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L’ art de la Guerre (Les Treize Articles)

L’ art de la Guerre

de Sun Tzu

Article I – De l’évaluation

Sun Tzu dit : La guerre est d’une importance vitale pour l’État. C’est le domaine de la vie et de la mort : la conservation ou la perte de l’empire en dépendent ; il est impérieux de le bien régler. Ne pas faire de sérieuses réflexions sur ce qui le concerne, c’est faire preuve d’une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de ce qu’on a de plus cher, et c’est ce qu’on ne doit pas trouver parmi nous.

Cinq choses principales doivent faire l’objet de nos continuelles méditations et de tous nos soins, comme le font ces grands artistes qui, lorsqu’ils entreprennent quelque chef-d’œuvre, ont toujours présent à l’esprit le but qu’ils se proposent, mettent à profit tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils entendent, ne négligent rien pour acquérir de nouvelles connaissances et tous les secours qui peuvent les conduire heureusement à leur fin.

Si nous voulons que la gloire et les succès accompagnent nos armes, nous ne devons jamais perdre de vue :la doctrine, le temps, l’espace, le commandement, la discipline.

La doctrine fait naître l’unité de penser ; elle nous inspire une même manière de vivre et de mourir, et nous rend intrépides et inébranlables dans les malheurs et dans la mort.

Si nous connaissons bien le temps,nous n’ignorerons point ces deux grands principes Yin et Yang par lesquels toutes les choses naturelles sont formées et par lesquels les éléments reçoivent leurs différentes modifications ; nous saurons le temps de leur union et de leur mutuel concours pour la production du froid, du chaud, de la sérénité ou de l’intempérie de l’air.

L’espace n’est pas moins digne de notreattention que le temps ; étudions le bien, et nousaurons la connaissance du haut et du bas, du loin comme du près, dularge et de l’étroit, de ce qui demeure et de ce qui ne fait quepasser.

J’entends par commandement, l’équité, l’amourpour ceux en particulier qui nous sont soumis et pour tous leshommes en général ; la science des ressources, le courage etla valeur, la rigueur, telles sont les qualités qui doiventcaractériser celui qui est revêtu de la dignité de général ;vertus nécessaires pour l’acquisition desquelles nous ne devonsrien négliger : seules elles peuvent nous mettre en état demarcher dignement à la tête des autres.

Aux connaissances dont je viens de parler, ilfaut ajouter celle de la discipline. Posséder l’art deranger les troupes ; n’ignorer aucune des lois de lasubordination et les faire observer à la rigueur ; êtreinstruit des devoirs particuliers de chacun de nossubalternes ; savoir connaître les différents chemins par oùon peut arriver à un même terme ; ne pas dédaigner d’entrerdans un détail exact de toutes les choses qui peuvent servir, et semettre au fait de chacune d’elles en particulier. Tout celaensemble forme un corps de discipline dont la connaissance pratiquene doit point échapper à la sagacité ni aux attentions d’ungénéral.

Vous donc que le choix du prince a placé à latête des armées, jetez les fondements de votre science militairesur les cinq principes que je viens d’établir. La victoire suivrapartout vos pas : vous n’éprouverez au contraire que les plushonteuses défaites si, par ignorance ou par présomption, vous venezà les omettre ou à les rejeter.

Les connaissances que je viens d’indiquer vouspermettront de discerner, parmi les princes qui gouvernent lemonde, celui qui a le plus de doctrine et de vertus ; vousconnaîtrez les grands généraux qui peuvent se trouver dans lesdifférents royaumes, de sorte que vous pourrez conjecturer assezsûrement quel est celui des deux antagonistes qui doitl’emporter ; et si vous devez entrer vous-même en lice, vouspourrez raisonnablement vous flatter de devenir victorieux.

Ces mêmes connaissances vous feront prévoirles moments les plus favorables, le temps etl’espace étant conjugués, pour ordonner le mouvement destroupes et les itinéraires qu’elles devront suivre, et dont vousréglerez à propos toutes les marches. Vous ne commencerez ni neterminerez jamais la campagne hors de saison. Vous connaîtrez lefort et le faible, tant de ceux qu’on aura confiés à vos soins quedes ennemis que vous aurez à combattre. Vous saurez en quellequantité et dans quel état se trouveront les munitions de guerre etde bouche des deux armées, vous distribuerez les récompenses aveclibéralité, mais avec choix, et vous n’épargnerez pas leschâtiments quand il en sera besoin.

Admirateurs de vos vertus et de vos capacités,les officiers généraux placés sous votre autorité vous servirontautant par plaisir que par devoir. Ils entreront dans toutes vosvues, et leur exemple entraînera infailliblement celui dessubalternes, et les simples soldats concourront eux-mêmes de toutesleurs forces à vous assurer les plus glorieux succès.

Estimé, respecté, chéri des vôtres, lespeuples voisins viendront avec joie se ranger sous les étendards duprince que vous servez, ou pour vivre sous ses lois, ou pourobtenir simplement sa protection.

Également instruit de ce que vous pourrez etde ce que vous ne pourrez pas, vous ne formerez aucune entreprisequi ne puisse être menée à bonne fin. Vous verrez, avec la mêmepénétration, ce qui sera loin de vous comme ce qui se passera sousvos yeux, et ce qui se passera sous vos yeux comme ce qui en est leplus éloigné.

Vous profiterez de la dissension qui surgitchez vos ennemis pour attirer les mécontents dans votre parti en neleur ménageant ni les promesses, ni les dons, ni lesrécompenses.

Si vos ennemis sont plus puissants et plusforts que vous, vous ne les attaquerez point, vous éviterez avec ungrand soin ce qui peut conduire à un engagement général ; vouscacherez toujours avec une extrême attention l’état où vous voustrouverez.

Il y aura des occasions où vous vousabaisserez, et d’autres où vous affecterez d’avoir peur. Vousfeindrez quelquefois d’être faible afin que vos ennemis, ouvrant laporte à la présomption et à l’orgueil, viennent ou vous attaquermal à propos, ou se laissent surprendre eux-mêmes et tailler enpièces honteusement. Vous ferez en sorte que ceux qui vous sontinférieurs ne puissent jamais pénétrer vos desseins. Vous tiendrezvos troupes toujours alertes, toujours en mouvement et dansl’occupation, pour empêcher qu’elles ne se laissent amollir par unhonteux repos.

Si vous prêtez quelque intérêt aux avantagesde mes plans, faites en sorte de créer des situations quicontribuent à leur accomplissement.

J’entends par situation que le général agisseà bon escient, en harmonie avec ce qui est avantageux, et, parlà-même, dispose de la maîtrise de l’équilibre.

Toute campagne guerrière doit être réglée surle semblant ; feignez le désordre, ne manquez jamais d’offrirun appât à l’ennemi pour le leurrer, simulez l’infériorité pourencourager son arrogance, sachez attiser son courroux pour mieux leplonger dans la confusion : sa convoitise le lancera sur vouspour s’y briser.

Hâtez vos préparatifs lorsque vos adversairesse concentrent ; là où ils sont puissants, évitez-les.

Plongez l’adversaire dans d’inextricablesépreuves et prolongez son épuisement en vous tenant àdistance ; veillez à fortifier vos alliances au-dehors, et àaffermir vos positions au-dedans par une politique desoldats-paysans.

Quel regret que de tout risquer en un seulcombat, en négligeant la stratégie victorieuse, et faire dépendrele sort de vos armes d’une unique bataille !

Lorsque l’ennemi est uni, divisez-le ; etattaquez là où il n’est point préparé, en surgissant lorsqu’il nevous attend point. Telles sont les clefs stratégiques de lavictoire, mais prenez garde de ne point les engager par avance.

Que chacun se représente les évaluationsfaites dans le temple, avant les hostilités, comme desmesures : elles disent la victoire lorsqu’elles démontrent quevotre force est supérieure à celle de l’ennemi ; ellesindiquent la défaite lorsqu’elles démontrent qu’il est inférieur enforce.

Considérez qu’avec de nombreux calculs on peutremporter la victoire, redoutez leur insuffisance. Combien celuiqui n’en fait point a peu de chances de gagner !

C’est grâce à cette méthode que j’examine lasituation, et l’issue apparaîtra clairement.

Article II – De l’engagement

Sun Tzu dit : Je suppose que vouscommencez la campagne avec une armée de cent mille hommes, que vousêtes suffisamment pourvu des munitions de guerre et de bouche, quevous avez deux mille chariots, dont mille sont pour la course, etles autres uniquement pour le transport ; que jusqu’à centlieues de vous, il y aura partout des vivres pour l’entretien devotre armée ; que vous faites transporter avec soin tout cequi peut servir au raccommodage des armes et des chariots ;que les artisans et les autres qui ne sont pas du corps des soldatsvous ont déjà précédé ou marchent séparément à votre suite ;que toutes les choses qui servent pour des usages étrangers, commecelles qui sont purement pour la guerre, sont toujours à couvertdes injures de l’air et à l’abri des accidents fâcheux qui peuventarriver.

Je suppose encore que vous avez mille oncesd’argent à distribuer aux troupes chaque jour, et que leur soldeest toujours payée à temps avec la plus rigoureuse exactitude. Dansce cas, vous pouvez aller droit à l’ennemi. L’attaquer et levaincre seront pour vous une même chose.

Je dis plus : ne différez pas de livrerle combat, n’attendez pas que vos armes contractent la rouille, nique le tranchant de vos épées s’émousse. La victoire est leprincipal objectif de la guerre.

S’il s’agit de prendre une ville, hâtez-vousd’en faire le siège ; ne pensez qu’à cela, dirigez là toutesvos forces ; il faut ici tout brusquer ; si vous ymanquez, vos troupes courent le risque de tenir longtemps lacampagne, ce qui sera une source de funestes malheurs.

Les coffres du prince que vous servezs’épuiseront, vos armes perdues par la rouille ne pourront plusvous servir, l’ardeur de vos soldats se ralentira, leur courage etleurs forces s’évanouiront, les provisions se consumeront, etpeut-être même vous trouverez-vous réduit aux plus fâcheusesextrémités.

Instruits du pitoyable état où vous serezalors, vos ennemis sortiront tout frais, fondront sur vous, et voustailleront en pièces. Quoique jusqu’à ce jour vous ayez joui d’unegrande réputation, désormais vous aurez perdu la face. En vain dansd’autres occasions aurez-vous donné des marques éclatantes de votrevaleur, toute la gloire que vous aurez acquise sera effacée par cedernier trait.

Je le répète : On ne saurait tenir lestroupes longtemps en campagne, sans porter un très grand préjudiceà l’État et sans donner une atteinte mortelle à sa propreréputation.

Ceux qui possèdent les vrais principes del’art militaire ne s’y prennent pas à deux fois. Dès la premièrecampagne, tout est fini ; ils ne consomment pas pendant troisannées de suite des vivres inutilement. Ils trouvent le moyen defaire subsister leurs armées au dépens de l’ennemi, et épargnent àÉtat les frais immenses qu’il est obligé de faire, lorsqu’il fauttransporter bien loin toutes les provisions.

Ils n’ignorent point, et vous devez le savoiraussi, que rien n’épuise tant un royaume que les dépenses de cettenature ; car que l’armée soit aux frontières, ou qu’elle soitdans les pays éloignés, le peuple en souffre toujours ; toutesles choses nécessaires à la vie augmentent de prix, ellesdeviennent rares, et ceux même qui, dans les temps ordinaires, sontle plus à leur aise n’ont bientôt plus de quoi les acheter.

Le prince perçoit en hâte le tribut desdenrées que chaque famille lui doit ; et la misère serépandant du sein des villes jusque dans les campagnes, des dixparties du nécessaire on est obligé d’en retrancher sept. Il n’estpas jusqu’au souverain qui ne ressente sa part des malheurscommuns. Ses cuirasses, ses casques, ses flèches, ses arcs, sesboucliers, ses chars, ses lances, ses javelots, tout cela sedétruira. Les chevaux, les bœufs même qui labourent les terres dudomaine dépériront, et, des dix parties de sa dépense ordinaire, severra contraint d’en retrancher six.

C’est pour prévenir tous ces désastres qu’unhabile général n’oublie rien pour abréger les campagnes, et pourpouvoir vivre aux dépens de l’ennemi, ou tout au moins pourconsommer les denrées étrangères, à prix d’argent, s’il lefaut.

Si l’armée ennemie a une mesure de grain dansson camp, ayez-en vingt dans le vôtre ; si votre ennemi a centvingt livres de fourrage pour ses chevaux, ayez-en deux millequatre cents pour les vôtres. Ne laissez échapper aucune occasionde l’incommoder, faites-le périr en détail, trouvez les moyens del’irriter pour le faire tomber dans quelque piège ; diminuezses forces le plus que vous pourrez, en lui faisant faire desdiversions, en lui tuant de temps en temps quelque parti, en luienlevant de ses convois, de ses équipages, et d’autres choses quipourront vous être de quelque utilité.

Lorsque vos gens auront pris sur l’ennemiau-delà de dix chars, commencez par récompenser libéralement tantceux qui auront conduit l’entreprise que ceux qui l’aurontexécutée. Employez ces chars aux mêmes usages que vous employez lesvôtres, mais auparavant ôtez-en les marques distinctives quipourront s’y trouver.

Traitez bien les prisonniers, nourrissez-lescomme vos propres soldats ; faites en sorte, s’il se peut,qu’ils se trouvent mieux chez vous qu’ils ne le seraient dans leurpropre camp, ou dans le sein même de leur patrie. Ne les laissezjamais oisifs, tirez parti de leurs services avec les défiancesconvenables, et, pour le dire en deux mots, conduisez-vous à leurégard comme s’ils étaient des troupes qui se fussent enrôléeslibrement sous vos étendards. Voilà ce que j’appelle gagner unebataille et devenir plus fort.

Si vous faites exactement ce que je viens devous indiquer, les succès accompagneront tous vos pas, partout vousserez vainqueur, vous ménagerez la vie de vos soldats, vousaffermirez votre pays dans ses anciennes possessions, vous lui enprocurerez de nouvelles, vous augmenterez la splendeur et la gloirede État, et le prince ainsi que les sujets vous seront redevablesde la douce tranquillité dans laquelle ils couleront désormaisleurs jours.

L’essentiel est dans la victoire et non dansles opérations prolongées.

Le général qui s’entend dans l’art de laguerre est le ministre du destin du peuple et l’arbitre de ladestinée de la victoire.

Quels objets peuvent être plus dignes de votreattention et de tous vos efforts !

Article III – Des propositions de lavictoire et de la défaite

Sun Tzu dit : Voici quelques maximes dontvous devez être pénétré avant que de vouloir forcer des villes ougagner des batailles.

Conserver les possessions et tous les droitsdu prince que vous servez, voilà quel doit être le premier de vossoins ; les agrandir en empiétant sur les ennemis, c’est ceque vous ne devez faire que lorsque vous y serez forcé.

Veiller au repos des villes de votre proprepays, voilà ce qui doit principalement vous occuper ; troublercelui des villes ennemies, ce ne doit être que votre pis-aller.

Mettre à couvert de toute insulte les villagesamis, voilà ce à quoi vous devez penser ; faire des irruptionsdans les villages ennemis, c’est ce à quoi la nécessité seule doitvous engager.

Empêcher que les hameaux et les chaumières despaysans ne souffrent le plus petit dommage, c’est ce qui mériteégalement votre attention ; porter le ravage et dévaster lesinstallations agricoles de vos ennemis, c’est ce qu’une disette detout doit seule vous faire entreprendre.

Conserver les possessions des ennemis est ceque vous devez faire en premier lieu, comme ce qu’il y a de plusparfait ; les détruire doit être l’effet de la nécessité. Siun général agit ainsi, sa conduite ne différera pas de celle desplus vertueux personnages ; elle s’accordera avec le Ciel etla Terre, dont les opérations tendent à la production et à laconservation des choses plutôt qu’à leur destruction.

Ces maximes une fois bien gravées dans votrecœur, je suis garant du succès.

Je dis plus : la meilleure politiqueguerrière est de prendre un État intact ; une politiqueinférieure à celle-ci consisterait à le ruiner.

Il vaut mieux que l’armée de l’ennemi soitfaite prisonnière plutôt que détruite ; il importe davantagede prendre un bataillon intact que de l’anéantir.

Eussiez-vous cent combats à livrer, centvictoires en seraient le fruit.

Cependant ne cherchez pas à dompter vosennemis au prix des combats et des victoires ; car, s’il y ades cas où ce qui est au-dessus du bon n’est pas bon lui-même, c’enest ici un où plus on s’élève au-dessus du bon, plus on s’approchedu pernicieux et du mauvais.

Il faut plutôt subjuguer l’ennemi sans donnerbataille : ce sera là le cas où plus vous vous élèverezau-dessus du bon, plus vous approcherez de l’incomparable et del’excellent.

Les grands généraux en viennent à bout endécouvrant tous les artifices de l’ennemi, en faisant avorter tousses projets, en semant la discorde parmi ses partisans, en lestenant toujours en haleine, en empêchant les secours étrangersqu’il pourrait recevoir, et en lui ôtant toutes les facilités qu’ilpourrait avoir de se déterminer à quelque chose d’avantageux pourlui.

Sun Tzu dit : Il est d’une importancesuprême dans la guerre d’attaquer la stratégie de l’ennemi.

Celui qui excelle à résoudre les difficultésle fait avant qu’elles ne surviennent.

Celui qui arrache le trophée avant que lescraintes de son ennemi ne prennent forme excelle dans laconquête.

Attaquez le plan de l’adversaire au moment oùil naît.

Puis rompez ses alliances.

Puis attaquez son armée.

La pire des politiques consiste à attaquer lescités.

N’y consentez que si aucune autre solution nepeut être mise à exécution.

Il faut au moins trois mois pour préparer leschariots parés pour le combat, les armes nécessaires etl’équipement, et encore trois mois pour construire des talus lelong des murs.

Si vous êtes contraint de faire le siège d’uneplace et de la réduire, disposez de telle sorte vos chars, vosboucliers et toutes les machines nécessaires pour monter àl’assaut, que tout soit en bon état lorsqu’il sera temps del’employer.

Faites en sorte surtout que la reddition de laplace ne soit pas prolongée au-delà de trois mois. Si, ce termeexpiré, vous n’êtes pas encore venu à bout de vos fins, sûrement ily aura eu quelques fautes de votre part ; n’oubliez rien pourles réparer. À la tête de vos troupes, redoublez vos efforts ;en allant à l’assaut, imitez la vigilance, l’activité, l’ardeur etl’opiniâtreté des fourmis.

Je suppose que vous aurez fait auparavant lesretranchements et les autres ouvrages nécessaires, que vous aurezélevé des redoutes pour découvrir ce qui se passe chez lesassiégés, et que vous aurez paré à tous les inconvénients que votreprudence vous aura fait prévoir. Si, avec toutes ces précautions,il arrive que de trois parties de vos soldats vous ayez le malheurd’en perdre une, sans pouvoir être victorieux, soyez convaincu quevous n’avez pas bien attaqué.

Un habile général ne se trouve jamais réduit àde telles extrémités ; sans donner des batailles, il saitl’art d’humilier ses ennemis ; sans répandre une goutte desang, sans tirer même l’épée, il vient à bout de prendre lesvilles ; sans mettre les pieds dans les royaumes étrangers, iltrouve le moyen de les conquérir sans opérations prolongées ;et sans perdre un temps considérable à la tête de ses troupes, ilprocure une gloire immortelle au prince qu’il sert, il assure lebonheur de ses compatriotes, et fait que l’Univers lui estredevable du repos et de la paix : tel est le but auquel tousceux qui commandent les armées doivent tendre sans cesse et sansjamais se décourager.

Votre but demeure de vous saisir de l’empirealors qu’il est intact ; ainsi vos troupes ne seront pasépuisées et vos gains seront complets. Tel est l’art de lastratégie victorieuse.

Il y a une infinité de situations différentesdans lesquelles vous pouvez vous trouver par rapport à l’ennemi. Onne saurait les prévoir toutes ; c’est pourquoi je n’entre pasdans un plus grand détail. Vos lumières et votre expérience voussuggéreront ce que vous aurez à faire, à mesure que lescirconstances se présenteront. Néanmoins, je vais vous donnerquelques conseils généraux dont vous pourrez faire usage àl’occasion.

Si vous êtes dix fois plus fort en nombre quene l’est l’ennemi, environnez-le de toutes parts ; ne luilaissez aucun passage libre ; faites en sorte qu’il ne puisseni s’évader pour aller camper ailleurs, ni recevoir le moindresecours.

Si vous avez cinq fois plus de monde que lui,disposez tellement votre armée qu’elle puisse l’attaquer par quatrecôtés à la fois, lorsqu’il en sera temps.

Si l’ennemi est une fois moins fort que vous,contentez-vous de partager votre armée en deux.

Mais si de part et d’autre il y a une mêmequantité de monde, tout ce que vous pouvez faire c’est de hasarderle combat.

Si, au contraire, vous êtes moins fort quelui, soyez continuellement sur vos gardes, la plus petite fauteserait de la dernière conséquence pour vous. Tâchez de vous mettreà l’abri, et évitez autant que vous le pourrez d’en venir aux mainsavec lui ; la prudence et la fermeté d’un petit nombre de genspeuvent venir à bout de lasser et de dompter même une nombreusearmée. Ainsi vous êtes à la fois capable de vous protéger et deremporter une victoire complète.

Celui qui est à la tête des armées peut seregarder comme le soutien de État, et il l’est en effet. S’il esttel qu’il doit être, le royaume sera dans la prospérité ; siau contraire il n’a pas les qualités nécessaires pour remplirdignement le poste qu’il occupe, le royaume en souffrirainfailliblement et se trouvera peut-être réduit à deux doigts de saperte.

Un général ne peut bien servir État que d’unefaçon, mais il peut lui porter un très grand préjudice de bien desmanières différentes.

Il faut beaucoup d’efforts et une conduite quela bravoure et la prudence accompagnent constamment pour pouvoirréussir : il ne faut qu’une faute pour tout perdre ; et,parmi les fautes qu’il peut faire, de combien de sortes n’y ena-t-il pas ? S’il lève des troupes hors de saison, s’il lesfait sortir lorsqu’il ne faut pas qu’elles sortent, s’il n’a pasune connaissance exacte des lieux où il doit les conduire, s’illeur fait faire des campements désavantageux, s’il les fatigue horsde propos, s’il les fait revenir sans nécessité, s’il ignore lesbesoins de ceux qui composent son armée, s’il ne sait pas le genred’occupation auquel chacun d’eux s’exerçait auparavant, afin d’entirer parti suivant leurs talents ; s’il ne connaît pas lefort et le faible de ses gens, s’il n’a pas lieu de compter surleur fidélité, s’il ne fait pas observer la discipline dans toutela rigueur, s’il manque du talent de bien gouverner, s’il estirrésolu et s’il chancelle dans les occasions où il faut prendretout à coup son parti, s’il ne fait pas dédommager à propos sessoldats lorsqu’ils auront eu à souffrir, s’il permet qu’ils soientvexés sans raison par leurs officiers, s’il ne sait pas empêcherles dissensions qui pourraient naître parmi les chefs ; ungénéral qui tomberait dans ces fautes rendrait l’armée boiteuse etépuiserait d’hommes et de vivres le royaume, et deviendraitlui-même la honteuse victime de son incapacité.

Sun Tzu dit : Dans le gouvernement desarmées il y a sept maux :

I.  Imposer des ordres pris en Cour selonle bon plaisir du prince.

II. Rendre les officiers perplexes endépêchant des émissaires ignorant les affaires militaires.

III. Mêler les règlements propres à l’ordrecivil et à l’ordre militaire.

IV. Confondre la rigueur nécessaire augouvernement de État, et la flexibilité que requiert lecommandement des troupes.

V. Partager la responsabilité aux armées.

VI. Faire naître la suspicion, qui engendre letrouble : une armée confuse conduit à la victoire del’autre.

VII. Attendre les ordres en toutecirconstance, c’est comme informer un supérieur que vous voulezéteindre le feu : avant que l’ordre ne vous parvienne, lescendres sont déjà froides ; pourtant il est dit dans le codeque l’on doit en référer à l’inspecteur en ces matières !Comme si, en bâtissant une maison sur le bord de la route, onprenait conseil de ceux qui passent ; le travail ne serait pasencore achevé !

Tel est mon enseignement :

Nommer appartient au domaine réservé ausouverain, décider de la bataille à celui du général.

Un prince de caractère doit choisir l’hommequi convient, le revêtir de responsabilités et attendre lesrésultats.

Pour être victorieux de ses ennemis, cinqcirconstances sont nécessaires :

I. Savoir quand il est à propos de combattre,et quand il convient de se retirer.

II. Savoir employer le peu et le beaucoupsuivant les circonstances.

III. Assortir habilement ses rangs.

Mensius dit : « La saisonappropriée n’est pas aussi importante que les avantages dusol ; et tout cela n’est pas aussi important que l’harmoniedes relations humaines. »

IV. Celui qui, prudent, se prépare à affronterl’ennemi qui n’est pas encore ; celui-là même sera victorieux.Tirer prétexte de sa rusticité et ne pas prévoir est le plus granddes crimes ; être prêt en-dehors de toute contingence est laplus grande des vertus.

V. Être à l’abri des ingérences du souveraindans tout ce qu’on peut tenter pour son service et la gloire de sesarmes.

C’est dans ces cinq matières que se trouve lavoie de la victoire.

Connais ton ennemi et connais-toitoi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent foisvous serez victorieux. Si tu ignores ton ennemi et que tu teconnais toi-même, tes chances de perdre et de gagner serontégales.

Si tu ignores à la fois ton ennemi ettoi-même, tu ne compteras tes combats que par tesdéfaites.

Article IV – De la mesure dans ladisposition des moyens

Sun Tzu dit : Anciennement ceux quiétaient expérimentés dans l’art des combats se rendaientinvincibles, attendaient que l’ennemi soit vulnérable et nes’engageaient jamais dans des guerres qu’ils prévoyaient ne devoirpas finir avec avantage.

Avant que de les entreprendre, ils étaientcomme sûrs du succès. Si l’occasion d’aller contre l’ennemi n’étaitpas favorable, ils attendaient des temps plus heureux.

Ils avaient pour principe que l’on ne pouvaitêtre vaincu que par sa propre faute, et qu’on n’était jamaisvictorieux que par la faute des ennemis.

Se rendre invincible dépend de soi, rendre àcoup sûr l’ennemi vulnérable dépend de lui-même.

Être instruit des moyens qui assurent lavictoire n’est pas encore la remporter.

Ainsi, les habiles généraux savaient d’abordce qu’ils devaient craindre ou ce qu’ils avaient à espérer, et ilsavançaient ou reculaient la campagne, ils donnaient bataille ou ilsse retranchaient, suivant les lumières qu’ils avaient, tant surl’état de leurs propres troupes que sur celui des troupes del’ennemi. S’ils se croyaient plus forts, ils ne craignaient pasd’aller au combat et d’attaquer les premiers. S’ils voyaient aucontraire qu’ils fussent plus faibles, ils se retranchaient et setenaient sur la défensive.

L’invincibilité se trouve dans la défense, lapossibilité de victoire dans l’attaque.

Celui qui se défend montre que sa force estinadéquate, celui qui attaque qu’elle est abondante.

L’art de se tenir à propos sur la défensive nele cède point à celui de combattre avec succès.

Les experts dans la défense doivent s’enfoncerjusqu’au centre de la Terre. Ceux, au contraire, qui veulentbriller dans l’attaque doivent s’élever jusqu’au neuvième ciel.Pour se mettre en défense contre l’ennemi, il faut être caché dansle sein de la Terre, comme ces veines d’eau dont on ne sait pas lasource, et dont on ne saurait trouver les sentiers. C’est ainsi quevous cacherez toutes vos démarches, et que vous serez impénétrable.Ceux qui combattent doivent s’élever jusqu’au neuvième ciel ;c’est-à-dire, il faut qu’ils combattent de telle sorte quel’Univers entier retentisse du bruit de leur gloire.

Sa propre conservation est le but principalqu’on doit se proposer dans ces deux cas. Savoir l’art de vaincrecomme ceux qui ont fourni cette même carrière avec honneur, c’estprécisément où vous devez tendre ; vouloir l’emporter surtous, et chercher à raffiner dans les choses militaires, c’estrisquer de ne pas égaler les grands maîtres, c’est s’exposer même àrester infiniment au-dessous d’eux, car c’est ici où ce qui estau-dessus du bon n’est pas bon lui-même.

Remporter des victoires par le moyen descombats a été regardé de tous temps par l’Univers entier commequelque chose de bon, mais j’ose vous le dire, c’est encore ici oùce qui est au-dessus du bon est souvent pire que le mauvais.Prédire une victoire que l’homme ordinaire peut prévoir, et êtreappelé universellement expert, n’est pas le faîte del’habileté guerrière. Car soulever le duvet des lapins en automnene demande pas grande force ; il ne faut pas avoir les yeuxbien pénétrants pour découvrir le soleil et la lune ; il nefaut pas avoir l’oreille bien délicate pour entendre le tonnerrelorsqu’il gronde avec fracas ; rien de plus naturel, rien deplus aisé, rien de plus simple que tout cela.

Les habiles guerriers ne trouvent pas plus dedifficultés dans les combats ; ils font en sorte de remporterla bataille après avoir créé les conditions appropriées.

Ils ont tout prévu ; ils ont paré de leurpart à toutes les éventualités. Ils savent la situation desennemis, ils connaissent leurs forces, et n’ignorent point cequ’ils peuvent faire et jusqu’où ils peuvent aller ; lavictoire est une suite naturelle de leur savoir.

Aussi les victoires remportées par un maîtredans l’art de la guerre ne lui rapportaient ni la réputation desage, ni le mérite d’homme de valeur.

Qu’une victoire soit obtenue avant que lasituation ne se soit cristallisée, voilà ce que le commun necomprend pas.

C’est pourquoi l’auteur de la prise n’est pasrevêtu de quelque réputation de sagacité. Avant que la lame de songlaive ne soit recouverte de sang, État ennemi s’est déjà soumis.Si vous subjuguez votre ennemi sans livrer combat, ne vous estimezpas homme de valeur.

Tels étaient nos Anciens : rien ne leurétait plus aisé que de vaincre ; aussi ne croyaient-ils pasque les vains titres de vaillants, de héros, d’invincibles fussentun tribut d’éloges qu’ils eussent mérité. Ils n’attribuaient leursuccès qu’au soin extrême qu’ils avaient eu d’éviter jusqu’à laplus petite faute.

Éviter jusqu’à la plus petite faute veut direque, quoiqu’il fasse, il s’assure la victoire ; il conquiertun ennemi qui a déjà subi la défaite ; dans les plans jamaisun déplacement inutile, dans la stratégie jamais un pas de fait envain. Le commandant habile prend une position telle qu’il ne peutsubir une défaite ; il ne manque aucune circonstance propre àlui garantir la maîtrise de son ennemi.

Une armée victorieuse remporte l’avantage,avant d’avoir cherché la bataille ; une armée vouée à ladéfaite combat dans l’espoir de gagner.

Ceux qui sont zélés dans l’art de la guerrecultivent le Tao et préservent les régulations ; ilssont donc capables de formuler des politiques de victoire.

Avant que d’en venir au combat, ils tâchaientd’humilier leurs ennemis, ils les mortifiaient, ils les fatiguaientde mille manières. Leurs propres camps étaient des lieux toujours àl’abri de toute insulte, des lieux toujours à couvert de toutesurprise, des lieux toujours impénétrables. Ces généraux croyaientque, pour vaincre, il fallait que les troupes demandassent lecombat avec ardeur ; et ils étaient persuadés que, lorsque cesmêmes troupes demandaient la victoire avec empressement, ilarrivait ordinairement qu’elles étaient vaincues.

Ils ne veulent point dans les troupes uneconfiance trop aveugle, une confiance qui dégénère en présomption.Les troupes qui demandent la victoire sont des troupes ou amolliespar la paresse, ou timides, ou présomptueuses. Des troupes aucontraire qui, sans penser à la victoire, demandent le combat, sontdes troupes endurcies au travail, des troupes vraiment aguerries,des troupes toujours sûres de vaincre.

C’est ainsi que d’un ton assuré ils osaientprévoir les triomphes ou les défaites, avant même que d’avoir faitun pas pour s’assurer des uns ou pour se préserver des autres.

Maintenant, voici les cinq éléments de l’artde la guerre :

I. La mesure de l’espace.

II. L’estimation des quantités.

III. Les règles de calcul.

IV. Les comparaisons.

V. Les chances de victoire.

Les mesures de l’espace sont dérivées duterrain ;

les quantités dérivent de la mesure ;

les chiffres émanent des quantités ;

les comparaisons découlent deschiffres ;

et la victoire est le fruit descomparaisons.

C’est par la disposition des forces qu’ungénéral victorieux est capable de mener son peuple au combat,telles les eaux contenues qui, soudain relâchées, plongent dans unabîme sans fond.

Vous donc, qui êtes à la tête des armées,n’oubliez rien pour vous rendre digne de l’emploi que vous exercez.Jetez les yeux sur les mesures qui contiennent les quantités, etsur celles qui déterminent les dimensions : rappelez-vous lesrègles de calcul ; considérez les effets de la balance ;la victoire n’est que le fruit d’une supputation exacte.

Les considérations sur les différentes mesuresvous conduiront à la connaissance de ce que la terre peut offrird’utile pour vous ; vous saurez ce qu’elle produit, et vousprofiterez toujours de ses dons ; vous n’ignorerez point lesdifférentes routes qu’il faudra tenir pour arriver sûrement auterme que vous vous serez proposé.

Par le calcul, estimez si l’ennemi peut êtreattaqué, et c’est seulement après cela que la population doit êtremobilisée et les troupes levées ; apprenez à distribuertoujours à propos les munitions de guerre et de bouche, à ne jamaisdonner dans les excès du trop ou du trop peu.

Enfin, si vous rappelez dans votre esprit lesvictoires qui ont été remportées en différents temps, et toutes lescirconstances qui les ont accompagnées, vous n’ignorerez point lesdifférents usages qu’on en aura faits, et vous saurez quels sontles avantages qu’elles auront procurés, ou quels sont lespréjudices qu’elles auront portés aux vainqueurs eux-mêmes.

Un Y surpasse un Tchou. Dans lesplateaux d’une balance, le Y emporte le Tchou. Soyez à vosennemis ce que le Y est au Tchou. [1]

Après un premier avantage, n’allez pas vousendormir ou vouloir donner à vos troupes un repos hors de saison.Poussez votre pointe avec la même rapidité qu’un torrent qui seprécipiterait de mille toises de haut. Que votre ennemi n’ait pasle temps de se reconnaître, et ne pensez à recueillir les fruits devotre victoire que lorsque sa défaite entière vous aura mis en étatde le faire sûrement, avec loisir et tranquillité.

Article V – De la contenance

Sun Tzu dit : Généralement, lecommandement du grand nombre est le même que pour le petit nombre,ce n’est qu’une question d’organisation. Contrôler le grand et lepetit nombre n’est qu’une seule et même chose, ce n’est qu’unequestion de formation et de transmission des signaux.

Ayez les noms de tous les officiers tantgénéraux que subalternes ; inscrivez-les dans un catalogue àpart, avec la note des talents et de la capacité de chacun d’eux,afin de pouvoir les employer avec avantage lorsque l’occasion ensera venue. Faites en sorte que tous ceux que vous devez commandersoient persuadés que votre principale attention est de lespréserver de tout dommage.

Les troupes que vous ferez avancer contrel’ennemi doivent être comme des pierres que vous lanceriez contredes œufs. De vous à l’ennemi, il ne doit y avoir d’autre différenceque celle du fort au faible, du vide au plein.

La certitude de subir l’attaque de l’ennemisans subir une défaite est fonction de la combinaison entrel’utilisation directe et indirecte des forces.[2]

Usez généralement des forces directes pourengager la bataille, et des forces indirectes pour emporter ladécision. Les ressources de ceux qui sont habiles dansl’utilisation des forces indirectes sont aussi infinies que cellesdes Cieux et de la Terre, et aussi inépuisables que le cours desgrandes rivières.

Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur ensecret. Voilà en peu de mots en quoi consiste l’habileté et toutela perfection même du gouvernement des troupes. Le grand jour etles ténèbres, l’apparent et le secret ; voilà tout l’art. Ceuxqui le possèdent sont comparables au Ciel et à la Terre, dont lesmouvements ne sont jamais sans effet : ils ressemblent auxfleuves et aux mers dont les eaux ne sauraient tarir. Fussent-ilsplongés dans les ténèbres de la mort, ils peuvent revenir à lavie ; comme le soleil et la lune, ils ont le temps où il fautse montrer, et celui où il faut disparaître ; comme les quatresaisons, ils ont les variétés qui leur conviennent ; comme lescinq tons de la musique, comme les cinq couleurs, comme les cinqgoûts, ils peuvent aller à l’infini. Car qui a jamais entendu tousles airs qui peuvent résulter de la différente combinaison destons ? Qui a jamais vu tout ce que peuvent présenter lescouleurs différemment nuancées ? Qui a jamais savouré tout ceque les goûts différemment tempérés peuvent offrir d’agréable ou depiquant ? On n’assigne cependant que cinq couleurs et cinqsortes de goût.

Dans l’art militaire, et dans le bongouvernement des troupes, il n’y a certes que deux sortes deforces ; leurs combinaisons étant sans limites, personne nepeut toutes les comprendre. Ces forces sont mutuellementproductives et agissent entre elles. Ce serait dans la pratique unechaîne d’opérations dont on ne saurait voir le bout, tels cesanneaux multiples et entremêlés qu’il faut assembler pour former unannulaire, c’est comme une roue en mouvement qui n’a nicommencement ni fin.

Dans l’art militaire, chaque opérationparticulière a des parties qui demandent le grand jour, et desparties qui veulent les ténèbres du secret. Vouloir les assigner,cela ne se peut ; les circonstances peuvent seules les faireconnaître et les déterminer. On oppose les plus grands quartiers derochers à des eaux rapides dont on veut resserrer le lit : onn’emploie que des filets faibles et déliés pour prendre les petitsoiseaux. Cependant, le fleuve rompt quelquefois ses digues aprèsles avoir minées peu à peu, et les oiseaux viennent à bout debriser les chaînes qui les retiennent, à force de se débattre.

C’est par son élan que l’eau des torrents seheurte contre les rochers ; c’est sur la mesure de la distanceque se règle le faucon pour briser le corps de sa proie.

Ceux-là possèdent véritablement l’art de biengouverner les troupes, qui ont su et qui savent rendre leurpuissance formidable, qui ont acquis une autorité sans borne, quine se laissent abattre par aucun événement, quelque fâcheux qu’ilpuisse être ; qui ne font rien avec précipitation ; quise conduisent, lors même qu’ils sont surpris, avec le sang-froidqu’ils ont ordinairement dans les actions méditées et dans les casprévus longtemps auparavant, et qui agissent toujours dans tout cequ’ils font avec cette promptitude qui n’est guère que le fruit del’habileté, jointe à une longue expérience. Ainsi l’élan de celuiqui est habile dans l’art de la guerre est irrésistible, et sonattaque est réglée avec précision.

Le potentiel de ces sortes de guerriers estcomme celui de ces grands arcs totalement bandés, tout plie sousleurs coups, tout est renversé. Tels qu’un globe qui présente uneégalité parfaite entre tous les points de sa surface, ils sontégalement forts partout ; partout leur résistance est la même.Dans le fort de la mêlée et d’un désordre apparent, ils saventgarder un ordre que rien ne saurait interrompre, ils font naître laforce du sein même de la faiblesse, ils font sortir le courage etla valeur du milieu de la poltronnerie et de la pusillanimité.

Mais savoir garder un ordre merveilleux aumilieu même du désordre, cela ne se peut sans avoir fait auparavantde profondes réflexions sur tous les événements qui peuventarriver.

Faire naître la force du sein même de lafaiblesse, cela n’appartient qu’à ceux qui ont une puissanceabsolue et une autorité sans bornes (par le mot de puissance il nefaut pas entendre ici domination, mais cette faculté qui fait qu’onpeut réduire en acte tout ce qu’on se propose). Savoir faire sortirle courage et la valeur du milieu de la poltronnerie et de lapusillanimité, c’est être héros soi-même, c’est être plus quehéros, c’est être au-dessus des plus intrépides.

Un commandant habile recherche la victoiredans la situation et ne l’exige pas de ses subordonnés.

Quelque grand, quelque merveilleux que toutcela paraisse, j’exige cependant quelque chose de plus encore deceux qui gouvernent les troupes : c’est l’art de faire mouvoirà son gré les ennemis. Ceux qui le possèdent, cet art admirable,disposent de la contenance de leurs gens et de l’armée qu’ilscommandent, de telle sorte qu’ils font venir l’ennemi toutes lesfois qu’ils le jugent à propos ; ils savent faire deslibéralités quand il convient, ils en font même à ceux qu’ilsveulent vaincre : ils donnent à l’ennemi et l’ennemi reçoit,ils lui abandonnent et il vient prendre. Ils sont prêts àtout ; ils profitent de toutes les circonstances ;toujours méfiants ils font surveiller les subordonnés qu’ilsemploient et, se méfiant d’eux-mêmes, ils ne négligent aucun moyenqui puisse leur être utile.

Ils regardent les hommes, contre lesquels ilsdoivent combattre, comme des pierres ou des pièces de bois qu’ilsseraient chargés de faire rouler de haut en bas.

La pierre et le bois n’ont aucun mouvement deleur nature ; s’ils sont une fois en repos, ils n’en sortentpas d’eux-mêmes, mais ils suivent le mouvement qu’on leurimprime ; s’ils sont carrés, ils s’arrêtent d’abord ;s’ils sont ronds, ils roulent jusqu’à ce qu’ils trouvent unerésistance plus forte que la force qui leur était imprimée.

Faites en sorte que l’ennemi soit entre vosmains comme une pierre de figure ronde, que vous auriez à fairerouler d’une montagne qui aurait mille toises de haut : laforce qui lui est imprimée est minime, les résultats sont énormes.C’est en cela qu’on reconnaîtra que vous avez de la puissance et del’autorité.

Article VI – Du plein et du vide

Sun Tzu dit : Une des choses les plusessentielles que vous ayez à faire avant le combat, c’est de bienchoisir le lieu de votre campement. Pour cela il faut user dediligence, il ne faut pas se laisser prévenir par l’ennemi, il fautêtre campé avant qu’il ait eu le temps de vous reconnaître, avantmême qu’il ait pu être instruit de votre marche. La moindrenégligence en ce genre peut être pour vous de la dernièreconséquence. En général, il n’y a que du désavantage à camper aprèsles autres.

Celui qui est capable de faire venir l’ennemide sa propre initiative le fait en lui offrant quelqueavantage ; et celui qui est désireux de l’en empêcher le faiten le blessant.

Celui qui est chargé de la conduite d’unearmée, ne doit point se fier à d’autres pour un choix de cetteimportance ; il doit faire quelque chose de plus encore. S’ilest véritablement habile, il pourra disposer à son gré du campementmême et de toutes les marches de son ennemi. Un grand généraln’attend pas qu’on le fasse aller, il sait faire venir. Si vousfaites en sorte que l’ennemi cherche à se rendre de son plein grédans les lieux où vous souhaitez précisément qu’il aille, faites ensorte aussi de lui aplanir toutes les difficultés et de lever tousles obstacles qu’il pourrait rencontrer ; de crainte qu’alarmépar les impossibilités qu’il suppute, où les inconvénients tropmanifestes qu’il découvre, il renonce à son dessein. Vous en serezpour votre travail et pour vos peines, peut-être même pour quelquechose de plus.

La grande science est de lui faire vouloirtout ce que vous voulez qu’il fasse, et de lui fournir, sans qu’ils’en aperçoive, tous les moyens de vous seconder.

Après que vous aurez ainsi disposé du lieu devotre campement et de celui de l’ennemi lui-même, attendeztranquillement que votre adversaire fasse les premièresdémarches ; mais en attendant, tâchez de l’affamer au milieude l’abondance, de lui procurer du tracas dans le sein du repos, etde lui susciter mille terreurs dans le temps même de sa plus grandesécurité.

Si, après avoir longtemps attendu, vous nevoyez pas que l’ennemi se dispose à sortir de son camp, sortezvous-même du vôtre ; par votre mouvement provoquez le sien,donnez-lui de fréquentes alarmes, faites-lui naître l’occasion defaire quelque imprudence dont vous puissiez tirer du profit.

S’il s’agit de garder, gardez avecforce : ne vous endormez point. S’il s’agit d’aller, allezpromptement, allez sûrement par des chemins qui ne soient connusque de vous.

Rendez-vous dans des lieux où l’ennemi nepuisse pas soupçonner que vous ayez dessein d’aller. Sortez tout àcoup d’où il ne vous attend pas, et tombez sur lui lorsqu’il ypensera le moins.

Pour être certain de prendre ce que vousattaquez, il faut donner l’assaut là où il ne se protège pas ;pour être certain de garder ce que vous défendez, il faut défendreun endroit que l’ennemi n’attaque pas.

Si après avoir marché assez longtemps, si parvos marches et contre-marches vous avez parcouru l’espace de millelieues sans que vous ayez reçu encore aucun dommage, sans même quevous ayez été arrêté, concluez : ou que l’ennemi ignore vosdesseins, ou qu’il a peur de vous, ou qu’il ne fait pas garder lespostes qui peuvent être de conséquence pour lui. Évitez de tomberdans un pareil défaut.

Le grand art d’un général est de faire ensorte que l’ennemi ignore toujours le lieu où il aura à combattre,et de lui dérober avec soin la connaissance des postes qu’il faitgarder. S’il en vient à bout, et qu’il puisse cacher de mêmejusqu’aux moindres de ses démarches, ce n’est pas seulement unhabile général, c’est un homme extraordinaire, c’est un prodige.Sans être vu, il voit ; il entend, sans être entendu ; ilagit sans bruit et dispose comme il lui plaît du sort de sesennemis.

De plus, si, les armées étant déployées, vousn’apercevez pas qu’il y ait un certain vide qui puisse vousfavoriser, ne tentez pas d’enfoncer les bataillons ennemis. Si,lorsqu’ils prennent la fuite, ou qu’ils retournent sur leurs pas,ils usent d’une extrême diligence et marchent en bon ordre, netentez pas de les poursuivre ; ou, si vous les poursuivez, quece ne soit jamais ni trop loin, ni dans les pays inconnus. Si,lorsque vous avez dessein de livrer la bataille, les ennemisrestent dans leurs retranchements, n’allez pas les y attaquer,surtout s’ils sont bien retranchés, s’ils ont de larges fossés etdes murailles élevées qui les couvrent. Si, au contraire, croyantqu’il n’est pas à propos de livrer le combat, vous voulez l’éviter,tenez-vous dans vos retranchements, et disposez-vous à soutenirl’attaque et à faire quelques sorties utiles.

Laissez fatiguer les ennemis, attendez qu’ilssoient ou en désordre ou dans une très grande sécurité ; vouspourrez sortir alors et fondre sur eux avec avantage. Ayezconstamment une extrême attention à ne jamais séparer lesdifférents corps de vos armées. Faites qu’ils puissent toujours sesoutenir aisément les uns les autres ; au contraire, faitesfaire à l’ennemi le plus de diversion qu’il se pourra. S’il separtage en dix corps, attaquez chacun d’eux séparément avec votrearmée toute entière ; c’est le véritable moyen de combattretoujours avec avantage. De cette sorte, quelque petite que soitvotre armée, le grand nombre sera toujours de votre côté.

Que l’ennemi ne sache jamais comment vous avezl’intention de le combattre, ni la manière dont vous vous disposezà l’attaquer, ou à vous défendre. Car, s’il se prépare au front,ses arrières seront faibles ; s’il se prépare à l’arrière, sonfront sera fragile ; s’il se prépare à sa gauche, sa droitesera vulnérable ; s’il se prépare à sa droite, sa gauche seraaffaiblie ; et s’il se prépare en tous lieux, il sera partouten défaut. S’il l’ignore absolument, il fera de grands préparatifs,il tâchera de se rendre fort de tous les côtés, il divisera sesforces, et c’est justement ce qui fera sa perte.

Pour vous, n’en faites pas de même : quevos principales forces soient toutes du même côté ; si vousvoulez attaquer de front, faites choix d’un secteur, et mettez à latête de vos troupes tout ce que vous avez de meilleur. On résisterarement à un premier effort, comme, au contraire, on se relèvedifficilement quand on d’abord du dessous. L’exemple des bravessuffit pour encourager les plus lâches. Ceux-ci suivent sans peinele chemin qu’on leur montre, mais ils ne sauraient eux-mêmes lefrayer. Si vous voulez faire donner l’aile gauche, tournez tous vospréparatifs de ce côté-là, et mettez à l’aile droite ce que vousavez de plus faible ; mais si vous voulez vaincre par l’ailedroite, que ce soit à l’aile droite aussi que soient vos meilleurestroupes et toute votre attention.

Celui qui dispose de peu d’hommes doit sepréparer contre l’ennemi, celui qui en a beaucoup doit faire ensorte que l’ennemi se prépare contre lui.

Ce n’est pas tout. Comme il est essentiel quevous connaissiez à fond le lieu où vous devez combattre, il n’estpas moins important que vous soyez instruit du jour, de l’heure, dumoment même du combat ; c’est une affaire de calcul surlaquelle il ne faut pas vous négliger. Si l’ennemi est loin devous, sachez, jour par jour, le chemin qu’il fait, suivez-le pas àpas, quoique en apparence vous restiez immobile dans votrecamp ; voyez tout ce qu’il fait, quoique vos yeux ne puissentpas aller jusqu’à lui ; écoutez tous les discours, quoiquevous soyez hors de portée de l’entendre ; soyez témoin detoute sa conduite, entrez même dans le fond de son cœur pour y lireses craintes ou ses espérances.

Pleinement instruit de tous ses desseins, detoutes ses marches, de toutes ses actions, vous le ferez venirchaque jour précisément où vous voulez qu’il arrive. En ce cas,vous l’obligerez à camper de manière que le front de son armée nepuisse pas recevoir du secours de ceux qui sont à la queue, quel’aile droite ne puisse pas aider l’aile gauche, et vous lecombattrez ainsi dans le lieu et au temps qui vous conviendront leplus.

Avant le jour déterminé pour le combat, nesoyez ni trop loin ni trop près de l’ennemi. L’espace de quelqueslieues seulement est le terme qui doit vous en approcher le plus,et dix lieues entières sont le plus grand espace que vous deviezlaisser entre votre armée et la sienne.

Ne cherchez pas à avoir une armée tropnombreuse, la trop grande quantité de monde est souvent plusnuisible qu’elle n’est utile. Une petite armée bien disciplinée estinvincible sous un bon général. À quoi servaient au roi d’Yue lesbelles et nombreuses cohortes qu’il avait sur pied, lorsqu’il étaiten guerre contre le roi de Ou ? Celui-ci, avec peu de troupes,avec une poignée de monde, le vainquit, le dompta, et ne luilaissa, de tous ses États, qu’un souvenir amer, et la honteéternelle de les avoir si mal gouvernés.

Je dis que la victoire peut être créée ;même si l’ennemi est en nombre, je peux l’empêcher d’engager lecombat ; car, s’il ignore ma situation militaire, je peuxfaire en sorte qu’il se préoccupe de sa propre préparation :ainsi je lui ôte le loisir d’établir les plans pour me battre.

I. Détermine les plans de l’ennemi et tusauras quelle stratégie sera couronnée de succès et celle qui ne lesera pas.

II. Perturbe-le et fais-lui dévoiler son ordrede bataille.

III. Détermine ses dispositions et fais-luidécouvrir son champ de bataille.

IV. Mets-le à l’épreuve et apprends où saforce est abondante et où elle est déficiente.

V. La suprême tactique consiste à disposer sestroupes sans forme apparente ; alors les espions les pluspénétrants ne peuvent fureter et les sages ne peuvent établir desplans contre vous.

VI. C’est selon les formes que j’établis desplans pour la victoire, mais la multitude ne le comprend guère.Bien que tous puissent voir les aspects extérieurs, personne nepeut comprendre la voie selon laquelle j’ai créé la victoire.

VII. Et quand j’ai remporté une bataille, jene répète pas ma tactique, mais je réponds aux circonstances selonune variété infinie de voies.

Cependant si vous n’aviez qu’une petite armée,n’allez pas mal à propos vouloir vous mesurer avec une arméenombreuse ; vous avez bien des précautions à prendre avant qued’en venir là. Quand on a les connaissances dont j’ai parlé plushaut, on sait s’il faut attaquer, ou se tenir simplement sur ladéfensive ; on sait quand il faut rester tranquille, et quandil est temps de se mettre en mouvement ; et si l’on est forcéde combattre, on sait si l’on sera vainqueur ou vaincu. À voirsimplement la contenance des ennemis, on peut conclure sa victoireou sa défaite, sa perte ou son salut. Encore une fois, si vousvoulez attaquer le premier, ne le faites pas avant d’avoir examinési vous avez tout ce qu’il faut pour réussir.

Au moment de déclencher votre action, lisezdans les premiers regards de vos soldats ; soyez attentif àleurs premiers mouvements ; et par leur ardeur ou leurnonchalance, par leur crainte ou leur intrépidité, concluez ausuccès ou à la défaite. Ce n’est point un présage trompeur quecelui de la première contenance d’une armée prête à livrer lecombat. Il en est telle qui ayant remporté la plus signaléevictoire aurait été entièrement défaite si la bataille s’étaitlivrée un jour plus tôt, ou quelques heures plus tard.

Il en doit être des troupes à peu près commed’une eau courante. De même que l’eau qui coule évite les hauteurset se hâte vers le pays plat, de même une armée évite la force etfrappe la faiblesse.

Si la source est élevée, la rivière ou leruisseau coulent rapidement. Si la source est presque de niveau, ons’aperçoit à peine de quelque mouvement. S’il se trouve quelquevide, l’eau le remplit d’elle-même dès qu’elle trouve la moindreissue qui la favorise. S’il y a des endroits trop pleins, l’eaucherche naturellement à se décharger ailleurs.

Pour vous, si, en parcourant les rangs devotre armée, vous voyez qu’il y a du vide, il faut leremplir ; si vous trouvez du surabondant, il faut lediminuer ; si vous apercevez du trop haut, il fautl’abaisser ; s’il y du trop bas, il faut le relever.

L’eau, dans son cours, suit la situation duterrain dans lequel elle coule ; de même, votre armée doits’adapter au terrain sur lequel elle se meut. L’eau qui n’a pointde pente ne saurait couler ; des troupes qui ne sont pas bienconduites ne sauraient vaincre.

Le général habile tirera parti descirconstances même les plus dangereuses et les plus critiques. Ilsaura faire prendre la forme qu’il voudra, non seulement à l’arméequ’il commande mais encore à celle des ennemis.

Les troupes, quelles qu’elles puissent être,n’ont pas des qualités constantes qui les rendentinvincibles ; les plus mauvais soldats peuvent changer en bienet devenir d’excellents guerriers.

Conduisez-vous conformément à ceprincipe ; ne laissez échapper aucune occasion, lorsque vousla trouverez favorable. Les cinq éléments ne sont pas partout nitoujours également purs ; les quatre saisons ne se succèdentpas de la même manière chaque année ; le lever et le coucherdu soleil ne sont pas constamment au même point de l’horizon. Parmiles jours, certains sont longs, d’autres courts. La lune croît etdécroît et n’est pas toujours également brillante. Une armée bienconduite et bien disciplinée imite à propos toutes cesvariétés.

Article VII – De l’affrontement direct etindirect

Sun Tzu dit : Après que le général aurareçu du souverain l’ordre de tenir la campagne, il rassemble lestroupes et mobilise le peuple ; il fait de l’armée un ensembleharmonieux. Maintenant il doit mettre son attention à leur procurerdes campements avantageux, car c’est de là principalement quedépend la réussite de ses projets et de toutes ses entreprises.Cette affaire n’est pas d’une exécution aussi facile qu’on pourraitbien se l’imaginer ; les difficultés s’y rencontrent souventsans nombre, et de toutes espèces ; il ne faut rien oublierpour les aplanir et pour les vaincre.

Les troupes une fois campées, il faut tournerses vues du côté du près et du loin, des avantages et des pertes,du travail et du repos, de la diligence et de la lenteur ;c’est-à-dire qu’il faut rendre près ce qui est loin, tirer profitde ses pertes même, substituer un utile travail à un honteux repos,convertir la lenteur en diligence ; il faut que vous soyezprès lorsque l’ennemi vous croit bien loin ; que vous ayez unavantage réel lorsque l’ennemi croit vous avoir occasionné quelquespertes ; que vous soyez occupé de quelque utile travaillorsqu’il vous croit enseveli dans le repos, et que vous usiez detoute sorte de diligence lorsqu’il ne croit apercevoir dans vousque de la lenteur : c’est ainsi qu’en lui donnant le change,vous l’endormirez lui-même pour pouvoir l’attaquer lorsqu’il ypensera le moins, et sans qu’il ait le temps de se reconnaître.

L’art de profiter du près et du loin consisteà tenir l’ennemi éloigné du lieu que vous aurez choisi pour votrecampement, et de tous les postes qui vous paraîtront de quelqueconséquence. Il consiste à éloigner de l’ennemi tout ce quipourrait lui être avantageux, et à rapprocher de vous tout ce dontvous pourrez tirer quelque avantage. Il consiste ensuite à voustenir continuellement sur vos gardes pour n’être pas surpris, et àveiller sans cesse pour épier le moment de surprendre votreadversaire.

Ainsi prenez une voie indirecte et divertissezl’ennemi en lui présentant le leurre [3] ; de cette façon vouspouvez vous mettre en route après lui, et arriver avant lui. Celuiqui est capable de faire cela comprend l’approche directe etindirecte.

De plus : ne vous engagez jamais dans depetites actions que vous ne soyez sûr qu’elles tourneront à votreavantage, et encore ne le faites point si vous n’y êtes commeforcé, mais surtout gardez-vous bien de vous engager à une actiongénérale si vous n’êtes comme assuré d’une victoire complète. Ilest très dangereux d’avoir de la précipitation dans des cassemblables ; une bataille risquée mal à propos peut vousperdre entièrement : le moins qu’il puisse vous arriver, sil’événement en est douteux, ou que vous ne réussissiez qu’à demi,c’est de vous voir frustré de la plus grande partie de vosespérances, et de ne pouvoir parvenir à vos fins.

Avant que d’en venir à un combat définitif, ilfaut que vous l’ayez prévu, et que vous y soyez préparé depuislongtemps ; ne comptez jamais sur le hasard dans tout ce quevous ferez en ce genre. Après que vous aurez résolu de livrer labataille, et que les préparatifs en seront déjà faits, laissez enlieu de sûreté tout le bagage inutile, faites dépouiller vos gensde tout ce qui pourrait les embarrasser ou les surcharger ; deleurs armes mêmes, ne leur laissez que celles qu’ils peuvent porteraisément.

Veillez, lorsque vous abandonnez votre campdans l’espoir d’un avantage probable, à ce que celui-ci soitsupérieur aux approvisionnements que vous abandonnez sûrement.

Si vous devez aller un peu loin, marchez jouret nuit ; faites le double du chemin ordinaire ; quel’élite de vos troupes soit à la tête ; mettez les plusfaibles à la queue.

Prévoyez tout, disposez tout, et fondez surl’ennemi lorsqu’il vous croit encore à cent lieuesd’éloignement : dans ce cas, je vous annonce la victoire.

Mais si ayant à faire cent lieues de cheminavant que de pouvoir l’atteindre, vous n’en faites de votre côtéque cinquante, et que l’ennemi s’étant avancé en fait autant ;de dix parties, il y en a cinq que vous serez vaincu, comme detrois parties il y en a deux que vous serez vainqueur. Si l’ennemin’apprend que vous allez à lui que lorsqu’il ne vous reste plus quetrente lieues à faire pour pouvoir le joindre, il est difficileque, dans le peu de temps qui lui reste, il puisse pourvoir à toutet se préparer à vous recevoir.

Sous prétexte de faire reposer vos gens,gardez-vous bien de manquer l’attaque, dès que vous serez arrivé.Un ennemi surpris est à demi vaincu ; il n’en est pas de mêmes’il a le temps de se reconnaître ; bientôt, il peut trouverdes ressources pour vous échapper, et peut-être même pour vousperdre.

Ne négligez rien de tout ce qui peutcontribuer au bon ordre, à la santé, à la sûreté de vos gens tantqu’ils seront sous votre conduite ; ayez grand soin que lesarmes de vos soldats soient toujours en bon état. Faites en sorteque les vivres soient sains, et ne leur manquent jamais ; ayezattention à ce que les provisions soient abondantes, et rassembléesà temps, car si vos troupes sont mal armées, s’il y a disette devivres dans le camp, et si vous n’avez pas d’avance toutes lesprovisions nécessaires, il est difficile que vous puissiezréussir.

N’oubliez pas d’entretenir des intelligencessecrètes avec les ministres étrangers, et soyez toujours instruitdes desseins que peuvent avoir les princes alliés ou tributaires,des intentions bonnes ou mauvaises de ceux qui peuvent influer surla conduite du maître que vous servez, et vous attirer vos ordresou des défenses qui pourraient traverser vos projets et rendre parlà tous vos soins inutiles.

Votre prudence et votre valeur ne sauraienttenir longtemps contre leurs cabales ou leurs mauvais conseils.Pour obvier à cet inconvénient, consultez-les dans certainesoccasions, comme si vous aviez besoin de leurs lumières : quetous leurs amis soient les vôtres ; ne soyez jamais diviséd’intérêt avec eux, cédez-leur dans les petites choses, en un motentretenez l’union la plus étroite qu’il vous sera possible.

Ayez une connaissance exacte et de détail detout ce qui vous environne ; sachez où il y a une forêt, unpetit bois, une rivière, un ruisseau, un terrain aride et pierreux,un lieu marécageux et malsain, une montagne, une colline, unepetite élévation, un vallon, un précipice, un défilé, un champouvert, enfin tout ce qui peut servir ou nuire aux troupes que vouscommandez. S’il arrive que vous soyez hors d’état de pouvoir êtreinstruit par vous-même de l’avantage ou du désavantage du terrain,ayez des guides locaux sur lesquels vous puissiez comptersûrement.

La force militaire est réglée sur sa relationau semblant.

Déplacez-vous quand vous êtes à votreavantage, et créez des changements de situation en dispersant etconcentrant les forces.

Dans les occasions où il s’agira d’êtretranquille, qu’il règne dans votre camp une tranquillité semblableà celle qui règne au milieu des plus épaisses forêts. Lorsque, aucontraire, il s’agira de faire des mouvements et du bruit, imitezle fracas du tonnerre ; s’il faut être ferme dans votre poste,soyez-y immobile comme une montagne ; s’il faut sortir pouraller au pillage, ayez l’activité du feu ; s’il faut éblouirl’ennemi, soyez comme un éclair ; s’il faut cacher vosdesseins, soyez obscur comme les ténèbres. Gardez-vous sur touteschoses de faire jamais aucune sortie en vain. Lorsque vous fereztant que d’envoyer quelque détachement, que ce soit toujours dansl’espérance, ou, pour mieux dire, dans la certitude d’un avantageréel. Pour éviter les mécontentements, faites toujours une exacteet juste répartition de tout ce que vous aurez enlevé àl’ennemi.

Celui qui connaît l’art de l’approche directeet indirecte sera victorieux. Voilà l’art de l’affrontement.

À tout ce que je viens de dire, il fautajouter la manière de donner vos ordres et de les faire exécuter.Il est des occasions et des campements où la plupart de vos gens nesauraient ni vous voir ni vous entendre ; les tambours, lesétendards et les drapeaux peuvent suppléer à votre voix et à votreprésence. Instruisez vos troupes de tous les signaux que vouspouvez employer. Si vous avez à faire des évolutions pendant lanuit, faites exécuter des ordres au bruit d’un grand nombre detambours. Si, au contraire, c’est pendant le jour qu’il faut quevous agissiez, employez les drapeaux et les étendards pour fairesavoir vos volontés.

Le fracas d’un grand nombre de tamboursservira pendant la nuit autant à jeter l’épouvante parmi vosennemis qu’à ranimer le courage de vos soldats : l’éclat d’ungrand nombre d’étendards, la multitude de leurs évolutions, ladiversité de leurs couleurs, et la bizarrerie de leur assemblage,en instruisant vos gens, les tiendront toujours en haleine pendantle jour, les occuperont et leur réjouiront le cœur, en jetant letrouble et la perplexité dans celui de vos ennemis.

Ainsi, outre l’avantage que vous aurez defaire savoir promptement toutes vos volontés à votre armée entièredans le même moment, vous aurez encore celui de lasser votreennemi, en le rendant attentif à tout ce qu’il croit que vousvoulez entreprendre, de lui faire naître des doutes continuels surla conduite que vous devez tenir, et de lui inspirer d’éternellesfrayeurs.

Si quelque brave veut sortir seul hors desrangs pour aller provoquer l’ennemi, ne le permettez point ;il arrive rarement qu’un tel homme puisse revenir. Il périt pourl’ordinaire, ou par la trahison, ou accablé par le grandnombre.

Lorsque vous verrez vos troupes biendisposées, ne manquez pas de profiter de leur ardeur : c’est àl’habileté du général à faire naître les occasions et à distinguerlorsqu’elles sont favorables ; mais il ne doit pas négligerpour cela de prendre l’avis des officiers généraux, ni de profiterde leurs lumières, surtout si elles ont le bien commun pourobjet.

On peut voler à une armée son esprit et luidérober son adresse, de même que le courage de son commandant.

Au petit matin, les esprits sontpénétrants ; durant la journée, ils s’alanguissent, et lesoir, ils rentrent à la maison.

Mei Yao-tchen dit que matin, journée etsoir représentent les phases d’une longue campagne.

Lors donc que vous voudrez attaquer l’ennemi,choisissez, pour le faire avec avantage, le temps où les soldatssont censés devoir être faibles ou fatigués. Vous aurez prisauparavant vos précautions, et vos troupes reposées et fraîchesauront de leur côté l’avantage de la force et de la vigueur. Telest le contrôle du facteur moral.

Si vous voyez que l’ordre règne dans les rangsennemis, attendez qu’il soit interrompu, et que vous aperceviezquelque désordre. Si leur trop grande proximité vous offusque ouvous gêne, éloignez-vous afin de vous placer dans des dispositionsplus sereines. Tel est le contrôle du facteur mental.

Si vous voyez qu’ils ont de l’ardeur, attendezqu’elle se ralentisse et qu’ils soient accablés sous le poids del’ennui ou de la fatigue. Tel est le contrôle du facteurphysique.

S’ils se sauvent sur des lieux élevés, ne lesy poursuivez point ; si vous êtes vous-même dans des lieux peufavorables, ne soyez pas longtemps sans changer de situation.N’engagez pas le combat lorsque l’ennemi déploie ses bannières bienrangées et de formations en rang impressionnant ; voilà lecontrôle des facteurs de changement des circonstances.

Si, réduits au désespoir, ils viennent pourvaincre ou pour périr, évitez leur rencontre.

À un ennemi encerclé vous devez laisser unevoie de sortie.

Si les ennemis réduits à l’extrémitéabandonnent leur camp et veulent se frayer un chemin pour allercamper ailleurs, ne les arrêtez pas.

S’ils sont agiles et lestes, ne courez pasaprès eux ; s’ils manquent de tout, prévenez leurdésespoir.

Ne vous acharnez pas sur un ennemi auxabois.

Voilà à peu près ce que j’avais à vous diresur les différents avantages que vous devez tâcher de vous procurerlorsque à la tête d’une armée vous aurez à vous mesurer avec desennemis qui, peut-être aussi prudents et aussi vaillants que vous,ne pourraient être vaincus, si vous n’usez de votre part des petitsstratagèmes dont je viens de parler.

Article VIII – Des neuf changements

Sun Tzu dit : Ordinairement l’emploi desarmées relève du commandant en chef, après que le souverain l’amandaté pour mobiliser le peuple et assembler l’armée.

I. Si vous êtes dans des lieux marécageux,dans les lieux où il y a à craindre les inondations, dans les lieuxcouverts d’épaisses forêts ou de montagnes escarpées, dans deslieux déserts et arides, dans des lieux où il n’y a que desrivières et des ruisseaux, dans des lieux enfin d’où vous nepuissiez aisément tirer du secours, et où vous ne seriez appuyéd’aucune façon, tâchez d’en sortir le plus promptement qu’il voussera possible. Allez chercher quelque endroit spacieux et vaste oùvos troupes puissent s’étendre, d’où elles puissent sortiraisément, et où vos alliés puissent sans peine vous porter lessecours dont vous pourriez avoir besoin.

II. Évitez, avec une extrême attention, decamper dans des lieux isolés ; ou si la nécessité vous yforce, n’y restez qu’autant de temps qu’il en faut pour en sortir.Prenez sur-le-champ des mesures efficaces pour le faire en sûretéet en bon ordre.

III. Si vous vous trouvez dans des lieuxéloignés des sources, des ruisseaux et des puits, où vous netrouviez pas aisément des vivres et du fourrage, ne tardez pas devous en tirer. Avant que de décamper, voyez si le lieu que vouschoisissez est à l’abri par quelque montagne au moyen de laquellevous soyez à couvert des surprises de l’ennemi, si vous pouvez ensortir aisément, et si vous y avez les commodités nécessaires pourvous procurer les vivres et les autres provisions ; s’il esttel, n’hésitez point à vous en emparer.

IV. Si vous êtes dans un lieu de mort,cherchez l’occasion de combattre. J’appelle lieu de mort ces sortesd’endroits où l’on a aucune ressource, où l’on dépéritinsensiblement par l’intempérie de l’air, où les provisions seconsument peu à peu sans espérance d’en pouvoir faire denouvelles ; où les maladies, commençant à se mettre dansl’armée, semblent devoir y faire bientôt de grands ravages. Si vousvous trouvez dans de telles circonstances, hâtez-vous de livrerquelque combat. Je vous réponds que vos troupes n’oublieront rienpour bien se battre. Mourir de la main des ennemis leur paraîtraquelque chose de bien doux au prix de tous les maux qu’ils voientprêts à fondre sur eux et à les accabler.

V. Si, par hasard ou par votre faute, votrearmée se rencontrait dans des lieux plein de défilés, où l’onpourrait aisément vous tendre des embûches, d’où il ne serait pasaisé de vous sauver en cas de poursuite, où l’on pourrait vouscouper les vivres et les chemins, gardez-vous bien d’y attaquerl’ennemi ; mais si l’ennemi vous y attaque, combattez jusqu’àla mort. Ne vous contentez pas de quelque petit avantage ou d’unedemi victoire ; ce pourrait être une amorce pour vous défaireentièrement. Soyez même sur vos gardes, après que vous aurez eutoutes les apparences d’une victoire complète.

VI. Quand vous saurez qu’une ville, quelquepetite qu’elle soit, est bien fortifiée et abondamment pourvue demunitions de guerre et de bouche, gardez-vous bien d’en aller fairele siège ; et si vous n’êtes instruit de l’état où elle setrouve qu’après que le siège en aura été ouvert, ne vous obstinezpas à vouloir le continuer, vous courrez le risque de voir toutesvos forces échouer contre cette place, que vous serez enfincontraint d’abandonner honteusement.

VII. Ne négligez pas de courir après un petitavantage lorsque vous pourrez vous le procurer sûrement et sansaucune perte de votre part. Plusieurs de ces petits avantages qu’onpourrait acquérir et qu’on néglige occasionnent souvent de grandespertes et des dommages irréparables.

VIII. Avant de songer à vous procurer quelqueavantage, comparez-le avec le travail, la peine, les dépenses etles pertes d’hommes et de munitions qu’il pourra vous occasionner.Sachez à peu près si vous pourrez le conserver aisément ;après cela, vous vous déterminerez à le prendre ou à le laissersuivant les lois d’une saine prudence.

IX. Dans les occasions où il faudra prendrepromptement son parti, n’allez pas vouloir attendre les ordres duprince. S’il est des cas où il faille agir contre des ordres reçus,n’hésitez pas, agissez sans crainte. La première et principaleintention de celui qui vous met à la tête de ses troupes est quevous soyez vainqueur des ennemis. S’il avait prévu la circonstanceoù vous vous trouvez, il vous aurait dicté lui-même la conduite quevous voulez tenir.

Voilà ce que j’appelle les neuf changements oules neuf circonstances principales qui doivent vous engager àchanger la contenance ou la position de votre armée, à changer desituation, à aller ou à revenir, à attaquer ou à vous défendre, àagir ou à vous tenir en repos. Un bon général ne doit jamaisdire : Quoi qu’il arrive, je ferai telle chose, j’irai là,j’attaquerai l’ennemi, j’assiégerai telle place. Lacirconstance seule doit le déterminer ; il ne doit pas s’entenir à un système général, ni à une manière unique de gouverner.Chaque jour, chaque occasion, chaque circonstance demande uneapplication particulière des mêmes principes. Les principes sontbons en eux-mêmes ; mais l’application qu’on en fait les rendsouvent mauvais.

Un grand général doit savoir l’art deschangements. S’il s’en tient à une connaissance vague de certainsprincipes, à une application routinière des règles de l’art, si sesméthodes de commandement sont dépourvues de souplesse, s’il examineles situations conformément à quelques schémas, s’il prend sesrésolutions d’une manière mécanique, il ne mérite pas decommander.

Un général est un homme qui, par le rang qu’iloccupe, se trouve au-dessus d’une multitude d’autres hommes ;il faut par conséquent qu’il sache gouverner les hommes ; ilfaut qu’il sache les conduire ; il faut qu’il soitvéritablement au-dessus d’eux, non pas seulement par sa dignité,mais par son esprit, par son savoir, par sa capacité, par saconduite, par sa fermeté, par son courage et par ses vertus. Ilfaut qu’il sache distinguer les vrais d’avec les faux avantages,les véritables pertes d’avec ce qui n’en a que l’apparence ;qu’il sache compenser l’un par l’autre et tirer parti de tout. Ilfaut qu’il sache employer à propos certains artifices pour tromperl’ennemi, et qu’il se tienne sans cesse sur ses gardes pour n’êtrepas trompé lui-même. Il ne doit ignorer aucun des pièges qu’on peutlui tendre, il doit pénétrer tous les artifices de l’ennemi, dequelque nature qu’ils puissent être, mais il ne doit pas pour celavouloir deviner. Tenez-vous sur vos gardes, voyez-le venir,éclairez ses démarches et toute sa conduite, et concluez. Vouscourriez autrement le risque de vous tromper et d’être la dupe oula triste victime de vos conjectures précipitées.

Si vous voulez n’être jamais effrayé par lamultitude de vos travaux et de vos peines, attendez-vous toujours àtout ce qu’il y aura de plus dur et de plus pénible. Travaillezsans cesse à susciter des peines à l’ennemi. Vous pourrez le fairede plus d’une façon, mais voici ce qu’il y a d’essentiel en cegenre.

N’oubliez rien pour lui débaucher ce qu’il yaura de mieux dans son parti : offres, présents, caresses, querien ne soit omis. Trompez même s’il le faut : engagez lesgens d’honneur qui sont chez lui à des actions honteuses etindignes de leur réputation, à des actions dont ils aient lieu derougir quand elles seront sues, et ne manquez pas de les fairedivulguer.

Entretenez des liaisons secrètes avec ce qu’ily a de plus vicieux chez les ennemis ; servez-vous-en pouraller à vos fins, en leur joignant d’autres vicieux.

Traversez leur gouvernement, semez ladissension parmi leurs chefs, fournissez des sujets de colère auxuns contre les autres, faites-les murmurer contre leurs officiers,ameutez les officiers subalternes contre leurs supérieurs, faitesen sorte qu’ils manquent de vivres et de munitions, répandez parmieux quelques airs d’une musique voluptueuse qui leur amollisse lecœur, envoyez-leur des femmes pour achever de les corrompre, tâchezqu’ils sortent lorsqu’il faudra qu’ils soient dans leur camp, etqu’ils soient tranquilles dans leur camp lorsqu’il faudrait qu’ilstinssent la campagne ; faites leur donner sans cesse defausses alarmes et de faux avis ; engagez dans vos intérêtsles gouverneurs de leurs provinces ; voilà à peu près ce quevous devez faire, si vous voulez tromper par l’adresse et par laruse.

Ceux des généraux qui brillaient parmi nosAnciens étaient des hommes sages, prévoyants, intrépides et durs autravail. Ils avaient toujours leurs sabres pendus à leurs côtés,ils ne présumaient jamais que l’ennemi ne viendrait pas, ilsétaient toujours prêts à tout événement, ils se rendaientinvincibles et, s’ils rencontraient l’ennemi, ils n’avaient pasbesoin d’attendre du secours pour se mesurer avec lui. Les troupesqu’ils commandaient étaient bien disciplinées, et toujoursdisposées à faire un coup de main au premier signal qu’ils leur endonnaient.

Chez eux la lecture et l’étude précédaient laguerre et les y préparaient. Ils gardaient avec soin leursfrontières, et ne manquaient pas de bien fortifier leurs villes.Ils n’allaient pas contre l’ennemi, lorsqu’ils étaient instruitsqu’il avait fait tous ses préparatifs pour les bien recevoir ;ils l’attaquaient par ses endroits faibles, et dans le temps de saparesse et de son oisiveté.

Avant que de finir cet article, je dois vousprévenir contre cinq sortes de dangers, d’autant plus à redouterqu’ils paraissent moins à craindre, écueils funestes contrelesquels la prudence et la bravoure ont échoué plus d’une fois.

I. Le premier est une trop grande ardeur àaffronter la mort ; ardeur téméraire qu’on honore souvent desbeaux noms de courage, d’intrépidité et de valeur, mais qui, aufond, ne mérite guère que celui de lâcheté. Un général qui s’exposesans nécessité, comme le ferait un simple soldat, qui semblechercher les dangers et la mort, qui combat et qui fait combattrejusqu’à la dernière extrémité, est un homme qui mérite de mourir.C’est un homme sans tête, qui ne saurait trouver aucune ressourcepour se tirer d’un mauvais pas ; c’est un lâche qui ne sauraitsouffrir le moindre échec sans en être consterné, et qui se croitperdu si tout ne lui réussit.

II. Le deuxième est une trop grande attentionà conserver ses jours. On se croit nécessaire à l’arméeentière ; on n’aurait garde de s’exposer ; on n’oseraitpour cette raison se pourvoir de vivres chez l’ennemi ; toutfait ombrage, tout fait peur ; on est toujours en suspens, onne se détermine à rien, on attend une occasion plus favorable, onperd celle qui se présente, on ne fait aucun mouvement ; maisl’ennemi, qui est toujours attentif, profite de tout, et faitbientôt perdre toute espérance à un général ainsi prudent. Ill’enveloppera, il lui coupera les vivres et le fera périr par letrop grand amour qu’il avait de conserver sa vie.

III. Le troisième est une colère précipitée.Un général qui ne sait pas se modérer, qui n’est pas maître delui-même, et qui se laisse aller aux premiers mouvementsd’indignation ou de colère, ne saurait manquer d’être la dupe desennemis. Ils le provoqueront, ils lui tendront mille pièges que safureur l’empêchera de reconnaître, et dans lesquels il donnerainfailliblement.

IV. Le quatrième est un point d’honneur malentendu. Un général ne doit pas se piquer mal à propos, ni hors deraison ; il doit savoir dissimuler ; il ne doit point sedécourager après quelque mauvais succès, ni croire que tout estperdu parce qu’il aura fait quelque faute ou qu’il aura reçuquelque échec. Pour vouloir réparer son honneur légèrement blessé,on le perd quelquefois sans ressources.

V. Le cinquième, enfin, est une trop grandecomplaisance ou une compassion trop tendre pour le soldat. Ungénéral qui n’ose punir, qui ferme les yeux sur le désordre, quicraint que les siens ne soient toujours accablés sous le poids dutravail, et qui n’oserait pour cette raison leur en imposer, est ungénéral propre à tout perdre. Ceux d’un rang inférieur doiventavoir des peines ; il faut toujours avoir quelque occupation àleur donner ; il faut qu’ils aient toujours quelque chose àsouffrir. Si vous voulez tirer parti de leur service, faites ensorte qu’ils ne soient jamais oisifs. Punissez avec sévérité, maissans trop de rigueur. Procurez des peines et du travail, maisjusqu’à un certain point.

Un général doit se prémunir contre tous cesdangers. Sans trop chercher à vivre ou à mourir, il doit seconduire avec valeur et avec prudence, suivant que lescirconstances l’exigent.

S’il a de justes raisons de se mettre encolère, qu’il le fasse, mais que ce ne soit pas en tigre qui neconnaît aucun frein.

S’il croit que son honneur est blessé, etqu’il veuille le réparer, que ce soit en suivant les règles de lasagesse, et non pas les caprices d’une mauvaise honte.

Qu’il aime ses soldats, qu’il les ménage, maisque ce soit avec discrétion.

S’il livre des batailles, s’il fait desmouvements dans son camp, s’il assiège des villes, s’il fait desexcursions, qu’il joigne la ruse à la valeur, la sagesse à la forcedes armes ; qu’il répare tranquillement ses fautes lorsqu’ilaura eu le malheur d’en faire ; qu’il profite de toutes cellesde son ennemi, et qu’il le mette souvent dans l’occasion d’en fairede nouvelles.

Article IX – De la distribution desmoyens

Sun Tzu dit : Avant que de faire campervos troupes, sachez dans quelle position sont les ennemis,mettez-vous au fait du terrain et choisissez ce qu’il y aura deplus avantageux pour vous. On peut réduire à quatre pointsprincipaux ces différentes situations.

I. Si vous êtes dans le voisinage de quelquemontagne, gardez-vous bien de vous emparer de la partie qui regardele nord ; occupez au contraire le côté du midi : cetavantage n’est pas d’une petite conséquence. Depuis le penchant dela montagne, étendez-vous en sûreté jusque bien avant dans lesvallons ; vous y trouverez de l’eau et du fourrage enabondance ; vous y serez égayé par la vue du soleil, réchauffépar ses rayons, et l’air que vous y respirerez sera tout autrementsalubre que celui que vous respireriez de l’autre côté. Si lesennemis viennent par derrière la montagne dans le dessein de voussurprendre, instruit par ceux que vous aurez placé sur la cime,vous vous retirerez à loisir, si vous ne vous croyez pas en état deleur faire tête ; ou vous les attendrez de pied ferme pour lescombattre si vous jugez que vous puissiez être vainqueur sans troprisquer. Cependant ne combattez sur les hauteurs que lorsque lanécessité vous y engagera, surtout n’y allez jamais chercherl’ennemi.

II. Si vous êtes auprès de quelque rivière,approchez-vous le plus que vous pourrez de sa source ; tâchezd’en connaître tous les bas-fonds et tous les endroits qu’on peutpasser à gué. Si vous avez à la passer, ne le faites jamais enprésence de l’ennemi ; mais si les ennemis, plus hardis, oumoins prudents que vous, veulent en hasarder le passage, ne lesattaquez point que la moitié de leurs gens ne soit de l’autrecôté ; vous combattrez alors avec tout l’avantage de deuxcontre un. Près des rivières mêmes tenez toujours les hauteurs,afin de pouvoir découvrir au loin ; n’attendez pas l’ennemiprès des bords, n’allez pas au-devant de lui ; soyez toujourssur vos gardes de peur qu’étant surpris vous n’ayez pas un lieupour vous retirer en cas de malheur.

III. Si vous êtes dans des lieux glissants,humides, marécageux et malsains, sortez-en le plus vite que vouspourrez ; vous ne sauriez vous y arrêter sans être exposé auxplus grands inconvénients ; la disette des vivres et lesmaladies viendraient bientôt vous y assiéger. Si vous êtescontraint d’y rester, tâchez d’en occuper les bords ;gardez-vous bien d’aller trop avant. S’il y a des forêts auxenvirons, laissez-les derrière vous.

IV. Si vous êtes en plaine dans des lieux uniset secs, ayez toujours votre gauche à découvert ; ménagezderrière vous quelque élévation d’où vos gens puissent découvrir auloin. Quand le devant de votre camp ne vous présentera que desobjets de mort, ayez soin que les lieux qui sont derrière puissentvous offrir des secours contre l’extrême nécessité.

Tels sont les avantages des différentscampements ; avantages précieux, d’où dépend la plus grandepartie des succès militaires. C’est en particulier parce qu’ilpossédait à fond l’art des campements que l’Empereur Jaune triomphade ses ennemis et soumit à ses lois tous les princes voisins de sesÉtats

Il faut conclure de tout ce que je viens dedire que les hauteurs sont en général plus salutaires aux troupesque les lieux bas et profonds. Dans les lieux élevés mêmes, il y aun choix à faire : c’est de camper toujours du côté du midi,parce que c’est là qu’on trouve l’abondance et la fertilité. Uncampement de cette nature est un avant-coureur de la victoire. Lecontentement et la santé, qui sont la suite ordinaire d’une bonnenourriture prise sous un ciel pur, donnent du courage et de laforce au soldat, tandis que la tristesse, le mécontentement et lesmaladies l’épuisent, l’énervent, le rendent pusillanime et ledécouragent entièrement.

Il faut conclure encore que les campementsprès des rivières ont leurs avantages qu’il ne faut pas négliger,et leurs inconvénients qu’il faut tâcher d’éviter avec un grandsoin. Je ne saurais trop vous le répéter, tenez le haut de larivière, laissez-en le courant aux ennemis. Outre que les gués sontbeaucoup plus fréquents vers la source, les eaux en sont plus pureset plus salubres.

Lorsque les pluies auront formé quelquetorrent, ou qu’elles auront grossi le fleuve ou la rivière dontvous occupez les bords, attendez quelque temps avant que de vousmettre en marche ; surtout ne vous hasardez pas à passer del’autre côté, attendez pour le faire que les eaux aient repris latranquillité de leur cours ordinaire. Vous en aurez des preuvescertaines si vous n’entendez plus un certain bruit sourd, qui tientplus du frémissement que du murmure, si vous ne voyez plus d’écumesurnager, et si la terre ou le sable ne coulent plus avecl’eau.

Pour ce qui est des défilés et des lieuxentrecoupés par des précipices et par des rochers, des lieuxmarécageux et glissants, des lieux étroits et couverts, lorsque lanécessité ou le hasard vous y aura conduit, tirez-vous-en le plustôt qu’il vous sera possible, éloignez-vous-en le plus tôt que vouspourrez. Si vous en êtes loin, l’ennemi en sera près. Si vousfuyez, l’ennemi poursuivra et tombera peut-être dans les dangersque vous venez d’éviter.

Vous devez encore être extrêmement en gardecontre une autre espèce de terrain. Il est des lieux couverts debroussailles ou de petits bois ; il en est qui sont pleins dehauts et de bas, où l’on est sans cesse ou sur des collines ou dansdes vallons, défiez-vous-en ; soyez dans une attentioncontinuelle. Ces sortes de lieux peuvent être pleinsd’embuscades ; l’ennemi peut sortir à chaque instant voussurprendre, tomber sur vous et vous tailler en pièces. Si vous enêtes loin, n’en approchez pas ; si vous en êtes près, ne vousmettez pas en mouvement que vous n’ayez fait reconnaître tous lesenvirons. Si l’ennemi vient vous y attaquer, faites en sorte qu’ilait tout le désavantage du terrain de son côté. Pour vous, nel’attaquez que lorsque vous le verrez à découvert.

Enfin, quel que soit le lieu de votrecampement, bon ou mauvais, il faut que vous en tiriez parti ;n’y soyez jamais oisif, ni sans faire quelque tentative ;éclairez toutes les démarches des ennemis ; ayez des espionsde distance en distance, jusqu’au milieu de leur camp, jusque sousla tente de leur général. Ne négligez rien de tout ce qu’on pourravous rapporter, faites attention à tout.

Si ceux de vos gens que vous avez envoyés à ladécouverte vous font dire que les arbres sont en mouvement, quoiquepar un temps calme, concluez que l’ennemi est en marche. Il peut sefaire qu’il veuille venir à vous ; disposez toutes choses,préparez-vous à le bien recevoir, allez même au-devant de lui.

Si l’on vous rapporte que les champs sontcouverts d’herbes, et que ces herbes sont fort hautes, tenez-voussans cesse sur vos gardes ; veillez continuellement, de peurde quelque surprise.

Si l’on vous dit qu’on a vu des oiseauxattroupés voler par bandes sans s’arrêter, soyez en défiance ;on vient vous espionner ou vous tendre des pièges ; mais si,outre les oiseaux, on voit encore un grand nombre de quadrupèdescourir la campagne, comme s’ils n’avaient point de gîte, c’est unemarque que les ennemis sont aux aguets.

Si l’on vous rapporte qu’on aperçoit au loindes tourbillons de poussière s’élever dans les airs, concluez queles ennemis sont en marche. Dans les endroits où la poussière estbasse et épaisse sont les gens de pied ; dans les endroits oùelle est moins épaisse et plus élevée sont la cavalerie et leschars.

Si l’on vous avertit que les ennemis sontdispersés et ne marchent que par pelotons, c’est une marque qu’ilsont eu à traverser quelque bois, qu’ils ont fait des abattis, etqu’ils sont fatigués ; ils cherchent alors à serassembler.

Si vous apprenez qu’on aperçoit dans lescampagnes des gens de pied et des hommes à cheval aller et venir,dispersés çà et là par petites bandes, ne doutez pas que lesennemis ne soient campés.

Tels sont les indices généraux dont vous deveztâcher de profiter, tant pour savoir la position de ceux aveclesquels vous devez vous mesurer que pour faire avorter leursprojets, et vous mettre à couvert de toute surprise de leur part.En voici quelques autres auxquels vous devez une plus particulièreattention.

Lorsque ceux de vos espions qui sont près ducamp des ennemis vous feront savoir qu’on y parle bas et d’unemanière mystérieuse, que ces ennemis sont modestes dans leur façond’agir et retenus dans tous leurs discours, concluez qu’ils pensentà une action générale, et qu’ils en font déjà lespréparatifs : allez à eux sans perdre de temps. Ils veulentvous surprendre, surprenez-les vous-même.

Si vous apprenez au contraire qu’ils sontbruyants, fiers et hautains dans leurs discours, soyez certainqu’ils pensent à la retraite et qu’ils n’ont nullement envie d’envenir aux mains.

Lorsqu’on vous fera savoir qu’on a vu quantitéde chars vides précéder leur armée, préparez-vous à combattre, carles ennemis viennent à vous en ordre de bataille.

Gardez-vous bien d’écouter alors lespropositions de paix ou d’alliance qu’ils pourraient vous faire, cene serait qu’un artifice de leur part.

S’ils font des marches forcées, c’est qu’ilscroient courir à la victoire ; s’ils vont et viennent, s’ilsavancent en partie et qu’ils reculent autant, c’est qu’ils veulentvous attirer au combat ; si, la plupart du temps, debout etsans rien faire, ils s’appuient sur leurs armes comme sur desbâtons, c’est qu’ils sont aux expédients, qu’ils meurent presque defaim, et qu’ils pensent à se procurer de quoi vivre ; sipassant près de quelque rivière, ils courent tous en désordre pourse désaltérer, c’est qu’ils ont souffert de la soif ; si leurayant présenté l’appât de quelque chose d’utile pour eux, sanscependant qu’ils aient su ou voulu en profiter, c’est qu’ils sedéfient ou qu’ils ont peur ; s’ils n’ont pas le couraged’avancer, quoiqu’ils soient dans les circonstances où il faille lefaire, c’est qu’ils sont dans l’embarras, dans les inquiétudes etles soucis.

Outre ce que je viens de dire, attachez-vousen particulier à savoir tous leurs différents campements. Vouspourrez les connaître au moyen des oiseaux que vous verrezattroupés dans certains endroits. Et si leurs campements ont étéfréquents, vous pourrez conclure qu’ils ont peu d’habileté dans laconnaissance des lieux. Le vol des oiseaux ou les cris de ceux-cipeuvent vous indiquer la présence d’embuscades invisibles.

Si vous apprenez que, dans le camp desennemis, il y a des festins continuels, qu’on y boit et qu’on ymange avec fracas, soyez-en bien aise ; c’est une preuveinfaillible que leurs généraux n’ont point d’autorité.

Si leurs étendards changent souvent de place,c’est une preuve qu’ils ne savent à quoi se déterminer, et que ledésordre règne parmi eux. Si les soldats se groupentcontinuellement, et chuchotent entre eux, c’est que le général aperdu la confiance de son armée.

L’excès de récompenses et de punitions montreque le commandement est au bout de ses ressources, et dans unegrande détresse ; si l’armée va même jusqu’à se saborder etbriser ses marmites, c’est la preuve qu’elle est aux abois etqu’elle se battra jusqu’à la mort.

Si leurs officiers subalternes sont inquiets,mécontents et qu’ils se fâchent pour la moindre chose, c’est unepreuve qu’ils sont ennuyés ou accablés sous le poids d’une fatigueinutile.

Si dans différents quartiers de leur camp ontue furtivement des chevaux, dont on permette ensuite de manger lachair, c’est une preuve que leurs provisions sont sur la fin.

Telles sont les attentions que vous devez àtoutes les démarches que peuvent faire les ennemis. Une telleminutie dans les détails peut vous paraître superflue, mais mondessein est de vous prévenir sur tout, et de vous convaincre querien de tout ce qui peut contribuer à vous faire triompher n’estpetit. L’expérience me l’a appris, elle vous l’apprendra demême ; je souhaite que ce ne soit pas à vos dépens.

Encore une fois, éclairez toutes les démarchesde l’ennemi, quelles qu’elles puissent être ; mais veillezaussi sur vos propres troupes, ayez l’œil à tout, sachez tout,empêchez les vols et les brigandages, la débauche et l’ivrognerie,les mécontentements et les cabales, la paresse et l’oisiveté. Sansqu’il soit nécessaire qu’on vous en instruise, vous pourrezconnaître par vous-même ceux de vos gens qui seront dans le cas, etvoici comment.

Si quelques-uns de vos soldats, lorsqu’ilschangent de poste ou de quartier, ont laissé tomber quelque chose,quoique de petite valeur, et qu’ils n’aient pas voulu se donner lapeine de la ramasser ; s’ils ont oublié quelque ustensile dansleur première station, et qu’ils ne le réclament point, concluezque ce sont des voleurs, punissez-les comme tels.

Si dans votre armée on a des entretienssecrets, si l’on y parle souvent à l’oreille ou à voix basse, s’ily a des choses qu’on n’ose dire qu’à demi-mot, concluez que la peurs’est glissée parmi vos gens, que le mécontentement va suivre, etque les cabales ne tarderont pas à se former : hâtez-vous d’ymettre ordre.

Si vos troupes paraissent pauvres, et qu’ellesmanquent quelquefois d’un certain petit nécessaire ; outre lasolde ordinaire, faites-leur distribuer quelque somme d’argent,mais gardez-vous bien d’être trop libéral, l’abondance d’argent estsouvent plus funeste qu’elle n’est avantageuse, et pluspréjudiciable qu’utile ; par l’abus qu’on en fait, elle est lasource de la corruption des cœurs et la mère de tous les vices.

Si vos soldats, d’audacieux qu’ils étaientauparavant, deviennent timides et craintifs, si chez eux lafaiblesse a pris la place de la force, la bassesse, celle de lamagnanimité, soyez sûr que leur cœur est gâté ; cherchez lacause de leur dépravation et tranchez-la jusqu’à la racine.

Si, sous divers prétextes, quelques-uns vousdemandent leur congé, c’est qu’ils n’ont pas envie de combattre, neles refusez pas tous ; mais, en l’accordant à plusieurs, quece soit à des conditions honteuses.

S’ils viennent en troupe vous demander justiced’un ton mutin et colère, écoutez leurs raisons, ayez-yégard ; mais, en leur donnant satisfaction d’un côté,punissez-les très sévèrement de l’autre.

Si, lorsque vous aurez fait appeler quelqu’un,il n’obéit pas promptement, s’il est longtemps à se rendre à vosordres, et si, après que vous aurez fini de lui signifier vosvolontés, il ne se retire pas, défiez-vous, soyez sur vosgardes.

En un mot, la conduite des troupes demande desattentions continuelles de la part d’un général. Sans quitter devue l’armée des ennemis, il faut sans cesse éclairer lavôtre ; sachez lorsque le nombre des ennemis augmentera, soyezinformé de la mort ou de la désertion du moindre de vossoldats.

Si l’armée ennemie est inférieure à la vôtre,et si elle n’ose pour cette raison se mesurer à vous, allezl’attaquer sans délai, ne lui donnez pas le temps de serenforcer ; une seule bataille est décisive dans cesoccasions. Mais si, sans être au fait de la situation actuelle desennemis, et sans avoir mis ordre à tout, vous vous avisez de lesharceler pour les engager à un combat, vous courez le risque detomber dans ses pièges, de vous faire battre, et de vous perdresans ressource.

Si vous ne maintenez une exacte disciplinedans votre armée, si vous ne punissez pas exactement jusqu’à lamoindre faute, vous ne serez bientôt plus respecté, votre autoritémême en souffrira, et les châtiments que vous pourrez employer dansla suite, bien loin d’arrêter les fautes, ne serviront qu’àaugmenter le nombre des coupables. Or si vous n’êtes ni craint nirespecté, si vous n’avez qu’une autorité faible, et dont vous nesauriez vous servir sans danger, comment pourrez-vous être avechonneur à la tête d’une armée ? Comment pourrez-vous vousopposer aux ennemis de État ?

Quand vous aurez à punir, faites-le de bonneheure et à mesure que les fautes l’exigent. Quand vous aurez desordres à donner, ne les donnez point que vous ne soyez sûr que vousserez exactement obéi. Instruisez vos troupes, mais instruisez-lesà propos ; ne les ennuyez point, ne les fatiguez point sansnécessité ; tout ce qu’elles peuvent faire de bon ou demauvais, de bien ou de mal, est entre vos mains.

Dans la guerre, le grand nombre seul neconfère pas l’avantage ; n’avancez pas en comptant sur laseule puissance militaire. Une armée composée des mêmes hommes peutêtre très méprisable, quand elle sera commandée par tel général,tandis qu’elle sera invincible commandée par tel autre.

Article X – De la topologie

Sun Tzu dit : Sur la surface de la terretous les lieux ne sont pas équivalents ; il y en a que vousdevez fuir, et d’autres qui doivent être l’objet de vosrecherches ; tous doivent vous être parfaitement connus.

Dans les premiers sont à ranger ceux quin’offrent que d’étroits passages, qui sont bordés de rochers ou deprécipices, qui n’ont pas d’accès facile avec les espaces libresdesquels vous pouvez attendre du secours. Si vous êtes le premier àoccuper ce terrain, bloquez les passages et attendezl’ennemi ; si l’ennemi est sur place avant vous, ne l’y suivezpas, à moins qu’il n’ait pas fermé complètement les défilés.Ayez-en une connaissance exacte pour ne pas y engager votre arméemal à propos.

Recherchez au contraire un lieu dans lequel ily aurait une montagne assez haute pour vous défendre de toutesurprise, où l’on pourrait arriver et d’où l’on pourrait sortir parplusieurs chemins qui vous seraient parfaitement connus, où lesvivres seraient en abondance, où les eaux ne sauraient manquer, oùl’air serait salubre et le terrain assez uni ; un tel lieudoit faire l’objet de vos plus ardentes recherches. Mais soit quevous vouliez vous emparer de quelque campement avantageux, soit quevous cherchiez à éviter des lieux dangereux ou peu commodes, usezd’une extrême diligence, persuadé que l’ennemi a le même objet quevous.

Si le lieu que vous avez dessein de choisirest autant à la portée des ennemis qu’à la vôtre, si les ennemispeuvent s’y rendre aussi aisément que vous, il s’agit de lesdevancer. Pour cela, faites des marches pendant la nuit, maisarrêtez-vous au lever du soleil, et, s’il se peut, que ce soittoujours sur quelque éminence, afin de pouvoir découvrir auloin ; attendez alors que vos provisions et tout votre bagagesoient arrivés ; si l’ennemi vient à vous, vous l’attendrez depied ferme, et vous pourrez le combattre avec avantage.

Ne vous engagez jamais dans ces sortes de lieuoù l’on peut aller très aisément, mais d’où l’on ne peut sortirqu’avec beaucoup de peine et une extrême difficulté ; sil’ennemi laisse un pareil camp entièrement libre, c’est qu’ilcherche à vous leurrer ; gardez-vous bien d’avancer, maistrompez-le en pliant bagage. S’il est assez imprudent pour voussuivre, il sera obligé de traverser ce terrain scabreux. Lorsqu’ily aura engagé la moitié de ses troupes, allez à lui, il ne sauraitvous échapper, frappez-le avantageusement et vous le vaincrez sansbeaucoup de travail.

Une fois que vous serez campé avec toutl’avantage du terrain, attendez tranquillement que l’ennemi fasseles premières démarches et qu’il se mette en mouvement. S’il vientà vous en ordre de bataille, n’allez au-devant de lui que lorsquevous verrez qu’il lui sera difficile de retourner sur ses pas.

Un ennemi bien préparé pour le combat, etcontre qui votre attaque a échoué, est dangereux : ne revenezpas à une seconde charge, retirez-vous dans votre camp, si vous lepouvez, et n’en sortez pas que vous ne voyiez clairement que vousle pouvez sans danger. Vous devez vous attendre que l’ennemi ferajouer bien des ressorts pour vous attirer : rendez inutilestous les artifices qu’il pourrait employer.

Si votre rival vous a prévenu, et qu’il aitpris son camp dans le lieu où vous auriez dû prendre le vôtre,c’est-à-dire dans le lieu le plus avantageux, ne vous amusez pointà vouloir l’en déloger en employant les stratagèmes communs ;vous travailleriez inutilement. Si la distance entre vous et luiest assez considérable et que les deux armées sont à peu prèségales, il ne tombera pas aisément dans les pièges que vous luitendrez pour l’attirer au combat : ne perdez pas votre tempsinutilement, vous réussirez mieux d’un autre côté.

Ayez pour principe que votre ennemi chercheses avantages avec autant d’empressement que vous pouvez chercherles vôtres : employez toute votre industrie à lui donner lechange de ce côté-là ; mais surtout ne le prenez pasvous-même. Pour cela, n’oubliez jamais qu’on peut tromper ou êtretrompé de bien des façons. Je ne vous en rappellerai que sixprincipales, parce qu’elles sont les sources d’où dérivent toutesles autres.

La première consiste dans la marche destroupes

La deuxième, dans leurs différentsarrangements.

La troisième, dans leur position dans deslieux bourbeux.

La quatrième, dans leur désordre.

La cinquième, dans leur dépérissement.

Et la sixième, dans leur fuite.

Un général qui recevrait quelque échec, fautede ces connaissances, aurait tort d’accuser le Ciel de sonmalheur ; il doit se l’attribuer tout entier.

Si celui qui est à la tête des armées négligede s’instruire à fond de tout ce qui a rapport aux troupes qu’ildoit mener au combat et à celles qu’il doit combattre ; s’ilne connaît pas exactement le terrain où il est actuellement, celuioù il doit se rendre, celui où l’on peut se retirer en cas demalheur, celui où l’on peut feindre d’aller sans avoir d’autreenvie que celle d’y attirer l’ennemi, et celui où il peut êtreforcé de s’arrêter, lorsqu’il n’aura pas lieu de s’yattendre ; s’il fait mouvoir son armée hors de propos ;s’il n’est pas instruit de tous les mouvements de l’armée ennemieet des desseins qu’elle peut avoir dans la conduite qu’elletient ; s’il divise ses troupes sans nécessité, ou sans y êtrecomme forcé par la nature du lieu où il se trouve, ou sans avoirprévu tous les inconvénients qui pourraient en résulter, ou sansune certitude de quelque avantage réel de cette dispersion ;s’il souffre que le désordre s’insinue peu à peu dans son armée, ousi, sur des indices incertains, il se persuade trop aisément que ledésordre règne dans l’armée ennemie, et qu’il agisse enconséquence ; si son armée dépérit insensiblement, sans qu’ilse mette en devoir d’y apporter un prompt remède ; un telgénéral ne peut être que la dupe des ennemis, qui lui donneront lechange par des fuites étudiées, par des marches feintes, et par untotal de conduite dont il ne saurait manquer d’être la victime.

Les maximes suivantes doivent vous servir derègles pour toutes vos actions.

Si votre armée et celle de l’ennemi sont à peuprès en nombre égal et d’égale force, il faut que des dix partiesdes avantages du terrain vous en ayez neuf pour vous ; metteztoute votre application, employez tous vos efforts et toute votreindustrie pour vous les procurer. Si vous les possédez, votreennemi se trouvera réduit à n’oser se montrer devant vous et àprendre la fuite dès que vous paraîtrez ; ou s’il est assezimprudent pour vouloir en venir à un combat, vous le combattrezavec l’avantage de dix contre un. Le contraire arrivera si, parnégligence ou faute d’habileté, vous lui avez laissé le temps etles occasions de se procurer ce que vous n’avez pas.

Dans quelque position que vous puissiez être,si pendant que vos soldats sont forts et pleins de valeur, vosofficiers sont faibles et lâches, votre armée ne saurait manquerd’avoir le dessous ; si, au contraire, la force et la valeurse trouve uniquement renfermées dans les officiers, tandis que lafaiblesse et la lâcheté domineront dans le cœur des soldats, votrearmée sera bientôt en déroute ; car les soldats pleins decourage et de valeur ne voudront pas se déshonorer ; ils nevoudront jamais que ce que des officiers lâches et timides nesauraient leur accorder, de même des officiers vaillants etintrépides seront à coup sûr mal obéis par des soldats timides etpoltrons.

Si les officiers généraux sont faciles às’enflammer, et s’ils ne savent ni dissimuler ni mettre un frein àleur colère, quel qu’en puisse être le sujet, ils s’engagerontd’eux-mêmes dans des actions ou de petits combats dont ils ne setireront pas avec honneur, parce qu’ils les auront commencés avecprécipitation, et qu’ils n’en auront pas prévu les inconvénients ettoutes les suites ; il arrivera même qu’ils agiront contrel’intention expresse du général, sous divers prétextes qu’ilstâcheront de rendre plausibles ; et d’une action particulièrecommencée étourdiment et contre toutes les règles, on en viendra àun combat général, dont tout l’avantage sera du côté de l’ennemi.Veillez sur de tels officiers, ne les éloignez jamais de voscôtés ; quelques grandes qualités qu’ils puissent avoird’ailleurs, ils vous causeraient de grands préjudices, peut-êtremême la perte de votre armée entière.

Si un général est pusillanime, il n’aura pasles sentiments d’honneur qui conviennent à une personne de sonrang, il manquera du talent essentiel de donner de l’ardeur auxtroupes ; il ralentira leur courage dans le temps qu’ilfaudrait le ranimer ; il ne saura ni les instruire ni lesdresser à propos ; il ne croira jamais devoir compter sur leslumières, la valeur et l’habileté des officiers qui lui sontsoumis, les officiers eux-mêmes ne sauront à quoi s’en tenir ;il fera faire mille fausses démarches à ses troupes, qu’il voudradisposer tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, sans suivreaucun système, sans aucune méthode ; il hésitera sur tout, ilne se décidera sur rien, partout il ne verra que des sujets decrainte ; et alors le désordre, et un désordre général,régnera dans son armée.

Si un général ignore le fort et le faible del’ennemi contre lequel il a à combattre, s’il n’est pas instruit àfond, tant des lieux qu’il occupe actuellement que de ceux qu’ilpeut occuper suivant les différents événements, il lui arriverad’opposer à ce qu’il y a de plus fort dans l’armée ennemie ce qu’ily a de plus faible dans la sienne, à envoyer ses troupes faibles etaguerries contre les troupes fortes, ou contre celles qui n’ontaucune considération chez l’ennemi, à ne pas choisir des troupesd’élite pour son avant-garde, à faire attaquer par où il nefaudrait pas le faire, à laisser périr, faute de secours, ceux dessiens qui se trouveraient hors d’état de résister, à se défendremal à propos dans un mauvais poste, à céder légèrement un poste dela dernière importance ; dans ces sortes d’occasions ilcomptera sur quelque avantage imaginaire qui ne sera qu’un effet dela politique de l’ennemi, ou bien il perdra courage après un échecqui ne devrait être compté pour rien. Il se trouvera poursuivi sanss’y être attendu, il se trouvera enveloppé. On le combattravivement, heureux alors s’il peut trouver son salut dans la fuite.C’est pourquoi, pour en revenir au sujet qui fait la matière de cetarticle, un bon général doit connaître tous les lieux qui sont ouqui peuvent être le théâtre de la guerre, aussi distinctement qu’ilconnaît tous les coins et recoins des cours et des jardins de sapropre maison.

J’ajoute dans cet article qu’une connaissanceexacte du terrain est ce qu’il y a de plus essentiel parmi lesmatériaux qu’on peut employer pour un édifice aussi important à latranquillité et à la gloire de État Ainsi un homme, que lanaissance où les événements semblent destiner à la dignité degénéral, doit employer tous ses soins et faire tous ses effortspour se rendre habile dans cette partie de l’art des guerriers.

Avec une connaissance exacte du terrain, ungénéral peut se tirer d’affaire dans les circonstances les pluscritiques. Il peut se procurer les secours qui lui manquent, ilpeut empêcher ceux qu’on envoie à l’ennemi ; il peut avancer,reculer et régler toutes ses démarches comme il le jugera àpropos ; il peut disposer des marches de son ennemi et faire àson gré qu’il avance ou qu’il recule ; il peut le harcelersans crainte d’être surpris lui-même ; il peut l’incommoder demille manières, et parer de son côté à tous les dommages qu’onvoudrait lui causer. Calculer les distances et les degrés dedifficulté du terrain, c’est contrôler la victoire. Celui quicombat avec la pleine connaissance de ces facteurs est certain degagner ; il peut enfin finir ou prolonger la campagne, selonqu’il le jugera plus expédient pour sa gloire ou pour sesintérêts.

Vous pouvez compter sur une victoire certainesi vous connaissez tous les tours et tous les détours, tous leshauts et les bas, tous les allants et les aboutissants de tous leslieux que les deux armées peuvent occuper, depuis les plus prèsjusqu’à ceux qui sont les plus éloignés, parce qu’avec cetteconnaissance vous saurez quelle forme il sera plus à propos dedonner aux différents corps de vos troupes, vous saurez sûrementquand il sera à propos de combattre ou lorsqu’il faudra différer labataille, vous saurez interpréter la volonté du souverain suivantles circonstances, quels que puissent être les ordres que vous enaurez reçus ; vous le servirez véritablement en suivant voslumières présentes, vous ne contracterez aucune tache qui puissesouiller votre réputation, et vous ne serez point exposé à périrignominieusement pour avoir obéi.

Un général malheureux est toujours un généralcoupable.

Servir votre prince, faire l’avantage de Étatet le bonheur des peuples, c’est ce que vous devez avoir envue ; remplissez ce triple objet, vous avez atteint lebut.

Dans quelque espèce de terrain que vous soyez,vous devez regarder vos troupes comme des enfants qui ignorent toutet qui ne sauraient faire un pas ; il faut qu’elles soientconduites ; vous devez les regarder, dis-je, comme vos propresenfants ; il faut les conduire vous-même. Ainsi, s’il s’agitd’affronter les hasards, que vos gens ne les affrontent pas seuls,et qu’ils ne les affrontent qu’à votre suite. S’il s’agit demourir, qu’ils meurent, mais mourez avec eux.

Je dis que vous devez aimer tous ceux qui sontsous votre conduite comme vous aimeriez vos propres enfants. Il nefaut pas cependant en faire des enfants gâtés ; ils seraienttels, si vous ne les corrigiez pas lorsqu’ils méritent de l’être,si, quoique plein d’attention, d’égards et de tendresse pour eux,vous ne pouviez pas les gouverner, ils se montreraient insoumis etpeu empressés à répondre à vos désirs.

Dans quelque espèce de terrain que vous soyez,si vous êtes au fait de tout ce qui le concerne, si vous savez mêmepar quel endroit il faut attaquer l’ennemi, mais si vous ignorezs’il est actuellement en état de défense ou non, s’il est disposé àvous bien recevoir, et s’il a fait les préparatifs nécessaires àtout événement, vos chances de victoire sont réduites demoitié.

Quoique vous ayez une pleine connaissance detous les lieux, que vous sachiez même que les ennemis peuvent êtreattaqués, et par quel côté ils doivent l’être, si vous n’avez pasdes indices certains que vos propres troupes peuvent attaquer avecavantage, j’ose vous le dire, vos chances de victoire sont réduitesde moitié.

Si vous êtes au fait de l’état actuel des deuxarmées, si vous savez en même temps que vos troupes sont en étatd’attaquer avec avantage, et que celles de l’ennemi leur sontinférieures en force et en nombre, mais si vous ne connaissez pastous les coins et recoins des lieux circonvoisins, vous ne saurezs’il est invulnérable à l’attaque ; je vous l’assure, voschances de victoire sont réduites de moitié.

Ceux qui sont véritablement habiles dans l’artmilitaire font toutes leurs marches sans désavantage, tous leursmouvements sans désordre, toutes leurs attaques à coup sûr, toutesleurs défenses sans surprise, leurs campements avec choix, leursretraites par système et avec méthode ; ils connaissent leurspropres forces, ils savent quelles sont celles de l’ennemi, ilssont instruits de tout ce qui concerne les lieux.

Donc je dis : Connais toi toi-même,connais ton ennemi, ta victoire ne sera jamais mise en danger.Connais le terrain, connais ton temps, ta victoire sera alorstotale.

Article XI – Des neufs sortes deterrain

Sun Tzu dit : Il y a neuf sortes de lieuxqui peuvent être à l’avantage ou au détriment de l’une ou del’autre armée. 1° Des lieux de division ou de dispersion. 2° Deslieux légers. 3° Des lieux qui peuvent être disputés. 4° Des lieuxde réunion. 5° Des lieux pleins et unis. 6° Des lieux à plusieursissues. 7° Des lieux graves et importants. 8° Des lieux gâtés oudétruits. 9° Des lieux de mort.

I. J’appelle lieux de division ou dedispersion ceux qui sont près des frontières dans nospossessions. Des troupes qui se tiendraient longtemps sansnécessité au voisinage de leurs foyers sont composées d’hommes quiont plus envie de perpétuer leur race que de s’exposer à la mort. Àla première nouvelle qui se répandra de l’approche des ennemis, oude quelque prochaine bataille, le général ne saura quel partiprendre, ni à quoi se déterminer, quand il verra ce grand appareilmilitaire se dissiper et s’évanouir comme un nuage poussé par lesvents.

II. J’appelle lieux légers ou delégèreté ceux qui sont près des frontières, mais pénètrent par unebrèche sur les terres des ennemis. Ces sortes de lieux n’ont rienqui puisse fixer. On peut regarder sans cesse derrière soi, et leretour étant trop aisé, il fait naître le désir de l’entreprendre àla première occasion : l’inconstance et le caprice trouventinfailliblement de quoi se contenter.

III. Les lieux qui sont à la bienséance desdeux armées, où l’ennemi peut trouver son avantage aussi bien quenous pouvons trouver le nôtre, où l’on peut faire un campement dontla position, indépendamment de son utilité propre, peut nuire auparti opposé, et traverser quelques-unes de ses vues ; cessortes de lieux peuvent être disputés, ils doivent mêmel’être. Ce sont là des terrains clés.

IV. Par les lieux de réunion,j’entends ceux où nous ne pouvons guère manquer de nous rendre etdans lesquels l’ennemi ne saurait presque manquer de se rendreaussi, ceux encore où l’ennemi, aussi à portée de ses frontièresque vous l’êtes des vôtres, trouverait, ainsi que vous, sa sûretéen cas de malheur, ou les occasions de suivre sa bonne fortune,s’il avait d’abord du succès. Ce sont là des lieux qui permettentd’entrer en communication avec l’armée ennemie, ainsi que les zonesde repli.

V. Les lieux que j’appelle simplementpleins et unis sont ceux qui, par leur configuration etleurs dimensions, permettent leur utilisation par les deux armées,mais, parce qu’ils sont au plus profond du territoire ennemi, nedoivent pas vous inciter à livrer bataille, à moins que lanécessité ne vous y contraigne, ou que vous n’y soyez forcé parl’ennemi, qui ne vous laisserait aucun moyen de pouvoirl’éviter.

VI. Les lieux à plusieurs issues,dont je veux parler ici, sont ceux en particulier qui permettent lajonction entre les différents États qui les entourent. Ces lieuxforment le nœud des différents secours que peuvent apporter lesprinces voisins à celle des deux parties qu’il leur plaira defavoriser.

VII. Les lieux que je nomme graves etimportants sont ceux qui, placés dans les États ennemis,présentent de tous côtés des villes, des forteresses, desmontagnes, des défilés, des eaux, des ponts à passer, des campagnesarides à traverser, ou telle autre chose de cette nature.

VIII. Les lieux où tout serait à l’étroit, oùune partie de l’armée ne serait pas à portée de voir l’autre ni dela secourir, où il y aurait des lacs, des marais, des torrents ouquelque mauvaise rivière, où l’on ne saurait marcher qu’avec degrandes fatigues et beaucoup d’embarras, où l’on ne pourrait allerque par pelotons, sont ceux que j’appelle gâtés oudétruits.

IX. Enfin, par des lieux de mort,j’entends tous ceux où l’on se trouve tellement réduit que, quelqueparti que l’on prenne, on est toujours en danger ; j’entendsdes lieux dans lesquels, si l’on combat, on court évidemment lerisque d’être battu, dans lesquels, si l’on reste tranquille, on sevoit sur le point de périr de faim, de misère ou de maladie ;des lieux, en un mot, où l’on ne saurait rester et où l’on ne peutsurvivre que très difficilement en combattant avec le courage dudésespoir.

Telles sont les neuf sortes de terrain dontj’avais à vous parler ; apprenez à les connaître, pour vous endéfier ou pour en tirer parti.

Lorsque vous ne serez encore que dans deslieux de division, contenez bien vos troupes ; maissurtout ne livrez jamais de bataille, quelque favorables que lescirconstances puissent vous paraître. La vue de leur pays et lafacilité du retour occasionneraient bien des lâchetés :bientôt les campagnes seraient couvertes de fuyards.

Si vous êtes dans des lieux légers,n’y établissez point votre camp. Votre armée ne s’étant pointencore saisie d’aucune ville, d’aucune forteresse, ni d’aucun posteimportant dans les possessions des ennemis, n’ayant derrière soiaucune digue qui puisse l’arrêter, voyant des difficultés, despeines et des embarras pour aller plus avant, il n’est pas douteuxqu’elle ne soit tentée de préférer ce qui lui paraît le plus aisé àce qui lui semblera difficile et plein de dangers.

Si vous avez reconnu de ces sortes de lieuxqui vous paraissent devoir être disputés, commencez parvous en emparer : ne donnez pas à l’ennemi le temps de sereconnaître, employez toute votre diligence, que les formations nese séparent pas, faites tous vos efforts pour vous en mettre dansune entière possession ; mais ne livrez point de combat pouren chasser l’ennemi. S’il vous a prévenu, usez de finesse pour l’endéloger, mais si vous y êtes une fois, n’en délogez pas.

Pour ce qui est des lieux de réunion,tâchez de vous y rendre avant l’ennemi ; faites en sorte quevous ayez une communication libre de tous les côtés ; que voschevaux, vos chariots et tout votre bagage puissent aller et venirsans danger. N’oubliez rien de tout ce qui est en votre pouvoirpour vous assurer de la bonne volonté des peuples voisins,recherchez-la, demandez-la, achetez-la, obtenez-la à quelque prixque ce soit, elle vous est nécessaire ; et ce n’est guère quepar ce moyen que votre armée peut avoir tout ce dont elle aurabesoin. Si tout abonde de votre côté, il y a grande apparence quela disette régnera du côté de l’ennemi.

Dans les lieux pleins et unis,étendez-vous à l’aise, donnez-vous du large, faites desretranchements pour vous mettre à couvert de toute surprise, etattendez tranquillement que le temps et les circonstances vousouvrent les voies pour faire quelque grande action.

Si vous êtes à portée de ces sortes de lieuxqui ont plusieurs issues, où l’on peut se rendre parplusieurs chemins, commencez par les bien connaître ;alliez-vous aux États voisins, que rien n’échappe à vosrecherches ; emparez-vous de toutes les avenues, n’en négligezaucune, quelque peu importante qu’elle vous paraisse, et gardez-lestoutes très soigneusement.

Si vous vous trouvez dans des lieux graveset importants, rendez-vous maître de tout ce qui vousenvironne, ne laissez rien derrière vous, le plus petit poste doitêtre emporté ; sans cette précaution vous courriez le risquede manquer des vivres nécessaires à l’entretien de votre armée, oude vous voir l’ennemi sur les bras lorsque vous y penseriez lemoins, et d’être attaqué par plusieurs côtés à la fois.

Si vous êtes dans des lieux gâtés oudétruits, n’allez pas plus avant, retournez sur vos pas, fuyezle plus promptement qu’il vous sera possible.

Si vous êtes dans des lieux de mort,n’hésitez point à combattre, allez droit à l’ennemi, le plus tôtest le meilleur.

Telle est la conduite que tenaient nos anciensguerriers. Ces grands hommes, habiles et expérimentés dans leurart, avaient pour principe que la manière d’attaquer et de sedéfendre ne devait pas être invariablement la même, qu’elle devaitêtre prise de la nature du terrain que l’on se occupait et de laposition où l’on se trouvait. Ils disaient encore que la tête et laqueue d’une armée ne devaient pas être commandées de la même façon,qu’il fallait combattre la tête et enfoncer la queue ; que lamultitude et le petit nombre ne pouvaient pas être longtempsd’accord ; que les forts et les faibles, lorsqu’ils étaientensemble, ne tardaient guère à se désunir ; que les hauts etles bas ne pouvaient être également utiles ; que les troupesétroitement unies pouvaient aisément se diviser, mais que cellesqui étaient une fois divisées ne se réunissaient que trèsdifficilement. Ils répétaient sans cesse qu’une armée ne devaitjamais se mettre en mouvement qu’elle ne fût sûre de quelqueavantage réel, et que, lorsqu’il n’y avait rien à gagner, ilfallait se tenir tranquille et garder le camp.

En résumé, je vous dirai que toute votreconduite militaire doit être réglée suivant lescirconstances ; que vous devez attaquer ou vous défendre selonque le théâtre de la guerre sera chez vous ou chez l’ennemi.

Si la guerre se fait dans votre propre pays,et si l’ennemi, sans vous avoir donné le temps de faire tous vospréparatifs, s’apprêtant à vous attaquer, vient avec une armée bienordonnée pour l’envahir ou le démembrer, ou y faire des dégâts,ramassez promptement le plus de troupes que vous pourrez, envoyezdemander du secours chez les voisins et chez les alliés,emparez-vous de quelques lieux qu’il chérit, et il se fera conformeà vos désirs, mettez-les en état de défense, ne fût-ce que pourgagner du temps ; la rapidité est la sève de la guerre.

Voyagez par les routes sur lesquelles il nepeut vous attendre ; mettez une partie de vos soins à empêcherque l’armée ennemie ne puisse recevoir des vivres, barrez-lui tousles chemins, ou du moins faites qu’elle n’en puisse trouver aucunsans embuscades, ou sans qu’elle soit obligée de l’emporter de viveforce.

Les paysans peuvent en cela vous être d’ungrand secours et vous servir mieux que vos propres troupes :faites-leur entendre seulement qu’ils doivent empêcher qued’injustes ravisseurs ne viennent s’emparer de toutes leurspossessions et ne leur enlèvent leur père, leur mère, leur femme etleurs enfants.

Ne vous tenez pas seulement sur la défensive,envoyez des partisans pour enlever des convois, harcelez, fatiguez,attaquez tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; forcez votreinjuste agresseur à se repentir de sa témérité ;contraignez-le de retourner sur ses pas, n’emportant pour toutbutin que la honte de n’avoir pu réussir.

Si vous faites la guerre dans le pays ennemi,ne divisez vos troupes que très rarement, ou mieux encore, ne lesdivisez jamais ; qu’elles soient toujours réunies et en étatde se secourir mutuellement ; ayez soin qu’elles ne soientjamais que dans des lieux fertiles et abondants.

Si elles venaient à souffrir de la faim, lamisère et les maladies feraient bientôt plus de ravage parmi ellesque ne le pourrait faire dans plusieurs années le fer del’ennemi.

Procurez-vous pacifiquement tous les secoursdont vous aurez besoin ; n’employez la force que lorsque lesautres voies auront été inutiles ; faites en sorte que leshabitants des villages et de la campagne puissent trouver leursintérêts à venir d’eux-mêmes vous offrir leurs denrées ; mais,je le répète, que vos troupes ne soient jamais divisées.

Tout le reste étant égal, on est plus fort demoitié lorsqu’on combat chez soi.

Si vous combattez chez l’ennemi, ayez égard àcette maxime, surtout si vous êtes un peu avant dans sesÉtats : conduisez alors votre armée entière ; faitestoutes vos opérations militaires dans le plus grand secret, je veuxdire qu’il faut empêcher qu’aucun ne puisse pénétrer vosdesseins : il suffit qu’on sache ce que vous voulez fairequand le temps de l’exécuter sera arrivé.

Il peut arriver que vous soyez réduitquelquefois à ne savoir où aller, ni de quel côté voustourner ; dans ce cas ne précipitez rien, attendez tout dutemps et des circonstances, soyez inébranlable dans le lieu où vousêtes.

Il peut arriver encore que vous vous trouviezengagé mal à propos ; gardez-vous bien alors de prendre lafuite, elle causerait votre perte ; périssez plutôt que dereculer, vous périrez au moins glorieusement ; cependant,faites bonne contenance. Votre armée, accoutumée à ignorer vosdesseins, ignorera pareillement le péril qui la menace ; ellecroira que vous avez eu vos raisons, et combattra avec autantd’ordre et de valeur que si vous l’aviez disposée depuis longtempsà la bataille.

Si dans ces sortes d’occasions vous triomphez,vos soldats redoubleront de force, de courage et de valeur ;votre réputation s’accroît dans la proportion même du risque quevous avez couru. Votre armée se croira invincible sous un chef telque vous.

Quelque critiques que puissent être lasituation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérezde rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindrequ’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné detous les dangers qu’il n’en faut redouter aucun ; c’estlorsqu’on est sans aucune ressource qu’il faut compter surtoutes ; c’est lorsqu’on est surpris qu’il faut surprendrel’ennemi lui-même.

Instruisez tellement vos troupes qu’ellespuissent se trouver prêtes sans préparatifs, qu’elles trouvent degrands avantages là où elles n’en ont cherché aucun, que sans aucunordre particulier de votre part, elles improvisent les dispositionsà prendre, que sans défense expresse elles s’interdisentd’elles-mêmes tout ce qui est contre la discipline.

Veillez en particulier avec une extrêmeattention à ce qu’on ne sème pas de faux bruits, coupez racine auxplaintes et aux murmures, ne permettez pas qu’on tire des auguressinistres de tout ce qui peut arriver d’extraordinaire.

Si les devins ou les astrologues de l’arméeont prédit le bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s’ilsparlent avec obscurité, interprétez en bien ; s’ils hésitent,ou qu’ils ne disent pas des choses avantageuses, ne les écoutezpas, faites-les taire.

Aimez vos troupes, et procurez-leur tous lessecours, tous les avantages, toutes les commodités dont ellespeuvent avoir besoin. Si elles essuient de rudes fatigues, ce n’estpas qu’elles s’y plaisent ; si elles endurent la faim, cen’est pas qu’elles ne se soucient pas de manger ; si elless’exposent à la mort, ce n’est point qu’elles n’aiment pas la vie.Si mes officiers n’ont pas un surcroît de richesses, ce n’est pasparce qu’ils dédaignent les biens de ce monde. Faites en vous-mêmede sérieuses réflexions sur tout cela.

Lorsque vous aurez tout disposé dans votrearmée et que tous vos ordres auront été donnés, s’il arrive que vostroupes nonchalamment assises donnent des marques de tristesse, sielles vont jusqu’à verser des larmes, tirez-les promptement de cetétat d’assoupissement et de léthargie, donnez-leur des festins,faites-leur entendre le bruit du tambour et des autres instrumentsmilitaires, exercez-les, faites-leur faire des évolutions,faites-leur changer de place, menez-les même dans des lieux un peudifficiles, où elles aient à travailler et à souffrir. Imitez laconduite de Tchouan Tchou et de Tsao-Kouei, vous changerez le cœurde vos soldats, vous les accoutumerez au travail, ils s’yendurciront, rien ne leur coûtera dans la suite.

Les quadrupèdes regimbent quand on les chargetrop, ils deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux aucontraire veulent être forcés pour être d’un bon usage. Les hommestiennent un milieu entre les uns et les autres, il faut lescharger, mais non pas jusqu’à les accabler ; il faut même lesforcer, mais avec discernement et mesure.

Si vous voulez tirer un bon parti de votrearmée, si vous voulez qu’elle soit invincible, faites qu’elleressemble au Chouai Jen. Le Chouai Jen est une espèce de grosserpent qui se trouve dans la montagne de Tchang Chan. Si l’onfrappe sur la tête de ce serpent, à l’instant sa queue va ausecours, et se recourbe jusqu’à la tête ; qu’on le frappe surla queue, la tête s’y trouve dans le moment pour la défendre ;qu’on le frappe sur le milieu ou sur quelque autre partie de soncorps, sa tête et sa queue s’y trouvent d’abord réunies. Mais celapeut-il être pratiqué par une armée ? dira peut-êtrequelqu’un. Oui, cela se peut, cela se doit, et il le faut.

Quelques soldats du royaume de Ou setrouvèrent un jour à passer une rivière en même temps que d’autressoldats du royaume de Yue la passaient aussi ; un ventimpétueux souffla, les barques furent renversées et les hommesauraient tous péri, s’ils ne se fussent aidés mutuellement :ils ne pensèrent pas alors qu’ils étaient ennemis, ils se rendirentau contraire tous les offices qu’on pouvait attendre d’une amitiétendre et sincère, ils coopérèrent comme la main droite avec lamain gauche.

Je vous rappelle ce trait d’Histoire pour vousfaire entendre que non seulement les différents corps de votrearmée doivent se secourir mutuellement, mais encore qu’il faut quevous secouriez vos alliés, que vous donniez même du secours auxpeuples vaincus qui en ont besoin ; car, s’ils vous sontsoumis, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement ; si leursouverain vous a déclaré la guerre, ce n’est pas de leur faute.Rendez-leur des services, ils auront leur tour pour vous en rendreaussi.

En quelque pays que vous soyez, quel que soitle lieu que vous occupiez, si dans votre armée il y a desétrangers, ou si, parmi les peuples vaincus, vous avez choisi dessoldats pour grossir le nombre de vos troupes, ne souffrez jamaisque dans les corps qu’ils composent ils soient ou les plus forts,ou en majorité. Quand on attache plusieurs chevaux à un même pieu,on se garde bien de mettre ceux qui sont indomptés, ou tousensemble, ou avec d’autres en moindre nombre qu’eux, ils mettraienttout en désordre ; mais lorsqu’ils sont domptés, ils suiventaisément la multitude.

Dans quelque position que vous puissiez être,si votre armée est inférieure à celle des ennemis, votre seuleconduite, si elle est bonne, peut la rendre victorieuse. Il n’estpas suffisant de compter sur les chevaux boiteux ou les chariotsembourbés, mais à quoi vous servirait d’être placé avantageusementsi vous ne saviez pas tirer parti de votre position ? À quoiservent la bravoure sans la prudence, la valeur sans laruse ?

Un bon général tire parti de tout, et il n’esten état de tirer parti de tout que parce qu’il fait toutes sesopérations avec le plus grand secret, qu’il sait conserver sonsang-froid, et qu’il gouverne avec droiture, de telle sortenéanmoins que son armée a sans cesse les oreilles trompées et lesyeux fascinés. Il sait si bien que ses troupes ne savent jamais cequ’elles doivent faire, ni ce qu’on doit leur commander. Si lesévénements changent, il change de conduite ; si ses méthodes,ses systèmes ont des inconvénients, il les corrige toutes les foisqu’il le veut, et comme il le veut. Si ses propres gens ignorentses desseins, comment les ennemis pourraient-ils lespénétrer ?

Un habile général sait d’avance tout ce qu’ildoit faire ; tout autre que lui doit l’ignorer absolument.Telle était la pratique de ceux de nos anciens guerriers qui sesont le plus distingués dans l’art sublime du gouvernement.Voulaient-ils prendre une ville d’assaut, ils n’en parlaient quelorsqu’ils étaient aux pieds des murs. Ils montaient les premiers,tout le monde les suivait ; et lorsqu’on était logé sur lamuraille, ils faisaient rompre toutes les échelles. Étaient-ilsbien avant dans les terres des alliés, ils redoublaient d’attentionet de secret.

Partout ils conduisaient leurs armées comme unberger conduit un troupeau ; ils les faisaient aller où bonleur semblait, ils les faisaient revenir sur leurs pas, ils lesfaisaient retourner, et tout cela sans murmure, sans résistance dela part d’un seul.

La principale science d’un général consiste àbien connaître les neuf sortes de terrain, afin de pouvoir faire àpropos les neuf changements. Elle consiste à savoir déployer etreplier ses troupes suivant les lieux et les circonstances, àtravailler efficacement à cacher ses propres intentions et àdécouvrir celles de l’ennemi, à avoir pour maxime certaine que lestroupes sont très unies entre elles, lorsqu’elles sont bien avantdans les terres des ennemis ; qu’elles se divisent aucontraire et se dispersent très aisément, lorsqu’on ne se tientqu’aux frontières ; qu’elles ont déjà la moitié de lavictoire, lorsqu’elles se sont emparées de tous les allants et detous les aboutissants, tant de l’endroit où elles doivent camperque des environs du camp de l’ennemi ; que c’est uncommencement de succès que d’avoir pu camper dans un terrain vaste,spacieux et ouvert de tous côtés ; mais que c’est presqueavoir vaincu, lorsque étant dans les possessions ennemies, elles sesont emparées de tous les petits postes, de tous les chemins, detous les villages qui sont au loin des quatre côtés, et que, parleurs bonnes manières, elles ont gagné l’affection de ceux qu’ellesveulent vaincre, ou qu’elles ont déjà vaincus.

Instruit par l’expérience et par mes propresréflexions, j’ai tâché, lorsque je commandais les armées, deréduire en pratique tout ce que je vous rappelle ici. Quand j’étaisdans des lieux de division, je travaillais à l’union descœurs et à l’uniformité des sentiments. Lorsque j’étais dans deslieux légers, je rassemblais mon monde, et je l’occupaisutilement. Lorsqu’il s’agissait des lieux qu’on peutdisputer, je m’en emparais le premier, quand je lepouvais ; si l’ennemi m’avait prévenu, j’allais après lui, etj’usais d’artifices pour l’en déloger. Lorsqu’il était question deslieux de réunion, j’observais tout avec une extrêmediligence, et je voyais venir l’ennemi. Sur un terrain plein etuni, je m’étendais à l’aise et j’empêchais l’ennemi des’étendre. Dans des lieux à plusieurs issues, quand ilm’était impossible de les occuper tous, j’étais sur mes gardes,j’observais l’ennemi de près, je ne le perdais pas de vue. Dans deslieux graves et importants, je nourrissais bien le soldat,je l’accablais de caresses. Dans des lieux gâtés oudétruits, je tâchais de me tirer d’embarras, tantôt en faisantdes détours et tantôt en remplissant les vides. Enfin, dans deslieux de morts, je faisais croire à l’ennemi que je nepouvais survivre.

Les troupes bien disciplinées résistent quandelles sont encerclées ; elles redoublent d’efforts dans lesextrémités, elles affrontent les dangers sans crainte, elles sebattent jusqu’à la mort quand il n’y a pas d’alternative, etobéissent implicitement. Si celles que vous commandez ne sont pastelles, c’est votre faute ; vous ne méritez pas d’être à leurtête.

Si vous êtes ignorant des plans des Étatsvoisins, vous ne pourrez préparer vos alliances au momentopportun ; si vous ne savez pas en quel nombre sont lesennemis contre lesquels vous devez combattre, si vous ne connaissezpas leur fort et leur faible, vous ne ferez jamais les préparatifsni les dispositions nécessaires pour la conduite de votrearmée ; vous ne méritez pas de commander.

Si vous ignorez où il y a des montagnes et descollines, des lieux secs ou humides, des lieux escarpés ou pleinsde défilés, des lieux marécageux ou pleins de périls, vous nesauriez donner des ordres convenables, vous ne sauriez conduirevotre armée ; vous êtes indigne de commander.

Si vous ne connaissez pas tous les chemins, sivous n’avez pas soin de vous munir de guides sûrs et fidèles pourvous conduire par les routes que vous ignorerez, vous neparviendrez pas au terme que vous vous proposez, vous serez la dupedes ennemis ; vous ne méritez pas de commander.

Lorsqu’un grand hégémonique attaque un Étatpuissant, il fait en sorte qu’il soit impossible à l’ennemi de seconcentrer. Il intimide l’ennemi et empêche ses alliés de sejoindre à lui. Il s’ensuit que le grand hégémonique ne combat pasdes combinaisons puissantes États et ne nourrit pas le pouvoird’autres États. Il s’appuie pour la réalisation de ses buts sur sacapacité d’intimider ses opposants et ainsi il peut prendre lesvilles ennemies et renverser État de l’ennemi.

Si vous ne savez pas combiner quatre et cinqtout à la fois, vos troupes ne sauraient aller de pair avec cellesdes vassaux et des feudataires. Lorsque les vassaux et lesfeudataires avaient à faire la guerre contre quelque grand prince,ils s’unissaient entre eux, ils tâchaient de troubler toutl’Univers, ils mettaient dans leur parti le plus de monde qu’illeur était possible, ils recherchaient surtout l’amitié de leursvoisins, ils l’achetaient même bien cher s’il le fallait. Ils nedonnaient pas à l’ennemi le temps de se reconnaître, encore moinscelui d’avoir recours à ses alliés et de rassembler toutes sesforces, ils l’attaquaient lorsqu’il n’était pas encore en état dedéfense ; aussi, s’ils faisaient le siège d’une ville, ilss’en rendaient maîtres à coup sûr. S’ils voulaient conquérir uneprovince, elle était à eux ; quelques grands avantages qu’ilsse fussent d’abord procurés, ils ne s’endormaient pas, ils nelaissaient jamais leur armée s’amollir par l’oisiveté ou ladébauche, ils entretenaient une exacte discipline, ils punissaientsévèrement, quand les cas l’exigeaient, et ils donnaientlibéralement des récompenses, lorsque les occasions le demandaient.Outre les lois ordinaires de la guerre, ils en faisaient departiculières, suivant les circonstances des temps et deslieux.

Voulez-vous réussir ? Prenez pour modèlede votre conduite celle que je viens de vous tracer ; regardezvotre armée comme un seul homme que vous seriez chargé de conduire,ne lui motivez jamais votre manière d’agir ; faites-lui savoirexactement tous vos avantages, mais cachez-lui avec grand soinjusqu’à la moindre de vos pertes ; faites toutes vos démarchesdans le plus grand secret ; placez-les dans une situationpérilleuse et elles survivront ; disposez-les sur un terrainde mort et elles vivront, car, lorsque l’armée est placée dans unetelle situation, elle peut faire sortir la victoire des revers.

Accordez des récompenses sans vous préoccuperdes usages habituels, publiez des ordres sans respect desprécédents, ainsi vous pourrez vous servir de l’armée entière commed’un seul homme.

Éclairez toutes les démarches de l’ennemi, nemanquez pas de prendre les mesures les plus efficaces pour pouvoirvous assurer de la personne de leur général ; faites tuer leurgénéral, car vous ne combattez jamais que contre des rebelles.

Le nœud des opérations militaires dépend devotre faculté de faire semblant de vous conformer aux désirs devotre ennemi.

Ne divisez jamais vos forces ; laconcentration vous permet de tuer son général, même à une distancede mille lieues ; là se trouve la capacité d’atteindre votreobjet d’une manière ingénieuse.

Lorsque l’ennemi vous offre une opportunité,saisissez-en vite l’avantage ; anticipez-le en vous rendantmaître de quelque chose qui lui importe et avancez suivant un planfixé secrètement.

La doctrine de la guerre consiste à suivre lasituation de l’ennemi afin de décider de la bataille.

Dès que votre armée sera hors des frontières,faites-en fermer les avenues, déchirez les instructions qui sontentre vos mains et ne souffrez pas qu’on écrive ou qu’on reçoivedes nouvelles ; rompez vos relations avec les ennemis,assemblez votre conseil et exhortez-le à exécuter le plan ;après cela, allez à l’ennemi.

Avant que la campagne soit commencée, soyezcomme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elles’occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, ellevoit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêled’aucune affaire en apparence.

La campagne une fois commencée, vous devezavoir la promptitude d’un lièvre qui, se trouvant poursuivi par deschasseurs, tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte,pour s’y réfugier en sûreté.

Article XII – De l’art d’attaquer par lefeu

Sun Tzu dit : Les différentes manières decombattre par le feu se réduisent à cinq. La première consiste àbrûler les hommes ; la deuxième, à brûler lesprovisions ; la troisième, à brûler les bagages ; laquatrième, à brûler les arsenaux et les magasins ; et lacinquième, à utiliser des projectiles incendiaires.

Avant que d’entreprendre ce genre de combat,il faut avoir tout prévu, il faut avoir reconnu la position desennemis, il faut s’être mis au fait de tous les chemins par où ilpourrait s’échapper ou recevoir du secours, il faut s’être muni deschoses nécessaires pour l’exécution du projet, il faut que le tempset les circonstances soient favorables.

Préparez d’abord toutes les matièrescombustibles dont vous voulez faire usage : dès que vous aurezmis le feu, faites attention à la fumée. Il y a le temps de mettrele feu, il y a le jour de le faire éclater : n’allez pasconfondre ces deux choses. Le temps de mettre le feu est celui oùtout est tranquille sous le Ciel, où la sérénité paraît devoir êtrede durée. Le jour de le faire éclater est celui où la lune setrouve sous une des quatre constellations, Qi, Pi, Y, Tchen. Il estrare que le vent ne souffle point alors, et il arrive très souventqu’il souffle avec force.

Les cinq manières de combattre par le feudemandent de votre part une conduite qui varie suivant lescirconstances : ces variations se réduisent à cinq. Je vaisles indiquer, afin que vous puissiez les employer dans lesoccasions.

I. Dès que vous aurez mis le feu, si, aprèsquelque temps, il n’y a aucune rumeur dans le camp des ennemis, sitout est tranquille chez eux, restez vous-même tranquille,n’entreprenez rien ; attaquer imprudemment, c’est chercher àse faire battre. Vous savez que le feu a pris, cela doit voussuffire : en attendant, vous devez supposer qu’il agitsourdement ; ses effets n’en seront que plus funestes. Il estau-dedans ; attendez qu’il éclate et que vous en voyiez desétincelles au-dehors, vous pourrez aller recevoir ceux qui nechercheront qu’à se sauver.

II. Si peu de temps après avoir mis le feu,vous voyez qu’il s’élève par tourbillons, ne donnez pas aux ennemisle temps de l’éteindre, envoyez des gens pour l’attiser, disposezpromptement toutes choses, et courez au combat.

III. Si malgré toutes vos mesures et tous lesartifices que vous aurez pu employer, il n’a pas été possible à vosgens de pénétrer dans l’intérieur, et si vous êtes forcé à nepouvoir mettre le feu que par dehors, observez de quel côté vientle vent ; c’est de ce côté que doit commencerl’incendie ; c’est par le même côté que vous devez attaquer.Dans ces sortes d’occasions, qu’il ne vous arrive jamais decombattre sous le vent.

IV. Si pendant le jour le vent a soufflé sansdiscontinuer, regardez comme une chose sûre que pendant la nuit ily aura un temps où il cessera ; prenez là-dessus vosprécautions et vos arrangements.

V. Un général qui, pour combattre ses ennemis,sait employer le feu toujours à propos est un homme véritablementéclairé. Un général qui sait se servir de l’eau et de l’inondationpour la même fin est un excellent homme. Cependant, il ne fautemployer l’eau qu’avec discrétion. Servez-vous-en, à la bonneheure ; mais que ce ne soit que pour gâter les chemins par oùles ennemis pourraient s’échapper ou recevoir du secours.

Les différentes manières de combattre par lefeu, telles que je viens de les indiquer, sont ordinairementsuivies d’une pleine victoire, dont il faut que vous sachiezrecueillir les fruits. Le plus considérable de tous, et celui sanslequel vous auriez perdu vos soins et vos peines, est de connaîtrele mérite de tous ceux qui se seront distingués, c’est de lesrécompenser en proportion de ce qu’ils auront fait pour la réussitede l’entreprise. Les hommes se conduisent ordinairement parl’intérêt ; si vos troupes ne trouvent dans le service que despeines et des travaux, vous ne les emploierez pas deux fois avecavantage.

La nécessité seule doit faire entreprendre laguerre. Les combats, de quelque nature qu’ils soient, ont toujoursquelque chose de funeste pour les vainqueurs eux-mêmes ; il nefaut les livrer que lorsqu’on ne saurait faire la guerreautrement.

Lorsqu’un souverain est animé par la colère oupar la vengeance, qu’il ne lui arrive jamais de lever des troupes.Lorsqu’un général trouve qu’il a dans le cœur les mêmes sentiments,qu’il ne livre jamais de combats. Pour l’un et pour l’autre ce sontdes temps nébuleux : qu’ils attendent les jours de sérénitépour se déterminer et pour entreprendre.

S’il y a quelque profit à espérer en vousmettant en mouvement, faites marcher votre armée ; si vous neprévoyez aucun avantage, tenez-vous en repos ; eussiez-vousles sujets les plus légitimes d’être irrité, vous eût-on provoqué,insulté même, attendez, pour prendre votre parti, que le feu de lacolère se soit dissipé et que les sentiments pacifiques s’élèventen foule dans votre cœur. N’oubliez jamais que votre dessein, enfaisant la guerre, doit être de procurer à État la gloire, lasplendeur et la paix, et non pas d’y mettre le trouble, ladésolation et la confusion.

Ce sont les intérêts du pays et non pas vosintérêts personnels que vous défendez. Vos vertus et vos vices, vosbelles qualités et vos défauts rejaillissent également sur ceux quevous représentez. Vos moindres fautes sont toujours deconséquence ; les grandes sont souvent irréparables, ettoujours très funestes. Il est difficile de soutenir un royaume quevous aurez mis sur le penchant de sa ruine ; il est impossiblede le relever, s’il est une fois détruit : on ne ressuscitepas un mort.

De même qu’un prince sage et éclairé met tousses soins à bien gouverner, ainsi un général habile n’oublie rienpour former de bonnes troupes, et pour les employer à sauvegarderÉtat et à préserver l’armée.

Article XIII – De la concorde et de ladiscorde

Sun Tzu dit : Si, ayant sur pied unearmée de cent mille hommes, vous devez la conduire jusqu’à ladistance de cent lieues, il faut compter qu’au-dehors, commeau-dedans, tout sera en mouvement et en rumeur. Les villes et lesvillages dont vous aurez tiré les hommes qui composent vostroupes ; les hameaux et les campagnes dont vous aurez tirévos provisions et tout l’attirail de ceux qui doivent lesconduire ; les chemins remplis de gens qui vont et viennent,tout cela ne saurait arriver qu’il n’y ait bien des familles dansla désolation, bien des terres incultes, et bien des dépenses pourÉtat

Sept cent mille familles dépourvues de leurschefs ou de leurs soutiens se trouvent tout à coup hors d’état devaquer à leurs travaux ordinaires ; les terres privées d’unpareil nombre de ceux qui les faisaient valoir diminuent, enproportion des soins qu’on leur refuse, la quantité comme laqualité de leurs productions.

Les appointements de tant d’officiers, la paiejournalière de tant de soldats et l’entretien de tout le mondecreusent peu à peu les greniers et les coffres du prince comme ceuxdu peuple, et ne sauraient manquer de les épuiser bientôt.

Être plusieurs années à observer ses ennemis,ou à faire la guerre, c’est ne point aimer le peuple, c’est êtrel’ennemi de son pays ; toutes les dépenses, toutes les peines,tous les travaux et toutes les fatigues de plusieurs annéesn’aboutissent le plus souvent, pour les vainqueurs eux-mêmes, qu’àune journée de triomphe et de gloire, celle où ils ont vaincu.N’employer pour vaincre que la voie des sièges et des batailles,c’est ignorer également et les devoirs de souverain et ceux degénéral ; c’est ne pas savoir gouverner ; c’est ne passavoir servir État

Ainsi, le dessein de faire la guerre une foisformé, les troupes étant déjà sur pied et en état de toutentreprendre, ne dédaignez pas d’employer les artifices.

Commencez par vous mettre au fait de tout cequi concerne les ennemis ; sachez exactement tous les rapportsqu’ils peuvent avoir, leurs liaisons et leurs intérêtsréciproques ; n’épargnez pas les grandes sommesd’argent ; n’ayez pas plus de regret à celui que vous ferezpasser chez l’étranger, soit pour vous faire des créatures, soitpour vous procurer des connaissances exactes, qu’à celui que vousemploierez pour la paie de ceux qui sont enrôlés sous vosétendards : plus vous dépenserez, plus vous gagnerez ;c’est un argent que vous placez pour en retirer un grosintérêt.

Ayez des espions partout, soyez instruit detout, ne négligez rien de ce que vous pourrez apprendre ;mais, quand vous aurez appris quelque chose, ne la confiez pasindiscrètement à tous ceux qui vous approchent.

Lorsque vous emploierez quelque artifice, cen’est pas en invoquant les Esprits, ni en prévoyant à peu près cequi doit ou peut arriver, que vous le ferez réussir ; c’estuniquement en sachant sûrement, par le rapport fidèle de ceux dontvous vous servirez, la disposition des ennemis, eu égard à ce quevous voulez qu’ils fassent.

Quand un habile général se met en mouvement,l’ennemi est déjà vaincu : quand il combat, il doit faire luiseul plus que toute son armée ensemble ; non pas toutefois parla force de son bras, mais par sa prudence, par sa manière decommander, et surtout par ses ruses. Il faut qu’au premier signalune partie de l’armée ennemie se range de son côté pour combattresous ses étendards : il faut qu’il soit toujours le maîtred’accorder la paix et de l’accorder aux conditions qu’il jugera àpropos.

Le grand secret de venir à bout de toutconsiste dans l’art de savoir mettre la division à propos ;division dans les villes et les villages, divisionextérieure, division entre les inférieurs et lessupérieurs, division de mort, division devie.

Ces cinq sortes de divisions ne sont que lesbranches d’un même tronc. Celui qui sait les mettre en usage est unhomme véritablement digne de commander ; c’est le trésor deson souverain et le soutien de l’empire.

J’appelle division dans les villes et lesvillages celle par laquelle on trouve le moyen de détacher duparti ennemi les habitants des villes et des villages qui sont desa domination, et de se les attacher de manière à pouvoir s’enservir sûrement dans le besoin.

J’appelle division extérieure cellepar laquelle on trouve le moyen d’avoir à son service les officiersqui servent actuellement dans l’armée ennemie.

Par la division entre les inférieurs etles supérieurs, j’entends celle qui nous met en état deprofiter de la mésintelligence que nous aurons su mettre entrealliés, entre les différents corps, ou entre les officiers dedivers grades qui composent l’armée que nous aurons àcombattre.

La division de mort est celle parlaquelle, après avoir fait donner de faux avis sur l’état où nousnous trouvons, nous faisons courir des bruits tendancieux, lesquelsnous faisons passer jusqu’à la cour de son souverain, qui, lescroyant vrais, se conduit en conséquence envers ses généraux ettous les officiers qui sont actuellement à son service.

La division de vie est celle parlaquelle on répand l’argent à pleines mains envers tous ceux qui,ayant quitté le service de leur légitime maître, ont passé de votrecôté, ou pour combattre sous vos étendards, ou pour vous rendred’autres services non moins essentiels.

Si vous avez su vous faire des créatures dansles villes et les villages des ennemis, vous ne manquerez pas d’yavoir bientôt quantité de gens qui vous seront entièrement dévoués.Vous saurez par leur moyen les dispositions du grand nombre desleurs à votre égard, ils vous suggéreront la manière et les moyensque vous devez employer pour gagner ceux de leurs compatriotes dontvous aurez le plus à craindre ; et quand le temps de faire dessièges sera venu, vous pourrez faire des conquêtes, sans êtreobligé de monter à l’assaut, sans coup férir, sans même tirerl’épée.

Si les ennemis qui sont actuellement occupés àvous faire la guerre ont à leur service des officiers qui ne sontpas d’accord entre eux ; si de mutuels soupçons, de petitesjalousies, des intérêts personnels les tiennent divisés, voustrouverez aisément les moyens d’en détacher une partie, car quelquevertueux qu’ils puissent être d’ailleurs, quelque dévoués qu’ilssoient à leur souverain, l’appât de la vengeance, celui desrichesses ou des postes éminents que vous leur promettez, suffirontamplement pour les gagner ; et quand une fois ces passionsseront allumées dans leur cœur, il n’est rien qu’ils ne tenterontpour les satisfaire.

Si les différents corps qui composent l’arméedes ennemis ne se soutiennent pas entre eux, s’ils sont occupés às’observer mutuellement, s’ils cherchent réciproquement à se nuire,il vous sera aisé d’entretenir leur mésintelligence, de fomenterleurs divisions ; vous les détruirez peu à peu les uns par lesautres, sans qu’il soit besoin qu’aucun d’eux se déclareouvertement pour votre parti ; tous vous serviront sans levouloir, même sans le savoir.

Si vous avez fait courir des bruits, tant pourpersuader ce que vous voulez qu’on croie de vous, que sur lesfausses démarches que vous supposerez avoir été faites par lesgénéraux ennemis ; si vous avez fait passer de faux avisjusqu’à la cour et au conseil même du prince contre les intérêtsduquel vous avez à combattre ; si vous avez su faire douterdes bonnes intentions de ceux mêmes dont la fidélité à leur princevous sera la plus connue, bientôt vous verrez que chez les ennemisles soupçons ont pris la place de la confiance, que les récompensesont été substituées aux châtiments et les châtiments auxrécompenses, que les plus légers indices tiendront lieu des preuvesles plus convaincantes pour faire périr quiconque serasoupçonné.

Alors les meilleurs officiers, leurs ministresles plus éclairés se dégoûteront, leur zèle se ralentira ; etse voyant sans espérance d’un meilleur sort, ils se réfugierontchez vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaientperpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert.

Leurs parents, leurs alliés ou leurs amisseront accusés, recherchés, mis à mort. Les complots se formeront,l’ambition se réveillera, ce ne seront plus que perfidies, quecruelles exécutions, que désordres, que révoltes de tous côtés.

Que vous restera-t-il à faire pour vous rendremaître d’un pays dont les peuples voudraient déjà vous voir enpossession ?

Si vous récompensez ceux qui se seront donnésà vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaientperpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert ;si vous leur donnez de l’emploi, leurs parents, leurs alliés, leuramis seront autant de sujets que vous acquerrez à votre prince.

Si vous répandez l’argent à pleines mains, sivous traitez bien tout le monde, si vous empêchez que vos soldatsne fassent le moindre dégât dans les endroits par où ils passeront,si les peuples vaincus ne souffrent aucun dommage, assurez-vousqu’ils sont déjà gagnés, et que le bien qu’ils diront de vousattirera plus de sujets à votre maître et plus de villes sous sadomination que les plus brillantes victoires.

Soyez vigilant et éclairé ; mais montrezà l’extérieur beaucoup de sécurité, de simplicité et mêmed’indifférence ; soyez toujours sur vos gardes, quoique vousparaissiez ne penser à rien ; défiez-vous de tout, quoiquevous paraissiez sans défiance ; soyez extrêmement secret,quoiqu’il paraisse que vous ne fassiez rien qu’à découvert ;ayez des espions partout ; au lieu de paroles, servez-vous designaux ; voyez par la bouche, parlez par les yeux ; celan’est pas aisé, cela est très difficile. On est quelquefois trompélorsqu’on croit tromper les autres. Il n’y a qu’un homme d’uneprudence consommée, qu’un homme extrêmement éclairé, qu’un sage dupremier ordre qui puisse employer à propos et avec succèsl’artifice des divisions. Si vous n’êtes point tel, vous devez yrenoncer ; l’usage que vous en feriez ne tournerait qu’à votredétriment.

Après avoir enfanté quelque projet, si vousapprenez que votre secret a transpiré, faites mourir sans rémissiontant ceux qui l’auront divulgué que ceux à la connaissance desquelsil sera parvenu. Ceux-ci ne sont point coupables encore à lavérité, mais ils pourraient le devenir. Leur mort sauvera la vie àquelques milliers d’hommes et assurera la fidélité d’un plus grandnombre encore.

Punissez sévèrement, récompensez aveclargesse : multipliez les espions, ayez-en partout, dans lepropre palais du prince ennemi, dans l’hôtel de ses ministres, sousles tentes de ses généraux ; ayez une liste des principauxofficiers qui sont à son service ; sachez leurs noms, leurssurnoms, le nombre de leurs enfants, de leurs parents, de leursamis, de leurs domestiques ; que rien ne se passe chez eux quevous n’en soyez instruit.

Vous aurez vos espions partout : vousdevez supposer que l’ennemi aura aussi les siens. Si vous venez àles découvrir, gardez-vous bien de les faire mettre à mort ;leurs jours doivent vous être infiniment précieux. Les espions desennemis vous serviront efficacement, si vous mesurez tellement vosdémarches, vos paroles et toutes vos actions, qu’ils ne puissentjamais donner que de faux avis à ceux qui les ont envoyés.

Enfin, un bon général doit tirer parti detout ; il ne doit être surpris de rien, quoi que ce soit quipuisse arriver. Mais par-dessus tout, et de préférence à tout, ildoit mettre en pratique ces cinq sortes de divisions. Rien n’estimpossible à qui sait s’en servir.

Défendre les États de son souverain, lesagrandir, faire chaque jour de nouvelles conquêtes, exterminer lesennemis, fonder même de nouvelles dynasties, tout cela peut n’êtreque l’effet des dissensions employées à propos.

Telle fut la voie qui permit l’avènement desdynasties Yin et Tcheou, lorsque des serviteurs transfugescontribuèrent à leur élévation.

Quel est celui de nos livres qui ne faitl’éloge de ces grands ministres ! L’Histoire leur a-t-ellejamais donné les noms de traîtres à leur patrie, ou de rebelles àleur souverain ? Seul le prince éclairé et le digne généralpeuvent gagner à leur service les esprits les plus pénétrants etaccomplir de vastes desseins.

Une armée sans agents secrets est un hommesans yeux ni oreilles.

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