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La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

de Gaston Leroux

Chapitre 1 L’AMIRAL VON TREISCHKE

J’ai rencontré quelques figures antipathiques dans ma vie, mais jamais aucune qui pût être comparée à celle de l’amiral von Treischke. Il avait la tête carrée et les cheveux en brosse, des sourcils en buisson sous lesquels perçaient deux petits yeux gris à l’affût, pleins de méchanceté, des rides profondes comme des tranchées, des lèvres minces fermées hermétiquement, et deux loupes poilues : une sur le nez et une autre au coin gauche du menton.

Sa moustache faisait de von Treischke tantôt un tigre, tantôt un phoque. Il sortait quelquefois du cabaret ou de la brasserie. (Je sors du cabaret, mais que la rue a l’aspect étrange ! J’ai beau la chercher à droite, à gauche, je ne la trouve pas. Ô rue ! serais-tu ivre ?) Il sortait donc quelquefois du cabaret de la façon la plus confortable,c’est-à-dire dans les bras de ses amis de fête ou des complaisants messieurs de la police, et alors, à cause de sa moustache tombante et humide, il rappelait d’assez près ces mammifères à peau huileuse sortant de l’onde amère ; dans ses heures d’abattement et de mélancolie, il avait également le poil brut, mais, en quelques minutes, la fureur ou son habituelle méchanceté reprenant le dessus, ou simplement les cosmétiques aidant, il se retrouvait au rang des tigres.

Qu’une femme comme Amalia ait pu épouser cethomme et lui donner de si beaux enfants, c’est un mystère de lacréation !

Donc l’amiral Heinrich von Treischke m’apparutdans le moment que je mangeais la soupe familiale. Il me fallutquitter aussitôt soupe et famille pour le suivre dans la pièce àcôté.

L’affaire ne se passa point sansprotestations, pleurs, supplications de la part de ma vieille mamanet de Gertrude accourues : « Il est innocent, herramiral ! Innocent de tout ce que vous avez cru ! C’estlui qui a sauvé la gnädige frau, herr amiral ! »et autres phrases qui avaient la prétention de chasser de l’espritde mon terrible interlocuteur toute mauvaise pensée à mon égard etqui, cependant, ne parvinrent en aucune façon à le dérider ni àadoucir ses manières.

C’est fort brutalement qu’il referma la portederrière nous et, bien que j’eusse ma conscience pour moi, j’oseavouer, comme disent les Français, que « je n’en menais paslarge ».

« D’où venez-vous, Herbert deRenich ? Et que venez-vous faire ici. Et comment êtes-vousvenu ici ? »

Voilà les trois phrases qu’il me jeta comme onjette un os à un chien. Je ne les ramassai pas et, au lieu de luirépondre directement, je demandai à l’amiral, avec un sang-froidapparent qui m’étonna moi-même.

« J’oserai questionner le herr amiral surla question de savoir si on l’a vu venir ici, dans cette ville, sion l’a vu pénétrer dans cette maison et j’oserai lui conseiller defaire en sorte que, pendant quelques jours, on ignore le lieu de saretraite.

– Quelle retraite ! s’écria-t-il enfonçant sur moi. Faut-il vous parler en souliers vernis ?Meine geduld ist zu ende ! (ma patience est àbout !) Êtes-vous fou, ou êtes-vous sourd ? Faut-il vousenvoyer schutzmanner (gendarmes à cheval) pour vous tirerla vérité de votre puits ? »

Cela fut suivi de quelques autres aménitésextravagantes et menaces redoutables. Certainement il écumait. Surses joues tendues par la fureur comme une vieille peau de tambourréapparaissaient les balafres violettes de la rapière, pratiquéesau temps où le herr amiral se promenait dans les rues de Heidelbergen compagnie de son énorme chien d’étudiant, et je ne doutais pointque s’il eût eu ce soir-là, le fidèle animal à ses côtés, il nel’eût rassasié de quelque bon morceau de ce maudit Herbert deRenich ! Enfin, il termina son accès par ces mots trèsintelligibles.

« Vous étiez à Madère lorsqueMme l’amirale en a disparu et vous avez disparu en même tempsqu’elle. Si d’ici une minute vous ne m’avez dit où elle se trouve,vous êtes un homme mort ! »

Et il sortit son revolver qu’il posabruyamment, devant lui, sur la table.

« Je ne suis venu ici que pour vous direcela ! m’écriai-je aussitôt, pour la sauver, elle, et pourvous sauver vous-même, herr amiral ! »

Puis je lançai tout d’un trait, car il avaitposé par hasard la main sur cette arme dont je ne pouvais détachermes regards.

« Mme l’amirale et ses enfants ontété capturés, volés, emportés par des pirates, puis emprisonnés àbord d’un sous-marin où se trouvaient déjà de nombreux officiersallemands, moi-même, j’ai failli être la proie de ces brigands quin’ont d’autre drapeau que le drapeau noir et ne reconnaissentd’autre loi que celle de la plus hideuse et de la plus monstrueusevengeance ! »

Alors, il changea de visage. Il me parut quece que je lui disais là ne faisait plus pour lui l’ombre d’undoute. Devais-je attribuer une aussi subite transformation àl’accent de sincérité avec lequel je lançai ma phrase, ou lanouvelle que je lui apprenais correspondait-elle à certaineshypothèses qui, déjà, avaient hanté son esprit ? Pour moi, ily eut de ceci et de cela !… Toujours est-il que j’entendiscomme un gémissement, une espèce de grondement, puis :

« Qu’ont-ils fait de ma femme et de mesenfants ? s’écria Heinrich von Treischke sur un tel ton dedésespoir que j’en fus pour moi-même bien surpris, car j’avaistoujours douté qu’un aussi illustre tigre eût un cœur !

– Je ne me suis échappé de cet enfer,répliquai-je, heureux déjà de la tournure que prenait laconversation, que pour les sauver eux et tous leurs camarades degéhenne, du martyre qui est suspendu sur leurs têtes !

– Et que faut-il faire, pour cela ?demanda l’amiral, haletant. Êtes-vous sûr que nous puissionsarriver encore à temps ? Faites bien attention à toutes vosréponses. Parlez-moi en soldat.

– Monsieur l’amiral, je ne suis point unsoldat, je suis un neutre et ma parole est celle d’un honnêtehomme ! Je sais qu’en mon absence j’ai été odieusementcalomnié…

– Il s’agit bien de cela ! rugit letigre. Me répondrez-vous, oui ou non ! Que faut-ilfaire ?…

– Vous garder vous-même, car ils n’attendentque votre capture pour commencer leur horriblemassacre ! »

Et, en quelques phrases bien senties, je fisun récit hâtif de mon évasion du sous-marin en hydravion, lemettant d’une façon précise au courant de l’entreprise que sesennemis avaient tentée et qui consistait à l’enlever comme ilsavaient déjà emporté les bourgmestres de certaines villes du Nordallemand.

Au fur et à mesure que je m’expliquais letigre marquait une émotion plus intense.

« Eh mais, gronda-t-il, monsieur Herbertde Renich, vous avez donc été prisonnier du capitaineHyx ?

– Vous le connaissez !

– Nous doutions de son existence, avoua-t-il àvoix basse, ou plutôt certains d’entre nous en doutaient encore etaffichaient de croire à quelque épouvantail inventé pour fairefrémir des enfants, bien que de sérieux avertissements etd’étranges lettres de prisonniers nous soient parvenues de lamanière la plus mystérieuse… Quant à moi, je dois vous dire quevotre récit ne me surprend pas outre mesure… (Il parut réfléchiravant d’en dire plus long, puis il reprit…) J’ajouterai que sivotre présence à Madère ainsi que la coïncidence de votredisparition avec celle de Mme l’amirale ne m’avaient pas étésignalées, je n’aurais pas hésité à porter mes recherches du côtéde… »

Là il s’arrêta encore en me fixant d’une façonsi aiguë que j’en fus le plus gêné du monde, et jebalbutiai :

« Mme l’amirale est certainement lafemme la plus vertueuse que je connaisse !

– Et moi donc ! hurla-t-il.Croyez-vous que j’en connaisse de plus honnête !Dumm ! (Ce qui veut dire à peu près imbécile, outragedont je restai un instant étourdi.) Seulement, rien ne nous forçaità penser, me grinça-t-il sous le visage, qu’il ne se cachait pointdans la peau d’un certain Herbert de Renich un petit brigandd’amour capable de la plus ordinaire infamie : enlever unemère et faire chanter la femme par le moyen des enfants, et mêmefaire chanter ce brave homme d’amiral von Treischke ! Quellejoie et quelle vengeance pour un jeune homme charmant qui a perdusa fiancée en faisant le tour du monde ! Ach ! rien n’estimpossible, ici-bas, à un amoureux !…

– Monsieur, fis-je, vous m’insultez ! Jene vous dirai plus rien, plus un mot avant que vous ne m’ayezprésenté des excuses ! »

En entendant ces mots, l’amiral parut plusétonné que si le tonnerre était tombé entre nous deux. Il mitencore la main sur son revolver et je crus qu’il allait me tuerséance tenante, mais c’était pour faire réintégrer à son arme sonétui de cuir.

Il me pria de m’asseoir, s’assit en face demoi et me dit d’une voix sourde, mais exempte d’irritation sinond’un certain mépris.

« Je vous ai cru capable de bien deschoses redoutables pour mon honneur. Le dumm, c’est moi,car vous n’êtes capable de rien du tout ! Néanmoins, d’aprèsce que vous rapportez, je vois qu’il n’y a pas lieu de se réjouiroutre mesure… »

Il me fixa encore d’une façon singulière, puisil se leva, vint se pencher à mon oreille et me dit, dans unsouffle :

« Le capitaine Hyx ne serait-ilpas ?… »

Et il prononça tout bas, oh ! toutbas ! le nom du plus grand philanthrope du monde !

Je tressaillis et lui répondis évasivementque, le capitaine Hyx portant toujours un masque, je ne pouvaisabsolument rien affirmer !… « mais tout de même, celapouvait bien être… »

Alors il devint d’une pâleur mortelle.

« Je craignais cela ! dit-il.

– Vous aviez raison de craindre, fis-je, caril prétend que c’est vous, amiral, qui avez commandé le supplice dela femme de ce grand philanthrope en question, et il a juré devenger sa femme et aussi miss Campbell ! »

L’amiral devint plus pâle encore, sipossible.

« Ia ! ia !soupira-t-il (un soupir de phoque), il (le grandphilanthrope) avait fait entendre des paroles de furieuse vengeanceen apprenant toute cette affaire !… »

Et, tout à coup, cessant de soupirer comme unphoque, von Treischke commanda :

« Parlez !… dites ce que vous savez,depuis le commencement jusqu’à la fin !… »

Il m’écouta sans m’interrompre. Je lui contaitoute l’aventure sous-marine par le détail. Cette fois, j’étais sûrque je ne trahissais personne. Je servais au contraire le capitaineHyx en ce sens que je le faisais craindre de ses ennemis.Toutefois, poussé par un secret instinct, je passai sous silencemon aventure de l’île Ciès et toute l’affaire concernant plus oumoins la cote six mètres quatre-vingt-cinq… Faut-il dire encorequ’à la fin de l’histoire, il y eut une chose que je me refusai dedévoiler, ce qui provoqua une nouvelle colère chez l’amiral. Jetenais à ne point indiquer l’endroit où avait atterril’aéroplane.

« Ce serait bien mal récompenser, fis-je,ceux qui, trahissant le capitaine Hyx, m’ont sauvé et m’ont conduitvers vous, amiral, ne l’oublions pas !…

– Il ne s’agit point de récompenserquelqu’un ! déclara-t-il, mais de prendre des pirates !Voulez-vous être pendu avec eux ? » Sur quoi iln’attendit point ma réponse et me planta là, en affirmant que« le lendemain il ferait jour » !…

J’entendis le bruit de ses bottes traverserles allées et les corridors, j’entendis la porte de la rue s’ouvriret se refermer.

Chapitre 2UNE NUIT AGITÉE

Quand je n’entendis plus aucun bruit dans larue, j’ouvris doucement la porte de la pièce et je me trouvai enface de ma bonne vieille maman et de l’excellente Gertrude, quiavaient des visages affreusement défaits.

« Que s’est-il passé ?… Que t’a-t-ildit ?… il avait l’air assez féroce en quittant la maison ettrès préoccupé ! Que devons-nous craindre, cher Herbert, monfils ?

– Ma foi ! répondis-je à ma mère, en laserrant tendrement dans mes bras, j’ai parlé selon ma conscience.Arrive maintenant ce que le ciel décidera. Cependant, je dois vousdire, maman, que je ne crois pas que nous touchions au bout de nospeines.

– Est-il bien possible ? Ne lui as-tupoint crié ton innocence ? Ne l’a-t-il point lue sur tonvisage !

– Certes ! Et il m’a cru tout de suite.Il ne me l’a pas, du reste, envoyé dire ! Il me croit tropdumm pour être coupable !… Mais qu’importe ! jesuis mêlé, voyez-vous, à une aventure dont je ne me dépêtreraijamais !… De quelque côté que je me tourne, je ne vois pourmoi que de la douleur, du sang et des larmes !

– Du sang et des larmes !… Mais quet’est-il donc arrivé, malheureux enfant ?… »

J’allais entamer pour la deuxième fois lerécit de mes misères quand Gertrude revint de la cuisine avec lasoupe aux poireaux et aux pommes de terre qu’elle avait faitréchauffer. Ma foi ! je me jetai dessus et, en dépit descirconstances, cette fois, j’en mangeai deux grandes assiettées,entre ma mère et sa servante qui me regardaient en silence, tout ens’essuyant les yeux. J’avalai ensuite un grand verre de vin denotre coteau dont le goût et la chaleur aiguë finirent de me« remettre », et je ne laissai point languir pluslongtemps les deux pauvres femmes. À deux heures du matin, je lestenais encore devant moi, de l’autre côté de la table, prostréesd’épouvante, les mains jointes, invoquant le bon Dieu et la Viergeà chacune de mes histoires.

De temps en temps, je m’étais levé pour allerouvrir la porte de la salle à manger, car il me semblait entendredes bruits bizarres, comme le glissement de pas étouffés sur lacarpette du corridor.

Je n’avais rien découvert et les deux femmesm’avaient dit de ne point me préoccuper de cela, car, depuis dessemaines, elles étaient habituées à être espionnées et à se trouvernez à nez, la porte ouverte, avec l’un des deux domestiques que levon Treischke leur avait imposés. « À part cela,disaient-elles, nous n’avons pas à nous en plaindre ! Ils seconduisent convenablement pourvu qu’on leur donne à boire et àmanger jusqu’à ce qu’ils en crèvent, à peu près. Ils peuvent nousécouter. Nous n’avons rien à cacher, ni mon Herbert nonplus !… »

Quoi qu’il en fût, je n’étais pas tranquille,et comme à un moment je crus bien percevoir un véritablegémissement, je me dirigeai vers la cuisine où Gertrude me disaitqu’elle avait laissé les deux personnages endormis. Ma mère etGertrude voulurent m’accompagner.

Nous n’eûmes pas plus tôt poussé la porte dela cuisine que les deux femmes jetèrent des cris.

Les deux soldats, car c’étaient deuxbombardiers – je les reconnus à leur uniforme – étaient étendus surle carreau, ficelés et bâillonnés. Nous les remîmes sur pied, maisil nous fut impossible d’en tirer le moindre renseignement. Ilsparaissaient tout à fait abrutis par l’excès de mangeaille et deboisson, et peut-être bien aussi par l’effroi. Cependant, comme ilsne s’étaient point arrangés de la sorte pour leur bon plaisir, ilnous fallut bien conclure qu’ils avaient été victimes d’uneagression qui nous parut bien mystérieuse.

Nous n’avions rien entendu ou si peu de choseque nous ne pouvions rien comprendre à ce qui s’était passé. Lesfemmes étaient toutes tremblantes. Quant à moi, je n’étais guèreplus rassuré. Je dirai même que j’avais bien des raisons pourredouter les pires malheurs.

Je songeai tout de suite à quelque entreprisedu lieutenant Smith (l’Irlandais) et des hommes qu’il avait amenésavec lui dans l’hydravion. Avaient-ils appris que l’amiral étaitdans le moment à Renich et qu’il se trouvait justement dans notremaison !

L’affaire n’était nullement invraisemblable,considérée sous ce point de vue. Alors il fallait imaginer qu’ilsn’étaient venus ici (Dieu seul savait par quel chemin !) quepour s’emparer de la personne de von Treischke et qu’ayant constatéson absence ils étaient tout bonnement repartis, après avoir, dèsle début de l’aventure, réduit à l’impuissance nos deuxbombardiers…

Cette version, si elle me faisait craindre desévénements regrettables pour l’amiral von Treischke et redouterd’autres événements atroces que j’avais tout fait pour éviter,avait au moins cet avantage de me rassurer – à peu près – en ce quime concernait : car enfin une autre version était encorepossible : l’équipe du Vengeur pouvait mechercher, moi !…

Avec la rapidité dont l’auto-hydraviondisposait, il était assez explicable que, son coup manqué àZeebrugge, l’Irlandais fût retourné faire son rapport au capitaineHyx, lequel, mis au courant de ma fuite, aurait relancé ses hommesà mes trousses, surtout s’il avait réfléchi que j’avais pu êtrepour quelque chose dans l’insuccès de son entreprise. S’il en étaitainsi, sa fureur devait être extrême, car je l’avais contrecarrédans une affaire qui lui tenait au cœur et pour laquelle il avaittout quitté, à l’heure où se livrait quelque part autour des îlesCiès la formidable Bataille invisible et où l’on semassacrait aux abords de la cote six mètres quatre-vingtcinq !

Tant est que c’est le cœur serré d’uneangoisse sans nom que je me résolus, une lanterne à la main, àchercher des ombres dans la maison,les mystérieuses ombresque nous avions entendues, glissant à pas feutrés sur les carpettesdu corridor, et qui étaient venues écouter aux portes. Les femmesme suppliaient de m’enfermer avec elles et les deux soldats ivresdans la cuisine et d’attendre ainsi le jour.

Mais je voulais être fixé. Je voulais sortir àtout prix et le plus tôt possible de cette peur qui rôdait autourde moi, et surtout je voulais, quoi qu’il m’en coûtât, m’endébarrasser pour les jours suivants.

Les ombres étaient-elles venues pour l’amiralvon Treischke ou pour moi ?

Je voulais parler aux ombres ! Onfinirait peut-être par s’entendre ! Je ne disposais d’aucunearme et je ne pensais pas à les combattre, mais plutôt à lesconvaincre de s’en aller pour toujours, sans me faire plus depeine, et je leur jurerais de ne plus me mêler jamais de leursaffaires, et je les supplierais de considérer qu’après tout ellesétaient bien coupables d’oublier que j’étais un neutre !

Tout de même, comme ma main droite étaitrestée libre (ma main gauche tenait la lanterne), je m’emparaid’une grosse barre de fer plate qui servait à consoliderintérieurement les volets et j’en usai comme d’une canne, danscette lamentable promenade nocturne à travers les méandres de mavieille chère maison.

Les femmes encore n’avaient point voulu mequitter et me suivaient toutes deux, avec des bougeoirs quitremblaient dans leurs vieilles mains et qui s’éteignaient aumoindre souffle.

Jamais comme ce soir-là les marchesfléchissantes des antiques escaliers vermoulus n’avaient gémi avecune voix de bois plus douloureuse ni surtout plusmystérieuse ! Il nous semblait que les marches criaient avantmême que nous eussions posé le pied, et en dépit de toutes lesprières que, du fond de nos cœurs timides, nous leur adressionspour qu’elles consentissent à se taire sur notre passage ; et,quand nous étions passés, elles avaient encore quelque chose àdire.

À chacun de ces bruits la processionsuspendait sa marche et j’entendais la respiration haletante de mamère et de Gertrude.

« Ils sont passés par ici ! »exprima la voix grelottante de Gertrude…

Et la servante me montrait un petit escaliertrès étroit qui montait au grenier et sur la première marche duquelse trouvait une boîte quadrangulaire en zinc dans laquelle ellejetait les ordures de la journée. Elle considérait sa boîte d’unefaçon tout à fait stupide.

« Qu’est-ce que tu as,Gertrude ?

– Jamais je ne mets ma boîte comme ça, je lamets toujours en travers et la voilà en long !… Sûr, elle lesgênait pour passer… »

Gertrude avait raison. Quand je me penchai surcet escalier je vis distinctement des traces de pas, elles étaientassez nombreuses et distinctes, à cause de la neige que lesbrigands avaient apportée avec leurs semelles.

« Il neige donc ? demandai-je.

– Eh ! il a neigé dans la matinéed’hier…

– Mais je n’ai pas vu de neige dans lesrues…

– Elle a fondu… mais il en reste encore un peusur les toits…

– Sur les toits !…

– Où vas-tu, Herbert, oùvas-tu ?… »

J’allais résolument au grenier, je me décidaià soulever la trappe et j’avançai un peu la tête, m’éclairant avecma lanterne. Il faisait là-dedans un froid de loup et je sentis lafraîcheur du vent glacé qui m’arrivait par une lucarne grandeouverte. Je sautai dans le grenier.

Là, je n’eus aucune peine à constater que lespas dont nous avions découvert la trace sur le petit escalier seretrouvaient sur le plancher et allaient à la lucarne, y allaient,en revenaient, ou plutôt en étaient venus et y étaient retournés,du moins à ce que je crus.

Mais, arrivé à la lucarne, je ne pusm’empêcher de mettre le nez dehors, car la curiosité humaine estplus forte que tout et s’estime rarement satisfaite. Je ne leregrettai point, car j’aperçus, m’étant un peu penché sur le toit,une ombre qui se mouvait d’une façon assez mystérieuse dans lejardin de la propriété attenant à la nôtre.

Nous n’avions d’autre vue sur cette propriétéque par cette lucarne-là.

Mon Dieu ! je puis dire que je n’avaispoint revu ce jardin (qui était fermé de hauts murs et d’une solideet compacte porte) depuis l’époque où, petit garnement, jem’amusais à polissonner dans tous les coins de ma vieille maison,avec mes camarades de l’école que j’emmenais chez moi après laclasse pour des parties de cache-cache dans le chanvre dont legrenier, alors, était plein.

Naturellement la partie continuait sur lestoits, en cachette de nos parents, car ceux-ci n’auraient pointmanqué, s’ils avaient été au courant de nos frasques, de nousprédire tous les malheurs, et nous auraient peut-être fesséspar-dessus le marché.

Tout ceci pour vous dire que déjà, à cetteépoque, cet immense jardin, si bien fermé de toutes parts, m’avaitfortement intrigué.

Il y avait, au milieu de ce jardin, une maisonisolée dont toutes les fenêtres étaient garnies de barreaux, mêmeau second étage, et cette maison avait une unique porte que je n’aijamais vu ouvrir que par un vieux jardinier qui la refermaitaussitôt avec un grand bruit de serrures et de verrous, ce qui medonnait le frisson.

Dans le jardin errait à l’ordinaire un chienbouledogue dont la mâchoire était épouvantable à entendre et lesyeux ronds affreux à voir. Ce chien ne manquait jamais d’aboyercomme un enragé quand nous apparaissions sur le toit.

Derrière les grilles de l’une des fenêtres iln’était pas rare de voir apparaître une triste figure de vieilledame qui se mettait à rire, ou à pleurer, ou à chanter.

On appelait cette maison « la maison dela folle », car elle avait été construite une cinquantained’années auparavant par un monsieur de la ville qui avait épouséune jeune fille belle comme le jour mais qui était devenue folle lelendemain de ses noces, à cause, disait-on, que cette jeune fillen’aimait pas le monsieur de la ville mais un jeune homme de lacampagne.

La jeune femme folle avait vieilli dans cetteprison, puis le monsieur était mort, puis la folle était morte,puis le jardinier. Le chien aussi était mort, bien entendu. Enfintoute cette propriété sinistre semblait être morte elle-même. Onn’y avait plus jamais vu entrer personne, ni personne en sortir.Les petits enfants passaient le long de ses murs moisis, moussus,mangés de lierre et de toutes sortes de plantes parasites, encourant, car la maison de la folle, même sans folle, continuait dedégager un sombre effroi.

Une fois (j’étais alors devenu grand, c’étaità l’époque où je commençais à soupirer sur les mains d’Amalia),j’avais eu l’occasion de remonter dans le grenier et de regarderpar la lucarne, et j’avais revu le jardin. Il était devenu forêtvierge. On n’en voyait plus les sentiers. Les arbres et les herbesavaient poussé là-dedans comme ils avaient voulu et c’était unenchevêtrement inextricable de branches et de plantes sauvages.

Au milieu de cette sauvagerie, la maison avecses volets qui pendaient aux murs retenus encore par quelque chose,avait pris un air de plus en plus lamentable. L’abandon la faisaitencore plus sinistre et je dois dire que, dans le jardin, je n’aijamais entendu chanter un oiseau.

Quand je partis pour mon tour du monde, telleétait la propriété, toujours déserte, toujours redoutée des petitsgarçons.

Et voilà que, tout à coup, du haut de montoit, je voyais s’y promener une ombre !

La silhouette noire se glissa et disparut sousl’enchevêtrement des troncs et des branches qui se tordaientdésespérément sous le vent glacé d’hiver, puis elle réapparut surle seuil même de la maison abandonnée.

La nuit était assez sombre. Je ne pouvaisdistinguer si c’était là un homme ou une femme.

Trois coups furent frappés, solidement, trèssolidement, et je pensai que j’avais affaire à un homme. Rien nebougea à l’intérieur de la maison : alors l’individu frappaplus fort, terriblement. Presque aussitôt cette fois une lumières’alluma au premier étage.

Deux minutes plus tard, la lumière descendaitau rez-de-chaussée et j’entendis que l’on parlementait à traversl’huis.

La porte s’ouvrit.

C’était une femme qui ouvrait la porte etc’était un homme qui avait frappé.

La femme était vieille et avait toutes lesallures d’une servante. L’homme, je le reconnus quand il passa dansla lumière, avant que la porte ne fût refermée ; c’étaitl’amiral von Treischke.

À ce moment, derrière moi, j’entendis la voixde Gertrude qui m’appelait. Elle était montée à l’échelle et mesuppliait à voix basse de revenir, car ma mère se mourait deterreur. Je la reçus fort mal et allai fermer la trappe, après luiavoir jeté que nous ne courions plus aucun danger mais qu’ilfallait me laisser inspecter les environs.

Je retournai à mon observatoire. Maintenant,il y avait de la lumière à une fenêtre, au rez-de-chaussée. Cettefenêtre était coupée en deux par une tringle à laquelle étaientsuspendus des rideaux qui étaient tirés ; mais, de l’endroitoù je me trouvais, mon regard, passant au-dessus de la tringle,saisissait parfaitement tout ce qui se passait dans la pièce.

C’était une salle rustiquement maisconvenablement meublée. Von Treischke était assis devant une table.Sur cette table, il y avait une lampe. Il était seul. Il ne faisaitaucun mouvement. Il paraissait réfléchir profondément.

Soudain, une porte s’ouvrit et une femmeentra. Je ne voyais pas bien son visage, mais la silhouette meparut élégante et jeune, dans un peignoir sombre.

Von Treischke se leva et salua. Les deuxpersonnages ne se donnèrent point la main. Von Treischke fit unsigne et la jeune femme s’assit en face de lui, dans un fauteuil,de l’autre côté de la table. Elle était tournée de telle sorte queje la voyais de profil, ou plutôt de quart, c’est-à-dire très malet à une distance trop grande pour que je pusse reconnaître d’unefaçon précise un visage connu ; cependant, dès cet instant,j’eus l’impression du déjà vu et je ne pus retenir un mouvement desurprise et, tout de suite, je me torturai l’esprit pour rappelermon souvenir autour de ce quart de visage-là !

Le von Treischke parla un bon bout de tempssans que la femme l’interrompît une seule fois et ce qu’il disaitdevait être fort intéressant, car je voyais nettement la jeunefemme marquer de l’étonnement et même de la stupéfaction. Enfin levon Treischke se tut, et ce fut au tour de la femme de parler.

Elle se leva tout de suite et je ne vis plusson visage, mais j’apercevais ses gestes énergiques. Elle semblaitprotester contre quelque chose, sans doute contre ce que l’amiralavait pu lui dire. Elle le faisait avec une hauteur souveraine etquasi avec majesté. C’était une très belle et très noblesilhouette, avec une taille admirable qui me rappelait celled’Amalia, avec un peu plus de finesse cependant. Chacune a songenre de charme.

Et je continuai de me demander :« Mais où donc ai-je vu cette femme-là ? Où l’ai-jevue ?… »

Ils échangèrent encore quelques mots et sesaluèrent très sèchement, presque avec hostilité et tout juste avecpolitesse.

Et la dame s’en alla et le von Treischkeretomba à sa place et se prit sa terrible tête carrée dans lesmains.

Il ne la releva qu’au bruit qu’avait dû fairela vieille servante en entrant. Il lui jeta quelques phrases commeà un chien et tous deux disparurent. Je les vis réapparaître à laporte. Ils se quittèrent sur le seuil.

La figure de l’amiral était entièrementdissimulée par un cache-nez énorme et son uniforme disparaissaitsous une vaste houppelande.

Tout ceci me parut bien étrange.

Chapitre 3LA DAME VOILÉE

Je retrouvai ma mère et Gertrude au bas del’échelle. Gertrude avait eu toutes les peines du monde à empêcherma mère de monter. Elles se disputèrent copieusement, mais avecprudence et à voix basse. Nous redescendîmes à la cuisine, oùj’espérais trouver nos deux bombardiers un peu dégrisés parl’aventure et capables de nous servir quelques renseignements.

Lors, ils étaient devant de nouveaux potsqu’ils étaient allés remplir au cellier, et tout ce que je pus entirer ne fut que sot bavardage.

Tout ceci me parut de plus en plus louche. Mamère me faisait des signes. Je la suivis dans sa chambre et nous yrestâmes jusqu’au jour enfermés avec Gertrude et derrière lesverrous bien tirés. Ma mère disait :

« Je suis persuadée qu’ils en savent pluslong qu’ils ne veulent dire et qu’ils pourraient très bien nousrenseigner sur les brigands qui se sont introduits, cette nuit,dans notre demeure !… Qu’a voulu tenter le von Treischke cettenuit ?… Sans doute quelque nouveau crime ?… »

Alors, je l’interrompis :

« Le von Treischke, lui non plus, nes’est pas couché ; je viens de le voir, il n’y a pas dixminutes, pénétrer en se dissimulant dans la maison de lafolle !…

– Chez la dame voilée !…s’écrièrent aussitôt ma mère et Gertrude, d’une même voix. En es-tusûr ? Personne n’entre jamais chez la dame voilée quesa servante !…

– D’abord, fis-je, j’ai vu cette dame, quin’était pas voilée du tout.

– Tu es le seul ! Tu es le seul à Renichà l’avoir vue sans son voile !

– Moi et l’amiral von Treischke,alors ! »

Et je racontai toute la scène à laquellej’avais assisté du haut de ma lucarne. Quand j’eus terminé monrécit, nous restâmes un instant silencieux.

« Il y a combien de temps, fis-je, que ladame voilée habite la demeure de la folle ?

– Six mois environ, me répondit ma mère. Unjour nous fûmes bien étonnés de voir s’arrêter une voiture devantla porte de cette maison qui était restée déserte depuis tantd’années. Deux femmes en descendirent, la servante et une femmevoilée. Elles pénétrèrent dans le jardin et la voiture s’enretourna. Ce n’était pas une voiture de Renich et nous n’avonsjamais revu cet équipage. Quant à la dame, elle sort quelquefois,mais toujours avec sa servante, et toujours voilée.

– Elle n’est donc pas prisonnière ?demandai-je.

– Mais non, puisqu’elle se promène à son gréet parle à qui elle veut !

– À qui parle-t-elle ?

– Mais elle entre dans les boutiques et parleà ses fournisseurs ! Elle ne connaît personne ici et personnene la connaît.

– Tout de même, elle donne bien un nom à sesfournisseurs ?

– Nullement ! c’est le nom de la servantequi est donné et tout est adressé à la servante… Oh ! ladame voilée a intrigué et intrigue encore tout le monde àRenich.

– Qu’est-ce qu’on en dit ?

– Mon Dieu ! comme elle est toujoursnoire et toujours voilée, on dit que c’est une pauvre dame endeuil, sans doute depuis la guerre, et qui a tenu à pleurer en paixson mari ou son enfant. La guerre a déchaîné tant de misèresmorales aussi bien que physiques que cette explication a fini parparaître naturelle à tout le monde…

– Quelle langue parle-t-elle ?

– L’allemand… oh ! le pur allemand… c’estune Allemande certainement.

– Vous l’avez entendue, vous, maman ?

– Non ! non !… Moi, je sors encoremoins qu’elle, mais des personnes de la ville l’ont entendue etnous avons eu l’occasion de nous en entretenir ici même, car,pendant un temps, on ne parlait que de la dame voilée àRenich.

– Et l’amiral vient souvent àRenich ?

– Deux ou trois fois par mois. Mais tu en saisla raison ; il te l’a dite à toi-même et nous n’avons guère àen douter ! C’était pour nous, hélas ! qu’il venait, pourtoi ! pour nous torturer à cause de toi !… Mais jamaisnul n’a pensé qu’il pourrait s’intéresser en quoi que ce fût à ladame voilée. Nous ne l’avons jamais vu entrer dans lamaison de la folle. Bien mieux, un jour, il n’y a pas longtemps decela, l’amiral et la dame voilée se sont croisés devantnos fenêtres. Ils ne se sont même pas regardés. Nous étionspersuadés qu’ils ne se connaissaient pas.

– L’amiral ne venait pas à Renich avant monaventure de Madère ?

– Oh ! si !… On l’a aperçu de tempsen temps !…

– Ah ! vous voyez bien, il venait déjà àRenich avant, et ce n’était pas à cause de moi !… C’était pourvoir la dame voilée !…

– Tu me le dis, c’est possible !Mais avant, nous n’attachions pas grand intérêt au passage del’amiral à Renich. Par sa femme, il y possède, dans les environs,quelques propriétés ; il n’y avait donc rien d’extraordinaireà ce qu’il s’arrêtât ici quelques heures entre deux voyages…

– C’est ce que je vais vous dire, maman :moi, je crois que je la connais, la dame voilée !

– Ah ! tu vas nous dire qui elleest !

– Mais je n’en sais rien ! Je memartyrise l’esprit pour essayer de me rappeler qui elle peut bienêtre ! Je l’ai vue certainement quelque part !… Et j’ail’intuition qu’il n’y a pas bien longtemps de cela !…

– Avant la guerre ?…

– Non ! non !… depuis laguerre !… Et même tout récemment !… Il y a quelquessemaines à peine…

– À Madère, alors ?

– Oui, à Madère, sans doute… Enfin, c’est uneidée que j’ai et dont je ne puis me débarrasser.

– Écoute, mon fils, me dit ma vénérable mère,laisse de côté cette idée-là et ne complique pas ta vieavec cette histoire, qui ne nous regarde en rien, de la damevoilée. Nous avons assez à faire sans cela !… »

Parole de sagesse dont je ne tins, du reste,aucun compte, comme vous allez le voir dans le chapitresuivant.

Chapitre 4COMMENT JE RECONNUS OU CRUS RECONNAÎTRE LA DAME VOILÉE ET DE CEQU’IL EN ADVINT

La fin de la nuit se passa sans autreagitation. Nos deux bombardiers devaient s’être allés coucher etnous n’entendîmes plus craquer le parquet sous le passagemystérieux de nos insaisissables visiteurs nocturnes.

Cependant, il ne nous était pas possible decontinuer de vivre ainsi ; et maintenant que j’avais laconscience du devoir accompli et que je m’étais définitivementexpliqué avec von Treischke, je pensais que le mieux serait d’allerlui raconter nos émotions de cette nuit-là, moins celles quiconcernaient la dame voilée, bien entendu, et de luidemander son appui pour qu’il nous fît délivrer trois passeportspour la Hollande au nom de ma mère et au mien et à celui deGertrude.

Nous avions pris cette détermination dequitter le Luxembourg jusqu’à la fin de la guerre en conclusion detoutes nos transes de la nuit.

Dès huit heures, je pris le chemin de l’hôtelde la Cloche-d’Or, où l’on m’avait dit que l’amiral avait continuéde descendre. J’eus bien de la peine, en traversant la place duMarché, à échapper à toutes les curiosités et aux questions desbons vieux amis qui se jetaient dans mes jambes avec desdémonstrations de la plus touchante sympathie. « Ah !voilà Carolus ! le petit Carolus Herbert ! CarolusHerbert de Renich ! » Je crois que, lorsque j’auraidépassé la soixantaine, on m’appellera toujours le petit CarolusHerbert de Renich ! Et pourtant je suis d’une taille quidépasse la moyenne ; mais il n’y a rien à faire contre ceschoses-là.

Enfin j’atteignis l’antique et solennel hôtelde la Cloche-d’Or, qui dresse ses pignons et ses tourelles enencorbellement sur la place des Deux-Fontaines, où se tient lemarché aux poissons. J’avais bien, là encore, été interpellé parles marchandes de marée, les « dames vertes » qui n’ontpoint, comme on sait, la langue dans leur poche ; mais j’avaisfait l’oreille sourde et j’étais entré sous le porche de laCloche.

Mais là j’appris que l’amiral avait déménagéla veille au soir et qu’il était allé s’installer au-dessus de lahalle au blé, transformée en caserne.

« Eh ! hé ! pensai-je, l’amiralprend ses précautions ! Il fait bien ! » Et j’enconçus une grande satisfaction intime, car mes efforts n’avaientdonc pas été vains, et si le von Treischke continuait de se garderainsi, le sort d’Amalia pouvait ne pas être désespéré. En touteschoses difficiles, il ne s’agit souvent que de gagner du temps.

C’est donc assez content de moi-même que jepris le chemin de la halle au blé. Mais, pour m’y rendre, je duspasser par la rue de la Trompette, et voilà qu’au beau milieu de larue je trouvai le vieux Peter qui m’ouvrait les bras et les refermasur le petit Carolus Herbert !

Cet homme avait connu beaucoup mon père etj’avais passé des heures inoubliables dans son magasind’antiquités. Il vendait aussi des fourrures, de très bellesfourrures qui lui arrivaient de Rotterdam, et aussi des parapluies.Il avait une bonne figure de bon Dieu à barbe blanche qui auraitreçu un joli coup de soleil à travers un flacon de vin de Moselleet il était toujours revêtu d’une espèce de toile sombre flottante,comme en ont quelquefois les photographes.

C’était un patriote, celui-là ! BonPeter ! excellent Peter ! Un homme comme celui-làn’aurait jamais admis que nos remparts devinssent une clôture debasse-cour et les croix dorées de nos églises les perchoirs del’aigle prussienne !

La boutique de parapluies et de fourruresdonnait sur la rue de la Trompette, mais c’est l’arrière-boutiquequi avait ma préférence. Combien de fois, tout enfant, étais-jevenu voir là des objets extraordinaires à propos desquels il meracontait des histoires plus extraordinaires encore !

C’était là la défroque des temps passés ettenant intimement à l’histoire du pays. Il y avait des masques defer destinés aux menteurs, un joug de bois rouge auquel onattachait les époux querelleurs ; des tresses de paille et unegrande fraise en carton munie de grelots qu’on mettait auxdemoiselles qui n’avaient pas été sages ; une cangue pour lesivrognes.

Mais ce qui m’amusait le plus c’étaitévidemment la cage pour enfermer les boulangers qui fournissaientdu mauvais pain et dans laquelle on les plongeait dans larivière !

Ah ! il fallut bien suivre le vieux Peterdans son arrière-boutique. Je ne m’en défendais pas trop. J’auraispeut-être mieux fait de continuer mon chemin et ainsi aurais-jeévité peut-être la nouvelle série d’affreux malheurs dans laquellej’allais pénétrer ; mais il me serrait le bras avec tant deforce et d’amour et il criait si fort dans la rue :« Sacrerlot ! qu’est-ce que tu dis de noscochons, petit Carolus ? Qu’est-ce que tu dis de noscochons ?… Sacrerlot ! »

Je savais de quels cochons il parlait ;cela ne pouvait faire le moindre doute quand on connaissait lebonhomme. Je me sauvai dans l’arrière-boutique.

Il y avait toujours là, dans un placard, unjoli flacon doré « en train », et pendant que le vieuxPeter remplissait deux verres et qu’il me répétait :« Qu’est-ce que tu dis de nos cochons, petitCarolus ? » je contemplais d’un œil humide la cage oùl’on enfermait les boulangers. Elle était toujours là, et le jougaussi pour les époux querelleurs ! Le vieux Peter ne vendaitjamais rien dans son arrière-boutique. On lui avait offert dessommes respectables, mais, au moment de traiter et quand l’acheteurse mettait en mesure d’emporter sa vieillerie, l’autre ne voulaitplus rien savoir et le reconduisait jusque sur le pavé avec sesécus.

« Ton père a bien fait de mourir,commença-t-il, dès le premier verre… »

Mais il n’acheva pas d’exprimer sa pensée, queje devinais, du reste, car la porte du magasin de fourrures et deparapluies venait de s’ouvrir en faisant entendre son vieux timbrefêlé : et deux femmes entraient.

Je reconnus la dame voilée et saservante !

Jamais je n’oublierai cette entrée. J’étaisappuyé au joug de bois rouge auquel on attachait les épouxquerelleurs et j’avais mon verre plein de vin de Moselle dans lamain droite. L’émotion me fit répandre le liquide doré, ce qui mevalut un grognement réprobateur du vieux Peter.

Mais déjà il était entré dans la boutique etil avait refermé la porte qui faisait communiquer la pièce donnantsur la rue avec le magasin d’antiquités, « le musée »comme on l’appelait dans la ville pour lui faire plaisir.

La porte était vitrée et les petits rideauxrouges qui la garnissaient, à la flamande, n’étaient pointtellement tirés que je ne pusse voir ce qui se passait de l’autrecôté. La dame voilée s’était assise le plus tranquillementdu monde. Elle était vêtue d’une robe noire simple, mais élégante,et d’un manteau de drap solide, mais de bonne coupe. La voilettequi lui enfermait le visage hermétiquement, jusqu’au menton, étaitépaisse et j’imaginai même qu’elle devait être double.

Elle la releva un peu et je vis parfaitementle dessin de sa bouche qui était petite et dont les lèvreslégèrement retroussées, accusaient la jeunesse. Malheureusementleur pâleur n’attestait guère la bonne santé.

Chose qui m’étonnait, l’impression que j’avaiseue la nuit précédente ne se renouvelait point. Et cependant cettefemme était près de moi et je venais de la voir marcher, agir. Sij’avais connu vraiment cette femme, son allure et ses gesteseussent dû, en même temps que sa silhouette si proche, m’aider àpénétrer son mystère. Enfin elle parla, et il me sembla bien quej’entendais cette voix pour la première fois !

Alors, je fus persuadé que je m’étais trompé.Je ne connaissais point cette femme. En dépit de sa voilette, si jel’avais connue je l’aurais nommée !…

Et cependant, et cependant, il y avait en moiun fonds d’émotion qui ne faisait que croître, une fièvreinexplicable qui m’attachait à cette image inconnue comme si unlien puissant m’empêchait de me détourner d’elle.

Elle désignait, tantôt d’une main, tantôt del’autre, les fourrures. Le vieux Peter les lui étalait sur lecomptoir et faisait l’article. Telle lui venait directement de lafoire de Nijni-Novgorod, telle autre avait passé par la foire deLeipzig. La dame de compagnie qui était restée debout, aidait levieux Peter dans son étalage. La dame voilée regardaittoutes choses mais ne touchait à aucune.

Enfin le vieux Peter annonça qu’un sien parentde Rotterdam lui avait apporté, l’année précédente, un lot defourrures qu’il avait achetées au Mont-de-Piété de Petrograd.Là-dessus, il sortit d’une armoire un manteau de vison du Canada etune toque idem. C’était de la très belle marchandise, mais jem’étonnais que le choix de la dame voilée s’arrêtât surces objets qui avaient été déjà portés. C’est ce qui futcependant.

Et elle voulut essayer la toque. Elle eut unpetit conciliabule avec la dame de compagnie. Pour essayer la toqueil fallait ôter le chapeau et la voilette. J’y comptais absolument.Ma curiosité m’avait fait coller mon visage sur les vitres et jen’eus que le temps de me rejeter en arrière en voyant que ladame voilée se levait et que tout le monde se dirigeait ducôté du magasin d’antiquités.

Le vieux Peter me pria de passer dans laboutique qui donnait sur la rue. Je pris mon air le plusindifférent ; bref, je fis si bien que, de la boutique, je pusvoir de près le visage que je n’avais aperçu la nuit que de loin etqui m’avait si fort mis en émoi. Aussitôt je m’appuyai au comptoirpour ne pas tomber, tant le coup que je venais de recevoir étaitformidable et surtout inattendu !

Évidemment, je ne pouvais reconnaître cettefemme ni par le geste ni par la voix : je ne l’avais jamaisvue qu’en peinture ! Et dans quelle inoubliablecirconstance ! Était-ce possible ? Seigneur Dieu !était-ce possible ? Mais le monde entier la croyaitmorte ! Et j’en connaissais un qui la pleurait jusqu’au fondde l’abîme marin et qui, pour venger sa mort, remuait la terre, leciel et les eaux !…

Haletant, suffoquant, je me penchai encorepour la voir ! Mais, hélas ! déjà sa belle noble têteavait disparu à nouveau dans les plis épais de la voilette !Que m’importait ! J’étais sûr que c’était elle ! Ce beauvisage m’était familier… Je l’avais vu dans tant de magazines avantde le contempler, pour mon malheur irréparable, dans l’abside de lapetite chapelle du vaisseau maudit !…

Quand cette femme repassa devant moi, il mefut impossible, impossible de ne point lui jeter à voix basse (levieux Peter et la gouvernante étaient encore en discussion sur leprix dans l’autre pièce)…, de ne point lui jeter à voix basse, maistrès nette, son nom, son nom américain, connu de l’univers, commeappartenant en propre au premier philanthrope de la terre :« Mrs G… ! »

Elle eut un mouvement très brusque de moncôté, et certes je fus témoin d’une certaine agitation de tout sonpersonnage. Mais quelle ne fut point ma stupéfaction quand je lavis me regarder avec une hauteur sans égale, puis me désigner à lagouvernante, dont les yeux me foudroyaient déjà pour le moins, etlui dire (sur quel ton) : « Demandez donc à ce monsieurce qu’il désire !… Je ne connais pas ce monsieur !…

– Ce monsieur est un honnête monsieur,répliqua aussitôt le vieux Peter, un charmant ami à moi depuisqu’il a tété sa mère, et incapable, je vous le dis, de se conduireincorrectement avec les dames… »

Mais déjà la dame voilée et lagouvernante étaient dans la rue et s’éloignaient sans répondre auxsalutations, aux remerciements, aux protestations de dévouementcommercial du vieux Peter.

Celui-ci referma la porte de sa boutique et setourna vers moi.

« Que s’est-il passé ? medemanda-t-il, car, bien entendu, il ne comprenait rien à cettescène ; sans compter que j’étais maintenant d’une pâleur quil’inquiétait.

– Il s’est passé que je viens de reconnaîtredans cette dame la femme du grand philanthrope américainG… !

– Mrs G… ! Tu es fou, petit ! Tusais aussi bien que moi qu’elle est morte !… Il lui est arrivéun accident avec les barbares après l’exécution de miss Campbell…tout cela est connu, catalogué. Cela a fait du potin ici et enAmérique, et dans le vaste monde !… Mais il paraît qu’elles’était mêlée de choses sublimes qui ne la regardaient pas, elle etquelques-unes de ses compagnes, et il arrive toujours des malheurs– cela est bien connu ! – quand on se met du côté des martyrscontre les cochons !… »

Décidément, il y tenait, et cela non plus nedevait pas lui porter bonheur au vieux Peter.

Je repris, de plus en plus ému :

« Quand je lui eus soufflé son nom aupassage, je jure qu’elle a reçu un vrai choc. Elle a tremblé despieds à la tête. Je te dis que c’est elle !… C’est tout à faitson visage. Je l’ai vue à travers la vitre quand elle a retiré savoilette. Mon Dieu ! si c’est elle, rien n’est donc perdu, etil nous faut nous réjouir, vieux Peter, car cela arrangerait biendes choses !…

– Et voilà pourquoi tu es si pâle !Enfant ! cela arrangerait surtout ces messieurs (àRenich, on appelle aussi les cochons : « cesmessieurs » ; vieille locution de la charcuterie)…ces messieurs, qui ont toujours répondu qu’ils n’avaientrien à se reprocher dans la disparition de cette illustre amie demiss Campbell et que les histoires de tortures et autres avaientété inventées de toutes pièces par les ennemis de la« kultur » !

– Évidemment, ce serait une réponse !…fis-je, frappé de la sûreté de ce raisonnement si simple.

– Tu l’as dit, petit ! Ils n’auraientqu’à montrer cette belle personne, qui n’a point l’air tout à faitd’avoir été découpée en morceaux, tu l’avoueras, et cela feraittaire les mauvaises langues. Quelle occasion de triompher pources messieurs ! Certes, la dame voilée aintrigué tout le monde ici, mais jamais encore personne n’avait, àson propos, inventé une aussi belle histoire que la tienne !…Enfin ! si elle était ce que tu penses, elle n’aurait qu’à ledire, car elle n’est point muette !… Et si elle étaitmolestée, elle pourrait aller trouver un consul, car elle n’estpoint prisonnière ! Elle sort comme elle veut avec la vieillegouvernante, un petit mot est vite mis à la poste !… Tout ceciest du rêve d’enfant extra-lucide et romanesque ! Je tereconnais bien là, petit Herbert ! Mais répète-toi monraisonnement et tu seras guéri de ton hallucination ! Ladame voilée est libre de ses pas, et de marcher, et de savoix. Un seul petit mot d’écrit ou un seul petit mot tombé de seslèvres pâles… et toute la France, puisqu’elle est née Française, ettoute l’Amérique, puisqu’elle est devenue Américaine, se lèveraientpour elle, sans compter le reste du monde !… Es-tuconvaincu ? »

Je commençais à l’être, car enfin tout cequ’il me disait était frappé au coin du bon sens même. Cependant jerépliquai :

« Tout cela est fort bien !N’empêche que lorsque je lui eus lancé ce nom au passage elle atressailli comme sous le coup d’un choc électrique…

– Tu le penses !… parce que tu comptaissur ce saisissement là !… Tu espérais bien la surprendre, ettu l’as surprise en effet. Elle ne s’attendait pas à te trouverlà ; une ombre, sortant de dessous le comptoir, se jette surelle et sournoisement lui jette des mots, n’importe lesquels. Unefemme plus nerveuse eût crié ! Elle s’est contentée de teremettre à ta place !… Et maintenant, viens vider notreflacon, s’il te plaît ! »

Nous n’en eûmes point le temps. Un feldwebelpénétrait dans le magasin et, venant directement à moi, bien que jene le connusse point, m’appelait par mon nom et m’annonçait qu’ilavait ordre de me conduire auprès de l’amiral von Treischke, quiavait une communication pressante à me faire.

Je descendis aussitôt dans la rue. Sur leseuil, comme il pleuvait, Peter me prêta un de ses vieuxparapluies. Je l’ai conservé pieusement depuis comme souvenir de cebrave homme que je ne devais plus revoir.

Chapitre 5OÙ JE M’APERÇOIS QUE JE NE SUIS PAS ENCORE SORTI D’AFFAIRE

En route, comme le feldwebel ne répondait mêmepas à mes questions, je me mis à réfléchir à tout ce que m’avaitdit le vieux Peter et j’en conclus que c’était lui qui devait avoirraison. J’avais été abusé par une ressemblance (et quoi de plusprobable, puisque mon imagination ne reposait que sur un dessin, ensomme, une peinture, enfin quelque chose de tout à faitaléatoire ?) et aussi je pouvais avoir été impressionné par lavisite que l’amiral avait faite à la dame voilée. J’avaismêlé tout cela dans ma cervelle, stupidement, car enfin, si cettedame avait été Mrs G…, l’amiral von Treischke eût été bien heureuxde l’échanger contre sa propre femme et ses propres enfants. Jamaistroc de prisonniers n’eût été mieux accueilli de part et d’autre etn’aurait amené assurément de plus heureux résultats !

J’en étais là quand nous arrivâmes à la halleaux blés, transformée en caserne. Je fus introduit immédiatementauprès de l’amiral.

Il était seul, assis à son bureau, dans unevaste salle dont les portes étaient gardées par une véritabletroupe. Je lui trouvai un air singulièrement sévère et qui étaitfait pour m’étonner après les explications de la veille.

Le tyran des Flandres, le fléau de la mer, neme pria point de m’asseoir, et il se mit à m’interroger comme unjuge un accusé. Je fus tout de suite ahuri par ses premièresparoles :

« Il paraît, monsieur, que vous avezinsulté grossièrement une dame fort honorable que vous avezrencontrée dans un magasin de cette ville !

– Moi ! m’exclamai-je, en rougissantautant et plus, tellement j’étais surpris de l’algarade. Qui a puvous rapporter un pareil mensonge ?

– Elle-même, monsieur, elle sort d’ici où elleest venue se plaindre…

– Et de quoi donc s’est-elleplainte ?

– De votre audace à lui adresser la parole,alors que vous ne lui avez jamais été présenté, monsieur !Prétendez-vous qu’un tel acte soit d’un garçon bienélevé ?

– J’ai peut-être manqué à la parfaitebienséance, répondis-je, assez embarrassé, car j’avais le sentimentque je m’embarquais là dans une nouvelle affaire des plus graves etpeut-être des plus compromettantes, mais il y a loin d’une faute decivilité mondaine à une grossière insulte !

– Je vous répète les termes dont elle s’estservie, mon cher monsieur Herbert !… Que lui avez-vous doncdit à cette très honorable dame ?… »

Où voulait-il en venir ? Où voulait-il envenir ?… Connaissait-il déjà toute l’histoire ? Luiavait-elle ou lui avait-on déjà répété les mots qui étaient sortisavec tant de spontanéité de ma bouche ? Après tout, qu’est-ceque je risquais à avouer la vérité ? Plût à Dieu que monimagination eût été réalité pour tous, et particulièrement pourl’amiral je le répète !… Alors je me penchai vers lui etconfessai :

« Figurez-vous, amiral, que j’ai ététrompé par une ressemblance, une étrange ressemblance, incroyableressemblance, ressemblance qui m’avait réjoui le cœur, car enfincela pouvait être la fin des plus terribles maux, la conclusion detoutes les angoisses nées de la folie du capitaine enquestion… Quel soulagement pour tous !…

– Allez donc !… Allez donc !… fitl’amiral, impatienté.

– Eh bien ! ! j’ai cru reconnaîtredans une certaine dame voilée la femme même – vous allez toutcomprendre, amiral – la femme du capitaine Hyx !… Etma joie était tellement grande que je ne pus me retenir d’appelercette dame même par le nom que je croyais être le sien !…

– Ça, c’est drôle ! »

Il continuait de me regarder, sans plus direun mot, avec son sourire crispé (son sourire aux moustaches detigre), et je dus détourner la tête, de plus en plus gêné.

Tout à coup, je me mis à parler comme sij’avais résolu de l’entretenir de choses vraiment sérieuses etbeaucoup plus urgentes que des histoires de dame voilée, et je luiracontai ce qui s’était passé cette nuit même, chez nous, après sondépart : la visite des ombres inconnues, leur brutalité avecles deux soldats de garde et le désir où nous étions, ma bonnevieille mère et moi, de passer en Hollande.

Il me regardait toujours en silence, avec sonsourire.

« Ne croyez-vous pas, finit-il par dire,que cette agression était dirigée contre moi ? Neseraient-ce point là vos hommes ?

– Ils sont capables de tout,amiral ! et s’ils savent que vous êtes ici, vous ne saureztrop vous garder, je vous le répète…

– En somme, la conclusion, fit-il, toujoursavec son sourire, est que l’air de Renich est mauvais pour vous etpour moi ? Eh bien ! nous allons enchanger ! »

Là-dessus, il sonna, et l’officier qui m’avaitconduit en auto de Zeebrugge à Renich parut.

« Fritz ! lui dit-il, nouspartons ; dans une heure, que tout soit prêt ! Je vousconfie monsieur. Vous me répondez de lui !… J’aimerais mieuxperdre un bras que le plaisir de sa compagnie.

– Laissez-moi prévenir ma mère !m’écriai-je…

– Votre mère sera prévenue, monsieur !Nous ne sommes pas des barbares ! »

Sur quoi Fritz m’emmena dans un étroit cabinetde travail adjacent, me fit asseoir devant une table-bureau surlaquelle on avait étalé plusieurs belles feuilles de papier blancet qui supportait aussi des encres de diverses couleurs, et destire-lignes, et des compas, et des crayons de toutes sortes.

« Le herr amiral désire, m’expliqua toutde suite le Fritz, que vous vous mettiez, sans perdre une minute,au travail. Vous comprendrez qu’il y a une grande urgence à ce quevous nous fassiez connaître par des plans précis les dimensions, etla construction, et tout le mystère de ce damné vaisseau danslequel vous avez pénétré et qui, depuis quelques mois donne tant defil à retordre !… »

Pendant qu’il me débitait ces phrases d’unpetit air tranquille et doux, je le regardais à loisir. Il penchaitsur la table sa figure poupine et pleine de fraîcheur. C’était untout jeune homme charmant. Soudain, je tressaillis en découvrantune forte cicatrice qui descendait de sa joue gauche sur son cou,tout près de l’artère, et s’enfonçait dans le col. Il avait dûrecevoir là un joli coup ! Coup de sabre ? Coup decouteau ? Coup de ciseaux ?… Ah ! ils’appelait Fritz et il était l’homme de von Treischke, et il avaitune cicatrice pareille !… Sacrerlot ! (commedisait le vieux Peter) ce ne pouvait être que le ressuscité del’affaire de Vigo, l’amoureux de Dolorès, le rival deGabriel !

Eh là ! Cette fois, je gardai cettedécouverte pour moi !

Je me mis au travail du mieux que je pus,traçant un plan sommaire du Vengeur et donnant desindications et des chiffres aussi précis que je le pouvais. Fritzne fut point mécontent quand il revint me prendre. Il roula mespapiers et me pria de le suivre. Nous descendîmes.

Alors je vis le genre d’auto qui nous étaitdestinée. C’était une auto-canon ni plus ni moins.

« Nous ferons le chemin en auto-canon, medit Fritz, car on nous a signalé toute une expédition d’aérosbombardiers ennemis qui se dirigent sur nos réserves entre Liège etNamur, et nous sommes obligés de passer par là ! »

Charmante matinée ! (comme disent lesFrançais).

Dans cette petite forteresse animée, jetrouvai l’amiral qui me salua d’un coup de tête et me dit que nousaurions beau temps pour la route. Il y avait là les mécaniciens,les servants, Fritz et deux officiers de marine. Trois autres autosnon cuirassées celles-là, mais qui étaient pleines de soldats etqui étaient armées chacune d’une mitrailleuse, s’apprêtaient à nousaccompagner. Allons ! allons ! le von Treischke n’est pasencore près d’aller moisir dans les cages du capitaine Hyx !La Terreur des Flandres n’est pas un petit imprudent !

Je m’étais assis sur ma valise, entre lesjambes de Fritz, et von Treischke passait déjà en revue mesdessins. Il hochait la tête, et de temps à autre me regardait avecétonnement. De toute évidence, il était stupéfait de mes chiffres,qui indiquaient la puissance exceptionnelle duVengeur.

« N’avez-vous rien exagéré ? medit-il.

– Je suis sûr, répondis-je, d’être au-dessousde la vérité… Je vous assure que vous feriez bien de traiter avecces gens-là !… »

Je devais avoir dit une chose énorme car Fritzme considérait aussitôt avec un effroi inquiétant. Quant àl’amiral, il ricana d’une façon si lugubre que j’en eus les veinesglacées.

« Probable ! » grognal’amiral…

Ce n’est que très tard, dans la nuit suivante,après maints détours, que nous parvîmes au terme de notre voyage.J’étais moulu de fatigue et j’allais demander qu’on voulût bienm’accorder quelque repos, quand j’entendis la voix de l’amiralm’annoncer « que j’avais un quart d’heure pour me préparerà passer devant le conseil de guerre ».

J’en fus comme foudroyé…

Chapitre 6LE CONSEIL DE GUERRE

Il était deux heures du matin quand onm’introduisit dans une vaste salle basse de cette prison danslaquelle j’avais déjà passé quelques moments d’une insupportableangoisse lors de ma première visite à Zeebrugge.

Je me trouvai dans cette sinistre pièce avecle lieutenant de vaisseau joufflu, le Fritz, qui ne cessait derouler entre ses lèvres épaisses des boules de gomme. Il ne m’avaitpas quitté une seconde. En vain lui avais-je posé quelquesquestions, il avait fait semblant de ne point les entendre.

Tout là-bas, trois lampes à abat-jour vertfaisaient trois petits ronds de lumière sur le tapis d’une longuetable couverte de dossiers. De hauts fauteuils contre le mur. Etautour de cela, du noir, du noir.

Une porte s’ouvrit et trois hommes entrèrent,trois seulement, pas un de plus pas un de moins, mais quels hommesétaient ceux-là ! Je le sus quand ils furent sous les petitsronds de lumière.

Non ! Non ! ce n’était point unconseil de guerre ordinaire. Aucun apparat, aucun bruit de sabre,pas un garde, pas une sentinelle, pas une oreille detrop !

Le Fritz, avec ses boules de gomme dans labouche et son revolver à la ceinture… Et ces trois là-bas !…Celui qui était au milieu était le prince Henri, ni plus ni moins,le grand chef Hohenzollern de la flotte, le grand maître de tousles canons de la mer ; celui qui était à sa droite étaitTirpitz lui-même, le glorieux et hideux Tirpitz, l’homme du Crimesous-marin comme le capitaine Hyx était celui de la Vengeancesous-marine !… Vous pensez bien que celui qui était à lagauche du prince Henri avait nom von Treischke.

Trinité redoutable, monstre à trois têtes quin’aurait aucune peine à dévorer votre serviteur, SeigneurJésus ! Quand le prince m’ordonna d’avancer, il me sembla quej’étais déjà à moitié digéré…

L’aimable Fritz m’aida à traîner ma massemolle.

« Approchez ! approchez !encore !… »

Et ainsi jusqu’à ce que je fusse contre latable.

« Vous allez nous répéter tout ce quevous avez dit à l’amiral von Treischke, ordonna le prince. Reprenezvos esprits, on ne vous veut aucun mal, à moins que vous nerépondiez pas suivant nos désirs ! »

Ah ! répondre suivant leurs désirs !je ne demandais pas mieux ! je ne demandais pas mieux !Mais sait-on jamais quand on leur fait plaisir, à cesanimaux-là ?

Je commençai mon récit ; j’étais glacé,car il me paraissait que je parlais devant trois blocs de glace.Cela dura une heure environ. Il n’y eut pas une interruption. Ilsse levèrent ensuite et disparurent pendant un quart d’heure, puisils revinrent avec mon plan et je dus leur donner, de vive voixquelques indications. Ils me posèrent particulièrement desquestions pressantes relatives à la chambre des machines et ilsm’écoutèrent avec intérêt parler de mon hypothèse d’électricitéreconstituée.

Quant au sort réservé à leurs malheureuxcompatriotes enfermés dans le vestibule de la torture, il me parutqu’ils s’en préoccupaient aussi peu que possible.

Ils se levèrent une seconde fois et revinrentencore, cette fois, au bout d’une demi-heure. Ils me parurent d’unegravité tout à fait exceptionnelle.

« Depuis Madère, me demanda le princeHenri, vous n’avez fait relâche nulle part ?…

– Si, Votre Altesse, fis-je… m’efforçant dedissimuler mon émotion intense. J’ai su que leVengeur s’était arrêté en face des côtes d’Espagne…

– Où ?

– Précisément où, je ne pourrais… ce seraitpeut-être imprudent de vous l’affirmer… Les uns ont parlé deCadix…

– Et les autres ?

– Les autres ont parlé de Vigo… »

Grand silence, immense silence, prodigieuxsilence… et puis la voix sèche du prince : « La questionque je vais vous poser est une question de vie ou de mort pourvous, mon ami. Si vous me mentez, nous le saurons, nous lesaurons tout de suite… C’est bien compris ? C’est biencompris ? »

Je ne lui répondis pas. J’attendais lesquestions. Je ne respirais plus. Une question de vie ou demort ! On ne m’avait encore jamais posé une question pareille.Le prince se décida : « Vous avez su qu’on avait faitescale à Vigo. Savez-vous si le capitaine Hyx est descendu àterre ?

– Je crois, répondis-je, en mesoutenant à la table, je crois que le capitaine est descendu dansune petite île.

– Ah ! et cette île ne serait-elle pointl’une des îles Ciès ?

– Mon Dieu, bien que je n’aiejamais entendu parler à bord de ces îles-là, je crois la chosefort possible, car j’ai cherché sur un atlas de la côte ouestespagnole et n’en ai point trouvé d’autres en face de la baie deVigo ! »

Mais déjà ils ne m’écoutaient plus ; ilss’étaient levés une troisième fois, cependant que le princeprononçait : « Je vous dis que c’est notrehomme ! »

Et la porte fut refermée, mais pas assez vitecependant pour que je n’entendisse point ces mots lancés d’une voixrageuse :

« Si l’Homme de Ciès et le capitaineHyx ne font qu’un, Sa Majesté ne le pardonnera jamais àl’Amérique !… »

Cette fois je les attendis une heure ;une grande heure ; jamais une heure de soixante minutes nem’avait paru aussi longue !

À la façon dont ils rentrèrent, je compris quetout ce qui s’était passé jusqu’alors n’avait aucune importance àcôté de ce que ces messieurs m’apportaient… Ils m’apportaient…encore une question de vie ou de mort ; ils m’en prévinrent.Le prince Henri, avant de me poser cette question de vie ou demort, m’avertit, eut la bonté de m’avertir que si, par hasard,j’échappais aux dangers que me faisaient courir toutes cesquestions, il me suffirait de dire un mot de ce qui s’était passéici, de prononcer un chiffre, pour être à jamais incapablede prononcer par la suite quoi que ce fût !…

Ah ! je la sentais venir, laquestion !… Elle me brûlait déjà les oreilles ! Lesmenaces d’ici me rappelaient trop celles de là-bas pour que je neme raidisse point à l’avance contre le coup dont ils voulaientm’étourdir. Attention ! attention ! du sang-froid !Il s’agit de mentir en les regardant dans le blanc des yeux !Question de vie ou de mort ! Si je dis la vérité, je suismort !…

La tête du prince glissa sous l’abat-jour et,me regardant de tout près, si près, il me jeta d’une voixsourde :

« Qu’est-ce que l’on dit à borddu Vengeur de la cote six mètresquatre-vingt-cinq !

– Jamais entendu parler ! Nesais pas ce que Votre Excellence veut dire ! »

Que Dieu et la Vierge me pardonnent !mais jamais vérité ne sortit de ma bouche avec un transport aussiparfait que ce parfait mensonge !…

J’avais la certitude absolue que, si jen’avais pas répondu avec ce cynisme éhonté mais convaincant, SonAltesse (qui tenait sa main dans la poche droite de sonveston) m’eût tranquillement, à bout portant, brûlé lacervelle ! J’avais lu dans ses yeux tendus vers moi sous lalampe, j’avais lu qu’il ne fallait rien connaître dela Bataille invisible !

Chapitre 7BOIS ET MANGE, MAIS PENSE À DIEU

Après cela, sur un signe du prince, mongardien m’emmena et me reconduisit dans ma cellule.

Je voulus interroger Fritz sur sesimpressions, mais il me répondit qu’en une telle matière il étaitdifficile de se prononcer et il me souhaita bonne nuit.

Je ne pus dormir, naturellement. Au fond demoi-même, j’espérais bien n’avoir pas été trop maladroit.

Il était dix heures du matin environ lorsquele Fritz revint et, sans mot dire, me noua un bandeau sur les yeux,Seigneur Jésus ! Allait-on me conduire au poteaud’exécution ? Déjà je fléchissais sur mes jambes, tant cetteidée m’avait surpris avec la dernière rudesse et m’étaitdésagréable, quand Fritz, voyant peut-être qu’il serait obligé deme porter, daigna me rassurer.

« On est content de vous, monsieurHerbert, fit-il, et vous allez être désormais traité comme le plusprécieux des amis. Le herr amiral ne peut plus se passer devous ! Nous allons le rejoindre ! »

D’où promenade nouvelle en une certaine autoclose comme une petite prison roulante, en compagnie de Fritz, d’unpanier de charcuterie et d’une demi-douzaine de bouteilles dechampagne. On mange, on dort là-dedans, on fume, quelcapharnaüm ! quel taudis !

De temps à autre, le Fritz me descend sur laroute, après m’avoir remis mon bandeau et tiré des coups derevolver sur les arbres pour s’amuser ! Colloque avec lechauffeur ! Mots incompréhensibles… Si ! une syllabe,deux syllabes qui reviennent, mais rapides. Est-ce la fin du motWilhemshaven, ou du mot Cuxhaven ? De quel haven, dequel port parlent-ils ?

Enfin on est arrivé dans une grande ville trèsfortifiée et très défendue (cela se comprend, s’entend comme un motde passe, aux consignes).

« Monsieur Herbert, déclara Fritz (aprèsm’avoir remis mon bandeau), l’amiral est de plus en plus content devous ! Il me l’a envoyé dire. Écoutez cela ! Il vousinvite à sa table. C’est le plus grand honneur qu’il puisse vousfaire. Laissez-moi vous conduire ! »

Nous marchâmes assez longtemps. L’air frais etmarin (j’avais un goût de sel sur la langue) me faisait le plusgrand bien. Cependant je n’étais pas encore remis tout à fait, car,dans les paroles de Fritz, je n’avais point trouvé uniquement dessujets de contentement. Cette idée que le herr amiral ne pouvaitplus se passer de moi ne m’enthousiasmait pas outre mesure.

Nous franchîmes bien des portes, après échangede mots d’ordre et de nouvelles consignes. Je devais être dans unarsenal. J’entendis les crosses de fusils des sentinelles. On mefit descendre un escalier. Puis j’eus sous les pieds une planchequi plia élastiquement sous mon poids. Puis je marchai sur quelquechose de très résistant, puis encore un très étroit escalier. Etalors je sentis à l’atmosphère dans laquelle nous étions entrés queje me trouvais dans une habitation. Dans quelle sorte doncd’habitation l’amiral m’invitait à déjeuner ?… Ça ne pouvaitêtre sur un vaisseau, car il nous aurait fallu monter dans quelquecanot ou chaloupe qui nous aurait conduits à la coupée.

Tout à coup, j’entendis un bruit bien connu…un bruit de water-ballast qui s’emplissait… Misère !éternelle misère de ma vie !… Je me retrouvais à bord d’unsous-marin !… d’un sous-marin boche, cette fois-ci !… Etcomme on m’enlevait mon bandeau, je constatai qu’il n’y avait plusà douter !… J’étais dans une petite cabine ! Sipetite ! si petite… On ne pouvait y tenir debout !…C’était plutôt une espèce de « refend » où il y avaittout juste la place d’une couchette pour que je pusse y glisser moncorps ratatiné.

Ah ! elle était loin, ma chambrette duVengeur !…et mon lavabo, et mon armoire à glace, etma commode en noyer ciré dans laquelle Buldeo rangeait avec tant desoins mes pantalons dans leurs plis… Ne m’étais-je échappé duvaisseau maudit, mais confortable, que pour vivre (?) dans cetteboîte à sardines ?

Une lampe électrique venait de s’allumer, laporte de s’entrouvrir et les bonnes joues à claques de Fritz de semontrer.

Il s’aperçut sans doute que je n’avais pointl’air enchanté, car il me dit :

« Ne vous plaignez pas ! Une cabinepour vous seul ! On aurait pu vous mettre dans le dortoircommun avec un bon hamac ! Décidément, l’amiral a pour votrepersonnalité la plus haute estime ! Nous allons bientôtdéjeuner. Avez-vous faim ?

– J’avais faim tout à l’heure, luirépondis-je, mais je sens qu’il me sera absolument impossible detoucher à la moindre nourriture si vous ne me dites ce que noussommes venus faire ici et ce qu’on attend de moi !

– Nous partons en expédition, répliqua-t-ilsans détours, sur un des plus beaux submersibles de notre flotte deguerre, et du dernier modèle, s’il vous plaît ! Et quant àl’expédition en question, vous n’avez certes pas à vous plaindre,puisqu’elle est commandée en personne par le herr amiral vonTreischke et dirigée ni plus ni moins contre ce satanéVengeur ! »

Ah ! que voilà donc une réconfortantenouvelle et digne de mettre un honnête homme en appétit !Contre Le Vengeur ! Contre Le Vengeur !Nous allions nous battre contre Le Vengeur ! Maisnous étions morts d’avance !… et je ne pus m’empêcher, ma foi,d’avoir un ricanement des plus macabres. Fritz me donna une bonnetape sur l’épaule.

« Avec nous et avec un homme comme vous,me dit-il, vous verrez que tout ira pour le mieux ! » etil m’entraîna dans la coursive…

Paraît que nous sommes déjà en pleine mer duNord et qu’il faut nous méfier des filets ! Les Anglais en ontmis partout ! Ils essayent de nous prendre au chalut, maparole ! Si jamais l’on m’avait dit qu’il se trouverait desgens dont la principale occupation consisterait à essayer de mepêcher, moi, un neutre, avec des engins spéciaux, à unesoixantaine de pieds au-dessous du niveau de la mer !…

« Herr Fritz ! Herr Fritz !cela doit être très dangereux, les filets !…

– Très dangereux ! Quand on tombe dedans,il est rare que l’on en sorte ! Mais enfin, on peut en sortir,une fois sur cent à peu près, n’est-ce pas, herrcommandant ? »

Le lieutenant me présenta au commandant herrWenninger, qui me salua gracieusement, après avoir rangé sonregistre de bord dans le tiroir de sa petite table à coulisse (nouspassions devant une cabine à la porte entrouverte)… Le herrcommandant Wenninger, bien connu pour avoir torpillé le bateaufrançais Gravelines et beaucoup plus connu pour avoirdégagé son U-17(le submersible qu’il commandait alors) desfilets d’un bâtiment anglais au cours d’un raid sur les côtesd’Angleterre.

Il me pria de m’asseoir près de lui et se fitapporter (ordres jetés au téléphone) trois fameux cocktails glacés(ces marins boches ne font point les dégoûtés, quoiqu’on en aitdit, devant les boissons anglaises) ; puis il me félicita denaviguer avec lui pour une si dangereuse expédition (on est trèsmal assis, le dos courbé, dans sa petite mansarde)… Puis il pritplaisir, entre les deux pailles de son verre, à m’annoncer que lebarrage de filets le plus redoutable était passé, dépassé. Etmaintenant on ne risque plus de talonner… Les fonds sont profondset libres ; on peut tranquillement naviguer à la boussole, augyroscope et à la sonde pendant deux bonnes heures encore ;après quoi on mettra le nez dehors pour voir ce qui se passe dansl’antique royaume de la vieille humanité ! Délicieusenavigation, enchanteresse et pleine d’angoisse ! Ah !ah ! le herr Wenninger se croit revenu, me dit-il, avec toutesces histoires de plongeons et d’incessantes cachotteries, auxheures bénies de sa plus tendre enfance, « quand il jouait àcoucou » !

Des fleurs sur la table, sur les nappesblanches, dans le carré du commandant. Honneur à l’amiral qui entreet salue ces messieurs d’un Guten Morgen ! trèsengageant. Von Treischke me présente comme un échappé duVengeur, un homme sérieux sur lequel on peut compter etqui sait garder son sang-froid dans les circonstances les plusdifficiles (une bordée de compliments qui ne m’impressionnent plus…rien ne m’impressionne plus depuis que j’ai touché le fond dudésespoir et celui de la mer du Nord, et que je sais que nouscourons à une mort certaine, poussés par cette prétentionextravagante qu’ils ont de manger Le Vengeur. C’est LeVengeur qui ne fera qu’une bouchée de leur damnéU !…)

En attendant, le déjeuner est copieux et bienservi au Champagne, et tout le monde est gai. Je n’avais jamais vusourire la Terreur des Flandres. C’est un spectacle ! Ellesourit à son rêve impossible !

« Je vois, fis-je tranquillement, quel’on va s’amuser un peu sous la mer ! »

J’eus beaucoup de succès en prononçant cesparoles et l’on trinqua en invoquant la protection de Dieu ;l’amiral, même, récita la maxime de Luther : « Trinkund iss, Gott nich vergiss ! »(Bois et mange, maispense à Dieu !)

Il y avait là quatre officiers supérieurs quiétaient célèbres à plus d’un titre et qui, avant de descendre dansles abîmes de herr Neptune (pour parler comme herr von Wenninger),avaient montré ce dont ils étaient capables en commandant descorsaires soumis à la vieille fortune d’Éole ! Soit qu’ilsvoulussent me prouver qu’ils n’étaient pas les premiers venus, soitqu’ils cédassent au besoin que certains éprouvent, après un heureuxrepas, de conter leurs hauts faits, ils ne m’épargnèrent point lesplus beaux récits de guerre, capables de réjouir le cœur des hyèneset des chacals.

Ah ! que ne devais-je pas voir ?…Que ne devais-je pas entendre ?… Ce soir-là, j’ai entendu pourla première fois, vraiment, le rire boche… Maisn’anticipons pas !… Chaque crime à sa place ! Tout serapayé en fin de compte, espérons-le, mon Dieu !… etsouvenez-vous, mère de Dieu ! Déjà, à l’heure où j’écris ceschoses, vous êtes avec nous pour le châtiment de la bête, comme ditle capitaine Hyx !… Et depuis qu’ils ont bu devant moi leurchampagne et qu’ils m’ont fait entendre leurs toasts hideux,combien d’entre eux ont disparu, emportés par le vent de la colèrecéleste !…

Chapitre 8UNE OMBRE VOILÉE

Nous étions dans la mauvaise saison et,maintenant que mes aventures ont fait de moi un vieux marin dudessous de la mer, je puis affirmer qu’à l’époque de ce mauditvoyage il faisait encore meilleur dessous que dessus,surtout pendant que nous naviguions dans les hautes latitudes etqu’il nous était donné de prendre l’air non loin de certainesterres qui doivent avoir nom, si je ne me trompe, sur lacarte : îles Hébrides ; enfin, j’estimai que les rochersque je pus apercevoir, à la dérobée, par un hublot, quand nousnaviguions à l’état lège, devaient appartenir à ce groupeperdu dans le nord du monde. Je pense toujours que nous eûmes avecces rochers quelques subreptices communications, mais on s’arrangeade façon à ce que je fusse gêné dans mes constatations à cetégard.

La vie à bord ne présentait rien de bienparticulier, pour un homme comme moi s’entend ! On mangeaitbien, on buvait bien, on ne se privait de rien ! Je prenais leplus souvent mes repas avec les officiers de second ordre. Fritzétait toujours fort prévenant. Une fois, le von Treischke voulut metâter à nouveau à propos de ces maudites îles Ciès et j’entrevisencore à l’horizon quelques questions frôlant la Batailleinvisible, mais j’étais sur mes gardes et il en fut pour sesfrais.

J’allais bien quelquefois sur le pont, mais ilfaisait un froid de chien ; le tuyau de la pipe vous collaitaux lèvres et vous étiez illico transformé en bonhomme deglace.

N’importe ! quand j’avais le droit demonter sur le pont de ma prison marine, j’en usais. Les appareilstélégraphiques étaient gelés ; les toiles de passerelleétaient comme du fer. On avait la plus grande difficulté à tenir lepanneau du blockhaus libre de glace. Un homme était uniquementoccupé à cette besogne, raclant et martelant sans cesse le tour dupanneau et faisant parfois dégouliner, par le trou de l’échelle,des marmelades de glace sur la figure de ces messieurs dudessous…

Or voici qu’un soir où j’étais allé faire unpetit tour des superstructures, il m’arriva ceci : je venaisd’entendre le premier son de cloche qui annonçait qu’on allaitfermer les écoutilles, je m’étais hâté et je descendais l’échelle,pendant que retentissait le second coup qui ordonnait auxmécaniciens de lâcher les machines à huile pour s’occuper desmoteurs électriques, quand il me sembla entendre (après le secondcoup de cloche et non loin de moi), entendre et reconnaître unevoix de femme !

Je me précipitai et au coin d’une porte je pusapercevoir une seconde la silhouette tout emmitouflée d’unefemme ! Oh ! je n’eus pas une hésitation, pas une !Tout mon être cria : la dame voilée !

Heureusement que personne ne m’entendit !Et puis j’avais dû crier cela « en moi-même » !

Elle avait glissé devant moi et avaitdisparu ; mais, à l’endroit qu’elle foulait de son pied légertout à l’heure, mon pied, à moi, faillit écraser un objet surlequel je me jetai.

J’allai aussitôt m’enfermer dans macabine : j’avais dans les mains une chaîne en or du travail leplus fin et qui était rompue ; à cette chaîne était attaché unmédaillon. Je l’ouvris avec une émotion intense, mais qui,certes ! fut dépassée quand j’eus jeté un coup d’œil sur laphotographie minuscule qu’il contenait : j’étais en facedu portrait du capitaine Hyx !…

Ainsi c’était bien elle ! Elle, celle quel’on croyait morte dans les tortures !… Oh ! damevoilée !… dame voilée ! votre vie est plusmystérieuse encore que votre mort ! Pourquoi cachez-vous votrevie, laquelle pourrait racheter tant d’autres vies ? Pourquoila cachent-ils, eux ?… Et pourquoi, vous, les aidez-vous àla cacher ?… Savez-vous, savez-vous tout ce que vouspourriez faire de bien dans le monde des eaux profondes, en disantsimplement : « Je suisvivante !… »

Et lui, lui le monstre qui a tant à redouterde votre mort, pourquoi n’use-t-il pas de votre vie ?…Quel mystère vous lie donc l’un à l’autre pour que vous vousentendiez si bien pour laisser Mrs G… au fond dutombeau !…

Et qu’est-ce vous faites ici ?…Qu’est-ce que vous faites ici ?… « Ehbien ! me répondis-je tout à coup, c’est bien simple… puisquele von Treischke va au-devant du capitaine Hyx, il lui amène safemme pour que le capitaine Hyx lui rende la sienne !… Commec’est simple ! comme c’est simple, cher Herbert deRenich ! »

Et que voilà une réponse qui répond à tout,n’est-ce pas ? même à la question de savoir pourquoi ilsont fait croire si longtemps à la mort de cette femme, et pourquoielle-même continue de faire croire à sa mort, ALORS QU’IL ESTDE L’INTÉRÊT DE TOUS QU’ELLE SOIT VIVANTE !

Mon Dieu ! que de questions à poser àla dame voiléesi elle voulait m’entendre !… Mais larencontrerai-je encore ? Voilà des jours et des nuits que nousnaviguons dans la même prison et c’est la première fois que nosombres se sont croisées !… Que de choses à lui dire !…Mais la reverrai-je jamais ?… Ainsi, il y a une dame à bord,et je n’en savais rien ! Pourtant elle se promène dans lescoursives de notre sous-marin comme elle se promenait dans les ruesde Renich… libre de ses gestes et de ses paroles… Ah ! sielle voulait parler !… Pourquoi ne veut-elle pointparler ? Tout est là !…

Des pas, on frappe à ma porte ; jedissimule précipitamment chaîne et médaillon ; c’est ce cherFritz, plus joufflu que jamais à cause d’un certain sourire qu’il aet que je n’aime pas. Parle, Fritz ! qu’y a-t-il encore pourton service, mon garçon ?…

Le lieutenant de vaisseau, après avoir referméla porte, s’assied sur un coin de ma couchette et me dittranquillement :

« J’ai à vous dire un petit mot à proposd’une question de vie ou de mort ! »

Je l’arrête immédiatement en haussant lesépaules.

« Herr Fritz, ce langage n’est plus demise entre nous ! Je ne suis plus un enfant à qui l’on faitpeur ! Ma vie ne peut être maintenant plus en danger que lavôtre, je vous en avertis ! Et le capitaine Hyx se chargera denous mettre tous d’accord là-dessus, soyez-en persuadé, avant qu’ilsoit longtemps ! Maintenant, allez-y, je vousécoute !

« Herr Herbert de Renich, vous savezqu’il y a une dame à bord ?

– Ah ! il y a… vraiment… une… quedites-vous ?… : Pardon ! Qu’est-ce que vousracontez ?…

– Ne vous troublez pas, ne rougissezpas !… Vous l’avez rencontrée tout à l’heure.

– Hum !… j’ai rencontré en effet au coind’une porte une ombre… mais je vous assure qu’il était trèsdifficile de se rendre compte…

– Suffit ! suffit !… Cela vousétonne qu’il y ait une dame à bord ?…

– Mais rien ne m’étonne ! mon cherFritz !… Rien ne m’étonne, je vous jure !… Ayez dix damesà bord, deux cents dames à bord, cela ne m’intéresse en aucunefaçon !…

– Parfait ! Parfait !… Ce que jevous en dis est pour vous éviter quelques ennuis pendant latraversée… à cause de la manie que vous avez desressemblances ; je viens simplement vous avertir qu’ilvaudrait mieux pour tout le monde que vous surveilliez cettemanie-là !… Avez-vous compris ?

– J’ai compris !…

– Tant mieux !… Au plaisir de vousrevoir, cher monsieur Renich… »

Il s’en alla… Je m’allongeai sur macouchette ; je m’enfouis la tête dans les mains et je fisappel à toute mon intelligence pour essayer de démêler l’écheveaude l’incroyable intrigue… Je me tournai et me retournai. Soudain,j’entendis un soupir tout près de moi. Je me redressai. J’avaisdevant moi, dans ma cabine, la dame voilée qui meregardait, un doigt sur la bouche.

« Silence ! monsieur Herbert deRenich !… »

Chapitre 9CE QUE DIT LA « DAME VOILÉE » M’ÉPOUVANTE, MAIS CE QU’ELLE NE MEDIT PAS ME REND MALADE

Elle était voilée plus que jamais.

Quelle chose étrange que cette femme qui sepromenait ainsi dans ce sous-marin, la figure cachée sous uneépaisse voilette comme sous un masque, n’adressant la parole àpersonne et un doigt sur les lèvres !…

Car, les jours suivants, quand je larencontrai, je la vis toujours, ombre mystérieuse, fantôme muet,glissant parmi l’équipage, croisant, dans la coursive centrale, lesofficiers, toujours voilée, ne se détournant jamais, et, quand ellem’apercevait, un doigt sur les lèvres !…

Les hommes ne lui adressaient jamais la paroleet les officiers ne la saluaient même pas. Sans doute devait-elleêtre pour eux comme si elle n’existait pas !… C’étaitl’ordre !…

Étrange, étrange ! Qu’avait-on pu dire àces hommes ? Je me rappelle que l’on trouva dans les débrisd’un zeppelin, qui avait tenté un raid sur Paris et qui était venus’écraser derrière les lignes françaises, les tiges calcinées dedeux hautes bottines de femme. Il s’était donc rencontré une femme,une horrible curieuse de crimes, pour monter dans un dirigeable quiavait mission de jeter des bombes sur d’innocentes familles !L’affaire n’était donc point si exceptionnelle !

Peut-être avait-on dit à l’équipage de notresous-marin : « Nous avons à bord une grande dame quitient à garder l’incognito et qui a le désir d’assister à vosexceptionnels exploits. Vous ferez comme si vous ne la voyiezpas !… » Sans compter que l’amiral von Treischke étaitassez puissant pour introduire à son bord toutes les créaturesqu’il voulait sans avoir à fournir aucune explication.

Mais laissons ces idées générales pour revenirà la dame voilée dans le moment qu’elle pénétra dans macabine. Elle souleva légèrement sa voilette pour découvrir seslèvres qui murmurèrent : « Rendez-moi le portrait de monmari ! »

J’étais troublé plus que je ne sauraisl’exprimer, et je lui tendis en tremblant la chaînette et lemédaillon.

« Rassurez-vous, me dit-elle, personne nem’a vue entrer. On me croit dans ma cabine. Je ne suis que peusurveillée. On n’a rien à craindre de moi. On le sait. On saitqui je suis, qu’il faut que je sois morte et que toute paroleimprudente relative à la chose redoutée que je pourrais dire et quiexpliquerait tout équivaudrait à un arrêt de mortimmédiat !Mon silence me garde ici, comme il me gardait àRenich ! Je n’ai plus d’espoir ! hélas ! que dansmon silence !

– Madame ! madame !… Vous avouezdonc qui vous êtes ! Qui me dit que vous n’allez pas vousplaindre aujourd’hui à l’amiral von Treischke de l’audace que j’aide savoir qui vous êtes !…

– Je vous avoue qui je suis, monsieur, parceque je ne puis faire autrement ! Vous avez vu lemédaillon !… Je n’ai plus à nier… Mais devant tous les autresje crierai à m’enrouer que je ne suis pas celle que je vous avoueêtre ! Question de vie ou de mort pour vous et pour moi !Enfin il vaut mieux pour vous et pour moi que l’on ne sache pas quece médaillon existe ou tout au moins que j’ai l’imprudence de legarder sur moi, et surtout de le perdre ! On me l’arracheraittout de suite !… Alors que deviendrais-je ?… quedeviendrais-je ?… Monsieur ! monsieur ! c’est laseule image que je possède de mon mari, en dehors de celle que jeporte toujours dans mon cœur, ajouta-t-elle avec une pointe desentimentalité qui me toucha profondément, malgré la banalité de laphrase. »

La dame voilée poussa encore unsoupir et je vis des larmes couler sous sa voilette.

J’étais bouleversé, bouleversé ! Je n’aijamais pu voir une belle femme pleurer, même quand cette femmen’était pas Amalia, sans me sentir ému jusqu’au fond de l’âme. Lavoix de cette femme était d’une grande douceur et d’un tontendrement désespéré quand elle parlait de son mari. Elle devaitl’aimer autant qu’il l’aimait, et tous les gestes avec lesquelselle exprimait sa douleur étaient d’une admirable grâce françaiseet dénotaient une origine pleine de charme en même temps que denoblesse.

« Le malheureux me croit morte,soupira-t-elle, ce qu’il doit souffrir !…

– Madame ! il ne vit que pour vousvenger !

– On m’a dit cela ! on m’a ditcela ! Monsieur Herbert ! monsieur Herbert !dites-moi tout, vous qui l’avez vu !… »

À ces mots, je sursautai etl’interrompis :

« Qui vous a dit, madame, que j’avais vuvotre mari ?

– Mais l’amiral lui-même, dans la nuit même oùvous êtes arrivé à Renich ! »

Ainsi, cette nuit-là, quand je regardais, duhaut de ma petite lucarne, les deux ombres de la damevoilée et de l’amiral qui avaient cette conversation si animéedans la maison de la folle, c’était de moi qu’ilss’entretenaient !

« Est-il vrai, me demanda-t-elle,haletante, qu’il soit devenu fou… et qu’il cherche à venger ma mortpar des actes d’une cruauté sans nom, lui que j’ai toujours connusi doux et si bon ! Lui, le meilleur et le plus tendre deshommes !…

– Il est devenu comme une bête pleine de rage,madame ! À ce point de vue, je ne pense pas que l’amiral aitpu vous dire quelque chose qui fût au-dessus de la vérité ! MG… se fait appeler maintenant le capitaine Hyx. Il a consacré safortune à venger votre mort et vos tortures par des mortsinnombrables et des supplices hideux… car, chose incroyable, lemonde entier et lui-même vous croient morte dans les tourments.Heureusement, le ciel a voulu que je vous rencontrasse sur monchemin pour vous crier : Dites simplement un mot : Jesuis vivante ! et le monde entier vous entendra !…et votre mari sera délivré de l’enfer moral dans lequel il vit, dela géhenne dans laquelle il s’est enfermé ! Car quel supplicepour le plus grand philanthrope de la terre de vivre uniquementpour la haine ?…

– Vous avez raison ! Ah !vous avez raison ! gémit la malheureuse. Mieux vaudrait lamort pour nous tous !… Ah ! pourquoi ne sommes-nous pasmorts ensemble ?

« Il n’y a de vrai que l’amour !c’est l’amour qui sauvera le monde !

– Je retiens la formule, dis-je,profondément remué par l’accent avec lequel elle venait de jetercette phrase au destin ; mais cette formule-là, votre mari nela comprendra jamais tant qu’il vous croira morte !… Pourquoine lui apprenez-vous pas que vous êtes vivante ?

– Parce que je ne puis pas le dire !Parce que je ne puis pas le dire !

– Alors, je n’ai plus d’espoir en rien !déclarai-je.

– Monsieur Herbert de Renich, fit-elle,renoncez pour le moment à comprendre et racontez-moi, tout au long,je vous en prie, tout au long, les heures que vous avez passéesauprès de lui ! Dites-moi tout ce qu’il vous a dit,tout !… Je veux tout savoir ! Peut-être n’est-il pas troptard, mon Dieu ! pour tout réparer !

– Il ne serait peut-être pas trop tard, encoreune fois, si vous vouliez dire un mot, un seul !

– Encore une fois, je ne peux pas ledire !

– Eh bien !écrivez-le !

– Je ne veux pasl’écrire !… »

À ces dernières paroles, je laissai retomberma tête, si désespéré que mon étrange visiteuse se rapprocha de moiavec un geste de pitié dont il me semble qu’elle ne fût point toutà fait maîtresse, car sa main n’eut pas plutôt touché la miennequ’elle se recula immédiatement et attendit dans une attitudepleine d’une excessive réserve que je voulusse bien commencer monrécit.

Heures douloureuses ! Heures terribles duVengeur, je ne pourrai donc jamais vous oublier ! Mefaudra-t-il toujours vous revivre pour de nouveaux étonnements, denouvelles malédictions et de nouvelles larmes ? Quand j’eusexprimé l’idée farouche qui animait tous ces cœurs sombresavec lesquels j’avais vécu, quand j’eus répété presquetextuellement les discours qui m’avaient été tenus dans la petitechapelle, quand j’eus évoqué la scène inoubliable pendant laquellele capitaine Hyx m’avait courbé sur son fameux registre et sur leLivre du Tabernacle, la dame voilée leva la tête vers leciel et pria.

C’était une âme pleine de charité, digne decelle qu’elle avait voulu sauver et qui ne pouvait rien comprendreà une horreur pareille ! L’esprit de miss Campbell l’habitait.Elle eût préféré être martyre que bourreau ; et d’apprendreque son mari était devenu ce bourreau-là – pour elle, pourelle ! – devait la jeter aux pieds divins de Jésus, dans unesupplication que je lisais dans ses yeux, à travers savoilette !

Incompréhensible, mystérieuse, inexplicable,désespérée dame voilée !… Quand elle redescendit surla terre et qu’elle reposa sur moi son regard égaré, cette trèsnoble et très généreuse et très douloureuse fille de la nobleFrance répétait encore :

« Pour moi ! Pourmoi !… »

Je voulus lui saisir les mains et la supplierà mon tour, comme tout à l’heure elle avait supplié son Dieu, maiselle se réfugia dans le coin le plus sombre de ma cellule :« Ne me touchez pas !… »

Que craignait-elle, ô Seigneur ! quepouvait-elle craindre de moi ? N’étais-je pas devant elle leplus humble et le plus triste et le plus suppliant deshommes ? Alors, pourquoi ce mouvement d’effroi ? pourquoice cri ?

Elle s’aperçut de ma stupéfaction et de mapeine profonde, car aussitôt elle se rapprocha de moi et medit :

« Pardonnez-moi !… tout me faitpeur !… le moindre geste autour de moim’épouvante !… Il faut m’excuser !… Si vous saviezpar où nous avons passé ! Si vous saviez ce que nous avonssouffert !… Alors, tout me surprend… un geste un peu brusquem’inquiète… c’est maladif… vous ne m’en voulez pas, monsieurHerbert de Renich ? »

Soudain, une idée terrible me traversa lacervelle. Mon Dieu ! cette femme ne voulait plus revoir sonmari qu’elle adorait parce qu’elle ne voulait pas lui apporter uncorps indigne de sa vertu première, sali par les crimes de laguerre !

Je balbutiai quelques mots qui lui permirentde saisir ma pensée, rien qu’à la façon dont je maudissais lesHuns, « qui ne respectent rien » ; mais elleprotesta en rougissant.

« Dieu et la Vierge m’ontpréservée », répondit-elle avec une grande simplicité.

Alors, ne sachant plus que lui dire etcomprenant de moins en moins, dans le dessein de l’apitoyer, voilàque je me mis à lui parler d’Amalia dans des termes à la fois siamoureux et si chastes, et à lui conter notre aventure vertueuse etcruelle avec une émotion si sincère que bientôt, nous mêlions noslarmes…

Quand j’eus finis de parler, j’attendis fortanxieusement de connaître l’effet produit et aussi ce qui allaitrésulter de notre mutuel émoi…

« Vous êtes un homme plein d’honneur,dit-elle… Ne pouvant rien vous dire de plus en ce qui me concerne,je vais porter à votre connaissance tout de suite une chose quivous touche de très près… Vous pourrez juger aussi combien je vousestime, et combien je vous plains, et combien aussi j’ai confianceen vous… Écoutez, monsieur Herbert, vous deviez apprendre cettechose prochainement ; je préfère que vous la connaissiez de mabouche, car vous avez en moi une amie véritable et reconnaissanteet qui communie avec vous dans la même religion de la pitié et dumalheur !… Un malheur vous a frappé que vous ne connaissezpas encore, mais que vous devez continuer d’ignorer après quej’aurai parlé… Vous n’en entretiendrez personne !… Vous nedemanderez aucune explication à personne ! Vous me lepromettez !… Songez que si vous faites quelque esclandre à lasuite de ma confidence, on se retournera contre moi et nous nepourrons plus jamais rien faire l’un pour l’autre !

– Madame ! madame !soupirai-je, le malheur que vous m’annoncez m’inquiète moins que neme donne d’espoir votre dernière parole ! Je pourrai doncfaire un jour quelque chose pour vous ?…

– Peut-être ! Peut-être !Oui, un jour, peut-être ! Et maintenant, écoutez, mon pauvreami… »

Tout de même mon cœur battait, battait…qu’est-ce que j’allais encore apprendre ?… Ah ! j’étais àcent lieues de m’attendre à ce nouveau coup du sort…

« Lorsque, me dit la damevoilée, vous m’eûtes interpellée d’une façon aussi inattenduedans le magasin de fourrures, je m’empressai de me rendre avec madame de compagnie auprès de l’amiral pour le mettre au courant del’incident, car, ne vous connaissant pas, je craignais surtoutqu’il y eût là un coup monté de sa part, dans le désir qu’il avaitsans doute de savoir comment j’agirais en une telle occurrence.

« Pendant l’audience qu’il m’accordaaussitôt à la halle aux blés, je pus constater qu’il ne s’attendaità rien de pareil et je vis bien que je lui apprenais du nouveau.D’autre part, j’apprenais à qui j’avais eu à faire et je fus aussieffrayée que lui (dans un autre sens, bien entendu) de la tournureque pouvaient prendre les événements. Je redoutai surtout quel’intérêt réel que vous pouviez me porter vous devînt fatal et nevous poussât à quelque démarche ou nouvelle manifestationinconsidérée.

« Je savais que votre maison touchait àla mienne ; c’est en hâte que je rentrai chez moi, espérantune nouvelle rencontre, une coïncidence !… Comprenez ce quevous étiez maintenant pour moi ! Vous veniez de vivre auxcôtés de mon mari ! Hélas ! je ne vous rencontraipas !…

« Et sur un ordre venu de la halle auxblés je dus rester chez moi. Quelle fin de journée ! Quellenuit ! Je ne dormais pas. J’avais laissé ma fenêtreentrouverte dans la maison de la folle, mes yeux ne quittaient pasles toits de votre demeure, où je croyais que vous reposiez !…Plusieurs fois, en passant devant votre home, j’avaisaperçu à une fenêtre le doux visage vénérable de votre mère !Je pensais à vous ! Je pensais à elle ! Je savais qu’elleavait beaucoup souffert de votre absence ! À des titres diversnous étions tous victimes plus ou moins de l’affreux vonTreischke…

« C’est vous dire que je nourrissais aufond de mon cœur la plus grande sympathie pour votre maman, qui neme connaissait pas !…

« Or, voilà que, vers trois heures dumatin, j’entendis des bruits bizarres qui venaient du fond dujardin, ou plutôt de votre maison, dont le mur bordait votre vergersauvage de ce côté… En même temps une lueur parut à la petitelucarne qui prend jour de ce côté Cette lueur s’éteignit presqueaussitôt, mais, comme la nuit était assez claire, je pus distinguerdeux formes humaines qui se glissaient par cette lucarne jusquevers le toit, avec les plus grandes difficultés, du reste. Etbientôt, je me rendis compte que ces formes humaines appartenaientà deux pauvres femmes qui se cachaient sur le toit, les piedsappuyés à la gouttière, les mains aux fers de la lucarne, et dansune situation des plus critiques assurément !

– Ma mère et Gertrude ! dis-je d’une voixsourde…

– Oui, monsieur, votre mère et sa servante.Ah ! les pauvres femmes !…

– Elles pouvaient se tuer ! Ellespouvaient se tuer ! Ah ! madame, jurez-moi qu’il ne leurest rien arrivé de terrible… Elles sont peut-être mortes !… Etvous me le cachez !…

– Non ! non !… Je vous jure quenon !… Dix minutes se passèrent sans qu’elles fissent unmouvement ! C’est sur le toit que l’on vint leschercher !… Ah ! l’affaire ne dura pas longtemps !…La vitre de la lucarne, qu’elles avaient rabaissée, fut à nouveausoulevée ; une ombre qui avait une lanterne au poing apparutet dit tout de suite, en allemand : « Elles sontlà ! » Et, s’adressant aux deux malheureuses, quidevaient avoir une peur telle qu’elles étaient assurément dansl’impossibilité de prononcer un mot, l’homme dit : « Vousn’êtes pas folles ? Vous auriez pu tomber et voustuer ! »

« Deux autres ombres sortirent de lalucarne et, s’emparant des femmes, qui, alors, se mirent à crier,les firent rentrer brutalement dans le grenier.

« Puis il n’y eut plus aucune lueur, puisil n’y eut plus aucun cri.

– Et vous, madame, et vous, vous n’avez pasappelé au secours ?

– Moi, je ne puis pas appeler au secours,hélas ! monsieur Herbert de Renich, ni pour moi ni pour lesautres ! Moi, il m’est défendu de pousser aucun cri !…Mais si j’avais pu sauver ces pauvres femmes, je vous assure bienque j’aurais tout fait pour cela… Je vais vous dire une chose pourque vous ne me croyiez pas un cœur tout à fait desséché, mon chermonsieur Herbert, ajouta-t-elle avec une tristessesingulière : lorsque j’ai vu les pauvres femmes sur le toit,j’ai pensé qu’une bonne longue échelle aurait pu les sauver… etcomme il y avait justement, dans le verger, allongée par terre,contre le mur, depuis la veille, une bonne longue échelleque j’avais remarquée comme on remarque toutes les nouveautés, etqui avait été apportée là je ne sais par qui et je ne savaispourquoi, je suis descendue dans la chambre de ma gouvernante, jel’ai réveillée, j’ai levé le rideau de sa fenêtre et lui ai montréles deux femmes sur le toit et je lui ai dit d’aller les sauveravec l’échelle !…

– Et alors ? Et alors ?

– Alors, elle n’a pas voulu ! Elle m’agrossièrement grondée parce que je m’occupais de choses qui ne meregardaient pas et elle a ajouté que si je n’allais pas me reposersur-le-champ elle raconterait tout, à la première occasion, à herrvon Treischke !

« Cette menace aurait pu m’effrayer, etcependant la première chose que je fis quand je vis von Treischke àla première occasion, c’est-à-dire ici, monsieur, fut de luidemander ce qu’il comptait faire de ces deux pauvres vieillesfemmes, car il ne faisait point de doute pour moi qu’aucun malheurautour de moi et aussi, peut-être, autour de vous, ne pouvaitsurvenir sans son ordre !

« Il ne fit aucune difficulté pourm’avouer qu’il s’était assuré de la personne de votre mère (ce sontses termes) et, par-dessus le marché, de celle de sa servante,dans le dessein d’avoir à son entière disposition la bonnevolonté quelquefois hésitante de M. Herbert deRenich ! Exactement ses termes.

– Le bandit ! Que veut-il donc encore demoi ?… Que va-t-il me demander ?… Je ne vais plus pouvoirrien lui refuser, maintenant, absolument rien !… Hélas !hélas ! madame, vous ne pourriez pas me donner une indication,si mince fût-elle, sur l’endroit vers lequel on a dirigé ma mère etsa vieille servante !…

– Aucune, hélas ! hélas !

– Oui, oui ! plus de doute, certes !C’était donc elle ! c’était donc elle qu’ils étaient venuschercher la nuit précédente ! Les misérables avaient comptétrouver ma mère seule dans sa chambre et ils étaient repartis aprèsavoir constaté que nous veillions tous trois, ma mère, Gertrude etmoi, tous trois enfermés, dans les bras les uns des autres !Et ils se sont enfuis parce qu’il y avait un homme, leslâches ! et aussi pour ne pas faire d’esclandre, parce quenous sommes des neutres, d’aimables neutres avec lesquels, autantque possible, il ne faut pas avoir d’histoires ! C’est aussipourquoi, quand ils viennent la nuit emporter comme otages devieilles femmes neutres qu’ils croient sans défense, ils mettentdes bâillons aux soldats de la kultur pour que l’on ne soupçonnepas la kultur d’un pareil forfait contre les neutres qui leur onttoujours été agréables ! Que cela soit une leçon pourcertains ! Je me comprends ! Mais tout cela se payera unjour ! Le capitaine Hyx n’est peut-être pas aussi loin qu’onle pense… »

Je disais tout cela à tort et à travers, dansun grand bouleversement douloureux de tout mon être, mais ensourdine, hélas ! en sourdine, étant dans la nécessité degarder au fond de moi le plus tumultueux de la colère !…

La dame voilée s’était levée, avaitrabaissé, tout doucement, tout tristement, d’un geste lent de sesdeux mains gainées de mitaines noires, sa voilette, ou plutôt sonmasque (le masque qui cachait Mrs G… aux vivants) et je songeaisaussi au masque de l’autre là-bas, Dieu savait où !… Deuxmasques qui couraient l’un après l’autre au fond des mers et qui serencontreraient peut-être un jour prochain, peut-être à une heureprochaine, pour quelque nouveau prodigieux drame que je sentaisarriver sans le comprendre ; hélas ! sans lecomprendre !

La dame voilée allait s’en alleraprès avoir entrouvert ma porte et jeté un coup d’œil sur lacoursive déserte. Je l’arrêtai encore une seconde dans le momentqu’elle allait me glisser dans les doigts.

« Madame ! il ne fallait pasréveiller cette méchante dame de compagnie ! Pourquoi,pourquoi, pendant qu’elle dormait, n’êtes-vous pas descendue dansle verger, vous ? Et pourquoi n’avez-vous pas, vous-même,apporté à ces pauvres femmes le secours de l’échelle ?

– Parce qu’il m’est défendu de toucher auxéchelles ! » me glissa-t-elle, dans un souffle, toutprès, tout près de mon oreille.

Elle s’en alla. J’étais tout à fait étonné dela voir partir si tranquillement (à peu près si tranquillement),alors qu’elle m’avait dit que sa démarche nous faisait courir untel risque… Je la suivis sans qu’elle s’en aperçût. À quelques pasde là, elle entrait dans la petite cabine où j’avais déjà pris deuxcocktails avec le herr commandant.

Ce ne pouvait être là le logement de ladame voilée. La porte s’était refermée.

Je me glissai encore jusque-là et j’appliquaimon oreille contre cette porte et j’entendis la voix du herr vonTreischke qui disait :

« Vous êtes restée bien longtemps partie,mais s’il est persuadé, maintenant, bien persuadé que vous nevoulez pas être reconnue, on pourra peut-être faire quelque chosede ce garçon-là !

– Je l’espère, répondit la voix de ladame voilée. »

Puis il y eut un gros soupir et elledit :

« Je crois qu’il était tout à faitinutile d’inquiéter ces deux pauvres femmes, il fera de sonmieux pour vous satisfaire !

– Possible ! mais quand ilsaura que j’ai la haute main sur le régime de la maman, je pourraile lâcher dans la rue sans crainte qu’il raconte à tous lespassants qu’il s’est rencontré nez à nez avec le fantôme de MrsG… l’épouse si ardemment pleurée du plus grand philanthrope dela terre ! »

Après cette épouvantable voix railleuse,j’entendis à nouveau l’autre douce voix suppliante :

« Monsieur, il fera ce que vousvoudrez ! Promettez-moi qu’il ne sera pas fait de mal à samère !… »

Ah ! oui ! tu peux me demander tout,tout ! et encore davantage, inexplicable, inquiétante,douloureuse dame voilée, tout !… ma vie pour toiaprès une phrase pareille !…

J’entendis des pas et je dus m’enfuir… Je merenfermai chez moi… Quelle nuit encore ! quelle nuit !…Tout ce que m’avait dit la dame voilée, tout ce qu’ellem’avait appris était pour moi un nouveau sujet d’épouvante, maistout ce qu’elle ne m’avait pas dit me rendait atrocement malade.Ah ! comprendre ! comprendre !…

Chapitre 10CE CRIME AURA-T-IL SON CHATIMENT ?

J’ai fait allusion plus haut à certain rireboche, dans le moment que ces messieurs qui m’avaient invité à leurtable se racontaient si joliment leurs hauts faits de pirates. Or,ce rire-là, il m’a été donné de le voir, de l’entendre, au centrede l’apothéose boche, comprenez naturellement au centre du crimeboche ! (Je n’oublie ordinairement pas que je suis un neutre,mais ce jour-là, le jour où j’ai vu et entendu ce rire-là, j’airejeté de dessus mes épaules le manteau blanc de laneutralité.)

Les idées changent en voyageant ! Et il ya des heures où le capitaine Hyx ne me fait pas si horreur queça !

Depuis la veille, je me doutais de quelquechose… enfin je pensais qu’il se préparait un événement pasordinaire du tout ! Nous étions alors tout à fait descendusvers le sud, après avoir contourné les grandes îles et, bien que letemps ne fût point doux, loin de là, nous avions tout à faitabandonné les froids du nord.

Ce matin-là, il y avait chez les officiersquelque chose de bouillonnant, une joie impatiente qui lestransformait et les transportait, leur donnant une parole plusabondante et les poussant à des gestes inusités. Par exemple, ilsse serraient les mains à se briser les phalanges et cela sans motifapparent. Il y avait eu un certain communiqué sans fil qui nedevait pas être sans rapport avec toute cette exubérance.

Et depuis nous naviguions à l’étatlège, le commandant assurant lui-même la manœuvre, dans lekiosque qu’il ne quittait plus. On ne déjeuna pas. Et personne nese plaignit. Chacun était à son poste ou y courait. Il y avait dela gaieté jusque dans la chambre des torpilles. C’est en vain queje voulus avoir quelques éclaircissements. On ne me réponditpas ; mais, comme il y eut une formidable tournée dechampagne, il me fallut en boire ma part. Selon une expression bienfrançaise, ces gens avaient l’air de se donner « du cœur auventre ». Je me demandai avec une angoisse profonde si nousn’avions pas déjà rejoint Le Vengeur.

Soudain on stoppa, et puis on s’enfonça, etpuis on navigua entre deux eaux assez longtemps et puis on remonta.Et nous nous enfonçâmes à nouveau. Fritz, non loin de moi, répétaittout haut la manœuvre. Les trois officiers supérieurs (quej’appelais les invités) se tenaient près de lui, immobiles, muets,les bras croisés dans l’attente évidente de quelque chose.

Je pensai alors qu’il était possible qu’onnaviguât contre un navire marchand et que l’on s’apprêtât à lecouler, comme il était arrivé si souvent dans les faits de lanavigation sous-marine boche. Une torpille fut lancée. Aussitôt ily eut dans le sous-marin un silence de mort. Et puis, au bout dequelques instants, nous perçûmes parfaitement le bruit d’uneexplosion ! Et un hurrah sauvage gonfla toutes ces poitrines,sortit de toutes ces gorges. Le sous-marin dut risquer alors unpériscope, car il y eut un cri, une sorte de hurlement quidescendit du kiosque, la voix du commandant qui crachait les motsde triomphe : « Hurrah ! Gott mituns ! »

Seconde torpille, seconde explosion. Et levaisseau assassin, sûr de son affreuse besogne, ne craignant pluspour sa carcasse, reprit sa place sur les eaux. Ce fut une ruée surle pont. Je suivis, quand on voulut bien me laisser une place surl’échelle. Et j’ai tout vu !…

Un soleil pâle éclairait le plus affreuxspectacle qu’il me fut jamais donné de contempler. À une encâblureenviron devant nous, un vaste vaisseau, navire pacifique, chargéd’une multitude de passagers en proie au délire qui s’empare desfoules sur lesquelles s’abat tout à coup la main implacable de lamort, était en train de sombrer.

Nos deux torpilles avaient porté en plein parle travers de sa plage avant et les cloisons étanches avaient dûsauter comme fétus, tant était que l’énorme bâtiment piquait déjàdu nez, et si rapidement qu’on le voyait peu à peu s’engouffrerdans l’abîme, suivant une ligne oblique que remontait versl’arrière le peuple hurlant de l’équipage et des passagers.

La houle était assez forte, mais les canotsqui furent descendus à la hâte sur les ordres du commandant, quel’on apercevait cramponné à l’extrémité bâbord de sa passerelle,eussent pu tenir la mer s’ils n’eussent été chargés à chavirer, cequ’ils firent pour la plupart Cependant je verrai toujours unegrande chaloupe qui parvenait, je ne sais par quel miracle, à setenir à flot, quand une détonation ayant ébranlé notre sous-marin,un de nos obus s’en alla la couper en deux Nous tirions sur lesnaufragés !

Quand je dis « nous », vous pensezbien qui je veux dire, et aussi je n’ai point besoin de décrirel’état de rage et d’indignation dont tout mon être était commesoulevé.

Le navire qui agonisait devant nous, je le susimmédiatement par les propos de joie furieuse tenus autour de moi,était l’un des derniers paquebots construits dans les Chantiers dela Gironde. Parti de Bordeaux, il faisait route pourBuenos-Aires.

Notre sous-marin avait dû être averti partélégraphie sans fil de la route exacte suivie par le navire, etcertainement il avait reçu l’ordre de le détruire de cette façonimpitoyable, ainsi s’expliquait cette allégresse féroce qui,quelques heures avant l’événement, avait commencé de transporterl’équipage !

Mais que dire maintenant de ces invectives, decette bave carnassière et de ces rires triomphants sur le pont denotre sous-marin pendant qu’on se noyait devant nous ? Lesofficiers supérieurs donnaient le plus ignoble exemple du cynismeet du sadisme !

Et tandis que le pauvre vaisseau continuait des’enfoncer, au centre d’un cercle d’épaves et de naufragés, lesubmersible en faisait le tour, la majeure partie de son équipagesur le pont, l’état-major applaudissant au désastre selon lacoutume ! selon la coutume !

Des matelots chantaient le Deutschlandüber alles. Certains déchargèrent leur revolver sur lesmalheureux qui, tombés des chaloupes, s’étaient dirigés en nageantvers nous ou qui se trouvaient sur notre chemin et nous criaientgrâce.

J’ai vu deux femmes et trois petits enfants senoyer à quelques mètres de moi. Et comme, instinctivement, j’avaisfait un mouvement, inutile d’ailleurs, pour les secourir, je fusmoi-même menacé de mort par un enseigne de vaisseau auquel,sur-le-champ, je vouai une haine si atroce que je ne résistai pointau besoin de la satisfaire lorsque, quelques minutes plus tard,l’occasion s’en présenta.

Et voici comment : le drame touchait à safin ; les chaudières du navire avaient sauté avec un éclatterrible et la mer s’était ouverte pour finir d’engloutir saproie.

Soudain, du fond du ciel pâle, sur la merlaiteuse, une forme rapide arrive sur nous, menaçante. Un coup decanon retentit et un obus vint faire jaillir les eaux à quelquesmètres de moi. Des ordres furent immédiatement jetés en toute hâte.J’entendis le sifflet des maîtres d’équipage et les superstructuresdu sous-marin se vidèrent comme par enchantement.

Ces brigands s’engouffraient dans leur antreavec des malédictions. Les capots furent refermés avec uneprécipitation extraordinaire, si bien que l’enseigne de vaisseau enquestion n’eut point le temps de rentrer dans le sous-marin, etcela un peu parce que je m’y étais assez sérieusement employé.Voyant de quelle sorte tournaient les choses, j’avais décidé derisquer le coup de la noyade plutôt que de rester le prisonnierd’une bande auprès de laquelle la troupe redoutable du capitaineHyx me paraissait maintenant mériter tous les prixMontyon !…

Oui, plutôt mourir avec les victimes que decontinuer à boire du champagne avec les assassins !

Je laissai donc tout l’équipage disparaîtredevant moi dans une bousculade forcenée. Mais quand l’enseigne (unjoli petit officier frais comme une rose ou encore comme un petitcochon de lait…), quand l’enseigne s’accrocha au capot central, quise refermait, moi, je m’accrochai à lui, et il fallut bien qu’ilrestât avec moi, cependant que déjà on entendait le bruit duwater-ballast et que le sous-marin s’enfonçait sous nos pieds.

J’étais beaucoup plus fort que le petitenseigne, lequel avait eu le tort de remettre son revolver dans sonétui ; j’avais saisi le jeune homme à bras-le-corps, et il nepouvait plus faire un mouvement, et nous fûmes dans l’eauensemble.

Quand on est comme moi, Herbert de Renich, undes plus étonnants nageurs de la Moselle, et cela depuis l’âge dehuit ans, c’est un jeu, en vérité, de noyer un joli petit enseigneboche comme celui-ci, et la chose fut vite faite, et je crois bienque je ne me contentai point de le noyer, mais que je joignis à lanoyade un peu de strangulation. C’était nerveux.

Certes ! je sortais de la neutralité enagissant ainsi, mais que le ciel me pardonne ! J’étais dansune minute où j’aurais étranglé tous les marins de von Tirpitz etde von Treischke, si j’avais pu !…

Tout occupé que j’avais été de mettre à mal lejoli petit enseigne, je n’avais pas eu le temps de nager avecvigueur hors du cercle des eaux qui faisaient tourbillon au-dessusdu submersible !

Heureusement que la chose ne dura guère et queje ne perdis point mon sang-froid. Quand je revins à la surface deseaux, je me trouvais à quelques brasses seulement du petit navirequi avait fait disparaître si bien et si vite cet affreuxsous-marin ! Il s’occupait de sauver ce qui était encorevivant sur la mer, et je ne fus pas le dernier à êtrerecueilli.

Je ne fus pas longtemps à reconnaître que jeme trouvais à bord d’un de ces braves chalutiers français qui fontune guerre acharnée aux sous-marins, soit par le truchement desfilets d’acier, soit en les canonnant sitôt qu’ils en trouvent un àportée, soit tout simplement en leur courant sus dans l’espoir deles éperonner avant qu’ils n’aient le temps dedisparaître !…

Mais quelle ne fut point ma stupéfaction etaussi ma joie en reconnaissant dans le capitaine perché au-dessusde la dunette, Gabriel lui-même, l’ami, le fiancé de Dolorès !J’allais avoir des nouvelles d’Amalia !

Chapitre 11LE CHALUTIER

J’étais épuisé et je m’évanouis.

Dès que je rouvris les yeux, je déclarai queje me sentais si bien que je voulais immédiatement aider ausauvetage. L’homme qui était penché au-dessus de moi et qui devaitêtre quelque « toubib » me déclara qu’il n’y avait plusrien à tenter de ce côté et qu’on faisait déjà route vers la côtepour mettre à l’abri dans quelque port les survivants de lacatastrophe.

Je réclamai le capitaine.

On me répondit qu’il était trop occupé en cemoment pour me recevoir. Alors je fis quelques pas sur le pont,dans le dessein d’apporter mon aide aux survivants et aux blessés.Quel lugubre encombrement !

L’Anne-Marie (ainsi s’appelait lechalutier qui avait son port d’attache à Saint-Jean-de-Luz) étaitplein de la troupe désespérée des naufragés échappés à la mort. Quede pleurs ! Quel désespoir chez certains de ces malheureux quiavaient perdu des êtres chers, qui un enfant, une mère, une épouse,un mari bien-aimé ! Et quelle malédiction sur lesBoches !…

C’est en vain qu’on eût voulu leur tenirquelques propos consolants, ils n’entendaient rien, certes !Et puis, que leur dire qui valût la peine d’ouvrir labouche ?

Ils n’écoutaient que ceux qui vouaient auxpires supplices leurs bourreaux.

Je m’étais glissé comme j’avais pu jusqu’àl’échelle qui conduisait à la dunette, dans l’espoir de hâter lemoment où je pourrais apercevoir à nouveau Gabriel et me fairereconnaître de lui.

J’étais assis sur une marche, et, pendant queles hommes de l’équipage distribuaient des boissons chaudes auxmalheureux qui m’entouraient, je fus rejoint par le« toubib », qui était un homme de Dinant, en Belgique, etqui en avait vu assez de ses propres yeux et entendu assez de sespropres oreilles pour qu’on n’eût plus rien à lui apprendre sur lesBoches !

Le crime nouveau auquel il venait d’assisterne l’étonnait nullement, vous pensez bien ! Avant d’assister àleurs assassinats sur les eaux, il avait vu ce qu’ils étaientcapables de faire sur la terre ferme.

Dans le moment, il était exténué à cause dessoins qu’il avait prodigués aux naufragés, et il venait des’arracher au désespoir d’une mère qui n’avait pas quitté lescadavres de ses deux petites filles et qui le conjurait de lesfaire revenir à la vie, lui jurant qu’elles n’étaient point tout àfait mortes, et qu’il n’y connaissait rien !…

Cet homme me dit, les larmes auxyeux :

« Le plus épouvantable est de penser quecet affreux attentat remplira le monde d’horreur pendant quatrejours et qu’il y aura ensuite des gens pour se demander :« Tout ce que l’on raconte des Boches peut-il êtrevrai ? »

Quand j’appris que plus de huit centspassagers avaient péri sous les coups du sous-marin je ne pusm’empêcher de m’écrier, pour le plus grand étonnement de ceux quim’entouraient :

« Le capitaine Hyx a raison !

– Je commence à le croire comme vous, mon chermonsieur Herbert de Renich », dit une voix derrière moi.

Je me retournai et me trouvai devant Gabriel,qui me demanda avec le plus touchant intérêt des nouvelles de masanté.

« Vous étiez donc sur leLot-et-Garonne, mon pauvre monsieur ? me fit-il, enme serrant chaleureusement les deux mains. Il faut vous avouer quepour un neutre vous n’avez vraiment pas de chance !

– J’en ai encore beaucoup moins que vous ne lesupposez, répliquai-je à voix basse, car je n’étais pas à bord duLot-et-Garonne, mais bel et bien à bord du sous-marin quil’a torpillé !

– Voilà un mystère que vous allez m’expliquer,me dit Gabriel en clignant de l’œil pour me faire comprendre qu’ilavait saisi le désir où j’étais que cette petite histoire restâtentre nous ; et il ajouta : En tout cas vous n’avez pas àvous plaindre du sort qui, entre le sous-marin et leLot-et-Garonne, vous a fait monter surl’Anne-Marie ! Venez donc dans ma cambuse ! Nousallons prendre un cocktail à votre santé et à celle des absents, etnous serons tranquilles pour causer !… »

Le chalutier à vapeur de Gabriel n’était niplus ni moins confortable que les autres du même type qui seconstruisirent dans les années qui précédèrent la grande guerre.Sans doute celui-ci prit-il dans ce temps-là beaucoup de poisson,mais j’imaginai, d’après les on-dit qui se chuchotaient dans lescoursives du Vengeur, que l’Anne-Marie avaitservi plus d’une fois à son jeune capitaine pour une autre besognequi lui faisait rechercher les coins les plus secrets de la falaiseau golfe de Biscaye, de la côte de France à celle d’Espagne.

Besogne dangereuse s’il en fut et prohibée parles lois, mais qui prépare merveilleusement un homme, en pleinepaix, aux jeux terribles et sournois de la guerre…

Et, depuis qu’on était en guerre, avec quellejoie et quel entrain Gabriel avait dû recevoir certaines missionsspéciales sitôt que les mers, vers le sud, avaient commencé d’êtreempoisonnées par le fretin de la sous-marine allemande ! Avecquelle ardeur il avait dû surveiller les bases secrètes deravitaillement et aussi courir sus à la mauvaise bête, dès qu’ellevenait renifler à la surface !

Mais avec quelle douleur il avait dû renoncer,pendant quelques semaines, à cette existence glorieuse et noblementtragique de balayer la mer, quand, par surprise et par amour deDolorès, il s’était vu le prisonnier du capitaine Hyx !

Et maintenant il avait hissé à nouveau saflamme de guerre à la misaine de l’Anne-Marie !

Après quelles aventures ? Il fallait lesavoir ! Je n’étais pas moins curieux de connaître les siennesque lui de pénétrer le secret mystère de mon aventureusevie !

Mais quel bel air il avait dans son suroît etdans ses grandes bottes qui lui dépassaient les genoux, et commeses joues étaient brûlantes du vent du large, avec des couleursmirifiques, et combien l’azur de ses yeux avait de lumière !Tout cela, tout cela parce qu’il avait quitté le fond de l’abîme oùse traînent la ruse et le crime et la vengeance sans gloire etqu’il était redevenu le combattant du dessus deseaux !

Et avec quel équipage, monseigneur ! Icipoint de galons, ou guère ! Des gars tout jeunes ou trèsvieux, figures d’enfants de chœur et gueules de vieilles sorcièresau menton poilu ! Et des canonniers qui paraissent tout droitdescendre des galères du roi, du temps où il y avait des rois avecdes galères ; des masques cuivrés de la flibuste, encoreflamboyants de l’abordage assurément…

Les cales, où autrefois s’entassaientsoi-disant les réserves de morue fraîche ou autre engeance marine,sont pleines maintenant à crever de mines, de grenades et decaisses d’obus !

Et le pont, où avaient séché dans desalignements impeccables les gros thons péchés en mer hispanienne ousur les côtes de Lusitanie (il faut bien avoir l’air de pêcherquelque chose pour faire plaisir à la douane), supportaitdorénavant une artillerie confortable !…

Quelques pas trébuchants dans le roulis,quelques coups de tête dans le tangage (prenons garde au mal demer, espèce de sous-marin moi-même !) et un coup d’œil surtout cet équipage et tout ce fourbi de fortune et d’aventure lancésà travers l’embrun, pour la guerre, la mort ou le sauvetage desnaufragés du crime allemand…

Les canons ici ont été peints de l’habituellecouleur du ciel en cette saison, en bleu pâle ; toujourschargés, ils s’allongent sur leur crinoline de fer près de laquelleles servants leur tiennent nuit et jour compagnie, avec des proposd’une douceur encourageante.

Dans la cambuse du capitaine (quel tangagepour un navire de guerre !), dans tous les roofs, lesrâteliers, où jadis s’accrochaient les longues-vues ou les harponsà marsouins servent maintenant à suspendre des engins tout autres,tels que revolvers d’ordonnance ou fusils modèle 94… Oui, oui, parma foi ! je plains Fritz quand ils lui tomberont sur le dos,et ce sacré von Treischke qu’ils ont failli crever avec son damnésous-marin. Il s’en est fallu de ça !… de ça !…

Les cocktails sont là. Pour peu que l’on aitl’habitude des traversées et l’amitié du capitaine, on auracertainement remarqué qu’il n’est point de bonne conversation avecde véritables gens de mer sans cocktails !… Les uns les fontd’une façon, les autres de l’autre, mais généralement leurscocktails sont à la mode forte et réchauffante !

Chapitre 12OÙ IL EST REPARLÉ DE CERTAINES ÎLES

Tout en bavardant et en buvant, Gabriel met sagarde-robe à ma disposition, et c’est sans vergogne que j’acceptesa dernière paire de chaussettes et un tricot solide. C’est tout cequi lui reste. Ses coffres sont vides. Il a tout donné auxnaufragés. Voilà un homme comme je les aime.

« Ah ! ah ! Herbert de Renich,savez-vous bien que le capitaine Hyx est furieux contrevous !…

– D’abord, fis-je, des nouvelles deMme von Treischke, s’il vous plaît ?

– Ma parole, je ne l’ai plus revue ! Lesévénements se sont précipités après votre départ. Je puis vous diresimplement que, lorsque je quittai le bord de ce mauditVengeur, il n’était point survenu d’autres fâcheusesaventures, que celle que vous connaissez, à cette honorablepersonne !… Quant au capitaine Hyx, il était dans un état defureur sombre contre vous et jurait qu’il vous ferait payer chervotre fuite et certaines initiatives que vous auriez prises,paraît-il, et qui m’ont paru avoir contrarié ses desseins ! Jedois dire, du reste, que je n’ai compris qu’à moitié ce qu’ildisait, tant sa parole était pleine de colère et de sous-entendusobscurs…

– Hélas ! répliquai-je, moi, je lecomprends tout à fait, bien que ne l’ayant pas entendu… Il fut untemps, ajoutai-je, où je me serais extasié sur le mauvais sort quidéchaîne contre moi le ressentiment de certains hommes redoutablesdont je n’ai jamais cherché l’amitié mais dont j’aurais voulum’épargner la haine… mais aujourd’hui, je suis devenu un peufataliste et ne m’étonne plus de rien !… Il est écrit que jene pourrai rien faire sans m’attirer du désagrément et je vois bienque je ne serai tout à fait tranquille que lorsque je seraimort !… Ce qui est une dernière ressource à laquelle jecommence à penser sérieusement… J’ai là-dessus une idée que je vousdirai tout à l’heure…

– Vous n’allez pas vous suicider ? medemanda Gabriel avec un intérêt touchant.

– Non ! la religion le défend !…Mais, avant de traiter un sujet pour lequel je réclamerai votreconseil, dites-moi donc comment vous avez échappé vous-même à vosgeôliers et faites-moi savoir des nouvelles de la señoritaDolorès ! »

Ici, un léger nuage obscurcit le front dubrave et beau Gabriel, et il me répondit, en baissant lavoix :

« Vous savez que, lors de l’affaire desîles Ciès, Dolorès fut débarquée ?

– Si je le sais, m’écriai-je, mais je l’ai vueaux îles Ciès même, soignant les blessés de je ne sais quellebataille et la croix noire au front !

– Miséricorde ! gronda Gabriel,vous n’avez pas fini de gueuler comme ça ! »

Et il alla fermer la porte, qui était restéeentrouverte. Je retrouvai chez Gabriel cet effroi qui se peignaitsur tous les visages dès qu’il était question du mystère des îlesCiès ou plutôt lorsqu’il était fait une simple allusion à cetteextraordinaire et incompréhensible Bataille invisible dontelles paraissaient être le centre… Alors, lui aussi savait quelquechose… lui aussi savait qu’il fallait se taire ! Maissavait-il pourquoiil fallait se taire ?…

« Je vois, déclarai-je en baissant tout àfait le ton, que j’ai touché à un sujet brûlant. »

Gabriel me considéra en silence, avec uneattention fatigante.

« Écoutez ! repris-je, nous pouvonscontinuer longtemps comme ça à parler inutilement !…Mon avis est que, si nous voulons être utiles l’un à l’autre, ilfaut que nous nous confions l’un à l’autre… Je sais qu’il y a desparoles dangereuses à prononcer… Moi, pour vous mettre à l’aise, jevais vous dire tout ce que je sais ! (Je venais de prendre monparti.) Mais à une condition, c’est que, pas plus tard que ce soir,vous m’aiderez de tout votre pouvoir dans certain dessein que j’aiqui pourra m’ôter à jamais tout ennui !…

– S’il ne s’agit point d’un acte de désespoir,je suis votre homme ! répondit Gabriel.

– Je retiens votre parole ! fis-je, et jecommence… »

Alors je lui relatai tous les événements quiavaient accompagné et suivi mon évasion, toute l’histoire des îlesCiès, ma vision de l’étrange artillerie lente, le défilé desblessés, les usines et les casernes, l’hôpital où m’était apparueDolorès, l’étrange émoi qui s’emparait de mes interlocuteurs dèsque je prononçais ces mots : la cote six mètresquatre-vingt-cinq (chose inouïe, à ces mots Gabriel ne bronchapas, puis l’hydroplane, mes démêlés avec von Treischke, le conseilde guerre où j’avais eu à m’expliquer sur Le Vengeur, monséjour forcé à bord du sous-marin… tout, je lui dis tout… toutce qui me concernait, à l’exception de la dame voilée !…(ça, c’était une affaire entre le capitaine Hyx et moi et ma mère,hélas !… puisque son existence dépendait de mon silencerelativement à Amalia…).

Il m’avait écouté avec une attention aiguë. Ilparla à son tour :

« Dolorès, dit-il, en sait beaucoup pluslong que moi. J’ai la sensation qu’elle ne m’a pas tout dit danscette cruelle aventure. Elle est très pieuse ; plus, elle esttrès superstitieuse… Le capitaine Hyx a dû lui faire jurer sur jene sais quelle image de Compostelle ou quelle vierge del Pilar dene point me confier certaines choses !… Tout cela s’éclairciraplus tard et tous comptes seront réglés, veuillez le croire !…Tant est qu’elle obéit au capitaine Hyx avec une soumission qu’ilfaudra bien expliquer.

« Elle quitta Le Vengeur pourles îles Ciès, moi je restai à bord et elle trouva cela toutnaturel !… Au moment de son départ, j’avais beau m’étonner, merévolter, elle m’ordonna avec tranquillité de la laisser partirsans éclat, me promettant un prompt retour. Savait-elle qu’elle nereviendrait pas ? Je n’en sais rien !… Moi, je ne savaispas à ce moment qu’elle allait soigner des blessés… je ne l’apprisque plus tard… et je vais vous dire comment… puisque vousparaissez en savoir au moins autant que moi !… EnfinLe Vengeur reprit sa route… Je ne vous dirai point mafureur. Elle était compréhensible et éclatante.

« Le capitaine Hyx parvint cependant à mecalmer avec des promesses. Je devais toujours revoir Dolorès lelendemain. C’est alors que votre fuite le mit dans un étatd’exaspération pas ordinaire. Je le rencontrai sur ces entrefaiteset lui déclarai que je ne resterais pas une heure de plus sur sonsous-marin de malheur, que je ne prendrais du reste pas la peine depréparer une évasion comme vous l’aviez fait, mais que je me feraissauter le caisson devant lui et je sortis un revolver. »Rentrez cette arme, me dit-il. Ce n’est pas elle qui vous libérera,mais ma propre volonté. Au surplus je n’ai plus besoin de vousici et je vais vous faire rentrer dans le rang. Ce soir mêmevous serez à Brest, mais à une condition, c’est que vous medonnerez votre parole d’honneur qu’aussitôt débarqué vous irez vousmettre à la disposition de vos chefs comme c’est, du reste, votredevoir.

« – Nous sommes d’accord, fis-je, maisque leur dirai-je à mes chefs, quand ils me demanderont ce que j’aifait pendant cette longue absence ?

« – Vous leur répondrez que vous étiezprisonnier du capitaine Hyx !… Cela leur suffira ! Ilsconnaissent votre bravoure et votre patriotisme, ils ne mettrontpoint votre parole en doute.

« – Connaissent-ils le capitaineHyx ?

« – S’ils le connaissent, réponditl’énigmatique capitaine avec un singulier sourire que ne parvintpas à cacher entièrement son masque, je vous aurais déjà donné unpli pour eux ; mais personne au monde ne connaît lecapitaine Hyx ! Cependant il ne vous est pas défendu d’enparler. »

« Je ne le revis plus. Le soir même, unechaloupe automobile du Vengeur me débarquait sur la côte,à quelques kilomètres au nord de Brest. Je me rendis dans cetteville et, comme je l’avais promis, je m’en fus aussitôt à laplace.

Chose singulière, là, on ne parut pas étonnéde me voir. Je reçus l’ordre de me rendre immédiatement àSaint-Jean-de-Luz et de prendre la mer avec l’Anne-Marie,dès que des instructions cachetées me seraient parvenues.

« Ces plis, je ne devais les ouvrir qu’enmer. C’était là une formalité à laquelle j’étais déjà habitué et jene m’en étonnai en aucune façon.

« En somme, tout se passait le mieux dumonde et je me voyais déjà, comme je l’avais décidé, à bord del’Anne-Marie, surveillant la mer, surveillant les côtes,et surtout, avant tout, cinglant vers les îles Ciès, où rien nem’empêcherait de rejoindre Dolorès et de l’emporter bon gré mal gréà mon bord !

« Or, lorsque je fus en mer et dès quej’eus commencé de prendre connaissance des instructions de meschefs, quelles ne furent pas ma stupéfaction et ma colère en lisantqu’il m’était défendu d’approcher des îles Ciès !

« Maintenant, je comprenais l’insistanceavec laquelle le capitaine Hyx m’avait fait jurer de me mettre, dèsmes premiers pas sur la terre de France, à la disposition desautorités maritimes : il savait qu’on me défendraitd’approcher des îles Ciès !

« Mais quel était donc ce mystère siprécieux, si redoutable, et si bien gardé, et si bien défendupar tout le monde ? Je frémissais de rage en me répétantqu’il resterait pour moi impénétrable et que, ne pouvantl’approcher, je ne pouvais approcher de Dolorès !…

« Cependant, en relisant mesinstructions, je constatai que la défense d’approcher des îles Cièsétait rédigée de telle sorte qu’un esprit subtil pourrait peut-êtretirer parti de cette rédaction-là. En effet, il m’était défendud’approcher des îles Ciès avec mon bâtiment !… Ehbien ! j’irais vers elles sans l’Anne-Marie, voilàtout !

« Imagination coupable et dont je faillisêtre terriblement châtié. Mais l’amour, n’est-ce pas, est plus fortque tout et vous rend le plus ingénieux du monde, dès qu’il s’agitde tromper le monde et son père pour atteindre à sonbut !…

« Ce but, cependant, je ne l’atteignispas et je manquai bien, dans cette expédition, de laisser ma peau,comme vous allez voir !

« Voici ce qu’il advint. Une nuit, jem’étais fait débarquer tout seul et fort mystérieusement dans labaie d’Aldan, qui est au nord des îles Ciès et la plus procheégalement au nord de la baie de Vigo.

« Je savais trouver là, à la pointeEstripero, un ami à moi, un ami sûr du temps de la contrebande, quiavait un vigoureux petit cheval comme on en a souvent besoin dansle métier…

« Avec ce petit cheval-là, je me trouvaià la pointe du jour dans la crique de la Redonda, qui se trouvejuste en face de la plus grande île des îles Ciès, dite l’île deMonte-Agudo.

« J’avais donc traversé en grande partietoute cette presqu’île déserte qui sépare la baie d’Aldan et labaie de Vigo. Là aucun village, aucune habitation ; je savaisne rencontrer que le désert et les rochers, et aussi la cabane deterre dans laquelle somnolait à l’ordinaire un bon douanier,également ami de moi, nommé Gallardo par la grâce deDieu !

« Je ne trouvai point Gallardo dans sontrou, peut-être était-il en tournée, surveillant la côte contre lesentreprises illégales des mauvais garçons, ainsi que c’était sondevoir ; mais je savais où trouver sa petite barque, laquellenous avait été utile plus d’une fois et qui se garait du vent dularge derrière les rochers du cap del Home.

« De cette pointe à la pointe du montAgudo, dans la plus grande des îles Ciès, il n’y a pas deux millesmarins. C’est vous dire avec quel entrain, après avoir attaché monpetit cheval au pieu où je trouvai la barque de Gallardo, jesaisis, les rames et pris la mer.

« Celle-ci était encore couleur d’encreet l’aurore venait de naître derrière le mont de la Señora delAlba. J’espérais arriver aux îles Ciès sans avoir été aperçu dequiconque, car une brise favorable s’était levée sur cesentrefaites, et j’avais dressé mon mât et sa voile et je filaisjoliment vent arrière.

« Malheureusement, on avait dû medécouvrir de la côte de l’île, car je vis se détacher de celle-ciune chaloupe automobile qui me courut droit dessus. Une voix mehéla et me demanda en espagnol ce que je voulais. Je répondis quemon dessein était d’aller pêcher aux îles Ciès. Il me fut répliquéque je devais savoir que non seulement je n’avais pas le droit depêcher aux îles Ciès, mais encore que l’accès en était interdit parordre de l’amirauté.

« Et l’on me commanda de passer aularge.

« En même temps, ces messieurs quimontaient la chaloupe automobile découvrirent un joli petit canondont la gueule d’acier commençait de luire sous les premiers rayonsdu soleil.

« Je n’avais qu’à rebrousserchemin ; ce que je fis lof pour lof !… Au retour, je melaissai entraîner, par un courant que je ne soupçonnais pas,beaucoup plus bas que je ne pensais et j’abordai non pas à laRedonda mais à la pointe de Subsido, d’où l’on découvre toute labaie de Barra, qui ouvre une première poche intérieure dansl’immense estuaire de Vigo, poche si bien fermée et si hautementceinturée de falaises que l’on peut bien dire qu’il y a là comme unport à part dans la rade, si bien et si naturellement défenducontre toute inquisition et toute curiosité venues du dehors que,dans un temps qui n’est pas encore loin, j’en avais faitpersonnellement comme l’entrepôt de certaines marchandises sur lanature desquelles vous me permettrez de ne pas insister, mon cherami.

« Avec cela, le pays à l’intérieur estencore plus désert et plus sauvage si possible que toute la contréequi l’entoure et qui cependant n’a rien de bien séduisant, je vousassure, si ce n’est, bien entendu, pour les mauvais garçons.

« Pas une habitation non plus de ce côtéjusqu’à la ville de Cangas, dont on est séparé encore par la baiede Limens. (Pour mieux me faire suivre les péripéties de sonaventure, non seulement Gabriel me citait précisément tous leslieux en question, mais encore me les indiquait de son doigt surune carte qu’il avait déroulée devant moi.) Or, écoutez cela, cherami… quelle ne fut pas encore ma stupéfaction en découvrant que cecoin, que j’avais connu si abandonné une année auparavant, étaitmaintenant presque entièrement bâti.

« Il y avait là des constructionsbizarres qui s’avançaient jusqu’au bord de l’eau, et même dessortes de magasins sur pilotis qui recouvraient une partie de lacrique, cependant que, au ras de l’eau même, toujours sur pilotis,il y avait comme une grande barrière formant barbacane, défendantpar conséquent l’approche de toute la bâtisse et empêchant que l’onpût voir du large l’ouvrage qui s’y faisait.

« Bien mieux ! je pus constater quedes toiles goudronnées glissaient de cette barbacane jusqu’auniveau des eaux lorsque la mer baissait !… En dehors de cela,on n’apercevait âme qui vive…

« Très intrigué, je sautai sur le rivageet me mis à gravir la falaise.

« Là encore mon étonnement grandit, enapercevant de véritables casernes entourées de murs énormes.

« Instinctivement je me dissimulai enapercevant une sorte de ronde qui sortait de l’entrée principale etqui semblait être venue là pour faire la police et poser desquestions indiscrètes aux voyageurs de mon espèce.

« Ces gens, apparemment, n’étaient pointarmés, mais (je vous le dis, comme je le pense) ils avaient uneallure militaire de Boches, une façon d’être en rang et d’allongerles pattes comme à la parade qui ne pouvait me tromper. Ils avaientdes habits civils, mais quelle discipline !… Qu’est-ce quetout cela signifiait ?… Je n’étais pas assez sot pour aller leleur demander ; mais, dès qu’ils eurent disparu, je ne pus meretenir de glisser contre les murs derrière lesquels j’entendais desinguliers bruits.

« C’est de là que je vis sortir tout àcoup une véritable armée d’ouvriers (ils étaient bien quatre cents)portant tous des engins bizarres sur leurs épaules, devant eux, ouderrière eux et se dirigeant vers le fond de la crique où ilsdisparaissaient dans les mystérieuses bâtisses du bord del’eau !

« À quoi donc tous ces gens-làtravaillaient-ils ? Quelle entreprise était-ce là ?… Etpourquoi n’allais-je pas, tout simplement et tout honnêtement, m’enenquérir auprès d’eux ?… Eh ! à cause de l’allureboche !…

« Tous ces gens-là à mon avis, étaientdes Boches ! J’en restais persuadé. Après tout c’était bienleur droit ! Ils étaient en pays neutre ! Qu’y avait-ild’extraordinaire à ce que des Boches continuassent à exploiter uneaffaire boche en pays neutre ? Eh ! cette affaire-làétait née depuis la guerre !… Enfin, elle avait le droitd’être là, puisqu’elle y était !…

« Et moi aussi j’avais le droit d’êtrelà !… C’était à voir ! Je n’étais point descendu enEspagne d’une façon bien catholique, et, autant que possible, il mefallait éviter toute histoire.

« Cependant j’étais curieux. Ainsi,j’étais arrivé derrière un mur dont certaines pierres dépassaientde place en place, ainsi qu’il arrive aux constructions qui sontappelées à en soutenir d’autres et à qui l’on conserve une amorcede maçonnerie.

« C’est par là que je m’élevai jusqu’aufaîte avec mille précautions et en prenant grand soin de n’être pasdécouvert.

« Vous me parliez tout à l’heure del’artillerie lente que vous avez vue aux îles Ciès et des étrangesmanœuvres auxquelles vous aviez comme par hasard assisté ! Jevous écoutais avec un intérêt soutenu, car, moi aussi, dans lescours de ces sortes de casernes, j’ai vu de l’artillerie et desartilleurs aux manœuvres bizarres, incroyablement bizarres.

« Sachez que j’ai vu là d’énormescanons carrés, que des artilleurs ne manœuvraient pas avecleurs mains, mais avec des bras de bronze au bout desquels, enguise de mains, il y avait des pinces d’acier.

« J’aurais voulu, comme vous pensez bien,prêter une attention plus prolongée aux étranges évolutions decette étrange artillerie et de ces singuliers artilleurs, mais jen’en eus pas le temps, car quelques coups de feu me furent tirésd’une petite lucarne dont jusqu’alors je n’avais pas soupçonnél’existence, et je me rejetai au bas du mur avec une promptitudebien compréhensible.

« L’alarme était donnée. Vous imaginezfacilement quelle chasse commença et quel en fut le gibier.

« Si je n’avais pas connu le pays mieuxque mes chasseurs je ne fusse jamais assurément sorti de cetteimpasse. Mais encore je fus servi par mon ami le douanier Gallardo,qui me cacha aux yeux de tous dans un moment extrême et réponditpar de tels mensonges à toutes les questions qui lui furent poséesque, le soir même de cette inexplicable aventure, je pouvais meconsidérer comme sain et sauf.

« La nuit suivante il me reconduisitlui-même au point de la côte où j’avais donné rendez-vous à mesmatelots et je m’embarquai après l’avoir embrassé avec effusion,bien qu’il n’eût répondu que par des faux-fuyants à toutes mesdemandes d’explication.

« Quant à moi, rentré à mon bord, jesongeai à mon devoir, qui me commandait de faire part à mes chefsde tout ce que j’avais vu aux alentours des îles Ciès et de la baiede Barra. Pour cela, je devais leur avouer que j’avais passé outresinon à la lettre même des ordres que j’avais reçus, du moins àleur esprit. Mais je n’hésitai point. L’affaire me paraissaitd’importance. Je fis un rapport secret que j’expédiai, sitôt arrivéà Saint-Jean.

« Le lendemain je voyais monter surl’Anne-Marie un gros bonnet qui s’enferma avec moi danscette cabine et me dit : « Vous mériteriez de passer enconseil de guerre et peut-être d’être fusillé. Tout vous serapardonné néanmoins si vous prenez rengagement de ne plus retourneraux îles Ciès. Ce qui se passe aux îles Ciès ne vous regardepas !… Nous savons ce qui vous y attire. Rassurez-vous.Votre fiancée s’y trouve en toute sécurité et y rend des servicesprécieux. Laissez-la accomplir son devoir et faites levôtre ! »

« Là-dessus, il s’en alla, me laissant denouvelles instructions relatives aux sous-marins et à leur base deravitaillement. Et j’étais bien résolu à ne plus entendre parler,comme vous dites, de la Bataille invisible, quand vousavez commencé votre récit. Le vôtre et le mien se complètent ;et, bien qu’il n’en ressorte point un grand éclaircissement, jesuis rassuré sur le sort de Dolorès, et c’est déjàbeaucoup !… »

Il cessa de parler et, tout en vidant notretroisième cocktail, nous prîmes le temps de réfléchir.

Chapitre 13D’UNE PRUDENTE RÉSOLUTION QUE JE PRIS PRÈS MA LONGUE CONVERSATIONAVEC GABRIEL ET COMMENT JE L’EXÉCUTAI

En somme, d’après ce que je savais,moi, des histoires de Dolorès, je restai persuadé que lecapitaine Hyx n’avait laissé partir Gabriel que parce qu’il gardaitDolorès aux îles Ciès et qu’ainsi il n’avait plus à craindre que laseñorita, par de nouvelles confidences, excitât son fiancécontre un homme que le capitaine s’était entièrement réservé et quiappartenait, avant tout « à la vengeance duVengeur » ! Eh bien ! ce que nul n’avait dit àGabriel, j’allais le lui révéler, moi !… N’avions-nous pasjuré de tout nous dire, de nous aider ? de nous servir ?…Je ne sais, en vérité, quand j’y réfléchis à cerveau reposé, si jeservais Gabriel en lui faisant cette terrible confidence, mais àcoup sûr je servais l’humanité en augmentant les chances qu’elleavait d’être débarrassée de von Treischke ; je servais Amalia,qui ne pouvait aimer ce monstre hideux, et je me servais moi-même,qui l’eusse vu avec bonheur et pour plusieurs raisons disparaître àjamais de mon horizon ! En ma qualité de neutre il m’étaitdéfendu de le combattre directement, mais je pouvais déchaînercontre le misérable un ennemi naturel sans que ma conscience eût àen souffrir ! Ainsi fus-je amené, après avoir tout fait poursauver von Treischke des griffes du capitaine Hyx, à le rejeterdans celles, tout aussi redoutables, du fiancé de Dolorès. C’estdonc avec une astuce dont je n’ai point à rougir que je commençaipar parler de von Fritz qui était à bord du sous-marin que jevenais de quitter. Jusqu’alors je n’avais pas prononcé le nom devon Fritz. Immédiatement ce que j’avais prévu arriva.

« Malédiction ! s’écriaGabriel, si j’avais su que ce bandit fût à bord du sous-marin,j’aurais fait crever l’Anne-Marie plutôt que de lâchervotre damné U. Ah ! que n’ai-je été renseigné plustôt !

– Sans compter, continuai-je, qu’il n’yavait pas que le Fritz à bord ; il y avait l’amiral vonTreischke lui-même…

– En vérité ! s’exclama-t-il, levon Treischke aussi était là !… Le von Treischkecontinua-t-il, aura son compte comme les autres ; soyez assuréque son tour viendra. Et ce n’est pas moi qui l’épargnerai s’il metombe jamais sous la main ! Outre que c’est le plus hideuxanimal qui ait été jamais mis à la tête d’une administrationmaritime, même boche, et qu’il n’a droit à aucune pitié en saqualité de terreur de Bruges et de bourreau des Flandres, je nesaurais oublier la part qu’il a prise dans mon malheurparticulier ! Il a assisté au crime perpétré contre Dolorèsavec une complaisance qui pourra, à l’occasion, lui coûtercher !…

– Voulez-vous m’écouter, Gabriel ?interrompis-je ; vous m’en avez assez dit pour que je soisassuré que vous continuez de naviguer dans les eaux troubles d’uneerreur, dont, à mon avis, le von Treischke a suffisammentbénéficié ! Je vous dirai tout ce que je sais, et, ma foi,tant pis pour le capitaine Hyx si, connaissant toute la vérité,vous allez à rencontre de ses desseins et ruinez du coup sonabominable programme ! Oui, la vérité est tout autre,Gabriel ! Von Treischke n’a point assisté seulement aucrime ; c’est lui qui l’a préparé, c’est lui qui l’avoulu ! C’est lui qui l’a imposé à la nature faible deFritz !

– Le Fritz n’avait besoin d’aucunencouragement ! me riposta Gabriel en me jetant un méchantcoup d’œil. Mais avez-vous les preuves de toutcela ?…

– Hélas ! on a la preuve de tout,et quand vous saurez tout, vous ne pourrez plus douter derien ! Ce n’est pas Fritz qui, en se ruant sur Dolorès, adéterminé celle-ci à sauter dans la mer…

– La señorita Dolorès n’a pas sauté dansla mer ?…

– Non !

– Hein ?…

– On l’a jetée dans lamer !…

– Par le sang de laVierge ! Et qui donc l’a jetée dans la mer ?

– Mais précisément le von Treischke,aidé de ses acolytes. Pendant que le Fritz râlait, ils ont lié lespieds et les mains de Dolorès et l’ont enfermée dans un grand sacde dépêches qui était là et ils ont jeté le sac dans lamer !

– Par les plaies du Christ ! Cecin’est pas une histoire inventée pour me faire découper le vonTreischke en morceaux, Herbert de Renich ? » hurlaGabriel.

Il s’était jeté sur moi, littéralement,m’avait saisi les poignets et me les serrait à les broyer. Unefureur souveraine bouleversait sa belle et noble figure ; sabouche était tordue par la haine et ses yeux injectés desang…

« Je jure que je dis vrai, sur latête de ma mère et sur ma part de paradis ! » m’écriai-jeavec l’élan le plus sincère et le plus ardent dont je pus êtrecapable, désireux que j’étais de le convaincre au plus tôt pourqu’il desserrât une étreinte qui commençait à me faire crier dedouleur…

Il vit qu’il n’y avait pas à douter etil me lâcha. Je poussai un soupir de soulagement et desatisfaction.

« Décidément, fis-je, il n’estpoint besoin de vous regarder à deux fois dans un pareil momentpour comprendre combien le capitaine Hyx, qui tenait à savengeance, a eu raison, en ce qui le concerne, de tout faire pourque vous ignoriez la vérité et d’exiger de la señorita Dolorèsqu’elle ne vous la dise pas tout entière !

– Dolorès, elle aussi, sera punie pourm’avoir traité comme un enfant ! gronda le coléreux ettumultueux garçon. Mais c’est affaire entre elle et moi !…Parlez-moi encore de von Treischke et dites-moi comment vous avezété mis au courant de toutes ces belles choses… »

Je ne le fis pas languir et rapportaitout ce qu’il voulut. Je n’omis aucun détail susceptibled’augmenter sa haine et sa fureur.

Je vis bientôt que j’avais lieu d’êtrecontent de moi : Gabriel ne vivrait plus que pour assouvir unevengeance que je trouvais juste et qui arrivait bien pour arrangernos affaires.

Toutefois, pour que les miennes, enparticulier, ne devinssent point pires qu’elles ne l’étaient déjà,je demandai à Gabriel, qui pouvait avoir l’occasion de revoir lecapitaine Hyx, de ne point me découvrir en tout ceci et de megarder le secret, ce à quoi il acquiesça du reste avec une bonnegrâce bourrue qui finit de me rassurer tout à fait.

Il se reprit à me serrer les mains, maisavec amitié cette fois, et je n’eus pas à crier dedouleur.

« Vous êtes un ami ! unvéritable ami ! déclara cet honnête et spontané jeune homme.Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi !…Et maintenant, dites-moi ce que je puis pour votre service. Tout àl’heure, vous avez fait allusion à certain projet qui pourrait voussauver de tous vos ennemis et vous m’avez fait entendre que jepourrais vous être utile, parlez !…

– Merci de ne pas l’avoir oublié,Gabriel ! Sachez donc que les événements m’ont placé, enquelque sorte, entre l’enclume et le marteau… Je suis poursuivi àla fois par le ressentiment dangereux du capitaine Hyx et parl’intérêt diabolique que me porte en ce moment le von Treischke,lequel n’a pas hésité, comme je vous l’ai déjà dit, à emprisonnerma mère pour être sûr que je me plierais à tous ses caprices…J’ignore encore ce qu’il me réserve, mais à coup sûr ses desseinsne peuvent être que criminels !

– Certes ! approuva Gabriel… Lecerveau de cet homme doit enfanter le crime avec la même facilitéqu’une poule pond un œuf !

– Aussi vous comprendrez facilement quel’idée me soit venue, pour échapper aussi bien à l’amiral qu’aucapitaine Hyx, non point de me donner la mort, comme vous avez putout à l’heure le craindre un instant, mais de passer pourmort !

– L’idée, assurément, n’estpoint mauvaise, fit Gabriel ; les circonstances, ajouta-t-ilaussitôt, s’y prêtent merveilleusement.

– Ce sont elles, continuai-je, qui m’ontdonné l’idée de la chose !… À la suite de la catastrophe duLot-et-Garonne, il vous sera facile de dire que vous avezreconnu ou cru reconnaître mon cadavre flottant sur les eaux ;comme je n’étais pas inscrit sur la liste des passagers dupaquebot, il faudra en tirer cette conclusion que j’étais à bord dusous-marin. Votre déclaration publique à cet effet instruira le vonTreischke, qui, lui, ne doutera plus de ma mort, et si le bruit enarrive jusqu’au capitaine Hyx il ne s’étonnera point outre mesurede ma présence auprès de l’amiral et croira à ma mort, luiaussi ! Enfin, pour corroborer votre déclaration, jedisparaîtrai !…

– Ma foi ! fit Gabriel après avoirréfléchi un instant, je ne vois aucun inconvénient à faire unedéclaration semblable : j’ai vu ou cru voir votrecadavre !… et si vous disparaissez convenablement dans le mêmemoment, votre plan n’est point trop mal imaginé… Seulement, il fautdisparaître !…

– C’est là où je compte particulièrementsur vous !…

– Cette fois, je vous comprends tout àfait mon ami ! exprima Gabriel avec effusion ; oui, vouspouvez compter sur moi ! Vous resterez à mon bord tandis queje débarquerai tous mes naufragés et que je ferai madéclaration ! Nous reprenons la mer ensemble ! Nul nepeut savoir que vous êtes à mes côtés. Ensemble nous courons sus ausous-marin et sus au von Treischke !… Vous verrez quelleexistence merveilleuse est la nôtre : pleine d’imprévu et dedangers, toujours nouveaux, toujours vaincus ! Quand vous laconnaîtrez, vous n’en voudrez pointd’autre !… »

Je toussai légèrement et, comme mon airétait assez embarrassé, Gabriel s’en étonna :

« Que vous arrive-t-il donc ?me fit-il. Ma proposition ne vous agréerait-elle point autant queje l’avais espéré ?…

– Mon Dieu ! dis-je, je voudrais,Gabriel, que vous preniez la peine de vous abaisser jusqu’à monpropre état d’âme. Après toutes les aventures que j’ai subies, iln’est point brillant ! Quoique neutre, il s’est trouvé quej’ai beaucoup combattu !… Je suis fatigué !… Je croisavoir droit à quelque repos !… Si j’ai imaginé de disparaître,c’est pour goûter, autant que possible, ce repos-là !… Or vousm’avouerez que ce serait une singulière façon de me reposer de mesaventures sur la mer, sous la mer, sur la terre et dans les airs,en sous-marin, en hydravion, en auto blindée et autresexceptionnels véhicules que de monter sur un chalutier qui fait lachasse aux sous-marins de l’amiral von Treischke !…

– Très juste ! très juste !répondit Gabriel sans autrement insister. Pardonnez-moi maproposition : elle partait d’un bon naturel… Maisalors ?

– Mais alors, j’ai pensé que vouspourriez me débarquer sans tambour ni trompette dans un endroitsauvage de cette côte que vous connaissez si bien, chez un de cessauvages qui vous sont si dévoués, et que vous pourriez vousarranger pour que je vive là comme si réellement j’étais mort pourtous, excepté pour moi et pour vous ! »

Gabriel resta quelques instants sans merépondre, puis me dit :

« J’ai votre affaire ! Leschoses se passeront selon votre désir ! »

Pour le moment, il ne me donna pointd’autres explications, car ses devoirs l’appelaient sur le pont. Unmatelot vint, sur un ordre, me chercher et me fit descendre à fondde cale, où je restai quelques heures interminables dans uneobscurité profonde, incommodé par une odeur insupportable, trempépar toutes les eaux de la sentine, chaviré par le mal de mer, maissoutenu par l’espoir que désormais tout irait bien pour moi surcette terre, puisque le monde m’ignorerait.

Les bruits et les mouvements du bordm’apprirent bientôt que nous arrivions dans un port. Et, comme vouspensez bien, je n’eus garde de me montrer. On devait, dès lors,débarquer les naufragés. Gabriel dut avoir d’assez longspourparlers avec les autorités. D’après ce que j’avais crucomprendre, nous devions nous trouver dans un port de la côteespagnole, à Santander ou à Bilbao.

La nuit même, je fus fixé.L’Anne-Marie reprenait la mer et Gabriel lui-mêmem’apprenait que nous venions de laisser derrière nousSantander.

Une demi-heure plus tard, je quittais àmon tour l’Anne-Marieaprès force embrassades et parolesd’encouragement, et ce fut très mystérieusement qu’un canot du bordme débarqua, par une mer assez grosse, sur une grève rocheuse etcalcaire.

J’étais accompagné par un maîtred’équipage qui ne m’abandonna point tout de suite. Il dirigea mespas jusqu’à environ mille mètres de là, près le cabomayor.

Là, dans une anfractuosité de lafalaise, nous trouvâmes une petite cabane de pêcheurs, si petite,par ma foi, que, dans l’obscurité, il fallait se pencher pour lavoir.

Des coups furent frappés par moncompagnon, d’une façon assez singulière, contre la porte quis’ouvrit. Quelques mots, auxquels je ne compris rien, furentéchangés, sur le seuil, entre mon guide et une ombre assezfarouche, puis l’homme qui m’avait accompagné me salua ets’éloigna.

L’ombre me poussa dans son trou, onreferma la porte et je me trouvai en quelque sorte dans une tombe,où je pensai qu’il ne me serait point difficile de passer pourmort.

Ne l’étais-je déjà pas presque àmoitié ? Mais n’était-ce pas ce que j’avaisvoulu ?

Chapitre 14DE LA DIFFICULTÉ DE PASSER INAPERÇU DANS CE MONDE

Un taudis éclairé par une résine fumeuse,quelques hardes et des filets pendus dans un coin, une table oùs’étalaient les restes d’un souper fruste, une bouteille d’alcool,deux verres et mes deux hôtes, mâle et femelle, deux figures quiauraient fait la joie de Zuloaga ; têtes d’enfer, tannées parl’âge et les plus corrosives passions, voilà ce qui, dès le premierabord, m’apparut.

Quatre yeux de flamme me dévisageaient avecmoins d’hostilité que de curiosité évidente.

On m’avait fait asseoir assez rudement sur uncoffre et l’on m’offrit aussitôt de prendre part aux joies de labouteille.

J’étais si content de moi et de ce quim’arrivait que, le croirait-on ? je ne refusai point lebrûlant cordial ! Qui donc viendrait chercher au fond de cetantre diabolique, entre ces deux misérables, le délicat Herbert deRenich ? Qui donc ? Je n’avais qu’à vaincre lesrépulsions instinctives d’une nature trop gâtée dès l’enfance parla civilisation pour que la civilisation, dans le moment si marâtrepour moi, m’ignorât désormais !

Et je commençai par boire du rhum dans unverre crasseux !

J’enviais les ravages de toutes sortes quiavaient défiguré le señor José et la señora Augustias (tel était lenom de mes hôtes, qu’ils me révélèrent avec un orgueil touchant).Je convoitais surtout leurs vêtements sordides et si bien, ma foi,que je ne leur cachai point le désir que j’avais d’en trouver, leplus tôt possible, de semblables. Je fus servi à ce point de vueplus tôt que je ne l’espérais. En fouillant dans le coffre quim’avait servi de siège, on me trouva tout ce qu’il me fallait et jefus aussitôt vêtu de loques et couvert aussi, à n’en point douter,du même coup, d’une vermine tyrannique dont je voulusillico m’accommoder.

Tout cela m’apparaissait comme la conditionmême de ma délivrance et j’estimais que ce n’était point la payertrop cher d’une brûlure d’estomac et de quelquesdémangeaisons !

Que vous dirais-je ? Mon bonheur futparfait quand j’appris de la bouche de don José que, dèsmaintenant, je m’appelais Benito comme tout le monde, quej’avais l’honneur d’être un de ses cousins germains arrivérécemment d’Oviedo pour affaires de famille et que ma qualité étaitde mendier sous la porte Mayor de la cathédrale avec unécriteau pendu à mon cou, écriteau sur lequel il serait loisible àtous ceux qui savaient lire de se renseigner sur mesinfirmités : j’étais sourd-muet !

À cette dernière révélation, qui m’ôtait toutecrainte d’être confondu comme faux Espagnol, soit parce que jen’entendais point suffisamment la langue, soit parce que mon accentlaissait trop à désirer, je ne pus me retenir de pousser un cri dejubilation vers le ciel, qui me comblait tout à coup de sesfaveurs ! Puis, après avoir souhaité le bonsoir à mes hôtes,je m’étendis sur mon grabat, où je dormis dix-huit heures de suited’un sommeil que je ne connaissais plus depuis longtemps et que jen’ai jamais retrouvé depuis !

Le lendemain, quand je me réveillai, don Joséet la señora Augustias penchaient sur moi leurs grimacessympathiques.

Ils me firent mille compliments surl’honnêteté de ma conscience (car il n’y avait qu’un honnête hommepour fournir un aussi joli somme) ; je dus dévorer, pour leurfaire plaisir, une soupe au poisson que je trouvai, du reste,délicieuse ; ensuite, don José me montra l’écriteau quim’était destiné et qu’il venait de fabriquer lui-même, et surlequel il avait écrit en lettres majuscules au goudron ces motssauveurs : Sordo-mudo(sourd-muet)…

Je me l’accrochai immédiatement au cou et nevoulus refaire mon apparition dans le monde, c’est-à-dire memontrer sur le seuil de la cabane des pauvres pêcheurs, qu’avec cetappareil protecteur.

Il faisait un temps à ne pas mettre, comme ondit en France, un chien dehors ; le ciel et la mer, par letruchement du rideau de pluie, s’étaient rejoints ; les eauxdévalaient au long de la falaise avec une force irrésistible,remuant un limon visqueux. On eût dit que le monde était changé enboue… Eh bien ! le croiriez-vous encore ? le monde, cejour-là, m’apparut plus beau que par la plus belle aurore auxdoigts de rose, plus beau que le matin où, sur la côte de l’une desfatales îles (les Ciès), échappé à ma prison du Vengeur,je m’étais jeté à genoux pour remercier la divinité !

Oui, oui ! C’était ainsi ! Etcomment en pouvait-il être autrement ? Ce jour-là (le jour oùje portais l’écriteau), je n’étais pas seulement débarrassé duVengeur, mais de son capitaine ! et de l’amiral vonTreischke !… et de tous les ennuis, petits et grands,ridicules ou effroyables, qui fondent des quatre coins de l’horizonsur la tête d’un pauvre honnête homme dont le seul tort est –autant que possible – de vouloir rester neutre dans la grandebataille du vaste monde, tout en essayant cependant de sauverl’innocence quand l’occasion s’en présente et quand sa consciencel’y oblige, mais sans prendre parti à cause de cela, autant quepossible, pour personne !…

C’est sous cette douche bienheureuse (la pluiedu ciel) que nous nous acheminâmes, don José et moi, vers la villede Santander. Nous y arrivâmes, trempés jusqu’aux os, par la callede Burgos ; puis nous nous trouvâmes sur la plaza delPeso ! Et là nous nous mîmes à l’abri sous une arcade.

J’imaginai que les gens qui passaient souscette arcade nous prêtaient plus d’attention que de raison et jen’hésitai point à tendre la main et à demander l’aumône avec unesorte de grognement incompréhensible comme il est entendu entresourds-muets.

Aussitôt, don José me lança un gros coup decoude dans le coté, à me couper la respiration… et quand les gensse furent éloignés, sans m’avoir rien donné, du reste, il me traitaavec la dernière rigueur. Tous les reproches qu’il me fit sontinimaginables. Il commença d’abord par déclarer que je ledéshonorais et que si sa famille savait jamais qu’il donnaitl’hospitalité à un mécréant qui tendait la main sous les arcades dela ville elle ne voudrait plus le connaître ! Il me conseillade ne point faire part de cet incident à la señora Augustias sij’avais dessein de trouver encore bon accueil sous son toit !Enfin, après beaucoup d’autres discours du même acabit, auxquels,du reste, je ne comprenais rien et qui, adressés tout haut à unsourd-muet, ne manquèrent point d’étonner quelques passants quin’étaient pas au courant, il me pria de le suivre avec une hauteurméprisante qui me remplit d’admiration pour lui, en même temps quede confusion pour moi.

Et nous fûmes bientôt dans la vieille ville,devant la cathédrale. C’est un édifice gothique à trois nefs, dutreizième siècle. Ainsi le classai-je tout de suite, par habitudede voyageur qui a appris dans les guides à s’intéresser aux égliseset aux époques auxquelles elles furent construites. J’avais, dansla circonstance, d’autant plus de mérite que l’extérieur dumonument, un peu lourd, a été défiguré par la restauration. Jevoulus étaler ma science devant don José, mais celui-ci, d’unregard sévère, me désigna mon écriteau, et dès lors, rendu à monnouveau moi-même, je n’eus garde d’ouvrir la bouche.

Le clocher de la cathédrale se dressaitau-dessus d’une salle ouverte à voûte ogivale, située aurez-de-chaussée. C’est là que don José me conduisit et me présentaà toute une société de mendiants, hommes et femmes, qui, surquelques mots de lui, me firent le meilleur accueil.

L’un d’eux, nommé Ramon, pour qui toussemblaient avoir le plus grand respect, voulut bien me prendre soussa protection et me plaça à côté de lui, m’enfonçant quasi dans uneniche à laquelle manquait son saint de pierre. Don José me serra lamain et me souhaita bonne chance. Don Ramon me passa une sébiled’étain dans laquelle il eut la bonté de déposer quelquespiécettes, en guise d’appât, et il m’annonça que la matinée nemanquerait point d’être fructueuse, car nous pouvions compter surun enterrement de première classe et sur un mariaged’importance.

Quelques fidèles se présentant dans le moment,un concert d’implorations s’éleva aussitôt, auquel je mêlai mongrognement.

Don Ramon (je donne du don à tous cesEspagnols qui, plus pauvres que Job, ne laissaient point de m’enimposer par des airs de la plus prestigieuse noblesse), don Ramonme regardait opérer et, quand nous fûmes seuls, c’est-à-dire entrenous mendiants, il m’adressa quelques observations qui firent bienrire la société. Il paraissait que je mendiais en fermant les yeux,comme si j’étais aveugle, et mon écriteau ne portait que« sourd-muet ». N’était-ce pas déjà assez d’infirmitéspour un seul homme ? Il fallait, me dit-il, en laisser un peupour les autres !

Ainsi parlant, il prêchait pour son saint, cardon Ramon passait pour aveugle, ce qu’il n’était point réellementet ce dont il ne manquait point de se plaindre. Il disaitcouramment que c’était là un supplice de tous les instants demendier en qualité d’aveugle et de ne pas l’être ! On avaitbeau se surveiller, expliquait-il, il y avait des moments où l’onrisquait de se trahir en public, et alors ce pouvait être, en uneminute d’inattention, la ruine de toute une vie ! Maisquoi ! puisque le ciel n’avait pas voulu lui accorder la grâcede le faire naître avec quelque bonne infirmité naturelle, ildevait encore le remercier de l’avoir doué d’une ingéniosité quilui avait permis, pendant plus d’un demi-siècle déjà (simplement enclignant les paupières et en tâtonnant le pavé du bout de sonbâton), de se nourrir, de s’élever lui-même, de se marier, d’éleverses enfants, de les placer convenablement et aussi de garder pardevers lui quelques ressources pour ses vieux jours.

Un murmure d’admiration accueillit cediscours, et un pauvre petit cul-de-jatte qui était là, à deux pasde moi, encore un enfant, applaudit de toute la force de ses patinsde mains. Il s’appelait Potaje, et une vieille femme à béquillesl’engagea à faire son profit de l’exemplaire vie de don Ramon,lequel était si bien réglé dans tout ce qu’il faisait qu’il avaitmérité d’être le plus riche de toute la confrérie. « Ce n’estpoint en achetant des billets pour la loterie qu’il s’est acquisdans la société une place honorable ! » termina lavieille, et chacun de ceux-là qui étaient autour d’elle, avec leurbandeau sur l’œil ou leur moignon en écharpe, n’osèrent point lacontredire.

L’enterrement de première classe me rapportapour ma part deux pesetas et le mariage deux réales seulement.

Tout de même j’étais enchanté de ma matinée etdon Ramon me félicita. Après le mariage, et bien qu’il me parût quel’heure du déjeuner fût proche, nous restâmes là à bavarder et àdauber sur le compte des invités de la noce qui étaient presquetous gens considérables et que les mendiants connaissaient tous parleurs noms de baptême et sur lesquels ils savaient des anecdotesplus ou moins édifiantes. Chacun de ces seigneurs était habillésuivant son esprit et ses habitudes de charité, et c’était assezlogique. Les pauvres, par les aumônes qui leur sont faites ourefusées, en savent plus long que les autres sur les qualités ducœur de leurs contemporains et peuvent, mieux que quiconque,prévoir la place que tel orgueilleux maître ou telle grande dameoccupera au paradis.

Enfin, on se sépara en se donnant rendez-vouspour l’office du lendemain et don Ramon m’emmena avec lui pour mefaire admirer les beautés intérieures de l’édifice. Quand il m’eutfait visiter la crypte (del Cristo de abajo), puis déchiffrerl’inscription arabe des fonts baptismaux et qu’il m’eut, devant lemaître-autel, appris que celui-ci renfermait les ossements desmartyrs Emeterio et Celedonio, il ne me cacha pas plus longtempsque je lui devais, pour ce jour-là, deux réales, et celapour la location de sa sébile et de la place que j’avais occupéedans la niche du saint.

Je lui répondis qu’en ce qui concernait lasébile, je préférais la lui acheter. Mais il me répliqua qu’ellen’était pas à vendre et que, si je voulais conserver la même placepour mendier, je devrais continuer de lui louer la même sébile.Là-dessus, il m’expliqua que cette place lui appartenait, avec deuxautres encore sous le porche Mayor, et que les règles dela confrérie ne permettaient à personne de s’en emparer sans passerpar lui, Ramon, qui les avait acquises en rendant mille servicesd’argent et autres à des mendiants joueurs et ivrognes qui étaientmorts de leurs vices sans avoir pu s’acquitter.

Il m’expliqua encore que c’était un honneurinouï que de mendier sous le porche de la cathédrale, que cethonneur avait été brigué par des personnages autrement huppés quemoi sans qu’ils aient pu l’obtenir et que, personnellement, jedevais ma bonne fortune à la recommandation de son ami José et à sahaute protection à lui Ramon.

Enfin, je compris que si don Ramon me retiraitcette protection j’étais un homme perdu, c’est-à-dire un homme quin’avait plus qu’à aller mendier sous les arcades de la vieilleville.

Tout cela, évidemment, se paye. Je ne fus pasassez stupide pour m’en étonner plus longtemps et la rapidité aveclaquelle j’acquiesçai à toutes les demandes de don Ramon futimmédiatement récompensée. Quand il fut entendu que je luidonnerais le quart de ma recette quotidienne, il eut pour moi unparler de velours et me fit entrevoir une vie de délices.

Cet homme était avare, mais juste. Et il nementait pas.

Je n’eus pas à regretter pendant huit jours dem’abandonner à lui, car je passai, sous sa protection, une semainede bonheur parfait. Il ne voulut point que je retournasse chez lecousin José et sa femme Augustias, qui ne manqueraient point,disait-il, de me vider les poches, et il m’entraîna chez lui, où jefus logé, entre deux vieilles malles, assez confortablement. Il yavait là un matelas assez propre et des couvertures quasihygiéniques.

Son grenier avait été, par ses soins, toutrecrépi de neuf à la chaux, et nous avions une vue magnifique, parles lucarnes, sur la Muelle del Calderon et sur la hautemer.

Les deux étages au-dessous de nousgrouillaient de pauvres auxquels don Ramon donnait à coucher, caril avait loué pour presque rien ces deux étages qui, à la fin del’année, rapportaient une bonne somme.

De temps en temps, on frappait à notre porteet le plus souvent nous avions à nous prononcer sur des différendsqui s’étaient élevés entre sujets de don Ramon. Quand nous avionsprononcé, tout était fini, et jamais je n’ai entendu, pendant ceshuit jours, une parole grossière, jamais notre repos ne fut troublépar l’éclat d’une querelle. Don Ramon tenait tout le monde parl’espoir d’une place sous le porche Mayor ! enattendant celle qui leur était réservée à la droite deDieu !

Je passais mon temps le matin à mendier à lacathédrale et cela me paraissait la chose la plus amusante dumonde, car je commençais de connaître les fidèles et leurs tics, età mon tour je m’essayais sur eux, après l’aumône, à de bonnesplaisanteries. L’après-midi, je lisais tranquillement, étendu dansnotre soupente, les nouvelles de Cervantès dans le texte espagnol,dans le dessein de finir de m’instruire dans cette belle langue.Vers six heures, avec don Ramon, nous allions prendre l’apéritifdans un étrange cabaret de la vieille ville, où il était sûr detrouver des clients ruinés par la loterie et auxquels il venait enaide, moyennant la signature d’un bon papier, comme de juste…

Nous rentrions alors dîner chez nous, oùPotaje, qui était le cuisinier de Ramon, nous avait préparé uneratatouille aux pâtes ou au poisson que nous mangions toujours debon appétit. Le soir, nous allions passer une heure dans une maisonde danse, aux dernières places, certes ! mais où nous faisionsautant de bruit que quiconque en applaudissant et en criant commetout le monde « Ollé ! Ollé » et enréclamant : « Fandango !fandango ! »

Puis on rentrait définitivement. Don Ramons’enfermait dans une petite pièce, soit pour dormir, soit pourmettre sa comptabilité à jour et moi, j’écoutais les histoires dePotaje, qui étaient les plus belles d’Espagne après celles deCervantes.

Potaje avait quinze ans. Je n’ai jamais rienvu d’aussi vif que ce cul-de-jatte. D’abord, il n’était pascul-de-jatte ; il avait simplement les membres inférieurslégèrement déformés et l’on n’aurait su dire, à la vérité, si cettedéformation avait nécessité la transformation de Potaje encul-de-jatte, c’est-à-dire en petit animal humain ne pouvant sedéplacer que par le truchement d’une planchette à roulettes et depatins à mains, ou si, à la suite de ce mode d’existence, attachésà cette façon de véhicule, les membres inférieurs de Potaje avaientsubi cette déformation.

Don Ramon n’aurait pu me renseigner là-dessus,car il ne se rappelait point avoir vu Potaje en public autrementqu’en cul-de-jatte. Ses parents, morts depuis, en avaient fait unobjet de pitié de très bonne heure. Don Ramon l’avait adopté, àcause d’abord de la peine qu’il aurait eu à laisser un pauvreorphelin, riche d’avenir comme Potaje, se galvauder avec tous lesméchants garçons de la ville et puis aussi parce qu’un cul-de-jattesous un porche d’église est, paraît-il, d’un très bon rapport.

Potaje, pour exciter la pitié nationale de sesconcitoyens, racontait en tendant la main qu’il avait été mis danscet état à la suite d’une opération rendue nécessaire par unaccident survenu dans une course de taureaux. Il avait fini parcroire à cette histoire-là, et c’est cette histoire-là, enjolivéede la plus gracieuse et de la plus glorieuse façon du monde, qu’ilne cessait de raconter à qui voulait l’entendre. Pour moi, jel’écoutais sans me lasser, ce qui l’incitait à inventer encore, etj’étais stupéfait de son imagination, en même temps que jepénétrais avec lui dans un monde enchanté, celui des arènes et destoreros.

Le père de Potaje avait été picador,c’est-à-dire un pauvre bougre destiné à recevoir sur un cheval quiperd tripes et boyaux de bons coups de cornes, ce qui n’avait pointmanqué d’arriver ; de quoi Potaje père était sorti estropiépour la vie et avait dû changer de confrérie avec toute sa famille.Mais quelle gloire, quelle auréole chez les mendiants de Santander,où il avait fini par échouer dans les écuries de donRamon !

Héritier d’une aussi illustre race, Potaje necessait de narrer les hauts faits paternels, et aussi les siens.Tout petit, il organisait, affirmait-il, des petitescorridas d’amateurs dans les villages et avait déjàremporté maints triomphes, et ne doutait point qu’un jour il ne dûtrecevoir l’alternative, qui est comme l’investituredécernée aux matadors en titre, dans les arènes de Madrid, ce quileur donne le droit d’alterner dans n’importe quel cirque avecn’importe quel autre espada !

Une aussi belle carrière en perspective avaitété subitement interrompue par un sale coup d’un vrai toro demuerte, un monstre qui aurait fait reculer toutes lesquadrilles d’Espagne et qui n’avait pas eu le don d’effrayerPotaje. Seulement Potaje s’était trop attardé à chatouiller labarbe du toro de muerte, plaisantait-il, et celui-ci l’avait envoyédu bout de ses cornes dans les nuages, d’où le pauvre Potaje étaitredescendu cul-de-jatte.

Racontant ces choses, il fallait voir Potajesur ses roulettes, allant de-ci de-là, à gauche, à droite, mimanttoute la course, et revenant sur le taureau, et faisantd’incroyables pirouettes, de vrais sauts de la mort, avec saplanchette, et retombant toujours sur ses roulettes et sur sespatins.

Nous nous prîmes d’une grande amitié l’un pourl’autre et je n’eus jamais à le regretter depuis.

Ainsi donc vivais-je le plus heureux deshommes, persuadé que l’on me croyait mort et que mes pires ennemis,par conséquent, avaient cessé de me persécuter, moi et ma famille,assuré qu’on laisserait désormais ma pauvre maman tranquille etdécidé à prolonger jusqu’à la fin des hostilités au moins uneexistence pour laquelle, après toutes les tribulations passées, jeprenais plus de goût tous les jours.

L’image même d’Amalia commençait de s’atténuerdans ma mémoire, sinon dans mon cœur, où je la retrouvais toujoursvivante quand je l’y allais chercher.

Détaché, oublié du monde, sourd-muet,sordo-mudo, ne lisant même plus les gazettes,ollé ! ollé ! comme chantait Potaje, la vieétait belle !

Hélas ! cela ne devait point durer.

Un soir où je rentrais chez nous pour souper,je trouvai Potaje en train de mettre sa dernière main à unesucculente caldereta (ragoût d’agneau) qui embaumait toutle grenier. Il me dit :

« Il y a des lettres pour vous,señor !

– Des lettres pour moi !m’écriai-je, tout étonné de ce señor dont Potaje, fortcérémonieusement, me parait.

– Si ! si ! »

Et il me désignait sur la table un large plicacheté de cire noire. Je me précipitai dessus et sur l’enveloppeje lus : « Pour M. Herbert deRenich. »

« Miséricorde ! qui donc a apportécela ici ? gémis-je.

– Mais don Ramon lui-même, répondit Potaje enremuant de sa cuiller de bois le limon embaumé de sacaldereta.

– Et qui donc a dit à ce don Ramonque je m’appelais Herbert de Renich ?

– Don Ramon sait tout ! » répliqual’autre sans plus, en goûtant sa ratatouille.

Je tremblais de tous mes membres.

L’enveloppe était énorme et lourde !lourde !… Je la regardais sans pouvoir me résoudre à ladécacheter. J’examinai les cachets ; le chiffre y était sibien emmêlé de dessins plus ou moins gothiques que je ne parvinspoint à distinguer une seule lettre un peu nette.

Enfin, je rompis les cachets, j’ouvrisl’enveloppe.

Dans cette enveloppe, il y en avait une autreégalement cachetée sur laquelle je lus, non sans terreur, commevous pouvez bien le penser, ces mots : À remettre, enmains propres, au capitaine Hyx !…

« Ah ! ma mère !… ah ! monDieu !… ah ! la Vierge !… Eh quoi ! était-cebien possible ? On me chargeait, moi, d’aller porter ce pli aucapitaine Hyx, dans le moment même où je le savais terriblementfurieux contre moi et où j’espérais bien ne plus le revoir de mavie ! »

Et qui donc osait m’envoyer une pareillecommission ?…

Hagard, ne sachant plus ce que je faisais, jeregardais autour de moi avec la mine d’un fou. J’aperçus Potajequi, tranquillement, me montrait une feuille, laquelle s’étaitéchappée du pli que j’avais ouvert et était tombée à mes pieds…

Je la ramassai et lus :

 

Mon cher monsieur Herbert,

Vous trouverez le capitaine Hyxvraisemblablement aux îles Ciès. En tout cas, ce n’est que là quel’on vous dira ce qu’il faut faire pour le joindre. La commissionest urgente. Il faut que cette lettre soit remise au capitaine enmains propres, et par vous-même, avant huit jours.

Salutations

Von Treischke

P.S – J’ai le plaisir de vous fairesavoir que don Ramon vous remettra 5 000 Marks que je vous prêtedans le cas où vous manqueriez d’argent.

 

Je me laissai tomber de tout mon haut sur mapaillasse. Ah ! ces gens-là savaient que je n’avais rien àleur refuser depuis qu’ils avaient pris ma mère sous leur mauditeprotection J’étais foudroyé. C’est en vain que Potaje voulut, pourme faire revenir à moi plus vite, me faire manger de force de sonexcellente caldereta, le brave cœur ! Je n’avais plusfaim !… Et pour longtemps !…

Quand je pus parler, je luidemandai :

« Mais enfin, comment les Boches ont-ilssu que je me cachais ici ?…

– Ah ! bah !… me répliqua le bonPotaje en souriant, vous êtes le seul ici à ne point savoir que donRamon émarge à la Wilhelmstrasse !… »

Chapitre 15UNE COMMISSION DIFFICILE

Je m’étais mis à pleurer comme un enfant etPotaje me consolait comme son grand frère.

« Je savais bien, me disait-il, que vousétiez un seigneur. Un méchant écriteau accroché sur la poitrined’un homme est incapable de cacher toutes les qualités de cœur etd’éducation ! Quand je vous vis entre les mains de Ramon, jeme dis que vous aviez dû commettre quelque beau crime d’amour ou dejuste vengeance et je vous plaignis, car je pensais bien que tôt outard don Ramon, qui est un ladre, vous vendrait pour quelquespiécettes. Mais, du moment qu’il s’agit des Boches, il ne faut paslui en vouloir, car si vous êtes recherché par eux il n’a fait queson devoir en vous dénonçant, puisqu’il fait partie depuis beautemps de leur administration !

« Quant à moi qui ne suis payé parpersonne et qui passe mon temps à donner mon argent à donRamon, je vous déclare que je suis tout à fait écœuré de la vie queje mène et que, si vous voulez m’emmener avec vous, partout où vousirez je vous suivrai comme un chien fidèle, prêt à vous servir et àmourir pour mon maître, si la chose est absolumentnécessaire ! »

Je le regardai avec tristesse et essayai de ledégoûter d’un pareil projet :

« Mon pauvre Potaje, la vie que je mènen’est guère enviable, et elle est entourée de tels dangers que cen’est point un pauvre petit cul-de-jatte comme toi qui pourraitm’être utile ! Je ne te suis pas moins reconnaissant du fonddu cœur de ton bon mouvement, et si, un jour, je sors de l’affreuseaventure où le sort m’a jeté, je me souviendrai de toi !…

– Aventure ! s’écria-t-il.Aventure ! je veux partager votre aventure !… »

Et sans que je pusse me rendre compte de lafaçon dont la chose fut faite, il était déjà débarrassé de saplanchette et de ses patins et il avait bondi sur ses jambestorses. L’une avait la forme convexe et l’autre affectait laconcave, mais il m’assura que cette anomalie aurait tôt fait dedisparaître, pour peu qu’il y prêtât quelque attention et que celame fît plaisir. Toutefois, il m’annonça qu’il n’abandonnait pointtoutes ses « disponibilités de cul-de-jatte », et qu’ilemportait avec lui sa planchette à roulettes et ses patins, quipourraient lui servir dans maintes circonstances, par exemple« quand il aurait besoin de marcher vite » !

Sur ces entrefaites, don Ramon entra et il ritbeaucoup du dessein que j’avais d’emporter avec moi Potaje, car, envérité, le pauvre enfant s’était mis à pleurer avec tant d’ardeurque je n’avais plus la force de repousser sa désespéréerequête.

Il ne parlait de rien de moins que de se jeteravec sa planchette du haut du Muelle de Calderon dans la mer si jene l’acceptais immédiatement « dans mon domestique », enqualité de groom.

Au fait, il ne tenait pas debout et j’estimaisque, s’il était appelé à me rendre service, mes courses seraientplus promptement et plus habilement faites par le cul-de-jattequ’il était ou qu’il était devenu que par un Potaje flageolant surdes jambes en cerceaux. Mais là n’était pas la question ; laquestion était qu’il m’aimait et qu’il pleurait. Je suis un tendreet un faible. Je mourrai du cœur si les Boches et le capitaine Hyxm’en laissent le temps ! J’emmenai Potaje. Don Ramon me lecéda pour mille Marks.

Cette acquisition me consola un peu dudésespoir où j’étais d’abandonner mes haillons, mon écriteau, masoupente, le porche de la cathédrale, pour me relancer dans uneaffaire que j’avais cru enterrée avec moi et qui me réservaitencore maintes surprises.

Donc, il me fallait retourner à Vigo ! Jene doutais point que le pli dont j’étais chargé pour le capitaineHyx ne concernât la femme de celui-ci et que l’on comptâtmaintenant sur moi pour porter à la connaissance du maître duVengeur que celle qu’il avait crue morte était bel et bienvivante. Je devais, évidemment, dans cette enveloppe lui apporterles preuves de cela, preuves rassemblées par le von Treischkelui-même et aussi, sans doute, par les soins de Mrs G… et ainsi lecapitaine Hyx devrait rendre Amalia s’il voulait rentrer enpossession de sa femme ! Comme c’est simple ! comme c’estsimple !… Réjouis-toi donc, Herbert de Renich !…

Hélas ! pourquoi cette angoisse et cetremblement devant une affaire aussi simple ?… C’est qu’ilm’est impossible de comprendre pourquoi elle n’a pas été aussisimple plus tôt ! Et, songeant à cela, je trouve qu’elleest devenue trop simple trop vite !…

Je me méfie des choses simples, maintenant, etde mon esprit simple !… Vainement déjà, j’ai fait le tour detous les raisonnements possibles pour m’expliquer pourquoi lesBoches et von Treischke n’ont point crié au monde en général et aucapitaine Hyx en particulier : « Mrs G… que vous nousaccusez d’avoir torturée est vivante !… » Et vainementaussi j’ai tenté de m’expliquer pourquoi Mrs G… n’a point vouluécrire cette nouvelle à son mari quand je le luidemandais !…

Et maintenant, je renonce à comprendre aussipourquoi on me charge d’une commission aussi simple en exigeant queje passe par un chemin qui l’est si peu… une route inabordable,celle des îles Ciès !… alors qu’une simple note envoyée à uneambassade ou à quelque légation neutre arrangerait tout en cinqsecs ! en cinq secs !… (comme disent les Français).

Ah ! Par la Vierge delPilar ! comme disent les Espagnols dans les romansfrançais, qu’est-ce qui m’attend encore à Vigo ?…

Nous prîmes, Potaje et moi, le train pourcette ville le soir même. J’avais revêtu un complet à carreaux àpeu près sortable. Quant à Potaje, il était redevenu, comme je l’enavais prié, cul-de-jatte, mais le plus beau cul-de-jatte de toutesles Asturies, certes !… Il avait déniché dans un bazar de lavieille ville une veste et un gilet de velours lie de vin, avecpattes et soutaches noires, plus une ceinture de soie incarnat. Lecol de sa chemise, admirable de blancheur, était retenu par deuxgros cailloux, flamboyants comme de vrais diamants… Il avait bienlissé ses cheveux et s’était fait une petite queue par derrière,comme on voit à ces messieurs des arènes ; enfin il s’étaitcoiffé d’un chapeau calanès (petit chapeau rond à bordretroussé) de velours pelucheux, assujetti sous le menton par unebride.

Tel quel, il apparaissait comme une superbemoitié de torero, du temps lointain où les toreros de la villeendossaient encore leur costume historique.

Partout où je passais j’avais du succès avecce garçon.

Dans les gares il étonnait tout le monde parla vivacité de ses allures et de son service. Il passait à traversles colis comme un bolide, transportant sur sa planchette ma valiseet mes paquets avec une adresse sans égale.

Nous étions servis et placés avant tout lemonde. Il grimpait dans les trains avec agilité et se trouvait déjàinstallé sur la banquette quand on le croyait encore sur lequai.

Sa gaieté naturelle, en déridant autour de moiles plus sombres visages et en excitant les plaisanteries, me futtrès utile dans un moment où je me sentais moi-même retomber dansun abîme de tristesse. Si bien que tout le monde me félicitant(après s’en être étonné) du choix que j’avais fait d’un aussisingulier, mais tout à fait habile et charmant groom, je fis commetout le monde : je m’en félicitai moi-même.

C’est donc, en dépit d’un voyage long etfatigant dans des voitures aussi inconfortables que possible, c’estdonc dans une disposition d’esprit assez ouverte que j’arrivai àVigo.

Bien mieux, je commençai à croire qu’uneentreprise que je n’aurais pu mener à bien tout seul avait deschances de réussite maintenant que je m’étais adjoint ce bravepetit garnement de cul-de-jatte de Potaje.

Nous descendîmes dans l’un des premiers hôtelsde Vigo, non loin de la Promenade, c’est-à-dire dans le beauquartier. Là encore, j’eus du succès avec mon domestique, d’autantmieux que le majordome s’étant permis de se pencher sur mon groomavec des airs narquois fort déplaisants, mon Potaje, prompt commela foudre, se renversa sur ses mains et lui lança sa planchettedans le ventre, à le lui défoncer.

Des clameurs d’enthousiasme, poussées par lesvoyageurs rassemblés là, couvrirent les plaintes du majordome,lequel dut aller se coucher. Et puis l’on nous respecta.

Le soir même, je m’en fus à l’hôtel de laPoste. J’avais mon idée. Je demandai le directeur. On m’introduisitprès de lui.

« Monsieur le directeur, fis-je, vousdevez avoir un service de poste pour les îlesCiès ? »

À cette brusque question, M. le directeurfit retomber ses lunettes sur son nez et me dévisagea comme il eûtfait d’une bête curieuse.

« Non, señor, me dit-il enfin… nousn’avons point de service pour les îles… Nous en avions unautrefois ; il n’existe plus maintenant !…

– Et cependant les îles sonthabitées ?…

– Plus que jamais, señor. Elles ont été louéesà une société particulière qui s’occupe, paraît-il, d’explosifs… etd’une nature si dangereuse que l’accès des îles est formellementinterdit à quiconque. On ne peut même pas en approcher, à ce quej’ai entendu dire…

– Cette société n’en doit pas moins être enrapports avec le continent… Et si vous ne lui portez pas seslettres, elle doit venir les chercher !…

– C’est exactement ce qui se passe, merépondit M. le directeur. Nous recevons toujours les lettres àdestination des îles Ciès, bien que nous n’ayons plus aucun bureauni aucun représentant là-bas ; mais, par un arrangementparticulier, la société en question vient nous les prendre deuxfois par semaine.

– Pourrait-on savoir quels sont ces jours,monsieur le directeur ?

– Le mardi et le samedi ! »

Nous étions le lundi. Je saluai le directeuret courus à l’hôtel, où je me mis à écrire immédiatement aucapitaine Hyx en personne, à la señorita Dolorès, et au docteurMédéric Eristal. Dans ces trois lettres j’annonçais que j’étaisporteur d’une nouvelle considérable et qui pourrait changer en joiela plus grande douleur, mais qu’il était absolument nécessaire queje visse le capitaine Hyx lui-même.

Dans la lettre que j’écrivis particulièrementà celui-ci, je m’excusais de la liberté que j’avais prise de luifausser compagnie et j’ajoutais que je connaissais trop son espritde justice pour ne pas être assuré qu’il ne saurait m’en garderrancune plus longtemps, surtout quand il serait au courant d’unecertaine nouvelle dont j’avais accepté avec une grande satisfactiond’être le messager.

J’avais mis simplement les noms de chacun surles enveloppes avec l’indication du lieu (îles Ciès). Qu’aurais-jefait de plus ? Je ne savais rien de plus ; mais je nedoutai point que, telles quelles, les lettres n’allassent à leursdestinataires, surtout celles qui étaient adressées au capitaineHyx.

J’avais donné sur ces missives toutes lesindications nécessaires pour qu’il me fût répondu au plus tôt, àl’hôtel même où j’étais descendu.

La journée du lendemain me parut d’unelongueur incroyable. Je tuai le temps comme je pus, traînant Potajederrière moi, des boutiques de la calle del Principe àSanta-Maria, l’église collégiale. Mais les plus belleséglises du monde paraissaient avoir perdu tout leur intérêt pourPotaje et pour moi depuis que nous avions cessé d’y mendier… aussinous finîmes par sortir de la ville et gravir le couronnement decoteaux qui l’entoure.

Nous nous élevâmes même sur les pentes duchâteau del Castro, d’où l’on découvre toute la rade !

Ah ! le spectacle enchanteur ! À nospieds était la courbe adorable où Vigo se blottit entre la pointedel Castro et le mont Guya, où les maisons blanches s’étagent dansla verdure et descendent de terrasses en terrasses jusqu’au port,jusqu’au môle toujours vivant du plus ardent commerce.

La batterie de S. Andrès avançait son éperonmenaçant jusque dans le flot d’émeraude.

Puis c’était, jusqu’à l’extrême horizon, labaie, l’une des plus belles, des plus sûres, des plus vastes dumonde ! Un véritable golfe, père de dix autres baies,admirables ports de refuge dans ce port unique à formed’estuaire : la baie de Vigo ! Rives heureuses, couvertesde vignes, de bois, de pâturages dans la profondeur ; puis,sur l’Océan, rivages abrupts, plaines dénudées, rochersinaccessibles : un monde !

Et tout là-bas, tout là-bas, dans la brume, àune trentaine de kilomètres, sortant des eaux comme une terre derêve ou de cauchemar, la silhouette imprécise des Ciès (insulæSiccæ) !

Ô Vigo ! Vigo ! combien de tempsrestai-je ainsi à contempler ton glorieux et énigmatiquepanorama ! Des yeux ordinaires n’y eussent vu que des lignesordinaires, des places, des châteaux, des rochers disposés avecharmonie, soit par la nature soit par l’industrie humaine ;mais, à moi, tout cela me cachait quelque chose !… Et jene savais pas quoi !… Les îles Ciès, que je n’avais faitque traverser, m’en avaient assez fait voir pour me donner le goûtterrible de deviner ; Gabriel, de son côté, m’en avait assezdit pour exciter ma curiosité, là-bas, vers le nord-ouest, du côtéde cette baie de Liman si défendue contre le regard deshommes !… Plus près, à mes pieds, jusqu’à mes pieds, sij’avais bien cherché avec une jumelle, peut-être aurais-jedécouvert le château sinistre où, certaine nuit, il s’était passécertaine sinistre chose entre la señorita Dolorès et ces messieursde la kultur… Enfin, enfin… un secret instinct me disait quec’était dans ce cadre charmant et formidable qu’il me serait donnéde découvrir, avec le secret du capitaine Hyx, celui de laBataille invisible !

Où se livrait-elle, où se livrait-elle, lalutte mystérieuse par laquelle mouraient tant de braves guerriersloin des oreilles du monde ?… Où ?… Etpourquoi ? Et pourquoi ?…

Herbert ! Cher Herbert de Renich !Sois prudent ! Tout cela ne te regarde pas ! Tu esneutre ! Tu l’oublies trop ! Tu verras que tout cela teportera malheur !… Crains, redoute la mystérieuse etenchanteresse Vigo ! Un conseil plein de sagesse : faisla commission pour laquelle tu es venu là et fuis ! fuis leplus vite possible, si on t’en laisse le loisir,crois-moi !…

Évidemment, évidemment, c’est le plussage ! Mais j’ai bien le droit de rêver en attendant mesréponses, et de regarder, du haut du château del Castro, dans monexcellente jumelle prismatique, le mouvement du port, leva-et-vient du steamer et des petites barques penchées sous leurtriangle blanc comme des oiseaux de mer sous leur aile. Ehlà ! qu’est ceci ? Sous mes pieds, quasi sous mes pieds(la jumelle rapproche étonnamment les choses et les gens), vient deglisser derrière la pointe del Castro, venant du port, un canotautomobile, et, dans ce canot automobile, il y a un homme debout,une silhouette qui ne m’est nullement inconnue. Je ne me trompepoint ! Je n’ai pas la berlue !…

Ces épaules carrées, cette taille trapue et cemouvement de tête, et cette mâchoire de dogue… Eh ! eh !c’est l’Irlandais ! le lieutenant Smith ! le second duVengeur ! l’âme damnée du capitaine Hyx…

Ah ! Potaje et moi avons descendu plusvite que nous les avions gravies les pentes du château delCastro !

Hélas ! je me demandai bientôt ce quecette course signifiait, car je n’avais pas la prétention derejoindre l’Irlandais, déjà loin sur la rade, loin vers les îlesCiès !

Tout de même cet homme a peut-être rapporté laréponse à mes lettres. Courons à l’hôtel ! Oui ! nous yvoici !

Aussitôt le majordome remet à Potaje (sans semoquer de lui cette fois-ci) mon courrier. Ce sont les lettresmêmes que j’avais expédiées la veille au soir. Elles me sontrevenues avec cette mention : Inconnu aux îlesCiès !

Chapitre 16LA BAIE DE VIGO, LA NUIT

« À la rame !… à la rame !… eten silence !… »

Potaje et moi, sur les eaux noires de l’ansede San Francisco, derrière le môle, hors du port de Vigo, oùbrillent mille lumières, reflétées par la vague clapotante auxquais et aux carènes, nous poussons notre petite barque dansl’ombre des rochers, dont l’écran nous protège.

Et maintenant, nous pouvons aller de l’avant.Nous n’avons plus rien à redouter des bruits révélateurs. J’allumele moteur, et teuf ! teuf ! teuf ! en route pour lesîles Ciès et à la grâce de Dieu !…

Ce Potaje est décidément le plus précieux descompagnons d’aventure. Son imagination n’est jamais à court etpeut-être vient-elle de me sauver du plus cruel embarras.

Le retour de mes lettres m’avait jeté dans unesombre consternation. Non seulement elles n’étaient pas allées auxîles Ciès, mais il ne faisait point de doute que le facteur spécialdu capitaine Hyx eût refusé d’en prendre livraison. De touteévidence, pour correspondre avec les îles Ciès, il fallaitconnaître « la façon », certains signes imposés par lehaut commandement occulte de l’affaire et communiquésseulement à ceux dont on pouvait avoir besoin. Ma correspondance àmoi, comme celle de beaucoup d’autres, sans doute, étaitindésirable. On me la laissait pour compte.

Qu’allais-je décider ?

En rentrant dans ma chambre, j’avais trouvéune lettre cachetée et sans timbre, qui était arrivée là par lemiracle sans cesse renouvelé de l’espionnage allemand, je nepouvais en douter, et je n’en doutai point ; et cette lettre,qui ne portait aucune signature, me donnait encore vingt-quatreheures pour aborder les îles Ciès et voir le capitaine Hyx, qui,m’affirmait-on, s’y trouvait en personne. En P.-S. cesmots : « Aussitôt que vous aurez la réponse orale ouécrite du capitaine, l’apporter sans une seconde de retard auchâteau de la Goya, où vous demanderez M. FritzSchnitze. » (C’est ainsi que s’était toujours fait appelerdans ce pays Fritz von Harschfeld.)

Hélas ! je savais qui était derrière leFritz et qui était pressé d’avoir la réponse ducapitaine !

Mais encore une fois, comment faire ? Sil’on n’était pas prévenu aux îles Ciès de mon arrivée, je seraiscertainement accueilli à coups de fusil ou de mitrailleuse, commeGabriel en avait été menacé lui-même.

C’est alors que, me voyant dans un aussi cruelembarras, Potaje voulut que je lui fisse part de la cause de monennui, et, ma foi, je me confiai à lui ! Aborder aux îles Cièscoûte que coûte, mais y aborder vivant, autant que possible, telétait le programme qui, vu les conditions du voyage que je luidévoilai, présentait à mes yeux une insurmontable difficulté.

Là-dessus, Potaje m’avait quitté, ne mecachant point que mes gémissements l’empêchaient de réfléchir.

Une heure plus tard, il était de retour :il me trouva à la place où il m’avait quitté. Il était toutfrétillant sur sa petite planchette. Il me tira par les piedssuivant son habitude et me déclara qu’il fallait le suivre :que tout était arrangé. Il dressait vers moi ses mainsarmées de patins triomphants : « Mais pas une minute àperdre, ajouta-t-il, pas une seule !… »

Nous nous jetâmes dans l’ascenseur. Sur lequai j’avais peine à le suivre. Pour me faire hâter le pas iltournait autour de moi avec son assourdissante planchette àroulettes. Un chien autour de son maître qui part pour la chassen’aurait pas été plus insupportable. De temps en temps il daignaitm’accorder un bout d’explication. Et je vais vous dire tout desuite ce qu’il avait trouvé : en premier, il avait cherché àlouer un canot pour faire le voyage ; bien entendu, personnen’aurait voulu prendre la responsabilité de conduire des voyageursaux îles Ciès : d’abord c’était défendu, et puis c’étaitdangereux !

Alors Potaje avait cherché à acheter un canot.Il n’en avait pas trouvé à vendre. Puisqu’il ne pouvait rien louer,ni acheter, il avait eu l’idée d’en voler un ! Et c’est cequ’il avait fait ! Et quel canot ! La seuleembarcation qui pouvait nous sauver !… La barque du barcilleurlui-même, celui chez qui, quelques semaines auparavant, lemidship m’avait envoyé frapper, dans le temps qu’il favorisait monévasion aux îles Ciès !…

Comment cette barque se trouvait-ellejustement, cette nuit-là, à Vigo, et par quelle coïncidence Potajeavait-il été conduit vers elle ? Voyez comme c’est simple,mais encore fallait-il avoir l’imagination et le coup d’œil dePotaje !

Sur le seuil du cabaret à matelots où ilvenait d’acquérir la triste certitude qu’il ne trouverait personnepour le conduire aux îles Ciès, Potaje considérait la rade fortmélancoliquement, le regard vaguement tourné vers le sombrehorizon, quand tout à coup son regard fut attiré par un faisceaulumineux d’une puissance exceptionnelle, qui balayait les eaux toutlà-bas, tout là-bas… du côté des îles Ciès ! »

« Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

– C’est le phare du mont Faro, lui fut-ilrépondu.

– Et le mont Faro, qu’est-ce cela ?

– Le mont Faro est une des îlesCiès !

– Et le gardien du phare de l’île Faro, leconnaissez-vous ?

– Ils sont deux gardiens qui se relèvent l’unl’autre tous les huit jours. Personne ne les connaît dans la ville,car ils sont nouveaux et ne parlent à personne, vivant en famillecomme des ours et observant certainement une consigne qui ne nousregarde pas ! » expliqua assez vivement l’un desmatelots.

Peut-être même n’aurait-il pas été aussibavard si Potaje n’avait fait, dès l’abord qu’il était entré dansle cabaret, rire tout le monde avec ses tours de cul-de-jatte.

Et puis ils n’avaient aucune raison de seméfier de Potaje, lequel prétendait, dans l’occasion, s’être mis àla disposition d’un touriste nouvellement arrivé dans la ville etdésireux de visiter les îles Ciès.

Pour mieux voir le phare et son pinceau delumière sur l’horizon, Potaje avait fini par monter sur la cheminéedu cabaret, qui se trouvait juste en face de la porte ouverte.

Ainsi placé, prétendait-il, il avait l’aird’un objet d’art et aurait pu passer au besoin pour un sujet dependule si l’on avait pris la précaution de lui attacher deuxaiguilles au nombril. Il disait ceci et cela pour les faire rire,comme font les culs-de-jatte et généralement les infirmes, lesquelsaiment à plaisanter les premiers de leur misère pour s’épargner lapitié des cœurs sensibles. Mais il poursuivait son idée.

« Tout de même, disait-il, ces gardiensde phare ne se relèvent point à la nage !

– Non ! non ! lui fut-ilrépondu… tous les huit jours le barcilleur vient chercher leremplaçant et remmène l’autre… Tiens ! le voilà justement quiarrive, le barcilleur !… »

Et le matelot montrait à Potaje une petiteembarcation qui venait de doubler le môle et qui allait accoster àun escalier du quai à cent mètres du cabaret.

« C’est la Spuma, dit-il(l’Écume). Elle est bien reconnaissable aux trois feuxjaunes de sa misaine, qui lui permettent de naviguer dans les eauxdes Ciès… Le barcilleur sera ici dans cinqminutes !… »

Il arriva, en effet. C’était un vieux de lavieille, toujours la chique à la bouche et qui aimait bien le rhumde la Jamaïque. Mais pas bavard ! Il disait couramment qu’ilvenait chercher des nouvelles, mais qu’il n’en apportaitpas !

Ce n’est pas avec lui que l’on aurait pusavoir ce qui se passait exactement aux Ciès. Au fait, il étaitbien possible qu’il n’en sût pas grand-chose lui-même, racontaientles matelots autour de Potaje.

Mais Potaje avait son plan. Le barcilleuravait déclaré qu’il s’en retournerait avec la marée et qu’il avaitau moins pour une heure de courses dans la ville avant d’embarquerle gardien du Faro.

C’était plus de temps qu’il n’en fallait pourvenir me prévenir, nous jeter dans la Spuma, descendre endouceur les feux jaunes pour n’être pas reconnus lors du départ,larguer les ancres et doubler le môle à la rame.

Une fois dans l’anse de San-Francisco, il yavait du bon ! D’autant plus que nous avions découvert que laSpuma avait son petit moteur automobile (je me souvenaismaintenant que le midship m’en avait parlé) et que nous pouvionsmaintenant espérer arriver assez vite dans les eaux des Ciès oùnous hisserions nos trois feux jaunes, ce qui nous permettraitd’aborder sans encombre.

Dans la rade, nous naviguions sous nos feuxordinaires. Décidément, avec Potaje, tout s’arrangeait…

Mon cul-de-jatte s’était établi sur la proueet son regard ardent perçait les ténèbres.

Parfois elles étaient opaques et parfoiss’éclairaient d’un brusque rayonnement lunaire, car il y avait duvent et des nuages, de gros nuages qui accouraient de l’ouest enplein et nous présageaient un grain assez rude.

Bien que nous eussions le vent quasimentdebout, grâce à notre moteur et à quelques savantes manœuvres(j’avais fait jadis du canotage dans la Moselle) la Spumase conduisait fort convenablement.

Nous allions doubler sur notre gauche lapointe del Molino derrière laquelle on apercevait déjà le feu deBrasileiro (j’ai appris depuis, et dans quelles conditions,hélas ! à donner un nom à tous les coins, à tous lespromontoires, à tous les rochers, de cette damnée baie d’enfer, lesoir ; bouche du Paradis le jour !…) donc, nous étionslà, que je vous dis, mon Potaje à la proue, et moi à la poupe, trèsattentifs tous deux à la manœuvre, quand, sur la côte rocheuse, àsoixante brasses environ, à une demi-encâblure, quoi (on se seraitjeté quasi dessus) grimpa, surgit dans le ciel et sous la lune uneespèce de château-fort qui nous avait été caché jusqu’alors et quiavait l’air de sortir de l’eau juste pour nous regarderpasser !…

J’eus tout de suite comme un frisson tant jem’attendais peu à cette apparition… et cependant je ne doutai pointque nous ne fussions en face du château de la Goya… telqu’il m’avait été à peu près décrit par Dolorès, un châteaus’avançant par endroits dans la baie, plus loin même que lerocher.

Une maçonnerie formidable pour l’époque avaitdressé bien au-dessus du niveau des plus hautes marées une sorte demôle circulaire percé en son milieu et fermé par une grille telleune porte de prison.

Ce môle en demi-cercle, couronné de créneauxet de mâchicoulis qui n’étaient point tous tombés en poussière,formait comme une sorte de port intérieur appartenant en propre auchâteau, le cachant en partie aux yeux des profanes venus de la meret le défendant tout à fait du côté de la terre.

Il m’était d’autant moins permis de douter queje fusse là en face du château de la Goya qu’il setrouvait à l’extrémité de l’anse dite de la Goya. Enfin, àl’extrémité ouest de tout le bâtiment, entre deux tours quiplongeaient leurs assises directement dans le golfe, il me semblareconnaître dans le mur en retrait, gardé de droite et de gauchepar les deux tours, la fenêtre à balcon d’où Dolorès avait étéjetée dans un sac…

Cependant, je pouvais hésiter sur ce point,car, entre le balcon et la fenêtre, une grille épaisse se dressaitqui me paraissait devoir interrompre toute communication tropdirecte entre la chambre et l’extérieur…

Mais déjà nous étions passés, la lune s’étaitderechef cachée derrière les nuages et nous glissions à nouveau surdes flots d’encre.

Tout à coup (nous avions alors dépassé labouée qui indique des hauts-fonds rocheux, à un mille marin environaprès le feu de Brasileiro) nous commençâmes de remarquer certainsphénomènes marins qui nous parurent, à Potaje et à moi, tout à faitinexplicables.

Jusque-là, le ciel et la mer (depuis que lalune s’était cachée) se confondaient dans une obscurité quetrouaient çà et là et à une distance appréciable les feux verts etrouges des rares bâtiments entrant en rade ou en sortant, maisvoilà que, dans les eaux, des lueurs passèrent…

Cela ne pouvait pas être et n’était pas de laphosphorescence…

Cela passait dans les eaux, au-dessous denous, comme des étoiles filantes, et cependant cela ne pouvait pasêtre un reflet puisqu’on ne voyait aucune étoile au ciel (filanteou autre).

C’étaient comme des chandelles romaines, trèspâles, qui traçaient une courbe bizarre et puis s’éteignaientinstantanément. Cela, il est vrai, était si fugitif qu’il n’étaitpas impossible que nous fussions victimes de quelque illusiond’optique ; en tout cas, cette illusion était double, carPotaje et moi nous voyions la même chose, nous étions penchés surla même vision, si rapide et si incroyable fût-elle…

Si bien que, lorsque cette inexplicablefantasmagorie sous-marine se fut éteinte, car nous étions passésau-dessus d’elle assez rapidement, Potaje et moi eûmes sur leslèvres la même question : « Qu’est-ce quececi ?… » et, d’instinct, nous cherchâmes encore,au-dessus de la mer, là-bas vers la terre, là-haut au ciel, quelquechose qui eût pu être la réalité de ce que nous ne pensions pouvoirêtre qu’un reflet ! Mais quoi ? Nous ne trouvâmes rien etnous pensâmes chacun avoir la berlue…

Plus loin, nous eûmes encore une autre sorted’étonnement.

Nous avions mis le cap au nord-ouest, dirigésque nous étions par le feu du mont Faro, et nous nous trouvions, àpeu près au centre de l’immense baie, dans un endroit où ne passeaucune route marine et que ne fréquentent guère les grandspaquebots qui viennent faire escale et « charbonner », etsoudain, sur ces flots déserts, nous entendîmes des plaintes.Il y avait des plaintes. Il y avait des soupirs sur lamer…

Potaje et moi commencions à être sérieusementintrigués par le mystère nocturne de la baie de Vigo. Haletants,nous étions penchés sur les soupirs… Et, pour mieux les entendre,et aussi pour ne pas nous faire entendre, j’arrêtai lemoteur et nous mîmes à la voile… ou plutôt nous avançâmessimplement appuyés sur notre foc…

Nous sautions à la lame… et, dans le vent, lessoupirs approchaient… Tout à coup j’entendis Potaje qui, tournévers moi, me soufflait : « Attention ! » … Etson bras me montrait une masse noire, une espèce de chaland, à unecinquantaine de brasses qui, par instants, était éclairépar-dessous. Oui, par instants, il semblait flotter sur unenappe lumineuse, mais d’une lumière très pâle, une lumière de rêvequi s’allumait et s’éteignait sous lui… Sur lui,le chaland n’avait que du noir ; il était plus noir quel’obscurité du ciel et nous ne l’apercevions au-dessus des eauxqu’à cause de cela ; mais au-dessous, de temps en temps, il yavait cette nappe de lumière… C’est de la phosphorescence… c’est dela phosphorescence, me disais-je… Je n’en croyais pas un mot… etpuis il y avait aussi ces plaintes, ces soupirs !…

Tout à coup tout se tut, et tout s’éteignit…et il nous parut que la masse noire se déplaçait… venait surnous, glissait vers nous, allait nous écraser… et nous nousenfuîmes !… nous nous sauvâmes dans le noir, de toute la forcede notre moteur… que j’avais remis en marche…

Potaje n’était point plus brave que moi !Il m’avouait qu’il n’avait jamais eu aussi peur ! et qu’il nesavait pas pourquoi ! et qu’il adorait ça !… Cequi lui plaisait dans les aventures, c’était d’avoir peur !« Quelle drôle de mer ! disait-il, quelle drôle derade !… Que va-t-il maintenant nous arriver ? »

Il devait être bientôt renseigné.

Nous approchions des îles Ciès et j’avais jugébon de hisser mes trois feux jaunes. Nous n’avions pas à noustromper sur le chemin à suivre. Le phare du Faro nous guidaittoujours merveilleusement. J’allais bientôt aborder à cette pointeque je connaissais, où le barcilleur avait sa cabane et quis’appelait, du reste, comme la barque elle-même, la Spuma(l’Écume).

Une fois à terre, pensais-je, je saurais bienme faire entendre et me faire conduire à tel personnage dontj’avais besoin ; le tout était, n’est-ce pas ? d’entreren conversation.

Or, malheureusement, malgré nos trois feuxjaunes, la conversation s’engagea quand je n’étais pas encore àterre.

Sans doute avais-je fait quelques faussesmanœuvres. En tout cas, j’avais donné l’éveil à quelque vedette carune chaloupe, surgie tout à coup de la nuit, nous apparut par letravers et nous héla.

« Holà ! du canot ! Quiêtes-vous ?… (en espagnol).

– Je suis le barcilleur et je rentre !répondis-je (toujours en espagnol ou presque).

– Le mot de passe ? »

Je n’avais pas le mot de passe et je restaicoi. Puis je balbutiai :

« Je n’ai pas eu le temps de prendre lemot de passe ! »

J’entendis rire dans la nuit, en face demoi.

« Au large, cria la voix, si vous nevoulez pas d’histoires !… Descendez vos feux jaunes et nerecommencez pas cette plaisanterie si vous tenez à ne pas êtredénoncés à l’amirauté. »

Alors, je fus pris d’une sorte de rage et,oubliant toute prudence, je m’écriai :

« Question de vie ou de mort ! Quique vous soyez, je vous ordonne de me conduire au capitaineHyx !…

– Et ta sœur ! répondit la voix(en français)… Armez la mitrailleuse. Que diable ! la rade estassez grande pour que tout le monde puisse s’y promener sans entrerdans les eaux réservées ! »

Nous leur tournions déjà le dos. La voixrailleuse nous conseillait de remonter vers la Redonda (vers laporte ouest de l’entrée de la rade) si nous tenions à ne pointprolonger cette mauvaise aventure ; et, ma foi, la partie sudde la baie ne nous avait pas été assez propice pour que nousinsistions plus longtemps…

Nous prîmes donc le chemin du retour par lenord. Décidément, j’en avais assez ! J’estimais que j’avaistenté l’impossible ; je raconterais au plus tôt au Fritz monéchec de la nuit et les dangers courus. Ces messieurs ne pouvaientdésirer ma mort ! Puisqu’ils m’employaient, c’est qu’ilsavaient besoin de moi !… Dans le dessein même de pouvoircontinuer à leur être utile, mon devoir était de me conserver aussientier que possible ! On verrait ensemble à aborder lecapitaine Hyx par un autre chemin que celui-ci !

J’en étais là de mes réflexions et, aprèsavoir glissé au long de la côte nord, je pensais déjà à mettre lecap en plein sur la pointe de Molino quand, passant par le traversde la baie de Limens, il nous en arriva bien d’une autre… Desclaquements secs se firent entendre, comme des coups defouet ; mais ce n’étaient pas des coups de fouet !Oh ! nous connaissions maintenant très exactement le bruit dela poudre moderne quand elle chasse les petites balles coniqueschantantes et sifflantes ! On nous tirait dessus, toutsimplement. On nous tirait dessus, du fond de la baie deLimens !

Croyait-on donc que nous allions yaborder ? Je me rappelais les histoires de Gabriel relatives àla baie de Limens et à la baie de Barra, toute proche, et je ne fuspas longtemps à mettre le cap au sud-est (et comment !)…

Teuf ! teuf ! teuf !… Cemoteur, décidément, faisait beaucoup de bruit sur cette raderedevenue silencieuse, trop silencieuse, et si singulièrement parinstants, paraissant s’éclairer par-dessous !…

Droit sur Molino !… Cette fois, c’est lefeu de Brasileiro qui nous guide… Mais, là !… dans le noir ducentre de la rade, juste en face la pointe des Moulins… encore unponton noir ! encore un ponton noir quipleure !…

Ah ! fuyons ! fuyons les soupirs duponton noir ! Et éteignons notre moteur !… et à la rame,maintenant, à la rame, sur les flots noirs… et en silence !…en silence !… Encore un effort, Potaje’… Ce Potaje manie larame comme un athlète ! On ne se douterait jamais de la forcequi peut se cacher dans les bras d’un cul-de-jatte !…Maintenant nous approchons à nouveau de la baie de la Goya.Attention, attention au château qui avance sa proue dans lamer ! Et attention aussi au rocher Ardan ! Juste en facede nous se dresse le rocher Ardan ! Glissons-nous entre cesdeux monstres avec toute l’adresse désirable !

Miséricorde ! Revoilà les deux tours, et,entre les deux tours, la fenêtre grillée !… Et, à la fenêtre,la lune qui se dévoile me montre une femme voilée.

La dame voilée ! la damevoilée !

J’aurais dû m’y attendre, puisque le Fritz, etaussi sans doute, le von Treischke sont là, ils ont dû amener aveceux la dame voilée !…

Prisonnière, cette fois, tout à faitprisonnière en Espagne.

Et c’est en son honneur, certes ! en sonunique honneur que l’on a mis des barreaux de fer à la fenêtretragique de Dolorès !…

Chapitre 17LA FENÊTRE GRILLÉE

« Amène les feux !… et endouce !… Relève ta rame !… Laisse-moi faire… glissonsnotre ombre dans l’ombre du rocher Ardan ! »

Et maintenant nous sommes accrochés au rocheret nous regardons, en face de nous, au-dessus de nous, la damevoilée à sa fenêtre.

Il semble qu’elle nous ait vus ! Elle estpenchée à la grille ! Elle regarde au-dessous d’elle. Ellenous regarde ! certes ! ou elle essaye de nousvoir !…

… Et soudain, je tressaille, un frisson meparcourt de la nuque aux talons : j’ai entendu les sanglots decette femme et mon nom !

Est-ce possible ?… Est-cepossible ?… La dame voilée pleure et m’appelle !…

Mon compagnon, lui aussi, a entendu : ilme fait signe qu’il a entendu… nous écoutons encore… encore dessoupirs… encore mon nom : Herbert !… Ah ! pas dedoute ! c’est bien moi que l’on appelle et c’est bien elle quim’appelle !…

Potaje, sans rien me dire, a fait glisser toutdoucement, tout doucement la barque depuis le rocher Ardanjusqu’aux aiguilles proches… et d’aiguille en aiguille nous voilàcontre la grosse tour de l’ouest !

Il y a là, à quelques pieds au-dessus de nous,une énorme corniche où devaient s’accrocher jadis des hourds enbois destinés à permettre aux défenseurs de battre le pied de lamuraille ou encore une sorte de bretèche dont les parapets etarchières avaient disparu avec le temps mais dont le soubassement,supporté par des corbeaux, paraissait encore solide. Cette espècede fortification extérieure, réduite comme je l’ai dit, presqueentièrement à l’état de corniche, formait une ceinture à la tour del’ouest et se continuait au long du mur, en retrait, par un débrisd’escalier comme on en construisait jadis pour relier lescourtines, jusqu’au balcon ventru de la fameuse fenêtre, que l’onavait trouvé bon de garnir de barreaux de fer.

Avant que je n’eusse compris quel était sondessein, mon Potaje avait dressé contre la susdite corniche unharpon trouvé dans la barque et qui sert à l’ordinaire à diriger lamanœuvre dans les bas-fonds ou à accrocher quelque objet pour s’enrapprocher ou encore s’en éloigner, suivant les besoins de lanavigation ou de l’atterrissage.

M’ayant prié de lui maintenir bien solidement(autant que possible) son bâton, il y grimpa à la force despoignets avec une agilité surprenante pour une moitié d’homme, setrouva presque aussitôt sur la corniche, s’y glissa comme un chat,gravit l’escalier en ruine et se traîna jusqu’à ce qu’il fût sur lebalcon.

« Attendez-moi ! je vais voir,m’avait-il dit, ce qu’elle nous veut ! »

Et, de fait, deux minutes plus tard, il merevenait et, du haut de sa corniche, me soufflait.

« La señora désirerait vous parler !Jetez-moi une corde. »

J’obéis à Potaje docilement et lui lançai lacorde demandée, qu’il noua avec le plus grand soin à l’une despierres qui restaient encore du parapet. Puis, ma barque attachée àun anneau de fer de la muraille de la Goya, je rejoignis bravementmon Potaje, qui me souffla encore :

« Allez-y ! N’y a pas dedanger ! Elle pleure comme une Madeleine ! Seulement onne voit pas sa figure. N’importe, derrière son voile, je parie quec’est un miroir de Dieu ! J’ai regardé les barreaux !Faut lui dire que je la tirerai de là si ça peut vous rendreservice à tous les deux ! Que je crache sur le lait de mamère si je ne vous la sauve pas de là ! Et rappelez-vous queje suis votre âme damnée, señorito !señorito ! »

Ce bon Potaje me chavirait le cœur chaque foisqu’il me donnait du señorito, d’autant plus qu’en mêmetemps il ne manquait point de m’embrasser les pieds, trouvant mesmains un peu trop loin.

Dans la circonstance il me donnait du courageet, sur ses indications, je me mis à quatre pattes et refis lechemin qu’il avait fait.

En vérité, j’aurais eu honte de ne pas memontrer au moins aussi habile qu’un cul-de-jatte et bientôt je meglissai à l’intérieur du balcon. Là, je ne courais plus aucundanger. J’étais à l’abri de tous les regards, et, seuls, lesbarreaux me séparaient de la dame voilée… Elle était là,devant moi, encore, toujours les doigts sur la bouche pour merecommander une éternelle prudence. Pour moi, elle avait relevélégèrement son épaisse voilette, preuve évidente de sa confiance enmoi, et je pus voir son désespoir à nu. J’attendais qu’elle medonnât sa main à baiser, mais encore elle s’éloigna de moi, fit untour dans sa chambre et revint, glissant comme une ombre, nefaisant pas plus de bruit qu’un fantôme.

« Herbert ! me dit-elle, d’une voixencore mouillée de larmes, ô Herbert, mon ami, je n’oublieraijamais ce que vous faites pour moi ! Je vous attendais !Je savais que cette nuit vous travailliez pour moi !… Mon âmeétait avec vous sur la rade… mes yeux vous cherchaient… Avez-vousvu le capitaine Hyx, Herbert ?

– Non, madame, je n’ai pas vu le capitaineHyx ! Et, je puis vous le dire, je crains de ne jamais pouvoirl’aborder par les îles Ciès. Si vous avez quelque influence survotre singulier geôlier, vous devriez inciter le von Treischke à metrouver un autre chemin…

– Ne prononcez pas ce nom ici,malheureux !

– Certes ! je sais que ce n’est point cenom-là qu’il a coutume de porter lorsqu’il vient faire ses mauvaiscoups à Vigo ! Mettez que j’aie parlé de von Kessel (n’est-cepoint ainsi qu’il se faisait appeler ?) et cessons de nousentretenir de ce misérable pour ne plus nous occuper que devous !…

– Merci, Herbert ! Mais, hélas, je crainsbien que votre bonne volonté n’ait pas plus de bonheur de mon côtéque du côté du capitaine Hyx ! Ma situation est telle que jen’y trouve guère de solution autre que celle du désespoir…

– Madame, fis-je, vous n’êtes plus ici dans unpays où vos ennemis sont tout-puissants et, sans vous demanderencore à pénétrer le secret qui vous tient dans une si incroyabledépendance, j’imagine qu’il y aura ici plus de ressources pour nousqu’à Reinich ou sur leur bateau de pirates ! La preuve en estqu’ici ils semblent vous tenir prisonnière, alors que vous étiezlibre là-bas ! Dites-moi si ces barreaux qui nous séparent ontété mis ici pour vous !

– Pour qui donc croyez-vous qu’ilsaient été mis, hélas !

– Vous n’avez pas le droit de sortir de cettechambre ?

– Pas seulement un pas dehors ! Pasun !… Et j’ai juré de ne me mettre à cette fenêtre quevoilée…

– Vous êtes donc toujours pour von Treischkele plus précieux otage, constatai-je, jusqu’au jour, n’est-cepas, où l’échange se fera…

– Oui, acquiesça-t-elle, en baissantdouloureusement la tête et en se remettant à pleurer… jusqu’au jouroù l’échange se fera…

– Et c’est moi qui suis chargé despourparlers, n’est-ce pas ?… des conditions del’échange ? C’est moi qui les porte dans le pli que l’on m’aconfié ? Alors pourquoi tout ce mystère ? Pourquoi ne pasme parler franchement ?… Pourquoi ne pas agir franchement avecmoi ?… Et je le dis pour vous comme pour le von Treischke.Qu’espériez-vous, tout à l’heure, de ma visite au capitaineHyx ?

– Rien ! rien ! sanglota-t-elle,moi je n’espérais rien et je ne pensais à vous que pour vousplaindre !

– Et cependant si je vous amenaisAmalia, croyez-vous que le Kessel vous laisserait partir ?

– Jamais ! je vous le dis en secret, àvous, à vous seul ! Jamais !… Certes, il promettait cela,mais il ne tiendrait pas sa promesse ! À vous, à vous seul, jele dis. Il ne me laissera jamais partir !…

– Il faut donc que ce soit vous qui vousrendiez d’abord auprès du capitaine Hyx…

– Vous pensez bien que du moment que le Kesselne me laisse pas partir après, il ne me laissera paspartir avant ! Non ! non ! voyez-vous, monami, notre seule espérance, s’il m’est permis d’avoir encore uneespérance, et c’est à cause de cette espérance-là que mon âme étaitavec vous, cette nuit, sur la rade…

– Dites !… Dites !… Oh ! jevous écoute… je vous écoute…

– Notre seule espérance est que vous trompiezmon mari, que vous le persuadiez que s’il laisse partir votreAmalia mon geôlier consentira à me rendre la libertéensuite !… Il faudra que, vous, vous lui fassiez croirecela !… Ainsi vous sauverez Amalia que vous aimez !…C’est la seule façon… N’hésitez donc pas à engager votre paroles’il est nécessaire ? Comprenez-vous ?comprenez-vous ?…

– Je comprends que vous me demandez de jouerun jeu terrible, madame… car si, ayant délivré par mes promesses,et par ma parole d’honneur, et par mon serment, Amalia, je ne vousamenais pas au capitaine Hyx, je n’aurais plus, je le crains bien,qu’à recommander mon âme à Dieu !

– Non !… vous auriez encore à me faireévader !… Et, cette fois, je vous suivrais !… Lavoilà notre seule espérance…

– Il y aurait une chose beaucoup plus simple,lui répondis-je assez froidement, car les imaginations de la damevoilée m’avaient légèrement glacé… ce serait de vous faire évadertout de suite !… avant que j’aie tenté l’impossible entreprisede faire sortir la pauvre Amalia de son terrible navire, sansgarantie pour le capitaine Hyx !… Me suivriez-vous si je vousfaisais évader tout de suite ? »

Elle eut un haut-le-corps, joignit les mainscomme pour une sorte de prière et finit par me dire, dans unsouffle :

« Oui, je vous suivrais… je voussuivrais partout, excepté chez le capitaineHyx !… »

Je ne pus me défendre d’un mouvement assezbrusque, car, en vérité, l’énigme, au lieu de s’éclaircir,s’embrouillait de plus en plus, et certes je n’étais guère plusavancé vis-à-vis de la dame voilée après notre conversation sur lebalcon qu’après celle que nous avions eue sur lesous-marin !

Et maintenant elle sanglotait :

« N’essayez pas de comprendre !…N’essayez pas de comprendre ! me suppliait-elle… c’est trophorrible !… »

Et peu à peu voilà que ses forces ne lasoutinrent plus et qu’elle s’affala devant moi comme une loque… uneloque sous laquelle j’entendis encore des sanglots à demiétouffés.

Et alors, et alors, ma foi, comme elle m’enpriait, je n’essayai plus de comprendre… et le spectacle de cedésespoir farouche m’avait si bien retourné les sens que je résolusde la sauver de là sans comprendre !… Après, ma foi,on verrait bien ! Et quand j’aurais un pareil otage à madisposition il me semblait que je pourrais parler haut et ferme auxuns et aux autres et que je serais devenu le seul maître de lasituation !… Mais qu’on me comprenne bien, je suis d’unenature trop peu calculatrice (disons le mot, trop peu égoïste) pourque cette idée de sauver la dame voilée m’eût été inspirée par unintérêt purement personnel ! Non ! c’est l’espoir desauver tout le monde et de nous faire sortir tous, au mieux, decette atroce aventure, qui me poussait à la mettre immédiatement àexécution !

Et puis, il ne faut pas oublier que j’avaisdevant moi une femme qui pleurait, et que je n’ai jamais pu voirles larmes de la Beauté sans me sentir transporté et tout prêt auxactions les plus héroïques !…

« Madame, lui dis-je, je vais essayer devous arracher à vos geôliers. Priez Dieu que cette entreprise noussoit favorable ! »

Je m’étais à demi relevé et je me soutenaisdes mains aux barreaux mêmes de sa fenêtre. Je sentis sur mes mainsun baiser humide et reconnaissant.

Aussitôt je m’empressai d’aller retrouverPotaje, à qui je confiai ma résolution. Il manifesta une joietrépidante et regretta amèrement de n’avoir point sur lui lesoutils nécessaires à son petit travail.

« Dès demain soir, fit-il, je me mettraià l’œuvre ; en attendant, vous pourriez tout de suite luipasser cette corde qui nous sera peut-être nécessaire au moment deson évasion, car il faut se méfier de la corniche, qui n’est guèresolide et pourrait céder en partie sous notre poids. Tout à l’heureune pierre s’est détachée et a fait plus de bruit que je ne l’eussesouhaité ! Prenons garde : una disgracia no vienenunca sola ! (Un malheur ne vient jamais seul !)

– Mais si je lui passe la corde, commentdescendrons-nous ?…

– Oh ! moi, señor, je me laisse tomberdans la barque, et quand à vous je vous tends leharpon ! »

Mais je préférai descendre d’abord avec lacorde et tendre le harpon à Potaje après que celui-ci eut jeté lacorde dans la chambre de la dame voilée, « laquelle, me ditPotaje, priait déjà Dieu pour nous et pour elle et nousrecommandait la plus grande prudence » !

Chapitre 18LE CHÂTEAU DE LA GOYA

Nous avions déjà saisi nos rames et nous nousdisposions à gagner le port de Vigo « à la nage », commeon dit entre rameurs, quand un certain bruit de moteur se fitentendre non loin de nous, et nous vîmes bientôt sortir de la nuitde la rade et glisser sur les îlots noirs la masse noire d’unchaland (tel que nous en avions vu au cours de notre malheureuseexcursion) traîné par un petit remorqueur et accompagné par unedemi-douzaine de canots automobiles dont les feux s’éteignirentbrusquement. Nous avions heureusement éteint les nôtres, commeil a été dit, et nous pûmes, derrière le rocher Ardan qui nousavait engloutis dans son ombre, assister à toute la manœuvre.

Nous comprîmes bientôt où elle tendait :ni plus ni moins qu’à faire pénétrer toute cette mystérieuseflottille dans le petit port particulier du château lui-même. Enmême temps que les feux s’étaient éteints les moteurs s’étaienttus !…

Certes ! j’avais été trop intrigué partout ce que j’avais vu et entendu cette nuit dans la baie de Vigo,et aussi j’étais trop poursuivi par le souvenir aigu de toutes lesparoles énigmatiques, menaçantes ou autres relatives à desévénements encore imprécis mais dont cette baie était certainementle théâtre, pour que je ne désirasse point saisir, comme elle seprésentait, l’occasion de m’instruire.

Déjà la double grille qui fermait l’entrée dumôle du château s’entrouvrait avec un double mouvement lent etrégulier comme s’ouvrent les portes d’écluse. Nous étions assezprès pour voir cela, pour assister à cela, sous la lune. Et lepetit remorqueur, en quelques tours de son hélice, eut tôt faitd’entrer dans le port défendu par les vieilles tours moyenâgeuseset dont nous ne pouvions rien apercevoir. Tout le cortègesuivait : le chaland, puis les canots automobiles qui étaientmontés chacun par deux hommes qui me parurent armés jusqu’auxdents.

À ce moment, la lune se cacha. Nous étionsaccrochés au rocher Ardan, tout au plus à une demi-douzaine debrasses derrière le dernier canot. Nous glissâmes jusqu’à lui ensilence et il dut croire que nous faisions partie du cortège car,sans difficulté, nous entrâmes, nous aussi, dans le port du châteaude la Goya et la double grille du môle se referma derrièrenous !…

Qu’est-ce que je risquais ? Le Fritz nem’avait-il pas dit de lui rapporter au plus tôt la réponse ducapitaine Hyx au château même de la Goya ? Obéissant à sesordres pressés, j’étais entré, à mon retour de mon inutile voyageaux îles Ciès, dans le port de la Goya, avec d’autres barques,uniquement dans le désir de lui faire part, sans tarder, del’impossibilité de l’entreprise ! Fort d’un pareil argument,je pouvais montrer quelque audace. Je n’en manquai point.

Du reste, je sentais à côté de moi Potaje dansun état de jubilation excessif. Et je n’étais point fâché de luimontrer, à lui qui aimait tant les aventures qui font peur, que jen’avais pas peur, moi, des aventures !

Nous nous étions rangés au long des quais, ouplutôt contre l’ombre des quais. Car, en vérité, ce qui noussauvait c’était toute cette ombre dans laquelle nous nous mouvions.Jamais je n’ai vu d’ombres aussi épaisses, aussisolides !… On croyait avoir contre soi la nuit etc’étaient des murs. Ce port devait être lui-même une prison.

Pourtant le château qui l’entourait étaithabité. Pourquoi n’y avait-il pas une lumière aux bâtissescirculaires du château ? Pourquoi ?…

Quand nous étions passés pour la première foisdevant lui, il y avait quelques lueurs à quelques fenêtres, toutlà-haut, sous les toits, et maintenant tout était éteint.

Mais, tout à coup, voilà que devant nous leponton noir parut s’entrouvrir. C’est-à-dire qu’au ras de l’eau unebaie lumineuse se découpa dans le sombre bâtiment. Des portesvenaient de s’entrouvrir ou des cloisons de glisser pour nouslaisser apercevoir en partie l’intérieur de cette singulière nef.Nous ne vîmes d’abord que de monstrueux coffres noirs, tout bardésd’épaisses ferrures luisantes, et que les silhouettes noires qui,tout à l’heure, montaient les chaloupes.

Elles s’agitaient maintenant autour descoffres, cependant que nous entendions à nouveau des plaintes sansqu’il nous fût possible de nous rendre compte de leur origine. Toutau plus pouvions-nous dire qu’elles étaient proférées dans leponton lui-même. Tout cela nous paraissait infiniment sinistre,diabolique et incompréhensible.

Poussés par les silhouettes noires, lescoffres se mirent à rouler sur des rails établis sur un chemin deplanches de fer incliné qui avait été jeté du ponton jusqu’auxpierres supérieures d’un quai invisible. Aussitôt ces coffresfurent accrochés à des chaînes et les chaînes halèrent les coffres.Un homme, qui avait toutes les allures d’un officier de marineboche, semblait commander toute la manœuvre. Où allaient lescoffres ?…

Potaje était déjà sur le quai sans que je m’enfusse aperçu, tant tous nos gestes étaient enveloppés de nuit, etmaintenant il me tirait par les cheveux pour que je le suivisse.Personne ne s’occupait de nous, car nul ne soupçonnait encore notreprésence. J’obéis à l’impulsion de Potaje et quittai la barque.

Le quai était formé d’un escalier circulairedont nous gravîmes les degrés à tâtons. Je crois bien que, pour nefaire aucun bruit, mon cul-de-jatte s’était dévissé de saplanchette et la portait sur ses épaules, pendue à son cou, commeje lui ai vu faire depuis. Il se traînait devant moi comme unelarve et mes pieds étaient guidés par cette larve.

Et ainsi, ensemble, nous allions vers lesroulements sourds que faisaient les énormes coffres sur leurs railsinvisibles.

Enfin, nous entendîmes tout près de nous desvoix de commandement et la nuit s’entrouvrit encore, sur notredroite, de la largeur d’une porte basse et d’une sorte de tunneldans lequel s’agitaient et brillaient de rapides lumières etd’étonnants reflets, comme des ténèbres pailletées…

Poussés toujours par les silhouettes noires etobéissant maintenant à la pente qui les attirait, les grandscoffres s’engouffraient dans le tunnel avec un bruit de tonnerre,et nous entrâmes dans le tunnel et dans le bruit, comme si nousaussi eussions été les noirs ouvriers de cette œuvresouterraine.

Nous plongeâmes au plus profond de l’obscur,évitant les ténèbres pailletées, et nous attendîmes.

Ce ne fut pas long.

Probable que les coffres-wagons étaientarrivés à destination car on ne les entendit plus. Et lessilhouettes noires nous frôlèrent dans le chemin du retour,appelées et obéissant à des numéros d’ordre qu’une ombre arméed’une lanterne leur jetait sur le seuil ; et ainsi, quandelles furent toutes comptées et toutes dehors, les portes dusouterrain se refermèrent et nous restâmes là en compagnie de troisautres ombres et de trois lanternes.

L’une d’elles éclairait le profil de l’hommequi, sur le ponton, avait commandé la manœuvre, la seconde memontrait en plein la figure joufflue, ronde comme la pleine lune deFritz von Harschfeld, la troisième se balançait au poing de vonTreischke lui-même !…

Ciel et terre ! Qu’allais-je voir ?Qu’allais-je entendre ? Et n’eussé-je pas mieux fait, ô mamère ! de m’en tenir à la lettre de ma consigne plutôt qued’aller me jeter littéralement dans un gouffre où j’étais à peuprès sûr de rencontrer de tels démons ?…

Va donc, audacieux Herbert de Renich !Aborde en ce moment le Fritz ou le von Treischke !Explique-leur que tu as quelque chose de très pressé à leur dire àpropos du capitaine Hyx, ou de n’importe quoi et que tu es heureuxde les rencontrer par hasard dans ce petit souterrain, quis’est trouvé par hasard sur ta route, au retour des îlesCiès !… Va !… Insensé !…

L’homme qui me parut, à bord du chaland, êtrele maître de la manœuvre, s’est approché d’un coffre et voici quece premier coffre qu’il touche bascule soudain, comme bascule unwagonnet sur son chariot quand on a décroché son agrafe de fer et,devant nous… c’est une avalanche d’or !…

Ah ! le bruit de cela dans le souterrain,et la couleur de cela sous la lueur sanglante des troislanternes !…

Et le danger de cela !

Jésus ! dix pas plus près et nousmourions ensevelis sous l’avalanche d’or !… sous le poids deslingots et de mille objets d’or massif qui glissaient jusqu’à nospieds avec un tumulte d’une magnificence magique, et quirebondissaient quelquefois au loin en pailletant lesténèbres !

Eh quoi ! c’était donc là le secret deces lueurs allumées dans le souterrain au gré du balancement de lalumière accrochée aux trois poings de ces ombres silencieuses… Del’or ! de l’or !…

Le château de la Goya reposait sur uncoffre-fort que nous voyions remplir ! Et nous étions enfermésdans ce coffre-fort-là, qui contenait déjà combien de centainesde millions ?…

Il y avait six coffres qui furent ouverts etqui chavirèrent tour à tour !… Dans les uns il y avait desmonceaux de pièces d’or ; un autre laissait ruisseler de sesflancs des lingots d’argent ; un autre des joyaux et desgemmes incrustées dans les objets les plus hétéroclites quiroulaient, roulaient jusqu’aux murs, avec les sonorités joyeusesdes métaux précieux !

Ainsi, lorsque nous voyions, sur les eauxnoires du golfe, glisser dans la nuit mystérieuse la masse sombredes chalands noirs, c’était un des plus riches chargements de l’ordu monde qui passait devant nous pour aller grossir le nouveautrésor de guerre qui s’accumulait, pour les Boches, dans les cavesdu château de la Goya !

Le château de la Reine ! car lareine se dit Goyaen indien quichua, c’est-à-dire en indiensacré du Pérou, dans l’antique langue des Incas !… LesIncas !… L’or des Incas !… Mais, depuis Pizarre,n’avait-il pas de tous temps afflué sur cette terre deconquistadors ! Et n’était-ce pas l’une des plus belleshistoires du monde que celle des galions de Vigo !… de cetteflotte lourde à sombrer de tout l’or des Indes occidentales,poursuivie jusque dans la baie par les Anglais et les Hollandais etse faisant sauter plutôt que de se rendre, ensevelissant sous elleplus d’un milliard du précieux métal, dîme et butin rapportés de laTerre Nouvelle !

Les galions de Vigo ! Les galions deVigo !… c’était l’or des galions de Vigo que l’on charriaitdevant nous !…

Que d’entreprises avaient tenté jusqu’à cejour de les arracher au lit de la mer, mais toujoursvainement !… D’autres millions avaient été inutilementengloutis pour sortir ces centaines de millions que gardaientjalousement les flots !

Mais voilà que les Boches réussissaient enfinlà où tous les autres avaient échoué, et dans quel moment !…Quel apport formidable allait être pour eux cette coulée inattenduedu précieux métal !… Quelle bataille ils étaient en train degagner au fond des eaux de la baie de Vigo !…

Hein ?… que dis-je ?…Bataille ?… La Bataille invisible ! C’est qu’eneffet cet or ils ne sont point les seuls à savoir qu’il estlà ! D’autres aussi le savent et le veulent peut-être !…Jésus ! le voile se déchire !… Je comprends ! Jecomprends !… On se bat autour des galions de Vigo, au fondde la baie de Vigo !…

La voilà la Bataille invisible !…

Chapitre 19OÙ L’ON COMMENCE À PARLER DES APÔTRES

Quand les coffres furent vides et que toutecette musique d’or se fut tue, le von Treischke parla pour lapremière fois. Il demanda :

« ToujoursSaint-Jean-l’Évangéliste ?

– Oui, répondit le maître demanœuvre, mais c’est la fin et notre besogne va forcément seralentir maintenant que nous avons perduSaint-Marc !

– Herr Jésus ! gronda vonTreischke, paraît que c’était le plus généreux ! Il auraitdonné sans compter ! Voilà une bien méchante nouvelle dontcertainement Sa Majesté ne s’accommodera pas !…

– Herr amiral ! pardonnez-moi, mais toutn’est pas encore dit dans cette affaire. Si nous avons perdu leSaint-Marc au dernier abordage, les autres ne l’ont pasencore gagné ! Nous en avons rendu l’approche impossible etnous le tenons nuit et jour sous un feu d’enfer. Nosdernières culasses carrées à air comprimé font merveille ! Etpour peu que nous tenions deux jours encore la seconde ligne detranchées à la cote six mètres quatre-vingt-cinq nouspourrons, dès après-demain soir, tenter un mouvement tournant quinous rendra le Saint-Marc !…

– Je vous le souhaite ! prononçale von Treischke, et j’attendrai jusque-là pour envoyer monrapport… À combien estimez-vous ?… » Ici la voix seperdit dans la profondeur du tunnel. Les trois hommess’éloignaient, regagnaient l’issue.

Potaje et moi nous nous étions glissésderrière les wagons-coffres. Maintenant qu’ils étaient vides, nousavions pensé qu’ils allaient être tirés immédiatement de là, car,de toute évidence, c’était là un outillage spécial dont on devaitavoir besoin dehors !… Dans ma pensée, ces coffres devaientêtre descendus au fond des eaux pour être remplis par lesscaphandriers. Du reste, je les touchai et ils étaient humides.Leurs parois de fer étaient même visqueuses, attestant un longséjour au fond de l’eau.

Mais voilà ! Sans doute, dans ce moment,on n’en avait plus besoin ! Peut-être en était-il ainsiparce que le Saint-Marc avait été pris par les autres àl’abordage !… Toujours est-il que les portes des caves duchâteau de la Goya s’ouvrirent devant les trois ombres etse refermèrent sur nous !…

Vous décrire notre embarras ou, pour être plusjuste, notre effroi, serait tout à fait inutile car il est tropconcevable. Qu’allions-nous devenir ? Ces caves devaient être,comme l’on pense bien, sévèrement gardées, et si l’on venaitchercher les wagons-coffres au cours de la journée suivante nous nevoyions pas bien comment nous pourrions nous éloigner de là.

Et encore, même si, plus tard, une nouvelleoccasion se représentait, lors de l’ouverture du souterrain, denous glisser, comme nous l’avions fait, derrière leursombres, nous n’étions nullement assurés d’une nouvelle réussite,car, pour peu que nous y réfléchissions, nous devions compter surles nouvelles difficultés qui allaient naître pour nous de ladécouverte de notre embarcation dans le port même de laGoya !

La présence de la Spuma sur ces eauxsecrètes était tout à fait indésirable et l’on nemanquerait point, dès le lendemain matin au plus tard (en mettantles choses au mieux), de se mettre à la recherche forcenée de ceuxqui avaient eu l’imprudence de l’amener jusque-là !…

Enfin, ce qui ressortait de plus clair pournous, au fond de cette obscurité tant dorée, c’est que nous avionsdésormais toutes les chances de n’en point ressortirrapidement.

À ces angoisses morales vinrent s’ajouter,comme une incroyable et inattendue force, deux tortures nouvelles,celles de la faim et de la soif. En ce qui me concerne toutparticulièrement, j’aurais certainement donné bon nombre desmillions qui étaient là pour une croûte de pain et un verred’eau !

Et, quand j’y pense maintenant, il me semblebien qu’il y eut là comme une sorte de suggestion due à unesituation, sans doute exceptionnelle dans la vie ordinaire deshommes, mais, à coup sûr, peu rare dans le romanesque !Combien d’histoires avais-je lues dans lesquelles des malheureuxégarés comme nous au centre d’incalculables richesses, se mouraientde ne pouvoir satisfaire les appétits les plus vulgaires sansqu’ils pussent utilement se servir d’un maravédis !

L’idée que nous nous traînions, comme ceshéros inventés pour distraire ou instruire notre jeunesse, dans unecave pleine d’or, parmi des sommes capables de faire vivre le mondependant des mois et de sauver peut-être la Bocherie de la famine,devait inévitablement me faire craindre que tous ces trésors, en cequi nous concernait, ne pussent servir que de litière à notreagonie !…

Au fait, je dirai tout de suite que nous fûmesassez tôt débarrassés de cette hantise par une suite decirconstances des plus heureuses qui s’offrit à nous pour nousfaire sortir de là, quasi avec la même facilité que nous y étionsentrés. La fortune est ainsi capricieuse, tantôt se présentant,comme on voit à la roulette, avec des alternances répétées ou avecdes séries suivies de faveur ou de défaveur. Nous étions dans unesérie favorable, il faut croire. Car il n’y avait pas plus d’unquart d’heure (approximativement) que nous nous traînions sur toutcet or obscur, dont le bruit, sous nos pas chancelants, nousfaisait, à chaque instant, tressaillir, car nous redoutions quetoute cette musique métallique ne donnât l’éveil à nos ennemis etnous avancions avec une prudence extrême, errant de cases en cases,gravissant des monticules de vaisselle d’or et d’argent qui, tout àcoup, s’effondraient et se répandaient au-dessous de nous (avec unnouveau tumulte qui nous retenait tout à coup immobiles,haletants), quand Potaje fit entendre une sourde exclamation.

« Là ! là ! faisait-il,là !… »

Je le rejoignis et, à mon tour, je pus voir unpetit carré de lueur lunaire qui brillait au fond d’une étroitegalerie qui coupait à angle droit celle où nous nous trouvions.

Une minute plus tard, nous étions auprès de cepetit carré-là ; c’était un degré de pierre éclairé par lalune et nous nous trouvions sur un escalier tout humide et visqueuxqui avait quelque chance, selon moi, d’être ignoré des maîtres decéans, car, à mon avis, les eaux devaient le recouvrir le plussouvent. Peut-être même cet escalier ne se montrait-il que lors desgrandes marées ; et il était possible, après tout, que nousbénéficions de l’une de ces marées-là.

Tant est que ce petit escalier de pierre, quiavait dû servir jadis à de bien sombres besognes, nous conduisitpar un soupirail jusqu’au niveau même de l’eau du port intérieur dela Goya !

Nous étions sortis de notrecoffre-fort !…

Avec quelle joie intime nous remerciâmes leciel, je vous le laisse à deviner ! Et nous étions sortis toutprès de la grille qui fermait ce port et qui, à cause même de labaisse exceptionnelle de la marée, se trouvait elle-même à unehauteur suffisante au-dessus de l’eau pour que nous puissions nousy glisser sans avoir à prendre la peine de plonger !

Et même j’étais assuré, dès lors, qu’avec unpeu d’effort et d’adresse il nous eût été possible de faire glisserlà-dessous notre barque, si la Spuma avait encore été ànotre disposition !…

Il est remarquable que, depuis que nous nousétions échappés du souterrain et que nous n’avions plus à craindred’être accusés d’avoir forcé son formidable secret, je recouvraistous mes esprits ! C’est qu’en effet je pensais à nouveau que,si j’étais surpris dans le port de la Goya, mon crime n’était pasgrand ! Du moins je pouvais l’imaginer, et vous savez de quelargument je disposais !

Très lucidement alors, je me rendis compte deschoses et permis à Potaje d’aller à la découverte de laSpuma, qu’il me ramena un quart d’heure plus tard,profitant de deux gros nuages qui passaient sous la lune et sefirent bien à propos nos complices !…

Que vous dirai-je de plus en ce qui concernela Spuma ?Nous la ramenions à Vigo une demi-heureplus tard, sans aucun incident, et nous l’abandonnions à son sortsans plus vouloir en entendre parler ! J’imagine même que lebarcilleur ne se vanta point, une fois qu’il eut retrouvé sonembarcation, de l’événement mystérieux qui, pendant quelquesheures, l’en avait privé, car il devait avoir lui aussi, en toutceci, une certaine responsabilité…

Chapitre 20OÙ L’ON CONTINUE DE PARLER DES APÔTRES

Il n’était, du reste, pas plus d’une heure dumatin quand nous nous retrouvâmes sur les quais de Vigo… Je croyaisnos aventures terminées au moins pour cette nuit-ci ; elles nefaisaient que commencer, ou plutôt elles allaient prendre dans lemoment que je m’y attendais le moins une orientation nouvelle.

Potaje et moi, nous avions repris le chemin del’hôtel et nous étions tout silencieux.

Maintenant que le danger immédiat était passé,nous nous retrouvions sous le coup de ce que nous avions vu et nosyeux, assurément, ne s’attachaient point aux objets extérieurs maispoursuivaient d’innombra­bles paillettes d’or dans un fond deprodigieuses ténèbres ! Des millions ! des centaines demillions ! Un trésor de guerre inconnu ! Nous avions vuça ! nous avions vu ça ! nous autres, le demi-Potaje etmoi !

Et aussi nous avions vu une dame voilée à safenêtre grillée, et nous avions juré de l’enlever à sesgeôliers.

Et aussi quand nous aurions accompli cettebesogne-là, qui était de justice, je serais le plus fort des hommeset je pourrais accomplir bien d’autres choses justes qui nousépargneraient, à nous et aux autres, bien des malheurs ! Avecun pareil secret, avec un pareil otage, que ne ferait point Herbertde Renich ! Enchanté, n’avais-je pas lieu en vérité d’êtreenchanté de ma nuit ?

Faut-il vous dire que notre faim et notresoif, par un phénomène diamétralement opposé mais absolumentcomparable à celui qui les avait excitées, étaient tout à faittombées maintenant que nous pouvions les assouvir à notrevolonté ! En conséquence de quoi on me croira quand j’affirmeque nous ne lançâmes aucun regard d’envie sur les cabarets encoreouverts que nous rencontrâmes sur notre chemin. Et cependant voilàque tout à coup, comme, après avoir quitté les quais, noustraversions un carrefour de petites ruelles dont l’une devait nousconduire à la place de Santa-Maria (d’où nous n’aurions plus quequelques pas à faire pour arriver à notre hôtel), je restai plantésur mes pieds, dans lesquels s’embrouilla Potaje qui me suivait, jecrois bien, en dormant à moitié sur sa planchette.

« Qu’y a-t-il, señor ? demanda-t-il,déjà prêt à me défendre, s’il était nécessaire, contre quelquenouvel ennemi.

– Potaje !… qu’est-ce que tu lis surcette enseigne, à la lueur de cette méchante lanterne ?

– Je lis (car Potaje savait lire)… jelis : Jim’s… Bar de Santiago delCompostelle !

– Je n’ai donc point la berlue,fis-je, et me voilà devant ce fameux bar, tenu par le fameux Jim,où le joyeux midship venait boire de sacréscocktails !… »

On se rappelle en effet (et je me lerappelais) que, le soir de ma première tentative d’évasion duVengeur, le midship, qui comptait prendre quelques heuresde liberté, m’avait donné rendez-vous devant le comptoir et lesgobelets de Jim, pour fêter, haut le coude, ma libération. Mais unsi beau dessein avait été contrarié par toute cette histoire desîles Ciès qui avait failli si mal tourner pour moi et à la suite delaquelle j’avais dû réintégrer les flancs redoutables duVengeur !…

Cependant, il me semblait bien (si ma mémoireétait fidèle) que le fameux bar et le fameux Jim devaient se tenirau coin de la calle Real et de l’église Collégiale, et nous enétions encore assez loin…

« Entrons ! dis-je, poussé par unecuriosité qui, certainement, visait moins le Jim lui-même et sonbar que le midship, client fortuit que j’aurais été fort heureux derencontrer et pour plusieurs raisons !… »

Nous entrâmes. Le Jim nous accueillit avec sonplus large sourire, tout en secouant ses mixtures dans les gobeletsd’étain. Il me revint que le midship m’avait dit que ce Jim avaitété champion de la marine (de la Grande-Bretagne, bienentendu) !

Pour qu’il n’y eut point d’erreur, je m’enassurai.

« Oui, c’est bien moi, c’est bien moi leJim en question, déclara le boxeur fabricant de cocktails, derrièreson comptoir…

– Vous avez donc déménagé ?

– Certes !… Ce ne sont point les dévots,bigots et cagots, et porteurs de cierges, qui apprécient lepic-me-up, mon maître ! déclara Jim, en élargissantencore (si possible) son sourire, lequel, d’une oreille à l’autreétait orné d’une dentition formidable… Je ne faisais point mesfrais, continua-t-il, au coin de la Collégiale ! et il y avaittrop de bars sur le chemin des braves matelots de la flottemarchande et autre de sa Majesté, depuis le môle jusqu’àSanta-Maria, pour que n’en souffrissent point les affaires dupauvre Jim ! Il faut penser à tout dans le commerce. Aussiai-je fini par lâcher le parvis, indeed ! (en vérité)pour m’établir dans ce charmant cul-de-sac, honoré comme chacunsait à Vigo de la plus belle et de la plus terrible histoired’amour !

– Eh là ! de quelle histoire d’amourparlez-vous donc ?

– Connaissez-vous si peu Vigo, s’étonna Jim,que vous n’ayez point entendu parler de la terrible aventure de laseñonta Dolorès et de sa pauvre mère ? »

Je tressaillis.

« C’était donc ici ? dis-je.

– Ici même, señor. Ici même, au lieu de vendredu cocktail comme le pauvre Jim, la mère de Dolorès servait lesplus dorés des vins et distribuait ses sourires tandis que la belleet vertueuse Dolorès vendait ses cigarettes dans le magasin d’àcôté ! »

Et il me désignait une porte close qui devaitfaire autrefois communiquer le débit et le magasin et quiparaissait aujourd’hui condamnée. On avait, du reste, étalé entravers de cette porte, d’un pan de mur à l’autre, une vaste cartede la guerre qui la cachait en partie.

« Ah ! ah ! je suis bien aise,assurément, de faire connaissance avec un lieu aussi célèbre… Alorsvous disiez donc que c’est dans le magasin à côté que laseñorita…

– Oui, oui ! c’est là qu’elle a connu labande au Kessel, au soi-disant Kessel !… Vieillehistoire ! Vieille histoire !… connue du monde entier àVigo ! Que faut-il vous servir, monsieur Herbert deRenich ? »

J’étais grimpé sur un tabouret ; j’endégringolai de stupeur…

« Comment savez-vous ?… Commentsavez-vous ?… Vous me connaissez donc ?

– Moi, je ne vous ai jamais autant vu, mais ilest difficile de n’être point célèbre, quand on traîne derrière soiun aussi joli petit groom ! »

Et, naturellement, il me désignait Potaje,qui, seulement alors faisait son entrée, après avoir exploréprudemment les environs, qui lui avaient paru habités par desombres indésirables…

Potaje avait entendu et, en moins de tempsqu’il ne le faut pour le dire, il avait bondi sur un tabouret, dutabouret sur le comptoir, et présentait ses petits poings menaçants(poids plume) à l’énorme Jim (poids lourd) qui ne faisait qu’enrire…

« J’ai tué un nègre, déclara Jim, unnègre qui pesait bien deux cents livres de plus que toi, et d’unseul coup de poing encore !

– Et moi j’ai fait reculer un taureau delmuerte rien qu’en le regardant !… » affirmaPotaje.

Mais je m’interposai avec une grande autoritéentre Jim et Potaje et parvins, grâce à un certain espritd’à-propos, à les calmer tous les deux. Tous deux, dans leur genre,n’étaient-ils point des sportifs et ne se devaient-ils point uneadmiration mutuelle que je portai à son comble avec de sacrésverres de cocktails (pour parler comme le joyeuxmidship) ?

« Enfin ! fis-je, quand tout futrentré dans l’ordre sur le comptoir, me direz-vous, Jim, commentvous connaissez mon nom ?

– Je le connais, señor, parce qu’il a étéprononcé ici tout à l’heure !…

– Ici ?…

– Ici même, tenez, à cette place qu’occupe ence moment cet honorable gentleman ! »

C’est alors que je découvris, affalé sur uncoin de table, une figure qui ne me parut point inconnue. J’avaisdéjà vu cette tête-là quelque part… Le personnage était habilléd’un costume un peu vague, un tiers matelot, un tiers militaire, untiers civil…

« Un matelot ? demandai-je auhasard.

– Perhaps ! répondit Jim.Assurément un échappé des Douze Apôtres !… Mais tropsaoul et trop bavard !… Ça lui portera malheur !… Il y ades exemples ! Eh ! l’homme ! il est temps d’allerse coucher !… Je ne loge ni à pied ni àcheval !… »

Et Jim secoua l’homme, qui consentit à seredresser et réclama du whisky !… Mais Jim, pour touteréponse, l’emporta dans ses bras comme un enfant, ce qui ne futpoint du goût de l’autre et il y eut des protestations.

« Jim ! Jim ! tu n’es pas unfrère ! déclarait l’autre en anglais, où veux-tu que j’aille àcette heure ?…

– Retourne à ta besogne ! Il n’ya pas d’autre solution pour un good fellow qui tient,évidemment, à revoir un jour ou l’autre la maisonpaternelle !

– Retourner aux Douze Apôtres !beugla l’autre, plutôt crever ici !…

– Tant pis pour toi, mais va crever plus loin,bavard stupide ! » Et Jim le déposa dans la rue et fermasa porte.

« J’en ai assez, dit-il, furieux !…Je finirai bien par avoir des histoires, moi aussi, et je n’y tienspas, comme vous pensez !… En voilà encore un à qui il vaarriver une sale petite aventure de carrefour cette nuit et qui nel’aura pas volé !… Ça veut devenir Crésus sans risques !Où donc est la raison en ce monde ?… Personne ne les a forcésà traiter avec les Douze Apôtres !…

– Qu’est-ce donc, demandai-je, qu’unéchappé des Douze Apôtres ?… »

Jim me regarda en riant, croyant évidemmentque j’affectais une ignorance sans doute bien plaisante et quin’était guère de mise avec lui.

« Vous le demanderez, dit-il, au señor,qui, devant ce comptoir, a prononcé votre nom tout à l’heure…

– Mais quel señor ? Et comment est-ilvenu me chercher ici, moi qui pénètre chez vous pour la premièrefois ?

– Il ne vous cherchait pas ici, mais comme,lorsqu’il est à terre, il ne passe jamais, lui, devant ma maisonsans y entrer, il m’a demandé si je n’avais pas vu, par hasard,passer M. Herbert de Renich, bien reconnaissable à ce qu’ildevait être accompagné de son groom, qu’il m’a décrit à peu prèscomme étant une moitié de toréador ! Ceci sans vous offenser,maître Potaje ! »

Encore me fallut-il me jeter sur Potaje et leretenir par ses roulettes dans le moment qu’il allait bondir surJim ; le tout naturellement se termina par une autre tournéede cocktails, pendant la confection desquels je réfléchissaisprofondément à ce que je venais d’apprendre. Je pensais que lesautorités des îles Ciès, qui avaient refusé ma correspondance, nedevaient pas être étrangères à tout ceci. Sans doute avaient-ellesvoulu savoir dans quelles conditions je me traînais à Vigo ;en conséquence elles avaient fait leur enquête à l’hôtel et avaientappris du majordome de quelle sorte de domestique j’étais partoutaccompagné.

On devait savoir maintenant sur LeVengeur que je me trouvais à Vigo ; le midship en avaitpeut-être été instruit lui-même et, sans doute, s’était-ilprécipité à terre et me cherchait-il, ne fût-ce que pour prendre enma compagnie un ou deux sacrés cocktails !

Dans les circonstances présentes, je nepouvais rien supposer qui pût m’être plus désagréable, ou plusutile ; malheureusement la description du gentleman quis’intéressait ainsi à moi et dont Jim ne voulut point me dire lenom (peut-être l’ignorait-il) m’enseigna qu’il ne pouvait s’agir dumidship.

Alors qui ? J’étais fort intrigué et jene prolongeai point plus longtemps mon séjour dans le bar deSantiago de Compostelle, bien que le souvenir tragique de laterrible aventure de Dolorès et de sa mère m’eût incité un instantà le contempler avec le plus vif intérêt. Nous nous éloignâmes,Potaje et moi, cependant que Jim mettait ses volets.

« Señor, me dit Potaje, voici uncarrefour bien obscur et un cul-de-sac assez retiré de lacirculation ! Quant au magasin adjacent au débit du señor Jim,tout cloué de planches, comme il est abandonné depuis le dramed’amour auquel il a été fait allusion, m’est avis, après inspectiondes lieux, qu’il constituerait une merveilleuse retraite pour ladame du château si, comme je n’en doute point, nous parvenons,d’ici à quarante-huit heures au plus tard, à la faire descendre deson balcon !… Qu’en dites-vous ?…

– Je dis, Potaje, que voilà une excellenteidée, digne de toi, et qui vient à point me soustraire à despréoccupations qui concernaient justement la dame en question. Jene pense point que Jim, qui me paraît un brave garçon plein decœur, refuserait de nous aider dans la circonstance.

– Il n’est même point besoin de lui en parler,et ainsi peut-être vaudrait-il mieux, répliqua incontinent Potaje,lequel ne portait point Jim dans son cœur ; j’ai fait le tourde la bicoque. On peut parvenir dans le magasin de la señorita parles sous-sols et j’en fais mon affaire. Personne ne se doutera derien et je me fais fort de ravitailler notre hôtesse sans qu’onvoie seulement contre le mur glisser mon ombre !

– Dieu soit loué, Potaje !… Je neremercierai jamais assez le ciel de t’avoir mis sur maroute !

– Le señor veut sourire ! glapit Potaje,mais que je ne sois qu’un aficionado de bas étage etincapable de diriger une novilladasi toute cette affairen’est point conclue avant le troisième lever du soleil !…Chassez, donc, señor, tous les soucis de votre front ! Etattention !… fit-il tout à coup, en me retenant le pied… leseñor va se heurter à de l’ivrogne ! »

De fait, nous dûmes faire le tour d’un grandcorps étalé en travers de la chaussée.

Et nous nous éloignions déjà quand Potaje eutl’idée d’extraire une boîte d’allumettes de l’une de sesinnombrables poches et faillit mettre le feu à la moustache dumonsieur qui nous avait barré la toute. En même temps, nouspoussions une seconde exclamation. Nous avions reconnu l’homme dubar de Santiago, celui que Jim avait mis avec tant de courtoisie àla porte et à qui il avait prédit un si fâcheux sort ! L’hommeétait mort d’un grand coup de couteau qui lui avait tranché lagorge.

Et je m’enfuis en courant, poursuivi parPotaje et par le souvenir des paroles fatales de Jim. « Bavardstupide ! cela lui portera malheur ! Il y a eu desexemples ! Échappé des DouzeApôtres ! »

Et, dans le même moment, cette figure que jeme rappelais vaguement se précisa dans ma mémoire et telle qu’ellem’était apparue, au seuil d’un jour mémorable, quand je traversaisen courant le chemin creux de l’une des îles Ciès et que je fusarrêté par certain cortège d’artillerie lente ! Oui,celui-là était le sous-off, qui commandait avec des gestes sibizarres la manœuvre, juste en face de moi, sur le flanc de cetrain d’artillerie pareil à un train de chenilles !

Encore une victime de la Batailleinvisible !… Quelque malheureux qui avait voulu échapperà son destin !

Quand donc aurai-je fini, cette nuit-là, demarcher sur de l’or ou de glisser dans du sang !… Moi aussi,j’avais approché les geôliers de Vigo !… Moi aussi, peut-être,avais-je mérité d’être traité de bavard stupide !… PourquoiJim m’avait-il cligné de l’œil d’un air entendu en me parlant deséchappés des Douze Apôtres ?… Il n’y avait peut-êtrerien de plus compromettant au monde que ce clin d’œil-là !Malheur à moi ! Malheur sur moi !… Qui me dit que moi,comme l’autre, je ne vais pas rencontrer « une bonne aventurede carrefour » !…

Enfin ! enfin ! nous débouchons surla promenade !… Et voici l’hôtel et cet antipathiquemajordome ! Il est donc de service nuit et jour !… –« Señor ! me dit le majordome, il y a quelqu’un qui vousattend chez vous !…

– Chez moi ?…

– Oui, dans votre chambre, señor… Il m’a ditque vous attendiez sa visite.

– Moi !… Mais je n’attendspersonne !… »

Tout de même je ne suis pas long à me jeterdans l’ascenseur, à courir à ma chambre, à ouvrir ma porte, unemain dans ma poche, sur un solide revolver, et Potaje, à mes pieds,prêt à se jeter dans les jambes de n’importe qui, si utile…

Chapitre 21OÙ L’ON REPARLE DE LA FAMEUSE COTE

Sitôt la porte ouverte, un homme se lève de machaise, dépose un verre sur ma table, vient au-devant de moi lesmains tendues.

« Ce n’est pas trop tôt, mon cher Herbertde Renich ! »

Et j’ai en face de moi cet excellentdocteur : le bon Médéric Eristal, qui m’a si bien soigné àbord du Vengeur !

« Hurrah’ » râlai-jed’enthousiasme.

Et aussitôt

« Amalia ? demandai-je en luiserrant les mains, donnez-moi des nouvelles d’Amalia !

– Elle est toujours vivante, répondit ce bravehomme, rassurez-vous !.

– Toujours vivante !… Mais c’est uneréponse épouvantable cela ! Sa vie a donc été réellement endanger ?

– En doutez-vous ?… Elle l’esttoujours !…

– Ah ! cette horreur ne cessera doncjamais ?

– Depuis le dernier attentat des Bochescontre le Lot-et-Garonne, et surtout depuis que l’on saitque l’amiral von Treischke était à bord du sous-marin, le capitaineHyx est comme un lion enragé !…

– Que Dieu nous ait donc enpitié ! gémis-je… Mais Dieu est avec nous puisqu’il a consentià ce que j’arrive à temps !…

– Que voulez-vous dire ? »interrogea le docteur.

Mais j’avais trop de questions à poser pourperdre un temps précieux à répondre et à exposer mes plans.

« D’où venez-vous ? demandai-je. Etcomment vous trouvez-vous ici ?…

– Oh ! me répondit-il, avec vous jen’irai point par quatre chemins, j’en ai assez des DouzeApôtres !…

– Chut ! m’exclamai-je en luifermant la bouche. Nous venons de nous heurter au cadavre d’unhomme qui n’est certainement mort que parce qu’il en avait assez,lui aussi, des Douze Apôtres !… Maintenant, mon cherdocteur, vous seriez tout à fait aimable de m’expliquer ce que lesdouze apôtres viennent faire ici…

– Comment ! vous n’avez pas encoredeviné ?…

– Si !… J’ai deviné et j’ai vu… Je saismaintenant ce que c’est que « la Bataille invisible »…J’ai deviné, où il fallait la placer, la fameuse cote sixmètres quatre-vingt-cinq, j’ai entendu des soupirs…

– Pas tant que moi ! pas tant quemoi !…

– J’ai entendu des soupirs qui semblaientsortir des eaux ! Je sais autour de quoi l’on se bat, pourquoil’on meurt !… Mais encore une fois, que viennent fairelà-dedans les Douze Apôtres ?

– Ignorant ! » me jeta,méprisant, Médéric Eristal, et il me conduisit par la main jusqu’àla fenêtre ouverte de ma chambre…

Il pouvait être quatre heures du matin. Sur leport et sur la rade régnait le plus grand silence, un silence noiret pesant… Quelques feux, au lointain, du côté des îles Ciès,perçaient la mystérieuse obscurité… Plus loin, du côté de la baiede San-Francisco, le flot s’éclairait d’un rayon de lune argenté…Aucun mouvement, hors celui de ce flot-là, n’était perceptible…

On ne voyait rien… on n’entendait rien…C’était la paix profonde et définitive de l’ombre, à l’heure oùl’humanité repose…

« La bataille bat sonplein !… » me dit le docteur.

Et il se croisa les bras devant ce golfe noiret muet.

« Oui, reprit-il au bout de quelquesinstants, dans ces quelques kilomètres carrés se livre, depuis desmois, le plus horrible, le plus acharné, le plus inouïcombat !… Et pourquoi ? pourquoi ? Parce qu’un joursont accourus de l’extrême horizon, cherchant un refuge dans cettebaie profonde, les Douze Apôtres !…

– Mais quels DouzeApôtres ?

– C’étaient les noms des douzegalions d’Espagne ! »

Et m’entraînant maintenant jusqu’à la petitetable où il avait, pour soutenir son éloquence, réuni ses deuxfioles coutumières, celle au skydam et celle à la cocaïne,l’excellent Médéric Eristal me conta tout le détail de cettehistoire fabuleuse, que je ne connaissais, moi, que pour avoirrencontré les dix lignes qui lui sont consacrées dans toutes leshistoires de la guerre de succession.

Il m’expliqua d’abord ce que c’étaitexactement qu’un galion. Une fois par an, vers la fin de septembre,douze vaisseaux des plus puissants de la flotte espagnole, et quiportaient le nom des douze apôtres, partaient de Cadix escortéseux-mêmes par des navires de guerre et cinglaient vers les Indesoccidentales, d’où ils avaient mission de rapporter les produitsdes mines d’or et la dîme prélevée par la métropole sur lesrichesses incalculables de son nouvel empire colonial. On appelaitces vaisseaux des galions, mais les galions ne suffisaient point àcet extraordinaire transport ; pendant qu’ils partaient deCadix, d’autres vaisseaux quittaient Séville et s’appelaient,ceux-ci, d’un terme générique : la flotte.

Flotte et galions touchaient les Canaries, lesAntilles, les îles Sous-le-Vent, puis se séparaient ; laflotte allait au Mexique, où elle avait de quoi remplirses carènes, et les galions se rendaient devant Puerto-Bello, unecité nouvelle, ou plutôt une foire immense, où venaient s’accumulerles prodigieuses richesses du Pérou et du Chili.

Trois officiers surveillaient du Pérou àPanama les trésors qu’ils faisaient apporter ensuite à Puerto-Bellopour être, de là, transportés sur les galions.

Ceux-ci, gorgés de lingots, de rouleaux d’oret de piastres, quittaient Puerto-Bello après une escale dequarante jours et remontaient jusqu’à la Havane, où ilsretrouvaient les vaisseaux de la flotte, chargés destrésors du Mexique ; puis toutes ces voiles faisaient routeensemble pour l’Europe.

Vous pensez si elles se gardaient et si,autant que possible, elles restaient groupées. Il y eut une époqueoù il était assez dangereux de traîner de l’or sur la mer. C’étaitcelle-là. Ce fut le beau temps de la flibuste.

En ce qui concerne les galions dits :galions de Vigo, voici ce qui se passa ; l’événementen est précieusement historique et nous le trouvons retracé chezles meilleurs auteurs.

« L’affaire eut lieu en 1702. Vousn’ignorez pas qu’à cette époque le roi Louis XIV, croyant qu’ilsuffisait d’un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénéessous terre, avait imposé le duc d’Anjou, son petit-fils, auxEspagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom dePhilippe V, eut affaire, au dehors, à forte partie. En effet,l’année précédente, les maisons royales de Hollande, d’Autriche etd’Angleterre avaient conclu à la Haye un traité d’alliance, dans lebut d’arracher la couronne d’Espagne à Philippe V afin de la placersur la tête d’un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément lenom de Charles III. L’Espagne dut résister à cette coalition. Maiselle était à peu près dépourvue de soldats et de marins. Cependantl’argent ne lui manquait pas, à la condition toutefois que sesgalions, chargés de l’or et de l’argent de l’Amérique, entrassentdans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait unriche convoi que la France faisait escorter par une flotte devingt-trois vaisseaux commandés par l’amiral de Châteaurenault, carles marins coalisés couraient alors l’Atlantique.

« Ce convoi devait se rendre àCadix ; mais l’amiral, ayant appris que la flotte anglaisecroisait dans ces parages, résolut de rallier un port deFrance.

« Les commandants espagnols du convoiprotestèrent contre cette décision. Ils voulurent être conduitsdans un port espagnol et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigoqui n’était pas bloquée.

« L’amiral de Châteaurenault eut lafaiblesse d’obéir à cette injonction, et les galions entrèrent dansla baie de Vigo. Malheureusement cette baie forme une rade ouvertequi ne peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter dedécharger les galions avant l’arrivée des flottes coalisées, et letemps n’eût pas manqué à ce débarquement si une misérable questionde rivalité n’eût surgi tout à coup. Les commerçants de Cadixavaient un privilège d’après lequel ils devaient recevoir toutesles marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquerles lingots des galions au port de Vigo, c’était aller contre leurdroit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils obtinrent du faiblePhilippe V que le convoi, sans procéder à son déchargement,resterait en séquestre dans la rade de Vigo jusqu’au moment où lesflottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l’on prenait cettedécision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dansla baie de Vigo. L’amiral de Châteaurenault, malgré ses forcesinférieures, se battit courageusement ; mais, quand il vit queles richesses du convoi allaient tomber entre les mains desennemis, il incendia et saborda les galions, qui s’engloutirentavec leurs immenses trésors.

– Trésors que l’on a essayé vainement depuis,je crois bien, d’arracher à la mer ! fis-je, lorsque MédéricEristal eut fini d’instruire mon ignorance…

– Oui, oui ! fit-il. Bien des sociétés,depuis lors, ont obtenu du gouvernement espagnol le privilège derechercher les galions engloutis, mais toutes ont dû y renoncer,après s’y être ruinées. Elles ne disposaient point, sans doute, demachines assez puissantes, et puis elles travaillaient dans untemps où le scaphandrier était encore une chose tropfragile.

« Et maintenant, mon cher Herbert deRenich, me déclara le docteur qui était passablement gris et qui seprit à remuer furieusement ses clefs dans sa poche en se renversantexagérément sur son fauteuil bascule, et maintenant que vous avezdeviné tant de choses, je ne vois point pourquoi je ne vous diraispoint tout ce que je sais !…

« Au point où nous en sommes, nousn’avons plus rien à nous cacher !… ajouta-t-il. Je tiens avanttout à être votre ami, moi !… Et, dès que j’ai su que vousétiez dans nos parages, je n’ai point tardé à venir vous retrouver,comme bien vous voyez !… J’ai tout fait et j’aurai tout fait(vous pourrez en témoigner), pour empêcher certaines horreurs quisont plus que jamais suspendues sur nos têtes… J’ai fait allianceavec vous en contribuant à votre évasion, et vous savez pour quellecause !… L’alliance existe plus que jamais ! Elle estnécessaire !… Or donc, plus de secrets !… d’autant plusque, depuis que nous nous sommes quittés, ce secret-là est devenuun peu le secret de Polichinelle !… Certes ! on n’enparlera pas et l’on n’en parlera jamais officiellement !…Mais il y a trop d’intérêts en cours pour que ce ne soit pas,sous le manteau, le sujet préféré de la conversation diplomatiqueet militaire dans les hautes sphères de la Bataille dumonde !…

« L’Espagne, elle, ne veut rien savoir,reprit-il, après un coup de langue sur la bouteille de cocaïne. Etelle a raison… et elle a raison !… On lui donne son tant pourcent… d’un côté comme de l’autre !… À nous de nousarranger !…

– Précisez donc, docteur !…précisez ! » implorai-je.

Il hocha la tête, s’arrêta de basculer sur sachaise, suspendit le bruit de ses clefs dans sa poche, vida unpetit verre de skydam et dit :

« C’est simple !… Ce n’est pas cinqcents millions, comme on l’a cru longtemps, que Châteaurenault aengloutis dans la baie de Vigo en coulant ses galions, c’estdeux milliards !… deux milliards d’or !… vousentendez !… en or !… en or !… sans compter lesautres objets précieux, qui sont innombrables et dont la richessen’a pu être appréciée !

« Pour ne point exciter les convoitisesdéjà déchaînées de la flibuste, le gouvernement espagnol d’alorsavait caché que sa flotte d’Amérique lui rapporterait, cetteannée-là, un butin quatre fois plus considérable que celui qu’elleallait ramasser à l’ordinaire sur les côtes des Indesoccidentales ! Mais, en vue de la guerre qu’il allait avoir àsoutenir, le gouvernement avait donné les ordres les plus formels àses officiers et à ses commissaires d’outre-mer, pour que l’ondépouillât jusque dans leurs caves et jusque sur leurs toits (dontcertains étaient encore recouverts de tuiles d’or) les temples desIncas…

« Le temple du Soleil, que l’on venaitenfin de découvrir dans les environs de Cuzco, donna à lui seulpour trois cents millions d’or ! Le Mexique fut également misau pillage ; de Vera-Cruz aux déserts du Chili, on ramassal’or à la pelle, et l’on rapporta au petit-fils de Louis XIV vingtfois plus d’or que les fidèles d’Atahualpa, le dernier roi martyrdes Incas, en avaient apporté pour le salut du fils du Soleil auxsoldats de Pizarre, qui en emportèrent dans les deux premiers moisde leur conquête pour cent millions !…

« La flotte de Châteaurenault ne portaitpas seulement des lingots, mais des objets d’un art admirable queles orfèvres du Pérou n’avaient pas encore eu le temps de réduireen lingots d’un titre et d’un poids uniformes, comme il leur étaitgénéralement ordonné !… De telle sorte, souffla le docteur quise redressa comme il put sur ses pieds, poussé par un soudainenthousiasme, que ce sable, que ce limon (et il étendait les brasvers le gouffre noir de la baie de Vigo) sont pavés d’aiguières, degobelets, de plateaux, de vases, d’ornements pour les temples etpour les palais royaux comme jamais le vieux monde ne fut assezriche pour s’en offrir !…

« Oui, dans cette boue liquide il y adeux milliards d’or ! Deux milliards !… Comprenez-vous,Herbert de Renich ?… Deux milliards !… enor ! c’est-à-dire… écoutez-moi bien… écoutez-moibien !… c’est-à-dire de quoi refaire la puissancefinancière de l’Allemagne… De quoi permettre à la bocherie de fairedurer la guerre du monde autant qu’elle le voudra, jusqu’àl’épuisement du monde ! et de signer finalement un traité devictoire !… »

Ayant dit cela, il s’accorda un moment poursouffler, mais il était moins suffoqué encore par la fatigue de saparole que du poids de son évocation, et moi-même, je restai affalédevant lui, accablé, brisé…

Je pensais à ce que j’avais déjà vu, la nuitmême, de tout cet or-là, et je me demandais avec une angoisseindicible si tout ce qu’il en restait dans la baie de Vigo allaitprendre le même chemin jusqu’au fond des caves de laGoya !…

Le docteur donna sur la table un coup de poingqui fit chanceler les deux chères petites fioles etreprit :

« Il n’y a pas longtemps que ce chiffrefabuleux de deux milliards d’or, enfouis dans la baie de Vigo, estconnu. La chose a été découverte il n’y a pas plus d’un an dans lesarchives de l’amirauté britannique, et tout à fait par hasard. On aretrouvé les comptes d’un commissaire du roi qui se trouvait surl’un des galions de Châteaurenault et qui avait été fait prisonnierpar la flotte anglaise dans la baie même de Vigo. Je ne vous diraipas comment ces papiers passèrent sous les yeux du capitaine Hyx,exprima le docteur en hochant la tête, parce que je l’ignore etqu’il est bien entendu que le capitaine Hyx n’a aucune accointanceavec l’amirauté ; toujours est-il que, quelques semaines plustard, notre capitaine, représenté par Mabel, l’ingénieur canadien,était en pourparlers avec le gouvernement espagnol pour obtenir leprivilège de rechercher les millions engloutis dans la baie deVigo. Une fois de plus ou de moins…

« Le gouvernement espagnol ne s’émutnullement d’une pareille demande et était sur le point de donner àMabel tout ce que celui-ci lui demandait, persuadé que cettenouvelle société courait à sa ruine, comme il était arrivé à tantd’autres, quand une société allemande vint secrètement se mettresur les rangs et demander elle aussi ce fameux privilège.Certainement Berlin avait eu vent de l’affaire ; le serviced’espionnage boche avait été mis au courant de la découverte despapiers du commissaire du roi en Angleterre, en même temps que sesagents en Espagne lui faisaient part des démarches tentées par leCanadien Mabel auprès du gouvernement espagnol.

« Là, comme partout, les alliés et lesimpériaux se trouvèrent face à face et se disputèrent farouchementune affaire qui devait contribuer d’une façon aussi formidable àdonner la victoire à celui qui la réaliserait. Comme je vous ledisais tout à l’heure, pour l’Allemagne plus encore que pour lesalliés cet or-là c’était la victoire ! On l’avait compris depart et d’autre. Le gouvernement espagnol, très embarrassé, déclaraqu’il resterait neutre en cette affaire comme pour tout le reste etqu’il n’accorderait aucun privilège si les deux parties nes’entendaient pas entre elles.

« Finalement, c’est ainsi que cettegrosse affaire se termina : une ligne fut tirée sur un plan dela baie de Vigo, ligne qui passait par le milieu de ce qu’onpouvait appeler le champ de bataille des galions (enadmettant que nous puissions donner le nom de champ à une plaineliquide) et qui allait de la pointe Sulrido, au nord, à la pointeSerrai au sud. Ce que l’on trouverait à l’est de cette ligneappartiendrait aux Allemands et ce que l’on découvrirait à l’ouestdeviendrait la propriété de la société canadienne.

« C’est tout ce que Mabel put obtenir,malgré ses droits incontestables de priorité et encore parce qu’iltrouva soudain chez les Boches un esprit de conciliation auquel ilne s’attendait guère et que l’on devait s’expliquer plus tard parla certitude où ils étaient qu’ils arriveraient, une fois établisdans la baie, à s’emparer du tout.

« Mabel avait déjà loué depuis longtemps,pour le capitaine Hyx, les îles Ciès. C’est là que fut établi lesiège de la société canadienne.

Le gouvernement espagnol permit à l’autresociété rivale de s’installer à l’est de sa ligne, dans la baie deBarra, où il était entendu qu’elle serait comme chez elle.

« Tout le monde fut d’accord pour garderle secret dans cette affaire et, sur la demande même desintéressés, on déguisa les concessions sous des marques diverses,exploitation nouvelle du varech ou fabrique d’explosifs.

« Chacun était maître chez soi etdisposait en quelque sorte, pour se protéger contre lesindiscrétions, d’un ruban assez étroit mais réel d’eauxterritoriales, de la police desquelles il restait le maître.

« C’est de cette façon que, de part etd’autre, on commença à travailler, et c’est de cette façon que, depart et d’autre, on commença à se battre.

« Ce furent naturellement les Boches quicommencèrent. Leurs travaux allaient lentement parce qu’ils avaientaffaire à un terrain vaseux dans lequel les galions s’étaientenfouis profondément, tandis que la société d’à-côté, laissant lavase pour plus tard, avait fait porter ses recherches surtout surles fonds de roc et de granit.

« C’est ainsi que, dans les premiersmois, les ouvriers de Mabel avaient découvert les deux vaisseauxpleins d’or, le Saint-Siméon et le Saint-Luc,tandis que les Boches en étaient encore à avoir ramassé quelquesvieux canons pareils à ceux que l’on montre au musée d’artilleriede Paris et qui ont été, eux aussi, arrachés aux fonds de la baiede Vigo par l’une des sociétés françaises qui ont tenté jadis deretrouver les trésors.

« Est-il besoin de dire que, dans lacirconstance, on usait des dernières découvertes de la science etque toute la puissance pneumatique dont on pouvait disposer, enaspirant dans de larges boyaux les terres et les rocs préalablementdétruits à la mélénite, préparait merveilleusement le travail desscaphandriers.

« Seulement le travail de Mabel, pour lesraisons que j’ai dites, était plus avancé, et déjà sesscaphandriers à lui transbordaient l’or dans des coffres quiallaient remplir Le Vengeur, derrière les îles Ciès…

« Si bien qu’un beau jour les Boches, quiavaient préparé très méticuleusement leur coup, accoururent ennombre ; et toute une bande de scaphandriers, armésspécialement pour ce guet-apens de fusils à balles électriques etde torpilles sous-marines, tomba sur les scaphandriers du capitaineHyx, en tua la moitié, mit en fuite le reste et s’empara duSaint-Siméonet du Saint-Luc !

« Quand on apprit la chose au capitaineHyx, celui-ci n’en marqua aucun ennui. Bien mieux, il déclara quela nouvelle était bonne, qu’il s’y attendait un peu et quedésormais il traiterait sous les eaux de Vigo les scaphandriersboches comme ceux-ci avaient fait des siens et il ne doutait pointque, puisque ces messieurs avaient décidé de s’emparer de tous lestrésors par la force, il ne réussît, lui, capitaine Hyx, à s’enrendre le maître, entièrement, avant qu’il fût longtemps, et commec’était justice !…

« Dès le lendemain il amenait ses enginsde bataille ainsi que des scaphandres spéciaux, et la guerrerecommençait.

« Elle n’a point cessé depuis. Personnene se plaint. Personne ne lâche le morceau. Les troupes, de part etd’autre, se sont aguerries et ont appris à combattre sous l’eaucomme d’autres luttent en plein air…

« Les risques sont graves, certes !Mais les états-majors boches n’ont point accoutumé de ménager leurshommes et ceux-ci ne sont guère plus à plaindre que les misérablesque l’on a trouvés attachés à leurs mitrailleuses et qui redoutentplus le revolver de leurs propres officiers que les projectilesennemis !

« Quant aux hommes du capitaine Hyx, cesont des gars un peu brûlés (comme disent les Français), quin’avaient plus guère à espérer grand-chose en ce monde et qui sonten train de devenir tout simplement millionnaires, à moins, bienentendu, qu’ils n’aient la tête emportée par quelque damnéetorpille à la mode de la baie de Barra ! Tout cela, comme vousle comprenez maintenant, se passa fort convenablement et avec lemoins de bruit possible.

« On ne se sert plus de cette vieilleretentissante poudre à canons, ni d’autres explosifs qui font, biensouvent, plus de bruit que de mal !…

« Électrique etpneumatique ! voilà les deux forces qui combattent, sanscompter, bien entendu, l’acier, arme ordinaire des braves gens deguerre sur la terre et au-dessous des eaux. Nous avons eu debrillantes charges à la baïonnette ! Et aussi quelques coupsde hache d’abordage mémorables !

« Tenez ! mon cher ami, si j’étaisun peu moins fatigué, je vous tracerais sur cette carte lesméandres de nos tranchées et de celles de ces messieurs boches, etvous verriez où nous en sommes de la bataille de Vigo !

« Je crois, du reste, que la décision estprochaine. En tout cas, nous pouvons dès maintenant nous réjouir…Nous tenons le bon bout, c’est-à-dire les bons galions !… Leurnouvelle artillerie carrée est arrivée trop tard ; lademi-douzaine de galions que les Boches ont foudroyés sur notreterrain avaient été déjà vidés par nos soins.

« Je parie qu’en ce qui les concerne,s’ils sont arrivés à récupérer une soixantaine de millions, avec leSaint-Jean-Baptiste,c’est tout le bout du monde ! Etils viennent de perdre le Saint-Marc !…Mais toutcela, certes !… tout cela finira par se régler autour dela cote six mètres quatre-vingt-cinq !… »

Ce disant, le docteur s’était avancé (encoreassez solidement, ma foi) vers le mur où était piquée une cartehydrographique de la baie de Vigo et il me montra un point quidevait être un peu en retrait au sud-ouest de la fameuse ligne dedémarcation.

À ce point, on lisait R. 13,c’est-à-dire : Rocher treize mètres, ce qui signifiait qu’àtreize mètres au-dessous du niveau de la mer, il y avait un fond derocher. Et il m’expliqua que cette carte avait été faite il y a unevingtaine d’années au moins, que, depuis, des épaves étaient venuess’accrocher à ce rocher sous-marin et que le fond, à cet endroitprécis, s’en était trouvé exhaussé de plusieurs mètres. Maintenant,six mètres quatre-vingt-cinq seulement séparaient le niveau deseaux de cette petite cime qui dominait toute la vallée sous-marineet de laquelle on pouvait gêner merveilleusement les élans destravailleurs de la mer !

Les Boches avaient compris si bienl’importance de la position qu’ils avaient tout fait pour s’enemparer et que leurs tranchées l’encerclaient de plus enplus !

Au prix de pertes inouïes, ils avaient encore,la nuit précédente, avancé leurs premières lignes de quelquesmètres au sud-ouest… Mais tout cela devait fort mal se terminerpour eux, car le capitaine Hyx leur réservait un « chien de sachienne », une si belle bête hargneuse et dévorantequ’on en parlerait longtemps au fond de la baie de Vigo !…

« Les premières lignes !… lestranchées !… les assauts à la baïonnette !… finis-je parm’exclamer lorsque le docteur m’eut permis d’ouvrir la bouche pourtraduire tout de même mon ahurissement, mais on se bat donc sous lamer, à Vigo, comme on se bat sur la terre, en Champagne ?…

– Évidemment !… évidemment !…Comment voulez-vous qu’ils se battent ?… Les règles sontles mêmes… partout ! Seulement, ils sont obligés tout letemps de s’éclairer !… Il n’y a de jour pour lescombattants que celui qu’ils font !…

– Oui ! oui !… jesais ! je sais !… moi aussi j’ai vu certaines lumièresétranges qui passaient comme des reflets au fond deseaux !…

– Reflets de lune et d’étoiles ! ricanal’excellent Médéric Eristal ! Visions d’imaginatif !… Onne peut rien voir, on ne doit rien voir ni rien savoirau-dessus des eaux de Vigo, cher Herbert de Renich !…

– Compris ! compris ! jen’insiste pas !… Mais l’imagination est bien pauvre, envérité, à côté de faits comme ceux-ci ! Ma parole, elle estdépassée, outrepassée, trépassée !… »

Et, après avoir levé les bras avecenthousiasme, je les laissai retomber avec accablement :

« Que voulez-vous que l’on imagine,repris-je en secouant la tête, après ce que vous venez de meraconter, cher docteur ?… Que voulez-vous, je vous ledemande !… Une chose cependant, une seule !… Est-cetoujours mon imagination – comme vous dites avec une si belleironie pleine de prudence – est-ce toujours mon imagination qui aentendu des soupirs sur la baie, des plaintes de blessés, sansdoute, qui semblaient sortir des chalands noirs arrêtés sur leseaux noires ?…

– Ah ! ah ! Depuis vingt-quatreheures à Vigo et avoir vu déjà et entendu tant de choses !Vous ne perdez pas votre temps, Herbert de Renich !… Ehbien ! oui, entre nous, vous avez vraiment entendu… Quevoulez-vous ? la bataille bat son plein !… et ilfaut bien qu’il, y ait des blessés quelque part !

– Vous me diriez le contraire que je n’auraispas le droit de vous croire. Certes, rappelez-vous qu’il y aquelques semaines, aux îles Ciès, j’ai aidé à les débarquermoi-même, vos blessés, et à vous les amener à laCroix-Noire !… Mais, écoutez, docteur ! Voilà cequi me chavire considérablement la cervelle : comment avoirdes blessés en dessus, des blessés qui semblent sortird’un combat ordinaire en dessus, alors que la bataille bat sonplein en dessous ?…

– Eh là ! comprenez donc cettechose simple qu’on les a ramenés du dessous au-dessus et que c’estla besogne des chalands noirs… Les chalands noirs, de part etd’autre, ne servent pas seulement à engouffrer les coffres pleinsd’or qui leur viennent d’en bas, mais aussi les mutilés de laguerre, les râlants de la bataille du dessous, cher monsieurHerbert !

« Comprenez que, peu à peu, le service dela Croix-Noires’est admirablement organisé de part etd’autre ! Au début, les scaphandriers blessés se traînaient ouse laissaient traîner jusqu’au point d’accostage, aidés par lesscaphandriers-brancardiers… C’était long ! C’étaitlong !… Et puis une blessure à la tête de cuivre ouau soufflet respiratoire était tout de suitemortelle ! Donc ! Réfléchissez ! Étouffement,n’est-ce pas ?… C’est alors que l’on a imaginé, au-dessus descombattants, les chalands noirs, qui ont des dispositionsintérieures spéciales et qui laissent traîner des câbles où l’onaccroche directement le blessé, qui est hissé, le plus souvent,avant qu’il n’ait eu le temps de mourir étouffé ou noyé… Je dis leplus souvent… Je ne dis pas toujours, évidemment ; quant auxblessures ordinaires sur le corps, comme on s’est arrangé pour quela tête reste bien isolée, malgré tout, de la pression des eaux,les blessés s’en tirent ! Et puis la guerre est laguerre !… et les conditions du combat sur la terre, avec lesgaz asphyxiants, et dans les airs sont quelquefois plus terriblesque celles de la lutte au fond des eaux… de touteévidence !

– Maintenant, l’humanité est tranquille, jeveux dire satisfaite, déclarai-je sur le ton d’une amèrephilosophie… il n’est point d’éléments où elle ne se massacrecongrûment !

– Vous l’avez dit, cher Herbert deRenich !…

– Mais ces chalands et aussi ces petitsremorqueurs, toute cette flottille en apparence si pacifique quiglisse sur les eaux de Vigo, rien ne les empêcherait au besoin defaire descendre, de part et d’autre, des bombes ou des mines surles combattants !… Ainsi font les vaisseaux de l’air sur lesguerriers du dessus de la terre !

– Sacré Herbert ! ça se saurait tout desuite en dessous et les flottilles ennemies dudessus se battraient tout de suite en dessus, et ilne le faut pas, il ne le faut pas !… Neutralitéau-dessus ! neutralité espagnole, cher maître !…L’Espagne ignore que nous nous battons, ne l’ignorez pas ! Aufond, elle nous demande peu de chose : de ne point faire debruit et de cacher nos blessés. Est-ce compris ?

– Étonnant ! Extraordinaire, prodigieusebataille ! Que d’or et que de sang au fond de tes eaux, ôVigo !…

– Ce sera le mot de la fin, déclara ledocteur, car, réflexion faite, je ne tiens plus debout !… Jevois du reste que vous paraissez aussi fatigué que moi…

– Oui, oui, aussi fatigué », fis-je enregardant mon lit, dont Potaje, qui était rentré à l’instant dansma chambre et qui avait certainement passé tout ce temps à écouterderrière la porte, venait de faire la couverture…

Et assurément mes yeux se fermaient malgrémoi. Les yeux du docteur se fermaient également… Et, voyant cela,chacun nous eûmes un triste sourire.

« La nature reprend ses droits !…expliqua le docteur, qui était assez amateur d’apophtegmes… Mais envérité je ne sais où je vais aller me coucher !… »

À ce moment, on frappa à la porte et l’onentra. C’était encore l’énorme majordome qui prononça :

« Il y a une personne en bas qui attendmonsieur. Elle a dit de dire à monsieur que monsieur devaits’apprêter à le suivre jusqu’au château de la Goya, où il estimpatiemment attendu !… »

J’étais à la fois consterné et furieux, commebien vous imaginez, et je ne pouvais détacher mes yeux de cettecouche où déjà, par la pensée, je m’allongeais pour un repos tantgagné…

« Ah ! bien, fit le docteur, voilàqui arrange tout ! Le château de la Goya !… Vous n’enserez pas revenu avant le matin !… Je vais me coucher dansvotre lit !… »

Et il commença de se déshabiller.

Chapitre 22OÙ SE TROUVAIT LE CAPITAINE HYX ET COMMENT IL ME FUT ORDONNÉ DE LEJOINDRE

Après un soupir déchirant, je dis au majordomede répondre à la personne qui m’attendait que je serais auprèsd’elle dans cinq minutes.

Le majordome salua et sortit. « Ils ne melaisseront donc pas une nuit de tranquillité !m’exclamai-je.

– Si l’on peut appeler ça une nuit ! fitle docteur. Car, si je ne me trompe, celle-ci est déjà fortavancée !… Bonsoir, cher Herbert de Renich !… »

Et il se glissa sous les couvertures. J’enaurais pleuré.

« Dites donc, fit-il, avant des’endormir… puisque vous avez rendez-vous au château de la Goya,renseignez-vous donc sur le point de savoir qui l’habite en cemoment et s’il y a longtemps qu’on a réentendu parler d’un certainvon Kessel, qui y faisait de courts séjours de temps à autre, aucommencement de la guerre…

– L’amiral von Treischke ! m’exclamai-je…mais il est là !… Et c’est lui certainement qui me faitdemander ! »

Du coup, le docteur ne dormait plus. Ils’était relevé sur son coude et me regardait avec un air d’effroivraiment comique.

« Êtes-vous sûr de ce que vousdites-là ?

– Si j’en suis sûr ! mais j’ai vu le vonTreischke cette nuit, sans qu’il s’en doute ! »

Je ne dis ni où, ni comment ; monaventure dans le souterrain où les Boches entassaient leurs trésorsme rendait d’une prudence extrême.

« Diable ! diable !… Et vousallez le voir !… Eh bien, tant mieux ! tant mieux !…Si vous voulez m’en croire, vous ne perdrez pas une seconde !Courez auprès de lui et dites-lui qu’il quitte le pays au plusvite ! au plus vite !

– Ah ! vraiment ! fis-je en crispantmes poings rageurs. Encore cette commission qui m’a si bien réussiune première fois !…

– Mais elle ne vous a pas si mal réussi,puisque vous êtes parvenu à soustraire le von Treischke à lapoursuite de l’Irlandais !… et que, grâce à ce contretemps,nous avons pu éviter bien des malheurs !…

– C’est une combinaison qui vous a peut-êtreréussi à vous, mais qui ne m’a pas réussi à moi ! Veuillez lecroire ! Si vous croyez que c’est une existence pour un jeunehomme neutre que celle qui consiste à échapper au capitaine Hyxpour devenir le prisonnier de l’amiral von Treischke !…

– Vous n’avez jamais aimé votreAmalia !… » grogna le docteur avec mépris. Et il retombasur son oreiller.

Je me précipitai sur ma couche et le secouaid’importance. Il se laissa faire du reste, tant l’émotion de merevoir, l’abus du skydam et de la cocaïne l’avaient renduinoffensif… et je m’exclamai :

« Moi ! ne pas aimer Amalia !Mais chacun de mes pas, mais tous les soupirs que j’exhale !…toutes les imaginations que j’enfante !… tout, tout, serapporte à Amalia et à son salut !… Et si je vais au châteaude la Goya à une heure pareille, vous laissant un lit dont j’aiautant besoin que vous, sachez donc que c’est encore pourelle !… car j’ai découvert une autre façon de sauverAmalia que de faire fuir son mari !… une façon qui, enmême temps qu’elle sera le salut de cette femme adorée, rendra, ilfaut l’espérer, la raison au capitaine Hyx et l’empêchera decommettre ses derniers crimes !…

– Eh bien ! si vous avez une façon commeça ! s’écria le docteur en brandissant sa petite fiole decocaïne… usez-en, usez-en au plus vite ! car il est grandtemps, je vous le jure !

– Eh bien ! mon cher Médéric Eristal,dans cette affaire, vous pouvez m’aider mieux que quiconque,repris-je avec force et un enthousiasme soudain destiné àgalvaniser cette nature molle ; je suis sûr du triomphe, vousentendez, si je parviens à joindre le capitaine Hyx et à avoir unentretien de cinq minutes avec lui !… Or, voyez monmalheur ; non seulement, jusqu’ici, je n’ai pu approcher delui, mais encore on m’a retourné les lettres (dont une à votreadresse) que j’avais adressées aux îles Ciès. Et maintenant, jugezde ma joie quand je vous ai aperçu dans cette chambre !…« Le voilà, me suis-je écrié en moi-même, le voilà l’homme quiva me sauver de mon cruel embarras et nous sauver tous en faisantma commission au capitaine Hyx !… » Dès le matin, cherdocteur, il faut que vous alliez le trouver, notrecapitaine, et cela sans perdre une minute, sans perdre uneseconde ! Moi aussi, je suis pressé !…

– Vous êtes fou ! déclara benoîtement ledocteur !… Je n’ai plus rien à faire avec le capitaineHyx ! Je l’ai déclaré urbi et orbi ! Je neconnais plus cet homme !… Je ne retournerai plus jamais auprèsde lui !… Je l’ai quitté hier matin pour toujours !… Jesuis libre désormais, et je puis dormir tranquille !… Voilàpourquoi, quand vous m’avez vu dans cette chambre, mon cher Herbertde Renich, vous avez aperçu un visage aussi rayonnant !… Ne medemandez plus rien qui ait un rapport quelconque avec le capitaineHyx !… »

Je l’aurais étranglé, mais vraiment il n’étaitpas en état de se défendre et c’eût été un lâche assassinat.

Il était retombé sur mon oreiller etsemblait commencer à en apprécier sérieusement la douceur. Lemajordome était revenu frapper à ma porte.

« Tout de suite, jedescends ! » Mais je m’étais retourné sur Médéric Eristalet l’arrêtai encore sur le seuil de l’abîme de sommeil dans lequelil se laissait si voluptueusement glisser.

« Vous trahissez le capitaine Hyx !lui jetai-je dans le nez. Ce que vous faites-là esthorrible !…

– Pas aussi horrible que ce que prépare lecapitaine Hyx », soupira-t-il tranquillement.

Je le secouai encore :

« Avez-vous réfléchi qu’abandonner lecapitaine Hyx dans un pareil moment, c’est trahir aussi votrecause, celle des alliés, pour laquelle il lutte, pour laquelle il adonné sa fortune, pour laquelle il veut ravir aux Boches les deuxmilliards d’or des galions de Vigo ?… Sans lui, ces milliardsauraient pris déjà le chemin de Berlin ! C’est moi qui vous ledis !…

– Et je te crois ! » grognagentiment le docteur. (Il n’avait plus aucune force de réaction etfermait les paupières comme un gros bébé de lait qui n’écoute mêmeplus chanter sa nourrice. J’avais beau le secouer c’était comme sije le berçais… Enfin, il parvint encore à dire (en s’y reprenant àplusieurs fois…) :

« Cher Herbert !… Le capitaine Hyxest un homme étonnant, étonnant, que j’adore !… Mais moi, jen’ai rien, ou à peu près rien à faire avec la bataille de Vigo,cher Herbert !… Moi, je suis le docteur intime duVengeur !… Et la vie est devenue tout à faitimpossible à bord du Vengeur ! Croyez-en un bravehomme qui a beaucoup sommeil !… Il y a, à bord, des révoltespresque tous les jours ! L’Irlandais a été obligé de faire desexemples… Il y a eu de terribles punitions !… Depuis le crimeboche du Lot-et-Garonne, je vous ai dit qu’on ne pouvaitplus tenir les Anges des Eaux !… ni le capitaine Hyxlui-même, qui a voué à toute la bocherie une haine qui lui faitplanter des couteaux dans les murs de sa chambre !… J’aivu ça, moi ! j’ai vu ça ! Et cependant, il ne veut seréjouir tout à fait dans le sang que lorsqu’il aura pris l’amiralvon Treischke… Mais ses hommes ont trop attendu !…

« Ils veulent la femme à défaut del’homme pour se réjouir dans le sang !… Et ils veulentqu’on leur livre tous les Boches prisonniers !… Et je croisbien que, pour les faire patienter, il a bien fallu leur enabandonner quelques-uns, ce matin !… Je sais ! Jesais qu’en ce qui concerne Amalia, le capitaine Hyx a encore troisjours !… Il a obtenu cela de ses hommes !« Trois jours, leur dit le capitaine Hyx, et je vous donnele von Treischke ! »Eh bien, moi, je n’ai pas vouluattendre ces trois jours-là, car au bout de ces trois jours-là…qu’ils aient ou non le von Treischke, ce qui va se passern’a de nom dans aucune langue humaine !… Voilà pourquoi j’aipris mes cliques et mes claques… J’ai voulu, en partant, embrasserle capitaine Hyx, car je l’ai beaucoup aimé, mais il m’amordu ! Voilà où nous en sommes !… C’est comme jevous le dis… Bonsoir !… cher Herbert deRenich !… »

Il ronflait maintenant… et comme on frappaitencore à la porte, je m’arrachai d’abord une poignée de cheveux,donnai un coup de pied à Potaje, qui alla rouler jusqu’au bout dela chambre avec un vacarme à réveiller tout l’hôtel.

« Je descends !… Jedescends !… »

Un bruit de trompe d’auto, bruit qui appelaitvotre serviteur avec impatience, me fit aller à la fenêtre… Sous lalanterne de l’hôtel, je reconnus au volant de la torpédo l’hommequi levait la tête vers ma fenêtre.

C’était le personnage qui commandait lamanœuvre dans le chaland noir, le herr leutnant quej’avais vu, la nuit même, dans les caves mystérieuses de la Goya,s’entretenir avec Fritz et le von Treischke !…

« Je descends ! » lui jetai-je.Mais avant de descendre je pris dans mes bras Potaje, quipleurait !

« Potaje, lui dis-je, mon bon petitPotaje, pardonne-moi, je suis énervé et il y a de quoi !…

– Ah ! le señor peut compter surmoi !… Je ne pense qu’à elle !… Et je seraisdéjà près d’elle avec mes petits outils pour les barreaux de lafenêtre… si j’avais trouvé les petits outils qu’il faut !…Mais je les aurai demain matin dès l’ouverture des boutiques, je lejure !

– J’avais pensé, Potaje, que tu avais cesoutils-là ordinairement sur toi !…

– Autrefois, oui !… Mais depuis que donRamon m’a appris à vivre en mendiant comme un honnête homme, je lesai donnés à de pauvres garçons qui en sont encore réduits pourvivre à travailler la nuit avec ces outils-là, mon bon monsieurHerbert !…

– Tu es un grand cœur, Potaje !…Écoute-moi ! Je vais à la Goya… Je ne sais quand j’enreviendrai, mais toi ne t’occupe pas de moi… Ne t’occupe qued’elle !… Tu me ferais plaisir si, en revenant, tu m’apprenaisque tu l’as fait sortir de sa cage !

– On fera l’impossible et le reste !Adieu, señor ! »

La trompe avait repris sa musique…

Une minute plus tard, je sautais dans l’auto.L’homme me demanda si j’étais bien M. Herbert de Renich. Jerépondis en le saluant. Il se présenta comme le neveu de vonKessel, Limbourgeois et rentier pour me servir !

Je hochai la tête et m’assis à son côté :toutes ces simagrées étaient bien inutiles avec moi, mais cesgens-là ne sont heureux que lorsqu’ils ont l’air de dissimulerquelque chose ou de tromper quelqu’un, même quand ça n’est pasnécessaire…

Nous prenions par le plus court, c’est-à-direque nous passions par les petites rues que j’avais déjà traverséesà pied avec Potaje pour nous rendre à l’hôtel. Et ainsi nousarrivâmes au carrefour du bar de Santiago-de-Compostelle !

Or, le bar, qui avait été fermé sur nostalons, était réouvert. Il y avait là-dedans de la lumière etjoyeuse compagnie. Nous ne fîmes que glisser devant lui ; maisquelle ne fut pas ma stupéfaction en apercevant, dans un coupd’œil, dans un simple rapide coup d’œil, perché sur un hauttabouret et buvant un sacré cocktail avec ce sacré Jim, ce sacrémidship lui-même !…

Il fut un temps (qui n’était pas loin) où jeme serais réjoui d’apercevoir cette sympathique figure, car je meserais dit : « Ah ! ah ! voilà un homme qui vam’aider à joindre le capitaine Hyx ! » Mais, après maconversation dernière avec le docteur, je pensai que le midship(qui buvait si joyeusement avec Jim) devait, lui aussi, avoir lâchéle capitaine Hyx !… L’épouvante faisait fuir tous ceux qui lepouvaient du Vengeur !… Ah ! oui ! il étaittemps d’en finir !… Les dernières paroles endormies de MédéricEristal m’étaient restées dans l’oreille et j’en frissonnaisencore !…

Le Boche ne m’adressa point la parole duranttout le trajet. Et pendant que l’auto contournait l’anse deSan-Francisco, coupait la pointe del Castro et descendait au longde la baie de la Goya, je me rappelais certaine autre promenade enauto qui avait conduit, certain soir, par le même cheminexactement, la jolie cigarière de Vigo à cette chambre tragique quiétait devenue la prison de la dame voilée !

Était-ce le hasard qui faisait se rejoindreles deux drames en cet endroit sauvage ?

Où était Dolorès en ce moment ? Ledocteur ne me l’avait point dit !

Et surtout (me demandai-je tout au fond demoi-même) où était le fiancé de Dolorès ? Que faisaitGabriel ?… Qu’avait-il fait depuis ma dernièreconfidence ?… Cherchait-il encore le von Treischke, qu’ilavait juré de découper en morceaux, le cherchait-il toujours aufond des mers ? Le poursuivait-il sur son chalutier jusqu’aucreux des mystérieuses baies où il pouvait croire quel’U-… avait trouvé un refuge passager ? Perdait-il untemps précieux à laisser traîner ses filets de guerre dansl’espérance de ramener, quelque jour, sur le pont de son navire, lefameux monstre des mers, terreur de la côte, von Treischke leHideux ?…

Qui donc, du capitaine Hyx ou de Gabriel,tomberait le premier le héraut de von Tirpitz, celui qui portait lemot d’horreur boche sur tous les océans ?…

Holà ! Seigneur ! Gabriel est unenfant, un trop petit enfant pour que votre juste courroux l’aitarmé du juste glaive !

Et moi, j’aurai fait ma confidence en vain. Etd’avoir encore été trop bavard, inutilement, il pourra mecuire un jour. Cela, pas plus que le reste, ne serait fait, ausurplus, pour m’étonner !…

Entre les deux tours, la porte, l’antiqueporte du château de la Goya, s’est ouverte pour nous laisserpasser.

Certes ! on ne m’accorde pas le temps dedonner une date précise à ces vieilles pierres ni d’entasser desréflexions d’ordre architectural.

Je suis conduit, sans plus de discours ni depolitesse, au fond d’un bureau sombre, éclairé par une étroitemeurtrière le jour, et par une méchante lampe la nuit. Comme il nefait pas encore tout à fait jour et comme il ne fait plus tout àfait nuit, le jour de la meurtrière est à peine naissant et lalueur de la lampe est déjà mourante ; et là-dedans il résulte,pour le visage de von Treischke et pour celui de Fritz vonHarschfeld, derrière lui, une vilaine couleur, mi-verdâtre,mi-jaunâtre, qui n’ajoute à la beauté ni de l’un ni de l’autre.

« Herbert de Renich, me dit vonTreischke, nous ne sommes pas contents de vous !

– Ah ! » fis-je… et je n’en dispoint plus long, par prudence. J’aurais bien été tenté de répondrequelque chose dans ce genre :

« Si vous croyez, Messieurs, que, de moncôté, j’ai lieu d’être satisfait de la façon dont vous noustraitez, moi et ma vieille mère »… mais, outre qu’ils nem’auraient point laissé achever ma phrase, j’aurais fait preuve àleurs yeux d’un certain esprit de révolte qu’il ne me convenaitpoint de leur montrer dans le moment.

Ils m’expliquèrent assez rudement que j’auraisdû venir faire mon rapport au château de la Goya, sitôt mon retourdes îles Ciès, et qu’ils ne comprenaient point la nécessité où jeles avais mis de m’envoyer chercher !…

Je leur répondis très humblement (ôhypocrisie ! prête-moi tout ta force sournoise jusqu’au jourproche où j’aurai, moi aussi, mon otage, et où je pourrai parler enmaître à mon tour !), je leur répondis donc que n’ayant pu,pour beaucoup de raisons, mener à bien mon voyage aux îles Ciès, jen’avais point cru absolument urgent de les mettre au courant de monéchec !… Et je leur narrai mes aventures de la nuit, moins,vous pensez bien, tout ce qui se rapportait au château de laGoya.

« Nous avons pensé qu’il vous serait, eneffet, très difficile d’aborder les îles Ciès, déclara d’un tonpéremptoire le von Treischke, mais nous nous en sommes consolés ennous disant que la chose avait peu d’importance maintenant, attenduque vous n’aviez aucune chance de trouver, en ce moment, aux îlesCiès, le personnage en question !

– Les instructions que vous m’avez faitparvenir portaient cependant qu’il devait s’y trouver !…interrompis-je.

– Oui… cela était exact au moment où cesinstructions furent rédigées… mais maintenant ça ne l’estplus !… Non ! ce n’est plus là que vous trouverez lecapitaine Hyx !

– Et où donc, amiral ?… »

Von Treischke prit la lampe, me fit signe dele suivre et me conduisit tout contre la muraille où s’étalait uneimmense carte hydrographique de la baie de Vigo. Son doigt allatrouver l’endroit que sur la carte de ma chambre, à l’hôtel, ledoigt de l’excellent docteur était allé chercher, le point en faceduquel on avait écrit ici, à l’encre rouge, cote six mètresquatre-vingt-cinq !…

« Ici ! c’est ici que vous letrouverez !… fit entendre la voix, qui me parut formidable, devon Treischke !… Là !… Le personnage estlà !… »

J’avais compris ! Misère de ma vie !j’avais compris ! Mais je fis cependant celui qui n’avait pucomprendre ! Et, pendant qu’une sueur glacée me recouvrait levisage :

« Que signifie ceci ?… balbutiai-je…amiral ! amiral !… Ceci est une carte hydrographique… Ceschiffres indiquent la hauteur des eaux à cette cote…

– Cette cote, monsieur, marque en effet que lasonde rencontre le roc à six mètres quatre-vingt-cinq au-dessousdes plus basses eaux, et c’est là, c’est bien là qu’est lepersonnage, à six mètres quatre-vingt-cinq au-dessous de lamer !… et c’est là que vous me ferez le plaisir d’allerle chercher ! »

Il est probable que j’avais des yeux hagards,car von Treischke me pria de reprendre mes esprits et de montrermoins d’affolement dans un moment où il avait le plus besoin de monsang-froid.

« Qu’un autre, dit-il, s’étonne de lacommission, passe ! Mais vous, Herbert de Renich… vous quiavez voyagé avec le capitaine Hyx, comment pouvez-vous être surprisd’aller au-devant de lui sous la mer !… Vous n’en êtes pas àsavoir ce que c’est qu’un scaphandrier !… Ne craignez rien, onvous donnera le scaphandre qu’il faudra !… Et le derniermodèle encore !… Et voici monsieur (von Treischke désignaitalors son soi-disant neveu)… voici monsieur qui se fera un plaisirde vous accompagner, le plus loin possible…

– Mais quand ? quand ?…m’écriai-je hors de moi.

– Mais tout de suite, monsieur, tout desuite ! »

Je me laissai tomber, comme étourdi, dans unfauteuil. Certaines paroles du docteur me sonnaient alors auxoreilles de furieuses cloches : La bataille bat sonplein !…

On m’envoyait chercher le capitaine Hyx àla cote six mètres quatre-vingt-cinq, pendant que la bataillebattait son plein au fond de la baie de Vigo !…

Chapitre 23LA COTE SIX MÈTRES QUATRE-VINGT-CINQ

Quand, au bout de quelques secondes, je sortisde mon accablement, je me trouvai seul en face de von Treischke.Fritz et le neveu avaient disparu. L’amiral s’approcha de moi et medit :

« Nous savons ce qui s’est passé cesderniers jours à bord du Vengeur, qui tire des bordéessous-marines, en ce moment, au large de Vigo. Si nous voulonssauver celle qui fut Amalia Edelman avant d’être Mme vonTreischke, nous n’avons plus une heure à perdre, monsieur Herbertde Renich !… Quand le capitaine Hyx, qui se trouve en cemoment où je vous ai dit, rentrera à son bord, ce sera peut-êtrepour la plus effroyable tragédie de cette guerre. Voilà pourquoi jevous envoie vers lui avant ce retour-là ! Voilà pourquoi ilfaut que vous lui portiez les documents dont vous êtes chargé àl’endroit précis où notre sûr service d’espionnage nous a révélé saprésence !… à la cote six mètres quatre-vingt-cinq, sous leseaux de la baie de Vigo ! »

Je regardai le monstre et j’admirai soncynisme ! Ah ! il n’oubliait rien ! Pour sauver safemme, il me rappelait froidement que je l’avais aimée, que jel’aimais encore !…

« Ne craignez rien, continua-t-il, vousirez à cet homme en parlementaire et il saura que vous venez encette qualité. Mon neveu vous expliquera tout cela ! Faitestout ce que vous dira mon neveu, quoi que vous puissiez penser etquoi que vous puissiez voir !… »

Il toussa, me regarda de côté etreprit :

« Attendez-vous à voir des chosessurprenantes, monsieur Herbert de Renich ; mais plus ellesvous paraîtront surprenantes, plus vous apprécierez avec quel soinjaloux vous devez en garder le secret ! Ceux qui voient celane sont point libres d’aller le rapporter ailleurs. En ce qui vousconcerne, vous garderez, après votre mission, votre liberté, carj’ose affirmer que nous sommes sûrs de votre discrétion, monsieurHerbert de Renich !

– Certes ! Certes ! Amiral, sûr dema discrétion, vous l’êtes ! Je sais que vous vous êtesarrangé pour n’avoir rien à craindre de ce côté. Mais croyez-vous,amiral, que vous ne seriez point plus sûr encore du dévouement aveclequel je remplirais ma tâche difficile si moi, Herbert de Renich,qui vais m’enfoncer sous les eaux de Vigo et qui n’en reviendraipeut-être jamais, vous me donniez votre parole que ma mère ne courtaucun danger, qu’elle n’en courra aucun, et qu’elle est entourée detous les soins désirables ?…

– Vous avez ma parole, me dit vonTreischke ; et maintenant, allez !…

– Mais que dois-je dire au capitaineHyx ?…

– Vous lui remettrez le pli qui est en votrepossession et vous n’aurez qu’à confirmer ce qu’il contient, s’ilvous le demande. Puis vous me rapporterez sa réponse… »

À ce moment le neveu rentra et m’emmena. C’esttout juste si j’eus le temps d’adresser un salut correct à laTerreur des Flandres, que je maudissais de tout mon cœur. Maisdissimulons… j’imagine que tout n’est pas fini entre nous.

Où le neveu me conduisait-il ? Il me fittraverser plusieurs salles basses, des corridors obscurs, descendreun escalier vermoulu et je me trouvai sur le quai extérieur dupetit port intime de la Goya.

Là, il me fit monter avec lui dans une vedettedont le moteur fut immédiatement mis en marche et nous sortîmes duport pour glisser rapidement sur les eaux de la baie.

Nous avions le cap au nord-ouest, sur lapointe du Subvido.

Le soleil venait de se lever. Une auroremagnifique embrasait les monts derrière les terrasses de la villeet tout le golfe s’éveillait dans une paix enchanteresse.

Pendant ce temps, je savais que nousglissions, dans notre vedette, au-dessus de la bataille, de labataille qui battait son plein, et que rien ne révélait auxyeux ni aux oreilles des profanes.

Elle était là, sous nos pieds, la Batailleinvisible que j’allais connaître tout à l’heure…

Eh bien ! me croira-t-on ? au lieud’être saisi d’épouvante à l’idée de pénétrer dans cette horreursous-marine tant redoutée, je me sentais surtout agité par uneangoissante (certes !) curiosité…

Oui, encore la curiosité était plus forte quema peur. Car, au fond de moi-même, assurément, j’avais peur ;je n’ai jamais voulu faire le bravache et, je l’ai dit assezsouvent, rien dans mon éducation ne me prédestinait au rôle dehéros, mais j’étais encore plus curieux que peureux, voilà tout… Etce n’était point la première fois que la chose m’arrivait, etpeut-être serait-il assez logique d’aller chercher là, dans cettecuriosité maladive et un peu féminine (et un peu peureuse, mais pasassez…), d’aller chercher là, dis-je, la raison de tous lesmalheurs exceptionnels de ma carrière…

Pour en revenir à la baie de Vigo, quis’éveillait sous les feux de l’aurore, il fallait être averti,comme je l’étais déjà, par des incidents précédents, pour prêterune attention quelconque aux chalands noirs qui stationnaient surcertains points de la rade.

On aurait dit des charbonniers qui attendaientnormalement quelque paquebot à ravitailler ; certains de ceschalands, un peu plus loin, tout là-bas du côté de l’île deToralla, et par conséquent pas bien loin de la cote six mètresquatre-vingt-cinq (approximativement), avaient des silhouettes dedragues et aussi pouvait-on penser qu’ils étaient là pour draguerla vase des passes de Vigo !… Or, ils draguaient trèstranquillement, au moins en apparence, dans leurs flancs noirs,l’or et le sang… les trésors et les blessés ! Je savais cela,moi !… Et peut-être beaucoup d’autres que moi savaient celasur la rade, mais ils devaient traverser la rade comme je lefaisais, en ayant l’air de ne rien savoir du tout !…

Car il y avait des malins, certainement, qui,s’étant aperçus de quelque chose, avaient dû regretter bienamèrement d’avoir été doués par la nature d’une aussi belleperspicacité.

… Enfin, nous arrivâmes à l’entrée nord-ouestde la baie sans aucun incident ; et soudain nous fîmes notreentrée dans la baie de Barra, celle qu’il était si dangereuxd’approcher et au fond de laquelle et sur les côtes de laquelle ilétait arrivé certaines aventures à Gabriel lui-même.

Je reconnus, à la description qu’il m’en avaitfaite, les étranges bâtiments élevés sur pilotis au pied desfalaises et je vis ces singulières bâches goudronnées qui tramaientsur les eaux et empêchaient ainsi le regard de pénétrer même entreles pilotis.

Quelques coups de sifflet stridents, modulésd’une certaine façon, et une barrière s’ouvrit dans tout cetamalgame de bâtisses et de bâches et de pilotis… et nous fûmesencore à l’intérieur d’un petit port, comme on en voit danscertains établissements de bains qui ont une piscineintérieure…

Une rampe descendait dans l’eau et cette rampeaboutissait à des quais de bois. Et sur ces quais il y avait depetits wagons pleins de guerriers immobiles !

Ah ! je n’oublierai jamais encore cela,encore cela !…

Je ne sais quel aspect présentaient leschevaliers de la Vieille Humanité (the Old Humanity,disent les Anglais de Walter Scott) quand ils étaient tout enclosdans leurs carapaces d’acier ; évidemment, j’ai vu des armuresdans les musées, comme tout le monde. Mais une troupe de chevaliersd’acier, d’hommes de bronze avec leur attirail de Bataille, etleurs casques aux visières rabattues, je n’avais jamais vu cela.Non ! Eh bien, je crois avoir vu cela, ce matin-là, au fond dela baie de Barra.

Pour se battre sous les eaux, les hommessemblaient avoir revêtu la carapace de jadis, avec laquelle ilss’étaient heurtés aux plaines d’Azincourt (ou dans toute autrebataille médiévale, assurément). Seulement, ceux-ci, au lieu d’êtreinstallés solidement sur de puissants destriers tout bardés de fercomme eux-mêmes, étaient confortablement assis sur ces petitswagonnets.

Chaque petit wagonnet (c’était plutôt desplates-formes de wagonnets, garnies de banquettes) contenait douzeguerriers immobiles, mais tout à fait immobiles ! Et la véritéest que, je crois bien, ils eussent eu la plus grande difficulté àse remuer ; peut-être même que cela leur était tout à faitimpossible, car ils étaient revêtus non point de scaphandresordinaires, mais de véritables carapaces de bronze, plaque d’acieret autres, retenues aux jointures par des courroies épaisses et descercles de métal qui entraient l’un dans l’autre, comme descuirasses de crustacés.

Les têtes étaient énormes, point uniquementtêtes rondes de scaphandriers, mais têtes-casques avec desproéminences guerrières à l’antique, comme on en voit aux coiffuresd’Ajax, de Minerve et autres divinités grecques de la terre et duciel, proéminences évidemment destinées à préserver le chef descoups de l’adversaire.

Entre leurs jambes, ces statuesimpressionnantes tenaient un fusil qui avait à peu près la formed’un fusil ordinaire, mais dont la crosse m’a-t-il été expliquédepuis, contenait un magasin d’air comprimé destiné à chasser laballe.

Au bout de ces fusils-là il y avait desbaïonnettes, comme on en voit aux autres fusils de la terre, bienluisantes, bien aiguës, et toutes allumées comme des cierges parles premières flammes obliques du soleil levant.

À la ceinture de ces monstres redoutablespendaient des glaives, étaient attachés des étuis à revolver et desmasses d’armes et des haches.

Tout cela, paraissait-il, devenait d’unelégèreté appréciable sous les eaux.

Au-dessous du sac-soufflet à air compriméqu’ils portaient aux épaules, on voyait un autre sac tout gonflé(m’expliqua plus tard mon compagnon) de grenades d’un certain genrespécial.

Sous mes yeux, le train se mit en marche, tirépar des câbles que faisait mouvoir une machine à vapeur dans lebâtiment contre lequel je m’appuyais et, peu à peu, les wagonnetschargés de leurs guerriers immobiles glissèrent au long du planincliné qui pénétrait dans la mer.

Ils disparurent à mes yeux, sous les eaux quiécumèrent après leur passage.

« Eh bien ! Qu’est-ce que vouspensez de ça ? me demanda mon compagnon avec une tape surl’épaule. Et il ajouta : Malheureux que nous soyons arrivéstrop tard pour voir partir le nouveau train d’artilleriecarrée ! Allons, venez ! »

J’étais ahuri, mais je n’oubliais pas qu’ilétait de mon devoir de le paraître davantage encore que je nel’étais en réalité puisque, pour le neveu de von Treischke, j’étaiscensé tout ignorer de la Bataille invisible.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?Qu’est-ce que c’est que ça ? fis-je en levant les mains auciel (hypocritement).

– Ça ! me répliqua mon guide en mepoussant dans une petite pièce dont il referma aussitôt la porte,c’est la guerre moderne !… Voyez-vous, mon garçon, ilne faut plus s’étonner de rien avec la guerre moderne ! Ce quevous avez vu n’est rien à côté de ce que vous allez voir ! Etnous en verrons bien d’autres ! Et nous en verrons biend’autres !

– Mais enfin, on se bat donc ici ?

– Oui, ici, dans la baie de Vigo :mais il ne faut pas le dire ! »

Et il se pencha sur moi comme s’il allait medévorer le nez :

« Compris ! Compris !

– Oh ! je sais que vous êtes trèsintelligent ! Le Herr amiral m’a dit « Ne vous inquiétezde rien avec Herr Herbert de Renich, il est trèsintelligent »

– Le Herr amiral me flatte m’exprimai-je d’unefaçon assez maussade. Mais qu’est-ce que c’est encore que ça ?m’écriai-je de nouveau en me trouvant devant une monstrueusecaricature d’homme de fer.

– Ça, c’est votre costume, cher monsieurHerbert de Renich, vous allez me faire le plaisir d’entrerlà-dedans…

– Est-il possible !… Mais je vais fairepeur à tout le monde, là-dedans ! »

Certes, l’amiral ne m’avait pas menti. Pour lemoins, on me donnait le dernier modèle, assurément, de ce qui sefaisait de plus extraordinaire en fait de scaphandre !

« Vous comprenez, me dit l’autre quiriait de mon effroi, que l’on vous a gâté… Du reste, il vousfallait un appareil spécial pour descendre à des profondeursspéciales.

– Ah ! ah ! je vais descendre à uneprofondeur spéciale ?

– Mon Dieu oui, à quatre-vingt-dix ou centmètres au moins !…

– Mais c’est impossible, m’écriai-je. Jeconnais la carte hydrographique de Vigo et il n’y a pas de cesprofondeurs-là dans la baie !… Des profondeurs de vingt,vingt-cinq, trente-quatre, quarante et exceptionnellementquarante-quatre, c’est déjà bien suffisant, c’est déjà trop !…Et puis, ne dois-je pas aller à la cote six mètresquatre-vingt-cinq, m’a dit l’amiral, alors ?…

– Alors, pour parvenir sans danger àla cote six mètres quatre-vingt-cinq, il faut, mon cher monsieurHerbert de Renich, passer par certains travaux d’art qui ontlégèrement déformé la coupe habituelle du fond de la baie,descendre dans certaines tranchées profondes comme des puits où lapression des eaux vous réduirait à l’état de galette si vousrevêtiez un scaphandre ordinaire…

– Bien ! bien !… après tout etpuisqu’il en est ainsi !…

– Évidemment !… vous vous plaignez de ceque la mariée est trop belle !…

– Oh ! trop belle ! et je me cachailes yeux pour ne plus voir le monstre de fer…

– Cher monsieur Herbert de Renich, ne faitespas l’enfant, et écoutez-moi bien ! Je vais vous donnerquelques détails sur votre petit complet veston defer !…

– Mais je vous enprie !… »

Et, s’approchant de mon petit complet vestonde fer, le touchant, le manipulant, le caressant comme ferait lemarchand de drap ou le tailleur, il m’en détailla le« chic » et les vertus pratiques.

« L’appareil, expliqua-t-il, est toutentier construit en tôle d’acier épaisse, et ses lignes ont étéétudiées de telle sorte qu’il puisse, sans être déformé, résisteraux plus fortes pressions. La chose serait d’ailleurs relativementfacile à réaliser s’il s’agissait uniquement d’établir une carapacerigide ! Elle l’est infiniment moins quand il est, aucontraire, question d’un appareil comportant des articulations,c’est-à-dire des joints par lesquels la pression laisse filtrertoujours une certaine quantité d’eau, quelle que puisse être leurétanchéité. Ce difficile problème a pourtant été résolu grâce àl’adoption de joints complexes, dont les diverses parties secomplètent en quelque manière et semblent unir leur étanchéitépropre… »

Ce disant, ce charmant jeune homme faisaitjouer avec énergie les joints ou plutôt les articulations dumonstre.

« Difficile à faire remuer à l’air !avoua-t-il, mais vous verrez comme tout cela marche dansl’eau !…

– Je l’espère », soupirai-je…

Et mon compagnon, en souriant à mon soupir,continua :

« Bien entendu, on ne saurait penser àlaisser hors du scaphandre les mains de l’habitant, lapression ne tarderait pas à provoquer dans leurs tissus desaccidents de véritable asphyxie locale et de gangrène à marchefoudroyante. Aussi l’un des bras est-il muni d’une pièce quiconstitue une espèce de main rudimentaire susceptible de saisir desobjets et qui est actionnée, de l’intérieur, au moyen d’une manettede commande, tandis que l’autre bras se termine par un fanalélectrique ! »

« Eh là ! fis-je en moi-même, voiciassurément l’explication du bras de bronze de l’artilleurdont m’a parlé Gabriel quand il me racontait son excursion autourde la baie de Barra !… L’homme qui était dans la caserne àcôté du canon carré s’exerçait sur terre, dans la cour de lacaserne avec son bras de bronze et sa pince en guise de main, avantque de descendre dans la fournaise c’est-à-dire avant d’allerprendre sa part, au fond des eaux, de la Batailleinvisible ! »

« Vous avez un grand nombre, demandai-je,de ces appareils ?…

– Quelques-uns ! quelques-uns !répliqua l’autre évasivement ; autant, du moins, qu’il nousest nécessaire, n’est-ce pas ?…

– Évidemment, je n’en doute pas !…

– Mais celui-ci, reprit le charmant jeunehomme, est assurément le plus étonnant, le premier de tous, pourtout dire, celui qui sert à l’amiral von Treischke lorsqu’il daignenous faire l’honneur de visiter en personne le champ debataille !…

– Parfaitement ! parfaitement ! Trèshonoré !… Champ de bataille !… champ de bataille !…Décidément, on ne peut plus se retourner sur la terre ni au fonddes mers, hasardai-je timidement, sans rencontrer un champ debataille !…

– N’insistez pas, vous auriez tort !…

– Compris !… compris !… Je n’insistepas, je ne m’étonne de rien !… et je vous obéis entout !… »

Tout de même, je secouai la tête :« Quand on tombe, dis-je, on doit être très embarrassé pour serelever, dans ce petit complet-là !

– Bah ! me répondit l’autre, il va sansdire que cet appareil est lourd, très lourd, puisqu’il pèse plusd’une demi-tonne ; mais, en vertu du vieux principed’Archimède, son poids n’impose pas à la progression et auxmouvements de celui qui l’habite un obstacle infranchissable. Il vasans dire aussi que l’homme revêtu de cette carapace rigide et dontles articulations ont une souplesse restreinte ne saurait avoir, enplongée, une agilité bien considérable. Mais les mouvements réduitsqui lui sont permis suffisent, dans la pratique, pour accomplir lesbesognes d’exploration…

– En somme, excellents appareils pour générauxen chef, amiraux, tous gens qui travaillent surtout avec le coupd’œil et avec le cerveau…

– Exact !… Très bon appareil aussi pourles diplomates et autres parlementaires qui, s’avançant entre lesdeux camps adverses, ne tiennent pas absolument à être réduits enun petit tas de sable avant d’avoir accompli leurmission !

– Ah ! ah !… je dois m’avancer entreles deux camps adverses…

– Ah çà ! mais l’amiral ne vous a doncrien dit ?…

– Si ! si ! Oh ! si, je vousdemande pardon !… Il ne m’a pas caché que je devais rejoindrele capitaine Hyx, et comme le capitaine Hyx est naturellement dansle camp adverse…

– Assez ! Pas de paroles inutiles,interrompit brutalement le charmant jeune homme. Je vais donc vousaccompagner, mais dans un appareil un peu plus souple (et il memontra dans une armoire une tunique de guerrier sous-marin, presqueélégante, ma foi !). Je ne vous quitterai que lorsque celasera à peu près nécessaire…

– Je sais ! je sais !

– Et après vous avoir fourni toutesindications utiles !

– Justement ! m’écriai-je. Mais si vousne me les donnez pas tout de suite, ces indications-là, quand doncme les donnerez-vous ? »

Il haussa les épaules avec mépris.

« Le téléphone n’a pas été inventé pourles poissons ! » me dit-il.

Et il me montra le petit appareil grâceauquel, dans ma carapace, je pourrais converser avec lui le plusfacilement du monde. Il ne s’agissait pour cela que de mettre lesdeux scaphandres en communication avec un fil qu’il me désigna. Lapile électrique portative qui nous procurait de la lumière nousassurait également la faculté d’entendre et de se faireentendre.

Ce dernier détail me plut par-dessus tout. Parl’expérience que j’avais déjà faite du scaphandre, je ne savaisrien de plus désagréable que la sensation de solitude, d’abandon aumilieu des éléments, que l’on ressentait au fond de l’eau et aufond de cette carapace (surtout avec les nouveaux appareilsabsolument isolés que l’on fabrique maintenant, avec leurs sacs àair comprimé)… Mais du moment que je ne cesserais pas d’avoir uneparole humaine à mon oreille pour me guider, je me trouvais moinsmisérable… (C’est le mot, je n’essayerai pas de dire lecontraire ni de me faire plus désinvolte que de nature.)

Que vous dirais-je ? Un quart d’heureplus tard, l’officier boche et moi, dans nos costumes adhoc, étions installés à notre tour sur les petits wagonnetsqui, en même temps que de nouveaux guerriers nouvellement équipés,nous firent glisser jusqu’au fond de la mer !…

Et alors je connus la Batailleinvisible !…

– Ce que je pus voir et ce que je rapporte iciavec toute ma bonne foi de neutre et d’honnête homme m’étonna fort,certes ! et pourra étonner encore quelques-uns de ceux qui meliront, mais j’ai réfléchi depuis à ces choses et je prie qu’on yréfléchisse comme je l’ai fait…

La guerre sous-marine a existé de touteantiquité et s’il fallait s’étonner de quelque chose ce serait,bien au contraire, de ce que cette guerre-là, comme les autres,n’eût point subi ce que les hommes, dans leur délire dedestruction, appellent la loi du progrès.

Les scaphandriers ont remplacé les plongeurs,mais voyez déjà ce que les plongeurs, dès les premiers temps del’histoire, étaient capables d’accomplir dans la Bataille sousla mer :

« Lorsque l’armée navale de Xerxès futassaillie par la tempête, vers le mont Pélion (c’est Pausanias quiparle), Scyllis et sa fille Cyané contribuèrent beaucoup aux pertesqu’elle fit, en allant par-dessous les eaux arracher les ancres ettout ce qui servait à retenir les vaisseaux. »

Le plongeur de Scyone fit école. Quand lesGrecs assaillirent Syracuse, nous retrouvons des plongeurs aidantles Athéniens, comme Scyllis les avait aidés jadis contre lesouverain de la Perse : les assiégés ayant fermé leur portavec une estacade, d’habiles nageurs allèrent scier sous l’eau lespieux qui la formaient.

Au siège de Tyr, d’autres plongeurs non moinshabiles, coupèrent les câbles des vaisseaux d’Alexandre, qui dutles remplacer par des chaînes. Ils retardèrent aussi laconstruction d’une digue immense, raconte Arrien. Des instrumentscrochus leur servaient à entraîner des arbres sur lesquels despierres et de la terre étaient amoncelées, et ces derniersmatériaux, privés de soutien, ne tardaient pas à s’écrouler.

Dès lors, l’importance du rôle qui pouvaitêtre réservé aux plongeurs dans les engagements maritimes fut misehors de doute, et l’on voit les écrivains militaires les plusautorisés de l’Antiquité s’étendre sur cet élément nouveau de lutteet de destruction. L’ingénieur Philon recommande expressémentl’emploi des plongeurs pendant la nuit, non seulement pour couperles câbles des vaisseaux ennemis, mais encore pour percer lescarènes. Nous trouvons dans sa Poloorcétique, avec ladescription des instruments dont les plongeurs devront se servir,l’énumération des mesures à prendre pour faire échouer leursattaques. Les Byzantins se souvinrent à propos des enseignements deleurs compatriotes lorsqu’ils se furent déclarés pour PorcenniusNiger. Leurs plongeurs, dirigés par l’ingénieur Priscus, allèrentcouper les câbles des galères de Septime Sévère, qui lesassiégeait. On rapporte que ces nageurs attachaient ensuite près dugouvernail un long cordage que les assiégés tiraient à eux« en sorte, dit-il, que ces bâtiments semblaient déserterd’eux-mêmes la flotte de l’empereur ». Ce stratagème avait étéemployé déjà dans les guerres de Sextus Pompée contre letriumvirat, et le fut souvent depuis.

Et maintenant, en parcourant les annales despeuples modernes, nous retrouvons les plongeurs, jouant comme dansl’Antiquité, dans les engagements navals, un rôle quasi décisif.C’est ainsi qu’au commencement du quinzième siècle Bonifacio leurdut sa délivrance. Cette ville était bloquée par une flotted’Alphonse, roi d’Aragon ; des plongeurs réussirent à couperles câbles de plusieurs vaisseaux ; il en résulta un granddésordre et beaucoup d’avaries, dont une escadre génoise profitapour secourir la place.

Plusieurs des historiens que nous parcouronsont vu les plongeurs à l’œuvre, et rapportent des scènes d’uncaractère très dramatique. Ainsi il arrivait souvent que lesplongeurs de l’un et l’autre camp se rencontraient sousl’eau ; il y avait alors des luttes terribles. A. Jalcite un de ces engagements, dans son Glossaire nautiquequi eut lieu au siège de Malte par Mustapha pacha en 1565.« La Valette, le grand maître de Malte, dit-il, craignant uneattaque que les Turcs projetaient contre la Sanglea et qui lui futdénoncée par le Grec Lascaris, à qui il venait de sauver la vie,fit établir une palissade de la pointe de la Sanglea au Corradino.Le vizir Mustapha, ne pouvant aller avec des embarcations arméesaffronter ce rempart, entre les joints duquel les soldats de LaValette faisaient jouer les arbalètes et les arquebuses, donnaordre à sa brigade de plongeurs d’aller, la hache à la main, fairece que d’autres plongeurs avaient fait quelques siècles auparavantcontre la palissade des Syracusains. Les Turcs se mirent àl’eau ; mais ils n’arrivèrent point au retranchement plantédans la mer sans être soudainement attaqués par des plongeursmaltais, les plus habiles des nageurs sous l’eau depuisl’Antiquité. Un horrible combat s’engagea alors sous la mer, chacundes combattants nageant d’une main entre deux eaux, et frappant del’autre avec la hache ou l’épée. » – « La lutte duraplusieurs minutes, ajoute Jal, au bout desquelles les Turcs furentcontraints de prendre la fuite, ayant perdu la moitié des leurs etlaissant le champ de bataille aux Maltais, que, du haut desfortifications, La Valette et de Monte, l’amiral des galères de lareligion, virent rentrer dans le port, emportant les blessés ouaidant à nager ceux que les armes turques n’avaient pas réduits àl’impossibilité de faire quelques mouvements. »

Que la science moderne qui a su si rapidement,dans notre Guerre du monde, s’adapter aux besoins multiples etnouveaux d’une lutte comme on n’en vit pas encore sous le soleil,se soit faite la féconde auxiliaire de la Bataille sous l’eau,comme sur la terre, comme dans les cieux, quoi de surprenant àcela ? Et qui oserait lui mesurer (à cette science),maintenant que nous avons assisté à tant de miracles, le miraclesous-marin ?…

– Elle qui a tant fait, et si vite, pour levaisseau de l’abîme, que n’a-t-elle pu faire pour l’homme del’abîme quand on lui a demandé d’armer le plongeur pour lalutte ?

Et particulièrement dans cette baie de Vigo,où le combat entre navires sous-marins était impossible pourbeaucoup de raisons, dont la principale était l’absence de fondsassez considérables et la nécessité où les combattants étaient derespecter officiellement la neutralité des eaux qu’ils avaient ensecret transformées en champ de bataille, quels enginsextraordinaires n’ont-ils pu demander à la science, ceux quis’arrachaient, à trente mètres et plus au-dessous du niveau de lamer, l’or des Incas qui allait les faire les maîtres dumonde !…

En ce qui me concerne, moi, Herbert de Renich,je n’ai fait que passer à travers ce rêve réalisé de la lutte detranchées sous-marines ; mais qu’on ne s’étonne derien plus que moi-même… Au bout d’une demi-heure, j’avais fini partrouver cette guerre aussi naturelle que l’autre, et les enginsdont elle disposait pouvaient m’épouvanter, puisque, hélas !je risquais fort d’en être la victime, mais ils ne me surprenaientplus comme au jour, par exemple, où j’avais vu défilerl’artillerie lente…

Quand, au fond de la baie de Vigo, je viscette artillerie dans son élément naturel, je compris, cette fois,la lenteur de tous les servants autour d’elle, car alorsces servants étaient revêtus de leur scaphandre !.. En somme,quand je les avais aperçus aux îles Ciès, ils répétaient, sur laterre, les gestes qu’ils auraient à faire sous l’eau et ils lesmesuraient aux difficultés qu’ils savaient devoir rencontrer dansleurs mouvements, au sein de l’élément liquide !…

Ainsi tout allait s’expliquer pour moi au fondde la baie de Vigo !…

Nous étions toujours dans notre petit train,sur nos wagonnets que traînait maintenant, sous les eaux, unelocomotive électrique.

Nous aussi nous allions lentement, quoiquemoins lentement que l’artillerie lente, mais vous pensez bien queje ne m’en plaignais pas…

D’abord, je ne me plaignais de rien. Jelaissais faire. Comme disent les matelots : À Dieuvat ! Le sort en était jeté, et j’espérais bien, aprèstout, que si je sortais jamais de cette aventure-là ce serait madernière, et, ma foi, l’espoir de cela valait qu’on risquâttout !

Et puis, on ne m’avait pas demandé monavis ! Il y avait encore cela ! Bref, un tas de bonnesraisons pour devenir fataliste…

En attendant le mieux ou le pire, de tous mesyeux je regardais, je regardais… Je m’étais d’abord étonné de laquantité de lampes électriques que nous trouvions dans lesbas-fonds, le long de la voie et aussi au poing des scaphandriers,dont nous croisions de véritables troupes en marche…

Concevez la vision de cela : ces lueurs,ce vert laiteux de l’élément liquide, ces ombres de bataillonsaquatiques, grandies et déformées par les jeux de la lumière et leremuement des ondes autour d’eux !… Tout cela estindescriptible. Pour voir cela, si on n’a pas vu réellement commej’ai vu, moi, il faut avoir de l’imagination… Ayez-en !…ayez-en !… Vous n’en aurez jamais trop !… Vous sereztoujours au-dessous de ce qui a été, sous mes yeux, au fond dela mer : la Bataille de la mer !…

Je m’étonnais donc de cette quantité delumières en marche et je ne pus m’empêcher de le dire au neveu devon Treischke, qui était toujours assis au côté de moi sur le wagonet avec qui j’étais en communication par notre filtéléphonique.

« Bah !… me fit-il, cela n’a aucuninconvénient à l’arrière. L’ennemi est encore beaucoup trop loin etune trop épaisse couche d’eau nous sépare de lui pour qu’il puisseapercevoir ces feux-là !

– Bien ! bien !… ce que je vous endisais…

– Tenez-vous bien !… nous allons passer àcôté d’une pièce carrée de 120 qui va tirer et il y a toujoursquelques remous… »

Je m’accrochai d’une pince à mon banc etm’arc-boutai sur mes semelles de plomb.

Le bras de mon compagnon me montrait labatterie défilée le long d’un rocher qui me parut gigantesque. Etle canon en question me parut également énorme et flottantentre deux eaux, à cause du mouvement des ondes, toujours.

Et tout à coup, il y eut un remousaffreux !

Le canon pneumatique avait tiré. Je n’entendisrien, mais j’eus la sensation que l’eau tournait autour de moi,tournait, et que j’allais me mettre, moi aussi, à tourner comme unetoupie… sensation rapide et désagréable, et qui malheureusement serenouvela trop souvent. Mais on s’y fait assez vite !

« Eh bien ? me demanda moncompagnon… ça va ?

– Mais oui, lieutenant, ça va !…

– Ne vous plaignez pas !… Si vousentendiez les canons à poudre à canon sous la mer !… Qu’est-ceque vous diriez !…

– On ne peut pas avoir tous lesbonheurs à la fois, lieutenant !… » Répondant cela commeun niais j’imaginais me montrer homme d’esprit, car je n’imaginaispoint qu’on pût tirer avec des canons à poudre à canon sous lamer ; en quoi je me trompais grossièrement. J’appris celadepuis, quand je voulus me documenter sur la question, si curieuse,du combat sous la mer…

Et encore ici, pour faire taire les incrédulesqui sont toujours prêts à dire des bêtises, et aussi pour instruireceux qui, sagement, estiment qu’ils n’en savent jamais assez long,je rappellerai que le capitaine anglais Philips Coles prit dès 1863un brevet d’invention pour un appareil permettant de tirer lecanon sous l’eau !

Comme vous voyez, la question ne date pasd’hier… et, bien entendu, il ne saurait être parlé ici de cettevieille invention des torpilles, autrement vieille que Fultonlui-même. Non, non, je parle des canons tirant sous l’eau !…Du reste, celui-ci avait pensé également à ces canons-là, etlorsque, en 1813, les Américains construisirent l’ancêtre desbâtiments cuirassés, le Demologos, le programme portait (àl’instigation et sur les plans de Fulton) qu’il devait être armé decanons sous-marins.

Des expériences avaient été faites dans ce butà New York, et ces pièces nouvelles avaient défoncé des muraillesde chêne très épaisses. Ces essais ayant paru concluants, unfondeur renommé, le général Masson, avait établi dans son usinesituée dans le district de Columbia, un atelier spécialementaffecté à la fonte des canons sous-marins, auxquels on donna le nomde colombiades, par allusion aux canonades desAnglais.

Concurremment avec les inventions que je viensde nommer, les ingénieurs des amirautés anglaise et française sesont mis à l’œuvre.

Un document officiel présenté au Parlementnous apprend que de très sérieuses expériences de tir sous-marinont eu lieu à Portsmouth, de 1862 à 1864, avec un certainsuccès.

Un canon de 110 livres, du calibre de 18centimètres, submergé à 1 m 83, fut placé à la distance de 7 m 62.La bouche du canon était fermée au moyen d’une peau de tambour etde toile à voile. Dans une première expérience, le projectilemassif, lancé à la charge de 6 kilos 350, traversa la ciblecomposée de pilots de bois de chêne de 34 centimètres.

D’autres essais, tentés sur des coussins dechêne et de tôle, ont donné des résultats analogues. Enfin, dansune dernière expérience, un projectile, lancé par 5 kilos 350 depoudre contre une cible de fer de 7 centimètres 62 d’épaisseur, abrisé cette plaque.

Depuis, beaucoup d’autres expériences ont étéfaites dans les arsenaux, tant en France qu’en Angleterre, maiscelles-ci sont restées secrètes.

La grande difficulté avec laquelle il fautcompter, naturellement, c’est la bonne direction de la trajectoiredans un milieu tel que l’eau, c’est-à-dire huit cent cinquante-cinqfois plus dense que l’air… Cette difficulté-là, on la retrouveaussi bien dans le tir sous l’eau pour les pièces à air compriméque pour les pièces à poudre à canon, et je puis affirmer, d’aprèsce que j’ai vu, qu’elle a été vaincue.

J’ose dire que la précision du tir sous l’eauest devenue effrayante. Et la preuve c’est que j’en ai été effrayémoi-même.

Ainsi la batterie près de laquelle nousvenions de passer devait être repérée, car il n’y avait pas uneminute que l’un de ses canons avait tiré (et nous n’avions pas faitbeaucoup de chemin en une minute) quand un affreux remue-ménagebouleversa tout notre petit convoi…

C’était un obus destiné à la batterie enquestion qui nous arrivait en plein. Patatras ! Il y eut dugrabuge dans le wagonnet de guerre, qui fut rejeté, défoncé, horsla voie avec les douze scaphandriers qui le montaient.

J’entendis par le téléphone le lieutenantjurer, comme un failli chien, de frayeur : il coupa notrecommunication et descendit du train, qui s’était arrêté.

Quant à moi, je restai à ma place, tremblantcomme une feuille dans ma peau de fer. Dame ! qu’un plus bravese mette à ma place ! C’était la première fois que jevoyais le feu, et c’était sous l’eau !…

Bientôt mon compagnon revint et reprit saplace, et le train se remit en marche ; je n’en étais pasfâché, car il n’y avait aucune bonne raison pour qu’il ne nousarrivât pas un second obus… Bon Jésus ! s’il en était ainsi àl’arrière, qu’allions-nous devenir à l’avant ?…

« Il n’y a pas trop de mal, me dit lecharmant jeune homme, sitôt qu’il eut rétabli lacommunication ; il n’y en a que trois demorts !… Les deux blessés ont des chances d’en réchappersi on les secourt tout de suite. Les sept autres sont indemnes. Onest occupé à les relever !… »

« Broutt !… faisais-je en moi-même…broutt !… En voilà trois de morts, et il dit qu’il n’y a pastrop de mal !… Ce charmant jeune homme ne s’étonne derien !… Mais écoutons-le encore… il est instructif, lui aussi,il donne des détails plus ou moins réconfortants, mais, je le dis,instructifs à coup sûr… »

« Ce sont les derniers obus qu’ils ontinventés, des obus à air comprimé qui, au moindre choc, sedéchirent en cent cinquante morceaux, coupants et tranchants commerasoirs : de la bonne marchandise !… Le capitaine Hyx ena pour son argent !… »

Pensez si cette conversation me laissaitrêveur dans mon petit complet-veston de fer !…

Pendant ce temps, le train avait pris unepetite voie transversale qui devait nous rapprocher en droite lignedu front, car les lumières, dans cette zone, se faisaient plusrares… Cependant on voyait autour de soi assez distinctement ce quise passait… Nous laissions derrière nous ce que l’on est convenud’appeler « les services de l’arrière »… Je voyais deschariots automobiles, des files de chariots conduits par desscaphandriers qui paraissaient aussi à leur aise sur les chemins dufond de la baie de Vigo que des chauffeurs au volant de leur taxi àParis, sur le boulevard de la Madeleine !

Je demandai à l’officier :

« Ce sont sans doute les servicesd’approvisionnements ?…

– Oui, oui, les munitions !… On enconsomme d’une façon incroyable… surtout des grenades… et aussi desbombes pour mortier de tranchées…

– Et les provisions de bouche ?demandai-je… Comment faites-vous pour les provisions debouche ?

– Charmant, monsieur Herbert de Renich !…Tout à fait exquis !… Compliments !… Je ferai part àl’amiral de votre esprit d’à-propos ! »

Tout à coup je compris ma bévue et je partis àrire, en dépit de la gravité de la situation…

« Je vous demande pardon, herr leutnant,j’avais oublié…

– Comprenez, n’est-ce pas, que si vous n’avezpas fait un excellent déjeuner ce matin, vous risquez d’être à jeunencore ce soir… Désolé de n’avoir rien à vous offrir !

– Oh ! j’espère bien en avoir fini avecma mission avant ce soir ! m’exclamai-je.

– Je le souhaite pour vous, répondit lecharmant jeune homme, surtout si vous êtes sujet aux crampesd’estomac.

– Mais comment font tous vossoldats ?

– Le service de tranchée est de huit heures.On les relève toutes les huit heures… Et puis ils disposent d’unpeu d’alcool à l’intérieur de leur tête de cuivre… Et tenez,vous-même… tournez un peu la tête à gauche… Vous apercevez là, prèsde l’appareil acoustique, une petite fiole munie d’une tétine…

– Oui, oui, je vois, je vois.Qu’est-ce ?…

– Tétez, monsieur Herbert de Renich. Tétez etvous m’en donnerez des nouvelles.

– Délicieux !… Fameux !…Admirable !…

– Je vous crois… Le rhum de l’amiral !…Alors cela va mieux ?…

– Mon Dieu ! cela pourrait aller plusmal.

– Eh bien, descendez, nous sommesarrivés… »

Le train, en effet, s’était arrêté…

Le plus galamment du monde, l’officier m’aidaà descendre et guida mes premiers pas…

« Guidez-vous sur moi, me dit-il, chaquefois que j’avance, avancez. Chaque fois que je m’arrête,arrêtez-vous.

– Comptez sur moi, je n’ai ni l’envie, ni lemoyen de courir… » Nous nous trouvions alors dans ce que jepuis appeler la troisième ligne du système de défenses quis’avançaient en éperon entre la cote dix-neuf R et les premièresassises de l’île de Torlada, menaçant la fameuse cote six mètresquatre-vingt-cinq, objet de tant de convoitises.

Et je vous prie de croire que le docteur avaitraison quand il disait que la bataille battait son plein !

Les projectiles passaient au-dessus de nostêtes avec des remous, un tumulte d’eau, un sifflement que nousvoyions plus que nous ne l’entendions, assurément, enfermésque nous étions si hermétiquement dans nos carapaces.

C’était l’artillerie lourde ennemie quirépondait à la nôtre, s’efforçant de mettre à mal les batteries quenous avions laissées derrière nous.

En ce qui nous concernait, nous avionssuffisamment notre compte. Je ne sais quels crapouillots nousenvoyaient des marmites qui nous explosaient sous le nez en faisantdans le sable ou dans la vase comme de petits Vésuves. Pour peu quel’on se trouvât trop près de ces petits Vésuves-là, on risquaitfort d’être écorché par les éclaboussures. Pour mon compte, j’enreçus cependant quelques centaines de ses éclaboussures-là, sansêtre autrement incommodé. C’est que mon scaphandre, à moi, était unvéritable pare-éclats modèle et fort difficile à entamer.

Quand j’en eus fait suffisamment l’expérience,l’effroi que j’avais ressenti tout d’abord au centre de toute cetteexplosion d’eau et de fer fit place à une tranquillité magnifiqueet presque à de l’amusement. J’avais vu tomber quelques pauvresbougres autour de moi, et de me sentir si solide dans mon petitfort portatif me donnait de l’orgueil et aussi, le dirai-je ?de la satisfaction. Suivant mes habitudes morales, j’allais àl’extrême, égoïstement, me croyant invulnérable.

Une fois cependant (je parle de ce moment oùnous commencions de pénétrer dans les troisièmes lignes) j’eus plusde peur que de mal, mais j’eus bien peur. C’est que la secousse futterrible. La faute en était à une torpille aérienne (sitant est que je puisse ainsi dénommer une torpille qui se mouvaitdans l’eau). Enfin, je veux parler d’un engin qui se mouvaitau-dessus de nos têtes par ses propres moyens. Il y a eu unchambard terrible autour de nous. Il me parut que nous devions êtretous réduits en poudre.

Trois scaphandriers qui étaient en train, surnotre droite, d’agrandir à coups de pioche un boyau decommunication, semblaient avoir disparu comme par enchantement.

La vérité était qu’ils avaient été toutsimplement projetés à terre ; nous le vîmes bien quandl’embrouillamini de vase, de sable, de roc et d’eau, cettemélie-mélasse déterminée par l’explosion de la torpille, se futdissipée. Ils se relevaient péniblement, mais enfin ils serelevaient et reprenaient leur pioche et se remettaient à creuserle boyau.

Pour en revenir à votre serviteur, j’avais étépersonnellement si bien secoué par l’explosion que je commençaide basculer !… Oui, je pus croire que j’allaism’effondrer ! Mais cet effondrement s’était fait (à cause del’importance de ma masse) si lentement que mon compagnon,s’apercevant de la chose, avait eu le temps, avec deux de sescompagnons, de venir à mon secours… c’est-à-dire qu’ils avaienttous trois allongé la main et qu’ils me soutenaient de toutes leursforces pour essayer de me faire reprendre mon équilibre.

Ce ne fut pas, il faut l’avouer, une petiteaffaire ; mais enfin, à trois ils y réussirent et je fusrétabli solidement sur ma base.

Je les remerciai d’un geste de ma pince droiteet ils me saluèrent et nous continuâmes notre chemin.

Le boyau dans lequel nous nous trouvionsmaintenant me parut profond et sûr ; du reste, mon compagnonrentra en communication avec moi pour me dire que nous venions depasser un des coins les plus bombardés par l’ennemi et que jedevais me rassurer. En même temps il me félicita et me conseilla deprendre encore quelques gorgées du rhum de l’amiral, ce que jefis.

Je n’ai garde de vous décrire en ce moment lestravaux d’art militaire que nous traversions, vous les connaissezaussi bien que moi. Ils ont été vulgarisés par tous les journaux etmagazines du monde entier. La même disposition de tranchés seretrouve sous les eaux que sur la terre. Ce sont les mêmes lignes àsaillants et à angles, les mêmes boyaux de communication enzigzags, les mêmes culs-de-sac servant d’abris, les mêmesplaces d’armes où s’assemblent les troupes qui sepréparent à donner l’assaut, les mêmes dispositions pour lesgarages de munitions, et aussi les mêmes postes de secours etpostes de commandement, les mêmes cagnas et guitounes, les mêmesparapets, etc., et la même abondance de rondins de bois dansl’architecture des tranchées dès qu’elles sont creusées dans lesable…

Seulement mettez autour de cela, au lieu debrume, de brouillards ou de pluies torrentielles, mettez-y toutuniment de l’eau, non plus qui tombe, mais tout de même de l’eauqui remue, car on ne la laisse guère tranquille, et vous aurez uneidée approximative de la chose.

Nous avions ainsi franchi les deuxièmes ligneset nous approchions de la première tranchée, face à l’ennemi.Maintenant, on pouvait dire que ce n’était plus nous qui nouséclairions. Prudemment chacun avait éteint sa petite lampe, mais onétait éclairé par les feux que nous envoyait l’ennemi. Demême, j’imaginais que l’ennemi était éclairé par nos feux à nous,c’est-à-dire par les feux que nous lui envoyions.

Le charmant jeune homme m’expliqua en quelquesphrases que c’était des fusées électriques. Au fait, nous nousenvoyions les uns les autres de petites lampes électriques quis’allumaient automatiquement au milieu de leur parcours et quitombaient autant que possible sur les endroits à éclairer, lesparapets, les nouveaux ouvrages, et surtout dans les réseaux de filde fer où elles continuaient à briller pendant un certain temps,jusqu’à ce qu’elles mourussent de leur mort naturelle ou jusqu’à cequ’un scaphandrier, derrière son créneau, eût réussi à les faireéclater d’une balle de son fusil.

Soudain l’officier boche me fait arrêter àproximité d’un trou de mine, et, peu à peu, je vois sortir de latranchée, en rampant sur le ventre, des hommes du génie (me dit moncompagnon) qui se disposaient à aller poser des explosifs près dela ligne ennemie, en s’aidant d’un long bâton…

Je suis fortement impressionné. Au fur et àmesure que les événements se déroulent, le lieutenant me lesexplique s’il le juge nécessaire.

Ma foi, bien abrité dans un creux de rocher,je suis là comme au spectacle et, le rhum aidant et me réchauffant,je ne me plains de rien. Quelle situation ! quelle drôle dechose que la vie, telle que la science nous la crée et nous larenouvelle chaque jour !

La science, la meilleure et la pire deschoses, assurément, comme cette vieille histoire de languesd’Ésope !

Dans le chemin de ronde, je vois une troupearriver. Elle porte le sac de grenades et a un outil auceinturon : c’est la troupe d’assaut. Les hommes ont,paraît-il, dans leur sphère de cuivre, une double rationd’eau-de-vie. L’heure solennelle va sonner, c’est sûr… Mais je nesais pas à quelle montre, par exemple, ni à quelle horloge. Lacompagnie d’attaque a pris sa place le long des parallèles, parpetits groupes.

Tout à coup, une grande flamme rouge brûledevant nous (paraît que la chimie a trouvé depuis longtemps lemoyen de faire vraiment du feu dans l’eau). C’est l’annonce de lafête. Puis, pendant dix minutes, ils tirent sans discontinuer,tandis que nos engins de tranchées crachent toute leur mitraille.Fusils, moulins à café, mortiers, canons-revolvers, bombes, toutcela ne fait aucun tapage et l’odeur de la poudre ne nous prend pasaux narines… Seulement quel branle-bas, quel tourbillon dansl’eau ! L’ennemi répond faiblement et seulement sur lesflancs. Tout ce qui est devant nous semble avoir été annihilé… maisj’imagine que cette inaction est peut-être trompeuse et qu’il n’estpoint prudent de se fier aux attitudes et façons d’être ducapitaine Hyx et de ses troupes. Bien entendu, je garde cesréflexions pour moi.

Derrière nos parallèles, nous restonsangoissés… C’est maintenant à notre tour à nous lancer à l’avant,baïonnette haute, et de prendre la tranchée d’en face.

Nous attendons quelques minutes ; nousapercevons une demi-douzaine de soldats qui reviennent vers nous.Et puis plus rien !

L’attaque a-t-elle réussi ?

Je quitte ma sape sur un signe de moncompagnon et nous continuons notre chemin sur la droite. Dans lesboyaux, je vois des blessés que l’on transporte, des cadavres descaphandriers qui ont perdu leur tête de cuivre et qui n’ont plusque leur tête naturelle, déjà verte… D’autres malheureux amochésque l’on traîne hâtivement vers les points où ils seront attachés àdes câbles et hissés à bord des chalands noirs pour être soignés auplus tôt !… avant l’asphyxie autant que possible. C’estépouvantable !…

Et tout cela pour de l’or ! Pour del’or ! Réflexion de niais, mais tout à faitexcusable !…

L’attaque n’a pas dû réussir ; je voisarriver une nouvelle troupe d’ombres formidables, qui portent surles épaules des armes qui me paraissent terribles et qui ne sontpeut-être que de simples haches.

On ne peut jamais se rendre compte exactementdes choses, pour peu qu’on ne les ait pas sous le nez, dans cetélément où tout semble appartenir au fantomatique…

Au-dessus de nos têtes, les petites fuséesélectriques se croisent et tombent autour de nous avec desapparences d’étoiles filantes.

Soudain j’aperçois, entre deux rocs, au seuild’un boyau qui semble descendre profondément dans la vase (il y alà de véritables travaux d’art : des étais, des épis commeceux qui servent à contenir le sable ou le galet au début desconstructions sous-marines à l’entrée des ports). J’aperçois toutun coin du champ de bataille, le coin où tout est en train dese battre corps à corps…

La chose est vivement éclairée et se passe surles pentes d’un mamelon au sommet duquel se dresse une sorte destatue de fer, admirable, d’une beauté parfaite et toute noire. Onse bat là à l’épée et à la hache comme au temps des chevaliers defer et des loyaux serviteurs sans peur et sans reproche… Et, mafoi, ils y vont avec un tel acharnement et un tel enchevêtrement decuirasses et de casques que je revois (à peu de chose près)l’exacte répétition d’un combat de la guerre de Cent ans tel quel’imagier de notre enfance l’avait reproduit pour notre livred’école…

Quant à la statue, là-haut, à la belle armuretoute noire et surmontée de son casque noir, qui serait-ce si cen’est le Prince Noir lui-même, si beau dans la bataille ?

Mon compagnon me fait signe et me dit en memontrant le mamelon couvert de guerriers en furie :

« La cote six mètresquatre-vingt-cinq !… »

Puis son doigt me désigne le chevalier, lePrince Noir qui domine cette tuerie :

« Le capitaine Hyx !…

– Ah ! fis-je. Ah !ah !… »

C’est tout ce que je trouvai à luirépondre…

« Venez ! fit encore le charmantjeune homme. Si j’avais le temps, je pourrais, de l’endroit où noussommes, vous faire voir bien autre chose… Et la colline deSaint-Jean-l’Évangéliste, et la vallée deSaint-Luc, et le roc des Trois-Apôtres… et… maisil vaut mieux profiter de ce que le capitaine Hyx se trouve encoreà la cote six mètres quatre-vingt-cinq pour aller letrouver tout de suite… En somme, vous avez trois cents pas à faire…En une petite demi-heure, vous serez rendu !…

– Y pensez-vous ? m’écriai-je (etj’aurais trépigné de rage certainement, si je n’en avais étéempêché par mon petit pantalon de fer). Y pensez-vous ?… Allertrouver le capitaine Hyx en ce moment !… À travers unepareille fièvre guerrière !… Avez-vous perdu le bon sens,dites-moi, je vous prie ?

– C’est vous qui divaguez, me répondit la voixrailleuse de l’odieux lieutenant (décidément encore un que je neportais pas dans mon cœur !)… Ne vous a-t-on pas dit que vousvous présenteriez en parlementaire ?

– Et comment ? Et comment, je vousprie ?… Comment ces gens-là qui sont uniquement occupés à sedistribuer des coups sauront-ils que la carapace qui s’avance ettraverse le champ de bataille vient à eux enparlementaire ?

– Justement, vous ne traverserez pas le champde bataille ». C’est plus à l’ouest que vous aborderez laligne ennemie et l’on attachera sur votre casque la croixverte (faite de quatre lanternes électriques vertes) quiannonce, au fond de la baie de Vigo, l’arrivée d’un parlementaire…Encore une fois, cher monsieur, vous serez parfaitement enordre…

– Tant mieux !… Tant mieux !… Maisquelqu’un m’accompagnera ?

– Évidemment.

– Et qui ?

– Ne vous inquiétez pas : une autrecarapace solide presque aussi solide que la vôtre ! »

Nous marchâmes encore dix minutes,c’est-à-dire que nous descen­dîmes dans ce boyau avec milleprécautions et que nous fîmes bien en tout une cinquantaine depas.

Alors il me sembla que nous nous trouvionsau-dessus d’une espèce de gouffre qui s’agrandissait vers lesud-est, autant que je pouvais me rendre compte de cetteorientation par la disposition générale de la ligne de défense enface de la cote six mètres quatre-vingt-cinq…

C’est là que le neveu de von Treischke mequitta, après avoir sorti de sa sacoche la lampe croix verte, etl’avoir fait briller à mes yeux, et l’avoir accrochée à moncasque.

« Avec cela, fit-il, rien à craindre,rien à craindre. »

Vous allez voir comme je n’avais rien àcraindre.

Cette croix verte n’avait pas plus tôt brilléque nous vîmes monter du gouffre l’ombre énorme d’une carapace quiavait beaucoup d’analogie avec la mienne. Et l’ombre salua et semit à nos ordres.

« Je vous présente notre charmantenseigne de vaisseau, von… von… (Je n’entendis qu’indistinctementle nom et je ne l’ai plus jamais entendu depuis… Je saluai à montour.)

– Cet honorable gentilhomme va vous conduire àla cote à peu près par un chemin sans danger… enfin par une routerelativement tranquille… (Vous allez voir, vous allez voir commeelle était relativement tranquille, la route !…) etmaintenant, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance.Bonne chance, herr Herbert de Renich ! »

Je n’eus point le temps d’ajouter unmot ; la communication était rompue et il s’éloignaitdéjà…

Mon compagnon nouveau me prit délicatement parla pince et m’entraîna tout doucement. Je le suivis avec docilité,me disant qu’il fallait en finir au plus tôt et me tenant unraisonnement assez sensé qui consistait à me dire que ce nouveaucharmant petit jeune homme ne devait pas plus tenir que moi àrester au fond de ce gouffre, ni d’aucun autre.

Il avait agréablement établi à son tour lacommunication téléphonique et nous échangeâmes nos premiers propos,d’où il résultait que nous abordions en ce moment les travauxd’excavation grâce auxquels on avait retrouvé la carène et lestrésors enfouis du Saint-Marc… car, dans ce terrainmouvant, les galions (certains du moins) étaient descendusprofondément, doublant, quadruplant même les difficultés del’entreprise…

Mais on n’avait rien négligé pour mettre à nule Saint-Marc,que l’on savait le plus chargé d’or de toutela flotte… La dépouille du Saint-Marcétait, du reste,passée de mains en mains… et maintenant elle n’appartenait àpersonne… c’est-à-dire (le docteur m’avait déjà expliqué cela) queson abord en avait été momentanément rendu impossible par la pluied’obus que l’on y envoyait de part et d’autre…

Au fond, c’était la prise de la cote sixmètres quatre-vingt-cinq qui dénouerait la situation pour lesBoches.

Tant que cette cote-là ne serait pas enlevée,ils ne pouvaient tranquillement vider le Saint-Marc de sesrichesses ni travailler à d’autres excavations, par exemple autourdu roc des Trois-Apôtres (cote vingt-cinq mètressoixante-quinze…).

« Compris ! fis-je. Compris !…Mais si l’on s’envoie tant d’obus que cela autour duSaint-Marc, je ne vois point la nécessité de passerjustement à proximité d’un endroit aussi dangereux.

– C’est le plus sûr !… me répondit lecharmant enseigne, car le Saint-Marc est si bien repéré, depart et d’autre, que les obus ne s’égarent jamais ! (Vousallez voir comment les obus ne s’égarent jamais !) et que,pourvu que nous passions à une centaine de mètres de la position,en contournant le gouffre, nous ne courrons aucun risque jusqu’à lacote treize mètres dix-sept, qui est à une cinquantaine de pas dela première ligne de défense de l’ennemi… Là, monsieur Herbert,vous n’aurez pas plus, tôt montré votre croix verte que l’onviendra au-devant de vous et que l’on vous conduira au capitaineHyx !

– Et vous, vous ne viendrez donc pas avecmoi ?…

– Non, certes !… moi, je vous attendrai àla cote treize mètres dix-sept !

– Bien ! bien !… »

Et je lève la tête (quand je dis :« Je lève la tête », cela signifie : je lève ma têteà moi ! et non ma tête de cuivre et d’acier) ; et, danscette disposition, j’essaie par le truchement de mes petitesfenêtres aux glaces épaisses de voir ce qui se passe enhaut !…

Eh bien ! en haut, il passait beaucoupd’obus, bombes, torpilles et autres appareils plus ou moinsmortels… Il y avait un croisement incessant d’ombres et de clartés,avec des effets d’optique un peu comparables aux jeux de la lumièredu soleil quand vous vous trouvez, dans les pays chauds, sous unetonnelle au toit de lattes entrelacées et que le vent agiteau-dessus de vous l’ornement naturel des feuilles de vigne ouautres plantes grimpantes.

C’était très joli et très curieux, toutcela ! Mais tout cela, c’était de la mort !…

Je le dis à mon compagnon, qui se prit àrire…

Sans doute était-il sûr de lui et nepouvait-il imaginer qu’aucune de ces ombres-là ou de ces lumièresmortelles ne pouvait nous atteindre. (Mais vous allez voir commeelles ne pouvaient pas nous atteindre !)

Nous avions commencé de remonter (combienlentement !) la pente sud-est du gouffre (il y avait là unerampe et, quelquefois, des escaliers très solidement établis etassujettis par tout un système de pieux et de madriers) et je medisposais à montrer bientôt ma croix verte aux gens d’en face,quand, patatras !… un obus vint éclater, juste entre nous, etnous flanquer carrément par terre… ou plutôt nous étaler, àquelques pas l’un de l’autre, sur un fond de sable.

Je ne pensai point avoir de blessure et jeconstatai que j’étais toujours aussi étanche, et, comme unniais, je crus que je pouvais encore me réjouir, pour cettefois-ci !…

Placé comme j’étais, j’examinai mon compagnon,toujours à terre, et qui agitait singulièrement les jambes et lesbras.

Il était sur le dos comme moi et il essayaiten vain de se relever.

Ma foi, il paraissait si comique ainsi que jene pus m’empêcher de rire, mais je ne ris pas longtemps, car,voyant la difficulté qu’il avait à se mettre sur ses pattes, jevoulus tout de suite me mettre sur les miennes, mais je n’y réussispas plus que lui !…

Et alors une sueur glacée commença de mecouvrir le corps. Je jugeai en effet, et combien raisonnablementcette fois, que notre situation était épouvantable, peut-êtredésespérée !…

Eh ! je n’exagère rien, rien !… Nosappareils étaient si lourds que nous étions leursprisonniers ; qu’il nous était impossible, dans la situationoù nous nous trouvions, non seulement de nous mouvoir, nous, maisde les mouvoir, eux !… et que nous avions les plus grandeschances, pour peu qu’on ne vînt pas d’ici à quelques heures à notresecours, de mourir à cet endroit même où nous avait jeté le fatalobus, et cela faute d’air !

Tout à coup (Seigneur ! tant de misèren’était donc point suffisante et la perspective de mourir étoufféseulement dans quelques heures était donc trop douce !), toutà coup, je sentis que mes bras s’enfonçaient dans le sable sans queje fisse rien pour cela, et je me rendais compte, presque aussitôt,que mon corps (mon corps de fer) avait déjà pénétré dans ce solmouvant !

Je regardai de nouveau mon compagnon. Il sedébattait toujours comme un diable, mais la moitié de son busteavait déjà disparu !…

Et il n’y avait aucune raison pour qu’il n’enfût pas bientôt ainsi de l’autre moitié… et… et… de même pourmoi !…

Je n’avais aucun moyen de m’en rendre compte.Je ne pouvais pas voir mon buste ! Je ne pouvais rien voir quemon compagnon et, par son enlisement, juger du mien !…

C’était épouvantable de rapidité… Maintenant,il ne remuait plus aucun membre. Il devait s’arc-bouter (!) ous’imaginer qu’il s’arc-boutait sur les pieds et sur les mains pourretarder la progression de l’enlisement.

En vérité, je ne voyais plus ni ses pieds nises mains. Et bientôt je ne vis plus que sa tête et la moitié dubuste ! Horreur ! Horreur !… Je criai l’horreur dansma tête de cuivre !… Mais ce n’était pas un hurlement de bêtequi va mourir et que personne n’entendrait qui pouvait arrêter lamarche de la mort !…

Elle était inévitable !…

Je me mis à pleurer comme unenfant !…

Oh ! mon Dieu !… maintenant, il n’yavait plus à côté de moi, sur le sable, que la tête de moncompagnon. Elle paraissait être tombée là sans corps,avoir roulé là, toute seule, sans corps !…

Et moi ! et moi ! je devais avoirune tête comme ça ! sans corps !…

Impossible de faire faire un mouvement à mesbras, à mes jambes de bronze ! Tout cela devait être déjàenterré avec tout le reste, excepté un morceau de matête !…

« Mon Dieu ! Seigneur ! Mamère !… Amalia !… adieu !… »

Je jette un dernier regard à côté demoi ! Plus rien ! Plus rien !… La tête même demon compagnon a disparu !…

Et il me semble bien, en ce qui me concerne,que mes petites fenêtres se brouillent. Eh ! là ! je nevois plus que par la fenêtre du côté gauche !…

Et voici ce que je vois par la petite fenêtredu côté gauche de ma tête de cuivre, voici quelle fut ma dernièrevision, au fond de la baie de Vigo : une fusée électriquevenait d’éclairer soudain le fond du gouffre où gisait laformidable dépouille du Saint-Marc !…

Et j’apercevais ce qui restait du château depoupe, en même temps que tout un flanc éventré d’où avaient glisséjusque sur le fond du roc, où elles s’étaient arrêtées, les caisseséventrées elles-mêmes, qu’on n’avait pu encore vider de leuror !…

Et tout cet or rouge flamboyait à la lueursoudaine de la fusée électrique, et le formidable bateau porteurd’or surgissait à mon dernier regard non seulement avec les tracesdu combat de jadis, qui l’avait démâté et avait incendié sonchâteau d’avant, mais avec celles du combat d’hier, au fond dela baie de Vigo !…

Des groupes de scaphandriers étaient répandussur tout cet or répandu… Et c’étaient des cadavres de scaphandriersqui avaient combattu pour la possession de l’or des Incas, et quimaintenant semblaient embrasser cet or jusque dans la mort, avoirvoulu l’emporter jusque dans la mort !…

Et moi aussi, je vais être un cadavre descaphandrier ! Je ne vois plus rien !… je ne sais plusrien… Moi aussi, je vais mourir !… Et pourtant je n’ai pasvoulu de cet or et je n’ai pas mérité cette mort, car je n’ai pasvoulu de ce combat !… Adieu, terre maudite, où l’on nepeut pas rester neutre !

Chapitre 24OÙ JE PRENDS DES RÉSOLUTIONS QUI OUTREPASSENT UNE CORRECTENEUTRALITÉ ET CE QU’IL EN ADVIENT

Comment je fus encore sauvé de là ? Jel’appris en ouvrant les yeux dans la petite chambre même de la baiede Barra d’où j’étais sorti, à l’aurore, avec le scaphandre del’amiral et où, par les soins assidus de son neveu, j’en fusdébarrassé.

Inquiet de ne pas me voir revenir, ni d’avoiraucune nouvelle de mon compagnon, le neveu de von Treischke, suivide deux officiers, s’était mis à notre recherche et, pour lemalheur du charmant petit enseigne, m’avait seul retrouvé, moi, parle plus grand des hasards.

Jamais on ne saura par quel mystère de lanature je m’étais arrêté, moi, de m’enfoncer dans lesable, tandis que mon compagnon continuait son chemin dans letréfonds du sol mouvant… (Il fut impossible d’en retrouver même latrace.)

Il suffit, en revanche, au lieutenant et à sescamarades de faire piocher autour d’un pied qui dépassaitpour faire retrouver le scaphandre de l’amiral et celui quiétait dedans !

Ramené en toute hâte sur le dessus de laterre, je fus, grâce à des frictions énergiques, rendu assezrapidement à moi-même (car je m’étais, comme on pense bien,évanoui), et aussitôt mes esprits recouvrés je déclaraipéremptoirement qu’aucune force au monde ni aucun argument neparviendraient à me faire revêtir désormais le scaphandre del’amiral et que j’en avais assez de me démêler avec les événementsdu dessus de la terre sans avoir encore à prendre ma part de ceuxqui se déroulaient au fond des eaux !… Et quand je parlais descaphandre je n’exprimais point toute ma pensée ! Et pour quepersonne ne pût à l’avenir se méprendre sur celle-ci je lacomplétai en ajoutant que je ne descendrais plus sous la mer nien scaphandre ni autrement !… Assez de sous-marin aussi,et s’il n’était point possible d’aborder (m’écriai-je sans plus deprécaution) le capitaine Hyx autrement qu’à la cote six mètresquatre-vingt-cinq ou dans son sous-marin Le Vengeur, jerenonçais à la tâche dont j’avais bien voulu me charger sans avoirréfléchi aux risques qu’elle comportait !…

Ainsi m’exprimai-je sans ambages et avec unesorte de rage volubile.

Et je m’écriai encore :

« On trouvera un autre commissionnaireque moi !… voilà tout !… »

Ah ! mais ! j’en avaisassez !…

Cette révolte mémorable de votre serviteurcontre la tyrannie de von Treischke avait éclaté à la fin d’unpetit repas composé de deux œufs à la coque et d’une tasse de caféfort (trop fort) que m’avait fait servir, sur ma demande, sonneveu.

« On voit, me dit celui-ci assezfroidement, quand je me fus tu… on voit que vous êtes maintenanttout à fait bien portant ! Vous ne doutez plus de rien !Le moral est excellent ! Compliments ! cher monsieurHerbert de Renich !… Seulement, si vous voulez m’en croire,vous réfléchirez un peu avant de vous présenter devant l’amiral etde lui sortir une tirade pareille. Ce que je vous en dis, c’estpour votre bien croyez-le ! Enfin, vous ferez ce que vousvoudrez, naturellement !

– Eh ! C’est tout réfléchi ! Je veuxvoir l’amiral tout de suite !… J’ai quelque chose de la plushaute importance à lui communiquer !

– Cela se trouve admirablement, me répondit deplus en plus froidement mon interlocuteur, car je viens justementde recevoir un coup de téléphone qui m’ordonne de vous amener auchâteau de la Goya !

– En route ! En route ! »

Mon compagnon ne me reconnaissait plus. Et jene me reconnaissais plus moi-même ! Depuis que j’avais quittémon terrible petit complet veston de fer je me sentais d’unelégèreté incroyable, non seulement physique, mais morale !

Certes ! la pensée que ce soir peut-êtreou que le lendemain au plus tard j’allais pouvoir parler d’aussihaut qu’il me plairait à tous ces gens-là (en raison de l’évasionde la Dame voilée qui ne pouvait plus tarder) contribuait pour unelarge part à l’audace avec laquelle je m’essayais déjà à relever leton, mais il y avait aussi dans ma nouvelle attitude uneexaspération bien naturelle contre des gens qui n’hésitaient pas àme faire courir les plus extravagants et les plus inexplicablesdangers pour atteindre au but que l’on pouvait toucher parailleurs et le plus simplement du monde ! Et c’est celaqui me mettait hors de moi !…

Et, si cela encore n’avait pas suffi, il yavait tout au fond de moi, depuis longtemps, la pensée, l’amèrepensée que mes malheurs n’étaient peut-être que la conclusionlogique et fatale de cette attitude que j’avais prise avec tant dedignité égoïste dès le commencement de la guerre du monde, attitudede neutralité qui n’avait réussi qu’à me rejeter tour à tour, moiqui n’avais voulu être d’aucun camp, de l’un à l’autre et à memêler si bien aux querelles des uns et des autres que bien souventje ne savais plus pour qui j’étais, ni contre qui !

Oui ! oui ! il fautsavoir choisir ! comme disait le vieux Peter… interrogersa conscience et son intérêt, et se dire une bonne fois :« Je suis avec celui-ci contre celui-là » et, quand ons’est dit cela, aider le premier de toutes ses forces contre lesecond !… Au fond, j’avais pour ennemi personnel le plus cruelennemi du genre humain, le Bourreau des Flandres ! et j’avaiscontribué (pour des raisons de sentiment) à le sauver, moi !…Eh ! n’aurais-je pas sauvé plus sûrement et définitivementcelle qui devait bénéficier d’une si lamentable diplomatie (chèreAmalia !) en prenant solidement un fusil et en abattant letyran des Flandres, von Treischke, le hideux sous-chef trèsimportant de la horde des Huns ?

Ainsi roulais-je dans mon crâne en feu cespensers de haute conséquence pour un proche avenir (comme vousl’allez voir), cependant que le neveu de l’amiral me ramenait danssa vedette au château de la Goya !

Vous voilà donc encore, sombres murs, toursféodales, fenêtres grillées !… Ah ! c’est bien là lerepaire de la Bête ! L’affreux animal ! Que va-t-ilencore me dire ? Que va-t-il encore exiger ?… Qu’ilprenne garde ! qu’il prenne garde ! Je connais certainmouton enragé !… Qu’il prenne garde !…

Mon compagnon m’a laissé et doit entretenir levon Treischke de ma nouvelle disposition d’esprit, lemouchard ! Il y a un quart d’heure que je suis dans la cour etil fait un petit vent sec qui me glace… Vont-ils me ficher un rhumede cerveau par-dessus le marché ?… Il ne manquerait plus queça !…

Enfin, un homme vient me chercher, me faitpénétrer sous la voûte et pousse une porte au pied de la tour del’ouest.

« Eh ! mais ! Eh !mais !… n’est-ce point là l’ancienne chambre deDolorès !… la chambre de la dame voilée !… Maisoui ! c’est elle ! Seigneur ! quel est votredessein ?… »

L’homme me laisse seul dans cettechambre ! Je cours à la fenêtre… puis je m’arrête brusquementet je prête l’oreille. Non ! non ! je ne me trompepas ! J’entends un petit bruit de scie contre lesbarreaux.

Avec précaution j’ouvre la fenêtre !…

Aussitôt quelque chose remue dans l’ombre dubalcon…

« Silence ! me dit une voix, etprenez garde, ils sont dans la pièce à côté avec la damevoilée !… »

Mais, ô miracle !… cette voix… cettevoix, ce n’est point celle que je m’attendais à entendre, ce n’estpoint la voix de Potaje… c’est celle de Gabriel !…

Je me retourne, par précaution, et, de troisquarts, surveillant ainsi la porte par laquelle les gens d’à-côtépeuvent survenir, je questionne :

« Comment êtes-vous ici ?… Quefaites-vous… Qui vous a conduit ici ?…

– Qui m’a conduit ici ? répondit Gabriel,mais vous vous en doutez bien un petit peu, vous qui m’avez apprisà connaître le von Treischke !… J’ai su qu’il était ici, jeviens le chercher, voilà tout, c’est simple !…

– Très simple !… et puisqu’il ne sort paset que vous ne pouvez entrer par la porte vous voulez entrer par lafenêtre, n’est-ce pas, Gabriel ?

– Mon Dieu ! j’en ai l’air !…

– Mais, dites-moi, n’avez-vous pas trouvéquelqu’un à cette fenêtre, quelqu’un qui avait commencé votrebesogne, Gabriel ?…

– Si ! Si !… J’y ai trouvé uncul-de-jatte, un très gentil garçon qui s’appelle Potaje et quisciait les barreaux de cette fenêtre pour faire évader une damevoilée, une victime du von Treischke ! m’a-t-il dit. Orl’aventure était bonne ! Comme, moi, je venais pour égorger legeôlier, nous nous sommes vite entendus et nous avons faitalliance !… En ce moment, vous pouvez, en détournant un peu latête, l’apercevoir qui fait le guet dans une anfractuosité durocher Ardan !… »

Je détournai la tête et j’aperçus, en effet,Potaje qui me fit un petit signe d’amitié…

J’étais très ému de cette complicationinattendue. Je connaissais le caractère spontané de Gabriel et jeredoutais qu’il ne commît quelque imprudence dont nous n’aurions ànous réjouir ni les uns ni les autres. J’ai dit dans quel étatd’esprit je me trouvais ; j’étais prêt aux grandesrésolutions. Mon plan fut vite établi dans ma tête comme il arrivedans les moments de crise où l’on dispose, pour son propreétonnement, d’une lucidité inattendue et de ressources moralesinsoupçonnées.

« Gabriel, fis-je, si vous voulezm’écouter, vous ne viendrez pas chercher ici le von Treischke, quevous trouveriez toujours sur la défensive et entouré d’un véritableétat-major ! Laissez-moi vous le conduire dehors,voulez-vous ?

– Où ?

– Où vous voudrez et vous en ferez ce que vousvoudrez !

– Accepté ! mais quand ?

– Tout de suite !… Nous sommes enaffaires ensemble, le von Treischke et moi ! Laissez-moi agir,ou plutôt faites ce que je vais vous dire de faire !

– Parlez ! !

– Potaje est à mon service. Vous lui direzqu’il vienne achever votre besogne et qu’il ne s’occupe de rienavant qu’elle ne soit terminée… Quant à vous, vous irez à l’hôtelde la Promenade, où je suis descendu, et vous m’y attendrez, ouplutôt vous me laisserez là un mot qui me fixera sur l’endroit oùvous aurez décidé que je vous conduise le von Treischke ! Ceprogramme vous séduit-il ?

– Énormément !

– Eh bien, si nous sommes tout à faitd’accord, allez-vous-en !… Ah ! un mot encore : voussavez ou vous ne savez pas que le docteur Médéric Eristal et lemidship sont à Vigo ?

– Je le sais !…

– Eh bien, tâchez de les voir et dites-leurqu’ils ne se montrent pas !

– Compris !…

– À tout à l’heure, Gabriel !…

– À tout à l’heure, et que la Vierge nousgarde ! »

Je l’entendis qui glissait du balcon et le visqui faisait un signe à Potaje ; je refermai la fenêtre…

La fenêtre n’était pas plus tôt refermée quela Dame voilée fit son entrée, suivie du von Treischke et de Fritzvon Harschfeld…

« Eh là ! herr Herbert deRenich ! me dit tout de suite l’amiral sur un ton mi-figuemi-raisin, il paraît que nos affaires ne vont point toutesseules et que vous êtes dans un fâcheux état d’esprit !

– Je vois que vous êtes renseigné, herramiral ! grondai-je (après avoir salué la dame voilée quis’assit sans mot dire) et j’en féliciterai à l’occasion votreneveu !

– Il paraît que vous avez décidé, après cettepremière expérience, de ne plus en faire qu’à votre tête…

– Et s’il en était ainsi, m’écriai-je, celavaudrait mieux pour tout le monde ! Je ne m’embarrasseraipoint, moi, d’un mystère qui, jusqu’à présent, m’apparaît plusimpénétrable que celui de la sainte Trinité, mais pour lequel je nedispose point de la même foi, soyez-en assuré. Je ne jouerai pasavec vous au plus malin, herr amiral ! Vous l’êtes plus quemoi et vous disposez pour cela de moyens qui me dépassent !…Mais je ne vous cacherai point que mes sentiments d’humanité mepoussent autant que vous à désirer que l’affreuse situation danslaquelle nous nous débattons, trouve sa conclusion le plus tôtpossible !… Sans appeler madame par son nom (je désigne d’uncorrect coup de tête la dame voilée)… sans appeler madame par sonnom, puisque cela vous est, paraît-il, désagréable, il me serapermis de vous dire ce que vous n’ignorez pas : Je sais quielle est, je l’ai reconnue, il n’y a point de doute à cet égard.Elle est le salut pour tout le monde !… »

Je m’arrêtai une seconde pour souffler. On nem’interrompit pas. On se demandait évidemment où je voulais envenir.

« Et si vous m’envoyez vers le capitaineHyx, c’est tout simplement pour lui apprendre cette nouvelleinespérée qui lui fera tout oublier !… Cette nouvelle pouvaitparvenir au capitaine, par exemple, dans une lettre que madame luiaurait fait tenir par le consulat que vous auriez choisivous-même !… Ou encore, une note, une simple note dans lesjournaux (on lit les journaux à bord du Vengeur) auraitrenseigné le capitaine Hyx, qui se serait alors arrangé pour nousrencontrer au plus tôt et nous aurait ainsi épargné la peine de lechercher entre la cote treize dix-sept et la cote sixquatre-vingt-cinq où j’ai failli, moi, trouver lamort !…

– Nous savons cela ! Nous savonscela ! grogna l’amiral.

– Oui, amiral, vous savez cela et cela n’aqu’une valeur tout à fait secondaire pour vous ! Je m’endoute !… Mais le fait est d’importance pour moi, je vous priede le croire !… Et votre neveu ne vous a point caché que j’enavais assez de me promener sous la mer ! C’est vrai !…car il y a peut-être un autre moyen de venir à bout de cetteaffaire !…

– Dites !… Dépêchez-vous !…

– Je vais aussi vite qu’il le faut, car ilfaut enfin que nous nous comprenions, s’il vous plaît !… Donc,puisque madame ne veut pas écrire…

– Non ! Madame n’écrira pas !Après ?…

– Vous pourriez confier, en tout cas, le plidont je suis porteur à quelqu’un qui a rendez-vous avec lecapitaine Hyx !…

– Ça, jamais ! s’exclama ensursautant l’amiral, jamais ! Je vous ai confié ce pli à vous,parce que je suis sûr de vous !… et que lesinstructions portent que vous devez me rapporter le pli !…Quant à remettre ces papiers entre d’autres mains que les vôtres,jamais !

– Entendu ! et c’est là où je vousattends ! En somme, vous vous méfiez de la chose écrite :scripta manent, verba volant !

« Eh bien ! puisque les paroless’envolent, qu’est-ce qui vous empêche de prononcer en secret,devant quelqu’un qui doit voir, ce soir le capitaine Hyx, desparoles qui pourraient vous servir auprès dudit capitaine,paroles que vous pourriez, en tout cas, si elles étaientrépétées à d’autres, démentir, puisque aucune preuve n’existeraitqu’elles aient été prononcées !…

– Eh ! eh ! fit le vonTreischke !… eh ! eh !… »

Et ceci lui donna profondément à réfléchir… etpendant qu’il faisait :

« Eh ! eh ! » moi je ledévorais du plus ardent, du plus flamboyant regard… jel’hypnotisais, quoi !… car je sentais que l’argument prenait…que le monstre mordait à l’hameçon que je lui tendais !…Ah ! joie ! joie ! mais prudence ! ne ferronspas trop vite !

« Eh ! eh !… c’est àvoir ! dit enfin l’amiral… Et vous prétendez connaître unpersonnage qui verra le capitaine Hyx dès ce soir !

– J’en connais deux ! éclatai-je :d’abord le médecin-major du Vengeur, le médecin ducapitaine Hyx lui-même, M. Médéric Eristal, qui habite en cemoment le même hôtel que moi ! Je lui ai parlé cette nuitmême, au moment où vous m’avez envoyé chercher !… Et dans lemême moment survenait l’un des premiers officiers du bord que nousavons surnommé le midship, bien qu’il eût certainement grade delieutenant de vaisseau.

– Je sais de qui vous voulez parler !s’écria l’amiral, je sais !… Un joyeux luron que j’airencontré à Vigo même autrefois… D’après mes rapports, c’est bienlui !… Oui, j’ai aperçu quelquefois sa figure au-dessus ducomptoir de certain bar qui se trouvait au coin de la Collégiale,le bar de Santiago-de-Compostelle ! N’est-ce pascela ?

– C’est cela même, herr amiral !… Il lefréquente autant que possible quand il peut descendre à Vigo…

– Et ce bar n’était-il pas tenu par un certainJim ?

– Par un certain Jim, herr amiral, c’est celamême !… Eh bien, ces deux hommes doivent retourner ce soirmême à bord du Vengeur et j’ai pris rendez-vous avec eux àl’hôtel… Voyez-les, amiral… parlez-leur… Ils sont tout dévoués aucapitaine Hyx… ils lui répéteront fidèlement vosparoles !… »

Von Treischke maintenant réfléchissait… etcomme il réfléchissait encore :

« Ils m’ont dit, amiral, que la situationde la gnädige Frau était tout à fait, tout à fait critiqueà bord du Vengeur… et que, depuis le drame duLot-et-Garonne, le capitaine Hyx était décidé aux piresreprésailles !…

– Écoutez ! fit von Treischke en grattantsa moustache de tigre… il faut m’amener ces deux hommes-làici !… »

Je sursautai à mon tour, car ce n’était certespas ce que j’attendais… « Jamais ! m’écriai-je, jamaisils ne consentiront à venir ici ! Ils savent qui vousêtes !

– Ah ! ah ! c’est une autrehistoire !… Je comprends ! je comprends ! »

Et il n’insista pas… Il savait très bien qu’ilaurait beau engager sa parole d’honneur qu’il ne serait fait aucunmal à ces deux hommes et que ces deux hommes quitteraient lechâteau de la Goya avec tous leurs membres intacts, qu’on ne lecroirait pas.

Non ! non ! il n’y avait pas àinsister !… Et tout à coup (ô délire ! intimedélire ! le monstre est pris ! oh ! calme-toi, moncœur !)… et, tout à coup, il se décide :

« Eh bien ! je vais avec vous àl’hôtel ! Vous venez avec moi, Fritz ? »

Il n’y eut plus une parole inutile. Noussortîmes tous après avoir salué la dame voilée, laquelle duranttout ce conciliabule n’avait pas ouvert la bouche… De temps entemps, j’avais jeté un coup d’œil sur elle à la dérobée, et, malgrésa voilette, j’avais bien vu qu’elle avait encore les yeux rougesd’avoir pleuré !…

Encore une martyre ! Pauvre Damevoilée ! Mais patience ! patience !… Je sens déjà lemonstre qui se débat au bout de ma ligne !…

Une auto dans la cour. Nous montons. Je suisassis à côté de Fritz. Dans le fond s’étale le tyran des Flandres,le faux von Kessel !… La porte s’ouvre ! la porte quis’était refermée autrefois sur Dolorès… Dolorès, en voilà encoreune qui sera vengée !…

Nous démarrons en vitesse… trop vite,peut-être. Non ! non ! par la grève le chemin est dixfois plus rapide, et Gabriel est déjà certainement arrivé… Et puis,s’il n’est pas arrivé, je les ferai attendre, tout simplement,mes chers hôtes !…

Ah ! je les tiens !… Où donc suis-jeen train de conduire, en ce moment, le von Treischke et le vonFritz Harschfeld ; où donc ?… À l’abattoir, toutsimplement !

Et c’est moi qui ai pris cetterésolution-là !… C’est moi qui ai conçu ce plan !… Moiqui le fais exécuter !… Il n’y aura plus de von Treischke surla terre, à cause de moi !… Certes ! j’ai mis du temps àsortir de ma neutralité, mais maintenant que c’est fait on ne mecontestera pas que je débute par un coup de maître.

Nous arrivons à l’hôtel vers la deuxième heurede l’après-midi, un après-midi très chaud pour la saison, doré parun beau soleil qui invite à la sieste et à la paresse. Quelletranquillité, quel calme dans les rues ! Quelle douceur devivre ! Les eaux de la rade n’ont jamais été plusbleues ; le port et la ville sont languissants. Oùtrouverait-on là un décor de drame ? Avec quelle sécurité nousnous arrêtons devant le perron de l’hôtel ! Je descends lepremier et déjà le majordome me rejoint.

« Une lettre pour leseñor ! »

J’ouvre le pli, car j’ai reconnu l’écriture dudocteur. Cet excellent Médéric Eristal m’annonce qu’il m’attendavec le midship et un amiau bar deSantiago-de-Compostelle, où ils se sont rendus après leurdéjeuner.

Je tends la lettre à von Treischke, qui estenchanté de la coïncidence ! Le bar deSantiago-de-Compostelle ! Il le reverra avec plaisir ! Jeremonte en auto et nous voici partis pour le bar.

Et que l’on ne s’étonne point, je prie, de lafacilité avec laquelle les plus hauts personnages de l’empire desGott mit uns se laissent traîner dans les endroits lesplus humbles et quelquefois acceptent de fréquenter lespersonnalités qui sont surtout reçues, portes ouvertes, dans lessalons de la basse classe des cabarets. Je ne dis point cela,certes ! pour le docteur ni pour le midship, mais pourd’autres, moins recommandables, qui ont pu aussi bien se trouverattablés au bar de Santiago-de-Compostelle et devant lesquelsl’amiral n’eût certes point reculé s’il les avait jugés bons à luifournir certains renseignements relatifs à la partieadverse… À ce point de vue il faut lire Sept ans à la courd’Allemagne, et miss Édith Keen se chargera de faire cesservotre étonnement en vous racontant comment la sœur du kaiser, laprincesse Léopold, à chacun de ses voyages clandestins à Londres,avait rendez-vous, pour l’espionnage, avec de véritablesdébris de l’humanité.

Fritz n’a pas besoin de demander sonchemin ; lui aussi le connaît. Nous sommes tout de suite aucoin de la Collégiale, et là nous lisons sur une pancarte que lebar a été transféré derrière le port, au carrefour de laManga.

Moi, naturellement, je fais l’ignorant. Jesuis sensé n’en pas savoir plus que les autres !

« Au carrefour de laManga ? s’exclame von Treischke, tiens, c’estdrôle ! » Et il regarde Fritz en ricanant, Fritz, lui, apâli.

Sans doute ce carrefour rappelle-t-il aupauvre garçon des souvenirs pénibles, car Fritz est doué (on nesaurait en douter) d’une nature essentiellement sentimentale.

Le von Treischke a vu cette pâleur-là, et ils’en amuse. Cruellement, il ajoute :

« Je parie que le Jim est allés’installer dans l’ancienne boutique…

– Oh ! amiral ! en ce cas, balbutieFritz dont la pâleur s’accentuait encore…

– Quoi, en ce cas !… En voilà bien uneaffaire !… Jim a eu raison ! Il a dû louer la boutiquepour rien après la mort de cette pauvre marchande de vin de Malaga,et le malheur qui est arrivé à sa fille… (et il ricane encore)…Allez ! allez ! Fritz, nous verrons bien !… Ces deuxchères dames ont été bien coupables envers nous et surtout enversvous, Fritz, mais je sais que vous n’êtes point rancunier et quevous pardonnerez volontiers !… Comme vous êtes pâle, monami !… Je vous croyais depuis quelque temps redevenu plussolide !… Allons ! en route !

– À vos ordres ! » répondit Fritzdans un souffle, et il fit prendre à l’auto le chemin quiconduisait, dans l’enchevêtrement des vieilles rues, derrière leport, au carrefour de la Manga…

Au coin du carrefour, l’auto s’arrêta. Le barétait un peu en retrait dans le cul-de-sac…

« Eh bien ! mais, Fritz !… nousne sommes pas arrivés, que je sache !

– Amiral ! il me serait difficile detourner… et puis, amiral… je vous adresserai une prière…Permettez-moi de ne point entrer dans ce bar qui, en effet, merappelle de très fâcheux souvenirs… »

Le von Treischke était descendu de l’auto,sans rien dire. Je n’avais jamais vu cet homme vraiment en colère.Ce fut effrayant, car cette colère-là se passa en silence. Il y eutdu sang dans les yeux de la Bête et la Bête allongea la patte etsaisit le Fritz au collet sur son siège et le déposa sur le pavé,devant lui :

« Marche ! »

Et le Fritz marcha, et je l’entendis balbutierencore : « À vos ordres ! », mais, pendant queses jambes flageolaient, ses dents claquaient…

« Tout cela, grogna le von Treischke quesa brutalité avait calmé un peu, tout cela n’estqu’enfantillage !… Voyons ! cher petit Fritz, si je vousécoutais vous ne pourriez plus faire un pas sur cette terrehospitalière à cause de vos sacrés souvenirs !… L’autre jour,ça été la même comédie pour pénétrer dans votre ancienne chambre dela Goya, par la fenêtre de laquelle personne ne risque plus dese jeter dans la mer depuis que j’y ai fait poser desbarreaux… Et puis cela vous reprend devant cet aimablecarrefour et ce gentil cul-de-sac !… Tant pis, cher Fritz, sivous avez la conscience lourde, mais je vous prierai d’avoir lecoude léger devant le Jim et pour faire honneur aux amis demonsieur !… (Il me montra à Fritz, en continuant de ricaner detoute sa mâchoire de tigre.) C’est l’ordre !

– À vos ordres !…

– Monsieur (il me montra encore) ne doit riencomprendre à votre petite comédie, bien cher Fritz !…

– Rien du tout ! rien du tout !déclarai-je avec empressement.

– Sachez donc que le lieutenant a étéamoureux… il n’y a pas longtemps de cela !… Mais nousprendrons le temps de vous raconter cela plus tard !… un peuplus tard !… n’est-ce pas Fritz ! »

Nous étions maintenant sur le seuil du bar. Jevis, du premier coup d’œil, Jim derrière son comptoir, agitant sesgobelets avec un bruit fantastique et, devant lui, assis sur dehauts escabeaux et faisant rouler des dés, Médéric Eristal, lemidship et Gabriel.

Ils paraissaient uniquement occupés de leurjeu. C’est tout juste s’ils levèrent la tête quand je hélai MédéricEristal.

« Bonjour, docteur !… »

Mais quel drôle de bonjour lançai-je là. Je nereconnaissais plus ma voix. Ah ! là ! là ! j’étaisbien ému pour avoir ainsi changé de voix, du tout autout !

Et je ne nie pas qu’en effet j’étais alorstrès ému, surtout après avoir aperçu Gabriel qui jouait sitranquillement et qui avait à sa ceinture de cuir un bel étui àcouteau, et dans cet étui assurément une lame des plus soignéesdont on apercevait, du reste, le manche de bois incrusté denacre.

J’aurais pu ne pas remarquer ce détail, car cecouteau à la ceinture d’un matelot ça se voit plus facilement quela lune en plein midi et généralement cela n’a aucune importance,aucune. Tout de même, la vue de Gabriel et de son couteau m’avaitfait changer de voix.

« Eh ! mais, c’est le señor Herbertde Renich lui-même, s’écria le midship.

– Lui-même, joyeux midship ; lui-même,pour vous servir. »

J’essayais de reprendre le dessus et deretrouver mon ton ordinaire, mais je dus tousser, cracher, etretousser pour bien me débrouiller la gorge, avant de présenter mescompagnons, comme il avait été convenu, en public ; et je leurdonnai les noms limbourgeois dont ils s’étaient affublés dans lepays.

Je les présentai comme de tout à fait vieuxamis, presque des amis sacrés d’enfance, et ils furent accueillisavec une excessive cordialité, qui se traduisit immédiatement pardes cocktails.

Le von Treischke avait donné une solidepoignée de main au midship en lui rappelant qu’il avait déjà eu lebonheur de l’apercevoir autrefois à l’ancien bar de Santiago, quandcelui-ci dressait son comptoir au coin de la Collégiale, et il enprofita pour jeter à Jim, avec une désinvoltured’éléphant :

« Cela ne vous a donc pas fait peur devenir vous installer ici… dans le magasin de ces deux pauvresdames ?… Eh ! eh ! eh ! (ricana le hideuxpersonnage) eh ! eh ! vous ne craignez pas que ça portemalheur au commerce ! »

Je ne pus m’empêcher de tressaillir tant jetrouvais son audace écrasante et je regardai le Fritz…

Celui-ci, consterné, avec sa mine à fairepitié, lançait à la dérobée quelques regards furtifs qui allaientchercher sur les murs et dans les coins des objets qu’il avaitautrefois remarqués là et dont quelques-uns lui avaient étéfamiliers.

Par exemple, c’était toujours la même afficheannonçant une corrida,avec son matador géant debout aumilieu d’une arène minuscule et des spectateurs lilliputiens, quiornait le mur à gauche ; et, dans le coin, près de la portequi conduisait à l’office, il retrouvait la même armoire auxliqueurs.

C’étaient aussi les mêmes petites tables debois rondes qui s’alignaient contre la cloison du Bodega.Mais il y avait une porte que son regard avait jusqu’ici évitée,c’était elle qui conduisait autrefois au magasin de cigarettes etqu’une carte de la guerre semblait condamner.

Jim avait répondu au von Treischke. Il n’avaitpeur de rien ! Est-ce qu’un garçon comme lui avait peur dequelque chose ? Est-ce qu’on pouvait être superstitieux quandon possédait les poings de Jim ?… Assurément des poingspareils chassaient les fantômes !…

Et il les montrait à l’amiral, qui les tâtaitet souriait comme seul savait sourire le Bourreau des Flandres, etil tenait mille compliments à Jim.

« Et puis, c’est une affaireoubliée ! dit Jim. Du reste, l’enquête a établi que tout étaitde la faute de la señorita… laquelle disposait, paraît-il, d’unbien méchant caractère…

– Oui, certes ! fit von Treischke,détestable caractère ! Sa mauvaise humeur a failli couper lagorge de mon ami que voilà (et il montrait Fritz, de plus en plusmuet, au visage de plus en plus exsangue).

– Ah ! ah ! alors, c’étaitmonsieur ?…

– Oui, c’était monsieur lui-même ! niplus ni moins… Un brave jeune homme du Limbourg, qui lui a fait icimême, le plus décemment du monde, une cour pleine dedélicatesse…

– Ici même, c’est juste… ici même, répéta lavoix lugubre de Fritz.

– Mon ami est un garçon qui ne se permettraitpas, certes, de dire à une jeune fille qui vend des cigarettesqu’elle a le museau bien fait, si ledit museau ne lui a d’abordmontré le plus encourageant sourire aux dents blanches !…N’est-ce pas, Fritz ?…

– C’était un gentil museau, dit Fritz ensoupirant…

– Moi ! voyez-vous, j’ai assisté à toutcela ou à presque tout cela ! continua l’amiral ; aussije puis dire à ce garçon qui se tourmente : « Pourquoi tetourmentes-tu ? Tu devrais te réjouir de pouvoir, après un sijoli coup de ciseaux dans la gorge, boire encore un ou deuxcocktails dans une agréable société. »

– C’est mon avis ! proclama lemidship : plus de pensées sombres, ça ne sert à rien !…et ça ne fait pas ressusciter les morts !…

– Voire ! fit tout à coup unevoix que l’on n’avait pas encore entendue, la voix de Gabriel…Voire !

– Que veut dire cet enfant ?demanda von Treischke… »

Mais « cet enfant » ne répondit pas.Il se contenta de secouer la tête, sans regarder von Treischke.

« Ne faites pas attention !dit le midship, c’est un garçon qui croit dur comme fer auxfantômes ! et à toutes leurs diableries !… Il me disaittout à l’heure, justement, qu’il était tout à fait sûr qu’unepersonne morte de mort violente réapparaissait toujours au moinsune fois à son assassin !… et que c’était là un droit qu’elleavait, et que le Seigneur lui-même ne saurait lui ôter, un vraiprivilège chez les trépassés !… »

Von Treischke donna un grand coup de sa patted’ours sur, l’épaule de Fritz.

« Qu’est-ce que tu dis de ça, chercompatriote ?… »

Fritz baissa plus encore son front lourd etresta muet… mais visiblement il avait eu le frisson.

« C’est dommage qu’on ne puisse pascroire à des bêtises pareilles ! ricana encore l’amiral, car,bien que personne ici ne soit l’assassin de la belle Dolorès, etque, s’il est vrai qu’elle soit morte de mort violente, elle nepuisse s’en prendre qu’à elle-même (puisque, après avoir à moitiéassassiné monsieur, elle s’est jetée elle-même dans la mer)… ehbien ! je serais assez heureux de revoir ses jolis petitsaccroche-cœur (s’ils ne sont pas flétris), ses prunelles de feu (sielles ne sont pas voilées) ses lèvres de pourpre (si elles sonttoujours gonflées du même sang !)…

– Ah ! je vous en supplie,monsieur ! Taisez-vous !… taisez-vous !… »

C’était Fritz qui râlait cette prière… etbrusquement il s’était caché la figure dans les mains pour que l’onne pût voir comme il souffrait !

Cependant ce n’est pas lui que jeregardais ! Non ! non !… Il y avait quelqu’un debeaucoup plus intéressant à contempler à cette minute où le sadiquedes Flandres goûtait une joie formidable à faire renaître le désiret le remords chez Fritz von Harschfeld et à faire revivre l’imagede celle qu’il avait personnellement, lui, von Treischke, envoyéeaux enfers par le chemin des eaux !… Ce quelqu’un siintéressant à regarder, plus intéressant que tous les autres,c’était Gabriel !

D’abord, il y avait ce nom :Dolorès ! Personne ! n’avait prononcé encore cenom-là. Et puis l’amiral avait jeté ces mots qui dansèrent aussitôtautour de Gabriel comme des flammes : « Bien quepersonne ici ne soit l’assassin de la belleDolorès ! » Je voyais cela, moi, les mots de feudanser autour de Gabriel et le brûler, et le mordre aux reins et aucœur et j’admirais qu’il ne hurlât point de douleur, toutsimplement, qu’il ne se jetât point sur la bouche infecte quicrachait de pareilles syllabes brûlantes et soufrées !…

Seulement il eut un geste : il donna sesmains brusquement à Jim, et je l’entendis qui disait au champion dela Home fleet :« Tiens mesmains ! »…

L’autre les tint ainsi pendant tout le restedu temps que le von Treischke, qui ne voyait, lui, que son Fritz àtorturer (car il l’aimait beaucoup), continua de parler.

C’est évidemment à la force du sacré Jim, quibroyait les mains de Gabriel dans les siennes, que nous dûmes de nepoint assister immédiatement à une petite scène qui aurait sansdoute dérangé le plan primitif de ces messieurs…

Quand von Treischke avait eu cette fantaisiecharmante de détailler si esthétiquement le visage de Dolorès,cependant que Fritz râlait et suppliait que l’amiral se tût,Gabriel, lui (je ne regardais que lui), se tordait entre les mainsde Jim. Ils avaient l’air ainsi tous deux (Jim et Gabriel) de jouerau plus fort, de s’essayer chacun à gagner quelque pari relatif àla puissance musculaire dont ils disposaient… Mais moi je savaisbien que toute cette histoire de muscles tordus n’avait d’autreutilité que de laisser au repos, forcément, certain couteau dans sagaine…

Enfin, le von Treischke consentit à parlerd’autre chose (le Fritz s’était mis à pleurer comme un grand niais)et ce fut à mon tour de jouer mon petit rôle dans cette curieuseaffaire.

« Messieurs ! débutai-je, après uncoup d’œil à l’amiral (et à la grande satisfaction des autres,auxquels les manières du von Treischke commençaient de donner lamâle rage…) Messieurs ! mon honorable ami herr von Kessel, iciprésent, aurait quelque chose de tout particulier à vousdire ; seulement il ne saurait s’expliquer complètement enpublic, dans une salle où un quelconque passant a le droit depénétrer et de s’asseoir à sa guise.

– Voulez-vous qu’on ferme portes etfenêtres ? questionna le midship. Jim n’y verrait, sans doute,aucun inconvénient, en doublant le prix des tournées, bienentendu !… », ajouta-t-il, avec le rire bon enfant que jelui connaissais.

Je ferai remarquer que le docteur n’avaitencore rien dit. Il devait être au courant de quelque chose etpeut-être de tout ; mais son caractère irrésolu le tenaitcomme toujours entre le ziste et le zeste et il se contentait detemps à autre de donner quelques brefs petits baisers à la fiole decocaïne.

Mais ce sacré Jim prononça :

« Si ces messieurs ont quelque chose departiculier à se dire, pourquoi ne passeraient-ils pas dans lapièce à côté ?…

– Quelle pièce ? osa demanderFritz, qui tremblait de comprendre, car le doigt de Jim désignaitdéjà certaine porte…

– Mais cette pièce-ci, messieurs !… celleoù la señorita Dolorès vendait ses cigarettes !… Je l’ai louéeavec tout le reste mais je n’en use pas pour le moment, car ellen’est pas encore en état. Vous n’en serez que plus à votre aisepour vous entretenir de vos petites affaires. Personne ne vousdérangera !

– Pas une mauvaise idée ! déclaral’amiral. Pas une mauvaise idée du tout ! Effectivement, lesclients doivent avoir perdu l’habitude de pousser la porte de laboutique, depuis le malheur qui est arrivé à la chèreenfant !… »

Mais le Fritz s’interposa, eut la force de semaintenir sur ses jambes une seconde et supplia dans une phraseentrecoupée :

« Tout de même, amiral, si on pouvaitaller ailleurs !… »

Ah ! je vous le dis, le malheureuxfaisait grand-pitié à voir. Et l’amiral le voyait ! Mais,est-ce qu’on apitoie un tigre ? Quelle joie de voir souffrirun très bon, très dévoué ami que l’on aime presque comme son fils(c’est ce que les Boches appellent :Schadenfreude ;le capitaine Hyx, en son temps,m’avait entretenu assez sagement de cet état d’âme-là) et le vonTreischke s’en fut lui-même vers la porte et déjà commençait defaire sauter les punaises qui retenaient la carte de la guerre surles murs et qui condamnait (si légèrement) cette porte.

« Vous donnez pas la peine ! »fit Jim en accourant.

Et il fit sauter la carte d’un tour de main…Puis, appuyant du doigt sur la clenche, il ouvrit la porte toutegrande.

« Messieurs ! vous êtes ici chezvous !…

– C’est là qu’il trônait, le cherange ! » soupira avec drôlerie l’amiral.

Et il entra.

Quel homme de fer que rien n’émouvait !rien !

« Venez, Fritz, reprit-il après quelquessecondes consacrées au coup d’œil… Venez, mon ami !… Rienn’est changé, en vérité, rien !… Si on avait enlevé lesvolets, il y ferait un peu plus jour, un jour tout pareil à celuiqui l’éclairait si idéalement, n’est-ce pas Fritz ?… ladernière fois que nous l’avons vue à son comptoir, la belleenfant ! distribuant aux clients son tabac parfumé et sessourires enchanteurs !… Et le comptoir est toujours là !Et le haut siège sur lequel elle se tenait droite et altière commeune petite déesse !… Allons Fritz, un peu de courage, venezvoir ces lieux où la jolie fille vous ensorcela comme un étudiantde première année !… Et cessez de faire le niais, je leveux !… Nous avons à causer avec ces messieurs…acheva-t-il d’une voix rude et nous ne pouvons être mieux quedans ce tombeau !…

– C’est vrai qu’il fait sombrelà-dedans comme dans un tombeau ! » exprima une voixcandide et claire comme celle d’un enfant de chœur, et c’était lavoix de soprano de Gabriel…

Il était maintenant sur le seuil, entrel’amiral qui se trouvait dans le magasin de cigarettes et Fritz quise tenait encore (comme il pouvait, en s’appuyant à une table) dansla salle du bar.

Quant à moi, j’étais resté sur mon hauttabouret, près du comptoir, et déjà je fermais les yeux. J’estimaisdéjà à part moi que, pour cette première fois où j’avais siterriblement engagé ma responsabilité, j’en avais assez fait etj’en avais assez vu !

À mon avis, les choses maintenant n’allaientpas beaucoup traîner… Avant de fermer les yeux, j’avais remarquéque la main de Gabriel, à deux ou trois reprises, avait glissécomme par hasard sur le manche de son couteau…

Et puis ce trou noir sur lequel s’étaitouverte la porte et dans lequel avait pénétré avec un si prodigieuxcynisme le von Treischke, ce trou noir maintenant me faisaitpresque aussi peur qu’à Fritz lui-même.

C’est là que la situation allait se dénouer etje me doutais bien un peu comment ! Et j’en avais des gouttesde sueur aux tempes.

Il ne faut demander aux gens que ce qu’ilssont capables de donner, et, en ce qui me concernait, j’étais àbout de souffle… tout à fait claqué…

La pièce d’à côté (le magasin de cigarettes)n’était éclairée que par la porte qui venait de s’ouvrir et aussi(je le sus quelques secondes plus tard) par un jour avare tombantd’un haut vasistas qui donnait sur la cour…

C’était dans cette ombre que le drame étaitentré… mais il n’y serait pas entré tout à fait (je le sentais)tant que le Fritz ne se serait point décidé à rejoindrel’amiral…

Et l’amiral l’appelait ! Et Fritz neremuait plus !

On l’eût dit incapable de faire un pas deplus… si bien que l’amiral, pris à nouveau d’une colère grande, futd’un bond auprès de Fritz, le saisit au bras avec une vigueur qui,du coup, le redressa sur ses jambes flageolantes, et il l’emmenaavec lui, comme il eût fait d’un mannequin.

Et, pas plus qu’un mannequin, Fritz nerésistait. Et tous deux furent ensemble dans le magasin decigarettes !… Et aussitôt je dus rouvrir les yeux car undouble cri atroce venait d’éclater, et je me mis à bondir avec lesautres qui étaient là (mouvement spontané irrésistible) jusqu’à laporte de cette mystérieuse pièce ! Et voici ce que nous vîmes,dans la pénombre chaude et toute vibrante du double atrocecri : à droite, les deux faces blêmes des deux Boches, carmaintenant le von Treischke était aussi pâle que le Fritz, et aufond, à gauche, derrière le comptoir, sur la haute chaise, où ellese tenait droite et altière comme une petite déesse, laseñorita Dolorès, elle-même !…

Nous nous trouvions tous maintenant dans laboutique, Gabriel venait de refermer la porte et de pousser lesverrous. Jim était là, lui aussi, les bras croisés sur la poitrine,en spectateur ; Médéric Eristal lui-même était venu quand ilavait entendu le cri, et peut-être maintenant eût-il bien voulurepartir. Mais Gabriel gardait la porte et n’était point,j’imagine, d’humeur à laisser repartir personne.

Pour en revenir au von Treischke et à Fritzvon Harschfeld ils étaient toujours en extase, c’est-à-dire que,dans l’incapacité (une fois leur cri jeté) de prononcer un mot, ilsn’en avaient pas moins la bouche ouverte, double gouffre d’horreurau fond duquel on entendait haleter leur peur.

Car ils avaient peur ! peur !

Et l’amiral avait peut-être encore plus peurque Fritz, car, moins encore que Fritz, certes, il avait cru à uneréapparition possible de sa victime.

D’abord il l’avait vu mourir (autant dire),tandis que Fritz, dans ce temps-là, avait été occupé à mourirlui-même, puisque, lui aussi, on l’avait cru mort un instant. C’estle von Treischke qui avait ficelé Dolorès dans le sac de sespropres mains, et de ses propres mains avait jeté le sac dans lamer ! Et la mer s’était refermée sur le sac et l’avait biengardé ! Ça, il en était sûr !…

Alors ? alors quoi ?… Alors Gabrielavait raison ?… Alors les fantômes, victimes d’une mortviolente, avaient le droit de réapparaître à leursassassins ? Par le bon vieux Dieu !… voilà que le vœu quele von Treischke avait formulé tout à l’heure de façon si bravacheet inconsidérée se trouvait comblé…

Elle était revenue, la señorita !… Et sesaccroche-cœur étaient toujours aussi luisants !… et ses yeuxaussi brûlants, et ses lèvres gonflées d’un sangmagnifique !…

« Qu’est-ce que ces messieursdésirent ?… »

C’était sa voix ! c’était savoix !…

C’était bien Dolorès qui avait prononcé laphrase fatidique derrière son comptoir !… Et elle s’étaitpenchée sur ses messieurs, et ces messieurs avaient reculé avec un« han ! » d’épouvante…

Tout de même, ceci, qui fut très rapide, nepouvait durer avec un homme comme von Treischke. L’amiral, aprèsavoir essuyé d’un geste hagard, inconscient, la sueur qui luicoulait du front sur les yeux, s’écria tout à coup d’une voixrauque :

« La garce est encorevivante !… »

Et il eut un mouvement vers le comptoir,tandis que Fritz, n’en pouvant plus, tombait à genoux.

Or, à ce moment, il y eut une ruée contre lesdeux brigands. Gabriel s’était jeté à la gorge de von Treischke etJim lui maintenait, par derrière, les mains. Le midship s’occupaitde Fritz.

Je crus, à ce moment, que Gabriel, qui tenaitd’une main l’amiral à la gorge, allait saisir son couteau del’autre et trancher la tête du Tigre, ou lui faire quelque chosed’approchant, sans autre forme de procès… Mais il n’en fut rien, eten cela il obéissait à Dolorès, qui, soulevée sur sa chaise etpenchée sur le comptoir, lui criait :

« Ne le crève pas tout desuite ! Il serait trop content ! »

Alors, quand je vis que le Jim ligotaitsérieusement l’amiral, je ne doutai point que j’allais assister àun spectacle que mes nerfs ne pouvaient supporter, et j’aurais bienvoulu, comme le docteur, être ailleurs ! Mais la porte avaitété refermée à clef et l’on ne s’occupait guère de nous. Enfin il ya des minutes où l’horreur vous ôte toute possibilité de remuercomme de vouloir, et j’étais dans une de ces minutes-là.

Si j’ajoute qu’au fond de moi-même je neplaignais nullement le von Treischke, on m’excusera de n’avoir pasmontré plus d’empressement à fuir une scène qui s’annonçait commedevant certainement violer les lois de l’ordinaire humanité.

Enfin, si je ne protestai point contre lesupplice qui se préparait, c’est que peut-être aussi je n’avaispoint tout à fait perdu le sens du ridicule, car enfin c’était moiqui avais livré le von Treischke et, en le livrant, je ne devaispas avoir pensé que Gabriel se bornerait à lui offrir descocktails !…

Je serai même tout à fait franc, comme je l’aitoujours été dans ces mémoires et confessions, et je ne cacheraipas que j’entendis très distinctement ces mots dans la boucherageuse du Bourreau de Bruges :

« Herbert de Renich, tu es un traître etun lâche ! Mais si j’en réchappe jamais, tu auras de mesnouvelles ! »

Que l’on songe que de telles menaces proféréespar un tel homme ne s’adressaient pas à moi tout seul, maisvisaient également ma pauvre mère (au pouvoir des Allemands), etl’on s’imaginera combien j’avais de raisons de m’assurer parmoi-même que cet homme ne pourrait plus jamais mettre ses menaces àexécution !…

Je restai donc et ne protestai en rien contrece qui se préparait, je l’avoue.

Et maintenant voici ce qui se passa :

Le von Treischke et le Fritz étaientproprement ligotés et bâillonnés. Gabriel avait sorti son couteaude son étui et je pus juger que je ne m’étais pas trompé :c’était une fort belle lame, large, solide, tranchante et aiguëcomme il convient.

Gabriel s’agenouilla à côté du von Treischke,tout d’abord négligeant le Fritz pour le moment, et, le regardtourné du côté de Dolorès, il demanda gentiment :

« Fleur de ma vie ! par oùveux-tu que je commence ?… »

C’est alors que Dolorès quitta son comptoir etfit entendre un petit claquement de la langue, et aussitôt il y eutun gros remue-ménage sous le comptoir, et une grosse masse noire seglissa hors du comptoir derrière la señorita Dolorès, tout contreles hauts talons de ses petits souliers… et nous vîmes que c’étaitun molosse d’une taille peu ordinaire.

« J’ai amené le chien du boucher, exprimaDolorès d’une voix pleine de douceur et de langueur, car je luiai promis le cœur de cet homme ! »

À ces mots, le docteur essaya bien d’esquisserun geste de protestation, mais Gabriel le pria très rudement de seretourner (dans le cas où le spectacle ne lui agréerait point)contre le mur, mais de ne troubler quiconque dans sonplaisir !…

Chacun se le tint pour dit et, désormais,laissa faire.

Le midship, lui, avait l’air de trouverl’imagination de Dolorès tout à fait à son goût. J’ai déjà dit quec’était un garçon qui, au fond, s’amusait de tout, car il n’avaitaucune raison sérieuse d’en vouloir personnellement auxBoches !

Gabriel dit :

« À ton idée, chère petite reine deGalice !… Je vais donc te donner le cœur de cet homme ettu le donneras à ton chien !

– Oh ! ce chien n’est pas à moi !répliqua-t-elle en agitant son éventail, s’il était à moi je ne luidonnerais pas à manger du cœur de Boche, biensûr !… »

Gabriel ouvrit la tunique du von Treischke,puis les vêtements de dessous qui couvraient le cœur du Tigre et ilavait déjà commencé une légère incision dans la peau (et moi,pendant ce temps, je me répétais âprement, farouchement, comme unelitanie destinée à m’étourdir : « Dans une minute toutsera fini ! Dans une minute tout sera fini ! Dans uneminute tout sera fini ! ») quand il y eut autour de nouscomme l’arrivée d’une trombe.

Une espèce de tempête fut projetée par lesoupirail de la cave (je crois bien) et nous écrasa contre les murset nous rejeta et nous fit bondir de coin en coin, avec forcebosses.

La señorita s’était rejetée dans son comptoir,mais Gabriel n’avait eu le temps de rien ; il avait étésurpris à genoux, très occupé à dessiner sur la poitrine du monstrele petit volet qu’il allait lui soulever pour arracher le cœur. Ilfut roulé comme nous autres par la tornade.

Il n’y eut que Jim, dans son coin de porte,qui resta debout sans broncher, solide sur ses pilons de championde la Home fleet, croisant ses énormes bras sur son énormepoitrine… (J’ai toujours pensé que le Jim devait s’attendre à cettetornade-là.)

Bref, en moins de temps qu’il n’en fautcertainement pour vous faire part de toutes mes réflexions, leGabriel, le midship, le docteur et moi nous étions tous aussisolidement liés et réduits à l’impuissance que le von Treischke etle Fritz eux-mêmes !

Et j’entendais la voix bien reconnaissable del’homme aux yeux caves (apparu jadis pour mon malheur dans lesjardins embaumés de Funchal), la voix de l’Irlandais qui disait àla dizaine d’hommes qui venaient de se conduire si brutalement avecnous : « Et maintenant, en route pour LeVengeur ! Le capitaine sera content devous !… »

Ils ne touchèrent pas à Jim, mais ils netouchèrent pas non plus à Dolorès, qui perdait son temps à leurlancer mille insultes sans importance, et ils ne touchèrent pasdavantage au corps ficelé de Gabriel, sur lequel veillaitterriblement « la petite reine de Galice » (elleavait, pour le défendre, son éventail…) mais ils emportèrent le vonTreischke, le Fritz, le midship, le docteur et votre serviteur…

Je ne crois point absolument utile d’analyserméticuleusement ici les divers sentiments dont s’agitaient noscœurs pendant que les hommes de l’Irlandais (le lieutenant Smith)nous glissaient par le soupirail, tels des paquets de cambriole,jusque dans la cave, puis de la cave jusque dans le cul-de-sac,puis du cul-de-sac jusque dans une vaste auto fermée comme cespaniers à salade qui servent à Paris au transport desprisonniers.

Tout de même, en ce qui me concerne, vousvoudrez bien vous rappeler que mon plus cher désir, quelques heuresavant ce dernier événement, avait été de ne plus revoir(jamais ! jamais ! sous n’importe quel prétexte et àn’importe quel prix ! les paysages sous-marins !J’en avais ma claque (comme on dit en français), des paysagessous-marins !… Et voilà que je retournais dans LeVengeur ! Et dans quelles conditions !… Avec levon Treischke !… moi qui n’avais quitté LeVengeur que pour que le von Treischke n’y mît jamais lespieds !

Hélas ! hélas ! avais-je mérité unepareille infortune ? Car maintenant que le capitaine Hyxl’avait, son von Treischke, et aussi qu’il avait celui qui avaittant travaillé à ce qu’il ne l’eût point (moi !), mes cheveuxse dressaient d’épouvante sur mon crâne en songeant à ce qui allaitse passer.

Chapitre 25OÙ JE CONTINUE PAR DÉVOUEMENT ET PAR AMOUR À ÊTRE LE DOMESTIQUE DETOUT LE MONDE ET OÙ CET EMPLOI NE ME PARUT JAMAIS SI DIFFICILE

L’auto nous conduisit à la plage de Coriza,une des plus désertes de la baie de Vigo, et là nous fûmestransportés à bord d’une chaloupe dont nous entendions déjà lemoteur à pétrole.

Une heure, une heure et demie plus tard, enpleine mer, à la hauteur, approximativement, de l’île deSaint-Martin, et hors des eaux territoriales espagnoles, jecommençais à distinguer une masse sombre sur la mer ; puis,au-dessus de cette masse sombre, quelque chose qui s’agitait dansle vent. Et je reconnus, non sans émotion, le fatal drapeaunoir !…

On nous avait délivrés de nos liens. On nousavait fouillés, nous étions désarmés. Nous n’étions plus à craindre(personnellement ai-je jamais été à craindre ?) et nousn’avions qu’à obéir. Entre prisonniers, nous ne nous étions pas ditun mot. Le von Treischke avait craché de mon côté, tout simplement.Le docteur remuait ses clefs dans ses poches d’une façonénervante ; le midship fumait paisiblement une cigarette.

Quant au Fritz, il était redevenu tout rose,lui que j’avais vu si pâle. Je jugeai que sa pusillanimité dans lecrime devait se réjouir depuis qu’il savait que sa victime étaittoujours vivante et qu’il n’avait plus à redouter son fantôme. Pourle reste, il s’en remettait à la grâce de son bon vieuxDieu !…

Et maintenant me voici à nouveau à bord duVengeur !Je le revois ! Voici sa carapace vertsombre, son kiosque mystérieux, ses échelles, ses escaliers, sescoursives… Que de souvenirs aigus, lancinants, diaboliques, àchaque pas que je fais !… Ma parole ! je tremble sur mesjambes !…

Où allait-on nous conduire à bord ?Comment allions-nous être traités ? Le drame dont la prise devon Treischke devait être le signal allait-il éclater tout desuite ? Je le pensais lorsque, ayant pénétré, sur l’ordre del’Irlandais, dans la coursive centrale, nous fûmes dirigés versla petite chapelle !…

Comment vous dépeindre les sentimentsd’angoisse et de désespoir qui m’entreprirent tout entier enrevoyant ces lieux où j’avais passé des heures si extraordinaires,si curieuses, si exceptionnelles, et, aussi, si atroces… enreconnaissant les endroits où j’avais souffert, dans la penséed’Amalia !

Amalia ! ne suis-je donc rentré dansLe Vengeur que pour assister à ton supplice et ne suis-jerevenu près de toi que pour mieux te perdre, moi qui ramène lemonstre tant attendu de tes bourreaux ?…

Et certes, quand je me remémore mes actes àVigo, je ne les trouve point tous d’une prudence excessive. Lapolice du capitaine Hyx (ceci est prouvé maintenant) y était aumoins aussi active que celle de von Treischke. En conséquence, quime dit que ce n’est pas moi, moi seul qui, par mes démarches,peut-être par mes paroles, lui ai révélé la présence à Vigo du vonTreischke ? Enfin, n’est-ce pas moi qui ai fait ce beau coupde leur amener le Tigre dans cet antre où ils l’attendaient ?Décidément, cela ne me réussit pas non plus de sortir de laneutralité ! Il y a des gens à qui rien ne réussit !

Et puis, pour sortir de cette neutralité,ai-je sans doute trop attendu, tergiversé, pesé le pour et lecontre des choses… et quand le moment fut venu d’agir, il étaittrop tard !… Ah ! que n’ai-je abattu le monstre tout desuite, quand il venait violer ma demeure, à Renich !…

Maintenant, je sens bien qu’indifférent àceux-ci, et ayant excité la colère de ceux-là, je vais être le boucémissaire de tout le monde au moment de la reddition descomptes.

Ah ! je tremble en approchant de lapetite chapelle. Nous avons rencontré au coin de certainescoursives des figures très hostiles, très hostiles ! des yeuxde fauves qui brillaient dans l’ombre… et on nous a fait avancerplus vite ! plus vite !

… Nous sommes dans la petite chapelle… Nousnous découvrons !… Nous avançons derrière le von Treischke etle Fritz, comme si nous appartenions à leur bande, ma parole !ou comme si nous étions leurs complices !

Ô honte !… oui, la honte embrase monfront… et je m’arrête ; je ne tiens pas, du reste, à allerbeaucoup plus loin !

Et le docteur aussi s’arrête.

Quant au midship, il continue son chemin commes’il était tout seul, en regardant en haut et en bas, comme unvisiteur – amateur de la petite chapelle – un monsieur qui daignes’intéresser au gothique flamboyant dans ce qu’il a de plus délicatet à la couleur des verrières dans ce qu’elles ont de plusmagique.

Mais moi, j’ai vu, là-bas, tout au fond… j’aivu, entouré de ses principaux officiers et assis dans sa cathèdre,à droite de l’autel, comme un roi prélat sur un trône, j’ai vu lecapitaine Hyx, le visage nu !…

Oh ! il y a quelque chose de changé àbord du Vengeurpour que le maître de céans se montre àvisage découvert !… Quelque chose de nouveau !… Maisoui !… Et cette chose nouvelle, c’est le Tigre qui s’avancevers le capitaine Hyx, c’est le Bourreau des Flandres, gage etsignal du supplice !… Nous touchons à la fin du drame,n’est-ce pas ? Le capitaine Hyx n’a plus besoin de secacher !… Il peut montrer son visage à ceux qui vontmourir !…

Regarde-le donc ce visage-là, ô Herbert deRenich !… C’est le visage d’un homme, celui-là !… Tupourras penser de cet homme (si tu en as encore le temps) tout ceque tu voudras ! Et écrire sur lui (s’il t’en laisse leloisir) tout ce que tu voudras ! Et tantôt trouver qu’il atort et tantôt trouver qu’il a raison !… Et tantôt leconsidérer comme l’homme de Dieu et tantôt comme l’homme dudiable !… Mais c’est un homme !… c’est-à-dire unevolonté !… Il a su choisir entre le Boche etl’Antiboche ! voilà l’Antiboche !… Et tu pourrasécrire et penser, Herbert de Renich ! qu’il estl’Antiboche, jusqu’au crime !… Possible… mais c’estson affaire ! Il s’en expliquera avec Dieu ! Salue cethomme !

Et je salue, oh ! bien humblement, lecapitaine Hyx ! Mais il ne me prêta aucune attention ;ses yeux, chargés de la foudre, fixèrent le von Treischke, et leSeigneur, au jour du jugement dernier, ne doit pas regarder avecplus d’irritation sacrée le pécheur qui n’a passé sur la terre quepour le scandale du monde !…

Commencée ainsi, je m’attendais à une scèned’une grandeur biblique entre le suppôt de Satan et le porteur deglaive ! Du choc de la bête et de l’archange des eaux, queléclat ne pouvions-nous attendre ?…

Or, il suffit d’une courte phrase, prononcéepar von Treischke, pour que tout retombât à des discussionshumaines…

Au lieu de deux forces de la nature dresséesl’une contre l’autre, au lieu de deux idées contraires, de deuxpôles chargés d’une électricité hostile et dont la rencontre allaitpeut-être nous réduire en poudre, il n’y eut plus soudain quedeux hommes qui réclamaient chacun sa femme !…

Ah ! j’entendrai longtemps (si leSeigneur le permet, ce dont je doute de plus en plus,hélas !), j’entendrai longtemps le von Treischke s’avancer,sans peur ni faiblesse, jusqu’au capitaine Hyx et lui déclarer toutde go :

« Votre femme vit,monsieur ! »

Et longtemps je verrai le capitaine se dresserhors de sa cathèdre, comme s’il en avait été rejeté par quelqueexplosion de mine, puis retomber comme une loque en gémissant. Quegémissait-il ?… que disait-il ?… Cela n’avait ni sens, niforme, ni signification autre que celle-ci : nous montrer ceque c’est au fond qu’un archange des eaux : ni plus ni moinsqu’un pauvre homme vulgaire, comme nous sommes tous dès qu’on aprononcé devant nous le nom d’une femme.

Eut-il honte soudain de se montrer nu devantnous qui avions connu son orgueilleuse armure et son masqueimpressionnant ? Voulut-il simplement n’être point dérangédans les pourparlers d’un traité synallagmatique (rends-moi mafemme, je te rendrai la tienne) qui manquait assurément degrandeur et de royauté (comme on dit dans les opéras français),toujours est-il que, d’un geste, il nous mit tous à la porte etnous balaya de sa présence.

Oui, il retrouva la force de cela : nouschasser !

Il voulait rester seul dans la petite chapelleavec le von Treischke ; et nous les y laissâmes, comme vouspensez bien !

On nous entassa dans une petite pièce, à côté,qui communiquait, je crois, avec l’abside ; et les choses nedevaient pas aller toutes seules dans la chapelle, car de temps àautre, nous entendions comme un roulement de tonnerre qui, je lesus bientôt à mes dépens, n’était que le roulement de la colère ducapitaine Hyx !

De fait, au bout d’un quart d’heure au plus,on vint m’appeler et je fus introduit dans la petitechapelle.

Je trouvai le capitaine Hyx tout seul, entrele Livre et la Loi, son tabernacle, sa cathèdre et les registresverts qui avaient roulé par terre…

Où était passé le von Treischke ?Qu’est-ce que le capitaine en avait fait ? Car, par la Viergedel Pilar ! (comme disent les Espagnols dans les romansfrançais), ce n’était plus une loque que j’avais devant moi, maisla plus farouche gueule de corsaire que j’eusse pu imaginer, mêmeau temps de la grande flibuste.

Enfin le von Treischke avait disparu.

Et le capitaine (je crus en vérité qu’ilallait me dévorer) me dit, ou plutôt non, me cria, me cracha :Donnez-moi donc ce pli dont vous avait chargé votremaître !

Mon maître !… Le von Treischke,mon maître !… Voilà où j’en étais !… »Devant cette fureur qui soufflait autour de moi, je me mis àtourner comme un imbécile ou comme une toupie, cherchant dans mespoches ce pli qui ne me quittait jamais et que je ne trouvaisnaturellement point, tout simplement parce que je le cherchais dansun affolement sans nom…

Enfin, je mis la main dessus et je tendis lafameuse enveloppe au capitaine. Il en tira quelques papiers degrand format qu’il parcourut en soufflant et en rugissant, puis ilarracha tout cela, anéantit tout cela, avec des mouvements d’unerage terrible :

« Ah ! malheur ! hurla-t-il,,malheur sur vous deux !… car si vous avez inventé tousdeux ce supplice de m’avoir fait croire une seconde que mafemme fût encore vivante, et cela pour me voler votreAmalia, je vous jure, moi, sur la Bible et sur le NouveauTestament, sur le ciel et sur l’enfer, que je saurai, pour vousdeux, inventer des tortures dont on n’a pas encore l’idée dansles petites baignoires grillées !… »

Il écumait, je tombai à genoux :

« Et moi, je vous jure que votre femmevit, capitaine !… Sur mon salut et sur la tête de ma mère, jejure que l’amiral a dit vrai : Mrs G… est vivante ! Jejure qu’hier je lui ai parlé ! Je jure que vous lareverrez !… »

Ces paroles, au lieu de l’apaiser, ne firentqu’augmenter sa folie, si possible. Il se rua sur moi et je crusque c’était fini de moi… Et puis tout à coup, sa fureur resta commesuspendue au-dessus de moi… Peu à peu, son visage, qui était enfeu, pâlit et prit une teinte terreuse, puis verdâtre… Ilétouffait ! Il porta les mains à sa gorge, arracha son col,respira bruyamment, souffla.

Il était sauvé. Il alla s’effondrer sur sacathèdre et de là me jeta ces mots :

« Monsieur ! vous avez jusqu’àce soir minuit ! Si ma femme est vivante, il n’est point tantbesoin de paroles, ni de stratagèmes, ni de commission, ni depapiers, ni d’enveloppes scellées, ni d’entrer dans les détailsimpossibles d’un troc que me propose von Treischke et qui empestenttous la trahison : si ma femme est vivante, qu’elle m’écrivedonc un petit mot et alors nous pourrons parlersérieusement !…

– Vous avez raison ! Vous avezraison ! m’écriai-je… Oh ! comme je comprenais maintenantla colère de cet homme ! Comment n’eût-il pas cru, en effet,qu’on le voulait jouer ? Est-ce que moi-même, qui avaiscependant vu la Dame voilée de mes propres yeux et qui l’avaistouchée, est-ce que moi-même je n’avais point renoncé à comprendre,à expliquer sa singulière attitude ?

– Oui, capitaine, il faut qu’elleécrive !… et cela a toujours été mon avis ; mais,hélas ! elle ne veut pas écrire !… elle me l’adit elle-même ! »

La voix du capitaine, très lasse, tomba encored’un ton : « Monsieur, si ma femme est vivante – ce queje ne crois plus – elle a pu vous dire, du temps qu’elle était dansla geôle de von Treischke, votre maître, elle a pu vousdire des choses que l’autre exigeait qui fussent dites !…Maintenant que le von Treischke est dans ma geôle à moi, elle n’aplus rien à craindre de lui et elle ne vous répétera plus qu’ellene veut pas écrire. Qu’elle m’écrive donc… Vous êtes libre,monsieur !… Vous êtes libre jusqu’à minuit !… À minuit,si vous n’êtes pas ici avec l’écriture de ma femme, où que voussoyez, vous êtes mort !… Allez, monsieur ! le lieutenantSmith se mettra à votre disposition !… »

J’eusse désiré entrer dans quelquesexplications, mais on ne m’en laissa pas le temps. Le capitaine Hyxs’éloigna et l’Irlandais vint me trouver.

Il me remit un sauf-conduit signé de l’amiralvon Treischke pour pénétrer dans le château de la Goya, avecrecommandation à son neveu de me mettre, aussitôt après monarrivée, en présence de la dame voilée.

Nous partîmes aussitôt, nous remontâmes dansla même chaloupe, et alors je pus constater que Le Vengeurdevait s’être considérablement rapproché des îles Ciès, car nous nemîmes pas une demi-heure à aborder la plage de Coresju, d’où nousétions partis.

Là, une auto nous attendait qui nous conduisità Vigo.

J’avais demandé au lieutenant Smith s’il nevoyait aucun inconvénient à ce que je passasse à mon hôtel avantque de me rendre au château de la Goya, il m’avait répondu quej’étais entièrement libre de mes faits et gestes et qu’il ne setrouvait là que pour me servir.

Oui, je savais ce que cela voulait dire !libre jusqu’à minuit ! libre jusqu’à la mort !

Tout de même, je profitai de ma liberté pourcourir à ma chambre, où j’eus la chance de trouver Potaje.

Potaje était consterné, tout flapi sur sapetite planchette, d’abord parce que, m’expliqua-t-il, « il nevivait pas en mon absence », ensuite parce que l’affaire del’évasion ne marchait pas aussi vite qu’il l’eût désiré.

Cette dernière confidence me troubla beaucoupplus que la première. Au fond, je ne comptais plus, pour me tirerde l’effroyable impasse où je m’étais si légèrement engagé, je necomptais plus que sur cette évasion-là, celle de la damevoilée.

« Qu’est-il donc arrivé, interrogeai-jehaletant et secouant Potaje sur sa petite planchette…

– Il est arrivé, me répondit-il en me donnantdes coups de patin sur les mains pour me faire lâcher prise, car jele remuais à lui donner le mal de mer, il est arrivé que la damevoilée est rarement absente de sa chambre, mais que, lorsqu’elle setrouve dans sa chambre, elle y est rarement seule. On aperçoitpresque toujours avec elle une vieille duègne qui la surveille etlui sert de dame de compagnie et aussi de femme de chambre… detelle sorte que j’ai dû bien souvent suspendre ma besogne.Toutefois, je dois dire que l’un des barreaux est scié par en baset à moitié scié un peu plus haut, et lorsqu’il sera tout à faitscié à cette place-là, il sera très facile à la dame voilée devenir nous rejoindre…

– Et quand penses-tu que ton ouvrage puisseêtre terminé ?

– Pas avant demain soir ! » réponditPotaje en soupirant. Je sursautai :

« Comment ! pas avant demainsoir ! Mais qu’est-ce que tu fais en ce moment ?… –Rien ! répliqua de plus en plus lugubrement Potaje… et, si jene fais rien, c’est qu’il n’y a rien à faire !… rien à fairepour moi, là-bas, avant minuit !… Alors seulement, à minuit,je reprendrai, sans danger d’être surpris par personne, ma petitebesogne, señor ! – Malheureux ! mais tu ne sais donc pasqu’à minuit je serai mort, moi ! »

J’eus tort de faire part aussi brusquement àPotaje du péril mortel qui me menaçait, car ce furent deslamentations, des protestations et des explications qui me firentperdre un bon quart d’heure.

Enfin, après m’être fâché dix fois pour lefaire se tenir tranquille et l’empêcher de me suivre, je pus lâcherPotaje et rejoindre le lieutenant Smith.

« Au château de la Goya ! »commandai-je…

Le soir était tombé. Nous arrivâmes par lanuit noire. Je n’avais plus qu’un espoir : que la dame voilée,cette fois, voulût bien écrire à son mari qu’elle était vivante.Mais je l’avais toujours vue si obstinée dans son incroyable refusd’écrire que, en arrivant au château, je recommandais déjà mon âmeà Dieu…

Cependant, il fallait tout tenter. Lesauf-conduit de von Treischke eut tôt fait de me mettre en face duneveu, dans le cabinet même de l’amiral où, quelques secondes plustard, la dame voilée fit son entrée…

Il se passa tout d’abord une scène assezpénible. Le neveu de von Treischke ignorait naturellement que sononcle et Fritz von Harschfeld fussent prisonniers du capitaine Hyx…C’est moi qui le lui appris, devant la dame voilée, qui pâlitaussitôt et s’assit, défaillante.

Le jeune homme ne voulait point me croire.

Je lui fis relire le sauf-conduit de l’amiralet lui fis remarquer que celui-ci était tracé sur du papier à lamarque du Vengeur (le V au centre d’une bouée surlaquelle se lisaient ces trois lettres : Hyx), puis je melevai et dis :

« La situation est nette. Je suismoi-même prisonnier du capitaine Hyx et viens ici faire la seuledémarche qui pourra sauver l’amiral et son officier d’ordonnance,et j’ajouterai qui puisse me sauver moi-même, Herbert de Renich,car on m’a promis ma mort pour minuit au plus tard si je ne revienspas à bord du Vengeur avec un billet de l’écriture demadame adressé à son mari !… »

Disant cela, je fixais la dame voilée ;elle paraissait dans une grande agitation intérieure. Je voyais samain trembler sur les bras de son fauteuil. Elle parla :

« Cela est impossible ! finit-ellepar dire d’une voix si basse que j’avais peine à l’entendre…Vous savez bien que je ne veux pasécrire ! »

J’explosai littéralement, je l’aurais battue,cette femme ! Elle ne le voulait pas… Oui, j’explosai… Mesbras se projetèrent si violemment à droite et à gauche de mon corpsqu’on put les croire soudain détachés !

« Pourquoi ne voulez-vous pas ?

– Parce que je ne veuxpas !… »

Ah ! je l’aurais tuée !…

Et le lieutenant, lui, ne disait rien !ne me soutenait pas ! ne l’invitait pas, elle, à faire ce queje lui demandais, c’est-à-dire la seule chose qui pût sauver sonchef !

Je leur tournai le dos en annonçant « quec’était bien, que j’allais mourir » !

À ce moment, la dame voilée poussa un cri, merappela et s’arrachant du sein le médaillon où elle avait enferméle portrait du capitaine Hyx, elle me le donna avec sachaînette.

« Portez-lui de ma part ces objetssacrés, s’écria-t-elle dans un sanglot. Ils lui prouveront que jevis, que je l’aime toujours, et que je n’ai pas cessé de penser àlui !… Allez ! »

Je m’emparai du médaillon et de la chaînetteet sortis du château comme un fou.

Je me disais : « Certes, lecapitaine Hyx ne comprendra pas plus que moi pourquoi elle ne veutpas écrire, mais au moins il aura la preuve qu’ellevit ! »

Eh bien, une heure plus tard, après lui avoirappris que je revenais sans écriture, lorsque j’eus remisau capitaine Hyx les preuves de l’existence de sa femme, savez-vousce qu’il me dit ?…

D’abord, il s’appuya à la cloison de sachambre dans laquelle on m’avait introduit… (il s’y appuya, car lavue de ses objets semblait lui avoir ôté toute force) et il medit :

« Monsieur Herbert de Renich, vous nem’avez point rapporté ce que je vous demandais, parce qu’on ne faitpas écrire une morte, monsieur Herbert de Renich !… Vous êtesun misérable ; jamais, de son vivant, ma femme n’eût consentià se séparer de ces objets. Ces reliques saintes ont été voléessur son cadavre ! »

Chapitre 26CE QU’IL ADVINT DE MON DERNIER ESPOIR : L’ÉVASION DE LADAME VOILÉE

Ayant prononcé ces dernières paroles, lecapitaine Hyx se disposa à appuyer sur son timbre. Il me sembla queje venais d’entendre mon arrêt de mort et que cet arrêt, quelqu’un,qui allait entrer, allait l’exécuter sur l’heure. Ce sont là desmoments bien pénibles pour qui tient tant soit peu à la vie.J’arrêtai le bras du maître du Vengeur et jem’écriai :

« Capitaine, il y aurait une preuve del’existence de Mrs G… plus convaincante encore que celle del’écriture ! Que diriez-vous si je vous faisais voir MrsG… ? »

Il me considéra encore avec le plus hautainmépris.

« La proposition m’a déjà étéfaite ! dit-il sur un ton glacé. Votre ami le Herr vonTreischke a eu l’audace d’imaginer que je serais assez stupide pourtomber dans le plus naïf des traquenards, pour me présenter, àtelle heure, dans tel lieu d’où l’on me ferait voir Mrs G… Àd’autres ! compères ! »

Mais je l’arrêtai encore, car il avait ànouveau allongé sa main vers le redoutable timbre.

« Il ne s’agit point de ceci !…Capitaine ! Capitaine ! Écoutez-moi ! Il faut mecroire ! Dans la nuit de demain, Mrs G… sera libre !C’est moi qui l’aurai fait évader ! Accordez-moi jusqu’àdemain soir et je vous l’amènerai ici même ! sur mon salut etsur la tête de ma mère !

– Vous m’avez déjà juré beaucoup de choses surla tête de votre mère, me répliqua ce méchant homme, et j’en aiassez de toutes ces comédies ! »

Mais il avait affaire à forte partie et je nesache personne de plus têtu que quelqu’un qui sait qu’il va mourirs’il n’arrive point à se faire entendre. On le bâillonneraitjusqu’à l’étouffement qu’il trouverait le moyen de se fairecomprendre par signes !

Or, moi, je n’étais point bâillonné, et detout ce que la parole humaine peut avoir de plus séduisant et deplus convaincant, en même temps que de plus apitoyant, je sus faireun tel usage qu’il fallut bien que ce cher capitaine m’accordât uneattention d’abord rétive, ensuite presque encourageante.

Je lui rapportai l’histoire de mes diversesrencontres avec la dame voilée et celle de nos conversationsintimes. Il y avait dans tout cela une telle part d’invraisemblanceque je le vis, à plusieurs reprises, hausser les épaules. Tout demême, il finit par dire :

« C’est bon ! l’affaire estrenvoyée à demain minuit ! Allez ! vous êtes librejusqu’à demain minuit !… »

Que vous dirai-je ? Deux heures plus tardje me retrouvai sur la plage de… toujours accompagné del’Irlandais, qui me conduisit sans autre explication jusqu’àl’hôtel. Il me quitta en me disant :

« Demain soir, à minuit, je viendrai vousrechercher. C’est l’ordre ! Soyez fidèle aurendez-vous !

– Je serai peut-être prêt à vous suivreauparavant, lui répondis-je. Dans ce cas, comment pourrai-je vousavertir ?

– Un mouchoir noué au garde-fou de la fenêtrede votre chambre, à l’hôtel, sera suffisant, j’accourraiaussitôt.

– À tout hasard ! ajoutai-je, ayez de voscompagnons bien armés avec vous ! On ne sait ce qui peutarriver !

– Entendu ! et si vous avez besoin de cescompagnons-là avant la nuit prochaine vous n’avez qu’un mot àdire.

– Merci !… Vous pensez àtout ! »

Nous nous saluâmes et je grimpai à ma chambre.J’y trouvai un mot de Potaje que celui-ci y avait laissé à touthasard. Le brave garçon me priait, si je rentrai dans la nuit, dene point me faire de mauvais sang et de l’attendre, me promettantde ne point perdre son temps.

Ma foi, j’estimais que, dans le moment, toutmouvement, en ce qui me concernait, était devenu inutile. Et je mejetai farouchement sur mon lit où je me mis à dormir, avec unesorte de voracité, dévorant ma taie d’oreiller. Il y avait quelquesoixante heures et plus que je n’avais goûté le moindre repos. Jeme plongeai dans le sommeil et dans le cauchemar d’une façonformidable.

Potaje, quand il me réveilla – ce qui n’eutlieu qu’après dix minutes de combat entre lui et moi – me racontaque mes ronflements et mes hallucinations entrecoupésd’interjections, mauvais serments et malédictions de rêve,s’entendaient jusque sur le palier et qu’ils avaient été une caused’amusement pour les voyageurs et d’effroi pour leurs enfants…

Bon Potaje ! Ce qu’il me soigna, dorlota,pendant toute la journée qui suivit je ne saurais trop le répéterni lui en avoir trop de reconnaissance. Il était rentré avec desnouvelles excellentes. La fenêtre était prête… Il n’y avait plusrien à faire qu’à attendre la nuit prochaine où, à lavingt-deuxième heure, il pénétrerait dans la chambre de la damevoilée, attacherait la captive à la corde qui se trouvait cachéedéjà, à tout hasard, dans la chambre de ladite dame et me feraitglisser Mrs G… dans les bras. Je serais, moi, en bas sous lebalcon, derrière le rocher Ardan, dans une petite nacelle dontPotaje était devenu propriétaire en forçant une chaîne et encrochetant fort habilement un vieux cadenas.

« Donc, demain soir, à dix heures, ladame voilée sera libre soupirai-je… Ce ne sera certes pas troptôt ; mais, heureusement, ce ne sera pas trop tard, car j’aiobtenu un sursis jusqu’à minuit. Potaje, ma vie est entre tesmains !

– Monsieur ! m’expliqua l’excellentdemi-garçon, si, la dernière nuit, la dame de compagnie n’était pasentrée, l’affaire serait peut-être déjà faite, car le barreauvenait de céder, mais elle est entrée et restée et le petit jourest venu, et, dès lors, nous ne pouvions plus rien de rien, à causedes vedettes qui passent sur la rade et dont quelques-unes fontcertainement la police du port particulier de la Goya !

– Enfin, mon Potaje, tu es sûr de ton affairepour la nuit prochaine, c’est le principal !… »

Nous passâmes donc, comme je l’ai dit, lajournée à l’hôtel. Je dus raconter à Potaje toutes les aventuresque je venais de traverser et lui donner tous les détails qu’ilignorait encore de la Bataille invisible. Il était transportéd’enthousiasme et, naturellement, plein d’admiration pour lecapitaine Hyx !

Quand je me levai, ne tenant plusd’impatience, vers les huit heures du soir, après avoir avalé unbon bol de bouillon que mon Potaje m’avait apporté fumant et danslequel il avait cassé trois œufs frais qu’il était allé acheterlui-même à la ville, je me sentais d’une forceherculéenne !…

La vie recommençait à m’apparaîtrebelle !

Je n’allais plus avoir à craindre le vonTreischke ; j’aurais sauvé Amalia et ses enfants ; etj’aurais droit aussi à la reconnaissance du capitaine Hyx, qui medevrait le bonheur du reste de ses jours et à qui, par cela même,j’aurais peut-être rendu la raison et la lucidité ! Enroute ! en route ! Viens, mon Potaje !

Certainement, c’était la plus belle nuitd’évasion qui se pût rêver… noire comme un four ! Les dieuxétaient avec nous !

Nous glissions sur la rade, dans de l’obscur,et nous abordâmes le rocher Ardan si brutalement que je faillisêtre renversé.

Nous restâmes là plus d’une heure, guettanttout ce qui se passait sur le noir autour de nous. D’abord, enface, il y avait la fenêtre, dans le retrait, entre ses deux tours,mais c’est à peine si l’on percevait un rais de lumière entre lesrideaux épais.

« Quand elle sera seule, me dit Potaje,elle me fera signe en tirant le rideau de gauche deux fois et lerideau de droite une fois. Alors je grimperai sur la corniche, jesauterai sur le balcon, j’enlèverai le barreau (il n’y a plus qu’àle pousser à un certain endroit que je lui ai montré), elledescendra sur le balcon, je l’accrocherai à la corde et vous larecevrez dans la barque !… Dans une demi-heure, certainement,la duègne s’en ira se coucher dans la chambre à côté et le toursera joué !…

– Mon Dieu ! tout cela est si beau,Potaje, que je tremble qu’il n’arrive quelqueanicroche !… »

Et, le cœur angoissé, je tendais l’oreille aumoindre bruit !… Ainsi percevions-nous autour de nous deschoses qui glissaient dans le noir, certainement à unedemi-encâblure au plus et qui entraient dans le port particulier duchâteau de la Goya ou qui en sortaient. Plusieurs fois même, trèsdistinctement, le bruit des portes de fer qui s’ouvraient devantl’entrée du port et qui se refermaient arriva jusqu’à nous (ungrincement très spécial et que l’on n’oubliait plus quand onl’avait entendu) et je pensais : voilà le mystère de la baiede Vigo qui continue ! La bataille doit toujours battre sonplein, là-bas, du côté de l’île de Toralla et de la cote sixmètres quatre-vingt-cinq !

Mais, soudain, je ne pensai plus à la Batailleinvisible…

Là-haut, en face, les rideaux venaient d’êtreglissés dans le rythme annoncé par Potaje.

Et la silhouette de la dame voilée se montra,bien découpée sur le fond lumineux de la chambre intérieure. Etpuis, ce fut la brusque obscurité. Elle avait soufflé la lumière etnous entendîmes la fenêtre qui s’ouvrait doucement. Alors Potajedit :

« Ça y est !… »

Et il dirigea, en douceur, notre barque horsdu rocher Ardan jusqu’à toucher la tour de l’ouest… et, là, ill’attacha comme il avait coutume.

Il faisait la chose gaiement, sans hâte, avecsûreté. Du bout de son harpon, il chercha la corniche.

Et tout à coup, il jura : la cornichen’y était plus !…

Alors, nous nous rendîmes compte qu’il y avaiteu ce jour-là une grande marée et que les eaux étaient alléesjusqu’à la corniche déjà chancelante, surtout depuis qu’elle avaitservi de chemin à Potaje, à Gabriel et à moi-même… et la corniches’était effondrée… du moins dans la partie où elle nous étaitutile.

Il n’y avait plus de chemin maintenant pouratteindre le petit escalier extérieur de la courtine par lequelnous grimpions jusqu’au balcon !

Et nous étions entièrement isolés de la damevoilée qui, là-haut, attendait toujours son sauveur !

Nous entendîmes la captive qui toussait avecprudence et cette petite toux traduisait son impatience et soninquiétude.

De mon côté, je vous laisse à penser dansquelle agitation je pouvais être !

« Tant pis ! me souffla Potaje, etne vous désespérez pas, señor ! Le mal n’est pas trèsgrand ! La señora devra prendre la peine d’attacher elle-mêmesa corde, voilà tout, et elle se laissera glisser le long de lacorde !… »

En quelques coups de rame silencieux nousfûmes sous le balcon.

Malgré l’obscurité, nous distinguions assezbien l’ombre de la señora qui se penchait au-dessus de nous, trèshaut, hélas ! au-dessus de nous ! Sa voix nous parvintcependant distinctement :

« Eh bien ! que faites-vous ?Je vous attends !… »

Je me dressai et je lui dis :

« Impossible d’aller jusqu’à vous, lacorniche a été détruite par la marée ! Mais vous avez lacorde ! Attachez la corde et laissez-vous glisser ! Iln’y a aucun danger ! Ne craignez rien ! Nous sommeslà ! »

Aussitôt, il y eut au-dessus de nous unvéritable cri de désespoir !

« Venez jusqu’à moi, suppliait cettefemme, venez jusqu’à moi ! Il le faut ! Venez jusqu’àmoi !…

– Mais vous avez la corde !…

– Oui, j’ai la corde ! Au nom du ciel,venez !…

– Mais nous ne pouvons pas venir !…Laissez-vous glisser le long de la corde !

– Ah ! venez ! venez ! ou jesuis perdue !… à jamais perdue, cette fois !… »

Potaje et moi tremblions d’exaspération etd’horreur. Ne nous comprenait-elle pas ou ne voulait-elle pas nouscomprendre ? Car enfin elle nous entendait comme nousl’entendions !

Et nous ne savions que lui répéter :

« Mais attachez donc la corde, maisattachez donc la corde !…

– Malheureux ! sanglota-t-elle siétrangement, si étrangement, si étrangement… vous ne savez doncpas que ça m’est défendu !… »

Que signifiait ? Que signifiait ?…Était-elle folle ? Étions-nous fous ?…

Tant est qu’il y eut là-haut de tels pleurs etun tel inexplicable désespoir que la lumière réapparut dans lachambre et que nous vîmes se précipiter à la fenêtre l’ombre de laduègne, laquelle se mit à agripper la dame voilée et à mêler sescris et ses appels aux gémissements de l’autre ; sur quoi deuxou trois détonations d’arme à feu nous apprirent qu’on tirait surnous… un peu au hasard, certes ! mais nous n’avions plus qu’ànous esquiver et le plus rapidement possible !

Nous étions déjà un peu loin, heureusement,quand j’entendis s’ouvrir à nouveau la grille de fer du petit portintérieur.

Évidemment, on allait nous donner la chasse.Bref, nous ne fûmes sauvés que par l’obscurité opaque de la nuit.Sans elle nous tombions dans les griffes des hommes de laGoya !…

Comme, après leur avoir échappé, je ne tenaisnullement, revenant bredouille de mes entreprises d’évasion, àtomber dans celles du lieutenant Smith, je dis à Potaje, dès quenous eûmes doublé le môle et que nous fûmes à quai (il nous avaitfallu gagner le port même de Vigo au plus vite, lui seul nousoffrant une espérance de refuge) :

« Mon cher Potaje, j’en ai assez !Si tu tiens à ma vie, ne retournons plus à l’hôtel, mais fuyons auplus tôt ce pays sans perdre une heure ! sans perdre uneminute ! Ah ! où donc est-il le temps où nous étions sitranquilles quand nous tendions la main sous les porches deséglises ?

– Il reviendra ce temps béni, ne vous désolezpas, me répondit ce bon Potaje. En attendant, il faut sortir auplus vite de cette barque. »

Et nous en sortîmes. Aussitôt sur le quai,nous nous mîmes en mesure de courir pour éviter toute fâcheuserencontre. À ce moment, la demi-heure passé minuit sonnait àl’horloge de la Collégiale et j’entendis derrière moi une voix quidisait :

« Monsieur Herbert de Renich, je vous aiattendu une heure à votre hôtel ! Pardonnez-moi si je suisvenu au-devant de vous jusqu’ici… »

Celui qui prononçait ces paroles était lelieutenant Smith en personne. Je lui aurais bien cassé la têted’une balle de pistolet, mais comme il avait amené avec lui,suivant ma recommandation, une demi-douzaine de solides gaillardsbien armés, Potaje ni moi ne pensâmes une seconde à lui résister…J’étais plus que jamais son prisonnier.

Chapitre 27COMMENT SE TERMINA LA BATAILLE INVISIBLE

Il nous fit monter, Potaje et moi, dans uneauto, comme de juste, et nous reprîmes la fameuse route de laplage. Je commençais à la connaître. Je trouvai cependant un sujetde consolation, cette fois, dans le fait que Potaje la suivait avecmoi.

« Tu tiens donc à assister à ma mort, monbrave Potaje ! lui demandai-je, les larmes aux yeux, car jesentais que le demi-garçon, en bas, sur sa planchette que l’onavait jeté entre deux sièges, me couvrait les pieds de baisers.

– Señor !… Señor !… laissez-moifaire et dire, et pour peu que saint Jacques de Compostelle nousprotège, je ne donnerais pas seulement une piécette pour notreDe profundis ! »

Cette fois, la chaloupe qui nous attendait àla plage de Coryta ne nous conduisait pas à bord duVengeur. Nous n’avions pas plus tôt quitté la grève qu’onhissait au bout d’un mât les trois lanternes jaunes que j’avaisvues déjà à la Spuma (la barque du barcilleur), et j’enconclus que nous allions mettre le cap droit à l’ouest et pénétrerdans les eaux des îles Ciès, ce qui, en effet, arriva.

Pour des gens avertis comme nous l’étions,Potaje et moi, il était impossible de ne point remarquer certaineschoses qui nous rappelaient la bataille de dessous.

Là-bas, du côté du château et de l’anse de laGoya, les indices du combat étaient rares. Mais ici, nous leurpassions dessus carrément. Et, en dépit de l’obscurité, etpeut-être aussi à cause de l’obscurité, nous revoyions certaineslueurs peu naturelles, en nous penchant sur l’abîme noir des eaux,et je crois vous avoir déjà expliqué que ces lueurs n’étaientnullement le résultat de la phosphorescence.

Quant aux pontons noirs que nous ne voyionspas, à plusieurs reprises, nous pûmes entendre, non loin de nous,leurs soupirs…

Oui, oui ! cette nuit-là encore, desbêtes féroces se battaient sous la mer, autour des galions de Vigo,enfouis par trente et quarante mètres de fond ! Et nous fûmestout à fait sûrs de cela en approchant du cap Vicor, à l’extrémitésud de l’île de Saint-Martin.

Cette île-là je ne la connaissais point, carl’île que j’avais abordée autrefois était la centrale, où s’ouvraitl’anse de la Spumaau fond de laquelle j’avais vu débarquertant de blessés !

Dans cette île de Saint-Martin, il ne me parutpoint qu’il y eût une installation quelconque de laCroix-Noire et je n’y vis que des hommes valides, maiscombien nombreux ! qui se préparaient à aller prendre part aucombat ; et j’y vis bien d’autres choses aussi, capables, dupremier coup, de faire jeter des cris d’épouvante au plusbrave.

Nous avions doublé le cap Vicor et étionsentrés dans la baie qui se creuse au sud de l’île, entre le capVicor et la pointe Conerilo. Cette baie ne regarde pas la rade deVigo, mais la pleine mer du côté du sud, et, tout à coup, noussortîmes de l’obscurité pour entrer dans la pleine clarté et leplein mouvement d’un petit port caché dans un retour de rocs et defalaises.

Là, comme à la baie de Barra, desscaphandriers par troupes, des trains d’artillerie, des wagonnetschargés de statues de guerre immobiles descendaient silencieusementjusqu’à la mer, et s’engouffraient dans la mer, et disparaissaientdans la mer.

Potaje en tressaillait d’allégresse sur sapetite planchette et faillit plusieurs fois tomber à l’eau, en sepenchant trop imprudemment au-dessus du bordage.

Enfin, nous accostâmes. Je ne savais ce qu’onallait faire de moi, mais j’étais tellement abruti par la rapiditédes événements et la succession inattendue de mes nouveaux malheursde toutes mes entreprises que, sans aucune force de réaction, je melaissais aller moralement et physiquement à toutes les fantaisiesde mon méchant destin.

Cependant, Potaje, lui, n’avait jamais étéaussi vif, ni aussi frétillant, ni aussi sursautant.

L’Irlandais nous fit débarquer lui-même etnous conduisit à de vastes bâtiments qui se dressaient au bord del’eau, au fond de l’anse en question.

Nous pénétrâmes, par une petite porte, dansune immense cour assez vivement éclairée… Mais aussitôt je poussaiun cri d’horreur et Potaje fit un véritable looping theloop sur sa petite planchette : nous avions en face denous trois monstres antédiluviens, rampants et remuants, grinçants,grimaçants, agitant cent bras tranchants, harpons et griffes quidevaient réduire en sanglante bouillie toute chair qu’ilsrencontraient !

Dans un coin de la cour, je reconnus au centred’un groupe d’hommes qui considéraient paisiblement ces monstres,l’ingénieur Mabell, lequel jeta, quand nous passâmes, au lieutenantSmith :

« Vous direz au capitaine que lestanks sont parés ! »

Songez que, jusqu’à cette minute, je n’avaisjamais entendu parler de tanks et que, du reste, aucunn’était encore apparu sur aucun champ de bataille.

Vous voyez l’effet produit sur Potaje et surmoi.

Après sa pirouette, Potaje, tout tremblant,était venu se réfugier dans mes jambes et m’avait saisi lamain.

Et je me rappelais ces mots de MédéricEristal : « Le capitaine Hyx est un homme étonnant !étonnant ! Il leur prépare une petite surprise desa façon ! »

De fait, les tanks décidèrent d’unemanière définitive du sort de la Bataille invisible et anéantirentjusque dans ses fondations et tranchées l’entreprise boche au fondde la baie de Vigo !

C’est grâce à ces damned things quefut remportée l’une des plus importantes victoires de la Guerre dumonde : la victoire de la cote six mètresquatre-vingt-cinq !…

Nous étions arrivés à l’extrémité de la couret j’étais haletant, car les tanks avaient eu certains mouvementsqui me semblaient dirigés spécialement contre moi.

Nous pénétrâmes dans une maisonnette trèssimple, en bois, comme on en voit sur les chantiers desentrepreneurs de travaux publics, et tout de suite on nous enfermadans un petit espace très noir. Quand je dis qu’on nous enferma, ilserait plus juste de dire : on m’enferma, car c’est en vainque, la porte refermée, je cherchai Potaje autour demoi !…

Il avait disparu…

Certainement l’Irlandais s’était imaginél’avoir enfermé avec moi et de là, en toute tranquillité, avaitrejoint dans la pièce adjacente les officiers qui se pressaientautour d’une table devant laquelle était assise, dans un énormefauteuil, l’une des plus étranges figures de guerre qu’il m’eût étéjamais donné d’apercevoir !

Ainsi voyais-je tout cela par le truchement dedeux planches mal jointes et laissant passer quelques rais delumière. Ces bâtisses, hâtivement construites de frustes madrierset planches mal équarries ne sont jamais bien closes, et, comme dejuste, j’en profitai.

L’étonnant guerrier n’était autre que lecapitaine Hyx lui-même, qui avait déjà revêtu (moins le casque)l’armure formidable du Prince Noir, que je lui avais vue au fonddes eaux.

Il avait devant lui une carte de la baie deVigo, et sa tête, hors de l’armure, se penchait sur sa carte, dedroite ou de gauche, suivant les indications qu’il donnait de vivevoix relativement à la bataille autour de la cote six mètresquatre-vingt-cinq.

Ses ordres n’étaient nullement discutés, carce n’étaient point des conseils qu’il demandait. Il déclarait surun ton simple qu’avec l’aide des tanks il ne resteraitplus de Boches, cette nuit-là, dans la baie de Vigo, et quel’entreprise des Douze Apôtres en serait pour longtempsdébarrassée : juste le temps qu’il fallait pour la mener àbien !

Tout à coup, une voix s’éleva comme de dessousterre, une petite voix aiguë et glapissante que je connaissais bienet qui dit :

« Pardon, capitaine, permettez un petitmot, s’il vous plaît ! »

Je ne m’attarderai pas à décrire l’effetproduit par l’intervention de Potaje, effet d’autant plusconsidérable que le cul-de-jatte d’un bond fut sur la table, àhauteur de la noble et menaçante tête qui sortait de l’armure duPrince Noir !

« Quel est ce myrmidon ? demanda lecapitaine Hyx.

– Tel qu’il est, répliqua Potaje du tac autac, il se fait fort de vous mettre en possession de tout l’or queles Boches ont déjà pu soustraire aux Douze Apôtres !… Mais jene parlerai que lorsque nous serons seuls, si toutefois vous n’avezpas peur de rester seul avec moi, capitaine ! » ajoutaPotaje.

À ces mots tout le monde se mit à rire, et surun signe de tête du capitaine Hyx tout le monde disparut.

Alors, Potaje, s’approchant du capitaine, luidit :

« Cet or se trouve dans les caves duchâteau de la Goya !

– Eh ! pardon ! je le sais diantrebien ! exprima le capitaine, mais il ne m’est point permisd’attaquer ce château ni sur terre ni sur mer ! Et je ne doisfaire aucun esclandre. Vous qui êtes si bien renseigné,demi-garçon, ne le savez-vous pas ?…

– Ce qui ne vous a pas empêché, capitaine, deprendre le von Treischke en pleine ville de Vigo ! ricana lepetit demi-démon…

– Sans esclandre ! sans esclandre !gronda soudainement le capitaine et prends garde !… tu en saisvraiment trop long pour que je te laisse courir bien loin sur taplanchette !

– Ma planchette ne demande qu’à vous suivre,capitaine ! ou plutôt laissez-vous guider par elle… et vous nevous en trouverez pas mal !… c’est Potaje qui vous ledit ! M’est avis que si vous ne pouvez attaquer le châteaupar-dessus, vous avez le droit parfait de le surprendrepar-dessous !… Ah ! ah ! vous daignezm’écouter, Votre Seigneurie !… Laissez-moi encore vous direque je connais comme le fond de ma bourse le chemin qui, sousla mer, vous permettrait de pénétrer dans ses caves pleinesd’or et qui, pour l’heure, doivent contenir autre choseaussi ! »

Là-dessus il se souleva légèrement sur saplanchette et parla à l’oreille du capitaine.

Je voyais le mouvement de ses lèvres et je nedoutais point qu’il n’entretînt le Prince Noir de la dame voilée etqu’il lui rapportât toutes les confidences que je lui avaisfaites.

En même temps, je me rappelai le soupirail etle petit escalier marin par lesquels nous avions pu nous échapperdes eaux de la Goya… et je renaissais une fois de plus à l’espoir.Est-ce que le Potaje allait convaincre le capitaine ?…

En tout cas, l’entreprise par le dessous de lamer devait bien le tenter.

Pour pénétrer jusque-là il fallait êtrevainqueur de l’armée boche sous-marine sur toute la ligne. Mais,avec ses tanks, n’allait-il pas l’être ?

Tant est que je l’entendis rappeler tout sonmonde ; on lui vissa sur la tête son casque de généralscaphandrier ; quelqu’un le poussa dans son fauteuil àroulettes jusque dans la cour et tout le monde suivait… Et quisuivait-on ? Ma foi, Potaje lui-même, qui semblait donner lebranle à tout ce cortège.

Dans la cour, un des tankss’entrouvrit pour engloutir le capitaine et Potaje, et d’autreschefs entrèrent dans les deux autres tanks ; et les troisbêtes antédiluviennes rampèrent aussitôt monstrueusement sur lagrève, par les larges portes ouvertes qui me laissaient apercevoirce pan de mer éclairé, au ras des flots, par des feux électriques…Quelle vision ! quelle vision !…

C’est sur cette vision-là qu’enfermé dans cepetit réduit comme dans un coffre je finis par m’assoupircontinuant dans mon rêve l’affreux cauchemar de ma vie…

Certes, je puis dire que j’assistais, sans m’ytrouver autrement que par ma pensée en délire, à cette phaseformidable et finale de la bataille des tanks, au fond dela baie de Vigo !…

J’assistais à l’épouvante, à la fuite, aumassacre des troupes sous-marines de von Treischke, lesquellesvenaient en outre d’apprendre qu’elles étaient privées de leurchef, tombé aux mains de l’ennemi.

Oui, je vis ce désordre et cette horreur derêve. Mais Potaje m’a raconté depuis ce qui s’était réellementpassé ; et il paraît que mon rêve avait été bien au-dessous,bien au-dessous de la réalité ! Ce que je puis croireassurément, après ce que l’on nous a officiellement fait savoir del’intervention des tanks dans la bataille du nord du monde, sur lefront occidental !…

Ah ! les damnedthings !…

Quand je les revis, moi, j’étaisréveillé ; l’Irlandais était venu me chercher dans mon trouet, dans la cour, j’étais entouré par une foule àdemi-scaphandrière, je veux dire de soldats qui ne s’étaient pasencore entièrement libérés des uniformes du combattant des eaux etqui poussaient des hurlements de victoire !

Quant aux damned things, ellessortaient plus monstrueuses que jamais, ruisselantes d’eau et desang, du sein des ondes qu’elles rougissaient sur leur passage… et,titubantes, rampantes, s’arrêtaient enfin devant nous !

La première personne que je vis sauter lapremière de ces diaboliques chars fut mon Potaje, et avec quelleallégresse et quel bruit de roulettes !

La seconde qui descendit fut le capitaine Hyx,qui s’était déjà débarrassé de son scaphandre dans la salle étanchequi se trouvait à bord du tank.

La troisième fut la damevoilée !

Chapitre 28L’ATLANTIDE

Et maintenant, nous voici tous à bord duVengeur ! Oui, la fatalité a fini par nous réunirtous dans ses flancs redoutables !… Que va-t-il advenir denous ?… Que va-t-on faire de nous… et d’eux ?… de ceux-làqui ont été promis à la vengeance des Anges des Eaux et que l’on nevoit plus jamais maintenant, sous aucun prétexte (sous aucun)glisser dans les coursives ou se grouper dans la grande salle pourquelque spectacle nouveau ou quelque redoutablecérémonie !

Non ! non ! on ne les voitplus ! On ne les entend plus !…

Ils sont enfermés dans leur prison, tout aufond du Vengeur,là-bas ! et nul n’a le désir d’allerlà-bas, d’approcher de là-bas ! Une vingtaine d’hommes armésjusqu’aux dents et qui ont conservé, en dépit de tous lesévénements et de toutes les attentes, l’amour du capitaine Hyx etle sentiment de la discipline, ne bougent point de la porte quiconduit chez les prisonniers promis au supplice, et cela moins pourles surveiller que pour les garder contre l’entreprise farouche desautres Anges des Eaux qui rôdent autour des morceaux de chairhumaine promise et qui guettent leur proie ! Et qui neveulent pas laisser échapper leur proie !

Car ils n’ont plus confiance enpersonne !… en personne !… Et il y a des grondementsterribles au fond des postes d’équipage contre le maître !… Etplus d’une fois le maître a croisé des ombres qui avaient desgestes de menace !… Qu’attend-il ? qu’attend-il pourdonner le signal ?… Voilà huit jours que le von Treischkeest à bord et la besogne de représailles n’a pas encorecommencé !…

Les Anges des Eaux ne sont pas sans savoir quele capitaine Hyx a retrouvé sa femme !… Mais eux, est-cequ’ils ont retrouvé la leur ?… est-ce que l’arrivée à bord duVengeur de cette dame voilée de noir a ressuscité lespères, les mères, les sœurs, les fiancées, les petits enfantsmartyrisés par les Boches !…

Allons ! Allons ! on leur a promisdes martyrs !… Ils réclament leurs martyrs !…

Oh ! ces derniers jours passés sur LeVengeur !…

Maintenant que je touche à la fin de cetteformidable aventure (du moins je l’espère de toutes les forces demon âme et je vous le demande, ô mon Dieu !) maintenant que jepuis mesurer tout le chemin accompli depuis la nuit de Noël àFunchal, et compter tous mes maux, toutes mes plaies, tous messoupirs, je compare et je dis : rien, rien n’a été plusépouvantable que ces derniers jours-là… mais j’ajouteaussitôt : rien n’a été aussi beau que la dernière heure deces jours maudits !…

Et pour avoir vu cette heure-là j’oublie, jeveux oublier bien des choses, ô mon Dieu.

Je n’avais pas revu Amalia, et je n’avais mêmepas tenté de l’approcher.

On m’avait fait savoir que depuis que lafamille était réunie, le père, la mère et les enfants ne sequittaient plus !

Ainsi, le capitaine Hyx, qui était rentré enpossession de sa femme, avait-il rendu la sienne au Tigre desFlandres !

Mais ceci importait peu à l’équipage, n’est-cepas ?…

Et je me promenais, ou plutôt j’errais, moiaussi, comme un fou, dans ce vaisseau plein de fantômes et defous !… Et il y avait certaines heures où je glissais dans lescoursives autour de l’appartement de la famille von Treischke,certaines heures où je m’arrachais les chairs avec les ongles et oùje prenais une âpre joie à me supplicier, sans que j’eusse besoindes bourreaux officiels du Vengeur, au fond des petitesbaignoires grillées !…

Chaque jour, chaque nuit qui s’écoulaitajoutait à notre affreuse angoisse, à l’oppression qui pesait surnos cœurs… (car j’avais rencontré le docteur et le midship, quim’avaient déclaré, eux aussi, ne rien comprendre à ce qui sepassait ou plutôt à ce qui ne se passait pas, et ils avaient ajoutétrès vite qu’ils redoutaient le pire, car on ne pouvait plusadresser la parole au capitaine Hyx : le capitaine nerépondait plus à personne !…)

Cependant, il y avait eu, tous ces jours-ci,un grand remue-ménage dans les bas-fonds du vaisseau et cesbas-fonds avaient été cadenassés et nul n’avait su ce quesignifiait tout ce mouvement et tout ce bruit ; et nous avionsfait ainsi deux rapides voyages, toujours entre deux eaux, et nuln’eût pu dire où nous nous trouvions alors, et nous avions faitescale, nous ne savions où, au fond de la mer…

Où étions-nous ? Où étions-nousmaintenant ?… Une question à laquelle nul ne pouvait répondre…Le capitaine Hyx, toujours muet, opéraitla manœuvrelui-même !

Enfin, certain matin qu’échoué sur un divan dela grand-salle de marbre je m’étais appesanti comme une brute surje ne sais plus quel ouvrage ramassé dans la bibliothèque, je fusfrappé à l’épaule et je me retournai : j’avais devant moi lecapitaine Hyx !

J’ai déjà dit qu’il ne portait plus sonmasque, mais, en vérité, du temps qu’il portait le masque, il nem’avait jamais paru plus sombre ni plus mystérieux.

« Monsieur Herbert de Renich, me dit-il,je ne vous ai pas encore exprimé toute ma reconnaissance : jesais tout ce que vous avez fait pour ma femme. Vous êtes un bravehomme et un honnête homme ! Le seul peut-être que jeconnaisse ! Et, en tout cas, le seul en qui je veux avoirconfiance !… »

Là-dessus, il appela l’Irlandais, qui setrouvait dans la galerie supérieure, et lui recommanda de veiller àce que nul ne vînt nous déranger ni ne pénétrât dans lagrand-salle.

Puis il appuya d’une certaine façon sur uncoin de la paroi, comme je le lui avais vu faire déjà plusieursfois, et aussitôt la fameuse tapisserie de Ruyter s’écarta et lesvolets de fer du Vengeur glissèrent, laissant à nul’épaisse glace grâce à laquelle nous avions assisté déjà à tant despectacles sous-marins instructifs ou terribles !…

Les phares, de toute leur puissance,éclairaient alors le fond de la mer, et voici ce que je vis au fondde la mer : une ville !… Une ville avec ses temples, sesrues, ses places, ses parvis, sa citadelle !…

J’avais poussé une sourde exclamation etmaintenant je joignais les mains :

« Est-il possible ! Est-ilpossible ! m’écriai-je. Quelle est cette ville ?…

– Je n’en sais rien ! me répondit lecapitaine… je me suis promené dans ces ruines millénaires… dix foismillénaires, mais je ne sais pas le nom de cette ville !…Certes ! on la connaîtra un jour… un jour que quelque nouveauChampollion viendra déchiffrer les caractères bizarres et quin’appartiennent à aucune écriture connue, mais qui se lisent encoreau fronton de ses monuments !… En tous les cas, une ville dehaute civilisation !… une ville qui devait appartenir à cettemystérieuse Atlantide, à ce continent qui continuait l’Afrique àl’ouest s’il faut en croire certains auteurs anciens et qui a étésoudain recouvert par les eaux de l’Océan ! Et encore, je nepense point que cette dépression de la terre et cet envahissementdes eaux aient été si rapides qu’on l’a prétendu !

« Le cataclysme, continua le capitaineHyx en appuyant son front brûlant à la vitre, le cataclysme avaitdû être prévu, car je n’ai point rencontré là les traces de la mortsubite d’une ville comme à Pompéi et à Herculanum… Les citoyensavaient fui emportant leurs richesses… car je n’y ai point trouvéde richesses non plus !…

« Il n’y a de trésors dans cette villeque ceux que le capitaine Hyx y apporte !… »

Et alors, moi, Herbert de Renich, je viss’avancer dans la rue principale qui profilait son prodigieuxcouloir devant nous… je vis s’avancer des équipes de scaphandriersqui traînaient de grands coffres hermétiquement clos, et quand ilsavaient poussé ces coffres dans les caves d’un vaste bâtiment quidressait son péristyle au-dessus des temples environnants, ilsrevenaient au Vengeur pour revenir au temple avec d’autrescoffres !…

« Les milliards des galions deVigo ! me dit le capitaine. Herbert de Renich, regardez passerles milliards des galions de Vigo !…

« Ces hommes qui furent mes soldats de laGrande Bataille invisible, ne savent point, ces hommes ne saurontjamais où se trouvent les milliards des galions de Vigo !… Ilsont leur part ! Je ne leur dois plus rien ! et ils ne medoivent plus rien que de ranger mes trésors !… Mais le pointsur la carte du monde où gisent ces trésors, l’endroit perdu aufond des mers où se dresse la ville de l’antique Atlantide qui megarde mes trésors, ils l’ignoreront toujours !… Moi seul saisoù nous sommes exactement, par quel degré de latitude et delongitude ! Regardez sur cette carte, monsieur Herbert deRenich ! Nous sommes là… exactement là… Et vous voyez, d’aprèsla carte même, que les fonds ne sont points tels qu’il soitimpossible aux appareils courants d’y atteindre. Je les ai choisistels exprès, car, enfin, on ne sait ce qui peut arriver !fit-il en secouant singulièrement la tête… Et maintenant,continua-t-il, il y a deux hommes au monde qui savent où sont cesmilliards d’or : vous et moi !… »

Sur quoi, il laissa retomber sa tête sur sapoitrine… Puis, après quelques instants d’un silence que je netroublai point, il dit encore avec force :

« Qu’en ferai-je ?… Que dois-je enfaire ? Le donner le plus tôt possible à la cause de lacivilisation ?… Je le ferai, certes ! sitôt que jele pourrai avec sécurité !… En ce moment, il n’y faut passonger !… Je suis poursuivi sur les eaux, car on sait dequelle prodigieuse denrée j’ai rempli, à plusieurs reprises, lesflancs du Vengeur.

« Les mers du Nord me sont momentanémentinterdites si je ne veux faire courir à cet or, à cette rançon dumonde, aucun risque… J’ai donc résolu que cet or reposerait là,momentanément… Mais si, par hasard, je ne pouvais revenir l’ychercher, vous savez maintenant où il se trouve, monsieur Herbertde Renich !… »

Je serrai la main du capitaine Hyx en silence.Je ne pouvais parler, tant j’étais accablé par cette effroyableresponsabilité.

Les volets de fer s’étaient refermés, latapisserie de Ruyter avait glissé sur la vision de l’Atlantide… Uneffroyable soupir s’échappa de la poitrine du capitaine.

« Mon Dieu ! vous souffrezcapitaine… Vous étouffez !… Ces luttes extraordinaires, cessoucis fabuleux… cet or, gage de la victoire…

– Hélas ! hélas ! gémit-il, en selaissant tomber sur le divan, tout ceci que vous dites nem’arracherait ni un soupir, ni une larme, sachez-le !…

– Oui, je sais, capitaine ! Je sais quelconflit vous divise en ce moment, vous et les Anges des Eaux !Mais ceci, hélas ! n’était-il pas à prévoir ?…Qu’importe ! Prenez courage, capitaine, oubliez les mauvaisesheures du passé et les raisonnements du démon, et je ne doutecertes point que vous ne fassiez triompher l’humanité !

– Quel charabia, est-ce là ? gronda-t-ilen se relevant. Il ne s’agit point de tout ceci, mais uniquement dema femme, dont la conduite avec moi est réellementinexplicable !… Et si je vous en parle, monsieur Herbert deRenich, c’est ni plus ni moins dans l’espoir que vous m’aiderezpeut-être à l’expliquer !…

– Qu’arrive-t-il donc ? demandai-je surle ton du plus amical intérêt et en même temps avec une grandecuriosité.

– Il arrive que je ne la reconnais plus dansses façons d’être avec moi… Tout prétexte lui est bon pourm’éloigner d’elle, moi qui ne vivais que pour elle, elle qui nevivait que pour moi !… Non ! non ! je ne lareconnais plus… Certes ! qu’après les terribles aventures deces derniers jours il y ait eu chez elle une détente nerveuse quil’ait abattue au point qu’elle ait besoin des soins les plusassidus et d’un repos parfait… je comprends ! jecomprends !… Mais que voulez-vous ?… il y a en elleun embarras quand je m’approche d’elle que je ne comprendspas !… Et jamais nous ne sommes seuls… Elle ne veutpas que la camériste la quitte, ni jour ni nuit !… Et je sensque ma présence la gêne… Mieux que cela, ou plutôt pire !… jesuis sûr qu’elle redoute ma présence… Pourquoi ?…pourquoi ?… Pourriez-vous me le dire ?… Auriez-vous uneidée ?… Je l’ai interrogée le plus humblement, le plustendrement du monde… Elle n’a pu me répondre qu’une chose, c’estqu’elle était d’une faiblesse extrême et qu’elle ne pourraitreprendre de forces que lorsque j’aurais débarqué mes prisonniersen Angleterre et que je les aurais tous remis aux autoritésanglaises.

– Eh bien, m’écriai-je, mais c’est parfaitcela ! Et ne doutez point qu’en effet Mrs G… ne soit malade dece que cette chose si simple n’ait pas été déjà faite depuislongtemps. Je lui ai dit, je ne vous le cache pas, les dangers quecouraient les prisonniers à votre bord, capitaine ! Etconnaissant son âme comme vous la connaissez, comment pouvez-vousdouter qu’elle ne meure point de cela ?… »

Le capitaine Hyx me regarda longuement sans merépondre, puis il fit un mouvement vers la porte en mejetant :

« Non !… il y a autre chose !…quelque chose de plus terrible que cela !… et ilfaudra bien que je sache quoi !… »

À ce moment, on vint lui apporter untélégramme reçu par le service de télégraphie sans fil dubord :

« Parfait ! fit-il, en reprenanttout à fait cet air sombre que je lui avais connu jadis et quim’avait souvent mis dans de telles transes… Parfait ! uncombat naval ! Mon service d’espionnage en Allemagne me faitconnaître que la flotte boche se prépare à une sortie dans la merdu Nord !… Je fais avertir aussitôt l’amirauté anglaise… etnous accourrons au combat nous-mêmes… Espérons que nous arriveronsencore à temps pour être utiles à nos amis !… et puisse cecombat mortel nous être utile à nous-mêmes s’il n’est plus d’amourau monde l… »

Sur cette dernière parole farouche, ildisparut et je m’apprêtais moi-même à quitter la grand-salle quandil me sembla entendre quelque chose remuer derrière moi et uneombre se glisser derrière les meubles et je courus à cetteombre.

Je ne la retrouvai point.

Entre nous, j’avais bien cru reconnaître leneveu de l’amiral von Treischke… Il se trouvait donc à bord ?Sans doute avait-il été fait prisonnier lors de l’attaque de laGoya…

Mais comment errait-il ainsi à l’aventure,dans Le Vengeur, au lieu d’être enfermé avec lesautres ?…

Au fond, tout était possible, dans l’étatd’anarchie où toutes choses et toutes gens se trouvaient en cemoment à notre bord.

Le plus terrible était qu’il avaitpeut-être entendu ma conversation avec le capitaine, et qu’en cecas il n’ignorait point de quel secret formidable était dépositairele petit Herbert de Renich !

Chapitre 29QUEL DRAPEAU REMPLAÇA SUR « LE VENGEUR » LE DRAPEAU NOIR ET POURQUELLE GLORIEUSE FIN

Aussi fût-ce dans un état moral de moins enmoins rayonnant que je regagnai ma cabine.

Ah ! je poussai les verrous !… Jerestai là enfermé jusqu’au soir, n’ayant entr’ouvert ma porte qu’àBuldeo, qui m’apportait, sur un coup de téléphone, un morceau depain et une barre de chocolat.

Je voulais le retenir pour lui demander ce quise passait. Il me répondit qu’il croyait bien que l’on allait enfinir tout de suite avec les prisonniers et que ce n’était pastrop tôt !…

Là-dessus, il disparut… Il avait son ordinairevisage calme et fatal, lui, et ce qu’il disait n’en était que plusépouvantable. Toute la nuit, il y eut dans les coursives despiétinements, des commandements, des bruits de crosses de fusildans les couloirs, des appels, puis du silence, puis des bruitsvite étouffés… et soudain, au matin, des clameurs assourdissantes,des hurlements de démons !… Et puis plus rien !… Unnouveau silence, un silence de mort cette fois !… Oui, on eûtpu croire que tout le monde était mort !…

Alors, n’est-ce pas ? je me risquai àentrouvrir la porte de ma cabine et je glissai à mon tour dans cecouloir où tant de bruits redoutables avaient galopé depuis desheures que je ne pouvais dénombrer… et j’avançai, à tout hasardpour savoir…

Soudain, un murmure, une sorte de mélopéeguida mes pas, et je fus ainsi conduit à la petite chapelle, que jetrouvai pleine d’une foule attentive que j’eus peine à reconnaîtretout d’abord.

C’étaient bien cependant les mêmes hommes quiétaient là que j’avais vu passer, les jours précédents, sauvages etréclamant du sang ! Or, ces figures, naguère, ravagées par laplus féroce passion (celle de la vengeance), se montraient à moi,maintenant, toutes attendries par je ne sais plus quelle vision dejustice et de bonté… et ces yeux où flambaient, la veille, desardeurs de bourreau se voilaient de la tendre gaze des larmesversées sur la tombe des martyrs et des saintes…

Une voix de femme avait accompli cemiracle !

Cette femme se tenait debout sur la plus hautemarche de l’autel et dominait l’assemblée.

À ses pieds avait roulé le corps toutpantelant d’Amalia : mon amie bien-aimée pressaitdésespérément entre ses bras ses petits enfants.

La horde des Boches pâles d’horreur et quiavaient senti passer le souffle de forge de la terrible représailledu terrible vieux Dieu de la Bible (œil pour œil, dent pour dent),la horde des Boches, déjà à demi ensanglantée et qui avait déjàlaissé des morceaux de sa chair aux ongles des Anges des Eaux…remplissait de son soupir pâmé, de son râlement rauque, tout uncoin de la chapelle aux pieds de celle qui venait de les sauver parle seul pouvoir de sa très douce parole inespérée…

C’était l’esprit, c’était le souffle sacré demiss Campbell, et c’était aussi l’âme généreuse de la généreuseFrance éternelle qui passait dans la parole de la dame voilée, néefille de France !

Sur sa cathèdre, je regardais l’homme vaincu,le fameux capitaine, qui, lui aussi, pleurait comme un enfant…

Ah ! dans quel cœur admirable allait-ellechercher tout ce qu’elle disait, cette femme qui avait rejeté loind’elle tous les livres du supplice et qui parlait au nom seul duProgrès et de la poussière humaine dans les voies lumineuses de ladivinité !…

Comme les noirs arguments du maître duVengeur étaient balayés par cette claire voix de cristal,si fragile, si fragile et cependant si vibrante et plusretentissante aux arcanes de la conscience humaine que les fanfaresdu carnage et de la représaille à l’oreille des guerriersjoyeusement et triomphalement ivres de sang après leur heureusevictoire !

Et tous les démons qui étaient là, elle lesavait vaincus avec sa douce voix, elle les avait arrachés àl’enfer ! Et maintenant, ils pleuraient avec elle sur lamisère du monde, et ils priaient avec elle pour que cette misères’apaisât un jour, le jour qui ne serait point celui de lavengeance, mais de la justice, le jour qui verrait peser dans labalance le bien et le mal, sans tricherie, sans colère et sansfaiblesse !

Mais comment donner même une idée de cetteéloquence si douce et si brûlante d’une si sainte flamme ! Ilvous aurait fallu entendre cette femme !… Comme disait Eschinede Démosthène à ses élèves extasiés après qu’il leur eut lu lediscours « Pour la Couronne »… « Ah ! si vousaviez entendu le monstre ! »

Le monstre, c’était cet ange !

C’était cette belle Française qui, du fond del’abîme où elle était plongée, au centre de l’horreur, se dressaitcomme la seule force morale capable d’arrêter le désespoir dumonde !

Mais soudain que se passe-t-il ?…Pourquoi ces cris ?… Pourquoi cette ruée, cetourbillon !… Cette tempête au sein de cette assemblée quisemblait avoir reconquis le calme suprême de la suprême raison,celle de la justice et de la pitié ! Quel délirenouveau ?… Quelle folie dernière agite le capitaine Hyx ?Et pourquoi sa femme se débat-elle entre ses bras ?… Etpourquoi lève-t-elle ainsi ses bras désespérés ?… Et pourquoiAmalia a-t-elle jeté un cri déchirant ?… Et pourquoi des lamesnues luisent-elles déjà autour d’Amalia que les furieuxemportent ?…

Et soudain je comprends et je vois : lecapitaine, dans son enthousiasme pour celle qui venait de lesconquérir tous à la bonté, s’était jeté à genoux devant sa femme,et lui avait saisi ce qu’il croyait être sesmains !…

Et voilà pourquoi il crie maintenant :« Elle n’a plus de mains !… »

Les misérables lui avaient, en Belgique,coupé les mains !…

Et les fausses mains, sous les mitaines,ont été arrachées, et ce ne sont plus que des moignons que la damevoilée dresse désespérément au-dessus de la foule en délire… de lafoule qui veut que l’on commence maintenant par couper les mainsd’Amalia !

 

Ainsi, Seigneur ! voilà cette chose quiétait plus redoutable que tout le reste et que pressentaientl’angoisse et l’inquiétude du capitaine Hyx : la dame voiléen’avait plus de mains.

Les Boches les lui avaient coupées !…

Ah ! comme tout s’éclairait à cette lueurfunèbre !… Comme tous ses gestes, à Renich et ailleurs,devenaient naturels, maintenant que je savais que tout ce qu’ellefaisait, tout ce qu’elle disait, devait tendre à cacher cettehorreur-là !

Elle ne pouvait pas dire : « Je nepeux pas écrire », car c’était presque dire toute lavérité ou mettre sur le chemin de la vérité… Aussidisait-elle : « Je ne veux pas écrire ! »

De même, elle n’avait pas le droit detoucher à une échelle, ni elle ne pouvait nouer une corde,lors de son évasion !… Je comprenais ! Jecomprenais !…

Je sus depuis que le von Treischke avait reçul’ordre de la faire mourir dès que les autorités boches avaientappris que, dans le massacre général, les leurs avaient coupé lesmains de cette illustre Française, mariée à ce richissimeAméricain, M. G…, un neutre !

Il fallait, n’est-ce pas, que cette preuve deleur barbarie disparût à jamais ! Mais le von Treischke, quisavait que ledit Américain avait prononcé contre lui des menacesdémoniaques, avait trouvé bon de sauver la vie à Mrs G…, de lacacher et de s’en faire un otage qui devait acquérir bientôt unprix inestimable quand il sut que sa propre femme se trouvaitprisonnière de M. G…

Von Treischke ne risquait point en lacirconstance d’être trahi par la dame voilée, au temps qu’ellehabitait le Luxembourg, au milieu des Boches ! Mrs G…, mieuxque personne, savait qu’un mot imprudent était pour elle un arrêtde mort. Du reste, elle était suivie à chaque instant de sagouvernante, et, de plus, elle ne pouvait écrire !

Mais en Espagne, où le Tigre l’avait emmenéepour essayer d’en faire un appât aux fins de rentrer en possessionde sa femme, nous avons vu comment il la tenait prisonnière.

Ce qu’il fallait comprendre encore, c’est quece n’était point seulement pour elle-même que la dame voilée avaittenu à tant garder ce secret cruel, c’était surtout pour lesautres ! Pour celle qui était la victime désignée de son marisi celui-ci apprenait qu’elle avait subi une pareille mutilation,pour tous ceux enfin qui étaient voués à sa vengeance, à sesreprésailles, aux plus abominables supplices !

Ainsi espérait-elle les sauver en révélant aucapitaine son existence, mais ne désirait-elle point l’approcheravant que tous ces malheureux eussent été éloignés de sacolère !

Bonne, douce, souveraine, divine Mrs G… !Est-ce que ton œuvre sublime de charité va se trouver détruite à laminute même où tu la croyais couronnée ?

Non ! Dieu ne le voulut point !…

Alors que tout n’était plus que confusion etque le sang allait couler sous le couteau des bourreaux vengeurs,le midship se jeta au milieu de ces fous en hurlant le branle-basde combat.

À ces mots, chacun reconquit son sang-froid,ou plutôt retourna sa fureur contre un ennemi redoutable, etpersonne ne connut plus que l’ennemi.

Mais alors l’ingénieur Mabel apparut etdéclara que la manœuvre des water-ballasts était arrêtée !…Sans doute, devait-on voir là quelque coup des prisonniers, car levaisseau, qui naviguait en surface, ne pouvait pluss’immerger !

« Eh bien, nous combattrons enregardant les cieux ! s’écria la dame voilée, et Dieunous verra !…

– Qu’on arbore mon drapeaunoir ! commanda le capitaine.

– Il n’y a plus de drapeau noir ! s’écriaencore la noble femme dans une inspiration sublime. À mon bord, jeveux que l’on arbore le drapeau tricolore !… »

Et l’on hissa le drapeau tricolore sur LeVengeur !

La parole de flamme de cette femme surhumainenous avait brûlé le cœur !

Nous nous sentions tous des héros et chacun serua au danger !

Moi aussi, je m’étais précipité sur le pont.Nous étions en pleine bataille. Je ne vous la décrirai point. Nousla connaissons tous. Il y eut de beaux récits de ces noblesexploits, et si l’on ne nous rapporta pas officiellement la finprodigieuse du Vengeur, c’est qu’il y avait à cela dehautes raisons diplomatiques.

Mais moi, j’ai vu cela !…

J’ai vu Le Vengeur tirant de sesquatre canons jusqu’au dernier souffle, déchargeant ses torpillesjusqu’au dernier soupir !…

J’ai vu son équipage, ou plutôt ce qui restaitde son équipage, groupé sur le pont, lorsque crevé, faisant eau detoutes parts, l’énorme et glorieuse épave s’enfonçait lentementdans les flots !…

Ces hommes chantaient sous les coups ennemisau milieu des ruines sanglantes qu’ils avaient faites et dont ilsavaient jonché la mer !…

J’ai vu sous la hampe du drapeau tricolore, setenant étroitement enlacés, le capitaine Hyx et son héroïquefemme !

Et je l’ai entendue, elle, reprendre jusqu’àla dernière seconde l’hymne sublime avec lequel s’étaient jadisenfoncés sous les flots les marins de Villaret de Joyeuse,« les matelots de la République qui montaient le vaisseauLe Vengeur !… »

Chapitre 30ÉPILOGUE

L’auteur, ou si vous voulez le collectionneur,a fait de son mieux pour garder à ces mémoires ou plutôt à cesconfessions d’une aventure en effet exceptionnelle l’unité moralequi, certainement, a guidé, à travers mille méandres, l’esprit unpeu inquiet quelquefois, souvent pusillanime, mais toujourshonnête, de M. Herbert de Renich.

Nous pouvons nous demander, maintenant, cequ’est devenu notre héros.

Les quelques papiers qui me restent nem’instruisent guère à cet égard et tendraient plutôt à me fairecroire qu’il n’a point goûté, finalement, le repos tant désiré,tout compte fait, bien mérité !

Le demi-garçon, comme il dit, qui m’apportasur une petite planchette ces documents (et ce ne peut être quePotaje) disparut sans me dire un mot, et je ne le revis plusdepuis !

Je vois bien, d’après les derniers documentsque j’ai entre les mains, que M. Herbert de Renich neprésageait point grand-chose de bon de son prochain avenir, à causejustement qu’il en savait trop long sur certains galions et à caused’un certain neveu de von Treischke, de la mort duquel il n’étaitpoint sûr (car quelques prisonniers boches avaient pu s’échapper audernier moment du Vengeur).

En ce qui concerne le sort de von Treischke etcelui d’Amalia, je possède une note qui nous explique en quelquesmots comment les choses se passèrent pour eux, au moment de la finsi glorieuse du vaisseau sous-marin.

M. Herbert de Renich avait pu sauver lamalheureuse femme et ses petits enfants, et les avait fait montersur une chaloupe déjà quasi pleine. Amalia était évanouie.

Or, dans le moment que la chaloupe s’éloignaitde l’endroit où allait disparaître pour toujours LeVengeur, un homme qui nageait avec désespoir s’accrocha aubord et faillit faire chavirer l’embarcation, ce que voyant,M. Herbert de Renich le pria de lâcher la chaloupe.

En même temps, il reconnaissait dans le nageurl’amiral von Treischke ; alors, comme le von Treischken’hésita pas à monter dans la chaloupe, Herbert de Renich n’hésitapas, lui, à lui décharger à bout portant, dans la tête, toutes lescartouches de son revolver.

C’est ici qu’Amalia, réveillée par le bruit,ouvrit les yeux juste pour voir ce qui se passait :

« Malheureux ! dit-elle àM. Herbert de Renich, qu’avez-vous fait ?… Je ne pourraijamais épouser l’homme qui a tué le père de mesenfants !… »

À quoi M. Herbert de Renich auraitrépondu avec cette logique assez mélancolique qui ne le quittaitguère.

« Mais si votre mari avait vécu, chèreAmalia, comme vos principes vous interdisent le divorce, jen’aurais pas pu vous épouser davantage !… »

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