu compter sur les soldats, mêmecontre leurs généraux. Aucun général n’aurait pu entraîner lessoldats contre la république, car la république alors c’étaiteux-mêmes, leurs familles, leurs parents, leurs amis, la nationtout entière. Mais les anciens girondins et leurs amis de la plaines’étant entendus pour faire le 9 thermidor, la séparation desintérêts du peuple et de la bourgeoisie a commencé ; laconstitution de l’an III l’a confirmée ; depuis, de jour enjour elle s’est étendue. La république n’est plus une, indivisible,elle est partagée : la bourgeoisie a ses intérêts, le peuple ales siens ; entre les deux se trouve l’armée ; c’est ellequi va faire la loi. Il lui fallait une occasion, notre directeurSieyès vient de la trouver ; depuis six mois il invente uneconspiration des jacobins contre la république. Cet homme, le plusvaniteux que je connaisse, déteste le peuple, parce que le peupleveut des idées claires et qu’il ne comprend pas les idées creusesde l’abbé Sieyès ; il a laissé l’abbé Sieyès dans son marais,sans s’inquiéter de lui, sans demander comme les bourgeois de laConstituante : « Que faut-il faire, monsieurl’abbé ? Que pensez-vous de notre conduite, monsieurl’abbé ? Si vous ne parlez pas, monsieur l’abbé, nous allonsêtre bien embarrassés ! » Le peuple et ses représentantsl’ont tranquillement laissé rêver. Ils ont fait de grandes chosessans lui, malgré lui, car à sa mine on voyait que cet hommetrouvait tout mauvais, mais il avait la prudence de se taire.

» Plus tard il a retrouvé ses amis auconseil des Anciens ; ils avaient eu peur ensemble, ilsavaient tremblé dans leur peau plus d’une fois, cela les rendait enquelque sorte frères. La constitution de l’an III ne leurparaissait pas encore assez monarchique, et les directeursLareveillère, Rewbell, Barras, etc., assez bourgeois ; ils ontfait leur coup de prairial, Sieyès est devenu directeur ; lesjournaux patriotes ont été saisis, leurs propriétaires, directeurset rédacteurs déportés à Oléron, les clubs ont été fermés, lesjacobins poursuivis ! Depuis six mois on ne parle que deterreur, de conspiration contre la république, pour avoir unprétexte d’arrêter les gens que l’on craint. Cela ne suffit pas.Sieyès a la constitution définitive de notre république dans sapoche ; et, comme elle ne cadre pas avec les idées de tout lemonde, comme le peuple pourrait bien la repousser, il faut ungénéral à Sieyès pour mettre le peuple à la raison, s’il sesoulève. Il a tâté Moreau, Bernadotte ; il a choisi Joubert,mais Joubert est mort à Novi. Maintenant Bonaparte est revenud’Égypte ; Bonaparte embrasse la constitution de Sieyès ;il la défend envers et contre tous ; Sieyès et ses amis duconseil des Cinq-Cents n’en demandent pas plus ; ils livrentles deux Conseils à Bonaparte, en les transportant àSaint-Cloud ; ils donnent à Bonaparte le commandement destroupes, malgré la constitution. Demain nous verrons le reste. Jepense que, si l’affaire réussit, Bonaparte et les soldats voudrontavoir aussi leur petite part dans le gouvernement ; lesbourgeois n’auront pas tout. »

Chauvel clignait de l’œil, indigné de ce tourqu’il prévoyait, mais qui venait dans un moment où la république seportait si bien, qu’on aurait cru de pareilles gueuseriesimpossibles. Je crois encore aujourd’hui que, sans l’abbé Sieyès,Bonaparte, malgré son audace, n’aurait jamais osé faire le coup.Sieyès l’avait préparé, Bonaparte l’exécuta.

Le lendemain, on se précipitait dans notreboutique pour demander les journaux ; en quelques minutes ilsétaient tous enlevés. Nous, dans notre bibliothèque, à dix ou douzeamis et gens de la famille, nous lisions cette fameuse séance desCinq-Cents, du 19 brumaire, à l’orangerie de Saint-Cloud, sous laprésidence de Lucien Bonaparte. C’est moi qui lisais :

« La séance est ouverte à une heure etdemie, dans l’orangerie de Saint-Cloud, aile gauche du palais, parla lecture du procès-verbal de la séance précédente.

» Gaudin : Citoyens, undécret du conseil des Anciens a transféré les séances du Corpslégislatif dans cette commune.

» Cette mesure extraordinaire doit êtremotivée sur des dangers imminents. En effet, on a déclaré que desfactions puissantes menaçaient de nous déchirer ; qu’ilfallait leur arracher l’espoir de renverser la république, etrendre la paix à la France, etc.

» Gaudin continuait ainsi, et finissaitpar demander qu’une commission fût nommée, pour faire son rapportsur la situation de la république et les mesures de salut public àprendre dans les circonstances. Il était interrompu.

» Delbrel : Laconstitution d’abord.

» Grandmaison : Jeréclame la parole.

» Delbrel : Laconstitution ou la mort ! Les baïonnettes ne nous effrayentpas ; nous sommes libres ici.

« Plusieurs voix :Point de dictature !… À bas les dictateurs !

» Les cris de « Vive laconstitution ! » s’élèvent.

» Delbrel : Je demandequ’on renouvelle le serment à la constitution !

» Les acclamations se renouvellent. Unefoule de membres se portent au bureau. Les cris : « À basles dictateurs ! » recommencent.

» Le président LucienBonaparte : Je sens trop la dignité du Conseil, poursouffrir plus longtemps les menaces insolentes d’une partie desorateurs. Je les rappelle à l’ordre.

» Grandmaison :Représentants, la France ne verra pas sans étonnement que lareprésentation nationale et le conseil des Cinq-Cents, cédant audécret constitutionnel du conseil des Anciens, se sont rendus danscette nouvelle enceinte, sans être instruits du danger, imminentsans doute, qui nous menace. On parle de former une commission pourproposer des mesures à prendre, pour savoir ce qu’il y a à faire.Il faudrait plutôt en proposer une pour savoir ce qui a étéfait.

» Il finissait par s’écrier :

» – Le sang français coule depuis dix anspour la liberté, et je demande que nous fassions le serment de nousopposer au rétablissement de toute espèce de tyrannie.

» Une foule de voix :Appuyé ! appuyé ! Vive la république ! Vive laconstitution !

» Ce serment était prêté, et Bigonnetdisait :

» – Le serment que vous venez derenouveler occupera sa place dans les fastes de l’histoire, ilpourra être comparé à ce serment célèbre que l’Assembléeconstituante prêta au jeu de paume, avec cette différence qu’alorsla représentation nationale cherchait un asile contre lesbaïonnettes de l’autorité royale, et qu’ici les armes qui ont servila liberté sont entre des mains républicaines.

» Une foule de voix :Oui !… oui !…

» Bigonnet : Mais leserment serait illusoire, si nous n’envoyions pas un message auconseil des Anciens, pour nous instruire des motifs de laconvocation extraordinaire qui nous réunit ici. »

La séance continuait au milieu de l’agitation,on envoyait un message au Directoire, puis arrivait la lettre deBarras, qui donnait sa démission de directeur. Ce misérabledisait :

« Citoyens représentants,

» Engagé dans les affaires publiquesuniquement par ma passion pour la liberté, je n’ai consenti àaccepter la première magistrature de l’État, que pour la soutenirdans le péril, etc. La gloire qui accompagne le retour du généralillustre auquel j’ai eu le bonheur d’ouvrir le chemin de la gloire,les marques éclatantes de confiance que lui donne le Corpslégislatif, et le décret de la représentation nationale, m’ontconvaincu que, quel que soit le poste où m’appelle désormaisl’intérêt public, les périls de la liberté sont surmontés et lesintérêts des armées garantis, etc. »

Ce filou avait l’air de se moquer desmalheureux représentants, entourés de sabres et de canons, loin detout secours.

Il paraît que ces longues délibérationsfatiguaient Bonaparte ; il avait sans doute des espions dansla salle, qui lui rapportaient ce qu’on y disait, car, au moment oùle représentant Grandmaison faisait entendre que la démission deBarras ne lui paraissait pas naturelle, qu’elle pouvait avoir étéforcée, tout à coup un grand mouvement avait eu lieu, tous lesregards s’étaient tournés vers la grande porte, où le généralBonaparte entrait, quatre grenadiers de la représentation derrièrelui, et des officiers d’état-major plus loin, attentifs. Alorsl’assemblée tout entière, indignée de voir ce soldat violerl’enceinte nationale, s’était levée en criant :

– Qu’est-ce que cela ?… Qu’est-ceque cela ? Des sabres ici… des hommes armés !…

Beaucoup de membres s’étaient précipités deleur banc ; ils tenaient Bonaparte au collet et le poussaientdehors. Une foule de membres criaient, debout sur leurssièges :

– Hors la loi !… hors laloi !…

Ce cri terrible, qui avait fait tremblerRobespierre, fit pâlir aussi cet homme. On l’a dit, il tomba mêmeen faiblesse entre les bras de ses officiers. Mais le grandLefèvre, que j’ai vu plus tard, un vrai troupier, natif deRouffach, en Alsace, et qui ne connaissait que la consigne, s’étaitprécipité dans la salle, à la tête de ses grenadiers, encriant : « Sauvons le général ! » Et il l’avaitemporté.

Qu’on se figure le tumulte après cela. Leprésident Lucien Bonaparte, qui réclame le silence et crieépouvanté, parce qu’il sentait l’infamie de son frère :

– Le mouvement qui vient d’avoir lieu ausein du conseil, prouve ce que tout le monde a dans le cœur et ceque moi-même j’ai dans le mien. Il était cependant naturel decroire que la démarche du général n’avait pour objet que de rendrecompte de la situation des affaires ou de quelque objet intéressantla chose publique. Mais je crois qu’en tout cas nul de vous ne peutsoupçonner…

» Un membre :Aujourd’hui Bonaparte a terni sa gloire.

» Un autre : Bonapartes’est conduit en roi.

» Un autre : Je demandeque le général Bonaparte soit traduit à la barre, pour y rendrecompte de sa conduite.

» Lucien Bonaparte : Jedemande à quitter le fauteuil.

» Chazal occupe le fauteuil.

» Digneffe : Quand leconseil des Anciens a usé du droit constitutionnel du Corpslégislatif, il a eu sans doute de puissants motifs. Je demandequ’on déclare quels sont les chefs et les agents de la conspirationqui nous menace. Avant tout je demande que vous preniez des mesurespour votre sûreté ; que vous déterminiez sur quels endroitss’étendra la police de votre enceinte.

» Une foule de voix :Appuyé.

» Bertrand (duCalvados) : Lorsque le conseil des Anciens a ordonné latranslation du Corps législatif en cette commune, il en avait ledroit constitutionnel ; quand il a nommé un général,commandant en chef, il a usé d’un droit qu’il n’avait pas. Jedemande que vous commenciez par décréter que le général Bonaparten’a pas le commandement des grenadiers qui composent votregarde.

» Une foule de voix :Appuyé !

» Talot : Le conseildes Anciens n’avait pas le droit de nommer un général ;Bonaparte n’a pas eu le droit de pénétrer dans cette enceinte sansy être mandé. Quant à vous, vous ne pouvez rester plus longtempsdans une telle position ; vous devez retourner à Paris.Marchez-y revêtus de votre costume, et votre retour y sera protégépar les citoyens et les soldats ; vous reconnaîtrez àl’attitude des militaires qu’ils sont les défenseurs de la patrie.Je demande qu’à l’instant vous décrétiez que les troupes qui sontactuellement dans cette commune fassent partie de votre garde. Jedemande que vous adressiez un message au conseil des Anciens, pourl’inviter à rendre un décret qui vous ramène à Paris.

» Destrem : J’appuiel’avis de Talot.

» Blin : Six millehommes sont autour de vous ; déclarez qu’ils font partie de lagarde du Corps législatif.

» Delbrel : Àl’exception de la garde du Directoire. Marche, président, mets auxvoix cette proposition.

» On demande à grand cris le vote.

» Lucien Bonaparte : Jene m’oppose point à la proposition ; mais je dois faireobserver qu’ici les soupçons paraissent s’élever avec bien de larapidité et peu de fondement. Un mouvement, même irrégulier,aurait-il déjà fait oublier tant de services rendus à laliberté ?

» Une foule de voix :Non, non, on ne les oubliera pas !

» Lucien Bonaparte : Jedemande qu’avant de prendre une mesure, vous appeliez legénéral.

» Beaucoup de voix :Nous ne le reconnaissons pas.

» Lucien Bonaparte : Jen’insisterai pas davantage. Quand le calme sera rétabli dans cetteenceinte ; quand l’inconvenance extraordinaire qui s’estmanifestée sera calmée, vous rendrez justice à qui elle est due,dans le silence des passions.

» Une foule de voix :Au fait !… au fait !…

» Lucien Bonaparte : Jedois renoncer à être entendu ; et, n’en ayant plus le moyen,je déclare déposer sur la tribune les marques de la magistraturepopulaire.

» Lucien Bonaparte, dépouillé de soncostume, descend de la tribune. Un peloton de grenadiers du Corpslégislatif entre. Un officier du Corps des grenadiers est à satête. Le piquet, arrivé à la tribune enlève Lucien Bonaparte etl’emmène dans ses rangs hors de la salle. »

Voilà le guet-apens bien réussi ; quandla ruse et le mensonge ne suffisent pas, quand les gens ne selaissent pas tromper, on emploie la force !

« Le tumulte éclate, les cris de fureuret d’indignation. Le pas de charge se fait entendre dans lesescaliers qui conduisent à la salle. Les spectateurs s’élancent auxfenêtres. Les représentants du peuple sont debout et crient :« Vive la république ! » Des grenadiers, l’arme aubras, envahissent le temple des lois, le général Leclerc à leurtête.

» Le général Leclerc élevant lavoix :

– Citoyens représentants, on ne répondplus de la sûreté du conseil. Je vous invite à vous retirer.

» Les cris de « Vive larépublique ! » recommencent. Un officier des grenadiersdu Corps législatif monte au bureau du président :

» – Représentants, s’écrie-t-il,retirez-vous, le général a donné des ordres.

» Le tumulte le plus violent continue.Les représentants restent en place. Un officier s’écrie :« Grenadiers, en avant ! » Le tambour bat la charge.Le corps des grenadiers s’établit au milieu de la salle. L’ordre defaire évacuer la salle est donné par le général Leclerc, ets’exécute au bruit d’un roulement de tambours, pour couvrir lescris d’indignation et les protestations des députés. »

Je connais des écrivains qui dans le temps ontglorifié cela, et que d’autres Bonaparte ont fait empoigner etconduire en prison la nuit, comme des voleurs. Franchement ilsl’avaient bien mérité. Quand on enseigne au peuple le respect etl’admiration de la ruse et de la violence ; quand on n’a pasun cri pour relever le cœur des honnêtes gens et flétrir le crime,eh bien, il faut vous appliquer vos leçons ; cela raffermit lamorale de ceux qui pensent que la justice est éternelle et qu’elles’exécute même quelquefois en ce monde.

Quant au reste de ce 19 Brumaire, vous savezdéjà que la majorité des Anciens, gagnée par Sieyès, était ducomplot. Ils tremblaient dans l’aile droite du palais. Le matinmême, avant d’aller au Cinq-Cents, Bonaparte était venu leur faireun discours, comme il en faisait à ses soldats, criant qu’ilexistait une conspiration, que le conseil des Cinq-Cents voulaitrétablir la Convention et les échafauds, que les directeurs Barraset Moulin avaient été jusqu’à lui proposer de renverser legouvernement. On lui demandait des preuves. Il n’en n’avaitpas ; il bégayait, il se fâchait, il se tournait vers sessoldats, debout à la porte, et leur criait :

– C’est sur vous, mes braves soldats, queje me repose… Je vois d’ici vos bonnets et vos baïonnettes. Vous nem’abandonnerez pas, mes braves amis, que j’ai conduits à lavictoire…

Ainsi de suite. Ah ! que les Anciensdevaient se repentir d’avoir livré les deux Conseils et la nation àce malheureux ! Il était trop tard !

Pendant que les Cinq-Cents, repoussés de leursalle, couraient à Paris pour réveiller le peuple, s’il étaitpossible, vingt-cinq ou vingt-six traîtres, restés en arrière,rentrèrent à la nuit dans la salle, sous la présidence de LucienBonaparte, complice de l’autre, et rendirent ce fameux décret qu’onattendait et par lequel le Directoire était supprimé, soixante etun des Cinq-Cents expulsés des conseils, le pouvoir exécutif confiéà Sieyès, Roger-Ducos et Bonaparte, le général, sous lenom de Consuls, le Corps législatif ajourné à trois mois, et deuxcommissions législatives de vingt-cinq membres, chargées de veillerà la police et de réviser la constitution.

Les Anciens restés en permanence, approuvèrenttout, cela va sans dire ; et comme Chauvel l’avait prévu, lepeuple n’ayant pas bougé parce qu’il n’avait aucun intérêt à garderla constitution de l’an III, la nation fut dans le sac pour seizeans. Elle y serait peut-être encore sans les Allemands, les Anglaiset les Russes ! Oui, il faut enfin avoir le courage de ledire : si l’Europe tout entière, qu’il pillait et rançonnait,ne s’était pas levée contre cet homme, l’ancien régime, rétablidans toute sa force au profit de la famille Bonaparte, avec sonclergé, sa noblesse, ses majorats, ses privilèges et son despotismeabominable, écraserait encore notre malheureux pays.

Les bourgeois, s’il leur restait un peu de bonsens, durent alors comprendre que l’esprit de finasserie etd’égoïsme ne fait pas tout, et qu’avec un peu plus de justice, enfaisant une part honnête au peuple dans leur constitution, elleaurait trouvé des milliers de défenseurs. Mais quand on veut touthapper et garder pour soi seul, il faut aussi tout défendre ;Bonaparte, en criant « qu’il venait rétablir les droits dupeuple » et jeter les avocats à la rivière, devait avoirle peuple pour lui, cela tombe sous le sens commun ; chacunpour soi, Dieu pour tous ! Les bourgeois en avaient donnél’exemple, le peuple le suivit.

Nous allions donc apprendre à connaître legouvernement des soldats !

Chapitre 16

 

Tous les généraux présents à Paris avaienttrempé dans le coup d’État ; Moreau s’était même abaisséjusqu’à garder prisonniers, au palais du Luxembourg, les deux seulshommes de cœur du Directoire, Gohier et Moulin, qui n’avaient pasvoulu donner leur démission, et qui se retirèrent, en protestantavec force contre ces infamies.

Le lendemain, Bonaparte quitta la petitemaison de la rue de la Victoire avec son épouse, pour aller seloger au Luxembourg. Les consuls firent une proclamation à lanation et Bonaparte à l’armée ; les soldats reçurent du vin,ils chantèrent, ils crièrent : « ViveBonaparte ! » Le peuple, à Phalsbourg, s’en mêla, et l’onconsomma plus de bière et de cervelas en ce jour, que durantplusieurs mois. Les patriotes ne bougèrent pas ; quand lepeuple et les soldats sont d’accord, il faut rester bientranquille. Les autorités civiles et militaires avaient reçu desordres, et dans une petite ville comme la nôtre, le maire, lesadjoints, le secrétaire de la mairie, le brigadier de lagendarmerie, viennent vous avertir en secret. Nous avions reçu cetavis, le père Chauvel n’en avait pas besoin, il connaissaitBonaparte.

Les gazettes étaient pleines d’adhésions, decompliments, de félicitations, d’assurances de dévouement ;Brune lui-même, un ancien ami de Danton, et qui lui devait sespremiers grades, le vainqueur du duc d’York en Hollande, écrivit augrand homme pour se soumettre. Masséna ne disait rien ; ilavait semé, l’autre récoltait : l’ingratitude du peuple devaitl’indigner. Bonaparte, pour ne l’avoir pas si près de Paris, à latête des vainqueurs de Zurich, l’envoya commander en Italie ;Bernadotte, ayant vu le coup réussir à fond, se taisait ;Championnet criait victoire ; Augereau n’avait jamais tantaimé Bonaparte.

Mais ce qui fit frémir les honnêtes gens, cefut la liste de ceux qu’on envoyait à Cayenne et dans l’île de Ré,cette liste où les brigands, les assassins signalés depuislongtemps, se trouvaient mêlés avec les représentants desCinq-Cents, et des patriotes comme Jourdan, le sauveur de la Franceà Fleurus et à Wattignies. Alors on reconnut l’esprit d’abaissementde Bonaparte. Il paraît que lui-même apprit l’horreur de la foule,et qu’il comprit qu’en dépassant un certain point, la canailleelle-même pourrait se révolter ; car on vit aussitôt dans lesgazettes qu’il ne s’agissait pas de Jean-Baptiste Jourdan, legénéral, mais de Mathieu Jourdan, dit Coupe-Tête, le massacreur dela Guillotière, mort depuis des années. Cette humiliation d’un desplus vertueux citoyens fit de la peine à tout le monde.

Les deux commissions poursuivaient leurouvrage à Paris ; celle des Cinq-Cents, sous Lucien Bonaparte,celle des Anciens, sous Lebrun. Elles abolirent la loi des otages,elles établirent une taxe de guerre de vingt-cinq centimes parfranc, à la place de l’emprunt forcé ; elle proclamèrentl’étalon définitif des poids et mesures, ce qui fut un bien pour lecommerce ; elles mirent en ordre les lois déjà rendues pournotre code civil, et finalement elles nommèrent chacune leurcommission chargée d’arrêter un projet deconstitution.

C’est ce qu’on attendait avec impatience, carnous ne pouvions vivre dans l’état où nous étions, sous le genoud’un seul homme ; nous aurions été plus malheureux que desserfs. Nous croyions que la nouvelle constitution allait nousrendre des droits, puisque tous étaient abolis, même ceux de laconstitution de l’an III. Le père Chauvel seul riait, quand on luiparlait de nouvelles constitutions ; il levait lesépaules : cela signifiait bien des choses et vous mettait lamort dans l’âme.

Alors on connut enfin cette magnifiqueconstitution, que Sieyès trimballait dans sa tête depuis cinq ans.Des images de Mirecourt, dont nous avons vendu beaucoup en ce tempsla représentaient sous la figure d’une pyramide d’Égypte. En hautétait assis dans un fauteuil le grand électeur à vie, nommé par lesénat assis au bas de la pyramide. Ce grand électeur devaitrecevoir six millions par an ; il devait avoir une garde detrois mille hommes et vivre au palais de Versailles, comme LouisXVI. C’était la pièce principale de cette constitution. Le grandélecteur ne devait avoir pour seule fonction que de nommer deuxconsuls, l’un de la paix et l’autre de la guerre, et puis deregarder d’en haut ce qui se passerait. À droite de la pyramideétait assis le Corps législatif, à gauche le tribunat, et, en facedu grand électeur, le conseil d’État. Le tribunat et le conseild’État se disputaient ensemble sur les lois, le Corps législatifles écoutait, il prononçait son jugement.

Quant au peuple, il était représenté sous lafigure d’un maire qui dresse des listes, d’un commissionnaire quiles porte et d’un paysan qui les met dans une boîte.

Cette image faisait mourir de rire tous ceuxqui la voyaient. On contait que Bonaparte lui-même s’en était faitdu bon sang et qu’il avait dit à Sieyès :

– Ah çà ! croyez-vous que la nationverrait avec plaisir un cochon dépenser six millions à Versaillessans rien faire ? Et puis, connaissez-vous un homme assez bas,pour accepter une position pareille ?

M. l’abbé n’avait su quoi répondre ;il connaissait très bien ce grand électeur !

Il paraît que Bonaparte trouva pourtant que laconstitution de Sieyès avait du bon, car, le 13 décembre 1799, lanouvelle constitution ayant été publiée, nous vîmes que le Sénat,le Corps législatif, le tribunat, le conseil d’État et même legrand électeur étaient conservés ; seulement ce grandélecteur, au lieu de ne rien faire, faisait tout ; ils’appelait premier consul, et s’était donné deux camarades pour laforme :

« Le gouvernement est confié à troisconsuls, nommés pour dix ans et indéfiniment rééligibles. Laconstitution nomme premier consul le citoyen Bonaparte, ex-consulprovisoire ; deuxième consul, le citoyen Cambacérès,ex-ministre de la justice ; troisième consul, le citoyenLebrun, ex-membre de la commission des Anciens.

» Le premier consul a des fonctions etdes attributions particulières, dans lesquelles il estmomentanément suppléé, quand il y a lieu, par un de sescollègues.

» Le premier consul promulgue leslois ; il nomme et révoque à volonté les membres du conseild’État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieursen chef ; les officiers de l’armée de terre et de mer, lesmembres des administrations locales et les commissaires dugouvernement près les tribunaux ; il nomme les juges criminelset civils autres que les juges de paix et les juges de cassation,sans pouvoir les révoquer.

» Le gouvernement propose les lois etfait les règlements nécessaires pour les exécuter ; il dirigeles recettes et les dépenses de l’État ; il surveille lafabrication des monnaies. S’il est informé qu’il se trame quelqueconspiration contre l’État, il peut décerner des mandats d’ameneret des mandats d’arrêt. Il pourvoit à la sûreté intérieure et à ladéfense extérieure de l’État ; il distribue les forces deterre et de mer et en règle la direction. Il entretient desrelations politiques au dehors, conduit les négociations, fait lesstipulations préliminaires, signe, fait signer et conclut lestraités de paix, d’alliance, de trêve, de neutralité, de commerceet autres conventions. Sous la direction des consuls, le conseild’État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlementsd’administration publique, et de résoudre les difficultés quis’élèvent en matière d’administration. »

Enfin, qu’est-ce qui restait aux autres, je ledemande, et quelles garanties avions-nous ? Qui pouvaits’opposer à la volonté du premier consul, qui ? Il avait toutfait, tout nommé du haut en bas : sénateurs, pour maintenir ouannuler les actes inconstitutionnels ; conseillers d’État,pour défendre les projets de loi ; tribuns pour lesattaquer ; et par sa constitution il voulait continuer de toutfaire, tout nommer et tout décider, car son Corps législatif étaitune vraie farce. Écoutez un peu :

« Les citoyens de chaque arrondissementcommunal désigneront ceux d’entre eux qu’ils croiront les pluspropres à gérer les affaires publiques (un sur dix). Les citoyenscompris dans ces listes communales désigneront également un dixièmed’entre eux ; il en résultera une seconde listedépartementale. Les citoyens portés sur la liste départementaledésigneront pareillement un dixième d’entre eux, il en résulteraune troisième liste. »

Vous croyez peut-être que ceux-ci vont enfinnommer les députés, pas du tout : « Ceux-là sont propresaux fonctions publiques nationales. »

« Toutes les listes faites dans lesdépartements en vertu de l’article 9 (les dernières), serontadressées au sénat ; le sénat élit sur ces listes leslégislateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation etles commissaires de la comptabilité. »

Et le sénat, qui l’avait nommé ? Lesconsuls ! – Je ne veux pas aller plus loin, cela suffit pourvous montrer dans quel état nous étions tombés : le premierconsul faisait tout et la nation rien ! Quant aux discussionsentre le conseil d’État et le tribunat dans la présentation deslois, c’était une espèce de mécanique montée pour faire croire quenous avions un gouvernement et que nous débattions nosintérêts ; les uns attaquaient toujours le projet et lesautres le défendaient toujours, comme Polichinelle à la foire donnetoujours les coups de pied, et Jocrisse les reçoit toujours, enfaisant des grimaces ; on finit par rire malgré soi, tant lachose vous semble bête. Il paraît pourtant que le premier consulétait jaloux de son théâtre, car plusieurs journaux s’étant permisd’exécuter les farces du tribunat et du conseil d’État, et de sedisputer entre eux sur les projets, on vit un beau matin, auMoniteur :

« Arrêté du 27 nivôse. – Les consuls dela République, considérant qu’une partie des journaux quis’impriment dans le département de la Seine sont des instrumentsdans les mains des ennemis de la République ; que legouvernement est chargé spécialement par le peuple français deveiller à sa sûreté, arrêtent ce qui suit :

» Art. Ier. Le ministre de lapolice ne laissera, pendant toute la guerre, imprimer,publier et distribuer que les journaux ci-après désignés : leMoniteur universel, le Journal des débats et desdécrets, le Journal de Paris, le Bien informé,l’Ami des lois, la Clef des Cabinets, le Citoyenfrançais, la Gazette de France, le Journal deshommes libres, le Journal du soir, le Journal desdéfenseurs de la patrie, la Décadephilosophique. »

En tout treize journaux. Et, comme nous avionstoujours la guerre, cela ne devait jamais finir. Après cela, chacunpeut se figurer à quel degré d’abaissement, de stupidité etd’ignorance la nation fut bientôt réduite ; d’autant plus que,pendant tout son règne, Bonaparte ne donna pas un centime pourl’instruction primaire, et ne s’inquiéta que des lycées et deshautes écoles pour la bourgeoisie et la noblesse. Mais en revanche,bien des gens oubliés revinrent sur l’eau ; jamais on ne sefera l’idée de l’enthousiasme d’une foule d’anciens gentilshommes,de ci-devant écuyers, seigneurs, comtes, vicomtes, grandes dames,valets de cour, employés de faisanderie ou de la cuisine, d’avoirenfin un homme devant qui se prosterner. Cela leur manquait depuislongtemps. Ce n’était pas le roi légitime, hélas, non !C’était même un assez rude personnage, un soldat de fortune trèsinsolent, mais c’était le maître ! Et l’on se précipitait dansses antichambres ; on avait besoin de servir : il est sidoux de servir !

Bonaparte aimait cette espèce de gens ;il les recevait bien et disait que la vieille noblesse se reconnaîttoujours à ses belles manières ; qu’il faut être élevélà-dedans de père en fils, pour s’en tirer aussi bien. Mais iln’était pas encore aux Tuileries, et c’est aux Tuileries qu’ilvoulait les recevoir.

En attendant, comme l’amour d’un homme neremplace pas tout à fait l’amour de la patrie, et qu’il fautencourager ceux qui sont dans le bon chemin, en les marquant d’unsigne, les consuls de la république arrêtèrent qu’il serait donnéaux individus qui se distingueraient par une action d’éclat :1° aux grenadiers et soldats des fusils garnis d’argent ; 2°aux tambours, des baguettes d’honneur garnies en argent ; 3°aux militaires de troupes à cheval, des mousquetons d’honneurgarnis en argent ; 4° aux trompettes, des trompettes d’honneuren argent ; 5° que les canonniers pointeurs les plus adroits,qui dans une bataille rendraient le plus de services, recevraientdes grenades d’or qu’ils porteraient sur le parement de leurshabits, et que tout militaire qui aurait obtenu une de cesrécompenses jouirait de cinq centimes de haute paye par jour.

Ainsi tout se payait comme dans notreboutique ; la livre de sucre, tant ; l’once de cannelle,tant ; le litre de vinaigre, tant ; le dévouement dusoldat, tant ! du lieutenant, tant ! du capitaine,tant ! Tu courais le risque de perdre la vie, tant pour lesrisques, et nous sommes quittes ! Quant à ton dévouement, àtes sacrifices, ne m’en parle pas. Tout ce qui se paye et s’achèteest de la marchandise ; laissons donc de côté la gloire. Lagloire existait sous la république, quand les Jourdan, les Hoche,les Kléber, les Marceau se sacrifiaient avec des milliers d’autrespour la liberté, l’égalité et la fraternité ; oui, la gloireétait leur seule récompense ; ils ne voulaient ni titres, nidécorations, ni grosses pensions, ni gratifications ! Maischaque fois qu’on me parle de la gloire avec de gros profits,l’idée me vient de proposer au conseil municipal de m’élever unestatue sur la place d’armes de Phalsbourg, pour avoir pendantquinze ans fourni mes compatriotes, contre beaux deniers comptants,de poivre, de gingembre, de clous de girofle et autres denréescoloniales. Les gens m’ont payé, c’est vrai ; je me suis faitépicier dans mon intérêt, c’est encore vrai ; mais du momentque l’état militaire rapporte autant et plus de bénéfices en tousgenres que l’épicerie, je ne vois pas pourquoi Michel Bastien,premier épicier de la commune, n’aurait pas sa statue aussi bienque Georges Mouton.

Tout cela, vous le voyez bien, c’est uneplaisanterie : la gloire vient du dévouement ! EtBonaparte comptait si peu sur le dévouement, qu’il n’avait jamaisparlé que d’intérêt à ses soldats : « Soldats, je vaisvous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ! »– « Soldats, au retour de cette expédition, chacun de vousaura de quoi acheter six arpents de terre. » Maintenant ilsn’avaient besoin de rien acheter, ils étaient dans les plusfertiles plaines du monde : la France ! riche en grains,riche en fourrages, riche en fruits, riche en bons vins, riche endenrées de toute sorte, et surtout riche en conscrits. Ils avaientgagné tous les droits que la nation avait perdus.

Après avoir joué contre nous, Bonaparte allaitjouer contre l’Europe, pour donner des trônes à ses frères, lanation allait être forcée de lui fournir tous les enjeux, maiscomme il avait promis la paix au pays, et que cette promesse avaitfait deux fois son élévation, il écrivit familièrement au roid’Angleterre George III, que les Anglais et les Français pourraientfort bien s’entendre, dans l’intérêt de leur commerce, de leurprospérité intérieure et du bonheur des familles ; et qu’ils’adressait tout bonnement à lui, sans s’inquiéter de sesministres, ni de ses chambres, ni de ses autres conseillers, parceque ces choses-là se traitent beaucoup mieux de camarade àcamarade, comme on s’offre une prise de tabac.

Le roi George fut très étonné de voir un petitgentilhomme corse lui frapper sur l’épaule. Il refusa de répondre,disant que la Constitution anglaise s’y opposait. Mais son premierministre Pitt, qui nous avait déjà fait tant de mal, en payant lesdeux premières coalitions contre nous et débarquant des arméesentières sur nos côtes, comprit très bien que Bonaparte voulaitrire, en flattant le peuple français de cette paix ;seulement, lui-même désirait la continuation de la guerre ; ilrépondit donc par une note, qui fut affichée dans les derniersvillages : « Que notre révolution attaquait toutl’univers ; qu’elle était contraire aux propriétés, à laliberté des personnes, à l’ordre social et à la liberté de lareligion ; que Sa Majesté George III ne pouvait avoirconfiance dans nos traités de paix et nos promesses ; qu’illui fallait d’autres garanties ; et que la meilleure garantiepour lui, serait le rétablissement de cette race de princes qui,durant tant de siècles, avaient su maintenir au-dedans laprospérité de la nation française, et lui assurer de laconsidération et du respect au-dehors ; qu’un tel événementécarterait à l’instant et dans tous les temps les obstacles quis’opposaient aux négociations de paix ; qu’il assurerait à laFrance la jouissance incontestée de son ancien territoire, etdonnerait à toutes les autres nations de l’Europe, par des moyenstranquilles et paisibles, la sécurité qu’elles étaient actuellementforcées de chercher par d’autres moyens, etc., etc. »

Cela signifiait que le roi George et sonministre regardaient l’existence de notre république, comme le plusgrand danger que pussent courir toutes les familles de nobles, deprinces et de rois, qui subsistent aux dépens des peuples enEurope. Ils s’étaient dit :

« Cette république périra, ou nouspérirons ! La souveraineté d’un peuple ne peut exister à côtédu droit divin des autres. »

Et c’était vrai. Bonaparte le savaitbien ; – si les rois avaient voulu le recevoir dans leurfamille, la paix et la fin de notre république ne se seraient pasfait attendre longtemps ; mais ni le roi George, ni FrançoisII, ni l’empereur Paul ne voulaient de lui ; la guerre étaitdonc inévitable.

La république avait repoussé toutes lesattaques des rois et tendu la main aux peuples ; elle avaitrépandu la connaissance des droits de l’homme jusqu’en Russie etfait trembler les despotes chez eux. Je suis sûr que les peuplesauraient fini par la comprendre et l’aimer. Nos dernièresvictoires, pendant que notre meilleure armée et presque tous nosmeilleurs généraux étaient en Égypte, prouvaient que nous avions dela force encore pour vingt ans, et dans ces vingt ans l’esprit deliberté, de justice et de dévouement au genre humain aurait marchétoujours.

Depuis l’arrivée de Bonaparte, l’intérêt seulavait pris le dessus ; il voulait une place parmi les rois, etc’est nous qui devions la gagner. La guerre devint alors forcée.Seulement, comme Bonaparte était un homme très fin, il sentait quela lutte serait longue, et voulut d’abord tout préparer, mettre del’ordre non seulement dans ses troupes, mais encore dans le pays,pour avoir tout sous la main, tirer ses ressources sans encombredes moindres hameaux, ne rencontrer d’obstacles et de résistancenulle part, et pouvoir pomper l’argent, le sang, la vie, jusque surle roc vif de la nation. C’est de là que nous est venue la fameuseorganisation territoriale du 28 pluviôse an VIII (11 février 1800),et l’établissement des préfectures et sous-préfectures, que tantd’écrivains ont admirés, sachant bien pourtant qu’ils ne peuvents’accorder avec la justice et la liberté de notre pays.

Avant la révolution, nous avions eu lesassemblées provinciales, composées de prêtres et de nobles, pourrégler les intérêts de la province et les impôts de chacun ;plus tard sous la Constituante et la Convention, nous avions eu desassemblées municipales, nommées par tous les citoyens sansexception, pour régler les affaires de la commune, et desassemblées primaires au chef-lieu du district, pour l’élection desdéputés, des juges, des administrateurs, etc. Tout le monde étaitcontent ; on vivait, on prenait part aux affaires de soncanton, de sa ville, de son village, du département et du pays toutentier. Les citoyens pauvres recevaient même une indemnité pour serendre aux assemblées de district.

Ensuite, par la constitution de l’an III, nousavions eu des assemblées primaires composées seulement de tous ceuxqui payaient des contributions directes ! Mais c’est égal, onétait toujours attaché aux intérêts de son pays, et puis on avaitdes affaires municipales ; c’est dans les assembléesmunicipales qu’on apprenait à défendre ses intérêts ; tousceux qui se trouvaient nommés de ces assemblées, soit comme simplesmembres, soit comme officiers municipaux chargés de fonctionsparticulières, pouvaient dire : « Je représente mesconcitoyens. Ce que je fais, c’est pour moi-même, mes amis, maville, mon village. » Nul étranger n’avait le droit de semêler des affaires municipales ou commmunales. Robespierre, lepremier, avait envoyé des agents municipaux dans les chefs-lieux dedépartement, des surveillants, mais pas de gens ayant mission de semêler de ce qui ne les regardait pas ; pourvu que larépublique eût son compte en argent et en hommes, il n’en demandaitpas davantage.

Eh bien, cela ne suffisait pas àBonaparte : il trouvait que les gens étaient encore troplibres ; qu’il n’étaient pas assez sous sa poigne ;qu’ils s’occupaient encore trop de leurs propres affaires ;que leur propre commune les regardait moins que lui, et qu’ildevait leur nommer, non seulement un surveillant, mais un mairechargé de tout faire chez eux à leur place, de recevoir ses ordreset de forcer les citoyens à les remplir. On continuait de nommerdes conseillers municipaux, mais quand le conseil municipal nes’accordait pas avec le maire, représentant du premier consul, leconseil municipal était dissous et le maire avait raison quandmême.

C’est ce que la nouvelle organisation appelait« l’administration proprement dite. » Au-dessus du maireétait le sous-préfet, au chef-lieu d’arrondissement, carl’organisation territoriale créait trois cent quatre-vingt-dix-huitarrondissements, au-dessus des six à sept mille cantons de larépublique ; et au-dessus du sous-préfet était le préfet, auchef-lieu du département, tous chargés de procurer l’exécution dece que voulait le premier consul, d’être les premiers consuls de lacommune, de l’arrondissement et du département : de nommer àtoutes les fonctions, qui bon leur semblait, et de plier quiconquerésisterait.

Quand un citoyen avait à se plaindre dudernier de leurs agents, il ne pouvait pas lui demander réparationen justice (article 75 de la constitution de l’an VIII) et devaits’adresser d’abord au conseil d’État, pour en obtenirl’autorisation ; et comme le premier consul nommait aussi lespréfets, les sous-préfets et les maires, lesquels nommaient, eux,leurs agents de police, leurs gardes champêtres, etc., le conseild’État, nommé par le premier consul, ne donnait jamais ou presquejamais l’autorisation de les poursuivre ; de sorte qu’ilfallait rester chez soi, ne pas bouger, et, quand on sortait, tirerle chapeau jusqu’au dernier mouchard, dans la crainte perpétuellede recevoir des soufflets, et d’aller en prison si l’on avait lemalheur d’y répondre, sans aucun espoir d’obtenir réparation.

Tout le reste de cette organisation, que desécrivains célèbrent comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain, étaitdans le même genre. Tout revenait au premier consul ; il avaitla gloire et la responsabilité de tout, et sa responsabilité devaitse réclamer au conseil d’État, dont chaque membre était nommé parlui et révocable à volonté.

La nation n’existait plus donc que pourfournir des soldats et de l’argent à Bonaparte. Jamais aucun peuplen’était tombé plus bas.

Chapitre 17

 

Après avoir établi cette magnifiqueorganisation, balayé quelques poignées de Bretons révoltés etfusillé leurs chefs, Bonaparte, tranquille sur ses derrières, donnale commandement des armées du Danube et du Rhin à Moreau.

Il rassemblait en même temps près de Dijon unearmée dans le plus grand secret. Les Autrichiens, alors maîtres del’Italie, assiégeaient Gênes, près de nos frontières ; et toutà coup le premier consul, ayant assez réuni de troupes, courut semettre à leur tête et passa les Alpes, comme Souvaroff l’annéed’avant, mais avec beaucoup moins de peine, parce que leSaint-Gothard était défendu, qu’il avait fallu l’enlever de force,et que le passage du Saint-Bernard était libre ; il coupa laretraite des Autrichiens et perdit contre Mélas la bataille deMarengo, qui fut regagnée aussitôt par Desaix et Kellermann.

Pendant ce temps Moreau battait l’ennemi, les5, 6, 7 et 8 mai à Engen, à Stokach, à Mœskirsch, et lui faisaitdix mille prisonniers ; il s’emparait de Memmingen, culbutaitles Autrichiens à Biberach le 9, et passait le Danube seulement le22 juin, parce qu’il avait ordre du premier consul de ne pass’avancer trop vite, pour lui laisser le temps de descendre enItalie et de tomber sur les derrières des Autrichiens. Moreausuivit son ordre. Ensuite il battit Kray à Hochstaedt, Neresheim etNordlingen, tandis que Lecourbe commandant son aile droite,envahissait le Vorarlberg, et se rendait maître de Feldkirch et detoute la haute montagne jusqu’en Valteline ; mais toutes cesvictoires furent encore arrêtées par la nouvelle des préliminairesd’Alexandrie, comme les succès de Hoche en 97, par la nouvelle despréliminaires de Léoben. Bonaparte, le seul grand homme de France,le seul général hors ligne, revint en triomphe. Tout ce qu’on avaitvu jusqu’alors d’adoration, de ravissement et d’enthousiasme, deplatitude, soit en actions, soit en paroles, pour flagorner unhomme et pour exalter son orgueil, n’était pas même comparable à ceque l’on fit, à ce que l’on vit, à ce qu’on lut dans lesgazettes.

Eh bien, tout cela ne suffisait plus aupremier consul. En voyant les hommes se courber à ses pieds etchercher tous les moyens de se rendre méprisables, l’idée desanciens chambellans, des anciens maîtres de cérémonies, des damesd’honneur pour son épouse, des costumes brodés d’or, des valets enrouge, en bleu, en vert, avec des galons, toute cette mascarade luiparut convenable ; d’ailleurs il avait les émigrés sous lamain, – le peuple qui travaille et sue ne sent pas toujoursbon ; – mais ces émigrés, pressés dans les corridors et lesantichambres, sentaient bon ; ils avaient rapporté de leursvoyages l’eau de Cologne de Jean-Joseph Farina tout exprès. Il fitrayer de la liste par milliers ces gens qui n’avaient pas cessé decombattre la patrie ; il fit aussi rayer les prêtresréfractaires, et ne se gêna plus de dire, même en plein conseild’État :

– Avec mes préfets, mes gendarmes et mesprêtres, je ferai tout ce que je voudrai.

C’était juste, il pouvait toutfaire !

Mais ces choses ne me regardent plus ;l’égoïsme d’un homme qui tue toutes les grandes idées de liberté,d’égalité, d’humanité ; qui pompe le sang de ma patrie, pourse grandir lui et sa famille sur les ossements de deux millionscinq cent mille Français ; qui veut faire rétablir chez nousles coutumes et les distinctions barbares d’il y a mille ans ;qui veut faire reculer le progrès et qui finit par nous attirerdeux fois l’invasion des Cosaques, des Anglais et des Allemands, lavie et la gloire de cet homme n’est pas un sujet qui meplaise ; j’en détourne les yeux avec tristesse, et s’ilm’arrive d’en parler encore par la suite, ce sera malgré moi.

Chauvel avait vu ces choses froidement ;il se penchait, ses lèvres se tiraient ; il regardait presquetoujours à terre, comme dans un mauvais rêve. Quelquefois ilcriait :

– Ah ! quel malheur de vivre troplongtemps !… Si j’avais pu mourir à Landau, quand le canontonnait et que l’on chantait : « Allons, enfants de lapatrie ! »

Il se plaisait aussi dans ces derniers temps àporter les enfants ; nous en avions alors trois, Jean-Pierre,Annette et Michel. C’était sa joie d’interroger Jean-Pierre sur lesdroits de l’homme.

– Qu’est-ce que l’homme,Jean-Pierre ?

– Un être libre et raisonnable fait pourla vertu.

– C’est cela ; viens que jet’embrasse.

Il se penchait et puis reprenait sa marcherêveuse.

Ma femme souffrait de voir son père malade. Laplus grande souffrance humaine c’est de se demander :

« Est-ce que Dieuexiste ? »

Eh bien, nous pensions à cela. Pendant quinzeans tous les honnêtes gens ont pu se demander : « Est-ceque Dieu existe ? » d’autant plus que le clergé, le pape,tous ceux qu’on disait établis depuis le Christ, pour garder etdéfendre la justice contre la barbarie, venaient s’agenouillerdevant Bonaparte. Il avait rétabli leur culte : ils seprosternaient devant César !

Ainsi les peuples ont vu de mon temps ce quec’était qu’un César, et ce que c’était qu’une religion représentéepar des prêtres qui ne songent qu’aux biens de la terre, et leursacrifient sans pudeur jusqu’aux apparences de la foi.

Mais l’Être suprême est toujours là. Comme lesoleil nous éclaire toujours, l’Être suprême regarde toujours sesenfants ; il leur sourit en disant :

« N’ayez pas peur… Que ces choses ne vouseffrayent pas… Je suis l’Éternel ; la liberté, l’égalité, lafraternité sont ma loi, et même quand vos os seront tombés enpoussière, mon souffle vous rendra la vie. Ne craignez donc rien,ceux qui vous font peur expieront bientôt leurs crimes ; jeles vois, je les juge, et c’est fini de leurtoute-puissance. »

Tout le monde désirait la paix, lesAutrichiens peut-être encore plus que nous, car nos avant-postess’étendaient jusqu’à Lintz, et rien ne pouvait plus empêcher Moreaude marcher sur Vienne, c’est là qu’il aurait dicté la paix auxennemis, mais l’entrée de Moreau à Vienne, aurait effacé la gloirede Marengo : le premier consul signa les préliminaires le 28juillet. Il s’était trop dépêché ; l’empereur François IIavait un traité secret de subsides avec l’Angleterre, et, malgré ledanger de sa position, il ne voulut pas ratifier les préliminaireset désavoua même son agent à Paris, comme ayant dépassé sespouvoirs.

Nos généraux reçurent aussitôt l’ordre dedénoncer l’armistice et la guerre allait recommencer, quand lesAutrichiens demandèrent une prolongation de quarante-cinq jours, cequi leur fut accordé, moyennant la cession d’Ingolstadt, d’Ulm etde Philipsbourg. En même temps la France et l’Autriche envoyèrent àLunéville leurs plénipotentiaires, Cobentzel et Joseph Bonaparte,pour tâcher de s’entendre et d’arrêter le traité définitif.Quelques Anglais s’y trouvaient aussi, mais seulement pourécouter.

Cela fit rouler le commerce dans nos environs,car cette espèce de gens vivent bien ; ils ont bonne table,chevaux, valets, et ne se refusent rien dans aucun genre decontentement et de satisfaction.

Ce congrès traîna pendant tout le mois deseptembre, celui d’octobre et la meilleure partie de novembre. Onne savait ce qui s’y passait. C’est là qu’on envoyait les plusbelles truites de nos rivières, le gibier, le meilleur vind’Alsace, jusqu’au moment où les Autrichiens eurent refait leursarmées. Alors les Anglais s’en allèrent ; Cobentzel, JosephBonaparte et leurs gens restèrent seuls, et l’on apprit que nousétions encore une fois en campagne : Macdonald dans lesGrisons, Brune en Italie, Augereau sur le Mein, Moreau enBavière.

Il faisait un froid extraordinaire, un tempsde neige qui me rappelait la Vendée et notre marche de Savenay en93. C’était en novembre ; quinze jours après, l’archiduc Jeanet Moreau se rencontraient à Hohenlinden, aux sources de l’Isaar,dans les Alpes tyroliennes, au milieu des tourbillons de neigechassés par le vent. Sôme s’y trouvait ; il m’écrivit quelquesjours après une lettre que j’ai perdue, mais qui nous représenta cepays et cette bataille comme si nous les avions eus sous lesyeux.

Moreau tourna l’ennemi dans une immense forêtde hêtres et de sapins ; il le prit en tête et en queue, etl’anéantit. C’est la dernière grande victoire de la républiquegagnée par des républicains, et celle peut-être où le génie de laguerre se montra le mieux dans son horrible grandeur. Bonaparte enétait tellement jaloux, qu’il a toujours dit que Moreau ne savaitpas ce qu’il faisait ; qu’il n’avait pas donné l’ordre àRichepanse de tourner l’ennemi et que tout était arrivé par hasard.Si le hasard gagne les batailles, son génie à lui était bien peu dechose, car il n’a jamais montré que celui-là. Ses découvertes nel’ont pas fait nommer à l’Institut, je pense ; son idée denous ramener au temps de Charlemagne et à la monarchie universellen’avait pas le sens commun, ni ses inventions de comtes, de ducs,de barons, de chambellans, de majorats : toutes cesvieilleries, contraires à l’égalité, – qu’il voulait donner pour duneuf, et que les flagorneurs nous représentent comme des inventionssublimes, – sont tombés à plat aussitôt que ses sabres et sesbaïonnettes n’étaient plus là pour les soutenir.

Enfin tout cela ne l’empêcha pas de s’attirerle bénéfice de la victoire, comme à l’ordinaire.

Après ce coup terrible, Moreau passa l’Inn, laSalza, l’Ens, ramassant les canons, les caissons, les drapeaux etles traînards par milliers ; il fit quatre-vingts lieues endouze jours, et se trouvait aux portes de Vienne, lorsquel’archiduc Charles, qui remplaçait au commandement son pauvre frèreJean, demanda un armistice. Moreau ne parlait pas sans cesse desmalheurs du genre humain, mais il avait des entrailles pour sessoldats ; il ne mettait pas son orgueil, – que les imbécilesappellent la gloire, – avant tout ; il ne pensait pas à poserle pied sur la gorge d’un prince ou d’un empereur, pour lui fairecrier grâce. Sa campagne était complète ; elle dégageait toutle monde, en Italie, dans les Alpes, en Allemagne. Au lieu d’entrerà Vienne, il accorda l’armistice, qui fut signé le 25 décembre àSteyer, à condition que l’Autriche traiterait séparément del’Angleterre, que les places du Tyrol et de la Bavière seraientlivrées aux Français ; et c’est de Moreau que nous eûmes lapaix, cette paix tant promise !… que ni les ronflantesbatailles d’Italie, ni le passage du Saint-Bernard, ni la victoirede Marengo, racontée de vingt manières différentes par Bonaparte,n’avaient pu nous assurer. Moreau montra que les bataillesdécisives frappent l’ennemi sur son propre terrain, comme un coupde tonnerre dans sa maison, et non pas au loin, derrière desfleuves et des lignes de montagnes qui lui permettent de seremettre, de se réunir et de recevoir des secours.

Hohenlinden est le modèle de toutes lesgrandes batailles qu’on a vues depuis ; je ne dis pas dans lesdétails mais dans le plan général, dans l’ensemble, dans lapremière idée, et c’est le principal. Moreau faisait la grandeguerre, que d’autres ont voulu pousser jusqu’à Moscou ; maisdans les meilleures choses il faut toujours conserver une certainemesure ; la vraie règle du génie, sa limite, c’est le bonsens ; quand on la dépasse, il ne peut arriver que desmalheurs.

Après Hohenlinden, Cobentzel et JosephBonaparte, restés à Lunéville, n’avaient plus grand-chose à sedire ; le premier consul leur signifia que la France garderaitla rive gauche du Rhin ; que l’Autriche conserveraitl’Adige ; qu’elle renoncerait pour toujours à la Toscane, etqu’elle indemniserait les princes dépossédés sur la rive gauche,aux dépens des princes ecclésiastiques d’Allemagne.

Quand on est le plus faible, on plie lesépaules, c’est ce que fit Cobentzel ; d’autant plus quel’empereur Paul Ier venait de se déclarer pourBonaparte, qui lui rendait son île de Malte, et que ce dangereuxmaniaque pouvait tomber sur l’Autriche d’un moment à l’autre.

Mais il faut que je vous raconte maintenantune chose épouvantable, qui me touche, moi, ma famille et mes amis,plus que toutes ces vieilles histoires de guerres et de traités,dont il ne reste plus même l’ombre en ce monde ; une chosedont on trouve à peine quelques exemples chez les peuples des tempsbarbares où le droit, la justice, les tribunaux, les juges,n’existaient pas même encore en rêve.

Depuis le 18 brumaire et la proclamation de laconstitution de l’an VIII, qui donnait au premier consul toutes lesforces et tous les droits de la nation, Chauvel, voyant larépublique perdue, restait tranquille. Nous vivions entre nous sansparler de politique ; notre petit commerce allait très bien etnous occupait tous, en nous détournant des tristes pensées. MaîtreJean s’était déclaré pour la nouvelle constitution ; il disaitque du moment qu’on garantissait au peuple les biens nationaux,nous n’avions plus rien à réclamer ; qu’il fallait d’abordrétablir l’ordre après cette terrible révolution ; que lesDroits de l’homme viendraient ensuite. Il se faisait vieux !Et comme Chauvel s’était permis un soir dans notre bibliothèque delui lancer quelques traits mordants sur les satisfaits, il nevenait plus nous voir.

– Je n’en veux pas à ton beau-père, medisait-il quelquefois, en me rencontrant dehors, sur le chemin desBaraques ou dans les champs, mais c’est un homme avec lequel on nepeut plus causer ; il devient aigre et ne se gêne pas pourvous faire de la peine.

Je pensais :

– Non ; il vous a dit vos vérités,cela ne plaît pas aux gens qui n’ont rien à lui répondre.

Mon père venait toujours les dimanches dîneravec nous ; mais le pauvre nomme, lui, trouvait tout bien dumoment que ses enfants étaient heureux. Chauvel l’aimait etl’estimait beaucoup, sans lui parler jamais de politique. Étienneétait employé depuis quelques mois dans la maison de Simonis, àStrasbourg. Nous vivions donc seuls, occupés de notrecommerce ; nos anciens amis du club de l’Égalité ne venaientmême plus causer à la nuit derrière notre petit poêle ; chacunse tenait dans son coin ; les plus hardis, comme Élof Collin,se montraient encore plus prudents que les autres.

Et, dans le temps même où nous recevions lalettre de Sôme, était arrivée la nouvelle de cette fameuse machineinfernale, qui manqua de faire sauter Bonaparte le 24 décembre1800, à huit heures du soir, dans la rue Saint-Nicaise. Le premierconsul allait des Tuileries à l’Opéra ; une charrette chargéed’un tonneau s’était rencontrée sur son passage, et le cochervenait à peine de l’éviter au tournant de la rue, que le tonneau,plein de poudre, éclatait, tuant et blessant cinquante-deuxpersonnes.

Tous les treize journaux criaient ensemble queles jacobins avaient fait le coup, et l’on pense bien que c’étaitune raison de plus pour se tenir tranquille.

Un soir, le 17 janvier, oui, c’est bien cejour-là… comme tout vous revient quand on a souffert : ceschoses se sont passées depuis soixante-huit ans et je les ai encoresous les yeux !… C’était au temps des grandes neiges. Après letravail de la journée, nous étions occupés de nos petits ouvragesdans la bibliothèque. Marguerite avait porté les deux enfantsAnnette et Michel dans leur lit, et le petit Jean-Pierre dormaitsur sa chaise, car il voulait entendre causer et finissait toujourspar dormir, sa grosse joue rouge sur la table. Il faisait grandvent dehors ; c’est à peine si de temps en temps le bruit dela sonnette nous éveillait de nos rêveries, en forçant l’un oul’autre d’aller servir deux sous d’huile, une chopine d’eau-de-vie,une chandelle de six liards. Le père Chauvel collait le papier,Marguerite et moi nous faisions les cornets, et les minutes sesuivaient lentement. Sur le coup de dix heures, Marguerite,craignant de voir l’enfant tomber de sa chaise, le prit etl’emporta, la tête sur son épaule ; il dormait comme unbienheureux.

À peine était-elle montée, que la porte de laboutique s’ouvrit au large, et que plusieurs individus seprécipitèrent de notre côté. Nous les voyions par les petitesvitres, c’étaient des étrangers, de grands gaillards endemi-manteau et chapeau à cornes, selon le temps : demauvaises figures. Nous étions tout saisis, l’un d’entre eux, lechef (il avait des moustaches et portait l’épée) entra, et,montrant Chauvel, il dit aux autres :

– Voilà notre homme… je le reconnais…Qu’on l’arrête !

Chauvel, tout pâle, mais ferme, luidit :

– Qu’on m’arrête ! Pourquoi ?Vous avez votre mandat d’amener ? Vous connaissez l’article 76de la constitution, l’article 81…

– Hé ! cria l’autre en levant lesépaules, assez d’avocasseries, le temps des avocasseries estpassé ! Qu’on l’empoigne et en route !

Et comme je me réveillais de ma surprise,comme j’allais sauter sur mon sabre, pendu au mur, il le vit et medit :

– Toi, mon garçon, tâche de restertranquille, ou bien il t’arrivera malheur. Canez, enlevez cesabre ! Les clefs, voyons les clefs ! procédonsvivement !

Deux de ces brigands m’empoignèrent ;pendant que je les soulevais, un troisième me prit par derrière àla gorge, et j’entendis dehors Chauvel, qu’on entraînait, mecrier :

– Michel, ne te défends pas, ils tetueraient !

Ce sont les dernières paroles de ce bravehomme que j’ai entendues. On me tordait les bras, on me donnait descoups de genoux dans les reins, on me fouillait, et l’on finit parm’écraser dans le vieux fauteuil.

– C’est bien, je tiens les clefs, ditl’officier de police, qu’on le laisse. – Mais, si tu bouges,gare !…

Alors j’étais comme brisé, je n’entendais plusrien ; je voyais qu’ils ouvraient les tiroirs du bureau, del’armoire ; qu’ils répandaient les papiers, qu’ils leschoisissaient. Le chef, sur notre propre table, écrivait ;deux autres ouvraient les lettres, les lisaient et les luipassaient. Les portes de la bibliothèque et de la boutique étaientrestées ouvertes, la chaleur s’en allait, il faisait froid. Cesgens travaillaient toujours. Dehors, dans la boutique, on allait,on venait, on bouleversait tout. Je vomissais le sang, mescrachements m’avaient repris : la rage, la douleur, lechagrin, le désespoir m’étouffaient. Je ne pensais à rien, j’étaisabruti. L’officier parlait et donnait ses ordres comme chezlui :

– Voyez cette caisse… Ouvrez ce tiroir…Fermez cette porte… Il ne reste plus de feu au poêle… Non… Tantpis !… Allons, continuons… Oui, je crois que c’est tout.

Les misérables avaient pris une bouteilled’eau-de-vie et des verres dans l’armoire ; ils buvaient entravaillant ; ils prenaient du tabac dans la tabatière deChauvel, restée sur la table… Que voulez-vous ?Schinderhannnes ! la bande de Schinderhannnes, sans foi niloi, sans cœur ni honneur.

Tout à coup ils partirent, me laissant là. Ilpouvait être une heure du matin. J’essayai de me lever, mes genouxtremblaient ; je me levai pourtant, et, comme j’arrivais à laporte de la bibliothèque, je vis le plancher de la boutique toutblanc de neige, l’autre porte ouverte sur la rue. En trébuchant, jesentis quelque chose contre mes pieds ; je me baissai… C’étaitMarguerite ! Je la crus morte, et toutes mes forces merevinrent.

Je la levai en poussant un gémissementterrible, et je la portai dans notre lit. Elle avait entendu le cride son père. Elle m’a toujours dit depuis :

– Je l’ai entendu crier :« Adieu !… adieu, mes enfants ! » et puis lavoiture rouler ; alors je suis tombée.

Voilà ce qu’elle m’a dit plus tard, carlongtemps ma femme est restée comme folle, entre la vie et la mort.Le docteur, que je courus chercher la même nuit, en la voyanthochait la tête et disait :

– Ah ! quel malheur, mon pauvreBastien, quel malheur ! Ce sont des scélérats !

Il était pourtant maire de la ville, mais laforce de la conscience l’emportait ! Oui, c’étaient de vraisscélérats !

Enfin c’est tout ce que j’avais à vousdire ; depuis, je n’ai jamais entendu parler de Chauvel :c’était fini pour toujours.

Les enfants criaient et pleuraient cettenuit-là ; et les gens, le matin, les bonnes femmes venaientnous voir comme on va dans une maison mortuaire, consoler lessurvivants ; mais personne n’osait parler du sort de Chauvel,tout le monde frémissait. On avait raison, car Bonaparte avait diten son conseil d’État, où l’on parlait de tribunal et de justice,et même de tribunal spécial, il avait dit :

« L’action du tribunal serait trop lente,trop circonscrite. Il faut une vengeance plus éclatante pour uncrime aussi atroce ; il faut qu’elle soit rapide comme lafoudre ! il faut du sang ; il faut fusiller autant decoupables qu’il y a eu de victimes, quinze ou vingt, en déporterdeux cents, et profiter de cette circonstance pour purger larépublique.

» Cet attentat est l’œuvre d’une bande descélérats, de septembriseurs, qu’on retrouve dans tous les crimesde la révolution. Lorsque le parti verra son quartier généralfrappé et que la fortune abandonne ses chefs, tout rentrera dansl’ordre, les ouvriers reprendront leurs travaux, et dix millehommes qui dans la France tiennent à ce parti et sont susceptiblesde repentir, l’abandonneront entièrement. Je serais indigne de lagrande tâche que j’ai entreprise et de ma mission, si je ne memontrais pas sévère dans une telle occurrence. La France etl’Europe se moqueraient d’un gouvernement qui laisserait impunémentminer un quartier de Paris, ou qui ne ferait de ce crime qu’unprocès ordinaire. Il faut conduire cette affaire en hommesd’État ; je suis tellement convaincu de la nécessité d’ungrand exemple, que je suis prêt à faire comparaître devant moi lesscélérats, à les juger, et à signer leur condamnation. »

Ainsi Bonaparte nous traitait de scélérats, debrigands, nous qu’il savait innocents de la machine infernale,puisqu’il fit bientôt après condamner les vrais coupables, quiétaient tous des royalistes à la solde de l’Angleterre. Chauvelétait le scélérat et Bonaparte l’honnête homme ! Il l’avaitdit aussi des Cinq-Cents, du Directoire et de tous ceux dont ilvoulait se débarrasser : c’étaient tous des scélérats quiconspiraient contre la république ; lui seul voulait lasauver. Il le dit aussi plus tard du duc d’Enghien : le ducd’Enghien, en Allemagne, voulait l’assassiner !

Cent trente-trois patriotes disparurent envertu du sénatus-consulte de l’an IX, le premier duconsulat ! Bonaparte disait plus tard, en riant que cesénatus-consulte avait sauvé la république, que personne depuisn’avait plus bougé ! Non, personne n’a plus bougé, même quandles Russes, les Allemands, les Anglais marchaient sur Paris. – Toutce qui fait une nation, l’amour de la justice, de la liberté, de lapatrie, était mort.

Mais il est temps que je finisse cette longuehistoire.

Je passe sur la paix d’Amiens, qui ne futqu’une suspension d’armes, comme toutes les paix deBonaparte ; sur le concordat, où le premier consul rétablitchez nous les évêques, les ordres religieux, les impôts pourl’Église, tout ce que la révolution avait aboli, ce qui lui valutle bonheur d’être couronné par Pie VII, à Paris. Alors il se crutCharlemagne ! Je ne vous parlerai pas non plus de cette lutteterrible de la France contre l’Angleterre, où Bonaparte, voulantruiner les Anglais, nous réduisit tous, nous et nos alliés, à laplus grande misère ; ni des batailles qui se suivaient desemaine en semaine, de mois en mois, sans jamais rien finir ;ni des Te Deum pour Austerlitz, Iéna, Wagram, la Moskowa,etc. Napoléon Bonaparte était le maître, il prenait des deux, destrois cent mille hommes tous les ans ; il revenait sur lesanciennes conscriptions ; il établissait les impôts, lesmonopoles, il faisait des proclamations, nous appelant « sespeuples ! » Il écrivait les articles des gazettes,lançait des décrets du fond de la Russie, pour organiser leThéâtre-Français ; enfin, la comédie, toujours lacomédie !…

Ces torrents d’hommes qu’il levait, passaientchez nous. Il fallait les voir, les entendre, après leursbatailles, leurs campagnes ; quels héros !… Comme ilsvous traitaient les bourgeois ! On aurait dit qu’ils étaientd’une autre race, qu’ils nous avaient conquis ; le dernierd’entre eux se regardait comme bien au-dessus d’un ouvrier, d’unpaysan, ou d’un marchand qui vivaient de leur travail. Cesvainqueurs des vainqueurs, ces bourreaux des crânes, à force derouler le monde, de batailler, de marauder, de piller, en Italie,en Espagne, en Allemagne, en Pologne, n’avaient pour ainsi direplus de patrie ; cela ne connaissait plus sa province, sonvillage ; cela vous regardait père et mère, frères et sœursd’un œil farouche, et ne pensait plus qu’à l’avancement, à sonpetit verre, à son tabac et à l’empereur.

Je pourrais vous dire comment il fallait sebattre, s’empoigner tous les jours, s’allonger des coups detorchon avec ces défenseurs de la patrie. À chaque instant,dans notre boutique, malgré ma patience et les recommandations dema femme, j’avais des affaires désagréables ; il fallaitdécrocher le sabre et faire un tour au fond de Fiquet, pour montrerà cette race insolente que ceux de 92 ne tremblaient pas devantceux de 1808. J’en conserve encore deux petites balafres que j’aibien rendues ! Quant à réclamer chez les supérieurs, il vousriaient au nez, et vous répondaient en clignant de l’œil :

– Ah ! c’est encore un tour de laFougère ou de La Tulipe ; il n’en fera pas d’autre !

Voilà tout.

Ceux qui survivent de mon temps, vousrépéteront ces choses honteuses pour une nation comme la nôtre. Lesbarbares de la Russie, les cosaques du Don, que nous avons vusarriver à leurs trousses, n’étaient pas aussi effrontés envers leshonnêtes femmes, aussi insolents avec les bourgeois paisibles. Onavait commencé par le pillage, on continuait par le pillage. Onn’avait parlé que de bien boire, de bien manger, de happer desrichesses, et cinq ou six ans après les campagnes d’Italie, quandla bonne semence avait levé, quand elle s’était étendue,figurez-vous ce que cela devait être.

Ce qui m’a toujours fait de la peine, c’est lafacilité du peuple à suivre le mauvais exemple. La France est unpays riche en vins, en grains, en produits de toute sorte, grandpar son commerce, par ses fabrications, par sa marine. Rien ne nousmanque ; avec le travail et l’économie, nous pouvons être laplus heureuse nation du monde. Eh bien, cela ne suffisait plus, onvoulait dépouiller les autres, on ne parlait que de bonnes prises.À l’ouverture de chaque campagne, on calculait d’avance ce que celarapporterait, les grandes villes où l’on passerait, lescontributions forcées que l’on frapperait.

Pendant que Bonaparte trafiquait desprovinces, donnait à celui-ci la Toscane, à celui-là le royaume deNaples ou la Hollande, ou la Westphalie ; qu’il promettait etse rétractait ; qu’il ajoutait, retranchait, retenait ;qu’il se faisait nommer protecteur des uns, roi des autres, et puisadjugeait des couronnes à ses frères, à ses beaux-frères ;attirait les gens sur notre territoire, sous prétexte d’amitié,pour arranger leurs affaires, comme ce malheureux roi d’Espagne, etles empoignait ensuite au collet et les jetait en prison, ou biendemandait des armées à ses alliés, et puis les faisaitprisonnières, en se déclarant ennemi ! Quand il se livrait àces abominations, les inférieurs du haut en bas, riaient, seréjouissaient, trouvaient que c’était bien joué, et s’adjugeaientdes tableaux, des candélabres, des saints-sacrements, etc.

Les fourgons défilaient et l’ondisait :

« Ce sont les fourgons de tel maréchal,de tel général, de tel diplomate ; c’estsacré ! »

Les soldats arrivaient ensuite, leurs pochespleines de frédérics, de souverains, de ducats ; l’orroulait !… Oh ! le triste souvenir ! Après avoirtant parlé de justice et de vertu, nous finissions comme desbandits.

Aussi vous connaissez la vraie fin de toutcela ; vous savez que les peuples, indignés d’être au pillage,tombèrent sur nous tous ensemble, Russes, Allemands, Anglais,Suédois, Italiens, Espagnols, et qu’il fallut rendre tableaux,provinces, couronnes, avec une indemnité d’un milliard, ce qui faitmille millions. Ces peuples mirent garnison chez nous, ilsrestèrent dans nos places fortes, jusqu’à ce qu’on leur eûtremboursé le dernier centime ; ils nous reprirent aussi lesconquêtes de la république, de vraies conquêtes celles-là :l’Autriche et la Prusse nous avaient attaqués injustement, nous lesavions vaincues, et les possessions de l’Autriche dans lesPays-Bas, toute la rive gauche du Rhin, étaient devenues françaisespar les traités. Eh bien, ils nous reprirent aussi ces conquêtes,les meilleures : c’est ce que nous a valu le génie deBonaparte.

Mais une fois sur ce chapitre, on n’en finitplus. Revenons à mon histoire.

Je n’ai pas besoin de vous dire ce queMarguerite et moi nous pensions du premier consul aprèsl’enlèvement de notre père, ni ce que nous en disions à nosenfants, le soir entre nous, en leur rappelant le brave homme quiles avait tant aimés ! Ces douleurs-là, chacun peut s’en faireune idée ; ma femme en resta pâle et souffrante pendant quinzeans, jusqu’à la fin de l’empire.

Alors elle fut un peu consolée, sachantBonaparte à Sainte-Hélène, sur un rocher sans mousse ni verdure, aumilieu de l’Océan, avec sir Hudson Lowe. Elle reprit un peu decouleurs ; mais en attendant quel chagrin ! Etmalheureusement ce n’était pas le seul ; malgré la prospéritéde notre commerce, nous recevions chaque jour de nouveauxcoups.

En 1802, l’ancien conventionnelJean-Bon-Saint-André, ci-devant membre du Comité de Salut public,fut envoyé par Bonaparte à Mayence, pour arrêter, juger et vivementexpédier une quantité prodigieuse de bandits, qui désolaient lesdeux rives du Rhin. Il avait l’habitude de ces choses, et bientôtune liste de soixante à soixante-dix coquins, leur capitaineSchinderhannes en tête, fut affichée à la porte de notre mairie,avec leur signalement. Dans le nombre se trouvait NicolasBastien ! Pour mon compte, cela m’était bien égal ; j’aitoujours pensé que chacun n’est responsable que de ses propresactions, et j’ai vu cent fois que dans les mêmes familles setrouvent d’honnêtes gens et de mauvais gueux, des êtresintelligents et des crétins, des hommes sobres et desivrognes ; cela se voit plus souvent que le contraire.

J’étais donc tout consolé et ma femmeaussi.

Mais mon pauvre père en reçut un coupterrible ; dès le premier moment, il fut obligé de se coucher,et chaque fois que j’allais le voir aux Baraques il merépétait :

– Ah ! mon bon Michel, que Dieu luipardonne ! mais cette fois Nicolas ne m’a pasmanqué !

Il pleurait comme un enfant et mourut tout àcoup en 1803. Ma mère alors, au lieu de venir chez nous vivretranquillement avec ses petits-enfants, se mit en route, et necessa plus de faire des pèlerinages pour l’âme de Nicolas, soit àMarienthal, soit ailleurs. Quelques mois après une vieilleAlsacienne de sa société vint nous dire, en récitant son chapelet,que ma mère s’était éteinte à Sainte-Odile, sur une botte depaille ; que le curé l’avait enterrée chrétiennement, et queles cierges et l’eau bénite n’avaient pas manqué. Je payai lescierges et l’eau bénite, bien désolé d’une mort si triste, car mamère aurait pu vivre encore dix ans, en suivant mes conseils.

Ainsi la famille se resserrait de plus enplus, et les amis aussi s’en allaient. Après Hohenlinden nous nereçûmes plus aucune nouvelle de mon vieux camarade Sôme ; ilétait sans doute mort des fatigues de la campagne. Longtemps nousattendîmes une lettre de lui ; mais au bout de cinq ou sixans, n’ayant rien reçu, nous comprimes que c’était aussi fini de cecôté. Marescot et Lisbeth, élevés dans les honneurs, ne pensaientplus à nous ; ils étaient devenus plus bonapartistes queBonaparte, et nous étions restés républicains. De temps en tempsles gazettes nous donnaient de leurs nouvelles : « Madamela baronne Marescot avait fait des achats dans tel magasin !…Elle avait assisté au bal de la cour, avec M. le baronMarescot… Ils étaient partis pour l’Espagne, etc. » Enfin, ilsétaient du grand monde.

Maître Jean nous restait encore en 1809. Ilavait abandonné depuis longtemps sa petite forge des Baraques, etdemeurait à sa belle ferme de Pickeholtz, avec dame Catherine,Nicole, mon frère Claude et ma sœur Mathurine. Tous les jours demarché il arrivait sur son char-à-bancs, faire chez nous sesprovisions de sucre, d’huile, de vinaigre, après la vente desgrains. L’enlèvement de Chauvel l’avait d’autant plus frappé, qu’ils’était d’abord déclaré pour Bonaparte, à cause de son amour del’ordre et de la garantie des biens nationaux. Il n’était plus venunous voir. Mais, à la nouvelle du malheur, malgré sa grandeprudence, c’est lui que nous avions vu le premier accourir, engémissant. Il n’osait parler de Chauvel devant Marguerite, maischaque fois qu’elle sortait, il me disait :

– Et pas de nouvelles ? toujours pasde nouvelles ?

– Non !

– Ah ! mon Dieu ! quel malheurpour moi de n’avoir pas cru ton beau-père, lorsqu’il criait contrece despote !

Maître Jean aimait nos enfants, et nousdemandait chaque fois de lui en laisser un. Comme alors nous avionstrois garçons et deux filles, dans l’intérêt de l’enfant nousétions presque décidés, sachant que maître Jean l’élèverait bien,qu’il l’instruirait et nous en ferait un bon cultivateur.

– Eh bien, me dit un jour Marguerite,qu’il prenne Michel, c’est le plus fort.

Mais je lui répondis :

– Ce n’est pas celui-là qu’ilvoudrait ; sans qu’il me l’ait dit, je suis sûr qu’il voudraitJean-Pierre.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il ressemble à ton père.

Marguerite, pour cette raison, aurait aussivoulu le conserver ; elle pleura, mais finit pourtant par sedécider. Alors tous les mardis maître Jean nous amenait Jean-Pierreen char-à-bancs ; nous dînions ensemble et nous faisions enquelque sorte une seule famille. Marguerite allait aussiquelquefois à Pickeholtz.

En 1809, maître Jean tomba malade sur la finde l’automne ; Jean-Pierre lui-même, alors âgé de quatorzeans, vint me chercher de grand matin, disant que maître Jeanvoulait me parler ; qu’il était bien malade. Je partisaussitôt. En arrivant à Pickeholtz, je trouvai mon ancien maîtredans l’alcôve à grands rideaux de serge, et du premier coup d’œilje compris qu’il était très mal, et même qu’il y avait danger demort. Le médecin de Sarrebourg, M. Bouregard, était venu cinqfois. C’était le troisième jour de la maladie ; et voyant dameCatherine pleurer, je compris ce que le médecin avait dit.

Maître Jean ne pouvait plus parler ; enme voyant, il me montra le tiroir de sa table de nuit :

– Ouvre ! dit-il des lèvres.

J’ouvris. Dans le tiroir se trouvait un papierécrit tout entier de sa main :

– Pour les petits-enfants de Chauvel,fit-il avec effort.

Et je vis que des larmes lui coulaient sur lesjoues. Il n’avait plus la force de respirer et voulut encore direquelque chose, mais il ne put que me serrer la main. J’étais dansle plus grand trouble, et comme sa respiration allait toujours plusvite, en s’embarrassant, je compris que l’agonie commençait. Ilm’avait attendu, chose qui se présente très souvent. Il seretourna ; dix minutes après, comme je m’étais assis près dulit, n’entendant plus rien, je l’appelai :

– Maître Jean !

Mais il ne répondit pas ; ses bonnesgrosses joues commençaient à pâlir, et ses lèvres se relevaienttout doucement en souriant ; on aurait cru le voir à la petiteforge, lorsque Valentin disait une bêtise, et qu’il le regardait dehaut en bas, en levant les épaules.

Ai-je besoin de vous peindre notredésolation ? Non ! ces choses-là sont trop ordinairesdans la vie ; que chacun se rappelle la mort de ceux qu’il ale plus aimés ! Pour moi c’étaient tous mes souvenirs dejeunesse, représentés par mon second père, qui s’en allaient ;pour dame Catherine, c’était le meilleur des hommes, cinquante ansde paix intérieure et d’amour ; pour toute la ferme, c’étaitun bon maître, un ami de la justice et de l’humanité.

Je m’arrête… Ici finit mon histoire ;bientôt mon tour viendra ; je dois un peu me reposer et merecueillir, avant d’aller rejoindre tous ces anciens dont je vousai parlé.

Maître Jean Leroux nous léguait à Margueriteet à moi, « pour les petits-enfants de son ami Chauvel »,sa ferme de Pickeholtz, à la condition de regarder dame Catherinecomme notre mère, de garder Nicole, Claude et Mathurine jusqu’à lafin de leurs jours, et de penser quelquefois à lui.

Ces conditions n’étaient pas difficiles àremplir : elles étaient écrites d’avance dans notre cœur.

Peu de temps après, Marguerite, nos enfants etmoi, nous allâmes vivre à la ferme, après avoir cédé notre commerceà mon frère Étienne. Depuis, je n’ai pas cessé de cultiver noschamps, d’en acheter de nouveaux et de prospérer. Voyez ce que j’aidit au premier chapitre.

Et sur ce, je prie Dieu de nous accorder àtous encore quelques années de calme et de santé. Si nous avionsles Droits de l’homme en plus, je mourrais content.

SÉNATUS-CONSULTE

QUI AUTORISE L’ACQUISITION EN FRANCEDE BIENS DESTINÉS À REMPLACER LA PRINCIPAUTÉ DE GUASTALLA, CÉDÉE AUROYAUME D’ITALIE PAR LA PRINCESSE PAULINE ET LE PRINCE BORGHÈSE,SON ÉPOUX

(Du 14 août 1806)

Napoléon, par la grâce de Dieu et les Constitutions de laRépublique, empereur des Français, à tous présents et à venir,salut.

Le Sénat, après avoir entendu les orateurs du Conseil d’État, adécrété, et nous ordonnons ce qui suit :

Art. 1er. La principauté de Guastalla ayant été, avecl’autorisation de S. M. l’Empereur et Roi, cédée au royaumed’Italie, il sera acquis, du produit de cette cession et enremplacement, des biens dans le territoire de l’empirefrançais.

2. Ces biens seront possédés par S. A. I. la princesse Pauline,le prince Borghèse son époux, et les descendants nés de leurmariage, de mâle en mâle, quant à l’hérédité et à la réversibilité,quittes de toutes charges, de la même manière que devait l’êtreladite principauté, et aux mêmes charges et conditions,conformément à l’acte du 30 mars dernier.

3. Dans le cas où Sa Majesté viendrait à autoriser l’échange oul’aliénation des biens composant la dotation des duchés relevant del’empire français, érigés par les actes du même jour 30 marsdernier, ou de la dotation de tous nouveaux duchés ou autres titresque Sa Majesté pourra ériger à l’avenir, il sera acquis des biensen remplacement, sur le territoire de l’empire français, avec leprix des aliénations.

4. Les biens pris en échange ou acquis seront possédés, quant àl’hérédité et à la réversibilité, quittes de toutes charges,conformément aux actes de création desdits duchés ou autres titres,et aux charges et conditions y énoncées.

5. Quand Sa Majesté le jugera convenable, soit pour récompenserde grands services, soit pour exciter une noble émulation, soitpour concourir à l’éclat du trône, elle pourra autoriser un chef defamille à substituer ses biens libres, pour former la dotation d’untitre héréditaire que Sa Majesté érigerait en sa faveur, réversibleà son fils aîné, né ou à naître, et à ses descendants en lignedirecte de mâle en mâle, par ordre de primogéniture.

6. Les propriétés ainsi possédées sur le territoire français,conformément aux articles précédents, n’auront et ne conférerontaucun droit ou privilège relativement aux autres sujets français deSa Majesté et à leur propriété.

7. Les actes par lesquels Sa Majesté autoriserait un chef defamille à substituer ses biens libres, ainsi qu’il est dit àl’article précédent, ou permettrait le remplacement en France desdotations des duchés relevant de l’empire, ou autres titres que SaMajesté érigerait à l’avenir, seront donnés en communication auSénat et transcrits sur ses registres.

8. Il sera pourvu, par des règlements d’administration publique,à l’exécution du présent sénatus-consulte, et notamment en ce quitouche la jouissance et conservation tant des propriétésréversibles à la couronne, que des propriétés substituées en vertude l’article 5.

PREMIER STATUT IMPÉRIAL

Napoléon, etc. ; vu le sénatus-consulte du 14 août 1806,nous avons décrété et décrétons ce qui suit :

Art. 1er. Les titulaires des grandes dignités del’empire porteront le titre de prince et d’altesse sérénissime.

2. Les fils aînés des grands dignitaires auront de droit letitre de duc de l’empire, lorsque leur père aura institué en leurfaveur un majorat produisant 200, 000 fr. de revenus.

Ce titre et ce majorat seront transmissibles à leur descendancedirecte et légitime, naturelle ou adoptive, de mâle en mâle, et parordre de primogéniture.

3. Les grands dignitaires pourront instituer, pour leur filsaîné ou puîné, des majorats sur lesquels seront attachés des titresde comte ou de baron, suivant les conditions déterminéesci-après :

4. Nos ministres, les sénateurs, nos conseillers d’État à vie,les présidents du Corps législatif, les archevêques, porterontpendant leur vie le titre de comte.

Il leur sera, à cet effet, délivré des lettres-patentes scelléesde notre grand sceau.

5. Ce titre sera transmissible à la descendance directe etlégitime, naturelle ou adoptive, de mâle en mâle, par ordre deprimogéniture, de celui qui en aura été revêtu ; et, pour lesarchevêques, à celui de leurs neveux qu’ils auront choisi, en seprésentant devant le prince archichancelier de l’empire, afind’obtenir à cet effet nos lettres-patentes, et en outre auxconditions suivantes :

6. Le titulaire justifiera, dans les formes que nous nousréservons de déterminer, d’un revenu net de 30, 000 fr. en biens dela nature de ceux qui devront entrer dans la formation desmajorats.

Un tiers desdits biens sera affecté à la dotation du titrementionné dans l’article 4, et passera avec lui sur toutes lestêtes ou ce titre se fixera.

7. Les titulaires mentionnés en l’article 4 pourront instituer,en faveur de leur fils aîné ou puîné, un majorat auquel seraattaché le titre de baron, suivant les conditions déterminéesci-après :

8. Les présidents de nos collèges électoraux de département, lepremier président et le procureur général de notre Cour decassation, le premier président et le procureur général de notreCour des comptes, les premiers présidents et les procureursgénéraux de nos Cours d’appel, les évêques, les maires destrente-sept bonnes villes qui ont droit d’assister à notrecouronnement, porteront pendant leur vie le titre de baron,savoir : les présidents des collèges électoraux lorsqu’ilsauront présidé le collège pendant trois sessions, les premiersprésidents, procureurs généraux et maires, lorsqu’ils auront dixans d’exercice, et que les uns et les autres auront rempli leursfonctions à notre satisfaction.

9. Les dispositions des articles 5 et 6 seront applicables àceux qui porteront pendant leur vie le titre de baron ;néanmoins, ils ne seront tenus de justifier que d’un revenu de15, 000 fr., dont le tiers sera affecté à la dotation de leurtitre, et passera avec lui sur toutes les têtes où ce titre sefixera.

10. Les membres de nos collèges électoraux de département quiauront assisté à trois sessions des collèges, et qui auront remplileurs fonctions à notre satisfaction, pourront se présenter devantl’archichancelier de l’empire, pour demander qu’il nous plaise deleur accorder le titre de baron ; mais ce titre ne pourra êtretransmissible à leur descendance directe et légitime, naturelle ouadoptive, de mâle en mâle, et par ordre de primogéniture, qu’autantqu’ils justifieront d’un revenu de 15, 000 fr. de rente, dont letiers, lorsqu’ils auront obtenu nos lettres-patentes, demeureraaffecté à la dotation de leur titre, et passera avec lui sur toutesles têtes où il se fixera.

11. Les membres de la Légion d’honneur, et ceux qui à l’avenirobtiendront cette distinction, porteront le titre de chevalier.

12. Ce titre sera transmissible à la descendance directe etlégitime, naturelle ou adoptive, de mâle en mâle, par ordre deprimogéniture, de celui qui en aura été revêtu, en se présentantdevant l’archichancelier de l’empire, afin d’obtenir à cet effetnos lettres-patentes, et en justifiant d’un revenu net de 3, 000fr. au moins.

13. Nous nous réservons d’accorder les titres que nous jugeronsconvenables aux généraux, préfets, officiers civils et militaires,et autres de nos sujets qui se seront distingués par les servicesrendus à l’État.

14. Ceux de nos sujets à qui nous aurons conféré des titres, nepourront porter d’autres armoiries ni avoir d’autres livrées quecelles qui seront énoncées dans les lettres-patentes decréation.

15. Défendons à tous nos sujets de s’arroger des titres etqualifications que nous ne leur aurions pas conférés, et auxofficiers de l’état civil, notaires et autres, de les leurdonner ; renouvelant, autant que besoin serait, contre lescontrevenants, les lois actuellement en vigueur.

En notre palais des Tuileries, le 1er mars 1808.

Signé : NAPOLÉON.

Le second statut impérial, daté du même jour, prescrivait lesrègles de l’institution et de la composition des majorats, etdéterminait leurs effets quant aux personnes et quant aux biens. Envoici le préambule :

« Napoléon, etc. ; Nos décrets du 30 mars 1806, et lesénatus-consulte du 14 août de la même année, ont établi des titreshéréditaires avec tranmissions des biens auxquels ils sontaffectés.

» L’objet de cette institution a été non seulementd’entourer notre trône de la splendeur qui convient à sa dignité,mais encore de nourrir au cœur de nos sujets une louable émulation,en perpétuant d’illustres souvenirs et en conservant aux âgesfuturs l’image toujours présente des récompenses qui, sous ungouvernement juste, suivent les grand services rendus à l’État.

» Désirant de ne pas différer plus longtemps les avantagesassurés par cette grande institution, nous avons résolu de réglerpar ces présentes les moyens d’exécution propres à l’établir et àgarantir sa durée.

» La nécessité de conserver dans les familles les biensaffectés au maintien des titres, impose l’obligation de lesexcepter du droit commun, et de les assujettir à des règlesparticulières qui, en même temps qu’elles en empêcherontl’aliénation ou le démembrement, préviendront les abus, en donnantconnaissance à tous nos sujets de la condition dans laquelle cesbiens sont placés.

» En conséquence, et comme l’article 8 du sénatus-consultedu 14 août 1806 porte qu’il sera pourvu par des règlementsd’administration publique à l’exécution dudit acte, et notamment ence qui touche la jouissance et la conservation tant des propriétésréversibles à la couronne que des propriétés substituées en vertude l’article ci-dessus mentionné, nous avons résolu de déterminerles principes de la formation des majorats, soit qu’elle ait lieu àraison des titres que nous aurons conférés, soit qu’elle ait pourobjet des titres dont notre munificence aurait, en tout ou enpartie, composé la dotation.

» Nous avons voulu aussi établir les exceptions quidistinguent les majorats, des biens régis par le Code Napoléon(autrefois le Code civil), les conditions de leur institution dansles familles, et les devoirs imposés à ceux qui en jouissent.

» À ces causes, vu nos décrets du 30 mars et lesénatus-consulte du 14 août 1806, notre conseil d’État entendu,nous avons décrété et ordonné, décrétons et ordonnons ce qui suit,etc. »

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