Categories: Romans

La 628-E8

La 628-E8

d’ Octave Mirbeau

DÉDICACE

À Monsieur Fernand CHARRON

À qui dédier le récit de ce voyage, sinon à vous, cher Monsieur Charron, qui avez combiné, construit, animé,d’une vie merveilleuse, la merveilleuse automobile où je l’accomplis, sans fatigue et sans accrocs ?

Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j’ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine.

Oui, ce qui est nouveau, ce qui est captivant, c’est ceci. Non seulement l’automobile nous emporte, de la plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse ; elle nous mène aussi à travers des mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l’histoire, notre histoire vivante d’aujourd’hui…

Du moins, on est si content qu’on croitvraiment que tout cela est arrivé. Et puis, pour nous les rendresupportables et sans remords, ne faut-il pas anoblir un peu toutesnos distractions ?

*

**

Il y a six ans, je me rappelle, parti, unmatin, d’Aurillac, sur une des premières automobiles que vous ayezconstruites, j’arrivai, le soir, vers quatre heures, en plein Jura,à Poligny.

C’était la fin d’un jour de marché. Toutétait calme dans les rues. Nul bruit dans les cabarets, à peu prèsvides. Bêtes et gens s’en allaient pacifiquement, qui à l’étable,qui au foyer. Quelques groupes restaient encore à deviser sur laplace, où les petits marchands avaient démonté et repliaient leursétalages… Rien qu’à la traverser, la ville me fut sympathique. Elleavait un air de décence, de bonne santé, de bon accueil, très rareen France.

Dans l’auberge où je descendis, jem’attablai entre deux paysans, très beaux, très forts, les cheveuxdrus et noirs sur une puissante tête carrée, le masque modelé enaccents énergiques ; singulièrement avenants. Ils parlaient deleurs affaires, et moi, tout en mangeant de savoureusestruites, arrosées d’un excellent vin d’Arbois, je les écoutaisparler. Comme ils n’avaient rien du nationalisme sectaire etméfiant, avec lequel, d’ordinaire, les paysans reçoivent ce qu’ilsappellent les étrangers, ils permirent fort gentiment que je prissepart à leur conversation.

Ils se montrèrent parfaits techniciensagricoles, curieux de progrès, informés au delà des choses de leurmétier. Je n’avais plus, devant moi, l’Auvergnat, âpre et rusé,bavard et superstitieux, ignorant et lyrique, que j’avais quitté lematin même, non sans plaisir, je l’avoue ; je voyais enfin deshommes, calmes, réfléchis, réalistes, précis, qui ne croient qu’àleur effort, ne comptent que sur lui, savent ce qu’ils veulent, ontle sentiment très net de leur force économique, exigent qu’onrespecte en eux la dignité sociale et humaine du travail. Aucunetrace de superstition, en leurs discours, et, ce qui me frappabeaucoup, pas le moindre misonéisme. Ils n’eurent pas une parole dehaine contre l’automobilisme. Au contraire. Ils admiraientgrandement cette nouveauté, lui faisaient crédit de n’être encorequ’un sport – un sport expérimental – aux mainsdes riches, et ils en attendaient des applications démocratiques,avec confiance.

À plusieurs reprises, ils marquèrent cettefierté que, de tous les départements français, le leur fût celui oùl’instruction s’était le plus développée.

L’un d’eux me dit :

– Chez nous, tous, nous désironsapprendre. Malheureusement, on ne nous apprend pas grand’chose.Nous n’avons pas, bien sûr, l’ambition de devenir des savants,comme Pasteur. Mais nous voudrions connaître l’indispensable. Or,l’instruction qu’on nous donne est, tout entière, à réformer. C’estl’instruction cléricale qui persiste hypocritement, dansl’instruction laïque. On nous farcit toujours l’esprit de légendesdont nous n’avons que faire… Mais nous continuons à ignorer lesplus simples éléments de la vie : par exemple, ce que c’estque l’eau que nous buvons, la viande que nous mangeons, l’air quenous respirons, la semence que nous confions à la terre…, en bloc,tous les phénomènes naturels, et nous-mêmes… Alors, comme nosanciens, nous cheminons, à tâtons, dans la routine, et nous nesommes pas capables de tirer parti des immenses richesses qui sont,partout, dans la nature, à portée de la main.

L’autre, qui approuvait, dit à sontour :

– Les socialistes nous prêchent sanscesse l’émancipation, l’affranchissement… J’en suis,parbleu !… Mais, l’affranchissement, l’émancipation de quoi,si tout d’abord on n’affranchit et on n’émancipe notrecerveau ?

Je compris très bien que le passé n’avaitplus aucune prise sur ces hommes conscients et qu’ils défendraient,avec une volonté tenace et une tranquille assurance, les conquêtes,les pauvres petites conquêtes, matérielles et morales, qu’ilsavaient su, tout seuls, arracher à la société et au sol ingrat deleurs montagnes…

Et tel était le miracle… En quelquesheures, j’étais allé d’une race d’hommes à une autre race d’hommes,en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, demœurs, d’humanité qui les relient et les expliquent, et j’éprouvaiscette sensation – tant il me semblait que j’avais vu dechoses – d’avoir, en un jour, vécu des mois et desmois.

Et cette sensation que, seule,l’automobile peut donner, car les chemins de fer, qui ont leursvoies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées,toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers etles gares, toujours pareilles, ne traversent réellement pasles pays, ne vous mettent point en communication directe avecleurs habitants, – cette sensation, tout à fait nouvelle,que de fois j’en goûtai la force et le charme, au cours de cevoyage exquis, où je retrouve constamment mon admiration et, jepuis le dire, ma reconnaissance, pour cette maison roulante idéale,cet instrument docile et précis de pénétration qu’est l’automobile,et surtout – puisqu’il faut bien finir par tout ramener àsoi – l’automobile créée par vous, cher monsieur Charron,pour mes curiosités et mes vagabondes rêveries…

*

**

C’est pour cela que j’aime mon automobile.Elle fait partie désormais de ma vie ; elle est ma vie, ma vieartistique et spirituelle, autant et plus que ma maison. Elle estpleine de richesses, sans cesse renouvelées, qui ne coûtent rienque la joie de les prendre au passage, ici, là, partout oùm’entraînent la fantaisie de voir et le désir d’étudier. J’y sensvivre les choses et les êtres avec une activité intense, en unrelief prodigieux, que la vitesse accuse, bien loin de l’effacer.Elle m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements quema bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons, quemes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs,tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres,de leurs eaux, de leurs figures… Dans mon automobile j’ai toutcela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant,passant, changeant, vertigineux, illimité, infini… J’entrevois,sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux,de mes objets d’art ; je ne puis me faire à l’idée, qu’unjour, je ne posséderai plus cette bête magique, cettefabuleuse licorne qui m’emporte, sans secousses, le cerveau pluslibre, l’œil plus aigu, à travers les beautés de la nature, lesdiversités de la vie et les conflits de l’humanité.

*

**

Eh bien, faut-il vous le dire, chermonsieur Charron ? J’ai beaucoup hésité, avant d’inscrirevotre nom en tête de ce petit volume… J’avoue que, durant quelquesheures, j’ai manqué de courage… Voilà un bien gros mot, n’est-cepas, pour une chose pourtant bien naturelle et bien simple… C’estque je connais les hommes de mon temps, surtout de mon milieu. Leurbienveillance si connue, leur indomptable morale etl’intransigeance de leurs vertus, m’ont positivement effrayé… Maisle sentiment très vif que j’ai de ma liberté, l’horreur, non moinsvive, que j’ai des usages reçus et des pratiques courantes, monimmoralité, pour tout dire, eurent vite fait de surmonter cetteterreur passagère et absurde… Si on les écoutait, ces bravesgens-là, on ne ferait jamais rien de ce que l’on veut et de ce quivous plaît… Laissons-les dire…

Laissons-les dire, mais profitons de cettecirconstance pour risquer quelques observations…

Auparavant, une petite anecdote,voulez-vous ?… Elle a sa philosophie…

Vous savez que j’ai collaboré, durant neufans, au Journal… Comment ai-je pu, sans rien abandonner demes idées, sans hypocrisie et sans intrigues, me maintenir aussilongtemps dans cette feuille publique ?… Ce n’est pas ici lelieu de le dire, et d’ailleurs, je l’ignore.

Un jour, j’envoyai un article, où, àpropos d’une découverte scientifique récente, je meplaisais à montrer les résultats d’utilité sociale qu’elle pouvaitdonner dans l’avenir. M. Eugène Letellier en fut fort offensé…Il me dit :

– Je ne puis publier votrearticle.

– Pourquoi donc ?

– Mais, mon cher monsieur, vousvoulez me retirer le pain de la bouche ?

Je n’avais pas cette idée. C’eût été,d’ailleurs, une opération pénible, pour laquelle je ne me sentaisaucun goût… Je répondis simplement :

– Je ne comprends pas…

– Mais c’est de la publicité !s’écria M. Eugène Letellier… de la publicité de premièrepage !… Je pourrais bien tirer de votre article cinq millefrancs…

– Sept mille ! appuyal’administrateur qui assistait à l’entrevue…

– Et vous vous imaginiez quej’allais… comme ça… de gaîté de cœur…

– Pardon ! interrompis-je…pourriez-vous me dire, monsieur, quels sont, dans votre esprit, lessujets d’article qui ne touchent pas à la publicité ?

M. Eugène Letellier réfléchitlonguement… Cette question l’embarrassait beaucoup… Enfin, il sedécida à répondre :

– Il y en a… je vous assure… il y ena… il y en a des masses…

– Lesquels ?

– Mon Dieu !… tenez… vous pouvezparler de littérature – à condition, bien entendu, quevous ne citiez aucun nom d’auteur, aucun titre d’ouvrage… Mais oui…nous sommes un journal littéraire, n’est-ce pas ?… Et l’art,mon cher monsieur, – l’art en général, naturellement– voilà encore un sujet d’article… Je ne prétends pasque ce soit le rêve… non… Moi, l’art, vous savez !… Enfin,avec du talent…

Et, tout à coup, se frappant lefront…

– Ah !… La pornographie ?…Admirable !… Illimité !… La pornographie, pour unécrivain qui a de l’imagination… eh bien, mais… voilà…Ah !…

Je ne voulus, par aucun commentaire,amoindrir la majesté de cette exclamation… Je me contentai deregarder, avec plus d’attention encore, M. Eugène Letellier…Il était beau… il était puissant… il était le siècle… Le pauvrehomme !

Et, plus tard, je compris que laRépublique eût mis, sur la poitrine de cet éducateur des foules, lesigne rouge de cet honneur… qui est d’ailleurs légion, luiaussi…

*

**

L’époque, cher monsieur Charron, estterriblement réfractaire à l’admiration que nous devons aux chosesdu progrès, à la reconnaissance que nous devons aux hommes quitravaillent, luttent et trouvent. Admiration et reconnaissance, onne les comprend et ne les accepte que si elles sont tarifées etrétribuées selon des prix courants, proportionnés à l’enthousiasmeavec lequel on les exprime. La presse est devenue siuniversellement vénale, elle oblige tellement toutes les choses dela vie à verser dans sa caisse, pour être reconnues valables, unimpôt de plus en plus lourd, qu’un écrivain, aujourd’hui, souspeine de se déshonorer, n’a plus le droit de signaler unedécouverte scientifique importante, ou de confesser un plaisir, uneémotion, si cette émotion, ce plaisir lui viennent d’un objetfabriqué et qui se vend. Pour un temps, dont on aperçoit,d’ailleurs, la fin prochaine, il peut encore – saufdans Le Journal, bien entendu – admirer un livre,un tableau, une statue, dire, à peu près librement, ses impressionssur ce qu’on appelle une œuvre de l’imagination. Classificationvraiment arbitraire et comique, car j’ai toujours pensé que lesstatues, les tableaux, les livres se vendent avec plus d’âpretéencore que les machines ; et les machines m’apparaissent, bienplus que les livres, les statues, les tableaux, des œuvres del’imagination. Quand je regarde, quand j’écoute vivre cet admirableorganisme qu’est le moteur de mon automobile, avec ses poumons etson cœur d’acier, son système vasculaire de caoutchouc et decuivre, son innervation électrique, est-ce que je n’ai pas une idéeautrement émouvante du génie humain, de sa puissance imaginative etcréatrice, que si je lis un livre de M. Paul Bourget, ouconsidère un tableau de M. Detaille, une statue deM. Denys Puech ? Est-ce que le moindre mécanisme quitransporte l’énergie motrice, la chaleur, la parole, l’image, parde minces réseaux de fils métalliques, ou par d’invisibles ondes,n’implique pas une plus grande somme d’études, d’observations,d’efforts, de facultés supérieures ?… Et cependant, le livrebanal, infiniment inutile de M. Paul Bourget, la statue –si l’on peut dire – de M. Denys Puech, letableau – euphémisme – de M. Detaille, ilest admis, il est honorable, élégant, que je puisse les vanter tantque je voudrai, et tout le monde me louera d’avoir débité, à leurpropos, les sottises esthétiques qui fermentent sous le crâne d’uncritique d’art. Mais il me sera formellement interdit de décrireune machine qui, comme l’automobile, par exemple, bouleverse déjà,et bouleversera bien davantage les conditions de la viesociale.

Eh bien, je proteste, de toutes mesforces, contre cette conception éducatrice des journaux qui leurpermet – parce que c’est de l’art – de vousraconter, en quatre colonnes, le dernier vaudeville des Variétés,et qui fait que nous ne savons rien, jamais rien, – parceque c’est du commerce, – des travaux admirables, parlesquels tant de savants obscurs s’acharnent à conquérir, pournous, chaque jour, un peu plus de bonheur…

*

**

Cette liberté, je ne la revendique pas,cher monsieur Charron, pour déclarer, tout de go, que vous avezinventé l’automobile. Mais, de vous y être passionné,l’automobilisme vous doit beaucoup. Parmi les constructeursfrançais – j’ai plaisir à le reconnaître – vousêtes certainement celui qui apporta le plus de progrès notables àcette industrie. Ingénieux, pratique et tenace, vous n’avez cesséde chercher et de trouver des améliorations, vous n’avez cessé decréer des dispositifs, adoptés universellement aujourd’hui, grâce àquoi nos moteurs ont atteint ce degré de presque-perfection, oùnous les voyons en ce moment. Et ce qui m’étonne le plus, et dontje vous loue infiniment, c’est que vous vous soyez aussi préoccupéde leur donner une forme harmonieuse, et de doter la machine, commeun objet d’art, de sa part de beauté.

Je vous ai suivi, avec un intérêtgrandissant, depuis le jour où, dans les sous-sols de l’avenue dela Grande-Armée – vous n’aviez pas d’usine en cetemps-là – vous convoquiez quelques personnes à venir voirles pièces du premier châssis que vous alliez monter… J’en étais…Je me souviens qu’un curieux personnage, un Américain, qui n’estpas un inconnu et qui est roi, comme pas mal de citoyens de sarépublique, roi de l’Acier, M. Schwab, pour tout dire, enétait aussi… Je le vois encore, prenant chaque pièce,successivement, et après l’avoir examinée, soupesée, éprouvée,flairée, disant :

– Ça, c’est de l’acier… À la bonneheure !… Voilà de l’acier !…

Si bien qu’avant de s’en aller il vouscommanda deux châssis pour lui, dix autres, pour des Américains,des rois de quelque chose évidemment, dont il vous donna les nomset les adresses.

Et il ajouta :

– S’ils n’en veulent pas… tant pispour eux !… Je les prendrai, moi… Marchez !…Marchez !… Ça, c’est de l’acier…

Et moi, qui ne suis roi de rien, entraînépar l’exemple de M. Schwab, j’en commandai un,également.

– Bon !… s’écria M. Schwab…Parfait !… Et si, au dernier moment, vous n’en voulez pas, nonplus… je le prends… C’est de l’acier !

*

**

Lors de ce voyage que j’entreprends deraconter ici, M. Schwab me rappelait cette journée, un soirque je le vis entrer dans Delft, où moi-même je venaisd’arriver…

Ce fut une soirée assez comique, vraiment,et bien américaine.

Après le dîner, durant lequel nous avionsbeaucoup parlé de nos autos – car entre autres bienfaitsde l’automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nosconversations sur l’immortalité de l’âme et sur les femmes en aitété si radicalement modifié – nous sortîmes. Et nous nouspromenâmes par la ville.

Curieuse et délicieuse ville, et silointaine !

La lune éclairait d’une lueur, aux éclatsde nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d’unearche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideauxde dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons,prenaient des aspects d’un romantisme suranné et charmant… Puis,entre des espaces bleus, d’énormes tours surgissaient tout à coupdans la nuit argentée… Je dis qu’elles surgissaient ; ellesavaient plutôt l’air d’être tombées du ciel, ayant gardél’obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite despalais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là,l’ogive d’une porte, l’intervalle d’un créneau, des plaques devitraux treillissés… Personne dans les rues, presque pas delumières aux fenêtres… des boutiques endormies dont le rayonnementsemblait se rétrécir, s’affaiblir et mourir, comme celui des lampesqui vont s’éteindre dans un sanctuaire… Et, brusquement, nousrespirions, parmi l’âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre,de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, debarquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant lemarché du lendemain.

Nous ne parlions pas… M. Schwabfumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n’en fumentque les milliardaires… Et moi, transporté dans ce décor nocturne dumoyen âge, il me semblait que j’étais loin de tout, loin des acierset des rois de l’acier… si loin, si loin, si loin !

Mais M. Schwab n’avait pas quitté lesiècle, lui, ni l’Amérique, ni même l’avenue de la Grande-Armée… Ils’acharnait à tirer sur son cigare qui laissait une affreuse odeur,derrière lui… Et cela faisait exactement le bruit que font lescarpes dans un bassin, quand elles viennent respirer, le museauhors de l’eau, l’air des beaux soirs d’été. Jel’entendais, dans l’intervalle de ces bruits, quidisait :

– Ce petit Charron… Hein ? C’estun gaillard !… Il sait ce que c’est que l’acier…

Deux femmes, en longues mantes noires,passèrent près de nous, avec des pas feutrés, silencieuses commedes vols de chauves-souris… D’où venaient-elles ?… Oùallaient-elles ?… Était-ce même des femmes ?… N’était-cepas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de toutce passé ?… Je vis leurs manteaux se fondre dans lanuit…

M. Schwab ne les avait pas regardées…Il poursuivait :

– Vous savez… en Amérique… ce petitCharron, il serait roi aussi… roi de l’automobile…

Et alors, au loin, très loin, ce fut commeun son de cloche, un tout petit son de cloche, d’un timbre unique,sans vibration prolongée, un son pareil au chant si joli, simélancolique du crapaud, dans les jardins étouffants d’août… Puisd’autres sons de cloche, aussi lointains, à l’est, à l’ouest, serépondirent… Je crus voir des intérieurs de couvents, des cloîtres,des visages blêmes sous des voiles, des mains jointes, des cierges…Et, près de moi, une voix que je n’écoutais plus, et dont il ne mevenait que des paroles coupées par le silence que ces petits sonsde cloche, là-bas, partout, rendaient si émouvant, si mystérieux,une voix disait :

– Carburateur… boîte de vitesse…boîte d’embrayage… magnéto… acier… acier… acier… acier…

Et ce mot « trust… trust…trust… » qui vibrait, me chatouillait, m’agaçaitl’oreille, comme un bourdonnement d’insecte :

– Pruut… Pruut…Pruut !…

Nous ne rentrâmes que fort tard àl’hôtel.

J’ai pensé que cela vous amuserait desavoir que vous aviez préoccupé l’esprit d’un homme telque M. Schwab, au point que, dans un soir calme de Hollande,parmi le décor d’une vieille ville, illustrée de tant de souvenirset qui, depuis Guillaume le Taciturne, n’a guère changé, il vousait sacré Roi de l’Automobile !…

LE DÉPART

Avis au lecteur.

Voici donc le Journal de ce voyage enautomobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de laHollande, de l’Allemagne, et, surtout, à travers un peu demoi-même.

Est-ce bien un journal ? Est-ce même unvoyage ?

N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries,des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent,n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, etque font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figurerencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendrechanter ou pleurer dans le vent ? Mais est-il certain quej’aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui merappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l’aie vraimentrencontrée quelque part ; et que j’aie vu, ici ou là, de mesyeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d’un si brusquelyrisme, et qui, tout à coup, – par suite de quelles associationsd’idées ? – me fit songer au botanisme académique deM. André Theuriet ?

Il y a des moments où, le plus sérieusement dumonde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, etquelle, la part de la réalité. Je n’en sais rien. L’automobile acela d’affolant qu’on n’en sait rien, qu’on n’en peut rien savoir.L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence,l’oubli de tout… On part pour Bordeaux et – comment ?…pourquoi ? – le soir, on est à Lille. D’ailleurs, Lille ouBordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ouPontarlier…, qu’est-ce que cela fait ?…

L’automobile, c’est aussi la déformation de lavitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est levertige.

Quand, après une course de douze heures, ondescend de l’auto, on est comme le malade, tombé en syncope, etqui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objetsvous paraissent encore animés d’étranges grimaces et de mouvementsdésordonnés… Ce n’est que peu à peu, qu’ils reprennent leur forme,leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, commeenvahies par des milliers d’insectes aux élytres sonores. Il sembleque vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideaude théâtre sur la scène qui s’illumine… Que s’est-il doncpassé ?… On n’a que le souvenir, ou plutôt la sensation trèsvague, d’avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies,où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues defeu… Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pours’apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, desolide, et qu’il y a autour de vous, devant vous, des maisons, desboutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s’empressent… Onne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore, vousreste-t-il une sorte d’agitation nerveuse qui décuplera et grossiravos rêves de la nuit.

– Alors, me direz-vous, c’est le journald’un malade, d’un fou, que vous allez nous donner ?

Hélas !…, cher monsieur Thureau-Dangin,quel homme – même parmi ceux qui ont le moins de génie – peut sevanter de n’être ni fou, ni malade ?

*

**

Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être quedes rêves, et de rêves qui ne sont peut-être que des impressionsréelles, il est possible, après tout, que je vous mène de Cologne àRotterdam, de Rotterdam à Hambourg, de Hambourg à Anvers, d’Anversà Delft, de Delft au Helder, du Helder à Brême et à Dusseldorf, etque, pour arriver à ces différentes étapes, nous passions parl’Amérique, la Russie, la Chine, les lacs d’Afrique, les montagnesglacées des solitudes polaires. Mais ne vous y fiez point. En toutcas, n’attendez pas de moi des renseignements historiques,géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documentsparlementaires, édilitaires, militaires, universitaires,judiciaires… Non que je les méprise, croyez-le bien… Mais où etcomment eussé-je pu les recueillir ? Il faut habiter un pays,vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses mœurs etses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages… Or, jen’ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe desa trajectoire.

Que les démographes et les sociologueslaissent donc ici toute espérance ! Je n’ai point laprétention de leur offrir un ouvrage sérieux et copieux, comparatifde l’état des peuples, énumérateur de leurs richesses, annonciateurde leurs destinées, et qui – pour peu qu’en plus de cesconnaissances respectables et chimériques je connusse intimement laconcierge ou la corsetière de Madame de X…, – me vaudrait leséloges de l’Institut, et, peut-être, ce prix – ah ! que j’aisouvent souhaité – ce prix qui répond, au très gracieux, au trèsgalant, au très décoratif nom de Reine Pou !

*

**

Je sais des gens qui ont le don d’écrire, enmarge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage,ou ce qu’ils croient être leurs émotions ; qui vont, de salleen salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet del’autre, le Bædecker en poche, les yeux ailleurs etl’esprit nulle part ; qui font arrêter la voiture devant uneruine historique, un point de vue recommandé, l’emplacement d’unancien champ de bataille, pour enregistrer aussitôt une « idéeet sensation », qui n’est le plus souvent que la réminiscenced’une lecture de la veille ; qui ne s’endorment jamais sansavoir inscrit scrupuleusement le compte détaillé de leursenthousiasmes, en même temps que de leurs dépenses.

Par exemple, ceci, que j’ai lu sur un carnetoublié par un touriste dans une chambre d’hôtel :

« Visité le château de Chambord (voirdescription dans Bædecker…). On ne bâtit plus comme ça…Oublié les hontes du présent (Combes, Pelletan, Jaurès, Hervé)…Vécu toute la journée parmi les nobles gloires du passé…(François Ier, Diane de Poitiers, duchessed’Étampes)… Me sens consolé, et meilleur… (à développer)… Donnédeux francs au gardien, ce que ma femme trouve excessif… Achetépour douze sous de cartes postales illustrées (montrer combien cescartes postales grèvent aujourd’hui le budget d’unvoyage). »

Ces gens-là, je les vénère. Peut-êtreconnaissent-ils des joies supérieures que j’ignore. Mais je tiens àles ignorer, me contentant des miennes, dont je ne sais pasd’ailleurs si ce sont des joies.

*

**

J’écrirai donc ceci au hasard de mes souvenirset de mes rêves, sans trop distinguer entre eux. Vous y verrezsouvent, j’imagine, des contradictions qui choqueront votre âmedélicate et ordonnée, exaspéreront votre esprit, si plein de fortelogique… Qu’y faire ? C’est que je suis homme, comme tout lemonde, et que rien des infirmités, des incohérences, des erreurshumaines, ne m’est étranger. De même que tous mes semblables, – quise vantent, avec un si comique orgueil, de n’être que cœur,cerveau, et tout ailes, – j’ai un estomac, un foie, des nerfs, parconséquent des digestions, des mélancolies et des rhumatismes, surlesquels le soleil et la pluie, le plaisir et la peine exercent desinfluences ennemies. Ce que M. Paul Bourget appelle des« états de l’esprit », ce n’est jamais que des« états de la matière », qui affectent diversement notresensibilité morale, notre imagination, le mouvement et la directionde nos idées, comme les météores, qui passent sur la mer, enchangent, mille fois par jour, la coloration et le rythme. Selonque mes organes fonctionnent bien ou mal, il m’arrive de détester,aujourd’hui, ce que j’aimais hier, et d’aimer, le lendemain, ceque, la veille, j’ai le plus violemment détesté. Loin de m’enplaindre, je m’en réjouis, car c’est cela qui donne à la vie sonintérêt innombrable… « Il y a quelque chose que je préfère àla beauté, c’est le changement », écrit Ernest Renan, à moinsque ce ne soit M. Maurice Barrès.

Enfin, je tâcherai de suivre, en touteschoses, le conseil de ce Boileau, si sottement calomnié, et quiveut qu’un beau désordre soit un effet de l’art.

Comme il doit être content, aujourd’hui, ceBoileau !

La vitesse.

Il faut bien le dire – et ce n’est pas lamoindre de ses curiosités – l’automobilisme est une maladie, unemaladie mentale. Et cette maladie s’appelle d’un nom trèsjoli : la vitesse. Avez-vous remarqué comme les maladies ontpresque toujours des noms charmants ? La scarlatine, l’angine,la rougeole, le béri-béri, l’adénite, etc. Avez-vous remarqué aussique, plus les noms sont charmants, plus méchantes sont lesmaladies ?… Je m’extasie à répéter que la nôtre senomme : la vitesse… Non pas la vitesse mécanique qui emportela machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse,en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à traverstoutes ses actions et ses distractions… Il ne peut plus tenir enplace, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient derepartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs,sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs… Son cerveau est unepiste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent,à raison de cent kilomètres à l’heure. Cent kilomètres, c’estl’étalon de son activité. Il passe en trombe, pense en trombe, senten trombe, aime en trombe, vit en trombe. La vie de partout seprécipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvementde charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, commeles arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent laroute… Tout, autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est enmouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensationdouloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme levertige et comme la fièvre.

Par exemple, je vais à Amsterdam… Quand j’aiun ennui, un dégoût, simplement, pour ne plus entendre parler deM. Willy et de M. Bernstein, je vais à Amsterdam. Jedécide que j’y resterai huit jours, huit jours d’oubli, huit joursde joie… Il me faut huit jours, bien pleins, pour revoir, un peusuperficiellement, mais avec calme, cette admirable ville. Si huitjours ne me suffisent pas, j’en prendrai quinze… Je suis libre demoi, de mon temps… Rien ne me retient ici ; rien ne me presselà-bas.

Et je pars.

J’arrive à Amsterdam… Malgré la douceur de maC.-G.-V., et l’élasticité moelleuse, berceuse, de ses uniquesressorts, j’arrive, un peu moulu d’avoir traversé les infâmespavés, les offensants et barbares pavés de la Belgique, oùsuccombèrent tant de pauvres châssis, mal préparés à affronter cesobstacles de pierre qui font, des routes flamandes, quelque chosecomme d’interminables moraines… Donc, j’arrive, un matin, car jesuis allé coucher à La Haye, où j’ai revu le Vivier et ses Cygnes,où j’ai respiré ce calme doux, ce calme doré qui doit me guérir detoute vaine agitation… Enfin… enfin… me revoici à Amsterdam… Jesuis content… Décidément, huit jours, quinze jours… ce n’est pasassez… Je resterai trois semaines.

Je dis à mon mécanicien :

– Brossette, mon ami… nous resterons unmois ici… Peut-être plus.

Brossette sourit et répond :

– Entendu, monsieur… Alors, fautdescendre les bagages ?… Tous ?

– Tous, tous, tous… Je crois bien…

– Entendu, monsieur…

– Et vous, mon bon Brossette… congé… Jen’ai pas besoin de la voiture ici…

Le sourire de Brossette s’accentue…

– Bon !… bon !… fait-il… Entout cas, j’attendrai monsieur, ce soir, pour les ordres.

– Mais non, mais non… Couchez-vous…Amusez-vous…

Et il se rend au garage.

À peine sorti de la voiture, la douche prise,le corps, des pieds à la tête, frotté à l’essence de sauge et deromarin, souple, gai, le jarret solide, je vais par la ville…Lentement, d’abord… en bon promeneur qui veut jouir des chosesqu’il retrouve, qu’il aime… Ah ! quelle ville !… Quellejoie !… Quelle tranquillité en moi !… Pour lacent-millième fois, avec des phrases que je connais et que vousconnaissez si bien, je bénis l’invention de l’automobile et sesincomparables bienfaits… Je me dis :

– Quelle merveille ! On part quandon veut. On s’arrête où l’on veut. Plus de ces horairestyranniques, qui vous arrachent du lit trop tôt, qui vous fontarriver à des heures stupides de la nuit, dans des gares boueuseset compliquées. Plus de ces promiscuités, en d’étroites cellules,avec des gens intolérables, avec les chiens, les valises, lesodeurs, les manies de ces gens… Viendrais-je si souvent àAmsterdam, s’il me fallait subir, toute une nuit, en un wagon,l’horreur de ces voisinages et le danger de ces haleines, quand ona l’air vivifiant de la prairie, de la forêt ? Oh non !…Et les flâneries libres, les belles, les délicieusesflâneries !… Le polder, le polder !…

Et, en me disant cela, sans m’apercevoir derien, à chaque pas qui me pousse et qui m’entraîne, je vais plusvite… encore plus vite… Mes reins ont des élasticités de caoutchoucneuf ; mes semelles, sur les pavés, les trottoirs,rebondissent, devant moi, derrière moi, comme des balles de tennis…Je cours pour les rattraper… Je cours… je cours…

Je commence par les musées, n’est-cepas ?… par ces musées magnifiques où, devant le génie deRembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositionsparisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes denos esthéticiens… Des salles, des salles, des salles, danslesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont lestableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine sije puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… Et l’instantd’après, sans trop savoir ce qui m’est arrivé, je me trouvelongeant les canaux, les canaux aux eaux mortes, bronzées etfiévreuses, où glissent, pareilles aux jonques chinoises, cesmassives et belles barques néerlandaises qui laissent tomber, surla surface noire, le reflet vert, acide et mouvant de leurs prouesrenflées.

Maintenant, me voici sur des places, dans desrues, dans des ruelles qui se croisent et s’entre-croisent, cesrues si prodigieusement colorées, où défilent, défilent des maisonsen porte-à-faux, d’un dessin si souple, de hautes façades, étroiteset pointues, qui se penchent les unes sur les autres, s’étranglentles unes entre les autres, s’écrasent les unes contre les autres.Deux fois, trois fois, j’ai traversé le Dam… Je vais toujours, et,devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passerune image forcenée, une image de vertige et de vitesse : lamienne.

Et ce sont des jardins, avec des massifs detulipes… d’énormes monuments de brique… des banques comme descitadelles, la Bourse, toute rouge, encore des canaux, des canaux,des ponts, des ponts, et encore des maisons qui dansent etcroulent, et, à deux enjambées de la Kalverstraat, c’est le petitbéguinage catholique, invisible, silencieux, tout à fait perdu aumilieu des boutiques vivantes et trafiquantes, avec sa minusculeéglise, ses étroits jardins triangulaires, si tristes d’être sansverdure et sans fleurs, ses petites maisons à pignon vert, au seuildesquelles, accroupies et tassées sous leurs coiffes plates, l’onvoit prier et dodeliner de la tête, des vieilles très anciennes,qui ne vous regardent pas, qui ne regardent jamais rien, qui n’ontjamais rien regardé…

Je vais toujours… Ah ! c’est le port…

Le soir est venu… Il souffle un vent humide ettrès froid. Je n’aperçois dans la brume que des feux rouges,jaunes, verts, qui clignotent, très pâles, sur le canal… Lessirènes ne discontinuent pas de crier, comme des chiens perdus dansla nuit. Alors, je m’enfonce dans les quartiers presque inconnus dece port, où se cachent d’affreux bouges, des musicos hurlants,toute une Inde étrange, boueuse et glacée, un carnavalmi-septentrional, mi-javanais, qui vous racle les nerfs de sesmusiques aigres et traînantes, vous prend à la gorge, par sesodeurs de salure marine, de goudron, d’alcool, d’opium, de pétrole,d’oripeaux fétides, de chairs noires ou cuivrées, où, ici et là,autour d’un bras levé, d’une cheville en l’air, reluit un cercled’or… Que sais-je ?…

Car tout est nouveau, à Amsterdam, tout vousarrête, à ses aspects multiples, tragiques et lointains… Mais je nem’arrête pas… je ne m’arrête nulle part… Je bouscule une négressequi s’est accrochée à moi, et, de ses grosses lèvres rougies debétel, me souffle au visage, avec des paroles de luxure, une odeurde mort… Et je vais… je vais sans savoir où je vais… Je garde lesouvenir vague de brasseries obscures et profondes, en voûte dechapelle, où des visages d’ombre et de silence regardent des foulesqui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumièresaveuglantes, comme des projections de lanterne magique… Et puisrien… rien que des choses qui glissent… qui fuient… qui tournoientcomme des ondes… et se balancent comme des vagues…

Rentré à l’hôtel, exténué, fourbu, la têteéclatant sous la pression de tout ce que j’y ai entassé d’imagestronquées, qui cherchent vainement à se rejoindre, je n’ai plusqu’une obsession : m’en aller, m’en aller… Oh ! m’enaller…

Brossette est là qui m’attend… Il cause avecle portier. Il fait le héros… Avec des gestes imitatifs, il décritdes virages, des vitesses extravagantes, raconte des voyagesadmirables qu’il n’a jamais accomplis, et où son sang-froid, sonaudace, sa science de mécanicien m’ont sauvé de la mort… Je suis siheureux de le voir là, que j’ai envie de l’embrasser.

– Eh bien, mon bon Brossette… La voitureest prête ?

– Oui, monsieur.

– Alors… demain matin…, sept heuresprécises, Brossette… Nous partons… nous partons…

Brossette ne s’étonne pas… Il a l’habitude deces brusques sautes dans mes résolutions… Pourtant, il ne peuts’empêcher – mais avec discrétion – de manifester son contentement…Je sais qu’il n’aime pas Amsterdam. Il m’a dit, un jour despleen :

– Ça n’est pas une ville pour unchauffeur…

Il préfère Trouville, Dieppe, Monte-Carlo,Ostende… Ça, c’est des garages… Il préfère surtout l’avenue de laGrande-Armée, la vraie patrie du chauffeur.

Il me demande :

– Alors, monsieur rentre àParis ?

– Oui, oui… Et d’un trait, Brossette…d’un trait…

– Monsieur a raison.

En se retirant, il hausse lesépaules :

– Que monsieur ne me parle pas d’un paysoù on tire l’essence à même un tonneau.

Et puis, lui aussi, sans doute, a le vertige,quand il n’est plus sur sa machine, la main au volant… C’est là quele calme rentre dans son âme, et dans la mienne…

Il savait si bien à quoi s’en tenir, ce malinde Brossette, qu’en dépit de mes ordres, il n’a descendu de l’autoque ma valise…

Ah ! comment faire pour attendre àdemain ? car je sens que je ne dormirai pas… Malgré le calmede cet hôtel, tous mes nerfs vibrent et trépident… Je suis comme lamachine qu’on a mise au point mort, sans l’éteindre, et quigronde…

Le garage.

Charles Brossette ? Il vaut la peined’une digression…

Mais avant que de parler de lui, je dois direun mot du milieu où naquit et se développa cette nouvelle formezoologique : le mécanicien.

L’automobilisme est un commerce en marge desautres, un commerce qui ressemble encore un peu à celui des tripotset des restaurants de nuit. À son début, il ne s’adressaitexclusivement qu’au monde du plaisir et du luxe. Il groupa donc,fatalement, automatiquement, autour de lui, le même personnel, àpeu près : fêtards décavés, gentilhommes tire-sous, pantinssportifs, échappés des albums de Sem, cocottes allumeuses etproxénètes, toute cette apacherie brillante, toute cette pègre engilets à fleurs, qui vit des mille métiers obscurs, inavouables,que produisent la galanterie et le jeu, et dont les cabinets detoilette, les cercles, sont les ordinaires bureaux. Les« grands noms de France », soutiens des religions morteset des monarchies disparues, qui rougiraient de pratiquer descommerces licites, s’adonnent le plus volontiers du monde aux pirescommerces clandestins, pourvu que leur élégance n’en souffre pastrop, publiquement, et que s’y rassurent leurs principestraditionnels. Car il est faux de dire qu’ils déchoient, cesgentilhommes ; ils continuent. Ils se ruèrent donc surl’automobilisme avec frénésie. Tel duc, tel vicomte, qui gagnaitpéniblement sa vie, en procurant à des Américains, à des banquiersenrichis, de vieux meubles truqués, d’antiques bibelots maquillés,des tableaux contestables, et, à l’occasion, des demoiselles àcoucher ou à marier, se mirent à brocanter des automobiles, àdécorer, de leur présence rétribuée, des garages qui seconstituèrent, un peu partout, pour l’exploitation – quedis-je ? – pour le détroussement du client nouveau.

Ces garages formèrent des équipes demécaniciens. Ils leur inculquèrent d’assez vagues connaissances surla conduite et l’entretien des moteurs ; ils leur apprirent,surtout, à les détraquer, adroitement, comme le cocher de grandemaison détraque un attelage, pour avoir à le remplacer et réaliseraussi de forts bénéfices sur la vente de l’un et l’achat del’autre. Ils leur enseignèrent d’admirables méthodes, les trucs lesplus variés, qui permissent de centupler la fourniture del’outillage, des accessoires, de voler sur l’huile et surl’essence, d’exploiter la fragilité des pneumatiques, comme lecocher dont je parle vole sur l’avoine, le fourrage, la paille… Cefut une école de démoralisation où, s’entraînant l’un l’autre, levieux lascar stimulant le néophyte timide, chacun perdit, peu àpeu, le sens proportionnel de l’argent, la plus élémentaire notionde la valeur réelle de la camelote brute ou travaillée. Et ce futsi fou que ce qui coûtait, ailleurs, deux sous, valut, ici, sansqu’on s’étonnât trop, vingt francs. J’ai le souvenir d’une note oùun lanternier d’automobile me comptait cent francs une simplesoudure de phare, qui en valait bien trois… Tel accessoire, coté,en ces temps héroïques, quatre-vingts francs, est coté sept francsaujourd’hui dans les catalogues – illustrés par Helleu, – desmaisons les plus chères. Le reste, à l’avenant.

Ils ne risquaient rien, ni le mécanicien, nile garage, car ils tablaient à coup sûr, sur l’ignorance du client,à qui il suffisait, pour qu’il se tût, qu’on lui lançât à proposune belle expression technique :

– Mais, monsieur, c’est le trainbaladeur. C’est l’arbre de came… C’est le cône d’embrayage… C’estle différentiel… Le différentiel, monsieur… pensez donc !

Contre de si terribles mots, que vouliez-vousqu’il fît ?… Qu’il payât… Et il payait… Il se montrait mêmeassez fier d’avoir acquis le droit de dire à ses amis.

– Je suis ravi de ma machine… Elle vatrès bien… Hier, j’ai eu une panne de différentiel…

Aujourd’hui que le commerce de l’automobilismese développe de tous côtés, amène une concurrence formidable, tendà rentrer dans les conditions normales des autres commerces, lesgarages voudraient bien refréner le mal qu’ils ont déchaîné… Ainsiles escrocs arrivés, les cocotes vieillies aspirent àl’honorabilité d’une existence décente et régulière. Dans l’espoirde faire disparaître une partie de ces abus qui finissaient par lesdiscréditer, eux aussi, la chambre syndicale des constructeursd’automobiles a décidé de refuser impitoyablement, aux mécaniciens,des commissions sur les réparations des voitures qu’ils mènent. Oncommence, un peu partout, à prendre des précautions, pour ramener àdes pourcentages avouables le taux de ces bénéfices usuraires. Onvoit dans les garages, ceux qui furent les plus acharnés, hier, àinculquer aux mécaniciens les meilleurs procédés de brigandage,leur prêcher, aujourd’hui, d’un ton convaincu, les beautés de lamodération et du désintéressement, le respect enthousiaste de lamorale. Les garages leur crient :

– Il n’est que d’être honnête, mes amis,et d’avoir une conscience pure.

Reste à savoir si des gens habitués à desgains qui, pour être immoraux, n’en ont pas moins augmenté leurvie, élargi leur bien-être, fondé une caste, enviée des autrestravailleurs, y renonceront facilement…

Un jour, Brossette, avec qui je discutais deces choses, me dit :

– Eh bien, quoi, monsieur ?… Quoidonc ?… Tout ça c’est des histoires de riches…Alors ?

Et pourtant Brossette est conservateur,nationaliste, clérical. En dehors de L’Auto, il ne lit queLa Libre Parole… Encore aujourd’hui, il croit fermement àla trahison de Dreyfus, comme un brave homme.

Mon chauffeur.

Brossette – Charles-Louis-Eugène Brossette, –est né en Touraine, dans un petit village, près d’Amboise. Jusqu’àvingt ans, il a travaillé, chez son père, maréchal-ferrant, et là,il a pris, en même temps que le goût des chevaux, le goût de« la mécanique » : les deux choses qui ont fait savie. Son service militaire terminé, son père, un des plus parfaitsivrognes de la région, étant mort, le jeune Charles Brossette estentré, comme charretier, dans une grande ferme, puis, comme cocher,chez des bourgeois riches. Il aimait bien les chevaux, lesconnaissait à merveille, les menait et les soignait de même, maisil détestait la livrée. Ses divers patrons souffraient de ce qu’ilfût toujours « ficelé comme quat’sous ». Il n’a paschangé, d’ailleurs.

Lorsqu’on commence à parler de l’automobile,Brossette comprend aussitôt qu’il y a quelque chose à faire« là-dedans ». Il a des économies – car, contrairementaux lois de l’hérédité, il est sobre et même un peu avare – et ils’en vient à Paris, pour apprendre ce nouveau métier, dans ungarage. Il est intelligent, adroit ; il s’y passionne. Celourdaud de province en remontre bien vite aux lascars parisiensles plus délurés. Il va d’usine en usine, de garage en garage, sefamiliarise avec tous les types de voiture, conduit des cocottes,des boursiers, des ducs, fait des voyages, prend part à desenlèvements de jeunes filles et à des épreuves de tourisme.

Il revenait d’Amérique, un peu désillusionné,quand je le rencontrai, lui cherchant une voiture, moi, unmécanicien. Au cours de nos pourparlers, je lui demandai sonopinion sur l’Amérique.

– Rien d’épatant, monsieur, merépondit-il. L’Amérique ? Tenez… c’est Aubervilliers… engrand !

L’observation était, sans doute, un peucourte. Elle m’amusa. J’engageai Brossette.

J’eus d’abord de la peine à m’habituer à lui…Et puis, je m’y habituai, comme à un vice.

Brossette est le produit du garage.

Il ne sait pas très bien distinguer entre cequi m’appartient et lui appartient, et confond volontiers ma bourseavec la sienne. Depuis trois ans, l’extraordinaire, c’est que leréservoir d’essence de ses voitures, grâce à une fatalitédiabolique, a sans cesse des trous, des trous invisibles, par où lamotricine coule et fuit, et qu’on ne peut pas arriver à boucher…Exemple fâcheux, et contagion plus rare, le réservoir d’huile imiteson voisin à la perfection.

À chaque fin de mois, lorsque Brossettem’apporte son livre, la même conversation s’engage, chaque fois,entre nous…

– Voyons, Brossette, je n’y comprendsrien. Le mardi 17, vous me marquez cinquante-cinq litresd’essence.

– Sans doute…

– Bon. Le mercredi 18, encorecinquante-cinq litres…

– Bien sûr…

– Bon… Mais rappelez-vous ?… Lemercredi, nous ne sommes pas sortis…

– Évidemment… sans ça !…

– Et je vois que, le jeudi 19, c’estencore cinquante-cinq litres…

– Naturellement… Monsieur sait bien… Cesacré réservoir !

– Et l’huile ? Vous ne me ferezjamais croire…

– Le réservoir aussi !… C’est facileà comprendre. Ils fuient… Tout s’en va…

– Réparez-les, sapristi !

– Mais je ne fais que ça, monsieur !Je m’y tue… je m’y tue… On ne peut pas !

Il m’est pénible de prendre ce brave garçon enflagrant délit de mensonge et de vol… Et puis, quoi ?… Toutça, c’est des histoires de riches… Je me tais et je paie…

D’ailleurs, Brossette a des vertus qui fontque je lui pardonne ces pratiques professionnelles. C’est unexcellent compagnon de route, gai, débrouillard, attentif sansservilité, et, hormis ces légères fantaisies de comptabilité, trèsfidèle. Il m’amuse, et avec lui je jouis de la plus complètesécurité. Il a un sang-froid imperturbable, de la prudence, et,quand il le faut, de la hardiesse. Il ignore la fatigue, et, danstoutes les circonstances, garde sa belle humeur… Il faut le voiraux prises avec les agents cyclistes et les gendarmes, qu’ilétourdit de sa gentillesse pittoresque, ce qui fait qu’il passe,presque toujours indemne, au travers des contraventions les mieuxétablies…

Et puis, il aime sa machine ; il en estfier ; il en parle comme d’une belle femme.

Le mois dernier, nous revenions de Bordeaux,la nuit. Entre Blois et Chartres « nous avions crevé »…quatre fois… ; au delà de Versailles, tout près deVille-d’Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J’étaisénervé, pressé de rentrer. En outre, j’avais vraiment pitié de cepauvre Brossette.

– Tant pis ! lui dis-je… Marchonscomme ça !…

Il avait arrêté la voiture :

– Non, monsieur, c’est impossible…fit-il. Ça fatigue trop le différentiel…

Et il se mit à travailler, en aidant soncourage d’une chanson.

Les mécaniciens exercent sur l’imagination descuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussiirrésistible que les militaires. Ce prestige a une causenoble ; il vient du métier même qu’elles jugent héroïque,plein de dangers, et qu’elles comparent à celui de la guerre. Pourelles, un homme toujours lancé à travers l’espace, comme la tempêteet le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles serappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaientdans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrièredes armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l’haleinesoulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes,comme des fétus de paille… Je pense qu’elles se font une idéesemblable du mécanicien d’automobile.

Pourtant, Brossette n’est pas beau. Son aspectn’a rien d’exaltant et qui puisse éveiller, dans l’esprit, detelles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrineplate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que samoustache, très courte, est rongée par la pelade. N’était unsourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de jovialemalice, un air de gaieté spirituelle et farceuse, son visagen’offrirait aucun charme spécial à l’amour. Sa tenue lâchée, sesvêtements le plus souvent sales et fripés, sa casquette enfoncée,en arrière, sur la nuque, sa démarche lourde et raide d’ouvrier,n’excitent pas aux rêves de volupté et de gloire…

Eh bien ! il n’y en a que pour lui, àl’office.

La cuisinière l’adore, et la femme de chambreen est folle. On le soigne comme un pacha ; on le dorlotecomme un enfant. L’une le gorge de petits plats amoureusementmijotés, et de friandises ; l’autre n’est occupée qu’à tenirsa garde-robe, son linge… Il est comblé de cadeaux de toute sorte,et mes boîtes de cigares y passent, l’une après l’autre. Lui, selaisse faire, gentiment, gaiement, sans trop d’empressement, enhomme blasé de toutes ces faveurs. Ménager de ses forces et de samoelle, Brossette n’a pas un tempérament d’amoureux. De l’amour, ilaime surtout les blagues un peu grasses, qui n’engagent à rien, etles petits profits. Il se passe volontiers du reste.

Tout cela ne va pas, bien entendu, sans deterribles scènes de jalousie. Souvent les deux rivales se menacent,se prennent aux cheveux. Il y a de tels fracas dans la batterie decuisine et dans la vaisselle, que, pour mettre d’accord cesenragées, souvent je suis obligé de les mettre à la porte… Et puiscela recommence avec les autres… J’ai cru qu’en éloignant Brossettede la maison, j’y ramènerais le calme… Je lui ai dit :

– Écoutez, Brossette… vous êtesassommant… Vous mettez tout sens dessus dessous, chez moi. Je n’aiplus de maison. Dorénavant, vous logerez et vous prendrez vos repasdehors.

Et lui, philosophe, m’a répondu :

– Monsieur a bien raison… Au moins, jepourrai lire L’Autoà mon aise… Mais, allez !… ça nechangera rien à rien… Elles en veulent, monsieur… Ah ! cessacrées femmes, ce qu’elles sont embêtantes !…

En voyage, il est bombardé de lettres… À peines’il les lit, en haussant les épaules… Il n’y répond jamais… Maisil écrit copieusement à des amis, à qui il raconte des aventuresémouvantes, des prouesses de plus en plus extraordinaires, et iltient pour eux un livre de « moyennes », jamaisatteintes, ai-je besoin de le dire ?

Ce que j’admire en Brossette, c’est lapuissance de sa vue, qui lui permet d’apercevoir, à des kilomètresde distance, le moindre obstacle sur la route ; ce quej’admire surtout, c’est le sens étonnant, mystérieux, qu’il a del’orientation. Cette faculté, qui semble un prodige, on peutl’expliquer, on l’explique, par des raisons physiques, trèsclaires, chez les pigeons, les canards sauvages, les hirondelles…Mais comment l’expliquer chez Brossette ? Et lui qui aime tantà se vanter de tout, il est, sur ce point, d’une modestie qui mesurprend… Il n’y pense pas… n’en parle pas… Il est comme ça… il atoujours été comme ça… voilà… Je l’observe souvent. Le dos rond, lamain touchant à peine le volant, la figure grave et plissée,surveillant tour à tour le graisseur, le voltmètre, le manomètre,la campagne… l’oreille attentive aux moindres bruits du moteur, ilva, sans s’inquiéter jamais de la borne indicatrice, du poteau,dont les flèches montrent le chemin… Aux carrefours, il dresse unpeu plus la tête… Il regarde l’horizon, flaire le vent, puis ils’engage résolument dans l’une des quatre ou six routes qui sontdevant lui… C’est toujours la bonne… Il n’arrive pour ainsi direpas qu’il se trompe…

Il y a deux ans de cela… Nous revenions deMarseille. Nous nous étions arrêtés à Lyon, un jour… Brossette semontrait particulièrement gai… jamais je ne l’avais vu si gai. Jelui en fis la remarque.

– C’est la machine, monsieur… Elle vacomme un ange… Ça me fait plaisir.

Nous quittâmes Lyon, au petit matin. Jepensais rentrer par Dijon, où j’avais l’intention de déjeuner chezun ami… Je m’aperçus bientôt que nous n’étions pas sur la route…Mais Brossette me dit avec une tranquille assurance :

– Que monsieur ne se fasse pas de mauvaissang !… Ça va bien… Ça va très bien.

Il était tellement sûr de son fait que jen’osai pas insister davantage… Pourtant, je ne cessai de me répéterà moi-même : « Nous ne sommes pas sur la route… Nous nesommes pas sur la route. »

Le temps était très frais… presque froid. Pasde soleil dans le ciel… pas de brume, non plus… une atmosphèrelimpidement grise, subtilement argentée, où toutes les chosesprenaient des colorations délicates… J’avais le cœur réjoui… Lamachine était ardente, excitée par une carburation régulière etforte… Et nous allions… nous allions… C’étaient des paysages, desvillages, des villes, des côtes que nous passions à toute vitesse,et dont j’étais bien sûr que nous ne les avions jamaisrencontrés ; du moins, jamais rencontrés entre Lyon et Dijon…Deux heures… trois heures… quatre heures. Aux formes des terrains,au type des visages, je sentais que nous nous approchions de laTouraine, que nous étions peut-être en Touraine, que peut-être,nous l’avions déjà dépassée.

Il fallut faire de l’essence, dans un bourg.Je consultai la carte… Parbleu ! qu’est-ce que jedisais ?… Triomphalement, je montrai la carte à Brossette,heureux de le prendre, une fois, en défaut.

– Encore quatre heures de ce train-là,Brossette… et nous sommes à Bordeaux. Nous courons vers l’ouest,mon ami… nous y courons, comme l’avenir…

Mais Brossette hocha la tête :

– Comme monsieur se tourmente, fit-il…Puisque je dis à monsieur !… Ces routes-là… j’irais les yeuxfermés… Monsieur me connaît…

– La carte, Brossette… voyez lacarte !

– Ah ! la carte !

Et, jetant sur le trottoir le dernier bidond’essence vidé, il haussa les épaules, dans un mouvement desouverain mépris… Puis il se toucha le front.

– La carte ! répéta-t-il… la voilàla carte… le Taride… l’État-major… c’est là !…

Nous repartîmes… J’étais résigné à tout, mêmeà franchir l’Atlantique, au besoin, si telle était la fantaisie demon ami Brossette.

Une heure après, à l’entrée d’un village, nousstoppions, le long d’un grand mur, au milieu duquel s’ouvrait uneporte, peinte en gris et armée de lourdes traverses de fer…Au-dessus de la porte, était écrit, en lettres noires presqueeffacées, et surmonté d’une croix de pierre, ce mot :Asile. Brossette était vivement descendu de la voiture, etsonnait à la porte…

– Que monsieur ne s’inquiète pas !…Je reviens tout de suite…

J’étais tellement stupéfait que je ne pensaipas à lui demander d’explications… D’ailleurs, la porte aussitôtouverte, Brossette avait disparu…

Quel asile ?… Pourquoi cet asile ?…qu’allait-il faire en cet asile ?… Est-ce que mon mécanicienétait devenu subitement fou ?

Par l’entrebâillement de la porte, j’aperçusdes jardins et, au fond, une grande maison toute blanche… Desvieilles gens formaient des groupes devant la maison. Des vieillesgens se promenaient, à petits pas, dans les allées du jardin…

Brossette reparut bientôt, le visage toutépanoui. Il soutenait une très vieille femme, grosse, courte, touteridée, toute courbée, qui marchait péniblement, en s’aidant d’unbâton. Il la conduisit près de moi, et me dit, en me regardant d’unregard qui demandait pardon, en même temps qu’il s’illuminait debonheur :

– Fallait pourtant bien, monsieur, que jevous fasse connaître maman… C’est maman, monsieur !

Et s’adressant à la vieille :

– Tiens, maman… C’est monsieur… Disbonjour à monsieur !

La vieille sembla d’abord consternée de nospeaux de loup, de nos lunettes relevées sur la visière de noscasquettes… Tout rond, hagard, son œil allait de moi à son fils,qu’en vérité elle ne reconnaissait pas, sous cette vêture oùs’ébouriffaient des poils blancs et noirs… Enfin, elle chevrota,indignée :

– Si c’est Dieu possible !…Ah ! ah !… Des masques !… Des masques !…

Brossette éclata d’un bon rire, d’un rireplein de tendresse.

– Maman ! Oh ! maman !… Çat’épate, hein ?… Et tiens…, ça…, c’est une automobile… C’estmoi, ton fils… qui la conduis… Regarde un peu… T’en as peut-êtrejamais vu, ma pauvre maman, des automobiles ?… Attention…

Il mit le moteur en marche, le fit ronflerépouvantablement. La vieille, effrayée, voulut rentrer. Ellecriait :

– Si c’est Dieu possible !… Si c’estDieu possible !

Brossette l’apaisa, en l’embrassant et en luiglissant deux louis dans la main.

– Allons, dis adieu à monsieur… Faut quenous partions… Mais nous reviendrons dans quelque temps… Nousreviendrons te voir, encore une fois…

Il confia sa mère à une surveillante quiattendait, près de la porte, l’embrassa de nouveau, tendrement…

– Porte-toi bien, maman…

Et il sauta dans la voiture :

– Soixante-dix-sept ans, monsieur !…Et maligne… maligne !… Vous comprenez ?… toute seule àson âge… Alors, je l’ai mise là… on la soigne bien… elle estheureuse…

Puis :

– Monsieur a été bon pour moi… Jeremercie bien monsieur… Vrai !… monsieur est un bongarçon…

Il ajouta, après avoir vérifié songraisseur :

– Si monsieur a faim, nous pouvons allerdéjeuner à Amboise… C’est à dix minutes d’ici…

En traversant le village, lentement, ilreconnaissait les maisons… appelait les gens.

– Tiens !… C’est Prosper… Bonjour,Prosper !… Voilà la forge du père… Maintenant, c’est un café…Tenez, monsieur. À Tivoli… oui, c’est là qu’elle était… Ehbien, mon vieux Vazeilles… tu en as un fameux coup de soleil… Ça,c’est mon oncle… ce petit gros, devant l’épicier… Bonjour, mononcle !…

Ému et glorieux, il se dressait, se carraitdans l’automobile.

Lorsque nous eûmes dépassé la dernière maison,il se retourna vers moi, et me dit « en donnant sesgaz » :

– Joli patelin, n’est-ce pas ?… Iln’a pas changé…

Ce mois-là, en examinant son livre, jeconstatai, sans trop de surprise et sans la moindre irritation, quele bon Brossette avait largement rattrapé les quarante francsdonnés à sa mère. Je dois dire, à son honneur, qu’il y avait eulutte. Des surcharges toutes fraîches indiquaient visiblement qu’ilne s’était décidé que tard, à cette restitution… Je lui en sus gré.Mais l’habitude avait été plus forte que la reconnaissance… Unefois de plus, son intérêt triomphait de son émotion. Après tout,n’avait-il pas raison ?… Tout ça, n’est-ce pas ? c’estdes histoires de riches…

Brave Brossette !…

Frontières.

Ce n’est pas sans appréhension que, par unbeau matin d’avril 1905, nous démarrâmes, mes amis et moi, surnotre merveilleuse, ardente et souple C.-G.-V.

Pas très loin de Saint-Quentin, où nousdevions faire le petit pèlerinage obligatoire aux pastels de LaTour, on nous jeta des pierres… À La Capelle, des gendarmes,embusqués derrière des verres d’absinthe, dans un cabaret, nousarrêtèrent et réclamèrent les papiers de la voiture, avec des airsmenaçants. Après une discussion interminable où, une fois de plus,j’admirai la belle tenue, le beau langage, l’impeccable logique desautorités françaises, deux contraventions, en dépit de la verve deBrossette, nous furent dressées, la première pour excès de vitesse,la deuxième parce que le numéro, à l’arrière, le 628-E8, avait, surla route, recueilli un peu de poussière qui le cachait en partie.Il faut bien que les gendarmes égayent un peu leurs mornes stationsdans les cafés… Comme nous arrivions à Givet, place forte élevéecontre les incursions des Belges, un gamin, du haut d’un talus, fitrouler, sous les roues de la voiture, une grosse bille de bois, quinous obligea, pour l’éviter, à un dangereux dérapage…

Et nous étions en France, dans la douceFrance, la France du progrès, de la générosité et del’esprit ! Prémices réconfortantes ! Qu’allait-il advenirde nous, en Hollande, pensaient mes amis, et surtout en Allemagne,où il est reconnu, par les plus doctes historiens de LaPatrie, que les êtres informes qui peuplent ces deux pays, nesont encore que des sauvages ?…

J’avais beau les rassurer… Ils n’étaient passi tranquilles.

On leur avait dit :

– Ah ! vous allez en avoir desembêtements !… En Hollande, les Bataves vous regardent commedes bêtes curieuses et malfaisantes, s’ameutent, s’excitent,dressent des embûches… Et c’est la culbute dans le canal… Pourl’Allemagne, c’est un pays encore plus dangereux… Rappelez-vous laguerre de 70… Ce qui va vous arriver… c’est effrayant !

On leur avait conté de terrifiantes anecdotessur l’hostilité des populations, l’implacable rigueur desrèglements, la tyrannie sanguinaire des autorités… Il semblaitqu’il fût plus facile et moins périlleux de pénétrer à la Mecque, àPéterhof ou à Lhassa, qu’à Cologne et à Essen…

– Et les routes !… Quelque chosed’affreusement préhistorique… Pas de vicinalités, dans ces pays-là…pas de ponts et chaussées !… Admettons, pour un instant, queles populations ne vous massacrent point ; que vous sortiez, àpeu près intacts, votre automobile et vous, des griffes del’autorité… jamais vous ne sortirez de ces routes-là… Descloaques,… des fondrières,… des abîmes… L’accident certain,… laprison probable,… la mort possible… Voilà ce qui vous attend… Maisvous ne connaissez pas les Allemands. Tenez, pendant la guerre,nous avons dû loger, à la campagne, un escadron de uhlans…Savez-vous ce qu’ils faisaient ?… Ils mangeaient le cambouisde nos voitures… Mais oui… tel est ce peuple, mon cher…

Si bien qu’ils avaient hésité longtemps àm’accompagner, dans ce voyage, qui, pour toutes sortes de raisons,leur tenait à cœur… Aussi, avant de partir, s’étaient-ils muniscopieusement de toutes les recommandations politiques,diplomatiques, militaires et douanières… Nous avions unportefeuille bourré de certificats, d’attestations, et d’admirableslettres d’une très belle écriture, ornées de cachets rougesimposants. Les papiers hollandais disaient : « Nousprions les autorités, etc. » Les papiers allemandsdisaient : « Ordre est donné aux autorités. » Il yavait là une nuance plutôt rassurante… Mais, le moment venu de lesmettre à l’épreuve, qu’allaient-ils peser, devant tant debarbarie ?…

La douane allemande.

Ce qui nous arriva, quand nous franchîmes lafrontière allemande, à Elten…

Nous venions de passer un mois merveilleux, unmois enchanté, en Hollande, dans la douce et claire Hollande,encore tout émus de ses paysages de ciel et d’eau, de ses villespenchées, de ses musées. Il ne nous était rien arrivé de fâcheux,au contraire. Ici un accueil réservé et, au fond,bienveillant ; là, une hospitalité enthousiaste. Même enFrise, où une automobile est une bête presque inconnue, où lacuriosité hollandaise se montre parfois gênante, nous n’avionssuscité qu’une sorte d’étonnement respectueux… Du moins, cetétonnement, c’est ainsi que je me plus à le qualifier… Quand onfile sur les routes frisonnes, on voit, à chaque minute, passer deshommes au visage placide, qui mènent ces admirables chevaux, dontla peinture hollandaise consacre les belles formes rondes, de ceschevaux très noirs, à la haute encolure, à la robe luisante, quis’accordent si bien avec le paysage et décorent nos corbillardsparisiens avec tant de majesté… Ils s’arrêtaient pour nousconsidérer, laissant s’emballer leurs bêtes surprises… Je garde lesouvenir de celui que nous fîmes, en cornant, se retourner de loin,et qui, sans plus se soucier de son cheval parti et galopant, àfond de train, dans le polder, demeura pétrifié d’admiration,immobile au bord de la route, son chapeau à la main…

Je me rappelais aussi qu’à Edam, ayant laissél’automobile à la garde de Brossette, pour prendre le coche d’eauqui mène à Volendam, nous avions été entourés, subitement, par leshabitants de tout le village… Il y avait là de jolies fillessouriantes, parées de bijoux et de dentelles ; il y avaitsurtout des hommes, dont l’aspect nous inquiéta. Ces colosses,calmes et rasés, très beaux sous leurs bonnets de peau de mouton etdans leurs amples culottes bouffantes, me faisaient penser à cespaysans héros, leurs ancêtres, qui boutèrent, hors de leurRépublique, notre bouillant Louis XIV, ses fringantescavaleries, ses infanteries si bien dressées, ses cuisines et sesdames, non sans garder quelques bannières et drapeaux, et quelquescanons historiés. Et je m’imaginai qu’ils examinèrent ces trophéesdu même regard fier et conquérant dont leurs descendantsexaminaient notre machine… À notre retour de Volendam, j’appris deBrossette, qu’il avait été traité royalement et que ces braves genslui avaient offert un banquet.

– Seulement, expliqua Brossette,… j’ai dûen promener quelques-uns,… les notables de l’endroit,… et y allerd’une conférence sur le mécanisme…

– Vous savez donc le hollandais ?lui demandai-je…

– Non, monsieur… Mais il y a les gestes…C’est égal… ce sont des types, vous savez !… Et je ne m’yfierais pas…

Oui, mais l’Allemagne ?… Ses douaniersrogues, ses terribles officiers, son impitoyable police ? Lesépreuves allaient maintenant commencer. Je regrettai, ah !combien je regrettai, à ce moment, de n’avoir pas l’âme chimériquede M. Déroulède, pour, d’un geste, rayer à jamais de la cartedu monde ce barbare pays !

Nous arrivâmes, venant d’Arnheim, vers quatreheures de l’après-midi, à Elten. Je cherchai longtemps où pouvaitbien être la douane… On m’indiqua un petit bâtiment, modeste etfamilial, que nous eûmes la surprise de trouver vide… Je heurtailes portes et appelai vainement, plusieurs fois… À grand’peine, jefinis par découvrir une bonne femme, assise, dans le coin d’unepièce, et qui reprisait pacifiquement des bas… Elle avait de largeslunettes, un visage vénérable et très doux. Elle était sourde. Prèsd’elle, un chat jaune dormait, roulé en boule sur un vieux coussin…Un pot de terre chantait sur la grille d’un fourneau. J’eus beauinspecter la pièce, pas le moindre appareil de force, nulle part…pas de râtelier avec sa rangée de fusils,… nul casque à pointe,…pas même un portrait de l’Empereur Guillaume, aux murs… Je crus queje m’étais trompé. Avec beaucoup de difficultés, je mis la bonnefemme au fait de ce qui m’amenait.

– Oui… oui, fit-elle, en se levantpesamment… c’est bien ici…

Elle posa ses lunettes et son ouvrage sur unetable encombrée de paperasses, de registres, de livres à souche. Lechat réveillé s’étira voluptueusement… Elle dit ensouriant :

– Un beau temps pour voyager… Na !…Venez avec moi… C’est à deux pas…

Nous traversâmes la rue. Elle me fit entrerdans un cabaret où un gros homme, très rouge de figure et trèscourt de cuisses, fumait sa grande pipe, assis devant une chope debière… Quoiqu’il fût tout seul, il semblait s’amuserextraordinairement. Peut-être songeait-il à nos défaites, à sesvictoires ? Car, à quoi peuvent bien songer lesAllemands ? – La femme lui dit quelques mots.

– Ah ! ah ! fit le gros homme…Très bien… très bien ! Nous allons voir ça…

Je remarquai alors qu’il était coiffé, assezcomiquement, d’une casquette anglaise, qui lui collait au crâne, etque ses vêtements, déteints, ne rappelaient l’uniforme que par deuxou trois boutons de cuivre et par un liseré, où le rouge ancienreparaissait, çà et là, à de longs intervalles… Nous sortîmes.

Il tourna autour de la voiture, l’examina avecune curiosité réjouie… Brossette le suivait, prêt à ouvrir lescoffres à la première réquisition… Moi, j’extrayais de ma poche lefameux portefeuille… Et tel fut le dialogue qui s’engagea entre uncitoyen français et un douanier allemand :

– Ça va bien, hein ?

– Assez bien…

– Ça va vite ?

– Assez vite, oui.

– Trente kilomètres ?

– Oh ! Plus… plus…

– Sacristi !… C’est joli… c’estjoli…

Il passa la main sur la poire de la trompe,gonfla ses joues, souffla :

– Beuh ? Beuh ?…

– Oui…

– C’est joli… Et vous allez àKrefeld ?

– Non… à Dusseldorf…

– À Dusseldorf ?… Sapristi !…Alors, dépêchez-vous… Houp !… Houp !… Houp !

Il me frappa amicalement surl’épaule :

– Français, hein ?…

– Oui…

Il me serra fortement la main, et, m’indiquantla route :

– Dusseldorf… la première à droite… ÀEmmerich, vous passez le Rhin, sur le bac… Houp !Houp !

Je demandai :

– La route est mauvaise, hein ?

– Mauvaise ?… C’est comme du parquetciré… Houp !

Avant de virer, selon les indications dudouanier, je me retournai… Je le vis planté au milieu de la route,qui agitait en l’air sa casquette, en signe de bon voyage.

Nous fûmes longtemps à revenir de notreétonnement.

– Ça doit cacher quelque chose deterrible, dit l’un de nous… Attention, Brossette… Et pas sivite !

C’est ainsi que nous entrâmes enAllemagne.

Vers Rocroy.

Pour l’instant, nous n’avons même pas franchila frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.

Première journée désagréable.

Après Compiègne, le vent s’était levébrusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoupnotre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, depetits cyclones de poussière… Tant que nous eûmes à longer l’Oise,à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de savallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sabatellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, oùnotre patriotisme se contenta d’admirer Latour et ne songea pas uneminute, hélas ! à donner le moindre souvenir à M. Anatolede la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien quedes champs de betteraves, à peine ensemencés… Il semblait que lacampagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheressedu vent… Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n’a pasfait la toilette depuis longtemps… Peu de villages, pas de villes,sauf Guise qui ne me parut pas être l’Eldorado industriel, célébrépar le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, deshameaux endormis, des fermes ensommeillées ; ici, une pauvrebriqueterie ; là, une distillerie abandonnée… et la route, laroute monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmesguère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s’enallaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rareshumains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.

Moins un pays travaille, et plus l’on diraitqu’on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sansdoute, à ce qu’on ne rencontre qu’eux.

Je remarquai que presque tous les vieuxchâteaux sont désertés… Ils ne nourrissaient plus leur homme.Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou decolonies de vacances ; ils sont revenus au peuple, et c’est cequ’ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine etmeurent dans leur cercle de ronces. Personne n’en veut plus. Letemps est dur à l’oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, etle dimanche, à l’heure de la messe, on les voit encore se pavaner àla ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, desbottes, des éperons qu’ils font toujours sonner fièrement sur lestrottoirs. Mais ils n’ont plus de cheval, car l’avoine estchère ; et ils n’ont plus rien, car, pour avoir quelque chose,il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacresde luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leurorgueil déchu, et leur foi chimérique… Heureux pourtant, quand, auretour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan quiconsent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec sonporc !… Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, duNivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que desporcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que desmendiants… Mais ici il semble qu’il n’y ait même plus de hobereaux,retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leurDieu, dans le grand tout du passé.

Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encoreun château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, destourelles, des créneaux. Soyez sûr qu’il appartient à un cordonnierheureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêveanachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit deprolétaire…

Une ville morte.

Rocroy, nom sonore qui semble claironner, àlui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.

J’ai vu bien des villes mortes, – elles nesont pas rares en France, – mais d’aussi mortes que Rocroy, iln’est pas possible qu’il y en ait, nulle part, dans le monde.Rocroy est plus qu’une ville morte, c’est un cimetière ; plusqu’un cimetière, c’est le cimetière d’un cimetière, si une tellechose peut se concevoir. L’administration des ponts et chausséesqui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner auxvoyageurs étrangers l’affligeant spectacle de cette déchéance, adéclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroyqu’un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et oùpoussent librement des herbes grisâtres : l’ancienne route. Lanouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s’en va desservantdes villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant,Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense,peut-être par charité, comme, dans les budgets de l’État,subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ouà des personnes disparues… Je ne puis me faire à l’idée que legouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour lesenvoyer – sous-préfets, juges, percepteurs, etc. – dans cettenécropole. J’imagine qu’on les recrute – et avec peine encore –parmi les anciens concierges de châteaux historiques et lesgardiens de cimetières désaffectés… Quant aux quelques figurants,chargés de représenter l’indigène, d’où viennent-ils ? Dequels hôpitaux ? De quelles morgues ?… De quels musées decire ?

Et remarquez que, par une audacieuse ironie,Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale,l’emploi de chef-lieu d’arrondissement… C’est chef-lieu derétrécissement qu’il faudrait dire…

Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt parerreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais,je m’acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être unraccourci, et, qu’à le prendre, nous économiserions de la route etdu temps, pour gagner Fumay.

Hélas ! ce fut Rocroy.

Mais, je ne regrette rien. Les spectaclesagréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris,depuis l’histoire romaine, que rien n’exerce l’esprit, n’élève lecœur, comme de méditer sur des ruines.

Rocroy a encore ses remparts et ses deuxportes. Bien qu’ils aient été construits par Vauban, qui avaitpourtant de l’imagination et le goût du pittoresque, ils n’ont riende terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n’est, pourainsi dire, qu’une place, une petite place lugubre et muette, fortsale, autour de laquelle des maisons, qui n’ont même pas leprestige des architectures anciennes, se délabrent, s’excorient,s’exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose.Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas yavoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercheraitvainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir dugrand Condé… Ah ! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sansla moindre humiliation. Rien n’y évoque plus la mémorable frottéequ’ils y reçurent ; aucun trophée à la mairie, aucun canon surles remparts… Mais que viendraient faire à Rocroy lesEspagnols ? Ils ont aussi des villes mortes, chez eux, devieilles villes sarrazines, des villes de porcelaine que le soleil,chaque matin et chaque soir, anime de reflets enflammés etmerveilleux.

Quand nous traversâmes cette place, nous vîmesquelques fantômes, assis sur des chaises et sur des bancs, au seuildes portes, devant les boutiques, dont la plupart, d’ailleurs,étaient closes. Ils ne remuaient pas, ne parlaient pas, neregardaient pas. Le bruit de l’automobile ne leur fit même paslever la tête.

Dans les plus petits villages, perdus au fonddes terres, un chien étranger, un chemineau qui passe, une voitured’ambulant, un vol d’oies sauvages, est un événement considérable.À plus forte raison, une auto… On s’inquiète, on s’assemble autourde ces choses inhabituelles, qui, pour un instant, rompent lamonotonie de ces existences enfermées.

À Rocroy, ils ne s’inquiétaient de rien, neregardaient rien, si parfaitement immobiles que nous eûmes lapensée que c’étaient des mannequins d’étoupe, et que, si nous lesavions effleurés d’une chiquenaude, ils fussent tombés sur letrottoir, avec un bruit mou… Notre surprise s’augmenta à découvrirque les devantures des boutiques s’ornaient d’enseignes, telles quecelles-ci : « Épicerie parisienne… Boulangerieparisienne… Charcuterie parisienne… ». J’ignore l’idée que cesspectres se font de Paris, si Paris, pour eux, symbolise la vie oula mort… Ce que je sais, c’est que tout était parisien, à Rocroy,et que tout était mort.

On ne perçoit d’abord que le comique deschoses ; ce n’est qu’à la réflexion que le tragiqueapparaît.

Il ne nous fallut pas longtemps pour sentirque cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite etdouloureuse image de la ruine et de la mort, que fut l’œuvrepolitique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste,que, plus tard, vint achever Napoléon, dont, par un prodige, laFrance n’est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d’un poidssi lourd et si étouffant…

Aujourd’hui, de probes et sagaces historiensentreprennent de reviser l’histoire de ce siècle abominable que,dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelletoujours le grand siècle. Vraiment, nous n’avons plus à avoir hontedu nôtre, quoi qu’en aient les Académies, gardiennes sévères desmensonges du passé.

Que sont nos vices, notre corruption, notrevénalité, que sont nos pauvres petits Panamas, si on les compareaux vices, aux corruptions, aux concussions, aux trahisons de cettecour fameuse qu’on nous donne encore pour le modèle de l’honneur,du patriotisme, de l’élégance et de la vertu ? À peine desfarces de collégien… Ma pensée allait, avec une sorte dereconnaissante piété, vers nos bons radicaux et radicauxsocialistes qui, comme la noblesse d’alors, forment la classeprivilégiée d’aujourd’hui, celle qui, éternellement, sous destitres différents, mais avec des appétits égaux, se rue, dit-on, àla même curée des honneurs et de l’argent… Quelles bravesgens ! Et comme je les aime !… Ils sont affables, polis,modérés dans l’expression publique de leurs passions, ennemis duscandale qui est toujours laid, des intrigues trop bruyantes quisont parfois dangereuses. Excellents patriotes, fermescapitalistes, intermédiaires habiles entre l’épargne et lesbanques, propriétaires orthodoxes, qui donc pourrait mieux défendreles immortels principes de la conservation sociale, répartir pluséquitablement, entre les grosses affaires qu’ils protègent, et lesmenus besoins des pauvres qu’ils administrent, la manne desbudgets ?… En outre, ils ont de l’éducation, de la décence etde la vertu, une culture moyenne qui les rend aptes à toutes lesmédiocrités éclatantes et fructueuses, un raffinement de mœurs, quifait leur commerce agréable et sans surprises, des habitudesélectorales qui les mêlent au peuple, qui apprennent, même aux plusgrincheux, la bienveillance et la familiarité envers lespetits…

Ah ! comme ils ont bonne figure, à lescomparer, en leur sévère habit noir, à ces grands seigneurs, vêtusde soies et de dentelles, brutaux et goujats, ignorants et voleurs,domestiques et proxénètes, dont l’élégance si vantée, si regrettée,consistait à se roter au visage l’un de l’autre, donner audience,déculottés sur leurs chaises percées, se barbouiller de sauces,comme les chiens qui fouillent du nez dans leur pâtée, cultiver,bactériologistes sans le savoir, d’immondes vermines sous leursperruques : charniers ambulants, ambulantes ordures, quilaissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, deMeudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et demerde… Prestigieux serviteurs de la monarchie et de la religion,ils ne pensaient qu’à trafiquer de leurs fonctions, piller letrésor, les tailles, les gabelles, les magasins publics, tricher aujeu, trahir leur pays, mener leurs femmes, leurs filles, leursmaîtresses, au lit royal, leurs fils au lit des augustes sodomistesde la Maison de France, et, mieux que sur les champs de bataille oùils se battaient, d’ailleurs, comme des lions, leur fiertéchevaleresque s’exaltait à présenter le pot de chambre au Roi, àchanger ses chemises, ses chausses, ses draps, souillés par lesdéjections de ses purgatifs…

Règne monstrueux et fétide, dont l’odeur delatrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner,soulever le cœur, jusqu’au vomissement !… Ni la beauté despalais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de LaRochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine,de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni – cequi est plus beau et plus grand que tout cela – la forceaccusatrice des aveux, des portraits de l’immortel Saint-Simon, nesauraient en effacer les hontes et les crimes.

Et comme je n’oubliais pas que nous étions àRocroy, je m’arrêtai plus complaisamment à la physionomie du grandCondé qui, au dire de l’Histoire, fut la plus pesante, la plusstupide, la plus héroïque brute de ce siècle de brutes, qui vendittoujours son épée au plus offrant, qui la vendit même à la France…Ô gloire de Chantilly !

En sortant de Rocroy, où, parmi tant de morts,m’étaient revenus tant de souvenirs d’un passé détesté, avec quelleferveur je me plongeai à nouveau – c’est une image – dans le bainde vos vertus rafraîchissantes et hygiéniques, bons radicaux etradicaux socialistes de notre temps, si paisible et siraffiné !… Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotionconsolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme etvos honnêtes habits noirs… à évoquer encore, à évoquer toujours,groupées autour de M. Fallières – c’était alors M. Loubet– dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés deRambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine !…Qu’il me parut rassurant, M. Loubet ! – c’est aujourd’huiM. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional. –Qu’elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vosélégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes !La belle affaire qu’un esprit vil, frivole et chagrin observe, simal à propos, tout ce qu’elles doivent encore aux parfumeries dessalons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de laBelle-Jardinière !…

*

**

La mort de Rocroy a gagné la campagne quil’environne, comme la gangrène d’un membre gagne le membre voisin…L’impression en est sinistre… On croit qu’on va respirer, onétouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de laterre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au longdes ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau,sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrementstérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, demaigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d’un arbuste nain,et çà et là, des ajoncs qui n’ont pas une fleur… Ensuite, c’est unejoie à pousser des hosannas, c’est comme une résurrection, lorsquenous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivièremouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs quientraînent les longs trains de bateaux… Et tout reverdit, toutmiroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbresbourgeonnés, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, leciel ; tout est féerique jusqu’à Givet.

Une ville forte.

Quelle folle terreur ont donc su nous inspirerles Belges, que Givet soit une telle forteresse ?

La ville disparaît presque sous l’accumulationdes défenses militaires… Forts tapis au haut des pics, terrassesarmées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés remplisd’eau, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, cheminsde ronde, tout ce qu’inventa, pour la sécurité des frontières, lascience ancienne et moderne de la fortification, Givet en estpourvu… Par les poternes et les chemins couverts, on s’attend àvoir, tout d’un coup, débusquer des hommes d’armes, bardés de fer…Ah ! les Belges doivent être fiers d’être Belges, en regardantGivet… Ils savent ainsi tout ce que leur puissance militaire a deredoutable… J’imagine aisément que Givet soit, pour eux, lameilleure école, où se fortifie leur arrogance nationale. Ledimanche, les pères doivent conduire leurs enfants à Givet, et jeles entends qui leur disent :

– Voyez, comme nous faisons trembler lemonde !

De son côté, un officier français, devant quije m’étonnais de ce luxe guerrier, m’a expliqué ceci :

– Il ne faut plus, au cours des luttesfutures, qu’on puisse encore s’écrier : « Ah ! voiciles Belges. Nous sommes foutus ! »

Et que de casernes !… Quelles immensesesplanades pour l’évolution des troupes !… Que desoldats !

J’ai vu défiler des bataillons et desbataillons d’infanterie. En tenue de campagne et clairon sonnant,sans doute ils revenaient d’une reconnaissance, peut-être d’uncombat. Et j’ai admiré leur allure martiale, leur soupleentraînement… Nous sommes bien gardés, allez !… Tout me faitcroire aujourd’hui que, devant un tel déploiement de forces, un telhérissement de défenses, l’armée belge nous laissera tranquilles,désormais.

« Si tu veux la paix… », dit laSottise des nations.

On rêve pour Nancy le tiers seulement destravaux patriotiques exécutés à Givet… Il est vrai que, là-bas, cene sont que les Allemands…

Une famille d’automobilistes.

Revenus de notre surprise, bien sûrs de n’êtrepas dérangés par une attaque soudaine des corps d’armée belges,nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, trèsrecommandé par le Touring Club, où l’on nous servit de lacuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites dela Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment,remplacées par une plus humble friture de gardons, et l’onsubstitua de la charcuterie au rosbif promis ; tout cela de sibonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.

Près de nous, était attablée toute unefamille : le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaientarrivés, un peu avant nous, en automobile aussi… Partis de Paris,depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peuhabitables, par toute sorte d’accidents… Ils en parlaient avecaigreur… La mère, surtout, se plaignait amèrement de lamachine :

– Ce n’est rien… ce n’est rien…expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c’est vrai… Elle vas’échauffer…

Elle insistait :

– Je t’ai toujours dit que tu aurais dûacheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme lesTripier… Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux !…Ah ! c’est agréable, d’avoir tout le temps despannes !

– Elle va s’échauffer… je te répètequ’elle va s’échauffer… Il faut qu’elle se fasse… Maisnaturellement… Tu n’es pas raisonnable… Voyons, c’est comme deschaussures neuves… elles ne vont bien au pied qu’au bout de huitjours… Ah ! les femmes… la lune, tout de suite !

– Eh bien, moi, je te dis que nousn’arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là…

Il se mit à rire bruyamment, se tourna versnous, comme pour en appeler à notre témoignage :

– Sabot !… Une Brulard-Taponnier,douze chevaux !… Ah ! ah ! ah !…

– Tu verras… tu verras !…

Elle était couperosée, flasque, minaudière, etpessimiste. Pour bien prouver qu’elle était venue en automobile,elle avait conservé ses terribles lunettes, bien en vue sur sonchapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée,la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arboraitorgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes duTouring.Impossible d’être plus gauche, plus sottementfagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilleslivides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà,sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée… Quant au fils,le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corpsaveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti…Famille bien française, comme on voit.

En voyage, nous ne cessons, nous autres deFrance, de nous moquer des familles allemandes, anglaises,italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent,nous donnent l’exemple de la santé physique et de la bonneéducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nouscomplaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nousappelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, quedes vertus… Mais il est entendu que rien n’est beau, élégant,pétulant, spirituel, rien n’est intelligent que de France. Lesgrands hommes d’autre part ne sont que de plats copistes, dehonteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoï àStendhal… Ibsen est, tout entier, dans La Révolte deVilliers de l’Isle-Adam… Qu’eût été Gœthe sans Gounod et sansThomas ?… Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas,voulez-vous ?… de ce vil espion pensionné par Guizot… L’âmefrançaise, je la retrouve, toute, dans cette exclamation deBrossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait :

– Les Allemands, monsieur ?… quelpeuple de sauvages !… Ils ne comprennent pas un mot defrançais…

Ah ! si pourtant nous songionsquelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités derace, nos descendances d’alcooliques, de syphilitiques, notrelourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde ?

Cette fois, en considérant cette famille demon pays, attablée près de nous, j’y songeai, avec quelledouloureuse humilité !

Ils allaient en Belgique. Jamais encore ilsn’étaient sortis de France, et l’idée que, le lendemain matin, pourla première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dansun pays qui ne serait plus la France, cette idée-là lesimpressionnait, les troublait au delà de tout… Ils ne savaient pastrop s’ils devaient avoir peur, ou se réjouir…

Après le dîner, la table desservie, le pères’entretint longuement, avec le patron de l’hôtel, des industriesdu pays ; la mère tira de son sac un jeu de cartes et fit unepatience ; la jeune fille feuilleta le Bædecker,et lefils, écroulé sur sa chaise, bouche ouverte et bras pendants,s’endormit profondément.

Tout à coup la jeune fille demanda :

– Mère !… qu’est-ce que c’est que leManneken-Piss ?

– Veux-tu bien te taire ?… chuchotala mère, en glissant vers nous un regard inquiet… Veux-tu bien nepas dire de ces choses-là, petite malheureuse ?

Mais la jeune fille appuya,ingénûment :

– Quelles choses ?… Puisque c’estdans le Bædecker !

– Ça n’est pas convenable, là !

– Pourquoi ?

– Parce que…

– Alors, on ne verra pas leManneken-Piss ?

– Si, tu le verras… Tu le verras avec tamère… Seulement, tais-toi !

Et le père continuait de s’instruire auprès dupatron de l’hôtel.

– Nous avons ici, énumérait ce dernier,de très beaux calcaires… une importante fabrique de colle forte…des tanneries…

– Des tanneries ?… Ah !… c’estintéressant… Et la conserve ?

– Non, nous n’avons pas ça… Par exemple,nous avons aussi une belle usine de caoutchouc…

– Bigre !… Ah !dites-moi ?… Et pas de conserve ?… C’estcurieux !…

À cette insistance, nous comprîmes que le grosmonsieur avait, quelque part, un établissement de conserves… Malgréson air bonhomme, avait-il dû en empoisonner des gens ! Et,peut-être, avait-il élevé ses enfants avec ses produits, ce quiexpliquait leur teint terreux et maladif… Satisfaits de cerenseignement et de ces hypothèses, nous allions nous retirer,quand le mécanicien entra, en cotte de travail, les mains toutesnoires de graisse…

– Ah ! Ferdinand, dites-moi ?…La voiture ?… Ça va, hein ?… Nous partons demain, à huitheures, mon garçon… huit heures précises… Dites-moi ?… Faitesle plein d’essence… Voyons… Namur ?… Soixante kilomètres, àpeu près, hein ? Non… le demi-plein… Ce sera assez…

Le mécanicien parut gêné, se gratta latête :

– C’est que… dit-il… voilà… la machine neva pas du tout… Elle n’embraye plus…

– Sacristi !… Dites-moi ?… Çan’est pas grave ?

– Hé !… monsieur… c’estembêtant…

Toute la famille, même le fils réveillé,tendait le col vers le mécanicien…

– Comment ?… Qu’est-ce que vousdites ?… Une machine toute neuve !

– Bien sûr… mais monsieur doitcomprendre… du moment qu’elle n’embraye plus…

– Je comprends… certainement, jecomprends… mais… dites-moi ?… Ce n’est pas une raison… Voyezça… travaillez…

– Mauvais travail… Ici, il n’y a pas defosse… Et puis, il fait trop noir… Demain matin, nous verrons ça…Ah ! j’ai bien peur…

– Mais non… mais non… Huit heures,hein ?… Ah !… Dix litres seulement… Nous remplirons aprèsla frontière…

Il prononça « la frontière » avec unaccent majestueux. Le mécanicien parti, il se promena quelquesminutes dans la salle, le front plissé… Mais, pour dissimuler sespréoccupations, les pouces aux entournures du gilet, et balançantla tête, il faisait :

– Peuh ! peuh ! peuh !…Peuh ! peuh !

La mère avait un sourire méchant… Elledit :

– Tu verras… tu verras !

La fille demanda :

– Père… qu’est-ce que c’est :« elle n’embraye plus » ?

– Mon enfant, c’est…

Il resta court, chercha une explication, etn’en trouvant pas :

– C’est rien… fit-il, rien du tout… Unpeu de graissage… il n’y paraîtra plus…

– Oui ! oui… compte là-dessus…ricana la mère, en se levant.

Et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain matin, dans la cour de l’hôtel,ce fut une scène tragique.

La famille, harnachée pour le voyage, étaitréunie autour de la Brulard-Taponnier, douze chevaux… Nousarrivâmes juste au moment où Brossette, à qui son collègue avaitdemandé aide, sortait de dessous la voiture.

– Eh bien ? interrogea le monsieur,qui avait mis ses derniers espoirs dans la science de notremécanicien…

– Eh bien… répondit-il en s’époussetant…rien à faire… Le cône est faussé, le cuir est brûlé… Faut qu’elleaille à l’usine.

Ils furent tellement consternés, tous lesquatre, qu’ils ne songèrent même pas à protester, à s’indigner. Lesilence qui suivit cette sentence fut quelque chose de poignant…J’eus pitié d’eux… Vraiment, ils avaient l’air de condamnés àmort.

Ferdinand s’approcha de son maître. Sonexpression de fourberie me frappa. Il fut verbeux.

– Je l’avais bien dit à monsieur, hiersoir… Ah ! c’est très embêtant… J’vas ramener la sacréemachine à Paris, et je viendrai retrouver monsieur en Belgique, oùque monsieur me dira… Vrai !… on peut appeler ça de la guigne…Monsieur, lui, va prendre le chemin de fer pour quelques jours,cinq… six jours… huit jours au plus… le temps des réparations,quoi !… À moins que monsieur ne préfère m’attendre ici… C’est,comme de juste, à la disposition de monsieur…

Le patron de l’hôtel, qui circulait autour dela voiture, lança négligemment :

– Il y a de bien belles promenades, dansles environs… Bons chevaux… Voitures confortables… Prixmodérés…

Après un nouveau silence, le monsieur regardaFerdinand d’un regard timide et suppliant :

– Vous êtes bien sûr ?… Il n’y a pasun moyen ?… Dites-moi ?… pas un moyen ?

– Que monsieur demande à moncollègue !…

Brossette, qui se lavait les mains à la pompe,tourna la tête, répéta :

– Rien à faire…

Ferdinand rajusta le capot du moteur. Ils leconsidéraient comme s’ils eussent encore espéré un miracle… Mais lemoteur resta silencieux…

– Ah ! c’est complet, fit, dans unserrement des lèvres, la femme dont la couperose, sous le voile,s’accentuait de barres violacées… Elle est jolie laBrulard-Taponnier, douze chevaux !… Elle est jolie !

De plus en plus hébété, le monsieursoupira.

– Arriver à Bruxelles en chemin defer !… Dites-moi ?… C’est raide…

La fille avait des larmes dans les yeux.Adieu, peut-être, le Manneken-Piss !… Le fils ouvrait etrefermait la portière d’un geste colère et stupide…

En écoutant le bruit doux et régulier de notremoteur que Brossette venait de mettre en marche, le monsieur, danssa détresse, s’enhardit jusqu’à m’adresser la parole :

– Vous avez de la chance… Ah ! vousavez de la chance…

– Monsieur a une bonne voiture, voilà…rectifia aigrement la femme… Monsieur n’a pas uneBrulard-Taponnier, douze chevaux !…

Notre 628-E8 partit dans un démarrage que,malicieusement, Brossette s’était appliqué à faire foudroyant.

– Pauvres gens !… dis-je àBrossette, quand nous fûmes sortis de la ville.

Brossette, d’abord, ne répondit rien. Puis,haussant les épaules et ne pouvant retenir un petit rire que jevoyais se tordre, au coin de sa bouche :

– De bonnes poires, monsieur !… Lavoiture n’a rien, vous savez ?… Seulement, Ferdinand estjaloux de sa femme… Ça le travaille… ça le travaille… Il veutrentrer pour la surprendre… Et comme ils n’y connaissent rien…

J’adressai de vifs reproches à Brossette, pours’être fait le complice d’une si mauvaise action.

– Oh ! moi, monsieur… bien sûr queje donne tort à Ferdinand… Ces choses-là, ça se fait pas… Mieuxvaut être cocu… je lui ai dit… Il s’est entêté… Tout de même, jepouvais pas refuser ce service à un copain… Et puis, on n’est paspoires comme ces gens-là !

L’air piquait ; le matin était exquis,odorant… Un gros bateau remontait la Meuse, dans un clapotementrouge… Nous marchions vivement… Peu à peu, je sentais monindignation faiblir. Quand nous nous arrêtâmes, devant la douane,les mauvais instincts, qui travaillent l’âme de l’automobiliste,avaient fait leur œuvre. Et c’est avec une sorte de joie méchante,de plaisir barbare, que j’aimai à me représenter, dans la cour del’hôtel, groupée autour de la machine silencieuse, cette familledésemparée, à qui le patron de l’hôtel continuait de dire, sansdoute :

– Il y a de bien belles promenades, dansles environs !…

BRUXELLES

Il y a de quoi s’irriter d’avoir roulé, depuisla frontière, sur d’infâmes pavés, sur d’immenses vagues de pavés,d’avoir traversé le Borinage noir et fumant au soleil, avec deséclats de métaux, et qui, toutes les nuits, incendie la nuit de sesbouillonnements de forge et de ses flammes d’enfer, pour n’aboutirqu’à cette ville si parfaitement inutile, si complètementparodique : Bruxelles.

Bruxelles !

Vraiment, il est insupportable, et même un peuhumiliant de se sentir dans cette capitale des sociétés de tramwaysdu monde entier, reine de l’industrie des asperges précoces, desendives amères et des raisins de serre sans goût, quand Bruges endentelles, Liège en acier, Louvain en prières, Gand d’autrefois,avec ses rues si anciennes, ses pignons peints, ses toits coloriéset tout ce que disent les façades de ses églises, tout ce quechuchotent les vieux murs au bord du canal ; quand lesformidables quais d’Anvers, Mons où grouillent les gueulesfarouches, Charleroi et ses montagnes de crassiers que franchissentles petits chemins de fer aériens ; Furne où lesprocessionnaires du Saint-Sang défilent, portant des croix de fer,lourdes comme leurs péchés, quand tout ce pittoresque, tout cetart, tout ce mouvement tragique du travail, tout ce tumulte de laMeuse et de l’Escaut, tout ce silence mortuaire des béguinages,tous ces souvenirs de kermesses et de massacres, ne sont qu’àquelques tours de pneus d’ici.

Et justement Bruxelles !

Enfin, j’y suis… Il faut bien que j’y reste,ne fût-ce que pour panser mes côtes meurtries et mes reins briséspar tant de ressauts et de cahots, sur ces routes de supplice…

*

**

Après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n’y alà rien d’absolument déshonorant.

Je sais des gens, de pauvres gens, des genscomme tout le monde, qui y vivent heureux, du moins qui croient yvivre heureux, et c’est tout un.

J’ai conté, jadis, je crois, l’histoire de cetami, interne dans une maison de fous en province, qui, de sachambre, n’ayant pour spectacle que les casernes, à droite ; àgauche, la prison et une usine de produits chimiques ; enface, l’hôpital et le lycée ; rien que de la pierre grise, deschemins de ronde, des préaux nus, des cours sans verdure, desfenêtres grillées, me montrait, avec attendrissement, au-dessusd’un mur, un petit cerisier tortu, malade, la seule chose qui fût àpeine vivante, au milieu de ce paysage de damnation, et medisait :

– Regarde, mon vieux… On est bien ici,hein ?… C’est tout à fait la campagne.

Il y a des gens qui croient que Bruxelles,c’est tout à fait la ville.

J’en sais même qui voudraient y vivre, quiregrettent de ne pas y vivre, par exemple ces gais notaires de nosprovinces économes, ces financiers bons enfants de la rueLepelletier qui, actuellement, au Dépôt, à Gaillon, à Poissy, àClairvaux, se reprochent amèrement de n’avoir pas su mettre aupoint – au point légal – ces dangereuses opérations de l’abus deconfiance et du faux. Mais l’espèce en devient de plus en plusrare. Et depuis la réforme du régime des prisons, préfèrent-ils àBruxelles ce Fresnes humanitaire, où le confort et l’hygiène nesont pas illusoires, où le travail semble récréatif etmoralisateur, où le modern style des cellules, des préaux, desparloirs, est supportable, sobre, et ne donne pas decauchemars : la première prison où l’on cause.

*

**

On peut ne pas aimer Bruxelles. C’estd’ailleurs le cas de beaucoup de Bruxellois et non desmoindres.

Voyez le roi Léopold qui n’y est jamais, quimultiplie les occasions de n’y jamais rester, qui est partout, enFrance, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, qui esten chemin de fer, en yacht, en automobile, mais jamais enBelgique.

– C’est ainsi, confessait-il gaiement, unsoir d’Élysée Palace, à un de mes amis, lequel sait parler auxrois, c’est ainsi que j’ai pu garder la vivacité de mon esprit, lasûreté de mon goût, et cette jeunesse qui impressionne tant lesfemmes… Et puis, que voulez-vous ?… J’ai de si grossesaffaires, dans tant de pays…

– Même en Belgique, sire…

– Oui… je sais bien… faisait-il enhochant la tête… en Belgique, j’ai un peuple… Mais j’ai aussi,ailleurs, une fortune énorme, qui me cause beaucoup de tracas… Ilfaut bien que je l’administre…

Voyez tous les poètes, tous les écrivains,tous les artistes bruxellois et ixellois qui, dès l’âge le plustendre, en cohortes serrées, s’empressent de déserter leurcapitale, et s’en viennent à Paris, afin, sans doute, d’y apporterun peu de cet accent savoureux qui manque encore à notrelittérature, et d’y gagner rapidement cette consécration décorativeet lucrative qui manque tant à la leur…

Et comme ils ont raison.

*

**

Ils ont raison, car presque tout me paraîtridicule à Bruxelles, me donne et leur donne envie de rire, maisd’un rire terne, d’un rire sans éclats, de ce rire glacial,douloureux qui rend tout à coup si triste, si triste, triste commeson ciel d’hiver, ses boulevards circulaires, les livres deM. Edmond Picard, les poèmes de M. Ivan Gilkin, lescouvertures de M. Deman, les meubles deM. Vandevelde.

Pourtant, Bruxelles est comique. Il n’y a pasà dire, il est extrêmement comique, n’est-ce pas, cher monsieurCamille Lemonnier, qui fûtes, tour à tour, avec une ardeur égale etavec un égal bonheur, Alfred de Musset, Byron, Victor Hugo, ÉmileZola, Chateaubriand, Edgar Poë, Ruskin, tous les préraphaëlites,tous les romantiques, tous les naturalistes, tous les symbolistes,tous les impressionnistes, et qui, aujourd’hui, après tant degloires différentes et tant d’universels succès, mettez vos vieuxjours et vos toujours jeunes œuvres sous la protection dunaturisme, et de son jeune chef, M. Saint-Georges deBouhélier ?

*

**

Au temps de sa splendeur, au temps où les ducsde Bourgogne y étalaient leur luxe barbare et magnifique, où lesinfants et les archiducs y commandaient pour le compte del’Empereur ou du roi d’Espagne, Bruxelles fut la ville éclatante dedrap d’or, de velours, de soies, de fourrures, la poétique etamoureuse ville des dentelles, qui sont le luxe le plus jolimentféminin, l’art le plus exquisément valet de la sensualité. Ce futla capitale du bien vivre, du bien boire, où bourgeois cossus,riches marchands, ribaudes étoffées, s’amusaient grassement etcognaient leurs danses titubantes aux murs des rues étroites, oùles étrangers les plus opulents se sentaient pauvres et dénuésdevant tant de somptuosités et tant de ribotes…

De cette vie pittoresque et forcenée il nedemeure pour témoins que la Maison de ville, trop regrattée, tropredorée, Sainte-Gudule au nom joli, mais dont pas une femme nevoudrait pour patronne, le Manneken-Piss, tristement anachronique,et quelques ruelles aux pignons penchés, aux noms sonores demangeailles.

Maintenant, il n’y a plus que des femmes quisont presque jolies, presque bien mises, nymphes grassouillettes duParc, de la Monnaie et de la Cambre, des messieurs presqueélégants, qui font l’ornement de Spa, la parure de Blankenberghe,et la royale gloire d’Ostende. Il n’y a plus que de faux cigares dela Havane qui, tous, viennent d’Anvers et de Hambourg, etd’affreuses dentelles fausses, d’affreuses dentelles mécaniques,bien que cent maisons de lingerie se disputent – comme jadis centvilles de la Grèce faisaient d’Homère – le piètre honneur d’avoirfourni le trousseau de la princesse Stéphanie.

Et il n’y a plus, à Bruxelles, que desboursiers sans carnet, les fondateurs des XX sans tableaux, lesinventeurs du modern style sans clients, çà et là, quelquescritiques d’art symbolistes, hélas ! sans emploi, quelquespoètes aigris de n’avoir pu partir pour ailleurs, mélancoliqueslaissés pour compte de la littérature, de l’art, de la brasserie,et ce qui est pire que tout cela – oh ! comme je comprendsmieux tous les jours, cher Baudelaire, ton sarcasmedouloureux ! – des Bruxellois.

*

**

Sous l’Empire qui fut le second et qui sera ledernier – car nous n’avons rien à redouter d’un prince qui a puvivre vingt ans avenue Louise, – Bruxelles était encore quelquechose… On le dit du moins… Aujourd’hui, ce n’est plus rien.

Ah ! comme ils furent bien inspirés, lejour où ils chassèrent Victor Hugo de chez eux !… Quelbonheur, en quelque sorte providentiel, pour le grand poète, etpour nous ! Il y eût sûrement perdu tout son génie ;nous, nous eussions perdu toute sa gloire, insuffisamment remplacéepar celle de M. Viélé-Griffin.

D’ailleurs, jamais ils n’ont pu garder unexilé de choix. Il leur fallait des proscrits à leur taille, depauvres petits proscrits de rien du tout… C’est Boulange, Boulange,Boulange, c’est Boulange qu’il leur faut !… Oui, il leurfallait le général Boulanger… Ils l’ont eu… Ils étaient fiers deses bottes dévernies et de sa plume blanche maculée de la boue dunationalisme… Ils l’entouraient de prévenances, lui envoyaient desfleurs, lui jouaient de la musique de M. Gevaert… Et voilàqu’au bout de très peu de temps, écœuré de la rueMontagne-de-la-Cour, du bois de la Cambre, n’en pouvant plusd’ennui et de dégoût, le pauvre diable finit par se brûler ce quilui restait de cervelle… Celui-là aussi !… Alorsqui ?

Je ne crois pas qu’il existe, aujourd’hui,dans n’importe quel pays, à Aurillac et au Puy, pas même àBriançon, de caissiers assez dépourvus pour prendre leur retraite àBruxelles. À preuve cette confidence, émouvante et douloureuse, queme fit, un soir, un honorable préposé à la caisse d’un grandétablissement de crédit français :

– Plusieurs fois, monsieur, m’avoua cesage, j’ai songé à me sauver avec la caisse… Quevoulez-vous ?… J’ai trop de famille, et pas assezd’appointements… Je n’arrive pas… je n’arrive pas à nouer les deuxbouts… Ah ! cela m’était bien facile, je vous assure… Dusamedi soir au lundi matin… j’avais tout le temps, vouscomprenez !… Mais je me suis dit : « Il va falloirvivre à Bruxelles désormais… Ma foi, non… J’aime mieux resterhonnête homme. »

Et il soupira profondément…

*

**

Malgré toute ma bonne volonté – car il estbien évident, n’est-ce pas, que je suis sans parti pris, touchantBruxelles, – il m’est impossible de trouver à ces rangées de petitshôtels et à ces parcs minuscules, de caractère. Ils ne paraissentfaits que pour démontrer que Londres est une belle ville unique. Deci, de là, des constructions neuves, de larges voies moroses, où leRoi s’acharne à engloutir les millions de ses filles, évoquent latriste richesse de Berlin… Mais Bruxelles, avec ses gardesciviques, n’est pas la capitale d’un Empire de canons etd’affaires, où subsistent encore le souvenir d’un grand Frédéric,et le charme de son dix-huitième siècle truqué.

Non, Bruxelles est bien la capitale comique,la capitale d’opérette, la capitale de Vandepereboom !

*

**

Derrière le Musée, dans une rue que bordent demaigres acacias, j’ai remarqué, à travers sa grille, entre cour etjardin, une maison, trop petite assurément pour y logerLittle-Tich… Devant la maison, un bassin rond, et guère plus grandqu’une assiette, d’où s’élancent deux fleurs d’arum, et qu’enjambe,on ne sait pourquoi, un pont arqué, peint en vert. Quelquesplantes, qui gardèrent leur secret, se dessèchent au bas des murs,le long desquels la clématite et la vigne vierge refusentobstinément de grimper. On aperçoit à droite quelque chose defauve, de roussi et de pelé qui fut peut-être, jadis, unepelouse.

Le propriétaire de cette villa a deux cygnes,l’un blanc, l’autre noir, mais le bassin est si étroit, et si peuprofonde l’eau, que les deux malheureux volatiles, dansl’impossibilité de se baigner, se sont réfugiés sur le pont. C’estlà que, affalés, étalés, tantôt le bec sous l’aile, tantôt le colallongé vers l’eau, ils passent leurs journées à dormasser, àrêvasser de lacs bleus et d’étangs pleins de roseaux…

Je ne veux pas dire que ceci soit un trait debucolique spécial à Bruxelles. On peut le rencontrer, l’observerdans toutes les banlieues, à Chatou, au Vésinet, sans doute, nonmoins qu’à Villeneuve Saint-Georges et à Choisy-le-Roi, partout,autour des villes, où l’homme qui se retire des affaires a desdésirs plus vastes que sa maison, son jardin et son bassin, etcroit se créer un univers, en faisant souffrir les bêtes et lesplantes…

Ce qui me fait supposer que Bruxelles n’estpas une ville, mais la banlieue d’une ville qu’on construirapeut-être un jour…

Espérons… Espérons… !

*

**

J’ai été chercher, à la gare, des bagages quenous avions fait expédier par le train.

Au-dessus d’une porte, j’ai lu cetteinscription, en deux langues, encore :

Sortie des voyageurs sans bagages, et desautres aussi.

*

**

Nous avons été recevoir, à la gare, un ami quiarrive d’Amsterdam… Et nous attendons le train sur le quai.

Un employé nous dit :

– Ici, savez-vous, c’est les Belges.

Il nous indique un autre point duquai :

– Là… savez-vous… c’est lesautres !

*

**

Le même soir, au coin d’une rue, une femme –une Flamande assez fraîche de visage, mais massive et pesante, –racole un passant. La conversation s’engage ; le passantdemande :

– Et où demeures-tu ?

La femme répond avec orgueil :

– Rue Montagne-de-la-Cour.

Le passant objecte :

– C’est trop loin.

Alors, la femme :

– Viens donc !… J’ai une bellechambre, sais-tu… bien ridonnée… Tu verras, Manneke, commeelle est ridonnée… Je tapissepartout.

*

**

Gérald B…, un de nos compagnons, nous racontequ’il a passé la nuit chez une des plus jolies cocottes deBruxelles…

– Très jolie, ma foi !… et bonnefille… Et un appartement d’un goût… qui m’a beaucoup gêné… Aumoment du grand délire, la jolie cocotte se met à pousser dessoupirs, des soupirs, et, tout d’un coup, elle s’écrie :« Il y a du bon… sais-tu… il y a du bon ! »

*

**

Il circule dans Bruxelles beaucoupd’automobiles, et qui, toutes, semblent des engins formidables. Laplupart simulent – à ne pas s’y méprendre – nos plus illustresmarques françaises. En dépit de leur apparence de monstres, ellesne vont pas vite, elles vont très lentement, elles ne vont pas dutout.

– Par prudence, m’explique-t-on… LesBelges sont des mécaniciens très sages… Sans ça !

Ce matin, j’ai vu, arrêtée devant la ported’un petit hôtel que décorent – comme tous les petits hôtels – desvitraux, des mosaïques, des cuivres vernis, dessinés parM. Théo Van Rysselberghe, j’ai vu une de ces voituresmonstrueuses, plus monstrueuse encore que toutes celles que j’aivues jusqu’ici… Un frisson m’a secoué tout le corps, rien qu’àconsidérer le redoutable capot qui protège le moteur… C’est unprodigieux cube de tôle, flanqué de sirènes de paquebot, armé dephares lenticulaires, gigantesques. En outre, un projecteurélectrique, capable d’éclairer toute la Belgique nocturne, est fixéà la barre de direction. Je me dis, avec un sentiment d’épouvante,où il entre, d’ailleurs, beaucoup d’admiration :

– Une machine d’au moins cinq centschevaux… Ces Belges, qui n’ont l’air de rien, sont inouïs…

Très impressionné, je m’approche de cetteterrible machine de guerre. Elle est au repos… elle dort… Ah !j’aime mieux ça… Le mécanicien, non plus, n’est pas là… quelleimprudence !… Sans doute, il boit, dans un bar voisin, de labière qui n’est pas de la bière, à moins que ce soit du gin quin’est même pas de l’eau-de-vie de pomme de terre… Enfin, il n’estpas là… J’ai alors la curiosité de soulever cet effarant capot…C’est comme si je tenais dans mes mains une bombe, garnie de samèche allumée. Le cœur me bat, me bat…

D’abord, je ne vois rien, rien que le vide…Puis, à force de regarder, je finis par apercevoir une espèce deminuscule mécanisme, monocylindrique, de la grosseur d’une tasse àcafé chinoise, et dont la force ne doit pas excéder un cheval etdemi…

Le mécanicien revient. Il a un visaged’orgueil… il me regarde avec pitié. Puis il se met à tourner lamanivelle… Je m’en vais…

Une heure après, je repasse par cette rue,devant le petit hôtel. Le mécanicien tourne toujours, sans succès,la manivelle… Tête nue, le visage dégouttant de sueur, ses habits àterre, il tourne… tourne… tourne !…

*

**

Après des révolutions, dans le genre desnôtres, bien entendu, ils ont été chercher, pour l’installer danscette capitale nulle, une dynastie de principicules allemands,mâtinés de quoi ?… de d’Orléans.

Les drôles de gens !

Il n’est pas moins admirable qu’ilspoursuivent l’effort paradoxal de se faire une nationalité autonomeavec des résidus de tant de races si mal amalgamées, de même qu’ilss’acharnent à se faire une langue officielle avec un patois.

Qu’on parle flamand en Flandre, wallon enWallonie, mais, je vous en prie, monsieur Picard, qu’ils continuentde parler, à Bruxelles, ce belge que vous parlez si bien !

Car si toute la Belgique est merveilleusementflamande, Bruxelles n’est que belge, irréparablement belge. Nullepart ailleurs, on ne rencontre plus d’effigies en pierre, enmarbre, en bronze, en saindoux, en pain d’épices, de ce lion quin’est ni héraldique, ni zoologique, de ce lion qui n’est pasméchant, qui n’est pas un lion, pas même un caniche, qui ressemblesi fort au lion des grands Magasins du Louvre, et à qui estréservé, sans doute, le destin léopoldien de devenir, un jour,l’enseigne des grands Magasins du Congo.

« L’union fait la force », répètepartout l’inscription bilingue. C’est l’union de toutes lesimitations qui fait la force de leur comique.

*

**

Cependant Bruxelles ne semble se douter derien de tout cela, ni de cette drôlerie éparse, obsédante, ni de ceque fut le Bruxelles d’autrefois. Et cette espèce de toute petitegrande ville a l’air encore assez satisfait de n’être que leBruxelles d’aujourd’hui, et se trouve – c’est le plus comique – àson avantage.

S’il est un Bruxelles charmant, et dont onpuisse s’éprendre – après tout, pourquoi pas ? – je suis biensûr, au moins, que c’est un Bruxelles qu’on ne voit point. Levoyageur, qui passe quelque part, ne voit jamais que ce qui sevoit. Les âmes cachées dans les villes, comme les fleurs qui secachent dans les prairies, sont toujours les plus jolies. Ah !je voudrais bien voir ce qui se cache à Bruxelles…

Cherchons toujours…

Le Roi en est…

Nous sommes descendus à l’hôtel Bellevue. Onle répare. De la cave au grenier, on le remet à neuf. Les couloirssont obstrués par des planches, des échelles, des tréteaux. De grosmadriers soutiennent les plafonds qui croulent. On nage dans lesplâtras, dans les gravats ; on bute sur des pots de colle. Çava être, paraît-il, une orgie de confort moderne. Du moins,l’annoncent en anglais, en allemand, en russe, en français, depetites notices, bien en vue dans les chambres.

Les garçons vous disent avec des airs avisés,et pour vous donner confiance :

– Le Roi en est.

Parbleu ! Le Roi est de tout, enBelgique ; seulement, il n’est jamais en Belgique. D’ailleurs,dans quelques jours, lorsque je paierai ma note à la caisse, jem’apercevrai bien que le Roi en est… Il en est même trop.

En attendant, on rencontre, dans l’hôtel, plusde peintres, de fumistes, de plombiers, de menuisiers, detapissiers, que de voyageurs… À peine quatre ou cinq Américainesqui vont en Hollande, ou qui en reviennent, elles ne savent pas aujuste ; à peine trois pauvres Anglais, qui, demain matin, serendront au champ de bataille de Waterloo.

Le service est complètement désorganisé. On nepeut rien avoir, pas même d’eau. Ce matin, en guise de petitdéjeuner, j’ai eu une conversation avec le garçon.

– Monsieur va sans doute àOstende ?

– Non, mon ami… Si vous n’y voyez pasd’inconvénient, je n’irai point à Ostende.

– Monsieur a tort… monsieur devrait yaller… Il faut avoir vu cela… C’est curieux… Depuis l’abolition desjeux, nous avons au Casino d’Ostende, quatre tables de roulette ettrente-deux de baccara… Elles travaillent nuit et jour, monsieur…Je ne parle pas des petits chevaux, pour les petites gens… Il y ena !… Il y en a !… Et les femmes… les femmes !…Ah !… monsieur sait sans doute que, maintenant, Ostende doitrester ouvert toute l’année ?… Du moment que les jeux sontsupprimés, il n’y a plus à se gêner, n’est-ce pas ?

Puis, discrètement :

– Le Roi en est !

Et comme je ne dis mot, le garçonexplique :

– Oh ! il ne s’en cache pas… Il s’enmoque, allez, de ce qu’on peut penser ou ne pas penser de lui…C’est un type… Et pourvu que la galette soit au bout !… Brasdessus, bras dessous, il se promène, sur la digue, avec Marquet, ledirecteur du Casino… En voilà un qui a de la veine ! Il n’y apas si longtemps, il était garçon… petit garçon… à la buvette de lagare de Namur… Bien des fois, il m’a servi une tasse de café, entredeux trains… Il n’était pas fier, alors… Et le voilà maintenantpresque ministre… plus que ministre… associé du Roi…

Je suis sorti.

Devant l’hôtel, sur le parvis de l’hôtel,j’aperçois une jeune femme très jolie, infiniment gracieuse, quijoue avec ses deux petites filles. La jeune femme, très élégante,est tout en blanc, souple, mol et léger ; les deux petitesfilles, en blanc aussi, jambes nues, avec d’immenses chapeaux depaille et de dentelles… Toutes les trois, elles jouent à sepoursuivre, autour d’une caisse verte où fleurit un grand laurierrose. Très raide, très digne, tout en noir, la gouvernante estassise sur un banc, près de la porte, un paquet d’ombrelles et demanteaux sur les genoux, un livre, non ouvert, à la main. Ellesattendent, sans doute, une voiture commandée qui ne vient pas plusque n’est venu mon déjeuner… Le portier, tout galonné d’or,inspecte la place et les rues d’un air inquiet.

Je m’arrête à considérer cette jeune femme,qui est bien plus enfant que ses deux petites filles. Je n’aijamais vu de si beaux cheveux blonds, blonds, comme, à certainsjours, est blonde cette mer si merveilleusement blonde du Nord. Jen’ai jamais vu une nuque, mieux infléchie, d’une pulpe plussoyeuse. Les yeux bleus sont d’une candeur puérile, adorable.Ah ! comme ils ignorent Nietzsche, et comme leur estindifférent ce Rembrandt, dont la Ronde de Nuit leur estinexplicable et ridicule, puisqu’on n’y voit pas des petites fillesqui dansent, le soir, dans un jardin… Chaque mouvement du buste,des bras, des jambes qui, souvent se devinent sous la batistebrodée de la robe, chaque balancement des hanches, chaque pli de lajupe est une élégance, une caresse, une invention de beauté, unefête émouvante de la vie. Bien qu’elle soit fine de lignes,d’apparence presque délicate, on la sent ronde et ferme avec unepeau qui, certainement, irradie de la lumière, comme, aucrépuscule, ces grands iris blancs de Florence…

Tout à coup, elle pousse un petit crid’oiseau, s’arrête de courir, se hausse sur la pointe de sessouliers mordorés, allonge divinement les bras, tend son busteélastique, et prend je ne sais quoi sur une branche du laurier.

Les deux petites trépignent, tapent dans leursmains.

– Donne… donne… maman.

Et je vois dans sa main, gantée de suède dumême blond que les cheveux, une coquille de petit escargot, sècheet vide.

– Ah ! le pauvre petit !… Ilest mort… dit-elle avec un air de consternation délicieuse… Il estmort !

Je crois bien qu’il est mort, le pauvreescargot… Il est mort depuis des millions d’années, car c’est unescargot fossile… Avec des précautions infinies, des tendressesmaternelles, qui furent des prodiges de grâce sculpturale, elleremet la coquille, dans la fourche d’une branche. Elle semble luidire :

– Dors, petit, dors !

Puis elle recommence de courir, de poursuivreles deux petites filles, en criant :

– Jeanne… Gabrielle… mes amours… Le groslion… le gros lion… le gros lion !

Comme Jeanne, Gabrielle, faisant semblantd’avoir peur, se mettent à pleurer pour rire, la jeune femme sebaisse, s’accroupit, attire dans ses bras les enfants qu’elledévore de caresses et de baisers :

– Ô les petites bébêtes aimées !…les chères bébêtes adorées !

Il ne m’a pas échappé que, se sentantregardée, admirée, elle a prodigué peut-être pour le portier del’hôtel, peut-être pour le passant qui passe, peut-être pour moiaussi, le charme multiple de ses gestes, la grâce glissée ouappuyée de ses œillades. Mais je n’en tire aucune vanité, aucunespoir. Je connais ces coquetteries et jusqu’où elles vont, ouplutôt, jusqu’où elles ne vont pas.

Du reste, il serait tout à fait surnaturelque, dans un hôtel de Bruxelles, il pût m’arriver des aventures quine me sont jamais arrivées dans aucun hôtel du monde.

N’y pensons plus, comme chante M. Gounod,et allons bravement voir le Manneken-Piss, puisque c’est par là quetout finit, ici…

Tout de même, le soir, j’ai voulu m’informerauprès du garçon :

– C’est une dame de Paris… explique-t-il…elle vient quelquefois… elle se fait appeler Madame X… mais noussavons que ce n’est pas son nom…

– Ah ?

– Oui…

Il s’approche de moi, et tout bas, avec unesorte de gravité confidentielle :

– Le Roi en est !…

L’accent belge.

Leurs théâtres, sauf le théâtre du Parc, quiest tout à fait français, c’est presque la Comédie-Française,presque l’Opéra, presque les Nouveautés, presque l’Olympia, maisavec l’accent. Or, cet accent est triste et comique, à la façond’un air faux.

Non seulement les ingénues, les grandescoquettes, les jeunes premières, les vieilles dernières, lesamoureux, les pères nobles, les chanteuses, les choristes, lessouffleurs, régisseurs, décorateurs, les gymnastes, les montreursde phoques et les écuyères, ont cet accent sans accent qui faitrire et qui fait pleurer aussi, mais – chose fantastique – lesdanseuses également, les danseuses surtout qui, ne pouvant mettrel’accent dans leur bouche, l’introduisent dans leurs jambes, dansleurs bras, dans leurs sourires, dans leurs exercices dedésarticulation, dans toutes leurs poses, jusque dans lefrémissement aérien des tutus envolés.

*

**

Je suis allé au Palais de Justice, où ils ontentassé pêle-mêle, tant qu’ils ont pu, des souvenirs de monumentssur des monuments de souvenirs, pour n’aboutir qu’à un monumentd’une laideur invraisemblable. Ils y ont empilé de l’assyrien surdu gothique, du gothique sur du thibétain, du thibétain sur duLouis XVI, du Louis XVI sur du papou… C’est tellementlaid, que ça en devient beau…

On y jugeait un pauvre diable de Français qui,ne pensant pas à mal, et pour s’emparer de son argent, dont elle nefaisait rien, avait étranglé une vieille dame de Bruxelles. Sa mineréjouie, bonasse, naïve me frappa. M. Edmond Picard ledéfendait, car, non seulement M. Edmond Picard écrit, mais ilparle aussi le belge le plus pur et le plus châtié.

Quand le président lut, avec l’accent qui,cette fois, me parut d’un comique étrangement sinistre, l’arrêt quile condamnait au bagne perpétuel, le client de M. EdmondPicard se mit à rire, à se tordre de rire. À plusieurs reprises, ilapplaudit frénétiquement.

Le soir, il a dit à son avocat, qui luireprochait sa conduite inconvenante :

– Je ne croyais pas que c’était vrai… Jem’imaginais qu’on m’avait amené au théâtre, pour me distraire unpeu, et me faire voir les meilleurs comiques de l’endroit. J’étaiscontent… Je m’amusais… Ah ! je m’amusais !… Quevoulez-vous ? J’aime les imitations…

Et il a ajouté, déçu :

– Alors, c’est pas imité ?… Ce juge,c’était bien un juge ?… Et vous, vous êtes bien unavocat ?… Et moi, je suis bien un assassin ?… Ahvrai !…

Le repas des funérailles.

Il m’a bien fallu aller à l’enterrement deMme Hoockenbeck, la femme de mon ami Hoockenbeck.Il me savait à Bruxelles. D’ailleurs, un enterrement belge, je n’yeusse point manqué pour un empire.

Mon ami Hoockenbeck, commerçant réputé, – il abrillamment réussi dans ses affaires, – homme politique important –il est député, – protecteur des arts – il est de toutes lessociétés artistiques qu’invente et préside M. Octave Maus, –mon ami Hoockenbeck est bien le type de ces pauvres diables dont ondit qu’ils « n’existent pas ». Et si mon ami Hoockenbeck« n’existe pas » à Bruxelles, je vous laisse à imaginer…Hoockenbeck n’a jamais eu une opinion, ni un goût, ni une habitude,ni même une manie capable de résister, plus de cinq minutes, à uneautre qu’on lui ait, je ne dis pas opposée, mais proposée. Rien deplus facile que de le faire varier, surtout dans les questions quilui tiennent le plus à cœur : la pôlitiq, et l’artindépendant. Par exemple, il se montre intraitable, quant auxcalembours. Il fait des calembours inlassablement,insupportablement. Cela vient de son bon naturel. Il aime fairerire. Et, comme il n’a pas toujours le choix, c’est de lui-même, leplus souvent, qu’il fait rire. Moi, qui n’ai pas une âme pure, ilm’a beaucoup fait pleurer. Avec cela bavard, fatigant, médisant,curieux, vaniteux, au moins autant, à lui seul, que tous les autreshommes. Son seul avantage sur eux, c’est qu’il est tout cela, plusingénument… Hoockenbeck est peut-être le seul homme au monde à qui,pas une fois, je n’aie pu adresser la parole sérieusement ; leseul aussi qu’il m’ait été impossible d’écouter sans en être agacé,jusqu’à la crise de nerfs… Au demeurant, je l’aime bien.

Sa femme a toujours été aussi insignifianteque son visage, aussi neutre que le blond éteint de ses cheveux.Jamais je ne lui ai entendu dire une parole juste, exprimer uneidée, un sentiment quelconque. Banale, jusqu’à en êtreexceptionnelle. Je l’aimais bien aussi.

J’ai trouvé le pauvre Hoockenbeck en larmes,désespéré. Il faisait peine à voir. Il reniflait, pleurait,m’embrassait, multipliait tellement les démonstrations de sadouleur, que je le regardais, parfois, à la dérobée, avec lacrainte d’une farce, encore.

Il voulut absolument m’amener devant lecercueil, et me fit, en hoquetant, le récit de la mort de safemme.

– Une tumeur à la matrice !… Oui…oui… Auriez-vous jamais cru ça, à la voir ? Moi… jamais,jamais, je ne m’étais aperçu de rien… Et elle… ah !… elle nem’avait jamais rien dit… Elle était si brave !

Et il sanglota :

– Ma pauvre Louise ! Quelle pertepour moi !… Elle aimait tant… an… s’amuser !… Nousdevions aller à Paris… oh ! oh !… le mois prochain… Ellevoulait retourner à l’abbaye de Thélème… à l’abbaye… hi !hi !… de Thélème… Pauvre Louise !… Ouh ! ouh !…Elle était si brave ! Et maintenant… voilà !… Une tumeurà la matrice… Et voilà !… Non… non… jamais… je ne…

Sur quoi, mon ami Hoockenbeck eut uneredoutable crise de sanglots, durant laquelle je me surpris àjouer, par contenance, avec la frange d’argent du drap mortuaire…Puis, tout à coup, je le vis se précipiter sur le tapis, à platventre, et partir à se claquer les fesses, comme s’il eût voulu secorriger de sa douleur, ou se punir de n’en être pas assezabîmé…

– Elle était si brave !… Elle étaitsi brave !

Il fallut lui tamponner les tempes, lefrictionner, le faire boire, enfin, le coucher sur un divan et luitenir les mains jusqu’à ce qu’il se fût, comme un petit enfant,apaisé.

Heureusement, d’autres visiteurs survinrent.Il se remit tout à fait, pour les recevoir, et, tandis qu’ilrecommençait de pleurer sur leurs joues, je m’esquivai.

Le lendemain, il y eut une messe magnifique,mais une messe belge… Un latin, d’un sonore ! Et un français,d’un belge !… Au cimetière, oraisons funèbres en belge,condoléances en belge. Je me rappelle qu’au milieu du discourspathétique d’un vieux petit blond, chauve, étrangement sphérique,qui, tout pâle, suait à grosses gouttes, et dont la voix tonnait enbelge, toujours en belge, je poussai un cri qui fit qu’on seretourna, et dus enfoncer mon mouchoir dans ma bouche. J’ai gardél’espoir qu’on s’était mépris, au sens de mes larmes…

Après la cérémonie, je ne pus refuserl’invitation de Hoockenbeck qui insista, en pleurant, pour megarder à dîner.

Je pensais dîner en tête-à-tête avec lui. Masurprise fut grande de trouver dans le salon, où l’on avaitdébarrassé, à la hâte, la chapelle ardente, une société nombreuse.Une odeur de fleurs fanées, d’encens, une autre, équivoque,persistaient, qui étaient affreusement pénibles. On me présenta àdes tantes, à des cousines de Louvain, à des nièces de Liège, à desamis d’Anvers, à une famille de Verviers, et à nombre deBruxellois. Les hommes en habit, cravatés de blanc ; lesfemmes en robe de soie. D’une, corpulente et fardée, le corsageétait ouvert. Tout ce monde avait une expression singulière,gênée : une expression d’attente. Dans ces occasions-là, on nesait jamais quelle contenance garder. La mesure juste y est fortdélicate. Après tout, un dîner, même un dîner d’enterrement, cen’est pas un enterrement… Ce n’est pas, non plus, un dînerordinaire…

Repas copieux, succulent, arrosé de cesbourgognes et de ces bordeaux comme il n’en fermente que chez nous,mais comme on n’en élève qu’en Belgique. Il commença tristement. Unoncle colossal évoqua, d’une voix funèbre, l’enfance de la défunte.Insensiblement, de souvenirs en souvenirs, on en vint auxhistoriettes attendries qui firent doucement pleurer, puis auxanecdotes gaies qui firent rire un peu, puis aux grassesplaisanteries qui firent pouffer de rire.

– Elle était si brave !… répétait,tantôt sur le mode douloureux, tantôt sur le mode joyeux, mon amiHoockenbeck, qui, d’ailleurs, parlait peu et buvait beaucoup.

À une plaisanterie plus salée, Hoockenbeck,voulant s’empêcher de rire, avala de travers une grosse bouchée dehomard, et, de peur qu’il n’étouffât, chacun se mit à lui bourrerle dos de coups de poing. À partir de ce moment, l’animations’accentua et, bientôt, l’enterrement dégénéra en kermesse. Lestrognes des hommes s’enluminaient de rouges violents ; lesyeux des femmes s’emplissaient de lueurs troubles. Et lescoq-à-l’âne, les jeux de mots, les histoires épicées de partir, secroiser, rebondir d’un bout de la table à l’autre bout. Et, sous latable, Dieu sait ce qui se passait ! Une grosse cousineappuyait, avec une persistance de plus en plus frénétique, son piedsur le mien… Des couples disparaissaient, revenaient…

– On n’enterre pas tous les jours unefemme pareille… tonitruait l’oncle colossal… une femmepareille !

Et dodelinant de la tête, la langue déjàépaisse, Hoockenbeck bégayait :

– Elle était si brave !… si bra… a…ve !…

Malgré les vins, malgré les sauces, malgré lesparfums évaporés des peaux moites, l’odeur des fleurs fanées, etl’autre, s’acharnaient. Mais la gaîté d’aucun n’en paraissaitretenue.

Quand je voulus rentrer, Hoockenbeck s’excusa,– il me sembla que c’était à regret, – de ne pas me reconduire.Mais son beau-frère, un capitaine revenu du Congo (il n’étaitmalheureusement pas en uniforme), prétendit que l’air lui ferait dubien… Aidé d’un jeune ménage de Liège, il triompha aisément desscrupules du veuf qui, généralement rubicond et couperosé, étaitdevenu violet, à force de congestion.

Nous partîmes à cinq.

Que faire à Bruxelles, vers dix heures de lanuit, sinon la tournée traditionnelle dans les cafés ? Debrasseries en brasseries, de cafés en cafés, notre bandegrossissait d’amis rencontrés… On s’attendrissait :

– Ah ! mon pauvre vieux !

– Ah ! la pauvre Louise !

– Comme ça… si vite ?… qu’est-cequ’il y a eu donc ?

– Une tumeur à la matrice… Auriez-vouscru ça, à la voir ?…

Hoockenbeck avait parfois des remords.

– Si elle nous voyait !… disait-iltimidement.

À quoi le capitaine répliquait :

– Allons donc ! Louise était uneexcellente femme… Elle aimait à s’amuser, sans en avoir l’air.Comme elle serait contente, d’être au milieu de nous !

– Elle était si brave… leitmotivait,d’une voix de plus en plus pâteuse, le malheureux veuf…

Il arriva, à la fin, qu’ayant épuisé tous lescafés et tous les bouges, nous échouâmes dans un restaurant denuit… Il était bruyant… Des femmes dégrafées, des jeunes gensivres, chantaient, dansaient aux sons de la musique deslaoutars roumains.

– Du champagne ! du champagne !commanda Hoockenbeck qui, entré dans la salle, sa cravate dénouée,et son chapeau de travers, prit la taille d’une petite brune… Maisje crois bien que ce fut seulement pour assurer son équilibre… Ensuite de quoi, il alla rouler sur une banquette…

À six heures du matin, – j’ai honte del’avouer, mais il faut bien l’avouer, – je me réveillai dans unfiacre, à la porte de mon hôtel. Le veuf ronflait à mes côtés. Jesortis sans bruit, et donnai l’adresse d’Hoockenbeck au cocher. Jene m’aperçus que plus tard que je m’étais trompé : c’étaitl’adresse d’un mauvais lieu.

Brave Hoockenbeck ! Il y est peut-êtreencore…

Vive l’armée belge !

Le plus comique – tout est toujours le pluscomique en Belgique – c’est l’armée belge. L’armée belge est bienplus terrible à voir que l’armée allemande, non par le nombre deses soldats, mais par la chamarrure de ses uniformes. Elle rappelle– en beaucoup plus hippodrome – les plus splendides moments del’Épopée napoléonienne. Il ne lui manque que ses guerres et sesvictoires, et Monsieur d’Esparbès, pour les chanter. Les Belgesn’ont pas osé aller jusque là…

Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, ce matin,six soldats, des cavaliers. Gros, gras, lourds, la moustache longueet épaisse, le torse bombé sous un dolman vert que passementent,sur la poitrine, sur les flancs et dans le dos, d’énormesbrandebourgs orange, les manches tellement galonnées qu’on ne saitjamais si on a affaire à des caporaux ou à des généraux, lepantalon amarante, très collant aux cuisses, et tirebouchonné surla botte, le bonnet de police avec des brandebourgs aussi,crânement posé sur l’oreille… Et tellement martiaux, tellementconquérants qu’on dirait qu’ils ont vaincu le monde !… J’aicru voir des survivants de l’immortelle garde impériale… Ilsétaient six.

La foule, heureuse, toute fière, entoure cessix cavaliers… D’après ce que j’entends autour de moi, il paraîtque c’est la petite tenue… et presque la tenue de corvée… Unbourgeois dit à un ami étranger qu’il promène par laville :

– Et si tu les voyais, en grande tenue,sais-tu ?…

Quelque temps après, le même bourgeois, toutrayonnant d’enthousiasme dit encore :

– Cent mille hommes comme ça… tupenses ?

Ma complice.

Je n’ai passé à Bruxelles qu’une bonnejournée : celle qu’y a passée Mme B… arrivantde Monte-Carlo pour aller à Ostende. C’est toujours un plaisir quede la voir et de l’entendre rire.

J’ai pu lui parler de Bruxelles, à mon aise,et c’est sa complaisance qui est un peu responsable du souvenir quej’ai gardé de ce dernier séjour.

Elle possède à merveille la coquetterie dedonner, en riant à tout ce qu’ils disent, de l’orgueil aux plussots, comme si elle ne savait pas du tout qu’elle arrive à êtreencore un peu plus jolie quand elle rit, que ses yeuxs’approfondissent et jouent, à la façon du velours sous la pesée dudoigt, et que sa lèvre, non contente de se soulever sur les dentsqu’elle a, découvre encore la surprise et le délice d’une gencivede chatte. Si je n’étais guéri d’aimer l’amour, et capable en touscas de m’éprendre d’autre chose qu’une femme laide, j’envieraisl’ami qui est si amoureux d’elle, et l’envierais plus qu’elle, quine sait que s’en moquer.

Ce n’est sans doute pas cette pauvre joliepetite Mme B… qui a inventé l’accent belge,l’accent belge de Bruxelles, surtout ; ni elle qui estresponsable de l’art belge, ou des modes belges, ou des mœursbelges, ou des imitations belges, ni de l’aspect comique et cossudes bruxellois et de leurs bruxelloises. Mais, à coup sûr, si lescompatriotes de M. Francis de Croisset, né Wiener, medemeurent tellement comiques, ou, ce qui revient au même, sontaussi comiques, c’est que je n’ai poussé si fort leurs ridiculesque pour entendre encore, entendre toujours glousser de rire etpleurer de rire, et s’étouffer à rire, et chanter à force de rire,cette jolie petite Mme B… dont le naturel a le goûtexquis de l’eau très pure, et dont l’absence d’hypocrisie eût raviStendhal, aux Italiennes de qui elle ressemble.

De sorte que si ces pages ont un sort heureux,si elles demeurent quelques jours, si on m’accuse d’avoir calomniéBruxelles, s’il m’est désormais interdit de m’y montrer, sansrisquer de me faire lapider, c’est votre faute, vous avez beaurire, vous avez bien raison de rire, ce sera votre faute,Madame…

Au cabaret.

Nous fûmes, un soir, dans un de ces cabarets àbonne chair de la rue Chair-et-pain ou de la rue des Harengs, leshôtes d’une bande de Bruxellois…

Ai-je besoin de dire que ce sont d’excellentsgarçons, et qu’ils ont le cœur sur la main ? Après tout, cen’est point de leur faute, s’ils sont de Bruxelles… D’une amabilitébruyante, quasi marseillaise, mais sans le pittoresque, sans lagrâce piquante, fleurie, de Marseille, ils s’intitulent lesParisiens de Bruxelles, ou les Bruxellois de Paris… je ne sais plusau juste.

Ce soir-là, nous étions, moi particulièrement,j’étais las de musées et las de galeries, las de la plus bellepeinture, même las de la peinture flamande et des plus pursHollandais… Je ne pouvais plus entendre, sans devenir aussitôtneurasthénique et chromophage, les noms vénérés de Van Eyck, deJordaens, de Rubens, de Bouts. Volontiers, j’eusse donné, sinon unVermeer de Delft, – j’ai horreur de l’exagération – mais peut-êtrequatre Memling, et sûrement l’œuvre entier de Wiertz, de Gallait,de Leys, de Van Beers, de Jef Lambeaux, des deux Stevens et deRops, et encore celui de Henri de Groux ajouté à celui de Knopff,et bien d’autres avec, ah ! je vous le jure, sans compter bienentendu, les lanternes japonaises de M. Théo Van Rysselberghe,pour manger tranquillement, et que je n’entendisse pas parlerd’art, et pas parler de Paris… de Paris, surtout… de Paris… Maisles Bruxellois, quand ils se mettent en frais, et pour bien étalerleur culture, et pour bien montrer qu’ils sont de Bruxelles, n’ontque deux sujets de conversation : l’art et Paris… Paris etl’art…

Par malheur, ce soir-là, nos hôtes étaientparticulièrement amateurs d’art, et amateurs de Paris, etparticulièrement prolixes. Au bout de cinq minutes, à peineavions-nous touché aux hors-d’œuvre – comment s’yprirent-ils ? – ils avaient fini par me dégoûter de leurmusée, qui est un admirable musée de province, par me dégoûter detous les musées, aussi bien ceux de Dresde et de Berlin que de LaHaye, de Madrid et de Florence… Quant à Paris, chaque fois que cenom sortait de leur bouche, l’effet en était tel que je me mettaisà aboyer douloureusement, comme un chien devant qui l’on joue dupiano… Faut-il tout avouer ? Ils avaient fini par me dégoûterde leur cuisine merveilleuse…

Ils énuméraient, comme un vieux soldat sescampagnes, les premières parisiennes où ils avaient été, où ilsiraient, revenaient des vernissages, des grandes ventes, du Salondes Indépendants, retourneraient à d’autres salons, d’autresvernissages, d’autres grandes ventes, au Grand Prix, aux dernièrespremières de la saison, au Salon d’automne, chez les Bernheim, chezVollard, chez Moline, chez Durand Ruel… J’avais honte d’ignorerjusqu’aux neuf dixièmes des Parisiens illustres qu’ils tutoyaient,et plus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auteurs, dont ilscitaient, par cœur, des pages entières, en prose libre et en verslibérés…

J’aurais bien voulu m’en aller…

Mais c’étaient nos hôtes, et nous étionsdéfinitivement attablés.

À des huîtres, nourries des plus grassesalgues de la Zélande, avaient succédé des poissons dont la chairexhalait toute la forte saveur de la mer du Nord ; aux piècesde boucherie ruisselantes de jus, flanquées de pâtes rissolées,toutes sortes de volatiles dorés, craquants, débordant de truffespar tous les bouts ; à des légumes rares, choux maritimes,jets de houblon, qui avaient pompé les plus subtils aromes de laterre et les éthers les plus parfumés des terreaux, des montagnesd’écrevisses, des lacs de crème, des pâtisseries des Mille et uneNuits. Et encore des fruits, qui avaient dû mûrir en paradis,s’ajoutaient à des fromages qui avaient dû pourrir en enfer. Lesmeursault, les haut-brion, les château-laffitte, les clos-vougeot,les chambolle-musigny, les ruchotte, les romanée donts’enorgueillit la cave du professeur Albert Robin, des champagnesplus durs que l’acier-nickel, les eaux-de-vie, mieux quecentenaires, toutes les liqueurs de la Hollande, tous lestord-boyaux de l’Angleterre et de l’Amérique ne faisaientqu’exciter la verve esthétique et le parisianisme pourtant siexalté de nos hôtes, tandis que, l’abrutissement me gagnant, je netrouvais même plus la force d’exprimer, pas même la faculté desentir toute l’horreur que l’art m’inspirait, et Paris, donc…ah ! Paris !

Je ne songeais plus à m’en aller… je nesongeais plus à rien…

Au fond de la petite salle, à la peintureécaillée, aux lambris dévernis, parmi une tablée de Flamands, dontje regardais s’empourprer les visages, comme des pignons de brique,sous le soleil couchant, un couple ne cessait de s’embrasser, des’embrasser à perdre haleine, de s’embrasser toujours, des’embrasser encore… Ah ! ils ne pensaient pas à l’art,ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, ceux-là… Ils ne parlaient pasd’art, et pas de Paris, je vous assure… Les heureuses gens !…Et comme je les enviais… non de s’embrasser… mais de setaire !… Je m’attachai désespérément au spectacle qu’ils medonnaient comme on s’attache à une image quelconque, aux fleursd’un tapis, aux rais de lumière d’une persienne, à la promenaded’une mouche sur un mur blanc, pour chasser, loin de soi, une idéepénible, et qui revient, et qui s’obstine…

Elle était presque trop blonde, presque troprose, presque trop grasse, de ce gras fleuri de rose et malsainqu’ont les bons pâtés de Strasbourg, et elle s’enroulait à un joligars, aux yeux les plus noirs, sec et bistré comme un Espagnol…Pendant que leurs amis mangeaient avec une gloutonneriesilencieuse, eux ne faisaient que s’enlacer, s’enlaçaient si bienqu’ils semblaient tourner, tourner… Hors des longs gants de Suède,retroussés, les menottes, un peu courtes et potelées, pas jolies,sensuelles, mais d’une sensualité un peu grossière, ces menottes,où jouaient les feux d’un rubis, se crispaient, pour ajouter encoreau goût du baiser, sur un brin de moustache, sur les épaules, lanuque, le col, dans les cheveux épais du garçon, dont les mains,aussi, s’égaraient sous les jupons, comme au bord d’une kermesse deRubens. Et cela n’était pas très impudique, à force de franchise,de naïveté et de maladresse…

Personne, d’ailleurs, ne prenait garde aucouple énamouré, ni leurs compagnons qui n’en perdaient pas unebouchée, ni mes amis accablés, ni nos hôtes infatigables, ni lacaissière penchée sur ses additions, ni le vieux maître d’hôtel, àl’habit crasseux et trop large, au crâne luisant, aux cheveux grisenvolés, qui circulait, pesamment, entre les tables, portant lesplats… Oh ! ce vieux domestique de La Joie faitpeur !

Quand la petite enragée s’arrêtait pourreprendre son souffle, on percevait à son cou l’éclat d’une croixen brillants… Elle se tapotait vivement les cheveux, au bord duchapeau, suçait, non moins vivement, une patte d’écrevisse, etremontait, ensuite, d’un geste bref, ses gants au-dessus de sescoudes… Puis ils s’enlaçaient à nouveau, avec plus de hardiesse,aussi libres que s’ils eussent été seuls, dans une chambre… Leursmains cachées sous la table travaillaient à des caressesinvisibles, mais précises… J’admirais que, gauche et lourde, ellene fût gracieuse et légère que dans le baiser… Ils ne disaienttoujours rien, non plus que leurs compagnons, comme si les motsdussent contrarier les joies, également passionnées, égalementfugaces, de la gueule et de l’amour…

Et j’entendais la caissière, très pâle et trèshautaine, sous ses bandeaux noirs, répéter, en écrivant sur un grosregistre, comme les mots d’une dictée :

– Quatre homards grillés…, quatrebécassines au champagne.

Et j’entendais le vieux maître d’hôtel crier,d’une voix cassée :

– Les cigares… voilà, monsieur…

Et j’entendais nos Bruxellois, de plus en plusenthousiastes, clamer, l’un :

– Paris !… Paris !…Paris !

L’autre :

– L’art !… l’art !…l’art !

Un troisième rythmer cette phrase, oùM. Camille Lemonnier avère, comme ils disent, uneautobiographie, si poétiquement juste :

– « Et depuis lors, mon âme sevolatilise, parmi la gracilité mouvante des roseaux, et lafrivolité des libellules. »

Et j’entendais une voix furieuse s’élever dufond de moi-même :

– Zut ! Zut ! Zut !…

Si bien que, vers deux heures du matin,étourdi, exténué, le cerveau affreusement liquéfié, le cœurchaviré, les jambes titubantes, je me couchai, aussi informé deschoses de Paris que le moindre d’entre ces Parisiens de Bruxelles,ou de ces Bruxellois de Paris… je ne sais pas encore…

Et plus compétent en art

Que leur monsieur Edmond Picard,

Et plus aussi, mon cher Mendès,

Que votre Dujardin-Beaumetz

Qui n’est pas de Bruxelles, mais

Qui, dans un discours belgifique,

Reconcentra les esthétiques

De la France et de la Belgique.

Et voyant que je parlais en vers… en versbelges, je m’endormis rageusement…

CHEZ LES BELGES

Catholicisme.

Ce n’est pas en passant quelques jours dans unpays qu’on peut juger de ses mœurs, de ses tendances, de ses idées,de ses institutions. Les observations y sont forcément rapides etsuperficielles ; elles ne portent que sur un ordre de chosesinfiniment restreint, et d’ailleurs peu important. On n’atteint pasl’âme intime, l’âme secrète, l’âme profonde d’un pays, à moins d’yvivre de sa vie… Il faut donc se contenter des apparences, quitrompent souvent. En considération de quoi, je prie les lecteurs deme pardonner le ton parfois frivole et injuste de ces pages.

Pourtant, dès que vous entrez en Belgique,vous êtes frappé par cette sorte de malaria religieuse qui y règne.Elle attriste singulièrement ce petit pays… C’est peut-être celaqui rend si noires ces verdures de la campagne belge que détestaittant Baudelaire… De même que dans notre sauvage et dolenteBretagne, où l’esprit religieux a en quelque sorte tout pétrifié,de même que, dans le Tyrol autrichien, où, à chaque tournant deroute, à chaque carrefour, partout, se dressent des images desainteté qui pourraient servir à l’administration vicinale debornes kilométriques, de même, en Belgique, la superstitionreligieuse est souveraine maîtresse des âmes, des paysages et deslois. Je ne parle pas seulement des couvents qui y pullulent,comme, en Allemagne, les casernes ; je ne parle pas de cesbéguinages, qui ne sont d’ailleurs plus que des souvenirs, gardésseulement par Gand et par Bruges, pour les badauds du pittoresqueet les moutons de Panurge du tourisme. Je parle de tout ce pays,sur qui le catholicisme étend son ombre épaisse et malsaine. Dansles chemins, dans les sentes et dans les villes, on rencontre, parmilliers, de ces figures de foi têtue, de ces figures de prières,agressives et sombres, telles qu’elles sont peintes dans lestriptyques des primitifs flamands. Les siècles ont passé sur elles,les progrès et la science ont passé sur elles, sans en adoucir lesangles durs et obtus.

Je me souviens qu’il y a plusieurs années,pris d’un malaise subit dans une auberge de village, je demandaiqu’on allât me chercher un médecin, à la ville voisine, qui étaitGand.

– Ah ! Seigneur Jésus, s’écria labonne, en me voyant très pâle… Il va peut-être mourir… Dites uneprière, bien vite, monsieur… Dites une prière… Et attendez-moi…

Elle sortit précipitamment, sans m’apporterd’autres secours.

Quelques minutes après, je vis entrer,introduit dans ma chambre par la petite bonne, un gros prêtre,essoufflé d’avoir trop couru… Il voulut, à toute forcem’administrer l’extrême-onction. Et comme je refusais de me munirdes sacrements de l’Église, il insista avec violence et ne seretira qu’après avoir appelé, sur ma tête de mécréant, toutes lesmalédictions du ciel et toutes les fureurs de l’enfer.

Partout des processions, des sons de cloche,des cérémonies cultuelles, extravagantes et moyenâgeuses, deséglises pleines et chantantes, des décors d’autels dans leschambres privées, des dos courbés, des mains jointes… et desprêtres insolents, paillards et pillards, et de terribles évêques,avec des faces d’Inquisition. Partout, aussi, cette littératuredont l’érotisme mystique s’associe si bien aux ferveurs pieuses etles exalte… Qui n’a pas assisté aux fêtes du Saint-Sang, dansFurne, devenu, ces jours-là, un véritable asile d’aliénés, ne peutconcevoir à quels dérèglements, à quelles démences, la religion,ainsi enseignée, peut conduire la pauvre âme des hommes… C’est cecarillonneur de Rodenbach – personnage d’ailleurs historique – quigravait sur l’airain sonore et bénit de ses cloches les plusmonstrueuses obscénités… (Il paraît que ces cloches illustrées, onpeut les voir à Bruges, si l’on a quelques hautes référencesecclésiastiques…) C’est Philippe II, couvrant son carnetd’imaginations démoniaques, alors qu’entouré de ses évêques, de sesmoines, de ses bourreaux, une nonne sur les genoux, il faisaitcouler le sang et tenailler la chair des hérétiques, dans leschambres de torture…

Les centres ouvriers eux-mêmes, les citésindustrielles, où souvent grondent la révolte et l’émeute,n’échappent pas toujours à la contagion. J’ai vu autrefois, à Gand,une grève. Ce n’étaient point des flots de peuple lâchés etbattant, avec des clameurs de mer soulevée, les murs de la ville…C’était une procession religieuse qui défilait silencieusement,avec des attributs religieux, des bannières ecclésiales, desoriflammes, des femmes déguisées en Saintes-Vierges, des enfants,en petits anges frisés… Et je me souviendrai toujours de cetouvrier, à la gueule farouche, qui marchait devant la foule,portant je ne sais quoi, qui ressemblait à un ostensoir…

La Belgique ne peut pas éliminer le sangespagnol qui coule dans ses veines…

Démocrates de Gand.

Un charmant ami de Mæterlinck, retrouvé àBruxelles, nous conte cette anecdote :

Gand a chez nous la spécialité des émeutesbizarres. Vous souvenez-vous de celles qui eurent lieu, enBelgique, il y a quelque douze ans ? Le peuple réclamait lesuffrage universel. Il voulait, lui aussi, être souverain. Cela luiétait venu, tout d’un coup, on ne sait pourquoi. Il avait déjà unRoi constitutionnel et trouvait, sans doute, que cela ne suffisaitpas à son bonheur. Il en voulait d’autres, beaucoup d’autres, desrois en habit civil, et il les voulait de son choix… Le peuple,donc, descendit en armes dans la rue et se livra aux vociférationsd’usage. Les bourgeois, protégés par les troupes, s’amusèrent à cesspectacles qu’ils croyaient sans danger.

À Gand, les choses semblèrent, durant quelquetemps, tourner au tragique. Cris, barricades, rixes sanglantes,coups de revolver, charges de cavalerie, décharges de mousqueterie,rien ne manqua à la fête, pas même les morts. Ordinaire apothéose…Ces escarmouches menaçant de se prolonger, on convoqua la gardecivique. J’en faisais partie. Force me fut de me ranger sous ledrapeau de l’ordre, parmi les défenseurs de la société. Dans macompagnie, nous n’étions que deux bourgeois authentiques, unpeintre de mes amis, et moi. Le reste ?… ouvriers, petitsemployés, commis de magasin, tous, ou presque tous, en parfaitecommunion d’idées avec les émeutiers. Dans le rang, ilsdiscutaient, entre eux, à voix basse, et ce mot de « suffrageuniversel » revenait sans cesse, sur leurs lèvres.

Ils se promettaient bien, ils juraient, si onleur commandait de tirer sur le peuple, de tirer en l’air.

– Ils ont raison, disait l’un, ilscombattent pour notre bonheur.

– Mieux que cela, appuyait un autre… pournotre souveraineté…

– Oui, oui !… Tous, nous voulonsêtre souverains, comme en France.

– Imposer notre volonté, comme enFrance.

– Dicter nos lois, comme en France.

– Patience !… Encore quelques jours,et nous serons les maîtres de tout, comme en France.

Un autre disait :

– On peut commander tout ce qu’on voudra.Je ne tirerai pas… D’abord, parce que ce n’est point mon idée,ensuite parce que mon frère est avec ceux qui se battent, pournotre souveraineté. Je me serais bien battu, moi aussi… mais j’aiune femme, deux enfants…

– Moi aussi, je me serais bien battu…mais le patron, qui n’est pas pour le peuple, m’aurait mis à laporte, et je n’aurais plus d’ouvrage… Oui, mais, quand nous seronssouverains, c’est nous qui mettrons les patrons à la porte…

Un petit homme, qui n’avait encore rien dit,se mit, tout à coup, à répéter, plusieurs fois, en me criblant deregards aigus, sautillants et menaçants :

– Moi, je sais bien pour qui jevoterai…

Et, comme je restais muet, dans mon rang…

– Oui, oui… Vous voudriez que je votepour vous… Mais je ne suis pas un imbécile… Je ne voterai pas pourvous… Je sais bien pour qui je voterai… Je voterai pour quelqu’un…Et quand j’aurai voté pour celui que je sais… ah ! ah !ah !… Je sais ce que je dis… Et vous… vous ne dites pas ce quevous savez…

– Au moins, pensais-je… ils ne tirerontpas.

Notre capitaine se promenait devant le frontde la compagnie, inquiet, nerveux, l’oreille ouverte aux clameursencore lointaines de l’émeute. De temps en temps, des cavalierstraversaient la place, au galop. Les boutiques se fermaient ;de pâles bourgeois rentraient chez eux, en hâte, essoufflés. Peu àpeu, le grondement populaire se fit plus proche ; les cris,les vociférations, les appels, plus distincts. Deux coups de feuclaquèrent, comme deux coups de fouet, dans une bagarre devoitures… Le capitaine se tourna vers nous. C’était un marchand decravates de la ville… Il avait une figure toute ronde et rose, ungros ventre pacifique, des yeux doux…

– Mes enfants, nous dit-il… ça se gâte…Ils vont être là dans quelques minutes… Qu’est-ce que vousvoulez ?… Je vais être obligé de faire les sommations légaleset de commander le feu… C’est très embêtant… car je les connais… cesont des enragés… ils ne m’écouteront pas… Tirer sur des gens de laville, des gens qu’on connaît… c’est très embêtant. D’un autrecôté, il faut bien que force reste à la loi… Il le faut… C’est trèsembêtant… Si encore ils avaient exposé tranquillement leursrevendications !… Le Roi est un brave homme, les ministressont de braves gens… Eux aussi, parbleu, sont de braves gens… On seserait arrangé, bien ou mal… Enfin, ça n’est pas tout ça… Le devoiravant tout… c’est très embêtant… Soldats… écoutez-moi bien… Il fautfaire le moins de malheur qu’on pourra… Quand je commanderai lefeu, le premier rang ne tirera pas… Il n’y aura que le second rangqui tirera… Et encore est-il nécessaire que le second rang tire,tout entier ?… Non… non… En somme, il ne s’agit que de leseffrayer… Trois, quatre morts… trois, quatre blessés… C’est trèsembêtant… mais ce n’est pas une grosse affaire… Et ça suffirapeut-être à les arrêter, ces bougres-là… Voyons, vous, là-bas, dansle second rang, attention !… Fixe !… Y a-t-il, parmivous, dix hommes… bien décidés à lâcher leur coup sur le peuple, àmon commandement ?… Y en a-t-il cinq seulement ?… Voyons,voyons, sacristi !… Y en a-t-il quatre ?… quatre ?…Répondez !

Et à ma stupéfaction, de la droite à la gauchedu rang, j’entendis sur chaque lèvre, voltiger sur chaque lèvre,rebondir de lèvre en lèvre, ce mot :

– Moi… moi… moi… moi… moi !…

Sur les cinquante hommes que nous étions dansle rang, deux seulement s’étaient tus… Deux seulement étaientfroidement résolus, non seulement à ne pas tirer sur des hommes,mais à lever la crosse en l’air, aussitôt parti l’ordre de mort… Etces deux hommes, ce n’étaient point des prolétaires, c’étaient lesdeux bourgeois de la compagnie, mon ami le peintre et moi…

Heureusement qu’ils tirèrent fort mal… Il n’yeut que dix pauvres diables de tués, et douze deblessés !…

Constantin Meunier.

Revu toute la journée – une journée triste etpluvieuse – des œuvres de Constantin Meunier.

Constantin Meunier est un artiste intéressantet méritoire. Par son talent, par sa belle vie sans défaillance, ila droit au respect de tous. De son œuvre, se dégage une fortesignification humaine.

Comme tant d’autres, qui y trouvèrent fortuneet profit, il eût pu faire des Dianes cireuses, d’onduleuses Vénuset de voluptueuses faunesses. Il eût pu élever, aussi bien qued’autres, des monuments en sucre ou en saindoux, à la mémoire desgrands hommes de Bruxelles, et peupler le bois de la Cambre detoute une foule de peintres, de poètes, d’orateurs et demilitaires… Mais il avait un idéal plus fier.

Né au milieu d’un pays de travail et desouffrance, vivant dans une atmosphère homicide, ayant toujourssous les yeux, le lugubre spectacle de l’enfer des mines, le dramerouge de l’usine, il fit des ouvriers.

Il les peignit d’abord ; ensuite, il lesmodela.

Ardemment, il se passionna à leurs labeurs, àleurs misères, à leurs révoltes. Il comprit la rude beauté tragiquede leurs torses, la musculature contractée, violente de leursgestes, la tristesse haletante, farouche, durcie de leurs facessouterraines. Il tenta de styliser, de ramener vers la simplicitélinéaire du drapement antique, leurs tabliers de cuir, leursbourgerons collants, leurs pauvres hardes de travail. Et surtout,il s’émut, – car il était infiniment bon, et il rêvait toujours dejustice, – de ce que contient d’injustice sociale, d’âpreexploitation capitaliste et politique, la destinée de ces parias, àqui il est dévolu de ne trouver leur maigre existence quotidienne,que dans l’effroi, ou dans l’usure lente d’un métier, auprès dequoi le bagne semble presque une douceur.

De tout cela il sut tirer des accents asseznobles, des apparences sculpturales assez fortes, de la pitié. Onlui doit trois œuvres presque entièrement belles : UneFigure de paysanne, au visage usé, aux yeux morts, auxseins taris ; le Cheval de mine, la Femme augrisou, cette dernière, surtout, d’une composition ample etsimple, d’un métier plus serré. C’est déjà beaucoup.

Malheureusement, venu trop tard à lasculpture, qui est un art très difficile, ennemi du truquage et dutrompe-l’œil, Constantin Meunier, en dépit de ses dons réels, de sapassion, de sa forte compréhension de la vie ouvrière, ne connutpas très bien son métier. Son modelé est pauvre, parfois désuni, saforme souvent lourde, ses plans pas assez nombreux, pas assezcolorés, ses contours secs… Il ne sait pas toujours combiner avecharmonie un monument, architecturer un ensemble, grouper desfigures… On sent trop l’effort en tout ce qu’il fait. La souplessequi donne la vie, le mouvement à la matière, est peut-être ce quilui manque le plus. Seul, le morceau vaut ce qu’il vaut, et, leplus souvent il n’a qu’une valeur, – par conséquent, une illusion –de littérature.

*

**

On m’a raconté le drame suivant.

La Ligue des Droits de l’homme que préside,avec tant de fermeté et un si beau dévouement, M. Francis dePressensé, institua une commission chargée d’élever, à la grandemémoire d’Émile Zola, un monument. Cette commission choisit, pourl’exécuter, Constantin Meunier. Mais celui-ci hésita longtemps,émit des scrupules. Il était souffrant, se trouvait bien vieux,avait encore une œuvre importante à terminer, cette œuvre dont nousavons admiré, à nos expositions, de nombreux fragments, et qu’ileût bien voulu voir se dresser sur une des places publiques deBruxelles, avant de mourir. Sur des instances réitérées, flatteusespour lui, à coup sûr, mais maladroites, car lui seul était enmesure de savoir ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas entreprendre, –il finit par accepter cette lourde mission, mollement, à lacondition qu’on lui adjoignît un collaborateur français, qui futaussitôt désigné, ou plutôt qui se désigna lui-même :M. Alexandre Charpentier.

Au bout d’une très longue année, ConstantinMeunier et M. Alexandre Charpentier présentèrent à lacommission une maquette, pas très heureuse, dit-on. Elle fut jugéeinsuffisante. Les deux artistes avouaient d’ailleurs qu’ils n’enétaient pas contents. Ils comprirent qu’ils devaient chercher ettrouver autre chose…

Le monument était tel. Un Émile Zola, debout,oratoire, dramatique, étriqué, en veston d’ouvrier, en pantalontirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien nes’évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire,timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale ettriste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie,toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal etpauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, unmineur ; à gauche, une glèbe. L’invention était quelconque. Onvoit qu’elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels.Et tout cela se groupait assez mal.

– Sapristi ! dit M. AlexandreCharpentier, devant cette découverte un peu tardive… Voilà qui estennuyeux… Car ils ont raison… Ça ne vaut rien du tout… J’ai idéeque c’est la Vérité qui nous gêne… Elle est très jolie… mais pas àsa place, derrière Zola… Il faut absolument la mettre devant… Qu’endites-vous ?

– Essayons de la mettre devant… consentitConstantin Meunier.

– Essayons.

Placée devant, la Vérité produisit un effetplus déplorable encore. Et puis elle annulait la glèbe, lemineur.

– Diable ! s’écrièrent, avec unensemble plus parfait que leur œuvre, les deux artistesterrifiés…

Et ils réfléchirent longuement.

– Si on l’habillait ?… proposaConstantin Meunier.

– La Vérité ?

– Oui… Eh bien, quoi ?

– Une Vérité habillée ?… Ce neserait plus la Vérité… Non… Essayons à droite.

– Essayons… acquiesça ConstantinMeunier.

On transporta la Vérité à droite… Mais…

– Non, non… quelle horreur !…Enlevez…

Constantin Meunier se cache la face… Tout sedéséquilibre du monument… Tout s’effondre… tout fiche le camp,comme on dit dans les ateliers.

Le problème devenait de plus en plus ardu.

– Alors, à gauche, invita, pour ladeuxième fois, M. Alexandre Charpentier.

Le pauvre Constantin Meunier n’avait plus lafoi. Il répondit, mollement :

– Essayons à gauche.

On transporta la Vérité à gauche.

– Impossible !

Tel fut le cri que poussèrent simultanémentConstantin Meunier et M. Alexandre Charpentier.

Hélas ! ni devant, ni derrière, ni àdroite, ni à gauche… Situation douloureuse et sans issue. Cequ’elle dut en entendre, la Vérité, comme toujours !

Au cours de leurs travaux, les deux sculpteursavaient eu des mésententes assez pénibles. Cette dernière aventuren’était point pour les dissiper. Ceux qui connaissent le cœur deshommes, surtout le cœur des artistes, qui sont deux fois deshommes, peuvent se faire une idée de ce qui se passa entreConstantin Meunier et M. Alexandre Charpentier. Ils enarrivèrent, dans leurs rapports, à une tension telle, que l’artistebelge, irrité de l’ingérence dominatrice de son collaborateur, etpensant que son influence avait pu être déprimante, finit par sepriver de ses services. Peut-être eût-il dû commencer par là.

Resté seul, le pauvre grand sculpteur fut bienembarrassé. Faut-il croire, comme d’aucuns l’affirment, quel’atmosphère de Bruxelles, aujourd’hui, est funeste à toutecréation artistique ? Ou bien, Constantin Meunier était-iltrop vieux ? Manquait-il de cette ardeur d’imagination quitant de fois corrigea ce que son métier avait d’insuffisant ?Il essaya quantité de combinaisons qui ne réussirent point.Finalement, après des jours d’efforts, après des luttesdouloureuses avec son œuvre et avec lui-même, il en vint à cetteconclusion stupéfiante : que, esthétiquement, du moins, lesdeux figures de la Vérité et de Zola s’excluaient, qu’il fallaitchoisir entre la Vérité et Zola et ne plus tenter de les associerl’une à l’autre, en bronze. Et il choisit Zola, réservant la Véritépour une destination inconnue.

On prétend que l’irritation, le chagrin,l’état de lutte constante où il avait dû se mettre vis-à-vis deM. Alexandre Charpentier, la déception, tout cela ne fut pasétranger à sa mort, qui arriva peu après. Et le monument d’ÉmileZola, en dépit des oppositions de la famille de Constantin Meunier,revint à M. Alexandre Charpentier, qui y travaille, seul,désormais. Où en est-il ? Comment est-il ? Je n’en saisrien, n’étant pas dans le secret des dieux.

Cette histoire est triste, et, comme toutesles histoires tristes, elle a sa part de comique, un comique ameret grinçant, qui est bien ce qu’il y a de plus tragique dans lemonde. Mais, quand on y regarde de près, elle est trèscaractéristique, et aussi, très harmonieuse avec la vie.

Avant de se pacifier dans l’immortalité, ladestinée d’Émile Zola aura été étrangement tourmentée. Comme tousles hommes de génie, – surtout les hommes d’un génie rude, tenaceet humain, – Zola a créé, toujours, autour de lui, de la tempête.Il n’est pas étonnant que la bourrasque souffle encore.

Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite,parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique etreligieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie,et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de laraison.

On le traqua, comme une bête fauve, jusquedans les temples de justice. On le hua, on le frappa dans la rue,on l’exila : tout cela parce qu’au crime social triomphant, àla férocité catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu,un jour de grand devoir, substituer la justice et l’amour.

Sa mort fut un drame épouvantable et stupide.Lui qui, devant les rugissements des hommes, devant leurs foulesivres de meurtre, avait montré un cœur si intrépide, un simagnifique et tranquille courage, il n’a rien pu contrel’imbécillité lâche et sournoise des choses, car l’on dirait queles choses elles-mêmes ont de la haine, une haine atroce, une hainehumaine, contre ce qui est juste et beau.

Et voilà un sculpteur, deux sculpteurs, dontles intentions ne peuvent être, une minute, suspectées, quiaimèrent Zola, qui l’admirèrent, et qui, parce qu’ils furentimpuissants à interpréter le génie d’une œuvre et l’héroïque beautéd’un acte, s’écrient, dans leur langage d’artistesfourvoyés :

– Décidément, la Vérité et Zola ne sontpas d’ensemble.

Je sais bien que le fait, en lui-même, estassez mince, et qu’il ne faut voir dans ces paroles qu’un mauvaiscalembour, en argot de métier…

Pourtant, ce soir-là, à la suite de ce récit,je rentrai à l’hôtel affreusement triste et découragé. Je passaiune nuit fort agitée et fiévreuse. Dans mes cauchemars, je nevoyais partout que des places publiques, des squares, des jardins,où des foules forcenées érigeaient au Mensonge, à la Haine, auCrime, à la Stupidité, des monuments formidables et dérisoires.

Heureusement, le lendemain, Bruxelles mereprenait. Je revis, en sortant, la jolie femme au laurier-rose,plus candide, plus enfant que jamais… Elle ne jouait plus au groslion avec ses petites filles ; elle jouait au méchant tigre.Et les Bruxellois eurent vite fait de chasser les fantasmes de lanuit, et de m’entraîner, à nouveau, dans la ronde de leurcomique.

Sur les ponts

De Bruxelles…

Qu’est-ce que je chantais là, mon Dieu ?…À Bruxelles, il n’y a pas de ponts… Ils avaient bien, autrefois,une rivière, une rivière que, par esprit d’imitation et pourjustifier leur parisianisme, ils avaient appelée, en en réformantl’orthographe : la Senne. Mais, depuis longtemps, ils l’ontenfouie sous terre et recouverte d’une voûte… Peut-être aussi,est-ce pour ne pas faire concurrence au Manneken-Piss, dont le pipipuéril leur suffit, suffit à leur amour de l’eau, à leur amour desreflets dans l’eau…

Un industriel.

J’ai vu un grand industriel. Il étaitd’ailleurs tout petit, ainsi qu’il arrive souvent des grandsécrivains, des grands artistes, des grands avocats, des grandsmédecins… Il était tout petit, très rouge de visage, très blond debarbe et de cheveux, et bedonnant, avec une très grosse chaîne, ouplutôt un très gros câble d’or, en guirlande sur son ventre.

– Ça va très mal… ça va très mal…gémit-il… On ne peut plus travailler tranquillement… Toujours desgrèves !… Quand l’une cesse, l’autre commence… Pourquoi, monDieu, pourquoi ?… Ah ! je ne sais pas ce que va devenirnotre industrie, notre pauvre industrie… Elle est bien malade…

Et, brusquement :

– C’est de votre faute !…crie-t-il.

– De ma faute ?… À moi ?

– Oui, oui… Enfin, de la faute dessocialistes… des anarchistes français… Mais oui… Vous ne connaissezpas nos ouvriers, à nous… De braves gens… de très braves gens… Aufond, ils ne veulent rien… ne demandent rien… sont très contents dece qu’ils gagnent. Ils ne gagnent pas grand’chose, c’est vrai. Maisça leur suffit… Du reste, qu’est-ce qu’ils feraient de plusd’argent ?… Rien… rien… rien… Vous allez rire. L’annéedernière, j’ai donné vingt francs à un ouvrier qui avait sauvé lavie à ma fille… ma fille unique… tombée dans le canal… Savez-vousce qu’il a fait de ses vingt francs ? Il a acheté un samovar,mon cher monsieur, un samovar !… Il est vrai que c’est unRusse… N’importe.

Et il répète, en levant les bras auciel :

– Un samovar !… Un samovar ! Etils sont tous comme ça !… Parbleu ! ils se mettent bienen grève, de temps en temps, comme les autres… Quevoulez-vous ?… c’est la mode, aujourd’hui, dans le mondeouvrier… Du moins, chez nous, les grèves ne sont pas sérieuses… desgrèves pour rire… Quelques jours de flâne… et puis àl’ouvrage !… Nos grèves ?… C’est la forme moderne de lakermesse… Oui, mais, dès que nos ouvriers sont en grève, arrivent,on ne sait d’où… des tas de socialistes… d’anarchistes… enfin desFrançais… Ils gueulent : « Debout ! Debout !…Sus aux patrons !… Mort au capital !… » Ils excitentà la violence, à l’émeute, au pillage. Et voilà nos bons petitsagneaux belges, changés, aussitôt, en bêtes féroces françaises…Alors, tout va mal… le gâchis, quoi !… Nous sommes bienobligés, parfois, d’augmenter les salaires… Or, augmenter lessalaires, savez-vous ce que c’est ? C’est ruiner notreindustrie, tout simplement… Oui, monsieur, notre industrie… vousruinez notre industrie, tout simplement… Ah ! sansvous !…

Je voulus expliquer à mon interlocuteur quenos grands industriels du Nord formulaient les mêmes éloges sur ledésintéressement de leurs ouvriers, et les mêmes plaintes contreles excitateurs belges. C’est beaucoup plus facile que derechercher les vraies causes d’une évolution, disons, pour ne pasles vexer, d’une maladie économique, et d’y remédier. Je tâchai delui faire comprendre que, tant que les conditions du travail neseraient pas réorganisées sur des bases plus justes, il en seraittoujours ainsi… Mais le petit grand industriel s’obstine à ne pasentendre raison.

Il proteste, s’agite, trépigne,crie :

– Non, non… Il n’y a pas d’évolutionéconomique, pas de maladie économique… Il n’y a rien d’économique.Il y a le travail… Le travail est le travail… Qu’est-ce que letravail ?… Rien… Que doit-il être ?… Rien… Je ne connaisque ce principe-là… Mais, laissez-moi donc tranquille… Non, non. Ily a vous, vous !… Vous, vous avez toujours été lespropagandistes de l’esprit révolutionnaire parmi les peuples… C’estdégoûtant… Ah ! je sais bien ce que vous rêvez… je vois bience que vous attendez… La Belgique aux Français, hein ?

– Et vous la France aux Belges,hein ?

Le petit grand industriel me considère alorsd’un œil singulièrement brillant :

– Hé !… Hé ! fait-il enclaquant de la langue… Ne riez pas… Dites donc ? Ditesdonc ?… Avec nos bons, nos excellents amis lesAllemands ?… Hé ! hé ?… Mais dites donc ?…Ah ! ah !…

Puis, il se hausse sur la pointe des pieds,atteint de la main mon épaule, où il tape, le bon Belge, de petitscoups protecteurs :

– Hé ! hé !… Sapristi…dites-moi donc ?… Ce serait une fameuse chance, pourvous !…

Waterloo.

Le même jour, je suis allé visiter le champ debataille de Waterloo. Peut-être ai-je été poussé inconsciemment àcette absurde visite, par cette idée, non moins absurde, dem’habituer tout de suite à l’idée de la défaite, de ladénationalisation, de la belgification, qu’évoque en moi le nomseul de Waterloo.

Mais je n’ai rien vu, au champ de bataille deWaterloo… Au champ de bataille de Waterloo, près de l’auberge deBelle-Alliance, où quelques excursionnistes anglais échangeaient depetits cailloux jaunes contre de petits cailloux noirs, je n’ai vu,debout sur une table, les jambes bottées, sur la tête un panama enbataille, aux yeux une énorme lorgnette, je n’ai vu queM. Henry Houssaye, qui regardait… quoi ?

Des corbeaux volaient ici et là, dans la morneplaine… Et je me dis mélancoliquement :

– Il les prend encore pour desaigles.

Au Musée.

Je ne dirai rien des visites que j’ai faitesaux Musées. Je veux garder secrètes en moi, au plus profond de moi,les jouissances et les rêveries que je vous dois, ô Van Eyck, ôJordaens, ô Rubens, ô Teniers, ô Van Dyck !… Je veux, enadmirateur respectueux, soucieux de votre immortel repos, vousépargner toutes les sottises, épaisses, gluantes, que sécrètenthideusement les critiques d’art, lorsqu’ils se trouvent en présencedes œuvres d’art, de n’importe quelles œuvres d’art, sottisesindélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et lesvernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d’œuvre, etfinissent par vous dégoûter de vous-mêmes… Ah ! c’est bien lapeine que vous ayez été de grands hommes et de bravesgens !

Un soir, au Musée de La Haye, j’ai vraimententendu l’Homèrede Rembrandt me dire :

– Éloigne de moi, – ah ! je t’ensupplie, toi qui sembles m’aimer silencieusement, – éloigne de moitous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes cesdouloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable,dans ce musée, et qui font que je regrette souvent – je t’en donnema parole d’honneur – de n’avoir pas été peint parM. Dagnan-Bouveret… Car, si j’avais été peint parM. Dagnan-Bouveret, comprends-tu ?… tout ce qui se dit demoi aurait sa raison d’être… Et je n’en souffrirais pas…Tiens ! regarde cette grosse dame… oui, là-bas… à gauche…,cette grosse dame en rose… devant le Vermeer… Tout à l’heure, ellerassemblait autour de moi toute sa famille – quatre petits garçons,quatre petites filles, et autant de neveux et de nièces – et elledisait à tout ce monde, en me désignant de la pointe d’une aiguilleà chapeau : « Examinez bien ce vieux-là, mes enfants.Comme il ressemble à votre grand-père ! » Et les enfantsde s’écrier, en tapant dans leurs mains : « C’estvrai !… Grand-papa… grand-papa ! » Eh bien, j’aimemieux ça. Je ne sais pas pourquoi… ça m’a fait plaisir… oui, ça m’aému, de savoir que je ressemble à quelqu’un, à quelqu’un de vivant,même à quelqu’un de Bruxelles ;… car, sûrement, elle est deBruxelles, la grosse dame en rose… Mais si tu avais entendu,l’autre jour, M. Thiébaut-Sisson ? Alors je neressemblais plus à rien… Et M. Mauclair, donc ?…N’affirmait-il pas que je suis « de la peinturestatique » ? Quelle pitié, mon Dieu… quellepitié !

Est-ce curieux ?… Est-ce humiliant pournotre mentalité, qu’il existe encore au XXe siècle tant de gensassez oisifs, assez pauvres d’idées, assez dénués du sens de lavie, assez peu respectueux du sens de la beauté, pour se donner lamission ridicule d’expliquer des choses, que d’ailleurs onn’explique point, auxquelles ils ne comprennent et ne comprendrontjamais rien, quand il est si facile de laisser, chacun, jouir de cequ’il a devant les yeux, librement, à sa façon ?

Mais voilà… Tout homme a, dans le cœur, unMauclair qui sommeille.

Si, du moins, il sommeillait toujours, cesacré Mauclair-là !… N’est-ce pas, mon pauvreHomère ?

Il fait de la race.

Les Belges sont grands éleveurs de poules etaussi de lapins. Ils ont fabriqué une espèce de lapin qui se nommed’un nom grandiose : le géant des Flandres, et qui, pour unlapin, animal généralement peu lyrique, est bien un géant, plusqu’un géant, un véritable monstre. Le géant des Flandres arrive àpeser jusqu’à vingt-deux livres de viande.

Mais c’est surtout la poule qui constitue,pour la Belgique, un commerce intéressant et très prospère. Il fautle reconnaître, les Belges sont des maîtres incomparables, enaviculture.

Parmi les élevages, très nombreux autour deBruxelles, j’en ai visité un qu’on m’avait spécialement recommandé.Il appartient à M. de S… Mi-paysan, mi-hobereau,d’accueil un peu rude, mais bon homme au fond, M. de S…,après quelques minutes, finit par se familiariser jusqu’àl’indiscrétion, jusqu’aux bourrades joyeuses, aux tapes sur leventre. Et son rire est quelque chose de si assourdissant que,chaque fois qu’il rit, on est instinctivement porté à se boucherles oreilles, comme au passage d’une locomotive qui siffle.

Son installation est merveilleuse. Rien n’yest laissé au hasard… Tout y est combiné, prévu, réglementé,discipliné : nourriture, soins, hygiène, exercice physique,sélection, en vue de l’amélioration constante et du plus parfaitbonheur de la race… Je n’ai jamais vu que, nulle part, on en aitfait autant pour les hommes.

– Je suis sévère…, confesseM. de S…, ça oui… mais je ne les embête pas… Il ne fautjamais embêter les bêtes… Il faut qu’elles s’amusent, au contraire…Quand elles ne s’amusent pas, elles dépérissent… Et alors, bonsoirles œufs !…

Ils ont deux espèces de poules, enBelgique ; la Coucou de Malines, et la Campine. Produit trèsbien fixé d’un croisement de la Brahma herminée avec la Campine, laCoucou de Malines est résistante, grosse, un peu lourde de formes,d’un joli gris caillouté, d’une chair abondante et délicate. Elleest essentiellement commerciale. On en expédie dans le mondeentier. La Campine est la poule nationale. On raconte qu’il y aplus d’un siècle, la race en était à peu près perdue ; dumoins elle s’était astucieusement dispersée parmi d’autres races.Peu à peu, on l’a reconstituée dans toute sa pureté originelle.Elle est petite, mais extrêmement élégante, vive et jolie.M. Paul Bourget dirait qu’elle a des allures aristocratiques.Svelte et un peu piaffeuse, telle du moins que je la connais, jecrois qu’il serait plus juste de lui attribuer des airs de petitecocotte, de cocodette. Un mantelet blanc, délicieusement blanc,accompagne sa robe blanche et noire, très collante au corps, et quidessine les formes avec une grâce un peu hardie… Une crête effilée,d’un rouge vif, la coiffe d’une façon exquisement insolente. Commenotre Bresse, elle a des pattes bleues, ce qui est un signe debonne naissance. Le sang bleu, toujours.

– Une pondeuse admirable, s’extasiaitnotre hobereau… la meilleure, la plus régulière de toutes lespondeuses… avec ses petites mines évaporées…

Et, tout en me promenant à travers sesparquets, propres, luisants, luxueux, pareils aux villas deSaint-Germain et de l’Isle-Adam, il me confiait, en termesprolixes, ses idées sur l’élevage…

Comme j’admirais la vitalité, la robustesse,la belle humeur de ses bêtes :

– Ah ! voilà !… professait-il.Il faut être impitoyable et scientifique… Je suis impitoyable etscientifique… J’élimine les coqs qui ne chantent pas bien… dont lavoix n’est pas assez sonore et retentissante… Tout est là, mon chermonsieur… J’ai observé que, plus un coq chante fort, plus il estardent et, par conséquent, apte à la reproduction. Une belle voix,chez les coqs, de même que chez les hommes, annonce toujours…enfin, vous savez ce que je veux dire…

– Alors, les ténors ?… ne pus-jem’empêcher de remarquer… Dites donc, voilà un point de vuenouveau.

– Non, pas les ténors, naturellement. Lesténors sont des lavettes… Ah ! ah ! ah !… Lesténors, à la broche !… Dans la marmite, les ténors !…Bien entendu, je ne conserve que les barytons… les barytonssérieux, bien gorgés… Allez ! les poules ne s’y trompent pas…Elles savent parfaitement que plus un coq barytonne, mieux ellesseront servies, plus leurs œufs seront gros, abondants… et plusvigoureux leurs petits… car tout s’enchaîne, dans la nature… Tenez,j’ai fondé à Bruxelles un Club, chargé de propager, à travers lemonde, ces vérités biologiques… Un succès fou, mon cher monsieur…Nous avons maintenant des journaux, des conférences, deslaboratoires… beaucoup d’argent… Nous organisons des expositionsépatantes… avec des concours de chant… Un vrai conservatoire… maispas de musique… ah ! ah !… non, sacré mâtin !… unconservatoire de… enfin vous savez ce que je veux dire… C’estpassionnant.

Il m’apprit qu’il n’y avait qu’un seul moyende reconstituer une race dégénérée : l’inceste.

– Ainsi vous prenez, je suppose, deuxcochins fauves… Ils ont des tares inadmissibles, ignobles,dégoûtantes, criminelles, telles, par exemple, que des plumesgrises, noires ou blanches… des culottes étriquées, pas assezbouffantes… des queues trop longues… Enfin, il reste en eux desmélanges anciens, des influences disparates… Eh bien, vous lesisolez dans un parquet… Bon… Ils ont des couvées… Bon !… Voussélectionnez, sans faiblesse, la poule et le coq, c’est-à-dire lefrère et la sœur que vous mettez carrément à la reproduction… Etainsi de suite, de couvées en couvées… Peu à peu, les influencesétrangères s’atténuent, les mélanges disparaissent… Après cinq, sixgénérations, vous avez retrouvé tous les caractères bien définis,toutes les vertus ataviques, toute la pureté première de la race.Ah ! c’est passionnant.

Il ajouta :

– Pour les hommes, ma foi !… je n’aipoint essayé…

Et il me poussa du coude légèrement :

– Hé ! hé ! Dites donc ?Faudrait peut-être essayer ça… en France, où la race s’en va… s’enva…

Je vis, dans un parquet, des oiseauxextraordinaires que, tout d’abord, je pris pour des rapaces. Droitscomme des hommes et juchés sur de hautes pattes sèches, nerveuses,armées de terribles éperons, le poitrail bombant, serré dans unjustaucorps de plumes bleuâtres, la queue courte, pointue, relevéeà la manière d’un sabre, l’œil féroce, le bec recourbé, coupant,comme celui des vautours, ils me firent l’effet de ces reîtresquerelleurs, qui, pour un rien, tiraient l’épée, et vousétendaient, d’un coup d’estoc, sur la berge des routes.

– Des Combattants de Bruges… expliqua enhaussant les épaules, le hobereau… Rien du tout… rien du tout… Oui,ils font les fendants… ça a l’air de quelque chose… et, au fond,des couillons, mon cher monsieur, les pires couillons du monde. Neme parlez pas de ces épateurs, qu’un rouge-gorge mettrait endéroute… et qu’il faut élever dans du coton…

Nous marchions toujours de parquets enparquets, et, toujours, le grand aviculteur parlait, parlait,expliquait, commentait :

– L’hôpital ! me dit-il, tout àcoup.

Il s’arrêta, me montra un grand espace, diviséen cinq ou six compartiments, enclos de grillages, où s’élevaient,bien exposées au soleil, de vraies maisonnettes. Une forte odeurd’acide phénique montait du sol soigneusement ratissé… Quelquespoules se promenaient, l’aile basse, de l’allure triste, lente etcassée qu’ont les vieilles bonnes femmes, dans la campagne. J’envis qui boitillaient, qui sautillaient sur leurs pattes, entouréesde linges de pansement. D’autres, hottues, les plumes ternes etbouffantes, la crête décolorée, restaient immobiles, sans rien voirde ce qui se passait autour d’elles. D’autres encore, accroupies enrang, sur l’herbe sulfatée, dodelinaient de la tête et seracontaient de petites histoires, parlaient, sans doute, de leursmaladies, comme font les convalescents, assis, dans le jardin del’hospice, sur des bancs, un jour de soleil.

Et M. de S… me conta ceci :

– Un matin, j’apprends par mon chefbasse-courrier, que j’ai deux poules diphtériques… Commentavaient-elles pu attraper cette contagion, ici, où, chaque jour,les parquets, le sol, les mangeoires, l’eau, la nourriture même,tout enfin est désinfecté ?… Je me le demande encore… Mais iln’y avait pas à s’y tromper ; elles étaient diphtériques…Ah ! sacristi !… Immédiatement, j’ordonne de les isolerdans une de ces maisonnettes que vous voyez… Et on les soigne…Trois fois par jour, un employé venait avec un petit attiraild’infirmier… Il commençait par racler, avec un grattoir, le gosierdes poules, enduisait, ensuite, à l’aide d’un pinceau, les plaies àvif, d’une bonne couche de pétrole, et comme il faut soutenir lesmalades, durant l’évolution de cette maladie, qui est trèsdéprimante, il leur entonnait deux ou trois boulettes, d’unecomposition spéciale et tonique… Ce régime leur était extrêmementpénible et douloureux. Mais quoi ? Elles avaient beauprotester, il fallait bien en passer par là… Or, voici ce qu’ellesimaginèrent… C’est à ne pas croire ! Moi-même, j’eusse traitéde blagueur celui qui m’eût rapporté la chose, si je n’en avais pasété, une dizaine de fois, le témoin stupéfait… Du plus loinqu’elles voyaient venir leur bourreau, avec sa trousse, ellesessayaient aussitôt de se mettre sur leurs pattes, battaient del’aile, affectaient la plus folle gaieté, puis, se précipitant auxmangeoires garnies d’un peu de millet, elles faisaient semblant demanger… Oui, mon cher monsieur, avec une ostentation comique, ellesfaisaient semblant de manger, goulûment. Et, regardant l’employé,en dessous, d’un air malin, elles semblaient lui dire :« Tu vois, nous avons grand appétit… nous sommes tout à faitguéries… Remporte donc ton grattoir, ton pinceau au pétrole, et tesboulettes »… Ah ! les roublardes !… C’estpassionnant…

– Dire, m’écriai-je, que j’ai été puni,au collège, de huit jours de cachot pour avoir écrit, dans undiscours français, ces mots sacrilèges : « l’intelligencedes bêtes » !

– Tiens ! moi aussi, dans un thèmelatin, s’exclama l’aviculteur… chez les Jésuites…

Et son gros rire fit s’agiter toute labasse-cour…

Je n’étais pas au bout de mes surprises…

Au centre d’un parquet, un petit homme,enveloppé d’une longue blouse de toile écrue, un tablier blanc nouéautour des reins, la tête coiffée d’une calotte ronde – tout à faitl’air classique d’un interne – disposait sur une table,méthodiquement, des pots, des fioles, des bandes, des rouleaux deouate hydrophile, et faisait flamber de fins instruments d’acier,dans un récipient de métal.

– Pour quoi est-ce ?…demandai-je.

L’aviculteur parut un moment gêné :

– Pour rien… pour rien… répondit-il.

Puis, tout à coup :

– Bah !… vous avez l’air d’un bravehomme… Seulement, pas un mot à personne, hein ?… Eh bien,voilà… Il arrange les poules pour une prochaine exposition… Il lesmet au point réglementaire…

Et, son caractère joyeux reprenant ledessus :

– Il fait de la race… ajouta-t-il, dansun rire sonore. Vous comprenez ?… J’ai des sujets qui ont desqualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, quediable !… Alors, j’augmente les qualités, et je détruis lestares… Je rajeunis les éperons trop vieux… Je peins en rose ou enbleu, selon l’espèce, les pattes jaunes… Je teins les plumesdéfectueuses… Je supprime des doigts, ou j’en rajoute, suivant lecas… Je retaille les crêtes mal faites et les mets à l’ordonnance…Très délicat, très compliqué, vous savez ?… Enfin,voilà !… Que voulez-vous ?… Il faut bien faire comme toutle monde… Si je vous disais qu’il y a deux ans, à Liège, j’aienlevé le Grand Prix d’honneur, avec un mauvais lot de cochinsfauves, entièrement passés au carbonyle ?… Le diablem’emporte !… Ah ! c’est passionnant.

Sur cette étrange confidence, nous terminâmesnotre visite.

Roi d’affaires.

Dînant chez des amis de la colonie étrangère,je demandai à un Belge notoire, qui passe pour presque tout savoirdes choses de Bruxelles, surtout les choses scandaleuses, de meconter quelques anecdotes caractéristiques, sur le roi Léopold.

Le Belge notoire sourit, et il medit :

– Oh ! ce n’est pas la peine… Vousle connaissez mieux que moi… Léopold, c’est Isidore Lechat…

Et, finement :

– Un Lechat mieux léché, par exemple…corrigea-t-il.

– Bon ! répliquai-je… IsidoreLechat… C’est entendu… Mais cela ne me dit rien de précis…J’entends toujours, quand on parle du Roi : « Le Roi estceci… Le Roi est cela »… mais d’histoires, qui illustrent cesvagues affirmations, pas la moindre. Ou bien alors, ce sont deshistoires qui courent les rues, les théâtres, les boudoirs, lesrestaurants de Paris, et que je ne puis vraiment prendre ausérieux… Non, je voudrais des faits positifs… des traits decaractère… du document, enfin… Un homme pareil !… Il doit y enavoir d’admirables, d’extraordinaires, par milliers…

Alors, ils se mirent à bavarder sur le Roi,avec abondance…

Mais on ne sait jamais rien… Les gens passentprès de vous, les choses arrivent et défilent autour de vous ;personne n’a d’yeux, personne n’a d’oreilles…

Ils restèrent, comme de coutume, dans desgénéralités lyriques qui ne m’apprirent rien d’autre, sur cepersonnage passionnant, que leur propre opinion, laquelle, faut-ille dire, m’était fort indifférente.

Je sus, ainsi, ce que je savais déjà depuislongtemps, que le Roi est fin, rusé, retors, voluptueux, sans lemoindre scrupule ni la moindre pitié. Il est horriblement âpre etavare, mégalomane aussi, par surcroît, d’une mégalomanie singulièrequi le pousse à bâtir, à bâtir des maisons, des palais, desboutiques, sans autre but que de faire de Bruxelles une villemonumentale, dans le genre de New-York et de Chicago. Projetabsurde, car il n’a sans doute pas réfléchi que c’est à des Belges– à des Belges de Bruxelles – qu’il s’adresse, non à desAméricains. Pour satisfaire en même temps à son avarice, à sesplaisirs, à sa mégalomanie, il ne pense qu’à conquérir de l’argent,encore de l’argent, toujours de l’argent. Tous les moyens lui sontbons, principalement les pires. Son imagination, en affaires, estinépuisable et merveilleuse. Il roule les gens, et même lespeuples, avec une maëstria souveraine. Les bons tours ne lui fontjamais défaut. Il a beau le vider, son sac en est toujours plein.Ses filles, qu’il a dépouillées en un tour de main, en saventquelque chose. L’Angleterre et l’Allemagne, qui ne sont pointpourtant des gogos faciles à mettre dedans, ont connu, àleurs dépens, cette supériorité prestidigitatrice, lors desfameuses négociations du Congo… De son trône, il a fait une sortede comptoir commercial, de bureau d’affaires, comme il n’en existenulle part de mieux organisé, et où il brasse de tout, où il vendde tout, même du scandale. Dans un autre temps, cet homme-là eûtété un véritable fléau d’humanité, car son cœur est absolumentinaccessible à tout sentiment de justice et de bonté. Sous desdehors polis, aimables, spirituels, élégamment sceptiques,familiers même, il cache une âme d’une férocité totale, qu’aucunedouleur ne peut attendrir… Ce qu’il a fait souffrir sa femme, sesfilles, on ne le saura sans doute jamais… Ah ! les pauvrescréatures !… Et on les enviait !… Ce fut une stupeur,dans toute la Belgique, quand on apprit que la Reine – lameilleure, la plus douce, la plus résignée des femmes – étaitmorte, seule, toute seule, abandonnée comme une pauvresse, danscette triste résidence de Spa. Le Roi, lui, était à Paris… Il vintsans hâte, en rechignant, enterra sa femme, sans cérémonie, vite,vite, et, la formalité accomplie, le soir même, il s’empressa dereprendre le train pour Paris et de retourner à ses plaisirs… On nelui sut, en cette circonstance, aucun gré de son manqued’hypocrisie… Je pense qu’on eut le plus grand tort, car il estbeau que les hommes – fussent-ils rois – se montrent tels qu’ilssont. Il estima peut-être assez son peuple, pour ne point luidonner la comédie d’une douleur bourgeoise qu’il ne ressentaitpas ; explication trop idéaliste à laquelle le Belge notoirene voulut pas souscrire… Non, ce jour-là, on ne vit sur la figuredu Roi que l’ennui, l’agacement d’avoir été dérangé pour si peu dechose… Cette messe mortuaire, vite expédiée pourtant, ne valait pasla déception d’un rendez-vous d’affaires manqué, ou d’un déjeunerremis, au Pavillon d’Armenonville…

La femme du Belge notoire dit à sontour :

– Indulgent pour lui-même, le Roi estimplacable aux autres. Sa Cour est gourmée, raide, d’un protocolecompassé et vieillot, d’une hiérarchie surannée et comique… Il yveut de la vertu et de la religion… On s’y ennuie mortellement… Peului importe. Sa vie à lui n’est pas là… Il ne vient à sa Cour quepour se reposer de ses fatigues parisiennes et se mettre au vert…Nous lui servons de temps de carême… D’ailleurs, outre cette cured’hygiène dont nous faisons tous les frais, je crois que sonmalfaisant égoïsme s’amuse énormément à voir les autres sedessécher d’ennui… Ah ! vous n’avez pas idée de ce qu’est unefête à la Cour du roi Léopold, ce vieux marcheur, cet ami de tousles plaisirs… On y a toujours l’air d’enterrer quelqu’un…

J’objectai :

– Mais il a la réputation d’êtrecharmant, galant avec les femmes…

– Avec les femmes des autres pays,parbleu !… s’écria la dame courroucée… Mais nous ?…Ah ! nous !… Il n’a qu’une joie… une joieinfernale : nous embarrasser, nous blesser, nous mortifier… Ilne nous montre que de l’ironie, et… le dirai-je ?… du mépris…oui, c’est cela, du mépris…

– Cependant… commençai-je à insinuer…la…

La dame du Belge notoire me coupa violemmentla parole.

– Je sais ce que vous voulez dire… vousvous trompez… Elle n’est pas belge… elle n’est pas belge… Elle est…enfin, elle n’est pas belge…

Et elle poursuivit :

– Je ne l’ai jamais vu que méchant avecles femmes belges… d’une grossièreté d’âme qu’il sait, mieux quepersonne, orner d’un badinage léger, d’une drôlerie piquante, maisqui ajoute encore à la cruauté de la blessure… Que faire ?…Lui répondre ?… se fâcher ?… Il se venge aussitôt sur lesmaris, car il dispose des places, des honneurs… Alors, on se tait,on sourit, on accepte toutes les humiliations… Il faut bien vivre…Tenez… voici un trait, tout récent, de son caractère, ce qu’on seplaît à appeler son esprit… Au dernier bal de la Cour, je metrouvais, dans un petit salon, avec une de mes amies, la comtessede M… C’est une charmante femme, veuve depuis quatre ans… assezjolie… enfin pas très jolie… très bonne, par exemple, très entrain…et dont l’existence est un peu libre, je le reconnais… un peulibre… Mais quoi !… Elle fait ce qu’elle veut, et ce qu’ellefait ne regarde qu’elle, après tout. La veille, au bal du Cercle dela Noblesse, la comtesse avait beaucoup dansé avecM. de K… qui passe, à tort ou à raison, pour être sonami… Mais enfin, elle avait dansé décemment, et personne n’avaittrouvé à y redire… Voyons, monsieur, je vous le demande… siM. de K… est son amant, rien de plus naturel qu’elledanse avec lui…

– Évidemment…

– Et s’il ne l’est pas ?…

– Rien de plus naturel encore,approuvai-je… pour qu’il le devienne…

– Évidemment…

Elle s’aperçut que cet adverbe, ainsi placé,était peut-être un peu vif… Aussi s’empressa-t-elle de reprendreson récit.

– Nous étions donc toutes les deux à nousmorfondre dans ce petit salon, quand le Roi, après le défilé ducorps diplomatique, y entra. Rien ne l’assomme, ne le dispose mal,comme cette cérémonie, qu’il déteste… Il vint vers nous… Je suisobligée d’avouer, qu’en dépit des années, le Roi a toujours unebelle allure… de la sveltesse… de la grâce… Enfin, il est trèsbien… Mais à ses petits yeux bridés, effrayants quand on lesregarde de près, à un certain pli de la bouche, je sais lorsqu’ilest en veine de méchanceté… Il y était…

– Eh bien, madame, dit-il, en abordant lacomtesse… vous amusez-vous, aujourd’hui ?…

– Oui, Sire, beaucoup… répondit-elle, enfaisant une profonde révérence.

– Pas tant qu’hier… pas tant qu’hier,n’est-ce pas ?

Mon amie s’embarrassa, balbutia :

– Comment, Sire ?…

– On m’a dit, appuya le Roi… on m’a ditque vous aviez beaucoup dansé, hier… au Cercle de la Noblesse…beaucoup dansé… Avec qui avez-vous donc tellement dansé ?

Ma pauvre amie rougit :

– Mais, Sire, bégaya-t-elle… je… je… nesais plus…

– Ah !… Bien… bien…

Et, se retournant vers moi, brusquement, il medit :

– Et, vous, madame ?… Est-ilindiscret aussi de vous demander avec qui vous avezdansé ?

Le Roi attendit ma réponse… Comme je metaisais, il salua, et, riant d’un petit rire méchant qui nouscouvrit de confusion, s’éloigna lentement.

La dame semblait outrée, en racontant cetteanecdote. Elle finit sur cette conclusion d’une énergie un peurude :

– Tout ce que vous voudrez… C’est unmufle !…

Alors, un haut fonctionnaire belge protestadoucement :

– On le calomnie beaucoup… Nous avons unetendance fâcheuse à exiger des rois qu’ils soient au-dessus, ou endehors de l’humanité… Mais non… Ils sont des hommes comme lesautres… Léopold est un homme comme tout le monde… voilà tout… Il anos défauts, nos désirs, nos passions, nos méchancetés, nos vices,peut-être aussi – qui sait ? – nos qualités. Pourquoivoulez-vous que son ménage, par exemple, fût meilleur que lesvôtres ?… Et qu’il pratiquât des vertus assommantes etpompeuses que vous avez le bon esprit de répudier pourvous-mêmes ? Vous lui reprochez l’ennui de sa Cour ? Oùpensez-vous qu’on s’amuse, qu’on puisse s’amuser quelque part àBruxelles ?… L’ennui de sa Cour ?… Mais c’est l’ennui deBruxelles, mais c’est Bruxelles… Tout Roi qu’il est, il n’y peutrien… Il fait ce que nous faisons tous, selon nos moyens et nospréférences… quand il s’embête chez lui, il va s’amuser ailleurs.Et il a raison… Pour les dames belges, on ne peut pourtant pasl’obliger, par la Constitution, à coucher avec ellestoutes !

Ici, il y eut une explosion de fureurs que jenéglige de vous décrire, parce que vous devez vous l’imaginer sanspeine, et aussi parce qu’elle fut sans effet sur le hautfonctionnaire, qui n’en continua pas moins son panégyrique.

– Moi, je sais au Roi un gré infini de nepas prendre au sérieux sa royauté. Il aura beaucoup servi –beaucoup plus que les anarchistes – à démontrer aux peuples que laRoyauté, dans notre temps, est une chose tout à fait inutile, toutà fait démodée, presque aussi grotesque que ces vieilles armures dechevaliers qui meublent encore, çà et là, les antichambres et lescouloirs, dans quelques châteaux de cordonniers enrichis… Elle nedevrait plus exister que dans les opérettes, encore que leslibrettistes estiment que le thème en est bien usé. Sérieusement,est-ce que les Cours d’Autriche, d’Allemagne, d’Espagne, avec labouffonnerie de leur cérémonial, la splendeur carnavalesque deleurs déguisements, ne vous paraissent pas maintenant de stupidesdécors de théâtre, de lamentables mises en scène, pourreprésentations d’hippodrome ?… Quand je rencontre Léopold, ilne me donne jamais l’impression que c’est le Roi des Belges. Je medis : « Ah ! voilà le président du Conseild’administration de la Belgique ! »… Et cela suffit bien,je vous assure, aux exigences de ma fierté nationale… Et puis, jel’aime, moi, cet homme-là… Il a de l’esprit, un à-propos charmant,de la modération… En voulez-vous une preuve ?… Il fut un tempsoù tous les kiosques de journaux et de fleuristes, toutes lesdevantures des librairies, des papeteries, étaient pleins de cartespostales, représentant – Dieu sait en quelles postures ! – leRoi et Mlle Cléo de Mérode. Je me souviens d’enavoir vu d’absolument obscènes… Cela l’agaçait beaucoup… et ce quil’agaçait plus encore que l’intention de lèse-majesté qu’ellesaffichaient si audacieusement, c’était leur sottise lourde etgrossière… Quoiqu’il ne se soit jamais plaint, l’étalage en futinterdit sévèrement, mais non la vente qui continua, sous lemanteau, comme on disait du temps d’Andréa de Nerciat.

Le haut fonctionnaire s’interrompit pour medemander :

– Vous connaissez, à coup sûr,M. B…, votre compatriote ?

– Le sosie du Roi ?

– Oui.

– Je crois bien… même taille, mêmeélégante allure, même barbe carrée, mêmes yeux… C’estextraordinaire !

– Vous le connaissez… Bon… Eh bien, unjour, l’année dernière, à Ostende, le Roi se promenait sur ladigue… avec quelques amis… Il se mêle tellement à la foule, qu’onn’y fait pour ainsi dire pas attention… Quand il passa près de moi,j’étais arrêté devant un kiosque qui, exceptionnellement, étaitcouvert, de la base au faîte, de ces cartes dont je vous ai parlé…Quel ne fut pas mon étonnement de voir, tout à coup, le Roi seretourner, quitter son groupe, se diriger vers lekiosque !

– Bonjour, bonjour, cher monsieur C…, medit-il, de sa voix la plus aimable, en m’apercevant… Ah !ah ! je suis content de vous voir… On m’a dit que vous aviezgagné, hier, au Cercle… une grosse somme… une très grossesomme…

– Mon Dieu, Sire… c’est vrai… J’ai étéassez heureux… assez heureux…

– Tant mieux… tant mieux… Il faut gagnerde l’argent, cher monsieur C…, beaucoup d’argent.

Il acheta un journal qu’il mit dans la pochede son pardessus… et, levant la tête, il considéra toutes cescartes dont la moins inconvenante le représentait avec, sur sesgenoux, Mlle Cléo de Mérode, presque nue, et quilui tirait la barbe. J’étais anxieux, quoique assez amusé, je doisle dire.

Son examen terminé, il me montra ces ordures,avec une parfaite aisance, et, du ton le plus naturel :

– Ce kiosque, hein ?… fit-il.Croyez-vous ?… Ah ! ce pauvre B… !… Au fond, ça doitbien l’ennuyer, toutes ces cochonneries. Je sais qu’il doit venir àOstende, ces jours-ci… Faites donc enlever ça, discrètement…

Et m’ayant serré la main, il alla rejoindreses amis.

L’anecdote eut du succès.

– C’est assez joli !… murmurait-on,en approuvant par de petits mouvements de tête… ça n’est pasmal…

Seule, la femme du Belge notoire ne désarmapas. Elle regarda, avec une expression de haine, le hautfonctionnaire qui maintenant se taisait et piquait, du bout desdoigts, une praline de chocolat, dans une bonbonnière… puis,haussant les épaules si fort qu’une rose, détachée de son corsage,roula sur le tapis :

– Oh ! vous… d’abord…grinça-t-elle.

On ne parla plus du Roi… On parla de Paris eton parla d’art, et on parla d’art et de Paris, de Paris etd’art.

Naturellement !…

Naturellement aussi, je m’esquivai du mieuxque je pus.

Le caoutchouc rouge.

Je m’arrête devant une petite boutique, dontl’étalage est étrange : des pyramides de petites meules,petits cubes, petits cylindres, petits parallélipipèdes, petitspains d’une matière mate, alternativement grise et noire. Riend’autre. Pas d’indication. Aucune étiquette. Le front collé à lavitre, je distingue, dans le magasin, un homme épais, en redingote,qui, cigare aux dents, lit un journal. L’enseigne porte ce seulnom, écrit en rouge : « Blothair etCie ».

J’entre ; j’interroge.

– Qu’est-ce que cela ?

L’homme en redingote s’est levé. Il pose lejournal sur une chaise, son cigare sur le bord d’une table,s’incline, sourit et dit :

– Des échantillons de caoutchouc,monsieur.

La boutique est vide. Aux murs, des armoiresfixes, en acajou ciré, fermées. À droite, une table, où se répètentles échantillons de la vitrine. À gauche, un comptoir, avec desregistres. Au fond, une porte ouverte, par où j’entrevois une sorted’arrière-boutique, encombrée de manteaux de pluie, de sections decâbles, de joints de machines, de socques, d’enveloppes etd’enveloppes de pneus, et toute une famille de chiens, dontquelques-uns, renversés, laissent voir, sous le ventre, une petiteplaie ronde, aux lèvres de métal. Tout cela est vieux,usagé, comme on dit.

Désignant les pyramides de la vitrine et de latable, je demande :

– Congo, n’est-ce pas ?

– Oui, fait l’homme simplement, mais avecune expression d’orgueil.

Cette vitrine a l’air inoffensif ; laboutique est d’aspect placide. Pourtant, peu à peu, ceséchantillons me fascinent. J’en arrive à ne pouvoir plus détachermes yeux de ces morceaux de caoutchouc. Pourquoi n’y a-t-il pasd’images explicatives, de photos, dans cettevitrine ?… Mon imagination a vite fait d’y suppléer.

Je songe aux forêts, aux lacs, aux féeries dece paradis de soleil et de fleurs… Je songe aux nègres puérils, auxnègres charmants, capables des mêmes gentillesses et des mêmesférocités que les enfants. Je me rappelle cette phrase d’unexplorateur : « Ils sont jolis et doux comme ces lapinsqu’on voit, le soir, au bord des bois, faisant leur toilette, oujouant parmi les herbes parfumées. » Ce qui, d’ailleurs, nel’empêchait pas de les tuer… J’en vois montrer en riant leurs dentséclatantes et se poursuivre, s’exalter aux sons de leurs fifres etdes tambours profonds. Je vois les bronzes parfaits des corpsféminins, et les petits courir, dont le ventre bombe. Je vois degrands diables, aussi beaux que des statues antiques, sourire à unpagne, à des verroteries ; tendre les bras vers desliqueurs ; se pousser, trépigner autour des montres, desphonographes, de toute la pauvre camelote que nous fabriquons poureux ; se cambrer, se dandiner, comme s’ils se moquaient denous, ou se moquaient d’eux-mêmes ; remuer la tête comme desenfants gênés. Je vois, à leurs femmes, sensibles aux caresses desblancs, le geste gauche d’une paysanne qu’un citadin fait rougird’aise.

Et voici que, tout à coup, je vois sur eux, etqui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et dufonctionnaire. Je n’en vois plus que conduits au travail, revolverau poing, aussi durement traités que les soldats dans nospénitenciers d’Afrique, et revenant du travail harassés, la peautailladée, moins nombreux qu’ils n’étaient partis. Je vois desexécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle,sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dontles supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfantsqui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointessous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dansune boule noire, j’ai distingué le tronc trop joli d’une négresseviolée et décapitée, et j’ai vu aussi des vieux, mutilés,agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermerles yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ceséchantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres,se sont brusquement animés.

Voilà les images que devraient évoquer presquechaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillotisolant. Mais on ne sait pas toujours d’où vient le caoutchouc.Ici, on le sait : il vient du Congo. C’est bien le redrubber, le caoutchouc rouge. Il n’en aborde pas, à Anvers, unseul gramme qui ne soit ensanglanté.

Dans l’Amérique tropicale, en Malaisie, auxIndes, l’exploitation des plantes à caoutchouc n’est qu’uneindustrie agricole. Au Congo, c’est la pire des exploitationshumaines. On a commencé par inciser les arbres, comme en Amériqueet en Asie, et puis, à mesure que les marchands d’Europe etl’industrie aggravaient leurs exigences, et qu’il fallait plus derevenus aux compagnies qui font la fortune du roi Léopold, on afini par arracher les arbres et les lianes. Jamais les villages nefournissent assez de la précieuse matière. On fouaille les nègresqu’on s’impatiente de regarder travailler si mollement. Les dos sezèbrent de tatouages sanglants. Ce sont des fainéants, ou bien, ilscachent leurs trésors. Des expéditions s’organisent qui vontpartout, razziant, levant des tributs. On prend des otages, desfemmes, parmi les plus jeunes, des enfants, dont il est bien permisde s’amuser, pour s’occuper un peu, ou des vieux dont leshurlements de douleur font rire. On pèse le caoutchouc devant lesnègres assemblés. Un officier consulte un calepin. Il suffit d’undésaccord entre deux chiffres, pour que le sang jaillisse et qu’unedouzaine de têtes aillent rouler entre les cases.

Et il faut toujours plus de pneus, plusd’imperméables, plus de réseaux pour nos téléphones, plusd’isolants pour les câbles des machines. Aussi, de même qu’onincise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, etla même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays deses plantes humaines.

Au diable les Anglais, qui sont des jaloux, etqui ne pardonnent pas au roi Léopold de les avoir dupés etvolés ! Au diable les barbouilleurs de papier, faiseursd’embarras ! Si du sang nègre poisse à tous nos pneus, à tousnos câbles, la belle affaire ! Pouvons-nous mieux associer lesraces inférieures à notre civilisation, les mêler de plus près auxbesoins de notre commerce et de notre vie ?… Et puis, lespalais de Léopold, ses fantaisies, ses voyages, ses voluptés, sontcoûteux. Ne faut-il pas aussi augmenter les dividendes desactionnaires, payer les journaux, pour qu’ils se taisent,intéresser le Parlement belge, pour qu’il vote, désintéresser lesautres gouvernements, pour qu’ils ferment les yeux sur cesatrocités ?

C’est égal. Quand je rencontrerai encore leroi Léopold, traînant la jambe dans Monte-Carlo, dans Trouville, ourue de la Paix, quand je verrai son œil briller, sous le verre, àcontempler les écrins d’un bijoutier, à détailler le corsage ou leslèvres d’une femme qui passe, quand je reverrai la compagne tropmûre d’une demoiselle très jolie parler, à l’oreille du souverain,dans un restaurant des Champs-Élysées, je penserai à cettevitrine-ci, et je n’aurai plus envie de rire…

– Nous avons aussi du bien bel ivoire… medit l’homme en redingote, en me reconduisant jusqu’à la porte.

Remords.

Je m’aperçois que moi, qui reproche siamèrement aux Français leur ironie agressive et leur injusticeenvers les autres peuples, je viens de me montrer bien françaisenvers les Belges.

Parce qu’ils ont Bruxelles ?

N’avons-nous pas Toulouse ? N’avons-nouspas l’esprit de Toulouse qui caricature l’esprit de la France, aumoins autant que l’esprit de Bruxelles, celui de laBelgique ?

Les Belges, sans doute, ont des ridicules,comme nous en avons, comme en ont tous les peuples. Ils ont aussides qualités, des vertus, que beaucoup n’ont pas, et que jesouhaiterais aux Français, si orgueilleux de leurs frivolités et deleurs vaines richesses. Ils travaillent. Ils savent réveiller lesvieilles cités de leur torpeur ancienne. Même Bruges sort, enfin,de son long silence mystique. Le bruit des marteaux, le sifflementdes usines dominent aujourd’hui le chant de ses carillons et lechuchotement mortuaire de ses béguinages. En dépit de toutes sestares religieuses, un frémissement de vie nouvelle secoue et animece petit pays. Enfin M. Edmond Picard et M. CamilleLemonnier ne sont pas plus la Belgique, que M. Drumont etM. Bourget ne sont la France.

Et puis, je n’oublie pas que j’aime MauriceMæterlinck, que j’aime Émile Verhaeren, que j’ai aimé FranzServais, le doux et tendre Rodenbach. Et de ce dernier voyage dansBruxelles, et de tout ce que j’y ai rencontré, de tout ce que j’yai coudoyé, je les aime plus encore et les admire avec une foi plushaute. Ils ne doivent rien à la France, qui, au contraire, futheureuse de les accueillir, de les honorer et de s’en honorer. EtBruxelles, dont ils ne sont pas, dont ils ne pouvaient pas être,qu’ils ont traversé en passant, ne leur a rien enlevé, non plus, deleur génie. Ils sont de chez eux, car ils ont su incarner dansleurs œuvres si différentes, avec une force et une grâce trèsrares, l’âme même des pays où ils sont nés.

Mæterlinck, je l’ai retrouvé à Gand, au borddu canal, et j’ai retrouvé aussi, dans les eaux mortes du canal,tous les mirages, tous les reflets, toutes les féeriquesmélancolies de sa jeunesse. Et, dans le jardin de la maisonfamiliale, j’ai revu la ruche, d’où partirent les divines abeilles,qui allèrent butiner les belles fleurs de sagesse et de vie.

Verhaeren, j’ai entendu sa voix éloquente, sonverbe emporté, dans le vent qui souffle sur les dures plaines del’Escaut… et j’ai cueilli, aux vieilles portes des demeuresflamandes, aux vieux bahuts flamands de ses villages, ses beauxvers sculptés d’une gouge si sûre, d’un ciseau si puissant et sipassionné.

J’ai cherché, comme s’il était encore vivant,Franz Servais, dans la campagne abondante des environs de Hall etles tristes rues d’Ixelles. Je l’ai entendu rire joyeusement, ets’attarder à parler de la musique de Liszt, et de la partd’inspiration flamande qu’il y a dans celle de Beethoven, et, unefois encore, de cet admirable poème de Jeanne d’Arc, qu’ilallait noter et qu’il a remporté.

Et j’ai surpris Rodenbach dans une vieillemaison dentelée de Bruges, aux intimités silencieuses, assis,derrière ce transparent qui vaporise les figures, écoutant chanterles carillons, et pleurer l’âme des hommes, regardant glisser lescygnes sur les eaux bronzées du Lac d’Amour…

Ils sont de chez eux, parce qu’il fauttoujours à la pensée un point d’appui, un tremplin sûr, pour, delà, s’élancer et se disperser à travers l’humanité. Ils sont dechez eux, et ils sont de chez nous, et ils sont de partout, commeces êtres privilégiés qui ont su donner une vérité, une émotion,une forme éternelle de beauté, au monde qui s’en réjouit…

*

**

Et peut-être que ma mauvaise humeur – qu’ilsme pardonneront pour l’amour de Mæterlinck, de Verhaeren, de FranzServais et de Rodenbach – tient uniquement à ce fait puéril, quenous avons été forcés de gravir et dégringoler trop souvent, malgrénous, la rue Montagne-de-la-Cour, et de tourner, beaucoup pluslongtemps que nous n’aurions voulu, dans les bois de la Cambre… Iln’en faut pas plus…

À peine, en effet, au bout de huit jours,avions-nous achevé de circuler dans Bruxelles, qu’au moment departir, en plein boulevard Anspach, nos quatre pneus éclatèrent àla fois.

J’ai tout de même pensé, en dépit de mesremords, que ça avait dû être de rire.

ANVERS

Vers le port.

Un monsieur avait fait je ne sais quoi decontraire aux lois de la Principauté de Monaco ; car il n’y apas seulement que des roulettes et des cocottes, dans laPrincipauté de Monaco, il y a aussi – la justice me pardonne !– des lois. Peut-être, ce monsieur avait-il eu l’indiscrétion degagner une trop grosse somme au Trente-et-quarante ; peut-êtres’était-il permis de mettre en doute les vertus princières del’océanographie ; peut-être avait-il attribué un caractèreexpiatoire aux appareils sismographiques, dont la générosité duPrince a doté chaque coin de rue, à Monte-Carlo. Toujours est-il,qu’un matin il vit entrer dans la chambre de son hôtel lecommissaire de police, qui, solennellement, au nom de Son AltesseSérénissime, lui signifia un arrêté d’expulsion. Après quoi, lecommissaire, selon l’usage, ajouta :

– Vous avez vingt-quatre heures, pourgagner la frontière.

Le monsieur répliqua, en souriant :

– Oh !… cinq minutes mesuffiront…

Il n’y a guère plus de distances en Belgiquequ’en Monaco. Ce qui fait qu’ici on y est plus sensible, c’estl’état chaotique de la vicinalité.

Et j’invoque Léopold, avec quelleferveur !

– Ô Léopold, supplié-je, souverain maîtrede la Commission, du Courtage et de la Banque, Prince du Négoce,Roi d’affaires et des affaires, incomparable Businessking, toi quicomprends si bien, pour ton propre compte, toutes les nécessitéséconomiques de la vie moderne, Roi vert galant, qui, si bien aussi,sais semer l’or et les roses sur toutes les routes de Cythère, nepourrais-tu distraire quelques-uns de tes scandaleux profits surles sables d’Ostende et les nègres du Congo, en faveur de tesroutes métropolitaines, qui vous rompent côtes et reins, aussicruellement que les phrases artistiques de M. Edmond Picardvous meurtrissent le cerveau ?

Vaine prière.

Même il me semble qu’une voix ironique, unevoix bien connue des cabinets particuliers de chez Paillard, merépond :

– Pourquoi veux-tu que je donne desroutes à ces Belges dont je suis le Roi toujours absent ?…Fais comme moi… Les routes de France sont magnifiques…

Alors, nos quatre pneus, sur les injonctionsénergiques de Brossette, ayant fini de rire, nous filons surAnvers. Ai-je besoin de répéter que ce sont toujours les mêmespavés, en vagues de pierre dure ?… Mais, au risque de cassernos ressorts et d’éventrer notre carter sur ces rudes obstacles,nous faisons, dans la joie de quitter Bruxelles, du cinquante-cinqde moyenne. Il nous faudra trois quarts d’heure pour atteindreAnvers… Et pourtant je m’irrite que le moteur ne tourne pas assezfort et que de la campagne flamande, qui, de sa fertilité plate,nourrit un peuple industrieux, les arbres, les maisons basses, lesverdures noires, les petits villages coloriés et réguliers, nepassent pas assez rapidement, au gré de mon désir, impatient d’unport…

Près de Malines, ô joie ! des équipesd’ouvriers travaillent à enlever les pavés… Nous allons dorénavant,je suppose, rouler sur la soie élastique d’un macadam tout neuf…Et, voilà que, brusquement, une violente secousse nous a jetés lesuns contre les autres. La voiture s’est enfoncée, jusqu’aux moyeux,dans un bourbier. Elle rage, gronde et fume, impuissante… Uneconduite d’eau, crevée, a, en cet endroit, amolli, affaissé le sol,et transformé la route en un lac de boue gluante et profonde… Ilnous faut l’aide, un peu humiliante, de deux chevaux, tirant àplein collier, pour arracher la voiture de cette fondrière…

Et les pavés reprennent leurs ondulationssuppliciantes…

Ah ! ces routes !… cesroutes !

Heureusement que la bonne C.-G.-V. estrésistante à miracle, et si bien assemblée, que pas un boulon nemanque, après ce raid audacieux… pas un n’est desserré… Furieused’avoir dû demander du secours au cheval, on ne peut pas lamaîtriser. Il y a des moments où elle ne tient plus au sol… Ellevole, vole dans l’air comme un ballon… Nous serons au port, dansquelques minutes… à moins que nous ne soyons, gisant sur la route,broyés et le ventre ouvert !…

Un port.

Spectacle merveilleux que celui d’un grandport et toujours nouveau ! Monde effarant où tout l’universtient à l’aise entre les docks d’un bassin, où, dans un prodige decouleur, s’entre-choquent les réalités implacables de l’argent, ducommerce, de la guerre, et les féeries les plus délicieuses !Masses noires et roulantes qui portent dans leurs soutesl’imagination, le génie, la fécondité, l’ordure, les richesses, lamort de toute la terre !… Tumulte, sur les eaux clapotantes,des petits remorqueurs enragés et des lourds chalands, autourdesquels les mouettes blanchissent et jaillissent, comme desflocons d’écume autour d’un récif ! Sur les quais, parmi lesballots, les tonnes de graisse et de saindoux, les laines et lespeaux, aux odeurs de pourriture, grouillement des torses nus,ployant sous le faix, et des pauvres gueules contractées de fatigueet de révolte ! Travail des machines qui, sans cesse criant,soulèvent et promènent dans l’espace, au bout de leurs bras de fer,les charges pesantes, molles comme des nuées !… Silhouetteslégères, aériennes, des voilures, des mâtures. – « Tes cheveuxsont des mâtures… Ta robe glisse sur la pelouse du jardin, commeune petite voile rose, sur la mer… »

Et entre tout cela qui grince, qui halète, quihurle et qui chante, l’entassement muet d’une ville, et lavaporisation, dans le ciel, de coupoles dorées, de flèches bleues,de tours, de cathédrales, d’on ne sait quoi… Au delà, encore,l’infini… avec tout ce qu’il réveille en nous de nostalgiesendormies, tout ce qu’il déchaîne en nous de désirs nouveaux etpassionnés !

*

**

Il n’y a pas de port dont je ne sois touché…Même, les tout petits m’enchantent qui sont perdus, comme des nidsde courlis, au fond rocheux des criques, et d’où à peine une barquemet à la voile… Mon cœur saute et bondit dans les grands… Lesfleuves qui sont humains s’y unissent à la mer surnaturelle.

Les plus grandes villes me sont presquetoujours de très petits mondes fermés… Un moment vient bien vite oùje m’y sens en prison… et m’y cogne aux murs… J’étouffe dans lamontagne ; son atmosphère m’est irrespirable, ses nuages, quidérobent toujours la vue des cimes et le ciel, m’écrasent comme delourdes, comme d’épaisses plaques de plomb. La forêt m’étreint lecœur, m’angoisse, me serre la gorge jusqu’au sanglot… Je ne puissupporter cette sorte de terreur religieuse qu’elle accumule sousses voûtes et qui emplit ses ténèbres, où, parfois, des bêtesnocturnes hurlent à la mort…

Mais il n’est pas de quai, de jetée, de môle,d’embarcadère, il n’est pas, comme ils disent ici, depiers, au long desquels des bateaux se balancent, où je neme sente vraiment au bord de l’univers, et joyeux, et libre, etléger… Les coups de sifflet qui font vibrer les vitrages des gares,même gigantesques, ne sont que des avertissements sans éclat ;ils ne parlent pas assez à mon imagination… L’appel des sirènes aune autre signification, une autre éloquence, une portée plushaute. Quand il s’amplifie dans les ports, il a la sonorité, laprofondeur, l’émotion poignante des nouvelles qui arrivent du boutdu monde, et, chaque fois que j’en ai entendu durer les accents,j’ai entendu leur répondre, du plus lointain de moi, mon aviditéinsatiable des mers inconnues, des paysages de feu et de glace, desflores, des faunes, des humanités que je voudrais connaître et queje ne connaîtrai, sans doute, jamais.

Le chant des sirènes enfièvre, jusqu’audélire, ma curiosité du monde entier…

Bateaux.

Mais l’aspect seul des bateaux me donne unesatisfaction complète et plus douce.

Je les aime tous.

C’est la plus hardie des machines humaines,celle qui a naturellement le plus d’élégance. Je pense souvent,avec tendresse, à l’âme intrépide et charmante de celui – dontl’histoire n’a pas retenu le nom – qui, un jour, assis au bord d’unétang et voyant voguer sur l’eau une adorable petite sarcelle àtête rouge, inventa la barque.

Ah ! il eut raison de l’inventer, labarque, ce gentil inconnu, car je crois bien que c’est moi quil’eusse inventée, tant je l’aime… Et qu’on ne se récrie pas !…J’ai bien, étant enfant, sans connaître un mot de physique et degéologie, sans rien savoir du fameux principe des vasescommunicants, inventé les fontaines jaillissantes. Et comme,tout heureux, avec la foi candide de l’ignorance, je tâchaisd’expliquer, sommairement, cette découverte à monprofesseur :

– Mais c’est le puits artésien !…s’écria celui-ci, avec une expression de pitié méprisante que jen’oublierai jamais… Petit imbécile, va !… Et Moïse, quifaisait jaillir les eaux, dans le désert, du bout de sabaguette ? Qu’en fais-tu, de Moïse ?… Et la poudre,l’as-tu aussi inventée, la poudre ?… Tu me copieras mille foiscette phrase : « J’ai inventé les puitsartésiens. »

C’est à ce pensum, sans doute, que je dois dene pas avoir, plus tard, inventé la poudre… J’eus trop dehonte.

*

**

Le goût que j’ai pour l’auto, sœur moinsgentille et plus savante de la barque, pour le patin, pour labalançoire, pour les ballons, pour la fièvre aussi quelquefois,pour tout ce qui m’élève et m’emporte, très vite, ailleurs, plusloin, plus haut, toujours plus haut et toujours plus loin, au delàde moi-même, tous ces goûts-là sont étroitement parents… Ils ontleur commune origine dans cet instinct, refréné par notrecivilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute lavie, de la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! commenos désirs et nos destinées…

*

**

La locomotive qui me fut chère, jadis, je nel’aime plus. Elle est sans fantaisie, sans grâce, sanspersonnalité, trop asservie aux rails, trop esclave des stupideshoraires et des règlements tyranniques. Elle est administrative,bureaucratique ; elle a l’âme pauvre, massive, sans joies,sans rêves, d’un fonctionnaire qui, toute la journée, fait lesmêmes écritures sur le même papier et insère des fiches, toujourspareilles, dans les cases d’un casier qui ne change jamais. Sur sesvoies clôturées, entre ses talus d’herbe triste, elle me fait aussil’effet d’un prisonnier, à qui il n’est permis de se promener quedans le chemin de ronde de la prison.

Trop gauche pour plier ses grossiersassemblages, ses articulations raidies, à la jolie courbe desvirages, trop lourde, trop vite essoufflée pour escalader lespentes, elle s’enfonce, pour un rien, dans les tunnels, comme unrat peureux dans les ténèbres de son terrier.

Elle n’est pas si vieille pourtant, et cen’est déjà plus rien. De même que tant de formes régressives, quine correspondent plus aux besoins de l’homme nouveau, elle doitfatalement disparaître… Mais dans combien de siècles ?

Soyons justes envers elle. Elle eut son heurede gloire, et, quand on va de Zurich à Innsbrück, traîné par elle,à travers les hardis défilés de l’Arlberg, sa gloire dure encore.Il est vrai que la plus grande part en revient aux ingénieursaudacieux qui surent tailler, pour elle, dans la roche, au flancdes gorges, des chemins là où jadis n’osaient pas s’aventurer leschamois et les pâtres…

*

**

L’homme ne s’est vraiment surpassé que quandil a construit des machines qu’il a pu douer de la vertu de semouvoir librement, à l’heure de son besoin, à la minute même de soncaprice.

Telle, l’auto.

Les ballons que je connais mal, presque aussimal que M. Santos-Dumont, mais beaucoup mieux queM. Lebaudy, font encore trop songer aux bêtesdisproportionnées, où la nature bégayait ses essais d’expression.Ces monstres d’avant l’histoire, dont nous avons encore unesurvivance, de plus en plus déchue, parmi ces curieux animaux qu’onappelle les nationalistes (voir Millevoye, Déroulède), devaientfaire de grands bonds inutiles, et leur stupidité seule lesempêchait de s’étonner de leur maladresse énorme.

L’auto, elle, commence à prendre toute labeauté souple des êtres construits raisonnablement, raisonnablementéquilibrés, et dont les organes répondent aux nécessités desfonctions.

*

**

Ici, pourtant, indignons-nous un peu.

Il y a d’irritants imbéciles, assez dépourvusd’imagination et de goût, pour jucher sur un châssis de voituretteje ne sais quelle singerie de chaises à porteurs ; d’autres,non moins irritants et non moins imbéciles, que hantentorgueilleusement des réminiscences de carrosses vitrés, conservésdans les armerias royales, et que l’on vit encore, il y a quelquesannées, servir aux carnavaleries des hippodromes… Il y a des autos,grossièrement accroupies comme des Bouddhas, boursouflant dehideuses bedaines sur des membres grêles d’insectes… Il y a eu, ilreste des radiateurs mal attachés que l’auto semble perdre, enroute, comme un pauvre cheval de corrida, ses intestins… Il y a descapots parcimonieux, qui n’enferment pas tout le moteur et fontcroire à de l’inachèvement. Il y en a, il y en a même beaucoup, quiressemblent à des garde-manger ambulants, d’autres à des cercueilsdéjà rongés des vers, d’autres encore à de menus monumentsfunéraires, prématurément édifiés pour y recevoir les membresmutilés de leurs infortunés conducteurs… et encore d’autres, dontl’ambition peu éclatante, se borne à simuler, en vue d’on ne saitquelle analogie, un modeste tuyau de poêle couché… Il y en a dontl’emphase, tout italienne, et nous l’avons vu, toute bruxelloise,est comique à développer l’envergure d’une cloche à gaz autour dechambres vides où ne détonne pas seulement la puissance de huitchevaux de fiacre. Il y a aussi des voitures qui, au repos,paraissent logiques, stables, depuis l’avant courbé à souhait,jusqu’à l’arrière arrondi en poupe de chaland, et qui, quand lamachine les emporte, sursautent, tressautent, se désunissent etferraillent lugubrement, de ce fait seul que leur maître, mal àpropos ambitieux, n’a pas compris l’irréparable faute d’équilibreet de goût qu’est un porte-à-faux. C’est le même, entrepreneurenrichi, commissionnaire heureux, qui croit étaler un fasteseigneurial, en installant au volant de son auto un mécanicienrasé, botté, sanglé, affublé dérisoirement d’un haut de forme,d’une livrée de cocher resplendissante et obscène…

Quant à la voiture électrique, elle n’estqu’un leurre, ne sachant pas encore où loger sa force…

Et je n’ai pas un lit où reposer ma tête…

*

**

Mais, enfin, il faut bien le dire, une formes’établit, surtout en France, qui a ce qu’il convient pour noussatisfaire.

Si je suis sensible, par exemple, à la belleligne, à la belle courbe, si pleine, si modelée, si parfaitementharmonieuse du capot de la Charron, c’est qu’il enferme toute lamachine et lui applique son épiderme exact. Je ne le suis pas moinsà l’agencement du moteur, à l’enroulement étudié des volutes decuivre, au quadruple embranchement de l’admission si pratiquementmécanique et si joliment ornemental, à tout le dispositifassemblant les métaux les plus propres à leur objet, à ladistribution anatomique des pièces qui, non seulement, fait vivrele moteur et captive sa fougue, mais encore lui donne une beautévéritable.

Oui, une beauté, cher monsieur Mauclair de laLune…

S’il y a une beauté des êtres et des objetsqui soit n’importe quoi d’autre que le fait de répondre pleinement,exclusivement, à leur destin ou à leur emploi… alors, monsieurMauclair, je suis comme vous, je ne sais pas ce que c’est que labeauté.

L’esthétique des objets d’art est infinimentplus mystérieuse et, par conséquent, infiniment plus confuse… Maisc’est le propre de toute magie qu’il lui faille un grimoire.

*

**

Entre les machines que la sensibilité, quel’imagination de l’homme a créées pour s’affranchir de ses milleservitudes et se rapprocher de l’élément, c’est donc la barque etl’auto que je préfère.

Emporté par l’une ou par l’autre, je goûte lamême volupté cosmique ; la même ivresse m’exalte… À leur bord,je suis au bord de l’espace. Chaque tour de roue, comme chaque coupde l’hélice, ou le simple effort de la voile, sous la poussée duvent, multiplie à l’infini les circonférences d’air ou d’eau,concentriques à mon regard, avec sa portée pour rayon, et leuraddition vertigineuse fait ma notion de l’espace mouvant… Alors,peu à peu, j’ai conscience que je suis moi-même un peu de cetespace, un peu de ce vertige… Orgueilleusement, joyeusement, jesens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, uneparticule de cette force motrice qui fait battre tous les organes,tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages decette inconcevable usine : l’univers… Oui, je sens que jesuis, pour tout dire d’un mot formidable : un atome… un atomeen travail de vie…

*

**

Il m’enchante que les formes de l’auto et dela barque s’apparentent ; que le vent coupe, en marche, lesmots toujours si inutiles, comme la mer impose le silence ;que marin et chauffeur n’aient pas en commun que le goût de setaire, qu’il leur faille encore, à l’un, au volant de sa machine,comme à l’autre, à la barre de son navire, le même esprit dedécision rapide devant l’obstacle soudain qui se dresse, la mêmefroide tranquillité devant la mort. Et il me plaît que, dans leursyeux, l’observation continue des espaces approfondisse la mêmequalité de couleur, aiguise la même sûreté de vision…

Et la sirène dans la campagne, la sirène dansla montagne, presque aussi émouvante que sur la mer et dans lesports, la sirène dont l’avertissement prolongé apprend aux bêtespeureuses, aux villages en émoi, aux voitures somnolentes, auxhumanités hostiles, que les routes sont faites pour que tout ypasse, même la tempête, même le progrès, qui est une tempête,puisqu’il est une révolution !

La ville.

Après avoir longtemps longé les méandres de laSenne – la route et l’eau se fuyaient, se rattrapaient, comme desenfants se poursuivent en jouant – après avoir traversé quelquespetites villes indifférentes, des villages presque morts, unecampagne triste et noire, toute grondante de vent, après avoirbrûlé Malines et ses fondrières de boue, franchi les forts quidéfendent Anvers, ralenti dans les faubourgs, nous ne nous sommesarrêtés qu’au milieu de la ville, place de Meir, pour déjeuner.

Si l’on devait juger de la beauté d’une ville,par l’excellence de ses restaurants, Anvers serait bien en dessousde Bruxelles. À Anvers qui, pourtant, est extrêmement riche, où lavie bourgeoise est, dit-on, intense et fastueuse, où, tous lesjours, arrivent quantité de voyageurs, pour de là se disperser auxquatre coins du globe, les restaurants sont quelconques, les hôtelsaussi. Pas de confortable, pas de luxe ; le nécessaire àpeine. Des repas vite préparés, vite avalés, et l’on s’en va. Ondirait à voir leur agitation que les Anversois n’ont pas le tempsde manger. Agitation moins badaude, moins musarde, moins bavarde,moins littéraire, plus expressive qu’à Bruxelles.

La place de Meir est noire de monde enmouvement. Foules pressées qui ne s’attardent pas aux boutiques,aux menus incidents de la rue, qui se croisent, se mêlent,disparaissent, et se reforment sans cesse… Elles vont au travail,aux affaires… Cela rappelle, avec moins de fébrilité trépidante,l’activité de Londres, dans les rues de la Cité, ou, mieux, celleplus calme, plus pesante de Berlin, dans la Friedrichstrasse. Peude caractère dans les types, au premier abord. En vain, je cherche,parmi les femmes, les beautés grasses, les beautés blondes, laluxuriance, l’épanouissement lyrique des chairs de Rubens… Maiscela ne se voit pas tout de suite, cela se voit surtout au village,à la campagne, au seuil des portes, et j’ai remarqué, à quelquesexceptions près, que les villes, surtout les villes de travail etde richesses, qui, comme Anvers, sont des déversoirs de toutes leshumanités, ont vite fait d’unifier, en un seul type, le caractèredes visages… Il semble maintenant que, dans les grandesagglomérations, tous les riches se ressemblent, et aussi tous lespauvres.

Il ne faut pas grand’chose pour que labadauderie reprenne le dessus, en cette foule qui paraît siaffairée. Il suffit d’une automobile, arrêtée devant un restaurant.Dois-je croire qu’il y ait ou qu’il passe, à Anvers, si peud’automobiles, que la nôtre y soit un spectacle à ce point nouveau,ou si rare ? Ce serait surprenant. Elle fait sensation, il n’ya pas à dire ; elle fait même scandale. On la regarde, avecune sorte de curiosité troublée, comme une bête inconnue, dont onne sait si elle est douce ou méchante, si elle mord ou se laissecaresser. Des gamins, d’abord, comme partout, puis des femmes,s’approchent, s’interrogent d’un regard à la fois inquiet etréjoui. Cela forme déjà un groupe nombreux qui se tient encore àdistance de la machine, respectueusement… Chacun se dit :

– Si, tout d’un coup, elle allait rugir,partir, se ruer sur nous !…

Puis, au bout de quelques minutes, c’est unevéritable foule qui, d’instant en instant, grossit, grossit. Ons’enhardit jusqu’à la toucher, jusqu’à vouloir faire jouer lamanette des vitesses, celle du frein, la pédale d’embrayage,jusqu’à soulever les ouvertures du capot. Bientôt, on ne distingueplus les têtes confondues, on ne voit que des ondulations, desremous, une surface mouvante, houleuse, d’où s’élèvent desmurmures…

Brossette a fort à faire. Je crains qu’il nelaisse échapper quelque parole trop vive, quelque geste inopportun.Et alors que va-t-il arriver ? On ne sait jamais avec lesfoules, plus impressionnables, plus nerveuses, plus folles que lesfemmes. Lui-même, autant que sa machine, est l’objet de lacuriosité générale. Comme le vent était froid, ce matin, il aendossé sa peau de loup. Et cette peau de loup, sur le dos d’unhomme, étonne prodigieusement. Les uns rient et se moquent, lesautres se scandalisent, d’autres encore ont presque peur. On n’ajamais vu une créature humaine habillée comme une bête… Tous, ilsveulent tâter la peau, pour voir si elle est vivante, passer leursmains sur les poils, pour voir si vraiment ces poils sont bien lespoils de cet homme étrange et fabuleux… Un loustic, au milieu desrires, demande à Brossette s’il mange des vaches et des moutonsvivants, et pourquoi il ne marche pas à quatre pattes, comme unchien, au lieu de faire le beau, sur deux, comme un homme…Ah ! enfin ! l’esprit parisien, je le retrouve donc surces bords de l’Escaut, qui furent nôtres… Je le retrouve en toutesa pureté traditionnelle de misonéïsme et de blague… Et je leretrouverai bien mieux encore, ce soir, au théâtre, dans une revuesatirique : Tout Anvers à l’envers, qui semble,obscénités en moins, avoir été composée, écrite, mise en scène parun monsieur de Gorsse du cru… Et c’est probablement tout cequ’Anvers a gardé de nous, de notre influence si courte, de notredomination si éphémère, bien que Lazare Carnot, qui le gouverna,n’eût point la réputation d’un esprit très parisien, ni d’unvaudevilliste des boulevards extérieurs.

Je ne sais comment tout cela va finir, commentnous allons pouvoir remonter en voiture, au milieu de cette foulequi semble toujours grossir, grossir, et qui devient plus nerveuse.Je m’en inquiète auprès du patron du restaurant… Il est souriant,empressé, fier de nous recevoir dans son établissement. Il medit :

– Rien… rien… ne craignez rien… Ilss’amusent… Ils n’en voient pas souvent… ou alors de toutes petitesmachines de rien du tout… vous comprenez ?… Braves gens…braves gens…

Et, se grattant la tête, il ajoute avec unegrimace :

– Tout de même… votre mécanicien feraitbien de retirer ça… oui… enfin… sa peau, là !… Ah ! sapeau !… C’est cette peau, voyez-vous… c’est cette peau…

Il sort, agite sa serviette, dit quelquesparoles à la foule, puis, à un moment donné, comme il se trouvetout près de Brossette, il ne peut s’empêcher, lui aussi, aveccombien de précautions cérémonieuses et comiques, de toucher cettepeau, de palper cette peau… Ah ! cette peau !

Cette curiosité, parfois gênante, ne va plusnous quitter désormais… Elle nous suivra, dans toute la Hollande,sauf à Amsterdam, à La Haye, et elle atteindra son paroxysme àVolendam où, pourtant, les hommes, des colosses à la face debrique, au regard doux, sont coiffés de hauts bonnets de fourrures,comme des Tcherkesses…

*

**

Je n’aime plus les vieilles villes, ni lesvieux quartiers puants des vieilles villes, ni les vieilles ruellesobscures qui dégringolent les unes dans les autres, ni les vieuxpignons gothiques où s’exerce l’érudition hebdomadaire des sociétésd’art départemental qui, le dimanche, s’en vont grattant etregrattant les portes jadis sculptées, les chambranles et lespoutres aux historiages disparus… Je n’aime plus les vieux porchess’ouvrant sur des cours en ruine qui ne virent jamais le soleil et,des fleurs, ne connurent que la mousse et le lichen… Et je n’aimeplus les vieux ponts sous lesquels dorment des eaux noires etputrides. Si le pittoresque m’en plaît tout d’abord ; si jesuis tout d’abord séduit par le dessin souple et compliqué de cesarabesques, par cette patine, faite de crasses accumulées, que letemps polit et modela ; si ce faux « sentimentartiste » que je dois à une éducation régressive, me retientquelques minutes devant ce spectacle de la détresse, de ladéchéance et de la mort, un autre sentiment – un sentiment derévolte et de dignité humaine – m’en éloigne bien vite avechorreur. Car j’y vois le triomphe de l’ordure, de la maladie, de laparesse, où croupit toute la poésie du passé, où s’étiolentmisérablement les réalités du présent…

Est-ce curieux, est-ce décourageant, cettepersistance de la poésie à n’aimer que ce qui est morbide, ce quiest vieux, ce qui est mort, et à condamner, au nom d’une beautéimbécile et stérile, le jeune et magnifique effort que font leshommes d’aujourd’hui, pour soumettre à une domination créatricel’élément indompté et toutes les farouches forces que la naturen’employait qu’à la destruction ?

Quand vous franchissez les gorges de laRomanche, et que vous apercevez, tapie sur le bord du torrent, aufond d’un abîme de roches, cette toute petite usine qui a capté lachute d’eau, qui l’a transformée en énergie motrice, en lumière, ensource infinie de travail qu’elle distribue par des réseaux de filsde cuivre, à travers tout un vaste pays, est-ce que vous n’éprouvezpas une émotion autrement poignante, est-ce que vous ne sentez pasune poésie autrement grandiose, que devant quelques pierreseffritées ?

Mais non, la poésie nous tient et nous tiendraencore longtemps, car elle fait partie des éléments qui constituentnotre race latine et catholique. Et voyez. Dès qu’il s’agit dejeter bas un pâté de vieilles maisons pourries, de mettre la piochedans des ruelles emplies de l’ordure des siècles, pour y fairepénétrer l’air, la lumière, la santé, alors ce ne sont queprotestations, cris, fureurs. Des sociétés de protectionartistique, historique, se forment, des commissions bourdonnent ettravaillent, les journaux se livrent aux propagandes les plusfolles, s’excitent l’un l’autre, le radical, le socialiste, leroyaliste, à préserver, contre ce qu’ils appellent un acte devandalisme, ce qu’ils appellent aussi les trésors de notrepatrimoine national. Finalement, l’administration recule devant ledanger électoral qu’il y a toujours, en France, à tenterd’accomplir une œuvre d’assainissement. Pour honorer la poésie,l’art et l’histoire, elle conservera ces redoutables foyersd’infection. Elle fera mieux : elle nommera, pour lesconserver, un conservateur.

Ah ! je me demande souvent, malgré toutemon admiration pour la splendeur de son verbe, si Victor Hugo nefut point un grand Crime social ? N’est-il pas, à lui seul,toute la poésie ? N’a-t-il pas gravé tous nos préjugés, toutesnos routines, toutes nos superstitions, toutes nos erreurs, toutesnos sottises, dans le marbre indestructible de ses vers ?

*

**

Je ne vous mènerai donc point dans le vieilAnvers, pas même au Musée Plantin, où nous laisserons cesribambelles d’Anglais parcourir interminablement les interminablesgaleries, en écoutant le gardien raconter la vie et les travaux decet imprimeur fameux, comme ils écoutèrent le guide qui leur fitcompter, sur les doigts, les échos non moins fameux des grottes deHan, et aux champs de bataille de Waterloo, l’historien médailléqui leur enseigna l’histoire de Napoléon, enfin vaincu par lesBelges. Brûlons aussi la cathédrale où je m’irrite que Rubenss’ennuie, sur ces murs sombres et froids, derrière ces rideauxtirés de lustrine verte, autant qu’au Jardin Zoologique, cespauvres condors, qui, pour faire plaisir à Leconte de Lisle, etpour authentifier ses vers, dorment, non plus dans l’air glacé desAndes, mais dans leurs cages,

… les ailes toutes grandes.

Et nous irons, si vous voulez, au Musée, uneautre fois, le jour prochain peut-être, où je me sentirai disposé àvous confier mes rêveries sur Rubens, sur ce Rubens abondant,éclatant, magnifique, dont M. Ingres – ô ma chère HélèneFourment ! – écrivait qu’il n’était que le « boucherivre », le charcutier tout barbouillé de graisse et de sang,de la peinture.

Traversons rapidement, sans trop nous yarrêter, la ville neuve, ses larges voies vivantes et remuantes,ses jardins que la Hollande, toute proche, embellit de ses plusbelles tulipes, de ses plus beaux narcisses ; filons sur lesboulevards, vite, vite, car rien ne m’y retient. Il me tarde d’êtreau port d’où m’arrivent déjà, à pleines bouffées, les bonnes, lesfortes, les délicieuses, les enivrantes odeurs de salure et decoaltar.

Anvers est une grande ville. Ce serait même laseule véritable grande ville belge, si ce n’était, en réalité, uneville allemande. Allemands, tous les gros armateurs, les grosbanquiers, les gros marchands, les ingénieurs ; allemandes,les maisons de courtage, les maisons d’arbitrage, les compagniesd’assurances maritimes, de navigation, d’émigration ;allemand, tout ce qui entreprend quelque chose et travaille às’enrichir, tout ce qui dresse un plan, lave une épure, combine deschiffres, brasse les affaires et l’argent.

Du moins, l’affirment avec ostentation, avecéclat, les enseignes dorées qui resplendissent aux façades desmaisons, et les maisons elles-mêmes, les gares, certains monumentspublics qui affichent cet orgueilleux monumentalisme quel’Allemagne a pris à l’Amérique, et dont l’Amérique, peu à peu,dote toutes les capitales modernes, sauf Paris qui, artiste,élégant, arbitre du goût, s’obstine à multiplier, en nos rues,l’aspect alourdi, parodique, d’un dix-huitième siècle de pacotilleet de caricature.

C’est à Anvers, dans un immeuble d’affaires,que j’ai vu, pour la première fois, en Belgique, ces ascenseursallemands, sorte de trottoirs roulants, perpendiculaires, que l’onprend en marche, que l’on quitte en marche, et qui, sans s’arrêterjamais, mènent jusqu’au toit et redéposent à la rue, dans unvertige, ces gens agités qui accourent de la Bourse ou qui s’yruent.

Le Roi a obtenu des millions pour fortifierAnvers. Ces fortifications ont de la prestance. Les Belges en sonttrès fiers. Ils prétendent que la ville est imprenable. Le malheurest qu’elle est déjà prise. Je veux croire que les uhlans auraientplus de peine à y pénétrer que dans Nancy. Mais pourquoiferaient-ils cette folie inutile d’y pénétrer par la force ?Leurs familles y pullulent, y dominent, solidement installées endes places où la garde civique ne les délogera pas facilement.

Mais voici des rues noires, des chaussées quel’on dirait faites avec de la poussière de charbon ; desmaisons crasseuses, saurées, une foule de petits cabarets louches,de petites auberges borgnes, de petites boutiques, d’étrangespetits comptoirs, tassés les uns contre les autres… tout unmouvement trépidant de tramways qui cornent, de locomotives quisifflent, de lourds camions… Et des figures boucanées, des figuresexilées, des figures d’autre part, de nulle part et de partout… desentassements de sacs, des piles de caisses, des barriquesroulantes… et des douaniers, affairés, méfiants, martiaux, qui,contre de pauvres choses mortes, lancent leurs sondes, comme desbaïonnettes, en vertu de ce principe que le commerce, c’est laguerre…

Et tout cela sent la suie, le poisson salé,l’alcool, la bière, l’huile grasse, le bois neuf, le vieux cuir etl’orange…

Et voici les docks, par-dessus lesquels desvergues et des mâts se balancent, le long desquels de grossescheminées développent, sur le ciel, la noire chevauchée de leursfumées… et, de place en place, par un échappement de lumière, entrede lourds madriers, entre de grosses silhouettes sombres, voiciclapoter, moutonner, les eaux jaunissantes de l’Escaut.

C’est le port.

Sur les Quais.

Moins joyeux et divers, moins bigarré queMarseille, le port d’Anvers est presque aussi imposant – pas aussiféerique et sinistre – que le monstre Hambourg. Mais il n’est qu’unHambourg.

Nul port n’a sa couleur extraordinaire, savariété, son étendue, son machinisme, ni ses puissantes avenuesd’eau que bordent, jusqu’à l’infini, comme d’immenses arbresd’hiver, les navires. Aucun n’a ses venelles tortueuses, par où ilse divise, se répand, en canaux innombrables dans la ville, etlongeant des parcs, des pelouses, des palais, des talus fleuris, varejoindre la belle nappe tranquille de l’Alster. Aucun n’a sesrecoins mouvants où l’Elbe, si difficile à discipliner, s’infiltre,s’étrangle et rugit de ne pouvoir conquérir toute la terre. Nullepart, ces colossales silhouettes imprévues, ces îles flottantes,ces jardins magiques suspendus dans la brume, ces énormes etinterminables villes que sont les docks, et cette impressionnantefalaise rouge que font tout à coup surgir, dans le brouillard, leshautes maisons de brique d’Altona. Nulle part, ces nuitsfantastiques qu’éclaire toute une prodigieuse constellationd’astres signaux, de phares, de projecteurs, de feux électriques,multicolores, de hublots embrasés… J’y ai, sur un petit yacht trèsrapide de la Hamburg-America, voyagé tout un jour et tout un soir,et je n’en ai vu qu’une partie infime. Nul grand port anglais nem’a donné, autant que Hambourg, la sensation écrasante, presquedouloureuse, du formidable…

L’horloge monumentale de Saint-Pierre, àBeauvais, est si compliquée qu’elle renferme quatre-vingt-dix millepièces mécaniques, et ces quatre-vingt-dix mille pièces sont misesen mouvement par un simple petit poids de cuivre, qui pèsecinquante grammes… Ici, c’est un tout petit homme, un tout petit ettrès vieux homme, presque aussi petit, presque aussi vieux et guèreplus lourd que le poids de l’horloge de Beauvais, M. Ballin,dont le génie est l’âme motrice de ce gigantesque instrument dediffusion commerciale. À lui tout seul, M. Ballin a plus faitpour la grandeur, pour la richesse allemandes, que les canons de deMoltke, les mensonges de Bismarck, l’universelle agitation deGuillaume II.

Après Hambourg, Anvers a de quoi aussi noussatisfaire et nous divertir.

On y débarque à quai des denrées du mondeentier. Le double réseau du chemin de fer et du fleuve canalisé yfait rythmiquement, comme aux battements d’un organe d’échanges,l’échange des ballots de laine, des métaux, de l’ivoire, contre lesvêtements, les jouets et les machines ; des fruits, desplantes exotiques, des épices, des pétroles, des tonnes decaoutchouc, des bois précieux, contre les calicots coloriés, lesparfumeries et les verroteries chères aux nègres… Des vaisseauxfrais, pimpants, partent gaiement, comme en sifflant d’aise, et descoques boursouflées, exténuées, rongées par les fucus et lespousse-pied, rentrent en geignant, qui vont aller s’étendre, dansles bassins, pour se refaire… De même les marins… Ils sont partis,eux aussi, la tête pleine de l’espoir de l’inconnu et desaventures… Ils sont allés vers le prodige… Beaucoup sont restés… Onen voit qui reviennent qu’on ne reconnaît plus, qui nereconnaissent plus rien et personne… qui ne se reconnaissent paseux-mêmes… Ils sont étrangers.

*

**

Les ports sont l’image la plus parfaite, laplus exacte du rêve de l’homme. Ils le contiennent, et ilsl’emportent, tout entier, vers toutes les chimères… Rêve debonheur, espoir de fortune, oubli des déchéances, illusion del’aventure, rajeunissement des énergies malchanceuses… Le départfait joyeuses les pires détresses… car, pour les malades, le remèden’est jamais là où ils souffrent… il est là-bas… C’est qu’on al’espace devant soi et pour soi… et, qu’ayant l’espace, on a letemps aussi, et qu’au bout de l’espace et du temps cela ne peutêtre que le bonheur… Le voyage est un engourdissement, un sommeilque peuplent les songes heureux… Mais un rien vous réveille et faits’envoler les songes… Il suffit de la première forme rencontrée ence vague énorme qui vous berce ; il suffit de la premièreville où l’on atterrit, du premier visage humain où se confrontentà nouveau nos égoïsmes implacables… Et quand on arrive, c’est laréalité qui vous reprend, partout… partout… partout !…

*

**

Les membres que, de tous côtés, en grinçant,les grues agitent, multiplient l’effort des bras humains. Lesmanœuvres, les dockers aux poitrines velues, aux dos écrasés, auxyeux hagards, à la face de bêtes fourbues, qui paraissent condamnésà quelque vain supplice de l’antiquité, déchargent les cales,qu’ils vont remplir, pour les décharger et les remplir, sansrelâche. C’est à croire que les bateaux ne font le tour du mondeque pour occuper interminablement leur effort de farouchesDanaïdes.

Tapirs.

Il y a mieux qu’une odeur de mer sur cesquais… On y respire les Îles et tout un fiévreux parfum d’Afrique.On voit passer des nègres qui grelottent, des oiseaux qui secouent,parmi des cris rauques, une infinité de couleurs, des troupes desinges, curieux, bavards, où nous aimons toujours à mirer nosgrimaces, des animaux de toute sorte.

J’ai assisté au débarquement de vingt tapirs.Admirables bêtes et bien modernes, quoique l’on sente qu’elles sesont arrêtées dans leur évolution, dont l’idéal terminus estpeut-être le porc et peut-être l’éléphant. Ils ne paraissaientétonnés ni de la foule, ni de la ville… Ils ne paraissaient étonnésde rien. Ils considéraient tout avec une tranquillité pesante, uneassurance impassible et dure. On eût dit de vingt directeurs debanque – tout un conseil d’administration – revenant d’un voyaged’études, d’une exploration économique, et qui rentraient dansleurs bureaux, plus lourds d’affaires nouvelles.

Minstrels.

Entourés de badauds, ouvriers, commis, petitsmarmitons de bord, deux nègres… deux pauvres nègres, en habit noir,chapeau de haute forme, comiquement cabossé, foulard rouge autourdu cou. L’un dansait, l’autre chantait.

Il chantait :

Dans mon pays, il y a des forêts,

Dans les forêts, il y a des arbres,

Dans les arbres, il y a des branches,

Dans les branches, il y a des oiseaux,

Et dans les oiseaux il y a une musique,

Une espèce de petite flûte qui fait : « Pipi… pipi…pipi… ».

L’Évangéliste.

On m’a montré, assis sur une pile de bagages,devant un steamer en partance, un compatriote. C’est unmissionnaire. Barbu, botté, sanglé de cuir, coiffé d’un trop hâtifcasque colonial, la soutane graisseuse et retroussée comme unecapote de soldat, il s’initie au mécanisme d’un revolver Browning,dont l’étui est fixé à sa ceinture, près d’un chapelet à grosgrains. Sa figure bronzée est énergique, ses yeux rieurs sont trèsdoux. Quand il rit, il ouvre une bouche de scorbutique, toute noireet sans dents. Un brave homme, sûrement, et qui a plutôt l’air d’unbandit que d’un apôtre… Cela me rassure. Je l’aborde. Nous causons…Il part pour les îles Fidji… il emporte avec lui toute unecargaison de gramophones.

– Vous n’imaginez pas, me dit-il, commeces bougres de nègres-là sont bornés, têtus !… C’est curieux…,je ne peux pas arriver à les évangéliser… J’ai essayé de tout…Rien… rien n’y fait… Des murs… Le bon Dieu, la Vierge, saintJoseph, les joies du Paradis ?… Ah ! bien oui… Ce qu’ilss’en foutent…, vous n’avez pas idée… J’en ai vu des nègres, dans mavie… j’en ai vu, mais de ce numéro-là… jamais… Croiriez-vous quel’alcool, ou rien… c’est kif-kif ?… Et pourtant, Dieu sait sic’est une excellente méthode de conversion !… Ah !parbleu, ils se saoûlent comme des cochons… Et puis, un point,c’est tout… Mécréants après comme avant… Ça, vous savez, c’estinouï… c’est même unique… Alors, ce coup-ci… je vais essayer legramophone… Ma foi, oui !… Qu’est-ce que je risque ? Ilparaît, du reste, que le gramophone opère de vrais miracles… J’ai,en Afrique, un ami, à qui ça réussit merveilleusement… Et pasd’ennuis, pas de fatigues… pas de catéchisation… Il rassemble sesnègres autour de l’instrument, et au bout de la troisième plaque…pan… ils sont chrétiens… La grâce, ça leur vient en écoutantchanter le gramophone… Ah ! ah ! ah !… Ça nem’étonne qu’à moitié… J’ai toujours remarqué que les nègresraffolent de musique et de chansons. Enfin, je vais bien voir si,avec les marches militaires de la garde républicaine, les valses deStrauss, les chansonnettes d’Yvette Guilbert, et le belcanto de M. Caruso, je serai plus heureux qu’avec le bonDieu, la promesse du Paradis, et les petits verres de rhum. En toutcas…

Il se met à rire d’un rire franc,sonore :

– En tout cas, reprend-il, je ne seraipas reparti là-bas, pour rien… Et je vous donne ma parole d’honneurque, si je n’arrive pas à les convertir… et même, si j’y arrive…dites donc !… ah ! ah !… ils me les paieront cesgramophones, et un prix… ah ! ah !… un vrai prix…Qu’est-ce que je risque ? J’en emporte mille que je dois à lagénérosité d’une vieille douairière très pieuse… Ah ! la bravefemme, la sainte femme !…

Il insère son revolver dans l’étui, et faisanttournoyer son chapelet où des croix, des cœurs de Jésus, desmédailles bénites s’entrechoquent :

– C’est heureux, conclut-il, que, detemps en temps nous rencontrions des âmes généreuses, des âmescomme ça… parce que la religion, voyez-vous… dans ce temps-ci… çadevient un sale métier… ah ! sacristi… un bien salemétier ! Enfin, voilà…

Émigrants.

Des ouvriers de Hongrie, de Roumanie, despaysans serbes, des prolétaires bulgares, dont le goût s’apparenteà celui des nègres, des troupes de chanteurs russes s’embarquentpour l’Amérique… Leur lassitude, déjà, fait de la peine… Des femmeséclatantes et vermineuses, en loques rouges, avec de pauvres bijouxde cuivre, traînent, comme des baluchons, des enfants qui pleurentde fatigue, de faim, d’étonnement. On se demande ce que tout celava devenir, et s’ils arriveront jamais au bout de l’exil… On lesfait descendre brutalement, on les empile, comme des marchandisesqu’ils sont, au fond des cales, et, durant des jours et des nuits,ils seront entassés là, pêle-mêle, dans la puanteur de leur misèreet de leur crasse, sans air, presque sans lumière, à peine nourris,soumis à la discipline la plus dure… Ils n’auront même pas cettesorte de répit qu’est le voyage ; ils ne connaîtront pas cettesorte d’engourdissement, cet anesthésique, qu’apporte aux plusdésespérés ce vague énorme, berceur, de l’infini de la mer et duciel.

Mais les pires émigrants sont ces juifs detous pays, cherchant, une fois de plus, un coin de terre, qu’ilsn’ambitionnent pas hospitalier, mais où ils puissent s’affranchir,un peu, du mépris qui les suit, et rompre les chaînes de cetaffreux boulet d’infamie, qu’ils traînent partout… J’en ai suiviune troupe en sombres guenilles, qu’aucun spectacle ne laissaitindifférents, et qui gesticulaient avec vivacité… Malgré leurdétresse, on devinait en eux un amour de la vie, une intelligencede la vie, quelque chose d’ardent, de fort, de tenace qu’on ne voitpresque jamais au visage des autres hommes… On sentait vraiment,rien qu’à les considérer, tout ce qu’on détruit bêtement d’énergieutile, de travail ingénieux, de progrès, en les massacrant, dansles pays barbares, comme la Russie, en les boycottant, dans lespays civilisés, comme la France.

Et je me disais :

– C’est douloureux et absurde, sansdoute ; cela étreint le cœur et confond la raison… Mais qu’yfaire ? Le juif pauvre paie pour le juif riche… le juifostentatoire, insolent, voluptueux, conquérant, qui, de plus enplus, perd toutes les vertus anciennes de la race… Ce n’est mêmeplus sous son nom, dont il a honte et qu’il renie, c’estmaintenant, sous des noms d’emprunt, des noms ronflants et quin’ont pas d’odeur, qu’il travaille à la dépossession, à la ruinedes autres… Il met la main sur tout, il marche sur tout, piétinesur tout. Dès qu’il s’installe quelque part, ce n’est pas seulementpour s’y faire une place, ce qui serait légitime, c’est pour enchasser tout le monde… Il a inventé des philosophies, des morales,où les vertus les plus indispensables à l’homme, la conscience, lafoi à la parole donnée, sont bafouées et traitées de préjugés et desottises… « Je me fous de tout », telle est sa devise… Onle déteste, mais on le redoute aussi, car, dans une sociétéuniquement fondée sur la puissance de l’argent, son argent leprotège.

Les haines qu’il déchaîne ne lui sont pasencore préjudiciables, à lui ; elles s’émoussent et se brisentsur sa cuirasse d’or. Elles n’atteignent en plein cœur, en pleinevie, que les petits, que les pauvres, comme toujours. On se vengesur eux, innocents, des excès de ce brigand, qui semble – àl’exemple des aristocraties déchues, dont, par de honteusesalliances, il s’efforce de redorer les blasons ternis, de remplirles coffres vides – n’avoir rien appris et tout oublié. Lui qui,jadis, tout au long de sa belle et terrible histoire, fut un desplus nobles éléments du progrès humain, lui qui se devait àsoi-même et devait à sa race, toujours proscrite, d’être l’éternelrévolté, le voilà devenu le complice et, le plus souvent, letrésorier de toutes les réactions, même de la réaction antisémite,la plus hideuse, la plus barbare de toutes… Et c’est pourquoi, cesmalheureux, chargés de ses crimes à lui, partent à la recherched’un pays libre, – en existe-t-il ? – où d’être juif cela nesoit pas une irrémédiable honte.

Et de ces pauvres diables que j’écoutaisparler, avec une pitié amère, combien, de continents en continents,poursuivront leur course errante, sans un seul des cinq sous, leurespoir, dont continue de les leurrer la Providence qu’ils se sontinventée ?… Sur mille, un reviendra à bord d’un paquebotmagnifique, dans une cabine dorée, il reviendra ostentatoire,insolent, conquérant, et il trahira ses anciens compagnons demisère, et contribuera à faire pire leur infortune éternelle.

Pogromes.

Sur un sac de hardes, un peu à l’écart, unhomme était assis qui retint, un peu plus longtemps, mon attention.C’était un vieillard. Sa barbe descendait très bas. Comme laplupart de ses compagnons, il était vêtu d’une longue redingote,sorte de lévite, qui avait été noire, et, comme eux, il portait unecasquette à visière, mais la sienne était en drap. Il ne parlait àpersonne et regardait devant soi… à la façon de ceux qui regardenten eux-mêmes. Son visage fermé exprimait plus de détresse qu’aucunvisage même de vieux en larmes, et toute la fatigue du malheurhumain. Cependant, ses yeux avaient conservé une jeunesse et unedouceur émouvantes. Je me reprochais mon indiscrétion, mais sansparvenir à me détacher de cette figure en ruines où brillait ceregard jeune.

Il mit quelque temps à me voir, et puis seprit à me considérer. Je redoutai une apostrophe, au moins unegrimace, et ce que je redoutai surtout, quand il se souleva, ce futde le perdre. Mais il sourit et, ravi, j’entendis sa voixchanter :

– Bonjour, mossié !…

Je lui tendis la main. Il frissonna. Sa mainmolle resta quelques secondes dans la mienne, avec gaucherie, et jefus si ému, que je n’entendis pas ce qu’il me dit tout d’abord.J’écoutais, comme on écoute le bruit du vent, le bruit de la mer,ce parler où les r roulaient et où chantaient les finales…Il se comparait à Job et répétait :

– Yobb ! Yobb !…

Je m’assis près de lui, sur une malle de boisnoir que rayaient deux bandes de peau de cochon.

Où avait-il appris le français ?

Jeune avocat, ayant, contre le gré de sesparents, épousé une fille pauvre, il avait dû, à la suite d’unealtercation avec un magistrat antisémite, quitter la petite villerusse où il gagnait péniblement sa vie. Il était venu en France,avec sa femme et trois enfants qu’il avait déjà… Ses yeuxbrillaient en parlant de Paris. En dépit des promesses, il n’avaitpu trouver une situation sortable… Le ménage s’était installé dansles environs de l’Hôtel-de-Ville, et vivait mal de petits commercesvariés, entre autres, du commerce des confetti.

– Qui n’a pas ses confetti ?scandait sa voix, à contretemps…

Ce cri et sa gaieté apprise étaient ridicules,sur ce quai, parmi cette foule en guenilles, et ces bateaux enpartance…

– Qui n’a pas ses confetti ?

J’en étais mal à l’aise.

Un associé « pas juif, non,mossié », rencontré « boulévard Ornano », l’avaitvolé, et un mardi-gras pluvieux achevait sa ruine. Fatigué de luifaire crédit, le logeur, un jour d’hiver, arrachait sa porte, et,aidé de deux camelots, tirait du lit la femme enceinte, culbutaitles enfants, jetait tout le monde à la rue.

Il avait bien porté plainte, mais, devant letribunal, le logeur, qui avait amené des témoins, eut, tout desuite, raison de lui qui n’en avait pas. Les pauvres gens n’ontjamais de témoins… Il fallut se désister pour éviter unecondamnation.

– J’ai pleuré dé la rage, j’ai pleuré,mossié…

Cet homme qui, depuis, avait dû connaître tantde misères, de deuils, de ruines, de violences, ce pitoyablemonument d’infortune s’arrêtait complaisamment aux moindres détailsde cette injustice.

– En France, mossié !… EnFrance !… Ach !…

Un peu de bave salissait le coin de seslèvres. Son haleine me repoussait. Et cette insistance me troublajusqu’à l’angoisse.

Il avait quitté Paris pour retourner enRussie, grâce à l’aide d’une bonne œuvre israélite, et il étaitparvenu à s’établir marchand d’habits, dans une petite ville duSud. Son commerce lui donnait à peine de quoi vivre, mais il vivaitheureux, entre sa femme et six enfants… Cela dura seize années.

Je me souviens qu’à cet endroit de son récit,il s’était tu subitement… Et il regardait… Un vaisseau passait ensifflant ; des mouchoirs s’agitaient à bord… que regardait-ildonc, au loin ?

Il avait pu faire venir auprès de lui le frèrede sa femme, qui était rabbin, et, depuis, tout ce qu’il arrivait àmettre de côté on le forçait à le dépenser pour l’éducation de sescinq fils… Deux devaient être : « advocats », undocteur « dé la médicine », les deux plus jeunes« inginieurs ». La fille travaillait « à labrodérie ». Il me parut qu’il souriait presque, mais unegrimace tordit son visage où son nez si long se fronça toutentier.

– Pourquoi faire, Mossié ?…Ach ! Pourquoi faire ?… Bêtise !

Un soir, – c’était tout au début de laRévolution, la ville était depuis des mois en état de siège ;toute la famille mourait de faim, – un soir de sabbat, legouverneur autorisa les boutiques juives à rester ouvertes jusqu’àdix heures. Tout le quartier s’était réjoui. Comme on était à laveille d’une fête orthodoxe, peut-être pourraient-ils enfin gagnerquelque argent ?… On avait davantage soigné les étalages, etfait des frais de lumière pour attirer les clients… Tout à coup, àneuf heures un quart, « un quart après neuf, mossié, juste unquart », une bande de soldats fit irruption dans la petite rueoù était sa boutique, et une volée de balles brisa toutes lesvitres.

– Pourquoi ? Ach !…Pourquoi ?

Son fils le plus jeune – et sa main sale, auxongles noirs, tremblait, en figurant la taille du petit – ungarçon, « tellémant spirituel », – était tombé dans sesbras, en vomissant du sang, et, chargé de ce cadavre, le père avaitvu un dragon ivre enfoncer deux doigts dans les yeux du fils aîné,du fils « qui devait être advocat, mossié…advocat ! » Et il s’était évanoui.

Quand il revint à lui, il avait la barbearrachée, une oreille décollée d’un coup de sabre, mais c’étaitsurtout son menton qui était douloureux… Il faisait noir dans laboutique ; il trébuchait sur des corps, et il ne s’arrêtait depousser des cris que pour écouter les salves qui s’éloignaient, etles gémissements qui semblaient sortir de la rue, qui semblaientsortir du plancher, de dedans les murs, de dessous la terre. À lalueur d’une chandelle, il avait pu constater qu’il ne restait pasun vêtement aux étalages. Les pillards avaient tout saccagé, toutpris… Sur les degrés du comptoir, au fond de la boutique, parmi destiroirs vides, des tiroirs brisés, des choses piétinées etsanglantes, sa femme gisait, qui lui parut tout d’abordévanouie.

– J’ai baissé les jupes, ajouta-t-il,tout bas… Et ses yeux se fermèrent.

Puis, encore plus bas :

– Elles étaient rélévées, mossié !…Uné femme dé plus qué cinquante ans !…

Il reconnut alors qu’elle était morte,étranglée, les yeux ouverts.

Il me regarda un instant, sans rien dire… Unevague de sang courut sous sa peau jaunâtre, qui en fut à peinerougie… Je revis la grimace qui faisait remonter la barbe etfronçait le nez… et il recommença de parler de sa femme, de safemme bien aimée.

– Uné femme tellément brave… tellémentéconome !…

Il s’animait. Son haleine devenaitinsupportable. Je remarquai qu’il parlait presque sans colère etcomme sans douleur… Peut-être n’avait-il plus la force d’enexprimer !… Et ce furent mes yeux que je sentis se remplir delarmes…

– C’était pas assez… Ils ont pris lescorps… ils ont pas voulu rendre les corps, enterrés, la nuit, mortset blessés, pêlé-mêle, on né sait où… Ils ont massacré des juifs,et ils ont pillé, pendant sept jours… Nous pouvions pas résister…Comment aurions-nous pu, mossié ? Et ils nous giflaient… etils donnaient des coups dans lé ventre… et ils crachaient encoresur nous… Pourquoi ?… Ach !… Pourquoi ?…

Des incendies s’allumèrent qu’on n’éteignaitpas… La plus grande partie du pauvre quartier fut détruite… Un deses enfants mourut, encore, à l’hôpital, d’un coup de talon debotte qui lui avait fendu le crâne… Et de neuf qu’ils étaientauparavant, à peu près heureux dans leur misère, ils quittèrent àcinq cette ville maudite, dépouillés de tout, en deuil pourjamais…

– Vous né savez pas comme ces soldatssont méchants, mossié… comme ils sont méchants… méchants.

Il secoua la tête, et il répéta :

– Personne… non… personne ne sait commeils sont méchants…

J’écoutai le récit des misères, des iniquités,des privations et des longues pérégrinations, de ville en ville, devilles interdites aux juifs, en villages d’où on les chassait àcoups de pierres, à coups de faux… Il ne savait plus de quoi nicomment ils avaient vécu, durant ce temps affreux… Enfin, le vieuxvagabond put trouver un emploi dans une petite banque… chez uncoreligionnaire… Des enfants qui lui restaient, ses deux fils, dontl’un s’était marié et avait une petite fille, travaillèrent, à lagare, comme porteurs…

– Si faibles, mossié, si faibles… etmalades !…

La fille se mit à vendre des oranges et del’ail…

– Des oranges !… des oranges !…La pauvre Sarah !

Mais ils le désolaient. Tous étaient affiliésau Bound, en révolte ouverte contre le gouvernement et lasociété.

– Rouges, rouges, mossié… tousrouges !… Ach !

Quand il s’entêtait, dans d’interminablesdiscussions, à répéter que les juifs sont noirs par vocation,qu’ils doivent être noirs, c’était le rabbin qui venait au secoursdes enfants.

– Oui, disait-il, les juifs sont noirs denature, mais quand on les fait bouillir, ils deviennent rouges…rouges comme des écrevisses…

Et le rabbin riait un peu, heureux de sacomparaison.

– Ça dévait mal finir… Ça a mal fini… Légouvernément a tant dés fusils, et même les canons… Et eux, ilsmontraient les révolves, les pauvres révolves…Bêtise ! Pour un sergent dé ville blessé, un mossié généralqui saute dé la voiture, cent juifs tués… trois cents juifs avec dusang !…

Un soir qu’il aidait son patron à faire descomptes avec un gentilhomme venu pour traiter une affaire… ilsavaient entendu des salves de coups de fusil, au loin d’abord, puisproches… puis tout près, dans la rue… et une volée de balles, autravers des vitres en éclat, avait sifflé dans la pièce, qui étaitun premier étage…

– Une autre ville, mossié… mais les mêmesballes… les mêmes balles !

Ils se jetèrent à plat-ventre, essayèrent degagner, en rampant, la chambre voisine qui donnait sur la cour. Unenouvelle volée de projectiles abattit la suspension. Dans lesténèbres, ils entendaient le pas des soldats résonner sur lesmarches de l’escalier. Des clameurs… des coups sourds…

– Ouvrez !… Ouvrez !

Et la porte, que le patron avait barricadée,céda sous l’effort des crosses de fusil… Un sous-officierbrandissait une lanterne… Des soldats se précipitèrent quihurlaient comme des sauvages… Le gentilhomme criait qu’on nepouvait pas tuer, comme ça, des créatures humaines. Il s’était faitreconnaître, réussissait à glisser un billet de cent roubles dansla main du sous-officier qui l’emmena. Et, à ce moment, pendant quedes soldats tentaient d’enfoncer le coffre-fort, le vieux avaitsenti, dans son cou, la pointe d’une baïonnette.

Il écarta son foulard, pour me montrer lacicatrice.

– Pourquoi, jé suis pas mort ?…Ach ! pourquoi ? Ces dragonns, mossié, et cesgendarmes… (il prononçait djandarmms)… Ach ! c’estpire que des animaux féroces… On les saoûle, Dieu sait avec quoi…Et alors ils se jettent sur les femmes… ils se jettent sur lesenfants… Ils ne peuvent même plus distinguer un juif d’une autrepersonne, ni une femme d’un jeune garçon… C’est affreux, mossié… Ettoujours tuant, trouant, ils rient tellément !…

À l’hôpital, il avait appris que ses deux filsavaient été fusillés, dans la gare même, par les troupes mandéespour aider au massacre… Son beau-frère le rabbin avait été arrachéde chez lui… On l’avait conduit en prison… Depuis, il n’avaitjamais eu de ses nouvelles.

– Là-bas… mossié… là-bas… dans la neige…dans la mine !…

Il apprit aussi, quelque temps après, que safille, la pauvre Sarah, on l’avait retrouvée, sur sa voiturette,morte parmi des légumes, des fruits écrasés, et qu’ils avaient eule courage d’enfoncer ses jambes coupées dans son ventre ouvert…Pourquoi cette voisine lui avait-elle raconté cette horreur ?Il l’eût ignorée… Et maintenant, il aurait ce cauchemar devant lesyeux, toujours, toujours, jusqu’à son dernier soupir !… Ilajouta encore que sa belle-fille avait succombé, des suites d’uncoup de crosse de fusil dans la poitrine…

– Pourquoi jé suis pas mort, moi lé plusvieux ?… Pourquoi, j’ai survi à tout cela ?…Ach !… Bêtise… !

De tous les siens, il ne lui était resté quesa petite-fille, la petite Sonia…

– Jolie, mossié, jolie !… Et sespetites mains, et sa pétite bouche dans ma barbe… Ach !… Etses yeux !…

C’était la fille de son fils préféré.

– Pourquoi je préférais ?

Ce n’était plus à moi qu’il parlait, mais àlui-même… Et il ne se répondit que par un essai de sourire… Denouveau, il regardait au loin… Et je l’entendis dire timidement,sans me regarder, que ce fils s’appelait Jacob. Il répéta lentementle mot : « Yacobb », en balançant la tête, et commes’il eût voulu le caresser de ses lèvres qui tremblaient :

– Yacobb !… Yacobb !…

Ma gorge se séchait… Mais tel était monahurissement devant cette succession, devant cette invraisemblableaccumulation de crimes, qu’en vérité il me sembla que je ne lessentais plus.

Il avait emporté sa petite-fille, et c’étaitun miracle qu’il fût, enfin, parvenu, entre tant de miséreuxinoccupés, à trouver du travail, au fond d’un autre gouvernement,dans un hôtel, où il faisait les commissions et aidait, parfois, lacaissière, dans ses comptes.

Là, aussi, tout allait mal… Des grèves… desincendies dans la campagne… des perquisitions… des rafles… desmeurtres… les rues pleines de soldats, pleines de bandes depillards. Des cosaques fouaillant les foules avec leur nagaïka,plus terrible que le fer des sabres et la baïonnette des fusils… Onannonçait partout le « pogrome ». Deux mois, il avaitattendu, dans les transes. Il ne vivait plus… Non qu’il eût peurpour lui. C’est à cause de la petite Sonia qu’il tremblait…Arrivait-il des soldats ? Il tremblait. À chaque attentat, iltremblait… Un bruit inaccoutumé dans la rue, une porte poussée tropviolemment… des pas, dans la nuit… il tremblait… Dès qu’onl’envoyait en ville, il courait à la maison, – un sale taudis, oùil laissait Sonia, à la garde d’une voisine, la veuve d’un sergentde ville tué par les rouges… Enfin, les nouvelles sinistres seprécisèrent… Un soir, il apprenait à l’hôtel, que la ville étaitfermée.

– Alors, voilà… Encore une fois…

Ce soir-là, dans la grande salle durestaurant, des voyageurs assemblés se désolaient de ne pouvoirpartir. Ils se rassuraient pourtant, en voyant, à une table, boireet causer tranquillement quatre officiers de dragons, des« mossié » de Pétersbourg, des officiers de la garde,dont l’un, le plus jeune, était, disait-on, un grand-duc, un cousinde l’Empereur.

Soudain, une détonation, un coup de revolver,fit taire toutes les conversations… Et ce fut dans un grand silenceangoissant que, la minute d’après, éclata le crépitement d’unefusillade, qui paraissait lui répondre. Les officiers continuaientde boire, de causer, comme si rien ne se fût produit… À leur table,à l’écart, ils mêlaient leurs têtes… Aux autres tables, des gensanxieux les désignaient. Quelqu’un osa leur adresser la parole… Ilsrépondirent poliment, par des gestes évasifs, en gens qui ne saventrien. Aucune provocation, aucune ironie… de l’indifférence… Desfemmes criaient… Un enfant s’étant mis à pleurer, le vieux avaitvoulu courir à sa petite-fille… Mais, de nouveau, un coup derevolver fit taire tout le monde. Dans la rue, les volets desboutiques se fermaient, claquaient sinistrement… Des gens passaienten fuyant, des gens clamaient Dieu sait quoi !… Personnen’avait encore osé, dans la salle, reprendre la parole, que centnouveaux coups de fusil partaient à la fois… Puis, au dehors, desgalops de chevaux, des cliquetis d’armes… des ordres, desvociférations…

Un homme qu’on eût dit de cire, tête nue, lesvêtements en lambeaux, pénétra, en chancelant, dans le restaurant.On l’entoura… S’appuyant à une table, avec effort, il dit que lemassacre était organisé, qu’on menait les soldats à l’assaut desboutiques juives, des maisons juives… On prenait l’argent, lesvaleurs, les objets de prix… on prenait les femmes… on tuait… onjetait les cadavres mutilés, par les fenêtres, dans la rue…

Et, tout à coup, l’homme qui parlait, se tut…tourna sur lui-même, et s’abattit sur le parquet, en entraînant, deses doigts crispés, la nappe chargée de vaisselle.

C’est alors seulement qu’on vit que sa chemiseétait ensanglantée, et que du sang, encore, en longs filamentsnoirâtres, poissait à ses cheveux, à sa barbe…

Des cris d’horreur… des protestationsindignées, s’élevèrent… Les quatre officiers avaient disparu.

Au cours de la soirée tragique, les pillards,malgré le planton de service, envahirent le restaurant ; maisla nuit même, le colonel ordonna de rapporter à l’hôtel une part dubutin, des caisses de vin de Champagne, toutes sortes devictuailles, que les hommes avaient volées…

Le pauvre vieux, profitant d’une accalmie,avait pu courir jusque chez lui… Le pavé était couvert de culots decartouches… Des ivrognes ronflaient au travers des cadavres… Desblessés se tordaient et gémissaient ; d’autres rampaient pourgagner un abri… Un jeune homme, à barbe rousse, le visage broyé,essayait de boire, comme un chien, la boue rouge du ruisseau… Maisil ne s’arrêtait pas, et courait, courait…

Enfin, il avait trouvé sa petite Sonia,endormie, et, penché sur son matelas, « sans faire dubruit », il avait pleuré, pleuré, jusqu’à ce qu’il fît grandjour.

– C’est la dernière fois qué j’ai pleurédans ma vie, mossié !…

La fusillade reprit le lendemain… Legouverneur avait défendu de tirer sur les pharmacies et l’hôpital,mais les chefs n’étaient plus maîtres de la troupe. Il y eut desscènes d’une horreur sauvage…

– On né peut pas croire,mossié !…

Vers midi, l’artillerie d’une ville voisineamena ses canons. Les notables juifs, mandés au château dugouverneur, entendirent que la ville serait rasée, s’ils refusaientde livrer les terroristes du Bound… Ils se lamentèrent,sans pouvoir rien faire…

– Quoi faire ?… Dites, mossié…

Deux notables furent gardés en otages etpendus, le soir même, dans la cour de la prison…

– Nous avions compté sur les« artilléristes », qui sont plus éclairés, moinsméchants… Ach !… Bêtise…

Le canon gronda durant deux jours…

Le vieux s’était arrêté… Lui aussi semblaitfatigué de raconter toutes ces horreurs… Il ne parlait plus qued’une voix molle, un peu basse, comme lointaine… Et il regardait lesol à ses pieds, ou plutôt, il ne regardait rien…

Je pris sa main… Il ne bougea pas… Je serraisa main… Alors il leva vers moi ses yeux, et me sourit, d’unsourire hébété…, mais sa main restait molle et froide dans lamienne, comme la main d’un mort… Il ne la retira que pour tracer,par terre, avec la pointe de son parapluie en loques, le plan de lamaison où il s’était réfugié.

La façade s’élevait sur la rue ; aumilieu s’ouvrait la porte cochère, épaisse, massive, avec delourdes pattes et de gros clous de fer… De chaque côté, un bâtimentperpendiculaire à la façade limitait la cour dont le quatrième côtéétait fermé par un jardin. De par où que l’on sortît, c’étaits’exposer à une mort certaine.

Dans la maison, habitaient une quarantaine depauvres gens, qui mirent leurs provisions en commun… Mais, lapremière fois qu’une femme alla chercher de l’eau au puits, quiétait au fond de la cour, elle tomba sous les balles… Dans lesmaisons voisines aussi, les puits étaient interdits et gardés pardes sentinelles… Les malheureux connurent les tortures de la soif…Par exemple, ils souffraient moins de la faim… On les autorisait àmanger… Vers le cinquième jour, on put espérer que le calme allaitrenaître… Les soldats avaient dû quitter le jardin… on n’en voyaitplus autour des puits. En ville, la fusillade s’apaisait.

– Boire, mossié !… Boire,boire !

Ils étaient ivres de soif ; ils étaientfous de soif…

– Boire !… Boire !

Deux hommes eurent le courage de s’avancer,avec des seaux, jusqu’à la margelle du puits. Toutes les facesétaient tendues vers eux, dans un ravissement d’espoir… Ilsaccrochèrent les seaux. Le bruit de la chaîne qui descendait étaitune musique…

– Nous l’écoutions descendre… descendre…Ach !

Mais, comme les porteurs s’en revenaient avecleur charge, les dragons, qui s’étaient dissimulés jusque-là, semontrèrent tout à coup… Ils tuèrent d’un coup de carabine l’un deshommes, et l’autre, épouvanté, s’enfuit, en laissant tomber leseau, dont l’eau se répandit dans la cour…

– Nous connaissions lé mort. Tousaimaient un garçon si brave… Mais… c’est terrible, il faut bien lédire… c’est l’eau qu’on régrettait.

Le soir, les puits étaient remplis de boue, defumier, d’immondices de toute sorte. On y jeta aussi le cadavre dupauvre garçon…

Alors, une folie gagna les assiégés… Ilss’assemblèrent dans la cour, y passèrent la nuit à gémir, à prier,à hurler, à dormir, à s’enlacer…

– Je n’ai jamais rien vu dé si triste,mossié… jamais rien dé pareil…

Au matin – leur présence fut-ellesignalée ?… ou bien n’était-ce qu’une patrouille qui faisaitsa ronde ? – toujours est-il qu’on entendit des pas de chevauxdans la rue, et, bientôt, des coups furieux ébranler la portecochère, qui ne fut pas longtemps à céder… Un cheval, d’un bond,traversa les décombres, portant un officier qui s’arrêta, àquelques mètres des prisonniers terrifiés, et, revolver au poing,hurla l’ordre habituel :

– Haut les mains !…

Le vieux crut devoir m’expliquer :

– Les officiers et les sergents dé ville,ils crient toujours : « Bras en l’air !… En haut lesmains ! » parce qu’ils ont peur des révolves, etdes bombes… Alors, ils crient : « Bras en l’air !…En haut les mains ! »…

Toutes les mains se dressèrent… Seule, lapetite Sonia qui n’avait pas compris… qui ne pouvait pascomprendre, qui ne savait rien que sourire, regardait l’officier,en souriant, ses petites mains baissées… Son grand-père voulutl’avertir d’un geste :

– Comme ça… Comme ça !

Et le vieillard imitait de ses mainstremblantes le geste sauveur.

Il n’eut pas le temps. Déjà l’officier visaitl’enfant et, malgré le cri d’horreur qui emplit la cour,l’abattait…

J’entends encore, j’entendrai longtemps,j’entendrai toujours, la voix étranglée du vieillard :

– D’un coup dé son révolve,mossié !…

Elle ne poussa pas un cri. Elle eut quelquescontractions, gratta le pavé du bout de ses petits doigts… Un petitpeu de sang sur elle… un petit peu de sang autour d’elle… Et ce futfini… Comme un petit oiseau…

– J’étais seul, tout seul dans la vie…J’étais seul sur la terre…

Je compris qu’il eût bien voulu pleurer… Il nele pouvait pas… Il se mordit les lèvres… sa barbe remonta, par delégers soubresauts, son nez se fronça… Mais il ne pleurait pas… Lasource de ses larmes était, en lui, à jamais tarie…

Il répéta, en réunissant ses mains :

– Uné pétite chose… commé ça… pétite…pétite… rien, mossié… rien… comme un pétit oiseau… Ach !…

Balançant la tête, il dit, après unsilence :

– Pourquoi jé pars ?… Jé né saispas… Pourquoi jé vais là-bas ?… Ach !… Jé né saispas !

Il dit encore :

– Bêtise !… Bêtise !

Je considérais le malheureux et me sentaisincapable de l’effort qu’il eût fallu pour en détacher mes yeux… Jeme sentais encore plus incapable de la moindre parole… J’étaissaturé d’horreur… L’horreur me paralysait… Et puis à quoi bonparler ? Que pouvais-je dire qui n’eût pas été ridicule etglacé devant un si affreux exemple du malheur humain ? Levieux juif ne me demandait ni une consolation, ni une pitié… Il neme demandait rien ; il ne me demandait rien que de metaire…

À la fin, je le vis rougir, baisser la tête,la détourner… Il avait honte de ne pouvoir pleurer, peut-être, dene pouvoir plus jamais pleurer… Des sanglots m’étreignaient lagorge, des larmes me montaient aux yeux.

Et pour qu’il ne vît pas mes larmes, moi aussije me détournai…

Prostitution.

En longeant les boulevards – boulevardsencombrés, trépidants – que sont ces quais, je me suis rappelé leport d’Anvers, il y a une trentaine d’années, les ruellestortueuses, où la prostitution, en chemise rose, en jupons étoilés,vivait comme au Havre, à Marseille, à Toulon, sur le pas desportes. De grosses femmes hébétées et fardées, une fleur de papierdans les cheveux, attendaient le client, assises sur des chaises,ou bien dormassaient, le menton appuyé sur leurs bras nus… Je mesuis rappelé la difficulté d’accéder jusqu’aux bassins, le défautd’air, de lumière de ces bouges, leur désordre puant, la misère etla saleté.

À cette époque, ce n’était déjà plus lessplendeurs orientales du Rideck, que je n’ai pas connues, dontAnvers fut si fier, dont quelques vieux Anversois m’ont parlé, avecde lyriques enthousiasmes…

– Tout s’en va, monsieur… Hélas !tout s’en va…

Il paraît que la municipalité en faisait leshonneurs aux étrangers de distinction, comme nous faisons auxdélégations anglaises, italiennes, norvégiennes, aux étudiants, auxblanchisseuses des pays amis, aux rois des pays alliés, leshonneurs de notre Louvre, de notre Sorbonne, de notre Opéra, de nosAcadémies… Dès qu’un personnage célèbre, un prince plus ou moinscouronné, débarquait à Anvers, vite au Rideck !… C’était lecomplément obligé des banquets et de toutes fêtes. Même ledimanche, après dîner, des familles entières, pères, mères, filleset garçons, nièces et cousins, et leurs camarades, et leurs bonnes,venaient s’y promener, sans gêne, en leurs plus riches atours… Ondisait aux enfants : « Si vous êtes bien sages toute lasemaine, si vous travaillez avec assiduité, on vous mènera,dimanche, au Rideck ! » La messe, les vêpres, des gâteauxet le Rideck, voilà ce qu’on pouvait appeler un beau dimanche… Nulne songeait à s’en offenser… Bien au contraire…

Le Rideck, c’était des petites boutiques,pittoresquement aménagées, où l’on vendait des produits exotiques,des petits cafés où l’on dansait des danses nègres, au son desbanjos… et des petites cases où l’on vendait de la chair jaune,rouge, cuivrée, noire et même blanche. Et quels parfums !… Lesjours de visites, on s’arrangeait pour que tout cela fût décent etressemblât à quelque exposition coloniale.

– Colonisons… Il en restera toujoursquelque chose…

Je n’ai pas vu ces spectacles familiaux. Jen’en parle que sur la foi des souvenirs évoqués par des notablesd’Anvers… Mais j’ai vu – je m’en souviens avec une grande tristesse– j’ai vu, la nuit, dans les rues chaudes, la pantomime de laluxure internationale et son avidité effrénée qui bousculait, encriant, les filles de toutes races… J’ai vu des matelots de touspays, bras noués, entre les murs des ruelles, braillant et courant,comme de grands enfants fous… Je ne les ai pas vus qu’à Anvers, jeles ai vus à Hambourg, au Havre, à Marseille, et, le samedi soir,je les ai vus surtout à Toulon. Tous les mêmes, d’où qu’ilsviennent, tous pareils avec leurs mufles de poisson sur leurs cousnus… Et, dans les taudis pleins de fumées sonores, j’ai vu lesbrutes affalées, ceux qui n’avaient plus la force de boire… ceuxqui n’avaient plus la force d’embrasser et de se battre… et descolosses endormis, débraillés, la tête roulant sur les genouxcompatissants d’une négresse, qu’ornait, dans les cheveux, unpeigne doré, et qu’habillait, aux reins, une mince écharpe de gazerouge.

Je me rappelle, en ce temps-là, une négresse.C’était une Dahoméenne, de Kotonou. Son corps long, fin et souple,d’un noir profond, avait des transparences d’or. Elle reposait surun matelas de soie jaune, nue, toute frottée de parfums violentsqui vous prenaient à la gorge. Un gros dahlia pourpre fleurissaitsa chevelure laineuse. Des anneaux de cuivre cerclaient ses bras.Et son rire était d’une blancheur aveuglante. Des coutelas à manchede bois peint, des masques de féticheurs, deux petites idoles deterre bleue, une cruche à long bec, couverte de dessins enfantins,ornaient l’étroite chambre… Elle savait un peu de français, n’ayantpas connu de l’Europe que les bouges d’Anvers… Toute jeune, elleavait servi, à Bordeaux, dans la famille d’un armateur, puis àParis, dans une maison publique… Un commissionnaire en viandehumaine l’avait emmenée à Anvers… Il y faisait trop froid. Il yfaisait trop gris. Elle ne s’y plaisait pas.

Près d’elle, un soir de mélancolie sinistre,j’essayais d’évoquer son pays, les sanglants mystères de labrousse, les rudes chemins semés d’épines où les amazones courent,pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutesrouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avecleurs toits plats, pavés de crânes humains. Mais c’était trèsdifficile. Curieuse, indiscrète et bavarde, elle ne me laissait pasun instant de répit… Elle me racontait toutes sortes d’histoiresridicules que, d’ailleurs, j’avais peine à suivre et à comprendre.Des souvenirs de Paris, surtout, tantôt puérils, tantôt obscènes,des attrapades, des batteries avec ses camarades de prostitution…Enfin, elle parla de son pays pour m’en décrire, comme ellepouvait, les splendeurs regrettées… C’était une nuit d’été,étouffante… La fenêtre était ouverte… j’entendais, tandis qu’elleparlait, des musiques bizarrement ululantes, qui venaient d’untaudis voisin…

De tout son verbiage inutile, sans couleur,sans accent, sans imprévu, je n’ai retenu que ceci, que je traduis,ou plutôt que je commente fidèlement :

– Vous ne pouvez vous faire une idée dece qu’est le palais de notre grand roi, à Kotonou… Ce palais estd’une beauté inouïe, et tous vos monuments, à côté de lui, ne sontque de misérables cahutes… Il a de grands murs épais, tout roses.Presque pas de fenêtres. On y pénètre, par une porte basse, endemi-cercle, que gardent des guerrières, effrayamment tatouées… Cequ’il a surtout de remarquable, c’est le toit… un toit platentièrement couvert, ou mieux, entièrement pavé de têtes coupées…C’est un travail minutieux, très difficile… Il y faut d’habilesartistes qui sachent arranger ces têtes comme de la marqueterie,comme de la mosaïque… Le Roi, qui est lui-même un artiste et quipossède un goût merveilleux, exige que ce soit très beau, et trèsbien fait, de façon que la pluie ne tombe jamais dans son palais…Il veut, sous peine de mort, que ces têtes soient aussiimperméables que la tuile d’Europe, ou le chaume de la pailloteindoue. L’aspect en est vraiment féerique, le soir, au soleilcouchant, et l’odeur délicieuse… Par les vents du nord, elle serépand sur la ville, comme une pluie de parfums. Mais ce genre detoiture, quoi qu’on fasse, n’est pas très solide. Du moins, elle nedure pas longtemps. Soit que les têtes se désagrègent sous l’actionde la putréfaction, soit que les vautours parviennent à enchaparder quelques-unes, des fissures ne tardent pas à se produire,par où la pluie s’infiltre et s’égoutte dans l’intérieur du palais…Alors, notre grand Roi envoie par tout le royaume ses féticheursles plus fidèles. Le visage couvert de leurs masques horrifiants, àcorne rouge, un lourd coutelas en main, ils crient, ilshurlent : « Le toit du Roi se dépave !… Le toit duRoi se dépave !… » Aussitôt les massacres s’organisent…Les poitrines des sujets viennent, d’elles-mêmes, s’offrir aucouteau… Partout, la terre, pourtant si rouge de notre pays, rougitencore sous les flots de sang… « Le toit du Roi sedépave !… » Et le palais reprend bien vite un aspect toutneuf, éclatant, vraiment royal…

Elle était toute triste, maintenant. Sansdoute, sa pensée était envolée, là-bas ; son idéal – tout lemonde a son idéal – l’avait reprise et reconquise… Elle marchait lelong des fossés qui entourent sa belle ville de Kotonou… Leschacals glapissaient autour d’elle… Et elle respiraitdélicieusement l’odeur natale qui monte des charniers…

J’allumai une cigarette… Elle se taisait et neregardait plus rien… Je restai là à considérer ce corps de bronzeprécieux, étendu sur le matelas de soie jaune. Le gros dahliapourpre qui fleurissait sa chevelure laineuse se fanait, devenaittout noir… Et j’écoutais les musiques qui s’aigrissaient dans lesbouges… les dévalées de matelots ivres, les chants, les cris, lescolères, les batailles sauvages de la rue… Car il faut toujours àla débauche, comme à la royauté, des gestes de meurtre, et beaucoupde sang…

Il ne reste presque plus rien de tout cela,aujourd’hui… Ces quartiers immondes ont été en partie démolis. À laplace où étaient ces ruelles, s’élèvent des maisons d’affaires, àenseignes dorées… Et l’on a bâti des docks, dans lesquelss’empilent d’autres marchandises.

Anvers prospère.

Il a prospéré continûment, grâce à sonpuissant outillage économique, à son sens pratique du commerceservi par toutes sortes d’adjuvants, tels que les sociétés d’étudescoloniales et les banques qui pullulent et travaillent ; grâceà la pénétration chaque jour plus profonde, à l’organisation chaquejour plus méthodique, du continent africain, qui ouvre, au trafic,des marchés nouveaux, à l’aventure guerrière, un champ plus vaste,où toutes les violences individuelles, administratives, sontd’autant mieux tolérées qu’elles ont pour complices l’ignorance desuns et le silence de tout le monde… Il a prospéré aussi, grâce à sasituation avancée dans les terres, comme tous les grands ports,abrités sur les fleuves, prospèrent au détriment des rades et deshavres inutiles.

Marseille n’a pas diminué, Le Havre n’a pasété battu par Rouen pour d’autres raisons. Pour la même raison,Paris un jour battra Rouen, et Lyon sera peut-être, un jour pluslointain, le plus grand port français… J’entrevois très bien lejour merveilleux, le jour de féerie scientifique, où Bâle, qui estdéjà le plus grand marché de poisson de mer, deviendra le plusgrand port de l’Europe, quand, aidés des Allemands, les Suissesauront fait franchir, en tunnels, en ascenseurs, leurs montagnesaux fleuves et aux canaux et amené, enfin, en dépit des anciennesplaisanteries d’opérette, une colossale flotte marine dans leurRépublique.

*

**

Là-bas, à l’embouchure de l’Escaut, c’est envain que Flessingue s’épuise à vouloir devenir, même à demeurer unport. Les Hollandais n’ont pas épargné l’argent. Les bassins ontété agrandis ; d’autres ont été creusés. Tout y est pourvu desdernières inventions de la science… Vous pressez un boutonélectrique, et, à un kilomètre de là, des écluses s’entr’ouvrentaussitôt, mais pour ne laisser passer que de l’eau et, quelquefois,que du vent… On a jeté dans la mer un môle magnifique, de hautesterrasses de granit blanc, auxquelles on accède par de splendidesescaliers de temple babylonien… On s’attend toujours à y voirapparaître, cuirassée d’or et voilée d’argent, Sémiramis. Mais unport n’est pas un décor d’opéra ; les bassins et les môles, siformidables qu’ils soient, ne suffisent pas à créer un port. Il yfaut aussi des bateaux. Et pour qu’il y ait des bateaux, il fauttout un mécanisme financier et commercial qui manquedouloureusement à Flessingue… Aussi, l’herbe pousse autour desbassins, l’herbe pousse sur le môle. Les grues, aux longs brasinemployés, se rouillent… Et les docks sont vides… En vain lesphares fouillent la mer, et les pilotes y font la chasse… En vain,sitôt que paraît au large un mât, une volute de fumée, une formegrise, on s’apprête… Et l’espoir, mille fois déçu, renaît… Toute laville accourt sur le môle… On escalade joyeusement les marches depierre… On braque des lorgnettes, on agite des mouchoirs. Oncrie :

– Cette fois, c’est pourFlessingue !

– Anvers est perdu ! C’est bien pourFlessingue…

– Vive Flessingue !

– À bas Anvers !…

Le navire approche, s’engage dans lapasse :

– Le voilà !… le voilà !

– Je vous dis que c’est pourFlessingue.

Mais non… Le navire a passé… C’est toujourspour Anvers…

Les navires ont l’air de se moquer de cesfoules entassées sur le môle de ce port maudit, où il n’entre guèreque le petit bateau de Breschens, qui amène, deux fois par semaine,les touristes étrangers qui viennent visiter la Zélande, les parcsde Goès, le marché de Middelbourg et ses belles filles rieuses, àla coiffe dorée, aux bras trop rouges…

En haut du môle, dominant la mer et gardantl’Escaut, le superbe amiral Ruyter, en bronze, ne commande plusqu’à des souvenirs… Il a l’air de se dire,mélancoliquement :

– Ah ! si j’avais encore ma flotte,qui défit si bien les Français !…

Oui… mais voilà, il n’a plus de flotte, lepauvre amiral Ruyter… Il n’a plus rien que sa gloire… et les deuxpauvres bachots de Breschens et de Terneusen… Et encore, ils sontbelges !…

Il est vrai que Flessingue est un port depêche ravissant, avec sa flottille serrée de barques aux voilesrouges et son pittoresque marché de crevettes…

Toute la richesse d’Anvers n’a pas sagrâce.

EN HOLLANDE

Fantômes.

Je serais un pauvre homme, je me sentiraispresque aussi dénué de sensibilité et d’imagination qu’un auteurdramatique de ce temps, si je disais que je suis entré en Hollande,sans angoisse.

Bien au contraire, le cœur me battait fort et,longtemps avant la frontière, mes yeux s’ouvraient tout grands,vers l’horizon désiré. J’étais très ému, il ne m’en coûte rien del’avouer. Et, voyez l’ironie des choses, je roulais sans m’endouter, depuis une dizaine de kilomètres, sur la terrenéerlandaise, que j’étais toujours dans l’attente du choc… Auxtristes emblaves, aux sables stériles, aux boqueteaux chétifs quenous traversions, comment l’eussé-je reconnue ? Nous serionspeut-être arrivés à Dordrecht, nous croyant toujours en Belgique,si un paysan, interrogé, ne m’eût crié, avec un orgueil farouche etd’une voix violente, en frappant le sol de ses lourdssabots :

– Nidreland !…Nidreland !

Ah ! il avait bien sa patrie à la semellede ses sabots, celui-là !

Il nous fallut faire demi-tour et regagner lafrontière pour nous mettre en règle avec la douane, que j’avais silestement brûlée. On ne badine pas avec la douane en Hollande.

Je n’en étais que plus impatient de franchircette zone sans caractère et de revoir le pays clair et uni,conquis sur l’eau, c’est-à-dire sur l’élément le plus fuyant, leplus cruellement impitoyable ; impatient de retrouver cesvillages vernis et fleuris, réfugiés sur les digues, comme desinondés qui se pressent sur les hauts talus des champs, et cesvilles lustrées qui débordent d’abondance, et l’immensitétranslucide de ces ciels mouvants, et ce printemps si vert, avecson soleil pâle et son éclatante passementerie de tulipes.

J’eus beaucoup de peine à faire comprendre audouanier ma distraction. C’était un colosse, avec une poitrineplate et un ventre proéminent. Il portait un haut képi bleu,mathématiquement cylindrique. Fort de ce képi, il m’expliqua queles frontières étaient des frontières, qu’on n’entrait pas enHollande comme dans un moulin. Sans aucun respect pour lesrecommandations, pour tous les papiers réglementaires dont j’étaismuni, il fouilla la voiture de fond en comble, me fit déposer unegrosse somme d’argent. Finalement, en roulant de gros yeux, ildéclara qu’il en référerait au ministre des Digues.

Le ministre des Digues !… Quel délicieuxpays !…

J’appris qu’un Américain, qui s’était présentéà la douane sans papiers, était retenu à l’auberge du village etgardé comme un prisonnier. On avait consigné sa machine. Depuis sixjours, se saoûlant et dormant, dormant et se saoûlant, il attendaitque le ministre des Digues voulût bien lui envoyer lesautorisations nécessaires… Son mécanicien, un gai lascar de Paris,vint nous voir… Je l’exhortai à la patience…

– Oh ! fit-il, j’suis pas pressé… Lepatelin n’est pas joli… joli… mais j’couche avec la femme dudouanier… C’est bien son tour, dites ?…

*

**

Depuis que j’étais venu en Hollande, pour lapremière fois, il y avait tant d’années… tant d’années… que jen’osais plus les compter… Les années qu’on a vécues paraissent, àdistance, de plus en plus belles, à mesure qu’en nous s’affaiblitavec l’expérience, et s’éteint avec l’illusion, la facultéd’espérer le bonheur. Du moins, à présent, saurai-je comment lespays vieillissent… Hélas !… ils vieillissent à mesure que nousvieillissons. Tous les êtres et toutes les choses n’ont pas d’autrevieillesse que la nôtre… Ils n’ont pas, non plus, d’autre mort quela nôtre, puisque, quand nous mourons, c’est toute l’humanité, etc’est tout l’univers qui disparaissent et meurent avec nous.

Si l’on n’avait pas appris l’art cruel defaire des miroirs, et que les femmes dussent passer leur vie aubord des rivières, chacun de nous ne verrait vieillir que lesautres… Il se croirait toujours le jeune homme qui couraitfollement au bonheur, ou même l’enfant, le petit enfant qui nepensait qu’à jouer, dont les larmes coulaient pour un rien, et pourun rien, aussi, étaient séchées. Chaque âge, n’étant plus quel’adolescence – sans amertume – d’un autre âge, nous resterionsperpétuellement adolescents… Mais, pour n’être pas détrompés, ilfaudrait ne retourner jamais, à quinze ans d’intervalle, dans unpays où l’on aurait vécu trop heureux… C’est alors qu’apparaissent,dans une mélancolie amère, toutes nos rides, tous nos cheveuxblancs, et tout ce qui s’est fané sur nous, tout ce qui s’estflétri en nous.

Il n’est pas de miroir d’une eau plus pure,partant plus implacable.

*

**

Je ne me doutais pas de cela – du moins, je nepensais pas à cela – quand l’idée me vint de retourner en Hollande,et je m’imaginais joyeusement que j’allais la revoir, commeautrefois, mirer sa blonde jeunesse, son luxe paisible et monbonheur, dans l’eau toujours pareille de ses canaux.

C’est au printemps aussi que nous étionspartis naguère, tout au début du printemps, d’un printemps alerteet doux, dont il nous semblait que son enchantement devait durertoute la vie. Je m’en souviens bien, et je sais maintenant d’oùvenait mon illusion et ce qui l’excuse.

Tout le temps de notre voyage, nous étionsremontés toujours vers le nord, au-devant de la floraison deslilas. Avant de partir, nous en avions respiré à Paris les derniersbouquets, et, à mesure que nous avancions sur la route, ils avaientrecommencé de fleurir… Ils fleurissaient, fleurissaient devantnous, et refleurissaient, sans se lasser.

– C’est le printemps !… c’esttoujours le printemps !… ne cessaient-ils de nous dire, aupassage, dans les petites cours, dans les petits jardins, sur lerebord des fenêtres où leurs tiges coupées trempaient dans l’eaud’un pot bleu…

Et ils avaient beau se faner, nous lesretrouvions plus loin, plus jeunes, plus frais, leurs brins à peineentr’ouverts…

– C’est le printemps !… C’esttoujours le printemps !…

Pour des êtres jeunes et heureux, qui necroient qu’au miracle – puisqu’ils sont eux-mêmes le miracle – etqui ne veulent écouter aucune des voix de la vie, l’illusionnaîtrait d’un moindre prodige…

*

**

Et maintenant ?… Je n’étais plus trèsrassuré…

Allais-je, avant d’aborder à Dordrecht – quenous appelions Dordt – réentendre la sonorité des quais du Rhin, oùgrouilleraient les ateliers des armateurs et se répercuteraient lescoups de marteau des deux rives ? Cette terrasse de l’hôtel,d’où l’on voit si bien le soleil se coucher dans le fleuve et lefleuve s’endormir dans la nuit, existait-elle encore ?Reverrais-je une petite place de Rotterdam, dont le clair de luneadoucirait aussi tendrement le ton des pierres ? Et, à Delft,où les pignons de brique, les vieilles tours penchées, les portess’ouvrant sur les clairs jardins, les eaux et les visages répètent,sans cesse, le nom magique de Vermeer… à Delft, sur le canalencaissé, le canal ombragé, à peine ombragé des pousses roses d’untout jeune printemps, retrouverais-je ces jolies barques, toutespleines de fleurs, pensées en mottes, tulipes en boules rondes,guirlandes de narcisses, qui glissaient mollement, l’une derrièrel’autre, remorquées par une petite paysanne blonde, et quisouriait ? Recevrais-je encore ce coup de foudre, qui, à LaHaye, me fit m’agenouiller devant Rembrandt, comme à Amsterdamj’eus le cœur défaillant, les yeux en larmes, la première fois quej’entendis ces voix divines qui faisaient pénétrer en moi lesurhumain génie de Beethoven ?… Rembrandt et Beethoven… lesdeux ferveurs de ma vie !…

Je me demandais tout cela… Et que ne medemandais-je pas encore ?

*

**

Mais cette fois-ci, comme je vous l’ai dit,nous ne sommes pas entrés en Hollande par le fleuve et ses méandresautour des neuf îles de la Zélande. Nous n’avions plus, pour nousattrister de poésie et de souvenirs, les hantises de l’eau et sesamollissants mirages. Nous sommes entrés par la route, par lesolide support de la route. Il n’en fallut pas moins – tant pleurerest le propre de l’homme – il n’en fallut pas moins lerebondissement de la voiture sur un dos d’âne et sur un caniveau,pour me réveiller de ces souvenirs et faire s’effacer leursdolentes images, et aussi l’image – qui les contenait toutes – duvieux bateau, qui, si lentement, si rêveusement, nous portad’Anvers à Rotterdam… jadis !…

Par bonheur, il n’est pas de mélancolie dontne triomphe l’ardent plaisir de la vitesse…

Maintenant, je vois les bandes des culturesvirer… La plaine paraît mouvante, tumultueuse, paraît soulevée enénormes houles, comme une mer. Que dis-je ?… La plaine paraîtfolle de terreur hallucinée… Elle galope et bondit, s’effondre toutà coup, dans les abîmes, puis remonte et s’élance dans le ciel… Etelle tourne, tourne, entraînant dans une danse giratoire seslongues écharpes vertes, et ses voiles dorés… Les arbres, à peineatteints, fuient en tous sens, comme des soldats pris depanique…

Le lilas André Theuriet. Écrit en mars1906.

Quand on va lentement à pied, même en voiture,chaque arbre sur la route est un petit événement. On l’accoste, onreconnaît son essence, on le salue, on lui parle… On dit :

– C’est un chêne !

– Ah ! voici un orme… un peuplier…un platane.

– Tiens ! un sycomore… qu’est-cequ’il fait là ?

Et l’on sort de son ombre pour entrer dans uneombre nouvelle…

Il vous revient des histoires amusantes…

Un jour – la vie a de ces rencontres, – je mepromenais avec M. André Theuriet, au Jardin d’acclimatation.M. Theuriet – on le sait – est l’Amant de la nature. Mieux quepersonne au monde, il connaît les bois et les sous-bois. C’est mêmepar là qu’il est entré dans la littérature, à l’Académie, dansl’Immortalité… J’étais fier, vous pensez, de marcher aux côtés d’untel homme, parmi toutes ces choses qu’il connaît si bien… Etj’allais en apprendre des mystères !… Tout à coup,M. Theuriet s’arrêta devant un groupe d’arbustes.

– Ah ! ah !… fit-il.

Et il parut intrigué…

Nous étions au commencement du printemps. Àpeine si ces arbustes avaient des feuilles… M. Theuriet étaitdonc très intrigué devant ces arbustes… Il dit :

– C’est curieux… Je ne connais pasça…

Il prit une branche, dans sa main, l’inclina,en examina longuement l’écorce, les bourgeons prêts à éclater…J’admirais sa grâce de botaniste…

– Tiens ! tiens !… fit-ilencore…

Puis, après un nouvel et plus scrupuleuxexamen, pour lequel il eut recours à un lorgnon qu’il posa, avecdes gestes méthodiques, sur son nez… il dit :

– Voilà qui est fort !… Ah !par exemple… Figurez-vous, mon cher… Non, en vérité, je ne connaispas ces arbustes-là… C’est bien étrange.

Il lâcha la branche, qui alla rejoindre lesautres, et il reprit :

– Je ne les connais pas… Ça doit être unenouveauté… une importation… récente… Je ne serais pas étonné quecette importation nous vînt de… de… Ah ! c’est curieux… c’estextraordinaire… c’est à ne pas croire !

Et se retournant vers moi :

– Pas besoin de vous demander, àvous ? Une importation… comment sauriez-vous ?

J’étais ahuri…

– Mais, monsieur Theuriet… m’écriai-je…ce sont…

Je m’arrêtai… car j’avais honte de faire honteà l’Amant de la nature.

– Naturellement… ricana M. Theuriet…Ce sont… ce sont… Vous ne savez pas…

Je m’armai de courage, et criai :

– Mais, monsieur Theuriet, ce sont deslilas… des lilas, monsieur Theuriet… des lilas !

L’Amant de la nature me regardasévèrement :

– Des lilas ?… Vous vous moquez demoi… fit-il.

Puis il haussa les épaules… puis il se mit àrire :

– Des lilas ?… C’est idiot !…ah ! ah ! ah !… Et c’est à moi que… Mais, mon cher,vous ne savez donc pas qu’il y a un lilas qui porte mon nom ?…Il y a le lilas André Theuriet, mon cher… un lilas à fleursdoubles…

Je crois bien que M. André Theuriet en ari longtemps. Et j’en ris encore, moi aussi, car j’ai lu souventque, lorsque l’Académie travaille au dictionnaire, et qu’ellediscute sur un nom de plante, elle dit :

– Ça regarde Theuriet… laissons faireTheuriet… c’est notre botaniste…

*

**

Les haies aussi vous arrêtent… On sourit auxaubépines, aux églantines. Elles vous rappellent mille petitsévénements puérils et charmants, des visages déjà lointains, desnoms depuis longtemps oubliés. On s’attendrit… Parfois, pourfleurir sa marche, on les cueille…

De l’auto, c’est à peine si on a le loisir decomparer entre eux les feuillages différents. Et l’on ne voit pasles fleurs des haies… et l’on ne se souvient pas des histoires deM. André Theuriet… Ces arbres qui fuient, ce sont des arbres,sans plus… et ils galopent, galopent… Qu’importe qu’ils s’appellentchêne, acacia, orme ou platane ? Ils galopent, voilà tout… Ilsaccourent vers nous, se précipitent vers nous, dans un vertige. Ondirait – tellement ils ont peur et ne savent plus ce qu’ils font –qu’ils vont entrer dans la voiture et la traverser. Ils onttellement peur qu’ils ne sont même plus de la matière : ilssont devenus des reflets, des ombres, et qui galopent. La plaineaussi s’immatérialise, emportée dans un galop surnaturel… Et voicides vallons, des gorges rocheuses, des montagnes… des forêts… Augalop ! Au galop !… À peine entrevus, aussitôt dépassés.Au galop !… A-t-on le temps de penser, de rêver, depleurer ? Au galop les petites joies attendrissantes, lespetites douleurs qui larmoient et où se complaît l’enfantillage dessouvenirs !… D’ailleurs, sont-ce des joies, des douleurs, dessouvenirs ?… On ne sait pas… on ne le sait pas plus, que, desarbres, on ne sait s’ils sont ormes, peupliers, hêtres ou sophoras…On ne sait rien… À peine sait-on que l’air qui fouette le visage,et qu’on avale, avec toutes sortes de poussières, on s’en grise, etqu’on est ivre, comme tout l’univers !…

Vincent van Gogh et Bréda.

La route d’Anvers à Bréda n’est ni meilleureni pire que la plupart des routes de Belgique. Elle leur ressemblepar sa monotonie. Ainsi s’explique – car il n’eût pas suffi de marêverie – que je n’aie point reconnu la Hollande, dans cetteBelgique continuée… Ce n’est rien que de la terre plate, grisâtre,où tout ce qui pousse est chétif, où la lumière lourde et opaqueest celle de tous les pays à qui l’eau manque. Rien n’est tristecomme la traversée de ces champs sans sève et de ces petits boismal venus, dont on rencontre pas mal de bouquets…

– Assez bien de bouquets… diraient nosexcellents amis les Belges, auxquels, même en Hollande, il m’arrivede penser encore en riant…

Bréda – dont le nom évoque assez comiquementet à la fois, une excellente race de pondeuses, une race aussi,sinon de cocottes, du moins de lorettes, Gavarni et Guys, Stevenset Grévin, les Lances de Velasquez, les chansons deNadaud, une certaine qualité d’esprit, de gaîté second Empire,« Ah ! c’était le temps où… » et Villemessant etDinochau et Carjat – Bréda est une ville tout à fait quelconque ettellement insignifiante qu’il m’affole de penser qu’elle ne soitpas belge… Je ne la mentionnerais pas si, dans sa cathédrale,l’emphase tout italienne d’un sculpteur bolonais ne s’était aviséede faire, au-dessus d’un tombeau, porter les armoiries de je nesais quel petit prince de Nassau, tout simplement par Régulus,Jules César, Annibal et Philippe de Macédoine.

Au sortir des musées et des cathédralesbelges, j’étais un peu las, non seulement de la grandiloquenceitalienne qui s’y boursoufle, mais même de la magnificenceflamande, parfois écrasante, et je ne demandais qu’à me reposerparmi les nuances et la discrétion hollandaises. J’aspirais à cerepos comme on attend un bain, vers la fin d’un voyage qui dure. Ilme fallait surtout me purifier de toutes sortes de blagues, detoutes sortes d’excès, avant que de pouvoir me plonger dans ledélice de Vermeer et la splendeur de Rembrandt. C’est dans cettedisposition d’esprit que cet Italien flagorneur – les guides ontbeau dire que ce n’est pas Michel-Ange – m’a agacé, choqué…J’aurais dû en rire…

Mais je pardonne à Bréda, en raison d’undétail de son histoire qui m’émeut et qu’elle ignore.

Bréda est la ville où naquit Vincent van Gogh.Il l’habita quelque temps, en sa première jeunesse. On rêve pourceux qu’on admire et qui marquèrent leur trace, dans la vie, d’unpeu de génie, d’un peu de grâce, d’un effort humain autre que celuides autres hommes, on rêve d’un joli décor, à leur naissance. Jecrois à l’influence profonde et secrète du milieu sur la directionet la destinée d’un esprit ; je crois que les choses nataleslaissent une empreinte durable sur le cerveau, et qu’il est trèsdifficile de s’en affranchir, plus tard, quand elles furentmauvaises. Je fus assez étonné de ne trouver aucune affinité entreVincent van Gogh et Bréda. Il est vrai que, tant qu’il y vécut, ilne songea pas une minute à devenir l’artiste original et violentqu’il fut. Ennuyeuse et morne, entourée de paysages aux lignesétriquées, aux formes pauvres, Bréda n’avait pas su lui révéler savocation. Il y était quelque chose comme instituteur, uninstituteur libre. Il parlait aux enfants qu’il assemblait dans larue, même aux hommes, et il leur prêchait la morale protestante,relevée de tout ce que son âme imaginative et tourmentée contenaitdéjà d’élans passionnés vers le grand et vers le beau… Et puis ilétait parti, découragé de son impuissance et de l’inutilité desparoles…

J’aurais voulu avoir des renseignements sur cemoment de la vie de van Gogh, ou bien, à défaut de renseignementsparlés, voir sa maison, et, de sa maison, les premiers spectaclesqui s’offrirent à lui et qui l’émurent… Je m’informai… À mesquestions, les gens s’ébahirent :

– Vous dites ?… Commentdites-vous ?… Vincent van Gogh ?… Un peintre ?… Vousne vous trompez pas de nom ?… À Bréda ?… Vous neconfondez pas avec Amsterdam ?… Attendez donc…

Personne ne savait.

J’expliquai que ça avait été un grand etdouloureux artiste… qu’il était mort, encore jeune, en France…qu’il n’y avait pas longtemps de cela… Et, m’animant devant cesmines étonnées, j’expliquai qu’il était célèbre en France, enAllemagne… même en Hollande… qu’il y avait des tableaux de lui aumusée de Rotterdam… Et j’insistais :

– Voyons !… Au musée de Rotterdam…ah !

– C’est bien possible, me répondit-on…Van Gogh ?… Non, ça ne nous dit rien. Il y a tant de peintreset tant de musées, en Hollande !

Je m’efforçai de leur rappeler son visagetragique, son front obstiné, ses yeux ivres de penser et deregarder, sa courte barbe blonde.

– Des barbes blondes… ça n’est pas ce quimanque ici…

Je m’acharnai sottement :

– Enfin… souvenez-vous… Il était bon avecles enfants… il leur parlait…

Mais ils ne m’écoutaient plus… Ilss’éloignèrent de moi, en me regardant avec méfiance.

Pauvre Vincent !… Il n’eût pas étéhumilié de l’ignorance de ses compatriotes… Il ne chercha pas lagloire… il chercha quelque chose de plus impossible :l’absolu. Et il en est mort…

J’appris, à Rotterdam, qu’un parent trèsproche de van Gogh vivait à Bréda, entouré de la plus bellecollection qui soit, de ses œuvres. Seulement, il ne porte pas lenom de van Gogh.

Voilà pourquoi « van Gogh »,« ça ne leur disait rien ».

 

J’ai une autre impression.

Deux semaines après, je sortais du musée de LaHaye où j’avais passé presque toute la journée. J’étais ivre deVermeer, ivre surtout de Rembrandt… La tête me tournait.L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandtme poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois sidur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, auxplans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encoretout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et cesyeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie deRembrandt est si fort, qu’il en devient douloureux… On ne peut ensupporter le premier choc, sans un grand bouleversement. J’avaisbesoin de me remettre de mon émotion… Je longeai quelque temps lesbords du Vivier. Je me promenai sous les arbres de cette place oùtout s’apaise, devient doux, silencieux, glissant, comme ces eauxdorées qui la baignent… Et je rentrai dans la ville…

Comme je flânais à travers la rue, j’avisaiune petite boutique, devant laquelle de grandes affiches mobilesannonçaient une exposition des œuvres de van Gogh… Je medis :

– Non… non… pas aujourd’hui… Ce seraitune trahison… Je reviendrai demain…

Et, en disant cela, je pénétrai machinalementdans la boutique.

Le soir commençait à venir… Il n’y avait pluspersonne, qu’un employé qui dormait, la tête appuyée sur une pilede catalogues… Sur les murs gris, une vingtaine de tableaux,peut-être. Au centre de la pièce, une sorte de divan circulaire,d’un rouge affreux, du milieu duquel jaillissait une colonne drapéeque terminait un ridicule petit palmier dans un pot decéramique.

Je m’assis, et je regardai… Je regardailongtemps… Je regardais, sans fatigue, intéressé…

Je sentais bien que d’autres tableaux, mêmeparmi ceux qu’on appelle de bons tableaux, m’eussent fait fuir. Jeles eusse considérés comme une profanation… Oui, oui, j’étais biensûr qu’il m’eût été impossible de les regarder…

Je regardais toujours…

Et un calme, une sécurité – plus que cela –une sorte de joie nouvelle, entraient en moi…

C’étaient des paysages de printemps, despaysages du Midi… des vergers… des moissons dorées ondulant sous levent… Et des ciels étrangement mouvants, où des formes vagues degrands animaux, de femmes couchées, s’allongeaient, s’émiettaient,reprenaient d’autres formes… Et des figures tourmentées, parmilesquelles celle du peintre, d’un accent si tragique… celle aussidu bon père Tanguy, souriante, avec sa vareuse brune, son tabliervert, ses deux grosses mains de travail… Et des fleurs, d’adorablesfleurs, tulipes, glaïeuls, roses, iris, soleils, d’une vie, d’unéclat, d’une caresse, d’un rayonnement extraordinaires…

Ces toiles, je ne les détaillais pas comme jefais en ce moment, même d’une façon si sommaire… C’est l’ensembledes formes, c’étaient les taches de lumière qu’elles faisaient surles murs, qui me retenaient et me charmaient…

Je me disais :

– Ce que j’ai là, devant moi… c’est uneautre sensibilité, une autre recherche… c’est autre chose… c’est unautre art… moins écrit, moins solide, moins profond, moinssomptueux, que celui dont je viens de recevoir une commotion siviolente… Évidemment, je vois, parfois, dans ces toiles, unegrimace douloureuse, parfois j’y sens une impuissance consciente àréaliser, par la main, complètement, l’œuvre que le cerveau aconçue, cherchée, voulue. Et, cette grimace, je ne la vois, cetteimpuissance, je ne la sens, peut-être, que parce que j’ai connutous les doutes, tous les troubles, toutes les angoisses de Vincentvan Gogh, et cette faculté cruelle d’analyse, et cette dureté à sejuger soi-même, et cette existence toujours vibrante, toujourstendue, à bout de nerfs, et cet effort affolant, torturant, où ilse consuma. D’ailleurs, qui sait, qui saura jamais à quoi sevérifie la réalisation complète, en une œuvre d’art ? N’est-cepas dans les créations de ses dernières années, dans ce quecertains critiques appellent grossièrement ses ébauches, queRembrandt est allé le plus loin, le plus haut, dans la science etdans le génie ?… Mais de ces toiles qui sont là, devant moi,rayonnantes sur ces murs gris, ce que je sais c’est, qu’en dépit deleurs discordances, de leur inachèvement, de leur brutalité, c’estle seul art que mes nerfs surexcités, que mes yeux toujours emplisdes plus belles visions, puissent supporter, aujourd’hui. AprèsRembrandt, qui bouleverse comme un phénomène de la nature, on peuts’arrêter à van Gogh, qui inquiète et qui enchante… Et la preuvec’est que je suis là, encore, que je regarde, et que je suiscontent.

Je ne quittai la petite boutique que quand lesoir fut tout à fait venu…

Sur les Hollandais.

À une dizaine de kilomètres au delà de Bréda,c’est enfin la Hollande… la Hollande d’eau et de ciel, la Hollandeinfiniment verte, infiniment gris-perle, où plus jamais n’oseras’aventurer le moindre souvenir de Belgique. Les routes se fontdouces, élastiques, sans poussière, avec leur pavage uni et lavé debriques sur champ. Elles sont plantées magnifiquement d’arbresgigantesques, des ormes, des platanes, des blancs de Hollande, donton voit très bien que les racines plongent au plus profond d’un solriche où l’humus ne leur a pas plus manqué que l’eau. Des bandes devanneaux, de sansonnets voyagent dans l’air, des bandes de canardsvoyagent sur l’eau… Et l’eau est partout… On la voit sourdre sousles nappes de verdure, comme, sous la couche de cendres qui lerecouvre, on voit sourdre la rougeur d’un brasier…

Dans la traversée des polders, sur les digues,il faut aller doucement. Elles sont étroites, le plus souventbordées de petits canaux en contre-bas, coupées de petitespasserelles en dos d’âne et de petits ponts-levis qu’on n’aperçoitque lorsqu’on est dessus. Chaque fois que vous rencontrez uncheval, un de ces beaux chevaux à l’encolure guerrière, arrêtez lamachine, et mieux, descendez-en, pour porter secours au charretierou au cavalier, car le cheval est partout le même stupide animal,et, ici, son danger s’accroît de sa masse, et du peu de place quele fameux ministre des Digues accorde à ses caracolades.

Il n’existe pas d’autre règlement, sur lacirculation automobile, que celui que vous établissez vous-même, envue de votre propre sécurité. En Hollande, l’important estd’entrer… Une fois cette difficulté levée, vous faites ce que vousvoulez… Vous tombez même dans le canal, si tel est votre plaisir…Personne n’y voit le moindre inconvénient et ne vous en sauramauvais gré, à condition toutefois que vous vous en retiriez, mortou vif, votre machine et vous, à vos frais. Il suffit d’ailleurs duplus léger dérapage, ou que votre mécanicien ait, en de certainsendroits, une seconde de distraction. Car les routes, à chaqueinstant, cessent brusquement, à pic, devant le fleuve, ou devant lecanal qu’il vous faut traverser sur des bacs à vapeur, puissants etrapides…

Cette façon de voyager en auto, lente,interrompue par toute sorte d’arrêts, est d’abord irritante.Brossette maugrée à toutes les minutes, il s’écrie :« Sale pays ! »… Et puis il s’y fait, et puis l’ons’y fait. Cela devient vite un repos, même un plaisir. On se mêleainsi beaucoup mieux à la vie des choses et à celle des gens. Cequi est charmant et nouveau, en ce pays, c’est que, partout, mêmesur la route, on est en contact perpétuel avec ses habitants. Onles voit vivre et on vit avec eux… On est chez eux…

Sous sa face tranquille, avec ses gestesmesurés, le Hollandais est rude et violent. Il aime aussi lamoquerie, l’ironie. Mais quand on n’est pas un Anglais, et qu’ons’habille comme tout le monde, on s’en accommode assez bien. Aubesoin, il saura être complaisant sans servilité, et gaiementaccueillant, s’il ne lui en coûte rien. Par exemple, évitez de vouspromener, vêtus de peaux de bêtes. Les peaux de bêtes excitentd’abord sa curiosité, et sa curiosité peut devenir agressive etméchante. Il m’est arrivé à Rotterdam, où pourtant débarquent desgens de tous pays et de tous costumes, à Leuwarden aussi, d’êtresuivi, dans la rue, par une foule de quinze cents personnes,hommes, femmes et enfants. Ils commençaient par rire et se moquer,et bientôt, s’énervant l’un l’autre, finissaient par me lancer desboules de papier et des pelures d’orange. Or, de l’orange à lapierre, il n’y a pas très loin. Ce furent des moments extrêmementdésagréables, et qui me rappelèrent la sortie des réunionspubliques, au temps de l’affaire Dreyfus. Ce n’est pas que leHollandais soit misonéiste et routinier, à la façon du Français, etqu’il s’étonne, outre mesure, des choses dont il n’a pasl’habitude. Au contraire, il accepte facilement un progrès, surtoutquand il est d’intérêt général. Mais il a des manies, des mœursparfois bizarres auxquelles il tient. Il faut les connaître. Ilfaut le connaître, et ne jamais contrarier son esthétiquepopulaire, d’ailleurs harmonieuse. Et on l’aime, et il nous aime àsa façon, qui n’est pas la nôtre, mais dont la rudesse ne manque nide bonhomie, ni de pittoresque.

En Hollande, il n’y a ni charbon, ni bois, nipierre, ni métaux, ni fruits. Ce n’est que de l’eau. Les petitsvallonnements des environs d’Arnheim, qu’on franchit facilement, àla quatrième vitesse accélérée, et la forêt d’Appeldorn, avec sesarbres de haute futaie, y font l’effet d’étrangers. Ils annoncentdéjà l’Allemagne. Là, l’homme est moins actif ; il m’a parumoins fort, moins beau. C’est une autre race. Le vrai Hollandais,c’est le Hollandais du polder et du canal. La lutte qu’il livresans cesse aux caprices, aux sournoiseries, aux violences de l’eau,l’a rendu industrieux, patient, énergique, rusé. De cette forcedévastatrice, il a su faire un admirable outillage économique, unerichesse énorme, et une émouvante beauté. Il en est très fier. Ungros entrepreneur d’Amsterdam me disait :

– En Italie, à la Martinique, ils ont lachance d’avoir des volcans… Et qu’est-ce qu’ils en font ?…Rien… absolument rien… De la ruine et de la mort, monsieur… C’estpitoyable… Ah ! si nous les avions ces volcans-là !…Notre eau et ces volcans-là, monsieur ?… ah ! vousverriez… vous verriez !… Quelles tristes gens !…

– Que feriez-vous des volcans ?… luidemandai-je.

– Je n’en sais rien… la question ne sepose pas chez nous… Soyez sûr que nous en ferions quelque chose…Tenez, c’est comme votre vent, dans le Midi, le mistral… Oui… Ehbien ! qu’est-ce que vous en faites ?… Rien, non plus…Pourtant, je me suis laissé dire qu’on sait parfaitement où il seforme… Rien de plus facile alors que de le capter et de s’enservir… Mais non… vous le laissez souffler où il veut, comme ilveut… C’est de la gâcherie, monsieur… de la vraie gâcherie…

Mais je crois bien qu’il se moquait demoi…

Ce terrible élément de l’eau, le Hollandais apu l’assouplir, le domestiquer, le faire servir docilement à toutesles nécessités, à tous les décors de son existence. L’eau est nonseulement la parure de la Hollande ; non seulement elle est legrand moyen de circulation, et, en quelque sorte, le systèmevasculaire du pays ; non seulement elle est la rue, la route,le chemin de traverse, la voie qui, par mille dérivations, faitcommuniquer entre eux les grands centres, les villages, leshameaux, les fermes, les masures, les étables isolées dans lepolder, les châteaux, les jardins, les parcs, échelonnés le longdes digues ; elle fait aussi office d’engrais merveilleux, debasse-cour pour les canards dont il y a partout d’immensesélevages ; elle sert de bornage, de délimitationcadastrale ; elle sépare et identifie les propriétés. Sur lapittoresque route de Groningue à Zwolle, j’ai longé toute une sériede petits villages, où chaque maison, chaque champ, chaque jardinest entouré d’eau, comme ailleurs, de murs, de haies, de grillages.On se croit, tout d’un coup, transporté au temps des habitationslacustres. Rien n’est joli, et étrange, et miroitant, comme cettesuccession de palafittes multipliés par leurs reflets, où l’on voittravailler durement et passer l’eau, sur des barquettes légères,des troupes de femmes, en courtes et lourdes robes de bure, lecorsage avivé d’une broderie rouge, la tête ornée de petits casquesplats, dont le métal poli brille au soleil.

La grande passion de l’homme, en Hollande,c’est le travail. De Bréda au Helder, de Walcheren au Texel, toutle monde, hommes, femmes, enfants, travaille d’un travail âpre etcontinu. On travaille à l’eau, à la terre, aux digues, aux ports,aux navires, aux fleurs. Rien n’est perdu. De la moindre chose, onsait faire une source d’enrichissement. Le jour que nous passâmes àLeuwarden, on avait vendu, sur le marché, cent vingt mille œufs devanneaux. Ils savent organiser et développer, comme celle de lapoule, la ponte de cet oiseau farouche.

Il n’est pas jusqu’au touriste, de plus enplus nombreux, qui ne soit pressuré, vidé, desséché… Comme il estravi du voyage, il paie et ne dit mot.

Un jour, à Utrecht, en me remettant sa note,où s’additionnaient, se multipliaient les chiffres les plusfantastiques, l’hôtelier me dit, avec un sourire :

– Monsieur verra que nous ne sommes plusau temps de Voltaire…

– Pourquoi… de Voltaire ?… fis-je…Quel rapport ?

– Mais oui… monsieur… de Voltaire… quidisait… monsieur sait bien… qui disait : « Pays decanaux, de canards et de canailles ». Ah ! nous l’avonstoujours sur le cœur, ce mot-là…

– Je vois… et sur la note,hein ?

Canailles ?… Non pas… Commerçants ?Oui… Et n’est-ce pas un peu la même chose ? Ils ont, comme ondit, le commerce dans la peau. Aucun peuple n’est mieux doué pourles affaires, et pour la banque… Ils mettent, à drainer l’or, lamême ingéniosité tranquille et tenace qu’à drainer l’eau dupolder…

On sait qu’ils furent les premiers navigateurseuropéens à pénétrer utilement en Chine. Avant tous pourparlers,les Chinois, redoutant en eux des ennemis de leur religion, lesobligèrent à marcher, à cracher sur le crucifix, ce qu’ils firentsans la moindre hésitation. Après quoi, rassurés, les Célestes lesautorisèrent à pénétrer dans le pays, et à y commercer à leurguise.

Race forte et dure, réaliste et laborieuse,dominée, en toutes choses, par l’intérêt qui ignore le scrupule etéloigne le sentiment. Quoi qu’en pensent certains politiques, ellene se laissera jamais violenter, absorber par l’Allemagne… LaHollande n’est pas au bout de son histoire.

Le Hollandais est un bon colonisateur. Il a sutirer, de ses magnifiques établissements dans l’Inde, des profitsconsidérables. Mais il a trouvé, là-bas, peu à peu, son maître,dans le Chinois. À Java, le Chinois sourcille de partout,s’infiltre et s’étale partout… C’est une sorte d’eau envahissante,conquérante, que le Hollandais ne peut pas endiguer et qui menacede le submerger…

Un ancien consul, retiré à Arnheim,M. X…, m’a conté cette anecdote caractéristique :

À Canton, – il y a vingt ans de cela –M. X… avait à son service un boy chinois, d’une intelligence,d’une souplesse, d’une fidélité extraordinaires… Valet de chambre,secrétaire, cuisinier, tailleur, bottier, musicien et poète, ce boyétait tout… tout ce qu’on voulait…

– Je l’aimais beaucoup, me ditM. X…, et lui, paraissait s’être attaché à moi, pour la vie…Une perle !…

Un jour, le consul fut envoyé à Batavia,chargé par le gouvernement d’une affaire importante. Sachantcombien il tenait à cet excellent serviteur, des amis luiconseillèrent de le laisser à la maison…

– Aussitôt là-bas… il sera circonvenu,pris, embauché par des compatriotes… Vous ne le reverrez plus…

Son boy ? La fidélité même… Allonsdonc !… Les autres boys, peut-être… mais le sien ?…C’était absurde… Il l’emmena. À Batavia, au débarquement, il laissason petit bonhomme se débrouiller avec les bagages, et luirecommanda de les apporter au palais du gouverneur, où il devaitloger, durant son séjour, et où il se rendit sans plus tarder. Deuxheures, trois heures, quatre heures se passèrent… Pas de boy…Qu’était-il donc arrivé ?… Il envoya aux informations :pas de boy… Très inquiet, M. X… allait prier le gouverneur demettre sur pied la police, quand, vers le soir, un commissionnairenègre vint apporter les bagages et une lettre. La lettre était duboy… Il y expliquait, avec beaucoup de regrets, qu’il était obligéde quitter son service, vu qu’il était installé horloger, dans unbeau quartier de Batavia… Horloger ?… Déjà !… C’était uneplaisanterie, sans doute… M. X… courut à l’adresse indiquée.Il entra dans une petite boutique, et vit, assis devant l’établi,la loupe à l’œil, le boy, qui, avec une aisance parfaite, examinaitle mécanisme d’une montre…

– Tu es fou !… cria M. X…Qu’est-ce que cela veut dire ?…

Alors, le boy raconta que, durant qu’ilattendait les bagages, un vieux Chinois l’avait abordé… Ils avaientlongtemps causé, discuté…

– Qu’est-ce que tu veux faire ?avait dit le vieux Chinois… Veux-tu être tailleur… cuisinier…médecin… horloger ?… Quoi ?… Dis ce que tu veux…

Bref, le boy avait choisi l’horlogerie… Et levieux Chinois venait de l’installer dans cette boutique, où ilétait sûr de faire fortune… M. X… était stupéfait. Il netrouva à dire que ceci :

– Mais tu connais doncl’horlogerie ?

Et le boy répondit d’un airtranquille :

– Faut bien… Un vrai Chinois doit toutconnaître.

Gorinchem.

La première joie que je devais connaître, enHollande, cette fois-ci, ce fut d’apercevoir cette petite ville deGorinchem que je n’oublierai plus, petite ville presque inconnuedes touristes, et qui, de très loin, de l’autre côté de l’eau, –c’est le Rhin et la Meuse qui coulent là, confondus – me parut sipimpante et me ravit bien davantage dès que nous eûmes circulé,quelque temps, lentement, dans ses rues étroites, pleines depromeneurs… J’en étais enchanté, comme un enfant d’un joujou. Elleavait bien l’air d’un joujou luisant, tout neuf, – quoiqu’elle fûttrès vieille – et sa nouveauté, c’était sa propreté…

En Hollande, les vieilles choses, vieuxmonuments, vieilles maisons ne m’attristent jamais. On ne voit pasleurs fissures, leurs lézardes, et ces plaies qu’avivent sans cesseles entassements de poussière corrosive. Elles n’offrent pointl’aspect délabré de ruines. À force de soins, elles conservent unebelle vie de jeunesse et de santé. Un peu plus tassées que lesneuves, un peu plus penchées, et voilà tout… Elles rappellent cesjolis vieillards, qui eurent la politesse de se garder de ladéchéance, dont le visage paraît plus frais, plus riant, sous lescheveux blanchis, et qui enseignent aux jeunes gens l’indulgence etle sourire. La coquetterie est la grande vertu des vieillesgens.

Délicieuse petite vieille, queGorinchem !… On pouvait, de l’auto, sans effort, toucher lesfaçades peintes, lavées, vernies. Les rues, où nous glissions entreces habitations à pignons historiés, étaient lavées aussi, lavéescomme les carreaux des intérieurs que peignit Pieter de Hoogh, etdallées, me sembla-t-il, de ces mêmes mosaïques de couleur, dontbeaucoup de maisons avaient leurs façades revêtues. Et des étalagesde fruits exotiques, des vitrines où se montraient des dentelles,des draps brodés, de lourds bijoux d’argent, paraient lesdevantures d’un luxe choisi… C’était la première petite ville desPays-Bas, qui mirât dans ses canaux sa coquetterie, avecplacidité…

Nous nous arrêtâmes chez un pâtissier pour yboire du thé, mais surtout pour nous arrêter, pour prendre pieddans la ville.

Les gens allaient et venaient, nousregardaient et regardaient la machine, silencieusement. Facesdébonnaires et un peu lourdes, je les avais déjà vues dans cesgravures anciennes qui représentent des amateurs de tulipes. Ils nesavaient pas trop s’ils devaient admirer, mépriser, s’indigner…Après avoir regardé l’auto, ils se regardaient entre eux, et puisils s’en allaient, sans avoir exprimé le moindre sentiment. Etd’autres les remplaçaient qui se livraient à la même mimique. Il yavait des femmes blondes, aux cheveux tirés ; il y en avait detrès noires, avec des yeux en amande, et des teints où le jaune del’Extrême-Orient luttait avec le rose d’Europe… Des pêcheursrentraient ou sortaient, poussant des petites voitures dont lesunes contenaient des paquets de filets bruns, et les autres degrandes mannes remplies de saumons. Un gamin, à la porte, nousoffrait des cartes postales : des églises aux tours penchées,des moulins à vent… des canaux, encombrés de barques… Il ne sepassait rien que de monotone et de quotidien. La vie coulait,devant nous, comme chaque jour, devant cette boutique, elle couledouce, paisible, avec son petit bruit de sabots sur les dalles dela rue. Et, pourtant, je me sentais parfaitement, enthousiastementheureux. J’avais, en moi, une joie violente de cette douceur, de cebruit de sabots, de ce silence des visages, de cette jolie filleaux bras nus qui nous servait sans empressement, de ce thé quiétait très mauvais, de ces tasses de Chine, qui ne venaient mêmepas des fabriques de Delft, de cette écœurante odeur de cacao, quiflottait dans la boutique, de ces maisons en face, petites maisonsnaïves, comme on en voit, comme on en achète, pour les arbres deNoël, dans les magasins de jouets, à Nuremberg… Il me semblait quec’était le bonheur, et que j’eusse vécu là le reste de ma vie.Impression qui n’était pas nouvelle en moi. Chaque fois que jem’arrête quelque part, n’importe où, et qu’il y a un peu d’eau, desarbres, et, entre les arbres, des toits rouges, un grand ciel surtout cela, et pas de souvenirs… j’ai peine à m’en arracher.

Il me fallut faire un effort pour me lever etpartir…

La découverte de Claude Monet.

Pour la première fois, je considérai, sans yretrouver les anciennes images d’un bonheur devenu si amer, cescanaux où vient se glacer et mourir la vigueur du Rhin. J’admiraidélicieusement les petits ponts, enjambant les filets d’eau, oùl’élan de leur arche unique de bois se referme par sonreflet ; petits ponts tout ronds, comme sont ceux du Japon,sur les estampes, et qui, partout, en Hollande, protègent etdéfendent chaque maison… Et les petites grilles, basses, ouvragées,qui s’ouvrent sur les petits parterres de ces fleurs qui ont unéclat unique, en ce pays mouillé, où la lumière irisée lesimprègne, les caresse et les aime. Dans la traversée des villages,parfois, nous apercevions des jardinières, tuyautant aux fenêtres,derrière le transparent qui les vaporise, des collerettes brodéesde narcisses, de jacinthes, de tulipes…

Pour la première fois aussi, je redevenaissensible à cet aspect oriental, extrême oriental, qu’ont la plupartdes villes et des villages hollandais, sans qu’on sache précisémentde quels éléments il est fait.

C’est à la fois l’art du Japon qu’ilsévoquent, et l’art primordial de la Chine, mais aussi l’art desIndes, et toute la magie des continents baignés d’eau, et des Îles,que la marine néerlandaise hante depuis des siècles, comme si lesnavigateurs avaient rapporté de ces contrées qui sont au delà desmers lointaines, avec leurs denrées qui les enrichirent, unémouvant rappel de leurs aspects.

Le développement des influences qui conduisentl’évolution de la pensée dans le temps, n’est si difficile à saisirque parce que l’oscillation des idées, qui est purementintelligible, dévie souvent, du fait d’accidents qui ne sont quemécaniques… J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journéeféerique où Claude Monet, venu en Hollande, il y a quelquecinquante ans, pour y peindre, trouva, en dépliant un paquet, lapremière estampe japonaise qu’il lui eût été donné de voir. Sonémotion devant cet art merveilleux, où toute vie, tout mouvement,tout modelé tiennent dans un trait – art qu’il ignorait,d’ailleurs, comme tout le monde, à cette époque, mais dont il avaiten lui la prescience, en quelque sorte fraternelle – cetteémotion-là, vous la devinez.

Son bouleversement, sa joie étaient tels,qu’il ne pouvait exprimer, par des phrases, ce qu’ilressentait ; il ne pouvait plus l’exprimer que par descris.

– Ah !… ah !… Nom deDieu !… faisait-il… Nom de Dieu !…

Ce juron contenait tout l’infini de sonadmiration.

Et c’est à Zaandam que ce miracle se passait.Zaandam, avec son canal, ses navires à quai, débarquant descargaisons de bois de Norvège, sa flottille serrée de barques, auxproues renflées comme des jonques, ses ruelles d’eau, ses cahutesroses, ses ateliers sonores, ses maisons vertes, Zaandam, le plusjaponais de tous les décors de Hollande.

Il faudrait ignorer, non seulement lestableaux de Claude Monet, mais ceux des pairs qu’il a parmi sescontemporains et ses cadets, et jusqu’aux noms, alors inconnus,d’Hokousaï, d’Outamaro et d’Hiroschigè, pour douter de la fièvre,dans laquelle il courut à la boutique d’où lui venait ce paquet…Vague petite boutique d’épicerie, où les gros doigts d’un groshomme enveloppaient – sans en être paralysés – deux sous de poivre,dix sous de café, dans de glorieuses images rapportées del’Extrême-Orient, au fond de quelque cale de navire, avec desépices !… Bien qu’il ne fût pas riche, en ce temps-là, Monetétait bien résolu à acheter tout ce que l’épicerie contenait de ceschefs-d’œuvre… Il en vit une pile, sur le comptoir. Son cœurbondit… Et puis, il vit l’épicier qui servait une vieille femme,détacher une feuille de la pile… Il se précipita :

– Non… non… cria-t-il… je vous achète ça…je vous achète tout ça… tout ça…

L’épicier était brave homme. Il crut avoir àfaire à un original… Et puis, ces papiers coloriés ne lui coûtaientrien : il les avait par-dessus le marché… Comme on donne à unenfant qui pleure, pour l’apaiser, une image, il donna la pile àMonet en riant, et se moquant un peu :

– Prenez… prenez… dit-il… Ah ! vouspouvez bien les prendre… Ça ne vaut rien… Ça n’est pas solide…J’aime mieux ce papier-là, moi…

Se tournant vers la cliente :

– Et vous ? Ça ne vous fait rien,non plus, hein ?

– Moi ?… Ah ! Dieu deDieu !…

Il prit une feuille de papier jaune, avec quoiil enveloppa le morceau de fromage qu’avait acheté la vieillefemme.

Rentré chez lui, fou de joie, Monet étala« ses images ». Parmi les plus belles, les plus raresépreuves, qu’il ne savait pas être d’Hokousaï, d’Outamaro, desfemmes, à leur toilette, des femmes au bain, des mers, des oiseaux,des arbres fleuris, il en vit une qui représentait un troupeau debiches, et qui lui paraissait être une des plus étonnantesmerveilles de cet art étonnant. Il sut, plus tard, qu’elle était deKorin…

Ce fut le commencement d’une collectioncélèbre, mais surtout d’une telle évolution de la peinturefrançaise, à la fin du XIXe siècle, que l’anecdotegarde, en plus de sa saveur propre, une véritable valeurhistorique. Ceux qui voudront étudier sérieusement cet importantmouvement de l’art, qu’on appela du nom d’impressionnisme, nepeuvent la négliger…

Aujourd’hui qu’on célèbre tantd’anniversaires, inutiles et ridicules, ne pourrait-on célébreravec une pompe particulière l’anniversaire de cette journéeémouvante et féconde, où un grand artiste français se rencontra,pour la première fois, à Zaandam, avec une petite estampejaponaise ?…

Le port, patrie du peintre.

Je crois bien que, nulle part ailleurs,l’émotion de Claude Monet n’eût été plus forte. C’est que l’artextrême-oriental, on le voit apparaître, partout, en Hollande, etsortir, on dirait, de l’eau. Il est vrai que dans les portsd’Occident – et toute la Hollande n’est qu’un grand port – lesbateaux rapportent avec eux des parcelles, des éclats de l’Orient,et de ses créations qui sont obligées de lutter, de subtilité commede splendeur, avec la lumière même.

Venise, vêtue de drap noir, regorgeait de cesrichesses transmarines, et son climat n’eût peut-être pas suffi,seul, à produire, pour l’enchantement du monde, les yeux deTitien.

Le hasard uniquement fit que Rubens n’ouvritpas les siens à Anvers, où commerçait, avec l’Europe, de toutes lesmarchandises d’outre-mer, la plus grande flotte marchande du monde.Ses parents l’y ramenèrent de bonne heure, et il y a passé lapartie de sa vie peut-être la plus féconde. De sorte qu’il tira desquais fameux de l’Escaut, outre l’arrangement des lignes etl’ampleur ornementale de ses compositions, une part au moins de lamagnificence, dont il distribua, entre les souverains et les bellesfemmes de son temps, les éblouissantes effigies.

Même Marseille, « Porte del’Orient », écrit Puvis de Chavannes, Marseille, où naquitMonticelli, valut à ce peintre l’étrange grouillement de sapalette, où les fruits rouges, les soies orientales, lescoquillages nacrés, s’écrasent parmi les eaux bleues et parmi cesnoirs puissants, dorés, qui font frissonner les bassins, pleins denavires…

Est-il possible aussi que personne n’ait pu sedéfendre de croire qu’il abordait au Japon, de ceux qui, aucrépuscule du matin, sont entrés dans le fjord deKristiania ?

*

**

Je suis convaincu qu’un grand port, quel qu’ilsoit, où qu’il soit, est, par excellence, un lieu d’élection pourla naissance, la formation, l’éducation d’une âme d’artiste. Unartiste qui est né dans un port, qui y a vécu son enfance et sapremière jeunesse, parmi la variété, l’imprévu, l’enseignement sanscesse renouvelé de ses spectacles, est, forcément, en avance surcelui qui naquit, au fond des terres, dans un village de silence etde sommeil, ou dans l’étouffante obscurité d’un faubourg de laville. Son imagination, surexcitée par tout ce qui passe et sepasse autour de lui, s’éveille plus tôt. Son cerveau travailledavantage et plus vite, et sans trop de luttes… Il s’habitue à voiret, voyant, à comprendre. Sa pensée qui n’est pas bornée par unmur, « le mur de la maison Meyer », ou par un coteau, estlibre de vagabonder, à travers l’espace, comme ces jolies mouettesqui hantent le vaste ciel, et qui n’ont d’autre limite à leursdésirs, que la fatigue de leurs ailes… Il englobe, dans un regard,plus de choses d’ici et de là-bas, plus de visages d’ici et delà-bas, plus de vie universelle. À son insu, et commemécaniquement, le mouvement des barques sur la mer, de la mercontre les jetées, le rythme de la houle, l’entrée des navires dansles bassins, l’oscillation des mâts pressés que relie la courbemolle des cordages, les voiles qui fuient, qui dansent, qui volent,les volutes des fumées, toutes les silhouettes des quaisgrouillants, lui enseignent, mieux qu’un professeur, l’élégance, lasouplesse, la diversité infinie de la forme. Sans le savoir, ilemmagasine des sensations multiples qui ne s’effaceront plus, qu’ilretrouvera, plus tard, et dont il fera vivre un visage, un torse defemme, l’ondulation d’une jupe, la flexion d’une hanche, lebalancement d’une branche… Car il y a de tout cela dans un port… Ily a de tout et il y a tout, dans un port.

*

**

Et, une fois de plus, ma rêverie aboutit àRembrandt.

Rembrandt n’est pas né dans un grand port,c’est vrai… Mais son nom est inséparable de celui d’Amsterdam, oùil vécut tant d’années, et y trouva l’emploi de ses dons, en leurtoute-puissance… Amsterdam, dont les habitants sont vêtus de noir,comme ceux de Venise, avec le même orgueil et un goût pareil desaccents éclatants et des ornements lourds. Dans l’une et l’autreville, le soleil fait la même féerie avec le ciel et avec l’eau quidivise les maisons, jusqu’à ce que l’humidité se condense enbrouillard, pour lui dérober la cité aquatique et la restituer àl’obscurité, sur qui le triomphe de l’astre n’aura que plus desplendeur. Je ne voudrais pas penser que Rembrandt eût pu naître enquelque petite ville endormie dans les terres, sans jamais voir lesoleil dorer des quais, dorer les eaux noires des bassins, dorerl’atmosphère profonde, « l’obscure clarté » qui grouilleentre les coques des navires… Peut-être que ce qu’il eût tiré delui-même eût suffi pour émerveiller les humains. Mais je m’exalte àdécouvrir, dans son œuvre, la conception, non seulement des images,mais des couleurs les plus somptueuses, issues de la rencontre deson génie, avec le luxe d’un grand port, infini jusque dans lavariété de ses misères, à Amsterdam, surtout, le plus oriental desports d’Occident, Amsterdam et sa sombre population juive.

 

Fermant les yeux à l’ardeur insoutenable ducouchant, vers où nous courions, je songeais à la fin douloureusedu héros, de ce Rembrandt des dernières années, enchaîné par lamisère, en proie au malheur, expiant, lui aussi, peut-être, lecrime d’avoir osé dérober au ciel, pour nous, le feu divin de salumière…

La Digue.

Depuis Gorinchem, c’est presque, jusqu’àDordrecht, une succession de villages délicieux, dont je ne saispas les noms, mais dont la traversée dure, peut-être, trois foisplus que celle de Paris. Du haut de la digue surélevée, étroite,nos regards penchent dans l’intérieur des maisons en contre-bas.Devant tous les seuils, lavés, polis, les paires de sabots sontrangées, sabots légers de saule. Avant d’entrer, les habitants nemanquent jamais de se déchausser, et ce sont des pas feutrés quiglissent, comme pour ne laisser après eux aucune trace, même deson, sur les parquets et les dalles qu’on voit briller, au passage…Un rideau radieux, un cuivre, des assiettes fleuries, des étainspansus, un bonnet qui étincelle animent ces réduits presque touspareils… Armées de longs bâtons que termine un gros bouchon delinge mouillé, des femmes lavent les façades, avecacharnement ; d’autres astiquent les portes, soigneusementvernies, et frottent les cuivres qui les ornent. Les cuisines, enforme de guérites, sont séparées de la maison, afin qu’aucunebesogne malpropre ne puisse la souiller… Et cela fait songer, je nesais pourquoi, à de la dentelle, rehaussée, mais à peine, de filsde métal… Ce qui est charmant, c’est que, derrière chaque maison,comme nous avons chez nous une écurie et une remise, ils ont unesorte de petit port, qui a dérivé l’eau du polder, avec deux outrois bachots à l’amarre, qui leur servent pour la coupe des osierset des joncs, et pour les voyages, par les mille petites routesliquides, à travers la plaine verte…

Je me rappelle, au détour d’une ruelle oùcommençait un jardin, fleuri de fritillaires, avoir vu s’accroupirune paysanne à la peau fraîche, et son geste qui retroussait dulinge blanc. Je l’avais vue déjà, cette même paysanne, dans untableau…

Tous les aspects du pays et du peuplehollandais, ses maisons comme ses costumes, ses cabarets comme sesmoulins, qui pompent et disciplinent l’eau innombrable du polder,ont, même pour ceux qui les ignorent, le charme du déjà vu. D’euxtout nous est familier, grâce à leurs peintres qui les ontprésentés, avec amour, à tout l’univers…

Les petites gens et les paysans de Russiedevront à Dostoïevski et à Tolstoï, une notoriété pareille. Il sepeut que Camille Pissarro, et que Cézanne, qui ne chercha jamais,pourtant, le détail de mœurs, l’anecdote qui passe, vaillent auxvillages, aux visages, aux coteaux, aux belles ondulations de lacampagne française, une popularité qui ne sera pas moinsuniverselle que la gloire de leurs peintres. Ainsi, grâce à Watteauet à Renoir, les femmes, telles qu’ils les ont vues dans les ruesde Paris, ou assises sur les gazons de ses jardins, sous l’ombreensoleillée de ses parcs, dureront, moins fragiles, plus vivantesque les Tanagréennes, aussi immortelles que les cavaliers desfrises grecques…

Le soleil échancrait déjà l’horizon, quandnous nous trouvâmes, tout à coup, devant Dordrecht qui, au sortirde tant de villages minuscules, nous parut immense. Sa majesté,elle la devait surtout à l’heure, qui amplifie les formes, en lesconfondant dans une masse bleue… La Meuse – ou plutôt la Merwede –était encombrée, comme la rue d’une grande ville, avant le dîner.Le bac ne traversait pas… Il nous fallut attendre une heure,pendant laquelle nous vîmes les navires perdre peu à peu l’éclat deleurs couleurs, jusqu’à devenir tout à fait noirs, et tendre, surle ciel, où le jour très lentement se mourait, l’envergure de leursénormes ailes ténébreuses… Les coques des chalands émergeaient del’eau, à qui elles semblaient peser. Des remorqueurs, quisifflaient interminablement, entraînaient des trains entiers dansleur sillage… À force de s’allumer de toute part, la ville devintun brasier dont les flammes atteignaient la hauteur des maisons… Levent qui venait de se lever, commença de souffler, comme pourattiser le feu et préparer la forge qu’il fallait au travail d’onne savait quel surhumain forgeron…

Soir à Dordrecht.

Une fois ou deux, en route, parmi tant desouvenirs, ceux qui m’attendrissaient, ceux aussi qui m’irritaientà force d’amertume, une fois ou deux, m’était revenue en mémoire ladimension extraordinaire des soles où avaient mordu les dents denotre appétit, à Dordt… Comme elle riait, notrejeunesse !…

C’était sur la terrasse d’un hôtel, au borddes eaux, où le soleil jouait, où les navires viraient comme desanimaux familiers, où tout l’appareil d’un commerce actif et sonorene semblait en travail que des préparatifs d’une fête… la nôtre,sans doute.

Gorinchem, le prodige de cette ville enflammes, au soleil couchant, et qui s’était éteinte presquetragiquement, m’avaient fait tout oublier, mais, jusque-là jen’avais été impatient que de retrouver les traces de mon bonheurd’autrefois…

Entre mille images qui fuyaient, j’avais peineà en retenir quelques-unes qui se laissassent préciser… Je sens surmon épaule le poids et la tiédeur d’une tête, dont l’effort du venthappe les cheveux et leur parfum, mais m’en laisse ma part… Jesouris à l’hésitation de deux pieds nus, auxquels il faut uneserviette pour oser se poser sur le tapis sordide des chambresd’hôtel. Quelle vertu donnent à la valse de Faust, toutsimplement, un clair de lune sur le fleuve et mon cœurcontent ? Aucun cri de Tristan, aucune plainte de Mélisande nem’ont causé plus d’émotion que ces trois pauvres violons, oùbêlait, si lamentablement, la musique de Monsieur Gounod… Je risd’un mensonge inventé pour que je tourne la tête et ne voie pas unrouleau de faux cheveux qu’on détache, et d’un de ces ordres, sidurs, de la pudeur, qui vous priveraient, si on obéissait, duspectacle intime le plus doux, gestes secrets et charmants, donttoutes vos veines battent et qu’on n’oserait nommer… Je vois lesgares où l’on s’embarque, les gares aussi où l’on revient, et cesquais, enfin, où l’on regrette même le terrible mouchoir qu’aucunemain, fût-elle perfide, n’agite plus… Je retiens, une seconde,l’éclat de deux genoux polis et la courbe tendue d’un sein… uneépaule ronde parfumée chaleureusement, le duvet de sa cheville…J’attends des larmes qui vont couler sur un visage tout pâle etsilencieux de bonheur… Me reviennent en tête, et y précipitent àflots mon sang, des furies de caresses, après quoi, l’on se croyaitde force, même qu’on chancelât, à défier l’univers, à en triompheravec tous ses héros et ses monstres, pêle-mêle… Je songe aussi àdes riens dont on riait aux larmes, à des moins que rien quidéchaînaient des tempêtes… et à ces après-midi de fatigue, où on selaissait aller à l’ennui, qu’elle définissait :« l’indifférence à ma vie, comme à ma mort ».

Mais, malgré mon désir de mélancolie, je sensque tout cela est loin, bien loin, que tout ce passé se fane ets’efface… Au fond de moi-même, je m’aperçois que, de tous cessouvenirs, qu’une hypocrite et sotte manie de littérature voudraitamplifier en douleurs, il m’en reste un de vraiment vivant, et toutproche, et si vulgaire : la fermeté savoureuse de vos chairs,soles magnifiques, qu’on mangeait si gaîment, à la terrasse de cethôtel, au bord de l’eau.

C’était, c’est encore l’hôtel Bellevue, un peuplus vieux, un peu plus tassé, lui aussi… Je reconnus le mêmetapis, sur les marches si raides de l’escalier ; aux fenêtres,les mêmes rideaux ; dans la salle à manger, qui sert, en mêmetemps, d’office, de caisse, de salon, et de restaurant, les mêmesmeubles… Suivi de l’hôtelier qui nous retenait – le même hôtelieraussi, je crois bien – je courus jusqu’à la terrasse… La nuit étaitcomplète, sans la fissure d’une lumière, et les eaux silencieuses…De toutes petites vagues venaient clapoter, chuchoter au bord…C’est à peine si je parvins à distinguer des feux qui se mouvaientdans le lointain… De gros nuages cachaient la lune, et faisaient lefleuve tout noir, confondu avec le noir de la terre… Pas le moindreviolon… Aucune valse, même de Faust, pour m’attendrir…Tout était donc bien mort !…

Revenu dans la salle à manger, j’étonnai lemaître d’hôtel, en criant d’une voix forte :

– Des soles… des soles, commeautrefois !…

Il n’y avait même plus de soles…

Mes compagnons, dont j’avais excité l’appétitpar des descriptions enthousiastes, insistèrent vainement près dupatron…

Il n’y avait plus de soles… il n’y avait plusrien…

Force fut de se contenter de saumon fumé et desardines de conserves…

Mais quelles sardines !… Elles nousparurent extraordinairement exquises… Pimentées, condimentées, nousn’en avions jamais mangé de pareilles. Les soles furent oubliées…L’un de nous s’extasia :

– Il n’y a que la Hollande pour préparerde tels poissons… Vive la Hollande !

Et, appelant le maître d’hôtel :

– Où fabrique-t-on, ces admirables, cesmerveilleuses, ces uniques sardines ?… demanda-t-il… J’en veuxcommander des caisses, des wagons, des bateaux ! Je veuxépater la France, et la faire rougir de son ignorance sardinière… ÀRotterdam ?… À Maestricht ? À La Haye ?… ÀBatavia ?… Où ?… Où ?

Le maître d’hôtel redressa sa taille, et, avecdignité :

– Nous les faisons venir de Bordeaux…dit-il…

*

**

Comme nous finissions de dîner, une sociétéd’Anglais vint prendre le thé, dans une encoignure dont notre tableétait voisine. Les hommes en smoking, les femmes décolletées… Enface de nous, une toute jeune lady, blonde, se levait, allait,venait, et même quand elle était assise, cinq minutes, ne tenaitplus en place. Ses doigts jouaient avec son éventail, avec unecigarette à bout d’or, avec ses bagues, avec ses cheveux. Uncollier sursautait à son cou, et je découvris que ses pieds, sousle fauteuil, ne s’arrêtaient pas de déchausser, pour lesrechausser, des pantoufles argentées où s’impatientait la soie deses bas blancs… À des mots qui faisaient rire plus haut les hommes,et baisser les joues de ses amies, ce n’est pas assez dire que lapetite agitée rougissait ; un flot de sang la parcouraittoute, une vague rouge se levait à l’épaule, couvrait tout ce qu’onvoyait de sa peau, pour s’en venir mourir à la racine de sescheveux plus blonds… Mon regard rencontra, tout à coup, dans lesien, l’angoisse de ne pas retrouver, au bout de l’orteildésespéré, la pantoufle qui avait fait trop loin la culbute. Ladame rougit plus fort, et son sang parut si bien en mouvement, queje me figurai plus rose, presque rouge, son bas blanc, où le piedse crispait, jusqu’à ce qu’il disparût dans la pantoufle d’argent,enfin reconquise…

Cette nuit-là, je dormis, d’un sommeilprofond, sans rêves…

Dordrecht.

Ce fut, le lendemain matin, la musique autimbre monotone de la pluie sur les vitres, qui nous réveilla.

Le joli Dordt s’était évanoui et jecontemplai, en bâillant, une ville ennuyeuse et crottée, où je merappelai – pourquoi éclatai-je de rire subitement ? – qu’AryScheffer était né…

Quand on va, par ses rues, cuirassé decaoutchouc contre la pluie, elle ne paraît pourtant ni sans charme,ni sans caractère, cette ville trempée d’eau, les pieds dans sescanaux, et toute traversée, tout environnée de routes fluviales… Ony distingue, mais amorties, des traditions magnifiques d’autrefois…Dans des maisons à pignons qui abritaient beaucoup d’activité, etoù le luxe avait tant de morgue, il semble que ne vive pluspersonne… Dans ses églises, avant que la foi catholique ait eu letemps de les achever, c’est la Réforme qui s’est installée… Sasimplicité sévère, hargneuse, atteste plus d’orgueil que les pompesdes rites orientaux qu’elle en a chassés. Mais sa superbe nedédaigne pas un peu de confort. Sur les dalles où la piété païennes’agenouillait devant les Images, on a rangé des sièges en quantitéoù la raison puisse s’installer comme il faut, afin de s’examinerlibrement. Mais rien ne meurt que peu à peu. La Groote-kerke estune cathédrale d’autrefois… Seulement, elle est tout à fait nue…Les stalles sont, pourtant, toujours là que les gouges des artisansingénieux du seizième siècle ont fouillées dévotement. La grille decuivre qui enveloppe le chœur, la rampe qui grimpe à la chaire,semblent encore faites de rayons divins, voire de rayons de soleil,mais de rayons qui auraient fleuri.

Ces cuivres et ces arabesques m’en évoquentd’autres ; des rampes, des balustres, des lustres, des voluteset tous ces enroulements, et tous ces déroulements qui courent, àprésent, dans le monde entier, sous le nom demodern-style, nom anglais d’une manie où les Belges nesont parvenus qu’en partant de ces cuivres hollandais, en lestorturant et les déformant affreusement…

Mais où sont, dans les bars et les hôtelspalaces, aux devantures des parfumeries, des charcuteries, descrémeries et des confiseries, dans les demeures des financiersallemands, des poètes viennois, des esthètes des Flandres et descocottes de Lyon, cuivres rouges et cuivres d’or, où sont labonhomie souriante, la courbe harmonieuse, l’honnêteté solide etréjouie des charmants cuivres hollandais ?

Et me revoici dans la rue où la pluie a balayéles derniers passants. Des groupes de ménagères, de servantes sesont réfugiés sous le marché. En mantes noires, en coiffesdésamidonnées, hottues, bossues et caquetantes, elles se pressentl’une contre l’autre, comme des poules sous l’auvent de labasse-cour mouillée. Toutes les maisons, où s’avivent les plaiesanciennes, pleurent ; tous les ponts, aux arches de guingois,qui s’étagent dans la perspective, pleurent aussi ; toutpleure. L’eau des canaux, sous les gouttes de l’averse quis’acharne, semble dégager des bulles de gaz, comme d’une mareputride. Derrière les grilles des jardinets, les fleurs humiliées,fripées, penchent des airs moroses, et à travers les vitres quiruissellent et se brouillent on voit, çà et là, remuer, comme dansune brume épaisse, de vagues formes d’êtres humains… On dirait desombres, des fantômes du passé.

Heureusement, tout n’est pas du passé, toutn’est pas mort à Dordrecht, et c’est avec une joie « bienmoderne » que j’ai vu vivre les machines et se tordre lavapeur sous la pluie. Une activité qui ne bavarde point, comme lescommères du marché, mais besogne, anime étrangement les quartiersneufs et les quais. Sans en avoir l’air, Dordrecht commerce detout, avec toute la terre. C’est, au carrefour de ses fleuves, unedes plus importantes gares d’eau de l’Allemagne. Ce que les artèresdes canaux et des rivières ne charrient pas jusqu’à son port, ellele fabrique, le malaxe, le forge, l’ajuste elle-même :poissons fumés et salés, cacaos et tabacs, charbons de Belgique,d’Allemagne et d’Angleterre, outils qui seront maniés partout,machines à construire des machines, vaisseaux qui feront – combiende fois ? – le tour du monde. Et tout cela se prépare, secamionne, vogue, débarque et s’embarque, parmi les coups de siffletet les coups de marteau, le vacarme des tôles, le grincement despoulies, et les hurlements qui n’en finissent pas des sirènes.

On dirait que toute cette eau, dans laquelleelle baigne, la ville vivante la dilate en vapeur, et, quand elleen a utilisé la force expansive et laborieuse, qu’elle la laisseretomber en pluie, sans s’arrêter de travailler, sur la villemorte.

Le musée des Boërs.

Nous n’avons vu à Dordrecht qu’un musée, maisqui m’a assez remué, pour m’empêcher d’entrer dans aucunautre : le musée des Boërs.

Ceux-là aussi, au moins autant que le maîtrede la Mort de Marie, Pourbus ou les Breughel, Jean Steen ou vanOstade, Cuyp ou van Goyen, sont bien de Hollande et de l’Écolehollandaise. Malgré le temps, le climat, le sol, l’adaptation auxhabitudes nouvelles, ils ont gardé le même visage dur ettranquille, la même stature robuste de leurs frères métropolitains,avec quelque chose en plus de l’allure souple et déliée descow-boys. Leur œuvre, bien que très différente, est une expressionau moins aussi significative de la physionomie d’un peuple.

Cette poignée de familles hollandaises emportajusqu’au bout de l’Afrique toutes les vertus qui ont fait lafortune de leurs compatriotes néerlandais, plus exactement, qui lesont fait riches : le sang-froid, la ténacité, la hardiesse.Mais, puritains, les Boërs ne les employèrent qu’à vivre dignement,rudement, pauvrement. Ils ne mélangèrent pas, ou à peine, leur sangau sang des autres races, et ils se tinrent à l’écart des coureursde fortune, des chercheurs d’aventures, qu’attirent toujours lespays qui recèlent de l’inconnu. Au Cap, ils trouvèrent un désert,où ils purent prêcher, défricher à leur aise, et qui eût sans doutetenté les solitaires d’un Port-Royal. Le fait est que desprotestants français, victimes de la révocation de cet Édit fameux,qui est un geste, déjà, de la haine des tyrans pour les idéologues,vinrent participer à leur vie agricole, à la même austéritéreligieuse. On voudrait croire que ces pasteurs vertueuxn’ignoraient pas, du moins n’ignorèrent pas toujours qu’ilsméditaient, labouraient sur des trésors, mais qu’ils lesméprisèrent.

Les méprisèrent-ils ? Ou bien nesurent-ils pas les exploiter ?

Si l’histoire qu’on m’a contée est vraie, cesont les banques de Hollande qui, trop timides cette fois, ou pasassez confiantes dans le succès, auraient cédé auxbrookers et promotors anglais les dossiers de cesmines, pour la conquête de quoi, l’impérialisme financier de laplus grande Bretagne devait, quelques années plus tard, massacrerleurs nationaux…

Pauvres Boërs ! C’est à peine si quelquesspéculateurs malchanceux déplorent aujourd’hui leur dépossession etleur défaite… À vrai dire, on n’en parle plus… Ils sontcomplètement oubliés, oubliés comme un mauvais mélodrame qui n’apas réussi. De cette épopée grandiose qui fit courir, par le monde,un long frisson d’enthousiasme, il ne reste plus que ce petitmusée… C’est déjà quelque chose… Mais personne n’y vient. J’ai eubeaucoup de peine à en trouver le gardien. Il était, dans une cour,un tablier de jardinier autour des reins, et, sur la tête, unbonnet de peau de lapin, en train de relever des oignons dejacinthes. Il m’a considéré avec surprise, et même avec un peud’effroi, comme un phénomène surnaturel…

– Vous comprenez… me dit-il, s’excusantde son accueil… voilà plus de trois mois que je n’ai vu, ici, unvisage humain… L’été… de loin en loin… un Anglais… et c’est tout…Et c’est toujours un Anglais qui s’est trompé… Il me demande oùsont les Rembrandt ? Oui, monsieur, les Rembrandt…Ici !

D’un air navré, il me montre une table de boisnoirci, sur laquelle, parmi de la poussière, s’empilent des cartespostales et des catalogues illustrés qu’on ne vend jamais…

– Mon Dieu, oui !… Voilà !…C’est comme ça…

Ensuite, avec amertume, il me raconte, qu’aumoment de l’ouverture du musée, on lui avait donné, pour attirerles visiteurs par une mise en scène bien couleur locale, un vastechapeau boër, une sorte de veste khaki, et des guêtres de cuir… Aumoins, ç’avait de l’allure…

– Et j’avais une cartouchière sur lapoitrine… Maintenant, soupire-t-il… je n’ai même pas, comme tousmes collègues, une casquette galonnée…

Il se tait, et puis reprend :

– Il y a, tout près d’ici, sur une place…une espèce de baraque, où l’on exhibe des nègres qui avalent dessabres et qui mangent de la bourre de mouton… Eh bien, elle nedésemplit pas…

J’ai retenu le geste qui accompagna cetteplainte, un geste qui en disait beaucoup plus long, sur lafrivolité des foules et l’ingratitude de l’histoire, que tout undiscours.

Il dit encore :

– Le président Krüger est passé, un jour,par Dordrecht… Eh bien, monsieur, il n’est même pas venu au musée.Le président Krüger !… Parfaitement !… Ah !ah ! ah !

Dans cette solitude, où nos pas sonnaientlugubrement, où le jour crasseux enveloppait les objets comme d’unvoile funèbre, j’avais le cœur serré. Et je me disais :

– Pourtant la résistance acharnée de cesrudes fermiers, qui prétendaient ne tirer de la terre que le seulor du blé et n’y enfoncer que le soc de la charrue, valait bien augardien de ces glorieux souvenirs une casquette ornée de quelquesgalons et méritait mieux que l’indifférence générale… Elle nesemble pas seulement digne d’admiration, parce que, soldats, ilsdéfendirent intrépidement leur liberté, elle me paraît d’unhéroïsme presque surhumain, parce que, surtout apôtres, ils sedévouèrent à préserver l’humanité de cet alcoolisme, pire quel’autre, que propage l’abus de l’or… Ils gardèrent l’or enfoui auprofond du sol, comme on enfouit profondément des charognes, afinde ne pas infecter l’air qu’on respire, et ne pas empoisonner leshommes par des contagions mortelles… Ils recélèrent l’or, non pouren jouir à la façon des avares, mais pour en détruire, en lesétouffant, les germes de folie et de mort… Recel – pour peu qu’ilfût conscient – absurde, sans doute, mais sublime !

Voilà jusqu’où s’en allait mon imagination, àconsidérer les cartes, les plans, les trophées, les portraits desanciens en longues redingotes presbytériennes, les attelages debœufs, les fermes, les bibles, les physionomies rigides, et tout cequi évoque la grandeur épique de ces armées en vestons, de cesmilices paysannes, victorieuses des armées en uniformes,laborieusement organisées pour le désastre…

Mais le premier moment donné ausentimentalisme, au culte ancestral des héros, je me pris àréfléchir…

Entre tous les enseignements que suggèrel’histoire des Boërs, le plus raisonnable, le plus utile, nepeut-on le tirer de la déraison, de l’inutilité de leurrésistance ?… Au Cap, aucune milice, même d’anges à trompetteset de saints miraculeux, n’eût réussi à détourner l’avarice, lacupidité, la frénésie des humains, de ces territoires de crime etde folie où de l’or se cache… Il leur faut leur poison, qui lesfait vivre jusqu’à ce qu’il les tue. Combien de millions et demillions s’entre-massacreront toujours, pour posséder l’or, endéposséder les autres, et s’en griser, jusqu’à l’hébétement de lafolie et la fureur du crime ! Combien de pauvres et gentilsrêveurs mourront à la peine, qu’on traitera de bandits, parcequ’ils auront voulu guérir l’inguérissable humanité de son pluscher délire !… Aucune politique, aucune loi, même aucun livren’a le pouvoir de transformer d’un coup les hommes. Même aucunmartyr – si douloureux soit-il – n’est fécond. Et quand il sehausse jusqu’à devenir un grand exemple qui dure à travers lessiècles, alors c’est bien pis, il devient criminel… Il a fallu leterrible juif Paul, pour brandir et dresser sur le monde la croixsanglante du doux juif Jésus, et les seuls vrais morceaux quefidèles et juifs aient recueilli de cet emblème d’amour, ce furentles potences et les bûchers : « Race maudite, s’écrieSchopenhauer, elle a empêtré l’humanité d’un Dieu ! »

Si jamais nous nous délivrons de l’or et desmaux qu’il engendre ; si un jour nous renonçons à l’or – etj’entends la richesse individuelle, – ce ne sera pas par dégoût dupouvoir qu’a l’or de changer les hommes en bêtes (alchimiequ’exprime déjà la fable de Circé), ce ne sera pas par sagesse, parvertu, par dignité, ce sera par force. On peut concevoir que, dansl’évolution économique des temps, ce métal perde sa valeurd’échange, représentative de nos passions, de nos ambitions, de nosintérêts, de nos énergies, de nos paresses, et que nous trouvions,enfin, le moyen de vivre autrement – un moyen plus rationnel, moinscompliqué, comme celui de puiser à même, pour nos besoins et pournos joies, dans les inépuisables réserves du trésor commun…Hélas ! ce ne sera pas demain…

Et voici qu’un portrait du bonhomme Krüger,qui n’est pas venu au musée de Dordrecht, et que la petite reine deHollande, qui sait ce que c’est que de souffrir, a reçu comme ungrand-papa malheureux, voici que ce portrait me fait songer denouveau, avec sa face placide et rusée, et son collier de barbe debon semeur de tulipes, que ce sont des Hollandais, peuple dethésauriseurs, de spéculateurs, peuple de bons vivants aussi, quiont produit ces ascètes et ces contempteurs de l’or, là-bas, aubout de cette Afrique qui regorge d’or et de diamants…

Mais, n’est-ce pas une race ou un peuple, àtout le moins une minorité disparate, réduite au seul négoce, etdont une même perpétuelle injustice cimente la solidarité – lesjuifs encore, pour tout dire – qui a enfanté un Karl Marx,spéculateur aussi, et des plus audacieux, acheteur – à queldécouvert ? à terme de combien de siècles ? et contre lasomme des capitaux coalisés – du bonheur que rêve le prolétariatuniversel ?

*

**

Au sortir du musée boër dont, à la grande joiedu gardien, redevenu optimiste, j’emporte, plein mes poches, dessouvenirs, en cartes postales coloriées : rondes des joliesfilles de Marken, pêcheurs de Volendam, coiffés de leur bonnet depeau de mouton, moulins de Vormerveer (car, pour ce qui est desBoërs, des paysages transvaaliens, des batailles, des mines, deKrüger et de Dewet, il n’y en a point, étant invendables), jerecommence à dévaler par la ville. Un moment, je m’arrête devantl’Ary Scheffer, en bronze, de la Scheffersplein, et il ne me paraîtni froid, ni ennuyeux. Autant qu’on peut retrouver, dans du métalcoulé, l’expression d’un visage humain, j’ai senti qu’il y avaitlà, sous ce crâne, une intelligence vive, un goût joli, élégant, dela forme, et j’ai rougi de mon éclat de rire de tout à l’heure… Ils’en est fallu peut-être de peu, – de génie, sans doute – pourqu’Ary Scheffer ne fût devenu un grand peintre… En tout cas, j’aimieux goûté le charme de sa gravité, et j’ai songé à ce qui endemeure, dans le charmant sourire que sa petite-fille hérita deRenan…

La pluie, dont les réserves semblaient garnirjusqu’aux profondeurs du ciel, a cessé de tomber. Même du soleil semontre, entre les nuages. Le ciel redevient immense et léger. Nousavons vu, alors, un Dordt pimpant, coquet. La nouvelle lumièremitige l’aspect sombre et sévère que les rues de la vieille villeont gardé du moyen âge. On y distingue enfin la grâce hollandaise,la fraîcheur qu’elles ont, par endroits, et où l’abondance desfleurs contribue. Les canaux s’animent, les rues se repeuplent, etaussi les maisons, d’où les spectres du passé semblent être partis…Ce contraste a un charme brusque et vif, auquel on s’attarde, avecun nouveau désir de flânerie… Devant les habitations, aux toits enescalier, dont le temps a vêtu les murs de couches de poussière,qu’il patine depuis des siècles, les jardinets sont comme enprison. Derrière les grilles ouvragées, aux lances héraldiques, lesfleurs d’aujourd’hui semblent gardées par des hallebardiersd’autrefois… Du haut des ponts surélevés, l’eau des canaux n’apresque plus rien de liquide, à force d’immobilité, que sademi-transparence. Et, à contempler sa profondeur, l’on en vient àimaginer qu’elle s’enfonce, à l’infini, mais que ce n’est plus dansl’espace, que c’est dans le temps…

Le soleil printanier a beau mettre sacoquetterie à ne vouloir sécher que si lentement la jolie ville, sijoliment mouillée, il faut partir… Une petite fille nous offre desœufs de vanneau que nous achetons et que nous mangerons enchemin.

Et la 628-E8 démarre dans la boue glissante,plus d’une fois dérape… Mais le sol s’essore dans la campagne. Onoublierait l’averse, n’était le nombre des flaques où se reflètentle bleu céleste et des bouts de nuages nacrés, comme en autantd’éclats d’un grand miroir qui, en tombant du ciel, se serait brisésur la route…

Rotterdam.

De ce court voyage de Dordrecht à Rotterdam jene me rappelle rien, sinon que l’auto allait, glissait, sansheurts, sans secousses, et comme allégée des servitudes de lapesanteur. Elle me donnait une joie qui n’est ni la joie de bondir,ni la joie de patiner, mais qui ressemble à l’une et l’autre. Ellem’emportait avec une extraordinaire allégresse, et, vraiment, je mesentais doué de son élasticité. On eût dit que, pour se faire plusdouce et pour aller plus vite, elle courait, de toutes ses forces,pieds nus, sur la route.

Et voici que, tout à coup, en haut d’unepetite côte qui, en ce pays, nous sembla être une montagnehimalayenne, par delà un pont énorme, nous nous trouvâmes devantune espèce de falaise, ou plutôt devant un pan de mur de rêve,formé d’on ne sait quel amoncellement de briques multicolores, defragments de verre colorié, d’éclaboussures de soleil, au piedduquel venait battre, comme une mer déchaînée, le furieux tumulted’une ville en travail et d’un port en fièvre. Falaise ou pan demur de rêve, il nous fallut quelques minutes pour reconnaître quenous étions en face de la ville neuve de Rotterdam.

À peine entrés dans Rotterdam, nous y avonsété enveloppés aussitôt d’un mouvement, d’une agitation que lessirènes sur le canal, les sifflets des locomotives sur les voiesferrées, le roulement des fourgons sur les pavés, faisaientretentir à l’infini… Mais nous fûmes enveloppés bien davantage parla population qui nous environna de faces bouche bée, de gestes quipuérilement cherchaient à s’instruire au contact d’un cuivre, aucontact, aussitôt rompu, du radiateur, éprouvaient lespneus, appuyaient sur les garde-crotte. L’ébahissement decette foule, qui souriait ou s’assombrissait, mais demeuraitsilencieuse, nous enserra si bien, que nous dûmes nous arrêter.

Pour bruyante et remuante qu’elle fût,Rotterdam me parut bien plutôt une ville sauvage et lointaine. Auplus plaisant, au plus riche milieu de l’Europe, ses habitantsavaient l’air de Lapons ahuris. À tout le moins, ils n’avaientjamais vu ou ne voyaient que rarement d’autos… Cette population,habituée à tous les vacarmes, à toutes les étrangetés de la viecosmopolite, au spectacle du commerce mondial et de travauxsurhumains, s’affolait, autour de notre machine, sans paroles.

Les dames n’oublient en aucune circonstance des’apprêter pour les regards, et tous les regards leur plaisent,excepté qu’elles y voient durer l’hébétement. Les nôtres seremuaient sur leurs coussins, assez mal à leur aise, en apercevant– vision de terreur – de rudes mains se coller aux vitres, s’ypromener. Ma voisine ferma les yeux… Ses gants tremblaient.

Cette foule muette, dans cette ville en fièvreet pleine de tapage, c’était la population laborieuse qu’onn’entend point dans une usine assourdissante. La civilisationassouplit, polit les instincts et les énergies dont elle n’utiliseque la force vive, pour ses fins obscures… Mais n’accumule-t-ellepas artificiellement des éléments qu’elle déforme en lescomprimant, et dont la déflagration multipliera, dans unecirconstance donnée, la redoutable puissance inerte ?

À force de coups de trompe, Brossetteparvenait péniblement à se frayer un chemin dans la masse que lecapot fendait lentement… Nous voyions passer, sans bruit, derrièreles vitres, un monde de têtes levées, de bouches ouvertes, qui,même quand le flot se fut refermé, ne s’abaissèrent pas, ne serefermèrent pas…

Pas d’autos, partant, pas de garage. J’eusbeaucoup de peine à en trouver un… C’était dans un quartiermalpropre de la périphérie, une sorte de hangar où l’on avaitremisé des caisses vides, un vieux camion hors d’usage, des voilesde barque roulées autour de mâts pourris.

Brossette était consterné.

– Ça ! un pays ?… fit-il, en segrattant la tête… Oh ! là ! là !…

Nous n’y étions arrivés, d’ailleurs, quelentement, péniblement… Les enfants se collaient sur lesmarchepieds, s’agglutinaient au capot, et il fallut les fairetomber, en les secouant, comme les grappes d’insectes rôtis qu’ondétache la nuit du radiateur…

Un spéculateur.

Si j’ai mal vu Rotterdam, si je n’ai même puqu’entrevoir son port, c’est que, dans le hall de l’hôtel, à peineau sortir de table, j’ai rencontré mon ami Weil-Sée, mon meilleurami, mon cher Weil-Sée, que, depuis des années, je n’avais pasrevu…

Nous nous sommes embrassés à plusieursreprises… Mon ami Weil-Sée est un des rares hommes que j’embrasseet qui m’embrasse, et nous nous embrassons, depuis une quarantained’années, toutes les fois que nous nous séparons ou retrouvons,c’est-à-dire tous les cinq ou six ans.

– Vous ici ?… Vous ici ?…

Et j’essuyai, à la dérobée, la plus mouilléede mes joues…

Il me considérait en souriant, mais sansrépondre…

– Vous n’êtes donc plus à Grenoble ?Je vous croyais à Grenoble… riche… heureux ?… Et votre usined’énergie électrique ?… Vous n’êtes donc plus marchandd’énergie ?

À toutes mes questions, il secouait la tête,et il souriait.

– Qu’est-ce que vous faitesici ?

Je connais trop mon ami Weil-Sée pour imaginerqu’il pût vivre en Hollande, n’importe où d’ailleurs, sans motifssérieux… Je savais sa sagesse à trouver du plaisir en tout, mais àle trouver, principalement, dans un frémissement d’activitétoujours nouvelle. S’il était en Hollande, ce ne pouvait être quepour quelque découverte fabuleuse, pour quelque colossaleentreprise.

– Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faitesici ?

Et je répétai :

– Vous n’êtes donc plus marchandd’énergie à Grenoble ?

– Non… se décida-t-il à me répondreenfin… Je ne suis plus marchand d’énergie. Je place des risques… jeplace des risques… ici… à Rotterdam… des risques, mon cher.

D’un autre, j’eusse pu croire à quelquebouffonnerie, et même – à considérer ses yeux un peu fixes et lesourire durable que la mauvaise qualité de ses dents ne parvenaitpas à gâter – à de la folie. Mais il ne m’est jamais arrivé dedouter de mon ami Weil-Sée, de la solidité de son intelligence. Jel’écoutais avidement, en me laissant entraîner vers sa table, aufond de la salle, ou plutôt, je le suivais, sans même en avoir étéprié, car Weil-Sée a une telle horreur de la violence qu’iln’oserait pas entraîner son meilleur ami par le bras, fût-ce versun trésor.

Ces « risques » dont il me parlait,ces « risques » qu’il plaçait, je compris bien vite quec’étaient les maisons, les récoltes, les automobiles, les chevauxde courses, les tableaux de maîtres, les bateaux, les meubles, lesouvriers, qu’il assurait contre les accidents et même contre lesassurances… Agent d’assurances… voilà… il était tout simplementagent d’assurances… Mais, avec mon ami Weil-Sée, rien n’est jamaissimple. J’entrevis aussitôt des spéculations ingénieuses etformidables.

Il m’expliqua avec animation…

– Assurances contre l’incendie, lesaccidents, le vol, les naufrages, la pluie, la grêle, lessauterelles… sans doute… Que voulez-vous ? Il faut vivre… Maisle nouveau, l’important, mon cher, ce sont les assurances et lesréassurances que j’établis contre le mensonge, la vérité, lastérilité et la fécondité, contre la maladie – toutes les maladies,– contre la débauche et contre la vertu, contre la guerre et contrela paix, contre les monarchies et contre les républiques, contrel’ennui… la stupidité des fonctionnaires et la tyrannie des lois,contre la trahison, l’amour, la littérature…

Je crois bien qu’il parla encore deréassurances contre le doute, les désillusions, puis encore debourses d’assurances, de risques des risques, de mutualitéindividualiste, d’individualisme collectiviste et, toujours et àtout propos, de la statistique…

Dans toutes les conversations de cephilosophe, le passé de l’humanité, l’avenir du monde, évoluentaisément. Je croyais entendre débiter le prospectus d’un CréditInternational de l’Ataraxie universelle. Mais ce que je me rappellele mieux, c’est que son regard lucide était bordé de paupières d’unrouge de sang, comme en ont certaines figures de Poussin ; queson nez s’était encore allongé, depuis notre dernièrerencontre ; que sa barbe, qui fut châtaine quand j’étaisblond, se désargentait, jaunissait autour des lèvres minces, surlesquelles je voyais, avec confiance, à coups de paroles et jets desalive, se construire le bonheur de l’humanité… Qu’importait alorsque certains chiffres, les milliards surtout, eussent une simauvaise odeur ?…

À tout petits pas, nous étions arrivés jusqu’àsa table, auprès d’un de ces verres où je lui vois boire, depuisquelque quarante ans, ce même thé blond, dont un fleuve a passé parson corps.

Une fois de plus, Weil-Sée me démontra qu’ilallait incessamment faire cette fortune mondiale, qu’il luifallait…

– Tout simplement, mon cher, pourarriver, entre autres, à décupler la puissance du microscope et enconstruire un qui grossisse l’objet soixante mille fois… soixantemille fois, c’est absolument indispensable. Mais ce n’est pas tout…Il me faudrait aussi des températures… ah ! des températures,à cuire, en bloc et en douze heures, l’univers, comme une plaque decéramique…

Je me fie, sans restriction, à l’intelligencede mon ami Weil-Sée… Je le suivais admirablement, et j’étaisconvaincu, au point de prêter serment, qu’il ne disait rien qui nefût vrai ou qui n’importât… Mais, quand je ne l’entends plus, jesuis incapable d’expliquer ce qu’il m’a dit, et en quoi consistentses projets et son métier…

– Vous sentez bien, n’est-ce pas ?Ce n’est plus que quelques mois de patience… pfuut !… quelquesmois…

Sur quoi, ayant écarté des piles de catalogues– personne ne lit autant de catalogues – de livres, de denrées, degraines, de plantes, d’instruments, de machines, il prit du papierquadrillé, et se mit à dessiner, pour achever de me convaincre, desdiagrammes et des graphiques…

Dans son visage malmené, couturé, je cherchaisquelque chose, mais quoi ?… quelque chose qui restât destraits de l’enfant que j’avais vu arriver au collège, du fond de laDalmatie… quelque chose de son nez aquilin, de l’expression de sesyeux tellement doux, de l’arc ingénu de sa lèvre et même de sesboucles autour d’un front énorme et bombé… Mais tout cela était sifané, si raccorni ! Je me rappelais comme son intelligence,tout de suite, avait fait merveille, parmi nous… Il s’était révéléaussitôt élève prodige… Nos professeurs lui prédisaient le plus belavenir… Et voilà où il en était, son avenir !…

– Vous comprenez ?… entendais-je,durant ces rappels de souvenirs… ce qui serait important, encore,c’est de pouvoir s’enfoncer dans la terre, un peu… je ne crois pasqu’on ait été au delà de quelque deux mille mètres… Et dessous…dessous… réfléchissez !…

Il s’arrêta.

– Dessous… ce sont évidemment… il ne sepeut pas que ce ne soient point des métaux inconnus… defantastiques métaux…

Ses yeux brillaient :

– Et avec des propriétés, moncher !

À mesure qu’il parlait, sa fortune prospérait,et il arrachait un secret de plus à la nature…

Il avait beau vieillir, le pauvre Weil-Sée, ilne changeait pas…

Très jeune, je l’avais rencontré à Manchester,passionné de géologie et cherchant, en même temps, des capitauxpour une fabrique d’armes tellement redoutables, que c’en étaitfini de la guerre… C’était lui, pourtant, qui m’avait aidé àsupporter les plus dures journées de cet hiver 70-71, où, sous lesordres de Chanzy, les loqueteux que nous étions fuyaient de tousles côtés de la Loire… Ah ! sa tendresse et sa gaîté, durantces affreuses semaines !… Je ne l’avais plus retrouvé qu’à laBourse, à son retour du Paraguay, enthousiaste du caoutchouc… à laBourse, dont il fut, plus tard, au krach de Bontoux, une desinnombrables victimes.

– Comprenez… mon cher… que ce qu’il mefaut… c’est une fortune… mais une fortune, tellement folle, qu’ellerende les autres fortunes impossibles… comme il a fallu les trusts,pour voir la fin de l’industrie privée…

Depuis le krach, il avait cherché et découvertdu graphite en Sibérie, de l’étain en Espagne, du fer en Australie,du manganèse en Transylvanie, du cuivre en Roumanie et jusqu’à dupétrole en Galicie, mais toujours trop tôt… Aucune banque nevoulait croire en lui… Son imagination, sa culture générale,l’énormité de son lyrisme idéologique terrifiaient aussi les gensd’affaires…

– C’est peut-être un bien que je n’aiepas réussi trop jeune… Car, à présent que je sais…

Et son geste avait une telle ampleur, qu’ilsemblait vraiment razzier l’univers…

Je savais, moi, que las de ne pouvoir arriverà y exploiter une montagne d’or, il avait, dans les années 90,quitté Le Cap, justement sur le bateau qui avait amené, dans lacolonie, Cécil Rhodes, mourant… Puis, en quête d’une sourced’énergie, qui lui permît de poursuivre des expériences dethermochimie, je crois, pour lesquelles il se passionnait, il avaitcherché du charbon en Amérique, avait dû revendre à vil prix uncharbonnage extraordinaire, qu’il n’avait pas le moyen de mettre enexploitation, et il était venu, dans le Sud-Est de la France,s’intéresser à l’industrie naissante des Centraleshydro-électriques, la dernière à laquelle je l’eusse vu prendrepart à Grenoble…

Il admirait que les circonstances l’eussentfait renoncer…

– À toutes ces affaires… médiocres…vraiment médiocres.

Je protestai.

– Non… non… je vous assure… très, trèsmédiocres.

Il admirait surtout que les mêmescirconstances l’eussent enfin amené à choisir la riche,industrieuse, économe et féconde Hollande pour y fonder…

– Ah ! ça… ça en vaut la peine…quelque chose comme la Bourse des Bourses où l’on ne spéculeraplus… enfantillage !… sur les chances de l’activité, de laproduction contemporaines – aucun intérêt ! – maisvéritablement, sur des probabilités pures… sur des futuritions… età Rotterdam… Rotterdam… épatant !… Rotterdam, mon cher, quin’est pas seulement la première place de commerce de la Hollande…Rotterdam, à qui j’assigne…

De son index replié, il frottait activementson nez…

– À qui j’assigne, entre les ports dumonde, la plus puissante virtualité spécifique de spéculation.

Et il éternua sept fois de suite, car c’étaitune de ses particularités d’éternuer abondamment, sans se laisserdistraire de son discours…

– Il ne s’agira plus, continuait-il entreles derniers éternûments, de la hausse ou de la baisse…atchi !… des stocks des marchandises du monde… ou du cours dequelques milliards de fonds publics… qu’est-ce que c’est queça ?… Mais non… Il s’agit, comprenez bien… d’une sorte…mettons, si vous voulez… de Bourse… d’Agence, de Tribunal, oùs’arbitrera et se compensera le malheur humain… qui fera équilibreà toutes les mauvaises chances du calcul des probabilités, et oùviendront successivement s’amortir les inévitables crises desévolutions futures…

Or, je ne me demandais même pas, enl’écoutant, s’il arriverait jamais à posséder cette fortune qu’ilpoursuivait depuis si longtemps, en vain, mais seulement –considérant son pauvre dos qui se voûtait – je déplorais, à partmoi, qu’il dût lui rester si peu d’années pour en jouir…

– Écoutez, me dit-il enfin, très tard,tandis que le dernier garçon resté pour nous servir, sommeillaitlourdement, sur une chaise, sa serviette entre les jambes…,écoutez… Il y a des années que je n’en ai dit autant à personne…Avec mes Hollandais… je sais aussi…

Et il sourit finement :

– Je sais aussi me taire, diable !…ou ne parler que chiffres… Mais je veux vous confier encore, àvous, un secret… Il y a eu des gens pour douter de mon avenir… Engénéral, personne n’a guère cru en moi… Vous-même… Mais si… Laissezdonc !… qu’est-ce que ça fait ?… Tenez… vousrappelez-vous ?…

Il éclata de rire, d’un rire qui ressemblait àun éternûment…

– … Vous rappelez-vous Charlotte quiprétendait que j’étais un pauvre garçon… qui n’arriverait jamais àrien ?… Ah ! ah !… Oui… Et Noémi ?…

Il rit plus fort.

– Noémi, qui m’a quitté, parce que jen’avais plus le sou ?… Crevant, hein ?… Plus le sou. Avecce front-là ?…

Il se gifla le front, fouilla ensuite dans sapoche, en ramena quelques pauvres florins, qu’il fit rouler sur latable :

– Plus le sou ? Tordant !…tordant !

Puis :

– Il y en a même qui me reprochent derêver… d’être insouciant… léger… trop peu pratique… de mettre, entoutes choses… comment appellent-ils cela ?… de l’exagération…oui, mon cher, de l’exagération !…

Et il avoua, dans une nouvelle bordée derires, qu’il avait été, parfois, de ceux-là…

– Tout le monde disait : « Ilrêve… il rêve !… » Pour rien… à propos de tout… Et je mereprochais de rêver… je m’en voulais de rêver… Je m’en voulais dem’absorber si longtemps à voir couler un fleuve, passer une femme,flamber un foyer… tandis que des projets tambourinaient à mestempes… ou simplement, de contempler, toute une soirée, mon papier,sans y toucher… Et mes journées… mes nuits, à bâtir desimpossibilités prodigieuses, en chantant à tue-tête !… J’envins à me refuser cette volupté du rêve… comme j’ai su renoncer àl’éther, au haschich, aux femmes, et même au tabac… J’en vins –c’est affreux – j’en vins à accuser, de ce détestable et délicieuxpenchant pour la rêverie, le pire et le plus exquis desstupéfiants… à en accuser ce geste de maman…

Il me sembla que ce mot faisait trembler sesvieilles lèvres.

– J’ai tant hérité d’elle !… oui… cegeste où je l’ai vue si souvent s’oublier, des heures durant, àouvrir et refermer, les yeux perdus, ouvrir et refermer, pauvremaman !… deux cents fois de suite, peut-être, le fermoir d’unbracelet d’or, à son bras… Les idiots !… L’idiot quej’étais !

Il hurla et il cracha… je puis bien dire qu’ilcracha dans mon oreille :

– Eh bien ! tout ce que la fortune…n’importe quelle fortune… peut donner… je l’ai déjà, puisque jel’ai imaginé. Et ma tête me donne encore une avance, inintégrableen chiffres, sur tous les milliardaires des deux Amériques… Tout…je l’ai possédé, possédé… écoutez-moi… possédé !…

Il appuya encore sur le mot… et, m’attirant àlui – décidément, trop de thé finissait par l’enivrer, – il ajoutaencore plus confidentiellement :

– Qu’est-ce que c’est queposséder ?… Posséder, c’est comprendre… ou, si vous aimezmieux… imaginer. À notre ploutocratie misérable, voici que succèdeune gnosticratie !…

– Quoi ?

– Une gnosticratie… vouscomprenez ?… gnosticratie.

Est-ce que je comprenais ?…Bah !

– Une gnosticratie qui mènera, sansdoute, enfin, la pensée au nihilisme parfait de l’indifférenceabsolue, où les arrière-neveux de nos arrière-neveux… Mais c’estévident… Pour moi, j’aurai tout compris…

Il me sourit :

– Ou j’aurai cru que j’ai toutcompris.

Il éclata de rire.

– C’est tout à fait la même chose…

Ce n’est pas sans inquiétude que je le vis selever, crier :

– Qui donc aurait raison contremoi ?… Je récuse tous les juges… tous… même le plus vieuxjuif… là-haut…

Son index se tendait vers le plafond.

– Même le plus vieux juif… je lui défendsd’avoir raison contre moi… Lui ?

Il haussa les épaules, avec l’expression duplus complet dédain…

– Voyons !… il pouvait continuer àpenser, à rêver le monde, pendant l’éternité des éternités… Et ill’a créé ?… L’imbécile !… Et il l’a créé tel qu’il estencore ?… Et pour la misère de quelques milliards desiècles ?… Inimaginable !… Et qu’est-ce qu’il a,maintenant, avec cet univers sur les bras ?… Rien… plus rien…plus rien… C’est bien fait !…

Il donna un grand coup de poing sur la table,et le garçon, réveillé en sursaut, accourut :

– Du thé !… commanda mon amiWeil-Sée, subitement radouci…

*

**

Mes compagnons avaient à voir des amis,établis dans une propriété des environs. J’en profitai pour passerquelques jours, avec mon ami Weil-Sée. Il tenait absolument à memontrer Rotterdam, à m’en expliquer le mécanisme jusque dans sesrouages les plus intimes… Il arriva, naturellement, que Weil-Sée memena partout, sauf à Rotterdam… Il trouvait que, pour n’avoir pasvu assez de ciels et d’eaux de Hollande, je n’avais pas vu laHollande, et que, n’ayant pas vu la Hollande, je ne pouvais riencomprendre à Rotterdam… En bac, en bateau, en voiture, en chemin defer, il me promena sur tous les bras de la Meuse, sur tous lescanaux qui mènent de la Meuse au Rhin, sur tous les bras du Rhin etsur la mer, entre le ciel et l’eau, et ce fut surtout, hélas !sur des ponts… J’ai passé des journées sans voir le ciel, sans oserregarder les eaux, sur tous les ponts des routes, des villes, etsur ceux qui osent chevaucher la mer… De Rotterdam, nous n’avons vuque l’immense pont qui enjambe la ville, on dirait, dans toute salargeur.

De ces quelques jours, il ne me reste qued’intolérables sensations de vertige. Le vertige, enHollande ? Eh bien, oui ! Ai-je rêvé ? Rêvé-jeencore ?

Je me demande aujourd’hui si ce n’était pointla seule présence de Weil-Sée, sa voix lointaine, ses gestessaccadés, ses grimaces extra-humaines, l’immensité de sesillusions, qui amplifiaient ainsi, déformaient ainsi, les chosesautour de lui… Je crois, en vérité, je crois qu’il avait cettepuissance extraordinaire de communiquer son malaise, sa peine, sonvertige, sa torture, à la matière la plus inerte… À son contact, lanature elle-même s’affolait…

Là, le col tendu vers des viaducs de cheminsde fer, nous voyions des wagons filer si haut, au-dessus de nostêtes, qu’il fallait deviner leur vacarme qui s’enfuyait… Ailleurs,nous dominions – le cœur m’en tourne – des trains de bateaux quiparaissaient des barques, des barques qui paraissaient des mouches…Et je fermais les yeux… Ici, c’était l’effroi que le bachot où nousdansions, une catastrophe d’arches et de piliers rompusl’anéantît ; là, l’angoisse que ne cédât le tablier de métal,dont les courbes semblaient des rebondissements de palets surl’eau, ce tablier si fragile, qu’il s’agitait au vent, etrésonnait, en tous ses assemblages, sous notre poids… Je mesouviens de ponts, où j’eusse donné des millions d’hectares de cielde Hollande pour un bon kilomètre solide de grand’route de Beauce.Et pour ajouter à l’horreur de cette impression, les coups desifflet éclataient, au-dessus de nous, comme l’annonce d’unmalheur, et l’on entendait, en dessous, alterner et se répondre deslamentations de sirènes. Je voulais me persuader que je résistaisaux forces qui tiraient mes entrailles, mon cœur, comme avec descordes, chatouillaient mes chevilles, irritaient la moelle de mestibias, et un frisson me parcourait à sentir que je « nepesais plus »… Un dégoût de vivre, pire que la peur de mourir,me tenait suspendu en l’air… Non, en vérité, je ne pesaisplus… Quand sur les remblais, les digues, et puis à rouler sur labrique ferme, j’avais repris, peu à peu, mon poids et ma raison, jegoûtais comme le délice d’une convalescence, à suivre lesenroulements de nuages, au ciel, à plonger mes yeux dans latransparence des eaux, au ras du sol… Et du vertige, je parlaislégèrement, ainsi qu’on médit d’un ami…

– J’envie, me disait mon ami Weil-Sée,ceux qui ignorent le vertige, mais je les plains aussi… Quelle idéepeuvent-ils avoir de l’enfer et comment pensent-ils qu’on ait pul’imaginer ?

Cette idée le fit longuement ricaner… Puis, ilcontinua :

– Il est certain que la damnation, c’estd’être, éternellement, les talons cherchant une paroi qui fuit, aupoint de se sentir invinciblement attiré… de se sentir tomber dansun gouffre, dont on sait qu’on n’atteindra jamais le fond.

À mon tour, j’évoquais le vertige, à bord d’unballon captif dont la nacelle résiste à la corde et au vent, et secouche ; sur les falaises des côtes bretonnes qu’on sentglisser sous ses semelles, quand on se penche vers la mer ;sur un balcon où l’on est monté, en riant, et dont le parapet esttrop bas de cinq centimètres ; sur les échelles deséchafaudages dont on tient les montants embrassés une éternité, etdont il m’est arrivé de mordre… oui… de mordre, à m’en casser lesdents, les barreaux.

– Mon cher Weil-Sée, un jour, auMont-Vallier, j’avais eu la folie de suivre un ami sur un sentierqu’au bout de dix minutes je sentis – je n’aurais pas baissé lesyeux pour un empire – se rétrécir jusqu’à devenir plus étroit quemes semelles… Je m’arrêtai enfin et mis bien une demi-heure – commeun petit équilibriste japonais au sommet d’une pyramide de tonneaux– à me retourner, et le double de temps à me coucher ventre contreterre. Mon ami, mon bourreau avait le courage de se moquer de moi…Je n’avais pas, moi, seulement la force de souhaiter sa mort… Et, àplat ventre, déchirant ma joue collée à la montagne, pour ne pasapercevoir le précipice, j’ai mis le temps d’une autre vie àrefaire le chemin parcouru…

– Ce n’est rien… dit Weil-Sée, enmontrant ses dents noires… le Mont-Vallier, ce n’est rien… Vousn’avez pas suivi, comme moi, les torrents des Alpes, à flanc demontagne, le long de parois qui semblent de marbre poli ou de boueschisteuse, dans des gouffres au profond desquels le ciel ne paraîtplus qu’un tout petit ruisseau bleu… Voilà le vertige…

Et il poursuivit, après un instant de silence,ricanant :

– C’est parce que je sais ce que c’estque le vertige… que je comprends quel tremblement dut agiter lepauvre Jésus aux jointures des genoux et du bassin, quand Satan l’atenté.

Les juifs sont très préoccupés de Jésus…Weil-Sée aimait à en parler ; il en parlait à propos de tout…Au fond, il était fier d’avoir un Dieu dans sa famille. Ilreprit :

– Le Malin – c’est bien le sobriquetqu’il mérite – avait mené Jésus sur la montagne, et, sous prétextede lui offrir le monde, c’est un gouffre qu’il lui montrait… Or, cequ’il y eut de divin dans le refus, ce n’est pas d’avoir refusél’offre dérisoire d’un monde – quel monde, qui déjà ne luiappartienne, peut-on offrir à un Jésus ou à un Spinosa ? –Non… le divin… écoutez-moi… c’est d’avoir, sur la montagne, au borddu gouffre, refusé du bras tentateur, l’appui…

Il prit un air dégagé – nous étions, en cemoment, sur la terre ferme – et il ajouta le plus gaîment dumonde :

– Pour moi… je suis persuadé que jen’irai pas en enfer… Oh ! ce n’est point que je croietellement à l’enfer… Ce n’est pas non plus que j’aie une telleconfiance dans la vertu de mes actions… ni dans la justice de ceDieu qui, après avoir créé le monde, en six jours, à la diable, afait annoncer partout – forfanterie ! – qu’il le jugerait enun seul, comme on expédie les petits délits de police, au début desaudiences correctionnelles… Du moins, Dieu sait-il très bienqu’ayant connu toutes les sortes de vertige, ce vertige infernal nepourrait plus avoir de nouveauté pour moi, et, par conséquent, neme serait pas un supplice… Alors ?… À quoi bon ?…Ah ! ah ! ah !…

Et sans autre transition, il me parla de laRéforme dans les Pays-Bas, de la Réforme en Allemagne, de laRéforme en soi, et du rôle qu’y jouèrent les Iconoclastes, secteadmirable, qu’il regrettait chaque fois qu’il visitait uneexposition de peintures.

*

**

C’est pour avoir trop écouté mon ami Weil-Séeque je n’ai rien vu du port de Rotterdam. Pourtant, je m’étais bienpromis de le visiter longuement, et Weil-Sée m’avait bien promis deme l’expliquer de même. Tout ce que j’en sais, tout ce que, sansdoute, j’en saurai jamais, c’est « qu’on y voit circuler lesproduits des colonies du monde entier ». Puissance d’évocationqu’ont toujours eue certaines phrases qu’il prononce !… Tousles autres ports que j’ai vus, depuis, me paraissent petits,étroits, inanimés. Le seul port qui puisse m’impressionnerdésormais, c’est ce port de Rotterdam, que je n’ai pas vu, que jen’ai pas besoin de voir, que je ne verrai ni n’oserai aller voirjamais, ce port de Rotterdam, dont je sais seulement, dont Weil-Séem’a dit brièvement, en passant : « que les produits descolonies du monde entier y circulent »…

*

**

Il y a des hommes ainsi faits, que je n’ai pasla force de leur résister, que l’idée même ne m’en viendrait pas…Mon ami Weil-Sée est de ceux-là. Qu’on rie, si l’on veut, de monesclavage ; c’est pour moi le seul aspect du bonheur. Maisc’est trop peu dire que je ne résiste pas à ceux qui meplaisent ; je ne sais, non plus, leur parler, ni parler devanteux… C’est pourquoi, peut-être, aucun personnage ne m’émeut autantque Cordélia. Seulement j’admire que cette malheureuse fille puisseen dire autant qu’elle en dit… Il est vrai que c’est duthéâtre.

Qu’un homme, au contraire, m’impatiente, ouqu’une femme prétentieuse et littéraire commence de disposer sesphrases, je me sens pris aussitôt d’une envie furieuse de lescontredire, et même de les injurier. Ils peuvent soutenir lesopinions qui me sont le plus chères, je m’aperçois aussitôt que cene sont plus les miennes, et mes convictions les plus ardentes,dans leur bouche, je les déteste. Je ne me contredis pas ; jeles contredis. Je ne leur mens pas ; je m’évertue à les fairementir… Je me sens en joie, en verve. Si je pouvais avoir de lahaine, vraiment de la haine, je crois bien que j’aurais – pauvre demoi ! – du génie… Au lieu qu’un sourire, qui me séduit, nem’inspire pas un mot… et mes yeux – que des yeux ennemis fontétinceler – se baissent devant un regard, dont ils aiment lalucidité ou la douceur… Alors, je demeure silencieux… je me sensstupide. C’est ma façon de m’abandonner. L’être qui me plaît parlepour lui et pour moi. Quoi qu’il dise… peu importe que je n’aiejamais pensé comme lui… je suis heureux. Et, à me persuader que labouche amie décide, à l’instant, de ce que je pense et de ce que jesuis, je n’ai plus qu’à l’écouter… J’écoute, je ne parle plus…Combien d’attentes j’ai dû décevoir ! Combien, souvent, j’aidû paraître sot !… Ce sont, pourtant, sans aucun doute, lesmoments où j’ai le mieux compris ce que je pouvais comprendre, etmon silence n’était que l’hébétude de l’intelligencesatisfaite…

Mes chers amis… mes charmantes amies… tous mesbien aimés, vous tous qui vous êtes, hélas ! détachés de moi,vous surtout dont je me suis détaché, de combien de reniements, decombien de lâchetés, vous êtes responsables… et, je puis bien vousle dire, de combien de larmes ! Car, pauvres imbéciles quevous êtes, vous avez toujours ignoré la belle source de tendressesqu’il y avait en moi.

*

**

Un soir, mon ami Weil-Sée me mena le long d’unquai désert, dans un club de la ville, où je fus accueilli avecbeaucoup de cordialité ; du moins, Weil-Sée me l’assura.

Les membres du cercle – armateurs, banquiers,marchands – étaient réunis dans une salle dont le pourtour seulétait meublé de banquettes, devant lesquelles, à intervallesréguliers, étaient fixés des guéridons. Tout le milieu restaitvide, et les lustres de cuivre se reflétaient dans le miroir duparquet. Les places étaient occupées, d’ailleurs silencieusement,chacune, par un buveur, devant qui se dressait un pot de bière.Au-dessus de chaque buveur, un petit nuage de fumée s’épaississait,tous les petits nuages alimentant la nuée centrale, dont les bordslégers s’enroulaient et bleuissaient par-dessus les lumières.Chaque buveur avait, aux dents, une pipe à peu près pareille, unpeu longue. Toutes les pipes ne fumaient pas absolument en mêmetemps, mais il y en avait toujours un certain nombre qui quittaientensemble des bouches en même temps fumantes, ou revenaient en mêmetemps reprendre, entre les dents, la place un instant occupée parle pot de bière… À de certains moments, des chocs de grès sur lemarbre, des claquements de lèvres, des crachats, des remuements depieds, des quintes de toux, cédaient à la parole gutturale de l’unou de l’autre des membres du cercle, qu’on écoutait assezlonguement, jusqu’à ce que ses derniers mots arrivassent à sefondre dans un tutti de rires. Et Weil-Sée allait, de l’unà l’autre, souple, insinuant, avec des complaisances, deshumilités, des servilités, qui m’attristèrent un peu.

Mes deux voisins m’adressaient, de loin enloin, la parole à voix basse. L’un avait une trogne cuite au ventet au soleil, des tons d’un beau vieux pot de faïence ; unépais collier de barbe jaunâtre lui faisait, autour du cou, commeun foulard. L’autre était un tout petit vieillard, occupé surtout àhausser sa petite personne et son menton minuscule au-dessus dubord de la table. Il se redressait à chaque instant, pour éviter, àla fois, que le fourneau de sa pipe ne vînt s’appuyer sur leguéridon, ou ne dépassât son crâne nu, mais duveté… Pour unsourire, il avait toujours la précaution de retirer sa pipe, et sonsourire paraissait le sourire édenté d’un tout petit enfant. Il nefaisait pour ainsi dire que sourire… Weil-Sée m’apprit que c’étaitun des hommes les plus riches, un des spéculateurs les plus hardis,les plus implacables, les plus heureux de la place, celui qui avaitruiné le plus de familles, en Hollande.

La soirée se prolongea de la sorte, sansincidents notables, fastidieusement. J’avais peine à croire quetous les désirs du lucre, toutes les passions de l’argent, secachassent sous ces faces tranquilles…

Sur le tard, nous vîmes, avec satisfaction,s’avancer, porté par un laquais en livrée, mais moustachu, unplateau étageant une colline pyramidale d’œufs de vanneau.

La colline fut, en un instant, rasée… Desgestes menus et pressés dépouillaient les œufs de leurs coquilles,avec le bruit qu’eussent fait les dents d’une assemblée derats.

Le plaisir que j’aurais eu à savourer, seul,les blancs opalins, et les jaunes un tantinet boueux, fut gâté parla curiosité muette mais indiscrète avec laquelle le chœur desmangeurs m’observait.

Ce fut, après ce repas d’un seul plat, qu’unelongue barbe blanche m’apostropha… C’était un discours. Il étaitprononcé en français, mais un français mêlé d’expressionsqu’avaient dû laisser les armées de Louis XIV, dans le deltade la Meuse et du Rhin… On accueillit aimablement tout ce que jedis en réponse. Mon voisin de droite me serra la main avecémotion ; mon voisin de gauche, le petit vieux, sourit. Mais,je ne sus qu’à la sortie, par mon ami Weil-Sée, que j’avais parlébeaucoup trop vite… et que les Hollandais – même les plus familiersavec notre langue – n’avaient absolument rien compris à mesparoles.

– Tant mieux ! ajouta-t-il… tantmieux !… Cela arrive souvent… en tout… partout… Mais oui… Lesmots que nous comprenons, non plus, ne sont que des signes…Tenez !… ah ! ah ! c’est très drôle… En Afrique, unjour, je fus invité par une espèce de roi nègre, à une espèce debanquet… Ignorant sa langue et ne voulant pas fatiguer inutilementmon imagination par un toast improvisé, je récitai, avec de beauxgestes… et une voix musicale… une page de Salammbô… Toutsimplement… Ce fut un enthousiasme… du délire… Ils pleuraient tousd’émotion, de joie… Ils m’embrassaient. Le roi m’accorda tous lesterritoires que je lui demandais… et même d’autres que je ne luidemandais pas… Il chanta, il dansa… Voyez-vous, mon cher, quand oncomprend, on est triste… et on est méchant.

*

**

Jamais, je n’aurais osé m’avouer à moi-mêmeque j’eusse pu regretter mes compagnons, encore moins me lasser del’éloquence de Weil-Sée, ou du soin qu’il prenait de mon plaisir,cet excellent, ce parfait ami… Cependant quel soupir de soulagementje poussai… quel cri de délivrance, quand la Charron me lesramena ! Jamais je ne vis avec plus d’aise nos dames descendrede l’auto, la tête enveloppée du voile, ou traînant, derrièreelles, quelque écharpe de tulle, comme une allusion encore à lapoussière de la route… J’étais impatient de repartir ; j’étaissurtout pressé de leur raconter mon ami Weil-Sée, de lesémerveiller de ses projets, de ses aperçus, de sa vie vagabonde… Etsi le sublime leur en échappait, n’avais-je point – pourquoi ne pasl’avouer ? – la ressource de les en faire rire ?

Il en est ainsi de nos enthousiasmes, de laplupart de nos amitiés, ainsi des rêves de notre jeunesse. Il enest ainsi de bien des grands hommes, et de bien des chefs-d’œuvre…Il n’en va pas autrement pour les modes qui, hier exaltées, tombentdemain dans le ridicule et la caricature.

Les systèmes de philosophie, dans la tête deshommes, et les plumes d’oiseau, sur celle de leurs femmes, ont lemême sort…

*

**

Ma dernière journée, je la donnai tout entièreà mon ami Weil-Sée.

Il fut amer et triste, triste peut-être àpenser que, le lendemain matin, je l’aurais quitté, pour combiend’années ?

Il me parla en termes vagues, heurtés,douloureux, de toutes les amitiés sans courage qu’il avait dûlaisser le long de la route… de l’ironie, de l’égoïsme, chez lesmeilleures, de la pitié offensante, chez les pires. Et voilà… Ilétait fatigué de se sentir toujours si seul… fatigué de sentirquelquefois, souvent, qu’il n’était même pas, à soi-même, un« compagnon »… Et quand la vieillesse viendrait tout àfait ?…

– Il y a des moments où je ne m’aimeplus… je ne m’intéresse plus, des moments où je ne me comprends pasplus qu’on ne me comprend… Je suis peut-être un raté ?…

Et il me regarda longuement, anxieusement,attendant une réponse… Je haussai les épaules, pour lerassurer.

Au Musée, où il me mena, il demeura tout àfait silencieux et agacé. Il me laissa admirer, sans aucuncommentaire, les deux grands van Gogh, Le Moulin dans lepolder, L’Allée, qui ont, déjà, la majesté souriante, latranquille éternité des vieux chefs-d’œuvre. Pendant que je lesconsidérais et les opposais aux bestiaux ennuyeux de Mauve,Weil-Sée gardait aux lèvres un pli dur, et comme la grimace d’unetristesse qui, non seulement se refusait à parler, mais ne trouvaitrien à dire. Un moment, ce pli se tordit tellement au coin de sabouche, que je crus que le pauvre diable allait fondre en larmes…Je songeai que j’avais été, pour lui, un moment d’exaltation,d’oubli, de répit, dans sa vie, et que, moi parti, il allaitpeut-être retomber plus profondément dans les affres de la solitudeet… qui sait ?… de la désespérance.

– Mais non… mais non… me disais-je, pourne pas trop m’attendrir… Je me trompe… Il est nerveux, ce matin,c’est peut-être le temps… Weil-Sée ? Allons donc ! Sonimagination lui tient lieu de tout… de femme, de famille, d’amis,de fortune, de succès, de bonheur… Oui… oui… Il est heureux…

Et, tout d’un coup, le secouantjoyeusement :

– Ah ! mon vieux Weil-Sée !…mon vieux Weil-Sée !

Sans proférer une parole, mon pauvre cherWeil-Sée continua d’aller par les salles, ne voyant rien, neregardant rien, ni les visiteurs, ni les tableaux, ne voyant et neregardant que lui-même, je suppose…

Il ne s’arrêta que devant L’Âge depierre, de Rodin ; il s’y arrêta de longues minutes… Ils’asseyait auprès, tournait autour, les mains derrière le dos,s’adossait à un mur, clignait de l’œil, et, de temps en temps, avecun sourire préoccupé, venait passer une paume, lentement,doucement, sur la patine du bronze. Il ne me confia aucuneimpression. J’en avais le cœur serré.

Le soir, tard, je le reconduisis jusque chezlui… Il habitait une petite rue déserte, une petite rue voisine duJardin Zoologique…

Il avait toujours, sous divers prétextes,évité de me montrer sa chambre. J’imaginai le désordre, la saleté,toutes les choses bizarres qui traînaient là, échantillons deminerais, instruments de mathématiques, cartes, photographies deCranach et de Rembrandt, épinglées aux murs, et le Cézanne, seultableau qu’il eût gardé de sa collection, depuis longtempsdispersée, et qui l’accompagnait partout…

Nous étions devant sa porte, et il ne sedécidait pas à sonner.

– Voyez-vous… me dit-il, tout à coup…Nous n’arriverons à rien… Nous sommes un siècle perdu… un sièclemort… si les hommes comme vous… mais oui !… Laissez donc lalittérature…, ses inutilités… ses frivolités… sa bêtiseencrassante… Entrez résolument dans…

Sur le trottoir opposé, près d’un réverbère,dont la lueur courte et tremblotante donnait à la rue comme unaspect de bouge, une femme passait et repassait que Weil-Sée nevoyait point, mais qui me préoccupait… Comment eût-il deviné quenotre présence dans cette rue déserte et morne, à une heure sitardive, pût gêner quelqu’un ?… Pourtant elle gênaitprobablement le couple, qu’après deux essais infructueux lapromeneuse du trottoir venait de former avec un passant, replet,courtaud, dont je vis luire, dans l’ombre, le chapeau haut deforme.

Weil-Sée continuait :

– Croyez-moi… lancez-vous dans lesspéculations supérieures… abordez le vaste champ des futuritions.Le passé est mort… le présent agonise, et demain il sera mortaussi… L’avenir… toujours l’avenir… rien que l’avenir… leshypothèses… les probabilités… ce qu’ils appellent l’irréalisable… àla bonne heure !… Travaillez… Le monde… le monde…

La femme avait entraîné son compagnon dansl’invisible, au fond de la rue.

Et Weil-Sée parlait, parlait… parlait… Maisson verbe n’était plus le même… Il s’enflait bien, un moment, maispour retomber ensuite, flasque et mou, comme un ballon qui sedégonfle…

Depuis dix minutes, j’entendais des motsénormes s’élever, puis crever, s’évanouir, quand l’homme replet detout à l’heure revint à passer, mais seul, de l’autre côté de larue… Il marchait vite, la figure cachée dans le col relevé de sonpardessus… Un reflet sur le devant, puis un reflet sur le derrièrede son chapeau… et il disparut sans avoir, une seule fois, tournéla tête…

– La gnosticratie… mon cher… savez-vousbien que cette gnosticratie…

Ce fut alors que passa, en face de nous,toujours sous le même bec de gaz, l’active promeneuse qui sedandinait… Elle ne se doutait pas que nous décidions, en ce moment,du sort de l’humanité… En pleine lumière, je la vis seulementessuyer ses doigts avec son mouchoir… Et puis, peu à peu, toutdoucement, elle fut absorbée par la nuit…

Canaux d’Amsterdam.

Je ne vous dirai pas qu’Amsterdam est laVenise du Nord. D’abord, parce que j’ai naturellement horreur deces façons de parler, et puis, parce que je n’en sais rien, n’étantjamais allé à Venise.

– Comment, monsieur ?… me dit unjour une dame offensée par cette cynique déclaration… Est-cepossible ?

Et, déçue, toute triste, languissante, elleajouta :

– Vous n’avez donc jamais aimé ?

– Pas à Venise… non, madame… pas àVenise…

– Ah ! monsieur… je vous plains… Onn’aime bien qu’à Venise…

Me plaignit-elle ?… Je crois plutôtqu’elle me méprisa…

Dois-je dire – c’est peut-être le moment – queje me gondolais ?

Ce sont des raisons de cet ordre-là qui m’onttoujours empêché d’aller à Venise.

Manet, en haine de l’école de 1830, neconsentit jamais à mettre les pieds dans la forêt de Fontainebleau.Rien que le nom de Barbizon, de Marlotte, lui donnait de furieuxaccès de rage. Chose à peine croyable, il refusa plusieurs foisl’invitation de Mallarmé de l’aller voir au pont de Valvins. Maisil alla à Venise. Non seulement, il y alla ; il y peignit.Moi, si je n’ai jamais été à Venise où, pourtant, j’aurais aimérendre visite à Titien et au Tintoret, chez eux, j’en accuse, enplus des conversations dans le genre de celle que je viens derapporter, toute une iconographie crapuleuse et une non moinscrapuleuse bibliothèque musicale et poétique. Peut-être n’yavait-il qu’un moyen de me laver de ces propos, de toutes cesmélodies, et de tant de motifs pour journaux mondains, illustréspar M. Pierre Laffite et Cie, c’était d’aller àVenise. Mais chaque fois que je suis arrivé à en prendre larésolution, j’ai eu tellement peur de ne rencontrer, sur la lagune,que des amants du répertoire de M. Donnay, ou des paysages deM. Ziem, ou des ritournelles de M. Gounod, que j’aitoujours préféré retourner, une fois de plus, sur le Dam.

*

**

Quand on ne les connaît pas bien, et si l’onn’a point le sens aigu des variétés et des différences, tous lesquais et tous les canaux d’Amsterdam se ressemblent.

– C’est effrayamment monotone… s’écrie ladame citée plus haut.

Or, je suis allé assez souvent à Amsterdam,pour comprendre, à ma très grande joie, que rien n’est plus divers,et plus bougeant qu’Amsterdam ; que, non seulement aucunreflet des maisons dans ses canaux pareils, mais qu’aucune de sesmaisons pareilles ne se ressemblent. Chaque portion de canal est unpaysage différent de murs, de pignons, de chalands, de fenêtresfleuries ; chaque maison a son visage propre, sa structureindividuelle, selon le degré d’affaissement des pilotis qui lasoutiennent… Et, surtout, c’est un autre paysage de ciel, dont ondirait que les Hollandais ont mis, chaque fois, sous verre, lapatine prodigieuse.

*

**

Au bord des canaux d’Amsterdam, et sur leursponts, depuis que je m’attarde à imaginer le tain de vase profondede ces miroirs qui meurent, je sens que monte jusqu’à moi une odeurqui devient, chaque année, plus forte et plus fétide. À mon derniervoyage, en plein été, c’était, le soir, une puanteur dont lesouvenir me poursuit.

Je sais le pouvoir de l’imagination sur lessens, sur les nerfs. C’est à ce dernier voyage que j’ai appriscette chose effrayante : on n’avait pas curé les canauxd’Amsterdam, depuis trois cents ans. Et, rien que de l’avoirappris, il me sembla, tout à coup, qu’une épouvantable odeur mefaisait tourner le cœur, et je grelottai la fièvre, durant huitjours, dans ma chambre d’hôtel d’où je voyais passer, sur le canal,les noirs chalands, flotter au-dessus des eaux, au ras des eaux ducanal, de longues images grimaçantes, de longs spectres verts.

La dame de la mer trouve l’eau lourdedans les fjords… Si elle était venue à Amsterdam, qu’eût-elle ditde l’eau des canaux ? Elle est de plomb… Une sorte de graissepurulente, une sorte de mucus qu’elle a sécrété, mousse, tournoie,ondoie à sa surface.

L’eau encore, même l’eau boueuse, on peutl’agiter ; les coques des chalands la font sans cesse mouvoir,la décapent pour un instant ; les courants de mer qu’on arriveà y précipiter la renouvellent un peu, la rafraîchissent… Mais lavase ? Mais ces vases séculaires, ces lents et continuelsdéversements d’égouts, ces dépôts de tant de millions de vieshumaines qui se stratifient au fond ?… Comment s’endébarrasser ? Déjà, les miasmes traversent les boues et l’eau,envoient crever à la surface leurs bulles d’infection. Qu’on remuece lit profond de pourritures, où le moindre caillou qui tombedélivre les fièvres captives, qu’on le drague, qu’on l’expose àl’air, et c’est la ville, c’est le pays entier, ce sont les paysvoisins, c’est toute l’Europe empoisonnée… C’est la peste, lecholéra, ce sont peut-être des fièvres inconnues, c’est la mort surle monde !

Les Hollandais ont tout prévu, sauf cela. Ilsse croient à l’abri de toutes surprises derrière leurs rempartsd’eau. Ils n’ont qu’à rompre une digue pour noyer d’un seul coupleurs envahisseurs. Mais que l’eau découvre son lit de bourbes, etc’est fini d’eux. L’eau se venge d’avoir été domptée, immobilisée,écrasée entre des murs de pierre. Elle est faite pour courir,s’épandre et chanter sur les cailloux d’or. Chaque fois qu’ellecroupit quelque part, elle devient mortelle… On a beau faire, il ya toujours un moment où la nature secoue formidablement le joug del’homme…

Habituons-nous aussi à cette idée que notresort, même le sort de l’homme de génie qui emporte la pensée audelà des horizons sensibles, veut que ses excréments, veut que sesorganes vitaux soient une infection et une honte. La légende quinous raconte que les cadavres des saints embaumaient est digne del’Immaculée-Conception. Inventions misérables ! Tous lescadavres puent ; tous les corps humains puent.

Lecteur, le divin Platon allait chaque jour àla selle, ignoblement, comme il faut qu’y aille, chaque jour, tabien-aimée. Si elle n’y va pas, le cher cœur, elle ne t’aimeraplus… Constipé, le divin Platon devient aussitôt une brutequinteuse et stupide. L’intestin commande au cerveau… Quant à cetteputréfaction que les villes font sous elles, elle menace toutes lesagglomérations, à la façon, songes-y bien, dont les orduressociales et les reliefs du plaisir des riches menacent les sociétésd’une fermentation inapaisable de la misère.

Ici, cette pourriture demeure, pullule dansles rues, sous une lame d’eau qu’elle refoule et amincit, chaquejour, chaque heure, davantage. Plus on tarde d’y remédier, plus ledanger grandit. Mais quoi faire ?… On est impuissant. Descommissions s’assemblent et travaillent, des rapports s’ajoutent àdes rapports, les projets chimériques s’empilent sur les projetsirréalisables ; les parlements légifèrent. Duquel, entre cessystèmes, de laquelle, entre ces utopies proposées, viendra donc lesalut ?… On ne sait pas… Ce qu’on sait, c’est que les ouvriersde la redoutable entreprise périront tous, comme périrent tous lessoldats qui, au début de la colonisation, remuèrent les terreshomicides de la Guyane.

En attendant, Amsterdam s’épanouit au soleildu printemps. Les tons délicats de ses rues jouent avec les eauxnoires des canaux, avec les ciels rares qui achèvent son délice.Ses habitants prospèrent ; ils donnent l’exemple de l’activitéet de l’emploi judicieux des richesses ; ils demandent à unecentaine de sectes religieuses de leur enseigner la voie quiconduit le plus sûrement à Dieu… Ils cultivent les tulipes, lesnarcisses, et les beaux lis de l’Extrême-Orient, taillent lediamant, spéculent sur les marchandises lointaines, entassent l’or,rêvent d’un plus immense polder, pour remplacer le Zuyderzéedesséché… Et, minute à minute, les vases mortelles se déposent, sesuperposent les unes aux autres, s’accumulent…

Et quand elles affleureront à lasurface ?…

Foire aux fromages.

À l’entrée du bourg de Purmerend, sur uneriante, grouillante petite place, au bord du canal, nous sommesarrêtés par les apprêts d’une foire aux fromages… Une longue filede chalands, pleins de ces boules rouges ou violacées qu’on appelledes têtes de nègres, s’amarrent le long des quais, où, de place enplace, avec cette cargaison, l’on construit de petits monticules,semblables à ces pyramides de boulets louisquatorziens que nousvoyons encore dans les arsenaux maritimes. C’est assez étrange, ettrès gai de couleur. La lumière du matin fait vibrer lesfeuillages, joyeusement. L’air, où circule une odeur aigrelette,est d’une grande transparence. Les contours des objets, desfromages, comme des visages, des maisons vernies, des arbres, desbateaux, ont la même netteté, la même sécheresse jolie…

De ces bateaux, qu’on dirait remplis dejoujoux neufs, les débardeurs lancent, comme on jongle, les sphèrescolorées à des gars, à des filles qui, toujours jonglant, lesrelancent, les unes à des marchands qui en dressent des tas devantleurs tentes, les autres à des voituriers qui en remplissent,jusqu’au bord, leurs voitures.

Des paysannes, – presque toutes ont les tempesornées de coquilles d’or, ou portent le casque doré sous le bonnetde dentelles, – des paysans, en pantalons courts, en sabots clairs,ont, en se renvoyant ces ballons ronds et rouges, des figuresrondes et rouges, si bien que, parfois, nous pourrions croirequ’ils jouent à la balle, avec leurs propres têtes, et que nousassistons au dernier acte d’une opérette féerique, ou encore à unballet de jongleurs au bord de l’eau.

*

**

La 628-E8 dut manœuvrer avec précaution entreces obstacles et ces jeux. Heureusement, nous étonnions la foule,au moins autant qu’elle nous amusait. Elle ne se livra à aucunedémonstration. Même, tout à coup, à la suite d’une légèredétonation du carburateur, sur les bateaux, sur les tas, dans lesvoitures, à bout de bras, et, je crois bien, en l’air, un millierde sphères colorées s’immobilisèrent…

Sur un coup de frein, la circonférence d’uneroue se fit un instant tangente à celle d’un de ces ballons quiavait roulé jusqu’à nous… La seconde d’après, un bond du moteurdétruisait ce concept géométrique, dont il ne resta plus sur le solqu’un peu de pâte rouge, aplatie.

Et, de loin, en nous retournant, nous vîmestoutes les balles et, je crois bien, toutes les têtes aussi,reprendre, à la fois leur vol et leurs paraboles…

« Fromages, mirages… » dirait JeanDolent.

La porte entrebâillée.

Depuis le début de notre voyage, – aveupénible pour un Français, – il ne nous est arrivé aucune aventuredans un hôtel, j’entends, aucune aventure galante. Gérald B…,celui, de nous, qui a le plus voyagé, et qui, d’ailleurs, estAnglais, prétend que, dans les hôtels, il n’arrive jamais rien.

– Je vous assure, répète-t-il… rien…rien… jamais rien… sauf, bien entendu, ce qui peut arriver à chacunsur un trottoir ou dans un cabaret de nuit… Les Allemandes, lesAnglaises qui voyagent seules, lorsque le roman sentimental ou labouteille de gin, le souvenir d’un opéra, d’un officier, ou toutsimplement d’un commis de magasin, agite leur imagination, etqu’elles ont besoin d’aide, sonnent le garçon d’étage…Considérez-vous comme une aventure l’offre de la servante del’hôtel, dans les petites villes de Serbie, de Roumanie ?…

– Alors, en Serbie ?

– Oui… en Bulgarie, en Hongrie aussi…Mais cela fait partie de leur service, comme le cirage deschaussures incombe au conducteur du sleeping… Un trait… je merappelle un seul trait qui vaille d’être rapporté… Etencore !… C’était en Transylvanie, au pays de l’or. Nousétions, en été, au petit jour, après une nuit passée en wagon, etavant de repartir en voiture, descendus dans un hôtel, pour yrefaire un peu notre toilette… Deux filles nous servaient… L’une,geignant, suppliait, en mauvais allemand, qu’on acceptât sesoffres, criait qu’elle était pauvre, qu’elle n’avait vraiment rien…Pour nous prouver, sans doute, son dénuement, tout à coup ellesouleva crânement le cache-misère dont, en hâte, à notre arrivée,au saut du lit, elle s’était enveloppée, toute nue… Sa hardiesse nemanquait pas de grâce… Elle était grande, bien faite… de belleslignes… un joli grain de peau… Mais nous étions trop nombreux… Jelui en fis la remarque : « Qu’est-ce que ça fait ?…répondit-elle. Tous… tous… tous… Je suis si pauvre ! »Pendant ce temps-là, l’autre ne disait rien, souriait en continuantson ouvrage. À peine débarbouillés, mal brossés… nous prenions lafuite… Je n’ai jamais eu d’autre aventure…

Pourtant, un soir, à La Haye, après dîner,Gérald B…, qui, pendant le repas, avait paru rêveur, préoccupé,nous avoua, à peine les dames parties, qu’il s’était trompé, etqu’il pouvait arriver, qu’il arrivait parfois des aventures, à unvoyageur, dans les hôtels… Il avait des scrupules à parler, maisnous l’aidâmes à trouver de quoi les apaiser…

– Eh bien, voilà ! C’est assezdrôle, du reste…

Il était rentré à l’hôtel, vers cinq heures.En voulant ouvrir la porte de sa chambre, il s’étonna qu’elle fûtentrebâillée. Et, la porte poussée, il s’étonna bien davantage, envoyant, devant l’armoire à glace, une chemise lentement se hisser,se plisser sur une croupe féminine, découvrir le rein, lesomoplates et, à la fin, s’élever, avec précaution, sans en dérangerl’ordonnance blonde, au-dessus des ondulations de la coiffure. Riende plus rouge que le visage de la dame, sans chemise, quand elles’était, tout à coup, instinctivement, retournée, au légergrincement de la porte.

– Monsieur !… Oh ! Me…Monsieur ! cria-t-elle, pas trop haut cependant, et sans tropde colère, tandis que ses doigts s’embarrassaient et embarrassaientleurs bagues dans les dentelles…

Ce qui était vraiment le plus délicieux àregarder, c’est que, au plus fort de son trouble, elle ne parvenaitpas à vêtir seulement, de ce nuage de batiste qui s’enroulait à sonbras, ses seins nus… Tout le corps était d’une blancheur dorée,éblouissante, sauf la taille où le corset avait mis, en la serrant,comme des morsures et des pinçons, et les jambes où la peautransparaissait, par les fines mailles de deux bas de soie noire àjour…

Notre ami avait refermé, verrouillé laporte.

– Monsieur !… Oh ! Me…Monsieur !…

Sans répondre à la voix qui tremblait –tremblait-elle vraiment ? – il se rapprocha, à pas de loup, dela glace, qui, loin d’offrir un voile à la pudeur de la dame, ne ladévêtait que davantage…

– Me… Monsieur !… Non… non… Soyezgentil… Non… je… je… Allez-vous-en… je… vous supplie !

Des bras suppliants sont débiles. Les bras denotre ami l’avaient prise, enserrée, l’entraînaient vers le lit,tout couvert de robes, de corsages, de gants, de chiffons, delingeries parfumées que, l’un après l’autre, il envoyait promener àtravers la chambre, sans un mot… Et la dame ne pouvait crier, maisà peine, et de plus en plus bas, que :

– Me… Monsieur !… Ah !…Ah !… Me… Me…

Puis, il sentit qu’une étreinte répondait àses étreintes, que des caresses répondaient à ses caresses… Et lavoix, peu à peu voilée, et puis rauque, enfin haletante et pâmée,balbutiait :

– Ah ! mon chéri !… monchéri !

Gérald en riait encore quand il eut regagné sachambre, voisine de celle de la dame, et y fut tombé dans unfauteuil, où il s’endormit jusqu’au dîner.

Son récit terminé, il nous dit :

– Je comprends que je me sois trompé dechambre… Mais, elle ?… Pourquoi la sienne, juste à ce momentpathétique, était-elle entrebâillée ?…

Nous allions nous livrer gaîment à diverseshypothèses, quand nous vîmes Gérald tout à coup rougir… ah !rougir comme avait dû rougir la dame en chemise, ou plutôt sanschemise. Mais il ne rougissait pas seul. Un couple pénétrait dansle restaurant, où nous nous étions attardés à fumer. Une femme, d’àpeine vingt-cinq ans, blonde, les joues en feu, toute scintillantede jais, et ramenant, par contenance, la gaze verte qui se gonflaità son épaule, s’avançait, incertaine, hésitante. Un homme énorme,beaucoup plus âgé, très haut de taille, gros, gras, glabre, l’airmalsain, l’air bourru, l’air fourbe aussi, la suivait, ouvrant degrands pas, et se dandinant ridiculement, sur des hanches tropfortes de vieille femme… Un œillet, d’un pourpre noir, s’empâtait àla boutonnière de son smoking…

– Avancez donc, ma chère ! fit-il enrusse, d’une voix dure.

La table voisine de la nôtre portait unecorbeille de roses rouges, et un maître d’hôtel s’empressait auprèsdes arrivants pour les y conduire. La dame, visiblement, répugnaità aller jusque-là… Elle tournait la tête vers l’autre bout de lasalle, où, par une baie ouverte, l’on apercevait une sorte de petitjardin de palmiers, illuminé de girandoles ; un jet d’eausortait d’un amas de petites roches en carton, que tapissaient desfougères stérilisées.

– Non, ce n’est pas la peine… fit encorele mari… Il y a un courant d’air… avancez donc…

Ce fut lui qui insista encore pour qu’elles’assît à la place qui, justement, nous faisait face… Un mot bref,détaché d’une voix coupante, obligea le colosse à se taire, àcourber sa tête teinte… Il s’effaça, en laissant, enfin, sa femme,prendre l’autre chaise et nous dérober sa rougeur…

Dans ces circonstances-là, je m’intéressesurtout aux maris ; et c’est le meilleur moyen que j’aie detrouver des excuses à leurs femmes. Dans la face énorme et molle decelui-ci, le menton saillait. Il était sinon absolument sourd, dumoins très dur d’oreille, ce qui le forçait à pencher souvent, verssa compagne, le masque rasé, plaqué de deux bandeaux trop noirs, etdont un monocle détruisait seul la ressemblance avec celui d’uncocher de maison cossue. Ses gros doigts, courts et boullus, trèsblancs, étaient gainés de bagues, où des feux étincelaient. Enparcourant le menu, il haussait les épaules, parlait fort,maugréait, semblait mâcher ses mots comme de la viande tropdure.

D’elle, qui nous tournait le dos, jeremarquais seulement, sous les cheveux ondulés qui la couronnaientcomme d’une tiare légère, une rigole qui se creusait à partir de lanuque, détail que Gérald, tout à l’heure, dans l’intime descriptionde son inconnue, nous avait donné.

Notre ami, très gêné, fit observer tout àcoup, à voix basse, combien nos cigares faisaient de fumée… Il yavait, dans ses paroles, une insistance suppliante. De temps entemps, le gros monsieur, sans nous regarder, mais avec ostentation,agitait l’air du plat de ses mains gantées d’or et de pierreries,et soufflait bruyamment :

– Pfouou !… Pfouou !…

Ah ! s’il n’y avait eu que le grosmonsieur !… Nous nous levâmes, sans plus parler… Les autresdéfilèrent avant moi, devant la table aux roses… Pas un, je l’avoueà notre honte, n’eut le bon goût ni la force de résister au désirde retourner la tête. Et moi, plus goujat que tous, sans même medonner l’excuse de la liberté du voyage, bravant les regards de ladame et le monocle furieux du mari, je me retournai aussi,brusquement, m’arrêtai quelques secondes, sous prétexted’épousseter le revers de mon smoking, où un peu de cendre decigare était tombé, et je vis, avec une sorte de joie jalouse etbasse, le joli visage blond s’empourprer… Tout au plus ne cédai-jepas à la tentation de dire, en passant :

– Me… Monsieur…

Dehors, je complimentai Gérald, qui avaitretrouvé toute son assurance. Après nous avoir traités de« cochons », pour la forme, il nous avoua :

– C’est curieux… Vous savez que, si ellen’avait pas rougi en me voyant dans la salle… je crois, ma parole,que je ne l’eusse pas reconnue !… Dame, habillée, n’est-cepas ?… Mais qu’est-ce que ça peut bien être que cestypes-là ?… Il faudra que je le demande au portier…

Hymne à la paix et à La Haye.

Je comprends qu’on ait choisi la Hollande et,dans la Hollande, La Haye, pour y installer ce tribunal arbitralqui, un jour, en dépit des plaisanteries et des dénégationspessimistes, se substituera au bon plaisir des Empereurs, des Rois,des Parlements, pour connaître des querelles internationales, leurtrouver des solutions qui ne seront plus des massacres, et, enfin,établir la paix, je ne dis pas entre les hommes, mais entre lespeuples.

Il est certain que la Hollande et, parmitoutes les villes de Hollande, que La Haye, possèdent un charme,une vertu – pas encore pacifistes, peut-être – mais singulièrementpacifiants. On peut y rêver de choses merveilleuses, on peut yrêver le bonheur universel, comme dans un beau parc, le soir, aprèsdîner…

Cette vertu de la Hollande, ce charme de LaHaye, j’en ai subi, bien des fois, les influences sédatives, etd’autres, comme moi, qui étaient plus agités, plus malades que moi,les ont subies également. C’est délicieux. La douceur du sol uni,sa claire et profonde monotonie que rompent et diversifient, àl’infini, l’immense lumière du ciel et les reflets de l’eauconfondus, l’absence de tout appareil guerrier, le spectacle d’unevie à la fois active et très calme, d’où tout effort douloureuxsemble être banni, l’énergie tranquille des visages, le silence despolders et des canaux, tout cela vous prend, vous subjugue, vousconquiert. Jamais rien qui grince et qui menace… Et la terre, siâpre autre part, l’eau, si terrible partout, se font dociles auxmains de l’homme qui leur demande son pain et ses joies.

En bons égoïstes, en sages privilégiés de lafortune, ne cherchez pas trop à briser cette surface riante quirecouvre, peut-être, comme partout, des haines farouches, bien desluttes fratricides, une fermentation sociale qui, à Amsterdam, àRotterdam, principalement, s’échauffe et bout dans les bas-fonds dela misère et du travail. Contentez-vous, comme toujours, desapparences qui rassurent, et, comme toujours, faites-en desréalités. Que vous importe, si elles mentent ?… Il seratoujours temps de vous réveiller de vos rêves d’autruches.

*

**

Que de fois je suis venu ici, déprimé,surmené, les nerfs tendus et vibrants, par conséquent prédisposé àtoutes les impulsions mauvaises ! Et, après deux jours passésà La Haye, où ce qui reste d’un peu sauvage, d’un peu inquiétantdans le caractère hollandais disparaît, après deux jours deflânerie devant le Vivier, le Palais de Rembrandt, que gardent lescygnes, le Palais de la Petite Reine douloureuse, où ne veilleaucun soldat, après deux jours de promenades, le long de ces joliesrues, de ces jolis jardins, si joliment fleuris, à travers cettebelle campagne verte qui s’étale autour de la ville, comme un douxet somptueux tapis, voici que s’opère en moi la détentemiraculeuse… Tout s’apaise, âme, muscles, nerfs et cerveau. Je suisheureux de vivre, sans hâtes fébriles, sans désirs brusques etsursautants. Avec une tranquillité complète, je jouis de toutecette mélancolie qui m’entoure et me pénètre, non point lamélancolie amère comme le fiel où elle alla chercher son nom, maiscette mélancolie rayonnante que, jeune, j’ai tant de fois connueaux approches de l’amour, et que donnent aussi les quelquesinstants de parfait bonheur, dont tout homme, même le plus dénué,garde en soi, au fond de soi, sans savoir d’où il est venu, lesouvenir miséricordieux et lointain : peut-être un paysageentrevu, le soir, après une journée de marche fatigante ;peut-être le regard d’espoir d’un malade aimé, peut-être moinsencore…

Comment ne pas croire à l’amour, à lafraternité de l’avenir, quand, sur toutes les routes, sur toutesles digues, de La Haye à Haarlem, vous ne rencontrez que desvisages heureux, que des chapeaux, des corsages, des mains, desbicyclettes, des voitures, fleuris de tulipes, de narcisses et dejacinthes ; que des sentiers d’eau argentée où, entre desrives rouges, des rives pourprées, des rives d’or, les barquesglissent silencieusement, chargées de leurs moissons rouges, deleurs moissons pourprées, de leurs moissons d’or ?… Un jour,nous avons croisé un petit détachement de fantassins… Ilschantaient, avec des accords délicieux, des chansons idylliques,des sortes de lieds d’amour… Et des tulipes, comme dans les vasesde la maison, trempaient leurs tiges au goulot du canon desfusils.

La paix rayonne tellement partout, elle habitesi bien ces demeures lustrées et souriantes, qui s’espacent dansles verdures de ce continuel jardin qu’est la Hollande… et je lasens si forte en moi, que je ne veux même pas me demander à quiappartiennent toute cette abondance et toute cette richesse du sol,de l’eau et de la mer, dont la Hollande regorge… Et je ne veux passavoir, non plus, ce que cache, à Amsterdam, par exemple, cetteBourse toute rouge, dont les murs hauts, les créneaux, lesmeurtrières évoquent les citadelles de guerre, et les châteaux derapines d’autrefois.

*

**

Nous avons revu le mari de la dame à lachemise… Interrogé par Gérald, le portier nous apprend qu’ils’appelle le comte K…, qu’il est Russe…, délégué au Congrès de laPaix…, enfin quelque chose comme ça… Et il raconte :

– C’est un monsieur pas commode… Ilgrogne toujours… et d’une violence !… Chaque fois qu’il sorten ville, il a de mauvaises affaires avec quelqu’un. L’autre soir,au théâtre, il a souffleté le contrôleur. Hier, il a pris à lagorge, dans sa boutique, un boutiquier. Ce matin même… monsieur nesait pas ?… on a eu toutes les peines à l’empêcher de jeterpar la fenêtre le valet de chambre de l’étage… Enfin, il a lancéune carafe de vin à la tête du maître d’hôtel… le pauvre diable esttrès blessé… Il ne peut dire un mot qui ne soit une injure, faireun geste qui ne soit un coup de poing… Le patron voudrait bien lerenvoyer… Mais quoi ! il dépense beaucoup… Et ce seraitpeut-être des histoires… des complications internationales.

– La guerre, parbleu !

– Hé !… on ne sait pas…

Après un petit silence, Gérald demandeencore :

– Et sa femme ?

Le portier, qui est un homme superbe, muscléet râblé comme un athlète, sourit. Il lisse ses moustaches, claquede la langue, redresse son cou de taureau, où je vois des tendonsse bander comme des cordes. Il ne répond pas tout de suite. Unmoment, j’admire sa force et l’or qui resplendit à sa casquette, aucol de sa redingote, aux revers de ses manches…

Puis, avantageux et rêveur, ilmurmure :

– Dame !… avec un homme comme ça…vous pensez bien !…

LA FAUNE DES ROUTES

Ce printemps dernier, allant à Grenoble, parles Grands-Goulets, nous fûmes arrêtés, à quelques kilomètres, audelà de Pont-en-Royans, par un troupeau de deux mille moutons,qu’on menait dans les hauts pâturages, et qu’il nous fallut suivre,pas à pas, jusqu’au Villard de Lans. En ces régions difficiles, oùles routes, souvent dangereuses, toujours étroites, très raresd’ailleurs, ne se croisent presque jamais, où un carrefour est unscandale, impossible de traverser une telle masse. Les pâtres,disons-le, ne mettaient aucune complaisance à nous faciliter lepassage. Ils s’amusaient même beaucoup de notre déconvenue. Ilss’en seraient amusés bien davantage, s’ils avaient su que des amisnous attendaient à Grenoble, et que, pour nous être arrêtés troplongtemps, dans Valence, devant l’infortuné Émile Augier, deMme la duchesse d’Uzès, nous étions fort en retard.Peut-être le savaient-ils, car les pâtres savent tout, étantsorciers.

Suivant l’exemple de leurs maîtres, leschiens, visiblement, encourageaient le troupeau à ne pas se garer,et, à leur mauvaise volonté, vraiment humaine, ils ajoutaient lajoie, humaine aussi, de se tourner, de temps en temps, vers nous,et de nous insulter par un aboiement. Tel le charretier, le douxcharretier des belles routes de France, qui, ayant placé savoiture, comme une barricade, en travers du chemin, ne livre lepassage que pour se donner le plaisir de vous lancer un outrageobscène, qu’accompagne presque toujours un fort claquement defouet : geste imbécile, purement animal, grâce à quoi ilespère effrayer, faire s’emballer et culbuter, comme un cheval,l’automobile ; grâce à quoi aussi, il s’imagine – ce quisoulage sa haine – qu’il nous a cassé « la gueule ».

Jamais je ne pestai autant que ce jour-là.

La machine retenue grondait, chauffait, fumaithorriblement, et, malgré un copieux graissage, je n’étais pas sansinquiétude au sujet des cylindres.

J’ai, pour les animaux, une tendresse deneurasthénique et de misanthrope. Leurs souffrances me fonthorreur. Mais je crois bien que j’eusse foncé, de toute la force denos quarante chevaux, dans le troupeau, et fait une bouilliesanglante de ces moutons, si je n’eusse prudemment réfléchi qu’unetelle opération entraînait, pour la machine et pour nous, desérieux dommages. Je me contentai de lâcher les cris sauvages de lasirène. Criminellement, je me disais que les bêtes seraient prisesde panique et que, affolées, bondissantes, sautant, pêle-mêle,par-dessus les parapets, elles rouleraient au fond des précipices,où le torrent les emporterait… Adieu ! adieu !

Il n’en fut rien.

La sirène et ses plus stridents, ses plusdéchirants appels, multipliés par les échos de la montagne,demeurèrent sans effet sur des animaux, habitués sans doute à deplus terribles bruits d’avalanches.

Alors, je pris le parti plus sage deregarder.

On eût dit que ces deux mille moutons seportaient et que leur masse, qui bêlait lamentablement, étaitsuspendue. Elle ne bougeait qu’aux bords, ne semblait même pastoucher terre de ses milliers de pattes fragiles… Cependant leurpiétinement faisait, sur le terrain, le bruit d’un roulementcontinu de tonnerre. Je remarquai aussi que ce fracas imite de loinle ronflement d’une auto pas très bien mise au point.

Les troupeaux de moutons ont, avec l’auto, uneautre ressemblance ; ils soulèvent autant de poussière etdégradent autant les routes.

Ceux-là se défendent par leur masse, qui estun obstacle infranchissable, comme une inondation, une coulée delave qui marche… une ruée de pierres qui tombe…

Dans certains pays, le Nivernais, leBourbonnais, le Morvan, l’Auvergne, la Bretagne, les routes sontdes écuries, des bergeries, des porcheries, des étables, desbasses-cours, des clapiers, tout ce que vous voudrez, sauf desroutes. Parfois, elles remplacent aussi l’aire des granges. Noncontents d’y faire camper et gambader leurs bêtes, les paysans yinstallent leurs machines. Un jour, en Auvergne, nous fûmes arrêtéspar une batteuse mécanique et ses accessoires qui barraient laroute, en toute sa largeur. Les paysans refusèrent de nous livrerpassage. Et ils s’interrompirent de travailler, pour nous regarderen riochant.

– Vous n’avez pas le droit d’arrêter lacirculation, dis-je…

– J’avons l’droit d’battre l’blé… oùqu’ça nous plaît…

– Battez-le chez vous, dans la cour devotre ferme.

– Ça nous encombre… Et puis nous sommeschez nous ici… D’où qu’vous êtes, vous ?

Un autre, les bras passés entre les dents desa fourche, ricana :

– Il n’est p’tête seulement pas dudépartement…

Un troisième dit :

– Allons… passe-nous la gerbe…

Et ils se remirent au travail… Avaient-ils luBarrès ?

J’avisai un vieil homme que, à sa barbichemilitaire et à la plaque qu’il portait au bras, je reconnus pourêtre le garde champêtre… Il avait écouté ce dialogue, sans riendire, en hochant un peu la tête… Je le sommai de faire sondevoir.

– Bien sûr… bien sûr !… fit-il…J’vas vous dire, mon cher monsieur… Ces gens-là ont raison… Fautbien qu’ils battent leur blé, ces gens-là… ha !… ha !…ha ! L’blé, c’est la nourriture du pauv’monde…

Il ne voulut pas entendre nosprotestations.

– Tenez, mon cher monsieur… Redescendezjusqu’au pays… Prenez à droite… et puis encore à droite… au coind’un petit café… Rémongeat, qu’on l’appelle…, le café Rémongeat…oui… Et puis vous suivrez tout droit… À deux kilomètres, p’têtetrois… vous verrez un lavoir, sus vot’gauche… Prenez à droite dulavoir… Et puis toujours tout droit, jusqu’à la route… L’cheminn’est point trop bon… il n’est point trop mauvais, non plus… Il estcomme ça… quoi !…

Il nous fallut bien en passer par là…

– Toujours sus vot’droite !… répétale garde champêtre, pendant que nous faisions marche arrière… Y apas à s’tromper…

Le chemin était affreux, hérissé de culs debouteilles, encombré de cailloux coupants… J’y laissai deuxpneus.

Le paysan n’a pas encore compris, necomprendra probablement jamais que les routes ont été construitespour qu’on y circule d’un point à un autre. Il s’imagine, de bonnefoi, peut-être, qu’elles ne sont faites que pour lui, pour lesdifférents besoins de son exploitation et les services de sesélevages. Les gendarmes, les gardes champêtres, les agents voyers,les maires, les préfets et les ministres se l’imaginent aussi. Ilest donc bien entendu qu’on doit y rencontrer, comme dans l’archede Noé, toutes les bêtes de la création, et leur fumier.

Excellent terrain d’observation pour unchauffeur qui a du loisir, et qui veut étudier ce quej’appellerai : la faune des routes…

*

**

Rien de plus divers que la façon des animauxde se comporter au passage des autos. Elle instruit sur leurcaractère et le degré de leur intelligence. Or il s’en faut que leclassement, qui en résulte, corresponde aux idées qui ont cours,encore moins aux vieux dictons et aux métaphores populaires.

Le cheval, à propos de qui il me faut bienrépéter, pour la cent millionième fois, l’agaçante parole deBuffon, le cheval, « la plus noble conquête de l’homme »,qui voit, sans s’émouvoir, son camarade d’attelage tomber, expirerà ses côtés, le cheval est stupide. Pourtant, s’il croise unecharrette d’équarrisseur, où se dressent, en l’air, les quatresabots d’un compagnon mort, aussitôt il se met à trembler,frissonne, s’emballe. Au dire des naturalistes les plus experts, onne saurait voir dans ce trouble la manifestation d’une sensibilitéaltruiste, ni la peur égoïste de la mort, mais seulement uneprotestation olfactive, la révolte inconsciente de l’odorat. Lecheval a peur de l’odeur, peur de la couleur, de la lumière, del’ombre, de son ombre, de l’ombre de celui qui le mène ; il apeur d’un bout de papier, d’un sac d’avoine tombé, d’un morceau deverre qui brille, d’une lueur de lune dans une flaque d’eau, d’unreflet de feuille qui bouge, ou de nuage qui chemine sur la route.Le cheval a toutes les phobies. Il a même toutes les autophobies,et à un degré de morbidité que n’a peut-être pas atteintM. Émile Loubet, lequel, avec un si bel à-propos et autant defureur prophétique, fulminait, contre les automobiles, les mêmesfâcheuses malédictions que fulmina M. Thiers contre leschemins de fer… Ah ! ces grands hommes !

Ce n’est que quand la machine, qu’il n’a nidevinée ni prévue, – je parle du cheval, – le frôle, qu’il fait unécart, se cabre, rompt son attelage, et renverse choses, gens,voiture et lui-même, dans le fossé. Ainsi que le lièvre, qui n’estdangereux qu’à soi-même, mais qui ne hante pas les routes, lecheval a cette infériorité physiologique de ne rien voir devantsoi. Il ne voit que ce qui est à droite, ou à gauche, comme unpoliticien de la Chambre. Pour qu’il marche sans accrocs et sansdommages, il faut qu’il ne voie rien du tout… Bandez-luicomplètement les yeux, et, d’un pas égal, d’une allure somnolente,cet Amour à quatre pattes ira toujours, et il tournera par exemple,des heures, des heures et des heures, la roue d’un manège sanss’arrêter jamais, sans jamais se révolter.

On ne rencontre pas, en chauffant, d’animal –l’homme et même le cycliste compris – qui soit plus dangereux, etdont il faille se méfier davantage. Chaque fois que j’aperçois, surla route, ce périlleux imbécile, je ralentis toujours, et souventje m’arrête, car on ne sait quelles frasques, quelles extravagancesmeurtrières peuvent bien lui passer par la tête. Sa stupidité faitpenser à celle d’une caste, naguère omnipotente, à qui, dans sadéchéance actuelle, il ne reste plus, pour se donner encorel’illusion de la puissance et de la vie, que la faculté decaracoler. On s’applaudit de voir qu’elle sera bientôtdépossédée.

Le cheval n’est qu’un mécanisme – un vieuxmécanisme – remonté pour piaffer et faire la bête… la bête de luxeet de cirque, si ses formes sont belles… ou la bête de somme, caril est fort… fort comme un cheval.

*

**

Près de Grenoble, dans la descente deSassenage, nous vîmes venir, de loin, vers nous, une lourdecharrette. Comme le cheval paraissait s’effrayer, – bien qu’il eûtfort à faire d’arc-bouter ses sabots sur le sol poussiéreux et detirer à plein collier, car la côte est rude, – je mis la machinetout au bord du talus de droite, et l’arrêtai. La voiture portaitun chargement de tuiles. Étendu, tout de son long, le conducteurdormait, le ventre contre les tuiles, le menton appuyé sur un sacd’avoine. Il ne se réveilla qu’aux appels réitérés de la trompe. Iln’avait pas les guides à portée de la main, ni le fouet. Il soulevaseulement un peu la tête et montra une des plus pesantes faces debrute que jamais il m’ait été donné de rencontrer.

– Hue ! fit-il, d’une voixgraillonneuse d’alcool et de sommeil…

Le charretier chercha vainement les guides, enramant de la main droite, et, se soulevant un peu plus, il s’appuyasur ses coudes… Je l’entendis grogner je ne sais quoi. Livré à sonseul instinct de cheval, le cheval mena, naturellement, la voituresur le talus de gauche.

– Hue donc !… fit à nouveau lecharretier, sans bouger davantage…

Les roues s’engagèrent sur le talus, derrièrelequel le terrain descendait presque à pic, jusqu’au fond de lavallée… Je vis la voiture pencher, pencher, puis se renverserlentement. L’homme avait pu sauter à terre… Mais les tuilesgisaient sur le sol, brisées, en miettes…

– Nom de Dieu ! jura l’homme. Nom deDieu de nom de Dieu !

Il commença par lancer, d’un geste furieux, sacasquette contre le tas de tuiles. Ensuite, il s’en prit à soncheval qu’il roua de coups, puis à nous à qui il eût bien voulu enfaire autant.

– Ah ! salauds !… ah !salauds !

Il fit claquer son fouet :

– Attends un peu !… ah !salauds !

Il fallut le tenir en respect, relever lecheval, déblayer un peu la route… Voyant son impuissance, il avaitpris le parti de s’asseoir sur le talus, et, tandis que chaque motdétachait de sa barbe et de ses cils des flocons de poussière, ilgémissait :

– J’suis écrasé… J’vas mourir… qu’on mefoute une indemnité !

Il était complètement ivre.

*

**

Je me rappelle qu’une nuit, nous allions deDordrecht à Rotterdam… Nuit émouvante !… Nous allionslentement, silencieusement. Et nous écoutions l’eau, l’eau infiniede Hollande, sourdre et chanter, partout, autour de nous. Nosphares qui éclairaient magiquement la brume où tourbillonnaient despoussières d’or, d’argent, d’émeraude et de rubis, où passaient desinsectes nocturnes, des papillons de feu ; nos phares qui,parfois, éclairaient un coin de canal, et des silhouettes d’ombresglissant sur le canal, éclairèrent, subitement, l’effort d’uncheval blanc qui amenait à nous, de Rotterdam à Dordrecht, sansdoute, une très grosse voiture de déménagement. À peine avions-nousdistingué le charretier endormi profondément sur son siège, que lecheval, effrayé par les lumières, – car la lumière l’effraye commeles ténèbres, – se retourna brusquement, et faisant faire sur ladigue, par bonheur très large à cet endroit, demi-tour à lavoiture, remporta le mobilier à notre suite, vers Rotterdam, d’oùil devait venir… Son maître ne s’était pas réveillé. La secousse duvirage lui avait même davantage calé la tête sur un paquetd’oreillers, et les reins sur un paquet de matelas. Il dormait,comme sur son lit, confortablement, bouche ouverte, ventre ballant,jambes écartées… Et les guides étaient enroulées à son poignetpendant.

Nous ne pûmes nous empêcher de rire auxéclats, en songeant à la tête ahurie qu’il ferait, après s’êtreréveillé, peut-être, une fois ou deux, sur la grande routeenténébrée, partout pareille, lorsqu’il se retrouverait, le matin,avec sa voiture, son mobilier et son cheval, à Rotterdam, d’où ilavait dû partir la veille.

Ainsi vont les réformes sociales qui sont depauvres chevaux à qui tout fait peur, et dont les conducteurs sonttoujours endormis… Elles partent, un beau soir, ardentes,fringantes… Le moindre incident de route leur fait rebrousserchemin… et elles reviennent, le matin, au point d’où elles étaientparties.

*

**

Le paysan breton, celui du Morbihanais et dupays gallot, a une peur spéciale de l’automobile. Il y voitcertainement une œuvre du diable, sinon le diable en personne. Dèsqu’il en aperçoit une, il marmotte aussitôt des prières. S’il est àpied, il s’agenouille et joint ses mains tremblantes. Il invoquesaint Yves, qui donne la richesse, et saint Tugen, qui guérit de larage, car il n’y a pas encore de saints, en Bretagne, quipréservent de l’automobile. S’il est à cheval, il descendprécipitamment, et, la face toute pâle, claquant des dents, maistoujours priant, il se met à l’abri, derrière sa monture, dont ilse sert, selon la circonstance, comme d’un bouclier ou d’unrempart.

Une fois, pas très loin de Vannes, sur laroute de Larmor, un paysan était ainsi caché, presque accroupi,derrière son cheval… C’était un tout petit cheval de la lande, àlongs poils rouges, et barbu comme une chèvre. Il se démenait,ruait, hennissait. L’homme, qui s’accrochait à lui, criait,implorait, suppliait :

– Nostre Jésus !… Ah ! nostreJésus !… Ho !… Ho !… Ho donc !

Aussi effrayé de la mimique de son maître quedes ronflements de l’auto, le petit cheval finit par détacher uneruade plus violente, qui atteignit le paysan et l’envoya roulerdans le fossé…

Nous eûmes beaucoup de peine à nous emparer dublessé, pour le conduire à l’hôpital de Vannes. En dépit de sajambe cassée, il luttait contre nous, désespérément, s’imaginantque nous voulions l’emmener en enfer… Et, afin d’éloigner de lui ledémon, il hurlait, très vite :

– Ah ! sainte Vierge !…Ah ! bonne mère sainte Anne… Ah ! nostre Jésus !

Quant au petit cheval, il avait franchi, d’unbond, le mur de pierre de la route… Et il galopait, à travers lalande en rumeur, suivi de quatre petites vaches folles et de deuxmoutons noirs, éperdus…

*

**

Les vaches, les bœufs peuvent aller de pairavec les chevaux. Cependant, il semble qu’il y ait, comme entre leprolétaire des villes et celui des champs, une sorte d’avantageintellectuel, au profit du rustre, plus lourd, moins déluré, maisplus avisé.

Une vache ou deux, surprises, une bande debœufs qui vont à l’herbage ou à l’abattoir, auront l’air gauche etcomique à détaler pesamment, et leur gros derrière à se lever, setrémousser, et leur queue ridicule, à battre l’air, devant lemoteur qui les pousse. Ils vous mèneront peut-être loin ainsi. Maismême une troupe de veaux, très longtemps poursuivis, tourneronttoujours dans un chemin, dans une brèche de la haie, dans un champ,où ils se remettront bien vite de leur émoi, et vous regarderontpasser avec une curiosité un peu tremblante, une gentillesseétonnée… J’ai remarqué que les vaches ont, en général, une certainesagesse. Elles ne perdent complètement la tête que si, parmi elles,un cheval vient leur communiquer sa peur stupide.

Les chèvres, nerveuses, au point que leur laitdonne, parfois, dit-on, des convulsions aux petits enfants, leschèvres ne s’affolent que si elles sont attachées, leur petit prèsd’elles. Alors, désarmées, elles tirent sur leurs entraves,tournent autour du piquet, de la longueur de leur chaîne, enbondissant et secouant leurs cornes, s’élancent, retombent,cabriolent et dégringolent… Libres, d’un bond leste et précis, sanstrop de terreur, elles grimpent sur le haut du talus, où, sesentant en sécurité, elles se mettent aussitôt à grignoter lespousses tendres des broussailles…

Beau thème pour un discours académique sur lesvertus éducatrices de la liberté.

On sait les profondes méditations des chats,le magnétisme baudelairien de leurs prunelles, et leur agilité à setirer des pas les plus difficiles… Dès le premier jour, ils ontreconnu, dans l’auto, un danger nouveau, et, tout de suite, sansbruit, sans éclat, ils l’ont évité… On en rencontre peu sur lesroutes, qui ne sont pas un bon terrain pour leurs affaires,toujours un peu mystérieuses… Ils préfèrent les endroits touffus etobscurs. Parfois, de très loin, ils sortent de la haie, avecprudence, et traversent la route, en rampant, un mulot vivant entreleurs dents. Le plus souvent, dans les villages, assis sur leurderrière, au seuil des portes, ils suivent, d’un regard rêveur,faussement distrait, la voiture qui passe, comme ils suivent, enl’air, le vol d’un papillon…

Bien rares les chauffeurs qui les peuventprendre en défaut…

Les jeunes cochons, si roses, si gais, sijolis, accompagnent l’auto, en galopant joyeusement sur les berges.Ils ne traversent jamais… C’est une joie de la route que de voirces petits êtres charmants se suivre et nous suivre, – frisedélicieusement enfantine, – le groin en avant, les oreillesbattantes, la queue qui frétille… Aussi gras, joufflus, et plusroses que ces Amours qui, sur les plafonds, les tapisseries, lesboîtes de chocolat, sortent du déroulement des banderoles, desconques fleuries, des corbeilles enrubannées. Ah !… petitscochons… petits cochons !… C’est aussi une tristesse de sedire que toute cette jeunesse, toute cette joliesse, toute cettegaîté sautillante, finiront, bientôt, en eau de boudin…

Ces animaux, dits inférieurs, donnent vraimentde beaux exemples au cheval qui n’en profite pas. Peut-être, est-cela servitude trop étroite où il est retenu, peut-être l’éducationabsurde de l’homme qui l’abrutit, à ce point ? J’ai bien peurque, même libre, dans ses prairies d’origine, il sache plus mal sedéfendre, et qu’il n’emploie sa force qu’à des sottises encore plusgrossières… Sa masse de viande, son énorme charpente, ne sont-ellespas à la merci d’un loup, d’une petite panthère, d’un minusculerat ?

*

**

L’âne n’est pas moins tenu de court, ni lemulet… Mais quelle différence ! Comme ils savent, l’âne et lemulet, juger la stupidité de leurs maîtres, leur ignorance pénible,leurs fantaisies inexplicables, leurs exigencescontradictoires ! Et surtout, comme ils savent y résister avecun admirable courage… le courage de la raison !

L’incohérence leur est odieuse. Tous les deux,ils sont épris de logique et de réalités, ce qui fait croire qu’ilssont inéducables… Au lieu de toutes les manifestations de l’effroides chevaux, de leurs brusques écarts, de leurs hallucinationssubites, de leurs tête à queue, arc-boutements, ruades, galopades,reculs, toute la comédie vaine et bruyante, les ânes passenttranquillement, de leur petit trot raisonnable, regardent lamachine sans peur, comme sans extase, infiniment moins puérils,beaucoup plus dignes… et, au fond, blagueurs !… Ça ne lesépate pas !… Mieux que les chevaux, qui ont des nerfsféminins, qu’un rien agace et décontenance, ils savent très bientenir tête à l’affolement de leurs conducteurs, voire desconductrices, quand elles sautent à terre, si mal à propos, et,tout simplement, ils se retournent, pour considérer, en souriantd’un air malicieux, le vol effaré des jupons.

Bêtes d’une admirable sagesse, dont la têteest solide, le pied sûr, le caractère digne et bon, qui connaissentla fragilité des enfants et qui la respectent, jusqu’à se laissertorturer, sans autre révolte qu’un léger mouvement des oreilles,par leurs petites mains cruelles…

De tous les quadrupèdes, – je parle de ceuxqui hantent les routes, car il ne m’a pas été donné d’y rencontrerdes éléphants ni des lions, – les ânes et les mulets sont seuls àmériter une appellation trop souvent déshonorée : ce sont deshommes.

Ce seraient des hommes, si les hommesn’étaient pas hélas ! des chevaux…

*

**

Les chiens ont contre eux leur fidélité et labêtise de leur maître, et je ne sais pas ce qui leur est le plusfuneste. Ils ne redoutent rien du cher homme, jusqu’au moment oùcelui-ci les extermine. Et encore à ce moment suprême, avant que derendre l’âme, lui prouvent-ils, une dernière fois, leur tendresseimbécile, en le remerciant d’un regard mourant, et en lui léchantles mains… Ils s’élancent au-devant des voitures, parce qu’ilsveulent défendre leurs maîtres, et les biens de leurs maîtres,contre des dangers imaginaires, car cette fameuse tendresse duchien ne s’emploie qu’à inventer mille périls, et à y trouverl’occasion d’aboyer, d’aboyer sans cesse, contre quelqu’un, contrequelque chose, contre rien du tout. Je ne puis supposer que leurflair, si impeccable, les trompe au point de prendre le radiateurd’une auto pour le derrière d’un ami… Non… Il y a donc ceci que leschiens songent moins à éviter la machine qu’à charger contre elle,pour aboyer, et que cette fâcheuse habitude les fait toujours virerà temps, pour tomber sous les roues…

– Ah ! la chale bête ! ditBrossette.

Ils ne sont pas nombreux à s’être aperçus queles autos vont plus vite que les chevaux, et même qu’elles ne sontpas des chevaux… Cependant, j’ai cru remarquer, qu’aujourd’hui,autour des grandes villes, et sur les routes particulièrementfréquentées, ils commencent à acquérir un semblant d’éducation. Ilsdeviennent prudents ; ils réfléchissent. J’en vois en qui serévèlent, encore obscurément, il est vrai, le sens de la vie, deleur vie de chien, et le sentiment plus net des réalités… Peut-êtrearriveraient-ils à être tout à fait sages et pratiques, à sedébarrasser complètement de leurs fantasmes, s’il n’y avait pas lemaître, s’il n’y avait pas la fidélité vouée au maître. C’est leurgrand malheur…

Il est bien évident que, neuf fois sur dix,l’homme est entièrement responsable de l’écrasement du chien. Lechien est-il parvenu à se mettre en sûreté d’un côté de la route,que, bien vite, l’homme l’appelle, comme si, d’être près del’homme, cela suffisait à tout, pour le chien… L’homme l’appelleavec une autorité impérieuse, glapissante, comme on voit les mèresappeler leurs enfants, dans les rues, juste pour qu’ils seprécipitent sous les véhicules. Merveilleux instinct de l’amourmaternel des mères, accouplé à leur sottise ! Le chien, qui seplaît aux caresses plus qu’un homme, et aux coups, mieux qu’unefemme, accourt à l’appel. Peut-être a-t-il vu le danger ? Iln’importe. Il accourt, puisqu’il est fidèle, et, en accourant, ilse fait écraser. Naturellement. D’ailleurs, que peut-il arriverd’autre, lorsqu’on se dévoue à un homme, à une femme, à unprincipe, au lieu de suivre sa vie, et au point de leur sacrifier,comme le chien, ses idées, ses goûts, sa personnalité ?

Le chien est donc écrasé. Et, devant le petittas sanglant, pendant que l’automobile roule, au loin, déjà perduedans son nuage de poussière, l’homme, au lieu d’accuser sonorgueil, sa propre maladresse, maudit le progrès, la science, lemonde entier.

– Ah ! les automobiles ! Queldésastre !… quelle folie !… quel crime !

Il jure qu’il va prendre un fusil et faire,désormais, la chasse à « ces outils » de malheur.

– Deux hommes… dix hommes… vingt hommespour mon chien !

Richard III avait déjà dit, dans un accèsde folie : « Mon royaume pour un cheval ! »

Le pauvre Brossette fait grande attention. Duplus loin qu’il voit un chien, invariablement, quelque pays qu’ilparcoure, il lui crie, dans le patois des bords de laLoire :

– Moussu !… Moussu !

Il ne l’injurie jamais avant de l’avoir évitéou écrasé. Après quoi, il maugrée, en serrant les dents :

– Ah ! la chale bête !

Ce qui donne à ce pur Tourangeau – etseulement, dans ces moments tragiques – une prononciationétonnamment auvergnate.

Mais, c’est le prix de l’effort qu’il vient defaire, l’expression de sa joie ou de son dépit.

Hélas ! trop souvent,l’appellation : « Moussu, Moussu ! » est aussiinutile que la précaution d’une charmante femme qui, maternelle auxpoules, ne peut s’empêcher, dès qu’elle en aperçoit, de taper dansses mains, du fond de la voiture, s’imaginant qu’en plus dugrondement des gaz et des appels de la trompe, ce bruit étoufféinstruit, à vingt mètres, les bêtes, du danger qui les menace.

– Moussu, moussu ! crie Brossette auchien.

Mais il est, d’une part, improbable quel’animal entende et, au surplus, impossible que, sauf aux bords dela Loire, il comprenne…

– Ploc ! Ploc ! Ploc !fait la dame.

Mais autant en emporte le vent…

Efforts stériles ! Brossette n’y tientpas et ne s’y tient pas. Il ralentit et, au besoin, s’arrête. C’estla méthode à laquelle nous devons d’avoir très peu de meurtres ànous reprocher. Elle n’est malheureusement pas infaillible. Il yfaudrait, si peu que ce soit, la collaboration du chien. Ilfaudrait surtout qu’elle ne fût point, dans la plupart des cas,annihilée par la stupidité du maître.

Heureusement, automobiliste prudent, j’en suisencore à pouvoir compter mes victimes.

*

**

Un monsieur âgé, comme nous sortions deMoerbeke, allait, à tout petits pas, d’un côté de la route. Sonchien, un chien minuscule, tout à fait comique d’avoir, à quatorzecentimètres de terre, une petite crinière de lion et une houppetteau bout de la queue, trottinait sur l’autre accotement. Très durd’oreille, sans doute, le vieux monsieur n’entendit la corne del’auto que très tard. Aussitôt, il siffla son chien. Le chien,voyant venir l’auto, hésita tout d’abord, et, afin de bien montrerle danger de la traversée, il poussa quelques grêles aboiements.Mais les vieux messieurs, si parfaitement lâches devant leur femmeou leur bonne, se vengent intrépidement sur leurs chiens, dont ilsexigent une obéissance passive. Donc, le vieux monsieur siffla lechien, pour la seconde fois, et plus énergiquement. Alors, sanshésiter davantage, le pauvre cabot déguisé bondit à l’appel de sonâne, pardon ! de son cheval de maître.

– Moussu ! Moussu ! criaBrossette.

– Ploc ! Ploc ! Ploc ! fitla dame.

Brossette n’avait pas achevé de pousser cecri, la dame de taper dans ses mains, que le pneu avait fait duchien, de sa crinière et de sa houppette, un tout petit pâté.

– Ah ! la chale bête !

Je descendis pour mêler mes condoléances à ladouleur du vieux monsieur. Il ne voulut rien entendre. À peine s’ilme regarda. Épouvanté, désespéré, à la vue de cette galette depoils noirs, qu’un peu de sang rougissait, il ne cessait derépéter :

– Ah ! bien, merci !… Ah !bien, merci !… Il est mort… Oui… Oui… Il est bien mort !…Et que va dire Rébecca ? Comment faire ? Mon Dieu !Ah ! mon Dieu !… Comment faire ?…

Et comme je lui offrais de le reconduire à lamaison, avec la dépouille de son chien :

– Non… non !… Chez moi ?… Non…non… C’est affreux !… Je ne peux plus rentrer chez moi… Je nepeux plus rentrer chez moi. Ah ! bien, merci !…

La tête penchée, les mains aux cuisses, iltournait, maintenant, autour de ce rond noir, qui avait été unchien, son chien… le chien de Rébecca… et il gémissait :

– Ah ! ah ! ah !…qu’est-ce que je vais devenir ?… Où aller ?… Oùaller ?… Je ne peux plus rentrer chez moi…

*

**

Et voici le meurtre d’un autre, le grand chiend’une petite bergère.

Son souvenir m’a poursuivi, cruellement,plusieurs jours… Et aujourd’hui qu’il me revient, je ne puis medéfendre encore d’une tristesse, qui m’est presque douloureuse.

Pauvre chien, à longs poils argentés, comme enont ceux de notre Brie, et dont les yeux devaient refléter unebêtise attendrissante… qu’il était beau !

C’était sur la route de Leyde à Haarlem.

Nous étions partis de grand matin, et voulionsd’abord aller voir, à Endegeest, qui est entre Leyde et la mer, lamaison où avait bien pu habiter Descartes. La notoriété deEndegeest est limitée ; nous nous étions perdus. Assezinsouciants du prodige qu’est ce philosophe, les paysans nousregardaient, en riant, sans nous répondre. Peut-être, toutsimplement, parce que nous prononcions mal ce nom de Endegeest… ÀEndegeest même, aucun ne pouvait nous désigner la maisonde Descartes… Et quant à Descartes… c’était bien pire… Son nomavait, à jamais, disparu des souvenirs de ce petit pays… Plusieursnous adressèrent à l’asile d’aliénés dont l’architecture, touteneuve, est une des curiosités de la ville.

– Peut-être que là… Oui, il y a deschances.

D’autres nous renvoyèrent au meilleurhôtel…

– Il y a beaucoup de monde, en ce moment…Hé ! hé !…

Ils s’interrogeaient :

– Descartes ?… Tu connais ceDescartes ?

– Attends un peu… Descartes ?… Non…ma foi, non… Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il est mort ! répondis-je.

– Ah ! bien, alors… c’est aucimetière…

Et tous, de rire…

Un monsieur très bien, et, sûrement, d’uneculture supérieure, absolument muet sur Descartes, d’ailleurs, nousengagea fort d’aller, à quelques kilomètres, visiter la maison oùvécut Spinosa.

Il expliqua :

– Spinosa… mon Dieu !… c’était unphilosophe… un philosophe fameux. Il est mort… Évidemment, il estmort… comme tout le monde… Mais, ça ne fait rien… On a fait de samaison… un musée… un musée très curieux… Vous y verrez de vieillessavates, en feutre…, des savates portées par lui… et des verres delunettes… car il était aussi opticien… des verres de lunettes polispar lui… C’est amusant… c’est même très intéressant… Et puis,beaucoup d’autres choses… Spinosa… la maison Spinosa… Vous vousrappellerez ?…

Redoutant les aventures, connaissant le genred’émotion que procurent les vieilles savates des grands hommes, unpeu las de musées et pressés d’arriver à Haarlem, où Franz Halsnous attendait, et où nous devions visiter un établissementd’horticulture, nous reprîmes la grande route…

Je songeais à Descartes, au mouvement de sespensées qu’aucun importun ne devait troubler, en ces contréespaisibles. Je songeais à ses méditations sur les bêtes et à lapeine avec laquelle La Fontaine acceptait sa théorie du mécanismeanimal… Qui fut pour elles plus sévère ? Le savant qui leurrefusait rigoureusement l’intelligence, même la sensibilité, ou leplus charmant de nos poètes que leur spectacle émerveilla, mais quine leur fit parler que la langue de nos vices et de notresottise ?

Ma rêverie se perdait, au loin, dans lepolder, au-dessus duquel des vols de vanneaux tournaient. Ils’étendait à l’infini, avec ses rares peupliers, hauts et graciles,ses troupeaux, les routes brillantes de ses eaux qui se croisent,et ses vannes qu’actionnent de tout petits moulins à vent… Puis lepolder finit, la digue devint une route ; apparurent despetits bouquets de bois et des champs de sable, diaprés de tulipeset de narcisses, dont la magnificence – je ne suis pas fâché d’enconvenir – ne fait pas oublier celle de nos coquelicots et de nossanves sauvages.

Tout à coup, à notre gauche, je distinguai lemenu troupeau – deux vaches et trois moutons – que gardait unepetite bergère blonde, jolie malgré sa taille carrée et son courtjupon, aux plis lourds… Un grand chien, disproportionné, étaitpaisiblement couché de l’autre côté de la route… Il avait l’air dedormir… Sa tête barbue reposait, entre ses pattes allongées…

Le malheur voulut que la fillette aperçût lavoiture, se dressât, groupât son petit monde, se retournât en quêtedu chien, et, comme nous allions passer – pas très vite, pourtant,– l’appelât.

– Ploc ! Ploc ! Ploc ! fitla dame.

– Moussu ! Moussu ! criaBrossette.

Mais rien n’empêcha le stupide héros de lafidélité de traverser la route, si près de nous, qu’en dépit duplus violent tour de volant, il disparut, engouffré sous lecarter.

J’éprouvai une forte secousse… J’entendiscomme un craquement d’os, sous les roues… puis la voix funèbre deBrossette :

– Ah ! la chale bête !

Je vois encore – je verrai longtemps – ce beauchien, son grand corps velu se remettre debout, anguleux, toutdésarticulé, et partir à tourner sur lui-même, comme font lesautres qui servent aux expériences de vivisection. Puis il trouvala force de s’arc-bouter, d’occuper, un moment, tout l’horizon,avant de retomber, sans un cri. Et il ne fut plus, sur la route,qu’une menue chose plate et inerte, une chose sans relief, sansplus de relief qu’une ombre.

Immobilisée par la terreur, la petite bergèreblonde n’avait pas bougé… Elle avait des yeux énormes, et serraitles dents… Frappée de stupeur, elle ne voyait même pas les deuxvaches et les trois moutons qui galopaient, effarés, à travers uncarré de jacinthes défleuries…

Depuis, nous ne devions plus en écraser…c’est-à-dire qu’il ne devait plus s’en rencontrer, sous nos roues,ou que leurs maîtres les épargnèrent…

*

**

Les poules sont absurdes.

Elles sont même, à elles seules, toutl’absurde. On ne saurait trouver, dans le monde animal, un pireexemple du déséquilibre mental.

Les poules n’ont d’excuse que leur voracité,car c’est la seule passion qui les occupe, bien plus que leurlubricité. Auprès d’elles, les porcs – braves anachorètes dansleurs bauges – sont sobres et chastes. Aucun carnassier n’est plussanguinaire. Sanguinaires elles le sont au point, qu’entre elles,elles s’arrachent leurs plumes, pour y boire le sang dont ces tubessont pleins ; sanguinaires au point que, dès que perle, à lacrête, à la patte, à quelque partie que ce soit de leur corps, unegoutte rouge, elles élargissent la plaie, et s’entre-dévorent…Aucun épervier n’est plus rapace que ces petits monstres dont latête n’est qu’un bec, dont les yeux ronds sont plus cruels que ceuxde l’oiseau de proie, et qui portent, mais sans les avoir faites,les plus jolies robes qu’on puisse imaginer. Elles se laissentécraser pour la joie de picorer, un instant de plus, sur le sol nude la route, on ne sait quoi, le crottin laissé, de place en place,par les chevaux, la bouse des vaches, le plus souvent les seulscailloux.

On dirait qu’elles ne traversent, car rien neles sollicite de l’autre côté, que pour le plaisir de se confronterau radiateur. Si, par hasard, elles l’ont évité, ce n’est que pourmieux se fracasser contre un poteau télégraphique, un troncd’arbre, un pan de mur, s’empêtrer dans les broussailles de lahaie, où j’en ai vu laisser toutes leurs plumes et se briser lespattes. Pour fuir, elles s’étirent tellement en avant, bec ouvert,plumes hérissées, se courbent tellement sur leurs bouts d’ailes,qu’on dirait qu’elles vont continuer à quatre pattes, quand lepéril réveille, au moment suprême, l’instinct de la race, etrefait, pour une seconde, d’une volaille, un oiseau… Mais, à peineont-elles tiré de l’aile jusqu’à l’abri, qu’un seul grain d’avoine,ou un moucheron aperçu sur un brin d’herbe, leur fait oublier toutle drame. Elles ne s’en souviendront même pas demain, ni dansquelques minutes. Elles picorent… Elles sont semblables à la femmede l’Écriture qui, au sortir d’un repas, essuyait ses lèvres, etdisait ensuite : « Je n’ai pas mangé ».

Il y a de grosses poules qui ont nourri, élevédes générations, qui devraient connaître la vie, en ayant connutous les dangers, et qui n’ont rien appris, et qui sont plusobtuses que leur dernière couvée, et, à mesure qu’ellesvieillissent, plus voraces et plus obscènes. Grasses, pesantes,elles marchent avec effort, en se dandinant, les pattes écartées,comme font les femmes qui ont le ventre trop lourd. Au bord despoulaillers, elles me font l’effet de ces vieilles proxénètes,qu’on voit rôder à la sortie des ateliers, des magasins. Je lesécrase, sans la moindre pitié, et Brossette, qui a un sens très vifdes analogies – lui pardonnent les Anglaises ! – leurcrie : « Putain ! », expression affable encore,auprès du terrible vocable : « Cocotte ! »

Les mâles, eux, ne vivent que d’amour et deguerre. Ils sont soudards, criards, ridicules, prétentieux,dégoûtants, comme toutes les bêtes… à femmes. Se battant quand ilsne font pas l’amour, faisant l’amour quand ils ne se battent pas,combien en avons-nous écrasés, en cette double posture !…

Comme Wallenstein, qui « avait cela decommun avec les lions », dit Schiller, j’ai horreur du cri ducoq. Dès le matin, ils claironnent une chanson monotone et stupidequi me réveille et qui m’irrite… S’ils n’étaient pas si bien mis –avec trop d’éclat, pourtant – ah ! comme on lesdétesterait !

Les Gaulois, bavards, vantards, paillards,pillards, braillards, guerriers et militaristes, ne pouvaient mieuxchoisir leur emblème.

*

**

Les canards sont bien mieux doués. Il m’estagréable de rendre hommage à leurs vertus. Quoiqu’on leur aitenlevé tous moyens de défense, en les tenant éloignés des rivièreset des étangs où ils voguent avec une aisance et une grâcemerveilleuses, ils s’arrangent… C’est toujours à l’écart que leurspetites troupes humiliées boitracaillent. Ils n’occupent jamais lemilieu des routes, sachant parfaitement qu’ils n’ont rien àcraindre sur les bas côtés… Les canards savent beaucoup de choses…Il n’arrive pour ainsi dire pas, qu’on en écrase…

Ni de dindons, non plus.

Les dindons sont bien gardés…

Ils répugnent, d’ailleurs, à se commettre avecla gent prolétarienne des routes… C’est dans des enclos, sortesd’Académies, qu’ils se gonflent d’orgueil, comme des poètes, desartistes, à leur aise.

*

**

Mais ce sont les oies que je voudraisréhabiliter.

Je n’ai jamais tant regretté de n’être pasPlutarque, pour conter, comme il faudrait, la vie de ces bêtesillustres. Je ne m’étonne plus, maintenant, qu’on leur ait confiéla garde du Capitole… Elles méritaient cet honneur.

Les plus belles oies nous viennent deToulouse, comme M. Pedro Gaillard, comme la plupart des grosténors et des grands hommes politiques de notre République. Ellesont su inspirer aux dessinateurs japonais les plus admirableschefs-d’œuvre ; et les robinets des baignoires, les postesd’eau, les lavabos, les bras des fauteuils Empire, ont populariséleurs formes décoratives. Elles n’ont qu’une infériorité qu’ellesportent, d’ailleurs, avec une très belle ironie, celle de fourniraux hommes ces plumes avec lesquelles ils écrivent tant demensonges et tant de sottises. En revanche, on leur doit le duvetet les pâtés de Strasbourg.

Les oies ont une sagesse forte, tenace,tranquille. Leur prudence est faite d’imagination, de hardiesse etde ruse. Leur incorruptible vigilance sauva Rome. Peut-être lePape, au lieu de s’en remettre à des apaches français et à descardinaux espagnols du soin de veiller sur l’Église romainemenacée, eût-il sagement agi en faisant appel à l’intelligenceavisée d’un simple concile d’oies. Ayant sauvé le Capitole, ellespouvaient bien sauver le Vatican.

La tête perchée sur un très long cou, elles sesont, de bonne heure, habituées à considérer les choses de haut etde loin. Si elles ont du goût pour les idées générales, pour lesvastes ensembles, elles ne dédaignent pas, non plus, le détailparticulier, mais ne s’attardent jamais aux mille puérilités, auxmille stupidités où se complaît la vie des autres volailles. Rienne les étonne et ne les effraie ; rien ne leur échappe.Sachant maîtriser leurs nerfs, elles sont, en toutes circonstances,harmonieuses et logiques. Mieux que toutes les bêtes et, parconséquent, mieux que tous les hommes, elles connaissent la valeursociale de la discipline. Bien avant M. Jules Guesde, ellesont pu, sans congrès, sans scandales, sans batailles, unifier leursocialisme. Car les oies sont socialistes… Il n’y a même que lesoies qui le soient d’une manière intégrale. Jusqu’ici, on n’a purelever la moindre dissidence dans leurs rangs, si parfaitementorganisés, où elles gardent un contact très étroit, heureuses dansune égalité absolue.

Un de mes amis possède, dans sa propriété, unesorte de petit étang, qu’il a peuplé de toutes sortes d’oiseauxd’eau. On y remarque deux oies de Siam, fort majestueuses, dont lablancheur est éclatante et dont la tête s’orne d’étrangescaroncules orangées. Ce petit monde vit, séparé par espèces, sansjamais se mêler. Ils ne se battent pas, mais ils refusenténergiquement de se connaître et de s’entr’aider. Un jour, mon amiintroduisit, sur l’étang, deux couples de bernaches, que lesnaturalistes appellent des « oies Cravant ». Rien, dansleur taille, leur forme, leur plumage, n’indique aux profanes queles bernaches soient des oies. Les deux siamoises, qui n’en avaientpourtant jamais vu, ne s’y trompèrent point. Elles lesaccueillirent aussitôt, avec un vif empressement, comme despersonnes qu’elles reconnurent pour être de leur famille, lesinstallèrent, les mirent au fait de toutes choses. Et, depuis,elles ne se quittèrent plus…

Sur la route – j’en appelle au témoignage detous les chauffeurs – quand passe une auto, immanquablement, lesoies s’écartent sans désordre, sans le moindre signe de terreur.Elles s’alignent, l’une près de l’autre, sur le bord de la berge,et, fâchées, un peu, très dignes encore que boiteuses, elles disentleur fait à ces importuns qui les dérangent mais ne les ont pas« épatées ».

Je n’ai jamais pu passer, en auto, devant unetroupe d’oies, sans me sentir gêné, humilié, par leurs moqueries.Elles m’intimident, car, à leur voix sifflante, je comprends trèsbien que ce sont des moqueries qu’elles m’adressent, non desgrossièretés. Les oies ne sont jamais grossières. On néglige lesgrossièretés ; seule l’ironie est pénible.

Mais que disent les oies, quand jepasse ?…

*

**

J’ai parlé avec attendrissement des jeunescochons, si jolis… Notons ceci, loyalement, sur les vieuxporcs…

On ne connaît pas bien les vieux porcs. Cesanimaux, qui, au rebours de ce que l’on pense généralement, ont ungoût très vif de la propreté et ne se vautrent dans les flaquesboueuses que parce qu’ils sont tourmentés du besoin de se baigner,hantent peu les routes, sinon au retour des foires. On ne les voitguère qu’au bord des mares et dans les fossés, où ils barbotentavec volupté et se réjouissent de leur humidité fangeuse. Seréjouissent-ils autant qu’on le croit ?… J’ai toujours admiréleur petit œil malicieux, intelligent et si vif… Ils semblent dire,car ils ont aussi de la bonhomie, de l’indulgence, comme tous ceuxqui sont gras :

– Parbleu ! nous qui adorons lapropreté, tu penses si nous préférerions un bon tub, avec de labelle eau claire, parfumée au benjoin… Nous autres, vieux cochons,ne rêvons que de mousses de savon, de pâtes d’amande, de frictionsau gant de crin, de pédicures… Mais tu vois… on ne nous donne queça !… Il faut bien s’en contenter…

Ils semblent dire encore :

– C’est dommage que les hommes, enFrance, soient si sales… qu’ils aient vraiment le goût de lasaleté… Ils ne se doutent même pas, que, propres comme des cochonsd’Alsace ou d’Angleterre, nous sommes bien meilleurs à manger etvalons beaucoup plus d’argent.

Si, exceptionnellement, en traversant laroute, ils se font écraser, croyez alors qu’ils se vengent. Il n’ya pas d’exemple que l’auto ne capote sur leur masse de lard et deviande, et ne fasse, instantanément, une même horrible bouillie del’homme et du cochon…

*

**

C’est tout à fait par hasard que j’ai vu, surnos routes, des chameaux… Les chameaux sont très rares en France –je le dis au propre, bien entendu. Si j’en juge par celui que, deuxou trois fois, je rencontrai, dans la forêt de Saint-Germain, ilssemblent absolument indifférents à l’automobile. Conduit par unchamelier du Pecq, pelé, galeux et triste comme tous lesfatalistes, il allait de son grand pas allongé et mou. Un jour, iltransportait, à Poissy, un lit, une armoire, des matelas ; unautre jour, à Maisons-Laffitte, qui est une colonie moinspénitentiaire, un piano et deux fauteuils Louis XVI… C’était,si j’ose dire, un chameau déménageur… Quand il croisa l’automobile,il ne la regarda même pas… Mais, fait singulier, le piano secouérésonna, et il me sembla qu’il jouait, tout naturellement, unevalse de M. Gounod…

Je n’en tirai, d’ailleurs, aucune conséquencesur l’infériorité esthétique du chameau…

*

**

Il paraît – c’est notre charmant Capus quil’affirme – qu’on peut forcer des lièvres en auto, mais seulementde nuit. Une fois pris dans les rais du phare, il ne leur vientmême pas à l’idée qu’ils puissent en sortir. Ils courent, droit,devant le moteur, jusqu’à ce qu’on les prenne, sans tenter, un seulinstant, de rentrer dans l’obscurité des champs et des bois. Encoreun joli thème à développer sur l’éblouissement que donnent auxlittérateurs les succès éphémères, et qui les mène à lacatastrophe…

Mais j’imagine que Capus a dû faire deschasses dans le Midi, qui est la route du Blésois, ou dans leBlésois, qui est la route du Midi…

En Allemagne, la nuit, traversant des bois,j’ai souvent rencontré des lapins, des foules énormes de lapins, etjamais je n’en ai capturé ni écrasé. Ils étaient charmants – bienque ce fussent des lapins d’Allemagne – charmants à jouer, toutblancs sur la route, blanche de la lumière du phare. Ils allaient,venaient, bondissaient, gambadaient, tenaient de curieuxconciliabules, et ne se décidaient à fuir, en montrant la blanchehouppette de leur derrière, que lorsque la voiture était sureux…

Oui, mais – me pardonnent les lapins de France– en Allemagne, ce sont de fameux lapins.

*

**

Marsiens…

La nuit est complète. Plus une âme sur laroute, ni même un spectre de voiture. Plus un village éclairé, plusune maison vivante. Les abois des chiens se sont apaisés. Ceux denous, qui ne dorment pas dans la voiture, se traînent sur la berge,lamentablement, pour se réchauffer. Les phares trouent le sol detrous noirs, teignent les simples ondulations en précipices, etgrandissent nos ombres démesurément. Brossette travaille,s’acharne. Une enveloppe trouée, une chambre à air éclatée, setordent dans le fossé… Nous avons le sentiment d’être des victimes,et le souvenir, seulement, d’avoir eu très faim…

Enfin, le quatrième pneu remis, nous repartonset montons une côte très rude.

Bientôt une lueur, une sorte d’aurore, maisfroide, apparaît à l’horizon, s’épand et, peu à peu, occupe tout leciel. Ce n’est sûrement pas le jour, mais, sans doute, la naissanced’un astre qui monte sur la nuit, pour la dissiper… Un astre, eneffet, un astre prodigieux !… Brusquement, il surgit sur lacrête, énorme, aveuglant, éblouissant, éclaboussant, roule versnous, au ras de la terre. Il ronfle, crache le tonnerre, et, dansune nuée de poussière d’or, entraîne, avec des gémissements desirène, des cris, des rires de femmes, sans rien d’autre de visibleque des éclats de cuivre, et des bouts de voiles couleur de lune…Et comme un éclair, il passe, remmenant avec lui les ténèbres qu’ila, un instant, déchirées… Puis, une nouvelle lueur au ciel, et, surla route, une trombe pareille de lumière qui ne laisse encore quela nuit, pour sillage à sa course… Puis une autre… puisd’autres…

Nous avons franchi la côte… C’est maintenant,autant qu’on peut le deviner, par l’ombre moins dense, par plus desilhouettes vagues, et par plus de ciel, c’est maintenant un largeplateau. Des bruits sourds, des gémissements lointains, desronflements étouffés, des voix de métal à peine distinctes ;plus près, des détonations, des crépitements ! Et partout desastres, des astres qui courent, galopent, roulent, bondissent, secroisent, ont l’air de chevaucher des vagues… s’allument, tout àcoup, au haut d’une colline, et, derrière un pli de terrain, tout àcoup s’éteignent… On dirait que les astres sont tombés du ciel surla terre…

Arrêtés de nouveau, nous entendons une sortede halètement, puis des claquements de quelque chose en quoi nousdevinons plutôt une bête qu’une machine… Ce ne peut être une auto,cette fois… car ce bruit est sans lumière. Rien ne s’éclaire autourde ce bruit qui se rapproche… Si, pourtant… un tout petit point defeu pâle, semblable à une luciole qui voyage dans l’ombre d’unoranger… Et, subitement, à notre gauche, nous voyons, tressautantsur la route, comme un coléoptère géant, pétant, pétaradant, unemotocyclette, qui porte, agrippé à la selle, un être couché, quin’a plus rien d’humain, une grosse larve, avec une peau de reptile,noire et lisse…

Et voici que nos phares, soudainement, ontfait surgir des ténèbres, devant nous, penchés sur une voitureénorme, éteinte et morte, deux hommes, de la couleur des arbres etde l’horizon… Je dis deux hommes : deux Marsiens, peut-être…Leurs formes sont sans aspérités, enfermées dans de longssacs-maillots, qui les gantent des pieds à la tête et des doigtsaux épaules. Du visage, ils ne laissent paraître qu’un petittriangle, un loup de chair, au-dessus duquel tremblent, en feu, lesantennes de métal de leurs lunettes… Ils barrent la route… Deuxbras s’agitent. La 628-E8 stoppe.

L’un est petit… Il a la tête enfouie dans lecapot gigantesque de la voiture. Il ne se dérange pas… L’autre,très long, très mince, s’est redressé… Il tient une tige d’acierque le mouvement de ses mains fait parfois étinceler. Il medemande, avec un accent russe, si je ne pourrais pas lui prêter uneépingle, une épingle de cravate, et ce qu’il aimerait, c’estqu’elle fût en or… Surpris d’abord, je comprends à la fin qu’ils’agit de déboucher un bec de phare… Mais pourquoi en or ?… Àce moment, une motocyclette, comme un insecte dément, le frôle, desi près, que j’ai cru que son vêtement, au moins, avait dû êtrearraché… Mais il le secoue sans hâte, en riant, et il regarde lamotocyclette disparue dans la nuit, avec le regret, peut-être, den’avoir pas eu le temps de lui demander une épingle de cravate enor…

Nous les laissons sur la route, sans qu’ilsaient rien fait pour nous retenir, salués du plus grand, ettoujours sans que le petit ait seulement dit un mot et détourné latête du mécanisme, où il ne cessait de maintenir ses doigts, grave,sérieux, avec l’entêtement d’un ivrogne, dont rien ne parvient àdistraire les mains, du tablier d’une servante…

*

**

J’ai gardé, pour la fin, le cycliste.

Dès qu’un homme – fût-il le plus charmanthomme du monde – enfourche une bicyclette, on peut dire que, de cefait seul, il devient un cheval, avec tous les caprices, toutes lessottises, toutes les caracolades encombrantes et folles, tous lesdangers mortels du cheval… mais combien plus dangereux ! Auxdangers du cheval qu’il fait siens, le cycliste en ajoute depersonnels, qui sont consacrés, légalisés, intangibles, pour cetteraison qu’en plus du cheval qu’il est devenu, il est aussi, laplupart du temps, électeur… Fort de ce privilège, il ne se rangejamais… N’est-il pas souverain, cet animal ? Tout ne luiappartient-il pas ?… La route, la fortune politique du députéqu’il nomme, la majorité du gouvernement qu’il soutient ?… Demême que le cabaretier, qui débite la maladie et la mort, en petitsverres, et sur qui repose tout le système social, il ne faut pasqu’on embête le cycliste. Son importance tracassière, sa dignitéagressive s’en prend à tout le monde, aux piétons, aux voitures,aux autos, aux bêtes… C’est le maître, le seul maître de la route…On le voit, devant le moteur, qui, les mains dans les poches, lacasquette collée à la nuque, fait des effets de torse et de jambes,s’amuse à décrire des courbes, des spirales, des zigzags, exercicesinutiles et vexatoires, au cours desquels il lui arrive, comme auchien, de tomber sous les roues… Et alors, c’est toute unehistoire, qui vous vaut des mois de prison et d’énormesindemnités.

Il n’y a pas si longtemps, c’est le cyclistequ’on accablait de toutes les malédictions dont on accablel’automobiliste aujourd’hui… Il devrait y avoir, entre eux, unesorte de fraternité, de solidarité routière. Or, le cycliste estdevenu le pire ennemi du chauffeur. Il s’associe à la haine dupaysan, et au besoin la provoque. J’en ai vu qui, devant une auto,semaient négligemment de gros clous, et s’esclaffaient de rire,s’ils entendaient un pneu éclater…

Plus je vais dans la vie, et plus je voisclairement que chacun est l’ennemi de chacun. Un même farouchedésir luit dans les yeux de deux êtres qui se rencontrent : ledésir de se supprimer. Notre optimisme aura beau inventer des loisde justice sociale et d’amour humain, les républiques auront beausuccéder aux monarchies, les anarchies remplacer les républiques,tant qu’il y aura des êtres vivants, tant qu’il y aura des hommessur la terre, la loi du meurtre dominera parmi leurs sociétés,comme elle domine parmi la nature. C’est la seule qui puissesatisfaire les convoitises, départager les intérêts…

Mais un cycliste solitaire, – si malfaisantqu’il soit – ce n’est rien, auprès d’une bande de cyclistes… Quandils tiennent la route, c’est fini des piétons, des voitures, desautos… Vous n’avez plus qu’à rentrer chez vous…

J’aime mieux la batteuse à blé qui barre lesroutes d’Auvergne ; j’aime mieux les deux mille moutons dansles gorges des Grands-Goulets…

*

**

On m’a dit à Karlsruhe, le dicton desofficiers de cavalerie allemands :

– D’abord, il y a Dieu, le Père… Et puis,il y a l’officier de cavalerie… Et puis, il y a la monture del’officier de cavalerie. Et puis, il n’y a rien…

Ici une longue suite de points. Et le dictonreprend :

– Et puis, il n’y a rien… Et puis, il n’ya rien… Et puis, il y a l’officier d’infanterie…

Pour classer les bêtes de la route, par ordrede mérite, je propose le dicton suivant :

– D’abord, il y a l’Oie, la Mère… Etpuis, il y a le canard… Et puis, il y a l’âne et le mulet… Et puis,il y a le cochon… Et puis, il n’y a rien. Et puis, il n’y arien…

Ici une longue suite de points…

– Et puis, il y a la vache… Et puis, il ya le chien. Et puis, il y a le maître du chien…

Encore des points…

– Et puis, il y a la poule… Et puis, il ya le cheval… Et puis, il y a le charretier… Et puis, il n’y arien…

Encore une très longue suite de points…

– Et puis, il y a le cycliste !

*

**

Il y a le cycliste… C’est entendu…

Mais il y a aussi l’automobiliste…

Ayons le courage de le confesser. Peut-être,de toutes les bêtes de la route, est-ce la pire ?

Je le sens par moi-même. Quand, les pieds ausol, et la tête calme, il m’arrive de faire mon examen deconscience, je suis épouvanté d’être, parfois, cette bête-là…

Et pourtant, cher monsieur Bourget, dans latenue générale de mon existence, je ne suis pas un snob qu’exaltele spectacle de la richesse, ni un méchant qu’offense le spectaclede la misère. Sans pose, sans littérature, sans arrière-penséed’ambition, puisque je n’en attends aucune place, aucun mandat,aucune décoration, – j’ai grand pitié du malheur humain. Chaquejour, de plus en plus, je m’indigne que, – quelle que soitl’étiquette, même la plus rouge, sous laquelle ils arrivent aupouvoir, – les hommes de pouvoir, par seul amour du pouvoir,fassent de l’inégalité sociale, soigneusement cultivée, une méthodetoujours pareille de gouvernement, et qu’ils maintiennent, avecâpreté, dans les conditions du plus dur, du plus injuste esclavage,un prolétariat douloureux qui travaille à la richesse d’un pays,sans qu’on l’admette jamais à y participer. Et puisque le riche –c’est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément contre lepauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec lepauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec lemalade contre la maladie, avec la vie contre la mort. Cela estpeut-être un peu simpliste, d’un parti pris facile, contre quoi, ily a sans doute beaucoup à dire… Mais je n’entends rien auxsubtilités de la politique. Et elles me blessent comme uneinjustice.

Eh bien, quand je suis en automobile, entraînépar la vitesse, gagné par le vertige, tous ces sentimentshumanitaires s’oblitèrent. Peu à peu, je sens remuer en moid’obscurs ferments de haine, je sens remuer, s’aigrir et monter enmoi les lourds levains d’un stupide orgueil… C’est comme unedétestable ivresse qui m’envahit… La chétive unité humaine que jesuis disparaît pour faire place à une sorte d’être prodigieux, enqui s’incarnent – ah ! ne riez pas, je vous en supplie – laSplendeur et la Force de l’Élément. J’ai noté, plusieurs fois, aucours de ces pages, les manifestations de cette mégalomaniecosmogonique.

Alors, étant l’Élément, étant le Vent, laTempête, étant la Foudre, vous devez concevoir avec quel mépris, duhaut de mon automobile, je considère l’humanité… que dis-je ?…l’Univers soumis à ma Toute-Puissance ? Pauvre Élémentd’ailleurs, à qui il suffit d’une petite charrette en travers duchemin, pour qu’il s’arrête, désarmé et penaud… PauvreToute-Puissance qu’une pierre, sur la route, fait culbuter dans lefossé !

Il n’importe… il n’importe.

Puisque je suis l’Élément, je n’admets pas, jene peux pas admettre que le moindre obstacle se dresse devant lecaprice de mes évolutions. Non seulement, il n’est pas de ladignité d’un Élément qu’il s’arrête, s’il ne le veut pas, mais ilest absolument dérisoire et inconvenant qu’une vache, un paysan quise rend au marché, un charretier qui va livrer à la ville des sacsde farine ou de charbon, que tous ces gens qui accomplissent debasses besognes quotidiennes, l’obligent de ralentir sa marcheinvincible et dominatrice.

– Rangez-vous… Rangez-vous… C’estl’Élément qui passe !

Et non seulement je suis l’Élément, m’affirmel’Automobile-Club, c’est-à-dire la belle Force aveugle et brutalequi ravage et détruit, mais je suis aussi le Progrès, me suggère leTouring-Club, c’est-à-dire la Force organisatrice et conquérantequi, entre autres bienfaits civilisateurs, ripolinise les pensionsde famille, perdues au fond des montagnes, et distribue descabinets à l’anglaise, avec la manière de s’en servir, dans lespetits hôtels des provinces les plus reculées…

– Place donc au Progrès !…Place ! Place !

Ah ! bien oui !

Aux cris de la sirène, les hommes sortent deleurs maisons, quittent leurs champs, s’assemblent, me maudissent,me montrent le poing, brandissent des faux et des fourches, mejettent des pierres. Depuis Jésus, c’est toujours la même histoire.On se dévoue, pour les hommes… Et ils vous lapident, la veuleriedes temps ne permettant plus qu’ils vous crucifient !

N’est-ce pas la chose la plus déconcertante,la plus décourageante, la plus irritante que cette obstinationrétrograde des villageois, dont j’écrase les poules, les chiens,quelquefois les enfants, à ne pas vouloir comprendre que je suis leProgrès et que je travaille pour le bonheur universel ?Dégoûté de cet accueil, furieux de cette incompréhension, jepourrais bien les abandonner à leur sort ridicule, respecter leurmorne repos, passer dans leurs villages et sur leurs routes avecune lenteur régressive, une modération de vieille diligence… Maisnon… Il ne faut pas que leur stupidité m’empêche d’accomplir mamission de Progrès… Je leur donnerai le bonheur, malgré eux ;je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde !…

– Place ! Place au Progrès !Place au Bonheur !

Et pour bien leur prouver que c’est le Bonheurqui passe, et pour leur laisser du Bonheur une image grandiose etdurable, je broie, j’écrase, je tue… Je terrifie ! Tout fuit,éperdu, devant moi… Les poteaux télégraphiques eux-mêmes sont prisde panique ; les arbres ont le vertige… l’épilepsie sembleconvulser les maisons… Dans les champs, je vois les chevaux, à lacharrue, se cabrer aussi follement que les chevaux de pierre deCoustou, rompre l’attelage, galoper en secouant leurs crinièreshorrifiées. Les vaches culbutent dans les fossés… Et derrière leJupiter, assembleur de poussières que je suis, la route se jonchede voitures brisées et de bêtes mortes…

– Plus vite ! Encore plus vite…C’est le Bonheur !

Le jour où je rentrai, enfin, de mon voyage,par la triste Argonne et les lugubres déserts de la ChampagnePouilleuse, je vis, entre La Ferté-sous-Jouarre et Meaux, je vis,de loin, un groupe de gens qui s’agitaient étrangement… Quelqu’unse détacha du groupe et me fit signe d’arrêter…

Une automobile, défoncée, tordue, gisait surle milieu de la route… À quelques pas, sur la berge, une petitepaysanne de douze ans à peine, gisait aussi, la poitrine broyée, laface toute sanglante… Penchée sur elle, une femme tentait de larappeler à la vie… Elle criait :

– Madeleine !… Ma petiteMadeleine !

Je m’approchai, examinai l’enfant, pratiquaisur le thorax des injections d’éther et de caféine, vainement,hélas !

– Elle est morte, dis-je à la mère.

Ses cris devinrent déchirants. Alors, lemaître de l’automobile renversée s’approcha à son tour. Il n’avaitaucune blessure, lui… Il était nu-tête, ayant perdu sa casquettedans la bagarre. Un peu de poussière blondissait sa barbe noire… Ildit :

– Ne vous désolez pas, ma brave femme.Sans doute, ce qui arrive est fâcheux, et, peut-être, eût-il mieuxvalu que je n’eusse pas tué votre enfant… Je compatis donc à votredouleur… J’y ai d’ailleurs quelque mérite, car, étant assuré,l’aventure, pour moi, est sans importance et sans dommage…Réfléchissez, ma brave femme. Un progrès ne s’établit jamais dansle monde, sans qu’il en coûte quelques vies humaines… Voyez leschemins de fer, les sous-marins… Je pourrais vous citer desexemples encore plus concluants… Parlons de ce qui nous occupe… Ilest bien évident, n’est-ce pas ?… que l’automobilisme est unprogrès, peut-être le plus grand progrès de ces tempsadmirables ?… Alors, élevez votre âme au-dessus de cesvulgaires contingences. S’il a tué votre fille, dites-vous quel’automobilisme fait vivre, rien qu’en France, deux cent milleouvriers… deux cent mille ouvriers, entendez-vous ?… Etl’avenir ?… Songez à l’avenir, ma brave femme ! Bientôts’établiront partout des transports en commun. Vous verrez despetits pays, aujourd’hui isolés, sans la moindre communication,reliés, demain, à tous les centres d’activité… Vous verrez seproduire de nouveaux échanges, surgir de nouvelles sources derichesses, toute une vie inconnue, inespérée, ranimer des régionsmortes… Dites-vous bien que votre fille s’est sacrifiée pour cela…que c’est une martyre… une martyre du progrès… Et vous serez toutde suite consolée… Maintenant, je vais prendre votre nom et votreadresse… Dès ce soir, j’écrirai à ma Compagnie d’assurances. C’estune excellente Compagnie… Elle vous offrira une petite indemnité…une indemnité, en rapport, bien entendu, avec votre situationsociale, qui me paraît plutôt médiocre… Enfin, soyez tranquille,elle fera les choses convenablement… Le plus à plaindre c’est moi…Regardez ma voiture… Il va falloir que je prenne le chemin de fer,pour rentrer à Paris, ce qui est toujours pénible, pour unvéritable automobiliste, comme je suis… Moi aussi je m’en console,en me disant que je travaille pour le progrès, et pour le bonheuruniversel… Adieu !

Je ne voulus pas infliger à un si parfaitchauffeur l’humiliation de rentrer à Paris, en chemin de fer. Jelui offris une place dans ma voiture.

Et, comme la mère, toujours penchée sur lecadavre de son enfant, continuait de sangloter :

– Ah ! me dit, tristement, cetéminent collègue, en s’installant, près de moi, le plusconfortablement possible… nous aurons bien de la peine à inculquerla véritable notion du progrès… à ces pauvres gens-là… Ils ont latê…

Il n’acheva pas sa phrase, qui devait secompléter ainsi : « Ils ont la tête tropdure ! » Peut-être, craignit-il que la petite paysanne,étendue sur la route, ne lui donnât un trop facile démenti…

Il était temps que je partisse… Depuis que jesentais le sol, sous mes pieds, mes idées d’automobiliste sebrouillaient… Et déjà je commençais à me demander, non sans quelqueterreur, si, réellement, j’étais bien le Progrès et leBonheur ?

*

**

Un instant encore… et j’eusse certainementajouté, au dicton des bêtes de la route :

– Et puis, il n’y a rien… Et puis, il n’ya rien… Et puis, il y a l’automobiliste !…

BORDS DU RHIN

Les lecteurs se rappellent, peut-être, dequelle façon inattendue nous franchîmes la frontière allemande, àElten, et l’accueil de ce douanier paternel qui, derrière nous,agitait sa casquette, en signe de bon voyage.

Nous allions, vous vous souvenez, àDusseldorf.

Nous avions quitté les chemins briquetés deHollande. Le pays était toujours très plat, très vert, mi-polders,mi-champs de cultures, avec, çà et là, de petits villagestranquilles, entourés joliment de bouquets de bois, et des petitesmaisons basses – fermes et laiteries – aux façades chaulées, auxtoits de tuiles, dont le rouge jouait discrètement, sous un cielgris perle, très profond et très doux.

Ce n’était plus la Hollande et ce n’était pasencore l’Allemagne. C’était un reste de Hollande dans très peud’Allemagne, quelque chose d’intermédiaire qui donnait au paysageje ne sais quoi de plus gentiment mélancolique, un charme de chosetrès jeune ou très ancienne – je ne saurais dire – assezémouvant.

Et la route unie, sans une courbe, sans unressaut, invitait à la vitesse.

Nul obstacle nulle part. Pas un caniveau, pasun dos d’âne : une piste bien entretenue de vélodrome.Scrupuleusement, les voitures que nous dépassions tenaient leurdroite, et les charretiers, attentifs à leurs chevaux, noussaluaient au passage, sans servilité, presque en camarades.

Brossette me dit :

– Quel dommage, monsieur, que nous soyonsen Allemagne !

– Pourquoi donc, Brossette ?

– Parce que je n’aime point ces gens-là…Et puis, monsieur, parce que voilà une route épatante où nousferions facilement du quatre-vingt-dix… plus, peut-être…

Et, après un silence :

– C’est curieux !… Monsieur est biensûr, au moins, que nous sommes en Allemagne ?

– Voyons !… Et la frontière ?…Tout à l’heure ?

Il haussa les épaules.

– Ça ? Une frontière ?…Oh ! là là !… Givet, oui… voilà une frontière… Mais dumoment que monsieur est sûr ?

Et il grogna :

– Sale pays, tout de même !

Nous marchions lentement, comme dans une forêtenchantée, une forêt pleine d’embûches, de traquenards, de dangers,une forêt pleine d’ours, de tigres et de lions… Anxieux, nousinterrogions l’horizon… Nous fouillions du regard, à droite et àgauche, la campagne, avec la peur de voir tout à coup surgir lecasque à pointe du Règlement, avec la terreur de tout ce que devaitcacher d’inconnu, de barbare, ce calme insidieux.

Et la 628-E8 était impatiente. On la sentait,toute frémissante d’élans retenus… Elle semblait encapuchonner soncapot, comme un ardent étalon, son encolure, sous le mors qu’ilmâche et qui le maîtrise. On eût dit vraiment qu’elle tirait sur levolant, comme un cheval sur ses guides… Je vis à l’horlogemunicipale d’un village qu’il était quatre heures et demie. Nousavions plus de deux cents kilomètres à faire, avant d’atteindreDusseldorf, où nous eussions bien désiré arriver avant la nuit.

Pourquoi, à ce moment, songeai-je à la guerrede 70 ? Pourquoi justement, au lieu de ses horreurs, me revintà l’esprit cet épisode intime et consolant qu’au retour mon pèrem’avait conté ?

Il avait dû loger, pendant un mois, un généralprussien, son état-major et sa suite. Très discret, d’une éducationparfaite, d’une bonne grâce très délicate, ce général n’avait prisde notre propriété que ce qui était indispensable à lui et à sesservices. Il s’efforçait, par tous les moyens, de rendre moinshumiliante, moins pénible, cette occupation, et il veillait à ceque rien – autant que cela était possible – ne fût changé deshabitudes de la maison. Il se conduisait comme un hôte bien élevé,non comme un conquérant.

Un matin, il se fit annoncer chez monpère :

– Je viens d’apprendre, monsieur, luidit-il, que vous avez un fils à l’armée de la Loire ?… Est-cevrai ?

– Oui.

– Avez-vous de ses nouvelles ?

– Je n’en ai plus depuis longtempsdéjà.

– Depuis quand, exactement ?

– Depuis Patay… soupira mon père.

– Ah !…

Puis :

– Voulez-vous me permettre dem’informer ?… Moi aussi, monsieur, j’ai des enfants… Je sais…Je sais… Cela ne vous désobligera pas que…

– Je vous en serai reconnaissant, aucontraire… J’avoue que j’ai de grandes inquiétudes…

Le général demanda quelques renseignementscomplémentaires… et, saluant :

– À bientôt, j’espère…

Quelques jours après, il se présentait ànouveau… Il était tout souriant :

– J’ai des nouvelles de monsieur votrefils… Il est au Mans… Il se porte très bien… Je suis heureuxd’avoir pu…

Puis :

– Je crois que nous touchons au terme decette affreuse chose…

Puis encore :

– Voulez-vous me permettre de vous serrerla main ?

J’entendais encore mon père me dire qu’iln’avait jamais été plus touché par la bonté d’un homme, et que,jamais, il n’avait serré une main française avec autant de joiequ’il étreignit cette main allemande… C’est que mon père était, luiaussi, un brave homme… Dieu merci, il n’avait rien d’un héros dethéâtre.

Sous l’impression de ce souvenir, jem’exaltai :

– Ma foi ! tant pis… m’écriai-jetout à coup… Arrivera ce qui pourra… Allons-y, Brossette,allons-y !

L’air était frais, la carburation excellente.La bonne C.-G.-V., lâchée, bondit et roula comme une trombe sur laroute.

– L’accélérateur, Brossette !… Nousverrons bien…

– Sale pays ! répéta Brossette, enréglant ses gaz et donnant méthodiquement de l’avance àl’allumage.

En quelques minutes, nous fûmes à Emmerich, oùnous traversâmes le Rhin, sur un bac à vapeur très puissant ;en quelques autres, à Clèves, dont nous escaladâmes les ruessinueuses et montueuses, à la grande joie des promeneurs – c’étaitun dimanche, – et sous la conduite d’un petit pâtissier, très fierd’être monté sur le marchepied, et qui nous mit gentiment sur notrechemin, de l’autre côté de la ville.

Ah ! quelle route !

Quelle route que cette route où nous mena lepetit pâtissier de Clèves, la plus belle de ces belles routes duRhin, construites par Napoléon, pour les affreux défilés de laguerre, et où, maintenant, passe ce que l’automobilisme apporteavec lui de civilisation moins rude, de sociabilité universelle etd’avenir pacificateur.

Elle était, cette route, bordée d’une doublerangée de magnifiques ormes, avec du printemps très tendre, trèsjeune, entre leurs branches, une poussière de printemps, à peinerose, à peine verte, à la pointe de leurs branches ; elleétait large, étalée, comme notre avenue des Champs-Élysées, douceet unie comme si elle eût été tendue de soie, et toute droite, sidroite qu’on n’en voyait pas le bout, sinon, là-bas, tout là-bas,aux confins du ciel, un tout mince ruban jaune, un tout petit traitde pastel jaune que nous ne pouvions jamais atteindre… Et le soleilde cette fin de journée faisait avec les entrelacs de l’ombre,comme un tapis, tel que n’en tissèrent jamais les plus subtilsartisans de la Perse.

Sur ce sol merveilleux, la machine, emportéeau rythme d’un ronflement léger, régulier, infiniment doux – bruitd’ailes ou souffle de vent lointain – glissait, volait, ainsi qu’unoiseau rapide qui rase la surface immobile d’un lac.

Brossette ne disait plus rien, ne répondaitplus à mes questions. Il était grave, regardait la route d’un œillégèrement bridé, et il écoutait chanter la belle chanson descylindres.

*

**

Les champs me frappèrent par leur terregrasse, leur air cossu, leurs belles cultures, l’abondance de leurstroupeaux. Les villages, très propres, les seuils lavés, lesfenêtres claires, les portes aux cuivres luisants avaient un aspectd’aisance tranquille. Partout cela sentait le travail, la sécurité,la richesse, je ne dis pas le bonheur, car le bonheur, c’est autrechose. Il ne se voit pas tout de suite aux yeux des hommes, commele bien-être aux fenêtres des maisons. Il ne se voit qu’à lalongue, il ne se voit pas souvent, il ne se voit presquejamais.

Nous prîmes de « la benzine » dansune petite ville dont je n’ai pas retenu le nom, ville de cinqmille habitants, à peu près, rebâtie, presque toute neuve, avec desrues larges, coupées de places ombragées, et des maisons oùsemblait régner un confort solide. Deux ponts, l’un tout neuf,l’autre très vieux, enjambaient, le premier, d’une seule courbe, lesecond, de deux arches gothiques, les deux bras d’une rivière, quebordaient de petites industries qu’à leur air actif et coquet l’onpressentait prospères.

Comme dans toute l’Allemagne, les édificesadministratifs s’imposaient aux contribuables par leurmonumentalité un peu effrayante, d’un goût horrible souvent, d’uneopulence orgueilleuse et bien assise, toujours. Je m’étonnaisgrandement de voir, dans un endroit si peu important, tant demagasins de toute sorte, des boutiques de luxe, des soies drapées,des velours à traîne, des maroquineries étincelantes, des bijoux,des étalages de victuailles enrubannées, des charcuteriesarchitecturales, ornées, comme des églises, un jour de fête.Partout l’abondance, la sensualité, la richesse.

Et je me disais :

– Ces objets ne sont pas là pour lesimple plaisir de la montre. Il y a donc, dans ce petit pays, desgens qui les désirent et qui les achètent.

Je me disais encore, non sansmélancolie :

– Comme je suis loin de la France, despetites villes de France, de leurs rues mortes, de leurs maisonslézardées, de leurs boutiques sordides et fanées !… Chez nous,on ne travaille qu’à Paris, dans quelques grands centres, quelquesvilles du Nord, et dans le Sud-Est… Le reste s’étiole et meurtchaque jour. D’immenses richesses dorment inexploitées, partout.Qui donc, par exemple, songe à arracher aux Pyrénées le secret deleurs métaux ? Qui donc oserait confier des capitauximproductifs à cette jeunesse hardie qui, faute de trouver chezelle l’emploi de son activité et de sa force, est contrainte des’expatrier et de travailler à l’enrichissement des autrespays ?… Comme je suis loin ici, de ces bons Français, rentierset gogos, qui se disent toujours la lumière et la conscience dumonde, et que je vois perpétuellement assis au seuil de leursboutiques, devant la porte de leur demeure, abrutis et amers,crevant de leur paresse, s’appauvrissant de leur épargne, passantleurs lourdes journées à s’envier, se diffamer les uns lesautres ! Nul effort individuel, nul élan collectif… Quand jereviens dans des régions traversées quelques années auparavant, jeles retrouve un peu plus sales, un peu plus vieilles, un peu plusdiminuées ; et chacun s’est enfoncé, un peu plus profondément,dans sa routine et dans sa crasse. Ce qui tombe n’est pas relevé.On met des pièces aux maisons, comme les ménagères en mettent auxfonds de culotte de leur homme. On ne crée rien. C’est à peine sion redresse un peu ce qui est par trop gauchi, si on remplace auxtoits les ardoises qui manquent, les portes pourries, les fenêtresdisloquées… N’ayant rien à faire, rien à imaginer, rien à vendre,rien à acheter, ils économisent… Sur quoi, mon Dieu !… Maissur leurs besoins, leurs joies, leur dignité humaine, leurinstruction, leur santé… Affreuses petites âmes, que ce grandmensonge antisocial, l’épargne, a conduites à l’avarice, qui est,pour un peuple, ce que l’artériosclérose est pour un individu. Cen’est pas de leur bas de laine que la France a besoin, mais deleurs bras, de leur cerveau, de leur travail et de leur joie… Et cen’est pas leur faute, après tout… On ne leur a jamais dit :« Vivez ! Travaillez ! » On leur a toujoursdit : « Épargnez ! » Ils épargnent…

J’évoquai la petite ville où je suis né, etque j’avais revue, quelques mois auparavant… Oh ! comme ellepesa à mon enfance ! Quels souvenirs d’ennui mortel j’en aigardés ! Et comme elle fatigue encore, souvent, mes nuits descauchemars persistants qu’elle m’apporte ! Quelle cure longueet pénible il m’a fallu suivre, pour me laver de tous les germesmauvais qu’elle avait déposés en moi ! Eh bien, je l’ai revue…Depuis cinquante ans, rien n’y est changé. Ni les êtres, ni leschoses. Pas une maison nouvelle ne s’est élevée ; pas uneindustrie – si petite soit-elle – ne s’y est fondée. Sur larivière, le même moulin broie toujours la même farine… Ce sont lesmêmes boutiques avec les mêmes enseignes, et, je crois bien, lesmêmes marchandises. On ne peut pas dire que les gens y soientmorts… car les fils, ce sont les pères… Et j’ai retrouvé les mêmesvisages tristes, les mêmes tics d’autrefois, la même lourdeursommeillante, la même morne stupidité… On me dit : « Voussavez bien… un tel est parti depuis quinze ans… Il a on ne saitquelle fabrique à Madagascar !… C’était sûr qu’il tourneraitmal !… »

Il n’y a que les cabarets qui donnent à celal’illusion de la vie. Et c’est de la mort !

Ah ! oui ! combien j’ai doucesouvenance !…

*

**

Nous repartîmes.

Gorgée d’essence neuve, la machine avaitencore gagné en force et en vitesse. Ce n’était plus une machine,c’était l’Élément lui-même, non pas l’Élément aveugle et brutal quihurle, fracasse et détruit tout ce qu’il touche, mais l’Élémentsoumis, discipliné, qui conquiert le temps, l’espace, le bonheurhumain, l’avenir ; l’Élément qui obéit, comme un petit enfant,aux mains savantes, à la volonté supérieure de l’homme.

Brossette me dit :

– Alors, monsieur, cette fois, noussommes bien en Allemagne ?…

– En Prusse, même… en Prusse Rhénane, monbon Brossette…

Je lui montrai un poteau indicateur, surlequel était écrit, en gros caractères noirs, à la suite d’uneflèche, ces mots : Krefeld… 50 kilomètres…

– Épatant !… fit-il… Mais c’est unpays épatant !… Et si nous marchons toujours de ce train-là…monsieur… bien sûr que nous serons à Berlin… avant l’arméefrançaise !

*

**

Je m’étais bien promis de m’arrêter à Krefeld.Je voulais y visiter quelques-unes de ces belles manufactures quiproduisent du velours de coton, pour le monde entier… Maisquoi ! Dusseldorf n’était qu’à quarante kilomètres… Rien nem’obligeait, ce soir-là, au contraire, tout me déconseillait depousser jusqu’à Dusseldorf, sinon l’impérieux besoin, l’impérieuxet stupide besoin de conquérir des kilomètres, encore… Je brûlaiKrefeld, dont le développement économique, le mouvement et la vieme parurent une chose prodigieuse… Affaires et plaisirs, tout yétait… Ville charmante, propre, colorée. Les rues étaient pleinesde monde… Et ce monde semblait joyeux… Une foule gaie, voilà unspectacle rare…

Qu’on excuse ce souvenir personnel… Moi aussi,je m’amusai à voir que, ce soir-là, on jouait Les affaires sontles affaires, au théâtre municipal…

À quelques kilomètres au delà de Krefeld, unpetit incident de route que je note, parce qu’il estcaractéristique des mœurs allemandes, m’a laissé, dans l’esprit, enmême temps qu’une légère impression de remords, une impressionaussi de douceur très douce et très jolie.

Devant nous, un petit cheval trottinait,traînant une petite charrette vernie que conduisait une jeunepaysanne. Le cheval prit peur – les chevaux sont partout les mêmes– et, les oreilles dressées, se mit brusquement au galop. J’arrêtaila machine, mais l’animal effrayé ne se calma point. Il gagnait àla main, comme disent les cochers. Au risque de se tuer, la jeunefille sauta maladroitement de la voiture, et roula sur la route… Jeme précipitai à son secours, aidai à la relever… Elle était blonde,très fraîche, presque luxueusement habillée…

Dès qu’elle fut debout, elle s’efforça desourire… s’excusa :

– C’est ce vilain petit cheval… Mon Dieu,qu’il est bête !… Il a peur de tout… Excusez bien.

Je lui demandai si elle était blessée, si ellesouffrait :

– Non… non… fit-elle doucement… oh !non !… Je n’ai rien… Excusez, n’est-ce pas ?

Elle avait relevé sa jupe avec décence etdécouvert à l’un de ses genoux une écorchure légère. Je couruschercher, dans ma trousse de pharmacie, un peu d’eau oxygénée, avecquoi je lavai la plaie, qui saignait à peine… Elle protestait, etriait, comme si on l’eût chatouillée :

– Ce n’est rien… ce n’est rien… Tiens,mais ça pique…

Et, de plus en plus rieuse :

– C’est ce maudit cheval… répéta-t-elle…Et comme je suis fâchée de vous causer tant d’embarras !

Brossette avait ramené le cheval, le calmaitpar de bonnes paroles… Comme nous aidions la jeune paysanne àremonter en voiture :

– Je suis bien reconnaissante… bienreconnaissante… disait-elle.

Et avec un regard suppliant :

– Ah ! monsieur, ne parlez pas deça… Ne le dites à personne… Parce que, si on savait, chez nous… ehbien, jamais plus, je ne pourrais aller, toute seule, à Krefeld,avec mon petit cheval…

Elle avait pris les guides :

– Là ! là !… Tu vas te tenirtranquille, maintenant… Petit imbécile !… Excusez encore…Excusez bien…

Une demi-heure après, nous franchissions leRhin, sur l’immense pont de Dusseldorf.

Dusseldorf.

Donc, la première ville d’Allemagne où nousséjournâmes un peu, ce fut – je ne m’en vante pas – Dusseldorf. Et,dès mon arrivée, je regrettai de ne m’être pas arrêté àKrefeld.

Nous descendîmes, ainsi qu’il convient, auBradenbrager-Hof.

Tout ce que je dirai de cet hôtel peuts’appliquer exactement à la ville, à toute la ville neuve, dumoins, qui est, comme on sait, la ville, par excellence, dumodern-style. Quand j’aurai décrit l’hôtel, j’aurai décrit laville, ses rues, ses maisons chamarrées, ses boutiques luxueuses…sauf le Rhin, le large et beau Rhin qui s’obstine à repousser lacollaboration de M. Vandevelde, et à conserver un style trèsancien. En simplifiant, de la sorte, ma besogne, cela me permettra,par la suite, de ne pas prolonger en moi et en vous, cherslecteurs, cette espèce de cauchemar affolant qu’infligèrent à notreimagination, passionnée de belles lignes et de belles formes, tantde Belges exaspérés et novateurs… Car, à quoi bon vous lecacher ? – nous nous heurtons, partout ici, au lyrismedécoratif de M. Vandevelde. Après avoir mis à l’envers lesmaisons et les meubles de la pauvre Belgique, il est venus’installer à Weimar… C’est de là qu’il déverse, sur toutel’Allemagne, les produits de ses fantaisies carnavalesques quil’ont enfin amené à découvrir la quadrature du cercle et lacirconférence du carré.

*

**

Maupassant possédait, entre autres curiosités,un valet de chambre qui le servit fidèlement. C’était d’ailleurs undomestique fort avisé en toutes choses. Il avait de la littérature.Un jour, il dit à son maître, sur un ton grave etréservé :

– J’ai lu ce matin l’article de monsieur…Il est bien…

– Ah ! je vois qu’il ne te plaîtpas…

– Mon Dieu !

– Que lui reproches-tu ?

– Je dois le dire à monsieur… Monsieurmanque quelquefois de chic pour ses qualificatifs… Ils sont tropsimples… Ils ne peignent pas assez exactement les objets… Ainsidans l’article de ce matin, monsieur dit d’une orchidée qu’elle estbelle. Sans doute, une orchidée est belle… Mais ce n’est pas labeauté… la beauté vague qui fait le caractère de l’orchidée…L’orchidée, monsieur, est étrange, maladive, perverse, fallacieuse,déconcertante… Moi, j’aurais écrit : « la déconcertanteorchidée »… Je dis ça à monsieur…

– Mais tu as raison… avoua Maupassant queles réflexions de son valet de chambre amusaient toujours. Sais-tuque tu es épatant ?…

– Oh ! monsieur !

– Mais si… Et où as-tu appris toutça ?

Alors, il se rengorgea, et, trèssérieux :

– Monsieur, répondit-il… monsieur saitbien qu’avant de servir chez monsieur, j’ai servi trois ans chez unpoète belge !…

Et, après un petit silence,négligemment :

– Monsieur n’oublie toujours pas mespalmes pour le 1er janvier ?…

Modern-style.

Le Bradenbrager-Hof, qui, je ne sais pourquoi,m’a rappelé le valet de chambre de Maupassant, est un de ces grandshôtels, comme on en trouve dans les moindres villes d’Allemagne, etcomme nous n’en avons qu’à Paris et dans quelques villes d’eaux, unde ces caravansérails nouveaux et art nouveau d’Occident,construits par les Belges et les Suisses, pour les habitudes deconfort des Américains et des Anglais… Des salons, plus ou moinsLouis XV et Louis XVI, y alternent avec des fumoirs depaquebot. Rien n’y est plus droit, plus d’équerre, plus d’aplomb.Tout ce qui est rond y devient carré, tout ce qui est carré ydevient rond. Je veux dire que rien n’y est rond, ni carré, niovale, ni oblong, ni triangulaire, ni vertical, ni horizontal. Touttourne, se bistourne, se chantourne, se maltourne ; toutroule, s’enroule, se déroule, et brusquement s’écroule, on ne saitpourquoi ni comment. Ce ne sont que festons de cuivre verni,qu’astragales de bois teinté, ellipses de faïence polychrome,volutes de grès flammé, trumeaux de cuir gaufré, frises de nymphéashirsutes, de pavots en colère et de tournesols juchés sur lesmoulures des stylobates, comme des perroquets sur leurs perchoirs…Des larves plates et minces dorment à l’entrée des serrures ;des embryons, des têtards montent, se glissent en ondulationsvisqueuses, le long des portes, des fenêtres, des tiroirs, deschanfreins. Les cheminées sont des bibliothèques ; lesbibliothèques, des paravents ; les paravents, des armoires, etles armoires, des canapés. L’électricité jaillit aussi bien desparquets que des plafonds, d’ampoules de cristal taillé en fleursde rêve ou en bêtes de cauchemar ; elle court, chahute,bostonne, virevolte, cakewalke, dans les girandoles et les lustres,qui ont la danse de Saint-Guy. Les meubles ont l’air d’avoir bu, etsemblent inviter la livrée aux pires excès d’acrobatie. Et, pourqu’on ne s’y trompe pas, sur les façades dissymétriques, creuséesde trous profonds et renflées de bosses énormes où toutes lesmatières connues, juxtaposées, se neutralisent et s’annulent, lesbalustrades des balcons sont soutenues par des sarabandesfrénétiques de points d’interrogation.

Ces sortes d’hôtels, si hostiles par tous lesdétails de leur esthétique, ont du moins ceci de précieux, qu’ilsoffrent au voyageur le plus délicat et le plus raffiné les pluscomplètes ressources de toilette et d’hygiène. En procédant à unminutieux lavage, dans un cabinet muni de tous les appareilsdésirables d’hydrothérapie, je ne pouvais m’empêcher de songer que,par là encore, j’étais bien loin de notre belle France où, presquepartout, même dans les plus grandes villes, les hôtels conserventjalousement les habitudes de la race, la tare héréditaire où sereconnaît, mieux que par son esprit, un véritable Français deFrance : la malpropreté. Malpropreté monarchique et catholiqueà qui Louis XIV donna le caractère d’une vertu, et la forced’émulation d’un concours. Chamfort ne raconte-t-il pas qu’ungentilhomme, ayant observé que les abords du palais de Versaillesétaient empuantis d’urine, ordonna à ses domestiques et à sesvassaux de « pisser » abondamment autour de sonchâteau ?

Que de fois, arrivant le soir, dans un hôtelde Normandie, par exemple, j’ai dû m’enfuir devant les saletés dela chambre, les draps douteux, les poussières accumulées desrideaux, les crasses pullulantes des tapis, et, surtout, devant cesodeurs ammoniacales qui, des couloirs, par les fentes des portes,s’infiltrent, pénètrent, imprègnent tous les objets !… Que defois me suis-je résigné à coucher dans mon auto, comme un foraindans sa roulotte, à l’entrée des villes, sous les arbres despromenades, et mieux, en plein champ, où l’on respire un air moinsmortellement humain !…

Et je me souvenais qu’un jour, dans une villedu Morvan, descendu à l’hôtel, un petit hôtel coquet, récemmentremis à neuf, selon l’Évangile du Touring-Club, je m’étonnai devoir combien étaient ignominieusement tenus ces réduits intimes,aux lambris de faïence, qui, pourtant, s’il fallait en croire lamarque de fabrique, arrivaient directement d’Angleterre. Vivement,je me plaignis au patron qui me répondit d’un airdécouragé :

– Ah ! ne m’en parlez pas,monsieur…

– Mais si… mais si… au contraire, je veuxvous en parler…

– Que voulez-vous ? Ce n’est pas dema faute, je vous assure… Je veille pourtant, je veille… Mais lesFrançais, qui savent tant de choses, ne savent pas c… Ça, ils ne lesavent pas !… Ce sont des cochons, monsieur…

Il s’emporta :

– Vous avez bien vu ?… J’ai collédes affiches… des affiches, où j’explique la façon de se servir deces appareils… Eh bien, non… Ils ne veulent pas… Ils montenttoujours dessus… C’est dégoûtant !…

Et il ajouta, car ce Morvandiau était, malgrétout, optimiste :

– Peut-être qu’avec tous ces sports… oui,enfin… avec l’automobile, apprendront-ils à c… comme tout le monde.J’ai confiance dans les sports, monsieur… Mais, sapristi !… ily a à faire… il y a à faire…

– À faire autrement, grommelai-je.

Mon ami von B…

Bien que notre C.-G.-V. fût douce au possibleet nous transportât comme sur une pile de coussins, on aspire aurepos, après dix heures de route. Il semble cependant qu’on nesente vraiment sa fatigue qu’en s’enfonçant dans les tapis crème etles tapis roses de ces vestibules où tout tourne et qui fulgurentd’éclats.

Comme je titubais sur des rosaces lie-de-vin,et tâchais de me retenir à des dossiers belliqueux, j’eus lasurprise de reconnaître mon ami von B…, un Allemand que j’aisouvent rencontré en Allemagne, mais plus encore à Paris.

– J’arrive d’Essen, en auto, me dit vonB… Dînons ensemble.

Je ne pouvais trouver meilleur compagnon, nipersonne de mieux informé des choses d’Allemagne, et qui sût mieuxles exprimer, en excellent français.

J’acceptai avec joie.

Mon ami, le baron von B…, en véritableAllemand, est un philosophe, grand amateur de musique, à moins quece ne soit un musicien, grand amateur de philosophie. On ne saitjamais, avec les Allemands. Pourtant il n’est pas qu’amateur dephilosophie ; il l’a professée jadis, avec succès, dans unecélèbre université, et, jeune encore, il a pris sa retraite, pourvivre sa philosophie dans le monde. C’est un personnage singulier,tout à fait fin, et qui n’a pas usurpé sa réputation de causeurbrillant. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un peu trop debavardage… Je ne sais si ce sont ses études ou ses travaux, quelquefonction que j’ignore, ou tout simplement sa naissance qui luidonnent accès près de l’Empereur. Je crois lui avoir entendu direqu’il avait été son condisciple, à l’université de Bonn… Mais, tantd’Allemands, et même tant de Français, se vantent d’avoir été lescondisciples de l’Empereur, à l’université de Bonn, que cela neserait pas une explication de l’intimité qui existe entre Guillaumeet mon ami von B… Von B… aime l’Empereur, ou plutôt l’homme privéqu’est l’Empereur ; du moins, il l’affirme. Mais il jugel’Empereur très librement, parfois très sévèrement. Il y a donctout profit à l’entendre.

Ajouterai-je – et il aura tout de suiteconquis vos sympathies – que c’est un automobiliste fervent, unautomobiliste de la première heure ?

Vingt minutes après notre rencontre, nousétions attablés.

*

**

Je réclamai de la cuisine allemande. Le maîtred’hôtel suisso-italien qui, dans cette salle effrayamment belge,vint nous présenter un menu, décoré de femmes laurées à la Bœcklin,et imprimé en lettres d’un gothique hargneux, parut fortscandalisé. Von B… vint à son secours, en m’expliquant qu’iln’existe pas de cuisine allemande, sinon chez quelques trèsvieilles familles poméraniennes, et que, dans aucun hôtel, dansaucun restaurant allemand, on ne peut se faire servir autre choseque de la mauvaise cuisine française.

Il me dit en riant :

– Mais, mon cher, vous ne savez donc pasque l’Allemagne est, peut-être, le seul pays du globe où il soittout à fait impossible de manger… par exemple… de lachoucroute ?

Ce soir-là, en fait de produits allemands,l’Allemagne ne députa à notre dîner que deux de ces longuesbouteilles de vin du Rhin, penchées dans des seaux à glace, et dontles goulots d’or bruni affleuraient à la nappe.

Je commençai par vanter l’accueil quereçoivent ici les automobilistes ; ensuite, je m’extasiai surles belles routes, ces admirables routes dont on m’avait fait sipeur en France. Von B… répondit :

– Il n’y a qu’en France, d’où nousarrivent relativement peu de touristes, lesquels sont pour laplupart des Belges, des Anglais, des Américains, qu’on ignore ceschoses-là… Il est parfaitement exact que, chez nous, on n’embêtepas les touristes par des règlements prohibitifs. On m’assurepourtant qu’il en est de terribles… Mais on se garde bien de lesappliquer. La circulation est absolument libre, mieux encore, elleest protégée… On a l’ordre d’être extrêmement aimable, et cetordre, venant de haut, est toujours et partout obéi. Je sais aussi– il m’en a quelquefois parlé – que l’Empereur rêve de doterl’Allemagne entière de routes pareilles à celles du Rhin, de faire,en quelque sorte, de l’Allemagne, la plus belle piste automobile dumonde… Oh ! sous ce rapport, il a d’autres idées queM. Loubet. Votre excellent M. Loubet en est venu àtrouver que même le cheval est un véhicule de progrès bien trophardi, bien trop moderne ; il préfère s’en tenir désormais auxmules des chansons castillanes. L’âge aidant, nous le verronspeut-être dans une petite voiture à âne. Son attitude agressiveenvers l’automobilisme est celle d’un petit bourgeois borné,peureux, misonéiste. Guillaume, lui, a parfaitement compris qu’il ya là une industrie énorme, dont les bénéfices sont incalculables,qu’il se doit, comme chef de l’État, de l’encourager, de laprotéger et, s’il le peut, de l’accaparer, pour le bien de sonpays. Cela n’est pas douteux. Mais il y a autre chose. Malgré nosassurances ouvrières qui sont, je crois bien, les plus libérales dumonde – et ce n’est pas beaucoup dire, – malgré notretransformation économique, nous sommes restés, par bien des côtés,un pays féodal, un pays de castes. La noblesse y tient toujours lehaut du pavé, et aussi la richesse, qui est une sorte de noblesseaussi puissante et plus active que l’autre. Il n’y a pas que lesofficiers qui, sur notre sol asservi, fassent sonner insolemmentleurs éperons et leurs sabres. Au village, le hobereau estmaître ; à l’usine, le patron tient ses ouvriers comme desserfs… Nous avons – ce que l’on ne croirait plus possible que dansles opérettes – nous avons une loi de lèse-majesté.

Ici, von B… pouffa de rire :

– Remarquez que, cette loi, lesmagistrats l’appliquent férocement, plus encore par conviction quepar courtisanerie… Voilà pourquoi, en plus des idées de conquêtescommerciales, caressées par l’Empereur, les automobilistes ontraison chez nous… Ils ont raison comme la voiture de maître araison du fiacre, comme le militaire a raison du pékin… Ce sont lesbarons de la route. La route leur appartient par droit féodal,comme elle appartient chez vous aux charretiers, par droitélectoral. Et puis, l’Allemand, qui est pourtant un très bravehomme, n’a aucune sympathie pour l’écrasé. L’écrasé a toujourstort, n’étant le plus souvent qu’un infirme, un pauvre diable, riendu tout. D’ailleurs, je dois dire que l’accident est infinimentplus rare ici, où il n’y a pas de règlement, qu’en France, où il yen a tant et de si vexatoires.

Il conta :

– Figurez-vous, mon cher… l’annéedernière, à Paris, en haut de l’avenue Friedland, une jeune fille,traversant la chaussée, glissa sur le pavé et tomba sous les rouesde mon automobile. Je me précipitai ; je la relevai. Elleétait très pâle, toute maculée de boue. Heureusement, elle n’avaitrien… rien… Tout à fait rassuré, je remontais dans la voiture,quand la mère, qui se démenait sur le trottoir, cria :« Non… non… arrêtez-le !… Un agent !… Unagent ! » La jeune fille déclara bravement que c’était desa faute… qu’elle avait été imprudente… qu’elle avait glissé…qu’elle n’avait rien, etc.… La mère tirait sa fille par lebras ; elle clamait, furieuse : « Tais-toidonc !… Mais tais-toi donc !… Qui te demande quelquechose ? » Et elle s’adressa à la foule, assembléesubitement autour de nous, et qui n’avait rien vu :« Oui ! oui ! » dit la foule, donnantinstinctivement raison à la mère… Un agent survint. Malgré lesdéclarations réitérées de cette jeune fille, éprise de justice,procès-verbal me fut aussitôt dressé… Quinze jours après, on mecondamnait à douze cents francs de dommages et intérêts… Mais je neregrette rien, car il me fut donné, à cette occasion, de relever untrait de votre caractère imaginatif, romanesque, qui m’a beaucoupamusé. En sortant de l’audience, un avocat, derrière moi, disait leplus sérieusement du monde : « Cette déposition de lajeune fille est louche… Il y a sûrement quelque chose là-dessous…Ce doit être l’amant ! » C’est égal, en Allemagne, unetelle condamnation était impossible…

La conversation dévia. Nous en vînmes à parlerdes constructeurs d’automobiles, de la fabrication automobile. Ildit :

– Quand on a vu chez nous l’essor queprenait cette industrie, – vous l’avez créée, mais elle vouséchappera, un jour ou l’autre, parce que vous êtes un drôle depeuple, séduisant en diable, mais peu tenace et léger, – l’Empereura tout fait pour la développer également en Allemagne. Il n’est pasde choses qui ne l’intéressent, et il voudrait que l’Allemagne fûtla première en tout, partout et toujours. Cela le pousse parfois àdes actes désordonnés et vraiment comiques. Il est comme cesparents qui n’ont de cesse que leurs enfants aient tous les prix deleur classe, dussent-ils les abrutir, pour le restant de leur vie…Ce n’est pas, quoi qu’on dise, l’argent qui nous manque, et vousêtes les premiers, sans le savoir, probablement, à donner à nosbanques tout l’argent qu’elles veulent bien prendre auxvôtres ; ce n’est pas la force motrice, que nous avons à bienmeilleur marché que vous ; ce n’est pas, non plus, lapersévérance ni même l’entêtement familier à nos têtes carrées…Non, c’est quelque chose de particulier, d’inimitable et d’un peufluide, comme dirait votre Rostand : la spontanéitéimaginative, le goût, l’esprit… Oui, voilà… vous avez du goût et del’esprit… Vos ouvriers sont spirituels, et, spirituels, ils sontadroits… En France, c’est un de mes plaisirs que de causer aveceux… Tenez… nos chauffeurs… ce sont, parfois, rarement, des espècesd’ingénieurs vaniteux et gourmés, le plus souvent, des domestiques…Vos chauffeurs, à vous, ce sont de véritables compagnons de route,alertes et gais… Ah ! si nous avions des ouvriers, comme lesvôtres, je vous assure que vous n’en mèneriez pas large, enFrance.

Pour répondre à des compliments si flatteurs,et que ma modestie jugeait exagérés, j’eusse voulu parler deWagner, de Bismarck et de Nietzsche. Le moment m’eût paru propicepour une apologie de Gœthe, de Heine, de Beethoven ou de Schiller…Je n’étais pas en verve. Je me bornai à louer, assez gauchement, lePisporter et les voitures allemandes.

– Sans doute, acquiesça von B… nousavons, non pas des bonnes voitures, mais une bonne voiture… Nousavons la Mercédès… J’ai une Mercédès… Il faut bien !…

Après un temps :

– Il faut bien ! répéta-t-il, nonsans mélancolie… La Mercédès est vite, solide, un peu grossière demécanisme, trop compliquée… Les pannes en sont terribles… Au boutde six mois d’usage, elle se dérègle, et fait un bruit deferrailles… et aussi – c’est peut-être ce nom espagnol qui me lesuggère – un bruit de castagnettes fort désagréable… Enfin, elleest bonne… On lui doit certains progrès, d’ingénieux dispositifs,dont les constructeurs français ont tiré profit. L’allumage, parexemple, y est excellent ; les roulements en sont célèbres…Tous comptes faits, elle ne vaut pas certainement vos grandesmarques, ce qui, avec sa cherté, explique son succès chez vous…Elle ne vaut pas la massive et robuste Panhard, la Renault, laDietrich, ni l’admirable C.-G.-V., si souple, si endurante et sisimple, avec son mécanisme bien portant et joli, le finimerveilleux de son travail, sa régularité de marche si tenace, sesorganes toujours frais et ardents, même après les plus follesrandonnées… Oh ! je la connais bien !… J’ai l’honneurd’être grand ami de la princesse de Hohenlohe, qui possède deuxC.-G.-V. Elle me prend quelquefois à son bord. C’est unenchantement… L’hiver dernier, nous sommes allés du fond de laSilésie – et par quelles routes ! – jusqu’à Cannes, sansaccroc… Je rêve de cette voiture-là, qui, par surcroît, est bellecomme un bel objet d’art.

– Mais, dis-je, il vous est facile detransformer ce rêve en une solide réalité de cinquante chevaux…

– Non… ce n’est pas facile… répliqua vonB… La princesse, elle, parbleu ! est assez grande dame pourqu’on lui permette de se fournir où elle veut… Mais, moi ?… AuChâteau, mon cher, on voit d’un très mauvais œil, les produits deprovenance française… Tenez… la jeune femme du Kronprinz a faitscandale, à Berlin. Vous savez qu’elle a été élevée par sa mère, lagrande-duchesse Anastasie de Russie, presque complètement enFrance. Quatre mois de l’année à Cannes, où les Mecklembourgpossèdent une propriété magnifique… trois mois à Paris, le reste enRussie et en Allemagne… en Allemagne, le moins possible. Lagrande-duchesse, qui a de la tête et ses préférences, raffole de larue de la Paix. On a eu beau lui faire des représentations, c’est àParis qu’elle a commandé le trousseau de mariage de sa fille…L’Empereur fut outré… Il ne dissimula aucunement sa colère et sondépit, si bien que la petite princesse, qu’on avait joyeusementaccueillie tout d’abord, pensa perdre de sa popularité. Après desscènes de famille, un peu humiliantes, dit-on, elle a dû promettrede s’habiller dorénavant, des pieds à la tête, à Berlin. Je plainsla charmante enfant. Elle a infiniment de grâce. On va lafagoter.

– Bah ! m’écriai-je, Paris valantbien une messe, la couronne impériale d’Allemagne…

– Ne vaut pas, interrompit vivement vonB…, qu’on soit condamnée à un cordonnier allemand, quand on a lepied joli…

Un soir, à table, un gros financier allemandvantait, devant ses convives français, avec un enthousiasmechoquant, la supériorité morale, commerciale, militaire,scientifique de son pays. Eut-il conscience de son mauvais goûtdevant tous les visages qui se glaçaient ?… Voulut-il se fairepardonner ? Il prit tout à coup, à la pointe de son couteau,le menu morceau d’un exquis camembert, et dit, ensouriant :

– Par exemple… nous n’avons pas chez nousde pareils fromages. Sous le rapport des fromages, je concède quevous nous êtes très supérieurs…

Von B… est un peu, mais avec plus de grâce,comme cet Allemand, et comme beaucoup d’étrangers qui, au fond,méprisent la France pour sa frivolité agressive et vantarde, et quil’admirent seulement – en la méprisant toujours – pour l’élégancede ses femmes, de ses modes, pour la qualité unique de ses plaisirset de sa corruption. Patriote, quoi qu’on dise, je me serais biengardé de lui enlever cette dernière illusion.

Le restaurant se vidait… Et, comme on nousapportait une troisième bouteille d’un vin de Moselle mousseux, jevis, à une table, voisine de la nôtre, devant un général superbe,raide, monocle à l’œil, éclatant, très rouge d’être sanglé, plusrouge d’avoir énormément bu, je vis deux officiers, deux capitainesde cavalerie, qui, en s’inclinant, venaient de faire sonner leurstalons. Et je le regardai, le vieux brave, qui, sans broncher, leslaissait plus d’une minute dans une humiliante immobilité, le coudelevé à hauteur de la tempe, les fesses indécemment tendues au borddu dolman bleu de ciel. Après quoi, d’un geste sec, il lescongédia.

Alors, je dis à von B… :

– Mon ami… parlez-moi de l’Empereurd’Allemagne.

Le Surempereur.

– L’Empereur ? me dit von B… aprèsun temps, et avec une légère grimace… Ma foi ! je me sens fortembarrassé pour vous parler de lui… Si bien qu’on croie connaîtreun homme, – surtout un homme de ce calibre-là, – on ne le connaîtjamais complètement, et l’on risque d’être injuste envers lui… Etpuis… diable !

Il tira de la glace la bouteille en robe debuée, remplit nos verres de ce vin pétillant qui fait, dans labouche, comme un joli petit bruit de mer sur les galets, et ilreprit :

– Voyez-vous, mon cher, pour comprendrenotre Empereur, il faut savoir, il ne faut jamais perdre de vuequ’il date de la Gründerzeit…et que nous, nous n’en datonsplus… du moins, pas tous.

– De la… ? Commentdites-vous ?… De la… ? fis-je, après avoir vidé monverre.

– Gründerzeit… laGründerzeit… l’époque des fondateurs, des vainqueurs –excusez-moi – de 71. Les fondateurs de 71, ce furent, peut-être,des colosses, mais, à coup sûr, des parvenus. Ils étaient partispour la frontière Prussiens et pauvres ; ils s’en revinrent deParis Allemands et milliardaires… Rien ne développe les piresinstincts comme le triomphe. Il nous emplit de nous-mêmes et nousempêche de penser… La Victoire n’a pour fils que des brutes. Songezaux armées de Napoléon, surtout, à tant de ces colonels de trenteans, de la fin de l’Empire, aux douteux demi-soldes, qui, pourn’avoir pas eu le temps de passer maréchaux, crevèrent aventuriers…Nous sommes faits pour réfléchir… L’habitude du malheur forcel’homme à se replier sur soi… C’est en ce sens qu’il est une écoled’intelligence et de générosité… Quelqu’un qui réussit – même unphilosophe – cesse de penser… En 71, c’était un peuple tout entier,habitué à recevoir des coups, qui rentra ivre de la nouveauté d’enavoir donné… J’admire les hommes qui résistent à l’infortune ;j’admire bien davantage ceux qui résistent au succès… ce sont deshéros. N’oubliez donc pas que ces vainqueurs s’en revenaient deFrance, non seulement glorieux, mais milliardaires. L’ère desmilliards date de 71… C’est un mot qui n’était pas en usage… Lemilliard des émigrés ?… Oui, je sais bien… Mais ce milliarddes émigrés, ce n’était pas un milliard, ce n’était que beaucoup demillions… Le milliard n’est véritablement entré dans la languecourante que depuis le traité de Francfort. Une aventurepareille !… Songez donc ! On perdrait la tête à moins…Alors, on se mit à faire l’Allemagne, à la construire… Chez nous,on n’est pas économe… on aime à manger bruyamment, à beaucoupboire… et on aime à bâtir. On mangea, on but, Dieu sait !… Etpuis on bâtit !… On construisit des forts et des canons ;des ports, des navires et des canons ; des routes, des canauxet des canons… et puis des casernes, et puis des usines, et puisdes palais, et toujours des canons. On rebâtit, du nord au sud,Berlin. Il fallait bien une capitale pour l’Empire qu’on venait dese donner… On rebâtit, du nord au sud, toute l’Allemagne… Ilfallait bien des villes en harmonie avec la capitale qu’onbâtissait… Et l’on ne s’est pas arrêté de bâtir… On bâtit toujours,et de plus en plus grand. Le goût des statues colossales, desuniversités géantes, des gares-forteresses, des postesbabyloniennes, des boutiques-cathédrales, des brasseries Walhalla,des casernes-abbayes, tout ce monumentalisme hyperbolique date dela Gründerzeit… Si la Gründerzeitdisparaît peu àpeu de l’âme des hommes, elle survit dans l’âme des pierres… EtGuillaume II, à qui ne manque plus, dans sa garde-robe, quel’uniforme du dieu Mercure, à qui le caducée irait bien mieux queles sabres et les aigles d’or de ses casques, date pourtant, luiaussi et tout entier, de ces années de mégalomanie, de ces ivressesde parvenus, avec leur enflure, leur tapage, leur clinquant, etleur grandeur de camelote. Il était bien jeune en 70, mais, quandon n’a pas en soi de quoi les refaire, on garde, toute sa vie, lesidées qu’on vous a mises en tête avant vingt ans.

Von B… respira, un moment. J’admirais sonendurance à dire tant de paroles. Il continua ensouriant :

– Le vieux Guillaume…« l’inoubliable grand-père »… oui… ah ! je mesouviens… On avait eu beau le couronner Empereur à Versailles, ilétait rentré à Berlin bon roi de Prusse, comme devant… Ce n’étaitqu’une espèce de hobereau heureux, dont Napoléon III avaitfait un conquérant malgré lui… Il faut dire qu’il était bien servi…Roon, Roon, surtout, – on ne parle que de Bismarck et de Moltke –mais il faut que vous lisiez Roon… celui qui mettait Bismarck enavant, le dirigeait, et ne se défiait que de son ivrognerie…Quelqu’un, ma foi, de génie !… Oui, Guillaume était mieux quebien servi… Ce maître, après tout débonnaire, avait des domestiquesambitieux. Ils lui avaient déjà apporté d’assez bonnes affaires…J’entends : les duchés, Sadowa… Ces succès lui suffisaient,car ce brave homme n’a jamais fait figure de conquérant ; duconquérant, il n’avait pas l’âme sauvage et violente. Savez-vousqu’il ne passa le Rhin qu’en rechignant ?… C’était trop… Ilavait peur… Savez-vous aussi que bombarder Paris lui parut uneénormité ?… Bombarder Paris !… Il aurait mieux aimérentrer chez lui… Il fallut le prier, le supplier, lui arracher,tout au moins, par ruse, l’ordre de tirer le premier coup de canon…Oh ! ce n’est pas lui qui eût jamais pensé à desmilliards !… Ce n’est, d’ailleurs, qu’à force de champagne –ça, c’est la vérité – que Bismarck se monta, peu à peu, jusqu’auchiffre qui devait étonner le monde et qui, tout d’abord, luisemblait, à lui-même, chimérique… Mais oui, mon cher, toutel’histoire est à refaire… je vous assure… toute l’histoire de ceshommes et de ce temps… et de tous les temps, le diablem’emporte ! S’il n’avait pas été le parfait ivrogne qu’il fut,je me demande ce qu’aurait bien pu faire Bismarck… Il n’avait dehardiesse que dans le vin… Le bon hobereau de Guillaume laissa donctravailler ses serviteurs ; – les vieux domestiques finissentsouvent par commander… Mais le succès ne le changea pas… Il y acomme cela, dans pas mal de familles, de ces grands-pères qui ontfait fortune, pour ainsi dire, malgré eux, et qui continuent defumer la même pipe et de boire la même bière qu’ils aimaient àl’époque des débuts…

Il ne s’interrompit pas de parler, pour meverser à boire…

– Le curieux, voyez-vous, c’est que notrevieux « inoubliable grand-père » n’a eu que tard son« fils à papa »… Il ne l’a trouvé qu’à la troisièmegénération… Le pauvre Fritz n’eut pas le temps, s’il en avait eul’envie, de profiter de l’aventure de 70, d’en jouir… On le connaîtpeu… et c’est dommage… Une belle figure, en somme… Il était degoûts modestes, timide, très sérieux, cultivé, aimé des écrivains,des artistes… Il ne voulait déjà pas aller à Sadowa, et, quand il yfut, presque à son corps défendant, il s’y révéla grand capitaine…Destinée curieuse !… De cet humanitaire, – excusez ce mothorrible, – de cet homme qui détestait la guerre, la fatalité n’afait qu’un guerrier… Ce simple et ce doux accomplit aussi, en 70,plus de besogne qu’il ne fit de bruit… Il était ennemi du tapage,du faste… Et, s’il est vrai, comme on le raconte, un peudramatiquement, qu’une vaincue, vengeant sur lui les siens,l’empoisonna, je parie que ça n’aura pas été une cocodette, ni mêmeune cocotte… Sa femme, de sentiments très nobles, influa aussibeaucoup sur lui… En bonne fille de la reine Victoria, elle nedemandait qu’à vivre bourgeoisement…

Von B… haussa un peu le ton :

– Par exemple, son fils ne lui a jamaisété tendre. Vous avez vu ?… Il lui a campé sa statue, comme enpénitence, à la porte d’un musée… On dirait que Guillaume IIn’a jamais songé qu’à rabaisser le rôle de son père, de Sadowa àWissembourg… On dirait qu’il ne l’a mis sur ce cheval tranquille,entre cette ruelle et ce pont, que pour ne lui laisser rien plus àconquérir, devant la postérité, qu’une cimaise… Frédéric ne parlaitjamais de ses campagnes… En avait-il honte ?… En tout cas, lesbraillards de 71 lui surent toujours mauvais gré de ce silence, decette retenue… Guillaume lui-même ne peut encore accepter que sonpère ne lui ait point fait assez honneur… Il rougit de lui, et lepousse hors de l’histoire, comme d’autres mauvais fils renvoient etclaquemurent, dans sa chambre, la vieille maman qu’ils ne veulentpoint laisser voir, parce qu’elle n’est pas assez bien mise. Àmoins qu’il s’agisse d’une rancune pire… et qu’il ne reproche à lamère son sang, au père son imprudence, à tous les deux lerachitisme dont son orgueil souffre cruellement… Oh ! je l’aibien souvent senti… Ce silencieux et ce réservé, ce n’était pas lepère qu’il fallait à ce fils fanfaron ; ce malade couronnén’était pas l’Empereur que voulait la Gründerzeit… Pasplus le fils que la nation, froissés dans leur pire orgueil, n’ontpu pardonner sa simplicité et son cancer à ce héros pacifique…C’est donc Guillaume II qui est vraiment, avec l’éclat et lebruit qu’il fallait à la Gründerzeit, le premier nouvelEmpereur d’Allemagne… Il se carre sur le trône impérial, qu’il n’apas conquis… qu’on n’a même pas conquis pour lui… Bénéficiaire,sans coup férir, d’une épopée, il caracole sur les champs demanœuvres, pour se persuader et faire croire que l’épopée continue…C’est bien… comprenez-vous ? « Sa Majesté le Fils auxpapas ».

Von B… s’arrêta un instant, et, comme effrayéde ce qu’il avait osé dire, ajouta, plus lentement :

– Mon cher, il y a, en Guillaume, deuxêtres très différents et qui semblent s’exclure : l’homme, quiest charmant et que j’aime beaucoup ; l’empereur, que jedéteste, car je le juge détestable. Je le vois moins depuisquelques années. Il me gêne de plus en plus… Et je crains bien quel’empereur ne finisse par me détacher, tout à fait, de l’homme…J’en aurai de la tristesse. L’homme est agréable, séduisant, trèsgai, très simple, très loyal, très généreux, et il est fidèle à sesamis… Oui, – cela vous semble un paradoxe, – il a des amis, devrais amis, dont quelques-uns, des gens obscurs, désintéressés etqui, comme moi, n’attendent rien de sa toute-puissance.

Il dit textuellement :

– C’est un bon garçon… un bon garçonallemand !… Vous voyez ça ?…

Et il poursuivit :

– À l’entendre, dans l’intimité, causerfamilièrement, sans morgue, sans apparat, le corps renversé sur ledossier d’un fauteuil bas, les jambes haut croisées, fumant sa pipeet riant aux éclats, on ne pourrait jamais s’imaginer que c’est làcet autocrate redoutable, encombrant et falot, qui emplit, quisurmène, qui terrorise l’Europe et le monde du fracas de sapersonnalité.

S’étant reculé pour donner à sa chaise, surlaquelle il se balançait, plus de champ, il fit encore unedigression :

– Étrange bonhomme !… CeGuillaume II intime, fils d’une Anglaise, c’est encore unjeune patricien anglais, qui a passé par Bonn, au lieu d’avoirpassé par Oxford, et qui fait son possible pour demeurer un hommede sport. S’il pouvait, je crois bien qu’il monterait en course, ouconcourrait pour des prix de canotage. Mais son britannisme esttrop mêlé ; ce n’est que de l’anglomanie. L’oncle rit un peude ces prétentions et le neveu enrage. D’ailleurs, du sport ?…comment ferait-il ?

Ici, von B… parla plus bas :

– Il a mille ingéniosités pour dissimulerle bras qui ne lui a pas poussé tout à fait… Mais, quevoulez-vous ?… Regardez-le, regardez même ses photographies,il a beau prendre et faire prendre toutes les précautions, pour quecela ne se voie pas… c’est…

Et il susurra le mot dans mon oreille.

– C’est un manchot honteux… mais c’est unmanchot !…

Il s’arrêta un instant sur ce mot, pour me lelaisser savourer. Et, à la joie dont son visage s’éclaira, jesentis, en dépit de ses déclarations précédentes, toute la hainequ’il avait pour l’Empereur… Il dit alors, d’un ton plusdétaché :

– Il a une culture intellectuelle assezétendue, mais des plus vagues. Contrairement au personnage deMolière qui avait des clartés de tout, Guillaume a des ombres detout. Il ne connaît bien d’une façon précise et détaillée – c’estlà un trait important de son caractère et de sa politique – que lagéographie, car la géographie, c’est le commerce… Autrefois,c’était une joie de discuter avec lui une question de littérature,de philosophie, de morale. Il ne nous imposait nullement ses idées,qui, vous n’en doutez pas, sont réactionnaires et des plusbourgeoises ; il acceptait, tout naturellement, qu’on ne fûtpas de son avis. Il se plaisait même aux controverses les plusvives, et, quand il se sentait battu, jamais il n’eût songé à vouslancer sa couronne impériale à la tête, comme dernier argument,pour avoir raison. Je suppose qu’il se rattrapait ensuite sur sesgénéraux et ses ministres.

Von B… ricana et choisit longuement un énormecigare parmi les boîtes que le maître d’hôtel venait de dresser, enpile imposante, sur la table, l’alluma et continua :

– Depuis quelque temps, il a un peu… il amême beaucoup changé. Son agitation s’exaspère, les grimaces, lestics de son visage deviennent presque douloureux. Il a maintenant,en parlant, une sorte de retournement convulsif de la mainqu’accompagne un claquement des doigts, dont la répétition estpénible. Son rire, jadis si éclatant, a je ne sais quel timbre fauxqui vous trouble et vous gêne… Enfin, il montre moins de tolérance,moins de gentillesse envers ses amis. L’empereur déborde surl’homme. C’en est fini de nos intimités… Quelques éclaircies, çà etlà, mais elles durent peu. On a dit de lui, au début, qu’au reboursde Fénelon, il avait une main de velours dans un gant de fer ;ce doit être encore cet enfant terrible de Maximilien Harden, quine débine tant son Empereur que parce qu’il en attendtrop, ou le Simplicissimus, l’ennemi intime de Guillaume,et qui lui reproche surtout de n’être pas Guillaume le Taciturne.En réalité, il arrive trop souvent, à présent, que la main durcissejusqu’à paraître d’acier, et qu’il change de gants encore plus qued’uniformes… J’attribue ce changement à trois causesprincipales : les tracas, les désillusions de sa politiqueétrangère, son état de maladie qui le préoccupe plus qu’on necroit, l’influence sourde, mais lente et tenace, qu’exerce sur lui,malgré lui, l’Impératrice. L’Impératrice a toujours détesté cettesorte de laisser aller bohème qui, chez l’Empereur, où deux mondesopposés sont souvent en conflit, se mêlait, quelquefois, auxraideurs de l’esprit féodal qu’elle nous accusait de pervertir.Oh ! elle n’est pas des plus intelligentes, ni des plussympathiques. Je la tiens pour la personne la plus ennuyeuse quisoit dans le monde. Mon Dieu ! je n’exige pas d’une femmequ’elle soit belle ; je lui demande d’être gracieuse. Orl’Impératrice manque totalement de ce qui est le plus nécessaire àson sexe, de ce qui fait toute la femme : le charme. Elle a dela vertu… elle est la vertu, et, comme la vertu, elle est triste,un peu bornée, revêche, sectaire, par conséquent sans bonté. Plusqu’à son éducation religieuse, plus qu’à ce qu’il croit être lanécessité politique, Guillaume doit à sa femme cette espèce depiétisme absurde qui donne, souvent, à ses discours une note sicomique et si fausse. Elle nous fait beaucoup regretter cettevieille et douce Augusta, – vertueuse, elle aussi, mais plushumainement, – à qui votre Jules Laforgue disait des choses sijolies et lisait des vers français – du Baudelaire, je crois… iln’alla pas jusqu’à Verlaine – qui eussent fait mourir de hontenotre Impératrice d’aujourd’hui… Un détail, inconnu chez vous… etqui vous amusera. L’Impératrice s’est attribué, dans l’État, unemission bureaucratique assez singulière… Elle est le censeur despièces qu’on représente au Schauspielhaus de Berlin. Et je vousassure qu’elle remplit ses fonctions en conscience. Ainsi… tenez…elle raye impitoyablement, sur tous les manuscrits, le mot :Amour, qui lui paraît de la dernière inconvenance. Elle nele tolère – probablement, par résignation nationale – que dans lesdrames de Schiller, et aussi, dans les œuvres françaises quejouent, sur le Théâtre Impérial, les tournées de Coquelin, lequelest au Schloss presque aussi national que Schiller. Etpuis, d’être dit en français, peut-être que ce mot indécent offremoins de dangers pour la vertu allemande… Elle a une autre manie,dont on rit beaucoup, entre soi, à Berlin… Quand, par hasard, elleva visiter un musée, elle exige que toutes les nudités des tableauxet des statues soient enlevées, ou voilées, sur son passage…

– Elle « aime des tableaux couvrirles nudités »… déclamai-je.

À quoi von B… riposta :

– Mais, rendons-lui cette justice, ellen’a pas d’« amour pour les réalités »… On raconte même,sur sa vie conjugale, certains détails qui enchanteraient l’âmepuritaine de votre monsieur Bérenger… On raconte… Mais ça… commentle savoir ?…

Il conclut :

– Avec une pareille conception de la vie,de la littérature et de l’art, vous pensez si l’on s’amuse à lacour. Rien d’assommant comme ces fêtes, ces réceptions, d’un fastesi lourd et glacé, d’une étiquette si rigide, d’un ridicule sifunèbrement chamarré. Ce qui n’empêche nullement les plus férocesintrigues, et les passions les plus effrénées… Peut-être, de toutesles cours d’Europe, la cour de Berlin est-elle la plus corrompue…Et vous voyez qu’on n’arrive pas toujours à étouffer les énormesscandales qui éclatent… Ah ! mon cher…

Je m’apprêtais à recueillir d’amusantes ettrès sales histoires. Mais von B…, par pudeur nationaliste,peut-être, se déroba et il reprit :

– Il faudrait, pour animer une cour commela nôtre, une femme qui ait un peu de ce mélange, difficile àdéfinir, de grâce et de fierté… et que vous appelez… l’allure… del’allure.

Et il fit, en répétant le mot, claquer deuxdoigts en l’air.

– La pauvre femme en manque, à unpoint !… Je ne puis pas vous dire. Mais c’est quelque chosequi ne court pas les rues, ni même les palais… quelque chose detrès différent de la morgue, quelque chose qui s’accommodeparfaitement de simplicité, et que la moindre affectation détruit…une grâce cavalière faite, avant tout, de naturel… Même en dépit dela guillotine, Marie-Antoinette est ridicule, et, surtout, elle estcrispante, grinçante, exaspérante… La véritable allure est un aird’autorité qui ne s’oublie jamais, mais une autorité qui ne selaisse voir que si elle ne se montre pas… Il y faut de la grandeuravec de l’aisance, du caractère, une certaine énergie, et le don detrouver toujours des attitudes heureuses, sans jamais les composer…C’est encore comme le laisser aller d’une nature qui sent sasupériorité, et, dédaigneuse de s’incliner devant l’opinion, ne seplie qu’à la conquérir… L’éducation peut y suppléer : elle nela remplace pas… Ce n’est pas rien de savoir se garder aussiexactement de la platitude que de cette enflure qu’on appelle, chezvous, le cabotinage… L’allure ? Combien de princes enmanquent, pendant que des ouvriers l’improvisent !… Tenez,votre ami Stéphane Mallarmé en avait à revendre, dont la dignitécharmeresse, indulgente à tous, n’était sévère que pour soi. Notrevieille Augusta, qui vient des ducs de Weimar, en eut à sa façon,cet après-midi de juillet 70, quand, sous les Tilleuls pavoisés,reconduisant le roi Guillaume à la gare de Friedrichstrasse, d’oùil allait partir pour la frontière, elle pleurait, abandonnée surles coussins de la calèche de gala, et dérobait, sous un mouchoir,à la foule qui l’acclamait, les larmes qu’elle ne retenait pas… LesDanoises aussi ont de l’allure, qui furent élevées à Copenhague età Amelienborg, si simplement : la Dagmar, par instantsterrible, épouse d’un butor, mère d’un imbécile ; et sa sœurd’Angleterre, plus douce, plus dame, impeccablement élégante, dontla situation, aux côtés d’un viveur, fut souvent difficile. Ellesont une grâce vraiment impériale, qui ne se dément pas.

– Et la Palatine, si laide !… Elleen fit voir, à tenir tête aux amants de son mari, aux maîtresses etaux jésuites de son beau-frère… Le soufflet qu’elle donna, en pleinVersailles, à son fils, quand il accepta d’épouser une bâtarde duRoi, a de l’allure.

– Je crois bien !… Mais cette créolede Joséphine, voluptueuse, bien mieux que jolie, hardie, souventpeuple, qui fut à tout le monde et à Barras, publiquement, en mêmetemps qu’à Bonaparte, avait, pour n’être pas née archiduchesse,autrement d’allure que la fade Marie-Louise… On peut être fagotée,et en avoir… Notre Impératrice est fagotée, Dieu sait !… maiselle n’en a point… Je sais bien que ce n’est pas beaucoup plusqu’une nuance… Et, cependant, c’est une nuance que chacun sent, unair qui n’échappe pas même aux gens les plus simples, et qui lesconquiert… Ainsi, voyez, l’an dernier, l’excellente femme a passéquelques semaines au château de K… Pour plaire, sans doute, à sonconquérant professionnel de mari, elle s’est mis en tête deconquérir le pays, hobereaux, bourgeois et paysans… ouvriers etpauvresses… Elle faisait des visites, en recevait beaucoup, nedédaignait pas d’entrer au village, d’adresser, aussi gentimentqu’elle pouvait, la parole aux femmes, aux enfants, aux filles desrues et des champs… Et je vous laisse à penser les secours auxmalades, les cadeaux, les friandises !… Eh bien, on ne lui asu gré de son effort que médiocrement… Elle n’a conquis personne…Sur la fin de son séjour, il m’est arrivé d’interroger, un matin,une commère, qui tricotait sur le pas de sa porte : « Ehbien ? vous êtes contente ?… Votre Impératrice, vousl’avez vue ?… Elle vous a parlé ? » –« Eh ! oui. Oh ! oui ! » – « C’estune bonne impératrice, hé ? » La paysanne arrêta sesaiguilles et me considéra : « Quoi donc ?insistai-je… Ce n’est pas une bonne impératrice ? » –« Bonne ?… bonne ? Oh ! si… elle est trèsbonne… mais impératrice… » Elle se remit à tricoter :« Impératrice… répéta-t-elle en secouant la tête… elle ne peutpas !… »

Nous avions fini par rester presque seuls danscette salle de restaurant où, sous la lumière des lampes voilées,les spires des lambris, les enroulements hélicoïdaux des plafondsprenaient des apparences de fantastiques reptiles. Le vieuxgénéral, dont le visage avait passé du rouge écarlate au violetd’apoplexie, et qui avait eu beaucoup de peine à reboucler sonceinturon, venait de quitter sa table. Au dehors, sur le boulevard,nous entendions les pas cadencés d’un régiment en marche. Von B…,qui, jusque-là, avait parlé bas, haussa le ton.

– Je ne vous dirai rien du goûtartistique de Guillaume… vous le connaissez… Et, d’ailleurs, il afait se tordre de rire toute l’Europe. Le bon Allemand, qui,pourtant, ne brille pas par le goût, n’en est pas encore revenu.Berlin est une ville sans tradition d’art. Du moins, elle avait cemérite d’être quelconque, une bonne grosse ville de province, àpeine enjolivée, çà et là, par un petit souvenir de votremerveilleux dix-huitième siècle. Frédéric le Grand avait fait venirde Paris quelques notables architectes qui construisirent deux outrois palais élégants, et une équipe de ces jardiniers de génie quisurent embaucher les saisons, et assigner leur tâche, pourl’éternité, aux gazons et aux arbustes verts. Que Berlin n’enest-il resté là ?… Hélas ! Depuis laGründerzeit, et, surtout, depuis Guillaume, nous avonsmaintenant un art national, qui fait la risée universelle. Nousavons le style Guillaume II, comme vous avez le styleChauchard et le style Dufayel. En outre des rues dont les maisonsressemblent à des orgues colossales, et dont vos rues Turbigo etRéaumur ont pris le modèle à notre Friedrichstrasse, nous avons,entre autres architectures, entre autres monuments d’une laideurqu’on eût pu croire inatteignable, nous avons le gigantesqueporphyre de Bismarck, et, au Thiergarten, qui n’était pas si beau,cette allée de la Victoire, où l’on voit souvent l’Empereur passeren revue la horde carnavalesque de ses ancêtres de marbre. Je doisdire que la ville s’était rebiffée contre le projet impérial, quiconsistait à enlaidir notre Bois de Boulogne d’un régiment destatues. Bravement, elle avait refusé tous les crédits quel’Empereur lui demandait… Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu,afin d’éviter à Berlin cette horreur caricaturale et funèbre. Mais,pour en finir, Guillaume paya de ses deniers – et, personnellement,il n’est pas si riche – l’exécution de ce projet burlesque, qui luiétait cher, parce qu’il en avait conçu tout seul l’ordonnance etréalisé tous les dessins… Croiriez-vous que, dans un pays où ellessont l’objet d’un véritable culte, l’Empereur déteste lesfleurs ?… Oui, mon cher, il les a en horreur… De les voir,aussi bien dans les jardins qu’aux fenêtres des maisons, et mêmereprésentées dans les œuvres d’art, cela lui est une sensationpresque douloureuse.

– Pourquoi ?… Les juge-t-ildangereuses, comme les socialistes ?

– Non… il les trouve laides… Comme iltrouve laides les statues de Rodin, les chairs les plus glorieusesde Renoir… Il préférerait qu’on décorât nos pelouses et nos parcsde massifs de sabres, de corbeilles d’obus, de plates-bandes debaïonnettes et de canons… Je vais vous raconter une autre anecdote…Un monsieur très riche légua à la ville de Berlin cette fontainemonumentale qui est à Schlossplatz. Je lui trouve du style, uneéloquence à la Puget ; la fonte en est fort belle. Évidemment,c’est ce que nous avons de mieux, dans le genre, à Berlin. Lemaire, selon les formes cérémonielles prescrites, invita l’Empereurà l’inauguration. Celui-ci, qui avait soulevé les plus mauvaiseschicanes, accumulé toutes les difficultés administratives etjuridiques pour que le legs ne fût pas accepté, refusa brutalement,presque grossièrement, l’invitation. Il ne pouvait admettre qu’onosât édifier, dans Berlin, un monument dont il n’eût pas eu seull’idée et, de ses mains, dressé le plan, modelé la maquette. Celalui semblait une atteinte injurieuse à son autorité, presque uncrime de lèse-majesté. Son irritation était extrême. Je le voyaisbeaucoup à cette époque. Plusieurs fois, il me parla de cetteaffaire qui avait le don de l’exaspérer et qui, durant huit jours,prima toutes les autres affaires de l’État. Un soir, il s’écria, enfrançais, car, chaque fois qu’il prononce un gros mot, c’esttoujours en français : « Cette fontaine… comprends bien…je m’en fous… je m’en fous… je m’en fous… Mais je te dis que c’estune conspiration des socialistes. » J’essayai de le calmer, dele raisonner… Il m’imposa silence : « Parbleu !… jesais… toi aussi, tu es socialiste… Tout le monde est socialiste,aujourd’hui !… Ah ! mais, qu’ils prennentgarde ! » Il s’en fallut de peu qu’il ne me fît jeter àla porte… Le jour de l’inauguration, quel ne fut pas l’étonnementde la foule, quand, tout à coup, elle vit apparaître l’Empereur, levisage sombre et menaçant, la moustache plus provocante quejamais !… Il se précipita sur l’estrade, interrompit le bravehomme qui, à ce moment pathétique, célébrait les vertus dudonateur, et il dit à peu près ceci : « Un mauvais espritsouffle sur la ville… Le socialisme relève la tête… Je ne letolérerai point… Il faut qu’on sache bien que j’ai fait construire,à son intention, en plein cœur de Berlin, une immense caserne,remplie de troupes loyales et de mes fidèles canons… Si lessocialistes bougent, je n’hésiterai pas, pour la sauvegarde de lapatrie allemande, à les foudroyer… Qu’ils se le tiennent pour dit…je les foudroierai… J’en ai assez !… » Il regarda lafontaine et, haussant les épaules, il murmura, de façon à n’êtreentendu que des dignitaires de l’estrade : « Quant àcette fontaine… elle est ridicule… ridicule… puut !…ridicule. » Après quoi il s’en alla, en tempête, comme ilétait venu, laissant la foule stupéfaite de cette extraordinairealgarade… Le singulier est que l’aventure se répandit fort peu…même en Allemagne. On en parla discrètement, entre soi, et toutbas… Elle ne passa pas la frontière… C’est que, nous autresAllemands, nous avons une sorte de pudeur nationale, stupided’ailleurs, qui fait que nous couvrons de notre manteau lesridicules de l’Empereur, comme les fils de Noé, l’indécente nuditéde leur père.

Après une pause, il ajouta :

– On s’imagine que ses frasques sontlonguement méditées, qu’il en calcule, qu’il en dose l’effetthéâtral, à froid, pour mieux frapper l’imagination de ses sujetset des peuples… C’est une erreur… Je ne prétends point qu’il nesonge pas à abuser de sa puissance. En cela, il est homme, commetous les autres hommes. Mais je vous assure qu’il est beaucoupmoins comédien qu’on ne suppose. Il n’obéit jamais qu’à sonimpulsion du moment – il en a de généreuses – et il est incapabled’y résister, quitte à s’en repentir, cruellement, par la suite… Ily a beaucoup de neurasthénie dans son cas. De même que tous lesneurasthéniques, l’Empereur montre, jusque dans ses actes les plusdéséquilibrés, une certaine logique, une logique à rebours… Ainsi,on le blâme, par exemple, pour une décision artistique : ilpasse immédiatement une revue. On crie : il peint un tableau.On le siffle : il fait un opéra. On se plaint : il sedéguise en musulman et s’en va pèleriner en Terre sainte. On leblague dans un journal illustré : il exige aussitôt qu’ondécouvre, pour le lendemain, le remède de la tuberculose. Vous merépondrez que ce sont là jeux dangereux, de la part d’un homme dequi dépend la sécurité d’un grand Empire ?… Sans doute… Maisil en a de plus dangereux encore, et que je vais vous dire, si vousn’êtes pas fatigué…

*

**

Je n’étais pas fatigué ; du moins, je nesentais pas ma fatigue. Voulant profiter des bonnes dispositions devon B… que quatre bouteilles de vin de Moselle et du Rhininvitaient aux pires confidences, je l’engageai fort à continuer.Je jouissais de savoir ce qu’un Allemand éclairé, sans trop departi pris, sans trop d’aveuglement nationaliste, pense de sonEmpereur et de son Allemagne…

Von B… alluma donc un nouveau cigare, commefont, à un moment intéressant de leur récit, tous les conteursexpérimentés, et il poursuivit :

– Voulez-vous la vérité ?… toute lavérité ?… Eh bien, on n’aime plus l’Empereur, chez nous… Onn’y croit plus… On le redoute, voilà tout… et c’est ce qui faitqu’on le tolère encore. Il fatigue, il énerve, il décourage, ilsurmène, il embête… eh bien, oui, voilà… il embête tout le monde,depuis le premier ministre, obligé à ne pratiquer jamais que lapolitique du mensonge, – et la mauvaise foi finit par dégoûter mêmeun premier ministre, – jusqu’au dernier des soldats, qui sent sonfusil, son sac lui peser plus lourdement aux épaules, et quicommence à s’en plaindre… L’Europe aussi, où il se voit de plus enplus isolé, en a assez, je vous assure. Et non seulement l’Europe,mais le monde entier, que Guillaume obsède, décidément, comme uncauchemar. Nous sommes, nous, un peuple de braves gens, trèstravailleurs, très pacifiques ; du moins, nous le sommesredevenus. On se dégrise. Par exemple, nous avons pris au sérieuxnotre prospérité, et, comme le progrès ne nous fait pas peur, nousavons doté notre pays d’un outillage industriel incomparable. Pourla maintenir, cette prospérité, pour l’augmenter progressivement,nous entendons être tranquilles chez nous. Or, nous ne vivons quedans la crainte des complications imbéciles et permanentes que peutsusciter, tous les jours, à toutes les heures, un homme brouillon,sans cesse agité, et qui n’est pas maître de ses nerfs… C’estintolérable… Ce que l’on reproche, ce que la nouvelle générationreproche surtout à l’Empereur, c’est d’être une fausse étiquette,trop voyante, collée, mal à propos, sur la bonne vieille bouteilleallemande. Il ne lui ressemble plus ; elle ne lui ressembleplus. On commence à rire, à présent, des prétentions de laGründerzeit, de l’art éclaboussant, mégalomaniaque, quivient d’elle et qui pèse sur nous. Une génération arrive auxaffaires, sur qui Nietzsche aura eu autrement d’influence queWagner, une génération d’hommes plus subtils, amis de la paix,renonçant aux conquêtes impossibles, raffinés, et qui pourrontchanger une mentalité, héritée des fier-à-bras de 71… La force neprime jamais le droit qu’un temps donné, car le droit finittoujours par être la force… C’est peut-être nos petits-fils quivengeront vos grands-parents… Pour le moment, encore, nous vivons,perpétuellement, à l’envers de nous-mêmes ; je veux dire quenous devons aimer ce que nous détestons, et détester ce que nousaimons le mieux… Nous aimons la France, nous l’aimons d’autant plusqu’à aucun point de vue, – je parle de l’essentiel, – nous ne laredoutons… Et dans les journaux qu’anime l’esprit de Guillaume, iln’est jamais question que de la prendre à la gorge…

– Querelles d’amoureux !… Elles nevous frappent que parce que Guillaume est empereur.

– Naturellement, riposta von B… Je ne luireproche rien d’autre… Notez que lui-même… Mais, quand il est encroisière, dès qu’un yacht français est signalé quelque part… c’estplus fort que lui… il faut qu’il l’aborde, qu’il y invite, y soitinvité… Mon cher, s’il avait rencontré, dans ses promenadesmarines, Gallay et la Merelli… je crois, ma parole d’honneur, qu’ilfût allé leur faire sa cour !… Ah ! que ne ferait-ilpoint pour dîner, à l’Élysée, entre la barbiche deM. Milliez-Lacroix et la large face luisante deM. Ruau ?… Les Français, d’ailleurs – est-ceamusant ? – sont-ils assez empoisonnés par leur vieux sangmonarchique !… Je suis sûr que M. Étienne lâcherait avecenthousiasme son Gambetta ; le prince de Rohan, son ducd’Orléans, pour notre Guillaume… Et M. Massenet,M. Saint-Saëns et tous ?… Quels beaux vieux chambellansils feraient, à notre cour !… Humiliés, courbés, et si fiersd’avoir une clé dans le dos… une clé de sol,naturellement !…

Il se mit à rire et reprit :

– Ce qu’il y a de plus grave, voyez-vous,c’est que nous commençons à nous rendre parfaitement compte qu’avecson activité fiévreuse, trépidante, incohérente, il en arriverabien vite à surmener l’Allemagne, en attendant qu’il l’accule àquelque gigantesque krach, dont nous aurons bien de la peine à nousrelever…

– Vous êtes pessimiste…

– Je suis clairvoyant… et je trouveinutile de me fermer les yeux, comme exprès… Lorsque vous avezparcouru l’Allemagne, en visitant nos villes, nos campagnes, nosusines, je suis sûr que vous vous êtes dit : « Quel paysprospère, heureux, riche ! » Et vous nous avez enviés.Certes la façade est belle. Mais entrez dans la maison. Vous netarderez pas à y voir des lézardes, des fissures, desfléchissements. Elle craque en bien des endroits. Pourquoi ?…En dépit de toutes ses tares, l’Empereur est intelligent, mais cen’est qu’un homme intelligent. Quand on assume cette tâcheabsurdement surhumaine de se faire le maître absolu des autreshommes, il faut plus que de l’intelligence, du génie ; plusque du génie, de la divinité. Or, nos philosophes nous ont depuislongtemps démontré qu’il n’y a plus de dieux. Je dois à Guillaumecette justice qu’il a compris, comme tout le monde, que l’industrieet le commerce sont, en quelque sorte, les organes de vie, lesystème vasculaire d’un peuple. Ce qu’il n’a pas compris, c’est,pour que ses organes fonctionnent bien, qu’il faut leur éviter lesà-coups, les ébranlements nerveux, les émotions perpétuelles, etaussi les aliments trop forts. On meurt de ne pas avoir assez desang ; on meurt, et plus brutalement, d’en avoir trop. Lacongestion est pire que l’anémie. Et l’Allemagne, en ce moment, estcongestionnée… L’Empereur a affolé l’industrie allemande en lafaisant se ruer, vertigineusement, à toutes les conquêteséconomiques. Pour que l’Allemagne fût, comme je vous l’ai dit, lapremière de sa classe, il l’a forcée à produire, produire sanscesse, produire encore, produire toujours. Les produits s’entassentdans les magasins, engorgent docks et greniers, s’écoulentdifficilement… Il en reste des stocks énormes… Je ne vousraconterai point la désastreuse affaire de ce que nousappelons : les Aciers russes… Elle est trop connue… Voici unexemple plus humble, mais également caractéristique. Jaloux dusuccès mondial de vos vins de Bordeaux, de Bourgogne, de Champagne,vous savez avec quelle furia Guillaume a poussé nospropriétaires terriens et nos paysans à la culture de la vigne. Ill’a protégée de toutes les manières et dans tous les pays… Il s’estmême fait placeur en vins, courtier, agent de publicité,restaurateur… À Paris, en 1900, dans ce fameux restaurant allemand,c’était, on peut dire, l’Empereur lui-même qui – encore ununiforme ! – une serviette sous le bras, le tablier delustrine noire aux cuisses, venait vous offrir la carte de sesvins… Vous avez sûrement admiré ces immenses coteaux qui, tout lelong du cours sinueux de la Moselle, étagent leurs magnifiquesvignobles, et, devant ce spectacle impressionnant, vous vous êtesécrié : « Voilà de quoi saouler toute l’Allemagne etaussi tout l’univers ! » Le malheur est que la mévente,qui sévit chez vous, sévit aussi chez nous… Et le vin emplit noschais encombrés. Les propriétaires s’inquiètent, les paysans selamentent. L’Empereur a beau prendre des mesures tyranniques,comme, par exemple, de restreindre, dans certains restaurants, ledébit de la bière, prohiber complètement les vins français dans lesmess d’officiers, rien n’y fait… Notre situation économique setraduit donc par ce mot : surproduction. En vain, Guillaumeparcourt les mers sur son cuirassé, comme autrefois votre Manginparcourait, dans sa roulotte, tous les villages de France ; envain, débite-t-il les plus extraordinaires boniments,multiplie-t-il les démonstrations les plus théâtrales et,quelquefois, les pires menaces, pour attirer les chalands et placerses produits, la surproduction augmente, et nous en serons bientôtréduits à cette douloureuse alternative : ou bien arrêter laproduction, et c’est la ruine ; ou bien la continuer, et c’estla ruine encore… Remarquez que nos banques sont engagées dans cesaffaires jusqu’à la garde ; que nous ne sommes pas, commevous, un peuple de timides gagne-petit, un peuple d’épargneavaricieuse, que nous jouissons largement de la vie, dépensons ceque nous gagnons… Par conséquent, nous ne pourrons amortir, avecdes sacs d’écus économisés, la lourdeur d’une crise financière… Àmoins…

Et ici, von B… me regarda en souriantdrôlement…

– À moins que la France, la généreuseFrance, comme en ces dernières années, veuille bien venir encore ànotre secours et rétablir, pour un temps, l’équilibre ébranlé denos finances…

S’interrompant brusquement, il me frappa surl’épaule :

– Car vous êtes de bonnes poires… fit-il,en faisant sonner dans la salle déserte un large rire. Avouez quevous êtes de bonnes poires ?…

Je répliquai :

– Mais, mon cher, nous n’avons rien àgagner à un krach allemand… Nous avons tout à y perdre… UneAllemagne ruinée, ce serait un malheur universel… Laissez-moi vousdire ceci : Puisqu’il est bien entendu que nous ne sommes,nous autres Français, que des prêteurs d’argent, – on nous appelleles usuriers du monde, – puisque, d’autre part, par paresse, partimidité, par manque d’outillage… et par excès de richesses, nousavons renoncé à toutes conquêtes, et même à toutes concurrencesindustrielles, – pourquoi ne serait-ce pas nous qui donnerions àl’Allemagne l’argent dont elle a besoin ? L’Allemagne esthonnête, travailleuse, persévérante ; elle accomplit un effortimmense, digne d’admiration… Elle mérite d’être soutenue dans ceteffort, qui est un effort de civilisation. Outre qu’il est immoralet honteux que nos milliards servent, dans la chère Russie, àl’œuvre abominable que vous savez… ce serait, je crois, pour nous,une bonne opération financière…

– Ma foi !… vous avez raison… avouavon B… J’ai trop bu. Ce sacré vin me fait dire des bêtises…

Sur quoi, il remplit son verre et le mien…

Je lui demandai :

– Croyez-vous à la guerre ?Croyez-vous que l’Empereur pense à la guerre ?

– Jamais de la vie, répondit von B… d’unevoix forte… Ça, jamais !… Malgré tous ses uniformes, en dépitde toutes les fanfares de sa parole, Guillaume n’est pas unguerrier… C’est un militaire, ce qui est très différent… Il n’estmême pas brave… Il a cela de commun avec votre Napoléon que lebruit des canons faisait suer de peur…

– Hé ! mais… dites donc ?… Cen’est pas une raison…

– Non, mais non… Ses discours, sesfrasques, ses menaces ? Encore un truc… commercial… Ilépouvante, parfois, l’Europe, uniquement pour rassurer nos grosusiniers qui vivent de l’armement… maintenir une industriecolossale, entretenir un outillage formidable, dont une paix sansnuages serait la ruine… Et puis, comment voulez-vous ?…Guillaume sait très bien que l’Allemagne ne peut pas acquérir plusde gloire militaire qu’elle en a… Mais…

Il se mit à pouffer de rire.

– Je ne serais pas surpris qu’il rêvât unpeu de gloire navale… Hé ! hé !… Une guerre navale,peut-être y a-t-il songé ?… Heureusement, l’Angleterre…

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

– Ubu ! C’est Ubu !

Von B…, très au courant de notre littérature,approuva fort cette exclamation…

– Mais oui, mon cher… c’est Ubu… Ubu estd’ailleurs l’image la plus parfaite qu’on nous ait encore donnéedes Empereurs, des Rois, et, disons-le, de tous ceux qui, à untitre quelconque, se mêlent de gouverner les hommes… Et, si vous levoulez bien, nous allons porter la santé de M. AlfredJarry…

Ce que nous fîmes… Après quoi, il réfléchit,une seconde, et il dit encore :

– Il y a une autre raison qui empêcheratoujours l’Empereur de déclarer la guerre : il en redoute lerésultat. Certes, notre armée est forte, la plus forte du monde…Elle est exercée, entraînée, tout ce que vous voudrez… Nos arsenauxsont pleins, notre armement complet… nos forteresses en état :c’est entendu. Par malheur, nous n’avons plus d’officiers, ou,plutôt, nous n’avons plus que des officiers de parade, quiressemblent beaucoup à ces jolis godelureaux de votre secondEmpire, que nous avons vus à Metz et à Sedan. Ils ne travaillentpas et ne s’occupent que de leurs plaisirs : le jeu, lesfemmes, et même les hommes… Vous ne pouvez imaginer la corruptionqui règne parmi eux… De temps en temps, on voit disparaîtrebrusquement un lieutenant promis au plus bel avenir, un généralfort bien en cour, un courtisan de marque, un ministre quiparaissait solide… Ce n’est pas la femme… presque jamais la femmequ’il faut chercher… Quant au haut commandement, il est médiocre,pour ne pas dire détestable. Il est aux mains de généraux de cour,gorgés d’honneurs et d’argent, que les pires intrigues, les plussales marchandages, les plus laides débauches ont amenés à lafortune… Et encore, ces généraux, ce n’est rien… Songez à cettechose affolante : Guillaume, en cas de guerre, ne laissant àpersonne le soin de commander ses armées… Car il a aussi des plansde guerre, comme il a des plans de statues, de tableaux, d’opéras,des plans de tout…

Ici, von B… eut une expression de terreurcomique. Il s’était tu un instant, mais pour mieux rassembler savoix qui s’éraillait.

– Et alors, mon cher, cria-t-il, nousserions battus, par la Suisse… par la Suisse… je vous dis… par laSuisse !

Comme je riais d’un rire qui se refusait àaccepter une telle prophétie :

– Par moins que la Suisse… insista-t-il…Vous ne le croyez pas ?… Mais pensez donc… Aux manœuvres, oùtout est prévu, où la mise en scène est réglée d’avance, oùl’Empereur doit toujours être victorieux, eh bien, ces mauvaisgénéraux ont toutes les peines du monde à ne pas le battre. Ilssuent sang et eau pour ne pas le cerner, même en plaine… J’aiassisté à quelques-unes de ces manœuvres… C’est d’unebouffonnerie !… Ah ! mon cher, j’ai là-dessus, leshistoires les plus désopilantes… Par la Suisse,entendez-vous ?…

Une gorgée de vin le calma. Son visage repritun air sérieux :

– Et puis, voyez-vous… aujourd’hui, ilsouffle un mauvais vent sur les Empereurs et sur les armées… Mêmechez nous, le soldat commence à réfléchir, à sentir le dégoût deson métier. Malgré la dureté de la discipline, on parle dans lescasernes ; ce n’est pas, je vous assure, pour y exalter lemétier des armes et y glorifier la guerre. Pris entre la Russie etla France, comment échapperions-nous à ce grand mouvement dont lemonde tout entier tressaille ?… Oh ! je ne suis pas assezbête pour croire… Non… Non… Et pourtant !… J’ignore ladestinée parlementaire du socialisme allemand, et m’en inquiète,d’ailleurs, fort peu… Il y a tant de hasards dans les élections,tant de contingences mystérieuses qui en faussent la portée !…Mais je constate qu’il fait, chaque jour, des progrès dans lesmasses populaires et, aussi, parmi la jeunesse bourgeoiseéclairée…

– Vous êtes donc socialiste,maintenant ?… crus-je devoir lui demander.

– Mon cher, je suis toujours socialiste,le soir, après dîner, affirma von B… solennellement.

Et il continua :

– Le jour où le socialisme voudra bienrépudier cette sorte de sentimentalisme nationaliste, quil’enchaîne encore à de regrettables préjugés, il accomplira degrandes choses en Allemagne et dans le monde. Ah ! le beaumoment pour le désarmement ! Le peuple qui, aujourd’hui,jetterait bas les armes serait à jamais béni. Il faut être un hommepolitique, c’est-à-dire ne rien comprendre aux aspirations de sontemps, pour redouter les conséquences de cette délivrance quiserait saluée, avec enthousiasme – que les Empereurs le veuillentou non – par toutes les nations…

Il s’exaltait et, à mesure qu’il s’exaltait,sa voix s’embarrassait, s’empâtait dans les grands mots sonores, etil n’arrivait que difficilement à les prononcer. Il eut beaucoup depeine à achever sa tirade.

Je n’en tombai pas moins d’accord avec lui surl’aveugle absurdité des hommes politiques.

– Sans doute, approuvai-je, les hommespolitiques ne comprennent rien à ce que vous dites, et ils n’ycomprendront jamais rien. Ils comprennent, pourtant, qu’ils sontintéressés à ce que continue cette effroyable gabegie militaire. Siles peuples en meurent, eux, ils en vivent… Alors ?

– Alors… allons nous coucher… etrêvons !… fit von B…, qui se leva pesamment, non sans avoirconstaté que la bouteille était vide.

Il prit mon bras, dont il lui fallait l’appui,et, tout en marchant, il se remit à parler. Cet homme ne pouvaitpas ne pas parler :

– Ils n’ont même pas l’air de se douterque le temps de la politique est fini… Vous savez qu’il y a desorganes qui survivent aux fonctions qu’ils assuraient…

– Les survivances, oui…

– Tout le mal vient aujourd’hui de cettesurvivance des souverains et des hommes politiques… Je ne parle pasdu Roi d’Angleterre… Mais… même notre Empereur n’est plus maître deconduire son peuple… Maximilien Harden a bien tort de lui reprocherd’aboyer tant pour mordre si peu… Vraiment, pensez-vous qu’il soitlibre d’aller jusqu’au bout de ses projets ?… L’Empereurd’Autriche… oui, le vénérable Empereur d’Autriche… est moinssouverain dans son empire que… que…

– Que son cousin de Monaco, sur sonrocher à roulettes ?…

– Vous riez ?… Mais beaucoup moins…Le tsar de toutes les Russies n’a guère plus à dire que le princede Bulgarie… Le mikado, lui-même… Sans aller si loin…

Et von B… se retint mal au velours insidieuxd’un fauteuil…

– Sans aller si loin, vos hommespolitiques, à vous, les plus conscients de l’évolution actuelle,mettez les moins inconscients, vos socialistes, ne savent même pasoù les entraînera, demain, la masse ouvrière dont ils ne sont queles porte-parole embarrassés… Il y a deux ans, ils ignoraientradicalement – je veux dire comme des radicaux – les destinées dusyndicalisme… Les plus malins sont ceux qui arrivent, non pas àconduire le flot de leurs électeurs, mais à distinguer, quelquessemaines d’avance, entre les courants où le prolétariat bouillonne,celui qui les emportera…

– Alors ?… alors ?… répétai-jesans que ma fatigue trouvât rien de plus significatif à formuler…Alors ?

Décidément, un tonneau de vin du Rhin n’eûtpas détrempé les muscles de la langue de von B… Ilrépondit :

– Alors à quoi bon ces organesinutiles ?… ce poids mort ?… À quoi bon cesappendices ?

Et il éclata de rire…

Je riais de le voir rire.

– Vous voulez qu’on nous enopère ?

– Hé !… Hé !… La médecine afait son temps. L’avenir est à la chirurgie…

Il eut un hoquet…

– À la chirurgie !… Je ne crois plusdu tout à la médeci… i… ne… mais… je… humpph !… je crois à lachirurgie…

– L’antisepsie à la dynamite ?…m’écriai-je, en l’entraînant à mon bras…

Il me força de m’arrêter, prononçalentement :

– L’anarchiste est un chirurgien… unchirurgien malgré lui…

– Vous vous disiez socialiste ?

– Je suis toujours socialiste, aprèsdîner… mais…

Il me désigna, au-dessus de la porte durestaurant, le cadran d’un cartel à enluminures, où des aiguillesde cuivre se contorsionnaient…

– Il est trois heures du matin, moncher…

Nous étions, en causant, arrivés dans le hallde l’hôtel… Tout y était éteint. Le crépuscule matinal commençaitde recréer, dans la pénombre, les formes redoutables des meubles etdes ornements… Von B… s’arrêta encore. La clarté du jour naissanttirait des larmes de nos yeux las.

– Ah !… Et puis… s’écria von B… toutà coup, en bâillant longuement, toutes les phrases ne valent pasune anecdote heureuse… En avons-nous dit des bêtises… des bêtises…des généralités prétentieuses, vides, inutiles, si chères àl’esprit allemand !

Un nouveau bâillement me fit bâiller… Ilpoursuivit en s’étirant.

– Le trait le plus mince… le plus mince…pourvu qu’il soit bien réel et humain… je le préfère à l’évolution,thèse, antithèse et synthèse de trois époques de philosophie…

Il sourit et ses yeux s’animèrent.

– Écoutez !… Je vous aime beaucoup…Je m’en vais vous dire une chose, que je n’ai encore jamaisrépétée… une chose inouïe… voulez-vous ?…

Je m’assis à son côté, dans un box d’acajou,sur les coussins de cuir d’un divan, dont le jour attendrissait larougeur orangée…

– C’est une histoire qui m’a été livrée,une nuit, après boire, à Friedrichsruhe, par Bismarck, déchu… C’estvous dire qu’on peut y ajouter foi. Personne n’avait le vin plusbrutal et plus sincère… À peine le vieux chancelier l’eut-il contéequ’il me parut, à une contraction de tous les plis de son masque,qu’il eût bien voulu, pourtant, la ravaler… Il n’était pas homme àregretter rien qu’il eût fait, même une sottise… Et, trop ennemides mots inutiles, il ne me demanda même pas, après coup, lesecret… Cependant, chaque fois que j’ai voulu la dire, j’ai revu,dans leurs poches plissées, ses yeux ardents, et je me suis tu…Elle m’échappe, ce soir, je le sens… Ma foi !…profitez-en…

Sa main étreignit mon genou :

– Vous ne savez pas quel a été,interrogea-t-il lentement… le premier acte d’autorité deGuillaume II ?…

Ce ne pouvait être pour attendre ma réponsequ’il s’était arrêté.

– En tout cas, vous savez avec quelleanxiété Guillaume – alors fils du prince héritier et si loin dutrône où son grand-père se pétrifiait – épia les progrès de lamaladie de son père, à San Remo ?… Vous vous rappelez safièvre parricide pendant les Cent jours du règne de notre Fritz, àPotsdam, où on avait ramené le cancéreux couronné ? Ah !il y avait longtemps que Guillaume avait échappé à ses parents…Bismarck le leur avait pris… Un jeu, n’est-ce pas ? pour levieux diplomate, chez qui l’énergie… farouche, se doublait de laplus belle astuce… Bismarck excitait, contre le couple impérial,l’ardeur impatiente du jeune homme… Depuis toujours, il haïssaitférocement et redoutait celle qu’il appelait« l’Étrangère », et ses idées anglaises. Il haïssaitégalement et ne redoutait pas moins le libéralisme, la loyauté deFrédéric III… Le plus beau, c’est qu’il ne pouvait prévoir lesprogrès que ferait, plus tard, dans l’imagination de son tropdocile élève, l’appétit de toute-puissance qu’il s’appliquait àdérégler en lui… Pas un acte, pas un écrit, pas une parole du pèreque le chancelier n’apprît au fils à critiquer… Quant à l’influencede sa mère, on la lui démontrait funeste… anti-nationale… Lesrapports, entre l’Impératrice Victoria et son fils, étaient doncdes plus tendus… et des plus amers. Elle n’ignorait pas qu’il avaitplacé des espions jusque dans la chambre de l’infortuné malade… Telambassadeur d’à présent était déjà chargé, par Guillaume, d’unemission moins décorative, plus délicate, au chevet du moribond,dont l’agonie lui marchandait le trône… C’est ainsi qu’il appritl’existence d’un journal que son père tenait depuis des années…Frédéric avait le goût d’écrire. Vous avez lu sa lettre à Bismarck,à son avènement, son journal de 70-71, et la relation de son séjourà Suez, lors de l’inauguration du canal ?… Je ne dis pas qu’ileût beaucoup de talent, et que ces écrits soient des chefs-d’œuvre…Du moins, ils témoignent d’intentions méritoires… La peur de cejournal secret hantait d’effroi le jeune Guillaume. Peut-être saconduite y était-elle jugée ?… Peut-être des volontésdangereuses y étaient-elles inscrites ?… Il ne pensait qu’aumoyen de s’emparer de ces papiers… Or l’Impératrice sut, avant lafin, les mettre à l’abri… Trompant la surveillance, pourtantminutieuse, de son fils, elle les avait fait passer en Angleterre…à la Reine, sa mère, ou à son frère, le Prince de Galles… je ne mesouviens plus exactement… À peine, au bord du lit, où l’agonisantvenait d’expirer, Guillaume se redressa-t-il Empereur, qu’ilréclama le Mémorial. L’Impératrice feignit l’ignorance… Ilinsista… Il parla en maître… Il donna à sa mère l’ordre de luiobéir… Elle persista dans son système… Elle ne savait pas… elle nesavait rien… Guillaume en vint à la menacer, brutalement, de sacolère… À ses yeux secs, les larmes de sa mère paraissaient unstratagème… Plus elle résistait, plus il s’exaspérait, car il luisemblait qu’il fallait mesurer à l’entêtement de l’Impératricel’importance des documents… En réalité, il ne pouvait supporterque, dans la première heure d’un règne si fiévreusement attendu,quelqu’un, si grand fût-il, osât lui résister… La colère emportacet Empereur d’un jour, jusqu’à la pire démence… Il se dit qu’aprèstout sa mère n’était qu’une princesse de la maison dont il devenaitle chef, la colonelle d’un de ses régiments, sa sujette !…« Eh bien, ordonna-t-il, violet de fureur, vous garderez lesarrêts, madame… les arrêts forcés… jusqu’à ce que vous m’ayez obéi…Oui… oui… je vous mets aux arrêts… aux arrêts forcés. » Enarrivant, deux heures après, à Potsdam, Bismarck trouve le palaisenvironné d’escadrons de cavalerie en armes. L’Empereur lui apprendcomment il vient de répondre à la désobéissance de sa mère… Il estencore très exalté, trouve son idée admirable : « Etqu’elle ne compte pas sur un mouvement de pitié, sur unattendrissement… non… non… jusqu’à ce qu’elle m’ait obéi… vousentendez, monsieur le chancelier ?… jusqu’à ce qu’elle m’aitobéi ! » Le chancelier reconnaissait qu’il eût pris peur,s’il n’avait appliqué toute son énergie à trouver, dans l’instant,des arguments assez forts – et pourtant respectueux – pour empêcherque durât, une minute de plus, cette bouffonnerie macabre, capablede peser sur tout le règne qui commençait. À distance, ce quil’étonnait encore le plus, c’est qu’il eût pu s’empêcher d’éclaterde rire, au nez de son souverain… « Je crois bien, me disaitBismarck, que le jeune homme avait voulu m’épater… Flanquerl’Impératrice… l’Impératrice douairière… l’Impératrice, sa mère,aux arrêts, le jour même de la mort de l’Empereur !… Ça,c’était colossal… kolossal !… » L’élève était allé, commeil arrive, beaucoup trop loin. Il fallut recourir à un silencedéférent pour marquer qu’on n’approuvait pas, démontrer ensuitequ’il y avait une façon de procéder plus rigoureuse et plusefficace… Pourquoi ne pas couper plutôt les vivres àl’Impératrice ?… suspendre les apanages ?… « Jeconnais Sa Majesté, disait Bismarck bonhomme… Elle a de l’orgueil…Les arrêts forcés, elle peut s’y entêter… les accepter comme unesorte de martyre… Mais l’argent, Sire… l’argent ?… Qui doncrésiste à l’argent ? » Il fit valoir aussi, avec beaucoupde tact, les représentations probables de l’Angleterre :« Est-ce bien le moment, Sire ? »… L’Empereur, quiavait fini par s’apaiser, goûta le conseil… Les arrêts del’Impératrice furent levés… Les officiers remmenèrent leurscavaliers au quartier… Et Guillaume ne fut plus qu’aux détails desobsèques et du deuil, qu’il voulait fastueux !…

– Mais la fin de l’histoire ?demandai-je.

– La lutte entre l’Impératrice et sonfils dura plusieurs mois… Il en fallut au moins six…

Von B… se souleva, pour éviter le soleil quivenait de pénétrer violemment dans le hall.

– Il en fallut au moins six… répéta-t-il…pour que l’Empereur obtînt son manuscrit et l’Impératrice sonargent… Ah ! c’était une gaillarde !…

Je le vis taper du pied :

– Ne voilà-t-il pas, fit-il encore, undébut digne de cet Empereur qui, désespérant d’atteindre jamais àla gloire d’avoir fait un Bismarck, discerna que la gloire d’oserle renvoyer était la seule qu’on pût mettre en balance !

Il ajouta :

– Que risquait-il, après tout ?…L’Allemagne était faite.

Et tout à coup :

– Dites-moi, mon cher ?… Si nousprenions notre café au lait… avec du miel… avec du miel… ? Ilsont, ici, un miel de Westphalie !…

L’école de Dusseldorf.

Je dois des excuses à Dusseldorf.

C’est une très belle ville. Elle n’offre aucunpittoresque aux amateurs de vieilles ruines, de vieilles églisesgothiques, de vieilles rues enchevêtrées et puantes… Elle n’a quede la richesse et du luxe. Mais elle en a beaucoup ; elle en amême trop. Par exemple, l’arrangement de ses parcs, de ses balcons,la grâce de ses jardins où les verdures, les fleurs et les bassinsse combinent en décors merveilleux, vous font vite oublier lemodern-style des magasins et des maisons. Et le Rhin y estmagnifiquement impressionnant. Dans les quartiers commerçants, lesétalages sont d’une rare somptuosité. Étoffes, fourrures, bijoux,argenteries, victuailles, parées comme les victimes des sacrificesantiques, vous arrêtent à chaque pas. C’est la ville des grandscouturiers, des grandes modistes, des grands tailleurs.

Au centre de ce pays du fer, qui sait si biencacher, sous les fleurs, le noir et tragique effort du travail, onse sent vraiment en pleine richesse allemande, en pleine vieplantureuse allemande. Le faste en apparaît parfois fatigant, d’unesensualité un peu bien lourde. Mais j’ai souvent trouvé àl’empressement démonstratif, à la rondeur accueillante de cesmanieurs de millions et de canons, une sorte de charme à la foiseffarant et persuasif, et leur vulgarité n’a rien d’antipathique nide banal. On les sent d’ailleurs terribles. J’ai rencontré là plusd’un Isidore Lechat.

Von B…, très lié avec la plupart des grosindustriels de la région, m’a introduit dans quelques intérieurs dela ville et de la campagne. La décoration en est d’un goûtdéplorable. Elle coûte très cher ; voilà, en plus de ce goût,tout ce que l’on en peut dire. Du reste, personne ne lui demandeautre chose. Plus un objet coûte cher, plus il révèle bruyammentqu’il coûte cher, et plus ils sont fiers de lui… Américains encela ; américains aussi dans leur façon de s’habiller et de seraser la face… Von B… affirme qu’en affaires ils sont encore plushardis que les Américains, et d’une gaieté aussi imprévue. Il meraconte que, l’année dernière, il avait mené un Français de sesamis aux usines de M. Ehrardht, le célèbre fondeur de canonsde Dusseldorf, le rival de Krupp…

– Ah ! ah ! fitM. Ehrardht, en serrant la main du Français… Vous venez voirmes pianos ?

– Comment… vos pianos ?

– Mais oui… Érard… Érard… votre Érard…Seulement, moi, c’est une autre musique… Ah ! ah !ah !… Passez donc !

Il me raconte aussi cette anecdote :

Von B… a un ami américain. Comme la plupartdes Américains, celui-ci est d’origine allemande. Il y a trois ans,cet ami vint à Paris… Il s’en alla trouver H…, le grand tapissier…Il lui dit, sans autre préambule :

– Vous allez me construire un hôtel àLondres, très beau, tout ce qu’il y a de plus beau. Quand, le 4 maide l’année prochaine, j’arriverai à Londres, je veux trouver toutprêt : meubles, tableaux, domestiques, chevaux, voitures,automobiles… même mon dîner… Que je n’aie à m’occuper de rien… pasmême d’acheter des cure-dents… Vous avez compris ?

– Oui…

– Combien ?

– Mais, balbutia le tapissier abasourdi…je… je voudrais savoir ce que vous aimez… ce que…

– Je ne sais pas ce que j’aime…interrompit l’Américain… je n’ai pas le temps de le savoir… Si jele savais, je ne vous chargerais pas… Dépêchons-nous… je suispressé… Combien ?

– Dix millions… à peu près, risqua legrand tapissier qui avait repris un peu, et même beaucoupd’assurance…

– Pas à peu près… Exactement… Vite…Combien ?

– Dix millions, alors !

– All right… voici un chèque dequatre millions… Quand vous aurez besoin du reste… vouscâblerez ! Le 4 mai, hein ?… Soyez exact… Aurevoir !

Et von B… me dit :

– Ici, ils n’en sont pas encore là… maisils y viennent… Je crois d’ailleurs que, malgré les mœursparticulières à chaque pays, les manies que donne l’argent sontpartout les mêmes… Il y a une sorte d’uniforme moral que portenttous les spéculateurs milliardaires.

Le luxe extravagant de ces maisons m’étonna.Je garderai longtemps, entre autres souvenirs, le souvenir decertains plafonds où toute l’École de Dusseldorf s’est réunie pouraccumuler les plus invraisemblables horreurs… Car il y a toujoursune École de Dusseldorf. C’est, autant que j’ai pu comprendre, unecollectivité, une espèce de syndicat de peintres, dont on neconnaît pas les noms, et qui s’acharnent aux plus singulierstravaux, dans les hôtels de la ville et les châteaux des environs…Si vous demandez :

– De qui est ce tableau ?… ceplafond ?… cette grande fresque ?

On vous répondra invariablement :

– C’est de l’École de Dusseldorf…

Dans le cabinet d’un gros métallurgiste, j’aivu un portrait de Bismarck, en général, casqué, botté, immense,énorme, avec des reflets mauves, des reflets jaunes, des refletsverts, roses, lilas, plaqués, maçonnés sur la figure, la tunique,le casque et les bottes… Et le vieux Bismarck arrivait ainsi àressembler étonnamment à cette jolie Madame Roger-Jourdain, dontAlbert Besnard fit un portrait si frissonnant…

J’aurais bien voulu savoir de qui était ceBismarck à reflets.

– C’est de l’École de Dusseldorf…

Je ne pus tirer rien de plus de mon grosmétallurgiste.

Pourquoi notre Académie des Beaux-Arts –ah ! on ne peut jamais retrouver le nom d’aucun de ses membres– ne se constituerait-elle pas franchement en société anonymed’exploitation artistique ?… Cela faciliterait beaucoup lestransactions entre amateurs, et simplifierait la besogne despauvres critiques d’art…

L’Empereur ne vient plus jamais à Dusseldorf.Il n’y est pas populaire, et chacun parle de lui assez librement.On ne lui pardonne pas son ingratitude envers Bismarck, qui estvénéré, ici, où tout le monde vous dit :

– Bismarck, monsieur, mais c’est l’âmemême de l’Allemagne !

Le théâtre repopulateur.

Nous sommes allés au théâtre. On y joueMonna Vanna, de Maurice Mæterlinck. Vous savez leprodigieux triomphe, en Allemagne, de cette belle tragédie. On n’encompte plus les représentations, et son succès y dure toujours.Elle est interprétée avec soin, mais sans verve. La mise en scèneen est somptueuse, mais sans goût. Les couleurs y hurlent ; leclinquant des accessoires vous aveugle. Ce n’est pas de lafiguration, c’est de la fulguration.

Nous avons eu beaucoup de peine à trouver desplaces. Salle bondée, archicomble, comme on dit chez nous. Foulerecueillie, plus que recueillie, extatique, comme dans une chapellede couvent, un chœur de moines, la nuit du vendredi saint. Je n’aijamais vu une attention aussi religieuse, de tels regards deprières, simultanément braqués sur la scène, comme sur untabernacle, au moment où resplendit le mystère de l’Incarnation…Jamais, dans une salle, pleine à en éclater, je n’ai entendu un siimpressionnant silence.

Von B… me dit, dans un entr’acte :

– Vous assistez là, mon cher, à un desspectacles les plus curieux qui puissent se voir en Allemagne… Etce qui se passe ici, à Dusseldorf, se passe, à cette même heure,dans plus de quarante villes, où l’on joue, ce soir, MonnaVanna… Savez-vous ce qui fait, au fond, le succès sansprécédent de cette tragédie ? Je vais vous le dire… C’est toutce qu’il y a de plus allemand… Au second acte, Monna Vanna entredans la tente de Prinzivalle « nue sous le manteau »…

Il s’était tu.

– Eh bien ? dis-je.

– Voilà !… « nue sous lemanteau »… voilà tout !… Je ne prétends point que mescompatriotes ne soient pas sensibles à la suprême beauté du drame,à son admirable, son incomparable lyrisme… Non, certes… Quoi qu’ondise, l’Allemand aime la grandeur dans une œuvre de l’imagination.Quoi qu’il dise lui-même, il est beaucoup plus attaché qu’il necroit au romantisme, et ce merveilleux romantisme, épuré de sesscories anciennes, le ravit… De plus, il est passionné de théâtre,de théâtre français, surtout. Oui, mais, ici… il y a quelque chosede plus… Monna Vanna est « nue sous le manteau ».Veuillez bien noter ceci. Si, d’un geste hardi, tout à coup, ellerejetait le manteau ; si un accident de mise en scène – que lespectateur n’attend pas, d’ailleurs – la dévêtait, et qu’elleapparût, dans sa nudité rayonnante, sur les fonds rouges de latente, parmi les peaux de bêtes du lit ;… il serait fortoffensé, protesterait, et son exaltation tomberait aussitôt… Oui,mais Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Cela luisuffit… Et croyez bien que, pour notre bon Allemand, « sous lemanteau », Monna Vanna est infiniment plus nue que « sansle manteau ». Avez-vous remarqué cette hypertension desregards, dilatés comme sous l’influence de la belladone, et siétrangement immobiles ?… Avez-vous remarqué, surtout, quequelques hommes, pour mieux isoler, pour mieux concentrer, pourmieux caresser, pour mieux réaliser l’image, ont fermé lesyeux ?… Tout ce qu’il y a de passion voilée, de désirscontenus et violents dans l’âme de l’Allemand, s’est exalté à cefait que Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Voluptépermise, luxure tolérée qui décuple, comme dans un rêve, lapuissance de la vision intérieure !… Et vous allez voir, toutà l’heure, une chose encore bien plus curieuse et qui ne s’estjamais vue, je crois, en Allemagne… Aucun de ces spectateurs nesongera à souper, après le théâtre. Ils en ont perdu le boire et lemanger… Ils vont rentrer chez eux, en hâte, le corps en feu, et,pleins de l’image de Monna Vanna « nue sous le manteau »,ils vont doter la patrie allemande d’un petit Allemand,confectionné selon les meilleures recettes de l’Anthropogénie…Ah ! mon cher, on ne peut savoir à quel point une femme, qui,d’ailleurs, n’est pas du tout « nue sous le manteau »,peut augmenter, en un soir, la population d’un grand pays, commel’Allemagne… Les statisticiens nous le diront, peut-être, unjour…

Et il ajouta :

– Je ne comprends pas du reste que, chezvous comme chez nous, il y ait tant de solennels idiots pourvouloir proscrire du théâtre, du livre, du tableau, les imagesvoluptueuses… Même ce qu’ils appellent la pornographie devrait êtrerespecté, entretenu, protégé, comme une force, comme une vertunationale, puisqu’elle facilite le rapprochement des sexes… Maisles pires agents de dépopulation, ce sont tous ces sénateursBérenger, protecteurs du triste et stérile onanisme…

– Alors, dis-je, vous êtes, vous aussi,pour la repopulation ?

– Moi ? fit von B… vivement. Mais,je m’en fous, complètement, mon cher…

Une soirée au music-hall.

Foule énorme à l’Apollo-Theater, oùl’élément militaire domine. On ne voit que des uniformes ; onn’entend que des petits bruits de sabres.

Sur la scène, c’est le défilé accoutumé deséquilibristes à paillettes et des jongleurs en habit noir, desacrobates japonais, familles anglaises, chanteuses viennoises,danseuses espagnoles, tableaux vivants, cinématographes, gommeusesfrançaises, qui promènent dans les capitales de quoi satisfaire lamoyenne des aspirations amoureuses et artistiques de noscontemporains.

Notre loge est voisine d’une grande loge,occupée par des officiers.

Longs, minces, parfumés, un peu maquillés,sanglés dans leurs tuniques, le cou étranglé par le carcan rouge,bleu ou jaune du collet, ils ont des mines insolentes etefféminées. Leur façon de se dandiner sur des hanches trop fortesrappelle beaucoup celle des jolis petits professionnels qu’on voitrôder, sur nos boulevards, devant le Grand-Hôtel et le Café de laPaix. Ils affectent de se désintéresser de ce qui se passe sur lascène, de se montrer blasés sur toutes choses. Ils ne boivent pas,ne fument pas, et promènent des gestes las, au bout de leurs gantsblancs…

Un moment, ils nous regardent en riochant,dévisagent nos femmes avec une grossièreté tellement appuyée, quel’un de nous ne peut s’empêcher de faire tout haut une observationbrève, mais cinglante comme une gifle. Cris, tapage, provocations…Le pauvre von B… est obligé d’intervenir. Il le fait, d’ailleurs,avec une telle autorité que ces messieurs se taisent et, peu après,quittent la salle, en se trémoussant des fesses…

– Voilà notre armée ! dit von B…

– Voilà les armées !rectifiai-je…

Et je contai à von B… une scène analogue, plusécœurante peut-être, que nous eûmes, durant l’affaire Dreyfus, dansune salle de l’Hôtel d’Angleterre, à Rouen, où une dizained’officiers français, espoir de la patrie et orgueil des salons, necraignirent pas d’insulter, grossièrement, deux dames…

Souvenirs et rêveries dans Cologne.

De Cologne, je ne dirai rien, sinon que, poury arriver, le voyage fut extrêmement pénible. Partout, on réparait,on raccordait, on élargissait les routes. Ce n’étaient que tas deterre et tas de pierres, ornières et fondrières. Trois fois –humiliation ! – je dus recourir à la collaboration du cheval,pour sauver la 628-E8, embourbée. L’entrée des villages, desbourgs, des petites villes était presque constamment barrée. Onnous obligeait à les contourner par des chemins, à peine tracésdans des terrains humides, glaiseux, défoncés, où c’est un miracleque la voiture ne soit pas restée. Dans les parties refaites, leservice de la vicinalité, – imagination satanique ! – avaitdisposé de gros pavés carrés, de place en place et de telle manièreque, pour les éviter et pour éviter le « panache »mortel, nous devions exécuter de dangereux exercices, que je nepuis mieux comparer qu’à la danse des poignards ou des œufs. Devanttous ces obstacles, Brossette retrouvait son nationalisme, encoreplus sectaire et bavard. Il ne cessait de maugréer entre ses dentsserrées : « Sale pays ! » et tout ce que cetteexclamation appelait de commentaires imprécatoires.

Le fait est que sa place au volant n’était pasune sinécure. Le malheureux avait les poignets rompus, et suait àgrosses gouttes. Mais il trouvait tant et de si légitimes occasionsd’injurier l’Allemagne que sa haine n’en perdait pas une seule, etqu’il y retrempait son courage et son adresse.

Pour comble de malchance, von B…, qui, paramitié – ah ! que le diable emporte son amitié ! – avaittenu à nous accompagner, eut une « panne d’essence », laterrible, l’insoluble panne des Mercédès, ce qui nous immobilisadeux longues heures, en pleine campagne, et pour rien : car,après ces deux heures de travail, Brossette, appelé enconsultation, déclara qu’il fallait démonter toute la tuyauterieet, probablement, toute la carrosserie… Que faire ?Abandonner, sans secours, sur la route, ce compagnon malgrénous ? C’était bien tentant, mais, hélas ! impossible. Onprit le parti de remorquer, à la corde, la Mercédès, jusqu’àCologne, d’où nous étions éloignés d’une vingtaine dekilomètres.

*

**

C’est dans un état d’esprit voisin de lafureur que nous traversâmes Bonn… Je regrette maintenant d’avoirété si injuste envers cette ville. Je devais tout lui pardonner,même nos déceptions de touristes, pour cette gloire à jamaisémouvante, pour cette gloire immortelle d’avoir vu naîtreBeethoven. Je n’y songeai pas un instant. Dois-je dire que Bonnelle-même ne fit rien pour me le rappeler ? Ce n’est pas uneraison – pas même une excuse – de n’avoir montré que du mépris pources rues, dont je raillai la propreté glaciale, ces jardins qui,eux, me rappelèrent les plus mauvais jours de l’histoire duVésinet, et ses mornes pelouses et ses ridicules jets d’eau ;pour ces monuments, à qui je reprochai aigrement de suer lepédantisme et l’ennui ; pour cette université surtout, qui, detant de jeunes Allemands, ivres de bière et couturés de cicatrices,fait tant de vieux docteurs chauves, tant de vieux docteurs èson-ne-sait-quoi !

Honteux, dans sa voiture, que nous menions àla laisse, comme un petit chien, von B…, lui non plus, ne songeapas à Beethoven. Et il ne reconnut point sa jeunesse qui lesaluait, au passage, sur le seuil des brasseries, lui souriait,fraîche et toute blonde, penchée au balcon des fenêtres en fleurs…Ah ! pauvre « Vieil Heidelberg » !

*

**

Il était tard quand nous pénétrâmes enfin,lanternes allumées, dans Cologne. Le soir, les détails seresserrent, se fondent dans la masse. Des villes et des paysages,il ne reste plus que des silhouettes monochromes. J’eusl’impression que j’arrivais à Pontoise, au crépuscule. Le pont, lefleuve, les tours, les maisons en escalade, tout y était. Mais lahâte, l’activité, le mouvement de la foule, l’absence de magistratspromenant leurs familles, de bourgeois prenant le frais à la bouchedes caniveaux, de boutiquiers qui se caressent le ventre, devantleurs boutiques, dissipèrent vite cette illusion patriotique.

Nous descendîmes de voiture, devant l’hôtel duDôme qu’écrase, de son ombre, la plus colossale, la pluscolossalement laide cathédrale du monde.

Le dîner fut mauvais et parfaitement maussade.Nous eûmes un von B… transformé, quinteux, querelleur, avecl’exclusivisme, les préjugés, la suffisance agressive d’un bonAllemand, abonné à la Gazette de la Croix. Il raillaâprement le socialisme, défendit la cathédrale de Cologne,« qui est la plus belle cathédrale du monde », lesMercédès, « qui sont les meilleures automobiles dumonde », l’Empereur Guillaume, « qui est le plus génialEmpereur du monde », le goût de Berlin, « qui est le goûtle plus admirable du monde », enfin, la vertu allemande,« qui est la plus solide vertu du monde »… Et il revenaità la cathédrale, avec une sorte d’hostilité comique, la bouchepleine de nourritures et de bredouillements :

– La plus belle…, vous entendez…, la plusbelle du monde !…

Moi, de mon côté, puérilement, jem’acharnais :

– La plus laide… la plus laide… la pluslaide du monde !

Je ne voulus même pas excepter celle dePrague, qui, au moins, proclamai-je avec un pompeux lyrisme,« a cette beauté de dresser sa masse énorme sur les hauteursdu Radchin, et de se refléter, le soir, avec les palais quil’entourent, dans les eaux embrasées de la Moldau ».

– La Moldau ! criait von B… enhaussant les épaules… la Moldau n’est belle qu’à Dresde, n’estbelle que quand elle est allemande, et qu’elle s’appelle l’Elbe… Etle Rhin ?… Ah ! ah !… Le Rhin ?… Vous n’enparlez pas, du Rhin ?

Je sentis s’engouffrer, en moi, comme un grandvent, l’âme de M. Déroulède.

– Le Rhin ? déclama l’âme deM. Déroulède… Mais, mon pauvre von B…, il a tenu dans notreverre !

Jusqu’au doux Gerald qui, avec une persistanced’ivrogne, revendiquait la suprématie de Westminster et de laTamise sur toutes les cathédrales et tous les fleuves dumonde !

Si bien que nous allâmes nous coucher,mécontents les uns des autres, furieux les uns contre les autres,et contre nous-mêmes…

Ô Gœthe ! si tu nous avaisentendus !… Et toi, Heine, quelles figures de grimaces taforte et délicieuse ironie eût ajouté à cette collection hilarantede marionnettes, qu’est ton École de Souabe !

*

**

Je dormis fort mal, énervé, cauchemardé par levoisinage de cette cathédrale, sur laquelle – c’est ce qui m’irritele plus en elle – le temps, qui use tout, s’use sans parvenir à enuser qu’à peine la pierre dure. Ni la pluie, ni le soleil, ni legel, ni le vent qui apporte les poussières corrosives, ne peuventen adoucir les angles coupants et les lignes sèches, en modeler lesdécoupures plates et les pleins affreusement rigides. Dans monsommeil, son poids m’étouffait, m’écrasait ; et, du parvisjusqu’à la pointe de ses flèches, mille formes tranchantes, millefigures, aux profils d’inquisiteurs, se détachaient, entraient enmoi, comme autant d’instruments de torture… Je me réveillais, ensursaut, tout haletant, les tempes glacées.

Le lendemain matin, je ne me sentis nullementdisposé à revoir Cologne, ses églises, ses ponts, ses musées, etmême son jardin zoologique, où, pourtant, je me souvenais d’avoirpassé d’amusantes journées, parmi des bêtes splendides, et d’avoirinterviewé un énorme oiseau, de la tribu des longirostres, quiressemblait étonnamment à M. Maurice Barrès, en habitd’académicien… De tout cela, j’étais las, jusqu’au dégoût.

En voyage, il y a des moments où les plusmagnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments oùl’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvantchef-d’œuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caressesd’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de megorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutesles joies – toutes les joies ? – de la possession, jen’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux :marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre dela distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions etmoi.

Jamais non plus, autant que ce matin-là, je nedétestai cette manie traditionnelle qui nous pousse, à peinearrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées,c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler auxvivants. Et je me disais, en marchant, je me disais et me redisaistout haut, comme pour mieux m’affermir dans mesrésolutions :

– Non… non… je n’irai pas au musée… Jen’irai pas…

Absolument comme un enfant, qui sedit :

– Non… je n’irai pas à l’écoleaujourd’hui… Non… non… je n’irai pas…

Je le connaissais, d’ailleurs, ce musée…L’idée de passer et de repasser devant les de Bruynn le Vieux, lesmaître Guillaume, les Grunewald, et le maître Inconnu, ne metentait point. Même, la Vierge à la fleur de haricot, etle maître de La Passion de Lyversberg, et le maître deLa Glorification de la Vierge, et le maître deL’auteur de Saint Barthélemy, et le maître desDemi-Figures… et tous les autres maîtres du Tombeau, de laCouronne d’épines, de la Lance, des Clous, de l’Éponge, du Roseau,des Olives, du Calvaire, ne m’attiraient pas davantage. Non que jen’aimasse plus ces peintres ingénus de la vieille École de Cologne.Je les aimais toujours, mais je ne les aimais pas à ce moment devague à l’âme, où je n’aimais rien. Ou plutôt je ne m’aimais plusen eux. Ils m’étaient vraiment aussi indifférents que les maîtresmodernes, le maître de la Femme au tub, le maître deLa Passion et la Mort de M. Félix Faure, le maître deL’immaculée Conception de la vierge Otero. J’aimais mieuxles débardeurs des quais du Rhin et les paysans qui amenaient, aumarché de la ville, des troupeaux de cochons et des charretées dechoux.

*

**

Je flânai sur les quais et dans les rues, sansbut précis, essayant de m’intéresser au mouvement de la vie, danscette cité opulente et active, où le catholicisme, plus agressifque celui des Flandres, m’obséda de ses tours, de ses flèches, deses croix, de ses cloches, non moins que de ses moines, qu’onrencontre partout, traînant leurs robes brunes, leurs sandales, surles pavés, et quêtant aux portes… Et puis, je m’arrêtai devant unebelle boutique de libraire. Parmi beaucoup de livres français qui yétaient étalés, au milieu de ces auteurs inconnus en France, quireprésentent la littérature française à l’étranger, par descouvertures illustrées, dont la hideur m’est intolérable, jeremarquai la Correspondance de Balzac, en son éditionin-8. Je l’achetai et rentrai à l’hôtel. Et, tout de suite, jesentis que j’avais gagné quelque chose à ma promenade. Désormais,j’avais de quoi alimenter mon esprit, durant cette journée, que jeprévoyais ennuyeuse et sans joies : j’avais Balzac, dont lenom seul, à cette devanture de libraire, avait fait s’évanouirbrusquement la cathédrale de Cologne, l’Allemagne, l’illusion desmusées, et mes fantasmes. Comme je me hâtais, la pluie se mit àtomber, lente et fine, achevant de donner à la ville un aspect demélancolie funèbre.

L’après-midi, je laissai mes compagnonssortir, et je m’enfermai, dans ma chambre, avec Balzac.

La vie de Balzac ? Un permanent foyer decréation, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable.La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’étatnormal de son individu. Pensées, passions grondaient en lui commedes laves en bouillonnement, dans un volcan. Il menait de frontquatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal,des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, desprocès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, desrelations mondaines, une correspondance énorme, la maladie.

Après avoir récréé le monde, Balzac ne s’estpas reposé le septième jour.

Avec Balzac

J’adore Balzac. Non seulement j’adore l’épiquecréateur de La Comédie humaine, mais j’adore l’hommeextraordinaire qu’il fut, le prodige d’humanité qu’il a été.

Sa vie – du moins par ce que l’on en connaît –ressemble à son œuvre. On peut même dire qu’elle la dépasse. Elleest énorme, tumultueuse, bouillonnante. C’est un torrent qui aroulé de tout. Malheureusement, on la connaît peu… Bien des annéesde cette vie nous échappent, sûrement les plus intéressantes,puisque ce furent celles que Balzac se plut à dissimuler le mieux.Ainsi, nous lui connaissons quelques liaisons qui furent célèbres.Mais les autres ?… Mais toutes les autres ? Car ce fut ungrand conquérant d’âmes.

Il était courtaud, boulot, bedonnant, trèslaid : l’allure épaisse d’un chantre d’église. La premièreimpression en était désagréable. Mme Hanska a ditque, lorsqu’elle le vit pour la première fois, elle eut honte deson enthousiasme et ne pensa qu’à fuir… Quoi ! C’était là cethomme sublime, ce héros ?

Comme tous ceux qui écrivent beaucoup, Balzacparlait peu… Mais, dès qu’il parlait, le charme opérait. Il yavait, dans sa parole, une telle autorité, une telle séduction,qu’on oubliait très vite ses disgrâces physiques. L’espritrayonnait des yeux et donnait au visage de la beauté. Il avaitconscience de sa force fascinatrice, comme il avait conscience deson génie. C’était, d’ailleurs, la même chose… Balzac créait del’amour comme il créait un livre. Pas plus que les idées, lesfemmes ne pouvaient lui résister. Pourtant, j’ai sur lui ce détailintime et un peu ridicule, que la nature l’avait parcimonieusementarmé pour l’amour. Il est d’autant plus beau que, n’ayant pas – ousi peu – de quoi satisfaire les femmes, il lui ait été donné, plusqu’à aucun autre, la vertu délicate et rare de les exalter.

Quelqu’un qui a souvent rencontré Balzac medisait : « Quand on parlait femmes, il se gonflaitd’orgueil et faisait la roue, comme un dindon… Mais il ne racontaitjamais rien. » Malgré son infatuation, parfois comique, Balzacétait infiniment discret. Il poussa la discrétion sur sa viesentimentale jusqu’au mensonge, jusqu’au mystère, jusqu’auxcomplications un peu naïves du mélodrame. Il se vantait d’êtrechaste, pour mieux dérober ses vices et ses bonnes fortunes. Afinqu’on n’en retrouvât plus les traces, il effaçait les pas derrièrelui. Cette discrétion, si rare chez un homme de lettres – maisBalzac n’était point un homme de lettres et, si belle qu’elle soit,son œuvre est peut-être ce qui nous intéresse le moins en lui –nous irrite beaucoup, parce qu’elle nous le cache davantage. Lui,dont la gloire européenne avait popularisé les traits, partout, ileut le pouvoir de se rendre, quand il le voulait, invisible.

Il déroutait les curiosités, dépistait lesespionnages, se servant de ses amis, sans qu’ils se doutassent durôle qu’il leur faisait jouer. Il avait le génie de la police,comme il avait le génie de l’amour, comme il avait le génie detout. Un jour, il partait, ou, plus exactement, il disparaissait deParis. Et on ne savait plus absolument rien de lui. Oùétait-il ? S’enfermait-il pour travailler ? Avait-ilentrepris un voyage d’enquête pour ses livres ? Poursuivait-ilune intrigue amoureuse ?… une affaire ?… Plutôt uneintrigue, car ses voyages d’enquête et ses déplacements d’affairesétaient moins mystérieux. Il en parlait. On les connaît presquetous, entre autres ce fameux voyage en Sardaigne, d’où il rapportaces pyrites, à propos desquelles il rêva une fortune demilliardaire. Son absence durait un an, deux ans. Et puis, un beausoir, sans que personne de son entourage fût prévenu, ilreparaissait soudainement. On le revoyait à l’Opéra, avec son habitbleu, sa canne dont il disait – le dindon – que la pomme avait étéciselée dans l’or fondu des bracelets de ses amies… Il semblaitreprendre une conversation interrompue la veille, était au courantdes moindres potins de salon ou de journal, de tout ce qui s’étaitpassé quand il n’était pas là… De son absence, pas un mot. Ilaffectait de ne rien comprendre aux allusions, d’ailleursdiscrètes, qu’on y faisait.

On a prétendu qu’il y avait peu de sincéritéet beaucoup de mise en scène en tout cela ; qu’il aimait àjouer cette comédie pour les autres et pour lui-même ; qu’ilen tirait une sorte de mystère, par conséquent de l’importance.Peut-être bien. Ce qui est certain, c’est qu’il y eut aussi desdrames.

*

**

De tout ce qui a été écrit sur cet hommeextraordinaire, nous n’avons pour ainsi dire qu’une quantité énormede travaux bibliographiques, et des jugements littéraires – cen’est pas ce que je recherche –, mais nous n’avons rien qui soitréellement une biographie. On ne peut donner comme tels les livresde Gautier et de Gozlan, qui racontèrent ce qu’ils virent, nevirent sûrement pas grand-chose : de l’extériorité, des gestessuperficiels, des manies, avec quoi ils composèrent des anecdotesqui nous amusent et ne nous apprennent rien.

Gautier et Gozlan n’étaient pas des amis deBalzac, qui n’avait pas d’amis. Laurent Jan non plus, qui futpourtant celui que le Maître préféra. C’étaient de jeunes séides,des admirateurs fervents, mais intimidés, que le grand hommeintéressa un peu, dit-on, à ses œuvres, pas du tout à sonexistence, et à qui le respect eût fermé les yeux et clos labouche, s’ils avaient vu quelque chose d’anormal et d’énorme enleur dieu.

Mme Surville n’a laissé surson frère que quelques pages insignifiantes, une apologie froide,banale, où nous n’avons pas une seule note à prendre, pas un seuldocument à retenir. Elle avait reçu, pourtant, bien desconfidences. Quand il en avait trop gros sur le cœur, à de certainsmoments trop heureux ou trop tragiques de sa vie, comme cettepremière entrevue, à Neuchâtel, avec Mme Hanska, oubien cette naissance et cette mort mystérieuse de son dernierenfant, Balzac, en dépit de sa force de renfermement, éprouvait lebesoin de s’épancher… Mais en qui ? Sa mère ? Elle luiétait fort à charge, ne l’obsédait que de questions d’argent. Sasœur ? Malgré l’hypocrite tendresse de ses dédicaces, il nel’aimait pas, et elle non plus, au fond, ne l’aimait pas… Mais ilétait sûr d’elle, sûr qu’elle saurait garder un secret, ne fût-ceque pour l’honneur de la famille… Et puis, il n’avait qu’elle… Etpuis, habitude d’enfance, sans doute… C’était une petite âmebourgeoise, très honnête, peu sensible, qui faisait ce qu’ellepouvait. Mais elle ne pouvait rien comprendre à une telle âme, sidistante de la sienne ; elle ne pouvait rien comprendre à cegénie, dont les hardiesses visionnaires, l’immoralitél’épouvantaient. Du reste, Balzac ne lui demanda pas de comprendre,de partager ses chagrins ou ses bonheurs, pas plus qu’on ne demandeau vase de savoir pourquoi on le remplit de poisons ou deparfums.

Mme Surville sut ainsibeaucoup de choses, en gémit, en souffrit, et se tut.

Un seul homme pouvait, devait écrire une viede Balzac : M. de Spoelberch de Lovenjoul. Tout cequi existe de documents, sa piété fureteuse, sa curiositépassionnée l’ont rassemblé. Il a des trésors. Il les garde. Etcette vie prodigieuse, unique, dont lui seul connaît ce qui endemeure d’attestations certaines et d’authentiques témoignages, ilne l’a pas écrite ; il ne l’écrira pas. De temps en temps, ilen détache de menus fragments, il en agite de pauvres petitesimages, comme pour mieux aguicher notre curiosité, avecl’intention, peut-être ironique, de ne la satisfaire jamais.Allusions, réticences, commencements, inachèvements qui nousagacent et, après nous avoir surexcités au plus haut point, nouslaissent encore plus ignorants, plus cruellement déçus.

Jeu dangereux. L’imagination rôde autour desgrands hommes, ardente, féroce, carnassière. Elle ne se contentepas des bavardages, maigres os qu’on jette à sa faim. Elles’acharne à vouloir déterrer le gros morceau. Et, un jour, elle le« mangera », mais à sa façon. Un jour (pour ne pascontinuer des métaphores désobligeantes envers une aussi noblefaculté), elle inventera – c’est son métier – elle inventera deslégendes, mille fois plus préjudiciables que la réalité, à lagloire qu’on aura voulu préserver du mépris des sots, par lesilence ou par le mensonge.

Peut-être que M. de Spoelberch deLovenjoul, qui est un homme honorable, une nature modeste, unécrivain de peu de force, ne se juge pas de taille à écrire une viede Balzac. Je voudrais le rassurer. Personne n’attend de lui uneœuvre d’art. On ne lui demande que des documents utiles àl’histoire de la littérature, ce qui est peu de chose, utiles àl’histoire de l’humanité, ce qui est tout. D’autres feront lereste.

Mais non. Je crois plutôt queM. de Spoelberch de Lovenjoul a, comme tout le monde,presque tout le monde, le déplorable préjugé du grand homme. Legrand homme doit être un personnage sympathique, comme authéâtre. Le grand homme n’est véritablement un grand homme qu’à lacondition qu’on fasse le silence sur ses faiblesses, et qu’on lediminue de tout ce qu’il eut d’humain. Ainsi de Verlaine, qu’onnous présente aujourd’hui comme une sorte de brave bourgeois,régulier, comme un de ces excellents radicaux-socialistes, ennemisde la bohème, qui paient bien leurs contributions et fontl’ornement de la respectabilité française. Pour qu’un grand hommeentre, par la bonne porte, dans la postérité, il faut le parer devertus bien décentes et bien basses, et de ces héroïsmes grossiersqui enchantent la foule. Il lui faut, comme au chrétien qui veutentrer dans le Paradis, toutes les comédies sacramentelles del’extrême-onction, et l’absolution, par la crapule, de sespéchés.

Or c’est par ses péchés qu’un grand homme nouspassionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, seshontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttesdouloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous levénérons, que nous le chérissons, de tous les respects, de toutesles tendresses qui sont dans l’humanité.

*

**

Nous ne devons point soumettre Balzac auxrègles d’une anthropométrie vulgaire. L’enfermer dans l’étroitecellule des morales courantes et des respects sociaux, c’est nerien comprendre à un tel homme, c’est nier, contre toute évidence,le prodige, l’exception qu’il fut. Nous devons l’accepter, l’aimer,l’honorer tel qu’il fut.

Tout fut énorme en lui, ses vertus et sesvices. Il a tout senti, tout désiré, tout réalisé de ce qui esthumain. Il fut Bianchon, Vandenesse, Louis Lambert ; il futaussi Rubempré ; il fut même Vautrin. Il ne faut pass’indigner, pas s’étonner surtout si ses curiosités, disonspassionnelles, s’affranchissant parfois, comme la nature elle-même,de ce qu’on appelle les lois de la nature – laquelle n’a pas delois –, s’en allèrent chercher des voluptés ou des dégoûts – dessensations –, dont nous retrouvons çà et là, dans ses livres, destraces discrètes mais certaines, et que nous pourrions, paraît-il,retrouver mieux expliquées dans une correspondance tombée aux mainsde M. de Spoelberch de Lovenjoul. Michel-Ange,Shakespeare, Gœthe, des rois, des empereurs, des papes, descardinaux, des académiciens, des frères ignorantins diraient-ilsque c’est là une exception ?

Nous coudoyons, dans la vie de tous les jours,des gens dont nous connaissons les « fureurs secrètes »et à qui, selon leur rang social, nous ne témoignons pas moinsd’estime, d’amitié, de respect. Oscar Wilde n’inspire plus decolère, même aux sectaires de la vertu. Tous n’ont plus, pour luiet pour son martyre, que de la pitié douloureuse.

La vie de Balzac ? Un permanent foyer decréation, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable.La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’étatnormal de son individu. La pensée, les passions grondaient en lui,comme des laves en activité dans un volcan. Avec une aisance quiconfond – une aisance, une force d’élément –, il menait de frontquatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal,des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, desprocès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, desrelations mondaines, une correspondance énorme, la maladie.

Balzac écrit : « Le docteur Duboisfrémissait de ma vie. » Et, au milieu de tout cela, on neconstate pour ainsi dire pas un affaissement, un découragement, undoute, un arrêt. Il va toujours, plus ardent, plus précis à mesurequ’il va. L’esprit infatigable soutient le corps surmené ; ille relève, défaillant. Loin d’être accablé, écrasé par les besognesdu présent, aux courtes heures du repos, il conçoit avec unelucidité merveilleuse les besognes de l’avenir. Balzac ne s’est pasreposé le septième jour. Quel exemple pour nos chétivesneurasthénies ! Et il n’a vécu que cinquante et un ans !…Et non seulement il a accompli une œuvre prodigieuse, mais il en arêvé, mais il en a préparé une plus prodigieuse encore. Il a laissédes projets, parfaitement débrouillés, de livres, de pièces,d’affaires, que trois cents ans de vies humaines ne suffiraient pasà réaliser. Quand on lit ces émouvantes, ces stupéfiantesLettres à l’Étrangère, quand on se penche au bord de cegouffre, quand on regarde, quand on entend bouillonner, au fond,l’existence surhumaine de cet homme, on est pris de vertige. Etl’on ne s’étonne plus que son cerveau ait pesé si lourd et qu’ilsoit mort d’une hypertrophie du cœur.

*

**

L’Académie n’a pas voulu de Balzac.

M. Dupin disait à Victor Hugo :

– Comment ? Balzac, d’emblée, àl’Académie ? Vous n’avez pas réfléchi… Est-ce que cela sepeut ?… Mais c’est que vous ne pensez pas à une chose :il le mérite.

Il le méritait ; et aux yeux deMM. de Barante, Salvandy, Vitet, de Noailles, de Ségur,Saint-Aulaire, Lebrun, Patin, Pongerville, Villemain, Tissot,Scribe, Viennet, etc., c’était, en effet, impardonnable.

Mais le méritait-il vraiment ? Comment,en quelque sorte, légitimer une telle œuvre, si subversive, sidissolvante, si immorale ? Comment couvrir de ce respectablehabit vert un homme qui, monarchiste, catholique, mais emporté parla puissance de la vérité au-delà de ses propres convictions,bouleversait si audacieusement l’organisation politique,économique, administrative de notre pays, étalait toutes les plaiessociales, mettait à nu tous les mensonges, toutes les violences,toutes les corruptions des classes dirigeantes, et, plus quen’importe quel révolutionnaire, déchaînait dans les âmes « leshorreurs de la révolution » ? Est-ce que cela sepouvait ?

Et puis encore, Balzac avait mauvaiseréputation. Il n’administrait pas son nom et son œuvre en bon pèrede famille. Ce n’était même pas un bohème – et l’on sait qu’unbohème est inacadémisable –, c’était quelque chose de bien pis.

L’Académie admet qu’on soit ivrogne, débauché,voleur, parricide, athée, et même qu’on ait du génie, pourvu quel’on soit très duc, très cardinal, ou très riche, pourvu aussi quecela ne se sache pas, ou qu’elle soit seule à le savoir. Indulgenteau mal qu’on ignore, elle est impitoyable au malheur qui se sait.Elle ne pouvait ignorer que Balzac fût affreusement gêné dans sesaffaires. Il avait eu des entreprises désastreuses, avait faillisombrer dans une faillite retentissante. Il avait des dettes, desdettes vilaines qu’il se tuait à payer et dont, en fin de compte,il est mort. Comme un sanglier, au milieu des chiens, il fonçaitsur toute une meute de créanciers, avides et bruyants. Celamanquait par trop d’élégance.

Aucun respect de la propriété, d’ailleurs.Généreux et fastueux, comme tous ceux qui n’ont rien, l’argent nelui tenait point aux doigts, l’argent des autres. Il achetait desbijoux, des vieux meubles historiques, des terrains, des maisons deville, des maisons de campagne, s’offrait, au mois de janvier, despaniers de fraises, des corbeilles de pêches, qu’il dévorait, ditun chroniqueur du temps, avec une « gourmandisepantagruélique ». Il paraît que « le jus lui en coulaitpartout ». Est-ce que M. Viennet, poète obscur, vénérableet facétieux, se livrait à de telles débauches, lui ?… Ilmangeait à son dessert des figues sèches, comme tout le monde.

– Qu’il paie d’abord… qu’il vivepetitement… nous verrons ensuite, disait M. Viennet.

Balzac n’a pas payé… Il n’a payé qu’enchefs-d’œuvre : monnaie qui n’a pas cours à l’Académie.

*

**

Ses affaires ? On s’en est beaucoupmoqué ; on s’en moque encore. De la naïveté, peut-être ;de l’indélicatesse, qui sait ? En tout cas, de l’ignorance etde la féerie. C’est le point faible, la fêlure dans cetteorganisation si robuste. D’ailleurs, comment attendre quelque chosede sérieux de quelqu’un qui fait des romans ?

M. de Rothschild, qu’il voyaitfréquemment, et dont nous est resté, dans son Nucingen, un sisurprenant et inoubliable portrait, s’en amusait comme d’une bonnefarce. Les plus indulgents, ses admirateurs mêmes, plaidaient queBalzac était un grand constructeur de chimères ; pour parlerplus prosaïquement, un fou. D’autres commentaient cette image parce mot : un faiseur.

Les gens de finance sont en général fortbornés, et orgueilleux avec médiocrité. Ils manquent de culture,d’imagination, de générosité d’esprit, dans un métier où il en fautbeaucoup. Ils n’ont que de la routine dans une aventure où il n’enfaut pas du tout. Concevoir une affaire, c’est concevoir un poème.L’homme d’affaires qui n’est pas, en même temps, un idéaliste, unpoète, ce n’est rien… rien qu’un escroc, la plupart du temps.

Balzac était poète. Il avait la passion desbelles et grandes ordonnances ; il ne suivait pas les idées,il les devançait. De même qu’il lui suffisait d’un mot pourreconstituer, dans sa vérité logique, tout un être humain, de mêmeil lui suffisait d’un fait, quelquefois d’un menu fait, pourdécouvrir et créer d’un coup le drame d’une affaire. Il laconcevait, la débrouillait, la bâtissait, avec la même imaginationpuissante, la même faculté de divination, la même netteté carréeque ses livres.

Il eût étonné et fait réfléchir des hommesmoins prévenus, moins bassement théoriques que des financiers, parl’abondance, la justesse de ses renseignements techniques, laconnaissance et souvent la prescience de la valeur géologique,économique, des divers pays de l’Europe. Chimériques, sans doute,étaient ses affaires, en cela surtout qu’elles venaient toujourstrop tôt. Quand on veut de la gloire immédiate ou de l’argent, ilfaut toujours venir après… après quelqu’un. Le génie sème et passe.L’habileté reste, attend et récolte. Balzac a semé, souvent sasemence fut bonne. Beaucoup, parmi ses affaires dont on riait,d’autres, plus tard, les ont réalisées. Épilogue connu.

Cette œuvre, qui est une œuvre d’âprepsychologie et, en dépit de son culte pour l’argent, une œuvre decritique sociale pessimiste, est, en même temps, une œuvre dedivination universelle. Solidement établie sur le contemporain,elle engage et prédit l’avenir. Balzac est aussi à l’aise dansdemain que dans aujourd’hui. Ses conceptions financières feraienthonneur à un économiste révolutionnaire. Il entrevoit desdirections nouvelles au mouvement des fonds d’État, des solutionshardies aux problèmes agraires. Il rédige des dispositifspratiques, ingénieux, sur des sociétés de secours mutuels, commepar exemple la Société des gens de lettres, qui est sortie de soncerveau. (Elle semble, d’ailleurs, l’avoir bien oublié, car ellerefusa, du génie d’Auguste Rodin, son effigie, comme l’Académieavait refusé, du génie de Victor Hugo, sa personne.) Il rêve etprépare toute une révolution de la librairie, par la création dulivre à bon marché. Son sens de la vie, de l’orientation de la vie,lui fait découvrir, avant tout le monde, la valeur spéculative desterrains, dans certains quartiers de Paris, alors déserts, etmaintenant devenus le centre de l’activité et de la richesse. Il seréjouit d’avoir acheté un bout de terrain à Sèvres. Plus de quinzeans avant l’établissement des chemins de fer en France, ilécrit : « Nous aurons, un jour, un chemin de fer entreParis et Brest. Et l’on construira une gare tout près de ma maison.Faites comme moi, achetez… achetez !… » Sa maison,c’était les Jardies. La gare y est. Mais ce qu’il n’avait pasprévu, c’est que, plus tard, aux Jardies, M. Rouvier,M. Étienne, M. Thomson, M. Joseph Reinach,célébreraient un culte, et que ce culte ne serait pas celui deBalzac, mais celui de Gambetta.

Des moralistes ont voulu prouver que Balzacavait inventé, de toutes pièces, des mœurs, des compartimentssociaux, tout un monde artificiel – le monde de Balzac, comme onl’appela, pour l’opposer au monde de la réalité –, que toute unecatégorie d’ambitieux, d’aigrefins, d’aventuriers séduits par lesvices brillants, l’amoralité triomphante de son œuvre, s’étaient enquelque sorte moulé l’âme sur celle de ses imaginaires héros. C’estune sottise. Il ne les avait pas inventés, il les avait prévus,comme il avait prévu aussi Wagner et le wagnérisme, comme il avait,malgré ses notions confuses de l’art, entrevu ces hauteurs oùresplendit, aujourd’hui, le nom d’Auguste Rodin.

On m’a conté qu’un jour, causant avec desamis, Balzac imaginait, en riant – riait-il autant qu’on veut bienle croire ? –, un moyen sûr, rapide, de gagner beaucoupd’argent, assez d’argent pour fonder un grand journal, un journald’influence et d’intérêts, tel qu’il en avait eu souvent lahantise. – Rien de plus simple, expliquait-il, et à la portée detoutes les intelligences. Il s’agirait de faire paraître une petitefeuille hebdomadaire, qu’on appellerait Le Journal desMédecins. Cette feuille ne contiendrait rien d’autre que laliste des morts de la semaine, avec le nom du médecin en regard dechaque mort. On la distribuerait dans les rues, comme unprospectus… Vous voyez d’ici les médecins… Ce serait énorme.

Et Balzac riait, à grands éclats, de cetteinvention.

Or, quelques années après, un Américain, àbout de ressources, qui ignorait absolument cette boutade deBalzac, réalisait cette idée de Balzac. Elle fut le point de départd’une des plus grosses fortunes, et d’un des plus grands journauxdu monde.

*

**

Les bruits les plus fâcheux circulaient surBalzac, colportés et grossis par ses ennemis. Non seulement ilétait Rubempré et Vautrin, il était aussi Mercadet. Des éditeurs,des imprimeurs, des directeurs de journaux se plaignaient vivementde sa mauvaise foi, de son habileté scabreuse. Ces pauvres genspleuraient d’avoir été « roulés » par lui avec la plusétonnante maestria. Ils l’accusaient d’indélicatesse,parce que, connaissant comme un avoué toutes les roueries de laprocédure, il se défendait, souvent victorieusement, contre leurrapacité. Ne racontait-on pas aussi qu’il vivait de sesmaîtresses ? N’affirmait-on pas qu’il avait emprunté, d’unefaçon frisant l’escroquerie, une très grosse somme d’argent àMme D…, la femme d’un imprimeur quil’adorait ? Ne disait-on pas enfin qu’il devait, avant sonmariage, près de deux cent mille francs àMme Hanska ?

Il y avait un peu de vrai dans toutes ceshistoires malsonnantes, mais du vrai mal compris, du vrai déformé,comme toujours. Il ne s’en est pas caché. Les Lettres àl’Étrangère, qui, malgré les beaux cris d’amour, les beauxcris d’orgueil, les exaltations de la confiance en soi, lesdébordements d’une personnalité ivre d’elle-même, et malgré cettejactance énorme, qui le fait se gonfler jusqu’à la bouffonnerie,sont le plus émouvant, le plus angoissant martyrologe qui se puisseimaginer d’une vie d’artiste, ces lettres contiennent des aveux,voilés, il est vrai, des histoires obscures, sans doute, maisreconnaissables pour qui connaît un peu l’existence secrète deBalzac. Il y est souvent question d’une « dette sacrée ».Ne serait-ce point une allusion au prêt deMme D… ? Nous pouvons tout croire d’un hommedont la vie a été l’argent, l’argent partout, l’argenttoujours : « L’argent, écrit Taine, fut le persécuteur etle tyran de sa vie ; il en fut la proie et l’esclave, parbesoin, par honneur, par imagination, par espérance. Ce dominateuret ce bourreau le courba sur son travail, l’y enchaîna, l’yinspira, l’y poursuivit dans son loisir, dans ses réflexions, dansses rêves, maîtrisa sa main, forgea sa poésie, anima sescaractères, et répandit sur toute son œuvre le ruissellement de sessplendeurs. » Le ruissellement de ses douleurs aussi et de seshontes.

Qu’on se reporte un instant à ces lettres, oùl’auteur de La Comédie humaine évoque un prodigieux enferdu travail et de l’argent ; qu’on se rappelle les nécessitésterribles, les terribles échéances où chaque fin de moisl’accule ; l’huissier à ses trousses, sa mère qui le harcèle,l’avenir engagé, les déchirements de son foie et les étouffementsde son cœur ; le roman qu’il doit livrer pour lelendemain ; ses nuits, au sortir d’un dîner mondain ou d’unsoir d’Opéra, passées à écrire, à écrire, à écrire ! À proposde Modeste Mignon, il annonce joyeusement à sonamie : « Encore soixante-dix feuillets de mon écriture…Ce sera fini demain. » Dans ce labeur de forçat, dans ce quieût été, pour tout autre, un délire épuisant, il ne perd pas piedune seule minute. Il conserve, intacte, la maîtrise de son cerveau.Il songe à tout, aux plus petites choses. Il crayonne de malicieuxportraits, raconte avec enjouement des anecdotes spirituelles, surla princesse Belgiojoso, Mme de Girardin, lacomtesse Potocka. Il se promet d’aller, le lendemain, chez lejoaillier, voir où en est la bague commandée pour sa chèreConstance Victoire et dont il a donné le dessin. Il se charge del’achat de ses gants, de l’emplette de mille menus bibelots. Avecune netteté, un sens pratique et retors d’homme d’affaires etd’homme de loi, il soumet à sa Line un plan complet deréorganisation de sa fortune, lui explique, avec une compétenced’agronome, quel parti nouveau elle peut tirer de ses terresincultes, lui indique, avec une clairvoyance de banquier, unplacement plus judicieux de son argent. Il la guide dans sonprocès, dans ses revendications, dans la situation embrouillée etdifficile où l’a laissée la mort de son mari, et cela en un paysdont il connaît à peine les mœurs et les formes judiciaires.

Qu’on se rappelle encore les espoirs obstinés,les rêves grandioses de la moisson future, toute proche, laconfiance presque sauvage qu’il a en son génie. Et voyez-le faire,le plus loyalement du monde, la balance entre ses dettesd’aujourd’hui et ses triomphes assurés de demain. Que sont sesdettes ?… Rien. Que pèsent ses dettes ? Rien, en vérité,mais rien, rien !… N’a-t-il pas son œuvre, chaque jouragrandie, chaque jour plus populaire, qui lui réserve desmillions ?… N’a-t-il pas ses affaires qui lui représentent desmilliards ? Alors il prend, comme il peut, où il peut, delégères avances sur cette fortune certaine, avances qu’ilremboursera, plus tard, demain, ce soir, peut-être au centuple…

Et les chimères se pressent, montent, departout, l’enveloppent de leurs caresses et chantent autour de lui.Leurs voix le bercent et le raniment. Il en oublie sadétresse ; il en oublie jusqu’aux affreuses douleurs qui luiécartèlent les os de la poitrine. Elle et lui, elle, la Line, laLinette, et le cher Minou, lui, le bon, le grand, le sublime Noré.Ils touchent enfin au bonheur si longtemps attendu… Ils auront unpalais, comme des rois, vivront dans un merveilleux décor d’art, defêtes, de domination ; ils verront Paris, l’univers à leurspieds. Est-ce pour quelques misérables cent mille francs qu’il varalentir, arrêter l’essor de son génie, renoncer à ses magnifiquescréations, voler à l’amour qui s’y exalte, voler au monde qui s’enéblouit, une gloire dont il se sent tout rempli, mais à qui il fautdonner à manger de l’argent, de l’argent encore, et toujours del’argent ?

La femme de Balzac

Et me voici au drame le plus et aussi le moinsconnu de la vie de Balzac : son mariage. Bien que nous soientencore obscurs certains épisodes de cet extraordinaire romand’amour qui fut, en même temps que la méprise de deux cœurs troplittéraires, la chute finale de deux ambitions pareillement déçues,j’y ajouterai, peut-être, quelques éclaircissements. Je m’empressede dire à qui je les dois : au peintre Jean Gigoux, qui futmêlé très intimement, aussi intimement que Balzac, à la vie deMme Hanska. Pour authentifier certains faits gravesdont un, au moins, de la plus grande horreur tragique, je n’ai, ilest vrai, que des confidences parlées. Mais pourquoi voulez-vousque les confidences parlées soient moins véridiques que lesconfidences écrites ? Elles ont, au contraire, toutes chancesde l’être davantage. Jean Gigoux était très vieux quand il me lesfit, très désillusionné. Il n’avait plus d’orgueil. J’ai toujourspensé qu’il lui avait fallu un grand courage, ou un grand cynisme –ce qui est souvent la même chose – pour aller jusqu’au bout de saconfidence.

Tout le monde sait comment Balzac connutMme Hanska. En somme l’histoire la plusbanale : une lettre d’admiration enthousiaste, trouvée par luichez Léon Gosselin, son éditeur, le 28 février 1832. Elle venait dufond de la Russie, était signée : L’Étrangère. Balzacétait très vaniteux, il avait tous les grands côtés, si l’on peutdire, de la vanité ; il en avait aussi tous les petits. Cettelettre le ravit, exalta immensément son amour-propre d’homme etd’écrivain. Malheureusement, nous n’avons pas cette lettre… Onsuppose que Balzac la brûla, avec beaucoup d’autres, de mêmeorigine, à la suite d’un drame violent survenu en 1847, croit-on,entre Mme Hanska et lui. Ce que nous savons decette lettre, c’est par Balzac lui-même, qui a dit, àMme Surville, à quelques amis, qu’elle étaitadmirable, qu’elle révélait « une femme extraordinaire ».Ce fut en vain qu’il s’ingénia à en découvrir l’auteur. Sept moisaprès, il en recevait une autre… Celle-là, nous l’avons. Elle estbien romantique, bien emphatique et bien sotte, et, déjà, elleglisse fâcheusement de la littérature dans l’amour.

Il y est écrit, textuellement, ceci :

« Vous devez aimer et l’être :l’union des anges doit être votre partage ; vos âmes doiventavoir des félicités inconnues ; l’Étrangère vous aime tous lesdeux et veut être votre amie… Elle aussi sait aimer ; maisc’est tout… Ah ! vous me comprendrez ! »

Plus loin :

« Votre carrière est brillante, seméede fleurs suaves et embaumées. »

On lui offrait, cette fois, un moyen, un peumystérieux, de correspondre. Beaucoup eussent jeté ces lettres aupanier, car je suppose qu’en ce temps-là les correspondanteslittéraires, semblables à celles d’aujourd’hui, n’étaient, le plussouvent, que de très vieilles femmes hystériques ou réclamières…Balzac conserva pieusement ces lettres, y répondit.

Au cours de cette correspondance, il apprit,non sans une joie enivrée, que l’Étrangère était une grande dame…Naturellement, elle était jeune, belle, comtesse,« colossalement riche », mariée à un homme qu’ellen’aimait pas, supérieure par l’intelligence et par le cœur à toutesles autres femmes. Cet esprit si averti, si aigu, si profondémenthumain, croyait, avec une ferveur théologale, aux grandes dames.Comme M. Paul Bourget, à qui ce trait commun suffit pour vouerà Balzac une admiration passionnée, et pour se croire lui-même unBalzac, il raffolait de titres et de blasons. Tout de suite, il semit à aimer, éperdument, la grande dame inconnue. Tout de suite,pour conquérir son estime, pour émouvoir sa sensibilité, il étaladevant elle sa vie difficile, lui confia ses projets, ses rêves,ses rancœurs, ses luttes incessantes, le long martyre de son génie.Son imagination aidant, il bâtit, sur la fragilité distante de cetamour, le plus merveilleux de ses romans, et peut-être, déjà, laplus solide de ses affaires.

Barbey d’Aurevilly, qui aimait toujours àparler de Balzac et de ce qui avait rapport à Balzac, m’a fait dela comtesse Hanska ce portrait. Elle était d’une beauté imposanteet noble, un peu massive, un peu empâtée. Mais elle savaitconserver dans l’embonpoint un charme très vif, que pimentaient unaccent étranger délicieux et des allures sensuelles « fortimpressionnantes ». Elle avait d’admirables épaules, les plusbeaux bras du monde, un teint d’un éclat irradiant. Ses yeux trèsnoirs, légèrement troubles, inquiétants ; sa bouche épaisse ettrès rouge, sa lourde chevelure, encadrant de boucles à l’anglaiseun front d’un dessin infiniment pur, la mollesse serpentine de sesmouvements, lui donnaient à la fois un air d’abandon et de dignité,une expression hautaine et lascive, dont la saveur était rare etprenante. Très intelligente, d’une culture étendue mais souventbrouillée, trop « littéraire » pour être émouvante, tropmystique pour être sincère, elle aimait, dans la conversation,s’intéresser aux plus hautes questions, où se révélait l’abondancede ses lectures bien plus que l’originalité de ses idées. Ellen’était ni spirituelle ni gaie et manifestait, en toutes choses,une grande exaltation de sentiments. Au vrai, un peu déséquilibréeet ne sachant pas très bien ce qu’elle voulait…

– En somme, me disait d’Aurevilly, tellequelle, elle valait la peine de toutes les folies.

Il ne l’avait connue qu’après la mort deBalzac, et pas longtemps. Il m’avoua que la continuelle présence deJean Gigoux dans la maison de la rue Fortunée, sa vulgaritéconquérante d’homme à femmes, son cynisme à se vautrer dans lesmeubles de Balzac, son affectation de rapin à « cracher surses tapis », lui furent vite une chose intolérable, odieuse… Àpeine présenté chez Mme de Balzac, il nereparut plus chez elle. Mais, jusqu’à la fin de sa vie, il avaitconservé, de cette figure entrevue, un souvenir impressionné.

Nous ne connaissons guèreMme Hanska que par les lettres de Balzac, car jeveux négliger ici les indications qui me viennent de Jean Gigoux(elles pourraient paraître suspectes et d’une psychologie biencourte). Et encore, nous ne pouvons pas toujours nous fier àBalzac, qui ment souvent, comme tous les amoureux. Sa folle vanitéle porte, à son insu, aux exagérations les moins acceptables. Il ala manie de ne nous montrer jamais Mme Hanska qu’àtravers lui-même. Et puis, n’a-t-on pas prétendu que lesLettres à l’Étrangère étaient un document, par endroits,fort discutable ? N’a-t-on pas affirmé queMme Hanska, après la mort de Balzac, en avait faitou refait les parties d’amour ? Je ne sais pas ce qu’il y a devrai dans cette accusation. Elle me paraît, à moi, bien risquée.Les raisons qu’on en donne ne m’ont point convaincu, car tout setient dans ces lettres. Elles sont d’une si belle et forte coulée,elles marquent une telle empreinte personnelle, qu’on ne sauraitadmettre la possibilité d’une révision ultérieure. Quoi qu’il ensoit, nous sommes réduits, quant à cette figure et à son caractèrevrai, à des références mal contrôlées, et, pire, à de simpleshypothèses. Si proche de nous, pourtant, un voile nous la cache quine sera pas levé de sitôt.

On peut reconstituer l’état d’esprit deMme Hanska, lorsqu’elle résolut d’écrire sapremière lettre à Balzac. Reléguée au fond de l’Ukraine, avec unmari plus âgé qu’elle, peu sociable et préoccupé seulementd’intérêts matériels, elle s’ennuyait. Seule, ou à peu près, danscette sorte d’exil, au milieu d’un pays puéril et barbare, elle netrouvait pas à occuper son imagination ardente et son cœurpassionné. C’était la femme incomprise et sacrifiée. À défautd’action sentimentale, elle lisait beaucoup et rêvait plus encore.Et, de lectures en rêveries, elle se sentait très malheureuse.

Les écrivains français, qui sont ceux quisavent le plus et le mieux parler d’amour, l’attiraientparticulièrement, et par-dessus tous les autres ce Balzac, dontelle avait compris tout de suite le génie, et dont la célébrité,avec tout ce qu’elle comportait alors d’un peu scandaleux,l’enflamma. Très vivement, elle s’éprit de cette existenceparisienne, voluptueuse, aventureuse et surmenée, qu’il peignaitavec de si éclatantes couleurs ; elle s’extasia devant cesfigures de femmes, cœurs de feu, cœurs de larmes, cœurs de poison,où elle retrouvait, en pleine action, dans des décors d’une fièvresi chaude, tous ses rêves, et ce furieux élan de vie, de toute vie,qui se brisait sans cesse aux murs de ce vieux château silencieuxet froid, aux faces et aux surfaces mortes de ses moujiks et de sesétangs. Donc, ce qui la poussa d’abord vers Balzac, ce fut sondésœuvrement sentimental, ce fut sa reconnaissance étonnée pour unhomme qui précisait, qui résumait si bien tous les intimesenivrements, tous les secrets désirs de la femme ; ce futaussi quelque chose de plus vulgaire – il est permis de le supposer–, un instinct de bas bleu qui espère profiter del’illustration d’un grand poète, en engageant avec lui unecorrespondance que la postérité recueillera peut-être. Le cas n’estpoint rare, et il est presque toujours fâcheux. Que pouvons-nousattendre d’émouvant, d’élégant, de naturel, de quelqu’un qui posedevant un tel objectif ?

Pourtant, il n’est point douteux queMme Hanska et Balzac se sont passionnément aimés etque leur amour a dépassé, du moins au début, l’attrait piquantd’une correspondance mystérieuse, les calculs de l’intérêt, lescombinaisons d’une mutuelle ambition. Tout cela ne viendraqu’après.

Comment ne se seraient-ils pas aimés ?Pour entretenir, pour exalter leur amour, ils avaient deux toniquespuissants, deux excitants admirables : l’imagination et ladistance. Depuis 1833, date de leur première rencontre à Neuchâtel,qui fut d’une mélancolie si comique, jusqu’en 1848, date du derniervoyage en Russie de Balzac, ils ne se sont vus que quatre fois.Quatre fois en quinze ans ! Trois fois à Wierzchownia, unefois à Paris où, après la mort de son mari,Mme Hanska est venue, avec sa fille, faire un courtséjour, sous un nom d’emprunt… Pour des êtres qui vivaient surtoutpar le cerveau, quel meilleur moyen que l’absence, d’éterniser unsentiment qui ne résiste pas, d’ordinaire, aux désenchantementsquotidiens de la présence, aux brutalités du contact ?

Durant ces visites, la désillusion ne vientpas, ne peut pas venir. Balzac ne veut rien compromettre et il estsous les armes. Il se surveille, il se maîtrise. Il met un freinaux débordements de sa personnalité ; il adoucit la rugositéde son caractère, ses manies. Il se fait câlin, félin, très tendre,enfant. Il est charmant et soumis. Et il est malheureux aussi, car,en plus de l’admiration et de la tendresse, il demande de la pitié.On le méconnaît, on le calomnie, on le persécute, lui qui n’est quegrandeur, sublimité, génie ! Il sait être gai à l’occasion,mélancolique quand il faut l’être, à l’heure de ces crépusculesrusses, si pénétrants et si profonds !… Avec son habiletécoutumière, par de beaux cris, il sait exploiter tous lesattendrissements d’une âme éprise et conquise. Même dans leursmoments d’exaltation, ils ne se livrent jamais, et toujours ils sementent. N’est-ce donc point là le parfait amour ?

Lorsque Balzac part, lorsqu’ils se quittent –pour combien de temps, hélas ! –, ils n’ont pas connu uneseule minute de lassitude, de déception. Au contraire. L’absence varedonner plus de jeunesse, plus de force à la passion. Tous lesdeux, dans l’attente héroïque de se retrouver, ils vont faire uneprovision nouvelle de joies, de chimères, d’espérances. Et leslettres recommencent, plus pressées, plus ardentes, avec, çà et là,des brouilles légères, de petites coquetteries, pas sérieuses, pasdouloureuses, et qui ne font que suralimenter leur adoration. Aprèsce repos, cette halte, Balzac reprend plus intrépidement que jamaisson collier de misère, sa vie haletante, son terrible labeur deforçat… et ses maîtresses. N’est-il pas merveilleux de penser quece grand amour n’ait nui en rien à ses autres amours ? De mêmequ’il écrivait quatre livres à la fois, de même il pouvait aimerquatre femmes en même temps. Il était assez riche d’imaginationpour les aimer toutes !…

Nous pouvons préciser le jour et mêmel’instant où l’idée d’épouser Mme Hanska s’empararésolument de l’esprit de Balzac. Tel que vous le connaissez, vousne serez pas étonnés que cette idée lui vienne dès qu’il aura étémis, très vaguement d’ailleurs, au courant de la situation del’Étrangère, et de ce qu’il peut en tirer. Il y a bien un mari.Mais le mari ne l’embarrasse pas… Il le supprime d’un trait, toutde suite. Il met sur le mari un deleatur, comme sur unefaute typographique.

Dans une lettre, où il a conté à sa sœur,Mme Surville, avec un enthousiasme de tout jeunegamin, l’entrevue de Neuchâtel, il écrit : « Et je neparle pas des richesses colossales… Qu’est-ce que c’est que celadevant un tel chef-d’œuvre de beauté ? » Il y revient,pourtant, quelques lignes plus bas, ébloui… Et plus loinencore : « Pour notre mari, comme il s’achemine vers lasoixantaine, j’ai juré d’attendre, et elle de me réserversa main, son cœur… » Deux mois plus tard, à Genève, où il asuivi le couple, et où il est resté cinq semaines, le mariage esttout à fait décidé… Depuis, ils en parlent souvent, dans leurslettres. Ce sont, à chaque page, des allusions à cette échéancesans cesse reculée ; ce sont les plans détaillés d’une unionqui semble, d’ailleurs, avoir été beaucoup plus désirée de Balzacque de Mme Hanska.

Naturellement, il faut bien attendre que cebon M. Hanski disparaisse. Son état de santé permet, du reste,de supposer qu’on n’attendra pas longtemps. M. Hanski, averti,ne met point d’opposition à ces projets posthumes. On prétend mêmequ’il les approuve, sinon qu’il les encourage. En dépit de soncaractère difficile et de ses aspirations peu littéraires, ceCosaque accommodant est au mieux avec Balzac et s’honore d’être sonami. Balzac l’a conquis, lui aussi, peut-être par sa scienceagronomique… M. de Spoelberch de Lovenjoul possède et apublié une lettre, où ce gentilhomme exprime à l’auteur de LaComédie humaine son estime et son admiration.

Quoique Balzac soit de bien courte noblesse,l’autre est assez flatté de savoir qu’un tel personnage leremplacera un jour, sinon dans le cœur de sa femme, qu’il n’ajamais eu, du moins dans son lit. Il y a dans toute cette histoiredes dessous comiques que, malheureusement, l’on connaît mal.

C’est ainsi qu’à Neuchâtel, le jour de larencontre, Mme Hanska est assise, comme il estconvenu, sur un banc de la promenade avec son mari et ses enfants.Pour se faire reconnaître, elle doit tenir, sur ses genoux, unroman de Balzac, bien en vue. Le livre y est, mais l’émotion de lapauvre femme est telle qu’elle ne s’aperçoit pas qu’elle l’aentièrement caché sous une écharpe. Un homme petit, gros, trèslaid, passe et repasse. « Oh ! mon Dieu, se ditMme Hanska, pourvu que ce ne soit paslui ! » Elle a vu enfin sa maladresse… Elle découvre lelivre… L’homme aussitôt l’aborde… Elle dit, toute pâle, dans un cride désespoir : « C’est lui !… C’estlui !… » Et quelques instants après, « à l’ombred’un grand chêne », pendant que M. Hanski s’en est alléon ne sait où, ils échangent le premier baiser et le serment defiançailles !

Naturellement aussi, on attendra que Balzacait payé ses dettes, rétabli ses affaires… Le temps de quelquesmois, parbleu ! Mais que d’accrocs, que de désillusionssuccessives !… Elles vont de mal en pis, ses affaires… Malgréles calculs optimistes, les chiffres mirobolants, où Balzac essaiede se leurrer, de la leurrer, les dettes s’ajoutent auxdettes ; les difficultés s’accumulent sur lesdifficultés : chaque jour, un obstacle nouveau. Mais il nedémord point de ses espérances ; pas une seconde la confiancene l’abandonne. En vue du mariage, toujours prochain, pour orner samaison qu’il veut fastueuse et royale, il a acheté, à crédit leplus souvent, de merveilleux meubles, des tableaux de vieux maîtresitaliens, des tapis précieux, qu’il revend ensuite à perte, presséqu’il est toujours par d’immédiats besoins d’argent. De son cabinetde Paris, il surveille et dirige les intérêts deMme Hanska, s’inquiète du rendement de sa fortune,comme si elle était déjà sienne. Quels rêves de splendeur !quelles géniales combinaisons ! quelles affaires n’a-t-il pasdû bâtir, sur cette richesse et sur l’éclat de ce nom étrangerqu’il va bientôt imposer à l’admiration de Paris !

De son côté, Mme Hanska rêved’une vie nouvelle, élargie. Elle a toujours les yeux tournés versce Paris où son ami vit et travaille, se débat, souffre et attend,vers ce Paris où sa beauté, sa supériorité intellectuelle, sonaventure romanesque et le grand nom de Balzac lui assurent uneplace exceptionnelle, privilégiée, retentissante… L’existence mornequ’elle mène là-bas lui pèse de plus en plus. Elle a besoind’action, d’expansion, grisée par la promesse de cette royautéféminine que Balzac agite sans cesse devant elle… Et son miroir luidit, chaque jour, qu’elle vieillit un peu plus, que sa beauté icise flétrit, là qu’elle s’alourdit dans la graisse. Il n’est quetemps… Si intelligente qu’elle soit, Paris, du fond de ses terreslointaines, lui apparaît, comme à ces petits ambitieux de province,la ville unique, la ville féerique, où l’on peut puiser de tout, àpleines mains : plaisirs, triomphes, domination. Car c’étaitle temps romantique où tous les désirs gravissaient la butteMontmartre et, en voyant la ville étendue au-dessous d’eux,s’écriaient : « Et maintenant, Paris, à nousdeux ! »

Pour hâter ce moment de la délivrance et de laconquête, elle aide Balzac de sa bourse. Mais que peut cette aidequi vient, comme toutes les autres, tomber vainement dans ungouffre sans fond ?

Il semble pourtant, sans qu’on en démêle bienla cause profonde, qu’il y ait eu souvent et de tout temps, même autemps des premiers bonheurs, comme des arrêts subits à la pousséede ses élans, et que des hésitations, sinon des pleurs, traversentparfois, d’un vol inquiet, les si beaux rêves de la viepromise.

Un peu avant février 1848, Balzac, trompantses créanciers, a pu mettre une somme importante à l’abri de leursrevendications, toujours en vue de son mariage. Cette somme, surles conseils du baron de Rothschild, il l’a convertie en actions duChemin de fer du Nord. Mais la fatalité le poursuit. Survient laRévolution, qui emporte tout. Les valeurs de Bourse sont tombées àrien. Il est ruiné. Ce fut un moment terrible et qui faillitl’abattre. Mais, ramassant les débris de cette fortune, prenant ci,prenant là, engageant davantage un avenir engagé de tous les côtés,il n’hésite plus, il part pour la Russie. Il comprend nettement,cette fois, que tout est fini, qu’il est perdu, qu’il ne lui resteplus qu’une ressource : se marier. Coûte que coûte, il fautqu’il revienne à Paris avec une femme, c’est-à-dire avec unefortune. On peut chiffrer l’illusion vers laquelle il marchait.Rencontrant Victor Hugo, la veille même de son départ, il luidit :

– Oui, je vais en Russie… une affaire…J’en rapporterai dix millions.

Durant les vingt mois que dura cette absence,que se passa-t-il entre Mme Hanska et lui ? Onne le sait pas bien, ou plutôt on l’ignore totalement. Je crois queM. de Spoelberch de Lovenjoul ne possède, sur cettepériode, aucun document. Jean Gigoux lui-même ne m’en a parlé qu’entermes vagues. Ses souvenirs étaient très confus, disait-il. Ilsemble d’ailleurs que, dans son intimité avecMme Hanska, Gigoux ne se soit jamais beaucouppréoccupé des choses du passé, et qu’il ait borné ses curiosités,presque uniquement pittoresques ou galantes, aux événements duprésent, et encore à ceux seulement où il eut sa part d’action. Ilcroyait pourtant avoir entendu dire à Mme Hanskaque Balzac avait eu beaucoup de peine à la décider. Elle avaitréfléchi, voulait renoncer à une union qui avait subi tantd’entraves et ne la tentait plus. Il paraît aussi que Balzac avaiténormément changé. Il perdait de sa séduction, de sa gentillesse,montrait une autorité despotique, de bizarres manies quil’effrayaient. Son masque tombé, il devenait rude et violent. Etpuis, il était très malade. Il avait eu, là-bas, des crises aufoie, au cœur. La déchéance morale, la destruction physiologiquecommençaient… Enfin l’entourage de Mme Hanska ladétournait de ce mariage. On prétend même que l’Empereur y avaitmis son veto… Ah ! la pauvre femme était bien revenue de tousses rêves !

Il faut croire que la tenace éloquence deBalzac, ou peut-être la pitié de Mme Hanska, avaitété plus forte que tout. Je me souviens, comme j’émettais cettehypothèse de la pitié, que Gigoux leva les bras au plafond et qu’ildit avec un dur sourire ironique :

– La pitié deMme Hanska ?… Ah ! mon cher !

Moi, je n’en sais rien… Mais je sais qu’il yavait des choses que Jean Gigoux ne pouvait pas comprendre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, un soir dumois de mai 1850, Balzac rentrait à Paris, marié. Marié et presquemourant…

*

**

M. de Spoelberch de Lovenjoulraconte que, ce soir-là, vers minuit, Balzac et sa femmedescendirent de voiture, très fatigués, très énervés par le voyage,devant le n° 12 de l’avenue Fortunée.

De Russie, il avait écrit à sa mère une longueet minutieuse lettre, dans laquelle il annonçait la date et l’heurede son retour et lui recommandait de mettre les choses en ordre, enfête, dans la maison. Il voulait que tout y fût gai et souriantpour les accueillir, les meubles, les bibelots à leur place… deslumières et des fleurs partout… un souper joliment préparé. Il lapriait en outre de rentrer chez elle, car il désirait ne luiprésenter sa belle-fille que le lendemain, solennellement. Ilattachait beaucoup d’importance à ces formes protocolaires.Mme de Balzac exécuta ponctuellement lesordres de son fils. Sa mission terminée, elle se retira, laissantla maison parée, les fleurs, le souper, à la garde d’un domestique,qu’elle-même avait engagé pour la circonstance et qui se nommaitFrançois Munck.

Ils arrivent. Ils voient la maison toutilluminée. Ils sonnent. Rien ne leur répond. Ils sonnent encore.Rien. Toutes les fenêtres brillent ; on aperçoit des fleurs,dans la lumière. Une grosse lampe éclaire les marches du perron…Mais rien ne bouge. Tout cela est immobile, silencieux, pluseffrayant que si tout cela était noir. Que se passe-t-ildonc ? Balzac a peur. Il appelle, crie, frappe à grands coupscontre la grille. Rien toujours. Quelques passants attardés,croyant à un accident, à un crime, se sont assemblés, offrent leuraide. Ils unissent leurs efforts, leurs poings, leurs cris. Envain… Pendant ce temps-là, le cocher a déchargé les bagages sur letrottoir. La nuit est fraîche. Mme de Balzac afroid. Elle ramène plus étroitement sur elle les plis de sonmanteau, se promène en tapant du pied sur le pavé. Elles’impatiente. Balzac s’agite. Allant de l’un à l’autre, il expliqueaux passants :

– C’est incroyable… Je suisM. de Balzac… Cette maison est ma maison… Je reviens devoyage… Nous sommes attendus. Ah ! je n’y comprendsrien !…

L’un propose d’aller requérir un serrurier.Justement il en connaît un dans une rue voisine… Il s’appelleMarminia… C’est un bon serrurier…

– Soit, consent Balzac, qui trouvepourtant ce moyen de rentrer chez soi un peu humiliant… Unserrurier… c’est cela… Car enfin M. de Balzac ne peutrester dans la rue à une pareille heure de la nuit.

Et, tandis qu’on attend le serrurier, onfrappe toujours à la porte ; on essaie de jeter des petitscailloux contre les fenêtres, on crie :

– Hé ! hé ! ouvrez donc !…C’est nous !… Je suis M. de Balzac !…

Inutilement.

D’autres passants arrivent.Mme de Balzac s’est assise sur une malle, trèslasse, la tête dans ses mains, Balzac va, vient, expliquetoujours :

– Je suis M. de Balzac… Jen’aurais jamais cru… C’est extraordinaire !

Enfin on amène le serrurier, qui enfonce lagrille… Suivi de ses amis nocturnes, qui tiennent à le protégercontre on ne sait quoi, Balzac traverse la petite cour très vite,entre dans la maison. Et alors s’offre à ses yeux le plussurprenant spectacle. Le valet de chambre, François Munck, estdevenu subitement fou. Il a saccagé le souper, éparpillé et casséla vaisselle. Les meubles dansent dans les pièces ; les fleurspartout jonchent les parquets. Une bouteille brisée achève derépandre, sur le tapis, un liquide mousseux. Et le malheureux selivre à mille extravagances. On s’empare de lui, on le maintient eton l’enferme à clé dans une petite chambre. Il se laisse faire sanstrop de résistance et il rit plus qu’il ne se défend. Le calmerevenu, Balzac remercie ses vaillants amis, s’excuse, lesreconduit, fait rentrer les bagages dans la cour, et se couche. Ilétouffe, il a la fièvre. Affalée, dans un coin de la chambre, et deplus en plus énervée, Mme de Balzac ne songemême pas à quitter son manteau de voyage, et pleure « toutesles larmes de son corps ».

Ce petit drame l’impressionna vivement. Elle yvit les plus mauvais présages.

Hélas ! une réalité plus douloureuse,qu’ils n’avaient pas osé s’avouer encore, avait précédé cesprésages de malheur. Ce n’étaient plus des présages ; c’étaitle fait brutal, inexorable, d’une situation définie.

Ils revenaient mariés et ennemis.

De tout ce grand amour, qu’avaient surexaltéquinze ans d’absence, il avait suffi de quelques mois de viecommune pour qu’il ne restât plus rien… plus rien que de ladéception, de la rancune et de la haine. On peut dire que leurvéritable séparation date seulement de cet instant où ilsentrèrent, rivés l’un à l’autre, dans la maison.

Des scènes, intimes, tragiques, des querellesdomestiques qui suivirent cette lamentable arrivée au foyer, nousne connaissons absolument rien… Elles durent être violentes ethonteuses. Mais pas un document n’en demeure. S’il en existajamais, ils ont certainement disparu dans le tri sévère queMme de Balzac fit des papiers du grand hommeaprès sa mort. Trois ans auparavant, Balzac avait brûlé toutes leslettres de Mme Hanska. Acte impulsif d’amoureux,sans doute. C’était maintenant à Mme Hanska dedétruire les lettres de Balzac. Acte de prudence réfléchie,peut-être. Sa mémoire bénéficiera-t-elle de cette regrettableabsence de renseignements ?… S’en aggravera-t-elle, aucontraire ? Je ne puis le juger.

Je ne puis que me référer aux souvenirs deJean Gigoux. Là, ils sont précis, et ils ont la valeur de témoins.Ce que j’y trouve, c’est que Balzac et sa femme ne se pardonnèrentpoint de s’être mutuellement trompés. Balzac savait maintenant quesa femme n’était point aussi riche qu’il le croyait… De laliquidation de ses affaires, de ses procès, elle avait, en somme,sauvé peu de chose, presque rien. Presque rien pour Balzac. Et cemariage auquel il s’était, pour ainsi dire, férocement accroché,comme à sa dernière ressource, ce mariage qu’il avait pensé être lesalut, la fin de ses embarras, l’apothéose de sa vie, n’était, endéfinitive, qu’un embarras et une charge de plus. Belle encore,sans doute, et remarquablement douée par l’esprit. Mais qu’est-ceque cela, devant un tel effondrement de ses espérances ?… Cen’était pas de la beauté, ni de l’esprit, qu’il était allé chercherlà-bas, au fond de cette sauvage Ukraine… C’était de l’argent,toujours de l’argent… Et il n’y avait plus d’argent, du moins plusassez d’argent… Alors, tout était à recommencer.

Et elle ?… Voilà donc où aboutissaientles promesses de triomphes mondains, de gloire littéraire, de vieadulée, enivrée, les rêves de domination universelle, par quoi,durant quinze ans, on l’avait engourdie, leurrée, volée etfinalement enchaînée à un cadavre !… Ils aboutissaient à cettemaison gardée par un fou, à cette maison disparate et désordonnée,comme l’existence même de son propriétaire…, à cette maison quicriait la hâte, la fièvre d’une vie de fille ou de bohème, le luxeprécaire, les sursauts de l’au jour le jour, la misère dulendemain, à cette maison avec ses pièces, ici pleines d’unbric-à-brac parfois douteux et truqué, là vides, désolées, et oùétait figurée à la craie, sur les murs nus, la place des meublesvendus, ou des meubles à acheter… Ils aboutissaient à cet homme,ridiculement laid, isolé de tout et de tous, traqué par toute sortede créanciers, sans amis, sans liens de famille, ruiné d’argent,perdu de santé, dont la grosse chair sentait déjà la pourriture etla mort !… Avec quelle amertume elle dut se reprocher cettephrase de sa première lettre : « L’union des anges doitêtre votre partage », qui avait été le point de départ de toutce malheur !…

Ils s’étaient dupés l’un l’autre, l’un parl’autre, ayant cru, sincèrement, qu’on peut transformer, en élansspirituels, en exaltations amoureuses, ce qu’il y a de plusvulgaire et de plus précis dans le désir humain… Et quinze ans…quinze ans de projets, de rêves, d’idéal fou, de mensonges, pourconstater, en un jour, cette double méprise et cette doublechute !…

Dès lors, ce fut fini.

Huit jours après leur arrivée à Paris, excédésde reproches, fatigués de dégoûts, ils résolurent de vivre à part,dans la maison, sachant mettre plus de distance, d’une chambre àl’autre, qu’il n’y en avait de Paris à Wierzchownia. Et ils ne serencontrèrent plus, même aux repas.

D’ailleurs, Balzac était presque toujoursalité. Un cercle de fer se resserrait, de plus en plus, sur sapoitrine. Il passait ses nuits à suffoquer, cherchant vainement,devant la fenêtre ouverte, à happer un peu de cet air qui nepouvait plus dilater ses poumons. Ses jambes enflaient,suintaient ; l’œdème gagnait le ventre, le thorax. Il ne seplaignait pas, ne désespérait pas. Confiant, comme il avait attendula fortune, il attendait la guérison, pour se remettre au travail,avec une jeunesse, une énergie, un immense besoin de créer, qui lesoutinrent jusqu’à l’agonie. Au milieu de la putréfaction de sesorganes, le cerveau demeurait sain, intact. L’imagination y régnaiten souveraine immaculée. Il ne cessait de faire des projets, desprojets, des plans de livres, des plans de comédies, accumulait desmatériaux pour l’œuvre à venir… Il n’avait rien perdu de safécondité merveilleuse. Chaque jour, il demandait à son médecin, lefidèle Nacquart :

– Pensez-vous que demain je puissereprendre la besogne ?… Hâtez-vous ! Il le faut !…Il le faut !…

Mme de Balzac, elle,inquiète, nerveuse, désemparée, courait la ville. Elle avaitretrouvé des parents polonais, des amis russes. Un jour, dans un deces salons où elle fréquentait, elle rencontra le peintre JeanGigoux, qui lui offrit de faire son portrait. Il était trèsbeau : il avait les muscles durs, la joie bruyante, de longuesmoustaches de guerrier gaulois. Elle se donna à lui rageusement,furieusement.

La mort de Balzac

Je laisse à Jean Gigoux le soin de raconter lamort de Balzac, en cette terrible journée du 18 août 1850. Cerécit, le voici, tel que je le tiens de lui, tel que je l’ai noté,le soir même, en rentrant chez moi. Je n’y change rien… Je ne lebrode, ni ne le charge, ni ne l’atténue.

C’était dans son atelier, parmi toutes lesbelles choses, toutes les belles œuvres qu’il avait rassemblées. Ilme dit :

– Victor Hugo a raconté dans Chosesvues la mort de Balzac. Ces pages sont extrêmement belles etpoignantes. Je n’en connais pas de plus puissamment tragiques, maiselles sont un peu inexactes, en ce sens qu’elles ne montrent pasencore assez l’abandon dans lequel mourut le grand écrivain.Peut-être Hugo, qui admirait, qui aimait beaucoup Balzac, a-t-ilreculé devant l’horreur de la vérité… La vérité vraie est queBalzac est mort abandonné de tous et de tout, comme unchien !

À ce mot de « chien », un grandépagneul roux, qui dormait, roulé en boule sur le tapis, remua laqueue et tourna la tête vers son maître.

– Non !… non !… fit celui-ci,qui se pencha pour caresser le poil soyeux de l’animal, soistranquille, mon garçon… tu ne crèveras pas comme Balzac,toi !… On te fermera les yeux, à toi !…

Et il reprit :

– Hugo prétend avoir été reçu dans lamaison par Mme Surville. Il prétend qu’il s’estentretenu quelques minutes avec M. Surville, qu’il a vuMme de Balzac au chevet de son fils agonisant.Or j’affirme que ni Mme Surville, niM. Surville, ni Mme de Balzac mère nevinrent, ce soir-là, à l’hôtel de l’avenue Fortunée. La vieillefemme que Hugo a prise pour la mère était une simple garde… et Dieusait ce qu’elle gardait ! Il y avait aussi un vieuxdomestique, paresseux et roublard, celui-là même qui dit àHugo : « Monsieur est perdu et Madame est rentrée chezelle. » Ils n’étaient presque jamais dans la chambre dumoribond. Ils n’y étaient même pas au moment précis où Balzacrendit le dernier soupir… Ni famille, ni amis… Gozlan, je merappelle, était absent de Paris… On oublia de prévenir Gautier etLaurent Jan… Aucun éditeur ne fut averti, aucun journal… Le jour du18 août 1850… je vous en donne ma parole d’honneur… il n’est venuchez Balzac que deux personnes : Nacquart, son médecin, dansla matinée, et Hugo, le soir, à neuf heures… J’en oublie unetroisième : Mme Victor Hugo, qui,l’après-midi, demanda Mme de Balzac et ne futpas reçue.

– Et vous ?… interrompis-je.

– Oh ! moi !… fit JeanGigoux.

Il haussa les épaules, lissa ses longues etfortes moustaches.

– Moi !… répéta-t-il, attendez…j’aurai aussi mon compte !…

Il continua :

– Vous savez que Balzac était rentré deRussie très malade, perdu. Il avait une artériosclérose – ce qu’onappelait en ce temps-là une hypertrophie du cœur – que lui avaientvalu son travail fou, et quelque chose de plus fou encore que sontravail, l’abus qu’il faisait du café. Aggravée par le chagrin, lamaladie avait marché rapidement. C’était effrayant à voir. Ilsouffrait, comme un damné, de la poitrine, des reins, du cœur. Ilne pouvait absolument pas respirer : l’asphyxie, il n’y a pasd’autre mot. Et il enflait comme une outre… Chaque jour on leponctionnait. Mais il arriva bientôt que les ponctions ne lesoulagèrent plus… Le trocart criait, grinçait dans la chair desjambes devenue dure. Imperméable, sèche et très rouge, pareille àdu « lard salé », a dit le docteur Louis… On ne peut passe figurer ! Le 17 août, dans la journée, il fut administré,et les trois chirurgiens qui le soignaient…

Levant ses mains vers le plafond, et leslaissant ensuite retomber sur ses cuisses lourdement, ilrépéta :

– Qui le soignaient !… qui lesoignaient !… ah !… Enfin !… les trois chirurgiensqui le soignaient, avec le bon Nacquart, se retirèrent, enrecommandant qu’on ne les dérangeât plus, désormais, quoi qu’il pûtarriver !… Il n’y avait plus rien à faire… Balzac s’en allait,mourait par le bas, mais le haut, la tête, restait toujours bienvivant… La vie était si fortement ancrée en ce diable d’homme,qu’elle ne pouvait même pas se décider à quitter un corps presqueentièrement décomposé… Et il y avait, dans toute la maison, uneaffreuse odeur de cadavre… Croiriez-vous que, quand je repense àcette journée-là, cette odeur me revient, que je ne puis m’endébarrasser… après tant d’années ?… Mais vous savez toutcela !… Ce n’est pas ce que je veux vous dire…

Il se tut quelques secondes. Puis :

– Écoutez… Ce que je vais vous dire, jene l’ai encore raconté à personne… Si, à Rodin… Je l’ai raconté ànotre ami Rodin, un jour que j’étais allé dans sa petite maison duboulevard d’Italie, voir une esquisse de son Balzac… Ehbien ! promettez-moi que ce que je vais vous dire, vous nel’écrirez pas, du moins que vous ne l’écrirez pas, moi vivant…Après… ma foi… ce que vous voudrez !…

Un peu timide, un peu gêné, ilajouta :

– Il est bon, peut-être, qu’on sache, unjour… ce qui est arrivé…

Et il poursuivit :

– Dans la matinée du 18, Nacquart revint.Il resta plus d’une heure au chevet de son ami. Balzac étouffait…Pourtant, entre ses étouffements, il put demander à Nacquart :« Dites-moi la vérité. Où en suis-je ?… » Nacquarthésita… Enfin, il répondit : « Vous avez l’âme forte… Jevais vous dire la vérité… Vous êtes perdu !… » Balzac eutune légère crispation de la face ; ses doigts égratignèrent latoile du drap… Il fit simplement : « Ah !… »Puis, un peu après : « Quand dois-jemourir ?… » Les yeux pleins de larmes, le médecinrépliqua : « Vous ne passerez peut-être pas lanuit. » Et ils se turent… En dépit de ses souffrances, Balzacsemblait réfléchir profondément… Tout à coup, il regarda Nacquart,le regarda longtemps, avec une sorte de sourire résigné, où il yavait pourtant comme un reproche. Et il dit, dans l’intervalle deses halètements : « Ah ! oui !… je sais… il mefaudrait Bianchon… Il me faudrait Bianchon… Bianchon me sauverait,lui ! » Son orgueil de créateur ne faiblissait pas devantla mort. Toute sa foi dans son œuvre, il l’affirmait encore dansces derniers mots, qu’il prononça avec une convictionsublime : « Il me faudrait Bianchon !… » Àpartir de ce moment, la crise s’atténua, mollit peu à peu. Il parutrespirer moins douloureusement… Nacquart était au courant desdissentiments du ménage. Voyant le malade plus calme, espérantpeut-être un attendrissement, il demanda : « Avez-vousune recommandation à me faire ?… quelque chose à meconfier ?… Enfin, désirez-vous quelque chose ?… » Àchaque question, Balzac secouait la tête et répondait :« Non !… je n’ai besoin de rien… je ne désirerien… » Nacquart insista : « Vous ne voulez voir…personne ?… » – « Personne ! » À aucunmoment, au cours de cette visite, il ne parla de sa femme. Ilsemblait qu’elle n’existât plus pour lui… qu’elle n’eût jamaisexisté… Comme Nacquart allait partir, Balzac demanda du papier, uncrayon… D’une main tremblante, il traça une dizaine de lignes. Maisil était si faible que le crayon lui glissa des doigts… Ildit : « Je crois que je vais m’endormir… je termineraicela… quand je me sentirai un peu plus fort… » Et ils’assoupit. Qu’avait-il écrit ? À qui avait-il écrit ? Onne retrouva jamais cette feuille, qui eut le sort de beaucoupd’autres, qu’on ne retrouva pas non plus…

Pendant qu’il parlait, Gigoux, qui était unpeu cabotin, comme tous les conteurs, me considérait du coin del’œil, essayant de surprendre mes impressions, au besoin de lesprovoquer. Il n’avait point l’habitude des récits dramatiques. Sagrosse verve joyeuse, commune et brutale, s’y trouvait mal àl’aise. Pourtant, il me parut sincère, ému. Je ne l’en écoutai pasmoins, impassible, sans l’interrompre.

À ce moment, il se tut, reprit haleine, passaplusieurs fois la main sur son front, et, d’une voix un peu plusbasse, un peu moins hardie :

– Ce matin-là, poursuivit-il, j’étaisvenu de très bonne heure chez Mme de Balzac.Je la trouvai dans une sorte de grand peignoir rouge, les bras nus,et déjà toute coiffée. Elle n’avait pas dormi de la nuit. Ellem’avoua qu’elle n’avait pas osé entrer dans la chambre du malade…que Nacquart y était en ce moment, qu’elle ne savait que faire,qu’elle était très malheureuse : « Il est si dur pourmoi, gémit-elle… J’ai peur de le voir… » Elle semblait fortsurexcitée et, en même temps, très abattue. Je lui conseillai de semontrer, ne fût-ce que quelques minutes, au chevet de son mari…Elle répliqua : « Il ne fait même pas attention à maprésence. Il m’humilie… Non ! non ! c’est tropaffreux !… » Et brusquement, en larmes : « Vousn’allez pas encore me laisser seule, toute la journée, commehier ?… J’ai failli devenir folle… » Doucement, je luireprochai son obstination à ne vouloir recevoir personne, surtoutles anciens familiers de Balzac. Je tâchai de lui faire sentircombien son attitude serait mal jugée : « On soupçonnevos dissentiments, mais on ne les sait pas si profonds… C’estmaladroit, je vous assure… Croyez-vous que les amis ne jaserontpas ?… ne jasent pas déjà ?… Même pour lesdomestiques… » Elle s’irrita : « Ces gens m’agacent…Je n’ai besoin que de vous… je ne veux voir que vous !…Ah ! et puis, vous aussi, tenez, vous m’agacez… Je ne vousaime plus ! » Il était près de midi quand Nacquart,sortant de chez le moribond, la fit demander. Elle ne resta quequelques minutes avec lui et rentra très pâle, très vite, dans lachambre, où elle s’affala sur un fauteuil : « Il paraîtque c’est pour aujourd’hui ! » fit-elle brièvement. Et,la tête un peu penchée, son beau front tout plissé, les yeuxvagues, elle joua avec les effilés de son peignoir rouge :« Il s’est endormi, dit-elle encore… Tant mieux s’il nesouffre plus !… » Tout à coup, tapant sur les bras dufauteuil : « Ah ! ce Nacquart ! je le déteste…je le déteste… » J’étais horriblement gêné. Il ne me venait àl’esprit que des mots bêtes, des phrases banales, toutes faites,comme on en adresse aux gens qui ne vous sont de rien… Que nousavons peu d’imagination, dans ces moments-là, ou peu desensibilité !… Est-ce curieux !… Faisant allusion à lacouleur éclatante de son peignoir, je ne trouvai que ceci :« Vraiment, ma chère amie, vous êtes bien trop en rouge,aujourd’hui. » Étonnée, elle répliqua vivement :« Pourquoi ? Il n’est pas encore mort !… » Ellefit servir un déjeuner auquel elle ne toucha point et que moi, jel’avoue à ma honte, je dévorai avec appétit. Il était d’ailleursexécrable… Nous parlions peu… Elle allait de son fauteuil à lafenêtre, revenait de la fenêtre à son fauteuil, tantôt limant sesongles avec rage, tantôt poussant des soupirs. Moi, j’essayais dedémêler la qualité de son émotion… Ce n’était pas de la douleur,pas même du chagrin, ni du remords, j’en suis sûr. C’était quelquechose comme de l’ennui… Ce qui la préoccupait le plus, c’était toutce qu’elle aurait à faire après la mort… Elle ne cessait d’y penseret de répéter entre de longs soupirs : « Comment vais-jeme tirer de tout cela ?… Je ne sais pas, moi !… Un hommepareil ! si illustre !… Ça va en être, des histoires etdes cérémonies !… Ici, je suis toute dépaysée… Ah ! cesjournées ! ces journées !… » Elle redoutaitinfiniment Victor Hugo. Elle l’avait vu cinq ou six fois. Sapolitesse si grave, sa violente admiration pour Balzac, et sonregard profond, qui pénétrait jusqu’à l’âme secrète, lui faisaientpeur. Il serait là, sûrement… Il lui parlerait !« Comment ferai-je ?… Non !… non !… je nepourrai jamais ! » Et elle limait ses ongles avec plus defrénésie… Dans l’après-midi, nous apprîmes par la garde que Balzacétait entré en agonie. Depuis qu’il s’était réveillé de sonassoupissement, il n’avait plus sa connaissance. Ses yeux étaientgrands ouverts, mais il ne voyait plus rien. Il râlait, d’un grandrâle sourd qui, parfois, lui soulevait la poitrine, à la faireéclater. Le plus souvent, il demeurait calme, la tête enfouie dansl’oreiller, sans le moindre mouvement… N’eussent été le bruit de sagorge et le gargouillement de son nez, on l’eût cru déjà mort. Ledrap était tout mouillé de la sueur soudaine, fétide, qui luiruisselait du visage et de tout le corps. La garde conta :« Monsieur a, au bout de chaque doigt, une énorme goutte desueur que le drap pompe et qui se renouvelle sans cesse… On diraitqu’il se vide, surtout par les doigts… C’estextraordinaire !… » Elle n’avait jamais vu ça. Elledit : « Ah ! Madame fera bien de ne pas entrer…Vrai ! c’est pas engageant, pour une dame !… J’en aiveillé, vous pensez !… Mais des comme Monsieur !…Oh ! là ! là !… Et j’ai beau mettre duchlore !… » Elle dit aussi : « Il me faudra unepaire de beaux draps, tout à l’heure, pour que je fasse latoilette. Le valet de chambre n’en a plus que de vieux… » Etcomme la pauvre femme, épouvantée de tous ces détails,répétait : « La toilette ! mon Dieu ! c’estvrai ! la toilette !… », la garde la rassurait d’unaffreux sourire : « Oh ! Madame n’a pas besoind’être là… Que Madame ne se tourmente pas… Ce n’est rien, j’ail’habitude, allez ! » La journée passa ainsi, lugubre etlente, éternelle. Il ne me fut pas permis de sortir, d’aller à mesaffaires, à mon atelier, où j’avais donné un rendez-vous important…Chaque fois que j’en émettais le désir, elle s’accrochait à moi,poussait de petits cris : « Non ! non !… Ne melaisse pas toute seule, ici… Ton atelier !… Reste avec moi, jet’en prie !… » Si la garde se présentait pour demanderquelque chose qui lui manquait ou pour nous tenir au courant desprogrès de l’agonie, elle se bouchait les oreilles, ne voulant rienentendre. Elle la pria même de ne revenir que « quand toutserait fini ». La sorte d’enfant tardif, d’animal hébété, quepeut devenir une femme qui, commeMme de Balzac, avait la réputation – exagérée,d’ailleurs – d’être une créature supérieure, énergique, brillante,je n’aurais jamais cru que cela fût possible à ce point ! Carj’ai toujours vu, au contraire, les femmes plus fortes que lesévénements et donnant aux hommes l’exemple du courage, del’endurance, de la maîtrise de soi… Elle, elle n’était plus rien…plus rien… Ce n’était plus un être de raison, ce n’était pas mêmeune folle, pas même une bête… Ah ! quelle pitié… ce n’étaitrien… Vaincue par la fatigue, engourdie par la chaleur de cettechambre fermée, elle consentit à s’étendre sur la chaise longue, oùelle sommeilla, d’un sommeil pénible, troublé, jusqu’à la nuit…J’avais pris un livre : Le Médecin de campagne, je mesouviens… un exemplaire décousu, déchiré, sali à force d’avoir étélu et relu… Mais, faut-il vous le dire ? j’étais totalementabruti, aussi incapable de lire n’importe quoi que de penser à quoique ce soit. Je n’éprouvais qu’une sensation, l’ennui de ne savoirque faire, de ne savoir que dire, l’ennui d’être là… Surtout, jesouffrais cruellement de ne pouvoir pas fumer… Et, dans cettemaison en plein Paris, où, plus délaissé qu’une bête malade au fondd’un trou, dans les bois, mourait le plus grand génie du siècle,j’écoutais, sans être impressionné par l’atrocité de ce drame,j’écoutais l’immense, le lugubre silence que troublait seulement,de loin en loin, le bruit humain, l’unique bruit humain de deuximmondes savates, traînant, derrière la porte, dans le couloir…

Gigoux s’arrêta. Il semblait fatigué…Peut-être hésitait-il à en dire davantage. Ce vieil homme quej’avais connu toujours si sceptique dans la vie, si dépourvu depréjugés, sauf dans son art, qui faisait du cynisme une sorte deparure intellectuelle, et comme une loi morale de l’existence,était, devant moi, timide, incertain, pareil à un petit enfant prisen faute. Et maintenant, il détournait la tête, pour ne pasrencontrer mon regard… Je crus qu’il n’oserait plus, qu’il nepourrait plus parler… Je lui sus gré de l’effort douloureux que,visiblement, il dut faire, afin de reprendre et achever son récit…Enfin, il se décida :

– À dix heures et demie du soir,exactement, on frappa deux coups violents à la porte de lachambre : « Madame !… Madame !… » Jereconnus la voix aigre, la voix glapissante de la garde.« Madame !… Madame !… » répéta la voix. Etquelques secondes après : « Venez, Madame !venez !… Monsieur passe !… » Puis encore deux coups,si rudement portés que je crus que la serrure avait cédé et que lagarde entrait dans la chambre… Nous nous étions dressés sur le lit…Et, le cou tendu, la bouche ouverte, immobiles, nous nousregardions, sans une parole… Vivement, elle avait glissé une jambehors des draps, comme pour se lever :« Attendez ! » fis-je, en la retenant par lespoignets… Pourquoi attendre ? attendre quoi ?… J’avaismurmuré cela, tout bas, machinalement, bêtement, sans que celacorrespondît à aucune idée, à aucune intention de ma part… J’auraispu aussi bien dire : « Dépêchez-vous !… » Maisla voix s’était tue. Il n’y avait plus personne derrière la porte.Et, déjà, j’entendais les deux savates s’éloigner, dans le couloir,en claquant… puis une porte, plus loin, s’ouvrir… une porte serefermer… puis le silence !… Ses cheveux, libres, couvraientson visage comme un voile de crêpe, roulaient en ondes noires surses épaules, d’où la chemise avait glissé… Elle chuchotaenfin : « C’est stupide ! c’est stupide !…J’aurais dû répondre… que va-t-elle penser ?… Non, vraimentc’est trop bête !… » Mais elle ne bougeait toujours pas,la jambe toujours hors des draps… Et elle répétait, d’une voix àpeine perceptible : « C’est stupide !… Pourquoim’avez-vous empêchée, retenue ? » Et moi, obstinément, jedisais : « Attendez !… Elle reviendra !… »– « Non ! non !… elle vous sait ici… J’aurais dûrépondre… Et maintenant… » – « Elle reviendra…Attendez !… » En effet, au bout de dix minutes, qui nousparurent des heures et des heures, et des siècles, la garde revint…Deux coups contre la porte, comme la première fois… Et :« Madame !… Madame !… » Puis :« Monsieur a passé !… Monsieur estmort !… »

Ici le vieux peintre s’interrompit, et,hochant la tête :

– Laissez-moi, dit-il, vous confesser unechose inouïe… une chose inexplicable… Ce n’est pas pour m’excuser,pour me défendre… C’est… Enfin, voilà !… Je vous assure que ce« Monsieur est mort ! » n’évoqua en moi, toutd’abord, rien de précis, rien de formidable, surtout… Je n’yassociai pas l’idée de Balzac… Je n’y vis pas se dresser,soudainement, la colossale figure de Balzac, les yeux clos, labouche close, refroidie à jamais… Non… J’étais tellement hors demoi-même, hors de toute conscience… de toute vérité… j’étais noyéen de telles ténèbres morales, que cette nouvelle, criée derrièrecette porte et dont le monde entier, demain, allait retenir, nem’impressionna pas plus que si j’eusse appris qu’un hommequelconque… un homme inconnu était mort… Je ne me dis pas :« Balzac est mort !… » Je me demandai plutôt :« Qui donc est mort ?… » Mieux, je ne me demandairien du tout… Par un exceptionnel phénomène d’amnésie, j’oubliaisréellement que j’étais, à l’instant même où il mourait, dans lamaison, dans le lit, avec la femme de Balzac !… Comprenez-vousça ?…

Il eut un sourire amer, un geste presquecomique, qui exprimait l’étonnement de « n’avoir pas comprisça » et il continua :

– Au cri de « Monsieur estmort ! » elle s’était levée, d’un bond, et s’était mise àcourir dans la chambre, pieds nus, sans savoir, elle aussi, cequ’elle faisait, et où véritablement elle était… « MonDieu ! Mon Dieu ! gémissait-elle… c’est de votrefaute !… c’est de votre faute !… » Elle allait d’unfauteuil à l’autre, d’un meuble à l’autre, soulevait et rejetaitmes vêtements épars, les siens tombés sur les tapis, culbutait unechaise, se cognait à une table, où l’on n’avait pas enlevé ladesserte du dîner… Et les glaces multipliaient son image affolée,de seconde en seconde plus nue… Les coups redoublèrent, plussourds, la voix appelait plus glapissante :« Madame !… Madame !… Eh !Madame !… » Je vis qu’elle allait sortir dans cet état depresque complète nudité… Je criai : « Oùallez-vous ?… Habillez-vous un peu, au moins… Et puis,calmez-vous !… » Je me levai, l’obligeai à mettre sesbas, à revêtir une sorte de peignoir blanc, très sale, que j’avaistrouvé dans le cabinet de toilette… Comme elle voulait sortirencore : « Et tes cheveux ?… voyons !… arrangetes cheveux !… » Elle sanglotait, se lamentait :« Ah ! pourquoi l’ai-je suivi ?… Je ne voulais pas…je ne voulais pas… C’est lui… tu le sais bien !… Ettoi ?… pourquoi es-tu venu aujourd’hui ?… C’est de tafaute… Et cette vieille-là ?… Que va-t-elle croire ?… MonDieu ! Mon Dieu !… Et ma fille ?… ma pauvreenfant !… C’est horrible !… Je ne pourraijamais !… » Pourtant, elle ramena ses cheveux, lestordit, les fixa sur la nuque, en un gros paquet, d’où de longuesmèches s’échappaient… « Non ! non !… je ne veux pas…je ne veux pas y aller… je ne veux pas le voir… Emmène-moi enRussie… tout de suite… tout de suite… emmène-moi,dis ?… » Et, sur de nouveaux coups frappés à la porte,sur de nouveaux appels, presque injurieux, le peignoir mal agrafé,la tête tout ébouriffée, sans pantoufles aux pieds, elle seprécipita, en criant : « Oui ! oui !… c’estmoi !… je viens !… je viens !… » Je merecouchai. Allongé sur la couverture, les jambes nues, le poitrailà l’air, les bras remontés et ramenés sous la nuque, sans songer àrien… sans l’émotion de ce qui venait de se passer, sans la terreurde ce voisinage de la mort, longtemps, je considérai mes orteils, àqui j’imprimais des mouvements désordonnés et des gestes demarionnettes… Le silence de la maison avait je ne sais quoi de silourd, de si peu habité, qu’il ne me semblait pas réel… Avec cela,m’arrivaient aux narines des odeurs d’amour, d’écœurantes odeurs denourriture aussi, et de boisson, que la chaleur aigrissait… Mesvêtements, des jupons traînaient sur les fauteuils, pendaient desmeubles, jonchaient le tapis, en un désordre tel et si ignoble que,n’eût été la splendeur royale du lit, n’eussent été les cuivresétincelants de la psyché, je me serais cru échoué, après boire, auhasard d’une rencontre nocturne, chez une racoleuse d’amour… Pourcompléter l’illusion, à ma gauche, par la porte du cabinet detoilette, j’apercevais une bouilloire qui chauffait sur une petitelampe… Je restai ainsi cinq heures, durant lesquelles, pour meprouver que tout n’était pas mort dans la maison, je cherchais àpercevoir, çà et là, dans un demi-assoupissement, le bruit dechuchotements, d’allées et venues, le long du couloir. Cela n’étaitpas gai, certes ; cela n’était pas non plus très pénible… Aufond, je n’étais pas fâché d’être libre, je jouissais presqued’être seul. Quand Mme de Balzac rentra,j’avais donné un peu d’air à la chambre et m’étais rhabillé… Elleétait extrêmement pâle, défaite. Ses paupières gonflées et trèsrouges montraient qu’elle avait dû beaucoup pleurer :« C’est fini, dit-elle… Il est mort… Il est bienmort !… » Elle se laissa tomber sur le bord du lit, secouvrit la figure de ses mains, soupira : « C’esteffrayant !… » Et, toute secouée par un long frisson,elle répéta : « C’est effrayant !… c’est effrayantce qu’il sent mauvais !… » Elle ne me donna aucun détail.À toutes mes questions, elle ne répondit que par des plaintes… desplaintes brèves, agacées… Elle avait un pli amer, presque méchant,au coin de la bouche. Et la bouche, d’un dessin si jolimentsensuel, prenait alors une expression vulgaire, basse, qui avaitquelque chose de répugnant… Je lui demandai si elle avait faitprévenir la famille : « Demain… demain… dit-elle. À cetteheure, comment voulez-vous ?… » Sa voix, toute changée,sans cet accent chantant qui me plaisait en elle, devenaitagressive… En me regardant, en regardant le lit, le désordre de lachambre, elle eut comme un haut-le-cœur… Je crus qu’elle allaitéclater en larmes, ou en fureur. Je l’aidai à s’étendre sur lelit : « Vous aurez, demain, une journée fatigante…beaucoup de monde… beaucoup à faire… Reposez-vous… tâchez dedormir… » – « Oui… oui, fit-elle, je suis brisée… »Il était quatre heures du matin ; le petit jour allaitparaître… Doucement, tendrement, je lui dis : « Vous nem’en voudrez pas de vous quitter… Soyez gentille. Il le faut… Ce neserait pas convenable qu’on me vît chez vous à pareilleheure !… » Je m’attendais à une scène, à des larmes. Ellene protesta pas, ne chercha pas à me retenir… « Oui, vous avezraison, approuva-t-elle sur un petit ton sec… c’est mieux ainsi…Allez-vous-en !… » Et comme je ne partais pas encore,cherchant je ne sais quoi dans la chambre :« Allez-vous-en !… Eh bien ?allez-vous-en !… » répéta-t-elle d’une voix plus dure, ense tournant du côté du mur, avec une affectation qui m’étonna… Ellerefusa mon baiser : « C’est bien ! c’estbien !… laissez-moi, je vous en prie… » Était-ce lafatigue ? Était-ce le dégoût ? Ou bien quoi ?… Jedis : « Alors, à bientôt !… » – « Commevous voudrez ! », fit-elle. Je sortis… Personne dans lecouloir. Aucun bruit dans la maison… Une lampe achevait de brûlersur une petite table. Sa lueur tremblante faisait mouvoir degrandes ombres sur les murs. En passant devant la chambre deBalzac, je faillis me heurter à une chaise sur laquelle la gardeavait empilé des paquets de linge souillés, qui dégageaient uneabominable odeur de pourriture. Je m’arrêtai pourtant… j’écoutai…Rien !… Un craquement de meuble… ce fut tout !… J’eus unesecousse au cœur, et comme un étranglement dans la gorge… Uninstant je songeai à entrer ; je n’osai pas… Je songeai aussià aller chercher ma boîte de couleurs et à faire une rapideesquisse du grand homme, sur son lit de mort… Cette idée me parutimpossible et folle… « Non ! non ! pas moi !…me dis-je, ce serait une trop sale blague !… » Alors, jedescendis l’escalier lentement, sur la pointe des pieds… En bas,c’était la cuisine. Elle était entrouverte, éclairée. Des bruits devoix en venaient : la voix de la garde, la voix du vieux valetde chambre… Ils soupaient, gaiement, ma foi !… Enm’approchant, j’eusse pu entendre ce qu’ils disaient. Je n’osai pasnon plus, dans la crainte qu’ils ne parlassent de moi… de nous… Lesautres domestiques étaient rentrés chez eux, sans doute, etdormaient… Là-haut, Balzac était seul, tout seul !… Une foisdans la rue je poussai un long soupir de délivrance, j’aspirail’air frais du matin, avec délices, et j’allumai un cigare.

Se levant tout à coup, Jean Gigoux marcha dansl’atelier, la tête basse, les mains derrière le dos… marchalongtemps dans l’atelier… Et, s’arrêtant devant moi, il medit :

– Et voilà comment Balzac est mort…Balzac !… vous entendez ?… Balzac !… Voilà commentil est mort !…

Puis il se mit à marcher… Après un courtsilence :

– C’est drôle, fit-il… Je ne suispourtant pas un méchant homme, je ne suis pas une canaille, unecrapule… Mon Dieu ! je suis comme tout le monde… Ehbien ! je n’ai vraiment compris que plus tard… beaucoup plustard… Certes, cette journée-là, cette nuit-là, j’ai eu de la gêne,de l’embêtement… je ne sais pas… du dégoût… Je sentais que cen’était pas bien… Oui, mais ça ?… ça ?…l’ignominie ?… Non !… Je vous donne ma parole d’honneur,ce n’est que plus tard… Qu’est-ce que vous voulez ?… On aimeune femme, on se laisse aller… et c’est toujours, toujours, de lasaleté !… Ah !… et puis, est-ce que vraiment jel’aimais ?…

Il écarta les bras, les ramena vivement lelong de son corps, en faisant claquer ses mains sur sescuisses :

– Ma foi !… je n’en sais plusrien !…

Haussant les épaules, il ajouta :

– L’homme est un sale cochon… voilà ceque je sais… un sale cochon !…

Il tourna quelque temps dans l’atelier,tapotant les meubles, dérangeant les sièges, grommelant :

– Balzac !… Balzac !… UnBalzac !…

Puis il revint s’asseoir, brusquement, sur lefauteuil, en face de moi :

– Quant àMme de Balzac…

Il appuya sur chaque mot, avec une ironiepesante, qui me choqua un peu…

– Quant àMme de Balzac, répéta-t-il… le lendemain, elles’était reprise… oh ! tout à fait… Elle fut très digne… trèsnoble… très douloureuse… très littéraire… Épatante, mon cher…Andromaque elle-même, quand elle perdit Hector… Elle m’émerveillaet toucha tout le monde par la correction tragique, par la beautéde son attitude… Quelle ligne !… Ah ! quelle ligne pourun Prix de Rome !… On l’entoura, on la plaignit… vouspensez !… Le plus comique, c’est, je crois bien, qu’elle futsincère dans sa comédie… La considération, les respects, leshommages lui redonnaient de la douleur et de l’amour. Je n’enrevenais pas, moi, pourtant revenu de tant de choses, déjà !…Ah ! ces obsèques !…

Il eut un sourire presque gai :

– Mon cher, figurez-vous, le ministreBaroche, qui représentait le gouvernement et cheminait, dans leconvoi, près de Victor Hugo, lui dit : « Au fond, ceM. de Balzac était, n’est-ce pas, un homme assezdistingué ?… » Hugo regarda ce ministre – qui a une sibelle presse dans Les Châtiments –, il le regarda, ahuri,scandalisé, et répondit : « C’était un génie, monsieur,le plus grand génie de ce temps… » Et il lui tourna le dos.Hugo a raconté cela quelque part… Rien n’est plus vrai. Je metrouvai à côté de lui quand cette petite énorme scène se passa…Mais ce que Hugo ne sut peut-être jamais, c’est que le ministreBaroche, s’adressant à son autre voisin qui avait, je me rappelle,de très beaux favoris, lui dit tout bas, à l’oreille :« Ce M. Hugo est encore plus fou qu’on nepense… »

Et Gigoux se mit à rire franchement, d’un deces rires comme il en avait, même très vieux, de si sonores.

Il ajouta :

– Aussi, plus tard, il en a pris pour songrade… Il ne l’a pas volé, hein ?…

Il dit encore :

– Ah ! savez-vous ce détail ?…Quand, le lendemain de la mort, les mouleurs vinrent pour mouler levisage de Balzac, ils furent obligés de s’en retourner…bredouilles, mon cher… La décomposition avait été si rapide que leschairs de la face étaient toutes rongées… Le nez avait entièrementcoulé sur le drap…

Les femmes allemandes et M. PaulBourget.

Ce même soir, von B… nous emmena souper chezun riche industriel de ses amis… Ce n’était point une réceptionpriée. Il n’y avait là que des intimes, six ménages qui avaientl’habitude de se réunir tous les soirs. Les hommes, un peu lourdsde manières, peut-être, mais fort intelligents etaccueillants ; les femmes, pas très jolies, pas trèsélégantes, mais toutes charmantes, non point à la façon des femmesde Paris, mais charmantes, d’un charme plus sérieux, plus profond,et plus lent, qui ne vient point de leurs toilettes, ni de leurcoquetterie, qui vient d’elles-mêmes, de leur naturel et de leuresprit.

La maison est fort joliment arrangée, un peucomme un intérieur anglais, où le luxe, le confort correspondent sibien aux besoins de la vie quotidienne… Les meubles, quelques-unstrop massifs, d’autres trop étriqués, ne satisfaisaient pastoujours mon goût de la sobriété et de la ligne. Je dois direpourtant qu’ils étaient réduits au minimum de laideur que comportele modern-style… Ce ne fut qu’une impression momentanée, car lesmeubles ont ce mystère familier, qu’ils prennent très vite levisage et l’âme de leurs propriétaires. Par exemple, je fus ravi dene voir aux murs que des tableaux français, choisis avec unedécision d’art très hardie et très sûre : de très beauxpaysages de Claude Monet, de puissantes natures mortes de Cézanne,les plus admirables nus de Renoir. La salle à manger est ornéed’exquis panneaux de Vuillard. Dans le cabinet de travail, desdécorations de Pierre Bonnard, sobres, substantielles,harmonieuses, avec ce goût si aigu, si incisif, de l’observationdes formes en mouvement, et cette qualité de matière, cetterichesse de couleur, qui n’appartiennent qu’à lui. Çà et là, desvan Gogh, des Vallotton, extraordinairement expressifs, desRoussel, légers, fluides, dignes de Corot et de Poussin. Un grandCourbet – paysage de roches jurassiennes – occupe magnifiquement laplace d’honneur, dans le salon. Toute une suite de pastels deLautrec, quelques-uns très libres, des aquarelles, des dessins deGuys et de Forain, égaient le lumineux escalier, ainsi que lepalier du premier étage. Sur des colonnes et des socles, sur lescheminées et les meubles, des marbres et des bronzes de Rodin, dedélicieux bois de Maillol. Je vis que ce choix, ni le snobisme, nila mode, ni le désir d’étonner ne l’avaient imposé, mais unepréférence esthétique très raisonnée, très intelligemmentexpliquée, surtout par les femmes… Il fallait donc que je vinsse enAllemagne, pour avoir la joie de voir, ainsi compris, ainsi fêté,ce que j’aimais, et, pour toute une soirée, sentir ce plaisir sirare, même en France, d’être en communion de goûts et de penséesavec les êtres qui vous entourent…

Comme je m’attardais à regarder une trèsimportante toile de Vallotton : des Femmes au Bain,notre hôtesse me dit :

– Je suis choquée de voir queM. Vallotton n’a pas encore conquis, chez vous, la situationqu’il mérite et qu’il commence à avoir en Allemagne. Ici, nousl’aimons beaucoup ; nous le tenons pour un des artistes lesplus personnels de sa génération. C’est vraiment un maître, si cemot a encore un sens, aujourd’hui. Son art, très réfléchi, trèsvolontaire, très savant, un peu farouche, ne tend pas à nousémouvoir par les petits moyens sentimentaux. On le sent à l’étroit,et comme mal à l’aise, dans les sujets intimes. Mais comme il sedéveloppe, comme il s’amplifie dans les grands ! Ce qui meplaît si fort en lui, c’est cette constante et claire recherche dela ligne, des combinaisons synthétiques de la forme, par où ilatteint très souvent à la grande expression décorative. Je trouvequ’il y a, en lui, la force sévère, la tenue puissante des grandsclassiques. Sa sécheresse linéaire, qu’on lui reproche siinjustement, à mon sens, est, peut-être, ce qui m’impressionne leplus, dans son œuvre… Elle a quelque chose de mural… Pourquoi nelui donne-t-on pas, chez vous, à exécuter de vastes fresques ?Aucun autre artiste n’y réussirait davantage… Mais c’est un artperdu, aujourd’hui, je sais bien… Il ne s’accorde plus à notrecivilisation bibelotière et compliquée.

Les femmes cultivées, les femmes ditesintellectuelles, sont assommantes. Je les fuis comme la peste. Rienne m’est plus odieux que leur bavardage, où s’étale, bouffonne etdindonne, une prétention à l’esprit, au savoir, à l’originalité dela pensée, qui n’est le plus souvent que l’apanage des ignorants etdes sots. Elles ne peuvent avoir de l’intelligence avec simplicité.Le talent n’est, chez elles, que l’aggravation de la sottise… Nousavons en France, une femme, une poétesse, qui a des donsmerveilleux, une sensibilité abondante et neuve, un jaillissementde source, qui a même un peu de génie… Comme nous serions fiersd’elle !… Comme elle serait émouvante, adorable, si ellepouvait rester une simple femme, et ne point accepter ce rôleburlesque d’idole que lui font jouer tant et de si insupportablespetites perruches de salon ! Tenez ! la voici chez elle,toute blanche, toute vaporeuse, orientale, étendue nonchalammentsur des coussins… Des amies, j’allais dire des prêtresses,l’entourent, extasiées de la regarder et de lui parler.

L’une dit, en balançant une fleur à longuetige :

– Vous êtes plus sublime queLamartine !

– Oh !… oh !… fait la dame,avec de petits cris d’oiseau effarouché… Lamartine !… C’esttrop !… C’est trop !

– Plus triste que Vigny !

– Oh ! chérie !… chérie !…Vigny !… Est-ce possible ?

– Plus barbare que Leconte de Lisle… plusmystérieuse que Mæterlinck !

– Taisez-vous !…Taisez-vous !

– Plus universelle que Hugo !

– Hugo !… Hugo !… Hugo !…Ne dites pas ça !… C’est le ciel !… c’est leciel !

– Plus divine que Beethoven !…

– Non… non… pas Beethoven…Beethoven !… Ah ! je vais mourir !

Et, presque pâmée, elle passe ses doigtslongs, mols, onduleux, dans la chevelure de la prêtresse quicontinue ses litanies, éperdue d’adoration.

– Encore ! encore !… Ditesencore !

Ces façons sont inconnues de la femmeallemande. Chez elle, on sent que la culture n’est pas une choseexceptionnelle, ni de métier, qu’elle n’est pas une aventure, unereligion, et – qu’on me permette ce mot peu galant – une blague. Lafemme allemande ne cherche pas à nous étonner, à nouséblouir ; elle cherche à s’instruire un peu plus, à comprendreun peu plus, au contact des autres. Elle a de la sincérité, dunaturel, de la passion, de l’intelligence, – ce qui est une grandeséduction, – et, comme elle appartient à une race, douée au plushaut point de l’esprit critique, il arrive que, sans le vouloir,elle nous embarrasse souvent, jusque dans les choses que nouscroyons le mieux connaître. Ce que j’apprécie surtout, enAllemagne, ce que je considère comme la plus précieuse de toutesles élégances féminines, c’est que la femme la plus solidementinstruite sait rester femme, n’être jamais pédante. Ses devoirsd’épouse, de mère, de maîtresse de maison, ne l’humilient pas, nelui causent ni gêne, ni ennui, ni dégoût. Elle les concilie trèsbien avec ses désirs, sa passion de culture intellectuelle. J’aimême remarqué qu’elle met à remplir ses devoirs plus d’honnêteté,de rigueur, plus de joie, parce qu’elle en comprend mieux le senssupérieur ; plus de grâce aussi, parce qu’elle en sentdavantage la beauté pénétrante et forte. Je n’ai jamais aussi biencompris qu’une femme intelligente, qui sait être intelligente,n’est jamais laide. Et je crois bien que c’est ici que j’aicontracté cette sorte de haine, ou de pitié, je ne sais, pour latrès belle femme qui s’obstine à ne vouloir nous charmer que par sabeauté inutile, et par ses robes de Doucet, et par ses chapeaux deReboux.

Cette soirée, dans cette maison, nous fut undélice. Les femmes savaient tout, parlaient de tout, – même deschoses françaises, frivoles ou sérieuses, – avec une précision, unejustesse, et des détails qui allèrent jusqu’à nous stupéfier. Commej’étais encore tout frissonnant de mes souvenirs sur Balzac, je misla conversation, le plus naturellement du monde, et avec l’espoir,sans doute, d’un petit succès, sur notre grand romancier. Oh !ma surprise, et – pourquoi ne pas l’avouer ? – ma déception devoir qu’elles le connaissaient aussi bien, sinon mieux quemoi !… Pas dans sa vie, peut-être, mais dans son œuvre. Aucundes personnages de La Comédie humaine ne leur étaitétranger… Elles en commentaient la signification, le caractère, laportée sociale, avec un sens très averti des passions humaines, etsans la moindre pruderie.

L’une dit :

– Bien qu’il y ait, dans ses livres, unfatras mélodramatique qui me fatigue quelquefois, et qu’il peignedes mœurs – les mœurs parisiennes – qui ne nous sont pas toujourstrès familières, Balzac est, de tous vos écrivains – de tous lesécrivains, je pense – celui qui me semble avoir exprimé la vie –non pas seulement individuelle, mais la vie universelle – avec leplus de vérité et le plus de puissance… Gœthe me paraît tout petit,tout menu, à côté de ce géant. Certes son intelligence estincomparable. Mais qu’est l’intelligence de Gœthe, auprès de cetteintuition prodigieuse, par laquelle Balzac peut recréer tout unmonde et le monde ?… Il est un peu désespérant… La vie, nonplus, n’est guère belle, même chez nous, où l’hypocrisie nous tientlieu de vertu… C’est pour cela qu’on ne le comprend pas toujourstrès bien en Allemagne… Nous nous vantons de n’aimer que lesméthodes expérimentales, mais nous sommes, plus qu’on ne croit,encore asservis aux dogmes du vieux romantisme de Schelling… Malgrénos savants, toute métaphysique n’est pas morte, chez nous…Quoiqu’on dise, croyez-moi, la vie nouvelle qu’apporta Nietzsche,n’a pas germé, partout, sur la terre allemande.

Puis, ce fut le tour de Renan, de Taine, deZola, de Flaubert… de tous, et même – dégringolade ! – deM. Paul Bourget.

Elles étaient curieuses – comme d’un petit jeude société, j’imagine – de savoir ce que je pensais de M. PaulBourget… Est-ce que, vraiment, je pensais quelque chose deM. Paul Bourget ? Bah !

Je répondis :

– J’ai connu Bourget autrefois… Je l’aibeaucoup connu… Nous étions fort amis. Cela me gêne un peu, pour enparler… Et puis, il a pris par un chemin… moi par un autre… Mais ily a si longtemps de cela qu’il me semble bien qu’il est mort…

Je mis un temps, comme à la Comédie,et :

– C’était un garçon intelligent…déclarai-je, sur un ton d’oraison funèbre.

Elles se récrièrent… J’insistaibravement :

– Je vous assure… intelligent… trèsintelligent… Tenez, c’est peut-être Bourget qui a le mieux sentiBalzac… qui en a le mieux parlé… Il était très jeune, alors… etcharmant… Il avait une certaine générosité d’esprit… sauf que,déjà, il n’aimait pas les pauvres… Oh ! il avait les pauvresen horreur… Il ne les trouvait pas dignes de la littérature… ni del’humanité… Étant plus jeune que moi, il me protégeait, m’éduquait,me tenait en garde contre ce qu’il appelait les emballements un peutrop naïfs, un peu trop grossiers aussi, de ma nature… Un jour quenous remontions les Champs-Élysées, il me dit : « Laissezdonc les pauvres… ils sont inesthétiques… ils ne mènent àrien. » Et, me montrant les beaux hôtels qui, de chaque côté,bordent l’avenue : « Voilà, cher ami… C’estlà !… » Ah ! si j’avais su profiter de ses leçons…Enfin, il était charmant… Depuis, la vie, n’est-ce pas ?…toutes sortes d’ambitions…

– Il est si ennuyeux !… s’écria unedame, avec une conviction qui nous fit tous éclater de rire…

– Enfin, comment est-il ?… demandaune autre dame… Est-il vrai que les femmes françaises raffolent delui ? Je ne puis le croire…

– Mon Dieu !… elles ont peut-êtreraffolé de lui, autrefois. Oh ! autrefois… Tout est possible.Il le croyait, d’ailleurs… Mais Bourget a cru à tant de choses…auxquelles il ne croyait pas !… Maintenant, il est gras, unpeu bouffi, et il est très, très vieux… Il ne flirte plus guèrequ’avec Joseph de Maistre, M. de Bonald, la monarchie, lepape…

– Pauvre garçon !… gémit la dame,avec une voix et une mine également compatissantes.

– Ne le plaignez pas… Il y a là aussi desdessous à chiffonner… Il est vrai que ce ne sont plus ceux de ladame au corset noir.

Un souvenir, alors, me revint :

– Le vieux père Augier, qui était unbourgeois impénitent, m’a fait, sur Bourget, un mot qui lebiographie assez bien… Il est pittoresque, mais un peu vulgaire… Jen’ose…

– Dites… dites !…

– Eh bien, Augier m’a dit… il me l’a mêmedit en vers : « Votre Bourget, mon cher, mais c’est uncochon triste !… » Je rapportai le mot à Bourget… Il s’enmontra ravi…

– À cause de « triste » ?…sans doute…

– Non… à cause de « cochon »…C’était bien plus avantageux pour un romancier psychologue…

– Cela est très drôle… Mais vous ne nousavez toujours pas dit comment il est ?…

– Je vais, si vous le permettez, vousraconter encore une histoire… La dernière fois que je vis Bourget,c’était à Cannes, comme vous devez le penser… Maupassant nous avaitinvités à déjeuner sur son yacht… En me voyant, attendant, moiaussi, sur la jetée, le canot du Bel Ami, Bourget ouvritles bras, s’exclama : « Vous ?… Ah ! que jesuis heureux !… Il y a tellement longtemps !… Cela mefait une telle joie de vous revoir !… Toute majeunesse ! »… Et il m’embrassa, le cher Bourget… Aprèsquoi : « Vous savez ?… Vous allez être très étonné…Vous verrez un Maupassant transformé… oh !transformé ! » L’orgueil riait par tous les plis de saface… Il me confia : « Vous savez ?… Je l’ai enfinamené à la psychologie, oui, mon cher, à lapsychologie ! »… C’était, en effet, l’année où le pauvreMaupassant écrivait Notre Cœur, hélas !… Bourgetremarqua mon peu d’enthousiasme… Il me le reprocha :« Comment ? fit-il… ce n’est donc pas une chose énorme…énorme ? » – « Si… si… dis-je… oh !si ! » « Mais c’est le plus grand événement de cetemps… Quel malheur que Taine soit mort ! Comme il eût aimécela ! » Il ajouta : « Ç’a été dur !…Maintenant, Dieu merci, c’est fait !… » Sur le BelAmi, nous trouvâmes M. Jacques Normand, M. HenryBaüer, M. Valentin Simond, alors directeur de L’Écho deParis, et ce bon docteur Cazalis, qui songeait déjà à guérirles rhumatismes aixois par la méthode préraphaélite… Le déjeunerfut morne, morne… Maupassant ne disait pas un mot… Il était siaffreusement triste, il nous regardait avec des regards siétranges, si étrangement lointains, que je ne pus m’empêcher de luidemander : « Qu’est-ce que tu as ?… Es-tumalade ? »… Il se décida enfin à répondre :« Non… Je ne suis pas malade… seulement… voilà… tucomprends ?… Hier… tiens !… à la place où tu es, il yavait la princesse de Sagan… là, où est Baüer, la comtesse dePourtalès… Qu’est-ce que tu veux ? » J’étais, en effet,très étonné… mais pas de cet étonnement admiratif que m’avaitpromis Bourget… Maupassant avait levé ses bras vers le plafondd’acajou verni, puis les avait laissé retomber, avec accablement…Maintenant, le coude sur la table, la tête appuyée sur sa paume,l’œil cerclé de rouge, et déjà tout brouillé par la buée trouble decette folie qui devait bientôt l’emporter, il répéta, enbredouillant : « Qu’est-ce que tu veux ?… qu’est-ceque tu veux ? »… Puis : « Ces femmes-là… je lesadore… parce que, mon vieux, vois-tu ?… elles ont quelquechose que les autres n’ont pas, et qu’avaient nos aïeules… noschères aïeules… l’amour de l’amour ! » Tous, nous avionsle cœur serré, sauf Bourget qui, s’adressant à Maupassant, luidemanda : « Et Notre Cœur ?… Où enêtes-vous ? » Et, comme Maupassant ne répondait pas,faisait un geste vague : « Quel beau titre ! »s’écria Bourget, qui nous prit à témoins… « Vous verrez… cesera le plus merveilleux livre !… Un livreextraordinaire ! » Il eut le courage ou l’inconscienced’appuyer plus lourdement encore : « Il me le doit… carc’est moi qui l’ai amené à la psychologie… N’est-ce pas,Maupassant ?… c’est moi ? Dites que c’estmoi ? » Alors, Maupassant hocha la tête, et il se mit àrire, d’un rire pénible qui me fit l’effet d’une sonnerieélectrique qui se déclenche… Jamais, rien de si douloureux, de sifunèbre… Voilà donc où il en était, ce rude garçon, que, tant defois, sur les berges de la Seine, bras nus, maillot collant,j’avais vu manier l’aviron avec un si bel entrain de joyeuxcanotier !… Ce furent d’atroces moments… Je fis tout pourabréger cette angoissante visite. On nous débarqua à Antibes…Bourget voulut, à toutes forces, me reconduire jusqu’au train quime ramenait à Nice… Comme nous nous quittions, je lui frappai surl’épaule, et je lui dis : « Ah ! oui !… vousl’avez amené à la psychologie… Il y est, le pauvre bougre… il y esten plein !… Mes compliments, mon cher Bourget… » Depuis,je ne l’appelle plus « mon cher Bourget », ni même« Bourget », je ne l’appelle plus du tout… Car je ne l’aijamais revu… C’est le général Mercier qui l’a revu…

Nos colonies.

Le lendemain, von B… rentrait à Berlin par lechemin de fer ; sa Mercédès aussi… Nous, nous filions surMayence…

À Mayence, nous avons rencontré un certaindocteur Herrergerschmidt, le vieil Allemand classique, comme ils’en trouve encore, dans les stations de la Suisse, l’Allemand àlongue redingote, à barbe broussailleuse, et à lunettes rondes.Mais je constate que la race s’en perd, de plus en plus.

Épigraphiste de son métier, le docteur arapporté de Tunisie de très belles pierres puniques, à moinsqu’elles ne fussent phéniciennes – il n’est pas encore fixé – etqui offrent, pour l’Histoire, un intérêt capital, en ce sensqu’elles sont absolument indéchiffrables…

– Indéchiffrables, répète-t-il, avecadmiration… C’est là le plus beau !

Il en a fait don au musée de Francfort, quiles a refusées…

– Oui, monsieur, refusées… Ce sont desânes !…

Il consent à me les céder pour pas très cher…pour presque rien…

– De si belles inscriptions !…Syriaques, qui sait ?… ou, peut-être, persanes ?… Pourquelques marks !…

Mais je refuse, moi aussi… Le docteurn’insiste pas davantage, hausse les épaules, et :

– Bêtise !… fait-il simplement…Bêtise !

Il connaît beaucoup le Maroc, pour avoir placéà Tanger, et même, à Fez, assure-t-il, un lot important de machinesà coudre et à écrire… « pas puniques, pas phéniciennes… non…allemandes, monsieur… Ah ! ah ! ah !… De la bonnefabrication allemande !… » Il s’écrie :

– Très beau, le Maroc !… Un pays,très beau… Et les Marocains, de très braves gens, monsieur… de siexcellentes gens !… Ah ! les braves gens !…

Nous parlons de la toute récente frasque del’empereur Guillaume, son débarquement à Tanger… Le docteurdit :

– À quoi bon faire des choses siinutiles ?… Toutes ces démonstrations bruyantes… théâtrales…Ah ! je n’aime pas ça… Oui… je sais, l’honneurnational ?… Mais l’honneur national, monsieur, c’est lecommerce… Et le commerce allemand va très bien au Maroc… Il va trèsbien, très bien… parce que nous avons, au Maroc, des agentsadmirables… admirables… oui, monsieur… les meilleurs agents dumonde… les Français !…

Un rire agite, dans tous les sens, tous leslongs poils de sa barbe… Et il reprend sur un ton où l’ironie estrestée…

– J’aime beaucoup les Français… Vousautres Français… vous avez de grandes… grandes qualités… desqualités brillantes… énormes… vous êtes… vous êtes…

Il cherche à définir ce que nous sommes, nousautres Français… à citer des exemples caractéristiques de nos sibrillantes qualités ; et, ne trouvant ni définition, niexemples, il s’en tient, décidément, à sa première affirmation, sivague :

– Enfin… vous avez de grandes qualités,ah !… Mais, excusez-moi… vous n’êtes pas toujours faciles àvivre… Autoritaires en diable… tracassiers, agressifs, chercheursde noises et de querelles… un peu pillards… hé !… hé !…et même cruels… – je parle, dans vos colonies, vos protectorats…partout, où vous avez un établissement, une influence quelconque… –est-ce vrai ?… Enfin, on vous déteste… on vous a enhorreur !… Hein ?… Vous en convenez ?… C’est trèstriste…

Voyant que je ne réponds pas, il va, il va, lebon docteur.

– Alors, les indigènes ne pensent qu’à sesoustraire à votre autorité… à ruiner, s’ils le peuvent, votreinfluence… Et s’ils trouvent une bonne occasion – on trouvetoujours une bonne occasion – de vous embêter, de vous massacrer,de vous supprimer… Dame ! écoutez donc ?… Ne vous fâchezpas, monsieur… Nous causons, n’est-ce pas ?… Je fais del’histoire… Je fais votre histoire… votre histoire coloniale… etmême votre histoire nationale… Si elle a été souvent glorieuse –mais qu’est-ce que la gloire, mon Dieu ? – elle n’a pas ététoujours bien généreuse… Toutes ces querelles… toutes ces guerres…tout ce sang… au long des siècles !… Enfin, n’importe… J’aimebeaucoup les Français… Nous leur devons la grandeur allemande… Onne peut pas oublier ça !… Ah ! ah !… Et tenez… jesuppose… au Maroc… parfaitement… au Maroc, il y a aussi desAllemands… Les Allemands sont lourds, bêtes, ridicules… Ils boiventde la bière et mangent des saucisses fumées… Je sais… je sais bien…Mais ils sont gentils avec le Marocain… Ils respectent ses mœurs,ses coutumes, sa religion, son droit à rester un être humain… Ilsl’aident, à l’occasion, et, au besoin, le défendent, sans l’exciterostensiblement contre les autres… Ils lui donnent confiance… Et,comme il y a toujours quelque chose à faire, au Maroc, quelquechose à y vendre… hé, mon Dieu, c’est l’Allemand qui profite toutnaturellement des bonnes dispositions de l’indigène, et de sa hainecontre les Français… Voyez-vous… ça n’est pas plus compliqué queça !… La diplomatie, monsieur… quelle sottise !… Moi,j’aurais été l’Empereur, je ne me serais mêlé de rien. J’auraisdit, en fumant tranquillement ma bonne pipe de porcelaine :« Laissons faire les Français… Ils travaillent pournous… » Et, là-dessus, j’aurais pris un grand verre de cettebière excellente, qui nous rend stupides et si lourds…

Tout à coup, il embrouille encore plus sabarbe, dont les mèches dorées se projettent de tous les côtés.

– Tenez ! propose-t-il… Nous allonsfaire un pari… c’est cela… un petit pari… Nous allons parier mestrès belles pierres puniques contre ce que vous voudrez… ce quevous voudrez, ah !… Nous allons parier que, si les Françaisquittaient le Maroc, et qu’il ne restât plus, au Maroc, avec lesMarocains, que des Allemands… il n’y aurait plus d’embêtements…plus de grabuges, d’anarchie, de guerres, de massacres… plus rien…Le Maroc redeviendrait, subitement, une sorte de Paradis terrestre…Vous ne voulez pas ?… Non ? Vous avez raison…

Puis, après un petit silence :

– Vous ne voulez pas non plus,décidément, de mes inscriptions puniques, phéniciennes, syriaquesou persanes ?… Allons, monsieur, cent marks ?… Nonplus ?… Dommage… dommage !…

Strasbourg.

Après avoir traversé le Rhin à Kehl, en dépitde nos lettres de recommandation et de nos beaux cachets rouges,nous avons dû passer par de longues et coûteuses formalitésdouanières. Absolument libre, en Allemagne, la circulationautomobile subit en Alsace des règlements vexatoires, qui ont pourrésultat de gêner beaucoup le commerce alsacien. Les hôteliers, lesmarchands, et surtout les propriétaires de ces luxueux garagesinstallés dans les villes, supplient le gouvernement de rapporterdes mesures qui les ruinent, en éloignant, de plus en plus, lesautomobilistes de ces régions admirables, hier encore trèsfréquentées pour la joie et au bénéfice de tout le monde. Mais legouvernement reste sourd à ces doléances. Il a encore de ladéfiance, une sorte de rancune sourde contre ce pays.

Je n’avais pas revu Strasbourg depuis 1876.Faut-il dire que je ne l’ai pas reconnue ? À l’exception duquartier de la cathédrale, et de ce vieux quartier si pittoresque,qu’on appelle la petite France, rien d’autrefois n’est resté. Etencore, ces derniers vestiges, où nous nous retrouvons, vontbientôt disparaître. La pioche y est déjà. Aujourd’hui Strasbourgest une ville magnifique, spacieuse, et toute neuve, la ville desbelles maisons blanches et des balcons fleuris. Nous n’en avons pasune pareille en France. Les larges voies des nouveaux quartiers,luisantes comme des parquets suisses, les universités monumentales,tous ces palais élevés à l’honneur des lettres, des sciences, etdes armes aussi, par lesquels l’Allemagne s’est enfoncée jusqu’auplus profond du vieux sol français, ces jardins merveilleux, cecommerce actif qui, partout, s’épanouit en banques énormes, enboutiques luxueuses, et cette armée formidable qui veille sur toutcela, doivent faire réfléchir bien douloureusement ceux qui gardentencore, au cœur, d’impossibles espérances. Ah ! je plains lepauvre Kléber qui assiste, sur sa place, impuissant et en bronze,au développement continu d’une cité à qui il a suffi d’infuser dusang allemand pour qu’elle acquît aussitôt cette force et cettesplendeur. Telle fut, au moins, ma première impression.

Je n’ai pas la prétention, en traversant uneville, de juger de sa mentalité. Un voyageur est dupe de tantd’apparences ! Et tant de choses lui échappent !… Maisj’ai longuement causé avec un Alsacien très intelligent, qui ne sepaie pas de mots. Il m’a dit :

– Strasbourg est complètement germanisée…Quelques familles bourgeoises résistent encore. Mais leurrésistance se borne à ressasser, en français, d’anciens souvenirs,le soir, autour de la lampe… Elles n’ont ni influence, ni crédit.N’oubliez pas, non plus, que le prêtre, en ce pays très catholique,s’est fait tout de suite l’agent le plus ardent, le plus écouté dela conquête définitive. Par intérêt, par politique, le prêtre estdevenu profondément, agressivement allemand. Il n’a même pasattendu le dernier chant du coq gaulois, pour renier sapatrie !… Au vrai, il n’y a plus ici que très peu d’Alsaciens,noyés sous un flot d’Allemands qui, après l’annexion, sont venus enAlsace, comme on va aux colonies, prospecter des affaires etchercher fortune. Ce n’est pas la crème de l’Allemagne. Nosfonctionnaires, tous allemands aussi, ne sont pas, non plus, lacrème des fonctionnaires. Beaucoup avaient de vilaines histoires,là-bas… Au lieu de les mettre en prison, on les a mis en Alsace… Etils espèrent se faire pardonner, en affichant un zèle exagéré… Ilssont rigoureux, formalistes, très durs, et nous tiennent sous unetutelle un peu humiliante… Par exemple, nous avons ce qu’il y a demieux comme armée… Sous ce rapport, on n’a pas lésiné, pasmarchandé… vingt mille hommes !… Les meilleurs, les plussolides régiments de tout l’Empire… Oh ! nous n’en sommes pastrès fiers… Je dois dire pourtant que les militaires ont beaucoupperdu de leur arrogance, de leur morgue… Les officiers sontaffables, se mêlent davantage à la vie générale, vivent en bonneharmonie avec l’élément civil… Beaucoup sont riches et font de ladépense… Et puis, les musiques, qui se prodiguent dans les squareset sur les places, sont excellentes…

Comme je lui parlais de l’énorme développementde la ville :

– Oui !… fit-il assez vaguement…C’est surtout un décor, derrière lequel il y a bien de la misère…pour ne rien exagérer, bien de la gêne. Quoique l’Alsace ait un solfertile, et qu’elle soit, pour ainsi dire, la seule provinceagricole de tout l’Empire, nous n’en sommes pas plus riches pourcela. La crise économique, qui frappe les centres industriels de lamétropole, nous atteint, nous aussi… Les impôts nous écrasent… Lavie est horriblement chère, quarante-cinq pour cent de plusqu’autrefois… Matériellement, nous ne sommes donc pas très heureux…Moralement, politiquement, nous restons, sous l’autorité del’Allemagne, ce que nous étions sous celle de la France :soumis, passifs, et mécontents… On se trompe beaucoup en France surla mentalité et la sentimentalité de l’Alsacien. Il n’est pas dutout tel que vous le croyez, tel que le représentent de fausseslégendes, et toute une littérature stupidement patriotique…L’Alsacien déteste les Allemands, rien de plus exact… Vous enconcluez qu’il adore les Français… Grave erreur ! S’il estvrai que dans l’imagerie populaire et les dictons familiers d’unpays se voie et se lise l’expression de ses sentiments véritables,vous serez fixé tout de suite quand vous saurez, de quelle façonpeu galante et pareille, l’Alsacien traite les Allemands et lesFrançais. Il dit des Allemands qu’ils sont des schwein,desporcs ; il appelle les Français, des« welches » !…

Je croyais avoir entendu : des belges. Jelui en fis la remarque.

– Welches… belges…, c’est le même mot,répondit-il. Et croyez que, dans son esprit, ceci n’est pas moinsinjurieux que cela. Au fond, ça lui est tout à fait indifférentd’être Allemand ou Français… Ce qu’il voudrait, c’est êtreAlsacien… Ce qu’il rêve ?… Son autonomie… Seulement,saurait-il s’en servir ?… J’ai bien peur que non… Un esprit dediscipline traditionnel, atavique, le fait obéir, en rechignant,obéir tout de même, tantôt à la France, tantôt à l’Allemagne… Mais,livré à lui-même, je crains qu’il ne se perde dans toutes sortes dequerelles intestines. Je ne crois pas qu’il sache, qu’il puisse seconduire tout seul… Il a besoin qu’on le mène par la bride… Fâché,il devient vite agressif, abondamment injurieux… Si vousconnaissiez son patois ?… Oh ! bien plus riche encouleurs que l’argot parisien… Excellent homme, d’ailleurs, qu’ilfaut aimer, car il a de fortes qualités…

Il sourit, et je pus constater que son souriren’avait aucune amertume.

– Je vous dis mes craintes… Craintes toutidéales, n’est-ce pas ?… Car l’autonomie de l’Alsace, voilàune question qui n’est pas près de se poser…

Il ajouta :

– Peut-être, de devenir Allemands, yavons-nous gagné un peu de dignité humaine… Tenez, sous l’Empire,Colmar était ignoblement sale, puante, décimée par la fièvretyphoïde. Elle n’avait pas d’eau, et en réclamait, à grands cris,mais vainement, depuis plus de cent ans. Le lendemain même de laconquête, le premier acte du gouvernement allemand a été d’amener,du Honach, d’abondantes sources d’une eau excellente, avec laquelleon a inondé et purifié la ville… Oui, les Allemands nous ont apprisla propreté et l’hygiène, ce qui n’est pas négligeable, etl’insouciance de l’avenir, ce qui nous a fait une âme moins sordideet moins âpre. L’Allemand – je ne dis pas le juif allemand –l’Allemand ignore l’économie. Il est – non pas fastueux – car lefaste suppose une imagination dans le goût, ou une ostentation dansla personnalité, que l’Allemand n’a pas, – mais très dépensier. Ildépense tout ce qu’il a, et souvent plus que ce qu’il a, au fur età mesure de ses désirs et de ses caprices, presque toujoursenfantins et coûteux. Un détail assez curieux… À Berlin – je disBerlin, c’est toute l’Allemagne que je pourrais dire – le jour mêmedes vacances, plus de deux cent mille familles quittent la ville…Elles vont s’abattre un peu partout, mais particulièrement enSuisse… Vous avez dû les rencontrer, au bord de tous les lacs, ausommet de toutes les cures d’air… Ces braves gens, un peu naïfs, unpeu bruyants, un peu encombrants, emportent avec eux tout l’argentqu’ils ont chez eux… Soyez sûr qu’ils ne rentreront à la maison quelorsqu’ils auront usé jusqu’à leur dernier pfennig… Aussi lesuniversités, les collèges, les pensions, qui connaissent cesmœurs-là, obligent-ils les pères de famille à payer, avant departir, la future année scolaire de leurs enfants… Sans cela… cettefameuse instruction !…

Il se mit à rire.

– Eh bien, nous devenons, un peu, commeça…

– En somme ? quoi ?interrogeai-je… vous n’êtes pas trop malheureux, sous le régimeallemand ?

Il répondit simplement :

– Mon Dieu !… On vit tout de même…Quand on ne peut pas être soi… d’être ceci, ou bien cela… Turc,Lapon, ou Croate… allez… ça n’a pas une grande importance…

– Et la Lorraine ?

– Ça, c’est une autre histoire… Elle estrestée française, jusque dans le tréfonds de l’âme… Sourires oumenaces, rien n’entame ce vieux sentiment, obstiné et profond…comme l’espérance…

Berlin-Sodome.

Comme nous allions quitter Strasbourg, pourparcourir l’Alsace, au moment même de nous installer dans l’auto,nous vîmes accourir, épanoui d’aise, toujours aussi peu soigné,fatiguant sa barbe et polissant son front, mon ami Albert D… Ilparaissait essoufflé mais ravi de la rencontre. Il promenait enAllemagne ce vêtement et un chapeau qui ne sont pas, depuis quelquequinze ans, indifférents qu’aux saisons, comme je le croyais, quile sont aussi aux latitudes et aux frontières, j’eus la surprise dele constater…

– Enfin, s’écria-t-il après s’êtreincliné devant les dames, enfin !… Je trouve des Français… jetrouve des Parisiens, des êtres simples, candides… des êtresnormaux et vertueux… Laissez-moi vous regarder !

Ses lèvres s’avançaient pour rire ; il necriait pas moins fort que, rue Laffitte ou rue Richepanse,lorsqu’il parle d’art, et ne forçait pas moins sa voix jusqu’aufausset.

– Oui, mes amis, j’arrive de Berlin… Vousn’avez pas été, cette fois-ci, jusqu’à Berlin ?… Allez àBerlin… allez-y… il faut absolument aller à Berlin… Il faut levoir, le revoir… C’est prodigieux… kolossal !… comme ilsdisent… Allez-y !…

Et, me prenant par le bras comme pour m’yentraîner, il parlait toujours :

– Toutes les fois que j’y reviens, j’y aiune surprise nouvelle… C’est que j’ai connu Berlin, en 56, moi… Unegrande ville de province, pleine de soldats, triste, l’air pauvre.À présent, le luxe s’y étale… brououu… Et le dévergondage ?…Brououu !… Ah !… Kolossal !…

Ses yeux se bridaient dans la grimace qu’ilfaisait en riant, et il baissait la voix en m’emmenant à l’écartavec Gerald.

– Des pédérastes ! despédérastes !… Tous pédérastes !… Les plus grandsseigneurs, les officiers, les ministres, les artistes, leschambellans… et les généraux, et les grands écuyers, et lesambassadeurs…, tous !… tous !… Scandales sur scandales…procès sur procès… disparitions sur disparitions… Kolossal !…D’ailleurs, vous avez bien lu, en première page du Temps,qui n’en peut mais, ces télégrammes officiels, concernant despersonnages de cour, de là-bas ? Ça dépasse en pornographieles annonces de quatrième page, qui font la fortune duJournal !…

Il sautillait sur ses vieilles bottinesdéformées par la goutte, et se tapait les cuisses, comme un enfantqui vient de faire une bonne blague à sonprofesseur :

– Et savez-vous qu’il s’est formé uneligue de ces messieurs, en vue d’obtenir l’abrogation d’articlesgênants du code, qui les empêchent de… de…

Et, frottant alternativement son nez et sonfront, il se mit à pouffer de rire, au grand dommage de mes joueset de mes narines…

– Oui, mon cher, une ligue… une ligue desDroits de l’homme et du pédéraste… une ligue avec ses statuts, sescommissions, ses assemblées générales… brououu !… desassemblées en rond, je suppose… C’est kolossal !… Vous voyezqu’ils ne s’en cachent pas… Au contraire… Ils ont eu successivementle bien-être… la richesse… le luxe… Il leur manquait ladépravation… Maintenant, ils en ont leur mesure… il ne leur manqueplus rien… C’est l’aboutissement fatal des armes victorieuses, lecouronnement de la Grunderzeit…Voilà, maintenant, qu’ilsdépassent les peuples qui ont une histoire… Ah !… ah !…Et ils en sont assez fiers !… Ils m’ont scandalisé…positivement scandalisé, moi ! Scandaliser un Parisien, çan’est pas rien !… Et ils étaient aux anges de ma figureahurie !… Il fallait les voir !… Kolossal !… Et,pourtant, nous ont-ils dit assez de fois que nous étionsBabylone !… À en croire leurs pasteurs, ils ne nous ont faitla guerre que pour étouffer ces germes de vice, brûler Paris quiempoisonnait le monde !… Eh bien… ils font mieux que nous… Ilssont Sodome… Sodome-sur-la-Sprée. Naturellement, la province suitle mouvement ; les officiers et les hauts fonctionnaires lepropagent… Il y a Sodome-sur-la-Sprée… Mais il y aSodome-sur-le-Mein, Sodome-sur-l’Oder, et Sodome-sur-l’Elbe, etSodome-sur-le-Weser, et Sodome-sur-l’Alster, et Sodome-sur-le-Rhin…Ah ! ah !… sur-le-Rhin, mon cher.

Comme il n’oublie jamais de manifester sonnationalisme, il ajouta :

– Quand nous avons été vicieux, nousautres, – nous ne le sommes plus guère, la mode en est passée, –nous l’avons été légèrement, gaiement… Les Allemands, eux, qui sontpédants, qui manquent de tact, et ignorent le goût, le sont –comment dire ? – scientifiquement… Il ne leur suffisait pasd’être pédérastes… comme tout le monde… ils ont inventél’homosexualité…Où la science va-t-elle se nicher, monDieu ?… Ils font de la pédérastie, comme ils font del’épigraphie. Ils savent qui a été l’amant de Wagner, et de quiAlcibiade et Shakspeare ont été les maîtresses. Ils écrivent deslivres sur les amours de Socrate, et sur celles d’Alexandre leGrand… Ils ont relevé, sur les vieilles pierres, tous les noms detous les mignons de tous les pharaons de toutes les dynasties…Pédérastes avec emphase, sodomites avec érudition !… Et, aulieu de faire l’amour entre hommes, par vice, tout simplement, ilssont homosexuels, avec pédanterie… Allez à Berlin, je vousdis… allez revoir Berlin… Ça vaut le voyage…

Nous lui avions tous serré la main, tour àtour, sans qu’il s’arrêtât de parler, de crier et de rire, et nousétions loin, déjà, que nous le voyions s’agiter encore, et nousdésigner, du doigt, Berlin, à qui nous tournions le dos…

Les deux frontières.

Nous nous sommes promenés, pendant cinq jours,à travers l’Alsace, ses cultures d’orge et de vignes, seshoublonnières en guirlande, ses belles forêts de sapins, sesmontagnes, aux contours élégants, aux pentes molles, aux tons trèsdoux de vieux velours… Quelle lumière attendrie ! Quels cielslégers, mouvants ! Il me semblait reconnaître lestransparences infinies de la Hollande. La nature, heureused’ignorer les limites qui séparent les hommes et que leur imposent,tantôt ici et tantôt là, en avant ou en arrière, leurs sottesquerelles, est bien la même qu’autrefois… Nous nous sommes arrêtésdans ces petites villes Louis XIV, que gardent souvent desportes plus anciennes, dont les beffrois, aux faîtes élancés detuiles vertes, et les façades peintes, à fresque rose, sont commedes souvenirs de cette vieille Allemagne, qu’elles sont redevenues,sans qu’elles en sachent rien…

Dans une de ces petites villes, nous manquonsd’essence… On nous dit :

– Vous en trouverez chez lepharmacien.

Mais le pharmacien n’en a plus… Il vient devendre son dernier litre à des Anglais…

– Vous trouverez cela chez le médecin,renseigne-t-il…

Le médecin est sorti, en tournée de visites.Il n’y a plus à la maison qu’une petite bonne. Elle nous mène dansun cellier où j’aperçois un tonneau, plein de« benzine », et un gros bidon d’huile.

– Prenez ce qu’il vous faut…

Elle ne sait même pas ce que cela vaut… Surmon insistance :

– À votre idée… fait-elle ensouriant…

Elle n’est pas jolie, pas même blonde ;et elle n’a pas ce costume dont Henner nous a dégoûtés, et dont,après la guerre, des trafiquants actualistes de bière et de femmesaffublèrent, dans leurs brasseries, tant de jolies filles deMontmartre et de Montrouge.

Dans une « restauration », où nousavons fort mal déjeuné, on nous a servi, je ne sais plusquoi :

– Plat allemand ! salue l’un denous.

– Alsacien, monsieur, riposte vivementl’aubergiste.

Et, comme on nous en apporte unautre :

– Plat français !… Ah !ah ! crié-je, avec un geste à la Déroulède.

– Alsacien ! alsacien !rectifie, sur un ton irrité et plus rude, l’aubergiste qui noustourne le dos.

Et j’ai cru voir, sur ses lèvres, lemot : « welches ! »… Il ne l’a pasprononcé.

C’est ainsi, en flânant, que nous arrivâmes,un soir, tard, à la frontière, à Grand-Fontaine, je crois, jolivillage égrené, en coquets chalets, dans un vert repli des Vosges.Il était huit heures et demie… Et nous avions l’idée folle d’allercoucher à Baccarat… Pourquoi, mon Dieu ? Le douanier activales formalités. Malgré l’heure tardive, il ne fit aucune difficultépour nous rembourser notre dépôt.

– J’ai justement, aujourd’hui, del’argent français, nous dit-il. Je pense que vous aimerez mieuxça…

Le bureau était très propre, bien rangé ;les hommes, très astiqués, dans leur vareuse verte. Ils noussouhaitèrent bon voyage.

À Raon-la-Plaine, douane française, nous fûmesaccueillis comme des chiens. Un trou puant, un cloaque immonde, unamoncellement de fumier : telle était notre frontière, à nous…Ce que nous vîmes des maisons, nous parut misérable et sordide. Desgens hurlaient dans un café…

Petit, maigre, le képi enfoncé de travers surla nuque, une cravate bleue roulée en corde autour du cou, lavareuse débraillée, dégoûtante de graisse, un douanier s’étaitprécipité au-devant de la voiture, en agitant une lanterne… Il nousinterrogea, sur un ton impératif, presque grossier.

– Qu’est-ce qu’il y a dans cesmalles ?… ces paquets ?

– Rien… des effets.

– Que vous dites ?… Faudra voirça !… Mais il est trop tard… À c’t’heure, bonsoir !…Demain !

J’entrai dans le bureau, pour me plaindre auchef… Une pièce en désordre… un parquet gluant de saletés… Il n’yavait pas de chef… Un homme dormait sur un banc, la tête sur unsac… Il poussa un grognement, puis un juron, au bruit de la porteouverte… Dehors, les gens étaient sortis du café… entouraientl’automobile, nous regardaient hostilement, des êtres chétifs,terreux, la bouche mauvaise, les yeux sournois…

Je décidai de rebrousser chemin jusqu’àGrand-Fontaine, pour y passer la nuit…

Le lendemain matin, il nous fallut subir lavisite. Le douanier s’acharna à la rendre la plus ignominieusequ’il put. Il bouscula nos effets dans les malles, brisa un flacondans un nécessaire, inventoria, pièce par pièce, les outils dumécanicien… Jusqu’à un kodak qu’il fallut enlever de son étui, pourvoir ce qu’il y avait au fond. Cela dura une heure… Je rédigeai uneréclamation… Mais où vont les réclamations ?…

Enfin, il nous permit de partir… furieux den’avoir rien trouvé de suspect, heureux, tout de même, de nousavoir embêtés…

Comme nous dépassions la dernière maison decet ignoble village, une pierre, lancée, on ne sait d’où, vintbriser une des glaces de l’automobile… J’en fus quitte pour uneécorchure légère à la joue.

– Allons ! dis-je… Pasd’erreur !… Nous sommes bien en France.

– Sale pays !… maugréaBrossette.

Mais je pense qu’il parlait seulement deRaon-la-Plaine…

Paris, Cormeilles-en-Vexin, 1905-1907.

FIN

Share