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Jim Harrison, boxeur

Jim Harrison, boxeur

de Sir Arthur Conan Doyle

Préface

Dans un roman antérieur qui a été fort bien accueilli par le public français, La grande Ombre,Conan Doyle avait abordé l’époque de la lutte acharnée entre l’Angleterre et Napoléon. Il avait accompagné jusque sur le champ de bataille de Waterloo un jeune villageois arraché au calme des falaises natales par le désir de protéger le sol national contre le cauchemar de l’invasion française, qui hantait alors les imaginations britanniques.

Cette fois, dans une œuvre nouvelle, la peinture est plus large.

C’est toute l’Angleterre du temps du roi Georges qui revit d’une vie intense dans les pages de Jim Harrison boxeur, avec son prince de Galles aux inépuisables dettes, ses dandys élégants et bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupés avec art autour de Nelson et de la trop célèbre Lady Hamilton, ses champions de boxe dont les exploits entretiennent au delà de la Manche le goût des exercices violents,entraînement indispensable à un peuple qui voulait tenir tête auxgrognards de Napoléon, aux marins de nos escadres et aux corsairesde Surcouf et de ses émules.

Le tableau est complet et tracé par uneplume compétente, Conan Doyle s’appliquant à décrire ce qu’ilconnaît bien et évitant dès lors les grosses erreurs qui tachentcertains de ses romans historiques, Les Réfugiés parexemple.

Les éditions anglaises portent le titrede Rodney Stone. C’est, en effet, le fils du marin Stone,compagnon de Nelson, qui est censé tenir la plume et évoquer lesouvenir des jours de sa jeunesse pour l’instruction de sesenfants. Mais Rodney Stone, s’il est le fil qui relie les feuilletsdu récit, n’en est jamais le héros. Âme simple et moyenne, il n’apas l’envergure qui conquiert l’intérêt.

Le vrai héros du roman, c’est JimHarrison, élevé par le champion Harrison qui s’est retiré du Ringaprès un terrible combat où il faillit tuer son adversaire, etétabli forgeron à Friar’s Oak.

N’est-ce pas lui qui entraîne Stone à laFalaise Royale, dans le château abandonné, à la suite de ladisparition étrange de lord Avon accusé du meurtre de sonfrère ?

N’est-ce pas lui qui devient le protégé,et plutôt le protecteur, de miss Hinton, la Polly du théâtre deHaymarket, la vieillissante actrice de genre que l’isolement faitchercher une consolation dans le gin et le whisky ?

N’est-ce pas lui que nous voyons, audénouement du roman, fils avoué et légitime de lord Avon par un deces mariages secrets si faciles avec la loi anglaise et qui noussemblent toujours un pur moyen de comédie ?

N’est-ce pas à lui qu’aboutit toute cettepeinture du Ring, de ses rivalités, de ses gageures, de ses paris,de ses intrigues ?

Aussi avons-nous cru bien faire d’adopterpour cette édition française, préparée par nous de longue main, letitre de Jim Harrison boxeur.

La boxe a tenu une telle place dans la vieanglaise du temps du roi Georges qu’il parait extraordinaire que lesport anglais par excellence, cher à Byron et au prince de Galles,chef de file des dandys, ait attendu jusqu’à nos jours unpeintre.

Et voilà cependant la première fois qu’unde ces romanciers, qui ont l’oreille des foules, entreprend lerécit de la vie et de l’entraînement d’un grand boxeurd’autrefois.

Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, BillWar, Caleb Baldwin, Sam le Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent enConan Doyle leur portraitiste, il faudrait presque dire leurpoète.

Comme il le remarque fort judicieusement,le sport du Ring a puissamment contribué à développer dans la racebritannique ce mépris de la douleur et du danger qui firent uneAngleterre forte.

De la instinctivement la tendance del’opinion à s’enthousiasmer, à se passionner pour les hommes duRing, professeurs d’énergie et en quelque sorte contrepoids à cequ’il y avait d’affadissant et d’énervant dans le luxe despetits-maîtres, des Corinthiens et des dandys tout occupés detoilettes et de futilités, en une heure aussi grave pour la vienationale anglaise.

Qu’à côté de l’entretien de cet idéal debravoure et d’endurance, il y eût comme revers de la médaille labrutalité des mœurs, la démoralisation qu’amène l’intervention del’argent dans ce qui est humain, Conan Doyle ne le nie certes pas,mais la corruption des meilleures choses ne prouve pas qu’ellesn’ont pas été bonnes.

Si nos pères n’ont pas compris le systèmeanglais, s’ils n’ont voulu y voir que les boucheries que raillaitle chansonnier Béranger, les hommes de notre génération ont vu pluséquitablement. Ils ont donné à la boxe son droit de cité en Franceet réparé l’injustice de leurs prédécesseurs.

Voila pourquoi, en écrivant JimHarrison boxeur, Conan Doyle a bien mérité aux yeux de tousceux, amateurs ou professionnels, qui se sont de nos jourspassionnés pour la boxe. Jim Harrison boxeur est donc certain detrouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre ceux qui sont déjàles fidèles résolus du romancier anglais, toujours assurés detrouver dans son œuvre un intérêt palpitant et des émotionssaines.

ALBERT SAVINE.

Chapitre 1FRIAR’S OAK

Aujourd’hui, 1er janvier de l’année 1851, ledix-neuvième siècle est arrivé à sa moitié, et parmi nous qui avonsété jeunes avec lui, un bon nombre ont déjà reçu des avertissementsqui nous apprennent qu’il nous a usés.

Nous autres, les vieux, nous rapprochons nostêtes grisonnantes et nous parlons de la grande époque que nousavons connue, mais quand c’est avec nos fils que nous nousentretenons, nous éprouvons de grandes difficultés à nous fairecomprendre.

Nous et nos pères qui nous ont précédés, nousavons passé notre vie dans des conditions fort semblables ;mais eux, avec leurs chemins de fer, leurs bateaux à vapeur, ilsappartiennent à un siècle différent.

Nous pouvons, il est vrai, leur mettre deslivres d’histoire entre les mains et ils peuvent y lire nos luttesde vingt-deux ans contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent yvoir comment la Liberté s’enfuit de tout le vaste continent,comment Nelson versa son sang, comment le noble Pitt eut le cœurbrisé dans ses efforts pour l’empêcher de s’envoler de chez nouspour se réfugier de l’autre côté de l’Atlantique.

Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que ladate de tel traité, de telle bataille, mais je ne sais où ilstrouveront des détails sur nous-mêmes, où ils apprendront quellesorte de gens nous étions, quel genre de vie était le nôtre et sousquel aspect le monde apparaissait à nos yeux, quand nos yeuxétaient jeunes, comme le sont aujourd’hui les leurs.

Si je prends la plume pour vous parler decela, ne croyez pas pourtant que je me propose d’écrire unehistoire.

Lorsque ces choses se passaient, j’avaisatteint à peine les débuts de l’âge adulte, et quoique j’aie vu unpeu de l’existence d’autrui, je n’ai guère le droit de parler de lamienne.

C’est l’amour d’une femme qui constituel’histoire d’un homme, et bien des années devaient se passer avantle jour où je regardai dans les yeux celle qui fut la mère de mesenfants.

Il nous semble que cela date d’hier etpourtant ces enfants sont assez grands pour atteindre jusqu’auxprunes du jardin, pendant que nous allons chercher une échelle, etces routes que nous parcourions en tenant leurs petites mains dansles nôtres, nous sommes heureux d’y repasser, en nous appuyant surleur bras.

Mais je parlerai uniquement d’un temps oùl’amour d’une mère était le seul amour que je connusse.

Si donc vous cherchez quelque chose de plus,vous n’êtes pas de ceux pour qui j’écris.

Mais s’il vous plaît de pénétrer avec moi dansce monde oublié, s’il vous plaît de faire connaissance avec lepetit Jim, avec le champion Harrison, si vous voulez frayer avecmon père, qui fut un des fidèles de Nelson, si vous tenez àentrevoir ce célèbre homme de mer lui-même, et Georges qui devintpar la suite l’indigne roi d’Angleterre, si par-dessus tout vousdésirez voir mon fameux oncle, Sir Charles Tregellis, le roi despetits-maîtres, et les grands champions, dont les noms sont encorefamiliers à vos oreilles, alors donnez la main, et… en route.

Mais je dois vous prévenir : si vous vousattendez à trouver sous la plume de votre guide bien des chosesattrayantes, vous vous exposez à une désillusion.

Lorsque je jette les yeux sur les étagères quisupportent mes livres, je reconnais que ceux-là seuls se sonthasardés à écrire leurs aventures, qui furent sages, spirituels etbraves.

Pour moi, je me tiendrais pour très satisfaitsi l’on pouvait juger que j’eus seulement l’intelligence et lecourage de la moyenne.

Des hommes d’action auraient peut-être euquelque estime pour mon intelligence et des hommes de tête quelqueestime de mon énergie. Voilà ce que je peux désirer de mieux surmon compte.

En dehors d’une aptitude innée pour lamusique, et telle que j’arrive le plus aisément, le plusnaturellement, à me rendre maître du jeu d’un instrumentquelconque, il n’est aucune supériorité dont j’aie lieu de me fairehonneur auprès de mes camarades.

En toutes choses, j’ai été un homme quis’arrête à mi-route, car je suis de taille moyenne, mes yeux nesont ni bleus, ni gris, et avant que la nature eût poudré machevelure à sa façon, la nuance était intermédiaire entre le blancde lin et le brun.

Il est peut-être une prétention que je peuxhasarder ; c’est que mon admiration pour un homme supérieur àmoi n’a jamais été mêlée de la moindre jalousie, et que j’aitoujours vu chaque chose et l’ai comprise telle qu’elle était.

C’est une note favorable a laquelle j’ai droitmaintenant que je me mets à écrire mes souvenirs.

Ainsi donc, si vous le voulez bien, noustiendrons autant que possible ma personnalité en dehors dutableau.

Si vous arrivez à me regarder comme un filmince et incolore, qui servirait à réunir mes petites perles, vousm’accueillerez dans les conditions mêmes où je désire êtreaccueilli.

Notre famille, les Stone, était depuis biendes générations vouée à la marine et il était de tradition, cheznous, que l’aîné portât le nom du commandant favori de sonpère.

C’est ainsi que nous pouvions faire remonternotre généalogie jusqu’à l’antique Vernon Stone, qui commandait unvaisseau à haut gaillard, à l’avant en éperon, lors de la guerrecontre les Hollandais.

Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivonsà mon père Anson Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone enl’église paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l’an degrâce 1786.

Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre demon jardin, j’aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais àappeler « Nelson ! », vous verriez que je suis restéfidèle aux traditions de famille.

Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais,était la seconde fille du Révérend John Tregellis, curé de Milton,petite paroisse sur les confins de la plaine marécageuse deLangstone.

Elle appartenait à une famille pauvre, maisqui jouissait d’une certaine considération, car elle avait pourfrère aîné le fameux Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayanthérité d’un opulent marchand des Indes Orientales, finit pardevenir le sujet des conversations de la ville et l’ami toutparticulier du Prince de Galles.

J’aurai à parler plus longuement de lui par lasuite, mais vous vous souviendrez dès maintenant qu’il était mononcle et le frère de ma mère.

Je puis me la représenter pendant tout lecours de sa belle existence, car elle était toute jeune quand ellese maria.

Elle n’était guère plus âgée quand je larevois dans mon souvenir avec ses doigts actifs et sa doucevoix.

Elle m’apparaît comme une charmante femme auxdoux yeux de tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, maisse redressant quand même bravement.

Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la voisconstamment vêtue de je ne sais quelle étoffe de pourpre à refletschangeants, avec un foulard blanc autour de son long cou blanc, jevois aller et venir ses doigts agiles pendant qu’elle tricote.

Je la revois encore dans les années du milieude sa vie, douce, aimante, calculant des combinaisons, prenant desarrangements, les menant à bonne fin, avec les quelques shillingspar jour de solde d’un lieutenant, et réussissant à faire marcherle ménage du cottage du Friar’s Oak et à tenir bonne figure dans lemonde.

Et maintenant, je n’ai qu’à m’avancer dans lesalon, pour la revoir encore, après quatre-vingts ans d’uneexistence de sainte, en cheveux d’un blanc d’argent, avec sa figureplacide, son bonnet coquettement enrubanné, ses lunettes a montured’or, son épais châle de laine bordé de bleu.

Je l’aimais en sa jeunesse, je l’aime en savieillesse, et quand elle me quittera, elle emportera quelque choseque le monde entier est incapable de me faire oublier. Vous quilisez ceci, vous avez peut-être de nombreux amis, il peut se faireque vous contractiez plus d’un mariage, mais votre mère est lapremière et la dernière amie. Chérissez-la donc, pendant que vousle pouvez, car le jour viendra où tout acte irraisonné, où touteparole jetée avec insouciance, reviendra en arrière se plantercomme un aiguillon dans votre cœur.

Telle était donc ma mère, et quant à mon père,la meilleure occasion pour faire son portrait, c’est l’époque où ilnous revint de la Méditerranée.

Pendant toute mon enfance, il n’avait été pourmoi qu’un nom et une figure dans une miniature que ma mère portaitsuspendue à son cou.

Dans les débuts, on me dit qu’il combattaitcontre les Français.

Quelques années plus tard, il fut moinssouvent question de Français et on parla plus souvent du généralBonaparte.

Je me rappelle avec quelle frayeurrespectueuse je regardai à la boutique d’un libraire de Portsmouthla figure du Grand Corse.

C’était donc là l’ennemi par excellence, celuique mon père avait combattu toute sa vie, en une lutte terrible etsans trêve.

Pour mon imagination d’enfant, c’était uneaffaire d’honneur d’homme à homme, et je me représentais toujoursmon père et cet homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises,chancelant, roulant dans un corps à corps furieux qui durait desannées.

Ce fut seulement après mon entrée à l’école degrammaire que je compris combien il y avait de petits garçons dontles pères étaient dans le même cas.

Une fois seulement, au cours de ces longuesannées, mon père revint à la maison.

Par là, vous voyez ce que c’était d’être lafemme d’un marin en ce temps-là.

C’était aussitôt après que nous eûmes quittéPortsmouth pour nous établir à Friar’s Oak qu’il vint passer huitjours avant de s’embarquer avec l’amiral Jervis pour l’aider àgagner son nouveau nom de Lord Saint-Vincent.

Je me rappelle qu’il me causa autant d’effroique d’admiration par ses récits de batailles et je me souviens,comme si c’était d’hier, de l’épouvante que j’éprouvai en voyantune tache de sang sur la manche de sa chemise, tache qui, je n’endoute point, provenait d’un mouvement maladroit fait en serasant.

À cette époque je restai convaincu que ce sangavait jailli du corps d’un Français ou d’un Espagnol, et je reculaide terreur devant lui, quand il posa sa main calleuse sur matête.

Ma mère pleura amèrement après son départ.

Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir sondos bleu et ses culottes blanches s’éloigner par l’allée du jardin,car je sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d’enfant, quenous étions plus près l’un de l’autre, quand nous étions ensemble,elle et moi.

J’étais dans ma onzième année quand nousquittâmes Portsmouth, pour Friar’s Oak, petit village du Sussex, aunord de Brighton, qui nous fut recommandé par mon oncle, SirCharles Tregellis.

Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédaitsa résidence près de là.

Le motif de notre déménagement, c’était qu’onvivait à meilleur marché à la campagne, et qu’il serait plus facilepour ma mère de garder les dehors d’une dame, quand elle setrouverait à distance du cercle des personnes qu’elle ne pourraitse refuser à recevoir.

C’était une époque d’épreuves pour tout lemonde, excepté pour les fermiers. Ils faisaient de tels bénéficesqu’ils pouvaient, à ce que j’ai entendu dire, laisser la moitié deleurs terres en jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ceque leur rapportait le reste.

Le blé se vendait cent dix shillings le quart,et le pain de quatre livres un shilling neuf pences.

Nous aurions eu grand peine à vivre, même dansle paisible cottage de Friar’s Oak sans la part de prises revenantà l’escadre de blocus sur laquelle servait mon père.

La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant aularge de Brest n’avait guère que de l’honneur à gagner. Mais lesfrégates qui les accompagnaient firent la capture d’un bon nombrede navires caboteurs, et, comme conformément aux règles de serviceelles étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produitde leurs prises était réparti au marc le franc.

Mon père fut ainsi a même d’envoyer à lamaison des sommes suffisantes pour faire vivre le cottage et payermon séjour à l’école que dirigeait Mr Joshua Allen.

J’y restai quatre ans et j’appris tout cequ’il savait.

Ce fut à l’école d’Allen que je fis laconnaissance de Jim Harrison, du petit Jim, comme on la toujoursappelé. Il était le neveu du champion Harrison, de la forge duvillage.

Je me le rappelle encore, tel qu’il était ence temps-là, avec ses grands membres dégingandés, aux mouvementsmaladroits comme ceux d’un petit terre-neuve, et une figure quifaisait tourner la tête à toutes les femmes qui passaient.

C’est de ce temps-là que date une amitié qui aduré toute notre vie. Je lui appris ses lettres, car il avaithorreur de la vue d’un livre, et de son côté, il m’enseigna la boxeet la lutte, il m’apprit à chatouiller la truite dans l’Adur, àprendre des lapins au piège sur la dune de Ditchling, car il avaitla main aussi leste qu’il avait le cerveau lent.

Mais il était mon aîné de deux ans, de sorteque longtemps avant que j’aie quitté l’école, il était allé aiderson oncle à la forge.

Friar’s Oak est situé dans un pli des Dunes etla quarantième borne milliaire entre Londres et Brighton est poséesur la limite même du village.

Ce n’est qu’un hameau, à l’église vêtue delierre, avec un beau presbytère et une rangée de cottages enbriques rouges, dont chacun est isolé par son jardinet.

À une extrémité du village se trouvait laforge du champion Harrison, à l’autre l’école de Mr Allen.

Le cottage jaune, un peu à l’écart de laroute, avec son étage supérieur en surplomb et ses croisillons decharpente noircie fixés dans le plâtre, c’est celui que noushabitions.

Je ne sais s’il est encore debout.

Je crois que c’est assez probable, car cen’est pas un endroit propre à subir des changements.

Juste en face de nous, sur l’autre bord de lalarge route blanche, était située l’auberge de Friar’s Oak tenue enmon temps par John Cummings.

Ce personnage jouissait d’une très bonneréputation locale, mais quand il était en voyage, il était sujet àd’étranges dérangements, ainsi qu’on le verra plus tard.

Bien qu’il y eut un courant continu decommerce sur la route, les coches venant de Brighton en étaientencore trop près pour faire halte et ceux de Londres trop pressésd’arriver à destination, de sorte que s’il n’avait pas eu la chanced’une jante brisée, d’une roue disjointe, l’aubergiste n’aurait pucompter que sur la soif des gens du village.

C’était juste l’époque où le prince de Gallesvenait de construire à Brighton son bizarre palais près de lamer.

En conséquence, depuis mai jusqu’en septembre,il ne s’écoulait pas un jour que nous ne vissions défiler à grandbruit, devant nos portes, une ou deux centaines de phaétons.

Le petit Jim et moi, nous avons passé maintessoirées d’été allongés dans l’herbe à contempler tout ce grandmonde, à saluer de nos cris les coches de Londres, arrivant avecfracas, au milieu d’un nuage de poussière et les postillons penchésen avant, les trompettes retentissantes, les cochers coiffés dechapeaux bas à bords très relevés, avec la figure aussi cramoisieque leurs habits.

Les voyageurs riaient toujours quand le petitJim les interpellait à haute voix, mais s’ils avaient su comprendrece que signifiaient ses gros membres mal articulés, ses épaulesdisloquées, ils l’auraient peut-être regardé de plus près et luiauraient accordé leurs encouragements.

Le petit Jim n’avait connu ni son père ni samère, et toute sa vie s’était écoulée chez son oncle, le championHarrison. Harrison, c’était le forgeron de Friar’s Oak.

Il avait reçu ce surnom, le jour où il avaitcombattu avec Tom Johnson, qui était alors en possession de laceinture d’Angleterre, et il l’aurait sûrement battu sansl’apparition des magistrats du comté de Bedford qui interrompirentla bataille.

Pendant des années, Harrison n’eut pas sonpareil pour l’ardeur à combattre et pour son adresse à porter uncoup décisif, bien qu’il ait toujours été, à ce que l’on dit, lentsur ses jambes.

À la fin, dans un match avec le juif Baruch lenoir, il termina le combat par un coup lancé à toute volée, qui nonseulement rejeta son adversaire par-dessus la corde d’arrière, maisqui encore le mit pendant trois longues semaines entre la vie et lamort.

Harrison fut, pendant tout ce temps-là, dansun état voisin de la folie. Il s’attendait d’heure en heure à sevoir prendre au collet par un agent de Bow Street et condamner àmort.

Cette mésaventure, ajoutée aux prières de safemme, le décida à renoncer pour toujours au champ clos et àréserver sa grande force musculaire pour le métier où elleparaissait devoir trouver un emploi avantageux.

Grâce au trafic des voyageurs et aux fermiersdu Sussex, il devait avoir de l’ouvrage en abondance à Friar’sOak.

Il ne tarda pas longtemps à devenir le plusriche des gens du village ; et quand il se rendait, ledimanche, à l’église avec sa femme et son neveu, c’était unefamille d’apparence aussi respectable qu’on pouvait le désirer.

Il n’était point de grande taille, cinq piedssept pouces au plus, et l’on disait souvent que s’il avait puallonger davantage son rayon d’action, il aurait été en état detenir tête à Jackson ou à Belcher, dans leurs meilleurs jours.

Sa poitrine était un tonneau.

Ses avant-bras étaient les plus puissants quej’aie jamais vus, avec leurs sillons profonds, entre des musclesaux saillies luisantes, comme un bloc de roche polie par l’actiondes eaux.

Néanmoins, avec toute cette vigueur, c’étaitun homme lent, rangé, doux, en sorte que personne n’était plus aiméque lui, dans cette région campagnarde.

Sa figure aux gros traits, bien rasée, pouvaitprendre une expression fort dure, ainsi que je l’ai vu àl’occasion, mais pour moi et tous les bambins du village, il nousaccueillait toujours un sourire sur les lèvres, et la bienvenuedans les yeux. Dans tout le pays, il n’y avait pas un mendiant quine sût que s’il avait des muscles d’acier, son cœur était des plustendres.

Son sujet favori de conversation, c’était sesrencontres d’autrefois, mais il se taisait, dès qu’il voyait venirsa petite femme, car le grand souci qui pesait sur la vie decelle-ci était de lui voir jeter là le marteau et la lime pourretourner au champ clos. Et vous n’oubliez pas que son ancienneprofession n’était nullement atteinte à cette époque de ladéconsidération qui la frappa dans la suite. L’opinion publique estdevenue défavorable, parce que cet état avait fini par devenir lemonopole des coquins et parce qu’il encourageait les méfaits commissur l’arène.

Le boxeur honnête et brave a vu lui aussi seformer autour de lui un milieu de gredins, tout comme cela arrivepour les pures et nobles courses de chevaux.

C’est pour cela que l’Arène se meurt enAngleterre et nous pouvons supposer que quand Caunt et Bendigoauront disparu, il ne se trouvera personne pour leur succéder. Maisil en était autrement à l’époque dont je parle.

L’opinion publique était des plus favorablesaux lutteurs et il y avait de bonnes raisons pour qu’il en fûtainsi.

On était en guerre. L’Angleterre avait unearmée et une flotte composées uniquement de volontaires, qui s’yengageaient pour obéir à leur instinct batailleur, et elle avait enface d’elle un pays où une loi despotique pouvait faire de chaquecitoyen un soldat.

Si le peuple n’avait pas eu en surabondancecette humeur batailleuse, il est certain que l’Angleterre auraitsuccombé.

On pensait donc et on pense encore que, leschoses étant ainsi, une lutte entre deux rivaux indomptables, ayanttrente mille hommes pour témoins et que trois millions d’hommespouvaient disputer, devait contribuer à entretenir un idéal debravoure et d’endurance.

Sans doute, c’était un exercice brutal, et labrutalité même en était la fin dernière, mais c’était moins brutalque la guerre qui doit pourtant lui survivre.

Est-il logique d’inculquer à un peuple desmœurs pacifiques, en un siècle où son existence même peut dépendrede son tempérament guerrier ?

C’est une question que j’abandonne à des têtesplus sages que la mienne.

Mais, c’était ainsi que nous pensions au tempsde nos grands-pères et c’est pourquoi on voyait des hommes d’Étatcomme Wyndham, comme Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur del’Arène.

Ce simple fait, que des personnagesconsidérables se déclaraient pour elle, suffisait à lui seul pourécarter la canaillerie qui s’y glissa par la suite.

Pendant plus de vingt ans, à l’époque deJackson, de Brain, de Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully etdes autres, les maîtres de l’Arène furent des hommes dont laprobité était au-dessus de tout soupçon et ces vingt-là étaientjustement, comme je l’ai dit, à l’époque où l’Arène pouvait servirun intérêt national.

Vous avez entendu conter comment Pearce sauvad’un incendie une jeune fille de Bristol, comment Jackson s’acquitl’estime et l’amitié des gens les plus distingués de son temps etcomment Gully conquit un siège dans le premier Parlementréformé.

C’étaient ces hommes-là qui déterminaientl’idéal. Leur profession se recommandait d’elle-même par lesconditions qu’elle exigeait, le succès y étant interdit à quiconqueétait ivrogne ou menait une vie de débauche.

Il y avait, parmi les lutteurs d’alors, desexceptions sans doute, des bravaches tels que Hickmann, des brutescomme Berks, mais je répète qu’en majorité, ils étaient d’honnêtesgens, portant la bravoure et l’endurance à un degré incroyable etfaisant honneur au pays qui les avait enfantés.

Ainsi que vous le verrez, la destinée mepermit de les fréquenter quelque peu et je parle d’eux enconnaissance de cause.

Je puis vous assurer que nous étions fiers deposséder dans notre village un homme tel que le champion Harrison,et quand des voyageurs faisaient un séjour à l’auberge, ils nemanquaient pas d’aller faire un tour à la forge, rien que pourjouir de sa vue.

Il valait bien la peine d’être regardé,surtout par un soir de mai, alors que la rouge lueur de la forgetombait sur ses gros muscles et sur la fière figure de fauconqu’avait le petit Jim, pendant qu’ils travaillaient, à tour debras, un coutre de charrue tout rutilant et se dessinaient à chaquecoup dans un cadre d’étincelles.

Il frappait un seul coup avec un gros marteaude trente livres lancé à toute volée, pendant que Jim en frappaitdeux de son marteau à main.

La sonorité du clunk ! clink-clink !clunk ! clink-clink ! était un appel qui me faisaitaccourir par la rue du village, et je me disais que tous les deuxétant affairés à l’enclume, il y avait pour moi une place ausoufflet.

Je me souviens qu’une fois seulement, au coursde ces années passées au village, le champion Harrison me laissaentrevoir un instant quelle sorte d’homme il avait été jadis.

Par une matinée d’été le petit Jim et moiétions debout près de la porte de la forge, quand une voitureprivée, avec ses quatre chevaux frais, ses cuivres bien brillants,arriva de Brighton avec un si joyeux tintamarre de grelots que lechampion accourut, un fer a cheval à demi courbé dans ses pinces,pour y jeter un coup d’œil.

Un gentleman, couvert d’une houppelandeblanche de cocher, un Corinthien, comme nous aurions dit en cetemps-là, conduisait et une demi-douzaine de ses amis, riant,faisant grand bruit, étaient perchés derrière lui.

Peut-être que les vastes dimensions duforgeron attirèrent son attention, peut-être fut-ce simple hasard,mais comme il passait, la lanière du fouet de vingt pieds quetenait le conducteur siffla et nous l’entendîmes cingler d’un coupsec le tablier de cuir du forgeron.

– Holà, maître, cria le forgeron en le suivantdu regard, votre place n’est pas sur le siège, tant que vous nesaurez pas mieux manier un fouet.

– Qu’est-ce que c’est ? dit le conducteuren tirant sur les rênes.

– Je vous invite à faire attention, maître, oubien il y aura un œil de moins sur la route où vous conduisez.

– Ah ! c’est comme cela que vous parlez,vous, dit le conducteur en plaçant le fouet dans la gaine et ôtantses gants de cheval. Nous allons causer un peu, mon beaugaillard.

Les gentilshommes sportsmen de ce temps-làétaient d’excellents boxeurs pour la plupart, car c’était la modede suivre le cours de Mendoza tout comme quelques années plus tard,il n’y avait pas un homme de la ville qui n’eût porté le masqued’escrime avec Jackson.

Avec ce souvenir de leurs exploits, ils nereculaient jamais devant la chance d’une aventure de grande routeet il arrivait bien rarement que le batelier ou le marin eussentlieu de se vanter après qu’un jeune beau ait mis habit bas pourboxer avec lui.

Celui-là s’élança du siège avec l’empressementd’un homme qui n’a pas de doutes sur l’issue de la querelle et,après avoir accroché sa houppelande à collet à la barre de dessus,il retourna coquettement les manchettes plissées de sa chemise debatiste.

– Je vais vous payer votre conseil, mon homme,dit-il.

Les amis, qui étaient sur la voiture,savaient, j’en suis certain, qui était ce gros forgeron et sefaisaient un plaisir de premier ordre de voir leur camarade donnertête baissée dans le piège.

Ils poussaient des hurlements de satisfactionet lui jetaient à grands cris des phrases, des conseils.

– Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick,criaient-ils. Servez-lui son déjeuner à ce Jeannot-tout-cru.Roulez-le dans son tas de cendre. Et dépêchez-vous, sans quoi vousallez voir son dos.

Encouragé par ces clameurs, le jeune patriciens’avança vers son homme.

Le forgeron ne bougea pas, mais ses lèvres secontractèrent avec une expression farouche pendant que ses grossourcils s’abaissaient sur ses yeux perçants et gris.

Il avait lâché les tenailles et les braslibres étaient ballants.

– Faites attention, mon maître, dit-il. Sanscela vous allez vous faire poivrer.

Il y avait dans cette voix un ton d’assurance,il y avait dans cette attitude une fermeté calme, qui firentdeviner le danger au jeune Lord.

Je le vis examiner son antagonisteattentivement et aussitôt ses mains tombèrent, sa figures’allongea.

– Pardieu ! s’écria-t-il, c’est JackHarrison.

– Lui-même, mon maître.

– Ah ! je croyais avoir affaire à quelquemangeur de lard du comté d’Essex. Eh ! eh ! mon homme, jene vous ai pas revu depuis le jour où vous avez presque tué Baruchle noir, ce qui m’a coûté cent bonnes livres.

Quels hurlements poussait-on sur lavoiture !

– Kiss ! Kiss ! ParDieu ! criaient-ils, c’est Jack Harrison l’assommeur. LordFrederick était sur le point de s’en prendre à l’ex-champion.Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et voyons ce quiarrivera.

Mais le conducteur était déjà remonté sur sonsiège et riait plus fort que tous ses camarades.

– Nous vous laissons aller pour cette fois,Harrison, dit-il. Sont-ce là vos fils ?

– Celui-ci est mon neveu, maître.

– Voici une guinée pour lui. Il ne pourra pasdire que je l’aie privé de son oncle.

Et ayant mis ainsi les rieurs de son côté parla façon gaie de prendre les choses, il fit claquer son fouet etl’on partit à fond de train pour faire en moins de cinq heures letrajet de Londres, tandis que Harrison, son fer non achevé à lamain, rentrait chez lui en sifflant.

Chapitre 2LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE

Tel était donc le champion Harrison.

Il faut maintenant que je dise quelques motsdu petit Jim, non seulement parce qu’il fut mon compagnon dejeunesse, mais parce qu’en avançant dans la lecture de ce livre,vous vous apercevrez que c’est son histoire encore plus que lamienne et qu’il arriva un temps où son nom et sa réputation furentsur les lèvres de tout le peuple anglais.

Vous prendrez donc votre parti de m’entendrevous exposer son caractère, tel qu’il était à cette époque, etparticulièrement vous raconter une aventure très singulière quin’est pas de nature à s’effacer jamais de notre mémoire à tousdeux.

On était bien surpris en voyant Jim avec sononcle et sa tante, car il avait l’air d’appartenir à une race, àune famille bien différentes de la leur.

Souvent, je les ai suivis des yeux quand ilslongeaient les bas-côtés de l’église le dimanche, tout d’abordl’homme aux épaules carrées, aux formes trapues, puis la petitefemme à la physionomie et aux regards soucieux et enfin ce beladolescent aux traits accentués, aux boucles noires, dont le pasétait si élastique et si léger qu’il ne paraissait tenir à la terreque par un lien plus mince que les villageois à la lourde alluredont il était entouré.

Il n’avait point encore atteint ses six piedsde hauteur, mais pour peu qu’on se connût en hommes (et toutes lesfemmes au moins s’y entendent) il était impossible de voir sesépaules parfaites, ses hanches étroites, sa tête fière posée surson cou, comme un aigle sur son perchoir, sans éprouver cette joietranquille que nous donnent toutes les belles choses de la nature,cette sorte de satisfaction de soi que l’on ressent, en leurprésence, comme si l’on avait contribué à leur création.

Mais nous avons l’habitude d’associer labeauté chez un homme avec la mollesse.

Je ne vois aucune raison à cette associationd’idées ; en tout cas, la mollesse n’apparut jamais chezJim.

De tous les hommes que j’ai connus, il n’enest aucun dont le cœur et l’esprit rappelassent davantage la duretédu fer.

En était-il un seul parmi nous qui fût capabled’aller de son pas ou de le suivre, soit à la course, soit à lanage ?

Qui donc, dans toute la campagne des environs,aurait osé se pencher par-dessus l’escarpement de Wolstonbury etdescendre jusqu’à cent pieds du bord, pendant que la femelle dufaucon battait des ailes à ses oreilles, en de vains efforts, pourl’écarter de son nid.

Il n’avait que seize ans et ses cartilages nes’étaient pas encore ossifiés, quand il se battit victorieusementavec Lee le Gypsy, de Burgess Hill, qui s’était donné le surnom deCoq des dunes du sud.

Ce fut après cela que le champion Harrisonentreprit de lui donner des leçons régulières de boxe.

– J’aimerais autant que vous renonciez à laboxe, petit Jim, dit-il, et madame est de mon avis, mais puisquevous tenez à mordre, ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pascapable de tenir tête à n’importe qui du pays du sud.

Et il ne mit pas longtemps à tenir sapromesse.

J’ai déjà dit que le petit Jim n’aimait guèreses livres, mais par là j’entendais des livres d’école, car dèsqu’il s’agissait de romans de n’importe quel sujet qui touchait deprès ou de loin aux aventures, à la galanterie, il était impossiblede l’en arracher, avant qu’il eût fini.

Lorsqu’un livre de cette sorte lui tombaitentre les mains, Friar’s Oak et la forge n’étaient plus pour luiqu’un rêve et sa vie se passait à parcourir l’Océan, à errer surles vastes continents, en compagnie des héros du romancier.

Et il m’entraînait à partager sesenthousiasmes, si bien que je fus heureux de me faire leVendredi de ce Crusoé, quand il décida que lepetit bois de Clayton était une île déserte et que nous y étionsjetés pour une semaine.

Mais lorsque je m’aperçus qu’il s’agissait decoucher en plein air, sans abri, toutes les nuits, et qu’il proposade nous nourrir de moutons des dunes, (de chèvres sauvages, ainsiqu’il les dénommait) en les faisant cuire sur du feu que l’onobtiendrait par le frottement de deux bâtons, le cœur me manqua etje retournai auprès de ma mère.

Quant à Jim, il tint bon pendant toute unelongue et maussade semaine, et au bout de ce temps, il revint l’airplus sauvage et plus sale que son héros, tel qu’on le voit dans leslivres à images.

Heureusement, il n’avait parlé que de tenirune semaine, car s’il s’était agi d’un mois, il serait mort defroid et de faim, avant que son orgueil lui permît de retourner àla maison.

L’orgueil ! C’était là le fond de lanature de Jim.

À mes yeux, c’était un attribut mixte, moitiévertu, moitié vice. Une vertu, en ce qu’il maintient un hommeau-dessus de la fange, un vice, en ce qu’il lui rend le relèvementdifficile quand il est une fois déchu.

Jim était orgueilleux jusque dans la moelledes os.

Vous vous rappelez la guinée que le jeune Lordlui avait jetée du haut de son siège. Deux jours après, quelqu’unla ramassa dans la boue au bord de la route.

Jim seul avait vu à quel endroit elle étaittombée et il n’avait même pas daigné la montrer du doigt à unmendiant.

Il ne s’abaissait pas davantage à donner uneexplication en semblable circonstance. Il répondait à toutes lesremontrances par une moue des lèvres et un éclair dans ses yeuxnoirs.

Même à l’école, il était tout pareil. Il semontrait si convaincu de sa dignité, qu’il imposait aux autres saconviction.

Il pouvait dire, par exemple, et il le dit,qu’un angle droit était un angle qui avait le caractère droit, oubien mettre Panama en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n’auraitpas plus songé à lever sa canne contre lui qu’à la laisser tombersur moi si j’avais dit quelque chose de ce genre.

C’était ainsi. Bien que Jim ne fût le fils depersonne, et que je fusse le fils d’un officier du roi, il me paruttoujours qu’il avait montré de la condescendance en me prenant pourami.

Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nousengagea dans une aventure à laquelle je ne puis songer sans unfrisson.

La chose arriva en août 1799, ou peut-êtrebien dans les premiers jours de septembre, mais je me rappelle quenous entendions le coucou dans le bois de Patcham et que, d’aprèsJim, c’était sans doute pour la dernière fois.

C’était ma demi-journée de congé du samedi etnous la passâmes sur les dunes, comme nous faisions souvent.

Notre retraite favorite était au-delà deWolstonbury, où nous pouvions nous vautrer sur l’herbe élastique,moelleuse, des calcaires, parmi les petits moutons de la raceSouthdown, tout en causant avec les bergers appuyés sur leursbizarres houlettes à la forme antique de crochet, datant del’époque où le Sussex avait plus de fer que tous les autres comtésde l’Angleterre.

C’était là que nous étions venus nous allongerdans cette superbe soirée.

S’il nous plaisait de nous rouler sur le côtégauche, nous avions devant nous tout le Weald, avec les dunes duNord se dressant en courbes verdâtres et montrant çà et là unefente blanche comme la neige, indiquant une carrière de pierre àchaux.

Si nous nous retournions de l’autre côté,notre vue s’étendait sur la vaste surface bleue du Canal.

Un convoi, je m’en souviens bien, arrivait cejour même.

En tête, venait la troupe craintive desnavires marchands. Les frégates, pareilles à des chiens biendressés, gardaient les flancs et deux vaisseaux de haut bord, auxformes massives, roulaient à l’arrière.

Mon imagination planait sur les eaux, à larecherche de mon père, quand un mot de Jim la ramena sur l’herbe,comme une mouette qui a l’aile brisée.

– Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que laFalaise royale est hantée !

Si je l’avais entendu dire ? Mais oui,naturellement. Y avait-il dans tout le pays des Dunes un seul hommequi n’eût pas entendu parler du promeneur de la Falaiseroyale ?

– Est-ce que vous en connaissez l’histoire,Roddy ?

– Mais certainement, dis-je, non sans fierté.Je dois bien la savoir puisque le père de ma mère, sir CharlesTregellis, était l’ami intime de Lord Avon et qu’il assistait àcette partie de cartes, quand la chose arriva. J’ai entendu le curéet ma mère en causer la semaine dernière et tous les détails mesont présents à l’esprit comme si j’avais été là quand le meurtrefut commis.

– C’est une histoire étrange, dit Jim, d’unair pensif. Mais quand j’ai interrogé ma tante à ce sujet, elle n’apas voulu me répondre. Quant à mon oncle, il m’a coupé la paroledès les premiers mots.

– Il y a une bonne raison à cela. À ce quej’ai appris, Lord Avon était le meilleur ami de votre oncle, et ilest bien naturel qu’il ne tienne pas à parler de son malheur.

– Racontez-moi l’histoire, Roddy.

– C’est bien vieux à présent. L’histoire datede quatorze ans et pourtant on n’en a pas su le dernier mot. Il yavait quatre de ces gens-là qui étaient venus de Londres passerquelques jours dans la vieille maison de Lord Avon. De ce nombre,était son jeune frère, le capitaine Barrington ; il y avaitaussi son cousin Sir Lothian Hume ; Sir Charles Tregellis, mononcle, était le troisième et Lord Avon le quatrième. Ils aiment àjouer de l’argent aux cartes, ces grands personnages, et ilsjouèrent, jouèrent pendant deux jours et une nuit. Lord Avonperdit, Sir Lothian perdit, mon oncle perdit et le capitaineBarrington gagna tout ce qu’il y avait à gagner. Il gagna leurargent, mais il ne s’en tint pas là, il gagna à son frère aîné despapiers qui avaient une grande importance pour celui-ci. Ilscessèrent de jouer à une heure très avancée de la nuit du lundi. Lemardi matin, on trouva le capitaine Barrington mort, la gorgecoupée, à côté de son lit.

– Et ce fut Lord Avon qui fit cela ?

– On trouva dans le foyer les débris de sespapiers brûlés. Sa manchette était restée prise dans la main serréeconvulsivement du mort et son couteau près du cadavre.

– Et alors, on le pendit, n’est-cepas ?

– On mit trop de lenteur à s’emparer de lui.Il attendit jusqu’au jour où il vit qu’on lui attribuait le crimeet alors il prit la fuite. On ne l’a jamais revu depuis, mais ondit qu’il a gagné l’Amérique.

– Et le fantôme se promène.

– Il y a bien des gens qui l’ont vu.

– Pourquoi la maison est-elle restéeinhabitée ?

– Parce qu’elle est sous la garde de la loi.Lord Avon n’a pas d’enfants et Sir Lothian Hume, le même qui étaitson partenaire au jeu, est son neveu et son héritier. Mais il nepeut toucher à rien, tant qu’il n’aura pas prouvé que Lord Avon estmort.

Jim resta un moment silencieux. Il tortillaitun brin d’herbe entre ses doigts.

– Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avecmoi, ce soir ? Nous irons voir le fantôme.

Cela me donna froid dans le dos rien que d’ypenser.

– Ma mère ne voudra pas me laisser aller.

– Esquivez-vous quand elle sera couchée. Jevous attendrai à la forge.

– La Falaise royale est fermée.

– Je n’aurai pas de peine à ouvrir une desfenêtres.

– J’ai peur, Jim.

– Vous n’aurez pas peur si vous êtes avec moi,Roddy. Je vous réponds qu’aucun fantôme ne vous fera de mal.

Bref, je lui donnai ma parole que je viendraiset je passai tout le reste du jour avec la plus triste mine quel’on puisse voir à un jeune garçon dans tout le Sussex.

C’était bien là une idée du petit Jim.

C’était son orgueil qui l’entraînait à cetteexpédition.

Il y allait parce qu’il n’y avait dans tout lepays aucun autre garçon pour la tenter. Mais moi je n’avais aucunorgueil de ce genre.

Je pensais absolument comme les autres etj’aurais eu plutôt l’idée de passer la nuit sous la potence deJacob sur le canal de Ditchling que dans la maison hantée de laFalaise royale. Néanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jimaller seul.

Aussi, comme je viens de le dire, je rôdaiautour de la maison, la figure si pâle, si défaite que ma mère mecrut malade d’une indigestion de pommes vertes, et m’envoya au litsans autre souper qu’une infusion de thé a la camomille.

Toute l’Angleterre était allée se coucher, carbien peu de gens pouvaient se payer le luxe de brûler unechandelle.

Lorsque l’horloge eut sonné dix heures et queje regardai par ma fenêtre, on ne voyait aucune lumière, excepté àl’auberge.

La fenêtre n’était qu’à quelques pieds du sol.Je me glissai donc au dehors.

Jim était au coin de la forge où ilm’attendait.

Nous traversâmes ensemble le pré de John, nousdépassâmes la ferme de Ridden et nous ne rencontrâmes en routequ’un ou deux officiers à cheval.

Il soufflait un vent assez fort et la lune nefaisait que se montrer par instants, par les fentes des nuagesmobiles, de sorte que notre route était tantôt éclairée d’unelumière argentée et tantôt enveloppée d’une telle obscurité quenous nous perdions parmi les ronces et les broussailles qui labordaient.

Nous arrivâmes enfin à la porte à claire-voie,flanquée de deux gros piliers, qui donnait sur la route.

Jetant un regard à travers les barreaux, nousvîmes la longue avenue de chênes et au bout de ce tunnel de mauvaisaugure, la maison dont la façade apparaissait blanche pâle au clairde la lune.

Pour mon compte, je m’en serais tenuvolontiers à ce coup d’œil, ainsi qu’à la plainte du vent de nuitqui soupirait et gémissait dans les branches.

Mais Jim poussa la porte et l’ouvrit.

Nous avançâmes en faisant craquer le graviersous nos pas.

Elle nous dominait de haut, la vieille maison,avec ses nombreuses petites fenêtres qui scintillaient au clair dela lune et son filet d’eau qui l’entourait de trois côtés.

La porte en voûte se trouvait bien en face denous et sur un des côtés un volet pendait à un des gonds.

– Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voiciune des fenêtres qui est ouverte.

– Ne trouvez-vous pas que nous sommes allésassez loin, Jim ? fis-je en claquant des dents.

– Je vous ferai la courte échelle pourentrer.

– Non, non, je ne veux pas entrer lepremier.

– Alors ce sera moi.

Il saisit fortement le rebord de la fenêtre etbientôt y posa le genou.

– À présent, Roddy, tendez-moi les mains.

Et d’une traction, il me hissa près delui.

Bientôt après, nous étions dans la maisonhantée.

Quel son creux se fit entendre au moment oùnous sautâmes sur les planches du parquet.

Il y eut un bruit soudain, suivi d’un écho siprolongé que nous restâmes un instant silencieux.

Puis Jim éclata de rire :

– Quel vieux tambour que cet endroit,s’écria-t-il. Allumons une lumière, Roddy, et regardons où noussommes.

Il avait apporté dans sa poche une chandelleet un briquet.

Lorsque la flamme brilla, nous vîmes sur nostêtes une voûte en arc.

Tout autour de nous, de grandes étagères enbois supportaient des plats couverts de poussière.

C’était l’office.

– Je vais vous faire faire le tour, dit Jim,d’un ton gai.

Puis poussant la porte, il me précéda dans levestibule.

Je me rappelle les hautes murailleslambrissées de chêne, garnies de têtes de daim, qui se projetaienten avant, ainsi qu’un unique buste blanc, dans un coin, qui meterrifia. Un grand nombre de pièces s’ouvraient sur cevestibule.

Nous allâmes de l’une à l’autre.

Les cuisines, la distillerie, le petit salon,la salle à manger, toutes étaient pleines de cette atmosphèreétouffante de poussière et de moisissure.

– Celle-ci, Jim, dis-je d’une voix assourdie,c’est celle où ils ont joué aux cartes, sur cette même table.

– Mais oui, et voici les cartes, s’écria-t-ilen rejetant de côté une pièce d’étoffe brune qui couvrait quelquechose, au centre de la table.

Et en effet, il y avait une pile de cartes àjouer. Au moins une quarantaine de paquets à ce que je crois, quiétaient restés là depuis la partie qui avait eu un dénouementtragique, avant que je fusse né.

– Je me demande où va cet escalier, ditJim.

– N’y montez pas, Jim, m’écriai-je en lesaisissant par le bras. Il doit conduire à la chambre dumeurtre.

– Comment le savez-vous ?

– Le curé disait qu’on voyait au plafond…Oh ! Jim, vous pouvez le voir même à présent.

Il leva la chandelle et en effet, il y avaitdans le blanc du plafond une grande tache de couleur foncée.

– Je crois que vous avez raison, dit-il Entout cas je veux y aller voir.

– Ne le faites pas, Jim, m’écriai-je.

– Ta ! ta ! ta ! Roddy, vouspouvez rester ici, si vous avez peur. Je ne m’absenterai pas plusd’une minute. Ce n’est pas la peine d’aller à la chasse au fantôme…à moins que… Grands Dieux ! Il y a quelqu’un qui descendl’escalier.

Je l’entendais, moi aussi, ce pas traînant quipartait de la chambre au-dessus et qui fut suivi d’un craquementsur les marches, puis un autre pas, un autre craquement.

Je vis la figure de Jim. On eût dit qu’elleétait sculptée dans l’ivoire. Il avait les lèvres entr’ouvertes,les yeux fixes et dirigés sur le rectangle noir que formaitl’entrée de l’escalier.

Il levait encore la chandelle, mais il avaitles doigts agités de secousses. Les ombres sautaient des muraillesau plafond.

Quant à moi, mes genoux se dérobèrent et je metrouvai accroupi derrière Jim. Un cri s’était glacé dans magorge.

Et le pas continuait à se faire entendre demarche en marche.

Alors, osant à peine regarder de ce côté etpourtant ne pouvant en détourner mes yeux, je vis une silhouette sedessiner vaguement dans le coin où s’ouvrait l’escalier.

Il y eut un moment de silence pendant lequelje pus entendre les battements de mon pauvre cœur. Puis, quand jeregardai de nouveau, le fantôme avait disparu et la lentesuccession des cracs, crac, recommença sur les marches del’escalier.

Jim s’élança après lui et me laissa seul àdemi évanoui, sous le clair de lune.

Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minuteaprès, il revenait, passait sa main sous mon bras et tantôt meportant, tantôt me traînant, il me fit sortir de la maison.

Ce fut seulement lorsque nous fûmes en pleinair dans la fraîcheur de la nuit qu’il ouvrit la bouche.

– Pouvez-vous vous tenir debout,Roddy ?

– Oui, mais je suis tout tremblant.

– Et moi aussi, dit-il, en passant sa main surson front. Je vous demande pardon, Roddy. J’ai commis une sottiseen vous entraînant dans une pareille entreprise. Jamais je n’avaiscru aux choses de cette sorte… mais à présent je suisconvaincu.

– Est-ce que cela pouvait être un homme,Jim ? demandai-je reprenant courage, maintenant quej’entendais les aboiements des chiens dans les fermes.

– C’était un esprit, Roddy.

– Comment le savez-vous ?

– C’est que je l’ai suivi et que je l’ai vudisparaître dans la muraille aussi aisément qu’une anguille dans lesable. Eh ! Roddy, qu’avez-vous donc encore ?

Toutes mes terreurs m’étaient revenues ;tous mes nerfs vibraient d’épouvante.

– Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je.

J’avais les yeux dirigés fixement versl’avenue.

Le regard de Jim suivit leur direction.

Sous l’ombre épaisse des chênes, quelqu’uns’avançait de notre côté.

– Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois,par le ciel, advienne que pourra, je vais le prendre au corps.

Nous nous accroupîmes et restâmes aussiimmobiles que les arbres voisins.

Des pas lourds labouraient le gravier mobileet une grande silhouette se dressa devant nous dansl’obscurité.

Jim s’élança sur elle, comme un tigre.

– Vous, en tout cas, vous n’êtes pas unesprit, cria-t-il.

L’individu jeta un cri de surprise, bientôtsuivi d’un grondement de rage.

– Qui diable ?… hurla-t-il.

Puis il ajouta :

– Je vous tords le cou si vous ne me lâchezpas.

La menace n’aurait peut-être pas décidé Jim àdesserrer son étreinte, mais le son de la voix produisit ceteffet.

– Eh quoi ! vous, mon oncle ?s’écria-t-il.

– Eh ! mais, je veux être béni, si cen’est pas le petit Jim ! Et celui-là, qui est-ce ? Maisc’est le jeune monsieur Rodney Stone, aussi vrai que je suis unpêcheur en vie. Que diable faites-vous tous deux à la Falaiseroyale à cette heure de la nuit ?

Nous avions gagné ensemble le clair de lalune.

C’était bien le champion Harrison, avec ungros paquet sous le bras, et l’air si abasourdi que j’aurais sourisi mon cœur n’était resté encore convulsé par la crainte.

– Nous faisions des explorations, dit Jim.

– Une exploration, dites-vous. Eh bien !je ne vous crois guère capables de devenir des capitaines Cook, nil’un ni l’autre, car je n’ai jamais vu des figures aussi semblablesà des navets pelés. Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vouspeur ?

– Je n’ai pas peur, mon oncle, je n’ai jamaiseu peur, mais les esprits sont une chose nouvelle pour moi et…

– Les esprits ?

– Je suis entré dans la Falaise royale et nousavons vu le fantôme.

Le champion se mit à siffler.

– Ah ! voilà de quoi il retourne,n’est-ce pas ? dit-il. Est-ce que vous lui avezparlé ?

– Il a disparu avant que je le prisse.

Le champion se remit à siffler.

– J’ai entendu dire qu’il y avait quelquechose de ce genre, là-haut, dit-il, mais c’est une affaire delaquelle je vous conseille de ne pas vous mêler. On a assezd’ennuis avec les gens de ce monde-ci, petit Jim, sans se détournerde sa route pour se créer des ennuis avec ceux de l’autre monde. Etquant au jeune Mr Rodney, si sa bonne mère lui voyait cette figuretoute blanche, elle ne le laisserait plus revenir à la forge.Marchez tout doucement… Je vous reconduirai à Friar’s Oak.

Nous avions fait environ un demi-mille, quandle champion nous rejoignit et je ne pus m’empêcher de remarquerqu’il n’avait plus son paquet sous le bras. Nous étions tout prèsde la forge, quand Jim lui fit la question qui s’était déjàprésentée à mon esprit.

– Qu’est-ce qui vous a amené à la Falaiseroyale, mon oncle ?

– Eh ! quand on avance en âge, dit lechampion, il se présente bien des devoirs dont vos pareils n’ontaucune idée. Quand vous serez arrivés, vous aussi, à laquarantaine, vous reconnaîtrez peut-être la vérité de ce que jevous dis.

Ce fut là tout ce que nous pûmes tirer de lui,mais malgré ma jeunesse, j’avais entendu parler de la contrebandequi se faisait sur la côte, des ballots qu’on transportait la nuitdans des endroits déserts. En sorte que depuis ce temps-là, quandj’entendais parler d’une capture faite par les garde-côtes, jen’étais jamais tranquille tant que je n’avais pas revu sur la portede sa forge la face joyeuse et souriante du champion.

Chapitre 3L’ACTRICE D’ANSTEY-CROSS

Je vous ai dit quelques mots de Friar’s Oak etde la vie que nous y menions.

Maintenant que ma mémoire me reporte à monséjour d’autrefois, elle s’y attarderait volontiers, car chaquefil, que je tire de l’écheveau du passé, en entraîne unedemi-douzaine d’autres, avec lesquels il s’était emmêlé.

J’hésitais entre deux partis quand j’aicommencé, en me demandant si j’avais en moi assez d’étoffe pourécrire un livre, et maintenant voilà que je crois pouvoir en faireun, rien que sur Friar’s Oak et sur les gens que j’ai connus dansmon enfance.

Certains d’entre eux étaient rudes etbalourds, je n’en doute pas : et pourtant, vus à travers lebrouillard du temps, ils apparaissent tendres et aimables.

C’était notre bon curé Mr Jefferson qui aimaitl’univers entier à l’exception de Mr Slack, le ministre baptiste deClayton, et c’était l’excellent Mr Slack qui était un père pourtout le monde, à l’exception de Mr Jefferson, le curé de Friar’sOak.

C’était Mr Rudin, le réfugié royalistefrançais qui demeurait plus haut, sur la route de Pangdean, et quien apprenant la nouvelle d’une victoire, avait des convulsions dejoie parce que nous avions battu Bonaparte et des crises de rageparce que nous avions battu les Français, de sorte qu’après labataille du Nil, il passa tout un jour dehors, pour donner librecours à son plaisir, et tout un autre jour dedans, pour exhalertout à son aise sa furie, tantôt battant des mains, tantôttrépignant.

Je me rappelle très bien sa personne grêle etdroite, la façon délibérée dont il faisait tournoyer sa petitecanne.

Ni le froid ni la faim n’étaient de force àl’abattre, et pourtant nous savions qu’il avait lié connaissanceavec l’une et l’autre. Mais il était si fier, si grandiloquent dansses discours, que personne n’eut osé lui offrir ni un repas, ni unmanteau.

Je revois encore sa figure se couvrir d’unetache de rougeur sur chacune de ses pommettes osseuses, quand leboucher lui faisait présent de quelques côtes de bœuf.

Il ne pouvait faire autrement qued’accepter.

Et pourtant, tout en se dandinant et jetantpar-dessus l’épaule un coup d’œil au boucher, il disait :

– Monsieur, j’ai un chien.

Ce qui n’empêchait pas que pendant la semainesuivante, c’était Mr Rudin et non son chien qui paraissait s’êtrearrondi.

Je me rappelle ensuite Mr Paterson, lefermier.

N’était-ce ce que vous appelleriez aujourd’huiun radical ? mais en ce temps-là, certains le traitaient dePriestleyiste, d’autres de Foxiste et presquetout le monde de traître.

Assurément, je trouvais à ce moment-là fortcondamnable de prendre un air bougon, à chaque nouvelle d’unevictoire anglaise, et quand on le brûla en effigie sous la formed’un mannequin de paille devant la porte de sa ferme, le petit Jimet moi nous fûmes de la fête.

Mais nous dûmes reconnaître qu’il fit bonnefigure quand il marcha à nous en habit brun, en souliers à boucles,la colère empourprant son austère figure de maître d’école.

Ma parole, comme il nous arrangea et commenous fûmes empressés à nous esquiver sans bruit !

– Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il,vous et vos pareils qui avez prêché la paix pendant près de deuxmille ans et avez passé tout ce temps à massacrer les gens !Si tout l’argent qu’on dépense à faire périr des Français étaitemployé à sauver des existences anglaises, vous auriez alors ledroit de brûler des chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pourvenir ici insulter un homme qui observe la loi ?

– Nous sommes le peuple d’Angleterre, cria lejeune Mr Ovington, fils du squire tory.

– Vous, fainéant, qui n’êtes bon qu’à joueraux courses, à faire battre des coqs ? Avez-vous la prétentionde parler au nom du peuple d’Angleterre ? C’est un fleuveprofond, puissant, silencieux, vous n’en êtes que l’écume, lapauvre et sotte mousse qui flotte à sa surface.

Nous le trouvâmes alors fort blâmable, mais enreportant nos regards en arrière, je me demande si nous n’avionspas nous-mêmes grand tort.

Et puis c’étaient les contrebandiers.

Ils fourmillaient dans les dunes, car depuisque le commerce régulier était devenu impossible entre la France etl’Angleterre, tout le négoce était contrebande.

Une nuit, j’allai sur le pré de Saint-John et,m’étant caché dans l’herbe, je comptai, dans les ténèbres, au moinssoixante-dix mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu’ilsdéfilaient devant moi, sans plus de bruit qu’une truite dans unruisseau.

Pas un de ces animaux qui ne portât ses deuxquartauts d’authentique cognac français, ou son ballot de soie deLyon ou de dentelle de Valenciennes.

Je connaissais leur chef, Dan Scales.

Je connaissais aussi Tom Kislop, l’officiermonté, et je me rappelle leur rencontre de nuit.

– Vous battez-vous, Dan, demanda Tom.

– Oui, Tom. Il va falloir se battre.

Sur quoi, Tom tira son pistolet et brûla lacervelle de Dan.

– C’est malheureux d’avoir agi ainsi, dit-ilplus tard, mais je savais Dan trop fort pour moi, car nous nousétions déjà mesurés avant.

Ce fut Tom qui paya un poète de Brighton pourcomposer l’épitaphe en vers qu’on plaça sur la pierre tombale,épitaphe que nous trouvâmes tous fort vraie et fort bonne et quicommençait ainsi :

Hélas ! avec quelle vitesse vola le plomb fatal

Qui traversa la tête du jeune homme.

Il tomba aussitôt, il rendit l’âme.

Et la mort ferma ses yeux languissants !

Il y en avait d’autres et je crois pouvoiraffirmer qu’on peut encore les lire dans le cimetière dePatcham.

Un jour, un peu après l’époque de notreaventure à la Falaise royale, j’étais assis dans le cottage, occupéà examiner les curiosités que mon père avait fixées aux murs, et jesouhaitais en paresseux que j’étais que Mr Lilly fût mort avantd’écrire sa grammaire latine, quand ma mère, qui était assise à lafenêtre, son tricot à la main, jeta un petit cri de surprise.

– Grands Dieux ! fit-elle, comme cettefemme a l’air commun !

Il était si rare d’entendre ma mère exprimerune opinion défavorable sur qui que ce fût (à moins que ce ne fûtsur Bonaparte) qu’en un bond je traversai la pièce et fus à lafenêtre.

Une chaise, attelée d’un poney, descendaitlentement la rue du village et, dans la chaise, était assise lapersonne la plus singulièrement faite que j’eusse jamais vue.

Elle était de forte corpulence et avait lafigure d’un rouge si foncé que son nez et ses joues prenaient unevraie teinte de pourpre.

Elle était coiffée d’un vaste chapeau avec uneplume blanche qui se balançait.

De dessous les bords, deux yeux noirseffrontés regardaient au dehors avec une expression de colère et dedéfi, comme pour dire aux gens qu’elle faisait moins de cas d’euxqu’ils ne se souciaient d’elle.

Son costume consistait en une sorte de pelisseécarlate, garnie au cou de duvet de cygne. Sa main laissait allerles rênes, pendant que le poney errait d’un bord à l’autre de laroute au gré de son caprice.

À chaque oscillation de la chaisecorrespondait une oscillation du grand chapeau, si bien que nous enapercevions tantôt la coiffe et tantôt le bord.

– Quel terrible spectacle ! s’écria mamère.

– Qu’est-ce qui vous choque chezelle ?

– Que le ciel me pardonne si je la jugetémérairement, Rodney, mais je crois que cette femme est ivre.

– Tiens ! fis-je. Elle a arrêté sa chaiselà-haut, à la forge. Je vais vous chercher des nouvelles.

Et saisissant ma casquette, je m’esquivai.

Le champion Harrison venait de ferrer uncheval à la porte de la forge, et quand j’arrivai dans la rue, jepus le voir le sabot de l’animal sous le bras, sa râpe à la main,et agenouillé parmi les rognures blanches.

De la chaise, la femme faisait des signes etil la regardait d’un air d’étonnement comique.

Bientôt il jeta sa râpe et vint à elle, setint debout près de la roue et hocha la tête en lui parlant.

De mon côté, je me faufilai dans la forge oùle petit Jim achevait le fer, je regardai avec admiration sonadresse au travail et l’habileté qu’il mettait à tourner lescrampons.

Quand il eut fini, il sortit avec son fer ettrouva l’inconnue en train de causer avec son oncle.

– Est-ce lui ? demanda-t-elle de façonque je l’entendis.

Le champion Harrison affirma d’un signe detête.

Elle regarda Jim.

Jamais je ne vis dans une figure humaine desyeux aussi grands, aussi noirs, aussi remarquables.

Bien que je ne fusse qu’un enfant, je devinaiqu’en dépit de sa face bouffie de sang, cette femme-là avait étéjadis très belle.

Elle tendit une main, dont tous les doigtss’agitaient, comme si elle avait joué de la harpe, et elle touchaJim à l’épaule.

– J’espère… j’espère que vous allez bien…balbutia-t-elle.

– Très bien, madame, dit Jim en promenant sesregards étonnés d’elle à son oncle.

– Et vous êtes heureux aussi ?

– Oui, madame, je vous remercie.

– Et vous n’aspirez à rien de plus ?

– Mais non, madame. J’ai tout ce qu’il mefaut.

– Cela suffit, Jim, dit son oncle d’une voixsévère. Soufflez la forge, car le fer a besoin d’un nouveau coup defeu.

Mais il semblait que la femme avait encorequelque chose à dire, car elle marqua quelque dépit de ce qu’on lerenvoyait.

Ses yeux étincelèrent, sa tête s’agita,pendant que le forgeron, tendant ses deux grosses mains, semblaitfaire de son mieux pour l’apaiser.

Pendant longtemps, ils causèrent à demi-voixet elle parut enfin satisfaite.

– À demain alors, cria-t-elle tout haut.

– À demain, répondit-il.

– Vous tiendrez votre parole, et je tiendraila mienne, dit-elle en cinglant le dos du poney.

Le forgeron resta immobile, la râpe à la main,en la suivant des yeux jusqu’à ce qu’elle ne fut plus qu’un petitpoint rouge sur la route blanche.

Alors, il fît demi-tour.

Jamais je ne lui avais vu l’air aussigrave.

– Jim, dit-il, c’est miss Hinton, qui estvenue se fixer aux Érables, au-delà du carrefour d’Anstey. Elles’est prise d’un caprice pour vous, Jim, et peut-être pourra-t-ellevous être utile. Je lui ai promis que vous irez par-là et que vousla verrez demain.

– Je n’ai pas besoin de son aide, mon oncle,et je ne tiens pas à lui rendre visite.

– Mais j’ai promis, Jim, et vous ne voudrezpas qu’on me prenne pour un menteur. Elle ne veut que causer avecvous, car elle mène une existence bien solitaire.

– De quoi veut-elle causer avec des gens de masorte ?

– Ah ! pour cela, je ne saurais le dire,mais elle a l’air d’y tenir beaucoup et les femmes ont leurscaprices. Tenez, voici le jeune maître Stone. Il ne refuserait pasd’aller voir une bonne dame, je vous le garantis, s’il croyaitpouvoir améliorer son sort, en agissant ainsi.

– Eh bien ! mon oncle, j’irai si RoddyStone veut venir avec moi, dit Jim.

– Naturellement, il ira, n’est-ce pas, maîtreRodney ?

Je finis par donner mon consentement et jerevins à la maison rapporter toutes mes nouvelles à ma mère, quiétait enchantée de toute occasion de commérages.

Elle hocha la tête, quand elle apprit quej’irais, mais elle ne dit pas non et la chose fut entendue.

C’était une course de quatre bons milles, maisquand vous étiez arrivés, il vous était impossible de souhaiter uneplus jolie maisonnette.

Partout du chèvrefeuille, des plantesgrimpantes avec un porche en bois et des fenêtres à grillages.

Une femme à l’air commun nous ouvrit laporte :

– Miss Hinton ne peut pas vous recevoir,dit-elle.

– Mais c’est elle qui nous a dit de venir, ditJim.

– Je n’y peux rien, s’écria la femme d’un tonrude, je vous répète qu’elle ne peut vous voir.

Nous restâmes indécis un instant.

– Peut-être pourriez-vous l’informer que jesuis là, dit enfin Jim.

– Le lui dire, comment faire pour le lui dire,à elle qui n’entendrait pas seulement un coup de pistolet tiré àses oreilles. Essayez de lui dire vous-même, si vous y tenez.

Tout en parlant, elle ouvrit une porte.

À l’autre bout de la pièce gisait, écrouléesur un fauteuil, une informe masse de chair avec des flots decheveux noirs épars dans tous les sens.

Pour moi, j’étais si jeune que je ne savais sicela était plaisant ou affreux, mais quand je regardai Jim pourvoir comment il prenait la chose, il avait la figure toute pâle,l’air écœuré.

– Vous n’en parlerez à personne, Roddy,dit-il.

– Non, excepté à ma mère.

– Je n’en dirai pas un mot, même à mon oncle.Je prétendrai qu’elle était malade, la pauvre dame. C’est bienassez que nous l’ayons vue dans cet état de dégradation, sans enfaire un objet de propos dans le village. Cela me pèse lourdementsur le cœur.

– Elle était comme cela hier, Jim.

– Ah ! vraiment ? Je ne l’ai pasremarqué. Mais je sais qu’elle a de la bonté dans les yeux et dansle cœur, car j’ai vu cela pendant qu’elle me regardait. Peut-êtreest-ce le manque d’amis qui l’a réduite à cet état !

Son entrain en fut éteint pendant plusieursjours et alors que l’impression faite en moi s’était dissipée, sesmanières la firent renaître.

Mais ce ne devait pas être la dernière foisque la dame à la pelisse rouge reviendrait à notre souvenir.

Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim medemanda si je consentirais à retourner chez elle avec lui.

– Mon oncle a reçu une lettre, dit-il. Ellevoudrait causer avec moi et je serai plus à mon aise, si vousm’accompagnez, Rod.

Pour moi, toute occasion de sortir étaitbienvenue, mais à mesure que nous nous approchions de la maison, jevoyais fort bien que Jim se mettait l’esprit en peine à se demandersi quelque chose n’irait pas encore de travers.

Toutefois, les craintes s’apaisèrent bientôt,car nous avions à peine fait grincer la porte du jardin que lafemme parut sur le seuil du cottage et accourut à notre rencontrepar l’allée.

Elle faisait une figure si étrange, avec saface enflammée et souriante, enveloppée d’une sorte de mouchoirrouge, que si j’avais été seul, cette vue m’aurait fait prendre mesjambes à mon cou.

Jim, lui-même, s’arrêta un instant, comme s’iln’était pas très sûr de lui, mais elle nous mis bientôt à l’aisepar la cordialité de ses façons.

– Vous êtes vraiment bien bons de venir voirune vieille femme solitaire, dit-elle, et je vous dois des excusespour le dérangement inutile que je vous ai causé mardi. Mais vousavez été, vous-mêmes en quelque sorte la cause de mon agitation,car la pensée de votre venue m’avait excitée et la moindre émotionme jette dans une fièvre nerveuse. Mes pauvres nerfs ! Vouspouvez voir vous-mêmes ce qu’ils font de moi.

Tout en parlant, elle nous tendit ses mainsagitées de secousses.

Puis, elle en passa une sous le bras de Jim etfit quelques pas dans l’allée.

– Il faut que vous vous fassiez connaître demoi et que je vous connaisse bien. Votre oncle et votre tante sontde très vieux amis pour moi, et bien que vous l’ayez oublié, jevous ai tenu dans mes bras, quand vous étiez tout petit. Dites-moi,mon petit homme, ajouta t-elle en s’adressant à moi, commentappelez-vous votre ami ?

– Le petit Jim, madame.

– Alors, dussiez-vous me trouver effrontée, jevous appellerai aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nousavons nos privilèges, vous savez ? Maintenant, vous allezentrer avec moi, et nous prendrons ensemble une tasse de thé.

Elle nous précéda dans une chambre fortcoquette, la même où nous l’avions aperçue lors de notre premièrevisite.

Au milieu de la pièce était une table couverted’une nappe blanche, de brillants cristaux, de porcelaineséblouissantes.

Des pommes aux joues rouges étaient empiléessur un plat qui occupait le centre.

Une grande assiette, chargée de petits painsfumants, fut aussitôt apportée par la domestique à la figurerevêche. Je vous laisse à penser si nous fîmes honneur à toutes cesexcellentes choses.

Miss Hinton ne cessait de nous presser, denous redemander nos tasses et de remplir nos assiettes.

Deux fois, pendant le repas, elle se leva detable et disparut dans une armoire qui se trouvait au bout de lapièce et chaque fois je vis la figure de Jim s’assombrir, car nousentendions un léger tintement de verre contre verre.

– Eh bien, voyons, mon petit homme, medit-elle, quand la table eut été desservie, qu’est-ce que vous avezà regarder, comme cela, tout autour de vous ?

– C’est qu’il y a tant de jolies choses contreles murs.

– Et quelle de ces choses trouvez-vous la plusjolie ?

– Ah ! celle-ci, dis-je en montrant dudoigt un portrait suspendu en face de moi.

Il représentait une jeune fille grande etmince, aux joues très rosées, aux yeux très tendres, à la toilettesi coquette que je n’avais jamais rien vu de si parfait. Elletenait des deux mains un bouquet de fleurs et il y en avait unsecond sur les planches du parquet où elle était debout.

– Ah ! c’est la plus jolie ?dit-elle en riant. Eh bien ! avancez-vous, nous allons lire cequi est écrit au bas.

Je fis ce qu’elle me demandait et jelus : « Miss Hinton, dans son rôle de Peggy dans laMariée de Campagne, joué à son bénéfice au théâtre deHaymarket le 14 septembre 1782. »

– C’est une actrice ? dis-je.

– Oh ! le vilain petit insolent et dequel ton il dit cela ! dit-elle. Comme si une actrice nevalait pas une autre femme ! Il n’y a pas longtemps – c’étaittout juste l’autre jour – le duc de Clarence, qui pourraitparfaitement s’appeler le roi d’Angleterre, a épousé mistressJordan, qui n’est, elle aussi, qu’une actrice. Et cettepersonne-ci, qui est-elle, à votre avis ?

Elle se plaça au-dessous du portrait, les brascroisés sur sa vaste poitrine, nous regardant tour à tour de sesgros yeux noirs.

– Eh bien ! où avez-vous les yeux ?dit-elle enfin. C’était moi qui étais miss Polly Hinton du théâtrede Haymarket et peut-être n’avez-vous jamais entendu cenom ?

Nous fûmes obligés d’avouer qu’en effet, nousl’ignorions.

Et ce seul mot d’actrice avait excité en nousune sensation de vague horreur, bien naturelle chez des garçonsélevés à la campagne.

Pour nous, les acteurs formaient une classe àpart, qu’il fallait désigner par allusions sans la nommer, et lacolère du Tout-Puissant était suspendue sur leur tête comme unnuage chargé de foudre.

Et en vérité ce jugement semblait avoir reçuson exécution devant nous, quand nous considérions cette femme etce qu’elle avait été.

– Eh bien, dit-elle en riant, comme une femmequi a été blessée, vous n’avez aucun motif de dire quoi que cesoit, car je lis sur votre figure ce qu’on vous aura appris àpenser de moi. Tel est donc le résultat de l’éducation que vousavez reçue, Jim : mal penser de ce que vous ne comprenezpas ! J’aurais voulu que vous fussiez au théâtre ce soir-là,avec le prince Florizel et quatre ducs dans les loges, tous lesbeaux esprits, tous les macaronis de Londres se levant dans leparterre à mon entrée en scène. Si Lord Avon ne m’avait pas faitplace dans sa voiture, je ne serais pas venue à bout de rapportermes bouquets dans mon logement d’York Street à Westminster. Etvoilà que deux petits paysans s’apprêtent à méjuger !

L’orgueil de Jim lui fit monter le sang auxjoues, car il n’aimait pas s’entendre qualifier de jeune paysan nimême à laisser entendre qu’il fût si en retard que cela sur lesgrands personnages de Londres.

– Je n’ai jamais mis les pieds dans unthéâtre, dit-il, et je ne sais rien sur ces gens-là.

– Ni moi non plus.

– Hé ! dit-elle, je ne suis pas en voix,et d’ailleurs on n’a pas ses avantages pour jouer dans une petitechambre, avec deux jeunes garçons pour tout auditoire, mais il fautque vous me voyiez en reine des Péruviens, exhortant sescompatriotes à se soulever contre les Espagnols, leursoppresseurs.

Et à l’instant même, cette femme grossièrementtournée et boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, laplus hautaine que vous ayez jamais pu rêver.

Elle s’adressa à nous dans un langage siardent, avec des yeux si pleins d’éclairs, des gestes si impérieuxde sa main blanche qu’elle nous tint fascinés, immobiles sur noschaises.

Sa voix, au début, était tendre, douce etpersuasive, mais elle prit de l’ampleur, du volume, à mesurequ’elle parlait d’injustice, d’indépendance, de la joie qu’il yavait à mourir pour une bonne cause, si bien qu’enfin, j’eus tousles nerfs frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir ducottage et à donner tout de suite ma vie pour mon pays.

Alors, un changement se produisit en elle.

C’était maintenant une pauvre femme qui avaitperdu son fils unique et se lamentait sur cette perte.

Sa voix était pleine de larmes. Son langageétait si simple, si vrai que nous nous imaginions tous les deuxvoir le pauvre petit gisant devant nous sur le tapis et que nousétions sur le point de joindre nos paroles de pitié et desouffrances aux siennes.

Et alors, avant même que nos joues fussentsèches, elle redevint ce qu’elle avait été.

– Eh bien ! s’écria-t-elle, quedites-vous de cela ? Voilà comment j’étais au temps où SallySiddons verdissait de jalousie au seul nom de Polly Hinton. C’estdans une belle pièce, dans Pizarro.

– Et qui l’a écrite ?

– Qui l’a écrite ? Je ne l’ai jamais su.Qu’importe qu’elle ait été écrite par celui-ci ou celui-là ?Mais il y a là quelques tirades pour celui qui connaît la façon deles débiter.

– Et vous ne jouez plus, madame ?

– Non, Jim, j’ai quitté les planches, quand…quand j’en ai eu assez. Mais mon cœur y revient quelquefois. Il mesemble qu’il n’y a pas d’odeur comparable à celle des lampes àhuile de la rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtestriste, Jim.

– C’est que je pensais à cette pauvre femme età son enfant.

– Tut ! N’y songez plus. J’aurai tôt faitde l’effacer de votre esprit. Voici miss Priscilla Boute en traindans la Partie de saute-mouton. Il faut vous figurer quela mère parle et que c’est cette effrontée petite dinde qui luiriposte.

Et elle se mit à jouer une pièce à deuxpersonnages, alternant si exactement les deux intonations et lesattitudes, que nous nous figurions avoir réellement deux êtresdistincts devant nous, la mère, vieille dame austère, qui tenait lamain en cornet acoustique et sa fille évaporée toujours enl’air.

Sa vaste personne se remuait avec une agilitésurprenante.

Elle agitait la tête et faisait la moue enlançant ses répliques à la vieille personne courbée qui lesrecevait.

Jim et moi, nous ne pensions guère à nospleurs et nous nous tenions les côtes de rire, avant qu’elle eûtfini.

– Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant denos éclats de rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar’s Oakavec des mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pasrevenir.

Elle disparut dans son armoire et revint avecune bouteille et un verre qu’elle posa sur la table.

– Vous êtes trop jeunes pour les liqueursfortes, dit-elle, mais cela me dessèche la bouche de parler…

Ce fut alors que Jim fit une choseextraordinaire. Il se leva de sa chaise et mit la main sur labouteille en disant :

– N’y touchez pas.

Elle le regarda en face, et je crois voirencore ses yeux noirs prenant une expression plus douce sous leregard de Jim :

– Est-ce que je n’en goûterai pas unpeu ?

– Je vous prie, n’y touchez pas.

D’un mouvement rapide, elle lui arracha labouteille de la main et la leva de telle sorte qu’il me vint l’idéequ’elle allait la vider d’un trait. Mais elle la lança au dehorspar la fenêtre ouverte et nous entendîmes le bruit que fit labouteille en se cassant sur l’allée.

– Voyons, Jim, dit-elle, cela voussatisfait ? Voilà longtemps que personne ne s’inquiète si jebois ou non.

– Vous êtes trop bonne, trop généreuse pourboire, dit-il.

– Très bien ! s’écria-t-elle, je suisenchantée que vous ayez cette opinion de moi. Et cela vousrendrait-il plus heureux, Jim, que je m’abstienne de brandy ?Eh bien ! je vais vous faire une promesse, si vous m’en faitesune de votre côté.

– De quoi s’agit-il, Miss ?

– Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim,si vous me promettez de venir ici deux fois par semaine, quelquetemps qu’il fasse, qu’il pleuve ou qu’il y ait du soleil, qu’ilvente ou qu’il neige, que je puisse vous voir et causer avec vous,car vraiment il y a des moments où je me trouve bien seule.

La promesse fut donc faite et Jim s’y conformatrès fidèlement, car bien des fois, quand j’aurais voulu l’avoirpour compagnon à la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, ilse rappelait que c’était le jour réservé et se mettait en routepour Anstey-Cross.

Dans les commencements, je crois qu’elletrouva son engagement difficile à tenir et j’ai vu Jim revenir lafigure sombre comme si la chose avait marché de travers.

Mais au bout d’un certain temps, la victoireétait gagnée. L’on finit toujours par vaincre. Il suffit decombattre pour cela assez longtemps, et dans l’année qui précéda leretour de mon père, Miss Hinton était devenue une toute autrefemme.

Ce n’étaient pas seulement ses habitudes quiétaient changées, elle avait changé elle-même, elle n’était plus lapersonne que j’ai décrite.

Au bout de douze mois, c’était une damed’aussi belle apparence qu’on pût en voir dans le pays.

Jim fut plus fier de cette œuvre que d’aucunedes entreprises de sa vie, mais j’étais le seul à qui il enparlât.

Il éprouvait à son égard cette affection quel’on ressent envers les gens à qui on a rendu service et elle luifut fort utile de son côté, car, en l’entretenant, en lui décrivantce qu’elle avait vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan duSussex et le prépara à l’existence plus large qui l’attendait.

Telles étaient leurs relations à l’époque oùla paix fut conclue et où mon père revint de la mer.

Chapitre 4LA PAIX D’AMIENS

Bien des femmes se mirent à genoux, bien desâmes de femme s’exhalèrent en sentiments de joie et dereconnaissance, quand, à la chute des feuilles, en 1801, arriva lanouvelle de la conclusion des préliminaires de la paix.

Toute l’Angleterre témoigna sa joie le jourpar des pavoisements, la nuit par des illuminations.

Même dans notre hameau de Friar’s Oak, nousdéployâmes avec enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelleà chacune de nos fenêtres et une lanterne transparente, ornée d’unGrand G.R. (Georges Roi), laissa tomber sa cire au-dessusde la porte de l’auberge.

On était las de la guerre, car depuis huitans, nous avions eu affaire à l’Espagne, à la France, à laHollande, tour à tour ou réunis.

Tout ce que nous avions appris pendant cetemps-là, c’était que notre petite armée n’était pas de taille àlutter sur terre avec les Français, mais que notre forte marineétait plus que suffisante pour les vaincre sur mer.

Nous avions acquis un peu de considération,dont nous avions grand besoin après la guerre avec l’Amérique, et,en outre, quelques colonies qui furent les bienvenues pour le mêmemotif, mais notre dette avait continué à s’enfler, nos consolidés àbaisser et Pitt lui-même ne savait où donner de la tête.

Toutefois, si nous avions su que la paix étaitimpossible entre Napoléon et nous, que celle-ci n’était qu’unentracte entre le premier engagement et le suivant, nous aurionsagi plus sensément en allant jusqu’au bout sans interruption.

Quoi qu’il en soit, les Français virentrentrer vingt mille bons marins que nous avions faits prisonnierset ils nous donnèrent une belle danse avec leur flottille deBoulogne et leurs flottes de débarquement avant que nous puissionsles reloger sur nos pontons.

Mon père, tel que je me le rappelle, était unpetit homme plein d’endurance et de vigueur, pas très large, maisquand même bien solide et bien charpenté.

Il avait la figure si hâlée qu’elle avait uneteinte tirant sur le rouge des pots de fleurs, et en dépit de sonâge (car il ne dépassait pas quarante ans, à l’époque dont jeparle) elle était toute sillonnée de rides, plus profondes pour peuqu’il fût ému, de sorte que je l’ai vu prendre la figure d’un hommeassez jeune, puis un air vieillot.

Il y avait surtout autour de ses yeux unréseau de rides fines, toutes naturelles chez un homme qui avaitpassé sa vie à les tenir demi-clos, pour résister à la fureur duvent et du mauvais temps.

Ces yeux-là étaient peut-être ce qu’il y avaitde plus remarquable dans sa physionomie. Ils avaient une très bellecouleur bleu clair qui rendait plus brillante encore cette monturede couleur de rouille.

La nature avait du lui donner un teint trèsblanc, car quand il rejetait en arrière sa casquette, le haut deson front était aussi blanc que le mien, et sa chevelure coupéetrès ras avait la couleur du tan.

Ainsi qu’il le disait avec fierté, il avaitservi sur le dernier de nos vaisseaux qui fut chassé de laMéditerranée en 1797 et sur le premier qui y fut rentré en1798.

Il était sous les ordres de Miller, commetroisième lieutenant du Thésée, lorsque notre flotte,pareille à une meute d’ardents foxhounds lancés sous bois,volait de la Sicile à la Syrie, puis de là revenait à Naples, dansses efforts pour retrouver la piste perdue.

Il avait servi avec ce même brave marin sur leNil, où les hommes qu’il commandait ne cessèrent d’écouvillonner,de charger et d’allumer jusqu’à ce que le dernier pavillontricolore fût tombé. Alors ils levèrent l’ancre maîtresse ettombèrent endormis, les uns sur les autres, sous les barres ducabestan.

Puis, devenu second lieutenant, il passa àbord d’un de ces farouches trois-ponts à la coque noircie par lapoudre, aux œils-de-pont barbouillés d’écarlate, mais dont lescâbles de réserve, passés par-dessous la quille et réunispar-dessus les bastingages, servaient à maintenir les membrures etqui étaient employés à porter les nouvelles dans la baie deNaples.

De là, pour récompenser ses services, on lefit passer comme premier lieutenant sur la frégatel’Aurore qui était chargée de couper les vivres à la villede Gênes et il y resta jusqu’à la paix qui ne fut conclue quelongtemps après.

Comme j’ai bien gardé le souvenir de sonretour à la maison !

Bien qu’il y ait de cela quarante-huit ansaujourd’hui, je le vois plus distinctement que les incidents de lasemaine dernière, car la mémoire du vieillard est comme deslunettes, où l’on voit nettement les objets éloignés et confusémentceux qui sont tout près.

Ma mère avait été prise de tremblements dèsqu’arriva à nos oreilles le bruit des préliminaires, car ellesavait qu’il pouvait venir aussi vite que sa lettre.

Elle parla peu, mais elle me rendit la viebien triste par ses continuelles exhortations à me tenir bienpropre, bien mis. Et au moindre bruit de roues, ses regards setournaient vers la porte, et ses mains allaient lisser sa joliechevelure noire.

Elle avait brodé un « Soyez lebienvenu » en lettres blanches sur fond bleu, entre deuxancres rouges ; elle le destinait à le suspendre entre lesdeux massifs de lauriers qui flanquaient la porte du cottage.

Il n’était pas encore sorti de la Méditerranéeque ce travail était achevé. Tous les matins, elle allait voir s’ilétait monté et prêt à être accroché.

Mais il s’écoula un délai pénible avant laratification de la paix et ce ne fut qu’en avril de l’annéesuivante qu’arriva le grand jour.

Il avait plu tout le matin, je m’en souviens.Une fine pluie de printemps avait fait monter de la terre brune unriche parfum et avait fouetté de sa douce chanson les noyers enbourgeons derrière notre cottage.

Le soleil s’était montré dansl’après-midi.

J’étais descendu avec ma ligne à pêche, carj’avais promis à Jim de l’accompagner au ruisseau du moulin, quandtout à coup, j’aperçus devant la porte une chaise de poste et deuxchevaux fumants.

La portière était ouverte et j’y voyais lajupe noire de ma mère et ses petits pieds qui dépassaient. Elleavait pour ceinture deux bras vêtus de bleu et le reste de soncorps disparaissait dans l’intérieur.

Alors je courus à la recherche de la devise.Je l’épinglai sur les massifs, ainsi que nous en étions convenus etquand ce fut fini, je vis les jupons et les pieds et les bras bleustoujours dans la même position.

– Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégageaet remit pied à terre. Roddy, mon chéri, voici votre père.

Je vis la figure rouge et les bons yeux bleusqui me regardaient.

– Ah ! Roddy, mon garçon, vous n’étiezqu’un enfant quand nous échangeâmes le dernier baiser d’adieu, maisje crois que nous aurons à vous traiter tout différemmentdésormais. Je suis très content, content du fond du cœur de vousrevoir, mon garçon, et quant à vous, ma chérie…

Et les bras vêtus de bleu sortirent uneseconde fois pendant que le jupon et les deux pieds obstruaient denouveau la porte.

– Voilà du monde qui vient, Anson, dit ma mèreen rougissant. Descendez donc et entrez avec nous.

Alors et soudain, nous fîmes tous deux laremarque que pendant tout ce temps-là, il n’avait remué que lesbras et que l’une de ses jambes était restée posée sur le siège enface la chaise.

– Oh ! Anson ! Anson !s’écria-t-elle.

– Peuh ! dit-il en prenant son genouentre les mains et le soulevant, ce n’est que l’os de ma jambe. Onme l’a cassé dans la baie, mais le chirurgien l’a repêché, misentre des éclisses, il est resté tout de même un peu de travers.Ah ! quel cœur tendre elle a ! Dieu me bénisse, elle estpassée du rouge à la pâleur ! Vous pouvez bien voir parvous-même que ce n’est rien.

Tout en parlant, il sortit vivement, sautantsur une jambe et s’aidant d’une canne, il parcourut l’allée, passasous la devise qui ornait les lauriers et de là franchit le seuilde sa demeure pour la première fois depuis cinq ans.

Lorsque le postillon et moi nous eûmestransporté à l’intérieur le coffre de marin et les deux sacs devoyage en toile, je le retrouvai assis dans son fauteuil près de lafenêtre, vêtu de son vieil habit bleu, déteint par lesintempéries.

Ma mère pleurait en regardant sa pauvre jambeet il lui caressait la chevelure de sa main brunie. Il passal’autre main autour de ma taille et m’attira près de son siège.

– Maintenant que nous avons la paix, je peuxme reposer et me refaire jusqu’à ce que le roi Georges ait denouveau besoin de moi, dit-il.

Il y avait une caronade qui roulait à ladérive sur le pont alors qu’il soufflait une brise de drisse parune grosse mer. Avant qu’on eût pu l’amarrer, elle m’avait serrécontre le mât.

– Ah ! ah ! dit-il en jetant unregard circulaire sur les murs, voilà toutes mes vieillescuriosités, les mêmes qu’autrefois, la corne de narval de l’océanArctique, et le poisson-soufflet des Moluques, et les avirons desFidgi, et la gravure du Ça ira poursuivi par Lord Hotham.Et vous voilà aussi, Mary et vous Roddy, et bonne chance à lacaronade à qui je dois d’être revenu dans un port aussiconfortable, sans avoir à craindre un ordre d’embarquement.

Ma mère mit à portée de sa main sa longue pipeet son tabac, de telle sorte qu’il pût l’allumer facilement, etrester assis, portant son regard tantôt sur elle, tantôt sur moi,et recommençant ensuite comme s’il ne pouvait se rassasier de nousvoir.

Si jeune que je fusse, je compris que c’étaitle moment auquel il avait rêvé pendant bien des heures de gardesolitaire et que l’espérance de goûter pareille joie l’avaitsoutenu dans bien des instants pénibles.

Parfois, il touchait de sa main l’un de nous,puis l’autre.

Il restait ainsi immobile, l’âme trop pleinepour pouvoir parler, pendant que l’ombre se faisait peu à peu dansla petite chambre et que l’on voyait de la lumière apparaître auxfenêtres de l’auberge à travers l’obscurité.

Puis, quand ma mère eut allumé nos lampes,elle se mit soudain à genoux et lui aussi, mettant de son côté ungenou en terre, ils s’unirent en une commune prière pour remercierDieu de ses nombreuses faveurs.

Quand je me rappelle mes parents tels qu’ilsétaient en ce temps-là, c’est ce moment de leur vie qui se présenteavec le plus de clarté à mon esprit, c’est la douce figure de mamère toute brillante de larmes, avec ses veux bleus dirigés vers leplafond noirci de fumée.

Je me rappelle comme, dans la ferveur de saprière, mon père balançait sa pipe fumante, ce qui me faisaitsourire, tout en ayant une larme aux yeux.

– Roddy, mon garçon, dit-il après le souper,voilà que vous commencez à devenir un homme, maintenant. J’espèreque vous allez vous mettre à la mer, comme l’ont fait tous lesvôtres. Vous êtes assez grand pour passer un poignard dans votreceinture.

– Et me laisser sans enfant comme j’ai étésans époux ?

– Bah ! dit-il, nous avons encore letemps, car on tient plus à supprimer des emplois qu’à remplir ceuxqui sont vacants, maintenant que la paix est venue. Mais je n’aijamais vu, jusqu’à présent, à quoi vous a servi votre séjour àl’école, Roddy. Vous y avez passé beaucoup plus de temps que moi,mais je me crois néanmoins en mesure de vous mettre à l’épreuve.Avez-vous appris l’Histoire ?

– Oui, père, dis-je avec quelqueconfiance.

– Alors, combien y avait-il de vaisseaux deligne à la bataille de Camperdown ?

Il hocha la tête d’un air grave, ens’apercevant que j’étais hors d’état de lui répondre.

– Eh bien ! il y a dans la flotte deshommes qui n’ont jamais mis les pieds à l’école et qui vous dirontque nous avions sept vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 enaction. Il y a sur le mur une gravure qui représente la poursuitedu Ça ira. Quels sont les navires qui l’ont pris àl’abordage ?

Je fus encore obligé de m’avouer battu.

– Eh bien ! votre papa peut encore vousdonner quelques leçons d’Histoire, s’écria-t-il en jetant un regardtriomphant sur ma mère. Avez-vous appris la géographie ?

– Oui, père, dis-je, avec moins d’assurancequ’auparavant.

– Eh bien, quelle distance y a-t-il dePort-Mahon à Algésiras ?

Je ne pus que secouer la tête.

– Et si vous aviez Wissant à trois lieues àtribord, quel serait votre port d’Angleterre le plusrapproché ?

Je dus encore m’avouer battu.

– Ah ! je trouve que votre géographie nevaut guère mieux que votre Histoire, dit-il. À ce compte-là, vousn’obtiendrez jamais votre certificat. Savez-vous faire uneaddition ? Bon ! Alors nous allons voir si vous êtescapable de faire le total de sa part de prise.

Tout en parlant, il jeta du côté de ma mère unregard malicieux. Elle posa son tricot et jeta un coup d’œilattentif sur lui.

– Vous ne m’avez jamais questionné à ce sujet,Mary ? dit-il.

– La Méditerranée n’est point une station quiait de l’importance à ce point de vue, Anson. Je vous ai entendudire que l’Atlantique est l’endroit où l’on gagne les parts deprise et la Méditerranée celle où l’on gagne de l’honneur.

– Dans ma dernière croisière, j’ai eu ma partde l’un et de l’autre, grâce à mon passage d’un navire de guerresur une frégate. Eh bien ! Rodney, il y a deux livres pourcent qui me reviennent, quand les tribunaux de prise auront renduleur arrêt. Pendant que nous tenions Masséna bloqué dans Gênes,nous avons capturé environ soixante-dix schooners, bricks,tartanes, chargés de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith ferade son mieux pour avoir part au gâteau, mais ce seront lestribunaux de prise qui régleront l’affaire. Mettons qu’il merevienne, en moyenne, environ quatre livres par unité. Que merapporteront les soixante-dix prises ?

– Deux cent quatre-vingt livres,répondis-je.

– Eh ! mais, Anson, c’est une fortune,s’écria ma mère en battant des mains.

– Encore une épreuve, Roddy, dit-il enbrandissant sa pipe de mon côté. Il y avait la frégateXébec au large de Barcelone, ayant à bord vingt milledollars d’Espagne, ce qui fait quatre mille deux cents livres. Sacarcasse pouvait valoir autant, que me revient-il decela ?

– Cent livres.

– Ah ! le comptable lui-même n’aurait pasfait plus vite le calcul, s’écria-t-il, enchanté. Voici encore uncalcul pour vous. Nous avons passé les détroits et navigué du côtédes Açores où nous avons rencontré la Sabina revenant deMaurice avec du sucre et des épices. Douze cents livres pour moi,voilà ce qu’elle m’a valu, Mary, ma chérie. Aussi vous ne salirezplus vos jolis doigts et vous n’aurez plus à vivre de privationssur ma misérable solde.

Ma mère avait supporté, sans laisser échapperun soupir, ces longues années d’efforts, mais maintenant qu’elle enétait délivrée, elle se jeta en sanglotant au cou de mon père. Ilse passa assez longtemps avant qu’il pût songer à reprendre monexamen arithmétique.

– Tout cela est à vos pieds, Mary, dit-il enpassant vivement la main sur ses yeux. Par Georges ! ma fille,quand ma jambe sera bien remise, nous pourrons nous offrir un petittemps de séjour à Brighton, et si l’on voit sur la Steyneune toilette plus élégante que la vôtre, puissé-je ne jamaisremettre les pieds sur un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney,que vous soyez aussi fort en calcul, alors que vous ne savez pas unmot d’Histoire ou de géographie ?

Je m’évertuai à lui expliquer que l’additionse fait de même façon à terre et à bord, mais qu’il n’en est pas demême de l’Histoire ou de la géographie.

– Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que deschiffres pour faire un calcul, et avec cela votre intelligencenaturelle peut vous suffire pour apprendre le reste. Il n’y en apas un de nous qui n’eut couru à l’eau salée comme une petitemouette. Lord Nelson m’a promis un emploi pour vous, et c’est unhomme de parole.

Ce fut ainsi que mon père fit sa rentrée parminous ; jamais garçon de mon âge n’en eut de plus tendre et deplus affectueux.

Bien que mes parents fussent mariés depuisfort longtemps, ils avaient, en réalité, passé très peu de tempsensemble et leur affection mutuelle était aussi ardente et aussifraîche que celle de deux amants mariés d’hier.

J’ai appris depuis que l’homme de mer peutêtre grossier, répugnant, mais ce n’est point par mon père que jele sais, car bien qu’il eut passé par des épreuves aussi rudesqu’aucun d’eux, il était resté le même homme, patient, avec un bonsourire et une bonne plaisanterie pour tous les gens duvillage.

Il savait se mettre à l’unisson de toutesociété, car, d’une part, il ne se faisait pas prier pour trinqueravec le curé ou avec sir James Ovington, squire de la paroisse, etd’autre part, passait sans façon des heures entières avec meshumbles amis de la forge, le champion Harrison, petit Jim et lesautres.

Il leur contait sur Nelson et ses marins deshistoires telles que j’ai vu le champion joindre ses grosses mains,pendant que les yeux du petit Jim pétillaient comme du feu sous lacendre, tandis qu’il prêtait l’oreille.

Mon père avait été mis à la demi-solde, commela plupart des officiers qui avaient servi pendant la guerre, et ilput passer ainsi près de deux ans avec nous.

Je ne me souviens pas qu’il y ait eu lemoindre désaccord entre lui et ma mère, excepté une fois.

Le hasard voulut que j’en fusse la cause, etcomme il en résulta des événements importants, il faut que je vousraconte comment cela arriva.

Ce fut en somme le point de départ d’une sériede faits qui influèrent non seulement sur ma destinée, mais surcelle de personnes bien plus considérables.

Le printemps de 1803 fut fort précoce.

Dès le milieu d’avril, les châtaigniersétaient déjà couverts de feuilles.

Un soir, nous étions tous à prendre le thé,quand nous entendîmes un pas lourd à notre porte.

C’était le facteur qui apportait une lettrepour nous.

– Je crois que c’est pour moi, dit mamère.

En effet, l’adresse d’une très belle écritureétait : « Mistress Mary Stone à Friar’s Oak », et aumilieu se voyait l’empreinte d’un cachet représentant un dragonailé sur la cire rouge, de la grandeur d’une demi-couronne.

– De qui croyez-vous qu’elle vienne,Anson ? demanda-t-elle.

– J’avais espéré que cela viendrait de LordNelson, répondit mon père. Il serait temps que le petit reçoive sacommission, mais si elle vous est adressée, cela ne peut venir dequelque personnage de bien grande importance.

– D’un personnage sans importance !s’écria-t-elle, feignant d’être offensée. Vous aurez à me faire vosexcuses, pour ce mot-là, monsieur, car cette lettre m’est envoyéepar un personnage qui n’est autre que sir Charles Tregellis, monpropre frère.

Ma mère avait l’air de baisser la voix, toutesles fois qu’elle venait à parler de cet étonnant personnagequ’était son frère.

Elle l’avait toujours fait, autant que je puism’en souvenir, de sorte que c’était toujours avec une sensation deprofonde déférence que j’entendais prononcer ce nom-là.

Et ce n’était pas sans motif, car ce nomn’apparaissait jamais qu’entouré de circonstances brillantes, dedétails extraordinaires.

Une fois, nous apprenions qu’il était àWindsor avec le roi, d’autres fois, qu’il se trouvait à Brightonavec le prince.

Parfois, c’était sous les traits d’unsportsman que sa réputation arrivait jusqu’à nous, comme quand sonMétéore battit Egham au duc de Queensberry àNewmarket ou quand il amena de Bristol Jim Belcher et le mit à lamode à Londres.

Mais le plus ordinairement, nous l’entendionsciter comme l’ami des grands, l’arbitre des modes, le roi desdandys, l’homme qui s’habillait à la perfection.

Mon père, toutefois, ne parut pas transportéde la réponse triomphante que lui fit ma mère.

– Eh bien, qu’est ce qu’il veut ?demanda-t-il d’un ton peu aimable.

– Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit queRodney devenait un homme. Je pensais que n’ayant ni femme, nienfant, il serait peut-être disposé à le pousser.

– Nous pouvons très bien nous passer de lui.Il a louvoyé pour se tenir à distance de nous quand le temps étaità l’orage, et nous n’avons pas besoin de lui, maintenant que lesoleil brille.

– Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mèreavec chaleur. Personne n’a meilleur cœur que Charles, mais sa vies’écoule si doucement qu’il ne peut comprendre que d’autres aientdes ennuis. Pendant toutes ces années, j’étais sûre que je n’avaisqu’un mot à dire pour me faire donner tout de suite ce que j’auraisvoulu.

– Grâce à Dieu, vous n’avez pas été réduite àvous abaisser ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide.

– Mais il nous faut songer à Rodney.

– Rodney a de quoi remplir son coffre de marinet pourvoir à son équipement. Il ne lui faut rien de plus.

– Mais Charles a beaucoup de pouvoir etd’influence à Londres. Il pourrait faire connaître à Rodney tousles grands personnages. Assurément, vous ne voulez pas nuire à sonavancement ?

– Alors, voyons ce qu’il dit, répondit monpère.

Et voici la lettre dont elle lui donnalecture :

« 14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803.

« Ma chère sœur Mary,

« En réponse à votre lettre, je puis vousassurer que vous ne devez pas me regarder comme dépourvu de cesbeaux sentiments qui font l’ornement de l’humanité.

« Il est vrai, depuis quelques années,absorbé comme je l’ai été par des affaires de la plus hauteimportance, j’ai rarement pris la plume, ce qui m’a valu, je vousassure, bien des reproches de la part des personnes les pluscharmantes de votre sexe charmant.

« Pour le moment, je suis au lit, ayantveillé fort tard, la nuit dernière, pour offrir mes hommages à lamarquise de Douvres, pendant son bal, et cette lettre vous estécrite sous ma dictée par Ambroise, mon habile coquin de valet.

« Je suis enchanté de recevoir desnouvelles de mon neveu Rodney (mon Dieu ! quel nom !), etcomme je me mettrai en route la semaine prochaine pour rendrevisite au Prince de Galles, je couperai mon voyage en deux enpassant par Friar’s Oak, afin de vous voir ainsi que lui.

« Présentez mes compliments à votremari.

« Je suis toujours, ma chère sœurMary,

« Votre frère.

« CHARLES TREGELLIS ».

– Que pensez-vous de cela ? s’écria mamère triomphante quand elle eut achevé.

– Je trouve que c’est le style d’un fat, ditcarrément mon père.

– Vous êtes trop dur pour lui, Anson. Vousaurez meilleure opinion de lui, quand vous le connaîtrez. Mais ildit qu’il sera ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nosmeilleurs rideaux ne sont pas suspendus. Il n’y a pas de lavandedans les draps.

Et elle courut, remua, s’agita, pendant quemon père restait l’air boudeur, la main sur son menton et que je meperdais dans mon étonnement en pensant à ce parent inconnu deLondres, à ce grand personnage, et à tout ce que sa venue pourraitsignifier pour nous.

Chapitre 5LE BEAU TREGELLIS

J’étais dans ma dix-septième année et j’étaisdéjà tributaire du rasoir.

J’avais commencé à trouver quelque peumonotone la vie sans horizon du village et j’aspirais vivement àvoir un peu du vaste univers qui s’étendait au-delà.

Ce besoin, dont je n’osais parler à personne,n’en était que plus fort, car pour peu que j’y fisse allusion, leslarmes venaient aux yeux de ma mère. Mais désormais il n’y avaitpas l’ombre d’un motif pour que je restasse à la maison, puisquemon père était auprès d’elle.

Aussi avais-je l’esprit tout occupé de laperspective que m’offrait la visite de mon oncle, et des chancesqu’il y avait pour qu’il me fasse faire, enfin, mes premiers passur la route de la vie.

Ainsi que vous le pouvez penser, c’était versla profession paternelle que se dirigeaient mes idées et mesespérances. Jamais je n’avais vu la mer s’enfler, jamais je n’avaissenti sur mes lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frissonque donnaient à mon sang cinq générations de marins.

Et puis songez aux provocations qui necessaient de s’agiter en ces temps-là devant les yeux d’un jeunegarçon habitant sur la côte.

Au temps de la guerre, je n’avais qu’à allerjusqu’à Wolstonbury pour apercevoir les voiles des chasse-marée etdes corsaires français.

Plus d’une fois, j’avais entendu le grondementdes canons arrivant de fort loin jusqu’à moi.

Puis, c’étaient des gens de mer nous racontantcomment ils avaient quitté Londres et s’étaient battus avant latombée de la nuit, ou bien, à peine sortis de Portsmouth, s’étaienttrouvés bord à bord avec l’ennemi, avant même d’avoir perdu de vuele phare de Sainte-Hélène.

C’était l’imminence du danger qui nousréchauffait le cœur en faveur de nos marins, qui inspirait nospropos, autour des feux de l’hiver, où nous parlions de notre petitNelson, de Cuddie Collingwood, de Johnnie Jarvis, de biend’autres.

Pour nous, ce n’étaient point de grandsamiraux, avec des titres, des dignités, mais de bons amis à quinous donnions de préférence notre affection et notre estime.

Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne delong en large que vous n’y auriez pas trouvé un seul jeune garçonqui ne brûlât du désir de partir avec eux sous le pavillon à croixrouge.

Mais, maintenant la paix était venue, et lesflottes, qui avaient balayé le canal de la Méditerranée, étaientimmobiles et désarmées dans nos ports.

Il y avait moins d’occasions pour attirer nosimaginations du côté de la mer.

Désormais, c’était à Londres que je pensais lejour, de Londres que je rêvais la nuit, l’immense cité, séjour dessavants et des puissants, d’où venaient ce flot incessant devoitures, ces foules de piétons poudreux qui défilaient sansinterruption devant notre fenêtre.

Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui seprésenta le premier à moi.

Aussi, étant tout jeune garçon, je me figuraisd’ordinaire la cité comme une écurie gigantesque oùfourmillaient les voitures, et d’où elles partaient en un flotininterrompu sur les routes de la campagne.

Mais ensuite, le champion Harrison m’appritque là habitaient les gens de sports athlétiques. Mon père me ditque là vivaient les chefs de la marine ; ma mère que c’étaitlà que vivaient son frère et les amis des grands personnages.

Aussi, en arrivai-je à être dévoréd’impatience de voir les merveilles de ce cœur de l’Angleterre.

Cette venue de mon oncle, c’était donc lalumière se frayant passage à travers les ténèbres et pourtant,j’osais à peine espérer qu’il consentirait à m’introduire, aveclui, dans ces sphères supérieures où il vivait.

Toutefois, ma mère avait tant de confiance enla bonté naturelle de mon oncle, ou dans son éloquence à elle,qu’elle avait déjà commencé en secret à faire des préparatifs pourmon départ.

Mais si la vie mesquine que je menais auvillage pesait à mon esprit léger, elle était un véritable supplicepour le caractère vif et ardent du petit Jim.

Quelques jours seulement après l’arrivée de lalettre de mon oncle, nous allâmes faire un tour sur les dunes, etce fut alors que je pus entrevoir l’amertume qu’il avait aucœur.

– Qu’est-ce que je puis faire ici,Rodney ? Je forge un fer à cheval, je le courbe, je le rogne,je relève les bouts, j’y perce cinq trous et puis c’est fini.Alors, ça recommence et ça recommence encore. Je tire le soufflet,j’entretiens le foyer ; je lime un sabot ou deux et voilà labesogne de la journée terminée et les jours succèdent aux jours,sans le moindre changement. N’est-ce donc que pour cela, dites-moi,que je suis venu au monde ?

Je le regardai, je considérai sa fière figured’aigle, sa haute taille, ses membres musculeux et je me demandais’il y avait dans tout le pays, un homme plus beau, un homme mieuxbâti.

– L’armée ou la marine, voilà votre vraieplace, Jim.

– Voilà qui est fort bien, s’écria-t-il. Sivous entrez dans la marine comme vous le ferez probablement, cesera avec le rang d’officier et vous n’y aurez qu’à commander.Tandis que moi, si j’y entre, ce sera comme quelqu’un qui est népour obéir.

– Un officier reçoit les ordres de ceux quisont placés au-dessus de lui.

– Mais un officier n’a pas le fouet suspendusur sa tête. J’ai vu ici à l’auberge un pauvre diable, il y a decela quelques années. Il nous a montré, dans la salle commune, sondos tout découpé par le fouet du contremaître.

– Qui l’a commandé ? ai-je demandé.

– Le capitaine, répondit-il.

– Et qu’auriez-vous eu si vous l’aviez tué surle coup ?

– La vergue, dit-il.

– Eh bien, si j’avais été à votre place,j’aurais préféré cela, ai-je dit.

Et c’était la vérité.

– Ce n’est pas ma faute, Rod, j’ai dans lecœur quelque chose qui fait aussi bien partie de moi que ma main,et qui m’oblige à parler franchement.

– Je le sais, vous êtes aussi fier queLucifer.

– Je suis né ainsi, Roddy et je ne puis êtreautrement. La vie me serait plus aisée si je le pouvais. J’ai étéfait pour être mon propre maître et il n’y a qu’un endroit au mondeoù je puisse espérer l’être.

– Quel est-il, Jim ?

– C’est Londres. Miss Hinton m’en a tantparlé, que je me sens capable d’y trouver mon chemin d’un bout àl’autre. Elle se plaît à en parler, autant que moi à l’entendre.J’ai tout le plan dans ma tête. Je vois en quelque sorte où sontles théâtres, dans quel sens coule le fleuve, où se trouvel’habitation du roi, où se trouve celle du Prince et le quartierqu’habitent les combattants. Je pourrais me faire un nom àLondres.

– Comment ?

– Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faireet je le ferai aussi. « Attendez, me dit mon oncle, attendez,et tout s’arrangera pour vous. » Voilà ce qu’il dit tout letemps et ce que répète mon oncle. Mais pourquoi attendre ? MonRoddy, je ne resterai pas plus longtemps dans ce petit village à meronger le cœur. Je laisserai mon tablier derrière moi. J’iraichercher fortune à Londres et quand je reviendrai à Friar’s Oak, cesera dans l’équipage de ce gentleman que voilà.

Tout en parlant, il étendit la main vers unevoiture de couleur cramoisie qui arrivait par la route de Londres,traînée par deux juments baies attelées en tandem.

Les rênes et les harnais étaient de couleurfaon clair. Le gentleman qui conduisait portait un costume assortià cette teinte et derrière lui se tenait un valet en livrée decouleur foncée.

L’équipage fila devant nous en soulevant unnuage de poussière et je ne pus apercevoir qu’au vol la belle etpâle figure du maître, ainsi que les traits bruns et recroquevillésdu domestique.

Je n’aurais pas pensé à eux une minute deplus, si au moment où nous revînmes dans le village, nous n’avionspas aperçu de nouveau la voiture. Elle était arrêtée devantl’auberge et les palefreniers s’occupaient à dételer leschevaux.

– Jim, m’écriai-je, je crois que c’est mononcle.

Et je m’élançai, de toute la vitesse de mesjambes, dans la direction de la maison.

Le domestique à figure brune était deboutdevant la porte. Il tenait un coussin sur lequel était étendu unpetit chien de manchon à la fourrure soyeuse.

– Vous m’excuserez, mon jeune homme, dit-il desa voix la plus douce, la plus engageante, mais me trompé-je ensupposant que c’est ici l’habitation du lieutenant Stone. En cecas, vous m’obligerez beaucoup en voulant bien transmettre àMistress Stone ce billet que son frère, sir Charles Tregellis,vient de confier à mes soins.

Je fus complètement abasourdi par lesfioritures du langage de cet homme ; cela ressemblait si peu àtout ce que j’avais entendu !

Il avait la figure ratatinée, de petits yeuxnoirs très fureteurs, dont il se servit en un instant, pour prendremesure, de moi, de la maison et de ma mère dont la figure étonnéese voyait à la fenêtre.

Mes parents étaient réunis au salon ; mamère nous lut le billet qui était ainsi conçu :

« Ma chère Mary,

« J’ai fait halte à l’auberge, parce queje suis quelque peu ravagé par la poussière de vos routes duSussex.

« Un bain à la lavande me remettra sansdoute dans un état convenable pour présenter mes compliments à unedame.

« En attendant, je vous envoie Fidelio enotage.

« Je vous prie de lui donner unedemi-pinte de lait un peu chaud, où vous aurez mis six gouttes debon brandy.

« Jamais il n’exista une créature plusaimante ou plus fidèle.

« Toujours à toi.

« CHARLES »

– Qu’il entre, qu’il entre ! s’écria monpère avec un empressement cordial et en courant à la porte. Entrezdonc, Mr Fidelio. Chacun a son goût. Six gouttes à la demi-pinte,ça me fait l’effet d’humecter coupablement un grog. Mais puisquevous l’aimez ainsi, vous l’aurez ainsi.

Un sourire se dessina sur la figure brune dudomestique, mais ses traits reprirent aussitôt le masque impassibledu serviteur attentif et respectueux.

– Monsieur, vous commettez une légère méprise,si vous me permettez de m’exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise etj’ai l’honneur d’être le domestique de Sir Charles Tregellis. PourFidelio, il est là sur ce coussin.

– Ah ! c’est le chien, s’écria mon pèreécœuré. Posez moi ça par terre à côté du feu. Pourquoi lui faut-ildu brandy quand tant de chrétiens doivent s’en priver ?

– Chut ! Anson, dit ma mère, en prenantle coussin. Vous direz à Sir Charles qu’on se conformera à sesdésirs et que nous sommes prêts à le recevoir dès qu’il jugera àpropos de venir.

L’homme s’éloigna d’un pas silencieux etrapide, mais il revint bientôt portant un panier plat de couleurbrune.

– C’est le repas, Madame. Voulez-vous mepermettre de mettre la table ? Sir Charles a pour habitude degoûter à certains plats et de boire certains vins, de sorte quenous ne manquons pas de les apporter quand nous allons envisite.

Il ouvrit le panier et, en une minute, latable fut couverte de verreries et d’argenteries éblouissantes etgarnie de plats appétissants.

Il disposait tout cela si vite, si adroitementque mon père fut aussi charmé que moi de le voir faire.

– Vous auriez fait un fameux matelot de hune,si vous avez le cœur aussi solide que les doigts agiles, dit monpère. N’avez-vous jamais désiré l’honneur de servir votrepays ?

– Mon honneur, Monsieur, c’est de servir sirCharles Tregellis et je ne désire point avoir d’autre maître,répondit-il. Mais je vais à l’auberge chercher son nécessaire detoilette, et alors tout sera prêt.

Il revint porteur d’une grande caisse auxmontures d’argent qu’il tenait sous le bras, et il était suivi àquelque distance par le gentleman dont l’arrivée avait produit tousces embarras.

La première impression, que fit sur moi mononcle en entrant dans la chambre, fut que l’un de ses yeux étaitenflé de façon à avoir le volume d’une pomme.

Je perdis la respiration à la vue de cet œilmonstrueux, étincelant. Mais bientôt, je m’aperçus qu’il avaitplacé par-devant un verre rond qui le grossissait de cettemanière.

Il nous regarda l’un après l’autre, puis, ils’inclina bien gracieusement devant ma mère et lui donna un baisersur la joue.

– Vous me permettrez de vous faire mescompliments, ma chère Mary, dit-il de la voix la plus douce, laplus fondante que j’aie jamais entendue. Je puis vous assurer quel’air de la campagne vous a traitée d’une façon merveilleusementfavorable et que je serais fier de voir ma jolie sœur sur le Mail…Je suis votre serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main à monpère. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai eu l’honneur dedîner avec mon ami Lord Saint-Vincent, et j’ai profité del’occasion pour citer votre nom. Je puis vous dire qu’on en a gardéle souvenir à l’Amirauté, Monsieur, et j’espère qu’on ne tarderapas à vous revoir sur la poupe d’un vaisseau de soixante etquatorze où vous serez le maître… Ainsi donc, voici monneveu ?

Il mit les mains sur mes épaules, d’un gesteplein de bienveillance, et me considéra des pieds à la tête.

– Quel âge avez-vous, neveu ?demanda-t-il.

– Dix-sept ans.

– Vous paraissez plus âgé. On vous endonnerait dix-huit, au moins. Je le trouve très passable, Mary,tout à fait passable. Il lui manque le bel air, la tournure, nousn’avons pas le mot propre dans notre rude langue anglaise, mais ilse porte aussi bien qu’une haie en fleurs au mois de mai.

Ainsi, moins d’une minute après son entrée, ils’était mis en bons termes avec chacun de nous, et cela avec tantde grâce, tant d’aisance qu’on eût dit qu’il nous fréquentait tousdepuis des années.

Je pus l’examiner à loisir, tandis qu’ilrestait debout sur le tapis du foyer, entre ma mère et monpère.

Il était de très haute taille, avec desépaules bien faites, la taille mince, les hanches larges, de bellesjambes, les mains et les pieds, les plus petits du monde. Il avaitla figure pâle, de beaux traits, le menton saillant, le nez trèsaquilin, de grands yeux bleus au regard fixe, dans lesquels sevoyait constamment un éclair de malice.

Il portait un habit d’un brun foncé dont lecollet montait jusqu’à ses oreilles et dont les basques luiallaient jusqu’aux genoux.

Ses culottes noires et ses bas de soiefinissaient par des souliers pointus bien petits et si bien vernis,qu’à chaque mouvement ils brillaient.

Son gilet était de velours noir, ouvert enhaut de manière à montrer un devant de chemise brodé que surmontaitune cravate, large, blanche, plate, qui l’obligeait à tenir sanscesse le cou tendu.

Il avait une allure dégagée, avec un poucedans l’entournure et deux doigts de l’autre main dans une autrepoche du gilet.

En l’examinant, j’eus un mouvement de fierté àpenser que cet homme, aux manières si aisées et si dominatrices,était mon proche parent et je pus lire la même pensée dansl’expression des regards de ma mère, tandis qu’elle les tournaitvers lui.

Pendant tout ce temps-là, Ambroise était restéprès de la porte, immobile comme une statue, à costume sombre, àfigure de bronze, tenant toujours sous le bras la caisse à montured’argent. Il fit alors quelques pas dans la chambre.

– Vous conduirai-je à votre chambre à coucher,Sir Charles ? demanda-t-il.

– Ah ! excusez-moi, ma chère Mary,s’écria mon oncle, je suis assez vieille mode pour avoir desprincipes… ce qui est, je l’avoue, un anachronisme en ce siècle delaisser-aller. L’un d’eux est de ne jamais perdre de vue mabatterie de toilette, quand je suis en voyage. J’auraisgrand peine à oublier le supplice que j’ai enduré, il y a quelquesannées, pour avoir négligé cette précaution. Je rendrai justice àAmbroise, en reconnaissant que c’était avant qu’il se chargeât demes affaires. Je fus contraint de porter deux jours de suite lesmêmes manchettes. Le troisième, mon gaillard fut si ému de masituation qu’il fondit en larmes et produisit une paire qu’ilm’avait dérobée.

Il avait l’air fort grave en disant cela, maisla lueur brillait pétillante dans ses yeux.

Il tendit sa tabatière ouverte à mon père,tandis qu’Ambroise suivait ma mère hors de la pièce.

– Vous prenez rang dans une illustre société,en plongeant là votre pouce et votre index, dit-il.

– Vraiment, Monsieur ? dit mon pèrebrièvement.

– Ma tabatière est à votre service puisquenous sommes apparentés par le mariage. Vous en disposerez aussilibrement, neveu, et je vous prie de prendre une prise, c’est lapreuve la plus convaincante que je puisse donner de mon bonvouloir. En dehors de nous, il n’y a, je crois, que quatrepersonnes qui y aient eu accès, le Prince, naturellement, Mr Pitt,Mr Otto l’ambassadeur de France, et lord Hawkesbury. J’ai penséparfois que j’avais été un peu trop empressé pour LordHawkesbury.

– Je suis immensément touché de cet honneur,Monsieur, dit mon père en regardant d’un air méfiant par-dessousses sourcils en broussaille, car devant cette physionomie grave etces yeux pétillants de malice on ne savait trop a quoi s’entenir.

– Une femme peut offrir son amour, monsieur,dit mon oncle, un homme a sa tabatière à offrir ; ni l’un nil’autre ne doivent s’offrir à la légère. C’est une faute contre legoût, j’irai même jusqu’à dire contre les bonnes mœurs. L’autrejour, pas plus tard, comme j’étais installé chez Wattier, ayantprès de moi, sur ma table, tout ouverte ma tabatière demacouba premier choix, un évêque irlandais y fourra sesdoigts impudents : « Garçon, m’écriai-je, ma tabatière aété salie. Faites-la disparaître. » L’individu n’avait pasl’intention de m’offenser vous le pensez bien, mais cette classe dela société doit être tenue à la distance convenable.

– Un évêque ! s’écria mon père, vousmarquez bien haut votre ligne de démarcation.

– Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne sauraisdésirer une meilleure épitaphe sur ma tombe.

Pendant ce temps, ma mère était descendue etl’on se mit à table.

– Vous excuserez, Mary, l’impolitesse que j’ail’air de commettre en apportant avec moi mes provisions. Abernethym’a pris sous sa direction et je suis tenu de me dérober à vosexcellentes cuisines de campagne. Un peu de vin blanc et un pouletfroid, voilà à quoi se réduit la chiche nourriture que me permetcet Écossais.

– Il ferait bon vous avoir dans le service deblocus, quand les vents levantins soufflent en force, dit mon père.Du porc salé et des biscuits pleins de vers avec une côte de moutonde Barbarie bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriezalors à votre régime de jeûne.

Aussitôt mon oncle se mit à faire desquestions sur le service à la mer.

Pendant tout le repas, mon père lui donna desdétails sur le Nil, sur le blocus de Toulon, sur le siège de Gênes,sur tout ce qu’il avait vu et fait. Mais pour peu qu’il hésitât surle choix d’un mot, mon oncle le lui suggérait aussitôt et iln’était pas aisé de voir lequel des deux s’entendait le mieux àl’affaire.

– Non, je ne lis pas ou je lis très peu,dit-il quand mon père eut exprimé son étonnement de le voir si bienau fait. La vérité est que je ne saurais prendre un imprimé sans ytrouver une allusion à moi : « Sir Ch. T. faitceci » ou « Sir Ch. T. dit cela ». Aussi, ai-jecessé de m’en occuper. Mais, quand on est dans ma situation, lesconnaissances vous viennent d’elles-mêmes. Dans la matinée, c’estle duc d’York qui me parle de l’armée. Dans l’après-midi, c’estLord Spencer qui cause avec moi de la marine, ou bien Dundas me dittout bas ce qui se passe dans le cabinet, en sorte que je n’aiguère besoin du Times ou duMorning-Chronicle.

Cela l’entraîna à parler du grand monde deLondres, à donner à mon père des détails sur les hommes qui étaientses chefs à l’Amirauté, à ma mère, des détails sur les belles de laville, sur les grandes dames de chez Almack.

Il s’exprimait toujours dans le même langagefantaisiste, si bien qu’on ne savait s’il fallait rire ou leprendre au sérieux. Je crois qu’il était flatté de l’impressionqu’il nous produisait en nous tenant suspendus à ses lèvres.

Il avait sur certains une opinion favorable,défavorable sur d’autres, mais il ne se cachait nullement de direque le personnage le plus élevé dans son estime, celui qui devaitservir de mesure pour tous, n’était autre que sir Charles Tregellisen personne.

– Quant au roi, dit-il, je suis l’ami de lafamille, cela s’entend, et même avec vous, je ne saurais parler entoute franchise, étant avec lui sur le pied d’une intimitéconfidentielle.

– Que Dieu le bénisse et le garde de toutmal ! s’écria mon père.

– On est charmé de vous entendre parler ainsi,dit mon oncle. Il faut venir à la campagne pour trouver leloyalisme sincère, car a la ville, ce qui est le plus en faveur,c’est la raillerie narquoise et maligne. Le Roi m’est reconnaissantdu soin que je me suis toujours donné pour son fils. Il aime à sedire que le Prince a dans son entourage un homme de goût.

– Et le Prince, demanda ma mère, a-t-il bonnetournure ?

– C’est un homme fort bien fait. De loin, onl’a pris pour moi. Et il n’est pas dépourvu de goût dansl’habillement, bien qu’il ne tarde pas à tomber dans la négligence,si je reste longtemps loin de lui. Je parie que demain, il aura unetache de graisse sur son habit.

À ce moment-là, nous étions tous assis devantle feu, car la soirée était devenue d’un froid glacial.

La lampe était allumée, ainsi que la pipe demon père.

– Je suppose, dit-il, que c’est votre premièrevisite à Friar’s Oak ?

La physionomie de mon oncle prit aussitôt uneexpression de gravité sévère.

– C’est ma première visite depuis bien desannées, dit-il. La dernière fois que j’y vins, je n’avais que vingtet un ans. Il est peu probable que j’en perde le souvenir.

Je savais qu’il parlait de sa visite à laFalaise royale à l’époque de l’assassinat et je vis à la figure dema mère qu’elle savait aussi de quoi il s’agissait. Mais mon pèren’avait jamais entendu parler de l’affaire, ou bien il l’avaitoubliée.

– Vous étiez-vous installé àl’auberge ?

– J’étais descendu chez l’infortuné Lord Avon.C’était à l’époque où il fut accusé d’avoir égorgé son frère cadetet où il s’enfuit du pays.

Nous gardâmes tous le silence.

Mon oncle resta le menton appuyé sur sa main,regardant le feu, d’un air pensif.

Je n’ai aujourd’hui encore qu’à fermer lesyeux pour le revoir, sa fière et belle figure illuminée par laflamme, pour revoir aussi mon bon père, bien fâché d’avoir réveilléun souvenir aussi terrible et lui lançant de petits coups d’œilentre les bouffées de sa pipe.

– Je crois pouvoir dire, reprit enfin mononcle, qu’il vous est certainement arrivé de perdre, par unebataille, par un naufrage, un camarade bien cher et de resterlongtemps sans penser à lui, sous l’influence journalière de lavie, et puis de voir son souvenir se réveiller soudain, par un mot,par un détail qui vous reporte au passé, et alors vous trouvezvotre chagrin tout aussi cuisant qu’au premier jour de votreperte.

Mon père approuva d’un signe de tête.

– Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais jene me suis lié d’amitié entière avec aucun homme – je ne parle pasdes femmes – si ce n’est cette fois-là. Lord Avon et moi, nousétions à peu près du même âge, il était peut-être mon aîné dequelques années, mais nos goûts, nos idées, nos caractères étaientanalogues, si ce n’est qu’il avait un certain air de fierté que jen’ai jamais trouvé chez aucun autre. En laissant de côté lespetites faiblesses d’un jeune homme riche et à la mode, lesindiscrétions d’une jeunesse dorée, j’aurais pu jurer qu’il étaitaussi honnête qu’aucun des hommes que j’aie jamais connus.

– Alors comment est-il arrivé à commettre untel crime ! demanda mon père.

Mon oncle hocha ta tête.

– Bien des fois, je me suis fait cettequestion et ce soir elle se présente plus nettement que jamais àmon esprit.

Toute légèreté avait disparu de ses manièreset il était devenu soudain un homme mélancolique et sérieux.

– Est-il certain qu’il l’a commis,Charles ? demanda ma mère.

Mon oncle haussa les épaules.

– Je voudrais parfois penser qu’il n’en fûtpas ainsi. Je crus parfois que ce fut son orgueil même, exaspéréjusqu’à la rage, qui l’y poussa. Vous avez entendu raconter commentil renvoya la somme que nous avions perdue.

– Non, répondit mon père, je n’en ai jamaisentendu parler.

– Maintenant, c’est une bien vieille histoire,quoique nous n’ayons jamais su comment elle se termina.

« Nous avions joué tous les quatre,pendant deux jours, Lord Avon, son frère, le capitaine Barrington,Sir Lothian Hume et moi.

« Je savais peu de choses du capitaine,sinon qu’il ne jouissait pas de la meilleure réputation et qu’ilétait presque entièrement aux mains des prêteurs juifs.

« Sir Lothian s’est acquis depuis unrenom déshonorant – c’est même Sir Lothian qui a tué Lord Cartond’une balle, dans l’affaire de Chalk Farm – mais à cette époque-là,il n’y avait rien à lui reprocher.

« Le plus âgé de nous n’avait quevingt-quatre ans, et nous jouâmes sans interruption, comme je l’aidit, jusqu’à ce que le capitaine eut gagné tout l’argent sur table.Nous étions tous entamés, mais notre hôte l’était encore beaucoupplus que nous.

« Cette nuit-là, je vais vous dire deschoses qu’il me serait pénible de répéter devant un tribunal, je mesentais agité hors d’état de dormir, ainsi que cela arrivequelquefois.

« Mon esprit se reportait sur le hasarddes cartes. Je ne faisais que me tourner, me retourner, lorsquesoudain, un grand cri arriva à mon oreille, suivi d’un second criplus fort encore, et qui venait du côté de la chambre occupée parle capitaine Barrington.

« Cinq minutes plus tard, j’entendis unbruit de pas dans le corridor.

« Sans allumer de lumière, j’ouvris maporte et je jetai un regard au dehors, croyant que quelqu’uns’était trouvé mal. C’était Lord Avon qui se dirigeait versmoi.

« D’une main, il tenait une chandelledégoûtante. De l’autre, il portait un sac de voyage dont le contenurendait un son métallique.

« Sa figure était décomposée, bouleverséeà tel point que ma question se glaça sur mes lèvres.

« Avant que je pusse la formuler, ilrentra dans sa chambre et ferma sa porte sans bruit.

« Le lendemain, en me réveillant, je letrouvai près de mon lit.

« – Charles, dit-il, je ne puis supporterl’idée que vous ayez perdu cet argent chez moi. Vous le trouverezsur cette table.

« Vainement je répondis par des éclats derire à sa délicatesse exagérée. Vainement je lui déclarai que sij’avais gagné, j’aurais ramassé mon argent, de sorte qu’on pouvaittrouver étrange que je n’eusse point le droit de payer après avoirperdu.

« – Ni moi ni mon frère, nous n’y toucherons,dit-il. L’argent est là. Vous pourrez, en faire ce que vousvoudrez.

« Il ne voulut entendre aucune raison ets’élança comme un fou hors de la chambre. Mais peut-être cesdétails vous sont-ils connus et Dieu sait comme ils me sontpénibles à rappeler.

Mon père restait immobile, les yeux fixes,oubliant la pipe fumante qu’il tenait à la main.

– Je vous en prie, Monsieur, dit-il,apprenez-nous le reste.

– Eh bien ! soit. J’avais achevé matoilette en une heure, a peu près, car en ce temps-là, j’étaismoins exigeant qu’aujourd’hui et je me retrouvais avec sir LothianHume au déjeuner. Il avait été témoin de la même scène que moi. Ilavait hâte de voir le capitaine Barrington et de s’enquérirpourquoi il avait chargé son frère de nous restituer l’argent. Nousdiscutions de l’affaire, quand tout à coup, je levai les yeux auplafond et je vis, je vis…

Mon oncle était devenu très pâle tant cesouvenir était distinct. Il passa la main sur ses yeux.

« Le plafond était d’un rouge cramoisi,dit-il en frissonnant, et çà et là des fentes noires et de chacunede ces fentes… Mais voilà qui vous donnerait des rêves, Mary. Je mebornerai à dire que je m’élançai dans l’escalier qui conduisaitdirectement à la chambre du capitaine. Nous l’y trouvâmes gisant,la gorge coupée si largement qu’on voyait la blancheur de l’os. Uncouteau de chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait àLord Avon. On trouva dans les doigts crispés du mort une manchettebrodée. Elle appartenait à Lord Avon. On trouva dans le foyerquelques papiers charbonnés. Ces papiers appartenaient à Lord Avon.Ô mon pauvre ami ! à quel degré de folie avez-vous dû arriverpour commettre une pareille action ?

– Et qu’a dit Lord Avon ? s’écria monpère.

– Il ne dit rien. Il allait et venait comme unsomnambule, les yeux pleins d’horreur. Personne n’osa l’arrêter,jusqu’au moment où se ferait une enquête en due forme. Mais quandle tribunal du Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtrevolontaire, le constable vint pour lui notifier sonarrestation.

« On ne le trouva pas. Il avait fui.

« Le bruit courut qu’on l’avait vu lasemaine suivante à Westminster, puis qu’il avait pu gagnerl’Amérique, mais on ne sait rien de plus et ce sera un beau jourpour Sir Lothian Hume que celui où on pourra prouver son décès, caril est son plus proche parent, et jusqu’à ce jour, il ne peut jouirni du titre ni du domaine.

Le récit de cette sombre histoire avait jetésur nous un froid glacial.

Mon oncle tendit ses mains vers la flamme dufoyer et je remarquai qu’elles étaient aussi blanches que sesmanchettes.

– Je ne sais ce qu’est maintenant la Falaiseroyale, dit-il d’un air pensif. Ce n’était point un joyeux séjour,même avant que cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamaisscène ne fut mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-septans se sont passés et peut-être même que ce terrible plafond…

– Il porte toujours la tache, dis-je.

Je ne saurais dire lequel de nous trois fut leplus étonné, car ma mère n’avait jamais rien su de nos aventures decette fameuse nuit.

Ils restèrent à me regarder, les yeuximmobiles de stupéfaction, à mesure que je faisais mon récit et moncœur s’enfla d’orgueil quand mon oncle dit que nous nous étionscomportés vaillamment et qu’il ne croyait pas qu’il y eut beaucoupde gens de notre âge, capables d’une attitude aussi ferme.

– Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut êtreun produit de votre imagination. C’est une faculté qui nous jouedes tours étranges et, bien, que j’aie les nerfs aussi solidesqu’on peut les désirer, je ne pourrais répondre de ce quim’arriverait, s’il me fallait demeurer à minuit sous ce plafondtaché de sang.

– Mon oncle, dis-je, j’ai vu un homme aussidistinctement que je vois ce feu et j’ai entendu les claquementsaussi distinctement que j’entends les pétillements des bûches. Enoutre, nous n’avons pu être trompés tous les deux.

– Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d’unair pensif. Vous n’avez pas discerné les traits ?

– Il faisait trop noir.

– Rien qu’un individu ?

– La silhouette noire d’un seul.

– Et il a battu en retraite en montantl’escalier ?

– Oui.

– Et il a disparu dans la muraille ?

– Oui.

– Dans quelle partie de la muraille ? ditfort haut une voix derrière nous.

Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sapipe sur le tapis du foyer.

J’avais fait demi-tour, l’haleine coupée.

C’était le domestique Ambroise, dont le corpsdisparaissait dans l’ombre de la porte, mais dont la figure brunese projetait en avant, en pleine lumière, fixant ses yeuxflamboyants sur les miens.

– Que diable signifie cela ? s’écria mononcle.

Il fût étrange de voir s’effacer cet éclair depassion du visage d’Ambroise.

L’expression réservée du valet laremplaça.

Ses yeux pétillaient encore, mais, l’un aprèsl’autre, chacun de ses traits reprit en un instant sa froideurordinaire.

– Je vous demande pardon, sir Charles, j’étaisvenu voir si vous aviez des ordres à me donner et je ne voulais pasinterrompre le récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien dem’y être laissé entraîner malgré moi.

– Je ne vous ai jamais vu manquer d’empire survous-même, dit mon oncle.

– Vous me pardonnerez certainement, sirCharles, si vous vous rappelez quelle était ma situation vis-à-visde Lord Avon.

Il y avait un certain accent de dignité dansson langage. Ambroise sortit après s’être incliné.

– Nous devons montrer quelque condescendance,dit mon oncle, reprenant soudain son ton léger. Quand un hommes’entend à préparer une tasse de chocolat, à faire un nœud decravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit à quelqueconsidération. Le fait est que le pauvre garçon était le domestiquede Lord Avon, qu’il était à la Falaise royale dans la nuit fataledont j’ai parlé et qu’il est très dévoué à son ancien maître. Maisvoila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma sœur, etmaintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes dela comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James.

Chapitre 6SUR LE SEUIL

Ce soir-là, mon père m’envoya de bonne heureau lit, malgré mon vif désir de rester, car le moindre mot de cethomme attirait mon attention.

Sa figure, ses manières, la façon grandiose etimposante dont il faisait aller et venir ses mains blanches, sonair de supériorité aisée, l’allure fantasque de ses propos, toutcela m’étonnait, m’émerveillait. Mais, ainsi que je le sus plustard, la conversation devait rouler sur moi-même, sur monavenir.

Cela fut cause qu’on m’expédia dans machambre, où m’arrivait tantôt la basse profonde de la voixpaternelle, tantôt la voix richement timbrée de mon oncle, etaussi, de temps à autre, le doux murmure de la voix de ma mère.

J’avais fini par m’endormir, lorsque je fussoudain réveillé par le contact de quelque chose d’humide sur mafigure et par l’étreinte de deux bras chauds.

La joue de ma mère était contre la mienne.

J’entendais très bien la détente de sessanglots et dans l’obscurité je sentais le frisson et letremblement qui l’agitaient. Une faible lueur filtrait à traversles lames de la jalousie et me permettait de voir qu’elle étaitvêtue de blanc et que sa chevelure noire était éparse sur sesépaules.

– Vous ne nous oublierez pas, Roddy ?Vous ne nous oublierez pas ?

– Pourquoi, ma mère ? Qu’ya-t-il ?

– Votre oncle, Roddy… Il va vous emmener, vousenlever à nous.

– Quand cela, ma mère ?

– Demain.

Que Dieu me pardonne, mais mon cœur bondit dejoie, tandis que le sien, qui était tout contre, se brisait dedouleur.

– Oh ! ma mère, m’écriai-je. ÀLondres ?

– À Brighton, d’abord, pour qu’il puisse vousprésenter au Prince de Galles. Le lendemain, à Londres, où vousserez en présence de ces grands personnages, où vous devrezapprendre à regarder de haut ces pauvres gens, ces simplescréatures aux mœurs d’autrefois, votre père et votre mère.

Je la serrai dans mes bras pour la consoler,mais elle pleurait si fort que malgré l’amour-propre et l’énergiede mes dix-sept ans, et comme nous n’avons pas le tour qu’ont lesfemmes pour pleurer sans bruit, je pleurais avec des sanglots sibruyants que notre chagrin finit par faire place aux rires.

– Charles serait flatté s’il voyait quelaccueil gracieux nous faisons à sa bonté, dit-elle. Calmez-vous,Roddy. Sans cela, vous allez certainement le réveiller.

– Je ne partirai pas, si cela doit vous fairede la peine, dis-je.

– Non, mon cher enfant, il faut que vouspartiez, car il peut se faire que ce soit là votre unique et plusgrande chance dans la vie. Et puis songez combien cela nous rendrafiers d’entendre votre nom mentionné parmi ceux des puissants amisde Charles. Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy.Vous avez entendu raconter, ce soir, à quelles suites terriblescela peut conduire.

– Je vous le promets, ma mère.

– Et vous vous tiendrez en garde contre levin, Roddy ? Vous êtes jeune et vous n’en avez pasl’habitude.

– Oui, ma mère.

– Et aussi contre les actrices, Roddy ?Et puis, vous n’ôterez point votre flanelle avant le mois de juin.C’est pour l’avoir fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez àvotre toilette, Roddy, de manière à faire honneur à votre oncle,car c’est une des choses qui ont le plus contribué à sa réputation.Vous n’aurez qu’à vous conformer à ses conseils. Mais, s’il seprésente des moments où vous ne soyez pas en rapport avec de grandspersonnages, vous pourrez achever d’user vos habits de campagne,car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votrehabit bleu, il ferait votre été repassé et rebordé. J’ai sorti voshabits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez voirle prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec lessouliers à boucles. Faites bien attention en marchant dans les ruesde Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en nombreinfini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et n’oubliezpas vos prières du soir, oh ! mon cher garçon, car l’époquedes tentations approche et je ne serai plus auprès de vous pourvous encourager.

Ce fut ainsi que ma mère, me tenant enlacédans ses bras bien doux et bien chauds, me pourvut de conseils envue de ce monde-ci et de l’autre, afin de me préparer àl’importante épreuve qui m’attendait.

Mon oncle ne parut pas le lendemain audéjeuner, mais Ambroise lui prépara une tasse de chocolat bienmousseux et la lui porta dans sa chambre.

Lorsqu’il descendit enfin, vers midi, il étaitsi beau avec sa chevelure frisée, ses dents bien blanches, sonmonocle à effet bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, etses yeux rieurs, que je ne pouvais détacher de lui mes regards.

– Eh bien ! mon neveu, s’écria-t-il, quedites-vous de la perspective de venir à la ville avecmoi ?

– Je vous remercie, monsieur, dis-je, de labienveillance et de l’intérêt que vous me témoignez.

– Mais il faut que vous me fassiez honneur.Mon neveu doit être des plus distingués pour être en harmonie avectout ce qui m’entoure.

– C’est une bûche du meilleur bois, vousverrez, monsieur, dit mon père.

– Nous commencerons par en faire une bûchepolie et alors, nous n’en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu,vous devez constamment viser à être dans le bon ton. Ce n’est pasune affaire de richesse, vous m’entendez. La richesse à elle seulene suffit point. Price le Doré a quarante mille livres de rente,mais il s’habille d’une façon déplorable, et je vous assure qu’enle voyant arriver, l’autre jour, dans Saint-James Street, satournure me choqua si fort que je fus obligé d’entrer chez Vernetpour prendre un brandy à l’orange. Non, c’est une affaire de goûtnaturel, à quoi l’on arrive en suivant l’exemple et les avis degens plus expérimentés que vous.

– Je crains, Charles, dit ma mère, que lagarde-robe de Roddy ne soit d’un campagnard.

– Nous aurons bientôt pourvu à cela, dès quenous serons arrivés à la ville. Nous verrons ce que Stultz etWeston sont capables de faire pour lui, répondit mon oncle. Nous letiendrons à l’écart jusqu’à ce qu’il ait quelques habits àmettre.

Cette façon de traiter mes meilleurs habits dudimanche amena de la rougeur aux joues de ma mère, mais mon oncles’en aperçut à l’instant, car il avait le coup d’œil le plus promptà remarquer les moindres bagatelles.

– Ces habits sont très convenables, à Friar’sOak, ma sœur Mary, dit-il. Néanmoins, vous devez comprendre qu’auMail, ils pourraient avoir l’air rococo. Si vous le laissez entremes mains, je me charge de régler l’affaire.

– Combien faut-il par an à un jeune homme,demanda mon père, pour s’habiller ?

– Avec de la prudence et des soins, bienentendu, un jeune homme à la mode peut y suffire avec huit centslivres par an, répondit mon oncle.

Je vis la figure de mon pauvre pères’allonger.

– Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soitobligé de garder ses habits faits à la campagne. Même avec l’argentde mes parts de prise…

– Bah ! bah ! s’écria mon oncle, jedois déjà à Weston un peu plus d’un millier de livres. Qu’est-ceque peuvent y faire quelques centaines de plus ? Si mon neveuvient avec moi, c’est à moi à m’occuper de lui. C’est une affaireentendue et je dois me refuser à toute discussion sur ce point.

Et il agita ses mains blanches, comme pourdissiper toute opposition. Mes parents voulurent lui adresserquelques remerciements, mais il y coupa court.

– À propos, puisque me voici à Friar’s Oak, ily a une autre petite affaire que j’aurais à terminer, dit-il. Il ya ici, je crois, un lutteur nommé Harrison, qui aurait, à unecertaine époque, été capable de détenir le championnat. En cetemps-là, le pauvre Avon et moi, nous étions ses soutiensordinaires. Je serais enchanté de pouvoir lui dire un mot.

Vous pouvez penser combien je fus fier detraverser la rue du village avec mon superbe parent et de remarquerdu coin de l’œil comme les gens se mettaient aux portes et auxfenêtres pour nous regarder.

Le champion Harrison était debout devant saforge et il ôta son bonnet en voyant mon oncle entrer.

– Que Dieu me bénisse, monsieur ! Qui seserait attendu à vous voir à Friar’s Oak ? Ah ! sirCharles, combien de souvenirs passés votre vue faitrenaître !

– Je suis content de vous retrouver en bonneforme, Harrison, dit mon oncle en l’examinant des pieds à la tête.Eh ! Avec une semaine d’entraînement vous redeviendriez aussibon qu’avant. Je suppose que vous ne pesez pas plus de deux cents àdeux cent vingt livres ?

– Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans laquarantaine ; mais les poumons et les membres sont en parfaitétat et si ma bonne femme me déliait de ma promesse, je ne seraispas longtemps à me mesurer avec les jeunes. Il parait qu’on a faitvenir dernièrement de Bristol des sujets merveilleux.

– Oui, le jaune de Bristol a été la couleurgagnante depuis peu. Comment allez-vous, mistress Harrison ?Vous ne vous souvenez pas de moi, je pense ?

Elle était sortie de la maison et je remarquaique sa figure flétrie – sur laquelle une scène terrifiante de jadisavait dû imprimer sa marque – prenait une expression dure,farouche, en regardant mon oncle.

– Je ne me souviens que trop bien de vous, sirCharles Tregellis, dit-elle. Vous n’êtes pas venu, j’espère,aujourd’hui pour tenter de ramener mon mari dans la voie qu’il aabandonnée.

– Voilà comment elle est, sir Charles, ditHarrison en posant sa large main sur l’épaule de la femme. Elle aobtenu ma promesse et elle la garde. Jamais il n’y eut meilleureépouse et plus laborieuse, mais elle n’est pas, comme vous diriez,une personne propre à encourager les sports. Ça, c’est un fait.

– Sport ! s’écria la femme avec âpreté.C’est un charmant sport pour vous, sir Charles, qui faitesagréablement vos vingt milles en voiture à travers champs avecvotre panier à déjeuner et vos vins, pour retourner gaiement àLondres, à la fraîcheur du soir, avec une bataille savamment livréecomme sujet de conversation. Songez à ce que fut pour moi ce sport,quand je restais de longues heures immobile, à écouter le bruit desroues de la chaise qui me ramènerait mon mari. Certains jours, ilrentrait de lui-même. À certains autres, on l’aidait à rentrer, oubien on le transportait, et c’était uniquement grâce à ses habitsque je le reconnaissais.

– Allons, ma femme, dit Harrison, en luitapotant amicalement sur l’épaule. J’ai été parfois mal arrangé enmon temps, mais cela n’a jamais, été aussi grave que cela.

– Et passer ensuite des semaines et dessemaines avec la crainte que le premier coup frappé à la porte,soit pour annoncer que l’autre est mort, que mon mari sera amené àla barre et jugé pour meurtre.

– Non, elle n’a pas une goutte de sportsmandans les veines, dit Harrison. Elle ne sera jamais une protectricedu sport. C’est l’affaire de Baruch le noir qui l’a rendue telle,quand nous pensions qu’il avait écopé une fois de trop. Oui, maiselle a ma parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessusles cordes tant qu’elle ne me l’aura pas permis.

– Vous garderez votre chapeau sur votre tête,comme un honnête homme qui craint Dieu, John, dit sa femme enrentrant dans la maison.

– Pour rien au monde, je ne voudrais vousfaire changer de résolution, dit mon oncle. Et pourtant si vousaviez éprouvé quelque envie de goûter au sport d’autrefois, dit mononcle, j’avais une bonne chose à vous mettre sous la main.

– Bah ! monsieur, cela ne sert à rien,dit Harrison, mais tout de même, je serais heureux d’en savoirquelques mots.

– On a découvert un bon gaillard, d’environdeux cents livres, par là-bas, du côté de Gloucester. Il se nommeWilson et on l’a baptisé le Crabe à cause de sa façon de sebattre.

Harrison hocha la tête.

– Je n’ai jamais entendu parler de lui,monsieur.

– C’est extrêmement probable, car il n’ajamais paru dans le Prize-Ring. Mais on a une haute idée de luidans l’Ouest et il peut tenir tête a n’importe lequel des Belcheravec les gants de boxe.

– Ça, c’est de la boxe pour vivre, dit leforgeron.

– On m’a dit qu’il avait eu le dessus dans uncombat privé avec Noah James du Cheshire.

– Il n’y a pas, monsieur, d’homme plus fortque Noah James le garde du corps, dit Harrison. Moi-même, je l’aivu revenir à la charge cinquante fois, après avoir eu la mâchoirebrisée en trois endroits. Si Wilson est capable de le battre, ilira loin.

– On est de cet avis dans l’Ouest et on comptele lancer sur le champion de Londres. Sir Lothian Hume est sontenant et pour finir l’histoire en quelques mots, je vous diraiqu’il me met au défi de trouver un jeune boxeur de son poids qui levaille. Je lui ai répondu que je n’en connaissais point de jeunes,mais que j’en avais un ancien qui n’avait pas mis les pieds dans unring depuis des années et qui était capable de faire regretter àson homme d’avoir fait le voyage de Londres.

« – Jeune ou vieux, ou au-dessus de trentecinq, m’a-t-il répondu, vous pouvez m’amener qui vous voudrez,ayant le poids, et je mettrai sur Wilson à deux contre un.

« Je l’ai pris contre des milliers delivres, tel que me voila.

– C’est peine perdue, Sir Charles, dit leforgeron en hochant la tête. Rien ne me serait plus agréable, maisvous avez vous-même entendu ce qu’elle disait.

– Eh bien ! Harrison, si vous ne voulezpas combattre, il faut tâcher de trouver un poulain qui promette.Je serai content d’avoir votre avis à ce sujet. À propos,j’occuperai la place de président à un souper de la Fantaisie, quiaura lieu à l’auberge de la « Voiture et des Chevaux » àSaint Martin’s Lane, vendredi prochain. Je serai très heureux devous avoir parmi les invités. Holà ! Qui estcelui-ci ?

Et aussitôt, il mit son lorgnon à son œil.

Le petit Jim était sorti de la forge sonmarteau à la main. Il avait, je m’en souviens, une chemise deflanelle grise, dont le col était ouvert, et dont les manchesétaient relevées.

Mon oncle promena sur les belles lignes de cecorps superbe un regard de connaisseur.

– C’est mon neveu, Sir Charles.

– Est-ce qu’il demeure avec vous ?

– Ses parents sont morts.

– Est-il jamais allé à Londres ?

– Non, Sir Charles, il est resté avec moi,depuis le temps où il n’était pas plus haut que ce marteau.

Mon oncle s’adressa au petit Jim.

– Je viens d’apprendre que vous n’êtes jamaisallé à Londres, dit-il. Votre oncle vient à un souper que je donneà la Fantaisie, vendredi prochain. Vous serait-il agréable d’êtredes nôtres ?

Les yeux du petit Jim étincelèrent deplaisir.

– Je serais enchanté d’y aller, monsieur.

– Non, non, Jim, dit le forgeron intervenantbrusquement. Je suis fâché de vous contrarier, mon garçon, mais ily a des raisons pour lesquelles je préfère vous voir rester iciavec votre tante.

– Bah ! Harrison, laissez donc venir lejeune homme.

– Non, non, Sir Charles, c’est une compagniedangereuse pour un luron de sa sorte. II y a de l’ouvrage de restepour lui, quand je suis absent.

Le pauvre Jim fit demi-tour, le frontassombri, et rentra dans la forge.

De mon côté, je m’y glissai pour tâcher de leconsoler et le mettre au courant des changements extraordinairesqui s’étaient produits dans mon existence.

Mais je n’en étais pas à la moitié de monrécit que Jim, ce brave cœur, avait déjà commencé à oublier sonpropre chagrin, pour participer à la joie que me causait cettebonne fortune.

Mon oncle me rappela dehors.

La voiture, avec ses deux juments attelées entandem, nous attendait devant le cottage.

Ambroise avait mis à leurs places le panier àprovisions, le chien de manchon et le précieux nécessaire detoilette. Il avait grimpé par derrière. Pour moi, après unecordiale poignée de mains de mon père, après que ma mère m’eut unedernière fois embrassé en sanglotant, je pris ma place sur ledevant à côté de mon oncle.

– Laissez-la aller, dit-il au palefrenier.

Et après une légère secousse, un coup de fouetet un tintement de grelots, nous commençâmes notre voyage.

À travers les années, avec quelle netteté, jerevois ce jour de printemps, avec ses campagnes d’un vert anglais,son ciel que rafraîchit l’air d’Angleterre, et ce cottage jaune apignon pointu dans lequel j’étais arrivé de l’enfance à lavirilité.

Je vois aussi à la porte du jardin quelquespersonnes, ma mère qui tourne la tête vers le dehors et agite unmouchoir, mon père en habit bleu, en culotte blanche, d’une mains’appuyant sur sa canne et de l’autre, s’abritant les yeux pournous suivre du regard.

Tout le village était sorti pour voir le jeuneRoddy Stone partir en compagnie de son parent, le grand personnagevenu de Londres et pour aller visiter le prince dans son proprepalais.

Les Harrison devant la forge, me faisaient dessignes, de même John Cummings posté sur le seuil de l’auberge.

Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maîtred’école. Il me montrait aux gens comme pour leur dire :« voilà ce qu’on devient en passant par mon école. »

Pour achever le tableau, croiriez-vous qu’à lasortie même du village, nous passâmes tout près de miss Hintonl’actrice, dans le même phaéton attelé du même poney que quand jela vis pour la première fois, et si différente de ce qu’elle étaitce jour-là !

Je me dis que si même le petit Jim n’eut faitque cela, il ne devait pas croire que sa jeunesse s’était écouléestérilement à la campagne.

Elle s’était mise en route pour le voir,c’était certain, car ils s’entendaient mieux que jamais.

Elle ne leva pas même les yeux. Elle ne vitpas le geste que je lui adressai de la main.

Ainsi donc, dès que nous eûmes tourné lacourbe de la route, le petit village disparut de notre vue ;puis par delà le creux que forment les dunes, par delà les clochersde Patcham et de Preston, s’étendaient la vaste mer bleue et lesmasses grises de Brighton au centre duquel les étranges dômes etles minarets orientaux du pavillon du Prince.

Le premier étranger venu aurait trouvé de labeauté dans ce tableau, mais pour moi, il représentait le monde, levaste et libre univers.

Mon cœur battait, s’agitait, comme le faitcelui du jeune oiseau, quand il entend le bruissement de sespropres ailes et qu’il glisse sous la voûte du ciel au-dessus de laverdure des compagnes.

Il peut venir un jour où il jettera un regardde regret sur le nid confortable dans la baie d’épine, maissonge-t-il à cela, quand le printemps est dans l’air, quand lajeunesse est dans son sang, quand le faucon de malheur ne peutencore obscurcir l’éclat du soleil par l’ombre malencontreuse deses ailes.

Chapitre 7L’ESPOIR DE L’ANGLETERRE

Mon oncle continua quelque temps son trajetsans mot dire, mais je sentais qu’à chaque instant, il tournait lesyeux de mon côté et je me disais avec un certain malaise qu’ilcommençait déjà à se demander s’il pourrait jamais faire quelquechose de moi, ou s’il s’était laissé entraîner à une fauteinvolontaire, quand il avait cédé aux sollicitations de sa sœur etavait consenti à faire voir au fils de celle-ci quelque peu dugrand monde au milieu duquel il vivait.

– Vous chantez, n’est-ce pas, mon neveu ?demanda-t-il soudain.

– Oui, monsieur, un peu.

– Voix de baryton, à ce que jecroirais ?

– Oui, monsieur.

– Votre mère m’a dit que vous jouez du violon.Ce sont là des talents qui vous rendront service auprès du Prince.On est musicien dans sa famille. Votre éducation a été ce qu’ellepouvait être dans une école de village. Après tout, dans la bonnesociété, on ne vous fera pas subir un examen sur les racinesgrecques, et c’est fort heureux pour un bon nombre d’entre nous. Iln’est pas mauvais d’avoir sous la main quelque bribe d’Horace ou deVirgile, comme sub tegmine fagi ou habet fænun incornu. Cela relève la conversation, comme une gousse d’aildans la salade. Le bon ton exige que vous ne soyez pas un érudit,mais il y a quelque grâce à laisser entrevoir que vous avez sujadis pas mal de choses. Savez-vous faire des vers ?

– Je crains bien de ne pas le savoir,monsieur.

– Un petit dictionnaire de rimes vous coûteraune demi-couronne. Les vers de société sont d’un grand secours à unjeune homme. Si vous avez de votre côté les dames, peu importe quisera contre vous. Il faut apprendre à ouvrir une porte, à entrerdans une chambre, à présenter une tabatière, en tenant le couverclesoulevé avec l’index de la main qui la présente. Il vous fautacquérir la façon dont on fait la révérence à un homme, ce quiexige qu’on garde un soupçon de dignité, et la façon de la faire àune femme, où on ne saurait mettre trop d’humilité, sans négligertoutefois d’y ajouter un léger abandon. Il vous faut acquérir avecles femmes des manières qui soient à la fois suppliantes etaudacieuses. Avez-vous quelque excentricité ?

Cela me fit rire, l’air d’aisance dont il mefit cette question, comme si c’était là une qualité des plusordinaires.

– En tout cas, vous avez un rire agréable,séduisant. Mais le meilleur ton d’aujourd’hui exige uneexcentricité, et pour peu que vous ayez des penchants versquelqu’une, je ne manquerai pas de vous conseiller de lui laisserlibre cours. Petersham serait resté toute sa vie un simpleparticulier, si on ne s’était pas avisé qu’il avait une tabatièrepour chaque jour de l’année et qu’il s’était enrhumé par la fautede son valet de chambre, qui l’avait laissé partir par une froidejournée d’hiver avec une mince tabatière en porcelaine de Sèvres,au lieu d’une tabatière d’épaisse écaille. Voilà qui l’a tiré de lafoule, comme vous le voyez, et l’on s’est souvenu de lui. La pluspetite particularité caractéristique, comme celle d’avoir une tarteaux abricots toute l’année sur votre servante, ou celle d’éteindretous les soirs votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, etil n’en faut pas davantage pour vous distinguer de votre prochain.Pour ma part, ce qui m’a fait arriver où je suis, c’est la rigueurde mes jugements en matière de toilette, de décorum. Je ne me donnepoint pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui lafait. Par exemple, je vous présente au Prince en gilet de nankin,aujourd’hui : quelles seront à votre avis les conséquences dece fait ?

À ne consulter que mes craintes, le résultatdevait être une déconfiture pour moi, mais je ne le dis point.

– Eh bien, le coche de nuit rapportera lanouvelle à Londres. Elle sera demain matin chez Buookes et chezWhite. La semaine prochaine, Saint-James Street et le Mail serontpleins de gens en gilets de nankin. Un jour, il m’arriva uneaventure très pénible. Ma cravate se défit dans la rue et je fisbel et bien le trajet de Carlton House jusque chez Wattier dansBruton Street, avec les deux bouts de ma cravate flottants. Vousimaginez-vous que cela ait ébranlé ma situation ? Le soirmême, il y avait par douzaines dans les rues de Londres desfreluquets portant leur cravate dénouée. Si je n’avais pas remis lamienne en ordre, il n’y aurait pas à l’heure présente une seulecravate nouée dans tout le royaume, et un grand art se serait perduprématurément. Vous ne vous êtes pas encore appliqué à lepratiquer ?

Je convins que non.

– Il faudrait vous y mettre maintenant quevous êtes jeune. Je vous enseignerai moi-même le coupd’archet. En y consacrant quelques heures dans la journée, desheures qui d’ailleurs seraient perdues, vous pouvez êtreparfaitement cravaté dans votre âge mûr. Le tour de main consistesimplement à tenir le menton très en l’air, tandis que voussuperposez les plis en descendant vers la mâchoire inférieure.

Quand mon oncle parlait de sujets de cettesorte, il avait toujours dans ses yeux d’un bleu foncé cet éclairde fine malice qui me faisait juger que cet humour, qui lui étaitpropre, était une excentricité consciente, ayant selon moi sasource dans une extrême sévérité dans le goût, mais portéevolontairement jusqu’à une exagération grotesque, pour les mêmesraisons qui le poussaient à me conseiller quelque excentricitépersonnelle.

Lorsque je me rappelais en quels termes ilavait parlé de son malheureux ami, Lord Avon, le soir précédent, etl’émotion qu’il avait montrée en racontant cette horrible histoire,je fus heureux qu’il battît dans sa poitrine un cœur d’homme,quelque peine qu’il se donnât pour le cacher.

Et le hasard voulut que je fusse à très peu detemps de là, dans le cas d’y jeter un regard furtif, car unévénement fort inattendu nous arriva au moment où nous passionsdevant l’Hôtel de la Couronne.

Un essaim de palefreniers et de grooms arrivaà nous.

Mon oncle, jetant les rênes, prit Fidelio dedessus le coussin qu’il occupait sous le siège.

– Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporterFidelio.

Mais il ne reçut pas de réponse.

Le siège de derrière était vide. Plusd’Ambroise.

Nous pouvions à peine en croire nos yeux,quand nous mîmes pied à terre : il en était pourtantainsi.

Ambroise était certainement monté à sa place,là-bas à Friar’s Oak, d’où nous étions venus d’un trait, à toute lavitesse que pouvaient donner les juments. Mais en quel endroitavait-il disparu ?

– Il sera tombé dans un accès, s’écria mononcle. Je rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Où estle patron de l’hôtel ? Là, Coppinger, envoyez-moi votre hommele plus sûr à Friar’s Oak. Qu’il aille de toute la vitesse de soncheval chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise !Qu’on n’épargne aucune peine ! À présent, neveu, nous allonsluncher. Puis, nous monterons au pavillon.

Mon oncle était fort agité de la perte de sondomestique, d’autant plus qu’il avait l’habitude de prendreplusieurs bains et de changer plusieurs fois de costume, pendant lemoindre voyage.

Pour mon compte, me rappelant le conseil de mamère, je brossai soigneusement mes habits, je me fis aussi propreque possible.

J’avais le cœur dans les talons de mes petitssouliers à boucles d’argent, à la pensée que j’allais être mis enla présence de ce grand et terrible personnage, le Prince deGalles.

Plus d’une fois, j’avais vu sa barouche jaunelancée à fond de train, à travers Friar’s Oak. J’avais ôté et agitémon chapeau, comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mesrêves les plus extravagants, il ne m’était jamais venu à l’espritque je serais appelé un jour à me trouver face-à-face avec lui et àrépondre à ses questions.

Ma mère m’avait enseigné à le regarder avecrespect, étant un de ceux que Dieu a destinés à régner sur nous,mais mon oncle sourit quand je lui parlai de ce qu’elle m’avaitappris.

– Vous êtes assez grand pour voir les chosestelles qu’elles sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaiteest le gage certain que vous vous trouvez dans le cercle intime oùj’entends vous faire entrer. Il n’est personne qui connaisse mieuxque moi le prince ; il n’est personne qui ait moins que moiconfiance en lui. Jamais chapeau n’abrita plus étrange réunion dequalités contradictoires. C’est un homme toujours pressé, quoiqu’iln’ait jamais rien à faire. Il fait des embarras à propos de chosesqui ne le regardent pas, et il néglige ses devoirs les plusmanifestes. Il se montre généreux envers des gens auxquels il nedoit rien, mais il a ruiné ses fournisseurs en se refusant à payerses dettes les plus légitimes. Il témoigne de l’affection à desgens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son père lui inspirede l’aversion, sa mère de l’horreur, et il n’adresse jamais laparole à sa femme. Il se prétend le premier gentleman del’Angleterre, mais les gentlemen ont riposté en blackboulant sesamis à leur club et en le mettant à l’index à Newmarket, commesuspect d’avoir triché sur un cheval. Il passe son temps à exprimerde nobles sentiments et à les contredire par des actes ignobles. Ilraconte sur lui-même des histoires si grotesques qu’on ne sauraitplus se les expliquer que par le sang qui coule dans ses veines. Etmalgré tout cela, il sait parfois faire preuve de dignité, decourtoisie, de bienveillance, et j’ai trouvé en cet homme des élansde générosité qui m’ont fait oublier les fautes qui ne peuventavoir uniquement leur source, que dans la situation qu’il occupe,situation pour laquelle aucun homme ne fut moins fait que lui. Maiscela doit rester entre nous, mon neveu, et maintenant, vous allezvenir avec moi, et vous vous formerez vous-même une opinion.

Notre promenade fut assez courte et cependantelle prit quelque temps, car mon oncle marchait avec une grandedignité, tenant d’une main son mouchoir brodé et de l’autrebalançant négligemment sa canne à bout d’ambre nuageux.

Tous les gens, que nous rencontrions,paraissaient le connaître et se découvraient aussitôt sur sonpassage.

Toutefois, comme nous tournions pour entrerdans l’enceinte du pavillon, nous aperçûmes un magnifique équipagede quatre chevaux noirs comme du charbon que conduisait un hommed’aspect vulgaire, d’âge moyen, coiffé d’un vieux bonnet quiportait la trace des intempéries.

Je ne remarquai rien, qui pût le distinguerd’un conducteur ordinaire de voitures, si ce n’est qu’il causaitavec la plus grande aisance avec une coquette petite femme perchéeà côté de lui sur le siège.

– Hello ! Charlie, bonne promenade quecelle qui vous ramène, s’écria-t-il.

Mon oncle fit un salut et adressa un sourire àla dame.

– Je l’ai coupée en deux pour faire un tour àFriar’s Oak, dit-il. J’ai ma voiture légère et deux nouvellesjuments de demi-sang, des bai Demi-Cleveland.

– Que dites-vous de mon attelage denoirs ?

– Oui, sir Charles, comment lestrouvez-vous ? Ne sont-ils pas diablement chics ? s’écriala petite femme.

– Ils sont d’une belle force, de bons chevaux,pour l’argile du Sussex. Les pâturons un peu gros à mon avis.J’aime à faire du chemin.

– Faire du chemin ? s’écria la petitefemme avec une extrême véhémence. Quoi ! Quoi ! Quele…

Elle se livra à des propos que je n’avaisjamais entendu jusqu’alors même dans la bouche d’un homme.

– Nous partirions avec nos palonniers qui setouchent et nous aurions commandé, préparé et mangé notre dîneravant que vous soyez là pour en réclamer votre part.

– Par Georges, Letty a raison, s’écrial’homme. Est-ce que vous partez demain ?

– Oui, Jack.

– Eh bien ! je vais vous faire une offre,tenez, Charlie. Je ferai partir mes bêtes de la place du château, àneuf heures moins le quart. Vous vous mettrez en route dès quel’horloge sonnera neuf heures. Je doublerai les chevaux. Jedoublerai aussi la charge. Si vous arrivez seulement à me voiravant que nous passions le pont de Westminster, je vous paie unebelle pièce de cent livres. Sinon, l’argent est à moi. On joue ouon paie, est-ce tenu ?

– Parfaitement ! dit mon oncle.

Et soulevant son chapeau, il entra dans leparc.

Comme je le suivais, je vis la femme prendreles rênes, pendant que l’homme se retournait pour nous regarder etlançait un jet de jus de tabac, comme l’eut fait un cocher deprofession.

– C’est sir John Lade, dit mon oncle, un deshommes les plus riches et des meilleurs cochers del’Angleterre ; il n’y a pas sur les routes un professionnelplus expert à manier les rênes et la langue et sa femme Lady Lettyne s’entend pas moins à l’un qu’à l’autre.

– C’est terrible de l’entendre ?dis-je.

– Oui ! c’est son genre d’excentricité.Nous en avons tous. Elle divertit le prince. Maintenant, mon neveu,serrez-moi de près, ayez les yeux ouverts et la bouche close.

Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or,qui gardaient la porte, s’inclinèrent profondément, pendant quenous passions au milieu d’eux, mon oncle et moi, lui redressant latête et paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendrede l’assurance, bien que mon cœur battit à coups rapides.

De là, on passa dans un hall haut et vaste,décoré à l’orientale, qui s’harmonisait avec les dômes et lesminarets du dehors.

Un certain nombre de personnes s’y trouvaientallant et venant tranquillement, formant des groupes où l’oncausait à voix basse.

Un de ces personnages, un homme courtaud,trapu, à figure rouge, qui faisait beaucoup d’embarras, se donnantde grands airs d’importance, accourut au devant de mon oncle.

– J’ai tes bonnes nouvelles, sir Charles,dit-il en baissant la voix comme s’il s’agissait d’affaires d’État,Es ist vollendet, ça veut tire : j’en suis fenu àpout.

– Très bien, alors servez chaud, ditfroidement mon oncle, et faites en sorte que les sauces soient unpeu meilleures qu’à mon dernier dîner à Carlton House.

– Ah ! mein Gott, fous croyezque je barle té cuisine. C’est te l’affaire tu brince que je barle.C’est un bedit fol au fent qui faut cent mille livres. Tis pourcent et le double à rembourser quand le Royal papa mourra.Alles ist fertig. Goldsmidt, de la Haye, s’en est charchéet le puplic de Hollande a souscrit la somme.

– Grand bien fasse au public de Hollande,murmura mon oncle, pendant que le gros homme allait offrir sesnouvelles à quelque nouvel arrivant. Mon neveu, c’est le fameuxcuisinier du prince. Il n’a pas son pareil en Angleterre pour lefilet sauté aux champignons. C’est lui qui règle les affairesd’argent du prince.

– Le cuisinier ! m’écriai-je toutabasourdi.

– Vous paraissez surpris, mon neveu ?

– Je me serais figuré qu’une banquerespectable…

Mon oncle approcha ses lèvres de monoreille.

– Pas une maison qui se respecte ne voudraits’en mêler, dit-il à voix basse… Ah ! Mellish. Le princeest-il chez lui ?

– Au salon particulier, sir Charles, dit legentleman interpellé.

– Y a-t-il quelqu’un avec lui ?

– Sheridan et Francis. Il a dit qu’il vousattendait.

– Alors, nous allons entrer.

Je le suivis à travers la plus étrangesuccession de chambres où brillait partout une splendeur barbaremais curieuse, qui me fit l’effet d’être très riche, trèsmerveilleuse, et dont j’aurais peut-être aujourd’hui une opinionbien différente.

Sur les murs brillaient des dessins enarabesque d’or et d’écarlate. Des dragons et des monstres dorés setortillaient sur les corniches et dans les angles.

De quelque côté que se portassent nos regards,d’innombrables miroirs multipliaient l’image de l’homme de hautetaille, à mine fière, à figure pâle, et du jeune homme si timidequi marchait à côté de lui.

À la fin, un valet de pied ouvrit une porte etnous nous trouvâmes dans l’appartement privé du prince.

Deux gentlemen se prélassaient dans uneattitude pleine d’aisance sur de somptueux fauteuils. À l’autrebout de la pièce, un troisième personnage était debout entre euxsur de belles et fortes jambes qu’il tenait écartées et il avaitles mains croisées derrière son dos.

Le soleil les éclairait par une fenêtrelatérale et je me rappelle encore très bien leurs physionomies,l’une dans le demi-jour, l’autre en pleine lumière, et latroisième, à moitié dans l’ombre, à moitié au soleil.

Des deux personnages assis, je me rappelle quel’un avait le nez un peu rouge, des yeux noirs étincelants, l’autreune figure austère, revêche, encadrée par les hauts collets de sonhabit et par une cravate aux nombreux tours. Ils m’apparurent en unseul tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regardsse fixèrent, car je savais qu’il devait être le Prince deGalles.

Georges était alors dans sa quarante et unièmeannée et avec l’aide de son tailleur et son coiffeur, il eut puparaître moins âgé.

Sa vue suffit à me mettre à l’aise, carc’était un personnage à joyeuse mine, beau en dépit de sa tournurereplète et congestionnée, avec ses yeux rieurs et ses lèvresboudeuses et mobiles.

Il avait le bout du nez relevé, ce quiaccentuait l’air de bonhomie qui dominait en lui, en dépit de sadignité.

Il avait les joues pâles et bouffies, comme unhomme qui vit trop bien et qui se donne trop peu d’exercice.

Il était vêtu d’un habit noir sans revers, depantalons en basane très collants sur ses grosses cuisses, debottes vernies à l’écuyère, et portait une immense cravateblanche.

– Hello ! Tregellis, s’écria-t-il du tonle plus gai, dès que mon oncle franchit le seuil.

Mais soudain, le sourire s’éteignit sur safigure et la colère brilla dans ses yeux.

– Qui diable est celui-ci, cria-t-il d’un tonirrité.

Un frisson de frayeur me passa sur le corps,car je crus que cette explosion était due à ma présence.

Mais son regard allait à un objet pluséloigné ; en regardant autour de nous, nous vîmes un homme enhabit marron et en perruque négligée.

Il nous avait suivis de si près que le valetde pied l’avait laissé passer dans la conviction qu’il nousaccompagnait.

Il avait la figure très rouge et dans sonémotion, il froissait bruyamment le pli de papier bleu qu’il tenaità la main.

– Eh ! mais c’est Vuillamy, le marchandde meubles, s’écria le prince. Comment ? Est-ce qu’on va merelancer jusque dans mon intérieur ? Où est Mellish ? oùest Townshend ? Que diable fait donc Tom Tring ?

– J’assure Votre Altesse Royale que je ne meserais pas introduit hors de propos. Mais il me faut de l’argent…Du moins, un acompte de mille livres me suffirait.

– Il vous faut… il vous faut. Vuillamy, voilàun singulier langage. Je paie mes dettes quand je le juge à proposet je n’entends pas qu’on essaie de m’effrayer. Laquais,reconduisez-le. Mettez-le dehors.

– Si je n’ai pas cette somme lundi, je seraidevant le banc de votre papa, geignit le petit homme.

Et pendant que le valet l’emmenait, nous pûmesl’entendre répéter au milieu des éclats de rire qu’il ne manqueraitpas de soumettre l’affaire au banc de papa.

– Ce devrait être le banc le plus long qu’il yait en Angleterre, n’est-ce pas, Sherry, répondit le prince, car ilfaudrait y mettre bon nombre de sujets de Sa Majesté. Je suisenchanté de vous revoir, Tregellis, mais réellement vous devriezbien faire plus d’attention à ceux que vous traînez sur vos jupons.Hier même, nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait leshauts cris à propos de quelques intérêts en retard et le diablesait quoi. « Mon brave garçon, ai-je dit, tant que lesCommunes me rationneront, je vous mettrai à la ration », etl’affaire a été réglée.

– Je pense que les Communes marcheraientmaintenant, si l’affaire leur était exposée par Charlie Fox ou parmoi, dit Sheridan.

Le prince éclata en imprécations contre lesCommunes avec une énergie sauvage qu’on n’aurait guère attendue dece personnage à figure haineuse et florissante.

– Que le diable les emporte !s’écria-t-il. Après tous leurs sermons et m’avoir jeté à la figurela vie exemplaire de mon père, il leur a fallu payer ses dettes àlui, un million de livres ou peu s’en faut, alors que je ne peuxtirer d’elles que cent mille livres. Et voyez ce qu’elles ont faitpour mes frères : York est commandant en chef, Clarence estamiral, et moi, que suis-je ? Colonel d’un méchant régiment dedragons, sous les ordres de mon propre frère cadet ! C’est mamère qui est au fond de tout cela. Elle a toujours fait sonpossible pour me tenir à l’écart. Mais quel est celui que vous avezamené, hein, Tregellis ?

Mon oncle mit la main sur ma manche et me fitavancer.

– C’est le fils de ma sœur, Sir. Il se nommeRodney Stone. Il vient avec moi à Londres et j’ai cru bien faire encommençant par le présenter à Votre Altesse Royale.

– C’est très bien ! C’est trèsbien ! dit le prince avec un sourire bienveillant, en mepassant familièrement la main sur l’épaule. Votre mère vit-elleencore ?

– Oui, Sir, dis-je.

– Si vous êtes pour elle un bon fils, vous netournerez jamais mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur RodneyStone. Il faut que vous honoriez le roi, que vous aimiez votrepays, que vous défendiez la glorieuse Constitution anglaise.

Me rappelant avec énergie qu’il s’étaitemporté contre les Communes, je ne pus m’empêcher de sourire et jevis Sheridan mettre la main devant ses lèvres.

– Vous n’avez qu’à faire cela, à faire preuvede fidélité à votre parole, à éviter les dettes, à faire régnerl’ordre dans vos affaires, pour mener une existence heureuse etrespectée. Que fait votre père, monsieur Stone ? Il est dansla marine royale ? J’en ai moi-même été un peu. Je ne vous aijamais raconté, Tregellis, comment nous avions pris à l’abordage lesloop de guerre français La Minerve ?

– Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridanet Francis échangeaient des sourires derrière le dos du prince.

– Il déployait son drapeau tricolore, icimême, devant les fenêtres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n’aivu une impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus desang-froid que je n’en ai pour souffrir cela. Je m’embarquai surmon petit canot, vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux,avec deux canons de quatre à chaque bord et un canon de six àl’avant.

– Et puis, Sir ? et puis ? s’écriaFrancis, qui avait l’air d’un homme irascible au rude langage.

– Vous me permettrez de faire ce récit de lafaçon qu’il me convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d’unton digne. Comme j’allais vous le dire, notre artillerie était silégère que, je vous en donne ma parole, j’aurais pu faire tenirdans une poche de mon habit, notre décharge de tribord et dans uneautre, celle de bâbord. Nous approchâmes du gros navire français.Nous reçûmes son feu et nous écorchâmes sa peinture avant de tirer.Mais cela ne servit à rien. Par Georges ! autant eut valucanonner un mur de terre que de lancer nos boulets dans sacharpente. Il avait ses filets levés, mais nous sautâmes àl’abordage et nous tapâmes du marteau sur l’enclume. Il y eut pourvingt minutes d’un engagement des plus vifs. Nous finîmes parrepousser son équipage dans la soute. On cloua solidement lesécoutilles et on remorqua le bateau jusqu’à Seaham. Sûrement vousétiez alors avec nous, Sherry ?

– J’étais à Londres à cette époque, ditgravement Sheridan.

– Vous pouvez vous porter garant du combat,Francis ?

– Je puis me porter garant que j’ai entenduVotre Altesse faire ce récit.

– Ce fut une rude partie au coutelas et aupistolet. Pour moi, je préfère la rapière. C’est une arme degentilhomme. Vous avez entendu parler de ma querelle avec lechevalier d’Éon. Je l’ai tenu quarante minutes à la pointe de monépée chez Angelo. C’était une des plus fines lames de l’Europe maisj’avais trop de souplesse dans le poignet pour lui. « Jeremercie Dieu qu’il y ait un bouton au fleuret de VotreAltesse », dit-il, quand nous eûmes fini notre escrime. Àpropos, vous êtes quelque peu duelliste, Tregellis ? Combiende fois êtes-vous allé sur le terrain ?

– J’y allais d’ordinaire toutes les fois qu’ilme fallait un peu d’exercice, dit mon oncle d’un ton insouciant.Mais maintenant, je me suis mis au tennis. Un accident péniblesurvint la dernière fois que j’allai sur le pré et cela m’endégoûta.

– Vous avez tué votre homme.

– Non, Sir. Il arriva pis que cela. J’avais unhabit où Weston s’était surpassé. Dire qu’il m’allait, ce seraitmal m’exprimer : il faisait partie de moi, comme la peau surun cheval. Weston m’en a fait soixante depuis cette époque et pasun qui en approchât. La disposition du collet me fit venir leslarmes aux yeux, Sir, la première fois que je le vis, et quant à lataille…

– Mais le duel, Tregellis ! s’écria leprince.

– Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel,en insouciant sot que j’étais. Il s’agissait du major Hunter desgardes, avec lequel j’avais eu quelques petites tracasseries pourlui avoir dit qu’il avait tort d’apporter chez Brook un parfumd’écurie. Je tirai le premier, je le manquai. Il fit feu et jepoussai un cri de désespoir. « Touché ! unchirurgien ! un chirurgien ! criaient-ils.« Non ! un tailleur ! un tailleur ! »dis-je, car il y avait un double trou dans les basques de monchef-d’œuvre. Toute réparation était impossible. Vous pouvez rire,Sir, mais jamais je ne reverrai son pareil.

Sur l’invitation du prince, je m’étais assisdans un coin sur un tabouret où je ne demandais pas mieux que derester inaperçu à écouter les propos de ces hommes.

C’était chez tous la même verve extravagante,assaisonnée de nombreux jurons, sans signification, mais jeremarquai une différence : tandis que mon oncle et Sheridanmettaient toujours une sorte d’humour dans leurs exagérations,Francis tendait toujours à la méchanceté et le Prince à l’éloge desoi.

Finalement on se mit à parler de musique.

Je ne suis pas certain que mon oncle n’aithabilement détourné les propos dans cette direction, si bien que lePrince apprit de lui quel était mon goût et voulut absolument mefaire asseoir devant un petit piano, tout incrusté de nacre, qui setrouvait dans un coin, et je dus lui jouer l’accompagnement,pendant qu’il chantait.

Ce morceau autant qu’il m’en souvienne, avaitpour titre : L’Anglais ne triomphe que poursauver.

Il le chanta d’un bout à l’autre avec uneassez belle voix de basse.

Les assistants s’y joignirent en chœur etapplaudirent vigoureusement quand il eut fini.

– Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez undoigté excellent et je sais ce que je dis quand je parle demusique. Cramer, de l’Opéra, disait l’autre jour qu’il aimeraitmieux me céder son bâton qu’à n’importe quel autre amateurd’Angleterre. Hello ! Voici Charité Fox. C’est bienextraordinaire.

Il s’était élancé avec une grande vivacitépour aller donner une poignée de mains à un personnage d’unetournure remarquable qui venait d’entrer.

Le nouveau venu était un homme replet,solidement bâti, vêtu avec une telle simplicité qu’elle allaitjusqu’à la négligence.

Il avait des manières gauches et marchait ense balançant.

Il devait avoir dépassé la cinquantaine et safigure cuivrée aux traits durs était déjà profondément ridée, soitpar l’âge, soit par les excès.

Je n’ai jamais vu de traits où les caractèresde l’ange et ceux du démon soient si visiblement unis.

En haut c’était le front haut, large duphilosophe ; puis des yeux perçants, spirituels sous dessourcils épais, denses.

En bas était la joue rebondie de l’hommesensuel, descendant en gros bourrelets sur sa cravate.

Ce front, c’était celui de l’homme d’État,Charles Fox, le penseur, le philanthrope, celui qui rallia etdirigea le parti libéral pendant les vingt années les plushasardeuses de son existence.

Cette mâchoire, c’était celle de l’hommeprivé, Charles Fox, le joueur, le libertin, l’ivrogne.

Toutefois, il n’ajouta jamais à ses vices lepire des vices, l’hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi àdécouvert que ses qualités. On eût dit que, par un bizarre caprice,la nature avait réuni deux âmes dans un seul corps et que la mêmeconstitution contînt l’homme le meilleur et le plus vicieux de sonsiècle.

– Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien quepour vous serrer la main et m’assurer que les Tories n’ont pointfait votre conquête.

– Au diable, Charlie, vous savez que je couleà fond ou surnage avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Jeresterai whig.

Je crus voir sur la figure brune de Fox qu’iln’était pas convaincu jusqu’à ce point-là que le Prince fût aussiconstant dans ses principes.

– Pitt est allé à vous, Sir, à ce que l’on m’adit.

– Oui, que le diable l’emporte, je ne puis mefaire à la vue de ce museau pointu qui cherche continuellement àfouiller dans mes affaires. Lui et Addington se sont remis àéplucher mes dettes. Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait dumépris pour moi qu’il ne se conduirait pas autrement.

Je conclus, d’après le sourire qui voltigeaitsur la figure expressive de Sheridan, que c’était justement cequ’avait fait Pitt. Mais ils se jetèrent à corps perdu dans lapolitique, non sans varier ce plaisir par l’absorption de quelquesverres de marasquin doux qu’un valet de pied leur apporta sur unplateau.

Le roi, la reine, les lords, les Communesfurent tour à tour l’objet des malédictions du Prince, en dépit desexcellents conseils qu’il m’avait donnés vis-à-vis de laConstitution anglaise.

– Et on m’accorde si peu que je suis horsd’état de m’occuper de mes propres gens. Il y a une douzaine deretraites à payer à de vieux domestiques et autres choses du mêmegenre et j’ai grand-peine à gratter l’argent nécessaire pour ceschoses-là. Cependant mon…

En disant ces mots, il se redressa et toussaen se donnant un air important.

« Mon agent financier a pris desarrangements pour un emprunt remboursable à la mort du roi. Cetteliqueur ne vaut rien pour vous, ni pour moi, Charlie. Nouscommençons à grossir monstrueusement.

– La goutte m’empêche de prendre le moindreexercice, dit Fox.

– Je me fais tirer quinze onces de sang parmois. Mais plus j’en ôte, plus j’en prends. Vous ne vous douteriezpas à nous voir, Tregellis, que nous ayons été capables de tout ceque nous avons fait. Nous avons eu ensemble quelques jours etquelques nuits, eh ! Charlie ?

Fox sourit et hocha la tête !

« Vous vous rappelez comment, nous sommesarrivés en poste à Newmarket avant les courses. Nous avons pris unevoiture publique, Tregellis. Nous avons enfermé les postillons sousle siège, et nous avons pris leurs places. Charlie faisait lepostillon et moi le cocher. Un individu n’a pas voulu nous laisserpasser par sa barrière sur la route. Charlie n’a fait qu’un bond eta mis habit bas en une minute. L’homme a cru qu’il avait affaire àun boxeur de profession et s’est empressé de nous ouvrir lechemin.

– À propos, Sir, puisqu’il est question deboxeurs, je donne à la Fantaisie un souper à l’hôtel la« Voiture et des Chevaux » vendredi prochain, dit mononcle. Si par hasard vous vous trouviez à la ville, on serait trèsheureux si vous condescendiez à faire un tour parmi nous.

– Je n’ai pas vu une lutte depuis celle où TomTyne, le tailleur, a tué Earl, il y a environ quatorze ans ;J’ai juré de n’en plus voir et vous savez, Tregellis, je suis hommede parole. Naturellement je me suis trouvé incognito aux environsdu ring, mais jamais comme Prince de Galles.

– Nous serions immensément fiers, si vousvouliez bien venir incognito à notre souper, Sir.

– C’est bien ! c’est bien ! Sherry,prenez note de cela. Nous serons à Carlton-House vendredi. Leprince ne peut pas venir, vous savez, Tregellis, mais vous pouvezgarder une chaise pour le comte de Chester.

– Sir, nous serons fiers d’y voir le comte deChester, dit mon oncle.

– À propos, Tregellis, dit Fox, il court desbruits au sujet d’un pari sportif que vous auriez tenu contre SirLothian Hume. Qu’y a-t-il de vrai dans cela ?

– Oh ! il ne s’agit que d’un millier delivres contre un millier de livres. Il s’est entiché de ce nouveauboxeur de Winchester, Crab Wilson, et moi j’ai à trouver un hommecapable de le battre. N’importe quoi entre vingt et trente-cinqans, à environ treize stone (52 kilos).

– Alors, consultez Charlie Fox, dit leprince ; qu’il s’agisse d’handicaper un cheval, de tenir unepartie, d’appareiller des coqs, de choisir un homme, c’est lui quia le jugement le plus sûr en Angleterre. Pour le moment, Charlie,qui avons-nous qui puisse battre Wilson le Crabe deGloucester ?

Je fus stupéfait de voir quel intérêt, quellecompétence tous ces grands personnages témoignaient au sujet during.

Non seulement ils savaient par le menu leshauts faits des principaux boxeurs de l’époque – Belcher, Mendoza,Jackson, Sam le Hollandais – mais encore, il n’y avait pas delutteur si obscur dont ils ne connussent en détail les prouesses etl’avenir.

On discute les hommes d’autrefois et ceuxd’alors. On parla de leur poids, de leur aptitude, de leur vigueurà frapper, de leur constitution.

Qui donc, à voir Sheridan et Fox occupés àdiscuter si vivement si Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster,était en état ou non de se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eutpu deviner qu’il avait devant lui le plus profond penseur politiquede l’Europe, et que l’autre se ferait un nom durable, commel’auteur d’une des comédies les plus spirituelles et d’un desdiscours les plus éloquents de sa génération ?

Le nom du champion Harrison fut un despremiers jetés dans la discussion.

Fox, qui avait une haute opinion des qualitésde Wilson le Crabe, estima que la seule chance qu’eût mon oncle,était de réussir à faire reparaître le vieux champion sur leterrain.

– Il est peut-être lent à se déplacer sur sesquilles, mais il combat avec sa tête, et ses coups valent lesruades de cheval. Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchitnon seulement la première mais encore la seconde corde et allatomber au milieu des spectateurs. S’il n’est pas absolument vanné,Tregellis, il est votre espoir.

Mon oncle haussa les épaules.

– Si le pauvre Avon était ici, nous pourrionsfaire quelque chose grâce à lui, car il avait été le patron deHarrison, et cet homme lui était dévoué. Mais sa femme est tropforte pour moi. Et maintenant, Sir, je dois vous quitter car j’aieu aujourd’hui le malheur de perdre le meilleur domestique qu’il yait en Angleterre et je dois me mettre à sa recherche. Je remercieVotre Altesse Royale pour la bonté qu’elle a eue de recevoir monneveu de façon aussi bienveillante.

– À vendredi, alors, dit le Prince en tendantla main. Il faudra quoi qu’il arrive que j’aille à la ville, car ily a un pauvre diable d’officier de la Compagnie des IndesOrientales qui m’a écrit dans sa détresse. Si je peux réunirquelques centaines de livres, j’irai le voir et je m’occuperai delui. Maintenant, Mr Stone, la vie entière s’ouvre devant vous, etj’espère qu’elle sera telle que votre oncle puisse en être fier.Vous honorerez le roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Etpuis, entendez-moi bien, évitez les dettes et mettez-vous bien dansl’esprit que l’honneur est chose sacrée.

Et j’emportai ainsi l’impression dernière queme laissèrent sa figure pleine de sensualité, de bonhomie, sa hautecravate, et ses larges cuisses vêtues de basane.

Nous traversâmes de nouveau les chambressingulières avec leurs monstres dorés. Nous passâmes entre la haiesomptueuse des valets de pied et j’éprouvai un certain soulagementà me retrouver au grand air, en face de la vaste mer bleue et àrecevoir sur la figure le souffle frais de la brise du soir.

Chapitre 8LA ROUTE DE BRIGHTON

Mon oncle et moi, nous nous levâmes de bonneheure, le lendemain, mais il était d’assez méchante humeur, n’ayantaucune nouvelle de son domestique Ambroise.

Il était bel et bien devenu pareil à cessortes de fourmis dont parlent les livres, et qui sont siaccoutumées à recevoir leur nourriture de fourmis plus petites,qu’elles meurent de faim quand elles sont livrées àelles-mêmes.

Il fallut l’aide d’un homme procuré par lemaître d’hôtel et du domestique de Fox, qui avait été envoyé làtout exprès, pour que mon oncle pût enfin terminer sa toilette.

– Il faut que je gagne cette partie, monneveu, dit-il, quand il eut fini de déjeuner. Je ne suis pas enmesure d’être battu. Regardez par la fenêtre et dites-moi si lesLade sont en vue.

– Je vois un four-in-hand rouge surla place. Il y a un attroupement tout autour. Oui, je vois la damesur le siège.

– Notre tandem est-il sorti ?

– Il est à la porte.

– Alors venez, et vous allez faire unepromenade en voiture comme jamais vous n’en avez vu.

Il s’arrêta sur la porte pour tirer ses longsgants bruns de conducteur et donner ses derniers ordres auxpalefreniers.

– Chaque once a son importance, dit-il, Nouslaisserons en arrière ce panier de provisions. Et vous, Coppinger,vous pouvez vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vousle comprenez. Qu’il ait son lait chaud avec du curaçao comme àl’ordinaire ! Allons, mes chéries, vous en aurez tout votresaoul, avant que d’être arrivées au pont de Westminster.

– Dois-je placer le nécessaire detoilette ? demanda le maître d’hôtel.

Je vis l’embarras se peindre sur la figure demon oncle, mais il resta fidèle à ses principes.

– Mettez-le sous le siège, le siège de devant,dit-il. Mon neveu, il faut que vous portiez votre poids en avantautant que possible. Pouvez-vous tirer quelque parti d’un yard defer blanc ? Non, si vous ne le pouvez pas, nous allons garderla trompette. Bouclez cette sous-ventrière, Thomas. Avez-vousgraissé les moyeux comme je vous l’avais recommandé ? Trèsbien. Alors, montez, mon neveu, nous allons les voir partir.

Un véritable rassemblement s’était formé dansl’ancienne place : hommes, femmes, négociants en habit decouleur foncée, beaux de la Cour du Prince, officiers deHove, tout ce monde-là, bourdonnant d’agitation, car Sir John Ladeet mon oncle étaient les deux conducteurs les plus fameux de leurtemps et un match entre eux était un événement assez considérablepour défrayer les conversations pendant longtemps.

– Le Prince sera fâché de n’avoir pointassisté au départ, dit mon oncle. Il ne se montre guère avant midi.Ah ! Jack, bonjour. Votre serviteur, madame. Voici une bellejournée pour un voyage en voiture.

Comme notre tandem venait se ranger côte àcôte avec le « four-in-hand », avec les deux bellesjuments baies, luisantes comme de la soie au soleil, un murmured’admiration s’éleva de la foule.

Mon oncle, en son habit de cheval couleurfaon, avec tout le harnachement de la même nuance, réalisait lefouet corinthien, pendant que Sir John Lade, avec son manteau auxcollets multiples, son chapeau blanc, sa figure grossière et haléeaurait pu figurer en bonne place dans une réunion deprofessionnels, rangés sur une même ligne sur un banc de brasserie,sans que personne s’avisât de deviner en lui un des plus richespropriétaires fonciers de l’Angleterre.

C’était un siècle d’excentriques et il avaitpoussé ses originalités à un point qui surprenait même les plusavancés, en épousant la maîtresse d’un fameux détrousseur de grandschemins, lorsque la potence était venue se dresser entre elle etson amant.

Elle était perchée à côté de lui, ayant l’airextrêmement chic en son chapeau à fleurs et son costume gris devoyage, et, devant eux, les quatre magnifiques chevaux d’un noir decharbon, sur lesquels glissaient ça et là quelques reflets dorésautour de leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses,battaient la poussière de leurs sabots dans leur impatience departir.

– Cent livres que vous ne nous verrez plusd’ici au pont de Westminster, quand il se sera écoulé un quartd’heure.

– Je parie cent autres livres que nous vousdépasserons, répondit mon oncle.

– Très bien, voici le moment. Bonjour.

Il fit entendre un tokk de la langue,agita ses rênes, salua de son fouet en vrai style de cocher etpartit en contournant l’angle de la place avec une habiletépratique qui fit éclater les applaudissements de la foule.

Nous entendîmes s’affaiblir les bruits desroues sur le pavé jusqu’à ce qu’ils se perdissent dansl’éloignement.

Le quart d’heure, qui s’écoula jusqu’au momentoù le premier coup de neuf heures sonna à l’horloge de la paroisse,me parut un des plus longs qu’il y ait eus.

Pour ma part, je m’agitais impatiemment surmon siège, mais la figure calme et pâle et les grands yeux bleus demon oncle exprimaient autant de tranquillité et de réserve que s’ileut été le plus indifférent des spectateurs.

Mais il n’en était pas moins attentif. Il mesembla que le coup de cloche et le coup de fouet fussent partis enmême temps, non point en s’allongeant, mais en cinglant vivement lecheval de tête qui nous lança à une allure furieuse, à grand bruit,sur notre parcours de cinquante milles.

J’entendis un grondement derrière nous. Je visles lignes fuyantes des fenêtres garnies de figures attentives. Desmouchoirs voltigèrent.

Puis nous fûmes bientôt sur la belle routeblanche, qui décrivit sa courbe en avant de nous, bordée de chaquecôté par les pentes vertes des dunes.

J’avais été muni d’une provision de shillingspour que les gardes-barrières ne nous arrêtassent pas, mais mononcle tira sur la bride des juments et les mit au petit trot surtoute la partie difficile de la route qui se termina à la côte deClayton.

Alors, il les laissa aller.

Nous franchîmes d’un trait Friar’s Oak et lecanal de Saint-John. C’est à peine si l’on entrevit, en passant, lecottage jaune où vivaient ceux qui m’étaient si chers.

Jamais je n’avais voyagé à une telle allure,jamais je n’ai ressenti une telle joie que dans cet air vivifiantdes hauteurs qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiquesbêtes qui devant moi redoublaient d’efforts, faisaient retentir lesol sous leurs fers et sonner les roues de notre légère voiture,qui bondissait, volait derrière elles.

– Il y a une longue côte de quatre millesd’ici à Hand Cross, dit mon oncle pendant que nous traversionsCuckfield. Il faut que je les laisse reprendre haleine, car jen’entends pas que mes bêtes aient une rupture du cœur. Ce sont desanimaux de sang et ils galoperaient jusqu’à ce qu’ils tombent, sij’étais assez brute pour les laisser faire. Levez-vous sur lesiège, mon neveu, et dites-moi si vous apercevez quelque chose desautres.

Je me dressai, en m’aidant de l’épaule de mononcle, mais sur une longueur d’un mille, d’un mille un quartpeut-être, je n’aperçus rien. Pas le moindre signe d’unfour-in-hand.

– S’il a fait galoper ses bêtes sur toutes cesmontées, elles seront à bout de forces avant d’arriver àCroydon.

– Ils sont quatre contre deux.

– J’en suis bien sûr, l’attelage noir de SirJohn forme un bel et bon ensemble, mais ce ne sont pas des animauxà dévorer l’espace comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, là-bas oùsont les tours. Reportez tout votre poids en avant sur lepare-boue, maintenant que nous abordons la montée, mon neveu.Regardez-moi l’action de ce cheval de tête : avez-vous jamaisvu rien de plus aisé, de plus beau ?

Nous montâmes la côte au petit trot mais, mêmeà cette allure, nous vîmes le voiturier qui marchait dans l’ombrede sa voiture énorme aux larges roues, à la capote de toile,s’arrêter pour nous regarder d’un air ébahi. Tout près Hand Cross,on dépassa la diligence royale de Brighton qui s’était mise enroute dès sept heures et demie, qui cheminait lentement, suivie desvoyageurs qui marchaient dans la poussière et qui nous applaudirentau passage.

À Hand Cross, nous aperçûmes au vol le vieuxpropriétaire de l’auberge, qui accourait avec son gin et son paind’épices, mais maintenant la pente était en sens inverse et nousnous mîmes à courir de toute la vitesse que donnent huit bonssabots.

– Savez-vous conduire, mon neveu ?

– Très peu, monsieur.

– On ne saurait apprendre à conduire sur laroute de Brighton.

– Comment cela, monsieur ?

– C’est une trop bonne route, mon neveu. Jen’ai qu’à les laisser aller et elles m’auront bientôt amené dansWestminster. Il n’en a pas toujours été ainsi. Quand j’étais toutjeune, on pouvait apprendre à manœuvrer ses vingt yards de rênes,ici tout comme ailleurs. Il n’y a réellement pas de nos jours debelles occasions de conduire, plus au sud que le comté deLeicester. Trouvez-moi un homme capable de faire marcher ou deretenir ses bêtes sur le parcours d’un vallon du comté d’York,voilà l’homme dont on peut dire qu’il a été à bonne école.

Nous avions franchi la dune de Crawley,parcouru la large rue du village de Crawley, en passant comme auvol entre deux charrettes rustiques avec une adresse qui me prouvaqu’il y avait tout de même de bonnes occasions de bien conduire surla route.

À chaque courbe, je jetais un coup d’œil enavant pour découvrir nos adversaires, mais mon oncle paraissait nepas s’en tourmenter beaucoup, et il s’occupait à me donner desconseils, où il mêlait tant de termes du métier que j’avais de lapeine à le comprendre.

– Gardez un doigt pour chaque rêne, disait-il,sans quoi elles risquent de se tourner en corde. Quant au fouet,moins il fait l’éventail, plus vos bêtes montrent de bonne volonté.Mais, si vous tenez à mettre quelque animation dans votre voiture,arrangez-vous pour que votre mèche cingle justement celui qui en abesoin, et ne la laissez pas voltiger en l’air après qu’elle atouché. J’ai vu un conducteur réchauffer les côtes à un voyageur del’impériale derrière lui, chaque fois qu’il essayait de toucher soncheval de côté. Je crois que ce sont eux qui soulèvent cettepoussière par-là bas.

Une longue étendue de route se dessinaitdevant nous, rayée par les ombres des arbres qui la bordaient.

À travers la campagne verte, un cours d’eauparesseux traînait lentement son eau bleue et passait sous un pontdevant nous.

Au-delà se voyait une plantation de jeunessapins, puis, par-dessus sa silhouette olive, s’élevait untourbillon blanc, qui se déplaçait rapidement, comme une traînée denuages par un jour de bise.

– Oui, oui, ce sont eux, s’écria mon oncle, etil est impossible que d’autres voyagent de ce train-là. Allons,neveu, nous aurons fait la moitié du chemin, lorsque nous auronsfranchi le môle au pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajeten deux heures quatorze minutes. Le prince a fait le parcours àCarlton House avec trois chevaux en tandem en quatre heures etdemie. La première moitié est la plus pénible et nous pourronsgagner du temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagnerl’avance d’ici à Reigate.

Et l’on se lança à fond.

On eût dit que les juments baies devinaient ceque signifiait ce flocon blanc qui était en avant. Elless’allongeaient comme des lévriers.

Nous dépassâmes un phaéton à deux chevaux quise rendait à Londres et nous le laissâmes derrière comme s’il eutété immobile.

Les arbres, les clôtures, les cottagesdéfilaient confusément à nos côtés.

Nous entendîmes les gens jeter des cris dansles champs, convaincus que c’était un attelage affolé.

La vitesse s’accélérait à chaque instant. Lesfers faisaient un cliquetis de castagnettes. Les crinières jaunesvoltigeaient, les roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tousles rivets craquaient, gémissaient pendant que la voiture oscillaitet se balançait au point que je dus me cramponner à la barre decôté.

Mon oncle ralentit l’allure et regarda samontre lorsque nous aperçûmes les tuiles grises et les maisons d’unrouge sale de Reigate dans la dépression qui était devant nous.

– Nous avons fait les six derniers milles enmoins de vingt minutes, dit-il, maintenant nous avons du tempsdevant nous et un peu d’eau au « Lion Rouge » ne leurfera pas de mal. Palefrenier, est-il passé un four-in-handrouge ?

– Vient de passer à l’instant.

– À quelle allure ?

– Au triple galop, monsieur. A accroché laroue d’une voiture de boucher au coin de la Grande-Rue et a étéhors de vue avant que le garçon boucher ait eu le temps de voir cequi l’avait heurté.

– Z-z-zack ! fit la longue mèche.

Et nous voila repartis à toute volée.

C’était jour de marché à Red Hill.

La route était encombrée de charrettes delégumes, de bandes de bœufs des chars à bancs des fermiers.

C’était un vrai plaisir de voir mon oncle seglisser à travers cette mêlée.

Nous ne fîmes que traverser la place dumarché, parmi les cris des hommes, les hurlements des femmes, lafuite des volailles.

Puis, nous fûmes de nouveau en rase campagne,ayant devant nous la longue et raide descente de la route de RedHill.

Mon oncle brandit son fouet, en lançant le criperçant de l’homme qui voit ce qu’il cherchait.

Le nuage de poussière roulait sur la pente enface de nous, et au travers, nous entrevîmes vaguement le dos denos adversaires ainsi qu’un éclair de cuivres polis et une ligneécarlate.

– La partie est à moitié gagnée, mon neveu.Maintenant, il s’agit de les dépasser. En avant, mes joliespetites. Par Georges ! Kitty n’a-t-elle pas chaviré ?

Le cheval de tête était pris d’une boiteriesoudaine.

En un instant, nous fûmes à bas de la voiture,à genoux près de lui.

Ce n’était qu’une pierre qui s’était enfouieentre la fourchette et le fer, mais il nous fallut une ou deuxminutes pour la déloger.

Lorsque nous reprîmes nos places, les Ladeavaient contourné la courbure de la côte et étaient hors devue.

– Quelle malchance, grommela mon oncle, mais,ils ne pourront pas nous échapper.

Pour la première fois, il cingla les juments,car jusqu’alors, il s’était borné à faire voltiger le fouetau-dessus de leur tête.

– Si nous les rattrapons dans les premiersmilles, nous pourrons nous passer de leur compagnie pour le restedu trajet.

Les juments commençaient à donner des signesd’épuisement.

Leur respiration était courte et rauque. Leursbelles robes étaient collées par la moiteur.

Au sommet de la côte, elles reprirent pourtantleur bel élan.

– Où diable sont-ils passés ? s’écria mononcle. Pouvez-vous apercevoir quelques traces d’eux sur la route,mon neveu ?

Nous avons devant nous un long ruban blancparsemé de voitures et de charrettes allant de Croydon à Red Hill,mais du gros four-in-hand rouge, pas le moindreindice.

– Les voilà ! ils se sont dérobés !ils se sont dérobés ! cria-t-il en dirigeant les juments versune route de traverse qui s’embranchait sur la droite de celle quenous avions parcourue.

Et, en effet, au sommet d’une courbe, surnotre droite apparaissait le four-in-hand, dont leschevaux redoublaient d’efforts.

Nos juments allongèrent leur allure et ladistance qui nous séparait d’eux commença à diminuer lentement. Jevis que je pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de SirJohn, que je pouvais compter les plis de son manteau et je finispar distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna denotre côté.

– Nous sommes sur la petite route qui va deGodstone à Warlingham, dit mon oncle. Il aura jugé, à ce qu’il mesemble, qu’il gagnerait du temps à quitter la route des voitures demaraîchers. Mais nous, nous avons une maudite colline à doubler.Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne metrompe.

Pendant qu’il parlait, je vis tout à coupdisparaître les roues du four-in-hand, puis ce fut lecorps, puis les deux personnes placées sur le siège et cela aussibrusquement, aussi promptement que s’ils avaient rebondi sur troismarches d’un gigantesque escalier.

Un moment après nous étions arrivés au mêmeendroit.

La route s’étendait en bas de nous, raide,étroite, descendant en longs crochets dans la vallée. Lefour-in-hand dégringolait par-là de toute la vitesse deses chevaux.

– Je m’en doutais, s’écria mon oncle,puisqu’il n’use pas de serre-frein, pourquoi en userais-je ? Àprésent, mes chéries, un bon coup de collier et nous allons leurmontrer la couleur de notre arrière-train.

Nous passâmes par-dessus la crête etdescendîmes à une allure enragée la côte où la grosse voiture rougeroulait devant nous avec un bruit de tonnerre.

Nous étions déjà dans son nuage de poussière,si bien que nous pouvions à peine distinguer dans le centre unetache d’un rouge sale qui se balançait en roulant, mais dont lecontour devenait de plus en plus net à chaque foulée.

Nous entendions aisément le claquement dufouet en avant de nous, ainsi que la voix perçante de Lady Lade quiencourageait les chevaux.

Mon oncle était très calme, mais un coup d’œilde côté que je lançai sur lui, me fit voir ses lèvres pincées, sesyeux brillants et une petite tache rouge sur chacune de ses jouespâles.

Il n’était nullement nécessaire de presser lesjuments, car elles avaient déjà pris une allure qu’il eut étéimpossible de modérer ou de régler.

La tête de notre premier cheval arriva auniveau de la roue de derrière, puis de celle de devant. Puis, surun parcours de cent yards on ne gagna pas un pouce.

Alors, d’un nouvel élan, le cheval de tête seplaça côte à côte avec le cheval noir du côté de la roue, et notreroue de devant se trouva à moins d’un pouce de leur roue dederrière.

– En voilà de la poussière, dît tranquillementmon oncle.

– Éventez-les, Jack, éventez-les, cria ladame.

Il se dressa et cingla ses chevaux.

– Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare audanger de verser qui attend quelqu’un.

Nous étions parvenus à nous placer exactementsur la même ligne qu’eux et les roues de devant vibraient àl’unisson. Il n’y avait pas six pouces de trop dans la route et, àchaque instant, je m’attendais à entendre le bruit d’un accrochage.Mais alors, comme nous sortions de la poussière, je pus voir devantnous, et mon oncle, le voyant aussi, se mit à siffler entre lesdents.

À deux cents pas environ, en avant de nous, ily avait un pont avec des poteaux et des barres de bois de chaquecôté. La route se rétrécissait en s’en rapprochant, de sorte qu’ilétait évidemment impossible à deux voitures de passer de front. Ilfallait que l’une cédât la place à l’autre. Déjà nos roues étaientà la hauteur de leurs chevaux.

– Je suis en tête, cria mon oncle. Il faut lesretenir, Lade.

– Jamais de la vie, hurla celui-ci.

– Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leurdu fouet, Jack. Tapez à tour de bras.

Il me parut que nous étions lancés ensembledans l’éternité.

Mais mon oncle fit la seule chose qui fûtcapable de nous sauver.

Grâce à un effort désespéré, nous pouvionsencore dépasser la voiture juste en face de l’entrée du pont.

Il se dressa, fouetta vigoureusement à droiteet à gauche les juments, qui, affolées par cette sensation inconnuede douleur se lancèrent avec une fureur extrême.

Nous descendîmes à grand bruit, criant tousensemble à tue-tête dans une sorte de folie passagère, à ce qu’ilme semble, mais nous avancions quand même d’une façon constante etnous étions déjà parvenus en avant des chevaux de tête, quand nousnous élançâmes sur le pont. Je jetai un regard en arrière sur lavoiture. Je vis Lady Lade grinçant de toutes ses petites dentsblanches, se jeter elle-même en avant et tirer des deux mains surles rênes de côté.

– En travers Jack, en travers ces… Qu’ils nepuissent passer.

Si elle avait exécuté cette manœuvre uninstant plus tôt, nous nous serions heurtés violemment contre leparapet de bois, nous l’aurions abattu pour être précipités dans leprofond ravin qui s’ouvrait au-dessous.

Mais il en fut autrement, ce ne fut point lahanche robuste du cheval noir qui était en tête qui fut en contactavec notre roue, mais son avant-train, dont le poids n’était pointsuffisant pour nous faire dévier.

Je vis soudain une entaille humide et rouges’ouvrir sur sa robe noire.

Une minute après, nous volions sur la pente dela route.

Le four-in-hand s’était arrêté.

Sir John Lade et sa femme, qui avaient mispied à terre, pansaient ensemble la blessure du cheval.

– À votre aise, maintenant, belles petites,s’écria mon oncle en reprenant sa place sur le siège et en jetantun coup d’œil par-dessus son épaule. Je n’aurais pas cru Sir JohnLade capable d’un tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tête entravers sur la route ! Je ne tolère pas une mauvaiseplaisanterie de cette sorte, il aura de mes nouvelles demain.

– C’est la petite dame, dis-je.

Le front de mon oncle s’éclaircit et il se mità rire.

– C’était la petite Letty, n’est-ce pas ?J’aurais dû m’en douter. Il y a un souvenir du défunt et regrettéJack Seize Cordes dans ce tour-là. Bah ! ce sont des messagesd’une toute autre sorte que j’envoie à une dame. Ainsi donc, monneveu, nous allons continuer notre route en rendant grâce à notrebonne étoile de ce qu’elle nous ramène par-dessus la Tamise sans unos de cassé.

Nous nous arrêtâmes au « Lévrier » àCroydon où les deux bonnes petites juments furent épongées,caressées, nourries.

Après quoi, prenant une allure aisée, ontraversa Norbury et Streatham.

À la fin, les champs se firent moins nombreux,les murailles plus longues, les villas de la banlieue de moins enmoins espacées jusqu’à se toucher et nous voyageâmes entre deuxrangées de maisons avec des boutiques aux étalages qui en occupentles angles et où la circulation était d’une activité toute nouvellepour moi.

C’était un torrent qui se dirigeait vers lecentre en grondant.

Puis soudain, nous nous trouvâmes sur un largepont au-dessous duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleurde café noir. Des péniches aux poupes ventrues allaient à la dériveà sa surface.

À droite et à gauche s’allongeait une rangée,çà et là, interrompue, irrégulière de maisons aux couleursmultiples s’étendant sur chaque bord aussi loin que portait mavue.

– Ceci est l’édifice du Parlement, mon neveu,dit mon oncle, en me le désignant avec son fouet. Les tours noiresfont partie de l’abbaye de Westminster… Comment va VotreGrâce ? Comment va ?… C’est le duc de Norfolk, ce groshomme en habit bleu sur sa jument à queue tressée. Voici laTrésorerie à gauche, puis les Horse-Guards, et l’Amirauté à cetteporte surmontée de dauphins sculptés dans la pierre.

Je me figurais, comme un jeune homme élevé àla campagne que j’étais, que Londres était simplement uneaccumulation de maisons, mais je fus étonné de voir apparaître dansleurs intervalles des pentes vertes, de beaux arbres à l’aspectprintanier.

– Oui, ce sont les jardins privés, dit mononcle, et voici la fenêtre par où Charles fit le dernier pas, celuiqui le conduisit à l’échafaud. Vous ne croiriez pas que les jumentsont fait cinquante milles, n’est-ce pas ? Voyez comme ellesvont, les petites chéries, pour faire honneur à leur maître.Regardez cette barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regardepar la portière. C’est Pitt qui se rend à la Chambre. Maintenantnous entrons dans Pall Mail. Ce grand bâtiment à gauche c’estCarlton House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vasteséjour enfumé où il y a une horloge et où les deux sentinelles enhabit rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuserue qui porte le même nom. Mon neveu, là se trouve le centre dumonde. C’est dans cette rue que débouche Jermyn Street. Enfin nousvoici près de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinqheures pour venir de la vieille place de Brighton.

Chapitre 9CHEZ WATTIER

La demeure qu’occupait mon oncle dans JermynStreet était toute petite, cinq pièces et un grenier.

– Un cuisinier et un cottage, disait-il, voilaà quoi se réduisent les besoins d’un homme sage.

D’autre part, elle était meublée avec ladélicatesse et le goût qui distinguaient son caractère, si bien queses amis les plus opulents trouvaient dans son charmant petit logisde quoi les dégoûter de leurs somptueuses demeures.

Le grenier même, qui était devenu ma chambre àcoucher, était la plus parfaite merveille de grenier qu’on pûtimaginer.

De beaux et précieux bibelots occupaient tousles coins de chaque pièce. La maison tout entière était devenue unvéritable musée en miniature qui aurait enchanté unconnaisseur.

Mon oncle expliquait la présence de toutes cesjolies choses par un haussement d’épaules et un gested’indifférence.

– Ce sont de petits cadeaux, disait-il, maisce serait une indiscrétion de ma part de dire autre chose.

À Jermyn Street, un billet nous attendait,qu’Ambroise avait déjà envoyé.

Au lieu de dissiper le mystère de sadisparition, il ne fit que le rendre plus impénétrable.

Il était ainsi conçu :

« Mon cher Sir Charles Tregellis,

« Je ne cesserai jamais de regretter queles circonstances m’aient mis dans la nécessité absolue de quittervotre service d’une manière aussi brusque, mais il est survenupendant notre voyage de Friar’s Oak à Brighton un incident qui neme laissait pas d’autre alternative que cette résolution.

« J’espère, toutefois, que mon absence nesera peut-être que passagère.

« La recette de l’empois pour les devantsde chemises est dans le coffre-fort de la banque Drummond.

« Votre très obéissant serviteur,

« AMBROISE. »

– Alors, je suppose qu’il me faudra leremplacer de mon mieux, dit mon oncle, d’un air mécontent, mais quediable a-t-il pu lui arriver qui l’ait obligé à me quitter lorsquenous descendions la côte au grand trot dans ma voiture ? Je netrouverai jamais son pareil pour me battre mon chocolat ou pour mescravates. Je suis désolé. Mais pour le moment, mon ami, il faut quenous fassions venir Weston pour vous équiper. Ce n’est pas le rôled’un gentleman d’aller dans un magasin. C’est le magasin qui doitvenir trouver le gentleman. Jusqu’à ce que vous ayez vos habits, ilfaudra rester en retraite.

La prise des mesures fut une cérémonie desplus solennelles et des plus sérieuses, mais ce ne fut rien encoreà côté de l’essayage, qui eut lieu deux jours plus tard. Mon onclefut véritablement au supplice pendant que chaque pièce du vêtementétait mise en place et que lui et Weston discutaient à propos de lamoindre couture, des revers, des basques, et que je finissais paravoir le vertige, à force de pirouetter devant eux.

Puis, au moment où je m’en croyais quitte,survint le jeune Mr Brummel qui promettait d’être plus difficileencore que mon oncle, et il fallut rebattre à fond toute l’affaireentre eux.

C’était un homme d’assez belle prestance, avecune figure longue, un teint clair, des cheveux châtains et depetits favoris roux.

Ses manières étaient langoureuses, son accenttraînant, et tout en éclipsant mon oncle par le style extravagantde son langage, il lui manquait cet air viril et décidé qui perçaità travers tout ce qu’affectait mon parent.

– Comment ? Georges, s’écria mon oncle,je vous croyais avec votre régiment ?

– J’ai renvoyé mes papiers, dit l’autre avecson accent traînant.

– Je me doutais que cela finirait ainsi.

– Oui, le dixième avait reçu l’ordre de partirpour Manchester et on ne devait compter guère que je me rendrais enun tel endroit. Enfin, j’ai trouvé un major monstrueusementbutor.

– Comment cela ?

– Il supposait que j’étais au fait de cetabsurde exercice, Tregellis, comme vous le pensez bien, j’avaistout autre chose dans l’esprit. Je n’éprouvais aucune difficulté àtrouver ma place à la parade, car il y avait un troupier au nezrouge sur fond gris de puce et j’avais remarqué que ma place étaitjuste devant lui. Cela m’épargnait une infinité d’ennuis. Maisl’autre jour, quand je vins à la parade, je galopai devant uneligne, puis devant une autre, sans pouvoir parvenir à découvrir monhomme au gros nez. Alors, comme je ne savais quel parti prendre,justement je l’aperçois tout seul sur les flancs et je me suisnaturellement mis devant lui. Il parait qu’il avait été mis là pourgarder la place et le major s’oublia jusqu’au point de me dire queje n’entendais rien à mon métier.

Mon oncle se mit à rire et Brummel à meregarder des pieds à la tête, avec ses grands yeux d’hommedifficile.

– Voilà qui ira passablement, dit-il, marronet bleu. Ce sont des nuances tout à fait convenables pour unvêtement. Mais un gilet à fleurs aurait été mieux.

– Je ne trouve pas, dit mon oncle avecvivacité.

– Mon cher Tregellis, vous êtes infaillible enfait de cravates, mais vous me permettrez d’avoir ma manière dejuger en fait de gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu’ilest, mais quelques fleurettes rouges lui donneraient le dernierchic de la perfection dont il a besoin.

Ils discutèrent pendant dix bonnes minutes ens’appuyant de nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournantautour de moi, la tête penchée, le lorgnon fiché dans l’œil.

J’éprouvai un soulagement quand ils finirentpar se mettre d’accord au moyen d’un compromis.

– Il ne faudrait qu’aucune de mes parolesn’ébranlât votre confiance dans le jugement de sir Charles, MrStone, me dit Brummel avec un grand sérieux.

Je lui promis qu’il n’en serait rien.

– Si vous étiez mon neveu, je pense que vousvous conformeriez à mon goût, mais tel que vous voilà, vous ferezfort bonne figure. L’année dernière, il vint à la ville un jeunecousin qu’on recommandait à mes soins. Mais il ne voulait accepteraucun conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dansSaint-James street, vêtu d’un habit de couleur tabac à priser quiavait été coupé par un tailleur de campagne. Il me fit un salut.Naturellement, je savais ce que je me devais à moi-même. Je leregardai de haut en bas. Cela suffit à mettre fin à ses projets deréussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieurStone ?

– Du Sussex, monsieur.

– Du Sussex ? Ah ! c’est là quej’envoie blanchir mon linge. Il y a une personne qui s’entendparfaitement à empeser et qui demeure près de Hayward’s Heath.J’envoie deux chemises à la fois. Quand on en envoie davantage,cela excite cette femme et distrait son attention. Tout ce que jepeux souffrir de la campagne, c’est son blanchissage. Mais jeserais énormément ennuyé s’il me fallait y vivre. Qu’est-ce qu’onpeut bien y faire ?

– Vous ne chassez pas, Georges ?

– Quand je chasse, c’est à la femme. Maissûrement, Charles, vous ne donnez pas dans les chiens.

– Je suis sorti avec les Belvoir l’hiverdernier.

– Les Belvoir ? Avez-vous entendu contercomment j’ai roulé Rutland ? L’histoire a couru les clubs tousces mois-ci. Je pariai avec lui que mon carnier serait plus lourdque le sien. Il fit trois livres et demie, mais je tuai son pointercouleur de foie et il fut obligé de payer. Mais pour parler chasse,quel amusement peut-on trouver à courir de tous côtés au milieud’une foule de paysans crasseux qui galopent. Chacun son goût, maisavec une fenêtre chez Brooks le jour et un coin confortable à latable de Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et demon corps sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j’aiplumé Montague le brasseur ?

– Je n’étais pas à la ville.

– Je lui ai gagné huit mille livres en uneséance : « Désormais, monsieur le brasseur, lui dis-je,je boirai de votre bière. » « Toute la canaille deLondres en boit », m’a-t-il répondu. C’était une impolitessemonstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent pas perdre avecgrâce. Allons, je pars. Je vais payer à ce juif de King quelquespetits intérêts. Est-ce que vous allez de ce côté ? Alors,bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club ou auMail, sans doute ?

Et il s’en alla à petits pas à sesaffaires.

– Ce jeune homme est destiné à prendre maplace, dit gravement mon oncle après le départ de Brummel. Il esttrès jeune, il n’a pas d’ancêtres et il s’est frayé la route parson aplomb imperturbable, son goût naturel et l’extravagance de sonlangage. Il n’a pas son pareil pour être impertinent avec la plusparfaite politesse. Avec son demi-sourire, sa façon de remonter lessourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de cesmatins. Déjà on cite son opinion dans les clubs en concurrence avecla mienne. Bah ! chaque homme a son jour et quand je seraiconvaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverraplus, car il n’est pas dans ma nature d’accepter le second rangaprès n’importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cethabillement marron et bleu vous pourrez pénétrer partout. Donc, sivous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-à-vis etje vous montrerai quelque peu la ville.

Comment décrire tout ce que nous vîmes, toutce que nous fîmes dans cette charmante journée deprintemps ?

Pour moi, il me semblait que j’étaistransporté dans un monde féerique et mon oncle m’apparaissait commeun bienveillant magicien en habit à large col et à longues basquesqui m’en faisait les honneurs.

Il me montra les rues du West-End, avec leursbelles voitures, leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, leshommes en habit de couleur sombre, tout ce monde se croisant,allant, venant d’un pas pressé, se croisant encore comme desfourmis dont vous auriez bouleversé le nid d’un coup de canne.

Jamais mon imagination n’aurait pu concevoirces rangées infinies de maisons et ce flot incessant de vies quiroulait entre elles.

Puis, nous descendîmes par le Strand où lacohue était plus dense encore. Nous franchîmes enfin Temple Bar,pénétrant ainsi dans la Cité, bien que mon oncle me priât de n’enparler à personne : il ne tenait pas à ce que cela fût su dansle public.

Là je vis la Bourse et la Banque et le caféLloyd avec ses négociants en habits bruns, aux figures âpres, lesemployés toujours pressés, les énormes chevaux et les voituriersactifs.

C’était un monde bien différent de celui quenous avions quitté, celui du West-End, le monde de l’énergie et dela force, où le désœuvré et l’inutile n’eussent pas trouvéplace.

Malgré mon jeune âge, je compris que lapuissance de la Grande-Bretagne était là, dans cette forêt denavires marchands, dans les ballots que l’on montait par lesfenêtres des magasins, dans ces chariots chargés qui grondaient surles pavés de galets.

C’était là, dans la cité de Londres, que setrouvait la racine principale qui avait donné naissance à l’Empire,à sa fortune au magnifique épanouissement.

La mode peut changer, ainsi que le langage etles mœurs, mais l’esprit d’entreprise que recèle cet espace d’unmille ou deux en carré ne saurait changer, car s’il se flétrit,tout ce qui en est issu est condamné à se flétrir également.

Nous lunchâmes chez Stephen, l’auberge à lamode, dans Bond Street, où je vis une file de tilburys etde chevaux de selle qui s’allongeait depuis la porte jusqu’au boutde la rue.

De là nous allâmes au Mail, dans le parc deSaint-James, puis chez Brookes où était le grand club whig, etenfin on retourna chez Wattier où se donnaient rendez-vous pourjouer les gens à la mode.

Partout, je vis les mêmes types d’hommes àtournures raides, aux petits gilets.

Tous témoignaient la plus grande déférence àmon oncle et, pour lui être agréable, m’accueillaient avec unebienveillante tolérance.

Les propos étaient toujours dans le genre deceux que j’avais déjà entendus au Pavillon. On s’entretenait depolitique, de la santé du roi. On causait de l’extravagance duPrince, de la guerre, qui paraissait prête à éclater de nouveau,des courses de chevaux et du ring.

Je m’aperçus ainsi que l’excentricité était làaussi à la mode, comme me l’avait dit mon oncle, et si lescontinentaux nous regardent encore aujourd’hui comme une nation detoqués, c’est sans doute une tradition qui remonte à l’époque oùles seuls voyageurs qu’il leur arrivât de voir appartenaient à laclasse avec laquelle je me trouvais alors en contact.

C’était un âge d’héroïsme et de folie.

D’une part, les menaces incessantes deBonaparte avaient appelé au premier plan des hommes de guerre, desmarins, des hommes d’État tels que Pitt, Nelson, et plus tardWellington.

Nous étions grands par les armes et nousn’allions guère tarder à l’être dans les lettres, car Scott etByron furent dans leur temps les plus grandes puissances del’Europe.

D’autre part, un grain de folie réelle ousimulée était un passeport qui vous ouvrait les portes ferméesdevant la sagesse ou la vertu.

L’homme qui était capable d’entrer dans unsalon en marchant sur les mains, l’homme qui s’était limé les dentsafin de siffler comme un cocher, l’homme qui pensait toujours àhaute voix de façon à tenir toujours ses hôtes dans un frissond’appréhension, tels étaient les gens qui arrivaient sans peine àse placer au premier plan de la société de Londres.

Et il n’était pas possible de tracer unedistinction entre l’héroïsme et la folie, car bien peu de gensétaient capables d’échapper entièrement à la contagion del’époque.

En un temps où le Premier était un grandbuveur, le leader de l’opposition un débauché, où le prince deGalles réunissait ces attributs, on aurait eu grand peine à trouverun homme dont le caractère fût également irréprochable en public etdans sa vie privée.

En même temps, cette époque-là, avec tous sesvices, était une époque d’énergie et vous serez heureux si dans lavôtre le pays produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scottet Wellington.

Ce soir-là, comme j’étais chez Wattier, auprèsde mon oncle, sur un de ces sièges capitonnés de velours rouge,l’on me montra un de ces types singuliers dont la renommée et lesexcentricités ne sont point encore oubliées du mondecontemporain.

La longue salle, avec ses nombreuses colonnes,ses miroirs et ses lustres, était bondée de ces citadins au sangvif, à la voix bruyante, tous en toilette du soir de couleursombre, en bas blancs, en devants de chemise de batiste et leurspetits chapeaux à ressort sous le bras.

– Ce vieux gentleman à figure couperosée, auxjambes grêles, me dit mon oncle, c’est le marquis de Queensberry.Sa chaise a fait un trajet de dix-neuf milles en une heure dans unmatch contre le comte Taafe, et il a envoyé un message à cinquantemilles de distance, en trente minutes, en le faisant passer demains en mains dans une balle de cricket. L’homme, avec lequel ilcause, est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclurele prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoirdéclaré et retiré la monte de son jockey Sam Chifney. Voici lecapitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde enmatière d’entraînement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles envingt et une heures. Vous n’avez qu’à regarder ses mollets pourvous convaincre que la nature l’a fait exprès pour cela. Il y a iciun autre marcheur. C’est l’homme au gilet à fleurs qui est deboutprès du feu. C’est le beau Whalley qui a fait le voyage deJérusalem en long habit bleu, bottes à l’écuyère et gants depeau.

– Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur ?demandai-je tout étonné.

– Parce que c’était sa fantaisie, dit-il, etcette promenade l’a fait entrer dans la société, ce qui vaut mieuxque d’être entré à Jérusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l’hommeau grand nez aquilin. C’est l’homme qui se lève tous les jours àsix heures du soir et à la cave la mieux pourvue de tabac à priserde l’Europe. C’est lui qui a ordonné à son domestique de mettre unedemi-douzaine de bouteilles de sherry à côté de son lit et de leréveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui estcapable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d’argumenteravec un évêque. L’homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, estle général Scott qui vit de pain grillé et d’eau et qui a gagnédeux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune LordBlandfort qui, l’autre jour, a payé dix-huit cents livres unexemplaire de Boccace. Soir, Dudley.

– Soir, Tregellis.

Un homme d’un certain âge, à l’air hagard,s’était arrêté devant nous et me toisait des pieds à la tête.

– Quelque jeune blanc-bec que Charlie auraramassé à la campagne, murmura-t-il. Il n’a pas une tournure à luifaire honneur. Quitté la ville, Tregellis ?

– Pendant quelques jours.

– Hein ! fit l’homme en reportant sur mononcle son regard endormi. Il a l’air au plus mal. Il repartira pourla campagne les pieds en avant, un de ces jours, s’il ne se met pasà enrayer.

Il hocha la tête et s’éloigna.

– Il ne faut pas prendre l’air mortifié, ditmon oncle en souriant. C’est le vieux Lord Dudley et il a pourgenre de penser tout haut. On s’en fâchait souvent, mais on n’yfait plus d’attention maintenant. Tenez, la semaine dernière, commeil dînait chez Lord Elgin, il a prié la compagnie d’agréer sesexcuses pour la mauvaise qualité de la cuisine. Comme vous levoyez, il se croyait à sa propre table. Cela lui donne une place àpart dans la société. C’est à lord Harewood qu’il s’est cramponnépour le moment. La particularité de Harewood, c’est de copier leprince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous lecollet de son habit, croyant que la queue commençait à passer demode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l’homme laid,comme on le nommait à Paris. L’autre, c’est Lord Foley, qu’onsurnomme le numéro onze en raison de la minceur de ses jambes.

– Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je.

– Oui, il va venir nous trouver bientôt. Cejeune homme a certainement de l’avenir. Remarquez-vous la façondont il regarde autour de lui, de dessous ses paupières, comme sic’était par condescendance qu’il est venu. Les petites poses sontinsupportables, mais quand elles sont poussées jusqu’aux derniersextrêmes, elles deviennent respectables. Comment va,Georges ?

– Avez-vous entendu ce qu’on dit de VerekerMerton ? demanda Brummel qui se promenait avec un ou deuxautres beaux sur ses talons. Il s’est sauvé avec la cuisinière deson père et l’a bel et bien épousée.

– Qu’a fait Lord Merton ?

– Il les a félicités chaleureusement et areconnu qu’il avait toujours méconnu l’esprit de son fils. Il vahabiter avec le jeune couple et consent à une forte pension, à lacondition que la mariée continue à exercer sa profession. À propos,Tregellis, il court des bruits que vous seriez sur le point de vousmarier ?

– Je ne crois pas, répondit mon oncle. Ceserait une faute que d’accabler une seule personne sous desattentions que tant d’autres seraient enchantées de separtager.

– Ma façon de voir absolument, et exprimée dela manière la plus heureuse ! s’écria Brummel. Est-ce juste debriser une douzaine de cœurs pour donner à un seul l’ivresse duravissement ? Je pars la semaine prochaine pour lecontinent.

– Les recors, demanda un de ses voisins.

– Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non,c’est pour combiner l’agrément et l’instruction. En outre, il estnécessaire d’aller à Paris pour nos petites affaires et s’il y ades chances pour qu’une nouvelle guerre éclate, il serait bon des’en assurer une provision.

– C’est parfaitement juste, dit mon oncle, quisemblait avoir à cœur de ne pas se laisser surpasser enextravagance par Brummel. Je faisais ordinairement venir mes gantssoufre du Palais-Royal. En 93, quand la guerre a éclaté, j’en aiété privé pendant neuf ans. Si je n’avais pas loué un lougre toutexprès pour en introduire en contrebande, j’aurais peut-être étéréduit à notre cuir tanné d’Angleterre.

– Les Anglais sont supérieurs pour fabriquerun fer à repasser ou un tisonnier, mais tout ce qui demande plus dedélicatesse est hors de leur portée.

– Nos tailleurs sont bons, s’écria mon oncle,mais nos étoffes laissent à désirer par le goût et la variété. Laguerre nous a rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interditles voyages. Il n’y a rien qui vaille comme les voyages pour formerl’intelligence. L’année dernière, par exemple, je suis tombé sur denouvelles étoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, à Venise.C’était jaune avec les plus jolis chatoiements rouges qu’on pûttrouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n’avais pasvoyagé ? J’en emportai avec moi et pendant quelque temps celafit fureur.

– Le prince s’en éprit aussi.

– Oui, en général, il se conforme à madirection. L’année dernière, nous étions habillés d’une façon sisemblable qu’on nous prenait souvent l’un pour l’autre. Ce que jedis là n’est pas à mon avantage, mais c’était ainsi. Il se plaintsouvent que les mêmes choses ne vont pas si bien sur lui que surmoi. Mais puis-je faire la réponse qui se présented’elle-même ? À propos, Georges, je ne vous ai pas vu au balde la marquise de Douvres.

– Oui, j’y étais et j’y suis resté environ unquart d’heure. Je suis surpris que vous ne m’y ayez pas vu.Toutefois, je ne suis pas allé plus loin que l’entrée, car unepréférence injuste donne lieu à de la jalousie.

– J’y suis allé dès la première heure, dit mononcle, car j’avais entendu dire qu’il y aurait des débutantes fortpassables. Je suis toujours enchanté quand je trouve l’occasion defaire un compliment à quelqu’une d’entre elles. C’est une chose quiest arrivée, mais rarement, car j’ai un idéal que je maintiens bienhaut.

C’est ainsi que causaient ces personnagessinguliers.

Pour moi, en les regardant tour à tour, je nepouvais m’imaginer pourquoi ils n’éclataient pas de rire au nezl’un de l’autre.

Bien loin de là, leur conversation était fortgrave et semée d’un nombre infini de petites révérences. À chaqueinstant, ils ouvraient et fermaient leurs tabatières, déployaientdes mouchoirs brodés.

Un véritable rassemblement s’était forméautour d’eux et je m’aperçus fort bien que cette conversation avaitété considérée comme un match entre les deux hommes que l’onregardait comme des arbitres se disputant l’empire de la mode.

Le marquis de Queensberry y mit fin en passantson bras sous celui de Brummel et l’emmenant, pendant que mon onclefaisait saillir son devant de chemise en batiste à dentelles etagitait ses manchettes, comme s’il était satisfait de la figurequ’il avait faite dans la partie.

Quarante-sept ans se sont écoulés, depuis quej’écoutais ce cercle de dandys ; et maintenant où sont leurspetits chapeaux, leurs gilets mirobolants et leurs bottes, devantlesquelles on eût pu faire son nœud de cravate.

Ils menaient d’étranges existences cesgens-là, et ils moururent d’étrange façon, quelques-uns de leurspropres mains, d’autres dans la misère, d’autres dans la prisonpour dettes, et d’autres enfin, comme ce fut le cas pour le plusbrillant d’entre eux, à l’étranger, dans une maison de fous.

– Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon onclequand nous passâmes par une porte ouverte qui se trouvait sur notretrajet.

J’y jetai un coup d’œil et je vis une rangéede petites tables couvertes de serge verte, autour desquellesétaient assis de petits groupes.

À un bout, il y avait une table plus longued’où partait un murmure continuel de voix.

– Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrezici, dit mon oncle, à moins que vous n’ayez des nerfs et dusang-froid. Ah ! Sir Lothian, j’espère que la chance est devotre côté ?

Un homme de haute taille, mince, à figure dureet sévère, s’était avancé de quelques pas hors de la pièce.

Sous ses sourcils touffus, pétillaient deuxyeux, vifs, gris, fureteurs.

Ses traits grossiers étaient profondémentcreusés aux joues et aux tempes comme du silex rongé par l’eau.

Il était entièrement vêtu de noir et jeremarquai qu’il avait un balancement des épaules comme s’il avaitbu.

– Perdu comme un démon, dit-il d’un tonsaccadé.

– Aux dés ?

– Non, au whist.

– Vous n’avez pas dû être fortement atteint àce jeu-là ?

– Ah ! vous croyez, dit-il d’une voixgrognonne, en jouant cent livres la levée et mille le point, etperdant cinq heures de suite. Eh bien ! Qu’est-ce que vousdites de cela ?

Mon oncle fut évidemment frappé de l’airhagard qu’avait la physionomie de l’autre homme.

– J’espère que vous n’en êtes pas trop mal enpoint.

– Assez mal. Je n’aime pas trop à parler decela. À propos, Tregellis, avez-vous trouvé déjà votre homme pourcette lutte ?

– Non.

– Il me semble que vous lanternez depuis bienlongtemps. Vous savez, on joue ou l’on paie. Je demanderai leforfait si vous n’en venez pas au fait.

– Si vous fixez une date, j’amènerai monhomme, Sir Lothian, dit mon oncle avec froideur.

– Mettons quatre semaines à partird’aujourd’hui, si cela vous convient.

– Parfaitement, le 18 mai.

– J’espère que d’ici ce jour-là, j’auraichangé de nom.

– Comment cela ? demanda mon oncleétonné.

– Il se pourrait fort bien que je devienneLord Avon.

– Quoi ! Est-ce que vous auriez desnouvelles ? demanda mon oncle d’une voix où je remarquai untremblement.

– J’ai envoyé mon agent à Montevideo. Il croitavoir la preuve que Lord Avon y est mort. En tout cas, il estabsurde de supposer que parce qu’un assassin se dérobe à lajustice…

– Je ne vous permets pas d’employer ceterme-là, Sir Lothian, dit mon oncle d’un ton sec.

– Vous étiez là aussi bien que moi : Voussavez qu’il était le meurtrier.

– Je vous répète que vous ne le direz pas.

Les petits yeux gris et méchants de sirLothian durent s’abaisser devant la colère impérieuse qui brillaitdans ceux de mon oncle.

– Eh bien ! Même en laissant cela decôté, il est monstrueux que le titre et les domaines restent ainsien suspens pour toujours. Je suis l’héritier, Tregellis, etj’entends faire valoir mes droits.

– Je suis, et vous le savez bien, l’ami intimede Lord Avon, dit mon oncle avec raideur. Sa disparition n’a enrien diminué mon affection pour lui et tant que son sort n’aura pasété établi d’une manière certaine, je ferai tout mon possible pourque ses droits à lui soient également respectés.

– Ses droits, c’est de tomber au bout d’unelongue corde et d’avoir l’échiné brisée, répondit sir Lothian.

Et alors, changeant subitement de manières, ilposa la main sur la manche de mon oncle :

– Allons, allons, Tregellis ! J’étais sonami autant que vous, dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faitset il est un peu tard, aujourd’hui, pour nous chamailler à cepropos. Votre invitation reste fixée à vendredi soir ?

– Certainement.

– J’amènerai avec moi Wilson le Crabe et nousarrangerons définitivement les conditions de notre petit pari.

– Très bien, sir Lothian. J’espère vousvoir.

Ils se saluèrent.

Mon oncle s’arrêta un instant à le suivre desyeux pendant qu’il se mêlait à la foule.

– Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardicavalier, le meilleur tireur au pistolet de toute l’Angleterre,mais… homme dangereux.

Chapitre 10LES HOMMES DU RING

Ce fut à la fin de ma première semaine passéeà Londres, que mon oncle donna un souper à la Fantaisie, commec’était l’habitude des gentlemen de cette époque, qui voulaientfaire figure dans ce public comme Corinthiens et patrons desport.

Il avait invité non seulement les principauxchampions de l’époque, mais encore les personnages à la mode quis’intéressaient le plus au ring : Mr Flechter Reid, lord Sayand Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery,sir Thomas Apreece, l’honorable Berkeley Craven, et biend’autres.

Le bruit s’était déjà répandu dans les clubsque le prince serait présent et l’on recherchait avec ardeur lesinvitations.

La Voiture et les Chevaux était unemaison bien connue des gens de sport.

Elle avait pour propriétaire un ancienprofessionnel, pugiliste de valeur.

L’aménagement en était primitif autant qu’ille fallait pour satisfaire le bohémien le plus accompli.

Une des modes les plus curieuses, qui aientdisparu maintenant, voulait que les gens, blasés sur le luxe et lahaute vie, eussent l’air de trouver un plaisir piquant à descendrejusqu’aux degrés les plus bas de l’échelle sociale.

Aussi, les maisons de nuit et les tapis francsde Covent-Garden et de Haymarket réunissaient-ils souvent sousleurs voûtes enfumées une illustre compagnie.

C’était pour ces gens-là un changement que detourner le dos à la cuisine de Weltjie ou d’Ude, au chambertin duvieux Q… pour aller dîner dans une maison où se réunissaient descommissionnaires pour y manger une tranche de bœuf et la fairedescendre au moyen d’une pinte d’ale bue à la cruche d’étain.

Une foule grossière s’était amassée dans larue pour voir entrer les champions.

Mon oncle m’avertit de surveiller mes pochespendant que nous la traversions.

À l’intérieur était une pièce tendue derideaux d’un rouge d’étain, au sol sablé, aux murs garnis degravures représentant des scènes de pugilat et des courses dechevaux. Des tables aux taches brunes, produites par les liqueurs,étaient disposées çà et là.

Autour d’une d’elles, une demi-douzaine degaillards à l’aspect formidable étaient assis, tandis que l’und’eux, celui qui avait l’air le plus brutal, y était perchébalançant les jambes. Devant eux était un plateau chargé de petitsverres et de pots d’étain.

– Les amis avaient soif, monsieur, aussi leurai-je apporté un peu d’ale, de délie-langues, dit à demi-voixl’hôtelier. J’espère que vous n’y trouverez pas d’inconvénient.

– Vous avez très bien fait, Bob. Comment çava-t-il, vous tous ? Comment allez-vous, Maddox ? etvous, Baldwin ? Ah ! Belcher, je suis enchanté de vousvoir.

Les champions se levèrent et ôtèrent leurchapeau à l’exception de l’individu assis sur la table qui continuaà balancer ses jambes et à regarder très froidement et bien en facemon oncle.

– Comment ça va, Berks ?

– Pas trop mal et vous ?

– Dites : monsieur, quand vous parlez àun m’sieur, dit Belcher et aussitôt, donnant une brusque secousse àla table, il lança Berks presque entre les bras de mon oncle.

– Hé Jem, pas de ça ! dit Berks d’un tonbourru.

– Je vous apprendrai les bonnes manières, Joe,puisque votre père a oublié de le faire. Vous n’êtes pas ici pourboire du tord-boyaux dans un sale taudis, mais vous êtes enprésence de nobles personnes, de Corinthiens à la dernière mode, etvous devez vous régler sur leurs façons.

– J’ai été considéré toujours comme unemanière de noble personne, moi-même, dit Berks la langue épaisse,mais si par hasard j’avais dit ou fait quelque chose que je nedoive pas…

– Voyons, là, Berks, c’est très bien, s’écriamon oncle, qui avait à cœur d’arranger les choses et de coupercourt à toute querelle au début de la soirée. Voici d’autres de nosamis. Comment ça va-t-il, Apreece ? et vous aussi,colonel ? Eh bien ! Jackson, vous paraissez avoir gagnéimmensément. Bonsoir, Lade, j’espère que Lady Lade ne s’est pastrouvée trop mal de notre charmante promenade en voiture ?Ah ! Mendoza, vous avez l’air aujourd’hui en assez bonne formepour jeter votre chapeau par-dessus les cordes. Sir Lothian, jesuis heureux de vous voir. Vous trouverez ici quelques vieuxamis.

Parmi la foule mobile des Corinthiens et desboxeurs qui se pressaient dans la pièce, j’avais entrevu la carruresolide et la face épanouie du champion Harrison.

Sa vue me fit l’effet d’une bouffée d’air dela dune du Sud qui avait pénétré jusque dans cette chambre auplafond bas, sentant l’huile, et je courus pour lui serrer lamain.

– Ah ! maître Rodney. Ou bien dois-jevous appeler monsieur Stone, comme je le suppose ? Vous êtessi changé qu’on ne vous reconnaîtrait pas. J’ai bien de la peine àcroire que c’est véritablement vous qui veniez si souvent tirer lesoufflet, quand le petit Jim et moi nous étions à l’enclume.Eh ! comme vous voilà beau, pour sûr !

– Quelles nouvelles apportez-vous de Friar’sOak ? demandai-je avec empressement.

– Votre père est venu faire un tour chez moipour causer de vous, et il me dit que la guerre va éclater denouveau, et qu’il espère vous voir à Londres dans peu de jours, caril doit se rendre ici pour visiter Lord Nelson et se mettre enquête d’un vaisseau. Votre mère se porte bien. Je l’ai vue dimancheà l’église.

– Et Petit Jim ?

La figure bonhomme du champion Harrisons’assombrit.

– Il s’était mis sérieusement en tête de venirici, ce soir, mais j’avais des raisons pour ne pas le désirer, desorte qu’il y a un nuage entre nous. C’est le premier, et cela mepèse, maître Rodney. Entre nous, j’ai de très bonnes raisons pourdésirer qu’il reste avec moi et je suis sûr qu’avec sa fierté decaractère et ses idées, il n’arriverait jamais à retrouver sonéquilibre une fois qu’il aurait goûté de Londres. Je l’ai laissélà-bas, avec une besogne suffisante pour le tenir occupé jusqu’àmon retour près de lui.

Un homme de haute taille, de proportionssuperbes et très élégamment vêtu, s’avançait vers nous.

Il nous regarda fixement, tout surpris, ettendit la main à mon interlocuteur.

– Eh quoi ? Jack Harrison ? Unevraie résurrection. D’où venez-vous ?

– Enchanté de vous voir, Jackson, dit mon ami.Vous avez l’air aussi jeune et aussi solide que jamais.

– Mais oui, merci, j’ai déposé la ceinture lejour où je n’ai plus trouvé personne avec qui je puisse lutter, etje me suis mis à donner des leçons.

– Et moi j’exerce le métier de forgeron, parlà-bas, dans le Sussex.

– Je me suis souvent demandé pourquoi vousn’avez pas guigné ma ceinture. Je vous le dis franchement, d’hommeà homme, je suis très content que vous ne l’ayez pas fait.

– Eh bien ! C’est très beau de votre partde parler ainsi, Jackson. Je l’aurais peut-être essayé, mais labonne femme s’y est opposée. Elle a été une excellente épouse pourmoi, et je n’ai pas un mot à dire contre elle. Mais je me sensquelque peu isolé, car tous ces jeunes gens ont paru depuis montemps.

– Vous pourriez en battre quelques-uns encore,dit Jackson en palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vitmeilleure étoile dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait unevraie fête que de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes.Voulez-vous que je vous engage contre eux ?

Les yeux d’Harrison étincelèrent à cette idée,mais il secoua la tête.

– C’est inutile, Jackson, j’ai promis à mavieille. Voilà Belcher. N’est-ce pas ce jeune gaillard à belletournure, à l’habit si voyant.

– Oui, c’est Jem, vous ne l’avez pas vu, c’estun joyau.

– Je l’ai entendu dire. Quel est ce toutjeune, qui est près de lui ? Il m’a l’air d’un solidegars.

– C’est un nouveau qui vient de l’Ouest. On lenomme Wilson le Crabe.

Harrison le considéra avec intérêt.

– J’ai entendu parler de lui. On organise unmatch sur lui, n’est-ce pas ?

– Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman à figuremaigre que l’on voit là-bas, l’a retenu contre l’homme de sirCharles Tregellis. Nous allons apprendre des nouvelles de ce matchce soir, à ce qu’il paraît. Jem Belcher s’attend à de beauxexploits de la part de Wilson le Crabe. Voici Tom le frère deBelcher. Il cherche aussi un engagement. On dit qu’il est plus vifque Jem avec les gants, mais qu’il ne frappe pas aussi dur. J’étaisen train de parler de votre frère, Jem.

– Le petit fera son chemin, dit Belcher quis’était approché. Pour le moment, il se joue plutôt qu’il ne sebat, mais quand il aura jeté sa gourme, je le tiens contren’importe lequel de ceux qui sont sur la liste. Il y a dansBristol, en ce moment, autant de champions qu’il y a de bouteillesdans un cellier. Nous en avons reçu deux de plus – Gully et Pearse– qui feront souhaiter à vos tourtereaux de Londres, qu’ilsretournent bientôt dans leur pays de l’Ouest.

– Voici le Prince, dit Jackson, à unbourdonnement confus qui vint de la porte.

Je vis Georges s’avancer à grands fracas avecun sourire bienveillant sur sa face pleine de bonhomie.

Mon oncle lui souhaita la bienvenue et luiamena quelques Corinthiens pour les lui présenter.

– Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher àJackson. Berks boit du gin à même la cruche et vous savez quelcochon ça fait quand il est saoul.

– Il faut lui mettre un bouchon, papa, direntplusieurs des autres boxeurs. Quand il est à jeun on ne peut pasdire qu’il est un charmeur, mais quand il est chargé, il n’y a plusmoyen de le supporter.

Jackson, en raison de ses prouesses et du tactdont il faisait preuve, avait été choisi comme ordonnateur en chefde tout ce qui concernait le corps des boxeurs, qui le désignaithabituellement sous le nom de commandant en chef.

Lui et Belcher s’approchèrent de la table surlaquelle Berks s’était perché.

Le coquin avait déjà la figure allumée, lesyeux lourds et injectés.

– Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, ditJackson. Le Prince est ici et…

– Je ne l’ai pas encore aperçu, dit Berksquittant la table en chancelant. Où est-il, patron ? Allez luidire que Joe Berks serait très fier de le secouer par la main.

– Non, pas de ça, Joe, dit Jackson en posantla main sur la poitrine de Berks qui faisait un effort pour sefrayer passage dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir à votreplace. Sinon nous vous mettrons à un endroit où vous ferez autantde bruit qu’il vous plaira.

– Où est-il cet endroit, patron ?

– Dans la rue, par la fenêtre. Nous entendonsavoir une soirée tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allonsvous le montrer, si vous prétendez nous faire voir de vos tours deWhitechapel.

– Doucement, patron, grogna Berks, sûrementj’ai toujours eu la réputation de me conduire comme il faut.

– C’est ce que j’ai toujours dit, Berks, ettâchez de vous conduire comme si vous l’étiez. Mais voici que notresouper est prêt. Le Prince et Lord Sele font leur entrée. Deux àdeux, mes gars, et n’oubliez pas dans quelle société vous êtes.

Le repas fut servi dans une grande salle où ledrapeau de la Grande-Bretagne et des devises en grand nombredécoraient les murs.

Les tables étaient arrangées de façon à formerles trois côtés d’un carré.

Mon oncle occupait le centre de la plus grandeet avait le Prince à sa droite, Lord Sele à sa gauche. Il avait eula sage précaution de répartir les places à l’avance, de manière àrépartir les gentlemen parmi les professionnels et à éviter ledanger de mettre côte à côte deux ennemis, comme celui de placer unhomme, qui avait été récemment vaincu, à côté de son vainqueur.

Quant à moi, j’avais d’un côté le championHarrison et de l’autre un gros gaillard à figure épanouie quim’apprit qu’il se nommait Bill War, qu’il était propriétaire d’unpublic house à l’Unique Tonne dans Jermyn Street, et qu’il était undes plus rudes champions de la liste.

– C’est ma viande qui me perd, monsieur, medit-il. Ça me pousse sur le corps avec une rapidité surprenante. Jedevrais me battre à treize stone huit onces et je suis arrivé aupoids de dix-sept. Ce sont les affaires qui en sont la cause. Ilfaut que je reste derrière le comptoir toute la journée et pasmoyen de refuser une tournée de peur de fâcher un client. Voilà quia perdu plus d’un champion avant moi.

– Vous devriez prendre ma profession, ditHarrison. Je me suis fait forgeron et je n’ai pas pris undemi-stone de plus en quinze ans.

– Chez nous, les uns se mettent à un métier,les autres à un autre, mais le plus grand nombre se font tenanciersde bars pour leur compte.

– Voyez Will Wood que j’ai battu en quaranterounds au beau milieu d’une tempête de neige par là-bas, du côté deNavestock. Il conduit une voiture de louage. Le petit Firby, cebandit, est garçon de café à présent. Dick Humphries… il estmarchand de charbon, il a toujours tenu à être distingué. GeorgesIngleston est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit à lacampagne, il y a au moins une chose qu’on ne risque pas, c’estd’avoir des jeunes Corinthiens et des étourneaux de bonne familletoujours devant vous à vous provoquer en face.

C’était bien le dernier inconvénient auquel,selon moi, fût exposé un professionnel fameux par ses victoires,mais plusieurs gaillards à figures bovines, qui étaient de l’autrecôté de la table, approuvèrent de la tête.

– Vous avez raison, Bill, dit l’un d’eux.Personne n’a autant que moi d’ennuis avec eux. Un beau soir, lesvoilà qui entrent dans mon bar, échauffés par le vin. « C’estvous qui êtes Tom Owen, le boxeur, que dit l’un d’eux »« À votre service, Monsieur, que je réponds. » « Ehbien, attrapez ça, » dit-il, et voilà une bourrade sur le nez, oubien ils me lancent une gifle du revers de la main, à travers leschopes, ou bien c’est autre chose. Alors, ils peuvent allerbrailler partout qu’ils ont tapé sur Tom Owen.

– Est-ce que vous ne leur débouchez pasquelques fioles en récompense ? demanda Harrison.

– Je ne discute jamais avec eux ; je leurdis : « À présent, Messieurs, ma profession est celle deboxeur et je ne me bats pas pour l’amour de l’art, pas plus qu’unmédecin ne vous drogue pour rien, pas plus qu’un boucher ne vousfait cadeau de ses tranches de rumsteak. Faites une petite bourse,mon maître, et je vous promets de vous faire honneur. Mais ne vousfigurez pas que vous aller sortir d’ici, vous faire gorger à l’œilpar un champion de poids moyen. »

– C’est aussi comme cela que je fais, Tom, ditson gros voisin. S’ils mettent une guinée sur le comptoir – ils n’ymanquent pas quand ils ont beaucoup bu – je leur donne ce quej’estime valoir une guinée et je ramasse l’argent.

– Mais s’ils ne le font pas.

– Eh bien ! dans ce cas, il s’agit d’uneattaque ordinaire contre un fidèle sujet de Sa Majesté, le nomméWilliam War. Je les traîne devant le magistrat le lendemain. Çaleur coûte huit jours ou vingt shillings.

Pendant ce temps, le souper avançait à grandtrain.

C’était un de ces repas solides et peucompliqués qui étaient à la mode au temps de nos grands-pères etcela vous expliquera, à certains d’entre vous, pourquoi ils n’ontjamais connu ces parents-là.

De larges tranches de bœuf, des selles demouton, des langues fumées, des pâtés de veau et de jambon, desdindons, des poulets, des oies, toutes les sortes de légumes, undéfilé de sherrys ardents, de grosses ales, tel était le fondprincipal du festin.

C’était la même viande et la même cuisinedevant laquelle auraient pu s’attabler, quatorze sièclesauparavant, leurs ancêtres norvégiens et germains.

Et à vrai dire, comme je contemplais à traversla vapeur des plats ces rangées de trognes farouches et grossières,ces larges épaules, qui s’arrondissaient par-dessus la table,j’aurais pu croire que j’assistais à une de ces plantureusesbombances de jadis, où les sauvages convives rongeaient la viandejusqu’à l’os, puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restesà la tête de leurs captifs.

Çà et là, la figure plus pâle et les traitsaquilins d’un Corinthien rappelaient de plus près le type normand,mais en grande majorité ces faces stupides, lourdes, aux jouesrebondies, faces d’hommes pour qui la vie était une bataille,évoquaient la sensation la plus exacte possible dans notre milieu,de ce que devaient être ces farouches pirates, ces corsaires quinous portaient dans leurs flancs.

Et cependant, lorsque j’examinaisattentivement, un à un, chacun des hommes que j’avais en face demoi, il m’était aisé de voir que les Anglais, bien qu’ils fussentdix contre un, n’avaient pas été les seuls maîtres du terrain, maisque d’autres races s’étaient montrées capables de produire descombattants dignes de se mesurer avec les plus forts.

Sans doute, il n’y avait personne dansl’assistance qui fût comparable à Jackson ou à Belcher, pour labeauté des proportions et la bravoure. Le premier était remarquablepar la structure magnifique, l’étroitesse de sa taille, la largeurherculéenne de ses épaules. Le second avait la grâce d’une antiquestatue grecque, une tête dont plus d’un sculpteur eut voulureproduire la beauté. Il avait dans les reins, les membres,l’épaule, cette longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaientl’agilité, l’activité de la panthère.

Déjà, pendant que je le regardais, j’avais cruvoir sur sa physionomie comme une ombre tragique.

Je pressentais en quelque sorte l’événementqui devait arriver quelques mois plus tard, cette balle de raquettedont le choc lui fit perdre pour toujours la vue d’un côté.

Mais, avec son cœur fier, il ne se laissa pasarracher son titre sans lutte.

Aujourd’hui encore, vous pouvez lire le détailde ce combat où le vaillant champion, n’ayant qu’un œil et misainsi hors d’état de juger exactement la distance, lutta pendanttrente-cinq minutes contre son jeune et formidable adversaire, etalors, dans l’amertume de sa défaite, on l’entendit exprimer sonchagrin au sujet de l’ami qui l’avait soutenu de toute safortune.

Si à cette lecture, vous n’êtes pas ému, c’estqu’il doit manquer en vous certaine chose indispensable pour fairede vous un homme.

Mais, s’il n’y avait autour de la table aucunhomme capable de tenir tête à Jackson ou à Jem Belcher, il y enavait d’autres d’une race, d’un type différents, possédant desqualités qui faisaient d’eux de dangereux boxeurs.

Un peu plus loin dans la pièce, j’aperçus laface noire et la tête crépue de Bill Richmond portant la livréerouge et or de valet de pied.

Il était destiné à être le prédécesseur desMolineaux, des Sutton, de toute cette série de boxeurs noirs quiont fait preuve de cette vigueur de muscle, de cette insensibilitéà la douleur qui caractérisent l’Africain et lui assurent unavantage tout particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussise glorifier d’avoir été le premier Américain de naissance qui eûtconquis des lauriers sur le ring anglais.

Je vis aussi la figure aux traits fins de DanMendoza le juif, qui venait alors de quitter la vie active.

Il laissait derrière lui une réputationd’élégance, de science accomplie qui depuis lors, jusqu’à ce jour,n’a point été surpassée.

La seule critique qu’on pût lui faire était dene pas frapper avec assez de force. C’était certes un reprochequ’on n’eût point adressé à son voisin, dont la figure allongée, lenez aquilin, les yeux noirs et brillants indiquaient clairementqu’il appartenait à la même vieille race.

Celui-là, c’était le formidable Sam, leHollandais qui se battait au poids de neuf stone six onces, maisnéanmoins, possédait une telle vigueur dans ses coups, que par lasuite, ses admirateurs consentaient à le patronner contre lechampion de quatorze stone, à la condition qu’ils fussent tous deuxliés à cheval sur un banc.

Une demi-douzaine d’autres figures juives auteint blême prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditchet de Whitechapel s’étaient adonnés à ce sport de leur pays adoptifet qu’en cette carrière, comme en d’autres plus sérieuses del’activité humaine, ils étaient capables de se mesurer avec lesplus forts.

Ce fut mon voisin War qui mit le plus grandempressement à me faire connaître ces célébrités, dont laréputation avait retenti dans nos plus petits villages duSussex.

– Voici, dit-il, Andrew Gamble le championirlandais. C’est lui qui a battu Noah James de la Garde, et qui aensuite été presque tué par Jem Belcher dans le creux du banal deWimbledon, tout près de la potence d’Abbershaw. Les deux quiviennent après lui sont aussi des Irlandais, Jack O’Donnell et BillRyan. Quand vous trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rientrouver de mieux, mais ils sont terriblement traîtres. Ce petitgaillard à figure narquoise, c’est Cab Baldwin, le fruitier, celuiqu’on appelle l’orgueil de Westminster. Il n’a que cinq pieds septpouces et ne pèse que neuf stone cinq, mais il a autant de cœurqu’un géant. Il n’a jamais été battu, et il n’y a personne, ayantson poids à un stone près, qui soit capable de le battre, exceptéle seul Sam le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de lamême couvée, un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habitbas. Ce personnage à l’air comme il faut, et qui mange avec unefourchette, celui qui a la tournure d’un Corinthien, à cela prèsque la bosse de son nez n’est pas tout à fait à sa place, c’estDick Humphries, le même qui était le Coq des poids moyens jusqu’aujour où Mendoza vint lui couper la crête. Vous voyez cet autre à latête grisonnante et des cicatrices sur la figure ?

– Eh mais, c’est Tom Faulkner, le joueur decricket, s’écria Harrison, en regardant dans la directionqu’indiquait le doigt de War. C’est le joueur le plus agile desMidlands et quand il était en pleine vigueur, il n’y avait guère deboxeurs en Angleterre qui fussent capables de lui tenir tête.

– Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut undes trois qui se présentèrent, lorsque les trois champions deBirminghan portèrent un défi aux trois champions de Londres. C’estun arbre toujours vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinqans passés quand il défia et battit en cinquante minutes JackHornhill qui avait assez d’endurance pour venir à bout de bien desjeunes. Il est préférable de rendre des points en poids qu’enannées.

– La jeunesse aura son compte, dit de l’autrecôté de la table une voix chevrotante. Oui, mes maîtres, les jeunesauront leur compte.

L’homme, qui venait de parler, était lepersonnage le plus extraordinaire qu’il y eut dans cette salle oùs’en trouvaient de si extraordinaires.

Il était vieux, très vieux, si vieux mêmequ’il échappait à toute comparaison et personne n’eut été en étatde dire son âge, d’après sa peau momifiée et ses yeux depoisson.

Quelques rares cheveux gris étaient épars surson crâne jauni. Quant à ses traits, ils avaient à peine quelquechose d’humain, tant ils étaient déformés, car les rides profondeset les poches flasques de l’extrême vieillesse étaient venuess’ajouter sur une figure qui avait toujours été d’une laideurgrossière et que bien des coups avaient achevé de pétrir etd’écraser.

Dès le commencement du repas, j’avais remarquécet être-là, qui appuyait sa poitrine contre le bord de la table,comme pour y trouver un soutien nécessaire, et qui épluchait, d’unemain tremblante, les mets placés devant lui.

Mais, peu à peu, comme ses voisins lefaisaient boire copieusement, ses épaules reprirent de leurcarrure. Son dos se raidit, ses yeux s’allumèrent, et il regardaautour de lui, d’abord avec surprise, comme s’il ne se rappelaitpas bien comment il était venu là, puis avec une expressiond’intérêt véritablement croissant.

Il écoutait, en se faisant de sa main uncornet acoustique, les conversations de ceux qui l’entouraient.

– C’est le vieux Buckhorse, dit à demi-voix lechampion Harrison. Il était exactement comme cela, il y a vingtans, quand j’entrai pour la première fois dans le ring. Il y eut untemps où il était la terreur de Londres.

– Oui, il l’était, dit Bill War. Il se battaitcomme un cerf dix-cors et il avait une telle endurance qu’il selaissait jeter à terre d’un coup de poing, par le premier fils defamille venu, pour une demi-couronne. Il n’avait pas à ménager safigure, voyez-vous, car il a toujours été l’homme le plus laidd’Angleterre. Mais voilà bien près de soixante ans qu’on lui afendu l’oreille et il a fallu lui flanquer plus d’une raclée pourlui faire comprendre enfin que la force le quittait.

– La jeunesse aura son compte, mes maîtres,ronronnait le vieux en secouant pitoyablement la tête.

– Remplissez-lui son verre, dit War. Eh !Tom, versez-lui une goutte de tord-boyaux à ce vieux Buckhorse.Réchauffez-lui le cœur.

Le vieux versa un verre de gin dans sa gorgeridée. Cela produisit sur lui un effet extraordinaire.

Une lueur brilla dans chacun de ses yeuxéteints.

Une légère rougeur se montra sur ses jouescireuses.

Ouvrant sa bouche édentée, il lança soudain unson tout particulier, argentin comme celui d’une cloche au sonmusical.

De rauques éclats de rire de toute lacompagnie y répondirent. Des figures allumées se penchèrent enavant les unes des autres pour apercevoir le vétéran.

– C’est Buckhorse, cria-t-on, c’est Buckhorsequi ressuscite.

– Riez si vous voulez, mes maîtres,s’écria-t-il dans son jargon de Lewkner Lane en levant ses deuxmains maigres et sillonnées de veines. Il ne se passera paslongtemps avant que vous voyiez mes griffes qui ont cogné sur laboule de Figg et sur celle de Jack Broughton et celle de Harry Grayet bien d’autres boxeurs fameux qui se battaient pour gagner leurpain, avant que vos pères fussent capables de manger leursoupe.

La compagnie se remit à rire et à encouragerle vétéran, par des cris où l’intonation railleuse n’était pasdépourvue de sympathie.

– Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-lesdonc. Racontez leur comment les petits s’y prenaient de votretemps.

Le vieux gladiateur jeta autour de lui unregard des plus dédaigneux.

– Eh ! d’après ce que je vois, dit-il deson fausset aigu et chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sontpas capables de faire partir une mouche posée sur de la viande.Vous auriez fait de très bonnes femmes de chambre, la plupartd’entre vous, mais vous vous êtes trompés de chemin, quand vousêtes entrés dans le ring.

– Donnez-lui un coup de torchon par la bouche,dit une voix enrouée.

– Joe Berks, dit Jackson, je me chargeraisd’épargner au bourreau la peine de te rompre le cou, si Son Altesseroyale n’était pas présente.

– Ça se peut bien, patron, dit le coquin àmoitié ivre, qui se redressa en chancelant. Si j’ai dit quelquechose qui ne convienne pas à un m’sieu comme il faut…

– Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d’un tonsi impérieux que l’individu retomba sur sa chaise.

– Eh bien ! Lequel de vous regarderait enface Tom Slack, pépia le vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui adit au vieux duc de Cumberland qu’il se chargeait de démolir lagarde du roi de Prusse, à raison d’un homme par jour, tous lesjours du mois de l’année, jusqu’à ce qu’il fût venu à bout de toutle régiment, et le plus petit de ces gardes avait six pieds delong. Lequel d’entre vous aurait été capable de se remettred’aplomb après le coup de torchon que donna le gondolier italien àBob Wittaker ?

– Qu’est-ce que c’était, Buckhorse ?crièrent plusieurs voix.

– Il vint ici d’un pays étranger, et il étaitsi large qu’il se mettait de profil pour passer par une porte. Il yétait forcé sur ma parole, et il était si fort que partout où ilcognait, il fallait que l’os parte en morceaux et quand il eutcassé deux ou trois mâchoires, on crut qu’il n’y aurait personnedans le pays en mesure de se lever contre lui. Pour lors, le rois’en mêle. Il envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour luidire : « Il y a un petit qui casse un os à chaque foisqu’il touche et ça fait peu d’honneur aux gars de Londres, s’ils lelaissent partir sans lui avoir flanqué une rossée. » Comme çaFigg se lève et il dit : « Je ne sais pas, mon maître. Ilpeut bien casser la gueule à n’importe qui des gens de son pays,mais je lui amènerai un gars de Londres à qui il ne cassera pas lamâchoire quand même il se servirait d’un marteau pilon. »J’étais avec Figg au café Slaughter, qui existait alors, quand il adit ça au gentilhomme du roi : et j’y vais, oui, j’y vais.

Après ces mots, il lança de nouveau ce crisingulier qui ressemblait à un son de cloche. Sur quoi lesCorinthiens et les boxeurs se mirent de nouveau à rire et àl’applaudir.

– Son Altesse… c’est-à-dire le comte deChester… serait charmé d’entendre jusqu’au bout votre récitBuckhorse, dit mon oncle à qui le prince venait de parler à voixbasse.

– Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui sepassa. Au jour venu, tout le monde se rassembla dans l’amphithéâtrede Figg, le même qui se trouvait à Tottenham Court. Bob Wittakerétait là, et ce grand bandit de gondolier italien y était aussi. Ily avait également là tout le beau monde. Ils étaient plus de vingtmille entassés qu’on aurait cru à voir leurs têtes, comme despommes de terre dans un tonneau faisant des rangées sur les bancstout autour. Et Jack Figg était là en personne pour veiller à cequ’on jouât franc jeu dans cette lutte, avec un coquin del’étranger. Tout le peuple était entassé en cercle, sauf qu’à unendroit il y avait un passage pour que les messieurs de la noblessepussent aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il étaiten charpente, comme c’était la coutume alors, et élevé d’unehauteur d’homme par-dessus la tête des gens. Bon ! quand Bobeut été mis en face de ce géant italien, je lui dis :« Bob ! donnez-lui un bon coup dans les soufflets »,parce que j’avais bien vu qu’il était aussi enflé qu’une galette aufromage. Alors, Bob marche et comme il s’avance vers l’étranger, ilreçoit un rude coup sur la boule. J’entendis le bruit sourd que çafit et j’entendis passer quelque chose tout près de moi, mais quandje regardai, l’Italien était en train de se tâter les muscles aumilieu de la scène, mais quant à Bob, impossible de l’apercevoir,pas plus que s’il n’était jamais venu là.

L’auditoire était suspendu aux lèvres du vieuxboxeur.

– Eh bien ! crièrent une douzaine devoix, eh bien, Buckhorse ! Est-ce qu’il l’avait avalé, quoienfin ?

– Eh bien, mes garçons, voilà justement ce queje me demandais quand tout à coup, je vois deux jambes qui sedressaient en l’air, au milieu du public, à une bonne distance delà. Je reconnus les jambes de Bob, parce qu’il portait une sorte deculotte jaune avec des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c’était sacouleur. Alors, on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya unpassage et on l’applaudit pour lui donner du courage, quoiqu’iln’en eût jamais manqué. Tout d’abord il était si ébloui qu’il nesavait pas s’il était à l’église ou dans la prison du Maquignon,mais quand je l’eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revintà lui. « Nous allons nous y remettre, Buck » qu’il dit.« Il vous a marqué » dis-je. Et il cligna de l’œil ou dece qui lui en restait. Alors l’Italien lance de nouveau son poing,mais Bob fait un bond de côté et lui envoie un coup en pleineviande, avec toute la force que Dieu lui avait donnée.

– Eh bien ? Eh bien ?

– Eh bien ! L’Italien avait reçu ça enplein sur la gorge et ça le fit ployer en deux comme une mesure dedeux pieds. Alors, il se redresse et lance un cri. Jamais vousn’avez entendu chanter Gloria ! Alléluia ! de cetteforce-là. Et voilà que d’un bond, il saute à bas de l’estrade etenfile le passage libre de toute la vitesse de ses pattes. Tout lepublic se lève et part avec lui aussi vite qu’on pouvait, mais onriait, on riait ! Tout le chenil était plein de gens sur troisde front, qui se tenaient les flancs comme s’ils eussent eu peur dese casser en deux. Bon, nous lui fîmes la chasse le long de Holbornjusque dans Fleet-Street, puis dans Cheapside, plus loin que laBourse, et on ne le rattrapa qu’au bureau d’embarquement où ils’informait à quelle heure avait lieu le premier départ pourl’étranger.

Les rires redoublèrent, on fit tinter lesverres sur la table, quand le vieux Buckhorse eut achevé sonhistoire.

Je vis le Prince de Galles remettre quelquechose au garçon qui s’approcha et glissa l’objet dans la main duvétéran. Il cracha dessus avant de le fourrer dans sa poche.

Pendant ce temps-là, la table avait étédesservie. Elle était maintenant parsemée de bouteilles et deverres, et l’on distribuait de longues pipes de terre et despaquets de tabac.

Mon oncle ne fumait point, parce qu’il croyaitque cette habitude noircissait les dents, mais un bon nombre deCorinthiens, et le Prince fut des premiers, donnèrent l’exemple enallumant leurs pipes.

Toute contrainte avait disparu.

Les boxeurs professionnels, allumés par levin, s’interpellaient bruyamment d’un bout à l’autre des tables enenvoyant à grands cris leurs souhaits de bienvenue à leurs amis quise trouvaient à l’autre bout de la pièce.

Les amateurs, se mettant à l’unisson de lacompagnie, n’étaient guère moins bruyants et, discutant à hautevoix les mérites des uns et des autres, critiquaient à la face desprofessionnels leur manière de se battre et faisaient des paris surles rencontres futures.

Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappéd’un air autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendrela parole.

Tel qu’il était debout, sa figure pâle etcalme, le corps si bien pris, je ne l’avais jamais vu sous unaspect si avantageux pour lui, car avec toute son élégance, ilparaissait posséder un empire incontesté sur ces farouchesgaillards.

On eût dit un chasseur qui va et vient sanssouci, au milieu d’une meute qui bondit et aboie.

Il exprima son plaisir de voir un si grandnombre de bons sportsmen réunis, et reconnut l’honneur qui avaitété fait tant à ses invités qu’à lui-même, par la présence, cesoir-là, d’une illustre personnalité qu’il devait mentionner sousle nom de comte de Chester.

Il était fâché que la saison ne lui eût paspermis de servir du gibier sur la table, mais il y avait autourd’elle de si beau gibier qu’on n’en regrettait pas l’absence.

Applaudissements et rires.

Selon lui, le sport du ring avait contribué àdévelopper ce mépris de la douleur et du danger qui avait tant defois contribué au salut du pays dans les temps passés et qui allaitredevenir nécessaire s’il devait en croire ce qu’il avaitentendu.

Si un ennemi débarquait sur nos rivages,alors, avec notre armée si peu nombreuse, nous serions dans lanécessité de compter sur la bravoure naturelle à la race, bravourepliée à la persévérance par la vue et la pratique des sportsvirils.

En temps de paix également, les règles du ringavaient été utiles, en ce qu’elles consolidaient les principes dujeu loyal, en ce qu’elles rendaient l’opinion publique hostile àl’usage du couteau ou des coups de bottes si répandu àl’étranger.

Il concluait en demandant que l’on bût ausuccès de la Fantaisie, en associant à ce toast le nom de JohnJackson, le digne représentant et le type de ce qu’il y avait deplus admirable dans la boxe anglaise.

Jackson ayant répondu avec une promptitude etun à-propos qu’aurait pu lui envier plus d’un homme public, mononcle se leva encore une fois.

– Nous sommes réunis, ce soir, dit-il, nonseulement pour célébrer les gloires passées du ring professionnel,mais encore pour organiser des rencontres prochaines. Il seraitaisé, maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupés sousce toit, de régler quelques accords. J’en ai moi-même donnél’exemple en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont lesconditions vont vous être communiquées par ce gentleman.

Sir Lothian se leva, un papier à la main.

– Altesse Royale et gentlemen, voici en peu demots les conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, quine s’est jamais battu pour un prix, s’engage à une rencontre quiaura lieu le 18 mai de la présente année avec tout homme, quel quesoit son poids, qui aura été choisi par Sir Charles Tregellis. Lechoix de Sir Charles Tregellis est limité à un homme au-dessous devingt ans ou au-dessus de trente-cinq de manière à exclure Belcheret les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeuxsont de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livresseront payées par le gagnant à son homme. Qui se dédira,paiera.

C’était chose curieuse que de voir avec quellegravité tous ces gens-là, boxeurs et amateurs, penchaient la têteet jugeaient les conditions du match.

– On m’apprend, dit Sir John Lade, que Wilsonle Crabe est âgé de vingt-trois ans, et que, sans avoir jamaisdisputé de prix dans un combat régulier, sur le ring public, iln’en a pas moins concouru pour des enjeux, dans l’enceinte descordes, en maintes occasions.

– Je l’y ai vu six ou sept fois, ditBelcher.

– C’est précisément pour ce motif, Sir John,que je mise à deux contre un en sa faveur.

– Puis-je demander, dit le Prince, quels sontau juste la taille et le poids de Wilson ?

– Altesse royale, c’est cinq pieds onze pouceset treize stone dix.

– Voila une taille et un poids qui suffisentde reste pour n’importe quel bipède, dit Jackson au milieu desmurmures approbateurs des professionnels.

– Lisez les règles du combat, Sir Lothian.

– Le combat aura lieu le mardi 18 mai, à dixheures du matin, dans un endroit qui sera fixé postérieurement. Lering sera un carré de vingt pieds de côté. Ni l’un ni l’autre descombattants ne se retirera à moins d’un coup décisif reconnu pourtel par les arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils serontchoisis sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et unpour les départager. Cela est-il conforme à vos désirs, SirCharles ?

Mon oncle acquiesça d’un signe de tête.

– Avez-vous quelque chose à dire,Wilson ?

Le jeune pugiliste, qui était d’une structuresingulière dans sa maigreur efflanquée, avec une figure accidentée,osseuse, passa ses doigts dans sa chevelure coupée court.

– Si ça vous plaît, monsieur, dit-il avec leléger zézaiement des campagnards de l’Ouest, un ring de vingt piedsde côté, c’est un peu étroit pour un homme de treize stone.

Nouveau murmure d’approbation parmi lesprofessionnels.

– Combien vous faudrait-il, Wilson ?

– Vingt-quatre, Sir Lothian.

– Avez-vous quelque objection, SirCharles ?

– Aucune.

– Avez-vous encore quelque chose à demander,Wilson ?

– Si ça vous plaît, monsieur, je ne serais pasfâché de savoir avec qui je vais me battre.

– À ce que je vois, vous n’avez pas encoreofficiellement désigné votre champion, Sir Charles.

– J’ai l’intention de ne le faire que le matinmême du combat. Je crois que le texte même de notre pari mereconnaît ce droit.

– Certainement, vous pouvez en faireusage.

– C’est mon intention et je serais immensémentobligé envers Mr Berkeley Craven, s’il voulait bien accepter ledépôt des enjeux.

Ce gentleman s’étant empressé de donner sonconsentement, toutes les formalités que comportaient ces modestestournois furent accomplies.

Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux,étant échauffés par le vin, échangeaient des regards de colère d’unbord à l’autre des tables.

La lumière pénétrant à travers les spiralesgrises de la fumée du tabac éclairait les figures sauvages,anguleuses des Juifs et les faces rougies des rudes Saxons. Lavieille querelle qui s’était jadis élevée pour savoir si Jacksonavait commis ou non un acte déloyal en prenant Mendoza par lescheveux lors de sa lutte à Hornchurch, se ranima de nouveau.

Sam le Hollandais jeta un shilling sur latable et offrit de se battre contre la gloire de Westminster, sicelui-ci osait soutenir que Mendoza avait été vainculoyalement.

Joe Berks, qui était devenu de plus en plusbruyant et agressif à mesure que la soirée s’avançait, tenta demonter sur la table, en proférant d’horribles blasphèmes, pour envenir aux mains avec un vieux Juif nommé Yussef le batailleur, quis’était lancé à corps perdu dans la discussion.

Il n’en eût pas fallu beaucoup plus pour quele souper se terminât par une bataille générale et acharnée et cene fut que grâce aux efforts de Jackson, de Belcher et d’Harrisonet d’autres hommes plus froids, plus rassis, que nous n’assistâmespas à une mêlée.

Alors, cette question une fois écartée, surgità la place celle des prétentions rivales pour les championnats dedifférents poids.

Des propos encolérés furent de nouveauéchangés. Des défis étaient dans l’air.

Il n’y avait pas de limite précise entre lespoids légers, moyens et lourds et, cependant, c’était une affaireimportante, pour le classement d’un boxeur de savoir s’il seraitcoté comme le plus lourd des poids légers, ou le plus léger despoids lourds.

L’un se posait comme le champion de dixstone ; l’autre était prêt à accepter n’importe quel match àonze stone, mais se refusait à aller jusqu’à douze, ce qui auraiteu pour résultat de le mettre aux prises avec l’invincible JemBelcher.

Faulkner se donnait comme le champion desvétérans, et l’on entendit même résonner à travers le tumulte lesingulier coup de cloche du vieux Buckhorse, déclarant qu’ilportait un défi à n’importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingtsans et pesant moins de sept stone.

Mais malgré ces éclaircies, il y avait del’orage dans l’air. Le champion Harrison venait de me dire tout basqu’il était absolument certain que nous n’arriverions jamais aubout de la soirée sans désagréments. Il m’avait conseillé, dans lecas où la chose prendrait une mauvaise tournure, de me réfugiersous la table, quand le maître de l’auberge entra d’un pas presséet remit un billet à mon oncle.

Celui-ci le lut et le fit passer au Prince quile lui rendit en relevant les sourcils et en faisant un geste desurprise.

Alors, mon oncle se leva, tenant le bout depapier et le sourire aux lèvres :

– Gentlemen, dit-il, il y a en bas un étrangerqui attend et exprime le désir d’engager un combat décisif avec lemeilleur boxeur qu’il y ait dans la salle.

Chapitre 11LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES

Cette annonce concise fut suivie d’un momentde surprise silencieuse puis d’un éclat de rire général.

On pouvait argumenter pour savoir quel étaitle champion pour chaque poids, mais il était absolument certain queles champions de tous les poids se trouvaient assis autour destables. Un défi assez audacieux pour s’adresser à tous, sansexception, sans distinction de poids ou d’âge était de nature tellequ’on ne pouvait y voir qu’une farce, mais c’était une farce quipouvait coûter cher au plaisant.

– Est-ce pour tout de bon ? demanda mononcle.

– Oui, sir Charles, répondit l’hôtelier.L’homme attend en bas.

– C’est un chevreau, crièrent plusieursboxeurs, quelque gamin qui nous fait poser.

– Ne le croyez pas, répondit l’hôtelier. C’estun Corinthien à la dernière mode, à en juger par son habillement,et il parle sérieusement ou je ne me connais pas en hommes.

Mon oncle s’entretint quelques instants à voixbasse avec le Prince de Galles.

– Eh bien ! gentlemen, dit-il ensuite, lanuit n’est pas très avancée et s’il y a dans la compagnie quelqu’unqui désire montrer son talent, vous ne pouvez trouver une meilleureoccasion.

– Quel est son poids, Bill ? demanda JemBelcher.

– Il a près de six pieds et je le classeraidans les treize stone quand il sera déshabillé.

– Poids lourd. Qui est-ce qui le prend ?s’écria Jackson.

Tout le monde en voulait, depuis les hommes deneuf stone jusqu’à Sam le Hollandais.

La salle retentissait de cris enroués, despropos de ceux qui se prétendaient qualifiés pour ce choix.

Une bataille, alors qu’ils étaient échaufféspar le vin et mûrs pour en découdre, et surtout une bataille devantune société aussi choisie, devant le Prince lui-même, c’était unechance qui ne se présentait pas souvent à eux.

Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelquesautres anciens et des plus fameux gardaient le silence, jugeantau-dessous de leur dignité d’accepter un engagement ainsiimprovisé.

– Eh bien ! mais vous ne pouvez pas vousbattre tous avec lui, remarqua Jackson, quand la confusion deslangues se fut apaisée : C’est au président de choisir.

– Votre Altesse Royale a peut-être un championen vue, demanda mon oncle.

– Par Jupiter, dit le Prince dont la figuredevenait plus rouge et les yeux de plus en plus ternes, je meprésenterais moi-même si ma position était différente. Vous m’avezvu avec les gants Jackson. Vous connaissez ma forme ?

– J’ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson enbon courtisan, et j’ai senti les coups de Votre Altesse Royale.

– Peut-être Jem Belcher consentirait-il à nousdonner une séance.

Belcher secoua sa belle tête en souriant.

– Voici mon frère Tom ici présent qui n’ajamais saigné à Londres. Il ferait un match plus équitable.

– Qu’on me le donne à moi, hurla Joe Berks.J’ai attendu tout ce soir une affaire et je me battrai contrequiconque cherchera à prendre ma place. Ce gibier-là, c’est pourmoi, mes maîtres. Laissez-le-moi si vous tenez à voir comment onprépare une tête de veau. Si vous faites passer Tom Belcher avantmoi, je me battrai avec Tom Belcher et après, avec Jem Belcher ouBill Belcher ou tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol.

Il était clair que Berks s’était mis dans unétat tel qu’il fallait qu’il se battît avec quelqu’un.

Sa figure grossière était tendue.

Les veines faisaient saillie sur son frontbas. Ses méchants yeux gris se portaient malignement sur un homme,puis sur un autre, en quête d’une querelle.

Ses grosses mains rouges étaient serrées enpoings noueux. Il en brandit un d’un air menaçant tout en promenantautour des tables son regard d’ivrogne.

– Je suppose, gentlemen, que vous serez commemoi d’avis que Joe Berks ne s’en trouvera que mieux, s’il se donneun peu d’air frais et d’exercice, dit mon oncle. Avec le concoursde Son Altesse Royale et de la compagnie, je le désignerai commenotre champion en cette occasion.

– Vous me faites grand honneur, s’écrial’individu qui se leva en chancelant et commença à ôter son habit.Si je ne l’avale pas en cinq minutes, puissé-je ne jamais revoir leShroshire.

– Un instant, Berks, crièrent plusieursamateurs. Dans quel endroit la lutte aura-t-elle lieu ?

– Où vous voudrez, mes maîtres, je me battraidans la fosse d’un scieur de long ou sur le dessus d’une diligence,comme vous voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge dureste.

– Ils ne peuvent passe battre ici, au milieude cet encombrement. Où donc aller ? dit mon oncle.

– Sur mon âme, Tregellis, s’écria le Prince,je crois que notre ami l’inconnu aurait son avis à donner surl’affaire. Ce serait lui manquer complètement d’égards que de nepas lui laisser le choix des conditions.

– Vous avez raison, Sir, il faut le fairemonter.

– Voilà qui est bien facile, car il franchitjustement le seuil.

Je jetai un regard autour de moi et j’aperçusun jeune homme de haute taille, fort bien vêtu, couvert d’un grandmanteau de voyage de couleur brune et coiffé d’un chapeau de feutrenoir.

Une seconde après, il se tourna et je saisisconvulsivement le bras du champion Harrison.

– Harrison, fis-je d’une voix haletante, c’estle petit Jim.

Et cependant dès le premier moment, il m’étaitvenu à l’esprit que la chose était possible, qu’elle était mêmeprobable.

Je crois qu’elle s’était également présentée àl’esprit d’Harrison, car je remarquai une expression sérieuse, puisagitée sur sa physionomie, dès qu’il fut question d’un inconnu quiétait en bas.

En ce moment, dès que se fut calmé le murmurede surprise et d’admiration causé par la figure et la tournure deJim, Harrison se leva en gesticulant avec véhémence.

– C’est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il.Il n’a pas vingt ans, et s’il est ici, je n’y suis pour rien.

– Laissez-le tranquille, Harrison, s’écriaJackson. Il est assez grand pour répondre lui-même.

– Cette affaire est allée assez loin, dit mononcle. Harrison, je crois que vous êtes trop bon sportsman pourvous opposer à ce que votre neveu prouve qu’il tient de sononcle.

– Il est bien différent de moi, s’écriaHarrison au comble de l’embarras. Mais je vais vous dire,gentlemen, ce que je puis faire. J’avais décidé de ne plus remettreles pieds dans un ring. Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks,rien que pour divertir un instant la société.

Le petit Jim s’avança et posa la main surl’épaule du champion.

– Il le faut, oncle, dit-il à mi-voix mais defaçon que je l’entendis, je suis fâché d’aller contre vos désirs,mais mon parti est pris, et j’irai jusqu’au bout.

Harrison secoua ses vastes épaules.

– Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce quevous faites. Mais je vous ai déjà entendu tenir ce langage et jesais que cela finit toujours par ce qui vous plaît.

– J’espère, Harrison, que vous avez renoncé àvotre opposition ? demanda mon oncle.

– Puis-je prendre sa place ?

– Vous ne voudriez pas qu’on dise que j’aiporté un défi et que j’ai laissé à un autre le soin de letenir ? dit tout bas Jim. C’est mon unique chance. Au nom duciel, ne vous mettez pas en travers de ma route.

La large figure, ordinairement impassible, duforgeron était bouleversée par la lutte des émotionscontradictoires.

À la fin, il abattit brusquement son poing surla table.

– Ce n’est point ma faute, s’écria-t-il, çadevait arriver et c’est arrivé. Jim, au nom du ciel, mon garçon,rappelez-vous vos distances et tenez-vous à bonne portée d’un hommequi pourrait vous rendre seize livres.

– J’étais certain qu’Harrison ne s’obstineraitpas quand il s’agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureuxque vous soyez venu, car nous pourrons nous entendre et prendre lesarrangements nécessaires en vue de votre défi si digne d’unsportsman.

– Contre qui vais-je me battre ? dit Jimen jetant un regard sur toutes les personnes présentes qui étaienttoutes debout en ce moment.

– Jeune homme, vous verrez à qui vous avezaffaire, avant que la partie soit engagée à fond, cria Berks en sefrayant passage par des poussées inégales à travers la foule. Vousaurez besoin d’un ami pour jurer qu’il vous reconnaît avant quej’aie fini, voyez-vous ?

Jim le toisa et le dégoût se peignit sur tousles traits de sa figure.

– Assurément, vous n’allez pas me mettre auxprises avec un homme ivre ? dit-il. Où est JemBelcher ?

– Me voici, jeune homme.

– Je serais heureux de m’essayer avec vous, sije le puis.

– Mon garçon, il faut percer par degrésjusqu’à moi. On ne monte pas d’un bond d’un bout à l’autre del’échelle, on la gravit échelon par échelon. Montrez-vous digned’être un adversaire pour moi, et je vous donnerai votre tour.

– Je vous suis fort obligé.

– Et votre air me plaît, je vous veux du bien,dit Belcher en lui tendant la main.

Ils étaient assez semblables entre eux, tantde figure que de proportions, à cela près que le champion deBristol avait quelques années de plus.

Il s’éleva un murmure d’admiration quand onvit côte à côte ces deux corps de haute taille, sveltes, et cestraits aux angles vifs et bien marqués.

– Avez-vous fait choix de quelque endroit pourle combat ? demanda mon oncle.

– Je m’en rapporte à vous, monsieur, ditJim.

– Pourquoi n’irait-on pas à Five’sCourt ? suggéra sir John.

– Soit, allons à Five’s Court.

Mais cela ne faisait pas du tout le compte del’hôtelier. Il voyait dans cet heureux incident l’occasion demoissonner une récolte nouvelle dans les poches de la dépensièrecompagnie.

– Si vous le voulez bien, s’écria-t-il, iln’est pas nécessaire d’aller aussi loin. Mon hangar à voituresderrière la cour est vide et vous ne trouverez jamais d’endroitplus favorable pour se cogner.

Une exclamation unanime s’éleva en faveur duhangar à voitures et ceux qui étaient près de la portes’esquivèrent en toute hâte dans l’espoir de s’emparer desmeilleures places.

Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison àl’écart.

– J’empêcherais ça, si j’étais à votreplace.

– Si je le pouvais, je le ferais. Je ne désirepas du tout qu’il se batte. Mais, quand il s’est mis quelque choseen tête il est impossible de le lui ôter.

Tous les combats qu’avait livrés le pugiliste,si on les avait mis ensemble, ne l’auraient pas mis dans unesemblable agitation.

– Alors chargez-vous de lui et prenezl’éponge, quand les choses commenceront à tourner mal. Vousconnaissez le record de Joe Berks ?

– Il a commencé depuis mon départ.

– Eh bien ! C’est une terreur. Il n’y aque Belcher qui puisse venir à bout de lui. Vous voyez vous-mêmel’homme : six pieds et quatorze stone. Avec cela, le diable aucorps. Belcher l’a battu deux fois, mais la seconde il lui a falluse donner bien du mal.

– Bon, bon, il nous faut en passer par là.Vous n’avez pas vu le petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vousauriez meilleure opinion de ses chances. Il n’avait guère que seizeans quand il rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a faitbien du chemin.

La compagnie sortait à flots par la porte etdescendait à grand bruit les marches.

Nous nous mêlâmes donc au courant.

Il tombait une pluie fine et les lumièresjaunes des fenêtres faisaient reluire le pavage en cailloux de lacour.

Comme il faisait bon respirer cet air frais ethumide, en sortant de l’atmosphère empestée de la salle dusouper.

À l’autre bout de la cour, s’ouvrait une largeporte qui se dessinait vivement à la lumière des lanternes del’intérieur.

Par cette porte entra le flot des amateurs etdes combattants qui se bousculaient dans leur empressement, pour seplacer au premier rang.

De mon côté, avec ma taille plutôt petite, jen’aurais rien vu, si je n’avais rencontré un seau retourné surlequel je me plantai en m’adossant au mur.

La pièce était vaste avec un plancher en boiset une ouverture en carré dans la toiture. Cette ouverture étaitfestonnée de têtes, celles des palefreniers et des garçons d’écuriequi regardaient de la chambre aux harnais, située au-dessus.

Une lampe de voiture était suspendue à chaquecoin et une très grosse lanterne d’écurie pendait au bout d’unecorde attachée à une maîtresse poutre.

Un rouleau de cordage avait été apporté etquatre hommes, sous la direction de Jackson, avaient été postéspour le tenir.

– Quel espace leur donnez-vous ? demandamon oncle.

– Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deuxfort grands, Monsieur.

– Très bien. Et une demi-minute après chaqueround, je suppose. Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Humeveut être l’autre et vous Jackson, vous tiendrez la montre et vousservirez d’arbitre suprême.

Tous les préparatifs furent faits avec autantde célérité que d’exactitude par ces hommes expérimentés.

Mendoza et Sam le Hollandais furent chargés deBerks. Petit Jim fut confié aux soins de Belcher et de JackHarrison.

Les éponges, les serviettes et une vessiepleine de brandy furent passées de mains en mains, pour être misesà la disposition des seconds.

– Voici votre homme, s’écria Belcher. Arrivez,Berks, ou bien nous allons vous chercher.

Jim parut dans le ring, nu jusqu’à laceinture, un foulard de couleur noué autour de la taille.

Un cri d’admiration échappa aux spectateursquand ils virent les belles lignes de son corps, et je criai commeles autres.

Il avait les épaules plutôt tombantes quemassives, mais il avait les muscles à la bonne place, faisant desondulations longues et douces, du cou à l’épaule, et de l’épaule aucoude.

Son travail à l’enclume avait donné à ses brasleur plus haut degré de développement.

La vie salubre de la campagne avait revêtud’un luisant brillant sa peau d’ivoire qui reflétait la lumière deslampes.

Son expression indiquait un grand entrain, laconfiance. Il avait cette sorte de demi-sourire farouche que je luiavais vu bien des fois dans le cours de notre adolescence et quiindiquait, sans l’ombre d’un doute pour moi, la détermination d’unorgueil dur comme fer.

Il perdrait connaissance, longtemps avant quele courage l’abandonnât.

Pendant ce temps, Joe Berks s’était avancéd’un air fanfaron et s’était arrêté les bras croisés entre sesseconds, dans l’angle opposé.

Son expression n’avait rien de la hâte, del’ardeur de son adversaire et sa peau d’un blanc mat, aux plisprofonds sur la poitrine et sur les côtes, prouvait, même à desyeux inexpérimentés, comme les miens, qu’il n’était pas un boxeurmanquant d’entraînement.

Certes une vie passée à boire des petitsverres et à se donner du bon temps l’avait rendu bouffi etlourd.

D’autre part, il était fameux par son adresse,par la force de son coup, de sorte que même devant la supérioritéde l’âge et de la condition, les paris furent à trois contre un ensa faveur.

Sa figure charnue, rasée de près, exprimait laférocité autant que le courage.

Il restait immobile, fixant méchamment Jim deses petits yeux injectés de sang, portant un peu en avant seslarges épaules, comme un mâtin farouche tire sur sa chaîne.

Le brouhaha des paris s’était augmenté,couvrant tous les autres bruits. Les hommes se jetaient leursappréciations d’un côté à l’autre du hangar, agitaient les mains enl’air pour attirer l’attention ou pour faire signe qu’ilsacceptaient un pari.

Sir John Lade, debout au premier rang, criaitles sommes tenues contre Jim et les évaluait libéralement avec ceuxqui jugeaient d’après l’apparence de l’inconnu.

– J’ai vu Berks se battre, disait-il àl’honorable Berkeley Craven. Ce n’est pas un blanc bec decampagnard qui battra un homme possesseur d’un pareil record.

– Il se peut que ce soit un blanc bec decampagnard, dit l’autre, mais on m’a tenu pour un bon juge en faitde bipèdes ou de quadrupèdes et je vous le dis, Sir John, je n’aijamais vu de ma vie homme qui parût mieux en forme. Pariez-voustoujours contre moi ?

– Trois contre un.

– Chaque unité compte pour cent livres.

– Très bien, Craven ! les voilà partis.Berks ! Berks ! Bravo ! Berks !Bravo ! Je crois bien Berkeley que j’aurai à vous faireverser ces cent livres.

Les deux hommes s’étaient mis deboutface-à-face, l’un aussi léger qu’une chèvre, avec son bras gauchebien en dehors, et le bras droit en travers du bas de sa poitrine,tandis que Berks tenait les deux bras à demi ployés et les piedspresque sur la même ligne, de façon à pouvoir porter en arrièrel’un ou l’autre.

Pendant une minute, ils se regardèrent.

Puis Berks baissant la tête et lançant un coupde sa façon qui était de passer sa main par-dessus celle del’autre, poussa brusquement Jim dans son coin.

Ce fut une glissade en arrière plutôt qu’unKnock-down mais on vit un mince filet de sang couler au coin de labouche de Jim.

En un instant, les seconds prirent leurshommes et les entraînèrent dans leur coin.

– Vous est-il égal de doubler notreenjeu ? dit Berkeley Craven, qui allongeait le cou pourapercevoir Jim.

– Quatre contre un sur Berks ! Quatrecontre un sur Berks ! crièrent les gens du ring.

– L’inégalité s’est accrue, comme vous voyez.Tenez-vous quatre contre un en centaines ?

– Parfaitement, Sir John !

– On dirait que vous comptez davantage surlui, maintenant qu’il a eu un Knock-down.

– Il a été bousculé par un coup, mais il aparé tous ceux qui lui ont été portés et je trouve qu’il avait unemine à mon gré quand il s’est relevé.

– Bon ! Moi j’en tiens pour le vieuxboxeur. Les voici de nouveau. Il a appris un joli jeu, et il secouvre bien, mais ce n’est pas toujours celui qui a les meilleuresapparences qui gagne.

Ils étaient aux prises pour la seconde fois etje trépignais d’agitation sur mon seau.

Il était évident que Berks prétendaitl’emporter de haute lutte, tandis que Jim, conseillé par les deuxhommes les plus expérimentés de l’Angleterre, comprenait fort bienque la tactique la plus sûre consistait à laisser le coquingaspiller sa force et son souffle en pure perte.

Il y avait quelque chose d’horrible dansl’énergie que mettait Berks à lancer ses coups et à accompagnerchaque coup d’un grognement sourd.

Après chacun d’eux, je regardais Jim commej’aurais regardé un navire échoué sur la plage du Sussex, aprèschaque vague succédant à une autre vague, qui venait de monter engrondant et chaque fois je m’attendais à le revoir cruellementabîmé.

Mais la lumière de la lanterne me montraitchaque fois la figure aux traits fins de l’adolescent, avec la mêmeexpression alerte, les yeux bien ouverts, la bouche serrée, pendantqu’il recevait les coups sur l’avant-bras ou que, baissantsubitement la tête, il les laissait passer en sifflant par-dessusson épaule.

Mais Berks avait autant de ruse que deviolence.

Graduellement, il fit reculer Jim dans unangle du carré de cordes, d’où il lui était impossible des’échapper et dès qu’il l’y eut enfermé, il se jeta sur lui commeun tigre.

Ce qui se passa alors dura si peu de temps,que je ne saurais le détailler dans son ordre, mais je vis Jim sebaisser rapidement sous les deux bras lancés à toute volée. En mêmetemps, j’entendis un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser aucentre du ring, Berks gisant sur le côté, une main sur un œil.

Quelles clameurs ! Les professionnels,les Corinthiens, le Prince, les valets d’écurie, l’hôtelier, toutle monde criait à tue-tête.

Le vieux Buckhorse sautillait près de moi, surune caisse, et de sa voix criarde, piaillait des critiques et desconseils en un jargon de ring étrange et vieilli que personne necomprenait.

Ses yeux éteints brillaient. Sa faceparcheminée frémissait d’excitation et son bruit musical de clochedomina le vacarme.

Les deux hommes furent entraînés vivement dansleurs coins.

Un des seconds les épongeait tandis quel’autre agitait une serviette, devant leur figure. Eux-mêmes, lesbras ballants, les jambes allongées, absorbaient autant d’air queleurs poumons pouvaient en contenir pendant le court intervalle quileur était accordé.

– Que pensez-vous de votre blanc beccampagnard ? cria Craven triomphant. Avez-vous jamais rien vude plus magistral ?

– Ce n’est certes point un Jeannot, dit SirJohn en hochant la tête. À combien tenez-vous pour Berks, LordSele ?

– À deux contre un.

– Je vous le prends à cent par unité.

– Voilà Sir John qui se couvre, s’écria mononcle, en se retournant vers nous avec un sourire.

– Allez ! dit Jackson.

Ce round-là fut notablement plus court que leprécédent.

Évidemment, Berks avait reçu la recommandationd’engager la lutte de près à tout prix, pour profiter de l’avantageque lui donnait sa supériorité de poids, avant que l’avantage quedonnait à son adversaire sa supériorité de forme pût faire soneffet.

D’autre part, Jim, après ce qui s’était passédans le dernier round, était moins disposé à faire de grandsefforts pour le tenir à distance d’une longueur de bras.

Il visa à la tête de Berks qui se lançait àfond, le manqua et reçut à rebours un violent coup en plein corps,qui lui imprima sur les côtes, en haut, la marque en rouge dequatre phalanges.

Comme ils se rapprochaient, Jim saisit àl’instant sous son bras la tête sphérique de son adversaire et yappliqua deux coups du bras ployé, mais grâce à son poids leprofessionnel le fit sauter par-dessus lui et tous deux roulèrent àterre, côte à côte, essoufflés.

Mais Jim se releva d’un bond et se rendit dansson coin, tandis que Berks, étourdi par ses excès de ce soir, sedirigeait vers son siège en s’appuyant d’un bras sur Mendoza et del’autre sur Sam le Hollandais.

– Soufflets de forge à raccommoder, s’écriaJem Belcher. Et maintenant qui tient quatre contre un ?

– Donnez-nous le temps d’ôter le couvercle denotre poivrière, dit Mendoza. Nous entendons qu’il y en ait pour lanuit.

– Voilà qui en a bien l’air ! dit JackHarrison. Il a déjà un œil de fermé. Je tiens un contre un que mongarçon gagne.

– Combien ? crièrent plusieurs voix.

– Deux livres quatre shillings trois pence,dit Harrison comptant tout ce qu’il possédait en ce monde.

Jackson cria une fois de plus.

– Allez !

Tous deux furent d’un bond à la marque, Jimavec autant de ressort et de confiance et Berks avec un ricanementfixé sur sa face de bouledogue et un éclair de féroce malice dansl’œil qui pouvait lui servir.

Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout sonsouffle et sa vaste poitrine velue se soulevait, s’abaissant avecun halètement rapide, bruyant comme celui d’un chien courant quin’en peut plus.

– Allez-y, mon garçon, bourrez-le sansrelâche, hurlèrent Belcher et Harrison.

– Ménagez votre souffle, Berks ! Ménagezvotre souffle, criaient les Juifs.

Ainsi donc nous assistâmes à un renversementde tactique, car cette fois c’était Jim qui se lançait avec toutela vigueur de la jeunesse, avec une énergie que rien n’avaitentamée, tandis que Berks, le sauvage, payait à la nature la dettequ’il avait contractée, en l’outrageant tant de fois.

Il ouvrait la bouche. Il avait desgargouillements dans la gorge, sa figure s’empourprait dans lesefforts qu’il faisait pour respirer tout en étendant son long brasgauche et reployant son bras droit en travers, pour parer les coupsde son nerveux antagoniste.

– Laissez-vous tomber quand il frappera, criaMendoza. Laissez-vous tomber et prenez un instant de repos.

Mais il n’y avait pas de sournoiserie ni dechangement dans le jeu de Berks.

Il avait toujours été une courageuse brute quidédaignait de s’effacer devant un adversaire, tant qu’il pouvaittenir sur ses jambes.

Il tint Jim à distance avec ses longs bras etsi bien que Jim bondit autour de lui pour trouver une ouverture, ilétait arrêté comme s’il avait eu devant une barre de fer dequarante pouces.

Maintenant, chaque instant gagné était unavantage pour Berks.

Déjà il respirait plus librement et la teintebleuâtre s’effaçait sur sa figure.

Jim devinait que les chances d’une promptevictoire allaient lui glisser entre les doigts. Il revint, ilmultiplia ses attaques rapides comme l’éclair, sans pouvoir vaincrela résistance passive que lui opposait le professionnelexpérimenté.

C’était alors que la science du ring trouvaitson application. Heureusement pour Jim, il avait derrière lui deuxmaîtres de cette science.

– Portez votre gauche sur sa marque, mongarçon, et visez à la tête avec le droit, crièrent-ils.

Jim entendit et agit à l’instant.

– Pan !

Son poing gauche arriva juste à l’endroit oùla courbe des côtes de son adversaire quittait le sternum.

La violence du coup fut atténuée de moitié parle coude de Berks, mais elle eut pour résultat de lui faire porterla tête en avant.

– Pan ! fit le poing droit, avec un sonclair, net, d’une boule de billard qui en heurte une autre.

Berks chancela, battit l’air de ses bras,pivota et s’abattit en une vaste masse de chair sur le sol.

Ses seconds s’élancèrent aussitôt et le mirentsur son séant. Sa tête se balançait inconsciemment d’une épaule àl’autre et finit même par tomber en arrière le menton tendu vers leplafond.

Sam le Hollandais lui fourra la vessie debrandy entre les dents, pendant que Mendoza le secouait avec fureuren lui hurlant des injures aux oreilles ; mais ni l’alcool niles injures ne pouvaient le faire sortir de cette insensibilitésereine.

Le mot : « Allez ! » futprononcé au moment prescrit et les Juifs, voyant que l’affaireétait finie, lâchèrent la tête de leur homme qui retomba avec bruitsur le plancher. Il y resta étendu, ses gros bras, ses fortesjambes allongés, pendant que les Corinthiens et les professionnelss’empressaient d’aller plus loin secouer la main de sonvainqueur.

De mon côté, j’essayai aussi de fendre lafoule, mais ce n’était pas une tâche aisée pour l’homme le plusfaible qu’il y eût dans la pièce.

Tout autour de moi, des discussions animéess’engageaient entre amateurs et professionnels sur la performancede Jim et sur son avenir.

– C’est le plus beau début que j’aie jamaisvu, depuis le jour où Jem Belcher se battit pour la première foisavec Paddington Jones à Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatreans au dernier avril, dit Berkeley Craven. Vous lui verrez laceinture autour du corps, avant qu’il ait vingt-cinq ans, ou je neme connais pas en hommes.

– Cette belle figure que voila me coûte bel etbien cinq cents livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cruqu’il tapait d’une façon si cruelle ?

– Malgré cela, disait un autre, je suisconvaincu que si Joe Berks avait été à jeun, il l’aurait mangé. Enoutre, le jeune gars était en plein entraînement, tandis quel’autre était prêt à éclater comme une pomme de terre trop cuite,s’il avait été touché. Je n’ai jamais vu un homme aussi mou et avecle souffle en pareille condition. Mettez les hommes àl’entraînement et votre casseur de têtes sera comme une pouledevant un cheval.

Quelques-uns furent de l’avis de celui quivenait de parler. D’autres furent d’un avis contraire, de sortequ’une discussion passionnée s’engagea autour de moi.

Pendant qu’elle marchait, le prince partit etcomme à un signal donné, la majorité de la compagnie gagna laporte.

Cela me permit d’arriver enfin jusqu’au coinoù Jim finissait sa toilette pendant que le champion Harrison, avecdes larmes de joie sur les joues, l’aidait à remettre sonpardessus.

– En quatre rounds ! ne cessait-il derépéter dans une sorte d’extase. Joe Berks en quatre rounds !Et il en a fallu quatorze à Jem Belcher !

– Eh bien ! Roddy, cria Jim en me tendantla main, je vous l’avais bien dit que j’irais à Londres et que jem’y ferais un nom.

– C’était splendide, Jim !

– Bon vieux Roddy ! J’ai vu dans le coinvotre figure, vos yeux fixés sur moi. Vous n’êtes pas changé avectous vos beaux habits et vos vernis de Londres.

– C’est vous qui avez changé, Jim. J’ai eu dela peine à vous reconnaître quand vous êtes entré dans lasalle.

– Et moi aussi, dit le forgeron. Où avez-vouspris tout ce beau plumage, Jim ? Je sais pour sûr que ce n’estpas votre tante qui vous aura aidé à faire les premiers pas vers lering et ses prix.

– Miss Hinton a été une amie pour moi, lameilleure amie que j’aie jamais eue !

– Hum ! je m’en doutais, grommela leforgeron. Eh bien ! Jim, je n’y suis pour rien et vous, Jim,vous aurez à me rendre témoignage sur ce point quand nousretournerons à la maison. Je ne sais pas trop ce que… Mais ce quiest fait est fait et on n’y peut plus rien… Après tout, elle est… Àprésent que le diable emporte ma langue maladroite.

Je ne saurais dire si c’était l’effet du vinqu’il avait bu au souper ou l’excitation que lui causait lavictoire du petit Jim, mais Harrison était très agité et saphysionomie d’ordinaire placide avait une expression de troubleextrême.

Ses manières semblaient tour à tour trahir lajubilation et l’embarras.

Jim l’examinait avec curiosité et évidemment,se demandait ce qui pouvait se cacher derrière ces phrases hachéeset ces longs silences.

Pendant ce temps, le hangar aux voitures avaitété débarrassé.

Jem Belcher était resté à causer d’un air fortgrave avec mon oncle.

– C’est parfait, Belcher, dit mon oncle, àportée de mon oreille.

– Je me ferais un vrai plaisir de m’encharger, monsieur, dit le fameux pugiliste.

Et tous deux se dirigèrent vers nous.

– Je désirais vous demander, Jim Harrison, sivous consentiriez à être mon champion dans le combat avec Wilson leCrabe, de Gloucester, dit mon oncle.

– Ce que je désire, sir Charles, c’est lachance de faire mon chemin.

– Il y a de gros enjeux, de très gros enjeuxsur l’event, dit mon oncle. Vous recevrez deux centslivres si vous gagnez. Cela vous convient-il ?

– Je combattrai pour l’honneur et parce que jeveux qu’on m’estime digne de me mettre en ligne avec JemBelcher.

Belcher se mit à rire de bon cœur.

– Vous prenez le chemin pour y arriver, jeunehomme, dit-il, mais c’était chose assez aisée pour vous, ce soir,de battre un homme qui avait bu et qui n’était pas en forme.

– Je ne tenais pas du tout à me battre aveclui, dit Jim en rougissant.

– Oh ! je sais que vous avez assez decourage pour vous battre avec n’importe quel bipède. J’en étais sûrdès que mes yeux se sont arrêtés sur vous. Mais je vous rappelleque quand vous aurez à vous battre avec Wilson, vous aurez affaireà l’homme de l’Ouest qui donne les plus belles promesses et l’hommele plus fort de l’Ouest sera sans doute l’homme le plus fort del’Angleterre. Il a les mouvements aussi vifs et la portée de brasaussi longue que vous, et il s’entraîne jusqu’à sa demi-once degraisse. Je vous en avertis dès maintenant, voyez-vous, parce quesi je dois me charger de vous…

– Vous charger de moi ?

– Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti àvous entraîner pour la prochaine lutte, si vous consentiez àl’accepter.

– Certainement, et je vous en suis trèsreconnaissant, dit Jim avec empressement ; à moins que mononcle ne veuille bien m’entraîner, il n’y a personne que jechoisisse plus volontiers.

– Non, Jim, je resterai avec vous quelquesjours, mais Belcher en sait bien plus long que moi en faitd’entraînement. Où se logera-t-on ?

– Je pensais que si nous choisissions l’hôtelGeorges à Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis,si nous avions le choix de l’emplacement, nous prendrions la dunede Crawley, car, en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creuxde Smitham, il n’y a guère d’endroit plus convenable pour uncombat. Êtes-vous de cet avis ?

– J’y adhère de tout mon cœur, dit Jim.

– Alors, vous m’appartenez à partir de cetteheure, voyez-vous, dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai,vous boirez ce que je boirai, vous dormirez comme moi, et vousaurez à faire tout ce qu’on vous dira de faire. Nous n’avons pasune heure à perdre, car Wilson est au demi entraînement depuis lemois dernier. Vous avez vu ce soir son verre vide.

– Jim est prêt au combat, comme il ne le serajamais plus en sa vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux àCrawley demain. Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles.

– Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez àCrawley me voir dans mon lieu d’entraînement, n’est-cepas ?

Je lui promis avec empressement que jeviendrais.

– Il faut être plus attentif, mon neveu, ditmon oncle pendant que nous roulions vers la maison dans sonvis-à-vis modèle. En première jeunesse, on est quelque peuporté à se laisser diriger par son cœur, plus que par sa raison.Jim Harrison me paraît un jeune homme des plus convenables, maisaprès tout il est apprenti forgeron et candidat au prix du ring. Ily a un large fossé entre sa position et celle d’un de mes prochesparents et vous devez lui faire sentir que vous êtes sonsupérieur.

– Il est le plus ancien et le plus cher amique j’aie au monde, monsieur. Nous avons passé notre jeunesseensemble et nous n’avons jamais eu de secret l’un pour l’autre.Quant à lui montrer que je suis son supérieur, je ne sais tropcomment je pourrais faire, car je vois bien qu’il est le mien.

– Hum ! dit sèchement mon oncle.

Et ce fut la dernière parole qu’il m’adressace soir-là.

Chapitre 12LE CAFÉ FLADONG

Le petit Jim se rendit donc auGeorges à Crawley pour se remettre aux soins de JemBelcher et du champion Harrison et s’entraîner en vue de sa grandelutte avec Wilson le Crabe, de Gloucester.

Pendant ce temps, on racontait dans tous lesclubs, dans tous les salons de bars comment il avait paru, à unsouper de Corinthiens et battu en quatre rounds le formidable JoeBerks.

Je me rappelai cet après-midi de Friar’s Oakoù Jim m’avait dit qu’il se ferait un nom, et son projet s’étaitréalisé plutôt qu’il ne s’y était attendu, car, quelque part qu’onallât, on était certain de ne point parler autre chose que du matchentre Sir Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités desdeux combattants probables.

Les paris en faveur de Wilson haussaientrégulièrement, car il avait à son avoir bon nombre de combatsofficiels et Jim n’avait qu’une victoire.

Les connaisseurs, qui avaient vu s’exercerWilson, étaient d’avis que la singulière tactique défensive qui luiavait valu son surnom, était très propre à déconcerter sonantagoniste.

Pour la taille, la force, et la réputationd’endurance, on eût eu peine à décider entre eux, mais Wilson avaitété soumis à des épreuves plus rigoureuses.

Ce fut seulement quelques jours avant labataille, que mon père fit la visite à Londres qu’il avaitpromise.

Le marin ne se plaisait point dans les cités.Il trouvait plus de charme à se promener sur les dunes, à dirigersa lunette sur la moindre voile de hune qui se montrait à l’horizonqu’à s’orienter dans les rues encombrées par la foule.

Il se plaignait de ne pouvoir diriger samarche d’après celle du soleil et trouvait qu’on était à chaqueinstant arrêté dans ses calculs.

Il y avait dans l’air des bruits de guerre etil devait utiliser son influence auprès de Lord Nelson dans le casoù un emploi se présenterait pour lui ou pour moi.

Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu,comme c’était son habitude le soir, de son grand habit vert decheval, aux boutons d’argent, chaussé de ses bottes en cuir deCordoue, coiffé de son chapeau rond, pour se montrer au Mail, surson petit cheval à queue coupée court.

J’étais resté à la maison, car j’avais déjàreconnu, à part moi, que je n’avais aucune vocation pour la viefashionable.

Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leursgestes, leurs façons dépourvues de naturel, m’étaient devenusinsupportables et mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur etde protection, m’inspirait des sentiments fort mêlés.

Mes pensées se reportaient vers le Sussex.

Je rêvais de la vie cordiale et simple qu’onmène à la campagne, quand tout à coup, on frappa à la porte etj’entendis une voix familière, puis j’aperçus sur le seuil unefigure souriante, au teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeuxbleu clair.

– Eh bien ! Roddy, s’écria-t-il, commevous voilà grand personnage ! Mais j’aimerais mieux vous voiravec l’uniforme bleu du roi sur le dos, qu’avec toutes ces cravateset toutes ces manchettes.

– Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi,père.

– Cela me réchauffe le cœur de vous entendreparler ainsi. Lord Nelson m’a promis de vous trouver une cabine.Demain nous nous mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchironsla mémoire. Mais où est votre oncle ?

– Il fait sa promenade à cheval au Mail.

Une expression de soulagement passa surl’honnête figure de mon père, car il ne se sentait jamaiscomplètement à son aise en compagnie de son beau-frère.

– Je suis allé à l’Amirauté et je compte avoirun navire quand la guerre éclatera. En tout cas, cela ne tarderapas bien longtemps. Lord Saint-Vincent me l’a dit de sa proprebouche. Mais je suis attendu chez Fladong, Roddy. Si vousvoulez venir y souper avec moi, vous y verrez quelques-uns de mescamarades de là Méditerranée.

Quand on se rappelle que, dans la dernièreannée de la guerre, nous avions cinquante mille marins et soldatsde marine embarqués, que commandaient quatre mille officiers, quandon songe que la moitié de ce nombre avait été licencié, quand letraité de paix d’Amiens mit leurs navires à l’ancre dans Hamoaze oudons la baie de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres,aussi bien que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer.

On ne pouvait circuler dans les rues, sansrencontrer de ces hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs,dont la simplicité de costume dénonçait la maigreur de la bourse,tout comme leur air distrait témoignait combien leur pesait une vied’inaction forcée, si contraire à leurs habitudes.

Ils avaient l’air complètement dépaysés, dansles rues sombres aux maisons de briques, comme les mouettes qui,chassées au loin par le mauvais temps, se montrent dans les comtésdu centre.

Cependant, pendant que les tribunaux de prisess’attardaient dans leurs opérations et tant qu’il y avait unechance d’obtenir un emploi en montrant à l’Amirauté leurs figureshâlées, ils continuaient à aller par Whitehall avec leur allure demarins arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur lesévénements de la dernière guerre où les chances de la guerreprochaine, au café Fladong, dans Oxford Street, qui étaitréservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughterl’était à l’armée et celui d’Ibbetson à l’église d’Angleterre.

Je ne fus donc pas surpris de voir la vastepièce, où nous soupions, pleine de marins, mais je me rappelle quece qui me causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens demer, qui, bien qu’ils eussent servi dans les situations les plusdiverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique auxIndes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui lesrendait encore plus semblables entre eux qu’on ne l’estordinairement entre frères.

Les règles du service exigeaient qu’on fûtconstamment rasé de près, que chaque tête fût poudrée, que surchaque nuque tombât la petite queue de cheveux naturels attachéspar un ruban de soie noire.

Les morsures du vent et les chaleurstropicales avaient réuni leur influence pour leur donner un teintfoncé, en même temps que l’habitude du commandement et la menace dedangers toujours prêts à reparaître avaient imprimé sur tous lemême caractère d’autorité et de vivacité.

Il y avait parmi eux quelques faces joviales,mais les vieux officiers avaient des figures sillonnées de ridesprofondes et des nez imposants qui faisaient, à la plupart d’entreeux, une figure d’ascètes austères et durcis par les intempériescomme ceux du désert.

Les veilles solitaires, une discipline quiinterdisait toute camaraderie, avaient laissé leurs marques sur cesfigures de Peaux-Rouges.

Pour ma part, j’étais si occupé à lesexaminer, que je touchai à peine à mon souper. Malgré ma grandejeunesse, je savais que, s’il restait quelque liberté en Europe,nous la devions à ces hommes, et je croyais lire sur leurs traitsfarouches et durs le résumé de ces dix années de luttes qui avaientfini par faire disparaître de la mer le pavillon tricolore.

Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père meconduisit dans la grande salle du café où étaient réunis unecentaine d’autres officiers de marine qui buvaient du vin, fumaientleurs longues pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse quecelle qui règne sur le pont supérieur quand on combat bord àbord.

Comme nous entrions, nous nous trouvâmesface-à-face avec un officier d’un certain âge qui allaitsortir.

C’était un homme aux grands yeux intelligents,à figure pleine et placide, une de ces figures que l’onattribuerait à un philosophe, à un philanthrope, plutôt qu’à unmarin guerrier.

– Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas monpère.

– Hello, lieutenant Stone ! dit d’un tontrès cordial le fameux amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuisque vous vîntes à bord de l’Excellent après Saint-Vincent.Vous avez eu la chance de vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu’onm’a dit ?

– J’étais troisième sur le Thésée,sous Millar, monsieur.

– J’ai failli mourir de chagrin de ne m’y êtrepoint trouvé. J’ai eu bien de la peine à m’en remettre Quand onpense à cette brillante expédition !… Et dire que j’étaischargé de faire la chasse à des bateaux de légumes, aux misérablesbateaux chargés de choux, à San Lucar.

– Votre tâche valait mieux que la mienne, SirCuthbert, dit une voix derrière nous, celle d’un gros homme enuniforme de capitaine de poste qui fit un pas en avant pour semettre dans notre cercle.

Sa figure de mâtin était agitée par l’émotionet, en parlant, il hochait piteusement la tête.

– Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre lessentiments et y compatir.

– J’ai passé cette nuit-là dans le tourment,Collingwood, et elle a laissé ses traces sur moi, des traces quidureront jusqu’à ce qu’on me lance par-dessus le bord dans uncercueil de toile à voile. Dire que j’avais mon beauCulloden échoué sur un banc de sable, trop loin pour tirerun coup de canon. Entendre et voir la bataille pendant toute lanuit, sans pouvoir tirer une seule bordée, sans même ôter le tampond’un seul canon ! Deux fois, j’ai ouvert ma boîte à pistoletspour me faire sauter la cervelle, et deux fois j’ai été retenu parla pensée que Nelson pourrait encore peut-être m’employer.

Collingwood serra la main du malheureuxcapitaine.

– L’amiral Nelson n’a pas été longtemps sansvous trouver un emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entenduparler de votre siège de Capoue et conter comment vous avez mis enposition vos canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à boutportant par les embrasures.

La mélancolie disparut de la large face dugros marin et son rire sonore remplit la salle.

– Je ne suis pas assez malin ou assez patientpour leurs façons en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord àbord et nous avons foncé sur leurs sabords jusqu’à ce qu’ils aientamené pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vousété ?

– Avec ma femme et mes deux fillettes, àMorpeth, là-haut dans le Nord. Je ne les ai vues qu’une seule foisen dix ans et il peut se passer dix autres années, je n’en saisrien, avant que je les revoie. J’ai fait là-bas de bonne besognepour la flotte.

– Je croyais, monsieur, que c’était dansl’intérieur, dit mon père.

– C’est en effet dans l’intérieur, dit-il,mais j’y ai fait néanmoins de bonne besogne pour la flotte.Dites-moi un peu ce qu’il y a dans ce sac.

Collingwood tira de sa poche un petit sac noiret l’agita.

– Des balles, dit Troubridge.

– C’est quelque chose de plus nécessaireencore à un marin, dit l’amiral ; et retournant le sac, il fittomber quelques grains dans le creux de la main.

« Je l’emporte dans mes promenades àtravers champs et partout où je trouve un endroit de bonne terre,j’enfonce un grain profondément avec le bout de ma canne. Meschênes combattront ces gredins sur l’eau quand je serai déjàoublié. Savez-vous combien il faut de chênes pour construire unvaisseau de quatre vingt canons ?

Mon père secoua la tête.

– Deux mille, pas un de moins. Chaque navire àdeux ponts qui amène le drapeau blanc, coûte à l’Angleterre tout unbois. Comment nos petits-fils arriveront-ils à battre les Françaissi nous ne leur préparons pas de quoi construire leursvaisseaux ?

Il remit son petit sac dans sa poche, puis,prenant le bras de Troubridge, il franchit la porte avec lui.

– Voici un homme dont la vie pourrait vousaider à régler la vôtre, dit mon père, comme nous nous installionsà une table libre. C’est toujours le même gentleman paisible,toujours préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dansle fond de son cœur, sa femme et ses enfants qu’il a vus sirarement. On dit dans la flotte que jamais il n’a laissé échapperun juron, Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire,quand il était premier lieutenant, avec un équipage de débutants.Mais tout le monde aime Cuddie, car on sait que c’est un ange aucombat. Comment allez-vous, capitaine Foley ? Mes respects,Sir Edward. Eh bien ! il n’y aurait qu’à exercer l’enrôlementforcé dans la compagnie présente pour faire à une corvette unéquipage d’officiers à pavillon.

« Il y a ici, Rodney, reprit mon père, enjetant les yeux autour de lui, plus d’un homme dont le nom n’irajamais plus loin que le livre de loch de son navire et qui, dans sasphère, ne s’est pas montré moins digne qu’un amiral d’être cité enexemple. Nous les connaissons et nous parlons d’eux, bien qu’onn’ait jamais braillé leurs noms dans les rues de Londres. Il y aautant de science de la mer et de talent à se débrouiller dans laconduite d’un cutter que dans celle d’un vaisseau de ligne,lorsqu’il s’agit de combattre, bien que cela ne doive pas vousrapporter un titre ni les remerciements du Parlement. Voici parexemple Hamilton, cet homme à l’air calme, à la figure pale, adosséà la colonne. C’est lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé laretraite à la frégate l’Hermione sous la gueule de deuxcents canons de côte dans le port de Puerto Caballo. C’est lui quia attaqué douze canonnières espagnoles avec son seul petit brick eta forcé quatre d’entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutterla Rose, qui a attaqué trois navires corsaires françaisavec des équipages de cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un,capturé un autre et forcé le troisième a la fuite. Commentallez-vous, capitaine Bail ? J’espère que vous vous portezbien ?

Deux ou trois officiers qui connaissaient monpère et qui étaient assis aux environs, rapprochèrent leurschaises, et il se forma bientôt un petit cercle où tout le mondeparlait à très haute voix et discutait sur les choses de la mer. Onbrandissait de longues pipes de terre à bout de tuyau rouge.

On les dirigeait vers les interlocuteurs encausant.

Mon père me chuchota à l’oreille que monvoisin était le capitaine Foley, du Goliath, qui marchaiten tête à la bataille du Nil, que cet autre grand mince, rouxfoncé, assis en face, était Lord Cochrane, le plus hardi capitainede frégate qu’il y eût dans la marine. Même à Friar’s Oak, on nousavait dit comment, sur son petit vaisseau le Rapide arméde quatorze petits canons, monté par cinquante-quatre hommes, ilavait pris à l’abordage la frégate espagnole Gamo, montéepar trois cents hommes d’équipage.

Il était aisé à voir que c’était un homme vif,irascible, emporté, car il parlait de ses griefs d’un ton de colèrequi rougissait ses joues piquées de taches de rousseur.

– Nous ne ferons rien de bon sur l’Océan, tantque nous n’aurons pas pendu les entrepreneurs des chantiers de lamarine. Je voudrais avoir un cadavre d’entrepreneur comme figure depoupe à chaque navire de première classe de la flotte, et à chaquefrégate, il y aurait un fournisseur d’approvisionnements. Je lesconnais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable.Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livresde cuivre. Qu’est-il advenu de la Chance ? Et del’Oreste et du Martin ? Ils ont coulé enpleine mer et nous n’en avons jamais reçu de nouvelles. Je puisdonc dire que leurs équipages ont été massacrés.

Il parait que Lord Cochrane exprimaitl’opinion de tous, car un murmure d’approbation, mêlé de juronslancés avec conviction par des marins au long cours, se fitentendre dans tout le cercle.

– Ces coquins de l’autre côté de l’eau saventmieux s’y prendre, dit un capitaine borgne qui avait à laboutonnière le ruban bleu et blanc du combat de Saint-Vincent.C’est bel et bien sa tête que l’on risque à commettre de pareillessottises. A-t-on jamais vu sortir de Toulon un vaisseau dans l’étatoù était ma frégate de trente-huit canons, au sortir de Plymouth,l’an dernier ? Ses mâts avaient tant de jeu que d’un côté sesvoiles étaient raides comme des barres de fer, tandis que del’autre elles pendaient en festons. Le moindre sloop, qui aitjamais quitté un port de France, aurait pu la gagner de vitesse, etensuite ce serait moi et non pas ce bousilleur de Devonport quel’on aurait fait comparaître devant une cour martiale.

Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer,car à peine l’un d’eux avait-il fini d’exposer ses griefs, qu’unautre commençait les siens et y mettait encore plus d’aigreur.

– Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley,mettez ensemble à l’ancre un vaisseau français et un vaisseauanglais et dites ensuite à quelle nation est celui-ci oucelui-là.

– Francinet a son mat de misaine etson grand mat de perroquet presque égaux, dit mon père.

– Dans les anciens vaisseaux peut-être, maiscombien y a-t-il de vaisseaux neufs qui sont établis sur le typefrançais ? Non, quand ils sont à l’ancre, il est impossible deles déterminer. Mais quand ils mettent à la voile, comment lesdistinguerez-vous ?

– Francinet a des voiles blanches,s’écrièrent plusieurs.

– Et les nôtres sont noires de moisissure.Voilà la différence. Étonnez-vous ensuite qu’ils nous dépassent àla voile, quand le vent passe à travers les trous de notretoile.

– Sur le Rapide, dit Cochrane, latoile était si mince, que quand je prenais mon observation, jerelevais toujours mon méridien à travers le petit hunier et monhorizon à travers la voile de misaine.

Ces mots provoquèrent un éclat de riregénéral.

Ensuite tous repartirent, se soulageant enfinde ces longues bouderies, de ces souffrances supportées en silencequi s’étaient accumulées pendant de nombreuses années de service etque la discipline leur interdisait de révéler tant qu’ils avaientles pieds sur la dunette.

L’un parlait de sa poudre dont il fallait sixlivres pour lancer un boulet à mille yards, l’autre maudissait lestribunaux de l’Amirauté, où la prise entre comme un vaisseau biengréé et en sort comme un schooner.

Le vieux capitaine parla de l’avancementsubordonné aux intérêts parlementaires, qui avaient souvent misdans une cabine de capitaine un freluquet dont la place aurait étédans la sainte barbe.

Puis ils revinrent à la difficulté de trouverdes équipages pour leurs vaisseaux. Ils haussèrent la voix pourgémir en chœur.

– À quoi bon construire de nouveaux vaisseaux,disait Foley, alors qu’avec une prime de cent livres vousn’arriverez pas à équiper ceux que vous avez ?

Mais lord Cochrane voyait la questionautrement.

– Les hommes ! monsieur, vous les auriezs’ils étaient bien traités. L’amiral Nelson trouve les hommes qu’illui faut pour ses navires. Et de même l’amiral Collingwood.Pourquoi ? Parce qu’il se préoccupe de ses hommes et dès lorsses hommes se souviennent de lui. Que les officiers et les hommesse respectent mutuellement et alors on n’aura aucune peine àmaintenir l’effectif de l’équipage. Ce qui pourrit la marine, c’estcet infernal système qui consiste à faire passer les équipages d’unnavire à l’autre, sans les officiers. Mais moi, je n’ai jamaisrencontré de difficulté et je crois pouvoir dire que, si demain jehissais mon pennon, je trouverais tous mes vieux du Rapideet j’aurais autant de volontaires que je voudrais en prendre.

– C’est très bien, mylord, dit le vieuxcapitaine avec quelque chaleur. Quand les marins entendent dire quele Rapide a pris cinquante navires en treize mois, on peutêtre sûr qu’ils s’offriront volontiers pour servir sous soncommandant. Un bon croiseur est toujours sûr de compléterfacilement son équipage. Mais ce ne sont pas les croiseurs quilivrent les batailles pour la défense du pays et qui bloquent lesports de l’ennemi. Je dis que tout le bénéfice des prises devraitêtre réparti également entre la flotte entière, et tant qu’onn’aura pas établi cette règle, les hommes les plus capables ironttoujours là où ils rendent le moins de services et où ils font lesplus grands profits.

Ce discours produisit un chœur deprotestations de la part des officiers de croiseurs et devéhémentes approbations de la part de ceux qui servaient à bord desvaisseaux de ligne.

Ces derniers paraissaient former la majoritédans le cercle qui s’était rassemblé.

À voir l’animation des figures et la colèrequi brillait dans les regards il était évident que la questiontenait fort à cœur à chacun des deux partis.

– Ce que le croiseur obtient, s’écria uncapitaine de frégate, le croiseur le gagne.

– Entendez-vous par là, monsieur, dit lecapitaine Foley, que les devoirs d’un officier à bord d’un croiseurexigent plus d’attention ou plus d’habileté professionnelle queceux d’un officier chargé d’un blocus, qui a la côte à tribordtoutes les fois que le vent tourne à l’ouest et qui acontinuellement en vue les huniers de l’escadre ennemie ?

– Je ne prétends point à une habiletésupérieure, monsieur.

– Alors, pourquoi réclamez-vous une solde plusforte ? Pouvez-vous nier qu’un marin devant le mât rend plusde services sur une frégate rapide qu’un lieutenant ne peut lefaire sur un vaisseau de guerre ?

– L’année dernière, pas plus tard, dit unofficier à tournure de gentleman qui aurait pu être pris pour unpetit maître à la ville, sans le teint cuivré qu’il devait à unsoleil comme on n’en voit jamais à Londres, l’année dernière, j’airamené de la Méditerranée le vieil Océan qui flottaitcomme une barrique vide et ne rapportait absolument rien, commechargement, que de la gloire. Dans le canal nous rencontrâmes lafrégate La Minerve de l’Océan occidental qui plongeaitjusqu’aux sabords et était prête à éclater sous un butin que l’onavait jugé trop précieux pour le confier aux équipages de prise. Ily avait des lingots d’argent jusqu’au long de ses vergues et prèsde son beaupré, de la vaisselle d’argent à la pomme de ses mâts.Mes marins auraient tiré sur elle, oui, ils auraient tiré, si on neles avait pas retenus. Cela les enrageait de penser à tout cequ’ils avaient fait dans le Sud, et de voir cette impudente frégatefaire parade de son argent sous leurs yeux.

– Je ne vois pas le bien fondé de leursgriefs, capitaine Bail, dit Cochrane.

– Quand vous serez promu au commandement d’unnavire à deux ponts, milord, il pourra bien se faire qu’il vousapparaisse plus clairement.

– Vous parlez comme si un croiseur n’avaitd’autre tâche que de faire des prises. Si c’est là votre manière devoir, permettez-moi de vous dire que vous n’êtes pas au fait de lachose. J’ai commandé un sloop, une corvette et une frégate et, surchacun d’eux, j’ai eu à remplir des devoirs fort divers. Il m’afallu éviter les vaisseaux de ligne de l’ennemi et livrer batailleà ses croiseurs. J’ai dû donner la chasse à ses corsaires et lescapturer et leur couper la retraite quand ils se réfugiaient sousses batteries. Il m’a fallu faire une diversion sur ses forts,débarquer mes hommes, détruire ses canons et postes de signaux.Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, lanécessité de risquer son propre navire, pour arriver à connaîtreles mouvements de l’ennemi, incombe à l’officier qui commande uncroiseur. Je vais même jusqu’à dire que quand on est capabled’accomplir avec succès ces tâches, on mérite mieux de son pays quel’officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entreOuessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire unrécif avec la masse de ses os de bœuf.

– Monsieur, dit le colérique vieux marin, unofficier comme ça ne court pas du moins le risque d’être pris pourun corsaire.

– Je suis surpris, capitaine Bulkeley,répliqua avec vivacité Cochrane, que vous alliez jusqu’à mettreensemble les termes de corsaire et d’officier du roi.

Les choses tournaient à l’orage entre cesloups de mer aux têtes chaudes, aux propos laconiques, mais lecapitaine Foley para au danger en portant la discussion sur lesnouveaux vaisseaux que l’on construisait dans les ports deFrance.

Je prenais grand intérêt à écouter ces hommes,qui passaient leur vie à combattre nos voisins, à en discuter lecaractère et les méthodes.

Vous qui vivez en des temps de paix etd’entente cordiale, vous ne sauriez vous imaginer avec quelle ragel’Angleterre haïssait alors la France, et par-dessus tout son grandchef.

C’était plus qu’un simple préjugé, qu’uneantipathie.

C’était une aversion profonde, agressive, dontvous pouvez encore aujourd’hui vous faire quelque idée en jetantles yeux sur les journaux et les caricatures de l’époque.

Le mot de Français n’était guère prononcé queprécédé de l’épithète coquin ou canaille.

Dans tous les rangs de la société, dans toutesles parties du pays, ce sentiment était le même.

Et les soldats de marine, qui étaient à bordde nos vaisseaux, menaient à combattre contre les Français uneférocité qu’ils n’auraient jamais montrée, s’il s’était agi deDanois, de Hollandais ou d’Espagnols.

Si, maintenant que cinquante ans se sontécoulés, vous me demandez d’où venait ce sentiment de virulence àleur égard, ce sentiment si étranger au caractère anglais avec sonlaisser-aller et sa tolérance, je vous avouerai que, selon moi,c’était la crainte.

Naturellement, ce n’était point une crainteindividuelle. Nos détracteurs les plus venimeux ne nous ont jamaisqualifiés de lâches. C’était la crainte de leur étoile, la craintede leur avenir, la crainte de l’homme subtil dont les plansparaissaient toujours tourner heureusement, la crainte de la lourdemain qui avait jeté à bas une nation, puis une autre.

Notre pays était petit et au temps de laguerre, sa population n’était guère supérieure à la moitié de cellede la France.

Et alors, la France s’était agrandie par desbonds gigantesques.

Elle s’était avancée au nord jusqu’à laBelgique et à la Hollande.

Elle s’était accrue par le sud en Italie.

Pendant ce temps, nous étions affaiblis par lahaine profonde qui régnait en Irlande entre les Catholiques et lesPresbytériens.

Le danger était imminent, évident pour l’hommele plus incapable de réflexion.

On ne pouvait se promener le long de la côtedu Kent sans voir les amas de bois amoncelés pour servir de signauxet avertir le pays du débarquement de l’ennemi, et quand le soleilbrillait sur les hauteurs du côté de Boulogne, on voyait son éclatse refléter sur les baïonnettes des vétérans qui manœuvraient.

Rien d’étonnant à ce qu’il y eut, au fond ducœur des plus braves, une crainte de la puissance française, etcette animosité a toujours pour résultat d’engendrer une haineamère et pleine de rancune.

Alors les marins parlèrent sans bienveillancede leurs récents ennemis.

Ils les haïssaient sincèrement et selonl’usage de notre pays, ils disaient tout haut ce qu’ils avaient surle cœur.

En ce qui concernait les officiers français,il était impossible d’en parler dune façon plus chevaleresque, maisquant à la nation, ils l’avaient en horreur.

Les vieux avaient combattu contre eux dans laguerre d’Amérique, combattu encore pendant ces dix dernièresannées, et on eût dit que le désir le plus ardent qu’ils eussentdans le cœur était de passer le reste de leur vie à combattreencore contre eux.

Mais si j’étais surpris de la violenteanimosité qu’ils témoignaient à l’égard des Français, je ne l’étaispas moins de voir à quel degré ils les appréciaient.

La longue série des victoires anglaises avaitfini par obliger les Français à s’abriter dans les ports, àrenoncer avec désespoir à la lutte et cela nous avait fait croire àtous que, pour une raison ou une autre et par la nature même deschoses, l’Anglais sur mer avait toujours le dessus contre leFrançais.

Mais ceux qui avaient participé à la lutten’étaient nullement de cet avis.

Ils se répandaient en bruyants éloges sur lavaillance de leurs adversaires et ils expliquaient leur défaite pardes raisons précises.

Ils rappelaient que les officiers del’ancienne marine française étaient presque tous des aristocrates,que la Révolution les avait chassés de leurs vaisseaux et que laface navale était tombée entre les mains de matelots indisciplinéset de chefs sans compétence.

Cette flotte mal commandée avait été rudementrejetée dans les ports par la poussée de la flotte anglaise quiavait de bons équipages bien commandés.

Elle les y avait maintenus immobiles, de sortequ’ils n’avaient eu aucune occasion d’apprendre les choses de lamer. Leur exercice dans les ports, leur tir au canon dans les portsne servaient à rien, quand il s’agissait de voiles à carguer, debordées à tirer sur un vaisseau de ligne qui se balançait sur lesvagues de l’Atlantique.

Quand une de leurs frégates gagnait le largeet qu’elle pouvait naviguer librement un couple d’années, alors sonéquipage arrivait à connaître son affaire et un officier anglaispouvait espérer mettre une plume à son chapeau, lorsque avec unnavire d’égale force il arrivait à lui faire amener sonpavillon.

Telles étaient les opinions de ces officiersexpérimentés qui les appuyaient de nombreux souvenirs de preuvesmultiples de la vaillance française.

Ils citaient, entre autres, la façon dontl’équipage de l’Orient avait employé ses canons degaillard d’arrière, pendant que, sous leurs pieds, le pont était enfeu et qu’ils savaient qu’ils se battaient sur une soute auxpoudres prête à sauter.

On espérait en général que l’expédition desIndes Occidentales qui avait eu lieu depuis la paix, aurait donné àbeaucoup de navires l’expérience de l’Océan et qu’on pourrait sehasarder à les faire sortir du Canal si la guerre venait à éclaterde nouveau.

Mais recommencerait-elle ?

Nous avions dépensé des sommes fabuleuses etfait des efforts immenses pour faire fléchir la puissance deNapoléon et l’empêcher de se faire le despote de l’Europeentière.

Le gouvernement l’essaierait-il une fois deplus ?

Se laisserait-il épouvanter par le poidseffrayant d’une dette qui ferait courber le dos à bien desgénérations futures ?

Pitt était là et certes, il n’était pointhomme à laisser la besogne à moitié faite.

Soudain, il y eut de l’agitation près de laporte.

Parmi les nuages gris de fumée de tabac,j’entrevis un uniforme bleu et des épaulettes d’or, autour desquelsse formait un rassemblement dense, pendant qu’un rauque murmure,partant du groupe, se changeait en applaudissements lancés par defortes poitrines.

Tout le monde se leva pour regarder.

On se demandait les uns aux autres de quoi ils’agissait.

Mais la foule bouillonnait et lesapplaudissements redoublaient.

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’ilarrive ? demandaient une vingtaine de voix.

– Enlevons-le ! Hissons-le, criaquelqu’un et, aussitôt après, je vis le capitaine Troubridgeau-dessus des épaules de la foule.

Sa figure était rouge, comme s’il était sousl’influence du vin et il agitait quelque chose qui ressemblait àune lettre.

Les applaudissements se turent peu à peu et ilse fit un tel silence que j’aurais pu discerner le froissement dupapier dans sa main.

– Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il,grandes nouvelles ! Le contre-amiral Collingwood m’a chargé devous les communiquer. L’ambassadeur de France a reçu ses passeportsce soir. Tous les vaisseaux qui figurent à l’Annuaire vont recevoirleur commission. L’amiral Cornwallis doit quitter la baie deCawsand pour croiser au large d’Ouessant. Une escadre part pour laMer du Nord, une autre pour la mer d’Irlande.

Il avait sans doute d’autres nouvelles àdonner, mais son auditoire ne voulut pas en entendre davantage.

Comme on criait, comme on trépignait, queldélire !

Prudes et vieux officiers à pavillon, gravescapitaines d’armes, jeunes lieutenants, tous criaient à tue-têtecomme des écoliers échappés en vacances.

On ne songeait plus à ces cuisants etmultiples griefs que j’avais entendu énumérer.

Le mauvais temps était passé.

Les oiseaux de mer, captifs sur terre,allaient raser l’écume, une fois encore.

Les notes du God Save the Kingdominèrent majestueusement le bruit confus.

J’entendis les antiques vers chantés d’unefaçon qui faisait oublier leurs mauvaises rimes et leurbanalité.

J’espère que vous ne les entendrez jamaischanter ainsi, avec des larmes sur les joues ridées, avec dessanglots dans des voix d’hommes énergiques.

Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotesne les ont jamais vus quand la croûte de lave est brisée et que,pendant un instant, la flamme ardente et durable du Nord apparaît àdécouvert.

C’est ainsi que je la vis alors, et si je nela vois point aujourd’hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sotpour croire qu’elle soit éteinte.

Chapitre 13LORD NELSON

Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon pèredevait avoir lieu à une heure matinale, et il tenait d’autant plusà être exact qu’il savait combien les allées et venues de l’amiralseraient modifiées par les nouvelles que nous avions apprises, laveille au soir.

Je venais à peine de déjeuner et mon onclen’avait pas sonné pour son chocolat, quand mon père vint me prendreà Jermyn Street.

Au bout de quelques centaines de pas dansPiccadilly, nous nous trouvâmes devant le grand bâtiment de briquesdéteintes qui servait de logement de ville aux Hamilton et quidevenait le quartier général de Lord Nelson lorsque affaires ouplaisirs le faisaient venir de Merton.

Un valet de pied répondit à notre coup demarteau et nous introduisit dans un grand salon au mobilier sombre,aux tentures de nuance triste.

Mon père fit passer son nom et nous nousassîmes, jetant les yeux sur les blanches statuettes italiennes quioccupaient les angles, sur un tableau qui représentait le Vésuve etla baie de Naples et qui était accroché au-dessus du clavecin.

Je me rappelle encore une pendule noire aubruyant tic-tac qui était sur la cheminée ; et de temps àautre, au milieu du bruit des voitures de louage, il nous arrivaitde bruyants éclats de rire de je ne sais quelle autre pièce.

Lorsque enfin la porte s’ouvrit, mon père etmoi nous nous levâmes, nous attendant à nous trouver en présence duplus grand des Anglais. Mais ce fut une personne bien différentequi entra.

C’était une dame de haute taille et qui meparut extrêmement belle, bien que peut-être un critique plusexpérimenté et plus difficile eût trouvé que son charme appartenaitplutôt aux temps passé qu’au présent.

Son corps de reine présentait des lignesgrandes et nobles, tandis que sa figure qui commençait à s’empâter,à devenir grossière, était encore remarquable par l’éclat du teint,la beauté de grands yeux bleu clair et les reflets de sa noirechevelure qui se frisait sur un front blanc et bas.

Elle avait un port des plus imposants, si bienqu’en la regardant à son entrée majestueuse, et devant cette posequ’elle prit en jetant un coup d’œil sur mon père, je me rappelaialors la reine des Péruviens, qui sous les traits de Miss PollyHinton, nous excitait le petit Jim et moi à nous révolter.

– Lieutenant Anson Stone ?demandait-elle.

– Oui, belle, dame, répondit mon père.

– Ah ! s’écria-t-elle en sursautant d’unefaçon affectée, avec exagération. Alors, vous meconnaissez ?

– J’ai vu Votre Seigneurie à Naples.

– Alors, vous avez vu aussi sans doute, monpauvre Sir William ? Mon pauvre Sir William !

Et elle toucha sa robe de ses doigts blancscouverts de bagues, comme pour attirer notre attention sur ce faitqu’elle était en complet costume de deuil.

– J’ai entendu parler de la triste pertequ’avait éprouvée Votre Seigneurie, dit mon père.

– Nous sommes morts ensemble, s’écria-t-elle.Que peut être désormais mon existence, sinon une mort lentementprolongée ?

Elle parlait d’une belle et riche voixqu’agitait le frémissement le plus douloureux, mais je ne pusm’empêcher de reconnaître qu’elle avait l’air de la personne laplus robuste que j’eusse jamais vue et je fus surpris de voirqu’elle me lançait de petites œillades interrogatives comme si elleprenait quelque plaisir à se voir admirer, fût-ce par un individuaussi insignifiant que moi.

Mon père, en son rude langage de marin,tâchait de balbutier quelques banales paroles de condoléances, maisses yeux se détournaient de cette figure revêche, hâlée, pour épierquel effet elle avait produit sur moi.

– Voici son portrait, à cet ange tutélaire decette demeure, s’écria-t-elle en montrant d’un geste grandiose,large, un portrait suspendu au mur et représentant un gentleman àla figure très maigre, au nez proéminent et qui avait plusieursdécorations à son habit.

« Mais c’est assez parler de mes chagrinspersonnels, dit-elle en essuyant sur ses yeux d’invisibles larmes.Vous êtes venus voir Lord Nelson. Il m’a chargée de vous dire qu’ilserait ici dans un instant. Vous avez sans doute appris que leshostilités vont reprendre ?

– Nous avons appris cette nouvelle hiersoir.

– Lord Nelson a reçu l’ordre de prendre lecommandement de la flotte de la Méditerranée.

– Vous pouvez croire qu’en un tel moment… Maisn’est-ce pas le pas de Sa Seigneurie que j’entends ?

Mon attention était si absorbée par lessingulières façons de la dame, et par les gestes, les poses dontelle accompagnait toutes ses remarques, que je ne vis pas le grandamiral entrer dans la pièce.

Lorsque je me retournai, il était tout près àcôté de moi.

C’était un petit homme brun à la tournuresvelte et élancée d’un adolescent.

Il n’était point en uniforme.

Il portait un habit brun à haut collet, dontla manche droite et vide, pendait à son côté.

L’expression de sa figure était, je m’ensouviens bien, extrêmement triste et douce, avec les ridesprofondes qui décelaient les luttes de son âme impatiente,ardente.

Un de ses yeux avait été crevé et abîmé parune blessure, mais l’autre se portait de mon père à moi avec autantde vivacité que de pénétration.

À vrai dire, d’ensemble, avec ses regardsbrefs et aigus, la belle pose de sa tête, tout en lui indiquaitl’énergie, la promptitude, en sorte que, si je puis comparer lesgrandes choses aux petites, il me rappela un terrier de bonne race,bien dressé au combat, doux et leste, mais vif et prêt à tout ceque le hasard pourrait mettre sur sa voie.

– Eh bien ! lieutenant Stone, dit-il duton le plus cordial en tendant sa main gauche à mon père, je suisfort content de vous voir. Londres est plein de marins de laMéditerranée, mais je compte qu’avant une semaine, il ne resteraplus aucun officier d’entre vous sur la terre ferme.

– Je suis venu vous demander, Sir, si vouspourriez m’aider à avoir un vaisseau.

– Vous en aurez un, Stone, si on fait quelquecas de ma parole à l’Amirauté. J’aurai besoin d’avoir derrière moitous les anciens du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau depremière ligne, mais ce sera au moins un vaisseau desoixante-quatre canons, et je puis vous assurer qu’on est à même defaire bien des choses avec un vaisseau de soixante-quatre canons,bien maniable, qui a un bon équipage et qui est bien bâti.

– Qui pourrait en douter, quand on a entenduparler de l’Agamemnon ? s’écria Lady Hamilton.

Et en même temps, elle se mit à parler del’amiral et de ses exploits en termes d’une exagération élogieuse,avec une telle averse de compliments et d’épithètes, que mon pèreet moi nous ne savions quelle figure faire.

Nous nous sentions humiliés et chagrins de laprésence d’un homme qui était forcé d’entendre dire devant lui detelles choses.

Mais, après avoir risqué un coup d’œil surLord Nelson, je m’aperçus à ma grande surprise que, bien loin detémoigner de l’embarras, il souriait, il avait l’air enchanté commesi cette grossière flatterie de la dame était pour lui la chose laplus précieuse du monde.

– Allons, allons, ma chère dame, voséloges surpassent de beaucoup mes mérites…

Ces mots l’encourageant, elle se lança dansune apostrophe théâtrale au favori de la Grande-Bretagne, au filsaîné de Neptune, et il s’y soumit en manifestant la même gratitude,le même plaisir.

Qu’un homme du monde, âgé de quarante-cinqans, pénétrant, honnête, au fait du manège des cours, se laissâtentortiller par des hommages aussi crus, aussi grossiers, j’en fusstupéfait, comme le furent tous ceux qui le connaissaient.

Mais vous qui avez beaucoup vécu, vous n’avezpas besoin qu’on vous dise combien de fois il arrive que la naturela plus énergique, la plus noble, à quelque faiblesse unique,inexplicable, une faiblesse qui se montre d’autant plus visiblementqu’elle contraste avec le reste, ainsi qu’une tache noire apparaîtd’une manière plus choquante sur le drap le plus blanc.

– Vous êtes un officier de mer comme je lesaime, Stone, dit-il, quand Sa Seigneurie fut arrivée au bout de sonpanégyrique. Vous êtes un marin de la vieille école.

Il arpenta la pièce à petits pas impatientstout en parlant et en pivotant de temps à autre sur un talon, commesi quelque barrière invisible l’avait arrêté.

– Nous commençons à devenir trop beaux pournotre besogne avec ces inventions d’épaulettes, d’insignes degaillard d’arrière. Au temps où j’entrai au service, vous auriez puvoir un lieutenant faire les liures et le gréement de son beaupré,ayant parfois un épissoir suspendu au cou, pour donner l’exemple àses hommes. Aujourd’hui, c’est tout juste, s’il veut bien porterson sextant jusqu’à l’écoutille. Quand serez-vous prêt à embarquer,Stone ?

– Ce soir, Mylord.

– Bien, Stone, bien. Voilà le véritableesprit. On double la besogne à chaque marée sur les chantiers, maisje ne sais quand les vaisseaux seront prêts. J’arbore mon pavillonsur la Victoire mercredi, et nous mettons à la voileaussitôt.

– Non, non, pas si tôt, il ne pourra pas êtreprêt à prendre la mer, dit Lady Hamilton d’une voix plaintive enjoignant les mains, et elle tourna les yeux vers le plafond, touten parlant.

– Il faut qu’il soit prêt et il le sera,s’écria Nelson avec une véhémence extraordinaire. Par le ciel,quand même le diable serait à la porte, je m’embarquerai mercredi.Qui sait ce que ces gredins peuvent bien faire en monabsence ? La tête me tourne à la pensée des diableries qu’ilsprojettent peut-être. En cet instant même, chère dame, la reine,notre reine, s’écarquille peut-être les yeux pour apercevoir lesvoiles des hunes des vaisseaux de Nelson.

Comme je me figurais qu’il parlait de notrevieille reine Charlotte, je ne comprenais rien à ses paroles, maismon père me dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s’étaient prisd’une affection extraordinaire pour la reine de Naples et c’étaientles intérêts de ce petit royaume qui lui tenaient si fort àcœur.

Peut-être mon air d’ahurissement attira-t-ill’attention de Nelson sur moi, car il suspendit tout à coup sapromenade à l’allure de gaillard d’arrière et me toisa des pieds àla tête, d’un air sévère.

– Eh bien ! jeune gentleman, dit-il d’unton sec.

– C’est mon fils unique, Sir, dit mon père.Mon désir est qu’il entre au service si l’on peut trouver unecabine pour lui, car voici bien des générations que nous sommesofficiers du roi.

– Ainsi donc, vous tenez à venir vous fairerompre les os, s’écria Nelson d’un ton rude, et en regardant d’unair de mécontentement les beaux habits qui avaient été silonguement discutés entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez àquitter ce grand habit pour une jaquette de toile cirée, si vousservez sous mes ordres.

Je fus si embarrassé par la brusquerie de sonlangage, que je pus à peine répondre en balbutiant que j’espéraisfaire mon devoir.

Alors, sa bouche sévère se détendit en unsourire plein de bienveillance, et bientôt, il posa sur mon épaulesa petite main brune.

– Je crois pouvoir dire que vous marchereztrès bien. Je vois que vous êtes de bonne étoffe. Mais ne vousimaginez pas entrer dans un service facile, jeune gentleman, quandvous entrez dans le service de Sa Majesté. C’est une professionpénible. Vous entendez parler du petit nombre qui réussit, mais quesavez-vous de centaines d’autres qui n’arrivent pas à faire leurchemin ? Voyez combien j’ai eu de chance. Sur deux cents quiétaient avec moi à l’expédition de San Juan, cent quarante-cinqsont morts en une seule nuit. J’ai pris part à cent quatre-vingtsengagements, et comme vous voyez, j’ai perdu un œil et un bras sanscompter d’autres graves blessures. La chance m’a permis de passer àtravers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais jeme rappelle plus d’un honnête homme qui me valait et qui n’a pointpercé.

« Oui, reprit-il, comme la dame serépandait en protestations loquaces, bien des gens, bien des gensqui me valaient sont devenus la proie des requins et des crabes deterre. Mais c’est un marin sans valeur que celui qui ne se risquepas chaque jour, et nos existences à tous sont dans la main decelui qui connaît parfaitement l’heure où il nous laredemandera.

Pendant un instant, le sérieux de son regard,le ton religieux de sa voix nous firent entrevoir peut-être lesprofondeurs du vrai Nelson, l’homme des contes orientaux, imbu dece viril puritanisme qui fit surgir de cette région, les Côtes defer, ceux qui devaient façonner le cœur de l’Angleterre et lesPères Pèlerins qui devaient le propager au dehors.

C’était là le Nelson qui affirmait avoir vu lamain de Dieu s’appesantir sur les Français et qui s’agenouillaitdans la cabine de son vaisseau amiral, pour attendre le moment dese porter sur la ligue ennemie.

Il y avait aussi une humaine tendresse dans leton qu’il prenait pour parler de ses camarades morts, et elle mefit comprendre pourquoi il était si aimé de tous ceux qui servirentsous lui.

En effet, bien qu’il eût la dureté du ferquand il s’agissait de naviguer et de combattre, en sa naturecomplexe, il se combinait une faculté qui manque à l’Anglais, cetteémotion affectueuse qui s’exprimait par des larmes, lorsqu’il étaittouché, et par des mouvements instinctifs de tendresse, comme celuidans lequel il demanda à son capitaine de pavillon de l’embrasserquand il gisait mourant, dans le poste de la Victoire.

Mon père s’était levé pour partir, maisl’amiral, avec cette bienveillance qu’il témoigna toujours à lajeunesse, et qui avait été un instant glacée par l’inopportunesplendeur de mes habits, continua à se promener devant nous, enjetant des phrases brèves et substantielles pour m’encourager et meconseiller.

– C’est de l’ardeur que nous demandons dans leservice, jeune gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffésau rouge, qui ne sachent ce que c’est que le repos. Nous en avonsde tels dans la Méditerranée et nous les retrouverons. Quelletroupe fraternelle. Lorsqu’on me demandait d’en désigner un pourune tâche difficile, je répondais à l’amirauté de prendre lepremier venu, car le même esprit les animait tous. Si nous avionspris dix-neuf vaisseaux, nous n’aurions jamais déclaré notre tâchebien remplie, tant que le vingtième aurait navigué sur les mers.Vous savez ce qu’il en était chez nous, Stone. Vous avez passé tropde temps sur la Méditerranée, pour que j’aie besoin de vous en direquoi que ce soit.

– J’espère être sous vos ordres, Mylord, ditmon père, la prochaine fois que nous les rencontrerons.

– Nous les rencontrerons, il le faut, et celasera. Par le ciel ! je n’aurai pas de repos, tant que je neleur aurai pas donné une secousse. Ce coquin de Bonaparte prétendnous abaisser. Qu’il essaie et que Dieu favorise la bonnecause !

Il parlait avec tant d’animation, que lamanche vide s’agitait en l’air, ce qui lui donnait l’air le plusextraordinaire.

Voyant mes yeux fixés sur lui, il sourit et setourna vers mon père.

– Je peux encore faire de la besogne avec manageoire, dit-il en posant la main sur son moignon. Qu’est-ce qu’ondisait dans la flotte à ce propos ?

– Que c’était un signal indiquant qu’il neferait pas bon se mettre en travers de votre écubier.

– Ils me connaissent, les coquins. Vous levoyez, jeune gentleman, il ne s’est pas perdu la moindre étincellede l’ardeur que j’ai mise à servir mon pays. Il pourra arriver unjour, que vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jourviendra, vous vous souviendrez que le conseil que je donne à unofficier, c’est qu’il ne fasse rien à moitié, par demi mesures.Mettez votre enjeu d’un seul coup, et si vous perdez sans qu’il yait de votre faute, le pays vous confiera un autre enjeu de mêmevaleur. Ne vous préoccupez pas de manœuvres. Foin desmanœuvres ! La seule dont vous ayez besoin, consiste à vousmettre bord à bord avec l’ennemi. Combattez jusqu’au bout et vousaurez toujours raison. N’ayez jamais une arrière pensée pour vosaises, pour votre propre vie, car votre vie ne vous appartient plusà partir du jour où vous avez endossé l’uniforme bleu. Elleappartient au pays et il faut la dépenser sans compter pour peu quele pays en retire le moindre avantage. Comment est le vent, cematin, Stone ?

– Est, sud-est, dit mon père sanshésitation.

– Alors, Cornwallis est sans doute en bonchemin pour Brest, quoique pour ma part, j’eusse préféré tâcher deles attirer au large.

– C’est aussi ce que souhaiteraient tous lesofficiers et tous les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, ditmon père.

– Ils n’aiment pas le service de blocus, etcela n’est pas étonnant, puisqu’il ne rapporte ni argent, nihonneur. Vous vous rappelez comment cela se passait dans les moisd’hiver, devant Toulon, Stone, alors que nous n’avions à bord nipoudre, ni bœuf, ni vin, ni porc, ni farine, pas même des câbles,de la toile et du filin de réserve. Et nous consolidions nos vieuxpontons avec des cordages. Dieu sait si je ne m’attendais pas àvoir le premier Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quandmême nous n’avons pas lâché prise. Néanmoins, je crains que là-bas,nous n’ayons pas fait grand chose pour l’honneur de l’Angleterre.Chez nous, on illumine les fenêtres à la nouvelle d’une grandebataille, mais on ne comprend pas qu’il nous serait plus aisé derecommencer six fois la bataille du Nil que de rester en stationtout l’hiver pour le blocus. Mais je prie Dieu qu’il nous fasserencontrer cette nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions enfinir par une bataille corps à corps.

– Puissé-je être avec vous, mylord ! ditgravement mon père. Mais nous vous avons déjà pris trop de temps etje n’ai plus qu’à vous remercier de votre bonté et à vous offrirtous mes souhaits.

– Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votrevaisseau et si je puis avoir ce jeune gentleman parmi mesofficiers, ce sera chose faite. Mais si j’en crois son habillement,reprit-il en portant ses yeux sur moi, vous avez été mieux partagépour la répartition des prises que la plupart de vos camarades.Pour ma part, jamais je n’ai songé, jamais je n’ai pu songer àgagner de l’argent.

Mon père expliqua que le fameux Sir CharlesTregellis était mon oncle, qu’il s’était chargé de moi et que jedemeurais chez lui.

– Alors, vous n’avez pas besoin que je vousvienne en aide, dit Nelson avec quelque amertume. Quand on a desguinées et des protections, on peut passer par-dessus la tête desvieux officiers de marine, fût-on incapable de distinguer la pouped’avec la cuisine, ou une caronade d’avec une pièce longue de neuf.Néanmoins… Mais que diable se passe-t-il ?

Le valet de pied s’était précipité soudaindans la chambre, mais il s’arrêta devant le regard de colère quelui lança l’amiral.

– Votre Seigneurie m’a dit d’accourir chezvous dès que cela arriverait, expliqua-t-il en montrant une grandeenveloppe bleue.

– Par le ciel ! Ce sont mes ordres,s’écria Nelson en la saisissant vivement et faisant des effortsmaladroits pour en rompre les cachets avec la main qui luirestait.

Lady Hamilton accourut à son aide, mais elleeut à peine jeté les yeux sur le papier, qui s’y trouvait, qu’ellejeta un cri perçant, porta la main à ses yeux et se laissa choirévanouie.

Mais je ne pus m’empêcher de reconnaîtrequ’elle se laissa choir fort habilement et que, malgré la perte deses sens, elle eut la bonne fortune d’arranger fort habilement lesplis de son costume et de prendre une attitude classique etgracieuse.

Quant à lui, l’honnête marin, il était siincapable de supercherie et d’affectation, qu’il ne les soupçonnaitpoint chez autrui, aussi courut-il tout affolé à la sonnette, pourréclamer à grands cris domestiques, médecin, sels, en jetant desmots incohérents dans sa douleur, se répandant en paroles sipassionnées, si émues, que mon père jugea plus discret de me tirerpar la manche, comme pour m’avertir qu’il nous fallait sortir à ladérobée.

Nous le laissâmes donc dans ce sombre salon deLondres, perdant la tête tant il était ému de pitié pour cettefemme superficielle qui n’avait rien de naturel, pendant quedehors, tout contre le chasse-roues, dans Piccadilly, l’attendaitla haute berline noire prête à l’emporter pour ce long voyage quiallait aboutir à poursuivre la flotte française sur un parcours desept mille milles a travers l’Océan, à la rencontrer enfin et à lavaincre.

Cette victoire devait limiter aux conquêtescontinentales l’ambition de Napoléon, mais elle coûterait à notregrand marin la vie qu’il devait perdre au moment le plus glorieuxde son existence, comme je souhaiterais qu’il vous advînt àtous.

Chapitre 14SUR LA ROUTE

Déjà approchait le jour de la grandebataille.

La guerre sur le point d’éclater et Napoléonqui devenait de plus en plus menaçant n’étaient que des objets desecond ordre pour tous les sportsmen et en ce temps-là lessportsmen formaient bien la moitié de la population.

Dans le club patricien, dans la taverneplébéienne, dans le café que fréquentait le négociant, dans lacaserne du soldat, à Londres et dans les provinces, la mêmequestion passionnait toute la nation.

Toutes les diligences qui arrivaient del’Ouest apportaient des détails sur la belle condition de Wilson leCrabe, qui était retourné dans son pays natal pour s’entraîner etqu’on savait être sous la direction immédiate du capitaine Barclay,l’expert.

D’un autre côté, bien que mon oncle n’eût pasencore désigné son champion, personne dans le public ne doutait quece ne fût Jim, et les renseignements qu’on avait sur son physiqueet sa performance lui valurent bon nombre de parieurs.

Toutefois, la côte était en faveur de Wilsonet les gens de l’Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui,tandis qu’à Londres l’opinion était partagée.

Deux jours avant le combat, on donnait Wilsonà trois contre deux, dans tous les clubs du West End.

J’étais allé deux fois voir Jim à Crawley,dans l’hôtel où il était installé pour son entraînement et je l’ytrouvai soumis au sévère régime en usage.

Depuis la pointe du jour jusqu’à la tombée dela nuit, il courait, sautait, frappait sur une vessie suspendue àune barre ou s’exerçait contre son formidable entraîneur.

Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de santédébordante.

Il avait une telle confiance dans le succèsque mes appréhensions s’évanouirent à la vue de sa vaillanteattitude et quand j’entendis son langage empreint d’une joietranquille.

– Mais je m’étonne que vous veniez me voirmaintenant, Rodney, me dit-il en faisant un effort pour rire,maintenant que me voilà devenu boxeur, et à la solde de votreoncle, tandis que vous êtes à la ville et passé Corinthien. Si vousn’aviez pas été le meilleur, le plus sincère petit gentleman dumonde, c’est vous qui auriez été mon patron d’ici peu de temps aulieu d’être mon ami.

En contemplant ce superbe gaillard à la figuredistinguée, aux traits fins, en pensant à ses belles qualités, auximpulsions généreuses dont je le savais capable, je trouvai siabsurde qu’il regardât mon amitié comme une marque decondescendance, que je ne pus retenir un bruyant éclat de rire.

– Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-ilen me regardant fixement dans les yeux. Mais, qu’est-ce que votreoncle en pense ?

Cette question était une colle.

Je dus me borner à répondre d’un ton malassuré que, si redevable que je fusse envers mon oncle, j’avaistout d’abord connu Jim et qu’assurément j’étais assez grand pourchoisir mes amis.

Les doutes de Jim étaient fondés jusqu’à uncertain point. Mon oncle s’opposait très nettement à ce qu’il y eûtentre nous la moindre intimité. Mais comme il trouvait bon nombred’autres choses à désapprouver dans ma conduite, celle-là perdaitde son importance.

Je crains de lui avoir causé bien desdésappointements.

Je n’avais inventé aucune excentricité, bienqu’il eût eu la bonté de m’en indiquer plusieurs, au moyendesquelles je parviendrais à « sortir de l’ornière »,selon son expression, et à m’imposer à l’attention du monde étrangeau milieu duquel il vivait.

– Vous êtes un jeune gaillard des plus agiles,mon neveu. Ne vous croyez-vous pas capable de faire le tour d’unechambre en sautant d’un meuble sur l’autre sans toucher leparquet ? Un petit tour de force dans ce genre, seraitextrêmement goûté. Il y avait un capitaine des gardes qui estarrivé à se faire un grand succès dans la société en pariant unepetite somme qu’il le ferait. Madame Liéven, qui est extrêmementexigeante, l’invitait fréquemment à ses soirées rien que pour qu’ilpût s’exhiber.

Je lui affirmai que je me sentais incapable decet exploit.

– Vous êtes tout de même un peu difficile,dit-il en haussant les épaules. Étant mon neveu, vous auriez puvous assurer une position en continuant ma réputation de goûtdélicat. Si vous aviez déclaré la guerre au mauvais goût, le mondede la fashion se serait empressé de vous regarder comme unarbitre en vertu de vos traditions de famille et vous seriezparvenu sans la moindre concurrence à la position que vise ce jeuneparvenu de Brummel. Mais vous n’avez aucun instinct dans cettedirection. Vous êtes incapable d’attention pour les moindresdétails. Regardez vos souliers ! Et encore votrecravate ! et enfin votre chaîne de montre ! Il ne faut enlaisser voir que deux anneaux. J’en ai laissé voir trois, maisc’était aller trop loin et en ce moment, je ne vous en vois pasmoins de cinq. Je le regrette, mon neveu, mais je ne vous crois pasdestiné à atteindre la situation sur laquelle j’ai le droit decompter pour un proche parent.

– Je suis désolé de vous avoir causé cesdésillusions, monsieur, dis-je.

– Votre mauvaise fortune consiste en ce quevous ne vous êtes pas trouvé plus tôt sous mon influence, dit-il.J’aurais pu vous modeler de façon à satisfaire même mes propresaspirations. J’avais un frère cadet qui fut dans un cas semblable.J’ai fait de mon mieux pour lui, mais il prétendait mettre descordons à ses souliers et il commettait en public l’erreur deprendre le vin de Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garçon afini par se jeter dans les livres et il a vécu et il est mort curéde village. C’était un brave homme, mais d’une banalité… et il n’ya pas place dans la société pour les gens dépourvus de relief.

– Alors, monsieur, je crains qu’elle n’ait pasde place pour moi, dis-je. Mais mon père a le plus grand espoir queLord Nelson me trouvera un emploi dans la flotte. Si j’ai fait fourà la ville, je n’en ai pas moins de reconnaissance pour les bontésque vous m’avez témoignées en vous chargeant de moi et j’espèreque, si je reçois ma commission, je pourrai encore vous fairehonneur.

– Il pourrait bien arriver que vous parveniezà la hauteur que je m’étais assignée pour vous, mais que vous yparveniez par un autre chemin, dit mon oncle. Il y a à la ville deshommes, tels que Lord Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figuredans les sociétés les plus respectables, bien qu’ils n’aient pourtoute recommandation que leurs services dans la marine.

Ce fut dans l’après-midi du jour qui précédaitle combat, qu’eut lieu cette conversation entre mon oncle et moi,dans le coquet sanctuaire de sa maison de Jermyn Street.

Il était vêtu, je m’en souviens, de son amplehabit de brocart, qu’il portait ordinairement pour aller à sonclub, et il avait le pied posé sur une chaise, car Abernethy, quivenait de sortir, le traitait pour un commencement de goutte.

Était-ce l’effet de la souffrance, était-cepeut-être celui du désappointement que lui avait causé mon avenir,mais ses façons avec moi étaient plus sèches que d’ordinaire et ily avait, je le crains bien, un peu d’ironie dans son sourire, quandil parlait de mes défauts.

Quant à moi, cette explication me fut unsoulagement, car mon père était parti de Londres avec la fermeconviction qu’on trouverait de l’emploi pour nous deux, et le seulpoids que j’eusse sur l’esprit était l’idée de la peine quej’aurais à quitter mon oncle sans détruire les plans qu’il avaitformés à mon sujet.

J’avais pris en aversion cette existence videpour laquelle j’étais si peu fait, j’étais pareillement excédé deces propos égoïstes d’une coterie de femmes frivoles et de sotspetits-maîtres qui prétendaient se faire regarder comme le centrede l’univers.

Peut-être le sourire railleur de mon onclevoltigea-t-il sur mes lèvres quand je l’entendis parler de lasurprise dédaigneuse qu’il avait éprouvée, en rencontrant dans cemilieu sacro-saint les hommes qui avaient sauvé le pays del’anéantissement.

– À propos, mon neveu, dit-il, il n’y a pas degoutte qui tienne et qu’Abernethy le veuille ou non, il faut quenous soyons à Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune deCrawley. Sir Lothian Hume et son champion sont à Reigate. J’airetenu des lits pour nous deux à l’hôtel Georges. À ce que l’on medit, l’affluence dépassera tout ce que l’on a vu jusqu’à ce jour.L’odeur de ces auberges de campagne m’est toujours désagréable,mais, que voulez-vous ? L’autre jour, au club Berkeley, Cravendisait qu’il n’y avait pas un lit disponible à vingt milles autourde Crawley et qu’on faisait payer trois guinées par nuit. J’espèreque votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera à lahauteur de ce qu’il promettait, car j’ai mis sur l’évent plus queje ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s’engage à fond, caril a fait chez Limmer un pari supplémentaire de cinq mille contretrois mille sur Wilson. D’après ce que je sais de l’état de sesaffaires, il sera sérieusement entamé si nous l’emportons… Eh bien,Lorimer ?

– Une personne qui désire vous voir, SirCharles, dit le nouveau valet.

– Vous savez que je ne reçois personne jusqu’àce que ma toilette soit achevée.

– Il insiste pour vous voir, monsieur. Il apresque enfoncé la porte.

– Enfoncé la porte ? Que voulez-vousdire, Lorimer ? Pourquoi ne l’avez-vous pas misdehors ?

Un sourire passa sur la figure dudomestique.

Au même instant, on entendit dans le corridorune voix de basse profonde.

– Je vous dis de me faire entrer tout desuite, mon garçon. Autrement, ce sera tant pis pour vous.

Il me sembla que j’avais déjà entendu cettevoix, mais lorsque par-dessus l’épaule du domestique j’entrevis unelarge face charnue, bovine, avec un nez aplati à la Michel-Ange aucentre, je reconnus aussitôt l’homme que j’avais eu pour voisin ausouper.

– C’est War le boxeur, monsieur, dis-je.

– Oui, monsieur, dit notre visiteur enintroduisant sa volumineuse personne dans la pièce. C’est Bill War,le tenancier du cabaret à la Tonne dans Jermyn Street etl’homme le mieux côté pour l’endurance. Il n’y a qu’une chose quiest cause qu’on me bat, Sir Charles, et c’est ma viande, ça mepousse si vite, que j’en ai toujours quatre stone, quand je n’en aipas besoin. Oui, monsieur, j’en ai attrapé assez pour faire unchampion des petits poids, avec ce que j’ai en trop. Vous auriezpeine à croire en me voyant que, même après m’être battu avecMendoza, j’étais capable de sauter par-dessus les quatre pieds dehauteur de la corde qui entoure le ring, avec l’agilité d’un petitcabri, mais, maintenant, si je lançais mon castor dans le ring, jen’arriverais jamais à le ravoir, à moins que le vent ne l’en fassesortir, car le diable m’emporte si je pourrais passer par-dessus lacorde pour le rattraper. Je vous présente mes respects, jeunehomme, et j’espère que vous êtes en bonne santé.

Une expression de vive contrariété avait parusur la figure de mon oncle, en voyant envahir ainsi son séjourintime. Mais c’était une des nécessités de sa situation de resteren bons termes avec les professionnels. Il se contenta donc de luidemander quelle affaire l’amenait.

Pour toute réponse, le gros lutteur jeta surle domestique un regard significatif.

– C’est chose importante, Sir Charles, et çadoit rester entre vous et moi.

– Vous pouvez sortir, Lorimer… À présent, War,de quoi s’agit-il ?

Le boxeur s’assit fort tranquillement à chevalsur une chaise, en posant ses bras sur le dossier.

– J’ai eu des renseignements, Sir Charles, ditil.

– Eh bien ! Qu’est-ce que c’est ?s’écria mon oncle avec impatience.

– Des renseignements de valeur.

– Allons, expliquez-vous.

– Des renseignements qui valent de l’argent,dit War en pinçant les lèvres.

– Je vois que vous voulez qu’on vous paie ceque vous savez.

Le boxeur eut un sourire affirmatif.

– Oui, mais je n’achète rien de confiance.Vous me connaissez assez pour ne pas jouer ce jeu-là avec moi.

– Je vous connais pour ce que vous êtes, SirCharles, c’est-à-dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini.Mais voyez-vous, si je me servais de ça contre vous, ça me mettraitdes centaines de livres dans la poche. Mais mon cœur ne lesouffrira pas. Bill War a toujours été pour le bon sport et lefranc jeu. Si je m’en sers pour vous, j’espère que vous ferez ensorte que je n’y perde pas.

– Vous pouvez agir comme il vous plaira, ditmon oncle. Si vos informations me sont utiles, je saurai ce que jedois faire pour vous.

– On ne saurait parler plus franchement queça. Nous nous en contenterons, patron, et vous vous montrerezgénéreux comme vous avez toujours passé pour l’être. Eh bien, notrehomme, Jim Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester,demain, sur la dune de Crawley pour un enjeu.

– Eh bien, après ?

– Connaîtriez-vous par hasard quelle était lacote hier ?

– Elle était à trois contre deux surWilson.

– C’est ça même, patron. Trois contre deux,voilà ce qui a été offert dans le salon de mon bar. Savez vous oùen est la cote aujourd’hui ?

– Je ne suis pas encore sorti.

– Eh bien ! je vais vous le dire, elleest à sept contre un sur votre homme.

– Vous dites ?

– Sept contre un, patron, pas moins.

– Vous dites des bêtises, War. Comment peut-ilse faire que la cote ait passé de trois contre deux à sept contreun ?

– Je suis allé chez Tom Owen, je suis allé auTrou dans le Mur, je suis allé à La Voiture et lesChevaux, et vous pouvez miser à sept contre un dans n’importelaquelle de ces maisons. On joue de l’argent par tonnes contrevotre homme. C’est la même proportion qu’un cheval contre une pouledans toutes les maisons de sport, dans toutes les tavernes, depuisici jusqu’à Stepney.

L’expression qui parut sur la figure de mononcle me convainquit que l’affaire était vraiment sérieuse pourlui. Puis il haussa les épaules avec un sourire d’incrédulité.

– Tant pis pour les sots qui misent, dit-il.Mon homme est en bonne forme. Vous l’avez vu hier, monneveu ?

– Il allait très bien, hier, monsieur.

– S’il était arrivé quelque chose de fâcheux,j’en aurais été informé.

– Mais peut-être qu’il ne lui est rien arrivéde fâcheux pour le moment, dit War.

– Que voulez-vous dire ?

– Je vais m’expliquer, monsieur. Vous vousrappelez, Berks ? Vous savez que c’est un homme qui ne doitguère inspirer de confiance en tout temps et qu’il en veut à votrehomme, parce qu’il a été battu par lui dans le hangar auxvoitures.

« Bon ! hier soir, vers dix heures,il entre dans mon bar escorté des trois plus fieffés coquins qu’ily ait à Londres. Ces trois-là, c’étaient Ike-le-Rouge, celui qui aété exclu du ring pour avoir triché avec Bittoon, puis Yussef lebatailleur, qui vendrait sa mère pour une pièce de septshillings ; le troisième était Chris Mac Carthy, un voleur dechiens par profession, qui a un chenil du côté de Haymarket. Il estbien rare de voir ensemble ces quatre types de beauté, et ils enavaient tous plus qu’ils ne pouvaient en tenir, excepté Chris, unlapin trop malin pour se griser quand il y a une affaire en train.De mon côté, je les fais entrer au salon.

« Ce n’était pas que la chose en valût lapeine, mais je craignais qu’ils ne commencent à chercher noise àmes clients et je ne voulais pas non plus compromettre ma licenceen les laissant devant le comptoir. Je leur sers à boire et jereste avec eux, rien que pour les empêcher de mettre la main sur leperroquet empaillé et les tableaux.

« Bon ! patron, pour abréger, ils semirent à parler du combat et ils éclatèrent de rire à l’idée que lejeune Harrison pourrait gagner, tous, excepté Chris qui restait àfaire des signes et des grimaces aux autres, tellement, qu’à la finBerks fut sur le point de lui lancer un coup de torchon dans lafigure pour sa peine.

« Je devinai qu’il se mijotait quelquechose et ça n’était pas bien difficile à voir, surtout quantIke-le-Rouge se dit prêt à parier un billet de cinq livres que JimHarrison ne se battrait pas.

« Donc, je me lève pour aller chercherune autre bouteille de délie-langues et je me mets derrière leguichet fermé d’un volet par lequel on fait passer les boissons ducomptoir dans le salon. Je l’ouvre de la largeur d’un pouce etj’aurais été attablé avec eux que je n’aurais pas mieux entendu cequ’ils disaient.

« Il y avait Chris Mac Carthy quibougonnait après eux, parce qu’ils ne tenaient pas leur languetranquille. Il y avait Joe Berks qui parlait de leur casser lafigure s’ils avaient l’aplomb de l’interpeller davantage.

« Comme ça, Chris se mit à les raisonner,car il avait peur de Berks et il leur demanda s’ils voulaientdécidément être en état de faire la besogne le lendemain matin etsi le patron consentirait à payer en voyant qu’ils s’étaient griséset qu’il ne fallait pas compter sur eux.

« Ça les calma tous les trois et Yussefle batailleur demanda à quelle heure on partirait.

« Chris leur dit que tant que l’hôtelGeorges à Crawley ne serait pas fermé, on pourraittravailler à cela.

« – C’est bien mal payé pour employer lacorde, dit Ike-le-Rouge.

« – Au diable la corde, dit Chris en tirant unpetit bâton plombé de sa poche de côté. Pendant que trois de vousle tiendront à terre, je lui casserai l’os du bras avec ça. Nousaurons gagné notre argent et nous risquons tout au plus six mois deprison.

« – Il se défendra, dit Berks.

« – Eh bien, dit Chris, ce sera son seulcombat.

« Je n’en ai pas entendu davantage. Cematin je suis sorti, et j’ai vu comme je vous l’ai dit que la coteen faveur de Wilson montait à des sommes fabuleuses, que lesjoueurs ne la trouvaient jamais assez haute.

« Voila où on en est, patron, et voussavez ce que ça signifie, mieux que Bill War ne pourrait vous ledire.

– Très bien, War, dit mon oncle en se levant,je vous suis très obligé de m’avoir appris cela et je ferai ensorte que vous n’y perdiez pas. Je regarde cela comme des propos enl’air de coquins ivres, mais vous ne m’en avez pas moins rendu unimmense service en attirant mon attention de ce côté. Je comptevous voir demain aux Dunes.

– Mr Jackson m’a prié de me charger de lagarde du ring.

– Très bien. J’espère que nous aurons un loyalet bon combat. Bonsoir et merci.

– Mon oncle avait conservé son attitude un peunarquoise pendant que War était présent, mais celui-ci avait àpeine refermé la porte qu’il se tourna vers moi avec un aird’agitation que je ne lui avais jamais vu.

– Il faut que nous partions à l’instant pourCrawley, mon neveu, dit-il en souriant. Il n’y a pas une minute àperdre. Lorimer, faites atteler les juments baies à la voiture.Mettez-y le nécessaire de toilette et dites à William qu’il soitdevant la porte le plus tôt possible.

– J’y veillerai, monsieur, dis-je.

Et je courus à la remise de Little RyderStreet où mon oncle logeait ses chevaux.

Le garçon d’écurie était absent et je dusenvoyer un lad à sa recherche. Pendant ce temps-là, aidé dupalefrenier, je tirai dehors la voiture et je fis sortir les deuxjuments de leurs boxes.

Il fallut une demi-heure, peut-être troisquarts d’heure, avant que tout fut en place.

Lorimer attendait déjà dans Jermyn Street avecles inévitables paniers pendant que mon oncle restait debout dansl’embrasure de la porte ouverte, vêtu de son grand habit de chevalcouleur faon.

Sa figure pâle était d’un calme impassible etne laissait rien voir des émotions tumultueuses qui se livraientbataille dans son âme.

J’en étais certain.

– Nous allons vous laisser, Lorimer. Nousaurions peut-être des difficultés à vous trouver un lit. Tenez-leurla tête, William. Montez, mon neveu. Holà ! War, qu’y a-t-ilencore ?

Le boxeur accourait de toute la vitesse quelui permettait sa corpulence.

– Rien qu’un mot de plus avant votre départ,Sir Charles, dit-il tout haletant. J’ai entendu dire dans moncomptoir que les quatre hommes en question étaient partis pourCrawley à une heure.

– Très bien, War, dit mon oncle, un pied, surle marchepied.

– Et la cote est montée à dix contre un.

– Lâchez la tête, William.

– Encore un mot, patron, un seul. Vousm’excuserez ma liberté. Mais à votre place, j’emporterais mespistolets.

– Merci, je les ai.

La longue lanière claqua entre les oreilles ducheval de tête. Le groom s’élança à terre et l’on passa de JermynStreet à Saint James Street et de là à Whitehall avec une rapiditéqui indiquait que les vaillantes juments n’étaient pas moinsimpatientes que leur maître.

L’horloge du parlement marquait un peu plus dequatre heures et demie quand nous franchîmes comme au vol le pontde Westminster.

L’eau se refléta au-dessous de nous aussi viteque l’éclair, puis on roula entre les deux rangées de maisons auxmurailles brunes formant l’avenue qui nous avait menés à Londres.Nous étions arrivés à Streatham, quand il rompit le silence.

– J’ai un enjeu considérable, mon neveu,dit-il.

– Et moi aussi, répondis-je.

– Vous ! s’écria-t-il avec surprise.

– J’ai mon ami, monsieur !

– Ah ! oui, j’avais oublié. Vous avezvotre excentricité, après tout, mon neveu. Vous êtes un ami fidèle,ce qui est chose rare dans notre monde. Je n’en ai jamais eu qu’undans ma position et celui-là… Mais vous m’avez entendu raconterl’histoire. Je crains qu’il ne fasse nuit quand nous arriverons àCrawley.

– Je le crains aussi.

– En ce cas, nous arriverons peut-être troptard.

– Dieu fasse que non, Monsieur.

– Nous sommes derrière les meilleures bêtesqui soient en Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions lesroutes encombrées, avant que nous arrivions à Crawley.

« Avez-vous entendu, mon neveu ! Wara entendu ces quatre bandits parler de quelqu’un qui leur donnaitles ordres et qui les payait pour leur crime. Vous avez compris,n’est-ce pas ? qu’ils ont été engagés pour estropier monhomme.

« Dès lors, qui peut bien les avoir prisà gage, qui peut y être intéressé ? À moins que ce nesoit…

« Je connais sir Lothian Hume pour unhomme capable de tout. Je sais qu’il a perdu de fortes sommes auxcartes chez Wattier et chez White. Je sais qu’il a joué une grossesomme sur cet évent et qu’il s’y est engagé avec une témérité quifait croire à ses amis qu’il a quelque raison personnelle pourcompter sur le résultat.

« Par le ciel ! Comme tout celas’enchaîne. S’il en était ainsi…

Il retomba dans le silence, mais je visreparaître cette expression de froideur farouche que j’avaisremarquée en lui, le jour où lui et sir John Lade couraient côte àcôte sur la route de Godstone.

Le soleil descendait lentement sur les bassescollines du Surrey et l’ombre surgissait d’instant en instant, maisles roues continuaient à bourdonner et les sabots à frapper sans seralentir.

Un vent frais nous soufflait à la figure,quoique les feuilles pendissent immobiles aux branches d’arbres quis’étendaient au-dessus de la route.

Les bords dorés du soleil venaient à peine dedisparaître derrière les chênes de la côte de Reigate quand lesjuments inondées de sueur arrivèrent devant l’hôtel de laCouronne à Red Hill.

Le propriétaire, sportsman et amateur de ring,accourut pour saluer un Corinthien aussi connu que l’était SirCharles Tregellis.

– Vous connaissez Berks, le boxeur ?demanda mon oncle.

– Oui, Sir Charles.

– Est-il passé ?

– Oui, Sir Charles. Il devait être environquatre heures, bien qu’avec cette cohue de gens et de voitures, ilsoit difficile d’en jurer. Il y avait là lui, Ike le Rouge, le JuifYussef et un autre. Ils avaient entre les brancards une bête desang. Ils l’avaient menée à fond de train, car elle était couverted’écume.

– Voilà, qui est bien grave, mon neveu, ditmon oncle, pendant que nous volions vers Reigate. S’ils allaient cetrain, c’est qu’évidemment, ils tenaient à faire leur coup de bonneheure.

– Jim et Belcher seraient certainement deforce à leur tenir tête à tous les quatre, suggérai-je.

– Si Belcher était avec l

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