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Là-bas

Là-bas

de Joris-KarlHuysmans

Chapitre 1

Tu y crois si bien à ces idées-là, mon cher, que tu as abandonné l’adultère, l’amour, l’ambition, tous les sujets apprivoisés du roman moderne, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais – et, après un silence, il ajouta: – Je ne reproche au naturalisme ni ses termes de pontons, ni son vocabulaire de latrines et d’hospices,car ce serait injuste et ce serait absurde; d’abord, certains sujets les hèlent, puis avec des gravats d’expressions et du brai de mots, l’on peut exhausser d’énormes et de puissantes oeuvres,l’Assommoir, de Zola, le prouve; non, la question est autre; ce que je reproche au naturalisme, ce n’est pas le lourd badigeon de son gros style, c’est l’immondice de ses idées; ce que je lui reproche,c’est d’avoir incarné le matérialisme dans la littérature, d’avoir glorifié la démocratie de l’art!

Oui, tu diras ce que tu voudras, mon bon, mais, tout de même,quelle théorie de cerveau mal famé, quel miteux et étroit système!Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénier le rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l’art commence là où les sens cessent de servir!

Tu lèves les épaules, mais voyons, qu’a-t-il donc vu, ton naturalisme, dans tous ces décourageants mystères qui nous entourent? Rien. – Quand il s’est agi d’expliquer une passion quelconque, quand il a fallu sonder une plaie, déterger même le plus bénin des bobos de l’âme, il a tout mis sur le compte des appétits et des instincts. Rut et coup de folie, ce sont là ses seules diathèses. En somme, il n’a fouillé que des dessous de nombril et banalement divagué dès qu’il s’approchait des aines;c’est un herniaire de sentiments, un bandagiste d’âme et voilà tout!

Puis, vois-tu, Durtal, il n’est pas qu’inexpert et obtus, il estfétide, car il a prôné cette vie moderne atroce, vantél’américanisme nouveau des moeurs, abouti à l’éloge de la forcebrutale, à l’apothéose du coffre-fort. Par un prodige d’humilité,il a révéré le goût nauséeux des foules, et, par cela même, il arépudié le style, rejeté toute pensée altière, tout élan vers lesurnaturel et l’au-delà. Il a si bien représenté les idéesbourgeoises qu’il semble, ma parole, issu de l’accouplement deLisa, la charcutière du Ventre de Paris, et de Homais!

– Mâtin, tu y vas, toi, répondit Durtal, d’un ton piqué. Ilralluma sa cigarette, puis: le matérialisme me répugne tout autantqu’à toi, mais ce n’est pas une raison pour nier les inoubliablesservices que les naturalistes ont rendus à l’art; car enfin, cesont eux qui nous ont débarrassés des inhumains fantoches duromantisme et qui ont extrait la littérature d’un idéalisme deganache et d’une inanition de vieille fille exaltée par le célibat!- En somme après Balzac, ils ont créé des êtres visibles etpalpables et ils les ont mis en accord avec leurs alentours; ilsont aidé au développement de la langue commencé par lesromantiques; ils ont connu le véritable rire et ont eu parfois mêmele don des larmes, enfin, ils n’ont pas toujours été soulevés parce fanatisme de bassesse dont tu parles!

– Si, car ils aiment leur siècle et cela les juge!

– Mais que diable! Ni Flaubert ni les de Goncourt ne l’aimaient,leur siècle!

– Je te l’accorde; ils sont, ceux-là, de probes, et de séditieuxet de hautains artistes, aussi je les place tout à fait à part.J’avoue même, et sans me faire prier, que Zola est un grandpaysagiste et un prodigieux manieur de masses et truchement depeuple. Puis il n’a, Dieu merci, pas suivi jusqu’au bout dans sesromans les théories de ses articles qui adulent l’intrusion dupositivisme en l’art. Mais chez son meilleur élève, chez Rosny, leseul romancier de talent qui se soit en somme imprégné des idées dumaître, c’est devenu, dans un jargon de chimie malade, un laborieuxétalage d’érudition laïque, de la science de contremaître! Non, iln’y a pas à dire, toute l’école naturaliste, telle qu’elle vivoteencore, reflète les appétences d’un affreux temps. Avec elle, nousen sommes venus à un art si rampant et si plat que je l’appelleraisvolontiers le cloportisme. Puis quoi? Relis donc ses dernierslivres, qu’y trouves-tu? Dans un style en mauvais verres decouleur, de simples anecdotes, des faits divers découpés dans unjournal, rien que des contes fatigués et des histoires véreuses,sans même l’étai d’une idée sur la vie, sur l’âme, qui lessoutienne. J’en arrive, après avoir terminé ces volumes, à ne mêmeplus me rappeler les incontinentes descriptions, les insipidesharangues qu’ils renferment; il ne me reste que la surprise depenser qu’un homme a pu écrire trois ou quatre cents pages, alorsqu’il n’avait absolument rien à nous révéler, rien à nous dire.

– Tiens, des Hermies, si ça t’est égal, parlons d’autre chose,car nous ne nous entendrons jamais bien sur ce naturalisme dont lenom seul t’affole. Voyons, et cette médecine Matteï, quedevient-elle? Tes fioles d’électricité et tes globulessoulagent-ils au moins quelques malades?

– Peuh! ils guérissent un peu mieux que les panacées du Codex,ce qui ne veut pas dire que leurs effets soient continus et sûrs;du reste, ça ou autre chose… sur ce, je file, mon bon, car dixheures sonnent et ton concierge va, dans l’escalier, éteindre legaz; bonsoir, à bientôt, n’est-ce pas?

Quand la porte fut refermée, Durtal jeta quelques pelletées decoke dans sa grille et se prit à songer.

Cette discussion avec son ami l’irritait d’autant plus qu’il sebattait depuis des mois avec lui-même et que des théories, qu’ilavait crues inébranlables, s’entamaient maintenant, s’effritaientpeu à peu, lui emplissaient l’esprit comme de décombres.

En dépit de leurs violences, les jugements de Des Hermies letroublaient.

Certes, le naturalisme confiné dans les monotones études d’êtresmédiocres, évoluant parmi d’interminables inventaires de salons etde champs, conduisait tout droit à la stérilité la plus complète,si l’on était honnête ou clairvoyant et, dans le cas contraire, auxplus fastidieux des rabâchages, aux plus fatigantes des redites;mais Durtal ne voyait pas, en dehors du naturalisme, un roman quifût possible, à moins d’en revenir aux explosibles fariboles desromantiques, aux oeuvres lanugineuses des Cherbuliez et desFeuillet, ou bien encore aux lacrymales historiettes des Theurietet des Sand!

Alors quoi? Et Durtal se butait, mis au pied du mur, contre desthéories confuses, des postulations incertaines, difficiles à sefigurer, malaisées à délimiter, impossibles à clore. Il neparvenait pas à se définir ce qu’il sentait, ou bien il aboutissaità une impasse dans laquelle il craignait d’entrer.

Il faudrait, se disait-il, garder la véracité du document, laprécision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme,mais il faudrait aussi se faire puisatier d’âme, et ne pas vouloirexpliquer le mystère par les maladies des sens; le roman, si celase pouvait, devrait se diviser de lui-même en deux parts, néanmoinssoudées ou plutôt confondues, comme elles le sont dans la vie,celle de l’âme, celle du corps, et s’occuper de leurs réactifs, deleurs conflits, de leur entente. Il faudrait, en un mot, suivre lagrande voie si profondément creusée par Zola, mais il seraitnécessaire aussi de tracer en l’air un chemin parallèle, une autreroute, d’atteindre les en deçà et les après, de faire, en un mot,un naturalisme spiritualiste; ce serait autrement fier, autrementcomplet, autrement fort!

Et personne ne le fait pour l’instant, en somme. Tout au pluspourrait-on citer, comme se rapprochant de ce concept, Dostoïevsky.Et encore est-il bien moins un réaliste surélevé qu’un socialisteévangélique, cet exorable Russe! -en France, à l’heure présente,dans le discrédit où sombre la recette corporelle seule, il restedeux clans, le clan libéral qui met le naturalisme à la portée dessalons, en l’émondant de tout sujet hardi, de toute langue neuve,et le clan décadent qui, plus absolu, rejette les cadres, lesalentours, les corps mêmes, et divague, sous prétexte de causetted’âme, dans l’inintelligible charabia des télégrammes. En réalitécelui-là se borne à cacher l’incomparable disette de ses idées sousun ahurissement voulu du style. Quant aux orléanistes de la vérité,Durtal ne pouvait songer, sans rire, au coriace et gaminant fatrasde ces soi-disant psychologues qui n’avaient jamais exploré undistrict inconnu de l’esprit, qui n’avaient jamais révélé lemoindre coin oublié d’une passion quelconque. Ils se bornaient àjeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal;c’étaient des pastilles mi-sel, mi-sucre, de la littérature deVichy!

En somme, ils recommençaient les devoirs de philosophie, lesdissertations du collège dans leurs romans, comme si une simpleréplique de Balzac, celle, par exemple, qu’il prête au vieil Hulotdans la Cousine Bette: pourrai-je emmener la petite? n’éclairaitpas autrement un fond d’âme que toutes ces leçons de grandconcours! – Puis, il n’y avait à attendre d’eux aucune envolée,aucun élan vers les ailleurs. Le véritable psychologue du siècle,se disait Durtal, ce n’est pas leur Stendhal, mais bien cetétonnant Hello dont l’inexpugnable insuccès tient du prodige!

Et il arrivait à croire que des Hermies avait raison. C’étaitvrai, il n’y avait plus rien debout dans les lettres en désarroi;rien, sinon un besoin de surnaturel qui, à défaut d’idées plusélevées, trébuchait de toutes parts, comme il pouvait, dans lespiritisme et dans l’occulte.

En s’acculant ainsi à ces pensées, il finissait, pour serapprocher de cet idéal qu’il voulait quand même joindre, parlouvoyer, par bifurquer et s’arrêter à un autre art, à la peinture.Là, il le trouvait pleinement réalisé par les Primitifs, cetidéal!

Ceux-là avaient, dans l’Italie, dans l’Allemagne, dans lesFlandres surtout, clamé les blanches ampleurs des âmes saintes;dans leurs décors authentiques, patiemment certains, des êtressurgissaient en des postures prises sur le vif, d’une réalitésubjuguante et sûre; et de ces gens à têtes souvent communes, deces physionomies parfois laides mais puissamment évoquées dansleurs ensembles, émanaient des joies célestes, des détressesaiguës, des bonaces d’esprit, des cyclones d’âme. Il y avait, enquelque sorte, une transformation de la matière détendue oucomprimée, une échappée hors des sens, sur d’infinis lointains.

La révélation de ce naturalisme, Durtal l’avait eue, l’an passé,alors qu’il était moins qu’aujourd’hui pourtant excédé parl’ignominieux spectacle de cette fin de siècle. C’était enAllemagne, devant une crucifixion de Mathaeus Grünewald.

Et il frissonna dans son fauteuil et ferma presquedouloureusement les yeux. Avec une extraordinaire lucidité, ilrevoyait ce tableau, là, devant lui, maintenant qu’il l’évoquait;et ce cri d’admiration qu’il avait poussé, en entrant dans lapetite salle du Musée de Cassel, il le hurlait mentalement encore,alors que, dans sa chambre, le Christ se dressait, formidable, sursa croix, dont le tronc était traversé, en guise de bras, par unebranche d’arbre mal écorcée qui se courbait, ainsi qu’un arc sousle poids du corps.

Cette branche semblait prête à se redresser et à lancer parpitié, loin de ce terroir d’outrages et de crimes, cette pauvrechair que maintenaient, vers le sol, les énormes clous quitrouaient les pieds.

Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du Christparaissaient garrottés dans toute leur longueur par les courroiesenroulées des muscles. L’aisselle éclamée craquait; les mainsgrandes ouvertes brandissaient des doigts hagards qui bénissaientquand même, dans un geste confus de prières et de reproches; lespectoraux tremblaient, beurrés par les sueurs; le torse était rayéde cercles de douves par la cage divulguée des côtes; les chairsgonflaient, salpêtrées et bleuies, persillées de morsures de puces,mouchetées comme de coups d’aiguilles par les pointes des vergesqui, brisées sous la peau, la dardaient encore, çà et là,d’échardes.

L’heure des sanies était venue; la plaie fluviale du flancruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au jusfoncé des mûres; des sérosités rosâtres, des petits laits, des eauxsemblables à des vins de Moselle gris, suintaient de la poitrine,trempaient le ventre au-dessous duquel ondulait le panneaubouillonné d’un linge; puis, les genoux rapprochés de forceheurtaient leurs rotules, et les jambes tordues s’évidaientjusqu’aux pieds qui, ramenés l’un sur l’autre, s’allongeaient,poussaient en pleine putréfaction, verdissaient dans des flots desang. Ces pieds spongieux et caillés étaient horribles; la chairbourgeonnait, remontait sur la tête du clou et leurs doigts crispéscontredisaient le geste implorant des mains, maudissaient,griffaient presque, avec la corne bleue de leurs ongles, l’ocre dusol, chargé de fer, pareil aux terres empourprées de laThuringe.

Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait,tumultueuse et énorme; cerclée d’une couronne désordonnée d’épines,elle pendait, exténuée, entr’ouvrait à peine un oeil hâve oùfrissonnait encore un regard de douleur et d’effroi; la face étaitmontueuse, le front démantelé, les joues taries; tous les traitsrenversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec samâchoire contractée par des secousses tétaniques, atroces.

Le supplice avait été épouvantable, l’agonie avait terrifiél’allégresse des bourreaux en fuite.

Maintenant, dans le ciel d’un bleu de nuit, la croix paraissaitse tasser, très basse, presque au ras du sol, veillée par deuxfigures qui se tenaient de chaque côté du Christ: – l’une, laVierge, coiffée d’un capuce d’un rose de sang séreux, tombant endes ondes pressées sur une robe d’azur las à longs plis, la Viergerigide et pâle, bouffie de larmes qui, les yeux fixes, sanglote, ens’enfonçant les ongles dans les doigts des mains; -l’autre, saintJean, une sorte de vagabond, de rustre basané de la Souabe, à lahaute stature, à la barbe frisottée en de petits copeaux, vêtud’étoffes à larges pans, comme taillées dans de l’écorce d’arbre,d’une robe écarlate, d’un manteau jaune chamoisé, dont la doublure,retroussée près des manches, tournait au vert fiévreux des citronspas mûrs. Epuisé de pleurs, mais plus résistant que Marie brisée etrejetée quand même debout, il joint les mains en un élan,s’exhausse vers ce cadavre qu’il contemple de ses yeux rouges etfumeux et il suffoque et crie, en silence, dans le tumulte de sagorge sourde.

Ah! devant ce Calvaire barbouillé de sang et brouillé de larmes,l’on était loin de ces débonnaires Golgotha que, depuis laRenaissance, l’Eglise adopte! Ce Christ au tétanos n’était pas leChrist des riches, l’Adonis de Galilée, le bellâtre bien portant,le joli garçon aux mèches rousses, à la barbe divisée, aux traitschevalins et fades, que depuis quatre cents ans les fidèlesadorent. Celui-là, c’était le Christ de saint Justin, de saintBasile, de saint Cyrille, de Tertullien, le Christ des premierssiècles de l’Eglise, le Christ vulgaire, laid, parce qu’il assumatoute la somme des péchés et qu’il revêtit, par humilité, lesformes les plus abjectes.

C’était le Christ des pauvres, Celui qui s’était assimilé auxplus misérables de ceux qu’il venait racheter, aux disgraciés etaux mendiants, à tous ceux sur la laideur ou l’indigence desquelss’acharne la lâcheté de l’homme; et c’était aussi le plus humaindes Christ, un Christ à la chair triste et faible, abandonné par lePère qui n’était intervenu que lorsque aucune douleur nouvellen’était possible, le Christ assisté seulement de sa Mère qu’ilavait dû, ainsi que tous ceux que l’on torture, appeler dans descris d’enfant, de sa Mère, impuissante alors et inutile.

Par une dernière humilité sans doute, il avait supporté que laPassion ne dépassât point l’envergure permise aux sens; et,obéissant à d’incompréhensibles ordres, il avait accepté que saDivinité fût comme interrompue depuis les soufflets et les coups deverges, les insultes et les crachats, depuis toutes ces maraudes dela souffrance, jusqu’aux effroyables douleurs d’une agonie sansfin. Il avait ainsi pu mieux souffrir, râler, crever ainsi qu’unbandit, ainsi qu’un chien, salement, bassement, en allant danscette déchéance jusqu’au bout, jusqu’à l’ignominie de lapourriture, jusqu’à la dernière avanie du pus!

Certes, jamais le naturalisme ne s’était encore évadé dans dessujets pareils; jamais peintre n’avait brassé de la sorte lecharnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans lesplaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous.C’était excessif et c’était terrible. Grünewald était le plusforcené des réalistes; mais à regarder de ce Rédempteur devadrouille, ce Dieu de morgue, cela changeait. De cette têteulcérée filtraient des lueurs; une expression surhumaine illuminaitl’effervescence des chairs, l’éclampsie des traits. Cette charogneéployée était celle d’un Dieu, et, sans auréole, sans nimbe, dansle simple accoutrement de cette couronne ébouriffée, semée degrains rouges par des points de sang, Jésus apparaissait, dans sacéleste Superessence, entre la Vierge, foudroyée, ivre de pleurs,et le Saint Jean dont les yeux calcinés ne parvenaient plus àfondre des larmes.

Ces visages d’abord si vulgaires resplendissaient, transfiguréspar des excès d’âmes inouïes. Il n’y avait plus de brigand, plus depauvresse, plus de rustre, mais des êtres supraterrestres auprèsd’un Dieu.

Grünewald était le plus forcené des idéalistes. Jamais peintren’avait si magnifiquement exalté l’altitude et si résolument bondide la cime de l’âme dans l’orbe éperdu d’un ciel. Il était allé auxdeux extrêmes et il avait, d’une triomphale ordure, extrait lesmenthes les plus fines des dilections, les essences les plusacérées des pleurs. Dans cette toile, se révélait le chef-d’oeuvrede l’art acculé, sommé de rendre l’invisible et le tangible, demanifester l’immondice éplorée du corps, de sublimer la détresseinfinie de l’âme.

Non, cela n’avait d’équivalent dans aucune langue. Enlittérature, certaines pages d’Anne Emmerich sur la Passion serapprochaient, mais atténuées, de cet idéal de réalisme surnaturelet de vie véridique et exsurgée. Peut-être aussi certaineseffusions de Ruysbroeck s’élançant en des jets géminés de flammesblanches et noires, rappelaient-elles, pour certains détails, ladivine abjection de Gruuml;newald et encore non, cela restaitunique, car c’était tout à la fois hors de portée et à ras deterre.

Mais alors… , se dit Durtal, qui s’éveillait de sa songerie,mais alors, si je suis logique, j’aboutis au catholicisme du Moyenage, au naturalisme mystique; ah non, par exemple, et sipourtant!

Il se retrouvait devant cette impasse dont il s’écartait alorsqu’il en percevait l’entrée, car il avait beau s’ausculter, il nese sentait soulevé par aucune foi. Décidément, il n’y avait de lapart de Dieu aucune prémotion et lui-même manquait de cettenécessaire volonté qui permet de se délaisser, de glisser, sans seretenir, dans la ténèbre des immutables dogmes.

Par instants, après certaines lectures, alors que le dégoût dela vie ambiante s’accentuait, il enviait des heures lénitives aufond d’un cloître, des somnolences de prières éparses dans desfumées d’encens, des épuisements d’idées voguant à la dérive dansle chant des psaumes. Mais pour savourer ces allégresses del’abandon, il fallait une âme simple, allégée de tout déchet, uneâme nue et la sienne était obstruée par des boues, macérée dans lejus concentré des vieux guanos. Il pouvait se l’avouer, ce désirmomentané de croire pour se réfugier hors des âges sourdait biensouvent d’un fumier de pensées mesquines, d’une lassitude dedétails infimes mais répétés, d’une défaillance d’âme transie parla quarantaine, par les discussions avec la blanchisseuse et lesgargotes, par des déboires d’argent, par des ennuis de terme. Ilsongeait un peu à se sauver dans un couvent, ainsi que ces fillesqui entrent en maison pour se soustraire aux dangers des chasses,au souci de la nourriture et du loyer, aux soins du linge.

Resté célibataire et sans fortune, peu soucieux maintenant desébats charnels, il maugréait, certains jours, contre cetteexistence qu’il s’était faite. Forcément dans ces heures où las dese battre contre des phrases, il jetait sa plume, il regardaitdevant lui et ne voyait dans l’avenir que des sujets d’amertumes etd’alarmes; alors il cherchait des consolations, des apaisements, etil en était bien réduit à se dire que la religion est la seule quisache encore panser, avec les plus veloutés des onguents, les plusimpatientes des plaies; mais elle exige en retour une telledésertion du sens commun, une telle volonté de ne plus s’étonner derien, qu’il s’en écartait, tout en l’épiant.

Et, en effet, il rôdait constamment autour d’elle, car si ellene repose sur aucune base qui soit sûre, elle jaillit du moins ende telles efflorescences que jamais l’âme n’a pu s’enrouler sur deplus ardentes tiges et monter avec elles et se perdre dans leravissement, hors des distances, hors des mondes, à des hauteursplus inouïes; puis, elle agissait encore sur Durtal, par son artextatique et intime, par la splendeur de ses légendes, par larayonnante naïveté de ses vies de Saints.

Il n’y croyait pas et cependant il admettait le surnaturel, car,sur cette terre même, comment nier le mystère qui surgit, cheznous, à nos côtés, dans la rue, partout, quand on y songe? Il étaitvraiment trop facile de rejeter les relations invisibles,extrahumaines, de mettre sur le compte du hasard qui est, lui-même,d’ailleurs indéchiffrable, les événements imprévus, les déveines etles chances. Des rencontres ne décidaient-elles pas souvent detoute la vie d’un homme? Qu’étaient l’amour, les influencesincompréhensibles et pourtant formelles? – Enfin la plusdésarçonnante des énigmes n’était-elle pas encore celle del’argent?

Car enfin, on se trouvait là en face d’une loi primordiale,d’une loi organique atroce, édictée et appliquée depuis que lemonde existe.

Ses règles sont continues et toujours nettes. L’argent s’attirelui-même, cherche à s’agglomérer aux mêmes endroits, va depréférence aux scélérats et aux médiocres; puis, lorsque par uneinscrutable exception, il s’entasse chez un riche dont l’âme n’estni meurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile, incapable dese résoudre en un bien intelligent, inapte même entre des mainscharitables à atteindre un but qui soit élevé. On dirait qu’il sevenge ainsi de sa fausse destination, qu’il se paralysevolontairement, quand il n’appartient ni aux derniers desaigrefins, ni aux plus repoussants des mufles.

Il est plus singulier encore quand, par extraordinaire, ils’égare dans la maison d’un pauvre; alors il le salit immédiatements’il est propre; il rend lubrique l’indigent le plus chaste, agitdu même coup sur le corps et sur l’âme, suggère ensuite à sonpossesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui insinue dedépenser son argent pour lui seul, fait du plus humble un laquaisinsolent, du plus généreux, un ladre. Il change, en une seconde,toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose lespassions les plus têtues, en un clin d’oeil.

Il est l’aliment le plus nutritif des importants péchés et il enest, en quelque sorte aussi, le vigilant comptable. S’il permet àun détenteur de s’oublier, de faire l’aumône, d’obliger un pauvre,aussitôt il suscite la haine du bienfait à ce pauvre; il remplacel’avarice par l’ingratitude, rétablit l’équilibre, si bien que lecompte se balance, qu’il n’y a pas un péché de commis en moins.

Mais où il devient vraiment monstrueux, c’est lorsque, cachantl’éclat de son nom sous le voile noir d’un mot, il s’intitule lecapital. Alors son action ne se limite plus à des incitationsindividuelles, à des conseils de vols et de meurtres, mais elles’étend à l’humanité tout entière. D’un mot le capital décide lesmonopoles, édifie les banques, accapare les substances, dispose dela vie, peut, s’il le veut, faire mourir de faim des milliersd’êtres!

Lui, pendant ce temps, se nourrit, s’engraisse, s’enfante toutseul, dans une caisse; et les deux mondes à genoux l’adorent,meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu.

Eh bien! ou l’argent qui est ainsi maître des âmes, estdiabolique, ou il est impossible à expliquer. Et combien d’autresmystères aussi inintelligibles que celui-là, combien d’occurrencesdevant lesquelles l’homme qui réfléchit devrait trembler!

Mais, se disait Durtal, du moment que l’on patauge dansl’inconnu, pourquoi ne pas croire à la Trinité, pourquoi repousserla divinité du Christ? On peut aussi facilement admettre le Credoquia absurdum de Saint Augustin et se répéter, avec Tertullien, quesi le surnaturel était compréhensible, il ne serait pas lesurnaturel et que c’est justement parce qu’il outrepasse lesfacultés de l’homme qu’il est divin.

Ah! Et puis zut, à la fin du compte! Il est plus simple de nepoint songer à tout cela: – Et, une fois de plus, il recula, nepouvant décider son âme à faire le saut, alors qu’elle se trouvait,au bord de la raison, dans le vide.

Au fond, il avait vagabondé loin de son point de départ, de cenaturalisme si conspué par Des Hermies. Il revenait maintenant àmi-route, jusqu’au Grünewald et il se disait que ce tableau étaitle prototype exaspéré de l’art. Il était bien inutile d’aller aussiloin, d’échouer, sous prétexte d’au-delà, dans le catholicisme leplus fervent. Il lui suffirait peut-être d’être spiritualiste, pours’imaginer le supranaturalisme, la seule formule qui luiconvînt.

Il se leva, se promena dans sa petite pièce; les manuscrits quis’entassaient sur la table, ses notes sur le maréchal de Rais ditBarbe-bleue, le déridèrent.

Tout de même, fit-il presque joyeux, il n’y a de bonheur quechez soi et au-dessus du temps. Ah! s’écrouer dans le passé,revivre au loin, ne plus même lire un journal, ne pas savoir si desthéâtres existent, quel rêve! – et que ce Barbe-bleue m’intéresseplus que l’épicier du coin, que tous ces comparses d’une époquequ’allégorise si parfaitement le garçon de café qui, pours’enrichir en de justes noces, viole la fille de son patron, labécasse comme il la nomme!

Ça et le lit, ajouta-t-il, en souriant, car il voyait son chat,bête très bien informée des heures, le regarder avec inquiétude, lerappeler à de mutuelles convenances, en lui reprochant de ne paspréparer la couche. Il arrangea les oreillers, ouvrit la couvertureet le chat sauta sur le pied du lit, mais resta assis, la queueramenée sur ses deux pattes, attendant que son maître se fûtétendu, pour piétiner la place et faire son creux.

Chapitre 2

 

Durtal avait cessé, depuis près de deux années, de fréquenter lemonde des lettres; les livres d’abord, puis les racontars desjournaux, les souvenirs des uns, les mémoires des autres,s’évertuaient à représenter ce monde comme le diocèse del’intelligence, comme le plus spirituel des patriciats. A les encroire, l’esprit fusait en baguettes d’artifices et les repartiesles plus stimulantes crépitaient dans ces réunions. Durtals’expliquait mal la persistance de cette antienne, car il jugeait,par expérience, que les littérateurs se divisaient, à l’heureactuelle, en deux groupes, le premier composé de cupides bourgeois,le second d’abominables mufles.

Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés parconséquent, mais arrivés; affamés de considération ils singeaientle haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient dessoirées en habit noir, ne parlaient que de droits d’auteurs etd’éditions, s’entretenaient de pièces de théâtre, faisaient sonnerl’argent.

Les autres clapotaient en troupe dans les bas-fonds. C’était laracaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tout ens’exécrant, ils se criaient leurs oeuvres, publiaient leur génie,s’extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaientdu fiel.

Aucun milieu autre n’existait. Il devenait singulièrement rare,le coin intime où l’on pouvait, à quelques artistes, causer àl’aise, sans promiscuités de cabarets et de salons, sansarrière-pensée de traîtrises et de dols, où l’on pouvait nes’occuper que d’art, à l’abri des femmes!

Dans ce monde des lettres, en somme, aucune aristocratie d’âme;aucune vue qui fût effarante, aucune pente d’esprit qui fût etrapide et secrète. C’était la conversation habituelle de la rue duSentier ou de la rue Cujas.

Sachant, par expérience aussi, qu’aucune amitié n’est possibleavec des cormorans, toujours à l’affût d’une proie à dépecer, ilavait rompu des relations qui l’eussent obligé à devenir oufripouille ou dupe.

Puis, à vrai dire, il n’y avait plus rien qui le liât à sesconfrères; jadis, alors qu’il acceptait les déficits dunaturalisme, ses nouvelles étoupées, ses romans sans portes et sansfenêtres, il pouvait encore discuter d’esthétique avec eux, maismaintenant!

Au fond, prétendait Des Hermies, il y a toujours eu entre toi etles autres réalistes une telle différence d’idées qu’un accordpéremptoire ne pouvait durer; tu exècres ton temps et euxl’adorent; tout est là. Fatalement, tu devais, un jour, fuir ceterritoire américain de l’art et chercher, au loin, une région plusaérée et moins plane.

Dans tous tes livres, tu es constamment tombé à bras raccourcissur cette queue de siècle; mais dame, on se lasse à la longue detaper sur du mou qui s’affaisse et se relève; tu devais reprendrehaleine et t’asseoir dans une autre époque, en attendant d’ydécouvrir un sujet à traiter qui te plût. Cela explique bienfacilement ton désarroi spirituel pendant des mois et cette santéqui t’est subitement revenue lorsque tu t’es emballé sur Gilles deRais.

Et c’était vrai, Des Hermies avait vu juste. Le jour où Durtals’était plongé dans l’effrayante et délicieuse fin du Moyen Age, ils’était senti renaître. Il commença de vivre dans le pacifiantmépris des alentours, s’organisa une existence loin du brouhaha deslettres, se cloîtra mentalement, pour tout dire, dans le château deTiffauges auprès de Barbe-bleue et il vécut en parfait accord,presque en coquetterie, avec ce monstre.

L’histoire supplanta chez lui le roman dont l’affabulation,ficelée dans des chapitres, empaquetée à la grosse, forcémentbanale et convenue, le blessait. Et cependant, l’histoire nesemblait être qu’un pis aller, car il ne croyait pas à la réalitéde cette science; les événements, se disait-il, ne sont pour unhomme de talent qu’un tremplin d’idées et de style, puisque tous semitigent ou s’aggravent, suivant les besoins d’une cause ou selonle tempérament de l’écrivain qui les manie.

Quant aux documents qui les étayent, c’est pis encore! Car aucund’eux n’est irréductible et tous sont révisables. S’ils ne sont pasapocryphes, d’autres, non moins certains, se déterrent plus tardqui les controuvent, en attendant qu’eux-mêmes soient démonétiséspar l’exhumation d’archives non moins sûres.

A l’heure actuelle, dans le raclage têtu des vieux cartons,l’histoire ne sert plus qu’à étancher les soifs littéraires deshobereaux qui préparent ces rillettes de tiroirs auxquellesl’Institut décerne, en salivant, ses médailles d’honneur et sesgrands prix.

Pour Durtal, l’histoire était donc le plus solennel desmensonges, le plus enfantin des leurres. L’antique Clio ne pouvaitêtre représentée, selon lui, qu’avec une tête de sphinx, parée defavoris en nageoire et coiffée d’un bourrelet de mioche. La vérité,c’est que l’exactitude est impossible, se disait-il; commentpénétrer dans les événements du Moyen Age, alors que personne n’estseulement à même d’expliquer les épisodes les plus récents, lesdessous de la Révolution, les pilotis de la Commune, par exemple?Il ne reste donc qu’à se fabriquer sa vision, s’imaginer avecsoi-même les créatures d’un autre temps, s’incarner en elles,endosser, si l’on peut, l’apparence de leur défroque, se forgerenfin, avec des détails adroitement triés, de fallacieux ensembles.C’est ce que Michelet a fait, en somme; et bien que cette vieilleénervée ait singulièrement vagabondé dans les hors-d’oeuvre,s’arrêtant devant des riens, délirant doucement en des anecdotesqu’elle enflait et déclarait immenses, dès que ses accès desentiment et ses crises de chauvinisme brouillaient la possibilitéde ses présomptions, alitaient la santé de ses conjectures, elleétait néanmoins la seule, en France, qui eût plané au-dessus dessiècles et plongé de haut dans l’obscur défilé des vieuxrécits.

Hystérique et bavarde, impudente et intime, son histoire deFrance était cependant, à certains endroits, soulevée par le ventdu large; ses personnages vivaient, sortaient de ces limbes où lesinhument les cinéraires anas de ses confrères; peu importait dèslors que Michelet eût été le moins véridique des historiens,puisqu’il en était le plus personnel et le plus artiste. Quant auxautres, ils furetaient maintenant dans les paperasses, se bornaientà piquer sur leurs plaques de liège des faits divers. A la suite deM. Taine, ils gommaient des notes, les collaient les unes à lasuite des autres, ne gardaient, bien entendu, que celles quipouvaient soutenir la fantaisie de leurs contes. Ces gens-là sedéfendaient de toute imagination, de tout enthousiasme,prétendaient ne rien inventer, ce qui était vrai, mais ils n’enmaquillaient pas moins, par la sélection de leurs documents,l’histoire. Et puis, comme leur système était simple! On découvraitque tel événement s’était passé en France dans quelques communes etl’on concluait aussitôt que tout le pays pensait, vivait de tellefaçon, à tel jour de telle année, à telle heure.

Ils étaient non moins que Michelet de valeureux faussaires, maisils n’avaient ni son empan, ni ses visions; c’étaient les petitsmerciers de l’histoire, des camelots, des notulateurs quipointillaient sans donner un ensemble, comme font maintenant lespeintres qui punaisent les tons, comme les décadents qui cuisinentdes hachis de mots! Et c’est bien autre chose encore lorsqu’ils’agit des biographes, se disait Durtal. Ceux-là, ce sont lesépileuses. Des gens ont écrit des livres pour démontrer queThéodora était chaste et que Jan Steen ne buvait point. Un autre aépucé Villon, s’est efforcé de démontrer que la grosse Margot de laballade n’était pas une femme mais bien l’enseigne d’un cabaret;pour un peu, il représentait le poète ainsi qu’un homme bégueule etcontinent, judicieux et probe. On eût dit qu’en écrivant leursmonographies, ces historiens appréhendaient de se déshonorer entouchant à des écrivains ou à des peintres dont la vie avait étécahotée par des bourrasques. Ils eussent sans doute désiré qu’ilsfussent des bourgeois comme eux; le tout équipé d’ailleurs à l’aidede ces fameuses pièces que l’on épluche, que l’on détorque, quel’on trie.

Cette école de la réhabilitation, toute-puissante aujourd’hui,exaspérait Durtal; aussi était-il bien certain de ne pas sombreravec son livre sur Gilles de Rais dans la monomanie de ces affamésde la bienséance, de ces enragés de l’honnêteté. Pas plus qu’unautre, avec ses idées sur l’histoire, il ne pouvait prétendre àpeindre un Barbe-bleue exact, mais il était sûr au moins de ne pasl’édulcorer, de ne pas l’amollir dans des bains de langue tiède, dene pas en faire ce médiocre dans le bien ou dans le mal qui plaîtaux foules. Pour prendre son élan, il possédait, en guise detremplin, une copie du mémoire au Roi des héritiers de Gilles deRais, les notes qu’il avait prises sur le procès criminel de Nantesdont plusieurs expéditions sont à Paris, des extraits de l’histoirede Charles VII, De Vallet de Viriville, enfin la notice d’ArmandGuéraut et la biographie de l’abbé Bossard. Et cela lui suffisaitpour dresser debout la formidable figure de ce satanique qui fut,au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le pluscruel et le plus scélérat des hommes.

Une seule personne était au courant de son projet de livre, DesHermies, qu’il voyait maintenant presque tous les jours.

Il l’avait connu dans une maison des plus étranges, chezChantelouve, l’historien catholique, qui se vantait de recevoir àsa table tous les mondes. Et, en effet, c’était une fois parsemaine, l’hiver, dans son salon de la rue de Bagneux, le plusbizarre ramas de gens: des cuistres de sacristie et des poètes decaboulots, des journalistes et des actrices, des partisans de lacause de Naundorff et des placiers en sciences louches.

Cette maison était, en somme, située sur la lisière du mondeclérical qui s’y rendait un peu comme en un mauvais lieu; l’on ydînait de façon tout à la fois biscornue et fine; Chantelouve étaitcordial, d’esprit grassouillet, d’entrain pressant. Il inquiétaitbien un peu les analystes par un regard de bagne qui passaitquelquefois sous les verres fumés de son binocle, mais sa bonhomietout ecclésiastique désarmait les préventions; puis la femme, àpeine jolie mais bizarre, était très entourée; elle demeuraitcependant silencieuse, n’encourageait pas les propos assidus desvisiteurs, mais elle était, ainsi que son mari, dénuée debégueulisme; impassible, presque hautaine, elle écoutait, sansbroncher, les paradoxes les plus monstrueux, souriait, l’airabsent, les yeux perdus au loin.

Dans une de ces soirées où il fumait une cigarette, tandis quela Rousseil, récemment convertie, hurlait des stances au Christ,Durtal avait été étonné par la physionomie, par la tenue de DesHermies qui tranchaient durement sur le débraillé des défroqués etdes poètes, entassés dans le salon et la bibliothèque deChantelouve.

Au milieu de ces faces sournoises ou préparées, il apparaissaitcomme un homme singulièrement distingué, mais méfiant et rétif.Grand, fluet, très pâle, il fronçait des yeux rapprochés d’un nezfureteur et bref, des yeux qui avaient le bleu foncé de la pierredivine et son éclat sec. Ses cheveux étaient blonds, sa barbe,rasée sur les joues et taillée sous le menton en pointe, tournaitau ton du liège. Il y avait en lui d’un Norvégien maladif et d’unAnglais rêche. Vêtu d’étoffes fabriquées à Londres, il semblaitétriqué dans un complet quadrillé, de couleur morne, serré à lataille, montant très haut, cachant presque la cravate et le col.Très soigné de sa personne, il avait une manière à lui de retirerses gants et de les faire imperceptiblement claquer en les roulant;puis il s’asseyait, croisait ses longues jambes en thyrse en sepenchant tout d’un côté, à droite, retirait de sa poche gauche,collée au corps, une blague japonaise plate et gaufrée, quicontenait son papier à cigarette et son tabac.

Il était méthodique, en garde, froid comme une corde à puitsdevant les inconnus; son attitude supérieure et avec cela gênées’ajustait à ses rires blêmes et coupés court; il suscitait desérieuses antipathies à première vue et il pouvait les justifierpar des mots vénéneux, des mutismes méprisants, des souriresrigoureux ou narquois. Il était respecté chez les Chantelouve, il yétait surtout craint, mais quand on le connaissait, on s’apercevaitque, sous le verglas de cette mine, couvait une bonté réelle, uneamitié peu expansive, mais capable d’un certain héroïsme, en touscas, sûre.

Comment vivait-il? était-il riche ou seulement à l’aise?Personne ne le savait; et lui-même, très discret envers les autres,ne parlait jamais de ses affaires; il était docteur de la Facultéde Paris, car Durtal avait vu, par hasard, son diplôme, mais ilparlait de la médecine avec un mépris immense, avouait s’être jeté,par dégoût d’une thérapeutique vaine, dans l’homéopathie qu’ilavait délaissée à son tour, pour une médecine Bolonaise qu’ildénigrait.

A certains moments, Durtal ne pouvait douter que Des Hermiesn’eût pratiqué la littérature, car il la jugeait avec la certituded’un homme du métier, démontait la stratégie des procédés,dévissait le style le plus abstrus avec l’adresse d’un expert quiconnaît, en cet art, les plus compliqués des trucs. A Durtal quilui reprochait, un jour, en riant, de cacher ses oeuvres, ilrépondait avec une certaine mélancolie: je me suis châtré l’âme àtemps d’un bas instinct, celui du plagiat. J’aurais pu faire duFlaubert aussi bien sinon mieux que tous les regrattiers qui ledébitent; mais à quoi bon? J’ai préféré phraser des médicamentsoccultes à des doses rares; ce n’est peut-être pas bien nécessaire,mais c’est moins vil!

Où il était surprenant, par exemple, c’était dans l’érudition;il se révélait prodigieux, savait tout, était au courant des plusanciens bouquins, des plus séculaires coutumes, des découvertes lesplus neuves. A force de s’acoquiner avec les extraordinaires épavesde Paris, il avait approfondi des sciences diverses et hostiles;car lui, si correct et si froid, on ne le rencontrait qu’encompagnie d’astrologues et de kabbalistes, de démonographes etd’alchimistes, de théologiens et d’inventeurs.

Las des avances faciles et des improbables bonhomies desartistes, Durtal fut séduit par cet homme aux abords rentrés, auxdétentes strictes et dures. L’excès des amitiés à fleur de peauqu’il avait subies justifiait cette attirance; ce qui était moinsexplicable, c’est qu’avec ses goûts des relations excentriques, desHermies se fût pris d’affection pour Durtal qui était, en somme, unsobre d’âme et un esprit rassis et sans outrance; mais il avaitsans doute éprouvé le besoin de se retremper, à certains moments,dans une atmosphère plus perspirable et moins chauffée; puis aucunede ces discussions littéraires qu’il aimait n’était possible avecces agités qui délibéraient infatigablement, ne pensant qu’à leurgénie, ne s’intéressant qu’à leurs découvertes, qu’à leurscience!

Comme Durtal enfin isolé chez ses confrères, des Hermies nepouvait rien attendre, ni des médecins qu’il dédaignait, ni de tousces spécialistes qu’il fréquentait.

Il y avait eu, en somme, rencontre de deux êtres dont lasituation était presque la même; mais cette liaison qui, d’abordrestreinte et longtemps demeurée sur la défensive, venait enfin dese resserrer dans le tutoiement et de s’affermir, avait été surtoutavantageuse pour Durtal. En effet, sa famille était depuislongtemps morte et ses amis de jeunesse étaient ou mariés ouperdus; depuis son départ du monde des lettres, il était réduit àla solitude la plus complète. Des Hermies dénoua son existence qui,repliée sur elle-même, s’ankylosait dans l’isolement. Il luirenouvela sa provision de sensations, lui fit faire peau neuved’amitié, l’emmena chez l’un de ses amis qu’en effet Durtal devaitaimer.

Des Hermies, qui parlait souvent de cet ami, finit par dire unjour: il faudra pourtant que je te le fasse connaître. Il aime teslivres que je lui ai prêtés et il t’attend; toi qui me reproches dene me plaire qu’avec des natures cocasses ou obscures, tu verras enCarhaix un homme presque unique. C’est le catholique intelligent etsans cafardise, le pauvre sans envie et sans haine.

Chapitre 3

 

Durtal était dans la situation d’un grand nombre de célibatairesqui font nettoyer leur ménage par un concierge. Ceux-là seulspeuvent savoir combien des lampes d’un faible tonnage absorbent depleines burettes d’huile et combien une bouteille de cognac pâlitet s’épuise, sans diminuer. Ils savent aussi que le lit d’abordhospitalier se fait insociable, tant le concierge respecte sesmoindres plis; ils apprennent enfin qu’il faut se résigner àtoujours nettoyer son verre si l’on a soif, à toujours réédifierson feu, si l’on a froid.

Le concierge de Durtal était un vieillard à moustaches, dont lachaude haleine exhalait le puissant arome du trois-six. C’était unhomme indolent et placide qui opposait une incontinence d’inertieaux objurgations de Durtal déclarant que son ménage devait êtreterminé, tous les matins, à la même heure.

Les menaces, les suppressions de pourboires, les injures, lesprières avaient échoué; le père Rateau soulevait sa casquette, segrattait les cheveux, promettait, sur un ton ému, de s’amender et,le lendemain, venait plus tard.

Quel animal! gémissait Durtal, ce jour-là. Il regardait samontre, au moment où une clef tournait dans la serrure, et une foisde plus, il constatait que le concierge arrivait, dansl’après-midi, après trois heures.

Il allait falloir subir le vacarme de cet homme qui, somnolentet pacifique dans sa loge, devenait terrible, un balai au poing.Des allures martiales, des instincts guerriers se révélaientsubitement chez ce sédentaire assoupi, dès l’aube, dans la tièdevapeur des mirotons. Il se muait en un insurgé qui montait àl’assaut du lit, chambardait les chaises, jonglait avec les cadres,bouleversait les tables, cognait le pot à eau et la cuvette,traînait, ainsi que des vaincus par les cheveux, les brodequins deDurtal par leurs lacets, enlevait le logis comme une barricade,plantait, en guise de drapeau, son torchon dans un nuage de poudre,sur les meubles morts.

Durtal se réfugiait alors dans celles de ses pièces qu’iln’attaquait point; ce jour-là, il dut abandonner son cabinet detravail dans lequel Rateau commençait la lutte et s’enfuir dans sachambre à coucher. De là, il apercevait encore, par la portièrelaissée ouverte, le dos de l’ennemi qui, un plumeau au-dessus de latête, coiffé comme d’une couronne de Mohican, entamait la danse duscalp, autour d’une table.

Si je savais seulement l’heure à laquelle monte cette buse, ceque je m’arrangerais pour être sorti! Se disait-il, en grinçant desdents, car maintenant Rateau empoignait ses outils de frotteur etratissait le parquet et sautait à cloche-pied et patinait sur unebrosse, en rugissant.

Victorieux, en nage, il apparut dans le cadre de la porte ets’avança pour réduire la chambre où se trouvait Durtal. Celui-cidut rentrer dans le cabinet pacifié, avec son chat qui, crispé parce bruit, suivait son maître, pas à pas, et revenait, en sefrottant le long de ses jambes, dans les pièces, à mesure qu’ellesétaient libres.

Des Hermies sonna sur ces entrefaites. – Je mets mes bottines etnous filons, s’écria Durtal. Tiens, – il passa la main sur la tableet la ramena gantée d’une mitaine grise – regarde, cette brute-làsecoue tout, se bat contre on ne sait quoi et le résultat le voici:il y a encore plus de poussière qu’avant lorsqu’il est parti!

– Bah, fit Des Hermies; mais c’est très bon, la poussière. Outrequ’elle a un goût de très ancien biscuit et une odeur fanée de trèsvieux livre, elle est le velours fluide des choses, la pluie finemais sèche, qui anémie les teintes excessives et les tons bruts.Elle est aussi la pelure d’abandon, le voile d’oubli. Qui donc peutla détester sinon certaines personnes au sort lamentable desquellestu devrais quelquefois penser?

T’imagines-tu, en effet, la vie des gens qui demeurent à Paris,dans un passage. Tiens, figure-toi un phtisique qui crache le sanget s’étrangle dans une chambre située à un premier étage sous lesvitres en dos d’âne d’un passage, celui des Panoramas, par exemple.La fenêtre est ouverte, il monte de la poussière saturée de tabacrefroidi et de sueur tiède. Le malheureux étouffe, supplie qu’onlui donne de l’air; l’on se précipite sur la croisée… et on lareferme car comment l’aider à respirer, si l’on ne le soustrait pasà la pulvérulence du passage, en l’isolant?

Hein, cette poussière qui stimule les hémoptysies et les touxest moins bénigne que celle dont tu te plains? – Mais, tu es prêt,nous descendons?

– Et quelle rue prenons-nous? demanda Durtal.

Des Hermies ne répondit point. Ils quittèrent la rue du Regardoù demeurait Durtal, descendirent la rue du Cherche-midi jusqu’à laCroix-rouge.

– Allons jusqu’à la place Saint-Sulpice, dit des Hermies, etaprès un silence:

En fait de poussière, considérée alors comme rappel des origineset souvenance des fins, sais-tu qu’après notre mort, nos charognessont dépecées par des vers différents, suivant qu’elles sont obèsesou qu’elles sont maigres? Dans les cadavres des gens gras, l’ontrouve une sorte de larves, les rhizophages; dans les cadavres desgens secs, l’on ne découvre que des phoras. Ceux-là sont évidemmentles aristos de la vermine, les vers ascétiques qui méprisent lesrepas plantureux, dédaignent le carnage des copieuses mamelles etle ragoût des bons gros ventres. Dire qu’il n’y a même pasd’égalité parfaite dans la façon dont les larves préparent lapoudre mortuaire de chacun de nous!

A propos, c’est ici que nous nous arrêtons, mon cher. Ilsétaient arrivés au coin de la rue Férou et de la place. Durtal levale nez et sur un porche ouvert dans le flanc de l’égliseSaint-Sulpice, il lut cette pancarte: on peut visiter lestours.

– Montons, fit Des Hermies.

– Pourquoi faire? Par ce temps!

Et Durtal désigna du doigt des nuages noirs qui fuyaient, telsque des fumées d’usines, dans un firmament limoneux, si bas, queles tuyaux en fer-blanc des cheminées semblaient entrer dedans etle créneler, au-dessus des toits, d’entailles claires.

– Outre que je n’ai pas envie de tenter l’escalade d’une sériedésordonnée de marches, que veux-tu examiner là-haut? Il bruine etla nuit tombe; non, par exemple!

– Qu’est-ce que cela te fait de te promener là ou autre part?Viens, je t’assure que tu verras des choses dont tu ne te doutesguère.

– Enfin, tu as un but?

– Oui.

– Il fallait donc le dire! – Et, à la suite de Des Hermies, ils’engouffra sous le porche; un petit fumignon d’essence, pendu à unclou, éclairait, au fond du caveau, une porte. C’était l’entrée destours.

Longtemps ils grimpèrent dans les ténèbres d’un escalier en pasde vis. Durtal se demandait si le gardien n’avait pas délaissé sonposte, quand une lueur rougeoya sur le tournant du mur et ils seheurtèrent, en pivotant, contre un quinquet, devant une porte.

Des Hermies tira un cordon de sonnette; la porte disparut. Ilsavaient au-dessus d’eux, à la hauteur de la tête, sur des marches,les pieds éclairés d’une personne perdue dans l’ombre.

– Tiens, c’est vous, monsieur Des Hermies; – et décrivant un arcde cercle, un corps de femme âgée se pencha dans la lumière. – Ah!Bien, c’est Louis qui sera content de vous voir!

– Et il est là? fit Des Hermies qui serra la main de cettefemme.

– Il est dans la tour; mais vous ne vous reposez pas un peu?

– Non, en descendant, si vous le voulez bien.

– Alors, montez jusqu’à ce que vous aperceviez une porte àclaire-voie, oh! Que je suis bête, vous le savez aussi bien quemoi!

– Mais oui… mais oui… a tout à l’heure; que je vous présente, enpassant, mon ami Durtal.

Durtal s’inclina, ahuri, dans l’ombre. – Ah! monsieur, Louis quidésirait tant faire votre connaissance, comme cela se trouve!

– Où me mène-t-il? se disait Durtal qui tâtonnait de nouveau,derrière son ami, dans le noir, suivant les courtes lueurs jailliesdes barbacanes, retombant dans la nuit, rencontrant, au moment oùil se perdait, des filets de jour.

Cette ascension ne finissait pas. Ils aboutirent enfin à laporte à barreaux, poussée contre. Ils entrèrent, se trouvèrent surun rebord de bois, au-dessus du vide, sur la margelle en planched’un double puits; l’un, creusé sous leurs pieds, l’autre élevéau-dessus d’eux.

Des Hermies, qui paraissait être là dedans chez lui montra, d’ungeste, les deux abîmes.

Durtal regarda.

Il était au milieu d’une tour qu’emplissaient, du haut en bas,des madriers énormes en forme d’x, des poutres assemblées, frettéespar des barres, boulonnées par des rivets, réunies par des visgrosses comme le poing. Durtal ne voyait personne. Il tourna sur laconsole, le long du mur, se dirigea vers la lumière qui pénétraitpar les auvents inclinés des abat-sons.

Penché sur le précipice, il discernait maintenant, sous sesjambes, de formidables cloches pendues à des sommiers de chêneblindés de fer, des cloches au vase de métal sombre, des clochesd’un airain gras, comme huilé, qui absorbait, sans les réfracter,les rayons du jour.

Et, au-dessus de sa tête, dans l’abîme d’en haut, en sereculant, il apercevait de nouvelles batteries de cloches;celles-là, frappées dans leur fonte d’une effigie d’évêque enrelief, allumées, au dedans, à la pause, à l’endroit usé par lebattant, d’une lueur d’or.

Rien ne remuait; mais le vent claquait par les lames couchéesdes abat-sons, tourbillonnait dans la cage des bois, hurlait dansla spirale de l’escalier, s’engouffrait dans la cuve retournée descloches. Soudain, un frôlement d’air, un souffle silencieux de ventmoins aigre lui fouetta les joues. Il leva les yeux, une clocherabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna,prit son élan, et son battant, semblable à un gigantesque pilon,broya dans le bronze du mortier des sons terribles. La tourtremblait, la margelle sur laquelle il se tenait trépidait comme leplancher d’un train; un grondement, continuel, énorme, roulaitbrisé par le fracassant éclat des coups.

Il avait beau explorer le plafond de la tour, il ne découvraitpersonne; il finit pourtant par entrevoir une jambe lancée dans levide qui culbutait l’une des deux pédales de bois attachées au basde chaque cloche, et, se couchant presque sur les madriers, ilaperçut enfin le sonneur, retenu par les mains à deux crampons defer, se balançant au-dessus du gouffre, les yeux au ciel.

Durtal fut stupéfié, car jamais il n’avait vu une telle pâleuret une si déconcertante face. Cet homme n’avait pas le ton decierge des convalescences, ni le ton mat des parfumeuses auxquellesles odeurs ont décoloré le derme; ce n’était pas encore la chairpoussiéreuse, tournée au gris, des porphyriseurs des tabacs qu’onprise; c’était le teint livide exsangue des prisonniers au MoyenAge, le teint maintenant ignoré de l’homme interné jusqu’à sa mortdans un cachot pluvieux, dans un noir in-pace, sans air.

L’oeil était bleu, proéminent, en boule, l’oeil à larmes desmystiques, mais il était singulièrement contredit par une moustacheen chiendent sec de Kaiserlick; cet homme était tout à la foisdolent et militaire, presque indéfinissable.

Il lança un dernier coup de pied sur la pédale de sa cloche et,d’un recul de reins, reprit son équilibre. Il s’essuya le front,sourit à Des Hermies. – Ah bien, dit-il, vous étiez là!

Il descendit et lorsqu’il sut le nom de Durtal, sa faces’éclaira; il lui prit la main.

– Vous pouvez dire, monsieur, que vous étiez attendu. Il y aassez longtemps que notre ami vous cache, tout en parlantconstamment de vous.

– Venez, reprit-il, d’un ton joyeux, que je vous fasse visitermon petit domaine; j’ai lu vos livres, il n’est pas possible quevous n’aimiez pas, vous aussi, les cloches; mais c’est d’un peuplus haut qu’il les faut voir. Et il sauta dans un escalier, tandisque Des Hermies poussait Durtal devant lui, fermait la marche.

Pendant que l’ascension reprenait dans la mèche à vrille:

– Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que ton ami Carhaix, – carc’est lui, n’est-ce pas, – était sonneur? demanda Durtal.

Des Hermies ne put répondre, car ils débouchaient, à ce moment,sous la voûte en pierre de taille de la tour et Carhaix,s’effaçant, les laissait passer. Ils se trouvaient dans une pièceronde percée au centre, à leurs pieds, d’un grand trou, cercléd’une balustrade de fer, corrodée par la cendre orangée desrouilles.

En s’approchant, l’oeil plongeait jusqu’au fond de l’abîme.C’était la vraie margelle en moellons d’un véritable puits; et cepuits semblait être en réparation, car l’échafaudage croisé despoutres qui soutenait les cloches paraissait être dressé, du hauten bas du tube, pour étayer les murs.

– Approchez sans crainte, dit Carhaix, et dites-moi, monsieur,si ce ne sont point là de belles filleules! – mais Durtall’écoutait à peine; il se sentait mal à l’aise dans ce vide, attirépar ce trou béant d’où s’échappait, en de lointaines bouffées, letintement moribond de la cloche qui oscillait sans doute encore,avant que de rentrer immobile, dans un complet repos.

Il se recula.

– Vous n’avez pas envie de visiter le haut des tours? RepritCarhaix, en désignant un escalier de fer, scellé dans la muraillemême.

– Non, ce sera pour un autre jour.

Ils redescendirent et Carhaix, maintenant silencieux, ouvrit unenouvelle porte. Ils s’avancèrent dans une immense remise quicontenait des statues colossales et cassées de saints, des apôtrespatraques et lépreux, des Saint Mathieu amputés d’une jambe etperclus d’un bras, des Saint Luc escortés d’une moitié de boeuf,des Saint Marc bancroches et privés d’une partie de barbe, desSaint Pierre érigeant des moignons dépourvus de clefs.

– Autrefois, dit Carhaix, il y avait ici une balançoire; c’étaitplein de gamines; l’on a abusé comme de tout… au crépuscule, il sepassait, pour quelques sous, des choses! Le curé a fini par faireenlever la balançoire et fermer la pièce.

– Et cela? fit Durtal, apercevant dans un coin un énormefragment de métal rond, une sorte de demi-calotte géante, veloutéede poussière, treillissée par de légères toiles semées, ainsi quedes éperviers granulés de boulettes de plomb, de corps repliésd’araignées noires.

– &Cedil;a! Ah, monsieur! – Et l’oeil perdu de Carhaix serécupéra et prit feu; ça, c’est le cerveau d’une très vieillecloche qui rendait des sons comme il n’y en a plus; celle-là,monsieur, elle sonnait du ciel!

Et subitement il s’emballa.

– Voyez-vous, Des Hermies a dû vous le dire, c’est fini, lescloches; ou plutôt c’est les sonneurs dont il n’y a plus! à l’heurequ’il est, ce sont des garçons charbonniers, des couvreurs, desmaçons, d’anciens pompiers, ramassés pour un franc sur la place,qui font la manoeuvre! Ah! Il faut les voir! Mais c’est pis quecela; si je vous racontais qu’il y a des curés qui ne se gênent paspour vous dire: racolez dans la rue des soldats; pour dix sous, ilsferont l’affaire. Oui, si bien qu’il y en a un dernièrement, àNotre-dame, je crois, qui n’a pas retiré sa jambe à temps; lacloche est revenue à toute volée dessus et l’a coupée nette, commeun rasoir.

Et ces gens-là, ils dépensent des trente mille francs pour desbaldaquins, ils se ruinent pour des musiques, il leur faut du gazdans leur église, un tas de tra-la-la, est-ce que je sais, moi?Quant aux cloches, ils lèvent les épaules, lorsqu’on leur en parle.Savez-vous, monsieur Durtal, que nous ne sommes plus à Paris quedeux accordants, moi et le père Michel qui n’est pas marié et qu’onne peut, à cause de ses moeurs, attacher régulièrement à uneéglise. Cet homme-là, c’est un accordant qui n’a pas son pareil;mais, lui aussi, il se désintéresse; il boit et, saoul ou passaoul, il travaille et après cela, il reboit et il dort.

Ah! Oui, que c’est bien fini! – Tenez, ce matin, Monseigneur afait sa tournée pastorale en bas. A huit heures, il fallait sonnerson arrivée; les six cloches que vous avez vues ici, marchaient.Nous étions attelés à seize, dessus. Eh bien, c’était une pitié;ces gens-là ils brimballaient comme des propres à rien, ils ruaientà contre-temps, ils sonnaient la gouille!

Ils descendirent, Carhaix gardait maintenant le silence.

– Les cloches, fit-il en se retournant et en fixant Durtal deses yeux dont l’eau bleue entrait en ébullition; mais, monsieur,c’est la véritable musique de l’église, cela!

Ils débouchèrent au-dessus même du parvis, dans la grandegalerie couverte sur laquelle sont posées les tours. Alors Carhaixsourit et montra tout un jeu de minuscules clochettes, installéentre deux piliers, sur une planche. Il tirait les ficelles,agitait le frêle cliquetis des cuivres, écoutait, ravi, les yeuxhors du front, la moustache rebroussée d’un coup de lèvres, leléger saut des notes que buvait la brume.

Et subitement, il rejeta ses ficelles. C’était jadis ma toquade,dit-il, j’avais voulu former ici des élèves, mais personne ne sesoucie d’apprendre un métier qui rapporte de moins en moins, car onne sonne même plus les mariages et personne maintenant ne monte auxtours!

Au fond, reprit-il en descendant, moi, je ne peux me plaindre.Les rues d’en bas m’ennuient; ça me brouille quand je mets lespieds dehors; aussi, je ne quitte mon clocher que le matin, justepour aller chercher des seaux d’eau au bout de la place, mais mafemme s’ennuie à cette hauteur; puis, c’est terrible; la neigepénètre par toutes les meurtrières, elle s’amasse, et quelquefoisl’on gît, bloqué, quand le vent souffle en foudre!

Ils étaient arrivés devant le logement de Carhaix.

– Entrez donc, messieurs, dit la femme qui les attendait sur lepas de la porte; vous avez bien gagné un peu de repos. Et elledésigna quatre verres qu’elle avait préparés sur la table.

Le sonneur alluma une petite pipe de bruyère, tandis que DesHermies et Durtal roulaient des cigarettes.

– Vous êtes bien ici, dit Durtal, pour parler. Il se trouvaitdans une pièce énorme, taillée en pleine pierre, voûtée, éclairéeprès du plafond par une fenêtre en demi-roue. Cette pièce,carrelée, mal couverte par un méchant tapis, était très simplementmeublée d’une table ronde de salle à manger, de vieilles bergèresen velours d’Utrecht d’un bleu d’ardoise, d’un petit buffet surlequel s’entassaient des faïences bretonnes, des pichets et desplats, et en face de ce buffet en noyer verni, d’une petitebibliothèque de bois noir qui pouvait contenir une cinquantaine delivres.

– Vous regardez les bouquins, dit Carhaix qui avait suivi desyeux Durtal. Oh! monsieur, il faut être indulgent, je n’ai là quedes outils de mon métier!

Durtal s’approcha; cette bibliothèque paraissait surtoutcomposée d’ouvrages sur les cloches; il lut des titres:

Sur un très antique et très mince volume en parchemin, ildéchiffra une écriture à la main, couleur de rouille: deTintinnabulis, par Jérôme Magius (1664), puis, pêle-mêle, unRecueil curieux et édifiant sur les cloches de l’église, par DomRémi Carré. Un autre Recueil édifiant et anonyme; un Traité descloches, de Jean-baptiste Thiers, curé de Champrond et de Vibraye,un pesant volume d’un architecte du nom de Blavignac, un autremoins gros intitulé: Essai sur le symbolisme de la cloche, par unprêtre du clergé paroissial, à Poitiers; une Notice de l’abbéBarraud, enfin toute une série de plaquettes, couvertes de papiergris, brochées sans couvertures imprimées et sans titres.

– Ce n’est rien, fit Carhaix avec un soupir; les meilleursmanquent: le De campanis Commentarius, d’Angelo Rocca, et le deTintinnabulo, de Pacichellius; mais dame, c’est rare, et puis c’estsi cher quand on les trouve!

Durtal embrassa d’un coup d’oeil les autres livres; c’étaientpour la plupart des ouvrages pieux: des bibles latines etfrançaises, des Imitations de Jésus-christ, la Mystique de Goerresen cinq tomes, l’histoire et la théorie du symbolisme religieux del’abbé Aubert, le dictionnaire des hérésies de Pluquet, puis desvies de Saints.

– Ah! monsieur, il n’y a pas de littérature ici, maisvoyez-vous, c’est Des Hermies qui me prête les livres quil’intéressent.

– Bavard, lui dit sa femme, laisse donc Monsieur s’asseoir. – Etelle tendit un verre plein à Durtal qui savoura le pétillementparfumé d’un véritable cidre.

En réponse à ses compliments sur la valeur de ce breuvage, ellelui raconta que ce cidre venait de Bretagne, qu’il était fabriqué àLandévennec, leur pays, par des parents.

Elle fut ravie quand Durtal lui affirma qu’il avait jadis passéune journée dans ce village.

– Oh bien, nous sommes vraiment connaissances, conclut-elle, enlui serrant la main.

Engourdi par la chaleur d’un poêle dont le tuyau zigzaguait enl’air et fuyait par un carreau de tôle substitué à l’une des vitresde la fenêtre; détendu, en quelque sorte, par cette atmosphèrelénitive que dégageaient Carhaix et cette brave femme, au visagedébile mais ouvert, aux yeux apitoyés et francs, Durtal se laissavagabonder, loin de la ville. Il se disait, regardant cette pièceintime et ces bonnes gens: si l’on pouvait, en agençant cettechambre, s’installer ici, au-dessus de Paris, un séjour balsamiqueet douillet, un havre tiède. Alors, on pourrait mener, seul, dansles nuages, là-haut, la réparante vie des solitudes et parfaire,pendant des années, son livre. Et puis, quel fabuleux bonheur ceserait que d’exister enfin, à l’écart du temps, et, alors que leraz de la sottise humaine viendrait déferler au bas des tours, defeuilleter de très vieux bouquins, sous les lueurs rabattues d’uneardente lampe!

Il se prit à sourire de la naïveté de son rêve.

– C’est égal, vous êtes joliment bien ici, dit-il, comme pourrésumer ses réflexions.

– Oh! Pas si bien que cela, fit la femme. Le logement est grand;car nous avons deux chambres à coucher aussi vastes que cette pièceet des racoins, mais c’est si incommode et c’est si froid! Et pasde cuisine! Reprit-elle, montrant sur un court palier un fourneauqu’elle avait dû installer dans l’escalier même. Puis, je deviensvieille et j’ai du mal maintenant, quand je vais aux provisions, àremonter autant de marches!

– Il n’y a même pas moyen de planter un clou dans cette cave,dit le mari; la pierre de taille les tord quand on veut lesenfoncer et les rejette; enfin, moi, je suis fait au logis, maiselle, elle rêve d’aller finir ses jours à Landévennec!

Des Hermies se leva. Ils se serrèrent la main et le ménageCarhaix fit jurer à Durtal qu’il reviendrait.

– Quelles excellentes gens! s’écria-t-il, lorsqu’il se trouvasur la place.

– Sans compter que Carhaix est précieux à consulter, car il estdocumenté sur bien des choses.

– Mais enfin, voyons, comment, diable, un homme qui estinstruit, qui n’est pas le premier venu, exerce-t-il un métier quiest un métier de manoeuvre… d’ouvrier, en somme?

– S’il t’entendait! – Mais, mon ami, les campaniers du Moyen Agen’étaient point de misérables hères; il est vrai que les sonneursmodernes sont bien déchus. Quant à te dire pourquoi Carhaix s’estépris des cloches, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il afait en Bretagne des études au séminaire, qu’il a eu des scrupulesde conscience, ne s’est pas cru digne du sacerdoce, et qu’à Parisoù il est venu, il a été l’élève d’un maître sonneur fortintelligent et très lettré, le père Cilbert, qui avait dans sacellule, à Notre-dame, des vieux plans de Paris si rares. Celui-làn’était pas non plus un artisan, mais bien un collectionneur enragédes documents relatifs au vieux Paris. De Notre-dame, Carhaix apassé à Saint-Sulpice où il est installé depuis plus de quinze ansdéjà!

– Et toi, comment l’as-tu connu?

– En qualité de médecin d’abord; puis, je suis devenu son ami,depuis dix ans.

– C’est drôle, il n’a pas cette allure de jardinier sournoisqu’ont les anciens élèves des séminaires.

– Carhaix en a, pour quelques années encore, dit Des Hermies,comme se parlant à lui-même. Après quoi, il sera temps qu’il meure.L’Eglise, qui a déjà laissé introduire le gaz dans les chapelles,finira par remplacer les cloches par de puissants timbres. Alors,ce sera charmant; ces mécaniques seront reliées par des filsélectriques; ce seront de vraies sonneries protestantes, des appelsbrefs, des ordres durs.

– Eh bien, ce sera le cas pour la femme de Carhaix de retournerdans le Finistère!

– Ils ne le pourraient, car ils sont très pauvres; et puisCarhaix dépérirait s’il perdait ses cloches! C’est tout de mêmecurieux cette affection de l’homme pour l’objet qu’il aime; c’estl’amour du mécanicien pour sa machine; on finit par aimer, autantqu’un être vivant, la chose qui vous obéit et que l’on soigne. Ilest vrai que la cloche est un ustensile à part. Elle est baptiséeainsi qu’une personne, et ointe du chrême du salut qui la consacre;d’après la rubrique du Pontifical, elle est aussi sanctifiée, dansl’intérieur de son calice, par un évêque, de sept onctions faitesen forme de croix, avec l’huile des infirmes; elle doit ainsiporter aux mourants la voix consolatrice qui les soutient dansleurs dernières affres.

Puis elle est le héraut de l’Eglise; la voix du dehors comme leprêtre est la voix du dedans; ce n’est donc pas un simple morceaude bronze, un mortier posé à la renverse et qu’on agite. Ajouteque, semblables aux anciens vins, les cloches s’affinent, envieillissant; leur chant devient plus ample et plus souple; ellesperdent leur bouquet aigrelet, leurs sons verts. Çe;a explique unpeu comment on s’y attache!

– Diable, mais tu es fort sur les cloches, toi!

– Moi, répondit Des Hermies, en riant, mais je ne sais rien; jerépète ce que j’ai entendu dire à Carhaix. Au reste, si ce sujett’intéresse, tu pourras lui demander des explications; ilt’apprendra le symbolisme de la cloche; il est inépuisable, ferrélà-dessus comme pas un.

– Ce qui est certain, fit Durtal rêveur, c’est que moi quihabite un quartier de couvents et qui vis dans une rue dont l’airest plissé, dès l’aube, par l’onde des carillons, lorsque j’étaismalade, la nuit, j’attendais l’appel des cloches, le matin, ainsiqu’une délivrance. Je me sentais alors, au petit jour, bercé parune sorte de dodelinement très doux, choyé par une caresselointaine et secrète; c’était comme un pansement si fluide et sifrais! J’avais l’assurance que des gens debout priaient pour lesautres et par conséquent pour moi; je me trouvais moins seul. C’estvrai, au fond, c’est surtout fait pour les malades affligésd’insomnie, ces sons-là!

– Non seulement pour les malades, mais les cloches sont aussi lebromure des âmes belliqueuses. L’inscription que portait l’uned’elles Paco cruentos, J’apaise les aigris, est singulièrementjuste quand on y songe!

Cette conversation hanta Durtal qui, le soir, alors qu’il futseul chez lui, se prit à rêvasser dans sa couche. Cette phrase dusonneur que la véritable musique de l’Eglise, c’était celle descloches, lui revint telle qu’une obsession. Et sa rêveriesubitement reculée de plusieurs siècles évoqua, parmi de lentsdéfilés de moines au Moyen Age, la troupe agenouillée des ouaillesqui répondait aux appels des angélus et buvait comme le dictame duvin consacré les gouttes flûtées de leurs sons blancs.

Tous les détails qu’il avait autrefois connus des séculairesliturgies se pressèrent: les Invitatoires des Matines, lescarillons s’égrenant en des chapelets d’harmoniques bulles sur lesrues tortueuses et serrées, aux tourelles en cornets, aux pignonsen poivrières, aux murs percés de chantepleures et armés de dents,des carillons chantant les heures canoniales, les primes et lestierces, les sextes et les nones, les vêpres et les complies,célébrant l’allégresse d’une cité par le rire fluet de leurspetites cloches ou sa détresse, par les larmes massives desdouloureux bourdons!

Et c’étaient alors des maîtres sonneurs, de vrais accordants,qui répercutaient l’état d’âme d’une ville avec ces joies ou cesdeuils de l’air! – et la cloche qu’ils servaient, en fils soumis,en fidèles diacres, s’était faite, à l’image même de l’Eglise, trèspopulaire et très humble. A certains moments, elle se dévêtait,ainsi que le prêtre se dépouille de sa chasuble, de ses sons pieux.Elle causait avec les petits, les jours de marchés et de foires,les invitait, par les temps de pluie, à débattre leurs intérêtsdans la nef de l’église, imposant, par la sainteté du lieu, auxinévitables débats des durs négoces, une probité qui demeure àjamais perdue!

Maintenant les cloches parlaient une langue abolie,baragouinaient des sons vides et dénués de sens. Carhaix ne setrompait pas. Cet homme qui vivait, en dehors de l’humanité, dansune aérienne tombe, croyait à son art, n’avait plus par conséquentde raison d’être. Il végétait, superfétatif et désuet, dans unesociété que les rigaudons des concerts amusent. Il apparaissait,tel qu’une créature caduque et rétrograde, tel qu’une épave refluéesur la berge des âges, une épave surtout indifférente auxmisérables soutaniers de cette fin de siècle qui, pour attirer lesfoules en toilettes dans le salon de leurs églises, ne craignentpas de faire entonner des cavatines et des valses sur les grandesorgues que manipulent, en un dernier sacrilège, maintenant, lesusiniers de la musique profane, les négociants en ballets, lesfabricants d’opéras-bouffes.

Pauvre Carhaix, se dit-il, en soufflant sa bougie. Encore un quiaime son époque autant que Des Hermies et autant que moi! Enfin, ila la tutelle de ses cloches et certainement, parmi ses pupilles, sapréférée; en somme, il n’est pas trop à plaindre, car, lui aussi,il a sa petite toquade, ce qui lui rend probablement, comme à nous,la vie possible!

Chapitre 4

 

Ça avance, Durtal?

– Oui, j’ai terminé la première partie de l’existence de Gillesde Rais; j’ai le plus rapidement possible noté ses exploits et sesvertus.

– Ce qui manque d’intérêt, fit des Hermies.

– Évidemment, puisque le nom de Gilles ne subsiste, depuisquatre siècles, que grâce à l’énormité des vices qu’il symbolise; -maintenant, j’arrive aux crimes. La grande difficulté, vois-tu,c’est d’expliquer comment cet homme, qui fut brave capitaine et bonchrétien, devint subitement sacrilège et sadique, cruel etlâche.

– Le fait est qu’il n’y a point, que je sache, de volte d’âmeaussi brusque!

– C’est bien pour cela que ses biographes s’étonnent de cetteféerie spirituelle, de cette transmutation d’âme opérée par un coupde baguette, comme au théâtre; il y a eu certainement desinfiltrations de vices dont les traces sont perdues, desenlisements de péchés invisibles, ignorés par les chroniques. Ensomme, si nous récapitulons les pièces qui nous furent transmises,nous trouvons ceci:

Gilles de Rais, dont l’enfance est inconnue, naquit vers 1404,sur les confins de la Bretagne et de l’Anjou, dans le château deMachecoul. Son père meurt à la fin d’octobre 1415; sa mère seremarie presque aussitôt avec un sieur d’Estouville et l’abandonne,lui et René de Rais, son autre frère; il passe sous la tutelle deson aïeul, Jean de Craon, seigneur de Champtocé et de La Suze, »homme viel et ancien et de moult grand âge », disent les textes. Iln’est ni surveillé, ni dirigé par ce vieillard débonnaire etdistrait qui se débarrasse de lui, en le mariant à Catherine deThouars, le 30 du mois de novembre 1420.

L’on constate sa présence à la cour du Dauphin, cinq ans après;ses contemporains le représentent comme un homme nerveux etrobuste, d’une beauté capiteuse, d’une élégance rare. Lesrenseignements font défaut sur le rôle qu’il joue dans cette cour,mais on peut aisément les suppléer, en se figurant l’arrivée deGilles, qui était le plus riche des barons de France, chez un roipauvre.

A ce moment, en effet, Charles VII est aux abois; il est sansargent, dénué de prestige et son autorité reste telle; c’est àpeine si les villes qui longent la Loire lui obéissent; lasituation de la France, exténuée par les massacres, déjà ravagée,quelques années auparavant, par la peste, est horrible. Elle estscarifiée jusqu’au sang, vidée jusqu’aux moelles par l’Angleterrequi, semblable à ce poulpe fabuleux, le Kraken, émerge de la mer etlance, au-dessus du détroit, sur la Bretagne, la Normandie, unepartie de la Picardie, l’Ile-de-france, tout le Nord, le Centrejusqu’à Orléans, ses tentacules dont les ventouses ne laissentplus, en se soulevant, que des villes taries, que des campagnesmortes.

Les appels de Charles réclamant des subsides, inventant desexactions, pressant l’impôt, sont inutiles. Les cités saccagées,les champs abandonnés et peuplés de loups ne peuvent secourir unRoi dont la légitimité même est douteuse. Il s’éplore, gueuse à laronde, vainement, des sous. A Chinon, dans sa petite cour, c’est unréseau d’intrigues que dénouent, çà et là, des meurtres. Las d’êtretraqués, vaguement à l’abri derrière la Loire, Charles et sespartisans finissent par se consoler, dans d’exubérantes débauches,des désastres qui se rapprochent; dans cette royauté au jour lejour, alors que des razzias ou des emprunts rendent la chèreopulente et l’ivresse large, l’oubli se fait de ces qui-vivepermanents et de ces sursauts et l’on nargue les lendemains, ensablant les gobelets et en brassant les filles.

Que pouvait-on attendre, du reste, d’un roi somnolent et déjàfané, – issu d’une mère infâme et d’un père fol?

– Oh! tout ce que tu diras sur Charles VII ne vaudra pas sonportrait peint par Foucquet, au Louvre. Je me suis souvent arrêtédevant cette honteuse gueule où je démêlais un groin de goret, desyeux d’usurier de campagne, des lèvres dolentes et papelardes, dansun teint de chantre. Il semble que Foucquet ait représenté unmauvais prêtre enrhumé et qui a le vin triste! – on devine que cetype dégraissé et recuit, moins salace, plus prudemment cruel, plusopiniâtre et plus fouine, donnera celui de son fils et successeur,le Roi Louis XI. Il est l’homme, d’ailleurs, qui fit assassinerJean Sans Peur et qui abandonna Jeanne d’Arc; cela suffit pourqu’on le juge!

– Oui. Eh bien, Gilles de Rais, qui avait levé à ses frais destroupes, fut certainement reçu, à bras ouverts, dans cette cour.Sans doute qu’il défraya des tournois et des banquets, qu’il futvigilamment tapé par les courtisans, qu’il prêta au Roid’imposantes sommes. Mais, en dépit des succès qu’il obtint, il neparaît pas avoir sombré comme Charles VII dans l’égoïsme soucieuxdes paillardises; nous en retrouvons presque aussitôt dans l’Anjouet dans le Maine qu’il défend contre les Anglais. Il y fut « bon ethardy capitaine », affirment les chroniques, ce qui n’empêchequ’écrasé par le nombre, il dut s’enfuir. Les armées anglaises serejoignaient, inondaient le pays, s’étendaient de plus en plus,envahissaient le Centre. Le Roi songeait à se replier dans le Midi,à lâcher la France; ce fut à ce moment que parut Jeanne d’Arc.

Gilles retourne alors près de Charles, qui lui confie la gardeet la défense de la Pucelle. Il la suit partout, l’assiste dans lesbatailles, sous les murs de Paris même, se tient auprès d’elle àReims, le jour du sacre, où, à cause de sa valeur, dit Monstrelet,le Roi le nomme Maréchal de France à vingt-cinq ans! – Mâtin,interrompit Des Hermies, ils allaient vite à cette époque; aprèscela, ils étaient peut-être moins obtus et moins gourdes que lesbadernes chamarrées de notre temps!

– Oh! Mais il ne faut pas confondre. Le titre de Maréchal deFrance n’était pas alors ce qu’il fut dans la suite, sous le règnede François Ier, ce qu’il devint depuis l’Empereur Napoléon,surtout.

Quelle fut la conduite de Gilles de Rais envers Jeanne d’Arc?Les renseignements font défaut. M. Vallet De Viriville l’accuse detrahison, sans aucune preuve. M. L’abbé Bossard prétend, aucontraire, qu’il lui fut dévoué et qu’il veilla loyalement sur elleet il étaie son opinion de raisons plausibles.

Ce qui est certain, c’est que voilà un homme dont l’âme étaitsaturée d’idées mystiques – toute son histoire le prouve. – Il vitaux côtés de cette extraordinaire garçonne dont les aventuressemblent attester qu’une intervention divine est dans lesévénements d’ici-bas possible. Il assiste à ce miracle d’unepaysanne domptant une cour de chenapans et de bandits, ranimant unRoi lâche et qui veut fuir. Il assiste à cet incroyable épisoded’une vierge menant paître, ainsi que de dociles ouailles, les LaHire et les Xaintrailles, les Beaumanoir et les Chabannes, lesDunois et les Gaucourt, tous ces vieux fauves qui bêlent à sa voixet portent lainage. Lui-même broute sans doute comme eux l’herbeblanche des prêches, communie, le matin des batailles, révèreJeanne telle qu’une sainte.

Il voit enfin que la Pucelle tient ses promesses. Elle a faitlever le siège d’Orléans, sacrer le Roi à Reims et maintenant elledéclare, elle-même, que sa mission est terminée, demande en grâcequ’on la laisse retourner chez elle.

Il y a gros à parier que, dans un semblable milieu, lemysticisme de Gilles s’est exalté; nous nous trouvons donc enprésence d’un homme dont l’âme est mi-partie reître et mi-partiemoine; d’autre…

– Pardon de t’interrompre, mais c’est que je ne suis pas aussisûr que toi que l’intervention de Jeanne d’Arc ait été bonne pourla France.

– Hein?

– Oui, écoute un peu. Tu sais que les défenseurs de Charles VIIétaient, pour la plupart, des pandours du Midi, c’est-à-dire despillards ardents et féroces, exécrés même des populations qu’ilsvenaient défendre. Cette guerre de Cent ans ç’a été, en somme, laguerre du Sud contre le Nord. L’Angleterre, à cette époque, c’étaitla Normandie qui l’avait autrefois conquise et dont elle avaitconservé et le sang, et les coutumes, et la langue. A supposer queJeanne d’Arc ait continué ses travaux de couture auprès de sa mère,Charles VII était dépossédé et la guerre prenait fin. LesPlantagenets régnaient sur l’Angleterre et sur la France qui neformaient du reste, dans les temps préhistoriques, alors que laManche n’existait point, qu’un seul et même territoire, qu’uneseule et même souche. Il y aurait eu ainsi un unique et puissantroyaume du Nord, s’étendant jusqu’aux provinces de la langue d’oc,englobant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dontles moeurs étaient pareils.

Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sanscohésion, une France absurde. Il a dispersé les élémentssemblables, cousu les nationalités les plus réfractaires, les racesles plus hostiles. Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas! Deces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs dechocolat et mâcheurs d’ail, qui ne sont pas du tout des Français,mais bien des Espagnols ou des Italiens. En un mot, sans Jeanned’Arc, la France n’appartenait plus à cette lignée de gensfanfarons et bruyants, éventés et perfides, à cette sacrée racelatine que le diable emporte!

Durtal leva les épaules.

– Dis donc, fit-il, en riant: tu sors des idées qui me prouventque tu t’intéresses à ta patrie; ce dont je ne me doutaisguère.

– Sans doute, répondit des Hermies, en rallumant sa cigarette.Je suis de l’avis du vieux poète d’Esternod: « Ma patrie, c’est oùje suis bien. » – Et je ne suis bien, moi, qu’avec des gens du Nord!Mais voyons, je t’ai interrompu; revenons à nos moutons; où enétais-tu?

– Je ne sais plus. – Si, tiens, je disais que la Pucelle avaitaccompli sa tâche. Eh bien, une question se pose; que devient, quefait Gilles, après qu’elle fut capturée, après sa mort? – Nul ne lesait. Tout au plus signale-t-on sa présence dans les environs deRouen, au moment où le procès s’instruit; mais de là à conclure,comme certains de ses biographes, qu’il voulait tenter de sauverJeanne d’Arc, il y a loin!

Toujours est-il qu’après avoir perdu ses traces nous leretrouvons enfermé, à vingt-six ans, dans le château deTiffauges.

La vieille culotte de fer, le soudard qui étaient en luidisparaissent. En même temps que les méfaits vont commencer,l’artiste et le lettré se développent en Gilles, s’extravasent,l’incitent même, sous l’impulsion d’un mysticisme qui se retourne,aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes.

Car il est presque isolé dans son temps, ce baron de Rais! Alorsque ses pairs sont de simples brutes, lui, veut des raffinementséperdus d’art, rêve de littérature térébrante et lointaine, composemême un traité sur l’art d’évoquer les démons, adore la musiqued’Eglise, ne veut s’entourer que d’objets introuvables, que dechoses rares.

Il était latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux etsûr. Il possédait une bibliothèque extraordinaire pour ce temps oùla lecture se confine dans la théologie et les vies de Saints. Nousavons la description de quelques-uns de ses manuscrits: Suétone,Valère-Maxime, d’un Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge avecfermoir de vermeil et clef.

Ces livres, il en raffolait, les emportait, partout, avec lui,dans ses voyages; il s’était attaché un peintre nommé Thomas quiles enluminait de lettres ornées et de miniatures, tandis quelui-même peignait des émaux qu’un spécialiste, découvert àgrand’peine, enchâssait dans les plats orfévris de ses reliures.Ses goûts d’ameublement étaient solennels et bizarres; il se pâmaitdevant les étoffes abbatiales, devant les soies voluptueuses,devant les ténèbres dorées des vieux brocarts. Il aimait les repasstudieusement épicés, les vins ardents, assombris par les aromates;il rêvait de bijoux insolites, de métaux effarants, de pierresfolles. Il était le Des Esseintes quinzième siècle!

Tout cela coûtait cher, moins pourtant que cette fastueuse courqui l’entourait à Tiffauges et faisait de cette forteresse un lieuunique.

Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers,capitaines, écuyers, pages, et tous ces gens avaient, eux-mêmes,des serviteurs magnifiquement équipés aux frais de Gilles. Le luxede sa chapelle et de sa collégiale tournait positivement à ladémence. A Tiffauges, résidait tout le clergé d’une métropole,doyen, vicaires, trésoriers, chanoines, clercs et diacres,écolâtres et enfants de choeur; le compte nous est resté dessurplis, des étoles, des aumusses, des chapeaux de choeur defin-gris doublé de menu vair. Les ornements sacerdotaux foisonnent;ici, l’on rencontre des parements d’autel en drap vermeil, descourtines de soie émeraude, une chape de velours cramoisi, violet,avec drap d’or orfrazé, une autre en drap de damas aurore, desdalmaires en satin pour diacre, des baldaquins, figurés, oiselésd’or de Chypre; là, des plats, des calices, des ciboires, martelés,pavés de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmilesquels le chef en argent de Saint Honoré, tout un amasd’incandescentes orfèvreries qu’un artiste, installé au château,cisèle suivant ses goûts.

Et tout était à l’avenant; sa table était ouverte à toutconvive; de tous les coins de France, des caravanes s’acheminaientvers ce château où les artistes, les poètes, les savants trouvaientune hospitalité princière, une aise bon enfant, des dons debienvenue et des largesses de départ.

Déjà affaiblie par les profondes saignées que lui pratiqua laguerre, sa fortune vacilla sous ces dépenses; alors, il entra dansla voie terrible des usures; il emprunta aux pires bourgeois,hypothèqua ses châteaux, aliéna ses terres; il en fut réduit àcertains moments à demander des avances sur les ornements du culte,sur ses bijoux, sur ses livres.

– Je vois avec plaisir que la façon de se ruiner au Moyen Age nediffère pas sensiblement de celle de notre temps, dit Des Hermies.Il y a cependant Monaco, les notaires et la Bourse en moins!

– Et la sorcellerie et l’alchimie en plus! Un mémoire que leshéritiers de Gilles adressèrent au roi, nous révèle que cetteimmense fortune fondit en moins de huit ans.

Un jour, ce sont les seigneuries de Confolens, de Chabannes, deChâteaumorant, de Lombert, qui sont cédées à un capitaine de gensd’armes, pour un vil prix; un autre, c’est le fief deFontaine-Milon, ce sont les terres de Grattecuisse, qu’achètel’évêque d’Angers, la forteresse de Saint-Etienne de Mer Mortequ’acquiert Guillaume Le Ferron, pour un bout de pain; un autreencore, c’est le château de Blaison et de Chemillé qu’un Guillaumede La Jumelière obtient à forfait et ne paye pas. Mais, il y en a,tiens, regarde, toute une liste de châtellenies et de forêts, desalines et de prés, dit Durtal, en déployant une longue feuille depapier sur laquelle il avait relevé, par le menu, les achats et lesventes.

Effrayée de ces folies, la famille du Maréchal supplia le Roid’intervenir; et, en effet, en 1436, Charles VII « sûr, dit-il, dumauvais gouvernement du sire de Rais », lui fit, en son grandConseil, et par lettres datées d’Amboise, défense de vendre etaliéner aucune forteresse, aucun château, aucune terre.

Cette ordonnance hâta tout simplement la ruine de l’interdit. Legrand Pince-Maille, le maître usurier du temps, Jean V, duc deBretagne, refusa de publier dans ses Etats l’édit qu’il fitnotifier, en sous-main, pourtant, à ceux de ses sujets quitraitaient avec Gilles. Personne n’osant plus acheter de domainesau Maréchal, de peur de s’attirer la haine du duc et d’encourir lacolère du Roi, Jean V demeura seul acquéreur et dès lors, il fixales prix. Tu peux penser si les biens de Gilles de Rais furentpossédés à bon compte!

Cela explique aussi la fureur de Gilles contre sa famille quiavait sollicité ces lettres patentes du Roi – et pourquoi il nes’occupa plus, durant sa vie, ni de sa femme, ni de sa fille qu’ilrelégua dans un fond de château, à Pouzauges.

Eh bien! Pour en revenir à la question que je posais tout àl’heure, à la question de savoir comment et pour quels motifsGilles quitta la cour, elle me semble s’éclairer, en partie dumoins, par ces faits mêmes.

Il est évident que depuis longtemps déjà, bien avant que leMaréchal se fût confiné dans ses chevances, Charles VII étaitassailli de plaintes par la femme et par les autres parents deGilles; d’autre part, les courtisans devaient exécrer ce jeunehomme à cause de ses richesses et de son faste; le Roi même, quiabandonna si délibérément Jeanne d’Arc quand il ne la jugea plusutile, trouvait une occasion de se venger sur Gilles des servicesqu’il avait rendus. Quand il avait besoin d’argent pour accélérerses godailles et lever ses troupes, il ne pensait point alors quele Maréchal fût trop prodigue! -maintenant qu’il le voyait à moitiéruiné, il lui reprochait ses largesses, le tenait à l’écart, ne luiménageait plus les blâmes et les menaces.

On comprend que Gilles ait quitté cette cour sans aucun regret;mais il y a autre chose encore. La lassitude d’une vie nomade, ledégoût des camps lui étaient sans doute venus; il eut certainementhâte de se recenser dans une atmosphère pacifique, près de seslivres. Il semble surtout que la passion de l’alchimie l’aitentièrement dominé et qu’il ait tout abandonné pour elle. Car ilest à remarquer que cette science qui le jeta dans la démonomanie,alors qu’il espéra créer de l’or et se sauver ainsi d’une misèrequ’il voyait poindre, il l’aima, pour elle-même, dans un temps oùil était riche. Ce fut, en effet, vers l’année 1426, au moment oùl’argent déferlait dans ses coffres, qu’il tenta, pour la premièrefois, la réussite du grand oeuvre.

Nous le retrouvons donc, penché sur des cornues, dans le châteaude Tiffauges. J’en suis là, et c’est maintenant que va commencer lasérie des crimes de magie et de sadisme meurtrier que je veuxfaire.

– Mais tout cela n’explique pas, dit Des Hermies, commentd’homme pieux, il devint soudain satanique, d’homme érudit etplacide, violeur de petits enfants, égorgeur de garçons et defilles.

– Je te l’ai déjà dit, les documents manquent pour relier lesdeux parties de cette vie si bizarrement tranchée; mais par tout ceque je viens de te narrer, tu peux déjà décider, je crois, bien desfils. Précisons, si tu veux. Cet homme était, je l’ai tout àl’heure noté, un vrai mystique. Il a vu les plus extraordinairesévénements que l’histoire ait jamais montrés. La fréquentation deJeanne d’Arc a certainement suraiguisé ses élans vers Dieu. Or, dumysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas. Dansl’au-delà, tout se touche. Il a transporté la furie des prièresdans le territoire des à rebours. En cela, il fut poussé, déterminépar cette troupe de prêtres sacrilèges, de manieurs de métaux etd’évocateurs de démons qui l’entourèrent à Tiffauges.

– De sorte que ce serait la Pucelle qui aurait décidé lesforfaits de Gilles?

– Oui, jusqu’à un certain point, si l’on considère qu’elleattisa une âme sans mesure, prête à tout, aussi bien à des orgiesde sainteté qu’à des outrances de crimes.

Puis, il n’y eut pas de transition; aussitôt que Jeanne futmorte, il tomba entre les mains des sorciers qui étaient les plusexquis des scélérats et les plus sagaces des lettrés. Ces gens quile fréquentèrent à Tiffauges étaient des latinistes fervents, descauseurs prodigieux, possesseurs des arcanes oubliés, détenteursdes vieux secrets. Gilles était évidemment plus fait pour vivreavec eux qu’avec les Dunois et les La Hire. Ces magiciens que tousles biographes s’accordent à représenter, à tort, selon moi, commede vulgaires parasites et de bas filous, ils étaient, en somme, lespatriciens de l’esprit au quinzième siècle! N’ayant point rencontréde place dans l’Eglise où ils n’eussent certainement accepté qu’unecharge de Cardinal ou de Pape, ils ne pouvaient, en ces tempsd’ignorance et de troubles, que se réfugier chez un grand seigneurcomme Gilles, le seul même, à cette époque, qui fût assezintelligent et assez instruit pour les comprendre.

En résumé, mysticisme naturel d’une part et fréquentationquotidienne de savants hantés par le satanisme, de l’autre. Unemisère grandissante à l’horizon et que les volontés du diablepouvaient conjurer, peut-être; une curiosité ardente, folle, pourles sciences défendues; tout cela explique que, peu à peu, à mesureque ses liaisons avec le monde des alchimistes et des sorciers seresserrent, il se jette dans l’occulte et soit mené par lui auxplus invraisemblables crimes.

Puis, au point de vue de ces égorgements d’enfants qui ne furentpoint immédiats, car Gilles ne viola et ne trucida les petitsgarçons qu’après que l’alchimie fût demeurée vaine, il ne diffèrepas bien sensiblement des barons de son temps.

Il les dépasse en faste de débauches, en opulence de meurtres etvoilà tout. Et c’est vrai cela; lis Michelet. Tu y verras que lesprinces étaient à cette époque des carnassiers redoutables. Il y alà un sire De Giac qui empoisonne sa femme, la met à califourchonsur son cheval et l’entraîne, bride abattue, pendant cinq lieues,jusqu’à ce qu’elle meure. Il y en a un autre dont j’ai perdu lenom, qui empoigne son père, le traîne nu-pieds, dans la neige, puisle jette tranquillement jusqu’à ce qu’il crève, dans une prison encontre-bas. Et combien d’autres! J’ai sans succès cherché si,pendant les batailles et les razzias, le Maréchal avait accompli desérieux méfaits. Je n’ai rien découvert, sinon un goût déclaré pourla potence; car il aimait à faire brancher tous les Françaisrelaps, surpris dans les rangs des Anglais ou dans les villes peudévouées au Roi.

Le goût de ce supplice, je le retrouverai, plus tard, au châteaude Tiffauges.

Enfin, pour terminer, ajoute à toutes ces causes un orgueilformidable, un orgueil qui l’incite à dire, pendant son procès: « Jesuis né sous une telle étoile que nul au monde n’a jamais fait etne pourra jamais faire ce que j’ai fait. »

Et, assurément, le Marquis de Sade n’est qu’un timide bourgeois,qu’un piètre fantaisie à côté de lui!

– Comme il est très difficile d’être un saint, dit Des Hermies,il reste à devenir un satanique. L’un des deux extrêmes.-l’exécration de l’impuissance, la haine du médiocre, c’estpeut-être l’une des plus indulgentes définitions du Diabolisme!

– Peut-être. – On peut avoir l’orgueil de valoir, en crimes, cequ’un saint vaut en vertus. Tout Gilles de Rais est là!

– C’est égal, c’est un rude sujet à traiter.

– Évidemment; Satan est terrible au Moyen Age, mais heureusementque les documents abondent.

– Et dans le moderne? Reprit Des Hermies qui se leva.

– Comment dans le moderne?

– Oui, dans le moderne où le satanisme sévit et se rattache parcertains fils au Moyen Age.

– Ah! çà, voyons, tu crois qu’à l’heure actuelle, on évoque leDiable, qu’on célèbre encore des messes noires?

– Oui.

– Tu en es sûr?

– Parfaitement.

– Tu me stupéfies; – mais, saperlotte, sais-tu bien, mon vieux,que si je voyais de telles choses, cela m’aiderait singulièrementpour mon travail. Sans blague, tu crois à un courant démoniaquecontemporain, tu as des preuves?

– Oui, et de cela nous causerons plus tard, car aujourd’hui, jesuis pressé. – Tiens, demain soir, chez Carhaix où nous dînons,comme tu sais. – Je viendrai te prendre. – Au revoir; en attendant,médite ce mot que tu appliquais tout à l’heure aux magiciens: »s’ils étaient entrés dans l’Eglise, ils n’auraient voulu être queCardinaux ou Papes », et songe en même temps combien est affreux leclergé de nos jours!

L’explication du diabolisme moderne est là, en grande partie, dumoins, car il n’y a pas, sans prêtre sacrilège, de satanismemûr.

– Mais enfin qu’est-ce qu’ils veulent, ces prêtres-là?

-Tout, fit des Hermies.

– Comme Gilles de Rais alors, qui demandait au Démon « science,pouvoir, richesse », tout ce que l’humanité envie, dans des cédulessignées de son propre sang!

Chapitre 5

 

Entrez vite et chauffez-vous; ah! Messieurs, nous finirons toutde même par nous fâcher, dit Mme Carhaix en voyant Durtal retirerdes bouteilles enveloppées de sa poche et Des Hermies déposer despetits paquets ficelés sur la table; non vraiment, vous dépenseztrop.

– Mais puisque ça nous amuse, Madame Carhaix; et votre mari?

-Il est là-haut; depuis ce matin, il ne dérage pas!

-Dame, le froid est aujourd’hui terrible, fit Durtal, et elle nedoit pas être drôle la tour, par un tel temps!

– Oh! Ce n’est pas pour lui qu’il grogne, c’est pour sescloches! – Mais débarrassez-vous donc!

Ils enlevèrent leurs paletots et s’approchèrent du poêle.

– Il ne fait pas bien chaud, ici! Reprit-elle; ce logement,voyez-vous, il faudrait pour le dégeler un feu qui marchât sansinterruption, nuit et jour.

– Achetez un poêle mobile.

– Non, par exemple, on s’asphyxierait ici!

– Ce ne serait pas, en tout cas, commode, fit Des Hermies, caril n’y a pas de cheminées. Il est vrai qu’avec des tuyaux derallonge qu’on amènerait comme le tuyau de tirage du poêle qui estlà jusqu’à la fenêtre… mais, à propos de ces appareils, te rends-tucompte, Durtal, combien ces hideux boudins de tôle représententl’époque utilitaire où nous sommes.

Songes-y; l’ingénieur que tout objet qui n’a pas une formesinistre ou ignoble, offense, s’est tout entier révélé dans cetteinvention. Il nous dit: vous voulez avoir chaud, vous aurez chaud-mais rien de plus; il ne faut pas que quelque chose d’agréable pourla vue subsiste. Plus de bois qui crépite et chante, plus dechaleur légère et douce! L’utile, sans la fantaisie de ces beauxglaïeuls de flammes qui jaillissent dans le brasier sonore desbûches sèches.

– Mais est-ce qu’il n’y a pas de ces poêles-là, où l’on voit lefeu? demanda Mme Carhaix.

– Oui et c’est pis! Du feu derrière un guichet de mica, de laflamme en prison, c’est plus triste encore! Ah! Les belles bourréesà la campagne, les sarments qui sentent bon et dorent les pièces!La vie moderne a mis ordre à cela. Ce luxe du plus pauvre despaysans est impossible à Paris, pour les gens qui n’ont pas decopieuses rentes.

Le sonneur entra; avec sa moustache hérissée, piquée à chaquebout de poils d’un globule blanc, avec son passe-montagne entricot, sa pelisse en peau de mouton, ses moufles fourrés, sesgaloches, il ressemblait à un Samoyède, descendu du pôle.

– Je ne vous donne pas la main, dit-il, car je suis plein degraisse et d’huile. Quel temps! Imaginez-vous que, depuis ce matin,j’astique les cloches… et je ne suis pas sans crainte!

– Et pourquoi?

– Comment pourquoi? Mais vous savez bien que la gelée contractele métal, qui se fêle ou qui se rompt. Il y a eu des grands hiversoù, allez, on en a bien perdu, car ça souffre comme nous de cetemps-là, les cloches!

Tu as de l’eau chaude, ma bonne, dit-il, en passant, pour selaver, dans l’autre pièce?

– Voulez-vous que nous vous aidions à finir de mettre lecouvert? proposa des Hermies.

Mais la femme de Carhaix refusa.

– Non, non, asseyez-vous, le dîner est prêt.

– Et il embaume, s’écria Durtal, humant l’odeur d’un pétulantpot-au-feu qu’éperonnait une pointe de céleri affiliée aux parfumsdes autres légumes.

– A table! Clama Carhaix qui reparut, débarbouillé, envareuse.

Ils s’assirent; le poêle attisé ronflait; Durtal éprouvait lasoudaine détente d’une âme frileuse presque évanouie dans un bainde fluides tièdes; il se trouvait avec les Carhaix, si loin deParis, si loin de son siècle!

Ce logis était bien pauvre, mais il était si cordial, si mollet,si doux! Jusqu’à ce couvert de campagne, ces verres propres, cettefraîche assiettée de beurre demi-sel, cette cruche à cidre, quiaidaient à l’intimité de cette table éclairée par une lampe un peuusée qui répandait ses lueurs d’argent dédoré sur la grossenappe.

Tiens, la première fois que nous viendrons, il faudra quej’achète dans une maison anglaise un de ces pots de marmelade àl’orange si délicieusement sures, se dit Durtal; car d’un communaccord avec Des Hermies, ils ne dînaient chez le sonneur qu’enfournissant une partie des plats.

Carhaix apprêtait un pot-au-feu et une simple salade et ilversait son cidre. Pour ne pas lui infliger de frais, ilsapportaient le vin, le café, l’eau-de-vie, les desserts, et ilss’arrangeaient de façon à ce que les reliefs de leurs emplettescompensassent la dépense de la soupe et du boeuf qui auraientcertainement duré plusieurs jours, si les Carhaix eussent mangéseuls.

– Cette fois-ci, ça y est! dit la femme, en servant à la rondeun bouillon couleur d’acajou, moiré à sa surface d’ondes mordorées,bullé d’oeils en topaze.

Il était succulent et onctueux, robuste et pourtant délicat,affiné qu’il était par des abats bouillis de poule.

Tous se taisaient maintenant, le nez dans l’assiette, la figureranimée par la fumigation de l’odorante soupe.

– Ce serait le moment de répéter le lieu commun cher à Flaubert:on n’en mange pas comme cela, au restaurant, fit Durtal.

– Ne débinons point les restaurants, dit des Hermies. Ilsdégagent une joie très spéciale pour les gens qui savent lesinspecter. Tenez, il y a de cela deux jours: je revenais de visiterun malade, j’échoue dans un de ces établissements où, pour la sommede trois francs, l’on a droit à un potage, deux plats au choix, unesalade et un dessert.

Ce restaurant, où je vais à peu près une fois par mois, possèded’immuables clients, des gens bien élevés et hostiles, desofficiers en bourgeois, des membres du Parlement, desbureaucrates.

Tout en chipotant la sauce au gratin d’une redoutable sole, jeregardais ces habitués qui m’entouraient et je les trouvaissingulièrement changés depuis ma dernière visite. Ils avaientmaigri ou s’étaient boursouflés; les yeux étaient cernés de violetet creux ou pochés en dessous de besaces roses; les gens grasavaient jauni; les maigres devenaient verts.

Plus sûrs que les vénéfices oubliés des Exili, les terriblesmixtures de cette maison empoisonnaient lentement sa clientèle.

Cela m’intéressait, comme vous pouvez croire; je me faisais àmoi-même un cours de toxicologie et je découvrais, en m’étudiant àmanger, les effroyables ingrédients qui masquaient le goût despoissons désinfectés, de même que des cadavres, par des mélangespulvérulents de charbon et de tan, des viandes fardées par desmarinades, peintes avec des sauces couleur d’égout, des vinscolorés par les fuschines, parfumés par les furfurols, alourdis parles mélasses et les plâtres!

Je me suis bien promis de revenir, chaque mois, pour surveillerle dépérissement de tous ces gens…

– Oh! fit Mme Carhaix.

– Dis donc, cria Durtal, tu es pas mal satanique, toi!

– Tenez, Carhaix, le voici parvenu à ses fins; il veut, sansmême nous laisser le temps de respirer, parler du satanisme; il estvrai que je lui avais promis d’en causer avec vous, ce soir. – Oui,reprit-il, répondant à un regard étonné du sonneur; – hier, Durtalqui s’occupe, comme vous le savez, de l’histoire de Gilles De Rais,déclarait posséder tous les renseignements sur le Diabolisme auMoyen Age. Je lui ai demandé s’il en détenait aussi sur leSatanisme de nos jours. Il s’est ébroué, doutant que de tellespratiques se continuassent.

– Ce n’est que trop vrai, répliqua Carhaix, devenu grave.

– Avant que nous ne nous expliquions là-dessus, il y a unequestion que je voudrais poser à Des Hermies, dit Durtal: -voyons,toi, peux-tu, sans blaguer, sans faire ton sourire en coin, me direune bonne fois si, oui ou non, tu crois au catholicisme?

– Lui! s’exclama le sonneur, il est pis qu’un incrédule, c’estun hérésiarque!

– Le fait est que si j’étais certain de quelque chose, jepencherais assez volontiers vers le manichéisme, dit Des Hermies;c’est une des plus anciennes et c’est la plus simple des religions,celle, dans tous les cas, qui explique le mieux l’abominablemargouillis du temps présent.

Le principe du mal et le principe du Bien, le Dieu de Lumière etle Dieu de Ténèbres, deux rivaux se disputant notre âme, c’est aumoins clair. A l’heure actuelle, il est bien évident que le Dieubon a le dessous, que le Mauvais règne sur ce monde, en maître. Or,et c’est là où mon pauvre Carhaix, que ces théories désolent, nepeut me reprendre, je suis pour le Vaincu, moi! C’est une idéegénéreuse, je crois, et une opinion propre!

– Mais le manichéisme est impossible, cria le sonneur. Deuxinfinis ne peuvent exister ensemble!

– Mais rien ne peut exister, si l’on raisonne; le jour où vousdiscuterez le dogme catholique, va te faire fiche, tout s’écroule!La preuve que deux infinis peuvent coexister, c’est que cette idéedépasse la raison et rentre dans la catégorie de celles dont parle »l’Ecclésiastique »; « Ne quiers point des choses plus hautes quetoi, car plusieurs choses se sont montrées être par-dessus le sensdes hommes! »

Le manichéisme, voyez-vous, a eu certainement du bon, puisqu’onl’a noyé dans des flots de sang; à la fin du douzième siècle, ongrilla des milliers d’Albigeois qui pratiquaient cette doctrine.Vous dire maintenant que les manichéens n’aient pas abusé de ceculte qu’ils rendaient surtout au Diable, je n’oserais lesoutenir!

Ici, je ne suis plus avec eux, poursuivit-il doucement, après unsilence, attendant que Mme Carhaix, qui s’était levée pour emporterles assiettes, allât chercher le boeuf.

– Pendant que nous sommes seuls, reprit-il en la voyantdisparaître dans l’escalier, je puis vous raconter ce qu’ilsfaisaient. Un excellent homme appelé Psellus nous a révélé, dans unlivre intitulé de operatione daemonum, qu’ils goûtaient, aucommencement de leurs cérémonies, des deux excréments et qu’ilsmêlaient de la semence humaine à leurs hosties.

– Quelle horreur! s’écria Carhaix.

– Oh! Comme ils communiaient sous les deux Espèces, ilsfaisaient mieux encore, reprit Des Hermies. Ils égorgeaient desenfants, mélangeaient leur sang à de la cendre et cette pâte,délayée dans un breuvage, constituait le Vin Eucharistique.

– Eh! Nous voici en plein Satanisme, dit Durtal.

– Mais oui, mon ami, comme tu vois, je t’y ramène.

– Je suis sûre que M. des Hermies a encore débité d’horribleshistoires, murmura Mme Carhaix qui apportait, dans un plat entouréde légumes, un morceau de boeuf.

– Oh! Madame, protesta des Hermies.

Ils se mirent à rire et Carhaix découpa la viande, tandis que safemme versait du cidre, que Durtal débouchait le flacond’anchois.

– J’ai peur qu’il ne soit trop cuit, dit la femme quis’intéressait beaucoup plus à son boeuf qu’à ces aventures del’autre monde; et elle ajouta l’axiome fameux des ménagères:

Quand le bouillon est bon, le boeuf se coupe mal.

Les hommes protestèrent, affirmant qu’il ne s’effiloquait pas,qu’il était cuit à point.

– Allons, monsieur Durtal, un anchois et un peu de beurre, avecvotre viande.

– Tiens, ma femme, donne-nous donc aussi de ces choux rouges quetu as fait confire, demanda Carhaix dont la face blême s’éclairait,tandis que ses gros yeux de chien s’emplissaient d’eau.Visiblement, il jubilait, heureux de se trouver à table avec desamis, bien au chaud, dans sa tour.

– Mais, videz donc vos verres, vous ne buvez point, dit-il, enélevant son pot à cidre.

– Voyons, Des Hermies, tu prétendais hier que le Satanisme nes’était jamais interrompu depuis le Moyen Age, reprit Durtal,voulant entrer enfin dans cette conversation qui le hantait.

– Oui, et les documents sont irréfutables; je te mettrai à mêmequand tu le voudras, de les prouver.

A la fin du quinzième siècle, c’est-à-dire au temps de Gilles DeRais, – pour ne pas remonter plus haut – le Satanisme prit lesproportions que tu sais; au seizième siècle, ce fut peut-être pisencore. Il est inutile de te rappeler, je pense, les pactionsdémoniaques de Catherine De Médicis et des Valois, le procès dumoine Jean De Vaulx, les enquêtes des Sprenger et des Lancre, deces doctes inquisiteurs qui firent cuire à grand feu des milliersde nécromants et de sorcières. Tout cela est connu, archiconnu.Tout au plus nommerai-je comme étant moins défloré, le prêtreBenedictus qui cohabitait avec la démone Armellina et quiconsacrait les hosties, en les tenant la tête en bas. Voicimaintenant les fils qui rejoignent ce siècle au nôtre. Audix-septième siècle où les procès de sorcellerie continuent, où lespossédées de Loudun paraissent, la messe noire sévit, mais plusvoilée déjà, plus sourde. Je te citerai un exemple, si tu veux,entre bien d’autres.

Un certain abbé Guibourg s’était fait une spécialité de cesordures; sur une table servant d’autel, une femme s’étendait, nue,ou retroussée jusqu’au menton et, de ses bras allongés, elle tenaitdes cierges allumés, pendant toute la durée de l’office.

Guibourg a ainsi célébré des messes sur le ventre de Mme DeMontespan, de Mme D’Argenson, de Mme De Saint-pont; au reste, cesmesses étaient, sous le grand Roi, très fréquentes; nombre defemmes s’y rendaient de même que, de notre temps, nombre de femmesvont se faire tirer la bonne aventure chez les cartomanciennes.

Le rituel de ces cérémonies était suffisamment atroce;généralement, on avait enlevé un enfant qu’on brûlait, à lacampagne, dans un four; puis de sa poudre que l’on gardait, l’onpréparait avec le sang d’un autre enfant qu’on égorgeait, une pâteressemblant à celle des manichéens dont je t’ai parlé. L’abbéGuibourg officiait, consacrait l’hostie, la coupait en petitsmorceaux et la mêlait à ce sang obscurci de cendre; c’était là lamatière du Sacrement.

– Quelle horreur de prêtre! s’écria la femme de Carhaix,indignée.

– Oui, il célébrait aussi un autre genre de messe, cet abbé;cela s’appelait… diable, ce n’est pas facile à dire…

– Dites, monsieur des Hermies, quand on a la haine comme nousici de telles choses, on peut tout entendre! Ce n’est pas cela,allez, qui m’empêchera de prier, ce soir.

– Ni moi, ajouta son mari.

– Eh bien, ce sacrifice s’appelait la Messe du Sperme!

– Ah!

– Guibourg, revêtu de l’aube, de l’étole, du manipule, célébraitcette messe, à seule fin de fabriquer des pâtes conjuratoires.

Les archives de la Bastille nous apprennent qu’il agit de lasorte, sur la demande d’une dame nommée la Des Oeillettes.

Cette femme qui était indisposée donna de son sang; l’homme quil’accompagnait se retira dans la ruelle de la chambre où se passaitla scène et Guibourg recueillit de sa semence dans le calice; puisil ajouta de la poudre de sang, de la farine, et, après descérémonies sacrilèges, la Des Oeillettes partit emportant sapâte.

– Mon dieu, quel amas de turpitudes! Soupira la femme dusonneur.

– Mais, dit Durtal, au Moyen Age, la messe se célébrait de façonautre; l’autel était alors une croupe nue de femme; au dix-septièmesiècle, c’est le ventre, et maintenant?

– Maintenant la femme sert rarement d’autel, mais n’anticiponspas.

Au dix-huitième siècle, nous retrouvons encore, et parmi combiend’autres! Des abbés proditeurs de choses saintes.

L’un d’eux, le chanoine Duret, s’occupait spécialement de magienoire. Il pratiquait la nécromancie, évoquait le Diable; il finitpar être exécuté, comme sorcier, en l’an de grâce 1718.

Un autre qui croyait à l’Incarnation du Saint-esprit, auParaclet, et qui institua dans la Lombardie, qu’il agitafurieusement, douze apôtres et douze apostolines, chargés deprêcher son culte, celui-là, l’abbé Beccarelli, mésusait comme tousles prêtres de son gabarit, du reste, des deux sexes et il disaitla messe sans s’être confessé de ses luxures. Peu à peu, il versadans les offices à rebours où il distribuait aux assistants despastilles aphrodisiaques qui présentaient cette particularitéqu’après les avoir avalées, les hommes se croyaient changés enfemmes et les femmes en hommes.

La recette de ces hippomanes est perdue, continua Des Hermies,avec un sourire presque triste. Bref, l’abbé Beccarelli eut uneassez misérable fin. Poursuivi pour ses sacrilèges, il futcondamné, en 1708, à ramer, pendant sept ans, sur les galères.

– Avec toutes ces affreuses histoires, vous ne mangez pas, ditMme Carhaix; voyons, Monsieur Des Hermies, encore un peu desalade?

– Non, merci; mais il serait temps, je crois, maintenant quevoici le fromage, de déboucher le vin; et il décoiffa l’une desbouteilles apportées par Durtal.

– Il est parfait! s’exclama le sonneur, en faisant claquer seslèvres.

– C’est un petit vin de Chinon pas trop débile que j’aidécouvert chez un mastroquet auprès du quai, dit Durtal.

– Je vois, reprit-il, après un silence, qu’en effet la traditions’est conservée depuis Gilles de Rais de crimes inouïs. Je voisqu’il y a eu, dans tous les siècles, des prêtres déchus, qui ontosé commettre les divins forfaits; mais, à l’heure présente, celasemble tout de même invraisemblable; d’autant qu’on n’égorge plusdes enfants, comme au temps de Barbe-bleue et de l’abbéGuibourg!

– C’est-à-dire que la justice n’explore rien ou plutôt, que l’onn’assassine plus, mais que l’on tue des victimes désignées, par desmoyens que la science officielle ignore; ah! si les confessionnauxpouvaient parler! s’écria le sonneur.

– Mais enfin, à quel monde appartiennent les gens qui sontmaintenant affiliés au Diable?

– Aux supérieurs de missionnaires, aux confesseurs decommunautés, aux prélats et aux abbesses; à Rome où est le centrede la magie actuelle, aux plus hauts dignitaires, répondit DesHermies. Quant aux laïques, ils se recrutent dans les classesriches; cela t’explique comment ces scandales sont étouffés, sitoutefois la police les découvre!

Puis, admettons même qu’il n’y ait pas, avant les sacrifices auDiable, de préalables meurtres; cela se peut dans certains cas;l’on se borne sans doute à saigner des foetus que l’on fait avorterlorsqu’ils sont mûris à point; mais ceci n’est qu’un ragoûtsurérogatoire, qu’un piment; la grande question, c’est de consacrerl’hostie et de la destiner à un infâme usage; tout est là; le restevarie; il n’y a pas actuellement de rituel régulier pour la messenoire.

– Si bien qu’il faut absolument un prêtre pour célébrer cesmesses?

-Évidemment; lui seul peut opérer le mystère de laTranssubstantiation. Je sais bien que certains occultistes seprétendent consacrés, comme Saint Paul, par le Seigneur, et qu’ilss’imaginent pouvoir débiter ainsi que de vrais prêtres devéritables messes. C’est tout bonnement grotesque! – mais à défautde messes réelles et d’abbés atroces, les gens possédés par lamanie du sacrilège n’en réalisent pas moins le stupre sacré qu’ilsrêvent. Ecoute bien cela:

En 1855, il existait, à Paris, une association composée enmajeure partie de femmes; ces femmes communiaient, plusieurs foispar jour, gardaient les Célestes Espèces dans leur bouche, lesrecrachaient pour les lacérer ensuite ou les souiller par dedégoûtants contacts.

– Tu en es sûr?

– Parfaitement, ces faits sont révélés par un journal religieux,les Annales de la Sainteté, que l’archevêque de Paris ne putdémentir! J’ajoute qu’en 1874, des femmes furent égalementembauchées à Paris pour pratiquer cet odieux commerce; ellesétaient payées aux pièces, ce qui explique pourquoi elles seprésentaient, chaque jour, dans des églises différentes, à laSainte Table.

– Et ce n’était rien! – Tenez, dit, à son tour, Carhaix, qui seleva et tira de sa bibliothèque une brochurette bleue. Voici unerevue, datée de 1843, La Voix de la septaine. elle nous apprendque, pendant vingt-cinq ans, à Agen, une association satanique necessa de célébrer des messes noires et meurtrit et pollua troismille trois cent vingt hosties! Jamais Monseigneur l’évêque d’Agen,qui était un bon et ardent prélat, n’osa nier les monstruositéscommises dans son diocèse!

– Oui, nous pouvons le dire entre nous, reprit Des Hermies, ledix-neuvième siècle regorge d’abbés immondes. Malheureusement, siles documents sont certains, ils sont de preuve difficile à faire;car aucun ecclésiastique ne se vante de méfaits pareils; ceux quicélèbrent des messes Déicides se cachent et ils se déclarentdévoués au Christ; ils affirment même qu’ils le défendent, encombattant, à coups d’exorcismes, les possédés.

C’est même là le grand truc; ces possédés, ce sont eux-mêmes quiles créent ou qui les développent; ils s’assurent ainsi, dans lescouvents surtout, des sujets et des complices. Toutes les foliesmeurtrières et sadiques, ils les couvrent alors de l’antique etpieux manteau de l’Exorcisme!

– Soyons justes, ils ne seraient pas complets, s’ils n’étaientpas d’abominables hypocrites, dit Carhaix.

– L’on peut aussi ajouter que l’hypocrisie et l’orgueil sont lesplus formidables vices des mauvais prêtres, appuya Durtal.

– Enfin, reprit des Hermies, tout se sait, en dépit des plusadroites précautions, à la longue. Je n’ai parlé jusqu’ici que desassociations sataniques locales; mais il en est d’autres, plusétendues, qui ravagent les Deux Mondes, car – et cela est bienmoderne – le Diabolisme est devenu administratif, centralisateur,si l’on peut dire. Il a maintenant des Comités, des sous-comités,une sorte de Curie qui réglemente l’Amérique et l’Europe, comme laCurie d’un Pape.

La plus vaste de ces Sociétés dont la fondation remonte àl’année 1855, c’est la Société des Ré-théurgistes Optimates. Ellese divise, sous une apparente unité, en deux camps: l’un,prétendant détruire l’univers et régner sur ses décombres; l’autre,rêvant simplement de lui imposer un culte démoniaque dont il seraitl’archiprêtre. Cette société siège en Amérique où elle étaitautrefois dirigée par Longfellow qui s’intitulait grand prêtre duNouveau Magisme Evocateur; elle a eu, pendant longtemps, desramifications en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, enAutriche, jusqu’en Turquie.

Elle est, à l’heure actuelle, ou bien effacée ou même peut-êtretout à fait morte; mais une autre vient de se créer; elle a pourbut, celle-là, d’élire un anti-pape qui serait l’Antéchristexterminateur. Et je ne vous cite là que deux sociétés, maiscombien d’autres plus ou moins nombreuses, plus ou moins secrètesqui, toutes, d’un commun accord, à dix heures du matin, le jour dela Fête du Saint-sacrement, donc, célèbrent à Paris, à Rome, àBruges, à Constantinople, à Nantes, à Lyon et en Ecosse où lessorciers foisonnent, des messes noires!

Puis, en dehors de ces associations universelles ou de cesassemblées locales, les cas isolés abondent, sur lesquels lalumière si difficilement allumée, clignote. Il y a quelques années,mourut, au loin, dans la pénitence, un certain comte De Lautrec quifaisait don aux églises de statues pieuses qu’il maléficiait poursataniser les fidèles? à Bruges, un prêtre que je connais contamineles Saints Ciboires, s’en sert pour apprêter des malengins et dessorts; enfin, l’on peut, entre tous, citer un cas très net depossession; c’est le cas de Cantianille qui bouleversa, en 1865,non seulement la ville d’Auxerre, mais encore tout le diocèse deSens.

Cette Cantianille, placée dans un couvent de Mont-saint-sulpice,fut violée, dès qu’elle eut atteint sa quinzième année, par unprêtre qui la voua au diable. Ce prêtre avait été, lui-même,pourri, dès son enfance, par un ecclésiastique qui faisait partied’une secte de possédés, créée le soir même du jour où futguillotiné Louis XVI.

Ce qui se passa dans ce couvent où plusieurs nonnes, évidemmentexaspérées par l’hystérie, s’associèrent aux démences érotiques etaux rages sacrilèges de Cantianille, rappelle à s’y méprendre lesprocès de la magie d’antan, les histoires de Gaufredy et deMadeleine Palud, d’Urbain Grandier et de Madeleine Bavent, dujésuite Girard et de La Cadière, des histoires sur lesquelles il yaurait, au point de vue de l’hystéro-épilepsie, d’une part, et dudiabolisme, de l’autre, beaucoup à dire. Toujours est-il queCantianille, renvoyée du couvent, fut exorcisée par un certainprêtre du diocèse, l’abbé Thorey, dont la cervelle ne paraît pasavoir bien résisté à ces pratiques. Ce fut bientôt, à Auxerre, detelles scènes scandaleuses, de telles crises diaboliques, quel’Evêque dut intervenir. Cantianille fut chassée du pays; l’abbéThorey fut frappé disciplinairement et l’affaire alla à Rome.

Ce qui est aussi curieux, c’est que l’Evêque, terrifié par cequ’il avait vu, donna sa démission et se retira à Fontainebleau oùil mourut, encore dans l’effroi, deux ans après.

– Mes amis, dit Carhaix qui consulta sa montre, il est huitheures moins le quart; il faut que je monte dans le clocher poursonner l’angélus du soir; ne m’attendez pas, prenez le café; jevous rejoins dans dix minutes.

Il endossa son costume du Groënland, alluma une lanterne etouvrit la porte; une bouffée de vent glacial entra; des moléculesblanches tourbillonnèrent dans le noir.

– Le vent chasse la neige par les meurtrières dans l’escalier,dit la femme; j’ai toujours peur que Louis n’attrape une fluxion depoitrine par ces temps; tenez, Monsieur Des Hermies, voilà le café;je vous laisse le soin de le servir; à cette heure, mes pauvresjambes ne me tiennent plus; il faut que j’aille les étendre.

– Le fait est, soupira Des Hermies, lorsqu’ils lui eurentsouhaité une bonne nuit, le fait est qu’elle vieillit joliment, lamaman Carhaix; j’ai beau essayer de la remonter par des toniques,je n’avance point d’un pas; la vérité, c’est qu’elle est éliméejusqu’à la corde; elle a monté par trop d’escaliers, dans sa vie,la pauvre femme!

– C’est tout de même curieux ce que tu m’as raconté, dit Durtal;en somme, dans le moderne, le grand jeu du Satanisme, c’est lamesse noire!

– Oui, et l’envoûtement et l’incubat et le succubat dont je teparlerai ou plutôt dont je te ferai parler par un autre plus expertque moi en ces matières. -messe sacrilège, maléfices et succubat,c’est la véridique quintessence du Satanisme!

– Et ces hosties consacrées dans des offices blasphématoires,quel usage en faisait-on, lorsqu’on ne les déchirait pas?

– Mais, je te l’ai dit, on les employait à des actes infâmes.Tiens, écoute: – et Des Hermies retira de la bibliothèque dusonneur et feuilleta le tome v de la mystique de Goerres. Voici lebouquet:

« Ces prêtres vont quelquefois, dans leur scélératesse, jusqu’àcélébrer la messe avec de grandes hosties qu’ils coupent ensuite aumilieu, après quoi, ils les collent sur un parchemin arrangé de lamême manière et ils s’en servent ensuite d’une façon abominablepour satisfaire leurs passions. »

– La Sodomie Divine, alors?

– Dame!

A ce moment, la cloche, mise en branle dans la tour, bôomba. Lachambre où se tenait Durtal trembla, se mit, en quelque sorte, àbourdonner. Il semblait que les ondes des sons sortissent des murs;qu’ils se déroulassent en spirale de la pierre même; il semblaitque l’on fût transféré, en rêve, dans le fond de ces coquillagesqui, lorsqu’on les approche de l’oreille, simulent le bruit roulantdes vagues. Des Hermies, habitué au vacarme des cloches, nes’inquiéta que du café, le mit au chaud sur le poêle.

Puis la cloche bôomba, plus lente, le bourdonnement s’éclaircit;les carreaux des fenêtres, les vitres de la bibliothèque, lesverres restés sur la table se turent, n’eurent plus que des sonsténus et aigrelets, que des notes presque surettes.

L’on entendit un pas dans l’escalier. Carhaix rentra, couvert deneige.

– Cristi, mes enfants, ça vente dur! -il se secoua, jeta sadéfroque sur une chaise, éteignit sa lanterne. -il m’arrivait parles ouïes de la tour, au travers des lames, des abat-son, despelletées de neige qui m’aveuglaient! Quel chien d’hiver! Labourgeoise s’est couchée, bon; eh bien, mais vous n’avez pas prisvotre café? Reprit-il en voyant Durtal qui le servait dans lesverres.

Il se rapprocha du poêle, le tisonna, s’essuya les yeux que legrand froid avait remplis de larmes et il but une gorgée decafé.

– Maintenant, ça y est! Où en êtes-vous de vos histoires, desHermies?

– J’ai terminé le rapide exposé du Satanisme, mais je n’ai pasencore parlé du monstre authentique, du seul maître qui existeréellement, à l’heure présente, de cet abbé défroqué…

– Oh! Fit Carhaix, prenez garde, le nom seul de cet homme portemalheur!

– Bah! le chanoine Docre, pour l’appeler par son nom, ne peutrien contre nous. J’avoue même que je ne comprends pas bien laterreur qu’il inspire; mais laissons cela; je voudrais qu’avant denous occuper de cet homme, Durtal vît notre ami Gévingey, celui quiparaît le connaître le mieux et le plus à fond.

Une conversation avec lui simplifierait singulièrement lesexplications que je pourrais ajouter sur le Satanisme, surtout surles vénéfices et le succubat. Voyons, voulez-vous que nousl’invitions à dîner ici?

Carhaix se gratta la tête, puis vida la cendre de sa pipe surson ongle.

– C’est que, dit-il, nous sommes un peu en désaccordensemble.

– Tiens, pourquoi?

– Oh! pas pour des choses graves; j’ai interrompu sesexpériences, ici même, un jour; mais versez-vous donc un petitverre, Monsieur Durtal, et vous, Des Hermies, vous ne buvez pas;et, tandis qu’en allumant des cigarettes, tous deux flûtaientquelques gouttes d’un cognac à peu près probe, Carhaix reprit:

– Gévingey qui, bien qu’astrologue, est un bon chrétien et unbrave homme que je reverrais avec plaisir du reste, a vouluconsulter mes cloches.

Ça vous étonne, mais c’est ainsi; les cloches ont autrefois,dans les sciences défendues, joué un rôle. L’art de prédirel’avenir avec leurs sons est une des branches les plus inconnues etles plus abandonnées de l’occulte. Gévingey a retrouvé desdocuments et il a voulu les vérifier dans la tour.

– Mais qu’est-ce qu’il faisait?

– Est-ce que je sais! Il se posait sous la cloche, au risque dese casser les reins, à son âge, dans les charpentes; il entrait àmoitié dedans, se coiffait, en quelque sorte, jusqu’aux hanches, dece calice. Et il parlait tout seul et il écoutait les frémissementsdu bronze répercutant sa voix.

Il m’a causé aussi de l’interprétation des songes, à propos descloches; à l’entendre, celui qui, pendant son sommeil, voit descloches en branle est menacé d’un accident; si la clochecarillonne, c’est présage de médisance; si elle tombe, c’estcertitude d’ataxie; si elle se rompt, c’est assurance d’afflictionset de misères. Enfin, il a ajouté, je crois, que lorsque desoiseaux de nuit volent autour d’une cloche éclairée par la lune,l’on peut être sûr qu’un vol sacrilège sera commis dans l’église ouque le curé risque la mort.

Toujours est-il que cette façon de toucher aux cloches, d’entrerdedans, alors qu’elles sont consacrées, de leur prêter des oracles,de les mêler à l’interprétation des songes formellement interditepar le Lévitique, m’a déplu et que je l’ai prié un peu rudement decesser ce jeu.

– Mais enfin vous n’êtes pas fâchés?

– Non, je regrette, même, je l’avoue, d’avoir été aussi vif!

– Eh bien, j’arrangerai cela; j’irai le voir, dit Des Hermies,c’est convenu, n’est-ce pas?

– Convenu.

– Sur ce, nous allons vous laisser coucher, car il faut que voussoyez debout, dès l’aube.

– Oh! à cinq heures et demie pour l’angélus de six heures et jepeux même me recoucher, si je veux, car je n’ai plus après desonneries avant sept heures trois quarts; – et encore n’ai-je àlancer que quelques volées pour la messe de M. Le Curé; ce n’estpas, comme vous le voyez, par trop dur!

– Hum! Fit Durtal, s’il fallait me lever aussi tôt!

– C’est affaire d’habitude. Mais, vous allez bien reprendre,avant de partir, un petit verre. Non? Bien sûr? Alors, en route!-il alluma sa lanterne et ils descendirent, frissonnants, à laqueue-leu-leu, dans la spirale glacée de l’escalier noir.

Chapitre 6

 

Le lendemain matin, Durtal se réveilla plus tard que de coutume.Avant même qu’il n’eût ouvert les yeux, il vit, dans un subitéclair de cervelle, défiler la sarabande des sociétés démoniaquesdont Des Hermies avait parlé. Un tas de clownesses mystiques qui semettent la tête en bas et prient à pieds joints, se dit-il, enbaîllant! Il s’étira, regarda la fenêtre, aux vitres fleuries delys en cristaux et de fougères en givre. Il rentra, au plus vite,ses bras dans le lit, s’acagnarda sous ses couvertures.

C’est un bon temps pour rester chez soi et travailler,reprit-il; je vais me lever et allumer mon feu; allons, un peu decourage… et… au lieu de rejeter les couvertures, il les ramena plushaut, sous le menton.

– Ah! Je sais bien que ça ne te plaît pas à toi que je fasse lagrasse matinée, dit-il, s’adressant à son chat qui, étendu sur lacourtepointe, à ses pieds, le regardait fixement avec des yeux trèsnoirs.

Cette bête était affectueuse et câline, mais maniaque etretorse; elle n’admettait aucune fantaisie, aucun écart, entendaitque l’on se levât et que l’on se couchât à la même heure; et, trèsnettement elle faisait, lorsqu’elle était mécontente, passer, dansla sombreur de son regard, des nuances irritées, sur le sensdesquelles son maître ne se trompait point.

Rentrait-il avant onze heures du soir, elle l’attendait dans levestibule, à la porte, griffait le bois, miaulait avant même qu’iln’eût pénétré dans la pièce; puis elle roulait de langoureusesprunelles d’or vert, se frottait contre ses culottes, sautait surles meubles, se dressait tout debout, simulant le petit cheval quise cabre, lui envoyait lorsqu’il s’approchait, par amitié, degrands coups de tête; passé onze heures, elle n’allait plusau-devant de lui, se bornait à se lever alors qu’il arrivait prèsd’elle, faisait encore le gros dos, mais ne caressait pas; plustard encore, elle ne bougeait et elle se plaignait et grognait,s’il se permettait de lui lisser le dessus de la tête ou de luigratter le dessous du cou.

Ce matin-là, elle s’impatienta de cette paresse, se mit sur sonséant, se gonfla, puis s’approcha sournoisement et s’assit à deuxpas de la figure de son maître, le dévisageant d’un oeil atrocementfaux, lui signifiant qu’il eût à déguerpir, à lui laisser la placechaude.

Amusé par ce manège, Durtal ne bougea, regardant le chat, à sontour. Il était énorme, commun et pourtant bizarre, avec sa robemi-partie roussâtre comme la cendre du vieux coke et grise comme lepoil des balais neufs, avec çà et là de petits floquets blancs telsque ces peluches qui voltigent sur les tisons morts. C’était untrès authentique chat de gouttière, haut sur pattes, long, à têtede fauve, très régulièrement strié d’ondes d’ébène qui cerclaientles pattes de bracelets noirs, allongeaient les yeux par deuxgrands zigzags d’encre.

– Malgré ton caractère de rabat-joie, de vieux garçon monomaneet sans patience, tu es tout de même gentil, fit Durtal, d’un toninsinuant, pour l’amadouer; puis, il y a assez longtemps que je teraconte ce que chacun se tait; tu es l’évier de mon âme, toi, leconfesseur inattentif et indulgent qui approuve, vaguement, sanssurprise, les méfaits d’esprit qu’on lui avoue, afin de sesoulager, sans qu’il en coûte! Au fond, c’est là ta raison d’être,tu es l’exutoire spirituel de la solitude et du célibat; aussi, jete gave d’attentions et de soins; mais cela n’empêche qu’avec tesbouderies tu ne sois souvent, ainsi que ce matin, par exemple,insupportable!

Le chat continuait de le dévisager, les oreilles toutes droites,cherchant à démêler dans les inflexions de la voix le sens desparoles qu’il écoutait. Il comprit sans doute que Durtal n’étaitpoint disposé à sauter du lit, car il s’en fut se réinstaller à sonancienne place, mais, cette fois, en tournant le dos.

– Allons, fit Durtal, découragé, en inspectant sa montre, ilfaut pourtant que je m’occupe de Gilles De Rais et, d’un bond, ils’élança sur ses culottes, tandis que le chat, brusquement misdebout, galopait sur les couvertures, se pelotonnait, sans plusattendre, dans les draps tièdes.

Quel froid! – Et Durtal enfila un gilet de tricot, passa dansl’autre pièce, pour allumer du feu:

On gèle, murmurait-il. Heureusement que son logis était facile àchauffer. Il se composait simplement, en effet, d’une entrée, d’unminuscule salon, d’une minime chambre à coucher, d’un cabinet detoilette assez large, le tout, au cinquième, sur une cour trèsclaire, pour 800 francs.

Il était meublé sans aucun luxe; du petit salon, Durtal avaitfait un cabinet de travail, couvert les murs de casiers en boisnoir bourrés de livres. Près de la fenêtre, une grande table, unfauteuil en cuir, quelques chaises; à la place de la glace sur lacheminée, tenant le panneau, du plafond à la toilette revêtue d’unevieille étoffe, il avait cloué un ancien tableau sur boisreprésentant, dans un paysage tourné, poussé dans les bleus auxgris, dans les blancs aux roux, dans les verts aux noirs, un ermiteagenouillé sous une hutte de branchages, près d’un chapeau decardinal et d’un manteau de pourpre.

Et tout le long de ce tableau dont des parties entièressombraient dans des ténèbres d’oignons brûlés, d’inintelligiblesépisodes se déroulaient, empiétant les uns sur les autres,entassant, près du cadre en chêne noir, des figures de Lilliput,dans des maisons de nains. Ici, le Saint, dont Durtal avaitvainement cherché le nom, franchissait en barque les boucles d’unfleuve aux eaux métalliques et plates; là, il déambulait dans desvillages grands comme un ongle, puis il disparaissait dans l’ombrede la peinture et on le retrouvait plus haut dans une grotte, enOrient, avec des dromadaires et des ballots; on le perdait denouveau de vue et, après un cache-cache plus ou moins court, ilsurgissait, plus petit que jamais, seul, un bâton à la main, un sacsur le dos, montant vers une cathédrale inachevée, étrange.

C’était un tableau d’un peintre inconnu, d’un vieux Hollandaisqui s’était assimilé certaines couleurs, certains procédés desmaîtres de l’Italie qu’il avait visitée peut-être.

La chambre à coucher avait un grand lit, une commode à ventre,des fauteuils; sur la cheminée, une ancienne pendule et desflambeaux de cuivre; sur les murs, une belle photographie d’unBotticelli du musée de Berlin: une Vierge dolente et robuste,ménagère et contrite, entourée d’anges figurés par de languissantsjeunes hommes, tenant des cierges aux cires enroulées comme descâbles, des garçonnes coquettes, aux longs cheveux piqués defleurs, de dangereux pages, mourant de désirs devant l’Enfant Jésusqui bénit, debout, près de la Vierge.

Puis une estampe de Breughel, gravée par Cook: les Vierges sageset les Vierges folles », un petit panneau, coupé, au milieu, par unnuage en tire-bouchon, flanqué, aux deux coins, d’anges bouffissonnant, les manches retroussées, de la trompette, pendant qu’aucentre du nuage même, un autre ange, au nombril indiqué sous uneindolente robe, un ange sacerdotal et bizarre, déroule unebanderole sur laquelle est écrit le verset de l’Evangile: eccesponsus venit, exite obviam ei.

Et au-dessous de la nuée, d’un côté, les vierges sages, debonnes Flamandes, sont assises, dévident le lin, tournent, enchantant des cantiques, auprès de lampes allumées, des rouets; del’autre, sur l’herbe d’un pré, les vierges folles, quatre commèresen liesse, se tiennent par la main et dansent en rond, tandis quela cinquième joue de la cornemuse et bat la mesure avec son pied,près des lampes vides. Au-dessus de la nuée, les cinq vierges sagesmais effilées alors, charmantes et nues, brandissent les lumignonsen flammes, montent vers une église gothique où le Christ les faitentrer, cependant que de l’autre côté les vierges folles, nuesaussi sous leurs pâles toisons, frappent vainement à la porteclose, en tenant d’une main fatiguée des flambeaux morts.

Durtal aimait cette vieille gravure qui avait une senteur dedouce intimité dans les scènes du bas et, dans celles du haut, labenoîte naïveté des primitifs; il y voyait, réunis en quelquesorte, dans un même cadre, l’art d’un Ostade épuré et celui d’unThierry Bouts.

En attendant que sa grille, dont le charbon craquait etcommençait à grésiller comme une friture, devînt rouge, il s’assitdevant son bureau et tria ses notes.

– Voyons, se dit-il, en roulant une cigarette, nous en sommes aumoment où cet excellent Gilles de Rais commence la recherche dugrand oeuvre. Il est facile de se figurer les connaissances qu’ilpossède sur la manière de transmuer les métaux en or.

L’alchimie était déjà très développée, un siècle avant qu’il nenaquît. Les écrits d’Albert le Grand, d’Arnaud de Villeneuve, deRaymond Lulle, étaient entre les mains des hermétiques. Lesmanuscrits de Nicolas Flamel circulaient; nul doute que Gilles, quiraffolait des volumes étranges, des pièces rares, ne les aitacquis; ajoutons qu’à cette époque, l’édit de Charles V,interdisant, sous peine de la prison et de la mort, les travauxspagiriques et que la bulle Spondent pariter quas non exhibent quele pape Jean XXII fulmina contre les alchimistes, étaient encore envigueur. Ces oeuvres étaient donc défendues et par conséquentenviables; il est certain que Gilles les a longuement étudiées,mais de là à les comprendre, il y a loin!

Ces livres constituaient, en effet, le plus incroyable desgalimatias, le plus inintelligible des grimoires. Tout était enallégories, en métaphores cocasses et obscures, en emblèmesincohérents, en paraboles embrouillées, en énigmes bourrées dechiffres! Et en voilà un exemple, se dit-il, en prenant, sur un desrayons de sa bibliothèque, un manuscrit qui n’était autre que celuide l’Asch-Mézareph, le livre du Juif Abraham et de Nicolas Flamel,rétabli, traduit et commenté par Eliphas Lévi.

Ce manuscrit lui avait été prêté par Des Hermies qui l’avaitdécouvert, un jour, dans d’anciens papiers.

Il y a, soi-disant, là-dedans, la recette de la pierrephilisophale, du grand élixir de quintessence et de teinture. Lesfigures ne sont pas précisément claires, se dit-il, en feuilletantles dessins à la plume rehaussés en couleur représentant dans unebouteille, sous ce titre: « le coït chimique », un lion vert, la têteen bas dans un croissant de lune; puis, dans d’autres flacons,c’étaient des colombes, tantôt s’élevant vers le goulot, tantôtpiquant une tête vers le fond, dans un liquide noir ou ondulé devagues de carmin et d’or, parfois blanc et granulé de pointsd’encre, habité par une grenouille ou une étoile, parfois aussilaiteux et confus ou brûlant en flammes de punch, à la surface.

Eliphas Lévi expliquait de son mieux le symbole de ces volatilesen carafes, mais il s’abstenait de donner la fameuse recette dugrand magistère, continuait la plaisanterie de ses autres livresoù, débutant sur un ton solennel, il affirmait vouloir dévoiler lesvieux arcanes et se taisait, le moment venu, sous l’ineffableprétexte qu’il périrait, s’il trahissait d’aussi rugissantssecrets.

Cette bourde, reprise par les pauvres occultistes de l’heureactuelle, aidait à masquer la parfaite ignorance de tous ces gens.En somme, la question est simple, se dit Durtal, en fermant lemanuscrit de Nicolas Flamel.

Les philosophes hermétiques ont découvert, – et, après avoirlongtemps bafouillé, la science contemporaine ne nie plus qu’ilsaient raison; – ils ont découvert que les métaux sont des corpscomposés et que leur composition est identique. Ils varient doncsimplement entre eux, suivant les différentes proportions deséléments qui les combinent; on peut, dès lors, à l’aide d’un agentqui déplacerait ces proportions, changer les corps, les uns en lesautres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomb enor.

Et cet agent c’est la pierre philosophale, le mercure; – non lemercure vulgaire qui n’est pour les alchimistes qu’un spermemétallique avorté, – mais le mercure des philosophes, appelé aussile lion vert, le serpent, le lait de la Vierge, l’eau pontique.

Seulement la recette de ce mercure, de cette pierre des sages,n’a jamais été révélée; – et c’est sur elle que le Moyen Age, quela Renaissance, que tous les siècles, y compris le nôtre,s’acharnent.

Et dans quoi ne l’a-t-on pas cherchée? Se disait Durtal, encompulsant ses notes: dans l’arsenic, le mercure ordinaire,l’étain; dans les sels de vitriol, de salpêtre et de nitre; dansles sucs de la mercuriale, de la chélidoine et du pourpier; dans leventre des crapauds à jeun, dans les urines humaines, dans lesmenstrues et le lait des femmes!

Or, Gilles de Rais devait en être là de ses explorations. Il estbien évident qu’à Tiffauges, seul, sans l’aide d’initiés, il étaitincapable de tenter utilement des fouilles. A cette époque, lecentre hermétique était, en France, à Paris où les alchimistes seréunissaient sous les voûtes de Notre-Dame et étudiaient leshiéroglyphes du charnier des Innocents et le portail Saint-Jacquesde la Boucherie sur lequel Nicolas Flamel avait, avant sa mort,écrit en de kabbalistiques emblèmes la préparation de la fameusepierre.

Le Maréchal ne pouvait se rendre à Paris sans tomber dans lestroupes anglaises qui barraient les routes; il choisit le moyen leplus simple, il appela les transmutateurs les plus célèbres du Midiet les fit amener, à grands frais, à Tiffauges.

D’après les documents que nous possédons, nous le voyons faireconstruire le fourneau des alchimistes, l’athanor, acheter despélicans, des creusets et des cornues. Il établit des laboratoiresdans l’une des ailes de son château et il s’y enferme avec Antoinede Palerme, François Lombard, Jean Petit, orfèvre de Paris, quis’emploient, jours et nuits, à la coction du grand oeuvre.

Rien ne réussit; à bout d’expédients, ces hermétistesdisparaissent et c’est alors, à Tiffauges, un incroyableva-et-vient de souffleurs et d’adeptes. Il en arrive de tous lespoints de la Bretagne, du Poitou, du Maine, seuls ou escortés denoueurs d’aiguillettes et de sorcières. Gilles de Sillé, Roger deBricqueville, cousins et amis du maréchal, parcourent les environs,rabattent le gibier vers Gilles, tandis qu’un prêtre de sachapelle, Eustache Blanchet, part en Italie, où les manieurs demétaux abondent.

En attendant, Gilles de Rais, sans se décourager, continue sesexpériences qui, toutes, ratent; il finit par croire que décidémentles magiciens ont raison, qu’aucune découverte n’est, sans l’aidede Satan, possible.

Et, une nuit, avec un sorcier arrivé de Poitiers, Jean de laRivière, il se rend dans une forêt qui avoisine le château deTiffauges. Il demeure, avec ses serviteurs Henriet et Poitou, surla lisière du bois où le sorcier pénètre. La nuit est lourde etsans lune; Gilles s’énerve à scruter les ténèbres, à écouter lepesant repos de la campagne muette; ses compagnons terrifiés seserrent, l’un contre l’autre, frémissent et chuchotent, au moindrevent. Tout à coup, un cri d’angoisse s’élève. Ils hésitent,s’avancent, en tâtonnant, dans le noir, aperçoivent, en une lueurqui saute, La Rivière, exténué, tremblant, hagard, près de salanterne. Il raconte, à voix basse, que le diable a surgi sous laforme d’un léopard, mais qu’il a passé auprès de lui, sans même leregarder, sans rien lui dire.

Le lendemain, ce sorcier prend la fuite, mais un autre arrive.C’est un trompette du nom de du Mesnil. Il exige que Gilles signede son sang une cédule dans laquelle il s’engage à donner au diabletout ce qu’il voudra, « hormis sa vie et son âme », mais bien quepour aider aux maléfices, Gilles consente à faire chanter dans sachapelle, à la fête de la Toussaint, l’office des damnés, Satann’apparaît pas.

Le maréchal commençait à douter du pouvoir de ses magiciens,quand une nouvelle opération qu’il tenta le convainquit que parfoisle démon se montre.

Un évocateur, dont le nom est perdu, se réunit à Tiffauges, dansune chambre, avec Gilles et de Sillé.

Sur le sol, il trace un grand cercle et commande à ses deuxcompagnons d’entrer dedans.

Sillé refuse; poigné par une terreur qu’il ne s’explique pas, ilse met à frémir de tous ses membres, se réfugie près de la croiséequ’il ouvre, murmure tout bas des exorcismes.

Gilles plus hardi se tient au milieu du cercle; mais, auxpremières conjurations, il frissonne à son tour et veut faire lesigne de la croix. Le sorcier lui ordonne de ne pas bouger. A unmoment, il se sent saisi à la nuque; il s’effare, vacille, supplieNotre-Dame la Vierge de le sauver. L’évocateur, furieux, le jettehors du cercle; il s’élance par la porte, de Sillé, par la fenêtre;ils se retrouvent en bas, restent béants, car des hurlements sedressent dans la chambre où le magicien opère. « Un bruit d’épéestombant à coups durs et pressés sur une couette » se fait entendre,puis des gémissements, des cris de détresse, l’appel d’un hommequ’on assassine.

Epouvantés, ils demeurent aux écoutes, puis quand le vacarmecesse, ils se hasardent, poussent la porte, trouvent le sorcierétendu sur le parquet, roué de coups, le front fracassé, dans desflots de sang.

Ils l’emportent; Gilles, plein de pitié, le couche dans sonpropre lit, l’embrasse, le panse, le fait confesser, de peur qu’ilne trépasse. Il reste quelques jours entre la vie et la mort, finitpar se rétablir et il se sauve.

Gilles désespérait d’obtenir du diable la recette du souverainmagistère, quand Eustache Blanchet lui annonce son retour d’Italie;il amène le maître de la magie florentine, l’irrésistible évocateurdes démons et des larves, François Prélati.

Celui-là stupéfia Gilles. Il avait à peine vingt-trois ans et ilétait l’un des hommes les plus spirituels, les plus érudits, lesplus raffinés du temps. Qu’avait-il fait avant de venir s’installerà Tiffauges et d’y commencer, avec le Maréchal, la plusépouvantable série de forfaits qui se puisse voir? Soninterrogatoire dans le procès criminel de Gilles ne nous fournitpas des renseignements bien détaillés sur son compte. Il était nédans le diocèse de Lucques, à Pistoie, avait été ordonné prêtre parl’Evêque d’Arezzo. Quelque temps après son entrée dans lesacerdoce, il était devenu l’élève d’un thaumaturge de Florence,Jean de Fontenelle, et il avait souscrit un pacte avec un démonnommé Barron. A partir de ce moment, cet abbé insinuant et disert,docte et charmant, avait dû se livrer aux plus abominables dessacrilèges et pratiquer le rituel meurtrier de la magie noire.

Toujours est-il que Gilles s’éprend de cet homme; les fourneauxéteints se rallument; cette pierre des sages que Prélati a vue,flexible, cassante, rouge, sentant le sel marin calciné, ils lacherchent, à eux deux furieusement, en invoquant l’Enfer.

Les incantations demeurent vaines. Gilles, désolé, les redouble;mais elles finissent par tourner mal; un jour Prélati manque d’ylaisser ses os.

Une après-midi, Eustache Blanchet aperçoit, dans une galerie duchâteau, le Maréchal tout en larmes; des plaintes de suppliciés’entendent à travers la porte d’une chambre où Prélati évoque leDiable.

– Le Démon est là qui bat mon pauvre François; je t’en supplie,entre, s’écrie Gilles; mais Blanchet effrayé refuse. Alors Gillesse décide, malgré sa peur; il va forcer la porte quand elle s’ouvreet Prélati trébuche, sanglant, dans ses bras. Il put, soutenu parses deux amis, gagner la chambre du Maréchal où on le coucha; maisles coups qu’il avait reçus furent si violents qu’il délira; lafièvre s’accrut. Gilles, désespéré, s’installa près de lui, lesoigna, le fit confesser, pleura de bonheur, lorsqu’il ne fut plusen danger de mort.

Ce fait qui se renouvelle du sorcier inconnu et de Prélati,dangereusement blessés, en une chambre vide, dans des circonstancesidentiques, c’est tout de même étonnant, se disait Durtal.

Et les documents qui relatent ces faits sont authentiques; cesont les pièces mêmes du procès de Gilles; d’autre part, les aveuxdes accusés, les dépositions des témoins concordent; et il estimpossible d’admettre que Gilles, que Prélati, aient menti, car enconfessant ces évocations sataniques, ils se condamnaient,eux-mêmes, à être brûlés vifs.

S’ils avaient encore déclaré que le Malin leur était apparu,qu’ils avaient été visités par des succubes; s’ils avaient affirméavoir entendu des voix, senti des odeurs, touché même un corps,l’on pourrait admettre des hallucinations semblables à celles decertains sujets de Bicêtre; mais, ici, il ne peut y avoirdétraquement des sens, visions morbides, car les blessures, lamarque des coups, le fait matériel, visible et tangible, estlà.

On peut se figurer combien le mystique qu’était Gilles de Raisdut croire à la réalité du diable, après avoir assisté à depareilles scènes!

Malgré ses échecs, il ne pouvait donc douter – et Prélati, àmoitié assommé, devait douter moins encore – que s’il plaisait àSatan, ils trouveraient enfin cette poudre qui les comblerait derichesses et les rendrait même presque immortels, car à cetteépoque, la pierre philosophale passait non seulement pour transmuerles métaux vils, tels que l’étain, le plomb, le cuivre, en desmétaux nobles comme l’argent et l’or, mais encore pour guérirtoutes les maladies et prolonger, sans infirmités, la vie jusqu’auxlimites jadis assignées aux patriarches.

Quelle singulière science! ruminait Durtal, en relevant latrappe de sa cheminée et en se chauffant les pieds; malgré lesrailleries de ce temps qui, en fait de découvertes, n’exhume quedes choses déjà perdues, la philosophie hermétique n’est pasabsolument vaine.

Sous le nom d’isométrie, le maître de la chimie contemporaine,Dumas, reconnaît les théories des alchimistes exactes et Berthelotdéclare « que nul ne peut affirmer que la fabrication des corpsréputés simples soit impossible à priori » .

Puis il y a eu des actes contrôlés, des faits certains. En susde Nicolas Flamel qui semble bien, en effet, avoir réussi le grandoeuvre, au dix-septième siècle, le chimiste Van Helmont reçoit d’uninconnu un quart de grain de pierre philosophale et, avec ce grain,il transforme huit onces de mercure en or.

A la même époque, Helvétius qui combat le dogme des spagiriquesreçoit également d’un autre inconnu une poudre de projection aveclaquelle il convertit un lingot de plomb en or. Helvétius n’étaitpas précisément un jobard et Spinosa qui vérifia l’expérience et enattesta l’absolue véracité n’était cependant, lui non plus, ni ungobe-mouche, ni un béjaune!

Que penser enfin de cet homme mystérieux, de cet AlexandreSethon qui, sous le nom du cosmopolite, parcourt l’Europe, opérantdevant les princes, en public, transformant tous les métaux en or?Emprisonné par Christian Ii, électeur de Saxe, cet alchimiste dontle mépris des richesses était avéré, car jamais il ne gardait l’orqu’il créait et il vivait comme un pauvre, en priant Dieu, cetalchimiste supporta, tel qu’un saint, le martyre; il se laissabattre de verges, percer avec des pointes, refusa de livrer unsecret, qu’il prétendait, ainsi que Nicolas Flamel, tenir duSeigneur même!

Et dire qu’à l’heure actuelle, ces recherches se continuent!Seulement, la plupart des hermétiques renient les vertus médicaleset divines de la fameuse pierre. Ils pensent simplement que legrand magistère est un ferment qui, jeté dans les métaux en fusion,produit une transformation moléculaire semblable à celles que lesmatières organiques subissent lorsque, à l’aide d’une levure, ellesfermentent.

Des Hermies, qui connaît ce monde-là, soutient que plus dequarante fourneaux alchimiques sont à présent allumés en France etque dans le Hanovre, dans la Bavière, les adeptes sont plusnombreux encore.

Ont-ils retrouvé l’incomparable secret des anciens âges? -C’est, malgré certaines affirmations, peu probable, puisquepersonne ne fabrique par artifice ce métal dont les origines sontsi bizarres, si douteuses qu’en un procès qui eut lieu, au mois denovembre 1886, à Paris, entre des bailleurs de fonds et M. Popp, leconstructeur des horloges pneumatiques de la ville, des chimistesde l’école des mines, des ingénieurs, déclarèrent à l’audience quel’on pouvait extraire l’or des pierres meulières; si bien que lesmurs qui nous abritent seraient placers et que des pépites secacheraient dans les mansardes!

C’est égal, reprit-il, en souriant, ces sciences-là ne sont paspropices, car il songeait à un vieillard qui avait installé aucinquième étage d’une maison de la rue Saint-jacques un laboratoired’alchimiste.

Cet homme, nommé Auguste Redoutez, travaillait, toutes lesaprès-midi, à la Bibliothèque Nationale, sur les oeuvres de NicolasFlamel; le matin et le soir, il poursuivait près de ses fourneauxla recherche du grand oeuvre.

Le 16 mars de l’an dernier, il sortit de la Bibliothèque avec unvoisin de table et lui déclara, en route, qu’il était enfinpossesseur du fameux secret. Arrivé dans son cabinet, il jeta desmorceaux de fer dans une cornue, fit une projection, obtint descristaux couleur de sang. L’autre examina les sels et plaisanta;alors l’alchimiste, devenu furieux, se rua sur lui, le frappa àcoups de marteau, dut être garrotté et emporté, séance tenante, àSainte-Anne.

Au seizième siècle, au Luxembourg, on rôtissait les initiés dansdes cages de fer; le siècle suivant, en Allemagne, on lesbranchait, vêtus d’une robe de paillons, à des poteaux dorés;maintenant qu’on leur fiche la paix, ils deviennent fous!Décidément cela finit tristement, conclut Durtal.

Il se leva pour aller ouvrir la porte, car la sonnette tintait;il revint avec une lettre apportée par le concierge.

Il l’ouvrit. Qu’est-ce que c’est que cela? Fit-il étonné,lisant:

« Monsieur,

« Je ne suis ni une aventurière, ni une femme d’esprit se grisantde causeries comme d’autres de liqueurs et de parfums, ni unechercheuse d’aventures. Je suis encore moins une vulgaire curieusetenant à constater si un auteur a le physique de son oeuvre, nirien enfin de ce que vous fournirait le champ des suppositionspossibles. La vérité c’est que je viens de lire votre dernierroman…  »

– Elle y a mis le temps, car voilà plus d’une année qu’il aparu, murmura Durtal.

« … douloureux comme les battements d’une âme qu’on emprisonne… »

– Ah zut! – passons les compliments; ils portent à faux dureste, comme toujours!

« … Et maintenant, monsieur, bien que je pense qu’il y aitinfailliblement folie et bêtise à vouloir réaliser un désir,voulez-vous qu’une de vos soeurs en lassitude vous rencontre, unsoir, à l’endroit que vous désignerez, après quoi, nousretournerons, chacun, dans notre intérieur, dans l’intérieur desgens destinés à tomber parce qu’ils ne sont pas placés dansl’alignement. Adieu, monsieur, soyez assuré que je vous tiens pourquelqu’un dans ce siècle de sous effacés.

« Ignorant si ce billet aura une réponse, je m’abstiens de mefaire connaître. Ce soir, une bonne passera chez votre concierge,et demandera s’il y a une réponse au nom de Mme Maubel. »

– Hum! fit Durtal, en repliant la lettre. Je la connais,celle-là; ce doit être une de ces très anciennes dames qui placentdes lots oubliés de caresses, des warrants d’âme! Quarante-cinqans, pour le moins; sa clientèle se compose ou de petits jeunesgens toujours satisfaits, s’ils ne payent point, ou de gens delettres, peu difficiles à contenter, car la laideur des maîtresses,dans ce monde-là, est proverbiale! – A moins que ce ne soit unesimple mystification; – mais de qui? Et dans quel but? Puisque jene connais plus maintenant personne!

Dans tous les cas, il n’y a qu’à ne pas répondre.

Mais, malgré lui, il rouvrit cette lettre. Voyons, qu’est-ce queje risque? Se dit-il; si cette dame veut me vendre un trop vieuxcoeur, rien ne m’oblige à l’acquérir; j’en serai quitte pour allerà un rendez-vous.

Oui, mais où le lui fixer ce rendez-vous? Ici, non; une foischez moi, l’affaire se complique, car il est plus difficile demettre une femme à la porte que de la lâcher dans un coin de rue.Si je lui indiquais justement l’angle de la rue de Sèvres et de larue de la Chaise, le long du mur de l’Abbaye-aux-bois; c’estsolitaire et puis c’est à deux pas d’ici. Voyons, commençonsd’abord par lui répondre, mais vaguement, sans indiquer de lieuprécis; nous résoudrons cette question-là, plus tard, après saréponse. Et il écrivit une lettre dans laquelle il parlait, luiaussi, de sa lassitude d’âme, déclarait cette entrevue inutile, caril n’attendait plus rien, ici-bas, d’heureux.

Je vais ajouter que je suis souffrant, cela fait toujours bienet puis ça peut excuser, au besoin, des défaillances, se dit-il, enroulant une cigarette.

Là, ça y est; – ce n’est pas bien encourageant pour elle… oh! Etpuis… Voyons, quoi encore? – Eh! Pour éviter le futur crampon, jene ferai pas mal de lui laisser entendre aussi qu’une liaisonsérieuse et soutenue avec moi n’est pas, pour des raisons defamille, possible, et en voilà assez pour une fois…

Il plia sa lettre et griffonna l’adresse.

Puis il la tint entre ses doigts et réfléchit. Décidément c’estune bêtise de répondre; est-ce qu’on sait? Est-ce qu’on peutprévoir dans quels guêpiers mènent ces entreprises? Il savaitpourtant bien que, quelle qu’elle soit, la femme est un haras dechagrins et d’ennuis. Si elle est bonne, elle est souvent par tropbête, ou alors elle n’a pas de santé ou bien encore elle estdésolamment féconde, dès qu’on la touche. Si elle est mauvaise,l’on peut s’attendre, en plus, à tous les déboires, à tous lessoucis, à toutes les hontes. Ah! quoi qu’on fasse, on écope!

Il se régurgita les souvenirs féminins de sa jeunesse, serappela les attentes et les mensonges, les carottes et lescocuages, l’impitoyable saleté d’âme des femmes encore jeunes! Non,décidément, ce n’est plus de mon âge, ces choses-là. – Oh! et puis,pour ce que j’ai besoin maintenant des femmes!

Mais, malgré tout, cette inconnue l’intéressait. Qui sait? Elleest peut-être jolie? Elle est peut-être aussi, par extraordinaire,pas trop rosse; rien ne coûte de vérifier. Et il relut la lettre.Il n’y a pas de fautes d’orthographe; – l’écriture n’est pointcommerciale; les idées sur mon livre sont médiocres, mais, dame, onne peut pas lui demander de s’y connaître! – ça sent discrètementl’héliotrope, reprit-il, en flairant l’enveloppe.

Eh! Au petit bonheur! Et en descendant pour déjeuner, il déposasa réponse chez le concierge.

Chapitre 7

 

Si cela continue, je vais finir par délirer, murmurait Durtal,assis devant sa table. Il parcourait à nouveau les lettres quedepuis huit jours il recevait de cette femme. Il avait affaire àune infatigable épistolière qui ne lui laissait même pas le tempsde se retourner, depuis qu’elle avait commencé ses travauxd’approche.

Sapristi, se dit-il, tâchons de nous récupérer. Après cettemissive peu engageante que je lui écrivis en réponse à son premierbillet, elle m’envoie, séance tenante, cette épître:

« Monsieur,

« Cette lettre est un adieu; si j’avais la faiblesse de vous enadresser d’autres, elles seraient monotones comme l’éternel ennuique j’éprouve. N’ai-je pas eu, du reste, le meilleur de vous-même,dans ce billet de teinte indécise qui m’a, pour un instant, secouéede ma léthargie? Comme vous, monsieur, je sais, hélas! Que rienn’arrive et que nos jouissances les plus certaines sont encorecelles que l’on rêve. Aussi, malgré ma fiévreuse envie de vousconnaître, je craindrais tout autant que vous qu’une rencontre fûtpour tous deux la source de regrets auxquels il ne faut pasvolontairement nous exposer…  »

Puis voilà qui atteste la parfaite inutilité de cet exorde,c’est la fin de cette lettre:

« Si la fantaisie vous prenait de m’écrire, vous pouvezm’adresser sûrement vos lettres, sous le nom de Madame H. Maubel,poste restante, rue Littré. Je passerai, lundi, à la poste. Si voussouhaitiez que nous en restions là – ce qui me peinerait fort -vous me le diriez bien franchement, n’est-ce pas? »

ce sur quoi, j’ai été assez godiche pour rédiger un poulet nichair ni poisson, marmiteux et emphatique comme était ma premièreépître; sous mes reculs que déniaient de furtives avances, elle afort bien compris que j’amorçais.

Sa troisième épistole le prouve:

« Ne vous accusez jamais, monsieur (j’ai retenu un nom plus douxqui me venait aux lèvres), d’être impuissant à me donner desconsolations. Mais, dites, si las, si désabusés, si revenus de toutque nous soyons, laissons quelquefois nos âmes se parler bas, bienbas, comme je vous ai parlé, cette nuit, car ma pensée va désormaisvous suivre obstinément…  »

Et il y en a quatre pages de cet acabit, fit-il, en tournant lesfeuillets, mais celle-ci est mieux:

« Ce soir seulement, mon ami inconnu, un mot. J’ai passé unejournée horrible, les nerfs en révolte, criant presque desouffrance et cela pour des riens qui se renouvellent cent fois parjour; pour une porte qui claque, pour une voix rude ou mal timbréequi, de la rue, monte chez moi; à d’autres heures, moninsensibilité est telle que la maison brûlât-elle, je ne bougeraismême pas. Vais-je vous envoyer cette page de lamentations comiques?ah! La douleur, quand on n’a pas le don de la pouvoir habillersuperbement, de la transformer en pages littéraires ou musicalesqui pleurent magnifiquement, le mieux serait de n’en pasparler.

« Je vais vous dire bonsoir tout bas, ayant comme au premier jourle troublant désir de vous connaître et me défendant de toucher àce rêve, de peur de le voir s’évanouir. Ah oui, vous l’avez bienécrit l’autre fois, pauvres, pauvres nous! – bien pauvres, eneffet, bien misérables, ces âmes peureuses que toute réalitéeffraye, à ce point qu’elles n’oseraient pas affirmer que lasympathie dont elles sont prises tiendrait debout devant celui oucelle qui l’a fait naître. Et cependant, malgré ce beauraisonnement, il faut que je vous avoue… non, non, rien; devinez,si vous pouvez, et pardonnez-moi aussi cette banale lettre ouplutôt lisez entre les lignes; peut-être y trouverez-vous un peu demon coeur et beaucoup de ce que je tais.

« Voilà une sotte lettre toute remplie de moi; qui se douteraitque je n’ai pensé qu’à vous, en l’écrivant? »

Jusqu’ici, ça allait encore bien, se disait Durtal. Cette femmeétait au moins curieuse. Et quelle singulière encre, reprit-il,regardant cette écriture d’un vert myrte mais délayé, très pâle, etdétachant avec l’ongle la poudre encore attachée aux jambages deslettres, de la poudre de riz parfumée à l’héliotrope.

– Elle doit être blonde, poursuivit-il, examinant la nuance decette poudre, car ce n’est pas la nuance rachel des femmes brunes.Mais voilà où tout se gâte. Mû par je ne sais quelle folie, je luienvoie une missive plus contournée, plus pressante. Je la tisonneen m’attisant moi-même dans le vide et je reçois aussitôt cetteautre épître:

« Que faire? Je ne veux ni vous voir, ni anéantir ma folle enviede vous rencontrer qui prend des proportions qui m’atterrent. Hiersoir, malgré moi, votre nom qui me brûlait est sorti de mes lèvres.Mon mari, l’un de vos admirateurs pourtant, paraissait un peuhumilié de cette préoccupation qui, du reste, m’absorbait etfaisait courir en moi d’insoutenables frissons. Un de nos amiscommuns – car pourquoi ne pas vous le dire, nous nous connaissons,si l’on peut appeler se connaître s’être vus dans le monde; – un devos amis est donc venu et il a déclaré qu’il était franchementamoureux de vous. J’étais dans un état si exaspéré que je ne saisce que je fusse devenue, sans le secours inconscient d’une personnequi prononça, à point nommé, le nom d’un être si grotesque que jene l’entends jamais sans rire. Adieu, vous avez raison, je me disque je ne veux plus vous écrire et je fais tout le contraire.

« A vous, comme il ne se pourrait pas que je le fusse, enréalité, sans nous briser tous les deux. »

Puis sur une réponse en ignition, ce dernier billet porté, encourant, par une bonne:

« Ah! si je ne me sentais prise d’une peur qui va jusqu’àl’effarement; – et cette peur, avouez que vous l’avez autant quemoi-même, – comme je volerais vers vous! non, vous ne pouvezentendre les mille entretiens dont mon âme fatigue la vôtre; tenez,il y a, dans ma triste vie, des heures où la démence me gagne.Jugez-en plutôt. Ma nuit entière s’était passée à vous appeler avecfureur; j’en avais pleuré d’exaspération. Ce matin, mon mari entredans ma chambre; j’avais les yeux en sang; je me mets à rire commeune folle et quand je puis parler, je lui dis: que penseriez-vousd’une personne qui, questionnée sur sa profession, répondrait: jesuis succube en chambre. – Ah! Ma chère, vous êtes bien malade, mefut-il répondu. – Plus que vous ne pensez, répliquai-je. – Mais dequoi viens-je vous entretenir, mon cher douloureux, dans l’état oùvous êtes vous-même; votre lettre m’a bouleversée, bien que vousaccusiez votre mal avec une certaine brutalité qui a fait jouir moncorps, en éloignant un peu mon âme. – Ah! tout de même, si ce quenous rêvons pouvait être!

« Ah! dites un mot, un mot, un seul, mais un mot de vos lèvres;il ne se peut pas qu’aucune de vos lettres tombe dans des mainsautres que les miennes. »

Oui, eh bien, ça ne devient pas drôle, conclut Durtal, enrepliant la lettre. Cette femme est mariée et à un homme qui meconnaît, paraît-il. Quel aria! Mais, qui diable ça peut-il être?Vainement, il recensait les soirées où il s’était autrefois rendu.Il ne voyait aucune femme qui pût lui adresser de tellesdéclarations. Et cet ami commun? Mais je n’ai plus d’amis, sinonDes Hermies. Tiens, il faudra que je tâche de savoir quellespersonnes il a fréquentées, dans ces derniers temps – mais il envoit, en sa qualité de médecin, des masses! Et puis comment luiexpliquer la chose?

Lui raconter l’aventure? Il se fichera de moi et me démolirad’avance l’imprévu de cette histoire!

Et Durtal s’irrita, car il se passait en lui un phénomènevraiment incompréhensible. Il ardait pour cette inconnue, étaitpositivement hanté par elle. Lui, qui avait, depuis des années,renoncé à toutes les liaisons charnelles, qui se contentait, alorsque les étables de ses sens s’ouvraient, de mener le dégoûtanttroupeau de son péché dans des abattoirs où les bouchères d’amourl’assommaient d’un coup, il en venait à croire, contre touteexpérience, contre tout bon sens, qu’avec une femme passionnéecomme celle-là semblait l’être, il éprouverait des sensations quasisurhumaines, des détentes neuves! – Et il se la figurait tellequ’il l’eût voulue, blonde et dure de chairs, féline et ténue,enragée et triste; et il la voyait, arrivait à une telle tension denerfs que ses dents craquaient.

Depuis huit jours, dans la solitude où il vivait, il en rêvait,tout éveillé, incapable d’aucun travail, inapte même à lire, carl’image de cette femme s’interposait entre les pages.

Il tenta de se suggérer des visions ignobles, de s’imaginercette créature à des moments de détresse corporelle, s’enfonça dansdes hallucinations d’ordures, mais ce procédé qui lui réussissaitnaguère, alors qu’il enviait une femme dont la possession étaitimpossible, échoua complètement; il ne put s’imaginer son inconnue,en quête de bismuth ou de linge; elle n’apparaissait quemélancolique et cabrée, éperdue de désirs, le fourgonnant avec sesyeux, l’insurgeant de ses mains pâles!

Et c’était incroyable, cette canicule exaspérée flambant tout àcoup, dans un novembre de corps, dans une Toussaint d’âme! Usé,vanné, sans désirs véritables, tranquille, à l’abri des crises,presque impuissant ou plutôt s’oubliant lui-même depuis des mois,il renaissait, et cela, fouetté dans le vide, par le mystère defolles lettres!

– Ah çà! Mais en voilà assez, se cria-t-il, en frappant d’uncoup de poing la table.

Il empoigna son chapeau et fit claquer la porte. Attends, jevais t’en ficher moi, de l’idéal! Et il courut chez une prostituéequ’il connaissait dans le quartier Latin.

Je suis depuis trop longtemps sage, murmurait-il en marchant,c’est sans doute pour cela que je divague!

Il trouva cette femme chez elle – et ce fut atroce. C’était unebelle brune qui sortait d’une face avenante des yeux en fête et desdents de loup. Haute en chair, habile, elle effondrait les moelles,granulait les poumons, démolissait, en quelques tours de baisers,les reins.

Elle lui reprocha d’être resté si longtemps sans venir, lecajola, l’embrassa; mais il se sentait triste et haletant, gêné,sans convoitises authentiques; il finit par s’abattre sur unecouche et il subit, énervé jusqu’à crier, le laborieux supplice deséchinantes dragues.

Jamais il n’avait plus exécré la chair, jamais il ne s’étaitsenti plus répugné, plus las, qu’au sortir de cette chambre! Ildéambula, au hasard, par la rue Soufflot et l’image de l’inconnuel’obséda, plus irritante, plus tenace.

Je commence à comprendre les hantises du succubat, se dit-il; jevais essayer de l’exorcisme des bromes. Ce soir, j’avalerai ungramme de bromure de potassium; cela m’assagira les sens. Mais ilse rendait compte que la question charnelle n’était quesubsidiaire, qu’elle n’était qu’une conséquence d’un état imprévud’âme.

Oui, il y avait, en lui, autre chose qu’un trouble génésique,qu’une explosion des sens; c’était dévié, cette fois sur une femme,cet élan vers l’informulé, cette projection vers les là-bas quil’avait récemment soulevé, dans l’art; c’était ce besoin d’échapperpar une envolée au train-train terrestre. Ce sont des sacréesétudes hors du monde, ces pensées cloîtrées dans des scènesecclésiastiques et démoniaques qui m’ont ainsi détraqué, se dit-il.Et il voyait juste, dans ce travail opiniâtre où il se confinait;toute l’efflorescence d’un mysticisme inconscient, laisséjusqu’alors en friche, partait en désordre à la recherche d’uneatmosphère nouvelle, en quête de délices ou de douleurs neuves!

Et tout en marchant il récapitula ce qu’il savait de cettefemme; mariée, blonde, à l’aise, puisqu’elle faisait chambre à partet avait une bonne, demeurant dans le quartier puisqu’elle allaitchercher ses lettres à la poste de la rue Littré, s’appelant, enadmettant que l’initiale dont elle précédait le nom de Maubel dansses lettres fût exacte, Henriette ou Hortense, Honorine, Hubertineou Hélène.

Puis quoi? Elle devait fréquenter le monde des artistespuisqu’elle l’avait rencontré et qu’il n’allait plus, depuis desannées, dans les salons bourgeois; elle était enfin d’uncatholicisme maladif, ce mot de succube, inusité chez les profanes,l’attestait; et c’était tout! Restait ce mari qui, pour peu qu’ilfût sagace, devait se douter de leur liaison, puisque, d’après sespropres aveux, elle dissimulait mal l’obsession dont elle étaitelle-même atteinte.

Au fond, ce que j’ai eu tort de m’emballer! Car, moi aussi, j’aiécrit d’abord pour m’amuser des lettres phosphorées, pimentées depoussière de buprestes et de cantharides, puis j’ai fini parm’hystériser pour tout de bon; – nous avons soufflé, à tour derôle, sur de vieilles braises qui maintenant rougeoient; décidémentça finit mal de vouloir se monter mutuellement le coup, car son casà elle doit être le même que le mien, si j’en juge par les épîtrespassionnées qu’elle adresse.

Que faire? Continuer à se tendre ainsi en pleine brume? Non, parexemple; mieux vaut en finir, la voir et si elle est jolie coucheravec; j’aurai la paix au moins. Si je lui écrivais sincèrement, là,une bonne fois; si je lui fixais un rendez-vous?

Il regarda autour de lui. Il se trouvait, sans même savoircomment il y était venu, dans le jardin des plantes; il s’orienta,se rappela qu’il existait un café du côté du quai et il s’yrendit.

Il voulut se contraindre à rédiger une lettre tout à la foisardente et ferme; mais la plume lui tremblait dans les doigts. Ilécrivit au galop, avoua qu’il regrettait de n’avoir pas toutd’abord consenti au rendez-vous qu’elle proposait et, s’effrénant,il cria: il faut pourtant que nous nous voyions; songez au mal quenous nous faisons, en nous aguichant ainsi dans l’ombre, songez auremède qui existe, ma pauvre amie, je vous en prie…

Et il indiquait un rendez-vous. Là, il s’arrêta. Réfléchissons,se dit-il, je ne veux pas qu’elle débarque chez moi, c’est tropdangereux; alors le mieux serait, sous prétexte de lui offrir unverre de porto et un biscuit, de la conduire chez Lavenue qui esten même temps qu’un café-restaurant un hôtel. Je ferais préparerune chambre; ce serait moins dégoûtant que le cabinet particulierou que le vulgaire garni des passes; dans ce cas-là, mettons aulieu du coin de la rue de la Chaise la salle des départs de la gareMontparnasse souvent déserte. Là, ça y est. Il gomma l’enveloppe,éprouva comme une détente. Ah! J’oubliais; garçon, le Bottin deParis!

Il chercha le nom de Maubel, se demandant si par hasard ce nomne serait pas exact; c’est peu probable qu’elle se fasse adressersa correspondance à la poste sous son vrai nom, se dit-il, maiselle paraît si exaltée, si imprudente qu’avec elle tout estpossible! D’autre part, j’ai bien pu la rencontrer dans le mondesans avoir jamais su comment elle s’appelle; voyons:

Il trouva un Maubé et un Maubec mais pas de Maubel. En somme,cela ne prouve rien, fit-il, en refermant le dictionnaire. Ilsortit, jeta sa lettre dans une boîte. Ce qui est embêtant, danstout cela, reprit-il, c’est le mari; ah! Et puis zut, je ne luiprendrai pas sans doute pour longtemps sa femme!

Il eut l’idée de rentrer chez lui, puis il se rendit comptequ’il ne travaillerait pas, qu’il retomberait, tout seul, dans sesphantasmes. Si je montais chez des Hermies, oui, c’est son jour deconsultation, c’est une idée.

Il hâta le pas, arriva rue Madame, sonna à un entresol. La femmede ménage ouvrit; ah bien, Monsieur Durtal, il est sorti, mais ilva rentrer; si vous voulez l’attendre?

– Mais êtes-vous bien sûre qu’il doive rentrer?

– Oui, même qu’il devrait être déjà revenu, fit-elle, enranimant le feu.

Dès qu’elle se fut retirée, Durtal s’assit, puis s’ennuyant, ilalla feuilleter les bouquins qui s’entassaient sur des rayons,comme chez lui, le long des murs.

Il en a tout de même de curieux, des Hermies, murmura-t-il, enouvrant un très ancien livre. En voilà un qui se fût adapté, il y aquelques siècles, à mon cas: Manuale Exorcismorum. – Ah fichtre,c’est un Plantin! – et qu’est-ce qu’il raconte ce manuel à l’usagedes possédés?

Tiens, il renferme des adjurations bizarres. En voici pour lesénergumènes et les envoûtés; en voilà contre les philtres d’amouret contre la peste; il y en a aussi contre les sorts jetés auxcomestibles; il y en a même qui objurguent le beurre et le lait dene pas tourner!

C’est égal, ils mettaient le diable à toutes les sauces dans lebon temps. Et ça, qu’est-ce que c’est? Il tenait en main deuxpetits volumes à tranches cramoisies, reliés en veau fauve. Il lesouvrit, regarda le titre, c’était l’anatomie de le Messe, parPierre Du Moulin, avec cette date: Genève, 1624.

C’est peut-être intéressant. Il alla se chauffer les pieds,parcourut l’un de ces tomes, du bout des doigts. Hé! Fit-il, maisc’est très bien!

Il était question dans la page qu’il lisait du sacerdoce.L’auteur affirmait que nul ne devait exercer la prêtrise, s’iln’était sain de corps ou s’il était amputé d’un membre, et, sedemandant à ce propos si un homme châtré pouvait être ordonnéprêtre, il se répondait: « non, à moins qu’il ne porte sur soi,réduites en poudre, les parties qui lui défaillent. »

Il ajoutait cependant que le Cardinal Tolet n’admettait pascette interprétation qui était néanmoins adoptée par tous.

Durtal poursuivit, égayé, cette lecture. Maintenant du Moulin seconsultait sur le point de savoir s’il y avait lieu d’interdire lesabbés ravagés par la luxure. Et il se citait, en réponse, lamélancolique glose du Canon Maximianus qui, dans sa distinction 81,soupire: « On dit communément que nul ne doit être déposé de sacharge pour fornication, vu que peu se trouvent qui soient exemptsde ce vice. »

– Tiens, te voilà, dit Des Hermies qui entra. Qu’est-ce que tulis? l’Anatomie de la Messe, c’est un mauvais livre de protestant!Je suis harassé, reprit-il, en jetant son chapeau sur une table.Oh! Mon ami, quelles brutes que tous ces gens! Et, comme un hommequi en a gros sur le coeur, il se débonda:

– Oui, je viens d’assister à une consultation de ceux que lesjournaux qualifient de « princes de la science ». J’ai subi, pendantun quart d’heure, les avis les plus divers. Tous convenaientcependant que mon malade était perdu; ils ont fini par s’entendreet par torturer inutilement ce malheureux, en prescrivant lesmoxas!

J’ai timidement fait observer qu’il serait plus simple dechercher un confesseur et d’endormir ensuite les souffrances dumoribond avec des injections répétées de morphine. Si tu avais vuleurs têtes! C’est tout juste s’ils ne m’ont pas traité decalotin.

Ah! elle est bien la science contemporaine! Tout le mondedécouvre une maladie nouvelle ou perdue, tambourine une méthodeoubliée ou neuve et personne ne sait rien; au reste, quand bienmême l’on ne serait pas le dernier des ignares, à quoi celaservirait-il puisque la pharmacie est tellement sophistiquéequ’aucun médecin ne peut être sûr que ses ordonnances sontmaintenant exécutées à la lettre? Un exemple entre autres: àl’heure actuelle, le sirop de pavot blanc, le diacode de l’anciencodex, n’existe plus; on le fabrique avec de l’opium et du sirop desucre, comme si c’était la même chose!

Nous en sommes arrivés à ne plus doser les substances, àprescrire des remèdes tout faits, à nous servir de ces surprenantesspécialités qui encombrent les quatrièmes pages des feuilles. C’estle petit bonheur de la maladie, la médecine égalitaire pour tousles cas; quelle honte et quelle bêtise!

Non, ce n’est pas pour dire, mais la vieille thérapeutique quise basait sur l’expérience valait mieux; elle savait au moins queles remèdes ingérés sous forme de pilules, de granules, de bols,étaient infidèles, et elle ne les prescrivait qu’à l’état liquide!Puis maintenant, chaque médecin se spécialise; les oculistes nevoient que les yeux et pour les guérir, ils empoisonnenttranquillement le corps. Ce qu’avec leur pilocarpine, ils ontdétruit pour jamais la santé des gens! D’autres traitent lesaffections cutanées, refoulent des eczémas chez des vieillards quideviennent, aussitôt guéris, gâteux ou fous. Il n’y a plus aucunensemble; on s’attaque à une partie au détriment des autres; c’estle gâchis! Maintenant aussi mes honorables confrères pataugent,s’engouent de médications qu’ils ne savent même pas employer.Tiens, l’antipyrine, pour en citer une; c’est un des seuls produitsvraiment actifs que les chimistes aient depuis longtemps trouvés.Eh bien, quel est le docteur qui sait qu’appliquée en compresseavec les eaux iodurées, froides de Bondonneau, l’antipyrine luttecontre ce mal réputé incurable, le cancer? – Et si cela sembleinvraisemblable, c’est vrai pourtant!

– Au fond, dit Durtal, tu crois que les anciens thérapeutesguérissaient mieux?

– Oui, car ils connaissaient merveilleusement les effets deremèdes immuables et préparés sans dols. Il est bien évidentnéanmoins que lorsque le vieux Paré préconisait la médecine dessachets, ordonnait à ses clients de porter des médicaments secs etpulvérisés dans un petit sac dont la forme variait, suivant lanature des maladies à joindre, affectait la forme d’une coiffe pourla tête, d’une cornemuse pour l’estomac, d’une langue de boeuf pourla rate, il n’obtenait probablement pas des résultats bien vifs! Saprétention de traiter les gastralgies par des appositions de poudrede rose rouge, de corail et de mastic, d’absinthe et de menthe, denoix muscade et d’anis est pour le moins controuvée; mais il avaitaussi d’autres systèmes, et souvent il guérissait, parce qu’ilpossédait la science des simples qui est maintenant perdue!

La médecine actuelle lève les épaules lorsqu’on lui parled’Ambroise Paré; elle a beaucoup fait de gorges chaudes aussilorsqu’on citait le dogme des alchimistes, affirmant que l’ordomptait des maux; ce qui n’empêche que maintenant l’on se sert, àdoses altérantes, de la limaille et des sels de ce métal. On use del’arséniate d’or dynamisé contre les chloroses, du muriate contrela syphilis, du cyanure contre l’aménorrhée et les scrofules, duchlorure de sodium et d’or contre les vieux ulcères!

Non, je t’assure, c’est dégoûtant d’être médecin, car j’ai beauêtre docteur ès sciences et avoir roulé dans les hôpitaux, je suistrès inférieur à d’humbles herboristes de campagne, à dessolitaires, qui en connaissent – et cela je le sais – bien pluslong que moi!

– Et l’homoeopathie?

– Oh! Elle a du mauvais et du bon. Elle aussi pallie sansguérir, réprime parfois les maladies, mais pour les cas graves etaigus, elle est débile, – tout autant que la doctrine Matteï quiest radicalement impuissante, alors qu’il s’agit de conjurerd’impérieuses crises!

Mais elle est utile, celle-là, comme moyen dilatoire, commemédication d’attente, comme intermède. Avec ses produits quipurifient le sang et la lymphe, avec son antiscrofoloso, sonangiotico, son anticanceroso, elle modifie quelquefois des étatsmorbides sur lesquels les autres méthodes échouent; elle permet,par exemple, à un malade éreinté par l’iodure de potassium depatienter, de gagner du temps, de se reconstituer, pour pouvoirrecommencer à boire sans danger l’iodure!

J’ajoute que les douleurs fulgurantes si rebelles même auxchloroformes et aux morphines, cèdent souvent à une applicationd’électricité verte. Tu me demanderas peut-être avec quelsingrédients cette électricité liquide se fabrique? Je te répondraique je n’en sais absolument rien. Matteï prétend qu’il a pu fixerdans ses globules et ses eaux les propriétés électriques decertaines plantes; mais il n’a jamais livré sa recette; il peutdonc raconter les histoires qui lui conviennent. Ce qui est, entout cas, curieux, c’est que cette médecine imaginée par un comte,catholique et romain, est surtout suivie et propagée par lespasteurs protestants dont l’originelle niaiserie se solennise dansles incroyables homélies qui accompagnent leurs essais de cure. Aufond, tout bien considéré, ces systèmes-là, c’est de la blague! -La vérité c’est qu’en thérapeutique on marche à l’aventure;néanmoins avec un peu d’expérience et beaucoup de veine, l’onparvient quelquefois à ne pas trop dépeupler les villes. Voilà, monbon; et à part cela, qu’est-ce que tu deviens?

– Moi, rien; mais c’est à toi qu’il faut le demander; car voiciplus de huit jours que je ne t’ai vu.

– Oui, pour l’instant, les malades foisonnent et je fais descourses; à propos, je suis allé voir Chantelouve qui est repris parun accès de goutte; il se plaint de ton absence et sa femme dontj’ignorais l’admiration pour tes livres, pour ton dernier romansurtout, n’a cessé de me parler et d’eux et de toi. Pour unepersonne d’habitude si réservée, elle m’a paru joliment emballéesur ton compte, Mme Chantelouve! – Eh bien, quoi? fit-il, stupéfié,regardant Durtal qui devenait rouge.

– Rien, ah voyons, j’ai à faire; il faut que je parte,bonsoir.

– Ah çà, tu as quelque chose?

– Mais non, rien, je t’assure.

– Ah! – Regarde, reprit des Hermies qui ne voulut pointinsister, et il lui montra en le reconduisant, un superbe gigot,pendu dans la cuisine, près de la fenêtre.

Je le mets dans les courants d’air, pour qu’il soit demainrassis; nous le mangerons, avec l’astrologue Gévingey, chezCarhaix; mais comme il n’y a que moi qui sache la manière de fairebouillir un gigot à l’anglaise, je le préparerai et n’irai parconséquent pas chez toi, pour te prendre. Tu me retrouveras,déguisé en cuisinière, dans la tour.

Une fois dehors, Durtal respira. – Ah çà, il rêvait; l’inconnueserait la femme de Chantelouve! – non, ce n’était pas possible!Jamais elle n’avait fait la moindre attention à lui; elle étaittrès silencieuse et très froide; c’était improbable et pourtant,pourquoi aurait-elle ainsi parlé à des Hermies?

Mais enfin, si elle avait voulu le voir, elle l’aurait attiréchez elle puisqu’ils se connaissaient; elle n’aurait pas entamécette correspondance sous le pseudonyme d’H. Maubel.

H, se dit-il, tout à coup; mais Mme Chantelouve a ce nomgarçonnier qui lui va bien: Hyacinthe; elle demeure rue de Bagneux,une rue qui n’est pas éloignée de la poste de la rue Littré; elleest blonde, elle a une bonne, elle est très catholique, c’estelle!

Et, coup sur coup, presque en même temps, il éprouva deuxsensations absolument distinctes.

D’abord, une désillusion, car son inconnue lui plaisait mieux.Jamais Mme Chantelouve ne réaliserait l’idéal qu’il s’était forgé,les traits gingembrés, bizarres, qu’il s’était peints, la frimousseagile et fauve, le port mélancolique et ardent qu’il avaitrêvé!

Au reste, le fait seul de connaître l’inconnue la rendait moinsdésirable, plus vulgaire; l’accessible entrevu tuait lachimère.

Puis il eut tout de même un moment de joie. Il aurait pu tombersur une femme vieille et laide et Hyacinthe, comme il l’appelaitdéjà tout court, était enviable. Trente-trois ans au plus; pasjolie, non, mais singulière; c’était une blonde frêle et souple, àpeine hanchée, une fausse maigre, à petits os. La figure étaitmédiocre, gâtée par un trop gros nez, mais les lèvres étaientincandescentes, les dents superbes, le teint, un tantinet rosé dansce blanc laiteux à peine bleuâtre, un peu trouble, qu’ont les eauxde riz.

Puis son véritable charme, sa décevante énigme, c’étaient sesyeux, des yeux qui semblaient cendrés d’abord, des yeux incertainset trébuchants de myope où passait une expression résignée d’ennui.A certains moments, ces prunelles se brouillaient telles qu’une eaugrise et des étincelles d’argent pétillaient à la surface. Ellesétaient, tour à tour, dolentes et désertes, langoureuses ethautaines. Il se souvenait bien d’avoir jadis dérivé devant cesyeux!

Malgré tout, en y réfléchissant, ces lettres passionnées nerépondaient nullement au physique de cette femme, car nulle n’étaitplus maîtresse des simagrées et plus calme. Il se remémorait dessoirées chez elle; elle se montrait attentive, se mêlait peu auxconversations, accueillait, en souriant, mais sans laisser-aller,les visiteurs.

En somme, se dit-il, il faudrait admettre un réel dédoublement.Tout un côté visible de femme du monde, de salonnière prudente etréservée et un autre côté alors inconnu de folle passionnée, deromantique aiguë, d’hystérique de corps, de nymphomane d’âme, c’estbien invraisemblable!

Non, décidément, je suis sur une fausse piste, reprit-il; lehasard a pu faire que Mme Chantelouve ait parlé de mes livres à DesHermies mais de là à conclure qu’elle s’est toquée de moi etqu’elle écrit de semblables lettres, il y a loin. Non, ce n’est paselle; mais qui, alors?

Il continuait à tourner sur lui-même, sans avancer d’un pas; ilévoqua de nouveau cette femme, s’avoua qu’elle était vraimentpressante, gamine de corps, flexible, sans de répugnants arias dechairs! Mystérieuse avec cela, par son air concentré, ses yeuxplaintifs, par sa froideur, réelle ou voulue, même!

Il récapitula les renseignements qu’il possédait sur elle; ilsavait simplement qu’elle avait épousé Chantelouve en secondesnoces, qu’elle n’avait pas d’enfants, que son premier mari, unfabricant de chasubles, avait, pour des causes ignorées, fini parun suicide. Et c’était tout. Par contre, les potins racontés surChantelouve étaient intarissables!

Auteur d’une histoire de la Pologne et des Cabinets du Nord,d’une histoire de Boniface VIII et de son siècle, d’une vie de laBienheureuse Jeanne De Valois, fondatrice de l’Annonciade, d’unebiographie de la Vénérable Mère Anne De Xaintonge, institutrice dela Compagnie de Sainte-ursule, d’autres livres du même genre, paruschez Lecoffre, chez Palmé, chez Poussielgue, de ces volumes quel’on ne se figure reliés qu’en basane racine ou en basanechagrinée, noire, Chantelouve préparait sa candidature à l’Académiedes Inscriptions et Belles-lettres et il espérait l’appui du partides Ducs; aussi recevait-il, une fois par semaine, des cagotsinfluents, des hobereaux et des prêtres. C’était sans doute lacorvée de sa vie, car, malgré sa pauvre allure de chattemite, ilétait redondant et aimait à rire.

D’autre part, il tenait à figurer dans la littérature qui compteà Paris et il s’ingéniait à amener, un autre jour de la semaine,chez lui, les gens de lettres, à se réserver grâce à eux des aides,en tout cas à empêcher des attaques au moment où sa candidaturetoute cléricale se produirait; c’était probablement pour attirerses adversaires qu’il avait imaginé ces réunions baroques où, parcuriosité, en effet, les gens les plus différents venaient.

Puis il y avait encore d’autres causes plus secrètes, quand on ysongeait. Il avait la réputation d’un tapeur, d’un homme peudélicat, d’un aigrefin! Durtal avait même remarqué qu’à chacun desdîners offerts par Chantelouve figurait un inconnu bien mis et lebruit courait que ce convive était un étranger auquel on montraitainsi que des statues de cire les hommes de lettres et auquel onempruntait, avant ou après, d’imposantes sommes.

Ce qui est indéniable, se dit-il, c’est que ce ménage vitlargement et qu’il ne possède aucunes rentes. D’autre part, leslibraires et les journaux catholiques payent plus mal encore queles éditeurs séculiers et que les feuilles laïques. Il est doncimpossible que, malgré son nom répandu dans le monde des cléricaux,Chantelouve touche des droits d’auteur suffisants pour maintenir samaison sur un tel pied!

Tout cela, reprit-il, reste quand même trouble. Que cette femmesoit malheureuse dans son intérieur et qu’elle n’aime pas lesacristain véreux qu’est son mari, cela se peut; mais quel est sonvéritable rôle dans le ménage? Est-elle au courant des amorcespécuniaires de Chantelouve? Quoi qu’il en soit, je ne vois pas bienl’intérêt qui la détermine à s’orienter vers moi. Si elle est deconnivence avec son mari, le bon sens indique qu’elle doit chercherun amant influent ou riche, et elle sait parfaitement que je neremplis ni l’une ni l’autre de ces conditions. Chantelouve n’ignorepas, en effet, que je suis incapable de solder des frais detoilette et d’aider à la marche incertaine d’un attelage. J’aitrois mille livres de rentes à peu près et je n’arrive même pas,seul, à vivre!

Ce n’est donc point cela; dans tous les cas, ce ne serait pasrassurant, une liaison avec cette femme, conclut-il, très refroidipar ces réflexions. Mais que je suis bête! La situation même de cetintérieur prouve que mon amie inconnue n’est pas la femme deChantelouve et, tout bien considéré, j’aime mieux qu’il en soitainsi!

Chapitre 8

 

Le lendemain, toutes ces vagues de pensées s’apaisèrent.L’inconnue ne le quittait toujours pas, mais parfois elles’absentait ou se tenait à distance; ses traits moins certainss’effaçaient dans une brume; elle le fascinait plus faiblement, nel’occupait plus, désormais, seule.

Cette idée, subitement éclose sur un mot de des Hermies, quel’inconnue devait être la femme de Chantelouve, avait, en quelquesorte, refréné sa fièvre. Si c’était elle, – et maintenant sesconclusions contraires de la veille se desserraient, car enfin, eny réfléchissant bien, en reprenant un à un les arguments dont ils’était servi, il n’y avait pas plus de raisons pour que ce fût uneautre femme qu’elle; -alors, cette liaison s’étayait sur des causesobscures, périlleuses même, et il se tenait en garde, nes’abandonnait plus comme auparavant à la dérive.

Et pourtant un autre phénomène se passait en lui; jamais iln’avait songé à Hyacinthe Chantelouve, jamais il n’avait étéamoureux d’elle; elle l’intéressait par le mystère de sa personneet de sa vie, mais, en somme, hors de chez elle, il n’y pensaitguère. Et maintenant il se prenait à la ruminer, à la désirerpresque.

Elle bénéficiait tout à coup du visage de l’inconnue et elle luiempruntait quelques-uns de ses traits, car Durtal ne l’évoquaitplus que brouillée dans son souvenir, fondait sa physionomie danscelle qu’il s’était imaginée d’une autre femme.

Encore que le côté papelard et sournois du mari lui déplût, ilne la jugeait pas moins attirante, mais ses convoitises n’étaientplus lancées à fond de train; en dépit des méfiances qu’ellesuscitait, elle pouvait être une maîtresse intéressante, sauvant lahardiesse de ses vices par sa bonne grâce, mais elle n’était plusl’être inexistant, la chimère exhaussée dans un moment detrouble.

D’autre part, si ces conjectures étaient fausses, si ce n’étaitpas Mme Chantelouve qui avait écrit ces lettres, alors l’autre,l’inconnue, se désaffinait un peu, par ce seul fait qu’elle avaitpu s’incarner en une créature qu’il connaissait. Elle restait, touten l’étant encore, moins lointaine; puis sa beauté s’altérait, carelle s’emparait, à son tour, de certains traits de Mme Chantelouveet si cette dernière avait bénéficié de ces rapprochements, elle,au contraire, pâtissait de ces emprunts, de cette confusionqu’établissait Durtal.

Dans l’un comme dans l’autre cas, que ce fût Mme Chantelouve ouune autre, il se sentait allégé, plus calme; au fond, il ne savaitmême plus, à force de s’être rabâché cette histoire, s’il aimaitmieux sa chimère même amoindrie ou cette Hyacinthe qui n’amèneraitdu moins pas, dans la réalité, la désillusion d’une taille de féeCarabosse, d’une face de Sévigné, rayée par l’âge.

Il profita de ce répit pour se remettre au travail, mais ilavait trop présumé de ses forces; quand il voulut commencer sonchapitre sur les crimes de Gilles De Rais, il constata qu’il étaitincapable de souder deux phrases. Il s’évaguait à la poursuite duMaréchal, le rejoignait, mais l’écriture dans laquelle il levoulait cerner demeurait lâche et inerme, criblée de trous.

Il jeta sa plume, s’enfonça dans un fauteuil et, rêvassant, ils’installa à Tiffauges, dans ce château où Satan, qui refusait siobstinément de se montrer au Maréchal, allait descendre, s’incarneren lui, sans même qu’il s’en doutât, pour le rouler, vociférant,dans les joies du meurtre.

Car, au fond, c’est cela le Satanisme, se disait-il; la questionagitée depuis que le monde existe, des visions extérieures, estsubsidiaire, quand on y songe; le démon n’a pas besoin de s’exhibersous des traits humains ou bestiaux afin d’attester sa présence; ilsuffit, pour qu’il s’affirme, qu’il élise domicile en des âmesqu’il exulcère et incite à d’inexplicables crimes; puis, il peutles tenir par cet espoir qu’il leur insuffle qu’au lieu d’habiteren elles comme il le fait et comme souvent elles l’ignorent, ilobéira aux évocations, paraîtra, traitera notarialement desavantages qu’il concédera en échange de certains forfaits. Lavolonté seule de faire paction avec lui doit pouvoir quelquefoisamener son effusion en nous.

Toutes les théories modernes des Lombroso et des Maudsley nerendent pas, en effet, compréhensibles les singuliers abus duMaréchal. Le classer dans la série des monomanes, rien de plusjuste, car il l’était, si par le mot de monomane l’on désigne touthomme que domine une idée fixe. Et alors chacun de nous l’est plusou moins depuis le commerçant dont toutes les idées convergent surune pensée de gain, jusqu’aux artistes absorbés dans l’enfantementd’une oeuvre. Mais pourquoi le Maréchal fut-il monomane, comment ledevint-il? C’est ce que tous les Lombroso de la terre ignorent. Leslésions de l’encéphale, l’adhérence au cerveau de la pie-mère nesignifient absolument rien dans ces questions. Ce sont de simplesrésultantes, des effets dérivés d’une cause qu’il faudraitexpliquer et qu’aucun matérialiste n’explique. Il est vraiment tropfacile de déclarer qu’une perturbation des lobes cérébraux produitdes assassins et des sacrilèges; les fameux aliénistes de notretemps prétendent que l’analyse du cerveau d’une folle décèle unelésion ou une altération de la substance grise. Et quand même celaserait! Il resterait à savoir, pour une femme atteinte dedémonomanie par exemple, si la lésion s’est produite parce qu’elleest démonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cettelésion, – en admettant qu’il y en ait une! Les Comprachicosspirituels ne s’adressent point encore à la chirurgie, n’amputentpas des lobes soi-disant connus, après de studieux trépans; ils sebornent à agir sur l’élève, à lui inculquer des idées ignobles, àdévelopper ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans lavoie du vice, c’est plus sûr; et si cette gymnastique de lapersuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, celaprouve justement que la lésion n’est que le dérivé et non la caused’un état d’âme!

Et puis… et puis… ces doctrines qui consistent à confondremaintenant les criminels et les aliénés, les démonomanes et lesfous, sont insensées quand on y songe! Il y a de cela neuf années,un enfant de quatorze ans, Félix Lemaître, assassine un petitgarçon qu’il ne connaît pas, parce qu’il convoite de le voirsouffrir et d’entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec uncouteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis il luiscie lentement le col. Il ne témoigne d’aucun repentir, se révèle,dans l’interrogatoire qu’il subit, intelligent et atroce. Le DrLegrand du Saulle, d’autres spécialistes, l’ont surveillépatiemment pendant des mois, jamais ils n’ont pu constater chez luiun symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui-là avaitété presque bien élevé, n’avait même pas été perverti pard’autres!

C’est absolument comme les démonomanes, conscients ouinconscients, qui font le mal pour le mal; ils ne sont pas plusfous que le moine ravi dans sa cellule, que l’homme qui fait lebien pour le bien. Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôlesopposés de l’âme, et voilà tout!

Au quinzième siècle, ces tendances extrêmes furent représentéespar Jeanne d’Arc et par le Maréchal de Rais. Or il n’y a pas deraison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont lesadmirables excès n’ont aucun rapport avec les vésanies et lesdélires!

Tout de même, il a dû se passer de terribles nuits dans cetteforteresse, se dit Durtal, revenant à ce château de Tiffauges qu’ilavait visité, l’an dernier, alors qu’il voulait, pour son travail,vivre dans le paysage où vécut de Rais et humer les ruines.

Il s’était installé dans le petit hameau qui s’étend au bas del’ancien donjon et il constatait combien la légende de Barbe Bleueétait restée vivace, dans ce pays isolé en Vendée, sur les confinsbretons. C’est un jeune homme qui a mal fini, disaient les jeunesfemmes; plus peureuses, les aïeules se signaient, en longeant, lesoir, le pied des murs; le souvenir des enfants égorgés persistait;le Maréchal, connu seulement par son surnom, épouvantaitencore.

Là, Durtal se rendait, tous les jours, de l’auberge où illogeait, au château qui se dressait au-dessus des vallées de laCrûme et de la Sèvre, en face de collines excoriées par des blocsde granit, plantées de formidables chênes dont les racines,échappées du sol, ressemblaient à des nids effarés de grandsserpents.

On se serait cru transporté dans la Bretagne même; c’était lemême ciel et la même terre; un ciel mélancolique et grave, unsoleil qui paraissait plus vieux qu’autre part et qui ne doraitplus que faiblement le deuil des forêts séculaires et la mousseâgée des grès; une terre qui vagabondait, à perte de vue, en destériles landes, trouées de mares d’eau rouillée, hérissées derocs, criblées de clochettes roses par les bruyères, de petitesgousses jaunes, par les taillis des ajoncs et les touffes desgenêts.

On sentait que ce firmament couleur de fer, que ce solfamélique, à peine empourpré, çà et là, par la fleur sanglante dublé noir; que des routes bordées de pierres posées, les unes surles autres, sans plâtre ni ciment, en tas; que ces sentes bordéesd’inextricables haies, que ces plantes bourrues, que ces champssans aide, que ces mendiants estropiés, mangés de vermine et vernisde crasse, que ce bétail même, fruste et petit, que ces vachestrapues, que ces moutons noirs dont l’oeil bleu avait le regardclair et froid des tribades et des Slaves, se perpétuaient,absolument semblables dans un paysage identique, depuis dessiècles!

La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin,près de la rivière de la Sèvre, un tuyau d’usine, restait enparfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Cechâteau se décelait immense, enfermait dans son enceinte encoretracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en lemisérable jardin d’un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, desplants de carottes appauvries et de navets étiques, s’étendaient lelong de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dansdes cliquetis de charges, où des processions s’étaient dérouléesdans la fumée des encens et le chant des psaumes.

Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes,revenues à l’état sauvage, ne comprenaient plus le sens des mots,ne s’éveillaient qu’à la vue d’une pièce d’argent qu’ellessaisissaient en tendant des clefs.

L’on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller lesruines, rêver, en fumant, à l’aise. Malheureusement, certainesparties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, ducôté de Tiffauges, par un vaste fossé au fond duquel avaient pousséde puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cime de leursfeuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pourgagner, de l’autre côté, un porche qu’aucun pont-levis ne joignaitplus.

Mais on accédait aisément à une autre partie qui ourlait laSèvre; là, les ailes du château escaladé par des viornes auxhouppes blanches et par des lierres étaient intactes. Spongieuses,sèches comme des pierres ponce, des tours, argentées par deslichens et dorées par les mousses, se dressaient entières jusqu’àleurs collerettes de créneaux dont les débris s’usaient, peu à peu,dans les nuits de vent.

Au dedans, les salles se succédaient, tristes et glacées,taillées dans le granit, surmontées de voûtes en arceaux, pareillesà des fonds de barques; puis, par des escaliers en vrille, l’onmontait et l’on descendait dans des chambres semblables quereliaient des couloirs de cave, creusés de réduits aux usagesinconnus et de profondes niches.

Dans le bas, ces corridors si étroits que l’on n’y pouvaitcheminer à deux de front, descendaient en pente douce, sebifurquaient en des fouillis d’allées jusqu’à de véritables cachotsdont le grain des murs scintillait aux lueurs des lanternes, commedes micas d’acier, pétillaient comme des points de sucre. Dans lescellules du haut, dans les geôles du bas, l’on trébuchait sur desvagues de terre dure, que trouait, tantôt au milieu, tantôt dans uncoin, une bouche descellée d’oubliette ou de puits.

Au sommet enfin de l’une des tours, de celle qui s’élevait, enentrant, à gauche, il existait une galerie plafonnée qui tournaiten même temps qu’un banc circulaire taillé dans le roc; là, setenaient sans doute les hommes d’armes qui tiraient sur lesassaillants par de larges meurtrières bizarrement ouvertes,au-dessous d’eux, sous leurs jambes. Dans cette galerie, la voix,même la plus basse, suivait le circuit des murs et s’entendait d’unbout du cercle à l’autre.

En somme, l’extérieur du château révélait une place forte bâtiepour soutenir de longs sièges; et l’intérieur, maintenant dénudé,évoquait l’idée d’une prison où les chairs, affouillées par l’eau,devaient pourrir en quelques mois. L’on éprouvait, une fois revenudans le potager, à l’air, une sensation de bien-être, d’allégement,mais l’angoisse vous reprenait si, traversant la ligne des choux,l’on atteignait les ruines isolées de la chapelle et si l’onpénétrait, en dessous, par une porte de cave, dans une crypte.

Celle-là datait du onzième siècle. Petite, trapue, elle élançaitsous une voûte en cintre des colonnes massives à chapiteauxsculptés de losanges et de crosses adossées d’évêques. La pierre del’autel subsistait encore. Un jour saumâtre, qui semblait tamisépar des lames de corne, coulait des ouvertures, éclairait à peineles ténèbres des murs, la suie comprimée du sol encore troué d’unregard d’oubliette ou d’un rond de puits.

Après le dîner, le soir, souvent il était monté sur la côte etavait suivi les murs craquelés des ruines. Par les nuits claires,une partie du château se rejetait dans l’ombre et une autres’avançait, au contraire, gouachée d’argent et de bleu, commefrottée de lueurs mercurielles, au-dessus de la Sèvre dans les eauxde laquelle sautaient, ainsi que des dos de poissons, des gouttesrebondies de lune.

Le silence était accablant; dès neuf heures, plus un chien etplus une âme. Il rentrait dans la pauvre chambre de l’auberge oùune vieille femme en noir, coiffée, de même qu’au Moyen Age, d’unecornette, l’attendait auprès d’une chandelle, afin de verrouiller,dès sa rentrée, la porte.

Tout cela, se disait Durtal, c’est le squelette d’un donjonmort; il conviendrait pour le ranimer de reconstituer maintenantles opulentes chairs qui se tendirent sur ces os de grès.

Les documents sont précis; cette carcasse de pierre étaitmagnifiquement vêtue et, afin de remettre Gilles en son milieu, ilfallait rappeler toute la somptuosité de l’ameublement au quinzièmesiècle.

Il fallait revêtir ces murs de lambris en bois d’Irlande ou deces tapisseries de haute lice, d’or et de fil d’Arras, sirecherchées à cette époque. Il fallait paver l’encre dure du sol debriques vertes et jaunes ou de blanches et noires dalles; ilfallait peindre la voûte, l’étoiler d’or ou la semer d’arbalètes,sur champ d’azur, y faire éclater l’écu d’or à la croix de sable duMaréchal!

Et les meubles se disposaient d’eux-mêmes dans les pièces oùGilles et ses amis couchaient; çà et là, des sièges seigneuriaux àdosserets, des escabelles et des chaires; contre les cloisons, desdressoirs en bois sculpté, représentant, en bas-relief, sur leurspanneaux, l’Annonciation et l’Adoration des Mages abritant sous ledais de leur dentelle brune, les statues peintes et dorées deSainte Anne, de Sainte Marguerite, de Sainte Catherine si souventreproduites par les huchiers du Moyen Age. Il fallait installer descoffres couverts de cuir de truies, cloutés et ferrés, pour leslinges de relais et les tuniques, puis des bahuts à pentures demétal, plaqués de peaux ou de toiles marouflées sur lesquelles desanges blonds se détachaient, repoussés par des fonds orfévris devieux missels. Il fallait enfin ériger sur des marches tapisséesles lits, les vêtir de leurs linceux de toiles, de leurs oreillersaux taies fendues et parfumées, de leurs courtepointes, lessurmonter de ciels tendus sur châssis, les entourer de courtinesbrodées d’armoiries ou mouchetées d’astres.

Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui negardaient plus que leurs murs et de hautes cheminées à hottes, desâtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d’anciens feux;il fallait s’imaginer aussi les salles à manger, ces repasterribles que Gilles déplora, pendant que l’on instruisait sonprocès à Nantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braisedes mets la furie de ses sens; et, ces menus qu’il réprouvait, l’onpeut aisément les rétablir; à table avec Eustache Blanchet,Prélati, Gilles De Sillé, tous ses fidèles, dans la haute salle oùsur des crédences posaient les plats, les aiguières pleines d’eaude nèfle, de rose, de mélilot, pour l’ablution des mains, Gillesmangeait des pâtés de boeuf et des pâtés de saumon et de brême, desrosés de lapereaux et d’oiselets, des bourrées à la sauce chaude,des tourtes pisaines, des hérons, des cigognes, des grues, despaons, des butors et des cygnes rôtis, des venaisons au verjus, deslamproies de Nantes, des salades de brione, de houblon, de barbe dejudas et de mauve, des plats véhéments, assaisonnés à la marjolaineet au macis, à la coriandre et à la sauge, à la pivoine et auromarin, au basilic et à l’hysope, à la graine de paradis et augingembre, des plats parfumés, acides, talonnant dans l’estomac,comme des éperons à boire, les lourdes pâtisseries, les tartes à lafleur de sureau et aux raves, les riz au lait de noisette,saupoudrés de cinnamome, des étouffoirs, qui nécessitaient lescopieuses rasades des bières et des jus fermentés de mûres, desvins secs ou tannés et cuits, des capiteux hypocras, chargés decannelle, d’amandes et de musc, des liqueurs enragées, tiquetées deparcelles d’or, des boissons affolantes qui fouettaient la luxuredes propos et faisaient piaffer les convives, à la fin des repas,dans ce donjon sans châtelaines, en de monstrueux rêves!

Il reste encore le costume à susciter, se dit-il; et il sefigura, dans le fastueux château, Gilles et ses amis, non sous leharnais damasquiné des camps, mais sous leurs costumes d’intérieur,dans leurs robes de repos; et il les évoqua, en accord avec le luxedes alentours, habillés de vêtements étincelants, de ces sortes dejaquettes à plis, s’évasant en une petite jupe froncée sur leventre, les jambes dégagées dans des collants sombres, coiffés duchaperon en vol-au-vent ou en feuilles d’artichaut comme en porteCharles Vii dans son portrait au Louvre, le torse enserré en desdraps losangés d’orfèvrerie ou en damas parfilé d’argent et bordéde martre.

Et il songea aussi aux ajustements des femmes, à des robes enétoffes précieuses et ramagées, aux manches et au buste étroits,aux revers rabattus sur les épaules, aux jupes bridant le ventre,s’en allant en arrière, en une longue queue, en un remous liseré depelleteries blanches. Et sous ce costume dont il dressaitmentalement ainsi que sur un idéal mannequin, les pièces, lesemant, au corsage découpé d’ouvertures, de colliers aux pierreslourdes, de cristaux violâtres ou laiteux, de cabochons troubles,de gemmes aux lueurs peureuses et ondées, la femme se glissa,emplit la robe, bomba le corsage, s’insinua sous le hennin à deuxcornes d’où tombaient des franges, sourit avec les traits reparusde l’inconnue et de Mme Chantelouve. Et il la regardait, ravi, sansmême s’apercevoir que c’était elle, lorsque son chat, sautant surses genoux, dériva le ru de ses pensées, le ramena dans sachambre.

– Ah çà, la voilà encore! – Et il se mit, malgré lui, à rire decette poursuite de son inconnue le relançant jusqu’à Tiffauges. -C’est tout de même bête de vagabonder ainsi, se dit-il ens’étirant, mais il n’y a que cela de bon, le reste est si vulgaireet si vide!

A n’en pas douter, ce fut une singulière époque que ce MoyenAge, reprit-il, en allumant une cigarette. Pour les uns, il estentièrement blanc et pour les autres, absolument noir; aucunenuance intermédiaire; époque d’ignorance et de ténèbres, rabâchentles normaliens et les athées; époque douloureuse et exquise,attestent les savants religieux et les artistes.

Ce qui est certain, c’est que les immuables classes, lanoblesse, le clergé, la bourgeoisie, le peuple, avaient, dans cetemps-là, l’âme plus haute. On peut l’affirmer: la société n’a faitque déchoir depuis les quatre siècles qui nous séparent de MoyenAge.

Alors, le seigneur était, il est vrai, la plupart du temps, uneformidable brute; c’était un bandit salace et ivrogne, un tyransanguinaire et jovial; mais il était de cervelle infantile etd’esprit faible; l’église le matait; et, pour délivrer leSaint-sépulcre, ces gens apportaient leurs richesses, abandonnaientleurs maisons, leurs enfants, leurs femmes, acceptaient desfatigues irréparables, des souffrances extraordinaires, des dangersinouïs!

Ils rachetaient par leur pieux héroïsme la bassesse de leursmoeurs. La race s’est depuis modifiée. Elle a réduit, parfois mêmedélaissé ses instincts de carnage et de viol, mais elle les aremplacés par la monomanie des affaires, par la passion du lucre.Elle a fait pis encore, elle a sombré dans une telle abjection queles exercices des plus sales voyous l’attirent. L’aristocratie sedéguise en bayadère, met des tutus de danseuse et des maillots declown; maintenant elle fait du trapèze en public, crève descerceaux, soulève des poids dans la sciure piétinée d’uncirque!

Le clergé qui, en dépit de ses quelques couvents que ravagèrentles abois de la luxure, les rages du Satanisme, fut admirable,s’élança en des transports surhumains et atteignit Dieu! Les Saintsfoisonnent à travers ces âges, les miracles se multiplient, et,tout en restant omnipotente, l’Eglise est douce pour les humbles,elle console les affligés, défend les petits, s’égaie avec le menupeuple. Aujourd’hui, elle hait le pauvre et le mysticisme se meurten un clergé qui refrène les pensées ardentes, prêche la sobriétéde l’esprit, la continence des postulations, le bon sens de laprière, la bourgeoisie de l’âme! Pourtant, çà et là, loin de cesprêtres tièdes, pleurant parfois encore, dans le fond des cloîtres,de véritables Saints, des moines qui prient jusqu’à en mourir pourchacun de nous. Avec les démoniaques, ceux-là forment la seuleattache qui relie les siècles du Moyen Age au nôtre.

Dans la bourgeoisie, le côté sentencieux et satisfait existedéjà du temps de Charles Vii. Mais la cupidité est réprimée par leconfesseur, et, ainsi que l’ouvrier, du reste, le commerçant estmaintenu par les corporations qui dénoncent les supercheries et lesdols, détruisent les marchandises décriées, taxent, au contraire, àde justes prix, le bon aloi des oeuvres. De père en fils, artisanset bourgeois travaillent du même métier; les corporations leurassurent l’ouvrage et le salaire; ils ne sont point tels quemaintenant, soumis aux fluctuations du marché, écrasés par la meuledu capital; les grandes fortunes n’existent pas et tout le mondevit; sûrs de l’avenir, sans hâte, ils créent les merveilles de cetart somptuaire dont le secret demeure à jamais perdu!

Tous ces artisans qui franchissent, s’ils valent, les troisdegrés d’apprentis, de compagnons, de maîtres, s’affirment dansleurs états, se muent en de véritables artistes. Ils anoblissentles plus simples des ferronneries, les plus vulgaires des faïences,les plus ordinaires des bahuts et des coffres; ces corporations quiadoptaient pour patrons des Saints dont les images, souventimplorées, figuraient sur leurs bannières, ont préservé pendant dessiècles l’existence probe des humbles et singulièrement exhaussé leniveau d’âme des gens qu’elles protègent.

Tout cela est désormais fini; la bourgeoisie a remplacé lanoblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l’ordure; c’est à elle quenous devons l’immonde éclosion des sociétés de gymnastique et deribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd’hui, lenégociant n’a plus qu’un but, exploiter l’ouvrier, fabriquer de lacamelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur lepoids des denrées qu’il vend.

Quant au peuple, on lui a enlevé l’indispensable crainte duvieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu’il ne devaitplus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à sessouffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé etil boit. De temps en temps, lorsqu’il s’est ingurgité des liquidestrop véhéments, il se soulève et alors on l’assomme, car une foislâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute!

Quel gâchis, bon Dieu! – Et dire que ce dix-neuvième siècles’exalte et s’adule! Il n’a qu’un mot à la bouche, le progrès. Leprogrès de qui? Le progrès de quoi? Car il n’a pas inventégrand’chose, ce misérable siècle!

Il n’a rien édifié et tout détruit. A l’heure actuelle, il seglorifie dans cette électricité qu’il s’imagine avoir découverte!Mais elle était connue et maniée dès les temps les plus reculés etsi les anciens n’ont pu expliquer sa nature, son essence même, lesmodernes sont tout aussi incapables de démontrer les causes decette force qui charrie l’étincelle et emporte, en nasillant, lavoix le long d’un fil! Il se figure aussi avoir créé l’hypnotisme,alors que, dans l’Egypte et dans l’Inde, les prêtres et les brahmesconnaissaient et pratiquaient à fond cette terrible science; non,ce qu’il a trouvé, ce siècle, c’est la falsification des denrées,la sophistication des produits. Là, il est passé maître. Il en estmême arrivé à adultérer l’excrément, si bien que les chambres ontdû voter, en 1888, une loi destinée à réprimer la fraude desengrais… ça, c’est un comble!

Tiens, on sonne. Il ouvrit la porte et il eut un recul.

Mme Chantelouve était devant lui.

Il s’inclina, stupéfié, tandis que, sans souffler mot, elleallait droit au cabinet de travail. Là, elle se retourna et Durtalqui l’avait suivie, se tint en face d’elle.

– Asseyez-vous, je vous prie. – Et il avançait un fauteuil,s’empressant de tirer avec son pied le tapis roulé par le chat,s’excusant de son désordre. Elle eut un geste vague, et restantdebout, d’une voix très calme, un peu basse, elle lui dit: – C’estmoi qui vous ai envoyé de si folles lettres… je suis venue pourchasser cette mauvaise fièvre, pour en finir de façon bien franche;vous l’avez écrit vous-même, aucune liaison entre nous n’estpossible… oublions donc ce qui s’est passé… et, avant que je neparte, dites-moi bien que vous ne m’en voulez pas…

Il se récria. – Ah mais non! Il n’accepterait pas ce déconfort.Il n’était nullement fou lorsqu’il lui répondait d’ardentes pages;lui, il était de bonne foi, il l’aimait…

– Vous m’aimez! Mais vous ne saviez pas que ces lettres étaientde moi! Vous aimiez une inconnue, une chimère. Eh bien, enadmettant que vous disiez vrai, la chimère n’existe plus, puisqueje suis là!

– Vous vous trompez, je savais parfaitement que le pseudonyme deMme Maubel cachait Mme Chantelouve. Et il lui expliqua par le menu,sans lui faire part, bien entendu, de ses doutes, comment il avaitsoulevé le masque.

– Ah! – Elle réfléchit; ses cils battirent sur ses yeux demeuréstroubles. En tout cas, reprit-elle en le regardant bien en face,vous ne pouviez me reconnaître dès les premières lettres auxquellesvous avez répondu par des cris de passion. Ce n’était donc pas àmoi qu’ils s’adressaient, ces cris!

Il contesta cette observation, s’embrouilla dans la date desévénements et des billets et elle-même finit par perdre le fil deses remarques. Cela devint si ridicule qu’ils se turent. Alors elles’assit et éclata de rire.

Ce rire strident, aigu, découvrant des dents magnifiques maiscourtes et pointues, débusquant une lèvre railleuse, le vexa. Ellese fiche de moi, se dit-il, et déjà mécontent de la tournurequ’avait prise cette conversation, furieux de voir cette femme sidifférente de ses lettres embrasées, si calme, il lui demanda d’unton dépité:

– Saurai-je pourquoi vous riez ainsi?

– Pardon, c’est nerveux, cela me prend souvent dans les omnibus;mais laissons cela, soyons raisonnables et causons. Vous me ditesque vous m’aimez…

– Oui.

– Eh bien, en admettant que vous ne me soyez pas indifférentaussi, à quoi cela nous mènerait-il? Eh! Vous le savez si bien, monpauvre ami, que vous m’avez tout d’abord refusé – et en appuyantvotre refus de causes fort bien déduites – le rendez-vous que dansun moment de folie, je vous demandais!

– Mais je refusais parce que je ne savais pas alors qu’ils’agissait de vous! Je vous l’ai dit, c’est quelques jours aprèsque, sans le vouloir, Des Hermies m’a révélé votre nom. Ai-jehésité dès que je l’ai su? Non, puisque je vous ai aussitôtsuppliée de venir!

– Soit, mais vous me donnez raison lorsque je soutiens que vousécriviez à une autre qu’à moi vos premières lettres!

Elle demeura, un instant, pensive. Durtal commençait à s’ennuyerprodigieusement de cette discussion dans laquelle ils retombaient.Il jugea prudent de ne pas répondre, chercha un biais pour sortirde cette impasse.

Mais elle-même le tira d’embarras. – Ne discutons plus, nousn’en sortirions pas, dit-elle, en souriant; – voyons, la situationest celle-ci: moi je suis mariée à un homme très bon et qui m’aimeet dont tout le crime, en somme, est de représenter le bonheur unpeu fade que l’on a sous la main. Je vous ai écrit la première,c’est moi qui suis coupable, et croyez-le bien, pour lui, j’ensouffre. Vous, vous avez à faire des oeuvres, à travailler de beauxlivres; vous n’avez pas besoin qu’une écervelée se promène dansvotre vie; vous voyez donc que le mieux est que, tout en restant devrais, mais de vrais amis, nous en demeurions là.

– Et c’est la femme qui m’a écrit de si vives lettres qui meparle maintenant, raison, bon sens, est-ce que je sais quoi!

– Mais soyez donc franc, vous ne m’aimez pas!

– Moi! … il lui prit doucement les mains; elle se laissafaire et le fixant résolument:

– Ecoutez, si vous m’aviez aimée, vous seriez venu me voir;tandis que, depuis des mois, vous n’avez même pas cherché à savoirsi j’étais vivante ou morte…

– Mais comprenez donc que je ne pouvais espérer être accueillipar vous dans les termes où maintenant nous sommes; puis, il y atoujours dans votre salon, des invités, votre mari; vous n’eussiezjamais été même un tout petit peu à moi, chez vous!

Il lui serrait les mains plus fort, s’approchait davantaged’elle; elle le regardait avec ses yeux fumeux où il retrouvaitcette expression dolente, presque douloureuse, qui l’avait séduit.Il s’affola pour de bon, devant ce visage voluptueux et plaintif,mais, d’un geste très ferme, elle déroba ses mains.

– Tenez, asseyons-nous, et parlons d’autre chose! – Savez-vousque votre logement est charmant? – Quel est ce Saint? Reprit-elle,en examinant, sur la cheminée, le tableau où un moine à genouxpriait auprès d’un chapeau de Cardinal et d’une cruche.

– Je ne sais pas.

– Je vous chercherai cela; j’ai à la maison des vies de Saints;cela doit être facile à découvrir un Cardinal qui abandonne lapourpre pour aller vivre dans une hutte. – Attendez donc, – SaintPierre Damien s’est trouvé dans ce cas-là, je crois; mais je n’ensuis pas très sûre. – J’ai une si pauvre mémoire, voyons, aidez-moiun peu.

– Mais je ne sais pas!

Elle se rapprocha et lui mit la main sur l’épaule:

– Vous êtes fâché, vous m’en voulez, dites?

– Dame! Alors que je vous désire frénétiquement, que je rêvedepuis huit jours à cette rencontre, vous venez ici pourm’apprendre que tout est fini entre nous, que vous ne m’aimezpas…

Elle se fit câline. – Mais si je ne vous aimais pas, serais-jevenue! Comprenez donc que la réalité tuera le rêve; comprenez doncqu’il vaut mieux ne pas nous exposer à d’affreux regrets! Nous nesommes plus des enfants, voyons. – Non, laissez-moi, ne me serrezpas ainsi. – Elle se débattait, très pâle, entre ses bras. – Jevous jure que je pars et que vous ne me reverrez jamais, si vous neme laissez. – Sa voix devint sifflante et sèche. Il la lâcha.

– Asseyez-vous là, derrière la table; faites cela pour moi. – Etfrappant du talon le parquet, elle dit d’un ton mélancolique: il nesera donc pas possible d’être l’amie, rien que l’amie d’un homme! -Ce serait pourtant bon de venir, sans craindre de mauvaisespensées, vous voir? Elle se tut; – puis elle ajouta: oui, ne sevoir qu’ainsi, – et si l’on n’a pas de choses sublimes à se dire,on se tait; c’est encore très bon de ne rien dire!

Elle soupira, puis: – l’heure passe, il faut pourtant que jerentre!

– Et sans me laisser rien espérer? Fit-il, en embrassant sesmains gantées.

– Dites, vous reviendrez?

Elle ne répondait pas, remuait doucement la tête; alors comme ildevenait suppliant:

– Écoutez, si vous me promettez de ne rien me demander, d’êtresage, après-demain soir je viendrai, à neuf heures, ici.

Il promit tout ce qu’elle voulut. Et comme il promenait sonsouffle plus haut que les gants, que sa bouche courait sur la gorgequ’il sentait debout, elle dégagea ses mains, prit les siennesqu’elle maintint nerveusement, en serrant les dents, et elle luitendit le cou qu’il baisa.

Elle s’enfuit.

– Ouf! fit-il, en refermant sa porte; il était, tout à la fois,satisfait et mécontent.

Satisfait – car il la trouvait énigmatique et variée, charmante.Maintenant qu’il était seul, il se la remémorait, serrée dans sarobe noire, sous son manteau de fourrures dont le collet tièdel’avait caressé, alors qu’il l’embrassait le long du cou; sansbijoux, mais les oreilles piquées de flammèches bleues par dessaphirs, un chapeau loutre et vert sombre sur ses cheveux blonds,un peu fous, ses hauts gants de suède fauves, embaumant ainsi quesa voilette, une odeur bizarre où il semblait rester un peu decannelle perdue dans des parfums plus forts, une odeur lointaine etdouce que ses mains gardaient encore alors qu’il les approchait dunez; et il revoyait ses yeux confus, leur eau grise et sourdesubitement égratignée de lueurs, ses dents mouillées etgrignotantes, sa bouche maladive et mordue. – Oh! Après demain, sedit-il, ce sera vraiment bon de baiser tout cela!

Mécontent aussi – et de lui-même et d’elle. Il se reprochaitd’avoir été bourru, triste, sans emballement. Il aurait dû semontrer plus expansif, et moins contraint; mais c’était sa faute, àelle! Car elle l’avait abasourdi! La disproportion entre la femmequi criait de volupté et de détresse dans ses épîtres et la femmequ’il avait vue si maîtresse d’elle-même, dans ses coquetteries,était véritablement par trop forte!

C’est égal, elles sont étonnantes, les femmes, pensa-t-il. Envoilà une qui accomplit la chose la plus difficile qui se puissevoir, venir chez un monsieur, après lui avoir adressé d’excessiveslettres! – Moi, j’ai l’air d’une oie, je suis emprunté, je ne saisque dire; elle, au bout d’un instant, elle à l’aisance d’unepersonne qui est chez elle, ou en visite dans un salon. Aucunegaucherie, de jolis mouvements, des mots quelconques et des yeuxqui suppléent à tout! Elle ne doit pas être commode, poursuivit-il,pensant à son ton sec lorsqu’elle s’était échappée de ses bras – etpourtant, elle a des coins de bon enfant, continua-t-il, rêveur, serappelant plus que les paroles, certaines inflexions de voixvraiment tendres, certains regards navrés et doux. Il va falloir yaller, après-demain, avec prudence, conclut-il, s’adressant à sonchat qui n’ayant jamais vu de femme s’était enfui, dès l’arrivée deMme Chantelouve et réfugié sous le lit. Maintenant, il s’avançaitpresque en rampant, flairait le fauteuil où elle s’étaitassise.

Au fond, en y songeant bien, se dit-il, elle est terriblementexperte, Mme Hyacinthe! – Elle n’a pas voulu de rendez-vous dans uncafé, dans une rue. Elle aura flairé de loin le cabinet particulierou l’hôtel. – Et, bien qu’elle ne pût douter par ce seul fait queje ne l’invitais pas à se rendre chez moi, que je désirais ne pointl’introduire en ce logis, elle y est délibérément venue. Puis,toute cette scène du commencement, c’est, quand on y pensefroidement, une belle frime. Si elle ne cherchait pas une liaison,elle ne serait pas montée ici; non, elle tenait à se faire prier, àse faire du reste, comme toutes les femmes, offrir ce qu’ellevoulait. J’ai été roulé, elle a démanché par son arrivée tout monsystème. – et qu’est-ce que cela fait? Elle n’en est pas moinsenviable, reprit-il, heureux d’écarter les réflexions désagréables,de se rejeter dans l’affolante vision qu’il gardait d’elle.Après-demain, ce ne sera peut-être pas trop banal, reprit-il, enrevoyant ses yeux, en se les imaginant au déduit, décevants etplaintifs, en la déshabillant et faisant jaillir des fourrures, dela robe étroite, un corps blanc et maigrelet, tiède et souple. Ellen’a pas d’enfants, c’est une sérieuse promesse de chairs quasineuves, même à trente ans.

Toute une bouffée de jeunesse l’enivrait. Durtal s’aperçut,étonné, dans une glace; ses yeux fatigués éclairaient; sa face luisemblait plus juvénile, moins usée, sa moustache moins à l’abandon,ses cheveux plus noirs. Heureusement que j’étais rasé de frais, sedit-il. – Mais, peu à peu, tandis qu’il réfléchissait, il voyaitdans ce miroir, si peu consulté d’habitude, ses traits se détendreet ses yeux s’éteindre. Sa taille peu élevée qui s’était commehaussée dans ce sursaut d’âme, se tassait à nouveau; la tristesserevenait dans sa mine songeuse. Ce n’est pas ce qu’on appelle unphysique pour les dames, conclut-il; alors qu’est-ce qu’elle meveut? Car enfin il lui serait facile de tromper son mari avec unautre! – Ah! Et puis, voilà assez longtemps que mes rêveriesbredouillent; laissons cela; si je me récapitule, je l’aime de têteet pas de coeur; c’est l’important. – Dans ces conditions, quoiqu’il arrive, ce seront des amours brèves et je suis à peu près sûrde m’en tirer, sans commettre des folies, en somme!

Chapitre 9

 

Le lendemain, il s’éveilla comme il s’était, la nuit précédente,endormi, en pensant à elle. Il commença de nouveau à se ratiocinerdes épisodes, à se remâcher des conjectures, à s’alléguer descauses; une fois de plus, il se posait cette question: pourquoi,lorsque j’allais chez elle, ne m’a-t-elle pas laissé voir que jelui plaisais? Jamais un regard, jamais un mot qui me scrutât, quim’enhardît; pourquoi cette correspondance? Alors qu’il était sifacile d’insister pour m’avoir à dîner, alors qu’il était si simplede préparer une occasion qui pût nous mettre, chez elle ou sur unterrain neutre, en présence.

Et il se répondait: ç’eût été plus banal et moins drôle! Elleest peut-être retorse en ces matières; elle sait que l’inconnueffare la raison de l’homme, que l’âme fermente dans le vide, etelle a voulu m’enfiévrer l’esprit, le démanteler, avant que detenter, sous son vrai nom, l’attaque.

Il faut avouer qu’elle serait, si ces prévisions sont justes,étrangement roublarde. Au fond, elle est peut-être, tout bonnement,une romantique exaltée ou une comédienne; ça l’amuse de sefabriquer de petites aventures, d’entourer d’apéritives salaisonsde vulgaires plats.

Et Chantelouve, le mari? – Durtal y songeait maintenant. Ildevait surveiller sa femme dont les imprudences pouvaient faciliterses pistes; puis, comment faisait-elle pour venir à neuf heures dusoir, alors qu’il semblait plus aisé, sous prétexte de course aubon Marché ou de bain de se rendre chez un amant, dans l’après-midiou le matin?

Cette nouvelle question demeurait sans réponse; mais peu à peu,il ne s’interrogea même plus, car l’obsession de cette femme lejeta dans un état semblable à celui qu’il avait éprouvé, lorsqu’ilhennissait si furieusement après l’inconnue qu’il s’était imaginée,en lisant des lettres.

Celle-là s’était complètement évanouie, il ne se rappelait mêmeplus sa physionomie; Mme Chantelouve, telle qu’elle étaitréellement, sans fusion, sans emprunt de traits, le tenait toutentier, lui chauffait à blanc la cervelle et les sens. Il se prit àla désirer follement, aspirant à ce lendemain promis. Et si elle nevenait pas? Se dit-il. Il eut froid dans le dos à cette idéequ’elle ne pourrait s’échapper de chez elle ou qu’elle voudrait lefaire poser, pour l’aiguiser davantage.

Il est grand temps que cela finisse, se dit-il, car cette choréed’âme n’allait pas sans certaines déperditions de force quil’inquiétaient. Il craignait, en effet, après l’agitation fébrilede ses nuits, de se révéler, le moment venu, comme un paladin bientriste!

Il s’agit de ne plus penser à cela, reprit-il, en allant chezCarhaix, où il devait dîner avec l’astrologue Gévingey et desHermies.

ça va me changer le cours de mes idées, murmurait-il, en montantà tâtons dans l’obscurité de la tour. des Hermies, qui l’entendaitgrimper, ouvrit la porte, jeta dans la nuit en spirale un pinceaude jour.

Durtal atteignit le palier, vit son ami, sans veston, en manchede chemise, le corps enveloppé d’un tablier.

– Je suis, comme tu vois dans le feu de la composition! Et ilguettait une marmite qui bouillonnait sur le fourneau, enconsultant ainsi qu’un manomètre sa montre accrochée à un clou. Ilavait le regard bref et sûr du mécanicien qui surveille sa machine.- Tiens, dit-il, en soulevant le couvercle, regarde. Durtal sepencha et, au travers d’un nuage de vapeur, il aperçut dans lespetites vagues du pot, un torchon mouillé.

– C’est ça le gigot?

– Oui, mon ami; il est cousu dans cette toile si étroitement quel’air n’y peut entrer. Il cuit dans ce joli court-bouillon quichante et dans lequel j’ai jeté, avec une poignée de foin, desgousses d’ail, des ronds de carottes, des oignons, de la muscade,du laurier et du thym! Tu m’en diras des nouvelles, si… Gévingey nese fait pas trop attendre, car le gigot à l’anglaise ne supportepas d’être en charpie.

La femme de Carhaix survint.

– Entrez donc, mon mari est là.

Durtal l’aperçut qui nettoyait ses livres. Ils se serrèrent lamain; Durtal feuilleta, au hasard, les volumes époussetés sur latable.

– Ce sont, demanda-t-il, des ouvrages techniques sur le métal etsur la fonte des cloches ou sur la partie liturgique qui lesconcerne?

– Sur la fonte, non; il est parfois question dans ces bouquins,des anciens fondeurs, des saintiers, comme on les appelait dans lebon temps; vous y découvrirez, çà et là, quelques détails sur desalliages de cuivre rouge et d’étain fin; vous y constaterez même,je crois, que l’art du saintier est en déchéance depuis troissiècles; cela tient-il à ce qu’au moyen age surtout, les fidèlesjetaient dans la fonte des bijoux et des métaux précieux etmodifiaient ainsi l’alliage; ou bien est-ce parce que les fondeursn’implorent plus Saint Antoine L’Ermite, alors que le bronze boutdans la fournaise? Je l’ignore; toujours est-il que les clochesmaintenant sont créées à la grosse; elles ont des voix sans âmepersonnelle, des sons identiques; elles ne sont plus que des bonnesindifférentes et dociles, tandis qu’autrefois elles étaient un peucomme ces très antiques servantes qui faisaient partie de lafamille dont elles éprouvaient les douleurs et les joies. Maisqu’est-ce que cela fait au clergé et aux ouailles? Ces auxiliairesdévouées du culte ne représentent actuellement aucun symbole!

Et tout est là, pourtant. Vous me demandiez, il y a quelquesinstants, si ces livres traitaient, au point de vue de la liturgie,des cloches; oui, la plupart expliquent, par le menu, le sens dechacune des parties qui les composent; les interprétations sontsimples et peu variées, en somme.

– Ah! et quelles sont-elles?

– Oh! si cela vous intéresse, je vais vous le résumer enquelques mots.

D’après le Rational de Guillaume Durand, la dureté du métalsignifie la force du prédicateur; la percussion du battant contreles bords, exprime l’idée que ce prédicateur doit se frapper,lui-même, pour corriger ses propres vices, avant que de reprocherleurs péchés aux autres. Le mouton ou le bélier de bois auquel estsuspendue la cloche représente par sa forme même la croix du Christet la corde, qui servait autrefois à la tirer, allégorisait lascience des ecritures qui découle du mystère de la croix même.

Les liturgistes plus anciens nous révèlent des symboles presquesemblables. Jean Beleth, qui vivait en 1200, déclare aussi que lacloche est l’image du prédicateur, mais il ajoute que sonva-et-vient, lorsqu’on la met en branle, enseigne que le prêtredoit, tour à tour, élever et abaisser son langage, afin de le mieuxmettre à la portée des foules. Pour Hugues De Saint-victor, lebattant est la langue de l’officiant qui heurte les deux bords duvase et annonce ainsi, à la fois, les vérités des deux testaments;enfin, si nous nous adressons au plus ancien peut-être desliturgistes, à Fortunat Amalaire, nous trouvons simplement que lecorps de la cloche désigne la bouche du prédicateur et le marteau,sa langue.

– Mais, fit Durtal un peu désappointé, ce n’est pas… commentdirai-je… très profond.

La porte s’ouvrit.

– Comment va? Dit Carhaix, en serrant la main de Gévingey qu’ilprésenta à Durtal.

Tandis que la femme du sonneur achevait de mettre la table,Durtal examina le nouveau venu.

C’était un petit homme, coiffé d’un feutre noir et mou,enveloppé de même qu’un conducteur d’omnibus dans un caban àcapuchon de drap bleu.

La tête était en oeuf, toute en hauteur. Le crâne ciré ainsiqu’au siccatif, paraissait avoir poussé au-dessus des cheveux quipendaient dans le cou, durs et semblables aux filaments d’un cocosec; le nez était busqué, les narines s’ouvraient en de largessoutes sur une bouche édentée que cachait une épaisse moustachepoivre et sel comme la barbiche qui allongeait un menton court; aupremier abord, il suggérait l’idée d’un ouvrier d’art, d’un graveursur bois ou d’un enlumineur d’images de sainteté ou de statuespieuses; mais, à le regarder plus longtemps, à observer ces yeuxrapprochés du nez, ronds et gris, presque bigles, à scruter sa voixsolennelle, ses manières obséquieuses, l’on se demandait de quellesacristie toute spéciale sortait cet homme.

Il se déshabilla, apparut dans une redingote noire decharpentier en bois; une chaîne d’or à coulants, passée autour ducou, se perdait, en serpentant, dans la poche gonflée d’un vieuxgilet; mais ce qui interloqua Durtal ce fut quand Gévingey exhibases mains qu’il mit complaisamment en évidence, dès qu’il se futassis, sur ses deux genoux.

Elles étaient boudinées, énormes, tiquetées de points orange,terminées par des ongles laiteux et coupés ras; elles étaientcouvertes d’énormes bagues dont les chatons tenaient toute unephalange.

Au regard de Durtal, qui fixait ces doigts, il sourit:

– Vous examinez, monsieur, ces bijoux de prix. Ils sont forméspar trois métaux, l’or, le platine et l’argent. Cette bague-ciporte un scorpion, le signe sous lequel je suis né; celle-là, avecses deux triangles accouplés, l’un, la tête en haut et l’autre, lapointe en bas, reproduit l’image du macrocosme, du sceau deSalomon, du grand pantacle; quant à cette petite que vous voyez,poursuivit-il, en montrant une bague de femme enchassée d’un minimesaphir entre deux roses, c’est un souvenir qui me fut offert parune personne dont je voulus bien tirer l’horoscope.

– Ah! fit Durtal, un peu étonné par cette suffisance.

– Le dîner est prêt, dit la femme du sonneur. Des Hermies,débarrassé de son tablier, pincé dans ses vêtements de cheviotte,moins pâle, coloré aux joues par le feu du fourneau, avança leschaises.

Carhaix servit le potage et chacun se tut, prenant sur le bordde l’assiette, des cuillerées moins chaudes; puis la femme apportaà Des Hermies, pour qu’il pût le découper, le fameux gigot.

Il était d’un rouge magnifique, coulait en de larges gouttes,sous la lame. Tout le monde s’extasia lorsqu’on eut goûté cetterobuste viande qu’aromatisait une purée de navets fondus,qu’édulcorait une sauce blanche aux câpres.

Des Hermies s’inclina sous l’averse des compliments. Carhaixemplissait les verres et, un peu gêné par Gévingey, il le comblaitd’attentions, pour lui faire oublier leur ancienne brouille. DesHermies l’aida et voulant être aussi utile à Durtal, il amena laconversation sur les horoscopes.

Alors Gévingey put officier. De son ton satisfait, il parla deses immenses travaux, des six mois de calculs qu’exigeait unhoroscope, de la surprise des gens lorsqu’il déclarait qu’uneoeuvre pareille n’était pas payée par le prix qu’il en réclamait,par cinq cents francs. Je ne puis cependant donner ma science pourrien, conclut-il.

– Mais, aujourd’hui l’on doute de l’astrologie qui fut révéréedans l’antiquité, reprit-il, après un silence. Au moyen ageégalement, elle fut quasi sainte. Voyez, au reste, messieurs, leportail de Notre-dame de Paris; les trois portes que lesarchéologues qui ne sont point initiés à la symbolique chrétienneet occulte, désignent sous le nom de porte du jugement, de porte dela Vierge, de porte de Sainte-anne ou de Saint-marcel, représententen réalité, la mystique, l’astrologie et l’alchimie, les troisgrandes sciences du moyen age. Aujourd’hui on trouve des gens quidisent: êtes-vous bien sûr que les astres aient une influence surla destinée de l’homme? – Mais, messieurs, sans entrer ici dans desdétails réservés aux adeptes, en quoi cette influence spirituelleest-elle plus étrange que l’influence corporelle que certainesplanètes, telles que la lune, par exemple, exercent sur les organesde la femme et de l’homme?

Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous n’ignorez pasqu’à la Jamaïque, les Drs Gillespin et Jakson, que dans les IndesOrientales, le Dr Balfour ont constaté l’influence desconstellations sur la santé humaine. A chaque changement de lune,le nombre des malades augmente: les accès aigus de fièvreconcordent avec les phases de notre satellite. Enfin les lunatiquesexistent; assurez-vous dans les campagnes à quelles époques lesfous divaguent! – Mais à quoi cela sert-il de vouloir convaincreles incrédules? Ajouta-t-il, d’un air accablé, en contemplant sesbagues.

– Il me semble pourtant que l’astrologie remonte sur l’eau, ditDurtal; il y a maintenant deux astrologues qui tirent deshoroscopes, près des annonces des remèdes secrets, aux quatrièmespages des journaux.

– Quelle honte! Ceux-là ne savent même pas le premier mot decette science; ce sont de simples farceurs, qui espèrent ainsigagner des sous; à quoi bon en parler, puisqu’ils n’existent mêmepas! Au reste, il faut bien le dire, il n’y a plus qu’en Amériqueet en Angleterre où l’on sache établir le thème généthliaque etédifier un horoscope.

– J’ai bien peur, fit Des Hermies, que non seulement cessoi-disant astrologues, mais encore que tous les mages, que tousles théosophes, que tous les occultistes et kabbalistes de l’heureactuelle ne sachent absolument rien; – ceux que je connais sont, àn’en point douter, de parfaits ignares et d’incontestablesimbéciles.

– Et c’est la pure vérité, messieurs! Ces gens sont, pour laplupart, de vieux feuilletonnistes ratés ou des petits jeunes gensqui cherchent à exploiter le goût d’un public que le positivismeharasse! Ils démarquent Eliphas Lévi, pillent Fabre D’Olivet,écrivent des traités sans queue ni tête, qu’ils seraient bienincapables d’expliquer eux-mêmes. C’est une vraie pitié quand on ysonge!

– D’autant qu’ils rendent ridicules des sciences qui, dans leurfatras, contiennent certainement des vérités omises, ditDurtal.

– Puis ce qui est lamentable encore, fit Des Hermies, c’estqu’en plus des jobards et des sots, ces petites sectes abritentaussi d’horribles charlatans et d’affreux hâbleurs.

– Péladan, entre autres. Qui ne connaît ce mage de camelote, ceBilboquet du Midi! s’écria Durtal.

– Oh! celui-là…

– En somme, voyez-vous messieurs, reprit Gévingey, tous ces genssont incapables d’obtenir dans la pratique un effet quelconque; leseul dans ce siècle qui, sans être alors un saint ou un diabolique,ait pénétré dans le mystère, c’est William Crookes.

Et comme Durtal paraissait douter de la vérité des apparitionsaffirmées par cet Anglais et déclarait qu’aucune théorie ne lespouvait expliquer, Gévingey pérora:

– Permettez, monsieur, nous avons le choix entre des doctrinesdiverses et, j’ose le dire, très nettes. – ou bien l’apparition estformée par le fluide dégagé du médium en transe et combiné avec lefluide des personnes présentes; -ou bien, il y a dans l’air desêtres immatériels, des élémentals comme on les nomme, qui semanifestent dans des conditions à peu près sues; – ou bien encore,et c’est là la théorie spirite pure, ces phénomènes sont dus auxâmes évoquées des morts.

– Je le sais, dit Durtal, et cela me fait horreur. Je sais aussiqu’il y a le dogme Hindou des migrations d’âmes qui errent après lamort. Ces âmes désincarnées vagabondent jusqu’à ce qu’elles seréincarnent et qu’elles parviennent, d’avatars en avatars, à unepureté complète. Eh bien, cela me paraît suffisant de vivre, unefois; j’aime mieux le néant, le trou, que toutes ces métamorphoses,ça me console plus! Quant à l’évocation des morts, la pensée seuleque le charcutier du coin peut forcer l’âme d’Hugo, de Balzac, deBaudelaire, à converser avec lui, me mettrait hors de moi, si j’ycroyais. Ah non, tout de même, si abject qu’il soit, lematérialisme est moins vil!

– Le spiritisme, c’est, sous un autre nom, l’anciennenécromancie condamnée, maudite par l’Eglise dit Carhaix.

Gévingey regarda ses bagues, puis il vida son verre.

– En tout cas, reprit-il, vous avouerez bien que ces théoriessont soutenables, celle des élémentals surtout qui, satanisme mis àpart, semble la plus véridique, la plus claire. L’espace est peupléde microbes; est-il plus surprenant qu’il regorge aussi d’espritset de larves? L’eau, le vinaigre, foisonnent d’animalcules, lemicroscope nous les montre; pourquoi l’air, inaccessible à la vueet aux instruments de l’homme, ne fourmillerait-il pas, comme lesautres éléments, d’êtres plus ou moins corporels, d’embryons plusou moins mûrs?

– C’est peut-être pour cela que les chats regardent tout à coup,avec curiosité dans le vide et suivent des yeux quelque chose quipasse et que nous ne pouvons voir, dit la femme de Carhaix.

– Non, merci, dit Gévingey, à Des Hermies qui lui offrait dereprendre d’une salade de pissenlits aux oeufs.

– Mes amis, fit le sonneur, vous n’oubliez qu’une doctrine – laseule – celle de l’église qui attribue à satan tous cesinexplicables phénomènes. Le catholicisme les connaît de longuedate. Il n’a pas eu besoin d’attendre les premières manifestationsdes esprits qui se sont produites, en 1847, je crois, auxEtats-unis, dans la famille Fox, pour décréter que les espritsfrappeurs relevaient du diable. Il y en a eu dans tous les temps.Vous en trouverez dans Saint Augustin la preuve, car il dut envoyerun prêtre pour faire cesser, dans le diocèse d’Hippone, des bruits,des bouleversements d’objets et de meubles analogues à ceux quesignale le spiritisme. Au temps de Théodoric aussi, Saint Césairedébarrassa une maison hantée par des lémures. Il n’y a, voyez-vous,que deux cités, celle de Dieu et celle du diable. Or, comme Dieuest en dehors de ces sales manigances, les occultistes, lesspirites, satanisent plus ou moins, qu’ils le veuillent ou non!

– N’empêche, dit Gévingey, que le spiritisme a accompli unetâche immense. Il a violé le seuil de l’inconnu, brisé les portesdu sanctuaire. Il a opéré dans l’extranaturel, une révolutionsemblable à celle qu’effectua, dans l’ordre terrestre, 1789 enFrance! Il a démocratisé l’évocation, il a ouvert toute une voie;seulement il a manqué de chefs initiés et il a remué au hasard,sans science, les bons et les mauvais esprits; il y a de toutdésormais en lui, c’est le gâchis du mystère, si l’on peutdire!

– Le plus triste de tout cela, fit Des Hermies, en riant, c’estque l’on ne voit rien. Je sais que des expériences ont réussi, maiscelles auxquelles j’assiste font long feu et ratent.

– Ce n’est pas surprenant, répondit l’astrologue, en étalant surson pain de la gelée d’orange confite et sure, la première loi àobserver dans la magie et dans le spiritisme, c’est d’éloigner lesincrédules, car bien souvent leur fluide contrarie celui de lavoyante ou du médium!

– Alors comment s’assurer de la réalité des phénomènes? se ditDurtal.

Carhaix se leva. – Je suis à vous, je reviens dans dix minutes;et il endossa sa houppelande et son pas se perdit dans l’escalierde la tour.

– C’est vrai, il est huit heures moins le quart, murmura Durtalen consultant sa montre.

Il y eut un moment de silence dans la pièce. Au refus de tous dereprendre du dessert, Mme Carhaix enleva la nappe, étendit unetoile cirée sur la table. L’astrologue faisait tourner autour deses doigts ses bagues, Durtal pétrissait une boulette de mie depain, Des Hermies, penché d’un côté, tirait de sa poche collée surla hanche, sa blague japonaise et roulait des cigarettes.

Puis tandis que la femme du sonneur souhaitait bonne nuit auxconvives et se retirait dans sa chambre, Des Hermies apporta labouillotte et la cafetière.

– Veux-tu que je t’aide? proposa Durtal.

– Oui, si tu veux chercher les petits verres et déboucher lesbouteilles de liqueurs, tu me rendras service.

Tout en ouvrant l’armoire, Durtal vacilla, étourdi par les coupsde cloches qui ébranlaient les murs et rebondissaient dans lapièce, en bôombant.

– S’il y a des esprits dans la chambre, ils doivent êtresingulièrement concassés, fit-il, en déposant sur la table lespetits verres.

– La cloche dissipe les fantômes et chasse les démons, réponditdoctoralement Gévingey qui bourra sa pipe.

– Tiens, dit Des Hermies à Durtal, verse lentement l’eau chaudedans le filtre, car il faut que je bourre le poêle; la températurebaisse ici, j’ai les pieds gelés.

Carhaix revint, souffla sa lanterne.

– La cloche était en voix, ce soir, par ce temps sec; – et il sedébarrassa de son passe-montagne et de son paletot.

– Comment le trouves-tu? questionna des Hermies, s’adressant àvoix basse à Durtal, et désignant l’astrologue perdu dans sa fuméede pipe.

– Au repos, il a l’air d’un vieux hibou et quand il parle, il mefait songer à un pion disert et triste.

– Un seul! fit des Hermies à Carhaix qui lui montrait au-dessusde son verre à café, un morceau de sucre.

– Vous vous occupez, monsieur, paraît-il, d’une histoire deGilles De Rais? Demanda Gévingey à Durtal.

– Oui, je suis plongé pour l’instant avec cet homme dans lesassassinats et les luxures du satanisme.

– Ah mais! s’écria Des Hermies, nous allons même faire appel, àce propos, à votre haute science. Vous seul pouvez renseigner monami sur l’une des questions les plus obscures du diabolisme!

– Laquelle?

– Celle de l’Incubat et du Succubat.

Gévingey ne répondit pas tout d’abord.

– Cela devient plus grave, fit-il enfin. Ici, nous abordons unsujet autrement redoutable que celui du spiritisme. Mais monsieur,est-il déjà au courant de cette question?

– Dame! il sait surtout que les avis diffèrent! Del Rio, Bodin,par exemple, considèrent les incubes comme des démons masculins quise couplent aux femmes et les succubes comme des démones qui fontavec l’homme oeuvre de chair.

D’après leurs théories, l’incube, prend la semence que l’hommeperd en songe et s’en sert. De sorte que deux questions se posent:la première, celle de savoir si un enfant peut naître de cetteunion; cette procréation a été jugée possible par les docteurs del’église qui affirment même que les enfants issus de ce commercesont plus pesants que les autres et qu’ils peuvent tarir troisnourrices sans engraisser; la seconde, celle de savoir quel est lepère de cet enfant, du démon qui a copulé avec la mère ou del’homme dont la semence fut prise. Ce à quoi, Saint Thomas répond,par des arguments plus ou moins subtils, que le vrai père est nonl’incube mais l’homme.

– Pour Sinistrari d’Ameno, observa Durtal, les incubes et lessuccubes ne sont pas précisément des démons, mais bien des espritsanimaux, intermédiaires entre le démon et l’ange, des sortes desatyres, de faunes, tels qu’en révéra le paganisme; des espèces defarfadets et de lutins tels qu’en exorcisa le moyen age. Sinistrariajoute qu’ils n’ont que faire de polluer l’homme endormi, attenduqu’ils possèdent des génitoires et sont doués de vertusprolifiques…

– Oui, et il n’y a pas autre chose, dit Gévingey. Goerres, sisavant, si précis, dans sa mystique naturelle et diabolique, passerapidement sur cette question, la néglige même, comme faitl’église, du reste, qui se tait, car elle n’aime pas à traiter cesujet et elle voit d’un mauvais oeil le prêtre qui s’en occupe.

– Pardon, dit Carhaix, toujours prêt à défendre l’église, ellen’a jamais hésité à se prononcer sur ces ordures. L’existence dessuccubes et des incubes est attestée par Saint Augustin, par SaintThomas, par Saint Bonaventure, par Denys Le Chartreux, par le papeInnocent VIII, par combien d’autres! Cette question est doncrésolument tranchée et tout catholique est tenu d’y croire; ellefigure aussi dans les vies de saints, si je ne me trompe; dans lalégende de Saint Hippolyte, Jacques de Voragine raconte qu’unprêtre, tenté par un succube nu, lui jeta son étole à la tête etqu’il ne resta devant lui que le cadavre de quelque femme morte quele diable avait animé pour le séduire.

– Oui, dit Gévingey, dont les yeux pétillèrent. L’églisereconnaît le succubat, j’en conviens; mais laissez-moi parler etvous verrez que mon observation a sa raison d’être!

– Vous savez très bien, messieurs, reprit-il, s’adressant à DesHermies et à Durtal, ce que les volumes enseignent; mais depuiscent ans, tout a changé et si les faits que je vais vous dévoilersont parfaitement connus par la curie du pape, ils sont ignorés parbien des membres du clergé et vous ne les trouverez, dans tous lescas, consignés dans aucun livre.

A l’heure actuelle, ce sont moins souvent les démons que desmorts évoqués qui remplissent l’imperdable rôle d’incube et desuccube. Autrement dit, jadis, dans le cas du succubat, il y avaitpour l’être vivant qui le subissait, possession. Par l’évocationdes morts qui joint au côté démoniaque le côté charnel atroce duvampirisme, il n’y a plus possession dans le sens strict du mot,mais c’est bien pis. Alors l’église n’a plus su que faire; ou ilfallait garder le silence ou révéler que l’évocation des morts,déjà défendue par Moïse, était possible et cet aveu étaitdangereux, car il vulgarisait la connaissance d’actes plus facilesà produire maintenant qu’autrefois, depuis que, sans le savoir, lespiritisme a tracé la route!

Aussi l’Eglise s’est tue. – Et Rome n’ignore point cependantl’effroyable développement qu’a pris de nos jours l’incubat dansles cloîtres!

– Cela prouve que la continence est dans la solitude terrible àsupporter, fit des Hermies.

– Cela prouve surtout que les âmes sont faibles et ne saventplus prier, dit Carhaix.

– Quoi qu’il en soit, pour vous édifier complètement, messieurs,sur cette matière, je dois diviser les êtres atteint d’incubat etde succubat en deux classes:

La première est composée de personnes qui se sont vouées,elles-mêmes et directement, à l’action démoniaque des Esprits.Celles-là sont assez rares; elles meurent, toutes, par le suicide,ou par l’une des formes de la mort violente.

La seconde est composée de gens auxquels l’on a imposé, par voiede maléfice, la visite de ces esprits. Ceux-là sont très nombreux,surtout dans les couvents que les sociétés démoniaques assiègent.Ordinairement, ces victimes finissent par la folie. Les maisonsd’aliénés en regorgent. Les médecins, la plupart des prêtres mêmene se doutent pas de la cause de leur démence, mais ces cas-là sontguérissables. Un thaumaturge que je connais a sauvé bien desmaléficiés qui hurleraient, sans lui, sous le fouet des douches! Ily a certaines fumigations, certaines exsufflations, certainscommandements portés en amulettes et écrits sur une feuille deparchemin vierge et par trois fois béni, qui presque toujoursfinissent par délivrer le malade!

– Une question, demanda des Hermies, la femme reçoit-elle lavisite de l’incube, pendant qu’elle dort ou pendant qu’elleveille?

– Il faut établir une distinction. Si cette femme n’est pasmaléficiée, si c’est elle qui a voulu s’accoler volontairement à unesprit de vice impur, elle est toujours éveillée lorsque l’actecharnel a lieu.

Si, au contraire, cette femme est victime d’un sortilège, lepéché se commet, soit pendant qu’elle sommeille, soit lorsqu’elleest parfaitement éveillée, mais alors elle est dans un étatcataleptique qui l’empêche de se défendre. Le plus puissant desexorcistes de ce temps, l’homme qui a le mieux approfondi cettematière, le docteur en théologie Johannès me disait avoir sauvé desreligieuses qui étaient chevauchées sans arrêt, ni trêve, pendantdeux, trois, pendant quatre jours, par des incubes!

– Oui, je le connais, ce prêtre, dit des Hermies.

– Et l’acte se passe de la même façon que dans la réalité?demanda Durtal.

– Oui et non. – Ici, l’immondice des détails m’arrête, ditGévingey, qui devint un peu rouge; ce que je puis vous raconter estplus qu’étrange. Sachez-le donc, l’organe de l’être incube sebifurque et, au même moment, pénètre dans les deux vases.

D’autres fois, il s’étend et pendant que l’une des branches agitpar les voies licites, l’autre atteint en même temps le bas de laface… vous pouvez vous figurer, messieurs, combien la vie doit êtreabrégée par ces opérations qui se multiplient dans tous lessens!

– Et vous êtes sûr que ces faits existent?

– Absolument.

– Mais enfin, voyons, vous avez des preuves? hasarda Durtal.

Gévingey se tut, puis: – Le sujet est trop grave et j’en ai tropdit pour ne pas aller jusqu’au bout. Je ne suis ni halluciné, nifou. Eh bien, messieurs, j’ai couché une fois, dans une chambrequ’habitait le plus redoutable maître que maintenant le satanismepossède…

– Le chanoine Docre, jeta des Hermies.

– Oui, et je ne dormais pas; il faisait grand jour; je vous jureque le succube est venu, irritant et palpable, tenace. Heureusementque je me suis rappelé les formules de délivrance, ce quin’empêche…

Enfin, j’ai couru, le jour même, chez le Dr Johannès dont jevous ai parlé. Il m’a aussitôt et pour toujours, je l’espère,libéré du maléfice.

– Si je ne craignais d’être indiscret, je vous demanderaiscomment était le succube dont vous repoussâtes l’attaque?

– Mais, il était comme sont toutes les femmes nues, dit enhésitant l’astrologue.

Ce qui serait curieux, c’est qu’il eût réclamé son petit cadeau,ses petits gants, se dit Durtal, en pinçant les lèvres.

– Et savez-vous ce qu’est devenu le terrible docre, fit desHermies?

– Non, Dieu merci; il doit être dans le Midi aux environs deNîmes, où il résidait jadis.

– Mais enfin que fait-il, cet abbé? questionna Durtal.

– Ce qu’il fait! Il évoque le diable, nourrit des sourisblanches avec des hosties qu’il consacre; sa rage du sacrilège esttelle qu’il s’est fait tatouer sous la plante des pieds l’image dela Croix, afin de pouvoir toujours marcher sur le Sauveur!

– Eh bien, murmura Carhaix dont la moustache en broussaille seretroussa, tandis que ses gros yeux flambaient, eh bien, si cetabominable prêtre se trouvait ici, dans cette pièce, je vous jureque je respecterais ses pieds, mais que je lui ferais descendrel’escalier avec sa tête!

– Et la messe noire? reprit des Hermies.

– Il la célèbre avec des femmes et des gens ignobles; onl’accuse aussi ouvertement d’héritages captés d’inexplicablesmorts. Malheureusement, il n’y a pas de lois qui répriment lesacrilège, et comment poursuivre en justice un homme qui envoie desmaladies à distance et tue lentement sans qu’à l’autopsie destraces de poisons paraissent?

– Le Gilles de Rais moderne! fit Durtal.

– Oui, moins sauvage, moins franc, plus hypocritement cruel.Celui-là n’égorge pas; il se borne sans doute à expédier dessortilèges ou à suggérer le suicide aux gens; car il est, je crois,de première force à ce jeu de la suggestion, dit des Hermies.

– Pourrait-il insinuer à une victime de boire peu à peu untoxique qu’il lui désignerait et qui feindrait les phases d’unemaladie? demanda Durtal.

– Mais évidemment; les enfonceurs de portes ouvertes que sontles médecins de l’heure actuelle, reconnaissent parfaitement lapossibilité de pareils faits. Les expériences de Beaunis, deLiégeois, de Liébaut et de Bernheim sont concluantes; on peut mêmefaire assassiner une personne que l’on désigne par une autre àlaquelle on suggère, sans qu’elle s’en souvienne, la volonté ducrime.

– Je songe à une chose, moi, jeta Carhaix qui réfléchissait,sans écouter cette discussion sur l’hypnose. Je songe àl’inquisition; elle avait décidément sa raison d’être, car elleseule pourrait atteindre ce prêtre déchu qu’a balayé l’Eglise.

– D’autant, fit des Hermies, avec son sourire en coin, qu’on abien exagéré la férocité des inquisiteurs. Sans doute lebienveillant Bodin parle d’introduire entre les ongles et la chairdes doigts des sorciers de longues pointes, ce qui constitue,dit-il, la plus excellente des géhennes; il prône également lesupplice du feu qu’il qualifie de la mort exquise, mais c’estuniquement pour détourner les magiciens de leur vie détestable etsauver leur âme! Puis Del Rio déclare qu’il ne faut appliquer laquestion aux démoniaques après qu’ils ont mangé, de peur qu’ils nevomissent. Il s’inquiétait de leurs estomacs, le brave homme.N’est-ce pas lui aussi qui décrète qu’il ne faut pas non plusréitérer la torture, deux fois en un même jour, afin de laisser àla peur et à la douleur le temps de se rasseoir… avouez qu’il étaittout de même délicat, ce bon jésuite!

– Docre, reprit Gévingey, sans entendre les paroles de DesHermies, est le seul individu qui ait retrouvé les anciens secretset qui obtienne des résultats dans la pratique. Il est un peu plusfort, je vous prie de le croire, que tous les nigauds et lesroublards dont nous avons causé. Au reste, ils le connaissent,l’affreux chanoine, car il a envoyé à plusieurs d’entre eux desérieuses ophtalmies que les oculistes ne peuvent guérir. Aussitremblent-ils, lorsque l’on prononce devant eux le nom deDocre!

– Mais enfin, comment un prêtre en vient-il là?

– Je l’ignore. Si vous voulez avoir de plus amplesrenseignements sur lui, reprit Gévingey, en s’adressant à DesHermies, questionnez votre ami Chantelouve.

– Chantelouve! s’écria Durtal.

– Oui, lui et sa femme l’ont beaucoup fréquenté jadis; maisj’espère pour eux qu’ils ont depuis longtemps cessé tout commerceavec ce monstre.

Durtal n’écoutait plus. Mme Chantelouve connaissait le chanoineDocre! Ah çà, est-ce qu’elle aussi était une satanique! Mais non,elle n’avait nullement l’allure d’une possédée. Décidément, cetastrologue est fêlé, se dit-il. – Elle! – Et il la revit, pensaque, le lendemain, elle s’abandonnerait sans doute. – Ah! ses yeuxsi bizarres, ses yeux en nues lourdes et qui crevaient enlueurs!

Elle revenait maintenant, le tenait tout entier comme avantqu’il ne fût monté dans la tour. « Mais si je ne vous aimais pas,est-ce que je serais venue? » cette phrase qu’elle avait prononcée,il l’entendait encore, avec l’inflexion câline de la voix, avec lavision de la physionomie railleuse et douce!

– Ah çà, tu rêves, toi! dit des Hermies qui lui frappa surl’épaule; nous partons, car dix heures sonnent.

Une fois dans la rue, ils serrèrent la main de Gévingey quidemeurait de l’autre côté de l’eau et ils firent quelques pas.

– Eh bien, et mon astrologue, t’a-t-il intéressé? demanda desHermies.

– Il est un peu fou, n’est-ce pas?

– Fou? peuh!

– Mais enfin toutes ces histoires sont invraisemblables!

– Tout est invraisemblable, fit placidement des Hermies, enrelevant le collet de son paletot.

– J’avoue, cependant, reprit-il, que Gévingey m’étonne,lorsqu’il assure avoir été visité par un succube. Sa bonne foin’est pas douteuse, car je le connais vaniteux et doctoral maisexact. Je sais, parbleu bien, qu’à la salpêtrière, ce cas n’est nioublié, ni rare. Des femmes atteintes d’hystéro-épilepsie voientdes fantômes à côté d’elles, en plein jour, besognent avec euxlorsqu’elles sont en l’état cataleptique et couchent, chaque nuitaussi, avec des visions qui rappellent à s’y méprendre les êtresfluidiques de l’incubat; mais ces femmes-là sont deshystéro-épileptiques et Gévingey dont je suis le médecin ne l’estpas!

Puis à quoi peut-on croire et que peut-on prouver? Lesmatérialistes se sont donné la peine de reviser les procès de lamagie d’antan. Ils ont retrouvé dans la possession des Ursulines deLoudun, des religieuses de Poitiers, dans l’histoire même desmiraculés de Saint-médard, les symptômes de la grande hystérie, sescontractures généralisées, ses résolutions musculaires, sesléthargies, enfin jusqu’au fameux arc de cercle.

Eh bien, qu’est-ce que cela démontre? Que ces démonomanesétaient hystéro-épileptiques? Mais à coup sûr; les observations duDr Richet, fort savant en ces matières, sont concluantes; mais enquoi cela infirme-t-il la possession? De ce fait que nombre demalades de la Salpêtrière ne sont pas possédées tout en étanthystériques, s’ensuit-il que d’autres femmes atteintes de la mêmemaladie qu’elles, ne le soient pas? Et puis, il faudrait démontreraussi que toutes les démonopathes sont hystériques et cela estfaux, car il est des femmes de sens rassis, de cervelle ferme, quile sont, sans s’en douter d’ailleurs!

Et en admettant même que ce dernier point soit controuvé, ilreste toujours à résoudre cette insoluble question: une femmeest-elle possédée parce qu’elle est hystérique, ou est-ellehystérique parce qu’elle est possédée? L’Eglise seule peutrépondre, la science pas.

Non, quand on y réfléchit, l’aplomb des positivistes déconcerte!Ils décrètent que le satanisme n’existe point; ils mettent tout surle compte de la grande hystérie et ils ne savent même pas ce qu’estcet affreux mal et quelles en sont les causes! Oui, sans doute,Charcot détermine très bien les phases de l’accès, note lesattitudes illogiques et passionnelles, les mouvements clowniques;il découvre les zones hystérogènes, peut, en maniant adroitementles ovaires, enrayer ou accélérer les crises, mais quant à lesprévenir, quant à en connaître les sources et les motifs, quant àles guérir, c’est autre chose! Tout échoue sur cette maladieinexplicable, stupéfiante, qui comporte par conséquent lesinterprétations les plus diverses, sans qu’aucune d’elles puissejamais être déclarée juste! Car il y a de l’âme là dedans, de l’âmeen conflit avec le corps, de l’âme renversée dans de la folie denerfs!

Tout ça, vois-tu, mon vieux, c’est la bouteille à l’encre; lemystère est partout et la raison bute dans les ténèbres, dèsqu’elle veut se mettre en marche.

– Peuh! fit Durtal qui était arrivé devant sa porte. Puisquetout est soutenable et que rien n’est certain, va pour le succubat!Au fond c’est plus littéraire et plus propre!

Chapitre 10

 

La journée fut longue à tuer. Eveillé, dès l’aube, songeant àMme Chantelouve, il ne tint pas en place et il s’inventa desprétextes pour aller au loin. Il manquait de liqueurs imprévues, depetits gâteaux et de bonbons et il convenait de n’être pas ainsidémuni de tout en-cas, un jour de rendez-vous. Il s’en fut, par lechemin le plus long, jusqu’à l’avenue de l’Opéra pour acheter defines essences de cédrat et de cet alkermès dont le goût évoquel’idée d’une confiserie pharmaceutique de l’Orient. Il s’agit, sedit-il, moins de régaler Hyacinthe que de lui faire déguster unélixir ignoré, qui l’étonne.

Il revint, chargé d’emplettes, sortit encore et, dans la rue, unimmense ennui l’accabla.

Il finit par échouer, après une interminable promenade au rasdes quais, dans une brasserie. Il tomba sur une banquette et ouvritun journal.

Il pensait à quoi, maintenant que, sans les lire, il regardaitla série des faits divers? à rien, pas même à elle. A force d’avoirtourné dans tous les sens, toujours sur la même piste, son espritétait arrivé au point mort et restait inerte. Durtal se trouvaitseulement très fatigué, engourdi, comme après une nuit de voyage,dans un bain tiède.

Il faut que je rentre chez moi de bonne heure, se dit-il,lorsqu’il parvint à se reprendre, – car le père Rateau n’auracertainement pas fait, ainsi que je l’en ai prié, mon ménage àfond, – et je ne veux pourtant pas qu’aujourd’hui la poussièretraîne sur tous les meubles.

Il est six heures; si je dînais vaguement dans un lieu à peuprès sûr. Il se rappela un restaurant voisin où il avait autrefoismangé sans trop de craintes. Il y chipota un poisson de la dernièreheure, une viande molle et froide, pêcha dans leur sauce deslentilles mortes, sans doute tuées par de l’insecticide; il savouraenfin d’anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était tout àla fois aquatique et tombal.

De retour chez lui, il alluma d’abord le feu dans sa chambre àcoucher et dans son cabinet; puis il inspecta les pièces.

Il ne s’était pas trompé; le concierge avait bousculé le ménageavec la même brutalité, la même hâte que de coutume. Pourtant, ilavait essayé de nettoyer les vitres des cadres, car des traces dedoigts marquaient les glaces.

Durtal essuya avec un linge mouillé ces empreintes, défit lesplis en tuyaux d’orgue des tapis, tira ses rideaux, polit avec untorchon les bibelots qu’il mit en ordre; partout il constatait dela cendre écrasée de cigarette, de la poudre de tabac, des copeauxde crayons taillés, des plumes privées de becs et mangées derouille. Il découvrait également des cocons de poils de chat, desbrouillons déchirés, des morceaux de papier épars, lancés à coupsde balai, dans tous les coins.

Il en venait à se demander comment il avait pu si longtempstolérer des meubles obscurcis et glacés par les crasses – et àmesure qu’il époussetait, son indignation s’augmentait contreRateau. – Et ça! fit-il, apercevant ses bougies devenues jaunesainsi que des chandelles. Il les changea. – Là, voyons, c’estmieux. – Il organisa le désarroi convaincu de son bureau, espaçades cahiers de notes, des livres traversés par des coupe-papiers,posa un vieil in-folio ouvert sur une chaise. – Le symbole dutravail! Se dit-il, en riant. – Puis il passa dans sa chambre àcoucher, rafraîchit avec une éponge humide le marbre de la commode,lissa le couvre-pied du lit, remit droits les cadres de sesphotographies et de ses gravures et il pénétra dans le cabinet detoilette. Là, il s’arrêta, découragé. C’était, sur une étagère debambou, au-dessus de la tablette du lavabo, un tohu-bohu de fioles.Il empoigna résolument les flacons de parfums, débarbouilla lesgoulots et les bouchons à l’émeri, frotta les étiquettes avec de lagomme élastique et de la mie de pain, puis il savonna la cuvette,trempa les peignes et les brosses dans de l’eau saturéed’ammoniaque, fit manoeuvrer son vaporisateur et injecta la piècede poudre de lilas de Perse, lava les toiles cirées du parquet etdu mur, étrilla le petit cheval, essuya le dossier et les barreauxde la chaise basse. Pris d’une fringale de propreté, il raclait,émondait, récurait, imbibait, séchait à tour de bras. Il n’envoulait plus au concierge maintenant; il trouvait même qu’il ne luiavait plus laissé assez d’objets à fourbir, à rendre neufs.

Puis il se rasa de frais, se brillanta la moustache, procéda àune nouvelle toilette minutieuse à grande eau, se demanda, ens’habillant, s’il devait enfiler des bottines à boutons ou despantoufles, jugea que les bottines étaient moins familières et plusdignes, se résolut pourtant à nouer une cravate lâche, à endosserune vareuse, pensant que cette toilette négligée d’artiste plairaità cette femme.

– Là, ça y est, – dit-il, après un dernier coup de brosse. Ilretourna dans les autres pièces, fourgonna les feux, donna enfin àdîner au chat qui rôdait, ahuri, flairant tous les objets lavés,les jugeant sans doute différents de ceux qu’il frôlait, sans s’enoccuper, tous les jours.

Et l’en-cas qu’il oubliait! Durtal posa près de la cheminée unebouillotte, distribua sur un ancien plateau de laque, des tasses,la théière, le sucrier, des gâteaux, des bonbons, des petits verresen bordure, afin de les avoir prêts sous la main, aussitôt qu’ilestimerait que le moment était venu de les servir.

Cette fois, c’était achevé; le logement est sévèrement épouillé,elle peut arriver, se dit-il, en alignant dans ses rayons quelqueslivres dont les dos dépassaient ceux des autres. Tout est bien,sauf… sauf le verre de ma lampe qui est piqué, dans son renflement,à la hauteur de la mèche, de points de caramel, et tigré de jus depipe; mais ça, je suis incapable de l’enlever, et puis je n’ai pasenvie de me brûler les doigts; au reste, en baissant un peul’abat-jour, on ne l’aperçoit pas.

Voyons, comment vais-je m’y prendre, lorsqu’elle viendra? Sedemanda-t-il, en s’enfonçant dans son fauteuil. Elle entre, bon, jelui prends les mains, je les embrasse; puis, amenée ici, dans cettepièce, je la fais asseoir près du feu, dans ce fauteuil. Jem’installe, moi, en face d’elle, sur cette petite chaise et, enm’avançant un peu, en touchant ses genoux, je puis lui ressaisir etlui enlacer les mains; de là, à la faire se pencher vers moi qui mesoulèverais, il n’y a qu’un pas. J’atteins alors ses lèvres et jesuis sauvé!

Eh non, pas tant que cela! Car c’est alors que l’aria commence.Je ne puis songer à la conduire dans la chambre à coucher. Ledéshabillage, le lit, ce n’est tolérable que lorsque l’on seconnaît déjà. A ce point de vue, les entames d’amour sont hideuseset m’atterrent. Je ne les concevrais qu’avec un souper à deux, avecun tantinet de vin fou qui exalterait la femme, je voudrais qu’ellefût prise dans un étourdissement, qu’elle ne se réveillâtqu’étendue sous de subreptices baisers, dans l’ombre. à défaut desouper ce soir, il est nécessaire qu’elle et moi, nous nousévitions de mutuels embarras, que nous rehaussions la misère de cetacte par une allure de passion, par un tourbillon effaré d’âme; ilfaut donc que je la possède, ici même, et qu’elle puisse s’imaginerque je perds la tête, alors qu’elle succombe.

Ce n’est pas commode à arranger dans cette pièce qui manque decanapé ou de divan. Pour bien faire, il convient que je la renversesur le tapis; elle aurait, ainsi que toutes les femmes, laressource de se replier le bras sur les yeux, de se cacher par àpeu près la face; moi, j’aurai soin, avant qu’elle ne se relève, debaisser la lampe.

Bien – je vais toujours préparer un coussin pour sa nuque; il enchercha un, le glissa sous le fauteuil. – Si je défaisaismaintenant mes bretelles, car elles prêtent souvent à de risiblesretards. – Il les détacha, serra la boucle de son pantalon pourqu’il ne tombât point. Mais, il y a cette damnée question desjupes! J’admire les romanciers qui font déflorer des viergesharnachées dans des robes, sanglées dans des corsets, et cela,naturellement, en un tour de baiser, en un clin d’oeil, comme sic’était possible! – Quel ennui tout de même que de se battre avecces affutiaux, que d’errer dans les plis à empois du linge! Je doisespérer pourtant que Mme Chantelouve a prévu le cas et qu’elleévitera, autant que possible, dans son intérêt même, desdifficultés ridicules!

Il consulta sa montre; huit heures et demie. Il ne faut pasl’attendre, avant au moins une heure, se dit-il, car elle viendraainsi que toutes les femmes, en retard. Que diable peut-elle bienraconter à ce pauvre Chantelouve, pour lui expliquer sa sortie, cesoir?

Enfin, cela ne me regarde pas. – Hum! Cette bouillotte près dufeu semble une invite à toilette; mais non, le prétexte du thé àéchauder conjure toute grossière idée. Et si Hyacinthe ne venaitpas?

Elle viendra, se dit-il, subitement ému: car enfin, quel intérêtaurait-elle à se dérober maintenant qu’elle sait ne pas pouvoirm’attiser plus? Puis, sautant toujours dans le même cercle, d’unepensée à une autre: -ce sera un désastre sans doute; une fois repu,la désillusion est probable; eh bien, tant mieux, je serai libre,car avec ces histoires-là, je ne travaille plus!

Quelle misère! Me voilà reculé – d’âme seulement hélas! -jusqu’à vingt ans. J’attends une femme, alors que depuis desannées, je méprisais et les gens amoureux et les maîtresses; – etje regarde ma montre, toutes les cinq minutes, et j’écoute, malgrémoi, si je n’entends point dans l’escalier son pas!

Non, il n’y a pas à dire, la petite fleur bleue, le chiendent del’âme, c’est difficile à extirper et ce que ça repousse! Rien neparaît pendant vingt ans et soudain, on ne sait, ni pourquoi, nicomment, ça drageonne et ça jaillit en d’inextricables touffes! -Mon dieu, que je suis bête!

Il bondit dans son fauteuil. Doucement on sonnait. Il n’est pasencore neuf heures, ce n’est pas elle, murmura-t-il, enouvrant.

C’était elle.

Il lui serra les mains, la remercia d’être aussi exacte.

Elle se déclara souffrante.

– Je ne suis venue que pour ne pas vous faire attendre!

Il s’inquiéta.

– J’ai une migraine affreuse, reprit-elle, en passant ses doigtsgantés sur son front.

Il la débarrassa de ses fourrures, la pria de s’asseoir dans lefauteuil, et il se préparait à se rapprocher d’elle, à s’installer,ainsi qu’il se l’était promis, sur une petite chaise, mais ellerefusa le fauteuil et choisit, loin du feu, près de la table, unsiège bas.

Debout, il se pencha et lui prit les doigts.

– Comme vous avez la main brûlante, dit-elle.

– Oui, un peu de fièvre, je dors si mal. Si vous saviez combienje pense à vous! Puis vous êtes toujours ici, pour moi; et il parlade cette persistante odeur de cannelle expirant très au loin, dansles odeurs moins définies qu’exhalaient ses gants. Allez, – et ilfleura ses doigts, – vous me laisserez encore un peu de vousaujourd’hui, lorsque vous me quitterez.

Elle se leva, en soupirant:

– Tiens, vous avez un chat; comment se nomme-t-il?

– Mouche.

Elle l’appela. Il s’empressa immédiatement de déguerpir.

– Mouche! Mouche! cria Durtal.

Mais Mouche, refugié sous le lit, ne sortit pas.

– Il est, voyez-vous, un peu sauvage… il n’a jamais vu defemmes.

– Oh, voulez-vous me faire croire que vous n’avez jamais, ici,reçu de femmes.

Il lui jura que non, attesta qu’elle était la première…

– Et vous ne teniez peut-être pas beaucoup, avouez-le, à ce quecette… première vînt?

Il rougit. – Mais pourquoi?

Elle eut un geste vague. – J’ai envie de vous taquiner,reprit-elle, en s’asseyant, cette fois sur le fauteuil. Au reste,je ne sais vraiment pas pourquoi je me permets de vous poser desquestions aussi indiscrètes.

Il s’était assis devant elle; il était enfin parvenu à poser lascène telle qu’il la voulait et il allait commencer l’attaque.

Il frôlait ses genoux avec les siens.

– Vous savez bien que vous ne pouvez être indiscrète, que seule,ici, vous avez désormais des droits…

– Non pas, je n’en ai aucun et n’en veux pas avoir!

– Pourquoi?

– Parce que… Écoutez. – Et sa voix s’affermit et devint grave. -Écoutez, plus je réfléchis et plus je vous demande en grâce de nepas ainsi détruire notre rêve. Et puis… voulez-vous que je soisfranche, si franche que je vais vous paraître sans doute un monstred’égoïsme, eh bien, personnellement, je ne voudrais pas gâter lebonheur… comment dirai-je, abouti, extrême… que me donne notreliaison. Je sens bien que cela devient confus et que je m’expliquemal. Enfin, tenez, je vous possède quand et comment il me plaît, demême que j’ai longtemps possédé Byron, Baudelaire, Gérard DeNerval, ceux que j’aime…

– Vous dites?

– Je dis que je n’ai qu’à les désirer, qu’à vous désirer vous,maintenant, avant de m’endormir…

– Et?

– Et vous seriez inférieur à ma chimère, au Durtal que j’adoreet dont les caresses rendent mes nuits folles!

Il la regarda stupéfié. Elle avait ses yeux dolents et troubles;elle semblait même ne plus le voir et parler dans le vide. Ilhésita, aperçut en un éclair de pensée, ces scènes de l’incubatdont Gévingey parlait; nous débrouillerons cela plus tard, sedit-il; – en attendant… – il lui tira doucement les bras, se haussavers elle et brusquement il lui baisa la bouche.

Elle eut un sursaut électrique, fut debout. Il l’étreignit,l’embrassa furieusement; alors, avec des gémissements très doux,avec une sorte de roucoulement de gorge, elle renversa sa tête etétreignit sa jambe entre les siennes.

Il eut un cri de rage – car il sentait bouger ses hanches. – Ilcomprenait, ou croyait, cette fois, comprendre! Elle voulait unevolupté d’avare, une espèce de péché solitaire, de joie muette…

Il la repoussa. Elle resta, toute pâle, suffoquant, les yeuxfermés, les mains tendues en avant, comme celles d’un enfant quis’épeure… – Puis la colère de Durtal s’évanouit, car il hennissait;- et marchant sur elle, il la reprit; – mais elle se débattit,criant: non, je vous en supplie, laissez-moi!

Il la tenait, à plein corps, écrasée contre lui et il essayaitde lui faire plier les reins.

– Oh! Je vous en supplie, laissez-moi partir!

Elle eut un accent si désespéré qu’il la lâcha. Puis, il sedemanda s’il n’allait pas la jeter brutalement sur le tapis ettenter de la violer. Mais ses yeux égarés l’effrayèrent.

Elle haletait, les bras tombés, appuyée, toute blanche, contresa bibliothèque.

– Ah! fit-il, en marchant dans la pièce et en bousculant lesmeubles. Ah! Il faut vraiment que je vous aime pour que, malgré vossupplications et vos refus…

Elle joignit les mains pour l’écarter.

– Ah çà, reprit-il, exaspéré, en quoi donc êtes-vous faite?

Elle s’éveilla et, froissée, lui dit: – Monsieur, je souffreassez, épargnez-moi. – Et pêle-mêle, elle parla de son mari, de sonconfesseur, devint incohérente et il eut peur; elle se tut, puis,d’une voix chantante, elle reprit:

– Dites vous viendrez, demain soir, chez moi?

– Mais moi aussi, je souffre!

Elle sembla ne pas l’entendre; ses yeux en fumée s’éclairaienttout au loin des prunelles de faibles lueurs. Sur ce ton decantilène, elle murmura: dites, mon ami, dites, vous viendrez,n’est-ce pas?

– Oui, fit-il, enfin.

Alors elle se rajusta, et, sans dire mot, elle quitta la pièce;il la suivit, silencieux, jusqu’à l’entrée; elle ouvrit la porte,se retourna, lui prit la main et très doucement elle l’effleura deses lèvres.

Il resta stupide, ne comprenant plus. Qu’est-ce que celasignifie? fit-il, en rentrant dans sa pièce, en remettant lesmeubles en place, en rétablissant le désordre des tapis foulés.Voyons, j’aurais bien besoin de mettre aussi de l’ordre dans macervelle; réfléchissons, s’il se peut:

Où veut-elle en venir, car enfin elle a un but! – Elle ne veutpas aboutir à l’acte même. Craint-elle, ainsi qu’elle l’affirme, ladésillusion? Se rend-elle compte combien les soubresauts amoureuxsont grotesques? Ou bien est-elle, ce que je crois, unemélancolique et terrible allumeuse qui ne songe qu’à elle; ceserait alors une sorte d’égoïsme obscène, un de ces péchéscompliqués tels qu’en contient la somme des confesseurs… dans cecas, elle serait une… frôleuse!

Puis reste cette question de l’incubat qui vient s’enterlà-dessous; elle avoue, et cela si placidement, qu’elle cohabite àvolonté, en songe, avec des êtres vivants ou morts? Est-ellesatanisante et le chanoine Docre, qui l’a connue, a-t-il passé parlà?

Autant de questions impossibles à résoudre. Que dénoncemaintenant cette invitation imprévue pour demain? Veut-elle necéder que chez elle? S’y trouve-t-elle plus à l’aise ou juge-t-elleplus urticant le péché commis près de son mari, dans une chambre?Exècre-t-elle Chantelouve, est-ce une vengeance méditée oucompte-t-elle sur la peur du danger pour se fouetter les sens?

Après cela, c’est peut-être tout bonnement une dernièrecoquetterie, une halte de scrupules, un apéritif avant le repas;puis les femmes sont si drôles! Elle s’est peut-être assigné desdélais, pour se mieux différencier, par ce subterfuge, des filles.Ou bien, il y a peut-être encore une cause physique, unatermoiement indispensable, une nécessité charnelle de gagner unjour?

Il chercha d’autres raisons encore, mais il n’en découvritpoint.

Au fond, reprit-il, vexé, malgré tout, de son échec, au fondj’ai été un imbécile. J’aurais dû hussarder, ne pas m’arrêter à sessupplications et à ses leurres; j’aurais dû lui violenter labouche, lui faire sauter les seins. Ce serait fini, tandis quemaintenant tout est à recommencer; et que diantre, j’ai autre choseà faire!

Qui sait si, à l’heure actuelle, elle ne se fiche pas de moi?Peut-être m’espérait-elle plus virulent et plus hardi; mais non, savoix navrée n’était pas feinte, ses pauvres yeux ne simulaient pasl’égarement, et que signifierait alors ce baiser presquerespectueux, car il y avait une insaisissable nuance de respect etde gratitude, dans ce baiser qui m’enveloppa la main!

C’est à s’y perdre. En attendant, j’ai, dans cette bousculade,oublié mes rafraîchissements et mon thé. Si j’ôtais mes bottinesmaintenant que je suis seul, car j’ai les pieds gonflés, à forced’avoir ainsi piétiné dans la chambre.

Si je faisais mieux encore, si je me couchais, car je suisincapable maintenant de travailler ou de lire. Et il ouvrit sacouverture.

Décidément, rien n’arrive comme on le prévoit; ce n’étaitpourtant pas trop mal machiné, reprit-il, en s’étendant entre sesdraps. Il éteignit, en soupirant, la lampe, tandis que le chatrassuré, passait plus léger qu’un souffle au-dessus de lui etgagnait sans bruit sa place.

Chapitre 11

 

Contrairement à ses prévisions, il dormit à poings fermés, toutela nuit, et il se réveilla, le lendemain, lucide et agaillardi,très calme. Cette scène de la veille, qui devait exacerber sessens, produisit l’effet absolument contraire; la vérité c’est queDurtal n’était nullement de ceux que les obstacles attirent. Ilessayait, une seule fois, de foncer dessus et, dès qu’il jugeait neles pouvoir culbuter, il s’écartait, sans aucun désir de renouvelerla lutte. Si Mme Chantelouve avait voulu l’affiler plus encore parces escales ménagées et ces retards, elle avait fait fausse route.Il s’émoussait, se sentait, ce matin-là, déjà ennuyé de cesmimiques, las de ces attentes.

Une pointe d’aigreur commençait à se mêler aussi à sesréflexions. Il en voulait à cette femme de l’avoir ainsi lanternéet il s’en voulait à lui-même de s’être laissé berner de la sorte.Puis certaines phrases dont l’impertinence ne l’avait pas toutd’abord surpris, le froissaient maintenant. Celle où, à propos deses rires nerveux, Mme Chantelouve avait, sur un ton négligent,répondu:  » cela me prend souvent dans les omnibus « ; cette autresurtout où elle affirmait n’avoir besoin, ni de sa permission, nide sa personne, pour le posséder, lui semblaient pour le moinsmalséantes, adressées à un homme qui n’avait pas couru après elleet qui ne l’avait enlacée en somme par aucune avance.

– Toi, dit-il, je te materai, dès que j’aurais des droits. Dansle réveil assagi de ce matin, la hantise de cette femme serelâchait.

Résolument il pensa:

Va encore pour deux rendez-vous; celui de ce soir chez elle.Celui-là est inutile et ne compte pas, car j’entends ni me laisserinvestir, ni tenter, de mon côté, l’assaut; je n’ai pas l’envie, eneffet, d’être pris en flagrant délit par Chantelouve, de risquer lapolice correctionnelle ou le revolver. Et un autre, un dernier,ici. Si elle ne cède pas, eh bien, ce sera clos; elle ira jouer sonrôle de frôleuse ailleurs!

Et il déjeuna de bon appétit, s’installa devant sa table etremua les matériaux épars de son livre.

J’en étais, se dit-il, en parcourant son dernier chapitre, aumoment où les expériences d’alchimie, où les évocations diaboliquesratent. Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers quientourent le maréchal avouent que pour amorcer Satan, il faudraitque Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu’il commît descrimes.

Gilles refuse d’aliéner son existence et d’abandonner son âme,mais il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme si brave sur leschamps de bataille, si courageux quand il accompagne et défendJeanne d’Arc, tremble devant le démon, s’apeure lorsqu’il songe àla vie éternelle, lorsqu’il pense au Christ. Et il en est de mêmede ses complices; pour être assuré qu’ils ne révéleront pas lesconfondantes turpitudes que le château cèle, il leur fait jurer surles saints evangiles le secret certain qu’aucun d’eux n’enfreindrale serment, car, au Moyen Age, le plus impavide des banditsn’oserait assumer l’irrémissible méfait de tromper Dieu!

Toujours est-il qu’en même temps que ses alchimistes délaissentleurs impuissants fourneaux, Gilles se livre à d’effroyablesripailles et sa chair, incendiée par les essences désordonnées desrasades et des mets, entre en éruption, bout en tumulte.

Or, il n’y avait point de femmes au château; Gilles paraît dureste avoir, à Tiffauges, exécré le sexe. Après avoir baratté lesribaudes des camps et besogné, avec les Xaintrailles et les LaHire, les prostituées de la cour de Charles VII, il semble que lemépris des formes féminines lui soit venu. Ainsi que les gens dontl’idéal de concupiscence s’altère et dévie, il en arrivecertainement à être dégoûté par la délicatesse du grain de la peau,par cette odeur de la femme que tous les sodomites abhorrent.

Et il déprave les enfants de choeur de sa maîtrise; il les avaitchoisis, d’ailleurs, ces petits desservants de sa psallette, « belscomme des anges ». Ils furent les seuls qu’il aima, les seuls qu’enses transports d’assassin, il épargna.

Mais bientôt ce ragoût des pollutions enfantines lui paruttiède. La loi du satanisme qui veut que l’élu du mal descende laspirale du péché jusqu’à sa dernière marche, allait, une fois deplus, se promulguer. Ne fallait-il pas aussi que l’âme de Gillespurulât, pour qu’en ce rouge tabernacle, constellé d’abcès, letrès-bas pût habiter à l’aise!

Et les litanies du rut s’élevèrent dans le vent salé desabattoirs. La première victime de Gilles fut un tout petit garçondont le nom est ignoré. Il l’égorgea, lui trancha les poings,détacha le coeur, arracha les yeux, et il les porta dans la chambrede Prélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgationspassionnées, au diable qui se tut. Gilles exaspéré s’enfuit.Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s’enfut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprès d’unechapelle dédiée à Saint Vincent.

Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire sesformules d’évocation et ses grimoires, s’épandit en d’horriblessemailles qui levèrent et bientôt, de Rais put engranger la plusexorbitante moisson de crimes que l’on connaisse.

De 1432 à 1440, c’est-à-dire pendant les huit années comprisesentre la retraite du maréchal et sa mort, les habitants de l’Anjou,du Poitou, de la Bretagne, errent, en sanglotant sur les routes.Tous les enfants disparaissent; les pâtres sont enlevés dans leschamps; les fillettes qui sortent de l’école, les garçons qui vontjouer à la pelote le long des ruelles ou s’ébattent au bord desbois, ne reviennent plus.

Au cours d’une enquête que le Duc de Bretagne ordonne, lesscribes de Jean Touscheronde, commissaire du duc en ces matières,dressent d’interminables listes d’enfants qu’on pleure.

Perdu, à la Rochebernart, l’enfant de la femme Péronne, « unenfant qui allait à l’école et apprenait moult bien » dit lamère.

Perdu à Saint-étienne De Montluc, le fils de Guillaume Brice »lequel était pauvre homme et allait à l’aumône ».

Perdu à Machecoul, le fils de Georget le Barbier « qu’on a vu, uncertain jour cueillir des pommes derrière l’hôtel Rondeau et quidepuis n’a été vu ».

Perdu à Thonaye, l’enfant de Mathelin Thouars « qu’on entend secomplaindre et esmoier et était ledit enfant de l’âge d’environdouze ans ».

A Machecoul encore, le jour de la Pentecôte, les époux Sergentlaissent chez eux leur enfant âgé de huit ans, et, au retour deschamps, « ils ne retrouvent plus ledit enfant de huit ans, dontmoult se merveillèrent et furent dolents ».

A Chantelou, c’est Pierre Badieu, mercier en la paroisse, quidit que, un an ou environ, il vit au pays de Rais, deux petitsenfants de l’âge de neuf ans, qui étaient frères et enfants deRobin Pavot audit lieu. « Et oncques depuis ce temps ne les vit, nine sait ce qu’ils sont devenus. »

A Nantes, c’est Jeanne Darel qui dépose que « le jour de saintpère, elle adira en la ville son sien fils nommé Olivier, étant enl’âge de sept et huit ans et depuis cette fête de saint père ne levit ni ouït nouvelles ».

Et les pages de l’enquête continuent, s’accumulent, révèlent descentaines de noms, narrent la douleur des mères qui interrogent lespassants sur les chemins, les hurlements des familles dans lesmaisons desquelles les enfants sont ravis, dès qu’elles s’écartentpour bêcher les champs et semer le chanvre. Ces phrases reviennent,de même que les ritournelles désolées, à la fin de chaquedéposition: « on les voit s’en complaindre doloreusement », « onentend moult lamentations ». Partout où sont établis les charniersde Gilles, les femmes pleurent.

Le peuple effaré se raconte d’abord que de méchantes fées, quedes génies malfaisants dispersent sa géniture, mais, peu à peu,d’affreux soupçons lui viennent. Dès que le maréchal se déplace,dès qu’il va de sa forteresse de Tiffauges au château de Champtocé,et de là au castel de La Suze ou à Nantes, il laisse derrière sespas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, lelendemain, des enfants manquent. En frémissant, le paysan constateaussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger deBricqueville, Gilles de Sillé, tous les intimes du maréchal, lespetits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu’unevieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visagecouvert comme celui de Gilles de Sillé, d’une étamine noire; elleaccoste les enfants et son parler est si séduisant, sa figure, dèsqu’elle lève son voile, est si habile, que tous la suiventjusqu’aux lisières des bois où des hommes les emportent, bâillonnésdans des sacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse dechair, cette ogresse, La Meffraye, du nom d’un oiseau de proie.

Ces émissaires rayonnaient par tous les villages et les bourgs,chassaient à l’enfant sous les ordres du Grand Veneur, le Sieur deBricqueville. Non content de ces rabatteurs, Gilles s’installaitaux fenêtres du château et, alors que de jeunes mendiants, attiréspar la renommée de ses largesses, demandaient l’aumône, il lestriait du regard, faisait monter ceux dont la physionomiel’incitait au stupre et on les jetait en un cul de basse-fosse,jusqu’à ce que, se sentant en appétit, le maréchal réclamât sonsouper charnel.

Combien d’enfants égorgea-t-il, après les avoir déflorés?Lui-même l’ignorait, tant il avait consommé de viols et commis demeurtres! Les textes du temps comptes de sept à huit centsvictimes, mais ce nombre est insuffisant, semble inexact. Desrégions entières furent dévastées; le hameau de Tiffauges n’avaitplus de jeunes gens, la Suze, nulle couvée mâle; à Champtocé, toutle fond d’une tour était rempli de cadavres; un témoin, cité dansl’enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi: « qu’un nommé DuJardin a ouï dire qu’il avait été trouvé audit châtel une pipetoute pleine de petits enfants morts ».

Aujourd’hui encore, les traces de ces assassinats persistent. Ily a deux ans, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette et ilen ramena des masses de têtes et d’os!

Toujours est-il que Gilles avoua d’épouvantables holocaustes etque ses amis en confirmèrent les effrayants détails.

A la brune, alors que leurs sens sont phosphorés, comme meurtrispar le suc puissant des venaisons, embrasés par de combustiblesbreuvages semés d’épices, Gilles et ses amis se retirent dans unechambre éloignée du château. C’est là que les petits garçonsenfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille, on lesbâillonne; le maréchal les palpe et les force, puis il les tailladeà coups de dagues, se complaît à les démembrer, pièces à pièces.D’autre fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle despoumons; il leur ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de sesmains la plaie et s’assied dedans. Alors, tandis qu’il se macèredans la boue détrempée des entrailles tièdes, il se retourne un peuet regarde par-dessus son épaule, afin de contempler les suprêmesconvulsions, les derniers spasmes. Lui-même l’a dit: « J’étais pluscontent de jouir des tortures, des larmes, de l’effroi et du sangque de tout autre plaisir ».

Puis il se lasse des joies fécales. Un passage encore inédit duprocès nous apprend que: « ledit sire s’échauffait avec des petitsgarçons, quelquefois avec des petites filles avec lesquels il avaithabitation sur le ventre, disant qu’il y prenait plus de plaisir etmoins de peine qu’à le faire en leur nature. » après quoi, il leursciait lentement la gorge, et l’on plaçait le cadavre, les linges,les robes, dans le brasier de l’âtre bourré de bois et de feuillessèches, et l’on jetait les cendres, partie dans les latrines,partie au vent, en haut d’une tour, partie dans les fossés et lesdouves.

Bientôt ses furies s’aggravèrent; jusqu’alors il avait assouvisur des êtres vivants ou moribonds la rage de ses sens; il sefatigua de souiller des chairs qui pantelaient et il aima lesmorts.

Artiste passionné, il baisait, avec des cris d’enthousiasme, lesmembres bien faits de ses victimes; il établissait un concours debeauté sépulcrale; – et, alors que, de ces têtes coupées, l’uneobtenait le prix, – il la soulevait par les cheveux et,passionnément, il embrassait ses lèvres froides.

Le vampirisme le satisfit, pendant des mois. Il pollua lesenfants morts, apaisa la fièvre de ses souhaits dans la glaceensanglantée des tombes; il alla même, un jour que sa provisiond’enfants était épuisée, jusqu’à éventrer une femme enceinte et àmanier le foetus! – Puis, après ces excès, il tombait, épuisé, end’horribles sommes, en de pesants comas, semblables à ces sortes deléthargies qui accablèrent, après ses violations de sépulture, lesergent Bertrand. – Mais si l’on peut admettre que ce sommeil deplomb est l’une des phases connues de cet état encore mal observédu vampirisme; si l’on peut croire que Gilles de Rais fut un aberrédes sens génésiques, un virtuose en douleurs et en meurtres, ilfaut avouer qu’il se distingue des plus fastueux des criminels, desplus délirants des sadiques, par un détail qui semble extrahumain,tant il est horrible!

Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne luisuffisant plus, il les corroda d’une essence de péché rare. Ce nefut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joueavec le corps de sa victime. Sa férocité ne demeura plus seulementcharnelle; elle s’aggrava, devint spirituelle. Il voulut fairesouffrir l’enfant dans son corps et dans son âme; par unesupercherie toute satanique, il trompa la gratitude, dupal’affection, vola l’amour. Alors il dépassa, du coup, l’infamie del’homme et entra de plain-pied dans la dernière ténèbre du Mal.

Il imagina ceci:

Quand l’un des malheureux enfants était amené dans sa chambre,Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaient à un croc fiché au mur;et, au moment où l’enfant suffoquait, Gilles ordonnait de ledescendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précautionle petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, ledorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant sescomplices: ces hommes-là sont méchants, mais tu vois ilsm’obéissent; n’aie plus peur, je te sauve la vie et je vais terendre à ta mère; – et tandis que l’enfant éperdu de joie,l’embrassait, l’aimait à ce moment, il lui incisait doucement lecou par derrière, le rendait, suivant son expression, « languissant »et lorsque la tête un peu détachée, saluait dans des flots de sang,il pétrissait le corps, le retournait, le violait, enrugissant.

Après ces abominables jeux, il put croire que l’art du charnieravait exprimé dans ses doigts son dernier bouillon, suinté sondernier pus, et, en un cri d’orgueil, il dit à la troupe desparasites: « Il n’est personne sur la planète qui ose ainsifaire! »

Mais si l’au-delà du bien, si le là-bas de l’amour estaccessible à certaines âmes, l’au-delà du mal ne s’atteint pas.Excédé de stupres et de meurtres, le maréchal ne pouvait aller danscette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, àdes tortures plus studieuses et plus lentes, c’en était fait; leslimites de l’imagination humaine prenaient fin; il les avait,diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant levide; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que lemalin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer àlui.

Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, maisalors le remords fondit sur lui, le harpa, le tenailla sanstrêve.

Il vécut d’expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlantà la mort comme une bête. On le trouve, courant dans les partiessolitaires du château; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieuqu’il fera pénitence, il promet de créer des fondations pieuses. Ilinstitue à Machecoul une collégiale en l’honneur des SaintsInnocents; il parle de s’enfermer dans un cloître, d’aller àJérusalem, en mendiant son pain.

Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent,puis passent, glissent les unes sur les autres et celles quidisparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui lessuivent. Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipitedans de nouvelles débauches, délire dans de telles rages, qu’il serue sur l’enfant qu’on apporte, lui crève les prunelles, remue avecses doigts le lait sanglant des yeux, puis il s’empare d’un bâtond’épines et frappe sur la tête jusqu’à ce que la cervelle saute ducrâne!

Et lorsque le sang gicle et que la pâte du cerveau l’éclabousse,il grince des dents et rit. Ainsi qu’une bête traquée, il fuit dansles bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassentprudemment du cadavre et des hardes.

Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêtsnoires et épaisses, profondes, telles que la Bretagne en recèleencore à Carnoët.

Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes quil’accostent, regarde, et soudain il voit l’obscénité des très vieuxarbres.

Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soitsa présence même qui la déprave; pour la première fois, il comprendl’immuable salacité des bois, découvre des priapées dans lesfutaies.

Ici, l’arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la têteen bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant desjambes en l’air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvellescuisses qui s’ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en pluspetites, à mesure qu’elles s’éloignent du tronc; là, entre cesjambes, une autre branche est enfoncée, en une immobile fornicationqui se répète et diminue, de rameaux en rameaux, jusqu’à la cime;là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaîtsous une jupe de feuilles ou bien, il sort au contraire, d’unetoison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.

Des images l’effarent. Il revoit les peaux garçonnières, lespeaux du blanc lucide des parchemins, dans les écorces pâles etlisses des longs hêtres; il retrouve l’épiderme éléphantin desmendiants dans l’enveloppe noire et rugueuse des vieux chênes;puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, desorifices où l’écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, deshiatus plissés qui simulent d’immondes émonctoires ou des naturesbéantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches,d’autres visions, des fosses de dessous de bras, des aissellesfrisées en lichen gris; ce sont, dans le tronc même de l’arbre, desblessures qui s’allongent en grandes lèvres, sous des touffes develours roux et des bouquets de mousses!

Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent endésordre dans le firmament qui se satanise; les nuages se gonflenten mamelons, se fendent en croupes, s’arrondissent en des outresfécondes, se dispersent en des traînées épandues de laite; ilss’accordent avec la bombance sombre de la futaie où ce ne sont plusqu’images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, quegrands v, que bouches de Sodome, que cicatrices qui s’ébrasent,qu’issues humides! – Et ce paysage d’abomination change. Gillesvoit maintenant sur les troncs d’inquiétants polypes, d’horriblesloupes. Il constate des exostoses et des ulcères, des plaiestaillées à pic, des tubercules chancrelleux, des caries atroces;c’est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d’arbresdans laquelle surgit, au détour d’une allée, un hêtre rouge.

Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croitmouillé par une pluie de sang; il entre en rage, rêve que sousl’écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouillerdans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, lavioler à une place inconnue aux folies de l’homme!

Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre,et il s’affole, brame, écoute, hagard, la forêt qui répond à sescris de désirs par les huées stridentes des vents; il s’affaisse,pleure, reprend sa marche jusqu’à ce qu’exténué, il arrive auchâteau et croule sur son lit comme une masse.

Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu’il dort. Lesenlacements lubriques des branches, l’accouplement des essencesdiverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés quis’entr’ouvrent disparaissent; les pleurs des feuillages fouettéspar la bise, se tarissent; les blancs abcès des nuées se résorbentdans le gris du ciel; et – dans un grand silence – ce sont lesincubes et les succubes qui passent.

Les corps qu’il a massacrés et dont il a fait jeter les cendresdans les douves ressuscitent à l’état de larves et l’attaquent auxparties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse ensursaut, et accroupi il se traîne à quatre pattes, tel qu’un loup,jusqu’au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant.

Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ceChrist dont la face convulsée le regarde. Il l’adjure d’avoirpitié, le supplie de l’épargner, sanglote, pleure, et lorsque n’enpouvant plus, il gémit tout bas, il entend, terrifié, pleurer danssa propre voix, les larmes des enfants qui appelaient leurs mèreset criaient grâce!

 

Et Durtal emballé sur cette vision qu’il imagine, ferme soncahier de notes et juge, en levant les épaules, bien mesquins sesdébats d’âme à propos d’une femme dont le péché n’est, comme lesien en somme, qu’un péché bourgeois, qu’un péché ladre.

Chapitre 12

 

Le prétexte de cette visite qui pourrait paraître étrange àChantelouve que j’ai omis de voir depuis des mois, est facile àtrouver, se disait Durtal, en s’acheminant vers la rue de Bagneux.En supposant qu’il soit chez lui, ce soir, ce qui est peu probable,car alors, que signifierait ce rendez-vous? J’aurai la ressource delui raconter que j’ai appris par des Hermies son accès de goutte etque j’ai voulu prendre de ses nouvelles.

Il monta l’escalier de la maison qu’habitait Chantelouve.C’était un vieil escalier à rampe de fer, très large, aux marchespavées de carreaux rouges et bordées de bois, il était éclairé parces antiques lampes à réflecteur que surmonte une sorte de casquede tôle peint en vert.

Cette ancienne maison sentait l’eau des tombes, mais elleexhalait aussi une odeur cléricale, dégageait ce fleur d’intimitéun peu solennel que n’ont plus les bâtisses en carton-pâte de notretemps. Elle ne semblait pas pouvoir abriter les promiscuités desappartements neufs où logent indifféremment des femmes entretenueset des ménages réguliers et placides. Elle lui plut et il jugeaqu’Hyacinthe était, en ce milieu grave, plus enviable.

Il sonna au premier étage. Une bonne l’introduisit par un longcouloir dans un salon. Il constata, d’un coup d’oeil, que depuis sadernière visite, rien n’avait changé.

C’était la même pièce grande et haute, avec des fenêtres n’enfinissant plus, une cheminée parée d’une réduction en bronze de laJeanne d’Arc de Frémiet, entre deux lampes en porcelaine du Japon,à globes. Il reconnaissait le piano à queue, la table chargéed’albums, le divan, les fauteuils forme Louis xv, en tapisseriespeintes. Devant chaque croisée, il y avait dans des potichesbleues, montées sur des pieds de faux ébène, des palmiers malades.Sur les murs, des tableaux religieux et sans accent, un portrait deChantelouve jeune, posé de trois quarts, une main appuyée sur lapile de ses oeuvres; seuls, un ancien iconostase russe en argentniellé et l’un de ces Christ en bois, sculptés au dix-septièmesiècle, par Bogard de Nancy et couché sur un lit de velours, en unancien cadre de bois doré, relevaient un peu la banalité de cetameublement de bourgeois faisant leurs Pâques, recevant des damesde charité et des prêtres.

Un grand feu flambait dans l’âtre; une très haute lampe àabat-jour de dentelle rose, éclairait la pièce.

– Ce que ça pue la sacristie! se disait Durtal, au moment où laporte s’ouvrit.

Mme Chantelouve entra, moulée dans un peignoir de molletonblanc, embaumant la frangipane. Elle serra la main de Durtal,s’assit en face de lui et il aperçut sous le peignoir des bas desoie indigo dans des petits souliers vernis, à grilles.

Ils parlèrent du temps; elle se plaignait de la persistance del’hiver, déclarait que malgré les fournaises les plus actives elledemeurait toujours grelottante et glacée et elle lui donna à tâterses mains qui étaient, en effet, froides; puis elle s’inquiéta desa santé, le trouva pâle.

– Mon ami a l’air bien triste, dit-elle.

– On le serait à moins, fit-il, désirant se rendreintéressant.

Elle ne répondit pas tout d’abord, puis:

– Hier, j’ai vu combien vous me désiriez! Mais pourquoi,pourquoi vouloir en arriver là?

Il esquissa un vague geste de dépit.

– Vous êtes tout de même singulier, reprit-elle. J’ai relu l’unde vos livres, aujourd’hui et j’y ai noté cette phrase: « il n’y ade bon que les femmes que l’on a pas », allons, avouez que vousaviez raison en l’écrivant!

– Ça dépend, je n’étais pas amoureux alors!

Elle hocha la tête. – Voyons, dit-elle, il faut que je préviennemon mari que vous êtes là.

Durtal resta silencieux, se demandant quel rôle il jouaitdécidément dans ce ménage.

Chantelouve revint avec sa femme. Il était en robe de chambre etil avait la bouche barrée par un porte-plume.

Il le déposa sur la table, et après avoir assuré Durtal que sasanté s’était tout à fait remise, il se plaignit de labeursécrasants, de fardeaux énormes. J’ai dû renoncer à mes dîners et àmes réceptions, je ne vais même plus dans le monde, dit-il, je suisattelé, du matin au soir, devant ma table.

Et à une question de Durtal s’enquérant de la nature de cestravaux, il avoua toute une série de volumes sur des vies deSaints; de l’ouvrage à la grosse, non signé, commandé pourl’exportation par une maison de Tours.

– Oui; et, dit en riant sa femme, ce sont des Saints vraimentnégligés qu’il prépare.

Et comme Durtal réclamait du regard une explication, Chantelouveajouta, riant à son tour: – Elle dit vrai; les sujets me sontimposés et l’on dirait que l’éditeur se complaît à vouloir me fairecélébrer la crasse! J’ai à décrire les bienheureux qui sont, pourla plupart, déplorablement sales: Labre, dont la vermine et lapuanteur répugnaient les hôtes mêmes des étables; Sainte Cunégondequi délaissait par humilité son corps; Sainte Opportune qui n’usajamais d’eau et ne lava jamais son lit qu’avec ses larmes; SainteSilvie qui ne se débarbouilla jamais la face; Sainte Radegonde quine changeait jamais de cilice et couchait sur un tas de cendre; etcombien d’autres dont il me faut ceindre les têtes dépeignées d’uneauréole d’or!

– Il y a pis que cela, fit Durtal, lisez la vie de MarieAlacoque, vous y verrez que, pour se mortifier, elle ramassa avecsa langue les déjections d’une malade et suça, au doigt de piedd’un infirme, un apostume!

– Je le sais, mais j’avoue que, loin de me toucher, cessaletés-là me répugnent.

– J’aime mieux Saint Luce le martyr, dit Mme Chantelouve.Celui-là avait le corps si transparent qu’il voyait au travers desa poitrine des ordures dans son coeur; ces ordures sont pour nous,du moins, supportables. Au reste, reprit-elle, après un silence, cemanque de soins me ferait prendre en grippe les monastères et il merendrait odieux votre Moyen Age!

– Pardon, ma chère, dit le mari; mais vous commettez pourl’instant une grosse erreur: le Moyen Age n’a jamais été, commevous le croyez, une époque sordide, car on y fréquentait assidûmentles bains. A Paris, par exemple, où les établissements furentnombreux, les étuveurs parcouraient la ville, en criant que l’eauétait chaude. C’est seulement à partir de la Renaissance que lacrasse s’est implantée en France. Quand on songe que cettedélicieuse reine Margot avait le corps macéré de parfums maisjambonné tel qu’un fond de poêle! – Et Henri IV qui se flattaitd’avoir les pieds fumants et le gousset fin!

– Mon ami, faites-nous grâce, je vous prie, de ces détails, ditla femme.

Durtal regardait pendant qu’il parlait, Chantelouve. Il étaitrotond et petit, bedonnait de l’estomac, ceinturait à peine sonventre de ses deux bras. Il avait les joues rubicondes, les cheveuxlongs par derrière, très pommadés, ramenés en croissants le longdes tempes. Il portait du coton rose dans les oreilles, étaitcomplètement rasé, ressemblait à un notaire, bon vivant et pieux.Mais l’oeil, vif, fourbe, démentait cette mine joviale et confite;on devinait dans ce regard un homme d’affaires intrigant et madré,capable, sous ses abords mielleux, d’un mauvais coup.

– Ce qu’il doit avoir envie de me ficher à la porte! Se disaitDurtal, car il n’ignore certainement pas les manigances de safemme.

Mais si Chantelouve désirait se débarrasser de lui, il nedécelait guère. Les jambes croisées, les mains pliées, en un gestede prêtre, l’une sur l’autre, il paraissait s’intéresser fortmaintenant aux travaux de Durtal.

Un peu incliné, écoutant ainsi qu’au théâtre, il répliquait: -Oui, je connais la matière; j’ai lu, dans le temps un livre qui m’asemblé bien fait sur Gilles de Rais; c’était un volume de l’abbéBossard.

– C’est même l’ouvrage le plus savant et le plus complet quel’on ait écrit sur le maréchal.

– Mais, reprit, Chantelouve, il y a toujours un point que je necomprends pas; je ne puis m’expliquer pourquoi Gilles de Rais futsurnommé Barbe-bleue, car son histoire n’a aucun rapport avec leconte du bon Perrault.

– La vérité, c’est que le vrai Barbe-bleue n’est pas Gilles deRais, mais bien un roi breton appelé Cômor, dont un fragment dechâteau existe encore, depuis le sixième siècle, sur les confins dela forêt de Carnoët. La légende est simple: ce roi demanda àGuérock, comte de Vannes, la main de sa fille Triphine. Guérockrefusa parce qu’il avait ouï dire que ce roi constamment veuf,égorgeait ses femmes; enfin Saint Gildas lui promit de lui rendresa fille saine et sauve quand il la réclamerait et l’union futcélébrée.

Quelques mois après, Triphine apprit qu’en effet Cômor tuait sescompagnes, dès qu’elles devenaient enceintes. Elle était grosse,elle s’enfuit, mais fut atteinte par son mari qui lui trancha lecol. Le père éploré somma Saint Gildas de tenir sa promesse et leSaint ressuscita Triphine.

Comme vous le voyez, cette légende se rapproche beaucoup plusque l’histoire de Barbe-bleue du vieux conte arrangé parl’ingénieux Perrault. Maintenant, quant à vous dire comment etpourquoi le surnom de Barbe-bleue a émigré du roi Cômor aumaréchal, je l’ignore; cela se perd dans la nuit des âges!

– Mais, dites donc, vous devez brasser à pleins bras lesatanisme avec votre Gilles de Rais, reprit Chantelouve, après unsilence.

– Oui, ce serait même intéressant, si ces scènes n’étaient pasaussi loin de nous; ce qui serait vraiment plus alléchant et moinsdésuet, ce serait de décrire le diabolisme de nos jours!

– Sans doute, fit Chantelouve avec bonhomie.

– Car, poursuivit Durtal qui le regardait, il se passe deschoses inouïes pour l’instant! L’on m’a parlé de prêtressacrilèges, d’un certain chanoine qui renouvellerait les scènessabbatiques du Moyen Age.

Chantelouve ne broncha point. Tranquillement il déplia sesjambes et levant les yeux au plafond, il dit:

– Mon Dieu, il se peut que quelques brebis galeuses réussissentà se glisser dans le troupeau de notre clergé; mais celles-là sontsi rares qu’elles ne valent même pas qu’on s’en occupe. – et ilcoupa la conversation, en parlant d’un livre sur la fronde qu’ilvenait de lire.

Durtal comprit que Chantelouve se refusait à parler de sesrelations avec le chanoine Docre. Il garda le silence, un peuembarrassé.

– Mon ami, fit Mme Chantelouve, en s’adressant à son mari, vousavez oublié de remonter votre lampe, elle charbonne; bien que laporte soit fermée, je sens la fumée d’ici.

Il sembla que ce fût un congé qu’elle signifiait. Chantelouve seleva et, avec un vague ricanement, il s’excusa d’être obligé decontinuer son oeuvre. Il serra la main de Durtal, le pria de neplus se montrer si rare et, ramenant les pans de sa robe de chambresur son ventre, il quitta la place.

Elle le suivit des yeux, se leva, à son tour, s’en fut jusqu’àla porte, s’assura, d’un coup d’oeil, qu’elle était close, puiselle revint sur Durtal, adossé à la cheminée et, sans prononcer unmot, elle lui prit la tête entre les mains, posa les lèvres sur sabouche et l’ouvrit.

Il gémit furieusement.

Elle le regardait avec ses yeux indolents et enfumés et ilvoyait courir des étincelles d’argent à leur surface; il la tintentre ses bras, pâmée, aux écoutes; doucement, elle se dégagea ensoupirant, tandis que, gêné, il allait s’asseoir un peu loind’elle, en se crispant les mains.

Ils s’entretinrent de choses vaines; elle, vantant sa bonne quise jetterait au feu, sur son ordre; lui répondant par des gestesd’approbation et de surprise.

Puis brusquement elle se passa les doigts sur le front.

– Ah! dit-elle, je souffre cruellement quand je pense qu’il estlà, qu’il travaille! Non j’aurais trop de remords; c’est bête ceque je dis, mais s’il était un autre homme, un homme qui allât dansle monde et fît des conquêtes… ce ne serait pas la même chose.

Il l’écoutait, ennuyé par la médiocrité de ces plaintes; à lafin, se sentant tout à fait apaisé, il se rapprocha d’elle et luidit:

– Vous parliez de remords, mais que nous nous embarquions ou quenous persistions à demeurer sur la rive, est-ce que le péché n’estpas, à une nuance près, le même?

– Oui, je sais bien, mon confesseur me cause, – plus durementpar exemple, – mais un peu comme vous; eh bien, non, vous aurezbeau dire, ce n’est pas exact.

Il se mit à rire, songeant que le remords était peut-être lecondiment qui sauve l’inappétence des passions blasées, puis ilplaisanta:

– En fait de confesseur, reprit-il, si j’étais casuiste, il mesemble que je chercherais à inventer de nouveaux péchés; je ne lesuis point et pourtant, à force de chercher, je crois bien que j’enai trouvé un.

– Vous! Et riant, à son tour: puis-je le commettre?

Il la dévisage; elle avait l’air d’un enfant gourmand.

– Vous seule pouvez vous répondre; maintenant je dois vousavouer que ce n’est pas un péché absolument neuf, car il rentredans le district connu de la Luxure. Mais il est négligé depuis lepaganisme, mal défini, dans tous les cas.

Elle l’écoutait très attentive, enfoncée dans son fauteuil.

– Ne me faites pas languir, dit-elle; allez au fait, quel est cepéché?

– Il n’est pas facile à expliquer; je vais essayer néanmoins;dans la province de la Luxure, on relève, si je ne me trompe, lepéché ordinaire, le péché contre nature, la bestialité, ajoutons-y,n’est-ce pas, la démonialité et le sacrilège. Eh bien, il y a, ensus de tout cela, ce que j’appellerai le Pygmalionisme, qui tient,tout à la fois, de l’onanisme cérébral et de l’inceste.

Imaginez, en effet, un artiste tombant amoureux de son enfant,de son oeuvre, d’une Hérodiade, d’une Judith, d’une Hélène, d’uneJeanne d’Arc, qu’il aurait ou décrite ou peinte, et l’évoquant etfinissant par la posséder en songe! – Eh bien, cet amour est pisque l’inceste normal. Dans ce crime, en effet, le coupable ne peutjamais commettre qu’un demi-attentat, puisque sa fille n’est pasnée de sa seule substance mais bien aussi d’une autre chair. Il y adonc, logiquement, dans l’inceste, un côté quasi-naturel, une partétrangère, presque licite, tandis que, dans le Pygmalionisme, lepère viole sa fille d’âme, la seule qui soit réellement pure etbien à lui, la seule qu’il ait pu enfanter sans le concours d’unautre sang. Le délit est donc entier et complet. Puis, n’y a-t-ilpas aussi mépris de la nature, c’est-à-dire de l’oeuvre divine,puisque le sujet du péché n’est plus, ainsi que dans la bestialitémême, un être palpable et vivant, mais bien un être irréel, un êtrecréé par une projection du talent qu’on souille, un être presquecéleste, puisqu’on le rend souvent immortel, et cela par le génie,par l’artifice?

Allons plus loin encore, si vous le voulez; supposez qu’unartiste peigne un saint et qu’il s’en éprenne. Cela secompliquerait de crime contre nature et de sacrilège. Ce seraiténorme!

– Et peut-être, serait-ce exquis!

Il demeura abasourdi par ce mot; elle se leva, ouvrit la porteet appela son mari.

– Mon ami, dit-elle, Durtal a découvert un nouveau péché!

– Quant à cela, non, fit Chantelouve qui s’encadra dans lechambranle de la porte; l’édition des vertus et des vices est uneédition ne varietur. l’on ne peut inventer de nouveaux péchés, maisl’on n’en perd pas. Au fond, de quoi s’agit-il?

Durtal lui expliqua sa théorie.

– Mais, c’est tout bonnement une expression raffinée dusuccubat; ce n’est pas l’oeuvre enfantée qui s’anime, mais bien unsuccube qui en prend la nuit, les formes!

– Avouez, en tout cas, que cet hermaphrodisme cérébral, qui seféconde sans aucune aide, est au moins un péché distingué, car ilest un privilège des artistes, un vice réservé aux élus,inaccessible aux foules!

– Quel aristo de l’ordure vous faites! dit Chantelouve, enriant. – Mais je vais me replonger dans mes vies de saintes; c’estd’atmosphère plus bénigne et plus fraîche. – Sans adieu, Durtal, jevous laisse continuer avec ma femme ce petit marivaudagesatanique.

Il dit cela, le plus simplement, le plus débonnairement qu’ilput, mais une pointe d’ironie perçait.

Durtal la sentit. – Il doit se faire tard, pensa-t-il, lorsquela porte se fut refermée sur Chantelouve; il consulta sa montre,onze heures allaient sonner; il se leva pour prendre congé.

– Quand vous verrai-je? murmura-t-il, très bas.

– Chez vous, demain, à neuf heures du soir.

Il la regarda avec des yeux qui quémandaient. Elle comprit maiselle voulut le taquiner.

Elle l’embrassa, maternellement, sur le front, puis elleconsulta, de nouveau, ses yeux.

Ils demeurèrent sans doute suppliants, car elle répondit à leurimplorante question par un long baiser qui les ferma, puisdescendit jusqu’aux lèvres dont elle but le douloureux émoi.

Ensuite, elle sonna et invita sa bonne à éclairer Durtal. Ildescendit, satisfait qu’elle se fût enfin engagée à lui céderdemain.

Chapitre 13

 

Il recommença, comme l’autre soir, à nettoyer son logement, à yinstaller un désordre méthodique, à glisser un coussin sous le fauxdésarroi du fauteuil; puis il força les feux, pour chauffer lespièces.

Mais il manquait d’impatience; cette silencieuse promesse qu’ilavait obtenue, que Mme Chantelouve ne le laisserait plus pantelant,ce soir, le modérait; maintenant que son incertitude avait prisfin, il ne vibrait plus avec cette acuité presque douloureuse quelui avait jusqu’alors suscitée l’attente enfiévrée de cette femme;il s’engourdit à tisonner des braises dans l’âtre; son esprit étaitencore rempli d’elle, mais elle s’y tenait immobile et muette; toutau plus, lorsque sa pensée bougea, songea-t-il à la question desavoir comment il s’y prendrait pour ne pas se vautrer, le momentvenu, d’une façon ignoble. Cette question qui l’avait tantpréoccupé, l’avant-veille, le laissait encore gêné mais inerte. Ilne cherchait plus à la résoudre, s’en remettait au hasard, sedisait qu’il était bien inutile de dresser des plans, puisquepresque toujours les stratégies les mieux combinées avortent.

Puis il se révolta contre lui-même, s’accusa de veulerie, marchapour secouer cette torpeur qu’il attribuait aux effluves brûlantsdu feu. Ah çà, est-ce qu’à force d’avoir attendu, ses souhaitsétaient taris ou las? Mais non, car il aspirait au moment où ilpourrait pétrir cette femme! Il cru trouver l’explication de sonpeu d’entrain, dans l’inévitable souci d’une première empreinte. Cene sera vraiment exquis, ce soir, qu’après celle-là, se dit-il; lecôté grotesque ne sera plus; la connaissance charnelle sera faite;je pourrai reprendre Hyacinthe, sans avoir la sollicitude inavouéede ses formes, l’inquiétude de ma tenue, l’embarras de mes gestes.Je voudrais bien, finit-il par se dire, en être à cetinstant-là!

Le chat, assis sur la table, dressa tout à coup les oreilles,fixa de ses yeux noirs la porte et déguerpit; la sonnette tinta;Durtal s’en fut ouvrir.

Son costume lui plut; elle portait, sous les fourrures qu’ilenleva, une robe prune si foncée qu’elle paraissait noire, une robed’étoffe épaisse et souple qui la délinéait, serrait ses bras,fuselait sa taille, accentuait le ressaut des hanches, tendait surle corset bombé.

– Vous êtes charmante, dit-il, en lui baisant passionnément lespoignets; et il se plut à accélérer avec ses lèvres le battement dupouls.

Elle ne soufflait mot, très agitée et un peu pâle.

Il s’assit en face d’elle; elle le regardait de ses yeuxmystérieux, mal éveillés. Lui se sentait repris tout entier; iloubliait ses raisonnements et ses craintes, s’affolait à s’enfoncerdans l’eau de ses prunelles, à scruter le vague sourire de cettedouloureuse bouche.

Il enlaça ses doigts dans les siens; et, pour la première fois,il l’appela tout bas de son nom d’Hyacinthe.

Elle l’écoutait, la poitrine soulevée, les mains en fièvre;puis, d’une voix suppliante:

– Je vous en prie, renonçons à cela; le désir seul est bon. Oh,je suis lucide, allez; j’ai pensé à cela tout le long du chemin. Jel’ai quitté, ce soir, affreusement triste. Si vous saviez ce que jesens… je suis allée aujourd’hui à l’église et j’ai eu peur, je mesuis cachée, lorsque j’ai aperçu mon confesseur…

Ces plaintes, il les connaissait déjà, et il se disait: turaconteras ce que tu voudras, mais tu la danseras, ce soir; et,tout haut, il lui répondait par monosyllabes, en continuant del’investir.

Il se leva, pensant qu’elle ferait de même ou qu’il pourraitmieux, si elle restait assise, atteindre, en se penchant, sabouche.

– Vos lèvres! Vos lèvres d’hier! fit-il, alors qu’il s’approchade son visage et elle les avança, debout. Ils restèrent enlacésmais comme ses mains à lui, furetaient, elle recula.

– Songez au ridicule, dit-elle, à voix basse, il va falloir sedéshabiller, se mettre en chemise, et la sotte scène de la montéedans le lit! Il évita de se prononcer, essayant de lui fairedoucement comprendre par une pliante étreinte qu’elle pouvaits’épargner ces embarras; mais il comprit, à son tour, en sentant lataille qui se roidissait sous ses doigts, qu’elle ne voulaitabsolument pas s’abandonner devant le feu, dans son salon, là.

– Allons, dit-elle, en se dégageant, vous le voulez!

Il s’effaça pour la laisser pénétrer dans l’autre chambre et,voyant qu’elle désirait être seule, il tira le rideau qui séparait,au lieu de porte, les deux pièces.

Il s’assit de nouveau au coin de la cheminée et il réfléchit.Peut-être aurait-il dû défaire le lit et ne pas lui laisser cesoin, mais c’eût été sans doute trop souligné et trop direct. Ah!et cette bouillotte! Il la prit, se rendit, sans entrer dans lachambre à coucher, dans le cabinet de toilette et il la posa sur laconsole, puis, en un tour de main, il aligna sur les rayons, laboîte à poudre de riz, les odeurs et les peignes et, revenu dansson cabinet de travail, il écouta.

Elle faisait le moins de bruit possible, marchait, ainsi quedans une chambre de mort, sur la pointe des pieds et elle soufflales bougies, ne voulant plus sans doute être éclairée que par lesbraises roses de l’âtre.

Il se sentait positivement anéanti; l’impression irritante deslèvres, des yeux d’Hyacinthe était loin! Elle n’était plus qu’unefemme se dévêtant comme une autre, chez un homme. Des souvenirs descènes semblables l’accablèrent; il se rappela des filles qui,elles aussi, glissaient sur le tapis pour ne pas être entendues,demeuraient immobiles, honteuses, pendant une seconde, alorsqu’elles cognaient le pot à eau et la cuvette. Et puis, à quoi boncela? Maintenant qu’elle se livrait, il ne la désirait plus! Ladésillusion lui vint avant même qu’il ne fût assouvi et non plusaprès, comme de coutume. Sa détresse d’âme fut telle qu’il faillitpleurer.

Le chat effaré filait sous le rideau, courait d’une pièce àl’autre; il finit par s’installer auprès de son maître et sauta surses genoux. Tout en le caressant, Durtal se disait:

Elle avait décidément raison lorsqu’elle ne voulait pas. Ce seragrotesque et atroce; j’ai eu tort d’insister, mais non, c’est de safaute en somme, elle souhaitait d’en arriver là, puisqu’elle estvenue. Et alors, quelle sottise de refréner ainsi les élans par desretards! Elle est réellement maladroite; tout à l’heure, alors queje l’embrassais, que je la convoitais tant, c’eût été fructueuxpeut-être, mais maintenant! Et puis, j’ai l’air de quoi? D’un jeunemarié qui attend, d’un béjaune! Mon Dieu, que c’est donc bête! -Voyons, reprit-il, tendant l’oreille, ne percevant plus aucunbruit, elle est couchée; il faut pourtant que je la rejoigne.

C’est sans doute à cause de son corset qu’elle tenait à sedéharnacher; eh bien alors, il ne fallait pas en mettre!Conclut-il, lorsque tirant la portière, il pénétra dans lachambre.

Mme Chantelouve était enfouie, sous l’édredon, la boucheentr’ouverte et les yeux fermés; mais il s’aperçut qu’elleregardait au travers de la grille blonde de ses cils. Il s’assitsur le bord de le couche; elle se recroquevilla, la couvertureremontée sous le menton.

– Vous avez froid, mon amie?

– Non.

Et elle ouvrit tout grands des yeux qui crépitèrent. Il sedéshabilla, jetant un coup d’oeil sur le visage d’Hyacinthe; ils’effaçait dans l’ombre et parfois s’éclairait de feux rouges,suivant le revif des bûches qui se consumaient dans leur cendre.Lestement, il se glissa dans les draps.

Il serrait une morte, un corps si froid qu’il glaçait le sien;mais les lèvres de la femme brûlaient et lui mangeaientsilencieusement la face. Il demeura abasourdi, étreint par ce corpsenroulé autour du sien, et souple comme une liane et dur! Il nepouvait plus ni bouger, ni parler, car des baisers lui couraientsur la figure. Il parvint pourtant à se dégager et, de son brasdevenu libre, il la chercha; alors subitement, tandis qu’elle luidévorait la bouche, il eut une détente de nerfs et, naturellement,sans profit, il déserta.

– Je vous déteste! fit-elle.

– Pourquoi?

– Je vous déteste!

Il eut envie de répondre: – Et moi donc! – Il était exaspéré etil eût donné tout ce qu’il possédait pour qu’elle se rhabillât etpartît!

Le feu dans la cheminée s’éteignait, n’éclairait plus.Maintenant apaisé, sur son séant, il regardait dans l’ombre; il eûtvoulu trouver sa chemise de nuit, car celle qu’il portait étaitempesée et remontait, en se cassant. Mais Hyacinthe était couchéedessus; – puis il constata que son lit était déjà saccagé et ils’affligea, car il aimait, l’hiver, à être sanglé et il prévoyait,se sachant incapable de reborder sa couche, une nuit froide.

Et soudain il fut enlacé et le corps de la femme l’étreignit ànouveau; lucide, cette fois, il s’occupa d’elle et par desouveraines caresses il la brisa. D’une voix changée, plusgutturale, plus basse, elle proférait des choses ignobles ou descris bêtes qui le gênaient, des « mon chéri », des « mon âme », des »non, vraiment, c’est trop ».

– Mais, soulevé quand même, il prit ce corps qui se tordait encraquant et il éprouva l’extraordinaire impression d’une brûlurespasmodique, dans un pansement de glace.

Ils roulèrent, accablés; lui, haletait, la tête dans l’oreiller,surpris et effrayé, jugeant ces délices exténuantes, affreuses. Ilfinit par enjamber la femme, sauta du lit, alluma les bougies.Debout sur la commode, le chat se tenait immobile, les considéraittous les deux, tour à tour. Il sentit, s’imagina sentir uneindicible moquerie dans ces prunelles noires; et, agacé, il chassala bête.

Il jeta de nouvelles bûches dans la cheminée, se vêtit, laissa àHyacinthe la chambre libre. Mais, de sa voix habituelle, ellel’appelait doucement. Il s’approcha du lit; elle se pendit à soncou, l’embrassa follement, puis laissant retomber ses bras sur lacouverture:

– La faute est commise. M’aimerez-vous mieux maintenant?

Il n’eut pas le courage de répondre. Ah oui, sa désillusionétait complète! L’assouvissement de l’après justifiaitl’inappétence de l’avant. Elle le répugnait et il se faisaithorreur! Etait-ce donc possible d’avoir tant désiré une femme pouren venir là! Il l’avait exhaussée en ses transports, il avait rêvédans ses prunelles, il ne savait quoi! Il avait voulu s’exalteravec elle, plus haut que les délires mugissants des sens, bondirhors du monde, en des joies inexplorées et supernelles! Et letremplin s’était cassé; il demeurait, les pieds dans la crotte,rivés au sol. Il n’y avait donc pas moyen de sortir de son être, des’évader de son cloaque, d’atteindre les régions où l’âme chavire,ravie, en ses abîmes?

Ah! la leçon était décisive et rude! pour une fois qu’il s’étaitemballé, quels regrets et quelle chute! Décidément, la réalité nepardonne pas qu’on la méprise; elle se venge en effondrant le rêve,en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue!

– Ne vous impatientez pas, mon ami, dit Mme Chantelouve,derrière le rideau, je suis si longue!

Grossièrement, il pensa: je voudrais que tu déguerpisses; – et,tout haut, poliment, il lui demanda si elle n’avait pas besoin deses services.

Elle était si attrayante, si mystérieuse, reprit-il. Sesprunelles qui réverbéraient, tour à tour, en même temps, descimetières et des fêtes, étaient si spacieuses, si lointaines! – Etpuis la voilà qui s’est encore dédoublée, en moins d’une heure.J’ai vu une nouvelle Hyacinthe proférant des immondices deprostituée, des bêtises de modiste en rut! – A la fin, tous cescahots de femmes, réunies en une seule, m’embêtent!

Et il conclut, après un silence de réflexion: faut-il que j’aieété assez jeune pour délirer ainsi!

On eût dit que Mme Chantelouve répercutait sa pensée carlorsqu’elle franchit la portière, elle rit nerveusement et murmura:- A mon âge, il conviendrait d’être moins folle! – Elle le regardaet bien qu’il se forçât à sourire, elle comprit.

– Vous dormirez cette nuit, dit-elle, d’une voix triste, faisantallusion à des plaintes de Durtal lui racontant jadis qu’il avaitperdu le sommeil à cause d’elle.

Il la supplia de s’asseoir, de se réchauffer; -mais elle n’avaitpas froid.

– Pourtant, malgré la tiédeur de la chambre, vous étiez glacée,dans le lit.

– Du tout, je suis ainsi; l’été et l’hiver j’ai les chairsfraîches.

Il pensa qu’au mois d’août, ce corps frigide serait sans douteagréable, mais maintenant!

Il lui offrit des bonbons qu’elle refusa et elle prit un peud’alkermès qu’il versa dans un minuscule gobelet d’argent; elle enbut une goutte à peine et, amicalement, ils discutèrent sur le goûtde ce pharmaque où elle retrouvait un arome de clou de girofle,tempéré par un fleur de cannelle noyé dans de l’eau distillée derose.

Puis il se tut.

– Mon pauvre ami, fit-elle, comme je l’aimerais, s’il était plusconfiant, moins toujours sur ses gardes!

Il la pria de s’expliquer.

– Oui, je veux dire que vous ne pouvez vous oublier et vouslaisser simplement aimer. Hélas! Vous raisonnez pendant cetemps-là!

– Mais non!

Elle l’embrassa, tendrement. – Voyons, je vous aime bien tout demême. – Et il demeura surpris par la dolence émue de son regard. Ily vit une sorte de gratitude et d’effarement. – Elle n’est vraimentpas difficile à contenter, dit-il.

– A quoi songez-vous?

– A vous!

Elle soupira – puis: quelle heure est-il?

– Dix heures et demie.

– Il faut que je rentre car il m’attend. – Non, ne me ditesrien.

Elle se passa les mains sur les joues. Lui, la saisit doucementpar la taille et la baisa, la tenant ainsi enlacée, jusqu’à laporte.

– Vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas?

– Oui… oui.

Et il rentra.

– Ouf! c’est fait, pensa-t-il; – et il éprouva des sensationsemmêlées et confuses. Sa vanité était satisfaite; son amour-proprene saignait plus; il était arrivé à ses fins, il avait possédécette femme. D’autre part, sa hantise était terminée; il reprenaitson entière liberté d’esprit; mais qui sait les tracas que luiréservait cette liaison? Puis quand même, il s’attendrit.

Au fond, que lui reprochait-il? Elle aimait comme elle pouvait;elle était, en somme, ardente, et plaintive. Ce dualisme même d’unemaîtresse dont un fond de fille sortait dans le lit, tandisqu’habillée et debout, elle était de chatteries salonnières, moinssotte, à coup sûr, que les femmes de son monde, était un pimentdélectable; ses dépenses charnelles étaient excessives et bizarres.Que voulait-il donc?

Et il s’accusa justement à la fin; c’était de sa faute à lui, sitout ratait. Il manquait d’appétit, n’était réellement tourmentéque par l’éréthisme de sa cervelle. Il était usé de corps, éliméd’âme, inapte à aimer, las de tendresses avant même qu’il ne lesreçût et si dégoûté après qu’il les avait subies! Il avait le coeuren friche et rien ne poussait. Puis, quelle maladie que celle-là:se souiller d’avance par la réflexion tous les plaisirs, se salirtout idéal dès qu’on l’atteint! Il ne pouvait plus toucher à rien,sans le gâter. Dans cette misère d’âme, tout, sauf l’art, n’étaitplus qu’une récréation plus ou moins fastidieuse, qu’une diversionplus ou moins vaine. – Ah! tout de même, la pauvre femme, j’ai peurqu’elle ne supporte avec moi, d’affreux déboires! Si elleconsentait à ne plus revenir! Mais non, elle ne mérite pas qu’on latraite de la sorte; et pris de pitié, il se jura que, la premièrefois qu’elle le visiterait, il la câlinerait et tâcherait de lapersuader que cette désillusion qu’il avait si mal cachée,n’existait pas!

Il essaya de rafistoler son lit, de reborder les couverturessaccagées, de regonfler les oreillers aplatis et il se coucha.

Il éteignit sa lampe. Dans le noir, sa détresse s’accrut. Lamort dans le coeur, il se dit: – oui, j’avais raison d’écrire qu’iln’y a de vraiment bon que les femmes que l’on n’a pas eues.

Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme estinaccessible, honnête et mariée, hors de Paris, hors de France;apprendre qu’elle vous aimait, alors que l’on n’aurait même pas,quand elle était là, osé le croire! C’est le rêve, cela! – Il n’y aque ces amours réelles et intangibles, ces amours faites demélancolies éloignées et de regrets qui valent! Et puis il n’y apas de chairs là dedans, pas de levain d’ordures!

S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêverchastement à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à descaresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah! C’estquelque chose comme un égarement délicieux et sans retour! Tout lereste est ignoble ou vide. – Mais aussi, faut-il que l’existencesoit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraimentaltier, vraiment pur que le ciel concède, ici-bas, aux âmesincrédules que l’éternelle abjection de la vie effare.

Chapitre 14

 

Il conserva de cette scène une horreur alarmée de la chair quitient l’âme en laisse et s’oppose aux scissions tentées. Ellen’entendait décidément point que l’on se passât d’elle afin devaquer au loin à d’inexauçables voeux, qu’elle ne pouvait subirqu’en se taisant. Pour la première fois peut-être, au souvenir deces turpitudes, il comprit bien le sens maintenant désert de cemot: la « chasteté » – et il en savoura l’ancienne et délicateampleur.

De même qu’un homme qui a trop bu, la veille, songe, lelendemain, à des diètes de boissons fortes, de même il songeait, cejour-là, à des affections épurées, loin d’un lit.

Il ruminait ces pensées, quand des Hermies entra.

Ils causèrent des défixions amoureuses. Etonné tout à la foispar la langueur et par l’âpreté de Durtal, des Hermies s’écria:

– Nous serions-nous livré, hier, mon ami, à de succulentsexcès?

Avec la plus décisive mauvaise foi, Durtal secoua la tête.

– Alors, reprit des Hermies, tu es supérieur et inhumain! Aimersans espoir, à blanc, ce serait parfait, s’il ne fallait pascompter avec les intempéries de sa cervelle; la chasteté, sansdessein pieux, n’a point de raison d’être, à moins que les sens nedéfaillent, mais cela devient alors une question corporelle que lesempiriques résolvent plus ou moins mal; en somme, tout, ici-bas,aboutit à l’acte que tu réprouves. Le coeur qui est réputé lapartie noble de l’homme a la même forme que le pénis qui en est,soi-disant, la partie vile; c’est très symbolique, car tout amourde coeur finit par l’organe qui lui ressemble. L’imaginationhumaine, lorsqu’elle se mêle d’animer des êtres d’artifice, en estréduite à reproduire les mouvements des animaux qui se propagent.Vois les machines, le jeu des pistons dans les cylindres; ce sontdes Juliette en fonte des Roméo d’acier; les expressions humainesne différent pas du tout du va-et-vient de nos machines. C’est uneloi qu’il faut aduler si l’on n’est, ni impuissant, ni saint; or,tu n’es ni l’un, ni l’autre, je pense; ou bien alors si, pour desmotifs inconcevables, tu désires vivre avec une aiguillette nouée,suis la recette d’un vieil occultiste du seizième siècle, leNapolitain Piperno; il affirme, celui-là, que quiconque mange de laverveine ne peut approcher une femme pendant sept jours; achètes-enun pot, broute-le, et nous verrons.

Durtal se mit à rire. – Il y aurait peut-être un moyen terme: nejamais faire acte de chair avec celle que l’on aime et, pour avoirla paix, fréquenter, quand on ne peut faire autrement, celles quel’on n’aime pas. On conjurerait sans doute ainsi, dans une certainemesure, les dégoûts possibles.

– Non; l’on s’imaginerait quand même que l’on éprouverait avecla femme dont on raffole des délices charnelles absolumentdifférentes de celles que l’on ressent avec les autres et çafinirait encore mal! Puis les femmes auxquelles on ne serait pointindifférent n’ont pas l’esprit assez charitable et assez discretpour admirer la sagesse de cet égoïsme, car enfin c’est cela! -Mais, dis donc, si tu enfilais tes bottines; six heures vont sonneret le boeuf de la maman Carhaix ne peut attendre.

Il était déjà sorti de la marmite, couché sur un lit de légumes,dans un plat, lorsqu’ils arrivèrent. Carhaix, enfoui dans unfauteuil, lisait son bréviaire.

– Quoi de neuf? dit-il, en fermant son livre.

– Mais rien, la politique ne nous intéresse pas et les réclamesaméricaines du général Boulanger vous lassent autant que nous, jesuppose; d’autre part, les histoires des journaux sont encore plusque d’habitude troubles ou nulles; – prends garde, toi, tu vas tebrûler, reprit des Hermies, s’adressant à Durtal qui s’apprêtait àavaler une cuillerée de soupe.

– Le fait est que ce bouillon médullaire et savamment doré estune fournaise liquide! – Mais, à propos de nouvelles, quedites-vous donc qu’il n’y en a point de pressantes? Et ce procès del’étonnant abbé Boudes, qui va s’engager devant les assises del’Aveyron! Après avoir tenté d’empoisonner son curé dans le vin dusacrifice, et avoir épuisé tous les autres crimes, telsqu’avortements, viols, attentats à la pudeur, faux, vols qualifiéset usures, il a fini par s’approprier le tronc des âmes dupurgatoire et il a mis au clou le ciboire, le calice, tous lesinstruments du culte! Il me semble qu’il n’est pas mal!

Carhaix leva les yeux au ciel.

– S’il n’est pas condamné, ce sera un prêtre de plus pour Paris,dit des Hermies.

– Pourquoi?

Pourquoi? Mais parce que tous les ecclésiastiques qui ont faillien province ou qui ont eut de sérieux démêlés avec l’ordinaire,sont envoyés ici où ils sont moins en vue, presque perdus dans lefoule; ils font partie de la corporation de ces abbés qu’on nomme »les prêtres habitués ».

– Qu’est-ce? demanda Durtal.

– Ce sont les prêtres attachés à une paroisse. Tu sais qu’en susdu curé ou du desservant, des vicaires, du clergé en pied, il y adans chaque église des prêtres adjoints ou suppléants, ce sontceux-là. Ils font le gros ouvrage, célèbrent les messesmatutinales, quand tout le monde dort, ou les messes tardives quandtout le monde digère. Ce sont ceux aussi qui se lèvent, la nuit,pour porter les sacrements aux pauvres, qui veillent les cadavresdes dévots riches, attrapent, dans les enterrements, des courantsd’air sous les porches, les coups de soleil, au cimetière, ou lespaquets de neige et de pluie devant les fosses. Ils écopent lescorvées; moyennant cinq ou dix francs, ils remplacent encore descollègues mieux appointés que leur service ennuie; ce sont des gensen disgrâce, pour la plupart; on les attache, pour s’endébarrasser, à une église et on les surveille, en attendant qu’onleur retire leur celebret ou qu’on les interdise. C’est te direaussi que les paroisses de province évacuent sur la ville lesprêtres qui, pour un motif ou pour un autre, ont cessé deplaire.

– Bien; mais alors les vicaires et les autres abbés titulaires,qu’est-ce qu’ils font, s’ils se déchargent ainsi de leurs tâchessur le dos des autres?

– Ils font l’ouvrage élégant et facile, celui qui ne réclameaucune charité, aucun effort! Ils confessent les ouailles àfalbalas, préparent au catéchisme les mômes propres, prêchent,jouent les rôles en vedette dans les cérémonies où, pour aguicherles fidèles, l’on déploie de théâtrales pompes! A Paris, en sus desprêtres habitués, le clergé se divise ainsi: les prêtres hommes dumonde et à l’aise; ceux-là, on les place à la Madeleine, àSaint-roch, dans les églises dont la clientèle est riche, ils sontchoyés, dînent en ville, passent leur vie dans les salons, nepansent que les âmes agenouillées dans de la dentelle; et lesautres qui sont de bons employés de bureau, pour la plupart, maisqui n’ont ni l’éducation, ni la fortune nécessaires pour assisterles défaillances des désoeuvrées, ceux-là vivent plus à l’écart etne fréquentent que les petits bourgeois; ils se consolent de leurvulgarité entre eux en jouant aux cartes ou en lâchant volontiersdes lieux communs et des farces scatologiques au dessert!

– Voyons, des Hermies, dit Carthaix, vous allez trop loin; carenfin j’ai la prétention, moi aussi, de connaître les prêtres, etce sont, à Paris même, de braves gens qui font leur devoir, ensomme. Ils sont couverts d’opprobres et de crachats, ils sontaccusés par toute une racaille de vices immondes! Mais il faudraitpourtant le dire à la fin, les abbés Boudes, les chanoines Docresont, Dieu merci, des exceptions; et, hors Paris, à la campagne,par exemple, il y a dans le clergé de véritables saints!

– Les prêtres sataniques sont peut-être en effet relativementrares et les luxures du clergé et les gredineries de l’épiscopatsont évidemment exagérées par une presse ignoble; mais ce n’est pascela, moi, que je leur reproche. S’ils n’étaient pas que joueurs etlibertins, mais ils sont tièdes, ils sont indolents, ils sontimbéciles, ils sont médiocres! Ils commettent le péché contre leSaint Esprit, le seul que l’exorable ne pardonne pas!

– Ils sont de leur temps, fit Durtal. Tu ne peux cependantexiger que l’on retrouve, dans le bain-marie des séminaires, l’âmedu Moyen Age!

– Puis, reprit Carhaix, notre ami oublie qu’il existe des ordresmonastiques impeccables, les Chartreux, par exemple…

– Oui, et les Trappistes et les Franciscains; mais ce sont desordres cloîtrés qui vivent à l’abri d’un siècle infâme; prenez, aucontraire, celui de Saint Dominique qui est une société salonnière.C’est lui qui fournit les Monsabré et les Didon, c’est toutdire!

– Ce sont les hussards de la religion, les anciens et joyeuxlanciers, les régiments chic et pimpants du Pape, tandis que lesbons Capucins, ce sont les pauvres tringlots des âmes, ditDurtal.

– S’ils aimaient seulement les cloches! s’écria Carhaix, enhochant la tête; tiens, passe-nous le Coulommiers, dit-il, à safemme qui enlevait le saladier et les assiettes.

Des Hermies remplissait les verres; ils mangèrent, en silence,le fromage.

– Dis donc, reprit Durtal en s’adressant à des Hermies, sais-tusi une femme qui reçoit la visite des incubes a nécessairement lecorps froid? Autrement dit, est-ce une présomption sérieused’incubat, comme jadis l’impossibilité qu’éprouvaient les sorcièresde verser des larmes servait à l’inquisition de preuve pour lesconvaincre de maléfice et de magie.

– Oui, je puis te répondre. Autrefois, les femmes atteintesd’incubat avaient les chairs frigides, même au mois d’août; leslivres des spécialistes l’attestent; mais maintenant la plupart descréatures qui subissent ou appellent les amoureuses larves, ont, aucontraire, la peau brûlante et sèche; cette transformation n’estpas encore générale mais elle tend à le devenir. Je me rappellefort bien que le Dr Johannès, celui dont Gévingey t’a parlé, étaitsouvent obligé, au moment où il tentait de délivrer la malade, deramener le corps à sa température normale avec des lotionsd’hydriodate de potasse étendu d’eau.

– Ah! fit Durtal, qui songeait à Mme Chantelouve.

– Vous ne savez pas ce qu’est devenu le Dr Johannès? questionnaCarhaix.

– Il vit très retiré à Lyon; il continue, je crois, ses cures devénéfices et il prêche la bienheureuse venue du Paraclet.

– Enfin, quel est ce docteur? demanda Durtal.

– C’est un très intelligent et un très savant prêtre. Il a étésupérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seulerevue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologienconsulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine; puis il eutde navrants débats avec la curie du pape à Rome, et avec leCardinal Archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes, contreles incubes qu’il allait combattre dans les couvents de femmes, leperdirent.

Ah! je me souviens de la dernière fois que je le vis, comme sic’était d’hier! Je le rencontrai, rue de Grenelle, sortant del’archevêché, le jour où, après une scène qu’il me raconta, ilquitta l’église. Je revois ce prêtre, marchant avec moi, le long duboulevard désert des Invalides. Il était blême et sa voix défaitemais solennelle tremblait.

Il avait été requis et on le sommait de s’expliquer sur le casd’une épileptique qu’il disait avoir guérie, à l’aide d’unerelique, de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil.Le Cardinal, assisté de deux grands vicaires, l’écoutait,debout.

Quand il eut terminé et qu’il eut en outre fourni lesrenseignements qu’on lui réclamait sur ses cures des sortilèges, leCardinal Guibert dit:

– Vous feriez mieux d’aller à la Trappe!

Et je me rappelle, mot pour mot, sa réponse:

– Si j’ai violé, les lois de l’église, je suis prêt à subir lapeine de ma faute; si vous me croyez coupable, faites un jugementcanonique et je l’exécuterai, je le jure sur mon honneursacerdotal; mais je veux un jugement régulier, car, en droit,personne n’est tenu de se condamner soi-même, nemo se traderetenetur, dit le Corpus Juris Canonici.

Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinaldésignant une page, reprit:

– C’est vous qui avez écrit cela?

– Oui, éminence.

– Ce sont des doctrines infâmes! – Et il alla, de son cabinetdans le salon voisin, criant: sortez d’ici! – Alors, Johannèss’avança jusqu’à la porte du salon et, tombant à genoux sur leseuil même de la pièce, il dit:

-Éminence, je n’ai pas voulu vous offenser; si je l’ai fait,j’en demande pardon.

Le Cardinal criait plus fort: sortez d’ici ou j’appelle!Johannès se releva et partit. – Tous mes vieux liens sont rompus,fit-il, en me quittant. – Il était si sombre que je n’eus pas lecourage de le questionner!

Il y eut un silence. Carhaix s’en fut sonner ses volées, dans latour; sa femme enleva le dessert et la nappe; des Hermies préparale café; Durtal roula, pensif, sa cigarette.

Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume desons, il s’écria:

– Tout à l’heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains.Savez-vous que cet ordre devait rester si pauvre qu’il ne pouvaitposséder même une cloche? Il est vrai que cette règle s’est un peurelâchée, car elle était par trop difficile à observer et par tropdure! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule!

– Ainsi que la plupart des abbayes, alors.

– Non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, enl’honneur de la sainte et triple Hypostase!

– Mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour lesmonastères et les églises?

– C’est-à-dire qu’autrefois il l’était. Il y avait unehiérarchie pieuse des sons; les cloches d’un couvent ne devaientpoint sonner quand les cloches de l’église entraient en branle.Elles étaient les vassales, demeuraient respectueuses et fluettes,à leur rang, se taisaient, alors que la suzeraine parlait auxmasses. Ces principes consacrés, en 1590, par un canon du concilede Toulouse et confirmés par deux décrets de la congrégation desrites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint CharlesBorromée qui voulait qu’une église cathédrale eût de cinq à septcloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sontabolies; aujourd’hui, les églises ont plus ou moins de cloches,suivant qu’elles sont plus ou moins riches!

Mais ce n’est pas tout de causer, où sont les petits verres?

La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s’en fut.Alors, tandis que Carhaix versait le cognac, des Hermies dit à voixbasse:

– Je n’ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent etl’effraient, mais j’ai reçu une singulière visite, ce matin, cellede Gévingey qui se sauve auprès du Dr Johannès, à Lyon. Il prétendavoir été envoûté par le chanoine Docre qui serait actuellement àParis, de passage. Qu’ont-ils eu ensemble? Je l’ignore; toujoursest-il que Gévingey est dans un fichu état!

– Qu’a-t-il, au juste? demanda Durtal.

– Je n’en sais absolument rien. Je l’ai ausculté avec soin,visité sur toutes les coutures. Il se plaint de coups d’aiguillesdu côté du coeur. J’ai constaté des troubles nerveux et c’est tout;ce qui est plus inquiétant, c’est un état de dépérissementinexplicable pour un homme qui n’est ni cancéreux nidiabétique.

– Ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu’on n’envoûte plus lespersonnes avec des images de cire et des épingles, avec la « Manie »ou la « Dagyde », comme cela s’appelait, au bon vieux temps?

– Non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presquepartout omises. Gévingey que j’ai confessé, ce matin, m’a racontéde quelles extraordinaires recettes se sert l’affreux chanoine. Cesont là, paraît-il, les secrets irrévélés de la magie moderne.

– Ah! mais voilà qui m’intéresse, fit Durtal.

– Je me borne, bien entendu, à répéter ce qui me fut dit, repritdes Hermies, en allumant sa cigarette.

Eh bien! Docre possède dans des cages, et il les emporte envoyage, des souris blanches. Il les nourrit d’hosties qu’ilconsacre et de pâtes qu’il imprégne de poisons savamment dosés.Lorsque ces malheureuses bêtes sont saturées, il les prend, lestient au-dessus d’un calice, et, avec un instrument très aigu illes perce de part en part. Le sang coule dans le vase et ill’emploie comme je vous l’expliquerai tout à l’heure, pour frapperses ennemis de mort. D’autres fois, il opère sur des poulets, surdes cochons d’Inde, mais, dans ce cas il use non point du sang,mais bien de la graisse de ces animaux devenus ainsi destabernacles exécrés et vénéneux.

D’autres fois encore, il se sert d’une recette inventée par lasociété satanique des Ré-théurgistes Optimates dont je t’ai déjàparlé, et il apprête un hachis composé de farine, de viande, depain eucharistique, de mercure, de semence animale, de sang humain,d’acétate de morphine et d’huile d’aspic.

Enfin, et selon Gévingey, cette dernière ordure serait pluspérilleuse encore; il gave des poissons saintes espèces et detoxiques habilement gradués; ces toxiques sont choisis parmi ceuxqui détraquent le cerveau ou tuent dans des attaques tétaniquesl’homme dont les pores les absorbent. Puis, lorsque ces poissonssont bien imbibés de ces substances scellées par le sacrilège,Docre les retire de l’eau, les laisse pourrir, les distille, et ilen extrait une huile essentielle dont une goutte suffit à rendrefou!

Cette goutte s’emploie, paraît-il, à l’extérieur. De même quedans les Treize de Balzac, c’est en touchant les cheveux, qu’ondétermine la démence ou que l’on empoisonne.

– Bigre! fit Durtal, j’ai bien peur qu’une larme de cette huilene soit tombée sur le cerveau du pauvre Gévingey!

– Ce qui est capiteux dans cette histoire, c’est moins labizarrerie de ces pharmacopées diaboliques, que l’état d’âme decelui qui les invente et les manie. Songez que cela se passe àl’époque actuelle, à deux pas de nous, et que ce sont des prêtresqui ont inventé ces philtres inconnus aux sorcelleries du MoyenAge!

– Des prêtres! non, un seul, et quel prêtre! fit remarquerCarhaix.

– Du tout, Gévingey est très précis, il affirme que d’autres enusent. L’envoûtement par le sang vénénifère des souris eut lieu, en1879, à Châlons-sur-marne dans un cercle démoniaque dont lechanoine faisait, il est vrai, partie; en 1883, en Savoie, onprépara, dans un groupe d’abbés déchus, l’huile dont j’ai parlé.Comme vous le voyez, Docre n’est pas le seul qui pratique cetteabominable science; des couvents la connaissent; quelques laïquesmême la soupçonnent.

– Mais enfin, admettons que ces préparations soient réelles etsoient actives; tout cela n’explique pas comment on maléficie avecelles de près ou de loin un homme.

-Ça, c’est une autre affaire. On a le choix entre deux moyens,pour atteindre l’ennemi que l’on vise. Le premier et le moins usitéest celui-ci: le magicien se sert d’une voyante, d’une femme quis’appelle, dans ce monde-là, « un esprit volant », c’est unesomnambule qui, mise en état d’hypnotisme, peut se rendre en espritoù l’on veut qu’elle aille. Il est dès lors possible de lui faireporter, à des centaines de lieues et à la personne qu’on luidésigne, les poisons magiques. Ceux qui sont atteints par cettevoie, n’ont vu personne et ils deviennent fous ou meurent, sansmême soupçonner le vénéfice. Mais outre que ces voyantes sontrares, elles sont dangereuses, car d’autres personnes peuvent aussiles fixer en état de catalepsie et leur extirper des aveux. Celavous explique comment les gens tels que Docre ont recours au secondmoyen qui est plus sûr. Il consiste à évoquer, ainsi que dans leSpiritisme, l’esprit d’un mort et à l’envoyer frapper, avec lemaléfice préparé, la victime. Le résultat est le même, mais levéhicule change.

Voilà, conclut des Hermies, rapportées très exactement, lesconfidences que me fit, ce matin, l’ami Gévingey.

– Et le Dr Johannès guérit les gens intoxiqués de cette manière?demanda Carthaix.

– Oui, cet homme fait, et cela je le sais, d’inexplicablescures.

– Mais avec quoi?

– Gévingey parle, à ce propos, du sacrifice de gloire deMelchissédec, que le docteur célèbre. Je ne sais pas du tout cequ’est ce sacrifice; mais Gévingey nous renseignera peut-être, s’ilrevient guéri!

– C’est égal, je ne serais pas fâché de contempler, une foisdans ma vie, ce chanoine Docre, dit Durtal.

– Moi pas; car c’est l’incarnation du maudit sur la terre,s’écria Carhaix, en aidant ses amis à endosser leur paletots.

Il alluma sa lanterne et, en descendant l’escalier, comme Durtalse plaignait du froid, des Hermies se mit à rire.

– Si ta famille avait connu les secrets magiques des plantes, tune grelotterais pas ainsi, fit-il. L’on apprenait, en effet, auseizième siècle, qu’un enfant pouvait n’avoir ni chaud, ni froid,pendant toute sa vie, si on lui avait frotté les mains avec du jusd’absinthe, avant que la douzième année de sa vie se fut écoulée.C’est, tu le vois, une recette parfumée, moins dangereuse quecelles dont abuse le chanoine Docre.

Une fois en bas, et, après que Carthaix eut refermé la porte desa tour, ils hâtèrent le pas, car le vent du nord balayait laplace.

– Enfin, dit des Hermies, – Satanisme mis à part, et encore non,puisque c’est de la religion, le Satanisme, – avoue que, pour deuxmécréants de notre sorte, nous tenons des propos singulièrementpieux. J’espère que cela nous sera, là-haut, compté.

– Nous sommes peu méritants, car de quoi parler? RépliquaDurtal; les conversations qui ne traitent pas de religion ou d’artsont si basses et si vaines!

Chapitre 15

 

Le souvenir de ces abominables magistères lui trotta par latête, le lendemain, et, tout en fumant des cigarettes au coin deson feu, Durtal songea à la lutte de Docre et de Johannès, à cesdeux prêtres se battant sur le dos de Gévingey, à coupsd’incantations et d’exorcismes.

Dans la symbolique chrétienne, se dit-il, le poisson est une desformes figurées du Christ; c’est sans doute à cause de cela et afind’aggraver ses sacrilèges, que le chanoine bourre des poissonsd’hosties pleines. Ce serait alors le système retourné dessorcières du Moyen Age qui choisissaient, au contraire, une bêteimmonde, vouée au diable, le crapaud, par exemple, pour lui donnerle corps du sauveur à digérer.

Maintenant qu’y a-t-il de vrai dans cette prétendue puissancedont les chimistes déicides disposent? Quelle foi ajouter à cesévocations de larves tuant, sur un ordre, une personne désignée,avec des huiles corrosives et des sangs vireux? Tout cela semblebien improbable, voire même un peu fol!

Et pourtant! quand on y réfléchit, ne retrouve-t-on pas,aujourd’hui inexpliqués et se survivant sous d’autres noms, lesmystères que l’on attribua si longtemps à la crédulité du MoyenAge? A l’hôpital de la Charité, le Dr Luys transfère d’une femmehypnotisée à une autre des maladies. En quoi cela est-il moinssurprenant que les sorts jetés par des magiciens ou des bergers?Une larve, un esprit volant, n’est pas, en somme, plusextraordinaire qu’un microbe venu de loin et qui vous empoisonne,sans qu’on s’en doute; l’atmosphère peut, tout aussi bien charrierdes esprits que des bacilles. Il est bien certain qu’elle véhiculesans les altérer, des émanations, des effluences, l’électricité parexemple, ou les fluides d’un magnétiseur qui envoie à un sujetéloigné, l’ordre de traverser tout Paris pour le rejoindre. Lascience n’en est même plus à contester ces phénomènes. D’un autrecôté, le Dr Brown-Séquard rajeunit des vieillards infirmes, ranimedes impuissants avec des injections de parties distillées de lapinset de cobayes. Qui sait si ces élixirs de longue vie, si cesphiltres amoureux que les sorcières vendaient aux gens épuisés ouatteints de ligature, n’étaient pas composés de substancessimilaires ou analogues? On n’ignore point que la semence del’homme entrait presque toujours, au Moyen Age, dans la confectionde ces mixtures. Or, le Dr Brown-Séquard, après des expériencesréitérées, n’a-t-il pas récemment démontré les vertus de cettematière enlevée à un homme et instillée à un autre?

Enfin, les apparitions, les dédoublements de corps, lesbilocations, pour parler ainsi que les spirites, n’ont pas cesséd’exister depuis l’antiquité qu’ils terrifièrent. Il est, malgrétout, difficile d’admettre que les expériences poursuivies pendanttrois années et devant témoins, par le Dr Crookes soientmensongères. Et alors, s’il a pu photographier de visibles et detangibles spectres, nous devons reconnaître la véracité desthaumaturges du Moyen Age. Tout cela demeure évidemment incroyable;- comme était incroyable, il y a seulement dix ans, l’hypnose, lapossession de l’âme d’un être par un autre qui le voue aucrime!

Nous balbutions dans des ténèbres, cela est sûr. Et puis desHermies le remarquait justement, il importe moins de savoir si lessacrilèges pharmaceutiques des cercles démoniaques sont puissantsou débiles, que de constater ce fait indéniable, absolu: il existeà notre époque des agences sataniques et des prêtres déchus qui lespréparent.

Ah! s’il y avait moyen de joindre de chanoine Docre, des’insinuer en sa confiance, peut-être finirait-on par voir un peuclair, dans ces questions. Au reste, il n’y a d’intéressants àconnaître que les saints, les scélérats et les fous; ce sont lesseuls dont la conversation puisse valoir. Les personnes de bon senssont forcément nulles puisqu’elles rabâchent l’éternelle antiennede l’ennuyeuse vie; elles sont la foule, et elles m’embêtent! Oui,mais comment approcher de ce monstrueux prêtre? – Et, tout entisonnant le feu, Durtal se dit: par Chantelouve, s’il le voulait,mais il ne le veut pas. Reste sa femme qui a dû le fréquenter. Ilfaut que je l’interroge, celle-là, que je sache si elle correspondavec lui, si elle le voit encore.

Cette entrée de Mme Chantelouve dans ses réflexions l’assombrit.Il tira sa montre et murmura: quelle scie, tout de même! Elle vavenir et il va encore falloir… s’il y avait seulement possibilitéde la convaincre de l’inutilité des soubresauts charnels! En toutcas, elle ne doit pas être satisfaite, car à sa lettre frénétiquesollicitant un rendez-vous, j’ai répondu, après trois jours, par unpetit mot sec, l’invitant à venir, ici, ce soir. J’ai manqué delyrisme, trop, peut-être!

Il se leva, s’en fut vérifier dans sa chambre à coucher si lefeu flambait, et il retourna s’asseoir, sans même arranger, commeles autres fois, sa chambre. Maintenant qu’il ne tenait plus àcette femme, toute galanterie fuyait, tout gêne. Il l’attendaitsans impatience, les pieds dans ses pantoufles.

En somme, se disait-il, je n’ai eu avec Hyacinthe de bon que lebaiser échangé, près de son mari, chez elle. Je ne retrouveraicertainement plus la senteur de sa bouche et sa flamme! Ici, legoût de ses lèvres est fade.

Mme Chantelouve sonna plus tôt que d’habitude.

– Eh bien, fit-elle, en s’asseyant, vous m’avez écrit une jolielettre!

– Comment cela?

– Allons, avouez-le sincèrement, mon ami, vous avez assez demoi!

Il se récria, mais elle hochait la tête.

– Voyons, reprit-il, que me reprochez-vous? de vous avoir envoyéun billet bref? Mais j’avais quelqu’un ici, j’étais pressé, jen’avais pas le temps d’assembler des phrases! – De ne pas vousavoir désigné un rendez-vous plus proche? Mais je ne le pouvais! Jevous l’ai dit, notre liaison exige des précautions et elle ne peutêtre fréquente; je vous en ai laissé entendre clairement lesmotifs, je pense…

– Je suis si sotte que je ne les ai probablement pas compris,ces motifs; vous m’avez parlé de raisons de famille, je crois…

– Oui.

– C’est un peu vague!

– Je ne puis cependant mettre les points sur les i, vous direque…

Il s’arrêta, se demandant si l’occasion n’était pas venue derompre, sans plus tarder, avec elle; mais il songea auxrenseignements qu’elle devait posséder sur le chanoine Docre.

– De quoi? allons, dites.

Il secoua la tête, hésitant, non à lâcher un mensonge, mais uneinsolence ou une vilenie.

– Soit, reprit-il, puisque vous m’y forcez, je vous avouerai,bien qu’il m’en coûte, que j’ai une maîtresse depuis des années;j’ajoute tout de suite que nos relations sont maintenant purementamicales…

– Très bien, fit-elle, en l’interrompant, vos raisons de familles’expliquent.

– Et puis, poursuivit-il d’une voix plus basse, si vous désireztout savoir, eh bien, j’ai un enfant avec elle!

– Vous avez un enfant! … ô mon pauvre ami.

Elle se leva. – Je n’ai plus qu’à me retirer. Adieu, vous ne mereverrez plus.

Mais il lui saisit les mains et, satisfait tout à la fois de sonmensonge et honteux de sa brutalité, il la supplia de resterencore.

Elle refusait. Alors il l’attira à lui, l’embrassa sur lescheveux, la cajola. Elle plongea dans ses yeux ses prunellestroubles.

– Ah! viens, dit-elle; – non, laisse-moi me déshabiller!

– Mais non, à la fin!

– Si!

– Bon, voilà la scène de l’autre soir qui recommence,murmura-t-il en s’affaissant, accablé, sur une chaise. Il sesentait terrassé par une tristesse indicible, accablé d’ennui.

Il se déshabilla près du feu, se chauffa, attendant qu’elle futcouchée. Une fois dans le lit, elle l’enroula de ses membressouples et froids.

– Alors, c’est bien vrai, je ne viendrai plus?

Il ne répondait rien, comprenant qu’elle ne voulait pas du touts’en aller, appréhendant d’avoir décidément affaire à uncrampon.

– Dis?

Il s’enfouit la tête dans sa gorge qu’il embrassa, pour sedispenser de répondre.

– Dis-moi cela dans mes lèvres!

Il l’éperonna furieusement pour la faire taire; et il demeuradésabusé, las, heureux que ce fût fini. Quand ils se furentrecouchés, elle lui entoura le cou d’un bras et lui vrilla labouche; mais il se souciait peu de ses caresses, restait triste etfaible. Alors elle se courba, l’atteignit, – et il poussa desgémissements.

– Ah! s’exclama-t-elle, tout à coup, en se redressant, jet’entends donc enfin crier!

Il gisait, esquinté, fourbu, incapable de réunir deux idées danssa cervelle qui lui semblait battre, décollée, sous la peau ducrâne.

Il se recolligea pourtant, se mit debout et, pour la laissers’habiller, il s’en fut dans son cabinet où il se vêtit.

Au travers de la portière tirée séparant les deux pièces, ilapercevait le trou de lumière percé par la bougie, placée derrièrele rideau, sur la cheminée en face.

Hyacinthe, en passant et repassant, éteignait ou allumait laflamme de cette bougie.

– Ah! fit-elle, mon pauvre ami, vous avez un enfant!

– Tiens, ça a porté, se dit-il. – Oui, une petite fille.

– Et quel âge a-t-elle?

– Elle va avoir six ans; – et il la dépeignit, une blondine trèsintelligente, vive, mais de santé fragile, elle exigeait demultiples précautions, de constants soins.

– Vous devez avoir des soirs bien douloureux, reprit-elle, d’unevoix émue, derrière le rideau.

– Oh oui! pensez donc, si demain je mourais, que deviendraientces malheureuses?

Il s’emballa, finit par croire à l’existence de l’enfant,s’attendrit sur la mère et sur elle; sa voix trembla; des larmeslui vinrent presque aux yeux.

– Il n’est pas heureux, mon ami, dit-elle en soulevant laportière et en rentrant habillée, dans la pièce. C’est donc pourcela que même lorsqu’il sourit, il a l’air si triste!

Il la regardait; à coup sûr, à ce moment, son affection ne ledupait pas; elle tenait vraiment à lui, pourquoi fallait-il qu’elleéprouvât ces rages de luxure; on aurait peut-être pu sans celarester camarades, pécher modérément ensemble, s’aimer mieux quedans la voirie des chairs; mais non, cela n’est pas possible,conclut-il, voyant ces yeux sulfureux, cette bouche spoliatrice,terrible.

Elle était assise près de son bureau et jouait avec unporte-plume.

– Vous étiez en train de travailler quand je suis venue? Où enêtes-vous sur Gilles de Rais?

– Il avance, mais je suis retardé; pour bien faire le satanismeau Moyen Age, il faudrait se mettre dans ce milieu, s’en fabriquerau moins un, en connaissant les affidés du diabolisme qui nouscerne; – car l’état d’âme est en somme identique, et si lesopérations diffèrent, le but est le même. Et, la fixant bien enface, jugeant que l’histoire de l’enfant l’avait amollie, il mittoute voile dehors et l’aborda.

– Ah! si votre mari voulait se dessaisir des renseignementsqu’il possède sur le chanoine Docre!

Elle demeura immobile mais ses yeux s’enfumèrent. Elle nerépondit pas.

– Il est vrai, que Chantelouve qui se doute de notreliaison…

Elle l’interrompit. – Mon mari n’a rien à voir dans les rapportsqui peuvent exister entre vous et moi; il souffre évidemmentlorsque je sors, ainsi que ce soir, car il sait où je vais; mais jen’admets aucun droit de contrôle, ni de sa part, ni de la mienne.Il est comme moi libre d’aller où bon lui semble. Je dois tenir samaison, veiller à ses intérêts, le soigner, l’aimer en dévouéecompagne, cela je le fais et de grand coeur. Quant à s’occuper demes actes, cela n’est pas son affaire, pas plus à lui, du reste,qu’à tout autre…

Elle dit cela d’un ton décidé, d’une voix nette.

– Diable! fit Durtal, vous restreignez singulièrement le rôled’un mari, dans un ménage.

– Je sais que ces idées ne sont pas celles du monde où je vis,et elles ne paraissent pas non plus être les vôtres; elles furentd’ailleurs, pendant mon premier mariage, une cause de malheurs etde troubles; – mais j’ai une volonté de fer, et je ploie ceux quim’aiment. Avec cela, je hais le mensonge; aussi, quand aprèsquelques années de ménage, je fus éprise d’une personne, je l’aidit très franchement à mon mari et je lui ai avoué ma faute.

– Oserai-je vous demander comment il reçut cette confidence?

– Il eut un tel chagrin qu’en une nuit ses cheveux blanchirent;il ne put jamais accepter ce qu’il appelait, à tort, selon moi, unetrahison et il se tua.

– Ah! fit Durtal, interloqué par l’allure placide et résolue decette femme. – Mais s’il vous avait tout d’abord étranglée?

Elle haussa les épaules, enleva un poil de chat qui s’était fixésur sa robe.

– De sorte que, reprit-il, après un silence, maintenant vousêtes à peu près libre, votre second mari tolère…

– Laissons là, s’il vous plaît, mon second mari; c’est un hommeexcellent qui mériterait d’avoir une meilleure femme. Je n’aiabsolument qu’à me louer de Chantelouve et je l’aime autant qu’ilm’est permis; et puis, parlons d’autre chose, car j’ai suffisammentde tracas à se sujet avec mon confesseur qui m’interdit dem’approcher de la Sainte-Table.

Il la contemplait, voyait encore une nouvelle Hyacinthe, unefemme pertinace et dure qu’il ignorait. Pas un accent ému, rien,pendant qu’elle racontait le suicide de son premier mari; elle neparaissait même pas se douter qu’elle avait à se reprocher uncrime. Elle demeurait impitoyable, et pourtant, tout à l’heure,alors qu’elle le plaignait, lui, Durtal, à cause de son illusoirepaternité, il l’avait sentie tressaillir. Après tout, c’estpeut-être bien une comédie qu’elle jouait; – comme lui, alors!

Il restait étonné de la tournure qu’avait prise cetteconversation; il chercha un joint pour en revenir à ce point dedépart d’où Hyacinthe l’avait écarté, au satanisme du chanoineDocre.

– Enfin, ne pensons plus à cela, dit-elle en s’approchant. Ellesouriait, redevenait la femme qu’il avait connue.

– Mais, si vous ne pouvez plus communier à cause de moi…

Elle l’interrompit. – Vous plaindrez-vous de n’être pas aimé? -et elle l’embrassa sur les yeux.

Il la serra poliment dans ses bras, mais il la trouvafrémissante et, par prudence, il s’écarta.

– Il est donc bien inexorable, votre confesseur?

– C’est un homme incorruptible, des anciens temps. Je l’ai, dureste, choisi exprès.

– Si j’étais femme, il me semble que j’en prendrais un, aucontraire, qui serait câlin et souple, qui n’écartèlerait pas avecde gros doigts les petits paquets de mes péchés. Je le voudraisindulgent, huilant le ressort des aveux, amorçant avec des gestestout doux les méfaits qui rentrent. Il est vrai que l’on risquealors de s’amouracher d’un confesseur qui est peut-être, lui-même,sans défense, et…

– Et c’est l’inceste, car le prêtre est un père spirituel, etc’est aussi le sacrilège, car le prêtre est consacré. Oh! J’ai étéfolle de tout cela! fit-elle, subitement exaltée, se parlant àelle-même.

Il l’observa. Des étincelles filaient dans ses extraordinairesyeux de myope. Il venait évidemment, sans s’en douter, de lafrapper en plein vice.

– Voyons, et il sourit, – me trompez-vous toujours avec un fauxmoi-même?

– Je ne comprends pas.

– Oui, recevez-vous, la nuit, la visite de l’incube qui meressemble?

– Non, puisque je vous possède en chair et en os, je n’ai nulbesoin d’évoquer votre image.

– Savez-vous que vous êtes une jolie satanique?

– Cela se peut, j’ai tant fréquenté de prêtres!

– Vous allez bien! Répondit-il en s’inclinant; mais,écoutez-moi, et rendez-moi service, ma chère Hyacinthe, en merépondant. Vous connaissez le chanoine Docre?

– Eh bien oui!

– Mais enfin, quel est cet homme, dont j’entends constammentparler?

– Par qui?

– Par Gévingey et des Hermies.

– Ah! vous fréquentez l’astrologue. Oui, celui-là s’est jadisrencontré, dans mon salon même, avec Docre, mais j’ignorais que lechanoine eût des relations avec des Hermies qui ne venait pas dansce temps-là chez moi.

– Il n’en a aucune. Des Hermies ne l’a jamais vu; il n’a, luiaussi, entendu que les racontars de Gévingey; en somme, qu’y a-t-ilde vrai dans tous les sacrilèges dont on accuse ce prêtre?

– Je l’ignore. Docre est un galant homme, savant, et bien élevé.Il a même été confesseur d’une altesse royale et il seraitcertainement évêque, s’il n’avait pas quitté le sacerdoce. J’aientendu dire bien du mal de lui, mais, dans le monde cléricalsurtout, l’on dit tant de choses!

– Mais enfin, vous l’avez personnellement connu!

– Oui, je l’ai même eu pour confesseur.

– Alors, il n’est pas possible que vous ne sachiez à quoi vousen tenir sur son compte?

– C’est en effet, présumable. Enfin, voici des heures que voustournez autour du pot; que voulez-vous apprendre, au juste?

– Mais tout ce que vous voudrez bien me confier; est-il jeune,beau ou laid, pauvre ou riche?

– Il a quarante ans, il est bien de sa personne et il dépensebeaucoup d’argent.

– Croyez-vous qu’il se livre aux envoûtements, qu’il célèbre laMesse Noire?

– C’est fort possible.

– Pardonnez-moi de vous forcer ainsi dans vos retranchements, devous arracher de même qu’avec un davier les mots; puis-je même êtretout à fait indiscret? … cette faculté de l’incubat…

– Parfaitement; c’est de lui que je la tiens; j’espère que vousêtes satisfait maintenant.

– Ooui et non. Je vous remercie de votre bonne grâce à merépondre, – je sens que j’abuse, – une dernière question pourtant.Ne connaîtriez-vous pas un moyen qui me permettrait de voir enpersonne le chanoine Docre?

– Il est à Nîmes.

– Pardon, il est à Paris, pour l’instant.

– Ah! vous savez cela! Eh bien, si je connaissais ce moyen, jene vous l’indiquerais pas, soyez-en sûr. Il ne vous serait pas bonde fréquenter ce prêtre!

– Vous avouez donc qu’il est dangereux?

– Je n’avoue, ni ne nie; je dis simplement que vous n’avez rienà faire avec ce prêtre!

– Mais si; j’ai des renseignements à lui demander pour mon livresur le Satanisme.

– Vous vous les procurerez d’une autre manière. D’ailleurs,reprit-elle, en mettant son chapeau devant une glace, mon mari arompu toute relation avec cet homme qui l’effraye; il ne vient doncplus comme autrefois chez nous.

– Ce ne serait pas une raison pour…

– Pour quoi? dit-elle, en se retournant.

– Pour… rien. – Il retint cette réflexion: mais pour que vous nele fréquentiez point.

Elle n’insista pas; elle se tapotait les cheveux sous savoilette. – Mon Dieu, comme je suis faite! – il lui prit les mainset les embrassa. – Quand vous verrai-je?

– Je ne croyais plus venir.

– Allons, vous savez bien que je vous aime ainsi qu’une bonneamie, dites, quand viendrez-vous?

– Après-demain, à moins que cela vous dérange.

– Du tout!

– Alors, au revoir. Ils se baisèrent sur la bouche.

– Et surtout ne rêvez pas au chanoine Docre, fit-elle, en lemenaçant du doigt, au moment où elle partit.

– Que le diable t’emporte, avec tes réticences! Se dit-il, enrefermant la porte.

Chapitre 16

 

Quand je songe, se dit Durtal, le lendemain, qu’au lit, à cemoment, où la plus pertinace volonté succombe, j’ai tenu bon, j’airefusé de céder aux instances de Hyacinthe voulant prendre pied iciet qu’après le déclin charnel, à cet instant où l’homme diminué sereprend, je l’ai suppliée, moi-même, de continuer ses visites,c’est à n’y rien comprendre! Au fond, je n’avais pas arrêté laferme résolution d’en finir avec elle; et puis je ne pouvaiscependant la congédier comme une fille, reprit-il, pour sejustifier l’incohérence de ce revirement. J’espérais aussi avoirdes renseignements sur le chanoine. Oh mais, à ce propos, je ne latiens pas quitte, il faudra qu’elle se décide à parler, à ne pasrépondre par des monosyllabes ou des phrases en garde, ainsiqu’hier!

Au fait, qu’a-t-elle pu faire avec cet abbé qui a été sonconfesseur et qui, de son aveu même, l’a lancée dans l’incubat?Elle a été sa maîtresse, cela est sûr; et combien, parmi ces autresecclésiastiques qu’elle a fréquentés ont été ses amants aussi? Carelle l’a confessé, dans un cri, ce sont ces gens là qu’elle aime!Ah! Si l’on fréquentait le monde clérical, l’on apprendrait sansdoute de curieuses particularités sur son mari et sur elle; c’esttout de même étrange, Chantelouve qui joue un singulier rôle dansce ménage, s’est acquis une déplorable réputation et, elle, pas.Jamais je n’ai ouï parler de ses frasques; mais non, que je suisbête! Ce n’est pas étrange; son mari ne s’est pas confiné dans lescercles religieux et mondains; il se frotte aux gens de lettres,s’expose par conséquent à toutes les médisances, tandis qu’elle, sielle prend un amant, elle le choisit, certainement, dans dessociétés pieuses où aucun de ceux que je connais ne serait reçu; etpuis, les abbés sont des gens discrets; mais comment expliqueralors qu’elle vienne ici? Par ce fait bien simple qu’elle aprobablement eu une indigestion de soutaniers et qu’elle m’a requispour faire un intérim de bas noirs. Je lui sers de haltelaïque!

C’est égal, elle est tout de même bien singulière, et plus je lavois, moins je la comprends. Il y a en elle trois êtresdistincts:

D’abord, la femme assise ou debout que j’ai connue dans sonsalon, réservée, presque hautaine, devenue bonne fille dansl’intimité, affectueuse, tendre même.

Puis, la femme couchée, complètement changée d’allures et devoix, une fille, crachant de la boue, perdant toute vergogne.

Enfin, la troisième que j’ai aperçue hier, une impitoyablemâtine, une femme vraiment satanique, vraiment rosse.

Comment tout cela s’amalgame et s’allie? Je l’ignore; parl’hypocrisie sans doute; et encore non, elle est souvent d’unefranchise qui déconcerte; ce sont peut-être, il est vrai, desmoments de détente ou d’oubli. Au fond, à quoi bon essayer decomprendre le caractère de cette dévote lubrique! En somme, ce queje pouvais appréhender ne se réalise point; elle ne me demande pasde la sortir, ne me force pas à dîner chez elle, ne me réclameaucune prébende, n’exige aucune compromission d’aventurière plus oumoins louche. Je ne trouverai jamais mieux. – Oui, mais c’est quemaintenant, je préférerais ne rien trouver; il me suffirait trèsbien de déposer entre des mains mercenaires mes pétitionscharnelles; et alors, pour vingt francs, j’achèterais de plusstudieuses crises! Car, il n’y a pas à dire, seules, les fillessavent cuisiner les petits plats des sens!

– Ce qui est bizarre, se dit-il, soudain, après un silence deréflexions, c’est que, toutes proportions gardées, Gilles de Raisse divise comme elle en trois êtres qui diffèrent.

D’abord le soudard brave et pieux.

Puis l’artiste raffiné et criminel.

Enfin, le pêcheur qui se repent, le mystique.

Il est tout en volte-face d’excès, celui-là! A contempler lepanorama de sa vie, l’on découvre en face de chacun de ses vicesune vertu qui le contredit; mais aucune route visible ne lesrejoint.

Il fut d’un orgueil orageux, d’une superbe immense et lorsque lacontrition s’empara de lui, il tomba à genoux devant le peuple etil eut les larmes, l’humilité d’un Saint.

Sa férocité dépassa les limites du loyer humain, et cependant ilfut charitable et il adora ses amis qu’il soigna, tel qu’un frère,dès que le démon les meurtrit.

Impétueux dans ses souhaits et néanmoins patient; brave dans lesbatailles, lâche devant l’au-delà, il fut despotique et violent,faible pourtant lorsque les louanges de ses parasites s’étoffèrent.Il est tantôt sur les cimes, tantôt dans les bas-fonds, jamais dansla plaine parcourue, dans les pampas de l’âme. Ses aveuxn’éclairent même point ces invariables antipodes. Il répond, alorsqu’on lui demande qui lui suggéra l’idée de pareils crimes: »Personne, mon imagination seule m’y a poussé; la pensée ne m’enest venue que de moi-même, de mes rêveries, de mes plaisirsjournaliers, de mes goûts pour la débauche ».

Et il s’accuse de son oisiveté, assure constamment que les repasdélicats, que les robustes breuvages ont aidé à décager chez lui lefauve.

Loin des passions médiocres, il s’exalte, tour à tour, dans lebien comme dans le mal et il plonge, tête baissée, dans lesgouffres opposés de l’âme. Il meurt à l’âge de trente-six ans, maisil avait tari le flux des joies désordonnées, le reflux desdouleurs qui rien n’apaise. Il avait adoré la mort, aimé envampire, baisé d’inimitables expressions de souffrance et d’effroiet il avait également été pressuré par d’infrangibles remords, pard’insatiables peurs. Il n’avait plus, ici-bas, rien à tenter, rienà apprendre.

– Voyons, fit Durtal qui feuilletait ses notes, je l’ai laisséau moment où l’expiation commence; ainsi que je l’ai écrit dansl’un de mes précédents chapitres, les habitants des régions quedominent les châteaux du maréchal savent maintenant quel estl’inconcevable monstre qui enlève les enfants et les égorge. Maispersonne n’ose parler. Dès qu’au tournant d’un chemin, la hautetaille du carnassier émerge, tous s’enfuient, se tapissent derrièreles haies, s’enferment dans les chaumières.

Et Gilles passe, altier et sombre, dans le désert des villagessingultueux et clos. L’impunité lui semble assurée, car quel paysanserait assez fou pour s’attaquer à un maître qui peut le fairepatibuler au moindre mot?

D’autre part, si les humbles renoncent à l’atteindre, ses pairsn’ont pas dessein de le combattre au profit de manants qu’ilsdédaignent; et son supérieur, le Duc de Bretagne, Jean V, lecaresse et le choie, afin de lui extorquer à bas prix sesterres.

Une seule puissance pouvait se lever et, au-dessus descomplicités féodales, au-dessus des intérêts humains, venger lesopprimés et les faibles, l’église. – Et ce fut elle, en effet, qui,dans la personne de Jean de Malestroit, se dressa devant le monstreet l’abattit.

Jean de Malestroit, évêque de Nantes, appartenait à une lignéeillustre. Il était proche parent de Jean V et son incomparablepiété, sa sagesse assidue, sa fougueuse charité, son infailliblescience, le faisaient vénérer par le duc même.

Les sanglots des campagnes décimées par Gilles étaient venusjusqu’à lui; en silence, il commençait une enquête, épiait lemaréchal, décidé, dès qu’il le pourrait, à commencer la lutte.

Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permità l’évêque de marcher droit sur lui et de le frapper.

Pour réparer les avaries de sa fortune, Gilles vend saseigneurie de Saint-Étienne de Mer Morte à un sujet de Jean V,Guillaume le Ferron, qui délègue son frère Jean pour prendrepossession de ces domaines.

Quelques jours après, le maréchal réunit les deux cents hommesde sa maison militaire et il se dirige, à leur tête, surSaint-Étienne. Là, le jour de la Pentecôte, alors que le peupleréuni entend la messe, il se précipite, la jusarme au poing, dansl’église, balaie d’un geste les rangs tumultueux des fidèles et,devant le prêtre interdit, menace d’égorger Jean le Ferron quiprie. La cérémonie est interrompue, les assistants prennent lafuite. Gilles traîne le Ferron qui demande grâce jusqu’au château,ordonne qu’on baisse le pont-levis et de force il occupe la place,tandis que son prisonnier est emporté et jeté à Tiffauges, dans unfond de geôle.

Il venait du même coup de violer le coutumier de Bretagne quiinterdisait à tout baron de lever des troupes sans le consentementdu Duc, et de commettre un double sacrilège, en profanant unechapelle et en s’emparant de Jean le Ferron qui était un clerctonsuré d’Église.

L’Évêque apprend ce guet-apens et décide Jean V, qui hésitepourtant, à marcher contre le rebelle. Alors tandis qu’une armées’avance sur Saint-Étienne que Gilles abandonne pour se réfugieravec sa petite troupe dans le manoir fortifié de Machecoul, uneautre armée met le siège devant Tiffauges.

Pendant ce temps, le prélat accumule, hâte les enquêtes. Sonactivité devient extraordinaire, il délègue des commissaires et desprocureurs dans tous les villages où des enfants ont disparu.Lui-même quitte son palais de Nantes, parcourt les campagnesrecueille les dépositions des victimes. Le peuple parle enfin, lesupplie à genoux de le protéger et, soulevé par les atrocesforfaits qu’on lui révèle, l’évêque jure qu’il fera justice.

Un mois a suffi pour que tous les rapports soient terminés. Parlettres patentes, Jean de Malestroit établit publiquement »l’infamatio » de Gilles, puis, alors que les formules de laprocédure canonique sont épuisées, il lance le mandat d’arrêt.

Dans cette pièce libellée en forme de mandement et donnée àNantes, le 13 septembre en l’an du seigneur 1440, il rappelle lescrimes imputés au maréchal, puis, dans un style énergique, il sommeson diocèse de marcher contre l’assassin, de le débusquer.

« Ainsi, nous vous enjoignons à tous et à chacun de vous, enparticulier, par ces présentes lettres, de citer immédiatement etd’une manière définitive, sans compter l’un sur l’autre, sans vousreposer de ce soin sur autrui, de citer devant nous ou devantl’official de notre église cathédrale, pour le lundi de la fête del’exaltation de la Sainte-Croix, le 19 septembre, Gilles, noblebaron de Rais, soumis à notre puissance et relevant de notrejuridiction, et nous le citons, nous-même, par ces lettres, àcomparaître à notre barre pour avoir à répondre des crimes quipèsent sur lui. – Exécutez donc ces ordres et que chacun de vousles fasse exécuter. »

Et, le lendemain, le capitaine d’armes Jean Labbé, agissant aunom du Duc, et Robin Guillaumet, notaire, agissant au nom del’évêque, se présentent, escortés d’une petite troupe, devant lechâteau de Machecoul.

Que se passa-t-il dans l’âme du maréchal? Trop faible pour teniren rase campagne, il peut néanmoins se défendre derrière lesremparts qui l’abritent, et il se rend!

Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, ses conseillershabituels, ont pris la fuite. Il reste seul avec Prélati qui essaieen vain, lui aussi, de se sauver.

Il est ainsi que Gilles chargé de chaînes. Robin Guillaumetvisite la forteresse de fond en comble. Il y découvre deschemisettes sanglantes, des os mal calcinés, des cendres quePrélati n’a pas eu le temps de précipiter dans les latrines et lesdouves.

Au milieu des malédictions, des cris d’horreur qui jaillissentautour d’eux, Gilles et ses serviteurs sont conduits à Nantes etécroués au château de la Tour Neuve.

– Tout cela, ce n’est pas, en somme, très clair, se disaitDurtal. étant donné le casse-cou que fut autrefois le maréchal,comment admettre que, sans coup férir, il livre ainsi sa tête?

Fut-il amolli, ébranlé par ses nuits de débauche, démantelé parles abjectes délices des sacrilèges, effondré, moulu par lesremords? fut-il las de vivre ainsi et se délaissa-t-il comme tantde meurtriers que le châtiment attire? Nul ne le sait. Sejugea-t-il d’un rang si élevé qu’il se crût incoercible?Espéra-t-il, enfin, désarmer le Duc, en tablant sur sa vénalité, enlui offrant une rançon de manoirs et de prés?

Tout est plausible. Il pouvait aussi savoir combien Jean V avaithésité, de peur de mécontenter la noblesse de son duché, à céderaux objurgations de l’évêque et à lever des troupes pour le traqueret le saisir.

Ce qui est certain c’est qu’aucun document ne répond à cesquestions. Encore tout cela peut-il être mis à peu près en placedans un livre, se disait-il, mais ce qui est bien autrementfastidieux et obscure, c’est, au point de vue des juridictionscriminelles, le procès même.

Aussitôt que Gilles et ses complices furent incarcérés, deuxtribunaux s’organisèrent: l’un, ecclésiastique, pour juger lescrimes qui relevaient de l’église, l’autre, civil, pour juger ceuxauquels il appartenait à l’état de connaître.

A vrai dire, le tribunal civil qui assista aux débatsecclésiastique s’effaça complètement dans cette cause; il ne fit,pour la forme, qu’une petite contre-enquête, mais il prononça lasentence de mort que l’église s’interdisait de proférer, en raisondu vieil adage « Ecclesia abhorret a sanguine ».

Les procédures ecclésiastiques durèrent un mois et huit jours;les procédures civiles quarante-huit heures. Il semble que, pour semettre à l’abri derrière l’évêque, le Duc de Bretagne aitvolontairement amoindri le rôle de la justice civile quid’ordinaire se débattait mieux contre les empiètements del’Official.

Jean de Malestroit préside les audiences; il choisit pourassesseurs les évêques du Mans, de Saint-Brieuc et de Saint-Lô;puis en sus de ces hauts dignitaires, il s’entoure d’une troupe dejuristes qui se relevaient dans les interminables séances duprocès. Les noms de la plupart d’entre eux figurent dans les piècesde procédure; ce sont: Guillaume de Montigné, avocat à la courséculière, Jean Blanchet, bachelier ès lois, Guillaume Groyguet etRobert de la Rivière, licenciés in utroque jure, Hervé Lévi,Sénéchal de Quimper. Pierre de l’Hospital, Chancelier de Bretagne,qui doit présider, après le jugement canonique, les débats civils,assiste Jean de Malestroit.

Le promoteur, qui faisait alors office de ministère public, futGuillaume Chapeiron, curé de Saint-Nicolas homme éloquent etretors; on lui adjoignit, pour alléger la fatigue des lectures,Geoffroy Pipraire, doyen de Sainte-Marie, et Jacques dePentcoetdic, official de l’église de Nantes.

Enfin, à côté de la juridiction épiscopale, l’église avaitinstitué, pour la répression du crime d’hérésie qui comprenaitalors le parjure, le blasphème, le sacrilège, tous les forfaits dela magie, le Tribunal extraordinaire de l’Inquisition.

Il siégea, aux côtés de Jean de Malestroit, en la redoutable etdocte personne de Jean Blouyn, de l’ordre de Saint-Dominique,délégué par le grand inquisiteur de France, Guillaume Mérici, auxfonctions de vice-inquisiteur de la ville et du diocèse deNantes.

Le Tribunal constitué, le procès s’ouvre dès le matin, car jugeset témoins doivent être, suivant la coutume du temps, à jeun. On yentend le récit des parents des victimes et Robin Guillaume,faisant fonction d’huissier, celui-là même, qui s’est emparé dumaréchal à Machecoul, donne lecture de l’assignation faite à Gillesde Rais de paraître. Il est amené et déclare dédaigneusement qu’iln’accepte par la compétence du Tribunal; mais, ainsi que le veut laprocédure canonique, le promoteur rejette aussitôt, « pour ce quepar ce moyen la correction du maléfice ne soit empêchée », ledéclinatoire comme étant nul en droit et « frivole » et il obtient dutribunal qu’on passe outre. Il commence à lire à l’inculpé leschefs de l’accusation portée contre lui; Gilles crie que lepromoteur est menteur et traître. Alors Guillaume Chapeiron étendle bras vers le Christ, jure qu’il dit la vérité et invite lemaréchal à prêter le même serment. Mais cet homme, qui n’a reculédevant aucun sacrilège, se trouble, refuse de se parjurer devantDieu et la séance se lève, dans le brouhaha des outrages que Gillesvocifère contre le Promoteur.

Ces préambules terminés, quelques jours après, les débatspublics commencent. L’acte d’accusation, dressé en forme deréquisitoire, est lu, tout haut, devant l’accusé, devant le peuplequi tremble, alors que Chapeiron énumère, un à un, patiemment, lescrimes, accuse formellement le maréchal d’avoir pollué et occis despetits enfants, d’avoir pratiqué les opérations de la sorcellerieet de la magie, d’avoir violé à Saint-Étienne de Mer Morte, lesimmunités de la Sainte-Eglise.

Puis, après un silence, il reprend son discours et, laissant decôté les meurtres, ne retenant plus alors que les crimes dont lapunition, prévue par le droit canonique, pouvait être prononcée parl’église, il demande que Gilles soit frappé de la doubleexcommunication, d’abord comme évocateur de démons, hérétique,apostat et relaps, ensuite comme sodomite et sacrilège.

Gilles qui a écouté ce réquisitoire tumultueux et serré, âpre etdense, s’exaspère. Il insulte les juges, les traite de simoniaqueset de ribauds, et il refuse de répondre aux questions qu’on luipose. Le promoteur, les assesseurs, ne se lassent point; ilsl’invitent à présenter sa défense. De nouveau, il les récuse, lesoutrage, puis lorsqu’il s’agit de les réfuter, il demeure muet.

Alors l’évêque et le vice-inquisiteur le déclarent contumace etprononcent contre lui la sentence d’excommunication qui estaussitôt rendue publique.

Ils décident en outre que les débats se poursuivront, lelendemain.

Un coup de sonnette interrompit la lecture que Durtal faisait deses notes. Et des Hermies entra.

– Je viens de voir Carhaix qui est souffrant, dit-il.

– Tiens, qu’est-ce qu’il a?

– Rien de grave, un peu de bronchite; il sera debout dans deuxjours s’il consent à rester tranquille.

– J’irai le voir, demain, dit Durtal.

– Et toi, que fais-tu, reprit des Hermies, tu travailles?

– Mais oui, je pioche le procès du noble baron de Rais. Ce seraaussi ennuyeux à écrire qu’à lire!

– Et tu ne sais toujours pas quand tu auras fini ton volume!

– Non, répondit Durtal, en s’étirant. Au reste, je ne désire pasqu’il se termine. Que deviendrai-je alors? Il faudra chercher unautre sujet, retrouver la mise en train des chapitres du début siembêtants à poser; je passerai de mortelles heures d’oisiveté.Vraiment, quand j’y songe, la littérature n’a qu’une raison d’être,sauver celui qui la fait du dégoût de vivre!

– Et, charitablement, alléger la détresse des quelques-uns quiaiment encore l’art.

– Ce qu’ils sont peu!

– Et leur nombre va, en diminuant; la nouvelle génération nes’intéresse plus qu’aux jeux de hasard et aux jockeys!

– Oui, c’est exact; maintenant les hommes jouent et ne lisentplus; ce sont les femmes dites du monde qui achètent les livres etdéterminent les succès ou les fours; aussi, est-ce à la dame, commel’appelait Schopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifieraisvolontiers, que nous sommes redevables de ces écuellées de romanstièdes et mucilagineux qu’on vante!

Ça promet, dans l’avenir, une jolie littérature, car, pourplaire aux femmes, il faut naturellement énoncer, en un stylesecouru, les idées digérées et toujours chauves.

Oh! et puis, reprit Durtal, après un silence, il vaut peut-êtremieux qu’il en soit ainsi; les rares artistes qui restent n’ontplus à s’occuper du public; ils vivent et travaillent loin dessalons, loin de la cohue des couturiers de lettres; le seul dépitqu’ils puissent honnêtement ressentir, c’est, quand leur oeuvre estimprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités desfoules!

– Le fait est, dit des Hermies, que c’est une véritableprostitution; la mise en vente, c’est l’acceptation desdéshonorantes familiarités du premier venu; c’est la pollution, leviol consenti, du peu qu’on vaut!

– Oui, c’est notre impénitent orgueil et aussi le besoin demisérables sous qui font qu’on ne peut garder ses manuscrits àl’abri des mufles; l’art devrait être ainsi que la femme qu’onaime, hors de portée, dans l’espace, loin; car enfin c’est avec laprière la seule éjaculation de l’âme qui soit propre! Aussi,lorsqu’un de mes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Jem’écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape. Jene me soucie un peu de lui, qu’après des années, alors qu’il adisparu de toutes les vitrines, qu’il est à peu près mort; c’est tedire que je ne suis pas pressé de terminer l’histoire de Gilles quimalheureusement, tout de même, s’achève; le sort qui lui estréservé me laisse indifférent et je m’en désintéresserai mêmeabsolument quand elle paraîtra!

– Dis donc, fais-tu quelque chose, ce soir?

– Non, pourquoi?

– Veux-tu que nous dînions ensemble?

– Ça va!

Et tandis que Durtal enfilait ses bottines, des Hermiesreprit:

– Ce qui me frappe encore dans le monde soi-disant littéraire dece temps c’est la qualité de son hypocrisie et de sa bassesse; ceque, par exemple, ce mot de dilettante aura servi à couvrir deturpitudes!

– Certes, car il permet les plus fructueux des ménagements; maisce qui est plus confondant, c’est que tout critique qui se ledécerne maintenant comme un éloge, ne se doute même pas qu’il sesoufflette; car enfin, tout cela se résume en un illogisme. Ledilettante n’a pas de tempérament personnel, puisqu’il n’exècrerien et qu’il aime tout; or, quiconque n’a pas de tempéramentpersonnel n’a pas de talent.

– Donc, reprit des Hermies, en mettant son chapeau, tout auteurqui se vante d’être un dilettante, avoue par cela même qu’il est unécrivain nul!

– Dame!

Chapitre 17

 

Vers la fin de l’après-midi, Durtal interrompit son travail etmonta aux tours de Saint-Sulpice.

Il trouva Carhaix étendu dans une chambre qui attenait à celleoù d’habitude ils dînaient. Ces pièces étaient semblables, avecleurs murs de pierre, sans papier de tenture, et leurs plafonds envoûte; seulement, la chambre à coucher était plus sombre; lacroisée ouvrait sa demi roue, non plus sur la place Saint-sulpice,mais sur le derrière de l’église dont le toit la noyait d’ombre.Cette cellule était meublée d’un lit de fer, garni d’un sommiermusical et d’un matelas, de deux chaises de canne, d’une tablerecouverte d’un vieux tapis. Au mur nu, un crucifix sans valeur,fleuri de buis sec, et c’était tout.

Carhaix était assis sur son séant dans son lit et il parcouraitdes papiers et des livres. Il avait les yeux plus aqueux, le visageplus blême que de coutume; sa barbe, qui n’était pas rasée depuisplusieurs jours, poussait en taillis grisonnants sur ses jouescaves; mais un bon sourire rendait affectueux, presque avenants sespauvres traits.

Aux questions que lui posa Durtal, il répondit: – Ce n’est rien;des Hermies m’autorise à me lever demain; mais quelle affreusedrogue! – Et il montra une potion dont il prenait une cuillerée,d’heure en heure.

– Qu’avalez-vous là? demanda Durtal.

Mais le sonneur l’ignorait. Pour lui éviter sans doute desfrais, des Hermies lui apportait lui-même la bouteille à boire.

– Vous vous ennuyez au lit?

– Vous pensez! Je suis obligé de confier mes cloches à un aidequi ne vaut rien. Ah! si vous l’entendiez sonner! Moi, ça me donnedes frissons, ça me crispe…

– Ne te fais donc pas ainsi du mauvais sang, dit la femme; dansdeux jours, tu pourras les sonner, toi-même, tes cloches!

Mais il poursuivait ses plaintes. – Vous ne savez pas, vousautres; voilà des cloches qui ont l’habitude d’être bien traitées;c’est comme les bêtes, ces instruments-là, ça n’obéit qu’à sonmaître. Maintenant elles déraisonnent, elles brimballent, ellessonnent la gouille; c’est tout juste si d’ici je reconnais leursvoix!

– Que lisez-vous? fit Durtal qui voulait détourner laconversation d’un sujet qu’il sentait pénible.

– Mais des volumes écrits sur elles! Ah! tenez, monsieur Durtal,j’ai là des inscriptions qui sont d’une beauté vraiment rare.Ecoutez, reprit-il, en ouvrant un livre traversé par des signets,écoutez cette phrase écrite en relief sur la robe de bronze de lagrosse cloche de Schaffouse: « J’appelle les vivants, je pleure lesmorts, je romps la foudre. » Et cette autre donc qui figurait surune vieille cloche du beffroi de Gand: « Mon nom est Rolande; quandje tinte, c’est l’incendie; quand je sonne, c’est la tempête dansles Flandres. »

– Oui, celle-là ne manque pas d’une certaine allure, approuvaDurtal.

– Eh bien! C’est encore fichu! maintenant les richards fontinscrire leurs noms et leurs qualités sur les clochent dont ilsdotent les églises; mais ils ont tant de qualités et de titresqu’il ne reste plus de place pour la devise. L’on manquevéritablement d’humilité, dans ce temps-ci!

– Si l’on ne manquait que d’humilité! soupira Durtal.

– Oh! reprit Carhaix tout à ses cloches, s’il n’y avait quecela! Mais à ne plus rien faire, les cloches se rouillent, le métalne s’écrouit pas et vibre mal; autrefois ces auxiliairesmagnifiques du culte chantaient sans cesse; on sonnait les heurescanoniales: matines et laudes, avant le lever du jour; prime, dèsl’aube; tierce, à neuf heures; sexte, à midi; none, à trois heureset encore les vêpres et les complies; aujourd’hui, on annonce lamesse du curé, les trois angélus, du matin, de midi et du soir,parfois des saluts, et, certains jours, on lance quelques voléespour des cérémonies prescrites, et c’est tout. Il n’y a plus quedans les couvents où les cloches ne dorment pas, car là, du moins,les offices de nuit persistent!

– Laisse donc cela, dit sa femme, en lui tassant l’oreiller dansle dos. Quand tu t’agiteras ainsi, ça ne t’avancera à rien et tu teferas mal.

– C’est juste, fit-il résigné; mais que veux-tu, l’on reste unhomme de révolte, un vieux pécheur que rien n’apaise; et il sourità sa femme qui lui apportait une cuillerée de potion à boire.

On sonna. Mme Carhaix s’en fut ouvrir et introduisit un prêtrehilare et rouge qui, d’une grosse voix cria: c’est l’échelle duparadis, cet escalier! que je souffle! Et il tomba dans un fauteuilet s’éventa.

– Eh bien, mon ami, dit-il enfin, en entrant dans la chambre àcoucher, j’ai appris par le bedeau que vous étiez souffrant et jesuis venu.

Durtal l’examina. Une incompressible gaieté fendait cette facesanguine, aux joues peintes avec un rasoir, en bleu. Carhaix lesprésenta l’un à l’autre; ils échangèrent, le prêtre, un salutdéfiant et Durtal un salut froid.

Celui-ci se sentait gêné, de trop, dans les effusions del’accordant et de sa femme qui remerciaient à mains jointes cetabbé d’être monté. Il était évident que pour ce ménage, quin’ignorait point cependant les passions sacrilèges ou médiocres duclergé, l’ecclésiastique était l’homme d’élection, un hommetellement supérieur que, dès qu’il était là, les autres necomptaient plus.

Il prit congé; et, en descendant, il se disait: ce prêtrejubilant me fait horreur. Au reste, un prêtre, un médecin, un hommede lettres gais sont, à n’en pas douter, d’ignobles âmes, carenfin, ce sont eux qui voient de près les misères humaines, qui lesconsolent, les soignent, ou les décrivent. Si après cela, ils sedésopilent et pouffent, c’est un comble! Ce qui n’empêche, dureste, que quelques inconscients déplorent que le roman observé,vécu, vrai, soit triste, comme la vie qu’il représente. Ils levoudraient et jovial et gaulois et fardé, les aidant, dans leur baségoïsme, à leur faire oublier les désastreuses existences qui lesfrôlent!

C’est égal, Carhaix et sa femme sont tout de même de singulièresgens! Ils ploient sous le despotisme paterne des prêtres, – et il ya des moments où ça ne doit pas être drôle, – et ils les révèrentet les adorent! Mais voilà, ce sont des âmes blanches, des croyantset des humbles! Je ne connais pas cet abbé qui était là, mais ilest redondant et rubicond, il pète dans sa graisse et crève dejoie. Malgré l’exemple de Saint François D’Assise qui était gai, -ce qui me le gâte, du reste, – j’ai peine à m’imaginer que cetecclésiastique soit un être surélevé. Il est bon de dire qu’au fondil vaut mieux pour lui qu’il soit médiocre. Comment, s’il étaitautre, se ferait-il comprendre de ses ouailles? Et puis, s’il étaitsupérieur, il serait haï par ses collègues et persécuté par sonÉvêque!

En se causant ainsi, à bâtons rompus, Durtal atteignit le basdes tours. Il s’arrêta, sous le porche. Je croyais rester pluslongtemps là-haut, pensa-t-il; il n’est que cinq heures et demie;il faut que je tue au moins une demi-heure, avant que de me mettreà table.

Le temps était presque doux, les neiges étaient balayées; ilalluma une cigarette et musa sur la place.

Levant le nez, il chercha la fenêtre du sonneur et il lareconnut; seule, elle avait un rideau, parmi les autres arcs vitrésqui s’ouvraient au-dessus du perron. Quelle abominableconstruction! se dit-il, en contemplant l’église; quand on songeque ce carré, flanqué de deux tours, ose rappeler la forme de lafaçade de Notre-dame! Et quel gâchis! Poursuivit-il, en examinantles détails. Du parvis au premier étage, il y a des colonnesdoriques, du premier au deuxième, des colonnes ioniques à volutes;enfin, de la base au sommet de la tour même, des colonnescorinthiennes, à feuilles d’acanthe. Que peut bien signifier cesalmigondis d’ordres païens pour une église? Et encore celan’existe que pour la tour habitée par les cloches; l’autre n’estmême pas terminée, mais demeurée à l’état de tube fruste, elle estmoins laide!

Et ils se sont mis cinq ou six architectes pour ériger cetindigent amas de pierres! Pourtant, au fond, les Servandoni et lesOppernord ont été les Ezéchiel de la bâtisse, de vrais prophètes;leur oeuvre est une oeuvre de voyants, en avance sur ledix-huitième siècle, car c’est l’effort divinatoire du moellonvoulant symboliser, à une époque où les chemins de fer n’existaientpas, le futur embarcadère des railways, Saint-Sulpice, ce n’estpas, en effet, une église, c’est une gare.

Et l’intérieur du monument n’est ni plus religieux, ni plusartiste que le dehors; il n’y a vraiment dans tout cela que la caveaérienne du brave Carhaix qui me plaise! Puis il regarda autour delui; cette place est bien laide, reprit-il, mais qu’elle estprovinciale et intime! Sans doute, rien ne peut égaler la hideur dece séminaire qui dégage l’odeur rance et glacée d’un hospice. Lafontaine avec ses bassins polygones, ses vases à pot au feu, seslions pour têtes de chenets, ses prélats en niches, n’est point unchef-d’oeuvre, pas plus que cette mairie dont le styleadministratif vous couvre les yeux de cendre; mais sur cette place,comme dans les rues Servandoni, Garancière, Férou qui l’avoisinent,l’on respire une atmosphère faite de silence bénin et d’humiditédouce. ça sent le placard oublié et un peu l’encens. Cette placeest en parfaite harmonie avec les maisons des rues surannées quil’enserrent, avec les bondieuseries du quartiers, les fabriquesd’images et de ciboires, les librairies religieuses dont les livresont des couvertures couleur de pépin, de macadam, de muscade, debleu à linge!

Oui, c’est caduc et discret, conclut-il. La place était alorspresque déserte. Quelques femmes gravissaient le perron del’église, devant des mendiants qui murmuraient des patenôtres, ensecouant des sous dans des gobelets; un ecclésiastique, tenant sousson bras un livre revêtu de drap noir, saluait des dames aux yeuxblancs; quelques chiens galopaient; quelques enfants sepoursuivaient ou sautaient à la corde; les énormes omnibus chocolatde la Villette et le petit omnibus jaune miel de la ligned’Auteuil, partaient presque vides, tandis que, réunis devant leursvoitures, sur le trottoir, près d’un chalet de nécessité, descochers causaient; nul bruit, nulle foule et des arbres ainsi quesur le mail silencieux d’un bourg.

Voyons, se dit Durtal qui considérait à nouveau l’église, ilfaudra pourtant bien qu’un jour, alors qu’il fera moins froid etplus clair, je monte en haut de la tour; puis il hocha la tête. Aquoi bon? Paris à vol d’oiseau, c’était intéressant au Moyen Age,mais maintenant! J’apercevrai, comme au sommet des autres fûts, unamas de rues grises, les artères plus blanches des boulevards, lesplaques vertes des jardins et des squares et, tout au loin, desfiles de maisons qui ressemblent à des dominos alignés debout etdont les points noirs sont des fenêtres.

Et puis les édifices qui émergent de cette mare cahotée detoits, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, Saint-Séverin,Saint-Étienne-du-Mont, la tour Saint-Jacques sont noyés dans ladéplorable masse des monuments plus neufs; – et je ne tiensnullement à contempler, en même temps, ce spécimen de l’art desmarchandes à la toilette qu’est l’Opéra, cette arche de pont qu’estl’arc de Triomphe, et ce chandelier creux qu’est la TourEiffel!

C’est assez de les voir séparément, en bas, sur le pavé, à destournants de rues.

Si j’allais dîner, car enfin, j’ai rendez-vous avec Hyacinthe etil faut qu’avant huit heures, je sois rentré.

Il s’en fut chez un marchand de vins du voisinage où la salle,dépeuplée à six heures, permettait de discuter avec soi-mêmetranquillement, en mangeant des viandes demeurées saines et enbuvant des breuvages pas trop mal teints. Il pensait à MmeChantelouve et surtout au chanoine Docre. Le côté mystérieux de ceprêtre le hantait. Que pouvait-il se passer dans la cervelle d’unhomme qui s’était fait dessiner un Christ sous la plante des piedspour le mieux fouler?

Quelle haine cela révélait! Lui en voulait-il de ne pas luiavoir donné les extases bienheureuses d’un saint, ou, plushumainement, de ne pas l’avoir élevé aux plus hautes dignités dusacerdoce? évidemment, le dépit de ce prêtre était désordonné etson orgueil était immense. Il ne devait même pas être fâché d’êtreun objet de terreur et de dégoût, car il était ainsi quelqu’un.Puis, pour une âme foncièrement scélérate, telle que celle-làsemblait l’être, quelles joies que de pouvoir faire languir sesennemis, par d’impunissables envoûtements, dans les souffrances!Enfin le sacrilège exalte en des allégresses furieuses, en desvoluptés démentielles que rien n’égale. C’est, depuis le Moyen Age,le crime des lâches, car la justice humaine ne le poursuit plus etl’on peut impunément le commettre, mais il est le plus excessif detous pour un croyant et Docre croit au Christ puisqu’il lehait!

Quel monstrueux prêtre! – Et quelles ignobles relations il asans doute eues avec la femme de Chantelouve! Oui, mais comment lafaire parler, celle-là? Elle m’a, en somme, très nettement notifiéson refus de s’expliquer sur ce sujet, l’autre jour. En attendant,comme je n’ai nulle envie de subir, ce soir, le péché de sesfredaines, je vais lui déclarer que je suis souffrant et qu’unrepos absolu m’est nécessaire.

Et il le fit, lorsqu’elle vint, une heure après qu’il fut rentréchez lui.

Elle lui proposa une tasse de thé et, sur son refus, elle ledorlota, en l’embrassant. Puis, s’écartant un peu:

– Vous travaillez trop; vous auriez besoin de vous distraire;allons, pour tuer le temps, si vous me faisiez un peu la cour, carenfin c’est moi qui joue, sans me lasser, ce rôle! – non? Cetteidée ne vous déride pas? Cherchons autre chose. – Voulez-vous quenous entamions une partie de cache-cache avec le chat? Vous haussezles épaules; eh bien, puisque rien ne réussit à éclairer votre minegrognonne, causons de votre ami, de des Hermies, quidevient-il?

– Mais rien de particulier.

– Et ses expériences avec la médecine Mattéï?

– J’ignore s’il les continue.

– Allons, je vois que ce sujet est déjà épuisé. Savez-vous quevos réponses ne sont pas encourageantes, mon cher.

– Mais, fit-il, il peut arriver à tout le monde de ne pasrépondre longuement à des questions. Je connais même certainepersonne qui abuse quelquefois de ce laconisme, alors que surcertain chapitre on l’interroge.

– Sur un chanoine, par exemple.

– Vous l’avez dit.

Elle croisa tranquillement les jambes.

– Cette personne avait sans doute des raisons pour se taire;mais si cette personne tient réellement à obliger celle quil’interroge, peut-être s’est-elle, depuis le dernier entretien,donné beaucoup de mal pour la satisfaire.

– Voyons, ma chère Hyacinthe, expliquez-vous, dit-il, la faceréjouie, en lui serrant les mains.

– Avouez que si je vous mettais ainsi l’eau à la bouche, à seulefin de ne plus avoir devant les yeux un visage bougon, j’auraisbien réussi.

Il gardait le silence, se demandant si elle se fichait de lui,ou bien si réellement, elle consentait à parler.

– Ecoutez, reprit-elle; je maintiens ma décision de l’autresoir; je ne vous permettrai pas de vous lier avec le chanoineDocre; mais, à un moment fixé, je puis, sans que vous entriez enrelations avec lui, vous faire assister à la cérémonie que vousdésirez le plus connaître.

– A la Messe Noire?

– Oui; avant huit jours, Docre aura quitté Paris; si vous levoyez, une fois avec moi, jamais plus après vous ne le reverrez.Conservez donc vos soirées libres pendant une huitaine; quandl’instant sera venu, je vous ferai signe; mais vous pouvez meremercier, mon ami, car pour vous être utile, j’enfreins les ordresde mon confesseur que je n’ose plus revoir et je me damne!

Il l’embrassa gentiment, la câlina, puis:

– C’est donc sérieux, c’est donc bien réellement un monstre quecet homme?

– J’en ai peur, – dans tous les cas, je ne souhaite de l’avoirpour ennemi à personne!

– Dame! s’il envoûte les gens comme Gévingey!

– Certes, et je ne voudrais pas être à la place del’astrologue.

– Vous y croyez donc! – Voyons, comment opère-t-il, avec le sangdes souris, les hachis ou les huiles?

– Tiens, vous savez cela. – Il se sert, en effet, de cessubstances; il est même un des seuls qui puisse les manipuler, carl’on s’empoisonne fort bien avec; il en est de même que desmatières explosibles si dangereuses à manier pour ceux qui lespréparent; mais souvent, lorsqu’il s’attaque à des êtres sansdéfense, il use de recettes plus simples. Il distille des extraitsde poisons et il y ajoute de l’acide sulfurique pour bouillonnerdans la plaie; alors il trempe dans ce composé la pointe d’unelancette avec laquelle il fait piquer sa victime par un espritvolant ou une larve. C’est l’envoûtement ordinaire, connu, celuides Rose-croix et autres débutants en Satanisme.

Durtal se mit à rire. – Mais, ma chère, à vous entendre, onexpédierait à distance la mort, ainsi qu’une lettre.

– Et certaines maladies telles que le choléra, on ne les dépêchepas par lettres? Demandez aux services sanitaires qui désinfectentpendant les épidémies les envois de poste!

– Je ne dis pas le contraire, mais le cas n’est pas le même.

– Si, puisque c’est la question de transmission, d’invisibilité,de distance, qui vous étonne!

– Ce qui m’étonne surtout, c’est de voir les Rose-croix mêlés àcette affaire. Je vous avoue que je ne les avais jamais considérésque comme de doux jobards ou de funéraires farceurs.

– Mais, toutes les sociétés sont formées de jobards, et, à leurtête, il y a toujours des farceurs qui les exploitent. Or c’est lecas des Rose-croix; cela n’empêche point que leurs chefs tentent ensecret le crime. Il n’y a pas besoin d’être érudit ou intelligentpour pratiquer le rituel des maléfices. Dans tous les cas, et celaje l’affirme, il y a parmi eux un ancien homme de lettres que jeconnais. Celui-là vit avec une femme mariée et ils passent leurtemps, elle et lui, à essayer de tuer le mari par envoûtement.

– Tiens, mais c’est très supérieur au divorce, cesystème-là!

Elle le regarda et fit la moue.

– Je ne parlerai plus, dit-elle, car je vois que vous vousmoquez de moi, vous ne croyez à rien…

– Mais non, je ne ris pas, car je n’ai pas des idées bienarrêtées là-dessus. J’avoue qu’au premier abord, tout cela mesemble pour le moins improbable; mais quand je songe que tous lesefforts de la science moderne ne font que confirmer les découvertesde la magie d’antant, je reste coi. C’est vrai, reprit-il, après unsilence, pour ne citer qu’un fait: a-t-on assez ri de ces femmeschangées en chattes, au Moyen Age? Eh bien, l’on a récemment amenéchez M. Charcot une petite fille qui, subitement, courait à quatrepattes, bondissait, miaulait, griffait et jouait ainsi qu’unechatte. Cette métamorphose est donc possible! Non, on ne sauraittrop le répéter, la vérité c’est qu’on ne sait rien, et que l’onn’a le droit de ne rien nier; mais pour en revenir à vosRose-croix, ils se dispensent, avec ces formules purementchimiques, du sacrilège?

– C’est-à-dire que leurs vénéfices, en supposant qu’ils sachentassez bien les apprêter, pour qu’ils réussissent, – ce dont jedoute, – sont faciles à vaincre; toutefois cela ne signifie pointque ce groupe dans lequel figure un véritable prêtre, ne se servepas au besoin d’eucharisties souillées.

– Ça doit encore être un bien joli prêtre, celui-là! – Mais,puisque vous êtes si renseignée, savez-vous aussi comment l’onconjure les maléfices?

– Oui et non; je sais que lorsque les poisons sont scellés parle sacrilège, lorsque l’opération a été faite par un maître, parDocre, ou par l’un des princes de la magie à Rome, il est trèsmalaisé de leur opposer un antidote. On m’a cependant cité uncertain abbé, à Lyon, qui réussit, à peu près seul, à l’heureactuelle, ces difficiles cures.

– Le Docteur Johannès!

– Vous le connaissez?

– Non, mais Gévingey qui est parti chez lui pour se guérir m’ena parlé.

– Eh bien, j’ignore comment celui-là s’y prend; ce que je sais,c’est que les maléfices qui ne sont point compliqués de sacrilègessont évités, la plupart du temps, par la loi du retour. On renvoiele coup à celui qui le porte; il existe encore, à l’heure actuelle,deux églises, l’une en Belgique et l’autre en France où, lorsqu’onva prier devant une statue de la Vierge, le sort qui vous a lésérebondit sur vous et va frapper votre adversaire.

– Bah!

– Oui, l’une de ces églises est à Tougres, à dix-huit kilomètresde Liège, et elle porte même le nom de Notre-Dame de Retour;l’autre est l’église de L’Epine, un petit village près de Châlons.Cette église a été autrefois bâtie pour conjurer les vénéfices quel’on pratiquait à l’aide d’épines qui poussaient dans ce pays etservaient à transpercer des images découpées en forme de coeur.

– Près de Châlons, dit Durtal, qui cherchait dans sa mémoire. Ilme semble, en effet, que des Hermies m’a signalé, à propos del’envoûtement par le sang des souris blanches, des cerclesdiaboliques installés dans cette ville.

– Oui, cette contrée a été, de tout temps, l’un des foyers lesplus véhéments du Satanisme.

– Vous êtes joliment ferrée sur la matière; c’est Docre qui vousa infusé cette science?

– Je lui dois, en effet, le peu que je vous débite; il m’avaitprise en affection, et il voulait même faire de moi son élève. -J’ai refusé et j’en suis maintenant contente, car je me souciebeaucoup plus que jadis d’être constamment en état de péchémortel.

– Et la Messe Noire, vous y avez assisté?

– Oui, et je vous le dis d’avance, vous regretterez d’avoir vud’aussi terribles choses. C’est un souvenir qui reste et faithorreur, même… surtout… lorsque l’on ne prend pas partpersonnellement à ces offices.

Il la regarda. Elle était pâle et ses yeux enfumésbattaient.

– Vous l’aurez voulu, reprit-elle, vous ne pourrez donc vousplaindre, si le spectacle vous épouvante ou vous écoeure.

Il resta un peu interloqué par le ton sourd et triste de savoix.

– Mais lui, enfin, ce Docre, d’où sort-il, qu’a-t-il faitautrefois, comment est-il ainsi devenu un maître du Satanisme?

– Je l’ignore, je l’ai connu prêtre habitué à Paris, puisconfesseur d’une reine en exil. Il a eu d’horribles histoires quegrâce à des protections, l’on a étouffées, sous l’empire. Il a étéinterné à la Trappe, puis chassé du clergé, excommunié par Rome.J’ai également appris qu’il avait été, plusieurs fois, accuséd’empoisonnement, mais acquitté, car les tribunaux n’ont jamaisréussi à faire la preuve. Aujourd’hui, il vit je ne sais comment,dans l’aisance, et voyage beaucoup avec une femme qui lui sert devoyante; pour tout le monde, c’est un scélérat, mais il est savantet pervers et puis il est si charmant!

– Oh! fit-il, comme votre voix, comme vos yeux changent! Avouezque vous l’aimez!

– Non – je ne l’aime plus, car pourquoi ne vous le dirai-je pas,nous étions fous l’un de l’autre, à un moment!

– Et maintenant?

– Maintenant, c’est fini, je vous le jure; nous sommes restésamis et c’est tout.

– Mais alors vous êtes allée souvent chez lui. Etait-ce au moinscurieux, avait-il un intérieur hétéroclite?

– Non, c’était confortable et c’était propre. Il possédait uncabinet de chimiste, une bibliothèque immense; le seul livrecurieux qu’il me montra, ce fut un office sur parchemin de la MesseNoire. Il y avait des enluminures admirables, une reliure fabriquéeavec la peau tannée d’un enfant mort sans baptême, estampée surl’un de ses plats, ainsi que d’un fleuron, d’une grande hostieconsacrée dans une Messe Noire.

– Et que contenait ce manuscrit?

– Je ne l’ai pas lu.

Ils gardèrent le silence, puis elle lui prit les mains.

– Vous voici remis, dit-elle; je savais bien que je vousguérirais de votre mine grise. Avouez, tout de même, que je suisbonne enfant de ne pas me fâcher.

– Vous fâchez? et pourquoi?

– Mais parce que c’est fort peu flatteur pour une femme, jesuppose, de n’arriver à dérider un homme que lorsqu’on l’entretientd’un autre!

– Mais non, mais non, dit-il, en l’embrassant doucement sur lesyeux.

– Laisse, fit-elle, tout bas, cela m’énerve et il faut que jeparte, car il est tard.

Elle soupira et s’en fut, le laissant ahuri, se demandant unefois de plus, dans quel amas de vase la vie de cette femme avaitplongé.

Chapitre 18

 

Le lendemain du jour où il avait vomi de si furieusesimprécations sur le tribunal, Gille de Rais comparut de nouveaudevant ses juges.

Il se présenta la tête basse et les mains jointes. Il avait, unefois de plus, bondi d’un excès à un autre; quelques heures avaientsuffi pour assagir l’énergumène qui déclara reconnaître lespouvoirs des magistrats et demanda pardon de ses outrages.

Ils lui affirmèrent que, pour l’amour de Notre-seigneur, ilsoubliaient ses injures et, sur sa prière, l’évêque et l’inquisiteurrapportèrent la sentence d’excommunication dont ils l’avaientfrappé, la veille. Cette audience, d’autres, furent occupées par lacomparution de Prélati et de ses complices; puis, s’appuyant sur letexte ecclésiastique qui atteste ne pouvoir se contenter de laconfession si elle est « dubia, vaga, generalis, illativa, jocosa »,le promoteur assura que pour certifier la sincérité des aveux,Gilles devait être soumis à la question canonique, c’est-à-dire àla torture.

Le maréchal supplia l’évêque d’attendre jusqu’au lendemain etréclama le droit de se confesser tout d’abord aux juges qu’ilplairait au tribunal de désigner, jurant qu’il renouvelleraitensuite ses aveux devant le public et la Cour.

Jean de Malestroit accueillit cette requête et l’évêque deSaint-Brieuc et Pierre de L’Hospital, Chancelier de Bretagne,furent chargés d’entendre Gilles dans sa cellule; quand il eutterminé le récit de ses débauches et de ses meurtres, ilsordonnèrent qu’on amenât Prélati.

A sa vue, Gilles fondit en larmes et alors qu’aprèsl’interrogatoire, on s’apprêtait à reconduire l’italien dans sageôle, il l’embrassa, disant: « Adieu, François, mon ami, jamaisplus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie Dieu qu’il vousdonne bonne patience et connaissance, et soyez certain, si vousavez bonne patience et espérance en Dieu, que nous nousentreverrons en grande joie de paradis. Priez Dieu pour moi et jeprierai pour vous. »

Et il fut laissé seul pour méditer sur ses forfaits qu’il devaitavouer publiquement, à l’audience, le lendemain.

Ce fut ce jour-là, le jour solennel du procès. La salle oùsiégeait le Tribunal était comble et la multitude, refoulée dansles escaliers, serpentait jusque dans les cours, emplissait lesvenelles avoisinantes, barrait les rues. De vingt lieues à laronde, les paysans étaient venus pour voir le mémorable fauve dontle nom seul faisait, avant sa capture, clore les portes dans lestremblantes veillées où pleuraient, tout bas, les femmes.

Le Tribunal allait se réunir au grand complet. Tous lesassesseurs qui, d’habitude, se suppléaient pendant les longuesaudiences, étaient présents.

La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliersromans, se rajeunissait à mi-corps, s’effilait en ogive, élançait àdes hauteurs de cathédrale les arceaux de sa voûte qui serejoignaient ainsi que les côtes des mitres abbatiales, en unepointe. Elle était éclairée par un jour déteint qui filtraient, autravers de leurs résilles de plomb, d’étroits carreaux. L’azur duplafond se fonçait et ses étoiles peintes ne scintillaient plus, àcette hauteur, que comme des têtes en acier d’épingles; dans lesténèbres des voûtes, l’hermine des armes ducales apparaissait,confuse, dans des écussons qui ressemblaient à de grands désblancs, mouchetés de points noirs.

Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire,les évêques entraient. Ils fulguraient sous leurs mitres en drapd’or, étaient cravatés d’un collier de flammes par le colletorfrazé, pavé d’escarboucles, de leurs robes. En une silencieuseprocession, ils s’avançaient, alourdis par leurs rigides chapes quitombaient, en s’évasant, de leurs épaules, pareilles à des clochesd’or fendues sur le devant, et ils tenaient la crosse à laquellependait le manipule, une sorte de voile vert.

Ils flambait, à chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquelson souffle, éclairaient eux-mêmes la salle, en reflétant le pâlesoleil d’un pluvieux octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et ypuisait de nouvelles flammes qu’il renvoyait, en les dispersant àl’autre bout de la salle, jusqu’au peuple muet.

Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, lescostumes des autres juges paraissaient plus discords et plussombres; les vêtements noirs des assesseurs et de l’official, larobe blanche et noire de Jean Blouyn, les simarres en soie, lesmanteaux de laine rouge, les chaperons écarlates, bordés depelleteries, de la justice séculière, semblaient défraîchis etgrossiers.

Les évêques s’assirent, au premier rang, entourèrent, immobiles,Jean de Malestroit qui, d’un siège plus haut, dominait lasalle.

Sous l’escorte d’hommes d’armes, Gilles entra.

Il était défait, hâve, vieilli de vingt années, en une nuit. Sesyeux brûlaient dans des paupières rissolées, ses jouestremblaient.

Sur l’injonction qui lui fut adressée, il commença le récit deses crimes.

D’une voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta sesrapts d’enfants, ses hideuses tactiques, ses stimulationsinfernales, ses meurtres impétueux, ses implacables viols; obsédépar la vision de ses victimes, il décrivit leurs agonies ralentiesou hâtées, leurs appels et leurs râles; il avoua s’être vautré dansles élastiques tiédeurs des intestins; il confessa qu’il avaitarraché des coeurs par des plaies élargies, ouvertes, telles quedes fruits mûrs.

Et d’un oeil de somnambule, il regardait ses doigts qu’ilsecouait, comme pour en laisser égoutter le sang.

La salle atterrée gardait un morne silence que lacéraientsoudain quelques cris brefs; et l’on emportait, en courant, desfemmes évanouies, folles d’horreur.

Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir; il continuait àdévider l’effrayante litanie de ses crimes.

Puis sa voix devint plus rauque. Il arrivait aux effusionssépulcrales, au supplice de ces petits enfants qu’il cajolait afinde leur couper, dans un baiser, le cou.

Il divulgua les détails, les énuméras tous. Ce fut tellementformidable, tellement atroce, que, sous leurs coiffes d’or, lesévêques blêmirent; ces prêtres, trempés aux feux des confessions,ces juges qui, en des temps de démonomanies et de meurtres, avaiententendu les plus terrifiants des aveux; ces prélats qu’aucunforfait, qu’aucune abjection des sens, qu’aucun purin d’âmen’étonnaient plus, se signèrent et Jean de Malestroit se dressa etvoila, par pudeur, la face du Christ.

Puis, tous baissèrent le front et, sans qu’un mot eût étééchangé, ils écoutèrent le maréchal qui, la figure bouleversée,trempée de sueur, regardait le crucifix dont l’invisible têtesoulevait le voile, avec sa couronne hérissée d’épines.

Gilles acheva son récit; mais, alors, une détente eut lieu;jusqu’alors il était resté debout, parlant comme dans unbrouillard, se racontant à lui-même, tout haut, le souvenir de sesimpérissables crimes.

Quand ce fut terminé, les forces l’abandonnèrent. Il tomba surles genoux et, secoué par d’affreux sanglots, il cria: « O Dieu, monrédempteur, je vous demande miséricorde et pardon! » – Puis cefarouche et hautain baron, le premier de sa caste, sans doute,s’humilia. Il se tourna vers le peuple et dit, en pleurant: « Vous,les parents de ceux que j’ai si cruellement mis à mort, donnez, ah,donnez-moi le secours de vos pieuses prières! »

Alors, en sa blanche splendeur, d’âme du Moyen Age rayonna danscette salle.

Jean de Malestroit quitta son siège et releva l’accusé quifrappait de son front désespéré les dalles; le juge disparut enlui, le prêtre seul resta; il embrassa le coupable qui se repentaitet pleurait sa faute.

Il y eut dans l’audience un frémissement lorsque Jean deMalestroit dit à Gilles, debout, la tête appuyée sur sa poitrine:Prie, pour que la juste et épouvantable colère du Très-Haut setaise; pleure, pour que tes larmes épurent les charniers en foliede ton être!

Et la salle entière s’agenouilla et pria pour l’assassin.

Quand les oraisons se turent, il y eut un instant d’affolementet de trouble. Exténuée d’horreur, excédée de pitié, la foulehoulait; le Tribunal, silencieux et énervé, se reconquit.

D’un geste, le Promoteur arrêta les discussions, balaya leslarmes.

Il dit que les crimes étaient « clairs et apperts », que lespreuves étaient manifestes, que la cour pouvait maintenant, en sonâme et conscience, châtier le coupable et il demanda que l’on fixâtle jour du jugement. Le tribunal désigna le surlendemain.

Et ce jour-là, l’Official de l’Église de Nantes, Jacques dePentcoetdic lut, à la suite, les deux sentences; la première renduepar l’Évêque et l’Inquisiteur sur les faits relevant de leurcommune juridiction, commençait ainsi:

« Le Saint nom du Christ invoqué, nous, Jean, Évêque de Nantes,et frère Jean Blouyn, bachelier en nos Saintes Ecritures, del’ordre des frères prêcheurs de Nantes et délégué de l’Inquisiteurde l’hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en séance duTribunal et n’ayant sous les yeux que Dieu seul…  »

Et, après l’énumération des crimes, il concluait:

« Nous prononçons, nous décidons, nous déclarons que toi, Gillesde Rais, cité à notre tribunal, tu es honteusement coupabled’hérésie, d’apostasie, d’évocation des démons; que pour cescrimes, tu as encouru la sentence d’excommunication et toutes lesautres peines déterminées par le droit. »

La seconde sentence, rendue par l’évêque seul, sur les crimes desodomie, de sacrilège et de violation des immunités de l’église,qui étaient plus particulièrement de son ressort, aboutissait auxmêmes conclusions et prononçait également, dans une forme presqueidentique, la même peine.

Gilles écoutait, tête basse, la lecture des jugements. Quandelle fut terminée, l’évêque et l’inquisiteur lui dirent: -Voulez-vous, maintenant que vous détestez vos erreurs, vosévocations et vos autres crimes, être réincorporé à l’église, notremère?

Et, sur les ardentes prières du Maréchal, ils le relevèrent detoute excommunication et l’admirent à participer aux sacrements. Lajustice de Dieu était satisfaite, le crime était reconnu, puni,mais effacé par la contrition et la pénitence. La justice humainedemeurait seule.

L’Évêque et l’Inquisiteur remirent le coupable à la courséculière qui, retenant les captures d’enfants et les meurtres,prononça la peine de mort et la confiscation des biens. Prélati,les autres complices, furent en même temps condamnés à être penduset brûlés vifs.

– Criez à Dieu merci! dit Pierre de L’Hospital qui présidait lesdébats civils, et disposez-vous à mourir en bon état, avec un grandrepentir d’avoir commis de tels crimes!

Cette recommandation était inutile.

Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Ilespérait, humblement, avidement, en la miséricorde du sauveur;l’expiation terrestre, le bûcher, il l’appelait de toutes seforces, pour se rédimer des flammes éternelles, après sa mort.

Loin de ses châteaux, dans sa geôle, seul, il s’était ouvert etil avait visité ce cloaque qu’avaient si longtemps alimenté leseaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et deMachecoul. Il avait erré, sangloté, sur ses propres rives,désespérant de pouvoir jamais étancher l’amas de ses effrayantesboues. Et, foudroyé par la grâce, dans un cri d’horreur et de joie,il s’était subitement renversé l’âme; il l’avait lavée de sespleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes desélans fous. Le boucher de sodome s’était renié, le compagnon deJeanne d’Arc avait reparu, le mystique dont l’âme s’essoraitjusqu’à Dieu, dans des balbuties d’adoration, dans des flots delarmes!

Puis il pensa à ses amis, voulut qu’eux aussi mourussent en étatde grâce. Il demanda à l’évêque de Nantes qu’ils ne fussent pasexécutés, avant ou après, mais en même temps que lui. Il fit valoirqu’il était le plus coupable, qu’il devait les avertir de leursalut, les assister au moment où ils monteraient sur le bûcher.

Jean de Malestroit accueillit cette supplique.

– Ce qui est curieux, se dit Durtal, en s’interrompant d’écrirepour allumer une cigarette, c’est que…

On sonna doucement; Mme Chantelouve entra.

Elle déclara qu’elle ne restait que deux minutes, qu’elle avaitune voiture en bas. – C’est pour ce soir; dit-elle; je viendraivous prendre à neuf heures. Ecrivez-moi d’abord une lettre à peuprès conçue dans ces termes, et elle lui remit un papier qu’ildéplia.

Il contenait simplement cette attestation: j’avoue que tout ceque j’ai dit et écrit sur la messe noire, sur le prêtre qui lacélèbre, sur le lieu où j’ai prétendu y assister, sur lessoi-disant personnes que j’y trouvai, est de pure invention.J’affirme que j’ai imaginé tous ces récits, que, par conséquent,tout ce que j’ai raconté est faux.

– C’est de Docre? dit-il, regardant une petite écriture, pointueet retorse, presque agressive.

– Oui; et il veut, en outre, que cette déclaration non datéesoit faite, sous forme de lettre adressée à une personne qui vousaurait consulté à ce sujet.

– Il se défie donc bien de moi, votre chanoine!

– Dame, vous faites des livres!

– Ça ne me plaît pas infiniment de signer cela, murmura Durtal.Et si je refuse?

– Vous n’assisterez pas à la Messe Noire.

La curiosité fut plus vive que ses répugnances. Il rédigea etsigna la lettre que Mme Chantelouve mit dans son porte-carte.

– Et dans quelle rue, cette cérémonie se passe-t-elle?

– Dans la rue Olivier de Serres.

– Où est-ce?

– Près de la rue de Vaugirard, tout en haut.

– Et c’est là que demeure Docre?

– Non; nous allons dans une maison particulière qui appartient àl’une de ses amies. – Sur ce, si vous le voulez bien, vousreprendrez votre interrogatoire à un autre instant, car je suispressée et je me sauve. A neuf heures, n’est-ce pas, soyezprêt.

Il eut à peine le temps de l’embrasser, elle était partie.

Enfin, se dit-il, lorsqu’il fut seul, j’avais déjà desrenseignements sur l’incubat et l’envoûtement; il ne me restaitplus à connaître que la messe noire pour être tout à fait aucourant du satanisme, tel qu’il se pratique de nos jours et je vaisla voir! Je veux bien être pendu si je soupçonnais que Parisrecélât des dessous pareils! Et comme les choses s’attirent et selient; il fallait que je m’occupasse de Gilles de Rais et dudiabolisme au Moyen Age, pour que le diabolisme contemporain me fûtmontré!

Et il repensa à Docre et il se dit: – quelle finaude crapule quece prêtre! Au fond, parmi ces occultistes qui grouillentaujourd’hui dans la décomposition des idées d’un temps, celui-làest le seul qui m’intéresse.

Les autres, les mages, les théosophes, les kabbalistes, lesspirites, les hermétistes, les Rose-Croix, me font l’effet,lorsqu’ils ne sont pas de simples larrons, d’enfants qui jouent etse chamaillent, en trébuchant, dans une cave; et si l’on descendplus bas encore, dans les officines des pythonisses, des voyanteset des sorciers, que trouve-t-on, sinon des agences de prostitutionet de chantage? Tous ces soi-disant débitants d’avenir sont fortmalpropres; c’est la seule chose dans l’occulte, dont on soitsûr!

Des Hermies interrompit par un coup de sonnette ces réflexions.Il venait annoncer à Durtal que Gévingey était de retour et qu’ilsdevaient dîner ensemble, le surlendemain chez Carhaix.

– Sa bronchite est donc guérie?

– Oui, complètement.

Préoccupé de l’idée de la Messe Noire, Durtal ne put se taire etil avoua que, le soir même, il devait y assister; – et devant lamine stupéfaite de des Hermies, il ajouta qu’il avait promis lesecret et qu’il ne pouvait, pour l’instant, lui en raconterdavantage.

– Mâtin, tu as de la chance, toi, fit des Hermies. Est-ceindiscret de te demander le nom de l’abbé qui présidera à cetoffice?

– Non, c’est le chanoine Docre.

– Ah! – Et l’autre se tut; il cherchait évidemment à deviner àl’aide de quelles manigances son ami avait pu joindre ceprêtre.

– Tu m’as autrefois narré, reprit Durtal, qu’au Moyen Age, laMesse Noire se disait sur la croupe nue d’une femme, qu’audix-septième siècle, elle se célébrait sur le ventre, etmaintenant?

– Je crois qu’elle a lieu comme à l’église, devant un autel. Dureste, à la fin du quinzième siècle, elle s’est quelquefois débitéeainsi, dans les Biscayes. Il est vrai que le diable opérait alorsen personne. Revêtu d’habits épiscopaux, déchirés et souillés, ilcommuniait avec des rondelles de savate, criant: ceci est moncorps! Et il donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèlesqui lui avaient préalablement baisé la main gauche, le cas et lecroupion. J’espère que tu ne seras pas obligé de rendre d’aussi bashommages à ton chanoine.

Durtal se mit à rire. – Non, je ne pense pas qu’il exige detelles prébendes; mais, voyons, tu ne juges point que décidémentles êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont unpeu fous?

– Fous! et pourquoi? – Le culte du démon n’est pas plus insaneque celui de Dieu; l’un purule et l’autre resplendit, voilà tout; àce compte-là, tous les gens qui implorent une divinité quelconqueseraient déments! Non, les affiliés du satanisme sont des mystiquesd’un ordre immonde, mais ce sont des mystiques. Maintenant, il estfort probable que leurs élans vers l’au-delà du mal coïncident avecles tribulations enragées des sens, car la luxure est lagoutte-mère du démonisme. La médecine classe tant bien que malcette faim de l’ordure dans les districts inconnus de la névrose;et, elle le peut, car personne ne sait au juste ce qu’est cettemaladie dont tout le monde souffre; il est bien certain, en effet,que les nerfs vacillent dans ce siècle, plus aisément qu’autrefois,au moindre choc. Tiens, rappelle-toi les détails donnés par lesjournaux, sur l’exécution des condamnés à mort; ils nous révèlentque le bourreau travaille avec timidité, qu’il est sur le point des’évanouir, qu’il a mal aux nerfs, lorsqu’il décapite un homme.Quelle misère! Lorsqu’on le compare aux invincibles tortionnairesdu vieux temps! Ceux-là vous enfermaient la jambe dans un bas deparchemin mouillé qui se rétractait devant le feu et vous broyaitdoucement les chairs; ou bien, ils vous enfonçaient des coins dansles cuisses et brisaient les os, ils vous cassaient les pouces desmains dans des étaux à vis, vous découpaient des lanièresd’épiderme dans le râble, vous retroussaient comme un tablier lapeau du ventre; ils vous écartelaient, vous estrapadaient, vousrôtissaient, vous arrosaient de brandevin en flammes, avec une faceimpassible, des nerfs tranquilles, qu’aucun cri, qu’aucune plainten’ébranlaient. Ces exercices étant un peu fatigants, ils avaientseulement, après l’opération, bonne soif et grande faim. C’étaientdes sanguins bien équilibrés, tandis que maintenant! Mais, pour enrevenir à tes compagnons de sacrilège, ce soir, s’ils ne sont pasdes fous, ce sont, à n’en point douter, de très répugnantspaillards. Observe-les. Je suis sûr qu’en invoquant Belzébuth, ilspensent aux prélibations charnelles. N’aie pas peur, va, il n’y apoint, dans ce groupe, des gens qui imiteraient ce martyr dontparle Jacques De Voragine, dans son histoire de Saint Paull’Ermite. Tu connais cette légende?

– Non.

– Eh bien, pour te rafraîchir l’âme, je vais te la conter. Cemartyr, qui était tout jeune, fut étendu, pieds et poings liés, surun lit, puis on lui dépêcha une superbe créature qui le voulutforcer. Comme il ardait et qu’il allait pécher, il se coupa lalangue avec ses dents et il la cracha au visage de cette femme; et »ainsi la douleur enchassa la tentation », dit le bon deVoragine.

– Mon héroïsme n’irait pas jusque-là, je l’avoue; mais… tu t’envas déjà?

– Oui, je suis attendu.

– Quelle bizarre époque! reprit Durtal, en le reconduisant.C’est juste au moment où le positivisme bat son plein, que lemysticisme s’éveille et que les folies de l’occulte commencent.

– Mais il a toujours été ainsi; les queues de siècle seressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. Alors que lematérialisme sévit, la magie se lève. Ce phénomène reparaît, tousles cent ans. Pour ne pas remonter plus haut, vois le déclin dudernier siècle. A côté des rationalistes et des athées, tu trouvesSaint Germain, Cagliostro, Saint Martin, Gabalis, Gazotte, lessociétés des Rose-croix, les cercles infernaux, comme maintenant! -Sur ce, adieu, bonne soirée et bonne chance.

– Oui, mais se dit Durtal, en refermant la porte, les Cagliostroavaient du moins une certaine allure et probablement aussi unecertaine science, tandis que les mages de ce temps, quels aliboronset quels camelots!

Chapitre 19

 

Ils montaient, cahotés dans un fiacre, la rue de Vaugirard. MmeChantelouve s’était rencoignée et ne soufflait mot. Durtal laregardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueurcourait puis s’éteignait sur sa voilette. Elle lui semblait agitéeet nerveuse sous des dehors muets. Il lui prit la main qu’elle neretira pas, mais il la sentait glacée sous son gant et ses cheveuxblonds lui parurent, ce soir-là, en révolte et moins fins qued’habitude et secs. Nous approchons, ma chère amie? – Mais, d’unevoix angoissée et basse, elle lui dit: – Non, ne parlez pas. – Et,très ennuyé de ce tête-à-tête taciturne, presque hostile, il seremit à examiner la route par les carreaux de la voiture.

La rue s’étendait, interminable, déjà déserte, si mal pavée queles essieux du fiacre criaient, à chaque pas; elle était à peineéclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, àmesure qu’elle s’allongeait vers les remparts. Quelle singulièreéquipée! Se disait-il, inquiété par la physionomie froide, rentréede cette femme.

Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une rue noire, fit uncoude et s’arrêta.

Hyacinthe descendit; en attendant la monnaie que le cocherdevait lui rendre, Durtal inspecta, d’un coup d’oeil, lesalentours; il était dans une sorte d’impasse. Des maisons basses etmornes bordaient une chaussée aux pavés tumultueux et sanstrottoirs; en se retournant, quand le cocher partit, il se trouvadevant un long et haut mur, au-dessus duquel bruissaient, dansl’ombre, des feuilles d’arbres. Une petite porte, trouée d’unguichet, s’enfonçait dans l’épaisseur de ce mur sombre, chiné detraits blancs par des raies de plâtre qui hourdaient ses fissureset bouchaient ses brèches. Subitement, plus loin, une lueur jaillitd’une devanture et, sans doute attiré par le roulement du fiacre,un homme, portant le tablier noir des marchands de vins, se penchahors d’une boutique et saliva sur le seuil.

– C’est ici, dit Mme Chantelouve.

Elle sonna, le guichet s’ouvrit; elle souleva sa voilette, unjet de lanterne la frappa au visage; la porte disparut sans bruit,ils pénétrèrent dans un jardin.

– Bonjour, madame.

– Bonjour, Marie.

– C’est dans la chapelle?

– Oui, madame veut-elle que je la conduise?

– Non, merci.

La femme à la lanterne scruta Durtal; il aperçut, sous unecapeline, des mèches grises tordues sur une figure en désordre etvieille; mais elle ne lui laissa pas le temps de l’examiner carelle rentra près du mur dans un pavillon qui lui servait deloge.

Il suivit Hyacinthe qui traversait des allées obscures etsentant le buis, jusqu’au perron d’une bâtisse. Elle était commechez elle, poussait les portes, faisait claquer ses talons sur lesdalles.

– Prenez garde, fit-elle, après avoir franchi un vestibule, il ya trois marches.

Ils débouchèrent dans une cour, s’arrêtèrent devant une anciennemaison et elle sonna. Un petit homme parut, s’effaça, lui demandade ses nouvelles, d’une voix affétée et chantante. Elle passa, enle saluant, et Durtal frôla une face faisandée, des yeux liquideset en gomme, des joues plâtrées de fard, des lèvres peintes et ilpensa qu’il était tombé dans un repaire de sodomites.

– Vous ne m’aviez pas annoncé que je m’approcherais d’une tellecompagnie, dit-il à Hyacinthe qu’il rejoignit au tournant d’uncouloir éclairé par une lampe.

– Pensiez-vous rencontrer ici des Saints? Et elle haussa lesépaules et tira une porte. Ils étaient dans une chapelle, auplafond bas, traversé par des poutres peinturlurées au goudron, auxfenêtres cachées sous de grands rideaux, aux murs lézardés etdéteints. Durtal recula, dès les premiers pas. Des bouches decalorifère soufflaient des trombes; une abominable odeurd’humidité, de moisi, de poêle neuf, exaspérée par une senteurirritée d’alcalis, de résines et d’herbes brûlées, lui pressuraitla gorge, lui serrait les tempes.

Ils avançait à tâtons, sondait cette chapelle qu’éclairaient àpeine, dans leurs suspensions de bronze doré et de verre rose, desveilleuses de sanctuaire. Hyacinthe lui fit signe de s’asseoir etelle se dirigea vers un groupe de personnes installées sur desdivans, en un coin, dans l’ombre. Un peu gêné d’être ainsi mis àl’écart, Durtal remarqua que, parmi ces assistants, il y avait trèspeu d’hommes et beaucoup de femmes; mais ce fut en vain qu’ils’efforça de discerner leurs traits. çà et là, pourtant, à un élandes veilleuses, il apercevait un type junonien de grosse brune,puis une face d’homme, rasée et triste. Il les observa, putconstater que ces femmes ne caquetaient pas entre elles; leurconversation paraissait peureuse et grave, car aucun rire, aucunéclat de voix ne s’entendait, mais un chuchotement irrésolu,furtif, sans aucun geste.

Sapristi! se dit-il, Satan n’a pas l’air de rendre ses fidèlesheureux!

Un enfant de choeur, vêtu de rouge, s’avança vers le fond de lachapelle et alluma une rangée de cierges. Alors l’autel apparut, unautel d’église ordinaire, surmonté d’un tabernacle au-dessus duquelse dressait un Christ dérisoire, infâme. On lui avait relevé latête, allongé le col et les plis peints aux joues muaient sa facedouloureuse en une gueule tordue par un rire ignoble. Il était nu,et à la place du linge qui ceignait ses flancs, l’immondice en émoide l’homme surgissait d’un paquet de crin. Devant le tabernacle, uncalice couvert de la pal était posé; l’enfant de choeur lissaitavec ses mains la nappe de l’autel, ginginait les hanches, sehaussait sur un pied, comme pour s’envoler, jouait les chérubins,sous prétexte d’atteindre les cierges noirs dont l’odeur de bitumeet de poix s’ajoutait maintenant aux pestilences étouffées de cettepièce.

Durtal reconnut sous la robe rouge le « petit Jésus » qui gardaitla porte quand il entre et il comprit le rôle réservé à cet hommedont la sacrilège ordure se substituait à cette pureté de l’enfanceque veut l’Église.

Puis, un autre enfant de choeur encore plus hideux s’exhiba.Efflanqué, creusé par les toux, réparé par des carmins et desblancs gras, il boitillait, en chantonnant. Il s’approcha detrépieds qui flanquaient l’autel, remua les braises accouvies dansles cendres et il y jeta des morceaux de résine et desfeuilles.

Durtal commençait à s’ennuyer quand Hyacinthe le rejoignit; elles’excusa de l’avoir laissé si longtemps seul, l’invita à changer deplace et elle le conduisit, derrière toutes les rangées de chaises,très à l’écart.

– Nous sommes donc dans une vraie chapelle? demanda-t-il.

– Oui, cette maison, cette église, ce jardin que nous avonstraversé, ce sont les restes d’un ancien couvent d’Ursulines,maintenant détruit. L’on a pendant longtemps resserré des fourragesdans cette chapelle; la maison appartenait à un loueur de voituresqui l’a vendue, tenez, à cette dame, – et elle désignait une grossebrune qu’avait entr’aperçue Durtal.

– Et elle est mariée, cette dame?

– Non, c’est une ancienne religieuse qui fut jadis débauchée parle chanoine Docre.

– Ah! et ces messieurs qui paraissent vouloir rester dansl’ombre?

– Ce sont des Sataniques… il y en a un parmi eux qui futprofesseur à l’école de médecine; il a chez lui un oratoire où ilprie la statue de la Vénus Astarté, debout sur un autel.

– Bah!

– Oui; – il se fait vieux, et ces oraisons démoniaques décuplentses forces qu’il use avec des créatures de ce genre; – et elledésigna, d’un geste, les enfants de choeur.

– Vous me garantissez la véracité de cette histoire?

– Je l’invente si peu que vous la trouverez racontée tout aulong dans un journal religieux les Annales de la Sainteté. Et, bienqu’il fût clairement désigné dans l’article, ce monsieur n’a pasosé faire poursuivre ce journal! – Ah çà, qu’est-ce que vous avez?Reprit-elle, en le regardant.

– J’ai… que j’étouffe; l’odeur de ces cassolettes estintolérable!

– Vous vous y habituerez dans quelques secondes.

– Mais qu’est-ce qu’ils brûlent pour que ça pue comme cela?

– De la rue, des feuilles de jusquiame et de datura, dessolanées sèches et de la myrrhe; ce sont des parfums agréables àSatan, notre maître!

Elle dit cela de cette voix gutturale, changée, qu’elle avait, àcertains instants, au lit.

Il la dévisagea; elle était pâle; la bouche était serrée, lesyeux pluvieux battaient.

– Le voici, murmura-t-elle, tout à coup, pendant que les femmescouraient devant eux, allaient s’agenouiller sur des chaises.

Précédé des deux enfants de choeur, coiffé d’un bonnet écarlatesur lequel se dressaient deux cornes de bison en étoffe rouge, lechanoine entra.

Durtal l’examina, tandis qu’il marchait à l’autel. Il étaitgrand mais mal bâti, tout en buste; le front dénudé se prolongeaitsans courbe en un nez droit; les lèvres, les joues étaienthérissées de ces poils durs et drus qu’ont les anciens prêtres quise sont longtemps rasés; les traits étaient sinueux et gros; lesyeux en pépins de pommes, petits, noirs, serrés près du nez,phosphoraient. Somme toute, sa physionomie était mauvaise etremuée, mais énergique et ces yeux durs et fixes ne ressemblaientpas à ces prunelles fuyantes et sournoises que s’était imaginéDurtal.

Il s’inclina solennellement devant l’autel, monta les gradins,et commença sa messe.

Durtal vit alors qu’il était, sous les habits du sacrifice, nu.Ses chairs refoulées par des jarretières attachées haut,apparaissaient au-dessus de ses bas noirs. La chasuble avait laforme ordinaire des chasubles, mais elle était du rouge sombre dusang sec et, au milieu, dans un triangle autour duquel fusait unevégétation de colchiques, de sabines, de pommes-vinettes etd’euphorbes, un bouc noir, debout, présentait les cornes.

Docre faisait les génuflexions, les inclinations médiocres ouprofondes, spécifiées par le rituel; les enfants de choeur, àgenoux, débitaient les répons latins, d’une voix cristalline quichantait sur les fins de mots.

– Ah çà, mais c’est une simple messe basse, dit Durtal à MmeChantelouve.

Elle fit signe que non. En effet, à ce moment, les enfants dechoeur passèrent derrière l’autel, rapportèrent, l’un, des réchaudsde cuivre, l’autre, des encensoirs qu’ils distribuèrent auxassistants. Toutes les femmes s’enveloppèrent de fumée;quelques-unes se jetèrent la tête sur les réchauds, humèrentl’odeur à plein nez, puis, défaillantes, se dégrafèrent, enpoussant des soupirs rauques.

Alors le sacrifice s’interrompit. Le prêtre descendit à reculonsles marches, s’agenouilla sur la dernière et, d’une voix trépidanteet aiguë, il cria:

– « Maître des Esclandres, Dispensateur des bienfaits du crime,Intendant des somptueux péchés et des grands vices, Satant, c’esttoi que nous adorons, Dieu logique, Dieu juste!

« Légat suradmirable des fausses transes, tu accueilles lamendicité de nos larmes; tu sauves l’honneur des familles parl’avortement des ventres fécondés dans des oublis de bonnes crises;tu insinues la hâte des fausses couches aux mères et tonobstétrique épargne les angoisses de la maturité, la douleur deschutes, aux enfants qui meurent avant de naître!

« Soutien du Pauvre exaspéré, Cordial des vaincus, c’est toi quiles doues de l’hypocrisie, de l’ingratitude, de l’orgueil, afinqu’ils se puissent défendre contre les attaques des enfants deDieu, des Riches!

« Suzerain des mépris, Comptable des humiliations, tenancier desvieilles haines, toi seul fertilises le cerveau de l’homme quil’injustice écrase; tu lui souffles les idées des vengeancespréparées, des méfaits sûrs; tu l’incites aux meurtres, tu luidonnes l’exubérante joie des représailles acquises, la bonneivresse des supplices accomplis, des pleurs, dont il est cause!

« Espoir des virilités, Angoisse des matrices vides, Satan, tu nedemandes point les inutiles épreuves des reins chaste, tu ne vantespas la démence des carêmes et des siestes; toi seul reçois lessuppliques charnelles et les apostilles auprès des familles pauvreset cupides, tu détermines la mère à vendre sa fille, à céder sonfils, tu aides aux amours stériles et réprouvées, Tuteur desstridentes Névroses, Tour de Plomb des Hystéries, Vase ensanglantédes Viols!

« Maître, tes fidèles servants, à genoux, t’implorent. Ils tesupplient de leur assurer l’allégresse de ces délectables forfaitsque la justice ignore; ils te supplient d’aider aux maléfices dontles traces inconnues déroutent la raison de l’homme; ils tesupplient de les exaucer, alors qu’ils souhaitent la torture detous ceux qui les aiment et qui les servent; ils te demandentenfin, gloire, richesse, puissance, à toi, le Roi des déshérités,le Fils qui chassa l’inexorable Père! »

Puis Docre se releva, et, debout, d’une voix claire, haineuse,les bras étendus, vociféra:

– « Et toi, toi, qu’en ma qualité de prêtre, je force, que tu leveuilles ou non, à descendre dans cette hostie, à t’incarner dansce pain, Jésus, artisan des supercheries, larron d’hommages, voleurd’affection, écoute! Depuis le jour où tu sortis des entraillesambassadrices d’une vierge, tu as failli à tes engagements, menti àtes promesses; des siècles ont sangloté, en t’attendant, Dieufuyard, Dieu muet! Tu devais rédimer les hommes et tu n’as rienracheté; tu devais apparaître dans ta gloire et tu t’endors! Va,mens, dis au misérable qui t’appelle: « espère, patiente, souffre,l’hôpital des  » âmes te recevra, les anges t’assisteront, le ciel »s’ouvre ». – Imposteur! Tu sais bien que les anges, dégoûtés de toninertie, s’éloignent! – Tu devais être le Truchement de nosplaintes, le Chambellan de nos pleurs, tu devais les introduireprès du père et tu ne l’as point fait, parce que sans doute cetteintercession dérangeait ton sommeil d’Éternité béate et repue!

« Tu as oublié cette Pauvreté que tu prêchais, Vassal énamourédes Banques! Tu as vu sous le pressoir de l’agio broyer lesfaibles, tu as entendu les râles des timides perclus par lesfamines, des femmes éventrées pour un peu de pain et tu as faitrépondre par la chancellerie de tes simoniaques, par tesreprésentants de commerce, par tes Papes, des excuses dilatoires,des promesses évasives, Basochien de sacristie, Dieud’affaires!

« Monstre, dont l’inconcevable férocité engendra la vie etl’infligea à des innocents que tu oses condamner, au nom d’on nesait quel péché originel, que tu oses punir, en vertu d’on ne saitquelles clauses, nous voudrions pourtant bien te faire avouer enfintes impudents mensonges, tes inexpiables crimes! Nous voudrionstaper sur tes clous, appuyer sur tes épines, t’amener le sangdouloureux au bord de tes plaies sèches!

« Et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant laquiétude de ton Corps, Profanateur des amples vices, Abstracteurdes puretés stupides, Nazaréen maudit, Roi fainéant, Dieulâche! »

– Amen, crièrent les voix cristallines des enfants dechoeur.

Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d’insultes;l’immondice de ce prêtre le stupéfiait; un silence succéda à ceshurlements; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Lesfemmes jusqu’alors taciturnes s’agitèrent, alors que, remonté àl’autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la maingauche, d’un grand geste.

Et soudain les enfants de choeur agitèrent des sonnettes.

Ce fut comme un signal; des femmes tombées sur les tapis seroulèrent. L’une sembla mue par un ressort, se jeta sur le ventreet rama l’air avec ses pieds; une autre subitement atteinte d’unstrabisme hideux, gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoireouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, an haut;une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa latête sur les épaules puis la redressa d’un jet brusque, et selaboura en râclant la gorge avec ses ongles; une autre encore,étendue sur les reins, défit ses jupes, sortit une panse nue,météorisée, énorme, puis se tordit en d’affreuses grimaces, tira,sans pouvoir la rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords,d’une bouche en sang, hersée de dents rouges.

Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, ilentendit et il aperçut le chanoine Docre.

Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, lesbras écartés, il vomissait d’effrayants outrages, gueulait, à boutde force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de choeurs’agenouilla devant lui, en tournant le dos à l’autel. Un frissonparcourut l’échine du prêtre. D’un ton solennel, mais d’une voixclignotante, il dit: « Hoc est enim corpus meum », puis, au lieu des’agenouiller, après la consécration, devant le précieux corps, ilfit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselantde sueur.

Il titubait entre les deux enfants de choeur qui, relevant lachasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis quel’hostie, qu’il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée,sur les marches.

Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua lasalle. L’aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courbales femmes; pendant que les enfants de choeur encensaient la nuditédu pontife, des femmes se ruèrent sur le Pain Eucharistique et, àplat ventre, au pied de l’autel, le griffèrent, arrachèrent desparcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure.

Une autre, accroupie sur un crucifix, éclata d’un rire déchirantpuis cria: mon prêtre, mon prêtre! Une vieille s’arracha lescheveux, bondit, pivota sur elle-même, se ploya, ne tint plus quesur un pied, s’abattit près d’une jeune fille qui, blottie le longd’un mur, craquait dans des convulsions, bavait de l’eau gazeuse,crachait, en pleurant, d’affreux blasphèmes. Et Durtal, épouvanté,vit, dans la fumée, ainsi qu’au travers d’un brouillard, les cornesrouges de Docre qui, maintenant assis, écumait de rage, mâchait despains azymes, les recrachait, se tordait avec, en distribuait auxfemmes; et elles les enfouissaient en bramant, ou se culbutaient,les unes sur les autres, pour les violer.

C’était un cabanon exaspéré d’hospice, une monstrueuse étuve deprostituées et de folles. Alors, tandis que les enfants de choeurs’alliaient aux hommes, que la maîtresse de la maison, montait,retroussée, sur l’autel, empoignait, d’une main, la hampe du Christet ramenait de l’autre le calice sous ses jambes nues, au fond dela chapelle, dans l’ombre, une enfant, qui n’avait pas encorebougé, se courba tout à coup en avant et hurla à la mort, comme unechienne!

Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Ilchercha Hyacinthe mais elle n’était plus là. Il finit parl’apercevoir auprès du chanoine; il enjamba les corps enlacés surles tapis et s’approcha d’elle. Les narines frémissantes, ellehumait les exhalaisons des parfums et des couples.

– L’odeur du sabbat! Lui dit-elle, à mi-voix, les dentsserrées.

– Ah çà, venez-vous, à la fin?

Elle sembla s’éveiller, eut un moment d’hésitation, puis sansrien répondre, elle le suivit.

Il joua des coudes, se dégagea des femmes qui maintenantsortaient des dents prêtes à mordre; il poussa Mme Chantelouve versla porte, franchit la cour, le vestibule, et la loge du conciergeétant vide, il tira le cordon et se trouva dans la rue.

Là, il s’arrêta et aspira, à pleins poumons, des bouffées d’air;Hyacinthe, immobile, perdue au loin, s’accota au mur.

Il la regarda. – Avouez que vous avez envie de rentrer? dit-il,d’un ton dans lequel le mépris perçait.

– Non, fit-elle, avec un effort, mais ces scènes me brisent. Jesuis étourdie, j’ai besoin d’un verre d’eau pour me remettre.

Et elle remonta la rue, alla droit, en s’appuyant sur lui, chezle marchand de vins dont la devanture était ouverte.

C’était un ignoble bouge, une petite salle avec des tables etdes bancs de bois, un comptoir en zinc, un jeu de zanzibar, et desbrocs violets; au plafond, un bec de gaz en forme d’U; deuxouvriers terrassiers jouaient aux cartes; ils se retournèrent etrirent; le patron retira le brûle-gueule de sa bouche et salivadans du sable; il ne semblait nullement surpris de voir cette femmeélégante dans son taudis. Durtal qui l’observait crut mêmesurprendre un clin d’oeil échangé entre Mme Chantelouve et lui. Ilalluma une bougie et souffla à voix basse:

– Monsieur, vous ne pouvez boire, sans vous faire remarquer,avec ces gens; je vais vous conduire dans une pièce où vous serezseuls.

– Voilà, dit Durtal à Hyacinthe qui s’engageait dans la spiraled’un escalier, voilà bien des allées et venues pour un verred’eau!

Mais elle était déjà entrée dans une chambre, au papier arraché,moisi, couvert d’images de journaux illustrés piqués avec desépingles à cheveux, pavée de carreaux disloqués, creusée defondrières, meublée d’un lit à flèche et sans rideaux, d’un pot dechambre égueulé, d’une table, d’une cuvette et de deux chaises.

L’homme apporta un carafon d’eau-de-vie, du sucre, une carafe,des verres, puis il descendit. Alors, les yeux fous, sombres, elleenlaça Durtal.

– Ah! mais non! s’écria-t-il, furieux d’être tombé dans cepiège, j’ai assez de tout cela, moi! Et puis, il se fait tard,votre mari vous attend, il est temps pour vous de l’allerrejoindre!

Elle ne l’écoutait même pas.

– Je te désire, fit-elle, et elle le prit en traître, l’obligeaà la vouloir.

Et elle se déshabilla, jeta par terre sa robe, ses jupes, ouvrittoute grande l’abominable couche, et, relevant sa chemise dans ledos, elle se frotta l’échine sur le grain dur des draps, les yeuxpâmés et riant d’aise!

Elle le saisit et lui révéla les moeurs de captif, desturpitudes dont il ne la soupçonnait même pas; elle les pimenta defuries de goule et, subitement, quand il put s’échapper, il frémit,car il aperçut dans la couche des fragments d’hostie.

– Oh! vous me faites horreur, lui dit-il; allons, habillez-vouset partons!

Tandis qu’elle se vêtait, silencieuse, l’air égaré, il s’assitsur une chaise et la fétidité de cette chambre l’écoeura; puis iln’était pas absolument certain de la Transubstantiation; il necroyait pas fermement que le sauveur résidât dans ce pain souillé,mais malgré tout, ce sacrilège auquel il avait participé sans levouloir, l’attrista. – Et si c’était vrai, se dit-il, si laprésence était réelle comme Hyacinthe et comme ce misérable prêtrel’attestent! Non, décidément, je me suis par trop abreuvéd’ordures; c’est fini; l’occasion est bonne pour me fâcher aveccette créature que je n’ai, depuis notre première entrevue, quetolérée, en somme, et je vais le faire!

Il dut, en bas, dans le cabaret, subir les sourires complaisantsdes terrassiers; il paya, et sans attendre sa monnaie, s’empressade fuir. Ils gagnèrent la rue de Vaugirard et il héla une voiture.Ils roulèrent, sans même se regarder, perdus dans leursréflexions.

– A bientôt, fit Mme Chantelouve, d’un ton presque timide,lorsqu’elle fut déposée à sa porte.

– Non, répondit-il; il n’y a vraiment pas moyen de nousentendre; vous voulez tout et je ne veux rien; mieux vaut rompre;nos relations s’étireraient, se termineraient dans les amertumes etles redites. Oh! Et puis, après ce qui vient de se passer ce soir,non, voyez-vous, non! – Et il donna son adresse au cocher ets’enfouit dans le fond du fiacre.

Chapitre 20

 

Il ne s’embête pas, le chanoine, dit des Hermies, lorsque Durtallui eut conté les détails de la messe noire. C’est un véritablesérail d’hystéro-épileptiques et d’éthéromanes qu’il s’est formé;mais tout cela manque d’ampleur. Certes, au point de vue descontumélies et des blasphèmes, des besognes sacrilèges et desgalimafrées sensorielles, ce prêtre semble exorbitant, presqueunique; mais le côté sanglant et incestueux des vieux sabbats faitdéfaut. Docre est, au demeurant, fort au-dessous de Gilles De Rais;ses oeuvres sont incomplètes, fades, molles, si l’on peut dire.

– Tu es bon, toi; ce n’est pas facile de se procurer des enfantsque l’on puisse impunément égorger, sans que des parents chiaillentet sans que la police ne s’en mêle!

– Sans doute et c’est à des difficultés de ce genre qu’ilconvient évidemment d’attribuer la célébration pacifique de cettemesse. Mais, je repense, pour l’instant, à ces femmes que tu m’asdécrites, à celles qui se jettent la face sur des réchauds afin dehumer la fumée des résines et des plantes; elles usent des procédésdes Aïssaouas qui se précipitent également la tête sur desbraseros, alors que la catalepsie, nécessaire à leurs exercices,tarde; quant aux autres phénomènes que tu me cites, ils sont connusdans les hospices et, sauf l’effluence démoniaque, ils ne nousapprennent rien de neuf; – maintenant, autre chose, reprit-il, pasun mot de tout cela devant Carhaix, car s’il savait que tu asassisté à un office en l’honneur du diable, il serait capable de tefermer sa porte!

Ils descendirent du logis de Durtal et s’acheminèrent vers lestours de Saint-Sulpice.

– Je ne me suis pas inquiété des victuailles puisque tu t’enchargeais, dit Durtal, mais j’ai envoyé, ce matin, à la femme deCarhaix, en sus des desserts et du vin, de vrais pains d’épices deHollande et deux liqueurs un peu surprenantes, un élixir de longuevie que nous prendrons, en guise d’apéritif, avant le repas, et unflacon de crème de céleri. Je les ai découverts chez undistillateur probe.

– Oh!

– Oui, mon ami, probe; tu verras, cet élixir de longue vie estfabriqué, suivant une très ancienne formule du codex, avec del’aloès socotrin, du petit cardamome, du safran, de la myrrhe et untas d’autres aromates. C’est inhumainement amer, mais c’estexquis!

– Soit; au reste, c’est bien le moins que nous fêtions ladélivrance de Gévingey.

– Tu l’as revu?

– Oui; il se porte à ravir; nous lui ferons raconter saguérison.

– Je me demande avec quoi il vit encore, celui-là?

– Mais avec les ressources que lui procure sa scienced’astrologue.

– Il y a donc des gens riches qui se font tirer deshoroscopes?

– Dame, il faut le croire; – à te dire vrai, je pense queGévingey n’est pas très à son aise. Sous l’Empire, il futl’astrologue de l’impératrice qui était fort superstitieuse etajoutait foi autant que Napolèon, du reste, aux prédictions et auxsorts; mais depuis la chute de l’empire, sa situation a bienbaissé. Il passe cependant pour être le seul en France qui aitconservé les secrets de Cornélius Agrippa et de Crémone, deRuggiéri et de Gauric, de Sinibald le spadassin et de Trithème.

Ils étaient arrivés, tout en discourant, dans l’escalier, à laporte du sonneur.

L’astrologue était installé déjà et la table était prête. Tousfirent un peu la grimace lorsqu’ils goûtèrent l’active et noireliqueur que leur versa Durtal.

Joyeuse de retrouver ses anciens convives, la maman Carhaixapporta la soupe grasse.

Elle emplit les assiettes et comme l’on servait un plat delégumes et que Durtal choisissait un poireau, des Hermies dit, enriant:

– Prends garde, Porta, un thaumaturge de la fin du seizièmesiècle nous apprend que ce légume, longtemps considéré tel qu’unemblème de la virilité, perturbe la quiétude des plus chastes!

– Ne l’écoutez pas, fit la femme du sonneur. Et vous? MonsieurGévingey, une carotte?

Durtal regardait l’astrologue. Il avait toujours sa tête en painde sucre, ses cheveux de ce brun tourné, sale, qu’ont les poudresd’hydroquinone et d’ipéca, ses yeux effarés d’oiseau, ses énormesmains cerclées de bagues, ses manières obséquieuses et solennelles,son ton de sacerdoce, mais sa mine était presque fraîche; sa peaus’était déplissée, ses yeux semblaient plus clairs, mieux vernis,depuis son retour de Lyon.

Durtal le félicita de l’heureuse issue de sa cure.

– Il était temps, monsieur, que je recourusse aux bons soins duDr Johannès, car j’étais bien bas. Ne possédant point le don de lavoyance et ne connaissant aucune cataleptique extralucide qui pûtme renseigner sur les préparatifs clandestins du chanoine Docre,j’étais dans l’impossibilité, pour me défendre, d’user de la loides contresignes et du choc en retour.

– M1ais, fit des Hermies, en admettant que vous ayez pu, parl’intermédiaire d’un esprit volant, suivre les opérations de ceprêtre, comment seriez-vous parvenu à les déjouer?

– Voici: la loi des contresignes consiste, lorsqu’on sait lejour, l’heure de l’attaque, à la devancer, en fuyant de chez soi,ce qui dépayse et annule le vénéfice; ou à dire, une demi-heureauparavant: frappez, me voici! Ce dernier moyen a pour butd’éventer les fluides et de paralyser les pouvoirs de l’assaillant.En magie, tout acte connu, publié, est perdu. Quant au choc enretour, il faut également être avisé, si l’on veut, sans être toutd’abord atteint, refouler les sorts sur la personne qui lesdépêche.

J’étais donc certain de périr; un jour s’était écoulé déjàdepuis mon envoûtement; deux de plus, et je laissais à Paris mesos.

– Pourquoi cela?

– Parce que tout individu, frappé par la voie magique, n’a quetrois jours pour se garantir. Passé ce délai, le mal devient trèssouvent incurable. Aussi, lorsque Docre m’annonça qu’il mecondamnait, de sa propre autorité, à la peine de mort et lorsque,deux heures après, je me suis senti, en rentrant chez moi, bienmalade, je n’ai pas hésité à boucler ma valise et à me rendre àLyon.

– Et là? questionna Durtal.

– Là, j’ai vu le Dr Johannès; je lui ai raconté la menace deDocre, le mal dont je souffrais. Il m’a dit simplement: ce prêtresait enrober les plus virulents des poisons dans les pluseffroyables des sacrilèges; la lutte sera têtue, mais je levaincrai; et il a aussitôt appelé une dame qui habite chez lui, unevoyante.

Il l’a endormie et elle a, sur ses injonctions, expliqué lanature du sortilège que j’ai subi; elle a reconstitué la scène, m’alittéralement vu empoisonner par le sang des menstrues d’une femmenourrie d’hosties poignardées et de drogues habilement dosées etmêlées à ses boissons et à ses mets; cette sorte d’envoûtement estsi terrible qu’à part le Dr Johannès, aucun thaumaturge en Francen’ose tenter ces cures!

Aussi, le docteur a-t-il fini par me dire: votre guérison nepeut être obtenue que par une puissance infrangible; il n’y a pas àlanterner, nous allons, et tout de suite, recourir au sacrifice degloire de Melchissédec.

Et il a fait dresser un autel, composé d’une table, d’untabernacle de bois, en forme de maisonnette, surmonté d’une croix,cerclé sous le fronton, comme d’un cadran d’horloge, par la figureronde du tétragramme. Il a fait apporter le calice d’argent, lespains azymes et le vin. Lui-même a revêtu ses habits sacerdotaux,passé à son doigt l’anneau qui a reçu les bénédictions suprêmes,puis il a commencé de lire sur un missel spécial les prières dusacrifice.

Presque aussitôt, la voyante s’est écriée: – Voici les espritsévoqués pour le maléfice et qui ont porté le poison, selon lecommandement du maître de la goétie, du chanoine Docre!

Moi, j’étais assis près de l’autel. Le Dr Johannès a placé samain gauche sur ma tête et, étendant vers le ciel son autre main,il a supplié l’archange Saint Michel de l’assister, il a adjuré lesglorieuses légions des glaivataires et des invincibles, de dominer,d’enchaîner ces Esprits du Mal.

Je me sentais allégé; cette sensation de morsure étouffée, quime torturait à Paris, diminuait.

Le Dr Johannès a continué de réciter ses oraisons, puis quandest venu le moment de la prière déprécatoire, il m’a pris le main,l’a posée sur l’autel et, par trois fois, il a clamé:

« Que les projets et que les desseins de l’ouvrier d’iniquité quia fait l’envoûtement contre vous soient anéantis; que touterésomption obtenue par la voie satanique soit foulée aux pieds; quetoute attaque dirigée contre vous soit nulle et dénuée d’effets;que toutes les malédictions de votre ennemi soient transformées enbénédictions des plus hauts sommets des collines éternelles; queses fluides de mort soient transmués en ferments de vie… enfin, queles Archanges des Sentences et des châtiments décident du sort dece misérable prêtre qui a mis sa confiance dans les oeuvres deTénèbres et de Mal! »

« Pour vous, a-t-il repris, vous êtes délivré, le ciel vous aguéri; que votre coeur en rende au Dieu vivant et au Christ Jésusles plus ardentes actions de grâce, par la glorieuse Marie! »

Et il m’a offert un peu de pain azyme et de vin. J’étais, eneffet, sauvé. Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vouspouvez attester que la science humaine était impuissante à meguérir; – et maintenant, voyez-moi!

– Oui, fit des Hermies embarrassé, je constate, sans en discuterles moyens, les résultats de cette cure, et, je l’avoue, ce n’estpas la première fois qu’à ma connaissance, de pareils effets seproduisent! – Non, merci, répondit-il à la femme de Carhaix quil’invitait à reprendre d’un plat de purée de pois sur laquelle dessaucisses au raifort étaient couchées.

– Mais, dit Durtal, permettez-moi de vous poser quelquesquestions. Certains détails m’intéressent. Comment étaient lesornements sacerdotaux de Johannès?

– Son costume se composait d’une longue robe de cachemirevermillon, serrée à la taille par une cordelière blanche et rouge.Il avait par-dessus cette robe un manteau blanc de même étoffe,découpé sur la poitrine, en forme de croix, la tête en bas.

– La tête en bas! s’écria Carhaix.

– Oui, cette croix renversée comme la figure du pendu dans leTarot, signifie que le prêtre Melchissédec doit mourir au vieilhomme et vivre dans le Christ, afin d’être puissant de la puissancemême du verbe fait chair et mort pour nous.

Carhaix parut mal à l’aise. Son catholicisme farouche et défiantse refusait à admettre des cérémonies imprescrites. Il se tut, nese mêla plus à la conversation, se borna à remplir les verres, àassaisonner la salade, à faire circuler les plats.

– Et cette bague dont vous avez parlé, comment était-elle?demanda des Hermies.

– C’est un anneau symbolique d’or pur. Il a l’image d’un serpentdont le coeur en relief et piqué d’un rubis, est relié par unechaînette à un petit annelet qui scelle les mâchoires de labête.

– Ce que je voudrais bien savoir, moi, fit Durtal, c’estl’origine et le but de ce sacrifice. Qu’est-ce que Melchissédecvient faire là dedans?

– Ah! dit l’astrologue, Melchissédec est une des plusmystérieuses figures qui traversent les livres saints. Il était roide Salem, sacrificateur du Dieu fort. Il bénit Abraham et celui-cilui octroya la dîme des dépouilles des rois vaincus de Sodome et deGomorrhe. Tel est le récit de la Génèse. Mais Saint Paul le citeaussi. Il le déclare sans père, sans mère, sans généalogie, n’ayantni commencement de jours, ni fin de vie, étant ainsi fait semblableau Fils de Dieu et sacrificateur pour toujours.

D’autre part, Jésus est appelé dans l’ecriture non seulementprêtre éternel, mais encore, dit le psalmiste, à la façon et selonl’ordre de Melchissédec.

Tout cela est assez obscur, comme vous voyez; les exégètesreconnaissent, en lui, les uns, la figure prophétique du Sauveur,les autres, celle de Saint Joseph et tous admettent que lesacrifice de Melchissédec offrant à Abraham le pain et le vin dontil avait tout d’abord fait oblation au Seigneur, préfigure, suivantl’expression d’Isodore De Damiette, l’exemplaire des mystèresdivins, autrement dit de la Sainte Messe.

– Bien, fit des Hermies, mais cela ne nous explique point lesvertus d’alexipharmaque, d’antidote, qu’attribue à ce sacrifice leDr Johannès.

– Vous m’en demandez tant! s’exclama Gévingey. Il faudrait quece fût le docteur même qui vous répondît; néanmoins, vous pouvezadmettre ceci, messieurs:

La théologie nous enseigne que la Messe, telle qu’elle secélèbre, est le renouvellement du Sacrifice du Calvaire; mais leSacrifice de Gloire n’est point cela; c’est, en quelque sorte, lamesse future, l’office glorieux que connaîtra sur la terre le Règnedu divin Paraclet. Ce sacrifice est offert à Dieu par l’hommerégénéré, rédimé par l’effusion de l’esprit saint, de l’amour. Or,l’être hominal dont le coeur a été ainsi purifié et sanctifié estinvincible et les enchantements de l’enfer ne sauraient prévaloircontre lui, s’il fait usage de ce sacrifice pour dilapider lesesprits du mal. Cela vous explique la puissance du Dr Johannès dontle coeur s’unifie, dans cette cérémonie, avec le divin coeur deJésus.

– Cette démonstration n’est pas très limpide, objectatranquillement le sonneur.

– Il faudrait admettre alors, reprit des Hermies, que Johannèsest un être amendé, en avance sur les temps, un apôtre que l’EspritSaint vivifie.

– Et cela est, affirma fermement l’astrologue.

– Tenez, voulez-vous me passer le pain d’épices, demandaCarhaix.

– Voici comment il faut l’apprêter, dit Durtal; vous en coupezune tranche, en dentelle, puis vous prenez une tranche de painordinaire également mince, vous les enduisez de beurre, les couchezl’une sur l’autre et les mangez; vous me direz si ce sandwich n’apoint le goût exquis des noisettes fraîches.

– Enfin, s’enquit des Hermies, à part cela, que devient, depuissi longtemps que je ne l’ai vu, le Dr Johannès?

– Il mène une existence tout à la fois douillette et atroce. Ilvit chez des amis qui le révèrent et qui l’adorent. Il se reposeauprès d’eux des tribulations de toute sorte qu’il a subies. Ceserait parfait s’il n’avait à repousser presque quotidiennement lesassauts que tentent contre lui les magiciens tonsurés de Rome.

– Mais pourquoi?

– Ce serait trop long à vous expliquer. Johannès est missionnépar le ciel pour briser les manigances infectieuses du satanisme etpour prêcher la venue du Christ glorieux et du divin Paraclet. Orla curie diabolique qui cerne le Vatican a tout intérêt à sedébarrasser d’un homme dont les prières entravent ses conjurationset réduisent à néant ses sorts.

– Ah! s’exclama Durtal. Et serait-il indiscret de vousquestionner pour savoir comment cet ancien prêtre prévoit etréfrène ces étonnants attentats?

– Pas le moins du monde. – C’est par le vol et le cri decertains oiseaux que le docteur est averti de ces chocs. Lestiercelets, les éperviers mâles sont ses sentinelles. Il sait,selon qu’ils volent vers lui ou s’éloignent, selon qu’ils sedirigent vers l’Orient ou l’Occident, selon qu’ils poussent un seulou plusieurs cris, l’heure du combat et il se met en garde. Ainsiqu’il me le racontait, un jour, les éperviers sont facilementinfluencés par les esprits et il use d’eux, comme le magnétiseur sesert de la somnambule, comme les spirites se servent des ardoiseset des tables.

– Ils sont les fils télégraphiques des dépêches magiques, fitdes Hermies.

– Oui, au reste, ces procédés ne sont point neufs, car ils seperdent dans la nuit des temps; l’ornithomancie est séculaire; onen trouve trace dans les livres saints et le Zohar atteste que l’onpeut recevoir de nombreux avertissements, si l’on sait observer lesvols et les cris des oiseaux.

– Mais, dit Durtal, pourquoi l’épervier est-il choisi depréférence aux autres volucres?

– Parce qu’il a toujours été, depuis les âges les plus désuets,le messager des charmes. En Egypte, le dieu à tête d’épervier étaitle dieu qui possédait la science des hiéroglyphes; autrefois, dansce pays, les hiérogrammates avalaient le coeur et le sang de cetoiseau, pour se préparer aux rites magiques; aujourd’hui encore,les sorciers des rois Africains plantent dans leur chevelure uneplume d’épervier; et ce volucre, ainsi que vous l’appelez, estsacré dans l’Inde.

– Comment votre ami s’y prend-il, demanda la femme de Carhaix,pour élever et loger des bêtes qui sont, en somme, des bêtes deproie?

– Il ne les élève, ni ne les loge. Ces éperviers ont fait leursnids dans ces hautes falaises qui bordent la Saône, près de Lyon.Ils viennent le voir quand besoin est.

C’est égal, pensait, une fois de plus, Durtal, en regardantcette salle à manger si tépide et si seule, et en se rappelant lesextraordinaires conversations qui s’étaient tenues dans cette tour,ce qu’on est loin ici des idées et du langage du Paris moderne! -Tout cela nous réfère au moyen age, dit-il, en complétant sa penséetout haut.

– Heureusement! s’écria Carhaix qui se leva pour aller sonnerses cloches.

– Oui, fit des Hermies, et ce qui est aussi, à cette heure deréalité positive et brutale, bien étrange, ce sont ces bataillesqui se livrent, dans le vide, au delà des humains, au-dessus desvilles, entre un prêtre de Lyon et des prélats de Rome.

– Et, en France, entre ce prêtre et les Rose-croix et lechanoine Docre.

Durtal se rappela que Mme Chantelouve lui avait, en effet,assuré que les chefs des Rose-croix s’efforçaient de nouer commerceavec le diable et d’apprêter des malengins.

– Vous croyez que ces individus satanisent? demanda-t-il àGévingey.

– Ils le voudraient, mais ils ne savent rien. Ils se bornent àreproduire tels que des mécaniques, quelques opérations fluidiqueset vénénifères que leur ont révélées les trois brahmes qui sontvenus, il y a quelques années, à Paris.

– Moi, jeta la femme de Carhaix qui prit congé de ses hôtes ets’alla coucher, je suis bien satisfaite de ne pas être mêlée àtoutes ces aventures qui me font peur et de pouvoir prier et vivreen paix.

Alors, tandis que des Hermies préparait, ainsi que d’habitude,le café et que Durtal apportait les petits verres, Gévingey bourrasa pipe et, quand le bruit des cloches mourut, dispersé, comme bupar les pores du mur, il huma une longue bouffée de tabac etdit:

– J’ai passé quelques jours délicieux dans cette famille où vitle Dr Johannès, à Lyon. Après les secousses que je reçus, ce futpour moi un inégalable bienfait que de parfaire ma convalescencedans ce milieu de dilection, très doux. Et puis, Johannès est undes hommes les plus savants en théologie et en sciences occultesque je connaisse. Personne, sinon son antipode, l’abominable Docre,n’a ainsi pénétré les arcanes du satanisme; l’on peut même direqu’ils sont, tous les deux, en France, à l’heure qu’il est, lesseuls qui aient franchi le seuil terrestre et obtenu, au point devue du surnaturel, chacun dans son camp, des résultats certains.Mais, en sus de l’intérêt de sa conversation si habile et sipleine, qu’elle me surprenait même lorsqu’elle abordait cetteastrologie judiciaire où pourtant j’excelle, Johannès me ravissaitpar la beauté de ses aperçus sur la transformation future despeuples.

Il est bien vraiment, je vous le jure, le prophète dont lamission de souffrance et de gloire a été entérinée, ici bas, par leTrès-Haut.

– Je veux bien, moi, fit, en souriant Durtal, mais cette théoriedu Paraclet, c’est, si je ne me trompe, la très ancienne hérésie deMontanus qu’a formellement condamnée l’Eglise.

– Oui, mais tout cela dépend de la façon dont on conçoit lavenue du Paraclet, jeta le sonneur qui rentrait. C’est aussi ladoctrine orthodoxe de Saint Irénée, de Saint Justin, de ScotErigène, d’Amaury de Chartres, de Sainte Doucine, de l’admirablemystique qu’était Joachin De Flore! Cette croyance a été celle dumoyen age tout entier et j’avoue qu’elle m’obsède, qu’elle meravit, qu’elle répond aux plus ardents de mes souhaits. Au fait,reprit-il, en s’asseyant et se croisant les bras, si le troisièmerègne est illusoire, quelle consolation peut-il bien rester auxchrétiens, en face du désarroi général d’un monde que la chariténous oblige à ne pas haïr?

– Je suis, d’ailleurs, obligé d’avouer que, malgré le sang duGolgotha, je me sens personnellement très peu racheté, dit desHermies.

– Il y a trois règnes, reprit l’astrologue, en tassant la cendredans sa pipe, avec son doigt. Celui de l’ancien testament, du père,le règne de la crainte. – Celui du nouveau testament, du fils, lerègne de l’expiation. – Celui de l’évangile johannite, du SaintEsprit, qui sera le règne du rachat et de l’amour. – C’est lepassé, le présent et l’avenir; c’est l’hiver, le printemps etl’été; l’un, dit Joachim de Flore, a donné l’herbe, l’autre lesépis, le troisième donnera le froment. Deux des personnes de laSainte Trinité se sont montrées, la troisième doit logiquementparaître.

– Oui, et les textes de la bible abondent, pressants, formels,irréfutables, dit Carhaix. Tous les prophètes, Isaïe, Ezéchiel,Daniel, Zacharie, Malachie en ont parlé. Les actes des apôtressont, sur ce point, très nets. Ouvrez-les, vous y lirez au premierchapitre, ces lignes: – « Ce Jésus qui, en se séparant de vous,s’est élevé jusqu’au ciel, viendra de la même manière que vous l’yavez vu monter. » – Saint Jean annonce aussi cette nouvelle dansl’Apocalypse qui est l’evangile du second avènement du Christ: -« Le Christ viendra, dit-il, et règnera mille ans. » – Saint Paul netarit pas en révélations de cette nature. Dans l’épître à Timothée,il évoque le Seigneur, – « qui jugera les vivants et les morts, aujour de son avènement glorieux de son règne. » – Dans sa deuxièmelettre aux Thessaloniciens, il écrit, après la venue du messie: -« Jésus vaincra l’antéchrist par l’éclat de son avènement. » – Or, ildéclare que cet antéchrist prophétise n’est pas l’avènement déjàréalisé par la naissance à Bethléem du sauveur. Dans l’evangileselon Saint Mathieu, Jésus répond à Caïphe qui lui demande s’il estbien le Christ, fils de Dieu: « Tu l’as dit et même je vous dis quevous verrez après le fils de l’homme, assis à la droite de lapuissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel.  » – Et, dans unautre verset, l’apôtre ajoute: – « Tenez-vous toujours prêt parceque le fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensezpas. »

Et il y en a bien d’autres dont je retrouverais le texte, enouvrant le saint livre. Non, il n’y a pas à discuter, les partisansdu règne glorieux s’appuient avec certitude sur des passagesinspirés et ils peuvent, sous certaines conditions et sans crainted’hérésie, soutenir cette doctrine qui, Saint Jérôme l’atteste,était, au quatrième siècle, un dogme de foi reconnu par tous. -Mais, voyons, si nous goûtions un peu à ce flacon de crème decéleri que vante monsieur Durtal.

C’était une liqueur épaisse, sucrée autant que l’anisette, maisencore plus féminine et plus douce; seulement, quand on avait avalécet inerte sirop, dans les lointains des papilles, un léger fumetde céleri passait.

– Ce n’est pas mauvais, s’exclama l’astrologue, mais c’est bienmoribond et il versa dans son verre une vivante lampée de rhum.

– Quand on y songe, reprit Durtal, le troisième règne est aussiannoncé par ces mots du pater « que votre Règne arrive! »

– Certes, dit le sonneur.

– Voyez-vous, jeta Gévingey, l’hérésie existerait surtout etalors elle deviendrait tout à la fois démente et absurde, si l’onadmettait, comme le font quelques paraclétistes, une incarnationauthentique et charnelle. Tenez, rappelez-vous le fareinisme qui asévi, depuis le dix-huitième siècle, à Fareins, un village duDoubs, où se réfugia le jansénisme chassé de Paris, après lafermeture du cimetière de saint-Médard. Là, un prêtre, FrançoisBonjour, recommence les crucifixions des miraculées, les scènesgalvaniques qui infestèrent la tombe du diacre Pâris; puis, cetabbé s’éprend d’une femme qui prétend être enceinte des oeuvres duprophète Elie, lequel doit, d’après l’apocalypse, précéder ladernière arrivée du Christ. Cet enfant vient au monde, puis unsecond qui n’est autre que le Paraclet. Celui-là exerça le métierde négociant en laines à Paris, fut colonel de la garde nationalesous le règne de Louis-philippe et mourut dans l’aisance, en 1866.C’était un Paraclet de magasin, un rédempteur à épaulettes et àtoupet!

Après lui, en 1866, une dame Brochard, de Vouvray, affirme à quiveut l’entendre que Jésus s’est réincarné en elle. En 1889, un bonfol du nom de David fait paraître à Angers, une brochure intitulée »la Voix de Dieu », dans laquelle il se décerne le modeste titre de » messie unique de l’esprit saint créateur  » et nous révèle qu’ilest entrepreneur de travaux publics et qu’il porte une barbe blonded’une longueur de 1 mètre 10. à l’heure actuelle, sa successionn’est pas tombée en déshérence; un ingénieur nommé Pierre Jean arécemment parcouru à cheval les provinces du midi en annonçantqu’il était le saint-esprit; à Paris, Bérard, un conducteurd’omnibus, de la ligne de Panthéon-courcelles, atteste égalementqu’il corporise le Paraclet, tandis qu’un article de revue avèreque l’espoir de la rédemption fulgure en la personne du poèteJhouney; enfin, en Amérique, de temps à autre, des femmesparaissent qui soutiennent qu’elles sont le messie et qui recrutentdes adhérents parmi les illuminés des revivals.

– Cela vaut, fit Carhaix, la théorie de ceux qui confondent Dieuet la création. Dieu est immanent dans ses créatures; il est leurprincipe de vie suprême, la source du mouvement, la base de leurexistence, dit saint Paul; mais il est distinct de leur vie, deleur mouvement, de leur âme. Il a son moi personnel, il est celuiqui est, dit Moïse.

Le Saint-Esprit aussi, par le Christ en gloire, va être immanentdans les êtres. Il sera le principe qui les transforme et lesrégénère; mais cela n’exige point qu’il s’incarne. Le Saint-Espritprocède du père par le fils; il est envoyé pour agir mais il nepeut se matérialiser; soutenir le contraire c’est de la folie pure!C’est choir dans les schismes des gnostiques et des fratricelles,dans les erreurs de Duclin De Novare et de sa femme Marguerite,dans les immondices de l’abbé Beccarelli, dans les abominations deSégarelli De Parme qui, sous prétexte de se rendre enfant pourmieux symboliser l’amour simple et naïf du Paraclet, se faisaitemmaillotter, coucher entre les bras d’une nourrice qu’il têtait,avant de se vautrer dans les bas-fonds!

– Mais enfin, dit Durtal, tout cela me semble peu clair. Si jevous comprends, l’esprit saint agira par une effusion en nous; ilnous transmuera, nous rénovera l’âme, par une sorte de purgationpassive, pour parler la langue théologique.

– Oui, il doit nous purifier et l’âme et le corps.

– Comment le corps?

– L’action du Paraclet, reprit l’astrologue, doit s’étendre auprincipe de la génération; la vie divine doit sanctifier cesorganes qui, dès lors, ne peuvent plus procréer que des êtresd’élection, exempts des boues originelles, des êtres qu’il ne seraplus nécessaire d’éprouver dans le fourneau de l’humiliation, commedit la bible. Telle était la doctrine du prophète Vintras, cetextraordinaire illettré qui a écrit de si solennelles et de siardentes pages. Elle a été continuée, amplifiée, après sa mort, parson successeur, par le Dr Johannès.

– Mais alors c’est le paradis terrestre! s’écria desHermies.

– Oui, c’est le règne de la liberté, de la bonté, del’amour!

– Voyons, voyons, fit Durtal, je m’y perds, moi. D’une part,vous annoncez l’arrivée du saint-esprit, de l’autre l’avènementglorieux du Christ. Ces deux règnes se confondent-ils oudoivent-ils se succéder?

– Il convient de distinguer, répondit Gévingey, entre la venuedu Paraclet et le retour victorieux du Christ. L’une précèdel’autre. Il faut d’abord qu’une société soit recréée, embrasée parla troisième hypostase, par l’amour, pour que Jésus descende, ainsiqu’il l’a promis, des nuées, et règne sur des peuples formés à sonimage.

– Et le Pape qu’en faites-vous dans tout cela?

– Ah! c’est là un des points les plus curieux de la doctrineJohannite. Les temps, depuis la première apparition du messie, sedivisent, vous le savez, en deux périodes, la période du sauveurvictimal et expiant, celle où nous sommes, et l’autre, celle quenous attentons, la période du Christ, lavé de ses crachats,flamboyant dans la suradorable splendeur de sa personne. Eh bien!Il y a un pape différent pour chacune de ces ères; les livressaints annoncent, ainsi que mes horoscopes, du reste, ces deuxSouverains Pontificats.

C’est un axiome de la théologie que l’esprit de Pierre vit enses successeurs. Il y vivra, plus ou moins effacé, jusqu’àl’expansion souhaitée du Saint-Esprit. Alors Jean qui a été mis enréserve dit l’Evangile, commencera son ministère d’amour, vivradans l’âme des nouveaux Papes.

– Je ne comprends pas bien l’utilité d’un pape, alors que Jésussera visible, fit des Hermies.

– Il n’a, en effet, de raison d’être et il ne peut exister quependant l’époque réservée aux effluences du divin Paraclet. Le jouroù dans le tourbillon des glorieux météores, Jésus paraît, lepontificat de Rome cesse.

– Sans approfondir ces questions sur lesquelles on pourraitdiscuter pendant des ans, j’admire, s’écria Durtal, la placidité decette utopie qui s’imagine que l’homme est perfectible! – Mais non,à la fin, la créature humaine est née égoïste, abusive, vile.Regardez donc autour de vous et voyez! Une lutte incessante, unesociété cynique et féroce, les pauvres, les humbles, hués, piléspar les bourgeois enrichis, par les viandards! Partout le triomphedes scélérats ou des médiocres, partout l’apothéose des gredins dela politique et des banques! Et vous croyez qu’on remontera uncourant pareil? Non, jamais, l’homme n’a changé; son âme purulaitau temps de la genèse, elle n’est, à l’heure actuelle, ni moinsfétide. La forme seule de ses péchés varie; le progrès c’estl’hypocrisie qui raffine les vices!

– Raison de plus, riposta Carhaix; si la société est telle quevous la dépeignez, il faut qu’elle croule! Oui, moi aussi, je pensequ’elle est putréfiée, que ses os se carient, que ses chairstombent; elle ne peut plus être, ni pansée, ni guérie. Il est doncnécessaire qu’on l’inhume et qu’une autre naisse. Dieu seul peutaccomplir un tel miracle!

– Évidemment, fit Des Hermies, si l’on admet que l’ignominie deces temps est transitoire, l’on ne peut compter pour la fairedisparaître que sur l’intervention d’un Dieu, car ce n’est pas lesocialisme et les autres billevesées des ouvriers ignares ethaineux, qui modifieront la nature des êtres et réformeront lespeuples. C’est au-dessus des forces humaines, ces choses-là!

– Et les temps attendus par Johannès sont proches, clamaGévingey. En voici des preuves bien manifestes. Raymond Lulleattestait que la fin du vieux monde serait annoncée par ladiffusion des doctrines de l’antéchrist, et ces doctrines, il lesdéfinit: ce sont le matérialisme et le réveil monstrueux de lamagie. Cette prédiction s’applique à notre temps, je pense. D’autrepart, la bonne nouvelle doit se réaliser, à dit saint Mathieu,lorsque « le comble de l’abomination sera constaté dans le lieuSaint ». Et il y est! Voyez ce pape peureux et sceptique, plat etretors, cet épiscopat de simoniaques et de lâches, ce clergé jovialet mou. Voyez combien ils sont ravagés par le satanisme, et dites,dites, si l’église peut dégringoler plus bas!

– Les promesses sont formelles, elle ne peut périr, et, accoudésur la table, d’un ton suppliant, les yeux au ciel, l’accordantmurmura: Notre Père, que votre règne arrive!

– Il se fait tard, partons, jeta Des Hermies. Alors, pendantqu’ils endossaient leurs paletots, Carhaix questionna Durtal.

– Qu’espérez-vous si vous n’avez pas foi dans la venue duChrist?

– Moi je n’espère rien.

– Je vous plains, alors; vrai, vous ne croyez à aucuneamélioration pour l’avenir?

– Je crois, hélas! que le vieux ciel divague sur une terreépuisée et qui radote!

Le sonneur leva les bras et hocha tristement la tête.

Lorsqu’ils eurent quitté Gévingey, au bas de la tour, DesHermies, après avoir marché quelque temps en silence, dit:

– Cela ne t’étonne point que tous les événements dont on aparlé, ce soir, se soient passés à Lyon. – et comme Durtal leregardait:

– C’est que, vois-tu, je connais Lyon; les cerveaux y sontfumeux ainsi que les brouillards du Rhône qui couvrent, le matin,les rues. Cette ville semble superbe aux voyageurs qui aiment leslongues avenues, les préaux gazonnés, les grands boulevards, toutel’architecture pénitentiaire des cités modernes; mais Lyon estaussi le refuge du mysticisme, le havre des idées préternaturelleset des droits douteux. C’est là qu’est mort Vintras, en lequels’était, paraît-il, incarnée l’âme du prophète Elie; c’est là queles Naundorff ont gardé leurs derniers partisans; là que lesenvoûtements sévissent, car à la Guillotière, on fait maléficier,pour un louis, les gens! Ajoute que c’est également, malgré safoison de radicaux et d’anarchistes, un opulent magasin, d’uncatholicisme protestant et dur, une manufacture janséniste, unebourgeoisie bigote et grasse.

Lyon est célèbre par ses charcuteries, ses marrons et ses soies;et aussi par ses églises! Tous les sommets de ses voies en escaladesont sillonnés par des chapelles et des couvents de notre-dame deFourvière les domine tous. De loin, ce monument ressemble à unecommode du dix-huitième siècle, renversée, les pieds en l’air, maisl’intérieur qu’on parachève encore, déconcerte. – Tu devrais allerla visiter, un jour. – Tu y verrais le plus extraordinaire mélanged’assyrien, de roman, de gothique, tout un je ne sais quoi,inventé, plaqué, rajeuni, soudé, par Bossan, le seul architecte quiait, en somme, su élever un intérieur de cathédrale, depuis centans! Sa nef fulgure d’émaux et de marbres, de bronzes et d’or; desstatues d’anges coupent les colonnes, interrompent avec une grâcesolennelle, les eurythmies connues. C’est asiatique et barbare;cela rappelle les architectures que Gustave Moreau élance, autourde ses hérodiades, dans son oeuvre.

Et des files de pèlerins se succèdent sans trève. On prieNotre-Dame pour l’extension des affaires; on la supplie d’ouvrir denouveaux débouchés aux saucissons et aux soies. On fait l’article àla Vierge; on la consulte sur les moyens de vendre les denréesdéfraîchies et d’écouler les pannes. Au centre de la ville même,dans l’église de Saint-Boniface, j’ai relevé une pancarte où l’oninvite les fidèles à ne pas distribuer, par respect pour le SaintLieu, d’aumônes aux pauvres. Il ne convenait pas, en effet, que lesoraisons commerciales fussent troublées par les ridicules plaintesdes indigents!

– Oui, dit Durtal, et ce qui est bien étrange aussi, c’est quela démocratie est l’adversaire le plus acharné du pauvre. Larévolution, qui semblait, n’est-ce pas, devoir le protéger, s’estmontrée pour lui le plus cruel des régimes. Je te ferai parcourirun jour, un décret de l’an II; non seulement, il prononce despeines contre ceux qui tendent la main, mais encore contre ceux quidonnent!

– Et voilà pourtant la panacée qui va tout guérir, fit desHermies, en riant. Et il désigna du doigt, sur les murs, d’énormesaffiches dans lesquelles le général Boulanger objurguait lesParisiens, de voter aux prochaines élections, pour lui.

Durtal leva les épaules. Tout de même, dit-il, ce peuple estbien malade. Carhaix et Gévingey ont peut-être raison, lorsqu’ilsprofessent qu’aucune thérapeutique ne serait assez puissante pourle sauver!

Chapitre 21

 

Durtal avait pris la résolution de ne pas répondre aux lettresque lui adressait la femme de Chantelouve. Depuis leur rupture,chaque jour, elle lui envoyait une missive en ignition; mais, commeil put le constater bientôt, ces cris de ménade s’apaisèrent et cefurent des plaintes et des roucoulements, des reproches et despleurs. Elle l’accusait maintenant d’ingratitude, se repentait del’avoir écouté, de l’avoir fait participer à des sacrilèges dontelle aurait là-haut à rendre compte; elle demandait aussi à levoir, une fois encore; puis, pendant une semaine, elle se tut;enfin, lasse sans doute du silence de Durtal, elle lui notifia leurséparation dans une dernière épître.

Après avoir avoué qu’il avait, en effet, raison, que ni leurtempérament, ni leur âme ne s’accordaient, ironiquement, ellefinissait par lui dire:

« Merci du bon petit amour, réglé de même qu’un papier à musique,que vous m’avez servi; mais ce n’est pas là ma mesure, mon coeurgante plus grand…  »

– Son coeur! et il se mit à rire, – puis, il continua:

« Je comprends certes que vous n’ayez pas pour mission et pourbut de le combler, mais vous pouviez au moins me concéder unefranche camaraderie qui m’eût permis de laisser mon sexe chez moiet d’aller causer quelquefois, le soir, avec vous; cette chose sisimple en apparence, vous l’avez rendue impossible. – Adieu et pourjamais. Je n’ai plus qu’à faire un nouveau pacte avec la solitude àlaquelle j’ai tenté d’être infidèle…  »

– La solitude! Eh bien et ce cocu paterne et narquois qu’est sonmari! Au fait, reprit-il, c’est lui qui doit-être, à l’heureactuelle, le plus à plaindre! Je lui procurais des soiréessilencieuses, je lui restituais une femme assouplie et satisfaite;il profitait de mes fatigues, ce sacristain! Ah! quand j’y songe,ses yeux papelards et sournois, quand il me regardait, en disaientlong!

Enfin, ce petit roman est terminé; la bonne chose que d’avoir lecoeur en grève! L’on ne souffre ni des mésaises d’amour, ni desruptures! Il me reste bien un cerveau mal famé qui, de temps entemps, prend feu, mais les postes-vigies des pompières l’éteignent,en un clin d’oeil.

Autrefois, quand j’étais jeune et ardent, les femmes sefichaient de moi; maintenant que je suis rassis, c’est moi qui mefiche d’elles. C’est le vrai rôle, celui-là, mon vieux, dit-il àson chat qui écoutait, les oreilles droites, ce soliloque. Au fond,ce que Gilles De Rais est plus intéressant que Mme Chantelouve;malheureusement, mes relations avec lui tirent à leur fin aussi;encore quelques pages et le livre est achevé. – Allons, bon, voilàcet affreux Rateau qui vient troubler mon ménage.

Et, en effet, le concierge entra, s’excusa d’être en retard,enleva sa veste, et jeta un regard de défi aux meubles.

Puis il s’élança sur le lit, se colleta, comme un lutteur, avecles matelas, en prit un à bras-le-corps, le souleva de terre, sebalança avec, puis d’un coup de reins, l’étala, en soufflant, surle sommier.

Durtal passa, suivi de son chat, dans l’autre pièce, maissubitement Rateau interrompit son pugilat et vint lesrejoindre.

– Monsieur sait ce qui m’arrive? balbutia-t-il, d’un tonpiteux.

– Non.

– Madame Rateau m’a quitté.

– Elle vous a quitté! mais elle a au moins soixante ans!

Rateau leva les yeux au ciel.

– Et, elle est partie avec un autre?

Rateau abaissa, désolé, le plumeau qu’il tenait en main.

– Diable! Mais, votre femme avait donc, malgré son âge, desexigences que vous ne pouviez satisfaire?

Le concierge secoua la tête et il finit par avouer que c’étaittout le contraire.

– Oh! fit Durtal, en considérant ce vieil escogriffe, tanné parl’air des soupentes et le trois-six – Mais, si elle désire ne plusêtre adorée, pourquoi s’est-elle enfuie avec un homme?

Rateau eut une grimace de mépris et de pitié.

– C’est un impotent, un propre à rien, un feignant sur l’articlequ’elle a choisi.

– Ah!

– C’est par rapport à la loge que c’est désagréable; lepropriétaire, il ne veut pas d’un concierge qui soit sansfemme!

Seigneur! quelle aubaine! pensa Durtal. – Tiens j’allais merendre chez toi, dit-il à Des Hermies qui, trouvant la clef laisséesur la porte par Rateau, était entré.

– Eh bien! Puisque ton ménage n’est pas fini, descend comme unDieu de ton nuage de poussière et viens chez moi.

Chemin faisant, Durtal raconta à son ami les mésaventuresconjugales de son concierge.

– Oh! fit des Hermies, que de femmes seraient heureuses delaurer l’occiput d’un vieillard si combustible! -mais, quelledégoûtation! Reprit-il, en montrant, autour d’eux les murs desmaisons couverts d’affiches.

C’était une véritable débauche de placards; partout sur despapiers de couleur, s’étalaient, en grosses capitales, les noms deBoulanger et de Jacques.

– Ce sera, Dieu merci, terminé dimanche!

– Il y a bien une ressource maintenant, reprit des Hermies, pouréchapper à l’horreur de cette vie ambiante, c’est de ne plus leverles yeux, de garder à jamais l’attitude timorée des modesties.Alors, en ne contemplant que les trottoirs, l’on voit, dans lesrues, les plaques des regards électriques de la Compagnie Popp. Ily a des signaux, des blasons d’alchimiste en relief sur cesrondelles, des roues à crans, des caractères talismaniques, despantacles bizarres avec des soleils, des marteaux et des ancres; çapeut permettre de s’imaginer qu’on vit au Moyen Age!

– Oui, mais il faudrait, pour n’être pas dissipé par l’horriblefoule, avoir des oeillères comme des chevaux et en avant, sur lecrâne, les visières de ces képis à la conquête d’Afrique,qu’arborent maintenant les collégiens et les officiers.

Des Hermies soupira. – Entre, dit-il, en ouvrant sa porte; ilss’installèrent dans des fauteuils et allumèrent des cigarettes.

– Je ne suis tout de même pas encore bien remis de laconversation qui eut lieu chez Carhaix, avec Gévingey, l’autresoir, fit Durtal, en riant. Ce Dr Johannès est bien étrange! Je nepuis pas m’empêcher d’y songer. Voyons, crois-tu sincèrement aumiracle de ses cures?

– Je suis obligé d’y croire; je ne t’ai pas tout dit, car unmédecin qui raconte de telles histoires semble, quand même, fol; ehbien, sache-le, ce prêtre opère des guérisons impossibles.

Je l’ai connu lorsqu’il faisait encore partie du clergéparisien, à propos justement d’un de ces sauvetages auxquelsj’avoue ne rien comprendre.

La bonne de ma mère avait une grande fille paralysée des bras etdes jambes, souffrant mort et passion dans la poitrine, poussantdes hurlements dès qu’on la touchait. C’était venu, à la suite d’onne sait quoi, en une nuit; elle était, depuis près de deux années,dans cet état. Renvoyée comme incurable des hôpitaux de Lyon, ellevint à Paris, suivit un traitement à la salpêtrière, s’en alla,sans que personne ait jamais su ce qu’elle avait et sans qu’aucunemédication ait jamais pu la soulager. Un jour, elle me parla de cetabbé Johannès qui avait, disait-elle, guéri des gens aussi maladesqu’elle. Je n’en croyais pas un mot, mais, étant donné que ceprêtre n’acceptait aucun argent, je ne la détournai point de levisiter et, par curiosité, je l’accompagnai lorsqu’elle s’yrendit.

On la monta sur une chaise et ce petit ecclésiastique, vif,agile, lui prit la main. Il y posa, une, deux, trois pierresprécieuses, chacune à son tour, puis tranquillement il lui dit:mademoiselle, vous êtes victime d’un maléfice deconsanguinéité.

J’eus une forte envie de rire.

– Rappelez-vous, reprit-il, vous avez dû avoir, il y a deux ans,puisque vous êtes paralysée depuis cette époque, une querelle avecun parent ou une parente.

C’était vrai, la pauvre Marie avait été indûment accusée du vold’une montre provenant d’une succession par une tante qui avaitjuré de se venger.

– Elle demeurait à Lyon, votre tante?

Elle fit signe que oui.

– Rien d’étonnant, continua le prêtre; à Lyon, dans le peuple,il y a beaucoup de rebouteurs qui connaissent la science dessortilèges pratiquée dans les campagnes; mais rassurez-vous, cesgens-là ne sont pas forts. Ils en sont à l’enfance de cet art;alors, mademoiselle, vous désirez guérir?

Et après qu’elle eut dit oui, il reprit doucement: eh bien, celasuffit, vous pouvez partir.

Il ne la toucha pas, ne lui prescrivit aucun remède. Je sortis,persuadé que cet empirique était ou un fumiste ou un fou, maisquand trois jours, après, les bras se levèrent, quand cette fillene souffrit plus et qu’au bout d’une semaine elle put marcher, jedus bien me rendre à l’évidence; j’allai revoir ce thaumaturge, jedécouvris le joint pour lui être, en une circonstance, utile, etc’est ainsi que nos relations commencèrent.

– Mais enfin, quels sont les moyens dont il dispose?

– Il procède, ainsi que le Curé d’Ars, par la prière: puis ilévoque les milices du ciel, rompt les cercles magique, chasse, »classe » suivant son expression, les esprits du mal. Je sais bienque c’est confondant, et que, lorsque je parle de la puissance decet homme à mes confrères, ils sourient d’un air supérieur ou meservent le précieux arguments qu’ils ont inventé pour expliquer lesguérisons opérées par le Christ ou par la vierge. ça consiste àfrapper l’imagination du malade, à lui suggérer la volonté deguérir, à le persuader qu’il est bien portant, à l’hypnotiser, enquelque sorte, à l’état de veille, moyennant quoi, les jambestordues se redressent, les plaies disparaissent, les poumons desphtisiques se bouchent, les cancers deviennent des bobos anodins etles aveugles voient clair! Et voilà tout ce qu’ils ont trouvé pournier le surnaturel de certaines cures! On se demande vraimentpourquoi ils n’usent pas eux-mêmes de cette méthode, puisque c’estsi simple!

– Mais est-ce qu’ils ne l’ont pas essayée?

– Oui, pour quelques maux. J’ai même assisté aux épreuves que leDr Luys a tentées. Eh bien, c’est du joli! Il y avait, à lacharité, une malheureuse fille paralysée des deux jambes. Onl’endormait, on lui commandait de se lever; elle se remuait envain. Alors deux internes la prenaient sous les bras et ellepliait, douloureuse, sur ses pieds morts. Ai-je besoin de te direqu’elle ne marchait point et qu’après l’avoir traînée ainsi,pendant quelques pas, on la recouchait, sans qu’aucun résultat fûtjamais acquis?

– Mais voyons, le Dr Johannès ne guérit point indistinctementtous les gens qui souffrent?

– Non, il ne s’occupe que des maladies issues des maléfices. Ilse déclare inapte à refréner les autres qui regardent que lesmédecins, dit-il. C’est le spécialiste des maux sataniques. Ilsoigne surtout les aliénés qui sont, d’après lui, pour la plupart,des gens vénéficiés, possédés par des Esprits, et par conséquentrebelles au repos et aux douches!

– Et ces pierreries dont tu me parlais, quel usage enfait-il?

– Avant de te répondre, il me faut préalablement t’expliquer lesens de l’aptitude de ces pierres. Je ne t’apprendrai rien, en teracontant qu’Aristote, que Pline, que tous les savants du paganismeleur attribuèrent des vertus médicales et divines. Suivant eux,l’agate et la cornaline égaient; la topaze console; le jaspe guéritles maladies de langueur; l’hyacinthe chasse l’insomnie; laturquoise empêche ou atténue les chutes; l’améthyste combatl’ivresse.

Le symbolisme catholique s’empare, à son tour, des pierreries etvoit en elles les emblèmes des vertus chrétiennes. Alors, le saphirreprésente les aspirations élevées de l’âme; la calcédoine, lacharité; la sarde et l’onyx, la candeur; le béryl allégorise lascience théologique; l’hyacinthe, l’humilité, tandis que le rubisapaise la colère, que l’émeraude lapidifie l’incorruptible foi.

Puis, la magie… – et des Hermies, se leva et prit dans sabibliothèque un tout petit volume, relié comme un paroissien, etdont il montra le titre à Durtal.

Celui-ci lut sur la première page: « La Magie naturelle qui estles secrets et miracles de nature, mise en quatre livres parJean-Baptiste Porta, Néapolitain. » et, en bas « à Paris, par NicolasBonfous, rue neuve Nostre Dame, à l’enseigne Saint Nicolas,1584. »

Puis, reprit des Hermies, en feuilletant ce bouquin, la magienaturelle ou plutôt la simple thérapeutique de ce temps, prête denouveaux sens aux gemmes; tiens, écoute:

Après avoir tout célébré une pierre inconnue, « l’Alectorius » quirend invincible son possesseur, lorsqu’on l’a tout d’abord tirée duventre d’un coq, chaponné depuis quatre ans, ou arrachée duventricule d’une géline, Porta nous apprend que la calcédoine faitgagner les procès, que la cornaline calme le flux du sang et « estassez utile aux femmes qui sont malades de leurs fleurs », quel’hyacinthe garantit de la foudre et éloigne les pestilences et lesvenins, que la topaze dompte les passions lunatiques, que laturquoise profite contre la mélancolie, la fièvre quarte et lesdéfaillances du coeur. Il atteste enfin que le saphir préserve dela peur et conserve les membres vigoureux, alors que l’émeraudependue au col, contregarde le mal de saint Jean et se brise, dèsque la personne qui la porte n’est pas chaste.

Tu le vois, l’antiquité, le christianisme, la science duseizième siècle ne s’entendent guère sur les vertus spécifiques dechaque pierre; presque partout, les significations, plus ou moinscocasses, diffèrent.

Le Dr Johannès a révisé ces croyances, adopté et rejeté nombred’entre elles; enfin il a, de son côté, admis de nouvellesacceptions. Pour lui, l’améthyste guérit bien l’ivresse, maissurtout l’ivresse morale, l’orgueil; le rubis enraye lesentraînements génésiques, le béryl fortifie la volonté, le saphirélève les pensées vers Dieu.

Il croit, en somme, que chaque pierre correspond à une espèce demaladie et aussi à un genre de péché; et il affirme que lorsqu’onsera parvenu à s’emparer chimiquement du principe actif des gemmes,non seulement l’on aura des antidotes mais encore des préservatifsà bien des maux. En attendant que ce rêve, qui peut paraître untantinet louffoque, se réalise et que des chimistes lapidairesfichent notre médecine en bas, il use des pierres précieuses pourformuler les diagnostics des maléfices.

– Mais comment?

– Il prétend qu’en posant telle ou telle pierre dans la main ousur la partie malade de l’envoûté, un fluide s’échappe de la pierrequ’il tient dans ses doigts et le renseigne. Il me narrait, à cepropos, qu’un jour, entre chez lui une dame qu’il ne connaissaitpoint et qui souffrait, depuis son enfance, d’une maladieincurable. Impossible d’obtenir d’elle des réponses qui fussentprécises. En tout cas, il ne découvrait trace d’aucun vénéfice;après avoir essayé presque toute la série de ses pierres, il pritle lapis-lazuli qui correspond, selon lui, au péché de l’inceste;il le lui mit dans la main et le palpa.

– Votre maladie, dit-il, est la suite d’un inceste. – Mais,répondit-elle, je ne suis pas venue chez vous pour me confesser; -et elle finit néanmoins par avouer que son père l’avait violée,alors qu’elle était impubère. Tout cela est désordonné, contraire àtoutes les idées reçues, presque insane, mais, l’on ne s’en trouvepas moins en face d’un fait: ce prêtre guérit des malades que, nousautres médecins, nous jugeons perdus!

– Si bien que l’unique astrologue qui nous reste à Paris,l’étonnant Gévingey, serait mort sans son aide. C’est égale, disdonc, il est est bien, celui-là. Comment, diable, se peut-il quel’Impératrice Eugénie lui ait commandé des horoscopes?

– Mais, je te l’ai raconté. L’on s’occupait fort de magie auxTuileries, sous l’Empire. L’Américain Home y fut révéré à l’égald’un Dieu; en sus de ses séances de spiritisme, c’est lui quiévoquait les esprits infernaux, dans cette cour. ça a même assezmal tourné, un jour. Un certain marquis l’avait supplié de luifaire revoir sa femme qui était morte; Home le mena vers un lit,dans une chambre et le laissa seul. Que survint-il? quels fantômeseffrayants, quelles Ligeïa de sépulcre surgirent? Toujours est-ilque le malheureux fut foudroyé au pied du lit. Cette histoire a étérécemment rapportée par le Figaro, d’après des renseignementsincontestables.

Oh! il ne faut pas jouer avec les choses outre-tombe et tropnier les esprits du mal. J’ai connu jadis un garçon riche, enragéde sciences occultes. Il fut président d’une société de théosophieà Paris et il écrivit même un petit livre sur la doctrineésotérique, dans la collection de l’isis. Eh bien, il ne voulutpas, comme les Péladan et les Papus, se contenter de ne riensavoir, et il se rendit en Ecosse où le Diabolisme sévit. Là, ilfréquenta l’homme qui, moyennant finances, vous initie aux arcanessataniques et il tenta l’épreuve. Vit-il celui que dans « Zanoni »Bulwer Lytton appelle « le gardien du seuil du mystère »? Jel’ignore, mais ce qui est avéré c’est qu’il s’évanouit d’horreur etrevint en France épuisé, à moitié mort.

– Diantre! fit Durtal. Tout n’est pas rose, dans ce métier;mais, voyons, lorsqu’on entre dans cette voie, l’on ne peut doncévoquer que les Esprits du Mal?

– T’imagines-tu que les Anges qui n’obéissent, ici-bas, qu’auxSaints, reçoivent les ordres du premier venu?

– Mais enfin, il doit y avoir, entre les Esprits de Lumière etles Esprits de Ténèbres, un moyen terme, des Esprits ni célestes,ni démoniaques, mitoyens, ceux, par exemple, qui débitent de sifétides âneries dans les séances des spirites!

– Un prêtre me disait, un soir, que les larves indifférentes,neutres, habitent un territoire invisible et naturel, quelque chosecomme une petite île qu’assiègent, de toutes parts, les bons et lesmauvais esprits. Elles sont de plus en plus refoulées, finissentpar se fondre dans l’un ou l’autre camp. Or, à force d’évoquer ceslarves, les occultistes qui ne peuvent, bien entendu, attirer lesanges, finissent par amener les esprits du mal et, qu’ils leveuillent ou non, sans même le savoir, ils se meuvent dans lediabolisme. C’est là, en somme, où aboutit à un moment donné, leSpiritisme!

– Oui, et si l’on admet cette dégoûtante idée qu’un médiumimbécile peut susciter les morts, à plus forte raison, doit-onreconnaître l’étampe de Satan, dans ces pratiques.

– Sans aucun doute; de quelque côté que l’on se tourne, leSpiritisme est une ordure!

– Alors, tu ne crois pas, en somme, à la théurgie, à la magieblanche?

– Non, c’est de la blague! C’est un oripeau qui sert auxgaillards tels que les rose-croix, à cacher leurs plus répugnantsessais de magie noire. Personne n’ose avouer qu’il satanise; lamagie blanche, mais malgré les belles phrases dont l’assaisonnentles hypocrites ou les niais, en quoi veux-tu qu’elle consiste? Oùveux-tu qu’elle mène? D’ailleurs l’Église, que ces compérages nesauraient duper, condamne indifféremment l’une et l’autre de cesmagies.

– Ah! dit Durtal, en allumant une cigarette, après un silence,ça vaut mieux que de causer de politique ou de courses, mais quellepétaudière! Que croire? La moitié de ces doctrines est folle etl’autre est si mystérieuse qu’elle entraîne; attester le satanisme?Dame, c’est bien gros et, pourtant cela peut sembler quasi sûr;mais alors, si on est logique avec soi-même, il faut croire aucatholicisme et, dans ce cas, il ne reste plus qu’à prier; carenfin, ce n’est pas le Bouddhisme et les autres cultes de cegabarit qui sont de taille à lutter contre la religion duChrist!

– Eh bien, crois!

– Je ne peux pas; il y a là dedans un tas de dogmes qui medécouragent et me révoltent!

– Je ne suis pas certain non plus de bien grand’chose, repritDes Hermies, et pourtant il y a des moments où je sens que çavient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pourmoi, c’est que le surnaturel existe, qu’il soit chrétien ou non. Lenier, c’est nier l’évidence, c’est barboter dans l’auge dumatérialisme, dans le bac stupide des libres-penseurs!

– C’est tout de même embêtant de vaciller ainsi! Ah! Ce quej’envie la foi robuste de Carhaix.

– Tu n’es pas difficile, répondit des Hermies, la foi, maisc’est le brise-lames de la vie, c’est le seul môle derrière lequell’homme démâté puisse s’échouer en paix!

Chapitre 22

 

Aimez-vous cela? dit la maman Carhaix. Pour vous changer, j’aimis le pot-au-feu, hier, et gardé le boeuf; de sorte que, ce soir,vous aurez un bouillon au vermicelle, une salade de viande froideavec des harengs saurs et du céleri, une bonne purée de pommes deterre au fromage et du dessert. Et puis, vous goûterez le nouveaucidre que nous avons reçu.

– Oh, oh! s’exclamèrent des Hermies et Durtal qui savouraient,en attendant le repas, un petit verre d’élixir de longue vie;savez-vous, Madame Carhaix, que votre cuisine nous induit au péchéde gourmandise; pour peu que cela dure, nous allons devenir desventricoles et des Gamache!

– Vous voulez rire! – Mais que c’est donc ennuyeux, Louis qui nerevient pas.

– On monte, fit Durtal, qui entendait crier des semelles sur lesmarches en pierre de la tour.

– Non, ce n’est point lui, reprit-elle, en ouvrant la porte.C’est le pas de M. Gévingey.

Et, en effet, vêtu de son caban bleu, coiffé de son chapeau mou,l’astrologue entra, salua comme au théâtre, froissa contre lesbijoux de ses grosses pattes, les doigts des assistants et demandades nouvelles du sonneur.

– Il est chez le charpentier; les sommiers de chêne quisoutiennent les grosses cloches se sont fendus, si bien que Louis apeur qu’ils ne s’effondrent.

– Diantre!

– A-t-on des nouvelles de l’élection? dit Gévingey; et il tirasa pipe et souffla dedans.

– Non, dans ce quartier, l’on ne connaîtra les résultats duscrutin que ce soir, vers les dix heures. Du reste, les votes nesont point douteux, car Paris bat la breloque; le général Boulangerpassera, haut la main, cela est sûr.

– Un proverbe du Moyen Age affirme que lorsque les fèvesfleurissent, les fous se montrent. Ce n’est cependant pasl’époque.

Carhaix entra, s’excusa de son retard et tandis que sa femmeapportait la soupe, il chaussa ses galoches et répondit à ses amisqui le questionnaient:

– Oui, l’humidité a rongé les frettes de fer et pourri le bois.Les poutres font ventre; il est temps que le charpentierintervienne; enfin, il m’a promis qu’il serait ici, sans faute,demain, avec ses hommes. C’est égal, je suis content d’être rentré.Dans les rues, tout me tourne, je suis hébété, incertain, ivre; jen’ai vraiment mes aises que dans mon clocher ou dans cette chambre.- Tiens, soumets-moi cela, ma femme, et il empoigna pour la remuerla salade de céleri, de hareng et de boeuf.

– Quel fumet! s’écria Durtal, en humant l’odeur incisive duhareng. Ce que ce parfum suggère! Cela m’évoque la vision d’unecheminée à hotte dans laquelle des sarments de genévrier pétillent,en un rez-de-chaussée dont la porte s’ouvre sur un grand port! Ilme semble qu’il y a comme un halo de goudron et d’algues saléesautour de ces ors fumés et de ces rouilles sèches. C’est exquis,reprit-il, en goûtant à cette salade.

– On vous en refera, monsieur Durtal, vous n’êtes pas difficileà régaler, dit la femme de Carhaix.

– Hélas! Fit le mari, en souriant, il est de corps facile àsatisfaire, mais d’âme! Quand je songe à ses désespérantsaphorismes de l’autre soir! Nous prions cependant pour que Dieul’éclaire. Tiens, dit-il soudain à sa femme, nous invoquerons saintNolasque et saint Théodule que l’on représente toujours avec descloches. Ils sont un peu de la partie, ils se feront certainementles intercesseurs des gens qui les révèrent, eux et leursemblèmes!

– Il faudrait de fiers miracles pour convaincre Durtal fit desHermies.

– Les cloches en ont pourtant suscité, proféra l’astrologue. Jeme rappelle avoir lu, je ne sais plus où, que les anges sonnèrentle glas, au moment où saint Isodore de Madrid mourait.

– Et il y en a bien d’autres! s’écria le sonneur; les clochesont carillonné, toutes seules, lorsque saint Sigisbert chantait leDe Profundis sur le cadavre du martyr Placide; et quand le corps desaint Ennemond, évêque de Lyon, fut jeté par ses meurtriers dans unbateau sans rameurs et sans voiles, elles retentirent également,sans que personne les mît en branle, au passage de l’embarcationqui descendait la Saône.

– Savez-vous à quoi je pense? dit Des Hermies qui regardaitCarhaix. Je pense que vous devriez travailler un compendieuxrecueil d’hagiographie ou préparer un savant in-folio sur leblason.

– Pourquoi cela?

– Mais parce que vous êtes, Dieu merci! Si loin de votre époque,si fervent des choses qu’elle ignore ou qu’elle exècre, que celavous exhausserait encore! Vous êtes, bon ami, l’homme à jamaisinintelligible pour les générations qui viennent. Sonner lescloches en les adorant, et se livrer aux besognes désuètes de l’artféodal ou à des labeurs monastiques de vies de saints, ce seraitcomplet, si bien hors de Paris, si bien dans les là-bas, si loindans les vieux âges!

– Hélas! dit Carhaix, je ne suis qu’un pauvre homme et je nesais rien, mais ce type que vous rêvez existe. En Suisse, je crois,un accordant collige depuis des années un mémorial héraldique.Reste à savoir, par exemple, reprit-il, en riant, si l’une de cesoccupations ne nuit pas à l’autre.

– Et le métier d’astrologue, pensez-vous donc qu’il ne soit pasencore plus décrié, plus aboli? dit Gévingey avec amertume.

– Voyons, et notre cidre, comment le trouvez-vous? demanda lafemme du sonneur. Il est un peu vert, hein?

– Non, il est de saveur gamine mais de lampée franche, réponditDurtal.

– Ma femme, sers la purée, sans m’attendre. Je vous ai mis enretard avec mes courses et l’heure de l’angélus est proche. Ne vousoccupez pas de moi, mangez, je vous rattraperai, en descendant.

Et, pendant que son mari allumait sa lanterne et quittait lapièce, la femme apporta dans un plat une sorte de gâteau couvertd’une croûte tachetée de caramel et glacée d’or.

– Oh, oh! fit Gévingey, mais ce n’est pas de la purée de pommesde terre!

– Si, seulement le dessus a été gratiné au four de campagne; -goûtez-là; j’ai mis tout ce qu’il faut dedans, elle doit êtrebonne.

Le fait est qu’elle était savoureuse et qu’ils l’acclamèrent;puis ils se turent, car il devenait impossible de s’entendre. Cesoir-là, la cloche bôombait, plus puissante et plus claire. Durtalcherchait à analyser ce bruit qui semblait faire tanguer lachambre. Il y avait comme une sorte de flux et de reflux de sons;d’abord, le choc formidable du battant contre l’airain du vase,ensuite une sorte d’écrasement de sons qui se diffusaient, finementpilés, en rotondant; enfin le retour du battant dont le nouveaucoup ajoutait dans le mortier de bronze, d’autres ondes sonoresqu’il broyait et rejetait, dispersées dans la tour.

Puis ces volées s’espacèrent; ce ne fut plus bientôt que leronronnement d’un énorme rouet; quelques gouttes restèrent pluslentes à tomber, et Carhaix rentra.

– Quel temps biscornu! fit Gévingey, pensif; on ne croit plus àrien et l’on gobe tout. On invente, chaque matin, une scienceneuve; à l’heure actuelle, c’est cette la palissade qu’on nomme ladémagogie qui trône! Et personne ne lit plus cet admirableParacelse qui a tout retrouvé, qui a tout créé! Dites doncaujourd’hui à vos congrès de savants, que, selon ce grand maître,la vie est une goutte de l’essence des astres, que chacun de nosorganes correspond à une planète et en dépend, que nous sommes, parconséquent, un abrégé de la sphère divine; dites-leur donc, – etcela l’expérience l’atteste, – que tout homme, né sous le signe deSaturne, est mélancolique et pituiteux, taciturne et solitaire,pauvre et vain; que cet astre lourd, tardif en ses empreintes,prédispose aux superstitions et aux fraudes, qu’il préside auxépilepsies et aux varices, aux hémorroïdes et aux lèpres, qu’ilest, hélas! Le grand pourvoyeur des hospices et des bagnes, et ilsse gaudiront, ils lèveront les épaules, ces ânes assermentés, cesglorieux cuistres!

– Oui, fit des Hermies, Paracelse fut un des plusextraordinaires praticiens de la médecine occulte. Il connaissaitles mystères maintenant oubliés du sang, les effets médicaux encoreinconnus de la lumière. Professant, ainsi que les kabbalistes, dureste, que l’être humain est composé de trois parties, d’un corpsmatériel, d’une âme et d’un périsprit appelé aussi corps astral, ilsoignait ce dernier surtout et réagissait sur l’enveloppeextérieure et charnelle, par des procédés qui sont ouincompréhensibles ou déchus. Il traitait les blessures, en soignantnon pas les tissus mais le sang qui en sortait. On assure mêmequ’il guérissait certains maux!

– Grâce à ses profondes connaissances en astrologie, ditGévingey.

– Mais, demanda Durtal, si l’influence sidérale est sinécessaire à étudier, pourquoi ne faites-vous pas d’élèves?

– Des élèves! mais où dénicher des gens qui consentent àtravailler pendant vingt années, sans profit et sans gloire? Caravant d’être en mesure d’établir un horoscope, il faut être unastronome de première force, savoir les mathématiques à fond etavoir longuement pâli sur l’obscur latin des vieux maîtres! – Etpuis, il faut aussi la vocation et la foi, et c’est perdu!

– Comme pour les accordants, dit Carhaix.

– Non, voyez-vous, messieurs, reprit Gévingey, le jour où lesgrandes sciences du moyen age ont sombré dans l’indifférencesystématique et hostile d’un peuple impie, ç’a été la fin de l’âme,en France! Il ne nous reste plus maintenant qu’à nous croiser lesbras et à écouter les insipides propos d’une Société qui, tour àtour, rigole et grogne!

– Allons il ne faut pas désespérer ainsi; ça ira mieux, dit lamaman Carhaix, d’un ton conciliant; et, avant de se retirer, elledonna une poignée de main à chacun de ses hôtes.

– Le peuple, fit des Hermies, en versant de l’eau dans lacafetière, au lieu de l’améliorer, les siècles l’avarient, leprostrent, l’abêtissent! Rappelez-vous le siège, la commune, lesengouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sans cause,toute la démence d’une populace mal nourrie, trop désaltérée et enarmes! – Elle ne vaut tout de même pas la naïve et miséricordieuseplèbe du moyen age! Raconte donc, Durtal, ce que fit le peuple,alors que Gilles de Rais fut conduit au bûcher.

– Oui, dites-nous cela, demanda Carhaix, ses gros yeux noyésdans la fumée de pipe.

– Eh bien! Vous le savez, à la suite de forfaits inouïs, leMaréchal de Rais fut condamné à être pendu et brûlé vif. Ramené,après le jugement, dans sa geôle, il adressa une dernière suppliqueà l’évêque Jean de Malestroit. Il le pria d’intercéder auprès despères et mères des enfants qu’il avait si férocement violés et misà mort, pour qu’ils voulussent bien l’assister dans sonsupplice.

Et ce peuple dont il avait et mâché et craché le coeur, sanglotade pitié; il ne vit plus en ce seigneur démoniaque qu’un pauvrehomme qui pleurait ses crimes et allait affronter l’effrayantecolère de la sainte face; et, le jour de l’éxécution, dès neufheures du matin, il parcourut, en une longue procession, la ville.Il chanta des psaumes dans les rues, s’engagea, par serment, dansles églises, à jeûner pendant trois jours, afin de tenter d’assurerpar ce moyen le repos de l’âme du Maréchal.

– Nous sommes loin, comme vous voyez, de la loi américaine dulynch, dit des Hermies.

– Puis, reprit Durtal, à onze heures, il vint chercher Gilles deRais à sa prison et il l’acompagna jusqu’à la prairie de la Biesseoù se dressaient, surmontés de potences, de hauts bûchers.

Le Maréchal soutenait ses complices, les embrassait, lesadjurait d’avoir grande déplaisance et contrition de leurs méfaitset, se frappant la poitrine, il suppliait la vierge de lesépargner, tandis que le clergé, les paysans, le peuple,psalmodiaient les sinistres et implorantes strophes de la prose destrépassés:

Nos timemus diem judicii

Quia mali et nobis conscii

Sed tu, Mater summi concilii

Para nobis locum refugii

O Maria!

Tunc iratus judex…

Vive Boulanger!

Dans un bruit de mer montant de la place Saint-Sulpice à latour, de longs cris jaillirent: Boulange! Lange! Puis une voixenrouée, énorme, une voix d’écaillère, de pousseur de charrette,s’entendit par-dessus les autres, domina tous les hourras; et, denouveau, elle hurla: Vive Boulanger!

– Ce sont les résultats de l’élection que, devant la mairie, cesgens vocifèrent, dit dédaigneusement Carhaix.

Tous se regardèrent.

– Le peuple d’aujourd’hui! fit Des Hermies.

– Ah! il n’acclamerait pas de la sorte un savant, un artiste,voire même l’être supernaturel que serait un saint, grondaGévingey.

– Il le faisait pourtant au Moyen Age!

– Oui, mais il était plus naïf et moins bête, reprit desHermies. Et puis, où sont les Saints qui le sauvèrent? On nesaurait trop le répéter, les soutaniers ont maintenant des coeurslézardés, des âmes dysentériques, des cerveaux qui se débraillentet qui fuient! – Ou alors c’est encore pis; ils phosphorent commedes pourritures et carient le troupeau qu’ils gardent! Ils sont deschanoines Docre, ils satanisent!

– Dire que ce siècle de positivistes et d’athées a toutrenversé, sauf le Satanisme qu’il n’a pu faire reculer d’unpas!

– Cela s’explique, s’écria Carhaix: le satanisme est ou omis ouinconnu; c’est le père Ravignan qui a démontré, je crois, que laplus grande force du diable, c’était d’être parvenu à se fairenier!

– Mon Dieu! quelles trombes d’ordures soufflent à l’horizon!murmura tristement Durtal.

– Non, s’exclama Carhaix, non, ne dites point cela! Ici-bas,tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut! Ah! je l’avoue,l’effusion de l’Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se faitattendre! Mais les textes qui l’annoncent sont inspirés; l’avenirest donc crédité, l’aube sera claire!

Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.

Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce.

– Tout cela est fort bien, grogna-t-il; mais ce siècle se ficheabsolument du Christ en gloire; il contamine le surnaturel et vomitl’au delà. Alors, comment espérer en l’avenir, comment s’imaginerqu’ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de cesale temps? élevés de la sorte, je me demande ce qu’ils feront dansla vie, ceux-là?

– Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, réponditDurtal; ils s’empliront les tripes et ils se vidangeront l’âme parle bas-ventre!

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