La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

Chapitre 10CE CRIME AURA-T-IL SON CHATIMENT ?

J’ai fait allusion plus haut à certain rireboche, dans le moment que ces messieurs qui m’avaient invité à leurtable se racontaient si joliment leurs hauts faits de pirates. Or,ce rire-là, il m’a été donné de le voir, de l’entendre, au centrede l’apothéose boche, comprenez naturellement au centre du crimeboche ! (Je n’oublie ordinairement pas que je suis un neutre,mais ce jour-là, le jour où j’ai vu et entendu ce rire-là, j’airejeté de dessus mes épaules le manteau blanc de laneutralité.)

Les idées changent en voyageant ! Et il ya des heures où le capitaine Hyx ne me fait pas si horreur queça !

Depuis la veille, je me doutais de quelquechose… enfin je pensais qu’il se préparait un événement pasordinaire du tout ! Nous étions alors tout à fait descendusvers le sud, après avoir contourné les grandes îles et, bien que letemps ne fût point doux, loin de là, nous avions tout à faitabandonné les froids du nord.

Ce matin-là, il y avait chez les officiersquelque chose de bouillonnant, une joie impatiente qui lestransformait et les transportait, leur donnant une parole plusabondante et les poussant à des gestes inusités. Par exemple, ilsse serraient les mains à se briser les phalanges et cela sans motifapparent. Il y avait eu un certain communiqué sans fil qui nedevait pas être sans rapport avec toute cette exubérance.

Et depuis nous naviguions à l’étatlège, le commandant assurant lui-même la manœuvre, dans lekiosque qu’il ne quittait plus. On ne déjeuna pas. Et personne nese plaignit. Chacun était à son poste ou y courait. Il y avait dela gaieté jusque dans la chambre des torpilles. C’est en vain queje voulus avoir quelques éclaircissements. On ne me réponditpas ; mais, comme il y eut une formidable tournée dechampagne, il me fallut en boire ma part. Selon une expression bienfrançaise, ces gens avaient l’air de se donner « du cœur auventre ». Je me demandai avec une angoisse profonde si nousn’avions pas déjà rejoint Le Vengeur.

Soudain on stoppa, et puis on s’enfonça, etpuis on navigua entre deux eaux assez longtemps et puis on remonta.Et nous nous enfonçâmes à nouveau. Fritz, non loin de moi, répétaittout haut la manœuvre. Les trois officiers supérieurs (quej’appelais les invités) se tenaient près de lui, immobiles, muets,les bras croisés dans l’attente évidente de quelque chose.

Je pensai alors qu’il était possible qu’onnaviguât contre un navire marchand et que l’on s’apprêtât à lecouler, comme il était arrivé si souvent dans les faits de lanavigation sous-marine boche. Une torpille fut lancée. Aussitôt ily eut dans le sous-marin un silence de mort. Et puis, au bout dequelques instants, nous perçûmes parfaitement le bruit d’uneexplosion ! Et un hurrah sauvage gonfla toutes ces poitrines,sortit de toutes ces gorges. Le sous-marin dut risquer alors unpériscope, car il y eut un cri, une sorte de hurlement quidescendit du kiosque, la voix du commandant qui crachait les motsde triomphe : « Hurrah ! Gott mituns ! »

Seconde torpille, seconde explosion. Et levaisseau assassin, sûr de son affreuse besogne, ne craignant pluspour sa carcasse, reprit sa place sur les eaux. Ce fut une ruée surle pont. Je suivis, quand on voulut bien me laisser une place surl’échelle. Et j’ai tout vu !…

Un soleil pâle éclairait le plus affreuxspectacle qu’il me fut jamais donné de contempler. À une encâblureenviron devant nous, un vaste vaisseau, navire pacifique, chargéd’une multitude de passagers en proie au délire qui s’empare desfoules sur lesquelles s’abat tout à coup la main implacable de lamort, était en train de sombrer.

Nos deux torpilles avaient porté en plein parle travers de sa plage avant et les cloisons étanches avaient dûsauter comme fétus, tant était que l’énorme bâtiment piquait déjàdu nez, et si rapidement qu’on le voyait peu à peu s’engouffrerdans l’abîme, suivant une ligne oblique que remontait versl’arrière le peuple hurlant de l’équipage et des passagers.

La houle était assez forte, mais les canotsqui furent descendus à la hâte sur les ordres du commandant, quel’on apercevait cramponné à l’extrémité bâbord de sa passerelle,eussent pu tenir la mer s’ils n’eussent été chargés à chavirer, cequ’ils firent pour la plupart Cependant je verrai toujours unegrande chaloupe qui parvenait, je ne sais par quel miracle, à setenir à flot, quand une détonation ayant ébranlé notre sous-marin,un de nos obus s’en alla la couper en deux Nous tirions sur lesnaufragés !

Quand je dis « nous », vous pensezbien qui je veux dire, et aussi je n’ai point besoin de décrirel’état de rage et d’indignation dont tout mon être était commesoulevé.

Le navire qui agonisait devant nous, je le susimmédiatement par les propos de joie furieuse tenus autour de moi,était l’un des derniers paquebots construits dans les Chantiers dela Gironde. Parti de Bordeaux, il faisait route pourBuenos-Aires.

Notre sous-marin avait dû être averti partélégraphie sans fil de la route exacte suivie par le navire, etcertainement il avait reçu l’ordre de le détruire de cette façonimpitoyable, ainsi s’expliquait cette allégresse féroce qui,quelques heures avant l’événement, avait commencé de transporterl’équipage !

Mais que dire maintenant de ces invectives, decette bave carnassière et de ces rires triomphants sur le pont denotre sous-marin pendant qu’on se noyait devant nous ? Lesofficiers supérieurs donnaient le plus ignoble exemple du cynismeet du sadisme !

Et tandis que le pauvre vaisseau continuait des’enfoncer, au centre d’un cercle d’épaves et de naufragés, lesubmersible en faisait le tour, la majeure partie de son équipagesur le pont, l’état-major applaudissant au désastre selon lacoutume ! selon la coutume !

Des matelots chantaient le Deutschlandüber alles. Certains déchargèrent leur revolver sur lesmalheureux qui, tombés des chaloupes, s’étaient dirigés en nageantvers nous ou qui se trouvaient sur notre chemin et nous criaientgrâce.

J’ai vu deux femmes et trois petits enfants senoyer à quelques mètres de moi. Et comme, instinctivement, j’avaisfait un mouvement, inutile d’ailleurs, pour les secourir, je fusmoi-même menacé de mort par un enseigne de vaisseau auquel,sur-le-champ, je vouai une haine si atroce que je ne résistai pointau besoin de la satisfaire lorsque, quelques minutes plus tard,l’occasion s’en présenta.

Et voici comment : le drame touchait à safin ; les chaudières du navire avaient sauté avec un éclatterrible et la mer s’était ouverte pour finir d’engloutir saproie.

Soudain, du fond du ciel pâle, sur la merlaiteuse, une forme rapide arrive sur nous, menaçante. Un coup decanon retentit et un obus vint faire jaillir les eaux à quelquesmètres de moi. Des ordres furent immédiatement jetés en toute hâte.J’entendis le sifflet des maîtres d’équipage et les superstructuresdu sous-marin se vidèrent comme par enchantement.

Ces brigands s’engouffraient dans leur antreavec des malédictions. Les capots furent refermés avec uneprécipitation extraordinaire, si bien que l’enseigne de vaisseau enquestion n’eut point le temps de rentrer dans le sous-marin, etcela un peu parce que je m’y étais assez sérieusement employé.Voyant de quelle sorte tournaient les choses, j’avais décidé derisquer le coup de la noyade plutôt que de rester le prisonnierd’une bande auprès de laquelle la troupe redoutable du capitaineHyx me paraissait maintenant mériter tous les prixMontyon !…

Oui, plutôt mourir avec les victimes que decontinuer à boire du champagne avec les assassins !

Je laissai donc tout l’équipage disparaîtredevant moi dans une bousculade forcenée. Mais quand l’enseigne (unjoli petit officier frais comme une rose ou encore comme un petitcochon de lait…), quand l’enseigne s’accrocha au capot central, quise refermait, moi, je m’accrochai à lui, et il fallut bien qu’ilrestât avec moi, cependant que déjà on entendait le bruit duwater-ballast et que le sous-marin s’enfonçait sous nos pieds.

J’étais beaucoup plus fort que le petitenseigne, lequel avait eu le tort de remettre son revolver dans sonétui ; j’avais saisi le jeune homme à bras-le-corps, et il nepouvait plus faire un mouvement, et nous fûmes dans l’eauensemble.

Quand on est comme moi, Herbert de Renich, undes plus étonnants nageurs de la Moselle, et cela depuis l’âge dehuit ans, c’est un jeu, en vérité, de noyer un joli petit enseigneboche comme celui-ci, et la chose fut vite faite, et je crois bienque je ne me contentai point de le noyer, mais que je joignis à lanoyade un peu de strangulation. C’était nerveux.

Certes ! je sortais de la neutralité enagissant ainsi, mais que le ciel me pardonne ! J’étais dansune minute où j’aurais étranglé tous les marins de von Tirpitz etde von Treischke, si j’avais pu !…

Tout occupé que j’avais été de mettre à mal lejoli petit enseigne, je n’avais pas eu le temps de nager avecvigueur hors du cercle des eaux qui faisaient tourbillon au-dessusdu submersible !

Heureusement que la chose ne dura guère et queje ne perdis point mon sang-froid. Quand je revins à la surface deseaux, je me trouvais à quelques brasses seulement du petit navirequi avait fait disparaître si bien et si vite cet affreuxsous-marin ! Il s’occupait de sauver ce qui était encorevivant sur la mer, et je ne fus pas le dernier à êtrerecueilli.

Je ne fus pas longtemps à reconnaître que jeme trouvais à bord d’un de ces braves chalutiers français qui fontune guerre acharnée aux sous-marins, soit par le truchement desfilets d’acier, soit en les canonnant sitôt qu’ils en trouvent un àportée, soit tout simplement en leur courant sus dans l’espoir deles éperonner avant qu’ils n’aient le temps dedisparaître !…

Mais quelle ne fut point ma stupéfaction etaussi ma joie en reconnaissant dans le capitaine perché au-dessusde la dunette, Gabriel lui-même, l’ami, le fiancé de Dolorès !J’allais avoir des nouvelles d’Amalia !

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