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La Caravane – Contes orientaux

La Caravane – Contes orientaux

de Wilhelm Hauff

AVERTISSEMENT

Né le 29 novembre 1802, à Stuttgart, Wilhelm Hauff, l’auteur de ces contes, mourut dans la même ville, le 18novembre 1827.

Il n’avait pas vingt-cinq ans, et sa carrière littéraire, commencée vers 1825, en avait duré à peine deux !

Son trop court passage à travers le monde des lettres ne laissa pas cependant d’être remarqué, et ses poésies,ses romans, ses contes, ses fantaisies, ses nouvelles, ses esquisses, dont le recueil entier a été publié, en 1840, à Stuttgart, par les soins de M. Gustave Schwab, son ami,faisaient présager le plus brillant avenir.

Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier dans son ensemble cet esprit fin et délicat, qui savait allier à la fois,dans un mélange non moins piquant que rare, la fraîcheur de sentiment la plus exquise à la verve comique la plus franche. Plus tard, peut-être essayerons-nous de faire quelque nouvel emprunt à Hauff, et nous aurons alors occasion de revenir plus longuement sur cet auteur et sur ses mérites divers. Qu’il nous suffise aujourd’hui, nous bornant à ses contes d’enfants, de constater ce simple fait, qui en dit à lui seul plus que de longs éloges :le calife Gigogne, le petit Mouck, le tailleur Labakan et son aiguille qui coud toute seule, sont, parmi la population enfantine de l’Allemagne, des personnages non moins célèbres que, chez nous,Barbe-Bleue, le Petit-Poucet, Peau-d’Âne, ou Riquet à la Houppe.

Si nous avons réussi à ne pas trop défigurer notre auteur en l’habillant à la française, nous espérons qu’il pourra obtenir du jeune public auquel nous le présentons comme un ami un peu de cette sympathie dont il est en possession depuis longtemps déjà de l’autre côté du Rhin.

A.T.

Chapitre 1 LA CARAVANE

Un jour, une grande caravane traversait ledésert. Rien n’apparaissait encore sur la plaine immense que lesable et le ciel, mais déjà l’on entendait vaguement résonner dansle lointain les clochettes et les grelots d’argent des chameaux etdes chevaux. Un épais nuage de poussière soulevé par la marche desvoyageurs ne tarda pas du reste à annoncer leur approche, querévélait en même temps, chaque fois qu’un souffle d’air venaitbalayer la plaine, une sorte de fourmillement lumineux produit parle reflet du soleil sur les armes et les costumes.

Ainsi se présenta la caravane aux yeux d’unpersonnage qui, de son côté, s’avançait à sa rencontre monté sur uncheval magnifique. Les flancs du noble animal étaient recouvertsd’une large peau de tigre, autour de laquelle cliquetaient,suspendus à des courroies de couleur amarante, des grelots de métalet des croissants d’ivoire entremêlés de grosses houppes de soie,tandis que sa tête balançait avec fierté un élégant panache deplumes de héron. Le costume du cavalier répondait au splendideharnachement de sa monture : un turban blanc brodé d’ortranchait vivement sur sa pelisse et ses larges pantalonsrouges ; des bottes de maroquin chamarrées de dessinsmulticolores protégeaient ses jambes, et la ceinture de cachemirequi ceignait ses reins supportait, en le laissant voir à demi, unriche yatagan au fourreau ciselé, au pommeau d’agate, et dont lalame devait être à coup sûr du plus fin acier de Damas. Quant aucavalier lui-même, il avait quelque chose d’étrange et de faroucheà la fois. Son turban profondément enfoncé sur son front, ses yeuxqui reluisaient d’un feu sombre sous ses sourcils touffus, salongue barbe descendant à flots épais sur sa poitrine, enfin sonnez recourbé comme le bec d’un oiseau de proie, tout contribuait àlui donner une mine fière et sombre devant laquelle il étaitimpossible de se défendre d’une certaine émotion.

Lorsque le cavalier ne fut plus qu’à cinquantepas de l’avant-garde de la caravane, il rendit les rênes à soncheval, qui le porta en un clin d’œil à la tête du convoi. C’étaitun événement si extraordinaire de voir chevaucher un homme seul àtravers le désert que les éclaireurs, craignant une surprise,abaissèrent aussitôt la pointe de leurs lances.

« À qui en avez-vous ? cria lecavalier en se voyant reçu si belliqueusement. Croyez-vous doncqu’un homme seul puisse arrêter votre caravane ? »

Les éclaireurs, confus de leur précipitation àse mettre en défense, relevèrent leurs lances, tandis que leur chefs’approchait de l’étranger pour savoir de lui ce qu’ildésirait.

« Quel est le maître de cettecaravane ? demanda le cavalier.

– Elle n’appartient pas à une seule personne,répondit celui auquel il s’adressait, mais à plusieurs marchandsqui reviennent de la Mecque dans leur patrie, et que nousaccompagnons à travers le désert, afin de les protéger contre toutemauvaise rencontre.

– Conduis-moi donc auprès de tes marchands,demanda l’étranger.

– Je ne le puis en ce moment, répondit leguide. Il nous faut pousser plus loin sans retard ; etd’ailleurs les marchands sont au moins à un quart d’heure enarrière de nous ; mais, si vous voulez cheminer avec moijusqu’à ce que nous nous arrêtions pour le repos de midi, il mesera possible alors de vous satisfaire. »

L’étranger ne fit aucune réflexion. Il pritune longue pipe qui était attachée à l’arçon de sa selle, et se mità fumer à larges bouffées, tout en marchant à côté du conducteur del’avant-garde.

Celui-ci, fort intrigué par la soudaineapparition de l’inconnu, ne savait pas trop comment se comporter àson égard. Il aurait bien voulu savoir son nom ; mais iln’osait pas le lui demander directement et s’efforçait d’engageradroitement la conversation. Après avoir longuement ruminé, il crutenfin avoir trouvé une entrée en matière assez convenable. Setournant donc tout à coup vers l’étranger en esquissant un souriregracieux : « Vous fumez là de bon tabac !s’écria-t-il.

– Oui, » fit l’inconnu d’un ton bref, encontinuant d’aspirer à intervalles égaux la vapeur dulatakieh ; et ce fut tout.

Ce oui tout sec déconcerta un peu notrecurieux, mais il ne voulut pas cependant se tenir pour battu.Pendant un gros quart d’heure encore il martela donc son cerveau,d’où il tira enfin cette phrase, qui lui paraissait tout à faittriomphante et d’un effet irrésistible sur l’esprit d’unArabe : « Votre cheval a une fameuse allure,seigneur !

– Oui ! » répondit l’inconnusouriant imperceptiblement ; et secouant la cendre de sa pipe,il la laissa retomber à ses côtés sans ajouter une syllabe.

Deux fois repoussé avec perte dans sestentatives de dialogue, le pauvre guide comprit qu’il devait serésigner à ne rien savoir. Aussi bien n’avait-il plus le temps dechercher quelque autre moyen d’en venir à ses fins : on étaitarrivé à l’endroit où se devait faire la halte de midi.

Après avoir posé ses gens en sentinelles, leguide s’arrêta lui-même avec l’étranger pour laisser arriver legros de la caravane.

Trente chameaux pesamment chargés etaccompagnés de leurs conducteurs se présentèrent d’abord, et furentbientôt suivis des cinq marchands dont avait parlé le guide.C’étaient pour la plupart des hommes d’un âge déjà avancé et d’unextérieur sérieux et grave, un seul excepté, qui paraissaitbeaucoup plus jeune que les autres, comme aussi plus vif et plusgai. Une grande quantité de chameaux et de chevaux de transportfermait la marche.

Le campement fut établi aussitôt : lesmarchands au centre ; autour d’eux, les gens de leursuite ; un peu plus loin, les chameaux et les chevaux, et plusloin encore, formant le cercle, les gens de l’escorte, avec leurslongues lances, dont le fer se détachait aigu et menaçant sur lebleu du ciel.

Une vaste tente de soie rayée de rouge et deblanc se dressait au milieu des autres et se distinguait entretoutes par son ampleur et sa magnificence. Au moment où leconducteur de la caravane en souleva le rideau, afin d’y introduirel’étranger, les cinq marchands, accroupis sur de riches coussins,venaient de commencer leur repas ; des esclaves éthiopiens lesservaient et circulaient autour d’eux, silencieux et rapides commedes ombres.

 

« Qu’y a-t-il ? » s’écria l’undes marchands en apercevant le guide.

Mais avant que celui-ci eût trouvé une formuled’introduction convenable, l’étranger prit la parole etdit :

« Je me nomme Sélim Baruch, je suis deBagdad. Je revenais d’un pèlerinage à la Mecque en compagnie deplusieurs de mes compatriotes, lorsqu’à deux journées d’ici environune bande de voleurs nous attaqua et me fît prisonnier. J’ai réussià tromper la vigilance de mes gardiens et à m’échapper de leurcamp ; mais perdu au milieu du désert, seul, sans ressourcesd’aucune sorte, sans aliments, sans eau, sans guide, j’errais auhasard, et je n’aurais pas tardé à périr sans doute ou à tomberdans quelque nouvelle embuscade, lorsque le Prophète a permis quej’entendisse dans le lointain les clochettes de votre caravane, etje me suis avancé alors à votre rencontre. Permettez-moi de voyagerdans votre société ; vous n’aurez pas secouru un ingrat, jevous le jure ! Et si jamais vous venez à Bagdad, peut-être mesera-t-il donné de pouvoir vous obliger à mon tour. Je suis leneveu du grand vizir.

– Sélim Baruch, dit le plus vieux desmarchands d’un ton à la fois cordial et grave, sois le bienvenusous notre tente ! C’est une grande joie pour nous de pouvoirte venir en aide. Assieds-toi donc, et mange et bois avecnous. »

Et Sélim Baruch prit place à côté desmarchands, et il mangea et but avec eux.

Après le repas, les esclaves apportèrent dessorbets et des pipes, et les marchands se mirent à fumer,silencieux et graves. Rangés autour de la tente, immobiles, lesjambes croisées, le dos enfoncé dans de moelleux coussins, les yeuxdemi-voilés, leur esprit paraissait entièrement absorbé dans lacontemplation des nuages de fumée bleuâtre que rejetait leur bouchemuette, et qui montaient et se perdaient dans l’air en se tordanten spirales capricieuses. Aucun bruit ne s’élevait au dehors, si cen’est, à de longs intervalles, le hennissement plaintif de quelquecavale cherchant l’air et n’aspirant que le sable embrasé. Le plusjeune des marchands rompit enfin ce silence méditatif, ets’adressant à ses compagnons :

« Voici trois jours déjà, s’écria-t-ilaprès un long bâillement, que nous sommes ainsi, à cheval ou àtable, en marche ou au repos, sans distraction, sans plaisirsd’aucune sorte ; pour ma part, cela commence, je vousl’avouerai, à m’ennuyer furieusement, et d’autant plus que j’aimeassez, après le repas, à me procurer quelque divertissement. Danseou musique, n’importe ! cela aide à la digestion et reposel’esprit des sérieuses pensées, Voyons, mes chers amis, je périsd’ennui si vous ne venez à mon aide. Ne savez-vous donc rien,dites-moi, qui puisse rompre un peu la monotonie de nosjournées ? »

Les quatre vieux marchands fumèrent plus fortet parurent se plonger plus profondément encore dans leursméditations.

Mais l’étranger prenant la parole :« Permettez-moi, dit-il au jeune homme, de vous faire uneproposition. Les plaisirs que nous pouvons nous procurer ici nesauraient être très variés, sans doute ; mais si l’un de nousvoulait bien cependant raconter aux autres, à chaque halte, quelquehistoire, quelque aventure de sa vie, ou mieux encore, quelqu’un deces contes naïfs et plaisants qui se transmettent de génération engénération, qui ont amusé l’enfance de nos grands-pères avant lanôtre et qui égayeront après nous nos arrière-neveux, peut-être quecet intermède pourrait déjà, faute de mieux, nous apporter un peude distraction.

– Sélim Baruch, tu as bien parlé ! ditAchmet, le plus vieux des marchands ; nous agréons taproposition. Je ne sais rien, pour ma part, de plus amusant que lescontes d’enfants : l’action y est vive toujours, et jamais nes’attarde et ne se noie en de longs verbiages ; les événementsqui s’y déroulent sont faux, impossibles, absurdes souvent, si l’onveut, mais les sentiments des personnages sont réels, humains, etc’est là l’essentiel, à mon sens, et la seule vérité dont on doives’inquiéter en matière de contes. Enfin, et pour considérationdernière, la vertu s’y trouve toujours récompensée, et cela reposeun peu du spectacle du monde, où malheureusement il n’en est pastoujours ainsi !

– Je suis heureux que vous approuviez monidée, reprit Sélim, et, pour payer ma bienvenue, jecommencerai. »

Les cinq marchands se rapprochèrentjoyeusement les uns des autres et firent asseoir l’étranger aumilieu d’eux. Attentifs au moindre signe, les esclaves accoururent.Aussitôt les tasses furent remplies, les pipes chargées, l’eau desnarguilehs renouvelée, et des charbons ardents apportés pour lesallumer. Pendant ce temps, et pour s’éclaircir la voix, Sélimbuvait à petites gorgées un sorbet au cédrat. Après qu’il eut fini,il passa légèrement sa main dans sa longue barbe pour l’écarter deses lèvres et commença ainsi : « Je vais donc vousraconter l’histoire du calife Cigogne. »

Chapitre 2LE CALIFE CIGOGNE

 

I

 

Par un beau soir d’été, le calife de Bagdad,Chasid, était paresseusement étendu sur son sofa. Après avoir dormiquelque peu, car la chaleur était accablante, le calife s’étaitréveillé de très bonne humeur. Il fumait dans une longue pipe debois de rose, en buvant par intervalles quelques gouttes de caféque lui versait un esclave, et, tout en savourant lentement chaquegorgée, il caressait d’un air satisfait sa barbe qui était fortbelle. Bref, on voyait du premier coup d’œil que le calife étaitdans un état de béatitude parfaite.

Dans ces moments-là, sa hautesse était assezabordable et daignait même se montrer douce et bienveillante enversles simples mortels qui avaient affaire à elle. Aussi était-cel’heure qu’avait adoptée son grand vizir Manzour pour lui rendre savisite quotidienne. Le grand vizir vint donc au palais ce jour-làselon son habitude ; mais, ce qui était rare chez lui, ilavait l’air tout pensif.

« Eh ! d’où te vient cette mine àl’envers, grand vizir ? s’écria le calife étonné, en ôtant uninstant de ses lèvres le bouquin d’ambre de sa pipe.

– Seigneur, répondit le vizir en croisant sesbras sur sa poitrine et en s’inclinant profondément, j’ignore simon visage trahit malgré moi les secrètes pensées de mon âme, maisje viens de voir en entrant ici un juif qui étale de si bellesmarchandises, que je me dépitais intérieurement, je vousl’avouerai, de n’avoir pas plus d’argent superflu. »

Le calife, qui cherchait depuis longtemps uneoccasion d’être agréable à son grand vizir, pour lequel il avaitune véritable affection, fit signe à l’un de ses esclaves noirsd’aller chercher le marchand.

Celui-ci fut rendu presque aussitôt quemandé.

C’était un petit homme, brun de visage, le nezmince et crochu, la lèvre narquoise et retroussée à droite et àgauche par deux dents jaunâtres et hideuses, les seules qui luirestassent dans la bouche. Ses petits yeux verts, pareils à ceuxd’un aspic, lançaient des flammes sous ses sourcils roux. Dès qu’ilparut devant le calife, il frappa le pavé de son front et s’avançacomme en rampant, les traits contractés, sous prétexte de sourire,par la plus épouvantable grimace qui jamais se soit imprimée sur unvisage humain. Il portait devant lui, soutenu par une largecourroie qui s’appuyait sur ses épaules voûtées, un coffre de boisde sandal dans lequel étaient entassées toutes sortes demarchandises précieuses, que sa main noire et velue faisaitmiroiter aux yeux des chalands avec l’astuce commerciale d’un vraifils de Juda.

C’étaient des perles d’Ophir ajustées enpendants d’oreilles, des bagues d’or vert rehaussées de brillantsque l’œil pouvait à peine regarder, tant elles jetaient defeux ; puis encore des pistolets richement damasquinés, descoupes d’onix, des peignes d’ivoire incrustés d’or, et mille autresbijoux non moins rares et non moins enviables. Après avoir passé letout en revue, le calife acheta pour Manzour et pour lui demagnifiques pistolets, et de plus pour la femme du vizir, un peigned’argent ciselé, niellé et rehaussé d’une couronne de perles finesqui en faisaient la chose du monde la plus riche et la plus belle àla fois. Comme le marchand allait fermer son coffre, le calife, quine pouvait en détacher ses yeux, découvrit un petit tiroir, le seulqui n’eût pas été ouvert, et demanda s’il n’y avait pas encore làquelques joyaux. Le colporteur ouvrit le compartiment que luidésignait le calife et en tira une espèce de tabatière contenantune poudre noirâtre, que recouvrait un papier chargé de caractèressinguliers, dont ni Chasid ni Manzour ne purent déchiffrer un seulmot.

« Cette boîte me vient, dit lecolporteur, d’un marchand qui l’avait trouvée sur son chemin enallant à la Mecque. J’ignore ce que c’est ; mais elle estd’ailleurs tout à votre service, si vous la désirez ; pourmoi, je ne sais qu’en faire. »

Le calife, quoique fort ignorant, entassaitvolontiers dans les armoires de sa bibliothèque toutes sortes decuriosités et de vieux parchemins. Il acheta la tabatière et lemanuscrit, et renvoya le marchand, qui sortit à reculons, ens’inclinant non moins profondément qu’à son entrée.

Chasid contemplait tout joyeux sonacquisition, mais non sans songer pourtant qu’il eût bien voulusavoir ce que signifiait l’écrit qu’il tournait et retournaitmachinalement entre ses mains.

« Ne connais-tu personne qui me puisselire cela ? dit-il enfin à son vizir.

– Très-gracieux seigneur, répondit celui-ci,je sais auprès de la grande mosquée un homme qu’on appelle Sélim leSavant. Il comprend, dit-on, toutes les langues. Ordonnez qu’onl’aille quérir ; peut-être pourra-t-il expliquer cescaractères mystérieux. »

Deux esclaves furent envoyés sur-le-champ à larecherche de Sélim le Savant, avec mission de le ramener surl’heure.

« Sélim, lui dit le calife aussitôt qu’ilentra, on te dit fort versé dans la connaissance des langues.Examine un peu cet écrit et vois si tu peux le lire. Je te donneraiun habit de fête tout neuf si tu parviens à m’en expliquer le sens.Sinon il te sera appliqué douze soufflets et vingt-cinq coups debâton sous la plante des pieds, pour avoir usurpé le glorieux nomde Savant. »

Sélim s’inclina et répondit : « Queta volonté soit faite, maître. » Puis il se mit à considérerattentivement l’écrit qui lui était soumis. Tout à coup ils’écria : « C’est du latin, seigneur, ou que je soispendu !

– Eh ! latin ou grec, dis-nous donc vitece qu’il y a là dedans, » dit le calife impatienté.

Sélim se hâta de traduire, et voici ce qu’illut :

« Qui que tu sois, qui trouveras cetobjet, remercie Allah de la faveur qu’il daigne t’accorder. Celuiqui respire une pincée de la poudre qui est renfermée dans cetteboite et dit en même temps : « MUTABOR » celui-làpeut se métamorphoser à son gré en tel animal qu’il lui plaît, etcomprendre aussi les idées qu’échangent les animaux dans leurlangage. S’il veut ensuite revenir à la forme humaine, qu’ils’incline trois fois vers l’Orient en prononçant le même mot, et lecharme est rompu. Garde-toi seulement, à toi qui tenterasl’épreuve, garde-toi de rire tandis que tu seras métamorphosé.Autrement le mot magique s’enfuirait irrévocablement de tonsouvenir, et tu serais condamné à rester à jamais dans la familledes bêtes. »

À mesure que Sélim le Savant avançait dans latraduction du papier cabalistique, le calife sentait se développeren lui une joie qu’il avait peine à contenir. Après avoir faitjurer au savant de ne révéler à personne le secret dont il étaitpossesseur, il se hâta de le renvoyer, mais non sans l’avoir faitrevêtir auparavant d’une magnifique robe de soie, laquelle n’ajoutapas peu à la considération dont Sélim le Savant jouissait déjà dansBagdad.

À peine fut-il sorti que le calife,s’abandonnant à sa joie : « Voilà ce que j’appelle unfameux marché ! s’écria-t-il. Quel plaisir, mon cher Manzour,de se pouvoir changer en bête ! Dès demain matin, tu viens metrouver ; nous allons ensemble dans la campagne, nous prisonsdans ma précieuse tabatière, et nous comprenons alors tout ce quise dit et se chante, se chuchote et se murmure dans l’air et dansl’eau, dans la forêt et dans la plaine. »

II

 

La nuit sembla bien longue à l’impatientcalife. Enfin le jour parut, et tout aussitôt, au grand étonnementde ses esclaves, Chasid s’élança de sa couche. À peine avait-il eule temps de déjeuner et de s’habiller, que le grand vizir seprésenta devant lui, comme il en avait reçu l’ordre, pourl’accompagner dans sa promenade.

Sans plus attendre, le calife glissa dans saceinture sa tabatière magique, et saisissant le bras de son vizir,après avoir ordonné à sa suite de demeurer en arrière, il commençasur-le-champ, en compagnie du fidèle Manzour, son aventureuseexpédition.

Ils se promenèrent d’abord à travers lesvastes jardins du palais, mais en vain et sans qu’ils pussentrencontrer un seul être vivant sur lequel essayer leur magie.Finalement, le grand vizir proposa de pousser plus loin,jusqu’auprès d’un étang, où il avait vu souvent, disait-il,beaucoup d’animaux de toutes sortes, et particulièrement descigognes dont l’allure grave et les clappements singuliers avaienttoujours excité son attention.

Le calife agréa avec empressement laproposition de son vizir et se dirigea aussitôt avec lui versl’endroit indiqué. À peine arrivés sur le bord de l’étang, nos deuxamis aperçurent une vieille cigogne se promenant sérieusement delong en large en chassant aux grenouilles et marmottant je ne saisquoi dans son long bec, et presque au même instant ils découvrirenten l’air, à une très-grande hauteur, un autre de ces oiseaux dontle vol paraissait tendre aussi de leur côté.

« Je parierais ma barbe, gracieuxseigneur, dit le vizir, que ces deux bêtes vont avoir tout àl’heure une belle conversation. Qu’en dites-vous ? Si nousnous changions en cigognes ?

– Soit, répondit le calife ; mais avanttout, recordons-nous un peu et fixons bien dans notre espritcomment on redevient homme.

– Rien de plus facile, fit le vizir d’un tondégagé ; nous nous inclinons trois fois vers l’Orient endisant : MUTABOR…

– Et je redeviens calife et toi vizir,poursuivit Chasid ; fort bien. Mais ne va pas rire, au nom duciel, ou sinon nous sommes perdus. »

Tandis que le calife parlait ainsi, il aperçutdistinctement planant au-dessus de leurs têtes et descendant peu àpeu vers la terre, la cigogne qui ne leur était apparue d’abord quecomme un point noir perdu dans l’espace. Incapable de résister pluslongtemps à son envie, il tira vivement la tabatière de saceinture ; il y puisa une large prise, la présenta à son vizirqui prisa pareillement, et tous deux s’écrièrent :« MUTABOR ».

Le mot magique était à peine prononcé, queleurs jambes se ratatinèrent et devinrent grêles et rouges. Dans lemême instant, les belles pantoufles jaunes du calife et celles deson compagnon firent place à d’affreux pieds de cigogne ;leurs bras se changèrent en ailes, leur cou s’élança d’une auneau-dessus de leurs épaules ; enfin, et pour compléter lamétamorphose, leur barbe s’évanouit et tout leur corps se couvritd’un moelleux duvet.

« Vous avez là un bien beau bec !monsieur le grand vizir, s’écria le calife en sortant d’un longétonnement. Par la barbe du Prophète ! je n’ai de ma vie rienvu de pareil.

– Je vous remercie très-humblement, réponditle grand vizir en pliant son long cou ; mais, si je l’osais,je pourrais affirmer de mon côté a votre hautesse qu’elle me semblepresque avoir encore meilleur air en cigogne qu’en calife.

– Flatteur ! dit le calife, lamétamorphose ne t’a pas changé.

– Non, en conscience, protesta le vizir duplus grand sérieux du monde, je n’ai dit que la pure vérité. Maisallons donc un peu, s’il vous plaît, du côté de nos camarades, etvoyons enfin si nous savons vraiment parler cigogne. »

Tandis qu’ils devisaient ainsi, la cigogneavait pris terre. Après avoir coquettement épluché ses pattes etlissé ses plumes à l’aide de son bec, elle s’avança vers lachercheuse de grenouilles, qui continuait toujours son même manège.Le calife et son vizir s’empressèrent de les rejoindre, et je vouslaisse à penser quelle fut leur stupéfaction en entendant ledialogue suivant :

« Bonjour, madame Longues-Jambes ;si matin déjà sur la prairie !

– Mille compliments, chère Joli-Bec ; jeviens de me pêcher un petit déjeuner dont je serais fort honoréeque vous voulussiez bien prendre votre part. Un quart de lézard,une cuisse de grenouille vous agréeront peut-être ?

– Je vous rends grâce, je ne suis pas enappétit. Aussi bien suis-je venue sur la prairie pour un tout autremotif : je dois danser ce soir un grand pas dans un bal quedonne mon père, et je voudrais auparavant m’exercer un peu àl’écart. »

Tout en parlant, la jeune cigogne s’était miseà sautiller, en décrivant à travers la prairie les figures les plusbaroques. Le calife et le grand vizir considéraient tout cela lesyeux écarquillés, le bec grand ouvert et sans pouvoir parvenir à seremettre de leur étonnement. Mais lorsque la jeune danseuse, enmanière de bouquet final, se tint sur une seule patte, dans unepose de sylphide, le corps incliné et battant agréablement desailes, tous deux alors n’y purent tenir. Un fou rire s’échappa deleur long bec, si puissant, si irrésistible qu’ils furent un longtemps avant de le pouvoir modérer. Le calife le premier parvint àse contenir. « Vraiment, s’écria-t-il, c’était une bonnebouffonnerie, une charge impayable. Il est fâcheux seulement queces sottes bêtes se soient effarouchées de nos rires : sanscela, bien sûr, elles allaient chanter. »

Mais alors il revint en pensée au vizir que lerire était interdit pendant la métamorphose sous peined’abêtissement indéfini ; et soudain, ce ressouvenirapaisant son hilarité, l’air tout penaud, il fit part au calife deson inquiétude.

« Peste ! fit Chasid, par la Mecqueet Médine ! ce serait une bien mauvaise plaisanterie sij’allais rester cigogne. Mais rappelle-toi donc un peu ce qu’ilfaut faire pour nous débêtifier ; je n’en ai plus,moi, la moindre idée.

– Nous devons trois fois nous incliner versl’Orient, se hâta de dire le vizir, et prononcer en même temps MU…MU… MU… diable de mot ! Essayons cependant ; cela nousreviendra peut-être. »

Aussitôt les deux cigognes de saluer le soleilet de s’incliner tant et si bien que leurs longs becs labouraientpresque le sol. Mais, ô misère ! le mot magique avait fui deleur mémoire. En vain le calife s’inclinait et seréinclinait ; en vain Manzour s’épuisait à crier MU… MU… MU…Ils avaient l’un et l’autre totalement perdu le souvenir desdernières syllabes.

Et voilà comment le malheureux Chasid et soninfortuné vizir furent changés en cigognes et demeurèrent emplumésplus longtemps qu’ils ne l’eussent voulu.

III

 

Nos deux pauvres enchantés erraient tristementà travers la campagne, le cerveau brisé des efforts qu’ils avaientfaits pour rompre le charme qui les tenait captifs, et ne sachant àquoi se résoudre dans leur malheur. De sortir de leur peau decigogne, il n’y fallait plus songer ! Il leur venait bien enpensée, par instants, de rentrer dans la ville et d’essayer de s’yfaire reconnaître. Mais à qui pourraient-ils persuader qu’unemisérable cigogne fût le brillant calife Chasid ? Et puis, àsupposer même qu’on voulût bien les croire, les habitants de Bagdadconsentiraient-ils alors à se laisser gouverner par un prince defigure si étrange ?

Ils vaguèrent ainsi plusieurs jours en senourrissant piètrement de fruits sauvages qu’ils ne pouvaientencore avaler qu’à grand’peine à cause de leur long bec. Quant auxlézards et aux grenouilles dont se délectaient leurs nouvellescompagnes, ils se sentaient médiocrement portés vers ce régal, dontils redoutaient d’ailleurs les suites pour leur estomac. L’uniqueplaisir qui leur restât dans leur triste situation était la facultéde voler, qu’ils avaient du reste assez chèrement acquise !aussi volaient-ils souvent sur les toits élevés de Bagdad pour voirce qui se passait dans la ville.

La première fois qu’ils s’y rendirent, lapopulation répandue dans les rues leur offrit le spectacle d’unegrande inquiétude mélangée d’une véritable tristesse. Cela fendaitle cœur du pauvre vizir. Mais vers le quatrième jour après leurmétamorphose, comme nos deux oiseaux venaient justement de sepercher sur la cime du palais du calife, voilà que tout à coup ilsaperçurent un magnifique cortège qui parcourait les rues de laville, aux joyeuses fanfares des fifres et des tambours. Monté surun cheval splendidement harnaché, que Chasid reconnut sous seshousses de velours pour sa monture favorite, un homme revêtu d’unmanteau écarlate brodé d’or s’avançait en triomphateur, entouréd’une milice aux costumes éclatants ; – et la moitié de Bagdadbondissait autour de lui en criant : « Salut àMizra ! Salut au maître de Bagdad ! »

En ce moment, les deux cigognes, qui étaientperchées sur le toit du palais, se regardèrent l’une l’autre, etChasid prenant la parole :

« Comprends-tu maintenant d’où vientnotre métamorphose, grand vizir ? Ce Mizra est le fils de monennemi mortel, du puissant enchanteur Kaschnur, qui m’a juré, dansune heure funeste, une haine implacable. Mais je n’ai pas encoreperdu tout espoir. Suis-moi ; nous allons nous rendre autombeau du Prophète, et peut-être l’influence du saint lieuparviendra-t-elle à rompre le charme. »

Les deux cigognes quittèrent le toit du palaiset se dirigèrent du côté de Médine.

Les pauvres bêtes faisaient de leur mieux pourrégler leur vol l’une sur l’autre ; mais cela ne leur étaitpas facile, car elles avaient encore peu de pratique.« Seigneur, soupira le grand vizir après une couple d’heures,pardonnez-moi, mais je ne puis plus me soutenir ; vous voleztrop vite pour moi ! aussi bien, il est déjà tard, et ilserait prudent, je pense, de chercher un gîte pour lanuit. »

Chasid était bon prince : il écouta d’uneoreille compatissante la prière de son grand vizir, et toutaussitôt il dirigea son vol vers une espèce de ruine qu’il venaitde découvrir dans le fond de la vallée.

L’endroit où nos deux oiseaux s’abattirentparaissait avoir été occupé jadis par un vaste château. De hauteset belles colonnes, qui surgissaient çà et là parmi des monceaux dedébris, et plusieurs salles encore assez bien conservées,témoignaient même de l’ancienne magnificence de l’habitation.Chasid et son compagnon erraient à travers un dédale d’immensescorridors, cherchant quelque petite place pour se mettre à couvert,quand tout à coup la cigogne Manzour s’arrêta comme pétrifiée.« Maître, murmura le vizir d’une voix éteinte, si ce n’étaitpas trop de folie pour un premier ministre et plus encore pour unecigogne d’avoir peur des fantômes, je vous avouerais que j’ai lecœur tout ému : on a soupiré et gémi ici près. »

Le calife s’arrêta pour mieux écouter etentendit comme un léger sanglot qui paraissait appartenir plutôt àun être humain qu’à un animal. Plein d’anxiété, il voulait marchervers l’endroit d’où partaient ces sons plaintifs ; mais leprudent vizir, le happant par le bout de l’aile, le conjurainstamment de ne pas se précipiter dans des périls nouveaux etinconnus. Peines inutiles ! le calife, qui portait un cœurbrave sous son plumage de cigogne, s’arracha violemment au bec deson vizir, et, sans hésiter, s’élança tête baissée dans un sombrecorridor.

Il ne tarda pas à rencontrer une porte quiparaissait simplement poussée, et à travers laquelle lui parvinrentplus distincts des soupirs et des gémissements répétés. Chasidcontinua résolument d’avancer, mais il avait à peine entre-bâilléla porte que la surprise le cloua sur le seuil.

Dans une chambre en ruine et qu’éclairaitavarement une petite fenêtre grillée, il venait d’apercevoir,retirée dans le coin le plus sombre, une énorme chouette.D’abondantes larmes roulaient dans ses gros yeux jaunes, et dessanglots étouffés s’échappaient de son bec recourbé. Néanmoins, etmalgré la douleur qui paraissait l’accabler, elle ne put retenir uncri de joie à l’aspect du calife et de son compagnon qui venait dele rejoindre. Elle essuya, non sans grâce, avec ses ailesmouchetées de brun, les larmes qui remplissaient ses yeux, et, à laprofonde stupéfaction des deux aventuriers, elle s’écria en bonarabe : « Soyez les bienvenus, chers oiseaux ! vousm’êtes un doux présage de ma prochaine délivrance ; car il m’aété prédit un jour que des cigognes m’apporteraient un grandbonheur. »

Lorsque le calife fut revenu de la stupeur quelui avait causée d’abord cette étrange apparition, il s’inclinagalamment de toute la longueur de son cou, et se plantant sur sesjambes grêles du moins mal qu’il le put, il répondit :

« Madame la chouette, d’après vosparoles, je ne crois pas me tromper en voyant en vous une personnedont les infortunes semblent avoir beaucoup d’analogie avec lesnôtres. Mais hélas ! l’espoir que vous nourrissez d’obtenirpar nous votre délivrance me semble bien vain, et vous pourrezbientôt connaître par vous-même l’étendue de notre délaissement, sivous daignez écouter notre histoire. »

La chouette l’ayant prié poliment de la luiraconter, le calife, qui se piquait d’être beau diseur, entamaaussitôt le récit de ses infortunes, que nous connaissons déjà.

IV

 

Lorsque le calife eut achevé de conter samésaventure, la chouette le remercia de sa complaisance et luidit : « Écoutez aussi mon histoire, et voyez si monmalheur n’est pas pour le moins égal au vôtre.

« Mon père est un des plus puissants roisdes Indes, et moi, sa fille unique et trop infortunée, onm’appelait jadis la princesse Lusa. Ce même enchanteur Kaschnur,qui vous a métamorphosés, est aussi celui qui m’a précipitée dansle malheur. Comptant sur la terreur qu’inspire généralement sascience diabolique, il osa se présenter un jour à la cour de monpère et me demander en mariage pour son fils Mizra. Indigné de tantd’audace de la part d’un vil jongleur, mon père fit précipiterl’insolent du haut des escaliers du palais. Kaschnur s’éloigna,mais en jurant de se venger.

« Peu de temps après, le misérable, quichange de figure à son gré, parvint à se glisser inaperçu parmi lespersonnes qui m’entouraient ; et, comme je témoignais, un soird’été, en me promenant dans mes jardins, l’intention de prendre unrafraîchissement, il me présenta, caché sous l’habit d’un esclave,je ne sais quel breuvage qui opéra aussitôt en moi cetteépouvantable métamorphose.

« Je m’étais évanouie. Lorsque je reprisconnaissance, j’étais dans cette masure et j’entendis l’horriblevoix de l’enchanteur me crier aux oreilles :

« Tu resteras ici jusqu’à la fin de tesjours, défigurée, hideuse, en horreur aux animaux eux-mêmes, àmoins qu’un être ne se rencontre qui, de sa libre volonté et malgréton aspect repoussant, consente à te prendre pour épouse. C’estainsi que je me venge de toi et de ton orgueilleuxpère ! »

« Depuis ce temps, bien des mois se sontécoulés ; et, triste victime d’un magicien infâme, je visperdue dans ces ruines solitaires, objet d’aversion et de dégoûtpour tout ce qui respire. Si du moins je pouvais jouir encore duspectacle de la belle nature ! mais je suis aveugle pendant lejour, et c’est seulement lorsque la lune épanche sur la terre salumière blafarde que mes yeux se dégagent du voile épais qui lescouvre. »

La chouette avait fini de parler ets’efforçait de nouveau d’essuyer ses yeux du bout de ses ailes, carle récit de ses infortunes avait rouvert la source de sespleurs.

Pendant le discours de la princesse, le califeétait tombé dans une profonde rêverie.

« Si je ne me trompe, dit-il, il existeun lien commun entre nos deux infortunes ; mais commenttrouver la clef de cette énigme ?

– Seigneur, répondit la chouette, j’avais lamême pensée. Je vous ai dit déjà qu’une espèce de magicienne m’aprédit dans ma jeunesse qu’une cigogne m’apporterait un jour ungrand bonheur. Eh bien ! je crois tenir le fil qui doit nousaider à sortir de cet infernal labyrinthe.

– Expliquez-vous, s’écria le calife pleind’anxiété.

– L’enchanteur qui a causé notre perte,reprit-elle, vient une fois tous les mois dans ces ruines. Non loind’ici est une vaste salle où ses amis et lui se réunissent pourleurs orgies nocturnes. Bien souvent déjà je les ai épiés. Ils seracontent alors l’un à l’autre tous leurs méchants tours. Il sepeut donc faire, me disais-je tout à l’heure, que dans un de cesmoments Kaschnur laisse échapper le mot que vous avezoublié !

– Ô trop chère princesse, s’écria le calife,dites-nous vite, quand vient-il ? Où est cettesalle ? »

La chouette se tut un instant et reprit :« Ne le prenez pas en mauvaise part, seigneur ; mais,avant de vous aider dans l’œuvre de votre délivrance, je suisforcée d’y mettre une condition.

– Parle, parle vite, s’écria l’impatientChasid. Ordonne, je suis prêt à tout.

– Je puis, quant à moi, être délivrée surl’heure, soupira la chouette ; mais cela ne se peut faire,ajouta-t-elle en baissant pudiquement ses gros yeux jaunes, que sil’un de vous m’offre sa main. »

La proposition parut interloquer fortement lesdeux cigognes ; et le calife, poussant de l’aile son grandvizir, l’entraîna un peu à l’écart.

« Grand vizir, lui dit-il, voilà un sotmarché ; mais je compte sur ton dévouement pour nous tirerd’affaire.

– Oui-da ! répondit Manzour, pour que machère femme me saute aux yeux lorsque je reviendrai à lamaison ; et puis je ne suis qu’un pauvre vieux, moi ;mais vous, seigneur, qui êtes jeune encore et garçon, vous êtesbien mieux le fait d’une jeune et belle princesse.

– Eh ! voilà l’enclouure ! murmurale calife traînant de l’aile. Que sais-tu si elle est jeune etbelle ? Nous achetons chat en poche, comme on dit. »

Ils débattirent encore quelque temps :finalement, et lorsque le calife vit bien que son vizir aimaitmieux rester éternellement cigogne que d’épouser la chouette, il sedécida à remplir lui-même la condition qu’elle exigeait.

Transportée de joie à cette assurance, lachouette leur avoua qu’ils ne pouvaient être arrivés plus à propos,car vraisemblablement l’enchanteur et ses amis viendraient cettenuit même à leur rendez-vous ; et, quittant aussitôt saretraite, elle guida les deux cigognes vers la salle où se devaitdécider leur sort.

Après avoir suivi pendant quelques minutes uncorridor obscur, une lueur brillante leur apparut tout à coup àtravers une muraille crevassée. La chouette recommanda alors à nosdeux amis de garder un silence absolu, et tous ensemblecontinuèrent de s’avancer avec précaution jusqu’à la brèche parlaquelle filtrait la lumière, et qui était assez large d’ailleurspour leur permettre d’observer à loisir ce qui se passait del’autre côté.

Au milieu d’une vaste salle un peu moinsdélabrée que le reste du château, et qu’éclairait un lustreimmense, s’élevait une large table ronde pliant sous le poids desmets et des vins de toutes sortes. Huit hommes bizarrement vêtusentouraient cette table, couchés sur de riches sofas, et le cœurbattit bien fort aux deux cigognes, en reconnaissant parmi eux leprétendu marchand qui leur avait vendu la poudre magique.

Le festin durait depuis longtemps déjà ;la nuit était près de finir, et nos pauvres enchantés n’avaientrien entendu encore qui les concernât. Ils commençaient àdésespérer. La moitié des convives dormait et l’autre moitié,fatiguée de manger et de boire, paraissait prête à en faire autant,quand le voisin du faux colporteur le poussant du coude :

« Hé ! Kaschnur, raconte-nous donctes derniers exploits ; cela nous égayera. » Celui-ci,sans plus se faire prier, défila aussitôt un interminable chapeletde méchancetés infâmes, parmi lesquelles se rencontra enfinl’histoire du calife et de son vizir.

« Et quel diable de mot leur as-tu doncdonné ? demanda au magicien son interlocuteur.

– Un méchant mot latin, répondit celui-ci enriant aux éclats, et qui n’est pourtant pas bien malin àretenir : « MUTABOR. »

V

 

Ivres de joie d’avoir ressaisi le bienheureuxmot, les cigognes se précipitèrent vers la sortie des ruines avecune telle rapidité que la chouette avait peine à les suivre. Lecalife cependant, se tournant vers elle aussitôt qu’elle les eutrejoints, lui dit d’une voix émue : « Ô toi qui nous asdélivrés, chouette généreuse, reçois ma main comme témoignaged’éternelle reconnaissance pour le service que tu nous asrendu. »

Et en même temps ils se tournaient l’un etl’autre, calife et vizir, du côté de l’Orient.

Trois fois leur long cou de cigogne s’inclinavers le soleil, dont les rayons commençaient à rougir le sommet desmontagnes. Enfin, le fameux MUTABOR s’échappa de leur bec, et decigognes ils redevinrent hommes. Hors d’eux-mêmes, incapables deparler, tant la joie les avait saisis, le maître et le serviteur secontemplaient avec une sorte de ravissement. Ils finirent partomber dans les bras l’un de l’autre en riant et pleurant à lafois.

Mais qui pourrait décrire leur étonnement,lorsqu’en promenant leurs regards autour d’eux, ils aperçurent àleurs côtés une jeune dame magnifiquement vêtue ? Celle-citendit en souriant sa main au calife. « Ne reconnaissez-vousplus votre pauvre chouette ? » dit-elle. Elle était siresplendissante, que le calife, émerveillé de sa grâce et de sabeauté, ne put s’empêcher de s’écrier en tombant à ses genoux,qu’il regardait comme le plus grand bonheur de sa vie d’avoir étécigogne, puisque c’était à cette métamorphose qu’il devait del’avoir rencontrée.

Le retour du calife à Bagdad, en compagnie dubon Manzour, fut salué par le peuple des acclamations les plusunanimes. Mais tous ces témoignages d’affection dont on lesentourait ne faisaient qu’enflammer d’autant plus la haine deChasid et de son vizir contre le fourbe Mizra. Ils se portèrentdonc en hâte vers le palais, et firent prisonniers le vieillardmagicien et son fils. Par ordre du calife, le vieux fut conduitdans cette même masure où il avait exilé la chouette, et là pendubel et bien au sommet de la plus haute tour. Quant au fils, quin’entendait rien à toutes les diableries de son père, le calife luilaissa le choix de mourir ou de priser. « En usez-vous,monsieur ? » lui dit le vizir de l’air le plus comique dumonde, en lui présentant la tabatière, tandis que de l’autre côtése tenait un esclave, le sabre nu, et prêt à frapper au moindresigne. Mizra se hâta de plonger ses doigts dans la boîte magique.Une large prise, accompagnée d’un MUTABOR bien accentué, en fit enun clin d’œil une superbe cigogne ; et la pauvre bête, ayantété renfermée dans une vaste cage, fut transportée ensuite dans lesjardins du calife, où elle servit longtemps à l’amusement desoisifs de Bagdad.

Chasid et la princesse sa femme vécurentensemble de longs et heureux jours ; mais les moments les plusgais du calife étaient toujours ceux où le grand vizir le venaitvoir dans l’après-midi.

Souvent alors il leur arrivait de se remémorerleur étrange aventure, et, lorsque le calife était d’humeurjoviale, il s’amusait même à contre-faire le grand vizir et àparodier son allure de cigogne. Le cou tendu, les jambes roides, ilmarchait gravement à travers la chambre, en clappant etfrétillant ; puis il copiait la pantomime désespérée du pauvrevizir, lorsqu’il s’était inutilement incliné vers l’Orient, ens’épuisant à crier : MU… MU… MU…

Cette facétie était chaque fois undivertissement nouveau pour la femme du calife et pour ses enfants.Mais si Chasid clappait, frétillait, s’inclinait et criait troplongtemps : MU… MU… MU…, le grand vizir, piqué à la fin de lasotte figure que lui prêtait son maître, le menaçait de révéler àla princesse sa femme le débat qui s’était jadis élevé entre eux, àqui n’épouserait pas la pauvre chouette.

Le calife cessait aussitôt ; mais il nepouvait s’empêcher de recommencer le lendemain, en dépit desmenaces du bon vizir, qui d’ailleurs ne furent jamais suiviesd’effet.

Chapitre 3LE FAUX PRINCE

 

Lorsque Sélim eut cessé de parler, lesmarchands le complimentèrent à l’envi l’un de l’autre, et sur sabonne idée et sur son joli conte.

« Vraiment, dit l’un d’eux en soulevantle rideau de la tente, l’après-dînée s’est écoulée sans que nousnous en soyons aperçus. Mais voici le vent du soir qui commence às’élever ; il serait bon, je crois, de reprendre notreroute. »

Les autres marchands partageant cet avis, lestentes furent repliées aussitôt, et la caravane se remit en marchedans le même ordre où nous l’avons vue déjà s’avancer à travers ledésert.

Ils voyagèrent ainsi pendant toute la nuit etune partie de la matinée, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé uncampement commode. Tandis qu’on s’occupait d’y dresser les tentes,les marchands n’avaient d’autre souci que de servir l’étranger etse disputaient à qui se montrerait envers lui l’hôte le plusempressé et le plus bienveillant L’un lui apportait des coussins,un autre des tapis, un troisième mettait ses esclaves à sadisposition ; bref, Sélim fut entouré d’autant de soins et deprévenances que s’il se fût trouvé au milieu d’amis de vieilledate.

La grande chaleur était passée déjà lorsquenos voyageurs se réveillèrent ; mais, comme ils ne devaient seremettre en route qu’au lever de la lune, et qu’ils avaient encoreainsi quelques heures de loisir, l’un des marchands, s’adressant àson voisin, lui dit d’une voix douce et insinuante :« Sélim Baruch, notre nouvel ami, nous a procuré hier uneaprès-dinée délicieuse ; ne vous sentez-vous point envied’imiter son exemple, mon cher Ali ? Vous avez beaucoup vu,beaucoup voyagé, beaucoup lu, et je suis certain que, sans chercherbien longtemps, vous retrouveriez facilement dans votre mémoirequelque histoire intéressante.

– Soit, dit le marchand interpellé, jem’exécute ; quoique, à vrai dire, je craigne fort de vousparaître un peu pâle en mes inventions après les fantasquesaventures du calife Gigogne et de son grand vizir. Mais, puisquevous avez bien voulu m’inviter à parler, je ferai tous mes effortspour vous satisfaire, mes chers amis. Écoutez donc l’histoire dutailleur-prince. »

 

Il y avait une fois un brave garçon tailleur,du nom de Labakan, qui travaillait de son métier chez un des plushabiles maîtres d’Alexandrie. On ne pouvait pas dire que Labakanfût maladroit à manier l’aiguille, ou paresseux, ou inexact :c’était au contraire un très-bon ouvrier, fort habile en couturesde toute sorte et généralement assidu à sa boutique ; mais lecaractère fantasque de ce compagnon ne permettait pas de toujourscompter sur lui. Parfois il cousait pendant des heures entièresavec une ardeur si grande, que l’aiguille s’échauffait dans sesdoigts et que le fil fumait. Mais parfois aussi – et cela parmalheur arrivait assez fréquemment – il tombait en des sortesd’extases pendant lesquelles il demeurait sans mouvement, la têtedroite, l’œil fixe ; et il y avait alors dans son visage etdans tout son air quelque chose de singulier que son maître et lesautres compagnons ne pouvaient s’expliquer, et qui leur faisaitdire seulement en haussant les épaules : « Voilà encoreLabakan avec ses airs de prince ! »

Un certain vendredi, à l’heure où les autresouvriers revenaient tranquillement à la maison pour se remettre autravail, après avoir assisté à la prière, Labakan sortit de lamosquée dans un magnifique costume qu’il s’était procuré à grandsfrais, et se promena longtemps, la démarche grave et la minehautaine, à travers les rues et les places de la ville. Lorsqu’unde ses camarades passant à ses côtés lui jetait un : « Lapaix soit avec toi ! » ou : « Comment va l’amiLabakan ? » notre garçon tailleur lui répondait par unpetit signe protecteur de la main et poursuivait sa route. Sonmaître lui ayant dit en manière de raillerie : « Tu asl’air d’un prince perdu, Labakan ! » cela parut leréjouir fort et il lui répondit vivement : « Vous l’avezaussi remarqué, n’est-ce pas ? » et d’un ton plus bas onl’entendit ajouter : « Il y a longtemps que je m’endoutais ! »

 

Depuis lors, la manie du pauvre garçontailleur ne fit qu’aller en augmentant, et s’il n’avait étéd’ailleurs un bon homme et un habile ouvrier, son maître lui eûtcertainement signifié d’avoir à déguerpir de chez lui.

Sur ces entrefaites, Sélim, le frère dusultan, passant par Alexandrie, envoya au maître tailleur un habitde gala pour y changer quelque broderie, et le maître confia cettebesogne à Labakan, qui était chargé ordinairement des ouvrages lesplus minutieux. Le soir venu, tous les ouvriers se retirèrent pourse délasser des fatigues du jour ; mais un attraitirrésistible retint Labakan dans l’atelier où se trouvait accrochél’habit du frère de l’empereur. Plongé dans ses rêveries, ilcontemplait ce vêtement avec des yeux enivrés, admirant tantôtl’éclat des broderies, tantôt les vives couleurs et les refletschatoyants du velours et de la soie. « Si je l’essayais, sedit-il, pour voir comment il me va. » Aussitôt dit, aussitôtfait, et, chose étrange ! cet habit s’ajustait aussi bien à sataille que s’il eût été fait pour lui.

Labakan se promenait de long en large,gesticulant, parlant tout haut et s’étudiant de son mieux à sedonner des airs importants.

« Qu’est-ce donc qu’un prince ? sedisait-il en se contemplant dans une glace : un homme plusrichement habillé que les autres, voilà tout. Si le sultan revêtaitle costume d’un fellah ; si le muphti, si le cadileskierdépouillaient les ornements de leur dignité, qui pourrait dire enles voyant passer : « Celui-là est le sultan ;celui-ci, le chef de la religion, et cet autre, le grand jugemilitaire ? » À quoi reconnaît-on les émirs ? à leurturban vert. Oui, le costume est tout, et, si je pouvais avoir uncafetan comme celui-ci, nul ne me contesterait plus ma qualité deprince, et peut-être même parviendrais-je alors à retrouver mesnobles parents ! Mais pour cela, il faudrait d’abord que jequittasse Alexandrie, dont les gens trop grossiers n’ont pas supressentir mon illustre origine. »

Un moment, il passa par la tête échauffée deLabakan l’idée de faire empaler une demi-douzaine de sescompatriotes pour apprendre à vivre aux autres ; mais il serappela à temps que, tout prince qu’il était, – car il n’en doutaitpas : son maître lui-même ne l’avait-il pas reconnu en disantqu’il avait l’air d’un prince perdu ! – il n’était pas encoresuffisamment constitué en dignité pour pouvoir se permettre cettepetite satisfaction, et il revint tout simplement à son projet decourir le monde à la recherche du trône de ses pères. Illui semblait d’ailleurs que le bel habit du frère du sultan luiavait été envoyé tout exprès pour cet objet par une bonne fée, quilui indiquait ainsi ce qu’il avait à faire, et lui promettait enmême temps sa protection pour l’avenir. Tout exalté par cette belleidée, sa résolution fut prise aussitôt. Ramassant donc tout sonpetit pécule, il se glissa hors de la boutique, et, grâce à lanuit, il put gagner sans être vu les portes d’Alexandrie.

Notre nouveau prince ne laissa pas d’êtrequelque peu intimidé le lendemain par les regards curieux quis’attachaient sur sa personne. Plus il se rengorgeait et portait latête au vent, et plus on s’étonnait qu’un personnage si bien vêtuvoyageât pédestrement comme un petit compagnon. Lorsqu’onl’interrogeait là-dessus, Labakan répondait bien d’un airmystérieux qu’il avait des raisons particulières pour en agirainsi ; mais ayant remarqué que ses explications étaientaccueillies le plus souvent avec des rires moqueurs, il résolut decompléter son équipage par l’achat d’un cheval. Moyennant un prixmodique, il se procura donc une vieille rosse dont l’alluretranquille et la douceur ne pussent lui causer aucunembarras ; car, de se montrer cavalier accompli, maîtreLabakan ne pouvait avoir cette prétention, lui qui n’avait jamaischevauché jusqu’alors que sur son établi.

Un jour, comme il s’en allait au petit pas surson Murva (il avait nommé ainsi son cheval), il fut rejoint par uncavalier qui lui demanda la permission de faire route avec lui, laconversation devant leur abréger à tous deux la longueur du chemin.Le nouveau venu était d’ailleurs un jeune et joyeux garçon, beau,bien fait dans toute sa personne, l’allure décidée, l’œil noir etfier, et Labakan l’eût volontiers traité comme son égal, s’il eûtété plus richement vêtu. Cependant l’entretien s’était noué entreles deux voyageurs, et avant que la journée fût écoulée, Omar,c’était le nom du compagnon de Labakan, avait raconté toute sonhistoire à son nouvel ami. Celui-ci ne lui rendit cette politessequ’à demi, en passant sous silence, bien entendu, le fil et lesaiguilles, et en donnant seulement à entendre qu’il était d’unegrande naissance et voyageait uniquement pour son plaisir.

Maître Labakan se fût bien gardé d’entrer dansplus de détails, après l’histoire qu’il venait d’entendre, et delaquelle il résultait que celui dont le costume lui avait paru simesquin n’était pas moins qu’un fils de roi.

Voici en effet ce que lui avait ditOmar :

« Depuis ma plus tendre enfance, j’ai étéélevé et j’ai toujours vécu à la cour d’Elfi-Bey, le pacha duCaire. Je le croyais mon oncle. Dernièrement, il m’appela auprès delui, et, seul avec moi, il me déclara que je n’étais point sonneveu, mais le fils d’un puissant roi d’Arabie, lequel s’était vucontraint de m’éloigner de lui aussitôt après ma naissance, afin deconjurer une influence funeste qui devait, au dire des astrologues,menacer ma tête jusqu’à l’âge de vingt-deux ans.

« Elfi-Bey ne m’a pas dit d’ailleurs lenom de ma famille, il lui était interdit de le faire ; maisvoici les indications que j’ai reçues de lui et à l’aide desquellesje dois retrouver mon père : Le quatrième jour du mois deRamadan, dans lequel nous allons entrer, j’aurai accompli mavingt-deuxième année. Ce jour-là, je devrai me trouver au pied dela colonne El-Serujah, qui est située à quatre journéesd’Alexandrie, vers l’est. Des hommes se rencontreront en ce lieu,auxquels je présenterai ce poignard que m’a remis Elfi-Bey, et jeleur dirai en même temps :

Je suis celui que vous cherchez.

S’ils me répondent :

Loué soit le Prophète qui t’a sauvé !

j’ai ordre de les suivre. Ces hommes meconduiront auprès de mon père. »

Le garçon tailleur avait écouté toute cettehistoire avec un étonnement toujours croissant. Dans ses jours delubies, il lui était souvent arrivé de se faire le hérosd’aventures analogues ; et voilà que, tout à coup, sous sesyeux, ses rêves prenaient corps et se réalisaient… mais au profitd’un autre. Cela lui paraissait souverainement injuste de la partde la Providence ; car il en revenait toujours là : quelui manquait-il pour être un prince, un véritable prince ?D’être le fils d’un roi, voilà tout. Et n’en était-il pas digneaussi bien que son compagnon ?

Labakan considéra dès lors le prince Omar avecdes yeux jaloux. Ce qui l’irritait surtout, c’était que celui-ci,qui passait déjà pour le neveu d’un chef puissant, eût encore reçudu sort la dignité d’un fils de roi, tandis que lui, Labakan,n’avait obtenu qu’une naissance vulgaire et une carrièreobscure.

Tout le jour, le garçon tailleur remâcha cessottes idées. Elles obsédèrent son imagination la nuit entière etl’empêchèrent de fermer l’œil ; mais lorsque au matin sonregard tomba sur Omar dormant paisiblement à ses côtés, et rêvantpeut-être à son bonheur prochain, Labakan sentit une pensée odieusese glisser dans son cœur comme un reptile empoisonné.

« S’il arrivait par un hasard quelconqueque le prince vînt à périr, qui l’empêcherait, lui, Labakan, de semettre à sa place, de prendre son nom et de se présenter comme lefils du roi ?… »

Omar dormait toujours. Le poignard qu’Elfi-Beylui avait donné et qui devait servir à le faire reconnaître de sonpère sortait à demi de sa ceinture. C’était une armemagnifique ; sa poignée toute constellée de rubis en faisaitun véritable joyau. Labakan s’approcha de plus près pour l’admirer…il y porta la main, le tira du fourreau et lut sur la lame cesmots, qui lui semblèrent encore une sorte d’oracle :

An cha Allah !

S’il plait à Dieu !

« Oui, répéta-t-il tout bas enconsidérant le prince avec des yeux égarés, oui, s’il plaît à Dieu,celui-ci ne se réveillera pas, et je serai, moi, le princeOmar ! » Sa main crispée serrait convulsivement lapoignée de l’arme, il allait frapper… quand, à l’idée du sang, descris de sa victime, d’une lutte peut-être, il sentit son cœurdéfaillir.

Mais, si la pensée du meurtre révoltait latimide nature du garçon tailleur, il n’en était pas de même decelle du vol ; et peu s’en fallut qu’en cette occurrence il neconsidérât le prince Omar comme son obligé de ce qu’il voulait bienlui laisser la vie en se contentant de lui prendre son nom.« Au fait, s’était-il dit, de cette façon j’atteindrai toutaussi bien mon but, et, si l’autre vient réclamer… il arrivera troptard, et ce sera lui qui passera pour l’imposteur. »

Là-dessus maître Labakan, plongeant lepoignard dans sa ceinture, s’était hissé de son mieux sur la rapidemonture du prince, et lorsque Omar s’éveilla son perfide compagnonavait déjà sur lui une avance de plusieurs milles.

C’était le premier du mois de Ramadan que cecise passait, et par conséquent il restait encore trois jours àLabakan pour se rendre au lieu indiqué, ce qui était bien plus quesuffisant pour la distance qu’il avait à parcourir ; mais,talonné par la peur de se voir rattraper par le vrai prince, il nelaissa pas cependant de se hâter le plus possible.

Vers la fin du deuxième jour, Labakan aperçutà l’horizon la colonne El-Serujah. Elle s’élevait au sommet d’unepetite éminence, au milieu d’une vaste plaine, et pouvait ainsiêtre vue deux ou trois heures avant qu’on y arrivât. Le cœur deLabakan battit fortement à cet aspect. Il lui restait encore deuxjours pour réfléchir au rôle qu’il avait à jouer et pour s’ypréparer ; mais sa mauvaise conscience le tourmentait en luiremettant sans cesse sous les yeux le châtiment auquel ils’exposait si sa fourbe était découverte : il risquait eneffet, dans ce cas, de se faire empaler bel et bien, et à tout lemoins d’être essorillé et bâtonné comme un vil larron.

À cette idée, Labakan sentait des frissons luicouler dans le dos ; mais l’envie démesurée qu’il avait defaire le prince l’emporta finalement sur sa peur, et il résolut depousser l’aventure jusqu’au bout.

Tout en se livrant à ses réflexions, ils’était glissé, en tirant son cheval après lui, dans un petit boisde palmiers, afin d’attendre dans cette retraite l’heure marquéepar le destin.

Cette heure sonna enfin ; et lorsque, lematin du quatrième jour, Labakan promena ses regards sur la plaine,ses yeux éblouis contemplèrent avec ravissement un groupe de tentesmagnifiques dressées au pied du monticule qui supportait lacolonne.

Sans perdre de temps, Labakan répara ledésordre apporté dans sa toilette par les accidents du voyage, –car, pour un homme qui attachait au costume une importance sihaute, ce détail n’était pas à négliger, – et, malgré les rumeurssourdes qu’essayait encore de faire entendre sa conscience, ils’élança sur son cheval, ramassa toute sa bravoure et toute sascience hippique pour marcher d’un galop régulier, et poussa droitau monticule.

Au pied de la colonne un vieillard étaitassis. Des esclaves, des gardes, des officiers en riche costumel’entouraient respectueusement et, de même que leur maître,paraissaient attendre avec anxiété l’arrivée de quelqu’un. Tous selevèrent en apercevant Labakan. Celui-ci, cependant, dissimulantson trouble et son agitation dans une inclination profonde, seprosterna aux pieds du vieillard, auquel il présenta le kandjard’Elfi-Bey, en murmurant d’une voix tremblante d’émotion :« Je suis celui que vous cherchez.

– Loué soit le Prophète qui t’asauvé ! répondit le vieillard avec des pleurs dejoie ; viens dans mes bras ; viens ! que je baiseton front et que je te bénisse, mon très cher fils Omar. »

Ces paroles solennelles remuèrent bien quelquepeu l’âme du garçon tailleur ; mais il s’était trop avancépour reculer, et il se précipita en sanglotant dans les bras duvieux prince.

Il ne lui fut pas donné du reste de goûterlongtemps sans inquiétude les délices de son nouvel état. Comme ilse dégageait des bras du vieillard, il vit un cavalier accourirdans la plaine en se dirigeant vers la colline aussi vite quepouvait le lui permettre l’allure trébuchante de sa monture.Labakan n’eut pas besoin d’un second coup d’œil pour reconnaîtreson cheval Murva et le vrai prince Omar ; mais le détestableesprit du mensonge s’était insinué en lui et le poussa, quoi qu’ilpût arriver, à soutenir audacieusement le rôle qu’il avaitusurpé.

« Arrêtez ! s’écria le prince enatteignant épuisé le sommet de la colline ; arrêtez et ne vouslaissez pas abuser par un infâme imposteur. C’est moi, moi seul,qui suis Omar ! »

À cette péripétie inattendue, un profondétonnement se peignit sur le visage des assistants, tandis que lesregards du vieillard, errant de l’un à l’autre avec une anxiététoujours croissante, semblaient solliciter une indispensableexplication.

Trop ému pour pouvoir parler, le prince Omar,appuyant ses deux mains sur son cœur, s’efforçait d’en comprimerles battements. Labakan profita de ce moment de répit, et d’unfront d’airain et d’une voix hypocritement calme, il dit :« Gracieux seigneur et père, ne t’en laisse point imposer parcet homme-là : c’est, autant que je sache, un pauvre diable degarçon tailleur, une espèce de fou qui a la manie de se croireprince et qui mérite d’ailleurs bien moins notre colère que notrepitié. »

 

Ces paroles impudentes exaltèrent la colère duprince jusqu’à la fureur : écumant de rage, il voulait seprécipiter sur Labakan ; mais des gardes s’élancèrent entreeux, et, sur l’ordre du vieillard, Omar fut étroitementgarrotté.

Un moment, en se voyant soumis à cet indignetraitement, le malheureux jeune homme crut que réellement il allaitdevenir fou. Ses yeux injectés ne voyaient plus qu’à travers unnuage rougeâtre, ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient àse rompre ; il allait expirer, si, par l’excès même de ladouleur, une réaction ne s’était opérée, qui détendit subitementses nerfs en rouvrant en lui la source des larmes.

Omar demeura dans une sorte de prostrationpendant un assez long temps ; mais le vieux prince étant venuà passer à ses côtés, il ne put s’empêcher de lui crier ensanglotant : « Oui, oui ! mon cœur me dit que vousêtes mon père ! Oh ! je vous en conjure, par le souvenirde ma mère ! entendez-moi.

– Qu’Allah nous protège ! dit levieillard en s’éloignant, voilà encore ce malheureux quiextravague. Comment donc d’aussi folles pensées peuvent-ellesentrer dans la tête d’un homme ? »

Et, prenant le bras de Labakan, il descenditle coteau, en s’appuyant sur celui qu’il croyait son fils. Tousdeux montèrent ensuite sur de magnifiques chevaux richementcaparaçonnés, tandis que le malheureux prince était lié sur un deschameaux de l’escorte et mis dans l’impossibilité de faire aucunmouvement.

Le vieux prince dont l’amour paternel venaitd’être ainsi trompé était Saaud, sultan des Méchabites. Après unevie déjà longue passée sans enfants, ses ardentes prières avaientété enfin exaucées : un fils lui était né ; mais lesastrologues, consultés sur les destinées du jeune prince, avaienttiré cet horoscope : Que, jusqu’à sa vingt-deuxième année, leprince Omar serait en danger d’être supplanté par unrival ! » C’était alors que le vieux Saaud, espérantdétourner ainsi les funestes conséquences de l’oracle, s’étaitrésigné à confier son fils à son fidèle ami Elfi-Bey, afin qu’il legardât auprès de lui et l’élevât dans l’ignorance de son véritablerang, jusqu’à sa vingt-deuxième année. Cette date passée, lesconjonctions astrales redevenaient favorables au jeune prince etlui promettaient un règne long et prospère.

Tandis que le sultan racontait toute cettehistoire à son prétendu fils, en chevauchant à ses côtés, Labakans’habituait de plus en plus à son rôle de prince, et, quoique sabouffissure fût toujours à peu près la même, il sut déployer un sibel aplomb en rentrant dans ses États, qu’aucun de ses sujets nefut tenté de le prendre pour un prince de contre-bande.

Ce n’étaient de toutes parts, dans les villeset les villages qu’ils traversaient, qu’arcs de triomphes,illuminations, fantasias ; le sol était jonché de fleurs et derameaux verts ; des tapisseries magnifiques décoraient ledevant des maisons, et tout un peuple en délire remerciait à hautevoix Allah et le Prophète du retour d’un si beau prince.

Cet appareil grandiose, cet enthousiasmepopulaire égaré chatouillaient d’ineffables délicesl’incommensurable vanité du tailleur, en brisant le cœur dumalheureux Omar, contraint d’assister, perdu dans la tourbe desdomestiques, au triomphe menteur de son indigne rival. Nul nes’inquiétait du triste prince au milieu de la joie universelle dontil était le véritable objet cependant ! Le nom d’Omar étaitdans toutes les bouches, et celui qui portait ce nom légitimementne voyait aucun regard se détourner sur lui ! Tout au plus, deloin en loin, quelque bonne âme, ou plutôt quelque curieuxdésœuvré, demandait qui l’on conduisait ainsi garrotté ; etcette réponse tombait alors plus douloureuse que du plomb fondudans l’oreille du prince :

« C’est un pauvre garçon tailleur qui aperdu l’esprit ! »

Au bout de huit jours de marche, l’expéditionatteignit la capitale des États du sultan, où tout était préparépour la réception des nobles voyageurs avec un faste plus grandencore que dans les autres villes.

La sultane Validé, femme d’un âge vénérable,attendait son époux et son fils au milieu de toute sa cour, dans laplus belle salle du palais. C’était le soir, et des milliers delampes, enfermées dans des globes de cristal et suspendues dans lesjardins, dans les escaliers, dans les galeries, faisaient de lanuit le jour, et, par leur éclat multicolore, donnaient à tout lepalais un aspect féerique.

De même que son époux, la sultane n’avait pasrevu son fils depuis le jour de sa naissance ; mais son imagelui était apparue si souvent en rêve, et les traits toujours lesmêmes sous lesquels il s’offrait à elle s’étaient imprimés sifortement dans son esprit, qu’elle eût voulu reconnaître entremille l’enfant de ses entrailles.

Lors donc que Saaud, tenant Labakan parlamain, s’approcha du trône de la sultane et lui dit :

« Voici que je te ramène l’enfant aprèslequel ton cœur a si longtemps soupiré ! »

La sultane, l’interrompant soudain avec ungeste de violente répulsion :

« Celui-là, mon fils ?s’écria-t-elle ; non ! non ! ce ne sont pas là lestraits que le Prophète m’a révélés. »

Saaud s’apprêtait à reprocher à la sultane safolle superstition, quand les portes de la salle s’ouvrirent avecfracas et livrèrent passage au prince Omar, qui se précipita aumilieu de l’assemblée, malgré les efforts de ses gardiens, qu’ilentraînait après lui. Épuisé par la lutte qu’il venait de soutenir,il tomba au pied du trône : « Que je meure ici !gémit-il d’une voix éteinte ; ordonne mon supplice, pèrecruel ! je ne saurais supporter plus longtemps cetteignominie.

Un trouble extrême suivit cette scèneinattendue. De toutes parts on s’était jeté sur le malheureuxprince, déjà ses gardiens l’avaient ressaisi et voulaient legarrotter de nouveau, lorsque la sultane, en proie à l’émotion laplus vive, s’élança de son trône en ordonnant aux gardes des’éloigner. Ceux-ci obéissaient ; mais le sultan, enflammé decolère, leur cria d’une voix impérieuse : « Emparez-vousde ce maniaque. Moi seul, que tout le monde l’entende ! moiseul ai le droit de commander ici ! » Et se tournant versles cheicks et les beys qui entouraient le trône, il ajouta enposant sa main sur l’épaule de Labakan : « Les songesd’une femme peuvent-ils entrer en balance contre des témoignagescertains, infaillibles ? Celui-ci, je vous le répète, celui-ciest bien mon fils, car il m’a rapporté, selon qu’il était convenu,le poignard d’Elfi-Bey.

– Il me l’a volé ! rugit le jeune prince.J’ai rencontré ce fourbe sur ma route, je me suis laissé entraînerà lui raconter toute mon histoire, et le traître m’a supplanté.Hélas ! c’est ma naïve confiance qui m’aperdu ! »

Ces cris désespérés n’ébranlèrent pas lesultan. Les idées entraient difficilement dans sa tête ; mais,une fois qu’elles s’y étaient implantées, il était presqueimpossible de les en déloger. Il ordonna donc que le malheureuxOmar fût entraîné de vive force hors de la salle, tandis quelui-même se rendait avec Labakan dans l’intérieur de sesappartements.

Cette aventure avait profondément ému lasultane. Quoique des preuves certaines lui manquassent, un secretpressentiment l’avertissait qu’un intrigant s’était emparé du cœurde son époux. Mais comment démasquer ce fourbe ? Commentarriver à la découverte de la vérité ? Comment parvenirsurtout à ramener le sultan de son erreur ?

La sultane manda auprès d’elle tous les gensqui avaient accompagné son époux à la colonne d’El-Serujah, afin dese faire raconter en détail tous les incidents de la rencontre, etensuite elle tint conseil avec ses plus fidèles esclaves. Plusieursmoyens furent successivement proposés et rejetés ; enfin unevieille et prudente Circassienne, nommée Melechsalah, prit laparole : « Si j’ai bien entendu, très-honorée maîtresse,le porteur du poignard prétendrait que celui que tu tiens pour tonfils est un pauvre garçon tailleur en démence, du nom deLabakan.

– Oui, c’est bien cela, répondit lasultane ; mais où veux-tu en venir ?

– Qu’en pensez-vous, maîtresse ?poursuivit Melechsalah ; si par un trait d’audace inouïe, cetimposteur, en même temps qu’il se substituait au prince Omar, avaitaffublé votre fils de son propre nom ?… Je ne sais ce qu’ilfaut en croire ; mais, s’il en était ainsi, il y aurait unmoyen peut-être de découvrir la fraude et de forcer le faussaire àse déceler lui-même. » Melechsalah se pencha vers l’oreille desa maîtresse, et lui dit tout bas quelques paroles qu’elle partitgoûter, car elle se leva aussitôt pour se rendre auprès dusultan.

C’était une femme adroite et fine que lasultane : elle n’ignorait pas l’entêtement de son époux, maiselle connaissait bien aussi ses côtés faibles et savait enprofiter. « Monseigneur, lui dit-elle, pardonnez à un premiermouvement dont je n’ai pu me rendre maîtresse. Pendant ces longuesannées d’attente ma pensée a volé bien souvent près de mon fils. Lebonheur de le voir m’étant refusé, j’essayais de tromper monimpatience maternelle en me le représentant tel que j’aurais vouluqu’il fût. Eh bien ! monseigneur, que vous dirai-je ?Celui que vous avez ramené n’a pas répondu tout d’abord à l’imageque je m’étais faite ; j’ai craint… ne vous irritez pas,monseigneur ; c’est fini, je me rends, je vous crois et jesuis prête à reconnaître devant tous pour mon fils le jeune hommequi vous a représenté le poignard d’Elfi-Bey.

– À la bonne heure donc ! dit le sultanradouci.

– Mais à une condition, se hâta d’ajouter lasultane ; et, prenant son ton le plus câlin : Jevoudrais… dit-elle ; c’est une folie, un enfantillage, uncaprice, mais j’y tiens, que vous importe après tout ? Jevoudrais…, promettez que vous me l’accorderez.

– Soit ; mais quoi donc ? dit lesultan impatienté.

– Vous jurez d’accepter macondition ?

– Je le jure : parlez.

– Je voudrais que le prince Omar et… etl’autre me donnassent auparavant une preuve de leur habileté. Je nedemande pas qu’ils montent à cheval, qu’ils fassent de la fantasiaou qu’ils accomplissent quelque prouesse guerrière, non ; cesjoutes sont dangereuses parfois et peuvent avoir des suitesfunestes. Je les veux soumettre, moi, à une épreuve d’un autregenre. Je veux qu’ils me fabriquent chacun un cafetan, afin de voircelui qui, pour me plaire, aura le mieux travaillé. »

Le sultan se prit à rire en haussant lesépaules. « Voilà, ma foi, quelque chose de bien judicieux,s’écria-t-il. Et mon fils devrait rivaliser avec cet idiot detailleur à qui fera le mieux un cafetan ? Non certes, cela nesera pas.

– Monseigneur, vous avez juré !

– J’ai juré, j’ai juré, grommela le sultan,sans doute ; mais je vous avoue que je ne m’attendais pas àune pareille extravagance.

– Vous avez juré, monseigneur. »

Le sultan était esclave de sa parole ; ildut s’exécuter, mais non sans protester à part soi que, quel quefût le résultat de l’épreuve, cela ne modifierait en rien sesrésolutions.

Le sultan se rendit lui-même auprès de celuiqu’il appelait son fils, et le pria de se prêter à la fantaisie desa mère, qui souhaitait, pour une fois, avoir un cafetan fabriquéde sa main, et promettait à ce prix de lui accorder ses bonnesgrâces.

À cette nouvelle, le cœur bondit de joie aunaïf Labakan. « Que je puisse me faire bien venir de lasultane mère, pensait-il, et alors il ne me manquera plusrien. »

Cependant deux chambres avaient été préparées,l’une pour le prince, l’autre pour le tailleur, et l’on avaitseulement donné à chacun une pièce de soie de grandeur suffisante,des ciseaux, des aiguilles et du fil.

Le sultan était très désireux de savoir cequ’aurait pu faire son fils en manière de cafetan ; mais lecœur battait bien fort aussi à la sultane : son stratagèmeréussirait-il ?

On avait accordé quarante-huit heures aux deuxreclus pour accomplir leur tâche. Le troisième jour, Labakan sortitd’un air de triomphe, et déployant son cafetan aux regards étonnésdu sultan : « Vois, cher père, dit-il, voyez, ma noblemère, si ce cafetan n’est pas un chef-d’œuvre ? je gageraisque le plus habile tailleur de la cour n’est pas capable d’en faireun pareil. »

La sultane sourit, et se tournant versOmar : « Et toi, qu’apportes-tu ? luidit-elle. »

Le jeune prince lança au loin la soie et lesciseaux, et d’un accent indigné : « On m’a appris,s’écria-t-il, à dompter un cheval, à manier un sabre, et ma flècheva droit au but qu’a marqué ma pensée ; mais que mes doigts sedéshonorent à tenir une aiguille, non, jamais ! cela seraitindigne vraiment d’un élève d’Elfi-Bey, le vaillant souverain duCaire.

– Oh ! toi, tu es bien le fils de monépoux et maître, s’écria la sultane enivrée ; viens, viens queje t’embrasse ; toi, je puis te nommer mon fils !Pardonnez-moi, monseigneur, dit-elle en se tournant vers le sultan,pardonnez-moi la ruse que j’ai employée ; mais ne voyez-vouspas bien maintenant lequel est le prince, lequel est letailleur ? »

Le sultan ne répondait rien. Le dépit et lacolère se disputaient son âme ; mais sa dignité de maître etd’époux lui ordonnait de commander à ses sentiments. « Cettepreuve est insuffisante, dit-il enfin. Mais si j’ai été abusé… – ettout en parlant il regardait fixement Labakan, qui faisait en cemoment une assez sotte figure, – si j’ai été abusé, il me reste,qu’Allah en soit béni ! un moyen sûr de le savoir et depénétrer ce mystère. Qu’on m’amène mon cheval le plus rapide. Je netarderai pas à revenir ; mais, en attendant, que personne nes’éloigne de ce palais. »

Non loin de la ville il existait une antiqueforêt, au fond de laquelle la tradition plaçait la demeure d’unebonne fée nommée Goulgouli, qui, à ce qu’on rapportait, avait déjàplus d’une fois assisté les sultans de ses conseils à l’heure dubesoin.

C’était vers Goulgouli que se rendait le vieuxSaaud.

Lorsqu’il fut arrivé au centre d’une vasteclairière tout entourée de cèdres géants, et qui passaitgénéralement pour la retraite de la fée, le sultan mit pied àterre, et d’une voix forte il dit :

« S’il est vrai que jadis tu aies assistémes ancêtres de tes bons conseils à l’heure de la nécessité, nerefuse pas, ô Goulgouli, d’accueillir la prière de leur descendant,et daigne me venir en aide aujourd’hui ! »

Le sultan avait à peine achevé de prononcerces mots, que l’un des cèdres s’entrouvrit et livra passage à unetoute mignonne figure de femme, voilée de longues draperiesblanches.

« Je sais pourquoi tu viens à moi, sultanSaaud, dit la fée d’une voix fraîche et cristalline comme un timbred’harmonica. Tes intentions sont droites et pures ; aussi teprêterai-je volontiers mon appui. Prends ces deux petitescassettes, et que chacun des deux jeunes gens qui prétendent àl’honneur de ton nom fasse choix librement de l’une d’elles. Leprince Omar, je le sais, et bientôt la preuve en sera sous tesyeux, trouvera dans celle qu’il aura désignée la confirmation deson haut rang, tandis que le contenu de la seconde décèleral’imposteur. Va ! et que le Prophète daigne faire descendresur ton front blanchi la rosée de ses consolations ! »Ainsi parla la fée voilée, et, après avoir, remis entre les mainsdu sultan deux coffrets d’ivoire enrichis d’or et de pierreries,elle s’évanouit dans l’air ainsi qu’une vapeur.

Le sultan demeuré seul se sentit pris d’un vifmouvement de curiosité à l’endroit des coffrets ; mais, bienqu’on n’y aperçût aucune trace de serrure, il ne put venir à boutcependant d’en soulever les couvercles. Entièrement semblables degrandeur et d’aspect, les coffrets ne se distinguaient d’ailleursl’un de l’autre que par les inscriptions différentes qu’ilsportaient, et qui étaient formées de diamants incrustés. On lisaitsur l’un : HONNEUR ET GLOIRE ; sur l’autre : BONHEURET RICHESSE.

Aussitôt que la sultane eut entendu de labouche de son époux le récit de sa visite à Goulgouli et lapromesse de la bonne fée, son cœur tressaillit de joie. Confiantedans la protectrice des sultans, elle ne doutait pas que celui verslequel un secret instinct l’attirait ne pût enfin fournir la preuvede sa royale extraction ; et des ordres furent donnés en toutehâte pour que l’épreuve eût lieu sur-le-champ, en présence de toutela cour et d’une manière solennelle.

Les deux coffrets ayant été déposés sur unetable de porphyre, devant le trône du sultan, les émirs et lespachas vinrent se ranger autour de leur souverain. Lorsqu’ilseurent tous pris place, Labakan fut introduit.

Le drôle avait eu le temps de se remettre deson trouble, et, puisqu’il n’avait pas été chassé déjàignominieusement, il se disait que la partie n’était pas encoreperdue. Il s’avança donc d’un pas hautain à travers la salle,s’inclina devant le trône et dit : « Que m’ordonne monseigneur et père ? »

Après que le sultan lui eut expliqué ce qu’ilavait à faire, Labakan se dirigea vers la table et se mit àconsidérer les deux cassettes. Il hésita longtemps, ne sachant àlaquelle s’arrêter. « Très-honoré père, s’écria-t-il enfin, iln’est pas à mes yeux de bonheur plus grand que celuid’être ton fils, et celui-là possède toute richesse quijouit de ton amour. À moi donc la cassette qui porte : BONHEURET RICHESSE.

– Nous saurons tout à l’heure si tu as bienchoisi, dit le sultan ; et se tournant vers un esclave, ilajouta : « Que l’autre soit amené ! »

Omar s’avança lentement : son visageétait abattu, son regard attristé ; tout son être paraissaitbrisé par les émotions violentes qu’il avait eu à supporter depuisquelques jours, et son aspect excita l’intérêt de tous lesassistants. Il se prosterna devant le trône du sultan et luidemanda de lui faire connaître sa volonté.

La nature et le but de l’épreuve à laquelle ilétait soumis lui ayant été révélés, Omar se releva et marcha versla table qu’on lui indiquait.

Il lut attentivement les deux inscriptions,parut se recueillir un moment, et d’une voix douce et ferme ildit :

« Élevé sur les marches d’un trône,j’avais cru jusqu’ici à l’excellence de la fortune, à la permanencede ses dons. Hélas ! ces derniers jours m’ont appris combienest fragile le bonheur, combien passagère la richesse ! Maisce que je sais aussi, poursuivit-il en relevant la tête et l’œilflamboyant, c’est que la poitrine du brave recèle un bienimpérissable, l’honneur, et que l’étoile brillante de lagloire ne s’éteint pas avec celle de la félicité. Oui,dussé-je y perdre un trône, le sort en est jeté : HONNEUR ETGLOIRE, je vous choisis. »

Déjà sa main s’étendait vers la cassette dontla noble devise avait séduit son âme ; mais Saaud l’arrêtad’un geste et commanda en même temps à Labakan de se rapprocher dela table et d’attendre ses ordres.

Tandis que les deux rivaux se tenaient ainsicôte à côte, l’un dissimulant avec peine le malaise de saconscience sous une audace affectée, l’autre attendant l’arrêt dusort avec une assurance modeste, le sultan s’était fait apporter unbassin d’argent tout rempli d’une eau limpide puisée à la fontainesacrée de la Mecque, que les croyants nomment Zemzem. Ilfit les ablutions consacrées, tourna son visage vers l’Orient et seprosterna trois fois en disant : « Dieu, mon père !toi qui conserves depuis des siècles notre race pure et sansmélange, ne permets pas qu’un être indigne puisse souiller le sangdes Abassides ; et que par ton secours mon fils, mon vraifils, me soit révélé dans cette épreuve suprême ! »

Sur un signe du sultan, les deux jeunes gensportèrent la main sur les coffrets qu’ils avaient choisis, et lescouvercles qu’aucun effort n’avait pu soulever jusque-làs’ouvrirent soudain d’eux-mêmes.

Dans le coffret d’Omar reposait, sur uncoussin de velours nacarat, une petite couronne et un sceptre d’oren miniature.

Au fond de celui de Labakan, une longueaiguille de tailleur était couchée à côté d’un petit peloton defil.

À cette vue, les yeux du sultan furent enfindessillés et son intelligence reconnut ce que le cœur maternelavait pressenti du premier coup. Mais pour qu’il fût confirmé mieuxencore que la main du Destin, et non l’aveugle hasard, avaitdéterminé le choix des coffrets, à peine le sultan eut-il touché lapetite couronne qu’elle grandit, grandit toujours, jusqu’à cequ’elle eût atteint enfin la dimension d’une couronne véritable. Levieux Saaud la plaça alors de ses mains tremblantes sur la tête deson fils Omar, qui s’était agenouillé devant lui, et le relevant,il le baisa au front et le fit asseoir à ses côtés.

Se tournant ensuite vers Labakan, qui nesavait quelle contenance garder et tremblait dans sa peau dansl’attente du châtiment qu’il avait mérité : « Quant àtoi, chien maudit, s’écria le sultan, tu périras sous lebâton !

– Grâce pour lui ! mon père, dit leprince Omar ; ne me refuse pas la première prière que jet’adresse, et que la joie de mon retour ne soit pas attristée pardes supplices.

– Sois donc épargné, misérable, puisque ainsile veut mon fils, reprit le sultan ; mais que le soleil levantne te retrouve pas dans mes États, si tu ne veux servir de pâtureaux corbeaux. »

Confus, anéanti comme il l’était, le pauvregarçon tailleur était incapable d’articuler une parole. Il tomba laface contre terre devant le prince, et, le visage inondé de larmes,il ne put que faire entendre quelques remercîments inintelligibles.Pendant ce temps, les émirs, les pachas, les grands du royaumes’étaient levés et se pressaient autour du prince Omar, auquel ilssouhaitaient toute sorte de prospérités. Au milieu de cesmanifestations de l’enthousiasme des courtisans, qui la veilles’adressaient à lui, Labakan, auquel on ne prenait pas plus garde àprésent qu’au dernier des esclaves, se glissa inaperçu hors de lasalle, et, la menace du vieux Saaud retentissant encore dans sonoreille, il reprit en toute hâte le chemin d’Alexandrie.

S’il eût su la réception qui l’attendait danscette ville, il eût couru moins fort sans doute ; mais ilétait écrit qu’il devait recevoir encore cette leçon, afin d’êtredégoûté à tout jamais des grandeurs et radicalement guéri de seslubies princières.

Lors donc que Labakan se présenta chez sonancien maître, celui-ci, ne le reconnaissant pas d’abord, lui fitun grand salut en lui demandant ce qu’il y avait pour sonservice ; mais quand le drôle se fut approché et que le maîtreeut dévisagé son voleur d’habits, il appela ses compagnons et sesapprentis, et tous ensemble tombèrent sur Labakan comme desfurieux, et l’accablèrent de coups et d’injures. Ils luireprochaient son vol, ils raillaient ses prétentions extravagantes,ils le menaçaient du cadi ; et en même temps le pauvre diablese sentait pincé, piqué, mordu, déchiré, martyrisé de cent côtés àla fois par les pointes acérées des aiguilles et des ciseaux. Ilréussit enfin à s’échapper des mains de ses compagnons, son habiten lambeaux, la figure meurtrie, à moitié mort ; mais leshuées le poursuivirent encore à travers les rues, jusqu’à ce qu’ileût trouvé un caravansérail où reposer sa tête.

Brisé, harassé, moulu, tous les membresendoloris, le malheureux Labakan demeura quarante-huit heures surson lit sans pouvoir bouger ; mais ce temps de repos forcé nefut pas du reste perdu pour lui. Il l’employa en réflexions sur sesfautes passées et sur la conduite qu’il devait tenir à l’avenir.« Le proverbe a bien raison, s’écria-t-il tout haut, quidit : À chacun son métier. Pour avoir voulu faire le prince,j’ai failli me souiller d’un crime abominable, et peu s’en estfallu ensuite que mes compagnons ne me fissent périr à coupsd’aiguilles. Allons, foin des grandeurs ! et si je puistrouver, comme je l’espère, quelque boutique où travailler etgagner modestement ma vie, je ne demande rien de plus auProphète. »

Là-dessus Labakan s’endormit. À son réveil,comme il arrive d’ordinaire après une succession d’aventuresextraordinaires et un grand ébranlement du cerveau, il ne sesouvenait plus de rien, et, en regardant à travers sa fenêtre lesminarets élancés des mosquées d’Alexandrie, qu’il lui semblaitn’avoir jamais perdus de vue, les événements des derniers jours nelui apparaissaient plus que comme un rêve étrange terminé par unhorrible cauchemar.

Soudain un objet frappa ses yeux et le rappelaà la réalité.

C’était le coffret de Goulgouli.

Labakan ne se souvenait en aucune façon del’avoir emporté dans sa fuite ; mais, tout en en considérantcurieusement le travail et la matière, il se disait tout bas qu’unpareil objet de luxe ne pouvait lui être bon à rien, et qu’ilferait bien mieux de le vendre à quelque juif qui lui en donneraitun bon prix, dont il pourrait faire un plus utile emploi.

Il se dirigea donc vers le bazar le plusproche, son coffret sous le bras et l’offrit à un honnête enfantd’Israèl qui le lui acheta vingt fois au-dessous de sa valeur. Celafaisait encore néanmoins une somme assez rondelette, et Labakanayant serré son argent dans sa ceinture, s’en allait joyeux, quandil s’entendit héler par une voix nasillarde : « Hé !jeune homme ! Hé ! holà ! » C’était sonbrocanteur qui lui tendait d’un air goguenard le petit peloton defil et l’aiguille qu’il venait de trouver dans le coffret.« Tenez, jeune homme, je n’ai que faire de cela, moi, et cen’est pas pour serrer des outils de ce genre que sont faits depareils bijoux. D’ailleurs, ajouta-t-il en toisant le pauvre diabledu haut en bas, cela pourra vous servir pour raccommoder votrecafetan, en attendant que vous en achetiez un autre.

Labakan prit machinalement les objets que luitendait le juif, et jetant un coup d’œil sur sa personne, ils’aperçut qu’en effet les mains de ses compagnons avaient apportéun notable dommage à son ajustement. Comme il cherchait uneboutique de fripier où se rhabiller d’une façon plus convenable, ilen avisa une au-dessus de laquelle pendait un écriteau indiquantqu’elle était à louer. Il entra, et tout en changeant de costume,il regardait la boutique et son aménagement et se disait que celane devait pas être bien cher. Il adressa quelques questions aumarchand, et celui-ci se montra si raisonnable dans sesprétentions, qu’en dix minutes l’affaire fut conclue, le premierterme payé d’avance, et Labakan installé, jambes croisées, sur sonétabli.

Pour première besogne, et en attendant qu’ileût occasion de travailler pour autrui, Labakan se mit à rapiéceret à repriser la veste que son ancien maître et ses compagnons luiavaient si déplorablement dévastée, et pour ce faire il employajustement l’aiguille et le fil que le brocanteur lui avait rendus.Le dommage était grand et demandait du temps pour être réparé.Avant qu’il en fût venu à bout, Labakan fut obligé de laisser làson travail pour aller quérir quelques provisions dont son estomacsentait l’impérieux besoin. Il demeura dehors une demi-heureenviron. Mais à son retour, quel merveilleux spectacle s’offrit àlui ! l’aiguille cousait toute seule sans qu’aucune main laconduisît, et elle faisait des points d’une finesse et d’uneélégance telle que Labakan lui même, si bon ouvrier qu’il fût,n’aurait pu que difficilement y atteindre. Autre prodige : lepetit peloton de fil était inusable, et l’aiguille avait beaucourir, courir toujours, la grosseur du peloton ne diminuait pas del’épaisseur d’un cheveu.

Le pauvre garçon tailleur, qui au moment del’ouverture des coffrets avait considéré d’abord avec rage etensuite avec mépris la soie et l’aiguille accusatrices, compritalors combien le plus mince présent d’une bonne fée est précieux etde valeur inestimable. Il entrevit le secours qu’il pourrait tirerde ces outils enchantés ; tombant à genoux, il remercia leProphète avec larmes, et le doux nom de Goulgouli vint se mêler surses lèvres à celui d’Allah !

Désormais tout à sa profession, dont nevenaient plus le distraire de folles bouffées de vanité, Labakan netarda pas à recueillir des commandes de toutes parts, et, grâce àces merveilleux instruments, il acquit sans grand’peine le renom duplus habile tailleur de la ville. Il n’avait qu’à couper lesvêtements et à faire les premiers points, son aiguille poursuivaitensuite la tâche commencée et courait sans interruption jusqu’à ceque l’habit fût fini. Maître Labakan compta bientôt ses pratiquespar centaines, car il travaillait vite et bien, et avec unemodération de prix extraordinaire. Il n’y avait qu’une chose quifit un peu hocher la tête aux bonnes gens d’Alexandrie lorsqu’onparlait de l’habile tailleur : c’est que maître Labakann’avait point de compagnons ni d’apprentis et travaillait toujourstoutes portes closes.

Ainsi fut accomplie la sentence de lacassette, promettant à son possesseur bonheur etrichesse. Bonheur et richesse accompagnaient en effet dansune mesure modeste les entreprises de l’heureux tailleur ; etlorsqu’il entendait parler de la gloire du jeune sultan Omar, quiétait dans toutes les bouches, lorsqu’on vantait devant lui cehéros comme l’orgueil de son peuple et l’effroi de sesennemis ; lorsqu’on rapportait les vaillantises du prince, sesexploits guerriers, les dangers qu’il avait courus dans les combatset dont sa bravoure et son génie l’avaient tiré, le timide Labakansentait, aux frissons involontaires qui lui parcouraient tout lecorps, que le métier de prince et de héros n’était pas son fait, etqu’il eût joué un triste rôle sur les champs de bataille. Il seréjouissait alors du dénoûment de son aventure ; et tout entaillant, cousant et rapetassant, il s’affermissait de plus en plusdans la croyance de tout bon musulman, à savoir que nul ne peutchanger sa destinée.

Chapitre 4LA DÉLIVRANCE DE FATMÉ

 

Le voyage de la caravane se poursuivait sansobstacles, et, grâce au passe-temps imaginé par Sélim, lesvoyageurs ne s’impatientaient pas trop pendant les longues haltesauxquelles les contraignait la chaleur trop ardente.

Le lendemain, après que les esclaves eurentdesservi les restes du repas, l’étranger, prenant à partie Muley,l’un des marchands :

« Vous qui êtes le plus jeune d’entrenous, lui dit-il, et dont le caractère se montre toujours gai etenjoué, vous devez certainement avoir l’esprit garni de toutessortes de bons contes. Cherchez-nous-en donc un des meilleurs quevous sachiez, et régalez-nous-en après notre sieste.

– Je ne demanderais pas mieux que de vousobéir, répondit en badinant Muley, mais on m’a toujours dit que lamodestie seyait bien à la jeunesse ; je crois donc devoir merécuser aujourd’hui et laisser parler avant moi un autre de noscompagnons de voyage. »

En ce moment, le chef de l’escorte parut à laporte de la tente avec une mine soucieuse.

« Excusez-moi, seigneurs, dit-il, devenir vous interrompre, mais je crois qu’il serait imprudent deprolonger plus longtemps notre halte. Nous sommes précisément àl’endroit du désert où les caravanes sont ordinairement attaquées,et il est d’autant plus urgent de lever notre camp ou de nousmettre en défense, qu’un de mes hommes vient de me rapporter qu’ilavait cru distinguer dans l’éloignement une grosse troupe decavaliers. »

Le trouble qui s’empara des marchands à cettenouvelle parut étonner fort Sélim Baruch. « Ne sommes-nous pasassez nombreux et assez bien armés, leur dit-il avec sang-froid,pour n’avoir rien à redouter d’une poignée de brigands ?

– Sans doute, seigneur, répondit le guide,s’il s’agissait d’une bande ordinaire, il serait permis de n’enprendre aucun souci ; mais depuis quelque temps le terribleMebrouk a reparu dans ces contrées, et celui-là mérite qu’on setienne sur ses gardes.

– Et quel personnage est-ce donc que ceMebrouk, pour inspirer de telles alarmes ? demandal’étranger.

– Il court toutes sortes de bruits parmi lepeuple sur cet homme extraordinaire, répondit le plus vieux desmarchands. Certains le tiennent pour un être quasi surnaturel,parce qu’il a souvent engagé la lutte contre des caravanes entièresavec quelques hommes seulement, et qu’il est toujours sortivainqueur de ces audacieux coups de main. C’est de là, du reste,que lui vient ce nom de Mebrouk (l’heureux), sous lequel on ledésigne communément ; car de son vrai nom et de sa patriemême, nul ne sait rien. D’autres pensent tout simplement que c’estun brave cheick que des révolutions, des malheurs domestiques, descrimes peut-être ont chassé de son pays et relégué dans cescontrées ; mais ce qui est sûr au fond, c’est que cepersonnage est un abominable brigand et un voleurfieffé. »

Sélim Baruch ouvrait la bouche pour répondrelorsqu’il fut devancé par l’un des marchands nommé Lezah. « Ilfaut pourtant reconnaître, dit celui-ci, que, tout voleur qu’ilest, Mebrouk a beaucoup de noblesse dans les sentiments. Laconduite qu’il a tenue jadis avec mon frère en est la marque, commeje pourrai vous le raconter dans un moment plus opportun. Maistoujours est-il qu’il n’agit point à la façon des voleursordinaires, qui rançonnent et dépouillent sans merci les voyageurs.Il se contente, assure-t-on, de prélever un tribut sur lescaravanes qu’il rencontre, et quiconque s’est une fois acquitté dece péage peut poursuivre sa route sans crainte ; car Mebroukest véritablement, ainsi qu’il aime à s’intituler lui-même, Roidu Désert, et nulle autre troupe que la sienne n’oseraitbattre le pays lorsqu’on le sait aux alentours. »

Tandis que les marchands conversaient ainsi,l’inquiétude des gardes allait toujours croissant. Depuis unedemi-heure environ, une troupe assez nombreuse de cavaliers armésétait en vue, et elle paraissait se diriger précisément sur lecampement de la caravane.

L’une des sentinelles entra dans la tente pourdonner avis que l’on allait vraisemblablement être attaqué. On tintconseil alors sur ce qu’il y avait à faire. Devait-on allerau-devant du combat, ou valait-il mieux l’attendre ? Achmet etles deux vieux marchands étaient pour le dernier parti, mais lebouillant Muley, ainsi que Lezah, appuyaient le premier etsollicitaient l’étranger de se ranger à leur opinion. Celui-ci tirasilencieusement de sa ceinture un foulard bleu semé d’étoilesrouges, et l’ayant noué à la pointe d’une lance, il ordonna à unesclave de d’aller porter au sommet de la tente. Cela fait, il jurasur sa tête que les cavaliers passeraient devant eux sans lesinquiéter.

Les marchands étaient cependant peu rassuréset se tenaient tous le sabre au poing, en suivant de l’œil lamarche des cavaliers. Ceux-ci s’étaient arrêtés à la vue dupavillon mystérieux qui venait d’être arboré au-dessus de la tente.Ils parurent se consulter quelques secondes, puis, tournant bridesubitement, ils disparurent au triple galop dans les profondeurs dudésert.

Stupéfaits de ce résultat si prompt et siinattendu, les voyageurs regardaient tantôt les cavaliers et tantôtl’étranger. Celui-ci, comme s’il ne s’était rien passéd’extraordinaire, promenait indifféremment ses regards sur laplaine. À la fin, Muley rompit le silence. « Qui donc es-tu,puissant étranger, s’écria-t-il, pour disperser ainsi avec unsimple signe les hordes du désert ?

– Ne vous abusez pas sur l’étendue de monpouvoir, répondit en souriant Sélim Baruch ; je me suissimplement servi d’un signal que le hasard m’a fait découvrirpendant ma captivité. Ce qu’il signifie, je l’ignore ; je saisseulement que son usage peut être d’un puissant secours dans latraversée du désert. »

Les marchands remercièrent avec effusionl’étranger en le nommant leur sauveur ; et, en effet, d’aprèsle nombre des cavaliers qu’ils avaient aperçus, il était évidentqu’il leur eût été impossible d’opposer une longue résistance.Délivrés de cette crainte, ils se reposèrent avec un cœur plusléger et ne levèrent leur camp qu’après l’apparition des premièresétoiles.

Le lendemain, il ne leur restait plus qu’uneou deux journées de marche pour atteindre aux limites du désert, etl’on pouvait se croire désormais à l’abri de tout danger.

« Puisque nous n’avons plus rien àredouter des voleurs, dit Lezah lorsque tous les marchands furentrassemblés, parlons donc tout à notre aise et sans crainte de cemystérieux et terrible Mebrouk, sur lequel on fait tant de contes.Je vous disais hier que c’était un homme d’un noblecaractère : permettez-moi de vous en donner une preuve en vousracontant aujourd’hui la singulière histoire de sa rencontre avecmon frère. Je serai forcé seulement, pour plus de clarté, dereprendre les événements d’un peu plus haut. »

 

Mon père était cadi dans la ville d’Acara. Ilavait trois enfants ; j’étais l’aîné et j’avais un frère etune sœur beaucoup plus jeunes que moi. Lorsque j’eus atteint mesvingt ans, un frère de mon père, qui s’était établi en paysétranger, m’appela auprès de lui et m’institua l’héritier de tousses biens, à condition que je demeurerais dans sa maison jusqu’à samort. Mon oncle était d’un âge avancé, et, avant que deux années sefussent écoulées, je reprenais le chemin de ma patrie. Mais pendantmon absence un coup terrible avait atteint notre maison, et je mehâtais d’autant plus d’arriver auprès de mon père, que j’ignoraisencore par quel miracle de la bonté d’Allah notre malheur avait étéréparé.

C’est l’histoire de cet événement que je veuxvous retracer avec ses péripéties innombrables ; l’une desplus étranges, à coup sûr, fut la rencontre de Mebrouk et de monfrère.

 

Mon frère Mustapha et ma sœur Fatmé étaient àpeu près du même âge ; il y avait à peine entre eux deuxannées de différence. Ils s’aimaient vivement l’un l’autre, et tousdeux adoraient notre père et rivalisaient de soins et de tendressepour l’aider à supporter le fardeau de son âge, rendu plus lourdencore par une santé maladive.

Quand vint le seizième anniversaire de lanaissance de Fatmé, mon frère voulut à cette occasion lui ménagerune petite fête. Ayant donc invité toutes ses jeunes compagnes, illes réunit dans le jardin de notre père et leur y fit servir uneabondante et délicate collation, à la suite de laquelle il leurproposa une promenade en mer. Les jeunes filles accueillirent cetteidée avec empressement, et la promenade leur causa tant de plaisir,qu’elles-mêmes excitèrent mon frère à s’avancer plus au large qu’ilne l’avait résolu.

Non loin de la ville, il existe un promontoireau delà duquel la vue, n’étant plus bornée par les découpures de lacôte, s’étend vaste et libre, en même temps que de ce point laville apparaît dans toute sa beauté avec ses maisons blanchesdisposées en amphithéâtre et qui semblent grimper les unes sur lesautres, comme de jeunes curieuses qui se haussent sur la pointe despieds afin de voir par-dessus les épaules de leurs compagnes. Masœur se fit l’interprète de ses jeunes amies et demanda à Mustaphade les conduire au moins jusque-là, afin qu’elles pussent admirerle soleil se couchant dans les flots. Mon frère hésitait :depuis quelques jours un corsaire s’était montré dans ces parages,ce qui lui inspirait de légitimes inquiétudes ; mais lesjeunes folles insistèrent tellement, qu’il finit par céder à leurdésir.

La pointe du promontoire venait à peine d’êtredépassée, lorsque mon frère aperçut, à une faible distance, uneembarcation de forme étroite et longue, dans laquelle se trouvaientdes hommes armés. N’augurant rien de bon de cette rencontre, ilordonna aussitôt à ses rameurs de virer de bord et de gagner laterre au plus vite ; mais déjà la barque suspecte s’étaitélancée dans la même direction, et pourvue d’un plus grand nombrede rameurs, elle filait beaucoup plus rapidement, en ayant soind’ailleurs de se maintenir toujours entre la terre et l’embarcationà laquelle elle donnait la chasse.

Cette manœuvre obstinée ne permettait plus deconserver le moindre doute : c’était un corsaire !

Lorsque les jeunes filles reconnurent ledanger qui les menaçait, elles se dressèrent effrayées sur leursbancs en poussant des cris de détresse. En vain Mustapha cherchaità les rassurer ; en vain il les suppliait de demeurer calmes,parce qu’en s’agitant ainsi elles entravaient la manœuvre :ses exhortations ne servaient de rien, et le corsaire avançaittoujours. Quelques brasses encore, et les deux embarcationsallaient se toucher ; déjà les grappins étaient levés, toutprêts à saisir leur proie avec leurs ongles de fer ; mais à cemoment les jeunes filles éperdues de terreur se jetèrent toutes àla fois d’un même côté du canot et le firent chavirer.

Cependant, depuis le rivage, on avait remarquéce qui se passait ; et, comme depuis quelque temps onappréhendait la présence d’un corsaire dans les environs, lamanœuvre de l’embarcation étrangère ayant éveillé les soupçons,plusieurs barques accouraient au secours des imprudents. Ellesarrivèrent juste à temps pour recueillir les naufragés, mais nontous, hélas ! et, lorsqu’on put se reconnaître et se compter,ma pauvre sœur manquait ainsi qu’une de ses compagnes.

Dans la confusion produite par le renversementdu canot, et grâce à la nuit qui commençait à venir, le corsaires’était échappé.

Tout à coup on remarqua parmi les nôtres unindividu que personne ne connaissait. Sur les menaces de Mustapha,éperdu de douleur et de colère, cet homme avoua qu’il appartenait àl’embarcation ennemie, qu’il était tombé à la mer au moment del’abordage, et que dans leur précipitation à s’enfuir sescompagnons l’avaient abandonné. Il ajouta enfin que ceux-ci avaientréussi à s’emparer de deux jeunes filles, qu’ils avaient entraînéesdans leur embarcation.

À la nouvelle de ce désastre aussi terriblequ’inattendu, la douleur de mon vieux père fut immense. Quant àcelle de mon pauvre frère, je dois renoncer à vous ladépeindre : elle toucha presque à la folie. Ce n’était pasassez d’avoir perdu sa sœur adorée, il fallait encore qu’il eût àse reprocher d’être la cause de son malheur ! Et pour surcroîtd’amertume, cette amie de Fatmé qui partageait son triste sort, monfrère l’aimait depuis son enfance ! elle était sa fiancée, etleur mariage devait être célébré aussitôt que Mustapha auraitatteint sa vingtième année !

Mon père était un homme d’un caractère sévèreet même rigide. Lorsqu’il fut parvenu à dompter le premieremportement de sa douleur, il appela Mustapha et lui dit :« Ton imprudence m’a dérobé la consolation de ma vieillesse etla joie de mes yeux. Va-t’en ! je te bannis à toujours de maprésence ; je te maudis, toi et ceux qui naîtront de toi.Va ! et que ta tête demeure éternellement courbée sous lamalédiction de ton père, si tu ne parviens pas à ramener Fatméentre mes bras. »

Mon malheureux frère n’avait pas besoin de cetordre ; dès le premier moment, il s’était dit qu’il n’avaitplus qu’un devoir : retrouver sa sœur et son amie, dût-il,pour accomplir son entreprise, affronter mille morts. Il eût vouluseulement emporter avec lui comme un gage de succès, comme uneconsécration divine, la bénédiction de son père ; et loin delà, c’était sous le poids de l’anathème qu’il devait quitterl’auteur de ses jours, et courir le monde à la recherche de sa sœurchérie. Ce dernier coup du sort lui fut le plus cruel ; mais,si tout d’abord il s’était senti écrasé sous ce comble d’infortuneimméritée, il finit par puiser dans l’horreur même de sa situationune énergie sauvage et surhumaine. Désormais il était prêt àtout.

Mustapha prit congé en pleurant des parents deZoraïde (ainsi se nommait la fiancée qui lui avait été ravie), etil se mit aussitôt en route pour Balsora, où, d’après le dire ducorsaire prisonnier, ses compagnons avaient coutume de se rendrepour s’y défaire de leurs prises.

On ne trouve pas facilement dans notre petiteville de navires pour Balsora. Mon frère avait donc dû prendre laroute de terre, et il fallait qu’il marchât à journées presséespour atteindre cette ville à peu près en même temps que lecorsaire. Monté d’ailleurs sur un bon cheval et n’étant chargéd’aucun bagage, il avait l’espoir d’y arriver avant la fin dusixième jour ; mais sur le soir du quatrième, comme il setrouvait seul sur la route, trois cavaliers, le sabre au poing,fondirent sur lui si subitement qu’il n’eut même pas le temps de semettre en défense. Pensant que c’étaient des voleurs et qu’ils envoulaient à son argent et à son cheval plus qu’à sa vie, mon frèreleur cria qu’il consentait à leur abandonner tout ce qu’ilpossédait ; mais eux, sans mot dire, descendirent de leursmontures, et, après avoir lié les pieds de mon frère par-dessous leventre de son cheval, ils l’entraînèrent rapidement sans donner lamoindre attention à ses prières.

Mustapha et ses muets compagnons quittèrent lagrand’route pour s’enfoncer dans une épaisse forêt, à traverslaquelle ils chevauchèrent environ une heure, jusqu’à ce qu’ilsarrivassent à une jolie clairière toute bordée de grands arbres, etqu’un cercle de rochers entourait presque entièrement comme unefortification naturelle. Quinze ou vingt tentes environ étaientdressées dans cet endroit ; et çà et là passaient des chameauxet des chevaux magnifiques. Après avoir délié mon frère, sesconducteurs lui firent signe de descendre de cheval etl’introduisirent dans une tente plus vaste que les autres, et dontl’intérieur était décoré avec une extrême richesse.

Sur un amas de riches coussins était accroupiun vieillard de petite taille. Son visage était laid, sa peau noireet luisante ; un caractère de méchanceté sournoise se lisaitdans ses yeux verts, ainsi que dans sa bouche contractée, etdonnait à toute sa physionomie quelque chose d’odieux et derepoussant. Mais, en dépit des airs d’importance qu’essayait de sedonner cet homme, Mustapha pensa que ce n’était pas pour cetteespèce de monstre que la tente était si somptueusement ornée, etl’interrogation de ses conducteurs ne tarda pas à justifier sonpressentiment.

« Où est le Maître ? demandèrent-ilsau nain.

– Il est à la chasse, répondit celui-ci ;mais il m’a chargé de le remplacer pendant son absence.

– Allons donc ! ce n’est pas ton affaire,repartit un des voleurs. Il s’agit de décider si ce chien doitpérir ou payer, et le Maître seul a le droit de prononcerlà-dessus. »

Le petit monstre se redressa dans le sentimentde sa dignité, et se fit aussi grand qu’il put pour saisirl’oreille de son contradicteur. Ses efforts furent vains, mais ilse dédommagea de son insuccès en vomissant un torrent d’injures,que les autres d’ailleurs ne se firent pas faute de luirendre ; si bien que c’était dans la tente un horriblevacarme. Soudain le rideau fut soulevé et donna passage à un hommede haute taille et de fière allure. Il était jeune et beau comme unprince persan ; ses vêtements et ses armes, à l’exception d’unpoignard constellé de rubis, étaient ordinaires et simples ;mais son œil sévère et la dignité naturelle répandue dans toute sapersonne commandaient le respect bien mieux que ne l’eussent pufaire les plus brillants insignes.

« Qui donc ose engager un combat dans matente ? » s’écria-t-il d’une voix terrible.

Pendant un long moment la peur lia toutes leslangues. Enfin, l’un de ceux qui avaient amené Mustapha raconta cequi s’était passé. On vit alors le visage du Maître, comme ilsl’appelaient, s’empourprer de colère, et d’une voix formidables’adressant au nain, il lui dit : « Qui t’a fait si hardide te mettre à ma place, Hassan ? »

Celui-ci, tremblant de peur, s’était blottidans un coin et se faisait le plus petit qu’il pouvait.

« Sors d’ici, drôle ! » luicria le Maître avec un geste de menace. Et, sans répliquer, le nains’élança hors de la tente aussi vite que ses petites jambes purentle lui permettre.

Mon frère fut amené alors devant le véritablechef, dont les yeux s’attachaient sur lui avec une sorte de fureursauvage. « Pacha de Zuleïka, lui dit-il enfin, ta propreconscience te doit dire pourquoi tu es devant Mebrouk. »

À ce nom, qui lui était pour lors inconnu, monfrère se prosterna et répondit : « Ô seigneur ! tuparais être dans l’erreur sur mon compte ; je suis un pauvrevoyageur, et non point le pacha que tu crois. »

Tous ceux qui étaient dans la tente firent ungeste d’étonnement ; mais le chef, reprenant la paroleaussitôt : « Ta feinte te sera d’un faible secours,dit-il, car je puis te mettre en présence de gens qui teconnaissent bien et dont tu ne pourras récuser le témoignage. Qu’onamène Zuleïma ! » ordonna-t-il à un esclave.

Une vieille femme fut introduite. C’étaitprécisément une esclave née dans le pachalik de Zuleïka, et qui,depuis peu, était venue se joindre ainsi que son fils à la bande deMebrouk, pour échapper aux mauvais traitements dont ils étaientl’objet l’un et l’autre de la part du pacha.

« Quel est cet homme ? » luidemanda Mebrouk en désignant mon frère du doigt. À peine la vieilleeut-elle levé les yeux sur lui qu’elle s’écria avec un gested’effroi instinctif : « C’est lui ! c’est lui, lemonstre ! qui m’a fait battre de verges ! c’est le pachade Zuleïka ! Venge-moi, Mebrouk, et avec moi tous les bravescavaliers dont il a ordonné le supplice !

– Tu le vois, misérable ! dit Mebrouk ense tournant vers mon frère, à quoi t’a servi de vouloirruser ? cette esclave qui a vécu de longues années auprès detoi n’a pas hésité un instant à te reconnaître. Je te méprise tropd’ailleurs pour salir mon bon poignard de ton ignoble sang ;mais demain matin, je veux te lier à la queue de mon cheval etchasser ainsi avec toi, à travers forêts et rochers, depuis lelever du soleil jusqu’à son coucher. »

Mon frère sentit défaillir son courage.« C’est la malédiction de mon père qui me poursuit !s’écria-t-il en pleurant. Et toi aussi, tu es perdue, doucesœur ! et toi aussi, Zoraïde !

– Ta plainte est inutile ! lui dit un desvoleurs tout en lui liant fortement les mains derrière le dos. Etne reste pas ici plus longtemps, crois-moi, car le Maître mord seslèvres et tourmente son poignard : cesse donc de l’irriter parta présence, si tu veux vivre une nuit encore. Allons !suis-nous ! »

Tandis que les voleurs s’efforçaientd’entraîner mon frère hors de la tente, trois de leurs compagnons yentraient avec un nouveau prisonnier. Quoique la situation critiquedans laquelle se trouvait mon pauvre Mustapha dût alors lepréoccuper bien vivement, il ne put cependant s’empêcher deremarquer la prodigieuse ressemblance qui existait entre cet hommeet lui. Seulement, le nouveau venu était plus brun de visage etportait la barbe beaucoup plus longue.

« Nous t’amenons le pacha que tu nous asdésigné, dirent les voleurs en poussant leur prisonnier devantMebrouk.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria le chef enportant alternativement ses regards de mon frère à celui qu’on luiprésentait. Est-ce un miracle, une jonglerie ? » Ets’adressant aux prisonniers : « Êtes-vous donc parents,frères ? Mais parlez donc, misérables ! Lequel de vousest le pacha mon ennemi ?

– Si tu cherches le pacha de Zuleïka, réponditle dernier venu avec hauteur, c’est moi ! »

Le chef darda longuement sur lui son fauveregard, et l’on pouvait juger, à la crispation nerveuse de salèvre, la colère qui l’agitait en présence de son ennemi. Ilréussit cependant à se dominer, et, sans mot dire, il fit signed’emmener le pacha. S’approchant ensuite de mon frère, il détachalui-même ses liens et l’invita à s’asseoir à côté de lui.

« Par le Prophète ! s’écria-t-illorsqu’ils furent seuls, c’est une étrange direction du ciel, ilfaut l’avouer, qui t’a jeté dans les mains de mes hommes,précisément à l’heure ou je faisais rechercher le pacha de Zuleïka.Cela a failli mal tourner pour toi ; mais aussi, commentcroire à une pareille ressemblance ? » Et, tout encontinuant de considérer curieusement les traits de mon frère,Mebrouk s’excusait du tort qu’avait pu lui causer sa méprise.

Mon frère le pria pour unique faveur de luipermettre de reprendre aussitôt son voyage, parce que chaque minutede retard pouvait lui être funeste.

Mebrouk s’enquit alors des motifs quiexigeaient tant de hâte ; mais, après que Mustapha lui eutexposé la chose en peu de mots, il l’engagea néanmoins à passercette nuit sous sa tente. « Toi et ton cheval, lui dit-il,vous devez être harassés de fatigue après quatre jours de marcheforcée, et le repos vous est indispensable pendant une nuit aumoins pour pouvoir continuer votre route. Demain matin, d’ailleurs,je t’indiquerai moi-même un chemin détourné qui, en un jour etdemi, te rendra à Balsora. »

Mon frère acquiesça à cette proposition etdormit paisiblement jusqu’au matin dans la tente du voleur.

Des rumeurs confuses comme le bruit d’unedispute le réveillèrent. Il prêta l’oreille et reconnut la voixglapissante d’Hassan, le méchant nain de la veille. Il s’efforçaitde persuader à ses compagnons que, dans l’intérêt de leur sûreté,ils devaient se défaire de mon frère, lequel ne manquerait pas,disait-il, de les trahir et de révéler leur retraite, si l’on avaitla sottise de le laisser aller ; et le coquin, qui nepardonnait pas à Mustapha la mystification qu’il avait subie à sonsujet, opinait pour que le pauvre garçon fût étranglé surl’heure.

« Si quelqu’un de vous a le malheur detoucher à un cheveu de sa tête, s’écria une voix terrible, je letue comme un chien. »

Le calme se rétablit aussitôt, et Mebrouk,suivi d’un esclave tenant deux chevaux en main, apparut à la portede la tente. « La paix soit avec toi, Mustapha, dit-il à monfrère, et puisse le Prophète te guider dans tonentreprise ! »

Mon frère fut debout en un clin d’œil, et,réconforté de corps et d’esprit par cette nuit de repos, ils’élança plein d’espoir sur son cheval, qui piaffait et bondissaitsous lui, impatient de dévorer l’espace.

Après avoir dépassé les tentes, les deuxcavaliers enfilèrent un étroit sentier dans lequel ils pouvaient àpeine marcher de front, et, chemin faisant, Mebrouk raconta à monfrère que ce pacha, dont la ressemblance avait failli lui être sifatale, avait été pris par eux peu auparavant dans une de leurschasses. Il leur avait promis alors, en guise de rançon, de tolérerleurs courses dans son gouvernement ; mais, au mépris de saparole, il s’était emparé d’un des leurs peu de jours après etl’avait fait pendre impitoyablement. « Il a violé la foijurée, il mourra ! » dit Mebrouk en terminant sonrécit ; et d’un ton méprisant il ajouta : « Chair detraître, pâture de corbeau ! »

Arrivé à la lisière de la forêt, le voleurarrêta son cheval ; il indiqua à mon frère le chemin qu’ildevait suivre, et lui tendant la main en signe d’adieu :« Mustapha, lui dit-il, notre connaissance s’est faite d’unesingulière façon ; mais, quoi qu’il en soit, tu n’en es pasmoins devenu mon hôte, et c’est entre nous désormais un lien que lamort seule pourra briser. Prends ce poignard, ami, et, si jamais tute trouves placé dans quelque conjoncture où tu aies besoin d’uncœur et d’un bras dévoués, envoie-le-moi et je volerai aussitôt àton aide. Prends aussi cette bourse, elle peut t’être utile dansl’œuvre que tu as à accomplir.

– Merci, généreux Mebrouk, lui répondit monfrère. J’accepte ton poignard, car il se peut faire qu’avant peu jesois obligé de réclamer ton secours ; mais ma ceinture estsuffisamment garnie, et je n’ai nul besoin d’argent. »

Sans ajouter un mot, Mebrouk lui serra la maindans une dernière étreinte, et laissant tomber sa bourse à terre,il disparut dans la forêt avec la rapidité d’un tourbillon.

Mon frère dut bien se résigner alors àaccepter le présent que son hôte l’avait mis dans l’impossibilitéde refuser, et sa munificence l’émerveilla, car la bourse contenaitune énorme quantité d’or. Après s’être prosterné pour remercierAllah de sa délivrance, Mustapha implora encore sa miséricorde pourle noble voleur, et, remontant à cheval, il s’élança rapidementdans la direction de Balsora.

Lezah avait cessé de parler, et regardait levieil Achmet, qui répondit aussitôt à cette interrogationmuette :

« Après ce que tu viens de nous raconter,je consens volontiers à modifier mon jugement sur Mebrouk. J’enconviens, il a noblement agi avec ton frère, et son cœur paraîtn’être pas fermé à tout bon sentiment.

– Il a agi comme un brave musulman !s’écria Muley. Mais j’espère que tu n’as pas terminé ton histoire,mon cher Lezah : nous sommes tous désireux de t’entendreencore et de savoir la suite des aventures de ton frère, et commentta sœur Fatmé et Zoraïde, sa fiancée, furent délivrées par lui.

– Puisque vous voulez bien me continuer votreattention, je poursuivrai avec plaisir, reprit Lezah, carl’histoire de mon frère est vraiment prodigieuse. »

 

Le matin du septième jour après son départ,Mustapha arrivait aux portes de Balsora, et il s’enquitsur-le-champ si le marché d’esclaves qui s’y tenait tous les ansétait déjà ouvert.

« Vous êtes arrivé deux jours trop tard,seigneur » lui répondit-on ; et on le plaignit d’autantplus de ce contre temps que le marché avait été superbe. Le dernierjour même, il était arrivé deux jeunes esclaves d’une beauté sigrande, qu’elles avaient causé une espèce d’émeute parmi lesacheteurs. On s’était littéralement disputé et battu pour les voir,et on les avait vendues un prix énorme.

Mustapha se fit donner de nouveaux détails surces deux merveilles dont on ne parlait encore qu’avec des crisd’admiration, et, d’après la description qui lui en fut faite, ilne douta plus qu’elles ne fussent bien les deux infortunées qu’ilcherchait, il apprit aussi que l’homme qui les avait achetéesdemeurait à quarante lieues de Balsora, qu’il se nommait Thiuli-Koset que c’était un personnage très-singulier, excessivement riche etfort vieux, mais plus fou encore. Il avait été jadis capitan-pachadu Grand Seigneur, et vivait alors dans une retraite fastueuse,tourmenté par une soif inextinguible de plaisirs, mais retenu enmême temps par une horrible crainte de la mort, qui lui faisaitconsulter à tort et à travers tous les charlatans qu’ilrencontrait.

De prime abord, Mustapha voulait remonter àcheval et voler à la poursuite de Thiuli-Kos, qui avait à peine surlui un jour d’avance ; mais un instant de réflexion luidémontra que lui, simple particulier, ne pourrait que biendifficilement aborder le puissant voyageur, et qu’il lui seraitimpossible surtout de lui ravir son précieux butin.

L’imagination de mon frère, naturellement fortinventive, et surexcitée encore dans cette circonstance par lanécessité, lui eut bientôt fourni un autre plan.

La conformité de ses traits avec ceux du pachade Zuleïka, qui l’avait jeté naguère dans un si grand danger, luisuggéra l’idée de se présenter sous le nom du pacha dans la maisonde Thiuli-Kos, et de tenter à l’aide de ce stratagème la délivrancedes deux jeunes filles. Grâce à l’argent de Mebrouk, il put secomposer un équipage suffisant d’hommes et de chevaux, et s’étantrevêtu, ainsi que sa suite, d’habits magnifiques, il se mit enroute pour le château de Thiuli-Kos, devant lequel il arriva aubout de cinq jours.

En sa qualité d’ancien fonctionnaire impérial,et comme tel toujours plus ou moins exposé au cordon, le vieuxThiuli avait conservé une grande vénération pour tout personnagerevêtu d’un titre officiel. Il accueillit donc mon frère avec unempressement marqué et même avec déférence. Il épuisa pour luifaire honneur la science de ses cuisiniers, et, après l’avoirpromené de salle en salle en lui vantant les merveilles querecelait son château, il l’invita gracieusement à y demeurer toutle temps qu’il lui plairait.

Là-dessus, mon frère alla se coucher avec lesplus belles espérances du monde.

Il y avait une heure environ qu’il étaitendormi, lorsqu’une vive lumière traversant ses rideaux le réveillabrusquement. Dressé sur sa couche, les yeux grands ouverts,Mustapha s’efforçait de rappeler ses esprits : il croyaitrêver encore. À trois pas de lui, une lampe à la main, sa largebouche tordue, par un ricanement ignoble, se dressait la hideusefigure du petit monstre qu’il avait rencontré dans la tente deMebrouk.

« J’ai le cauchemar, » pensaMustapha ; et il se pinça les bras et se tirailla le nez entous sens pour se réveiller.

L’apparition persista comme auparavant.

« Que veux-tu ? que fais-tulà ? s’écria enfin mon frère d’une voix étouffée.

– Plus bas ! plus bas ! cherseigneur, souffla le nain, plus bas ! dans votreintérêt ; car vous seriez peu désireux, j’imagine, que l’onconnût le véritable motif de votre arrivée ici. Ce motif, je l’aideviné, moi, ou surpris, comme vous voudrez, et je viens vousoffrir mes petits services, s’il vous plaît de lesagréer. »

La stupeur liait la langue de Mustapha. Lenain poursuivit :

« En vérité ! si je n’avais pascontribué de ma propre main à la pendaison du pacha, peut-êtrevotre ressemblance avec lui m’eût-elle encore déçu ! mais letemps presse, causons sérieusement.

– Avant tout, dis-moi comment tu te trouvesici, répondit Mustapha, plein de dépit et de rage de se voirdécouvert.

– Voici la chose en deux mots, dit le petithomme. Depuis longtemps, les manières hautaines qu’affectait leMaître vis-à-vis de moi me déplaisaient, et la scène qu’il me fit àton sujet acheva de me dégoûter du métier de voleur en sous-ordre.Devenir honnête homme tout d’un coup cependant, c’était difficile.Afin de ménager la transition, je résolus de me faire argousin etmouchard. Je n’ai pas réussi trop mal pour mon début, comme tuvois, puisque j’ai su découvrir le motif et le but de ton voyage etme présenter avant toi au seigneur Thiuli, dont j’ai l’honneur dediriger la chiourme. C’est un beau poste ! je vise plus hautcependant, et voici le petit plan que j’ai machiné pour y parvenir.Nous mettons le feu au château ; dans le tumulte del’incendie, nous enlevons les deux captives, et, pour récompense demon concours dans l’entreprise, tu me donnes ta sœur pour épouse.Cela te va-t-il ? Tope ! sinon, je retourne auprès deThiuli et je lui raconte ce que je sais du prétendu pacha deZuleïka. J’ai dit ; décide-toi.

– Misérable ! » s’écria Mustapha,dont la colère, toujours croissante pendant l’impudent récit dunain, avait atteint enfin son paroxysme. Et, bondissant de sacouche, il était résolu à se défaire violemment de l’obstacle quise dressait devant lui ; mais le nain fit un saut en arrière,laissa tomber sa lampe qui s’éteignit aussitôt, et s’enfuit dansl’obscurité en criant : « Au secours ! auvoleur ! à l’assassin ! »

La situation était terrible. Il fallaitprendre une prompte décision, et mon frère n’eut pas besoin deréfléchir longuement pour comprendre que, s’il voulait sauver lesdeux pauvres recluses, il fallait d’abord qu’il commençât par sesauver lui-même.

Inutile d’ailleurs de songer aux portes, aprèsl’alarme qui venait d’être donnée ; Mustapha s’élança doncvers la fenêtre. Vingt-cinq pieds environ le séparaient du sol. Lespas approchaient, des lumières couraient çà et là ; quelquesminutes encore, et toute retraite allait être coupée. Il n’y avaitpas à hésiter : mon frère ramassa ses habits à la hâte, pritson poignard entre les dents et sauta dans l’espace. La terrefraîchement remuée amortit sa chute. Restait à franchir une hautemuraille qui fermait les jardins : il n’y réussit pas moinsheureusement, grâce à quelques aspérités de la pierre, et bientôtil se trouva en rase campagne.

Sans perdre de temps, il courut vers un petitbois dans lequel il s’enfonça, jusqu’à ce qu’enfin il tombât sur legazon, épuisé de corps, mais non vaincu d’esprit. Plus lesobstacles s’accumulaient et plus la volonté de mon frère seroidissait contre eux. Ses défaites successives ne faisaient quel’acharner davantage à son entreprise. Il sentait s’agiter en luiquelque chose qui lui disait qu’il finirait par triompher.

Mais comment ? par quel moyen ?C’est à la solution de ce problème qu’il appliqua incontinenttoutes les forces de son esprit.

Ses chevaux et ses serviteurs étaient perduspour lui ; mais il constata avec satisfaction qu’il luirestait encore dans sa ceinture une bonne partie de son or. Rienn’était désespéré.

Mettant à profit les renseignements qui luiavaient été fournis jadis sur les excentricités de Thiuli-Kos etsur sa facilité particulière à se laisser duper par tous lesvendeurs d’orviétan et de baume de longue vie, Mustapha eut bientôttiré de sa féconde cervelle un nouveau moyen de délivrance.

À la première ville qu’il rencontra, ils’enquit d’un médecin habile, et, moyennant quelques pièces d’or,il le détermina à lui composer un narcotique puissant, mais dont onpût faire instantanément cesser les effets. Une fois en possessionde la précieuse drogue, il acheta une fausse barbe de respectablelongueur, un manteau noir, un grand bonnet de fourrure, unassortiment complet de fioles, de boîtes et de petits pots, toutl’attirail enfin de la charlatanerie, de manière à pouvoirfacilement se faire passer pour un médecin ambulant ; et, toutson bagage médical étant chargé sur un âne, il repartit pour lechâteau de Thiuli-Kos.

Il se flattait cette fois de n’être décelé parpersonne, car sa fausse barbe et le bistre dont il avait cerclé sesyeux le défiguraient tellement que lui-même avait peine à sereconnaître.

Parvenu au château de Thiuli, il se fitannoncer comme le fameux médecin arabe Chakamankabu-dibaba,descendant d’Averroès le Grand et natif de Grenade, d’où ilarrivait en droite ligne, après avoir parcouru l’Asie, l’Europe,l’Afrique et autres lieux, afin de venir offrir les fruits de salongue expérience au magnifique, au puissant, à l’incomparableseigneur Thiuli.

Ce que mon frère avait prévu ne manqua pasd’arriver. Son nom baroque et son compliment ampoulé lerecommandèrent si bien auprès du vieux fou, qu’il le fit introduireaussitôt et l’invita à s’asseoir à sa table. Au bout d’une heure deconversation, ils étaient les meilleurs amis du monde, et monfrère, par son langage hérissé de termes scientifiques que levieillard n’entendait pas et admirait d’autant plus, avait sucapter la confiance de Thiuli à tel point qu’il le considéraitcomme le plus grand médecin du monde et jurait qu’il n’enconsulterait jamais d’autre : Mustapha lui avait promis centans de vie, et même quelque chose avec, s’il voulait suivre bienexactement ses prescriptions !

« Pour commencer, Chadibaba, dit Thiuli,qui ne pouvait retenir le nom de mon frère et l’estropiait de vingtfaçons différentes, tu vas venir avec moi dans mon harem, et medire un peu comment se portent mes femmes. Il y en a deux surtoutdont la santé m’inquiète. »

Mustapha pouvait à peine contenir sa joie ensongeant qu’il allait revoir sa sœur chérie, et son cœur sesoulevait si fort dans sa poitrine, en suivant Thiuli, qu’ilcraignait qu’on n’en entendît les battements.

Ils arrivèrent dans une chambre élégammentdécorée, mais complètement déserte. Thiuli s’approcha de lamuraille, posa son doigt sur un bouton, et fit jouer un ressortsous la pression duquel une espèce de guichet s’ouvrit, grand àpeine comme les deux mains.

« Voilà ! dit-il, mon cherKamakan ; chacune de mes femmes va passer son bras par cetrou ; tu leur tâteras le pouls tout à ton aise, et tu pourrasconstater ainsi s’il en est quelqu’une dont la santé estaltérée. »

Ce n’était pas tout à fait cela qu’attendaitmon frère : aussi ne put-il s’empêcher de faire une grimace dedésappointement, qu’il dissimula d’ailleurs de son mieux dans salongue barbe.

Thiuli-Kos tira de sa ceinture une longuepancarte, et se mit à appeler à haute voix chacune de ses femmes. Àchaque nom, une main sortait du mur, et le faux médecininterrogeait son pouls. Six d’entre elles avaient déjà subi cetexamen, et s’étaient retirées munies d’une attestation de bonnesanté, quand Thiuli appela : « Fatmé ! »

Une petite main blanchette se glissa hors dumur. Tremblant d’émotion, Mustapha la saisit, et déclara d’un airimportant qu’elle annonçait une maladie grave.

Thiuli en parut très-soucieux, et commanda àson médecin de préparer une potion convenable.

Mon frère sortit comme pour obéir à cet ordre,et, déchirant une feuille de ses tablettes, il y écrivit à la hâtece qui suit :

« Ma chère Fatmé, je puis te délivrer situ consens à prendre un breuvage qui t’endormira et te rendra commemorte pendant quelques heures. Sois sans crainte d’ailleurs ;je possède le moyen de dissiper instantanément ce sommeil.Oses-tu ?… Fais-moi dire seulement que le prétendu remède queje t’envoie ne t’a point soulagée, et ce sera un signe que tuadoptes mon projet. »

Mustapha rentra bientôt dans la chambre oùThiuli l’attendait, et, sous prétexte de tâter encore une fois lepouls de la malade, il glissa adroitement sa lettre sous sonbracelet, en même temps qu’il lui faisait passer, par l’ouverturede la muraille, un breuvage inoffensif.

Thiuli paraissait être en grand souci au sujetde Fatmé, et renvoya l’inspection des autres à un temps plusopportun. Lorsqu’il fut sorti de la chambre avec Mustapha, il luidit d’un ton affligé : « Kachimankababa, parle-moifranchement. Que penses-tu de la maladie de Fatmé ?

– Ah ! seigneur, répondit le faux médecinavec un profond soupir, puisse le Prophète vous envoyer desconsolations ! La pauvre enfant est atteinte d’un mal auquelelle pourrait bien succomber. »

Enflammé de colère, Thiuli s’écria :« Que dis-tu, maudit chien de charlatan ? Elle, que j’aipayée mille sequiris ! elle, Fatmé, qui se portait si bienhier encore, elle mourrait ! Voilà donc ta science,misérable ! Si tu ne la sauves pas, entends-tu bien, je tefais empaler. »

En présence d’un tel emportement, mon frèrecomprit qu’il avait fait une lourde faute et qu’il risquait à toutle moins de se faire chasser. Il se mit donc en frais d’éloquencepour rendre quelque espoir à Thiuli. Tandis qu’ils s’entretenaientainsi, un esclave noir, attaché au service du harem, vint dire aumédecin que la potion n’avait amené aucun soulagement.

« Épuise toutes les ressources de tonart, Chakamdababelda ! s’écria Thiuli ; sauve-la !sauve-la ! ou tu sais ce que je t’ai promis.

– Je vais lui donner un calmant dont elle abesoin, » répondit Mustapha ; et, le cœur joyeux, ilsortit pour aller chercher son narcotique. Après l’avoir remis àl’esclave noir, en lui indiquant bien comment il fallait leprendre, il revint dire à Thiuli qu’il avait encore besoin derecueillir sur le rivage quelques plantes médicinales, et ils’éloigna aussitôt.

La mer était proche. Arrivé sur le bord,Mustapha quitta à la hâte sa robe d’emprunt, son turban, sa faussebarbe, et les jeta dans les flots, qui les emportèrent çà etlà : lui-même, pendant ce temps, se cacha dans lesbroussailles, et attendit que la nuit fût venue pour se glisserdans les caveaux funéraires du château.

Il y avait à peine une heure que Mustaphaétait sorti, lorsqu’on vint en grande rumeur, avertir Thiuli queson esclave Fatmé rendait l’âme. Éperdu, il envoya de tous côtéspour chercher le médecin ; mais ses messagers revinrent seulsquelques instants après, et lui rapportèrent que le malheureuxChakamankabudibaba était probablement tombé dans l’eau en voulantherboriser, et qu’il s’était noyé. On apercevait encore au loin,ajoutèrent-ils, son corps que les flots entraînaient.

Lorsque Thiuli vit qu’il n’y avait plus aucunespoir de salut, il s’emporta en malédictions contre ses esclaves,contre le médecin disparu, contre tout le monde et contre lui-même.« Fatmé ! Fatmé ! s’écriait-il ; elle était sibelle ! si jeune ! ses yeux étaient si doux ! Deuxmille sequins, deux mille sequins, tout autant ! pour un asprede moins le juif ne me l’eût pas laissée. Et ses dents, quellesperles ! une si grosse somme ! un pareil trésor !Ha ! ha ! » Et le vieux capitan sanglotait etpleurait d’un œil la beauté de Fatmé, et de l’autre son argentperdu.

Cependant Fatmé s’était endormie doucemententre les bras de ses compagnes ; ses yeux s’étaient voilés,son cœur avait cessé de battre, le carmin de ses lèvres s’étaitéteint : tous la croyaient morte.

D’après les ordres de Thiuli, dont l’instinctse révoltait, ainsi que je vous l’ai dit, contre l’idée de ladestruction, et qui avait hâte d’éloigner de lui toutes les imagesde deuil, la jeune fille dut être descendue le soir même dans lescaveaux funéraires.

Mustapha s’était caché parmi les tombes dontce lieu était parsemé. Aussitôt que les esclaves qui portaient lecercueil se furent retirés, il se glissa hors de sa retraite,alluma une lampe qui pût guider ses pas, et tira de sa ceinture unepetite fiole contenant l’antidote qui devait rappeler à la vie sachère Fatmé.

Sa main tremblait en soulevant le couvercle decèdre. Mais de quelle terreur ne fut-il pas saisi lorsqu’à la lueurde sa lampe il découvrit des traits qui lui étaient complètementinconnus ! Ce n’était ni sa sœur, ni Zoraïde, mais une autrejeune fille qui était couchée dans le cercueil.

Mon frère demeura d’abord comme anéanti sousce nouveau coup du sort. Il regardait avec des yeux hagards lamalheureuse qui était couchée là, et, dominé par une sorte devertige, il avait envie de se précipiter sur elle et del’étrangler.

Mais peut-être est-elle innocente de cettefuneste méprise, pensa-t-il, et d’ailleurs elle me peut fournird’utiles renseignements.

Il déboucha son flacon et l’approcha deslèvres de la jeune fille. Celle-ci respira, ouvrit les yeux et futassez longtemps à se reconnaître. Enfin, passant sa main sur sonfront, le souvenir parut lui revenir avec la vie, et, se dressantdans son cercueil au milieu de ses longs voiles blancs, elle vinttomber aux pieds de Mustapha, qu’elle appelait son sauveur, enarrosant ses mains de larmes de reconnaissance.

Mustapha interrompit l’effusion de sesremercîments pour lui demander comment il se faisait que ce fûtelle et non pas sa sœur Fatmé qui se trouvât devant lui.

La jeune fille regarda mon frère avec stupeuret comme ne comprenant pas la question qu’il lui adressait ;puis tout à coup elle s’écria : « Je m’explique à présentle mystère de ma délivrance. Sache donc qu’ici je porte le nom deFatmé, et que c’est à moi que ton billet est parvenu ainsi que tonbreuvage.

– Mais ma sœur ! mais Zoraïde !s’écria mon frère plein d’une mortelle angoisse, que sont-ellesdevenues ?

– Toutes deux sont dans le château, réponditla jeune fille ; mais, par suite d’une manie de Thiuli-Kos,elles ont reçu d’autres noms dès leur entrée, et s’appellent àprésent Mirza et Nurmahal. Pour moi, mon véritable nom estNamouna. »

En apprenant cette dernière complication dusort, qui venait encore une fois de ruiner tous ses plans, monfrère leva les yeux au ciel en se tordant les bras avec un geste siprofondément désespéré, que la jeune fille s’élança vers lui pourle soutenir ; car il chancelait comme un homme ivre, et ilallait infailliblement se briser la tête à l’angle de quelquetombeau, si Namouna ne l’eût enlacé de ses bras.

« Au nom de ta sœur ! au nom de tafiancée ! s’écria-t-elle, rappelle ton courage,Mustapha ! Peut-être, écoute-moi, pourrai-je t’indiquer unmoyen de les délivrer toutes deux.

 

– Parle vite, dit Mustapha ranimé par cettepensée, et puisse l’espoir que tu me donnes ne pas s’évanouirencore comme tous ceux que j’ai conçus déjà.

– Je n’appartiens que depuis cinq mois àThiuli, reprit Namouna ; mais, dès le premier jour de monarrivée dans ce sérail, je n’ai eu qu’une seule pensée :m’enfuir ! et jour et nuit je n’ai fait que rêver aux moyensd’en venir à bout. As-tu remarqué dans la grande cour une fontainemagnifique ? Pour moi, dès mon entrée ici, la vue de cettefontaine me frappa. Des ouvriers étaient occupés alors à laréparer, et je pus examiner à loisir la construction de l’aqueducpar lequel elle est alimentée. L’eau vient ici de plus de millepas, d’un ruisseau que l’on a détourné pour cet objet et qui coulesous une voûte d’au moins six pieds. Ah ! depuis que j’ai faitcette découverte, combien de fois j’ai déploré la faiblesse de mesbras ! si j’eusse pu, quelque nuit, soulever une seule pierrede la fontaine, il me semblait qu’il m’eût été facile alors de meglisser hors du château le long de l’aqueduc et de gagner lacampagne. Mais cette route, à laquelle je songeais pour sortir dusérail, doit également y donner accès, et je ne doute pas que tu neviennes à bout d’y pénétrer par cette voie, si tu peux seulementavoir avec toi deux ou trois hommes déterminés, afin de contenirles esclaves préposés pendant la nuit à la garde duharem. »

Ainsi parla la jeune fille, et le courage demon frère renaissait à mesure qu’elle développait son plan.Cependant une pensée le troublait encore : où trouver ceshommes hardis et dévoués dont l’appui lui était nécessaire ?Tout en rêvant, Mustapha tourmentait le manche de son poignard, etsoudain il se rappela la promesse que lui avait faite Mebroukd’accourir à son premier appel.

« Viens ! » dit-il àNamouna ; et tous deux se glissèrent rapidement hors descaveaux de Thiuli.

À la première ville qu’ils rencontrèrent,Mustapha plaça Namouna chez une pauvre veuve qui demeurait seule aufond d’un faubourg, et lui-même ayant acheté un cheval avec lereste de son argent, il partit en toute hâte pour les montagnes oùétait établi le camp de Mebrouk. Celui-ci le reçut avec de grandesdémonstrations d’amitié, et s’enquit affectueusement de ce qui leramenait si vite. Mon frère lui raconta alors ses tentativesinfructueuses et les obstacles qui l’étaient venus traverser. Lesérieux Mebrouk l’écouta avec attention, et ne put s’empêcher desourire au nom grotesque et pharamineux deChakamankabudibaba ; mais la trahison du nain l’exaspéra, etil jura d’étrangler ce misérable de sa propre main si jamais ilparvenait à le rencontrer. « Quant à toi, ami, dit le voleuren serrant la main de mon frère, je te sais bon gré d’avoir faitfond sur ma parole ; dès demain nous partirons, et, parAllah ! il faudra bien que de façon ou d’autre, nousarrachions ta sœur et ta fiancée des griffes de ce vieux fou deThiuli-Kos. »

Mon frère embrassa Mebrouk en pleurant, et lelendemain tous deux partaient suivis de trois hommes bien armés etprêts à tout. Ils firent si grande diligence qu’en deux jours ilsatteignirent la petite ville où était demeurée Namouna, et l’ayantreprise avec eux afin de diriger leur expédition, ils se glissèrenttous ensemble dans le petit bois qui avait déjà offert un refuge àmon frère lors de la trahison du nain.

En attendant la nuit, Namouna leur découvritminutieusement la disposition intérieure du sérail et les passagesqu’ils devaient suivre pour arriver à l’appartement des femmes et àla chambre qu’occupaient en commun Fatmé et Zoraïde. Pendant cetemps, l’ombre propice était venue, et, sans perdre de temps, lapetite troupe se dirigea vers le ruisseau qui alimentaitl’aqueduc.

Namouna fut laissée en cet endroit sous lagarde d’un des hommes, tandis que les deux autres, munis de torchesrésineuses, s’enfonçaient sous la voûte du canal, suivis de prèspar mon frère et par Mebrouk.

Il leur fallut marcher près d’une demi-heure,ayant de l’eau jusqu’à mi-corps, avant d’arriver à la fontainemême. Le mur en était épais et solide ; mais, attaqué à lafois par quatre hommes vigoureux et armés de pinces et de leviers,il s’ébranla bientôt : une dalle de marbre fut descellée etfournit une ouverture suffisante pour qu’on pût pénétrer dans laplace. Mon frère s’y élança le premier, ses compagnons lesuivirent, et l’on tint conseil en cherchant à se reconnaître.

Heureusement les indications de Namounaétaient si précises qu’il ne pouvait y avoir lieu à de longueshésitations. Ayant donc suivi, ainsi qu’elle le leur avaitrecommandé, une galerie couverte bordée d’orangers et delauriers-roses, ils arrivèrent au pied d’une espèce de tour-fanal,à la suite de laquelle ils devaient compter six portes avant derencontrer celle qui conduisait au harem : le fronton de cettedernière, évidé en trèfle, supportait un croissant.

Elle était là devant eux, cette porte,laissant filtrer à travers ses jointures un mince filet de lumièreindiquant qu’on veillait à l’intérieur ; mais, pour la faireouvrir, que faire ? à quel moyen avoir recours ? User deviolence, c’était peut-être tout compromettre !

Mebrouk s’approcha, et d’une voix assourdie àdessein : « Holà ! qu’on ouvre ! » dit-ilen frappant légèrement du pommeau de sa dague.

Trompé par ce ton de commandement, un esclaveà moitié endormi eut à peine entre-bâillé la porte qu’elle futjetée violemment dans l’intérieur.

Un cri se fit entendre et fut étoufféaussitôt ; Mebrouk avait reconnu la voix du nain. Plus promptque la foudre, il s’était précipité sur lui et lui enfonçait sesdix doigts dans la gorge, tandis qu’un de ses hommes garrottait etbâillonnait fortement le petit monstre, qui se tordaitconvulsivement, pareil à un reptile, sous la main de fer quil’étreignait.

Pendant ce temps, Mustapha, saisissant un deseunuques, le contraignait, le poignard sur la gorge, de le conduireà la cellule de Nurmahal et de Mirza, ou plutôt de Zoraïde et deFatmé, qu’il retrouvait enfin et qu’il serrait dans ses bras, enproie à une sorte de délire.

« Partons vite, dit Mebrouk ; d’unmoment à l’autre l’alarme peut être donnée. »

Néanmoins, avant de descendre lui-même dansl’aqueduc, il voulut régler ses comptes avec le nain, qu’il pendithaut et court à l’une des flèches de la fontaine. Il rejoignitenfin Mustapha et les deux jeunes filles, et tous ensemble, ycompris Namouna, s’éloignèrent en toute hâte du château deThiuli-Kos.

Ce fut avec un profond attendrissement que monfrère se sépara le lendemain du voleur son ami. La noblesse dontles manières et les discours de cet homme étaient empreintscontrastait si singulièrement avec la vie de hasard et d’aventuresqu’il menait, que mon frère ne pouvait douter qu’il n’eût étépoussé dans cette voie mauvaise par quelque événement fatal etterrible ; mais la crainte de porter une main indiscrète surune blessure toujours saignante ne lui permit pas d’interroger sonhôte à cet égard.

Namouna se rendit à Balsora sous undéguisement, et prit passage à bord d’une felouque tunisienne quila ramena heureusement dans sa patrie.

Pour les miens, après un très-court voyage,ils rentrèrent triomphalement à Acara, au milieu des joyeusesacclamations du peuple, sur qui nos malheurs domestiques avaientproduit l’effet d’un désastre public.

Ce retour inespéré causa tout d’abord à monvieux père un tel saisissement qu’il faillit presque en suffoquer.Un flot de larmes le soulagea, et bientôt ses forces se ranimèrentsous l’influence des douces caresses de sa chère Fatmé. Par sonordre, une grande fête fut préparée, à laquelle toute la ville dutprendre part ; et là, en présence d’une foule de parents etd’amis, il fallut que mon frère racontât les vicissitudesmerveilleuses de son voyage et les péripéties qu’il avaittraversées avant de retrouver les deux êtres adorés dont sonimprudente condescendance avait causé la perte.

Lorsque Mustapha eut achevé son récit, monpère se leva en chancelant, soutenu d’un côté par Fatmé, de l’autrepar Zoraïde, et poussant doucement cette dernière, confuse etréjouie à la fois, dans les bras de mon frère, il lui dit d’unevoix attendrie :

« Qu’ainsi soit déchargée ta tête, ô monfils ! de l’anathème que j’avais prononcé sur toi :prends cette enfant comme la récompense que t’a conquise ton zèleinfatigable ; qu’un doux lien t’unisse à elle, et reçois enmême temps la bénédiction de ton vieux père. »

Élevant ensuite vers le ciel ses mainstremblantes, il ajouta d’un ton plus solennel : « Puissenotre ville posséder toujours des hommes qui te ressemblent, etl’exemple de ton amour fraternel, de ta piété filiale et de tabravoure, entretenir toujours dans les cœurs de nos jeunesconcitoyens le feu sacré des nobles sentiments ! »

Chapitre 5LE PETIT MOUCK

 

Lorsque le conteur eut fini son récit :« Je suis heureux, mon cher Lezah, lui dit Achmet, del’incident qui nous a amenés à parler de Mebrouk, puisque cela nousa procuré l’intéressante histoire de l’enlèvement et de ladélivrance de ta sœur. Ton frère Mustapha a fait preuve d’uneconstance rare au milieu des traverses qui sont venues l’assaillir,et Mebrouk, je l’avoue, s’est conduit noblement enverslui. »

Les autres marchands firent chorus avecAchmet, et, de même que lui, se plurent à vanter l’héroïsme dubandit, grandi encore à leurs yeux par le mystère quil’enveloppait.

Sélim Baruch seul ne dit rien et se borna àserrer cordialement la main de Lezah en signe de remercîment.

Cependant la caravane allait bientôt atteindreaux limites du désert. Le sol poudreux et morne que foulaient lesvoyageurs depuis huit grands jours commençait à s’égayer çà et làde quelques îlots de gazon ; au-dessus de leurs têtess’arrondissait un ciel d’azur qu’ils ne redoutaient plus de voirs’obscurcir sous le souffle embrasé du simoun, et devant eux,fermant l’horizon, se déployait, riant et doux à l’œil, un largepan de forêt.

La caravane descendit dans une jolie vallée, àl’extrémité de laquelle s’élevait une vaste hôtellerie, et, quoiquel’habitation présentât par elle-même peu de commodités etd’agrément, nos voyageurs saluèrent cependant sa vue d’un cri dejoie général : car, alors même qu’on n’y est point attaqué parles hordes errantes, le désert est toujours rude et pénible àtraverser.

Tous les cœurs étaient donc disposés à la joieet s’épanouissaient d’aise en entrant dans le caravansérail. Lejeune Muley particulièrement se trouva en si belle humeur après lerepas, qu’il se mit à danser et à chanter en même temps d’une façontellement grotesque que le grave Achmet lui-même ne pouvaits’empêcher de rire. Mais non content d’avoir réjoui déjà sescompagnons par sa danse et son chant, Muley voulut encore lesrégaler à son tour de quelque histoire comique, et, lorsqu’il sefut un peu reposé de ses gambades, il commença ainsi :

 

Il y avait à Nicée, alors que j’étais enfant,un personnage bizarre que l’on appelait le petit Mouck. Je le voisencore là devant moi, avec son allure grotesque, et de fait,c’était bien la plus étrange physionomie qui se pût rencontrer,mais ce qui a contribué surtout, j’imagine, à fixer si nettement safigure dans mon souvenir, c’est que je fus un jour battud’importance par mon père à son sujet.

C’était déjà un vieux garçon que le petitMouck, lorsque je fis sa connaissance, et cependant il était haut àpeine de trois pieds et demi. Il offrait surtout une grandesingularité. Tandis que son corps était demeuré chétif et grêle, satête avait pris un développement énorme et s’élevait au-dessus deses épaules, qu’elle écrasait de sa masse, comme un dômegigantesque au-dessus d’une frêle colonnette ; ou plutôt, pourme servir d’une comparaison moins ambitieuse et mieux appropriée àmon héros, cette tête avait l’air d’une citrouille plantée au boutd’un bâton, et M. Mouck tout entier, corps et tête, rappelaitassez bien la figure d’un bilboquet.

Il demeurait tout seul dans sa maison etfaisait lui-même sa cuisine ; aussi ne savait-on presquejamais dans la ville s’il était mort ou vivant, car il ne sortaitqu’une fois par mois, sur le midi, et quand la chaleur tenait toutle monde renfermé. Parfois aussi, mais rarement, on le voyait lesoir aller et venir sur sa terrasse, dont la balustrade le dérobaitquasi tout entier, en sorte que, de la rue, il semblait que sagrosse tête se promenât toute seule autour du toit.

Mes camarades et moi nous étions d’assezméchants drôles, toujours en quête de quelque mauvais tour etvolontiers disposés à nous moquer des gens. C’était donc pour nousune fête nouvelle chaque fois que sortait le petit Mouck.

Au jour indiqué, nous nous rassemblions devantsa maison, et nous attendions qu’il se montrât. La porte s’ouvrait,et la grosse tête, coiffée d’un gros turban en forme de potiron,apparaissait d’abord et jetait de droite et de gauche un regardd’exploration, à la suite duquel le reste du petit corps sehasardait à franchir le seuil. Mouck se manifestait alors à nosyeux dans toute sa gloire, les épaules couvertes d’un petit manteaurâpé, les jambes perdues dans de vastes culottes et le ventre serrédans une large ceinture qui maintenait contre son flanc ungrandissime poignard. Il se mettait en route enfin, et l’airretentissait de nos cris de joie : nous lancions nos bonnetsen l’air et nous dansions comme des fous autour du petit homme. Luicependant nous saluait à droite et à gauche avec un grand sérieuxet descendait la rue à pas lents, forcé qu’il était de traîner lespieds en marchant pour ne pas perdre ses babouches, plus grandes demoitié qu’il n’eût été nécessaire. Nous le suivions alors en criantà tue-tête sur un rythme de tambour : « PetitMouck ! petit Mouck ! » et nous lui chantionsparfois une petite chanson goguenarde que nous avions composée àson intention. La voici à peu près :

Monsieur Mouck, Monsieur Moucheron,

Ron, ron,

Est sorti de sa maison.

Pour sa fête

Il est en quête

Il veut s’offrir un potiron,

Ron, ron.

Le potiron est sur sa tête :

Attrape, attrape, attrape donc

Petit, petit, petit moucheron.

Nous avions souvent déjà renouvelé cesplaisanteries, et je dois avouer à ma honte que j’étais un de ceuxqui faisaient au pauvre Mouck le plus de méchancetés. Je lui criaisqu’il perdait ses grands caleçons, je le tiraillais par sonmanteau, je criblais son turban de boulettes de papier mâché ;enfin, il n’était sorte de taquinerie à laquelle je n’eusse recourspour l’agacer. Un jour, je pris si bien mes mesures que je réussisà poser le bout de mon pied sur le derrière de ses grandesbabouches et le pauvre petit alla donner rudement du nez contreterre. Cela ne fit d’abord que nous égayer encore plus ; maisje cessai bientôt de rire, lorsque je vis le petit Mouck rebrousserchemin et se diriger vers la maison de mon père. La sévéritépaternelle m’était connue, et je ne prévoyais que trop quelleserait la fin de tout ceci. Cependant je m’étais glissé derrière laporte, et de là je vis ressortir le petit Mouck reconduit par monpère, qui le tenait respectueusement par la main et ne prit congéde lui qu’après beaucoup de salutations et d’excuses.

Tous ces salamalecs ne me présageaient rien debon, et je commençais à m’inquiéter fort des suites de mon équipée.Je demeurai donc le plus longtemps que je pus dans macachette : mais finalement, la faim, que je redoutais encoreplus que les coups, me poussa dehors, et, penaud et la tête basse,je me présentai devant mon juge.

« Tu as outragé le bon Mouck, méchantenfant, me dit-il du ton le plus sévère : approche ici, jeveux te raconter l’histoire de ce pauvre petit homme, et, j’en suisbien persuadé, quand tu connaîtras ses merveilleuses aventures, tune songeras plus à te moquer de lui. »

Je me réjouissais déjà intérieurement de latournure que prenaient les choses, quand mon père ajouta :

« Mais, afin que le souvenir s’en gravemieux dans ta mémoire, avant et après, tu recevrasl’ordinaire. »

L’ordinaire, cela signifiaitvingt-cinq coups de rotin que mon père était dans l’usage dem’appliquer lorsque j’étais en faute, en les comptantscrupuleusement ; et ce jour-là, il s’en acquitta plusrudement qu’il ne l’avait jamais fait.

Lorsque le vingt-cinquième coup eut résonnésur mes épaules endolories, mon père m’ordonna d’être attentif etcommença en ces termes l’histoire du petit Mouck :

« Le père du petit Mouck, dont le vrainom était Mouckrah, était un savant distingué, et, quoique peufavorisé de la fortune, il jouissait d’une grande considération àNicée. Il vivait du reste presque aussi solitairement que le fait àprésent son fils. Malheureusement il n’aimait pas cet enfant :sa taille de nain lui faisait honte. Le petit Mouck avait déjà prisses seize ans qu’il s’amusait encore de babioles comme un toutjeune enfant ; et son père, homme des plus sérieux, luireprochait sans cesse sa sottise et sa puérilité, sans qu’il jugeâtà propos cependant de rien faire pour l’éducation du pauvre enfant,dont l’intelligence lui semblait non moins en retard que lataille.

« Un jour le vieux Mouckrah se laissachoir et se cassa la jambe. La fièvre le prit, il traîna quelquetemps, puis mourut, laissant derrière lui le petit Mouck, pauvreet, qui pis est, ignorant, c’est-à-dire complètement incapable desubvenir par lui-même à ses besoins.

« Toujours plongé pendant sa vie dans sesabstractions scientifiques, Mouckrah ne s’était jamais préoccupéque fort médiocrement du soin de sa fortune, et, sans qu’il s’endoutât, il était à peu près ruiné au moment de sa mort. Des parentsau cœur sec, qui jadis avaient obligé le vieux Mouckrah à grosintérêts, se présentèrent alors et évincèrent le petit Mouck de lamaison paternelle, mais non toutefois sans lui donner unconseil.

« Va ! mon garçon, lui dirent-ils,cours le monde, remue-toi et tu finiras par trouverfortune. »

« Mouck n’avait reçu aucune instructionet sa naïveté dépassait toutes bornes ; mais il était douéd’une perspicacité naturelle qui lui fit comprendre aussitôt quedes supplications seraient inutiles : sous le cousin ilflairait le créancier.

« Soit ! dit-il, je pars ; maisdu moins laissez-moi emporter les habits de mon père. »

« La défroque du défunt était peusomptueuse, on s’empressa de l’octroyer à son fils, en lui faisantsonner haut la magnificence du cadeau.

« Le vieux Mouckrah était grand etfort ; ses vêtements s’ajustèrent donc assez mal à la tailleexiguë de son fils ; mais le petit eut bien vite trouvé unexpédient. Ayant coupé tout ce qui excédait sa longueur, il endossales habits paternels, sans paraître se douter du reste qu’il eût dûs’occuper aussi d’en faire réduire l’ampleur. De là vient lebizarre accoutrement qu’il porte encore aujourd’hui et qu’il paraîtavoir fait vœu de porter toujours, car jamais on ne l’a vu vêtuautrement.

« Révérence faite à ses bons parents, lepetit Mouck planta dans sa ceinture, comme un porte-respect, levieux sabre de son père, et, le bâton en main, il se mit enroute.

« Il marcha joyeusement toute la premièremoitié du jour ; car, puisqu’il était parti pour chercher lafortune, il lui paraissait indubitable qu’il dût la rencontrer.Ainsi raisonnait le naïf Mouck, auquel la rude expérience de la vien’avait encore eu le temps d’enlever aucune illusion. Voyait-ilscintiller au soleil, dans la poussière du chemin, quelqueverroterie grossière, il la ramassait précieusement, croyant tenirun beau diamant ; apercevait-il dans le lointain des coupolesétincelantes d’une mosquée, ou la mer unie comme une glace etfermant l’horizon d’un cercle d’argent, il bondissait joyeux, secroyant aux portes de quelque pays enchanté. Mais hélas ! àmesure qu’il avançait, ces images décevantes perdaient tout leurprestige, et le pauvre Mouck reconnut bientôt à la lassitude quialourdissait ses petites jambes, et surtout aux murmures de sonestomac, qu’il n’était point encore entré dans le paradis qu’ilrêvait.

« Il allait ainsi depuis deux jours,lassé, affamé, attristé, n’ayant pour nourriture que quelquessauvageons amers, pour oreiller que la terre dure et froide, et ilcommençait à s’assombrir et à douter de sa fortune future, quand unmatin, du haut d’une éminence, il aperçut les murs d’une grandeville. Le croissant brillait clair et gai au-dessus des coupolesd’étain, et il semblait au petit Mouck que les drapeaux bariolésqui flottaient au vent lui faisaient signe d’entrer. Il demeura uninstant immobile et comme perdu dans ses réflexions. « Oui, sedit-il enfin à lui-même : c’est ici que le petit Mouck doittrouver la fortune ! » Et malgré sa fatigue il fit unbond joyeux en répétant à voix haute : « Oui, oui, ici ounulle part ! »

« Il rassembla donc ses forces et sedirigea vers la ville ; mais, quoiqu’elle lui parût toutproche, il ne put cependant l’atteindre que vers midi, car sespetites jambes lui refusaient presque entièrement leur service.Enfin il toucha au but. Il arrangea alors les plis de son manteau,rattacha son turban, élargit encore sa ceinture sur son petitventre, et donnant à son long poignard une inclinaison plusmartiale, il entra bravement dans la ville.

« Il avait déjà longé plusieurs rues,traversé plusieurs places, battu plusieurs carrefours, sansqu’aucune porte se fût ouverte pour lui. Nulle part on ne lui avaitdit, comme il s’y était attendu : « Petit Mouck, es-tulas ? Petit Mouck, as-tu faim ? Viens ici, petit Mouck,et mange, et bois, et laisse reposer tes petites jambes. »

« Il était arrêté devant une grande etbelle maison, qu’il considérait avec la mélancolie qu’inspirenaturellement un estomac creux, lorsqu’à l’une des fenêtres unevieille femme parut qui se mit à chanter l’étrange chanson quevoici :

Petits !

Petits !

Petits !

Venez à la fête,

La bouillie est prête,

Venez mes amis !

Fine

Cuisine,

Chez la voisine,

Se fait par vous.

La table est mise,

La chère exquise :

Accourez tous !

« Mouck était fort intrigué de savoir àqui s’adressait cet appel gastronomique, qui lui avait fait dresserles oreilles dès les premiers mots, quand soudain la portes’ouvrit, et d’innombrables bandes de chiens et de chatsaccoururent de tous côtés et entrèrent dans la maison.

« À cette vue l’étonnement de Mouckredoubla et s’accrut jusqu’à la stupéfaction. Il demeura quelquesinstants en grande perplexité, hésitant s’il se rendrait, luiaussi, à l’invitation banale de la vieille, dont la physionomiehagarde et le bizarre accoutrement n’étaient pas sans lui inspirerquelque vague terreur. Enfin, son appétit croissant toujours, ilprit courage et franchit le seuil de la maison. Devant luitrottinaient une paire de jeunes chats ; Mouck résolut de lessuivre, conjecturant avec sagacité qu’ils le mèneraient tout droità la cuisine.

« Arrivé au haut de l’escalier, il futarrêté par la vieille de la fenêtre, qui lui demanda d’un tonbourru ce qu’il désirait.

« Je t’ai entendu inviter tout le monde àta table, répondit Mouck, et, comme je suis horriblement affamédepuis trois jours que je marche, j’ai suivi ceux que j’ai vusentrer chez toi. »

« La vieille ricana en branlant la tête.« Mais, petit drôle, dit-elle, n’as-tu pas vu quels sont ceuxque j’invitais ? Chiens et chats, voilà mes amis. Foin deshommes !

« – J’ai faim, j’ai bien faim !répéta Mouck ; et puis, madame, je suis si petit, si petit,que je ne mangerai guère plus qu’un chat. »

« La vieille se laissa attendrir par cediscours naïf, et consentit à attabler Mouck avec une paire dematous qui roulaient de gros yeux et semblaient le regarder commeun intrus, ce dont notre ami se souciait peu en ce moment, toutoccupé qu’il était à nettoyer son écuelle.

« Petit Mouck, lui dit la vieillelorsqu’il fut bien repu, veux-tu rester à mon service ? peu depeine et bonne nourriture, cela te va-t-il ! »

« Mouck, qui avait pris goût à labouillie, accueillit avec joie cette proposition, et s’engagea surl’heure au service de Mme Ahavzi ; ainsi se nommait lavieille.

« La charge qui lui fut confiée étaitlégère en effet, mais des plus étranges.

« Outre les animaux du voisinage, pourlesquels Mme Ahavzi tenait table ouverte à certains jours,elle possédait en propre deux chats et quatre chattes qu’elleentourait d’un soin tout particulier ; Mouck fut attaché auservice spécial de ces animaux. Chaque matin il devait laver leurfourrure, la peigner et l’oindre d’essences précieuses. Si lamaîtresse sortait, le petit Mouck devait veiller sur les chats,présider à leurs repas, et, le soir, les coucher mollement sur descoussins de soie et les envelopper dans des couvertures develours.

« Il y avait bien encore dans la maisonquelques petits chiens confiés à la garde de Mouck ; mais pourceux-là, il n’y avait pas besoin de tant de façons que pour leschats, qui étaient comme les enfants de Mme Ahavzi. Du reste,Mouck menait une vie quasi aussi solitaire que chez son père ;car, à l’exception de sa maîtresse, il ne voyait tout le jour quedes chiens et des chats.

« Ce genre de vie ne laissa pas que del’accommoder assez bien pendant quelque temps. Il mangeait à boucheque veux-tu, travaillait peu, et la vieille paraissaittrès-contente de lui. Mais cet état de quiétude ne tarda pas às’altérer ; les chats devinrent difficiles à conduire etattirèrent au pauvre Mouck toutes sortes de désagréments. Lorsquela vieille était sortie, ils bondissaient à travers la chambrecomme des possédés, jouant, s’agaçant, se poursuivant l’un l’autre,et bousculant dans leurs ébats tout ce qui se trouvait sur leurpassage. Il leur arriva de briser ainsi plusieurs vases de grandprix. Entendaient-ils les pas de leur maîtresse dans l’escalier,ils couraient alors se blottir sous leurs coussins en sepourléchant d’un air si calme que Mme Ahavzi n’hésitait pas àregarder Mouck comme l’unique cause du désordre qui régnait dansson appartement. Le petit avait beau protester de son innocence etraconter la vérité, la vieille accordait plus de confiance auxmines papelardes de ses chats qu’aux paroles de leur serviteur, etelle en vint un jour jusqu’à le menacer de le châtier rudement,s’il ne veillait pas mieux sur ses pensionnaires.

« Fatigué et attristé de ces gronderiescontinuelles, qu’il n’était pas en son pouvoir d’éviter, Mouckrésolut d’abandonner le service de Mme Ahavzi. Mais, comme ilavait appris par son premier voyage combien il fait dur vivre sansargent, il chercha avant tout par quel moyen il pourrait obtenirles gages que sa maîtresse lui avait promis, mais dont il n’avaitjamais pu se faire payer.

« Il y avait dans la maison une chambremystérieuse que Mme Ahavzi tenait toujours soigneusementclose, et dans laquelle Mouck l’avait entendue parfois faire ungrand tapage. En songeant à ses gages, il lui vint en pensée quec’était probablement là que la vieille serrait ses trésors, et ilne rêva plus qu’aux moyens d’y pénétrer.

« Un matin que Mme Ahavzi étaitsortie, un des petits chiens, qu’elle traitait toujours assez mal,et dont Mouck, au contraire, s’était concilié la faveur par toutessortes de bons offices, le tirailla par ses larges culottes, commepour l’inviter à le suivre. Mouck, qui jouait volontiers avec cetanimal et comprenait fort bien son muet langage, se laissa faire etarriva ainsi jusqu’à la chambre à coucher de la vieille. Le chienfit le tour de la pièce, flairant et grattant, et s’arrêta enfindevant un panneau de cèdre contre lequel il se dressa en aboyant eten regardant Mouck. Celui-ci frappa sur le panneau, qui sonna creuxdans toute sa hauteur. Ce devait être une porte ; mais commentl’ouvrir ? Il n’existait aucune trace de serrure. Le chienaboyait toujours sourdement et semblait excité par la vue d’uneespèce de figure de dragon dessinée au milieu du panneau à l’aidede clous de cuivre. Mouck promenait sa main sur cette figure, dontil examinait curieusement les contours, lorsque soudain l’un desclous céda sous la pression involontaire de son doigt, et lepanneau tournant sur lui-même découvrit aux yeux émerveillés deMouck la chambre dont il convoitait depuis si longtempsl’entrée.

« L’aspect en était étrange etsaisissant. C’était un vrai capharnaüm, dans lequel gisaientconfondus mille objets divers : costumes de tous les temps etde tous les pays, matras, cornues, ballons, oiseaux empaillés,serpents s’enroulant autour des colonnes ou rampant sur le sol,squelettes d’hommes et d’animaux, miroirs cabalistiques, cages,boussoles, télescopes, et que sais-je encore ? tout l’attirailenfin de la sorcellerie !

« Mouck était ébahi. Il allait d’un objetà l’autre, examinait tout avec une curiosité d’enfant et, comme unenfant, touchant à tout.

« Un magnifique vase de cristal de Bohêmeattira surtout son attention. Il le tournait et le retournait entous sens, sans pouvoir se lasser d’en admirer le travail, quandsoudain un bruit se fit entendre. Mouck tressaillit, et le vase,lui glissant des mains, se brisa en mille pièces sur le parquet enéclatant comme une bombe d’artifice.

« Ce n’était qu’une fausse alerte, maisle malheur qu’elle avait occasionné n’était que trop réel. Aprèsune pareille équipée, il ne restait plus au pauvre petit qu’àdécamper au plus vite, s’il ne voulait se faire assommer par lavieille.

« Sa résolution fut prise aussitôt. Maisn’oubliant pas l’objet qui l’avait amené, il se mit à fureter detous côtés, espérant trouver, à défaut d’argent, quelque vêtementou quelque ustensile dont il pût tirer profit. Dans cetterecherche, ses yeux tombèrent sur une vieille paire de babouchesd’une forme et d’un dessin des plus surannés, mais dont ladimension le séduisit. Elles avaient apparemment été destinées,dans le principe, à chausser quelque géant, et l’on eût pu sanspeine y loger deux pieds comme celui de Mouck. Ce fut précisémentce qui lui plut. Avec de telles chaussures, il aurait l’air d’unhomme, enfin, et l’on ne serait plus tenté, pensait-il, de letraiter comme un enfant !

« Un joli petit bambou, surmonté, enguise de pomme, d’une tête de lion ciselée, lui sembla également unmeuble fort inutile pour Mme Ahavzi, tandis qu’il s’enservirait lui-même fort bien dans son voyage. Il s’en empara donc,et, sans pousser plus loin ses recherches, il sortit de la chambreet de la maison et courut sans regarder derrière lui jusqu’auxportes de la ville. Arrivé là, il ne se crut pas encore en sûreté,et continua de courir jusqu’à ce qu’enfin la respiration fut prèsde lui manquer.

« De sa vie, le petit Mouck n’avaitfourni une course aussi longue et aussi rapide ; et cependant,malgré la fatigue qui l’accablait, il se sentait toujours sollicitéà courir, et il lui semblait qu’une force surnaturelle l’entraînaiten quelque sorte malgré lui. Mouck avait l’esprit subtil, ainsi quenous l’avons remarqué déjà ; il conjectura donc qu’il étaitsous l’influence de quelque charme qui devait tenir à seschaussures nouvelles, et il se mit à leur crier comme lorsqu’onarrête un cheval lancé au galop : « Ho ! ho !halte ! ho ! la ! la ! doucement !doucement ! »

« Les babouches s’arrêtèrent aussitôt, etMouck tomba épuisé sur la terre, où il s’endormit de lassitude.

« Tandis qu’il sommeillait lourdement, lepetit chien de Mme Ahavzi lui apparut en songe et lui jappa cequi suit :

« Cher Mouck, tu ne connais encorequ’imparfaitement l’usage de tes belles babouches. Sache donc quesi, les ayant mises à tes pieds, tu tournes trois fois sur letalon, tu t’envoleras par les airs et te rendras ainsi en quelqueendroit qu’il t’aura plu de choisir. Sache encore que ta petitecanne recèle la vraie baguette de Jacob, et que par son moyen tupeux découvrir les trésors enfouis dans la terre ; car, là oùil y a de l’or, elle doit frapper trois fois le sol, et deux foispour indiquer de l’argent. »

« Ainsi rêva le petit Mouck, et il ne futpas plutôt réveillé qu’il voulut vérifier la puissance de sesbabouches, en attendant qu’il trouvât l’occasion d’essayer celle desa canne. S’étant donc rechaussé vivement, il leva un pied en l’airet commença à tourner sur l’autre en s’appuyant sur le talon.

« Quiconque a tenté d’accomplir ce tourd’adresse trois fois de suite dans des chaussures trop larges nedoit pas s’étonner si le petit Mouck, que sa lourde tête entraînaittantôt à droite et tantôt à gauche, n’y réussit pas du premiercoup.

« Il tomba plusieurs fois lourdement surle nez. Cependant il ne se laissa pas décourager et recommença tantet si bien l’épreuve qu’à la fin il en sortit triomphant. Comme unetoupie vigoureusement lancée, il tourna sur lui-même trois tourspleins, en souhaitant d’être transporté dans la grande ville laplus proche, et ses babouches l’enlevèrent aussitôt dans les airs.Elles couraient au-dessus des nuages comme si elles avaient eu desailes, et, avant que le petit Mouck eût eu le temps de sereconnaître, il se trouva rendu au beau milieu d’une grande placesur laquelle s’élevait un palais magnifique qu’il apprit bientôtêtre le palais du roi.

« Mouck était en possession de deuxtalismans précieux ; mais, en attendant qu’il pût lesutiliser, il fallait vivre, et il n’avait pas la moindre piécettedans sa ceinture pour se procurer à manger. Une baguette indiquantles trésors cachés, c’était fort bon ; mais encore fallait-iltraverser un endroit où des trésors fussent enfouis pour que lacanne entrât en danse, et cela ne se rencontre pas tous les jours.Des babouches volantes, c’était superbe aussi ; mais courirsans but ne remplit pas le ventre. En ce moment, un messager du roirentrait au palais, tout poudreux, efflanqué, n’en pouvantplus : « Eh mais ! se dit Mouck, voilà monaffaire ! ces gens-là sont bien payés, bien nourris ; jeveux m’enrôler parmi eux et les surpasser tous, grâce à mesbabouches ! » Et poussant droit au palais, il se fitconduire devant l’intendant général de la domesticité royale,auquel il offrit ses services comme coureur.

« L’intendant partit d’un grand éclat derire en abaissant ses yeux sur l’avorton qui lui misait cetteproposition saugrenue :

« Toi, coureur ? lui dit-il.

« – Oui, moi ! Mouck, fils deMouckrah, surnommé le petit Mouck, et qui prétends dépasser à lacourse le plus alerte des coureurs de Sa Majesté. »

« L’aplomb du nain imposa à l’intendant.Il ne croyait pas un mot de ce que lui disait Mouck : la belleapparence qu’un pareil nabot pût lutter de vitesse avec descoureurs fendus comme des compas et dont chaque enjambée eût valudix des siennes ! Mais il s’imagina que le petit bonhommeétait quelque bouffon dont pourrait s’amuser Sa Majesté.

« Soit ! lui dit-il, je t’engage.Descends aux cuisines et fais-toi servir à manger ; mais enmême temps, prépare-toi à fournir une course d’essai sous les yeuxde Sa Majesté, Va ! et, si tu tiens à tes oreilles, songe à tetirer d’affaire convenablement. »

« Mouck ne se fit pas répéter deux foisl’invitation, et il descendit les escaliers quatre à quatre,conduit par un esclave qui recommanda au chef de l’office de luidonner tout ce qu’il voudrait.

« Une heure après, Mouck, bien repu,était amené sur une grande pelouse qui s’étendait au-dessous desfenêtres du château, et sur laquelle devait avoir lieu la lutte quelui avait annoncée l’intendant.

« On était en ce moment, à la cour, engrande disette de divertissements : Chinchilla, le singefavori du roi, était mort d’indigestion ; son beau kakotoës,surnommé l’arc-en-ciel, était dans sa mue et plus déplumé qu’unvieux coq qu’on va mettre à la broche ; restaient, il estvrai, les poissons rouges, mais au bout de quelque temps leurcontemplation avait fini par paraître bien monotone à Sa Majesté.On accueillit donc avec empressement la proposition que fitl’intendant d’offrir à Leurs Altesses le spectacle d’une coursedans laquelle un nain devrait dépasser, du moins le promettait-il,le plus agile coureur de Sa Majesté.

« Lorsque Mouck parut sur la prairie,toute la cour était déjà aux fenêtres, et ce fut une explosiond’hilarité universelle lorsqu’on vit s’avancer, en se dandinantcomme un poussah, ce petit corps surmonté d’une grosse tête quis’inclinait à droite et à gauche pour saluer l’assemblée. Maisnotre ami ne se laissa pas décontenancer par les rieurs, et secampant fièrement sur la hanche aux côtés de son adversaire, plusmaigre et plus efflanqué qu’un lévrier, il attendit sans sourcillerle signal convenu.

« La princesse Amarza agita son éventail,et, de même que deux traits décochés vers le même but, les deuxcoureurs s’élancèrent sur la plaine.

« Tout d’abord l’adversaire de Mouck pritune avance notable ; mais celui-ci, emporté par ses babouchesendiablées, l’atteignit bientôt, le dépassa et toucha le butlongtemps avant l’autre, qui n’y arriva qu’essoufflé, tandis queMouck respirait avec autant de calme que s’il eût fait la course aupetit pas.

« Les spectateurs demeurèrent pendantquelques instants stupéfaits d’étonnement et d’admiration ;mais, lorsque le roi eut daigné applaudir, toute la cour en fitautant en s’écriant : « Vive le petit Mouck ! lepetit Mouck est le roi des coureurs ! »

« À partir de ce moment, le petit Mouckfut attaché à la personne du roi en qualité de coureur ordinaire etextraordinaire, et chaque jour il entrait plus avant dans lesbonnes grâces de son maître par la rapidité, l’intelligence et lafidélité qu’il apportait dans toutes les commissions qui luiétaient confiées. La faveur dont il jouissait ne tarda pas, dureste, ainsi qu’il est ordinaire, à susciter contre lui la jalousiedes autres serviteurs ; qui ne manquaient jamais une occasionde témoigner au pauvre Mouck tout leur mauvais vouloir.

« Cet état de choses l’attristait. Denature aimante, et disposé lui-même à sympathiser avec tout lemonde, il ne pouvait supporter non-seulement la haine des autres,mais même leur froideur. « Si je pouvais, se disait-il, rendrequelque service à mes compagnons, peut-être celachangerait-il. » Il se rappela alors son petit bâton, que lebonheur de sa nouvelle position lui avait fait complètementoublier. « Je ne tiens pas pour moi à trouver des trésors,pensait-il ; les libéralités du roi me suffisent. Mais, si jevenais à rencontrer quelque aubaine, je la partagerais entre mescompagnons, et cela les disposerait sans doute favorablement à monégard. » Depuis lors il ne sortit plus, soit en message, soiten promenade, sans être muni de sa petite canne, espérant qu’unjour le hasard le conduirait en quelque endroit ou des trésorsseraient enfouis.

« Un soir qu’il errait solitaire dans lapartie la plus reculée des jardins du roi, il sentit sa cannebondir trois fois dans sa main. Plein de joie, il tira aussitôt sonpoignard, afin d’entailler, de manière à reconnaître la place, lesarbres qui entouraient ce lieu, et il regagna le palais.

« La nuit venue, il se munit d’une bêcheet d’une lanterne sourde et retourna à la recherche de son trésor,qui lui donna d’ailleurs plus de mal qu’il ne s’y étaitattendu ; car ce n’est pas le tout que de trouver une mine,encore faut-il savoir et pouvoir l’exploiter. Or, les bras de Mouckétaient faibles, sa bêche grossière et pesante, et il dut piocherplus de trois grandes heures pour creuser deux pieds à peine. Enfinil heurta quelque chose de dur qui rendit sous sa bêche un sonmétallique. Il fouilla alors avec plus d’ardeur, pour dégagercomplètement l’objet dont il n’apercevait que l’un des côtés.C’était une urne immense, et, lorsqu’il eut réussi à en descellerle couvercle, il la trouva pleine jusqu’aux bords de monnaies d’orde toute espèce, mais dont la plupart portaient la date du dernierrègne.

« L’urne était d’un poids trop lourd etsurtout de trop grande dimension pour que Mouck songeât àl’emporter. Il se contenta donc d’emplir ses culottes et saceinture d’autant d’or qu’elles en purent contenir ; il enfourra encore une bonne partie dans son manteau, et, lesté ainsi,il regagna sa chambre, non sans avoir pris soin de recouvrir degazon, de mousse et de branches d’arbre le trou qu’il avaitcreusé.

« Lorsque, le petit Mouck se vit enpossession d’une si grosse somme, il crut que les choses allaientchanger de face pour lui et qu’il allait acquérir du même coupautant de camarades et de chauds partisans qu’il comptait d’ennemisla veille. Bon petit Mouck ! les illusions qu’il se fit alorsprouvent bien qu’il n’avait aucune expérience de la vie. Autrement,eût-il pu s’imaginer qu’avec de l’or on se crée de vraiesamitiés ? Hélas ! qu’il eût bien mieux fait de graisserses babouches, et, les poches pleines d’or, de s’éclipser au plusvite !

« On le jalousait sourdement auparavant,à cause de l’affection que lui témoignait le roi. On le détesta, onle vilipenda, on le maudit, on le calomnia dès que ses mains,toujours ouvertes, laissèrent couler l’or sans compter sur tout sonentourage.

« Le cuisinier en chef, Ayoli,disait : « C’est un faux monnayeur.

« – Il a dépouillé quelqu’un, »répondait Achmet, l’intendant des esclaves.

« Mais Archaz, le trésorier, son ennemile plus âpre, qui lui-même pratiquait de temps en temps dessaignées occultes à la cassette de son maître, le traître Archazajoutait : « Certainement, il a volé le roi. »

« Vraies ou fausses, de pareillesaccusations manquent rarement de perdre l’homme sur qui ellestombent ; et, s’il échappe au dernier supplice, ce n’est quepour expier plus durement peut-être, par son abaissement, la faveurdont il a joui.

« La bande des envieux s’étant doncconcertée, le chef du gobelet, Korchuz, se présenta un jour, tristeet abattu, devant le roi, qui parut d’abord n’y pas prendregarde ; mais Korchuz, affecta tant de désolation dans sonmaintien et poussa de tels soupirs, que le roi impatienté finit parlui demander ce qu’il avait à geindre ainsi.

« Hélas ! répondit le fourbe, je medésole d’avoir perdu les bonnes grâces de mon maître.

« – Que radotes-tu là, amiKorchuz ! » interrompit le roi ; « depuis quandle soleil de mes grâces a-t-il cessé de luire surtoi ? »

« Le chef du gobelet se prosterna et,dans une harangue des plus entortillées, où l’expression de sondévouement revenait à chaque phrase, il trouva le moyen de glisserque Mouck faisait un tel gaspillage d’argent depuis quelque temps,qu’il fallait que le roi eût mis sa cassette à sa disposition, àmoins pourtant, ajouta-t-il benoîtement, que le malheureux nain nefît de la fausse monnaie ou ne volât le trésor ; mais, en toutétat de cause, il leur avait paru, à eux, fidèles serviteurs duroi, qu’ils ne pouvaient se dispenser de l’avertir de ce qui sepassait.

« Les distributions d’or du petit Mouckparurent en effet fort suspectes au roi, et il ordonna desurveiller secrètement les démarches du nain, afin de le prendre,s’il était possible, la main dans le sac. Quant au trésorier, quiaimait fort à pêcher en eau trouble, il était dans la justificationde voir la tournure que prenait cette affaire, et il espérait bienarriver ainsi à apurer ses comptes, qui n’étaient pas des plusclairs.

« Le soir de ce funeste jour, Moucks’aperçut en retournant ses poches que ses prodigalités les avaientmises à sec, et, comme il n’avait eu vent de rien de ce qui s’étaitpassé à son sujet, il résolut de retourner cette même nuit faireune visite à son trésor. Il était à cent lieues de soupçonner qu’onl’épiât, et que les gens apostés pour le perdre fussent ceux-làmême auxquels il se proposait de partager les fruits de satrouvaille !

« Au moment où, le trou étant déblayé, ilvenait de soulever le couvercle du vase et d’y plonger son bras,une main de fer saisit la sienne en criant : Ah ! je t’yprends ! voilà donc où tu serres tes épargnes ! »C’était Archiz, suivi d’Ayoli, d’Achmet, de Korchuz, de toute lameute enfin. Le petit Mouck abasourdi ne trouvait pas la force dedire un mot. Il fut aussitôt étroitement garrotté et conduit devantle roi.

« Sa Majesté, que l’interruption de sonsommeil avait mise déjà de très-mauvaise humeur, reçut son pauvrecoureur particulier avec beaucoup d’irritation, et commanda qu’onlui fit son procès sans désemparer. Le vase encore à demi pleind’or ayant été placé devant le roi, ainsi que la bêche et le petitmanteau du malheureux Mouck, afin de servir de pièces deconviction, le trésorier prit la parole et dit qu’il avait surprisMouck au moment même où il venait d’enfouir ce vase tout remplid’or dans un endroit écarté du jardin.

« Mais pas du tout ! mais pas dutout ! » s’écria alors le petit Mouck dans le sentimentde son innocence, et s’imaginant qu’il suffisait d’un seul mot pourla faire briller aux yeux de tous : « bien loin d’avoirenfui cet or, je l’ai déterré au contraire, après l’avoir trouvépar hasard. »

Des murmures d’incrédulité et des ricanementsironiques accueillirent l’explication du nain et portèrent aucomble la colère du roi, qui éclata d’une voix terrible :« Comment, misérable ! prétends-tu tromper ton roi d’unefaçon si grossière après l’avoir honteusement volé ?D’ailleurs, que tu l’aies enfoui ou non, cet or, il net’appartenait pas et tu n’avais pas le droit d’en disposer. Maisvoici qui va te confondre : trésorier Archaz, n’as-tu pasremarqué depuis quelque temps que des sommes énormes étaientdétournées de notre cassette, et n’as-tu pas alors dirigé tessoupçons sur quelqu’un ?

« – Oui ! oui ! oui ! sehâta de répondre Archaz ; et cet or provient bien de lacassette royale, et ce jeune drôle est bien le voleur. »

« Après cette impudente déclaration dutrésorier, le roi, se trouvant suffisamment édifié, fit signed’emmener le malheureux Mouck et ordonna de dresser une grandepotence au haut de laquelle le pauvre petit devrait être hissé dèsle lendemain.

« Mouck n’avait pas voulu tout d’abordrévéler au roi le secret du bâton, de peur qu’on ne le dépouillâtde son précieux talisman ; mais, lorsqu’il eut entenduprononcer sa condamnation et qu’il se fut bien rendu compte del’impossibilité ou le mettaient ses liens de s’envoler à l’aide deses babouches, il se décida à sacrifier la moitié de sa fortunepour sauver l’autre moitié en même temps que sa vie. Ayant doncsollicité du roi un entretien particulier, il se jeta tout enlarmes aux pieds de Sa Majesté et lui dit :

« Grand roi, les apparences m’accablent,il est vrai ; mais, si tu daignes m’entendre un moment, tusauras bientôt quels sont ceux qui te trahissent et si le petitMouck est parmi eux. Donne-moi seulement ta parole royale de melaisser la vie sauve, et, par la barbe du Prophète ! je tejure de t’apprendre un secret qui te fera plus riche que ne lefurent jamais Haroun-al-Raschid, le superbe calife, et le fameuxvoyageur Sindbad. »

« Le roi, dont les finances étaient desplus délabrées, dressa l’oreille à cette proposition et s’engagea,foi de monarque ! à gracier le petit Mouck, s’il pouvait eneffet lui livrer un si beau secret.

« Mouck présenta alors sa petite canne àson maître, et lui en ayant expliqué tout le mystère, ilajouta :

« Et maintenant, ô roi, permets à tonfidèle et malheureux esclave de t’adresser une simpledemande : l’expérience que j’ai faite ici de la vie des coursm’en a dégoûté à jamais ; souffre donc que je me retire d’unmonde qui ne convient point à mes mœurs et dans lequel le hasardseul des circonstances m’avait poussé. »

« Mais, tandis que notre ami formulait sarequête, le roi songeait à part lui que le petit Mouck, quidécouvrait des trésors avec un bâton, devait avoir encore plus d’unbon tour dans sa gibecière. Il pensait notamment que la vélocité dunain, dont les jambes avaient à peine la longueur d’une palme, nepouvait tenir qu’à quelque engin de sorcellerie, et cette idée nefut pas plutôt entrée dans sa tête qu’il résolut d’extorquer cenouveau secret au pauvre Mouck par quelque moyen que ce fût. Saparole royale le gênait bien un peu ; mais un expédientingénieux, que lui avait enseigné jadis un savant mufti pour setirer de semblables cas, lui revint en mémoire, et, d’un airpaterne, se tournant vers son coureur, il lui dit :

« Je t’ai promis la vie sauve, ami Mouck,et je jure encore qu’il ne sera pas touché à un cheveu de tatête ; mais le crime dont tu t’es rendu coupable ent’appropriant un trésor trouvé sur nos terres est trop grand pourqu’il me soit possible de t’accorder une grâce absolue ; lajustice en murmurerait et l’exemple pourrait être dangereux. Tuvivras donc ; seulement tu passeras en prison le reste de tesjours… »

« Et après un silence pendant lequel leroi put étudier à loisir l’expression de terreur qui s’étaitrépandue sur le visage du nain, il ajouta d’un tondoucereux :

« À moins pourtant que tu ne consentes àm’avouer de quel moyen tu te sers pour courir aussi rapidement,auquel cas je te ferais mettre immédiatement en liberté. »

« Le petit Mouck n’avait passé qu’uneseule nuit dans les cachots du palais, mais c’en était assez pourqu’il n’eût pas envie d’y retourner, et surtout avec la perspectived’y pourrir éternellement ; il s’exécuta donc et convint quetout son art était dans ses babouches. Cependant il eut le bonesprit de retenir la moitié de son secret, et de ne pas apprendreau roi la manière de s’envoler en tournant trois fois sur letalon.

« Fort bien ! » dit le roiaprès avoir chaussé les babouches, dont il voulut incontinentessayer la puissance. « Fort bien ! vous êtes libre,monsieur Mouck, vous êtes libre de quitter mes États immédiatement,sans mot dire à personne et sans regarder derrière vous. Une heurede retard, un mot d’indiscrétion à qui que ce soit, et je vous faisécorcher vif. Allez ! »

« Et ce beau jugement rendu, lesbabouches et le petit bâton furent précieusement enfermés soustriple serrure par le roi lui-même, tout enchanté du succès de safourbe et jouissant par avance des plaisirs qu’il allait seprocurer à l’aide de ses deux talismans.

« Pendant ce temps, Mouck gagnait lafrontière, le ventre creux et tirant le pied. Il était redevenuaussi pauvre qu’à son départ de la maison paternelle ; maisalors du moins il pouvait rejeter sur la fortune contraire samisérable condition, tandis qu’à présent il n’en devait accuser quesa niaiserie, sa sottise, sa stupidité ! Ainsi pensait toutbas le pauvre Mouck, et des regrets lui montaient au cœur ensongeant au beau rôle qu’il eût pu jouer à la cour avec un peu plusd’adresse et de savoir-faire. Par bonheur, le royaume duquel ilétait chassé n’était pas des plus vastes, et au bout de huit heuresde marche il en atteignit les confins, encore bien qu’habitué ausecours de ses babouches merveilleuses, il eût été forcé des’arrêter plusieurs fois pour reprendre haleine.

« Mouck avait été toujours tout droitjusque-là. Mais, dès qu’il eut franchi la frontière et qu’il ne futplus talonné par la peur d’être poursuivi et rattrapé, il se jetahors de la grande route et s’enfonça dans un bois qui bordait lechemin, avec l’intention de se fixer désormais dans ce lieu et d’yvivre solitaire, tant ses dernières aventures lui avaient inspiréla haine et l’horreur des hommes !

« En errant à travers les arbres, ilrencontra une jolie clairière. Un frais ruisseau, coulant sansbruit sur un lit de cresson, traversait cet endroit que bordaientde tous côtés des figuiers au tronc noueux, au large feuillage, etdont les fruits abondants, pleins, colorés, semblaient inviter lamain du voyageur à les cueillir. Ces figues étaient si bellesqu’elles eussent fait venir l’eau à la bouche d’un homme bienrepu ; à plus forte raison devaient-elles éveiller lasensualité du pauvre Mouck, dont l’estomac criait la faim depuis lamatinée.

« En un clin d’œil il en eut englouti unedouzaine. Elles étaient délicieuses, et Mouck ne se souvenait pasd’avoir jamais mangé de meilleurs fruits.

« Lorsqu’il fut à demi rassasié, iléprouva le besoin de se rafraîchir, et se coucha à plat ventre aubord du ruisseau afin d’y boire ; mais aussitôt il se rejetaen arrière par un violent soubresaut, épouvanté, l’œil hagard etcomme s’il eût vu au fond de l’eau quelque hideux reptile.

« Il demeura un instant commepétrifié ; puis le courage lui revint avec la réflexion :« Eh ! non, » se dit-il, « c’est impossible, jesuis le jouet de quelque hallucination. » Et se rapprochant duruisseau, il allongea lentement au-dessus de l’eau sa tête énorme,qui lui apparut alors, bien distinctement, ornée de deux immensesoreilles d’âne, tandis que son nez se projetait en avant de sa facesemblable au grouin d’un tapir.

« Mes yeux me trompent, » s’écriaMouck éperdu, et il saisit sa tête à deux mains : ses oreillesavaient plus d’une demi-aune, et son nez s’allongeant toujours lefaisait horriblement loucher. « C’est bien fait !s’écria-t-il enfin avec amertume, c’est bien fait ! je me suiscomporté comme un âne stupide, je mérite d’avoir les oreillesd’âne ! » Et, brisé par la fatigue de la route non moinsque par le désespoir de sa hideuse métamorphose, il se laissatomber sur le gazon, où il finit par s’endormir d’épuisement et delassitude.

« Au bout d’une heure environ il seréveilla, sollicité par les murmures de son estomac, et se mit àchercher aux environs s’il ne trouverait pas quelque chose de plussubstantiel que des figues à se mettre sous la dent. Mais il eutbeau tourner, retourner, aller, venir, battre le bois de long enlarge, il lui fut impossible de découvrir autre chose que desfigues et toujours des figues. Il est vrai qu’elles étaientd’espèces différentes, les unes vertes, les autres jaunes,celles-ci rougeâtres, celles-là violettes. Faute de mieux, Mouckdut se contenter de cette variété dans son ordinaire, et, comme ilavait goûté déjà les violettes, il en cueillit une belle douzainede vertes, qu’il trouva d’ailleurs non moins savoureuses que lespremières.

« Il se dirigeait vers le ruisseau pourarroser d’une lampée d’eau fraîche son frugal repas, quand soudainil s’arrêta, retenu par l’idée de se retrouver encore face à faceavec son ignoble portraiture. Il voulut essayer du moins de fourrersous la calotte de son turban les oreilles monstrueuses quidécoraient son chef et s’élevaient à droite et à gauche de sagrosse tête, pareilles à deux minarets flanquant le dôme d’unemosquée ; mais ses mains eurent beau explorer tout le pourtourde sa coiffure, elles n’y trouvèrent plus trace d’oreilles.Tremblant de joie, il courut au ruisseau et constata avec uneindicible satisfaction que sa tête avait repris son aspectordinaire.

« Mais le petit Mouck n’était point deces esprits légers qui voient s’accomplir un phénomène sous leursyeux et profitent de ses conséquences ou les subissent sanschercher à s’en rendre compte.

« Examen fait des circonstances quiavaient précédé et suivi sa métamorphose, il fut convaincu qu’elledevait tenir aux figues qu’il avait mangées, les unes provoquant ledéveloppement horrifique de nez et d’oreilles dont il avait étévictime et les autres étant comme l’antidote des premières.

« Continuant à méditer sur cetteaventure, Mouck, reconnut que son bon génie lui mettait encore unefois dans la main le moyen de faire fortune ou de rattraper à toutle moins ce qu’il avait laissé échapper.

« Il cueillit donc des figues violetteset des vertes autant qu’il en put tenir dans son manteau, dont ilfit une sorte de bissac qu’il jeta sur son épaule ; et, chargéde la sorte, il reprit le chemin du pays qu’il venait de quitter. Àla première ville qu’il rencontra, il revêtit un déguisement afinde n’être point inquiété dans sa marche, et poursuivit sa routesans s’arrêter jusqu’à la capitale où résidait le roi.

« On était précisément en un temps del’année où les fruits mûrs sont encore rares ; et Mouck, quiconnaissait les habitudes du palais, ne doutait pas que ses figuesn’attirassent la vue des pourvoyeurs de Sa Majesté, très-friande deprimeurs de toute sorte. En effet, il venait à peine de s’installersur la grande place, au milieu des autres marchands, qu’il vitarriver du plus loin le chef des cuisines et le majordome quifaisaient leur ronde accoutumée. Ils avaient passé déjà devant laplupart des étalages sans que rien eût paru les satisfaire, lorsqueleurs regards tombèrent enfin sur la corbeille de figues du petitMouck.

« À la bonne heure ! s’écria lemajordome, voici qui est digne de la table du roi. Combien veux-tude toute ta corbeille ? » demanda-t-il au fauxmarchand.

« Celui-ci demanda un prix modéré qui luifut accordé sans débat, et le majordome ayant remis la corbeilleaux mains d’un esclave pour la porter au palais, il poussa plusloin afin de continuer son inspection.

« Cependant Mouck, son marché conclu,avait jugé à propos de s’esquiver afin d’aller se préparer aunouveau rôle qu’il avait encore à jouer pour mener à bien ledénoûment de cette aventure.

« Le soir du même jour, il y avait grandgala au palais : on fêtait le vingtième anniversaire del’avènement du roi au trône. Le maître d’hôtel s’était surpassé etSa Majesté avait daigné à plusieurs reprises lui en témoigner sasatisfaction, lorsque apparurent au milieu d’un dessert choisi, lessuperbes figues de Mouck, s’élevant en pyramide dans une richecorbeille en filigrane d’or.

« Ce fut un cri d’admiration universelleà cette vue, et le roi, qui avait épuisé déjà toutes ses formuleslaudatives à propos des mets servis précédemment, détacha de sonpropre bonnet son grand ordre de la Fourchette, et vouluten décorer lui-même son maître d’hôtel, qui reçut à genoux cetteprécieuse distinction.

« Sa Majesté ordonna ensuite galammentque l’on présentât la corbeille à la reine ainsi qu’aux princessesses filles, et s’étant servi lui-même, il abandonna le reste auxautres convives, parmi lesquels se trouvaient tous les princes desa famille, mêlés aux grands fonctionnaires de l’État.

« L’un de ces derniers, le grand mufti,qui se piquait d’éloquence, avait réservé pour ce moment lediscours qu’il était dans l’habitude d’adresser au roi à cetteépoque, discours toujours le même et que le roi écoutait toujoursavec le même sérieux ; mais ce jour-là, à peine le grand muftieut-il déroulé son papier et prononcé le « Grand roi »sacramentel du début, qu’il entendit des rires étouffés éclatertout autour de lui.

« L’orateur ne laissa pas d’abord qued’être passablement interloqué par cet étrange accueil fait à sarhétorique officielle ; mais, après qu’à son tour il eutpromené ses regards sur ses voisins, il se mit à pouffer comme eux,et ce ne fut plus alors dans toute la salle qu’un formidable éclatde rire.

« Du reste, si l’accès fut violent, ildura peu. Chacun des convives, en voyant les oreilles de sesvoisins, éprouva le besoin de s’assurer de l’état des siennes, ettous s’aperçurent bientôt qu’ils n’avaient rien à s’envier les unsaux autres à l’endroit de ce cartilage. Quant aux oreilles du roi,elles s’étaient si majestueusement allongées que le grand muftilui-même ne semblait à côté de lui qu’un ânon, encore bien qu’il enportât plus d’un bon pied par-dessus son bonnet.

 

« Grande fut la désolation de la cour ense voyant accoutrée de la sorte. On manda aussitôt le ban etl’arrière-ban des médecins ; et tous ensemble et chacunséparément furent consultés sur ce cas extraordinaire, qu’ils nepurent guérir en aucune façon, mais sur lequel ils glosèrentd’ailleurs fort savamment.

« Un chirurgien ingénieux se présentaalors, qui proposa tout simplement de couper tout ce qui excédaitla longueur ordinaire, et s’offrit de refaire des nez et desoreilles présentables au goût des personnes qui voudraient bienl’honorer de leur confiance. Mais tous trouvèrent le remède pireque le mal, hors la princesse Amarza, qui ne pouvait se consoler dela perte de son petit nez rosé et de ses oreilles mignonnes sifinement ourlées. Mais hélas ! ce fut en vain quelle affrontal’horrible opération, la pauvre enfant ! L’acier s’était àpeine éloigné de son visage délicat qu’oreilles et nez avaientrepoussé de plus belle.

« Sur ces entrefaites on vint annoncer auroi qu’un vieux derviche demandait à lui parler et qu’il se faisaitfort de remédier à l’affreux accident dont se désolait la cour.

« Qu’on l’amène sur l’heure, » ditle roi.

« Un vieux petit homme tout ratatiné parl’âge, enveloppé dans une large robe noire, coiffé d’un turbanpyramidal, et dont la longue barbe blanche descendait jusqu’auxpieds, fut introduit par les esclaves avec force salamalecs.

« Le mal qui t’a frappé, toi et lestiens, » dit-il au roi, « n’est point un mal naturel etque puissent atteindre les remèdes ordinaires de la médecine. Cedoit être la punition de quelque grand crime commis par toi jadis,et pour lequel tu auras négligé de faire les expiations voulues.Avec la grâce d’Allah, je puis te guérir cependant, je puis vousguérir tous ; et pour t’en donner une preuve,vois ! »

« Tout en parlant, le derviche s’étaitapproché de la princesse Amarza, qui se tenait toute honteuse en uncoin et s’efforçait de dissimuler sa laideur en plongeant sonvisage dans ses deux petites mains. « Tenez, mon enfant,mangez ceci, » lui dit-il en lui présentant dans une petiteboîte de jonc une espèce de confiture sèche et de couleurverdâtre.

« La princesse eût avalé des couleuvresvivantes, s’il l’eût fallu, pour reconquérir sa beauté ! Ellene se fit donc pas prier pour goûter à la drogue du derviche, etsoudain un cri d’admiration s’éleva dans toute la salle : laprincesse était redevenue plus jolie que jamais, ce dont elles’assura aussitôt elle-même avec un empressement charmant, en seprécipitant devant une glace dont le témoignage lui rendit enfintoute sa bonne humeur.

« Cependant le derviche, se retournantvers le roi qui contemplait sa fille d’un œil enivré :

« Que me donneras-tu, lui dit-il, si, parla puissance de mon art, je fais pour toi, pour vous tous, ce quej’ai fait pour la princesse Amarza ?

« – Parle, bon derviche, dis-moi ce quetu veux et je promets de te l’accorder. »

« Le derviche se taisait, comme hésitantà formuler une demande ou doutant peut-être de la paroleroyale.

« Tiens ! lui dit le roi,viens ! » Et l’entraînant vers son trésor, il étala sousses yeux toutes les richesses qui y étaient entassées, en lesuppliant de choisir ce qui lui plairait, ou même de prendre toutsi bon lui semblait, pourvu qu’il lui rendît un visage humain.

« Dès l’entrée, le derviche, ou plutôtMouck, car c’était lui, vous l’avez déjà reconnu sans doute, avaitaperçu dans un coin ses chères babouches et sa petite canne, ettout en feignant d’examiner attentivement les merveilleux objetsqui décoraient la salle, il s’avançait petit à petit dans cettedirection.

« Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois pasdes babouches, il sauta dedans d’un seul bond, saisit sa petitecanne d’une main, de l’autre arracha sa fausse barbe et se montraaux yeux étonnés du roi sous les traits bien connus de l’exiléMouck.

« Roi perfide !, s’écria-t-il,monarque imbécile ! qui payes d’ingratitude les fidèlesservices de tes vrais amis, tandis que tu te laisses sottementtromper par des coquins audacieux, la difformité qui t’a atteintest la juste punition de ta fourberie et de ta sottise. Tu garderastes oreilles d’âne ; tu les garderas éternellement, afinqu’elles te rappellent sans cesse l’indigne traitement que tu asfait subir au pauvre Mouck.

« – Coquin ! » dit le roi,sortant de son ébahissement, tu périras sous le bâton ; »et de tous ses poumons il appela ses serviteurs à son aide.

« Mais Mouck tourna rapidement trois foissur lui-même en souhaitant d’être transporté à cent lieues de là,et s’élançant par la fenêtre ainsi qu’un oiseau, il était hors devue avant qu’aucun esclave fût arrivé.

« Après avoir couru le monde quelquetemps et gagné par le moyen de ses deux talismans une très-grandeaisance, le petit Mouck revint se fixer à Nicée, où il n’a pascessé de vivre depuis lors, mais toujours solitaire ; car il agardé, non de la haine, son âme douce en est incapable, mais unprofond mépris et presque du dégoût pour les hommes, par suite ducommerce qu’il a eu avec eux. Il a du reste acquis dans ses voyagesune expérience et une sagesse rares ; et, malgré son extérieurétrange, le petit Mouck, – retiens bien ceci, me dit mon père enfinissant – le bon petit Mouck a droit, par ses malheurs et sesvertus, aux respects et à l’admiration de tous bien plus qu’à leursmoqueries. »

Tout le temps qu’avait duré ce récit, jen’avais pas cessé d’y apporter la plus grande attention, et,lorsqu’il fut achevé, je protestai avec effusion des regrets que jeressentais de ma conduite indigne envers le petit homme. Mon pèreme félicita beaucoup de ce retour à des sentiments meilleurs etm’engagea à y persévérer ; mais, comme il ne revenait jamaissur ce qu’il avait une fois résolu, il reprit en même temps sonrotin et m’administra scrupuleusement la seconde moitié de lacorrection qu’il m’avait promise.

Je m’empressai de raconter à mes petitscamarades les merveilleuses aventures du petit Mouck : et sabonté d’enfant, non moins que les puissances occultes dont ildisposait, nous inspirèrent pour lui une telle vénération, quejamais depuis lors aucun de nous ne s’avisa de lui faire la moindreniche. Tout au contraire, nous l’entourâmes aussi longtemps qu’ilvécut des plus grandes marques de considération, et, s’il venait àpasser devant nous dans ses jours de sortie, nous nous inclinionsdevant ses grandes babouches avec autant de respect que nousl’eussions pu faire devant le cadi lui-même ou le mufti de lagrande mosquée.

Chapitre 6LE VAISSEAU MAUDIT

 

La plaisante narration de Muley obtint unsuccès de fou rire unanime. M. Mouck et ses babouchesendiablées trottèrent toute la nuit par la cervelle de nosvoyageurs, et le lendemain matin, ils riaient encore aux éclats desmésaventures et de la malicieuse vengeance du petit homme, dont lamirifique histoire fut presque l’unique objet de leursconversations de tout le jour. Après le repas du soir, cependant,Muley, le conteur de la veille, s’adressant au vieil Achmet avectout le respect dû à sa barbe blanche : « Neconsentirez-vous pas aussi, lui dit-il, à nous raconter quelquechose, histoire ou conte, légende ou souvenir ? car votre vie,ô mon père ! ajouta le jeune homme en s’inclinantprofondément, a dû être fertile en aventures de toutgenre. »

Achmet parut acquiescer à cette invitation parun léger signe de tête ; mais il demeura un moment sansrépondre et comme se demandant à lui-même ce qu’il devaitraconter.

« Chers amis, dit-il enfin, vous vousêtes montrés pour moi, pendant tout le cours de notre voyage, descompagnons attentifs et dévoués, et Sélim aussi, depuis le peu dejours que nous nous connaissons, a su gagner ma confiance : cen’est donc pas un conte inventé à plaisir que je vous redirai, maisune histoire, une histoire prodigieuse et effroyable, qui m’estarrivée dans ma jeunesse et à laquelle je ne puis songer encoresans une insurmontable horreur : c’est ma rencontre avec levaisseau maudit. »

 

Mon père possédait une petite boutique dans laville de Balsora. Ni pauvre ni riche, il était d’ailleurs de cesgens qui ne se risquent pas volontiers dans les spéculationsaventureuses, de peur d’y perdre en un jour le fruit de longuesannées de travail. Il redoutait la mer particulièrement, et jamaisil n’avait osé hasarder la moindre cargaison sur les flots. Un jourcependant, un de ses amis vint lui proposer une affaire de ce genrequi présentait de si magnifiques chances de gain, que mon père selaissa séduire et consentit à entrer pour mille besans, le plusclair de son bien, dans le nolisement d’un navire. Huit joursaprès, nous apprîmes que le navire avait été assailli par unetempête, presque au sortir du port, et qu’il avait péri corps etbiens. Le saisissement qu’éprouva mon père en recevant cettenouvelle fut si violent, qu’il en mourut subitement sans avoir puprononcer un seul mot. Pour moi, qui venais d’atteindre mesdix-huit ans, ce désastre n’abattit pas mon jeune courage. Je fisargent de tout ce que mon père avait laissé, et je résolus departir, afin d’aller chercher fortune à l’étranger. Un seul de nosvieux serviteurs, qui avait conçu pour moi un réel attachement, nevoulut pas séparer sa destinée de la mienne. Je l’emmenai donc.

Nous nous embarquâmes dans le port de Balsora,par un vent favorable, à bord d’un navire en destination de l’Inde.Depuis quinze jours déjà nous étions en mer, lorsque le capitainenous annonça une tempête prochaine. Son visage bouleversé semblaitindiquer qu’il ne connaissait pas suffisamment sa route dans cesparages pour qu’il pût sans appréhension y subir une tempête. Ilordonna de ferler toutes les voiles, et nous attendîmes ainsi lesévénements.

La nuit était venue claire et froide, et déjàle capitaine croyait s’être mépris sur les signes avant-coureurs dela tempête, quand tout à coup un navire, que nous n’avions pasaperçu jusque-là, glissa si près du nôtre qu’il semblait presque letoucher. Un immense cri de terreur retentit sur notre pont. Lecapitaine, qui était à mes côtés, devint plus pâle qu’un linceul.« Mon navire est perdu, s’écria-t-il, la Mort fait voile avecnous. » Avant que j’eusse pu l’interroger sur le sens de cetteexclamation, les matelots se précipitèrent autour de lui en criantet se lamentant. « L’avez-vous vu ? l’avez-vous vu ?répétaient-ils avec angoisse. Malheureux que nous sommes !c’est fait de nous ! »

Après avoir essayé de se calmer par la lecturede quelques versets du Coran, le capitaine alla lui-même se mettreà la barre afin de diriger notre marche. Vains efforts ! Latempête nous gagnait à vue d’œil, et, avant qu’une heure se fûtécoulée, notre vaisseau se coucha sur le flanc avec un craquementhorrible. Cependant nous nous étions jetés dans les chaloupes, etnous nous efforcions, non de nous diriger, c’était impossible, maisde nous soutenir au moins sur les flots en fureur. La tempêtedurait toujours, et cette effroyable nuit semblait ne devoir jamaisfinir. Nous appelions le jour ardemment, ignorant quel nouveaudésastre il devait encore nous apporter ! En effet, auxpremières lueurs de l’aube, le vent enveloppa notre barque dans untourbillon et la renversa. Depuis lors, je ne revis plus aucun deceux qui s’étaient trouvés sur le vaisseau. L’orage m’avaitabasourdi, et quand je revins à moi, après un long évanouissement,je fus tout étonné de me trouver dans les bras de mon vieuxserviteur, qui s’était cramponné à la barque chavirée et m’avaittiré après lui.

La mer s’était calmée enfin, et, debout surnotre chaloupe aux trois quarts brisée, nous interrogions avidementl’horizon sans bornes, quand tout à coup, dans un lointainvaporeux, un navire nous apparut, vers lequel, par bonheur, labrise nous poussait. Lorsque nous nous en fûmes un peu rapprochés,je reconnus ce même vaisseau qui nous avait serrés de si prèspendant la nuit, et dont la vue avait jeté le capitaine dans un sigrand effroi. Je me sentis frissonner à mon tour. L’exclamation ducapitaine, qui s’était si épouvantablement confirmée, l’apparencedéserte du navire, les cris que nous poussions et auxquels nullevoix ne répondait, tout cela m’épouvantait étrangement ! etcependant c’était notre unique moyen de salut, et nous bénissionsle Prophète de nous l’avoir si miraculeusement offert.

À force de manœuvrer des pieds et des mains enguise d’avirons, nous finîmes par aborder le vaisseaumystérieux ; mais nous eûmes beau alors héler et crier detoute la force de nos poumons, rien ne bougea au-dessus de nostêtes, pas une voix ne nous répondit. Un long cordage pendait lelong des flancs du navire ; je m’en saisis, et en un moment jefus sur le pont.

Quel spectacle m’y attendait !Aujourd’hui encore, après tant d’années, je ne puis me le rappelersans frémir d’horreur.

Le pont était rouge de sang. Vingt ou trentecadavres, en costume turc, étaient étendus pêle-mêle sur leplancher. Au pied du grand mât se dressait un homme richementhabillé et le sabre à la main ; mais son visage était livideet décomposé. Lui aussi était mort !… Une longue cheville defer, qui lui traversait le crâne, le clouait au mât et lemaintenait debout.

La terreur enchaînait mes pas. De même quedans un cauchemar, j’osais à peine respirer. Enfin mon compagnon merejoignit, et son saisissement fut égal au mien, à la vue de cescadavres amoncelés. Nous nous hasardâmes cependant, après avoirinvoqué le Prophète, à pousser plus avant ; mais, à chaque pasque nous faisions, nous découvrions des choses de plus en plushorribles. Autour de nous, d’ailleurs, toujours même silence etmême calme lugubre, pas un souffle, pas un bruit : rien nebougeait ici ni là, rien ne vivait que nous et l’Océan, dont lesein se gonflait et s’abaissait à intervalles égaux comme unepoitrine humaine. Nous étions arrivés ainsi à l’entrée d’unescalier conduisant aux chambres du navire. Là nous fîmes halte etnous nous regardâmes l’un l’autre, comme pour nous demander s’ilfallait pousser plus avant.

« Ô maître ! dit enfin mon fidèleserviteur, il s’est passé ici quelque chose d’effroyable, etpeut-être les meurtriers occupent-ils encore le navire ; mais,quoi qu’il doive nous arriver, descendons, je ne saurais supporterplus longtemps cet horrible spectacle. »

En bas comme en haut régnait un silence demort que troublait seul le bruit de nos pas. Nous arrivâmes à laporte de la cabine. J’y appliquai mon oreille et j’écoutai. Aucunbruit ne s’étant fait entendre, je poussai la porte. La chambreoffrait l’image du plus complet désordre. Des habits, des armes,des objets de toute sorte y gisaient pêle-mêle ; rien n’étaità sa place. L’équipage, ou du moins le capitaine et ses officiers,devaient avoir fait dans ce lieu quelque orgie récente suivie sansdoute d’une rixe acharnée, car des taches de sang et de vinmaculaient encore le plancher. Nous poursuivîmes notre inspectionde chambre en chambre et d’étage en étage, et partout noustrouvâmes une riche cargaison de soie, de perles, de poudre d’or etd’autres marchandises rares et précieuses. Cette découvertem’arracha pour un instant à mes sinistres préoccupations. Personneque nous ne se trouvant sur le navire, je me croyais autorisé àm’approprier le tout, et déjà je voyais ma fortune faite ;mais Ibrahim, de sens plus rassis, me fit observer que ma joieétait au moins prématurée et qu’il fallait avant tout songer àgagner la terre.

Après que nous nous fûmes un peu réconfortésavec des mets et des liqueurs que nous trouvâmes en abondance dansla cabine, nous nous décidâmes enfin à remonter sur le pont ;mais l’épouvante revint encore s’emparer de nous comme la premièrefois à l’aspect des cadavres.

« Délivrons-nous-en en les jetantpar-dessus le bord, » dis-je à Ibrahim. Mais jugez, si vous lepouvez, de notre terreur, quand nous nous aperçûmes que nous nepouvions déranger de sa place aucun de ces morts : ilstenaient au vaisseau par des liens enchantés ! Le capitainenon plus ne voulut pas se laisser détacher de son mât, et nous nepûmes même pas arracher son cimeterre de sa main roide etglacée.

Lorsque la nuit commença à tomber, j’engageaile vieil Ibrahim à dormir un peu pour réparer ses forces, voulantmoi-même veiller sur le pont et guetter s’il ne nous arriverait pasquelque secours.

La lune venait de se lever, et, d’après laposition des étoiles, je calculais qu’il devait être environ onzeheures, lorsqu’un besoin de sommeil si irrésistible s’empara demoi, qu’involontairement je me laissai tomber derrière un tonneauqui se trouvait sur le pont. Je ne dormais qu’à moitiécependant ; car j’entendais très-distinctement la mer battrecontre les flancs du vaisseau et le vent gémir et siffler dans lesvoiles et les cordages. Tout à coup, je crus distinguer à mes côtésdes voix et des pas d’hommes. Je voulus me relever pour m’assurerdu fait, mais une puissance invincible tenait mes membresenchaînés, et il me fut impossible même d’entr’ouvrir les yeux.Cependant les voix devenaient toujours plus distinctes, et il mesemblait qu’un nombreux équipage s’agitait sur le pont. Parinstants, le sifflet du commandement retentissait à mes oreilles,et je percevais très-nettement alors le bruit de la manœuvre. Maispeu à peu le sentiment m’abandonna et, malgré mes efforts pourrésister à l’engourdissement qui me gagnait, je tombai dans unlourd sommeil, pendant lequel je crus entendre encore, mais uninstant seulement, et d’une manière tout à fait confuse, les crisdes matelots et comme un cliquetis d’armes.

Lorsque je me réveillai, le soleil était déjàhaut sur l’horizon et me brûlait le visage. Sur le pont lescadavres gisaient immobiles ; immobile était le capitainecloué à son mât. Décidément, le vacarme que j’avais cru entendrependant la nuit s’était passé dans ma tête. J’avais rêvé. Je melevai pour aller chercher mon vieux serviteur.

Il était assis dans la cabine et paraissaitplongé dans une méditation profonde.

« Ô maître ! s’écria-t-il lorsquej’entrai, j’aimerais mieux être enseveli au plus profond de la merque de passer encore une nuit dans ce damné vaisseau.

– Que t’est-il arrivé ? lui demandai-je,avec anxiété.

– Après que j’eus dormi quelques heures,reprit Ibrahim, je me réveillai, et il me sembla que j’entendaiscourir bruyamment au-dessus de ma tête. Je pensai d’abord que cepouvait être vous ; mais en écoutant mieux, je reconnusqu’ils devaient être au moins une trentaine là-haut, àfaire leur vacarme. Enfin, des pas lourds retentirent surl’escalier… On venait de ce côté… Cette porte s’ouvrit… Et je visalors ce même homme qui est cloué au mât ; je le vis s’asseoirici, à cette table, et chanter et boire et fumer ; et celuiqui est revêtu d’un habit écarlate, et qui gît non loin de lui surle pont, était assis en face de lui. Après avoir bu et fuméensemble, ils parurent se prendre de querelle et s’élancèrent horsde la cabine comme pour aller se battre sur le pont. Pour moi,saisi d’horreur, mes forces m’avaient abandonné. Je m’étaisévanoui. »

Ainsi parla mon vieux serviteur ; et vousdevez penser dans quel trouble me jeta ce récit. Ce n’était doncpas une illusion ; je n’avais pas rêvé : c’étaient bienles morts que, moi aussi, j’avais entendu crier et courir et sebattre autour de moi. L’idée de naviguer en pareille compagnie mecausait une indicible horreur ; et je ne sais à quelleextrémité fatale j’allais me résoudre, lorsque mon vieil Ibrahim,qui s’était replongé dans ses réflexions, s’écria tout àcoup : « Je les tiens, à présent ! » Il venaitde se rappeler une petite formule que son grand-père, homme delongue expérience et très-versé dans les choses occultes, lui avaitapprise autrefois, et qui pouvait, disait-il, protéger contre lesesprits et les fantômes. « Il faut seulement, ajouta Ibrahim,que nous puissions lutter dans la prochaine nuit contre le sommeilsurnaturel qui nous surprend, et nous y parviendrons en priant avecferveur. » Les paroles du vieillard me raffermirent unpeu ; mais ce ne fut pas néanmoins sans un grand sentiment deterreur que nous vîmes s’approcher la nuit.

Il y avait à côté de la cabine une petitechambrette dans laquelle nous convînmes de nous retirer. Ibrahimécrivit le nom du Prophète sur les quatre murailles, et nousattendîmes ainsi les épouvantements de la nuit.

Il pouvait être onze heures environ lorsque jeme sentis gagner par une violente envie de dormir. Mon compagnoncommença alors à réciter quelques versets du Coran ; jel’imitai, et nous réussîmes par ce moyen à nous tenir éveillés. Aubout de peu d’instants, cela parut s’animer au-dessus denous : les cordages crièrent et l’on distingua nettement surle pont des pas et des voix. Quelques minutes pleines d’angoissess’écoulèrent. Soudain un bruit plus rapproché se fit entendre. Ondescendit l’escalier de la cabine. À ce moment, le vieillard se mità réciter la formule qu’il tenait de son grand-père pour conjurerles esprits :

Sylphes,

Descendez des hauteurs de l’Éther !

Montez des abîmes de la mer,

Ondines !

Lémures,

Glissez-vous hors de vos noirs tombeaux !

Sortez de vos flammes,

Gnomes et salamandres !

Allah est votre seigneur et maître :

Tous les esprits lui sont soumis !

Je dois l’avouer, je n’avais qu’une médiocreconfiance dans l’efficacité de cette évocation, et je sentis toutmon être frémir quand la porte s’ouvrit.

Revêtu d’un costume magnifique et se dressantde toute la hauteur de sa taille, l’homme, du grand mât venaitd’entrer. Le clou lui traversait toujours le crâne, mais il avaitremis son glaive au fourreau. Derrière lui marchait un autrepersonnage un peu moins richement habillé ; et celui-là aussije le reconnus pour l’avoir vu étendu sur le pont.

Le capitaine, – car c’était lui, on ne pouvaits’y tromper, – avait un visage pâle qu’encadrait une longue barbenoire. Une ardeur sauvage brillait dans ses yeux. Je pus le voirtrès-distinctement lorsqu’il passa devant nous avec soncompagnon ; mais ni l’un ni l’autre ne parurent prendre gardeà la porte qui nous abritait. Tous deux s’assirent à la table quioccupait le milieu de la cabine, et s’entretinrent avec de grandséclats de voix dans une langue inconnue. Ils paraissaient s’animeret s’échauffer toujours de plus en plus, lorsqu’enfin le capitainelança sur la table un coup de poing si violent que la chambre entrembla. L’autre bondit avec un rire sauvage et fit signe aucapitaine de le suivre. Celui-ci se leva, tira son sabre dufourreau, et tous deux s’élancèrent hors de la cabine.

Lorsqu’ils furent sortis, nous respirâmes pluslibrement ; mais nos angoisses n’étaient pas encore terminées.Le tumulte allait toujours grandissant sur le pont. On entendaitcourir çà et là à pas précipités, et crier et rire et hurler. Puisun cliquetis d’armes retentit, un grand cri fut poussé, et tout àcoup il se fit un profond silence.

Lorsqu’après plusieurs heures nous osâmesremonter sur le pont, nous y retrouvâmes toutes choses dans l’étatoù nous les avions laissées : pas un des cadavres n’étaitchangé de place ; tous étaient roides et glacés et dans lesmêmes attitudes.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs jours sur cevaisseau maudit, chaque nuit ramenant les mêmes scènes d’horreur.Cependant nous nous dirigions toujours vers l’est, où, d’après mescalculs, devait se trouver une terre ; mais, si pendant lejour nous réussissions à faire plusieurs milles en avant, ilsemblait que pendant la nuit nous en fissions autant en arrière,car nous nous retrouvions toujours dans les mêmes parages au leverdu soleil. À force de nous creuser la tête pour découvrir la raisonde ce phénomène, nous pensâmes que sans doute les morts,orientaient chaque nuit le navire dans le sens opposé à ladirection que nous voulions suivre, et nous faisaient perdre ainsile chemin parcouru.

Afin de parer à ce nouveau danger, quimenaçait de nous retenir éternellement captifs au milieu del’Océan, nous résolûmes de ferler toutes les voiles avant que lanuit fût venue, et de les mettre à l’abri des atteintes des morts àl’aide du même moyen dont nous avions usé déjà pour la porte de lacabine. Nous écrivîmes donc le nom du Prophète sur un parchemin,ainsi que la formule du grand-père, et nous attachâmes le tout surchacune des voiles. Cela fait, nous attendîmes avec anxiété dansnotre cachette ce qu’il en adviendrait. Le vacarme parut être cettefois plus violent encore qu’à l’ordinaire ; mais au matin nousnous aperçûmes avec bonheur que les voiles n’avaient pas étédéroulées. Nous ne les tendîmes plus dès lors que pendant le jour,et, grâce à cet heureux stratagème, nous avançâmes enfin, lentementil est vrai, mais régulièrement.

Le matin du sixième jour nous découvrîmes laterre, et par un mouvement spontané nous tombâmes à genoux, monvieil Ibrahim et moi, et nous bénîmes le Seigneur pour notredélivrance miraculeuse. Nous allions donc rentrer dans le monde desvivants !

L’espoir d’échapper bientôt à notre tombeauflottant triplant nos forces, nous parvînmes à mouiller une ancrequi toucha le fond presque aussitôt, et mettant à la mer une petitechaloupe qui se trouvait sur le pont, nous fîmes force de ramesvers le rivage.

Après avoir pris dans un caravansérail quelquerepos dont nous avions grand besoin, afin de nous remettre de tantde fatigues et d’émotions, je m’enquis d’un homme sage etjudicieux, en donnant à entendre à l’hôte que j’avais à consultersur des choses touchant à la magie. Il me comprit et me conduisitdans une rue écartée, vers une maison de peu d’apparence, àlaquelle il frappa en me disant que je n’avais qu’à demander lesage Muley.

« Vraisemblablement, me dit le sage Muleyaprès avoir entendu mon histoire, c’est par suite de quelque crimeque les gens de ce vaisseau sont retenus par enchantement sur lamer. Le charme cesserait, je pense, si on les transportait àterre ; mais on n’en pourrait venir à bout qu’en enlevant aveceux les planches sur lesquelles ils sont couchés. »

Je promis à Muley de le bien récompenser s’ilvoulait m’aider dans cette opération. Il y consentit, et nous nousmîmes en route, suivis de cinq esclaves munis de scies et dehaches. Chemin faisant, le vieux magicien ne pouvait assez louer labonne inspiration que nous avions eue d’enrouler autour des voilesdes versets du Coran : « Sans cette heureuse idée,répétait-il sans cesse, vous n’auriez jamais pu aborder aucuneterre. »

Il était de bonne heure encore lorsque nousarrivâmes au navire. Nous nous mîmes tous à l’œuvre, et au bout depeu de temps quatre des morts étaient déjà descendus dans notrebarque. Deux esclaves les conduisirent à terre aussitôt pour les yensevelir ; mais lorsqu’ils revinrent, ils nous racontèrentque les morts leur avaient épargné la peine de l’inhumation :à peine avaient-ils touché le rivage qu’ils étaient tombés enpoussière. Nous continuâmes notre œuvre, et avant le soir tous lesmorts furent transportés à terre. Il n’en restait plus qu’un seul àbord, celui qui était cloué au mât ; mais nous cherchâmesvainement à arracher du bois le clou qui lui traversait lecrâne : aucun effort, aucun outil ne put le déplacer d’uneligne. Je ne savais plus à quel moyen avoir recours, à moins decouper le mât, lorsque Muley s’avisa d’un expédient. S’étant faitapporter par un esclave un vase rempli de terre, il prononça dessusquelques paroles mystérieuses et le versa sur la tête du mort.Aussitôt les yeux du cadavre roulèrent dans leur orbite ; ilfit une profonde aspiration, et, dans le même moment, la plaie deson front commençant à saigner, le clou se détacha de lui-même etle blessé tomba dans les bras d’un esclave.

« Qui m’a conduit ici ? »dit-il d’une voix affaiblie. Et Muley m’ayant désigné dudoigt : Ah ! soyez béni, jeune étranger, poursuivit-ilavec effort, vous m’avez arraché à un bien long martyre. Depuiscinquante années mon corps était errant sur ces flots dans l’étatoù vous l’avez trouvé, et chaque nuit mon esprit était condamné àrevenir l’animer d’une horrible vie. Mais à présent la terre atouché mon front et je puis, réconcilié désormais, retourner versmon père. »

Je le priai de nous dire comment il étaittombé dans cette déplorable condition, et il reprit :

« Il y a cinquante ans, j’étais unpuissant seigneur et j’habitais Alger. J’avais assez de fortunepour ne faire aucun commerce ; mais, poussé par la soif dulucre et pensant d’ailleurs pouvoir me livrer plus aisément ainsi àmes penchants déréglés, j’équipai un navire avec lequel je me mis àfaire la course. Je menais ce train de vie depuis quelque tempsdéjà, lorsque je pris un jour à mon bord, à Zante, un pauvrederviche qui revenait de la Mecque. Mes compagnons et moi nousétions de rudes gens, et nous avions fort peu de souci de lasainteté du bonhomme. Plus d’une fois même il fut, de notre part,l’objet d’indécentes moqueries qu’il supportait toujours avecdouceur, se contentant de nous en reprendre doucement. Mais un jouroù j’avais bu outre mesure, et que dans son saint zèle il mereprochait les dérèglements de ma conduite, la colère me saisit, jel’abattis à mes pieds et lui plantai mon poignard dans la gorge. Enexpirant il nous maudit tous et nous condamna, moi et mon équipage,à ne pouvoir ni vivre ni mourir, jusqu’à ce que notre tête eût étécouverte de terre. Nous lançâmes le malheureux derviche à la mer ennous raillant de ses menaces ; mais la nuit n’était pas encoreachevée, qu’elles avaient déjà reçu leur épouvantableaccomplissement. Une partie de l’équipage, entraînée par monlieutenant, se révolta contre moi, et nous nous battîmes avec unerage inouïe, jusqu’à ce que tous ceux qui s’étaient rangés de monparti fussent couchés à mes pieds. Pour moi, je fus cloué au grandmât par ces forcenés, qui ne tardèrent pas à succomber eux-mêmesaux graves blessures qu’ils avaient reçues ; et bientôt monnavire ne fut plus qu’un immense tombeau !

« Mes yeux se fermèrent, ma respirations’arrêta ; je crus mourir, mais hélas ! ce n’était qu’unesorte d’engourdissement passager qui m’avait saisi. La nuitsuivante, à la même heure où nous avions lancé le derviche à lamer, je me réveillai et tous mes compagnons avec moi : la vienous était rendue pour quelques heures, mais sans que nous pussionsrien faire ni rien dire que ce que nous avions dit et fait pendantcette lugubre nuit.

« Ce supplice horrible a duré cinquanteannées !…

« C’était avec une joie sauvage que nousnous lancions, toutes voiles dehors, dans la tempête, espérantqu’enfin les éléments seraient plus forts que l’anathème duderviche, et que nous pourrions nous briser sur quelque écueil.Malheureux que nous étions ! la mort ne voulait pas denous !… Mais à présent, je suis délivré ! je sens ma vies’écouler peu à peu avec mon sang… Merci encore une fois, ô monsauveur inconnu !… Si des trésors… te peuvent récompenser…prends mon vaisseau… je te le donne… comme un faible témoignage… dema reconnaissance… Adieu ! »

Ainsi dit le capitaine, et laissant tomber satête sur sa poitrine, il expira.

Après que j’eus échangé, avec un grandbénéfice, les marchandises que j’avais à bord, j’enrôlai desmatelots, je récompensai richement le sage Muley, et je mis à lavoile pour retourner dans ma patrie.

Mes compatriotes furent grandement étonnés dema fortune rapide et se livrèrent à mon sujet aux suppositions lesplus étranges, sans arriver à la vérité. Il fallait à tout lemoins, disaient-ils, que j’eusse retrouvé la fameuse vallée dediamants du célèbre voyageur Sindbad. Je les laissai dans leurcroyance, et depuis lors, à peine les jeunes gens de Balsoraont-ils atteint leur dix-huitième année, qu’on les envoie courir lemonde pour tâcher d’y trouver une fortune semblable à la mienne.Mais le monde est vaste, la mer est profonde, les trésors sontrares ; aussi dis-je toujours à mes jeunes compatriotespartant pour les lointains voyages, le cœur plein de désirs, latête pleine d’illusions : « Enfants, s’il vous arrive defaire quelque heureuse trouvaille, profitez-en et remerciez leSeigneur : mais le trésor le plus précieux, sachez-le bien,c’est le courage et la persévérance. Avec celui-là on acquiert tousles autres. »

Chapitre 7LES AVENTURES DE SAÏD

&|160;

«&|160;Brrr&|160;! fit Muley, lorsque Achmeteut cessé de parler, quoique tout ait fini par s’arranger au mieux,je suis encore tout frissonnant du supplice de ce malheureuxcapitaine, avec son grand diable de clou dans le front. Je ne veuxpas aller dormir là-dessus, j’en rêverais sûrement&|160;! Aussibien, mon cher Abdul, poursuivit-il en se tournant vers lecinquième marchand, il faut acquitter votre dette ce soir même, sivous ne voulez pas nous faire banqueroute. C’est demain que nousnous séparons tous, vous le savez. Allons&|160;! ami, nous vousécoutons&|160;! et quelque chose de vif et de gai, si c’estpossible, afin d’effacer de notre esprit les sinistres images duvaisseau maudit.

– J’y ferai de mon mieux, dit Abdul enlaissant retomber sur ses genoux le long tuyau de son narguileh,et, si votre attention n’est pas trop fatiguée, peut-êtreprendrez-vous quelque intérêt au récit des épreuves, des combats etdes prouesses de mon compatriote Saïd, dont le nom et l’histoire,après tant d’années, sont encore si populaires àBagdad&|160;!&|160;»

&|160;

Du temps d’Haroun-al-Raschid, le fameux califede Bagdad, il y avait à Balsora un brave homme du nom de Benezar,que l’on citait à l’envi comme un modèle de bonheur et de sagesse.Il avait juste assez de bien pour vivre à son aise et paisiblementsans se livrer à aucun métier ni négoce, et lorsque étant déjà surl’âge, il lui naquit un fils, il ne pensa pas devoir pour celamodifier son train de vie habituel. «&|160;Pourquoi me mettrais-jeà trafiquer ou à spéculer dans ma vieillesse&|160;? dit-il à sesvoisins&|160;: pour laisser à mon fils Saïd mille tomans de plus,si mes entreprises tournent bien, ou mille de moins, peut-être, sicela va mal&|160;? À quoi bon tenter le sort&|160;? Où deux serassasient, un troisième peut se nourrir, dit le proverbe. Que monfils devienne seulement un bon et brave garçon, c’est l’essentiel,et, quant à la fortune, il en aura toujours assez.&|160;» Ainsi ditBenezar de Balsora, et il conforma sa conduite à ses paroles. Maiss’il ne crut devoir donner à son fils ni métier ni professiond’aucune sorte, il ne négligea pas cependant d’étudierattentivement avec lui le livre de la sagesse par excellence, ledivin Coran&|160;! Et comme, à son sens, rien ne décorait plus unjeune homme, à part l’instruction et le respect pour la vieillesse,qu’un bras puissant et un cœur hardi, il fit en même temps exercerSaïd au rude métier des armes. Celui-ci, grâce à cette mâleéducation, acquit bientôt parmi la jeunesse de Balsora la renomméed’un vaillant champion&|160;; et, de fait, il n’était surpassé paraucun des garçons de son âge, ni même par de plus âgés, dans l’artde la natation, de l’équitation ou de l’escrime.

Lorsqu’il eut atteint ses dix-huit ans, sonpère jugea à propos de l’envoyer à la Mecque, afin qu’il accomplîtses devoirs religieux au tombeau du Prophète, ainsi qu’il estordonné par la coutume et par la loi.

Saïd avait terminé ses préparatifs, et ilétait sur le point de se mettre en route, quand son père le mandaune dernière fois et lui dit&|160;: «&|160;J’ai accordé à taconduite passée, mon enfant, les éloges qu’elle mérite&|160;; jet’ai donné pour l’avenir les conseils que m’a suggérés monexpérience, et je t’ai remis l’argent nécessaire à tonvoyage&|160;; cependant il me reste encore une communication à tefaire, non plus en mon nom, cette fois, mais au nom vénéré de tamère, morte, hélas&|160;! depuis douze ans déjà, et que tes yeuxont bien peu connue.&|160;» Benezar essuya une larme que cesouvenir avait fait monter de son cœur à ses yeux et poursuivit ences termes&|160;: «&|160;Je ne partage aucunement, pour ce qui meregarde, les idées du peuple au sujet de la magie, et je ne croispoint du tout, par exemple, comme le font tant de gens, qu’ilexiste des génies, des fées, des enchanteurs, des magiciens, –qu’on les appelle comme on voudra, – dont les conjurations puissentexercer une influence quelconque sur la vie et la destinée deshommes. Ta mère, au contraire, croyait à toutes ces choses aussifermement qu’au Coran, et, dans un moment d’abandon, après m’avoirfait jurer de ne révéler ce secret qu’au fils qui naîtrait d’elle,elle m’a confié qu’elle-même entretenait depuis son enfance desrelations avec une fée. Jugeant inutile d’essayer de la désabuser,je me contentai de sourire de sa naïve croyance&|160;; etcependant, je dois reconnaître, mon cher enfant, que ta naissance aété accompagnée de certains phénomènes qui m’ont moi-mêmeétonné.

«&|160;Il avait plu et tonné tout le jour, etle ciel était si noir que l’on ne pouvait lire sans lumière. Versquatre heures de l’après-midi on vint m’annoncer qu’il m’était néun fils. Je courus aussitôt à l’appartement de ta mère&|160;; maisses femmes me barrèrent le passage en me disant que personne nepouvait entrer en ce moment, leur maîtresse les ayant renvoyéestoutes en leur ordonnant de la laisser seule et de ne laisserpénétrer qui que ce fût auprès d’elle. Sans tenir compte de leursdires, je heurtai à diverses reprises, j’appelai, je me nommai,mais le tout en vain&|160;: la porte demeura close.

«&|160;Dans le temps que je me morfondaisainsi dans le vestibule, au milieu des filles de service, le ciels’éclaircit soudain avec une rapidité dont je n’avais jamais vud’exemple&|160;; mais ce qui me frappa surtout, c’est que, tandisqu’un ciel du plus pur azur s’arrondissait ainsi qu’un pavillonau-dessus de notre chère ville de Balsora, tout autour continuaientde rouler, avec des grondements sourds, des nuages aux flancssombres, d’où s’échappaient incessamment d’éblouissants éclairs.J’étais encore absorbé par la contemplation de ce spectacle étrangequand la porte de ta mère s’ouvrit. Avide de voir et de bénir monpremier-né, je me précipitai aussitôt dans sa chambre&|160;; mais,au moment où j’en franchissais le seuil, je fus frappé d’une siforte odeur de roses, que j’en demeurai pendant quelques secondescomme étourdi. Sans paraître le moins du monde incommodée au milieude cette atmosphère enivrante, ta mère s’empressa alors de tesoulever dans ses bras et de te déposer dans les miens, en mefaisant remarquer un petit sifflet d’argent que tu portais pendu aucou par une longue chaîne d’or aussi fine qu’un fil de soie.

«&|160;La bonne fée dont je t’ai parlé un jourest venue ici, me dit ta mère, et c’est elle qui a fait ce cadeau àton petit garçon.

«&|160;– Est-ce donc aussi la fée, luirépondis-je en riant, qui a éclairci le ciel si soudainement etrépandu ici cette odeur de roses&|160;? Mais, puisqu’elle est sipuissante, elle eût bien pu, ce me semble, ajoutai-je par manièrede raillerie, gratifier notre Saïd de quelque chose de mieux que cepetit sifflet.&|160;»

«&|160;Ta mère me ferma la bouche avec sa mainen me conjurant de ne pas plaisanter là-dessus. Taisez-vous, medit-elle&|160;; les fées sont très-susceptibles, elles s’irritentfacilement et peuvent, en un clin d’œil, changer leurs faveurs endisgrâces.&|160;»

«&|160;Je n’insistai pas, de peur de lacontrarier, et même il ne fut plus question entre nous de cettesingulière aventure, que six ans après, alors que la pauvre Zemira,quoique jeune encore, sentit que sa fin était proche. Elle meconfia à ce moment le petit sifflet d’argent, et me chargea de tele remettre un jour, lorsque tu aurais atteint tes vingt ans, carelle ne voulait pas que je te quittasse avant cet âge. Peu aprèselle mourut. Et maintenant, mon enfant, voici le cadeau qui t’a étéfait, poursuivit Benezar en tirant le joyau d’une petite cassette.De quelque part qu’il vienne, je te le remets ainsi qu’il a étérecommandé&|160;; et, si je m’en dessaisis avant le terme marqué,c’est que tu vas te mettre en route, et qu’avant ton retour, – jeme fais vieux, mon enfant&|160;! – il pourrait arriver que je fussemoi-même réuni à mes ancêtres. Je ne vois d’ailleurs aucune raisonsérieuse pour que tu demeures encore ici deux années comme ledésirait la sollicitude de ta mère&|160;: tu es un bon et prudentjeune homme, tu manies les armes avec autant de vigueur que pas ungarçon de vingt-cinq ans&|160;; je puis donc l’émanciper dès àprésent tout aussi bien que si tu avais atteint déjà ta vingtièmeannée. Va donc, mon enfant, que ma bénédiction t’accompagne&|160;!et, dans le bonheur ou dans l’infortune, – dont puisse le ciel tepréserver&|160;! – pense quelquefois à ton vieux père.&|160;»

Telles furent les paroles de Benezar deBalsora en congédiant son fils&|160;; et celui-ci, après avoirbaisé les cheveux blancs du vieillard, s’éloigna vivement ému. Ilavait passé autour de son cou la chaîne d’or de la fée, et glissédans sa ceinture le petit sifflet d’argent. Son cheval était prêt,il sauta légèrement sur son dos et se dirigea vers le lieu désignépour le rassemblement de la caravane. Au bout de peu de temps, prèsde quatre-vingts chameaux et plus de cent cavaliers étaient réunis.Le signal du départ fut donné, et, moins d’une heure après, Saïdavait laissé derrière lui les portes de Balsora, qu’il ne devaitplus revoir qu’après de longues années.

Le charme et la nouveauté d’un pareil voyage,les incidents de la route et les mille objets inconnus qui, pour lapremière fois, s’offraient aux regards de notre héros, absorbèrentson attention tout entière pendant les premiers jours. Mais,lorsqu’on approcha du désert, que la contrée devint toujours plusnue et l’horizon plus vaste, Saïd, se repliant sur lui-même,commença à réfléchir sur maintes choses, et entre autres surl’étrange confidence que son père lui avait faite en partant.

Il tira le petit sifflet de sa ceinture,l’examina curieusement de tous les côtés, et finalement le porta àsa bouche pour l’essayer&|160;; mais aucun son n’en sortit&|160;:Saïd eut beau enfler ses joues et souffler de toutes ses forces, lesifflet demeura muet.

«&|160;Voilà, se dit-il tout bas, un joyauassez inutile&|160;;&|160;» et, le replaçant dans sa ceinture, ilse mit à songer à autre chose.

Cependant les paroles mystérieuses de sa mèreobsédaient toujours son esprit.

Maintes fois, en effet, durant son enfance,Saïd avait entendu raconter des histoires de fées oud’enchanteurs&|160;; mais n’ayant jamais appris que tel ou tel deses voisins de Balsora eût été en rapport avec un de ces êtressurnaturels, et ayant toujours, au contraire, remarqué que lesrécits de ce genre se rapportaient à des pays lointains ou a destemps reculés, notre héros en avait conclu naturellement que letemps de semblables apparitions était passé et que les fées avaientcessé de visiter les hommes et de prendre part à leurs aventures.Mais, aujourd’hui, après l’étrange récit que lui avait fait sonpère que devait-il penser&|160;? À force de repasser dans sa têtetoutes les circonstances mystérieuses qui avaient entouré sanaissance, en s’efforçant de leur trouver une explicationnaturelle, Saïd s’absorba dans une rêverie si profonde qu’ildemeura quasi tout un jour sur son cheval comme un homme endormi,sans se mêler aux entretiens de ses compagnons et sans entendremême leurs chansons ni leurs rires.

Saïd était un très-beau jeune homme. Son œilétait vif et hardi, sa bouche pleine de grâce, et quoiqu’il eûtdix-huit ans à peine, il possédait cependant déjà dans toute sapersonne une certaine dignité que l’on rencontre rarement à cetâge. Sa bonne mine, encore rehaussée par son costume de guerre, etla manière élégante et ferme à la fois avec laquelle il manœuvraitson cheval, attirèrent donc naturellement sur lui l’attention deplusieurs de ses compagnons.

Un homme déjà avancé en âge, qui chevauchait àses côtés et qui paraissait se complaire particulièrement dans sasociété, essaya, par quelques questions, de mettre son esprit àl’épreuve. Saïd, profondément imbu du respect qu’on doit aux têtesblanches, répondit discrètement, mais avec esprit et convenance, àson interlocuteur. Celui-ci en éprouva une grande joie et ne fitque se montrer plus désireux encore de se lier avec son jeunecompagnon. Ils s’entretinrent donc avec abandon sur toutes sortesde sujets&|160;; mais Saïd n’ayant été occupé tout le jour que d’unseul objet, il arriva, comme il est ordinaire, que la conversationreprit peu à peu la pente où l’entraînait son esprit et finit partomber sur le mystérieux pouvoir des fées. Le jeune homme fut amenéainsi à demander en termes positifs à son compagnon s’il croyaitqu’il y eût des fées, des génies, enfin de bons et de mauvaisesprits, et que les hommes fussent persécutés ou protégés pareux.

Le vieillard passa sa main dans sa longuebarbe, hocha la tête et dit&|160;: «&|160;Pour ce qui est de moi,je n’ai jamais vu ni nains, ni géants, ni sylphes, ni gnomes, nifées, ni enchanteurs, et cependant je dois avouer qu’il y a nombred’histoires que l’on ne peut révoquer en doute et dans lesquelleson est bien forcé de reconnaître l’intervention de puissancessurhumaines.&|160;» Et là-dessus le vieillard se mit à redire à sonjeune ami tant et tant d’aventures merveilleuses, que Saïd, enproie à une sorte de vertige, et s’efforçant toujours des’expliquer sa propre histoire, finit par conclure que tout ce quis’était passé à sa naissance, cet orage si subitement dissipé etces odeurs balsamiques répandues dans la chambre de sa mère,présageaient sans doute qu’il était placé lui-même sous laprotection d’une bonne fée, laquelle ne lui avait donné le petitsifflet qu’afin qu’il pût l’appeler en cas de besoin.

Toute la nuit Saïd rêva châteaux forts, palaisenchantés, chevaux volants, dragons, djins, etc., et vécut enfin enplein monde de féerie.

Hélas&|160;! il devait éprouver dès lelendemain, le pauvre garçon, combien étaient vains les rêves qu’ilavait caressés dans la veille et dans le sommeil&|160;! La caravaneavait cheminé paisiblement la plus grande partie du jour, Saïdcontinuant de se tenir aux côtés du vieillard, son ami, lorsqueapparut à l’extrême limite du désert une sorte d’ombre épaisse etmal définie. Selon les uns c’était un monticule de sable, selond’autres un simple nuage&|160;; d’après d’autres encore, celaressemblait plutôt à une nouvelle caravane&|160;; mais levieillard, qui avait fait déjà plusieurs traversées dans le désert,cria à haute voix que l’on se mit sur ses gardes, car cet objetinconnu n’était rien moins, selon lui, qu’une troupe d’Arabespillards qui s’avançait sur eux. Les hommes s’élancèrent aussitôtsur leurs armes, les femmes et les bagages furent groupés aucentre, et tout fut préparé pour faire tête à l’attaque. La massesuspecte continuait de se dérouler lentement sur la plaine etressemblait en ce moment à une immense troupe de cigogneslorsqu’elles émigrent vers les lointaines contrées. Peu à peucependant sa marche s’accéléra, et à peine commençait-on àdiscerner nettement les cavaliers et leurs longues lances, que labande tout entière se précipita sur la caravane avec la rapidité dusimoun, et l’enveloppa comme un tourbillon.

Les voyageurs se défendirent bravement, maisles assaillants étaient plus de quatre cents. Après avoir faitpleuvoir sur la caravane une grêle de traits qui causèrent déjàbeaucoup de ravages dans ses rangs, ils s’apprêtèrent à la chargerà la lance. Dans cet instant critique, notre héros, qui n’avait pascessé de combattre au premier rang et de se signaler parmi les plusbraves, Saïd se rappela tout à coup son petit sifflet&|160;; il lesaisit, l’emboucha, souffla dedans de toutes ses forces, et lelaissa retomber tristement&|160;: il n’avait pas donné le plusléger son. Furieux de cette déception cruelle, et voulant du moinsvendre chèrement sa vie, le vaillant jeune homme banda son arc avecviolence, et, visant un des voleurs qui se faisait remarquer entretous par la magnificence de ses vêtements, il le perça d’outre enoutre. Le blessé vacilla un instant sur sa selle comme un hommeivre et tomba lourdement de cheval.

«&|160;Par Allah&|160;! qu’avez-vous fait,jeune homme&|160;? s’écria le vieillard&|160;; nous sommes perdus àcette heure.&|160;» L’événement ne tarda pas à justifier cetteparole&|160;; car à peine les voleurs eurent-ils vu tomber lavictime de Saïd qu’ils poussèrent un effroyable cri et se ruèrentsur la caravane avec une telle rage, que le peu d’hommes quiavaient réussi à tenir bon jusque-là furent terrassés en un clind’œil. Saïd, pour sa part, se vit enveloppé par cinq ou sixArabes&|160;; mais il maniait sa lance avec une rapidité et unevigueur telles qu’il faisait tête à tous. Déjà il avait fait mordrela poussière à deux de ses assaillants, quand une secousse violentele renversa lui-même sur la croupe de son cheval&|160;: l’un desvoleurs avait réussi à lui lancer sur la tête une sorte de filetavec un nœud coulant que tous les efforts de notre malheureux hérosne purent parvenir à rompre. Plus il s’agitait au contraire, etplus la corde se nouait et se serrait fortement autour de son cou.Et voilà comment, en dépit de sa vaillance et de sa résistancedésespérée, Saïd tomba vivant aux mains de ses ennemis.

La caravane tout entière était hors de combat,les uns tués, les autres prisonniers&|160;; et les Arabes, quin’appartenaient pas à une seule tribu, procédèrent sur-le-champ aupartage des captifs et du reste du butin. Cela fait, une partie desvoleurs prit la direction du sud, tandis que les autres remontèrentvers le levant. Saïd marchait entouré de quatre cavaliers armésjusqu’aux dents et qui dardaient sur lui des regards pleins derage, en même temps qu’ils lui adressaient les plus violentesinjures. Cela lui donna à penser que l’homme qu’il avait tué étaitsans doute un personnage distingué, peut-être même un prince&|160;;mais les questions qu’il hasarda à ce sujet ne firent qu’exciterdans la bande un redoublement de fureur, sans qu’on daignât luirépondre un seul mot.

Après trois jours d’une marche fatigante,pendant laquelle on ne s’arrêta que juste le temps nécessaire pourlaisser souffler les chevaux, on aperçut enfin dans le lointain desarbres et des tentes. C’était le principal noyau de la tribu.Lorsque la troupe n’en fut plus qu’à peu de distance, une foule defemmes et d’enfants se précipita à sa rencontre&|160;; mais à peineles survenants eurent-ils échangé quelques mots avec les voleursqu’un cri terrible sortit de toutes les poitrines&|160;: tous lesregards se tournèrent vers Saïd, mille bras furent levés contrelui, et des imprécations sortirent de toutes les bouches&|160;:«&|160;C’est celui-là, s’écriait-on, c’est ce misérable chien qui afrappé le grand Almanzor, le brave des braves&|160;! Il faut qu’ilmeure et que sa chair soit donnée en pâture aux chacals dudésert.&|160;»

La troupe avançait toujours au milieu de cescris de mort. Lorsqu’on fut parvenu à une sorte de place ménagée aumilieu du camp, on fit halte. Les prisonniers furent liés deux àdeux et répartis dans les tentes en même temps que le butin.Cependant Saïd, garrotté aussi, mais seul, fut entraîné dans unetente plus grande que les autres, où se tenait un vieillardrichement vêtu et dont la mine fière et grave dénotait le hautrang. Les hommes qui conduisaient Saïd pénétrèrent dans la tentesilencieux et la tête basse&|160;: «&|160;Les lamentations desfemmes me font pressentir un malheur, dit le vieillard enparcourant d’un regard anxieux les rangs des soldats&|160;; oui,votre attitude me le confirme, mon fils…

– Ton fils n’est plus, dirent les soldatsd’une voix gémissante&|160;; mais voici son meurtrier. Commande,Sélim&|160;! de quelle mort doit-il périr&|160;? Faut-il le percerde nos flèches, ou le chasser à coups de lances, comme une bêtefauve&|160;? Veux-tu qu’il soit pendu, ou que nous le fassionsécarteler par nos chevaux&|160;?

– Qui es-tu, misérable&|160;?&|160;» demandaSélim en jetant un regard assombri sur le prisonnier dont la mortse préparait, mais qui gardait néanmoins une contenance ferme etdigne.

Saïd satisfit à sa demande.

«&|160;Meurtrier de mon fils&|160;! tu l’astué, j’en suis sûr, comme un vil assassin. Tu n’aurais pas osé lecombattre en face&|160;: c’est par derrière, en trahison, que talance l’a percé.

– Non, seigneur, répondit Saïd&|160;; je l’aifrappé en face, en loyal combat, à l’attaque de notre caravane, etalors que j’avais déjà vu huit des nôtres tomber sous sescoups.

– Dis-tu vrai&|160;? demanda Sélim.

– Il dit vrai, répondit un des soldats.

– Alors, poursuivit Sélim, commandant par uneffort d’héroïsme à sa juste douleur, alors il n’a fait que ce quenous voulions lui faire à lui-même. Il a combattu et frappé unennemi qui voulait lui ravir la liberté et la vie. Que ses lienslui soient ôtés sur l’heure&|160;!&|160;»

Les soldats regardaient leur maître avec unétonnement stupide, et se montraient peu empressés d’obéir.«&|160;Ainsi, dit l’un d’eux, le meurtrier de ton fils, l’assassindu brave Almanzor échappera au supplice&|160;! Nous eussions mieuxfait de l’égorger sur le lieu même du combat, en présence ducadavre de sa victime.

– Non, je ne veux pas qu’il meure&|160;!s’écria Sélim&|160;; et même je prétends le garder dans ma propretente&|160;: Je le réclame pour la juste part de butin qui m’estdue&|160;: il sera mon serviteur.&|160;»

Saïd, trop ému pour remercier le magnanimevieillard, ne put que s’agenouiller devant lui et presser son frontsur la main de son sauveur en signe de reconnaissance et desoumission. Cependant les soldats avaient quitté la tente enmurmurant, et, lorsqu’ils eurent appris aux femmes et aux enfantsrassemblés au dehors la résolution du vieux Sélim, toute la hordefit entendre des hurlements lugubres et s’écria qu’elle vengeraitde ses mains la mort d’Almanzor dans le sang de son meurtrier,puisque son propre père renonçait à appliquer lui-même la peine dutalion.

Le restant des prisonniers avait été partagéentre les différentes familles de la tribu. Quelques-uns furentaffranchis moyennant rançon, les autres furent chargés de soignerles troupeaux, de cultiver les terres, etc., et parmi ceux-là plusd’un qui, auparavant, n’avait pas moins de dix esclaves pour leservir, dut se résigner alors à accomplir lui-même les travaux lesplus vils.

Il n’en alla point ainsi de Saïd. Fut-ce sabonne mine, sa contenance héroïque, ou bien quelque charme secretde la fée sa protectrice, qui prévint le vieillard en safaveur&|160;? on l’ignore&|160;; mais il vivait dans la tente deSélim bien plus comme un fils que comme un esclave. Cependant lahaine que lui avait vouée la horde ne s’était pas apaisée. S’ilerrait seul à travers le camp, des imprécations et des menaces luiarrivaient de toutes parts, et plusieurs fois même il entenditsiffler à son oreille des traits qui lui étaient manifestementdestinés. Il eut beau se plaindre à diverses reprises à Sélim deces attaques dirigées contre sa vie, les recherches ordonnées afind’en découvrir les auteurs demeurèrent toujoursinfructueuses&|160;: la horde tout entière s’était liguée contre lefavori du vieillard. Celui-ci parla donc un jour ainsi àSaïd&|160;: «&|160;J’avais compté que tu pourrais peut-êtreremplacer auprès de moi le fils que ta main m’a ravi&|160;; je doisrenoncer à cet espoir&|160;: tous ici sont animés contre toi d’uneégale haine, et je sens, hélas&|160;! que la protection du vieuxSélim est impuissante à te couvrir. J’ai donc résolu de te renvoyerdans ton pays sous la conduite de quelques hommes fidèles qui teguideront à travers le désert.

– Mais, s’écria Saïd, en est-il un seul ici,hors toi, noble Sélim, à qui je me puisse fier&|160;? une fois loinde tes yeux, ne m’égorgeront-ils pas dans la traversée dudésert&|160;!

– Ta vie sera sous la sauvegarde de leurserment, répondit Sélim avec le plus grand calme, et tu peux êtresans crainte, la parole d’un Arabe est sacrée.&|160;»

Au bout de quelques jours, une nouvelleembûche dont Saïd faillit être victime vint rappelerdouloureusement au vieillard la promesse qu’il avait faite à sonfils d’adoption, et il se mit aussitôt en devoir de l’exécuter.Après avoir donné à notre héros des armes, des habits, un cheval,il choisit cinq des plus vaillants hommes de la tribu pour escorterSaïd, et leur ayant fait jurer par les plus formidables serments derespecter la vie du jeune homme, il prit congé de lui enpleurant.

Les cinq Arabes chevauchaient sombres etsilencieux aux côtés de Saïd en s’avançant à travers le désert. Ilne pouvait échapper au perspicace jeune homme qu’ils neremplissaient leur mission qu’à contre-cœur, et ce qui augmentaitencore son souci, c’est que deux d’entre eux avaient figuré dans lecombat où Almanzor avait péri. Le troisième jour de marche, ilremarqua que les visages de ses guides s’assombrissaient de plus enplus, et il les entendit échanger quelques mots à demi-voix. Iltendit l’oreille en s’efforçant de saisir leurs discours. Lesvoleurs s’entretenaient dans un dialecte particulier connuseulement de cette horde, et dont il n’était fait usage aussi quelorsqu’il s’agissait d’entreprises dont le secret le plusimpénétrable pût seul garantir le succès&|160;; mais, dans le tempsque le vieux Sélim avait formé le projet de garder le jeune hommeauprès de lui, il avait consacré, maintes heures nocturnes à luienseigner cette langue mystérieuse, et ce que Saïd entendit alorsn’était pas fait pour calmer les craintes qu’il avait conçues.

«&|160;Voici l’endroit, dit l’un des hommes,où nous avons attaqué la caravane. C’est ici que le plus vaillantdes guerriers tomba sous la main d’un enfant.

– Le vent a balayé la trace des pas de soncheval, dit un autre&|160;; mais moi, j’ai gardé dans mon cœur lesouvenir du héros.

– Et pour notre éternelle honte, s’écriasourdement un troisième, celui qui l’a frappé vit encore, et il estlibre&|160;! Vit-on jamais un père ne pas venger la mort de sonfils unique&|160;? Mais Sélim devient vieux et tombe enenfance&|160;!

– Où le père fait défaut, dit un quatrième,c’est le devoir de l’ami de venger son ami. C’est ici, à cetteplace même, que le meurtrier doit périr. Ainsi le veulent le droitet la coutume des ancêtres.

– Mais nous avons juré entre les mains duvieux, reprit le premier&|160;; nous ne pouvons le tuer, notreserment nous lie.

– C’est vrai&|160;! dirent les autres&|160;;nous avons juré. Le meurtrier nous échappe.

– Pas encore&|160;! dit l’un des voleurs, leplus farouche de tous&|160;; le vieux Sélim est prudent et rusé,mais pas autant qu’il se l’imagine, cependant. Lui avons-nous juréde conduire ce garçon ici ou là&|160;! non. Nous nous sommesengagés à respecter sa vie, c’est tout. Qu’il soit donc épargné parnos armes&|160;; mais le soleil du désert et les dents aiguës deschacals se chargeront de notre vengeance. Nous n’avons qu’àl’abandonner ici étroitement garrotté.&|160;»

Ainsi dit le voleur&|160;; mais déjà depuisquelques minutes Saïd se tenait prêt à tout événement. Au moment oùces derniers mots furent prononcés, il jeta brusquement son chevalde côté, et le faisant bondir sous l’éperon, il vola sur la plainecomme un oiseau. Les cinq brigands eurent un instant destupéfaction en s’apercevant que le jeune homme les avaitcompris&|160;; mais leur hésitation dura peu. Rompus aux chasses dece genre, ils se partagèrent aussitôt en deux groupes ets’élancèrent à la poursuite du fugitif. Connaissant mieuxd’ailleurs que le malheureux Saïd les difficultés qu’offre ledésert et la manière de les éviter, deux d’entre eux l’eurentbientôt dépassé et lui barrèrent la route&|160;; Saïd voulutessayer encore de se jeter de côté, mais deux autres cavaliersétaient là lui faisant face, et le cinquième était sur son dos. Leserment qu’ils avaient fait de ne point tuer le jeune homme ne leurpermettant pas de se servir de leurs armes contre lui, les brigandseurent encore recours cette fois à leur terrible lacet pourrenverser Saïd de son cheval&|160;; et tous ensemble, seprécipitant sur lui comme des furieux, ils le frappèrent à coupsredoublés avec le bois de leurs lances, et, lui ayant lié fortementles pieds et les mains, ils le jetèrent ainsi qu’une masse inertesur le sable embrasé.

Saïd invoqua tour à tour leur pitié, leurserment, tous les sentiments enfin qu’il crut capables de fairevibrer leur âme&|160;; il leur promit une énorme rançon, sa fortuneentière&|160;!… Mais à toutes ses prières, à ses promesses, à sescris lamentables, les vengeurs d’Almanzor ne répondirent que pardes rires, féroces, et, remontant à cheval sans plus attendre, ilspartirent au galop. Pendant quelques instants encore, le malheureuxabandonné entendit retentir sourdement les pas de leurs montures,qui bientôt se perdirent dans l’éloignement&|160;; et le désertretomba dans son morne silence.

Alors le pauvre Saïd se crut tout à faitperdu. Il pensa à son père, au chagrin du vieillard en ne voyantpas revenir son fils&|160;!… puis, faisant un retour sur lui-même,il s’attendrit sur sa misérable destinée&|160;: si jeune etmourir&|160;! car, il n’en pouvait plus douter à cette heure, ilétait condamné à périr d’inanition sur le sable en feu du désert,ou – martyre plus horrible encore&|160;! – à se voir déchirer toutvivant par la dent d’un chacal immonde.

Le soleil montait toujours et dardait sesimplacables rayons sur le front de l’infortuné. Avec des peinesinouïes il parvint à se retourner en se roulant sur le sable. Dansce mouvement, le petit sifflet qu’il portait toujours suspendu àson cou tomba de ses vêtements. C’était une lueur d’espoir, et lemalheureux garrotté s’épuisa en efforts surhumains pour enapprocher sa bouche. Il réussit enfin à l’effleurer de ses lèvres,à le saisir, à l’emplir de son souffle… mais, hélas&|160;! mêmedans cette effroyable situation, le sifflet ne rendit aucun son, letalisman demeura sans vertu&|160;! Désespéré, n’en pouvant plus,l’âme et le corps brisés, Saïd laissa rouler sa tête en arrière,et, ses idées s’égarant peu à peu sous les ardeurs toujourscroissantes du soleil, il finit par tomber dans un profondévanouissement ou, pour mieux dire, dans un anéantissementabsolu.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, au boutdesquelles Saïd fut réveillé par un grand bruit qui se faisait àses côtés. Dans le même moment il se sentit violemment secouerl’épaule et poussa un cri d’effroi, car il s’imaginait déjà êtreentouré d’une troupe de chacals s’apprêtant à le dévorer. Mais desvoix humaines retentissant à son oreille lui eurent bientôt faitreconnaître qu’il n’avait point affaire aux griffes d’une bêtesauvage, mais aux mains d’un homme qui s’occupait de lui avecsollicitude et défaisait ses liens tout en causant avec deux outrois autres individus. «&|160;Il respire encore, se disaient-ilsentre eux, mais sa tête paraît égarée&|160;; il nous prend pour desennemis.&|160;»

Enfin Saïd ouvrit les yeux tout grands etaperçut devant lui la figure d’un gros homme court, à facerougeaude, avec de petits yeux rusés et une longue barbe. Cepersonnage lui parla amicalement, l’aida à se dresser sur ses piedset lui offrit à boire et à manger, ce dont le pauvre Saïd avaitgrand besoin. Tandis qu’il reprenait peu à peu ses forces, sonsauveur se mit à lui raconter compendieusement qu’il était unmarchand de Bagdad, qu’on l’appelait Kaloum-Bek, et qu’il faisaitle commerce des châles, des voiles et autres fins tissus à l’usagedes femmes. Il ajouta qu’il traversait le désert, revenant vers sapatrie, lorsqu’il avait trouvé Saïd étendu sur le sable, évanoui, àdemi mort&|160;: ce spectacle avait éveillé sa pitié&|160;; ils’était arrêté et avait tout mis en œuvre pour ranimer le moribond,que ses soins avaient fini par rappeler à la vie.

Quand le marchand eut fini sa narration, Saïdle remercia avec effusion en l’assurant de son éternellereconnaissance&|160;; car il était évident pour lui que sansl’intervention fortuite de ce digne homme, il n’aurait pas tardé àexpirer misérablement. Kaloum-Bek s’excusa beaucoup de ne pouvoirle remettre dans sa route&|160;; mais il était lui-même pressé parle temps, on l’attendait à Bagdad, ses affaires réclamaient saprésence, etc., etc., etc. Bref, il invita au contraire le jeunehomme à l’accompagner. Bien que cela dût l’éloigner beaucoup du butde son voyage, Saïd n’avait guère d’autre parti à prendre qued’accepter cette offre, et il s’y résigna d’autant plus volontiersque le marchand lui donna l’assurance qu’il ne manquerait pas detrouver à Bagdad une occasion prochaine de regagner Balsora.

Chemin faisant, Kaloum-Bek, qui était fortbavard, ne fit qu’entretenir son compagnon de voyage du magnifiqueHaroun-al-Raschid, le commandeur des croyants. Il lui vanta sonamour de la justice, sa sagacité, la manière simple et vraimentadmirable avec laquelle il vidait les procès les plusembrouillés&|160;; et, entre autres exemples à l’appui, il luiraconta l’histoire du Cordier, celle du Pot et desolives, histoires que connaît aujourd’hui chaque enfant etdont Saïd s’émerveilla fort. «&|160;Notre calife, poursuivit lemarchand, est un homme prodigieux&|160;! Vous imaginez-vous qu’ilpasse la nuit à dormir comme le commun des hommes&|160;?Détrompez-vous&|160;: deux ou trois heures de sommeil vers lematin, c’est tout ce qu’il lui faut. Je sais ce qu’il en est,voyez-vous&|160;! Messour, son premier chambellan, est mon cousin.Au lieu donc de se coucher comme tout le monde, le calife sepromène la plus grande partie de la nuit à travers les rues deBagdad, et rarement il se passe une semaine sans qu’il rencontrequelque aventure&|160;; car, ainsi que vous l’avez pu voir dansl’histoire du Pot aux olives, qui est aussi vraie que laparole du Prophète, il ne fait pas sa ronde à cheval, en brillantcostume, entouré de gardes et de porte-flambeaux, ce qu’il pourraitbien faire certes, si cela lui plaisait&|160;; mais point&|160;:c’est sous l’habit d’un marchand, d’un soldat, d’un batelier, d’unmufti qu’il erre çà et là et s’assure par lui-même que tout marchebien et régulièrement. De là vient qu’il n’y a pas de ville aumonde où l’on soit aussi poli qu’à Bagdad envers les gens inconnusqu’on rencontre la nuit. En effet, tel individu, qui a la mine d’unmisérable Arabe du désert, pourrait fort bien être le calife enpersonne, et quelque méprise malencontreuse vous attirerait à coupsûr une rude bastonnade.&|160;»

Ainsi dit le marchand, et, bien que Saïd fûttourmenté d’un ardent désir de revoir son père, il se réjouitcependant de l’occasion qui s’offrait à lui de visiter la citéfameuse sur laquelle régnait le célèbre Haroun-al-Raschid. Aprèsdix jours de route, nos voyageurs atteignirent Bagdad, et, malgréles descriptions qui lui en avaient été faites, Saïd ne puts’empêcher de s’étonner et de s’écrier sur la magnificence de cetteville, qui était précisément alors au plus haut point de sasplendeur. Le marchand invita gracieusement le jeune homme à ne paschercher d’autre demeure que la sienne. «&|160;J’accepte, s’écriaSaïd, et vous mettez le comble ainsi, mon cher Kaloum, auxobligations que je vous ai&|160;; car, tout en m’avançant au milieude cette succession de merveilles, je viens de me rappeler tout àcoup le dénûment dans lequel m’ont laissé les brigands, et je medisais qu’excepté l’air et l’eau du Tigre et les degrés d’unemosquée pour oreiller, cette ville – si riche qu’elle soit – nem’offrirait d’ailleurs rien gratuitement. Vous êtes une secondefois mon sauveur, mon cher Kaloum&|160;!&|160;» Le marchand grimaçaune espèce de sourire modeste, comme s’il ne voulait pas être louéd’une action aussi simple, et il entraîna le jeune homme vers samaison.

Le lendemain de son arrivée, notre hérosvenait de s’habiller pour aller se promener dans Bagdad, et, commetout jeune homme, il se réjouissait déjà par avance des regards quene manquerait pas d’attirer sur lui son brillant costume decavalier, lorsque son hôte entra dans sa chambre. Après avoirexaminé Saïd des pieds à la tête, il lui dit avec un petitricanement ironique&|160;: «&|160;Tout cet accoutrement estcertainement fort beau, jeune homme&|160;! mais à quoi diablesongez-vous&|160;? Vous êtes, à ce qu’il me paraît, une tête légèreet qui se soucie peu du lendemain. Avez-vous donc assez d’argentpour vivre d’une manière conforme à l’habit que vousportez&|160;?

– Très-cher seigneur, dit le jeune hommeconfus, et rougissant Je n’ai point d’argent en ce moment, il estvrai&|160;; les brigands qui m’ont abandonné dans le désertm’avaient dépouillé auparavant de tout ce que je possédais, ainsique je vous l’ai dit&|160;; mais si, comme je suis autorisé à lecroire par la manière dont vous m’avez traité jusqu’ici, si,dis-je, vous voulez bien m’avancer une petite somme, de quoiseulement regagner ma patrie, vous pouvez être sûr que mon pèrevous indemnisera largement de vos déboursés et des frais de toutenature que j’aurai pu vous occasionner.

– Ton père&|160;! ton père&|160;! s’écria lemarchand en changeant subitement de ton et en éclatant de rireinsolemment, vraiment&|160;! mon garçon, je crois que le soleil t’abrûlé le cerveau, comme on dit. T’imagines-tu donc que je me soislaissé prendre à toutes les histoires que tu m’as racontées dans ledésert&|160;? Allons donc&|160;! dès le premier moment, sache-lebien, j’ai découvert tes mensonges effrontés, et ton impudence m’aindigné.

«&|160;D’abord, je connais tous les richesmarchands de Balsora, j’ai fait des affaires avec tous, et j’auraiscertainement entendu parler de ce nom de Benezar, si ton père avaitseulement six mille tomans de revenu. Il est donc avéré pour moi,ou que tu n’es pas de Balsora, ou que ton père est un pauvre diableau fils duquel je ne voudrais pas prêter un aspros. Premiermensonge&|160;!

«&|160;Et puis cette attaque dans ledésert&|160;! Depuis que le sage Haroun-al-Raschid a purgé lesroutes du commerce des bandes qui les infestaient, quand est-ilarrivé que des voleurs aient osé piller une caravane, et plusencore, en emmener les hommes en esclavage&|160;? Mais, enadmettant même que ton récit soit vrai, le fait devrait êtreconnu&|160;; et sur toute ma route, et ici même à Bagdad, oùaffluent des voyageurs de toutes les contrées du monde, jamais, augrand jamais, on n’a entendu parler de rien de semblable. Voilà tondeuxième mensonge, jeune impudent&|160;!&|160;»

Pâle de colère et de honte, Saïd voulaitcouper la parole au méchant petit homme. Mais celui-ci criait plusfort que lui. «&|160;Et ton troisième mensonge, effrontéhâbleur&|160;! poursuivit-il, c’est ton séjour au camp de Sélim.Certes, le nom de Sélim est bien connu de quiconque a jamaisconversé avec un Arabe du désert, mais Sélim est réputé pour leplus terrible et le plus impitoyable bandit qui soit&|160;! et tuoses bien nous raconter que tu as tué son fils et qu’il n’a tiré detoi aucune vengeance, quand il aurait dû, tel qu’on le connaît, tefaire mettre en morceaux&|160;! Ton audace dans le mensonge va plusloin encore, et jusqu’à vouloir nous faire croire aux inventionsles plus absurdes. Sélim t’aurait défendu contre la fureur de sahorde, il t’aurait recueilli dans sa propre tente, enfin ilt’aurait renvoyé sans rançon au lieu de te faire pendre à l’arbrele plus voisin, lui qui souvent a fait périr ainsi des voyageurscontre lesquels il n’avait aucun sujet de haine, et seulement pourvoir quelle grimace ils feraient pendant l’opération&|160;!Oh&|160;! tu l’avoueras, tu es un abominable menteur&|160;!

– Non&|160;! s’écria le jeune homme suffoquantd’émotion contenue, non, je n’ai pas menti&|160;! Tout ce que jevous ai dit est vrai, tout&|160;; j’en jure par mon âme&|160;!

– Par ton âme&|160;? en vérité&|160;! cria lemarchand&|160;; par ton âme fourbe et mensongère&|160;! Voilà unebelle garantie&|160;!

– Je ne puis, il est vrai, vous donner depreuves positives, évidentes, de la vérité de mes paroles, repritSaïd en s’efforçant de réprimer son indignation&|160;; mais nem’avez-vous pas trouvé garrotté et mourant au milieu dudésert&|160;?

– Cela ne prouve rien, répondit le marchand.Tu es habillé en somme comme un riche voleur, et j’incline à penserque tu n’es pas autre chose. Peut-être, que sais-je, moi&|160;?as-tu attaqué inconsidérément quelque voyageur plus fort que toi,lequel t’aura vaincu et lié comme je t’ai vu.&|160;»

En présence de cet entêtement stupide etgrossier, Saïd jugea inutile d’insister plus longtemps. «&|160;Vousm’avez sauvé la vie, dit-il, et, malgré vos soupçons injurieux, jeveux vous en remercier encore. Mais enfin, où voulez-vous en venirà cette heure&|160;? Si vous refusez de me venir en aide, il mefaudra donc mendier&|160;? Certes, je ne tendrai jamais la main àaucun de mes égaux, j’irai droit au calife et je lui dirai…

– Vraiment&|160;! dit le marchand d’un tonnarquois, tu ne veux l’adresser à personne autre qu’à notregracieux souverain&|160;? Voilà ce qui s’appelle mendier d’unefaçon peu commune&|160;! Hé&|160;! hé&|160;! réfléchis cependant,mon jeune aventurier, que le chemin qui conduit chez le califepasse par chez mon cousin Messour, et qu’il me suffit d’un mot pouravertir le premier chambellan de l’art prodigieux avec lequel tusais mentir. Mais, tiens, parlons sérieusement, j’ai pitié de tajeunesse, Saïd&|160;; tu peux te corriger, devenir meilleur&|160;;il est possible encore, ce me semble, de faire quelque chose detoi. Je veux t’arracher à ta vie vagabonde, et, pour cela, j’ail’intention de te placer dans ma boutique du bazar. Tu m’y servirasen qualité de commis pendant un an. Ce temps passé, s’il ne teplaît pas de demeurer chez moi, je te paye tes gages et te laissealler où tu voudras, à Alep, à Médine, à Stamboul, à Balsora, chezles mécréants même, si cela te convient, je ne m’y oppose pas. Jete donne jusqu’à midi pour réfléchir à ma proposition.Acceptes-tu&|160;? c’est bien&|160;; refuses-tu&|160;? je supputealors au plus juste les frais que tu m’as occasionnés, je me payetant bien que mal avec ce beau costume dont tu parais si vain, etje te jette nu dans la rue. Tu pourras alors, mon garçon, allermendier à ta guise chez le calife ou chez le mufti, et tu medonneras des nouvelles de la réception qu’on t’y aurafaite.&|160;»

Cela dit, l’odieux boutiquier sortit de lachambre et laissa le jeune homme à ses réflexions. Saïd le regardas’éloigner d’un œil plein de mépris. La bassesse de ce misérable,qui ne l’avait secouru, hébergé et attiré dans sa maison, où il letenait en son pouvoir, que dans un ignoble intérêt de lucre et pouren faire son esclave, lui inspirait plus de dégoût encore que decolère. Il essaya s’il ne pourrait pas s’enfuir&|160;; mais lesfenêtres de sa chambre étaient grillées et les portes soigneusementcloses. Finalement, après de longs débats intérieurs, il résolutd’accepter, pour le moment du moins, la proposition dumarchand&|160;; il comprit que, dans sa situation, c’était encorele meilleur parti qu’il eût à prendre. Comment d’ailleurs, dépourvude toute ressource aurait-il pu regagner Balsora&|160;? Mais il sepromit bien à part lui d’invoquer aussitôt que possible laprotection du calife. Le surlendemain, Kaloum-Bek installa sonnouveau commis dans son magasin du bazar. Il lui montra ses châles,ses voiles, ses riches étoffes de soie, et lui indiqua l’officeparticulier qu’il aurait à remplir. Vêtu comme un garçon deboutique et non plus comme un élégant cavalier, un châle d’unemain, de l’autre un voile brodé d’or, Saïd devait se tenir sur laporte du magasin, appeler les passants, faire chatoyer sesmarchandises à leurs yeux, leur en crier le prix et les inviter àentrer et à acheter. En confiant cet emploi au jeune homme, le rusémarchand entendait fort bien ses intérêts. Kaloum-Bek, ainsi quenous l’avons dit déjà, était un petit vieillard fort laid, et,lorsqu’il se tenait lui-même devant sa boutique, déployant etvantant sa marchandise, il n’était pas rare qu’un voisin ou unpromeneur lui jetât au nez en passant quelque mot de raillerie.Tantôt c’étaient des enfants dont il excitait la verve moqueuse,tantôt des femmes dont il entendait les rires étouffés sous leurslongs voiles et qui s’éloignaient en disant&|160;: «&|160;Fi&|160;!l’épouvantail&|160;!&|160;» Chacun, au contraire, arrêtaitvolontiers les yeux sur le jeune et beau Saïd, qui savait, enoutre, appeler avec convenance l’attention des passants et leurprésenter avec une adresse pleine de séduction ses élégantstissus.

Lorsque Kaloum-Bek se fut aperçu que saboutique du bazar recevait tous les jours un plus grand nombre dechalands depuis que Saïd la dirigeait, il se montra plus amicalenvers le jeune homme&|160;; il le nourrit mieux qu’auparavant, etil eut soin en outre de lui fournir toujours des habits convenableset même élégants. Mais ces témoignages d’un attachement intéresséne pouvaient adoucir le chagrin de notre héros, et ses jours et sesnuits se passaient à rêver aux moyens qu’il pourrait employer pourregagner sa patrie.

Un jour que la vente avait été très-active etque les garçons de boutique, chargés de porter les marchandises audomicile des acheteurs, étaient tous en course, une femme d’uncertain âge entra dans le magasin et fit encore quelques emplettes.Tout en payant maître Kaloum-Bek&|160;; elle lui demanda s’iln’avait pas là un garçon pour l’accompagner et porter sesmarchandises chez elle. «&|160;Dans une demi-heure, je vous lesenverrai, répondit Kaloum-Bek&|160;; il m’est impossible de voussatisfaire auparavant, à moins que vous ne consentiez à prendre àvos frais un commissionnaire étranger.

– Non, vraiment&|160;! maître Kaloum-Bek,s’écria la dame, et, pour un marchand en réputation, vous n’êtesqu’un ladre et votre boutique est fort mal tenue. Non, vous dis-je,je ne veux pas prendre un commissionnaire de place. Votre devoir,d’après les usages et les règles du commerce, vous oblige à mefaire porter mon paquet chez moi, et j’exige qu’il en soitainsi.

– Mais veuillez attendre seulement une petitedemi-heure, très-noble dame, dit le marchand d’un air piteux, en setortillant avec l’embarras le plus comique&|160;; tous mes garçonssont en course pour l’instant.

– Voilà vraiment une piètre boutique, danslaquelle il ne reste seulement pas un valet, dit l’impatienteacheteuse. Mais que fait là ce grand fainéant&|160;? ajouta-t-elleen se tournant du côté de Saïd&|160;; allons&|160;! viens, jeunedrôle. Prends mon paquet et suis-moi.

– Halte-là&|160;! halte-là&|160;! s’écriaKaloum-Bek ahuri&|160;; celui-là est mon enseigne vivante, monannonceur, mon aimant&|160;! il ne doit pas quitter le seuil de maporte.

– Qu’est-ce à dire&|160;? répliqua la dameavec dédain, tout en jetant son paquet sur les bras de Saïd et sansse soucier des cris du petit vieux. Voilà un beau marchand, envérité&|160;! et de belles marchandises, qui ne se recommandent passuffisamment par elles-mêmes, et qui ont besoin d’un grand dadaisde cette espèce pour les faire valoir&|160;! Allons, en route,jeune homme&|160;! tu ne perdras pas ton temps d’ailleurs, et je tepromets une bonne récompense.

– Cours-y donc&|160;! au nom d’Ariman et detous les diables&|160;! murmurait en même temps Kaloum-Bek àl’oreille de son commis. Vole et reviens aussi vite quepossible&|160;; la vieille fée ameuterait contre moi tout le bazar,si je refusais plus longtemps de la satisfaire.&|160;»

Saïd suivit l’exigeante vieille, qui marchaità travers les rues et se glissait dans la foule d’une allurebeaucoup plus légère qu’on n’aurait dû l’attendre de son âge. Elles’arrêta enfin devant une magnifique maison située dans un quartierretiré&|160;; elle frappa un coup, aussitôt les portes s’ouvrirentà deux battants et laissèrent voir un riche escalier de marbre quela vieille dame gravit lestement en faisant signe à Saïd de prendrele même chemin. Ils arrivèrent ainsi dans une salle vaste et haute,et décorée avec un luxe et une élégance jusque-là inconnus à Saïd.La vieille dame se laissa tomber comme épuisée de fatigue sur unmoelleux divan qui occupait tout le fond de la salle&|160;; ellefit signe au jeune homme de déposer son paquet, et, après l’avoirgratifié d’une petite pièce d’argent, elle lui ordonna des’éloigner.

Il était déjà à la porte, lorsqu’une voixdouce et harmonieuse cria&|160;: «&|160;Saïd&|160;!&|160;» Étonnéd’entendre prononcer son nom dans un endroit où il ne se savaitconnu de personne, le jeune commis se retourna soudain. Une damemerveilleusement belle, entourée d’une foule d’esclaves et dejeunes filles, était assise sur le divan à la place de la vieilleacheteuse du bazar. Saïd, stupéfait d’étonnement, muetd’admiration, ne put que croiser ses bras sur sa poitrine, ets’incliner profondément devant cette ravissante apparition.

«&|160;Saïd, mon cher enfant, dit la dame ouplutôt l’enchanteresse, je déplore beaucoup les tristes accidentsqui t’ont conduit à Bagdad, et cependant c’était la seule villemarquée par le sort pour le rachat de ta destinée, s’il arrivaitque tu quittasses ta ville natale avant tes vingt ans accomplis.Saïd, as-tu encore ton petit sifflet&|160;?

– Si je l’ai&|160;? certes&|160;! s’écriajoyeusement le jeune homme en tirant de son sein la chaîne d’or quisoutenait le joyau. Mais… vous-même… noble dame, et sa voixtremblait d’émotion, ne seriez-vous pas la bonne fée qui m’a faitce cadeau le jour de ma naissance&|160;?

– Oui, j’étais l’amie de ta mère, répondit lafée, et je veux également être la tienne aussi longtemps que turesteras toi-même un bon et noble cœur. Ah&|160;! que ton père(mais ces gens raisonnables n’en font pas d’autres&|160;!), que tonpère n’a-t-il écouté les naïfs conseils de sa femme&|160;! tuaurais évité bien des traverses.

– Eh bien&|160;! c’est qu’il en devait êtreainsi, répliqua gaiement Saïd, sans plus se plaindre dupassé&|160;; mais, très-gracieuse fée, daignez atteler un bon ventde nord-est à votre char de nuages, prenez-moi à vos côtés, et dansdeux minutes nous serons à Balsora auprès de mon bon vieux père.J’attendrai là patiemment, je vous le promets, que les six mois quirestent encore à courir jusqu’à ma vingtième année soiententièrement écoulés.&|160;»

La fée sourit légèrement. «&|160;C’est fortbien parlé, mon pauvre Saïd, dit-elle avec un soupir&|160;; maishélas&|160;! cela n’est pas possible. Je ne puis, à présent que tuas quitté ta patrie, faire pour toi aucun prodige. Tant que tuseras au pouvoir de Kaloum-Bek, je ne pourrai te délivrer&|160;; ilest lui-même sous la protection d’une fée puissante, ta plusterrible ennemie.

– Quoi&|160;! je n’ai pas seulement une bonnefée, demanda Saïd, mais une mauvaise aussi&|160;? Eh bien&|160;!que m’importe, après tout&|160;! Puisque je vous ai retrouvée, ô manoble protectrice, je ne redoute plus la maligne influence del’autre, et, si vous ne pouvez encore m’arracher de ses griffes, ilvous est permis, du moins je l’espère, de m’aider de vos conseils.Ferais-je pas bien, dites-moi, d’aller trouver le calife, de luiraconter mon aventure et d’implorer son secours&|160;? C’est unhomme sage et juste, et il me défendra contre les méchancetés deKaloum-Bek.

– Oui, il est vrai, Haroun est un sage, maisil est homme, dit la fée en soupirant&|160;: il se fie à sonchambellan Messour comme à lui-même, et il a raison, car il asouvent éprouvé Messour et l’a toujours trouvé fidèle.Malheureusement le chambellan, à son tour, accorde à son amiKaloum-Bek une confiance semblable, et en cela il a tort&|160;; carle marchand est un très vilain homme, quoiqu’il soit le parent deMessour. Kaloum-Bek est un homme pétri d’astuce. Aussitôt de retourici, prévoyant ce qui pourrait arriver, il a bâti sur toi je nesais quelle fable qu’il a débitée à son cousin&|160;; celui-ci l’aredite au calife, qui veut être informé sur l’heure de tout ce quise passe dans la ville, et tu peux facilement t’imaginer que leportrait qu’on a fait de toi dans cette circonstance n’est rienmoins que flatté. En sorte, mon pauvre Saïd, que, lors même que tupourrais obtenir l’entrée du palais d’Haroun, tu y serais fort malreçu, car le prince et son ministre sont prévenus contre toi et necroiraient pas un mot de ta trop véridique histoire.

– Mais c’est abominable, dit Saïdattristé&|160;; me voilà donc forcé d’être encore six grands moisle garde-boutique de cet odieux Kaloum-Bek&|160;! Ne pourriez-vousdu moins, bonne fée, me concéder une grâce&|160;? J’ai été élevé aumétier des armes, et le plus grand plaisir que je connaisse, c’estun beau tournoi dans lequel on s’escrime vigoureusement avec deslances, des javelines et des épées émoussées. Les jeunes gens lesplus distingués de cette ville se livrent chaque semaine à desjoutes de ce genre&|160;; mais il faut un riche costume, et surtoutil faut n’être pas de condition servile, pour pouvoir entrer dansla lice. Un garçon de bazar en serait ignominieusement chassé. Sidonc vous daigniez faire seulement, ô ma belle protectrice, que jepusse trouver ici chaque semaine un cheval, des habits, des armes,et que mon visage ne pût être reconnu…

– Bien cela, interrompit la fée. Ton désir estd’un noble jeune homme. Le père de ta mère était le plus braveguerrier de toute la Syrie, et son esprit paraît revivre en toi.Remarque donc bien cette maison&|160;; chaque semaine tu trouverasici un cheval et deux valets équipés, des habits convenables, desarmes, et enfin une eau dont il suffira de quelques gouttes sur tonvisage pour te rendre méconnaissable à tous les yeux. Etmaintenant, Saïd, mon gentil protégé, adieu&|160;! Soispatient&|160;; que la prudence et la vertu t’accompagnenttoujours&|160;! Et surtout, quelque épreuve qu’il te reste encore àsupporter, ne désespère jamais&|160;: si grandes que puissent êtreles misères humaines, la bonté d’Allah est plus grandeencore.&|160;»

Le jeune homme prit congé de la fée avec degrandes protestations de dévouement et de respect, et, après avoirexaminé soigneusement la maison et la rue, il reprit le chemin dubazar.

Il y arriva juste à temps pour tirer sonpatron d’une situation passablement critique. Un rassemblementtumultueux s’était formé devant la boutique du marchand, quiparaissait avoir un débat très-vif avec deux individus. Une banded’enfants effrontés, attirée par le bruit, gambadait autour dubonhomme en poussant des huées, en lui faisant des grimaces, et lesplus hardis venaient jusque dans ses jambes le tirailler par sesvêtements, ce dont les passants paraissaient s’égayer fort. Voicice qui avait amené cette scène grotesque&|160;:

Pendant l’absence de Saïd, Kaloum avait prisla place de son jeune commis sur le seuil de sa boutique. Maispersonne ne s’arrêtait et ne faisait attention aux agaceries duvieux singe. Sur ces entrefaites, deux hommes entrèrent dans lebazar et le parcoururent plusieurs fois dans tous les sens, enpromenant leurs yeux de tous côtés comme s’ils cherchaient quelquechose. Leurs regards vinrent à tomber sur Kaloum-Bek. Celui-ci, quiles observait depuis leur entrée et qui avait remarqué leurembarras, voulut essayer de le mettre à profit. Il leur cria doncde sa voix la plus insinuante&|160;: «&|160;Par ici&|160;! mesbeaux seigneurs, par ici&|160;! que cherchez-vous&|160;? Voustrouverez chez moi tout ce que vous pouvez désirer&|160;: beauxchâles, beaux voiles, beaux tapis, beaux…

– Bonhomme, dit l’un des deux interpellés eninterrompant Kaloum, il est inutile de t’enrouer à crier. Tesmarchandises peuvent être toutes fort belles, ainsi que tul’annonces, mais nos femmes sont d’humeur bizarre et capricieuse,et il est de mode aujourd’hui à Bagdad de ne se fournir de voilesqu’auprès du beau Saïd. C’est lui que nous cherchons depuis uneheure sans pouvoir parvenir à le trouver. Indique-nous-le donc situ le peux&|160;; nous ferons des acquisitions chez toi un autrejour.

– Allah&|160;! Allah&|160;! Allah&|160;!s’écria joyeusement Kaloum-Bek, le Prophète vous a précisémentconduits devant sa porte. Vous cherchez le beau jeune commis pourlui acheter des voiles&|160;? Entrez donc, mes seigneurs, c’est icisa boutique.&|160;»

Sur ce propos, l’un des deux hommes éclata derire au nez de Kaloum-Bek&|160;; mais l’autre, s’imaginant qu’ilosait se railler d’eux, ne voulut pas demeurer en reste avec lui,et se mit à l’accabler d’injures. Hors de lui de dépit, Kaloumappela ses voisins et les adjura de témoigner qu’il n’y avait pasdans tout le bazar une autre boutique que la sienne connue sous lenom du Magasin du beau Marchand&|160;; mais les voisins,qui lui en voulaient et le jalousaient à cause de sa vogue récente,prétendirent ne rien savoir de cela, et les deux hommes, s’avançantalors sur le vieux hâbleur, comme ils l’appelaient, s’apprêtèrent àlui infliger une correction manuelle qui lui apprît à adressermieux une autre fois ses inconvenantes plaisanteries. Kaloum,empêtré dans ses châles et ses voiles, qu’il redoutait surtout devoir déchirer dans la bagarre, ne pouvait se défendrequ’imparfaitement. Dans l’espoir d’attirer du secours, il se mit àpousser des hurlements lamentables qui eurent bientôt amassé devantsa boutique une foule énorme, mais parmi laquelle il ne trouva pasun défenseur. Le personnage étant connu de la moitié de la villepour un ladre fieffé et un maître fripon, tous les assistants seréjouissaient au contraire de le voir malmener. Déjà l’un des deuxhommes l’avait empoigné par la barbe, lorsque, saisi lui-même parun bras vigoureux, il fut enlevé de terre et renversé avec tant deviolence, que son turban roula sur le sol tandis que ses pantouflesvolaient au loin.

La foule, qui vraisemblablement eût applaudile coup s’il se fût agi de Kaloum-Bek, fit entendre des murmures demécontentement. Le compagnon du terrassé promena autour de lui desregards furieux, cherchant qui avait osé porter la main sur sonami&|160;; mais en se trouvant face à face avec un grand garçonbien découplé, à l’œil de feu, à la mine hardie, il jugea prudentde ne pas envenimer les choses par trop de susceptibilité, ettendant la main à son ami pour l’aider à se relever, ilss’éloignèrent tous deux du plus vite qu’ils purent, et sans acheterni châles ni voiles du beau commis qui venait de se faire connaîtreà eux d’une façon si désagréable.

«&|160;Ô la perle des commis&|160;! Soleil dubazar&|160;! s’exclamait Kaloum en entraînant le jeune homme dansson arrière-boutique. Par Allah&|160;! voilà ce que j’appellearriver à temps et mettre à propos la main à la pâte. Dix minutesplus tard, et de ma vie je n’aurais eu besoin de barbier pour mepeigner et me parfumer la barbe&|160;! Comment pourrai-je terécompenser&|160;?&|160;»

Cependant le cœur et la main de Saïd n’avaientfait qu’obéir dans cette circonstance à un mouvement de compassioninvolontaire. Ce premier sentiment passé, il se repentait presqued’avoir épargné au vieux drôle une bonne correction. Une douzainede poils de barbe de moins, pensait-il, l’eussent rendu pour douzejours doux et traitable. Néanmoins il chercha à mettre à profit lesfavorables dispositions du marchand et il lui demanda, pourrécompense du service qu’il lui avait rendu, de lui accorder toutesles semaines une soirée de liberté. Kaloum y consentit. Il savaitbien que le jeune homme était trop sensé pour essayer de s’enfuirsans argent et sans ressources d’aucune sorte.

Saïd avait obtenu ce qu’il voulait. Lemercredi suivant, qui était le jour où les jeunes gens des famillesnobles se réunissaient sur une des places publiques de la villepour se livrer à leurs exercices guerriers, il prévint son patronqu’il désirait disposer librement de sa soirée, et se dirigea entoute hâte vers le logis de sa protectrice. À peine eut-il touchéle marteau de la porte, qu’aussitôt elle s’ouvrit toute grande. Lesdomestiques paraissaient attendre son arrivée&|160;; car, sansqu’il eût besoin d’exprimer un désir, ils l’invitèrent à monter lebel escalier de marbre et l’introduisirent dans une chambremagnifique. Là, ils lui présentèrent d’abord dans une aiguièred’argent l’eau à laver qui devait le rendre méconnaissable. Saïd enbaigna légèrement son visage et, s’étant regardé ensuite dans unmiroir de métal poli, il put à peine se reconnaître lui-même&|160;:son teint s’était fortement bruni, une belle barbe noire encadraitson visage, et il paraissait au moins dix années plus que sonâge.

Cela fait, les esclaves le conduisirent dansune seconde chambre où l’attendait un costume complet et d’unerichesse extrême. Outre un turban du plus fin tissu, surmonté d’uneaigrette de plumes rares que rattachait une agrafe dediamants&|160;; outre un ample cafetan de soie rouge, brodé etpassementé d’or, Saïd trouva là une cotte de mailles si artistementtravaillée, que, bien qu’elle se prêtât à tous les mouvements ducorps, elle était en même temps assez solide pour que ni lance niépée ne pût l’entamer. Un glaive de Damas, plongé dans un élégantfourreau de velours, complétait l’équipement guerrier de notrehéros. Sa toilette achevée, il se dirigeait vers la porte,lorsqu’un esclave noir lui remit un fin mouchoir de soie de la partde la maîtresse du logis. Elle lui faisait dire en même temps qu’illui suffirait de s’essuyer légèrement le visage avec ce tissumagique pour voir disparaître aussitôt sa couleur brune et sabarbe.

Trois chevaux superbement harnachés piaffaientdans la cour de la maison. Saïd s’élança sur le plus beau et leplus fougueux des trois, ses écuyers montèrent les deux autres, ettous ensemble prirent le chemin du tournoi. La réunion étaitcomposée des plus nobles et des plus vaillants jeunes hommes deBagdad&|160;; et parmi eux ne dédaignaient pas de se ranger, pourcourir ou rompre des lances, les frères mêmes du calife. LorsqueSaïd se présenta à la barrière, le fils du grand vizir galopa à sarencontre avec quelques-uns de ses amis et, après avoir saluécourtoisement le jeune homme, il l’invita à se mêler à leurs jeux,en le priant de vouloir bien faire connaître son nom et sa patrie.Saïd, ne jugeant pas à propos de rompre dès ce moment sonincognito, répondit simplement qu’il se nommait Almanzor et venaitdu Caire&|160;; qu’il était en voyage pour se rendre à la Mecque,mais qu’on lui avait tant vanté la vaillance et l’habileté auxarmes des jeunes gens de Bagdad, qu’il n’avait pas hésité,très-amoureux lui-même de semblables exercices, à se détourner desa route pour venir prendre part à leurs jeux, s’ils voulaient bieny consentir.

L’aisance et la bonne grâce de Saïd-Almanzorle firent aussitôt bienvenir des jeunes gens. Sans lui demander deplus amples explications, ils lui présentèrent une lance etl’invitèrent à choisir son camp, la société tout entière separtageant en deux bandes qui devaient jouter l’une contre l’autred’abord par masses, et ensuite seul à seul.

Mais, si l’extérieur séduisant de Saïd avaitdès le début fixé l’attention sur lui, ce fut bien autre choseencore lorsqu’il eut pu faire montre de sa merveilleuse adresse.Son cheval était plus rapide qu’un oiseau, et son épée brillaitdans sa main ainsi qu’un éclair&|160;; il maniait sa lance comme ileût fait d’une plume, et, malgré les réactions de son coursier, sesflèches volaient au but aussi sûrement que si ses pieds eussent étéfermement posés sur le sol. Après avoir accompli quelques passesbrillantes mêlé à ses compagnons, Saïd parut seul dans la lice etcombattit, c’est-à-dire vainquit successivement les plus renomméschampions du camp opposé, ce qui lui valut l’honneur insigne d’êtreproclamé d’une commune voix le maître des joutes.

Le lendemain, on ne parlait dans tout Bagdadque du jeune et bel étranger. Tous ceux qui l’avaient vu, sansexcepter même ceux qu’il avait vaincus, ne tarissaient pas sur sesnobles manières, son élégance, sa bravoure, etc. Ce fut pendanthuit jours l’unique objet des conversations des oisifs, et plusd’une fois l’oreille charmée de Saïd put recueillir son propreéloge jusque dans la boutique de Kaloum-Bek. On ne regrettaitqu’une seule chose, c’est que personne ne connût la demeure dunoble Almanzor&|160;; mais ce mystère, dont paraissait s’envelopperle jeune cavalier, ne faisait qu’ajouter encore à l’attraitqu’inspirait sa personne en irritant la curiosité.

Au prochain tournoi, notre héros trouva dansla maison de la fée un costume et une armure plus magnifiquesencore que le premier jour. Cette fois, la moitié de Bagdad sepressait aux abords de la lice, et le calife lui-même voulut voirla joute de l’un des balcons de son palais. Comme tout le monde, iladmira l’adresse de Saïd, et, quand les jeux furent terminés, ildaigna passer de sa royale main au cou du jeune vainqueur unelourde chaîne d’or, en témoignage de sa vive satisfaction.

Depuis plus de quatre mois Saïd émerveillaitBagdad de ses prouesses, lorsqu’un soir, comme il regagnait sonlogis après les joutes, il entendit des voix dont l’accent lefrappa. Devant lui quatre hommes marchaient à pas lents, enparaissant se consulter l’un l’autre. Saïd continua d’avancer ettout à coup il reconnut, non sans un certain saisissement, que ceshommes s’entretenaient dans le dialecte mystérieux de la horde deSélim. Il pensa sur-le-champ, connaissant leurs habitudes, qu’ilsn’étaient entrés dans la ville que pour y commettre quelque vol, etson premier mouvement fut de s’éloigner en toute hâte de pareilsbandits&|160;; mais en songeant qu’il lui serait peut-être possibled’entraver leurs mauvais desseins, il changea d’idée et se glissaau contraire encore plus près d’eux dans l’espoir d’éventer leurcomplot.

«&|160;Rue du Bazar, dit l’un deux, paraissantrépéter une indication à ses acolytes&|160;; cette nuit, avec levizir.

– Bon&|160;! dit un autre, le vizir nem’effraye pas&|160;! le bonhomme me fait l’effet d’un médiocrebatailleur&|160;; mais le calife, c’est une autre affaire&|160;: ilest jeune, lui, et doit être bien armé&|160;; sans compter qu’il asans doute autour de lui, ou du moins à très-courte portée, dix oudouze gardes du corps&|160;?

– Pour cela non, repartit un troisième&|160;;toutes les fois qu’on l’a rencontré et reconnu la nuit, il étaittoujours seul avec le grand vizir ou son premier chambellan. Il n’ya donc aucune crainte à avoir, et nous pouvons facilement cettenuit nous emparer de sa personne, mais bien entendu sans lui faireaucun mal.

– Certes, reprit le premier, sa mort pourraitnous coûter trop cher&|160;! il vaut bien mieux d’ailleurs le tenirà merci, nous en tirerons la rançon que nous voudrons. Voici doncle plan que je proposerais, moi, pour arriver à nos fins sansdanger&|160;: occuper le calife en face par une attaque feinte, et,pendant ce temps, le coiffer par derrière d’un bon filet qui nousle livre sans défense. Je ne parle pas de son compagnon&|160;; levieux singe a fait pendre assez des nôtres pour que nous puissionsbien à notre tour nous passer la fantaisie d’étrangler unvizir.

– Oui, c’est cela, dirent les trois autres enriant aux éclats de cette brutale saillie&|160;: de sa vie, levieux Sélim n’aura accompli une aussi belle expédition. Ehbien&|160;! c’est dit, à onze heures, rue du Bazar,&|160;»ajoutèrent-ils à mi-voix. Et se séparant aussitôt, ilss’éloignèrent dans diverses directions.

Épouvanté de ce qu’il venait d’entendre, Saïdne songea tout d’abord qu’à une seule chose&|160;: courir au palaisdu calife et l’avertir du danger qui le menaçait. Mais, tout enmarchant, les paroles de la fée lui revinrent en mémoire&|160;: ilse rappela ce qu’elle lui avait dit des mauvais renseignementsqu’on avait transmis au calife sur son compte&|160;; il réfléchitqu’on allait se moquer de sa déclaration peut-être, ou bien encoreaffecter d’y voir uniquement la tentative audacieuse d’unaventurier pour s’insinuer auprès d’Haroun. Et si, pour le punird’en savoir plus long que la police, on allait l’arrêter, leretenir en prison&|160;!… Saïd suspendit sa course et, tout bienpesé, il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se fierà sa bonne épée pour délivrer personnellement le calife des mainsdes voleurs.

Au lieu donc de regagner la maison deKaloum-Bek, notre héros s’assit sur les marches d’une mosquée etattendit là que la nuit fût tout à fait close. Il se dirigea alorsvers la rue du Bazar, et ayant avisé, environ vers son milieu, uneencoignure assez profonde formée par la saillie d’une maison, ils’y cacha du mieux qu’il put. Au bout d’une heure à peu près, sonœil, tendu vers l’entrée de la rue, aperçut deux ombres quis’avançaient de son côté d’une allure prudente et circonspecte.Saïd croyait déjà que c’était le calife et son grand vizir, quandl’un des promeneurs nocturnes ayant frappé légèrement dans sesmains, deux autres accoururent aussitôt à pas de loup d’une petiterue qui longeait le bazar. Les quatre hommes, les quatre voleurs,car c’était eux à n’en pas douter, chuchotèrent un moment et seséparèrent. Trois d’entre eux vinrent se poster non loin de Saïd,tandis que le quatrième, faisant le guet, se promenait de long enlarge, de manière à pouvoir signaler du plus loin à ses compagnonsl’approche des personnages qu’ils attendaient.

À peine une demi-heure s’était-elle écouléeque des pas retentirent dans la direction du bazar. Le guetteurpoussa un cri convenu, et soudain les trois brigands s’élancèrentde leur cachette. Mais aussitôt, tirant son glaive de fin acier deDamas, Saïd se précipita sur les voleurs avec la rapidité de lafoudre en criant d’une voix formidable&|160;: «&|160;À mort&|160;!à mort&|160;! les ennemis du grand Haroun&|160;!&|160;» Et dupremier choc il en étendit un à ses pieds. Deux autres étaientoccupés à contenir et à désarmer le calife, qu’ils avaient réussi àcoiffer de leur terrible filet&|160;; Saïd fondit sur eux sans leurlaisser le temps de se reconnaître, et prit si bien ses mesures qued’un seul et même coup il réussit à trancher la corde du filet etle poignet de l’un des brigands. Au cri que poussa le mutilé ens’affaissant sur ses genoux, celui de ses compagnons qui luttaitcontre le vizir s’empressa d’accourir de son côté pour le secourirou le venger&|160;; mais le calife, qui grâce à Saïd était parvenuà se dépêtrer enfin de la corde qui l’étranglait, le brave Harounput alors se mêler à la lutte, et tirant vivement son poignard, ille planta jusqu’à la garde dans la gorge de ce nouvel assaillant.Le quatrième voleur s’était enfui&|160;; la place étaitlibre&|160;: le combat tout entier n’avait pas duré plus d’uneminute.

«&|160;Par Allah&|160;! l’aventure estétrange&|160;! s’écria le calife en s’avançant vers notre héros, etcette audacieuse attaque et ton intervention si soudaine et siheureuse m’étonnent également. Mais comment sais-tu qui je suis, etcomment as-tu appris les criminels projets de cesmisérables&|160;?

– Commandeur des croyants, répondit Saïd, jesuivais ce soir la rue El Malek&|160;; ces hommes étaient devantmoi et s’entretenaient dans une langue étrangère que j’ai eul’occasion d’apprendre autrefois&|160;: ils complotaient de tefaire prisonnier et de tuer ton grand vizir. Le temps me manquaitpour te faire parvenir un avis. Me trouver moi-même à l’endroit oùils devaient t’attendre, c’est tout ce que je pouvais. J’y suisvenu, et, avec l’aide de Dieu, j’ai réussi à déjouer les embûchesdes méchants.

– Merci&|160;! noble jeune homme, ditHaroun&|160;; mais le lieu est peu propice aux longs discours.Prends cet anneau et viens demain me le rapporter au palais&|160;;nous causerons alors plus à loisir de cette aventure et detoi-même, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour toi.Allons&|160;! vizir, partons&|160;! la place n’est pas sûre, et ledrôle qui s’est échappé pourrait bien ramener contre nous unetroupe nouvelle. C’en est assez pour cette nuit&|160;; demain nouséclaircirons tout cela&|160;!&|160;»

Ainsi dit Haroun. Mais, avant de s’éloigneravec son maître, le grand vizir s’approcha à son tour de Saïd, etdéposant dans ses mains une lourde bourse&|160;: «&|160;Prendstoujours cela en attendant mieux, lui dit-il&|160;; demain nousnous reverrons, je l’espère&|160;; mais aujourd’hui est à nous,demain est à Dieu&|160;!&|160;»

Ivre de joie, Saïd ne fit qu’un saut jusqu’àla maison de son patron. Il y fut reçu avec un déluge d’injures parl’avide marchand, qui croyait déjà que son commis s’était enfui, etqui supputait, tout en maugréant, les sommes que son départ allaitlui faire perdre.

Cependant le jeune homme, qui avait jeté unregard dans la bourse et l’avait trouvée richement garnie, laissaitKaloum-Bek épancher sa bile tout à son aise, sûr qu’il étaitdésormais de pouvoir reprendre le chemin de Balsora quand il levoudrait. Le marchand s’arrêta enfin de lassitude. Alors, et sansdaigner lui donner la moindre explication au sujet de sa longueabsence, Saïd se contenta de déclarer nettement et brièvement auvieux dogue qu’il eût à chercher un autre commis, que pour lui ilétait las de ses insolences et de ses grossièretés, et qu’ilprétendait s’en aller sur l’heure. «&|160;Tu peux d’ailleurs,ajouta-t-il en jetant au boutiquier un regard de souverain mépris,tu peux garder les gages que tu m’avais promis&|160;; je te tiensquitte de tout payement&|160;: adieu&|160;!&|160;»

Il dit et gagna la porte aussitôt, sans queKaloum-Bek, muet d’étonnement, songeât à s’y opposer.

Mais le lendemain, le marchand, qui avaitréfléchi toute la nuit sur sa mésaventure, fit battre la ville danstous les sens par ses garçons de magasin afin de découvrir lefugitif. Longtemps leurs recherches furent vaines. À la fincependant, l’un des coureurs revint et dit qu’il avait vu Saïdsortir d’une mosquée et entrer dans un caravansérail&|160;:«&|160;seulement, ajouta-t-il, il est complètement changé et portemaintenant un riche costume de cavalier.&|160;»

En entendant cela, Kaloum-Bek se répandit enimprécations et s’écria&|160;: «&|160;Il faut qu’il m’ait volé, lemisérable, pour être ainsi vêtu&|160;!&|160;» Et sans perdre detemps, il courut à la direction de la police. Comme il était connulà pour un parent de Messour, le premier chambellan, il ne lui futpas difficile d’obtenir quelques agents avec un ordre pour arrêterSaïd. Celui-ci était assis devant un caravansérail et causaittranquillement, avec un marchand qu’il venait de rencontrer, desoccasions que l’on pouvait avoir pour se rendre à Balsora, lorsquesoudain il se vit enveloppé par une bande d’argousins qui, en dépitde ses cris et de sa résistance, lui lièrent les mains derrière ledos, et se bornèrent à répondre à ses questions, qu’ils agissaienten vertu de la loi et d’après la plainte de son légitime seigneuret maître Kaloum-Bek. Sur ces entrefaites, le petit monstre arriva,et, tout en raillant et persiflant Saïd sur son évasion manquée, ilfouillait dans ses poches, dont il retira tout d’un coup, à lastupéfaction de tous les assistants et à la sienne propre, unelongue bourse de soie toute gonflée d’or.

«&|160;Voyez&|160;! s’écria-t-il d’un air detriomphe, voyez ce qu’il m’a soustrait, le maîtrefilou&|160;!&|160;» Là-dessus les gens que cette scène avaitamassés se détournèrent avec horreur du jeune homme, en se disantl’un à l’autre&|160;: «&|160;Qui aurait pu croire cela, avec sonair candide&|160;? – Voyez donc, c’est le beau commis dubazar&|160;! – Si jeune et si corrompu&|160;! – Quel petitserpent&|160;!&|160;» Et tous ensemble de hurler&|160;: «&|160;Chezle cadi&|160;! chez le cadi&|160;! qu’il reçoive labastonnade&|160;!&|160;»

Le cadi accueillit rudement le voleur supposé.Saïd voulait s’expliquer, mais il lui fut enjoint de se taire et delaisser d’abord interroger le plaignant.

Le juge, se tournant alors vers le marchand,lui représenta la bourse et lui demanda s’il la reconnaissait poursienne et si l’or qu’elle contenait lui avait été dérobé.

Kaloum-Bek le jura.

«&|160;C’est faux&|160;! s’écria Saïd.

– Il ne suffît pas de nier, dit le juge d’unton brusque&|160;: tous les voleurs en font autant. Peux-tu prouverque cet or t’appartenait légitimement&|160;?

– Je l’en défie bien&|160;! dit Kaloum,prévenant la réponse du jeune homme&|160;: il ne possédait rienquand je l’ai trouvé dans le désert&|160;; depuis quatre mois qu’ilest à mon service, je ne lui ai rien donné. Comment doncl’aurait-il acquis&|160;?

– On m’en a fait don, répliqua Saïd.

– En guise de pourboire peut-être&|160;? ditironiquement Kaloum. La bonne folie&|160;! et comme cela estvraisemblable&|160;! Tu mentais mieux jadis. Et moi, je le jureencore, et mon serment vaut mieux que le tien, misérableaventurier&|160;! cet or m’a été dérobé, et c’est en abusant de laconfiance que je te témoignais que tu as réussi à tromper mavigilance et à détourner peu à peu de ma caisse cette sommeénorme.

– Il suffît, dit le juge, la cause estentendue. Reprends ta bourse, Kaloum.&|160;» Et se tournant versSaïd, il ajouta&|160;: «&|160;Aux termes d’une loi récente de SaHautesse, tout vol commis dans l’intérieur du bazar et s’élevant àcent pièces d’or emporte la peine du bannissement perpétuel dansune île déserte. Tu partiras demain, mon jeune drôle, avec unevingtaine d’honnêtes gens de ton espèce, pour le lieu de ton exil.En attendant, en prison&|160;!&|160;»

Et tout fier du beau jugement qu’il venait deprononcer tout d’une haleine et sans ânonner, le cadi descendit deson tribunal et s’éloigna sans daigner écouter les cris et lessupplications de Saïd, qui demandait instamment qu’on le conduisitdevant le calife, Sa Hautesse pouvant seule entendre, disait-il,les explications qu’il avait à donner. Mais l’unique réponsequ’obtinrent ses prières, ce fut un haussement d’épaules du juge,accompagné d’un ricanement de Kaloum-Bek, et le malheureux jeunehomme resta livré aux mains des stupides chiaoux, quil’entraînèrent à coups de bâton vers la felouque qui devaitl’emporter le lendemain.

Dans un étroit espace, et si bas qu’on nepouvait s’y tenir debout, vingt hommes étaient entassés déjà,étendus pêle-mêle sur une paille fétide, ainsi qu’un ignoblebétail. L’entrée de notre héros, qu’ils croyaient un des leurs, futsaluée par eux de hourras frénétiques entremêlés d’injures etd’imprécations grossières contre le juge et le calife&|160;; maisen y apercevant la noble physionomie du jeune homme et les pleurssilencieux qui baignaient son visage, désolé, ils reconnurent quecelui-là n’était pas de leur bande, et dès lors ils lui tournèrentle dos avec une pitié méprisante.

Tel était le lieu, tels étaient les hôtes aumilieu desquels Saïd venait d’être plongé. Du reste, ainsi quel’avait annoncé le juge, la felouque démarra le lendemain etcommença de suivre le courant du Tigre pour de là gagner le golfePersique et la mer des Indes.

Une fois par jour seulement on descendait dansla cale un baquet de riz gâté et une cruche remplie d’une eausaumâtre&|160;; c’était toute la nourriture des prisonniers, et, sidégoûtante qu’elle fût, Saïd dut se résigner à en prendre sa partpour ne pas mourir de faim.

Il y avait plus d’une semaine déjà qu’ilsnaviguaient ainsi, lorsqu’un matin les malheureux captifs sesentirent plus rudement secoués qu’à l’ordinaire dans leur geôleflottante. Les vagues battaient avec fureur les flancs du vaisseau,et l’on entendait courir çà et là sur le pont d’une façondésordonnée. Soudain une secousse terrible se fit sentir et futsuivie aussitôt d’un sinistre craquement&|160;: le navire avaittouché.

«&|160;Malédiction&|160;! l’eau nous envahit,s’écria dans le même moment l’un des prisonniers&|160;; et tousensemble frappèrent à coups redoublés aux écoutilles, afin de lesfaire ouvrir&|160;; mais aucune voix ne leur répondit, rien nebougea au-dessus d’eux.

Ils essayèrent alors, à l’aide de leursvêtements, de calfater la voie d’eau qui s’était ouverte dans lesparois du vaisseau&|160;; mais la brèche était trop large, leursmoyens trop restreints pour qu’ils pussent y parvenir&|160;; et lamer continuait de monter à vue d’œil dans l’étroit espace qui lestenait enfermés. Quelques minutes encore et ils périssaient tous,lorsqu’enfin, par un suprême effort, ils réussirent à faire sauterla porte de leur tombeau.

Ils s’élancèrent tumultueusement au haut del’escalier&|160;; mais, en arrivant sur le pont, ils le trouvèrentcomplètement désert&|160;: tout l’équipage s’était sauvé dans lesembarcations. À cet aspect, un immense cri de rage s’échappa de lapoitrine des déportés, comme un rugissement de bêtes fauves, ettroublés jusqu’à la démence par l’idée de la mort, ces êtresdégradés ne songèrent plus alors qu’à chercher dans l’orgie l’oublide leur situation. Éperdus, ivres, n’ayant plus conscience de cequi se passait autour d’eux, ils riaient, chantaient, dansaient ouse roulaient sur le pont, au milieu des barriques défoncées et desbouteilles vides, lorsque la tempête, redoublant d’effort, arrachaenfin le navire de l’écueil sur lequel il s’était échoué, l’enlevacomme une plume légère sur la crête d’une vague, et presque au mêmemoment le rejeta en débris à l’abîme.

Saïd, cependant, plus sage que ses compagnons,et sachant contempler la mort sans forfanterie et sans lâcheterreur, avait réussi à se cramponner au grand mât au moment où lenavire s’en alla en mille pièces. Les vagues, toujours courroucées,le faisaient rouler ça et là, au hasard, et par instants lesubmergeaient entièrement&|160;; mais, grâce à son habileté dans lanatation et surtout à son indomptable énergie, notre hérosfinissait toujours par revenir à la surface. Il nageait ainsidepuis une demi-heure, toujours en danger de mort, lorsqu’enappuyant sa main sur sa poitrine oppressée de fatigue, il sentitrouler sous ses doigts son petit sifflet d’argent.

Bien souvent déjà et bien cruellement lepauvre Saïd avait été déçu par son prétendu talisman. Il seressouvint cependant de la parole de la fée&|160;: Ne désespèrejamais&|160;! et demandant à ses poumons épuisés tout lesouffle qu’ils pouvaient contenir, il porta le sifflet à seslèvres… Un son clair et perçant retentit, dominant le bruit de latempête, et soudain, ô miracle&|160;! les flots s’apaisèrent, et lamer, tout à l’heure troublée jusqu’au fond de ses abîmes, fut en unclin d’œil unie comme une glace.

À peine Saïd avait-il eu le temps de reprendrehaleine et de jeter autour de lui un regard d’exploration, qu’illui sembla que le mât sur lequel il était assis se dilatait ets’agitait sous lui d’une étrange façon, et il ne put se défendred’un certain effroi en reconnaissant qu’il n’était plus à chevalsur un morceau de bois inerte, mais sur un énorme poisson del’espèce des dauphins. Il ne tarda pas à se remettre cependant, et,quand il vit que son aquatique coursier nageait rapidement, il estvrai, mais régulièrement, sans secousses et toujours à fleur d’eau,il n’hésita plus à attribuer cette merveilleuse transformation àl’appel de son sifflet et à l’influence de la bonne fée, à laquelleil adressa alors à travers les airs mille remercîmentsenflammés.

Le dauphin filait sur la plaine humide avecune telle rapidité qu’avant la fin du jour Saïd aperçut la terre etreconnut l’embouchure d’un large fleuve dans lequel le dauphinpénétra aussitôt. Mais, à ce moment, notre héros commença àressentir des tiraillements d’estomac qui lui rappelèrent qu’iln’avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. «&|160;Si j’essayaisencore la puissance de mon talisman&|160;!&|160;» pensa-t-il&|160;;et tirant un son aigu de son sifflet, il souhaita d’avoir surl’heure un bon repas. À l’instant même, le dauphin s’arrêta, et, dufond de l’eau, portée sur la queue d’un poisson arrondie en volute,surgit une table chargée des mets les plus exquis. Pas n’est besoinde dire qu’elle était aussi peu mouillée que si depuis huit jourselle eût été exposée au soleil. Notre héros s’en donna à cœurjoie&|160;; nous savons à quel ordinaire insuffisant et misérableil avait été soumis pendant sa captivité&|160;: il avait besoin dereprendre des forces. Lorsqu’il fut suffisamment rassasié, ilremercia encore la bonne fée, comme il avait fait précédemment, nedoutant pas que ses paroles ne lui parvinssent, puisque son oreillesubtile savait entendre de si loin son sifflet&|160;; la tablereplongea, et, sans qu’il fût besoin de nouveau souhait de la partde Saïd, le dauphin se remit en route.

Le jour commençait à baisser, quand, sur larive droite du fleuve, un château d’une architecture à la foisélégante et grandiose apparut aux regards du jeune homme. Iln’avait pas eu le temps d’exprimer le désir de s’y arrêter, qu’ils’aperçut que son poisson se dirigeait précisément de ce côté.

Sur la terrasse de la maison on apercevaitdeux hommes en riche costume&|160;; des esclaves nombreux sepressaient sur le rivage, et tous, maîtres et serviteurs, suivaientd’un œil curieux les mouvements de notre héros et battaient desmains d’admiration. Le dauphin s’arrêta au pied d’un escalier demarbre blanc qui, de la rivière, où venaient baigner ses derniersdegrés, conduisait au château par une allée plantée d’arbres rares.Une demi-douzaine d’esclaves s’élancèrent au-devant de Saïd afin del’aider à prendre terre, et l’invitèrent de la part de leur maîtreà se rendre au château. Le jeune homme les suivit et trouva sur laterrasse du palais deux hommes de haute mine qui le reçurent avecaffabilité et courtoisie.

«&|160;Qui donc es-tu&|160;? merveilleuxétranger, lui demanda le plus jeune des deux&|160;; comment tenomme-t-on, toi qui sais apprivoiser et conduire les monstres desmers comme le meilleur écuyer son cheval de bataille&|160;? Es-tuun enchanteur ou un homme comme nous&|160;? parle.

– Seigneur, répondit Saïd, je ne suis qu’unsimple mortel, mais dont la destinée a traversé d’étranges crisesdans ces derniers temps, et si vous pouvez y prendre quelqueintérêt, je vous en ferai le récit volontiers.

– Parle&|160;! nous sommes avides det’entendre.&|160;»

Saïd se mit alors à raconter à ses hôtes toutel’histoire de sa vie, et cette prodigieuse succession decatastrophes qui étaient venues fondre sur lui depuis le moment oùil avait quitté la maison de son père jusqu’au naufrage auquel ilavait échappé le matin même d’une manière si miraculeuse. Tandisqu’il parlait, il put remarquer plusieurs fois sur le visage de sesauditeurs des signes de profond étonnement. L’épisode del’embuscade nocturne dressée par les brigands contre le calife, etdont l’adresse et la bravoure de Saïd avaient réussi à le tirer,cet épisode en particulier parut émouvoir beaucoup les deux hommeset leur arracha des cris d’admiration&|160;; mais, lorsque le jeunehomme eut achevé son récit, celui qui l’avait interrogé déjà et quiparaissait le maître de la maison, reprenant la parole à son tour,lui dit vivement&|160;: «&|160;Quelque étranges que soient tesaventures, Saïd, je les crois vraies du premier mot audernier&|160;; il y a dans ton regard et dans tout ton air unaccent de franchise qui ne saurait tromper. Mais enfin, s’il serencontrait des incrédules qui te demandassent des preuvesmatérielles, ne pourrais-tu leur en fournir quelqu’une&|160;? Tunous disais tout à l’heure que le calife t’avait remis un jour unechaîne d’or à la suite d’un tournoi, et qu’après l’attaque desbrigands il t’avait fait don d’un anneau&|160;; ne pourrais-tu dumoins représenter ces objets&|160;?

– Les voici&|160;! répondit Saïd, en tirant deson sein la chaîne et l’anneau.

– Par la barbe du Prophète&|160;? c’est biencela&|160;! c’est bien mon anneau&|160;! s’écria le plus grand desdeux hommes. Grand vizir&|160;! notre sauveur est devantnous&|160;!&|160;»

Mais Saïd, se prosternant aussitôt&|160;:«&|160;Pardonne-moi, dit-il, commandeur des croyants, d’avoir oséte parler comme je l’ai fait&|160;; j’ignorais que je fusse devantle noble Haroun-al-Raschid, le tout-puissant calife de Bagdad.

– Oui, je suis le calife et ton ami sincère etdévoué, répondit Haroun en embrassant le jeune homme. Dèsmaintenant tes tribulations sont finies&|160;: je t’emmène àBagdad, et j’entends que désormais tu n’aies pas d’autre demeureque mon propre palais.&|160;»

Saïd remercia le calife de ses bontés et luipromit de se conformer à son désir, mais seulement après qu’ilaurait été revoir son vieux père, qui devait être en grandeinquiétude à son sujet. Haroun approuva cette résolution du jeunehomme et loua hautement le sentiment qui la lui dictait. Peu après,ils montèrent tous à cheval et reprirent le chemin de Bagdad, oùils rentrèrent à la nuit tombante.

Le lendemain, Saïd se trouvait précisémentauprès du calife avec le grand vizir, lorsque Messour, le premierchambellan, entra dans la salle et dit&|160;: «&|160;Commandeur descroyants, daigneras-tu permettre à ton serviteur de solliciter unegrâce de Ta Hautesse&|160;?

– De quoi s’agit-il&|160;! demanda Haroun.

– Mon bon et cher cousin Kaloum-Bek, un desplus fameux marchands du bazar, vient de venir me trouver, repritMessour&|160;; il a une singulière contestation avec un homme deBalsora, dont le fils a été son commis. Ce garçon s’est enfui dechez mon cousin après l’avoir volé, et l’on ne sait où il est àprésent. Le père, cependant, veut que Kaloum lui rende sonfils&|160;; et comment le pourrait-il faire, puisqu’il n’est pluschez lui&|160;? Mon cousin fait donc appel au soleil de ta justice,et il invoque ta haute intervention pour le délivrer des obsessionsde l’homme de Balsora.

– Oui, je jugerai ce différend, dit le calife.Dans une demi-heure que ton cousin soit ici avec l’homme contrelequel il réclame.

– Par Allah&|160;! mon cher Saïd, s’écriaHaroun quand Messour se fut éloigné, les choses s’arrangentd’elles-mêmes, et voici une affaire qui ne pouvait arriver plus àpropos. Tu voulais partir pour Balsora afin d’aller embrasser tonvieux père, il est à Bagdad&|160;; je me proposais de punirKaloum-Bek, et c’est le traître lui-même qui accourt au-devant duchâtiment&|160;! Certes, il faut reconnaître dans ce concoursd’événements la direction divine. Mais, puisque le sort a bienvoulu que j’apprisse de la manière la plus inespérée comment touts’est passé, je veux rendre ici un jugement digne du grand roiSalomon. Toi, Saïd, cache-toi derrière les draperies de mon trônejusqu’à ce que je t’appelle&|160;; et toi, grand vizir, fais manderau plus vite le trop empressé et trop partial cadi&|160;: je veuxl’interroger moi-même.&|160;»

Le cœur de Saïd battit bien fort dans sapoitrine lorsqu’il vit Benezar, le visage pâle et vieilli encorepar le chagrin, entrer d’un pas chancelant dans la salle dejustice. Il se sentait une envie immodérée de courir à lui et de sejeter dans ses bras en criant&|160;: «&|160;Me voici, pauvrepère&|160;! sèche tes pleurs&|160;; ton Saïd estretrouvé.&|160;»

L’entrée de Kaloum-Bek vint donner un autretour à ses idées. Celui-ci, la mine assurée, la démarche superbe,se prélassait aux côtés de son cousin le chambellan, avec lequel ilchuchotait en ricanant et en clignotant de ses petits yeux ternes.La vue de ce misérable jeta Saïd dans une telle colère qu’il euttoutes les peines du monde à ne pas s’élancer de sa cachette pourlui sauter à la gorge et l’obliger à confesser sur l’heure sesperfidies infâmes.

Après que le calife Haroun eut pris place surson trône, le grand vizir ordonna de faire silence, et demandad’une voix haute qui se présentait comme plaignant devant sonmaître.

Le front cuirassé d’impudence, Kaloum-Beks’avança et dit&|160;: «&|160;Il y a quelques jours, je me trouvaissur le seuil de ma boutique du bazar, lorsqu’un crieur, tenant unebourse à la main, s’arrêta devant ma porte et cria&|160;:«&|160;Une bourse d’or à celui qui pourra donner des nouvelles deSaïd de Balsora&|160;!&|160;» Ce Saïd avait été précisément un demes commis&|160;; j’appelai donc le crieur&|160;: «&|160;Par ici,par ici, camarade, je puis gagner la bourse.&|160;» Cet homme… (etd’un geste dédaigneux il indiqua Benezar), cet homme, qui mefatigue présentement de ses réclamations, accompagnait le crieur.Il s’avança alors vers moi d’un air amical et me pria de lui direce que je savais de son fils. Je m’empressai de lui raconter dansquelles circonstances je l’avais trouvé au milieu du désert,comment je l’avais secouru, soigné, hébergé, et comment enfin jel’avais ramené avec moi à Bagdad. En entendant cela, il me remitsur-le-champ la bourse promise. Mais voyez, noble calife, quelleest la folie de cet homme&|160;! Lorsque, pour compléter lesrenseignements qu’il demandait, je lui dis que son fils avaittravaillé chez moi, mais qu’il s’y était mal conduit, qu’il m’avaitvolé et s’était enfui de ma maison, il refusa de me croire&|160;;il m’injuria, m’accusa d’imposture, et voilà plusieurs jours déjàqu’il me poursuit et me fatigue de ses plaintes, en me réclamant àla fois son fils et son argent. Or, je ne puis et ne dois luirendre ni l’un ni l’autre&|160;; car l’argent m’appartient pour lanouvelle que je lui ai donnée, et, quant à son méchant garnement defils, est-ce donc à moi de le retrouver&|160;?&|160;»

Benezar prit la parole à son tour. Ilreprésenta son fils comme un noble et fier jeune homme, incapablede l’action indigne dont on l’accusait, et il adjura le calife dedaigner provoquer à cet égard une enquête minutieuse auprès de tousles gens qui l’avaient connu.

«&|160;Cela sera fait s’il en estbesoin,&|160;» dit le calife. Puis, se tournant versKaloum-Bek&|160;: «&|160;N’as-tu pas dénoncé le vol comme c’étaitton devoir&|160;?

– Eh&|160;! sans doute, s’écria lemarchand&|160;; j’ai traduit mon voleur devant le cadi.

– Qu’on introduise le cadi&|160;!&|160;» ditHaroun.

À la stupéfaction de tous, celui-ci entrasur-le-champ, comme s’il eût été transporté là par quelque charme,et, sur la demande du calife, il déclara se rappeler parfaitementl’affaire dont il s’agissait.

«&|160;Tu as interrogé le jeune homme&|160;?demanda Haroun&|160;; a-t-il avoué son crime&|160;?

– Je l’ai interrogé, seigneur, mais je n’ai puobtenir de lui un aveu précis et formel&|160;: il prétendait nepouvoir s’expliquer que devant Votre Hautesse.

– Je ne me souviens pas de l’avoir vu, dit lecalife.

– Pourquoi aurais-je satisfait à sondésir&|160;? répondit le juge&|160;: s’il fallait écouter depareils drôles, c’est par bandes qu’on devrait les amener chaquejour au pied du trône de Votre Hautesse.

– Tu sais que mon oreille est ouverte à tous,objecta le calife avec sévérité&|160;; mais sans doute le crimeétait tellement avéré qu’il n’était pas besoin d’amener le jeunehomme à mon tribunal. Et toi, d’ailleurs, Kaloum, tu as produitcertainement des témoins irrécusables du vol dont tu teplaignais&|160;?

– Des témoins&|160;? répondit le marchand, nepouvant dissimuler un léger trouble&|160;; des témoins&|160;? non.Comme on dit, seigneur, vous savez, rien ne ressemble plus à unepièce d’or qu’une autre pièce d’or. Quels témoins aurais-je donc puproduire pour établir que l’or volé avait été détourné de macaisse&|160;?

– Mais alors à quoi donc as-tu reconnu que lasomme t’appartenait&|160;? demanda le calife.

– À la bourse qui la renfermait, répondit lemarchand.

– Tu l’as sur toi, cette bourse&|160;?poursuivit Haroun.

– La voici&|160;! dit Kaloum-Bek en la tendantau vizir pour la faire passer au calife.

– Mais, s’écria le vizir jouant d’étonnement,que vois-je&|160;! cette bourse est à toi, dis-tu, chienmaudit&|160;? et moi j’affirme qu’elle m’appartenait et que je l’aidonnée avec son contenu, une centaine de pièces d’or environ, à unbrave jeune homme qui m’avait secouru dans un danger pressant.

– En jurerais-tu&|160;? demanda le calife ense tournant vers son ministre.

– Certes&|160;! par ma place au paradis&|160;!répondit le vizir. Je ne saurais la méconnaître, d’ailleurs&|160;;c’est ma fille elle-même qui l’a brodée.

– Tu as donc mal jugé, cadi&|160;? ditHaroun&|160;; mais, puisqu’il n’existait ni preuves ni témoinsd’aucune sorte, qu’est-ce donc qui t’a pu faire croire que labourse appartenait au marchand&|160;?

– Il me l’a juré, dit le juge, commençant às’effrayer de la tournure que prenaient les choses.

– Ainsi, tu as fait un faux serment&|160;!s’écria le calife d’une voix de tonnerre en s’adressant aumarchand, qui se tenait devant lui tremblant et blême.

– Allah&|160;! Allah&|160;! gémit celui-ci, jene voudrais pas donner un démenti au seigneur grand vizir&|160;;assurément, sa parole est digne de foi&|160;; mais cependant…peut-être… cela s’est vu… on se trompe quelquefois. Ah&|160;!traître Saïd&|160;! je donnerais mille tomans pour qu’il fûtici&|160;! il faudrait bien qu’il confessât son crime&|160;!

– Qu’as-tu donc ordonné de ce Saïd&|160;?demanda le calife au juge&|160;; où se trouve-t-il à cetteheure&|160;?

– D’après la loi, balbutia le juge, j’ai dû lecondamner au bannissement perpétuel dans une île déserte.

– Ô Saïd, mon enfant, mon pauvreenfant&|160;!&|160;» gémit le malheureux père éclatant ensanglots.

Mais Kaloum, criant plus haut que tout lemonde, répétait avec des gestes d’un désespoir extravagant&|160;:«&|160;Oui, mille tomans, dix mille&|160;! je les donnerais pourque Saïd fût là.

– Parais donc, Saïd&|160;! s’écria le calife,et viens confondre tes accusateurs.&|160;»

À ce cri, à la vue du jeune homme, le marchandet le cadi demeurèrent pétrifiés comme s’ils se fussent trouvés enprésence d’un fantôme&|160;; roulant les yeux çà et là d’un airhagard, essayant de parler et ne faisant entendre que des sonsinarticulés, ils tombèrent à genoux enfin et frappèrent le pavé deleur front. Mais le calife, poursuivant son interrogatoire avec uneinflexible rigueur&|160;: «&|160;Kaloum&|160;! Saïd est devanttoi&|160;; t’avait-il volé&|160;?

– Non&|160;! non&|160;! grâce&|160;! hurla lemisérable.

– Cadi, tu invoquais la loi tout àl’heure&|160;: la loi ordonne d’entendre tout accusé, quel qu’ilsoit et qui que ce soit qui l’accuse&|160;; elle ordonne surtout dene condamner que des coupables. Quelle preuve avais-tu de laculpabilité de Saïd&|160;?

– Le témoignage de Kaloum-Bek seulement&|160;;je m’en étais contenté parce que c’est un homme notable.

– Eh&|160;! t’ai-je donc institué juge etplacé au-dessus de tous pour n’écouter que les gens notables&|160;?s’écria le calife dans un noble mouvement de colère. Je te bannispour dix ans dans une île déserte. Tu réfléchiras là sur l’essencede la justice et sur les obligations qu’elle impose à ceux qui sontchargés de l’exercer.

«&|160;Quant à toi, misérable&|160;! dit-il aumarchand, vil et lâche coquin, qui recueilles et secours lesmourants, non par commisération, mais pour en faire tes esclaves,tu offrais tout à l’heure de donner dix mille tomans si Saïdpouvait reparaître et porter témoignage&|160;; tu vas payer cettesomme sur-le-champ.&|160;»

Kaloum se réjouissait déjà de se tirer decette méchante affaire à si bon marché, et il était sur le point dese prosterner pour remercier le calife de son indulgence, quandcelui-ci ajouta&|160;: «&|160;En outre, et en punition de ton fauxserment pour les cent pièces d’or, il te sera appliqué, avant desortir de ce palais, cent coups de bâton sous la plante despieds.&|160;» Une épouvantable grimace contracta les traits deKaloum, «&|160;Ce n’est pas tout encore, poursuivit lecalife&|160;: je laisse le choix à Saïd de prendre ta boutique toutentière avec toi pour porte-balle, ou bien de recevoir dixsultanins d’or pour chaque jour qu’il a passé indûment dans tonmagasin.

– Laissez, laissez aller ce drôle, noblecalife, s’écria le jeune homme&|160;; je ne veux rien de ce qui luiappartient.

– Non, par Allah&|160;! repartit Haroun. Jeveux que tu sois indemnisé de tous les déboires que l’avarice de cemisérable t’a causés. Et puisque tu ne veux pas prononcer, jechoisis pour toi les dix sultanins d’or par jour&|160;; tu n’asqu’à faire le compte du temps que tu as passé dans les griffes dece vampire. C’est l’amour de l’or qui l’a poussé au mal&|160;;qu’il soit puni par la perte de son or&|160;!&|160;» Et, sur ungeste du calife, le marchand faussaire et le juge indigne furententraînés par les gardes au milieu des huées de la foule.

Haroun conduisit alors Benezar et Saïd dansune salle plus retirée de son palais, et là, il voulut raconterlui-même au vieillard l’aventure étrange dans laquelle il avaitappris à connaître la vaillance, l’adresse et le noble dévouementde Saïd. Benezar pleurait de joie en écoutant ce récit, qui futcoupé seulement çà et là par un bruit cadencé de bâtons mêlé à deshurlements nazillards. Cet intermède était dû à maître Kaloum-Bek,auquel on était précisément en train d’appliquer, dans une descours du palais, les cent coups de bâton que le fourbe avait sibien gagnés.

Invité par le calife à se fixer à Bagdad,auprès de son fils, Benezar accueillit avec joie une propositionqui répondait à son plus cher désir. Il venait d’éprouver tropcruellement pendant ces dernières années les douleurs de laséparation et de l’isolement pour consentir encore à quitter sonenfant bien-aimé, l’orgueil et la joie de ses cheveuxblancs&|160;!

Et depuis lors Saïd vécut comme un prince dansle palais qu’il tenait de la reconnaissance d’Haroun, aimé de sonsouverain, honoré de tous et comptant parmi ses plus cherscommensaux les frères mêmes du calife et le fils du grand-vizir. Sadouceur, sa noblesse, sa générosité avaient fini par désarmerl’envie, ce lierre empoisonné qui s’attache à tout ce quimonte&|160;!… Il avait su conquérir à la fois (chose rare&|160;!)l’amour et l’admiration de ses concitoyens, et ce fut longtemps unesorte de dicton proverbial à Bagdad que de souhaiter à quelqu’un lafortune et la bravoure de Saïd, le fils de Benezar.

ÉPILOGUE – LA LETTRE

 

La chevaleresque histoire de Saïd et sesaventures tragi-comiques divertirent beaucoup les voyageurs, quicontinuèrent encore quelque temps à s’entretenir de sujetsmerveilleux, tout en fumant et en prenant le café, cetindispensable accessoire de la conversation chez les Orientaux.

Ils se séparèrent ensuite pour aller sereposer quelque peu avant de se remettre en route ; car illeur restait une assez longue étape à fournir pour atteindre leCaire. Mais, au moment du départ, les marchands s’aperçurent tout àcoup que leur nouvel ami, Sélim Baruch, manquait à l’appel. Ils lecherchèrent de tous côtés avec de grands cris, mais aucune voix nerépondit à la leur, et ils se perdaient en conjectures sur cettedisparition étrange, lorsque le guide se présenta devant eux etleur dit que, tandis qu’ils dormaient encore, l’étranger lui avaitordonné de seller son cheval, en prétextant une affaire urgente quil’obligeait à partir avant le gros de la caravane. « Mais,ajouta le guide avec une intention de finesse, je ne sais quelleaffaire ce peut être ; car, au lieu de prendre la route duCaire, il a tourné bride dès le sortir de la vallée, et s’estélancé au grand galop dans la direction du désert. »

Les marchands se regardaient l’un l’autre, sedemandant ce que cela pouvait signifier.

« Pour ma part d’ailleurs, reprit leguide, je n’ai pas à me plaindre de lui : si j’ai pu luirendre quelques petits services, il m’en a généreusementrécompensé. Mais, à propos, s’écria le bavard, j’ai là aussiquelque chose qu’il m’a remis pour vous, seigneur. » Et,fouillant dans sa ceinture, il en tira un billet qu’il remit àLezah. Celui-ci se hâta de l’ouvrir et lut à haute voix ce quisuit :

« Averti par mes éclaireurs du passage devotre caravane et sachant que toi, le frère de mon hôte, tu tetrouvais au nombre des voyageurs, j’ai voulu, étendant à toi et auxtiens les lois sacrées de l’hospitalité, qu’aucun accident netraversât votre route. Quelque horde errante aurait pu cependant, àmon insu, vous molester ou vous voler dans le parcours du désert.Je suis donc venu à vous sous un déguisement, et j’ai cheminé dansvotre compagnie afin de protéger votre marche. Vous êtes au termede votre voyage : ma tâche est accomplie. Adieu ! lesheures rapides que nous avons passées ensemble m’ont été douces enme faisant oublier pour un instant ma sombre destinée. Rentrez ausein de vos familles, ô vous dont le Prophète a bénil’existence ! Je vais rejoindre ma bande, moi, le banni dumonde, le roi du désert.

« Mebrouck. »

 

Un long cri d’étonnement suivit cette lecture,qui stupéfia particulièrement le guide bavard ; mais, commetous les sots importants qui ont la prétention de ne rien ignorer,il essaya d’insinuer que dès le premier moment il s’était biendouté de la chose.

« Monsieur le guide, vous n’êtes qu’unhâbleur ! lui dit Muley ; mais allez donc vous occuper unpeu de notre départ : il faut que ce soir nous couchions au Caire. »

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