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Histoires incroyables

Histoires incroyables

de Jules Lermina

Préface

J’ai toujours beaucoup aimé les histoires fantastiques. L’incroyable est une des formes de la poésie. Le réel, lorsqu’il se déforme par l’hallucination ou le rêve, devient tout aussitôt énorme et plus attirant peut-être que la vérité même.Tels ces visages que certains miroirs concaves ou convexes allongent ou dépriment de façons bizarres. Ils nous fascinent. On les regarde avec une fixité un peu hagarde, tandis qu’on laisserait peut-être passer une jolie femme sans l’admirer.

Le fantastique hypnotise. Quand j’étais enfant, j’ai souvent entendu raconter l’histoire de mon grand-oncle Gillet, mort grenadier de la garde. À Nantes, quand il rentrait chez sa mère, il avait l’habitude de prendre chaque soir un peu de sable et de le jeter, du dehors, contre la vitre pour avertir qu’il arrivait. On courait à la porte du jardin et on ouvrait. Cadet(c’était le cadet de la famille) entrait, joyeux. Un soir, on entend le bruit du gravier contre la vitre. Mon arrière-grand-mère se lève joyeuse et dit :

– C’est Cadet !

Cadet était pourtant soldat à l’armée et loin de France. Bah ! c’est qu’il revenait ! Et la mère court ouvrir la porte. Personne !

– Mon Dieu ! dit l’aïeule, il est arrivémalheur à Cadet.

Et elle regarda sa montre.

En effet, à cette heure même, à l’heurecrépusculaire, entre chien et loup, le pauvre garçon recevait d’unchasseur tyrolien, caché derrière une botte de foin, une balle quile tuait net. C’était le soir de Wagram. Il n’y avait pas deuxheures que Napoléon l’avait, de sa main, décoré sur le champ debataille d’une petite croix détachée de sa poitrine. Je l’ai là,cette petite croix. Je la regarde tandis que j’écris. Elle merappelle cette inoubliable histoire qui a fait tant d’impressionsur mon enfance.

Voilà bien pourquoi, sans doute, quand j’aidébuté, mes premiers récits ont été des contes fantastiques. On lesretrouverait dans la collection du Diogène où nousfantastiquions à qui mieux mieux, le poète Ernestd’Hervilly, le romancier Jules Lermina et moi. Edgar Poë étaitnotre dieu et Hoffmann son prophète. Nous étions fous d’histoiresfolles. C’était le bon temps.

Il n’est point passé, je le vois, ce bontemps-là, puisque Jules Lermina, fidèle à nos frissons d’antan,publie ce curieux et poignant recueil d’Histoiresincroyables. Mânes de Nathaniel Hawthorne, et de l’auteur del’Assassinat de la rue Morgue, voilà un Français, trèsfrançais, qui vous a pourtant dérobé le secret du fantastique, cenaturel sublimé ! Voilà un Gaulois qui a le sens ducauchemar saxon et dont les inventions font se dresser sur la peaudu lecteur ces petites granulations spéciales qu’on appelle lachair de poule.

Je les connaissais en partie, cesHistoires entraînantes, et elles m’avaient hanté plusd’une fois comme la Smarra de Nodier. J’avais même crusincèrement qu’elles étaient écrites par un Yankee, lorsque Lerminales signait de son pseudonyme de William Cobb. MaisLermina connaît l’Amérique ; il y a vécu, je crois, et ils’est imprégné de l’esprit même, subtil et puissant, de Poë. Sesmagistrales études d’après le maître américain ne sont pourtant nides copies ni des pastiches. Jamais je ne trouvai, au contraire,plus d’invention que dans ce livre. Lisez les Fous, laChambre d’hôtel, la Peur, le Testament.Ou plutôt lisez toutes ces Histoires incroyables. Dans untemps où l’imagination semble proscrite du roman, Lermina a ce donmerveilleux de l’invention. Il plaît, il amuse, il entraîne ;ici – comme l’hypernaturel même – il fascine.

J’interromps, pour écrire cette préface, uncourt roman où j’étudie, à un point de vue spécial, les phénomènesde la suggestion. L’hystérie et la névrose m’attirent, et pourtantce ne sont là que des mots. Ce qui est vrai, c’est la surexcitationou la dépression cérébrale. Que se passe-t-il ? Que sepense-t-il dans cet appareil déséquilibré ? Est-ilimpossible que nous en ayons une notion quelconque ? Non.Depuis que Maury a prouvé que le rêve pouvait être mâté, dirigé parla volonté, depuis que Quincey, le mangeur d’opium, que Poë ontanalysé les sensations du narcotisé et de l’alcoolique, il a étéprouvé que pour l’observateur, assez maître de soi pour se regarderpenser, il y a une mine profonde et toujours féconde à explorer.Dans la pensée, comme dans la musique, on découvre des tons, desdemi-tons, des quarts de ton, des commas pour employer leterme technique. Ce sont ces infiniment petits de la conceptioncérébrale qu’il est intéressant de noter. C’est là le vraifantastique, parce que c’est l’inexploré ; parce que, sur ceterrain, les surprises, les antithèses, les absurdités sontmultiples et renaissantes.

C’est cette étude de la pensée malade queJules Lermina a essayée, dans une singulière abstraction de sonpropre moi, qui est une force. Le temps de la synthèse, mère duromantisme, est passé. Le temps de l’analyse est venu. Corpuscules,microbes, monères d’Haeckel, inconscient d’Hartmann, toutaujourd’hui est regardé de près. C’est l’âge du microscope. Onétudie les matériaux du grand monument humain pour en reconstruirel’architecture première. Dans le fou, dans l’alcoolique, il y adisjonction des pensées : d’où une certaine facilité pour lessoumettre à l’action du microscope.

Quelle différence entre ces expériences sur levivant, sur le pensant, et les imaginations purement physiquesd’Hoffmann, ne comprenant d’autre antithèse que celle de la vie etde la mort, de la matière et de son reflet, du crime et duremords ; d’Achim d’Arnim, se perdant à travers les grisaillesdu rêve effacé, presque invisible, – illisible, pourrait-ondire ; voire même d’un Hawthorne, s’attachant aux contrastesde neige et de soleil, de poison et d’antidote, de métal et depapier. Edgar Poë, le premier, a étudié, non plus les dehors, maisle dedans de l’homme. Son « Démon de laperversité » est une trouvaille cérébrale, adéquate à unrapport de médecin légiste. C’est le psychopathe avant lapsychopathie.

Jules Lermina est de cette école. Il trépanele crâne et regarde agir le cerveau ; et il y voit desspectacles mille fois plus étranges que les fantômes ridicules,blancs dans le noir, mille fois plus effrayants que les goulespâles ou les vampires verdâtres du bon Nodier.

Les livres sans mérite ont seuls besoin depréface. Je croirais manquer de respect au public, qui connaît ceuxqu’il aime, et de justice envers un vieux camarade en présentant unlittérateur qui s’est, depuis tant d’années, si brillammentprésenté lui-même. Mais peut-être Jules Lermina veut-il que je disequ’en ce volume particulier il a mis plus de lui-même encore, desrecherches plus profondes, une acuité plus affinée. Je conçoiscela. On a toujours un livre qu’on préfère, un favori dans uneœuvre multiple. Les Histoires incroyables sont peut-êtrece « préféré » pour leur remarquable auteur.

Le conteur a trouvé, pour l’illustrer, unartiste aux visions originales, puissamment saisissantes, pleines,elles aussi, de ce fantastique réel qui fait le prix desrécits de ce très original et troublant volume. On prendrait plusd’une composition de M. Denisse pour une des étrangesvignettes, pleines d’humour tragique, intercalées par Cruikshankdans la traduction de Hugo, Han of Island.

Quoi qu’il en soit, on placera certainementces pages au meilleur rang de la bibliothèque des conteurs, entreles visions romantiques d’Hoffmann et les conceptions poétiquementscientifiques d’Edgar Allan Poë ; et l’auteur, qu’on va fortapplaudir, a découvert un joli coin d’Amérique, plein de fleursrares et étranges, inquiétantes comme ces fleurs empoisonnées duconte d’Hawthorne, le jour où il a soufflé, tout bas, à WilliamCobb les histoires troublantes et remarquables que ce William Cobbcontait si bien et que recueille aujourd’hui, pour nous, JulesLermina.

Jules CLARETIE.

15 mars 1885.

Partie 1
LES FOUS

I

Pourquoi six heures ? Non pas six heuresmoins cinq minutes ni six heures cinq, mais bien six heures juste.Cela me préoccupait plus que je ne voulais me l’avouer, etcependant je ne m’étais pas trompé. Tenez, hier encore, j’étaisallé chez lui, pour mon procès.

Car il est temps que je vous dise de quoi jeveux parler ou plutôt de qui.

Lui, c’est Me Golding, mon sollicitor, unhomme de sens et de talent, plus rusé que tous les attorneys desÉtats-Unis, et qui sait vous retourner un juge comme un gant defeutre, ou lui ouvrir l’esprit à point, comme le plus graissé desbowie-knives.

Je suis un homme comme vous, ami lecteur, maispeut-être ai-je en moi telle disposition qui chez vous n’existequ’à l’état latent.

J’ai remarqué que chez tout individuappartenant à la race humaine, réside en un point spécial et sansqu’il s’en rende compte lui-même, une faculté, comme une sorte desens, doué d’un superacuité remarquable. Chez les uns,j’ai vu que c’était le désir de l’or, ou plutôt le flairdes affaires ; chez les autres, c’était la divinationintuitive de la fragilité d’une femme. Les uns se disaient, enentendant un bavard : là, il y a une bonne affaire à engager.Les autres, en regardant la plus guindée de toutes les mères defamilles : voilà une femme dont je serai l’amant.

Cela ne se discute ni ne s’explique. Cela est.C’est une agrégation, indépendante de toute volition, entre telleportion d’un autre être et la portion équivalente de votre proprenature, comme un engrenage auquel vous ne pouvez échapper. Il y aen lui ou en elle telle aspérité qui s’accroche,par son évolution même, à un des ressorts de notre mécanisme. Ettout suit.

Moi, j’ai le flair de l’étrange : chez unhomme, si innocent, si naturel qu’il paraisse à tous, jepressens, je constate l’anormal, en si petite dose qu’ils’y trouve. L’infinitésimal m’affecte. Et une fois quej’ai été touché par ce ressort invisible, rien ne peut m’arrêter.Il faut que je sache, que je suive le mouvement,l’impulsion qui m’a été communiquée.

C’est ainsi que cela se passa avec Me Golding,homme régulier, comme le balancier d’une pendule, marchant comme unrouage, vivant automatiquement ou plutôt mathématiquement. À dixheures du matin, je le trouvais à son bureau pour sesconsultations. Et, remarquez-le, jamais une minute avant ni aprèsdix heures ; à une heure, au tribunal ; à cinq heures,dans son cabinet ; à six heures… c’est là ce qui mefrappa.

J’étais chez lui : nous causions de monprocès… oh ! une misère… quelques centaines de dollars dont jeme soucie comme d’un poisson salé. Mais j’en avais fait unequestion d’amour-propre et pour la vingtième fois – pour lacentième, peut-être – je répétais à Golding les pourquoide mon entêtement. Il m’écoutait comme un sollicitor sait écouter –tarifant d’avance chaque minute qui s’écoule, et rêvant déjà aumémoire à présenter, et sur lequel je devais lire : Pour avoirconféré pendant une heure du procès X…, 8 dollars. – Je n’avais paspris garde à l’heure, et lui ne me rappelait pas que l’heure de saconsultation allait être achevée. En vérité, nous approchions dudénouement et cette conférence n’était pas inutile.

C’est alors, – j’entamais le dernier point dela controverse et j’allais démontrer victorieusement que monadversaire était un malhonnête homme, – que sonnèrent sixheures : oh ! doucement, tout doucement, au timbre fêléd’une vieille pendule vermoulue, échappée de quelque cargaisonanglaise. Il paraît que six heures sonnèrent : moi jen’entendis rien, tant le timbre avait faiblement résonné. Mais,instantanément, Golding n’était plus devant moi. Où doncalors ? tout à l’heure il était si solidement cloué dans sonfauteuil de cuir !… Je regardai derrière moi, la porte del’étude se refermait. Il était parti. Si vite, sidélibérément, sans un mot d’excuse, sans un geste d’avis !…Parti, ou plutôt glissé dehors.

Il y eut agrégation entre le quelquechose, personnel à cet homme, et ma faculté d’investigation.Je me sentis accroché, le cliquet était tombé.

Non, ce n’était pas par impolitesse, ennui oufatigue qu’il s’était ainsi dérobé à notre entretien. Parimpolitesse ? Golding était la courtoisie en personne. Parennui ? Un sollicitor ne s’ennuie que de ce qui ne rapportepas. Par fatigue ? Un client ou un autre,qu’importe ?

Il y avait autre chose. Quoi ?Je ne le savais point, mais je le sentais. Sensation vague,intuition positive, qui ne définit pas, mais affirme. Pendant toutela journée du lendemain, je fus obsédé, non d’un désir, mais dubesoin de savoir. C’était une possession ; l’idée avait prisracine en moi ; elle germait, grandissait. Je retournai chezle sollicitor à cinq heures. Il me reçut comme à l’ordinaire. Nulchangement, nulle gêne, mais pas une excuse. Il semblait ne pasavoir la notion de ce qui s’était passé ; je n’osai pas lui enparler.

Pourquoi la question vint-elle dix fois surmes lèvres, et pourquoi dix fois ne me sentis-je pas le courage deparler ? Quelques minutes avant six heures, j’attendais…oh ! comme j’attendais que le timbre fêlé retentît… mais onvint nous déranger, je dus partir, je descendis dans la rue. À sixheures, il passa auprès de moi, sans me voir… ou du moins je suissûr qu’il ne me vit pas, quoiqu’il m’eût regardé… Je pouvais lesuivre, mais je jugeai qu’il ne fallait pas procéder ainsi. Je m’enallai, pour revenir encore le lendemain, le surlendemain.

Mais le hasard – était-ce bien lehasard ? – était contre moi ; je ne pouvais me trouverdans son cabinet jusqu’à six heures. Seulement, alors que je metenais, en bas, blotti auprès de la porte, l’épiant, comme auraitfait un voleur qui en eût voulu à sa bourse, je le voyais passer,froid, calme, insensible à tout ce qui se passait autour de lui…toujours dans la même direction, sans tourner la tête à droite ni àgauche, regardant droit vers un but…

C’était un homme de quarante ans… Ah !son portrait ? il ne présentait rien d’étrange, aucuncaractère singulier. Les enfants ou les personnes sentimentalescroient seules encore à un rayonnement de l’étrange en dehors del’individu, à une trahison de la physionomie et de l’allure.Croyez-moi, défiez-vous, au contraire, de l’homme dont rien nesort !Visage calme, attitude insignifiante, c’esthypocrisie voulue ou inconsciente. Le visage qui ne dit rienparle en dedans.

Celui-là – avec ses cheveux gris, ses yeuxbleus, son front haut et sans rides, son pas régulier, cetteabsence totale d’agitation externe – celui-là devait avoir desrides en dedans et son cœur devait battre dans sa poitrine d’unheurt saccadé, quelque chose comme le halètement fébrile du remordsou le tressautement de la terreur.

Comme je l’espionnai, comme je me glissaifurtif auprès de lui, comme j’étudiai chaque inflexion de savoix !… rien ! Pourquoi, après tout, ne pas supposer qu’àsix heures juste il avait pris, dans trente ans d’exercice,l’habitude de quitter son office ?… qu’à cette heure-làquelqu’un l’attendait, quelque gouvernante peut-être, un peugrondeuse, un peu revêche, se plaignant que l’eau eût troplongtemps bouilli dans la Kettle, que les rôties fussenttrop brûlées ?…

Mais non, non, mille fois non.Quelqu’un ne l’attend pas ; mais il vatrouver quelqu’un, il ne peut faire autrement. Il fautqu’il parte à six heures. Cela, je ne puis l’expliquer, mais je lerépète, je le sais. Cela ne peut pas ne pasêtre.

Cette pensée était devenue fixe. J’étaisarrivé à considérer Golding comme un ennemi dont la viem’appartenait. Il n’avait pas le droit de garder son secret :car l’anormal qui existait en lui se répercutait en moi et mecausait un malaise continuel. Je résolus d’en finir.

Justement une circonstance me servit. J’avaispréparé cela de longue date. Golding était très obligeant, et –avant six heures – c’était un bon vivant, avec lequel biensouvent j’avais bu un verre de sherry et partagé unplum-cake. Alors, je lui avais dit : Si je gagne monprocès, vous me permettrez de vous inviter à unlunch ?

J’avais dit lunch, car ce mot impliquait lematin, et j’avais besoin de l’avoir à ma table vers midi ou uneheure.

Je gagnai mon procès. Oh ! je vous assureque je ne reculai devant rien pour réclamer l’exécution de sapromesse. J’avais peur qu’il ne se défiât, et mon insistance auraitdû lui donner des soupçons. Je craignais qu’il ne parlât del’heure à laquelle il devait se retirer. Mais non, il n’enfut pas question. Et ce fut le visage riant, le front calme, qu’ilme suivit à ma demeure, dans Hamilton-square.

Là, je fis les honneurs de mon mieux. J’étaisfort gai en vérité… trop gai peut-être pour que ce fût naturel.Mais lui ne voyait rien, ne devinait rien. Il fredonna même leYankee Doodle, d’une voix qui, ma foi, n’était pas sanscharme… mais j’attendais le dessert avec impatience afin qu’il bûtdu vin… de mon vin à moi. Je jouais une rude partie, et, à chaqueminute, je frissonnais, je tremblais d’entendre sonner six heures…mais non, j’ai bien le temps.

Enfin ! voici les pâtisseries et lesfruits ; il m’a tendu son verre, et j’ai versé : il aporté un toast aux étoiles de l’Union, et encore il a bu, deux,trois, six verres… Comme ce que je sais est long àopérer !

Mais voilà que sa tête s’alourdit, ses yeux seferment, je le conduis au canapé, j’allume un cigare etj’attends…

Et six heures sonnent…

II

Et il dort, d’un sommeil que je sais pesant etinvincible. Il n’a pu rien entendre, d’ailleurs l’heure n’a passonné à ma pendule. Je l’ai arrêtée. Moi, j’étais trop attentifpour ne pas saisir l’écho venant de l’horloge voisine. Il n’a pasfait un mouvement.

C’est étrange. Je m’attendais à quelque chose.Ce rien me surprend. Et pourtant, non, je ne me suis pastrompé… j’y songe ! Si ce n’était pas encore six heures – pourlui ! Alors doucement, oh ! tout doucement, je me pencheet je tire sa montre de son gousset. Comme je fais celahabilement ! on dirait un habitué desFive-Points[1]… Il n’a pastressailli. Mes doigts ont été si légers ! Là ! jeregarde, il n’est que six heures moins deux minutes… l’horlogeavance… Je puis encore espérer… quoi ? L’épanouissement del’inconnu… Voilà, l’aiguille marche, lentement, lentement. Encoredeux secondes. D’un mouvement vif, je remets la montre à sa placeet…

Ah ! ce fut un curieux spectacle envérité et que je n’oublierai de ma vie. Est-ce bien Golding qui sedressa tout à coup, comme si un ressort se fût tendu dans son épinedorsale ? Il n’ouvrit pas les yeux, non, mais à je ne saisquel rayonnement, je m’aperçus qu’il voyait à travers sespaupières fermées. Il fit un pas, sans chanceler.

Je pris son chapeau et le mis sur sa tête… unpeu de travers, et j’eus la compassion de placer sa canne entre sesdoigts. Et tout cela dut être fait bien vite, car depuis le momentoù il s’était redressé, il n’avait pas cessé d’agir.

Il avait traversé la salle où nous avionslunché, ouvert la porte ; il descendait l’escalier.

Oui, mais s’il s’en va ! Eh bien !après, que saurai-je ? le suivre, c’est banal. Il me semblequ’il y a mieux à faire. Maintenant, je ne doute plus. Il y a unsecret, ce secret est mon bien, ma proie, il ne faut pas qu’ilm’échappe…

Une idée infernale traverse mon cerveau. Si jel’enfermais ! je rentrerai tard, je lui dirai qu’il s’étaitendormi, que j’ai cru devoir respecter son sommeil.

Et comme ces pensées étaient écloses en moi enune seconde, je me trouvai dehors, et je fermai la porte à doubletour.

Il était enfermé. Et toutes les voix de laville, comme dans un appel désespérant, répétaient : Une,deux, trois, quatre, cinq, six… cinq, six… cinq, six.

Moi, je courus à une petite fenêtre basse parlaquelle je pouvais plonger à l’intérieur. Je vis vraiment unspectacle bizarre.

Me Golding était appuyé contre laporte, non comme un homme ivre, mais dans l’attitude d’un homme quimarche. Les jambes se levaient, l’une après l’autre, en cadence,sans temps d’arrêt : comprenez-vous cela ? Ilallait sans bouger. Le visage collé contre la porte, iltendait en avant comme s’il eût fait une course rapide,et, en réalité, il piaffait sur place.

Je ne sais pourquoi cela me sembladémesurément grotesque. Je partis d’un violent éclat de rire,et…

III

– Évidemment, il sera tombé de fatigue !dis-je à demi-voix.

Mon partner posa son cigare sur le rebord dela table, lança dans le foyer un long jet de salive brune etrépondit :

– J’invite à cœur, et vous coupez ! parla mort diable ! cela devient intolérable.

Ceci se passait au National-Club.

Au moment où j’avais ri si intempestivement,une main s’était posée sur mon épaule, et une voix bien connuem’avait proposé un tour au club. J’avais hésité. Fallait-il lelaisser, lui ? Et puis, je m’étais dit qu’après toutla porte était solide, que mon excuse serait toujours bonne etqu’il était comique de le laisser pendant quelques heures livré àlui-même. C’est ainsi qu’étant à l’Athenœum, j’aimais à corser lesproblèmes d’arithmétique que nous proposait le professeur, en yajoutant quelque combinaison inconnue.

Ces deux, trois, quatre heures – quisait ? – pouvaient faire jaillir un x nouveau. Cetteidée me séduisit et je suivis le capitaine au club ; là,j’acceptai une partie de whist.

Mais en dépit de tous mes efforts, je n’avaispu parvenir à abstraire ma pensée, et chaque carte quitombait me semblait correspondre à l’un des pas de l’homme.

Si par hasard il parvenait à ouvrir ma porte,s’il s’enfuyait… tout était perdu. Car, ce que je voulais avanttout, c’est qu’il ne pût pas aller là où il allait d’ordinaire. Jevoulais déranger cette machine, briser un engrenage, affoler laroue.

Mais non, je n’ai rien à craindre.

– À vous la donne, capitaine.

– Oui, mais tonnerre, ne jouez pas desingleton aussi maladroit.

Il a raison, le capitaine, je joue mal. Maisil ne sait pas, lui, ce qui me préoccupe. D’abord nul ne le saura.Est-ce que je voudrais partager mon secret avec quelqu’un ?Mon secret ! car il est bien à moi. Je l’ai faitlever comme un gibier, et seul, j’ai la piste.

Certes, je sens en moi un immense désir :« Si vous saviez ! » ou bien encore : « Jepourrais vous raconter quelque chose ! » Des phrasespleines de réticences viennent à mes lèvres, quand ce ne serait quepour avoir le plaisir de m’arrêter quand je le voudrais, et dedonner la preuve de ma discrétion. Il serait bond’indiquer que j’ai la propriété d’un secret, quenul ne partage, ni ne partagera que si cela me plaît.

Mais ces mots qui brûlent mes lèvres, je neles prononcerai pas…

D’ailleurs, pourquoi ne puis-je pas chasser lesouvenir ? Le jeu m’intéresse, la fiche est à dix dollars…Voyons ! faisons un pacte avec moi-même. Il est dix heures etdemie. À minuit, je retournerai chez moi. Minuit, c’est bienconvenu.

Tenez, cette résolution va me porter bonheur.Voilà que j’ai la main pleine d’atouts… trois de tri… partiegagnée. Encore un rubber.

Il marche toujours, lui. Oh ! ne ditespas non, j’en suis sûr. C’est comme si j’y étais… ses pieds et sacanne heurtent régulièrement la dalle de l’antichambre… pan, pan,pan… pan, pan, pan ! un bruit régulier, une, deux, trois… Oùveut-il aller comme cela ?

Pas d’impatience, je dégusterai monmystère lentement, à petites doses. Il ne faut pas imiter cesavides qui dévorent tout leur bien en quelques mois… je ferai deséconomies d’étrange, je puiserai petit à petit dans montrésor, et je ne m’apercevrai même pas qu’il diminue !

Onze heures et demie ! Encore unedemi-heure. Allons, je suis content de moi. Mais aussi, pour merécompenser, je me donne un quart d’heure de grâce… je partirai àminuit moins un quart.

– Capitaine, nous avons gagné trente-deuxfiches, je crois.

– Oui, vous nous quittez ?

Comme je souris victorieusement enrépondant : « J’ai à faire. »

Voilà. Je mets mon paletot. Au revoir, mesamis. Oh ! ils ne se doutent pas de ma joie. J’ai un peu lafièvre. Je suis comme un amoureux qui court à son premierrendez-vous. Ma maîtresse s’appelle Énigme. C’est un beau nom,n’est-il pas vrai ?

Adieu, adieu. Je suis parti.

IV

Non, je n’irai pas directement chez moi, jeferai un petit tour dans Broadway. Justement, c’est un peu fêteaujourd’hui, les magasins sont encore ouverts… Des bijoux !des diamants ! Ah ! c’est chez moi que je vais letrouver, mon bijou, mon vrai diamant àmoi !

Je n’y tiens plus, allons.

J’avançais tout doucement versHamilton-square. Car je ne voulais pas arriver brusquement. Je nevoulais pas être vu, être entendu. Et puis, je me disais en prenantl’autre côté de la chaussée : « Je vais d’abord entendrede loin, d’aussi loin qu’il sera possible, ce bruit qui est commel’écho du mystère… Est-ce que je ne le perçois pas encore ?Non, encore un pas, encore un autre… »

Et je restai à la place que j’occupais, clouépar l’étonnement, – oui, cloué, – comme si tout à coup une chevilled’un pied eût transpercé la semelle de mes bottes et eût été rivéepar une main invisible en dessous du pavé !…

J’entendais, oui. Mais ce que j’entendais, cen’était pas ce que je supposais devoir entendre… Une,deux, trois… non. Ce n’était pas ce bruit régulier, cadencé, untalon après un autre, puis la canne, encore un talon, encore unautre, et la canne.

Ce n’était point cela le moins du monde.Comment définirai-je ce que j’entendais ? Ce n’était pas unpiétinement. Oh ! non, c’était plutôt un roulement. Très vif,sans arrêt. Il n’y avait pas un intervalle d’un dixième de secondeentre chacun des sons qui parvenaient à mon oreille…

Est-ce possible ? Un seul homme nepeut produire ce bruit ! Trépignât-il sur place, son pasn’aurait pas cette persistance cadencée. Non. Ils sontplusieurs ! Allons, ce n’est pas supposable. La porte estsolidement fermée. Nul n’a pu entrer, pas plus que lui nepouvait sortir.

Pourquoi donc hésité-je à avancer ? Jen’ai pas peur ; certes, la terreur est bien loin de mon âme.Pourtant c’est bien étrange.

Je penche la tête en avant, je tends le cou…je regarde !

Je vois !… il peut donc se faire qu’unevérité soit plus étrange que toutes les suppositions ?…

Ils sont deux devant ma porte, vous comprenezbien, devant, sur la dernière marche du perron, le nezcontre le bois et marchant sur place comme l’autre marcheà l’intérieur. Sans bouger, et séparés par l’épaisseur du bois, ilsvont à la rencontre de l’autre.

Pas un mot d’ailleurs. Rien que ce pas quenulle puissance ne semble devoir arrêter. Je me glisse à lafenêtre, et à la lueur d’une veilleuse qui brûle dans le corridor,je le reconnais, lui, Golding… il va toujours en avant,sans avancer.

Et les deux autres font le même manège audehors… C’est une bizarre chose que ces trois mannequins, mus parune même ficelle. Ce sont ces six talons qui produisent leroulement… il y a aussi trois cannes…

Quel parti dois-je prendre ?

V

Attendre ? Quoi ? Que la machinemotrice s’arrête d’elle-même… Il y a là des ressorts d’acier querien ne détendra. Le jour peut avoir une influence sur l’étrangetéde la nuit, cela est vrai. Le chant du coq chasse les fantômes.Soit ; mais il n’y a pas ici de fantômes, les spectres n’ontpas de talons, et, comme dit le poète :

Et le souffle muet glissa sur le silence.

Golding et les autres sont des personnalitésmatérielles, des entités de chair et d’os. Pourquoi l’homme doué duplus grand courage se sent-il ému en présence de l’homme sorti desa norme ? Je rencontrerais dix Golding au coin d’un bois, queje les braverais. Un seul – parce qu’il est incompris –parce qu’un des ressorts de son être confine à l’inintelligible –me paraît effrayant. En vérité, j’ai presque peur.

Mais cette hésitation ne dure pas… je meglisse doucement jusqu’à ma porte, je monte deux degrés du perron,je suis derrière mes deux étranges visiteurs. Et, sans qu’ils s’enaperçoivent – car, sur mon âme ils ne s’en aperçoivent pas – jepasse mon bras entre eux deux, j’introduis la clé dans ma serrurequi grince, et d’un élan brusque, j’ouvre la porte…

Dernièrement, sur la ligne ferrée duMassachusetts, deux locomotives, – choses de fer et d’acier, – seprécipitèrent l’une sur l’autre. Eh bien ! par Jupiter, –proportionnellement à la masse projetée, – le choc ne fut pas plusviolent.

Les deux gentlemen heurtèrent Golding, quiheurta les deux gentlemen.

Puis il y eut un cri, – ou plutôt trois crisen un seul…

Puis non pas une course, non pas une fuite,non pas une déroute, – mais un ruement à travers la rue.Les deux gentlemen avaient mis Golding sur leurs épaules, – monDieu, oui ! un sollicitor, – comme une balle de coton. Celuide devant soutenait les deux jambes, dont il s’était fait comme uncollier, l’autre portait la tête et tenait le cou à deux mains…

Et ils s’enfuyaient dans la direction du parc,avec leur fardeau ballotté, cahoté, tressautant.

Qu’auriez-vous fait ? Ce que je fis.

Je courus après eux. Mais, bast ! cesjambes-là étaient de fer ; je les vis, longtemps, bondissant àtravers les rues, les squares, les avenues, l’emportant, lui, – etavec lui mon secret, – et je dus m’arrêter, haletant, épuisé,soufflant et m’appuyant les deux mains au côté… Ils échappèrent àma vue.

VI

Voyons. Me voici chez moi, bien calme, bienreposé. Il faut que je réfléchisse.

Quel est mon point de départ ? Ah !j’y suis… Six heures. Cette heure a un sens, ce moment aune influence. Sur qui ? Sur Golding, ceci est acquis. – Etremarquons-le – une influence indépendante de sa propre volonté. Lapreuve, c’est qu’à six heures moins deux minutes, il dormait.

Seconde question. – Comment a-t-il euconscience de l’heure, alors que le narcotique – carj’avoue mon subterfuge – agissait sur son systèmenerveux ?

Avez-vous remarqué ceci ? Vous vous étiezdit, en vous couchant : demain, il faut que je me réveille àcinq heures du matin. Et à cinq heures juste, n’ayant auprès devous que votre montre qui ne sonne pas, vous vousréveillez en sursaut. Il faut donc que votre cerveau ait étémonté – par le fait de votre intention – de telle sortequ’un mouvement monitoire se produisît juste à l’heure dite. Ceteffet est évidemment de même nature : oui, c’est cela. Dans cecorps engourdi, il y eut – par habitude de volonté – détenteréflexe d’un ressort à six heures juste. Et la machine excitée semit tout entière en motion, comme lorsque vous touchez le balancierd’une pendule et que le reste du mécanisme se trouve entraîné parcet effort.

Donc, quand je disais tout à l’heure –influence indépendante de sa volonté – je me trompais,c’est à la persistance latente de cette volition, devenueinstinctive par l’habitude, qu’il faut attribuer cettemise en action.

Considérons donc ces deux points commeprouvés : six heures, temps fixe où quelque chosedoit être fait par Golding, et ne peut pas ne pas êtrefait – puis, en second lieu, excitation cérébrale provenant del’habitude, habitude déterminée dans le principe par unacte de volonté.

Un jour, il s’est dit : « Tous lesjours, à six heures, je ferai cela. » Et au bout d’uncertain temps, il n’a plus été nécessaire pour lui d’avoir recoursà l’acte coercitif de la volonté. La volonté a été reléguée ausecond plan. Aujourd’hui, le voulût-il, il ne pourraits’abstenir de faire ce quelque chose.

– Je ferai cela ! – a ditGolding. Cela, c’est x.

Quels sont les autres éléments duproblème ?

Deux gentlemen, obéissant à la mêmepréoccupation… N’allons pas si vite. Est-ce bien là la vérité, etne fais-je pas fausse route ? Mêmepréoccupation ? Non, une même préoccupation auraitdéterminé chez eux un effort dans le même sens.C’est-à-dire, qu’eux aussi, ils auraient voulu aller quelquepart. Lui voulait sortir de chez moi, eux voulaient y entrer.Il n’y a pas identité de volition, mais, au contraire,contradiction d’effort. D’autre part, ils voulaient serencontrer, – d’où tendance à un point d’intersection.

Prenons deux points mathématiques A et B,plaçons-les comme ceci :

A………………………………………… B

A, c’est Golding, qui tendait évidemment versB, et qui tend là chaque jour, à six heures. Donc habitudede la part de B d’être touché, chaque soir (à une heure que nous nepourrions déterminer qu’en connaissant la distance de A à B), parla ligne partant de A. Habitude d’être touché par cette ligneimplique, de la part de B, tendance à aller au-devant deA.

Alors B – que nous admettons animé, puisquecette idée se dégage que B est représenté par les deux gentlemen –en raison de cette tendance à sentir A près de lui – B, dis-je,s’est peu à peu rapproché de A… ; un obstacle matériel s’estopposé à la réunion des deux termes du problème ; mais ladouble tendance agissant continuellement, A et B ont tendul’un vers l’autre à travers ma porte… et lorsque j’ai ouvert maporte, B double de A, l’a entraîné au point où ils eussent dû setrouver depuis longtemps… si je n’avais invité Golding àluncher avec moi.

Je repasse soigneusement mes déductions. Ellessont justes.

Occupons-nous maintenant de la conclusion, quiservira de base à mes recherches ultérieures.

VII

Cette conclusion, la voici, telle qu’elle sorttout armée de mon cerveau.

Golding doit tous les soirs aller retrouverles deux gentlemen. Il ne peut s’en dispenser. Eux de leur côté nepeuvent rester séparés de Golding.

Et cela ne dépend pas d’un caprice, d’unefantaisie de vieillards : il y a plus que désir, plusqu’habitude, il y a nécessité. Ce n’est pas une liaison qui existeentre ces trois hommes, c’est un lien, plus serré que lenœud d’Alexandre, et l’épée s’émousserait sur lui. Une pareilleamitié, fatale, involontaire, n’a qu’un nom. J’hésite à leprononcer… elle s’appelle (bast ! personne ne lira ceci)complicité !

VIII

Le lendemain, de bonne heure, j’étais chezGolding. Je ne vous dissimulerai pas qu’il m’avait fallu unecertaine audace pour me rendre chez le sollicitor.

Mais la curiosité fut plus forte quel’inquiétude. Je voulais savoir s’il se souviendrait. Pourquoi cedoute ? Il était bien évident qu’il ne pouvait avoir oublié cequi s’était passé la veille au soir, à moins que…

Eh bien ! c’était justement cette idéequi me tourmentait. Je croyais – mais ceci ne venaitd’aucune déduction, c’était un instinct – qu’il n’avait pas euconscience de ce qui s’était produit après six heures.

Et tenez, j’avais raison. Voilà maître Goldingqui me reçoit avec la plus grande affabilité. Bien mieux. Il meparle de notre petit repas et d’une certaine sauce, comme si rienque de très naturel n’avait accompagné son départ. Il est toujoursle même, teint fleuri, œil émerillonné. Je crois qu’au besoin ilaccepterait une seconde invitation.

Je me retire. Mon plan est fait. Vous l’avezdeviné. Pour procéder par ordre, il faut maintenant connaître deuxautres points importants :

1º Où va maître Golding ?

2° Quels sont les deux gentlemen enquestion ?

Ceci me paraît facile. À six heures, je serailà.

Oh ! je vous avoue que j’ai la fièvre.C’est une rude tâche que j’ai entreprise ; mais aussi que sonaccomplissement me promet de jouissances !

Je saurai tout… Quand je prononce ces troismots, je sens que je serai payé au centuple de mes peines.

Aussi, dix minutes avant que l’heure sonne, jesuis là, blotti dans un coin, à quelques pas de sa porte. Je saisqu’il est dans son étude. Je n’aurais pas commis cet enfantillagede ne pas m’en assurer.

Ces dix minutes me paraissent un siècle. Ellespassent cependant – trop lentement – mais elles passent.L’attention prête même à mes sens une telle finesse que j’entends –je suis sûr que je l’entends – le timbre fêlé de sa pendule.

Je ne m’étais pas trompé. C’est lui. Ilmarche, et moi je marche derrière lui. J’ai l’air d’undétective attaché au pas d’un coupable. Après ?Peut-être est-ce bien un coupable.

Il ne va pas vite. Non. C’est un pas bienrégulier, sec, cadencé. J’ai pris le pas, moi aussi, si bien queles deux bruits se confondent. Oh ! il ne peut se douter derien. Et de fait, il ne paraît pas préoccupé de ce qui se passederrière lui. C’est devant lui que se trouve sonintérêt. Ni à droite, ni à gauche, car il ne regarde rien, et laplus jolie fille de l’État peut passer à ses côtés sans qu’ilremarque son bas bien tiré ou sa taille cambrée. Parfois quelqu’unvient en sens inverse, et le heurte. Le choc – sec – ne le fait pasdévier d’un iota de la ligne directe.

Nous avons suivi Broadway quelque temps. Noussortons de la ville. Nous allons au faubourg. Nous arpentons laroute – arpenter est le mot, car chacun de ses pas a une dimensionfixe, implacable.

J’aperçois une maison, presque en plaine. D’unétrange aspect, sur mon âme. Les briques ont une teinte d’un rougebrun comme le front d’un homme frappé d’apoplexie. La maison estentourée d’un parc ; on y entre par une grille. Iltend à cette grille…

Mais voici du nouveau : de deux routesviennent – en même temps – oh ! absolument en même temps –deux gentlemen. Ils sont exactement à la même distance de lagrille, ils y arriveront exactement à la même seconde. Même pas,même rectitude dans la marche. Les voilà qui touchent la grilleensemble… La grille s’ouvre, ils entrent… ces trois pointsconvergents se sont confondus en un seul groupe… et ilsdisparaissent dans la maison…

IX

Jusqu’ici, je n’ai pas un seul instant faitfausse route. Malgré mon impatience – malgré l’attractionqui s’exerce sur moi – je ne veux pas, je ne dois pas me hâter.

La grille est fermée, Golding et ses deuxamis… amis ? Voici d’abord un mot qui mérite examen. Pourquoiamis ? Et cette idée est-elle juste ? En tout cas,est-elle prouvée ? Loin de là, donc je la réserve. Golding etles deux gentlemen sont enfermés dans la maison. Examinons lamaison. La carapace peut souvent indiquer la nature ducrustacé.

C’est un grand bâtiment carré – lugubre.Qu’est-ce qui le rend lugubre ? Rien et tout. Il y a sur cespierres brunes comme une transsudation de mystère. De toutes lesfenêtres une seule est ouverte. On dirait l’œil borgne d’un visage.Le parc a de hautes murailles ; par la grille seule, le regardpeut pénétrer à l’intérieur. Les arbres sont touffus, les alléessont mal entretenues… Mon œil marche à travers ces allées.Rien que des feuilles mortes ou des branches dépouillées ? Sifait : quelque chose. Je distingue à peine une sorte dechapelle basse, petite, étroite. Pourquoi cette découverte mefait-elle frissonner ? C’est que, comme les hommes, leschoses ont un rayonnement qui tombe d’aplomb sur lesens qui m’est particulier et dont j’ai parlé. Cettechapelle – bâtisse ou monument – s’est imposée à mon attention, àmon examen, à mon esprit d’investigation. Il y a là quelque chose.Mais j’y songerai plus tard. Voici déjà deux heures que je rôdeautour de la maison et du parc. Aucun des trois gentlemen n’estsorti. Il est huit heures et demie. La nuit est profonde, et,seule, la fenêtre que j’ai d’abord remarquée a été éclairée. C’estlà qu’ils sont.

Si je pouvais m’approcher, si je pouvaisplonger mon regard dans cette chambre ! Mais il n’y faut passonger. La grille est bien fermée. Les murs sont trop élevés.Oh ! si de la puissance de mon œil – rivé à cette fenêtre – jepouvais percer cette épaisseur qui me les cache. Non, ilne faut rien livrer au hasard. Demain je verrai, demain je ferai unpas de plus dans le labyrinthe où je me suis engagé.

Tout à coup – ce fut une terrible surprise, envérité – un grand cri parvint jusqu’à moi.

Ce n’était pas un cri de douleur. Je nesupposai pas un seul instant que quelqu’un pût avoir besoin desecours. C’était une clameur longue – longue – commel’ululation du chat en amour. Et, de fait, c’était moinsun cri qu’un son. Il n’avait pas été proféré, comme l’est un cridans un arrachement de l’âme. Il avait commencé voilé,presque timide, puis avait grossi dans une expansion sinistre. Puisau moment même où il allait s’éteindre, deux autres sons s’étaientélevés, et le premier avait recommencé comme pour se joindre à eux– parallèlement. Quelque chose comme la tonique, la tierce et laquinte.

Hou… ou… ou… ou !… C’était à peu prèscela, et cependant nulle voix humaine ne pourrait, à mon avis,proférer le même son. À la fenêtre que j’observais, je vis unnotable changement. L’ombre succédait à la lumière, puis la lumièreà l’ombre. Il me semblait encore – avec les hou ! qui nes’arrêtaient pas, – entendre d’autres bruits, ceux-là sourds,lourds, comme si une masse sans cesse relevée eût été sans cesserejetée sur le plancher… Puis les hou ! s’interrompaient, etalors je percevais des éclats de voix, – de vrais éclats. Celaressemblait au bruit des bâtons des Irlandais, quand ilss’assomment à la porte de quelque bouge.

Ces voix avaient l’air de frapper,tant elles étaient sèches et rauques.

Puis les lumières bondissaient encore, puiselles disparaissaient sous l’interposition de quelque corpsopaque…

X

Mon parti était pris : dussé-je vivrecent ans, j’aurais employé le reste de ma vie à percer lemystère.

Je passerai sur quelques détails qui cependantnécessitèrent de ma part un véritable travail. Oh ! je nereculai devant aucune fatigue.

Je sus d’abord quels étaient les deuxgentlemen, amis de Golding.

L’un était le révérend Pfoster, qui édifiaitses chères brebis par ses prêches pleins de douceur et de charité.Je l’écoutai, comme jamais prédicateur ne fut écouté. Et, envérité, c’était un habile parleur… mais que m’importe sa faconde ouson habileté ? Je le suivis tout un jour, je le vis entrerdans la maison des pauvres et porter des secours aux malades. Je levis, d’un pas calme et mesuré, parcourir les rues et saluer d’unsigne de tête les enfants qui passaient. Mais ce que je vis aussi –et que me faisait tout le reste ? – c’est qu’à six heures ilquittait l’endroit où il se trouvait, quel qu’il fût, et que de sonallure qui devenait alors saccadée – comme saccadé était le pas deGolding à six heures – il allait, sans s’arrêter, vers la maison debriques rougeâtres.

L’autre – le troisième – était un bon vivant.Sur mon âme, il fallait avoir l’esprit bien soupçonneux pour ne pascroire à la vertu de cet excellent homme, toujours souriant,passant sa vie au cercle, à table ou au jeu, aimant les jeunes genset se mêlant volontiers aux parties que nos jeunesflirters organisent avec les blondes filles de l’Union.Comme il savait galamment – et avec quel sourire ! – offrirson bras à la plus rose de nos adorables misses…

Oui, jusqu’à six heures !

Car – décidément – cette heure est fatale.

Elle sonne dans la vie de ces trois hommescomme tombe le battant sur la cloche de cuivre. Et leur âme tintesous ce coup, et frissonne longtemps encore après que le son s’estéteint !

Comme je les tenais bien tous les trois !J’avais tracé autour d’eux un cercle cabalistique dont mon regardétait le centre, dont leur vie était la circonférence. Je lesvoyais s’agiter. Je les couvais de l’œil. Oh ! ilsm’appartenaient bien, et quelle jouissance j’éprouvais à medire : Ils ne se doutent de rien.

J’étais dans leur ombre, dans l’air qui lesenvironnait. Je surgissais auprès d’eux alors qu’ils nesoupçonnaient pas – et comment l’auraient-ils soupçonné ? –que quelqu’un les épiait…

Je remarquai encore ceci.

Avant six heures ils ne seconnaissaient pas. Feignaient-ils de ne pas se connaître ? Jene pourrais pas l’affirmer et, cependant, quand, plusieurs fois, jeles vis se rencontrer, se croiser en se touchant du coude, ou secédant mutuellement le pas sur un trottoir trop étroit, jamais jene surpris – et il fallait qu’il fût impossible de riensurprendre – un regard, un clignement d’yeux.

À Golding, je parlai du révérend Pfoster, dujoyeux Trabler (c’était le nom du troisième gentleman) : pasun pli de son visage ne tressaillit, pas une fibre de son front nes’agita… Une fois – oh ! c’était hardi ! – je luidemandai où il demeurait. Je crois, Dieu me damne ! qu’iln’entendit pas d’abord ma question. J’insistai avec un sauvageplaisir. Lui, délibérément, me répondit : Là-bas, auBlack-Castle.

Au château noir ! c’était bien le nom dela maison de briques !

Et il continua de causer, comme si question etréponse eussent été des plus simples.

XI

Il n’y a plus à hésiter. Je ne peux plus vivreainsi. Vingt fois déjà, j’ai passé la nuit au pied du Black-Castle.Vingt fois, j’ai entendu les mêmes voix poussant leurs hou !lugubres ; vingt fois, à la même fenêtre, j’ai vu sautiller ets’obscurcir les mêmes lumières.

Et puis, j’ai revu, blanchâtre au bout del’allée, la petite chapelle.

Tout mon être est surexcité. On ne pourra pasm’accuser d’impatience, de précipitation.

Demain ! demain !

XII

Le Black-Castle se trouvait hors de la ville,à deux milles du dernier faubourg. Le parc était spacieux, troisroutes se croisaient à l’entrée même de la propriété, puiss’unissaient en une seule, montant vers le nord.

Les trois autres côtés du parc – dont les mursformaient un parallélogramme – donnaient sur des terrains vagues,non cultivés, et, par conséquent, non peuplés.

J’y avais mis de la patience. J’avais apportémoi-même une échelle de corde, garnie de crampons en fer, et jel’avais enfouie au pied du mur d’enceinte. J’avais, bien entendu,constaté d’abord que l’entablement du mur présentait une sailliesuffisante pour que mes crochets pussent s’y fixer aisément.

Autre détail important. Car je n’étais pashomme à rien négliger. Il n’y avait à l’intérieur ni jardinier nichien de garde, – pas une créature vivante.

Une fois déjà, le matin, j’étais parvenu àregarder par-dessus la crête de la muraille, et au pied de lamaison, j’avais aperçu une porte vermoulue, entrouverte et laissantentrevoir la première marche d’un escalier. Évidemment c’était unescalier de service, qui – autrefois – était destiné auxdomestiques. Car il y a quelque dix ans, la maison appartenait à ungentleman du nom de Richardson, qui était mort subitement quatremois après sa femme, et qui menait grand train, à ce qu’on m’avaitassuré.

Toutes mes mesures étaient bien prises.J’avais une lanterne sourde qui se pouvait attacher à ma ceintureet dont l’ouverture – soigneusement entretenue – ne laissaitéchapper de lumière que tout juste ce qu’on voulait. J’avaisd’abord pris un couteau ; mais à quoi bon ? Un couteaum’avait paru inutile et je l’avais rejeté.

Mes pieds étaient chaussés de souliers épais àsemelles d’étoffe, ne faisant aucun bruit…

J’éprouvais un âpre plaisir à passer en revuemon arsenal d’investigateur. J’étais froid et calme ! Au pieddu mur j’attendais que six heures sonnassent, car je savais qu’ilme restait tout le temps nécessaire pour être – avant eux– dans la maison.

Allons, l’heure est venue ! L’échelles’accroche au mur, la lanterne est à ma ceinture…,courage !

XIII

Je suis chez moi !… enfin !… je suisrentré en courant, en fuyant. Comment ai-je retrouvé maroute ! il me semblait que j’étais entraîné dans unrhombus vertigineux. Ma tête éclate sous les coups de laharpie migraine. Confierai-je au papier ce que j’ai vu, ce que jesais ! J’hésite, car je ne puis croire moi-même à la réalitéde cette scène atroce. Et cependant cela est, j’étais bienéveillé, – oh ! oui, bien éveillé. Maintenant le cauchemardanse dans mon cerveau, dont les parois plient sous cette sarabandecomme un plancher mal lié. Étrange cauchemar, en vérité, n’étantque le souvenir d’un homme éveillé, et qui eût souhaité dedormir…

Où en étais-je resté ? Ah ! je sais…J’avais jeté l’échelle de corde sur le rebord du mur, et lescrochets avaient trouvé leur point d’appui. Je montai lentement,avec précaution. Puis, arrivé à la crête du mur, j’attirail’échelle à moi, et je la suspendis, de telle sorte que je pussedescendre. Je faisais tout cela régulièrement, sans me hâter, carje savais que j’avais tout le temps nécessaire.

Je me trouvai dans le parc. C’était, ma foi,assez loin de la maison. Je traversai plusieurs allées, et je duspasser devant la petite chapelle blanche dont j’ai parlé… Là,inconsciemment, je me sentis saisi de nouveau par uneimpression indéfinissable… le rayonnement de ce monumentaffectait mes nerfs ; mais je ne m’arrêtai pas. Je tendais àla petite porte que j’avais vue. Je l’eus bientôt atteinte. Je lapoussai. Les gonds étaient rouillés, et, en tournant, la porte fitentendre comme un râle, dont l’écho se répercuta dans l’escalier.Car, je ne m’étais pas trompé, il y avait là un escalier. La lunes’était levée de bonne heure, ce soir-là. Et sa lueur blanchâtre,se heurtant contre le cadre de la porte, découpait sur lespremières marches un rectangle éclatant. Au-dessus, l’obscurité…,une obscurité en quelque sorte humide. Il me semblaitentendre la muraille et le bois des marches craquer sous lerongement de la moisissure, dont l’odeur âcre me prenait à lagorge.

Il y avait longtemps qu’on n’était passé parlà. Mais – fait bizarre – par une sorte de révélation intuitive, ilme sembla – d’où venait cette pensée qui s’imposait à mon espritcomme une certitude ? – que c’était par là que l’on étaitsorti. Quand cela ? Je n’aurais su le dire… Cependantj’aurais pu formuler ma préoccupation : Quand s’étaientposés les termes du problème ?

Je sentais – oui, c’était plutôt un sentiment(je dirais presque une sensation) qu’une idée – que la topographiedu mystère cherché pouvait se tracer en un triangle, dont lachapelle eût été le sommet et dont la porte que je franchissais etla chambre que j’avais vue éclairée eussent été les deux autresangles.

Je m’engageai courageusement dans l’escalier.Nul bruit. J’entrouvris la lanterne que j’avais détachée de maceinture, et je montai. Mes pas ne faisaient aucun bruit. Jecomptais les marches, machinalement, uniquement pour obéir aubesoin qui me possédait de donner un aliment à mon attention.

Ai-je dit que la maison avait deux étages,sans compter un rez-de-chaussée et un sous-sol ?

J’atteignis le premier étage. Là, je refermaima lanterne, car une ouverture ménagée dans la muraille permettaità la lune d’éclairer le palier. Je vis une porte à ma droite.Évidemment elle donnait accès dans les appartements. Cependant jem’arrêtai un moment, et je réfléchis.

La fenêtre que j’avais vue éclairée était latroisième, à partir du côté de la maison regardant le parc. Donc ily avait, de l’autre côté de cette porte – qui était là devant moi –une ou deux pièces, éclairées par les deux fenêtres sombres. Deplus, sur ces deux fenêtres, je n’avais remarqué aucun reflet delumière, si léger qu’il fût. Donc, il n’existait pas decommunication directe, patente, entre ces pièces et celleque je voulais surveiller.

Ceci me décida. Je cherchai la serrure. Elles’ouvrait au moyen de ces becs de canne si fréquents dansnos vieilles maisons. Je posai la main dessus et je poussai.

La porte résista. Évidemment elle était ferméeen dedans. Mais comment ? je craignis alors d’avoir commencétrop tard et de n’avoir pas le temps de prendre toutes mesdispositions avant l’arrivée de mes hommes.

Il fallait d’abord savoir si la porte étaitfermée par un double tour ou par tout autre moyen. Il y avait uneserrure : je soufflai vigoureusement par le trou, et j’acquisla certitude que la clef n’était pas en dedans. Alors, j’ouvris denouveau le bec de canne, et appliquant en même temps mon épaule àla hauteur de la serrure, j’appuyai de tout mon effort. Jeremarquai alors que la porte cédait dans cette partie depuis lesol. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas de double pêne, mais qu’unverrou au-dessus de la serrure retenait la porte àl’intérieur.

Oh ! je ne fus pas long à avoir raison duverrou. J’avais pris mes précautions. J’introduisis un petit ciseauad hoc dans la rainure de la porte, et lorsque j’eustrouvé exactement la place où était ce verrou, je fis pénétrer monciseau de façon à ce qu’il touchât le plat du verrou ; et,alors, par une série de petits mouvements, faisant levier, jerepoussai le verrou dans sa gâche. Je n’étais pas fatigué ;car ce travail n’avait exigé aucun effort, et cependant mon frontruisselait de sueur.

Mais courage ! Je ne suis pas ici pourm’arrêter à des détails de cette nature. Je pousse la portelentement. Car je crains encore que les gonds ne soient rouillés.Au contraire, ils glissent comme s’ils étaient posés sur unerondelle de velours.

Où suis-je ? l’obscurité est profonde.Ah ! ma lanterne. C’est une vaste pièce, toute revêtue devieux chêne, sombre et noir. Deux fenêtres. Ceci me rassure. Jen’ai pas besoin d’aller plus loin. Mais, avant tout, uneprécaution. Comment pénètre-t-on de cette pièce dans celle qui setrouve plus loin. Je promène ma lanterne sur la muraille. Nulleouverture visible, pas de porte. C’est étrange, en vérité.

Voyons l’ameublement. Auprès de la porte parlaquelle je suis entré, une alcôve, un lit de chêne, vieille forme,à baldaquin. Des rideaux en tapisserie, avec une chassequi court et grimace. Le lit est défait. Comment cela ?Quelqu’un couche-t-il donc ici ? Mais non. Je lessoulève, et la poussière forme une raie brune justement à l’endroitoù ils se séparent.

Personne ne couche là, actuellement.La chose est claire. Mais pourquoi ce lit n’a-t-il pas été remis enétat ? et depuis combien de temps ?

Depuis combien de temps Golding et sesamis se réunissent-ils là ? Il me semble queces deux circonstances doivent se rattacher l’une à l’autre.

Procédons rapidement à notre examen.

En face de la porte par laquelle je suisentré, un immense bahut de chêne. Ah ! il est plus haut quecette porte. Qui me dit qu’il n’a pas été placé là exprès pourcondamner l’issue que je cherche ? Il faudra que je trouve lemoyen de vérifier cette supposition. Les fenêtres ? ferméesd’épais volets, recouverts de rideaux en tapisserie. Bien. Quelqueschaises, des escabeaux. Un bureau dans un coin, et c’est tout. Dela poussière, beaucoup de poussière. On n’entre jamais ici. Ceci nefait plus doute.

Mais j’entends du bruit. Oui, c’est bien lagrille du parc qui tourne et grince. Pas un moment à perdre. Jevais à la porte, je la referme, je pousse le verrou, puis je tournele ressort de ma lanterne. Plus rien, plus une lueur. Je suis seul,nul ne sait que je suis ici. Oh ! comme il faitsombre !

XIV

Tout à coup une pensée traverse monesprit.

Triple sot que je suis ! Comment n’ai-jepas songé à cela ? Je ne verrai pas ce qui va sepasser à côté. Et je suis venu pour voir. Certesj’entendrai mieux. Quoi ? des cris, peut-être des motsentrecoupés. Cela ne me suffit pas. Ô stupide ! trois foisstupide ! Et je n’ai pas une vrille avec laquelle je puissepercer ce mur maudit.

Voilà que je les entends. Parbleu ! Ilssont entrés, ils sont là à côté. Je bous d’impatience, je me rongeles poings…

Qu’est ceci ? Voilà que j’aperçoisau-dessus de ma tête – dans cette obscurité – comme un trait –mince, mince – de lumière qui perce les ténèbres et qui vas’écraser sur le plafond. Cela, juste au-dessus du bahut de chêne.Ô joie d’enfer, comme en éprouveraient les damnés de la Géhenne àvoir poindre un rayonnement du ciel.

Il y a là une ouverture !

Il s’agit d’y parvenir sans bruit.

Sans bruit, ce n’est pas facile. Oh ! sivous m’aviez vu alors ramper sur le sol, atteindre une chaise, lasoulever des quatre pieds à la fois, en retenant mon souffle,craignant d’entendre un de mes os craquer, tremblant que marespiration elle-même ne me trahît… Je l’ai cette chaise, je laporte… comment puis-je dire que je la porte ?… je la faisglisser dans l’air, tandis que je me traîne sur les genoux, et celasi lentement, félinement, qu’un oiseau ne m’entendraitmême pas… Enfin, elle est auprès du bahut. Maintenant, un escabeau.Le voilà, il faut le mettre sur la chaise. Le pourrai-je ?Cette contention de silence m’oppresse et me grise. J’aienvie de crier à toute voix : N’est-ce pas que je ne fais pasde bruit ! Et quand je le tiens, quand il est suspendu à laforce de mon poignet au-dessus de la chaise, comment le poser sansque le contact du bois ne produise un son ? jamais médecin,dosant un poison, n’employa plus de précautions que je n’en mis àcette œuvre d’extra-délicatesse.

Mon échafaudage est prêt. Maintenant, il fautque je me hisse dessus. Moi-même. Que n’ai-je là, près de moi,quelque poigne géante qui me saisisse et m’enlève dans l’air. Et sicela n’était pas solide ! Si le tout allait glisser avecfracas ! Non que j’aie peur. Sur mon salut éternel, jedonnerais un membre pour mener cette entreprise à bien. Voyons. Jeme dresse sur mes pieds. Je suis sûr de n’avoir pas fait debruit.

Je m’accroche solidement par les poignets ausommet de l’escabeau. Mon poids le maintiendra. Mais mes mainsseront-elles assez vigoureuses pour me soulever tout entier ?Il me semble que mes muscles se raidissent comme des cordes de fer…un effort… encore un… encore un autre. Un de mes genoux se pose surl’escabeau, puis l’autre. Rien n’a frémi, le bois n’a pasfrissonné ! Je ne tremble pas non plus, moi. Je sens, je saisqu’il faut commander à ces mouvements involontaires. Je suis deboutsur l’escabeau.

Maintenant ce n’est rien. Le sommet du bahutn’est pas élevé, et puis le vieux meuble est solide… j’y suis, àgenoux. Je découvre l’ouverture qui laisse passer le rayon delumière. C’est grand comme un dollar, tout au plus. Et au moment oùj’y applique mon œil, un premier cri se fait entendre dans la pièceà côté… Un hou ! qui sanglote et traîne comme un glapissementde chacal…

… Singulière position que la mienne. J’étaisjuché sur le haut du bahut, le dos à demi courbé, l’œil appliqué àl’ouverture lumineuse… je regardai.

Avez-vous jamais vu sur un toit, le soir, auclair de la lune, alors que tout est silencieux, trois matousefflanqués, le dos en pointe, le poil hérissé, fichés sur leurspattes comme si elles étaient rivées…, et ronronnant de ceronron lent, plein et plaintif, qui implique colère etpréparation à la lutte ?…

En vérité, je ne saurais trouver de meilleurecomparaison. Ils étaient ainsi tous les trois, Golding, le révérendPfoster et Trabler le guilleret…

La pièce où ils se trouvaient avait deuxportes, faisant face à mon mur. Pfoster était debout, adossé àl’une ; Trabler, debout, adossé à l’autre. Au milieu, sur unechaise, Golding, les yeux fixés sur eux. Tous trois, à demi repliéssur eux-mêmes, faisant gros dos, oui, c’est bien cela, comme lesmatous. Ah ! ah ! j’en ris encore, tant leur aspect étaitgrotesque.

Mais ce qui n’était point grotesque, etrefoulait le rire dans la gorge, c’était l’expression de leursvisages. Ils n’étaient point pâles : non, ce n’était pas là dela lividité. Il semblait que leurs joues, leurs fronts fussentdevenus exsangues… les yeux s’étaient renfoncés dans l’orbite, leslèvres contractées dans un rictus atroce, comme si des doigts sefussent appuyés sur les coins en les étirant…

Masques de mort et de terreur !

Je ne voyais Golding que de trois quarts. Seuldes trois, il remuait la tête… c’était pour regarder les deuxautres successivement ou plutôt simultanément… je dissimultanément, car son cou se mouvait avec une telle rapidité qu’ilne s’écoulait pas un dixième – pas un millième de seconde – entreles regards qu’il leur lançait à l’un et à l’autre…

Je ne puis mieux rendre ce qui se passaitqu’en disant : Les deux hommes veillaient surGolding, Golding veillait sur eux. Et, sur mon âme,c’était une active surveillance. Pas un mouvement, pas unfroncement de sourcils, pas un plissement de front ne pouvaitéchapper aux uns ni aux autres. Ils se tenaient par leregard, et, des yeux de chacun, s’échappaient des rayons formant unfilet dont les mailles impalpables enserraient les deux autres.

Puis ce cri… écho d’une fureur concentrée quibouillait dans leurs poitrines. De près, ce cri était rauque, ilgrattait. Il s’échappait comme involontairement de leurgosier contracté… puis peu à peu il se faisait plus clair, plusnet, et à mesure que la clameur s’élevait, les yeux se faisaientplus ardents… Les mains ! Ah ! je ne les avais pasremarquées. Pfoster et Trabler tenaient leurs doigts crispés contreles portes qu’ils défendaient de leurs corps. Leurs onglessemblaient des crocs qui mordaient le bois.

Golding tenait son siège à poignée, comme s’ileût voulu prendre un point d’appui ou qu’il eût craint que lachaise ne s’échappât tout à coup…

Et les cris prenaient une intensité de plus enplus grande, et les trois cous se tendaient l’un vers l’autre etles six yeux dardaient – plus perçants – leurs regards qui secroisaient. Je ne pus m’empêcher de penser à ces rayons solairesque les enfants concentrent au moyen d’une lentille convexe. Siquelque matière inflammable – de l’amadou, par exemple – se fûttrouvée au point d’intersection de ces trois regards – au foyer –l’amadou aurait pris feu…

Le temps s’écoulait, et, sur ma parole, je neme sentais point fatigué. J’attendais…

XV

Tout à coup Golding fit un mouvement brusque,comme s’il eût voulu s’élancer… par le même choc, les deux autress’aplatirent contre les portes, les bras en croix, commeces barres de fer qui défendent la nuit les devantures desboutiques… mais ce n’était là qu’une fausse alerte. L’immobilitérecommença et avec elle les cris dont le diapason s’élevait, et qui– à leur première expression de terreur – joignaient maintenant latonalité de la menace. Le conflit était proche.

XVI

Comment cela s’est-il fait ? je n’en saisrien, il y a eu instantanéité. Je n’ai rien vu, etpourtant je regardais… oh ! de toute la concentration de mesorganes visuels…

Voilà qu’au milieu de la pièce est une massenoire qui se roule, se tourne, grince, hurle, bondit, se sépare, sebrise, se rejoint… ce sont mes trois hommes qui semblent faire uneseule bête monstrueuse, à je ne sais plus combien de bras ou dejambes. Les têtes se heurtent, les bras s’entrelacent, les jambesse croisent… tout cela veut se dresser, mais tout cela retombe…

Les voilà debout tous les trois. Grappehumaine. Ils se sont tus un instant. Un immense effort raidit cesmuscles et ces nerfs… Ah ! je vois, chacun d’eux tendà la porte et s’oppose à ce que les deux autres y parviennent.

En voilà un qui s’échappe ! C’estGolding. Par un coup habile, il s’est dégagé de ses adversaires, ilbondit vers la sortie. Ah ! ouiche ! voici les deuxautres qui s’attachent à ses jambes, à ses épaules… Ils se roulentsur le parquet, ils écument. Leurs corps frappent à plein dos leparquet, qui résonne sourdement sous le choc. Et ils ont recommencéà crier. C’est une lutte horrible. Quelque chose de démoniaque. Uncauchemar. Parfois une tête disparaît, puis on la voit qui seglisse entre deux corps, l’œil est atone, la langue pend… il y apresque strangulation. Mais, qu’importe ! le lutteur retrouvetoute sa vigueur et rend coup pour coup. S’ils crient, ce n’est pasde douleur ! Non, c’est la rage qui s’exhale de ces poitrinesmeurtrières…

À ce moment, Golding, – c’était bienlui ! se dégagea et s’élança… où cela ?

Contre la porte que je ne pouvais pas voir etqui donnait accès dans la pièce où je me trouvais, porte qui, ons’en souvient, était obstruée par le bahut sur lequel j’avais dû mepercher… Ces hommes qui n’avaient pas prononcé une seule parole,semblent retrouver la voix :

– Tu n’iras pas seul, hurlent-ils.

Et ils s’élancent sur Golding. La portes’ébranle, elle s’ouvre. Les voilà derrière le bahut, quis’arc-boutent de leurs épaules… tous trois. Le poids est lourd,formidable, mais deux fois déjà le bahut s’est écarté de lacloison, et j’ai vu – oh ! bien vu – leurs fronts pâles etleurs yeux hagards… leurs yeux surtout, avec des lueurssinistres…

J’ai eu peur ! Eh bien !après ? Il m’a semblé que je sentais dans mes entrailles cesongles qui labouraient tout à l’heure les portes. J’ai bondi en basdu meuble… ma lanterne tombe dans le choc. Où est-elle ? Je nepuis songer à la retrouver. Vite ! le verrou !

Malédiction ! pourquoi l’ai-jefermé ? je ne puis le retrouver… Le bahut s’ébranle, recule,il laisse passer une lueur, une traînée, et dans ce reflet, je voisdéjà un bras qui passe… Oh ! s’il me tenait !

Ah ! ce verrou, le voilà. Il résiste, jesuis si troublé… je l’ouvre ! je saute dans l’escalier. Aumême instant, le bahut se renverse avec un bruit épouvantable… ilsont entendu quelque chose. J’entends leurs voix :

– Il est là ! Il est là !

Qui ? Il ? de quiveulent-ils parler ? Après tout, peu m’importe. J’ai l’avance,n’est-il pas vrai ? Mais ils vont vite ; au moment oùj’arrive en bas de l’escalier, je les entends qui roulent le longdes marches… Par où m’en irai-je ? Par le diable ! Jen’ai plus mon échelle de corde !

Je cours à travers le parc.

Ils m’ont vu… et les trois démons s’élancent àma poursuite. Oh ! quelle course ! Et il n’y a qu’unquart de mille. Je ne touchais pas terre… si j’avais pu me jeter decôté dans quelque fourré. Mais la lune tombe en plein sur le parc.Mon ombre me trahirait partout et toujours. Comme je fuisvite ! Mais ils ne sont plus qu’à dix yards de moi, je passedevant la chapelle blanche… Voici le mur.

Oh ! alors, des ongles, des mains, despieds, des dents, des genoux… comment ? avec quoi ? jen’en sais rien… mais il le faut… cela sera… cela est… j’ai gravi lemur…

À cheval sur le faîte, en dépit du danger, lacuriosité est la plus forte. Je regarde dans le parc…

Par l’enfer ! qu’est-ce ceci ? Ilsne sont pas venus jusqu’au mur… non, je les vois devant lachapelle… je les vois, non, je revois cette masse informe,grouillante, qui lutte, se mêle, s’écarte, se resserre… et quicrie ! oh ! quels cris !

Ils ne sont pas allés plus loin. Quisait ? Ils n’ont pas pu aller plus loin !

Mais je suis énervé, à demi fou, rompu,exténué…

Et je ne sais comment je suis revenu chezmoi.

XVII

Si je pouvais dormir ! Mais non, mon litest plus dur que la pierre d’un tombeau. Je ne puis trouver uneposition qui me plaise. Les plis de mon drap me semblent les doigtsde ces hommes qui cherchent à m’étreindre… leurs cris bourdonnentdans mon oreille. Hou ! Hou ! c’est un bruissement sansfin, comme les vagues d’une mer qui battrait le pied de ma maison…Et leurs pas ! Oui, je les entends encore… Ce ne sont plus lespas de trois hommes, mais de centaines d’hommes, et tout celapiétine dans mon cerveau…

Non ! non ! est-ce bien là ce quej’entends ? Puis-je donc entendre autre chose ?Allons ! dormons ! La vague bat toujours ma maison…

Mais non ! par le ciel ! ce n’estpas un rêve ! Non, je ne… Au feu ! au feu !Fire ! fire !

Et les pas des firemen courant dansBroadway et les roues des pompes à vapeur qui broient le pavé, etles cris des hommes qui s’appellent et s’excitent.

Cette fièvre répond à ma fièvre ! Quem’importe après tout, le feu ? On brûle tous les jours ici.Pourquoi ce cri : Fire !va-t-il droit à moncerveau comme une pointe ?

Si… mais ce n’est pas possible. Etpourtant ! je n’y puis tenir. Allons ! je ne dormirai pascette nuit. Je voudrais rester calme que je ne le pourrais pas. Jesuis descendu. J’accoste un passant. « Où l’incendie ? –À Black-Castle. » – À Black-Castle !sur mon âme,j’ai bien entendu…

Et je m’élance vers le château noir !

XVIII

Vous pouvez me croire sur parole. Je ne fuspas long à atteindre le Black-Castle. Et, en vérité, c’était unadmirable spectacle. Le bâtiment n’était plus qu’une fournaise. Lalune s’était couchée, et la lueur rouge se réfléchissait sur leciel noir. Les quatre murailles étaient debout, l’intérieur seulbrûlait, et les fenêtres semblaient autant d’yeux, clignotant deflammes et de fumée. C’était l’immense craquement d’un vaisseausoulevé par la tempête.

La foule avait forcé la grille du parc et setenait inquiète, curieuse, à quelque distance du bâtiment incendié…Les gerbes d’eau s’élançaient des pompes en panaches blanchâtres etretombaient sur cette masse qui grésillait.

Mais les hommes ! Golding et sescompagnons ! Je ne restai pas longtemps dans l’incertitude. Jeles aperçus tous trois sur le sommet du bâtiment… ombres noirescomme celles des démons, se détachant dans la clarté brillantecomme les découpures d’un théâtre de marionnettes, sur le fondlumineux de la toile. Là, encore, ils semblaient lutter : ceque nul ne comprenait, je le devinais, moi seul. Ils sepoursuivaient, se frappaient, s’accrochaient l’un à l’autre, sanschercher à s’échapper, mais veillant à ce qu’aucun d’eux nes’échappât.

Cependant une forte prime avait été offerte àqui les sauverait. Je ne me rappelle pas bien le chiffre, je croisque c’était deux cents dollars.

Quelqu’un se dévouerait-il ? Si jetentais moi-même ce sauvetage impossible ! non pour lamisérable prime ; sur mon âme, j’aurais donné le quintuplepour qu’ils fussent sains et saufs, car avec eux le problèmem’échappait. Et je ne savais rien. Cette pensée me torturait, je medéchirais la poitrine avec mes ongles. Et la flamme montait,montait. Parfois les trois hommes disparaissaient derrière un voilede feu et de fumée. Alors il me semblait qu’ils m’échappaient et,malgré moi, je laissais échapper un cri de douleur.

Tout à coup j’entendis un fracas épouvantable.Malédiction ! ce fut un effondrement, un écroulement au milieudes clameurs ; des gerbes tourbillonnantes s’élancèrent versle ciel, puis des milliers de paillettes étincelantes. Et le crides travailleurs, s’excitant les uns les autres ! et lebruissement de l’eau tombant sur les charpentesembrasées !

Puis, quelque chose me frappa au front. Jechancelai, étourdi. Je voulus résister à cette force inerte quim’entraînait. Mais il me sembla que mon cerveau se faisait deplomb, des lueurs rouges scintillèrent devant mes yeux, mes jambestitubèrent comme celles d’un homme ivre…

Je tombai : mais, au moment même où jetouchais la terre, inerte, perdant le sentiment et la pensée, il mesembla percevoir, dans mon oreille, par un dernier ébranlement d’unsens engourdi, ce mot répété par mille voix : Sauvé !sauvé !

Sauvé ! Qui donc ?

XIX

Un éclat de bois m’avait frappé à la tête.Rien que de très simple, en vérité. On me transporta chez moi. Jerestai de longues heures évanoui, dans cet état mixte qui n’est nila vie ni la mort : catalepsie modifiée par lasensibilité ; impuissance de motion. Perceptions vagues, commesi toutes sensations, avant de parvenir jusqu’à moi, étaienttamisées à travers un épais tissu… puis des monotonies bruissantesqui fatiguent l’oreille et les yeux ; des cercles lumineux,larges d’abord, puis se rétrécissant jusqu’à former une sorte depointe vrillée qui paraît prête à perforer les pupilles ; desbruits pâteux, comme produits par un marteau de liègefrappant sur une enclume rembourrée…

Étranges effets, en vérité, que ceux de cesperceptions anormales, auxquelles manque essentiellement lanetteté.

La pensée elle-même semble un écheveauinextricable dont, instinctivement, vous cherchez incessamment lebout. Tout cela se mêle. C’est une toile d’araignée, dans laquellel’idée a les pattes saisies, qu’elle veut secouer et où elles’embourbe… et cet autre bruit de cymbales étouffées, pareil àcelui que produit un coquillage de mer appliqué hermétiquement surl’oreille !

La fièvre travaille le cerveau, et construit,avec des matériaux arrachés à quelque kaléidoscope inconnu, desarabesques étranges… puis c’est un drame qui se joue entre lesparois du crâne, les personnages ont des proportions colossales etvous craignez qu’ils ne se brisent la tête au plafond, qui estvotre crâne. Ou bien, ils se rabougrissent si petits, si petits,que vous avez peur qu’ils ne se glissent dans les labyrinthes devos nerfs et de vos muscles. Parfois ils parlent si bas, que vousêtes obligé de concentrer toute votre attention pour saisir leursparoles : d’autres fois, leur voix est puissante et a deséclats de trompette…

Pendant que le marteau de liège frappetoujours sur son enclume de soie, que les cercles tournent devantvos yeux avec une rapidité vertigineuse, que les cymbales étoufféessemblent broyer une impalpable poudre d’acier sonore.

Un matin – il y avait bien longtemps quej’avais perdu la notion du temps – j’entendis des pas auprès de monlit. Oui, c’étaient bien des pas. J’avais souvent perçu ce bruit,mais jusque-là il m’avait semblé que c’était le choc d’un moulindans l’eau. Cette fois je sus que c’étaient des pas.

J’ouvris les yeux et je vis une figure devantmoi, placide et souriante. Je reconnus le docteur Gresham.

– Eh bien ! me demanda-t-il, comment voustrouvez-vous ?

– Je me retrouve, lui dis-je.

En effet, il me parut que j’opérais ma rentréedans un monde quitté depuis longtemps, et que je reprenais laperception d’un moi que j’avais oublié. J’apprisalors que pendant tout un long mois j’avais été entre la vie et lamort. Cette expression me paraît juste. Oui, j’étais réellement àégale distance de ces deux états, qui sont l’un et l’autre uneplénitude. Je ne vivais pas, car je ne savais pas. Je n’étais pasmort, puisque je n’avais pas le repos. C’est bien cela. Entre lesdeux. La vie me jetait des échos dans le demi-silence au delàduquel m’entraînait la mort.

Foin de la force humaine ! Un méchantéclat de bois suffit à détraquer l’organisme, et de cette penséedont nous sommes si fiers, un pauvre petit choc a si viteraison !

Je ne mourus pas.

Mais pourquoi avait-on appelé auprès de moi ledocteur Gresham ? Ce fut la première idée qui traversa monesprit. Ce n’est pas un médecin ordinaire que le docteur Gresham.Voyons ! rappelons-nous donc quelle est sa spécialité ?Cet effort me fatigue, mais peu importe ! il faut que je mesouvienne.

Et pendant l’abattement qui succède à cepremier effort de la vitalité renaissante, je rumine cettequestion ! Qu’est-ce que le docteur Gresham ?

Ah ! voilà, je me souviens !malédiction ! Est-ce que ?… moi, allons donc, ce n’estpas possible. Je suis trop maître de ma pensée pour qu’elle ait pum’échapper à ce point…

Et pourtant, c’est bien vrai. Oui, oui, je neme trompe pas. Mes souvenirs se réveillent avec l’exactitude laplus saine.

Le docteur Gresham est le MÉDECIN DESFOUS !

XX

C’est qu’en vérité, ils me croient fou. Il n’ya pas à s’y méprendre. La chose est grotesque, sur monâme !

Ah ! ah ! voyez donc ce bon visagede ma garde-malade qui ne s’approche de mon lit qu’avec hésitation,comme si elle avait peur d’être mordue. Et cet excellentdocteur ! Comme il a bien ce sourire railleur, qui peint lasupériorité de l’homme raisonnable sur le fou. Non,sérieusement, ils m’amusent. Ils font tout ce qui est en leurpouvoir pour ne pas m’irriter. Non seulement, ils mecroient fou, mais dangereux. Qui sait ? Pourquoi pashydrophobe ?

Mais pourquoi me croient-ilsfou ? Je n’en sais réellement rien. J’y songe. Peut-êtresuis-je vraiment fou pour eux. Pour les intelligences quise sont arrêtées à la moyenne du développement, ceux-là sont fousdont les sens ont atteint une hyperacuité qui les étonne.Je suis au-dessus du niveau commun : donc pour eux je suisfou.

Qu’est-ce que la folie, en effet ? Sinonla perception de l’inconnu, la pénétration dansun monde dont les cerveaux obtus n’ont pas la compréhension. Le ferrouge paraît fou au fer noir. Et cependant, il n’est rouge queparce qu’il s’est assimilé des atomes de calorique dont le fer noirest dénué. Mes organes cérébraux sont ultra-échauffés, etleur rayonnement étonne, effraie les cerveaux froids. La folie estencore la spécialisation. Tandis que l’organe de l’hommesensé (à ce qu’ils prétendent) dispense ses forces activessur cent points qu’il touche à peine, le cerveau du fou(cette appellation est burlesque) sait concentrer toute sa vitalitésur un centre unique. Ce qu’ils nomment monomanie n’estque la spécialisation des facultés pensantes en une étudeparticulière. C’est un développement extra-humain de lapuissance analytique. Pourquoi les analystes traitent-ilsde fous les synthétistes ?

Et cet homme, non seulement prétend que jesuis fou, mais encore il a l’audace ridicule (ridicule, car j’enris, sur mon âme !) de vouloir me guérir. Qu’entend-il par cemot, me guérir, sinon m’amoindrir ? sinon éteindre en moicette superfaculté qui est à la fois ma vie et monorgueil.

Les détromperai-je ? Leur prouverai-jeque je suis plus sain d’esprit qu’ils ne le sont eux-mêmes ?Non seulement plus sain, mais encore doué d’une santé absolue,tendant à la perfection même par le développement de l’organe. Celadépend. Si fou que je sois, je n’ai pas perdu la mémoire ; etje me souviens que les protestations ne font le plus souvent queles rendre plus entêtés dans leurs idées. Et puis à quel degré mecroient-ils arrivé ? Suis-je dans la période croissante ou aucontraire en voie de guérison ?

J’attendrai, et je rirai à mon aise, endedans, de l’ignorance de la science. Et quand, de son airdocte, le médecin aura déclaré que je suis guéri, j’éclaterai derire, et je lui crierai :

– Imbécile, qui ne sait pas que ledelirium tremens n’est qu’une combustion.

XXI

Non, je ne dirai rien. Oh ! j’y suis biendécidé maintenant. Il était temps que j’apprisse cela. Car lavérité m’oppressait. J’étais tenté de crier « Je ne suis pasfou ! » Mais aujourd’hui je veux, je veux, entendez-vous,qu’on me croie fou. Je veux qu’on me transporte au LunaticAsylum… car, tout à l’heure, pendant qu’il causait, tandisqu’il croyait que le fou ne pouvait l’entendre, il a dit…oh ! j’ai bien entendu, plutôt ne pas entendre, dansma tombe, la trompette au jour du jugement – il a dit que Goldingavait été sauvé, seul, et qu’il était fou…

XXII

J’ai manœuvré ; et, de fait, ce n’a pasété très difficile. Je n’ai eu qu’à me montrer tel que je suisréellement ; ils se sont persuadés de plus en plus que j’étaisfou. J’ai tremblé un instant qu’on ne voulût, en ma qualité d’hommeriche, me soigner chez moi. Par bonheur, l’avarice du docteurGresham a été plus forte que les remontrances de mes amis.L’honnête homme préfère m’avoir sous sa main, pour mieuxm’exploiter. En vérité, je ne puis lui en faire un crime ; carpour quelques centaines de dollars de plus que je dépenserai,j’aurai du moins obtenu ce que je désire depuis si longtemps.

Enfin, je ne suis plus si faible, et je puisêtre transporté. Oh ! quelles précautions sont prises !On veille sur moi comme sur un enfant terrible. Si j’allaism’échapper ! Si ma folie allait prendre tout à coup uncaractère violent ! On s’efforce de m’amadouer. On me parled’une promenade à la campagne, dans le but – l’unique but – deréparer mes forces. Comme ils auraient peur, s’ils pouvaient sedouter que je sais tout, que je n’ignore point que c’est àl’hôpital des fous qu’on me conduit. Imbéciles ! je vouslaisse jouer devant mes yeux votre ridicule comédie, parce qu’il meplaît – à moi – d’aller à votre hôpital. J’y vais parce qu’il meconvient d’y aller, entendez-vous bien ! N’ont-ils pas discutéentre eux tout bas – mais j’entends tout – s’il n’y avait pas lieude m’attacher les bras dans leur vêtement infâme ? Parbonheur, ils ont renoncé à ce gracieux projet. Je dis, par bonheur,car je me serais peut-être trahi.

Nous voilà partis… Qu’est ceci ? jerencontre sur mon passage des voisins qui gémissent et sedétournent pour pleurer. Ah ! ah ! quand je disais quetout cela était du pur grotesque ! Pleurez, pleurez, tandisque mon âme, à moi, rit à gorge déployée.

On s’est arrêté devant le LunaticAsylum. J’ai feint de ne pas m’en apercevoir. Il me tarde quetoutes ces formalités préliminaires soient accomplies. Voici :nous passons sous des voûtes, dans une espèce de greffe ; lesous-directeur, un gros homme réjoui, vient me recevoir des mainsdu tout-puissant directeur, docteur Gresham. Un clignement d’yeuxest adressé au docteur par ce personnage. Il signifie – cela estaussi clair que si les mots étaient prononcés : – Ah !c’est là cet excellent client ! Car je suis accueilli avectous les égards que l’on doit à une bonne affaire. Jereprésente un capital de… auquel d’habiles saignées devront êtrepratiquées. Donc, je suis respectable au plus haut point.

Le sous-directeur daigne me conduire lui-mêmeà mon appartement. J’ai un appartement, s’il vous plaît, dans lepavillon le plus élégant, une chambre à coucher, un parloir et uncabinet. Ah ! ce cabinet m’a fait une fâcheuse impression.C’est là que sont disposés – comme des instruments de torture – lesappareils hydrothérapiques. Les douches glacées ! Bast !puisque je suis fou. J’ai des fenêtres grillées, qui donnent sur unmagnifique jardin… à peine entré, j’y jette un coup d’œil…

J’aperçois un homme qui se promène, seul, latête penchée.

– Ah ! me dit le domestique, voilà votrevoisin qui fait son petit tour.

Dieux du ciel ! vous l’avez entendu. Cethomme a parlé ! il a dit : « Votrevoisin ! » Oh ! béni soit-il, et que ces mots merécompensent déjà de tout ce que j’ai souffert et de tout ce que jesouffrirai peut-être ! Mon voisin ! cet homme ! il adit cela, tout simplement, sans y songer, sans comprendre que toutmon être dût frissonner de joie. C’est qu’aussi il ne sait rien, ilne peut rien savoir ! Que ne lui donnerais-je pas pour payerces quelques mots !

Cet homme, c’est Golding.

On m’a laissé seul un instant ; je mesuis accoudé à la fenêtre. Je le regarde qui marche, quimonte une allée, puis la redescend. Il n’est pas changé, sur maparole. Oh ! comme je le remercierais de n’être pasmort ! car c’est alors peut-être que je serais devenu fou, sila possibilité d’éclaircir ce mystère m’avait échappé par ladestruction du sujet lui-même. Au lieu de cela, je suis là, àquelques pieds de lui, je le couve du regard, il ne pourra pasm’échapper, car lui est fou, bien fou, n’est-il pas vrai ? Lesgrilles sont solides et les verrous sont sûrs ! Pourvu qu’onle garde bien ! Les fous ont des façons de se faufiler dont ilest bon de se défier. J’en parlerai à Gresham…

XXIII

Je suis descendu dans le parc, afin de prendrel’air. Le docteur Gresham est venu me rejoindre. C’est maintenantqu’il faut user d’habileté. Il m’a pris le bras et a fait avec moiun tour de promenade. Il paraît très satisfait de ma docilité. Ilme parle doucement, comme on fait à un enfant qu’on ne veut pasirriter. Je ne lui adresse pas une seule question. Je me contentede répondre par des monosyllabes. Je tiens les yeux à demi fermés,je ne veux pas qu’il lise ce qui se passe en moi… Tenez, voilàjustement que nous sommes dans l’allée où marche Golding. Oh !je voudrais presser ma poitrine de mes deux mains pour empêcher moncœur de battre aussi fort. Je suis sûr que je pâlis. Mais non. Dela force, il faut qu’il ne se doute de rien…

Golding nous a vus. Il s’est arrêté. Sur monâme, il m’a reconnu. Il vient à moi, mains ouvertes. Que ne puis-jesaisir ces mains et l’entraîner, lui, dans un endroit où ilm’appartiendrait, à moi seul, où je pourrais promener le scalpel demon observation dans ce cerveau, qui contient mon secret…Dois-je le reconnaître, moi ? Oui, en vérité. Le docteurparaît enchanté de cette rencontre, dont il me semble augurer lesmeilleurs résultats. J’entends vaguement ce que me ditGolding ; il a appris mon accident, il a su ma maladie, il apris la plus grande part à mes souffrances… Je réponds avecpolitesse ; puis, tout à coup, je le regarde bien en face.D’un regard dont j’avais ménagé la force, je plonge dans ses yeux,et j’y vois – je ne me trompe pas – une immense satisfaction, unépanouissement de joyeuse placidité.

Si cet homme est fou – et je n’en crois rien –du moins cette folie est-elle doublée d’une joie intime dont seulje puis mesurer l’intensité… mais je reprendrai cet examen plustard. Il ne faut pas qu’on s’aperçoive de mes découvertes, et àpartir de cette minute je travaillerai si profondément monGolding, que pas une des fibres de son être n’échappera à monattention.

Golding m’a adressé une question.Laquelle ? Toutes mes facultés étaient concentrées dans monorgane visuel, alors que je plongeais dans ses yeux, – fenêtres deson âme – je n’ai pas entendu. « Veuillez répéter, je vousprie. – Vous savez jouer aux échecs ? En effet ? Ehbien ! si monsieur le directeur le permet, nous pouvons fairequelques matches. – Volontiers ! »

Le docteur Gresham est de bonne composition.Que lui importe après tout ? Seulement il se fait tardaujourd’hui. M. Golding doit être fatigué. À demain, cela vautmieux. À demain soir. Et nous nous séparons, et quand je serre lamain à Golding, il semble que ce soit une prise de possession decet être qui m’appartient comme le cadavre à l’anatomiste.

XXIV

Étant donné l’être humain, doué d’une forceénorme de volonté – c’est mon cas – peut-on s’isoler durelatif, au point de se concentrer tout entier dans unabsolu choisi, voulu, délimité par la volonté même ?Puis-je arriver à m’abstraire de tout ce qui n’est pasGolding, pour diriger sur lui seul toutes les forces de mesfacultés et de mes sens ? Il faut qu’à partir d’aujourd’hui lamachine entière devienne insensible à tout et pour tout et que tousses ressorts soient continuellement, à l’état de veille comme àl’état de sommeil, tendus vers ce but unique, qui devient monabsolu.

Ainsi Golding est là, de l’autre côté de lamuraille. En rentrant dans ma chambre, je l’ai vu ouvrir sa porte,et, d’un coup d’œil rapide, j’ai compris que son appartement étaitdisposé en sens contraire du mien. Ma chambre à coucher touche à lasienne, et, quand je regarde à ma fenêtre, tandis que mon parloirest à ma gauche, le sien est à sa droite. Donc son lit est placéparallèlement au mien. Sa tête repose sur la même ligne que matête. En me tournant du côté du mur, j’ai les yeux dirigés verslui. Un mur seul nous sépare. Épais ou non, peu m’importe. Il fautque, par la concentration de toute mon énergie vitale dans monorgane visuel, je parvienne à le voir.

Oh ! s’ils m’entendaient, comme ilsdiraient encore que je suis fou ! Cela, parce que j’admets lapossibilité de ce qui leur paraîtrait impossible. Et cela en raisonde mon organisation, plus active que la leur.

Mon idée n’a cependant rien d’excentrique.Tout corps est composé de molécules, réunies ensemble par la forcede cohésion. Un corps est d’autant plus solide et résistant que lacohésion des molécules constitutives est plus forte. Or, le bois –et ce mur est une cloison de bois, – est peu résistant. Donc lacohésion n’est pas parfaite. Donc il existe des espacesrelativement considérables entre les molécules. Donc, il estpossible au regard de devenir, par l’habitude etl’exercice, assez aigu pour se glisser à travers les poresdu bois. Donc, à travers la cloison, je puis voir Golding.

Quiconque m’eût regardé pendant cette premièrenuit n’eût pas un seul instant douté de ma folie. Je ne dormis pasune minute. Le sommeil rentrait dans cette relativité dont jedevais me débarrasser. Ou bien, la fatigue étant plus forte que mavolonté, le corps pouvait dormir à l’exception des yeux et desoreilles. Les yeux ne devaient pas, fût-ce une minute, fût-ce ladixième partie d’une seconde, négliger l’action, dont lapersistance seule pouvait centupler l’acuité. Ainsi des oreilles.Tout bruit devait passer non perçu par elles, excepté lebruit qui viendrait de la chambre à côté. Ah ! ce fut untravail pénible dans le principe, et cette première nuit futfatigante.

Je n’avais pas de lumière, mais je fixais mesyeux à demi ouverts sur la cloison. Pendant plusieurs heures,l’obscurité demeura profonde. Peu à peu, un effet déjà connu – etsur lequel je comptais – se produisit. Je distinguai dansl’obscurité, non la couleur, mais l’existence de la cloison. Mesyeux, sans saisir les détails, percevaient quelque chose quin’était pas les ténèbres.

Puisque je perçus l’obscurité, la logique nevoulait-elle pas que j’arrivasse – au prix d’une constance que rienne pourrait vaincre – au résultat désiré ?

Autre résultat obtenu : je m’étaisabsolument isolé de tout ce qui pouvait se produire autour de moi,et la lueur d’un nouvel incendie aurait pu lécher mes fenêtres…, jene l’aurais pas vu !

Mais le jour vient…, je prends un peu derepos.

Dans quelques heures, la lutterecommencera…

XXV

Nous ne sommes pas descendus au parc ; iltombe quelques gouttes de pluie. Ce n’est pas un contretemps, bienau contraire. Je préfère même le tenir sous mon regard dans sachambre, là, à deux pas de lui, de telle sorte que pas un éclair,si fugitif qu’il soit, ne pourra passer sur son front sans que j’ensurprenne aussitôt le pâle reflet…

Sur mon âme, c’est une curieuse partied’échecs… Il est en face de moi, une petite table nous sépare, nosgenoux se touchent presque. Nous ne parlons pas. De quoiparlerions-nous ? N’existe-t-il pas, chez l’un comme chezl’autre, une préoccupation qui absorbe toute pensée et enchaîneraittoute parole ?

Il y a deux hommes en moi : l’un,machine, ressemble à l’automate de Kaempfen ;celui-là – cet être partie de mon être – joue aux échecs,calcule, combine, stratégise, lance des pièces à droite, àgauche, en diagonale ; cet être pense au jeu, rien qu’au jeu.Il comprend qu’en avançant le deuxième pion du cavalier, ildécouvre brusquement la reine et met la tour de l’adversaire sousune double prise ; il sait que dans deux coups, leroi, mis dans l’impossibilité de roquer, devra s’avancerd’une case et se placer sous le feu d’une batterie de cavaliers,soutenue par un fou qui n’attend que le moment propice pouragir.

Mais moi – le moi réel – est étrangerà ces combinaisons, à ces calculs. Son échiquier à lui, c’estGolding lui-même. Les fibres intimes de Golding s’entrecroisentdevant lui comme les lignes du damier, et ce qu’il fait jouer surces cases humaines, c’est sa volonté, c’est son attention, c’esttoute la force de ses nerfs, toute la projection de sonactivité…

Lui ne se doute de rien. Il joue, il s’efforcede parer les coups que je lui porte. Oh ! il n’échappera pas àla pénétration de ma volonté. Il défend sa partie d’échecs ;mais combien plus grave, combien plus intéressante cette partie quise joue entre son cerveau inerte et mon cerveau actif ! J’ailes yeux fixés sur ce front lisse, où n’apparaît pas uneride ; et sans qu’il s’en doute – qui pourrait s’en douterd’ailleurs ? – je pratique dans ce front mon travail incessantde perforation.

Mon regard se fait vrille, il s’est appuyé, –pointe d’acier vivant – sur cette tête dans laquelle repose inconnule secret que j’ai juré de pénétrer. Mouvement bizarre, en vérité.Le rayon qui s’échappe de mes yeux se pose sur son front et tournesur lui-même comme la pointe d’un vilebrequin. Oh ! ce ne serapas un travail d’un jour. Car ce crâne est remarquablement dur. Etpuis, s’il allait sentir cette pointe qui menace soncerveau ? Plusieurs fois déjà il a froncé les sourcils commepour se débarrasser d’une sensation importune. C’est que sans doutel’outil mord dans la chair vive, c’est que déjà se produitle chatouillement de la pointe qui attaque l’épiderme…

J’ai été dérangé tout à l’heure : ledirecteur est venu nous trouver, il s’est assis auprès de nous, ila suivi avec intérêt les péripéties de la partie. J’ai fermé à demiles yeux. S’il allait voir – lui – le travail auquel je melivre ! J’ai eu une tentation infernale. Il faut que je parle.De quoi ? Des deux amis de Golding, de Pfoster et de Trabler.C’est fait. Ces deux noms se sont échappés de mes lèvres. Ledirecteur a répondu :

– Ils sont morts !

Mais Golding ! Golding est resté froid,il n’a pas tressailli, pas un mouvement, pas un frissonnement, siléger qu’il soit, n’a témoigné qu’il ait entendu ces deux noms.Allons ! il est fou ! bien fou, puisqu’il a perdujusqu’au souvenir…

Tout à coup une atroce pensée traverse moncerveau. Puisqu’il a oublié, il ne pense peut-être plus à cesfaits, encore inconnus pour moi ; si, lorsque je serai parvenuà ouvrir comme un coffre rouillé la boîte de son crâne, si je n’ypouvais rien lire, rien que le néant de l’oubli ! Ce seraithorrible. Sous ce visage pâle, mat, sous ce front blanc etimpassible, j’ai peur que pas une pensée ne roule, que pas une idéene s’agite !

Mais je me souviens : quand il étaitencore Golding, l’homme d’affaires, pendant tout le jour, ilsemblait avoir perdu le souvenir des scènes qui se passaient lesoir… à partir de six heures.

Oui, je dois être sur la vraie piste. Il fautque je sache si – dans la folie – ne subsiste pas cetteassignation de l’inconnu qui le frappait à heure fixe, etqui, comme un témoin récalcitrant, l’entraînait de force là où ildevait aller. La journée passe : un rayon de soleil nous apermis de descendre un instant au parc. À cinq heures, nous devonsrentrer. Je suis seul de nouveau.

XXVI

Comment agir ? Double danger. D’une part,il ne faut pas donner l’éveil à Golding, il faut qu’il aitconfiance en moi. D’un autre côté, je dois être surveillé.Oh ! certainement, puisque je suis fou, on doit craindrecontinuellement que l’accès ne se déclare. Il y a évidemmentquelque part, et sans que je le sache, un point d’où quelquesurveillant m’examine et m’écoute. En tout cas, comme je ne saisrien encore à cet égard, il faut être prudent. Si l’on pensait queje m’occupe de Golding, peut-être me séparerait-on de lui. Etalors ! plutôt cent fois mourir, que de faire naufrage si prèsdu port…

Mais cette surveillance, quelle qu’elle soit,ne doit pas être incessante. J’admets que de temps à autre legardien jette – par où donc ? – un regard dans ma chambre.Mais si rien ne sollicite son attention, il est évident que ce coupd’œil est seulement machinal, qu’il regarde et voit à peine, que letout n’est fait que par acquit de conscience, et pour exécuter uneconsigne.

De plus, cette surveillance peut être activeau commencement de la soirée, mais plus tard ! oh ! plustard, elle se fatigue certainement. Je dois me régler sur cesprévisions, qui sont exactes. J’ai deux sens à exercer, l’ouïe etla vue. Mon attitude, pendant que je regarde, pourraitéveiller l’attention. Donc pendant les premières heures,j’écouterai.

Il sera bientôt six heures. Je me suis étendusur mon lit comme pour me reposer, dans une attitude naturelle.Rien de forcé. J’ai les yeux ouverts, mais pour ne pas lesfatiguer, je leur ai ordonné de ne pas voir. Le travailqui s’opère dans mon cerveau doit absorber toute mon activité, etde mes sens, celui-là seul doit agir, auquel je le commande.

En ce moment, j’écoute. Mais encore, jen’écoute, encore bien que je les entende, aucun des bruits quisurgissent dans la maison. J’entends le pas des gardiens,faisant leur ronde dans les corridors ; mais j’écoute ce quise passe dans la chambre de Golding.

Il marche, lentement, de long en large, il vade la porte à la fenêtre. Il ne parle pas ; aucun son nes’échappe de ses lèvres. Oh ! j’en suis sûr. Je sais que parla tension voulue que j’exerce sur mes facultés, l’ouïes’est développée en moi d’une façon extra-naturelle. Calculez donc,puisque toute ma force, toute mon énergie de sensation, au lieu dese disséminer sur mes cinq sens, se concentrent en un seul. Un,deux, trois, quatre, cinq… six ! Voici l’heure !Écoutons.

Il se passe quelque chose. Je l’aurais juréd’avance. Golding s’est arrêté brusquement. Il a semblé entendrequelque chose. La tête s’est penchée en avant comme pour écouter.Je le sais, parce que j’ai entendu son corps peser tout entier surla pointe des pieds. Un meuble a remué, c’est qu’il a posé sa mainsur le dossier pour ne pas perdre l’équilibre. Ah ! ses talonsont de nouveau touché le plancher. Nouveau tressaillement dufauteuil. Il a abandonné ce point d’appui. Il reste immobile. Puis,voilà que d’un pas lourd, méthodique, régulier, d’un pas qui n’esten quelque sorte que l’ombre de cet ancien pas que jeconnaissais, il s’est approché de son lit. Il ne le défait pas, carje n’entends pas le froissement des draps. Le lit craque dans toutesa longueur, Golding s’est étendu.

Alors, oh ! alors ! je perçois unbruit sourd, que je reconnais. C’est sa respiration. Elle estlente, à deux temps, comme le soufflet d’une forge. Ce n’est pas lesouffle de l’homme qui dort. Je ne me trompe pas, j’en suiscertain : Golding est éveillé ! Et sa respirationmonotone continue à se faire entendre, pour moi seul. Elle n’estpas égale comme son. Parfois, je saisis un soupir plussonore, qui me rappelle les hou ! de Black-Castle, mais commesi la bouche d’où ils s’échappent était serrée sous un bâillon.

Je suis impatient… Mais non, l’heure passe.J’attendrai encore. Je ne veux rien précipiter. D’ailleurs, jeperçois encore autre chose. Il se remue sur son lit. Ses brasheurtent quelquefois la cloison, ses jambes s’étirent comme sielles étaient mues par un ressort et vont frapper l’un des montantsdu lit… Cela est la lutte, c’est la persistance mécaniquede l’effort qui lançait sur Golding ses deux acolytes. Est-ce biencela ? En ce cas, la chose est simple. Il faut que, continuantmon travail d’excitation du sens visuel et du sens auditif, jeparvienne à lire dans Golding comme dans un livre ouvert, àentendre l’écho de ses pensées, à percevoir ces mots qui seformulent dans son cerveau…

XXVII

Minuit : je commence. Il sera plus facilede percer un trou dans la cloison, et par là, je plongeraisur Golding mon regard investigateur. Et pas d’instruments !Si seulement j’avais un canif ! Après tout, où serait ladifficulté ? Non, de mes ongles, j’ouvrirai une issue dans cebois. Ah ! ils croient que je dors, et ils se disent :« Le fou est calme, ce soir ! »

Restez dans votre repos, mes maîtres. Lefou suit raisonnablement un projet conçu… et demain, ilsaura tout…

Comme ce bois est dur !

XXVIII

Deux nuits ont suffi à ce travail. J’ai dûdéployer toute mon énergie ; à certains moments, le sangjaillissait de mes ongles. Mais cela me préoccupait peu, je vousjure. Cette nuit, je le verrai dormir. Dort-il d’abord ? Jen’en sais rien, et même ce souffle que j’entends à travers lacloison ne me paraît pas celui d’un homme endormi. Cependant, il nequitte pas son lit… une seule remarque : il semble que sonpoids s’alourdisse de plus en plus. Est-ce que l’entassement dessouvenirs et… qui sait ? des remords aurait un poids effectif…plus la nuit avance, plus par conséquent les souvenirs s’amassentdans son cerveau, plus j’entends le lit gémir et craquer, comme sises pensées étaient de plomb.

Que cette journée me paraît longue ! Deséchecs, je ne me préoccupe plus. Je joue machinalement, sans ysonger, et je le regarde.

Mais c’est singulier. J’aurais pensé que cetravail de perforation se serait accompli plus vite… je nepuis encore rien lire dans ce cerveau. Oh ! il y a des momentsje voudrais le déchirer de mes ongles comme j’ai déchiré lamuraille…

Tiens ! un couteau !

XXIX

Comment se trouve-t-il dans ma chambre ?D’où vient-il ? Qui l’a apporté ici ? Un couteau, et dontla lame paraît solide, sur ma foi. Ce n’est pas un couteau detable, ce n’est pas moi qui l’ai pris à la table du repas. On noussurveille trop. Non, non. Je me souviens. Le gardien est entré cematin ; il coupait une pomme. C’est évidemment lui qui aoublié là cet outil…

Un couteau : cela peut servir à tant dechoses. Il est bien emmanché, bien en main. Comme on donnerait unbon coup, avec cela… de haut en bas…

Le gardien est venu. Ah ! j’ai biencompris pourquoi. Il est inquiet, cet homme, il sait qu’il a laisséson couteau quelque part, et sa responsabilité s’inquiète. Il ne medemande rien tout d’abord. Il me souhaite le bonsoir, mais en mêmetemps il regarde à droite et à gauche. Moi, je suis assis toutnaturellement, sur une chaise, devant ma table. J’ai caché lecouteau dans ma manche. Pourquoi, après tout ? Il serait sisimple de lui dire : Mon brave homme ! je sais ce quevous cherchez. Voici votre couteau.

Non, je ne lui dirai rien. Tenez, voilà qu’ilm’interroge. Oh ! sans avoir l’air d’attacher à sa question lamoindre importance :

– Est-ce que par hasard vous n’auriez pastrouvé un couteau ?

– Un couteau ! ici ! oh !non.

Si vous voyiez de quel air placide jeréponds.

Il est convaincu que je dis la vérité. Commec’est chose amusante que de tromper. Il jette un dernier coup d’œilautour de lui, mais, bon gré, mal gré, il faut bien qu’il yrenonce. S’il se doutait que je le sens, là, tout près de ma chair,et que le fou – car je suis un fou – se moque in petto del’homme raisonnable.

Il est parti. Pourquoi ai-je gardé cecouteau ? Sur mon âme, je ne pourrais le dire. Mais cet acierfroid me cause une agréable sensation. On dirait – oui, en vérité –que cette sensation s’harmonise avec quelque secrètepensée de mon cœur…

Six heures ! à mon poste.

XXX

L’ouverture que j’ai pratiquée dans lacloison, est tout étroite. Mon plus petit doigt n’y pourraitpasser, mais mon regard pénètre et embrasse, dans la chambre deGolding, un périmètre plus que suffisant. Du reste, je n’ai pasbesoin de voir plus loin que son lit.

Il s’est étendu. Il est sur le dos. Les yeuxsont à demi fermés ; leur expression est vague. Puis peu àpeu, ils s’ouvrent, ils sont fixes, ils regardent quelque part.Où ? ce n’est pas au plafond. – Que lui importent et leplafond et les quelques moulures de plâtre qui l’entourent ?Non, son regard va évidemment plus loin.

Il est étrange que mon attention ne se fatiguepas. Il me semble que je le regarderais ainsi pendant une annéeentière sans que ma paupière eût un frémissement. Il n’est pasbeau, Golding. Sur ce visage d’ordinaire si frais, si rebondi, desrides se creusent… à l’heure sinistre. Un cercle olivâtre borde sesyeux. Évidemment il souffre. C’est un cauchemar qui danse sur sapoitrine. Smarra le tient à la gorge ; et sous la pression decette griffe, à laquelle nulle volonté ne résiste, les sons sortentinarticulés de sa poitrine.

Voyons. Où est le point de son front que j’aitenté de percer de mon regard ? Justement, il s’est posé detrois quarts, je puis le considérer tout à mon aise…

Va donc ! courage ! mon regard.Perce cette boîte osseuse, qui, semblable à une cassette d’avare,renferme ce qui est mon trésor à moi !

Oh ! comme je réunis toute la force demon être dans ce regard, lentille au foyer de laquelle se concentretout le rayonnement de ma volonté. C’est un livre durement ferméque la tête d’un homme : pas une fissure, pas un coin parlequel je puisse apercevoir ces pages, si intéressantes pourmoi…

Non. Et ce sourire errant sur ces lèvres. Parle ciel ! Je crois qu’il me raille. Il semble dire : jetiens mon secret, il ne m’échappera pas.

Que pourrais-je donc bien tenter pour hâtermon œuvre ? Quel dernier effort me conduirait à mon but ?Oh ! je ne reculerais devant rien. Maintenant qu’on me croitfou, que j’ai eu le courage d’accepter le doute, que je me suislivré à ceux qui nient ma raison, rien ne pourra me fairereculer.

Peut-être suis-je encore trop loin delui ! À deux pieds cependant tout au plus. C’est encore tropsans doute. Il faut que je me rapproche, il faut – comment cettepensée ne m’est-elle pas venue plus tôt – que je sois auprès delui. Ah ! le couteau ! Oui, c’est cela !

La cloison est entamée. J’ai pu constater sonépaisseur. Ce n’est rien. Quelques planches ajustées. J’introduisle couteau dans une fente, la lame fait levier. La planche cédera.C’est peu solide. Je suis certain qu’il n’entendra rien,il est absorbé par le mystérieux qui l’obsède etl’étreint. Déjà la planche a plié, je puis passer mes deux mains.M’entendra-t-on du dehors ? Tout est calme. Les gardiens sontendormis. Et puis le bruit sera-t-il violent ? Je ne le croispas. Tenez ! j’avais bien raison de ne pas le croire. Voicique sous mon effort, lent, étudié – habilement étudié, je vous jure– la planche se sépare, la peinture s’est fendue dans toute salongueur, se craquelant sans bruit.

Là ! cette première planche reste entremes mains. Déjà, je puis passer le bras. Je l’ai touché, lui. Iln’a pas tressailli. Il n’a pas senti mes doigts qui s’appuyaientsur son corps. À l’ouvrage donc ! La nuit commence seulement,j’ai tout le temps de mener l’œuvre à bien. Il est curieux que jen’aie pas conçu plus tôt cette pensée. Je secoue la secondeplanche, méthodiquement, prêt à m’arrêter au moindre bruit,dépassant une certaine moyenne dont mon oreille a fixé l’intensité.Elle tient assez fortement, celle-là. Bah ! il serait tropridicule de se décourager… en si beau chemin. Je le disais bien… Lavoilà qui s’ébranle. Elle est plus large que je ne l’avais supposé,c’est ce qui explique sa résistance… L’ouverture sera plus quesuffisante.

Je pourrai passer… c’est fait. Il s’agitmaintenant de me glisser par cette ouverture. Oh ! cela n’estpas difficile. Je me dresse à demi sur mon lit… la tête d’abord,puis les épaules. Il faut que je me mette de biais – dechamp, comme disent les ouvriers – d’une main je m’appuieau lit, tout doucement. Mais, en vérité, il est inutile de prendretant de précautions. Golding n’est-il pas plongé dans une sorte decatalepsie intermittente, qui, j’en ai la conviction, ne cesseraqu’avec la nuit… la preuve de ceci, c’est que je suis dans sachambre, c’est que j’ai pu passer par-dessus le lit, que j’ai mêmeheurté ses jambes, et qu’il n’a pas eu conscience de maprésence.

Tenez, en cet instant, est-ce qu’il sait queje suis là, courbé sur lui, que je le touche, que je l’enveloppetout entier de mon regard ? Ah ! en vérité, cela estburlesque, de songer qu’un fou pourrait être aussihabile !

XXXI

Et je ne puis rien voir ! En vain mon œilfouille, comme un bistouri, ce front sous lequel bouillonne soncerveau. En vain, je tends tous les ressorts de mon être. Lamatière inerte – qui s’appelle Golding – garde son secret.Malédiction ! il faut cependant en finir ! Je veuxsavoir, je saurai.

Encore ce couteau ! tout à l’heure il m’asemblé que cet acier s’était refroidi dans ma main comme pour merappeler sa présence… Que pourrais-je donc en faire ? En quoice couteau pourrait-il m’être utile ? Ah ! j’y songe…non… ce n’est pas une idée ridicule. Voyons, pas deprécipitations ! Qu’est-ce que je cherche après tout ? Jeveux ouvrir ce cerveau qui reste obstinément fermé ? Lorsqu’uncoffret rouillé résiste aux doigts qui s’efforcent d’arracher lecouvercle, une lame d’acier a bientôt raison de cette résistance…Eh bien ! le cerveau de Golding n’est-il pas ma cassette àmoi, renfermant des richesses plus précieuses que toutes lespierreries du monde ! Le couteau ! oui, c’est cela. Il mefaut faire sauter ce couvercle qui ferme son cerveau… ce couvercle,c’est le crâne. La lame sera-t-elle assez forte ! Certes, avecun coup bien rapide, bien sec, la résistance de l’acier sedécuplera. Je ne puis m’y reprendre à deux fois.

XXXII

C’est fait.

J’ai frappé, oh ! d’une main sûre, allez.Il n’a pas poussé un soupir. Là, juste entre les deux yeux… la lamea pénétré de plus d’un pouce. Et c’est remarquablement dur, laboîte osseuse du cerveau. Je crois qu’il est mort… Oui, mais la viepersiste encore dans l’immobilité, précurseur de l’anéantissementdéfinitif. Je retire la lame, le trou est béant, quelques gouttesd’un sang noirâtre… oh ! presque rien… En vérité, j’aurais cruqu’il eût plus saigné que cela… L’ouverture est faite, c’est par làque je regarderai…

Enfin ! enfin ! par l’enfer, jevois, je lis dans ce cerveau ! Ah ! je ne m’étais pastrompé ! L’histoire n’est pas longue, allez ! À toutproblème, la solution tient en un chiffre… Dans ces fibrespalpitantes, dans les dernières convulsions de ce cerveau qui sedésorganise, qui se désagrège, je découvre le mystère. Ma peine n’apoint été perdue. Et pour vous le prouver, tenez, je vais vous direce que c’était…

Golding est un empoisonneur ! Oh !comme je vois bien le mot poison écrit sur les parois decet organe convulsé !… il y a là quelque chose de bienétrange… Golding n’a pas commis le crime seul… lorsqu’il aempoisonné Richardson (vous vous rappelez qui est ce Richardson,l’ancien propriétaire de Black-Castle), il avait deux complices,Pfoster et Trabler… S’ils ont commis le crime, c’est qu’ils étaientles amis de Richardson… et ses légataires. Parbleu !… Maisquand ils se sont trouvés en face du cadavre, lorsque le mort a étédescendu dans la chapelle blanche… vous savez, là-bas, au bout del’allée du parc, ils ont eu peur les uns des autres… et… oh !je lis tout cela dans la tête de Golding comme dans un registreouvert… ils ont été saisis par la folie du remords…

Non qu’ils regrettassent ce qu’ils avaientfait… mais ils étaient envahis par une indicible terreur… ilssentaient qu’un jour pourrait venir où l’un dénoncerait l’autre… etils se surveillaient, et à partir de six heures… heure à laquellela victime avait rendu le dernier soupir… ils ne se quittaientplus. Leur crime les étreignait et les liait dans les chaînes d’unecomplicité défiante.

Ah ! je ne déchiffre plus qu’avecdifficulté. En vain mon couteau fouille avec rage ce cerveau quegagne l’inertie de la mort. Rien !… rien !… plusrien !

 

« Hier, lit-on dans le New-YorkAdvertiser, un crime horrible a été commis dans la LunaticAsylum du docteur Gresham. L’honorable M. Golding a étéassassiné par son voisin de cellule, M. X., dans un accès defolie furieuse. L’insensé l’a tué à coups de couteau dans le crâne.Quant à M. X., il est mort presque immédiatement dans desconvulsions tétaniques. Le coroner a rendu un verdict de doubledécès par suite d’actes inconscients résultant d’aliénationmentale. »

Partie 2
LE CLOU

Nul ne peut nier qu’il se manifeste entre lesêtres vivants, alors que les hasards de la vie les mettent enprésence les uns des autres, des influences inhérentes à leurnature, et qui se traduisent soit par une attraction, soit aucontraire par une répulsion involontaires. C’est ce qu’on désignevulgairement par les mots sympathie etantipathie. Mais il est à remarquer que ces manifestationsprésentent, selon les individus, de notables différences, quant àleur valeur ou à leur intensité. La bienveillance de certainscaractères peut – et cela se voit souvent – développer chez unindividu une trop grande facilité de sympathisation qui l’entraînevers les inconnus conduits sur son chemin par les accidents del’existence ; au contraire, certains caractères ditsmalheureux, malveillants, ont pour premier principe la défiance etmontrent à tout nouveau venu une singulière antipathie, sans motifconcevable. Ce sont là des extrêmes, malheureusement tropfréquents. Mais il faut reconnaître que les sentiments, naissantainsi dans ces caractères de premier mouvement, sont mobiles etcèdent au bout de très peu de temps à la fréquentation et à uneconnaissance plus complète de ceux qui en sont l’objet.

Chez quelques personnes privilégiées – etc’est de celles-là qu’il faut ici parler – les sentimentssympathiques ou antipathiques se développent, non pas en raison dela nature même de celui qui les éprouve, mais au contraire enraison de la nature de celui qui les inspire.

Maurice Parent – un de mes collègues duministère de… – se trouvait dans ce dernier cas. Ce n’était pas unhomme de parti pris ; il n’était par nature ni bienveillant nimalveillant ; en général, à première rencontre, il étaitfroid, mais sans sécheresse ; poli, mais sans affectation. Nese livrant pas du premier coup, il semblait attendre que quelquecirconstance guidât son choix. En résumé, serviable et aimable, nulne rendait plus obligeamment un service ; et si ses véritablesamis n’étaient pas aussi nombreux que le sont ceux des hommes quidonnent ce titre à toutes leurs connaissances, du moins lasociété qu’il s’était choisie formait-elle un véritable cercled’affection et de dévouement.

 

Avec ce caractère, on comprend que, de la partde Maurice, les manifestations de sympathie ou d’antipathie àpremière vue avaient d’autant plus de valeur qu’elles étaient plusrares : elles procédaient évidemment d’une influence àlaquelle Maurice obéissait, sans que sa volonté en fûtcomplice ; il subissait une coercition intime, alors que,contre sa manière d’agir ordinaire, il témoignait clairement qu’uneattraction ou une répulsion se produisait en lui à l’égard d’unétranger.

En somme, j’avais reconnu pendant longtempsque ces manifestations, d’ailleurs, je le répète, fort rares, setrouvaient d’ordinaire justifiées par les circonstancesultérieures. La première fois que Maurice m’avait vu, il m’avaittendu la main ; et j’ose dire qu’il avait été bien inspiré.Car jamais amis ne furent plus intimes et ne méritèrent mieux l’unde l’autre. Ainsi pour quelques autres. Au contraire, il m’étaitarrivé de me lier précipitamment avec des hommes que Maurice avaitaccueillis froidement, durement même, qu’il avait toujours évités,en dépit de mes instances. Et j’avais dû reconnaître que soninstinct ne l’avait pas trompé. De ces hommes, j’avais toujours euà me plaindre, de quelques-uns même très gravement.

Je m’étais donc habitué à suivre ses avis etm’en étais bien trouvé. Cependant, en un point, nous n’avions putomber d’accord, et je dois faire une exception en ce qui concerneune troisième personne, Charles Lambert, qui, avec Maurice et moi,travaillait au même ministère – même division – même bureau et mêmepièce.

 

Maurice était commis principal ; Lambertde seconde et moi de troisième classe. Mais il est bien entendu quenous ne conservions entre nous aucune hiérarchie et que nous nousentendions à merveille. Quand je dis : Nous nous entendions, –ceci demande explication. Et ici deux portraits sont nécessaires.Je commencerai par Maurice, que nous appelions plaisamment notredoyen, quoiqu’il ne fût notre aîné que de quelques années.

Maurice Parent avait trente-trois ans :c’était un homme de taille moyenne, mince et non maigre ; sestraits ne présentaient aucun caractère saillant, à l’exception dela partie supérieure de son visage. Ses yeux, fortement enfoncéssous leurs orbites, étaient de cette couleur indécise que lesAnglais appellent – grey eyes – yeux gris. Il étaientmobiles, vifs, mais offraient surtout une particularitéremarquable. Lorsque Maurice portait son attention sur un objetquelconque, ce qui lui arrivait souvent, car il était rêveur etméditatif, il semblait que son regard devînt aigu, quel’iris et la pupille se contractassent de façon à former – si jepuis, dire – une pointe, une sorte de vrille ou faisceaude rayons convergeant vers un point unique. En examinant de plusprès ce qui me paraissait une sorte de phénomène, je constatai quedans ces périodes d’attention excessive ses yeux déviaient sousl’influence d’un strabisme temporaire, si bien que les rayons desdeux yeux convergeaient, en effet, plus vivement qu’ils nele font d’ordinaire sur l’objet examiné. Ce regard produisait surcelui qui le subissait un effet désagréable, comme si une pointeeût pénétré dans les chairs, et quand il se plongeait dansvos propres yeux, vous étiez obligé – involontairement – de clignerles paupières avec une sensation douloureuse.

 

Maurice était depuis dix ans dansl’administration ; son avancement n’avait pas été très rapide,mais cette lenteur ne pouvait être attribuée qu’à lui-même, et ille reconnaissait. Doué d’une immense facilité, il se débarrassaitdu travail de la journée en quelques instants et s’adonnait, poursa propre satisfaction et pendant tout le reste de son temps, à desétudes personnelles, portant particulièrement sur les mathématiqueset la chimie. Il avait, d’ailleurs, une certaine aisance et neconservait sa place que pour avoir un centre, c’était sonexpression.

Il est naturellement inutile que je parle demoi, mon rôle se bornant à peu près à celui de narrateur ; jepasse donc à notre camarade – ou mieux à moncamarade Charles Lambert.

Je fais cette distinction à dessein, et ellesera expliquée plus loin.

Il n’y a qu’un mot qui puisse bien rendre lesentiment que m’avait inspiré Lambert : C’était un garçonéminemment sympathique, – à moi bien entendu. Il était detaille élevée, de forte constitution, ses épaules étaient larges,sa poitrine était puissante. On devinait une nature éminemmentvivace. La vitalité débordait en lui. Cependant, il y avait danstoute sa personne une sorte de nonchaloir, disons mieux,de prostration qui excitait à la fois, et l’inquiétude, et unesorte de pitié. Il ne se tenait pas droit, mais un peu voûté. Onaurait cru – à première vue – que cette vitalité dût produire chezLambert des efforts continuels vers la vie active. Loin de là, cegrand corps semblait, avec toute sa santé, avec son exubérance depuissance, succomber sous sa propre force. Ses mouvements étaientlents, ses manières extraordinairement douces, presque câlines.Mais, au-dessus de tout, Lambert était et paraissait doux etinoffensif. Sa tête était belle. Des traits parfaitement réguliers,barbe et cheveux d’un châtain clair, de beaux yeux d’un bleulimpide, bien fendus et se laissant voir jusqu’au fond.

 

Lambert réalisait, dans toute la force duterme, le type de l’employé modèle. Seul de nous trois, il étaitmarié ; nous avions vu sa femme deux ou trois fois, c’étaitune charmante petite créature, à l’œil vif, aux cheveux noirs.Lambert vivait avec elle et sa mère ; mieux que cela, il lesfaisait vivre. Et que gagnait-il ? deux mille quatre centsfrancs par an, deux cents francs par mois. Bien peu pour un ménagesur lequel pèse une charge supplémentaire. Mais il n’avait pasd’enfant. Lambert était le premier au travail, et même, il fautavoir le courage de tout avouer, son assiduité était telle que biensouvent j’en avais abusé pour le prier de faire les travaux dontj’étais chargé, afin de pouvoir prendre dans la journée quelquesheures de liberté. Lui ne se plaignait jamais, souriait si je luidemandais un service, et s’empressait de me le rendre. Ilparaissait que son traitement modique lui suffît, car il n’avaitpas de besoins, ne se permettait aucune dépense, passait toutes sessoirées en famille, en résumé, était un véritable modèle d’ordre etde régularité.

Du reste, gai, bon enfant, franchement rieur,et, ce dont je lui savais gré, ne jouant pas à la victime. Lorsque,Maurice et moi, nous racontions avoir assisté à une partie deplaisir, il nous écoutait de toutes ses oreilles et s’amusait denos récits.

Tel était l’homme qui, depuis trois ans, étaitattaché à notre bureau. Je le répète, il m’était éminemmentsympathique.

La première fois que Maurice l’avait vu, ill’avait longuement fixé, de ce regard dont j’ai parlé ; puisquand le soir Maurice m’avait pris le bras pour quitter leministère :

– Eh bien ! homme d’intuition, luiavais-je demandé, que penses-tu de notre nouveaucamarade ?

Maurice avait répondu brusquement :

– C’est un infâme coquin !

Je ne pus retenir un cri de surprise :j’avais, je l’ai dit, grande confiance dans le jugement de Maurice.Mais, cette fois, j’étais certain qu’il était absolument en défaut.Je ne voulus même pas discuter. J’attendis. Six mois sepassèrent ; j’avais examiné Lambert avec le plus grand soin,et j’avais constaté ce que j’ai exposé plus haut. J’aimais etj’estimais ce courageux travailleur, qui ne songeait qu’à assurerle pain quotidien à sa famille ; je l’avais vu le dimanchepasser gaiement dans les rues, sa petite femme au bras. J’avais étéreçu chez lui ; je l’avais trouvé plein de tendresse pour safemme et d’égards pour sa belle-mère.

Un soir donc, je posai de nouveau à Maurice laquestion à laquelle il avait déjà si étrangement répondu. Je restaistupéfait.

– Je te répète, me dit Maurice, que c’est uninfâme coquin.

– Tu es fou.

– Préfères-tu une affreuse canaille ? jete laisse le choix.

– Mais sur quoi te bases-tu ?

– Je t’expliquerai cela un jour : celaest. Que cela te suffise.

– Que lui reproches-tu ? Connais-tuquelque grave secret dans son passé ?

– Il n’a pas plus de passé que nous. C’est uncoquin… d’avenir, mais non de passé.

– Ah ! fis-je en riant ironiquement, bienque cette conviction, si fortement exprimée, me causât unedouloureuse impression ; tu prédis l’avenirmaintenant ?…

– Je ne prédis pas… je sais. Du reste, tu meferas plaisir en ne m’en parlant plus… avant que je t’en parlemoi-même.

Notre situation était en réalité singulière.J’avais la plus grande affection pour Maurice et une amitié réellepour Lambert. Quoique Maurice ne fît rien paraître de l’antipathieque lui inspirait notre collègue, cependant je me sentais gênémoi-même. Vingt fois dans la journée, je me surprenais à étudier levisage de mes deux amis et à me demander :

– Pourquoi Maurice déteste-t-il cegarçon ?

Je n’y comprenais rien. Naturellement Lambert,tout en faisant bonne figure à Maurice, n’était pas sans comprendrequ’il n’y avait pas de ce côté-là grande amitié pour lui. Mais ilen avait pris son parti. Tout d’abord, il avait tenté de seconcilier les bonnes grâces de notre compagnon. Mais Maurice luiavait répondu en riant, avec une sorte d’ironie dont seul jecomprenais le sens.

 

Parfois, au beau milieu d’une conversation,Maurice, s’adressant à moi, s’écriait :

– Je dis que c’est un hideux coquin !

Je rougissais malgré moi ; je feignais decomprendre qu’il s’agissait d’une allusion à une personne absente.Lambert, d’ailleurs, le pauvre garçon, ne pouvait se douter qu’ilfût question de lui. Je le considérais sans qu’il s’en aperçût. Etje le voyais toujours le même, avec sa physionomie placide,travaillant et piochant tout le jour.

Peu à peu, cependant, – et au prix de combiend’efforts ? – je parvins à briser la glace ; une certainecordialité régna dans nos triples relations, et, pour la sceller,je proposai que désormais, tous les quinze jours, le mercredi, nousnous réunissions le soir pour boire un verre de bière et jouer auxdominos, dans un petit café situé à quelque distance duministère.

Je dois dire un mot de ces parties de dominos.Maurice était d’une force exceptionnelle à tous les jeux, – mais àla condition expresse qu’il fît attention. La plupart dutemps, il causait en poussant les dominos ou en jetant les cartes,et commettait erreurs sur erreurs. Nous nous moquions de lui ;le café dont je parle était très fréquenté par nos collègues, quise mêlaient souvent à notre petite société. On jouait avec Maurice,on le faisait causer. Il perdait et on riait. Quelquefois ildisait : « Je parie gagner la prochaine partie contren’importe lequel d’entre vous. »

 

On acceptait. Maurice se mettait au jeu. En cecas-là on pouvait lui parler, chercher à le distraire. Rien neparvenait à l’émouvoir, son regard prenait cette singulière fixitéque j’ai essayé de décrire, et il gagnait à coup sûr.Jamais, dans ces conditions, je ne l’avais vu perdre avantl’arrivée de Lambert. Mais, chose bizarre, ou plutôt trèsexplicable sans doute, en ce sens que le nouveau venu était aumoins d’égale force, il était rare que Maurice pût gagner unepartie contre Lambert. Pour tout dire, ils se retiraient presquetoujours ex aequo.

Je dis à Maurice :

– Je comprends que tu n’aimes pas Lambert,affaire d’amour-propre froissé, tu ne peux pas le gagner.

– Tu es un sot, me répondit sèchementMaurice ; avant les parties de dominos, je t’ai affirmé quecet homme était un coquin. Après, je l’affirme encore etplus certainement. Du reste, sois tranquille, je legagnerai.

En effet, au bout de quelques mois, Lambertperdait comme nous tous ; d’où je conclus que Maurice avaitcompris sa manière de jouer.

J’ai dit que Lambert m’avait quelquefoisemmené chez lui. Jamais il n’avait fait à Maurice la moindreproposition. Mais un jour, c’était à peu près à la moitié de latroisième année (et je parle de ce délai de trois ans parce que cefut à l’expiration de cette période que nous nous trouvâmesséparés, par des circonstances dont je ferai plus loin mention), unjour donc, Lambert, venant au bureau avec un visage rayonnant, nousraconta que c’était la fête de sa femme, qu’il serait bien aise, sinous voulions accepter tous deux un dîner sans cérémonie et unetasse de thé dans la soirée. Pour mon compte, j’acceptai sanshésiter. Je regardai Maurice, qui, à ma grande surprise, déclaraqu’il remerciait Lambert de cette invitation et qu’ilm’accompagnerait. Il avait singulièrement appuyé sur le motremerciait ;mais, en somme, il acceptait. J’en fusenchanté et je profitai d’un moment de tête-à-tête pour lui serrerla main, en le félicitant de s’être débarrassé de ses faussespréventions.

– Ah ! ah ! fit-il en riant, tuprends bien les choses !

Puis, redevenant tout à coupsérieux :

– N’oublie pas ce que je t’ai dit : Cethomme est un coquin !

– Alors pourquoi vas-tu chez lui ?

– Parce que c’est un coquin.

 

Je haussai les épaules. À six heures du soir,nous sonnions tous deux à la porte de Lambert, qui demeurait dansune modeste rue, à cinq minutes du ministère. C’était au quatrièmeétage, le dernier d’ailleurs de la maison. Je savais que le loyerétait de quatre cents francs. L’appartement était petit, mais trèsconvenable, et surtout d’une excessive propreté. Bien qu’il fûtévident qu’on avait donné à toutes choses le petit coup defion de la circonstance, on devinait que c’était là en touttemps un intérieur bien tenu, ou, pour tout dire, tenu par deuxfemmes.

Lambert vint à nous les mains ouvertes. Latable était dressée dans la chambre à coucher, le lit étantdissimulé par des rideaux de perse.

Notre collègue présenta Maurice à sa femme.C’était, je l’ai dit, une gracieuse petite créature, alerte,pimpante, à l’œil brillant. Ce jour-là, elle était charmante. Sescheveux noirs, relevés avec goût, faisaient ressortir la blancheurmate de son teint, et elle semblait tout heureuse de cette fêteimprovisée en son honneur.

La mère de Mme Lambert, qui senommait Mme veuve Gérard, était une femme desoixante ans, un peu forte, à l’œil craintif, et paraissant, malgréson âge, timide comme une jeune fille. D’ailleurs, elle semblaitaimer vivement son gendre, et je crois que jamais belle-mèren’avait mieux compris la passivité indispensable dans lavie de famille ainsi organisée.

Quant à Lambert, c’est l’homme heureux danstoute sa franchise. Pas de contrainte, un laisser-allersincère qui me touchait plus que toutes les protestations. Iln’avait pas besoin de nous dire que nous étions chez nous,en étant chez lui. Cela se sentait de reste.

La soirée fut charmante. Maurice, malgré cequ’il m’avait dit encore le matin même, semblait se livrer toutentier. Il était plein de cordialité ; je remarquai même – etceci soit dit sans reproche, – que, lorsque son regard s’arrêtaitsur Mme Lambert, il était plein de douceur, jedirai même de langoureux intérêt.

Après le dîner, Lambert et sa femmedescendirent. Car il est inutile de dire qu’il n’y avait point deservante. Maurice et moi restâmes seuls avecMme Gérard.

– Ainsi, demanda Maurice, continuant uneconversation précédemment commencée, les pauvres enfants se sontmis en ménage sans patrimoine ?

– Hélas ! oui, monsieur, réponditMme Gérard, il y a de cela six ans maintenant. Maisvoici le plus cruel. Mon mari avait un ami intime, quej’appellerais presque un frère. Cet ami lui avait formellementpromis qu’à sa mort il laisserait sa petite fortune à notre fille.Mon mari mourut le premier ; son ami me répéta sapromesse ; et quand le mariage se fit, je comptais pour meschers enfants sur cet héritage plus ou moins prochain. Mais unaccident amena la mort de cet ami, et…

– Et il n’avait pas fait de testament, achevaMaurice.

– En effet. Vous savez que ce sont là deschoses qu’on remet toujours au lendemain. C’est une faiblesse qu’ilest bien difficile de blâmer…

– Si bien que cette dot, sur laquelle pouvaitcompter Lambert, s’évanouit tout à coup…

– Oh ! il ne se plaignit pas. Il se mitau travail avec courage et persévérance. Du reste, vous savez aussibien que moi la façon dont il se conduit… C’est un cœur d’or.

– Et quel était le chiffre de cette petitefortune ?

– Une centaine de mille francs. Mais, entreles mains de Lambert, ce fût devenu une véritable fortune ;car il est bien intelligent, monsieur, et si vous l’aviez entenduexpliquer ses plans…

– Avant le désastre, bien entendu.

– Certainement. Depuis il n’en a plusparlé.

Lambert et sa femme rentrèrent dans lesalon.

La soirée s’écoula. Vers dix heures, Mauricese plaignit d’une douleur névralgique à la tempe.

– Vous n’auriez pas un peu de laudanum ?demanda-t-il à Lambert.

– Non, répondit celui-ci, ni rien qui yressemble.

– Cela se passe, du reste.

Quelques personnes étaient venues achever lasoirée chez les Lambert ; je ne fis guère attention à elles,car je ne les connaissais point. Je remarquai seulement une veuved’une trentaine d’années, assez gentille.

Mme Gérard, voyant que je laregardais, me dit à voix basse et en souriant :

– Si vous n’étiez pas si jeune, voilà unecharmante femme… et cinq ou six mille livres de rente.

– Et pas de testament à faire, dit Maurice ensouriant et du même ton.

Je quittai la maison, enchanté de ma soirée.Je ne voulus même point, en sortant, demander à Maurice quel étaitson avis. Je sentais que ses préventions m’auraient fait l’effetd’une véritable ingratitude.

 

Quelques mois se passèrent. Aucunecirconstance ne se produisit, du moins à ma connaissance,qui pût influer d’une façon défavorable sur mes relations avecLambert. Je dois reconnaître, d’ailleurs, que Maurice paraissaitavoir abandonné son système d’ironie à l’égard de savictime, comme j’appelais Lambert en plaisantant. Mauricene me parlait jamais de lui. Seulement, une nouvelle invitationnous ayant été adressée par Lambert, Maurice l’avait refusée, maistrès poliment.

Nous continuions, comme par le passé, à nousréunir tous les quinze jours dans la soirée, au café dont j’ai déjàparlé. C’étaient toujours les mêmes parties de cartes et dedominos.

Un soir, c’était en plein été, le 12 août187., il était environ sept heures. Nous avions dîné ensemble,Maurice et moi. Nous nous dirigeâmes vers notre café ;quelques-uns de nos collègues nous avaient précédés. Laconversation s’engagea, puis on apporta les cartes. Les partiess’organisèrent. Quelqu’un fit alors remarquer que Lambert n’étaitpoint encore venu, et le fait était d’autant plus extraordinaireque sa ponctualité était la même, qu’il s’agit du travail ou d’unepartie de plaisir. Huit heures sonnèrent. Lambert ne venait pas. Jene sais quelle vague inquiétude s’emparait de moi.

– Lambert serait-il malade ? dis-je àvoix haute.

– Impossible, répondit quelqu’un. N’est-il pasvenu au bureau dans la journée ? N’est-il pas parti en mêmetemps que nous, bien portant comme à l’ordinaire ?

On me suggéra l’idée de l’allerchercher ; je ne sais qui. Mais ce n’était pas Maurice, quiparaissait absorbé dans une laborieuse partie de piquet. Je prismon chapeau, sortis du café, et, quelques minutes après, je sonnaisà la porte de Lambert.

 

Il vint m’ouvrir et parut surpris de mevoir.

– Qu’y a-t-il donc ? me demanda-t-il.

Sa femme était derrière lui ; j’entraidans la chambre. La vieille mère se trouvait à sa placeaccoutumée.

– Mais, répondis-je en riant, il y asimplement ceci : on vous attend au café, et je viens vousenlever.

Lambert sembla hésiter, puis :

– Non, pas ce soir, dit-il. Il fait si chaudque, ma foi, j’aime mieux rester ici, bien à mon aise… on étouffedans votre café !

– Tu m’as promis de rester, dit doucement safemme.

– Vous voyez, reprit Lambert, ma parole estengagée.

– Ah ! madame, fis-je en m’adressant à lafemme, nous ne vous prenons votre mari qu’une seule fois en quinzejours : Vous n’avez pas le droit de le garder, il est ànous…

Enfin, j’insistai tant et si bien, que Lambertse décida : il embrassa sa femme qui sourit en levant le doigtcomme si elle eût voulu lui exprimer un mécontentementplaisant ; il serra la main de sa belle-mère et me suivit.

Sa femme nous accompagna jusqu’au palier.

– Ah ! dit Lambert en se retournant,n’oublie pas de rentrer l’oiseau avant de te coucher… Il y a eu del’orage quelque part, et la nuit pourrait être fraîche.

– Oui, mon ami.

 

Je note ces futiles circonstances, parce quepas un détail de cette scène n’a pu sortir de ma mémoire, en raisondes événements terribles qui l’ont suivie.

– Ma foi, me dit Lambert, comme nous nousdirigions vers le café, je ne sais quelle paresse me tenaitaujourd’hui, mais je m’étais bien juré cependant de ne passortir.

– Je suis un tentateur, répliquai-je ;mais en somme vous n’êtes peut-être pas fâché d’avoir ététenté.

Nous arrivions. Un instant après, Lambertétait engagé dans une vigoureuse partie de dominos à quatre.Maurice était son partner.

La soirée se passa comme à l’ordinaire. Dixheures sonnèrent.

À ce moment, la porte du café s’ouvritviolemment ; une femme haletante, essoufflée, se précipitadans l’intérieur, courut à Lambert, le prit par le bras, et d’unevoix que l’émotion rendait presque inintelligible :

– Monsieur ! monsieur ! venezvite ! Ah ! mon Dieu ! la pauvre femme !

Nous restâmes stupéfaits. Lambert était devenuhorriblement pâle.

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?demandâmes-nous tout d’une voix.

Nous apprîmes alors qu’un horrible accidentvenait d’arriver ; Mme Lambert était tombéepar la fenêtre, et s’était tuée sur le coup.

Nous nous élançâmes aussitôt, sans raisonner,vers la maison de notre ami, qui, plus prompt que nous, courait detoute la vitesse de ses jambes. Maurice lui-même semblait très ému,et m’entraînait en me serrant le bras. Nous pénétrâmes dans la courde la maison, encombrée par les voisins et les locataires.

Nous nous frayâmes un passage à travers lafoule, et parvînmes au milieu de la cour. Là, un horrible spectaclefrappa nos regards.

Une masse sanglante gisait sur le sol. La têteavait frappé le pavé, et sous le choc s’était ouverte ; lacervelle avait jailli hors du crâne. Pauvre petite femme !Tout ce corps était brisé, écrasé, mutilé ; la facedisparaissait sous des plaques sanglantes. Lambert était à genouxauprès d’elle ; il avait passé son bras sous le cou de lamorte, et, les yeux fixés sur cette horrible destruction, ilrestait pâle, inerte, sans voix et sans larmes. Mais on voyait toutson visage se crisper sous les tortures d’une effroyableémotion.

 

Je ne sache rien de plus terrible. Avoirquitté, il y a deux heures à peine, une femme qu’on aime, l’avoirlaissée pleine de vie, de santé, d’avenir… et tout à coup, sanstransition, la voir, là, sous ses yeux, inanimée, défigurée,sanguinolente… c’est plus que n’en peut supporter la constitutionhumaine. Lambert tomba en arrière, à demi évanoui. On l’entraînaloin de cette scène déchirante.

Quant à la mère de cette pauvre femme, sonétat était plus effrayant encore : elle avait vu sa filletomber par la fenêtre, et subitement, comme par un coup de foudre,elle avait été frappée de paralysie… ses jambes avaient refusé dela porter, et elle était restée dans son fauteuil, clouée, la têteseule et le cerveau vivant encore en elle… elle attendait qu’on luiremontât le corps de sa bien-aimée…

Nous prîmes le cadavre sur nos bras, etlentement… oh ! bien lentement, comme si nous avions craint defaire du mal à la morte, qui, hélas ! ne pouvait plussouffrir, nous parvînmes à l’appartement de Lambert, et nousdéposâmes sur le lit ces restes sanglants et inanimés.

 

Comment l’accident était-il arrivé ?Comme arrivent tous les accidents. Mme Lambertavait voulu retirer la cage de l’oiseau avant de se mettre au lit.Cette cage était suspendue à un clou, situé en dehors de lafenêtre. À ce moment, avait-elle été prise d’unétourdissement ? avait-elle perdu l’équilibre ? son piedavait-il glissé ? toujours est-il qu’elle était tombée dans lacour, la tête la première, entraînant la cage et, avec une telleforce que le clou avait été arraché du mur.

Inutile de dire que la cage avait été briséeen mille pièces.

Les voisins qui occupaient l’appartement d’enface l’avaient vue tomber et avaient poussé des cris déchirants.Mais il était trop tard…

Que faire ? notre présence était inutile.Lambert était assis auprès du lit de sa femme, la tête cachée dansses mains, ne parlant pas, n’ayant même pas la force de pleurer. Jelui serrai la main en silence, et nous nous retirâmes.

En m’en allant avec Maurice, je ne luiadressai pas la parole. Son visage était blanc comme un linge. Enpassant devant le ministère :

– J’ai oublié quelque chose au bureau, medit-il. Attends-moi une minute.

Il monta et redescendit presque aussitôt. Nousnous séparâmes sans nous être dit un mot.

 

Le lendemain, je passai chez Lambert en merendant à mon bureau : il se jeta dans mes bras, etpleura.

– Courage, lui dis-je en pleurant malgrémoi.

Mais je sentais que les consolations banalesn’étaient point de mise en semblable circonstance, et je partis.Naturellement, Lambert ne pouvait venir au bureau de quelquesjours.

Maurice s’absenta lui-même pendant unesemaine ; il ne rentrait pas chez lui. Enfin, au bout de huitjours, il arriva au ministère :

– Écoute, me dit-il, je vais bien t’étonner.Je donne ma démission et je quitte le ministère…

– Impossible, m’écriai-je, quel est cecaprice ?

– Je veux voyager. Je me sens malade. Ensomme, ce que nous faisons ici n’est pas gai, viens avec moi. Tuas, comme moi, besoin de distractions.

J’étais dans une de ces dispositions d’espritoù les résolutions violentes semblent être un soulagement. Je nesais comment ni pourquoi, mais j’imitai Maurice, nous envoyâmestous deux notre démission au ministère, et, le soir même, nouspartions pour l’Angleterre.

 

Il n’entre pas dans mon dessein de raconterles incidents de nos pérégrinations. Nous visitâmes successivementles trois royaumes : l’Angleterre, l’Écosse etl’Irlande ; nous passâmes ensuite en Belgique, puis enAllemagne. Au bout d’un an, nous nous trouvions à Francfort, venantde Hombourg, où nous étions restés deux mois. Nous étions au moisde septembre ; il y avait donc treize mois environ que nousavions quitté la France.

Les premières étapes de notre voyage avaientété dévorées avec une inconcevable rapidité. Mauricem’entraînait, comme s’il eût voulu fuir quelque chose. Je l’avaisinterrogé. Je lui avais demandé s’il était survenu dans sonexistence un de ces terribles accidents qui font de la distractionune nécessité. Il m’avait répondu négativement ; mais jen’avais pu m’empêcher de supposer qu’il ne me disait pas la vérité.Mon imagination était même allée plus loin ; et j’avais tentéd’établir un lien entre la mort de Mme Lambert etce départ précipité. Des relations auraient-elles donc existé entreelle et mon ami, sans que je le susse ? Ainsi aurait pus’expliquer aussi l’antipathie que lui inspirait le mari ?Mais il était impossible pour moi de m’arrêter à cette hypothèse. ÀParis, Maurice vivait en quelque sorte avec moi ;nous ne nous quittions pas, et chacun de nous savait, heure parheure, ce que l’autre faisait. Avait-il donc connu cette pauvrefemme autrefois ? Pourquoi m’en eût-il fait mystère ? Cessortes d’aventures n’avaient jamais été secrètes entre nous ;et nous nous faisions part de nos peines ou de nos joies de cœur.Puis Mme Lambert avait à peine vingt-trois ans,lorsque la mort l’avait frappée. Elle s’était donc mariée à seizeans. Comment Maurice l’eût-il connue avant son mariage ?J’abandonnai cette supposition.

J’essayai plusieurs fois d’amener laconversation sur l’événement douloureux qui avait précédé notredépart ; mais, à chaque tentative, je remarquai que Mauricedétournait la conversation. Si bien que je me décidai à m’abstenirde toute allusion à ce sujet.

Nous étions tenus régulièrement au courant dece qui se passait à Paris ; dans chaque ville, nous trouvionsdes lettres et nous nous les communiquions. Cependant, j’avais cruremarquer que Maurice me lisait presque toujours les siennes et neles plaçait pas sous mes yeux. Je pensai que décidément je nem’étais pas trompé et que quelque rupture, quelque douleuramoureuse avaient motivé son étrange conduite. Je ne m’en plaignaispas, d’ailleurs ; entre temps, il m’était survenu un petithéritage qui me permettait une certaine aisance, si bien que je neregrettais ni ma position abandonnée, ni l’intéressant voyageauquel je m’étais si rapidement décidé.

Un jour donc du mois de septembre, Maurice,revenant de la poste, où il était allé chercher nos lettres, me ditbrusquement :

– Cher ami, nous repartons pour Paris.

J’avoue que ce nouveau caprice me parutintolérable, et, avec une vivacité dont je ne pus me rendre maître,je reprochai à Maurice sa versatilité et surtout la désinvoltureavec laquelle il disposait de mon temps et de ma volonté.

Maurice leva sur moi ses yeux tristes etprofonds.

– Pardonne-moi, me dit-il, mais ilfaut, il faut absolument que nous allions à Paris… dans huitjours tu sauras tout, et tu me pardonneras.

Mon ami était si pâle, je compris si bienqu’une émotion terrible et involontaire le dominait, que je luitendis la main et m’empressai de boucler ma malle, pour partir leplus tôt possible.

 

Pas un mot ne fut échangé pendant tout levoyage. Maurice s’était appuyé dans l’angle du wagon que nousoccupions ; la tête dans les mains, il réfléchissaitprofondément, puis il me regardait, me souriait et retombait dansses méditations.

Enfin nous arrivâmes à Paris : c’était lematin. Nous prîmes une voiture, et, nous étant fait conduire ànotre domicile, nous réparâmes le désordre de notre toilette. Puisnous allâmes déjeuner.

– L’heure est venue, me dit tout à coupMaurice. Ne m’interromps pas, il s’agit de Lambert… de cetexcellent et honnête M. Lambert. Tiens, lis cette lettre…

Et il me passa une enveloppe qui portait unedate ancienne de quatre jours seulement. C’était évidemment lecontenu de cette lettre qui avait décidé notre brusque retour.

– Le dernier paragraphe, me dit Maurice.

 

Voici ce que je lus :

« Notre ami Lambert, resté veuf après leterrible accident que vous connaissez, va se remarier. Il épouseMme Duméril, une veuve qui, dit-on, a quelquefortune. Le mariage se fera dans les premiers jours du moisd’octobre. »

– Eh bien ? demandai-je à Maurice en luirendant sa lettre.

– Connais-tu cetteMme Duméril ?

– Non, pas que je sache, du moins.

– C’est cette jeune veuve qui se trouvaitchez… cet homme, le jour où nous y avons dîné…

Et comme je semblais attendre qu’ilcontinuât :

– Te souviens-tu de ce que je t’ai plusieursfois répété au sujet de Lambert ?

– Veux-tu parler de tes préventions ? jeme souviens parfaitement que tu prétendais ne voir en luiqu’un…

– Qu’un infâme coquin…

– Mais je suppose que tu as abandonné cetteopinion, démentie par tant de circonstances ?…

– Si bien démentie que dans quelques heures tuauras la preuve… la preuve, entends-tu bien ? que jamais piremisérable n’a existé.

– Je ne te comprends pas…

– Tu me comprendras. Inutile de te demander sije puis compter sur toi.

– Je voudrais cependant savoir…

– Aie confiance. T’ai-je jamais trompé, et net’ai-je pas toujours prouvé jusqu’ici que je voyaisjuste ?…

L’air d’assurance avec lequel s’exprimaitMaurice laissait si peu de prétexte à l’expression d’un doute queje me décidai à me livrer à lui.

– Où allons-nous ? lui demandai-je quandnous sortîmes du restaurant.

– Chez Mme Duméril.

Je sentis que toute question comme touteremontrance seraient inutiles, et je renonçai à deviner sonprojet.

Chemin faisant, Maurice m’avait appris que,depuis la mort de sa fille, Mme Gérard demeuraitchez la jeune veuve, que, d’ailleurs, elle était complètementparalysée et incapable d’aucun mouvement. Seulement l’intelligenceétait encore vivace, et la vieille dame pouvait parler.

Je reconnus alors que, pendant toute la duréede notre absence, Maurice s’était tenu soigneusement au courant detout ce qui intéressait Lambert : il n’avait pas quitté leministère, et notre départ simultané avait même été cause de sonavancement rapide. Il était maintenant commis principal à troismille francs.

Mme Duméril demeurait dans unede ces grandes maisons de la rue de Sèvres qui ont encore conservéles allures hautaines du faubourg Saint-Germain : large porte,large escalier, larges fenêtres, plafonds élevés, de l’air et de lalumière à profusion ; au fond, un jardin. Elle occupait unappartement au deuxième étage, ayant vue sur le jardin.

Maurice demanda au concierge si la veuve étaitchez elle, et sur la réponse affirmative qui lui fut faite, nousmontâmes rapidement. Une servante nous introduisit dans un salonmodestement, mais confortablement meublé.Mme Duméril nous reconnut et nous accueillitgracieusement, quoique on pût lire sur son visage une certainesurprise.

 

C’était une femme de trente ans environ, unpeu grasse. Son teint était d’une blancheur de lait, la joueagréablement rosée, l’œil brillant et doux à la fois ; sescheveux blonds semblaient abondants. En somme, c’était une trèsgracieuse et, selon l’expression consacrée, une très appétissantepersonne.

– Madame, lui dit Maurice après que lespolitesses d’usage eussent été échangées, pardonnez-moil’indiscrétion de ma demande ; mais est-il vrai quevous soyez sur le point d’épouser M. Lambert ?…

– Mon Dieu, monsieur, répondit la veuve ensouriant et en découvrant deux rangées de dents d’une admirableblancheur, il ne peut y avoir là aucune indiscrétion, puisque nosbans sont publiés…

– Alors, j’abuserai encore de votrecomplaisance en vous demandant si M. Lambert ne doit pas veniraujourd’hui chez vous à trois heures…

– En effet, monsieur…

– Mme Gérard est ici, n’est-cepas ? continua Maurice, poursuivant son interrogatoire.

– Oui, monsieur, fit un peu sèchementMme Duméril, qui commençait à s’étonner de cesquestions multipliées.

Mais Maurice, qui semblait suivre un plan fixéd’avance, se tourna vers moi :

– Prie madame de te conduire auprès deMme Gérard, j’aurais à causer quelques instantsseul avec elle.

 

Ce fut à mon tour de trouver le procédéexcentrique. Cependant je me levai et regardaiMme Duméril, qui paraissait hésitante.

– Écoutez, dit alors Maurice en se levantaussi et comme s’apercevant tout à coup de l’étrangeté de sesallures, il s’agit d’un intérêt des plus graves… Oui, des plusgraves. Nous n’avons pas une minute à perdre, pardonnez-moi donc sije ne mets pas à mes requêtes les formes ordinaires… il y va del’honneur et de la vie de quelqu’un.

Mme Duméril me regarda ;je lui fis signe d’obéir au désir de mon ami, qui se promenait avecagitation, les yeux fixés sur la pendule. Un instant après, j’étaisauprès de Mme Gérard, et la veuve retournait auprèsde Maurice.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées,que j’entendis Mme Duméril pousser un cri ;puis la voix de Maurice s’éleva, il semblait qu’il plaidâtchaudement une cause grave. La veuve répétait, d’un accent quiarrivait à une tonalité aiguë :

– Ce n’est pas possible !

Puis la voix sévère de Maurice plaidait,plaidait encore. Une demi-heure passa ainsi. Je ne savais quepenser. La vieille mère me demandait ce qui pouvait causer unesemblable émotion à la fiancée de son fils, et je ne pouvaisrépondre. Enfin la porte s’ouvrit. Mme Dumérilentra horriblement pâle, suivie de Maurice, très calme, maiségalement pâle.

– Viens, me dit-il.

 

La veuve nous suivit ; puis elle nousouvrit une porte latérale donnant dans un petit cabinet quiattenait au salon.

– Vous avez bien compris ? lui demandaMaurice.

– Oui… mais je ne sais… aurai-je laforce ?

– Il le faut, madame, il le faut, repritimpérieusement mon ami. Du reste, vous ne serez pas longtemps seuleavec lui. Ah ! attendez, nous allons rouler ici le fauteuil deMme Gérard.

Nous lui obéîmes ; Maurice prit dans samain la main inerte de la paralytique, et plongeant son regard dansle sien :

– Écoutez bien, madame, mère de la pauvremorte, écoutez bien ce qui va se passer… et n’oubliez pas qu’il n’ya pas d’impunis.

– Quoi donc ? qu’y a-t-il ? demandala malade.

Au même instant on sonna à la porte.

– Le voilà, dit la veuve.

– Courage, maintenant, et souvenez-vous detout ce que je vous ai dit.

Nous nous renfermâmes dans le cabinet, quiétait éclairé par une large fenêtre. Maurice tira de sa poche unpistolet à deux coups, fit jouer les chiens, puis le désarma et leremit en place.

Du cabinet où nous étions on entendait tout cequi se disait dans le salon.

Je reconnus immédiatement la voix de Lambert,cette voix pleine, franche, honnête, que je connaissais sibien.

La conversation s’engagea par des banalités.Évidemment la veuve était préoccupée et cherchait comment entamerle sujet qui motivait notre présence dans ce cabinet.

– Ah ! à propos, fit-elle tout à coup,j’oubliais de vous dire quelque chose de… très curieux… oui, trèscurieux, en vérité. Dans le roman que vous m’avez prêté l’autrejour, j’ai trouvé ceci…

Maurice me saisit le poignet et le serrafortement.

Il y eut un silence dans le salon. Puis lavoix de Lambert reprit :

– C’est curieux, comme vous dites…

Cette voix ne trahissait pas la moindreémotion.

– Allons, il est très fort, murmuraMaurice.

 

– Mais, reprit Mme Duméril,vous n’avez pas remarqué, il y a du sang après ce clou…

– Du sang ! cria Lambert. Puis, seremettant aussitôt : Mais vous n’avez pu trouver ce clou dansle livre dont vous parlez, car je l’ai acheté chez le libraire quidemeure juste en face de chez vous et je ne suppose pas… que l’onmette dans des romans des clous en place de signets.

– Mais… vous connaissez ce clou ?…

– Certainement… c’est-à-dire non ;pourquoi voudriez-vous que je le connusse ?

– Enfin, cela ne fait rien… en tous cas, ceclou va m’être très utile ; soyez donc assez bon pourl’enfoncer dans le mur de la fenêtre, là, un peu en dehors…

J’entendis que la fenêtre s’ouvrait.

– Tenez, voici le marteau… là, voyez-vous… J’yaccrocherai la cage de mon petit oiseau…

Lambert laissa échapper une exclamationaussitôt réprimée.

 

– Mais, voyons donc, continua la veuve d’unevoix câline, pourquoi hésitez-vous ?

Lambert fit un pas vers la fenêtre ; puisquelque chose tomba. Évidemment, c’était le marteau qui s’échappaitde ses mains…

– C’est donc vrai, criaMme Duméril… vous avez assassiné votre femme…

Deux cris partirent simultanément, poussés parLambert et par Mme Gérard. Maurice mit la main surle bouton de la porte.

– Quoi ! dit Lambert d’une voixétranglée… plaisanterie ! assassinée ! Qui ?Moi ? Ah ! ah !

Il se laissa tomber sur un fauteuil.

– Oui ! s’écriaMme Duméril, et la police vous cherche… dans dixminutes, elle sera ici…

J’entendis Lambert bondir sur ses pieds ;puis d’un accent qui n’avait rien d’humain :

– La police ! il n’y a pas depreuves !

– Pardonnez-moi, dit alors Maurice en ouvrantbrusquement la porte, son pistolet à la main, il y a des preuves,vous êtes un assassin.

 

J’étais entré derrière Maurice. Lambert étaitdebout, l’œil hagard, fasciné, la bouche ouverte.

Maurice marcha vers lui.

– Assassin ! répéta-t-il.

Lambert s’élança vers la porte ; maisMaurice l’avait prévenu, et, lui appuyant le canon de son pistoletsur le front :

– Un pas et je vous tue comme unchien !

Puis, le saisissant vigoureusement par lebras, il le poussa sur le canapé, où le misérable tomba de toute sahauteur.

Son visage était livide, décomposé, horrible àvoir.

– Monsieur, lui dit Maurice, la police saittout… quelqu’un vous a vu arracher le clou qui soutenait la cage, ysubstituer celui-ci… il y a encore d’autres preuves… mais nous nevoulons pas vous perdre. Nous vous offrons une porte de salut.

Lambert releva la tête ; de grossesgouttes de sueur coulaient sur son front. Maurice posa sur la tabledu papier, une plume et de l’encre.

– Approchez-vous, dit-il à Maurice, etécrivez.

Le misérable obéit.

– Écrivez : Puisque tout estdécouvert, j’avoue avoir assassiné ma femme, Marianne Gérard ;c’est moi qui suis volontairement cause de sa mort, quoique toutesles circonstances aient été préparées par moi pour faire croire àun accident.

Lambert écrivait machinalement, sans paraîtrecomprendre le sens terrible des caractères qu’il traçait.

– Signez, maintenant, dit Maurice, etdatez.

Lambert signa et data.

 

Maurice prit le papier, relut à haute voix,puis :

– Maintenant, voici ce que vous allez faire.Deux hommes sont en bas, que je vais faire monter. Ces deux hommesvous conduiront à Bordeaux, ils ont leurs instructions ; làvous vous embarquerez sur un navire pour la terre de Van-Diémen… Sijamais vous reparaissez en France, soyez tranquille, je vousretrouverai et je vous conduirai moi-même à l’échafaud.

« Va, me dit-il, les hommes sont auprèsde la porte cochère causant ensemble.

Cinq minutes après, je remontai, Lambert étaitaccroupi sur le tapis, ne faisant pas un mouvement. L’un des deuxhommes lui mit la main sur l’épaule ; il tressaillit, regarda,frissonna encore, puis, se tournant vers Maurice :

– Vous ne me trompez pas, au moins ?

– Non, fit Maurice avec dégoût, vous avez maparole…

Lambert se leva, sembla vouloir parler ;Maurice lui montra impérativement la porte. Les trois hommessortirent.

 

Nous étions stupéfaits.Mme Duméril était tombée sur un fauteuil etregardait fixement à terre ; la paralytique pleurait etgémissait.

Maurice reprit le premier sonsang-froid :

– Avouez, madame, dit-il à la veuve, que vousl’avez échappé belle.

– Oh ! monsieur, quel horrible événement…mais comment avez-vous su cela ? Quel est ce témoin dont vousparlez ?

– Ce témoin… il n’y en a pas. Je suis seul àconnaître ce secret…

– Nous expliqueras-tu ? m’écriais-je àmon tour.

– Demain soir. D’ici là, veillons au départ denotre prisonnier. À demain donc, madame, si vous le permettez.

– Je vous en prie, répondit la veuve.

 

Le lendemain, nous étions exacts aurendez-vous. Maurice nous montra d’abord une dépêche télégraphiquevenant de Bordeaux. Lambert avait été embarqué, et le navire avaitmis presque immédiatement à la voile.

– Maintenant, dit Maurice, je suis à vosordres.

Nous nous plaçâmes autour d’une table,qu’éclairait une lampe à abat-jour. La paralytique contemplaitMaurice avec une sorte d’effroi ; quant àMme Duméril, sa pâleur disait assez les émotionsterribles qu’elle avait éprouvées depuis la veille.

– Ne croyez pas, dit alors Maurice, qu’il yait en tout cela rien qui ressemble à la seconde vue ou aumagnétisme : non que je nie la terrible puissance d’un agentencore presque inconnu ; mais, dans le cas qui nous intéresseici, il n’y a rien que de fort simple.

Maurice tira de sa poche un rouleau de papierssoigneusement ficelés, les posa sur la table, et à côté d’eux, deuxclous, l’un long à tête plate et qui paraissait avoir été serrédans un trou plâtreux, l’autre court et à crochet.

– Avant tout, continua Maurice, il faut que jevous explique comment et pourquoi à première vue, ceLambert m’a paru tel qu’il était en réalité, et pourquoi dès qu’ilm’a abordé, j’ai reconnu que c’était un infâme coquin, ainsi que jel’ai dit le soir même de notre première rencontre à mon ami quevoilà.

Je fis de la tête un signe d’assentiment.

– Permettez-moi de vous exposer une théoriequi est vraie, et que vous reconnaîtrez comme telle,puisque les événements qui viennent de se produire en sont unepreuve évidente. Nous avons cinq sens, l’ouïe, l’odorat, le goût,le toucher et la vue. Je parle de l’ouïe en premier lieu et avecintention. Car de là, ma démonstration sera d’autant plus claire.Nul de vous n’ignore que certains sons flattent l’oreille ;que d’autres, au contraire, heurtent et déchirent letympan, selon l’expression familière, mais juste. Un sonunique peut être trop violent, causer une sensation désagréable parson fracas ; mais tout son unique étant nécessairement juste,la sensation qu’il produit n’est pas comparable à celle qu’éveilleune combinaison de sons dont l’union est désagréable,autrement dit une combinaison fausse, une note fausse, c’est-à-direse produisant simultanément avec d’autres notes qui lui sontnaturellement antipathiques. En d’autres termes, toute oreille bienformée souffre d’un accord faux. Mais aussi, il ne faut pas oublierque certaines oreilles sont plus sensibles que d’autres ; quetel son qui produira chez celui-ci une impression brièvementpénible, sera pour tel autre une souffrance véritable.

 

C’est ainsi que la justesse del’oreille de Paganini l’a amené, au dire de tous les vraisconnaisseurs, à une justesse de jeu inconnue avant commeaprès lui. Il y a là une relativité qui s’explique, je le répète,par une construction plus ou moins parfaite de l’organe, par unesensibilité plus ou moins exquise. Mais, ce qui est vrai del’oreille, ne l’est-il pas des autres sens ? Si fait, envérité, toute odeur qui sonne juste est agréable àl’odorat, toute odeur qui sonne faux le blesse et le gêne.Ainsi du goût. Certaines combinaisons de notesgastronomiques flattent le palais, d’autres au contraire leheurtent et le dégoûtent ; parce que l’accord est juste dansle premier cas, faux dans le second. Il en est de même pour letoucher. La répulsion qu’inspirent les objets glutineux, visqueux,n’a pas d’autre motif que le désaccord d’une impression humide etfroide, là où on s’attendait à trouver sec et chaud. Il y a accordfaux dans l’impression qui se produit entre l’organe du tact etl’objet touché. Et j’arrive alors à l’organe visuel, aux yeux. Surquoi se base toute la théorie de l’art plastique ? Sur lasymétrie, qui n’est autre chose que la combinaison denotes à rapports justes. Symétrie, harmonie. Et voyez, lalangue même a consacré cette identité. En architecture, enpeinture, en sculpture, il y a des notes justes et des accordsfaux. Mais ici, il faut s’arrêter un instant à l’organe de la vue.Les yeux produisent le regard, lancent leur note qui, ne vous ytrompez pas, n’est pas généralement la même, de l’un et de l’autreœil. Les deux notes-regards ne sont pas nécessairement àl’unisson, mais elles sont en tierce, en quarte, si vousvoulez, et produisent soit un regard juste, soit un regardfaux.

Or, voyez-le, ici encore la pratique a devancéla théorie. On parle tous les jours d’un regard faux. Rienn’est plus exact. Il y a des hommes dont le regard sonnefaux. Mais ici, comme pour tous les autres sens, il y a, de la partde l’observateur, sensibilité plus ou moins exquise de l’organed’examen. Mes yeux, à moi, sont doués de cettesensibilité ; une note fausse en peinture, en art, me causeune véritable douleur comme celle qui déchire l’oreille àl’audition d’une discordance musicale… et notamment, le regard d’unautre homme, alors qu’il sonne faux, me frappe au premiercoup d’œil, me fatigue ou me blesse. Or, le regard deLambert sonne effroyablement faux, c’est une de ces discordancesqui ébranlent les nerfs et les font douloureusement vibrer. Ce quej’ai remarqué là, nul de vous ne l’avait compris, saisi. Etcependant, voyez, il y a des degrés ; selon le degré defausseté dans l’accord visuel, l’homme sera timide ou cauteleux, oulâche, ou réellement coquin et misérable. Pour Lambert, je ne m’ypouvais tromper, cet homme était capable de tout, ses yeuxsonnaient l’hypocrisie criminelle…

 

Maurice fit une pause ; je réfléchissaisà l’étrangeté du paradoxe, tout en m’avouant tout bas à moi-même,qu’il ne s’était jamais trompé. Il reprit presqueaussitôt.

– Donc, cette impression m’ayant frappé, jem’étais dit : « Cet homme est capable de tout. Ilcommettra quelque crime. Étudions-le. » Lambert n’est pas unhomme ordinaire, et c’est là ce qui l’a trahi. Avez-vous remarqué,continua Maurice en s’adressant à moi, que jamais Lambert n’a eu unmouvement, je ne dirai pas de colère, mais même d’impatience, mêmede dépit. Toujours la placidité la plus complète, la plus parfaite,la plus absolue. Or, comme la chose est impossible, comme il estantipathique à la nature humaine de ne pas ressentir et de ne pastraduire ses impressions d’une façon quelconque, restait à trouvercomment chez lui se traduisaient, se formulaient cesimpressions. L’étude a été longue, très longue. Son visage étaittoujours impassible, d’autant plus impénétrable qu’il semblait plusouvert. Jamais un froncement de sourcils, jamais le moindretremblement de la lèvre, jamais un clignement de la paupière, rienenfin qui parût répondre à une émotion, de quelque nature qu’ellefût. Ainsi, un trait curieux. Un jour, au café, un garçon laissatomber un plateau chargé, juste derrière le dos de Lambert. Pas unmuscle de son visage ne bougea ; ce ne fut que quelquessecondes après que sa physionomie exprima l’étonnement, mais parcequ’il avait compris ce qui s’était passé, et qu’il fallaitmettre son visage à l’unisson des nôtres. Vous vous souvenez encorede nos parties de dominos ; je ne pouvais que difficilement legagner. Voici pourquoi : lorsque je joue, et que je prêtevolontairement mon attention au jeu, je ne perds pas de vue laphysionomie de mon adversaire, et les signes imperceptibles pourtous, mais perceptibles pour moi, traduisant sur le visage la joie,ou l’hésitation, ou le dépit, à chaque dé relevé ou poussé,m’instruisent de tout ce que j’ai besoin de savoir. Du reste, cesétudes physionomiques sont connues, banales même, et je n’insistepas.

« Mais, pour Lambert, le cas n’était pasle même. Je le répète, sur son visage pas un signe. Et ce futcependant aux dominos que je résolus le problème tant cherché.Comment, chez cet homme, se traduisent physiquement les émotionsmorales ? – Vous n’avez peut-être pas oublié qu’il avaitl’habitude de relever les dominos de la main gauche et de les tenirtous, prenant un à un avec la main droite ceux qui lui étaientnécessaires. Eh bien ! là était la solution.

« C’était dans les mains de cet homme quese traduisaient ses émotions. J’ai noté, catalogué en quelquesorte, la physionomie animée de ses doigts. Quelques exemples.Lorsqu’il était surpris, ses doigts se serraient fortement les unscontre les autres ; était-il satisfait ? au contraire, ily avait comme une détente naturelle de tous les muscles de lamain : ses doigts s’écartaient, s’allongeaient, se mettaientà l’aise. Dans la colère, il abaissait le pouce sur lapaume en le recouvrant des quatre autres doigts ; dans lapréoccupation, il frottait le creux de sa main du bout de sesquatre doigts. Sans le savoir donc, sa main me parlait comme l’eûtfait sa physionomie. C’était un homme très fort, qui avait habituéles muscles de sa face à lui obéir ; mais il avait compté sansles mouvements réflexes, sans l’observateur et sans la fausseté deson regard. Du jour où je découvris son alphabet moral, jesus que je le tenais. Il ne s’agissait plus que de savoir son passéet de deviner vers quelle infamie tendait sa pensée.

 

« Lambert était le fils de petitsnégociants qui avaient mené pendant toute leur vie une existencegênée. Dès l’âge de raison, Lambert avait vu sa famille aux prisesavec ces ennuis incessants, lancinants en quelque sorte, que lagêne, aussi terrible que la misère, traîne après elle.Vous comprenez quelle diplomatie il m’a fallu déployer pour obtenirces renseignements, et je vous fais grâce des démarches sans nombreauxquelles je me suis livré, démarches d’autant plus délicates que,pour rien au monde, je n’eusse voulu éveiller les soupçons deLambert. Bref, la maison de son père était sans cesse assiégée depetits créanciers, c’était la dette criarde, dans sa persistance etsa résurrection continuelles, qui, à chaque heure, venait montrerdans cet intérieur son visage insolent et faire entendre sa voixmenaçante. À douze ans, il perdit son père ; à quinze ans, samère. Livré à sa propre initiative et contraint de se créer dèslors des ressources personnelles, il entra comme petit commis dansun magasin. Voici une phrase de lui que j’ai recueillie et quijette un grand jour sur ce caractère : « Pour avoir latranquillité je ne sais pas ce que je ferais. » Et en effet,quoi de plus naturel ! Depuis sa naissance, cet enfant n’avaiteu sous les yeux que l’inquiétude qui pâlit et hébète. Jamais derepos, jamais de tranquillité !c’était donc là qu’ilaspirait, et il disait quelquefois : « Je ne seraiheureux que lorsque j’aurai trois mille livres de rente. »Vous constatez là l’aspiration au nécessaire qui donne le calme, àl’aurea mediocritas des anciens. Et n’oubliez pas que,pour être petit, l’objet d’une passion n’en est pas moinsattractif. Remarquez que je néglige volontairement vingt détailsqui, tous, se rapportaient à ces prémisses désormais indiscutables.Lambert voulait avoir le repos matériel assuré, ci :de trois à cinq mille livres de rente…

Ce point acquis, rappelons-nous la soiréepassée chez Lambert, il y a environ vingt mois. Que nous a racontéMme Gérard ?… Que, lorsqu’il avait épousé safille, celle-ci devait, dans un temps donné, recueillir un héritaged’une centaine de mille francs. Sentez-vous comme le fil serattache dans ce labyrinthe ? Mais, me direz-vous, commentn’avait-il pas pris de précautions ? comment n’avait-il pasinsisté pour que le testament fût rédigé avant le mariage ?Parce que Lambert était un pauvre petit commis à quatre-vingtsfrancs par mois, parce qu’une chance inespérée se présentait à lui,que toutes les probabilités étaient de son côté, et qu’il n’eût pasvoulu compromettre ces espérances par des insistances entachéesd’une certaine indélicatesse… Mais le hasard fut contre lui. Ledonataire présumé mourut subitement intestat. C’est alors queLambert entra au ministère. Mais, je vous le dis, dès lors il avaitformé le projet de tuer sa femme.

Nous ne pûmes retenir une exclamationd’incrédulité.

 

– Vous voulez une preuve, madame, fit Mauriceen se tournant vers Mme Duméril ; n’avez-vouspas remarqué, à cette époque, c’est-à-dire trois ans après sonmariage, un changement de Lambert à votre égard ?…

– Non, balbutia la veuve ; si… je saisseulement qu’il me pria de venir voir souvent sa femme, qui étaitattristée de la mort de l’ami de son père.

– Eh bien ! dès lors, il songeait à sonveuvage et à son mariage avec vous. Autre preuve, celle-ci plusconvaincante encore. Et cette fois, c’estMme Gérard qui m’arrêtera si je me trompe. N’est-cepas pour distraire sa femme que, quelques jours après la mort decet ami, Lambert lui apporta un bouvreuil dans une cage ?

– En effet…

– Qu’il plaça lui-même le clou auquel la cagefut suspendue… en dehors de la fenêtre ?

– Vous avez raison.

– Eh bien ! écoutez ceci : Lambertachetait tous les jours le Petit Journal. Le bouvreuil futapporté le 16 mai. Or, voici ce qui se trouve dans les faits diversdu 16 mai. N’oubliez pas cette circonstance, que les journauxportent la date du lendemain de leur apparition. C’est donc le 15mai que Lambert lisait ce qui suit : « Hier, un horribleaccident est arrivé dans la rue des Jeûneurs. Une jeune fille,habitant une mansarde, en se penchant pour décrocher la cage d’unoiseau, suspendue en dehors de la fenêtre, a perdu l’équilibre etest tombée sur le pavé, d’une hauteur de plus de quinze mètres. Lamort a été instantanée. » Le lendemain, Lambert apportait unbouvreuil à sa femme ; trois ans après, elle se brisait lecrâne en décrochant la cage. Concluez.

 

Ces coïncidences étaient en effet biensurprenantes.

– Mais, lui dis-je, comment as-tu recueillitous ces détails ?

– Ne te souviens-tu pas que, pendant huitjours après la mort de Mme Lambert, je n’ai pasparu au bureau ?

– Permets-moi de te faire observer que je necomprends pas pourquoi tu avais dirigé tes observations de ce côté.Qui t’a engagé à t’occuper de cage, d’oiseaux, de faits divers, detous ces détails enfin dont rien ne devait te faire devinerprématurément l’importance ?

– Ta remarque est juste. Mais j’ai les moyensde répondre victorieusement à toutes les objections. Premièrement,depuis plusieurs jours, Lambert était préoccupé, très préoccupé.J’avais remarqué, plus rapide et plus fréquent qu’à l’ordinaire, cemouvement dont j’ai parlé consistant en un frottement de la paumede la main avec les quatre doigts. Mais maintenant, il faut quevous me suiviez pas à pas, avec la plus grande attention. Lorsqueje vis le cadavre mutilé, je ne doutai pas que Lambert fûtl’assassin de sa femme ; mais les objections étaientnombreuses :

« 1° L’accident avait eu lieu en sonabsence ;

« 2° Justement ce soir-là il n’avait pasprojeté de sortir.

« Mais voici ce que je me répondisimmédiatement : L’accident avait été préparé de telle sortequ’il dût nécessairement se produire pendant son absence. De plus,il avait fort bien prévu que, ne le voyant pas venir au café commed’ordinaire, quelqu’un de nous viendrait le chercher. Enfin, pointcapital, n’avait-il pas dit à sa femme au moment où ilsortait :

« – N’oublie pas de rentrerl’oiseau avant de te coucher… la nuit peut êtrefraîche.

– C’est clair, m’écriai-je, interrompantMaurice.

– Laisse-moi continuer. Il manque encore biendes anneaux à la chaîne. Mais, pour que j’aie pu dire avec autantd’assurance à cet homme qu’il était un assassin, il fallait quej’eusse encore d’autres preuves. D’abord, dès que je fus dans lacour, je ramassai le clou qui avait causé l’accident. Le voici,c’est un clou à crochet, en fer noir, long de six centimètres, etqui n’a pas été enfoncé dans le plâtre, car il ne portepas les traces blanches qui devraient s’y trouver s’il y avaitséjourné. Je mis ce clou dans ma poche. Puis nous nous en allâmes.Te souviens-tu qu’alors je montai un instant au bureau. Voicipourquoi : Le matin j’avais remarqué que Lambert était pluspréoccupé que jamais. Je l’avais vu, machinalement, et comme celalui arrivait souvent, griffonner, tout en réfléchissant, sur lebord d’un registre, puis il avait déchiré le coin du registre etavait jeté le morceau de papier après l’avoir froissé. De ma vueperçante, j’avais distingué la forme de ces griffonnages ; cefut un trait de lumière. Je courus à sa place et retrouvai dans lepanier le morceau de papier.

Et Maurice déplia devant nous un feuilletdéchiré en biais, dont voici le fac-similé ci-contre :

– Ce qui m’avait frappé avant tout, repritMaurice, c’était cette forme embryonnaire d’oiseau. Mais je ne medoutais pas que tout l’aveu du crime fût là. Cependant, voyez. Sousle nom de Lambert, il y a… quoi ?… un clou. Le clou amenantl’idée de suspension, machinalement il avait dessiné une sorte depotence ; puis comme si l’idée d’oiseau se fût simultanémentdressée dans son esprit, il avait tracé en un trait la formed’accent circonflexe, retourné, qui sert à représenter l’oiseauvolant dans l’air ; l’idée s’était imposée plus fortement, etla forme s’était accentuée. Ce n’est pas tout. Ce treillis ombré nerépond-il pas à l’idée de cage ? « Enfin, examinez lestraits qui terminent ; tous ces traits ont été tracésrapidement de haut en bas ; pour ceux qui sont contournés envrille, cela ne fait pas de doute, relativement au sens dans lequelse trouvait le papier. Il serait impossible de les faire enremontant. Quant aux deux traits simples, ils ont été égalementtracés de haut en bas ; car à leur partie supérieure ils sontplus gros et vont en s’amincissant jusqu’à leur extrémité. À quelleidée répondent ces traits ? Vous l’avez déjà compris, à l’idéede chute soit tournoyante, soit droite, en tous cas rapide. Et,pour terminer, le croisement de hachures grossières, sans symétrie,comme se coupant et se déchirant l’une l’autre, n’est-ce pas àl’idée de destruction, de brisement, qu’il faut lerapporter ? Réunissons donc tous les termes de cetteincroyable fantaisie et nous trouvons l’enchaînementsuivant :

Clou,

Cage,

Oiseau,

Chute,

Destruction.

« Rapprochons cela de l’accident ;nous avons le clou se détache ; la cage et l’oiseautombent, il y a chute (de qui ?) et mort. Etcela a été tracé le matin même. Commencez-vous à êtreconvaincus ? »

– Oui, oui, répondîmes-nous unanimement.

 

– Reste à savoir comment il a préparél’accident. Et ici, comme pour le reste, je sais tout. J’avaisconstaté, je vous l’ai dit, que le clou qui s’était détaché ne meparaissait pas avoir été enfoncé dans le plâtre. En examinant avecsoin le dessin, je remarquai que le clou dessinémachinalement par Lambert était à tête plate et non àcrochet. Ceci me donna beaucoup à réfléchir. Le lendemain, ayantguetté la sortie de Lambert, je montai chez lui.Mme Gérard doit s’en souvenir. Le pauvre cadavregisait sur le lit. J’ouvris la fenêtre, et, tout en examinant laplace où avait été accrochée la cage, voici ce que jeremarquai : j’enfonçai dans le trou du clou une petite branchede bois très mince. Le trou avait trois centimètres de profondeur.J’y plaçai le clou à crochet tout droit ; il jouait et netenait pas. Alors, après plusieurs essais, je le posai dans laposition que voici :

« AA représente le mur ; B le fonddu trou. En posant le clou à crochet dans la position inclinée, Ds’appuyait contre le haut du trou, le clou touchait la saillie dumur, et, en pesant sur le point C à l’angle formé par le crochet,le clou tenait fortement. Or, c’était en C que se trouvaitnécessairement l’anneau de la cage qui maintenait le clou. Ques’est-il passé ? Lambert avait arraché pendant la nuit levéritable clou qui remplissait la cavité AB et lui avait substituéle clou à crochet. J’ai retrouvé le premier dans un coin de lacour. Mme Lambert s’occupa de retirer la cage. Or,sans doute elle l’avait fait plusieurs fois. Elle étaithabituée au clou à tête plate, au-dessus de laquellepassait sans effort l’anneau de la cage. Au contraire l’anneau seheurta à la partie relevée du crochet et entraîna le clou. Il y eutsurprise, Mme Lambert crut évidemment que la cageéchappait à ses mains, elle se pencha en avant comme pour larattraper. D’où la perte d’équilibre et la chute.

 

Maurice s’arrêta. La sueur perlait sur sonfront. Nous nous taisions, il n’y avait pas un mot à répondre.Notre conviction était profonde, absolue, le plus léger doute étaitimpossible. Et l’aveu de Lambert terrifié, fasciné, n’était-il paslà pour corroborer ces admirables déductions ?

– Cependant, demandai-je à Maurice, commentexpliques-tu, de la part d’un homme aussi profondément dissimuléque Lambert, cet aveu immédiat, sans tentative d’explication, delutte ?

– Si forts que soient les caractères, ils sonthumains. Or, ce qui a renversé toute l’assurance de Lambert, c’estl’effroyable étonnement qui a envahi son âme. Avoir tout combiné siadroitement, si longuement, si habilement, que la cuirasse n’a pasun défaut, le rocher pas une fissure, puis voir tout à coup cettemasse s’ébranler, s’ouvrir, se déchirer, c’est plus que ne peutsupporter l’âme la plus forte. La sécurité même de Lambert l’aperdu.

 

Deux mois après, nous apprîmes que le vaisseauqui portait Lambert avait sombré en pleine mer et que toutl’équipage avait péri.

Mme Gérard n’avait pas assezvécu pour apprendre que sa fille était vengée. La pauvreparalytique était morte.

… Ah ! j’oubliais de dire que j’ai épouséMme Duméril.

Partie 3
MAISON TRANQUILLE

I

En vérité, était-ce bien une maison ?Quatre murs, de couleur noirâtre, percés de quelques trousparallélogrammatiques décorés du nom de fenêtres, une porte brune,avec de fortes ferrures et de gros clous, le tout sombre, triste,ressemblant à un visage de nègre qu’on vient de fouetter. Lespierres ont leur résignation : celles-ci avaient l’air desupporter péniblement leur sort.

Jamais un éclat de voix ne venait les égayer,jamais une chanson ne les faisait rire. Elles s’atrophiaient dansleur immobilité, et, lourdes, elles s’appuyaient les unes sur lesautres comme pour s’aider à porter le poids de ce silence. Cettemasse s’ennuyait. Elle n’avait même pas cette ressource de procurerl’effroi à qui passait.

Quiet-House (Maison Tranquille) nefaisait peur à personne. Môle banal, au dessin carré, à l’allurebénigne, un bâillement de pierre : c’est tout.

On passait, on repassait devant cettecuriosité, inanimée comme un sphinx endormi, sans même tourner latête.

Elle était située à l’extrémité de la ville,au delà d’Hoboken[2], auprès desChamps-Élysées, dont les arbres ont la couleur mate des plantationsde cimetières.

Pourquoi cette maison était-elle allée seplacer là, comme un poste perdu ? Nul n’y venait et nul n’envenait. C’était à supposer qu’elle n’était pas habitée.

À la maison attenait une sorte de parc,entouré de murailles trop hautes pour que le regard pût tenter uneindiscrétion. En réalité, personne ne songeait à commettresemblable faute. L’habitation était isolée : donc pas devoisins intéressés à percer le mystère, si toutefois il en eût valula peine. La route devant laquelle elle étalait sa façade griseétait peu fréquentée, et il eût été presque surprenant d’y voirmarcher quelqu’un après le coucher du soleil.

Mais le plus curieux, c’était moins ce quel’on ignorait que ce que l’on savait. Il était de notoriétépublique que Quiet-House n’était pas abandonnée. Elle servait belet bien de demeure à trois personnages, à quatre pour mieuxdire : c’étaient deux médecins, les docteurs Aloysius etTruphêmus, dame Tibby, femme du premier, et la petite Netty, leurfille.

Comment se procurait-on les alimentsnécessaires à la vie : voilà ce que personne n’aurait pudire ; et, sur ma foi, si bien que fût gardée la maison, ilfallait que le secret fût bien caché, pour que nul n’eût pu ledécouvrir. En effet, John Clairfax, le boucher d’Hoboken, Smithson,l’épicier établi à côté de lui, Parden, le boulanger, n’avaient puadmettre tout d’abord que la clientèle de Quiet-House ne leur échûtpas. Aussi s’étaient-ils présentés, dans le temps, pour offrirleurs services ; ils avaient arrêté devant la porte leurstrois voitures chargées de provisions, l’une avec ses gigotspendants et ses quartiers de bœuf tressautant aux cahotements desroues, l’autre avec ses saucissons et ses chandelles disposées enguirlandes à la capote de cuir, le troisième enfin avec ses painstout dorés et brillants.

Ils avaient dû frapper longtemps avant que nes’ouvrît la porte blindée en dehors, verrouillée au dedans. Mais lefournisseur a l’âme patiente. Si bien que le panneau avait enfinroulé sur des gonds criards et qu’une figure douce et souffreteuse,encadrée de cheveux grisonnants, avait paru, regardant avec degrands yeux surpris les gens tenaces qui ne se rebutaient pas de cesilence prolongé.

– Que voulez-vous, messieurs ? demandad’une voix douce dame Tibby, femme du docteur Aloysius.

Mais reconnaissant bien vite à qui elle avaitaffaire :

– Oh ! merci, dit-elle vivement, nousn’avons besoin de rien.

– Aujourd’hui, insinua gracieusement John, leboucher à la face réjouie, mais demain ?

– Demain non plus, répondit dame Tibby.

– Alors, reprirent en même temps Smithson etParden, ce sera pour la semaine prochaine.

– Inutile de vous déranger, messieurs, insistala femme ; nous n’avons et nous n’aurons besoin de rien.

– Jamais ! grogna John.

– Comment cela ? cria Smithson.

– On ne mange donc pas ici ! exclamaParden.

Au même instant, une tête blonde parût, àhauteur du coude de dame Tibby, tête d’enfant d’un ton singulier,tant il était clair et uni, quoique sans couleur.

Netty – car c’était l’enfant d’Aloysius –poussa un cri de joie et d’admiration en apercevant toutes lesvictuailles orgueilleusement étalées par les tentateurs :

– Oh ! maman, s’écria-t-elle, qu’est-ceque c’est que cela ?

– Rien, rien, mon enfant, dit dame Tibby quitressaillit et regarda derrière elle comme si elle eût craintd’être surprise.

Puis, repoussant la petite Netty :

– Va-t’en, mon amie ! et vous, messieurs,adieu, je vous dis… Je regrette de vous dire qu’il est inutile derevenir…

Et la porte se referma.

Les trois négociants se regardèrent ;mais aucun d’eux ne trouvant sans doute une solution à l’étrangeproblème qui venait de leur être posé, ils s’en prirent à leurschevaux qu’un vigoureux coup de fouet lança vers la ville.

Je vous dis… je regrette de vousdire… – avait insisté dame Tibby. Réellement elle avaitaccentué ces deux mots – je regrette – de bizarre façon, et si l’onne craignait de se tromper on pourrait affirmer qu’en lesprononçant elle avait regardé gigots, saucissons et miches de paind’un regard presque ardent.

Elle avait pourtant ajouté qu’on n’auraitjamais besoin de rien !

Revenus à Hoboken, les fournisseursdéclarèrent avoir rencontré une famille de gens qui ne mangeaientpas. Un homme pratique répondit que ces gens-là étaient bienheureux ; plusieurs ajoutèrent que c’était une notableéconomie d’argent. Et comme tout Américain doit, en premier lieu,négliger de se livrer à des réflexions inutiles, personne ne songeaplus aux habitants de Quiet-House, qui restèrent libres de vivre àleur guise.

II

Troisième personnage ; le docteurAloysius, maître de la maison. Pour parler de lui, la transitionest facile. Car seul, on le voyait quatre ou cinq fois par ansortir de la maison fermée. Ce jour-là la porte laissait passer unesorte d’émaciation vivante qui avait une tête, des bras et desjambes et qui devait avoir évidemment la prétention d’appartenir àla race humaine. La tête était pointue, anguleuse : il y avaitau-devant de cette tête un visage jaune qui, si la peau eût étégrattée, aurait peut-être révélé le plus curieux de tous lespalimpsestes ; ce visage avait une proéminence dans laquelleon avait quelque peine à reconnaître un nez, tant les narinesserrées faisaient ressembler la chose à un morceau de lame decouteau, fichée entre deux joues, d’ailleurs plates et creuses. Labouche était un trou pale, au fond duquel on eût en vain cherchédes dents. Les gencives avaient la couleur des lèvres, idest, point de couleur. Les yeux étaient noirs comme del’anthracite, le crâne pelé, la barbe absente. Rien de l’oiseau deproie cependant : dans toute la physionomie, une bonasseriemorne, une inertie peut-être inoffensive, mais peut-être cachantl’indifférence la plus absolue pour le bien comme pour le mal.

Les jambes, véritables types de fuseaux,sortaient d’un sac sans forme, qui avait dû être noir mat, maisétait lustré par l’usure et la vieillesse. Les mains osseusess’étendaient hors des manches élimées et toutes frangées.

Donc le docteur Aloysius paraissait au seuilde la maison : un autre personnage l’accompagnait jusqu’auperron. C’était le quatrième : maître Truphêmus.

Antithèse vivante de chair et d’os. De chairsurtout. Truphêmus était rond : il représentait le cerclecomme Aloysius la ligne droite. Et, en vérité, moins le cercle quela sphère. Tout était rond en Truphêmus, ensemble et détails.Agglomération de boules formant boule.

La tête d’abord, ronde avec des yeux ronds,bombés ; une bouche ronde, des joues rondes, un menton rond,un nez rond. Les épaules fuyaient dans une douce déclivité pourencadrer un thorax qui ne faisait qu’un avec le ventre, proéminentet se fondant avec les hanches, les cuisses et le reste. Le dosvoûté ne déparait pas cette sphéricité : rien de droit nebrisait cette courbe. Les jambes complétaient, pôle sud, la têtequi figurait le pôle nord. On eût dit une outre qu’un verriervenait de remplir d’un souffle vigoureux.

Les deux docteurs causaient un instant sur lepas de la porte. Maître Aloysius tirait de sa poche un papier qu’ildéroulait, puis lisait quelque chose que maître Truphêmus écoutaitavec l’attention la plus profonde. C’était une liste. Truphêmushochait la tête, approuvait ou avançait les lèvres, comme pourdire : Heu ! heu ! peu utile ! Alors Aloysiusbiffait. Ce travail de vérification achevé, Aloysius remettait lepapier dans sa poche, tendait à Truphêmus sa main longue quienserrait les doigts potelés de son compagnon.

La porte se refermait, Aloysius partait.

Son absence durait jusqu’au soir. Vers sixheures, on voyait sur la route quelque chose d’insolite. C’étaitune voiture à bras, tirée par un homme. Maître Aloysius marchaitderrière, couvant de son regard noir la cargaison du véhicule.

Cargaison bien étrange. Un amas de ferraille.Des débris de métaux de toute sorte ; puis pêle-mêle desflacons, pleins de matières de toutes couleurs, du bleu, du jaune,du vert, du rouge, voire même du blanc. La voiture était lourde,car l’homme suait et ses épaules, tendues en avant, s’arquaientsous la pression des bridelles de cuir. Par bonheur, la route étaitplane.

Le cortège arrivait devant Quiet-House. MaîtreAloysius enjoignait au portefaix de s’arrêter quelques pas avant lamaison. Puis il allait frapper lui-même de façon particulière, eton lui ouvrait de l’intérieur sans retard.

Maître Truphêmus apparaissait de nouveau,comme ces personnages des horloges qui sortent de leurs niches àcertains moments de la journée.

Il venait avec son confrère, enleversuccessivement de la voiture les objets qu’elle renfermait :c’était un assez long travail, car elle était bondée au-dessus desridelles. Et puis maître Truphêmus s’arrêtait parfois en cheminpour contempler le précieux fardeau qu’il portait dans sesbras : c’étaient par exemple de vieux morceaux de gouttièresou des barreaux rouillés, arrachés à quelques rampes d’escalier. Illes couvait amoureusement du regard, et, n’était le respect humain,on comprenait qu’il les eût baisés.

Mais Aloysius entendait qu’on se hâtât. Et,s’apercevant du trouble de son compagnon :

– Allons, vieux gourmand, lui criait-il, unpeu plus vite que cela ! Vous savez bien que le dînerattend.

Dame Tibby se mettait de la partie : etles objets passaient par les mains des trois personnes, comme lesbriques que les maçons montent d’un étage à l’autre. Nettyelle-même avait son rôle. Aloysius lui donnait les plus petitsmorceaux avec une tape amicale sur le front.

On payait l’ouvrier qui repartait avec un airvisible de satisfaction, preuve que le travail était grassementrétribué.

III

Pénétrons dans Quiet-House.

Il est sept heures du soir. Il fait presquenuit. Si bizarre qu’elle soit à l’extérieur, la maison est plusétrange encore à l’intérieur. Pas une pièce régulière et qui aitréellement droit au titre de chambre. Essayons cependant dedécrire.

D’abord, les caves ne font qu’un avec lerez-de-chaussée et le premier étage. Seul, le second étage paraîtsoutenu par un plancher immobile. Tout l’espace qui s’étend depuisce plancher jusqu’au sol à fleur de fondations est rempli par descaisses de diverses grandeurs que soutiennent dans le vide deschaînes et des cordes fonctionnant au moyen de poulies fixées à despoteaux de fer.

Ces caisses sont de grande taille, plus hautesqu’un homme ordinaire et formant un cube régulier. Elles sontmunies d’une porte. Les poteaux de fer ont des bras mobiles quitournent sur eux-mêmes, si bien que les caisses peuvent changer deposition sur toute la largeur de la maison ; au moyen dechaînes et de poulies mises en mouvement par un mécanisme dont lesengrenages se voient de tous côtés, on peut les descendre à tellehauteur qu’on le désire. Quand toutes ces caisses sont élevées enl’air, elles laissent absolument libre le fond des caves.

Ici, il est plus facile de se rendre compte dela nature du lieu. Ce ne sont que fourneaux de formes bizarres,appareils de toute nature, cornues, alambics, matras ; puisdes instruments de mécanique, une énorme machine électrique dont ledisque de verre mesure plus de deux mètres de diamètre.

Ce sont là matériaux de chimiste et dephysicien, à n’en point faire doute un seul instant.

Toute la portion de la façade qui regarde ducôté du jardin, dont nous parlerons plus loin, est percée de hautesouvertures, qui se ferment à volonté au moyen de volets glissantdans des rainures ad hoc.

Dans les coins, des amas de matières decouleur noirâtre, débris métalliques et rouillés. Aux murs, presqueà ras du sol, des planches supportant des bouteilles, à demi oucomplètement remplies de sels, de poudres, d’extraits, le toutétiqueté soigneusement.

En un point spécial, une planchette clouée àla muraille, et percée de trous au milieu desquels on voit desboutons blanchâtres, surmontés de petits écriteaux, portant cesmots : Me Aloysius, – Me Truphêmus, – Salle à manger, –Bibliothèque.

Ces mêmes indications se répètent sur lescaisses de bois. Les boutons mettent en jeu des appareilsélectriques. Selon qu’on presse celui de droite, de gauche ou dumilieu, la chaîne qui se déroule laisse descendre le cabinetd’Aloysius ou la bibliothèque. On adapte une échelle qui va du solà la caisse, on ouvre la porte, et on s’introduit dans laboîte.

Au moment où nous jetons dans Quiet-House unregard indiscret, Truphêmus est au fond de la cave, et à la lueurd’une lampe de forme bizarre, dont se dégage la lumière blanche del’électricité, suit dans un creuset le travail de transformationqui s’opère. Mais Truphêmus est visiblement préoccupé. Ses yeuxronds regardent mal, et sa pensée ne va pas droit son chemin.

Aussi, en un moment donné, fait-il un geste dedécouragement suivi d’un autre geste de décision. Il vient deprendre une résolution. Il écarte le creuset du foyer électriquequi maintient la fusion. Puis il se dirige vers le tableauindicateur et pousse violemment le bouton d’Aloysius. Un peu tropfort, en vérité, car voilà la chaîne qui tourne sur la poulie avecun grincement rapide, et la boîte qui descend comme si elletombait ; mais les ressorts sont solides. La caisse s’arrêteavec un tressautement.

Truphêmus applique l’échelle, étendant lesbras autant qu’il est en lui, pour permettre l’ascension de sonventre proéminent. Il ouvre la porte.

Aloysius a été à demi renversé par le choc. Etses membres osseux ont quelque peu souffert dans cette descentebrusque.

– Que diable ! mon ami, s’écria-t-il àl’apparition de Truphêmus, qu’est-ce qui vous prend ? Votrevisite ressemble à la chute d’une avalanche.

Truphêmus ne répond pas. Il refermesoigneusement la porte, et par un mouvement instinctif regardeautour de lui pour s’assurer que nulle oreille indiscrète ne peutentendre ce qu’il peut avoir à confier à son confrère. Et de fait,vu la disposition des lieux, la chose eût été vraimentmalaisée.

– En tous cas, reprend Truphêmus, en réponse àla vive interpellation de son ami, chute est impropre. L’avalanchedescend, et je monte.

– Soit. Du reste, le point est peu important,et votre purisme peut me faire grâce pour cette fois. Enfin, dequoi s’agit-il ? Avons-nous quelque accident en bas ?

– Aucun.

– Le brome va-t-il bien ?

– Admirablement.

– Le cyanure de potassium secomporte ?…

– Comme il convient.

– J’en suis fort aise, car vous m’aviez faitune peur !…

– La peur n’est qu’une contractionmusculaire…

– Et involontaire. Mais ce n’est pas laquestion. Expliquez-vous, je vous prie, car j’ai hâte de meremettre au travail.

Maître Truphêmus, ainsi mis en demeure des’exécuter, posa sa rotonde personne sur une pile de livres gisantà terre, et, appuyant son visage entre ses deux mains, les coudesportant sur ses genoux, regarda Aloysius de ses yeux d’un bleumat.

– Cher ami, je crois que, depuis notre liaison– ou mieux notre association scientifique – nous n’avons qu’à nouslouer des progrès obtenus…

– J’en tombe très volontiers d’accord. Et,puisque j’en trouve l’occasion, permettez-moi de reconnaîtrel’étonnante faculté d’intuition dont vous êtes doué et qui nous apermis de résoudre des problèmes devant lesquels les plus savantsavaient reculé…

– Comme aussi je vous demanderail’autorisation de rendre justice aux surprenantes preuves deténacité et de persévérance dont vous avez donné des témoignagesextraordinaires.

Les deux savants saluèrent. On se serait crudans une Académie.

– Passons ! dit Truphêmus.

– Passons ! dit Aloysius.

– Et au nombre de ces problèmes, je prendraila liberté, continua Truphêmus, de signaler tout particulièrementcelui de l’alimentation. Vous connaissez la question aussi bien, jedois même ajouter mieux que moi ; cependant laissez-moirésumer les découvertes que nous avons réalisées.

Aloysius ferma les yeux et croisa ses doigtsqui craquèrent. Il écoutait.

– De quoi se nourrit le corps humain ?Reprenons pour quelques moments le langage des routiniersignorants. À cette question, ils répondent… quoi ? Que lecorps se nourrit de substances végétales et animales ; lesaliments doivent être tirés de ces deux espèces de la nature, etils excluent les substances purement minérales.

– Comme si les Otomaques et les Guamos desbords de l’Orénoque ne se contentaient pas de terreseule !

– En effet… reprit Truphêmus, dont le tonindiqua le regret d’être interrompu. Je continue. Mais qu’est-ceque les substances végétales ou animales, sinon des combinaisonsdiverses d’éléments primordiaux nécessaires à la nutrition ;éléments peu nombreux, et qui seuls, j’insiste sur le mot,concourent utilement à l’entretien de la machine humaine ?Précisons. Tout ce qui est nourriture se compose de matièresazotées mêlées à d’autres substances privées d’azote. Et là est lepoint, j’ose le dire, où nous avons véritablement franchi d’un seulbond la limite que nous imposait la stupidité des impuissants…Partant de ce principe, que l’azote est le nutritif par excellence,nous nous sommes dit : Pourquoi l’humanité se crée-t-elledepuis si longtemps des tracas et des dangers sans nombre, pourchercher dans tous les pays du monde des substances de saveur, deforme, de couleur diverses, quand il est si simple…

– De s’en tenir aux éléments même de lanourriture.

– Parfaitement, et pour cela faire, quefallait-il ?

Ici Truphêmus appuya lentement sur chaquemot.

– Analyser des éléments du corps de l’homme,en établir les quantités proportionnelles, afin de les remplacer aufur et à mesure de leur épuisement.

– En vérité, dit Aloysius, on ne sauraiténoncer plus clairement nos idées.

– L’homme, continua Truphêmus visiblementflatté de cet hommage direct, contient de l’oxygène, del’hydrogène, de l’azote, du phosphore et du fer… Si, parcombinaison binaire ou tertiaire, ces éléments produisent dessubstances diverses, sels, acides ou autres, sous l’influence de lavie, elles produisent la matière organique, et, comme l’a si biendit le grand Berzélius, les matières organiques sont des oxydes deradicaux, qui eux-mêmes résultent, les uns de deux éléments,carbone et hydrogène, ou carbone et azote ; les autres detrois éléments, carbone, hydrogène et azote… Mais passons sur lesdétails.

– Oui, passons ! répéta Aloysius.

– Devions-nous donc accepter, sans mot dire,la ridicule condamnation prononcée par l’ignorance contre quiconquetenterait de reconstituer les matières organiques ?Dœbereiner, Hatchett et Wœhler ne nous avaient-ils point prouvé quela solution du problème était proche ? Qu’avait-il manqué àleurs expériences pour qu’elles fussent définitives ?

Et Truphêmus regarda son vieux compagnon d’unair malin. Aloysius sourit.

– Oui, que leur avait-il manqué ? dit-ilà son tour.

Il y eut un moment de silence. Les deuxsavants savouraient leur triomphe en le renouvelant par laconversation. Mais Truphêmus reprit le premier sagravité :

– Il leur avait manqué, à ces précurseursd’Aloysius et de Truphêmus, de comprendre que si les combinaisonss’effectuaient, c’était sous l’influence d’un principe qu’il n’estpas donné à l’homme de définir, mais dont il constate l’existence…à savoir le principe de la vie, et que par conséquent, pour que lamatière organique se produisît, il fallait que les combinaisons sefissent sous l’influence de ce même principe. En un mot, et pourfinir, il suffisait d’introduire dans le corps humain l’oxygène, lecarbone, l’azote et l’hydrogène, pour que sous l’action de la viela matière se reconstituât.

– Et quand on songe, dit Aloysius pensif, quedes générations successives ont souffert de la faim parce qu’ellesne pouvaient se procurer de froment, de viandes ou de légumes.

Chacun de ces trois mots avait été prononcéavec un dédain intraduisible, qui s’accentua d’ailleurs dans unricanement de Truphêmus.

– Pourtant, la sagesse des nations,objecta-t-il, n’avait-elle pas tracé à l’humanité sa véritable voiedans cette phrase : « Vivre de l’air du temps… »Mais passons.

– Passons ! répéta encore une foisAloysius.

– Il s’agissait donc d’opérer l’ingestion dansl’organisme humain, et pour les soumettre à son action, deséléments premiers de toute nourriture, après avoir toutefoissoigneusement établi la proportion des poids atomiques… pour desanalystes tels que nous, cher maître, c’était un jeu…

– C’était un jeu, dit Aloysius flatté à sontour.

– Puis, de réduire ces éléments sous une formetelle que leur ingestion fût facile, laquelle forme s’imposaitelle-même, la forme liquide. C’est alors que, parvenus à obtenir laliquéfaction de l’azote, vainement tentée jusqu’ici, à modifier lesproportions combinées de l’oxygène et de l’hydrogène, de façon àproduire des eaux diverses, nous avons composé ces liqueursdifférentes qui, depuis tantôt un an, servent à notrenourriture.

– Et nous ne nous en portons pas plus mal, fitAloysius, que sa maigreur paraissait enchanter.

– Je m’en porte même d’autant mieux ! ditTruphêmus en fermant les yeux et en tapotant des doigts son ventrerond et creux.

– Il faut dire, reprit Aloysius, que vous êtesun gourmand… un gourmand d’azote surtout. Peste ! quelleconsommation ! Aussi cela vous profite…

– Que voulez-vous ! je suis unmangeur !

– Mais quelle joie, continua Aloysius, de sesentir dégagé de tous ces soucis ridicules auxquels l’humanités’est si longtemps condamnée, de n’avoir plus ces prétenduesrecherches de goût qui vous faisaient l’esclave de quelquespapilles nerveuses… Mais pourquoi m’avez-vous rappelé tout cela,cher maître ?

– Parce que, mon ami, je suis sur la traced’une découverte encore plus étonnante, encore plusremarquable…

– Impossible !

– Je vous l’affirme.

– Parlez ! parlez vite !

– Je vous avoue, dit Truphêmus, que notreentretien s’est prolongé plus que je ne l’avais supposé… j’ai unefaim ! Si vous le permettez, nous le reprendrons après dîner…et, à propos, quelle est la carte aujourd’hui ?

– C’est le jour des œufs… C48,H36 AZ16 [3].

– Fort bien. Allons dîner.

IV

La caisse qui portait le titre de salle àmanger n’était pas le lieu le moins bizarre de cette habitationd’excentriques.

Lorsque les deux savants y entrèrent, par lesmoyens décrits, les deux autres habitants de la maison s’ytrouvaient déjà, c’est-à-dire dame Tibby et sa fille.

Au milieu de la pièce s’étendait une table quin’aurait rien offert de remarquable si sa nappe étincelante deblancheur n’avait été couverte d’objets peu propres à donner l’idéed’un repas.

Aux quatre places qui allaient être occupéespar les convives se trouvaient divers appareils de forme étrange,flottant entre le flacon et l’alambic.

Au bout de la table un ballon de verre à coleffilé se recourbant et trempant dans un petit seau rempli delimaille. Au-dessus du ballon, une lampe électrique avec ses deuxpointes de charbon.

À l’arrivée d’Aloysius et de Truphêmus, lafemme et l’enfant se levèrent.

Dame Tibby était jeune encore, quarante ans àpeine. Elle avait sans doute été jolie, ainsi qu’on en pouvaitjuger par la finesse de ses traits. Mais toute sa physionomie étaitempreinte d’une telle expression de souffrance, ses joues amaigriesrévélaient une fatigue si profonde, qu’elle semblait moins unefemme qu’une ombre endolorie.

Netty était petite : elle avait cinq ans,mais avait à peine atteint la taille de deux ans. Son teint étaitsi blanc, son front si pâle, qu’on hésitait à croire que ce fût dusang qui coulât dans ses veines. Seuls les yeux vivaient :dans son regard il y avait une malice, ou mieux, une méchancetédiabolique. Pas un éclair de douceur, mais une âpretécontinue. Si elle parlait, sa voix était sèche et dure : onaurait cru entendre le grincement des rouages d’une automate.

Maître Aloysius, le père, s’approcha d’elle etlui fit sur les cheveux une caresse amicale : l’enfant nesourit pas. Elle tourna sur le savant ses yeux mats et fixes, avecleur reflet d’acier bleuâtre.

Truphêmus salua galamment dame Tibby, en luidisant de sa voix flûtée :

– Eh bien ! sommes-nous en appétitaujourd’hui ?

Dame Tibby semblait douce : mais il nefaut jamais oublier que les apparences sont éminemment trompeuses.Elle releva la tête à cette interpellation comme le cheval qui sentl’aiguillon :

– En appétit ! s’écria-t-elle. Jevoudrais bien savoir si la faim n’est pas ici une maladiechronique.

– Eh ! eh ! ricana Aloysius, voicique vous aussi, chère amie, vous vous habituez à parler le langagescientifique…

– Mieux, du moins, fit-elle d’un ton decolère, qu’à avaler vos misérables drogues…

– Là ! là ! ne nous emportons pas,reprit Aloysius, tandis que Truphêmus jugeait inopportun de semêler à la conversation. Je sais que vous êtes attachée auxmesquines préoccupations de la vie des ignorants…

– Certes, si vous entendez par là lesrumpsteaks de bœuf ou les côtelettes de mouton…

Aloysius sourit avec une expression deprofonde pitié.

– Vous vous laissez séduire par la couleur,par le goût ! Tenez, continua-t-il en soulevant et enapprochant de son œil un des flacons déposés sur la table, voyezcette liqueur pure et claire : elle renferme tous les élémentsconstitutifs des mammifères herbivores… Rien n’y manque. En quoivous serait-il plus agréable, je vous le demande, de vous fatiguerles dents à déchirer et à broyer cette chair fibreuse ? Maisassez sur ce sujet. Ce que saint Chrysostôme disait du jeûne, jel’applique à notre système : C’est la mort du vice, la vie dela vertu ; c’est la paix du corps et l’ornement de lavie ; c’est le rempart de la chasteté et le boudoir de lapudeur…

– Bravo ! dit Truphêmus. Encore un peud’azote, je vous prie.

– Prenez garde, cher ami, reprit Aloysius enlui passant le tube ; vous arriverez à la pléthore ; etalors, gare à la congestion !

– Après nous le déluge !

– Cet – après nous ! – ne tardera pasbeaucoup ! murmura l’incorrigible dame Tibby, en sirotant àpetits coups une combinaison d’hydrogène et d’acide carbonique.

– Encore ! fit Aloysius avec une mined’impatience. Dame Tibby, ma chère, nous ne nous entendrons doncjamais ?

– Non, certes, tant que vous nous condamnerez,Netty et moi, à cette maudite nourriture.

– Je vous ferai remarquer, mon amie, que notreNetty est loin de s’en plaindre.

– Cela ne m’étonne pas ! Elle n’en auraitpas la force. Tenez, puisque nous venons à ce sujet, je vais vousdire une fois pour toutes ce que j’ai sur le cœur… Avec vosprétentions de savant, vous et votre digne acolyte,M. Truphêmus, vous êtes des fous…

– Oh ! fit Truphêmus, directementinterpellé et interrompu dans la dégustation d’un mélange à based’acide cyanhydrique pour activer la digestion.

– Vous n’avez pas besoin de protester,monsieur Truphêmus ! s’écria dame Tibby, qui s’exaltait, vousêtes des fous et des assassins !… Oui, des assassins ! Etce qu’il y a de plus atroce, monsieur le grand docteur Aloysius,c’est que, non content de tuer votre femme, voilà que vousempoisonnez votre enfant !…

– Madame ! interrompit Aloysius, lessubstances vénéneuses…

– Avec cela qu’il ne suffit pas de laregarder, cette pauvre chérie ! Est-ce que c’est là unenfant ? Elle va avoir cinq ans… cinq ans,entendez-vous ?… dans deux mois ! Eh bien ! est-ceque c’est là une fille de cinq ans ? Elle est toute petite,toute faible… Ah ! tant que j’ai eu du lait, moi, sa mère, jel’ai soutenue, je l’ai nourrie… Lors de vos premiers essais, j’airéussi à introduire ici quelques bribes de cette nourriture quevous dédaignez, mais qui lui était nécessaire… Aujourd’hui, rien,plus rien que vos répugnantes combinaisons !… et elle meurt devotre azote et de votre oxygène… mais vous êtes content,vous ! Elle est souffreteuse, rachitique, elle ne grandit pas,elle ne vit pas, la mort a déjà la main sur elle… Et vous, enfermédans votre officine d’empoisonneur, vous cherchez le plus courtmoyen de vous débarrasser d’elle et de moi !

Dame Tibby, épuisée par ce violent effort,retomba sur son siège.

Aloysius avait repris le calme qui convientaux adeptes de la vraie science. Seulement il murmurait :

– La femme, a dit saint Jean Chrysologue, estla cause du mal, l’auteur du péché, la pierre du tombeau, la portede l’enfer, la fatalité de nos misères.

L’enfant regardait successivement sa mère etle docteur de son œil atone.

Truphêmus mangeait… scientifiquement.

– Vous avez fini ? demanda enfinAloysius. À qui n’a pas la foi, nul ne peut la donner. Notresystème repose sur des données positives que vos criailleries nepourront infirmer… J’ai dit.

Le docteur était cependant plus troublé qu’ilne le voulait laisser paraître.

Truphêmus se pencha vers lui, et lui dit unmot à l’oreille. Aloysius le regarda d’un air à la fois surpris etjoyeux.

– Oui, oui, reprit dame Tibby qui avaitsurpris cet aparté, complotez, complotez… mais tout cela ne peutdurer.

– Madame, dit Truphêmus, qui se redressaautant que sa rotondité le lui permettait, laissez-moi vous direque vous vous méprenez sur mon caractère, si vous supposez un seulinstant que je puis donner quelque mauvais conseil au docteurAloysius…

« Je suis persuadé au contraire que vousme remercierez lorsque vous connaîtrez le résultat de l’entretienque je sollicite en ce moment du père de Netty…

Dame Tibby haussa les épaules. Et, après cegeste irrévérencieux, la séance fut levée.

Quelques instants plus tard, les deux savants,grâce aux combinaisons mécaniques dont il a été parlé, setrouvaient dans la caisse dite cabinet de travail du docteurAloysius.

– Mon cher ami, disait Aloysius, ne vous jouezpas de mon impatience… je vous avoue que les paroles de dame Tibbym’ont vivement ému, sans que je voulusse le lui laisser voir… et jene suis pas sans inquiétude sur le sort de notre chère Netty…

– Aussi, que vous ai-je dit tout àl’heure ?

– Que vous aviez trouvé le moyen de lui donnerla force et la santé…

– Et je le prouve.

La conversation devint alors si intime, qu’ileût été impossible à l’ouïe la plus fine d’en saisir un seulmot ; seulement, par intervalle, Aloysius laissait échapper ungeste d’étonnement, ou hochait la tête en signe de doute.

Alors Truphêmus devenait plus pressant ;il parlait, parlait. Aloysius redevenait immobile et écoutait avecattention. Tout à coup il s’écria :

– Admirable ! sublime ! DocteurTruphêmus, vous avez du génie !

V

Le lendemain matin, un mouvement inaccoutumése produisit dans Quiet-House. Il fallait évidemment qu’un grandévénement se fût accompli ou fût à la veille de se réaliser. Dèsl’aube, la porte s’ouvrit et les deux savants sortirent.

Dame Tibby et l’enfant les reconduisirent surle seuil de la porte : il était clair qu’il y avait euréconciliation, car la mère avait l’air presque joyeux. Quant àNetty, toujours indifférente, elle regardait la route et les lueursdu soleil.

– Vous voyez bien, chère femme, disaitAloysius, que la science a toujours des secrets en réserve pour sesfervents serviteurs.

– Dieu vous entende ! murmura dameTibby.

Aloysius et Truphêmus ne s’arrêtèrent pas àHoboken ; là, ils louèrent une voiture et roulèrent droit versla grande route. On les vit passer Jersey City, Harlem, Yorkville,longer le Parc, et, fait plus remarquable encore, s’engager dansBroadway. Ils allaient, ils allaient toujours. Arrivés à Unionsquare, ils regardèrent autour d’eux. Ils semblaient aussi dépaysésque s’ils avaient habité une des extrémités de la terre. Mais leursyeux rencontrèrent l’enseigne d’une agence de constructions. C’estlà qu’ils se dirigèrent.

L’industriel les écouta avec le flegme quiconvient, lança de nombreux jets de salive noire en mâchant sontabac, puis il prit un crayon, dessina un plan, inscrivit desdimensions, fit ses calculs, et finalement formula son prix.

Truphêmus tira de sa poche un lingot d’or. Lemarchand le regarda, le pesa, l’essaya et signa un reçu, qu’ilremit aux deux savants.

– Vous commencerez demain ? ditAloysius.

– Demain.

– Et il vous faut ?…

– Huit jours.

– Bien.

Et c’est pourquoi la route qui passait devantQuiet-House s’anima par le passage d’ouvriers qui allaient etvenaient ; et c’est pourquoi encore, trois mois après, FranzKerry écrivait à un de ses amis la lettre suivante :

VI

Franz Kerry, à Edwards B…, à Baltimore.

« Cher ami, tu vas enfin être satisfait.Tant de fois tu m’as raillé pour n’être pas amoureux, que j’attendspar le prochain courrier tes plus vifs éloges. Que veux-tu ;il fallait que l’heure sonnât, et en vain j’écoutais tomber une àune dans le passé les journées et les minutes, sans qu’aucun sonvînt frapper mon oreille.

« Tu connais mon esprit : né d’unemère maladive et à qui le positivisme de mon père avait faitl’existence désespérée, j’ai sucé dès ma naissance le lait mortelde la fantaisie… Pauvre femme ! je m’en souviens encore, je lavoyais, tout petit que j’étais, se pencher sur mon berceau,regarder de ses grands yeux bleus mes yeux qui venaient des’ouvrir… on eût dit qu’elle cherchait à y plonger comme dans unmonde inconnu, et moi j’écartais bien larges mes paupières pour luilaisser le champ le plus large possible… puis, comme en un miroir,je voyais dans sa pupille dilatée se dessiner des mondes inconnus,irradier des rayonnements étincelants, ou bien se développer,profonds et dans une perspective infinie, des paysagess’évanouissant en des ombres lointaines ; ou bien encore il mesemblait que s’approchaient de moi, rapides comme si elles eussentdes ailes, des formes admirables de contours et de couleurs.

« C’étaient mes premières excursions dansle pays du rêve : l’attraction commençait, attractionterrible, qui vous entraîne si loin, si loin, qu’il n’est plus deretour possible. Quand j’étais seul, je fermais les yeux et jeregardais… Quoi ? La nuit, la nuit dont j’éprouvais l’amour,que je recherchais, que je désirais… Dans ces ténèbresvolontairement formées pour moi seul, je créais par l’imaginationun monde qui m’appartenait, et dans lequel nul n’avait pénétré etne pénétrerait jamais. Jouissance égoïste que peuvent apprécierceux-là seuls qui ont été assez maîtres d’eux-mêmes pour lasavourer lentement, consciemment.

« Je grandis. Je me trouvai lancé dans lemonde extérieur. Combien il me parut mesquin en comparaison de monunivers à moi ! Ce que vous appeliez le beau n’était qu’unedéviation de cet idéal dont j’avais la pure notion ; voscouleurs étaient criardes, vos lignes irrégulières, vos monumentsgrotesques. En vain, je cherchai ; j’entendais quelqu’und’entre vous parler avec éloge de tel spectacle, de telbâtiment : aussitôt je me rendais au point indiqué :jamais je n’éprouvais d’autre sentiment qu’une profondedésillusion. Devais-je être plus heureux en contemplant l’hommequ’en étudiant ses œuvres ?

« Oh ! que là encore la beauté meparut froide ! Pas un front sur lequel resplendît la pensée del’Infini : partout, au contraire, écrits en rides prématurées,les soucis de la vie actuelle, pratique ; sur les plus jeunesvisages, des préoccupations mesquines ; sur les physionomiesdes vieillards, le regret du passé et non l’élan vers cet avenir,cependant si proche.

« Et, le dirai-je ? lamatérialité me faisait horreur. Je ne comprenais pas qu’onse condamnât à vivre dans ce milieu glacé qu’on appelle la sociétéet qui n’est qu’un immense cimetière, quand il était si facile dese créer une existence toute d’extase et de rêverie.

« Vint l’adolescence, ce que vous appelezl’âge des passions, comme si cette fougue n’était pas au contraireun effet de la matière, tendant à dominer l’âme et à en faire sonesclave. Chez moi, la lutte fut rude. J’étais plein de vigueur, monsang bouillonnait dans mes veines, mes tempes battaient. Mais peu àpeu le sentiment vrai se dégagea ; ce qui parlait en moi,c’était une aspiration nouvelle vers l’idéal qui est la beauté.

« Il ne me suffisait plus de lacontempler, de l’admirer : je voulais la posséder,m’identifier à elle, m’en imprégner en quelque sorte en me baignantdans ses effluves. Seulement je fis au préjugé une concession.J’admis la relativité dans la perfection, c’est-à-dire quej’aimai une femme. Elle était admirablement belle. Oh ! sur mafoi, jamais plus splendide manifestation de la vie n’avait pu êtrerencontrée.

« Vous la proclamiez tous le chef-d’œuvredes chefs-d’œuvre, et les femmes elles-mêmes se retournaient surson passage, s’irritant de l’hommage qu’elles étaient contraintesde lui rendre.

« Ah ! je me souviens… et j’en risencore ; j’en ris, je te l’affirme. Je me souviens dudébordement d’envie qui monta jusqu’à moi, lorsque la belle Thémiame choisit entre tous ses adorateurs. Pauvre femme ! ellem’aimait… j’en ai la conviction. Quand je lui parlais, elles’efforçait de me comprendre et fixait sur moi ses grands yeux develours comme si elle eût voulu lire dans ma pensée… Pauvre !…pauvre !… elle était belle comme votre marbre, comme votrediamant, marbre dont la plus belle pierre est striée, diamant quireflète la lumière, et ne saurait de lui-même tirer un seulrayon !… Un jour, je partis en la maudissant et ne la revisplus.

« Alors je voyageai : il me semblaitque la nature, avec ses dimensions surhumaines, serait enfin à lataille de mes créations imaginaires. Certes, je ne suis pas unprofane, et je défends à tous de me refuser l’intelligence dubeau : je comprends aussi bien que qui que ce soitles jouissances qu’un esprit, circonscrit dans ses aspirations,peut ressentir, notamment en présence de l’Océan, alors que la nuiton est seul, sur l’avant d’un navire à voiles. Le craquement desmâts est une harmonie qui rappelle la faiblesse de l’œuvre humaineen face de ce coin de l’œuvre créatrice… Il y a dans le souffle quipasse comme une expiration du Tout immense, l’horizon est siéloigné que l’œil peut à peine noter ses contours… Mais plusloin ! mais plus loin ! Colomb marchant vers l’Amériqueavait un but auquel se heurtait sa pensée ; il pouvait êtresatisfait !… Mais pour celui qui a la conscience de l’infini,où est le but ?

« Le non-fini s’étend au delà dela conception, qui n’est elle-même qu’un relais, un temps de repos…la pensée n’étant qu’une émanation du cerveau, organe imparfait,puisque au-dessus, au delà de toute chose créée, il y a la chose,la force créatrice, la pensée donc procède de l’infirmité de sonproducteur. Qui sait ce que rêve la pierre lancée en avant par lafronde ! Elle se sent gravir les échelles de l’air, elleaspire aux espaces immesurés… mais la force de la fronde étantx, la force en avant de la pierre serax. En un moment, elle retombe. La pensée, elle, s’accrochede par sa puissance spéciale au point qu’elle a atteint, et de là,fatigue réparée, elle s’élance vers des limites nouvelles…Oh ! la pensée ! seule joie de l’homme, seule force,seule puissance, essence réelle de l’humanité !… qui traversed’un seul bond vos mondes grotesques, et n’y trouvant même pas unpoint d’appui, se demande : Où ? Comment ?Pourquoi ?

« Non, jamais tu ne connaîtras cettetorture. Tu es raisonnable, toi, tu t’occupes de tes affaires. Jet’aime ! je ne saurais dire pourquoi. Toi seul me rattaches –ou mieux me rattachais – à l’humanité. Tu as une bonne nature, tues franc, tu es loyal. Il y a aussi des profondeurs dansl’honnêteté ; la bonté tient de l’infini : tu meconsolais de l’étroitesse des autres cœurs.

« Lorsque je revins, ayant visité ce queles hommes avaient visité avant moi, ayant en outre, et parorgueil, gravi des pics réputés inaccessibles, contemplé des sitessur lesquels nul œil humain ne s’était reposé, je consultai moncœur : il était vide ; nulle joie n’était venuesatisfaire cette faculté d’expansion qui entraînait tout monêtre.

« C’est alors que je te fis part de monprojet. Je me trouvais entre deux alternatives : la mort oul’étude. La mort ! Pourquoi ce mot me faisait-il peur ?pourquoi éprouvais-je en le prononçant une sensation semblable à unfroid glacial ? Pourquoi la désagrégation de moi-même meparaissait-elle effrayante ?… Oh ! si j’eusse été sûr dumoins que, dégagée des fibres matérielles qui l’enlacent comme unréseau d’acier, ma pensée aurait pu, libre, s’élancer versl’immatérialité, plonger à jamais dans les vagues sans cesserenaissantes de l’infini… Mais où était la preuve de cettepossibilité ?

« Avant tout, je voulus voir, savoir,pressentir cet avenir avant de m’y élancer, comme ferait leplongeur qui sonderait la mer avant de s’y jeter… Et puis cesfacultés, dont je constatais l’existence en moi, ne pouvaient-ellespas par leur exercice me procurer les jouissances cherchées ?l’instinct qui me guidait n’était-il pas la preuve que cet instinctmême pouvait être assouvi ?… L’homme qui ressentirait pour lapremière fois les attaques de la faim ne trouverait-il pas danscette appétence même la preuve de l’existence des aliments ?Alors il marcherait pour chercher ce qui ne vient pas àlui ?

« Je résolus de me livrer à des étudesnouvelles ; et tu le sais, ami, muni de tous les instrumentsnécessaires, fort de mon ardeur et de ma volonté, je m’exilaivolontairement de la ville pour m’installer sur la petite collinequi est au nord d’Hoboken… Là, depuis plusieurs mois, loin dumonde, je ne regarde plus la terre ; mais sans cesse mesregards, tournés vers le ciel, interrogent cet espace immense dontles limites sont imperceptibles… Ah ! cher, cher, si tu savaisquel enivrement splendide envahit tout mon être pendant ces longuescontemplations ! le tourbillonnement de l’infini se répercutedans mon cerveau…

« Qui donc a parlé d’opium, de hatchich,de toutes ces drogues empoisonnées qui surexcitent le cerveau pourlui donner une jouissance fiévreuse et dont il n’a même pas laconscience nette ! Moi, calme, froid, je regarde le ciel…Alors, l’hypnotisme de la profondeur sidérale s’impose à mesorganes, et, dans une sorte d’immobilité cataleptique, je perçoisdes splendeurs innommées… Mes sens se décuplent… je vois dans ceséternités la vie des mondes qui se meut et se perpétue. Et quelsmouvements ! les vastes cascades de lumière, tournant surelles-mêmes, tombant et remontant sur un cercle sans limites :les écroulements de l’éther effleurant les masses sidérales, etparfois, épouvantement de ma faiblesse en face de cetteforce ! les anéantissant comme une balle de papier dans lefourneau d’un fondeur !

« Alors je retombe, brisé, écrasé ;l’ivresse est trop violente, les ressorts de mon être ont plié souscette pression du splendide ! et la nature reprenant sonempire, je m’évanouis.

« C’est pendant une de ces crises, il y aquelques jours, que se produisit le fait qui devait avoir sur monexistence une influence décisive.

« C’était dans une après-midi. Le cielétait pur ; seulement, quelques vapeurs nageaient dans l’airoù la lumière semblait se noyer, comme dans un lac transparent. Jeregardais, et bientôt se présentèrent pour moi les splendeurscherchées.

« L’horizon me parut un immense anneauirisé, au milieu duquel, et par couches parallèles, se mouvaientdes cercles concentriques formant des ondes lumineuses etchangeantes, admirablement teintées. Ces ondes se multipliaient, ettoujours l’espace laissé libre par les circonférences diminuaitd’étendue. Au point central resplendissait un faisceau rayonnant…Tout à coup, au foyer même de cette éblouissante symphonie delumière, parut un être… Je ne puis le décrire, les mots memanquent. C’était la synthèse de toutes les beautés, l’éclosion detoutes les grâces ; c’était l’ange, c’était l’idéale,la pensée prenant forme, le rêve s’animant… Elle me regarda ;ses yeux rencontrèrent les miens… je fus comme foudroyé !

« Naturellement, lorsque je revins à moi,ma première pensée fut que cette apparition n’avait existé que dansmon imagination… Et, d’ailleurs, où pouvait vivre semblableperfection ? Je m’étais assis sur la terrasse de ma maison, latête dans mes deux mains, laissant errer mes yeux à l’aventure… Jeme reposais de ces émotions en regardant la terre, quand un étrangespectacle frappa mes regards. Croirais-tu que depuis mon séjourdans cette habitation, je n’avais pas encore examiné lesenvirons ?

« Je n’ai pas besoin d’insister pour tefaire comprendre que mes yeux, exercés à la vision dès ma plustendre enfance, sont doués d’une faculté de perception infinimentsupérieure à celle que possèdent les yeux des autres hommes…

« Ce que j’apercevais distinctement, cequi me frappait d’étonnement, était, à la distance de quatre millesenviron, une sorte de palais de verre, de la dimension d’un kiosqueoriental ; pas une parcelle de fer ni de bois ne s’apercevait.Chose curieuse, les plaques de verre sur lesquelles le soleiljetait ses rayons étincelants étaient, sans exception, de couleurviolette, mais de ce violet qu’on ne trouve que dans le cristalnommé iolite.

« Le kiosque se trouvait au milieu d’unjardin dont, sans exception, les arbres, les branches et lesfeuilles elles-mêmes, présentaient cette même couleur ; laterre, le sol, étaient violets.

« Une porte s’ouvrit… et une jeune filleparut, vêtue de longs vêtements violets : ces vêtementsétaient formés d’une gaze laissant circuler la lumière autour ducorps le plus admirable que jamais sculpteur ait pu rêver. Cesformes divines n’empruntaient rien de leur perfection àl’humanité : c’était comme un moulage de vapeurs condensées,tant cette beauté était suave et pure ; un voile de mêmeétoffe et de même couleur ombrageait le visage, dont les lignesétaient idéalement ravissantes… Je poussai un cri !…

« C’était elle, c’était celle qui,quelques minutes auparavant, m’était apparue toute rayonnante desplendeur et d’immatérialité, au milieu du ciel étincelant… C’étaitelle. Ah ! je compris alors que c’était l’Amour. Je compriscette envahissante sensation qui s’empare de toutes les forces del’être, les secoue et les avive… Elle ! Pour la première foisje pouvais prononcer ce mot avec un indicible tressaillement, alorsqu’il se répercutait comme un écho dans toutes les fibres de moncorps… Cette femme, cet enfant (car je ne savais rien… sur monhonneur ! le détail m’échappait), c’était ma pensée à moi,c’était mon infini… c’était ma vie… Enfin j’existais, je sentais,j’aimais ! Elle ! Elle !

« Puisque tu veux bien t’intéresser à cequi me touche, je te tiendrai au courant de ce qui va se passer…Jusqu’ici, je n’ai pu arriver jusqu’à elle, mais je ne désespèrepas d’y parvenir. Désespérer, quand toute ma vitalité estconcentrée dans cette volonté ! quand elle m’attend, comme jel’attends, quand elle m’appelle, comme je l’appelle !

« À bientôt, ami, àbientôt ! »

VII

Maître Aloysius et maître Truphêmus sont dansleur laboratoire, c’est-à-dire dans la cave. Mais les fourneauxsont éteints, les cornues semblent mélancoliques, les alambics ontun air contrit.

Mais moins contrits et moins mélancoliques queces objets inertes sont les deux êtres animés qui se saluentmutuellement du nom de docteur.

Ils sont assis, l’un en face de l’autre. Lamaigreur d’Aloysius est plus cadavérique que jamais ;Truphêmus s’est arrondi. Leurs bras pendent dans une attitude dedécouragement : ils se regardent et semblent hésiter àparler.

– Dame ! fait enfin Truphêmus.

– Parbleu ! répondit Aloysius.

– Cela devait être…

– Évidemment.

– Les forces humaines ont leurs limites…

– Elles ont leurs limites…

– Ceci est indiscutable…

– Indiscutable…

– Certain…

– Sûr…

Puis le silence se rétablit. Aloysius estappesanti, Truphêmus est accablé.

– Pourtant !…

– Cependant… insiste Aloysius.

– La théorie est juste…

– Indiscutable…

– Indiscutable…

– Certaine…

– Sûre…

Nouveau silence.

Truphêmus reconquiert le premier sonsang-froid : il ramène ses deux mains sur son ventre, qu’iltapote :

– Là ! là ! fait-il, ne nouslaissons pas abattre… et surtout ne perdons jamais de vue laméthode ; si vous le permettez, mon savant compagnon, nousallons étudier logiquement toutes les faces du problème.

– Faites, dit Aloysius, dont l’indifférencesemble acquise par avance au raisonnement de son associé.

Celui-ci ne se laisse pas facilementtroubler : c’est l’orateur de ce duo.

– Donc, reprenons un à un les chaînons de nosdéductions, et voyons si d’aventure nous n’avons pas péché enquelque point essentiel. Primo, ceci était acquis : votrefille Netty semblait dépérir, quoique nous l’eussions mise à doubledose d’azote et d’albumine. Ceci est-il vrai ?

– Vrai ! répondit Aloysius, qui ne peutse refuser à cette première concession.

– L’enfant était chétive, ses membres ne sedéveloppaient pas suffisamment, et j’ai parfois souvenance de lacolère que dame Tibby…

– Dieu veuille avoir son âme ! murmuraAloysius : ce qui nous apprend incidemment la mort de la mèrede Netty.

La malheureuse avait succombé à une anémiemortelle.

– Dieu veuille avoir son âme ! répétaTruphêmus. Je disais donc…

Et il chercha un instant dans sa mémoire.Cette invocation inopportune à la Divinité avait fait obstacle à lacertitude de son argumentation.

– Ah ! je disais que le nouveau problèmeétait celui-ci : faire marcher de pair le développement ducorps avec sa nutrition… C’est ce que j’eus l’honneur de vousexposer, un soir, s’il vous en souvient, qu’après un repassucculent, nous nous étions enfermés dans notre laboratoire… Or, etc’est ici que je revendique, s’il m’est permis de le faire, unecertaine originalité d’invention, j’attirai votre attention sur unphénomène que l’expérience nous avait démontré… il est de règle, enfait de science, qu’on ne peut procéder que du connu à l’inconnu…Quel était le connu ? Voici : une plante, un être végétalsoumis à l’action de la lumière violette, croît avec une rapiditéinfiniment plus grande que le même végétal soumis à l’action desrayons blancs. Le fait est-il acquis, oui ou non ?

À cette mise en demeure si péremptoire,Aloysius répondit par une inclination de tête, le nutusdes anciens. Ce qui suffit d’ailleurs au positif Truphêmus, quireprit avec une nouvelle ardeur :

– Bon ! quel était alors l’inconnu ?L’X à découvrir ou à vérifier ? Car, d’ores et déjà,l’analogie parlait. Voici quel était l’inconnu : Le mêmephénomène se produirait-il, s’il s’agissait non plus d’êtres placésau second échelon de la nature, mais d’être mobiles, munis desorganes de la locomotion ; en un mot, lorsqu’il s’agirait desanimaux… lorsqu’il s’agirait de l’homme ? Quand je vous aicommuniqué cette pensée, que je n’hésiterai pas, malgré toute mamodestie, à qualifier de trait de génie, votre intelligencesupérieure a été aussitôt frappée de tout ce qu’elle présentaitd’ingénieux et surtout de l’immense horizon qu’elle ouvrait à lascience. Fûtes-vous frappé, oui ou non ?

– Je fus frappé, dit Aloysius docile.

– Or, l’occasion se présentait justement defaire immédiatement une expérience concluante. Je me rappelleencore mes paroles : « Maître, vous ai-je dit, le savantn’a rien qui lui appartienne en propre ; le chercheur n’est nipropriétaire, ni possesseur, ni père. Votre fille Netty estrachitique, malingre, petiote. Tentons sur elle l’expérience qui atant de fois réussi sur les plantes. – À quoi vous m’avez répondupar cette phrase éminemment pratique, et qui prouve que lesentiment ne perd jamais ses droits : « Une jeune fillen’est-elle pas une fleur ? » Je vous fis observer que làjustement gisait le problème, et d’un commun accord nous convînmesde soumettre la jeune Netty à l’action constante des rayonsviolets. En hommes vraiment intelligents, nous ne voulûmes pasretarder l’exécution de notre plan, et en quelques jours nousavions fait construire le pavillon violet ; j’avais enduit demême couleur les arbres et modifié leur sève. Vous-même prépariezun sable destiné à changer la teinte de la terre. Restait laquestion de costume : et dame Tibby, qui avait adopté notreidée avec enthousiasme…

– Dieu veuille avoir son âme !

– Dieu veuille avoir son âme ! Je disaisque dame Tibby confectionna de ses propres mains le vêtement quidevait couvrir l’enfant. Tout cela est indéniable, indéniable,indéniable…

– Indéniable ! répéta Aloysius.

– Or, trois mois se sont passés. Pendant toutce temps, la jeune Netty a été soumise à l’action des rayonsviolets ; elle a vu violet, pensé violet, mangé violet… elles’est imprégnée, imbibée de violet… et il a été clair pour nous quenos déductions ne nous avaient pas un seul instant égarés… car…

– Elle a grandi, murmura Aloysius.

– Grandi ! grandi ! dites qu’elle apoussé plus rapidement que le plus vivace des cryptogames ; aubout de quinze jours elle avait crû d’un demi-pied ; un moisplus tard elle mesurait trois pieds trois pouces… Aujourd’hui il ya temps d’arrêt, elle est à quatre pieds huit pouces, tailleabsolument normale pour la femme. En trois mois, d’une enfant nousavons fait une créature admirablement constituée parvenue à sonentier développement. La science a vaincu la nature, elle l’acontrainte à l’obéissance, le résultat obtenu est admirable, audelà de ce que nous pouvions espérer. Cependant…

– Cependant ?… fit Aloysius en secouantla tête.

– Comme rien n’est parfait en ce monde, il y aune ombre à notre parfaite satisfaction ; ombre d’autant plusgrave, je l’avoue, qu’elle trouble complètement certaines notionsprécédemment acquises…

Aloysius, qui avait écouté patiemmentjusque-là, se leva si subitement, que toutes ses articulationscraquèrent à la fois. On eût dit le heurt de cinquanteosselets.

– Elle est idiote ! s’écria-t-il enlevant les yeux au plafond avec l’expression d’un profonddésespoir.

Ici encore Truphêmus sut conserver son calmeet reprit doucement :

– Idiote, idiote… Il s’agit peut-être des’entendre sur l’expression, qui me paraît impropre…

– Dites stupide, niaise, bête… dites ce quevous voudrez, continua Aloysius, mais il n’en est pas moins réelque l’intelligence lui manque absolument.

– J’ai dit :« Entendons-nous. » Mais pour cela, il me paraît inutilede crier. S’il faut élever la voix, ce qui est cependantincompatible avec le calme que comporte une dissertation toutescientifique, je répondrai sur la tonalité la plus aiguë que mefournira mon larynx : « Non, non, trois fois non !elle n’est pas idiote, elle n’est ni stupide, ni niaise, nibête !… »

– Qu’est-ce alors ?

– Elle a cinq ans par l’intelligence, tandisqu’elle a vingt ans par le corps…

– Expliquez-vous. Vous me parlezhébreu !

– Rien n’est cependant plus simple, continuaTruphêmus en reprenant son attitude professorale : le systèmenerveux céphalo-rachidien est le siège de la sensibilité et lasource du mouvement volontaire ; l’action de l’encéphale estindispensable à la perception des sensations et à la manifestationdes volontés… Mais où nous sommes arrêtés, c’est lorsqu’il fautdécider si l’appareil encéphalique est le producteur de la pensée,ou seulement le metteur en œuvre de facultés provenant d’une sourceautre que le jeu du système. Quand je vous disais tout à l’heureque ce qui se produit aujourd’hui me déroute quelque peu, c’est quejusqu’ici j’étais partisan du premier de ces systèmes, c’est-à-direde la production de la pensée par l’appareil cervical. – Dans lecas qui nous préoccupe – chez Netty – l’appareil s’est développé,mais la pensée est restée stationnaire. Avez-vouscompris ?

– J’ai compris… dit Aloysius. Alors quefaire ?

– Je n’en sais rien, reprit Truphêmus. Etvous ?

– Je n’en sais rien, reprit Aloysius.

Au même instant on entendit un grand bruit audehors, comme de nombreux morceaux de verre qui se brisent.

Les deux savants se précipitèrent hors de lamaison, dans le parc.

– Où est Netty ? cria Aloysius.

Le pavillon violet était construit au milieudu jardin ; c’était une cage de grandes dimensions, danslaquelle on avait disposé quelques meubles indispensables, touscouverts en étoffe de même couleur.

C’est là que vivait l’enfant sur lequel lesdeux chimistes avaient tenté leur grave expérience. C’est de làqu’était venu le bruit. Un grand panneau de verre était brisé.

Mais où était Netty ? En vain les deuxhommes regardaient de tous côtés. Personne. Ils se mirent alors àfaire avec précaution le tour du jardin, chacun d’un côté, sebaissant pour inspecter chaque touffe de feuillage.

– La voilà ! cria Truphêmus.

Et d’un taillis sous lequel elle s’étaitdérobée, le savant attira par la main Netty, la filled’Aloysius.

Certes, qui l’eût vue trois mois auparavant,n’aurait pu admettre qu’il avait devant les yeux la même créature.Netty, l’enfant malingre, était devenue, sous l’influence dusystème Truphêmique, une grande jeune fille paraissant avoiratteint au moins l’âge de dix-huit ans. Et de fait, c’était unecréature admirablement belle. C’était bien elle qu’avait aperçue lejeune rêveur du haut de son observatoire aérien, et sonenthousiasme était justifiable. Son corps était un assemblage detoutes les perfections physiques ; c’était la vie dans samanifestation la plus complète et la plus régulière.

Ainsi surprise, la jeune fille se courba pourrésister à l’étreinte de Truphêmus et, en vérité, on devinait qu’illui eût suffi d’un geste brusque pour se dégager. Mais sousl’influence de la honte et de la peur, et elle se mit à pleurer enjetant des cris perçants :

– Non ! non ! ce n’est pasmoi ! ce n’est pas moi !

Aloysius accourut de ses deux jambescliquetantes.

– Ne lui faites pas mal ! cria-t-il àTruphêmus.

– Mais je ne l’ai pas touchée ! réponditle gros homme en lâchant la main de la jeune fille.

Celle-ci, se sentant libre, courut aussitôt seblottir dans un coin du pavillon, s’accroupit, et élevant son coudeà la hauteur de son front, continua à gémir et à protester.

– Voyons ! voyons ! ma petiteNetty ! disait Aloysius. Il ne faut pas te désoler commecela ! Eh bien ! après tout, c’est un malheur… On ne temangera pas pour cela…

Et il cajolait ses cheveux blonds du boutcrochu de ses doigts osseux. Elle leva vers lui ses grands yeuxbleu d’acier.

– Tu ne me battras pas, bien vrai ?

– Mais non ! mais non !… Allons,viens avec moi…

La prenant par la main, Aloysius l’emmenadoucement vers le parc, la regardant et songeant aux théories deTruphêmus sur le système nerveux céphalo-rachidien.

– Comment le malheur est-il arrivé ?

– Je ne sais pas, papa. Je n’étais pas là… jen’ai rien vu…

– Ne mens pas ! une fille de ton âge…c’est-à-dire non, une grande fille comme toi !…

Netty se reprit à pleurer de plus belle, encriant :

– Je n’ai pas menti !… ce n’est pasmoi !

Rien n’était plus singulier que l’aspect deson visage quand elle prononçait ces paroles. Ces lignes, parfaitesdans leur régularité, se déformaient dans les contorsions d’undésespoir plus apparent que réel. C’était la grimace de l’enfantsur le visage de la femme, quelque chose qui ressemblait au masquede la Folie.

Aloysius la contemplait avec une expression deprofond découragement.

Truphêmus se rapprocha de lui et lui frappasur l’épaule :

– Un mot ! fit-il.

– Je suis à vous, murmura le docteur.

Et s’écartant un peu de la jeune fille, ils’approcha du gros Truphêmus.

– Peut-être, dit celui-ci, y aurait-il unmoyen !

– Prenons garde ! prenons garde !s’écria Aloysius avec une indicible expression de terreur. Nousn’avons déjà voulu que trop tenter la nature. Elle se venge,ajouta-t-il en désignant du doigt Netty, qui, étendue à terre,faisait de petits tas de sable avec ses mains.

– Est-ce bien le docteur Aloysius quej’entends ? reprit Truphêmus. Est-ce là cette intelligencesupérieure pour laquelle la science n’avait pas de secrets, et quin’admettait l’insolubilité d’aucun problème ? Et necomprenez-vous pas que toute œuvre humaine a besoin deperfectionnement ? N’avons-nous rien obtenu ? Ce corpsn’est-il pas l’œuvre la plus admirable que jamais la science aitproduite ? Je ne me dissimule pas que l’âme laisse àdésirer ; mais le mal est évidemment réparable. Quediriez-vous d’une opération délicate et dont l’idée vient de mefrapper il n’y a qu’un instant ? Il est évident que la matièrecervicale qui remplit le crâne de Netty est insuffisante ou malconformée. Voilà ce dont, à mon humble avis, il importe des’assurer. Le moyen est facile : il suffirait de pratiqueravec un instrument tranchant une incision circulaire qui détacheune partie de la boîte osseuse de votre fille…

– Vous tairez-vous, bourreau !tortionnaire ! hurla Aloysius, qui, hors de lui, se jeta surTruphêmus.

Celui-ci, effrayé, roula de quelques pas enarrière… Au même instant, on frappa violemment à la porte de larue.

VIII

Franz Kerry à Édouard B…, à Baltimore.

« Cher ami, je ne sais si je suis fou ousi je rêve ; mais, en vérité, j’éprouve des sensationsnouvelles, et dont rien, jusqu’ici, dans ma vie, ne m’avait donnéla plus faible perception. Est-ce donc l’amour qui s’est emparé demoi ? À toi de donner un nom à cette transformation demoi-même. Une seule pensée absorbe toutes mes pensées. L’infini meparaît nul auprès de ce fini qui s’appelle la bien-aimée,la lumière sombre auprès de cette lumière !

« Dans ma dernière lettre, je te mandaisque j’avais en vain tenté de me rapprocher de celle qui étaitdevenue toute ma vie, toute mon espérance. Voici ce qui étaitarrivé. Pour la première fois, depuis mon arrivée à la collined’Hoboken, j’étais sorti de ma Thébaïde. Et m’orientant d’après lesobservations faites du haut de ma terrasse, je m’étais dirigé versles Champs-Élysées. Là, rencontrant quelques passants, je leurdemandai des indications. Mais j’oubliais d’abord que je metrouvais en face de natures bornées, incapables de comprendre lessensations qui m’oppressent.

« Je parlais comme si je t’avais écrit.Nul ne comprenait. Par bonheur, je me souvins que la science medonnait un moyen sûr de déterminer exactement la situation dupalais de verre. Je retournai chez moi, et à l’aide du sextant, jefis un calcul minutieux qui me fixa à quelques yards près sur laposition du point vers lequel je tendais…

« Je revins alors. Mes calculs nem’avaient pas trompé. Je reconnus les murs du parc, et la maisonqui faisait face à la route. Te le dirai-je ! moi qui ai lahardiesse inouïe de me lancer à âme perdue dans les abîmes del’éther tournoyant, je me sentais, en face d’une simple porte, leplus timide et le plus faible des enfants…

« Je voulus d’abord savoir quels étaientles habitants de la maison. Je m’enquis auprès des rares voisins –voisins assez éloignés d’ailleurs – qui pouvaient me fournirquelques renseignements. Il paraît qu’en général je fus considérécomme assez mal venu. Je ne pus obtenir que des détailsvagues ; je crus d’abord qu’on se raillait de moi.

« La maison au sujet de laquelle jeposais des questions avait dans le quartier une réputationdiabolique, et il était facile de voir, à l’air de mesinterlocuteurs, qu’ils auraient infiniment préféré n’avoir point àen parler.

« Il était évident qu’elle inspirait àtous une terreur indicible : quant à ses habitants, il m’étaitimpossible d’obtenir quelque information précise. On me désignait,comme occupant seuls la propriété, deux vieillards considérés commeles démons de cet enfer inconnu, et une petite fille de deux outrois ans. En vain je parlai à termes couverts (tant je craignaisde profaner l’ange de mon rêve !) de la jeune fille quej’avais aperçue. Le plus hardi m’affirma que jamais il n’avaitexisté de jeune fille dans la maison, à moins, ajouta-t-il, quequelque diablesse ne fût venue se mettre de la partie…

« Ce qui restait pour moi hors de doute,c’est que sur tout ceci planait une ombre mystérieuse et je n’endevenais que plus ardent à la percer.

« Je résolus, avant de me présenterdirectement à Quiet House (c’est le nom de l’habitation), de touttenter pour m’instruire par moi-même. Alors je me glissai sous lesmurs du parc. Quelques arbres à forme étrange laissaient leursbranches dépasser le faîte de la muraille qui, n’étant pas en bonétat, offrait à l’escalade une aide facile. C’est là que jeprojetai d’établir mon poste d’observation.

« La première fois que mes pieds et mesmains m’aidèrent à cette pénible ascension, mon cœur battait avecune telle violence que je me crus impuissant à atteindre mon but.Mais relevant la tête, je crus revoir dans l’azur céleste la formeadorable de Celle qui m’appelait, et je redoublai d’efforts… Enfinj’atteignis le couronnement de la muraille, et je plongeai mesregards avides dans le parc…

« Je ne m’étais pas trompé… le palais deverre existait… C’était bien cette couleur violette, à la foisdouce et pâle, qui luisait aux rayons du soleil… et enfin, je lavis… elle !

« Mais dans quelle attitude ?J’avoue qu’à ce moment je crus n’être plus maître de ma raison, etaujourd’hui encore je me demande si ce que j’ai vu n’était pas unjeu de mon imagination. Elle était assise au pied d’un arbre,penchée en avant, de telle sorte que ses admirables cheveux blondstraînaient à terre. De ses doigts effilés, elle grattait le sable,et à mesure qu’elle avait formé un petit tas, elle le prenait àpoignées et le jetait dans un seau de zinc, qui se trouvait auprèsd’elle. Puis elle renversait le seau à demi-plein sur le sol, selevait, piétinait sur la terre, s’asseyait de nouveau etrecommençait à faire ses tas de sable et à remplir le seau.

« Innocente occupation, mais dontl’étrangeté me frappa d’abord. Je restai là une heure, espérantqu’on s’apercevrait enfin de ma présence. Vaine illusion ! Lesable allait toujours du sol au seau, pour retomber du seau sur lesol. Je la contemplais. Ah ! mon ami, combien elle était plusbelle encore que tout ce que j’avais rêvé ! Quelle pureté deformes, quelle diaphanéité dans cet être charmant ! Cependantla position dans laquelle je me trouvais ne laissait pas que d’êtrefort incommode. Je m’étais juché sur la plus grosse branche d’undes arbres touchant au mur, et après cette longue pause, le boismeurtrissait mes chairs, je sentais l’engourdissement s’emparer detout mon individu, mes mains avaient peine à retenir le bois qui meservait de point d’appui… Il fallait en finir ! Mais, j’avaissi grand-peur de l’effrayer, cette chère et parfaite créature quirêvait toujours en macérant sa poussière !… Je l’appelai unepremière fois, elle n’entendit pas. Alors, m’enhardissant, jem’écriai :

« – Ange échappé du ciel, créatureadorable que l’humanité n’a pas le droit de compter parmi sescréatures imparfaites !…

« Cette fois, elle avait entendu. Elleleva la tête… Et quel visage, ami ! Non, alors que jemarchais, comme a dit un poète, dans mon rêve étoilé, alors ques’ouvraient à moi les perspectives éblouissantes de l’infinisidéral, non, jamais beauté plus profonde, plus enivrante nes’imposa à mon être… J’étais ébloui, fou d’admiration etd’amour.

« C’est évidemment cet état desurexcitation qui troubla mes esprits au point de me jeter en proieà l’hallucination la plus grotesque qui se soit jamais produite…Aussi ne crois pas ce que tu vas lire. Cela n’est pas, cela nepouvait pas être.

« Il me sembla… (j’insiste surl’illusion évidente), il me sembla que, me regardant d’un air à lafois surpris et effrayé, elle contracta tout son visage dans unegrimace burlesque, et que, portant sa main à son nez dans un gestevulgaire que je ne veux pas décrire, afin de ne lui pas faireinjure, elle… elle me tira la langue ! ! !

« N’est-il pas évident que la fatigueavait oblitéré les facultés de la vision ? Mais comment sepeut-il faire que notre faible nature soit assez peu maîtressed’elle-même pour se créer de semblables fantômes ?… Je sentisque je faiblissais. Je fermai à demi les yeux, et je me laissairetomber de l’autre côté du mur. Puis je courus, de toute lavitesse de mes jambes, m’enfermer chez moi. J’avais peur del’aliénation mentale, dont les doigts de fer commençaient à serrermon cerveau. J’avais soif de repos, je voulais tomber dans unanéantissement momentané qui détendît mes nerfs… le sommeil vint. Àmon réveil, j’étais sauvé…

« J’étais sauvé, j’avais repris moncalme. Et le premier effort de mon raisonnement me prouval’insanité de ce que j’avais cru voir… Elle, grimacer ! Autantsupposer que le ciel, que les astres, que les mondes se livreraientà des contorsions d’épileptique. C’était une erreur, née dans uncerveau maladif… et je le sentis si bien, si profondément, que jeme mis à deux genoux, les bras tendus vers le pavillon de verre, etque je demandai pardon à l’ange insulté.

« Puis j’ai un remords. De quel droitm’étais-je permis de jouer ce rôle d’espion ? pourquoi avoirtenté de surprendre la bien-aimée ? Mes intentionsn’étaient-elles donc pas pures comme le ciel dont elle est uneémanation visible ? Je devais réparer ma faute et entrer parla porte dans cette maison où j’avais cherché à m’introduire commeun malfaiteur. Aussi, dès que la nuit eût rafraîchi mes sens, marésolution fut prise ; je m’habillai de mon mieux et me rendisà Quiet-House.

« Je frappai violemment à la porte ;il me semblait que chaque coup de marteau retentît douloureusementdans mon âme. »

IX

– On frappe ! dit Truphêmus, à peineremis de l’effroi que lui avait causé le brusque mouvementd’Aloysius.

Celui-ci ne répondit pas. Les coupsredoublèrent.

– On frappe ! répéta Truphêmus. Dois-jeouvrir ?

– Allez au diable ! s’écria Aloysius.

Truphêmus avait le caractère si bien fait,qu’il accueillit ces paroles comme un consentement. Il faut avouerencore qu’il n’était pas fâché de trouver un prétexte pour rompreun entretien si mal commencé. Le hasard le servait à point, puisquele fait d’une visite ne se produisait jamais à Quiet-House, et ilavait hâte de profiter de ce hasard.

Mais il avait compté sans une circonstancetoute particulière. Il y avait si longtemps que la porte n’avaitété ouverte, gonds et ferrures étaient si complètement rouillés,qu’il s’évertuait en vain à tirer le battant à lui. Le visiteurfrappait toujours.

– Voilà ! voilà ! criait Truphêmussur une note appartenant à une octave non encore notée.

Il avait saisi à deux mains la poignéeintérieure de la porte et les pieds arc-boutés sur le sol, le corpsen arrière, il tirait, tirait toujours, mais vainement.

Cependant Aloysius, revenu de son accèsd’exaspération, entendait tout le tapage. Il lui prit fantaisied’en connaître la cause. Du premier coup d’œil, il devinal’embarras de Truphêmus.

– Tenez ferme ! lui cria-t-il.

Et passant ses bras longs et décharnés autourdu ventre de son compagnon, il tira sur Truphêmus qui tirait sur laporte.

– Poussez ! cria-t-il encore auvisiteur.

Le visiteur donna dans la porte un vigoureuxcoup de pied, le panneau s’ouvrit, les gonds tournèrent ; maisce mouvement fut si vif, que Truphêmus tomba en arrière surAloysius, qui fut renversé. Dans leur chute, ils entraînèrent deuxénormes dames-jeannes, heureusement vides, qui se brisèrent,entraînant à leur tour tout un attirail de cornues. Ce fut uncliquetis et un bouleversement inexprimables d’hommes et de tessonsde verre…

Que regardait, profondément étonné, FranzKerry, le blond habitant de la colline d’Hoboken.

Tomber est facile. Se relever est pluscompliqué, moins pour Aloysius cependant que pour son compagnon.Aloysius parvint encore à se redresser assez rapidement ; maisTruphêmus, vu sa rotondité, se trouvait dans la situation de latortue qu’un maladroit a placée sur le dos. En vain Aloysius letirait par le bras, le dos du savant glissait et aucune saillie nelui servait de point d’appui. Il poussait de petits cris plaintifset désespérés.

– Attendez, dit Franz à Aloysius, je vais vousaider.

Il saisit l’autre bras, et plaça son piedcontre l’un des pieds de Truphêmus. Aloysius l’imita, et tous deux,poussant un « Han ! » vigoureux, parvinrent àreplacer la boule sur son axe. Elle oscilla un instant, puis restaimmobile. C’était fait.

Puis les trois personnages se regardèrent,sans mot dire.

Truphêmus était décidément une fortenature : il reprit le premier son sang-froid, et, s’inclinantdevant le jeune homme :

– Je vous remercie, monsieur ! luidit-il ; donnez-vous la peine d’entrer, je vous prie, etveuillez nous faire connaître l’objet de votre visite ?

Franz rendit le salut qui lui était adressé,et suivit les deux savants.

– Je désirerais vous entretenir, dit-il, d’uneaffaire de la plus haute importance.

– Passons dans mon cabinet, fit Aloysius.

Chaînes et poulies grincèrent, à la grandesurprise de Franz, et un instant après les trois hommes setrouvèrent dans la caisse particulière d’Aloysius.

– Parlez, monsieur ! dit le savant.

– Je ne suis point de trop ? demandaTruphêmus.

– Oh ! reprit Aloysius en s’adressant aujeune homme, je n’ai plus de secrets pour mon compagnon.

Franz n’était pas sans éprouver quelqueembarras. Ce qui le surprenait le plus, c’est que sa bien-aiméedépendît, par lien de famille ou autrement, de l’un de ces deuxêtres peu séduisants.

– L’un de vous, dit-il enfin, est sans doutele père d’une charmante, d’une adorable jeune fille qui habitecette maison ?

– C’est moi, dit Aloysius.

– Eh bien ! monsieur, je viens, enhonnête homme, vous demander la main de votre fille. Je me nommeFranz Kerry, je suis riche, ma position est indépendante, et toutle bonheur de ma vie est entre vos mains…

Il allait continuer, mais il en fut empêchépar un fait bizarre. Aux premiers mots de sa demande, Truphêmusavait serré les bras et fermé les yeux, puis de petits crisstridents, ressemblant à des sifflements, avaient commencé às’échapper de sa poitrine. Une sorte de grondement sourd avaitronronné dans la gorge d’Aloysius. Ces deux sons s’étaient mariés,dans une tonalité différente, avaient grandi… ç’avait été tout àcoup une explosion… Les deux savants riaient, riaient. Le ventre deTruphêmus s’enflait et se désenflait comme une outre sur laquelleeût bondi un clown ; tout le corps d’Aloysius tressautait etse heurtait en ses diverses parties comme un jeu de castagnettesmultiples…

Et Franz les regardait, interdit, hébété, sedemandant ce qu’il y avait de si violemment gai dans le fait d’unamant de l’infini demandant à s’unir à la plus belle création desforces naturelles…

Mais, patient, il attendit. Quelques parolescommençaient à s’échapper des lèvres haletantes des deuxsavants.

– En mariage ! disait Aloysius.

– À son âge ! répétait Truphêmus.

– Mariée !…

– Cinq ans !…

Tandis que les deux chimistes se remettaientde cet ébranlement nerveux, et que Franz se disposait à écouter lesexplications nécessaires, voici que tout à coup…

X

Les faits qui se passaient en bas avaient uncaractère qui présentait un intérêt tout particulier.

Lorsque Truphêmus, entendant frapper à laporte, était rentré dans la maison, suivi quelques minutes aprèspar Aloysius, Netty, qu’ils avaient laissé pleurant à chaudeslarmes et criant à pleins poumons, avait immédiatement levé latête, et, regardant à travers ses doigts écartés, s’étaitconvaincue que l’affaire des carreaux cassés n’aurait pas de suite.Alors elle se mit à rire et à exécuter une de ces danses naïves,rudiments de l’art chorégraphique, que seuls peuvent imaginer lesenfants. Puis, passant l’index de la main droite sur l’index de lamain gauche, étendu dans la direction de la maison, elle manifestapar ce geste plusieurs fois répété le peu d’importance qu’elleattachait à la colère paternelle, en admettant même qu’elleexistât.

Ensuite, sans doute pour donner issue àl’exaspération à laquelle elle se trouvait elle-même en proie, ellese mit à courir à travers le jardin, arrachant les fleurs, lesjetant en l’air, puis les piétinant ; elle revint vers lekiosque où elle déchira quelques tentures. Mais ces exercicessalutaires ne paraissaient pas suffire à lui rendre le calmeperdu.

Tout à coup son visage prit une indicibleexpression de satisfaction ; son regard était à ce momenttourné vers la maison… Or, pour la première fois depuis trois mois,la porte, par un oubli qu’il faut attribuer à l’état troubléd’Aloysius, était restée ouverte…

Netty s’approcha sur la pointe des pieds ettendit le cou en avant. C’était au moment où les pouliesentraînaient les savants et le jeune homme dans la caisse enquestion.

Certes le spectacle que la jeune fille avaitsous les yeux n’avait rien de séduisant, et en la voyant s’arrêterhésitante sur le haut de l’escalier qui conduisait au fond de lacave, on eût dit une exilée d’un monde céleste, regardantcurieusement l’antichambre d’un lieu infernal.

Elle écouta. Pas un bruit. Elle était seule.Certes, elle ressentait bien une certaine crainte ; mais lacuriosité était si forte ! si souvent elle avait désirépénétrer dans ces salles hermétiquement fermées ! Bref, ellese décida… La voici, hasardant un pied, puis l’autre, toujoursl’oreille au guet… Elle se trouvait enfin au laboratoire. À cetinstant, Truphêmus et Aloysius commençaient à rire.

Netty regardait autour d’elle. Tous ces objetsnouveaux l’embarrassaient au plus haut point. Ce n’étaient quebonbonnes, que cylindres, que matras. Les mélanges les plusbizarres remplissaient les flacons de verre. Puis l’immensefourneau sur lequel mijotaient des préparations nouvelles,mélanges, amalgames ou combinaisons encore inachevées… Elle sautadevant le tableau dont les boutons indicateurs correspondaient auxmoteurs de chaînes. Elle approcha sa main, puis la recula, puisenfin toucha rapidement les divers boutons, comme elle eût fait surle clavier d’un piano… Mais aussitôt elle recula en poussant un crid’effroi…

Toutes les mécaniques étant mises en jeusimultanément, les chaînes grincèrent, les poulies tournèrentfollement, le système des contrepoids, perdant leur équilibre,n’agissait plus, les caisses descendaient avec une rapiditévertigineuse, puis remontaient d’un vigoureux élan, comme si elleseussent acquis une force nouvelle.

Netty courait, et, comme un oiseau qui apénétré dans une chambre par une fenêtre entrouverte, se heurtait àtous les coins, à tous les angles. Elle trébucha, se retint àquelque chose… C’était le moteur de la grande machine électrique.Et voilà que l’immense disque de verre se mit à glisser entre descoussins… Un torrent d’étincelles s’échappa dans l’air comme unfaisceau d’étoiles, avec un crépitement toujours plus fort.

Netty est affolée. Elle veut fuir… elle veutparvenir à la porte ; mais elle heurte tout sur sonpassage : cornues, flacons, alambics, bonbonnes se brisent…les liquides se répandent, les gaz reprennent leur liberté.

Alors les combinaisons les plus inouïes seréalisent… les éléments chimiques sont en présence… c’est la luttedes forces essentielles de la nature.

Les caisses montent et descendent toujours,secouant les malheureux, dont l’un était venu chercher le bonheurdans Quiet-House.

Aux lueurs étranges et sans cesse changeant deteintes, Netty court encore…

L’asphyxie la saisit à la gorge et laterrasse…

Puis une effroyable détonation…

Et tout s’écroule…

 

Ainsi périrent les habitants de la MaisonTranquille, et voici comme Franz Kerry ne trouva pas le bonheurqu’il avait rêvé.

Partie 4
LA CHAMBRE D’HÔTEL

I

J’ai toujours eu, je ne sais pourquoi, unetendance à m’intéresser aux procès de cours d’assises. Je ne suiscertes pas seul à nourrir cette curiosité, et je ne prétends pointnon plus par là justifier l’étrangeté – d’autres disentl’inconvenance – de ce goût exagéré. Je le constate, et rien deplus. Pas un procès de quelque importance ne se plaide sans que jesois immédiatement à l’affût des moindres détails, des plusinsignifiantes particularités. Dès que l’affaire est entamée, je meforme une opinion, je discute l’accusation, j’établis lesplaidoiries, je devance le verdict, et ce m’est une réellesatisfaction d’amour-propre lorsque je ne me suis pas trompé.

– Voici une affaire, disais-je ce soir-là àmon ami Maurice Parent, qui ne donnera pas grand-peine à messieursde la cour…

– De quoi s’agit-il ?

– Écoute le récit sommaire. Un étudiant, nomméBeaujon, a assassiné, par jalousie, un de ses camarades d’étude,Defodon. La justice a retrouvé tous les fils de l’affaire ;c’était mieux que jamais le cas de dire : « Où est lafemme ? » Et il n’a pas été difficile de ladécouvrir.

Je jetai à mon ami le journal que je tenais àla main, en ajoutant :

– Procès banal !

Maurice regarda ces quelques lignes,concernant l’affaire ; puis, repliant le journal :

– Ainsi, me dit-il, pour toi, cesrenseignements, donnés peut-être à la légère, te suffisent, et tonopinion est faite ?…

– Puisque le doute n’est pas possible !Je ne m’en préoccupe d’ailleurs pas. C’est là un de ces accidentsde trop peu d’importance pour qu’ils s’imposent à monattention.

Maurice réfléchit un moment :

– Voilà, reprit-il, une des plus singulièresdispositions de l’esprit humain. Dès qu’un événement se produit, unpoint frappe, commande aussitôt l’attention, et de ce point,souvent secondaire en réalité, on fait le pivot de toute uneargumentation. Il suffit qu’un souverain ait une fois laissééchapper un mot de bienveillance, pour que le surnom de juste ou degénéreux s’attache à son nom : c’est ainsi qu’Henri IV estdevenu le père du peuple de par la poule au pot. Et demême en toutes choses. Cette observation s’applique toutparticulièrement aux procès criminels. Sur une circonstance qui neprésente le plus souvent aucun intérêt sérieux, vous bâtissez toutun système de déductions, et votre décision répond, non pas àl’ensemble des faits véritables, mais à la suite d’idées qu’unsimple détail a éveillées en vous…

– Il est cependant des cas où l’évidence esttelle que ce serait une folie que de se refuser à la constater.

– L’évidence prétendue est la source même detoutes les erreurs.

Ces affirmations me piquaient au vif. J’ensentais la justesse, mais ne voulais point m’y rendre. Si bien queje proposai à Maurice d’assister au procès de Beaujon, certain quej’étais de réduire ses théories à néant par la simplicité même del’affaire et l’impossibilité où il se trouverait nécessairement dediscuter cette évidence qu’il niait.

Pendant que nous nous rendions au Palais,j’escomptais déjà le plaisir que j’aurais plus tard à confondre sesthéories. Il m’écouta longtemps ; seulement un souriresoulevait sa lèvre. Je m’impatientais de cette ironielatente ; il reprit tout à coup sa physionomie sérieuse.

– Mon cher ami, me dit-il, je vous affirme quedans la plupart des cas les accusés sont condamnés ou acquittés,non en raison des circonstances réelles de l’événement auquel ilsse sont trouvés mêlés, mais bien d’après un système que bâtit à sonpropre usage soit l’accusation, soit la défense. L’esprit humainest ainsi fait que l’accusé, alors même que son sort dépend d’unefranchise absolue, cache volontairement une série de détails qui,pour paraître insignifiants, ne constituent pas moins le plussouvent le canevas réel de l’affaire. L’amour-propre est le plusfort, mais un amour-propre mesquin et étroit. L’homme avouera avoirfrappé sa victime, mais niera par exemple qu’elle lui ait reprochésa laideur ou un défaut caché de constitution ; jamais il nefera connaître de lui-même une circonstance qui le rendraitridicule. Il préfère s’avouer criminel. Ceci est un des côtés de laquestion ; il peut arriver encore, et le fait se produitfréquemment, que ces circonstances soient inconnues à l’accusélui-même aussi bien qu’au ministère public. Dans tout fait, quelqu’il soit, il se trouve des points accessoires, dont l’influencelatente n’en a pas moins de puissance. Les acteurs du drame lasubissent sans l’analyser, sans en avoir même conscience…

– D’où vous concluez ?…

– D’où je conclus que, si le coupable estcondamné pour le fait matériel, brutal, la connaissance de lavérité complète pourrait le plus souvent modifier le verdict dujury, soit dans le sens de l’aggravation, soit, au contraire, dansle sens de l’acquittement. Encore un mot : en France, lesystème des circonstances atténuantes n’est point basé sur un autreraisonnement. On a laissé à la conscience des jurés l’appréciationde circonstances dont la matérialité ne s’impose pas…

Nous étions arrivés à la cour d’assises.

Maurice redevint grave et silencieux. Je melaissai guider.

Nous étions entrés des premiers : aussipûmes-nous choisir nos places. Ainsi qu’on le sait, le tribunalétant rangé sur une estrade, au fond de l’hémicycle, l’accusé seplace à droite, ayant devant lui son avocat ; à gauche, leprocureur général ou son substitut ; plus en avant, lesjurés ; devant la cour, l’enceinte réservée aux témoins. Aumilieu de cet espace laissé libre, la table chargée des piècesdites à conviction.

Maurice se fit expliquer ces détails avantl’ouverture des débats.

– Plaçons-nous de telle sorte que nouspuissions voir et l’accusé et les témoins, seuls acteurs dontl’observation nous soit utile. Il est malheureux que les témoins nedoivent nous apparaître que de dos. Mais cet empêchement neconstitue pas une difficulté aussi importante qu’elle le paraît aupremier coup d’œil. Dans une affaire d’où la passion semble devoirêtre exclue, le seul point à noter – quant aux témoins – est leurdegré d’éducation et d’intelligence. Nous devons pouvoir jeter unregard sur leur physionomie au moment où ils se rendent à labarre ; puis l’examen de leur costume fera le reste.

Nous nous installâmes donc, à gauche dutribunal, auprès de la tribune des jurés. De là, nous pouvions voiren plein le visage de l’accusé.

Après les préliminaires d’usage, l’assassinfut introduit. Le mouvement ordinaire, partie de curiosité, partied’intérêt, se manifesta dans l’assistance, compacte et composée enmajorité de dames, dont quelques-unes appartenaient à ce qu’on estconvenu d’appeler la plus haute société.

Rien de plus insignifiant d’ailleurs quel’accusé : il se pouvait définir d’un mot : un beaugarçon. Des cheveux châtains bouclant naturellement, pommadés etséparés par une raie irréprochable. De grands yeux, trop bienfendus, à cils longs : regard sans expression particulière.Une barbe d’un beau châtain, taillée en éventail, peignée etfrisée. Le nez droit, un peu fort. La bouche encadrée par unemoustache assez fournie. La lèvre inférieure un peu épaisse. Leteint très clair. En résumé une de ces têtes comme on en rencontreà chaque pas. Rien à signaler au point de vue de l’expression, nien bien ni en mal. Pour costume, redingote noire, gilet montant,linge très blanc, col rabattu, dégageant le cou. Bonne tenue, pointde fanfaronnade, mais aussi peu de fermeté. Sur tous ses traits,dans tous ses gestes, une sorte d’inquiétude étonnée. Grandepolitesse pour les gendarmes. L’avocat s’étant retourné pour luiparler, l’accusé rougit comme s’il eût été surpris de cettecondescendance.

Le silence établi, le jury constitué, legreffier donna lecture de l’acte d’accusation.

ACTE D’ACCUSATION

« Le 23 avril dernier, à neuf heures dusoir, des cris se faisaient entendre dans une chambre garnie del’hôtel de Bretagne et du Périgord situé rue des Grès, n° 27.Cette chambre, au deuxième étage, était occupée par un jeune hommede vingt-six ans, Jules Defodon. En même temps que retentissaientles cris, le bruit d’une lutte violente attirait l’attention desvoisins. Un instant après, la porte de la chambre s’ouvraitvivement, et Pierre Beaujon s’élançait dans l’escalier, poussantdes cris inarticulés, et se précipitait vers la rue. Le conciergede la maison, M. Tremplier, surpris de ces allures, préoccupédes cris entendus, s’opposait à sa sortie, et, malgré ses efforts,le maintenait avec énergie. En même temps, les voisins pénétraientdans la chambre d’où les bruits étaient partis. Là un terriblespectacle frappait leurs regards. Jules Defodon gisait sur leplancher, sur le dos, la face contractée, la physionomie convulséecomme s’il eût, jusque dans la mort, jeté à son meurtrier unedernière et suprême imprécation. Un homme de l’art, demeurant dansla maison, fut aussitôt appelé.

« Le corps n’était vêtu que d’une chemisede nuit. Il portait au cou des empreintes de doigts fortementserrés. Le nommé Pierre Beaujon, ramené dans la chambre, ne putregarder en face le cadavre encore chaud de sa victime. Ils’évanouit. Le commissaire de police du quartier vint faire lespremières constatations ; puis l’autorité judiciaire se livraà une longue et minutieuse enquête qui a révélé les faitssuivants ; les détails recueillis jettent sur cettemystérieuse affaire une lumière qui ne laisse aucune circonstancedans l’ombre.

« Jules Defodon est né à Rennes, le1er mai 184… Il appartient à l’une des meilleuresfamilles du pays, et son père a occupé un siège élevé dans lamagistrature ; il fut envoyé à Paris, il y a six ans, pourachever ses études de droit. Sa conduite fut pendant longtempsexemplaire. Mais peu à peu il se lia avec des jeunes gens de sonâge, et ses habitudes devinrent moins régulières. Nerveux etmaladif, il se laissa entraîner à des excès qui, sans cependantcompromettre sérieusement son avenir, influèrent sur la marche deses études. Au nombre de ces connaissances nouvelles, l’accusationsignale Pierre Beaujon.

« L’homme qui est assis en ce moment surle banc des accusés est né à Paris ; il est âgé de trois ansde moins que Defodon. Étudiant en droit, il s’est signalé par soninexactitude aux cours, et ses échecs ont été nombreux dans lesexamens qu’il a subis. Orphelin dès son enfance, il n’a pas reçules enseignements précieux de la famille. Rien cependant n’eûtprouvé en lui les tendances perverses qui devaient l’entraînerjusqu’au crime, si une de ces liaisons, malheureusement tropfréquentes dans le monde des jeunes gens, ne fût venue éveiller enlui des passions violentes.

« Une de ces femmes qui se font un jeu del’honneur des familles, Annette Gangrelot, connue dans la sociétéinterlope sous le nom de la Bestia, attira les hommages deBeaujon qui en devint éperdument amoureux.

« Une rencontre fortuite la mit enrelations avec Defodon, et elle ne tarda pas à s’abandonnerégalement à lui.

« De là surgit entre les deux jeunes gensune haine sourde, peu apparente et qui devait éclater dans toute saviolence à la soirée du 23 avril.

« Annette Gangrelot partageait sesfaveurs entre ses deux amis, qui se cachaient l’un de l’autre avecun soin égal. Cependant Beaujon semble s’être aperçu le premier desinfidélités de sa maîtresse ; le 15 mars, dans un café duquartier latin, il s’écriait en parlant à cette fille :« Si tu me trompais, je te tordrais le cou et puis ensuite àton amant ! »

« Une scène de violence se passa dans lemême établissement quelques jours après. Beaujon, étant ivre,voulut frapper la Gangrelot, et lui tint ce langage odieux dontnous devons adoucir les termes : « Si tu as desrelations avec quelqu’un, j’aime mieux que ce soit avecDefodon plutôt qu’avec tout autre. » Mais en prononçant cesparoles il était dans un tel état d’exaspération, que ses amisdurent intervenir pour éviter un malheur, c’estl’expression employée par un des témoins.

« Les explications données par l’accusépeuvent se résumer ainsi :

« Ni lui, ni Defodon n’éprouvaient pourla fille Gangrelot d’affection sérieuse. Chacun d’eux connaissaitparfaitement les relations que cette femme avait avec son camarade,et c’était d’un commun accord qu’ils s’amusaient, dit Beaujon, àfeindre une jalousie qu’ils ne ressentaient pas.

« Sans nous arrêter à l’immoralitéprofonde que révélerait une pareille entente, d’ailleurs si peunaturelle et si invraisemblable, il convient d’arrêter sonattention sur quelques détails probants.

« Lors d’une perquisition faite dans lachambre de Beaujon, il a été découvert une photographie de la filleGangrelot, dont la tête avait été à demi lacérée à coups decanif ; de plus, une lettre, trouvée sur son bureau, porte cesmots inachevés : « Tu m’enlèves la Bestia… tu mele payeras ! » Cette lettre était évidemment destinée àDefodon.

« Chez Defodon se trouvait une autrephotographie de la même personne, avec ces mots écrits de la mainde la victime : « À toi mon cœur ! à toi mavie ! » Il est donc indiscutable que ces deux jeunes genséprouvaient pour la Gangrelot une passion réelle et que la jalousieles animait. Quelques jours avant le crime, ils eurent unediscussion assez vive dans la pension où ils prenaient leursrepas ; et Beaujon, saisissant un couteau, s’écria ens’adressant à Defodon : « Je vais te dépouiller comme unlapin ! » Cette discussion semblait d’ailleurs n’avoirpour prétexte qu’une plaisanterie ; mais elle est évidemmentl’indice d’un antagonisme toujours prêt à éclater et à se traduireen violences.

« Que s’est-il donc passé dans la soiréedu 23 avril ? Defodon et Beaujon étaient allés dîner ensembleà leur pension bourgeoise. Rien ne paraissait indiquer unemésintelligence plus grande qu’à l’ordinaire. La conversation roulasur divers sujets insignifiants. Defodon semblait mal àl’aise ; il parlait peu et se plaignait d’une sorte defaiblesse générale. Était-il sous le coup d’un de cespressentiments inexplicables, dont le secret n’a pu encore êtresaisi par la science ? À la fin du dîner, il manifestal’intention de rentrer chez lui pour se mettre au lit. Un de sesamis, le nommé Singer, proposa de l’accompagner et de passer lasoirée avec lui. Mais Beaujon intervint vivement, endisant :

« – Mais, ne suis-je pas là ? Je luisuffirai bien.

« L’événement a prouvé combien cesderniers mots, sous leur insignifiance apparente, cachaientd’ironie et de menaces.

« Un témoin rapporte encore ce propos. Aumoment où Defodon et Beaujon se retiraient, quelqu’un dit aupremier : « À demain ! – Oh ! à demain !fit Beaujon, je ne crois pas. Il a besoin de repos. »

« Les deux jeunes gens rentrèrent àl’hôtel. Que s’est-il passé de huit à neuf heures ? c’est ceque l’accusation n’a pu établir de façon certaine. Ils étaientseuls, et rien n’a été entendu jusqu’à la scène suprême. Évidemmentune discussion s’engagea entre Defodon et son meurtrier. Defodonétait couché. Attaqué par le meurtrier, il se leva pour se défendreet vint tomber au milieu de la chambre, tandis que Beaujon leserrait à la gorge.

« Les explications fournies par Beaujonne présentent aucune vraisemblance. Selon lui, son ami causait aveclui de la façon la plus calme, lorsque tout à coup son visage, sansraison apparente, aurait exprimé la plus grande terreur. Il seserait levé de son lit, en proie à une inexprimable frayeur, et seserait jeté sur Beaujon, qu’il aurait étreint fortement. L’accusé amontré à l’appui de son dire une ecchymose à l’épaule, qui semblaiten effet produite par les ongles de sa victime. Ce serait alorspour se défendre que Beaujon aurait saisi Defodon à la gorge ;involontairement, il aurait exercé une pression plus violente qu’ilne le croyait. Puis, quand il aurait vu son ami tomber sans vie, ilaurait été pris d’une terreur si vive qu’il se serait enfui, ainsiqu’il a été dit.

« Ce système, que tout contredit, a étésoutenu par l’accusé avec une rare ténacité ; il n’en est pasmoins inacceptable. Et toutes les circonstances, soigneusementgroupées par l’instruction, prouvent qu’une fois de plus la sociétéa à déplorer un de ces crimes enfantés par la jalousie et lespassions mauvaises…

« En conséquence, Beaujon (Pierre-Alexis)est accusé d’avoir, dans la soirée du 23 avril, volontairement etavec préméditation, donné la mort à Defodon (Jules-François-Émile),crime prévu et puni…, etc. »

III

Les déductions de l’acte d’accusation parurentsi concluantes à l’assistance que, de prime abord, l’opinion futformée, et le murmure contenu qui s’éleva indiqua une sorte dedésappointement. On s’était attendu à des détails plusémouvants ; le bruit qui avait couru de dénégationspersistantes de l’accusé avait fait espérer des complicationsinextricables. On se trouvait au contraire en face d’un crimebanal ; l’élément amour, si puissant dans les causesjudiciaires, était en quelque sorte relégué au second plan parl’indignité du sujet, dont le nom de Gangrelot avait excitéquelques sourires. L’attitude de l’accusé n’était point d’ailleursde nature à éveiller les sympathies. Il avait écouté l’acted’accusation sans un geste, sans un mouvement quelconque d’émotion.Deux ou trois fois seulement on l’avait vu sourire et même hausserimperceptiblement les épaules. Puis, peu à peu son visage avaitpris une expression d’insouciante assurance. Le véritable défaut decette physionomie était dans l’absence de tout caractère frappantet original.

Les dames qui fréquentent les cours d’assisesaiment à trouver dans les traits du coupable quelque singularité ensens quelconque. L’abruti féroce étonne et effraye ; l’hommefatal intéresse ; le fanfaron exaspère ; mais se peut-onintéresser à un assassin qui n’effraye ni n’exaspère ?

L’interrogatoire de l’accusé commença :il répondait à voix basse ; son accent était ferme, sans aucunéclat. Décidément cet homme était l’insignifiance même.

LE PRÉSIDENT. – Expliquez-nous ce qui s’estpassé le 23 avril ?

BEAUJON. – Je vais répéter les explicationsque j’ai données au commissaire de police, au juge d’instruction, àtous ceux enfin qui m’ont interrogé depuis cette triste affaire.Defodon et moi nous avons quitté la pension vers sept heures ;il se disait un peu malade. En général, il n’était pas d’une bonnesanté ; de plus, il s’écoutait beaucoup. Nous nous moquionsmême souvent de lui à ce sujet, en l’appelant « la petitedame ». Et c’était une plaisanterie ordinaire que de luidemander : As-tu tes nerfs ? Enfin, ce soir-là, ilparaissait assez agité ; il était pâle, et je crus que lemieux était pour lui de prendre un peu de repos. À sept heures etdemie, il était couché ; et il me demanda de rester auprès delui pour lui tenir compagnie…

LE PRÉSIDENT. – Mais n’aviez-vous pas dit à lapension même que vous passeriez la soirée avec lui ? Celaimpliquerait une contradiction avec cette demande dont vous parlezpour la première fois.

BEAUJON. – Le détail n’a pas d’importance… Jene me le rappelle pas exactement. Toujours est-il que jerestai.

LE PRÉSIDENT. – Encore un mot : lecroyiez-vous assez malade pour que son indisposition pût seprolonger plusieurs jours ?

BEAUJON. – Je ne comprends pas le sens decette question.

LE PRÉSIDENT. – Je m’explique. Comme un de sesamis lui disait : À demain ! vous avez répondu :Oh ! je ne crois pas… il a besoin de repos.

BEAUJON. – Ai-je dit cela ? c’estpossible. Je ne m’en souviens pas.

LE PRÉSIDENT. – Messieurs les jurés entendrontle témoin. Continuez, Beaujon.

BEAUJON. – S’il fallait se rappeler tous lesmots sans importance… enfin ! Je disais donc que jem’installai auprès de son lit…

LE PRÉSIDENT. – Décrivez-nous la chambre oùvous vous trouviez.

BEAUJON. – C’est bien facile. C’est unechambre d’hôtel, pareille à toutes les autres ; le mobilier secompose d’un lit à rideaux blancs, d’un secrétaire, d’une tablerecouverte d’un tapis et formant bureau, une table de nuit,quelques chaises et un fauteuil. Le lit fait face à la fenêtre.J’étais assis dans le fauteuil, devant la cheminée dans laquelle iln’y avait pas de feu. Je voyais Defodon de trois quarts. Il étaittrès gai, et nous nous mîmes à causer.

LE PRÉSIDENT. – Quel était le sujet de votreconversation ?

BEAUJON. – Il me serait assez difficile devous le retracer avec ordre. Nous avons parlé théâtre ; nousétions allés trois jours auparavant voir à l’Odéon la piècenouvelle de George Sand. Puis nous causâmes voyages. Nous avionsenvie de partir tous les deux pour quelque pays éloigné… voussavez, un de ces projets comme on en fait tous les jours et qu’onn’exécute pas, faute d’argent.

LE PRÉSIDENT. – N’avez-vous pas parlé aussi dela fille Gangrelot ?

BEAUJON. – De la Bestia ?Ah ! ma foi non.

LE PRÉSIDENT. – Je vous interrogerai tout àl’heure sur vos relations avec cette fille ; achevez votrerécit.

BEAUJON. – Mais vous m’interrompez à chaqueinstant… J’aurais déjà fini. Je vous disais donc que nous causionsde toutes sortes de choses, en très bons amis, je vous assure. Lanuit était tout à fait venue, j’allumai une lampe à l’huile depétrole qui, par parenthèse, n’avait ni globe, ni abat-jour. Je lamis sur la cheminée. Elle éclairait en plein le lit et le visage deDefodon. C’est alors que se passa la scène inexplicable qui m’aamené ici… Ah ! je me souviens, nous nous rappelions à cemoment un vieux souvenir de Bullier, une noce de l’année dernière…Ce qui suit a été si rapide que j’ai eu beaucoup de peine àressaisir quelques détails. Defodon me parut préoccupé ; leregard fixe, il ne me répondait que par monosyllabes… Tout à coupson visage s’est contracté ; je ne sais pas ; mais il mesemble avoir vu sur sa figure, auprès de la bouche, quelque chosede noir comme une tache… Il a bondi sur lui-même en poussant un crirauque, étouffé, comme si le larynx eût été violemment serré. Il aétendu les bras en l’air et battu l’air de ses mains… puis il asauté en bas de son lit, en chemise, et s’est jeté sur moi. Je mesuis levé et l’ai repoussé, mais il s’est accroché à moi, m’a serréle cou d’une main, l’épaule de l’autre. Il semblait se débattrecontre un horrible cauchemar. J’ai cru qu’il devenait fou ;pour le faire reculer je lui ai porté la main à la gorge,évidemment ; dans ma surprise, je n’ai pas mesuré la force dela pression… j’ai dû serrer très fort. Il a porté la tête enarrière, je l’ai lâché ; il est tombé de toute sa hauteur. Jeme suis baissé vers lui… sa face était horriblement convulsée.C’est alors que je l’ai cru mort… j’ai eu peur et me suis sauvé encriant.

LE PRÉSIDENT. – Comment votre première penséeétait-elle de vous enfuir plutôt que d’appeler dusecours ?

BEAUJON. – J’ai perdu la tête.

D. – Ainsi, vous prétendez que c’est Defodonqui vous a attaqué, sans aucune provocation de votre part, et quevous vous êtes seulement défendu ?

R. – Attaqué ne me paraît pas le mot propre.Il n’avait pas plus de raison de m’attaquer que je n’en avaismoi-même pour lui faire du mal. Je croirais plutôt à un accès defièvre chaude.

LE PRÉSIDENT (aux jurés). – Nous entendronsles médecins à ce sujet. – (À l’accusé 🙂 Expliquez-nousquelles étaient vos relations avec la fille Gangrelot. (Mouvementd’attention dans l’auditoire.)

L’accusé sourit.

– En vérité, dit-il, je ne comprends guèrel’importance que l’on attache à ces détails. La Bestia estune bonne fille, qui aime tout le monde et, par conséquent, n’aimepersonne. Il est très vrai que j’ai eu des relations avec elle, unpeu comme la plupart de mes camarades. Defodon aussi. Mais de là àune passion, de là à de la jalousie, il y a loin. Pour être jalouxde la Bestia, il y aurait eu trop à faire…

LE PRÉSIDENT. – Accusé, je vous invite à vousexprimer convenablement et à quitter ce ton ironique qui n’est pasen rapport avec la gravité de votre situation. Ainsi, vous niezqu’il y ait eu jalousie entre vous et Defodon au sujet de cettefille ?

BEAUJON. – Je le nie absolument. Nous avonsfait sa connaissance ensemble, un jour que nous étions à Bullier.Nous étions un peu partis tous les deux et nous invitâmesla Bestia à venir avec nous.

« – Avec qui des deux ?demanda-t-elle.

« – Attends, lui dit Defodon, nous allonsjouer cela au piquet. Et en effet, nous l’avons jouée en centcinquante liés. C’est moi qui ai gagné.

On comprend facilement l’impressiondéfavorable produite sur l’auditoire et le jury par cesexplications inconvenantes. Le président, en quelques paroles biensenties, invite l’accusé à se respecter lui-même et à respecter letribunal.

– Qu’est-ce que vous voulez ? reprendBeaujon, vous me demandez la vérité, je vous la dis. Vous avezaffaire à des étudiants, qui ne valent pas moins que d’autres, quisont de très honnêtes garçons, mais ne sont point des vestales.

D. – Vous cherchez à jeter sur la victime unedéfaveur qui rejaillit sur vous-même. Je vous engage à changer desystème. La seule excuse de l’acte commis est, au contraire, dansune passion violente pour une créature qui, à tous égards, enparaît peu digne. Il est d’ailleurs établi par l’instruction quevous et Defodon cachiez avec le plus grand soin vos relations aveccette personne.

R. – Nous nous cachions si peu qu’on nous avus, à tous moments, dînant soit à trois, soit en partiecarrée.

D. – Prétendez-vous que vous n’ignoriez pasles infidélités de la fille Gangrelot ?

R. – Le mot est bien grand pour une bienpetite chose. La Bestia étant de nature infidèle, nul n’ajamais eu la prétention de compter sur sa fidélité.

D. – Vous persistez dans ce système : etvous oubliez que toutes les circonstances démentent cetteindifférence prétendue. Le 15 mars, vous vous écriez : Si laBestia me trompait, je lui tordrais le cou…

R. – En effet, je crois me souvenir que je luiai dit quelque chose comme cela. Mais vous pourrez lui demander àelle-même si jamais elle a considéré ces paroles comme une menacesérieuse. C’est là une de ces plaisanteries dont je ne prétends pasaffirmer le bon goût, mais qui s’entendent tous les jours auquartier Latin.

D. – On pourrait admettre cette explication,tout étrange qu’elle paraisse, si le même fait ne s’était plusieursfois renouvelé. N’avez-vous pas eu, quelques jours plus tard, aveccette fille, une discussion des plus violentes ? Vous avezvoulu frapper celle que vous appelez la Bestia ?

R. – J’étais un peu gris. Elle m’aura ditquelque impertinence, genre d’aménités dont ces dames ne sont pasavares, et, n’ayant pas bien la tête à moi, j’ai voulu la corrigerun peu vivement…

D. – Je vous le répète, c’était évidemment parjalousie…

R. – Je vous répète à mon tour que c’est uneerreur. Jamais je n’ai de ma vie été jaloux de cette brave fille,qui était bien libre de faire ce qu’elle voulait. Est-ce qued’ailleurs je pouvais l’entretenir ? Elle venait nous trouverquand elle n’avait rien de mieux à faire…

D. – Ces expressions et ces explicationstémoignent d’une telle absence de moralité que je vous adjure pourla dernière fois d’abandonner ce système qui, pour votre dignitépersonnelle, est inacceptable et répugnant…

R. – Mon Dieu, monsieur le président, je n’aipas la moindre intention de blesser qui ce soit : je ne faispas l’apologie de nos mœurs. Il y a évidemment là un laisser-allerregrettable, et, comme vous le dites, un manque de dignité :je suis le premier à le reconnaître. Mais, je l’avoue, j’aime mieuxcent fois, en disant la vérité, m’exposer à un blâme mérité, que dedonner corps, par des aveux fictifs, à une accusation monstrueuseet que je repousse de toutes mes forces…

D. – Comment expliquez-vous la présence chezvous d’une carte photographique, portrait de la fille Gangrelot,dont le visage était en partie lacéré à coups de canif ? –Greffier, faites passer cette photographie à messieurs lesjurés…

R. – Si j’avais eu pour la Bestia lapassion que vous m’attribuez, croyez-vous donc que je l’auraisainsi traitée ?…

D. – Justement, la jalousie explique cetteviolence.

R. – La jalousie… mais, encore une fois, jen’étais ni assez amoureux, ni assez niais pour être jaloux de cettefille.

D. – En admettant que vous fussiez aussiindifférent que vous le dites, il est néanmoins de la dernièreévidence que l’affection de Defodon pour elle était réelle :il avait écrit sur une photographie ces mots explicites : Àtoi mon cœur ! À toi ma vie !

R. – C’était une plaisanterie.

D. – Dans une scène qui a précédé le crime dequelques jours, vous avez menacé Defodon ; vous étant emparéd’un couteau, vous vous êtes écrié : Je vais tedépioter comme un lapin.

R. – S’il est des témoins qui donnent uneimportance quelconque à ce propos, ils sont fous ou de mauvaisefoi : ce n’était là qu’une menace faite en riant et dont, jevous l’affirme, Defodon n’était nullement effrayé.

D. – Malgré ces explications, il ressort del’enquête que vous avez toujours été d’un caractère violent.

R. – Je ne suis pas un mouton, mais je ne suispas un tigre.

D. – Je fais encore une fois appel à votrefranchise : dans la soirée du 23 avril, une discussions’est-elle, oui ou non, élevée entre vous et Defodon ?…

R. – Non.

D. – Vous persistez à dire qu’il s’est jetésur vous sans provocation, et que c’est seulement en vous défendantque vous lui avez donné la mort ?

R. – Je le jure.

LE PRÉSIDENT. – Messieurs les jurésapprécieront. Nous allons entendre les témoins.

IV

L’interrogatoire avait produit sur l’auditoireune pénible impression ; plusieurs fois des murmures s’étaientélevés aux réponses de l’accusé, qui, d’ailleurs, protestait sansénergie contre l’accusation ; il semblait n’attacher au dramequ’une importance secondaire et paraissait ressentir pour lavictime l’indifférence qu’il s’attachait à montrer pour samaîtresse. Il n’y avait aucune forfanterie dans la façon dont ils’exprimait. Il répondait avec la précipitation d’un homme à qui iltarde d’échapper à une formalité ennuyeuse.

Pendant la courte suspension d’audience quisuivit l’interrogatoire, je demandai à Maurice ce qu’il pensait detout cela.

– Oh ! oh ! me dit-il, vous allezvite en besogne. Ne pensons jamais si promptement. Laissons-nousd’abord entraîner à l’impression du moment.

– J’avoue, interrompis-je, que cette premièreimpression est absolument défavorable à l’accusé…

– Qui vous dit que je ne sois pas de votreavis ? Nous avons choisi cette affaire au hasard ; sasimplicité peut rendre inutiles toutes recherches de notre part. Entout cas, nous ne perdons pas notre temps. Écoutons etattendons.

 

L’audition des témoins commença.

TREMPLIER, concierge de la maison, répéta lesdétails déjà consignés dans l’acte d’accusation ; il avait vuBeaujon s’élancer, nu-tête, hors de la maison. Un mouvementirraisonné l’avait porté à l’arrêter au passage. Il n’avaitd’ailleurs aucun soupçon. Mais l’attitude de Beaujon lui paraissaitextraordinaire.

D. – N’a-t-il prononcé aucune parole au momentoù vous l’avez arrêté ?

R. – Non, il se débattait en poussant des crisinarticulés. Je le croyais fou.

D. – Quel était le caractère deDefodon ?

R. – C’était un brave jeune homme, mais un peutrop noceur, d’autant qu’il était d’une mauvaisesanté ; il avait à tout moment des mouvements nerveux, quandune porte se fermait trop fort, au moindre bruit… mais c’était unbon garçon, et pas chiche du tout…

D. – Que savez-vous sur les relations del’accusé avec la fille Gangrelot ?

R. – Ah ! ça, c’est une traînéecomme il y en a beaucoup (ici quelques expressions troppittoresques qui excitent l’hilarité et que nous nous abstenons dereproduire).

D. – Les deux jeunes gens se cachaient-ilsl’un de l’autre dans leurs relations avec elle ?

R. – Pour ça, je n’en sais rien… je croispourtant qu’elle aimait mieux M. Defodon.

Trois personnes avaient entendu du bruit dansla chambre de Defodon et étaient accourues les premières aux crispoussés par Beaujon.

LA DEMOISELLE RATEAU (Émilie), dix-neuf ans,sans profession, était occupée, dit-elle, lorsque des criss’échappèrent de la chambre qui n’est séparée de la sienne que parune cloison. La personne qui était avec elle s’élança au dehors etelle la suivit.

Elle a trouvé Defodon étendu par terre enchemise. Il ne remuait plus.

D. – Avez-vous entendu parler haut… quelquechose comme une querelle ?

La demoiselle Rateau hésite, puis répond enbaissant la voix, qu’elle ne faisait pas attention, à ce moment-là,à ce qui se passait à côté.

Le sieur BARNIOLI (Giacomo), rentier,quarante-cinq ans, était en visite chez la fille Rateau. Il affirmeavoir entendu des éclats de voix qui lui semblent, bien qu’il nepuisse l’affirmer, indiquer une querelle. Puis une porte s’étaitouverte violemment, et quelqu’un s’était élancé sur l’escalier. Ila cru alors à un accident, et obéissant à une première impulsion,s’est élancé pour porter secours si cela était nécessaire.

À une question du président, qui insiste surle point de savoir s’il y avait ou non querelle, le sieur Barniolirépond qu’il n’a pas bien remarqué, mais que cependant les éclatsde voix ne lui ont pas paru résulter d’une conversationamicale.

LAVORIT (Gustave), étudiant, vingt-trois ans,travaillait dans sa chambre, au-dessus de celle qu’occupaient en cemoment ces deux jeunes gens. Il a entendu du bruit et estrapidement descendu. Il a trouvé Defodon sans mouvement.

Le DOCTEUR MERCIER, trente ans, habite lamaison. On est allé aussitôt le chercher, et il a tenté de donner àDefodon les premiers soins. Mais il a reconnu aussitôt que touteffort était inutile. Les marques des doigts étaient très visiblessur le cadavre. Defodon était vêtu seulement de sa chemise, lesjambes et les pieds nus. Évidemment, il s’était levé précipitammentou avait été tiré de son lit. Les couvertures étaient rejetées, letapis dérangé.

Lorsque Beaujon est remonté, ramené par leconcierge, il était extrêmement pâle, et, au premier coup d’œiljeté sur le cadavre, il est tombé en faiblesse, sans proférer uneparole. Le témoin connaissait fort peu les deux jeunes gens et nepeut fournir sur leur caractère aucun renseignement.

V

Après la déposition deM. de Lespériot, commissaire de police, dont lesconstatations ne présentent aucun intérêt nouveau, on appelle lafille Gangrelot (Annette).

Vive émotion dans l’auditoire ; plusieurspersonnes montent sur les bancs pour voir l’héroïne. On crie detoutes parts : « Assis ! assis ! » Leshuissiers ont peine à rétablir l’ordre. Le président rappellel’assistance aux convenances, et menace, au cas où semblabletumulte se renouvellerait, de faire évacuer la salle.

Annette Gangrelot, dit la Bestia, estâgée de vingt-huit ans. C’est une grande fille, assez forte, auxallures décidées. Elle est très brune. Ses cheveux sont plantés bassur le front. Le visage est commun, quoique assez beau. Elle a degrands yeux, la bouche épaisse, le nez fort et les narinesouvertes. On voit sur ses lèvres des rudiments de moustaches.

Elle est vêtue d’une robe de soie, à carreauxrouges et noirs. On voit qu’elle s’est mise en toilette. Un chapeauà peine visible est campé en avant sur son crâne, et laissedéborder un chignon monstrueux. Elle ne porte pas de gants, sesmains, assez blanches d’ailleurs, sont couvertes de mitaines dedentelle noire. De taille élevée, elle porte en outre de hautstalons effilés et, en approchant de la barre, elle trébuche. Sessouliers découverts laissent voir un bas très blanc et un pied unpeu fort. Un caraco de soie noire complète cette toilettede mauvais goût. L’accusé, en la voyant s’approcher, ne peutréprimer un sourire. Quant à elle, elle paraît, malgré sonassurance, un peu décontenancée et, pour la prestation de serment,elle lève d’abord la main gauche, puis les deux mains à la fois.Enfin, les formalités remplies, le président l’interroge.

D. – Veuillez, mademoiselle, de la façon laplus nette, et en respectant les convenances, expliquer àMM. les jurés la nature des relations qui vous unissaient à lavictime.

Un huissier lui ayant indiqué où se trouve lejury, elle tourne absolument le dos à l’accusé. Puis elle garde lesilence. Le président se voit dans la nécessité de procéder parvoie d’interrogatoire :

D. – Depuis combien de temps connaissez-vousBeaujon ?

R. – Depuis deux mois à peu près.

D. – Où avez-vous fait saconnaissance ?

R. – À Bullier, où il était avec son ami.

D. – Quelle est la circonstance qui vous a misen relation avec ces messieurs ?

R. – Oh ! rien de particulier : ças’est fait tout bonnement.

D. – N’est-ce pas Beaujon qui a été le premiervotre amant ?

La femme semble hésiter et chercher àrassembler ses souvenirs ; puis :

– Je ne me rappelle pas trop bien. Pourtant,je crois que c’est Beaujon.

D. – Ne vous rappelez-vous aucunecirconstance, par exemple une partie de piquet dont vos faveursauraient été l’enjeu ?

R. – Oh ! pour ça, non. Je n’aurais pasvoulu d’abord. Ç’aurait été m’insolenter.

Le président, s’adressant alors àl’accusé.

– Vous voyez. Le témoin dément votrerécit.

BEAUJON. – Ce n’est pas pour rien qu’onl’appelle la Bestia ; elle n’aura pas compris.

LE PRÉSIDENT, à la fille Gangrelot. – Cesmessieurs ne jouaient-ils pas au piquet ?

R. – Je crois que oui ; mais ils jouaientla consomm.

BEAUJON, vivement et en souriant. – Toutcompris.

LE PRÉSIDENT. – Voyons, mademoiselle,continuez.

LA GANGRELOT, avec colère. – Tout ça, c’esttrès désagréable. Est-ce que je sais rien de rien dans toutes cesaffaires-là ? C’est pour faire arriver des désagréments àquelqu’un qui ne leur a rien fait…

LE PRÉSIDENT. – Je vous prie de vous calmer.Beaujon ne vous témoignait-il pas une grande affection ?

R. – C’est vrai ; il était biengentil.

D. – Et Defodon ?

R. – Oh ! très gentil aussi.

D. – N’aviez-vous pas une préférence pour l’unou pour l’autre ? Je regrette d’être obligé d’entrer dans desemblables détails, mais messieurs les jurés comprennent toutel’importance de ce témoignage. Donc, fille Gangrelot, répondezfranchement. Nous faisons la part de votre embarras. Cependant, ilest nécessaire que vous ne cachiez aucune des circonstances qui ontmarqué ces relations ?

R. – Beaujon était plus aimable que Defodon.Il me disait toujours qu’il m’aimait bien : même une fois ilm’a donné une bague. Pour Defodon, il était un peu ours, et puisc’était pas un homme.

D. – Qu’entendez-vous par là ?

R. – Une mauviette ; pas plus deméchanceté qu’un mouton. Il avait comme qui dirait un tremblementcontinuel…

D. – Beaujon ne vous a-t-il pas paru êtrejaloux de vos complaisances pour Defodon ?

R. – Dame, quelquefois ça ne lui allait pas.Mais moi, je fais ce que je veux, et ce n’est pas un homme qui memènera.

D. – Ne l’avez-vous pas entendu proférer desmenaces contre Defodon ?

R. – Non, jamais… si, pourtant ! unefois, dans le café, où il a voulu me ficher des coups, ilvoulait tout casser.

D. – Parlait-il de Defodon ?

R. – Je ne me rappelle pas bien ; maiss’il l’avait eu sous la main, il lui aurait tordu le cou comme à unpoulet.

Quelques murmures éclatent dansl’auditoire.

D. – Les deux jeunes gens s’étaient-ilsdisputés en votre présence ?

R. – Oh ! plusieurs fois ; mais,vous savez, pour des bêtises. D’abord, il y avait Beaujon qui mefaisait toujours des scènes et se moquait de moi.

LE PRÉSIDENT, à l’accusé. – Il y a loin de cesaffirmations à vos déclarations d’indifférence.

BEAUJON. – La malheureuse ne comprend pasl’importance de ses paroles. Elle me charge sans le vouloir.

LA GANGRELOT, vivement. – Comment !Comment ! Je ne comprends pas ! Pourquoi dis-tu toujoursque je ne suis qu’une bête ? Je suis aussi maligne que toi,et, de plus, je n’ai tué personne.

Le président l’invite au calme, puis poursuitcet interrogatoire, d’où il semble ressortir que Beaujon lui asouvent témoigné une jalousie exagérée. Quant à Defodon, il étaittrès doux et n’a jamais prononcé une parole malsonnante.

La fille Gangrelot va s’asseoir au banc destémoins, très satisfaite d’elle-même et paraissant attribuer à lasympathie qu’elle inspire les marques de curiosité railleuse del’auditoire.

VI

Plusieurs témoins sont encore entendus. Maisils ne font que confirmer les détails consignés dans l’acted’accusation au sujet des propos tenus par Beaujon.

Deux dépositions ont le privilège de réveillerl’attention. On appelle M. Defodon père.

M. Defodon est un vieillard, de taillemoyenne, mais d’une maigreur effrayante. Il est atteint d’un ticnerveux auquel son émotion donne évidemment une force nouvelle. Satête et ses mains tremblent continuellement, il ne peut se tenirsur ses jambes. On est obligé de lui donner une chaise. Il parle àvoix basse et par saccades.

Il pleure et, aux questions toutesbienveillantes du président, répond par une peinture rapide etaffectueuse du caractère de son fils. C’était, dit-il, le meilleurenfant que l’on pût trouver ; doux, bienveillant, charitable.Il ne lui a jamais causé aucun chagrin. Le père ne tient aucuncompte des quelques folies de jeunesse qu’on pouvait reprocher àson fils. C’est une monstruosité d’avoir tué un bon garçon commecela.

Dans un élan fébrile, il adjure le tribunal dele venger et de se montrer impitoyable.

On comprend l’effet que produisent surl’auditoire ces quelques phrases, empreintes de la passionpaternelle. L’accusé lui-même, pour la première fois, semble enproie à une vive émotion et se cache la tête dans les mains.

Après M. Defodon, on entend le médecinchargé de l’autopsie du corps.

D’après lui, le sujet était faible ; lesystème nerveux excitable. Une pression violente a été exercée surle cou, mais il pense que cette pression n’a pas été assez fortepour déterminer la mort. Le cerveau présentait des signes nonéquivoques de congestion. Le médecin pense qu’il y a eusimultanéité entre la congestion et les violences exercées, sansque cependant la connexion soit évidente ; la strangulationsemble avoir été la cause déterminante de la congestion, mais nonla seule cause de la mort.

Quelques témoins sont rappelés et entendus denouveau au sujet des propos tenus par Beaujon dans plusieursdiscussions. Ils affirment la sincérité de leurs premièresdéclarations.

La parole est ensuite donnée au ministèrepublic.

Je ne reproduirai pas ce discours, habilementcomposé, groupant avec intelligence et d’une façon dramatique tousles faits établissant la culpabilité de Beaujon.

Il termine ainsi :

« Depuis quelque temps les attentatscontre les personnes viennent chaque jour effrayer lasociété : hier encore, un joueur assassinait un de sescompagnons de débauche. Aujourd’hui, c’est un crime dû à lajalousie, à un amour forcené, aveugle, et pour qui ? Vous avezentendu, messieurs les jurés, vous avez entendu ces propos,empreints à la fois de cynisme et d’insensibilité absolue. Lesmauvaises passions ne reculent devant aucune violence pour obtenirsatisfaction. C’est alors, messieurs les jurés, que doit intervenirla société, sans crainte comme sans faiblesse. Un crime a étécommis, sans excuse : car la passion inspirée par la filleGangrelot est de celle qu’on ne saurait trop flétrir ; unjeune homme, dont tous ceux qui le connaissent se plaisent àaffirmer la douceur, l’intelligence, un jeune homme dont vous avezvu le père à cette barre, honorable vieillard que la mort de sonfils a brisé, un jeune homme a été assassiné… il vous appartient defrapper le coupable, il vous appartient de relever le respect de lavie humaine et, avec lui, le respect de tout ce qui élève l’âme, letravail et la religion. »

L’avocat de l’accusé portait un grandnom ; il ne faillit pas à sa tâche. Sans s’arrêter outremesure aux déclarations même de Beaujon, qu’il considérait commeempreintes d’une trop grande exagération dans le sens del’atténuation, il établissait que la scène avait dû ainsi sedévelopper :

Évidemment il ne s’était élevé – ce soir-là –aucune discussion entre les deux amis ; mais certainsressouvenirs donnaient à leurs rapports une sorte d’acrimonie dontni l’un ni l’autre ne se rendait suffisamment compte. Defodon étaitdans un état de surexcitation maladive ; un mot prononcé parBeaujon, mot involontaire puisque rien ne le lui rappelle, a dûexciter la colère du malade, qui s’est élancé de son lit sousl’empire d’une colère inconsciente, pour frapper celui qu’ilconsidérait comme son insulteur. Étonné de cette attaque que rienne lui faisait prévoir, Beaujon s’est défendu. Ainsi que l’aconstaté le praticien qui a procédé à l’autopsie, ce n’est pas lapression exercée sur le cou de Defodon qui a déterminé la mort,mais bien une congestion cérébrale produite par la colère etprocédant d’une prédisposition morbide. Beaujon est donc absolumentinnocent, et il n’y a pas lieu de le condamner. L’avocat croit nepas devoir insister. Les faits sont clairs, patents, il n’y a eu niassassinat ni intention d’assassinat. Il n’y a là qu’un accidenttriste, pénible, douloureux, mais auquel la condamnation d’uninnocent donnerait un caractère plus douloureux encore.

L’avocat termine en déclarant qu’il se confieà la haute sagesse du jury, auquel font défaut les éléments lesplus simples d’une conviction contraire à l’accusé.

– Pas une preuve, s’écria-t-il, songez-y bien,messieurs les jurés, pas un indice certain. Au contraire, entre cesdeux jeunes gens, amitié constante, dévouement mutuel. Ne faisonspas à la nature humaine cette injure de croire que le meilleur peutdevenir tout à coup le plus cruel des assassins. Vous avez devantvous un jeune homme auquel s’ouvre l’avenir ; certes, il aquelques fautes à réparer, mais rien n’entache son honneur. Unecondamnation, si légère qu’elle fût, briserait sa vie tout entière.Non, il n’a pas tué, non, Beaujon n’est pas un meurtrier, et vousrendrez, j’en ai la conviction, un verdict d’acquittement.

Après le résumé du président, le jury entre endélibération.

VII

– Eh bien, demandai-je à Maurice pendant lasuspension d’audience, que pensez-vous de tout cela ?Pouvez-vous au moins prévoir le verdict ?

Maurice me regarda en souriant :

– Décidément, me répondit-il, vous tenez àvoir en moi un sorcier, et je ne désespère pas de vous entendre medemander un jour de lire l’avenir dans le marc de café ou dans lecreux de votre main.

– De fait, repris-je, vous aviez raison. Endépit du mystère qui règne et régnera toujours dans cette affaire,il est impossible de nier qu’il y ait eu violence exercée parBeaujon sur la victime. Nous avons mal choisi notre problème…

– Vous croyez, n’est-ce pas ?

– J’en suis persuadé, repris-je avec énergie,c’est là une cause toute secondaire, sans intérêt comme sansimportance. Et je ne vous demanderai même pas de vous en préoccuperplus longtemps…

– Dites-moi, reprit Maurice sans me suivre surle même terrain, j’ai entendu dire que le mort avait étéphotographié. Pouvez-vous me procurer cette photographie ?

– Vous entendez la photographie aprèsdécès…

– Certes.

– Vous l’aurez… Mais vous n’êtes donc pas demon avis, vous croyez qu’il y a ici quelque chose àrechercher ?…

– Je ne crois rien… je vous ai fait unequestion, vous m’avez répondu. Ne voyez rien de plus…

– Vous dissimulez. Mais je vous le pardonne enraison du dépit qu’a dû vous causer l’absence d’intérêt de ceprocès. Pour ma part, je suis désolé de n’être pas mieux tombé…

– Chut ! le jury, fit Maurice.

En effet, les jurés, après une demi-heure dedélibération, rentraient en séance. Un silence profond régna dansl’auditoire.

Les questions posées avaient trait : lapremière à la question d’homicide volontaire, la seconde à lapréméditation.

Les réponses furent celles-ci :

Sur la question d’homicide : OUI.

Sur la question de préméditation :NON.

Et enfin :

Admission de circonstances atténuantes.

Beaujon fut ramené. Au moment où le greffierlui donna connaissance du verdict, il devint pourpre ; sesyeux s’injectèrent :

– C’est impossible ! cria-t-il.

Le président lui demanda s’il avait quelquesobservations à faire sur l’application de la peine.

– Je m’en f… ! hurla le malheureux horsde lui. Je suis innocent !

Après une courte délibération, le présidentlut l’arrêt qui, reconnaissant l’accusé coupable d’homicidevolontaire, le condamnait, en tenant compte des circonstancesatténuantes, à dix ans de réclusion.

Beaujon poussa un cri terrible, et menaça dupoing le tribunal, le bras tendu. Au lieu de se retirer, il résistaaux gendarmes qui voulaient l’entraîner. Il y eut un moment delutte affreuse. Le condamné se débattait, frappait, hurlait. Onparvint enfin à l’arracher à son banc.

La foule s’écoula, douloureusementimpressionnée. Mais ce dernier incident affirmait la justice del’arrêt rendu :

– Hein ? disait une jeune femme, lui quiavait l’air si doux tout le temps ? Est-il assezrageur ?

Le lendemain paraissait dans le journaljudiciaire une note ainsi conçue :

« À peine rentré dans sa cellule, Beaujona été en proie à de tels accès de fureur et de désespoir qu’uninstant on a dû craindre pour sa raison. Le fait est d’autant plusremarquable que, lors de son arrestation et pendant toute la duréede sa détention préventive, il n’a cessé de montrer la plusparfaite insouciance. Des soins lui ont été prodigués ; il estenfin revenu à lui et a longuement pleuré. Il proteste de soninnocence. Beaujon a déjà demandé à se pourvoir en cassation contrel’arrêt qui l’a frappé. »

Maurice m’avait quitté aussitôt que l’audienceavait été terminée, en me rappelant ma promesse relative à laphotographie de la victime ; j’avais remarqué chez mon ami unecertaine agitation ; aux questions que je lui avais adressées,il n’avait répondu que par monosyllabes.

Malgré moi, lorsque je fus seul, je ne pusm’empêcher de réfléchir au drame qui venait de se dérouler sous mesyeux.

VIII

– Voyons, me disais-je, est-il possible qu’ily ait là une erreur judiciaire ? Voici un homme, il est vrai,dont rien n’a indiqué jusque-là les penchants pervers. Mais entenant seulement compte des circonstances matérielles de l’acte enlui-même, il est évident qu’il est coupable. Il était seul avec lavictime ; dans aucune des dépositions il n’a été question dela présence d’une tierce personne. Le concierge s’est opposé à lasortie de Beaujon ; il se trouvait donc à la porte extérieurede la maison et aurait vu tout étranger qui aurait tenté des’enfuir. Pourquoi cette hypothèse, d’ailleurs ? Beaujon n’eûtpas manqué de révéler cette circonstance. Il reconnaît lui-mêmequ’il était seul, absolument seul avec Defodon. Bien mieux, tout endonnant une explication particulière de la scène de violence, iln’en avoue pas moins avoir porté ses mains au cou de Defodon.

Dans mon désir de trouver quelque pointétrange dans cette affaire, je ne sais où je me serais laisséentraîner dans la voie des hypothèses.

Tout à coup, à la lecture du paragraphe dejournal rapporté plus haut, une lueur subite s’éleva dans monesprit.

– La folie ! m’écriai-je, oui, c’estévidemment cela. Ce jeune homme ne se trouve-t-il pas dans lapremière période d’invasion de cette terrible maladie, n’est-il pasprédestiné par son organisation même à l’aliénation mentale, etl’acte qui lui est reproché ne serait-il pas la premièremanifestation de cette disposition morbide ?

Dès que cette idée eut envahi mon cerveau, jel’étudiai soigneusement et il me parut que tous les détails serapportaient à cette hypothèse.

Je me complaisais dans cette douce persuasionque Maurice avait sans doute entrevu ce côté de la vérité. Pourm’affermir moi-même, j’allai voir l’avocat de Beaujon. Je letrouvai seul, nous étions assez liés pour que je pusse entamer aveclui une conversation tout amicale.

– Eh bien ! lui dis-je, vous avez obtenuun beau succès.

– Vous avez raison, me répondit-il, jamais jen’ai rencontré cause plus embarrassante ; et j’ai réussi audelà de mes espérances. Je savais bien que je lui éviterais lapeine de mort. Aussi me suis-je particulièrement attaché àl’arracher aux travaux forcés. Malgré sa violence, c’est un hommede bonne compagnie, trop jeune encore pour se rendre maître delui-même, et c’est ce qui l’a perdu. Au bagne, il eût étéhorriblement malheureux, et le désespoir l’eût amené à quelque acted’insubordination qui eût à jamais ôté tout espoir de grâce… ilfera, au contraire, cinq ou six ans de réclusion et nousobtiendrons remise du reste de la peine…

– Donc, selon vous, c’est bien dans un accèsde violence qu’il a assassiné son ami ?…

– Diable ! croiriez-vous par hasard qu’ill’a saisi au cou dans un accès d’affectueuse amabilité ?…

– Mais ne vous est-il pas venu à l’idée uneautre hypothèse ?

– Laquelle ?

– Celle de la folie.

– Je ne vous comprends pas.

– Je m’explique. Je suis absolument de votreavis quant au fait même, quant à l’acte commis… mais, où je croisque tout le monde a fait fausse route, c’est en ne tenant compteque du passé et en rien de l’avenir…

– Vous devenez de plus en plus obscur…

– Dans quelques cas, disent les aliénistes, lafolie éclate brusquement ; mais en général le début est lent,graduel. Il y a une sorte de période d’incubation pendant laquelleon voit survenir divers changements dans le caractère et leshabitudes du malade… ces changements surprennent, étonnent et (cen’est pas moi, c’est le docteur G… qui parle), si le malade n’a pasdéjà été aliéné, il est rare qu’on les attribue à un dérangementmental. Cette période d’incubation peut durer non seulement desmois, mais même des années entières…

– Si bien que vous croyez…

– Laissez-moi achever. L’hallucination est undes symptômes les plus communs de l’aliénation mentale ; ill’est à un point tel qu’Esquirol affirme qu’on le rencontre aumoins quatre-vingts fois sur cent aliénés. Les hallucinés, nel’oubliez pas, croient à la réalité de leurs visions ; ellesdeviennent pour eux le mobile de certaines actions, inexplicablesen elles-mêmes. Or, il est impossible, impossible, entendez-vous,de ne pas considérer ces personnes comme ayant, si je puism’exprimer ainsi, déjà franchi le seuil de la folie : un pasde plus, et il n’y aura aucune différence entre eux et ceux qu’onenferme. Voir des choses qui n’existent pas, être convaincu de laréalité de ces visions, c’est un trouble qui indique nécessairementune modification morbide du cerveau.

– Tous ces principes, reprit l’avocat, meparaissent absolument justes. Mais quelle application envoulez-vous faire au cas qui nous préoccupe ?

– Ne l’avez-vous pas déjà deviné ?Souvenez-vous des détails donnés par Beaujon sur la scène àlaquelle Defodon a dû sa triste fin. Il n’a jamais varié dans sonrécit. Il a vu le visage de Defodon prendre une expression deterreur et de menace, il a vu l’homme se lever de son lit pour sejeter sur lui. Et alors, songeant à sa sûreté personnelle, il s’estdéfendu, il a tué. Eh bien ! pour moi, Beaujon était à cemoment halluciné, Defodon était évidemment dans son étatnormal ; s’il s’est levé, c’est sans aucune intentionmauvaise. Notez encore ce point très curieux : Si Beaujonavait joui de toute sa raison et qu’il eût voulu se défaire deDefodon, n’aurait-il pas eu à sa disposition mille moyens plusingénieux ? ne pouvait-il pas susciter une querelle ?Mais, allons encore plus loin. Je suis persuadé que dans lanarration faite par Beaujon, il est d’une bonne foi absolue. Oui,sans quoi il dirait que Defodon l’a insulté, l’a provoqué, lui acraché au visage, que sais-je ? Mais rien de tout cela ;il raconte ce que réellement il a vu, ressenti ou plutôt cruvoir ou ressentir.

– Vous pouvez avoir raison, dit l’avocat. J’yavais bien songé un moment, mais pour plaider l’aliénation mentaledevant un jury il faut de tous autres indices : on aurait prismon argumentation pour l’effort du désespoir… et entre nous, avouezqu’il faut une grande bonne volonté pour appliquer votre théorie aucas actuel.

– Aussi vous dis-je qu’on n’a tenu compte quedu passé, et qu’il nous faut tenir compte de l’avenir ; jesuis persuadé que dans un temps donné Beaujon sera atteint dedélire, et que l’aliénation mentale se déclarera d’effrayantefaçon. Alors on comprendra combien sa condamnation étaitimméritée…

– Je vous ferai cependant uneobservation : il est bien singulier – même pour nous quidiscutons ici avec le seul désir de connaître la vérité et netenons pas, bien entendu, à nous convaincre l’un l’autre, par amourpropre – il est bien singulier, dis-je, que ces hallucinations nese soient jamais manifestées avant la soirée du crime.

– Évidemment. Seulement à cela je répondraipar cette vérité à la La Palice, c’est qu’il fautcommencer par le commencement ; il faut une premièrehallucination…

– En tout cas, ce fut une chance malheureusepour tous deux… Mais admettons votre système ; que croyez-vousutile de faire ?

– Rien que de suivre la marche ordinaire. Lecondamné va se pourvoir en cassation. Y a-t-il quelqueespoir ?

– Ici, nous rentrons dans le droit. Oui, il ya presque certitude de cassation ; dans le tirage au sort desjurés, il s’est produit une irrégularité telle que le rejet dupourvoi me semble impossible…

– Eh bien ! ma théorie pourra se vérifierd’elle-même. En supposant que l’arrêt soit cassé, quel délai celavous donne-t-il ?

– Deux mois environ.

– Pendant ce temps, la détention influant surle sujet, l’aliénation mentale ne peut manquer de sedévelopper.

– Vous avez raison.

Nous nous séparâmes enchantés l’un de l’autre.Et moi, très fier de moi-même, je me dis que décidément j’étaisdigne de mon maître Maurice Parent.

Qu’avait-il fait pendant ce temps ?

IX

Dès que Maurice m’aperçut :

– Eh bien ! me dit-il, m’apportez-vous maphotographie ?

Je la lui remis aussitôt. Ce portrait avaitété tiré quelques heures après le crime ; la tête de lavictime respirait la terreur, les traits étaient convulsés, lesyeux à demi fermés. Du reste, je ne comprenais guère de quelintérêt pouvait être cette pièce dans la recherche de lavérité.

Maurice y jeta d’abord un regarddistrait ; puis tout à coup je vis son regard prendre cetteétrange fixité dont j’ai parlé. Il s’absorba pendant près d’unquart d’heure dans une contemplation muette que je n’osai pastroubler, bien que je brûlasse de lui faire part de mesobservations.

Il se leva, alla à sa bibliothèque, prit unlivre que je reconnus pour le traité de Lavater, nota un passage,puis ferma le livre et se tourna vers moi :

– Ah ! me dit-il, je vous demandepardon.

– Eh bien ! avez-vous quelqueindice ?

– Mon cher, reprit Maurice, vous avez lacuriosité des enfants. Depuis l’affaire de Lambert, vous me prenezpour une sorte d’escamoteur qui va faire disparaître une muscadesous un gobelet.

– Ne le croyez pas.

– Je ne vous en blâme pas. Ce sentiment estessentiellement naturel. Souvenez-vous seulement de ce que je vousai dit. Les causes attribuées à un fait, vous ai-je expliqué, nesont généralement que des causes secondaires ; on passepresque toujours à côté de la vérité.

– Et dans l’affaire Beaujon ?…

– Dans cette affaire plus que dans toute autreon a fait fausse route, j’en ai l’intime conviction…

– Beaujon est-il donc innocent, à votreavis ?

– Je ne dis ni oui ni non ; d’abord ilfaudrait nous entendre sur ce que vous appelez son innocence…

– A-t-il, oui ou non, commis le crime pourlequel il a été condamné ?

– Modifiez votre question. Dites : A-t-ilcommis l’acte ? Ici je puis déjà vous répondre : Oui, ila étranglé Defodon…

– Est-il coupable ?

– Ceci est à discuter.

– Voulez-vous que je vous explique mes idées àce sujet ?

– Certes.

Je racontai alors toutes les circonstances demon entretien avec l’avocat. Maurice m’écouta avec le plus grandsoin sans m’interrompre. J’aurais voulu provoquer un geste, un mot,une exclamation. J’avoue même que je comptais sur une approbationénergique.

Maurice resta parfaitement froid. J’eusquelque peine à dissimuler mon dépit, et dans mon for intérieurj’attribuai cette indifférence à une certaine jalousie demétier.

– Eh bien ? demandai-je.

– C’est ingénieux, répondit Maurice.

– Est-ce là tout ? m’écriai-je avec unecertaine impatience.

Maurice ne put s’empêcher de sourire.

– Mon cher ami, reprit-il, permettez-moi devous expliquer en quoi et pourquoi vous n’avez réalisé aucunedécouverte utile. Vous vous êtes basé dans vos recherches sur laseule question de sentiment. Si vous n’aviez pas assisté avec moi àce procès, autrement dit si vous n’étiez point venu au tribunalavec cette idée préconçue qu’il fallait absolumentdécouvrir un mystère, vous ne vous seriez pas même posé leproblème. Aujourd’hui il vous faut à tout prix une solution, etc’est sur cette nécessité, que vous vous êtes forgéevous-même, que vous bâtissez un système de toutes pièces. Votresystème d’aliénation mentale, à sa période d’incubation, estcurieux et séduisant à première vue ; dès que cette idée asurgi en vous, vous vous êtes dit : Cela pourrait être vrai,donc cela doit être vrai, donc cela est vrai. Alors vous avez élevévotre petit monument en l’adaptant à des bases de fantaisie.Comprenez-moi bien. Si dans certains faits de la cause, vous aviezvu poindre cette idée de folie ; si alors, saisissant en maince fil, si ténu qu’il parût, vous vous étiez engagé dans lelabyrinthe des circonstances accessoires et que peu à peu cespoints de repère se fussent rangés d’eux-mêmes sur votre route,vous conduisant insensiblement à la certitude, alors je vous diraisque vous avez raison, et je n’aurais pas assez de félicitations àvous adresser. Mais laissez-moi vous dire que vous avez agi defaçon toute différente. Vous avez admis d’abordl’aliénation mentale et vous avez fait entrer l’affaire Beaujondans votre cadre, la torturant au besoin comme sur un lit deProcuste.

Je baissai la tête, sentant toute la justessede ces observations.

– Et en résumé, continua l’impitoyableanalyste, sur quoi comptez-vous pour établir la véracité de votrehypothèse ? Sur un délai lui-même hypothétique, sur une chanceplus ou moins probable que la folie se développera par laréclusion, que l’accès qui se serait déjà produit se reproduirait.Mais supposez un instant que, ainsi que le fait s’est déjàprésenté, l’hallucination tout accidentelle ne se renouvellepoint ; supposez encore que la secousse même produite par lacondamnation ait amené la guérison, où en sera votredémonstration ?

– Assez ! m’écriai-je, je me rends.

– Vous vous rendez aussi vite que vous avez sutriompher. Croyez-moi, cher ami, pas plus de découragement qued’entraînement irréfléchi…

– Laissons cela. J’ai fait un impair,comme l’on dit.

– Du moins votre erreur n’est-elle pasdangereuse et ne fera-t-elle de tort à personne. Donc ne vousdésolez point, vos recherches même témoignent d’une grande volonté.Mais, comme vous le dites, laissons cela. J’ai besoin de vous.

– Je suis tout à vous, mais du moins ne metiendrez-vous point au courant du résultat de vosrecherches ?

– Si fait, mais laissez-moi me livrer d’abordà ces recherches. Pourriez-vous savoir si jamais Defodon a étémalade, et retrouver le médecin qui l’aurait soigné ?

– C’est facile.

– Comme nous n’avons pas de temps à perdre,j’abuserai de votre complaisance. Veuillez aller immédiatement àl’hôtel de Bretagne et du Périgord demander si la chambre occupéepar Defodon est libre et louez-la aussitôt pour moi. Surtout quel’on ne touche à rien et qu’on la laisse exactement en l’état oùelle se trouve…

– Cela sera fait.

– Bien. Maintenant, je vais vous demanderquelque chose qui pèsera à votre amitié. J’ai besoin de quinzejours d’absolue solitude. Voulez-vous me les donner ?…

– Oui, grand alchimiste. Je ne viendrai pastroubler le grand œuvre !

– Pour vous remercier, je vous diraiceci : Beaujon a étranglé Defodon. Son récit estabsolument vrai. Donc Beaujon est innocent.

– Et il n’est pas fou ?

Maurice se leva, me serra la main et me dit ensouriant :

– C’est aujourd’hui mardi, donc d’aujourd’huien quinze jours, je vous attends.

X

On comprendra si je devais être exact aurendez-vous. J’avoue très franchement – dût-on me taxer de vanitéou d’inconséquence – que, pendant toute cette quinzaine, je mecreusai la tête pour trouver la solution du problème dont jem’étais promis, dont je m’étais imposé d’étudier les termes.J’avais dû, à mon grand regret, abandonner l’hypothèse del’aliénation mentale. En effet, groupant à nouveau les diversescirconstances du procès, je n’avais rien trouvé qui pût produire enmoi – je ne dirai pas une certitude, mais seulement une probabilitéréelle.

Quelle était donc la voie suivie parMaurice ? Cet homme commençait à éveiller en moi une surpriseprofonde. Dix fois j’étais allé frapper à sa porte, dix fois ilm’avait été répondu qu’il était à la campagne. Aucun de nos amis nel’avait rencontré, il était devenu complètement invisible. Était-ilabsent de Paris ? Pour moi je ne le croyais pas. Je comptaisles jours, et l’affaire Beaujon était devenue pour moi une sorte decauchemar. Maurice n’avait-il pas dit qu’il étaitinnocent ?

Certes, l’opinion publique est facile àcontenter. Quand un homme est sous le coup d’une accusationcapitale et qu’il échappe à la peine de mort, alors même qu’il estfrappé d’une terrible condamnation, l’impression générale estcelle-ci : Il est bien heureux de s’en tirer à ceprix.

On ne songe pas à plaindre l’homme dont la vieest perdue, qui a devant lui dix longues et mortelles années dedétention, qui voit tout son avenir détruit, toutes ses espérancesbrisées. Il est si heureux de s’en être tiré à ceprix ! Passionné pour les condamnés à mort, pour les coupablesfrappés d’une peine perpétuelle, le public est indifférent pour lescondamnations à temps, sans réfléchir que les premièresannées sont aussi horribles et aussi douloureuses, quelle que soitla durée de la peine à subir. L’espérance ne vient que bienlongtemps après l’épuisement du désespoir.

Par exception, le silence ne s’était pas faitimmédiatement autour de l’affaire Beaujon ; et ce regain depopularité était dû à l’étrangeté du personnage qui avait comparudevant les assises sous le nom de fille Gangrelot. Cette aventurel’avait mise à la mode et, pour tout dire, avait fait sa fortune.La voiture et les promenades au Bois ne s’étaient pas faitattendre ; les viveurs l’avaient appelée à leurs soupers etleurs raouts ; sa bêtise même faisait sa force. Elle étaitpassée à l’état d’étoile ; on parlait de son prochainengagement dans un théâtre de genre. Enfin, il ne lui manquait pluspour arriver à l’apogée de sa gloire éphémère, que le mariageobligatoire avec quelque Anglais excentrique.

L’attention avait donc été ramenée versBeaujon, qui, on le sait, s’était immédiatement pourvu encassation.

À la suite des accès de colère dont il avaitété saisi lors de sa réintégration dans la prison, Beaujon avaitété en proie à une fièvre ardente qui avait mis ses jours endanger.

À cet état avait succédé une prostrationgénérale. On redoubla de surveillance à l’égard du condamné, auquelon supposait des idées de suicide.

Les petits journaux s’étaient emparés de laBestia et lui avaient fait une popularité de mauvais aloià la Nina Lassave. L’ancienne maîtresse de l’assassin Beaujonendossait quotidiennement des mots que lui attribuaient lesfaiseurs ordinaires. Sa bêtise, exagérée à dessein, menaçait dedevenir légendaire. Elle faisait concurrence à La Palice et àCalino, ces deux types de la naïveté inintelligente.

Je notais soigneusement tous cesdétails ; la pensée m’était venue un instant que laBestia pouvait fournir quelques renseignements ; jel’avais surveillée, épiée. J’espérais qu’un mot lui échapperait memettant sur la trace de quelque observation jusqu’alors négligée.Mais en vain.

Je n’avais pas cessé un seul jour de voirl’avocat de Beaujon ; je lui avais fait part de mesperplexités. Mais après avoir accueilli d’abord avec complaisancemon hypothèse d’aliénation mentale, l’homme de loi étaitpromptement revenu à sa conviction première, la culpabilité réelle,absolue, complète de Beaujon, pour accepter dans son intégrité lesystème de l’accusation ; sans attribuer à la jalousie seulele mouvement de violence de l’assassin, l’avocat pensait qu’unmotif accidentel avait donné lieu à la querelle à la suite delaquelle Defodon avait succombé.

– Vous devriez connaître mieux les jeunesgens, me disait-il. Ils ont souvent des pudeurs inouïes, et lacrainte du ridicule peut les amener à de véritables aberrations. Ily a eu querelle, ceci ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute. Maiscette querelle procède peut-être d’un de ces mots sans importancequi échappent parfois dans la conversation, et c’est la banalitémême de ce point de départ qui s’oppose à ce que Beaujon le fasseconnaître. Je suis convaincu de plus qu’il n’avait pas l’intentionde tuer. Dans cette courte lutte, le même accident aurait pu seproduire en sens contraire ; Defodon aurait pu tuer Beaujonsans plus de préméditation.

« En somme, le verdict du jury a tenucompte de ces circonstances. Si la conduite de Beaujon estsatisfaisante, comme je l’espère, on lui procurera quelquesadoucissements dans sa captivité. Il pourra être bibliothécaire,comptable, que sais-je ? Enfin, d’ici à quelques années, onobtiendra remise d’une partie de sa peine. Croyez-moi, ne vouspréoccupez plus de cette affaire. Il en est malheureusement tropqui sont plus terribles et par conséquent plus intéressantes.

Je me serais peut-être rendu à ces raisons. Ledélai fixé par Maurice était sur le point d’expirer. Il ne m’avaitpas donné signe de vie… Je pensais parfois qu’il n’avait absolumentrien découvert, que peut-être même dès le premier jour il savaitexactement à quoi s’en tenir et que seul l’amour-propre l’avaitengagé à retarder cet aveu.

Mais, malgré, moi, je ne pouvais arracher cespréoccupations de mon esprit. J’étais littéralement obsédé ;mon imagination me représentait Beaujon dans sa cellule, songeant àcette horrible condamnation, se demandant par quel enchaînement decirconstances la fatalité l’avait poussé dans cet abîme… J’accusaisMaurice de lenteur, d’insouciance. Je voulais me persuader qu’avecses facultés extraordinaires il aurait dû réussir plus vite et plustôt.

Un matin, vers sept heures, on frappa à maporte. J’ouvris précipitamment :

C’était Maurice.

Une demi-obscurité régnait dans machambre ; je tirai les rideaux et me retournai en tendant lesbras à mon ami. Mais je reculai involontairement en poussant un cride surprise.

J’ai dans un autre récit (le Clou)esquissé la physionomie de Maurice Parent. C’était, ai-je dit, unhomme d’environ trente-trois ou trente-cinq ans, de taille moyenne,mince et bien proportionné. Son visage, peu frappant à premièrevue, attirait bientôt l’attention par la singularité de ses yeux,dont le regard semblait avoir des propriétés toutes particulières.Ils étaient vifs, mobiles, enfoncés sous l’arcade sourcilière.Lorsqu’ils se fixaient sur un point quelconque, ou lorsque laméditation s’emparait de lui, ils déviaient sous l’influence d’unstrabisme passager, si bien que les rayons des deux yeuxconvergeaient sur l’objet examiné. Lorsque cette attentionavait pour objectif une pensée intérieure, les yeuxs’immobilisaient, se pétrifiaient, se cristallisaient pour ainsidire, et il m’eût été impossible d’expliquer comment ses regardssemblaient se diriger au dedans, et non plus au dehors. Etcependant c’était bien l’impression que ses yeux me causaientalors.

Maurice était ordinairement pâle, mais d’unepâleur saine. Son teint uni avait la couleur mate etuniforme qui tient plus au grain même de l’épiderme qu’à l’état dela santé.

Mais ce matin-là, Maurice était à peinereconnaissable. Il était livide, amaigri comme un anachorètesortant de sa Thébaïde ; les ombres de son visages’accentuaient de touches de bistre ; ses yeux, entourés d’uncercle noirâtre, brillaient comme ces anthracites qui ressemblentaux diamants de la nuit.

– Qu’avez-vous ? m’écriai-je, que vousest-il arrivé ?

Il me regarda avec surprise, et ses lèvresamincies ébauchèrent un sourire.

– Que signifie cette question ? merépondit-il.

– Mais… continuai-je en hésitant, n’êtes-vouspas malade ?

– Nullement.

– Regardez-vous donc, fis-je en l’amenantdevant la glace qui surmontait la cheminée.

Il s’examina longuement.

– Je comprends, murmura-t-il.

Puis, de sa voix claire et nette :

– Ne vous effrayez pas, je suis aussi bienportant que jamais. Un peu de fatigue, voilà tout. Mais laissez-moim’asseoir, nous avons à causer.

En l’entendant s’exprimer avec cette aisanceet cette parfaite liberté, je sentis mes craintes s’évanouir. Nousnous installâmes au coin de la cheminée. J’allais de nouveau luiadresser la parole. Il m’arrêta d’un geste.

– Ne m’interrogez pas, dit-il. Depuis quinzejours, je n’ai pas une seule minute, une seule seconde, laissééchapper le fil de ma pensée ; j’ai suivi sans hésiter, sanschanceler, ma route droite et inflexible. Le temps n’est pas encorevenu où je puis rendre à mon esprit sa liberté d’action. Il fautque je le maintienne, immobile sur le chevalet où je l’ai couché…je n’ai pas entendu la voix d’un être humain. Si je suis venu ici,c’est que je sais que peu à peu je pourrai écouter la vôtre sansque la transition soit trop brusque. Il y a longtemps que je suishabitué à vous entendre : votre note nedésharmonisera pas ma pensée… cela peut vous semblerétrange. Il faut que je m’explique mieux. Envoyez chercher du cafénoir, et dans dix minutes je vous parlerai. Pendant ce temps,laissez-moi seul. Il faut aussi que je m’habitue, que je meréhabitue aux objets qui m’entourent ici.

Je sortis aussitôt.

En dépit de moi-même, je me sentais inquiet.Était-ce donc l’affaire Beaujon qui avait amené chez mon ami cetincroyable changement ? Ou quelque événement inconnu, quelquemalheur l’avaient-ils frappé tout à coup ? Cette admirableintelligence avait-elle donc été ébranlée par un chocsoudain ?

Lorsque je rentrai dans ma chambre, Mauriceétait debout devant la cheminée : son visage s’était éclairci,ses yeux avaient repris leur vitalité, son sourire avait retrouvécette expression à la fois douce et profonde qui donnait à sonregard une beauté exceptionnelle. Il me tendit la main :

– Là ! dit-il, me voilà nivelé,tu vois que cela n’a pas été long.

On remarquera que nous employionsindistinctement le tu ou le vous. Lorsque Mauricese trouvait dans ce que j’appelais la période méditative,alors, involontairement et comme à notre insu, de part et d’autre,nous perdions les formules de la familiarité. Le tutoiement parlequel il m’accueillit me parut de bon augure, et je lui serrai lamain avec effusion.

– Puis-je parler maintenant ? luidemandai-je en souriant.

XI

– Je te pardonne l’épigramme, répondit-il.Car, en vérité, je dois te paraître bizarre. Tu ne me connais pasencore complètement ; je ne sais d’ailleurs si je me connaisbien moi-même. Mais, avec ta bonne volonté, nous allons tâcher denous rendre un compte exact de l’état dans lequel je me trouve. Etd’abord, pour ne pas laisser plus longtemps ta curiosité ensuspens, je te dirai que, depuis la dernière fois que nous noussommes vus, je n’ai pas cessé un seul instant de m’occuper del’affaire Beaujon…

– Ah ! fis-je dans un élan de joieinvolontaire. Et tu as réussi ?

– Pas d’impatience : j’y viendrai tout àl’heure. Je dois te dire que, dès le principe, j’avais un planpresque complètement tracé. Mais l’idée même qui avait surgi en moiimpliquait de telles difficultés que les simples procédés del’induction, applicables à l’affaire Lambert que tu n’as pasoubliée, étaient ici tout à fait insuffisants. Il ne s’agissaitplus dans le cas actuel de faits matériels, palpables, decirconstances, si petites qu’elles fussent, qui pussent me servirde jalons dans mes recherches. Dans l’affaire Lambert, le mariavait assassiné sa femme. Il savait lui-même comment lefait s’était passé, il ne s’agissait donc en quelque sorte que dele faire parler, d’interroger les événements eux-mêmes, deretrouver, si je puis dire ainsi, la trace physique qu’ils avaientnécessairement laissée de leur passage. Tu comprends toutel’importance de ce point : le meurtrier savait, ilfallait se substituer à lui, entrer dans sa pensée, l’étudier dansses moindres mouvements, dans les plus insignifiantesmanifestations de sa conscience. Pour tout dire, le problèmeexistait, les termes en étaient posés. On était à larecherche d’une inconnue, mais au moins on était en possession despremiers termes de l’équation. Ici, au contraire, écoute bien ceciet que cela te serve de renseignement sur l’utilité des moyensbarbares employés au moyen âge pour parvenir à la découverte de lavérité, Beaujon eût-il été appliqué à la torture, à la questionordinaire et extraordinaire, eût-on brisé ses membres, déchiré soncorps, jamais on n’aurait pu lui arracher un aveu réel.

« Peut-être se serait-il avoué coupable,peut-être eût-il bâti une fable pour donner corps à l’accusation etpar conséquent faire cesser ses tourments. Mais il aurait menti,par cette raison effrayante, incroyable, qu’il neconnaissait pas, qu’il ne connaît pas la vérité.Ceci semble insensé ; ce n’est rien encore. Beaujon était seulavec Defodon, nul n’a pénétré dans la chambre ; c’est bienBeaujon qui a tué Defodon, et Beaujon ne sait ni comment nipourquoi le fait s’est produit. Chose plus effrayante encore :il peut croire qu’une partie du système d’accusation estfondée ; il peut supposer que Defodon s’est jeté surlui dans un accès de jalousie. En un mot, ni commissaire de police,ni juge d’instruction, ni procureur général, ni jurés, niprésident, ni accusé ne savent la vérité…

Maurice s’arrêta. J’étais atterré.

– Ainsi, m’écriai-je, sans toi… (et j’appuyaifortement sur ces mots), sans toi, jamais on n’aurait connu cettevérité…

– Je n’y mets aucune vanité, crois-le bien.Mais ce que tu viens de dire est exact. Sans moi, ceproblème fût resté à jamais insoluble. Il fallait ce concours decirconstances inouïes, que tu me fisses la proposition dont tu tesouviens, que certains mots dans l’acte d’accusation et lesréponses des accusés me donnassent l’éveil, et qu’enfin je fussevenu assister à ces débats, moi que l’insoluble attire, quel’inconnu subjugue, que l’impossible fascine. Il fallait en outreque je ne fisse pas fausse route une seule minute, et maintenant,je vais t’expliquer le sens de mes premières paroles, je vaist’expliquer pourquoi tu ne m’as pas vu, pourquoi tu n’as pasentendu parler de moi depuis ces quinze jours…

En vérité, dans ce moment où, maître delui-même, Maurice, de sa voix calme, exposait lentement, sansemphase, sans entraînement, la philosophie de cette incroyableaffaire, je me sentais saisi pour lui d’une admiration sansbornes ; sa tête s’était rejetée en arrière, son regard avaitpris cette fixité qui le rendait si remarquable : oncomprenait ce qu’avait été au temps antique la Pythie sur sontrépied.

– Tu as donc bien saisi, continua-t-il, cefait important. Tout point de repère me manquait. Il fallaitreconstruire le drame de toutes pièces, non en ce qui constituaitla scène même du meurtre, mais dans ses antécédents, dans sescauses. C’est d’ailleurs ce qu’avait tenté de faire l’accusation ens’attachant à la prétendue passion de ces jeunes gens pour laGangrelot. Or, voici quel a été mon premier mode de procéder.Étudiant avec la plus minutieuse attention, je dirais presque à laloupe, les termes de l’acte d’accusation, les réponses de Beaujon,les dépositions des témoins, je me suis demandé si des détailsn’étaient point passés inaperçus qui comportassent un examen plussérieux. Et tout d’abord, j’ai acquis une conviction absolue,procédant d’une constatation dont tu vas toi-même reconnaîtrel’exactitude. Dans toute cette affaire, on s’est préoccupé du passéde l’accusé ou des témoins, on a groupé, après les avoirrecherchées, toutes les circonstances de nature à éclairerl’opinion sur leur caractère, sur leurs sentiments probables. On afait, en un mot, sur Beaujon, sur la Bestia, une enquêtesoigneuse. Mais on a complètement négligé de faire le même travailau sujet d’un des acteurs de ce terrible drame ; on n’a pas unseul instant recherché qui était moralement et physiquementDefodon, la victime, le mort. D’enquête à son sujet, il n’en a pasété question. Ainsi agit toujours la justice, obéissant à l’une desinfirmités de la nature humaine. Elle se donne un objectif ;elle délimite d’abord la route qu’elle devra suivre et ne s’enécarte à aucun prix. Pour elle, le raisonnement a étécelui-ci : Beaujon est coupable ; il ne peut pas ne pasêtre coupable ; il faut donc justifier l’accusation. Tous cesraisonnements sont de bonne foi.

« Alors on cherche, on bâtit un systèmesur un plan donné d’avance, on néglige ce qui ne paraît pasconcluant, on donne une importance énorme à des faits qui neseraient point remarqués si, de prime abord, on n’avait pas laconviction de la culpabilité, et c’est ainsi qu’on voit produiredevant les jurés ces conversations qui n’avaient aucune valeur,qu’on rappelle ces mots qui n’avaient aucun sens précis. Onpressure, on torture les moindres détails pour les ajuster au mouleconstruit par la prévention. Dans le cas actuel, il est facile dereconnaître les traces de ce travail. Les éléments réunis parl’enquête n’ont convaincu personne ; le verdict même du juryen est la preuve. Que sont en ce cas les circonstances atténuantes,sinon la constatation d’un doute ?…

« Maintenant, continua Maurice, venons àceci : nous sommes en présence de trois systèmesdifférents : l’un, formulé par l’accusation, attribuant lemeurtre de Defodon à un acte volontaire de Beaujon, non prémédité,mais déterminé par une explosion irrésistible de colère et dejalousie. Le second système, si toutefois il mérite ce nom, estcelui de Beaujon. Je ne sais rien, dit-il ; Defodon s’est jetésur moi, j’ignore pour quelle raison. Je me suis défendu et j’ai eule malheur de le tuer. J’arrive, moi, avec le troisième système quiest la vérité…

– Beaujon est innocent, m’écriai-je.

– Absolument.

– Alors, il est fou !

– Non pas. Tu tombes toi-même dans le défautque je te signalais. N’y a-t-il donc, en dehors de Beaujon,personne dont l’état ait dû influer sur l’événement ?…

– Defodon !

– Enfin, tu as bien voulu penser à lui.Remarque combien cette idée a été lente à se produire sur toi…

– Alors, selon toi, Defodon, dans un accès defolie, s’est jeté sur Beaujon… oui, en effet, rien de plusrationnel, rien de plus plausible. Qu’il est étrange que cettepensée ne soit venue à personne !…

– Fort heureusement ! reprit Maurice ensouriant. Car d’un seul bond tu vas aux dernières limites dupossible. Je ne t’ai pas amené à ce point de ma démonstration pourte déclarer que tel ou tel était l’état de Defodon, mais uniquementpour que tu comprisses qu’il y avait là toute une voie nouvelle, àsavoir l’étude de l’état de Defodon. Comprends-tu la faute commisepar tous ? L’acte de Beaujon a violemment attiré l’attentionsur lui ; c’est donc lui qui, dès le principe, est devenu lepoint de mire de toutes les recherches. Or, je dis que c’était surDefodon que devait se diriger l’enquête… c’est cette tâche que j’aiassumée.

J’écoutais avec une attention croissante.C’était tout une révélation, et je sentais instinctivement queMaurice était sur la véritable piste. Il continua :

– Tu dois comprendre maintenant commentpendant quinze jours je me suis absolument séquestré dumonde : j’avais besoin de m’identifier à la nature d’un hommeque je n’avais pas connu, de reconstituer pièce par pièce uncaractère que je n’avais jamais été à portée d’apprécier, et jen’avais d’autres données que quelques mots saisis çà et là dans desactes et des pièces où quelques points de repère s’étaient glisséspar hasard et comme à l’insu de tous. Ces quinze jours, je les aipassés dans la chambre où le crime a été commis… je discrime pour me conformer au verdict rendu ; mais jeprouverai qu’il y eut purement et simplement accident. Oui, pendantquinze jours, dormant à peine, ne mangeant que tout juste assezpour ne pas mourir de faim, j’ai vécu de la vie de Defodon, j’aisurexcité ma propre nature pour la mettre au diapason de la sienne,et… j’ai réussi…

– Eh bien ! m’écriai-je en voyant qu’ils’arrêtait.

– Je ne veux point t’en dire plus.Aujourd’hui, à trois heures, viens à l’hôtel de France et duPérigord, rue des Grès, tu y trouveras quelques autres personnesque j’ai convoquées, et là je vous dirai tout. Alors, du reste,aura lieu une épreuve suprême qui prouvera la réalité de mesdéductions… À trois heures donc !

– À trois heures.

Et Maurice sortit.

XII

L’hôtel de la rue des Grès était une de cesvieilles maisons, à l’allure lourde et respectable, comme il n’enreste guère aujourd’hui. On devinait que des générationsd’étudiants avaient passé par là, et que sur ce palier plus d’unavait frissonné sous son habit râpé, qui, aujourd’hui, occupait uneplace parmi les privilégiés de la Faculté ; plus d’un s’étaithâté, devant la loge du concierge, craignant une réclamation, qui,aujourd’hui, comptait les revenus d’une clientèle sérieuse ;plus d’un enfin était sorti, la tête haute et le front étincelantd’espérance, qui était mort dans quelque coin, rongeant sa dernièredésillusion avec son dernier morceau de pain.

Au résumé, maison mal tenue, d’apparence morneet grognon. Sa façade semblait dire : Je suis ce queje suis. Qui ne veut de moi peut passer.

C’était là qu’avaient demeuré Beaujon etDefodon. Je m’enquis auprès de la propriétaire qui occupait lebureau. Elle m’indiqua la chambre. J’y montai rapidement, par unvieil escalier, large et solide, à rampe fièrement campée, àbalustrade massive, surchargée de poussière, où mes doigtstémoignèrent par écrit qu’on n’avait guère épousseté.

Je frappai à une lourde porte, qui s’ouvritaussitôt. Maurice était seul. Je regardai autour de moi aveccuriosité.

– Voici la chambre, me dit Maurice.

La description qui avait été faite par Beaujonà l’audience était exacte. C’était une grande pièce, d’anciennesconstruction et disposition, comme toute la maison, une de ceschambres comme on n’en trouve plus qu’au Marais ou dans le faubourgSaint-Germain. Les murs étaient couverts d’un papier autrefoisdécoré de fleurs, mais aujourd’hui de couleur si ternie, si fanée,que tout disparaissait sous une même teinte grisâtre. Il étaitdéchiré en plusieurs endroits, notamment au-dessus de laplinthe.

En entrant on avait à sa droite la fenêtrehaute et large ouvrant sur la rue ; à sa gauche, occupantpresque toute la largeur du panneau, un lit, forme dite bateau. Degrands rideaux de calicot blanc, bordés d’une bande de jaconas àfleurs jaunes, pendaient d’une flèche fixée au mur et enveloppaientle lit ; trop courts cependant pour toucher le parquet, ilss’arrêtaient à mi-hauteur du bateau. À la tête du lit, un de cesmeubles, connus de nos pères sous le nom de servantes,faisait office de table de nuit. En face de la porte, une cheminéesurmontée d’une glace faite de deux morceaux, encadrée de boispeint en blanc : dans ce cadre, au-dessus du miroir, lesrestes d’une vieille peinture qui au temps jadis avait eu laprétention de représenter des amours lutinant une nymphe. Auprès dela cheminée un fauteuil en velours d’Utrecht, forme ditebergère ; à terre, devant le lit, une descente de litcoupée dans quelque ancienne tapisserie. En face de la cheminée,c’est-à-dire auprès de la porte d’entrée, un bureau en boisnoirci.

Maurice avait fait disposer devant la fenêtreune table ronde recouverte d’un drap vert, sorte de bureau autourduquel des fauteuils semblaient attendre un conseild’administration.

– Je t’ai fait venir le premier, me ditMaurice, afin que tu pusses m’aider dans mes dernièresdispositions.

– Qui attends-tu ?

– Trois personnes d’abord, qui prendront placeavec nous à cette table, puis quelques témoins, et parmi eux, lepère de Defodon. C’est à son sujet que je dois te faire quelquesrecommandations. La propriétaire a mis à ma disposition la chambred’à côté. C’est là que restera M. Defodon père, jusqu’à ce quej’aie besoin de lui. Tu iras le chercher lorsque je te ledirai.

– C’est bien. Mais quelles sont les troispersonnes qui doivent constituer notre tribunal, car je devine queton intention est de refaire l’instruction et le procès ?…

Au même instant, on frappa à la porte. Mauriceouvrit. Je reconnus B…, l’avocat de Beaujon ; il étaitaccompagné d’un vieillard.

– Je vous remercie de votre exactitude, ditMaurice en serrant la main de B… et en saluant le vieillard.

Il me présenta à ce dernier, puis m’apprit quec’était le président du jury qui avait condamné Beaujon.

Un instant après arriva la troisième personne.Je ne pus retenir un geste de surprise : c’était l’avocatgénéral qui avait requis dans l’affaire.

– Monsieur, dit-il à Maurice, vous avez faitappel à mon impartialité et à mon honneur de magistrat ;l’estime toute particulière que m’inspire votre caractère a faittaire en moi toute hésitation. Quelque étrange que puisse paraîtrecette démarche, j’ai la conviction qu’un homme de votreintelligence apprécie toute l’estime dont lui témoigne maprésence.

Comment Maurice avait-il pu décider l’avocatgénéral et le président du jury à cette révision intime d’uneaffaire déjà jugée, c’est ce qu’il serait difficile de comprendre,si l’on ne tenait compte de l’ascendant extraordinaire qu’il savaitprendre sur les hommes avec lesquels il se mettait en relation.Ancien employé de ministère, sans grande fortune, sans titreofficiel, Maurice était partout accueilli avec la considération queméritait et que lui conciliait sa grande intelligence.

En ce moment, j’étais fier de lui, et malgrémoi je ne pouvais me défendre d’un certain mouvement d’inquiétude.Je le regardai, il était calme, quoique plus pâle qu’à l’ordinaire.Mais ses yeux parlaient, vivaient, imposaient la confiance. Je luiserrai vivement la main, comme à la dérobée. Il se retourna, meregarda avec douceur, me fit un petit signe comme pour me rassurer,puis invita ses hôtes à prendre place autour de la table.

– Ah ! fit tout à coup Maurice en setournant vers moi, j’attends aussi un médecin ; dès qu’il seraarrivé, tu le placeras à côté de M. Defodon père, dans l’autrechambre. Il sait ce qu’il a à faire. Maintenant, messieurs,continua-t-il en s’inclinant légèrement devant ses hôtes, je suis àvous.

Il plaça sur la table divers objets, despapiers, une petite boîte, et, assis sur le fauteuil qui s’adossaità la fenêtre :

– Messieurs, commença-t-il, il y a en cemoment, dans une cellule de prison, un homme qui a été condamné àdix années de réclusion ; cet homme a failli être condamné àmort. Eh bien ! je vous affirme, et vous serez bientôt de monavis, que cet homme est absolument innocent. Loin de moi la penséed’accuser ici ceux qui ont contribué de près ou de loin à sacondamnation ; car, lorsque vous saurez la vérité, vouscomprendrez qu’il était impossible à la justice de connaître lesincroyables circonstances de cet accident.

Je regardai l’avocat général et le présidentdu jury ; ils ne firent pas un seul geste de protestation nid’incrédulité. Ils attendaient.

Maurice ouvrit une petite boîte plate qui setrouvait à portée de sa main.

– Ceci, dit-il, est le portrait de Defodonfait après décès ; veuillez le regarder avec soin, vous bienpénétrer des traits de cette physionomie…

Le portrait passa dans chaque main.

– Vous comprenez, reprit Maurice, que ceportrait est le premier témoin dont l’examen puisse apporter iciquelque lumière. En effet, l’homme est mort rapidement, laphotographie a été tirée presque aussitôt, la physionomie de lavictime a gardé l’empreinte des sentiments qui éclatèrent dans cecerveau au moment même de la commotion mortelle. Interroger ceportrait, c’est donc le seul moyen qui soit en notre pouvoird’établir une communication quelconque entre la victime et nous, etsinon le seul, comme je vous le prouverai, du moins le premier, leplus simple et le mieux à notre portée. Ne croyez pas d’ailleursque je joue sur les mots. Il est possible d’interroger une choseinerte. La regarder rapidement, d’un coup d’œil inattentif,irréfléchi, si je puis dire, c’est ne lui rien demander. Aucontraire, tendez votre esprit sur cet examen, étudiez une à unetoutes ses lignes et vous serez surpris de voir l’idée se dégagerpeu à peu et s’imposer à votre conscience.

– Cette physionomie, continua Maurice, porteun caractère saillant, évident. Quel est-il à votre avis, monsieurl’avocat général ?

– C’est évidemment la terreur, répondit lemagistrat.

Maurice ne put réprimer un sourire.

– Permettez-moi de vous arrêter à cettepremière appréciation. Non, cette physionomie n’exprime pas laterreur ; examinez avec moi, et vous allez en être convaincu.Prenez cette glace et regardez-vous bien. Bien, maintenant donnez àvotre physionomie l’expression de l’effroi. C’est cela, maisaccentuez… accentuez encore.

Le magistrat, obéissant au désir de Maurice,s’efforçait de traduire sur son visage le sentiment de la terreurla plus profonde. Il tenait à la main une petite glace ovale etétudiait curieusement les contractions qui se produisaient sur sonvisage.

– Fort bien, s’écria Maurice, une seconde depatience. Remarquez ces points principaux. Vos yeux sontdémesurément ouverts, les sourcils relevés, le front est plissé. Labouche est ouverte, les joues sont tendues sans un seul pli, lesrides même qui contournent la bouche à la commissure des lèvres ontdisparu. Caractère général, extension de la face… maintenant,regardez encore cette photographie et dites-moi si votre idéesubsiste.

– C’est vrai, s’écria l’avocat, aucun de cescaractères ne se reproduit sur ce visage…

– Encore un détail important : dans latension des traits sous l’impression de la terreur, les lèvres,notamment, sont dépourvues de toute espèce de pli ou decontraction… regardez les lèvres du mort…

L’observation était juste. La lèvre inférieuredu portrait était tordue et en quelque sorte convulsée.

– Vous me pouvez faire observer que la mort,quoique récente lorsque ce portrait a été fait, peut avoir modifiécertains traits… je serais de votre avis si nous constations uneabsence de contractions. La mort peut produire le repos etla distension des muscles. Mais toutes les contractions qui ontsubsisté pendant la première heure qui a suivi le décès ontévidemment, nécessairement, préexisté à la mort ou plutôt se sontproduites simultanément avec la catastrophe finale. Étudionsmaintenant le caractère de ces contractions qui, jusqu’ici, vousparaissent, comme à moi, ne pas être expliquées par l’effroi.Certes, je sais que rien ne pouvait venir plus naturellement àl’esprit que cette première hypothèse. Une lutte s’engage, le plusfaible succombe. Au moment où il sent que sa force est en défaut,il est saisi d’une terreur folle… oui, cela est vrai, à moins(écoutez bien ceci), à moins qu’un sentiment plus violent, plusimpérieux, n’absorbe toutes ses facultés et ne le rende inconscientd’un danger que rien ne lui fait prévoir…

Nous respirions à peine, dans la crainte detroubler Maurice dans sa démonstration. Nous pressentions que lavérité allait se dégager de ces préliminaires.

– Or, le caractère typique, absolu, évident decette physionomie, c’est le dégoût, un dégoût intense,profond, énorme. Vérifions le fait. Le signe caractéristique dudégoût, c’est la contraction de la lèvre inférieure, dont lesextrémités s’abaissent tandis que le milieu de cette lèvre serecourbe sur lui-même et fait, selon une expression vulgaire, maisd’une clarté complète, bourrelet.

Nous exécutâmes tous instinctivement lemouvement.

– Voyez, la lèvre supérieure remonteviolemment, la lèvre inférieure s’abaisse. Sous la pression exercéesur les joues par la motion de la lèvre supérieure, les deux plisdont je parlais tout à l’heure et qui sillonnent le visage desnarines aux coins de la bouche s’accentuent vigoureusement et secreusent. En même temps, le nez se relève et il se forme des plistransversaux à la jonction des sourcils. Les yeux, au lieu des’ouvrir démesurément, comme dans la terreur, se rapetissent aucontraire sous le gonflement des paupières. La peau du front, tiréeen bas, est sans rides… Regardez ce portrait. C’est le type dudégoût… et voilà ce qu’il nous répond lorsque nousl’interrogeons : L’homme est mort dans un accès de dégoûtterrible, irrésistible… Ce que je vous dis n’est-il qu’unehypothèse plus ou moins ingénieuse ? La réponse est dans lacontraction de la lèvre inférieure. Aucune sensation, jedis aucune, n’a pour caractère accessoire ce trait qui est inhérentau dégoût. Le premier degré du dégoût est le dédain ; ici lalangue elle-même nous aide. Lèvre dédaigneuse, la formuleexiste, c’est la lèvre inférieure qui avance, tandis que la lèvresupérieure s’y appuie fortement.

– Toutes ces déductions, dit le juré, sontd’une justesse admirable. Il est évident que, lors de la crisefatale, Defodon était sous l’empire du dégoût ; maisallierez-vous le dégoût, sentiment tout répulsif et deretraite, si je puis dire, avec cette action violente quiaurait porté la victime à se jeter sur Beaujon ?…

XIII

– Votre observation, reprit Maurice, vientelle-même au secours de la vérité ; vous verrez comment, toutà l’heure. Je retiens le mot, et, comme on dit au Palais, j’enprends acte. Dégoût, sentiment qui a pour résultat le désir des’éloigner, de faire retraite, comme vous l’avez si biendit. Or, se retirer d’ici, n’est-ce pas aller là,c’est-à-dire se mouvoir en un sens opposé à l’objet qui cause ledégoût ? Plus le dégoût sera violent, plus l’objet qui l’auracausé inspirera la répulsion, et plus sera vif le mouvement deretraite, d’éloignement, c’est-à-dire de tendance vers unpoint éloigné de celui où se trouve l’objet en question. Supposonsque j’aie horreur des crapauds. Je marche dans un pré. Vous êtesderrière moi. J’aperçois à mes pieds un de ces horribles animaux,je fais un mouvement de recul, de retraite, et je vous heurteviolemment.

Je ne sais quelle idée surgit à ce moment dansmon esprit. Il me sembla entrevoir le but vers lequel tendait cettedémonstration ; mais je me contins. Au même instant, onm’avertit que les témoins attendus étaient arrivés. J’allai prendreles dispositions dont m’avait parlé Maurice, puis je revins, aprèsavoir placé le médecin auprès de M. Defodon père.

Dès que je fus rentré, Maurice reprit laparole :

– Ce premier résultat obtenu, je croisnécessaire de le laisser provisoirement de côté et d’étudiermaintenant le caractère et la nature même de la victime. Ici encoreles documents semblent nous faire défaut. Mais vous reconnaîtrezavec moi de quelle importance vont être pour nous certains mots,certaines opinions qui se retrouvent dans les diverses dépositionsapportées au procès, importance qui se double par cetteconsidération, que ces manifestations n’ont été provoquées paraucune question et ne se rapportent pas à un système conçud’avance. Je m’explique : Tous ceux qui ont été amenés, par lalogique même de leurs réponses, à parler du caractère de Defodon,ont appuyé sur sa sensibilité nerveuse. Cette sensibilité étaittelle qu’on l’avait surnommé la petite dame ; vousn’avez pas oublié ce mot. D’autres fois, on lui demandait, enplaisantant, s’il avait ses nerfs. La fille Gangrelot nousa dit, dans son langage trop énergique pour n’être pas exact :Ce n’était pas un homme. Dans sa pensée, ce mot s’applique à unesensibilité peu appréciée de ce genre de femmes, et aussi à unefaiblesse d’organisation sur laquelle il est inutile d’appuyer.Vous allez entendre à ce sujet les explications données par lafemme qui, à la pension bourgeoise, servait ordinairementDefodon.

Maurice me fit un signe, et j’introduisisMlle Annette, fille de salle au restaurant :cette brave servante semblait surprise au dernier point de cetappareil si peu usité dans une chambre d’hôtel. Maurice l’invita às’asseoir.

– Mademoiselle, dit-il, vous avez sans douteété surprise de la lettre que vous avez reçue. Pour des raisonsimportantes je ne vous ai point vue avant aujourd’hui. Vous lereconnaissez, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur. Je ne vous connais pas.

– C’est à votre patron que je suis alléparler, et c’est lui qui a bien voulu me permettre de vous appelerici. Serez-vous assez bonne pour nous donner quelquesrenseignements ?

– Sur quoi, monsieur ?

– Vous connaissiez bien Defodon ?

– Le pauvre garçon. Ah ! je lecrois ! On a joliment bien fait de condamner l’autre ; ona été trop doux, voilà tout…

– C’était un bien charmant garçon, n’est-cepas, ce Defodon ?

– Ah ! monsieur, et doux comme unefille ; qui n’aurait pas fait de mal à une mouche !

– Il n’était pas fort, je crois ?

– Pour ça, non ; et puis, voyez-vous, onsentait qu’une pichenette l’aurait tué, ce garçon. À lamoindre chose, il tremblait comme une feuille…

– Ah ! il tremblait ?

– Quelquefois c’était si fort qu’il pouvait àpeine tenir son verre…

– Mais ce tremblement n’avait-il pas été lasuite d’excès ?

– Des excès ? N’en dites donc pas de mal…Si c’est pour ça que vous m’avez fait venir, ce n’était pas lapeine… Tenez, je me rappelle qu’une fois il a eu presque une crisede nerfs… savez-vous pourquoi, le pauvre chéri ? Parce qu’ilavait trouvé un cricri dans son pain.

– Un cricri ?

– Oui, une de ces bêtes noires quisont chez les boulangers… Je le vois encore : il est devenutout pâle… puis il s’est levé de sa chaise, tout brusquement… mêmequ’il a manqué de tomber en arrière…

– Il était nerveux ?

– Nerveux, oui, c’est ça, et puis… dégoûté,oh ! dégoûté comme une petite maîtresse…

Nous nous regardâmes avec un signed’intelligence. Cet interrogatoire, si habilement et si patiemmentconduit, corroborait de la façon la plus frappante et la plusinattendue les déductions de Maurice.

Il remercia Annette, qui se retira trèsétonnée de l’importance que l’on paraissait attacher à sesdéclarations.

– D’après ces renseignements, dit Maurice,vous appréciez comme moi combien l’organisation de Defodon étaitsusceptible d’excitation. La moindre commotion l’ébranlait, etj’appelle votre attention sur le détail du cricri. Nousallons entendre maintenant M. Lafond, vieux jardinier de lafamille Defodon, dont la déposition, je l’espère, aura la plusgrande importance au point de vue qui nous occupe.

Le père Lafond était un vieillard de soixanteans, robuste et bien portant. Aux premières paroles qui lui furentadressées, il se mit à sangloter.

– Mon pauvre jeune maître, s’écria-t-il, sivous saviez combien je l’aimais !

– C’est vous qui l’avez élevé ?

– Si vrai que j’ai planté un orme le jour desa naissance et que c’est aujourd’hui un grand et bel arbre.

– Vous vous souvenez de son enfance, quand ilcourait à travers le jardin…

– Oui, oui. C’était un si gracieux petitenfant, tout doux, tout gentil. On le prenait pour une petitefille, mêmement qu’il en avait tous les goûts… un petit peupeureux. Le noir lui faisait grande crainte. Et puis,surtout, oh ! ça, je m’en souviens comme si c’était hier, ildétestait les insectes, les bêbêtes comme il disait.

– Ah ! il détestait les insectes, lespapillons ?…

– Les papillons moins, parce qu’ils étaientjolis. Mais c’étaient les bourdons, les guêpes, les araignées… çale dégoûtait, le pauvre innocent. Et quand, par hasard, une de cesvilaines bêtes le cognait dans le jardin, il devenait tout pâle etfaisait une grosse moue toute dégoûtée…

– Vous ne vous rappelez pas quelque faitparticulier à ce sujet ?

– Non… je ne crois pas !… Ah !tiens, si fait… je me rappelle que pendant près de quinze jours, ilne voulait pas passer par une allée, pourtant bien jolie, sous boiset ombreuse… Moi, je lui disais comme ça : « Mais viensdonc, petit ! » – Non, non ! et il criait et iltrépignait. Alors je l’ai pris dans mes bras et j’ai voulu passeravec lui. Il s’est débattu en criant : Labébête ! la bébête !Croiriez-vousça ? C’était parce qu’une grosse araignée avait fait sa toilejuste à l’entrée de l’allée, la pauvre bête. Ma foi, je l’ai tuée.Du reste, ça tenait de famille. M. Defodon est comme cela…

Le jardinier fut congédié. Maurice me priad’appeler le médecin. C’était un de nos amis, le docteur R…

– Mon cher, lui dit Maurice, tu as bienexaminé M. Defodon ?

– Oui. Tu peux tenter l’expérience.

– Tu es sûr que la commotion n’offre aucundanger ?

– Aucun danger sérieux, j’en réponds. Malgréson état d’excitation nerveuse, il est très fort et j’affirme qu’iln’y a rien à craindre…

– Mais qu’allez-vous faire ? s’écrial’avocat.

– Je vais tenter une expériencedécisive ; la scène qui va se passer vous édifieracomplètement sur les faits qui vous intéressent, et quelquesdernières explications seront à peine nécessaires. J’ai dûseulement prendre certaines précautions afin que la santé deM. Defodon n’eût pas à souffrir d’une épreuve qui aurait puêtre dangereuse dans son état. Vous avez entendu la réponse dudocteur ; je crois que nous pouvons agir.

– Faites donc, répondîmes-nous.

M. Defodon père entra : c’était, onne l’a pas oublié, un vieillard petit, très maigre et agité d’unesorte de tremblement continuel. Ses jambes paraissaient avoir peineà le soutenir. Maurice le fit asseoir sur un fauteuil.

– Monsieur, lui dit-il, quelle que soit ladouleur que vous ait fait éprouvé la perte de votre fils, j’espèreque vous serez assez bon pour bien vouloir répondre aux quelquesquestions que je vais vous adresser et qui n’ont d’autre but que larecherche de la vérité.

Maurice s’était assis auprès du vieillard,devant la table. Il attira lentement à lui une petite boîte carréeet posa le doigt sur le couvercle.

– Peut-être ma demande vous paraîtra-t-elleétrange. Vous souvenez-vous de l’histoire de Pellisson ?

– De Pellisson !

– Emprisonné, Pellisson, dans sa solitude, eutla singulière idée d’apprivoiser un animal qui ordinairementinspire à tous la répulsion la plus grande… Il trouva une araignée,dans un coin de sa prison, une grosse horriblearaignée…

Maurice appuyait sur les mots, et regardantfixement Defodon père :

– Oui, il eut le courage de la prendre entreses doigts… de l’approcher de son visage, tandis que ses longuespattes… remuaient…

– Assez, monsieur, s’écria le vieillard… c’estrépugnant.

– Répugnant ! et pourquoi ?L’astronome Lalande mangeait… bien les araignées… vivantes…

– Ignoble ! murmura le vieillard enfrissonnant.

– Mais oui, il portait sur lui une petiteboîte… semblable à celle-ci.

Il montrait la boîte dont j’ai parlé.

Il la tournait dans ses doigts comme il eûtfait d’une bonbonnière… puis à certains intervalles, ill’ouvrait…

M. Defodon père avait les yeux fixés, surla boîte, son visage se décomposait, devenait livide…

– Et il en tirait… tenez comme ceci !

Maurice ouvrit la boîte, y plongea les doigtset en retira une araignée énorme qu’il approcha vivement duvieillard. Celui-ci, comme frappé d’une commotion électrique,bondit sur sa chaise, se redressa de toute sa hauteur, et, poussantun cri rauque, se rua sur le médecin, comme le noyé qui s’accrocheà une planche de salut, et lui jeta ses bras au cou. Le médecin,par un mouvement rapide, lui mit au front une serviette mouilléequ’il tenait préparée. Le vieillard s’affaissa… il étaitévanoui.

Il y eut un long moment de silence.

Le médecin tâtait le pouls du vieillard ;il nous rassura d’un geste.

– Rien à craindre, il se remet.

L’avouerai-je, nous étions tous horriblementpâles. Le hideux animal se débattait entre les doigts de Maurice etsa laideur dégoûtante nous fascinait. Nous ne pouvions en arrachernos regards. Maurice s’en aperçut, le replaça dans la boîte ets’approcha du vieillard. Celui-ci revenait peu à peu à son étatnormal. Le médecin lui donna le bras, et tous deux sortirent.

– Avez-vous enfin compris ? s’écriaMaurice : le coupable est là, dans cette boîte, c’est cehideux animal qui a tout fait. Lorsque, sur le visage du mort, j’ailu cette expression de dégoût, je me suis rappelé les explicationsde Beaujon. Defodon était dans son lit. Tout à coup son regard estdevenu fixe, il a battu l’air de ses mains.

« Beaujon a vu quelque chose denoir sur son visage, comme une tache. L’homme s’estjeté à bas de son lit et s’est élancé vers Beaujon qu’il a étreintde ses bras… Donc un objet, un être capable d’exciter le dégoût,voilà ce qu’il fallait trouver… Eh bien ! messieurs,regardez.

Maurice écarta le rideau du lit, et nousvîmes, se collant du plafond à la flèche, une énorme toiled’araignée, grise, épaisse…

– C’est à cette toile que j’ai arrachél’animal. Que s’est-il donc passé ? La lampe était sur cettecheminée, sans globe ni abat-jour, jetant la clarté blafarde dupétrole… l’animal était sorti de sa toile… il était sur le rideau,sa teinte noirâtre tranchant d’autant plus sur la blancheur dutissu… Par un accident dont nous n’avons pas à rechercher la cause,tandis que Defodon, fasciné à sa vue, fixait sur l’araignée sonregard effrayé, l’animal est tombé sur son visage. C’est la tachenoire. Defodon a battu l’air de ses mains, comme pour écarterl’ennemi répugnant… puis, dans le paroxysme du dégoût, il s’estenfui… il a fait retraite et s’est jeté sur Beaujon. Lereste s’explique de soi-même. Au moment où il saisissait Beaujon aucou, celui-ci s’est dégagé par un mouvement brutal. La commotion adéterminé la mort immédiate de Defodon… Mais Beaujon n’était-il pasinnocent ?

Maurice avait vaincu.

 

Le jugement fut cassé par la Cour et renvoyédevant d’autres assises.

Maurice fut appelé à titre d’expert. Beaujonfut acquitté…

– Eh bien ! me dit Maurice, qu’endites-vous ?

– Il vous reste un devoir à accomplir, luirépondis-je, faites des élèves.

Partie 5
LA PEUR

I

Le docteur posa son cigare sur la table etnous regarda en souriant, sans dire mot. Vous l’avez tousconnu : c’était un homme de taille moyenne, au visage maigreet anguleux, aux cheveux noirs, à la parole cassante etsaccadée.

Il souriait rarement, étant homme de travailet de méditation : et lorsque ses lèvres se relevaient pourlaisser apercevoir ses dents blanches et fines, c’est que ledocteur sentait au fond du cœur un besoin féroce de raillerie.

– Mieux vaut, lui dis-je, s’expliquerfranchement. Quelle phrase de notre conversation a donc pu exciterainsi votre dédain ?

– Du dédain ! vous ne me connaissezguère. Le dédain touche au mépris et le travailleur ne méprisepersonne…

– Mais encore ?

– Je m’explique, ne voulant pas vous laissersous cette fâcheuse impression. Voici : Depuis tantôt uneheure, vos esprits, emportés dans le vague, s’égarent dans desthéories absolument fausses… vous parlez fantastique, et vouscroyez très ingénieux d’évoquer des fantômes couverts de linceulsd’un blanc plus ou moins douteux, des gnomes horribles, des lémuresdont la Thessalie aurait honte. Assez de ces billevesées. Voyons,entre nous, s’il entrait ici quelqu’un de ces animaux ridicules etgrotesques, vous ririez comme des fous, et c’est à qui lerenverrait, aux coups de son propre balai, au prétendu Sabbat qu’iln’a jamais fréquenté…

– Trêve de railleries, expliquez-vous…

– Vous êtes pressés, messieurs ! Je vousdisais donc que ce qui vous paraît fantastique, c’est-à-direeffrayant, est en réalité enfantin, banal et ridicule. Quelsentiment prétendez-vous exciter ? La peur ! Ehbien ! permettez-moi de vous le dire, ou vous n’êtes pas debonne foi ou vous avez la conviction que rien de ce que vousracontez ne peut amener la terreur, sinon chez les enfants et lesniais. Non, vous n’êtes pas de bonne foi. Vous vous surexcitezvous-mêmes, et vous vous forgez des chimères dont vous vouspersuadez que vous devez avoir peur. Qui d’entre vous croit encoreque les goules viennent la nuit sucer le sang des jeunes hommes, ouque les vudoklaks s’accroupissent la nuit au sein des jeunesfilles ? Voyons, sans rire… là… personne. Or, je vous affirme,moi, que la peur est un sentiment éminemment naturel qui ne peutêtre excité que par des sentiments naturels. Il est dans l’ordrepsychologique ou physiologique des phénomènes tellement étrangesque sous leur influence l’organisme humain est ébranlé comme lesharpes éoliennes dont parle Ossian. Tout l’être vibre à ce soufflequi vient on ne sait d’où… alors se développe en nous une vitalitéde surexcitation dont l’effet n’est plus factice, comme dans cescas où vous inventez des impossibilités… ici, le fait est tangible,le fait est patent… il y a eu énervement, c’est-à-dire doublementd’une des facultés-mères de notre organisme physique et moral.

Ces théories m’impatientaient, j’interrompisbrusquement le docteur :

– Assez, m’écriai-je, concluez, ou donnez-nousdes exemples !

– Les exemples, reprit-il en souriant de sonsourire sarcastique, vous voulez des histoires. Eh bien ! jesuis votre homme. Nous disons donc que le but de tout ceci est devous faire comprendre ce qu’est réellement ce sentiment étrange,enivrant, qui s’appelle la peur, et surtout ce que peuvent être lesconséquences de ce sentiment lorsque, développé en quelque sorteextra-humainement, il arrive à son completépanouissement…

– Nous vous écoutons, effrayez-nous si vous lepouvez.

– Si je le puis… Entendez alors ce qui suit.J’ai assisté aux scènes que je vais dire, et si ma voix traduitexactement mes impressions, je veux vous voir frissonner etpâlir.

 

« Elle était étendue sur son lit dedouleur, la douce enfant, la pauvre Mary. Pourquoi ? Sait-ond’où vient le mal ? Elle a souffert, elle a pleuré, elle atoussé, une écume rougeâtre est montée à ses lèvres et, pâle, elles’est évanouie ; sa tête pâle et flétrie creusait dansl’oreiller un trou plein d’ombre, ses yeux ont paru s’agrandir, uncercle s’est arrondi au-dessus de ses pommettes saillantes etrubéfiées…

« Elle s’appelait Mary.

« Si vous saviez comme Edwardsl’aimait ! Toute jeune il l’avait connue, il l’avait suiviealors qu’elle entrait dans la vie, comme un enfant entrouvrant uneporte derrière laquelle se cache l’inconnu. Il l’avait vue courirjoyeuse à travers les blés, couronner sa tête blonde de bluets etde coquelicots, rire à tout venant, être ou chose : amitiéd’abord, puis amour. Comment cette transformation ? Étrangeeffet de l’âge. Pourquoi, alors qu’il l’aimait bonnement comme unesœur, a-t-il senti tout à coup qu’il la désirait comme femme ?Pourquoi, ce matin-là, alors que, comme tous les matins, elleabandonnait sa main à sa main, a-t-elle rougi – charmante !elle était charmante – et baissé les yeux – longs cils quivoilaient un regard étonné ? Pourquoi cette transformation del’enfant en femme ? Nul ne le sait et tous l’ont senti.

« Bref, le « jet’aime ! » qu’il lui adressait est devenu tout àcoup timide, doux et attendri. Et elle, elle n’a pas osé répondre,timidité, douceur et attendrissement plus émouvants encore.

« Ils se sont mariés, c’est-à-dire qu’unbeau jour ils ont compris que la vie n’était possible qu’àdeux ; ils ont deviné cet égoïsme admirable qui n’admet qu’unseul intérêt sous deux formes distinctes.

« Avoir trouvé la compagne !… lacompagne ! quel rêve ! s’avancer à deux sur cette routequi s’appelle la vie, se heurtant aux mêmes pierres et cueillantles mêmes fleurs !

« Quel est le danger ? Ne pas seconnaître. Or ils ont vécu la même vie, depuis longues années. Ilssavent chacun le fort et le faible de l’autre. Ils ont la notiondes concessions nécessaires, ils savent qu’ici il faut céder, quelà il faut être ferme… Union vraie parce qu’elle est raisonnée.

« Et voici que, sournoisement, lamaladie, tapie au coin de quelque mur voisin, a profité d’unentrebâillement de la porte pour se glisser au chevet de Mary…elle, si forte, si rose, si jeune, voilà qu’elle est malade, voilàque, voulant se redresser, elle est retombée faible et immobile,étonnée de cette lassitude…

« On m’envoya chercher. Mes amis, je mecrois savant. J’ai beaucoup travaillé, j’ai consacré toute ma vie àl’étude, j’ai scruté dans leurs replis les plus cachés les secretsde l’organisme humain… Eh bien ! je l’avoue, je ne comprenaispas ce mal.

« Était-ce épuisement ? Était-ceexcès de vitalité ? Était-ce la flamme trop vive qui brûlaitl’enveloppe ? Je ne le savais pas. J’aimais tant Edwards qu’ilme semblait que sa cause fût la mienne. Je cherchais, j’étudiais,j’auscultais, et souvent, tenant dans ma main la main de lapauvrette, je réfléchissais profondément…

« Les jours passaient. Puis les semaines,puis les mois. Était-ce la phtisie ? l’anémie ? Aucun descaractères symptomatiques ne me paraissait concluant… J’avais peur…Je n’osais procéder à quelque expérience dont le résultat peut-êtreeût été fatal… Ah ! c’est une horrible situation ! Quejamais le médecin ne soigne ceux qu’il aime !

« Et pourtant que faire ? Confier lacause à un confrère… J’appelai quelques praticiens à ce chevet oùse mourait Mary… Ânes ! sur mon honneur, ils ne dirent que dessottises. J’aurais voulu faire rentrer leurs paroles dans leurgorge maudite…

« Encore passaient les jours, lessemaines et les mois.

« Un soir, regardant la malade, je portaila main à mon front. Ce que je pressentais était au-dessus de mesforces… Il n’y avait pas d’illusions à se forger… Le ton de la peauétait mat… les yeux étaient brillants… les mains avaient cettemoiteur qui procède de la fraîcheur du tombeau. Elle étaitperdue.

« Je serrai la main d’Edwards…

« – Je reviendrai demain, lui dis-je.

« Demain ! mot étrange. Entre cesdeux formules – aujourd’hui et demain – se plaçait dans maprévision ce fait atroce – la mort. Elle vivait, elle remuait, ellepensait, elle parlait. Demain la trouverait immobile, sans pensée,muette, morte…

« Je sortis de la chambre, paraissantcalme jusqu’au seuil. Puis je m’enfuis en courant, étouffant unsanglot.

« Edwards avait entendu ce mot – demain –et m’avait remercié d’un sourire. Demain, c’était l’espoir. Douzeheures de vie !…

« Je rentrai chez moi, fiévreux,affolé…

« Je ne pouvais dormir. – Il était troisheures, lorsque j’entendis frapper violemment à la porte.

« – Qu’y a-t-il ?

« – Venez vite, cria une voix, Mary a étéétranglée et M. Edwards est fou.

« Je m’élançai dehors.

II

« Les mots qui avaient frappé monoreille, continua le docteur, retentissaient dans mon cerveau sanséveiller la notion d’une signification précise. Lorsqu’ils avaientété prononcés, j’avais eu le sentiment d’un malheur, comme lasensation glacée d’une douche d’eau qui tomberait on ne saitd’où.

« En me hâtant pour arriver au domiciled’Edwards, je me surpris à rechercher dans ma mémoire les termesprécis de l’avis que j’avais reçu, et ce fut avec une sorte deterreur stupide, bientôt combattue par l’incrédulité, que jereconstruisis ces deux phrases :

« – Mary a été étranglée etM. Edwards est fou.

« Avez-vous remarqué cette singulièretendance de notre esprit à s’efforcer de prévoir l’avenir, deconstruire d’avance toute une série de circonstances, alors que lefait lui-même est ou va être à portée de notre entendement et denotre connaissance ? Vous recevez une lettre, elle est dansvotre main, vous n’avez qu’à briser le cachet pour savoir cequ’elle contient. Au lieu de cela, vous examinez l’écriture avecsoin, vous étudiez le cachet postal, vous discutez la nature dupapier, la forme du cachet ; vous perdez votre temps à sonderun mystère qui déjà devrait ne plus exister pour vous…

« Ainsi faisais-je. Je marchaisrapidement. Il me fallait dix minutes à peine pour atteindre lademeure d’Edwards ; et pendant cette course, quoique certaind’être tiré du doute dans un temps des plus courts, je m’évertuaisà bâtir des hypothèses et à chercher à deviner.

« – Mary étranglée, Edwards fou.

« Et naturellement je ne trouvais aucuneexplication qui me satisfît.

« J’arrivai ; la domestiquem’attendait devant la porte :

« – Oh ! prenez bien garde, medit-elle, M. Edwards n’a plus sa tête… je n’ose pas entrerdans la chambre.

« – Mais êtes-vous sûre de ce que vousm’avez dit ?

« – Oh ! monsieur, c’est bien facileà voir…

« – Un seul mot : Comment avez-vousappris… l’accident ?

« – J’ai entendu du bruit… et je suismontée.

« – Vous n’avez rien dérangé ?

« – Rien.

« La chambre dans laquelle j’avais laisséla pauvre Mary mourante était située au premier étage ; jemontai rapidement.

« Il était alors quatre heures dumatin.

« Je poussai la porte avec un battementde cœur qui me faisait mal. Et cependant j’espérais encore.

« Le tableau qui frappa mes regards étaitbien fait pour augmenter l’émotion dont j’avais peine à me rendremaître.

« La pièce où je pénétrais était trèsspacieuse, haute de plafond : le parquet était couvert d’untapis dont la couleur sombre faisait ressortir la blancheur desmurs et la teinte pâle des meubles de bambou et des rideaux.

« Le lit se trouvait au milieu de lachambre, adossé au mur : c’était une sorte de divan bas etlarge. Les draps étaient rejetés au pied, et le corps de la jeunefemme, comme tordu violemment sur lui-même, pendait à demi, lesbras en arrière. La tête était tournée vers le matelas, lesadmirables cheveux blonds formaient une sorte de touffe retombanteaux reflets dorés…

« Puis, dans un coin auprès de lafenêtre, une masse accroupie dans laquelle je ne pouvais distingueraucune forme. Je m’approchai. La masse fit un mouvement, puis unetête se redressa : c’était Edwards.

« Je constatai, à la couleur terne duregard, à l’impassibilité des traits, que le malheureux ne serendait pas compte de ce qui se passait autour de lui…

« Je compris alors que le plus urgentétait de donner des soins, s’il en était temps encore, à la pauvrefemme.

« Je la relevai vivement et appelai ladomestique pour m’aider.

« Chère, chère enfant ! Hélas !toute ma science était impuissante. Pour le médecin, il sort duvisage d’une morte je ne sais quel rayonnement qui est à la fois undéfi et une menace. Il semble que la mort vous regarde àtravers ce masque, raillant le téméraire qui prétendrait lacombattre. Mary avait été étranglée. Cela ne pouvait faire doutepour moi : une tresse de ses cheveux blonds était rouléefortement autour de son cou et y avait creusé un sillonviolacé.

« L’homme était là, à quelques pas,insensible, immobile. Il jetait de temps à autre sur nous cesregards inquiets et sournois que laissent échapper les yeux desfous. Évidemment il s’était passé dans cette nuit sinistre unescène dont les détails m’échappaient absolument.

« En vain je m’efforçais de réchaufferles membres déjà raidis de l’enfant aimée. En vain je plaçais unmiroir devant ses lèvres : pas un souffle. En vain je posaisla main sur son cœur, pas un battement.

« – Eh bien ! me demanda ladomestique anxieuse.

« – Elle est morte, répondis-jetristement.

« Et d’où venait cette tristesse quim’envahissait ? Lorsque je l’avais quittée, la veille au soir,j’étais convaincu que la nuit ne se passerait pas sans amener lacrise fatale. Cette mort ne devait donc pas me surprendre. Mais ily avait un surcroît de douleur, en quelque sorte, dans la situationd’Edwards.

« Certes, connaissant tout l’amour qu’ilportait à sa femme, j’avais prévu une prostration complète, undésespoir comportant une crise violente suivie d’affaissement. Maistandis que l’une gisait sans vie et sans souffle sur sa coucheblanche, l’autre semblait s’être étendu lui aussi dans cette tombequi s’appelle la folie. Je réfléchissais encore à ce que pouvaitêtre mon devoir en semblable circonstance.

« La strangulation était évidente :et cependant j’avais la certitude qu’un crime ne pouvait avoir étécommis. Je connaissais Edwards, je l’ai dit, depuis sa plus tendreenfance. Je le savais doux et bon, timide même. Je savais de quelamour dévoué il avait entouré la compagne choisie, j’avais appréciéses douleurs et ses inquiétudes. Il y avait toute une révélationd’affection dans la terreur contenue avec laquelle Edwards medemandait chaque jour ce que je pensais de l’état de sa chèrebien-aimée.

« Elle était jeune, elle étaitbelle : elle avait toutes les douceurs et tous les charmes.Jamais, en aucun cas, un souffle n’avait terni le pur miroir deleur union. Et, réflexion horrible, en supposant même qu’Edwardseût formé, hypocritement, l’infâme dessein de se débarrasser de safemme, avait-il besoin de recourir au crime ? Le mal eûtachevé l’œuvre sans qu’une main criminelle eût besoin de l’aider.Il le savait, je ne lui avais pas dissimulé le danger très réel quecourait la chère enfant. N’eût-il pas en outre pris quelquesprécautions ?

« Que supposer ? C’était peut-êtredans un accès de folie qu’il avait commis cet acteinconscient ; ou bien la folie n’avait-elle été que laconséquence du crime ? Je me perdais dans toutes cesconjectures…

« Pendant que je méditais, appuyé auchevet de la morte et la regardant comme on regarde les morts,c’est-à-dire avec cette surprise involontaire que cause lacessation de mouvement dans cet organisme hier encore mobile etagissant, j’entendis un froissement du côté où Edwards était restéaccroupi.

« Il avait changé de place, et, la têtetendue en avant, les mains dirigées vers le lit, il semblaitattendre… quoi ? Il y avait dans ses yeux de l’étonnement, del’hésitation et en même temps comme une espérance.

« Je m’avançai vers lui et lui pris lamain.

« Il se laissa faire sans résistance.Puis, brusquement, comme si les paroles qu’il prononçaitrépondaient à une préoccupation vague, mais persistante :

« – Elle ne remue plus ? medemanda-t-il.

« – Hélas ! non, lui dis-je.

« À ma grande stupéfaction, uneexpression de joie complète éclaira ce visage encorecontracté ; il y eut distension des muscles. Et, tout à coup,des larmes jaillirent des yeux d’Edwards ; il se redressa et,se jetant dans mes bras, se mit à sangloter.

« – Qu’y a-t-il ?qu’éprouvez-vous ? m’écriai-je.

« Mais sans répondre, il s’élança vers lelit, prit le corps dans ses deux bras et, le soulevant comme uneplume, couvrit de baisers le visage de la morte.

« Cela rendait un son mat qui étaithorriblement pénible.

« Je voulus le détacher ducadavre :

« – Non, non, murmurait-il d’une voixétouffée ; je lui demande pardon !… pardon !…pardon !…

« Et il baisait ce visage décoloré surlequel ses lèvres faisaient des trous bruns ; il serrait cesmains longues et amaigries…

« – Mary ! Mary ! cria-t-ilencore, je t’aime !…

« Le laissant à son désespoir, jem’occupai de tous les détails de l’inhumation. Je comprenais quecette crise de larmes était salutaire. Lorsque je revins, il étaitplus calme ; il était assis au pied du lit, la tête dans sesmains, regardant Mary à travers ses doigts écartés…

« Je voulus l’interroger.

« – Demain, fit-il en me faisant signe dele laisser en repos.

« Le corps de Mary fut rendu à laterre : il suivit le triste cortège en silence, puis quandchacun se fut éloigné :

« – Écoutez, me dit-il, il fautmaintenant que je me confesse… Mon ami, mon ami, savez-vous ce quec’est que… LA PEUR ?

III

« Edwards hésitait. Je devinais que sesaveux lui coûtaient horriblement. Je l’encourageai de monmieux.

« – Écoutez, cher ami, me dit-il :vous êtes-vous trouvé jamais dans quelque circonstance imprévue où,malgré vous, vous vous soyez senti envahir par un sentiment dontvous ne pouviez vous rendre maître… et, quoique très courageux,très hardi, très ardent, n’avez-vous jamais eu peur… oui,peur ? J’ai dit le mot… Je me suis battu, j’ai lutté contredes hommes dont la force était dix fois supérieure à la mienne… et,sur l’honneur !… je n’ai pas éprouvé la moindre hésitation.J’étais animé, excité, il se peut même que dans l’élan de la colèrerésistante, j’aie, comme on dit communément, perdu la tête, mais jen’ai pas eu peur. Oh ! mot horrible ! d’autantplus horrible pour celui qui en saisit toute la véritablesignification…

« Je voulais calmer Edwards. Il m’imposasilence d’un geste…

« – Oh ! laissez-moi parler… j’aibesoin de me donner… à moi-même… des explications, d’étudierl’incroyable phénomène qui s’est produit en moi… Tenez, mon ami, ily a dix ans de cela, j’étais dans l’Inde, je traversais une sortede bois… tout à coup un animal bondit vers moi. C’était un tigre.Involontairement, et sans aucune raison de vanité… puisque j’étaisseul… je souris, j’armai mon revolver… et en une seconde jerenversai l’animal sur le sol. Dans le moment précis, je ne merendais pas compte de mes impressions… Mais depuis, m’interrogeantmoi-même, j’ai acquis l’absolue conviction que je n’avais pas eupeur un seul instant, d’où la conservation complète de monsang-froid.

« – Que voulez-vous me prouver ? luidemandai-je avec une certaine impatience ; je sais tout ce quevous me pouvez dire au sujet de votre courage que jamais je n’aimis en doute…

« – Je vous ennuie, peut-être… jel’admets. Et cependant vous me savez, d’une part, assez intelligentpour que vous admettiez la nécessité de mon argumentation… d’autrepart, je comprends votre impatience. Écoutez-moi donccomplaisamment, j’arrive au récit de cette terrible nuit…

« Et, comme si le malheureux eût aperçudans un coin sombre quelque spectre invisible pour tous, ilfrissonna de tous ses membres.

« – Je vous écoute, lui dis-je en luiprenant la main.

« – Vous vous souvenez, reprit-il, del’état dans lequel vous aviez laissé ma pauvre et chère Marylorsque vous l’avez quittée… J’avoue que, quoique ayant perdu toutespoir, j’ai bu avidement, comme une rosée de bonheur, votreaffirmation de visite pour le lendemain… Vous êtes habiles, vousautres médecins, à tromper vos clients… Oh ! je disclients ! car pour tous, amis ou indifférents, vous avez, entant que praticiens, les mêmes procédés, vous souriez du mêmesourire, vous possédez le même calme imperturbable… acteurs quijouez une scène mondaine au pied d’un lit de mort…

« Il s’arrêta sans que jel’interrompisse. Il s’exaltait et mon devoir d’ami était de nepoint paraître m’apercevoir de l’aigreur de ses paroles.

« – Donc, reprit-il après un moment,j’espérais… et c’est peut-être cet espoir même qui est cause detout… Vous m’avez laissé seul, seul auprès de la mourante. Ilétait, vous ne l’avez pas oublié, onze heures à peine… Elle,l’adorée, ne parlait plus, ne se plaignait plus, ne semblait plussouffrir… toute blanche, couchée dans son lit blanc, elle avait lesyeux à demi fermés… J’entendais distinctement sa respiration, unpeu sifflante, saccadée, et cependant non sans une certainerégularité. Écoutant ce soupir intermittent qui n’avait rien durâle, je me rappelais une certaine fois dans ma vie m’être occupé àcaler une pendule, j’entends, à tenter de la remettre dans laposition d’équilibre… Le balancier avait des heurtementsirréguliers, inégaux ; puis, tout à coup, à je ne sais quelmouvement tenté par moi, la régularité s’établit tout à coup. Tic,tac, tic, tac… c’était fait. La pendule marchait. Et je me disaisque dans ce frêle organisme que la nature tenait en sa main, unaccident pouvait tout à coup se produire qui régularisât cetterespiration, tic, tac, tic, tac, régularité qui indiquerait lareprise normale du mouvement vital… Je songeais, je tenais dans mamain la main de la malade, elle avait une fraîcheur moite qui mesemblait de bon augure ; vous savez, nous autres, nous nesommes pas des savants, et la main brûlante nous effraye… Jeparlais à Mary, lui prodiguant les noms les plus doux et quirappelaient nos plus charmantes intimités… elle ne répondait pas,et toujours cette respiration… puis il y eut un soupir plus longque les autres et… un temps d’arrêt. Je la crus morte, et mepenchai vers elle. Les pommettes de ses joues étaient violettes,d’un violet doux et pâle… j’appliquai mes lèvres sur les siennes,comme si sous mon aspiration le souffle pouvait revenir pluspromptement. Il revint en effet, et l’intermittence reparut pendantun quart d’heure à peu près… puis nouvelle interruption, pluslongue cette fois… la main que je tenais se contracta quelque peu…elle se desserra… le souffle recommença son mouvement deva-et-vient… une heure se passa ainsi. Je retenais moi-même marespiration, je craignais de ne pas entendre ce qui était, pourmoi, la preuve de la persistance vitale. Je pensais à tout autrechose : c’est singulier, ma mémoire s’était arrêtée à unsouvenir de jeunesse et de joie. C’était une fête de mariage danslaquelle, en vérité, j’avais dansé comme pas un des jeunes gens lesplus réputés pour leur activité… Je revoyais les lustres chargés debougies, laissant tomber leurs taches blanches sur les habits desdanseurs… j’entendais les accords de l’orchestre qui se répétaientavec monotonie, frappant mon oreille de leur rythme cadencé…rythme… mesure… régularité… respiration… cet enchaînement d’idéesse fit… j’écoutai… Je n’entendis ni rythme, ni mesure, nirespiration… Elle ne respirait plus… elle… pendant que je m’égaraisdans les dédales de la mémoire et du passé… elle était morte…morte ! Avez-vous compris ? Étant là, auprès d’elle, àson chevet, je l’avais absolument abandonnée… j’écoutais lesmélodies d’un orchestre du passé… et le présent, c’est-à-dire ELLE,ma Mary, ma femme, mon amour… Mary était morte. Misérable quej’étais ! je l’avais laissée mourir seule… À cemoment suprême, elle m’avait peut-être cherché du regard, ellem’avait peut-être appelé mentalement. Elle était morte… croyant àmon oubli… étonnée de ne pas sentir ma main serrer la sienne…

« Il s’arrêta et essuya son front inondéde sueur.

« – Comprenez-vous bien maintenant lesimpressions qui suivirent ? Oh ! j’étais fou, fou, sivous voulez, en ce sens que mon désespoir était si complet, siprofond, qu’il n’admettait aucune consolation possible… Une seule…elle n’était pas morte… elle ne pouvait être morte… je ne voulaispas qu’elle fût morte… Avez-vous jamais éprouvé cetteimpression ?… Elle est bien étrange et bien vraie ; vousêtes là auprès d’un cadavre… vous savez que c’est un cadavre… maisvous refusez d’accepter cette certitude. Savez-vous ce que j’aifait, moi ?… J’ai crié à son oreille, je l’ai appelée :Mary ! Mary ! de toute la force de ma voix, m’efforçantd’envoyer le son droit et direct dans son oreille… Elle n’a pasbougé !… J’ai glissé ma main sous les draps… Je l’ai pincée,oui, pincée, meurtrie de mes ongles, espérant qu’un cri de douleurrévélerait la vie dans ce corps inanimé… Rien… rien… J’ai touttenté, tout ! Elle est restée immobile, inerte… morte !car elle était morte ! Alors il y a eu en moi comme unécroulement… j’ai senti s’effondrer tout mon être intérieur… et jesuis resté, stupide, stupéfié, veux-je dire, regardant cette chairque j’avais aimée et que n’animait plus l’esprit que j’avais adoré…Je ne puis insister, ce sont de ces impressions qui semblent durerun siècle et qui se traduisent en une minute… Je me disais :Elle est morte ! morte ! morte !… Là où était lemouvement est maintenant l’immobilité… C’est la fin, la nullité,l’annihilation ! La nuit passait, j’étais abruti, lemot est dur, mais vrai… Je regardais toujours… je voyais le draps’abaisser sur les membres de la morte… Il se formait des plisrectes, anguleux, pointus… et une sorte d’ivresse s’emparait demoi, atonie, impuissance, folie d’immobilité et d’anéantissement…Il était alors trois heures et demie Le jour venait. Était-ce lejour ? Une sorte de lueur pâle, blafarde, comme ce rayon quisort de l’œil d’un mort ou d’un fou… et la blancheur du litparaissait plus blanche, et la pâleur du visage plus pâle… Jeregardais la morte ! j’étais habitué à cette idée que toutétait fini, et pour jamais, pour jamais… Tout à coup…

« Ici Edwards me prit la main et me laserra comme entre des tenailles de fer.

« – Tout à coup… elle remua…Comprenez-vous ?… elle remua… Était-ce une convulsiondernière ?… je n’en sais rien ; mais voir ce cadavre,cette immobilité animée tout à coup de mouvement… Il n’y avait pasà douter, elle avait tendu les bras en avant… Ce que j’ai cru, jene le sais pas… mais j’ai eu peur… peur, PEUR !

« Elle avait remué, tout était là… Je mesuis jeté sur elle pour la forcer à rester immobile !… Après,je ne sais plus !…

 

« – Maintenant, dit le docteur,savez-vous, comprenez-vous ce que c’est que la peur !et admettez-vous que vos contes d’enfants soient purement etsimplement ridicules ! »

Partie 6
LE TESTAMENT

I

– Ah !

– Quoi ?

– Vous ne savez pas la nouvelle ?

– Non, vraiment !

– Alors, vous n’avez pas lu ?

– Lu ?

– Le Sunday Herald ?

– Non, sur ma foi !

– Alors, je comprends que vous ayez l’airindifférent… mais quand vous saurez…

– Voyons, j’ai des occupations… Ne me retenezpas inutilement.

– Inutilement ! (Après une pause.) IL estmort !

Il n’y a dans aucune casse d’imprimerie delettres assez fortes, assez grasses, assez monumentales pouraccentuer cet IL. IL… vous comprenez bien, il ne s’agit pas dupremier venu, de celui-ci ou de celui-là, de vous, de moi, del’homme qui passait hier dans la rue. Cet IL constitue à lui seultout un drame, il résume toute une situation… IL est comme le Dieudes chrétiens, IL est celui qui est ou plutôt qui a été, celui quiseul préoccupe, qui seul intéresse, dont le nom seul vibre aumoindre effort dans celui qui l’a entendu…

IL… c’est celui dont nos deux interlocuteurssont les héritiers. Oh ! point n’a été besoin de le nommer. Ilest mort. Eh ! qui donc peut être mort, sinon LUI ? Quele ciel tombe sur la tête de toute l’humanité, que m’importe ?mais qu’une chiquenaude l’ait blessé, LUI ! Vous n’aurez pasbesoin de me raconter le fait. L’indiquer suffira, je devineraitout, plus encore même. J’inventerai, je supposerai. IL estmort !… et enterré, n’est-ce pas ? Il n’y a pas à revenirlà-dessus ? C’est bien fait, bien achevé, bien complet ?Et l’héritier ferme à demi les yeux ; gourmet qui déguste, ilrépète tout bas ces trois mots : Il… est… mort !…mort ! mort !

Comme il est possible – voire même probable –que le lecteur n’est pas doué de cette faculté toute spéciale à cetanimal qui a nom : héritier, je ne le tiendrai pas ensuspens.

IL, c’est Arthur Simpson, du Kentucky, grandpropriétaire, riche de trois millions de dollars… Des deuxhéritiers, l’un a dit d’abord :« Ah ! » et l’autre a répondu :« Quoi ? » Ah ! s’appelleGeorgy Simpson, c’est le propre cousin d’Arthur.Quoi ? c’est master Julius Tiresome, cordonnier, etnon moins propre cousin du mort. Point cousins d’un mortquelconque, d’un mort de contrebande, d’un mort de médiocrecatégorie. Loin de là, le mort appartient à une classe superfine…c’est le mort aux trois millions. Et, se disent-ils, nous sommesson cousin !

Et comme Georgy Simpson, épicier, était sûr deson effet ! Comme il s’est, du premier saut, élevé aux plushauts sommets de l’art éloquentiel ! Il a gradué seseffets. Un homme qui se sentait déjà propriétaire de quelquescentaines de mille dollars, ne dit pas brusquement,naïvement : « Eh ! vous savez, le cousin Simpson estmort ! » Fi donc ! cela est bon pour les petitesgens. Hier, oui, mais aujourd’hui c’est écrit en toutes lettresdans le Sunday Herald. Voyez plutôt.

« L’honorable Arthur Simpson, duKentucky, est mort subitement ce matin. On attribue son décès à larupture d’un anévrisme. On se rappelle que M. Simpson étaitl’ami de notre regretté Turnpike, auquel la jeune Amérique estredevable de tant de progrès industriels et qui, dans sareconnaissante affection, avait laissé à Arthur Simpson sa fortune,évaluée à un capital d’au moins trois millions dedollars. »

Trois millions ! c’est imprimé, nous nel’inventons pas ! Et… et nous sommes soncousin !

II

Ils sont en face l’un de l’autre. Il y a unmoment d’arrêt. Qui parlera le premier, maintenant ? et quedira-t-il ? Il serait peut-être convenable de prononcerquelques paroles de regrets… car, après tout, quoique noussoyons ses héritiers, ce n’en était pas moins un homme… etpuis, de son vivant, nous n’avons jamais eu à nous plaindre de lui…et puis… et puis…

Mais ces deux hommes se regardent. Un mêmesentiment les agite, les envahit, et ils partent tous les deux d’unéclat de rire. La glace est rompue. Sans dire un mot, ils rient etse serrent les mains. N’insistez pas, ils danseraient…

Un nuage sur ces deux fronts. Une penséenouvelle et attristante. Serait-ce donc un remords de cette joieinconvenante ? Après tout, ce premier mouvement étaitpeut-être involontaire, nerveux, comme l’on dit. On a vules plus grandes douleurs se manifester par le rire… Mais ne croyezpoint cela. C’est plus naturel, et la pensée qui jette sur leurvisage cette teinte grisâtre et mélancolique, ombre qui voile unsoleil naguère si radieux, se formule ainsi :

« Il y a d’autresparents ! »

Cette pensée fait lame. Elle tombe sur legâteau d’héritage comme un couteau à plusieurs tranchants, et ledivise en tranches qui, au premier coup d’œil, paraissentimperceptibles. Ils ne se sont rien dit, ces deux hommes, et ils serépondent : « Oui, il y a Smithlake ! – Et missStroke ! – Et Steney ! » Calcul rapide. Trois etdeux font cinq. Trois millions divisés par cinq, restent à chacunsix cent mille dollars. « Eh ! eh ! en somme, sixcent mille dollars ! c’est encore un chiffre. Pas vrai,compère ? – Mais, oui… » Et le nuage s’écarte et lesoleil reparaît.

« Ces intrus, – intrus est le mot, –savent-ils la nouvelle ?… Non, évidemment. Si on pouvait laleur cacher ! Ah ! ce serait une victoire… Mais,bast ! les solicitors vont prendre l’affaire en main, et ilschercheront et ils trouveront… Il est donc inutile d’y songer, àmoins que… dame ! on ne sait pas, nous sommes tous mortels…Depuis combien de temps les avez-vous vus, compère ?… Si peude temps que cela ! Ah ! c’est fâcheux… Du moins, il yaurait eu quelque intérêt à prendre des informations. Voyez !il ne peut y avoir de satisfaction complète… et puis miss Strokeavait une si mauvaise santé… Vous verrez qu’elle mourra dansquelques mois… Et ce seront de nouveaux embarras, des dérangements…elle aurait bien mieux fait… Enfin, encore des ennuis enperspective.

III

« Mais d’autre part, s’ils ne savent pasle fait, ils ne vont pas se déranger, ils ne se hâteront pas… etqui portera la peine de leur lenteur ? Nous encore. Examinezcela ! voilà des gens qui ne songent à rien, qui ne lisentseulement pas les journaux, et grâce à leur incurie, à leurinintelligence, à leur bêtise, nous serons obligés d’attendre… leurbon plaisir. On ne va pas s’établir si loin que cela, quand on estcohéritier d’un homme qui peut… qui doit mourir, en vous laissantsix cent mille dollars. On s’occupe de ses affaires, byGod ! On n’est pas là, stupidement, à attendre que lesgrogs au rhum vous arrivent tout sucrés !

« Enfin, ils sont comme cela. Nous ne leschangerons pas. Il n’y a qu’une chose à faire, compère ! Ehoui ! il faut les avertir, et le plus vite possible. Nousporterons le timbre-poste en dépense… Écrire ! et si leslettres se perdaient, si seulement elles éprouvaient du retard.Décidément le mieux est d’aller les chercher… Peuh ! un voyagede quelques jours ! ce n’est pas une affaire ! Puis,ainsi, ils n’hésiteront pas… nous leur montrerons le journal, ilsmonteront immédiatement en chemin de fer… nous les ramènerons degré ou de force. Ils n’ont aucun droit de résister. Ils nousappartiennent… ils font partie de nous-mêmes. Convenu, compère,rentrez chez vous, prenez un gros paletot, et partons. »

Une heure après, Georgy Simpson et JuliusTiresome se rencontrent à la gare du Midland Railway. Et chacunjette sur son compagnon de voyage un regard rapide… Pourquoiregrette-t-il de le voir si bien enveloppé ?

IV

À chaque pas, l’homme trébuche dans l’imprévu.Voyez la face de Georgy Simpson ? Ses yeux se sontdémesurément ouverts… Évidemment, il y a quelque chose. Voilà qu’ilpousse du coude Julius Tiresome… et ce ne sont plus deux yeux… maisbien quatre, qui dardent sur un même point leurs regards atterrés.Suivons le rayon lumineux qui s’élance de ces quatre prunelles etconverge en un même centre… Au bout de ce regard, une porte… surcette porte, deux mots : Way out, c’est-à-dire :sortie, arrivée.

La porte fait cadre ; dans ce cadre,trois êtres humains.

Trois noms prononcés par nos deuxregardeurs :

– Smithlake ! miss Stroke !Steney !

Puis fusion de ces cinq personnages en un seulgroupe. Deux disent : « Nous aillions vouschercher ! » Et les trois autres répondent :« Nous venions vous avertir ! »

– Vous savez donc ?

– Parbleu ! pourquoi pas ? Est-ceque vous avez la science infuse !

Qu’ils se disputent ou non, peu nous importe.En vérité, ces héritiers semblent d’assez bonne composition. Ilsrentrent en ville, et trouvent au domicile de Simpson une lettreainsi conçue :

« Les héritiers de sir Arthur Simpson, duKentucky, décédé le…, sont invités à se présenter lundi prochain,en l’office de Thomas Eater, solicitor, à dix heures du matin, pourassister à l’ouverture du testament olographe laissé par ledéfunt.

« Signé : Thomas EATER,solicitor. »

V

Ils n’ont eu garde – comme bien on peut lepenser – de manquer au rendez-vous assigné par l’homme de loi.Est-il rien de plus intéressant que l’ouverture d’un testament pourdes héritiers ? Pour le testament, l’amant – s’il étaithéritier – déserterait le premier rendez-vous accordé par lamaîtresse.

Le commis a désigné du doigt les pièces.

Mais il est bien volumineux, cetestament ! Voyez donc : c’est une sorte de livre, lesfeuilles s’ajoutent aux feuilles. Diable de bavard ! il étaitsi simple d’écrire trois lignes : « Je lègue,etc. », avec l’indication des biens, « à mes héritiersci-dessous dénommés » – et puis une liste des parents. Siquelques lignes de plus étaient nécessaires, c’eût été pour desdispositions particulières, l’indication d’une faveur faite à l’undes héritiers. Mon Dieu ! on en serait encore passé parlà.

Mais il y a au moins cent pages. Cent pagespour cinq héritiers, et trois malheureux millions de dollars.Prodigalité ! Et il va nous falloir entendre tout cela !Des phrases ! des phrases ! comme dit le poète. Aprèstout, c’est l’affaire de deux heures, peut-être trois. Mais encore,c’est du temps perdu. Et ils ont à faire, ces héritiers. Unhéritier n’est donc plus un homme ! Il ne s’appartient doncplus ! Il est donc devenu la propriété, la chose du mort, quecelui-ci puisse ainsi disposer de son temps, d’une portion de sonexistence… ! Vraiment, ces morts ont d’incroyables façonsd’agir.

Chut ! le moment est solennel. Lesolicitor, assisté d’un de ses confrères, est entré dans sonoffice. Il a salué en rond les héritiers qui se sont inclinésjusqu’à terre, devant le représentant, – non du testateur, – maisdu testament.

Il a un singulier visage, Master ThomasEater : il est pâle, alors que ses confrères sont d’ordinairegras et roses. Ses yeux sont caves et cerclés de noir, comme lebout d’une lorgnette. Sa lèvre a des plis incompréhensibles. Cen’est pas le sillon du rire, non plus que le rictus de lasouffrance. Cet homme est funèbre…

Évidemment, il n’a pas lu le testament :il ne l’a pas pu, puisqu’il était cacheté. Et cependant leshéritiers interrogent ce visage, comme si une impression fugitivepouvait être surprise. Mais voilà qu’il s’est assis…

Il est dix heures du matin ; c’est unjour sombre, que d’épais rideaux rendent plus obscur encore.Comment pourra-t-il lire ? En vérité, il semble qu’il luimanque la clarté nécessaire… et cependant il ne paraît point s’enpréoccuper. Il prend le manuscrit, déchire l’enveloppe, le pli desa lèvre se dessine plus profond et plus inexplicable… Ses yeux seportent sur la première page… Il commence.

VI

Il lit :

« Ceci est la dernière volonté de M. Arthur Simpson,du Kentucky.

« Dernière volonté. En réalité, le motest comique, et j’ai presque ri en l’écrivant. Volonté ! maisje ne veux rien, ou, du moins, je ne veux plus rien… Entrente années, j’ai épuisé tout ce qui était en moi de forcevolitive… et j’ai voulu… oh ! n’en doutezpas ! plus et plus âprement que jamais homme n’avoulu en ce monde…

« Dernière volonté ! non, une simplenarration, un récit… dirai-je une confession ?Oh ! ce mot serait encore plus burlesque que le précédent…Confession, contrition, repentir… repentir ! vilaine et petitechose !… amoindrissement du moi, comme siaujourd’hui je ne ferais pas encore ce que j’ai faitautrefois !… Ah ! en vérité ! à cette pensée, je mesens plein de je ne sais quel satanique orgueil. Me repentir !Allons donc ! J’ai agi parce qu’il m’a plu d’agir,parce que toutes les forces de mon être convergeaient vers un but,et cette action, je l’ai accomplie lentement – avec préméditation,comme disent les juristes – cette action, je l’ai étudiée avant dela commettre, je l’ai recherchée comme un alchimiste cherchait l’ordans ses creusets… Puis, une fois découverte, fixée, résolue, jel’ai préparée avec amour, avec passion, avec rage… rage froide etcalculée… et, enfin… enfin, je l’ai exécutée… mais là, alors quetout était fini, alors que j’avais réussi – pleinement réussi, jevous jure, – est-ce que tout s’est borné là pour moi ? Non, ily a eu répercussion de joie en tout mon être, en toute ma vie, etaujourd’hui encore, alors que je suis assez maître de moi pourcomprendre que la mort va venir, je sens une jouissance indicible àtracer ces lignes, à me baigner de nouveau dans les ondes funèbresdu souvenir, à entendre – résonnant dans mon cerveau – des cris etdes râles qui sont mon œuvre… et c’est au milieu de ces éclatsbruyants pour moi seul que viendrait lourdement tomber lemot : repentir !

« Mot nul, épais, ridicule… tu sonnesfaux et froid. Repentir ! Qu’est-ce que cela ? Queviens-tu faire ici, alors que toute ma vie est l’expression de cequi est absolument contraire au repentir… de la dégustation del’acte accompli ? Cet acte criminel –, selon vous, justicier,– selon moi, c’est ma vie, c’est mon bien, – c’est l’épanouissementde mon être, je n’ai vécu que pour lui. Je meurs avec lui, leconservant dans son intégrité, le berçant dans ma conscience commefait une mère de son enfant aimé… Me repentir, ce serait le renier.Et la mère ne renie jamais son enfant…

 

« … Je l’aimais bien, Turnpike. Nousavions été élevés ensemble. Ces souvenirs de joies augmentent masatisfaction actuelle… Nul de vous ne l’a aussi bien connu que moi…et je ne puis en dire de mal ! Oh ! pas un reproche à luiadresser… Il avait toutes les qualités, toutes les délicatesses. Jeme rappelle encore… nous avions vingt ans tous deux, il étaitgrand, brun, son œil était ouvert, bien fendu, ruisselant defranchise et de probité courageuse… non pas un joli garçon, mieuxque cela, une beauté forte et mâle. Il bondissait comme le chevalen liberté… Dans nos chasses, il franchissait les précipices, nereculait devant aucun obstacle, et, après quelque difficultévaincue, il m’adressait un sourire… franc et large sourire, à dentsblanches et à lèvres rouges.

« Il brisait entre ses mains la branchela plus grosse, et avec cette force, doux comme un faon… timidemême. En vérité, il n’osait pas regarder une femme, et c’est luiqui rougissait le premier. Savant, il travaillait, toujours,toujours. Il avait l’esprit ouvert à ces sortes d’études, et ilpoursuivait aussi vigoureusement le problème que l’auroch dans laplaine. Tous deux, il les atteignait, les saisissait, lesdomptait.

« Tout le monde s’intéressait à lui, etil le méritait… de cent façons. Jamais d’orgueil ; devant leplus ignorant il inclinait sa science. Au plus faible appartenaitsa force, au plus pauvre il eût sacrifié sa richesse…

« Comment m’aimait-il ? Pourquoim’aimait-il ? Pour cela même : j’étais le plus faible,j’étais le plus ignorant, j’étais le plus pauvre. Je n’avais rienfait pour mériter son amitié ; loin de là ! Un jour,j’avais failli être entraîné dans l’engrenage d’une machine enmouvement. Il s’était élancé, généreux, au risque de se fairebriser… et il m’avait sauvé… Je lui devais tout ; donc ilm’aimait.

« Moi, il m’étonnait. C’est cetétonnement que je traduis par le mot affection ; moi, petit,je m’étonnais de cette taille supérieure ; faible, de cetteénergie dominatrice ; paresseux, de cette obstination autravail… L’homme se sent écrasé par les amoncellements sauvages dela nature… L’aime-t-il ? J’aimais Turnpike comme le voyageuraime le gouffre… Lorsque je regardais en cet homme, je mesentais pris de vertige… Effet d’éloignement. Et je medisais : Je l’aime !

« Du reste, il prenait soin de medissimuler à moi-même mes imperfections… Un père n’eût pas été plusindulgent, plus attentif…

« Vrai ! tant il était habile danssa bonté, j’en étais arrivé à ce point de ne me plus croire laid,quoique j’eusse une petite face pâle et terreuse, à ne me pluscroire chétif, quoique dix livres me fatiguassent… Je ne voulaispoint travailler ; avec lui, j’apprenais sans travail… c’estpar lui qu’insensiblement je devins énergique et tenace… ce quiétait patience chez lui fut entêtement chez moi… J’étais un reflet– non, plutôt une déviation de cet homme.

« Je me repais de ces souvenirs… je suisheureux de dire qu’il était beau, bon, parfait… et quand je merépète à moi-même ces mots : « Je l’aimais ! »cet écho réveille en moi des jouissances inassouvies… Car ces mots,ces vocables qui sont le bien se heurtent àd’autres pensées, énormes, sinistres, hideuses, qui sont en moi,aussi profondément enracinées que l’arbre le plus vieux de la plusantique forêt, pensées qui sont le mal.

« Je l’ai aimé ! Disant cela, il mesemble que je l’ai d’autant mieux haï !… Haï ! oh !quel mot froid et terne ! Si je pouvais entasser toutes lesexaspérations, toutes les rages, toutes les fureurs, toutes lestortures rêvées, toutes les infamies projetées par moi contre lui,jeter en un creuset cette sueur de haine qui pendant trente annéesest tombée goutte à goutte de mon cerveau, et de tous cesingrédients produire un composé qui fût un mot, quintessence de cesrages et de ces fureurs… oh ! alors, comme le mot haineparaîtrait nul !

« Sait-on seulement ce que c’est quehaïr un homme ! Vouloir non pas seulement qu’ilsouffre et sanglote, mais vouloir être là, compter une à une lespulsations du torturé !… Le bourreau qui brisait les membresdu questionné eût été bien heureux, s’il l’eût haï, et encore ilobéissait à quelqu’un, à des juges qui pouvaient crier :Assez !

« Cesser ! quand je tiens, quand jepuis moduler ses souffrances, les décupler pour lesannihiler ensuite, les faire petites d’abord, si petites qu’il lesperçoive à peine, puis, sur cet horrible clavier, hausserinsensiblement le son par quart de ton, par dixième de vibration,si bien qu’il puisse parvenir à une puissance, à peine rêvée dansles sphères infernales !

« J’ai su haïr !Attendez !

VII

« La haine – je n’ai pas encore tout dit– doit, pour être réelle, ne pas procéder de la colère… Frapperdans un accès de fureur c’est, ou ne pas haïr, ou se retirerbénévolement la jouissance de la longue sensation de cette hainesatisfaite… Oh ! la première fois que je me dis : Je haiscet homme ! j’écoutai ce mot comme pour en biensaisir toute la signification. Je me le répétai lentement. D’abord,il ne résonna dans mon cerveau que comme une expression banale,antithèse du mot amour. Il impliquait alors unsimple désir de vengeance. J’entends par simplele désir d’une vengeance brusque, élémentaire… quoi ? unempoisonnement, un coup de couteau bien dirigé, fouillant en unélan jusqu’aux sources de la vie… Mais dès lors, je me dis :« Ce ne peut être là ce que je veux. Je sens que cettesatisfaction serait incomplète. » Alors, raisonnant parassimilation, j’étudiai le mot amour… et la multiplicitédes jouissances contenues dans l’assouvissement d’un désir – passéà l’état de besoin inéluctable, – m’apparut dans toute sanetteté.

« Toutes les passions sont adéquatesl’une à l’autre, me disais-je, toutes peuvent, procédant d’une mêmecause, atteindre au même paroxysme… Celui qui veut jouir de lasatisfaction passionnelle dans toute son étendue doit, avant tout,étudier l’organe qui est en quelque sorte le moyen decette satisfaction, et le développer autant que la nature humainele peut supporter.

« L’amant banal obtient sa maîtresse, enfrappant dès l’abord les plus grands coups : il se laisseentraîner par l’attraction qui l’attire, et lorsqu’il arrive à sonbut, il ne possède pas l’objet de son désir : il est possédépar lui. D’où jouissance incomplète… Celui-là est artistequi sait, étudiant les nuances de sa propre passion, la retenanthabilement, la comprimant, lui ouvrant une issue au moment choisi,profiter d’une concentration de forces obtenueartificiellement…

« Et je voulus, prenant une à une mesfacultés comme un ouvrier prend ses outils, étudier quel parti j’enpouvais tirer au point de vue de ma passion haineuse… Il ne fallaitperdre aucun des moyens de l’assouvir, et au contraireaffiler chacune de ces facultés, afin de la rendre plusaiguë, et au moment décisif, moment choisi par moi, achever l’œuvredans son perfectionnement. Autrefois on demandait à l’ouvrier unchef-d’œuvre : il y rêvait d’abord, puis il faisait deséconomies pour acheter des outils du plus fin acier, et encore, lesayant achetés, il les revoyait, les étudiait, lesessayait, les pesait dans sa main pour que ses doigts s’yhabituassent, afin que nul ne pût glisser plus vite que sa volonté…et lorsque tout était préparé, lorsqu’aucun détail n’était négligé,il se mettait au travail… et le chef-d’œuvre était fait.

« J’ai voulu faire, moi, mon chef-d’œuvrede haine.

« L’ouvrier doit encore choisir lamatière sur laquelle va s’exercer son habileté, la préparer,étudier si toutes les parties sont également aptes à recevoir lecoup de ciseau…

« Moi, j’ai pétri cette matière pendantdix ans avant d’y enfoncer mon scalpel. Elle était apte àsouffrir.

 

« Pourquoi l’ai-je haï ? Il faut queje me souvienne ; il faut que je retrouve, brûlante,l’étincelle qui alluma l’incendie dévorant… Sur mon âme, j’hésite àtout dire. Car ceux qui m’écoutent diront : « Quoi ?ce n’était que cela ! » Et lorsque je compterai une à uneles tortures qui ont été ma vengeance, ils trouveront cela plusgrand que ceci.

« Eh ! que m’importe ? aprèstout ! Je suis moi, dans toute la plénitude de mavitalité, et je sens encore aujourd’hui une main de fer qui medéchire la poitrine… Oh ! cette nuit ! cettenuit !

« Allons ! ai-je donc encore uncœur ! Si tu existes en moi, viscère lâche et pleurard,tais-toi, et laisse-moi parler. Et pour quelques contractions queréveille encore le souvenir de son crime, je te prometsles âcres épanouissements du souvenir vengeur.

« Est-ce qu’il n’y a pas balance entre lemal qu’il t’a fait et le mal que je lui ai fait ?Sois franc, mon cœur ; s’il y a défaut d’équilibre, n’est-ilpas tout à mon avantage ?

« Nous vivions à Green-House, tousdeux : lui, bon ; moi dans l’attente, ne connaissant pasencore ma destinée, frappant en vain mon cerveau pour en fairejaillir la pensée maîtresse… Elle vint !

« Elle ! Elle ! Il faut que jeparle d’elle, il faut que je la nomme… Clary ! belle, oui,belle, oh ! plus qu’il n’est permis à une créature humaine,bonne, adorable, que sais-je ? Est-ce que je trouve des mots,stupides adjectifs, eunuques baveux devant la reine dusérail ? Puis, avez-vous besoin de savoir quelle elleétait ? Vous auriez l’audace, plats valets, de créercette reine dans votre imagination d’idiots… La créer !vous ! mais la mouler dans votre cerveau, ce serait laprofaner ! Il ne faut pas, je ne veux pas que votre penséemême la touche… Ce contact – immatériel – la souillerait. Je vousai dit son nom… j’aurais dû le taire. Qui sait s’il ne vous a pasrappelé quelque ridicule beauté qu’hier encore vous avez honorée devos regards !

VIII

« – Je te présente ma fiancée, ditTurnpike en souriant.

« Mieux eût valu pour lui que sa boucheeût été à jamais cousue avec des cordes de fer… il avait bienprononcé le mot : fiancée ! Et une idée jaillit aussitôtde mon cerveau, de ma conscience, de mon être toutentier :

« – Et moi ?

« Comprenez-vous ce que celasignifiait ? Elle est là, elle… et un autre ose dire qu’elleest sa fiancée, c’est-à-dire qu’elle sera à lui. Et moi ? quesuis-je ? que serai-je ? que sera-t-il fait de moi ?ne suis-je donc rien ? n’ai-je donc droit à rien ?Écroulement…

« Quand je l’avais vue, instantanément ils’était élevé en moi comme un édifice d’avenir, et ce mot :fiancée, était le marteau qui brisait cet avenir. Je nerépondis pas, je levai les yeux vers elle… Elle souriait aussi.Elle n’avait pas bondi sous l’injure… car c’était une injure de ladire sienne quand je l’avais, dans ma conscience, déclaréeà moi… Elle souriait, comprenez-vous cela ? Doncc’était vrai, quoique incroyable. Elle acceptait, elle consentait,elle était complice de ce vol qui m’était fait, complice de cetassassinat accompli sur moi…

IX

« Je souris… et, rentrant dans machambre, j’écoutai ce bouillonnement qui murmurait en moi… Rien deplus étrange, en vérité, que d’écouter son âme… Tenez, j’ai notétous les bruits, toutes les pulsations…

« Il y eut d’abord un silence mat, froid,sombre… quelque chose de comparable à l’extinction subite deslumières dans une salle de théâtre… passage rapide del’éblouissement à la nuit, du tout au rien… puisce fut comme un bruissement, réveil partiel de la vie et dumouvement… mon âme avait reçu le coup en plein, elle avaitchancelé, puis était tombée étourdie. Maintenant voilà qu’elle seréveillait, mais avec ces sensations chaudes et étouffantes,éprouvées par l’apoplectique, que le médecin vient de saigner. Elles’agitait dans le rêve engourdissant, sans conscience d’elle-même,du lieu, du temps, de la cause, du fait… et en même temps vint untintement bruyant, heurtement de toutes les facultés de mémoire oude raisonnement, tentant de se redresser en même temps… Pour moiqui observais, il me semblait que mon âme eût un corps, et fûtcomposée de parties comme la matière ; il me semblait avoirsous les yeux un cadavre se ranimant par degrés, les yeux injectés,les tempes violacées… Ce cadavre dans lequel la vie s’infusait ànouveau, c’était mon âme ; elle ouvrit les yeux. C’estétrange, ce que je dis là, mais c’est bien réellement ce que je visen me regardant moi-même… Cette âme-corps se haussa sur le coude etse prit à rêver… elle cherchait, quoi ? Ce que cherche l’hommequ’un coup de massue a renversé.

« Elle tentait, par un effort depréhension, de saisir le réel nageant dans le vague, ce point surlequel son attention était toujours fixée, mais qui disparaissaitet reparaissait sans cesse, ballotté par des flots intangibles.

« Tout à coup, il y eut comme unécartement de voiles, violent, subit, sans transition. Les idéeséclatèrent autour de mon âme comme une lumière trop vive, sepressant, rayons de feu se confondant et s’annihilant par leursplendeur non équilibrée… mais c’était le dernier effort… Leréel apparut enfin, sous sa double forme, nette,admirablement modelée : Elle, Lui.

« Antithétiques l’un à l’autre.Elle, éveillant toutes les forces de la vie ;Lui, m’écrasant tout entier, comme un insecte sous le piedtrop large du géant… Elle et Lui avaient d’autresnoms que ceux-là, ces deux expressions avaient leurs expressionscorrélatives… j’en devinais une, celle qui correspondait àelle… C’était ce mot que mon âme prononçait en s’ouvranttout entière comme une bouche empourprée… Amour ! amour !amour ! Oh ! qui pourra jamais dire ce mot comme le ditune âme qui souffre ?… C’est un son plein, unique et cependantmodulé… ce n’est pas une mélodie à sons successifs, c’estl’épanouissement synthétique d’une harmonie contenant tout ce quiest, tout ce qui peut être harmonique… c’est un faisceau de sons,formant bouquet… Amour ! !

« Puis, en le regardant, lui, cette âmese rétrécissait, se recroquevillait sur elle-même… les lèvres seserraient comme les deux branches d’un étau, laissant dans le pliune ligne mathématique, impossible à décrire ni à tracer ; etde ce serrement, de cette issue inexistantes’échappait une sorte de sifflement que j’écoutais ! Oh !comme je cherchais à le percevoir, à saisir sa signification. Je necompris pas tout d’abord, je crus que c’était le mot :Colère ! le mot : Vengeance ! Erreur, là aussi.C’était, en un son unique, le résumé de toute une harmonieinfernale…

X

« Ils sont partis ! Car ce n’est pasà Green-House qu’ils se marieront… Moi, j’ai refusé de les suivre.J’ai prétexté une indisposition… pas de banalités ! Je seraisallé au temple, je les aurais accompagnés jusqu’au seuil de lachambre nuptiale… tout cela m’aurait préoccupé, détourné de monbut… Car j’ai un but aujourd’hui, je le connais… et nul que moi nele connaîtra, tant que je vivrai, excepté lui,mais alors vivra-t-il ?

« Non, je suis resté à Green-House… Jesuis bien informé… c’est aujourd’hui qu’ils se marient… et je veux,seul avec moi-même, causer encore avec mon âme et étudier une à uneces hideuses sensations que je prévois, et dont pas unfrissonnement ne doit m’échapper. J’ouvre un grand livre, et lajournée et la nuit qui vont s’écouler doivent être inscrites à lapage du débit. À la page du crédit, je ne metsqu’un mot : Haine ! !C’était là ce quedisait mon âme en un son unique résumant toute la symphonie del’enfer…

« Ce jour commence. Je n’ai pas voulu enperdre une seconde. Car je sais qu’en ces heures je vivraitoute ma vie passée et tout mon avenir. Je me suis levé avantl’aube, seul, dans la grande maison. Je me suis mis à la fenêtre,la nuit va finir. Le ciel a des teintes d’azur sombre, derniereffort des ténèbres contre la lumière inévitable. Les étoilespâlissent, parce que l’ennemi vient, le soleil qui les absorbetoutes, tyran jaloux, dans son rayonnement…

« À cette heure, que font-ils ?… Ilsne sont pas encore unis. Ils forment encore deux personnalitésdistinctes, physiquement et moralement séparées. L’un ici, l’autrelà, éloignés l’un de l’autre au moins de l’épaisseur d’unecloison…, d’un mur peut-être. Grand point. Je ne perdrai pas unatome des sensations que je veux étudier… Je me promène dans leparc, j’ai besoin de cette fraîcheur, car tout à l’heure encore jeme suis aperçu que ma tête brûlait. Et je ne le veux pas. Toutesurexcitation irait en ce moment contre mon but… je sais que jevais souffrir. Il faut que mon cerveau soit froid, quetoutes mes facultés d’examen soient à l’état normal, afin que jepuisse suivre les convulsions de mon âme, comme le chirurgienpenché sur le corps du patient. C’est un terrible et difficiledédoublement à accomplir… j’y parviendrai…

 

« Huit heures. Ils sont levés,ceci ne fait pas doute. Quoique je ne voie pas, jesais. Car il y a quelques minutes, il s’est produit unchoc en moi. Ce qui s’explique. Une partie de ma force initiativeest dirigée vers lui, l’autre vers elle. Quand ils se sont serré lamain, il s’est trouvé que ces deux parties du moi se sonttouchées, combinées. Maintenant l’objet de l’étude, quoique doubleen essence, est simple en pratique… mes dents se sont serrées, lesang a battu mes tempes. Ceci est mauvais. Je ne veux pas que moncorps partage les angoisses de mon âme. Oh ! ce ne sera ainsique pendant les premières heures ; peu à peu je me domineraimieux. Il ne s’agit pas seulement ici de sourire tandis que moncœur éclate, il faut que mon corps tout entier soit indifférent,neutre. Plus encore, il faut que de mon cerveau je fasse deuxparts, l’une conservant intactes, calmes, ses facultésanalystes ; l’autre, au contraire, livrée à la douleur commele corps d’un nègre aux dents de la bête féroce. Le cerveauanalyste regardera le cerveau torturé. C’est une division de fibresqu’il s’agit d’accomplir…

« Cette lutte est terrible… l’équilibres’établit difficilement.

« Midi… Je me relève, mécontentde moi-même… Tout à l’heure, j’ai senti qu’ils entraient au temple,et je suis tombé à terre comme une masse… Je n’ai pas été maître demon sang, qui a afflué au cerveau comme si la digue, – ma volonté,– se fût tout à coup rompue. Il faut avoir recours à des moyenshumains. De l’eau sur la tête, sur le front, sur tout le corps… Sicet évanouissement avait duré, comprenez-vous que je ne meserais pas senti souffrir ?… et c’est justement cettesensation que je veux… Cette eau m’a fait du bien. Étudionsmaintenant… Ah ! mon âme, je vois ce qui t’a frappée, jecomprends le choc qui s’est répercuté sur mon corps… Quand on monteune côte élevée, l’ascension est lente, on va péniblement, onmonte, on monte encore. Puis, tout à coup en un point… pointunique… on se trouve sur un plan. L’ascension est finie, ladescente va commencer. En ce seul point, on ne montait, ni on nedescendait… Au moment où le pasteur les a unis, j’ai achevé demonter la côte, je me suis trouvé sur ce point mathématique quisépare les deux déclivités.

« En ce lieu, il y avait pour moi fin dupassé, commencement de l’avenir. Je ne suis plus l’homme quej’étais tout à l’heure… L’avouerai-je ? Tout à l’heure, il yavait encore en moi je ne sais quelle folle lueur d’espoir… Si celan’était pas !… Or, cela est. J’étais le torturé qui doute,alors même qu’il voit les instruments grincer devant lui de leursdents de fer… qu’on applique sur le chevalet… qui douteencore ! Mais tout à coup une vis a tourné, il a senti le crocmordre sa chair… il s’est dit, dans une pensée à peinesaisissable : C’est fait ! Or, le croc m’a mordu.

« Eh bien ! les martyrs chrétiens,au milieu des tourments, par une opération d’hypnotismeinconscient, ne sentaient plus la torture, et, regardant leur corpsdéchiqueté, pensaient au ciel en qui ils croyaient… Moi, je regardemon âme pantelante sous ce brisement, et je pense… Pas au ciel, jevous jure !

XI

« Ah ! que cette journée passelentement ! Il est des minutes où je me sens lâche… jevoudrais crier. Eh bien ! non, je ne crierai pas, je nepleurerai pas… Que d’autres enfoncent dans leur poitrine leursongles qui s’ensanglantent : moi, je veux être le Spartiatedont le renard dévorait les entrailles… je compte ses griffes quifouillent dans mes viscères… et je ris ! oui, sur mon âme, jeris, heureux de l’effroyabilité de ma souffrance. Tantmieux, par l’enfer ! Crispe-toi dans les angoisses, ô monâme ! Chacun de ces plis, sillons creusés par la douleur,restera comme une ligne de plus au livre des souvenirs !… Etquels souvenirs !

« Nage dans cet océan de désespoir.N’oublie rien. Songe à ces serrements de main, songe à ces regardséchangés, songe à son espoir à lui, à sa craintepudique à elle… songe… mais songes-y bien… que dans quelques heuresla nuit viendra… tu sais ce que cela signifie, mon âme. Repais-toide cette attente… prépare-toi… car je ne te ferai pas grâce d’unseul de leurs baisers…

XII

« Elle est venue, enfin, cette nuitattendue. Je suis aussi calme que possible. Tenez, je tiens laplume, et elle ne tremble pas dans ma main… la volonté a triomphécomplètement, orgueilleusement. Je regarde presque avec pitié cetteâme qui se tord et veut échapper à l’horrible étreinte. Non, non.Viens ici et regarde ! La vois-tu, elle… comme elleest belle ! Reconnais-tu ce regard qui t’a fait comprendre lavie ? Et lui, comme il est beau aussi ! Commeils sont faits l’un pour l’autre ! On vient de les laisserseuls. Elle rougit, lui se tient à l’écart. Il la regarde, et sesyeux semblent deux phares d’amour. Il semble lui demander pardon dela posséder. Et son regard, à elle, répond : Comme je suisheureuse d’être à toi !… Oh ! ne crains pas, mon douxfiancé !… je me suis donnée librement… je t’aime !

« Quelle voix pénétrante ! Écoutebien cela, mon âme ! Jamais tu n’entendras semblablemélodie ! Épelle ces trois mots ! Je… t’… aime ! Ilest venu tomber à ses pieds, et elle, mettant ses deuxbelles mains sur ses cheveux, a doucement relevé son front et l’abaisé… Savoure bien ce baiser, mon âme. As-tu compris ce qu’ilsignifie ?… Mais oui, oui, tu auras beau te débattre… ilfaudra bien que tu voies tout… tout. Prête l’oreille à ces douxmurmures qu’échangent les lèvres qui se joignent, sens la caressede ces deux souffles qui se confondent… aspire cet amour… Sont-ilsassez proches l’un de l’autre ? Hein ?… Il a détaché sonpeigne et ses admirables cheveux blonds sont tombés sur sesépaules… et encore elle a souri…

« Là, mon âme, en face de cet amour,commences-tu à savoir ce que c’est que la HAINE ! !

« Regarde, regarde encore !…

 

« Le matin est venu !

XIII

« Il y a un mois que nous vivonsensemble. Tous les trois. Car je suis un ami, et pour rien aumonde, Turnpike ne se serait séparé de moi. Il est devenu plusaffectueux encore. Son bonheur s’épand sur moi.

« Chose étrange, mais vraie : je nesuis pas jaloux. Pourquoi et comment ?

« Parce qu’elle m’estindifférente… je ne l’aime point, je ne la regrette pas, je ne lahais pas. Cela est bizarre. Quand je la regarde, je la voistoujours aussi belle… mais je ne me souviens plus… Le jour dumariage, tout s’est brisé. Le lien qui s’était formé – que j’avaisformé – entre elle et moi s’est rompu. Il me semble qu’elle ne vitpas, qu’elle est morte ce jour-là, et qu’il a épousé un cadavre.Celle à laquelle ma pensée s’était rivée a cessé de vivrece jour-là… celle-ci n’est plus celle-là.

« Et c’est justement cette morte que j’aià venger.

« Tenez, elle vient de me serrer la main.Les doigts d’une statue m’auraient fait plus d’effet. Et je sourisen la regardant. Artistiquement parlant, elle est vraiment fortjolie. Elle est bonne, spirituelle. Je regarde et j’écoutefroidement. Pas une fibre ne tressaille en moi.

« Encore… il vient de l’embrasser devantmoi. J’ai trouvé qu’il avait bien fait. Le baiser m’a même sembléfroid. Est-ce qu’il saurait que, croyant donner un baiser à unefemme vivante, il n’embrasse qu’un cadavre !… Je ne levoudrais pas. Sois heureux, très heureux ! aime-la de toutesles forces de ton âme… Le jour de l’expiation sera d’autant plusterrible que ta joie aura été plus longuement profonde.

« Premier point acquis : je ne puisempêcher ce bonheur… Certes, il me serait facile de jouer cettepartie ridicule de troubler sa confiance. Que ce seraitmesquin ! Combien je préfère qu’il se complaise danssa félicité… Second point ! je ne suis pas prêt… Ah !c’est que haine a pour corrélatif vengeance. La vengeance est à lahaine ce qu’est la possession à l’amour… c’est l’épanouissement dumoi dans la plénitude de la passion assouvie… et je nesais point encore comment je me vengerai. Non, sur mon âme, je n’ensais absolument rien. Plus encore, je n’y veux point songer. Ceserait trop tôt, en vérité… je risquerais de me laisser entraîner àune exaltation qui serait nuisible… Pas de zèle ! comme disaitje ne sais quel ministre français, pas de zèle dans ses propresaffaires. Se hâter, c’est se tromper… Oh ! j’y réfléchirailonguement… je suis encore sous l’empire d’une certaine colère.Mauvaise condition. J’ai besoin d’étudier la vengeance,d’en saisir le véritable esprit, l’essence, de bien comprendre cequ’elle est et ce qu’elle peut être… j’y arriverai. Mais je ne melivrerai à ce travail d’analyse que le jour ou, pensant à cequi s’est passé, je trouverai mon pouls calme et ma têtefroide.

« Je n’ai rien oublié. J’écrisaujourd’hui seulement ces scènes d’autrefois… et je me repais deces souvenirs… Dire que je trace ces lignes ayant entre mes mainsla plume qu’il tenait, lui, quand il m’a laissé safortune… que je suis assis dans son fauteuil, àlui… que je m’accoude sur sa table… que tout àl’heure je vais me coucher dans son lit… que je mourraicalme et souriant dans des draps à sa marque…

« Songer à tout cela ! puis, par unretour subit, me rappeler ma vengeance… Allons ! jeme sens heureux… sur ma parole.

« Mais reprenons. Que disais-je ?Ah !… nous vivions à trois ! Cela dura deux ans !J’étais calme… un matin, je m’interrogeai moi-même, j’étais mûrpour l’étude projetée… je me permettais de songer à lavengeance. J’y pensai.

XIV

« Qui m’eût regardé ne m’eût plusreconnu… Il est une précieuse faculté que peu d’hommes possèdent àun degré utile ; il s’agit, étant donnée une préoccupationdouloureuse qui vous envahit et vous obsède, de vous débarrassertout à coup, par un effort de volonté, de cette obsession, desecouer cette préoccupation et de dire : « Pour cetinstant, je n’y veux plus songer ! ». Auxpremiers temps, cette abstraction de soi-même estdifficile à opérer. Voici comment je procédai : Alors que lapensée haineuse avait rongé mon cœur durant toute la journée, je medisais, quand la nuit venait : « Je veux écartercette pensée jusqu’au matin. » Au bout de quelques jours depersistance, j’avais réussi. Le soir venu, cette penséedisparaissait, s’assoupissait, pour s’éveiller de nouveau lelendemain à heure fixe. Lorsque j’eus obtenu ce premier résultat,je provoquai cet oubli pour une, pour deux journées, pour unesemaine, pour un mois. Et maître de ma mémoire, comme si j’eussepoussé un ressort ouvrant ou fermant à mon signal une case de moncerveau, je restai aussi longtemps que je le voulais débarrassé decette obsession…

« Pourquoi ai-je tenté cela ? Surmon âme, c’était bien calculé ! J’avais compris – ceci étaitfacile à prévoir – que la pensée obsédante entrerait peu à peu,tarière invisible, dans tous les recoins de ma nature physique, quecorps et cœur, comme le bois rongé par les termites, secribleraient de blessures imperceptibles, et qu’un jour viendraitoù – maladie ou folie – tout l’être tomberait en poussière…

« Malade ! faible !incapable ! impuissant ! Oh ! lorsque cette penséeme vint, j’eus un effroyable frissonnement… Si j’allais mouriravant de m’être vengé ! Non, cela n’était pas possible, celane devait pas être. Je n’avais pas le droit demourir, c’eût été déserter. Ou bien, si j’étais devenu fou, si lesparois de mon cerveau s’étaient effondrées sous la pression dudésespoir… alors, qui sait ? J’aurais peut-être oublié,c’est-à-dire pardonné… Par l’enfer ! cette idée de folie étaitsinistre…

« Aujourd’hui, je suis tranquille. Il y aune ANNÉE, oui, douze longs mois que je n’ai pensé… Pasune fois l’aile du souvenir n’est venue effleurer moncerveau ; pas une fois en le regardant, enla voyant près de lui, je ne me suis rappelé… puissance del’homme sur l’homme ! et quel admirable triomphe !

« Mais aussi, quel résultat ! Cematin, j’ai entr’ouvert doucement – oh ! si doucement ! –la porte de mes souvenirs… Savez-vous ? j’avais presque peurde le trouver mort, ce souvenir qui, depuis toute une année,n’avait pu s’ébattre à l’aise… Oh ! non, sur ma vie, il n’estpas mort, je l’ai trouvé accroupi sur lui-même dans une des casesles plus obscures de mon cerveau… Sur un signe il s’est levé…mieux, il a bondi ! Il est debout, il se dresse, épouvantablede haine et de résolution… et il semble me demander : « –Est-ce que l’heure est venue ? »

« – Peut-être.

« Ces douze mois de repos – voulu – ontfait de moi un autre homme ; je suis fort, en vérité, j’aiengraissé ! Mon pouls a cette régularité mathématique quisonne juste au cadran de la santé.

« Ma tête est calme, mon cerveau estfroid. Je suis apte à commencer l’œuvre de vengeance. Soistranquille, ô souvenir, dès aujourd’hui tu ne me quitterasplus.

« Allons, je me suis convaincu que cettemort doit être effroyable. Il s’agit de commencer l’étude.Par quoi ? par le sujet d’abord… Il est évident que je doisavant toutes choses savoir s’il est apte à souffrir, et jusqu’àquel degré il peut supporter la souffrance… Bourreau d’un homme, jene puis commettre cette imprudence de l’étendre sur le chevaletavant de m’être assuré de la puissance de sa force de résistance…Voyez-vous, s’il mourait au premier tour d’écrou ? La belleaffaire ! Et comme, alors, je retournerais contre moi-mêmecette énergie de tortionnaire qui triple aujourd’hui mavitalité…

« Quelle parole viens-je deprononcer ? Mon énergie de tortionnaire ! Mais je ne laconnais pas. Nouvelle étude à faire. Oui, il y a en moi ledésir du mal, mais il me manque la notion de cemal et la certitude de ma propre force. Autrement dit,qu’est-ce que le mal, au point de vue de la douleur humaine ?Quelle est la ténacité de mes nerfs et de mon cerveau en face de lasouffrance d’autrui ?

« D’où décomposition nécessaire de latâche à accomplir.

« Que peut-ilsouffrir ?

« Que puis-je fairesouffrir ?

« Quelle est la souffrance àappliquer ?

« Mais, procédant ainsi par analyse, jene puis faire fausse route…

XV

« Ah ! l’enfer vient à mon aide… Surmon âme ! je ne croyais pas qu’il me fût donné de pouvoir sirapidement procéder à une première expérience. Oh ! ilsouffre, il va souffrir, je vais assister à ses premièrespalpitations, prêter l’oreille à ces premiers grésillements de sonâme sous le fer rouge de la douleur… ELLE se meurt et ill’aime !

XVI

« Comment ai-je su cela ? Qui me l’adit ? Personne, et cependant, – alors que seul jeréfléchissais, la tête plongée dans mes deux mains, calculant etrêvant, – j’ai tout à coup su qu’elle se mourait,qu’il souffrait… et puis, chose étrange, cette idée degrésillement qui subitement avait surgi dans moncerveau !…

« Mû par une force dont je ne pourrais,malgré toute ma puissance de concentration, analyser l’essence, jeme suis élancé hors de ma chambre… j’ai bondi sur l’escalier… etlà, au premier étage, j’ai ouvert la porte !…

« Horrible ! Il n’y avait pas uncri, pas un souffle… mais un groupe de désespérés… Elle étaitétendue à terre ; lui, accroupi, les deux bras serrés autourd’elle… Quand il m’entendit : « Vite, me dit-il, unecouverture ! » Une horrible odeur de chair brûlée et devêtements roussis me saisit à la gorge… J’obéis cependant, et luijetai une couverture de laine… Il l’enveloppa et la serrafortement… Je voulus m’approcher : « Laisse-moifaire », reprit-il d’une voix creuse qui semblait n’avoir plusrien d’humain. Alors, avec une force qui ne m’étonna pas, ilsouleva ce pauvre corps inanimé et vint le déposer sur le lit… Puisil se redressa, regarda cette femme et tomba foudroyé sur leparquet… Elle était morte, sans doute.

« Scène étrange. C’était le soir, la nuitn’était pas encore complètement venue, combattant cette obscuritégrandissant à chaque minute… mais, dans ce foyer, de la houille… unmonceau… la flamme jaunâtre léchant des angles noirs et jetant salueur fauve sur ce plancher où je voyais un homme renversé… sur lelit, une forme que je ne distinguais pas, mais que je savais êtreelle.

« Je voulus voir cette scèneterrible, et, en une minute, j’allumai une lampe… Dans ce courtintervalle, je raisonnais et me disais : « Il doit yavoir là quelque chose d’effroyable. Songe à ne pasfrissonner ! »

XVII

« Approchant la lampe, je regardai levisage de la femme… et je ne frissonnai pas. Était-ce bien unvisage ? Non, une boursouflure, une tuméfaction sanguinolente…J’arrachai la couverture… et je compris tout. Elle était morte…morte brûlée. Elle était vêtue d’une robe de chambre légère…évidemment, elle était à sa toilette… mais de cette robe, il nerestait que des lambeaux… Le feu avait saisi cela par le bas,l’avait happé, léché, dévoré en une seconde, et en une autreseconde, la fournaise faite masque s’était appliquée sur ce beauvisage… devenu chose hideuse. Les yeux disparaissaient sous laturgescence des paupières bouffies en cloques… les deux lèvres, lesjoues, le front n’étaient qu’ampoules ; les ailes du nezs’étaient recroquevillées, sous le baiser de la flamme, et lesdents apparaissaient à travers les crénelures de la boucheépatée !…

« Et du bas des vêtements, de cette massenoirâtre de vêtements carbonisés, sortaient deux pieds nus, blancscomme s’ils eussent été taillés dans le plus pur marbre de Carrare,deux pieds d’enfant… qu’on eût baisés… que je baisai, moi, enm’inclinant doucement et souriant à cette suprême jouissance de luidonner, à elle le dernier embrassement qu’elle dût recevoir… carnul ne songerait qu’au visage… et chacun reculeraitépouvanté ; comme un voleur tremblant d’être surpris, jerejetai la couverture sur ce corps détruit… et je ne frissonnaipas !

« J’appelai un domestique et envoyaichercher un médecin… puis je restai debout auprès de ce lit,regardant toujours ce visage turgide, cette effroyable grimace quisemblait s’être pétrifiée dans une suprême crispation… lui,toujours étendu sans mouvement, frappé, mais non pas àmort ! Oh ! je m’en étais assuré, son sang couraitcomme un flot dans ses artères… la vie se révoltait contre laprostration… je savais qu’il allait revivre pour souffrir,d’abord par elle, puis par moi ! car j’étais bien décidé, et,l’œil fixé sur ce cadavre informe, je me demandais ce que pouvaitêtre la torture du feu ; et si je ne la lui appliquerais pas.Preuve évidente que je ne faiblissais ni ne voulais faiblir.

« J’eus d’abord l’idée de le rappeler àlui-même, pour qu’il commençât plus tôt à souffrir… mais jerenonçai à cette pensée. Une secousse aurait pu – en détendant tropbrusquement les ressorts de son organisme – provoquer des larmes.Et les larmes soulagent. Je ne tenais pas tant à ce qu’il souffrîtqu’à ce qu’il me montrât de quelle manière se comportait –et se comporterait, par conséquent – chez lui la facultésouffrante. Il était de mon intérêt de suivre les phases de lacrise, en la laissant se développer naturellement…

« Tout à coup, il fit un mouvement. Un deses bras se détendit et battit le vide, puis retomba sur le bord dulit… Or, un bras de la morte pendait le long de ce lit, etjustement – hasard que j’observai – sa main à lui, froide et sèche,saisit la main sanglante de la femme… Ses doigts à elle avaient étérongés par la flamme, et des lambeaux de chair se détachaient del’os… Il sentit cela, et une commotion convulsive l’agita des piedsà la tête… un souvenir intuitif l’avait envahi. Il ouvrit les yeux,regarda cette main d’un air hébété, puis il se dressa sur sespieds, comme si ses reins eussent été d’acier, et se jeta sur lecorps… je levai la lampe. Au moment où son visage, à lui,s’approcha de son visage, à elle, son cou se rejeta en arrière… ileut horreur ! il jeta un cri, un râle… se recula, bondit àtravers la chambre, se jeta contre les murs, frappa les meubles…cette nature forte était en proie à l’épilepsie de la douleur. Ilécumait, meurtrissait ses poings aux sculptures de chênes, brisaitles chaises, tout cela inconsciemment, hystériquement… il se trouvaen face de moi et me regarda en face. Déchiffra-t-il un instant –un seul – l’hiéroglyphe de ma pensée ? Sans doute, car il levale poing comme pour m’écraser… J’avais failli me trahir ! jen’étais pas encore arrivé à étouffer absolument la vérité sous unmasque d’emprunt… ou plutôt à rattacher assez rapidement lescordons de ce masque dénoué par la main de l’imprévu…… mais jecriai : « Mon ami ! mon ami !… » Ilreconnut ma voix… et se jeta dans mes bras ensanglotant !…

« Moi, sans avoir l’air d’y prendregarde, je me dérangeai doucement, de telle sorte que son regard setrouvât dans l’axe du visage effroyable ; puis, doucementencore, je lui relevai le front… il vit encore cette chose ;je sentis tout son corps se tordre sous cette impression dont rienne pouvait rendre l’horreur.

« Le médecin entra… Turnpike se calmatout à coup et regarda le praticien, qui marcha vers le lit, puiss’écria :

« – Mais cette femme est morte ! iln’y a rien à faire !

« – Rien ! répéta machinalementTurnpike.

« – Comment cela est-il arrivé ?demanda le médecin.

« Je pris la parole, racontai ce quej’avais vu, et expliquai ce que je supposais.

« – Voilà ! dit Turnpike. (Oh !comme je l’écoutais ! Sa voix ne parcourait-elle pas toute lagamme du désespoir, et ne révélait-elle pas la contexture intime del’instrument ?) J’étais là… dans mon cabinet de travail, àcôté… la porte était entr’ouverte… la nuit venait, je cessai delire, et, machinalement mes yeux se portèrent sur l’entrebâillementde la porte entr’ouverte… Je vis une lueur rouge… Je ne compris pasd’abord. J’entendais dans cette pièce un trépignement… rien deplus… Je l’avais laissée, un quart d’heure auparavant, se mettant àsa toilette… Tout à coup une horrible idée traversa mon cerveau… lefeu ! Je m’élançai ! Ah ! monsieur, jamais jen’oublierai cela… Au milieu de cette chambre, tenez, là, il y avaitune colonne de feu qui tournait, tournait, tournait rapidement surelle-même… au milieu de la flamme un corps qui se débattait contrele feu qui mordait et déchirait… Pas un cri ! pas un bruit…deux pieds qui battaient le plancher, c’était tout… Je bondis…Comment je fis ! je ne saurais le dire… Je ne voyais pas, jesentais la flamme qui brûlait mes mains et mon visage… L’horriblelueur s’éteignit… la femme était à terre, et j’étouffais de moncorps les derniers soubresauts de la flamme… Alors j’aperçus queSimpson était entré… je portai le corps sur le lit… Depuis cemoment, je ne sais plus… non… non !

« Le médecin répondit d’une voix calme(oh ! que c’est beau d’avoir cette habitude d’êtrecalme !) :

« – Cela arrive souvent, la pauvre femmese sera trop approchée de la cheminée, et le feu aura pris à sesvêtements… Il faut aller déclarer le fait à la police.

« Turnpike mit ses mains sur sonvisage ; alors je vis que le sang coulait entre sesdoigts :

« – Tu es blessé ? m’écriai-je.

« – En effet, fit le médecin.

« Et sans plus s’émouvoir il demanda del’huile, des bandes de toile, et fit un pansement. Turnpikesemblait ne rien sentir, il tourna la tête vers le cadavre et sapoitrine se soulevait en contractions spasmodiques.

« – Monsieur, me dit le médecin à voixbasse tandis que je le reconduisais, seriez-vous assez bon pour mefaire payer ma visite ? Vous savez que je ne suis pas lemédecin de la maison.

« Je lui mis cinq dollars dans la main.Il regarda, sourit et s’en alla.

XVIII

« Décidément, il sera difficile de fairesouffrir cet homme… Quelle force ! Après les premièresconvulsions de la douleur, son être a réagi, son énergie a euraison de ses tortures… Il est calme. À l’enquête il répondfroidement, donne les détails d’une voix assurée, douce même… il apassé la nuit auprès du cadavre. Il n’a pas voulu qu’on couvrît sonvisage et a semblé se complaire à rechercher sous la dévastation dela mort les souvenirs radieux de la vie… J’ai veillé aussi. Paramitié, a-t-il cru. Tant mieux ! il ne faut pas qu’il doute demoi, car il m’appartient tout entier. J’ai repris moi-même toutesles circonstances de l’accident, je l’ai interrogé, j’ai insistésur les points les plus pénibles, j’ai pressé tous les ressorts deces lames à mille tranchants… il est resté impassible. Et cependantil souffre horriblement… Je vois cela dans certains tressaillementsde ses fibres.

« C’est ce qu’il faut. Le sujet est bon.Il est apte à souffrir, parce qu’il peut beaucoup endurer… j’ai enface de moi un adversaire digne de ma haine et de ma volonté…

XIX

« On a emporté la femme. Ce qui estvraiment curieux, c’est que je n’ai pas senti passer en moi lemoindre souffle de regret. Regretter quoi ? Est-ce que cettefemme était à moi ? Est-ce qu’il y avait entre nous aucun liencommun aujourd’hui ? Non, non, ce n’est pasaujourd’hui qu’elle est morte pour moi, il y a deux ans que je l’aicouchée de mes deux mains, dans la tombe de mes souvenirs, que jelui ai fait de mes larmes un suaire et que mon serment de vengeancea été son hymne de deuil.

« … Nous rentrons à Green-House, seulstous deux. Oh ! sur mon âme, que je ressens une fortetentation de le tuer !… Il faut que je fasse appel à toute maraison… Il est assis en face de moi, la tête dans ses mains. Il neparle pas. Évidemment, il se trouve dans cet état d’engourdissementqui accompagne la pléthore de la douleur.

« Étrange situation en vérité et dont jeme souviens avec une âcre jouissance ! Il était là, sous mesyeux, à portée de mes mains. Je pouvais le saisir à la gorge,enfoncer mes ongles dans ses chairs… et je ne l’ai pas fait. Etj’ai permis que, revenu à lui, il me parlât d’elle, il me détaillâtses perfections, qu’il me dît combien elle était belle, combien sesbaisers étaient doux, qu’il évoquât dans cette chambre, encoremurmurante de leurs mots d’amour, ces rêves qui sont la vie… J’aipermis tout cela. Je suis resté souriant. J’ai approuvé de la têteet du regard et du geste. Comme si je ne savais pas ce qu’elleétait – ce qu’elle eût été – pour moi ! Non, il faut bien quevous me croyiez, je ne l’ai pas tué… Mais comme je me cramponnais àl’avenir compromis, comme je notais une à une mes propres tortures,semblable à l’usurier avare qui inscrit les billets à ordre qu’onlui a souscrits !

XX

« … Six mois s’étaient passés. Nous nousdisposions à partir pour un long voyage. Turnpike avait besoin dese distraire. La douleur s’était déjà émoussée… déjà ! insultenouvelle qui m’était faite. Car toute ma vie, à moi, appartenait àcelle qui n’était plus là. Et lui, au bout de six mois, il ysongeait à peine et cherchait les moyens de n’y plus songer dutout !

« Quelques jours avant notre départ, nousfûmes témoins d’une scène étrange, et si je la relate ici, c’estqu’elle provoqua de la part de mon ami une phrase àlaquelle je ne pris pas garde tout d’abord, mais qui me revint enmémoire, plus tard, alors qu’approchait l’échéance terrible.

« Voici ce qui se passa. Nous noustrouvions à Lexington. Or, ce jour-là, on jugeait un grandcriminel. Le crime était horrible par lui-même, mais l’espritpublic était d’autant plus excité contre le coupable, qu’ilappartenait à la race nègre. Sam Wretch était depuis sa naissanceesclave dans la plantation de M. Timber, l’un des pluscélèbres négociants du Kentucky. L’esclave avait, paraît-il, étécruellement frappé par la femme de Timber, il y avait de celaquelques dix ans. Cette femme était allée depuis cette époque enEurope. Mais son mari était mort, et avait par son testament donnéla liberté à un certain nombre d’esclaves parmi lesquels SamWretch. Sam accepta ce bienfait avec indifférence, et, quoiquelibre, il resta sur la plantation. On n’y prit point garde,attribuant à la force de l’habitude cette insouciance de laliberté. Mais Sam obéissait à une pensée longuement préméditée. Laveuve de Timber, avisée à Paris du décès de son mari, revint entoute hâte.

« Sam se fit désigner au nombre desesclaves qui devaient aller au-devant de l’arrivante ; et aumoment où elle descendit de voiture, Sam s’avança respectueusement,le dos à demi-courbé, puis, quand il fut auprès d’elle, il seredressa et levant le bras au-dessus de sa tête, d’un seul coup deson poing fermé, il assomma la femme qui tomba… morte. C’était unathlète que Sam Wretch.

« On s’empara de lui aussitôt. On nepouvait pas croire que la femme eût succombé ; lui riait enmontrant ses dents blanches et disait en ricanant :« Massa est morte, elle m’avait frappé, je l’aifrappée ! »

« On l’enferma dans la prison deLexington. Puis on lui fit son procès. Quoique affranchi, ce n’enétait pas moins un nègre, et la justice pouvait et devait êtreexpéditive. Elle le comprit. Huit jours après le crime, le juge secouvrait la tête du bonnet noir, et Sam Wretch était condamné àêtre pendu, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

« L’arrêt devait être exécuté le lundisuivant, et le jugement avait été rendu le mardi. C’est ce jour-làque nous étions à Lexington, pour affaires.

« On ne s’entretenait que de Sam Wretch.Une vague agitation courait dans l’air, comme un souffle de colèremal contenue… Six heures sonnèrent. Alors, du haut de la rue où setrouvait notre hôtel, nous entendîmes surgir tout à coup une rumeurvague, longue, sinistre. Il faisait nuit ; mais des torchesjetaient sur les maisons leur lueur jaunâtre et lugubre. Puis uncri : Lynch ! Lynch !

« J’avais compris. Turnpike me secouafortement le bras. C’était la foule qui courait à la prison. Au nomde la loi de Lynch, elle allait, sans se préoccuper des délaislégaux, exécuter l’arrêt de mort. La prison était à quelques yardsde notre habitation. Machinalement nous descendîmes. Alors passadevant nous une trombe humaine, masse noire, d’où s’échappaient deshurlements, houle obscure que dominaient les torches, comme deslangues de feu. C’était un vertige qui roulait, tout cela sepoussait, se heurtait, se renversait, meute ardente, lancée à lacurée de mort.

« La prison dressait sur la place sesmurs muets et lugubres. Inexorable, impassible, elle gardait leprisonnier. Puis, sa façade sembla s’animer, vivre, comme ces corpscorrompus sur lesquels courent des milliers de vermicules.C’étaient les hommes qui, des ongles, des poings, des haches et despioches, s’attaquaient aux pierres immobiles. Une fenêtres’ouvrit : le gardien parlementa. Que voulait la foule ?Le prisonnier ! mais il était en sûreté, et au jour dit, ilsubirait son châtiment ! « À mort ! Àmort ! » hurlèrent les forcenés. Le gardien, qu’onn’entendait plus, protesta du geste ; puis la fenêtre sereferma.

« – La porte ! La porte ! lefeu !

« L’autorité restait neutre ; maisil fallait se hâter d’agir. On entassa des broussailles devant laporte bardée de fer, puis on y mit le feu. Une épaisse fumées’éleva devant la prison, mur contre mur. Une haute langue deflamme lécha l’édifice. Alors de l’intérieur s’élevèrent deshurlements et des imprécations. C’étaient les autres prisonniersqui croyaient, eux aussi, que la foule voulait les massacrer :« Sam Wretch ! Sam Wretch ! » Ils se sentirentrassurés. Seul, le misérable, effaré, se blottissait au fond de soncachot, insultant à ces murailles qui n’étaient pas assez épaisses,à ces verrous qui n’étaient pas assez forts.

« Quelques minutes après, la prison étaitenvahie et Sam Wretch apparaissait sur le seuil, tenu par dixhommes qui le menaçaient du poing. La flamme était éteinte. Maisdans la porte béaient des ouvertures calcinées. Un homme lança satorche au visage du malheureux, qui se rejeta en arrière…

« On l’entraîna. Il grinçait des dents etcriait :

« – Voleurs ! hurlait-il, voleurs devie ! J’ai sept jours, je veux sept jours. On n’a pas le droitde me tuer. Assassins ! lâches !

« Mais on tirait sur ce corps condamné,et il était obligé de courir… il tomba. Quelqu’un le saisit par lescheveux et voulut le relever. Il resta à terre. Alors dix mainss’avancèrent, le prenant au buste, aux épaules, au visage. Une deces mains glissa dans la bouche de Sam qui mordit… le doigt sedéchiqueta, et la main sanglante le souffleta. C’était bizarre, cesang rouge et frais, sur ce visage noir !

« Il était debout : il lui fallutencore courir. Nous suivions. La foule sortit de la ville, ets’arrêta à un bouquet de bois.

« La lune s’était levée, une luneradieuse, souriant ironiquement de son masque blafard à cette scèned’assassinat :

« Une corde ! Unecorde ! » Sam entendit ce cri, son corps se tordit. Ilétait vigoureux, le nègre. Il luttait. Un instant, des pieds et despoings, il fit un cercle autour de lui. Une seconde, oh ! rienqu’une seconde ! il dut avoir l’enivrante sensation de laliberté. Mais la meute se rejeta sur lui ; il sentit que toutétait fini, il devint inerte. Une sorte de grondement rauquesortait de son gosier serré.

« Quelque chose tomba auprès de lui,c’était le bout de la corde où se trouvait le nœud coulant. Unhomme était monté sur l’arbre, avait passé la corde dans la fourcheque formaient deux branches énormes, avait enlevé l’écorce pour quecette corde pût glisser… on mit le nœud au cou du patient. L’autrebout de la corde, passant par la fourche, traînait à terre del’autre côté.

« – C’est fait ? demanda unevoix.

« – All right ! répondirentceux qui avaient assujetti le nœud.

« – Enlevons !

« Et dix hommes se pendirent à l’autreextrémité de la corde, qui glissa sur la fourche de l’arbre commesur une poulie… Le corps de Sam s’était affaissé, il était étendu àterre… Alors on vit, sous la traction de la corde, la tête quitterle sol, puis les épaules, puis les cuisses. Là, le corps tourna surlui-même…

« – Hardi ! crièrent les voix.

« Le corps lâcha terre, et se haussa dansl’air. Il tournait toujours. La corde était passée au cou, par unemain inexpérimentée, car le nègre se sentait mourir et battaitl’air de ses mains… Mais sous le poids du corps, on vit le nœud seresserrer par une secousse brusque, comme pour se mettre en laplace nécessaire…

« – Stop ! ditquelqu’un.

« Sam Wretch était pendu… sa face secongestionnait et de ses lèvres épaissies sortait une sanierougeâtre…

« – Quand détachera-t-on cet homme ?me demanda Turnpike.

« – Dans dix minutes ou un quartd’heure.

« – Mais, reprit-il en frissonnant, s’iln’était pas mort… si on l’enterrait vivant !

« Je le regardai, il était livide.

XXI

« … Nous voyageons. Turnpike s’est lancédans les grandes affaires industrielles. Il est très ingénieux, envérité, et il rendra, je n’en doute pas, d’immenses services aucommerce des États-Unis. Il a déjà inventé une machine propre à lapréparation du coton, très curieuse réellement, et qui lui a attiréde tous les points de l’Union les éloges les plus mérités. Safortune s’accroît. Il a en lui un besoin d’activité qui le dévore.Souvent déjà il m’a dit : Maintenant que je suis seul, je vaism’adonner tout entier à la science !… Il est seul ! Surmon âme, je ne sais s’il ne dit pas cela avec une certainesensation de soulagement. On dirait parfois que l’accident qui l’afait libre a comblé l’un des secrets désirs de son cœur. Ainsi, cethomme aurait tué mon avenir, aurait brisé toute ma vie, et iln’aurait pas même eu conscience de la valeur du trésor qu’il medérobait… Mais non, c’est la prévention qui m’égare. Je l’aisurpris souvent, alors qu’il se croyait à l’abri des regardsindiscrets, laissant couler le long de ses joues de grosses larmeset regardant à travers l’infini un point obscur, lointain comme lesouvenir.

« Je ne le quitte plus, il ne peut sepasser de moi. Et je ne puis me séparer de lui. Je lecouve du regard. Parfois, tandis qu’il rêve à sescombinaisons, je me place de telle sorte que je puisse, dans uneglace, tenir mes regards fixés sur lui… et par l’exercice d’uneétrange faculté, tandis que la vie de cet homme me ramène au pointde départ de mon existence nouvelle, je bâtis machinalement monavenir tel qu’il eût été, s’il ne m’avait dit un jour :« Je te présente ma fiancée. »

« Oh ! quel resplendissement dejoies ! Quelle lumière pleine et sereine s’épand alors surtoute cette vie rêvée ! Il me semble que je l’entends, elle,me dire : « Je t’aime ! » Il me semble qu’àforce de soumissions, de soins, de dévouement, je l’ai rendue dignede moi ! Dans ces extases momentanées je vis double ; ilme paraît que mon être a grandi, que mes sensations sontquintessenciées, je marche tout entier dans cet insondable abîme,dont tous les échos redisent : Amour ! Amour !

« Mais cette impression ne dure pas. Parun violent effort, je me dégage de ces liens qui m’enchaîneraient,qui annihileraient ma volonté, ma force, mon énergie, et je lerevois, tel qu’il est, je me revois, tel que je suis, et je larevois, elle aussi, se tordant dans les suprêmes souffrances del’agonie.

« Et par bonheur, je me souviens qu’iln’est pas permis à un être humain de torturer un de ses semblablescomme cet homme m’a torturé ; je me souviens que j’ai unecréance à recouvrer, que j’ai une balance à établir.

« Je me souviens que ma vie n’a qu’unbut, qu’un objectif, qu’une raison d’être, la vengeance !

XXII

« Nous voyageons ! Nous visitonsl’Europe ; lui, plein d’enthousiasme, moi, froid etraisonnant ; lui, rapportant tout spectacle au besoin d’idéalqui l’étreint, moi, ramenant toute sensation au but unique quis’impose à mon âme. Il admire la cathédrale de Strasbourg ;moi, je mesure du regard la hauteur de la flèche, et je me demandequelle doit être la souffrance de l’homme qu’un hasard précipite àtravers l’espace, et qui sent, dans sa chute vertigineuse, que sesmembres se vont briser, au pied de l’immense basilique… DansCheapside, de Londres, dans la rue Montmartre, de Paris, alorsqu’il admire cette activité fiévreuse de mille véhicules, secroisant, se heurtant, se frôlant ; alors qu’il songe à ladépense de forces intellectuelles et physiques que représente cemouvement incessant, moi, je rêve à ce que souffrirait l’homme jetésous les pieds de ces chevaux, écrasé par le roulement de ces milleroues, blessé, meurtri, pantelant…

« Dans les hauts fourneaux, je réfléchisà ce que ressentirait le corps humain, jeté vivant dans les flammesinextinguibles ; dans les manufactures, je vois des membresdéchiquetés, tressautant par lambeaux, aux élans de toutes cesroues, débris sanglants, écrasés sous ces balanciers de fonte oubroyés sous ces leviers de fer…

« Dans les profondeurs des mines sombres,je devine le porion surpris par l’inondation, fuyant devant le flotqui fait irruption à travers les fissures du granit, s’élançantvers l’échelle de salut et sentant alors le flot qui lèche sespieds, bondit à ses cuisses, grimpe à sa poitrine, puis bonditau-dessus de la tête, l’arrachant de son dernier asile pour leprécipiter à la mort. Ou bien, je le vois, le mineur, confiant etfrappant de son pic la pierre qui étincelle, redressant la tête aubruit sourd d’une explosion encore incomplète, comprenant que legrisou est là, invisible, menaçant, ouvrant ses bras de fer pourl’écraser, apprêtant ses tenailles de fer pour le martyriser… toutà coup effondrement, écroulement. L’explosion a eu lieu. La pierrea éclaté comme la coquille d’une noix dans un brasier… et, sejetant au-devant du fuyard, s’est faite muraille… cloîtré dans cetin pace du travail, il mourra de faim, de soif,d’épuisement.

« Voyant tout cela, je m’adresse cettequestion : Que lui ferai-je souffrir ?

XXIII

« J’étudie la littérature et l’histoirede tous les pays, au point de vue des tortures. Quel autre sujetm’intéresse ? Le grand poète de la France, Hugo, eut une idéesplendide. Son Claude Frollo, précipité des tours deNotre-Dame ! Que serait-ce s’il tombait tout droit, et que soncrâne se brisât sur la dalle des rues ? Ce qui est vraimentadmirable, c’est l’homme se raccrochant aux saillies del’architecture, suspendu par un coin de sa soutane à la gouttièrequi plie… admirable, ce passage.

« Quasimodo n’eût eu, pour le tirer dugouffre, qu’à lui tendre la main… l’archidiacre haletait. Son frontchauve ruisselait de sueur, ses ongles saignaient sur la pierre.Ses genoux s’écorchaient au mur. Il entendait sa soutane accrochéeà la gouttière craquer à chaque secousse qu’il lui donnait… il sedisait, le misérable, que, quand ses mains seraient brisées defatigue, quand sa soutane serait déchirée, quand ce plomb seraitployé, il faudrait tomber, et l’épouvante le prenait auxentrailles…

« Oh ! grande et puissante haine quecelle de ce nain bossu et louche.

« Quasimodo le regarda tomber !

« Jouissance profonde, complète,immesurée ! Le voir se tordre dans l’impuissance, désespéreravant la mort, c’est alors que le sonneur dut vivre dans laplénitude de sa haine assouvie.

« Bien curieuse aussi la vengeance de cenègre, dans le roman d’Eugène Sue, Atar-Gull, je crois.Tenir l’ennemi là, sous ses yeux, sous sa main, l’insulter, lemartyriser, et à l’heure suprême, lui cracher au visage… tandis quele monde ne sait rien, que la foule applaudit audévouement du tortionnaire.

« J’ai lu encore le Monte-Cristofrançais : j’y ai noté plus d’un incident intéressant. Mais cen’est point là de la vengeance humaine ; et puis, la puissancedu bourreau rapetisse la vengeance. Ce qui est vraiment beau, c’estle petit, l’humble, le mesquin, le déshérité, s’attaquant desongles et des dents à celui qui croit le dominer, qui, jusqu’à ladernière heure, se suppose le maître… et qui n’est, à un momentdécisif, que le misérable sanglotant sous la griffe de sonennemi…

« L’histoire n’est pas sansenseignements. Je n’ai point dû la négliger… J’aime la mort deMathô, dans le livre de Flaubert. Seulement l’atrocité même dusupplice va contre son but.

« – Mathô paraissait insensible ;puis, tout à coup, il prit son élan et se mit à courir au hasard,en faisant avec ses lèvres le bruit des gens qui grelottent par ungrand froid… »

« Il a l’ivresse de la torture, comme cesmartyrs chrétiens qui, le sourire aux lèvres, chantaient sous lefer des bourreaux. Ceci est mauvais.

« L’Orient est maître en l’art dessupplices, mais il ne tient pas suffisamment compte des souffrancesmorales. Déchiqueter un corps, c’est bien. Taillader une âme, c’estmieux. Il faut que le supplice remplisse cette doublecondition ; il faut que des excès même s’élève, inextinguiblejusqu’à la dernière seconde, la lueur d’espérance qui rafraîchit etréconforte l’âme du patient… voici ce que l’histoire m’a présentéde plus complet.

« Mathias, empereur d’Allemagne, abolitdans ses États la peine de mort. Le condamné était conduit hors dela ville et là, attaché à un poteau, les bras et les jambes liés.La tête était libre. Mais, du reste du corps, aucun mouvementn’était possible. Matin et soir, un gardien apportait la nourrituredu misérable et la lui faisait prendre ; on défendait l’hommecontre toute attaque de bêtes fauves ou des insectes. Mais ilrestait là, immobile, impuissant, jusqu’à ce que cette immobilitéet cette impuissance l’eussent tué…

« Si ce Mathias haïssait le condamné, ildevait être heureux.

XXIV

« Et c’était auprès de lui, auprès de ceprédestiné de la souffrance, que j’étudiais ces rêves effroyables.C’est en lui serrant la main que je me demandais, sentant le sangbattre dans ses artères, comment j’utiliserais cette vitalité auprofit de ma haine.

« Bientôt, je sus tout, dans l’artinfernal des tortures ; j’étudiai successivement les auges dePerse, et les tenailles de Damiens, et l’écartèlement de Ravaillac.Je fouillai les archives de l’Inquisition et vis, à Sarragosse, lesdébris de la vierge de fer, qu’on accouplait au condamné ; jetouchai les chevalets, les brodequins et les poids del’estrapade…

« Tout cela ne me satisfaisait pas. Jerésolus de me concentrer en moi-même et de demander auxsurexcitations de l’ivresse la perfection du supplice.

XXV

« L’ivresse peut-elle être utilementappliquée à une question de recherches : voici ce que j’eustout d’abord à déterminer. Si l’homme, à l’état sain, peut, grâce àune longue étude, concentrer sur un seul point toutes ses facultés,lui est-il possible de surexciter ces mêmes facultés de telle sorteque leur acuité se décuple, de donner au mécanisme intellectuel unetelle force, une telle rapidité de mouvement qu’un travailextraordinaire soit accompli ?

« Mon but était celui-ci : tandisque certains hommes boivent pour s’étourdir, pour oublier, jevoulais, moi, boire pour me mieux souvenir, pour mieux diriger mapensée sur le fait qui m’intéressait. Il s’agissait donc nonseulement de résister à l’engourdissement qui s’empare de l’hommeivre, mais encore de transformer cet engourdissement en exaltation.Ici encore était un écueil à éviter. L’exaltation de l’ivresse estinconsciente ; le plus souvent, l’homme, en état d’ébriété,oublie qui il est, ce qu’il veut, ce qu’il fait. Son intelligence,noyée dans la fumée de l’alcool, n’est plus maîtresse d’elle-même.La bête, selon l’expression d’un Français, Xavier deMaistre, domine absolument le moi. Et des actes de la bête le moin’est plus responsable, parce qu’il en a perdu la direction. Iln’en est pas moins vrai que chez l’homme, exalté par l’ivresse, sedéploie une force inconnue à lui-même, que ses muscles, que sesnerfs acquièrent une vigueur bien supérieure à celle qu’ilspossédaient à l’état normal. Tel homme ivre brisera une barre defer sur laquelle, au repos, il n’eût même pas osé porter la main.Il y a donc là preuve évidente que, par l’absorption de l’alcool,le corps humain se trouve momentanément doué d’un ressort plusénergique, que la détente des forces se fait plus violente. Etc’était de cette énergie, de cette violence artificielle que je meproposais de tirer parti.

« Mais non pas au hasard. Non pas enpermettant à mon âme d’abandonner, ne fût-ce qu’un instant, ladirection de ces efforts. Au contraire, je voulais que cetteplénitude de forces exerçât son action principale sur le cerveau,que sous l’action de l’alcool les fibres pensantes acquissent cettevigueur et cette énergie dont je devinais le développement, etqu’alors la pensée, appliquée uniquement au sujet auquel j’avaisvoué ma vie, s’élançât plus vive et plus ardente sur la route quim’était tracée. J’avais étudié la vengeance, il me restait à larêver.

XXVI

« Voici comme je fis : j’étais restédans un petit village du midi de la France, dont le nom importepeu. J’avais prétexté une indisposition et une grande fatigue, etTurnpike, sur mes instances, avait dû me laisser seul. Il partaitpour l’Espagne ; il était désespéré de ne pouvoir m’emmeneravec lui. Mais je résistai, il fallait que je fusse seul, ilfallait que je pusse étudier sur moi-même, sans qu’un témoinindiscret pût me voir ni m’entendre, les effets du vin ou del’eau-de-vie. Je ne savais pas encore si, dans cet étatintermédiaire entre la raison et la folie, je pouvais rester assezmaître de moi-même pour ne point laisser échapper mon secret.

« Enfin, un soir, la tête libre, le cœurferme, je m’enfermai dans ma chambre : j’avais devant moi sixbouteilles d’un cru que j’avais choisi entre tous, leClos-Rondet[4]. Vin léger, d’un rouge pâle, coulant netet sec, tamisant la lumière en rayons roses. Au goût, un peu âpreen touchant le palais, mais d’un bouquet s’épanouissant tout à coupcomme une fleur qui s’ouvre.

« Pourquoi l’avais-je choisi ?Voici. Les vins du Midi sont lourds ; ils chargent l’estomac,et les fumées se dégagent lentement, pendant que le travail dedigestion fatigue l’œsophage. Ce que je voulais, c’était que leliquide par lui-même s’évaporât en quelque sorte au moment de ladégustation, et que sa volatilisation se traduisît rapidement parl’envoi des fumées au cerveau. Le Clos-Rondet, que j’avaislonguement étudié, répondait absolument à ces théories. J’étaisprêt.

« J’avais pris plusieurs précautionsimportantes : Ma porte était solidement fermée : lachambre que j’occupais se trouvait dans une partie retirée de lamaison, auprès d’une longue salle dans laquelle jamais personne nepénétrait le soir, il était environ huit heures, tout était calmeautour de moi.

« J’avais préparé un écriteau de papierblanc, sur lequel j’avais inscrit deux mots : TURNPIKE. –VENGEANCE. Parce que je craignais que, dans la période violente del’ivresse, le souvenir ne me fît défaut. Alors m’étant installédans un large fauteuil, la tête appuyée de telle sorte qu’elle nepût vaciller à droite ni à gauche, j’avais fixé l’écriteau juste enface de moi. En admettant même que l’ivresse me fît perdre lesouvenir, il était bien certain qu’à un moment donné mes yeux seporteraient sur l’écriteau, placé comme un point de repère sur laroute du souvenir. J’étais moi-même resté dans l’ombre, etl’écriteau était éclairé de chaque côté par une lampe, munie d’unréflecteur dirigeant tous les rayons de lumière sur le papierblanc.

« Donc, toutes mes précautions étaientbien prises ; je me repliai sur moi-même et me mis à penser. Àquoi ? Au but. À qui ? À lui et à elle. Puis je débouchailes six bouteilles placées à portée de ma main, et le regardattaché à l’écriteau, je commençai à boire. J’avais consulté lespalpitations de mon bras. J’étais absolument calme.

« Je buvais lentement, en gourmet. Le vintombait goutte à goutte dans mon gosier. Je n’avais pas vouluqu’une absorption trop brusque déterminât des désordres cérébrauxtrop rapides. Lorsque la seconde bouteille fut vide, je sentis unvague engourdissement s’emparer de moi, je ne résistai pas toutd’abord. Quelque chose en moi ne subissait pas l’influencedu vin, et comme je l’avais déjà constaté, suivant curieusement lespremiers développements du phénomène qui se produisait. À latroisième bouteille, un bourdonnement tinta dans mes oreilles… il yeut une minute, oh ! minute terrible, où je sentis que jem’abandonnais moi-même. Une prostration générale me brisa, jeperdis le sens de ma propre existence. Mais un ressort se tenditviolemment, c’était en quelque sorte instinctif. C’était unedernière lueur de volonté qui protestait contre l’obscurité quim’envahissait et m’entourait.

« J’ouvris violemment les yeux.L’écriteau était devant moi, mais non plus blanc comme je l’avaistout à l’heure, mais rouge. J’étendis la main et je bus encore.Alors les deux mots : Turnpike, vengeance, setordirent comme des serpents de feu au milieu d’une plaque de sang.Je voulais ressaisir les lettres, les replacer dans leur positionnormale, elles glissaient, tortillées en couleuvres, les motss’allongeaient à perte de vue, et de chaque côté de la lignebrillante que formaient les traits, deux ruisseaux de sangcoulaient, roulaient et glissaient.

« J’aurais voulu m’élancer, une forceinvincible me poussait en avant, mes ongles se crispèrent sur lesbras du fauteuil, et je dis à haute voix, par un dernier effortd’énergie.

« – Quelle sera ma vengeance ?

« Et je bus encore. Alors devant mes yeuxtourbillonnèrent de nouvelles vagues de sang ; c’était unrhombus vertigineux, rouge, rouge, ardent ; il mesemblait que ce sang eût une odeur et m’enivrât lui-même, et quandje portai à mes lèvres la dernière bouteille, j’aspiraivoluptueusement le liquide qui avait un goût de sang…

« Quand je revins à moi, j’étais toujoursassis dans le fauteuil, la tête penchée en arrière.

« L’écriteau était toujours blanc, leslettres toujours noires…

« – Le vin ne vaut rien, me dis-je,j’essaierai l’eau-de-vie !

XXVII

« L’eau-de-vie ! je ne sais pas demot qui sonne plus effroyablement à mon oreille ; et après silongtemps – oh ! si longtemps – je ne songe point sans terreurà cette nuit d’angoisses sinistres et d’éblouissements lugubres. Dequelles étreintes poignantes fut encerclé mon cerveau ! Desgriffes de fer déchirèrent ma poitrine. Mais il faut mieux que jevous dise ce que je ressentis.

« J’avais deviné ce qu’était cettehorrible ivresse. Je ne doutais pas que, malgré ma force, il ne mefût impossible de garder la libre conscience de mes actes. J’avaisvu ces brutes ivres, que l’alcool a rendus semblables aux fous descabanons, qui, saturés d’eau-de-vie, branlent la tête à droite et àgauche et disent des mots sans suite, l’œil fixe et terne.

« Je pressentais que je seraisainsi : je me voyais glissant sur la pente déclive qui mène àla folie ou gravissant les cimes folles du deliriumtremens.

« Il ne suffisait plus de placer à portéede mes yeux un point de repère sur lequel doivent, dans toutes lespériodes de l’ébriété, retomber mes regards… il fallait donner àcet appel du souvenir une forme plus matérielle, plus frappante,plus attirante. Et voici ce que j’imaginai.

« Je fis fabriquer un timbre, large coupede bronze au son long, mat et lourd. À ce timbre muni d’un marteaufut adopté un mécanisme d’horlogerie pouvant marcher vingt-quatreheures. Le marteau se soulevait toutes les deux minutes etretombait sur le bronze ; le son éclatait, vibrant et fort,puis s’étendait en nappes larges pour s’éteindre peu à peu, commes’efface sur la mer le sillage d’une énorme vague. Mais, à cemoment, le marteau frappait encore, voix toujours prête, jamaisfatiguée, qui, semblable à un glas funèbre, me criait : Songeà ta vengeance.

« Et je saisis le flacond’eau-de-vie.

« J’étais debout, la chambre avait étédégarnie de meubles ; je pouvais avoir besoin de mouvement.Les murs étaient couverts de tapisserie. Il fallait que je pussebondir, tomber, me rouler sur le sol… c’était dans l’accès même quel’idée de la vengeance-type devait surgir.

« Je bus.

« Mêmes effets d’abord qu’avec le vin. Unengourdissement, le bourdonnement aux oreilles. Cependant la boucheétait brûlante, la langue se séchait, la gorge se crispait sous leliquide. Mais la tête était libre, l’intelligence vivace, l’oreillenette, le bruit du timbre lui parvenait clair et régulier.

« Je bus encore. Ce fut une étrangesensation. Il me sembla que sur les parois de ma poitrine, leliquide coulait en rapides gouttelettes, traçant dans la chair viveun sillon corrosif. Ce fut une douleur, et malgré moi je portai lesmains à mon cou. Un hoquet convulsif contractait mon gosier… lemonstre eau-de-vie posait sa main de fer sur mon être toutentier.

« Après, je ne sus plus rien. Je buvaiscependant, et vaguement, je regardais avec hébétement ma main quiallait de la bouteille au verre et portait le verre à mes lèvres.Je ne savais plus où était tout cela et de ma main tremblotante,j’étais obligé de chercher sur la table le flacon qui me fuyait…Puis je tournai sur moi-même. Il me semblait ne plus rien entendre.Le timbre se serait-il arrêté ?

« Non, tout à coup… bien loin, comme siquelque forgeron inconnu eût battu son enclume à une lieue de moi,je perçus le glas… mais si faiblement, si faiblement que je necompris pas tout d’abord d’où venait ce bruit. Tous les sons meparvenaient-ils ? Je ne le crois pas. Car, il me paraissaitque de longues, bien longues minutes se passaient. Le temps sedoublait, comme l’espace qui me séparait du son.

« Et le moi physique était dansun tel état de fatigue et de surexcitation, que l’âmerestait sourde, muette, sans pensée, sans dessein… Je busencore.

« Alors il se fit en moi comme undéchirement. Quelque chose comme une écorce fut arrachée de moncerveau. Tout mon être sortit de la chape de plomb qui l’écrasait,comme les damnés du Dante… je voyais, j’entendais clairement,librement. Je voyais plus juste et plus loin qu’à l’état sain, lesmurs s’étaient reculés. J’entendais plus précipité le tintement dutimbre ; évidemment, ce n’étaient plus deux minutes quis’écoulaient entre les sons. À peine quelques secondes.Bôm ! Bôm ! Bôm ! Et ce n’était plus sur lebronze que frappait le marteau, mais là, sur mon crâne, et leseffluves de l’eau-de-vie, montant violemment, frappent endedans mon crâne, qui s’ébranle sous cette doublepression…

« Je tourne sur moi-même. Pourquoi ?je ne le sais pas. Je suis quelque chose qui m’échappesans cesse dans un mouvement giratoire. Du reste, mes pieds netouchent pas la terre… Oh ! non, je ne sens pas le sol, je nepèse point sur le parquet… Je marche sur de l’étoupe qui s’enfoncesous moi. Sorte d’enlisement. Je veux retirer mes jambes de ceterrain mouvant… et mes pieds sont trop lourds… je trébuche et jetombe.

« Immobilité ! apaisement ! jene sens plus, je ne vois plus, je suis tué… non, le glas retentit àmes oreilles. Le glas ! oh ! je sais ce que cela veutdire ! La vengeance ! la vengeance ! Il me fauttrouver des moyens ignorés, des tortures inconnues… C’est là ce queje cherche, c’est pour cela que j’ai bu de l’eau-de-vie… c’est pourcela que je suis effroyablement ivre…

« Effroyablement, oui. Car ici commencela vision effroyable. J’ai fermé les yeux pour me recueillir. Cen’est plus du sang qui coule dans mes veines, c’est du feu… dufeu ! du feu partout ! la flamme m’environne, elle brûlemes yeux, ma tête, ma poitrine… d’immenses vagues de flammesm’entourent et m’emprisonnent ; elles ont la couleur del’eau-de-vie.

« De leurs langues jaunâtres, elles melèchent et me happent. Et le timbre, le timbre !Bôm ! Bôm ! Vengeance ! Oui, c’est cela,voici que du milieu de ces flammes sortent des bras hideux qui seterminent par des fourches de fer, des tridents rougis… Comme celatrouerait bien des chairs et déchirerait hideusement un corpshumain… Puis des roues à dents aiguës qui tournent, tournent avecune rapidité vertigineuse, emportant aux angles de leurs crocs deslambeaux pantelants… Puis d’énormes moutons de fonte quise soulèvent, se suspendent un instant dans l’air et tombent, serelèvent et retombent… sur quelque chose de spongieux comme lachair humaine. C’est un clapotement… il doit y avoir bien du sangqui coule sous cette pression énorme !

« Et la flamme tourbillonne sans cesse.Elle a des lames acérées et des pointes qui déchirent… Je suis aumilieu de tout cet arsenal de tortionnaire… S’il m’allait toucher,si l’un de ces engins diaboliques effleurait mon corps… J’ai peur…et je bois pour n’avoir plus peur. Et j’entends le glas :Bôm ! Bôm !

« Ah ! que n’est-il là ! je lejetterais vivant dans ces engrenages qui se croisent, et je leretiendrais pour que le déchirement ne se fît pas trop vite… Oui,c’est là la torture, c’est là la mort horrible que je n’ai pasentrevue dans mes rêves.

« Un dernier verre : je me dresse,raide, automatique… et de toute ma hauteur je tombe sur leparquet.

« Nuit horrible ! Délireinutile ! Comme le vin, l’eau-de-vie a été muette… J’ai mentitout à l’heure : non, il n’y a pas une seule de ces torturesque je n’aie rêvée…

« Et ce n’est point cela qu’il mefaut !

« L’ivresse ne serait-elle pas la vraieconseillère de l’horrible ! Si fait ! Il reste encore unetentative à faire.

XXVIII

« C’est une étrange chose, en vérité, quecette chasse à l’horrible, dans laquelle le gibier fuit sans cessedevant moi sans que je le puisse atteindre. Et cependant, il lefaut. Oh ! dois-je encore me rappeler les horriblessouffrances que cet homme m’a fait endurer ? Faut-il mesouvenir de ce que je suis et de ce que j’aurais pu êtresi elle m’avait aimé, moi. Et pourquoi ne m’a-t-elle pasaimé ? En vérité, la question vaut qu’on l’étudie. Elle ne m’apas aimé, parce que lui s’était emparé d’elle, et que,jaloux de ce trésor, dont il ne comprenait pas la richesse, ils’est hâté de mettre entre lui et moi une barrière infranchissable…Mais après qu’il l’eût seulement regardée, après qu’il eût murmuréà son oreille les premiers mots d’amour, est-ce que le vol n’étaitpas consommé… est-ce que, dès lors, je n’étais pas trahi ? Luidisait qu’il m’aimait. Mensonge ! Aimer un ami, c’ests’identifier tellement à lui que l’on ressent en soi-même lesimpressions qu’il ressentirait lui-même, non pas égoïstement, maisà son profit. Lorsqu’il la vit pour la première fois, est-ce qu’iln’aurait pas dû comprendre qu’il avait devant les yeux un dépôtsacré, sorte de fidéicommis qui m’appartenait et me devait êtrerestitué…

« Il n’a pas fait cela… il m’a volé, volésciemment, avec préméditation ; il ne peut exciper de sonignorance ; puisqu’il se dit mon ami, il devait sentir mon âmepalpiter dans la sienne… il a feint de ne rien voir, de ne riencomprendre, il a été mon assassin et je l’épargnerais ! Non,non, je veux qu’il souffre, je veux qu’il crie, je veux qu’il sachebien que ces tortures viennent de moi…

« L’heure est propice. Jamais il n’a étéplus heureux, le temps a effacé sur son cœur la dernière ride duregret, et même, me disait-il naguère encore, il trouve unecertaine jouissance à réveiller l’amertume de ses souvenirs. Il estplus riche que jamais : tout lui a réussi. Ses découvertesindustrielles ont eu un immense retentissement, il est estimé,honoré… Bonheur complet. Oui, mais nul ne voit dans l’ombrel’ennemi qui veille, silencieux, implacable, l’ennemi dont la hainegrandit de toute l’étendue de son bonheur, à lui, et qui ressentune joie âpre à se répéter tout bas : Quand je le voudrai,tombera ce bonheur, tombera tout cet échafaudage d’orgueil.

« Mais comment ? Comment ? Lemoyen d’assouvir ma haine ! Je ne le vois pas, je ne lepressens pas, je ne le devine pas.

XXIX

« Engourdissement délicieux !Plénitude de l’être adorablement ressentie ! Toutes les forcesde mon organisme se sont voluptueusement épanouies… Je rêve et ilme semble que ce rêve est la vie. Je n’oublie rien, non, mais jesens que la satisfaction infinie de mon désir est proche… J’entendsdes voix qui me parlent, non des voix haineuses etenfiévrées ; leur accent est plein d’encouragement et depromesses…

« Et dans ma tête tourne une ronde,tressés de robes blanches et de paillettes d’argent… tout est pur,tout est serein. Je me sens pénétré d’un indicible repos.

« Salut à toi, liqueur bénie, qui m’arendu à moi-même ; salut, antidote de la douleur, salut,absinthe émeraudée, dont les premières gouttes ont ouvert le calicede mon âme, comme la perle de rosée tombant sur la fleurendolorie.

« Tu es venue à mon appel, fée à la robeverte ; tu m’as souri de tes lèvres pâles, mais que seul apâlies le baiser. Tu n’es pas la vierge froide qui se détourne,honteuse et rougissante, ignorant et le bonheur qui l’attend et lesjoies qu’elle peut donner… Non, je te reconnais, tu es la sibylleardente qui a épuisé toutes les coupes, énervé toutes les vigueurs,mordu à toutes les grappes, et qui, jamais lasse, retrouve uneforce toujours nouvelle pour étreindre l’amant qui l’adore…D’autres diront peut-être que tes joues sont flétries et ton frontsans fraîcheur ; moi, j’y retrouve la trace de brûluresenfiévrées… C’est la passion inextinguible qui a blanchi ton teintet serré tes lèvres, et dans tes yeux dont l’atonie prometl’éclair, comme le nuage sombre que va tout à l’heure transpercerla foudre, je lis toutes les ardeurs endormies… Viens, pythonissede l’amour, tu dois connaître des secrets ignorés ; oui, tusais des mots que nulle oreille humaine n’a entendus… tu es lareine, tu es le démon, tu es Smarra-Cauchemar, accroupie sur lapoitrine de l’homme endormi, et te penchant à son oreille, tuprononces des paroles dont le son est si étrange que nul, à sonréveil, ne s’en est jamais souvenu.

« Salut ! je t’appelle, je te veux,je t’adore ! À moi, ce verre à demi plein d’absinthe, et quandj’y trempe mes lèvres, je sens que je m’abîme tout entier dans cebaiser d’amour…

« Merci ! Maintenant la scènechange… Tu t’es élancée devant moi, souple et bondissante ; tum’as entouré des plis de ton écharpe, et je me sens emporté avectoi à travers les espaces immenses… Tantôt nous perçons le cielau-dessus des plus hautes cimes ; tantôt, nous précipitantdans les abîmes insondés, nous roulons à travers l’infini sanslimite… Où sommes-nous ? Je vois des portiques énormes,soutenus par des colonnades, tressées de filigranes d’or… ce sontdes lignes si fines, si fines que l’œil en peut à peine suivre lescontours… et les arches d’or succèdent et se superposent aux archesd’argent étincelant… De toutes parts surgissent des flèches, quisemblent de diamant et autour desquelles s’enroulent, gracieuses etvaporeuses, des bannières ensoleillées… éclatement de lumière,tourbillon de splendeur… au fond, une roue faite de rayons, ettournant avec une rapidité stupéfiante… puis ces rayons prennent uncorps ; incarnations de clarté, je vois des femmes qui, lespieds au centre de la roue, tendent en avant leurs brasenguirlandés… des fleurs tombent, fleurs étoilées, pluie de rubiset de saphirs… puis la fleur se fane… rien !… il reste encoresur l’arbuste des feuilles d’un vert étincelant… elles jaunissent.Non… ceci n’est pas l’effet de l’automne ! Que se passe-t-ildonc ?

« Encore un verre. À moi, féeadorable ! Me voici, répond sa voix. Mais elle est devenueplus pâle, son regard est sinistre maintenant, elle se dressedevant moi, elle me touche, elle lève les mains… des mains ?non pas, ce sont des branches. Terreur ! tout le corps se fonden une teinte noirâtre… je touche sa robe… non, c’est uneécorce ! Qu’est ceci ? la fée s’est faite arbre… !Oui, voilà bien dans la nuit un arbre immense dont les raciness’accrochent au sol et dont les branches déchirent le ciel… Il faitnuit ! la lune blafarde laisse filtrer sa lueuragonisante.

« Il y a quelque chose au bout de cettebranche… cela pend, cela est noir… c’est un corps humain… Ah !je me souviens ! le nègre ! le nègre ! Oui,j’entends les clameurs du peuple qui, d’en bas, jette des cris dehaine et grince des dents… la loi de Lynch ! Je mesouviens ! Pourquoi m’as-tu jeté devant les yeux ce sinistregibet ?…

« Quelqu’un est auprès de moi… je ne levois pas. Mais ce doit être lui. Il me semble que l’arbre du pendua un visage et me regarde en ricanant… Une de ses branches se faitbras et me montre l’homme qui m’accompagne… pourquoi ? Jen’ose le regarder, mais je sens son bras sur le mien ; ilm’entraîne et en m’entraînant me dit :

« – Mais s’il n’était pas mort !… sion l’enterrait vivant ?

« L’arbre ricane plus fort… des bouchess’ouvrent à toutes ses branches et répètent deux mots :

« – Enterré vivant ! enterrévivant !

XXX

« C’est dans trois mois que serontécoulés les dix ans que je lui ai accordés.

« Ainsi, il y a neuf ans et neuf mois quele crime a été commis. Je me regarde et je suis étonné de constatercombien peu j’ai changé. Pas une ride, pas un cheveu blanc. C’estque je n’ai pas vécu ; je me suis renfermé dans ma haine commedans une forteresse inattaquable… Seule, ma tête a vieilli :le cerveau a tant travaillé ! Quels efforts et quellesrecherches ! Mais tout cela est oublié, tout cela s’estévanoui. Il me semble que ces dix années ont passé comme une heure,et je me retrouve au lendemain de cette nuit terrible… cette nuitoù elle est devenue sa femme.

« Ma haine a-t-elle diminué, s’est-elleamortie ? Non, oh ! non. Je la sens vivace, jeune. Ellen’a pas grandi, elle ne le pouvait pas. En vérité, je suis heureuxde me retrouver face à face avec le passé. Je n’ai pas faibli, etl’homme d’aujourd’hui est digne de venger les injures de l’hommed’autrefois.

« Quant à lui, je le retrouve après dixannées plus fort, plus vigoureux ; cette nature s’est épanouiedans la vie ; l’activité a aidé à son double développementmoral et physique. Il est véritablement beau, sa chevelure noires’est rayée de quelques lignes d’argent… Il est revenu d’un longvoyage, il est devant moi, accoudé sur une table. La lune éclaireen plein son visage ; il consulte et classe les notesrecueillies ; ses traits sont calmes, nets, bien dessinés.Jamais je ne l’ai si bien regardé… Il lève les yeux vers moi, il mesourit, puis il prend la parole et m’explique ses plans, me raconteses projets.

« Ses projets ! Va, parle, songe àl’avenir, songe aux années qui vont suivre… Tu ne vois pas, sur taroute heureuse, la pierre à laquelle ton pied trébuchera ; tune distingues pas la fosse béante dans laquelle tu seras précipité…par moi, à qui tu souris, que tu aimes, par moi, qui tehais !…

« Admirable chose, en vérité, que desavoir ainsi attacher un masque sur son visage ! Comment sepeut-il faire que mon œil ne trahisse pas la pensée intime de moncerveau ? que cet œil soit calme alors que l’idée bouillonnedans mon crâne ?

« Trois mois ! trois moisencore ! et tout sera fini. L’échéance fatale approche. Lejour est fixé où je te présenterai la traite que j’ai tirée sur tavie. Et il te faudra payer sans délai, sans retard possible.

XXXI

« J’ai trouvé le moyen, reste à préparerl’exécution. J’ai bien raisonné. Du reste, l’expiation ne sera pasau-dessous du crime. Elle sera complète, odieuse, effroyable.Oh ! je n’ai rien négligé, il souffrira autant qu’il m’a faitsouffrir… il mourra… mais comme je comprends que meure l’ennemi. Ilse verra, il se sentira mourir longuement. Ce ne sera pas unpassage brusque de la plénitude de l’existence à l’inanité dunéant, du jour splendide à la nuit muette.

« Il mourra… Mais j’y songe, sadisparition n’étonnera-t-elle pas ses amis, tous ceux quis’intéressent à lui ?… j’ai dit sa disparition et je mecomprends. Il faut que je les prépare peu à peu à cette pensée, ilfaut que lui-même me serve d’interprète auprès d’eux…

« Comment agir ? N’oublions pas cedétail, un jour on le verra plein de vie, plein de santé, souriant…vivant pour tout dire, puis tout à coup, il sera sous lesyeux de tous à l’état de cadavre, immobile, insensible. La mortsubite étonne toujours, il ne faut pas qu’elle étonne…

« Ah ! j’ai trouvé.

XXXII

« Cette nuit-là, Turnpike s’était endormid’un sommeil profond ; nous avions beaucoup marché ;j’avais mon projet, je voulais qu’il dormît bien…

« Il est là, dans la chambre attenante àla mienne… Minuit, il y a deux heures qu’il n’a pas remué… rien àcraindre. J’entrouvre sa porte, doucement, oh ! si doucement,que moi-même je n’entends pas le bruit des gonds qui roulent.

« Rien !… le silence… J’ai là sousla main les fleurs les plus odorantes, aux parfums les plussubtils ; je les ai choisies moi-même. Ma main ne tremble pas.Je suis calme. Qu’est-ce que cela, auprès de ce que je ferai danstrois mois ? Jeu d’enfant. Je jette les fleurs sur le tapis desa chambre gerbe par gerbe… tout est bien fermé. J’y ai veillémoi-même. Des fleurs, des fleurs encore ! Je regarde par laporte entr’ouverte l’amas parfumé, qui s’élève, s’élève. Encore,encore. Il y en a assez…

« Puis je referme la porte, et debout,l’oreille collée au bois, j’écoute. Une heure se passe, déjà il aremué plusieurs fois. Oh ! si j’osais regarder ! Jeretire la clef, le trou de la serrure me sert de pointd’observation… Il est étendu dans son lit. Une lampe accrochée àson chevet éclaire en plein son visage et sa poitrine… je vois ledrap se soulever sous l’oppression qui gonfle son sein… C’est biencela, il respire avec difficulté. Ce sont les parfums qui montent àson cerveau. Ses yeux se sont ouverts. Voit-il ? Non, ils sontfixes, ils sont mornes. Son front est horriblement pâle… desgouttelettes de sueur le mouillent et brillent sous la lueur de lalampe…

« Tout à coup ses bras se tendent enavant, il se dresse sur son séant… puis il retombe. Un ronflementsourd s’échappe de sa gorge, quelque chose comme un râle.

« Oh ! sois tranquille, je ne veuxpas que tu meures… Le poison, quel enfantillage ! Te tuerainsi, ce serait te tuer par le bonheur, et je veux que tu meuresdans une affreuse torture…

« Assez ! assez ! il ne bougeplus. Oh ! si j’avais trop tardé ! s’ilm’échappait ! Pensée horrible ! J’attire la portevivement, insoucieux du bruit. Il ne m’entend pas ! Horsd’ici, fleurs maudites ! Ah ! cette fenêtre ! del’air, de l’air !

« Je me penche sur lui et je souffle surson front. De l’eau. En voici. Je suis sauvé ! il atressailli !

« Alors, j’ai réussi !

« – Qu’y a-t-il ? me demande-t-ild’une voix faible. Je ne sais ce que j’éprouve…

« – Mon ami, lui dis-je (oh ! commema voix doit sonner sympathiquement à son oreille), votre teint estlivide. Qu’avez-vous ? que ressentez-vous ?

« Il se dresse, me regarde :

« – Mon cerveau est obstrué, mes idéessont troublées… Ce sont tous les symptômes de la congestion…

« Le lendemain, on savait que Turnpikeavait été frappé d’un coup de sang, qu’il était absolumentrétabli…

« Il a le cou si court, disaient lesniais.

« Et moi je murmurais :

« – Je puis le tuer, maintenant.

XXXIII

« – Écoutez, me dit Turnpike, l’accidentdu mois dernier m’a causé quelques inquiétudes, non pour moi… carje ne crains pas la mort !… Mais je ne considère rien commeaussi ridicule que de disparaître brusquement, brutalement et delaisser toutes ses affaires en suspens.

« – Que veux-tu dire ?

« – Voici. Si je mourais intestat, toutema fortune, et elle est considérable, tu le sais, retournerait àl’État… Je n’ai pas d’héritiers directs, et je ne connais aucunparent. Mais si je n’ai pas vécu seul, si mon existence ne s’estpas écoulée dans l’isolement, après le malheur terrible qui m’afrappé, c’est que j’avais auprès de moi un ami sûr, sincère, audévouement infatigable… Cet ami, c’est toi.

« – Ne mérites-tu pas d’être aimé !Et les douleurs qui t’ont accablé t’ont rendu à mes yeux encoreplus digne d’affection.

« – Je sais que tu es bon, et que toncœur est plein de délicatesse… Laisse-moi donc achever. Je n’aipoint peur, tu le sais. J’admets parfaitement que l’indisposition àlaquelle je faisais allusion tout à l’heure ait été tout à faitaccidentelle. Cependant le propre de l’homme vraiment fort est dene jamais se laisser surprendre. J’ai donc résolu de faire montestament.

« – Ne parle point ainsi. Peux-tu bien,toi, heureux, riche, peux-tu bien songer à la mort ?

« – Je ne songe pas à elle, mais il sepourrait qu’elle songeât à moi, reprit-il en souriant. Marésolution est d’ailleurs irrévocable et, pour te le prouver, sacheque je suis allé hier chez mon agent d’affaires et que j’ai déposéentre ses mains l’acte qui te constitue mon seul et uniquehéritier… ? À toi, après ma mort, tout ce que je possède, toutsans exception, sans en distraire même le portrait de labien-aimée… Je veux qu’elle reste sous tes yeux et que, laregardant, tu te souviennes des jours les plus heureux que ton amiTurnpike ait passés sur cette terre…

« Je protestai. Point n’est besoin de ledire. Pourquoi me tout donner, à moi ? Était-il sûr que jen’en fusse pas indigne ? Et puis, pouvais-je bien accepter undon aussi considérable, qui semblerait un payement de monamitié ?…

« Il persista. Je n’en avais jamaisdouté. Ainsi l’homme qui allait mourir par moi avait jusqu’à ladernière minute une profonde confiance en moi seul… et j’étaisheureux d’avance en songeant à ce que serait le réveil, lorsque mepressant à son chevet, je lui dirais : Tu m’aimes et je tehais. Tu m’appelles ton ami et je suis ton assassin !

« Nul ne saura jamais quelle âprejouissance j’ai ressentie dans ces mille détails, circonstancesfutiles en apparence, et qui semblent aujourd’hui siinsignifiantes…

XXXIV

« Est-ce que j’hésiterais au momentsuprême ? Mes nerfs seraient-ils moins forts que mavolonté ? Non, cela n’est pas possible ! Et cependant,si, pour assouvir ma haine, je le tuais simplement, par ce poisonqui est là sous ma main… ; que j’ajoute à la matière vénéneuseplus ou moins d’eau, et le problème est résolu. Peu d’eau, et ilmeurt… il tombe foudroyé. Beaucoup d’eau… et je le tiens sous mamain de tortionnaire, il est à moi âme et corps… nul ne peut mel’arracher…

« J’ai besoin de me recueillir. Lebourreau passe en prières la nuit qui précède l’exécution… Je neprie pas, moi, mais j’érige un autel sur lequel, idole effroyable,je place mes souvenirs et ma haine, et dans cette contemplationj’abîme toutes les facultés de mon âme…

« Allons !

XXXV

« C’est fait… la maison est pleine decris, de gémissements et de sanglots. Ils sont nombreux, lesserviteurs. Et ils aimaient Turnpike. Âmes basses et serviles quin’ont jamais eu la force de haïr le maître… sous ce prétexte qu’ilétait bon… À chaque minute tinte la cloche de la grille…Green-House est encombré de visiteurs… Chose bizarre ! Ceshommes ne sont pas des hypocrites. Non, la douleur qu’ilsressentent est bien réelle…

« – Un caractère si élevé ! ditl’un.

« – Une si grande intelligence !répond l’autre.

« – Et qui a rendu tant de services à lascience…

« – Mais de quoi est-il mort… sisubitement ?

« – Une congestion cérébrale,évidemment…

« – En effet, il y a trois mois déjà…

« Oui, il travaillait trop… la lame a uséle fourreau. C’est une grande perte.

« Moi, je me suis assis au pied du lit oùil est étendu. Son visage est découvert, je le regarde… la mort adonné à ses traits la rigidité marmoréenne. La mort !… ce motm’effraie. Est-ce que ?… non, je suis certain de ce que j’aifait, je n’ai rien à craindre… et, pensant cela, je couve des yeuxce corps qui m’appartient, ce corps dans lequel ils croient qu’iln’y a plus d’âme… car seul je sais…

« Je suis seul en ce moment… voyons sesbras… ils ont la raideur tétanique du cadavre… j’applique monoreille sur sa poitrine. Oh ! ce cœur est bien immobile, pasle moindre tressautement…

« On frappe. « Entrez ! »C’est le médecin. Je le reconnais, il est expéditif, c’est déjà luiqui a constaté le décès de celle… À cette seule pensée, tout monsang se porte à mon cœur, et je regarde le cadavre… le cadavre del’assassin. Car c’est lui qui l’a tuée, comme il m’avait tuémoi-même…

« – Docteur, dis-je au médecin, un tristesoin vous amène encore dans cette demeure.

« – Oui, je me souviens, murmure-t-il enjetant sur le corps un coup d’œil distrait.

« – La congestion ne pardonne pas, et monpauvre ami…

« Le médecin prend un airentendu :

« – Monsieur, l’afflux de sang dans unorgane, sain d’ailleurs, provient d’un trouble permanent oumomentané dans le centre d’impulsion circulatoire. Les organes lesplus vasculaires, tels que le poumon, la rate, le foie, le cerveau,sont ceux dans lesquels on remarque le plus souvent ce phénomène…Ici (et il se baisse sur le cadavre) la congestion de sang a eulieu dans l’encéphale. C’est ce que nous appelons apoplexie… Chezle sujet le tempérament était sanguin, pléthorique ; la têteétait volumineuse, le col ouvert…

« Je tire de ma poche une vingtaine dedollars en or. Il continue sans paraître y prendre garde, de lamême voix monotone :

« – L’excès des travaux intellectuels estaussi une cause déterminante de l’apoplexie sanguine… Quoiqu’ellesoit ordinairement soudaine, la maladie est souvent annoncée pardes maux de tête, des éblouissements…

« Je lui glisse dans la main les vingtpièces d’or ; il prend un morceau de papier, l’enflamme au feud’une allumette, le fait négligemment passer sous les narines ducadavre.

« – Hélas ! lui dis-je, il n’y aaucun espoir ?

« Il me regarda d’un airétonné :

« – Hélas ! cher monsieur, aucun. Lamort remonte déjà à plus de douze heures…

« – En effet !

« Et je le reconduis jusqu’à la porte. Jelui serre la main. De par la science Turnpike est mort.

XXXVI

« L’heure fatale a sonné. On a couché lecadavre dans sa bière, une bière luxueuse, en vérité, et d’untravail admirable. Sa tête repose sur un coussin de satin noir.Turnpike paraît dormir.

« Belle tête, dit un des hommes.

« Puis ils ajustent le couvercle etserrent les vis qui l’adaptent au corps du cercueil.

« Ils se retirent en disant : Dansune heure.

« Ils sont partis. J’écoute à la porte sileurs pas s’éloignent. Puis je m’élance vers un petit meuble,j’ouvre un tiroir, je saisis un tournevis, et rapidement je donnedeux tours… le couvercle est soulevé d’un millimètre… Oh !d’un millimètre à peine. C’est assez… l’air circulera.

« Une heure après, dans la chapelle duparc, où se trouve un caveau souterrain, le cercueil est placéauprès de celui qui renferme les restes de la femme qu’il aaimée.

« Les nombreux amis s’éloignent, aprèsm’avoir serré la main en m’adressant d’excellentes paroles deconsolation…

« Je suis seul… enfin ! Je suismaître, je me sens grandir… toutes les forces vitales se doublenten moi… Je vais me venger !

XXXVII

« Il y a six heures que lecadavre… a été renfermé dans le caveau… six heures !La crise a commencé il y a justement trente-deux heures… Comme j’aibien calculé ! Il y a cette nuit même dix ans que je pleuraiset me rongeais les poings. Au jour de l’échéance, je suis venu… etje vais être payé… je tiens mon débiteur et je serai créancierimpitoyable. Je jure que je ne lui ferai pas grâce d’une obole.

« Trente-deux heures. J’ai encore huitheures devant moi. La nuit est venue, je me promène dans le parc,seul, bien seul. Tous les domestiques sont congédiés… je veux quepersonne ne puisse troubler notre lugubre tête-à-tête.

« Je rôde comme un malfaiteur autour dela chapelle. Il est là, dans sa mort profonde, ignorant etinconscient. Moi, je vis, mais que cette vie est lente ! Queje voudrais abréger ces instants, si longs au gré de monimpatience !…

« J’ai la clé. Oui. Mes outils sont là enun paquet bien ficelé. Je n’ai rien oublié. Combien de temps celadurera-t-il ? Je ne sais pas. Mais peu m’importe. J’ai amassédix années de force pour ce moment suprême…

« Et si cela n’était pas ! Si cetteheure que j’appelle de toutes les voix de ma haine ne m’apportaitpoint ce que j’attends d’elle ! Si ma science du mal m’avaittrompé ! Si le poison… Oh ! non ! ce n’est pointpossible ! Je n’y veux point songer…

« En vérité, je deviendrais fou, et mebriserais la tête sur les dalles…

XXXVIII

« Minuit… oui, douze ! Je ne me suispas trompé. Vite, plus vite… à mon poste.

« Me voici l’oreille collée à la porte dela chapelle, à demi courbé. Oh ! comme j’écoute ! Commej’aspire à ce premier son qui doit vibrer dans mon âme comme lepremier signal de la vengeance !…

« Rien !… rien encore ; le ventdans les arbres. La lune s’est dégagée des nuages, et des ombresnoires m’environnent, tranchant avec netteté sur la lumière pâle etblanche…

XXXIX

« Chut ! oh ! taisez-vous,murmures de la nuit ! taisez-vous, bruissement desténèbres…

« Écoutez… Ha !… non, cetHa ! n’est pas un cri ordinaire… non, ce n’est pas lavoix de la nuit… c’est sa voix… à lui… à lui ! Cri long,sombre, sourd, quelque chose comme la plainte du condamné au fondde l’in pace… cri lugubre à toute autre oreille que lamienne, cri joyeux pour moi…

« J’ai bien entendu… Voilà la troisièmefois qu’il crie !

« Oh ! je le savais bien, lorsque jelui ai inoculé le poison ! Je savais bien qu’il seréveillerait, mais trop tard, lorsque la science l’aurait frappé deson verdict de mort, lorsque tous auraient pleuré sur lui, lorsquetous se seraient éloignés, lorsqu’il m’appartiendrait tout entieret à moi seul.

« Ah ! tu espérais êtremort ! Tu croyais que tout était fini pour toi !…Non, tu es vivant, bien vivant, et tu es enterré !…comprends-tu ?… tu es enterré vivant… seul, je le sais, jesuis là pour achever l’œuvre. En ce moment tu t’éveilles.L’engourdissement serre encore ton cerveau ; tu n’as pasencore compris, mais tu sens une lourdeur insupportable peser surtout ton être… c’est la lourdeur du linceul serré autour de toi. Tuas voulu l’écarter de tes bras, dans un mouvement convulsif, et tesmains se sont heurtées à quelque chose… ce quelque chose, c’est lecercueil…

« Tes yeux n’ont rencontré quel’obscurité, tu as levé la tête, et ton front s’est heurté aucouvercle de la bière… c’est alors que tu as crié :Ha !

« Ce Ha ! c’est larévélation, c’est la lumière qui se fait, c’est le frissonnementhorrible dans tout ton être… c’est cette pensée qui te cingle lecerveau comme un coup de fouet…

« Enterré vivant !

« … Et c’est le début de mon œuvresinistre.

XL

« Premier mouvement : La terreur,terreur effroyable, immense… être enterré vivant. Au réveil,comprendre cela et se dire : Je suis perdu : je vaispérir lentement, misérablement, dans des tortures indicibles,paralysé, étouffé… la faim va crisper mes entrailles… Se souvenirque des êtres, précipitamment inhumés, se sont rongé les bras, etfrémir tout entier à cette hideuse pensée…

« Deuxième mouvement : La résistancefolle, irraisonnée… la protestation contre cette hideuse erreur…protestation de la pensée, protestation de la chair… se débattreinstinctivement, sans raisonner, chercher à arracher le suaire, àbriser le cercueil… Folie, impuissance.

« Troisième mouvement : Laprostration. Inutile de résister. La tombe ne rend pas sa proie… Nepouvoir remuer… se sentir emprisonné, incapable d’un effortviolent… Alors retomber sur soi-même et se dire : C’est lafin ! attendons !

« Quatrième période :L’espoir : Si je criais ! La voix n’est pas prisonnière…elle peut porter au dehors… au loin. Dans le parc, le hasard peutamener quelqu’un… sinon tout de suite, dans une heure, dans sixheures… demain !

« Et l’enterré crie. Sa voix porte,quoique le poids du couvercle étouffe son intensité : c’estune ululation longue, lugubre…

« Sois tranquille ! ta voix a étéentendue… mais par nul autre que par moi !… Je mets la clefdans la serrure… c’est une vieille porte de fonte exposée à lapluie, à l’humidité… la serrure est rouillée et rouillés sont lesgonds… Je tourne la clef bien lentement… je tiens à ce que le fergrince. C’est la première réponse à son appel… puis je pousse laporte… lentement, toujours. Les gonds crient avec un hurlementaigu.

« Lui s’est tu. Il n’a pas cru d’abordque ce fût un vrai son parvenant à son oreille… si tôt etsi vite… au premier appel. Mais si ! c’est bien réel. C’estbien le bruit de la clef… c’est bien la porte qui tourne.

« Le mort n’ose pas crier encore… ilretient son souffle ! Puis involontairement, quand il s’estbien persuadé que le bruit n’était pas une illusion, un nouveauHa ! s’échappe de sa poitrine…

« Oh ! comme le son s’estmodifié ! C’est un mot articulé… Il a dit : À moi !au secours !

« Je n’ai rien répondu… je l’écoute. Etdans cette voix j’étudie les modulations de sa pensée… je me suisarrêté tout à coup… j’ai abandonné la porte. Aucun bruit ! Luicrie plus fort : À moi ! à moi !

« Même silence. J’ai produit l’effetdésiré. De ce premier espoir, il va retomber dans les profondeursdu désespoir muet… et, tranquille, je tire la porte à moi, je metsla clef dans ma poche… et je me donne une heure pour faire le tourdu parc.

« Dans une heure, jereviendrai !

XLI

« L’heure est écoulée… j’approche dumausolée sur la pointe des pieds… si légèrement que le sable mêmene craque pas. Je me penche en avant. Que fait-ilmaintenant ? Que pense-t-il ?… Pas un bruit, pas unsouffle. S’il s’était échappé ? Non, la porte est bien close,la serrure intacte. Il est là ! Mais s’il était mort ! Sil’horrible réalité l’avait tout à coup écrasé comme un poids troplourd !…

« Je ne puis rester dans cetteperplexité… De la clef, je frappe sur la porte, qui rend un sonéclatant… trois fois, pour qu’il soit bien prouvé que ce heurtn’est pas l’effet du hasard. Puis j’écoute… Évidemment il a dûtressaillir…

« Trois fois encore ! Ah ! il aentendu ! Il a crié d’une voix forte, comme si dans cet appelil avait concentré tout ce qui lui reste de vitalité et d’énergie…Il est vivant bien vivant, toujours.

« Je rouvre la porte qui grince ;mais, cette fois, je ne m’arrête pas. J’entre résolument et d’unpas sonore dans la chapelle…

XLII

« Évidemment, dans l’horrible situationoù il se trouve, nul bruit ne peut être plus suave à l’oreille quecelui d’un pas humain… Aussi, ne serai-je pas si cruel que de lepriver immédiatement de cette jouissance.

« La bière est là, devant moi, au milieudu caveau… Un espace libre règne alentour… et je marche, je marche,frappant du talon la dalle qui résonne. Je me suis ordonné de fairedouze tours, je les ferai, mais sans précipitation. Je veux qu’ilcompte les pas, un à un. Comme cela doit lui paraîtreétrange ! ce pas qui ne vient de nulle part et ne va pas verslui, et qui cependant retentit bien réellement… qui provientcertainement du fait d’un être vivant ; ce pas qui tourne,tourne toujours égal. Ne s’arrêtera-t-il jamais ? L’hommepeut-il ne pas avoir vu le cercueil, peut-il ne pas avoir entendules cris ? Ce n’est pas possible… Toutes ces pensées doiventbouillonner dans son cerveau, oppressé par la nuit du tombeau. Etcomme il ne comprend pas, il crie. Mais, dans cette explosionatroce du désespoir, le cri est rauque… comme le râle d’uncatarrheux.

« Je marche encore… cette monotonie doitêtre sinistre.

« Ah ! il s’impatiente. Voilà queses cris deviennent plus précipités. Il veut être fixé, cetteincertitude est plus terrible que la réalité… Pas si vite ! Jem’arrête brusquement en retenant mon souffle, je m’assieds sur unepierre devant le cercueil, immobile, silencieux. Je l’entends quise tord dans sa boîte sépulcrale, il cherche à se raccrocher à cedernier espoir… il a entendu quelqu’un. Il n’a pas entendu la portese refermer. Donc, le sauveur est proche.

« Moi, je comprends cette torture… et jene bouge point.

XLIII

« Il me vient d’horribles imaginations…Quelle force me donnent ces dix années d’attente ! Tandisqu’il est là, dans cette boîte carrée, tandis que tout son être secontracte dans des convulsions hideuses, je suis là et je songe auxniches que je puis lui jouer… je joue avec cetteeffroyable situation. Combien de temps durera-t-elle ? Combiende temps résistera-t-il à cette torture ?… Quoi qu’il en soit,je ne ferai rien pour hâter le dénouement…

« Alternative terrible d’espoir et dedésespérance. À chacun de mes mouvements, toutes les fois qu’unbruit frappe son oreille, il suppose que le salut est proche… etj’emploie le même moyen qui ne s’use point. Après lebruit, le silence prolongé, complet, sinistre… Un moment j’ai jetésur le sol du caveau les instruments de fer dont je me suis muni.Là il ne peut plus douter ; évidemment la bière va s’ouvrir,c’est la liberté… c’est la vie !

« En effet, il doit le croire. J’ai misle tournevis dans les vis qui retiennent le couvercle, je les aiserrées, puis desserrées. Le couvercle se soulève et s’abaissecomme la poitrine d’un homme qui respire… Tantôt parl’entrouverture, sa voix me parvient claire et nette… puisles vis se serrent, les ais se rapprochent comme une mâchoire quise ferme, et je n’entends plus qu’un murmure étouffé ; oubien, le couvercle semble devoir céder sous le moindre effort… ils’arc-boute au fond de son cercueil, et appuyé sur les coudes, ilpousse avec ses mains la planche qui suit un peul’impulsion. Mais l’effort est vain… le bois résiste. Ses mainsglissent sur la surface polie du chêne… et voilà qu’il passe dansla fissure ses doigts crispés et enveloppés du suaire blanc…

« En me penchant, je puis apercevoir sonvisage hideux, contracté, pâli, creusé, convulsé… Oui, sasouffrance est horrible !

« Un instant je passe entre les ais unciseau, et je donne une pesée… le bois craque. Évidemment, sedit-il, le bois va se briser, se désunir, le cercueil va s’ouvrir…Non, j’ai mesuré mon effort… et le bois est solide.

« Souffre, souffre, misérable !Qu’as-tu dit ? « J’ai faim ! » Ah ! lemonstre torture tes entrailles maintenant… Il devient fou. Lesdents grincent, sa poitrine laisse échapper des cris rauques etsans suite qui voudraient être des mots…

« Allons ! il faut en finir.

« – Turnpike, dis-je à haute voix.

« Il se tait. Il croit avoir malentendu.

« – Turnpike ?

« Il a frissonné. Mais oui, il a bienreconnu la voix d’un ami…

« – Sauvé ! sauvé ! Vite, vite,mon bon Simpson… ouvre, ouvre cette boîte infâme… J’étouffe, jemeurs… Oh ! si tu n’étais pas venu ? Hâte-toi, hâte-toidonc !

« – Pauvre ami ! Comment ! tues enterré vivant ! Ah ! l’horrible chose !

« – Ne parle pas… mais fais vite !Déjà la mort… une mort effrayante… me saisit à la gorge !… Ildoit y avoir des instruments, là, sur les dalles, à côté detoi ! Vite… vite !

« – Des instruments ! mais je n’envois pas ! je ne puis ouvrir la bière !

« – Tu ne peux pas… Oh ! ce n’estpas possible ! Cherche, là, à tes pieds !

« – Oui, oui, tu as raison… Voici letournevis.

« – Vite ! vite !… Mais tu nete hâtes pas… Voyons, je t’ai laissé toute ma fortune… Si tu tehâtes, je t’en donne la moitié… de mon vivant !

« – Ah ! ah ! excellentami !

« À ce moment, à cette suprême insulte,la fureur s’empare de moi ; je m’élance sur la bière, je m’yaccroupis… Je place l’instrument dans les pas de vis, et jecommence à serrer… mais lentement, bien lentement…

« Il s’en aperçoit. Sa voix parvientencore à mon oreille.

« – Tu te trompes ! Pas dans cesens-là ! Tu fermes… je suffoque.

« Le couvercle s’abaisse lentement et jem’écrie :

« – Et tu vas mourir !comprends-tu ? mourir… tué par moi, torturé, puni… Ah !tu m’as volé toute ma vie, tu as brisé tout mon bonheur… et tucomptes sur ma pitié… En vérité, c’est à n’y pas croire !

« Il pousse un dernier râle… le dernierque j’entendrai. Les vis se serrent… les deux lignes se rejoignenthermétiquement, j’entends encore le tressaillement convulsif de cecorps qui se débat sous la suprême étreinte de la mort,tressaillement dont le contrecoup frappe mes genoux et dont je ris…sur ma parole…

« Puis plus rien… un frissonnement… etl’immobilité…

« Je me relève… c’est la fin. Je sors dela chapelle, je referme la porte dont la serrure grince et dont lesgonds hurlent… Je suis vengé !

 

« Il y a vingt ans de cela. Je meurscontent… J’ai gardé ce souvenir de vengeance comme l’avare gardeson trésor. Je dédie ce récit à mes héritiers.

« Ainsi finit le testament d’ArthurSimpson. »

XLIV

Les héritiers sont pâles, atterrés.

Georgy Simpson n’entend plus, ses bras pendentle long de son corps. Master Julius Tiresome, cordonnier, a lesyeux fermés ; il est insensible, sans mouvement. Smithlakeregarde devant lui d’un air hébété. Steney soutient miss Stroke quis’est évanouie…

– Et, dit Thomas Eater, solicitor, comme on nepeut hériter de l’homme que l’on a assassiné, Arthur Simpsonn’étant pas l’héritier légal de Turnpike, la fortune de ce dernierrevient à ses héritiers naturels, ou, à leur défaut, à l’État.

Les héritiers entendent cela, c’est le derniercoup. Pris de vertige, ils se précipitent vers la porte et roulentà travers l’escalier, se heurtant et se bousculant… Tiresome pousseGeorgy qui entraîne miss Stroke revenue à elle. Steney bousculeSmithlake qui trébuche…

Et le solicitor referme soigneusement lemanuscrit qui sera transmis aux autorités compétentes…

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