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La Bande de la belle Alliette

La Bande de la belle Alliette

d’ Eugène Chavette
I

Le 1er juin de l’an 1838, un jeune homme d’une trentaine d’années, solide gaillard bien découplé, à lamine intelligente et résolue, était assis sur le parapet du quai de l’Horloge.

Au tablier de serge, tout maculé de gouttes de colle forte qu’il portait devant lui, on pouvait deviner un ouvrier travaillant chez un des nombreux fabricants gainiers qui, à l’époque en question, habitaient sur ce quai.

Il était onze heures du matin, ce moment à peu près généralement consacré, dans tous les corps d’état, au déjeuner des ouvriers. Le nôtre avait tenu à faire ce repas en plein air,et, carrément assis, jambes pendantes, le couteau en main, il rognait petit à petit un énorme croûton couronné d’une forte tranche de lard maintenue sous le pouce.

On dit que, pour bien faire, il ne faut jamais s’occuper de deux choses à la fois. Le mangeur paraissait imbu de ce principe, car il semblait uniquement absorbé par la tâche defaire disparaître au plus vite pain et lard. Pourtant unobservateur qui l’aurait surveillé se serait étonné de certainregard en dessous, prompt comme l’éclair, qu’il lançait vers unindividu stationnant à cent mètres plus loin sur le quai.

À la vérité, tout passant aurait pu, commenotre ouvrier, être fort intrigué par l’attitude de ce nouveaupersonnage. – Coiffé d’une mauvaise casquette et vêtu d’unbourgeron et d’une cotte blanchis de plâtre, ce maçon, car soncostume indiquait cet état, se tenait immobile à l’angle duPont-au-Change et ne quittait pas des yeux la voûte écrasée quisert d’entrée à la Conciergerie. Il était bien évident qu’ilguettait au passage quelqu’un qui devait sortir d’un instant àl’autre.

Tout à coup, un homme s’élança de dessouscette voûte.

Semblable à l’oiseau de nuit qui se trouvetout à coup exposé au grand jour, il parut ébloui par le brillantsoleil qui éclairait le quai. Un instant sa poitrine sembla segonfler pour absorber un air pur dont elle avait dû être longtempsprivée. À coup sûr, c’était un prisonnier qu’on venait de fairelibre.

Après cette première et involontaire émotionde la liberté reconquise, le nouveau venu promena autour de lui unregard qui s’arrêta subitement sur le maçon. Mais celui-ci, avantd’être aperçu, avait quitté son poste d’observation, et lacasquette à la main, comme si la chaleur le fatiguait, il suivaitle trottoir à pas lents, sans avoir le moins du monde l’air deconnaître celui qu’il avait si longtemps guetté et devant lequel ilpassa sans le regarder.

Sans tourner la tête, l’ouvrier gainier, quidéjeunait plus bas, avait, du coin de l’œil, vu du même coupl’homme sortir de la Conciergerie et le maçon se mettre en marche,sa casquette à la main.

C’était sans doute un signal attendu, car ilsourit et murmura :

– Voilà le goujon.

Puis il se remit à manger à belles dents.

Au même instant, après avoir traversé lachaussée, le prisonnier avait rejoint le maçon, et, lui marchantpresque sur les talons, lui soufflait à voix basse :

– On ne reconobre donc pas lesfanandels ?

À ces mots, le maçon se retourna tout surpriset regarda l’autre qui, après quelques secondes accordées à cetexamen, répéta sa phrase :

– On ne reconnaît donc pas lesamis ?

– Ma foi ! non.

– Le Vieillard.

– Pas possible ! c’est toi,vieux ? T’as donc été malade, pour avoir la figure tantchavirée que je ne te remettais pas ?

– Malade, non ; mais je sors d’unendroit où je crevais de rage, de faim et de soif.

– D’où ça.

– Du Dépôt. Je venais d’être débouclé àl’instant même où tu passais le quai.

– Faut arroser la rencontre.

Le Vieillard secoua tristement latête :

– Pas un sou ! dit-il.

– C’est moi qui régale,parbleu !

Tout en causant, ils avaient marché et setrouvaient arrivés près de l’ouvrier gainier que le maçonreconnut :

– Tiens ! c’est donc le jour auxrencontres ? voilà l’Écureuil, s’écria-t-il tout surpris.

– Bonjour, Lévy.

– Que fais-tu là, l’Écureuil ?

– Tu le vois, je déjeune et je prendsl’air on attendant l’heure de retourner à l’atelier.

– De quoi ? L’atelier ! T’esdonc retourné à ton état, fainéant !

Le gainier parut inquiet de cette phrase,lâchée devant un tiers. Lévy comprit à l’instant.

– Oh ! ne t’effarouche pas,l’Écureuil. On peut causer devant le Vieillard ; il est desbons et notre maître à tous les deux.

Celui qui portait le sobriquet peu justifié deVieillard, car c’était un homme de quarante ans tout au plus,n’avait pas l’air plus rassuré que l’Écureuil. Lévy reconnut qu’ildevait faire une présentation en règle :

– Je te présente l’Écureuil, un de nosjolis cambrioleurs[1]. Toi,l’Écureuil, salue Vieillard, un fagot affranchi[2] qui nous en remontrerait, mon petit.

Cette énonciation de leurs titres respectifssembla calmer la crainte des deux compagnons. Lévy pensa qu’il luifallait cimenter cette présentation d’une façon pluspositive :

– Une idée, l’Écureuil, dit-il.

– Parle.

– Ton lard et ton pain doivent t’avoirdesséché le gosier, mon garçon. Que dirais-tu d’un certain aimablepicton que je connais à déguster, dans la rue de laBûcherie ?

L’Écureuil fit claquer la langue sur sonpalais avec un petit air de satisfaction, mais il hésita :

– Et le travail qui m’attend ?dit-il.

– Nous trouverons peut-être une idée pluslucrative que ton fichu métier.

– Allons, je me décide.

Et bras dessus bras dessous, les trois hommesprirent le chemin de la rue de la Bûcherie.

Dans les Mystères de Paris, tous lesbouges infects, où s’entassait, à cette époque, la population desvoleurs et repris de justice, ont été si bien détaillés par EugèneSue, que nous croyons inutile d’esquisser la physionomie del’ignoble cabaret où vinrent s’attabler les trois buveurs.

Nous exempterons aussi nos lecteurs, autantque possible, de ces termes d’argot dont tous les héros de notresinistre histoire doivent continuellement faire usage.

Les quatre premiers litres disparurent en uninstant, car Vieillard, en homme longtemps privé de vin, lampait àplein verre.

– Tu vas bien, toi ! s’écria Lévy enl’entendant demander une bouteille d’eau-de-vie.

– Sois tranquille, petit. J’espère avantpeu te rendre ta politesse. Le jour viendra où je compte aussirégaler les amis.

Et, comme l’ivresse lui montait déjà aucerveau, il brisa son verre sur la table, en s’écriant avecrage :

– Car la déveine ne peut pas toujoursdurer, mille tonnerres ! Pas un sou en poche ! moi !Tenez, dans ce moment, je tuerais un homme pour cinq francs.

Une telle expression de férocité accentua laphrase, que ses deux compagnons, si corrompus qu’ils fussent, sesentirent effrayés.

– Avant peu, la débine cessera, je lejure ! continua Vieillard.

– Tu as donc un coup sur laplanche ? demanda l’Écureuil. Conte-moi ça, vieux, je lâche lagainerie.

– Part à trois, fit Lévy.

– Vous êtes trop jeunes pour moi, mesenfants. J’ai assez de la pacotille. Je veux travailler en grand etil me faut un homme.

– Nous ne sommes donc pas des hommes,nous ?

– Oui, mais un homme comme il me le faut,je n’en connais qu’un… un seul !

– Qui donc ?

– Ah ! vous êtes trop curieux, lesagneaux ! s’écria le buveur avec un reste de prudence.

Et saisissant la bouteille d’eau-de-vie, ilbut à même le goulot.

L’Écureuil et Lévy se regardèrentdésappointés. Au moment où Vieillard reposait la bouteille sur latable, l’Écureuil se leva.

– Onze heures ! dit-il, je retourneà l’ouvrage. Le jour où la confiance te sera venue, tu me ferassigne, Vieillard. Je te prouverai que je suis un homme. Adieu, lesamis.

Il se dirigea vers la porte.

– Tu oublies ta casquette, cria Lévyprenant la coiffure et allant à la rencontre de l’Écureuil qui seretournait.

Ils se rejoignirent à quelques pas de la tableoù le forçat continuait à boire.

Il ne pouvait les entendre.

Ce vif dialogue s’échangea à voixbasse :

– C’est bien lui, n’est-ce pas ?demande l’Écureuil.

– Oui, Lesage, ditVieillard.

– Tire-lui le nom de l’autre.

– Bon.

– Et file-le à la sortie.

– Convenu.

Ce fut si rapidement dit que le troisièmecompagnon ne put avoir le plus mince soupçon.

Lévy revint s’asseoir.

L’Écureuil marcha vers la porte.

Au moment où il allait l’atteindre, un nouvelarrivant l’ouvrit.

À la vue de la personne qui entrait,l’Écureuil recula étonné.

II

À la date de notre histoire, la police deParis sortait d’uneépoque de transition.

Longtemps la brigade de sûreté, commandée parle trop célèbre galérien Vidocq, s’était recrutée parmi les reprisde justice auxquels on confiait ainsi la mission de poursuivre cesmêmes crimes pour lesquels ils avaient eux-mêmes été punis.

Il en résulta de monstrueux abus.

Le 1er janvier 1833, la brigade dela police de sûreté, qui avait été dissoute, fut reconstituée etn’admit plus que des agents qui n’avaient subi aucunecondamnation.

Les anciens acolytes de Vidocq furentconservés à titre d’indicateurs,avec une paye de cinquantefrancs par mois et une prime par arrestation.

Ainsi rétablie avec des hommes nouveaux, labrigade de sûreté dut étudier un terrain neuf pour elle, et, tantque dura cet apprentissage forcé, la foule des malfaiteurs, à peuprès impunie, alla se multipliant.

Mais, en 1838, connaissant mieux sa tâche, lapolice se mit tout à coup à déployer une activité qui peupla viteles bagnes. Pourtant, malgré son incessante surveillance, denombreux vols, dont les auteurs échappaient à toutes lespoursuites, lui prouvèrent l’organisation d’une bande commandée pard’audacieux chefs.

La police mit vainement en campagne ses plushabiles agents, aidés des plus adroits indicateurs ;la bande maudite sut éviter tous les pièges et continua sesexploits.

Les plus fins limiers y perdaient leursruses.

Un seul, plus opiniâtre ou plus adroit, jurad’avoir raison de ces insaisissables voleurs.

Parmi les indicateurs, il fit choixd’un forçat libéré, ex-braconnier, qu’un coup de fusil tiré sur ungendarme avait envoyé cinq ans à Toulon.

Le garçon était intelligent, infatigable, etavait surtout une incroyable mémoire des visages et des noms. Cettechasse à l’homme réveilla les instincts de l’ancien braconnier, etil s’y donna de tout cœur.

Alors ils se mirent en campagne.

Pendant trois mois, ce fut peine perdue.

Ils n’avaient pas plus tôt quitté un quartierqu’on le dévalisait derrière eux.

Chez certains agents de police qui aiment lemétier, l’intuition et l’esprit d’observation sont quelquefoisremarquables. Le plus faible indice, qui échappe aux autres, lesmet sur la voie.

L’agent était de ceux-là.

Une bien petite lueur vint lui éclairer lapiste.

À la suite d’une battue, la police avait faitrafle de tous les habitués d’un immense bouge de la Cité.

Tout à coup les vols cessèrent.

Il en conclut que, sans s’en douter, lajustice avait sous la main quelques-uns des plus hardis coquinsqu’il poursuivait.

Quels étaient-ils ?

Il aurait dû sans doute transmettre cetteremarque à l’autorité, mais l’agent était ambitieux. Il voulaitprendre les voleurs la main dans le sac, non pas un à un, mais enfaisant razzia de toute la bande. – Donc, il ne souffla mot et sutse procurer la liste de tous les gens arrêtés. Il éplucha les nomsinscrits consultant son auxiliaire sur ceux qu’il avait puconnaître dans les prisons et au bagne.

Ce dernier s’arrêta à un nom :

– Un rude coquin, dit-il.

– Où l’as-tu connu ?

– À Toulon, où il faisait trembler lachiourme elle-même qui n’osait l’approcher. C’était la terreur detoute la chambrée.

En effet, le nom était ainsi annoté :Simon-Louis Lesage, dit le Vieillard, ditJean-Victor, trente-huit ans, ouvrier fileur en coton.Condamné pour vol en 1830 à cinq ans de bagne. IL A FOURNICAUTION.

(Nous devons expliquer à nos lecteurs cettedernière phrase : En 1838, les repris de justice profitaientde la loi qui les autorisait à se racheter de la surveillance et dela résidence fixée en fournissant un cautionnement. – En échange deleur argent, on leur donnait une carte de séjour. De là l’immensequantité de malfaiteurs dangereux auxquels cette facilité du rachatpermettait de rester à Paris).

Revenons à nos policiers.

– Reconnaîtrais-tu bien Lesage à premièrevue ? demanda l’agent à son aide.

– Je l’aurais même oublié qu’il seraitencore facile à reconnaître. À Toulon, la chiourme, qui ne trouvaitplus à l’accoupler, finit par l’enchaîner à un Arabe d’une forcecolossale qui ne savait pas un mot de français. C’était comme si onl’avait attaché à une bête féroce. Lesage voulut lui rendre la viedure comme aux autres. Dans un mouvement de colère, l’Arabe le pritau cou et lui mangea l’oreille. Dès lors, Lesage se tinttranquille. – Aujourd’hui, l’oreille qui lui manque fournit un jolimoyen de le retrouver dans un tas.

– Il faut nous attacher à lui.

– D’autant mieux que si celui-là ne nousmène pas à ce que nous cherchons, il nous conduira quand même à deschoses bien curieuses à voir.

Le fait de batterie, pour lequel on avait faitles arrestations dans le tapis franc, n’était pas assez grave pourmotiver une longue détention. Peu à peu on relaxa les coupables,qui sortirent un à un, à vingt-quatre heures d’intervalle, sans sedouter qu’à la porte de la prison il y avait deux hommes pour lesreconnaître, les filer et prendre note du gîte où ils seréfugiaient.

Et voilà comment le jour où Lesage quittait laPréfecture, il était attendu par l’Écureuil et Lévy, en qui noslecteurs ont sans doute reconnu l’agent et son auxiliaire.

Nous avons assez fait l’éloge de l’Écureuilpour être franc aussi sur ses… ou plutôt sur son défaut.Hélas ! l’homme n’est pas parfait ! Il possédait del’intelligence, de l’ambition, de l’activité, un poignet de fer etdes jarrets d’acier ; mais le malheureux avait le cœurtendre.

Il adorait les femmes.

Et, il faut l’avouer, en beau garçon qu’ilétait, les succès obtenu par lui l’avaient si bien grisé, qu’il nelui était jamais venu à l’idée qu’une femme pût être cruelle plusde vingt-quatre heures.

Au moment de mettre la main sur le plusdangereux bandit, il aurait tourné la tête pour voir passer unminois quelque peu chiffonné.

Ceci connu, on comprendra le bond de surpriseet d’admiration que fit l’Écureuil en voyant entrer la personnequi, nous l’avons dit, s’élança dans le cabaret au moment où ilallait en sortir.

C’était une femme.

Figurez-vous la plus éblouissante blonde quise puisse imaginer. Un ravissant visage à la carnation étincelante,avec deux grands yeux noirs bien doux et une bouche petite et rosequi, entr’ouverte par l’émotion, laissait voir deux rangées deperles.

L’angélique expression qui animait cettefigure lui donnait l’air d’une vierge de Raphaël descendue de soncadre. Bref, c’était une tête de madone sur un corps de grisette,mais gracieuse grisette.

Elle était émue et haletante.

À son entrée, l’Écureuil était le premier quise présentait à elle :

– On me poursuit, protégez-moi, monsieur,lui dit-elle, d’une voix harmonieusement tremblante.

Puis, comme elle se sentait défaillir, ellevint se laisser tomber sur le bout du banc qu’occupait Lesage.

À ce moment, l’homme qui la poursuivaitapparut à la porte. C’était un ouvrier menuisier portant en main saboîte à outils.

L’Écureuil avait été ébloui et fasciné à lapremière vue de cette ravissante créature qui faisait appel à saprotection.

La scène s’expliquait d’elle-même. – La jeunefille avait dû être insultée et poursuivie dans la rue par legrossier et luxurieux personnage qui, resté sur le seuil ducabaret, cherchait des yeux en quel coin de la salle s’étaitréfugiée sa proie.

Il l’aperçut à la table.

– Eh bien, tourterelle, cria-t-il nous nevoulons donc pas embrasser le bec à Bibi ?

Et, tout souriant, il fit un pas pouravancer…

L’Écureuil en fit aussi un pour lui barrer lepassage.

– On ne passe pas, dit-il.

– De quoi ? on ne passe pas ?On ne peut donc pas rire avec les belles filles, maintenant ?Dirait-on pas que celle-là est en beurre et qu’il est défendu d’ytoucher ?

Il voulut encore avancer.

– On ne passe pas, répéta l’Écureuil.

– Nous allons bien voir, dit le menuisieren posant par terre sa boîte à outils et en relevant sesmanches.

Lévy, qui voyait poindre une mauvaisequerelle, quitta la table et vint se ranger à côté de son chef.

Lesage resta seul.

Alors l’angélique madone lui souffla vite àvoix basse, sans le regarder :

– Crible à tézigue, c’est larousse.

Ce qui voulait dire : Garde à toi, ilssont de la police.

III

L’Écureuil était trop bon agent de police pourque sa méfiance fût jamais complètement endormie. Avant d’entamerla lutte avec le menuisier, il eut peur d’être la dupe de sonpremier mouvement et il se retourna vivement. Mais il vit la jeunefemme si profondément abattue par la terreur et Lesage tellementenvahi par l’ivresse qui le rendait indifférent à la scène qu’ilfut convaincu que ces deux êtres étaient bien étrangers l’un àl’autre.

Il s’apprêta donc à soutenir la lutte.

Mais le menuisier avait vu Lévy venir à larescousse. Jouait-il un rôle convenu ou reculait-il devantdeux adversaires, nous l’ignorons ; mais le fait est que sajactance tomba tout à coup.

– Oui-dà ! fit-il, deux contreun ! Plus que ça de gardes du corps pour la princesse !il ne manque pas de poules au marché, suffit ! on va allerrire ailleurs ; Bibi n’est pas embarrassé de placer safigure.

Et ramassant ses outils, il sortit.

Les deux policiers n’avaient été distraitsqu’une seule minute, mais elle avait suffi pour que cette secondephrase pût être dite par la belle blonde à son voisin qui luitournait le dos :

– Mon chêne est débouclé de Lorcefée.Rendève à la sorgue à la piolle de Leviel[3].

Au moment où le menuisier disparaissait,l’Écureuil vit la jeune femme venir à lui.

Elle lui pressa doucement les mains et, d’unevoix émue, avec le regard plein de reconnaissance ellebalbutia :

– Merci, monsieur, vous êtes bon etcourageux.

– Je n’ai fait que mon devoir,mademoiselle.

– Ah ! ce méchant homme m’avait faitbien peur.

– Jeune et jolie comme vous l’êtes, vousne deviez pas vous hasarder seule en ces terribles quartiers.

– Je revenais de porter mon ouvrage à unecliente du quai de Béthune quand, pour fuir les propos de cethomme, j’ai couru sans savoir où j’allais et je me suis perdue.

Nous ne saurions exprimer avec quelleharmonieuse voix tout cela était dit à l’inflammable l’Écureuil,qui dévorait des yeux cette candide et suave figure.

– Mademoiselle, pour vous préserver depareilles rencontres, laissez-moi vous reconduire jusqu’à votreporte.

La jeune femme rougit à cette proposition.

– Oh ! mademoiselle ! fittimidement le policier au désespoir d’avoir pu froisser une candeurqui s’alarmait si vite.

– Pardonnez-moi, monsieur, d’avoir hésitéun instant. Après ce que vous avez fait pour moi, je serais ingrateen me montrant défiante. J’accepte.

L’Écureuil arrondit galamment le bras surlequel vint se poser une petite main de duchesse.

Vieillard (ou plutôt Lesage, car nouscontinuerons à lui donner son vrai nom), qui avait regardé cettescène d’un air aviné, éclata de rire.

– Petit, dit-il, laisse donc aller laprincesse. Un bon litre vaut mieux que toutes les donzelles.Veux-tu boire avec nous, la belle ?

Le contact de ce bandit effraya l’Écureuilpour sa belle, et, sans répondre, il se hâta de l’entraîner.

Après le départ de son chef, Lévy était revenus’asseoir en face de Lesage.

– Tu veux donc toujours boire,vieux ? demanda-t-il.

– Toujours ! Est-ce que tu regrettesdéjà d’avoir offert de régaler ?

– Non ; mais tu sors de prison, tudois avoir des amis à visiter.

– Des amis, connais pas.

– Alors, une famille, insinua le mouchardqui tenait à le faire causer.

– Pouah ! la famille, une belleinvention…

– Peut-être es-tu attendu par l’autre… tusais celui que tu appelais un homme… un vrai homme, avec lequel tuveux faire un coup.

Le vin avait pu faire perdre un instant saprudence au bandit, mais l’avis de la belle blonde l’avaitcomplètement dégrisé, et son allure actuelle d’ivrogne étaitfeinte.

– De quoi, un homme, un vrai homme… T’asdonc pas deviné de qui je parlais ?

– Ma foi ? non.

– Eh bien ! cet homme-là, il estdans ta peau.

– Comment ! c’est sur moi que tucomptes pour butter[4], s’écrial’espion ahuri par ce coup inattendu.

– T’as donc cru cela ! c’était pouresbrouffer l’Écureuil. Mais avec toi, un ancien ami de Toulon, jen’ai rien de caché.

Lesage prit un air découragé etcontinua :

– Vois-tu, fiston, nous gagnons de l’âge.C’est bon de voler quand on est jeune : cela distrait. Mais ilarrive une heure où il faut se créer une position tranquille, àl’abri des gendarmes et des juges. Alors j’ai fait mon plan et jeveux que tu en profites.

– Merci d’avance.

– Si ça te convient, voilà monprojet.

– J’écoute, dit Lévy, croyant tenir unerévélation.

– Tu ne le diras à personne ?

– Non, parle.

– Eh bien ! je veux me fairemouchard.

L’espion, qui s’attendait à une propositiond’assassinat, fit un bond de surprise. L’ivresse de Lesage était sibien jouée qu’il ne put croire être berné.

– Tu plaisantes, dit-il.

– Je plaisante si peu que je veuxadresser tout de suite ma demande pour entrer dans ce régiment.Attends-moi ; je vais chercher papier et plume aucomptoir.

Lesage, tout titubant, sa dirigea vers lecomptoir placé à l’autre bout de la salle. Lévy qui le suivait del’œil vit bien le cabaretier donner la plume et le papier mais iln’entendit pas Lesage qui disait tout bas à cetindustriel :

– Méfie-toi du camarade qui régale. C’estlui qui a fait passer tant de pièces fausses depuis quinzejours.

Lesage regagna sa place, étala son papier etprit la plume.

– Tu vas dicter, dit-il.

Depuis le départ de l’Écureuil, la situationavait pris une tournure si imprévue que Lévy perdait sa présenced’esprit. Il restait bouche béante devant Lesage qui l’attendait lenez en l’air.

– Dicte donc, répéta ce dernier.

– C’est que, mon ancien, je te l’avoue,la lettre… c’est pas mon fort. Ah ! s’il n’y avait qu’àparler !

Lesage prit un air joyeux.

– Au fait, t’as raison, pas de lettre,s’écria-t-il ! Alors, nous allons partir bras dessus brasdessous à la Préfecture, nous demanderons le préfet et tu luiexpliqueras mon désir d’être enrôlé.

– Tu es donc bien pressé ?

– Je veux m’endormir ce soir dans la peaud’un mouchard.

– En route ! fit Lévy qui comptaitvoir en chemin l’ivrogne changer d’idée.

– Alors, paye et filons.

Les deux buveurs se dirigèrent vers la porteprès de laquelle, soutenu par ses deux garçons, se tenait lecabaretier mis en éveil.

Lesage passa le premier.

Lévy, qui connaissait les prix de la maison,tendit au cabaretier les six francs qui soldaient la dépense.

– Voilà ce que nous devons, dit-il.

Il voulut suivre Lesage déjà arrivé dans larue.

– Une minute, fit le cabaretier,vérifions d’abord la monnaie.

Et sur un geste de lui, les deux garçonsbarrèrent la porte au mouchard pendant que le patron, sans sepresser, faisait sonner les pièces sur les dalles, les tâtait etles comparait à d’autres tirées de sa poche.

– Ah ! çà, elles ne sont donc pasfausses ? demanda-t-il tout étonné à Lévy, qui trépignaitd’impatience.

– Comment fausses ?

– C’est votre ami qui m’a dit que vousétiez un faux monnayeur.

– Lui ! s’écria le policier à qui larévélation prouva qu’il avait été la dupe de celui qu’il croyaitjouer.

Les garçons avaient dégagé la porte.

Il s’élança furieux dans la rue.

Lesage avait disparu.

– Il a tourné à droite, lui crièrent lesgarçons.

– Je le rattraperai, se dit le mouchardfurieux.

Et il prit une course insensée.

Au moment où il disparaissait au bout de larue, Lesage sortait de l’allée obscure d’une maison voisine, où,sachant qu’il allait être poursuivi, il s’était caché pour laisserpasser son ennemi.

– Si tu cours toujours par là, mon petit,nous ne risquons pas de nous cogner le front, se dit-il enriant.

Et, prenant aussi son pas de course, Il partitdans la direction opposée.

Vingt minutes après, il s’arrêtait devant lamasure d’une ruelle du Gros-Caillou. – Il frappa d’une façonparticulière à la porte qui lui fut ouverte par un homme à figuresinistre.

– Bonjour Leviel, lui dit-il, je vienscauser avec Soufflard qui m’attend chez toi.

– Ah ! Soufflard ? balbutiaLeviel.

– Est-ce qu’il n’est pas arrivé.

– Si, mais il est sérieusement occupédans la cave avec Micaud.

– Ils mettent donc du vin enbouteilles.

– Il faudrait d’abord du vin et desbouteilles.

– Alors ils récoltent deschampignons ?

– Pas précisément. Ils sont en train des’administrer des coups de couteau.

IV

Pendant que le pauvre Lévy laissait échappersa proie, son chef, le galant et sensible l’Écureuil, était bel etbien en train de devenir amoureux de la magnifique créature dont ils’était fait le cavalier servant.

Ils étaient à peine sortis de la rue de laBûcherie, que la petite main qu’il tenait sous son bras l’arrêtadoucement.

– Avant d’abuser de votre complaisance,monsieur, je dois vous avertir que je demeure bien loin.

– Quand ce serait au bout de Paris…

– Précisément, c’est au Gros-Caillou.

– J’y ai justement affaire et je comptaisprendre une voiture.

Après une courte hésitation, la jeune femmeconsentit à monter dans un fiacre que l’agent avait arrêté aupassage.

– Fichtre ! se dit l’Écureuilextasié qui, au moment de l’escalade du marchepied, venait de voirun ravissant petit pied et un bas de jambe divinement moulé.

Le tendre agent perdait la tête. Jamais dansla foule de ses conquêtes, le don Juan de la Préfecture n’avaittrouvé pareil gibier.

Dans la voiture, la belle blonde se tintpudiquement serrée dans son coin. L’émotion rendait l’agent timideet lui paralysait même la mémoire, car il n’en put décrocher uneseule de ces longues et brûlantes tirades, apprises par cœur dansle Parfait Secrétaire des Amants, avec lesquelles ilfascinait ses victimes habituelles.

Il ne trouva que des questions banales et,quand la voiture fut arrivée au terme de sa course, le hardiLovelace n’avait pas encore prononcé un mot d’amour.

Il savait seulement que la jeune fille,orpheline de parents morts dans la misère après avoir été riches,vivait de son travail de brodeuse dans une modeste chambre de lamaison devant laquelle le cocher venait d’arrêter ses chevaux.

La jeune fille descendit la première, tira uneclé de la poche de son tablier et ouvrit la porte.

L’Écureuil touchait à peine terre, au sortirde la voiture, qu’elle lui dit de cette mélodieuse voix quichatouillait si doucement l’oreille du policier :

– Je n’oublierai jamais le service quevous avez rendu à une pauvre fille sans protecteur.

Et avant que l’amoureux pût la retenir, elledisparut derrière la porte, qui se ferma sur le nez de l’agentstupéfait.

– Chou-blanc ! mon bourgeois, luicria la voix moqueuse du cocher, riant de la mine effarée de sonclient resté immobile devant cette porte qui, en se refermant,interrompait net une aventure qu’il se promettait si belle.

Après avoir payé le cocher qui partit,l’Écureuil revint devant la porte. Nous l’avons dit, c’était ungaillard opiniâtre qui lâchait difficilement prise.

– Cela ne peut finir ainsi,grommela-t-il, je sens que je suis fou de cette femme, Je veux larevoir. Allons, décidément, il faut que j’entre.

Il souleva deux fois le vieux marteau en ferrouillé qui pendait à la porte, et il écouta. Il entendit àl’intérieur un grincement de serrures et de gonds.

– On vient, pensa l’Écureuil ; jevais me précipiter pour que ma belle, effarouchée en me voyant,n’ait pas le temps de me fermer la porte une seconde fois sur lenez.

Au même moment la porte s’ouvrit et l’agents’élança.

L’entrée donnait sur un corridor quis’éclairait seulement par la porte.

À peine l’Écureuil eut-il le pied dans lecouloir, que la porte fut vivement refermée et qu’il se trouva dansl’obscurité avant d’avoir pu voir qui lui avait ouvert.

– Sapristi ! se dit-il, j’entre dansun four.

Le malheureux n’avait pas fini sa phrase qu’ilrecevait en pleine poitrine une vigoureuse poussée qui lui fitperdre l’équilibre et le fit reculer de trois pas. Tout à coup leterrain manqua sous ses pas, il roula sur les marches d’un escalierraide et s’étala meurtri sur un sol mou et humide.

On venait de précipiter l’agent dans une cavequi s’ouvrait sur l’un des côtés du couloir. Le bruit d’une lourdeporte et de verrous tirés lui montra qu’on l’enfermait dans ce noircaveau sans le moindre soupirail.

L’agent était réellement brave.

Il se releva moulu, et non effrayé.

– Pris au traquenard ! se dit-il.Ah ! Il a une jolie poigne, celui qui m’a fait débouler dansce pot à l’encre ; je l’en félicite. Quel peut être cegaillard-là ? – À coup sûr, c’est quelque amant jaloux, quim’aura vu ramener la belle blonde… Un amant, non, son air est tropcandide pour lui supposer un amant… c’est plutôt un soupirant ou unfiancé rageur… mais vigoureux. Quelle poigne ! – Cela commencebien… J’aurai de l’agrément à courtiser cette blonde pour peu quecela continue sur cet air-là. – Voyons où je suis.

Pendant ce monologue, l’Écureuil avait marchéjusqu’à ce qu’il fût arrêté par un mur. Il le suivit en tâtant lapierre.

– Bien je suis dans une cave entièrementvide… Ah ! voici un angle… continuons… un autre… qu’est-ce quecela ?

Il venait de heurter du pied la premièremarche de l’escalier qu’il avait si brusquement descendu sur ledos. Il le monta en comptant vingt-sept marches. Alors, il sentitsous sa main, le bois d’une porte, bois dur et épais, car ilrésonna sourdement sous un coup sec de son doigt. – Il cherchavainement à l’ébranler, mais la ferrure était bonne.

À ce moment, le prisonnier entendit dans lecouloir un bruit de pas nombreux, puis une voix quidisait :

– Dans une demi-heure, vous descendrezrelever le mort.

– Bigre ! pensa l’Écureuil, on vientm’assassiner ! allons ! Jusqu’à ce jour, les blondesm’avaient mieux réussi que cela. J’avais bien raison de dire quec’était un fiancé rageur.

Il redescendit vite l’escalier pour gagner àtâtons un coin où il pût mieux se défendre.

Puis il tira son couteau et attendit.

La porte s’ouvrit lourdement.

– Passe, Micaud, fit la même voix.

– Micaud. Voici un nom bon à me rappeler,si j’en reviens, se dit l’agent.

On entendit un homme descendre l’escalier.

– Maintenant, à mon tour, ajouta lavoix.

– Il paraît qu’ils sont deux ; jevais avoir double besogne, pensa l’Écureuil en serrant plus fortson couteau.

Le pas du second homme sonna sur lesmarches.

Arrivé au bas, il cria :

– Eh ! là-haut, vous autres !allez-vous-en et laissez-nous nous amuser un peu gentiment pendantune demi-heure.

– Me trouer la carcasse, il appelle celas’amuser gentiment… Mazette ! il aurait bien pu me consulteravant, se disait l’Écureuil dans son coin ; heureusement queje suis de la nature du pélican : quand on l’attaque, il sedéfend. – Sapristi ! voilà une blonde qui va me revenir cher…Il est vrai que c’est un vrai régal de préfet de police.

En agent dévoué, l’Écureuil ne voyait rienau-dessus de son chef, et il croyait faire ainsi le plus bel élogede la blonde.

Au milieu de l’obscurité, la voixreprit :

– Ainsi, Micaud, nos conditions sont bienarrêtées ! On étouffera tous cris pouvant attendrir lescamarades.

– Oui, fit Micaud.

– Pieds, poings, dents, couteau, tout estbon ?

– Convenu !

– Et on finira sans scrupule l’ennemi àterre ?

– Sans scrupule.

– Alors, comme ta voix m’indique où tu esen ce moment, fais dix pas à droite ou à gauche dans l’obscurité,et puis défends bien ta peau.

– Tiens, tiens, pensa l’Écureuil, ilparaît que la petite fête ne me regarde en rien ; je ne suisque public. Ça va être drôle !

– Un instant encore, dit Micaud ; ilest bien entendu que si je te tue, les camarades ou Alliette ne tevengeront pas. Sans cela je n’accepte pas le duel.

– Il est trop tard pour reculer. On m’arépété que, tant que j’étais à la Force, tu parlais de me tuer à masortie pour t’avoir enlevé Alliette. Aussitôt libre, je t’ai offertde contenter ton envie. Tu as prétendu que les amis meprotégeraient pendant la lutte et tu as voulu le combat à huisclos, dans l’obscurité pour frapper sans pitié. J’ai accepté.Maintenant, il faut jouer du couteau, mon bonhomme, ou je croiraique tu n’as pas une si grande envie de me tuer que tu ledisais.

– Tu vas le voir, lâche chien que j’ainourri logé et habillé à sa sortie du bagne et qui m’a récompenséen m’enlevant ma maîtresse.

– D’abord Alliette ne t’aimait pas. Tu lafatiguais avec ta stupide jalousie, toi qui lui écrivis un M à lacraie sous la semelle de ses bottines pour voir si elle ne sortaitpas en ton absence.

– Ce n’est pas vrai !

– Je lui ai fait : Psitt ! etelle est venue à mon logis de la rue de Seine.

– Elle t’a suivi par crainte.

– Elle t’a quitté par mépris. Elleprétend que tu laisses trop les camarades marcher en avant.

– Tu mens ! J’ai fait avec Leviel levol Pellerin de la rue des Abattoirs ; 21,000 francs d’un coupde filet. Avec Lemeunier, j’ai dévalisé le peintre de la rue desBoulangers. Tout seul, à Neuilly, J’ai déménagé le général Dupont.N’étais-je pas avec toi pour le bijoutier Laroche de la rueRacine ? 53,000 francs en six mois ?

– Comme on apprend à tout âge, se disaitl’Écureuil, qui, dans son coin, faisait ses efforts pour loger tousces noms en sa mémoire.

– Non, non, reprit Micaud, Alliette net’aime pas.

– Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit cematin, répliqua la voix avec une intonation fatuitementrailleuse.

Cette phrase exaspéra Micaud.

– Défends toi, chien maudit !

– Enfin, tu te décides !

Le silence se fit.

Malgré la précaution, prise par lesadversaires, d’étouffer le bruit de leur marche, l’Écureuil lesentendait se chercher dans l’ombre.

Un d’eux vint à lui. Un pas de plus, il allaitl’effleurer, quand, tout à coup, il s’arrêta et attendit.

Au souffle très léger de sa respirationretenue, l’agent devina que cet homme lui tournait le dos.

– Tiens se dit-il, il me vient uneidée !

V

Nous avons laissé Lesage, échappé à lasurveillance de l’espion Lévy, arrivant à la porte de Leviel, etapprenant de ce dernier, qui était venu lui ouvrir, à quel genred’occupation Micaud et Soufflard se livraient dans la cave.

– Tonnerre ! hurla Lesage, pourvuque ce chafouin de Micaud ne me tue pas Soufflard !

– Sois donc calme, Soufflard est un vraiveinard ; c’est Micaud qui avalera le mauvais coup.

– Il y a longtemps qu’ils sont làdedans ?

– Dix minutes à peine, et ma consigne estd’y descendre au bout d’une demi-heure.

Ces phrases avaient été échangées sur le seuilde la porte :

– Entre vite, l’ancien, ajouta Leviel, lapolice nous remouche ferme et il est malsain de causer en pleinair. Allons rejoindre les autres qui attendent là-haut.

Lesage suivit Leviel dans le couloir que cepauvre l’Écureuil avait trouvé si sombre, mais qui, en ce moment,était éclairé par une lanterne placée sur la dernière marche del’escalier conduisant à l’étage supérieur.

Lesage, qui connaissait les êtres, s’étonna dece luminaire :

– C’est donc comme dans le grandmonde ? on éclaire les vestibules.

– Non, j’ai préparé d’avance la lanternepour descendre tout à l’heure dans la cave chercher le corps.

Une vaste salle occupait tout le premier étagede cette bicoque qui était un des dix refuges où se cachait laterrible bande que la police cherchait depuis si longtemps.

L’ameublement était des plus primitifs. Desbancs et des tables encore chargées de bouteilles vides etd’assiettes sales. Tout un côté de la pièce était rempli par unelarge litière de paille sur laquelle étaient couchés deux hommes,qui se levèrent à l’entrée de Leviel. Le reste de l’ignoble sociétése composait encore de trois hommes, quatre femmes et un jeunegarçon d’une douzaine d’années.

L’entrée de Lesage fit sensation.

– Tiens, c’est Lesage !

– Bonjour, frangin[5], s’écria une des femmes.

– Bonjour, m’n’oncle, glapit legamin.

– Ah ! c’est toi, moucheron, fitLesage en pinçant l’oreille de son neveu, es-tu toujourstravailleur ?

– Demande à la vieille.

Par « la vieille » l’enfantdésignait sa mère, affreux type de la marchande à la toilette debas étage, celle qui, à son entrée, avait appelé Lesage sonfrère.

Cette femme, qui joue un rôle important dansle drame que nous avons entrepris de conter, mérite quelques lignesparticulières.

Jeanne Lesage, veuve Vollard, était un desplus utiles agents de la bande. Tantôt porteuse de pain, tantôtfemme de ménage ou revendeuse à la toilette, elle pénétrait dansles maisons, étudiait les habitudes et le logis de ses pratiques,prenait l’empreinte des serrures et préparait les vols. En un mot,elle était l’éclaireuse de la bande. – Ce n’était pas la seuleindustrie de cette mégère ; elle y joignait encore laprofession de vendeuse d’enfants.

Sa clientèle était surtout composée de cesmendiantes des rues qui font, de leur prétendue maternité, un moyend’exciter la charité des passants. – La veuve Vollard n’aurait sansdoute pu fournir aux nombreuses demandes des pratiques, sansl’adresse avec laquelle son fils, l’aimable moucheron, savaitfaire le marché.

Cette expression sera suffisamment expliquéepar la réponse faite à Lesage, demandant si son neveu étaittoujours travailleur.

– Oh ! oui, il esttravailleur ; on peut bien dire qu’il fait la gloire de sapauvre mère. Depuis quinze jours, il en est à son troisième enfantvolé.

Tout à coup, elle se mit à rire.

– Ah ! j’en ris encore, quand jepense comme il a été futé pour le dernier poupard. Je vois toujoursle grand imbécile de larbinqui traînait le môme au soleildans sa petite voiture sur la route de Saint-Denis. – Par unbonheur du ciel, en montant le faubourg, mon Alfred avait décrochéune paire de souliers à la devanture d’un gnaff. –Savez-vous la drôle d’idée qu’il a eue, ce bijou ?

– Non, va, conte toujours.

– Nous avions dépassé le larbin et sabrouette. Voilà mon Alfred qui jette un de ses souliers au milieude la route, et nous filons. Le larbin arrive et voit le soulier.Tout neuf ! c’était tentant. Mais c’était unSaint-Difficile ; monsieur aurait voulu avoir la paire. Il semet à tourner et retourner la tête pour voir si l’autre n’est pasdans les environs. Enfin il se décide à abandonner le soulier et àcontinuer sa route.

– Il aurait dû le prendre pour en fairecadeau à un invalide manchot d’une jambe, dit un auditeur.

– Bref, il le laisse. Deux cents mètresplus loin, il rencontre le second soulier, que mon Alfred avait missur son chemin. Ça lui faisait la paire. Alors, voilà mon homme,après l’avoir ramassé, qui range sa petite voiture sur le bas côtéde la route et qui prend sa course pour aller rechercher le premiersoulier. – Quand il est revenu, son petit était effarouché. J’en aifait soixante francs et, le soir, j’ai payé les Funambules àAlfred. – Oh ! oui, j’en suis fière de mon Alfred. Viensembrasser ta mère…

– Zut ! j’aime mieux embrasser laSophie, répliqua le précoce galopin.

La Sophie, dite la Mauricaude, étaitune des trois autres femmes qui faisaient partie de la bande devoleurs.

Après ces épanchements de famille, Lesage vintserrer la main aux cinq hommes qui l’avaient laissé d’abord écouterle récit des exploits de son neveu.

Nous citerons simplement le nom de ces hommesque le procès fera plus tard mieux connaître, tous hardis coquinsbien dignes d’aller de pair avec Lesage. C’étaient Bicherelle,Champenois, Marchal, et Calmel dit le Pendu, car, enAngleterre, où il avait voyagé, il avait si bien mérité de lajustice anglaise, qu’elle l’avait trouvé bon à accrocher au boutd’une corde, et il avait été exécuté. Miraculeusement ressuscité,le bandit n’avait été nullement corrigé par cette terrible épreuve.– Ancien pion de collège, le Pendu était l’orateur et le secrétairede la société.

Quant au cinquième homme, ce n’était pas lapremière fois de la journée qu’il se rencontrait avec Lesage, carce dernier l’aborda par un :

– Merci ! Lemeunier, à charge derevanche.

– Tu t’es donc débarrassé de ton secondmouchard ? demanda celui qui venait d’être appeléLemeunier.

– Pas assez malin pour moi.

– Crois-tu que nous avons assez bien jouénotre rôle, Alliette et moi ? hein ! la comédie a étébonne ?

On l’a reconnu : Lemeunier étaitl’ouvrier menuisier que nous avons vu remplir le personnage dupoursuivant dans la scène du cabaret, qui avait trompé l’Écureuilet mis Lesage sur ses gardes.

– Ah çà ! demanda Lesage, commentêtes-vous tombés si à pic ?

– Voilà. Je répare le plancher d’unbourgeois chez lequel j’ai un bon coup à faire. J’en ai parlé àAlliette qui a voulu voir par elle-même. J’avais prévenu ce matinle bourgeois que je ne ferais qu’une demi-journée, parce que masœur viendrait me chercher pour affaires de famille. Quand monhomme a vu Alliette, Il est devenu un tison.

– « Oh ! que c’est beauici ! » s’écriait Alliette.

L’autre ne se l’est pas fait dire deux foispour lui proposer de visiter son bazar. D’une chambre à l’autre, ilproposait dîner, spectacle, bijoux, tout le tremblement. Mais plusil devenait galant, plus Alliette le lui faisait àl’ingénuité ; elle était tellement émue qu’elle s’appuyait dela main sur tous les meubles… juste à l’endroit de la serrure.Quand elle eut fini de prendre l’empreinte des serrures avec lacire qu’elle avait dans la paume de la main, elle arriva mechercher dans la pièce où je ramassais mes outils. Le bourgeois luiavait arraché la promesse qu’elle reviendrait. Pour ce qui est deça, Alliette reviendra, mais je doute que le bourgeois soit chezlui ce jour-là. – Nous nous en retournions par le quai, quandAlliette t’a vu de loin en compagnie, et comme elle connaît toutela Sainte Rousse, elle m’a dit : « Lesage barbotte enpleine police sans s’en douter, il faut le tirer du pétrin. »Et aussitôt elle a inventé son boniment de la jeune fillepoursuivie et persécutée.

– Qu’est devenue Alliette ?

– Je n’en sais rien. J’étais parti enavant.

– Hé ! vous autres, cria la veuveVollard, la demi-heure fixée par les combattants est écoulée.

Les hommes se levèrent aussitôt.

Tout à coup ils restèrent immobiles.

Un vacarme de coups retentissants, mêlés dejurons étouffés, éclatait à l’étage inférieur.

Une minute s’écoula pendant laquelle lesbandits écoutèrent en silence le fracas qui retentissait enbas.

– On dirait que ce n’est pas à la portede la rue, souffla Lesage.

– C’est plutôt à celle de la cave, ditLeviel.

À ce moment, les jurons recommencèrent de plusbelle.

– Mais c’est la voix de Soufflard, dit laveuve Vollard.

Le moucheron sortit doucement sur le palier etreparut aussitôt.

– Rentrez votre taff[6], mes gros pères ! cria-t-il ;c’est bien Soufflard qui fait tout ce boucan-là.

Ils s’élancèrent dans l’escalier pour gagnerla porte de la cave.

La lanterne était toujours à sa place.

– C’est singulier, dit Leviel, la porteest fermée à barre et j’avais seulement poussé les battants.

Il fit jouer la ferrure et, par l’ouverturebéante, s’élança un homme écumant de rage et le couteau aupoing.

C’était Soufflard.

– Où est le lâche ? hurla-t-il.

– Qui ça ?

– Micaud, mille tonnerres !

– Tu ne l’as donc pas tué ?

– Pendant que je le cherchais dansl’obscurité, le chien a profité de ce que vous n’aviez pasverrouillé la porte, pour remonter l’escalier et s’enfuir aprèsm’avoir enfermé.

– Mais nous n’avons pas vu Micaud.

– Alors il a quitté la maison pour nousaller dénoncer.

– Il ne peut encore être bien loin,poursuivons-le, dit Lesage.

Le Pendu et le Champenois ouvrirent la portede la rue à la hâte ; mais, au lieu de s’élancer, ilsreculèrent.

Ils se trouvaient en présence de la belleAlliette qui, au même moment, allait entrer dans la maison.

Elle portait un paquet sous le bras.

La vue de Soufflard, le couteau en main, etl’air troublé des autres lui révéla tout à coup un événementgrave.

– Qu’y a-t-il donc, Victor, et pourquoice couteau ? demanda-t-elle de sa douce voix à son amant.

– Rien, mon enfant, rien.

– Je veux le savoir, dit-elle d’un tonsec.

Un seul être avait su dompter la bête férocequ’on appelait Soufflard, c’était Alliette.

Il ne put résister à l’ordre donné :

– Eh bien, Alliette, apprends que depuislongtemps Micaud, furieux de ce que tu me préférais, me fatiguaitavec ses menaces de mort. Il y a une heure, je lui ai proposé derégler notre querelle au couteau, et il a accepté. Alors noussommes descendus dans la cave…

À ce mot, Alliette bondit desurprise :

– Dans la cave, dis-tu ?

– Mais oui.

– Et vous n’y avez rien vu ?

– Nous étions dans l’obscurité.

Tous les bandits regardaient d’un air étonnéla physionomie inquiète de la belle blonde.

– Continue, dit-elle à Soufflard.

Celui-ci conta la lâcheté de Micaud, quis’était enfui après l’avoir enfermé.

Alliette secoua la tête.

– Erreur, Micaud est en bas.

– Allons donc ! à cette heure il esten train de nous dénoncer.

Alliette fit encore un signe négatif.

– Non, Micaud ne dénoncera plus personne,et je vous répète qu’il doit être en bas. Au fait, c’est facile àvoir, Leviel donne-moi la lanterne.

Leviel obéit.

Suivie de tous, elle descendit l’escalier.

Arrivée dans un angle de la cave, elles’arrêta et baissa la lanterne.

– J’en étais sûre, dit-elle.

Tous poussèrent un cri d’étonnement.

Immobile et raidi, Micaud était étendu parterre.

– Il se sera évanoui de peur, ditLesage.

Pour toute réponse, Alliette promena salumière sur la face de Micaud.

Les lèvres étaient bleues, la langue un peusortie et une trace brune lui cerclait le cou.

– Alors, qui donc s’est enfui ?s’écria Soufflard.

– Celui qui a étranglé Micaud.

– Mais quel est-il ?

– Un raille[7] tropcurieux que j’avais mis ici au frais. Je ne vous avais pas prévenusparce que je ne pensais pas que vous descendriez dans la cave justependant que j’allais chercher cela.

Et, tout en parlant, Alliette dépliait lepaquet qu’elle avait sous le bras.

– Un sac ! s’écria Lemeuniersurpris.

– Oui, un sac, pour y enfermer ce soirmon raille, afin de le porter à la Seine quand vousl’auriez refroidi, ajouta la belle blonde avec cette mêmeharmonieuse voix qui charmait tant l’amoureux l’Écureuil.

Soufflard restait en arrêt devant le corps dudéfunt Micaud.

– Est-ce que tu le regrettes ?demanda Lesage.

– Il avait quelque chose de bon.

– Bah ! quoi donc.

– Sa redingote.

– Alors, prends-la.

En une minute le vêtement fut retiré.

– Je veux garder un souvenir de monpauvre ami, dit Lemeunier, en lui ôtant sa cravate.

Le moucheron s’était aussi approché :

– Il a peut-être de quoi m’acheter unhomme pour la conscription.

L’enfant eut beau tâter tous les goussets etles poches, il ne récolta pas plus de seize sous.

Cette pauvreté étonna Soufflard quimurmura :

– C’est bien singulier, Micaud nedépensait pas un sou de ses parts de vols, et il n’a rien sur lui.Il faudra que je trouve l’endroit où il cachait sonargent !

Micaud, qui, de son vivant, était exécré dansla bande, se trouva subitement, après sa mort, avoir tant d’amisqui voulaient conserver un souvenir de lui que son cadavre allaitêtre complètement dépouillé sans Alliette, qui s’écria tout àcoup :

– Haut les pattes ! mes gars.Croyez-vous donc que le raille qui a refroidi Micaud sesoit enfui de la cave pour chercher ses puces. Dans une heure ilsera ici avec toute sa séquelle et il y fera trop chaud pour nous.En avant les baluchons[8] etdétalons.

Le péril était imminent. En dix minutes, lespaquets furent prêts et on abandonna la masure dont tout lemobilier ne valait pas vingt francs.

VI

Alliette avait dit vrai, car, une heure plustard, l’Écureuil arrivait. Seulement il connaissait trop leshabitudes des voleurs pour ignorer que ceux-ci ne l’attendraientpas. Il avait dédaigné un renfort inutile, et ne s’était faitaccompagner que du seul Lévy, tous deux bien armés et chacunimpatient de venger l’échec particulier qu’il avait subi.

Ainsi que l’avait prévu l’Écureuil, la masureparaissait être déserte. Lévy crocheta la porte et les deux agentsentrèrent. – Pièce par pièce, ils firent leur perquisition partoutsans trouver autre chose que la litière de paille, la table et lesbancs.

Disons-le. Malgré ce que, dans le caveau, ilavait appris par les combattants sur le monstrueux passéd’Alliette, malgré la façon dont il en avait été traité, lepolicier songeait à cette belle créature dont la beauté et la voixl’avaient enivré, et il avait espéré trouver là quelque souvenir decelle dont la pensée le mordait toujours au cœur.

Pendant que Lévy visitait les mansardes, lepensif l’Écureuil redescendit l’escalier.

La porte de la rue, grande ouverte, éclairaitmaintenant le sombre couloir, et l’agent vit un point lumineux quipiquetait le sol. À coup sûr, un objet quelconque, à face polie,devait ainsi réfléchir la lumière.

L’Écureuil le ramassa.

C’était un médaillon. Une face en verre luilaissa voir les cheveux blonds qui s’y trouvaient enfermés, et surl’autre face, en or plein, il lut gravées les deux lettres E. A.entrelacées.

Sans savoir pourquoi, l’Écureuil eut laconviction qu’il avait trouvé un bijou appartenant àAlliette ; un souvenir qui devait lui être cher et luirappeler un des rares moments purs de sa sinistre existence. Il lavit d’avance revenant dans la masure pour y chercher, à genoux,coin par coin, ce médaillon perdu.

Il se persuada qu’une sincère reconnaissancerécompenserait celui qui lui rendrait le bijou regretté.

Alors l’Écureuil, sans bien se rendre comptede ce qu’il faisait, tira son couteau, et, dans le plâtre du mur ducouloir, il grava ces deux mots : Médaillontrouvé.

Il finissait à peine quand l’escalier résonnasous les pieds de Lévy, qui venait rejoindre son chef.

Il avait apporté une lanterne sourde qu’ilalluma, et les deux policiers descendirent dans la cave qui leurrestait seule à visiter.

Le corps, en partie dépouillé, gisait sur lesol.

– Lévy, je te présente feuM. Micaud, dit l’Écureuil.

– Il faut le transporter là-haut pour leprocès-verbal et l’enquête de l’autorité.

– Prends-le par les pieds, je me chargede la tête.

Ils se baissèrent pour le saisir.

L’Écureuil s’arrêta subitement.

– Tiens ! il n’est pas mort !s’écria-t-il.

En effet, Micaud venait de rouvrir lesyeux.

Sous la poigne de l’Écureuil, l’asphyxien’avait sans doute pas été complète, et Lemeunier, en volant àMicaud la cravate qui lui serrait le cou, lui avait sauvé lavie.

Les deux agents le soulevèrent sur son séantet l’adossèrent à la muraille.

À mesure que Micaud revenait à lui, ilretrouvait le souvenir clair et précis du passé. Sa querelle avecSoufflard, la descente dans la cave, leurs mutuelles injures, il serappelait tout jusqu’au moment où, la gorge prise dans un étau defer, Il avait été si vigoureusement étranglé qu’il n’avait pupousser un seul cri.

En même temps que la vie, il reprenait aussisa haine pour Soufflard, haine doublée par la rage d’avoir étévaincu ; car, ignorant la présence de l’Écureuil dans la cavependant le combat, il était convaincu que c’était à Soufflard qu’ildevait son étranglement.

Seulement, une chose l’intriguait. Il necomprenait pas comment il se trouvait maintenant en présence dedeux étrangers quand, une heure avant, la maison était peuplée detous ses complices.

Micaud était trop fin matois pour faire desquestions. – Il étira ses bras, esquissa un bâillement, et jouantl’homme satisfait :

– Ah ! ah ! fit-il j’ai biendormi. Ce petit somme m’a guéri ma migraine.

– Tu veux faire le malin, toi, se ditl’Écureuil, nous allons rire.

L’Écureuil, bien décidé à faire parler Micaud,reprit à haute voix :

– Tiens, mon bon monsieur, vous aviezdonc la migraine ?

– Oui, il fait si chaud que je m’étaisdit qu’en allant dormir une heure dans la cave, bien au frais, celame remettrait.

– Mais comment se fait-il que la vieilledame ne nous ait pas prévenus ?

– Quelle vieille dame ?

– Celle qui nous a loué la maison, lapropriétaire.

– Ah ! oui, ma femme.

– Votre femme ? mais alors vous êtesdonc mon propriétaire.

– Comme vous le dites, mon garçon.

– Ah ! elle est ronde en affaires,votre dame. Figurez-vous que je m’en allais le nez en l’aircherchant les écriteaux. Elle était sur le pas de la porte, et, enme voyant, elle a deviné que je cherchais à louer une maison.Ah ! nous n’avons pas été longs à conclure.

– C’est sans doute la veuve Vollard quiaura joué le tour à cet imbécile, se dit Micaud.

Et comme il était anxieux de savoir cequ’étaient devenus ses complices, il ajouta à haute voix :

– Ah ! çà, que sont devenus lesautres ?

– Quels autres ?

– Mes précédents locataires.

– Ah ! les riches Anglais ?

– Comment savez-vous qu’ils étaient deriches Anglais ?

– C’est votre dame qui me l’a dit. Ellem’a conté que leur ambassadeur était venu leur dire qu’on lesdemandait tout de suite en Angleterre. Ils n’ont eu que le temps depayer et de partir.

– On n’est pas plus bête que cegarçon-là, pensait Micaud, qui s’amusait fort dans son rôle.

– C’est alors que votre dame m’a loué aumoment où je passais, cherchant un local pour y installer mesdépôts de fromages.

Micaud prit un air mécontent.

– Pouah ! fit-il, je m’étaistoujours bien promis de ne jamais louer à un marchand de fromages…Enfin, soit ! puisque ma femme vous a donné parole, je nereviens pas dessus.

– Donc, continua l’Écureuil, c’est endescendant avec mon premier commis dans cette cave, pour voir sielle n’était pas trop chaude pour mes fromages, que je vous aitrouvé dormant.

– Oui, pour ma migraine.

– Une fière migraine ! elle vousfaisait rudement tirer la langue.

– C’est que ma cravate me gênait unpeu.

– Mais, mon cher propriétaire, je vousferai remarquer que vous n’avez aucune espèce de cravate.

Jusqu’à ce moment, Micaud, absorbé parl’unique désir de savoir ce que ses complices étalent devenus,n’avait pas remarqué ce que son habillement offrait d’incomplet.L’observation de l’Écureuil sur sa cravate appela sonattention.

Alors il vit qu’il se trouvait aussi enmanches de chemise.

En un instant, il fut dressé sur ses pieds,et, pâle, égaré, il s’écria d’une voix coupée par la plus poignanteanxiété :

– Ma redingote ! où est maredingote ?

– Nous ne l’avons pas vue.

– Les misérables me l’ontvolée !

– Quels misérables… les richesAnglais ?

Cette question rappela Micaud à lui-même. Lesang-froid lui revint, et, malgré l’émotion violente qu’iléprouvait (plus tard nous en dirons la cause), il eut la force desourire :

– Suis-je fou, dit-il, j’oublie que j’aiplacé ma redingote sur un fauteuil de mon salon pour que ma femmelui recouse un bouton. Je vais aller la reprendre.

Il prit un ton protecteur :

– Allons, je vous laisse, mon bravegarçon. Je compte que vous serez un locataire bien exact, car jevous avoue que j’ai la manie d’aimer à être payé exactement. À partcela, doux à vivre.

Et Micaud se dirigea vers l’escalier.

Il lui tardait de rejoindre la bande.

– Pardon, mon cher propriétaire, fitl’Écureuil.

Micaud se retourna.

– Je vous vois si peu habillé pour sortirdans la rue, poursuivit l’Écureuil, que, si j’osais…

– Osez, mon cher locataire.

– Je vous offrirais quelque chose pourcompléter votre toilette.

Micaud crut qu’il allait lui donner sonpaletot.

– Que voulez-vous m’offrir ?

– Tenez, ceci.

Micaud sauta de terreur à cette vue.

L’Écureuil lui tendait une paire demenottes.

Le bandit voulut résister, mais les deuxagents en eurent beau jeu et l’attachèrent en un instant.

– Là, fit l’Écureuil, maintenant que vousvoilà un peu vêtu,causons en amis, mon cher Micaud.

– Je ne m’appelle pas Micaud, entends-tu,mauvais mouchard, hurla le misérable furieux.

– Ah ! ce n’est pas gentil. Je vousai laissé faire à votre aise le propriétaire, et vous boudezmaintenant que c’est à mon tour de rire.

Micaud ne trouvait plus qu’il n’y avait pasaussi bête que ce garçon. Il vit qu’il fallait jouer serré et ilreprit son calme.

– Pourquoi m’arrêter ? On n’a rien àme reprocher.

– C’est ce que je disais ce matin à monchef quand il m’a signé l’ordre, mais il m’a parlé de je ne saisquelle affaire de la rue des Abattoirs, 21,000 francs d’un seulcoup de filet, reprit l’Écureuil en répétant textuellement tout cequ’il se rappelait avoir entendu au moment du duel manqué.

– Ce n’est pas vrai !

– Il y a aussi un peintre dévalisé dansla rue des Boulangers et un général volé, pendant la nuit, àNeuilly.

– Mensonges !

– J’en suis persuadé ; mais on nepeut empêcher les mauvaises langues de jacasser ; ce sontelles aussi qui racontent, le vol de la rue Racine : un beaucoup, ma foi !

On voit que maître l’Écureuil avait bonnemémoire.

Ignorant que c’était de lui-même que l’agentavait appris ces renseignements, Micaud, en le reconnaissant sibien instruit, crut avoir été trahi par un complice et cessa denier.

– Quelle est la crapule qui m’adénoncé ? demanda-t-il.

– Oh ! crapule ! comme voustraitez mal votre meilleur ami !

Micaud ne pouvait comprendre laplaisanterie.

– Mon ami ! lui ! allonsdonc ! Je lui mangerais plutôt la figure… car, j’en suiscertain, j’ai été trahi par cette canaille de Soufflard.

L’Écureuil guettait ce nom de Soufflard ;– on se le rappelle, il n’avait pas été prononcé une seule foisdans le duel. – Le policier avait bien entendu parler l’inconnu deson domicile de la rue de Seine, mais il n’avait pu savoir commentil s’appelait.

En entendant le nom de Soufflard, l’Écureuilprit le ton indifférent.

– Soufflard ? fit-il, ah ! oui,celui qui vous a soufflé la belle Alliette.

– L’infâme gredin !

– La donzelle paraît beaucoupl’aimer.

Micaud écumait de rage et de jalousie.

L’Écureuil continua d’appuyer sur la cordesensible de son prisonnier.

– Ah ! c’est un beau couple !car il est joli garçon, ce Soufflard… je les ai vus un jour, onaurait dit deux tourtereaux… ils entraient à je ne sais quel numérode la rue de Seine.

– Au numéro 21, lâcha involontairementMicaud, égaré par la jalousie.

– Ah çà, mon cher Micaud, poursuivitl’Écureuil, qui venait de pincer le numéro au vol, pourriez-vous medire comment, possédant une aussi ravissante maîtresse, vous vousl’êtes laissé enlever par Soufflard… il est vrai qu’il est plus belhomme que vous.

Micaud secouait ses menottes avec rage.

– Être pris ! hurlait-il, quand jene songeais qu’à me venger !

– Comment ? vous haïssez donc bienvotre ami Soufflard ?

– À mort !

– Tant que ça ?

– Quitte à y monter moi-même, je leconduirais à la guillotine.

– Oh ! oh ! fit l’Écureuil, sivous avez de si belles dispositions, nous sommes bien près de nousentendre tous les deux.

Et après un court instant de silence, durantlequel on put entendre un soupir d’espoir poussé par le bandit,l’Écureuil ajouta :

– Mon cher monsieur Micaud, j’ai unejolie petite proposition à vous faire.

VII

En quittant la bicoque du Gros-Caillou, labande s’était divisée par deux et par trois, et rendez-vous avaitété assigné pour le soir : Au Franc-Roulier, ignobleauberge tenue, à la barrière de Fontainebleau, par le principalrecéleur de la troupe.

Alliette, au bras de Soufflard, se dirigeavers l’École militaire. Vingt pas en avant, marchaient Champenois,Lemeunier et Calmel-le-Pendu. Vingt pas en arrière, suivaientLeviel et Lesage. – Le moucheron Alfred avait jugé bon de ne pasaccompagner sa tendre mère qui longeait les quais, et, seul, ilsuivait de loin la route d’Alliette, cherchant sur son cheminquelques chiens à voler.

Les trois groupes atteignirent leChamp-de-Mars. Au milieu de cette vaste plaine, où ne pouvait lesécouter aucune oreille indiscrète, on se réunit.

Il fallait tenir conseil.

Le cas était pressant puisque la police avaitenfin découvert la piste si longtemps cachée.

– Voyons, dit Alliette à Soufflard,rappelle-toi bien si, dans cette maudite cave, où lerousse écoutait, Micaud ou toi, vous n’avez pasbavardé.

– Malheureusement, oui ; Micaud arappelé plusieurs vols.

– Qui de nous a été compromis ?

– Micaud a cité Lemeunier et Leviel.

– La canaille ! s’écrièrent ces deuxmessieurs, comptez donc sur des amis !

– Des noms ne signifient rien, tant qu’onn’a pas pris ceux qui les portent, répliqua la belle blonde. Leplus important est de bien cacher nos traces et nos refuges à cemaudit mouchard.

– En voilà un que je voudrais tenir dansun petit coin après minuit ; il n’aurait pas besoin de songerà l’avenir, dit Lesage.

– Soyez tranquilles, je m’en charge, fitAlliette dont l’œil s’éclaira d’une lueur sinistre.

Ce regard était sans doute connu de sescompagnons, car Leviel souffla aussitôt à Lesage :

– Son compte est bon, Alliette regarderouge, je ne donnerais pas cinq sous de la peau duraille.

Alliette interrogea de nouveau sonamant :

– Cherche à te souvenir si aucune adressea été donnée où la police puisse plus tard nous tendre unesouricière ?

Soufflard fouilla sa mémoire.

– Oui, j’ai moi-même parlé de la rue deSeine.

– Nous n’y remettrons plus les pieds.

– Et notre mobilier ? demandaSoufflard.

– Il faudrait pouvoir déménager àl’instant même et, pour enlever les meubles, on doit payer le termeau concierge qui, sans argent, ne laisserait rien sortir. – Quellesomme avez-vous ?

Les compagnons se fouillèrent.

Ils purent à peine réunir vingt francs.

Le moucheron Alfred tendit ses seize sous.

– Voilà mon héritage de Micaud.

Devant cette pénurie d’argent, il fallait doncse résigner.

– Allons, fit Alliette, c’est un mobilierperdu.

Le moucheron se gratta le nez enriant :

– Qu’as-tu à rire ? demandaSoufflard.

– Je me demande où vous avez vu qu’ilfallait payer son terme pour déménager le bazar.

– Et le concierge ?morveux !

– De quoi ? le concierge !qu’est-ce qu’il peut avoir à faire là dedans ? fit lemoucheron de ce ton traînant du voyou parisien.

– Il empêchera de sortir les meubles.

– Lui ! allons donc ! Je vousparie un chausson aux pommes qu’il ne soufflera pas le demi quartd’un mot.

Les voleurs se regardèrent, étonnés del’assurance d’Alfred.

– Parie-t-on le chausson ? demandale mioche.

– Va, c’est tenu, dit Alliette.

– Alors qu’on me suive et qu’onm’obéisse.

Un quart d’heure après, on atteignait lamaison de la rue de Seine.

– Voilà la marche de la cérémonie, dit lemoucheron. Alliette et Soufflard vont rentrer chez eux comme deuxbourgeois tranquilles.

– Et puis ?

– Et puis ils attendront là-haut lescamarades en faisant des paquets et en fermant bien les meubles. –Partez.

Alliette et Soufflard disparurent sous lavoûte de la maison.

Leviel, Lesage, Lemeunier, Champenois et lePendu restèrent à la disposition du gamin.

Alors il expliqua son idée aux cinq hommes,qui partirent d’un éclat de rire formidable.

– Comme il ne faut pas que le conciergevous voit grimper dans la maison, je me charge de l’occuper.Arrivez dans une minute, et coulez-vous en douceur dansl’escalier.

Le gamin partit à son tour.

À deux pas de la loge du concierge, il sefrotta vigoureusement un œil et sauta dans la loge.

Le portier était en train de cirer desbottes.

– Oh ! là ! là ! fitl’enfant tout pleurant et se frottant l’œil, hi !hi !

– Qu’as-tu, mon petit homme ?

– Je passais sous les fenêtres… hi… hi…on a secoué un tapis… hi… et il m’est entré quelque chose dansl’œil.

– Allons, ce n’est rien, viens ici que jete souffle dans l’œil… mais tiens-toi donc en place,galopin !

L’enfant manœuvra si bien que le conciergetournait le dos à la porte quand il souffla dans l’œild’Alfred.

Les cinq hommes venaient de passer.

– Ah ! fit le moucheron, riant etpleurant à la fois, ah ! ça va mieux. C’est parti.

– Tu vois bien que ce n’était rien.Maintenant, file, mon enfant, ajouta le portier, en lui donnant unepetite tape amicale.

– Merci, mon bon monsieur, cria lecharmant Alfred en s’enfuyant.

Pendant que le moucheron occupait le bravehomme, les cinq hommes avaient gagné la chambre où les attendaientAlliette et Soufflard.

L’un prit le lit, l’autre le secrétaire, letroisième la commode, les autres le restant du mobilier, et, ainsichargés, ils descendirent l’escalier à reculons et dans leplus profond silence.

Cinq minutes après, le portier sautait desurprise en entendant la dispute qui éclatait tout à coup dansl’escalier.

Arrivés, toujours à reculons, à proximité dela loge, les cinq hommes commençaient la scène commandée par lemoucheron.

Le plus éloigné criait à sescamarades :

– Et, sacrebleu, ce n’est pas ici quenous avons affaire.

– Je dis que c’est ici, je reconnaisl’escalier.

Le portier s’élança dans le vestibule, etvoyant de dos dans l’escalier tous ces hommeschargés :

– Dites-moi, mes braves gens, oùmontez-vous donc ces meubles ?

– N’est-ce pas, monsieur, que c’est icile n° 28 ?

– Mais non, c’est le 17.

– Alors, mille pardons, nous nous étionstrompés de numéro.

Et, toujours à reculons, ils passèrent devantla loge où s’était enfermé le concierge pour ne pas être écrasé,dans l’étroit vestibule, entre un meuble et la muraille.

– C’est sans doute pendant que jesoufflais dans l’œil du petit polisson, que ces pauvrescommissionnaires auront passés avec leurs meubles cela leur feradouble peine. Après tout, tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à nepas se tromper de numéro.

Cinq minutes après, Alliette et Soufflard,ainsi déménagés, passaient devant le pipelet, qui ne se doutaitguère qu’il voyait ses locataires pour la dernière fois.

À la nuit tombante, des hommes à alluresdiscrètes vinrent rôder devant la porte. C’était la police qui, surl’avis de l’Écureuil, mettait la maison en surveillance.

VIII

Ainsi que nous l’avons annoncé, l’auberge duFranc-Roulier,où la bande de la belle Alliette devait seréunir le soir, était tenue par le fourgat[9] de la troupe.

La destinée de l’homme qui travaille sanscapitaux, a-t-on dit, quel que soit, d’ailleurs, le métier qu’ilexerce, est d’être continuellement exploité par ceux qui possèdent.Les voleurs subissent la loi commune ; ils volent tout lemonde, mais, à leur tour, ils sont volés par les fourgats,qui ne craignent pas de leur payer cent francs ce qui vaut quatrefois autant. Aussi les fourgats habiles font-ilspromptement fortune, tandis que ceux aux dépens desquels ilss’enrichissent, vont pourrir dans les prisons et les bagnes.

Malheureusement pour Louis Rigobin, lepropriétaire du Franc-Roulier,l’envie d’aller trop vitel’avait jeté dans la voie d’un désastreux cumul. À son titre defourgat, il joignait celui de Père des voleurs. –Ceux que le bagne rendait à Paris et qui, sans ressources, avaientbesoin d’un certain temps pour se refaire la main ; ceuxqu’une active poursuite, après un bon coup fait, obligeait de secacher, ou bien ceux qui, soit qu’ils ne fussent pas en veine, soitqu’ils eussent un poupard à nourrir[10], setrouvaient momentanément sans argent ; tous, disons-nous,étaient cachés et nourris à crédit au Franc-Roulier.

Il en résultait que ce qui arrivait par le vols’en allait par le crédit. Rigobin voyait souvent la prison luiconfisquer un débiteur qu’il avait longtemps soutenu dans l’espoird’un important recel.

Une condamnation à perpétuité, équivalant àune banqueroute, soldait le compte que le confiant aubergiste avaitcru pouvoir ouvrir à ce garçon qui lui paraissait pleind’avenir.

Rigobin aurait bien voulu liquider sasituation ; mais, outre que les fonds en circulation étaientd’une rentrée difficile, il avait à craindre qu’un débiteur tropharcelé se débarrassât de lui par une dénonciation qui, au lieu dela jolie retraite en Touraine que le recéleur rêvait pour savieillesse, pouvait l’envoyer finir ses jours à Toulon ou àRochefort.

Il ne faudrait pourtant pas croire que Rigobinn’eût jamais de moment d’impatience. Il lui arrivait quelquefois devouloir se soustraire à ce crédit forcé qu’il était obligé defaire.

Il se trouvait précisément dans un de cesmoments de révolte, quand se présenta l’avant-garde de la trouped’Alliette, qui, débusquée du Gros-Caillou, venait chercher unrefuge au Franc-Roulier.

Enjôlé par la belle blonde, Rigobin avaitaccordé une ardoise[11] à chacundes bandits. Mais depuis longtemps, sans doute par suite del’emprisonnement de ses deux chefs, Soufflard et Lesage, la troupeavait peu travaillé. En revanche, elle avait largement bu et mangé,de sorte que le chiffre de la dette avait atteint un assez jolitotal pour que le créancier songeât à être remboursé par le produitde quelque beau vol.

– Ces feignants-là boiront sanstravailler jusqu’au jugement dernier, si je ne secoue pas leurparesse, s’était dit le digne recéleur.

Telles étaient les dispositions hostiles del’aubergiste quand se présenta Alliette, suivie de Soufflard,Lesage, Lemeunier, Champenois, le Pendu et le charmant Alfred qui,n’ayant pu trouver un chien à voler sur sa route, avait décroché ungigot à l’étal d’un boucher.

– Du zèle, Rigobin, cria la blonde, nousmourons de faim, vieux fourgat, sers-nous une belle ripaille auplus vite.

Et elle passa sans faire attention à l’airrefrogné du cabaretier.

– Tenez, gros père, j’ai apporté notredessert, vous nous le servirez avec un peu de thé, ajouta lemoucheron, en jetant sur le comptoir d’étain son gigot, qui pouvaitpeser six livres.

Au fond d’une seconde cour, loin de la rue etdes regards curieux, l’auberge possédait une salle bien connue dela troupe d’Alliette. C’est là que les garçons, deux ex-détenus dePoissy, préparèrent la table.

– Le patron va vous apporter lui-même lepremier plat, dit l’un d’eux en se retirant après le couvertmis.

– À table ! cria Leviel.

Tous prirent place sur les bancs.

Après une pareille journée d’émotion, la faimet surtout la soif faisaient rage chez les convives.

– Tiens ! dit Soufflard, ils ontoublié de nous donner du vin.

En effet deux sales carafes d’eau sedressaient sur la table.

– Moi, je ne veux pas boire d’eau, criale moucheron : on dit que ça fait venir des sangsues dans leventre.

À ce moment, Rigobin parut à la porte.

Il portait gravement un plat couvert qu’ilposa devant Alliette, placée au centre de la table.

La belle enleva le couvercle.

Une longue feuille de papier s’étendait aufond du plat.

– C’est la note de ce qu’on me doit, ditsèchement Rigobin. L’œil est crevé, mes enfants, payez oupas de fricot.

Cette exigence inattendue consterna latroupe.

– Au moins, rends-moi le gigot, cria lemoucheron.

– Je le garde en acompte. Il est déduitsur la note, voyez plutôt.

Et du doigt, Rigobin montra cettemention :

« AVOIR, un gigot de 6 livres…DOUZE SOUS. »

C’était à peu près dans cette portion-là quel’honnête recéleur achetait et payait à ses clients les objetsvolés.

– Voyons, Rigobin, demanda Leviel, nepeux-tu pas attendre encore ? Tu sais que nous te payerons aupremier jour.

– Voilà trop longtemps que je l’attends,ce premier jour. Vous lanternez toujours en vous disant :« Papa Rigobin est bon là. » C’est assez, je ne veux plusnourrir des paresseux.

– Allons, fourgat, fit Alliette de saplus douce voix, un peu de patience nous allons maintenant marcherde l’avant, car voici Lesage et Soufflard délivrés depuis cematin.

Rigobin resta insensible au ton de prière dela femme.

– À propos, fit Soufflard, dis donc,Rigobin, ce matin, en quittant la prison, Delsaive m’a chargé delui donner de tes nouvelles et de lui faire savoir si tu estoujours gentil avec les camarades.

Ce nom fit pâlir l’aubergiste.

Ce Delsaive en savait sans doute assez longsur le fourgatpour que, si l’envie lui prenait de parler,sa dénonciation fît évanouir le beau rêve d’une retraite enTouraine, que caressait le recéleur.

Il comprit la menace sérieuse qui se cachaitdans la phrase de Soufflard.

– Si, au moins, vous aviez quelque jolicoup sur la planche !… dit-il d’un ton radouci.

– Nous en chercherons un.

– Ah ! oui, chercher, toujourschercher, quand il vous faudrait avoir.

– Ceux que nous avons ne sont pas encoremûrs.

La veuve Vollard avait écouté sans rien dire.Tout à coup, elle fit un signe pour réclamer le silence.

– Un beau coup, j’en connais un toutcuit, moi, il n’y a qu’à le manger.

– Conte-nous cela.

La veuve promena ses regards sur tous lesconvives.

– Oui, mais il faut que ceux qui s’enchargeront soient deux gaillards qui n’aient pas froid aux yeux, jevous en préviens.

Un petit frisson courut autour de latable.

– Il y a donc un rude coup de collier àdonner, la mère ? demanda Lemeunier.

– Mieux que ça, mon garçon.

– Quoi donc ?

– Cela peut finir par la grandesoulasse[12].

Lesage et Soufflard échangèrent un regard.

Ils s’étaient compris !

Les deux bêtes féroces sentaient déjà lesang.

– Voyons, conte-nous la trouvaille,demanda tranquillement Alliette.

– Non, mangeons d’abord, plus tard lesaffaires, répliqua la veuve.

– Eh bien, Rigobin, seras-tu toujoursinébranlable ?

– Dame ! non ; du moment quevous devenez raisonnables. Qu’est-ce que je voulais, moi, vous voirtravailler. Je connais la Vollard ; ce n’est pas une petitefolle qui vous dérangerait pour rien ; j’ai confiance en elle,et je consens à attendre. Dans cinq minutes, vous serez servis.

Et le brave aubergiste courut à sacuisine.

Un quart d’heure après, le souper faisait sonapparition sur la table.

– Oui, s’écria Alliette, la Vollard nousdira la chose au dessert, entre la poire et le fromage ;jusque-là, rigolons.

– Bravo ! rigolons ! cria-t-onen chœur.

Ils rigolèrent si bien que, deux heures après,ils étaient à peu près ivres, sauf Calmel-le-Pendu quipleurait.

Ce bandit qui, à jeun, ne redoutait rien,avait l’ivresse triste, peureuse, et débordant d’une doucemorale.

– Oui, mes frères, en vérité je vous ledis, répétait-il en secouant la tête, nous glissons sur la pente dumal.

– Ah ! tu m’embêtes ! criait lemoucheron, va pleurer dans le verre de maman, moi j’aime le vinpur.

– Arrêtez-vous ! arrêtez-vous !répétait l’ivrogne, tout cela peut vous mener trop loin, croyez-enun homme qui a été déjà pendu !

– Ah ! une idée ! fit Leviel,s’il nous contait comment il a été pendu en Angleterre.

– Oui, ce doit être cocasse.

– Allons ! Calmel, joue de lalangue, mon bonhomme, et dis-nous à quoi tu pensais quand tu avaisla corde au cou.

– Oui, oui, cria la société.

– Puisse mon histoire vous faireréfléchir, dit gravement le scélérat que le vin rendait repentantet sensible.

Et il commença son récit[13].

« Il était quatre heures de l’après-midi.La permission de ma largue[14] étantexpirée, le geôlier la fit sortir ; et quand elle fut partie,il me sembla que j’avais fait la dernière action de ma vie.J’aurais souhaité de mourir à l’heure même. Mais à mesure que lecrépuscule arrivait, ma prison devenait plus froide et plushumide ; la soirée était sombre et brumeuse et je n’avais nifeu ni chandelle… par cette soirée de janvier.

– Cancres d’Anglais ? Ils lésinentpour leurs pendus ! fit Lemeunier.

» Mon cœur s’affaissa sous la désolationde tout ce qui m’entourait, et peu à peu la pensée de malargue, de ce qu’elle deviendrait, commença à céder devantle sentiment de ma propre situation. Ce fut la première fois que jecompris l’arrêt que j’allais subir dans quelques heures ; uneterreur horrible me gagna, comme si jusque-là je n’eusse pas suréellement que je devais mourir.

– Pas gaie, la situation ! ditLeviel le nez dans son verre.

» Je n’avais rien mangé depuisvingt-quatre heures ; et il y avait là de la nourriture que legeôlier m’avait envoyée de sa propre table, mais quand je laregardais, je pensais aux animaux qu’on engraisse pour les tuer.Une sorte de bourdonnement sourd résonnait à mes oreilles, et,quoiqu’il fût nuit close, des étincelles lumineuses passaientdevant mes yeux. Tout à coup, il me sembla que toute cette terreurétait vaine, que je ne resterais pas là pour attendre la mort. Jeme levai d’un seul bond, je m’élançai aux grilles du cachot, je m’yattachai d’une telle force que je les courbai.

» Une prostration subite suivit ceteffort, et je m’évanouis. Quand je revins à moi, j’entendisl’horloge du Saint-Sépulcre sonner dix heures. Alors, l’aumônier dela prison entra. Il m’exhorta à ne plus songer au monde, àréconcilier mon âme avec le ciel, puis il partit…

» Je m’assis sur mon lit, et jem’efforçai de me préparer à mon sort. Je me répétai que je n’avaisplus que peu d’heures à vivre ; qu’au moins fallait-il mouriren homme. J’essayai alors de me rappeler ce que j’avais entendudire sur la mort par la pendaison ; que ce n’était quel’angoisse d’un moment, qu’elle causait peu de douleur, qu’elletuait vite.

» Peu à peu ma tête commença à s’égarerencore une fois. – Je portai mes mains à ma gorge ; je laserrai fortement comme pour essayer de la sensation d’étrangler.Ensuite je tâtai mes bras aux endroits où la corde devait êtreattachée ; je la sentais passer et repasser jusqu’à ce qu’ellefût nouée solidement ; mais la chose qui me faisait le plusd’horreur était de sentir sur ma figure l’ignoble bonnet blancqu’on abaisse sur le visage du condamné avant d’ouvrir la trappe.Si j’avais pu éviter cela, le reste était moins horrible.

» Au milieu de ces imaginations, unengourdissement général gagna, petit à petit, mes membres. Unestupeur pesante vint diminuer la souffrance causée par mes idées,quoique je continuasse à penser. L’horloge de l’église sonnaminuit. J’avais le sentiment du son, mais il m’arrivaitindistinctement, comme à travers plusieurs portes fermées. Peu àpeu, je vis les objets qui erraient dans ma mémoire disparaîtrepartiellement, puis tout à fait. Je m’endormis. »

Le bandit fit une pause ; ses auditeursen profitèrent pour échanger des plaisanteries.

Pendant cette interruption, Calmel-le-Pendu seversa et dégusta lentement un grand verre d’eau-de-vie. Le banditavait beau boire, il ne pouvait s’enivrer davantage ;seulement il devenait plus triste et plus sombre. Ses complicesl’écoutaient avec cette vive attention de gens qui se saventappelés, d’un instant à l’autre, à passer par de pareillestranses.

Quant à Alliette et Soufflard, retirés dans uncoin de la salle et les mains enlacées, ils parlaient d’amour. Cesdeux êtres, souillés de crimes et peut-être à la veille de verserle sang, oubliaient tout pour faire d’amoureux projetsd’avenir.

Calmel but encore et continua :

« Je dormis jusqu’à l’heure qui devaitprécéder l’exécution. Il était sept heures lorsqu’un grincement dela porte de mon cachot m’éveilla. J’entendis le bruit comme dans unrêve, quelques secondes avant d’être complètement réveillé, et mapremière sensation ne fut que l’humeur d’un homme fatigué qu’onréveille en sursaut. J’étais las, je voulais dormir encore ;je n’avais pas retrouvé le sentiment de la situation. Le geôlierentra, portant une petite lampe et suivi du directeur de la prisonet de l’aumônier. Je levai la tête. Un frisson semblable à un chocélectrique, à un plongeon dans un bain de glace, me parcourut toutle corps. Un coup d’œil avait suffi pour tout me rappeler.

» Le sommeil s’était dissipé comme si jen’eusse jamais dormi, comme si jamais plus je ne devais dormir. Legeôlier me fit lever et l’aumônier me demanda que je me joignisse àlui pour prier. Je me ramassai sur moi-même et je restai assis surle bord du lit. Mes dents claquaient et mes genouxs’entrechoquaient en dépit de moi.

» Il ne faisait pas encore grand jour, etcomme la porte du cachot restait ouverte, je voyais la petite courpavée. L’air était épais et il tombait une pluie lente etcontinue.

» – Il est sept heures et demie passées,me dit le geôlier en chef.

» Je rassemblai mes forces pour demanderqu’on me laissât seul jusqu’au dernier moment. J’avais trenteminutes à vivre. Le prêtre voulut parler. Je lui fis signe et il seretira.

» Lorsqu’ils furent partis, je restai àla même place sur le lit. J’étais engourdi par le froid,probablement par le sommeil et par le grand air inaccoutumé quiavait pénétré dans ma prison. Je demeurai roulé, pour ainsi dire,sur moi-même, afin de me tenir plus chaud. Mon corps semblait unpoids que je ne pouvais soulever.

» Le jour éclairait de plus en plus,quoique jaunâtre et terne, et la lumière se glissait par degrésdans mon cachot, me montrant les murs humides et le pavénoir : et je ne pouvais m’empêcher de remarquer ces chosespuériles, quoique la mort m’attendit l’instant d’après.

» Pendant cette anxiété, j’entendis lacloche de la chapelle commencer à sonner l’heure et je pensai quece ne pouvait être encore que les trois quarts après septheures ! ! L’horloge tinta les trois quarts… elle tintale quatrième… puis elle sonna huit heures !… l’heure de mamort ! ! !

» Mes souvenirs sont très précisjusque-là, mais pas à beaucoup près aussi distincts sur ce quisuivit. – Je me rappelle cependant très bien comment je sortis demon cachot pour passer dans la grande salle. Deux hommes, sombreset muets, vêtus de noir, me soutenaient. Je sais que j’essayai deme lever quand je vis entrer le geôlier-chef avec ses hommes, maisje ne pus pas. J’étais en plomb. – Dans la grande salle étaientdéjà deux malheureux qui devaient subir leur supplice avec moi. Ilsavaient les mains liées derrière le dos, et ils étaient assis surun banc, en attendant que je fusse prêt. Un vieillard, à cheveuxblancs, lisait haut à l’un d’eux ; il vint à moi et me ditquelque chose… que nous devrions nous embrasser, à ce que jecrois.

» La chose la plus difficile pour moiétait de me retenir de tomber ; le cœur me manquait comme sile plancher se dérobait sous moi. Je ne pus que faire signe auvieillard à cheveux blancs de me laisser.

» Quelqu’un intervint et l’écarta de moi.On acheva de m’attacher les bras. J’entendis un officier dire àdemi voix à l’aumônier que tout était prêt !… Comme noussortions, un homme noir porta un verre d’eau à mes lèvres, mais jene pus l’avaler.

» Nous commençâmes à nous mettre enmarche à travers les passages voûtés qui conduisent de la grandesalle à la potence. J’entendis les coups pressés de la cloche et lavoix grave de l’aumônier, qui lisait en marchant devant nous :« Je suis la résurrection et la vie, a dit le Seigneur, celuiqui croit en moi, quand même il serait mort, vivra. » –C’était le service des morts récité pour nous qui étionsvivants.

» Je sentis tout à coup la transitionbrusque de ces passages souterrains, chauds et étouffés, à laplate-forme de l’échafaud en plein air. La brise humide et froidevint frapper mon visage. – J’étais arrivé sous la cordefatale ! ! ! – Je vois tout encoreaujourd’hui ; l’horrible perspective est tout entière sous mesyeux ; l’échafaud, la pluie, les figures de la multitude, lepeuple grimpant sur les toits, la fumée qui se rabattait pesammentle long des cheminées, l’église du Saint-Sépulcre dont tintait lacloche, les charrettes remplies de femmes regardant de la cour del’auberge en face. J’entends encore le murmure bas et rauque quicircula dans la foule quand nous parûmes. Jamais je ne vis tantd’objets à la fois, si distinctement, qu’à ce coup d’œil ;mais il fut court.

» À dater de ce moment, tout ce quisuivit fut nul pour moi. Les prières de l’aumônier, l’attache dunœud fatal, le bonnet dont l’idée m’inspirait tant d’horreur, monexécution, ne m’ont laissé aucun souvenir ; tout s’arrête à lavue de l’échafaud et de la rue. Je m’étais évanoui !

» Ce qui, pour moi, semble suivreimmédiatement, poursuivit le conteur, est mon réveil d’un sommeilprofond. Je me trouvai dans une chambre, sur un lit, près d’unhomme qui, lorsque j’ouvris les yeux, me regardait attentivement.C’était un médecin qui avait acheté au bourreau mon corps pour ledisséquer. Il paraît que le nœud avait été mal fait, et, metrouvant un reste de chaleur, le docteur m’avait rappelé à lavie. »

 

À la fin de son récit, l’ancien pendu étaitarrivé au paroxysme de cette ivresse triste et prêcheuse qui luiétait familière.

Il se leva, la main tendue :

– En vérité, mes frères, je vous le dis,quittez le sentier du mal…

Un hourra général lui coupa la parole.

– Allons ! voilà qu’il devientdésagréable en société à présent.

– Qu’on le couche !

– Faites-lui avaler un bouchon, çaempêchera sa morale de sortir.

Calmel continua quand même.

– Quittez la voie funeste, ou mal vousadviendra. Croyez-en un revenant sorti pour vous de la tombe.

– Ah ! bon, voilà qu’il pose aurevenant.

– Est-ce qu’il y a desrevenants ?

– Montrez m’en un, criait Alfred, que jelui coupe les cheveux, et…

Le gamin n’acheva pas sa phrase. La figurepâle, la bouche béante, il s’arrêta en tournant vers la porte desyeux agrandis par la peur.

Tous les yeux suivirent la direction de sonregard.

Un cri de surprise sortit de chaquepoitrine.

IX

Au moment même où on parlait de revenants,Micaud venait d’apparaître sur le seuil de la porte.

Il était toujours en bras de chemise.

Il entra doucement, presque craintif et laface souriante en disant :

– C’est donc ainsi qu’on reçoit uncamarade qui a failli rendre sa petite âme aujourd’hui ?

Avant que l’effroi fût calmé, Micaud étaitarrivé devant Soufflard et lui tendit la main.

– J’ai été vaincu, donc j’avais tort, luidit-il, je n’ai plus de rancune et j’abandonne franchement toutesmes prétentions à l’amour d’Alliette. Veux-tu toutoublier !

– Oui, de grand cœur… s’écria Soufflard,serrant franchement la main qui lui était offerte.

– Ah ! tu as une rude poigne,camarade. Si je n’ai pas été complètement étranglé par toi, c’estque le diable s’en est mêlé.

Un prompt signe d’Alliette arrêta Soufflard,qui ouvrait la bouche pour dira à Micaud combien il était innocentde lui avoir tordu le cou.

Et pendant que Micaud allait s’asseoir à latable, Alliette souffla vite à son amant :

– Méfie-toi, je connais le Micaud, saréconciliation sonne creux.

Les bandits avaient fait place àl’arrivant.

– Dites-donc, papa Micaud, l’envie vousest donc venue de rentrer votre langue ? Vous la tiriez d’unejolie longueur ce matin, dans le caveau, étendu sur le dos. – Fautpas garder cette habitude-là, ça attire les mouches, je vous enpréviens.

– Oui, je suis revenu à moi, grâce àl’heureuse idée de celui qui m’a retiré ma cravate.

Lemeunier prit un air modeste.

– C’est moi, vieux.

– Merci, fanandel.

– Et personne ne s’est présenté aprèsnotre départ ? demanda Alliette d’un ton méfiant.

– Personne, fit Micaud avec aplomb. Enrevenant à moi dans la maison déserte, j’ai eu l’idée que vousdeviez être à la Pomme-d’amour,de la barrière du Maine, ouau Franc-Roulier. J’ai commencé par le mauvais bout, puisje suis venu ici ; de là, mon retard.

Alliette attachait sur Micaud un regardperçant.

Son ancien amoureux ne broncha pas sous cetexamen.

Et, malgré l’émotion énorme qu’il ressentaiten faisant cette question, il demanda de l’air le plusdégagé :

– Ah çà ! dites-moi donc quel est lefarceur qui m’a pris ma redingote ?

– C’est moi, fit Soufflard.

– Toi, s’écria Micaud en lançant surSoufflard un regard mêlé de haine et de stupeur qu’il éteignitaussitôt.

Si court qu’il eût été, ce regard avait étésurpris par Alliette.

Micaud avait retrouvé son calme affecté.

– Et qu’en as-tu fait ?

– En venant ici, je n’avais pas d’argentet je l’ai engagée au Mont-de-Piété.

Micaud pâlit, et ses lèvres qu’il mordit avecrage pour étouffer un cri, se teignirent de sang.

Comme elle l’avait dit à Soufflard, Allietteconnaissait trop bien Micaud pour n’avoir pas deviné que le banditdevait couver quelque projet de vengeance. Mais par quels moyensvoulait-il y parvenir ? Était-ce par le meurtre de son rivalou par une dénonciation à la police ? – bien que lesexplications données par Micaud lui parussent plausibles, la belleblonde sentait instinctivement un piège.

La prudence lui soufflait qu’elle devaitsurveiller Micaud et, devant lui, éviter toute confidence de natureà être exploitée par un dénonciateur.

Malheureusement pour les projets d’Alliette,il lui était impossible, en présence de Micaud, de communiquer sessoupçons à ses complices.

Ce qu’elle avait prévu arriva.

Les bandits, plus confiants qu’elle, allèrentd’eux-mêmes au-devant du projet inconnu de l’ex-amant de lablonde.

– Parbleu ! cria Leviel, tu neresteras pas longtemps en bras de chemise.

– Comment ça ? fit Micaud.

– Avant peu tu pourras facilementremplacer ta redingote, car il paraît que nous allons nager dansl’or, grâce à la Vollard.

– Vraiment ?

– Oui, ajouta Lemeunier, la vieille adéniché un coup superbe. Il n’y a qu’à se baisser et à prendre.

Alliette aurait voulu arrêter la confidence,mais il était trop tard.

– Pas vrai ? la Vollard, criaLemeunier, que tu nous as levé un grinchissage[15] qui doit nous enrichir tous ?

– Tous, non, répliqua la revendeuse, maisles trois ou quatre bons garçons qui mettront la main à la pâte.Seulement, je vous ai prévenu d’une chose.

– Quoi donc ?

– Qu’il ne fallait pas avoir un poil dansla main.

– Il y a donc du tirage[16] ?

– Eh ! eh ! fit la vieille,mieux que ça !

– Ah bah !

– Oui, il y a dix-huit chances sur vingtqu’il faudra répandre du raisiné[17].Seulement, après, on sera bien payé de sa peine.

Soufflard avait écouté sans mot dire lespremières phrases, mais, en entendant la dernière, il se tournavivement vers la Vollard.

On ne saurait imaginer avec quelle tranquilleinsouciance fut échangé un horrible dialogue, en argot, qui voulaitdire :

– Il y a gros à prendre ?

– Un butin de roi.

– Et le sang est nécessaire ?

– Oui, un meurtre.

– Quelle victime, un homme ?

– Non.

– Une femme ?

– Peut-être deux femmes.

– J’en suis.

Alliette n’avait pas quitté Micaud des yeuxpendant les paroles de son amant. Quand ce dernier réclama le droitde participer au meurtre, elle vit un sourire de joie passer surles lèvres de Micaud.

– Il veut perdre Soufflard, se dit-elle.Voir Soufflard chargé d’un meurtre l’a fait sourire… donc, il aintérêt à le trouver compromis et il se vengera par unedénonciation : c’est un mouchard à tuer.

Alliette était une rude femme. Elle venait decondamner Micaud à mort, et Micaud était bien perdu.

Mais lui aussi connaissait son Alliette. Ilcomprenait que sa défiance devait être éveillée, et, sans lever latête, il sentait son regard peser sur lui.

Il faut croire que les soupçons de la blondeétaient injustes, car, à peine Soufflard avait-il annoncé qu’ilvoulait prendre part à l’expédition, que Micaud se tourna vers laVollard en disant :

– J’en suis aussi.

– Toi ! s’écria Alliette, déroutéedans son idée que Micaud avait intérêt à voir Soufflard secompromettre seul.

Micaud avait pris l’air étonné.

– Pourquoi pas, ma belle ?

– Je ne te croyais pas si décidé.

– Nécessité fait loi, reprit Micaud, jene peux pas toujours rester en bras de chemise.

– Mais tu dois avoir un autre vêtementchez toi, demanda Lemeunier.

– Pas l’ombre d’un.

– Allons donc ! blagueur ! criaLeviel. Si tu n’as pas d’autre vêtement, tu as le moyen, même sansvoler, de t’en procurer un autre, car tu dois posséder un rudesac ?

Micaud eut un tressaillement.

– Moi, fit-il, en prenant une figureétonnée.

– Oui, oui, toi. N’aie donc pas l’air derevenir de Pontoise. On ne te voit pas dépenser un sou, et pourtanttu as touché de bonnes parts dans tous nos coups.

Micaud avait pâli, mais il gardait sa figuresurprise.

– Où diable avez-vous pêché que je devaisavoir un sac ?

– Soit ! tu n’es pas àconfesse ; garde ton secret, reprit Lesage.

– Dis donc, panné ? cria lemoucheron.

– Quoi ?

– Me donnes-tu ton magot, si je mets lamain dessus ?

– De grand cœur, galopin.

– Alors, gare à tonSaint-Frusquin !

Micaud fit semblant de partager l’éclat derire général.

– Ainsi donc, Micaud, tu es biendécidé ? demanda Soufflard.

– Parfaitement, j’ai besoin d’argent… nefût-ce que pour retirer ma redingote du Mont-de-Piété.

Après avoir dit ces mots, il ajouta d’un tontranquille :

– À propos, rends-moi donc lareconnaissance.

– Je l’ai remise à Alliette.

Micaud tourna les yeux vers la blonde.

– Donne, ma fille, lui dit-il.

Alliette était prudente. Un pressentimentl’avertit qu’elle ne devait pas se dessaisir du papier.

– Je ne l’ai plus, répondit-elle.

Micaud sembla éprouver une secoussenerveuse.

– Et qu’en as-tu fait ?

– Dame, je te croyais mort et, comme lespapiers sont bavards, j’ai brûlé celui-là.

Il y a gros à parier que le moucheron auraitfortement crié, si son oreille avait été à la place du bouchon queMicaud tenait entre ses doigts quand Alliette lui fit cetteréponse. Le liège s’aplatit subitement sous la pression nerveuseque lui fit subir le gredin dont la figure, pourtant, restaimpassible.

Cependant, Soufflard s’était rapproché de laVollard qui dégustait son verre d’eau sucrée. La bonne dame avaitles digestions difficiles.

– Voyons, la vieille, lui dit-il, Micaudet moi nous nous chargeons de l’affaire. Raconte-moi de quoi ilretourne.

La Vollard secoua la tête.

– Vous n’êtes pas assez de deux.

– Combien t’en faut-il ?

– Au moins trois.

Soufflard fit un geste pour réclamer lesilence de la bande, en ce moment un peu bruyante.

– Il nous faut un troisième,prononça-t-il d’un ton bref.

C’étaient tous de hardis compagnons ;mais l’homme n’est pas parfait : la pensée du meurtre àcommettre les faisait reculer. Aucun ne se souciait de franchir ladistance du bagne à l’échafaud.

Le silence répondit donc à la sinistre demandede Soufflard.

Puis un petit ricanement résonna.

– Ah ! Soufflard, ce n’est pas biende n’avoir pas pensé tout de suite à son camarade Lesage, luicriait ce dernier.

Le trio était trouvé !

– Cela te suffit, la mère ? demandaSoufflard.

– Oui, la chose est faisable avec voustrois, moi et mon petit Alfred.

– Tiens ! je suis donc de lafête ? dit le gamin surpris.

– Oui, mon bijou.

– Alors on me payera le cirque. J’adorevoir une belle femme, debout sur un cheval, qui saute dans descôtelettes en papillote.

– C’est convenu, mon doux trésor, dit latendre maman.

Et après avoir caressé l’espèce d’étrille quiservait de chevelure à son bien-aimé rejeton, la Vollardajouta :

– Maintenant, je vais vous conter lapetite chose en douceur.

Les trois hommes tendirent l’oreille à laconfidence de la Vollard.

La vieille baissa la voix etcommença :

– Le magot à dénicher est rue du Temple,91.

– Bigre ! c’est une rue bienfréquentée, fit Lesage.

– Si tu commences à cracher déjà surl’ouvrage, tu n’es pas au bout de ta peine, toi, dit la Vollard,car non seulement la rue est fréquentée, mais il faut fairel’ouvrage en plein jour.

– Pourquoi pas le soir ?

– Parce que, le soir, il vous faudraitrefroidir trois personnes.

– Au lieu que dans le jour…

– Une… peut-être deux, ça dépend de votrechance. Mais, dans tous les cas, comptez toujours sur une.

– Ne vous amusez pas aux détails, ditSoufflard impatient, nous verrons quand nous y serons. Continue, lavieille.

– Une maison à allée, ajouta laVollard.

– Bon, dit Lesage.

– Il y a des portiers.

– Aïe ! moins bon.

– C’est au troisième étage et la porteest à trois serrures.

– Trois serrures ! s’écria Micaud,il y a donc un bien joli magot derrière.

– Parbleu ! fit le moucheron,crois-tu pas qu’on met trois serrures pour garder enfermé sondernier rhume de cerveau.

– Après ? demanda Soufflard.

– Vous serez là chez de gros marchands duTemple qui passent pour riches. Le mari tient la boutique auTemple, et, dans la maison, il a son magasin, qui est gardé par lafemme. Quand les clients ne trouvent pas ce qu’il leur faut à laboutique, le mari les envoie au magasin de la femme. C’est donc unva-et-vient dans l’escalier qui fait qu’on n’a pas trop à redouterles portiers.

– Donc, la femme est seule ?

– C’est selon. Le ménage a une fillettede quinze ans qui se tient tantôt avec le père, tantôt avec lamère. Je vous le dis, c’est votre chance qui décidera si vous aurezune ou deux femmes à refroidir.

– Et la mère ne sort jamais ?

– Jamais. Un vrai cheval à l’ouvrage.C’est la petite fille qui fait les commissions du ménage.

– Mais le dimanche, cette famille là doitaller se promener ? demanda Lesage.

– Oui, mais alors le dimanche, il n’y aplus le mouvement des acheteurs dans l’escalier, la maison estdéserte et les portiers interrogent les visiteurs qui arrivent…deux vrais cerbères qui vous remouchent des pieds à la tête… Il yaurait moins de danger d’être découverts ensurinant[18] la mèreet la fille.

– Tant pis ! fit Lesage, j’auraismieux aimé travailler le dimanche ; nous aurions pu fairemoins de gâchis. Alors, pendant qu’ils se seraient promenés enfamille, nous aurions trouvé un moyen d’écarter les concierges et,bien gentiment, avec des fausses clefs…

À ces mots de fausses clefs, le moucheron semit à se tordre de rire.

– Qu’as-tu donc ? crapaud, demandaSoufflard.

L’enfant riait tant qu’il n’en pouvaitparler.

La Vollard prit un air pincé.

– Ah ! oui, je vous conseille derire, mossieu Alfred, dit-elle, vous avez vraiment de quoiêtre fier. Croyez-vous que ce polisson rit d’avoir osé porter lamain sur sa pauvre mère.

– Non, non, pas la main, mais le poing,dit le gamin entre deux éclats de rire.

– Pourquoi ?

– Pour avoir… hi, hi… les empreintes… hi,hi, de ces serrures, dit le moucheron en continuant à setordre.

– Comment, s’écria Soufflard, tu as lesfausses clefs, la Vollard ?

– Oui, grâce à moi, dit l’enfant devenuun peu plus calme.

– Conte nous ça… fit Micaud.

– Ah ! non, pas moi, je suis tropmodeste ; demande-le à la mère.

La colère de la Vollard était feinte. Au fond,elle était fière de son fils, et elle ne put résister au désir defaire l’éloge de sa progéniture.

– Figurez-vous donc que je rôdais avec cegarnement dans le Temple, me demandant pour la vingtième foiscomment j’entrerais dans la maison pour prendre les empreintes desserrures. Je ne tenais pas à être vue dans le casino, car j’étaisconnue des portiers et du ménage de marchands.

– Tu as donc habité la maison ?

– Non, mais j’y ai été la porteuse depain pendant douze jours… le temps d’étudier le coup. À cetteépoque, la fillette n’était pas avec ses parents ; elle setrouvait à la campagne, en pension, je ne sais où… Bref, dans lamaison, seule elle ne me connaissait pas. Donc, j’avais dans mapoche ma cire bien molle et bien préparée, et je cherchais toujoursmon moyen de me glisser dans la maison, quand v’là mon gamin qui medit :

– Si au lieu de l’empreinte des serrures,tu avais celle des clefs, est-ce la même chose ?

– Mais c’est cent foismeilleur !

– Bon ! tu prétends que la fille nete connaît pas ?

– Pas plus que le grand Turc.

– Alors, tu vas voir.

Il faut vous dire que du coin où nous étions,nous apercevions de loin la boutique du Temple, où se tenaient lepère et la fille. Voilà mon galopin qui court à un commissionnairedu coin : « Allez donc au Temple, qu’il lui dit, vouschercherez M. Renaud dans la travée des literies, et vousl’avertirez qu’on le demande chez le concierge de la rue Meslay,42, pour lui vendre la literie d’un locataire qui vient de mourir.Accompagnez-le pour l’aider à porter les matelas au retour. »Bête comme une andouille, l’Auvergnat part. De loin, nous le voyonsaborder le marchand, qui bientôt s’éloigne avec lui dans ladirection de la rue Meslay, en laissant sa fille seule dans laboutique. Alors voilà mon moucheron qui me recommence soninterrogatoire.

– Tu dis que la fille va continuellementde son père à sa mère, c’est-à-dire de la boutique aumagasin ?

– Oui, elle est toujours en chemin.

– Donc, puisque en ce moment sa mère, quiest malade au lit, ne peut se lever pour lui ouvrir, elle doitavoir sur elle les clefs de l’appartement ?

– C’est probable.

– Bon, donne la cire.

– La voici.

– Maintenant, baisse-toi.

– Pourquoi faire ?

– Baisse-toi donc.

Donc, je me baisse, et voilà mon galopin quime fourre mon morceau de cire, sous ma robe, dans le dos, entre lesdeux épaules. Moi, je suis chatouilleuse. En le sentant mefarfouiller dans le dos, je me redresse.

– Non, non, qu’il me dit, baisse-toiencore.

– Là ! est-ce bien ?

– Non, encore un peu.

– Comme cela, est-ce assez ?

Alors, au lieu de me répondre, mon gaminrecule d’un pas pour mieux prendre son élan, et il m’administre unviolent coup de poing sur le nez…

À mesure que la Vollard avançait dans sonrécit, le Moucheron avait repris ses éclats de rire. Les autresl’imitèrent en entendant parler du coup de poing envoyé par lecharmant Alfred sur le nez de sa mère.

La Vollard continua son récit :

– Immédiatement le sang me part à flots.Vous devinez mon étonnement ? Je n’en étais pas encorerevenue, que l’enfant m’entraînait déjà du côté de la boutique. Enme voyant ainsi couverte de sang, aussitôt la jeune filles’intéresse à moi :

– Ma pauvre maman ! criait monmorveux, v’là son hémorragie qui la reprend !

Et, en disant cela, il se fouillait endisant :

– Ah ! si j’avais des clefs… On ditqu’en les fourrant dans le dos, l’écoulement s’arrête aussitôt.

En l’entendant, la fillette ne fait ni une nideux. Elle tire bêtement son trousseau de clefs de sa poche, et lespasse à Alfred en disant :

– Tenez essayez avec celles-ci.

Voilà donc que l’enfant m’introduitdélicatement les clefs dans le dos en appuyant bien le bout dupanneton de chacune sur la cire que j’avais entre les épaules.J’ignore si c’est par l’effet des clefs, mais mon saignement cessa.La fille reprit son trousseau et, après l’avoir bien remerciée,nous partîmes en emportant les empreintes.

En terminant son récit, la Vollard prit unignoble cabas qui ne la quittait pas, et, y plongeant la main, elleen sortit trois fausses clefs, qu’elle jeta sur la table.

– À vous les oiseaux, dit-elle ;maintenant faites-les chanter.

Soufflard les saisit.

– Tu es sûre qu’elles ouvrent la porte dela femme ? demanda-t-il.

– Vas-y voir, mon garçon.

Soufflard mit les clefs dans sa poche.

– Voilà déjà une partie des ustensilesnécessaires, dit-il.

Et son regard, parcourant la table, s’arrêtasur un couteau large de lame, à dos épais et bien solidementemmanché, qui se trouvait près de lui.

Lesage avait tranquillement écouté le récit desa sœur. Quand il vit Soufflard empocher les clefs, ildemanda :

– Pour quand ?

– Mettons cela pour après-demain, ditMicaud avec un léger tremblement dans la voix.

– Non, demain, dit Soufflard, cetteaffaire-là est comme l’omelette soufflée, elle n’attend pas.

– Convenu, dit Lesage.

En voyant le conciliabule des complices seprolonger, les autres bandits s’étaient éloignés, les uns pourgagner leurs taudis, les autres pour réclamer l’hospitalité dans ungrenier du Franc-Roulier.

Alliette avait tout écouté, muette et les yeuxsans cesse fixés sur Micaud.

À ce moment, une horloge voisine sonnaminuit.

Les trois hommes se levèrent.

– Ainsi donc, à demain, ditSoufflard.

– Bien, reprit Lesage, et lerendez-vous ?

– À midi. Au petit restaurant de la rueSaint-André-des-Arts. On y déjeunera, répondit Soufflard.

En sortant, Alliette souffla àLesage :

– Ne quittes pas Micaud, je m’enméfie.

– Très bien.

Arrivés à la rue, Alliette et Soufflardtournèrent à droite pour gagner la rue des Noyers où le coupleavait un de ses trois domiciles.

Micaud et Lesage prirent à droite.

Au premier coin de rue, Micaud s’arrêta ettendit la main à Lesage :

– Bonsoir et à demain, dit-il.

– Pourquoi, à demain ? demandaLesage. Quand on est si bien ensemble, on aurait tort de sequitter.

Et il passa son bras sous celui de Micaud. Cedernier était trop faible pour essayer lutter avec Lesage, ilcomprit qu’il était pris.

– Soit ! dit-il, ne nous quittonspas. Viens coucher chez moi.

Si ce pauvre Micaud avait une arrière-penséeen attirant son complice chez lui, il lui fallut y renoncer, carLesage lui répliqua :

– Mais non, je demeure à cent pas d’ici,nous y serons vite arrivés.

Et serrant plus fort le bras de Micaud, ill’entraîna.

À ce moment même, le fourgat Rigobin,en desservant la table où la bande avait soupé, constatait ladisparition de deux couteaux.

Il eut un sourire de satisfaction !

– Allons ! dit-il, je serai payé. Jevois que quelques-uns de ces messieurs songent sérieusement àtravailler.

X

Nous avons laissé Alliette et son amantregagnant, après minuit, leur domicile de la rue des Noyers. Laroute se fit en silence, car chacun d’eux était sous l’empire d’unepréoccupation sinistre. Soufflard songeait au vol du lendemain etau meurtre que la Vollard lui avait dit être indispensable.

De son côté, Alliette sentait qu’unecatastrophe planait sur eux ; elle avait la persuasion intimeque la longue impunité dont on avait joui allait bientôt cesser.Malgré elle, le souvenir de l’agent l’Écureuil lui revenait ;son audace, son courage et son adresse l’inquiétaient, bref,disons-le, Alliette avait peur.

En vingt minutes, le couple fut rendu dans lepetit logement qu’il occupait.

À peine entré, Soufflard sortit de sa poche decôté le long et massif couteau volé chez Rigobin et le posa sur lacheminée. Ce couteau avait une terrible éloquence ! Il disaitque demain, à la même heure, une mère, et peut-être sa fille, quis’étaient endormies ce soir heureuses du présent et confiantes dansl’avenir, ne seraient plus que deux cadavres sanglants.

Certes, la sensibilité d’Alliette était depuislongtemps usée par les nombreuses et sinistres scènes dont elleavait été témoin ; mais, ce soir-là par suite de ladisposition d’esprit qui l’agitait, la vue de cette lame qui, dansquelques heures, allait être teinte de sang, lui fit éprouver unfrisson.

Elle posa la main sur le couteau, endisant :

– Victor, tu n’iras pas aurendez-vous ?

– Et pourquoi ?

– Je ne le veux pas, reprit-elle d’un tonrésolu.

– Tu es folle !

– Non, je ne sais quoi me dit que noussommes au bout du rouleau. La police nous entoure, je le sens. Cesoir, j’aurais dû butter Micaud, qui, j’en ai lacertitude, nous sera funeste. Je ne l’ai pas fait, c’est une fauteque nous payerons cher avant peu.

– Y penses-tu ? Micaud ! unancien compagnon de bagne.

– Le meilleur cheval peut devenirfourbu.

– Oui, Micaud est jaloux ; il mehait, c’est certain ; mais sa haine ne va pas jusqu’à medénoncer. Que peut-il y gagner ? Mes vols sont les siens, ilse perdrait en m’entraînant.

– Tant qu’il ne s’agit que de vols, onrevient ou on s’évade du bagne, mais il te pousse sur la route dela guillotine.

– En ce cas, il y vient avec moi, puisquedemain il nous accompagne.

– Au dernier moment, il vouséchappera.

– Je le tue comme un chien, si je le voisbroncher, dit Soufflard d’une voix sourde.

Alliette secoua la tête :

– Non, Victor, tu ne le tueras pas, carje te l’ai dit, je ne veux pas que tu ailles à ce rendez-vous.

– J’irai, dit Soufflard, résistant pourla première fois à la belle blonde.

L’œil d’Alliette s’enflamma.

– Je te le défends !

– J’irai, répéta de nouveauSoufflard.

– Je veux que tu évites Micaud.

En entendant cette phrase, la figure deSoufflard prit tout à coup une expression d’étonnement.

Il paraissait chercher à comprendre une penséequi venait de lui arriver subitement à l’esprit.

Puis, aussitôt, ses traits se contractèrent,la rage alluma ses yeux, et blême d’une émotion qui lui faisaitclaquer les dents, il vint se poser devant Alliette.

– Ah ! çà, ma fille, dit-il d’unevoix rauque, il fallait m’annoncer tout de suite que tu me prendspour un imbécile !

Alliette ne broncha pas devant cette figuremenaçante et terrible.

– Quelle mouche te pique ? luidemanda-t-elle de sa voix calme et moqueuse.

Alliette aimait-elle Soufflard ? Nous nesaurions l’affirmer. – Sauf de rares exceptions, les voleurs sontd’une nature incomplète. Sans énergie, superstitieux et poltrons,leur tempérament ne comporte que la patience et la ruse ; ils’efface devant tout ce qui exige l’énergie et le courage. – QuandLesage disait de Soufflard : « C’est un homme, » ilfaisait l’éloge des qualités, rares chez les voleurs, que Soufflardpossédait. – Dans la série des scélérats qu’Alliette comptait pourcomplices, celui-ci était le seul chez lequel la blonde avaittrouvé une nature mieux trempée et elle s’y était attachée, commele dompteur s’intéresse à la bête féroce qu’il veut asservir.

Mais si Soufflard avait l’énergie de la bêteféroce, il en avait l’intelligence étroite. En voyant lapersistance mise par Alliette à lui faire fuir Micaud, au lieu debien comprendre le vrai mobile qui guidait sa maîtresse, le banditidiot avait songé au passé et la jalousie venait de lui envahir lecerveau.

Sa colère s’augmenta en voyant la tranquillitéd’Alliette qui, le sourire moqueur aux lèvres, luirépéta :

– Quelle mouche te pique ?

– Je comprends maintenant pourquoi tuveux me faire éviter Micaud.

– Je te l’ai dit, c’est pour te détournerde la guillotine.

– Allons donc ! tu as peur que jecrève un ancien amant pour lequel tu te sens un petit goûtde revenez-y.

Alliette haussa les épaules.

– Qui m’empêchait de reprendre Micaudpendant que tu étais à la Force ? dit-elle, T’ai-jeabandonné ? Qui donc, tous les jours, t’envoyait dixfrancs ?

– Parbleu ! tu avais peur de moi àma sortie de prison.

Alliette approcha sa figure du visage furieuxde Soufflard, et le regardant bien dans les yeux, elle lui dit d’unton calme :

– Répète que j’ai peur de toi.

Soufflard avait trop longtemps subi l’empired’Alliette pour s’affranchir tout à coup. – Il n’osa répéter saphrase. – Mais cette contrainte augmenta sa furie :

– Je te buterai ton Micaud, hurla-t-il,comptes-y, ma fille, ton Micaud, auquel tu avais sans doute ordonnéde me tuer dans la cave, car il n’est pas assez courageux pouravoir pris une telle résolution sans y être poussé.

La fureur de Soufflard s’augmentait du silenced’Alliette qui, le dos appuyé à la cheminée, le regardait sansrépondre.

– Je le tuerai, entends-tu ? et toiaprès.

Et il revint se remettre devantelle :

– J’en ferai un hachis de ton Micaudchéri, que tu n’as jamais cessé d’aimer, et dont tu gardes biensoigneusement le portrait, sans permettre jamais qu’on y touche…une vraie relique sacrée.

La figure d’Alliette exprima la surprise.

– Quel portrait ?demanda-t-elle.

– Oui, dans ce médaillon que tu portes àton cou et que je vais briser.

Et il étendit une main crispée par larage.

Mais il n’eut pas le temps d’agir. D’un bondde panthère, Alliette le fit rouler au bout de la chambre. Ellesaisit le couteau sur la cheminée, et, toute frémissante d’uneémotion secrète, l’œil plein de menaces, le couteau au poing, ellefit face au chenapan qui, s’étant relevé, se tenait terrifié devantune pareille fureur.

– À bas les pattes, et cuve ton vin,pochard ! cria-t-elle d’une voix claire. Je te répète encorema défense d’aller là-bas, et si demain je ne te trouve pas ici, tuconnaîtras Alliette. Adieu, je ne loge pas avec les chienshargneux.

Avant que Soufflard fût revenu de son émoi, laporte se refermait sur la belle blonde qui s’élança dansl’escalier.

Arrivée dans la rue, Alliette prit sa coursepour mettre l’espace entre elle et Soufflard, dans le cas où cedernier aurait l’idée de la poursuivre.

Elle atteignit ainsi la Seine.

Il pouvait être une heure du matin, et unmagnifique clair de lune éclairait le quai désert. – Alors elles’arrêta, et, d’une main anxieuse, elle porta les doigts à son coupour tâter, soigneusement caché sous sa robe, son précieuxmédaillon.

Le cri qu’elle poussa aussitôt vibrait d’uneépouvantable angoisse.

Le médaillon n’était plus à saplace !

Un instant elle resta muette, stupéfiée,haletante ; puis, tout à coup, cette femme, endurcie dans lemal et qui semblait insensible à tout, poussa un sanglot douloureuxet fondit en larmes.

Alliette était d’un moral trop bien trempépour qu’une douleur, si énergique qu’elle fût, l’abattît longtemps.Le sang-froid lui revint, et, dans son esprit, elle repassa tousles événements du jour. – Soufflard n’avait pas eu le temps de luieffleurer le cou, et par conséquent d’arracher le bijou.

Alors elle se rappela avoir, le matin, enprécipitant le policier dans la cave, senti le bouton de samanchette s’accrocher à un obstacle que la violence de l’effortavait brisé.

– Oui, se dit-elle, c’est là.

Et elle prit sa course vers leGros-Caillou.

Vingt minutes après, Alliette était devant labicoque qui se dressait sombre et déserte. Alliette était surtoutune cambrioleuse de flan, c’est-à-dire de l’espèce desvoleurs qui, sans parti arrêté, entrent au hasard dans une maison,n’importe laquelle et quels que soient l’heure et le quartier, enun mot, des tâteurs de hasard. Il leur faut donc êtretoujours munis des ustensiles nécessaires.

Alliette avait avec elle la troussevoulue.

Elle en tira le crochet avec lequel elleouvrit la porte de la maison. Elle y prit le briquet et la mèche,qui lui donnèrent la lumière nécessaire, et alors, courbée sur ladalle du couloir, presque à genoux, comme l’avait prévu l’Écureuil,elle se mit à chercher. – L’œil inquiet et humide de larmes, laface pâle et les lèvres tremblantes d’émotion, elle ne ressemblaitplus à cette belle Alliette qui, une demi-heure auparavant, avaitfait reculer Soufflard.

Sa recherche fut vaine, et elle se redressadésolée et tremblante.

Mais, en se relevant, ses yeux s’arrêtèrent,hagards de surprise, sur la muraille. La lumière qu’elle tenaitvenait de lui éclairer les mots écrits par l’amoureux policier.

– Médaillon trouvé !répéta-t-elle plusieurs fois.

Alliette n’avait plus rien à faire dans lamasure. – Elle tira la porte, et, toute pensive, reprit le chemindu quai. Ces deux simples mots la faisaient réfléchir et latouchaient, car elle comprenait la pensée délicate qui les avaitfait écrire.

Celui qui avait trouvé le médaillon avaitdeviné que c’était là un tendre souvenir dont la perte seraitdouloureuse. Il avait prévu qu’on s’en affligerait à coup sûr, et,pour elle seule, il avait écrit ces deux mots.

Alliette chercha, parmi ses compagnons de lajournée, celui qui pouvait être capable d’un pareil sentiment. Leursouvenir seul lui levait le cœur.

Elle s’arrêta subitement.

Un personnage surgissait dans sa mémoire.

– Serait-ce le mouchard ? sedit-elle, il est donc revenu après notre départ.

Une pensée parut adoucir ses traits contractéset elle souffla tout bas :

– J’ai voulu tuer cet homme !

Cent mètres plus loin, Alliette avait reprisson sang-froid :

– Je le retrouverai ! sedit-elle.

À ce moment, elle était arrivée à la hauteurde la rue Dauphine.

Elle s’arrêta et songea :

– Voyons, je ne veux pas rejoindre monivrogne, et il y a encore une heure de nuit. Où vais-je allercoucher ?

Elle pensa à Micaud, qui habitait cette ruellevoisine qu’on appelle la rue de Nevers.

– Lesage, sur mon avis, aura gardé Micaudà vue et doit le tenir enfermé chez lui. Donc la chambre de Micaudest déserte. Je vais y aller attendre le jour.

Alliette connaissait bien cette maison.C’était un immeuble sans portier et dont chaque locataire avait laclef d’entrée. – Avec son crochet elle ouvrit la porte de Micaud etpénétra dans la chambre.

– Déserte, se dit-elle, je l’avais bienprévu. Essayons un peu de dormir sur le lit.

Alliette s’étendit et chercha vainement lesommeil.

La pensée du policier lui revenait àl’esprit.

Tout à coup, elle dressa l’oreille.

Trois petits coups avaient retenti à laporte.

– Qui peut frapper ? sedit-elle.

Les trois coups se répétèrent, faibles etespacés.

– Ces coups sont trop prudents pour nepas venir d’un ami, pensa-t-elle.

Elle alla ouvrir.

XI

À la vue de celui qui avait frappé, Allietteétouffa un cri et recula de surprise au milieu de la chambre.

Elle se trouvait en présence del’Écureuil.

L’Écureuil, de son côté, fit aussitôt unviolent soubresaut en se trouvant tout à coup en présence de labelle blonde, dont le souvenir lui trottait depuis la veille dansla tête et le mordait un peu au cœur. – Tels étaient la beautéd’Alliette et l’étrange magnétisme qu’elle exerçait que lepolicier, bien qu’il connût à peu près ce qu’était cette femme, sesentit un moment interdit.

Si court que pût être leur embarras commun, ilfut assez long pour permettre à Alliette, qui ne s’en était paspréoccupée la veille, de reconnaître que l’agent était un fort beaugarçon, bien taillé, à l’œil vif et au visage franc et hardi.

– J’ai failli tuer un bien beau gars… sedit-elle.

L’Écureuil avait repris son aplomb et feignaitla surprise.

– Comment ! vous ici, mademoiselle,s’écria-t-il, vous que j’ai reconduite hier au Gros-Caillou, devantla maison où, me disiez-vous, se trouvait votre demeure ?

Alliette était certaine que l’agent disaitfaux et qu’il ne la prenait plus pour cette jeune fille timoréequ’il avait accompagnée la veille. Sans répondre à son exclamation,elle marcha vers lui, qui se tenait toujours sur le seuil de laporte :

– Entrez donc, monsieur, lui dit-elle,les voisins peuvent s’étonner de notre conversation sur le carré àcette heure si matinale.

Il était trois heures du matin. En juin, à cemoment, le jour commence à poindre.

L’Écureuil entra, salua Alliette quis’effaçait à son passage pour fermer la porte derrière lui, ets’avança dans la chambre jusqu’à une table sur laquelle Allietteavait posé le couteau pris à Soufflard :

– Mazette ! dit-il, vous avez là,mademoiselle, un solide couteau ; rangez-le donc avec sadouzaine.

Et, avec deux doigts, le prenant par l’extrêmepointe de la lame, il le tendit par le manche à Alliette.

Elle n’avait qu’à saisir ce manche et àpousser la lame pour la plonger dans la poitrine de l’agent, qui,le bras ployé, tenait la pointe à six pouces de son corps.

Elle porta la main sur le manche.

Les doigts du policier ne se raidirent paspour résister.

Elle serra vivement le manche.

Les doigts restèrent souples.

Alors, entre ces deux êtres tenant le couteau,s’échangea un de ces regards profonds qui suffisent pour se juger.Dans les yeux du policier souriant, Alliette lut le courage, nonpas celui de Soufflard, qui s’excite par l’affluence du sang aucerveau, mais le courage froid, calme, réfléchi, le vraicourage.

Les doigts d’Alliette desserrèrent le manchedu couteau, et, émue malgré elle, renonçant à la tentation, elledit vivement :

– Reposez ce couteau à sa place.

Le policier obéit sans ajouter un mot.

– Maintenant, reprit Alliette,voulez-vous m’expliquer votre présence ici, à pareilleheure ?

– Mais par erreur, mademoiselle. Jevenais voir un ancien camarade d’enfance. En passant devant lamaison, j’ai vu là de la lumière à une fenêtre que je croyais lasienne, j’ai monté et je suis venu, en me trompant de porte,frapper à la vôtre. Excusez-moi ; je vais me mettre à larecherche du logis de mon ami.

Le policier esquissa une sortie.

– Non, restez, dit Alliette, vous savezd’avance que vous ne trouverez pas. Vous veniez positivement danscette chambre.

– Je vous affirme que…

– Vous avez oublié un détail dans votreexplication. C’est que la maison n’a pas de portier ; commentseriez-vous entré si quelqu’un à l’avance ne vous avait confié uneclef.

L’Écureuil resta interdit.

– Donc, poursuivit Alliette, vous veniezici même, à cette heure matinale, au rendez-vous que vous avaitdonné le propriétaire de cette chambre.

La belle blonde avait pris son plus gracieuxsourire et son plus câlin timbre de voix.

– Allons, cher monsieur, avouez.

Ce sourire et cette voix firent éprouver unfrisson amoureux au sensible l’Écureuil qui balbutia :

– J’avoue.

– Allons, venez vous asseoir près de moiet causons comme une bonne paire d’amis. Le voulez-vous ?ajouta-t-elle en modulant sa voix et en plaçant sa petite main surl’épaule de l’Écureuil.

À ce contact le policier tressaillit.

– Satané tempérament ! se dit-il, Jesuis perdu, je vais faiblir.

– Donc, mon cher monsieur l’Écureuil…vous voyez que j’ai retenu votre nom… nous disions que vous veniezici chercher Micaud ?

L’Écureuil prit un air surpris :

– Micaud ! quel Micaud ?

Alliette posa sa main sur les lèvres du pauvregarçon que cet attouchement secoua des pieds à la tête.

– Oh ! oh ! ne mentons pas.Entre amis, on doit être franc. Aussi vous allez convenir que vousveniez chercher des renseignements que Micaud vous avaitpromis.

L’émotion rendait l’Écureuil muet.

Il avoua d’un signe de tête.

– Satané tempérament !pensait-il.

– Or, poursuivit Alliette, avec cesrenseignements, vous comptez perdre des gens qui sont de mesamis.

Le policier voulut se lever pour rompre lecharme, mais la petite main pesa sur son bras, et Alliette serapprocha encore. Les grands yeux noirs tout suppliants, dont ellele regardait, firent chaud à l’Écureuil, en même temps qu’un parfumde chair fraîche et jeune, tout plein de luxurieux effluves, luimonta au cerveau.

– Vous êtes bon, mon ami, lui murmuraitune douce voix, laissez-vous fléchir, abandonnez cettepoursuite.

– Cela ne dépend plus de moi ;d’autres se sont mis en campagne et vont les prendre.

Tout à coup Alliette pensa au meurtre quidevait être commis dans quelques heures.

– Pendant deux jours, arrêtez lesrecherches, demanda-t-elle.

Il fit un geste négatif.

– Et pour ce retard, je sauverai la viede deux femmes qui vont êtres assassinées.

À ces mots, l’agent secoua le charme et seredressa.

– Le nom, l’adresse de ces femmes !s’écria-t-il.

À son tour Alliette fit non.

L’Écureuil avait aussi jugé la belle blonde.Il savait que les menaces, la violence, l’arrestation immédiate oula prison ne la feraient par parler. Faute de renseignements, lesdeux femmes inconnues allaient être tuées sans qu’il pût venir àleur secours.

Une inspiration lui arriva.

De la poche de son gilet, il tira le médaillonaux cheveux blonds qu’il avait trouvé et le montra à Alliette.

– Le nom et l’adresse, répéta-t-il.

Alliette se leva pâle à la vue du bijou.

– Donnant, donnant, cria-t-il.

Elle se rapprocha du policier sansrépondre.

– Le nom de ces femmes, dit-il, ou jelance par la fenêtre ce don chéri de quelque amant.

Et il ouvrit la fenêtre par laquelle entra lebruit de la rue qui s’était peuplée, car le grand jour étaitvenu.

Si le bijou était lancé, il était à jamaisperdu. L’Écureuil étendit le bras en dehors.

– Parle, dit-il.

Alliette ne pouvait s’élancer pour arracher àtemps le bijou, car le policier n’avait qu’à desserrer lesdoigts.

Elle tomba à genoux sanglotante et les mainsjointes.

– Grâce, lui dit-elle, c’est le seulsouvenir qui me reste de mon pauvre enfant mort ! !

Dans un coin de ce cœur gangrené par le vice,il était resté une place pour le doux et pur sentiment de lamaternité.

L’Écureuil s’arrêta ému devant l’explosion decette terreur douloureuse.

Il revint à la femme agenouillée qui leregardait avec des yeux hagards.

Il brisa le mince cordon de soie qui pendaitau bijou, puis il lui tendit le médaillon.

– Tiens ! lui dit-il, je te le rendssans conditions.

Alliette le regarda avec une expressionindicible de reconnaissance, puis elle saisit la main qui luiprésentait le bijou et la baisa.

Ce baiser brûla le policier.

Toujours à genoux, le médaillon sur les lèvresAlliette murmurait en pleurant :

– Mon petit ange ! pourquoi n’avoirpas vécu ? ta mère ne serait pas une misérable.

– Pauvre femme ! soupira l’agentsans penser à essuyer une larme qui lui mouillait la paupière.

Alliette s’était relevée :

– Écoute, lui dit-elle, plutôt que de tedonner le nom de ces femmes, je serais morte avant que de parler,car c’était en même temps te livrer les coupables.

– Et ton amant est du nombre ?

– Mon amant ! fit-elle avec mépris,car elle comparait la conduite de Soufflard avec celle del’Écureuil.

– Oui, l’homme que tu aimes.

Alliette regarda l’agent bien en face et ellerépondit lentement :

– Que je croyais aimer hier.

Le cœur du jeune homme lui dansa dans lapoitrine. Il roulait encore dans ses doigts le cordon qu’il avaitarraché au médaillon, pauvre souvenir qu’il avait voulu conserverde cette femme.

Alliette le vit :

– Oui, garde-le, dit-elle, c’est la seulechose honnête que je pourrais t’offrir.

Elle marcha vers la porte, l’atteignit et seretournant, elle adressa à l’agent un regard qui le fittressaillir. Pour ne pas se perdre tout à fait, il ferma lesyeux.

Au bruit de la porte qui se refermait,l’Écureuil rouvrit les yeux.

Alliette n’était plus là.

 

En rendant sans conditions à Alliette sonmédaillon, l’Écureuil avait bien deviné qu’il obtiendrait ainsi ceque n’auraient pu arracher d’elle les prières et les menaces.

À midi précis, elle entrait dans le restaurantde la rue Saint-André-des-Arts, où le rendez-vous avait étéassigné.

À une table placée dans un coin sombrel’attendaient Lesage, Micaud et la Vollard, qui avaient posé à côtéd’elle un paquet de misérables hardes.

En voyant arriver Alliette sans Soufflard, lestrois convives firent un mouvement de surprise.

– Et ton homme ? demanda vivementLesage.

– Il a été arrêté ce matin, ditAlliette.

– Pourquoi ?

– Il avait oublié de payer soncondé[19] et ils sont venus le pincer ce matinau chaud du lit.

– Ils ne savent qu’inventer pour taquinerle pauvre monde ! grinça Lesage.

Ainsi que nous l’avons dit, à cette époque,les forçats libérés pouvaient s’exempter d’aller à une résidencefixée et, moyennant une somme, obtenir la permission de rester àParis. – En argot, cette permission s’appelait condé.

– Voilà le coup manqué ! ditvivement Micaud dont la figure, malgré tous ses efforts, reflétaitle contentement.

– D’autant plus, reprit Alliette, queSoufflard, en les entendant frapper, a eu la présence d’esprit dejeter dans les cabinets les fausses clefs que nous avait données laVollard.

– C’est du vrai guignon ! murmuraLesage.

– Il faut attendre la sortie deSoufflard, insinua Micaud qui, dans son envie de se soustraire aucrime, ne se doutait pas combien il venait en aide aux projetsd’Alliette.

– Attendre sa sortie ! dit Lesage,on peut avoir le temps de crever de faim !

– Il faut juste le temps de trouverl’argent du condé,répliqua Alliette ; je vais chez lerecéleur Rigobin. Il a peur des révélations, donc il payera. C’esttout au plus une affaire de trois jours.

– Alors on attendra, fit Lesage enpoussant un gros soupir de résignation.

– Pour ne pas perdre les minutes, jecours chez Rigobin, dit Alliette en se levant.

Elle avait hâte de quitter ses complices pourretourner près de Soufflard. – Soit que ce dernier eût regret de sarébellion, soit que la scène de fureur où sa maîtresse lui étaitapparue si impérieuse, l’eût frappé de terreur, Alliette, enrentrant le matin, n’avait pas eu de peine à obtenir de lui qu’ilrestât dans la chambre pendant qu’elle irait au rendez-vous.

Mais, redoutant qu’en son absence Soufflardeût eu regret de sa soumission, elle regagna vivement le logementde la rue de Noyers.

Soufflard l’attendait en fumant sa pipe.

– Ils ont coupé dans le comtois ducondé[20] lui dit-elle.

– Les niais ! ricana Soufflard.

– Seulement, comme j’ai dit qu’il fallaittrois jours, nous resterons enfermés ici, ajouta-t-elle.

Soufflard ne protesta pas contre cetteréclusion imposée. Il acceptait volontiers ces trois jours detête-à-tête avec la magnifique créature qu’il adorait.

De son côté, Alliette était heureuse. – Avoirsauvé la vie de deux femmes en faisant manquer le complot était unebonne action qui commençait bien ses relations avec l’Écureuil.

De plus, en retenant Soufflard enfermé, elleallait le soustraire au coup de filet qui, au dire du policier,devait prendre toute la bande avant quarante-huit heures. – Sansavoir trahi personne, elle se croyait le droit de sauver l’hommequi, bien qu’elle ne l’aimât plus, n’en avait pas moins été soncompagnon fidèle et dévoué.

XII

Alliette avait-elle bien empêché la mort desdeux femmes ?

Pour le savoir, il nous faut retourner aumodeste restaurant où elle avait laissé les complices attablés.

Après le départ d’Alliette, Lesage avaitregardé Micaud bien en face.

– Comme ça, toi, lui dit-il, tu consensvolontiers à rester à la comédie[21] ?

Micaud croyait avoir enfin échappé à lacomplicité d’assassinat. Cette question lui fit froid, mais ilgarda son aplomb.

– Dame ! nous n’avons pas le droitde priver Soufflard de sa part, et puisqu’il n’y a que trois joursà l’attendre, il…

La Vollard l’interrompit :

– Qui nous empêche de faire le coupaujourd’hui et de lui mettre sa part de côté ? Il est bon pournous rendre plus tard la pareille.

Lesage se redressa :

– Oh ! c’est une idée, fit-il. Qu’endis-tu, Micaud ?

Micaud, surpris par cette subite proposition,blêmit sans pouvoir répondre.

Lesage s’accouda sur la table, et, fixant bienson complice :

– Écoute, vieux, lui dit-il, on m’a ditde me méfier de toi, et je me méfie. Le moyen d’empêcher les gensde bavarder est de leur faire mettre la main à la pâte. Donc tu ymettras la tienne… et jusqu’au coude, mon garçon. Ou bien, foi deLesage ! je te cache dans le ventre certain couteau que tuconnais.

Micaud avait retrouvé sa présence d’esprit enface du danger.

Il feignit de rire :

– Es-tu bête Lesage. Si j’hésite, c’estque je songe à une chose que tu as oubliée, étourneau !

– Laquelle ?

– Nous n’avons plus les fausses clefs queSoufflard a emportées et fait disparaître.

– Tiens ! c’est vrai !

Micaud, se croyant sauvé, respira.

Mais la Vollard se mit à rire endisant :

– Non, petit. Maman Vollard est plusprudente que ça. Quand elle devine une affaire bonne, elle tâched’avoir ses outils en double. Elle n’est pas depuis si longtemps ence bas monde sans savoir qu’une clef peut se casser.

En parlant, la Vollard fouillait dans lepaquet de hardes déposé près d’elle.

Elle en tira un trousseau de clefs.

– Tu vois qu’on se garde toujours unepetite poire pour la soif, mon chérubin.

Micaud resta atterré à cette vue.

Lesage lui prit le bras, et le fit lever enlui disant d’un ton où perçait la menace de l’homme décidé à tuersur place à la plus petite résistance :

– En route !…

Et, sans quitter prise, il l’entraîna dans larue pendant que la Vollard soldait la dépense.

Micaud espérait pouvoir s’enfuir en route.

Lesage arrêta un fiacre au passage.

– Monte, lui dit-il d’un ton bref.

Dix minutes plus tard, la voiture les déposaità l’angle des rues Phélipeaux et du Temple.

En route, Micaud s’était décidé pourl’assassinat. – Entre le couteau dont le menaçait son complice etle fer dont la justice pouvait le frapper plus tard, il avaitpréféré la mort lointaine à laquelle il avait l’espoird’échapper.

Les trois misérables remontèrent la rue duTemple. Tout en marchant, ils cherchaient des yeux le fils de laVollard qui devait les attendre dans les environs.

Il paraît que Mossieu Alfred avait debien plus importantes affaires qui l’appelaient en un autrequartier, car il avait jugé bon de ne pas se trouver aurendez-vous.

– C’est là, dit tout à coup laVollard.

Ils s’arrêtèrent.

La maison portait le n° 91.

– Écoutez le programme de la pièce,poursuivit-elle. Je vais entrer et vous me suivrez. Vous attendrez,dans l’allée, que je sois arrivée devant la loge des portiers. Ilsn’ont qu’un étroit vasistas pour répondre aux visiteurs. Tout enleur demandant un nom inconnu, je boucherai complètement levasistas avec ma tête et avec ce paquet de hardes sur monépaule ; à ce moment-là vous filerez dans l’escalier.

– Compris, dit Lesage.

– C’est au troisième ; vousreconnaîtrez les trois serrures. Il se peut que la femme ne soitpas chez elle : si elle ne vient pas vous ouvrir quand vousaurez frappé, en avant les fausses clefs, et alors l’ouvrage serafait à la douce.

– Si la femme est chez elle ?demanda Lesage d’un ton sinistre.

– Alors tant pis pour elle ! À votrefrappement elle viendra ouvrir… seulement, pas de précipitation,laissez-la refermer la porte derrière vous et regagner la chambresur le devant… le bruit de la rue étouffera ses cris.

– Pauvre femme ! il vaudrait mieuxqu’elle fût sortie, fit Micaud ému.

– En ce cas, je ferai le guet devant lamaison, et si je la vois au loin arriver pour rentrer, je vouscrierai le signal et vous aurez le temps de détaler… Je vouspréviens que le secrétaire est dans la seconde chambre.

– Allons, dit Lesage.

La vieille l’arrêta :

– Un moment. Voyons d’abord si je n’aioublié aucune recommandation.

Elle mit la main devant ses yeux pour mieuxréfléchir.

– Ah ! je savais bien que j’oubliaisquelque chose… la femme est vigoureuse, flanquez-lui votre premiercoup dans le dos, bien entre les deux épaules… Maintenant, mesbichons, à l’ouvrage !

Elle s’engagea dans l’allée, suivie par lesdeux hommes. Lesage, toujours méfiant à l’égard de Micaud, fermaitla marche.

Ainsi qu’elle l’avait annoncé, la vieilleboucha hermétiquement le vasistas des concierges, en leur demandantun nom en l’air.

Les deux hommes passèrent inaperçus.

Arrivés au troisième étage, ils trouvèrent laporte aux trois serrures.

Lesage sortit d’une poche de côté son couteaudont la pointe était piquée dans un bouchon qu’il retira. Puis ilglissa l’arme dans la manche gauche de son paletot.

– Maintenant, frappe, dit-il àMicaud.

Micaud frappa trois coups.

Ils tendirent l’oreille.

Nul bruit ne retentit à l’intérieur.

– Elle n’y est pas ! souffla Micaudavec un frémissement de joie.

– Frappe encore, répéta Lesage.

Micaud heurta de nouveau trois fois.

Aucun bruit ne se fit entendre.

– Ma foi ! voilà une femme qui a dela chance, dit Lesage. – En avant les fausses clefs.

La Vollard, paraît-il, ne fournissait que dela bonne marchandise, car les serrures jouèrent sansrésistance.

Les deux bandits entrèrent et refermèrent lebattant sans bruit.

Cette porte ouvrait sur un long couloir obscurqui conduisait à deux chambres situées sur la rue.

Ils suivirent le couloir en silence jusqu’àune porte vitrée qui donnait dans la première pièce.

Micaud, qui marchait le premier, reculasubitement.

– Qu’y a-t-il ? demanda Lesage.

– Regarde, fit Micaud en lui cédant laplace.

À travers le vitrage, on voyait une femme qui,la fenêtre ouverte, et penchée sur l’appui de la croisée, regardaitdans la rue.

Tout à la terrible émotion de leurs actes, lesdeux misérables n’avaient pas entendu la musique d’un régiment qui,à ce moment, suivait la rue. C’était pour mieux écouter que cettefemme avait ouvert la fenêtre au passage de cette musique, dont lebruit l’avait empêchée d’entendre les coups frappés à la porte parles sinistres visiteurs.

– Que faire ? demanda Micaud.

– La tuer, répondit Lesage…

XIII

Pour l’intelligence des faits qui vont suivre,il nous faut un instant suspendre notre récit pour retourner à larue de Nevers, dans cette chambre de Micaud où, le matin même,s’étaient rencontrés Alliette et l’Écureuil.

À cette heure, les événements vont semultiplier et se précipiter avec une telle vitesse qu’il nous faut,un par un, en tenir compte, car faute d’avoir négligé le plus petitincident, nous deviendrions inintelligible pour le lecteur.

De là, pour nous, la nécessité de retourner auplus vite au logis de Micaud.

Après le départ d’Alliette, l’Écureuil ayantcompris, au peu de mots dits par la belle blonde, qu’il perdait sontemps à attendre Micaud, n’avait pas tardé à quitter lachambre.

Quelqu’un avait-il visité le logis après sondépart ? Nous l’affirmerions presque, car le logement étaitdans un tel état de bouleversement qu’on pouvait croire qu’uneminutieuse visite domiciliaire avait été pratiquée dans lachambre.

Tous les meubles ouverts étaient vides deleurs tiroirs. Un vieux fauteuil avait été éventré d’un coup decouteau, et le crin, arraché par poignées du siège et du dossier,prouvait qu’une main avait fouillé le fauteuil ; en quelquesendroits, les carreaux du parquet avaient été descellés, et dansl’espace mis à découvert, le plâtre se trouvait creusé.

Deux heures tout au plus s’étaient écouléesdepuis que les deux misérables avaient pénétré chez la marchande duTemple, et nous retrouvons Micaud dans son logis de la rue deNevers, où il venait de rentrer à l’instant même, pâle, tremblantet surtout essoufflé et haletant, comme s’il avait fourni unelongue course.

Le trouble du gredin était tel qu’il nes’aperçut pas d’abord de l’état désastreux dans lequel se trouvaitson mobilier. En entrant, il s’était laissé tomber sur une chaiseen s’écriant :

– Enfin ! J’ai pum’échapper !…

À mesure qu’il reprenait haleine et qu’ilrecouvrait son calme, ses yeux, errant par la chambre, se rendaientcompte de l’état des choses.

Il se releva effaré.

Quel pouvait être celui qui était venu fairecette fouille ? Micaud se rappelait fort bien avoir donnérendez-vous à l’Écureuil ; mais l’agent de police n’avaitaucun intérêt à exécuter une visite domiciliaire, qui lui enapprendrait moins que tous les renseignements que Micaud avaitpromis de lui donner.

Le délateur chercha donc en lui-même quelscomplices avaient dû venir en son absence bouleverser ainsi sonmobilier.

– C’est Alliette et Soufflards’écria-t-il.

Il se dit que l’histoire de l’arrestation deSoufflard, annoncée par Alliette au restaurant, n’était qu’un conteinventé pour le lancer seul avec Lesage dans une affaire dangereuseet pendant laquelle ils devaient visiter le logement. Car Micaudn’ignorait pas que la bande, le sachant avare, lui supposait unesomme cachée dans quelque coin.

– Ils sont venus pour voler mon magot, sedit-il.

Puis il ajouta avec un douloureuxsourire :

– Si cet imbécile de Soufflard, qui courtaprès ce magot, pouvait se douter qu’il l’a eu un moment dans lesmains.

À ce moment, on frappa à la porte.

– Qui est là ? demanda Micaud.

– Alliette ! dit la voix de lablonde.

– Enfin, je la tiens ! murmuraMicaud, qui aussitôt cria :

– Je t’ouvre à l’instant.

Il ramassa une longue corde volée sur uncamion et qui se trouvait dans un coin de la chambre, puis ilcourut au lit en désordre dont il arracha la couverture, et venantse placer derrière la porte, il l’ouvrit à sa visiteuse.

Alliette avait à peine fait deux pas dans lachambre, que la couverture s’abattait sur sa tête. En troissecondes, elle se trouva prise et enveloppée dans les plis sanspouvoir faire aucune résistance. Micaud acheva de la lier avec sacorde, puis il la porta sur son lit.

– Maintenant, écoute-moi, lui dit-il. –La prétendue arrestation de Soufflard était un conte, n’est-cepas ?

– Oui, répondit Alliette dont la voixarrivait étouffée.

– Dans quel but ?

– Je désirais éviter un meurtre.

– Dis plutôt que tu voulais me le fairecommettre afin de pouvoir mieux me perdre. Tu t’étais entendue avecLesage pour qu’il m’entraînât chez la femme de la rue duTemple.

– Ce n’est pas vrai.

– C’est cependant ce qui est arrivé aprèston départ.

Toute liée qu’elle était Alliette fit unviolent mouvement de désespoir. Après avoir tout fait pour tenir leserment donné à l’Écureuil d’empêcher l’assassinat, elle apprenaittout à coup que les bandits, malgré l’absence d’un complice,avaient poursuivi leur projet.

Ce mouvement fut mal interprété parMicaud.

– Oh ma toute belle, c’est en vain que tugigotes, tu perds ton temps, tu es bien ficelée.

– Ah ! poursuivit-il, nous envoulions donc bien à notre petit Micaud pour désirer ainsi le voirmonter sur l’échafaud dont nous écartions un amant chéri.Malheureusement, on ne réussit pas toujours dans tout ce qu’ondésire, mon enfant, et, pour cette fois, j’ai tiré mon cou de lalunette ; car la femme n’est pas morte.

Micaud ne comprit pas l’intonation que lablonde avait dans la voix quand elle s’écria :

– Elle est sauvée !

– Pour le moment du moins ! Noussommes allés chez elle ; par bonheur, elle avait ouvert lafenêtre dont elle ne s’écarta pas ; ses cris pouvaient êtreentendus de la rue et puis, je te l’avoue, le cœur m’a manqué aumoment où Lesage allait la prendre à la gorge et je me suisenfui.

Alliette répéta :

– Elle est sauvée !

Elle était heureuse que la lâcheté de Micaudne l’eût pas rendue parjure à la promesse faite à l’Écureuil.

Mais une invincible épouvante la saisit quandelle écouta Micaud lui répondre.

– Oui, sauvée pour le moment, je te lerépète, me belle Alliette. Mais il arrive souvent, comme dit legrand monde, qu’en voulant cracher en l’air, cela vous retombe surle nez. Tu as voulu préserver ton Soufflard, n’est-ce pas ?Or, en ce moment, Lesage, qui s’est douté que tu nous avais mentiavec ton histoire d’arrestation, doit avoir été vous rendre visiteà votre logement de la rue des Noyers, et, en ton absence, il vasans doute reprendre avec Soufflard l’affaire que j’ai trouvée tropchaude pour moi.

À ces mots Alliette s’agita convulsivementpour rompre ses liens.

– Non, non, ma bonne, ne te remues pasainsi, c’est inutile, lui criait la voix railleuse de Micaud.Ah ! dame ! ma fille, je comprends ta colère. Avoir voulufaire guillotiner un camarade et penser que, bien portant, il iraau contraire voir raccourcir l’amant aimé qu’on voulait sauver…Oui, c’est vexant ! ! !

Alliette s’agitait avec une ragedésespérée.

– Oui, oui, continuait Micaud, on luicoupera le cou à ton Soufflard adoré, car c’est un garçon qui neboude pas à l’ouvrage. Lesage n’aura pas besoin de lui cognerlongtemps sur la tête pour le décider ; ils s’entendront vite,maintenant que tu n’es pas là pour mettre des bâtons dans lesroues. Avant vingt-quatre heures, la femme sera buttée etj’aurai le plaisir de me venger en allant dénoncer celui que tum’as préféré. – Ainsi, un peu de patience, ma mignonne ;aussitôt la chose faite, je t’amènerai ici trois ou quatre agentsde police pour te délier et te faire prendre l’air.

Micaud gagna la porte en disant :

– Je te défie bien, ma toute belle, de temettre maintenant à la traverse de mes projets…

La porte se referma.

 

Nul ne saurait peindre la rage, la stupeur etl’effroi d’Alliette ainsi garrottée sur ce lit où elle devaitattendre impuissante pendant que s’accomplirait l’épouvantablecrime qu’elle aurait voulu empêcher.

– Tout est perdu !s’écria-t-elle.

– Pas encore, madame Alliette… luirépondit une voix.

Et le moucheron sortit en rampant de dessousle lit.

En un clin d’œil, Alliette fut déliée parl’enfant qui riait de son étonnement.

– Comment, c’est toi ? moucheron.Par quel hasard te trouves-tu ici ?

– Vous rappelez-vous que, chez Rigobin,quand on a parlé du magot de Micaud, qui niait en posséder un, jelui ai demandé s’il consentait d’avance à me le donner, dans le casoù je mettrais la main dessus ?

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai profité de ce qu’il étaitoccupé au Temple, pour venir ici faire ma petite perquisition.J’étais en train de lui secouer son ménage, quand il est rentré. Jen’ai eu que le temps de me fourrer sous le lit…

– Et tu n’as rien trouvé ?

– Non, mais mon ami Micaud possède unebien mauvaise habitude.

– Laquelle ?

– C’est de parler tout haut quand il estseul, de sorte que je me doute à peu près maintenant où il a placéses économies. Cré nom ! que je mette la main sur sagrenouille et je m’en flanquerai à gogo des Funambules !

Tout en écoutant les confidences de sonlibérateur, Alliette rajustait sa toilette froissée par la lutte. –Elle avait hâte de regagner la rue des Noyers. Peut-être Lesagen’aurait-il pas eu le temps de décider et d’entraîner Soufflardqu’elle regrettait d’avoir quitté ? – Dans son désir de tenirla promesse faite à l’Écureuil d’empêcher l’assassinat, elle avaitvoulu s’assurer par la présence de Micaud chez lui que, après savisite au restaurant, tout projet avait été abandonné. C’est ainsiqu’elle était tombée dans le guet-apens dont le moucheron l’avaitdélivrée.

– Écoute, môme, dit-elle à l’enfant, tuas bien entendu Micaud me dire qu’il attendait le buttagede la femme du Temple pour aller ensuite dénoncer lesamis ?

– V’là un garçon qui ne vivra pas vieux,dit le moucheron ; il va tomber sur un accident avant peu.

– Cours chez ta mère. Peut-être ton oncley aura-t-il passé ? Qu’il soit seul ou avec Soufflard, raconteles projets de Micaud. Dis-leur de ne pas bouger.

– Compris ! fit le gamin, qui pritsa course.

Alliette parcourut une dernière fois des yeuxcette chambre encore pleine pour elle de l’Écureuil ; puiselle partit à la hâte.

Un quart d’heure après, elle atteignait ledomicile de la rue des Noyers.

Un tremblement la prit quand elle arrivadevant la porte de la chambre.

Si Soufflard était derrière cette porte, toutétait sauvé. Elle le garderait à vue jusqu’au moment del’arrestation de la bande, et, resté seul, il n’oserait plus mettreson projet à exécution.

Si son amant était parti, c’est que Lesageétait venu. Il était alors trop tard pour arrêter ces deux bêtesféroces accouplées ; le sang allait couler ; et la belleblonde comprenait que, dans ce cas, l’Écureuil ne pouvait être àelle.

– Mon sort va se décider, sedit-elle.

Elle poussa la porte.

La chambre était vide.

Son émotion fut telle qu’il lui fallut seretenir à la muraille. Cette chambre déserte lui disaitl’effrayante vérité. Le crime venait de partir en quête de savictime.

Sur la cheminée, Alliette aperçut un papier.Souvent Soufflard la prévenait ainsi, par un mot, du motif de sonabsence ou lui donnait un rendez-vous.

Le papier contenait ces mots :

« Je sors avec Lemeunier pour allerexaminer une boutique à dévaliser ; je rentrerai dans deuxheures. »

– C’est un mensonge pour m’endormir, sedit Alliette.

L’écriture paraissait fraîchement écrite.

– Il est peut-être encore temps ?pensa la blonde, il faut vite courir au Temple.

Elle s’élança pour sortir, mais à son premierpas sur le carré, elle se trouva face à face avec Lesage qui allaitfrapper.

À la vue du coquin, la joie emplit le cœurd’Alliette. Lesage arrivait donc en retard, et le billet, écrit parSoufflard, disait la vérité ; il était réellement sorti avecLemeunier.

Lesage avait l’air souriant :

– Bonjour, ma fille. Je viens voir où tuen es de tes démarches pour délivrer Soufflard.

– Rigobin doit me donner demain l’argentdu condé. Aussitôt reçu, mon homme payera son permis deséjour et ils lèveront l’écrou.

– Ah ! tant mieux ! carvois-tu, c’est triste de voir moisir une jolie affaire comme celledu Temple.

– Dès que Soufflard sera délivré, je tepréviens ou je te l’envoie.

– Parfait !

– Tu pars bien vite ?

– Je m’en vais flâner l’après-midi chezma sœur et j’y mangerai la soupe, car il me faut vivre aux crochetsde la pauvre Vollard jusqu’à la sortie de Soufflard.

– Un peu de patience.

– J’en aurai. Adieu, ma belle. – Surtoutn’oublie pas de me prévenir.

– Sois tranquille.

Un énorme soupir de soulagement échappa àAlliette en fermant la porte derrière Lesage. Tout était sauvépuisque les deux complices ne s’étaient pas rencontrés.

Il ne lui restait donc plus qu’à attendre leretour de Soufflard.

À ce moment il était environ trois heures.

Elle prit un livre, s’étendit sur le lit et semit à lire.

XIV

La chaleur était étouffante, et, on se lerappelle, Alliette était restée sur pied toute la nuit précédente.– Peu à peu, aidé par la température lourde, le sommeil s’emparad’elle et sa main laissa tomber le livre.

Ce livre était Paul et Virginie.

Si nos lecteurs s’étonnent de voir cetteassociée de voleurs choisir un tel livre, nous leur répondrons enesquissant à grands traits la vie d’Alliette qui, contrairement àses pareilles, n’était pas née dans cette fange et cette misèredont elles ne sortent jamais.

La blonde avait dit vrai à l’Écureuil en luicontant qu’elle était née de parents morts ruinés après avoir étériches. Alliette avait quinze ans et était élevée dans un bonpensionnat quand la mort de ses parents, décédés à un mois dedistance, la laissa orpheline et sans fortune. La maîtresse depension s’était attachée à cette jeune fille dont l’intelligence etla remarquable beauté l’avaient séduite. Elle la garda près d’elleet en fit bientôt une sous-maîtresse du pensionnat.

Elle était alors une enfant bonne, douce etnaïve. La vie ne s’offrait plus à la jeune fille riche et luxueusecomme elle s’était ouverte, mais le bonheur et une modeste aisancedevaient l’attendre, car sa maîtresse, veuve sans enfants, de plusen plus éprise de cette aimable et charmante créature, voulaitl’adopter.

Un misérable sans cœur vit Alliette.

Deux mois plus tard elle était séduite etsuivait son amant loin de ce toit protecteur où elle laissait sonbonheur.

Un an après, elle était mère.

Son amant fit alors un important héritage. Lasoif de l’or le prit ; il chercha un beau parti à épouser etle trouva. Le mariage fut fixé à un mois de date.

Alliette devenait donc un obstacle à sesprojets.

Cet homme était faible et lâche. Quand cesnatures-là prennent une décision, elle est toujours brutale etcruelle. – Le jour même où son notaire lui avait compté en beauxbillets de banque les quatre cent mille francs de son héritage, ilrésolut d’en finir, et le soir, à onze heures, il chassa Allietteet son enfant âgé de huit mois.

La pauvre fille était presque devenue follesous cet effroyable malheur qui la frappait tout à coup. Ellesortit, marcha devant elle sans voir, sans comprendre, sans riensentir ; puis, au coin d’une ruelle déserte, elles’évanouit.

Quand elle revint à elle, elle se trouvaitdans une chambre, près d’un homme qui la soignait et l’interrogeadoucement. Elle raconta tout, parla de son amant qui l’avaitchassée sans ressources le jour même où il avait touché une énormesomme.

À ce détail, l’homme l’interrogea plusminutieusement sur son séducteur, son logis et ses habitudes.Alliette parla sans méfiance.

Le lendemain, l’amant était volé de ses quatrecent mille francs et se pendait de désespoir.

Alliette avait été ramassée par Beaumont, lecélèbre voleur.

Quand elle apprit le vol, Alliette tremblad’être compromise.

Beaumont la retint avec cette crainte, etl’opprima. – Cette vie d’angoisse et de honte avait altéré le laitd’Alliette, son enfant mourut. Il emportait avec lui les derniersbons sentiments de sa mère.

Peu à peu, elle se prit à aimer cet empirequ’elle exerçait sur l’ignoble tribu des voleurs qu’elle dominaitpar sa beauté, son énergie et son instruction – À Beaumont arrêté,une autre illustration du bagne succéda et, de bandits en bandits,elle était arrivée dans les bras de Soufflard, à peine âgée devingt-quatre ans, et sans savoir encore, avant de connaîtrel’Écureuil, ce que c’était que l’amour.

Et voilà pourquoi, quand elle était seule,Alliette relisait tous ces livres tant de fois parcourus dans lebon temps où, sous-maîtresse du pensionnat, elle était encore unejeune fille heureuse et pure.

 

Étendue sur son lit, elle dormaittoujours.

Les deux heures fixées par Soufflard pour sonretour étaient passées depuis bien longtemps, car huit heures dusoir venaient de tinter à une horloge voisine.

Alliette fut réveillée en sursaut par un coupsec frappé à la porte.

Elle ne se rendit pas bien compte du tempsécoulé pendant ce sommeil de cinq heures.

– Ah ! voici Soufflard qui rentre,se dit-elle.

Elle courut ouvrir la porte à quelqu’unqu’elle ne reconnut pas tout de suite et qui voulaitl’embrasser.

Elle lui mit la main sur la poitrine pour lerepousser.

– Eh bien, lui dit une voix connue, tu neveux donc plus m’embrasser parce que j’ai coupé ma moustache et mesfavoris ?

C’était Soufflard.

Alliette retira la main qu’elle lui avaitposée sur la poitrine.

Seulement, au contact, elle avait senti ledevant du paletot de Soufflard tout humide.

Elle regarda sa main et poussa tout à coup uncri d’épouvante.

Sa main était rouge de sang !

Et comme, la langue paralysée par la terreur,elle interrogeait son amant d’un œil effaré, Soufflard lui dittranquillement :

– Oui, le sang a rejailli sur moi ;mais tu le sais, ma fille, on ne fait pas d’omelette sans casserdes œufs.

Alliette tomba évanouie.

 

Quand, cinq heures avant, Alliette avait reçula visite de Lesage, qui, après avoir demandé des nouvelles deSoufflard, était parti en disant qu’il allait manger la soupe chezsa sœur la Vollard, elle s’était réjouie en croyant son amant bienloin et courant la ville avec Lemeunier. Alors qu’elle étaitheureuse qu’il ne se fût pas rencontré avec Lesage, elle ne sedoutait guère que son amant était seulement à quelques pas de cetteporte qu’elle venait de refermer sur son complice.

Voici ce qui s’était passé :

Vingt minutes avant le retour d’Alliette,Lesage était venu et avait trouvé Soufflard seul.

Il s’était étonné de rencontrer là celui qu’ilcroyait en prison, comme le lui avait annoncé Alliette. Soufflardlui avait appris les craintes superstitieuses de la belle blondequi, au lieu de le laisser aller au rendez-vous avait obtenu de luiqu’il restât enfermé au logis.

Lesage avait écouté ces explications sans motdire ; puis il s’était dirigé vers la porte.

– Où vas-tu ? demanda Soufflard.

– Je vais t’acheter un cerceau pour jouerau Luxembourg quand ta bonne t’y conduira.

– Me prends-tu donc pour unenfant ?

– Mais tu m’en as tout l’air, puisque tute laisses mener par une femme, par bobonne Alliette.

– On voit que tu n’as jamais étéamoureux, toi !

– Alors, mon cher, on prévient ; onne laisse pas les camarades en plan, surtout quand, la veille, on afait les beaux bras en disant : « Je suis de lapartie. »

La colère arrivait à Soufflard.

– Crois-tu donc que j’ai peur ?demanda-t-il.

– Euh ! euh ! lâcha Lesagedédaigneusement.

– J’ai fait mes preuves.

– Pas aujourd’hui pourtant.

– Mais je t’ai déjà dit que…

– Oui, tu m’as dit qu’Alliette avaitdéfendu au petit garçon de sortir sans sa permission. Je m’étonnemême qu’elle ne t’ait pas obligé à mettre un de ses jupons.

Soufflard se sentait ridicule ;l’amour-propre l’emporta.

– Au fait, vieux, tu as raison. Au diableles caprices d’une femme ! s’écria-t-il.

– À la bonne heure ! je retrouve unhomme. C’est malheureux qu’il ne soit plus midi.

– Mais il n’est encore que trois heures,répliqua Soufflard qui comprenait à demi-mot.

Lesage le regarda bien en face.

– Viendrais-tu ? demanda-t-il.

– Pourquoi pas ?

– Tout de suite ?

– À l’instant même.

– Alors, en route.

Ils touchaient à la porte, quand Soufflards’arrêta :

– Alliette s’est fourrée en tête,j’ignore pourquoi, d’empêcher le coup. Elle ne tardera pas àrentrer. En ne me voyant pas, elle va se mettre à notre poursuiteet elle est capable de tout faire pour nous contrecarrer.

– Mets-la sur une fausse piste, conseillaaussitôt Lesage.

– Tu as raison.

Et Soufflard écrivit et plaça sur la cheminéele billet dans lequel il annonçait être sorti avec Lemeunier.

– Maintenant, filons, dit-il.

Au moment où les deux complices posaient lepied sur l’escalier, un frou-frou de robe se fit entendre enbas.

C’était Alliette qui montait.

La retraite allait leur être coupée.

– Grimpons à l’étage au-dessus, soufflavivement Lesage.

Alliette rentra chez elle, sans se douterqu’ils étaient si proches.

– Détalons, dit Lesage.

Soufflard l’arrêta dans son élan.

– Non, restons un peu, dit-il. Allietteest fine ; elle ne croira pas au billet et nous allonspeut-être la voir filer en chasse après nous.

– Alors, attends un moment, répliquaLesage, je vais jouer une petite comédie de ma façon.

Il redescendit l’étage et il se préparait àfrapper à la porte quand elle s’ouvrit.

Ainsi que l’avait prévu Soufflard, et commenous l’avons dit dans le chapitre précédent, Alliette s’élançait àleur poursuite.

La vue de Lesage l’arrêta.

C’est alors que ce dernier lui fit cettevisite à la suite de laquelle Alliette, tranquillisée, s’endormitde ce sommeil dont le réveil devait lui être si terrible.

Soufflard avait été guetter Lesage au premiercoin de rue.

Dix minutes après Lesage le rejoignait.

– Enfoncée ta princesse ! luidit-il, elle n’y a vu que du feu. Maintenant détalons, il n’estjuste que temps.

Ils prirent leur course.

Trois heures sonnaient comme les deuxmisérables entraient dans la maison du n° 91 de la rue duTemple.

XV

L’ancien marché du Temple et sa Rotonde nesont pas déjà si vieux disparus qu’il nous en faille faire unedescription qui retarderait notre récit.

Nous conduirons tout de suite notre lecteurdevant une boutique dont il a été déjà parlé, celle des épouxRenault, marchands de literie.

Par son travail, le ménage avait acquis unemodeste aisance qui, grossie par les commérages, passait pour unevraie fortune. Ainsi que la Vollard l’avait expliqué chez lerecéleur Rigobin, le mari gardait la boutique du marché où sevendaient les marchandises communes et d’un écoulement facile. Lesarticles de qualité supérieure étaient emmagasinés dansl’appartement que le ménage possédait au n° 91 de la rue duTemple. Là, madame Renault recevait les chalands que le marin’avait pu satisfaire avec les marchandises de la boutique. – Siles époux, encore jeunes, travaillaient avec courage, c’était moinspour eux que pour assurer l’avenir de leur unique enfant, Élisa,fillette de quinze ans, qui, en ce moment même, tenait compagnie àson père.

Il était trois heures de l’après-midi,avons-nous dit, et le soleil brillait resplendissant au milieu d’unciel sans nuage.

Depuis cinq minutes, debout sur le pas de saboutique et le nez braqué sur le ciel bleu, M. Renaultparaissait réfléchir.

Il se tourna bientôt vers sa fille.

Dis donc, chérie, est-ce que par un tel beautemps, tu n’aimerais pas à respirer un peu l’air de lacampagne ?

– Oh ! oui, petit père.

– Et à croquer une bonne friture au bordde l’eau, après une promenade en bateau ?

La jeune fille secoua la tête en faisant unepetite moue des lèvres.

– Oh ! que c’est vilain d’êtreméchant comme cela, bon père.

– Comment, je suis méchant,moi !

– Oui, en proposant toutes ces bonneschoses-là, quand tu sais qu’elles ne sont pas possibles un jour dela semaine.

– Pourquoi donc, mademoiselle ?

– Et qui garderait la boutique ?

– Parbleu ! elle se garderait touteseule, car nous la fermerions.

– Vrai ! s’écria l’enfantjoyeuse.

– Une fois n’est pas coutume. Le gros dela vente se fait habituellement le matin, et le matin est déjà bienloin.

– Nous ne verrons plus grand mondemaintenant, ajouta Élisa.

– Oui, c’est décidé, nous allons nousdonner un bon campo !

La jeune fille sauta de plaisir au cou de sonpère et l’embrassa.

– Pendant que je ferme la boutique, coursbien vite à la maison prévenir ta mère et l’aider à s’habiller.

– Je pars comme l’éclair, dit Élisa ens’éloignant à la hâte.

– Surtout ne soyez pas deux heures àvotre toilette, si c’est possible, cria Renault en riant.

La jeune fille se retourna, et pour touteréponse, lui envoya un baiser.

– La mère et la fille vont être bienheureuses de cette bonne partie, se disait le brave homme ensuivant des yeux son enfant qui courait vers la maison.

Arrivée à la porte, Élisa se retourna et luienvoya un second baiser.

Puis elle entra dans l’allée…

La Vollard avait bien raison, on le voit,quand, chez Rigobin le recéleur, elle avait dit aux deuxmisérables : « C’est votre chance qui décidera si vousaurez une ou deux femmes à assassiner. »

Cette fois, sans s’inquiéter d’être vus parles concierges, les deux complices avaient passé devant la loge etétaient montés au troisième.

Comme à la première tentative, Lesage apprêtason couteau dans la manche de son paletot. Soufflard, privé du sienpar Alliette, en avait acheté en route un autre, à lame fixée aumanche, et l’avait glissé dans sa ceinture de pantalon, un peuderrière la hanche.

N’ayant plus les fausses clefs, emportées lematin dans sa fuite par Micaud et qu’il avait jetées dans unsoupirail sur sa route, ils frappèrent hardiment.

Le bruit des pas de madame Renault quiapprochait résonna dans le couloir.

– Ne dis rien ; je parlerai, moi,dit vite Lesage.

Ils entendirent la serrure grincer, puis laporte tourna sur ses gonds et la marchande apparut. – Dansl’obscurité du couloir, elle ne distingua que deux hommes sanspouvoir reconnaître celui qu’elle avait déjà vu le matin.

– Entrez, messieurs dit-elle.

Ils passèrent devant elle, qui s’effaça, etmarchèrent en avant pendant qu’elle fermait la porte.

En arrivant dans la chambre, le premier regardde Lesage fut pour la fenêtre. Cette fois elle était hermétiquementfermée.

À ce moment, madame Renault, qui les avaitsuivis, reconnut Lesage. Une sorte de pressentiment semblal’avertir qu’elle courait un danger et elle fit un pas vers laporte. Mais Soufflard, sans paraître y faire attention, lui fermaitle passage. De son côté, Lesage s’était placé entre la marchande etla fenêtre.

Madame Renault était une femme dans toute laforce de l’âge, vigoureuse et brave. Elle eut honte d’avoir peur etaborda Lesage :

– C’est monsieur que j’ai déjà eul’honneur de voir ce matin ? lui dit-elle.

– Précisément. J’étais venu pourmarchander des couvertures avec un ami qui s’est tout à coup trouvéindisposé. J’ai dû le suivre et nous vous avons quittée un peubrusquement. – Cette fois je reviens terminer l’affaire et, en mêmetemps, je vous amène un second acheteur.

Madame Renault salua légèrement Soufflard etlui demanda :

– Monsieur désire aussi descouvertures ?

– Précisément.

Les couvertures étaient placées, sur un rayonélevé. Pour les atteindre, madame Renault devait monter sur unmarchepied en tournant le dos aux deux misérables.

Elle disposa donc l’échelle et monta.

Soufflard fit un signe à Lesage.

En une seconde, ils eurent le couteau aupoing.

Les bras chargés de couvertures, la marchandedescendait les échelons. Au moment où elle touchait le plancher,Lesage s’élança d’un bond et porta le premier coup en visant entreles deux épaules de la victime qui lui tournait le dos. Maisl’assassin avait mal calculé son élan, le fer atteignit la tempe etdéchira la joue.

La femme n’eut pas d’abord conscience de cecoup et elle se retourna. Alors elle vit la figure et l’arme desscélérats et, en une seconde, elle devina le sort quil’attendait.

Avant qu’elle pût crier, Soufflard l’enlaçaitd’un bras et lui appuyait la main sur la bouche. Au même instant,le couteau de Lesage se plongeait dans la gorge et pénétraitjusqu’au larynx.

Un jet de sang s’élança et vint inonder lapoitrine de Soufflard qui maintenait la victime.

La malheureuse était robuste et le désespoirdécuplait ses forces ; elle secoua l’étreinte de Soufflard ettenta d’atteindre la fenêtre. Les meurtriers virent le mouvement ets’élancèrent à sa rencontre. Alors elle s’accula dans un coin de lachambre, derrière un comptoir, se faisant un bouclier d’unecouverture que ses mains avaient rencontrée.

Elle voulut crier, mais l’horrible blessure àla gorge l’avait rendue muette. Un sifflement rauque sortit seul desa bouche qu’un flot de sang vint emplir. Elle comprit qu’il luifallait renoncer à tout appel au secours et qu’elle allaitmourir.

Entre cette victime qui ne pouvait plus parleret ses meurtriers qui, d’un œil sans pitié, guettaient l’instant defrapper encore, régnait un horrible silence. On n’entendait que letic-tac de l’horloge en bois dans la pièce voisine et le chantjoyeux des oiseaux d’Élisa dont la cage pendait en dehors de lafenêtre fermée.

Encore debout, les pieds dans une mare de sangqui s’écoulait de ses blessures, les yeux intrépidement rivés surses assassins dont elle suivait tous les mouvements, madame Renaultcherchait toujours à parer chaque attaque.

C’était une lutte muette et épouvantable, sansmerci d’un côté, sans espérance de l’autre.

Les deux assassins se ruaient sur elle,frappaient et reculaient repoussés par cette femme que le paroxysmedu désespoir rendait toujours forte et vaillante.

Outre la blessure du cou, terrible et béante,elle avait reçu douze coups de couteau, mais qui n’atteignaientaucune partie vitale. Seulement la victime sentait une sueur froidelui mouiller le front. Ses tempes battaient, un étrange bruissementlui tintait à l’oreille et sa vue se voilait ; elle comprenaitque le sang perdu l’épuisait et, avant peu, devait la laisser sansforce devant ses bourreaux.

Elle voulut encore tenter un dernier effort etatteindre la fenêtre dont elle briserait les vitres. Elle abandonnason angle et fit un pas en avant. Le poignard de Lesage lui fenditla main qui se desserra et laissa échapper la couverture. Au mêmeinstant, Soufflard la frappait au ventre.

Alors la pauvre femme, adossée à la muraille àlaquelle elle cherchait à se retenir, sentit le plancher qui luimanquait, ses jambes fléchirent et elle s’affaissa brisée etmourante, mais l’œil toujours intrépide et fixé sur les meurtriers.– Ceux-ci s’étaient reculés, émus un instant par cette vaillanteagonie.

– Achevons-la, fit Soufflard.

Ils levèrent le bras, mais ils nel’abaissèrent pas.

Tous deux restèrent subitement immobiles,effrayés et surpris.

On frappait à la porte.

Les coups se succédaient faibles etrapides.

Les deux bandits se regardèrent.

Ils étaient blêmes et tremblants.

À la manière de frapper, ils cherchaient àdeviner à quel survenant ils avaient affaire. Ils abandonnèrent lavictime pour aller sans bruit écouter derrière la porte.

La mourante n’avait pas eu besoin de deviner.À ces coups, bien connus d’elle, ne reconnaissait-elle pas sonenfant ?

L’épouvantable frayeur de voir sa fille tombersous les coups des assassins lui rendit subitement des forces. Ellese releva et marcha en s’accrochant à tous les meubles pour gagnerla porte.

En ce moment, la fenêtre était libre. Ellepouvait aller l’ouvrir ; son propre salut était là, mais lamère mourante et épuisée préférait aller au secours de son enfant,à laquelle sa gorge coupée ne lui permettait plus de jeter un crid’alarme.

Les coups cessèrent bientôt.

Un bruit de pas apprit aux meurtriers qu’ons’éloignait.

Il avait été aussi entendu par la mère et elles’arrêta. La pensée que sa fille était sauvée illumina de joie lafigure de la mourante ; mais aussitôt deux larmess’échappèrent des yeux de la pauvre mère, qui songea qu’elle nereverrait plus cette fille tant aimée dont la mort allait laséparer.

En regagnant la chambre, les deux misérablesla retrouvèrent debout :

– Elle a donc l’âme chevillée aucorps ? grinça Soufflard.

Et bondissant sur elle, il lui enfonça entreles deux épaules son couteau, qui trancha la moelle épinière.

L’infortunée marchande ouvrit des yeuxdémesurés, agita ses lèvres convulsives, battit l’air de ses mainset tomba foudroyée, la face contre terre.

Elle était morte.

– Cette fois elle a bien son affaire,souffla Lesage en la remuant du pied.

– Oui, c’est le fameux atout tant prônépar la Vollard, répliqua l’autre.

 

À ce moment, Élisa regagnait la boutique oùl’attendait Renault tout joyeux :

– Eh bien ? demanda-t-il à sa fille,j’espère que ta maman a été contente de mes projets decampagne ?

– J’ai frappé ; elle ne m’a pasrépondu.

– Pas assez fort, mignonne.

– Comme d’habitude.

– Il fait si chaud qu’elle se seraendormie sur sa chaise. Tiens, voici la clef de la boutique, elleest lourde comme un marteau, retourne faire tapage à la porte.

– Je vais faire un bruit à réveiller unmort, dit en riant la jeune fille, qui ne se doutait pas del’épouvantable à-propos de sa plaisanterie.

Et elle reprit le chemin de la maison.

Élisa remonta les trois étages.

Quelques marches avant d’atteindre le palier,elle vit un homme, qui descendait, se retourner à ce moment vers unautre individu sortant de la chambre.

– Ferme la porte, lui dit-il.

L’autre tira la porte.

– Non, non, ne fermez pas, monsieur, jeveux entrer, cria, trop tard, la jeune fille à ce second personnagequi, se préparant à descendre, se présentait bien de face àl’enfant, qui put ainsi voir sa figure. – C’était Lesage.

Lesage passa vivement près d’elle sanss’excuser d’avoir fermé la porte, malgré sa prière, et la jeunefille monta les quelques marches qui la séparaient du palier.

Les deux assassins descendirent à la hâte.

Élisa, les yeux fixés sur la porte, se mit àfaire jouer à grands coups l’énorme clef que lui avait prêtéRenault, et, comme elle voulait écouter si sa mère venait, elleappuya l’oreille sur la porte, et, dans ce mouvement, elle baissala vue.

Alors sur le palier, elle vit, apparaissanthumide, la trace des pieds des deux hommes qu’elle avaitrencontrés. Sur une de ces marques, Élisa posa son doigt et leretira teint de sang.

L’enfant poussa un cri, un seul cri vibrant,aigu et plein d’une horrible épouvante.

À cet appel douloureux, les deux conciergesaccoururent.

L’émotion étranglait l’enfant qui, ne pouvantparler, montrait du doigt la piste sanglante.

Ils comprirent aussitôt, et le mari courutprévenir le pauvre Renault.

En un instant, dans tout le marché du Temple,se répandait la lugubre nouvelle.

Un homme était, à ce moment, dans le marchéqui marchandait des vêtements. C’était l’agent l’Écureuil.

Venu au Temple pour acheter quelques-uns deshaillons avec lesquels il se travestissait pour ses chasses àl’homme, le policier apprit aussitôt le meurtre.

XVI

L’Écureuil aimait trop son métier pour resterinactif en cette triste occasion qui réclamait impérieusement sonzèle et son habileté.

Il prit sa course pour devancer la foule desmarchands qui se dirigeaient vers le lieu du crime. Arrivé à laporte, il barra le passage.

– Halte ! cria-t-il, trop de mondedans la maison ferait à coup sûr disparaître les traces que doitrelever la justice.

Et il ferma la porte au nez de la foule endonnant aux portiers la consigne de ne laisser entrer que lecommissaire de police et un médecin, qu’un marchand voisin deRenault, était allé chercher et qui accoururent aussitôt.

La porte de la chambre fut ouverte par unserrurier, et le malheureux mari et sa fille purent pénétrer dansle logement où les attendait un affreux spectacle.

La victime était toujours étendue à cette mêmeplace où la mort était venue enfin l’abattre. On devinait, au seulaspect de la chambre, que la lutte avait dû être longue et acharnéepour tuer cette créature énergique et forte qui gisait inerte… Dusang sur le parquet, du sang sur les meubles, partout dusang !… – Sur la muraille paraissaient, encore fraîches etrouges, les empreintes laissées par la mère quand elle avait voulualler au secours de sa fille.

Le corps n’avait pas eu le temps de serefroidir. On le porta sur le lit dans la pièce voisine.

Alors on s’aperçut du vol.

Dans cette chambre, tous les meubles,fracturés, étaient vides de leurs tiroirs, jetés à terre. Partoutles doigts ensanglantés des assassins avaient laissé des traces,bien que les rideaux et les draps de lits prouvassent qu’ils s’yétaient essuyé les mains.

Monnaie, bijoux, argenterie, tout avaitdisparu. Mais qu’importait le vol aux deux survivants de l’horribledrame ! – Assis sur une chaise, Renault, à demi fou dedésespoir, restait immobile et muet ; de silencieuses larmescoulaient de ses yeux fixés sur le corps de la défunte. – À genouxà ses pieds, la fille cachait sa tête dans le sein paternel pour nepas voir le cadavre, et de déchirants sanglots alternaient avec ceseul mot que l’enfant put trouver dans son immense douleur :« Maman ! maman ! »

Navré par ce désespoir poignant, lecommissaire faisait silencieusement son enquête aidé de l’Écureuil.Quand ce dernier arriva devant les meubles forcés, il examinasoigneusement la fracture :

– Des malins ! se dit-il.

L’audace du crime excitait l’amour-propre dubrave agent de police :

– Il faut que je les retrouve, serépétait-il, ces deux coquins sont du gibier de guillotine.

Autorisé par le commissaire à commencer sesrecherches, l’Écureuil se retira au moment où ce dernierinterrogeait doucement Renault sur l’importance du vol. On avaitpris 270 francs en or, 460 francs en pièces de cent sous, un sacd’une centaine de francs en petite monnaie et environ pour unevaleur de 400 francs en argenterie et bijoux. – Deux titres derente nominative avaient été dédaignés par les assassins.

L’Écureuil quitta le logement et arriva sur lepalier. Les pas sanglants s’y trouvaient empreints nets etpleins ; mais à mesure qu’ils s’essuyaient en descendantl’escalier, les marques en devenaient moins distinctes. – Baissésur ces sinistres traces, l’agent les examinait avec soin.

– Tiens, se dit-il, un des sacripantsavait un soulier dont la semelle faisait soufflet endedans.

En effet, un pas offrait cette particularitéque sa teinte, à peu près égale pour toute la semelle, était bordéeà gauche d’une teinte plus épaisse. Ce pas devait provenir d’unechaussure dont la semelle décousue avait absorbé le sang par lesdifférents feuillets de cuir entre-bâillés. La marche, en appuyantsur ces feuillets, leur avait fait rendre le sang comme par unjeu de soufflet.

Au bas de l’escalier les pas ne marquaientplus ; nulle trace non plus dans l’allée ; les semelles,essuyées par les marches, cessaient d’imprimer leur passage.L’Écureuil se trouva donc en face de la porte fermée derrièrelaquelle on entendait les murmures de la grande foule massée devantla maison.

Avant d’ouvrir, le policier se prit àréfléchir.

– Ont-ils tourné à droite ou àgauche ? se dit-il, cherchons un peu. Les coquins, sousl’émotion de leur crime, n’avaient plus leur sang-froid. N’ayantd’abord d’autre idée que de fuir cette maison, ils ont dû tournermachinalement, involontairement, quittes à retrouver leur cheminplus tard et plus loin. Donc, quel est le mouvement le plus naturelà l’homme qui tourne machinalement ? Par habitude, c’esttoujours la droite qui donne le mouvement le plus commode, le plusviolent et le plus développé… donc machinalement, on pivote sur lajambe gauche. Mes coquins ont dû tourner à gauche… Parbleu !voici quelque chose qui me prouve que j’ai raison.

Le policier, sur le mur de gauche, tout dansl’angle de la porte, venait d’apercevoir une tache rouge à hauteurde poitrine d’homme.

– En fuyant, se dit-il, l’un d’eux auravoulu tourner trop court et sera venu frôler l’angle de sonvêtement ensanglanté. C’est bien décidé, je vais tourner àgauche.

L’Écureuil ouvrit la porte et, sans répondre àaucune des questions de la foule qui stationnait, il prit à gaucheet remonta dans la direction du boulevard. – À cent mètres de là,il vit un jeune commissionnaire assis sur ses crochets, le nez enl’air et dévisageant les passants.

L’Écureuil l’aborda brusquement.

– Hein ! est-ce assez affreux ?lui dit-il à brûle-pourpoint.

Le jeune homme comprit de suite qu’on nepouvait lui parler que du crime qui, répété de porte en porte,épouvantait tout le quartier.

– Une si bonne femme !répondit-il.

– Quels infâmes gredins ! repritl’Écureuil.

– Ah ! ne m’en parlez doncpas ! Pour un rien, je m’arracherais le nez de fureur enpensant que je pouvais les arrêter quand ils ont passé devantmoi !…

– Vous les avez donc vus ? s’écriavivement le policier mis en éveil.

– Comme je vous vois. Un petit et ungrand, tous deux à favoris. Ils remontaient au pas de course versle boulevard, et en courant, ils ont failli renverser une dame. Aumoment du choc, j’avais entendu tomber quelque chose qui rendait unbruit argentin : la dame aussi. Nous allions chercher ce quec’était quand, de l’autre côté de la rue, voilà un passant qui crieaux hommes : « Eh ! là-bas, vous perdez votreargenterie… tenez, voyez, là, à côté de la sellette ducommissionnaire. » Et avec sa canne, sans traverser lachaussée, il indiquait l’endroit. C’était vrai ; une petitecuiller en argent était venue tomber près de ma sellette. Enl’entendant, les deux hommes s’étaient arrêtés. Ils avaient l’aird’hésiter pour revenir ramasser leur objet. Enfin, le moins grands’est décidé ; il est revenu à la hâte, il a sauté dessus,puis il a repris sa course pour rejoindre l’autre qui filait grandtrain. – En le voyant fuir, j’ai dit à la dame bousculée, quis’était arrêtée pour regarder aussi : ils m’ont l’air de deuxfilous, j’aurais bien fait de les arrêter. »

Et le commissionnaire, cela conté, se prit lescheveux à pleins doigts, en criant :

– Fouchtra ! oui, j’aurais bien faitde les arrêter, ces infâmes gueux !

– Ainsi, ils fuyaient du côté duboulevard ? demanda l’Écureuil.

– Comme des cerfs.

– Vous n’avez rien remarqué de bienparticulier dans leur mise à tous deux ?

– Ma foi, non. Je me rappelle seulementque le petit avait une redingote brune.

L’Écureuil reprit sa route enmonologuant :

– Les assassins n’ont pas dû gagner leboulevard où la foule des passants aurait remarqué leur allureeffarée. Ils ont préféré se jeter dans une rue à peu près déserte,la première trouvée… celle-ci, par exemple.

L’agent était arrivé au coin de la rueNotre-Dame-de-Nazareth. Il s’arrêta, et reprit sonmonologue :

– Deux hommes qui viennent de faire uncrime pareil sont sous le coup de la fièvre et de la peur :l’une qui paralyse ou casse les jambes, l’autre qui dessèche lagorge. Ils éprouvent le besoin de boire et de s’asseoir, et ilsdonnent satisfaction à ce besoin dès qu’ils peuvent se croire ensûreté. Or, ils ont dû se penser sauvés quand, il y a unedemi-heure, ils sont entrés dans cette rue qui, brûlée par lesoleil, devait être déserte à ce moment-là.

À cette heure, la rue n’était plus déserte.Par groupes de trois ou quatre personnes sur le trottoir, leshabitants causaient du crime qu’ils venaient d’apprendre.

– Ils ont dû s’arrêter et boire danscette rue, explorons les marchands de vin, se dit l’Écureuil enentrant dans la rue.

Au dixième pas, il s’arrêtait devant un débitde vin à devanture large et vitrée.

– Ils n’ont pu boire au comptoir d’unesalle aussi ouverte, pensa-t-il.

Il entra dans la boutique…

Le marchand de vin était au comptoir.

– Avez-vous un cabinetparticulier ?

– Non, monsieur.

– Merci du renseignement.

Et il sortit en laissant le commerçant surprisdu laconisme de ce monsieur à la fois si curieux et si peucauseur.

L’Écureuil suivit le trottoir en longeant lesgroupes qui causaient du meurtre.

Dans l’un d’eux, une voix se fitentendre :

– Venez donc écouter madame Rollin ;elle dit que les monstres étaient chez elle il n’y a pas vingtminutes.

Ils coururent tous vers un groupe plusnombreux qui se tenait à une dizaine de mètres plus loin.

– Allons aussi écouter madame Rollin,pensa l’Écureuil en suivant.

– Oui, ils étaient tout à l’heure chezmoi, dans ma boutique, répétait madame Rollin aux voisins assemblésdevant son établissement.

L’Écureuil leva les yeux et lut sur ladevanture :

CAFÉ ROLLIN

L’agent se mit à sourire enmurmurant :

– Je le disais bien : « Boireet s’asseoir. »

Il examina la devanture du café garnie derideaux soigneusement tirés qui protégeaient les consommateurscontre les regards indiscrets du dehors.

– Oui, continua-t-il, ils pouvaient secroire cachés par les rideaux et ils ont dû entrer dans cecafé.

Et il pénétra alors dans le groupe en sedisant :

– Je crois que je vais apprendre quelquechose d’intéressant sur mon gibier.

– Attendez donc ! attendez !continuait madame Rollin ; ils vont vite se mettre dans lecoin le plus obscur, à une table sous la cage de l’escalier, puisles voilà qui se plantent, l’un le nez sur la figure de l’autre etqui se mettent à causer tout bas.

– Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien sedire ? demanda un voisin.

– À coup sûr, ils ne parlaient pas de laprochaine coupe des foins.

– Ni du prix des papiers peints.

– Pour causer, ils s’appuyaient sur lecoude en tournant le dos au jour, de sorte qu’ils faisaient face àla porte vitrée de mon arrière-boutique, où, justement, j’ai uneouvrière. Je file donc par l’office pour aller la retrouver et jela vois émue comme si elle avait avalé ses ciseaux. C’était à causede la figure d’un des gueusards qu’elle apercevait à travers lavitre de la porte.

– Oh ! madame ! me dit-elletout bas, on dirait qu’il vient de faire un mauvais coup. Regardezdonc l’effrayante figure !

Le fait est qu’il avait un air si horriblequ’on ne lui aurait pas confié son mari.

– Ça dépend ! répliqua sèchement unevoisine qui passait pour n’être pas fort heureuse en ménage.

– Tout à coup, ils découvrirent que nousles observions ; alors la redingote brune frappa sur la tableavec son argent pour payer. Je n’eus que le temps de revenir aucomptoir lui rendre la monnaie, et ils filèrent sans saluer, commede vrais assassins qu’ils sont. On a bien raison de dire que lemanque d’éducation conduit à tout.

L’Écureuil avait écouté sans mot dire. Croyantle récit terminé, il se retourna pour partir et continuer sachasse.

– Comme ça, c’est tout ? dit unevoix.

– Mais non, mais non ; je ne vous aipas conté le plus beau de l’histoire.

– L’un d’eux est revenu peut-être pourvous demander en mariage ? demanda un farceur.

– Vous vous oubliez, je crois, monsieurCaudebec, fit la limonadière froissée.

– Ces gens-là sont capables de tout.

– Continuez ! cria l’auditoireimpatient.

L’Écureuil s’était aussitôt arrêté pourentendre la suite du récit de madame Rollin.

– Voilà donc que je vois mon garçonplanté raide comme l’obélisque devant la table qu’il était venudesservir après leur départ.

– Qu’avez-vous donc ? luidis-je.

– C’est bien étonnant.

– Quoi ?

– Ils n’ont pas touché au sucre.

En effet, les morceaux de sucre étaient restésintacts sur le plateau.

– C’est que ces messieurs avaient sansdoute plus besoin de causer de leurs affaires que de boire,continuai-je.

– Mais il n’y a plus une goutte d’eaudans la carafe, me répliqua le garçon.

– Ils auront bu l’eau pure.

– Les verres sont complètement secs.

– Pas possible !

Alors nous cherchons et nous voyons une énormemare d’eau sous la table. Les scélérats étaient venus chez moiuniquement pour se laver les mains.

– La propreté n’est pas un défaut, ajoutale mauvais farceur.

L’Écureuil n’avait plus rien à apprendre, etse réservant d’appeler plus tard la limonadière pour uneconfrontation, il partit en continuant son monologue :

– Voilà deux hardis drôles. Une pareilleaudace prouve qu’ils n’en sont pas à leur coup d’essai ; poursûr, ce sont des pratiques du bagne : nous possédons à Parisune jolie collection de ces messieurs ; il faudra chercherdans le tas.

L’Écureuil s’arrêta pensif.

– Récapitulons un peu nos moyens dereconnaissance. Un petit et un grand ; tous deux desfavoris ; la fille de la morte a vu la figure de l’un ;quant à l’autre, si elle ne connaît pas ses traits, elle lui a vuune redingote brune, et elle a entendu sa voix quand il adit : « Ferme la porte. » – Les concierges ontprétendu qu’ils les reconnaîtraient ; cette limonadière et sonouvrière le feront facilement. Donc en voici assez pour constaterl’identité des meurtriers quand j’aurai mis le grappindessus : oui mais quand ? Sapristi !quand ?

L’agent de police fit une pause.

– Pour si bien s’entendre, ces deuxbrigands doivent se connaître depuis longtemps, avoir habité lesmêmes prisons et ne pas se quitter. Il faudra que je cherche dansles couples d’inséparables.

Le policier se mit à sourire.

– Ah ! si Alliette voulaitparler !… Elle en tient pour moi, Alliette… Eh bien !monsieur l’Écureuil ne faites donc pas le beau vainqueur, s’il vousplaît… car vous en avez aussi dans l’aile, mon garçon… vous entenez de même. – Oui, mais je connais Alliette, elle ne parlerapas. Cette fille-là ne trahit point les gens même quand ils luisont odieux. – Pauvre fille, je la tirerai du bourbier. Où est-elleen ce moment ? Elle s’occupe d’empêcher l’assassinat de deuxfemmes dont elle m’a parlé. Tant mieux ! nous avons assez del’affaire d’aujourd’hui. Sans Alliette, nous en aurions deux surles bras, et c’est déjà trop d’une. – Tiens, j’y pense ;aujourd’hui aussi, on pouvait tuer deux femmes, car si la filles’était trouvée là, elle y passait comme la mère.

Confiant dans la parole d’Alliette, l’Écureuiln’avait pas même le soupçon que ce crime, qu’elle devait prévenir,pût être le même que celui dont il venait de voir la victime.

Il poursuivit son monologue :

– À défaut d’Alliette, qui puis-jeinterroger ? Mon auxiliaire Lévy saura bien m’indiquer tousles forçats à empoigner pour la confrontation, mais voilà tout. Ilme faudrait un renseignement précis qui me mit sur la piste. – Àqui le demander ?

L’Écureuil s’arrêta tout joyeux :

– Eh ! eh ! je tiens mon homme…j’oubliais Micaud, cette canaille de Micaud.

Dix minutes après, le policier atteignait lamaison de la rue de Nevers.

Micaud était chez lui qui remettait en ordreson mobilier saccagé par le moucheron.

Micaud avait été fermement résolu à trahir, etil avait même commencé quelque peu. Mais depuis que la blonde, liéesur son lit, lui avait échappé, il avait réfléchi qu’en cas detrahison sa peau ne valait pas cher. Soit qu’on le laissât libre,après dénonciation, il avait à craindre le couteau d’un camaradecontumace ; soit qu’une condamnation, très adoucie à cause deses révélations, l’envoyât pour peu de temps sous les verrous, ildevait redouter une de ces vengeances de détenus qui, dans lesprisons les mieux surveillées, font justice des traîtres. DoncMicaud avait réfléchi. Sans positivement refuser ses services à lapolice, il aimait mieux voir venir les événements que de lesappeler.

Quand l’agent entra, Micaud joua au fin.

Il avait malheureusement affaire en ce cas àbien forte partie.

– Mon cher Micaud, je viens vous arrêter,dit brusquement l’Écureuil.

– Et pourquoi ? dit Micaud surprisde ce début.

– Mais pour tous ces vols dont vous avezfait le récit dans la fameuse cave.

– Vous m’aviez promis, moyennant messervices à la police, qu’on voudrait bien me laisser libre.

– Oui, mais mes chefs n’ont pas ratifiéle traité, de sorte que me voici, mes hommes sont en bas qui nousattendent.

– Partons, fit Micaud jouant larésignation.

Ce n’était pas l’affaire de l’Écureuil quivoulait simplement effrayer Micaud pour le faire parler. Maisl’agent avait une autre corde à son arc ; il connaissaitl’endroit sensible de Micaud rongé par la jalousie, et, sans avoirle moindre soupçon sur Soufflard, s’il fit entrer son nom dans saruse, c’était uniquement pour arriver à obtenir de Micaud desrévélations sur les meurtriers de la rue du Temple. Il prit un airde pitié.

– Allons, en route ! dit-il ;tenez, Micaud, là, vrai ! je suis désolé de ce qui vousarrive, car vous m’aviez intéressé avec toutes vos histoiresd’amour malheureux… Ah ! votre remplaçant va avoir la placenette… Je l’ai vu l’autre jour. Il doit séduire toutes les femmesavec sa figure douce.

– Une figure douce, lui, il a une pairede favoris qui lui donne l’air d’un affreux Cosaque… un nez entredeux buissons.

Sans savoir pourquoi, l’Écureuil fut frappépar ce détail sur Soufflard, qu’il n’avait jamais vu. – Malgré lui,il insista :

– Allons, Micaud, vous êtes injuste pourSoufflard, il est beau garçon et bel homme.

– Bel homme ! lui, c’est un criquet,un vrai criquet. Tenez, ce que j’appelle un bel homme, c’estLesage… son inséparable. Quand ils sont ensemble, Soufflard près delui, paraît un nabot… Il a l’air d’un chien qui se dresse sur sespattes, ce mauvais voleur de redingote !

– Ah ! la redingote vous étouffeencore.

– Pourquoi me l’a-t-il volée ?

– Il n’en possédait sans doute pas.

– Il en avait une toute neuve… une brune,achetée par Alliette.

L’Écureuil pâlissait en apprenant tous cesdétails qui, sans qu’il les eût demandés, lui arrivaient clairs,précis et accusateurs. En se servant du nom de l’amant d’Alliette,il n’avait voulu que trouver un biais pour arriver à son but, et ilvoyait les seuls renseignements qu’il eût sur les assassins,répétés par Micaud, s’accumuler sur celui qu’il ne soupçonnait pas.– Un des meurtriers était donc l’amant d’Alliette, d’Alliette quidevait empêcher le crime, d’Alliette qui peut-être en étaitcomplice.

Le pauvre amoureux sentait son cœur se serrerà cette pénible pensée.

Mais le devoir commandait : l’agent seraidit contre la douleur ; il voulut aller jusqu’au bout, etregardant bien en face Micaud :

– Tu dois connaître les assassins de larue du Temple ? dit-il.

La haine que portait Micaud à Soufflard étaitsi vivace qu’elle lui ôtait toute prudence. En apprenantl’assassinat, la joie de songer que l’échafaud le délivrerait d’unrival l’empêcha de peser ses paroles.

Aussi quand l’Écureuil lui dit :

– Tu dois connaître les assassins de larue du Temple ?

Il s’écria sans réfléchir :

– Elle a donc étéassassinée ?

– À trois heures, continua l’Écureuilsans l’avertir de sa faute.

Et il ajouta aussitôt :

– Nomme-moi les meurtriers.

Micaud ouvrit la bouche pour dénoncerSoufflard et Lesage ; mais tout à coup une pensée arrêta lesdeux noms sur ses lèvres.

Il songea que lui-même avait pris part lematin à la première tentative avec Lesage, et que ce dernier, pourse venger de sa dénonciation, pouvait si bien lui fourrer le coudans l’affaire qu’il y laisserait sa tête.

Donc Micaud resta muet.

– Nomme-moi les meurtriers, répétal’agent.

Micaud prit un air étonné.

– Comment puis-je les connaître ?dit-il.

– Tu connaissais bien le meurtre.

– Moi ? je viens de l’apprendre parvous !

– Écoute, Micaud, dit sèchementl’Écureuil, ne fais pas la bête, mon garçon, tu n’auras pas defoin, ou alors celui que je te donnerais à mâcher serait si dur quetu y laisserais tes dents. – Quand je t’ai parlé du crime de la ruedu Temple, tu t’es écrié : « Elle est doncassassinée ! » Comment sais-tu que la victime est unefemme puisque je n’en avais rien dit ?

– J’avais deviné, balbutia Micaud.

– Tu as un talent de divination qui peutte mener loin.

Micaud, se voyant pris, était en train decomposer avec lui-même : il cherchait un moyen terme entre savengeance et sa sûreté. En ne nommant point Lesage, il n’avait pasà craindre ses révélations vengeresses sur la première tentative etil perdait Soufflard qu’il savait incapable de trahir.

– Te décides-tu à avouer que tuconnaissais le crime ? répéta l’Écureuil.

– Euh ! euh ! fit Micaud, j’enavais entendu dire quelques mots… dans le temps… comme d’un projeten l’air.

– Par qui ?

Micaud hésita un peu.

L’un n’osait dire le nom ; l’autreredoutait de l’entendre, car c’était la preuve de la trahisond’Alliette.

L’Écureuil s’arma de courage :

– Par qui ? répéta-t-il.

– Par Soufflard, confessa Micaud.

Après la révélation de Micaud, l’Écureuilétait parti pour cacher son trouble au dénonciateur. La nuittombait quand il sortit de la rue de Nevers, et tout en gagnant lapréfecture de police, l’amoureux et infortuné policier ne cessa dese répéter :

– Misérable Alliette ! comme elles’est jouée de moi ! Oh ! je me vengerai !

Le crime de la rue du Temple, colporté partoutes les habitantes du marché, prenait un tel retentissement quela police décida d’agir vite et vigoureusement.

Les noms de Soufflard et Lesage, révélés parl’Écureuil à ses chefs, empêchèrent toute fausse piste. – Laprudence de Micaud n’avait pu préserver Lesage, car l’Écureuil,outre ce qu’il savait de la camaraderie de Soufflard et de Lesage,se rappelait le jour où, déguisé en ouvrier gainier et aidé deLévy, il avait filé Lesage jusqu’au cabaret où ce dernieravait avoué qu’il était dans une telle débine qu’ilbutterait un homme pour cent sous.

Dans la nuit, une trentaine de forçats libérésqu’on savait avoir des relations avec les deux assassins et pouvoirles avertir, furent écroués à la Force. Lemeunier. Calmel le Penduet Leviel étaient du nombre.

Le plus ardent dans cette chasse à l’hommeétait l’Écureuil et, pourtant, tout en se répétant : « Jeme vengerai ! » il avait commencé ses poursuites parLesage. Tout bas, bien en lui-même, il espérait que la belleAlliette aurait le temps de fuir.

L’agent avait pensé qu’il surprendrait Lesagechez sa sœur Vollard, et, à deux heures du matin, escorté de sonfidèle Lévy et de deux aides, il arrivait au domicile de lamarchande à la toilette.

Au fond de la cour d’une masure, l’horriblevieille occupait une écurie qui lui servait de boutique. D’infectshaillons pendaient sur des cordes ou se dressaient en un tas dontla Vollard avait fait son lit.

L’Écureuil disposa ses agents de chaque côtéde la porte, puis il frappa.

La vieille avait le sommeil léger.

– Qui est-là ? demanda-t-elle.

– Fanandel en moresque[22], répondit l’agent.

La Vollard eut à peine entr’ouvert que lesagents se précipitèrent sur elle et lui mirent les menottes.

C’était une femme à décision prompte et hardiedevant le danger. Elle comprit aussitôt la gravité de saposition.

Elle se mit pourtant à rire :

– Eh bien, messieurs, s’écria-t-elle,qu’est donc devenue cette vieille galanterie française, pour sepermettre ainsi de se jeter sur une dame en toilette denuit ?

Sans lui répondre, l’Écureuil, à l’aide d’unelanterne, n’eut pas de longues recherches à faire pour s’assurerque Lesage n’était pas dans le taudis.

– Est-ce que vous voulez m’acheterquelque chose ? J’ai justement là un pantalon qui vouscoifferait comme un gant, mon bel homme, cria la Vollard en levoyant fureter.

– Veux-tu répondre ? lui demandal’agent.

– Oui, si c’est à des demandesmorales.

– Où est ton frère ?

– Quel frère ? J’ai donc unfrère ?

– Parbleu ! Lesage.

La Vollard prit une figure indignée :

– Lesage ! Je le renie pour monfrère ! un misérable qui a déshonoré la famille en se faisantcondamner pour des indélicatesses. Le jour où il a mis le pied dansune prison, je me suis dit : « il est mort pourmoi. » Et voilà quinze ans que je n’ai vu ce gueux qui apréféré voler, au lieu de travailler pour soutenir sa sœur, restéeveuve avec un fils.

– À propos, mais où est-il donc, tonfils ? demanda le policier.

Car monsieur Alfred avait trouvé bon dedécoucher.

– Mon fils suit son traitement, réponditla Vollard avec aplomb.

– Quel traitement ?

– Comme il a des migraines, le docteurlui a recommandé, de se promener la nuit parce que l’air est pluspur.

Les quatre policiers se mirent à rire.

– Oui, riez, mes bons messieurs, c’estbien risible l’angoisse d’une pauvre mère qui voit dépérir unenfant qu’elle avait dressé au travail et à la vertu.

– Assez plaisanté, la vieille, ditsèchement l’Écureuil, nous cherchons ton frère pour l’arrêter.

– Qu’a-t-il encore fait legueux ?

– Il a tué une femme.

– Par amour ? demanda la Vollardavec une si étonnante naïveté que tout autre que l’Écureuill’aurait cru.

– Pour la voler, répondit Lévy.

La vieille fut belle d’indignation et dedésespoir ; elle leva au ciel ses mains liées en secouant latête grise :

– Voler ! encore voler ! Est-ildonc bien possible que le fils de mon père ait oublié tous les bonsexemples de sa jeunesse ! Ah ! j’ai trop vécu… j’enmourrai de honte !

L’Écureuil mit fin à toutes ses jérémiades devertu.

– Tu sais, ma vieille, que nous nedonnons pas dans tous ces boniments-là. – Nous ne tedemandons que de nous dire où est ton frère. Si, pour répondre, ilte faut réfléchir, prends ton temps pendant que nous allons faireune perquisition dans ton chenil.

– Cherchez, mes bons messieurs, vous netrouverez ici que d’honnêtes marchandises, car, Dieu merci !la Vollard est assez connue sur la place pour sa probité.

Les quatre agents se mirent à secouer, tâter,fouiller, une à une, les guenilles puantes que la mégère appelaitses honnêtes marchandises. Elle les suivait d’un œil tranquille, secontentant de répéter de loin en loin :

– Est-il possible qu’une femme vertueuse,une commerçante honorable, soit ainsi traitée !

Tout à coup la Vollard bondit sur l’Écureuil,et, de ses mains liées, tenta de lui arracher un vieux bas qu’ilvenait de prendre dans un coin.

Deux policiers la maintinrent.

– Ah ! fit l’Écureuil en riant, ilparaît, mon honorable commerçante, que j’ai mis la main sur le potaux roses.

La Vollard grinça des dents sans répondre.

Sous les doigts de l’Écureuil, qui froissaitle bas, on entendit un bruissement.

Il en retira un papier qu’il ouvrit.

– L’engagement d’une redingote,dit-il.

– Celle de mon pauvre défunt.

– Depuis onze ans que tu es veuve, tu asmis le temps pour te séparer de cette relique, car l’engagement estdaté d’hier, jour du crime.

– Comment, c’est donc un crime pour uneveuve d’engager la redingote de son mari ? s’écria la veuveayant l’air de ne pas comprendre.

– Tu continueras tes étonnements avec lejuge d’instruction, ma vieille ; moi je n’ai pas le temps dete répondre, lui dit le policier.

La Vollard ne souffla plus mot.

Il appela les deux aides et leurcommanda :

– Vous allez me conduire cette dignecommerçante à Saint-Lazare avec tous les égards dus à sa probité età sa vertu.

L’Écureuil resta avec Lévy.

– Maintenant, il faut attraper Lesage,lui dit-il.

Lévy était d’autant plus ardent à cettepoursuite, qu’il avait à prendre sa revanche du tour que lui avaitjoué Lesage au tapis-franc en le faisant passer pour un fauxmonnayeur.

– Nous allons visiter tous les bouges quilui sont habituels.

L’Écureuil secoua la tête.

– À quoi bon une fatigue inutile, dit-il,nous avons un moyen beaucoup plus simple de pincer notre homme.

– Lequel ?

– L’enfant de la Vollard a découché.Celui-là doit savoir où se cache son oncle. D’un instant à l’autreil va rentrer, et, en apprenant que sa mère est arrêtée, il ira enprévenir Lesage. Le gamin te connaît-il ?

– Nullement.

– Tiens-toi aux environs et, dès qu’ilparaîtra, mets-toi à le filer.

Dix minutes après, Lévy était à son poste.

L’envie de prendre sa revanche sur Lesage luidonna patience et force, car, pendant deux jours, il attenditinutilement.

Le moucheron, comme l’avait prévu l’Écureuil,était avec Lesage qui dépensait dans une cachette le produit duvol. L’enfant tenait trop à cette vie d’orgie pour quitter laplace. Mais son oncle, anxieux de savoir des nouvelles de soncomplice et surtout des recherches que pouvait faire la police,l’envoya le troisième jour aux informations chez la Vollard.

Lévy, de son poste, vit enfin arriver lemoucheron au bouge maternel.

Cinq minutes après, le gamin sortait encourant pour aller donner l’alarme à Lesage.

Lévy le suivait au pas de course.

Une heure plus tard, sur l’indication de Lévy,Lesage était arrêté dans le taudis d’une nommée Bicherelle, près dupont Saint-Michel.

XVII

En entrant à la Force, Lesage eut une penséede salut pour son complice.

– Tiens ! je vais retrouver ici moncamarade Soufflard, dit-il à un geôlier.

– Non, car Soufflard est sorti depuiscinq jours.

– Ah ! je le croyais toujoursici.

Il espérait ainsi faire croire que depuislongtemps ils ne s’étaient vus.

L’Écureuil avait assisté à l’écrou deLesage.

Et quand il vit la porte se refermer sur lepremier des deux assassins :

– Maintenant, à l’autre, dit-il.

Le meurtre de la rue du Temple était de ceuxqui secouent l’indifférence ordinaire des Parisiens. Éveillée parla hardiesse de ce crime, commis en plein jour dans un quartier desplus populeux l’attention publique s’alimentait chaque jour par lesnouveaux détails que révélait la poursuite.

Dès le lendemain diverses dépositionsarrivèrent en aide aux recherches de la police.

La limonadière Rollin vint, la première,donner le signalement des meurtriers qui avaient passé chez ellevingt minutes après le crime.

Un barbier de la rue des Carmes déposa que, le5 juin, à près de quatre heures, il avait rasé barbe et favoris àdeux hommes dont la figure agitée l’avait vivementimpressionné.

On entendit madame Bergeret, la propriétairedu restaurant de la rue Saint-André-des-Arts, qui déclara que, lematin du 5 juin, deux femmes et deux hommes à mine suspecte avaientdéjeuné chez elle.

Ces différents témoins, confrontés avecLesage, le reconnurent aussitôt pour l’un des deux hommes.

On appela les époux Poittevin, concierges dun° 91 de la rue du Temple, qui attestèrent que Lesage étaitbien un de ceux qu’ils avaient vus descendre l’escalier à lahâte.

Pourtant nous devons dire que la déposition demadame Bergeret fit un instant hésiter la police. Le signalementqu’elle donnait des deux convives qui avaient déjeuné le matin chezelle concordait bien pour Lesage avec les autres dépositions, maisil différait complètement en ce qui regardait le secondindividu.

Tous les témoins avaient indiqué le secondcoupable comme très brun de cheveux, – madame Bergeret ledépeignait au contraire du plus beau roux.

(Nos lecteurs doivent se rappeler que c’étaitMicaud qui avait pris part à ce déjeuner avec Lesage, auquelAlliette était venue annoncer la prétendue arrestation deSoufflard, ce qui avait décidé Lesage à entreprendre la premièretentative, que l’hésitation de Micaud avait fait manquer).

La justice hésita un instant devant cesdépositions contradictoires ; mais l’Écureuil la remit sur lavoie et, comme, dans le gaillard au poil roux, il avait reconnuMicaud, il reprit, sans rien dire, le chemin de la rue de Nevers,pour aller bien définitivement arrêter celui-ci.

Il trouva le logis vide.

Conseillé par la jalousie, Micaud, dans unmoment de rage, avait dénoncé Soufflard. – Mais, après le départ dupolicier, il avait compris qu’il en avait trop et pas assez dit.Trop, car il s’exposait à la vengeance de ses compagnons ; pasassez, parce que la police, voulant en savoir plus, ne luitiendrait pas compte de ses demi-révélations.

Il avait donc pris le bon parti de se cacherpour, suivant son expression habituelle, voir venir lesévénements.

Il s’était réfugié chez sa nouvelle maîtresse,une fille Ramelet, qui exerçait la profession d’empailleused’oiseaux. En voyant son amant refuser obstinément de sortir, aumoment où elle entendait répéter partout qu’on cherchait le secondmeurtrier de la femme du Temple, la femme Ramelet conçut dessoupçons et s’effraya. Aussi, le troisième jour, à la suite d’unediscussion à propos d’un paquet d’arsenic qu’elle disait lui avoirété pris par Micaud, elle sortit et alla le dénoncer à lapréfecture.

Une heure après, l’Écureuil venait chercher àdomicile son cher Micaud qu’il croyait perdu et lui faisait même lapolitesse de lui offrir un fiacre pour aller à la préfecture.

– Satanée femme ! hurla Micaud, dèsqu’il sentit s’ébranler la voiture où, bien ficelé, il étaitenfermé avec l’Écureuil à son côté et Lévy devant lui.

– Jurez, jurez, mon bon monsieurMicaud ; cela soulage, lui disait l’Écureuil.

– Être ainsi trahi par cette damnéeempailleuse !

– Mais aussi, pourquoi vous aviserd’aller lui prendre ce paquet d’arsenic si nécessaire à sonmétier ?

– Ce n’est pas vrai ! Je ne lui airien pris ! C’est une querelle d’Allemand qu’elle m’a cherchéepour avoir un motif de me vendre. Mille millions depotences !

– Jurez, jurez, cher ami, je vous lerépète, cela soulage. Vous n’en retrouverez que plus vite votresang-froid… et alors nous causerons.

Ce mot fit dresser l’oreille à Micaud.

Sa position n’était pas des plus désespérées,puisque la police avait encore besoin de lui.

Il se tint muet dans son coin.

– Eh bien, cela va-t-il, mieux, chermonsieur Micaud, sommes-nous calme ? demanda l’Écureuil.

– Il faut bien prendre son parti.

– C’est agir en sage.

– Après tout, qu’est-ce que jerisque ?… tout, au plus cinq ans de longe[23], pour trois ou quatre mauvais petitsvols… et encore vous m’avez promis votre protection quand nousavons causé ensemble sur le compte de mes amis.

– Entendons-nous ! s’écrial’Écureuil, entendons-nous ! cher monsieur Micaud ; jevous ai promis l’indulgence du tribunal, oui, c’est vrai ;mais alors je ne connaissais pas tout votre haut mérite.

Micaud eut froid dans le dos.

Il sentait venir un danger.

– Oui, poursuivit l’Écureuil, je m’étaisengagé à vous faire adoucir une condamnation aux fers ; mais,de là à la guillotine, il y a loin.

– À la guillotine ! balbutia Micaudblêmissant.

– Ah ! vous m’avez pris en traître,farceur ! en me faisant vous promettre l’indulgence, repritl’Écureuil, qui s’amusait de la terreur de Micaud.

– Mais… je… ne…

– À vous entendre, ce n’était que despeccadilles… vous avez manqué de franchise avec moi… car j’auraisréfléchi avant de m’engager avec vous, si vous m’aviez de suiteprévenu qu’il s’agissait de guillotine.

Micaud, les yeux effrayés, regardait lepolicier, qui lui parlait avec son visage le plus souriant.

– Mais, que me reprochez-vousdonc ?

L’Écureuil éclata de rire.

– Ah ! regarde donc, Lévy, quelcharmant comédien que ce cher Micaud ! comme il a bien l’airnaïf en demandant ce qu’on lui reproche. Penser que je m’y suislaissé prendre quand il a inventé que Soufflard était l’assassin dela rue du Temple ! Je vous avais cru.

– Mais c’est la vérité.

– Euh ! euh ! tout le monden’est pas de cet avis-là, fit l’Écureuil en secouant la tête.

– Qui donc ? balbutiaMicaud.

– Il y a une dame Bergeret, tenant unrestaurant sur Saint-André-des-Arts, qui prétend que les coupablessont venus déjeuner chez elle le matin du crime, et elle donne lesignalement d’un certain rougeaud qui m’a l’air d’être devos connaissances intimes, brave ami.

– Cette femme se trompe.

– Je le croyais aussi, mais comme elle apositivement reconnu Lesage pour une de ses pratiques, nous sommesfondés à croire qu’elle dit vrai pour l’autre.

– Je ne suis pas coupable ! criaMicaud.

– Tiens ! c’est donc vous lerougeaud en question ! Lévy, tu es témoin que monsieur s’estreconnu.

– Mais on peut interroger Lesage, ditMicaud, qui, se sentant embourbé, se raccrochait à tout.

L’Écureuil secoua tristement la tête.

– C’est ce qu’on a fait…

– Et ?… demanda Micaud, haletantd’anxiété.

– Et Lesage a presque avoué que lerougeaud est son complice !

Micaud s’affaissa de terreur dans le coin dela voiture.

– Je suis perdu ! dit-il.

– Je vous disais bien, mon bon, qu’il y ade la guillotine dans votre bagage.

L’Écureuil inventait que Lesage avait dénoncéMicaud, mais il voulait amener ce dernier, vaincu par la terreur, àlui dénoncer les divers logements de Soufflard, qu’on cherchaitinutilement depuis le crime.

Micaud reprit peu à peu son calme.

– On ne saurait m’accuser longtemps,dit-il.

– J’aime à vous voir cette confiance…bien que je cherche vainement ce qui peut la justifier, répliqual’Écureuil.

– Mais on finira par pincerSoufflard.

L’Écureuil affecta l’air surpris :

– Vous persistez donc ? dit-il.

– À quoi ?

– À soutenir que c’est Soufflard.

– Mais c’est lui, rien que lui, criaMicaud.

L’Écureuil haussa les épaules.

– Soit, fit-il, je dirai comme-vous pourvous faire plaisir. Mais il est à peu près prouvé que Soufflardavait quitté Paris la veille du crime.

– On a mal cherché.

– On ne l’a pas trouvé rue de Seine,cette adresse indiquée par vous.

– Mais alors il fallait aller…

– Où donc ? dit vivementl’Écureuil.

La vivacité avec laquelle le policier adressacette question, lui fit manquer son but. Micaud comprit aussitôtque la conversation, qui l’avait tant effrayé, n’avait d’autreraison que de lui arracher le secret des logis de Soufflard.

Comme, après tout, il se sentait en de vilainsdraps, il voulut profiter de ce mince avantage pour rendre saposition meilleure.

Aussi, quand le fiacre s’arrêta dans la courde la préfecture, Micaud était déterminé à vendre son secret à debonnes conditions.

– Eh bien, lui dit l’Écureuil, où faut-ildonc aller chercher Soufflard ?

Micaud prit à son tour un tongoguenard :

– J’ai si peu de mémoire que, pourtrouver cette adresse, j’ai besoin de me recueillir.

– Comme cela se trouve ! chermonsieur Micaud, l’ordre a été donné de vous mettre au secret leplus sévère. Vous allez être bien à votre aise pour réfléchir, ditl’Écureuil, comprenant que son homme prenait sa revanche.

Puis se penchant à l’oreille de son auxiliaireLévy, il ajouta :

– Dis au geôlier qu’on lui donne del’agrément. C’est une poule qu’il faut forcer àpondre.

XVIII

Il nous faut maintenant retourner à Alliette,que nous avons laissée évanouie aux pieds de Soufflard, qui venaitde lui annoncer l’assassinat de la marchande.

Elle ne tarda pas à reprendre ses sens.

Fille d’énergie avant tout, la blonde, cachantau fond de son cœur la douleur que lui causait son involontaireparjure à l’Écureuil, songea tout d’abord, bien qu’il lui inspirâtune profonde horreur, à sauver celui qui avait été soncompagnon.

– As-tu été vu ? luidemanda-t-elle.

– Ceux qui peuvent m’avoir vu ne mereconnaîtront pas après ma barbe coupée, répondit Soufflard, envidant sur la cheminée ses poches pleines d’argent volé.

– En es-tu bien sûr ?

– La fille de la femme m’a seulement vude dos dans l’escalier, ainsi je…

Soufflard s’arrêta au milieu de sa phrase.

– Oui, J’ai changé ma figure, mais onpeut avoir le signalement de mes vêtements… Je dois aller enacheter d’autres.

– Impossible ! à cette heure lecrime est connu, ce serait donner l’éveil à quelque marchand quinous lancerait la police aux trousses.

– Je ne puis garder cette redingoteensanglantée. Il faut la faire disparaître et la remplacer.

– J’ai conservé la reconnaissance decelle de Micaud, nous la dégagerons du Mont-de-Piété.

– Chut ! fit tout à coup Soufflard,on monte l’escalier.

Chez les gens qui, comme ce dernier, setrouvent sous le coup d’une profonde terreur d’être pris, tous lessens acquièrent une extrême sensibilité.

Depuis le crime commis, le bandit éprouvaitcette crainte de tous les instants ; aussi il entendit le pasléger de celui qui montait l’escalier.

On gratta à la porte, en même temps qu’unevoix souffla :

– Le moucheron.

Soufflard courut ouvrir.

– Je viens vous dire de la part del’oncle que ce n’est pas le vrai moment d’aller vous promener auxTuileries. – La Bicherelle, en passant tout à l’heure devant lapréfectance, a vu tout un troupeau de roussesquipartait, le nez au vent. Filez, il n’est que temps.

Alliette avait un peu réfléchi.

– Dis donc, môme, veux-tu jouer desjambes pour nous ?

– Tout de suite.

Elle lui présenta de l’argent et unereconnaissance.

– Tu vas courir au Mont de la rue de laHarpe et nous apporter la redingote de Micaud.

À ces mots, la figure du gamin s’illumina toutà coup d’un rapide éclair de contentement.

Il sauta sur le papier et disparut dansl’escalier en disant :

– Dans dix minutes, je vousl’apporte.

Alliette fit les paquets à la hâte, pendantque Soufflard descendait chez le maître du garni payer le loyer etannoncer son départ.

Puis, ils attendirent le moucheron.

– Il avait demandé dix minutes, et il y adéjà plus d’une demi-heure, dit Soufflard, brûlant d’impatience dequitter ce logis où la police, instruite par quelque révélation,pouvait venir le relancer.

Enfin le moucheron arriva.

– Figurez-vous, dit-il, que ces imbécilesdu Mont l’avaient déchirée, j’ai été obligé d’aller la fairerecoudre chez un portier-tailleur du voisinage.

Soufflard endossa vite cette redingote faited’une étoffe qu’on appelait à cette époque tête de nègre.

– Il faut brûler l’autre, dit-il.

– De quoi ? brûler ! fit legamin, donnez-la moi, je l’offrirai en cadeau à maman Vollard, quien fera ses choux gras.

– Non, dit Alliette, ce vêtement peutnous compromettre, nous devons l’anéantir. Soufflard a raison, ilfaut la brûler.

– Avec ça que vous avez le temps demoisir ici ? Est-ce que vous croyez que la police va vous ylaisser mourir de vieillesse ? demanda le gamin.

– Oui, partons, dit Soufflardimpatient.

Alliette hésitait encore.

Le moucheron lui prit le vêtement desmains.

– Quand je vous dit que maman Vollards’en charge ; laissez-la donc, madame Alliette.

– Partons, partons, répéta Soufflardagité par la crainte qui ne le quittait plus.

– Dis bien à ta mère qu’elle lave le sangqui couvre les revers.

– Soyez donc tranquille ; dès cesoir elle sera propre comme l’œil et la mère l’aura vendue à unprêtre.

– Alors, en route ! fitAlliette.

Soufflard s’élança dans l’escalier. Alliettele suivait pâle et résignée. Après avoir eu un instant l’espoir desortir du bourbier, elle comprenait que, maintenant, elle glissaitsur la dernière pente. Elle se perdait volontairement pour chercherà soustraire à l’échafaud la tête de son compagnon.

La redingote roulée sous le bras, le moucheronles suivait en arrêtant un regard moqueur sur le vêtement de Micaudque Soufflard avait endossé.

Vingt minutes après, Alliette et Soufflardétaient réfugiés dans un garni de la rued’Orléans-Saint-Marcel.

Pour la première fois l’assassin eut un momentde trêve à ses angoisses.

– Ils ne viendront pas nous chercher ici,tous ces chiens damnés de police ! s’écria-t-il.

– Qui sait ? murmura Alliette enpensant à l’Écureuil que, malgré l’amour qui la mordait au cœur,elle redoutait de voir arriver.

De son côté, le moucheron avait couru chez samère :

– V’là une redingote à Soufflard dont lacouleur craint l’air, lui dit-il, un rien exposée, elle peuts’abîmer.

La Vollard prit le vêtement et le palpa.

Ses doigts sentirent la raideur que donnait aurevers le sang desséché.

Elle comprit aussitôt :

– Joliment défraîchie, ce Soufflard estun vrai massacreur de toilette.

– Il faut la faire circuler, ditAlfred.

– Sois tranquille, l’enfant. Je vaisd’abord la déraidir de son empois.

Et prenant une croûte de pain dur, la vieille,s’en servant comme d’une râpe, en frotta l’étoffe dont s’échappaune poussière rouge.

– Maintenant, dit-elle, comme j’attendsla visite de la rousse d’un instant à l’autre, je croisqu’elle ne sera jamais mieux cachée qu’au clou.

– Jolie idée ! dit le moucheron.

– Viens-tu avec moi, petit ?

– Zut ! fit le fils respectueux,plus souvent que je vais m’accrocher à ton jupon quand il y a dessaucisses, du pivois[24] et toutle tremblement à déguster avec l’oncle.

Et le gamin prit sa course pour rejoindreLesage que, trois jours plus tard, il devait involontairementlivrer en entraînant Lévy à sa suite.

En revenant du Mont-de-Piété, la Vollard eutla pensée de brûler la reconnaissance.

– Ma foi, non, se dit-elle, dans sixmois, les rousses ne nous embêteront plus avec leur niaiserie de larue du Temple ; Ils fermeront l’œil et je trouverai à lavendre.

Elle fourra le papier dans un vieux basqu’elle enfouit sous le tas de loques qui servait de lit.

– Ils n’iront pas chercher là, sedit-elle.

Puis elle s’étendit sur un amas de puantesguenilles, en ajoutant :

– Bonne nuit, ma petite Vollard.

Le lecteur a vu quel fut son réveil et combienelle avait eu tort de compter sans la finesse et le zèle del’Écureuil qui avait déniché le bas contenant lareconnaissance.

XIX

L’assassinat avait eu lieu le 5 juin.

Depuis ce temps, la police cherchaitSoufflard, et plus d’un mois s’était écoulé sans avoir pu découvrirsa trace.

Le pauvre l’Écureuil desséchait sur pied. Ilétait rongé par l’impatience de trouver le coupable, et, en mêmetemps, par cet amour qu’il faisait de vains efforts pourchasser.

Tout en méprisant Alliette, il avait le plusviolent désir de la rencontrer.

Tous les jours, il se rendait auxMadelonnettes, où Micaud avait été transféré.

Un mot de ce dernier suffisait pour amenerl’arrestation de Soufflard, mais Micaud refusait de dire cemot.

Suivant la recommandation de l’Écureuil,c’était en vain qu’on lui donnait de l’agrément,c’est-à-dire qu’on lui faisait subir toutes ces vexations, à l’aidedesquelles, à cette époque, on cherchait à obtenir desrévélations.

Suppression de tabac, presque privation desommeil, nourriture salée accompagnée de très peu d’eau, refus depromenade au préau, Micaud résistait à la veille, à la soif, àl’ennui et ne voulait pas desserrer les dents.

Enfin un beau jour, l’Écureuil arriva dans sacellule :

– Ami Micaud, lui dit-il, je vous apporteune bonne nouvelle. On a reçu l’ordre de vous laisser fumer, boireet promener tout à l’aise.

– Ah ! ces messieurs de la justiceont enfin perdu l’espoir de me faire parler ? demanda Micaudqui se sentait inquiet de cette latitude qui lui était tout à couprendue.

– Ils n’en ont plus besoin, répondit lepolicier du ton le plus indifférent.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’il paraît que ce que tu neveux pas dire, maître cachottier, un autre va nous le conter toutau long.

Micaud eut un petit frisson.

– Qui donc ?

– Lemeunier, qui a demandé aujourd’hui àêtre conduit au juge d’instruction. J’ai reçu l’ordre de venir lechercher.

Micaud voulait se faire payer ses précieusesrévélations par une promesse formelle d’indulgence à l’heure del’arrêt. Il comprit combien sa dénonciation perdrait d’importanceen arrivant seconde.

Il donna dans le piége de l’agent.

En croyant la situation compromise pour lui,il se décida à parler.

– Euh ! euh ! fit-il, Lemeunierdoit savoir bien peu de choses.

– Ah ! bah ! tu sais leproverbe ? À défaut de grives… S’il ne nous indique paspositivement le gîte, il nous mettra au moins sur la trace.

– Et si je consentais à parler, mepromettriez-vous de laisser Lemeunier dans son coin ?

– Tiens, Micaud, je te vois venir ;tu veux abuser de ma crédulité et de l’intérêt que je te porte.Mais, cette fois, je résisterai ; car tu me lanternerais, etaprès ce temps-là, Lemeunier, vexé de n’avoir pas été entendu, nevoudrait plus parler.

L’Écureuil se dirigea vers la porte.

– Non, ajouta-t-il, je m’en vais pour nepas me laisser enjôler.

Il frappa. Un geôlier, qui attendait dans lecouloir, lui ouvrit la porte.

– Mais je vais parler, dit Micaud.

L’Écureuil était sur le pas de la porte ;il sortit en répliquant :

– Oui, tu me conterais encore desblagues. Je préfère aller trouver Lemeunier. Il fera bon pour luid’avoir parlé le premier.

L’Écureuil avança dans le couloir.

Micaud, en le voyant partir, bondit vers lui,mais le geôlier lui ferma la porte.

Micaud s’élança au guichet.

– L’Écureuil, revenez. Je dirai lavérité, cria-t-il d’une voix étranglée.

L’Écureuil suivit le couloir enrépétant :

– Non, je préfère écouter Lemeunier.

Micaud entendit le bruit des pas quis’éloignaient.

Désespéré, il se pencha au guichet encriant :

– Soufflard demeure rue deSeine !

L’Écureuil revint en riant :

– Hein ! ami Micaud, quand je disaisque tu me conterais des mensonges ? Depuis cinq semaines, il adéménagé de cette maison devant laquelle nous avons tendu unesouricière inutile.

Micaud ignorait cette circonstance. Au lieu deperdre son temps à le dire, il continua :

– Alors, il est à son logis de la rueDauphine.

L’Écureuil apprenait cela, mais ilrépondit :

– Connu !

– Ou bien, alors, rue des Noyers, ajoutavite Micaud.

Le policier continua son jeu :

– Connu ! connu ! répéta-t-il,nous avons trouvé partout visage de bois.

Pendant que l’Écureuil se casait dans lamémoire ces adresses surprises à Micaud, celui-ci s’était affaisséen disant :

– Je suis perdu ! je n’en sais pasplus long.

– Allons, je vais retrouver Lemeunier,répéta le policier en reprenant sa route.

– Attendez encore ! cria Micaudd’une voix suppliante, attendez que je me souvienne !

La frayeur lui ressuscita un souvenir.

– Si Soufflard n’est à aucun de cesdomiciles, il doit être caché rue d’Orléans-Saint-Marcel, dans lamaison d’un menuisier, un ancien libéré qui a voulu redevenirhonnête en travaillant et que Soufflard fait chanteren lemenaçant de conter son passé à ses voisins qui l’estiment.

Cette fois, l’Écureuil comprit que Micaudavait vraiment dit tout ce qu’il savait.

– Ah ! voilà quelque chose d’un peuneuf, dit-il, en faisant un geste au geôlier, qui lui rouvrit laporte.

Il pénétra dans la cellule, et regarda Micaudbien en face :

– Maintenant, ne blaguons plus, monbonhomme, écoute un bon conseil et profites-en, car il n’est quetemps. Ce soir, Soufflard sera arrêté, grâce à toi. Si tu veuxtirer parti de la chose, je t’engage à écrire toute ta petitehistoire au juge d’instruction.

– Oui, oui, balbutia Micaud, étouffé parla joie de penser qu’il arriverait premier dénonciateur.

Une heure après, l’Écureuil, accompagnéd’autres agents, se présentait rue des Noyers.

Puis rue Dauphine.

Après ces deux visites inutiles, il prit lechemin de la rue d’Orléans-Saint-Marcel.

La nuit tombait quand il arriva devant lamaison du menuisier.

On pénétrait dans cette maison de la rued’Orléans-Saint-Marcel par une allée longeant la boutique dumenuisier qui occupait seule le rez-de-chaussée.

L’Écureuil fit éloigner ses agents et entrachez le menuisier, qui, après le départ de ses ouvriers, veillaiten réparant une caisse à fleurs.

– Soufflard est-il là-haut ? demandabrusquement le policier.

À ce nom, l’homme blêmit et, sans oserregarder son interlocuteur, il répondit :

– Je ne connais pas ce nom.

Un imperceptible tremblement agitait tout lecorps de l’ancien forçat qui avait demandé sa réhabilitation autravail. Il avait deviné tout de suite l’agent de police, et lemalheureux se voyait perdu par l’hospitalité que Soufflard luiavait imposée.

L’Écureuil comprit ses craintes et vints’asseoir sur l’établi.

– Tranquillise-toi, vieux, dit-ildoucement, je sais que Soufflard te fait chanter avec devieilles histoires. Je te jure que tu ne seras compromis en rien etque tu pourras continuer ta vie de travail.

Deux grosses larmes de reconnaissance vinrentmouiller les yeux du menuisier, en même temps qu’un gros soupir desatisfaction lui allégeait la poitrine.

L’Écureuil lui tendit la main qu’il saisitavec empressement.

– Je suis un ami, dit le policier, etpour te le prouver, je vais te débarrasser d’un locataire dont levoisinage doit rudement te peser sur les épaules.

– Oh ! oui, fit le travailleur avecune intonation qui n’avait rien de flatteur pour Soufflard.

– À quel étage ? demanda sanstransition l’agent.

– Au second, mais en ce moment il estsorti et ne rentrera qu’à la nuit pleine.

– Bien ! Je vais préparer mes hommespour le cueillir au retour, s’écria l’Écureuil, qui le quitta sanspenser qu’il avait à compléter ses renseignements.

Il laissa deux agents dans la rue pour veillersur la rentrée du meurtrier. L’un d’eux devait se promener enflâneur à quelques pas de la maison. L’autre, du nom de Balestrino,alla se poster de l’autre côté de la rue, en manches de chemisecomme un voisin qui prend l’air. Aussitôt Soufflard rentré dans lamaison, ils devaient se jeter à sa suite, fermer la porte del’allée, et monter derrière lui, pendant que l’Écureuil et Lévyl’attendraient en haut de l’escalier. – Soufflard se trouveraitalors pris entre deux feux.

Ses hommes ainsi disposés, l’Écureuil, suivide Lévy, pénétra dans la maison, et ils montèrent s’asseoir sur lesmarches du troisième étage, attendant le coup de sifflet qui devaitleur signaler l’approche de l’assassin.

La nuit, qui commençait à tomber à leurarrivée dans la maison, se faisait plus épaisse.

Si on nous demande pourquoi Soufflard, qui sesavait pourchassé à outrance, était ainsi sorti, nous répondronsque cinq criminels, sur dix que poursuit la police, échapperaientaux recherches, s’ils avaient la force de rester au gîte qu’ils sesont choisi. Mais, à peine cachés, la terreur et l’anxiétés’emparent d’eux et, pour savoir des nouvelles, ils vont rôder dansles endroits mêmes où ils savent souvent qu’on les cherche. Voilàpourquoi Soufflard s’était écarté de la retraite qu’il croyait luioffrir un abri sûr.

Les agents gardaient toujours leur poste.

Une heure se passa dans l’attente.

– Si, par hasard, le menuisier n’avaitpas vu rentrer notre homme, se dit l’Écureuil, il ne serait pasdrôle de faire ainsi le pied de grue, pendant qu’il s’étaleraittranquillement dans son lit.

– Il faut nous assurer s’il n’est pasdans sa chambre, répliqua Lévy.

– Reste-là, je vais écouter à laporte.

Et, doucement, sur la pointe du pied,franchissant les quelques marches qui le séparaient du palier, ilvint appliquer son oreille sur la porte.

Il lui sembla entendre un bruit.

Il écouta plus attentivement encore.

Le bruit continuait dans la chambre et, sousla porte filtrait un rayon de lumière. À coup sûr Soufflard étaitrentré avant leur arrivée.

Frapper à la porte, c’était lui donner letemps de prendre une arme et de se mettre en défense. – Il fallaitle surprendre en tombant sur lui rapide comme la foudre.

L’Écureuil examina bien la porte et laserrure. Comme dans toutes les masures de ce genre, c’était de lapacotille qui ne pouvait offrir aucune résistance biensérieuse.

Il tira de sa poche une paire de pistoletsdont il arma chacune de ses mains.

Puis soulevant un genou, il l’appuya sansbruit à la hauteur de la serrure et, avec cette force herculéennedont il était doué, il donna une subite poussée et fit éclater laferrure de la porte, qui s’ouvrit brusquement.

En même temps qu’un cri de frayeur luirépondait de l’intérieur, l’Écureuil bondissait dans la chambre sespistolets aux poings.

– Soufflard, je t’arr…

Il n’acheva pas sa phrase et resta bouchebéante en reconnaissant l’habitant du logis.

L’Écureuil se trouvait devant Alliette.

XX

Alliette comprit tout à l’instant. Elle devinaque c’en était fait de Soufflard ; qu’il allait tomber dansles mains de la police qui cernait la maison. Cette heure de lajustice, elle l’attendait depuis longtemps, sachant fort bien quela prise de Soufflard serait aussi le moment de sa proprearrestation ; mais elle avait espéré que la fatalité nevoudrait pas que ce fût la main de celui qu’elle aimait qui seposât sur son épaule.

Debout, agitée d’une douloureuse surprise,elle regardait l’agent d’un œil égaré et répétaitmachinalement :

– Vous, ce sera vous !

Le policier l’avait bien maudite depuis ungrand mois, mais à la vue de cette magnifique créature qu’iladorait, il frémit en pensant aussi que c’était lui quil’arrêterait et il oublia son devoir.

– Fuis, Alliette lui cria-t-il, il en esttemps encore, mes hommes n’ont ordre que d’arrêter Soufflard.

– Sera-t-il sauvé, lui ?

– Fuis, je t’en supplie, Alliette !répéta l’Écureuil évitant de répondre à la demande.

Alliette secoua la tête :

– Non, fit-elle, nous serons perdus ousauvés ensemble.

Une chandelle, placée sur la cheminée,éclairait seule cette étroite chambre. La chaleur du jour avait étéétouffante, et Alliette, surprise par l’agent, n’avait qu’un légerpeignoir passé par-dessus sa chemise.

– Fuis, répéta de nouveau l’Écureuil.

– Alliette n’a jamais abandonné uncompagnon en péril, répondit-elle.

Le brave policier éperdu ne pouvait trouverque ce seul mot : Fuis ! fuis !

Alliette le regardait émue :

– Sauve-le, si tu m’aimes.

– Lui ! non, il a versé le sang.

– Sauve-le, si tu m’aimes, dit-elleencore.

– Non, j’ai vu sa victime, non !répondit le policier, se raidissant contre le charme de cette voixde sirène qui suppliait, et lui redisait encore :

– Sauve-le, si tu m’aimes.

– Non, non ! j’ai vu la pauvrefamille en larmes agenouillée devant le cadavre ; non !je ne le sauverai pas…

– Tu me perds en même temps,l’Écureuil !

Un violent frisson de terreur parcourut toutle corps du policier qui balbutia !

– Fuis donc, car je ne le sauveraipas.

– Écoute, dit Alliette, personne nepourra jamais t’accuser de faiblesse. Tu vois cette lumière ?Laisse-la moi approcher de cette fenêtre que tu gardes, etSoufflard, prévenu par ce signal, n’entrera pas.

– Non, pas de pitié pourl’assassin !

D’un geste prompt, Alliette fit sauter lebouton du col de son peignoir et sortit ses beaux bras du vêtementqui s’abattit sur ses hanches.

Ses épaules apparaissaient nues etmagnifiques.

Le policier arrêtait sur elle un œilfasciné.

– Cette lumière à la fenêtre et Soufflardne montera pas, répéta Alliette.

– Non ! non ! balbutia l’agentéperdu.

Le peignoir glissa aux pieds d’Alliette.

– Et il ne rentrera pas de la nuit,continua la belle blonde.

– Non, non ! murmura le bravegarçon, rendu à demi fou d’amour.

– Et nous resterons seuls,poursuivit-elle.

L’Écureuil n’avait plus la force deparler ; il secoua négativement la tête.

– Et tu dis que tu m’aimes !continua Alliette !

Le malheureux l’Écureuil, torturé de désirs,eut la force de fermer les yeux en disant :

– Alliette, grâce ! ne me tentepas.

Alliette prit alors la lumière et marcha versla fenêtre.

L’Écureuil, vaincu, ne fit pas un geste pourl’arrêter au passage.

À l’instant même, retentit le long coup desifflet qui annonçait l’approche de Soufflard.

À ce signal, l’énergie revint àl’Écureuil ; mais n’osant repousser de la fenêtre cette femmepresque nue qui passait devant lui, il baissa vivement la tête etsouffla la lumière.

Les deux amants restèrent dansl’obscurité.

On entendait dans la rue les pas se rapprocherde la maison.

– J’ai tout fait pour le sauver, n’est-ilpas vrai, l’Écureuil ? demanda Alliette.

– Et tu t’es perdue avec lui,malheureusement.

– Je le devais.

Puis elle ajouta d’une voix émue :

– Me le pardonnes-tu ?

L’Écureuil, sans lui répondre, la chercha dansl’ombre où elle se rhabillait et l’embrassa.

À ce moment, la porte de la maison, referméepar Soufflard qui entrait, sonna lourdement.

Puis rouverte par les agents, munis de la clefdu menuisier, elle retomba encore.

Alors dans l’escalier retentit le bruit d’unelutte accompagnée de jurons.

Et quand les trois agents amenèrent Soufflarddans la chambre, ils trouvèrent l’Écureuil gardant à vue Allietteassise dans un coin de la chambre, éclairée à nouveau.

Le bandit était pâle et brisé par sarésistance, mais il avait encore son audace.

– Et dire que je n’ai pas eu le temps debutter un de ces quatre chiens maudits !

En cinq secondes, il fut solidement lié.

L’Écureuil sentit son cœur se serrer quand ilvit l’agent Balestrino mettre les menottes à Alliette.

– Allons ! en route, saleengeance ! hurla Soufflard.

Il sortit le premier entre deux agents.

Lévy et l’Écureuil attendirent Alliette.

Elle se leva, et, en passant devant le pauvrepolicier tout blême, elle le fixa un instant.

– Veux-tu fuir ? lui souffla toutbas l’agent.

– Non, fit-elle, j’ai fait mon devoirpour celui que je n’aimais pas, ce n’est point pour compromettrecelui que j’aime.

Et elle suivit Soufflard.

Une heure après, l’assassin était écroué à laForce, et la porte de la prison de Saint-Lazare se refermait surAlliette.

XXI

Comme nous l’avons dit, Soufflard avait étéconduit à la Force, cette prison que les grands travaux de Parisont fait disparaître depuis une trentaine d’années.

À la rage excitée par l’arrestation et lalutte avaient succédé la prostration et le mutisme. Aussi, après ledépart des policiers, se tint-il immobile et taciturne dans le coinde la geôle où l’avaient fait asseoir les guichetiers en attendantque l’écrou fût dressé.

– Venez avec moi, lui dit le geôlier.

Soufflard connaissait parfaitement leshabitudes de cette prison, dont il n’était sorti que depuis cinqsemaines. Il se leva et suivit son guide, qui le fit entrer augreffe.

On prit ses nom et prénoms ; on le fitpasser pieds nus sous la toise, puis on le mit nu jusqu’à laceinture pour relever les tatouages, signes et cicatrices qu’ilpouvait avoir sur le corps :

– On dirait que vous ne reconnaissez pasune de vos meilleures pratiques, dit en ricanant le chenapan quiavait déjà précédemment subi cinq on six fois cette formalité.

– Rhabillez-vous, ordonna le greffiersans daigner répondre à sa plaisanterie.

Au moment où Soufflard reprenait ses habits,d’affreux cris, mêlés de pleurs, retentirent dans la pièce quiprécédait.

– Mais tais-toi donc, méchantmorveux ! disait une voix, est-ce que tu crois qu’on vat’écorcher tout vivant ?

– Euh ! euh ! glapissait unevoix d’enfant, j’ai rien fait, moi, je veux m’en aller,na !

– Comment ! tu n’as rien fait ?On t’a surpris volant un lapin vivant au marché Saint-Honoré.

– Pas vrai ! c’est le lapin qui m’aattaqué, il a sauté sur moi au passage.

– On t’a pincé l’emportant par les deuxoreilles.

– Pas vrai ! je le conduisais chezle commissaire pour me faire rendre justice.

Et la voix d’enfant reprit en hurlant de plusbelle :

– Je veux m’en aller, moi. On m’a dit qued’être enfermé, ça empêchait de grandir, et je veux devenir grandpour mieux voir les feux d’artifice.

On entendait du greffe les plaintes et lescris de l’enfant.

Le geôlier se mit à rire en disant augreffier :

– Voici une nouvelle pratique qui nousarrive pour la cour des mômes.

– Expédions-la au plus vite.

Soufflard se rhabillait lentement, car ilavait reconnu la voix du moucheron.

Le geôlier alla ouvrir la porte :

– Allons, entre par ici, galopin, qu’onbâcle ton affaire.

Alfred entra suivi de l’agent qui l’avaitamené. Il marcha droit à Soufflard et, feignant de se tromper, ilse mit à hurler :

– Ah ! mon bon monsieur, faites-moisortir, je suis innocent, je vous jure, une mouche est cinq foisplus coupable que moi.

– Tourne-toi de ce côté, polisson, ditsévèrement le greffier, et réponds vite à mes questions :comment te nomme-t-on ?

L’enfant prit un air niais.

– Je ne sais pas.

– Tu ne sais pas comment on tenomme ?

– Ceux qui sont gentils pour moim’appellent : « Petit » ; les autres, qui sontsévères comme vous, me disent : « Polisson. ».

– Allons, ne fais pas l’imbécile, oùes-tu né ?

– Je suis enfant de troupe.

– Dans quel régiment ?

– Je ne sais pas non plus.

– Mais ce régiment avait une marquedistinctive qui te le ferait reconnaître.

– Il avait un pantalon rouge.

– C’est inutile de continuer, dit l’agentde police : au Dépôt, d’où je vous l’amène, on n’a pas pu luiarracher un seul renseignement. Il a été pris aujourd’hui volant unlapin.

– Pas vrai ! C’est le lapin qui m’aattaqué.

– Il t’a si peu attaqué que la marchande,en te surprenant au moment où tu refermais la cabane, t’a envoyéson sabot sur le nez.

– Pas vrai ! la marchande étaitpocharde.

– Mais, effronté menteur ! tu asencore sur le nez la marque du sabot.

– Pas vrai ! c’est moi que je m’aimordu le nez en dormant la bouche ouverte.

Le greffier comprit qu’il ne tirerait pas unmot du garnement. Il agita une sonnette qui fit arriver un desnombreux guichetiers se tenant dans la geôle, qui précédait legreffe.

– Conduisez cet enfant au bâtiment desmômes.

En entendant cet ordre, le moucheron se mit àhurler de toutes ses forces ; il bondit dans la pièce, sautantsur les meubles, évitant la main du geôlier, et finit par seprécipiter sur Soufflard et s’accrocher à son cou en s’écriant d’unton désespéré :

– Défendez-moi, mon bon monsieur ;bibi est innocent ! il ne ferait pas de mal même à un fromagemou !

Et pendant que le geôlier le tirait par lesjambes pour l’arracher, il murmura vite à Soufflard :

– Micaud a mangé lemorceau[25].

Le geôlier finit par en avoir raison, et, lesoulevant à bout de bras, sans lui laisser toucher terre, ilemporta le moucheron qui continuait à beugler :

– C’est le lapin qui m’a attaqué ;il n’y a pas de justice.

Quand les cris du gamin se furent perdus dansl’éloignement, le greffier qui avait terminé l’écrou de Soufflard,dit au geôlier-chef :

– Conduisez celui-ci au bâtiment dessecrets.

Le détenu suivit ses gardiens.

Après avoir parcouru de nombreux couloirs etmonté deux étages, Soufflard fut arrêté devant une porte que lebrigadier ouvrit :

– Entrez, lui dit-il.

Soufflard obéit et pénétra dans une celluleassez large, aux murs badigeonnés à l’ocre, qui contenait pour toutmobilier une chaise, un baquet, une petite table et un litgrossier.

Un des trois gardiens alluma une lanternetriangulaire placée à la tête du lit.

– Déshabillez-vous complètement, dit lechef.

En dix secondes Soufflard fut, une secondefois, nu comme un ver.

Alors, un par un, les trois hommes se mirent àvisiter minutieusement les habits du prisonnier, en examinant lescoutures, palpant les épaisseurs et fouillant les doublures.

Puis ils lui inspectèrent le dedans desoreilles, lui firent soulever la langue, lui tâtèrent les cheveuxet lui écartèrent les doigts de pieds.

– C’est bien, fit le brigadier.

Et laissant Soufflard se rhabiller, ilssortirent en fermant la porte, dont les trois verrous grincèrent àl’oreille du prisonnier.

Comme ils s’éloignaient dans le couloir, lebrigadier dit en riant à ses aides :

– Si l’échafaud attend celui-là, ce n’estpas après la visite que nous venons de passer qu’il trouvera surlui de quoi faire faire faillite au bourreau en se tuant.

L’oreille collée au guichet, Soufflard n’avaitpas perdu un seul mot.

– Tonnerre ! s’écria-t-il, cet hommea raison. C’est l’échafaud qui m’attend, si Micaud a parlé.

Couché sur son grabat, suant la fièvre et lapeur, il entendit sonner toutes les heures de la nuit en cherchantpar quels moyens il pourrait se soustraire au terrible châtimentque la justice lui réservait.

Un à un, il récapitula tous les faits quiavaient précédé, accompagné ou suivi le meurtre, et il songea auxdifférents témoins qui pouvaient l’avoir rencontré.

– S’ils me reconnaissent, je nierai,dit-il. La plus terrible reconnaissance serait celle de la fille dela marchande et je lui tournais le dos quand elle nous a croisé surl’escalier.

Sur les dix heures du matin, un geôlier ouvritla porte.

– Venez, lui dit-il.

Soufflard obéit en se demandant :

– Que Diable veulent-ils ?

À la geôle l’attendaient un commissaire depolice et l’Écureuil avec deux aides.

Les policiers lui mirent les menottes.

– Suivez-nous, ordonna lecommissaire.

On sortit de la Force. À la porte se trouvaitun fiacre, dans lequel Soufflard monta avec le commissaire,l’Écureuil et un des deux agents. L’autre se plaça près du cocher.Les stores des portières furent baissés et la voiture se mit enroute, sans qu’un ordre eût été donné au cocher.

Soufflard était calme, mais, dans son espritfiévreux, se dressait cette question terrible :

– Où allons-nous ?

La voiture marchait toujours.

Tapi dans son coin, le prisonnier tenait lavue baissée pour que ses trois gardiens, dont il devinait lesregards braqués sur lui, ne pussent lire dans ses yeux l’inquiétudequi le dévorait.

– Où me mène-t-on ? sedemandait-il.

Soudain, il lui sembla entendre au loin unerumeur vague qui se fit plus forte, puis diminua à mesure que lavoiture avançait. Il devina que le fiacre traversait une foule,d’abord bruyante, mais qui s’était calmée au passage et dont lescris impatients s’étaient convertis en un murmure menaçant.

Le fiacre s’arrêta subitement.

L’Écureuil ouvrit brusquement la portière,sauta à terre, et s’adressant à Soufflard :

– Descendez ! lui dit-il.

Si prompt qu’eût été le mouvement du policier,Soufflard avait eu le temps de voir la porte devant laquelle onstationnait et de lire au-dessus le numéro 91.

Sa figure resta impassible, mais le cœur luibattit avec force.

– Bigre ! se dit-il, c’est la maisonde la femme assassinée ; on me conduit à laconfrontation : tenons-nous ferme.

Et il descendit sur le trottoir.

À sa vue, un murmure d’horreur courut dans lafoule.

La nouvelle de la confrontation était arrivée,dès le matin, au Temple, et tous les boutiquiers du marché étaientvenus se masser devant la maison du crime pour voir l’assassin àson arrivée.

L’Écureuil guettait attentivement Soufflard,que le plus petit oubli devait perdre : mais ce dernier avaitgardé son sang-froid et toutes les forces de son esprit étaienttendues vers l’unique pensée de ne pas se compromettre. Aussi,quand l’assassin était descendu juste en face de la porte de lamaison, au lieu d’y entrer par un mouvement machinal pouvant trahirqu’il savait qu’on venait dans cet endroit, il tourna le dos àl’allée, et, s’adressant au commissaire de police qui sortait à sontour de la voiture, il lui demanda :

– Où allons-nous ?

– Marchez ! répliqua celui-ci.

Soufflard, à cet ordre, passa devant la porte,comme s’il ignorait qu’il fallait entrer là, et il suivit letrottoir.

– Non, pas plus loin, lui dit lecommissaire, nous avons affaire ici.

– Où cela ? demanda leprisonnier.

– Dans cette allée.

Soufflard entra dans l’allée. Elle étaitsombre ; il la suivit en tâtant le mur, marchant avechésitation, s’arrêtant pour lever le pied comme s’il croyait monterquelque marche ; il eut enfin si bien l’air de ne pasconnaître l’allée et d’y venir pour la première fois, quel’Écureuil, qui observait son manège, se dit aussitôt :

– Mazette ! il est fort ; laconfrontation n’ira pas positivement sur des roulettes.

Arrivé au bas de l’escalier, Soufflards’arrêta en attendant l’ordre qui lui indiquât où il devaitaller.

– Montez, fit le commissaire.

Au premier étage, il s’arrêta encore, feignantde se croire arrivé.

– Montez toujours.

Au second, il attendit à nouveau.

– Toujours, fit le commissaire.

– Fallait donc me dire tout de suite quej’allais au grenier, dit Soufflard.

Et il monta le troisième. Arrivé devant laporte, il la dépassa et il gravit quelques marches de l’étagesupérieur.

Le commissaire l’arrêta.

– Pas plus haut, dit-il, nous sommesarrivés.

– Je croyais que nous montions à la lune,ricana le bandit en redescendant les degrés du quatrième étage.

– Toi, mon bonhomme, tu as voulu tropprouver, se dit le policier.

On retira les menottes du prisonnier, car,dans toute confrontation, rien ne doit spécialement désigner auxtémoins celui qu’ils ont à reconnaître confondu avec d’autrespersonnes.

Le commissaire et les trois agents semassèrent autour du prisonnier pour faire un groupe et onentra.

En suivant le couloir qui conduisait à lapremière pièce, Soufflard se dit avec un petitfrémissement :

– Attention à moi ! Voici le vraimoment du coup de chien.

On entra dans la première chambre oùattendaient plusieurs personnes assises.

La porte de communication des deux chambresétait seulement entr’ouverte.

En arrivant, le meurtrier avait pris un airétonné et examinait le logement qu’il semblait voir pour lapremière fois. – Mais son examen ne fut pas de longue durée, car, àpeine était-il entré, que les personnes qui attendaient déjà dansla pièce avant sa venue se levèrent aussitôt et s’écrièrent, en ledésignant au milieu du groupe :

– C’est lui ! c’est le pluspetit.

– Voici l’autre assassin.

– Je le reconnais !

Avec les personnes qui avaient attendul’arrivée du prisonnier se tenait le juge d’instruction.

Soufflard avait un peu blêmi en se voyantreconnu, mais il rassembla toute son énergie.

– Qu’est-ce ? demanda-t-il, queveulent dire ces gens que je n’ai jamais vus avantaujourd’hui ?

Il fit cette question en promenant des yeuxsurpris sur tous les assistants.

– Soufflard, lui dit le magistrat, vousêtes prévenu d’avoir commis un assassinat dans cette même chambreoù nous nous trouvons.

– Ah ! v’là donc le pot auxroses ! s’écria le gredin. Parce que l’on a assassiné quelquepart, on se dit bien vite : « Ce ne peut être queSoufflard. » Eh bien, je vous remercie de la préférence, elleest jolie !

– Il y a un mois, quand on a arrêté votrecomplice…

– Tiens ! interrompit-il, il paraîtque j’ai un complice… Ah ! vous allez bien, quand vousinventez. Et à quoi avez-vous reconnu que je dois avoir tué ?Sans doute à ma façon de manger la soupe. Et moi qui croyais qu’onm’avait arrêté parce que j’avais dû dire, entre deux vins, quelquebêtise sur le commerce qui ne va pas… et voilà tout à coup qu’onvient me chanter que j’ai fait une victime… Ah ! vous lespoussez de belle force les surprises ! il fait bon être làquand vous plaisantez, vous autres !… Elle est peut-être morted’indigestion, votre victime !

Le juge avait laissé passer ce flux deparoles, guettant un mot qui pût trahir le prisonnier.

Quand ce dernier s’arrêta, ilreprit :

– Les témoins présents vousreconnaissent, comme il y a un mois, ils ont aussi reconnu votrecomplice Lesage.

– Ça, des témoins ! un tas depropres à rien qui feraient mieux d’aller à leurs affaires au lieude faire de la peine à un pauvre homme qu’ils ne connaissent pas.Ils disent qu’ils m’ont vu, eux !… Où donc ça ?… Pourvingt sous de plus ils soutiendraient que c’est à mon bal de noce…et je ne me suis jamais marié !

Le magistrat fit approcher une dame :

– Reconnaissez-vous le prévenu pourl’homme qui, dans la rue du Temple, en courant, vous a si fortheurtée qu’une cuillère en argent, par le choc, a sauté de sapoche. Regardez-le bien ?

La dame hésita avant de répondre.

– Le coup a été si rude, si inattendu,que je n’ai pas eu le temps de voir la figure de l’homme, qui arepris aussitôt sa course. Quand il est revenu sur ses pas pourramasser la cuillère, j’étais encore fort troublée… pourtant jecrois…

– Elle croit… elle ne fait que croire…là, vrai ! ça fait suer, des témoins comme cela, s’écriaSoufflard qui avait repris tout son aplomb : en ne voyant pas,parmi les témoins, la personne la plus dangereuse pour lui,c’est-à-dire la fille de la victime.

Le juge appela un autre témoin.

– Et vous, reconnaissez-vous cethomme ?

– Dame ! mon juge, celui qui estvenu ramasser la cuillère, près de ma sellette, était barbu, tandisque celui-ci est rasé… Cependant, aux yeux, c’est lui, ce doit êtrelui… j’en jurerais presque.

– Il en jurerait presque, cria Soufflard,presque ! vous l’entendez ? Encore un qui en est aussisûr que de savoir le temps qu’il fait en Chine.

La limonadière Rollin n’osa non plus affirmerpositivement que c’était le même homme barbu qui était venu chezelle se laver les mains le 5 juin.

Son ouvrière fût plus positive, sans cependantvouloir préciser. Aux yeux et au front, elle déclara qu’il luisemblait bien reconnaître l’homme dont la figure sinistre, entrevueà travers le vitrage de l’arrière-boutique, l’avait tantémue ; mais quand le magistrat lui demanda d’affirmer saconviction, elle répondit :

– Je ne puis dire que je suis certaine envoyant ce visage rasé.

Soufflard triomphait.

Le premier mouvement de tous ces témoins avaitété de reconnaître le prévenu, mais, au moment de préciser, lechangement de physionomie de Soufflard faisait hésiter leurconscience à donner une affirmation qui pouvait faire tomber latête de cet homme.

– Cela va bien, pensait le scélérat.

Un quatrième témoin se leva et vint l’examineren face pendant une minute.

– Où ai-je connu ce singe-là ? sedit Soufflard en fouillant dans ses souvenirs.

– Le reconnaissez-vous ? demanda lejuge, car seul vous l’avez pu voir barbu et rasé.

C’était le barbier de la rue des Carmes.

– Oui, je suis certain d’avoir rasé cettefigure-là.

– Le 5 juin ? insista lemagistrat.

Le barbier n’eut pas le temps de répondre.

Soufflard lui coupa la parole :

– Qu’est-ce qu’il peut dire, votrefrise-toupet ? qu’il m’a rasé ? Oui, c’est possible, quej’ai été chez lui. Est-ce que vous croyez que je me frotte la facesur les murs pour m’user le poil ? Il faut bien qu’on me rasetout comme un autre. Il a vu ma figure, mais quand ? Il a vutant de figures dans sa vie lui passer sous le nez que la miennepeut fort bien être du nombre ; mais je le défie d’osercertifier que c’est tel jour !… Ou alors, il n’auraitdonc jamais eu que moi pour client, et une seule fois ! Ce quilui aurait donné l’idée de remarquer ce jour extraordinaire… En cecas, je ne lui conseille pas de continuer son commerce, il ymangera ses bottes.

Cette observation, si grotesquement ditequ’elle fût, empêcha aussi le barbier d’affirmer la date du 5juin.

Soufflard reprit de plus belle :

– Voyez-vous, monsieur le juge, je vousle disais bien : tous vos témoins, de vrais propres àrien ! Des gens qui veulent faire de l’importance pour qu’onparle d’eux dans les journaux. Oh ! j’étais sûr que c’étaientdes menteurs… aussi je les ai laissé aller jusqu’au bout.Hein ! j’y ai mis assez de complaisance ?

Soufflard avait dit tout cela de la voixclaire et vibrante qui lui était habituelle.

Le juge quitta son siège.

– Soufflard, dit-il, puisque vous parlezde votre complaisance, nous voulons lui demander de faire encore uneffort.

À ces paroles, l’assassin eut le pressentimentqu’il allait courir un danger.

– Quel effort me demandez-vous ? ditSoufflard au juge.

– Oh ! bien petit ! celui denous dire simplement trois mots :

– Lesquels ?

– « Ferme la porte, »mais de cette même voix que vous aviez tout à l’heure enme parlant des témoins et de leurs dires.

Soufflard sentit le cœur lui battre, en mêmetemps qu’un tremblement imperceptible l’agitait. Mais son visageresta le même devant tous ces yeux qui l’observaient et, au milieudu silence général, il prononça :

– Ferme la porte.

À ces mots dits par l’assassin, unépouvantable cri se fit entendre dans l’autre chambre dont, nousl’avons annoncé, la porte de communication était restéeentr’ouverte.

Au cri d’épouvante qui, dans la pièce voisine,venait de répondre aux mots prononcés par lui, Soufflard se sentitpâlir et une effrayante vision, rapide comme l’éclair, fit passerdevant son imagination la silhouette de l’échafaud.

– Je suis nettoyé, se ditl’assassin ; la fille de la marchande était là… j’aurais dûm’en douter. Cette morveuse ne connaissait que ma voix, et,tonnerre ! il paraît qu’elle s’en est souvenue !

Depuis la mort de sa mère, la frêleorganisation de mademoiselle Élisa Renault, ébranlée par cettecatastrophe sanglante, l’obligeait à rester alitée. Ayant dit aujuge d’instruction en sa déposition qu’il n’y avait seulement quele son de sa voix qui pourrait lui faire reconnaître un desmeurtriers, le magistrat avait eu l’idée de tenter cette expériencequi exemptait la pauvre enfant de se trouver en présence d’un desassassins de sa mère. – C’est en entendant cette voix répéter lestrois seuls mots prononcés par Soufflard, quand elle l’avait croisédans l’escalier, que la jeune fille avait poussé le cri d’horreurqui venait de retentir dans l’appartement.

À ce signe révélateur, un profond silences’était fait parmi les assistants, qui ne quittaient pas l’assassindes yeux.

Le brigand voulut secouer la prostration qu’ilsentait l’envahir et n’avoir pas l’air de reconnaître que le cripouvait l’intéresser en rien.

– Ah ! dit-il, il paraît qu’il y alà un monsieur qui souffre des dents. Avec une goutte d’eau-de-vie,on calme ça.

Sans daigner plus s’occuper de lui, le juge setourna vers le commissaire en lui disant :

– Qu’on rattache cet homme et qu’onl’emmène.

Toute grande préoccupation d’esprit rend ceuxqui la subissent ou muets ou bavards.

Soufflard était des derniers.

– De quoi ! qu’on me ramène !C’est donc fini ? Eh bien, ne dirait-on pas que je suis unveau à deux têtes, qu’on va montrer pour un sou à tous lesimbéciles qui ont du temps à perdre. – Puisque ceux-ci ont vu mafigure et qu’ils ne l’ont pas reconnue, est-ce qu’on ne va pas melâcher ?

Sur un signe du juge d’instruction, Soufflardfut entraîné par les agents de police.

En descendant les escaliers pour regagner lefiacre, il continua ses plaintes :

– Vrai ! à voir quelle peine ils ontà relâcher un innocent, c’est à croire qu’on leur paye lescoupables à tant la douzaine et qu’ils ont intérêt à en trouverpartout.

Pendant les dix minutes que mit la voiture àfaire le trajet de la rue du Temple à la Force, Soufflard ne cessade vomir des injures contre les magistrats, la police et lestémoins unis, disait-il, pour le perdre.

Mais quand il se retrouva seul dans la cellulede la prison, son effronterie le quitta pour faire place à laterreur, et en songeant à ce cri qu’il avait entendu, il s’écriaavec rage :

– Satanée fille ! comme j’auraisbien fait de l’étrangler pendant que j’étais à l’ouvrage.

XXII

Une heure après, le geôlier entrait.

Il lui apportait son dîner.

– Ferez-vous votre cellule ? luidemanda-t-il. Si vous ne voulez pas prendre ce soin, il est permisaux prisonniers, en payant cinq sous par semaine, de laisser cettepeine à un des gamins prisonniers de la cour desmômes.

– Donnez-moi un gamin.

– C’est convenu. Pendant que je vousconduirai à la promenade, l’enfant viendra balayer la cellule etfaire le lit.

Après le dîner, le guichetier vint prendre leprisonnier qu’il conduisit à la cour qu’on appelait la Fosseaux lions. Pendant une heure, Soufflard se promena dans lacour déserte, escorté de son gardien, qui, le temps écoulé, leramena dans sa prison.

En son absence, on avait balayé la cellule etfait le lit, comme le gardien l’avait annoncé.

Quand le jour tomba, un autre guichetier, toutluisant d’huile, vint allumer la lanterne triangulaire placée auchevet de son lit.

L’énorme tension d’esprit déployée pendant laconfrontation par Soufflard, avait amené maintenant pour lui unabattement général des forces. Il songea à se coucher et se mit aulit ; mais en se glissant entre les draps grossiers, il sentitun petit corps rond lui frôler le corps.

C’était une minime boulette de mie depain.

Le prisonnier était trop au fait de tous lesmoyens de correspondance, employés par les détenus, pour ne pasdeviner que cette mie de pain devait contenir un billet.

Il l’ouvrit et en tira un mince morceau depapier sur lequel se lisait cette phrase dont nous conservons lelaconisme et le style : Gé pour tésigue dix tailbins malespour la défouraille de Lorcefée[26].

– C’est du moucheron, se dit toutaussitôt le prisonnier.

Sans se demander comment le moucheron pouvaitavoir une pareille somme à sa disposition, il chercha toute la nuitpar quels moyens il pourrait s’évader. Il chercha quels étaientceux qu’il aurait à corrompre.

Trois personnes seulement pénétraient dans lacellule des prisonniers au secret.

Le brigadier-gardien qui venait tous les soirsinspecter la cellule et faire sonner les barreaux de lafenêtre.

Soufflard ne s’arrêta pas à lui.

Dans sa promenade, il avait fait causer legeôlier habituel qui l’accompagnait. Le brave homme, ancienmilitaire, ne voyait rien de plus beau que son métier.

Restait le lampiste, pauvre diable qui, danssa vie entière, n’avait peut-être jamais eu cinquante francs à lafois.

Dès le lendemain, Soufflard se mit à l’œuvre.L’affaire était d’autant plus difficile à traiter que le lampistene venait tout au plus dans son cachot qu’une minute par jour, letemps d’allumer le soir la lanterne qu’il avait préparée le matinen l’absence du prisonnier à la promenade dans la Fosse auxlions. – De plus, le graisseux personnage était si bête qu’ilavait besoin d’un bien long temps avant de comprendre qu’on voulaitle corrompre.

Soufflard mit quinze jours à lui faire avouerque le rêve de sa vie était de s’établir épicier.

– Je n’aurai jamais le temps de délurercet idiot, se disait le prisonnier.

Ce temps, il l’eut pleinement.

Car le crime avait été commis le 5 juin, et,dans le mois de février suivant, l’instruction n’était pas encoreterminée. Il est vrai que les nombreuses arrestations que lajustice avait dû faire, au moment du crime, pour en trouver lesauteurs, l’avait mise sur la piste de cette bande de voleurs, tousaffiliés à Lesage et Soufflard, dont les déprédations troublaientdepuis longtemps la capitale.

Soufflard eut donc sept longs mois pourcorrompre le lampiste, qui finit enfin par comprendre. Les cinqmille francs qu’on lui promettait l’éblouirent et l’espérance de sevoir épicier lui donna de l’esprit. Tous les samedis, un garçon del’administration centrale des prisons apportait sur une petitecharrette à bras, à la Force, les provisions hebdomadaires d’huilepour le service. Le lampiste allait recevoir la barrique à la portede la rue Pavée, sur laquelle donnait la Cour des poules,ainsi désignée parce qu’on n’y rencontrait que les poules dudirecteur. L’arrivée du garçon de l’administration, qui finissaitsa tournée par la Force, avait ordinairement lieu entre six et septheures du soir, moment du repas des guichetiers. – Soufflard,travesti avec des habits que lui apporterait le lampiste, devaitsuivre ce dernier, auquel son service dans le bâtiment procuraittoutes les clefs de la prison. Ils descendraient ensemble dans laCour des poules, toujours déserte, et par la porte de larue Pavée, Soufflard s’échapperait aussitôt que l’homme à lacharrette se serait éloigné.

Pendant les longs mois qu’il fallut employer àcorrompre le lampiste, Soufflard avait vu plusieurs fois lemoucheron qui, devant nettoyer la cellule pendant la promenade duprisonnier, avait fait traîner son ouvrage pour se trouver surprispar le retour du prisonnier et de son gardien.

Sa lenteur avait toujours été punie d’ungrandissime coup de pied en certain endroit :

– Comment ! encore toi ici,galopin ! s’écriait le gardien ; je t’ai répété vingtfois que tu devais avoir disparu avant le retour du prisonnier.

– Oh ! là ! là ! criait legamin, le jour où vous aurez de la fortune, prévenez-moi,j’entrerai à votre service.

Le moucheron, en même temps, guettait dans lesyeux de Soufflard un signe qui l’avertît que l’évasion était enbonne voie.

Huit jours après la première boulette, il enavait glissé une seconde contenant un billet dont nous traduisonsl’argot : « Au secret on n’a ni plume ni papier ;grave le jour convenu sur le mur et je mettrai la veille l’argentdans le lit. »

Depuis six mois, le moucheron examinait chaquejour avec soin, mais inutilement, le mur de la cellule.

Enfin il lut un beau matin :

Samedi 4 mars.

– Bon, se dit le gamin, dans troisjours ! vendredi, je lui mettrai l’argent dans ses draps.

XXIII

Le jeudi matin, avant-veille de l’évasionprojetée, le gardien vint chercher Soufflard pour la promenade aupréau.

Quand ils remontèrent, ils virent le brigadiersurveillant ses aides, qui installaient un second lit dans lacellule.

– Ah ! Soufflard, dit-il, j’ai unebonne nouvelle à vous donner. L’instruction de votre affaire étantterminée, votre secret se trouve à peu près levé, et vous aurez àl’avenir un compagnon de cellule.

Le prisonnier retint un mouvement de rage.

Ce nouveau venu allait tout compromettre, carle lampiste ne consentirait pas à faire évader deux personnes.

– Allons, dit le brigadier, je vais vousenvoyer votre compagnon dont on dresse en ce moment l’écrou augreffe.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit.

Un individu entra dans la cellule.

C’était Micaud ! !

À la vue de Micaud, son dénonciateur, dont laprésence devait faire manquer son évasion, Soufflard fût pris d’unaccès de fureur insensée.

Il se précipita sur lui et le prit à la gorgeafin de l’étrangler. Heureusement pour Micaud, les gardiensn’étaient pas encore assez loin pour ne pas entendre le cri dedétresse qu’il poussa. On accourut aussitôt à son secours et on ledélivra des mains de Soufflard qui, écumant de colère, se débattaitcontre ses gardiens, faute grave qui entraînait le cachot.

Ordre de l’y mener fut donné par lebrigadier :

– Merci ! s’écria celui-ci, en voilàun qui est né pour la société. Après six mois d’isolement, quand onlui donne un compagnon, il le traite de la belle manière.

Le séjour du cachot calma la fureur deSoufflard.

– Tant mieux ! se dit-il, aprèsquelques jours passés ici, on me remettra en cellule et on éviterade me placer avec Micaud. Si je ne m’évade pas samedi prochain, cesera partie remise pour le samedi suivant. Attendons.

Depuis si longtemps que durait l’instruction,le meurtrier ne songeait plus que pouvait venir l’heure dujugement.

Du vendredi au mardi, il patienta. Seulementle samedi, en entendant sonner neuf heures du soir à l’horloge dela prison, il s’était dit :

– Sans cette canaille de Micaud, jeserais maintenant en train de filer.

Le mercredi d’après, au matin, un bruit de pasretentit dans l’escalier qui descendait au cachot :

– Ah ! se dit-il, voilà qu’on vientme chercher pour me remettre en cellule. Dans trois jours je serailibre.

La porte fut ouverte par le brigadier-chef,suivi de deux gardiens.

– Venez ! lui dit-on.

Soufflard les suivit empressé.

Mais, en haut de l’escalier, il remarqua avecétonnement qu’on ne tournait pas du côté des secrets.Immédiatement l’inquiétude le prit.

Arrivé dans la cour neuve, Soufflard pâlittout à coup à la vue d’une de ces voitures longues, servant autransport des prisonniers, qu’on appelait alors le panier àsalade.

– Montez, dit le gardien-chef en luiouvrant la porte placée à l’arrière.

– Où me conduit-on ? demandaSoufflard quand il fut en place.

– Parbleu ! mon garçon, répliqua lebrigadier, aviez-vous donc cru qu’on vous laisserait ici mourird’ennui ? C’est après-demain que vous passez en jugement, celavous donnera un peu de distraction.

À cette nouvelle, Soufflard, atterré,s’affaissa sur son banc. Son espoir d’évasion faisait tout à coupplace à l’affreuse réalité. On allait le mener au Dépôt, d’où ilsavait qu’on ne peut plus fuir, et, dans trois jours, la justicelui demanderait compte du sang versé.

Vingt minutes après, il était enfermé à laConciergerie dont il ne devait plus sortir que pour paraître devantses juges.

En même temps que Soufflard, on avait extraitdes diverses prisons, pour les amener au Dépôt, tous les autresinculpés.

Ils étaient au nombre de treize.

M. Henri Fouquier, le continuateurémérite de l’Annuaire de Lesur, en parlant de cette cause,nous apprend que le nombre des individus inculpés avait été d’abordde quarante-six.

Après une longue instruction, le 26 novembre,la chambre du conseil avait déclaré :

« 1°Qu’il n’y avait aucunecharge contre trente inculpés, parmi lesquels un Soumagnac,dit Magny (ce dernier était le célèbre Pied-Noir ; lechef de la bande des Habits-Noirs, prise plustard) ;

2°Qu’il n’y avait pas chargessuffisantes contre Champenois, femme Bicherelle, fille Dosion,Lemeunier et femme Lemeunier ;

3°Qu’il y avait charges suffisantes :contre Louis-Simon LESAGE, dit le Vieillard, âgé detrente-huit ans, et contre Jean-Victor SOUFFLARD, ditFrotté, dit Gaillard, ditAlliette-Victor,âgé de trente-trois ans, ébéniste, accusésd’avoir commis le crime d’assassinat et de vol sur la personne dela femme Renault ;

» Contre Jeanne Lesage, veuve VOLLARD,âgée de quarante-deux ans, journalière ; et contre EugénieALLIETTE, dite Eugénie Villers, âgée de vingt-quatre ans,brodeuse, accusées de s’être rendues leurs complices ;

» Contre Alphonse-André MICAUD, âgé devingt-six ans, commis voyageur, accusé de s’être rendu complice duvol commis par Soufflard et Lesage.

» En conséquence, Lesage, Soufflard,Micaud, la femme Vollard et la fille Alliette étaient envoyés parla chambre des mises en accusation devant le tribunal.

» À l’acte d’accusation d’assassinat,l’instruction avait joint celui d’accusation de quatorze volscommis avec circonstances aggravantes, à diverses époques, par lesaccusés d’assassinat et par huit autres individus, les nommésLeviel, Bicherelle, Paulier, Guérard, Lemeunier, Calmel, Marchal etla femme Hardel. »

En tout, treize accusés, comme nous l’avonsdit.

Ce fut le 8 mars 1839 que s’ouvrirent enfinles débats sur cette affaire qui, depuis neuf mois, tenaitl’attention publique en éveil.

XXIV

À la Conciergerie, on lève le secret de ceuxqui vont paraître en cour d’assises, et on les laisse libres de sepromener dans le préau.

Lesage et Soufflard s’étaient donc retrouvésaprès une séparation de neuf mois.

– Dis donc, vieux, fit Lesage, nous voilàbientôt sur la planche à pain[27].

– Avec une rude fièvrecérébrale[28], répliqua Soufflard.

Mais les deux assassins n’avaient plus leureffronterie habituelle. Ils subissaient cette anxiété poignantequi, à l’approche du jugement, s’empare des plus endurcis.

Dévorés par l’inquiétude et l’incessantepensée de leur défense, absorbés dans la lecture de l’acted’accusation qui leur avait été remis au greffe, ils ne songeaientplus à se venger de Micaud, qui, lui aussi, errait dans le préau enévitant le voisinage de ses deux terribles compagnons.

Le matin du 8 mars, à mesure que le moment deparaître devant le tribunal approchait, les deux meurtriersdevenaient plus silencieux et plus blêmes.

Enfin l’heure sonna.

Comme nous ne savons pas par expérience lesdétails qui vont suivre, il nous a fallu les emprunter à uneautorité compétente. Un ancien détenu, dans un livre publié sur lesprisons de Paris, en 1838, a dépeint le départ des prisonniers pourla cour d’assises.

Chaque matin, vers dix heures, une sonnettecriarde s’agite dans l’un des corridors de la prison ; en mêmetemps un gardien paraît sur le préau et crie de toutes sesforces :

– Les hommes pour les assises, allonsvite, dépêchons-nous.

Et les hommes pour les assises se présentent,le visage pâle, le regard hébété et le frisson aux membres.

Cela fait peine.

On les fouille d’abord, à la porte, duguichet. Ensuite on les remet entre les mains des gendarmes. Alors,accusés et gendarmes s’engagent dans une galerie qui, sans êtresouterraine, est obscure et humide. Ils font quelques pas en avant,et trouvent à droite une porte en fer très épais, haute de troispieds au plus. Ils se courbent, comme on fait à l’entrée d’unegrotte, passent et se redressent dans une petite cour carrée, oùl’herbe pousse entre les pavés. Ils traversent la petite cour etdisparaissent par un escalier large en bas, mais qui va en serétrécissant, à mesure qu’il tourne sur lui-même.

Tout en haut de l’escalier, c’estl’antichambre du prétoire, un cabinet long, avec deux ou troisbancs et une fenêtre qui donne sur la cour du dépôt de lapréfecture de police.

Les gendarmes font asseoir les accusés, etpendant que les militaires causent entre eux, les accusés restentpensifs, sous le coup de la poignante émotion qui les tient.

Onze heures sonnent.

Les accusés sont introduits dans une piècecarrée au milieu de laquelle se trouve une grande table, recouverted’un tapis vert et portant une urne.

Dans cette chambre, les accusés trouvent leursavocats qui les attendent.

Autour de la table, se tiennent debout :le président, l’avocat général et le groupe de ceux parmi lesquelson va élire les douze membres du jury. Le président prend l’urne àdeux mains et la secoue. En même temps il annonce le tirage au sortde MM. les jurés.

À chaque nom qui tombe, le défenseur récuse ouaccepte les jurés, sans donner aucuns motifs. Il peut en récuserhuit. Le ministère public a, de son côté, le même droit.

Cela fait, les accusés retournent dans lecabinet d’attente avec leurs inséparables gendarmes. Un quartd’heure se passe, après quoi on vient les chercher pour leur faireprendre place sur les bancs de la Cour d’assises, dans l’ordre queleur assigne la gravité de l’accusation.

Les accusés ont à peine eu le temps de jeterun coup d’œil rapide sur la foule, que la voix d’un huissierretentit :

– La Cour, dit-il.

Aussitôt la foule se découvre et, dès que laCour est entrée, les gendarmes font asseoir les accusés quis’étaient tenus debout devant leur place.

 

À l’audience du 8 mars 1839, suivant leurdegré de culpabilité, les accusés étaient assis dans l’ordresuivant : Soufflard, Lesage, Micaud, la Vollard etAlliette.

Tous les autres, simplement accusés de vol,étaient assis sur les bancs placés derrière les principauxcoupables.

À l’annonce de l’huissier, la Cour entra.

Le siège du ministère public était occupé parM. Franck-Carré, procureur général, assisté de M. Boucly,qui, ayant dirigé l’instruction, tenait à prendre la parole.

Les avocats des cinq principaux accusésétaient :

Pour Soufflard, MeNogent-Saint-Laurens ;

Pour Lesage, Me Comte ;

Pour Micaud, Me Porte ;

Pour la Vollard, Me Duezjeune ;

Pour Alliette, Me Rivolet.

Soufflard était pâle ; ses yeux, qu’ilpromenait sur la foule, étaient mobiles et inquiets, et son visagecherchait à exprimer une sorte de douceur pour cacher sa férocité.Dans sa prison, il avait laissé pousser ses moustaches, qu’ilportait longues et épaisses.

La contenance de Lesage était gauche ettremblante. Dompté par l’émotion, il ne faisait aucun effort pourdissimuler sa physionomie sinistre.

La femme Vollard était hideuse de cynisme etde costume.

Se faisant petit et humble, Micaud se tenaitla tête baissée, cachant au public sa tête de fouine.

Alliette, pâlie par la prison et parl’inquiétude, était toujours séduisante et belle. Ses splendidescheveux blonds s’échappaient en magnifiques touffes d’un bonnetblanc à rubans bleus, et une robe de couleur grise dessinait biensa taille et sa poitrine.

Pendant la lecture de l’acte d’accusation,Soufflard avait tiré son mouchoir et le tenait devant sa bouche,qui mordait la toile.

Il garda cette attitude pendant toute la duréedes débats.

Après l’acte d’accusation, on passa d’abordaux débats sur les vols commis par toute la bande d’Alliette.

Nous avons cité, en commençant ce récit, lesprincipaux vols commis par la troupe. Nos lecteurs doivent serappeler qu’ils furent énumérés par Micaud au moment du duel dansla cave.

À propos du vol de 2,500 francs exécuté ruedes Boulangers, chez le peintre M. Lamotte, l’audience futégayée par la déposition du sieur Gautier, quincaillier, qui vintrévéler à quel usage les accusés avaient employé l’argent duvol.

« Messieurs, je me trouvais un soir dansle café du sieur Mouton, où étaient attablés trois hommes et troisfemmes qui se livraient à des libations copieuses et qui, si jepuis le dire, profanaient l’or et l’argent.Parmi lesfemmes, il s’en trouvait une que je reconnus pour une marchande depommes. J’étais à peine entré qu’elle m’apostropha en medisant : « Tiens, mon ancienne pratique ; je ne vousvends donc plus rien ? – Ces petits achats-là, lui dis-je, neme regardent pas. »

» Il y avait aussi là une mauvaise femmequ’on appelait la Mauricaude. Le café présentait unpêle-mêle tout à fait dégoûtant. La femme Hardel était ivre-morteet étendue sur un banc. Leviel criait tout haut, du ton canailled’un homme qui a bu (le témoin cherche à imiter la voix deLeviel) : « Moi, je m’appelle Charles Leviel, j’aibeaucoup de mobilier… Moi, j’ai de l’argent de quoi meubler quatrecafés comme ça. »

» Puis, se tournant vers la fille Hardel,qui ne bougeait pas de dessus la banquette, il continuait :« Vous voyez bien, cette voirie-là, cette laide-là,elle a cependant plus de 600 francs sur elle. » Ce disant, ilfouilla dans la poche de cette femme, et fit, voir à sespartenaires, à quelques fractions près, ce qu’elle avait d’argent.Mouton fit ensuite la remarque que cette fille avait desvaleurs, des valenciennes, etc. Voyant l’argent étalé surla table, lesdits partenaires se disaient avec étonnement :« C’est pourtant vrai. »

» Il était une heure et un quart quandles hommes prirent le parti de s’en aller, sans s’embarrasser de lafemme. Réfléchissant qu’ils la laissaient dans une positionvraiment inconvenante, je me mis en devoir de courir après eux. Jeleur dis : « Vous vous intéressez à cette femme… c’estvotre cousine (ils me l’avaient dit), il ne faut pas la laisserlà : c’est immoral. »

» Comme ils rentraient au café, passaitun fiacre.

» – Cocher, où allez-vous ?

» – Quai de Grève, conduirequelqu’un.

» – Revenez, mon ami, on vous attend, etl’on vous payera pour faire une course.

» Il revint, en effet, et noustransportâmes la femme dans le fiacre, où on la déposa dans uneposition tout à fait dépravée.

» – Où veux-tu aller ? lui crièrentles autres à diverses reprises.

» – Au Gros-Caillou, dit-elle.

» Je monte réfléchissant à ma situationqui devenait tant soit peu difficile. J’étais en route pour leGros-Caillou, à une heure et demie, avec des gens que je neconnaissais pas. Enfin la voiture s’arrête, je descends pour aiderla femme. J’étais à peine à terre, un peu suffoqué, car tout ça metournait sur le cœur, que l’un des hommes dit au cocher :« Je te paye, va où je t’ai dit. » Je n’en voulais pas aucocher, vu que ce n’était pas sa faute, mais je n’étais pas tropcontent de me trouver, à pareille heure, tout seul auGros-Caillou. »

Le témoin regagne sa place d’un pasmajestueux.

Quand le président demanda à la fille Hardelpourquoi elle avait toutes ces bagues aux doigts et cet or dans sespoches, elle répondit :

– L’or provenait d’un cheval que j’avaisvendu.

– Comment aviez-vous un cheval ?

– Je l’avais trouvé dans la rue.

– Expliquez la possession de vosbagues.

– Je les avais gagnées par montravail.

Les révélations faites par Micaud étaient siprécises que, malgré toutes les dénégations des voleurs, la véritéapparaissait claire et sans réplique.

Calmel, le beau parleur de la troupe, essayaseul de protester, en se plaignant des perpétuelleserreurs dont la justice le rendait victime.

Il se leva, la main sur le cœur :

– Oui, s’écria-t-il, je suis encore aussiinnocent comme lorsque j’ai été condamné à vingt ans de travauxforcés. Micaud m’accuse, et il parle de religion. Qu’il écoute saconscience ; elle lui dit que je ne suis pas coupable… Unepeine méritée, on doit raser l’homme. Mais la mort seraitmoindre que les vingt ans auxquels j’ai été condamnéinjustement.

Ceci dit, Calmel reprend sa place avec un airde victime résignée.

L’interrogatoire et les dépositions sur lesvols durèrent deux jours.

XXV

Ce ne fut qu’à la troisième audience qu’onprocéda à l’interrogatoire des accusés pour le crimed’assassinat.

M. le président. – AccuséSoufflard, lorsque vous avez été libéré, vous êtes venu à Paris,bien qu’une autre résidence vous eût été assignée. Quellesressources aviez-vous pour subvenir à vos besoins ?

R. J’avais deux mille six cents francs à moien sortant du bagne.

D. Les renseignements transmis démontrentqu’au lieu de deux mille six cents francs que vous annoncez, vousn’aviez alors que dix-neuf francs trente-cinq centimes. C’est unpeu plus vraisemblable. Comment voudriez-vous faire croire qu’unforçat, dont le temps est consacré à des travaux obligés, ait puamasser une pareille somme.

R. Je vais vous dire monsieur leprésident : j’avais une place dans la salle des modèles qui merapportait beaucoup d’argent.

D. Vous mentez. À votre arrivée à Paris, c’estMicaud qui vous a procuré des vêtements. Pourquoi aviez-vousplusieurs logements et plusieurs mobiliers sous de fauxnoms ?

R. C’est que je devais plus que le mobilier nevalait, et je n’avais rien de mieux à faire que de le laisser.

D. C’était le vol qui vous procurait desressources et qui nécessitait ces précautions. On vous entendaittoujours limer chez vous.

R. Je nettoyais mes meubles.

D. Ce n’était jamais que la nuit que voustravailliez. Vous faisiez des fausses clefs. On en a trouvé unpaquet chez vous, au moment de votre arrestation.

R. Je les ai ramassées sur la place Scipion,dans les démolitions. Je les ai emportées pour savoir ce quec’était et pour les vendre.

D. Que pouviez-vous retirer de faussesclefs.

R. C’était un échantillon que j’emportais pourvendre le tout (on rit).

D. Il paraît que, d’habitude, vous en avezbeaucoup ? Vous savez que Micaud vous dénonceformellement.

R. Oui, monsieur, mais c’est un mensonge.

 

Si, pendant ces divers interrogatoires, unobservateur eût suivi les regards en dessous que la belle Alliettejetait vers certain coin de la salle, il eût trouvé dans ce coin-làle pauvre l’Écureuil qui, depuis trois jours, suivait avec anxiététoutes les dépositions qui pouvaient compromettre sa blondeaimée.

Les précédentes audiences n’avaient pour ainsidire fait qu’éveiller la curiosité publique. À mesure que lesdébats s’avançaient, le président était accablé de demandes debillets pour les places réservées. Au nombre des privilégiésqui s’entassaient sur les bancs placés devant le jury, onpouvait distinguer mademoiselle Plessy, de la Comédie-Française, etMM. Lablache, Rubini, Victor Hugo, Frédéric Soulié, DurandBrager et Eugène Sue, qui venait sans doute là étudier lespersonnages futurs de ses Mystères de Paris.

À la quatrième audience, l’attitude desaccusés était toujours la même, et, le mouchoir sur la bouche,Soufflard suivait impassible toutes les phases du procès quimenaçait sa tête.

On commença l’interrogatoire de soncomplice.

M. le président, à Lesage. –Votre idée de venir à Paris, en sortant du bagne, ne cachait-ellepas le projet d’y commettre des crimes ?

R. J’avais l’intention de travailler.

D. Ce qui semblerait prouver que vous aviezune autre résolution, ce sont les propos tenus par vous enprison : « Il me faut de l’argent à tout prix : j’aiune escarpe à faire. » Dans l’instruction, vous avezavoué avoir parlé d’une affaire de carouble, c’est-à-dired’un vol avec fausses clefs.

Lesage, en riant. – D’un vol !ah oui, à la bonne heure !

D. Il paraîtrait que vous auriez en sortant deprison tenu des propos plus significatifs encore ; vous auriezdit : « Je suis arrivé à jouer le grandjeu ; j’ai besoin de Soufflard… Pour 5 fr., je tueraisbien quelqu’un. »

B. C’est un coup de police ; je n’aijamais dit ça.

D. Pourquoi, si vous n’étiez pas coupable,avez-vous pris la fuite et vous êtes-vous caché ?

R. On m’a dit : Voilà la rousse.Je ne me suis pas ensauvé, seulement je me suis en allé.(Malgré la gravité du moment, cette réplique fait rire.) Je n’avaisrien à me reprocher, rien à craindre ; mais enfin, on mesoupçonnait d’avoir fait une affaire. Si j’avais craintquelque chose, j’aurais voyagé et je ne serais pas resté à Parisdans la gueule du loup.

D. Mais si vous n’avez pas assassiné,dites-nous où vous étiez à l’heure du crime ?

R. J’ai déjà répondu qu’à ce moment-là jemontais sur les tours Notre-Dame. C’est le gardien qui m’aouvert ; il y avait là deux enfants qui mangeaient unesoupe.

D. C’est ce que vous avez prétendu dans uninterrogatoire, mais l’instruction a relevé que, ce jour-là, leservice des tours était fait par deux femmes.

R. (vivement) : Ne dirait-on pas quevotre instruction ne peut pas se tromper ? Quant à moi, elleest toujours dans le faux.

On passe à l’interrogatoire de Micaud.

M. le président. – Micaud, vousn’êtes pas accusé d’avoir pris part à l’assassinat de la femmeRenault, mais vous êtes accusé d’avoir donné des indications pourcommettre le vol projeté. Convenez-vous de ce fait ?… (Micaudhésite à répondre.) Voyons, parlez, il faut vous expliquer.

Micaud. – Non, monsieur.

D. Mais vous avez avoué dans l’instructionvotre visite, le matin, avec Lesage, chez la femme Renault. Si tousces faits ne sont pas vrais, pourquoi les avez-vousdéclarés ?

Micaud jette des regards craintifs sur sescomplices, et ne répond pas.

D. Comment, si vous n’avez pas été chez lafemme Renault, auriez-vous pu indiquer, aussi bien que vous l’avezfait, les êtres de la maison ?

R. Je n’ai rien à dire.

D. N’est-ce pas vous qui avez écrit à lajustice une lettre dans laquelle Soufflard est désigné comme l’undes assassins de la rue du Temple ?

R. Ce n’est pas moi.

D. L’expert a reconnu cependant entre votreécriture et celle de la lettre une grande similitude.

R. Je le nie.

Après la lecture de son interrogatoire, relevépar l’instruction, Micaud finit par avouer qu’il est allé le matindu crime chez la marchande Renault.

D. Micaud, vous avez parlé de l’assassinat àla fille Ramelet ; vous lui en avez raconté les détails. Vousavez dit que vous n’aviez pas voulu être de l’affaire, parce que ladame Renault était trop douce à parler. Vous avez racontéqu’on l’avait fait monter sur une chaise pour prendre descouvertures, et qu’alors on s’était jeté sur elle, par derrière, etqu’on l’avait assassinée.

Micaud. Je n’ai pas parlé du fait,parce que, voyez-vous, je ne le crois pas possible. L’assassinat…non. Je n’y crois pas.

M. le président. – Il n’estcependant que trop réel.

Micaud. – Je veux bien… mais vousdirez tout ce que vous voudrez je n’y peux pas croire.

M. le procureur général. –Ainsi, Micaud, voilà que vous niez tout… Vous êtes en contradictionavec les déclarations que vous avez faites dans l’instruction et àcette audience. Vous êtes convenu que vous aviez été, avantl’assassinat, dans la maison de la dame Renault. Réfléchissez à vosdénégations. Voyons, y avez-vous été ?

Micaud, très vite. – Eh bien !oui, j’y suis allé.

On passe à l’interrogatoire de la femmeVollard.

D. Vous connaissiez Soufflard ?

R. Moi, je n’ai jamais vu aucun de tous cesgens-là, Dieu merci !

D. Vous connaissiez au moins votre frèreLesage ?

R. Voilà plus de dix ans que nous ne noussommes rencontrés. Ah ! c’est du joli d’arrêter une pauvrefemme parce qu’elle a un frère qui a mal tourné.

La femme Vollard persiste à ne reconnaîtrepersonne ; on a beau l’interroger, elle ne sait rien ;elle n’a jamais entendu parler de rien. Seulement, quand on luidemande si elle connaît le dénonciateur Micaud, pour se venger ellerépond :

– Oui, celui-là, oui, cent fois oui. Toutle monde me le montrait en disant que c’était un grand voleur,capable de faire guillotiner son père par ses mensonges.

D. Rasseyez-vous.

R. Est-ce qu’on ne va pas me laisser m’enaller, maintenant que j’ai témoigné ? C’est uneinfamie d’arracher une mère à son enfant.

D. Nous devons vous avertir que votre fils,dont on est parvenu à constater l’identité, a été dernièrementcondamné, en police correctionnelle, à rester enfermé dans unemaison de correction jusqu’à sa majorité.

R. Ah ! Jésus ! encore une victimede leur fameuse justice.

Elle se remet sur son siège en feignant depleurer.

Le président. – Alliette,levez-vous.

Malgré tout le repentir qu’elle pouvait avoirde sa conduite passée, Alliette ne voulait pas faire desrévélations qui devaient compromettre ceux qui avaient été sescompagnons.

Elle prit le parti de tout nier.

Quand on lui demanda comment, vivant avecMicaud, elle s’était expliqué les ressources de celui-ci, ellerépondit que Micaud se donnait comme commis voyageur enporcelaine ; qu’il prétendait toucher de fortes ressourcespour ce commerce et surtout qu’il gagnait beaucoup d’argent aubillard, jeu auquel il était très fort.

D. Passons à Soufflard. Vous saviez fort bienqu’il ne pouvait avoir d’argent.

R. Pardon. Soufflard me disait avoir fait deséconomies par son travail au bagne. Nous devions prendre ensembleun fonds de liqueurs.

D. Expliquez comment vous vous trouviez, aprèsle crime, être en possession des pièces d’or avec lesquelles vousavez dégagé des effets du Mont-de-Piété.

R. (avec hésitation). J’ai rencontré dans larue un monsieur qui, me trouvant jolie, m’a offert un sac debonbons auxquels il avait mêlé quelques pièces d’or.

Après ces interrogatoires, qui se résument ennégations de la part des accusés, on passe à l’audition destémoins.

Le premier qui se présente est Emmanuel Lévy,l’agent auxiliaire de l’Écureuil, voleur libéré qui, nous l’avonsdit, par ses services rendus méritait l’indulgence de la police. –Il raconte avoir rencontré Lesage au moment où celui-ci venait desortir de la préfecture et que, dans un cabaret où ils allèrentboire, celui-ci a avoué qu’il était dans une telle débine que, pourcent sous, il assassinerait. Il répétait toujours qu’il lui fallaitun homme bien décidé pour l’aider dans l’affaire.

En entendant cette déposition, Lesage feintd’éclater de rire et s’écrie en haussant les épaules :

– Ah ! je vous en prie, ne vousmettez donc pas à écouter des gueux comme ça ! Et vous allezcroire ce que vous raconte un tel particulier ! Cet homme-là,il est comme moi, flétri. C’est un conte qu’il fait pouréduire la justice en erreur. C’est coup montépour avoir son séjour. Pas mal comme ça ! Connu cescouleurs-là ! Il a dit : je l’aurai, et ça ne lui a pasmanqué. Il voulait, au contraire, me donner une fausse clef, je luidis : « Garde ta clef ; tu sais bien que je nefais plus dans ce genre. J’ai un autre truc moinschaud que le caroublage. J’escroque lesmilitaires ; c’est plus sûr et moins trompeur ; assez depré comme ça. »

Et Lesage ajouta en souriant :

– On est voleur, monsieur le président,mais pas assassin.

Lévy. – Je ne crains pas tout ce quemonsieur Lesage peut dire. Je n’ai plus, Dieu merci, rienà démêler avec la justice. Si j’ai le congé[29] de rester à Paris, c’est que j’ai deuxans de travail et de bonne conduite, et que je soutiens mamère.

Lesage, souriant. – Sa mère, dequoi ? Honnête homme comme moi, qui a fauché le pré avecles camarades[30].

L’audience est suspendue.

À la reprise, on appelle à la barre le témoinl’Écureuil.

La déposition de l’Écureuil fut habile en cequ’elle n’incrimina pas Alliette. Il attesta avoir entendu Lesagedire, dans le cabaret, qu’il tuerait un homme pour cent sous. Ilraconta sa perquisition chez la Vollard où il avait trouvé lareconnaissance du Mont-de-Piété de la redingote. (Cette redingotese trouvait en ce moment sur la table des pièces à conviction.)L’agent termina sa déposition par le récit de l’arrestation deSoufflard.

L’Écureuil ne s’écarta pas un seul instant dela vérité, seulement au lieu de faire parade de ses exploits, cequi aurait pu compromettre la belle blonde, il se borna simplementà répondre aux questions qu’on lui adressait.

Aussi quand le président lui demanda s’ilcroyait Alliette complice du meurtre, le policier s’écriavivement :

– Je suis convaincu que non.

On entendit ensuite MM. Olivier, Barruelet Chevalier, experts nommés pour examiner la redingoteensanglantée, qui attestèrent que, malgré les précautions prisespour faire disparaître les traces, les revers avaient été couvertsde sang.

– Mais ce n’est pas la redingote que j’aiengagée, cria la Vollard, le Mont-de-Piété me l’a changée.

– Alors vous niez avoir reçu ce vêtementde Soufflard ?

– J’ai déjà dit vingt fois que je n’avaispas l’honneurde connaître M. Soufflard avant lamalheureuse affaire qui nous rassemble, répondit la mégère.

– Tout ça, c’est des coups de police,répétait Lesage à tout ce qu’il entendait dire.

Depuis quatre jours que durait le procès,l’attitude des deux principaux accusés n’avait pas varié. Ilsniaient tout et paraissaient pleins d’assurance.

Leur calme se démentit un peu quand leprésident ordonna de faire revêtir à Lesage et Soufflard les deuxredingotes, prises sur la table des pièces à conviction, qu’onsupposait avoir été portées par eux le jour du crime ; on lesfit ensuite coiffer d’un chapeau.

En mettant sa redingote Soufflard eut l’aplombde s’écrier tout haut, en ricanant :

– On jurerait qu’elle a été faite pourmoi.

Le tribunal allait passer aux confrontationsdestinées à éclairer le jury.

Ainsi costumés les deux accusés furentaussitôt présentés aux époux Toussaint, les portiers de la rue duTemple, qui reconnurent positivement Soufflard, mais n’osèrentaffirmer pour Lesage.

– Voilà les deux premiers témoins un peuhonnêtes s’écria ce dernier. Je savais bien que la vérité se feraitjour.

L’huissier appela ensuite mademoiselle ÉlisaRenault.

Au nom de la fille de la victime, unrespectueux silence se fit dans l’auditoire.

Il fallut attendre un assez long temps, car lajeune fille, au moment d’entrer, avait été tellement émue qu’elles’était évanouie. Pâle et vêtue de noir, elle apparut enfin,soutenue par une jeune parente. À son arrivée, Soufflard avaitbaissé les yeux ; Lesage, au contraire, affectant le calme, lacouvait du regard.

Peut-être le gredin regrettait-il de n’avoirpas aussi tué ce témoin dont la déposition allait le perdre.

En arrivant au pied du tribunal, la jeunefille n’avait pas vu les accusés auxquels elle tournait le dospendant les premières réponses qu’elle fit aux questionsposées.

Vint le moment où le président luidit :

– Retournez-vous, mademoiselle, regardezces deux hommes. Les reconnaissez-vous ?

Alors elle se retourna.

À la vue des deux assassins, une épouvantablefrayeur saisit l’enfant qui tomba dans une crise nerveuse. Lesmédecins experts la firent revenir à elle au bout de quelquesminutes pendant lesquelles une vive anxiété s’était emparée du juryet des assistants.

Des cinq principaux accusés, seule, Allietteétait réellement émue : de grosses larmes coulaient de sesyeux en voyant cette jeune fille dont elle n’avait pu sauver lamère.

La Vollard murmura hypocritement :

– Pauvre petite ! elle a sans doutecette maladie-là de naissance.

Enfin l’enfant avait repris connaissance.Encore tout agitée d’un tremblement nerveux, elle fit le récit dela terrible scène de l’escalier.

Le président lui montra Lesage.

– Oui, oui, s’écria l’enfant, c’est bienlui qui se présentait de face après avoir fermé la porte.

Lesage ne put trouver un mot à répondre. Unrapide tressaillement plissa son visage, mais ses yeux restèrentfixés sur l’enfant. Le frémissement des lèvres indiquait seul larage qu’il voulait comprimer.

L’auditoire était sous le coup d’une indicibleémotion.

La voix du président se fitentendre :

– Soufflard, levez-vous.

Le bandit se dressa d’une seule pièce, etpantelant.

Il était comme fasciné par la vue de cettejeune fille.

– Je le reconnais à sa tournure, balbutial’enfant effrayée à l’aspect de ce visage blême et sinistre.

– Soufflard, dites encore :Ferme la porte, ordonna le président.

– Ferme la porte, répéta Soufflardcherchant en vain à déguiser sa voix.

En entendant ces trois mots, la jeune fillen’eut que le temps de dire : « C’est lui. » Et ellefut prise d’une nouvelle crise nerveuse.

On l’emporta dans une salle voisine.

Soufflard était retombé brisé par l’émotionsur le banc.

– De l’atout[31],mon vieux, lui souffla Lesage.

À cet appel, Soufflard se redressa et repritsa position habituelle, la bouche sur le mouchoir que tenait samain appuyée sur la barre placée devant lui.

À partir de ce moment, l’opinion du jury étaità peu près faite.

Les confrontations se succédèrent.

Mademoiselle Saulieux, l’ouvrière du caféRollin, reconnut Lesage : « Seulement il était pluspâle », dit-elle.

– Pourquoi pas dire tout de suite quej’avais du plâtre sur la figure. Le témoin me prend sans doute pourun maçon de sa connaissance, répliqua Lesage.

Madame Rollin le reconnut aussi.

– Deux têtes dans le même bonnet. –J’aurais été fort étonné si elle n’avait pas dit comme sonouvrière. C’est une femme qui tient à faire croire qu’il va dumonde dans son mauvais cafetiot, ajouta encorel’accusé.

Mademoiselle Bourgeois, marchande auTemple, voisine de la boutique des Renault, déclare que, le 5 juin,elle a vu entrer dans la maison, trois personnes parmi lesquellesse trouvait Lesage.

Madame Barberet, la propriétaire durestaurant de la rue Saint-André-des-Arts, dépose qu’elle a servi,le 5 juin, à déjeuner à deux hommes et deux femmes, dont l’une ensabots et grossièrement mise, et l’autre en robe de soie noire.Elle reconnaît positivement Lesage, Micaud, la Vollard etAlliette.

Soufflard se levant : Mais moi, mereconnaissez-vous aussi ?

Le témoin. Nullement.

Il reprend sa place tout triomphant.

Sauf le concierge Poittevin, aucun n’avaitencore positivement reconnu le visage de Soufflard. Il se figuraitavoir beau jeu de la déposition d’Élisa qui ne pouvait invoquer quele son de voix, et il croyait sa position meilleure que celle deLesage.

Les dépositions durèrent encore deuxaudiences.

Ce fut le neuvième jour que le ministèrepublic prit la parole. M. Franck-Carré, le procureur général,fut terrible pour Soufflard et Lesage, en son magnifiqueréquisitoire qu’il termina ainsi :

« Un crime odieux a été commis : unefemme a été assassinée dans son foyer, au milieu d’un voisinageami, presque sous les yeux de ses proches. Vainement, dans cettelutte si cruellement inégale, elle a opposé une résistancedésespérée ; vainement, ses cris ont imploré du secours. Elleest tombée misérablement sous les coups des meurtriers, et soncadavre couvert d’horribles blessures, atteste à la fois et laférocité des assassins et les tortures de la victime.

» Sa fille, déjà orpheline, l’appelaitencore, et les assassins fuyaient couverts de son sang et chargésde ses dépouilles.

» Mais on les avait vus… On ne savait pasencore le meurtre et on devinait les meurtriers. Leurs traits segravaient dans la mémoire des témoins effrayés, et, tout d’abordsignalés, ils devaient être un jour reconnus. Ils le sontmaintenant, messieurs. Les impressions qu’ils renouvellent, laterreur qu’ils inspirent, les dénoncent et accusent. À leurapproche, les cœurs défaillent et les sanglots éclatent ; etsi l’un d’eux aperçoit à l’improviste la fille de la victime,l’épouvante le frappe à son tour, et le tressaillement de sesmembres vient de trahir le secret de ses angoisses et de soncrime. »

»… Messieurs, nous vous demandons justices, aunom de la société tout entière si justement émue ; nous lademandons au nom de toutes les lois divines et humaines ! Ilfaut que la peine frappe les coupables, et qu’un grand et salutaireexemple vienne tout à la fois accroître la sécurité des honnêtesgens, et redoubler l’effroi dans l’âme des pervers. »

Il était trop tard pour donner la parole auxdéfenseurs, dont les plaidoiries furent renvoyées au lendemain.

L’attitude des accusés n’était plus lamême.

Le réquisitoire du ministère public avaitbrisé leur audace et on les reconduisit en prison sombres etmuets.

Soufflard surtout paraissait anéanti.

Le matin de la dixième audience, jour oùcommencèrent les plaidoiries, le public fut étonné de voir arriverles accusés à leur banc, sans être accompagnés de Lesage.

On apprit que la veille, en sortant dutribunal, celui-ci, se sentant perdu, avait été pris d’un tel accèsde rage contre le dénonciateur commun, qu’il s’était précipité surlui pour l’étrangler.

Craignant pour Micaud un pareil traitement dela part de ses autres coaccusés, les gardiens avaient voulu leséparer de ses complices ; mais celui-ci avait si vivementdemandé à ne pas être éloigné de Soufflard qu’il se faisait fort,disait-il, d’amener à des aveux, qu’on avait cru devoir accorder cequ’il demandait à celui qui avait déjà tant aidé la justice.

C’était donc Lesage qu’on avait séparé de sescomplices, et il arriva au tribunal après les autres, escorté pardeux des plus solides gendarmes qui avaient ordre de ne pas lequitter des yeux, car il s’était vanté de tuer Micaud en pleineaudience.

Nous avons dit que les accusés ne montraientplus rien de cette assurance des premiers jours. Soufflard avait levisage fatigué par l’insomnie des deux précédentes nuits ;car, depuis quarante-huit heures, il ne conservait plus d’illusionsur l’arrêt qui devait le frapper.

Lesage cherchait en vain à retrouver sesfanfaronnades des précédentes audiences ; il affectait d’êtreparfaitement tranquille et causait avec le gendarme voisin assezhaut pour être entendu des jurés.

– Il n’y aura plus de justice si j’enattrape seulement pour huit jours, disait-il, car tous leursméchants témoins n’ont pas pu prouver autre chose que j’ai uneredingote bleue et que je me suis fait raser. Après tout, lacoquetterie n’est pas un crime.

– Quand je pense qu’ils ont condamné moncharmant Alfred, je désespère pour ma parfaite innocence,répliquait la Vollard.

Alliette, silencieuse et repentante, se tenaitle visage penché, sans mêler un mot aux dires de ses complices qui,maintenant, lui inspiraient une horreur profonde.

La parole fut donnée aux défenseurs.

Me Comte parla pour Lesage.

Les épouvantables antécédents de l’accusé, saférocité qui avait même fait jadis trembler les gardiens du bagne,et son cynisme à l’audience rendaient impossible l’effort dudéfenseur. Il essaya vainement de combattre toutes les charges quiaccablaient son client, et, pendant deux heures, il parla bieninutilement aux jurés, dont la conviction était faite.

Me Nogent-Saint-Laurens, qui étaitdéjà à cette époque un avocat du plus grand mérite et d’uneréputation justement méritée, prit ensuite la défense deSoufflard.

Pour cet avocat, comme pour son précédentconfrère, la tâche était ardue ; mais elle offrait au moins unmoyen que n’avait pu présenter la défense de Lesage. La plus lourdecharge qui pesait sur Soufflard était la dénonciation de Micaud, etMe Nogent-Saint-Laurens s’appliqua à persuader au juryque cette dénonciation avait été dictée par la vengeance d’un amantjaloux qui veut perdre un rival.

Citons ce passage de la plaidoirie :

« Micaud, dit le défenseur aimait unefemme qui l’avait trahi pour un autre. Eugénie Alliette, l’avaitdélaissé pour Soufflard, et son amour résistait à la trahison.Messieurs, c’est là la passion la plus vive et la plus déchirantequi puisse se révéler chez l’homme. Micaud, trahi, abandonné, nepouvait oublier cette femme ; vainement il cherchait à briserses souvenirs, à arracher cette passion de son cœur, avec toute laforce de sa raison et toute l’exaltation de son désespoir.

» Cette femme le poursuivaittoujours ; il ne pouvait l’oublier, et ses infidélités nefaisaient qu’aigrir ses douleurs… Il devint comme un insensé… Ilexécra Soufflard, il le dénonça… Son égarement était devenu unevengeance ! Et que l’on ne vienne pas nous dire que l’amour deMicaud pour Alliette n’est que feinte et comédie ; que l’on nenous dise pas cela parce que Micaud courait les femmes. Non, ilcherchait à s’étourdir, voilà tout… Vous le savez, messieurs, auxmaladies violentes, il faut des remèdes violents, et Micaudappliquait la débauche aux passions brûlantes qui dévoraient sonâme…

» Il est une dernière considération queje ne puis passer sous silence, car, selon nous, elle expliqueMicaud, elle le révèle tout entier. Certes, Micaud a retournéplusieurs fois contre lui l’accusation dont il a frappé les autres.Oui, Micaud s’oublie, il se perd ; l’égoïsme, ce sentimentuniversel que plusieurs philosophes ont appelé le grand mobile desactions humaines, l’égoïsme s’est évanoui dans son âme. Oh !quand l’homme atteint cette étrange extrémité, quand sa douleurbrise ce sentiment invétéré, naturel, inébranlable…l’égoïsme ! cet homme a dépassé le désespoir, il est près dela folie. Tel est Micaud, et vous ne pouvez accepter sadénonciation quant à Soufflard ; car, entre Soufflard etMicaud, il y a une haine brûlante, une passion brisée, unevengeance accomplie !… »

Soufflard écouta, pâle et sombre, l’éloquenteparole de son défenseur. Ses yeux étaient rivés sur les visages desjurés, sur lesquels il cherchait à lire l’effet produit par ladéfense.

Quand l’avocat cessa de parler, le coupableresta appuyé sur la barre et le mouchoir toujours sur la bouche. Ilsentait tous les regards fixés sur lui et voulait dissimuler sontrouble à l’auditoire en se faisant une figure impassible.

Les plaidoiries durèrent deux jours.

L’avocat de Micaud se contenta de recommanderà l’indulgence du tribunal celui dont les révélations avaient mistant de coupables sous la main de la justice.

Le défenseur de la Vollard chercha à prouverque sa cliente n’avait aucunement donné les indications nécessairespour perpétrer l’assassinat.

Mais les révélations de Micaud étaientirréfutables et la mégère se trouvait trop compromise, parl’engagement de la redingote après le crime, pour que l’avocat pûtespérer un grand succès.

Pendant que son avocat parlait, la Vollard,les yeux tournés vers le ciel, semblait marmotter des prières.

Pour Me Rivolet, le défenseurd’Alliette, la tache était facile quant à l’assassinat ; ilplaida victorieusement sa non-complicité. Pour les vols commis avectoute la bande et dénoncés par Micaud, il intéressa les jurés parle récit des antécédents de cette belle jeune fille qu’un débauchéavait détournée d’une vie honnête et heureuse pour l’abandonnerensuite dans cette fange d’où l’on ne sort plus.

Ensuite, on entendit successivement lesdéfenseurs de Leviel, Marchal, Lemeunier, Calmel, et autresaccusés, complices seulement de vol.

Le matin de la douzième et dernière audience,le ministère public répliqua.

Puis le président interpella les accusés pourleur demander ce qu’ils pouvaient avoir à ajouter à leurdéfense.

Lesage se leva aussitôt :

– Parce qu’on a assassiné une femmequelque part, on s’est dit tout de suite que ce devait être cefarceur de Lesage, attendu qu’il était un vrai bambocheur. Ce n’estpas juste de prétendre que je suis un voleur de profession. J’aiété sept ans militaire dans le 35e et certes je n’y aijamais passé pour assassin, comme on veut bien le dire. J’ai passétoujours pour un bambocheur, soit ! pour un ivrogne, je lesais, c’est effectif. Au bagne comme ailleurs, c’était la mêmechose ; mais voyez-vous, un ivrogne et un assassin, c’estdeux.

Le tour de Soufflard était arrivé.

Il se leva et se tournant vers lesjurés :

– On me demande ce que j’ai fait ensortant du bagne. Oui, je suis venu chez Micaud. Je le savaisdouillard[32] et à peuprès marié. Je m’étais dit que j’attendrais là du travail. J’aiaccepté des vêtements de Micaud, oui, c’est encore vrai. Mais quantà de l’argent, non… on a sa petite amour-propre, on ne prend pasl’argent de l’homme qu’on trompe avec sa maîtresse, car j’avoue quec’est dans le logis de Micaud que je connus la filleAlliette : elle commençait à me conter ses misères. Micaud latenait toujours à la chaîne, il ne la laissait jamais sortir, il larenfermait chaque fois qu’il allait en visite. Le soir, ill’emmenait, mais jamais dans le jour. J’ai dit, une fois, à Micaudqu’il avait parfaitement tort : « Mon cher, tu n’y es passi tu veux te faire aimer par une dame, ce n’est pas dutout là la manière dont on agit ». C’est à cause de l’intérêtque je lui portais que je me suis trouvé l’amant d’Alliette. – Sije vous dis cela, c’est pour prouver que c’est lavindication qui a poussé Micaud à m’accuser aussifaussement.

Pendant ces paroles de son ex-amant, Alliette,rouge de honte et la figure cachée dans ses mains, pleurait àchaudes larmes.

Soufflard continua :

– Que pouvez-vous invoquer contremoi ? La déposition d’une petite fille nerveuse qui mereconnaît à la voix… Est-ce que ma voix ne peut pas ressembler àcent voix pareilles ?… Il y a aussi le portier de la maison oùdes inconnus ont fait le crime, qui affirme positivement mereconnaître. Parbleu ! celui-là devait agir ainsi : caril y va de son intérêt, car il a peur de perdre sa place. Sonpropriétaire pourrait se dire : « Voilà un joli portierqui voit passer un individu et qui ne le reconnaît pas ! Jevais lui flanquer son compte. » Et il m’a reconnu, leportier ! Je n’ai donc que le portier qui pèse sur moi.

En même temps qu’il parlait, Soufflard suivaitl’effet de ses paroles sur le tribunal.

– Si j’avais été un grand voleur, onaurait trouvé des mille et des cents à la maison. Qu’a-t-ondécouvert ? Tout au plus cent francs ! Bien juste de quoimanger du bout des dents ! Alliette avait ses châles auMont-de-Piété. Nous couchions sans draps l’un et l’autre avec unmatelas, une paillasse et une pauvre couverture. C’est là de lapeine, de la misère ; ce n’est pas la vie d’un homme qui seprocure des douceurs en volant. Je suis donc innocent. Il n’y a surmoi que les déclarations d’un simple portier… Si j’avais étécoupable, j’aurais été anéanti de quelque objet ; jen’aurais pas été dans la plus complète misère. Il reste àdire : c’est un forçat ! Mais faut-il, parce que je suisun forçat, que le sang versé rejaillisse sur moi.

À mesure qu’il avait parlé, la voix deSoufflard s’était animée et retentissait claire et vibrante auxderniers mots.

Il retomba enfin haletant sur son banc.

Pour sa défense la Vollard ne prononça quecette phrase :

– J’invoque toute une vie de probité etd’un commerce honorable qui ne doit rien à personne.

Alliette refusa la parole.

Après douze audiences, les débats furentdéclarés clos, et le jury se retira pour délibérer sur les centcinquante-sept questions qui lui avaient été posées.

XXVI

Pendant cette délibération, les gendarmesfirent retirer les accusés qu’ils ramenèrent dans le préau de laConciergerie.

Lesage, qui avait recommencé ses menacescontre Micaud, fut enfermé dans une cellule.

Tous les autres restèrent dans la cour,attendant l’arrêt qui allait dicter leur sort :

Les uns pleins d’espoir ;

Les autres tristes et abattus.

Soufflard avait été s’asseoir sur un banc,immobile, les dents serrées, l’œil fixe, brisé de terreur et defatigue. Alors Micaud s’approcha doucement de lui, et après s’êtreassuré que les gardiens qui veillaient sur le préau étaient loind’eux, il lui dit à voix basse :

– Soufflard, j’ai une proposition à tefaire.

En entendant Micaud lui parler de proposition,Soufflard releva la tête :

– Qu’as-tu à me proposer ? mauvaisespion, lui dit-il.

– Tu sens la guillotine, n’est-ce pas,demanda brusquement Micaud.

– C’est à toi que je devrai lecadeau.

– Possible ! tu m’avais pris mafemme, je me suis vengé.

– Après ! viens au fait, ditSoufflard impatient.

– Dans une heure, continua Micaud, lesjuges vont te conter leur histoire ; aussitôt on te flanquerala camisole de force dans laquelle tu sueras de peur pendantquarante jours jusqu’au moment où ils te couperont le cou, monbonhomme.

– Assez ! cria Soufflard, effrayépar ce tableau de l’avenir qui l’attendait.

– Ils te faucheront, vieux, car tu n’aspas de grâce à espérer, poursuivit Micaud.

– Tais-toi ! répéta Soufflard seredressant convulsif, tais-toi, chien hargneux !

– Angoisses, prison, camisole de force,échafaud, j’ai le moyen de te faire éviter tout cela, si tu as unpeu de courage, ajouta Micaud.

Le visage de Soufflard s’éclaira subitementd’une lueur d’espoir.

– Parle, fit-il vivement.

Micaud vit que Soufflard avait compris qu’illui offrait le salut. Il secoua la tête.

– Tu te trompes, vieux. Il faudra tout demême sauter le pas. Je veux seulement t’offrir le moyen degagner quarante jours et de faire banqueroute à la guillotine.

– Des moyens de suicide ?

– Précisément.

– Va te promener, double brute !cria Soufflard qui avait un instant entrevu sa liberté dans lesparoles de Micaud.

– Ah ! tu vas bien t’ennuyer pendantles quarante jours qui précèdent la cérémonie. Je croyais te faireplaisir en te mettant à même de te hâter ; je me suistrompé ; alors, mettons que je n’ai rien dit, répliqua Micauden lui tournant le dos et en reprenant sa promenade dans lepréau.

Une demi-heure s’écoula dans l’épouvantableanxiété de l’attente qui minait Soufflard.

– Sont-ils lents pour se décider à fairecouper le cou à un homme, se disait-il… Après tout, je ne risquerien à accepter. Si je ne suis pas condamné, je n’utilise pas sonmoyen. Si je dois être guillotiné, Micaud a raison, je m’évite unelongue angoisse.

D’un imperceptible signe, il appela Micaud quile guettait :

– Quel est ton moyen ?demanda-t-il.

– Du poison, dit l’autre.

– On souffre ?

– Euh ! euh ! fit Micaud, uneminute à peine ; l’histoire d’un morceau de pain trop grosqu’on avale.

– Où est-il ?

– Là, fit Micaud, après un regard jetéaux gardiens qui veillaient à l’autre bout du préau.

Et, vivement, il entr’ouvrit sa main danslaquelle Soufflard aperçut un petit paquet long enveloppé d’unemince feuille de papier.

À cause de ses dénonciations, Micaud n’avaitpas été soumis à tous les détails de surveillance et de fouille quesubissent les prisonniers. Il avait donc pu facilement soustraireaux regards le paquet d’arsenic qu’il avait volé à la filleRamelet.

– Quelle est donc ta drogue ?demanda Soufflard.

Micaud, qui savait quelles terribles torturesdonne l’arsenic, ne se souciait pas d’effrayer Soufflard !

– Ma foi ! je n’en sais rien.

– Et on ne souffre pas ? répétal’autre.

– V’lan ! comme un coup defoudre ! répondit Micaud, qui se disait en lui-même :« Toi, quand tu l’auras dans le tuyau, tu verras bien si c’estde la guimauve. »

– Allons, donne, fit Soufflard, décidé àéviter ainsi le bourreau.

Micaud retira doucement la main.

– Ah ! non, fit-il, donnant,donnant.

– Donnant quoi ?

– Parbleu ! ma redingote que tu assur le dos. J’y tiens : c’est une superstition de ma part,mais je suis persuadé qu’elle me porte bonheur. Depuis qu’on me l’aprise dans le caveau, le jour de notre duel au couteau, rien ne m’aréussi, et je suis certain que si je suis dedans, tout à l’heure àl’audience, j’y gagnerai des années de prison en moins.

– Es-tu bête ! Micaud.

– Possible ! Mais c’est une idéefixe. – Il faut changer de vêtements.

– Je ne demande pas mieux, mais commentle faire ?

– Rien de plus facile, fit Micaud ;les deux vêtements sont de même nuance. Tiens, regarde, je place lepaquet dans cette poche où tu le trouveras. Maintenant, tu vasavoir l’air de devenir enragé après moi comme cette brute deLesage, nous mettons vite habit bas pour nous flanquer un coupde chausson, les gardiens accourent pour nous séparer et nousnous trompons de vêtement en nous rhabillant.

– Va, c’est dit.

– Avant, un dernier conseil. Quand nousallons rentrer au tribunal, méfie-toi pour ton paquet, car on nousfouillera.

– Sois tranquille. Y es-tu ?

– Allons-y.

En cinq secondes, les deux prisonniers mirenthabits bas et tombèrent en cette garde des tireurs de savate qu’onconnaît. Les gardiens accoururent et les séparèrent avant lepremier coup porté.

L’échange des vêtements se fit.

En retrouvant sa redingote, Micaud en avait,adroitement palpé le collet. Une molle résistance qu’il sentit fitépanouir sa figure.

– Ils peuvent m’envoyer au bagne, j’ai làde quoi m’évader, murmura-t-il.

Au même instant, la sonnette du préauretentit. C’était le signal parti du tribunal, et la voix dubrigadier-chef cria :

– Envoyez les hommes des assises.

Les gendarmes reprirent les prisonniers del’autre côté du guichet pour les conduire de nouveau dans la petitesalle d’attente, à côté du tribunal, dont nous avons précédemmentparlé.

Dans l’histoire des prisons, il est faitlongue mention de cette salle, où les accusés, près d’entendre ladéclaration du jury, éprouvent une terrible angoisse. Ils sont là,assis pendant dix minutes d’une attente anxieuse, et font toutessortes de conjectures.

C’est le dernier moment d’espérance.

Au moindre bruit d’une porte qui s’ouvre,l’anxiété redouble ; on tend l’oreille et on ne dit mot, parceque le premier appel s’adresse aux accusés que le jury vientd’acquitter. C’est comme au tirage d’une loterie pour les émotions.On a l’œil fixé aux lèvres de l’huissier, chacun cherche à y saisirson nom. Les accusés appelés les premiers sont aussi certains deleur acquittement que ceux qui restent le sont de leurcondamnation.

Dans le procès qui nous occupe, le premierappel fit lever Paulier, Guérard, Bicherelle et la femmeHardel.

– En voilà qui prennent la contremarquede sortie !… dit Lemeunier en voyant partir ceux que letribunal allait acquitter.

Bientôt l’huissier reparut.

Ils reprirent leurs places au tribunal.

Et ils écoutèrent la déclaration du jury dontles réponses aux cent cinquante-sept questions posées furentpresque toutes affirmatives.

Après la lecture de ce verdict, la cour seretira pour délibérer sur l’application de la peine, et les accusésfurent encore reconduits dans la salle d’attente, pour y attendrel’arrêt de condamnation.

Dans le mouvement de sortie, Micaud trouvamoyen de frôler Soufflard.

– Gare au paquet, lui souffla-t-il, voilàl’instant de la fouille.

C’est effectivement à ce moment qu’on visiteles accusés pour s’assurer s’ils n’ont pas sur eux une arme dont,en s’entendant bientôt condamner, ils se frapperaient ou voudraientfrapper les juges. À ceux qui portent des sabots, on les faitretirer depuis le jour où un condamné lança les siens à la tête duprésident.

Soufflard fut donc rigoureusementfouillé ; mais, depuis douze jours que durait le procès, onétait tellement habitué à lui voir à la main son mouchoir, qu’onnégligea de le palper.

Durant cette dernière attente, Lesage affectaencore de plaisanter avec Soufflard :

– Ils sont en train de nous préparer unejolie petite friture et nous sommes du vilain côté de la poêle,dit-il.

– Les gueux ! fit la Vollard, vousverrez qu’il ne leur viendra pas à l’idée de me renvoyer chez moiavec une indemnité et des excuses.

Après une demi-heure de délibération, lasonnette annonça que la Cour allait rentrer en séance.

Les accusés furent ramenés à leurs bancs.

Ainsi qu’il l’avait fait depuis lecommencement des débats, Soufflard, le mouchoir sur la bouche,s’appuya les coudes sur la barre placée devant lui et écouta.

Alors, d’une voix solennelle, le président lutl’arrêt qui condamnait :

Marchal et Calmel à cinq ans de travauxforcés.

Alliette à six ans de réclusion.

Lemeunier à sept ans de réclusion avecexposition.

Micaud à huit ans de réclusion avecexposition.

La Vollard à dix ans de travaux forcés.

Leviel à vingt ans de travaux forcés avecexposition.

Et Soufflard et Lesage À LA PEINE DE MORT.

À cet arrêt, Lesage demeura impassible.

Quant à Soufflard, au moment de sacondamnation, il avait appuyé son mouchoir plus fort sur sa bouche,puis il l’avait retiré. Alors il avait baissé la tête et on l’avaitvu remuer les lèvres comme s’il parlait tout bas.

XXVII

Aussitôt la condamnation prononcée, lesgendarmes firent sortir les accusés pour les conduire à laConciergerie.

Arrivé dans la salle d’attente, Soufflards’appuya tout à coup contre le mur.

Par cet arrêt, Soufflard, qui marchait entête, suspendit la marche de tout le groupe.

– J’ai soif, dit-il d’une voix brève.

Un gendarme le poussa pour le faire avancerdans le couloir :

– Marchez, lui fit-il, vous allez boireen arrivant à la Conciergerie.

Soufflard se cramponna à l’espagnolette d’unefenêtre et répéta encore :

– J’ai soif ! J’ai soif !

Il y avait un tel accent dans cette voixrauque qu’un gendarme, attendri, quitta l’escorte pour retournerdans la salle d’attente où se trouvait une fontaine avec un gobeletqu’il rapporta plein d’eau.

Soufflard le but d’un seul trait.

– Sapristi ! il avait soif, fitLemeunier.

– Il a avalé une condamnation trop salée,c’est cela qui l’altère, répliqua la Vollard.

On reprit la marche en silence.

Les pas retentissaient sur la dalle sonore descouloirs, et on entendait le bruit des sanglots d’Alliette,marchant à la fin de la troupe, à côté de la Vollard, qui, ne sedoutant même pas du repentir de la belle blonde, luirépétait :

– Les juges ne sont plus là, ma petite,tu peux fermer tes écluses.

En écoutant ces sanglots, Soufflard sembladisposé à s’arrêter encore :

– Je veux la revoir une dernière fois,murmura-t-il.

Mais, tout à coup, il haussa les épaules etreprit sa marche en disant tout bas :

– À quoi bon ? tout est fini pourmoi…

Au bas de l’escalier du tribunal, on trouvales soldats du poste de service, commandés pour faire la factiondevant les cellules des condamnés à mort.

Le guichet de la Conciergerie se referma surles prisonniers, que les gendarmes avaient remis aux geôliers. Onsépara aussitôt les autres condamnés de Soufflard et Lesage, puisdes gardiens s’emparèrent de ceux-ci pour leur mettre la camisolede force.

Lesage se laissa faire assez gaiement.

– Y a-t-il du bon sens à empaqueterainsi, un homme, dit-il ; pourquoi ne pas m’entourer tout desuite d’un papier d’argent ? J’aurais au moins l’air d’unsaucisson de Lyon !

À la vue de la camisole de force qu’on luiprésentait, la fureur s’empara de Soufflard, qui se mit à proférerdes injures contre les juges et les jurés qui l’avaientcondamné.

Mais, soudainement, une horrible contractiondécomposa les traits du condamné, qui se prit la poitrine de sesdeux mains convulsives en criant :

– J’ai soif ! à boire ! àboire !

L’altération du visage était effrayante. Lesdents serrées laissaient échapper une écume jaunâtre, et les yeux,cerclés de noir, étaient injectés de sang. La douleur secouait toutle corps du misérable.

– À boire ! à boire ! hurlaencore le condamné. Avant qu’on pût lui offrir de l’eau, ils’abattit sur le plancher où il se roula dans une effroyableconvulsion.

Du premier coup d’œil, le chef geôlier compritla vérité.

– Vite un médecin, cria-t-il, cet hommes’est empoisonné…

– Tiens, le farceur ! et il neprévient pas les camarades ! s’écria Lesage, insensible auxdouleurs de son compagnon.

La souffrance était si violente, qu’il fallut,avec le manche d’un couteau, desserrer les dents du condamné pourlui faire avaler une tasse de lait. Cette boisson parut soulager uninstant Soufflard qui n’eut pourtant pas la force de répondre quandle gardien-chef lui demanda :

– Quel poison avez-vous pris ?

– Il aura fait sa régalade lui-même, ditLesage. Dans les prisons, c’est le secret de polichinelle.

On emporta Soufflard sur un lit où lespremiers soins lui furent administrés par un interne, accouru del’Hôtel-Dieu, qui ordonna un vomitif.

Les déjections furent soumises à l’action dufeu, et la forte odeur d’ail qui se dégagea aussitôt révéla que lepoison pris était de l’arsenic.

À l’interne vint se joindre le médecin desprisons, et le plus énergique traitement fut appliqué au malade,qui, avec un sourire horrible, répétait ironiquement :

– Vous perdez votre temps, mon affaireest toisée.

L’arsenic a cette particularité remarquableque plus la dose est forte, plus la mort est lente à venir.

Plus tard, l’autopsie révéla que le condamnéen avait absorbé de quoi empoisonner au moins trois hommes.

Les souffrances furent épouvantables et,malgré tous les soins des médecins, rien ne put calmer l’horriblesupplice du misérable qui, pendant seize heures, se tordit enjurant et blasphémant.

Quand l’aumônier des prisons, l’abbé Montès,arriva pour lui apporter les consolations religieuses, Soufflard necessa de maudire Micaud, qu’il accusait d’être l’auteur de tous sesmaux.

Dans un des courts répits que lui laissaientles convulsions, il parut s’attendrir au souvenir d’Alliette qu’ilavait entraînée avec lui. On profita de cet instant de calme pourtâcher de lui arracher des aveux. Il nia qu’il fût complice del’assassinat de la rue du Temple.

– Je n’ai jamais tué, disait-il. Volé,oui c’est vrai ; mais je n’ai jamais pensé à tuer.

Puis, après un instant de réflexion, il ajoutatrès vite : – Sauf une fois.

Et, au milieu des douleurs les plus aiguës, ilavoua qu’un jour il avait été sur le point de tuer un artiste,devenu plus tard célèbre, M. Durand-Brager, mort il y aquelques années.

 

Ce fait est assez inconnu.

À cette époque, l’artiste occupait un atelierdont la toiture en mauvais état laissait pénétrer la pluie dans sonlocal. Il avait réclamé, et le propriétaire avait promis de luienvoyer son architecte pour voir les réparations qu’il fallaitexécuter.

Un beau jour, M. Durand-Brager trouve surle carré un inconnu qui, le nez en l’air, paraissait inspecterl’immeuble.

– Êtes-vous par hasard l’architecte dupropriétaire ? lui demande-t-il.

– Précisément.

– Alors entrez donc dans mon atelier, jevous montrerai le mauvais état de la toiture. Le propriétairem’avait annoncé votre visite, et je vous attendais avecimpatience.

L’inconnu visite minutieusement lesdégâts.

– Très bien, dit-il, je vous mettrai lesouvriers demain au plus tard. En quatre jours, vous serezsatisfait.

Ce point réglé, l’artiste fait les honneurs deson atelier à l’architecte, qui admire surtout la riche collectiond’armes que possédait M. Durand-Brager.

Tout en causant l’inconnu s’était rapproché del’artiste qui, retourné à son chevalet, lui tournait alors ledos.

À ce moment un grognement se fit entendre. –C’était le réveil d’un gros chien qui dormait dans un coin del’atelier.

– Ah ! vous avez là un magnifiqueanimal, dit le visiteur qui paraissait désagréablement surpris.

– N’est-ce pas qu’il est beau ?

– Superbe ! mais souvent ceschiens-là ne sont que beaux ; ils ne sauraient défendre leurmaître.

– Eh bien, reprit l’artiste, faitesseulement le geste de me toucher et vous verrez si celui-ci estincapable de me défendre.

L’inconnu leva la main sur le peintre.Aussitôt le chien bondit furieux, montrant deux rangées de crocsformidables.

Son maître calma vite cette fureur.

– Hein ! qu’en dites-vous ?

– Vous aviez raison ; avec cecamarade-là, il ne fait pas bon plaisanter, répondit le visiteur ense dirigeant vers la porte.

M. Durand-Brager le reconduisit en luirecommandant bien de ne pas oublier d’envoyer le lendemain lesouvriers promis.

Et il revint reprendre son travail sans sedouter que son chien lui avait sauvé la vie, car le prétenduarchitecte qu’il avait introduit chez lui, n’était autre queSoufflard qui, au moment où il avait été surpris sur le carréfaisait le guet pendant que ses compagnons dévalisaientl’appartement situé au-dessus de l’atelier.

Comme il l’avoua plus tard, Soufflard, envoyant les richesses artistiques de l’atelier, avait eu l’idée detuer Durand-Brager et n’avait reculé dans l’exécution que parcrainte du chien.

 

Après seize heures d’une si terriblesouffrance que le corps du misérable, par l’effet du poison, étaitrapetissé de moitié, Soufflard mourut dans une convulsionsuprême.

Quand son trépas fut annoncé à Alliette, elledemanda à voir une dernière fois le cadavre. On la conduisit dansla cellule où son ex-amant venait de payer toute une vie deforfaits par cette épouvantable agonie.

La terreur la prit à l’aspect de ce corpstordu et raccourci par la souffrance, et elle ne prononça que cesmots :

– Comme il est petit !

On apprit aussi cette mort à Lesage.

Il entra aussitôt en fureur.

– Ah ! voilà une bien vilaine farceque vient de me jouer Soufflard ! s’écria-t-il. On se tuequand on est coupable. Il n’a pas agi en bon camarade, car jugez unpeu tout le tort que son trépas va me faire pour mon pourvoi encassation ? Les juges se diront : « L’autre étaitcoupable puisqu’il s’est tué ; donc celui-ci doit être dansles mêmes numéros. » et, avec ce raisonnement-là, ils meferont couper le cou. Oui, je le répète, Soufflard est un mauvaisfarceur !

Telle fut l’oraison funèbre de son complicefaite par Lesage.

XXVIII

Quatre jours après le jugement, les condamnésà mort sont transférés de la Conciergerie à la Roquette où ils vontattendre le résultat de leur pourvoi en cassation. Cette prison estla halte nécessaire entre la Cour d’assises et l’échafaud ou lebagne. Elle porte indistinctement le nom de « dépôt descondamnés » ou de « prison de la Roquette ». Elle enavait un autre, dans l’origine, qui s’est à peu près oubliéaujourd’hui, c’était celui de « Nouveau-Bicêtre », carelle fut construite pour remplacer cette prison de Bicêtre, sifameuse jadis, qui ne contient plus aujourd’hui que des fous et desvieillards.

En 1839, époque de notre récit, elle portaitencore ce nom de « Nouveau-Bicêtre », car il y avait àpeine deux ans que les détenus avaient été extraits un beau matinde l’ancien Bicêtre pour venir étrennerla nouvellebâtisse.

Dans l’histoire des prisons par un anciendétenu, auquel nous empruntons les détails qui suivent, nousapprenons que la prison de la Roquette, qui a coûté trois millionset demi, est bâtie avec un luxe de précautions qui rend lesévasions extrêmement difficiles.

Non seulement les fondations sont en assisesde pierre de taille qui ne laissent pas l’espoir d’ouvrir unsouterrain ; non seulement aussi les deux murs de ronde quientourent la prison sont solides et élevés, mais encore on a prissoin d’en effacer les angles au moyen de pierres arrondies, et lebruit court parmi les détenus que l’intérieur est rempli de sable,et de telle sorte que, si, ou imaginait de pratiquer une ouverture,elle serait obstruée à l’instant même par l’éboulement de ce sable.Et, avant même d’arriver à ce résultat, il faudrait d’abord avoirétranglé tous les factionnaires des chemins de ronde.

« Deux cachots, nous dit le même auteur,étaient réservés à l’époque de notre récit, aux condamnés àmort.

» Chacun d’eux comprend la largeur dedeux cellules séparées par une grille de fer à barreaux arrondis.D’un côté on place le condamné à mort et de l’autre un gardien.Dans le mur de la porte qui longe le corridor, on a percé un largejudas à l’usage du factionnaire qui, nuit et jour, veille devantcette porte.

» Le condamné est conduit dans son cachotpar un petit escalier tournant qu’on appelle l’escalier dessecours. Il porte la camisole de force, garnie d’excellentescourroies de cuir, dont une, désignée sous le nom demartingale, part des épaules où elle se bifurque, passeentre les jambes et vient s’attacher aux mains sur l’abdomen ;on lui laisse juste assez de longueur pour permettre au patientd’élever les mains à la hauteur du front. »

L’invention de cette martingale datede l’époque de notre histoire, car ce fut la mort de Lesagelui-même qui donna l’idée d’ajouter cette courroie à la camisole deforce, et de mettre le condamné dans l’impossibilité de lever lesbras au-dessus de la tête.

Donc, Lesage avait été transféré de laConciergerie dans le cachot des condamnés à mort de laRoquette.

Malgré l’horrible sort qui l’attendait, lebandit était gai et paraissait tranquille.

Quand on lui servait son repas, un peumeilleur que l’ordinaire de la prison, il disait augardien :

– On veut que je fasse plus tard du bonboudin, car on m’engraisse avec soin.

De loin en loin il répétait encore :

– Ah ! ce farceur de Soufflard m’ajoué un bien vilain tour pour mon pourvoi en cassation.

Sans avouer positivement son crime, il ne leniait plus avec la même énergie, et il paraissait par momentrésigné à son sort :

– Si par impossible… car il faut toutprévoir… les nouveaux juges ne reconnaissaient pas mon innocence,disait-il aux gardiens, vous verrez que je ne ferai pas ma petitebouche dans la lunette.

Enfin, il était si doux et si calme que lasurveillance se relâcha un peu.

Aujourd’hui cette surveillance, depuis Lesage,est devenue incessante, les gardiens se relayent en cas d’absenceet on ne perd plus un seul instant le condamné de vue. Mais, àcette époque, le geôlier, placé de l’autre côté de la grille,s’absentait au moment de la distribution des soupes, et, pendantune demi-heure, le condamné restait sous l’unique garde dufactionnaire qui, par le vasistas, ouvert sur le couloir, devaitsurveiller le prisonnier.

À ce moment-là, Lesage se rapprochait toujoursde cette ouverture et cherchait à causer avec le factionnaire.

Malgré la sévère consigne qui défend deparler, la pitié qu’inspire la terrible situation d’un condamné àmort faisait que, bien souvent, le soldat répondait à Lesage.Celui-ci étudiait sans doute le factionnaire dans un but caché, et,depuis quinze jours, il paraissait n’avoir pas encore trouvél’homme qu’il lui fallait.

Enfin, un soir, le gardien partit à lasoupe.

Lesage courut au guichet examiner la figure dusoldat que le hasard du jour lui donnait pour factionnaire.

– Un vrai Jean-Jean ! se dit-il.

En effet, de l’autre côté du vasistas,apparaissait une de ces bonnes et naïves figures du troupiercrédule.

Lesage entama la conversation.

– Dites donc, militaire, je parie quevous aimeriez mieux être avec votre bonne amie que de vous promenerdans le corridor ?

– Oh ! oui, fit le pioupiou.

– Comment l’appelez-vous, votre bonneamie ? je suis sûr que c’est un nom coquet.

– Cunégonde.

– Tiens ! quel hasard ! c’estle nom de la seule femme que j’ai aimée. Seulement nous nous sommesséparés parce qu’elle coûtait trop cher à nourrir. Elle s’est misesaltimbanque. C’est elle qui mange des lapins crus en public.

– Cristi ! fit Jean-Jeanémerveillé.

– Ah ! une fière femme ! Jem’étais dit que je ne la remplacerais pas, et alors je n’ai plusépousé que ma pipe. Fumez-vous, soldat ?

– Parbleu ! Je suis de Mulhouse,répondit la sentinelle.

– Ah ! de rudes pipeurs dans cepays-là ! Vous êtes bien heureux de pouvoir fumer ! ditLesage avec un gros soupir.

Le soldat devint attentif.

– Comme si ce n’était pas assez de mecouper le cou plus tard, poursuivit Lesage, on me prive maintenantde fumer.

La pitié parut s’emparer du soldat, qui,nouveau débarqué, ignorait que le tabac n’était pas défendu aucondamné.

– Ah ! soupira Lesage, il me sembleque si je pouvais fumer une toute petite pipe, j’oublierais le sortqui m’attend.

Le militaire eut un bon mouvement.

– Dites donc, condamné ?

– Quoi ?

– Si je vous passais la pipe que j’aidans ma poche, que diriez-vous ?

– Ce serait une bonne action, fit Lesage,évitant de montrer trop d’empressement ; seulement, ilfaudrait la bourrer vous-même, car, vous le voyez, mes mains sontprises dans cette camisole de force.

– Je vais vous la bourrer.

– Alors il faudra aussi me l’allumer,ajouta Lesage.

Le factionnaire alluma la pipe à la lanternedu corridor et revint la tendre au condamné à travers leguichet.

Lesage approcha d’abord vivement sa face pourprendre la pipe entre les dents, puis il se recula aussitôt.

– Non, militaire, non ; j’airéfléchi, je refuse. Car, malgré tout le bonheur que j’aurais àgriller une pipe, je ne veux pas vous compromettre.

– On n’en saura rien.

– Le gardien peut venir tout à coup et mesurprendre, alors cela retomberait sur vous.

– Écoutez, dit le militaire, j’ai uneidée que je crois bonne.

– Laquelle ?

– Je vais aller me placer tout au bout ducouloir, de là je guetterai le gardien quand il traversera la courpour revenir. Aussitôt, je reviendrai vite vous prévenir.

– Fameux ! Alors, passez labouffarde.

– Voilà. Je cours me mettre au guet, ditle soldat en allant à l’autre bout du couloir se placer à son posted’observation.

Pour la première fois depuis quinze joursqu’il était dans ce cachot, c’était le seul instant où Lesagen’était surveillé par aucun regard.

– J’ai au moins un quart d’heure devantmoi, se dit-il.

Vingt minutes après, le soldat accourut etcriai par le judas :

– Cachez la pipe, voilà le gardien.

Et sans attendre de réponse, il reprit safaction devant la porte du cachot.

Le gardien arriva et entra dans la cellulevoisine, d’où il veillait, par la grille, sur le condamné.

Tout à coup il poussa un cri, et ressortittout effaré.

– Ah çà ! militaire, cria-t-il, vousn’avez donc pas fait attention au condamné ?

– Mais si, mais si, répliqua le pauvrefactionnaire devenu craintif.

– Eh bien ! je ne vous complimentepas de votre vigilance ; venez voir.

Et, ouvrant la porte du cachot, il fit entrerle trop complaisant pioupiou.

Lesage était pendu par sa cravate à un barreaude la fenêtre du cachot !

Dès qu’il s’était vu seul, le condamné avaitexécuté le projet de suicide qu’il méditait depuis son entrée enprison.

Tous les secours prodigués furent inutiles.Comme son complice, Lesage échappait à l’échafaud.

ÉPILOGUE

Il nous reste maintenant à conter ce quedevinrent les autres coupables.

Nous avons dit qu’en sortant de la dernièreaudience du tribunal ces autres condamnés avaient été séparés deLesage et Soufflard.

Après avoir mené Alliette et la Vollard dansla division des femmes, on laissa les hommes ensemble. Ils devaientattendre jusqu’au lendemain, au dépôt, leur transfèrement à laRoquette.

La figure de Micaud rayonnait de joie.

– J’ai retrouvé mon argent, se disait-ilen passant la main derrière sa tête pour palper le collet de saredingote que lui avait rendue Soufflard.

En ce moment, malgré les murs qui séparaient,deux ou trois horribles cris retentirent.

Un sourire s’épanouit sur les lèvres dudénonciateur en entendant ces hurlements de douleur.

– Oui, répéta-t-il, j’ai mon argent etj’ai su rendre ma vengeance complète. La guillotine était tropdouce pour Soufflard ; il n’aurait pas assez souffert, et jelui ai ménagé une agonie un peu soignée.

Les cris du mourant se firent encore entendreaux oreilles de Micaud qui continua de rire.

– J’avais bien raison de dire que, quandtu aurais ma poudre dans le tuyau, tu verrais bien si c’était de laguimauve. Crève comme un chien, mauvais voleur defemmes ! !…

Et tout heureux de son effroyable rancunesatisfaite le coquin se frottait les mains en ajoutant :

– Oui, crève, et pendant que tu seras àcinq pieds sous le terreau à téter la laitue par la racine, ton amiMicaud trouvera bien, avec son argent reconquis, le moyen, deprendre la clef des champs et d’aller vivre tranquille dans quelquepetit coin.

Tel était le dégoût que le dénonciateurinspirait à ses complices, qu’ils refusèrent de le laisser manger àcôté d’eux quand les gardiens apportèrent le repas du soir.

Micaud fut obligé d’emporter sa gamelle àl’autre bout de la salle commune.

Malgré la terrible condamnation qui pesait surlui, Leviel conservait sa gaieté pendant ce repas.

– Vingt ans de pré[33], disait-il à ses camarades ! onm’a fait bonne mesure. Je vais faire comme les gens riches, jepasserai maintenant mes hivers dans le Midi.

– Le séjour de Toulon n’est pas si bonque ça pour ma santé ; je me serais bien passé del’ordonnance, moi, répliqua Lemeunier.

– Ça n’empêche pas que c’est heureux quenous n’ayons pas pu faire bâtir des maisons à Paris, nous aurionsété gênés pour toucher nos loyers, ajouta Leviel.

À ce moment, leur conversation fut interrompuepar un cri de bête fauve ; Micaud s’était élancé de son coin,et, les cheveux hérissés, l’œil hagard, il arriva sur eux.

– Mon argent ! mon argent !répétait-il d’une voix saccadée.

Il tenait d’une main sa redingote dont lecollet était décousu ; de l’autre il agitait un grossier etépais morceau de papier qu’il avait trouvé dans la doublure, quand,tout à l’heure, en se voyant seul, il avait eu l’idée de découdrela partie du vêtement où il avait caché son argent.

– Mon argent ! mon argent ! quim’a pris mon argent ? demanda-t-il encore avec le même tonégaré.

– Tiens, tu avais donc un sac ? Toiqui faisais le pauvre ! s’écria Lemeunier.

– Qui m’a pris mon argent ? quel estle voleur qui a écrit cela ? grinça Micaud en agitant lepapier.

Leviel le lui arracha des mains et lut touthaut :

« Si Micaud n’avait pas fait le malinavec les amis, au lieu de lui prendre son argent, on en auraitrajouté. »

Tous les prisonniers se mirent à pouffer.

Micaud les regarda un instant d’un airhébété ; puis il partit d’un éclat de rire, mais vibrant etétrange, qui surprit ses compagnons.

– On dirait qu’il a le coco qui se fêle,dit Leviel en l’examinant.

– Oui, il vient de lui pousser unartichaut dans les idées, ajouta Lemeunier.

Ils avaient raison, Micaud était tout à coupdevenu fou furieux.

Après les premiers soins demeurés inutiles, lemisérable fut transporté à Bicêtre où, six ans après, il mourutdans une horrible crise, sans avoir jamais prononcé d’autres motsque « Mon argent ! »

Il nous est impossible de suivre chacun descomplices de la bande. Disons tout de suite que la Vollard etLeviel moururent avant l’expiration de leur peine.

Le moucheron parvint-il à soustraire les vingtmille francs de Micaud à la surveillance de ses gardiens ?Comment les dépensa-t-il ? nous l’ignorons. À sa majorité, ilsortit de la prison de la Roquette, et, un mois plus tard, il sefaisait condamner à deux ans de prison pour vol. Il n’y avait quecinq jours qu’il avait fini de subir cette condamnation quandéclata la terrible insurrection de Juin. Le moucheron se mêla auxinsurgés ; mais pendant que ceux-ci se faisaient tuer sur lesbarricades, le moucheron s’occupait à dévaliser les maisonsdésertes.

Il fut pris sur le fait et fusillé aussitôt aucoin d’une borne.

Son cynisme ne l’abandonna pas au dernierinstant, car, en voyant les fusils s’abaisser vers lui, il eutencore le temps de dire :

– V’là des imbéciles qui vont m’abîmermon gilet de flanelle !…

 

Il nous reste maintenant à dire au lecteur ceque devint Alliette.

Quand, après sa condamnation, elle futtransférée de la Conciergerie à Saint-Lazare, Alliette, en gagnantla voiture qui allait l’emmener, dut traverser les rangs despoliciers chargés de surveiller la mise en voiture du grand convoide prisonnières au nombre desquelles elle se trouvait.

Sur son passage elle vit se dresser une figurepâle et maigre.

C’était le pauvre l’Écureuil.

– J’attendrai, lui dit-il d’une voixpleine de larmes.

Alliette, dans sa prison, fut un modèle debonne conduite. Les mois s’écoulèrent lentement pour elle.

Quelquefois, en pensant à celui dont l’amourl’avait rendue meilleure, le désespoir prenait la prisonnière, quialors tentait l’épreuve des boulettes…

Cette épreuve des boulettes est la bonneaventure des prisons, et voici comment elle se pratique :

Le prisonnier fait autant de boulettes de miede pain qu’il veut adresser de questions au sort. Chaque questionest écrite sur un mince papier qu’on enferme dans uneboulette ; puis on les jette dans un verre d’eau.

La réponse du sort est donnée par la premièreboulette, que l’humidité fait entr’ouvrir.

– Ferai-je mon temps ?

– Dois-je mourir en prison ?

– Aurai-je une remise de peine ?

Telles étaient les trois questions que lapauvre Alliette posait à l’oracle qui toujours répondait par laboulette de la remise de peine.

Et pourtant trois années s’étaient déjàécoulées ! Mais le roman amoureux du brave policier avaittranspiré parmi ses chefs ; on s’intéressait à ce garçon siintelligent, si actif, et comme la conduite de la prisonnièretémoignait un sincère repentir, il arriva qu’un beau matinl’Écureuil fut appelé chez son chef.

Ce chef ne lui dit qu’une seule phrase, maiselle suffit pour faire bondir de joie l’amoureux policier.

Une heure après, ayant donné sa démission, etporteur de ses économies accrues par un récent petit héritage,l’Écureuil attendait à la porte de Saint-Lazare la sortied’Alliette à laquelle la clémence royale faisait remise du reste desa peine.

Alliette parut, toujours belle.

À la vue de l’Écureuil, elle pâlit.

L’amoureux marcha vers elle, et lui dit d’unevoix que l’anxiété faisait trembler :

– Tu as vingt-sept ans, Alliette ; àcet âge on peut encore recommencer sa vie. Veux-tu suivre unhonnête homme qui ne te rappellera jamais le passé ?

Alliette était trop émue pour répondre, maiselle posa sa petite main sur le bras de l’Écureuil.

Le soir même, ils avaient quitté ce Parisqu’ils ne devaient plus revoir.

FIN

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