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La Ceinture empoisonnée

La Ceinture empoisonnée

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1 Des lignes qui se brouillent

Mon devoir est clair : je n’ai pas un instant à perdre ! Ces événements prodigieux sont encore frais dans ma mémoire : il faut donc que je les relate dans tous leurs détails, avec une exactitude que le temps pourrait effacer si je tardais. Mais, au moment d’écrire, comment ne saluerais-je pas le miracle grâce auquel c’est notre petite équipe du Monde perdu(le Pr Challenger, le Pr Summerlee, lord John Roxton et moi-même) qui a vécu cette nouvelle expérience passionnante ?

Lorsque, il y a quelques années, j’ai rendu compte dans la Daily Gazette de notre voyage sensationnel en Amérique du Sud, je ne pensais guère qu’il m’arriverait d’avoir à raconter un jour une aventure personnelle encore plus étrange.Or, celle-ci est unique dans les annales de l’humanité : sur les tablettes de l’Histoire, elle se détachera irrésistiblement ; un pic majestueux écrase toujours les modestes contreforts qui l’entourent.

Pour vivre cet épisode extraordinaire, nousnous sommes trouvés réunis tous les quatre le plus normalement dumonde. Toutefois, il y a eu un enchaînement de circonstances tout àfait involontaire que je vais conter aussi brièvement et aussiprécisément que possible… sans oublier que la curiosité publique,qui a été et qui demeure insatiable, exige que je fournisse aulecteur un maximum de détails sur un sujet pareil.

Ce vendredi 27 août – date à jamais mémorabledans l’histoire de notre monde – je me suis rendu à mon journal etj’ai demandé un congé de trois jours à M. McArdle, qui esttoujours notre rédacteur en chef. Le bon vieil Écossais a hoché latête, il s’est gratté la frange raréfiée de ses cheveux rougeâtres,après quoi il s’est décidé à traduire enfin sa répugnance parquelques paroles.

– Je pensais justement, monsieur Malone, quenous pourrions ces jours-ci vous occuper avec profit… Je me disaisqu’il y avait là une histoire particulière… bref, une histoire quevous seul seriez capable de débrouiller et de mener à bien.

– J’en suis désolé ! lui ai-je répondu enessayant de cacher ma déception. Naturellement, puisque vous avezbesoin de moi, la question ne se pose plus. Mais j’avais unrendez-vous important et intime… Si vous pouviez vous passer demoi…

– C’est que je ne vois pas le moyen de mepasser de vous !

La pilule était amère ; je n’avais qu’àl’avaler sans trop de grimaces. Après tout, c’était ma faute :depuis quand un journaliste a-t-il le droit d’avoir des projetspersonnels ? J’ai affiché un air guilleret pourdéclarer :

– N’en parlons plus ! Que désirez-vous demoi ?

– Simplement une interview de ce diabled’homme qui habite à Rotherfield…

– Du Pr Challenger ? me suis-jeécrié.

– Hé ! oui, pardi ! Il a« coursé » le jeune Alec Simpson, du Courrier,pendant quinze cents mètres, il l’a fait dévaler la grande route enle tenant par le col de sa veste d’une main et par le fond de laculotte de l’autre… Vous avez lu ce fait divers, n’est-ce pas, dansles rapports de la police ? Ici, vos camarades préféreraientaller interviewer un alligator en liberté ! Mais vous, vouspourriez tenter votre chance : vous êtes de vieux amis. Et jeme disais…

J’étais tout à fait soulagé :

– Alors, tout va bien ! Il se trouve quec’était pour rendre visite au Pr Challenger que je vousdemandais un congé. Pour l’anniversaire de notre aventure d’il y atrois ans sur le plateau, il a invité notre équipe, chez lui àRotherfield et nous y célébrerons l’événement tous les quatre.

– Formidable ! a rugi McArdle en sefrottant les mains et en dardant sur moi un regard qui étincelaitderrière ses lunettes. Formidable ! Dans ce cas, vous serez àmême d’approfondir son opinion. De tout autre je dirais qu’ils’agit de rêveries lunaires, mais ce type a vu juste unefois ; on ne sait jamais ; il peut avoir misé dans lemille une autre fois.

– Approfondir quoi ? sur quoi ?

– Vous n’avez pas lu, dans le Timesd’aujourd’hui, sa lettre sur les « possibilitésscientifiques » ?

– Non.

McArdle a alors plongé vers le plancher où ila ramassé le journal en question.

– Lisez à haute voix, m’a-t-il ordonné endésignant une colonne. Je serais content de l’entendre, car je nesuis pas tout à fait sûr d’avoir bien compris, à la premièrelecture, ce que le bonhomme a dans la tête.

La lettre que j’ai lue aussitôt à monrédacteur en chef de la Gazette était ainsirédigée :

POSSIBILITÉS SCIENTIFIQUES

Monsieur,

J’ai lu avec un amusement qui n’était pascomplètement dépourvu d’un sentiment moins flatteur, la lettresuffisante et pour tout dire imbécile de James Wilson MacPhail,récemment publiée dans vos colonnes, sur le brouillage des lignesde Frauenhofer dans les spectres des planètes et des étoiles fixes.Selon lui, l’affaire est sans signification. Pour une intelligenceplus développée que la sienne, l’affaire peut revêtir au contraireune très grande importance : si grande qu’elle mettrait enjeu, par exemple, la vie de tous les hommes, femmes et enfants surcette planète. Le langage scientifique m’apparaît impropre àcommuniquer mes vues à un public dont l’intelligence estsuffisamment indigente pour tirer sa pâture d’articles de journaux.Je m’efforcerai donc de me placer à sa portée réduite et d’user,pour m’expliquer, d’un raisonnement par analogie qui ne dépasserapas les capacités intellectuelles de vos lecteurs…

« Mon cher, c’est un as ! unemerveille vivante ! s’est exclamé McArdle. Il a fait sehérisser les plumes d’une colombe au biberon, il a provoqué uneémeute à une réunion de quakers : rien d’étonnant à ce queLondres lui soit devenu intenable ! C’est dommage, monsieurMalone, car c’est un grand cerveau ! Bon : tâtons un peude son analogie.

Nous supposerons qu’un petit paquet debouchons reliés les uns aux autres a été lancé dans un courantparesseux pour lui faire traverser l’Atlantique. Lentement, jouraprès jour, les bouchons seront entraînés parmi des conditionsinvariantes. Si les bouchons étaient doués de sensibilité, nouspourrions imaginer qu’ils considéreraient ces conditions commepermanentes et sûres. Mais nous, avec notre science supérieure,nous savons que des tas de choses peuvent survenir quisurprendraient fort les bouchons. Ainsi, ils pourraient heurter unbateau ou une baleine endormie, à moins qu’ils n’échouent dans desherbes. En tout état de cause, leur voyage se terminerait sansdoute par un accostage brutal sur les rochers du Labrador. Maiscomment s’en douteraient-ils pendant qu’ils flottent trèstranquillement sur ce qu’ils croient être un océan illimité ethomogène ?

Vos lecteurs saisiront peut-être quel’Atlantique, dans cette parabole, a pris la place du puissantocéan de l’éther où nous flottons, et que ce paquet de bouchonsreprésente le minuscule et obscur système planétaire auquel nousappartenons. Soleil de troisième catégorie qui remorque uneracaille de satellites insignifiants, nous sommes entraînés dansles mêmes conditions quotidiennes vers je ne sais quelle fin :mettons une misérable catastrophe qui nous engloutira aux derniersconfins de l’espace, où nous serons projetés dans un Niagara del’éther ou brisés sur quelque impensable Labrador. Je ne vois làrien qui laisse une place à l’optimisme superficiel et ignare devotre correspondant, M. James Wilson MacPhail. Au contraire,j’y discerne quantité de raisons au nom desquelles nous devrionssurveiller avec une vigilance aussi attentive qu’intéressée touteindication de changement dans l’ambiance cosmique dont peutdépendre notre destinée suprême…

« Mon cher, il aurait fait un grandministre ! a coupé McArdle, admiratif. Il a les résonancesd’un orgue… Bon. Maintenant, voyons un peu ce qui le tarabuste.

Le brouillage général et le déplacementdes lignes de Frauenhofer du spectre indiquent, selon moi, unemodification cosmique considérable, dont le caractère est à la foissubtil et singulier. La lumière d’une planète est la lumièreréfléchie du soleil. La lumière d’une étoile est une lumièreautonome, à origine personnelle. Or dans cet exemple tous lesspectres, aussi bien ceux des étoiles que ceux des planètes,accusent la même modification. Serait-elle la conséquence d’unemodification intervenue dans ces planètes et ces étoiles ? Unetelle hypothèse me semble insoutenable : quelle modificationcommune pourrait intervenir simultanément aussi bien dans lesplanètes que dans les étoiles ? S’agit-il alors d’unemodification de notre propre atmosphère ? C’est possible, maisau plus haut point improbable, puisque nous n’en avons décelé aucunsymptôme autour de nous, et que les analyses chimiques ne l’ont pasétablie. Quelle serait dans ces conditions la troisièmeéventualité ? Une modification du milieu conducteur ? decet infini d’éther fin qui s’étend d’une étoile à l’autre et serépand dans tout l’univers. Au sein de cet océan d’éther, nousflottons sur un courant paresseux : est-il interdit de croireque ce courant nous emporte vers des zones d’éther neuf àpropriétés inimaginables ? Une modification s’est produitequelque part. Elle peut être mauvaise. Elle peut être bonne. Ellepeut être neutre : ni bonne ni mauvaise. Nous n’en savonsrien. Libre à des observateurs légers de traiter ce sujet avecdédain ! Mais l’homme qui comme moi-même possède uneintelligence plus profonde – celle du véritable philosophe –comprendra que les possibilités de l’univers sont incalculables etque la sagesse consiste à se tenir prêt pour l’imprévu. Prenons unexemple : qui oserait soutenir que cette épidémie subite,mystérieuse et générale qui s’est déclarée parmi les indigènes deSumatra, et qui a été relatée ce matin même dans vos colonnes, estsans rapport avec une modification cosmique à laquelle ils sontpeut-être davantage sensibles que les populations plus complexes del’Europe ? Je lance l’idée pour ce qu’elle vaut. Certifierqu’elle est exacte serait, dans l’état actuel des choses, aussistupide qu’affirmer qu’elle est fausse. Mais il faudrait être unidiot bien épais pour croire qu’elle déborde du cadre despossibilités scientifiques.

Votre dévoué,

George Edward Challenger.

Les Bruyères, Rotherfield.

« Une belle lettre, et qui stimule lamatière grise ! a commenté McArdle, en ajustant une cigarettedans le long tuyau de verre qui lui servait de fume-cigarette.Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur Malone ?

J’ai été contraint d’avouer mon ignorancetotale, humiliante, du sujet abordé dans cette communication.Ainsi, qu’est-ce que c’était que ces lignes de Frauenhofer ?Par chance, McArdle venait d’étudier la question avec le concoursdu savant maison ; aussi s’est-il empressé de tirer de sonbureau deux bandes spectrales multicolores, du genre de ces rubansqu’on voit parfois aux chapeaux des membres d’un jeune clubambitieux de cricket. Il m’a montré qu’il y avait certaines lignesnoires qui formaient des croisillons sur la série des couleursbrillantes allant du rouge au violet, en passant par des gradationsd’orange, de jaune, de vert, de bleu et d’indigo.

« Ces lignes noires sont des lignes deFrauenhofer, m’a-t-il expliqué. Les couleurs sont la lumièreelle-même. N’importe quelle lumière, si vous la décomposez avec unprisme, donne les mêmes couleurs. Elles ne nous apprennent rien. Cesont les lignes qui comptent, parce qu’elles varient selon ce quiproduit la lumière. Or ces lignes noires, la semaine dernière, sesont brouillées et tous les astronomes se disputent pour en donnerla raison. Voici une photographie de ces lignes brouillées ;nous la publierons dans notre numéro de demain. Le public n’y apris jusqu’ici aucun intérêt, mais je pense que cette lettre deChallenger dans le Times mettra le feu aux poudres.

– Et cette histoire de Sumatra ?

– Ça, il y a loin d’une ligne brouillée dansun spectre à un nègre malade dans Sumatra ! Seulement, votrephénomène nous a déjà administré la preuve qu’il savait de quoi ilparlait. Sans aucun doute, il sévit là-bas une maladie bizarre. Uncâble de Singapour vient justement de nous apprendre que les pharesont cessé de fonctionner dans les détroits de la Sonde ;conséquence : deux navires à la côte… Bon ! De toutefaçon, voilà un joli sujet de conversation entre Challenger etvous. Si vous obtenez quelque chose de précis, ça fera une colonnepour lundi.

Au moment où, la tête pleine de cette nouvelleaffaire, je quittais le bureau de mon rédacteur en chef, j’aientendu appeler mon nom dans le salon d’attente. C’était un petittélégraphiste avec une dépêche que, de mon appartement, on m’avaitfait suivre. Ce message émanait de l’homme dont nous venions deparler et il était ainsi conçu :

« Malone, 17, Hill Street,Streatham. – Apportez oxygène. – Challenger. »

« Apportez oxygène ! » Leprofesseur, je ne l’avais pas oublié, était doté d’un senséléphantesque de l’humour, qui pouvait le pousser à des gaudriolesaussi lourdes que maladroites. S’agissait-il là de l’une de sesplaisanteries qui déclenchaient un énorme rire irrésistible, quiréduisait son visage à n’être plus qu’une bouche béante et unebarbe hoquetante, et qui tuait sans remède toute la gravité dont ils’entourait comme Jupiter sur son Olympe ?

J’ai eu beau m’appesantir sur ces deux mots,il m’a été impossible de leur trouver une résonance facétieuse.C’était sûrement un ordre : précis autant qu’étrange ! EtChallenger était le seul homme au monde à qui je ne me souciais pasde désobéir. Peut-être avait-il envisagé une expérience dechimie ? Peut-être… Zut ! Qu’avais-je besoin de chercherà découvrir ce qu’il voulait ? Il fallait que je me procurassede l’oxygène, voilà tout !

Il me restait une heure avant le train quipartait de Victoria. J’ai sauté dans un taxi et je me suis faitconduire à la Société de distribution des bouteilles d’oxygène dansOxford Street.

Comme je posais pied à terre devantl’immeuble, deux jeunes gens en sortaient en portant un tubecylindrique de fer ; ils l’ont hissé et calé devant moi dansune voiture qui attendait. Et, sur leurs talons, j’ai vu apparaîtreun homme âgé dont la voix de crécelle leur disait des chosesdésagréables. Il s’est tourné vers moi… Je n’ai pas eu à hésitersur ces traits austères et sur ce bouc : c’était mon camaradebourru et revêche, le Pr Summerlee.

– Quoi ! s’est-il exclamé en me voyant.Auriez-vous reçu, vous aussi, cet absurde télégramme pourl’oxygène ?

Je l’ai sorti de ma poche.

« Bon ! Bon ! J’en ai reçu unégalement. Vous savez, c’est vraiment à contrecœur que je me suisincliné. Notre vieil ami est, comme toujours, impossible !Comme s’il ne pouvait pas se procurer de l’oxygène par les moyensordinaires ! Mais non : il a fallu qu’il morde sur letemps de ceux qui ont mieux à faire que lui ! Pourquoi nel’a-t-il pas commandé directement ?

– Sans doute doit-il en avoir besoinimmédiatement ?

– Ou il a cru qu’il en aurait besoinimmédiatement ! Ce qui n’est pas la même chose… Voyons, vousn’allez pas acheter une autre bouteille. Dans la mienne, il y aassez d’oxygène pour deux, non ?

– Écoutez, il m’a tout l’air de tenir à ce quenous lui apportions chacun une bouteille. Je préfère ne pas lecontrarier.

Summerlee haussait les épaules, grognait, maisje ne me suis pas laissé faire : j’ai acheté une bouteille,qui est allée rejoindre la première dans sa voiture, car il m’avaitoffert de me conduire à Victoria.

Je me suis éloigné pour payer mon taxi ;le chauffeur était hargneux : il me réclamait un pourboireexcessif. Finalement, je m’en suis débarrassé et je suis revenuvers le Pr Summerlee ; il était près de se colleter avecles jeunes employés qui avaient transporté son oxygène ; sonbouc se soulevait d’indignation. L’un des garçons l’a appelé, jem’en souviens : « Vieux cacatoès imbécile ! »Pareille insulte a fait sursauter le chauffeur de Summerlee, qui apris fait et cause pour son maître et qui est descendu de son siègepour punir l’insolent. Nous avons de justesse évité la bagarre.

Tous ces détails peuvent paraître bien banalset indignes de figurer dans mon récit. Mais c’est seulement àprésent, avec le recul, que je distingue leur place dansl’enchaînement des faits tels que je dois les raconter.

Le chauffeur de Summerlee était un novice, ouil avait eu les nerfs troublés par la dispute, car il s’est avérétrès maladroit. Nous avons failli tamponner deux autres voitures –aussi mal pilotées d’ailleurs – et je me rappelle avoir faitremarquer à Summerlee que la qualité moyenne des chauffeurs, àLondres, avait baissé. Ensuite, nous avons frôlé de trop près unattroupement qui s’était formé pour regarder une rixe à l’angle duMail ; très excités, des gens ont poussé des cris de colèrecontre notre « chauffard », et l’un deux a même sauté surle marchepied et a brandi une canne dans notre direction. Je l’airepoussé, mais nous n’avons pas été mécontents de quitter le parcsains et saufs. Tous ces petits événements survenant les uns aprèsles autres m’avaient mis les nerfs en boule ; quant à moncompagnon, son irritabilité traduisait une impatience qu’il necontrôlait plus.

Nous avons retrouvé notre bonne humeur devantlord John Roxton, qui nous guettait sur le quai : toujoursmince et long, il était vêtu d’un costume de chasse en tweed marronclair. Quand il nous aperçut, son visage aigu, dominé par des yeuxinoubliables, à la fois féroces et souriants, s’est éclairé deplaisir. Des fils gris couraient à présent dans ses cheveux roux,des rides avaient été creusées par le burin du temps, mais il étaittoujours le lord John avec lequel nous nous étions bien entendusdans le passé.

– Hullo ! HerrProfessor ! Hullo ! Bébé !

Il s’est mis à rugir de joie devant lesbouteilles d’oxygène qu’un porteur tirait derrière nous.

– Alors, vous en avez pris aussi ? Lamienne est dans le fourgon. Qu’est-ce que le cher vieux peut bienvouloir en faire ?

– Attendez ! lui ai-je dit. Avez-vous lusa lettre au Times ?

– Du baratin absurde ! a déclaréSummerlee avec une grande sévérité.

– Hé bien ! elle est à la base de cettehistoire d’oxygène ou je me trompe fort !

– Du baratin absurde ! a répété Summerleeavec une violence qui n’était pas du tout indispensable.

Nous avions pris place dans un compartiment depremière classe pour fumeurs et il avait déjà allumé la courte pipede bruyère charbonneuse qui semblait prolonger la ligne agressivede son nez.

« L’ami Challenger est un hommeintelligent ! a-t-il poursuivi. Personne ne peut le nier. Ilfaudrait être fou pour le nier. Considérez son chapeau :dessous, il y a un cerveau qui fait un kilo sept cents ; c’estun gros moteur, qui tourne bien, et qui abat du bon travail.Montrez-moi le capot, je vous dirai le volume du moteur. Seulement,Challenger est aussi un bateleur-né. Vous m’avez entendu : jele lui ai lancé une fois en pleine figure. Il est né bateleur,cabot ; il faut qu’il se place toujours sous le feu desprojecteurs. Tout est calme ? Hé bien ! l’ami Challengercherche l’occasion de faire parler de lui ! Vous n’imaginezpas qu’il croit sérieusement en son idiotie d’une modification del’éther qui mettrait la race humaine en péril ? De sa part,c’est invention pure : je conviens que c’est l’invention laplus audacieuse et la plus forte qui ait jamais été produite surcette terre, mais…

Il avait l’air d’un vieux corbeau blanchi quicroassait avec un rire sardonique qui lui secouait la carcasse.

En l’écoutant, j’ai senti la colère m’envahir.N’était-il pas inélégant de parler ainsi du chef qui était àl’origine de toute notre célébrité et qui nous avait fait vivre uneexpérience à nulle autre pareille ? J’ouvrais la bouche pourrépliquer, mais lord John m’a devancé :

– Vous vous êtes déjà battu une fois avec levieux Challenger, a-t-il dit froidement à Summerlee. Et vous avezété mis knock-out au premier round. Il me semble, professeurSummerlee, qu’il est d’une classe supérieure à la vôtre. Le mieuxque vous ayez à faire est de cheminer derrière lui :laissez-le seul en tête !

J’ai aussitôt renchéri :

– Par ailleurs, il s’est toujours montré unbon ami avec chacun d’entre nous. Quels que soient ses défauts, ilest droit comme un fil, et je ne crois pas qu’il ait jamais dit dumal de ses camarades derrière leur dos.

– Bien parlé, bébé !…

Lord John Roxton m’a dédié un gentil sourireavant de taper amicalement sur l’épaule de Summerlee :

« Allons, Herr Professor, nousne commencerons pas cette journée par une dispute, hein ? Nousen avons trop vu ensemble ! Mais prenez garde à ne paspiétiner les plates-bandes quand vous touchez à Challenger, carnous avons, le jeune bébé et moi-même, un faible pour ce cher vieuxprofesseur.

L’humeur de Summerlee ne se prêtaitmalheureusement à aucun compromis. Il avait le visage fermé ;ses traits durcis dans une désapprobation totale ne laissaientprévoir que le refus d’abandonner une position ; de sa pipes’échappaient les furieux anneaux d’une fumée épaisse. Sa voixgrinçante s’est adressée à lord John :

– Votre opinion sur un sujet scientifiqueprésente, à mes yeux, autant de valeur que pourrait en présenteraux vôtres mon avis sur un nouveau modèle de fusil. J’ai monjugement propre, monsieur, et je m’en sers comme il me plaît. Parcequ’il m’a trompé une fois, est-ce une raison pour que j’acceptesans esprit critique n’importe quelle élucubration plus ou moinstirée par les cheveux ? Aurions-nous donc un pape de lascience, dont les décrets infaillibles seraient énoncés excathedra, et devant lesquels le pauvre public devraits’incliner sans murmurer ? J’ai l’honneur, monsieur, de vousinformer que je possède aussi un cerveau et que je me prendraispour un snob ou pour un serf si je ne le mettais pas àcontribution. Peut-être vous plaît-il de croire vrais ces proposincohérents sur l’éther et sur les lignes spectrales deFrauenhofer ? Fort bien, ne vous gênez pas ! Mais nedemandez pas à un homme plus âgé que vous, plus cultivé que vous,de partager votre stupidité. Voyons, monsieur, si l’éther étaitaffecté au degré que prétend Challenger et s’il était devenu nocifpour la santé humaine, les résultats n’en apparaîtraient-ils passur nous-mêmes ?

Il s’est mis à rire, tellement cet argumentlui semblait sans réplique.

– Oui, monsieur, nous devrions déjà être trèsdifférents de ce que nous sommes ! Au lieu d’êtretranquillement assis en chemin de fer et de discuter de problèmesscientifiques, nous devrions montrer quelques symptômes du poisonqui nous travaille. Où voyez-vous un signe de ce troublecosmique ? Allons, monsieur, répondez à cela !Répondez ! Allons, pas d’échappatoire ! Je vous somme derépondre !

La moutarde me montait au nez. Dans lecomportement de Summerlee, il y avait quelque chose de trèsdésagréable, d’agressif… Je n’ai pu me contenir plus longtemps.

– Je crois que si vous connaissiez les faitsun peu mieux, vous seriez moins affirmatif !

Summerlee a retiré sa pipe de sa bouche et ilm’a fixé avec un étonnement glacé.

– Auriez-vous l’obligeance de me dire,monsieur, ce que sous-entend cette remarque un tant soit peuimpertinente ?

– Je veux simplement dire ceci : quandj’ai quitté le journal, nous venions de recevoir un télégrammeannonçant une épidémie générale chez les indigènes deSumatra ; la dépêche ajoutait en outre que les pharesn’avaient pas été allumés dans les détroits de la Sonde.

Summerlee a explosé.

– Réellement, il devrait y avoir des limites àla folie et à la bêtise humaines ! Ne comprenez-vous pas quel’éther, si pour un instant nous adoptons l’hypothèse saugrenue deChallenger, est une substance universelle qui est la même ici qu’àl’autre bout du monde ? Supposez-vous par hasard qu’il y a unéther anglais et un éther particulier à Sumatra ? Peut-êtrevous imaginez-vous que l’éther du Kent est supérieur à l’éther duSurrey à travers lequel nous transporte actuellement notretrain ?… Non, décidément, le profane moyen estindécrottable ! Est-il concevable que l’éther à Sumatra soitmortel au point de provoquer là-bas une insensibilité totale, alorsqu’au même moment il n’a par ici aucun effet perceptible ? Envérité, je puis affirmer que personnellement je ne me suis jamaissenti plus solide avec un cerveau mieux équilibré !

– C’est possible, ai-je répondu. Je nem’arroge pas la qualité de savant. J’ai pourtant entendu dire etrépéter que la science d’une génération était généralementconsidérée comme une somme d’erreurs par la génération suivante.Mais il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de bon sens pour voirque, l’éther étant si peu connu des savants, il pourrait êtreaffecté d’un trouble local, sur quelques points du globe où ilmanifesterait là-bas un effet capable de se développerultérieurement vers nous.

– Avec des « pourrait » et tous lesconditionnels du monde, s’est écrié Summerlee positivement furieux,on prouve n’importe quoi ! Des cochons pourraient voler. Oui,monsieur, les cochons pourraient voler, mais ils ne volentpas ! Il est d’ailleurs très inutile de discuter avecvous : Challenger a semé dans vos cervelles l’absurdité. Tousdeux vous êtes incapables de raisonner : je ferais aussi biend’argumenter avec les coussins du compartiment !

Lord John a pris un visage sévère :

– Je me vois obligé de vous dire, professeurSummerlee, que vos manières ne se sont guère améliorées depuis quej’ai eu le plaisir de vous rencontrer !

– Votre Seigneurie n’est pas habituée àentendre la vérité ? Cela vous fait quelque chose, n’est-cepas, quand quelqu’un vous amène à réaliser que derrière votre titrese cache un pauvre ignorant.

– Sur ma parole, monsieur ! a durementrépliqué lord John, si vous étiez plus jeune, vous n’auriez pasl’audace de me parler sur ce ton !

Summerlee a pointé son bouc en avant d’unmouvement sec du menton :

– Je vous aurais appris, monsieur, que je n’aijamais eu peur, jeune ou vieux, de dire son fait à un petit maîtreignorant… Oui, monsieur, à un petit maître ignorant !… Même sicet imbécile pouvait se parer de tous les titres que les esclavesont inventés et dont seuls les sots s’enorgueillissent.

Pendant quelques instants, les yeux de lordJohn ont jeté des éclairs. Tout de même, au prix d’un effortcolossal, il a dompté sa colère ; il s’est adossé contre sonsiège et il a croisé les bras ; mais quelle amertume dans lesourire qu’il arborait ! Moi, j’étais écœuré, atterré. Commeune vague, le souvenir de notre passé commun a déferlé : notrecamaraderie, nos jours de joie, d’aventures, et aussi toutes nossouffrances, nos angoisses, notre travail… tout ce que nous avionsgagné enfin ! Était-ce cela l’aboutissement ? Desinsultes, des injures… Alors j’ai subitement éclaté ensanglots : des sanglots entrecoupés, bruyants,incontrôlables ; je ne pouvais pas m’arrêter ; mescompagnons me regardaient avec étonnement ; j’avais enfoui matête dans mes mains. Et puis j’ai dit :

– Ne vous inquiétez pas. Seulement… seulementc’est tellement dommage…

– Vous êtes malade, bébé ! a murmuré lordJohn. Voilà ce qui ne va pas. Depuis le début, je vous ai trouvébizarre.

Summerlee est intervenu avec une grandesévérité :

– Durant ces trois années, vous n’avez pas,monsieur, corrigé vos habitudes ! Moi non plus, je n’avais pasmanqué d’observer depuis notre rencontre que votre comportementétait étrange. Ne gaspillez pas votre sympathie, lord John !Ces larmes sont celles d’un alcoolique : Malone a bu, voilàtout ! D’autre part, lord John, je vous ai appelé tout àl’heure un petit maître : peut-être ai-je été quelque peuexcessif. Mais le mot me rappelle quelque chose : vous meconnaissez sous les apparences d’un savant austère, n’est-cepas ? Or je possède un petit talent de société dans lequel jesuis passé maître. Me croiriez-vous si je vous disais que dansquelques nurseries je me suis fait une réputation méritée – tout àfait méritée, lord John ! – d’imitateur ? Et d’imitateurde quoi ? je vous le donne en mille ! J’imite à laperfection les animaux de basse-cour. Au fait, ce serait une façonagréable de passer ici notre temps ! Désirez-vous que je vousoffre le plaisir de m’entendre imiter le cocorico du coq ?

– Non, monsieur ! a répondu lord John,encore sous le coup de l’offense reçue. Cela ne me ferait aucunplaisir.

– Mon imitation de la poule qui vient depondre un œuf est cotée par les connaisseurs d’une note nettementau-dessus de la moyenne. Voudriez-vous vous en rendrecompte ?

– Non, monsieur, non ! Certainementpas !

Mais le professeur Summerlee était décidé ànégliger l’avis qu’il sollicitait. Déjà il posait sa pipe… Jusqu’àla fin de notre voyage, il nous a distraits – du moins il a essayéde nous distraire – par une succession de cris d’oiseaux etd’animaux divers qui nous ont semblé si absurdes que mes larmes ontcessé de couler comme par enchantement. J’ai été pris au contraired’un fou rire quasi hystérique quand j’ai vu, ou plutôt entendu, legrave professeur assis en face de moi imiter le glapissement duchien dont la queue se serait trouvée prise dans une porte. À unmoment donné, lord John m’a passé son journal ; il avait écritau crayon dans la marge : « Pauvre diable ! Il estfou à lier ! ». Évidemment, les manières du professeurétaient très excentriques ; néanmoins, son « petittalent » m’a semblé extraordinairement divertissant.

Puis lord John s’est penché vers moi et m’araconté je ne sais quelle histoire interminable : il étaitquestion d’un buffle et d’un rajah des Indes ; j’ai eul’impression qu’elle avait ni queue ni tête. Au moment où toutefoisl’action se corsait, et où parallèlement le Pr Summerlee selançait dans les roulades d’un canari, notre train s’est arrêté àJarvis Brook, petite gare qui nous avait été indiquée comme la plusproche de Rotherfield.

Challenger était là pour nous accueillir. Ilavait l’air radieux. Aucun paon sur la terre depuis la créationn’aurait pu rivaliser avec lui en dignité lente etdédaigneuse ; il paradait sur le quai de la gare ; ilconsidérait les gens avec un sourire empreint d’une condescendancebienveillante… S’il avait changé avec les années, ce n’avait étéqu’en accentuant ses caractéristiques : la grosse tête et lefront haut toujours barré d’une mèche de cheveux noirs cosmétiquessemblaient avoir pris du volume ; sa barbe déversait unecascade de reflets bleus qui tombait encore plus basqu’auparavant ; sous leurs paupières insolemment lourdes, sesyeux gris clair affirmaient davantage son extraordinaire volonté dedomination.

Il m’a gratifié de la poignée de main amuséeet du sourire encourageant que le maître d’école accorde aux plusjeunes de sa classe ; puis il s’est entretenu avec mes deuxcompagnons ; il nous a aidés à rassembler nos bouteillesd’oxygène et il nous a menés vers une grosse voiture ; lechauffeur était l’impassible Austin, l’homme peu loquace quej’avais vu officier en qualité de maître d’hôtel lors de mapremière visite au professeur. Nous nous sommes engagés dans unecôte qui gravissait une colline ; le paysage était magnifique.J’avais pris place à côté du chauffeur. Derrière, mes troiscamarades me donnaient l’impression qu’ils parlaient tous à lafois. Lord John était reparti sur son histoire de buffle pendantque les sourds grognements de Challenger et la voix aiguë deSummerlee entamaient un duo qui annonçait un débat scientifiqueaussi élevé que farouche. Soudain, Austin a tourné vers moi safigure basanée, mais ses yeux restaient fixés sur le volant.

– J’suis renvoyé !

– Mon Dieu !

Tout aujourd’hui était bizarre. Les gens nedisaient que des choses étranges, imprévues, comme dans unrêve.

– C’est la quarante-septième fois, a-t-ilajouté après réflexion.

– Quand partez-vous ?

– Partirai pas !

La conversation aurait pu s’arrêter là, maisAustin est bientôt revenu à la charge.

– Si j’partais, qui s’occuperait de lui ?a-t-il insisté en désignant son maître d’un geste de la tête. Quiest-ce qu’il dégotterait pour le servir ?

– Il trouverait quelqu’un d’autre,non ?

– Lui ? Personne ! Personne neresterait plus d’une semaine. Si je partais, la maisonfonctionnerait comme une montre sans ressort. J’vous dis ça parceque vous êtes son ami : vous devez savoir. Si j’le prenais aumot… Mais j’aurais pas le cœur ! Lui et la patronne, ilsseraient comme deux bébés abandonnés. Je fais tout. Et pourtant,v’là qu’il arrive et qui m’flanque à la porte !

– Pourquoi personne ne resterait ? ai-jedemandé.

– Parce que personne ne le supporterait. Ilest très intelligent, le patron ! Si intelligent quequelquefois il est complètement cinglé. Je vous l’jure : jel’ai vu cinglé ! Tenez, savez-vous ce qu’il a fait cematin ?

– Qu’est-ce qu’il a fait ce matin ?

Austin s’est penché vers monoreille :

– A mordu la femme de ménage.

– Mordu ?

– Oui, monsieur ! Mordu à la jambe. Demes propres yeux je l’ai vue qui démarrait pour un marathon à laporte du vestibule.

– Seigneur, quel homme !

– Vous aussi, vous le traiteriez de cinglé sivous pouviez le voir comme je le vois ! Il s’fait pas d’amisavec les voisins. Y’en a qui pensent que quand il était avec lesmonstres dont vous avez parlé, c’était pour lui le home, sweethome, la société qui lui convenait, quoi ! Ça, c’est cequ’on dit. Mais moi je suis à son service depuis dix ans, et ilm’plaît. C’est un grand bonhomme en fin de compte, et il y a del’honneur à le servir, monsieur ! Seulement, il lui arrived’être méchant. Maintenant, regardez ça, monsieur. On ne peut pasdire que ça ressemble à l’hospitalité classique, hé ? Lisezvous-même !

Très au ralenti, la voiture escaladait lesderniers mètres d’une côte tout en virages en épingle à cheveux.Dans un angle, un écriteau se détachait au-dessus d’une haie bientaillée. Austin avait raison : il valait la peine d’êtrelu :

AVIS

Les visiteurs, les journalistes et les mendiants sontindésirables.

G. E. Challenger.

« Non, a souligné Austin, ça n’est pas cequ’on appelle chaleureux !

Il a secoué la tête en passant devant cetécriteau déplorable et il a ajouté :

« Ça ne ferait pas bien sur une carte deNoël… Je vous demande pardon, monsieur ; en de nombreusesannées, je n’ai pas parlé autant qu’aujourd’hui. Mais aujourd’hui…ben ! ce n’est pas un jour comme les autres ! Il peut medonner mon congé, il peut me flanquer à la porte encore cinquantefois, mais moi je ne m’en irai pas. C’est mon homme à moi, c’estmon patron, et il le sera, je l’espère bien, jusqu’à la fin de mesjours.

Nous avions franchi les poteaux blancs d’uneporte et nous nous étions engagés dans une allée bordée derhododendrons. Au bout apparaissait une maison en brique, basse,avec une charpente blanche, très attrayante et confortable.Mme Challenger, petite, mignonne, souriante, setenait sur le seuil pour nous accueillir.

– Eh bien ! ma chère, a lancé Challengeren s’extrayant de la voiture, voici nos visiteurs ! C’est unechose extraordinaire pour nous que d’avoir des hôtes, n’est-cepas ? Avec nos voisins, nous vivons plutôt à couteaux tirés.S’ils pouvaient mettre de la mort-aux-rats dans le pain que nousapporte le boulanger, je crois qu’ils n’y manqueraientpas !

– C’est terrible ! Terrible ! s’estexclamée la dame entre le rire et les larmes. George se disputetoujours avec tout le monde. Dans le pays, nous ne comptons pas unami.

– Ce qui me permet de concentrer mon attentionsur mon incomparable épouse, a assuré Challenger en passant un brasautour de sa taille.

Imaginez un gorille et une gazelle : vousaurez une reproduction à peu près exacte du couple.

– Allons, allons ! ces gentlemen sontfatigués de leur voyage, et le déjeuner devrait être prêt. Est-ceque Sarah est revenue ?

Mme Challenger a répondu parun signe de tête négatif ; le professeur a éclaté de rire, etil s’est frappé la barbe avec un évident contentement de soi.

– Austin ! a-t-il crié. Quand vous aurezgaré la voiture, vous voudrez bien aider votre maîtresse à préparerla table. Maintenant, messieurs, auriez-vous l’obligeance dem’accompagner à mon bureau ? J’ai en effet une ou deux chosesextrêmement urgentes à vous communiquer.

Chapitre 2La marée de la mort

Pendant que nous traversions le vestibule, letéléphone a sonné : nous avons donc été les auditeursinvolontaires du Pr Challenger répondant à un inconnu. Je dis« nous », mais en vérité, à cent mètres de là, n’importequi aurait pu entendre le tonnerre de la voix monstrueuse quifaisait trembler la maison entière. Ses réponses se sont gravéesdans ma mémoire.

– Oui, oui, bien sûr, c’est moi… Oui,certainement, le professeur Challenger, le célèbre professeur enpersonne… Bien sûr ! Chaque mot. Sinon je n’aurais pas écrit…Cela ne m’étonnerait pas… Tout semble l’indiquer… D’ici un jour oudeux au plus… Hé bien ! je ne puis rien empêcher ;comment le pourrais-je ?… Très désagréable, sans aucun doute,mais je pense que cela affectera des gens plus intéressants quevous. Ce n’est pas la peine d’en gémir… Non, cela m’estimpossible : à vous de saisir votre chance… Assez,monsieur ! J’ai mieux à faire qu’écouter votreradotage !

Il a raccroché avec fracas et nous a conduitsau premier étage, dans une grande pièce bien aérée qui lui servaitde bureau. Sept ou huit télégrammes non ouverts s’éparpillaient sursa table en acajou.

« Je commence à croire, nous a-t-il diten les désignant, que j’épargnerais de l’argent à mescorrespondants si j’adoptais une adresse télégraphique. Qu’est-ceque vous diriez de « Noé, Rotherfield » ?

Tout en se livrant à cette plaisanterieincompréhensible, il se gonflait d’un rire énorme : appuyé surson bureau, il était tellement secoué par son hilarité que sesmains ont eu du mal à saisir les dépêches. Il hoquetait :

« Noé ! Noé !

Il était aussi rouge qu’une betterave. LordJohn et moi, nous partagions sa gaieté avec sympathie. Tel un boucdyspeptique, Summerlee branlait le chef pour marquer un désaccordfondamental. Quand Challenger s’est enfin calmé, il a commencéd’ouvrir ses télégrammes pendant que nous trois admirions par unefenêtre en saillie le panorama magnifique qui s’étalait sous nosyeux.

Car il méritait d’être admiré ! À forcede virages plus ou moins doux, la route nous avait menés jusqu’àune hauteur importante, quelque deux cent cinquante mètres commenous devions l’apprendre par la suite. La maison de Challengerétait située juste sur la crête de la colline ; sur sa facesud, c’est-à-dire sur celle où s’ouvrait la fenêtre du bureau, lavue s’étendait jusqu’aux hautes plaines crayeuses et accidentéesqui formaient l’horizon. Entre ces lointaines ondulations, unbrouillard de fumée révélait la ville de Lewes. Immédiatement à nospieds, les bruyères commençaient ; plus loin, des tachesvertes brillantes signalaient le golf de Crowborough, littéralementmoucheté de joueurs. Davantage vers le sud, la route de Londres àBrighton surgissait d’entre les bois. Attenante à la maison, unepetite cour bien clôturée abritait la voiture qui nous avaittransportés.

Une exclamation de Challenger nous a fait nousretourner. Notre hôte avait lu ses dépêches et il les avaitempilées avec méthode sur son bureau. Son visage large, aux traitsirréguliers, ou du moins ce qu’il était permis d’en voir au-dessusdu tapis de barbe, était encore tout rouge ; on le devinaitsous le coup d’une forte émotion.

« Eh bien ! messieurs, s’est-ilécrié avec une voix qui aurait convenu à une réunion publique etcontradictoire, je suis heureux que nous soyons tous les quatrerassemblés ! Je le suis d’autant plus que notre rencontre seproduit dans des circonstances extraordinaires… je devraisdire : sans précédent. Puis-je vous demander si vous n’avezrien remarqué d’anormal au cours de votre voyage deLondres ?

– La seule chose que j’ai remarquée, a déclaréSummerlee avec un sourire aigre, c’est que notre jeune ami ne s’estpas amélioré depuis trois ans. Je suis au regret de préciser quej’ai eu à me plaindre de sa conduite dans le train, et je mentiraispar omission si je n’ajoutais pas que cette conduite m’afâcheusement impressionné.

Lord John est intervenu :

– Allons, allons ! Il nous arrive à tousd’être parfois verbeux. Ce bébé n’a rien fait de mal. Après tout,c’est un international de rugby ; et s’il a besoin d’unedemi-heure pour raconter un match, il en a le droit plus quequiconque !

– Une demi-heure pour raconter une partie derugby ! me suis-je exclamé avec indignation. Comment !C’est vous qui pendant tout ce temps-là nous avez raconté je nesais quelle histoire de buffle… Le Pr Summerlee peut témoignerque…

– Je puis difficilement juger lequel d’entrevous a été le plus assommant ! a dit Summerlee. Je vousassure, Challenger, que je suis dégoûté jusqu’à la fin de mes joursdes histoires de rugby ou de buffles.

– Je n’ai jamais parlé de rugby !

Lord John a émis un sifflement aigu, etSummerlee a hoché la tête avec une compassiondésobligeante :

– Si, tôt dans la journée ! a-t-ilsoupiré. C’est tout à fait lamentable. Pendant que j’étais assisdans un silence morne mais plein de pensées…

– En silence ! a protesté lord John.Comment ! Vous nous avez présenté tout un numéro demusic-hall : des imitations pendant le trajet entier… Vousressembliez davantage à un gramophone qu’à un savant !

Summerlee s’est levé :

– S’il vous plaît d’être facétieux, lordJohn…

– Enfin quoi, sommes-nous tous fous ?s’est écrié lord John. Chacun de nous semble se rappeler ce que lesdeux autres ont fait ; mais ni vous, ni lui, ni moi ne nousrappelons ce que nous avons fait personnellement. Reprenons leschoses depuis le début. Nous sommes montés dans un compartiment depremière classe pour fumeurs ; est-ce vrai, oui ou non ?Puis nous nous sommes disputés à propos de la lettre de notre amiChallenger au Times…

– Tiens, tiens ! Vraiment ? grognanotre hôte en laissant retomber ses paupières.

– Vous avez dit, Summerlee, que les assertionsde Challenger ne contenaient pas un atome de vérité.

– Sapristi ! a ironisé Challenger enbombant le torse et en se frappant la barbe. Pas un atome devérité ? Il me semble avoir déjà entendu ces mots-là quelquepart. Puis-je donc demander au grand et célèbre Pr Summerleeavec quels arguments il a démoli l’opinion de l’humble individu quis’était permis d’exprimer une possibilité scientifique ?Peut-être consentira-t-il, avant d’exterminer cette malheureusenullité, à lui dire sur quelle base il s’est appuyé pour édifierune théorie contraire ?

Il s’est incliné, il a haussé les épaules,puis il a joint les mains dans un geste de supplicationéléphantesque.

– Une base assez solide, a répliqué l’obstinéSummerlee. J’ai, en effet, prétendu que si l’éther qui ceinturaitla terre était assez toxique pour provoquer quelque part dessymptômes alarmants, il était assez peu vraisemblable que dansnotre compartiment nous trois n’en eussions été aucunementaffectés.

L’explication de Summerlee n’a eu qu’uneconséquence : une explosion tonitruante. Challenger est partid’un éclat de rire qui n’a cessé que lorsque tout dans la pièces’est mis à trembler.

– Notre valeureux Summerlee se trouve, et cen’est pas la première fois, un tant soit peu à côté des faitsréels, a-t-il déclaré en épongeant son front moite de sueur.Maintenant, messieurs, je ne saurais mieux vous expliquer mon pointde vue qu’en vous détaillant l’emploi de mon temps ce matin. Vousvous pardonnerez plus facilement vos propres aberrations mentalesquand vous apprendrez que moi… même moi ! j’ai eu des instantsoù j’ai perdu mon équilibre. Depuis quelques années, nous employonsici une femme de ménage, Sarah… je ne me suis jamais encombré lamémoire de son deuxième nom. C’est une femme au visage sévère,rébarbatif ; elle a toujours un air pincé ; elle se tientbien ; elle a une nature vouée par essence à l’impassibilité,jamais je ne l’ai vue en proie à la moindre émotion. J’étais seulen train de prendre mon petit déjeuner –Mme Challenger reste habituellement le matin danssa chambre – et une idée m’est entrée en tête : j’ai penséqu’il serait amusant et instructif de voir jusqu’où cette femmepouvait demeurer imperturbable. Alors j’ai projeté une expérienceaussi simple qu’efficace. J’ai renversé le petit vase de fleurs quiétait sur la nappe, j’ai sonné, et je me suis glissé sous la table.Elle est entrée ; elle a cru que la pièce était vide ;elle s’est imaginée que j’avais regagné mon bureau. Comme je m’yattendais, elle s’est approchée de la table et s’est penchée pourrelever le vase. J’ai eu la vision d’un bas en coton et d’unebottine à tige élastique. Qu’ai-je fait ? J’ai avancé ma tête,et j’ai enfoncé mes dents dans son mollet. L’expérience a réussiau-delà de toute espérance. Pendant quelques secondes, elle estrestée pétrifiée, regardant fixement ma tête qui dépassait sous lanappe. Puis elle a poussé un grand cri, elle s’est libérée et elles’est échappée de la pièce. Je l’ai poursuivie pour lui donner unsemblant d’explication : il me semblait qu’elle y avait droit.Mais elle filait comme le vent. Peu après, je l’ai repérée sur laroute, avec mes jumelles : elle courait toujours ; elle apris la direction du sud-ouest, et je ne l’ai plus revue. Je vousconte cette anecdote pour ce qu’elle vaut : la voilà seméedans vos cervelles ; j’attends qu’elle germe. Vousapporte-t-elle un peu de lumière ? La trouvez-vous en rapportavec quoi que ce soit dans vos esprits ? Lord John, qu’est-ceque vous en pensez, vous ?

Lord John a secoué la tête avec gravité.

– Il vous arrivera un jour de sérieux ennuis,si vous ne vous freinez pas !

– Peut-être avez-vous une remarque àprésenter, Summerlee ?

– Vous devriez abandonner tout travailimmédiatement, Challenger ! Et passer trois mois dans uneville d’eaux allemande.

– Voilà qui est profond, profond !… Àvous, mon jeune ami ! Il est possible que la sagesse parle parvotre bouche, puisqu’elle a dédaigné de s’exprimer par celle de vosaînés.

Effectivement, la sagesse a parlé par mabouche. Je le dis en toute modestie, mais enfin je le dis. Biensûr, vous qui savez ce qui est arrivé, vous trouverez que maréponse allait de soi ! Mais réfléchissez qu’à ce moment toutétait neuf et que l’explication sollicitée n’était pas si simple àtrouver. Avec toute la force d’une conviction absolue, j’aiprononcé la phrase qu’il fallait :

– Vous étiez empoisonné !Empoisonné !

En la prononçant, je me rappelais d’ailleursles divers épisodes de la matinée : lord John avec son buffle,Summerlee et ses manières insultantes, mes larmeshystériques ; et puis ces incidents bizarres à Londres :la rixe dans le parc, la façon de conduire du chauffeur, la disputeà l’entrepôt d’oxygène… Tout s’expliquait admirablement par unmot :

– Empoisonné ! Il y a du poison dansl’air. Nous sommes tous empoisonnés !

– Voilà la vérité ! a dit Challenger ense frottant les mains. Nous sommes tous empoisonnés. Notre planèteest prise dans une ceinture d’éther empoisonnée ; elle s’yenfonce actuellement à la vitesse de plusieurs millions dekilomètres par minute. Notre jeune ami a défini d’un seul mot lacause de tous nos troubles : du poison.

Nous nous sommes regardés les uns les autresdans un silence ahuri. Quel commentaire pouvait affronter lasituation ?

« Une certaine défense de l’esprit permetde vérifier et de contrôler de tels symptômes, a repris Challenger.Je ne peux évidemment pas m’attendre à la trouver parvenue chezvous au degré de maturité qu’elle a atteint chez moi, car il estnormal de supposer que la force de nos respectives facultésmentales produit des effets différents chez l’un ou chez l’autre.Mais sans aucun doute elle existe : elle existe même cheznotre jeune ami. Après la petite explosion de verve qui a si fortaffolé ma servante, je me suis assis et j’ai raisonné. J’ai convenuavec moi-même que jamais jusqu’ici je n’avais eu envie de mordrequi que ce fût dans ma maison. L’impulsion qui m’avait possédéétait donc anormale. En un instant, j’ai saisi la vérité. Je mesuis tâté le pouls : j’ai compté dix pulsations de plus qued’habitude, et mes réflexes étaient plus vifs, plus nombreux. J’aifait appel à mon moi le plus sain et le plus supérieur, levéritable G. E. C., qui se tenait serein et invincible derrièretout ce simple désordre moléculaire. Je l’ai sommé, dirai-je, desurveiller les tours stupides que le poison pourrait me jouer. J’aiconstaté alors que j’étais réellement le maître. Je savaisreconnaître un désordre de l’esprit et le contrôler. N’était-ce paslà un remarquable exemple de la victoire de l’esprit sur lamatière ? Car il s’agissait bel et bien d’une victoireremportée sur cette forme particulière de matière qui est liée siintimement à l’esprit. Je pourrais presque dire :« L’esprit était coupable, mais la personnalité l’aredressé. » Ainsi, quand ma femme est descendue, j’ai eu enviede me cacher derrière la porte et de l’épouvanter par un hurlementsauvage ; mais j’ai pu maîtriser cette envie, et j’aiaccueilli Mme Challenger avec dignité et respect.De la même façon j’ai été un peu plus tard obsédé par un furieuxdésir de couiner comme un jeune canard ; de la même façon jeme suis dominé… Quand je suis allé commander la voiture, j’aidécouvert Austin plié en deux au-dessus du moteur et absorbé dansdiverses réparations. Hé bien ! j’ai retenu la main ouverteque j’avais déjà levée, et je me suis interdit de me livrer aveclui à une expérience qui l’aurait sans doute incité à marcher surles traces de la femme de charge ; simplement je lui ai touchél’épaule et je lui ai ordonné de sortir la voiture pour que jepuisse aller vous chercher au train… Mais tenez, en ce momentprécis, je suis tenté, terriblement tenté d’empoigner lePr Summerlee par cette espèce de bouc idiot qui lui tient lieude barbe et de lui secouer la tête, à la déraciner, d’avant enarrière, d’arrière en avant… Et pourtant, comme vous pouvez levoir, je suis parfaitement maître de moi. Permettez-moi de vousrecommander de prendre modèle sur l’exemple que je vous donne.

– Je surveillerai ce buffle ! a affirmélord John.

– Et moi ce match de rugby !

– Il n’est pas impossible que vous ayezraison, Challenger ! a murmuré le Pr Summerlee, trèsradouci. Je consens à admettre que ma tournure d’esprit me portedavantage à critiquer qu’à construire, et que je n’ai rien d’unbadaud disposé à bayer devant toute théorie nouvelle. Maisreconnaissons que celle-ci est particulièrement fantastique !Toutefois, si je me reporte aux divers incidents de la matinée, etsi je reconsidère le comportement imbécile de mes deux compagnons,j’ai tendance à croire qu’un poison d’une nature excitante a puêtre la cause des symptômes qu’ils m’ont surabondammentmontrés.

Avec bonne humeur, Challenger a donné depetites tapes sur l’épaule de son collègue.

– Nous progressons, a-t-il dit. Décidément,nous progressons !

– Et… s’il vous plaît, monsieur, a interrogéhumblement Summerlee, quelle est votre opinion sur laconjoncture ?

– Avec votre permission, je voudrais direquelques mots touchant au sujet lui-même…

Il s’est assis sur son bureau ; sesjambes courtes, arquées, se balançaient sous lui. Et il a prononcépaisiblement ces paroles terribles :

« Nous sommes en train d’assister à unévénement épouvantable et formidable à la fois. Selon moi, c’est lafin du monde.

La fin du monde ! Nos yeux se sonttournés vers la grande fenêtre… Cette beauté estivale de lacampagne ! ces longues pentes jonchées de bruyères ! Cesfermes si riches, ces maisons si cossues ! Et ces sportifséparpillés sur le golf ! La fin du monde ?… Bien sûr,nous avions tous déjà entendu ces mots-là. Mais l’idée qu’ilspourraient avoir une signification pratique immédiate, qu’ils ne serapportaient plus à une date indéterminée, nous ouvrait desperspectives terrifiantes, bouleversantes… Nous étions pétrifiésdans une solennité muette, nous attendions que Challengerpoursuivît. Sa présence imposante, son aspect massif luiconféraient une puissance quasi surnaturelle : pendant unmoment, toutes les absurdités de l’homme se sont évanouies, et nousn’avons plus vu en lui qu’un maître très au-delà de l’humanitéordinaire. Puis, tout de même, j’ai réfléchi : je me suissouvenu des deux gigantesques éclats de rire où il s’étaitépanoui ; et j’ai pensé que le détachement de l’esprit avaitdes limites, que la crise ne devait pas être si grave, ni siurgente.

« Imaginez une grappe de raisin, a reprisChallenger. Cette grappe est recouverte de bacilles aussiminuscules que malfaisants. Le jardinier la fait passer dans unmilieu désinfectant. Peut-être parce qu’il désire que son raisinsoit plus propre, peut-être parce qu’il voudrait y mettre d’autresbacilles moins malfaisants, il le plonge dans du poison : plusde bacilles ! Notre Grand Jardinier est, actuellement, entrain de plonger le système solaire dans un baindésinfectant ; et le bacille humain, ce petit vibrion mortelqui se tortille sur la croûte supérieure de la terre, sera bientôtstérilisé dans l’anéantissement.

Le silence est retombé sur nous. La sonneriedu téléphone l’a interrompu.

« Voici sans doute l’un de nos bacillesqui appelle au secours, a souri sinistrement Challenger. Les hommescommencent à réaliser que le cours de leur existence n’est pas lafin nécessaire de l’univers.

Il est sorti de la pièce ; pendant sonabsence, qui a duré une ou deux minutes, nous n’avons pas échangéune phrase. La situation nous paraissait au-delà des mots ou descommentaires.

« C’était le service de santé deBrighton, nous a-t-il expliqué à son retour. Les symptômes, pourune raison ou une autre, se développent plus rapidement au niveaude la mer. Notre altitude de deux cent cinquante mètres, ici, nousavantage. Les gens semblent avoir appris que je fais autorité surle problème : une conséquence de ma lettre auTimes !Tout à l’heure, quand nous sommes arrivés,c’était le maire d’une ville de province qui m’appelait ; vousm’avez entendu lui répondre : il me donnait l’impression desurestimer le prix de sa chère existence ; je l’ai aidé àréviser ses idées.

Summerlee s’était levé, et il regardait par lafenêtre. Il s’est retourné vers Challenger : ses fines mainsosseuses tremblaient d’émotion.

– Challenger, cette chose est trop sérieusepour en discuter futilement. Ne supposez pas que je cherche à vousirriter par les questions que je pourrais vous poser. Je vousdemande s’il ne peut pas y avoir une erreur dans vos informationsou dans votre raisonnement. Voilà le soleil qui brille aussi clairque jamais dans un ciel bleu. Voilà les bruyères, les fleurs, lesoiseaux. Voilà des gens qui s’amusent sur le terrain de golf. Voilàdes cultivateurs qui font la moisson. Vous nous dites qu’eux etnous pouvons être à l’extrême bord de la destruction… que cettejournée de soleil peut se muer en la nuit de ténèbres quel’humanité redoute depuis si longtemps. Mais sur quoi basez-vousvotre jugement ? Sur des bandes anormales dans un spectre… surdes bruits qui nous viennent de Sumatra… sur de curieusesexcitations personnelles que nous avons notées les uns sur lesautres. Or, ce dernier symptôme n’est pas si violent que vous etnous ne soyons incapables de le contrôler au prix d’un effortdélibéré. Vous n’avez pas à faire de cérémonies avec nous,Challenger. Tous nous avons affronté ensemble la mort.Parlez ! Faites-nous savoir exactement où nous en sommes etquelles sont selon vous, nos perspectives d’avenir.

C’était un bon et brave discours : lediscours auquel il fallait s’attendre de la part d’un homme dont lecœur solide n’avait pas été entamé par les acidités et lesbizarreries du vieux zoologiste. Lord John s’est levé et lui aserré la main.

– Tel est mon avis, à n’en pas changer uniota ! a-t-il déclaré. Allons, Challenger, c’est à vous dedresser le bilan ! Nous ne sommes pas des gens nerveux, vousvous en êtes aperçu. Mais quand, en fait de visite de week-end, ilse trouve que nous tombons pile sur le jour du Jugement, nous avonsbien droit à une miette d’explication. À quel danger avons-nousaffaire ? Quelle est sa taille ? Et comment allons-nousl’affronter ?

Il se tenait bien droit dans la lumière de lafenêtre, et il avait posé ses deux mains sur les épaules deSummerlee. Moi, j’étais anéanti au fond d’un fauteuil ; unecigarette éteinte pendait de mes lèvres ; je me sentais danscet état de demi-hébétude où les impressions se détachent bien.Peut-être s’agissait-il d’une phase nouvelle del’empoisonnement : en tout cas mon excitation délirante étaittombée pour faire place à un état d’esprit de langueur attentive.J’étais un spectateur. Rien de tout ceci ne semblait me concernerpersonnellement. Mais j’avais en face de moi trois hommes forts, etleur spectacle me fascinait. Challenger baissait les paupières,frappait sa barbe ; il allait parler. Je devinais qu’ilpèserait soigneusement ses mots.

Il a commencé par demander :

– Quelles étaient les dernières nouvellesquand vous avez quitté Londres ?

J’ai pris la parole :

– Vers dix heures, j’étais à laGazette. Un câble de Reuter venait d’arriver deSingapour ; il annonçait que l’épidémie était générale dansSumatra, et que les phares n’avaient pas été allumés.

– Les événements depuis lors ont évolué assezrapidement, a-t-il déclaré en prenant sa pile de télégrammes. Jesuis en contact serré avec les autorités et avec la presse ;aussi les nouvelles me parviennent-elles de divers côtés. En fait,tout le monde insiste beaucoup pour que je me rende àLondres ; mais je ne vois pas en quoi j’y serais utile.D’après les rapports, l’effet du poison débute par une excitationmentale ; il y a eu une émeute ce matin à Paris ; on ditqu’elle a été très violente. Les mineurs gallois sont sur le pointde déclencher une grève. Pour autant que nous puissions nous fieraux symptômes déclarés, cette phase d’excitation, qui variegrandement suivant les races et les individus, est suivie d’unecertaine exaltation créant une lucidité mentale… dont je croisavoir discerné quelques signes sur notre jeune ami ; maisaprès une période indéterminée, le poison provoque le coma etenfonce sa victime dans la mort. Ma toxicologie m’enseigne qu’ildoit s’agir de quelque poison nerveux végétal…

– Des daturas, a suggéré Summerlee.

– Si vous voulez ! s’est écriéChallenger. Donner un nom à cet agent toxique, c’est faire preuvede précision scientifique. À vous, mon cher Summerlee, revientl’honneur… posthume, hélas ! mais tout de même unique, d’avoirbaptisé le destructeur universel, le désinfectant du GrandJardinier. Les symptômes du daturon, donc, peuvent être valablementconsidérés comme ceux que je viens de dépeindre. Il me paraîtcertain que cette plaie se répandra sur le monde entier, et quetoute vie cessera après son passage, puisque l’éther est un milieuuniversel. Jusqu’ici, il a été capricieux dans les endroits qu’il aattaqués, mais la différence n’est qu’une affaire de quelquesheures. Le daturon ressemble à une marée montante qui recouvre unbanc de sable, puis un autre, qui s’infiltre ici et là sous formede courants irréguliers jusqu’à ce qu’enfin il submerge tout. Il ya des lois qui jouent selon l’action et la répartition dudaturon : elles seraient bien intéressantes à étudier si nousen avions le temps ! D’après les premiers renseignements (il ajeté un coup d’œil sur ses télégrammes), les races les moinsévoluées ont été les premières à se soumettre à son influence. Ilse passe des choses lamentables en Afrique et les aborigènesd’Australie semblent avoir été déjà exterminés. Les races du Nordm’ont l’air d’avoir mieux résisté que celles du Sud. Voyez !Ceci est daté de Marseille, ce matin à neuf heuresquarante-cinq : « Agitation délirante toute la nuit enProvence. Les viticulteurs s’insurgent à Nîmes. Soulèvementsocialiste à Toulon. Une épidémie subite, accompagnée de coma, aattaqué ce matin la population. Peste foudroyante. Un grand nombrede morts dans les rues. Les affaires sont paralysées. Le chaos estgénéral ». Et une heure plus tard, de la même source :« Sommes menacés d’une extermination complète. Cathédrales etéglises pleines à craquer. Le nombre des morts dépasse celui desvivants. C’est inconcevable et horrible. La mort frappe sansdouleur, mais elle frappe vite et inexorablement ». J’ai reçuun télégramme analogue de Paris, mais le développement n’est pasaussi fantastique. Les Indes et la Perse semblent avoir étésupprimées de la carte. La population slavonne de l’Autriche estknock-out, mais les éléments germaniques ne sont qu’à peineaffectés. D’une manière générale, les habitants des plaines et desrivages semblent, du moins selon les maigres informations dont jedispose, avoir subi les effets du poison plus tôt que les habitantsdes montagnes ou de l’intérieur des terres. Une simple petiteélévation de terrain provoque des différences considérables ;s’il subsiste un survivant de la race humaine, on le trouvera sansdoute, encore une fois, sur le sommet de quelque Ararat !Notre petite colline se révélera peut-être comme un îlot provisoireau milieu d’un océan de désastres. Mais étant donné l’alluremoyenne de la progression, quelques heures suffiront à toutsubmerger.

Lord John Roxton s’est essuyé le front.

– Ce qui me sidère, a-t-il dit d’une voixsourde, c’est que vous puissiez demeurer assis et souriant avec cetas de télégrammes sous votre main. J’ai vu la mort de près commetout le monde ; mais la mort universelle… c’estaffreux !

– Pour ce qui est de sourire, a réponduChallenger, n’oubliez pas que, tout comme vous, j’ai bénéficié deseffets stimulants du poison de l’éther. Mais quant à l’horreur quevous inspire une mort universelle, permettez-moi de vous direqu’elle est excessive. Si vous preniez la mer tout seul à bordd’une barque pour une destination inconnue, votre cœur pourrait àbon droit avoir une défaillance : la solitude, l’incertitudevous oppresseraient. Mais si votre voyage avait lieu sur un bonbateau, qui emmènerait avec vous vos parents et vos amis, vousauriez le sentiment, malgré votre destination incertaine, de vivretous ensemble une expérience qui vous maintiendrait jusqu’au boutdans une même communion. Une mort isolée peut être terrible, maisune mort universelle, exempte de souffrances comme celle quiapproche, n’est pas à mon avis un sujet d’effroi. En vérité, jecomprendrais davantage une personne horrifiée à l’idée de survivreà tous les savants, hommes célèbres ou gloires du monde quiauraient été détruits !

Exceptionnellement, Summerlee avait faitplusieurs signes d’assentiment.

– Que nous proposez-vous donc ? a-t-ildemandé à son frère dans la science.

– De déjeuner ! a répondu Challenger.

Un gong en effet répercutait ses échos danstoute la maison.

« Nous avons une cuisinière dont lesomelettes ne sont surpassées que par ses côtelettes. Espéronsqu’aucun trouble cosmique n’est venu amoindrir ses excellentescapacités. De même j’ai un Scharzberger de 96 à qui doit êtreépargné, dans la mesure où nous réunirons nos efforts, l’affrontd’une déplorable perdition.

Il s’est levé du bureau sur lequel il venaitde nous annoncer la fin de la planète.

« Allons ! nous a-t-il dit. S’ilnous reste encore un peu de temps, passons-le au moins dans unegaieté raisonnable et de bon aloi.

Et de fait, notre repas a été joyeux. Certes,nous ne pouvions oublier tout à fait notre situation atroce. Laproximité de la fin du monde continuait à ombrer l’arrière-plan denos pensées. Mais pour avoir peur de la mort quand elle se présenteil faut vraiment n’avoir jamais eu auparavant l’occasion de laregarder en face ! Or elle nous avait été familière, à chacund’entre nous. Quant à la maîtresse de maison, elle s’appuyait avecconfiance sur son mari, trop heureuse de mettre son pas dans lesien pour se soucier de la direction qu’il prenait. L’avenirappartenait au destin. Mais le présent était à nous, nous l’avonsvécu en parfaits camarades, avec enjouement. Comme je l’ai indiqué,nous avions tous l’esprit extraordinairement lucide : ilm’arrivait même de jeter des étincelles. Challenger était, lui,merveilleux ! Jamais je n’avais mieux réalisé à quel point unhomme pouvait être grand, hardi et puissant par le raisonnement.Summerlee lui donnait la réplique de son esprit critiqueacidulé ; lord John et moi, nous assistions en riant à leurjoute. Mme Challenger avait posé une main sur lebras de son mari pour modérer les vociférations du philosophe. Lavie, la mort, le destin, la destinée humaine, tels ont été lessujets discutés au cours de cette heure mémorable et d’autant plusvitale qu’au fur et à mesure que progressait le déjeuner, jeressentais dans ma tête de subites exaltations et des picotementsdans mes membres : l’invisible marée de la mort montaitdoucement, lentement autour de nous. J’ai remarqué qu’une fois lordJohn a brusquement porté la main à ses yeux, et qu’en une autreoccasion Summerlee s’est légèrement affaissé sur sa chaise. Chaquesouffle que nous respirions était chargé de forces mystérieuses. Etpourtant nous avions l’esprit joyeux et alerte. Bientôt Austin aapporté des cigares et des cigarettes ; au moment où il allaitse retirer, son maître l’a rappelé : « Austin !

– Oui, monsieur ?

– Je vous remercie pour vos bons et loyauxservices.

Un sourire a passé sur le visage rugueux dudomestique.

– Je n’ai fait que mon devoir, monsieur.

– J’attends pour aujourd’hui la fin du monde,Austin.

– Bien, monsieur. À quelle heure,monsieur ?

– Je ne sais pas, Austin. Avant ce soir.

– Très bien, monsieur.

Le taciturne Austin a salué et s’est retiré.Challenger a allumé une cigarette et, approchant sa chaise de cellede sa femme, lui a pris gentiment les mains.

– Tu sais comment les choses se présentent, machérie. Je les ai expliquées aussi à nos amis. Tu n’as pas peur,n’est-ce pas ?

– Ce ne sera pas douloureux, George ?

– Pas davantage qu’un gaz hilarant chez ledentiste. Chaque fois que tu en as absorbé, tu as été pratiquementmorte.

– Mais c’est une sensation agréable !

– La mort également peut être agréable !La machine du corps, usée jusqu’à la corde, ne peut pas enregistrercette impression, mais nous connaissons par contre le plaisirmental qui entre dans un rêve ou une extase. La nature a peut-êtreaménagé une porte splendide, cachée derrière un rideau léger etfrissonnant, pour nous permettre d’entrer dans la nouvelle vie avecdes âmes émerveillées. Au fin fond de toutes mes expériences, j’aiconstamment trouvé de la sagesse et de la douceur. Si le morteleffrayé a besoin de tendresse, c’est sûrement qu’il s’imagine quele passage d’une vie à l’autre est dangereux… Non, Summerlee, votrematérialisme n’est pas pour moi : moi, au moins, je suisquelque chose de trop supérieur pour finir ma vie sous la forme desimples constituants physiques : un paquet de sels et troisseaux d’eaux. Ici, ici…

Il s’est frappé sa grosse tête avec son poingénorme et velu.

« … ici, il y a quelque chose qui se sertde la matière, mais qui n’en est pas. Quelque chose qui pourraitdétruire la mort, mais que la mort ne peut pas détruire.

– Puisque nous parlons de la mort, ainterrompu lord John, moi je suis chrétien jusqu’à un certainpoint. Mais il me semble qu’une coutume de nos ancêtres étaitpuissamment naturelle : ils se faisaient enterrer avec leurshaches, leurs arcs, leurs flèches, etc., comme s’ils allaient vivreune nouvelle vie identique à celle qu’ils avaient vécue…

Il a regardé autour de lui avec une certainehonte avant d’ajouter :

« Je me demande si je ne me sentirais pasplus à mon aise avec la certitude d’être accompagné au tombeau parmon vieux 450 Express et tout ce qui s’ensuit : un fusil de lataille au-dessous avec la monture en caoutchouc, et une bandoulièrede cartouches… Bien sûr, une fantaisie de maboul ! Mais quandmême… Et vous, professeur Summerlee ?

– Ma foi, a répondu Summerlee, puisque vous medemandez mon avis, votre idée m’apparaît comme un retourindéfendable à l’âge de pierre, ou même avant. Je suis duXXe siècle, moi et je souhaiterais mourir comme un hommecivilisé raisonnable. Je ne sais pas si j’ai plus peur de la mortque vous autres ; quoi qu’il advienne, je suis vieux et jen’ai plus longtemps à vivre. Pourtant, toute ma nature se dressecontre le fait que je pourrais rester et attendre la mort comme lemouton chez le boucher. Est-il tout à fait certain, Challenger, quenous soyons impuissants ?

– À nous sauver, oui ! a réponduChallenger. Par contre, prolonger nos existences pendant quelquesheures, et voir par conséquent l’évolution de cette tragédie avantqu’elle ne nous accable est peut-être en mon pouvoir. J’ai priscertaines précautions…

– L’oxygène ?

– Oui. L’oxygène.

– Mais quel peut être l’effet de l’oxygène surun empoisonnement de l’éther ? Entre un mur de brique et ungaz il n’y a pas de plus grande différence qu’entre l’oxygène etl’éther. Ce sont des matières qui n’ont rien à voir. Elles nepeuvent pas s’opposer l’une à l’autre. Allons, Challenger, vous nedéfendriez pas sérieusement une pareille proposition !

– Mon bon Summerlee, ce poison de l’éther estpresque certainement influencé par des agents matériels. Nous levoyons dans les méthodes et la répartition de l’épidémie. À priorinous n’y aurions pas pensé, mais le fait est là, indubitable. D’oùmon opinion ferme qu’un gaz tel que l’oxygène, qui augmente lavitalité et le pouvoir de résistance du corps humain, serait trèsvraisemblablement apte à retarder l’action de ce que vous avezappelé le daturon. Il se peut que je me trompe, mais je crois à larectitude de mon raisonnement.

– En tout cas, a déclaré lord John, si nousdevons rester assis à sucer ces bouteilles comme des bébés leursbiberons, je préfère n’en sucer aucune.

– Pas besoin de biberons ! a réponduChallenger. Nous avons pris des dispositions ; c’est à mafemme que vous les devez. Avec des matelas et du papier verni, sonboudoir sera aussi imperméable à l’air que possible.

– Voyons, Challenger, vous n’allez pasaffirmer que vous pouvez isoler de l’éther avec du papierverni ?

– Réellement, mon ami, vous avez le don detaper à côté ! Ce n’est pas pour nous tenir à l’écart del’éther que nous nous sommes donné tant de mal. C’est pourconserver l’oxygène. Je pense que si nous parvenons à assurer uneatmosphère hyperoxygénée jusqu’à un certain point, nous pourronsconserver notre connaissance. J’avais deux bouteilles ; vousm’en avez apporté trois autres. Ce n’est pas beaucoup, mais enfin,c’est quelque chose.

– Combien de temps dureront-elles ?

– Je n’en ai aucune idée. Nous ne lesdévisserons pas avant que nos symptômes deviennent insupportables.Alors nous distribuerons parcimonieusement le gaz dans la pièce,selon nos besoins. Tout dépend : nous en aurons peut-êtrejuste assez pour quelques heures, ou peut-être pour plusieursjours ; de toute façon, nous observerons la destruction dumonde. Voilà tout ce qu’il est possible de faire pour retardernotre destin ; au moins vivrons-nous tous les cinq une trèssingulière aventure, puisque nous sommes appelés à constituerl’arrière-garde de notre race dans sa marche vers l’Inconnu.Auriez-vous l’obligeance de m’aider à préparer lesbouteilles ? J’ai l’impression que déjà l’atmosphère se faitoppressante.

Chapitre 3En plongée

La pièce destinée à servir de théâtre à notreaventure se trouvait être un salon délicieusement féminin, quiavait environ quatre mètres cinquante de côté. À une extrémité il yavait, séparé par un rideau de velours rouge, le cabinet detoilette du professeur, qui à son tour ouvrait sur une grandechambre à coucher. Le rideau était tiré, mais le boudoir et lecabinet de toilette pouvaient être considérés comme une seule piècepour les besoins de notre expérience. Une porte et le châssis d’unefenêtre avaient été entourés de papier verni soigneusement collé defaçon à assurer l’étanchéité souhaitée. Au-dessus de l’autre porte,qui donnait sur le palier, un vasistas était muni d’une corde, etil serait toujours possible de l’abaisser quand la ventilationdeviendrait absolument indispensable. Une grande plante verte dansun pot garnissait chacun des angles.

– Comment nous débarrasser de notre anhydridecarbonique en excédent sans gaspiller inutilement l’oxygène ?Voilà un problème délicat autant qu’essentiel ! a déclaréChallenger en regardant les cinq bouteilles d’oxygène qui étaientalignées le long du mur. Avec d’autres délais pour nos préparatifs,j’aurais pu concentrer toute la force de mon intelligence pourdécouvrir une solution plus satisfaisante, mais étant donné lescirconstances nous ferons comme nous pourrons. Les plantesvertes nous rendront un petit service. Deux des bouteillesd’oxygène sont prêtes à être dévissées sur-le-champ, si bien quenous ne serons pas surpris. D’autre part, mieux vaudrait ne pass’éloigner du salon, car la crise peut être brutale etsoudaine.

Une grande fenêtre basse ouvrait sur unbalcon. La vue sur l’extérieur était la même que celle que nousavions admirée du bureau. En regardant dehors, je n’ai aperçu aucunsigne de désordre. Sous mes yeux, la route de la gare grimpait encontournant la colline. Un fiacre antique, l’un de ces survivantspréhistoriques qu’on trouve encore dans nos campagnes, gravissaitla côte avec une sage lenteur. Ailleurs, une gouvernante poussaitune voiture d’enfant et de l’autre main tenait une petite fille.Des villas d’alentour s’échappaient de paisibles fumées bleues quirépandaient sur tout le paysage une expression d’ordre et deconfort. Nulle part dans le ciel ou sur la terre ensoleillée onn’aurait pu distinguer les signes précurseurs d’une catastrophe.Les moissonneurs étaient aux champs, les joueurs de golfaccomplissaient sans hâte leur parcours. Mais ma tête résonnaitd’une telle turbulence, et mes nerfs surtendus m’agaçaient si fortque l’indifférence de tous ces gens me scandalisait.

– En voilà qui n’ont pas l’air de ressentirles effets du mal ! ai-je dit à lord John.

– Avez-vous déjà joué au golf ?

– Non.

– Hé bien ! bébé, quand vous aurez jouéau golf, vous apprendrez qu’une fois sur un parcours le véritablegolfeur ne renoncerait pour rien au monde à ses dix-huit trous…Ah ! de nouveau le téléphone !

Périodiquement, pendant et après le déjeuner,la sonnerie insistante avait appelé le professeur. Il nous donnaitles nouvelles telles qu’elles lui étaient communiquées, sous formede phrases brèves. Des détails aussi terrifiants n’avaient jamaisété enregistrés auparavant dans l’histoire de la terre. La grandeombre rampait du sud au nord comme une marée montante de la mort.L’Égypte avait traversé sa phase de délire et était actuellementcomateuse. L’Espagne et le Portugal, après une sauvage frénésie aucours de laquelle les cléricaux et les anarchistes s’étaient battusà mort, avaient sombré dans le silence. De l’Amérique méridionale,plus de nouvelles. Dans l’Amérique du Nord, de sanglantes querellesentre Noirs et Blancs avaient déchiré les États du Sud avant queceux-ci n’eussent succombé au poison. Au nord du Maryland, l’effetn’était pas encore considérable ; au Canada, il était à peineperceptible. La Belgique, la Hollande et le Danemark avaient été àleur tour contaminés. Des messages de désespoir s’envolaient departout vers les grands centres scientifiques, vers les chimistes,vers les médecins d’une réputation mondiale. Les astronomeségalement étaient submergés par les demandes de renseignements.Mais il n’y avait rien à faire. Le phénomène était universel etau-delà de toute connaissance, de toute puissance humaine. C’étaitla mort : sans douleur mais inévitable. La mort pour lesjeunes et pour les vieux, pour les faibles et pour les forts, pourles riches comme pour les pauvres. La mort inexorable… Tellesétaient les informations que, par des messages hachés,bouleversants, le téléphone nous apportait. Les grandes villesconnaissaient déjà la destinée qui les guettait, et nous lesdevinions qui s’y préparaient avec autant de dignité que derésignation. Ici pourtant, nos golfeurs et nos paysansressemblaient à des agneaux qui gambadent à l’ombre du couteau quiva les égorger. C’était stupéfiant. Mais comment auraient-ils pusavoir ?… La catastrophe avait envahi la terre à pas de géant.Rien dans leur journal du matin n’aurait pu les alerter. Aprèstout, il n’était que trois heures de l’après-midi.

Un bruit avait dû cependant se propager, carnous n’avons pas tardé à voir des moissonneurs quitter leurschamps, puis des golfeurs abandonner leur partie et rentrer au clubhouse : ils couraient comme pour se mettre à l’abri d’uneaverse, et les petits caddies traînaient la jambe derrièreeux ; mais d’autres golfeurs poursuivaient leur parcours. Lagouvernante avait fait demi-tour, et elle poussait la voitured’enfant en se hâtant le plus possible ; j’ai remarqué qu’elleportait la main à son front. Le fiacre s’était arrêté ; lecheval, fatigué, se reposait ; il avait abrité sa tête entreses pattes de devant. Et sur tout cela, un magnifique ciel d’été,parfaitement pur à l’exception de quelques nuages blancs cotonneuxvers l’horizon. Si la race humaine devait vraiment mouriraujourd’hui, son lit de mort serait au moins d’une splendeuradorable. Mais toute cette douceur de la nature rendait l’imminentedestruction totale encore plus affreuse, plus pitoyable. Oh !non, la terre était une résidence trop aimable, trop jolie :non, nous n’allions pas en être arrachés !…

J’ai dit que le téléphone avait sonné une foisde plus. Brusquement, la voix de Challenger a rugi duvestibule :

– Malone ! On vous demande !

Je me suis précipité vers l’appareil. C’étaitMcArdle qui m’appelait de Londres.

– Est-ce vous, monsieur Malone ? aquestionné la voix familière… Monsieur Malone, il se produit àLondres de terribles phénomènes. Au nom du Ciel, demandez auPr Challenger s’il ne peut rien nous suggérer pour nous tirerd’affaire.

– Il ne peut rien suggérer, monsieur !ai-je répondu. Il considère cette crise comme universelle etinévitable. Nous avons ici un peu d’oxygène, mais notre destin n’ensera retardé que de quelques heures.

– De l’oxygène ! s’est écriée la voixangoissée. Nous n’avons pas le temps de nous en procurer. Depuisvotre départ ce matin, le journal a été une bacchanale de l’enfer.Et maintenant la moitié de la rédaction est déjà sans connaissance.Moi-même, je me sens accablé de lourdeur. De ma fenêtre, je peuxvoir des gens qui gisent en tas dans Fleet Street. Toute lacirculation est interrompue. À en juger par un dernier télégramme,le monde entier…

Sa voix s’était peu à peu étouffée ;subitement, elle s’est cassée. Au bout du fil, j’ai entenduvaguement le bruit mat d’une chute, comme si sa tête s’étaitaffalée sur son bureau.

– Monsieur McArdle ! ai-je crié, hurlé.Monsieur McArdle !… Je n’ai pas obtenu de réponse, et j’aicompris que je n’entendrais plus jamais sa voix.

À cet instant précis, juste au moment où jefaisais un pas pour m’éloigner du téléphone, la chose est arrivée.C’était comme si nous étions des baigneurs, avec de l’eau jusqu’auxépaules, soudain submergés par une vague houleuse. Une maininvisible semblait s’être posée tranquillement tout autour de magorge ; elle tentait avec gentillesse d’en extirper ma vie.Une oppression considérable pesait sur ma poitrine, mes tempesbattaient, mes oreilles bourdonnaient, et des éclairs passaientdevant mes yeux. J’ai dû me cramponner à la rampe de l’escalier. Aumême moment, fonçant et grondant comme un buffle blessé, Challengerest accouru : c’était une vision terrible ! il avait lafigure rouge comme un homard, les yeux injectés de sang, lescheveux hérissés. Juchée sur son épaule, sa petite femme semblaitavoir perdu connaissance. Et lui, dans un effort de tout son être,gravissait l’escalier, chancelait sur les marches, trébuchait, maisse frayait le passage à travers l’atmosphère empoisonnée pourparvenir au paradis de la sécurité provisoire. Alors, électrisé parson courage et sa volonté, je me suis moi aussi lancé à l’assautdes marches en m’agrippant à la rampe, et je suis arrivé jusqu’aupalier où je me suis effondré à demi évanoui. Les doigts d’acier delord John m’ont empoigné par le col de ma veste ; un momentplus tard, j’étais étendu sur le dos, incapable de dire un mot, surle tapis du boudoir. Mme Challenger gisait à côtéde moi, et Summerlee, recroquevillé sur une chaise près de lafenêtre, avait la tête tout près des genoux. Comme dans un rêve,j’ai vu Challenger ramper tel un énorme scarabée vers la bouteilled’oxygène, puis j’ai entendu le léger sifflement du gaz quis’échappait. Challenger a aspiré deux ou trois fois de toute laforce de ses poumons, et il s’est écrié :

– Ça marche ! Mon raisonnement étaitjuste…

De nouveau il était debout, avec sa vigueur etson agilité retrouvées. Une bouteille à la main, il a couru vers safemme. Au bout de quelques secondes, elle a gémi, s’est agitée, etelle s’est mise sur son séant. Alors il s’est tourné vers moi, etj’ai senti la chaleur du courant vital s’insinuer dans mes artères.Ma raison me rappelait qu’il ne s’agissait que d’un courtrépit ; et cependant, chaque heure d’existence paraissaitinestimable. Jamais je n’ai éprouvé plus de joie dans mes sens quelorsque le souffle m’est revenu et que j’ai pu avaler de l’air. Lepoids sur mes poumons s’allégeait, l’étau se desserrait de ma tête,j’étais envahi par un délicat plaisir de paix et de douceurmêlée : quelque chose comme du bien-être, avec un rien delangueur encore. Je regardai Summerlee revivre sous l’effet du mêmeremède, puis le tour de lord John n’a pas tardé : il a sautésur ses pieds et m’a tendu une main pour que je me mette debout,tandis que Challenger relevait sa femme et la couchait sur lecanapé.

– Oh ! George ! a-t-elle murmuré enlui tenant la main. Je regrette que tu m’aies ramenée. Tu avaisbien raison de me dire que la porte de la mort est drapée derideaux aux couleurs chatoyantes ! Dès que l’impressiond’étranglement a disparu, tout était indiciblement beau etapaisant. Pourquoi m’as-tu tirée de là ?

– Parce que je veux que nous franchissionsensemble ce passage. Il y a tellement d’années que nous vivons côteà côte ! N’aurait-il pas été dommage que nous fussions séparéspour le moment suprême ?

Dans sa voix tendre, j’ai surpris un nouveauChallenger qui ne ressemblait en rien à l’homme arrogant,extravagant, insupportable, qui avait alternativement étonné etscandalisé sa génération. Là, à l’ombre de la mort, surgissait lemoi le plus profond de Challenger, il apparaissait comme un hommequi avait conquis et conservé l’amour d’une femme. Et puis,subitement, il a repris l’humeur qui convenait à notre grandcapitaine.

« Seul de toute l’humanité, j’ai vu etprédit cette catastrophe ! a-t-il lancé d’une voix où perçaitla joie du triomphe scientifique. Vous, mon bon Summerlee, je penseque vos derniers doutes sur la signification du brouillage desbandes spectrales sont à présent levés. Affirmerez-vous encore quema lettre au Times était basée sur une erreur ?

Pour une fois, notre combatif camarade n’a pasrelevé le défi. Il était en train d’aspirer de l’oxygène tout enétirant ses membres pour s’assurer qu’il était toujours en vie surcette planète. Satisfait de le voir réduit au silence, Challengers’est dirigé vers la bouteille d’oxygène, et l’intensité dusifflement s’est peu à peu réduite jusqu’à n’être plus qu’un douxchuchotement.

« Économisons notre réserve de gaz.L’atmosphère de la pièce est à présent nettement hyperoxygénée, etje constate qu’aucun d’entre nous ne présente de symptômesalarmants. C’est seulement par l’expérience que nous déterminons laquantité exacte d’oxygène qui nous est nécessaire pour neutraliserle poison. Procédons à quelques essais.

Pendant cinq bonnes minutes, nous sommesdemeurés assis, silencieux, avec nos nerfs tendus. Au moment où jecommençais à me demander si la barre autour de mes tempes ne seresserrait pas, Mme Challenger s’est écriée qu’elleallait s’évanouir. Son mari, en nous donnant plus de gaz, lui adit :

« Dans les temps préscientifiques, chaquesous-marin emportait une souris blanche dont l’organisme délicatdétectait les signes d’une atmosphère viciée avant que celle-ci pûtêtre perçue par les marins. Toi, ma chère, tu seras notre sourisblanche. J’ai accru le débit de gaz ; tu te sens mieux,n’est-ce pas ?

– Oui, je me sens mieux.

– Peut-être avons-nous découvert la formuleexacte. Quand nous saurons avec précision la quantité qui nous estnécessaire, nous pourrons alors calculer combien de temps il nousreste à vivre. Malheureusement, en nous ressuscitant, nous avonsdéjà consommé une proportion appréciable de notre premièrebouteille.

– Qu’importe ! déclara lord John, qui setenait près de la fenêtre, debout et les mains dans les poches. Sinous devons mourir, à quoi bon durer ? Vous ne supposez pas,n’est-ce pas, que nous ayons une chance de nous en tirer ?

Challenger a souri et secoué la tête.

– Bon ! Mais dans ce cas ne croyez-vouspas qu’il y aurait de la dignité à faire nous-mêmes le saut, plutôtqu’à attendre que nous soyons poussés à le faire ? Puisqu’iln’y a rien à espérer, moi, je propose que nous disions nos prières,que nous fermions le gaz, et que nous ouvrions la fenêtre.

– Pourquoi pas ? a dit bravement lamaîtresse de maison. Lord John a certainement raison, George !Ce serait mieux de faire comme il l’a dit.

La voix plaintive de Summerlee s’estélevée :

– Je m’y oppose ! Quand nous devronsmourir, alors nous mourrons ! Mais anticiper délibérément surl’heure de notre mort me paraît une folie injustifiable.

– Qu’en pense notre jeune ami ? m’ademandé Challenger.

– Je pense que nous devrions voir celajusqu’au bout.

– Et moi, je partage tout à fait cetteopinion.

– Alors, George, si tu es de cet avis, c’estaussi le mien ! s’est écriée notre hôtesse.

– Bon, bon ! Je ne faisais qu’avancer unargument, a déclaré lord John. Si tous vous tenez à voir les chosesjusqu’au bout, je serai avec vous. C’est une expérience fichtrementpassionnante, là-dessus pas de contestation ! J’ai eu mapetite part d’aventures dans la vie, et, comme tout le monde, jen’ai pas manqué de sensations… Mais je termine sur la plusinouïe !

– Qui vous garantit la continuité de la vie, adit Challenger.

– Voilà une hypothèse un peu grosse !

C’était Summerlee qui avait protesté.Challenger l’a considéré d’abord avec une silencieuse réprobation,puis il a répété sur le mode didactique :

– Qui vous garantit la continuité de lavie ! Personne ne peut affirmer quelles possibilitésd’observation l’on peut avoir de ce que nous appellerons le plan del’esprit sur le plan de la matière. Même pour l’esprit le plusgrossier (ici, il a lancé un coup d’œil à Summerlee), il estévident que c’est seulement pendant que nous sommes des objets dematière que nous sommes le mieux adaptés à voir des phénomènes dematière et à porter sur eux un jugement. Donc c’est seulement endemeurant en vie pendant ces quelques heures supplémentaires quenous pouvons espérer emporter avec nous dans une existence futureune conception claire de l’événement le plus formidable que lemonde, ou l’univers, pour autant que nous le sachions, ait jamaisaffronté. Je considérerais comme une chose déplorable que nousretranchassions même une minute d’une expérience simerveilleuse.

– Tout à fait d’accord avec vous ! aopiné Summerlee.

– Adopté à l’unanimité ! a lancé lordJohn. Hélas ! votre pauvre diable de chauffeur, en bas, dansla cour, a fait son dernier voyage ! Il n’y aurait pas moyende tenter une sortie et de le ramener ici ?

– Folie ! Folie absolue !

Devant le cri de Summerlee, lord John n’a pasinsisté.

– Évidemment, c’en serait une ! a-t-ilmurmuré. Elle ne l’aiderait pas à revenir à la vie, et le gaz serépandrait par toute la maison, en admettant que nous puissionsretourner ici… Mon Dieu, regardez les petits oiseaux sous lesarbres !

Nous avons approché nos chaises de la fenêtrelongue et basse, mais Mme Challenger est restée lesyeux mi-clos sur le canapé. Je me rappelle l’idée monstrueuse etgrotesque qui m’a traversé l’esprit : nous étions installésdans quatre fauteuils d’orchestre de premier rang pour assister audernier acte de la tragédie du monde. Sans doute cette illusionétait-elle entretenue par l’air lourd et raréfié que nousrespirions.

Immédiatement au premier plan, juste sous nosyeux, il y avait la petite cour avec la voiture à moitié nettoyée.Austin, le chauffeur, avait enfin reçu son dernier congé : ilgisait sur le dos à côté des roues, et il avait sur le front unegrosse bosse noire : sans doute en tombant s’était-il cogné latête sur l’aile ou sur le marchepied. Il tenait encore à la main lalance du tuyau avec lequel il avait lavé l’auto. Deux courtsplatanes s’élevaient dans un angle de la cour : le sol endessous était parsemé de minuscules balles de plumes avec despetites pattes qui pointaient vers le ciel. La mort avait fauchéindistinctement les faibles et les forts.

De l’autre côté du mur de la cour, la routeque nous avions prise pour venir de la gare était jonchée par lescorps des moissonneurs que nous avions vus courir : ilsétaient étendus pêle-mêle, en travers, les uns sur les autres, versle bas de la côte. Un peu plus haut, la gouvernante avait étéfrappée pendant que sa tête et ses épaules s’appuyaient contre letalus herbeux ; elle avait auparavant retiré le bébé de lavoiture d’enfant, et c’était un paquet de châles qu’elle portaittoujours dans ses bras. Collée derrière elle, la petite fillen’était plus qu’un tas inerte. Plus près de nous, le cheval dufiacre s’était agenouillé pour mourir entre ses brancards ; levieux cocher était suspendu la tête en bas au-dessus dugarde-boue ; il ressemblait à un hideux épouvantail àmoineaux ; à l’intérieur, sur le siège, un homme jeune étaitassis ; nous le voyions distinctement à travers lavitre : sa main était posée sur la poignée de la portièremi-ouverte ; dans un suprême effort, il avait voulu sauter. Etpuis il y avait le golf : comme au matin, il était rempli desilhouettes qui se détachaient bien sur le gazon vert, mais cessilhouettes étaient allongées sur le parcours ou sur les bruyèresqui le bordaient. Sur un green, nous avons compté huit corps :un match à quatre s’était prolongé jusqu’au bout, et les caddiesn’avaient pas flanché. Sous la voûte bleue du ciel, plus aucunoiseau ne volait ; à travers la vaste campagne qui s’étendaità perte de vue, on ne discernait plus trace de vie humaine nianimale. Le soleil du soir irradiait sa chaleur paisible sur unpaysage enseveli dans le calme et le silence de la mort… d’une mortqui allait très bientôt nous envelopper nous aussi dans son suaire.Pour l’instant présent, la frêle épaisseur d’un carreau, grâce àl’oxygène supplémentaire qui contrariait l’effet du poison del’éther, nous retranchait de la fatalité universelle. Pour quelquesheures, la science et la prévoyance d’un homme préservaient notrepetite oasis de vie dans cet immense désert de la mort, nousévitaient de participer à la catastrophe générale. Puis le gazs’épuiserait, et nous aussi nous tomberions sur le dos, haletants,sur le pimpant tapis du salon : alors serait accompli ledestin de la race humaine et de toute vie sur cette terre. Pendantde longues minutes, trop graves pour parler, nous avons contempléle drame du monde.

– Voilà une maison qui brûle ! nous a ditChallenger en montrant une colonne de fumée qui s’élevait au-dessusdes arbres. Il faut s’attendre à ce qu’il y en ait beaucoup :peut-être même des villes entières, car beaucoup de gens ont dûtomber avec une lampe à la main. Le fait de la combustion enlui-même montre que la proportion de l’oxygène dans l’atmosphèreest normale, et que c’est l’éther qui est coupable. Ah ! voiciune autre lueur en haut de Crowborough Hill ! C’est le clubhouse du golf, ou je me trompe fort. Entendez-vous le carillon del’église qui égrène les heures ? Les philosophes tireraientbeaucoup de théories du fait que les mécanismes fabriqués parl’homme survivent à la race qui les a créés.

– Seigneur ! s’est exclamé lord John ensautant de sa chaise. Qu’est-ce que c’est que ce panache defumée ? Un train !

Nous l’entendions gronder au loin ; etbientôt, nous l’avons vu : il filait à une vitesse qui mesembla prodigieuse. D’où venait-il ? Combien de kilomètresavait-il ainsi parcourus ? Il n’avait pu rouler sans encombreque grâce à une chance miraculeuse… Hélas ! nous avons assistéà la fin de sa course : elle a été épouvantable. Un train decharbon était arrêté devant lui. Nous avons retenu notre soufflequand nous avons réalisé que le convoi fonçait sur la même voie. Lacollision a été horrible ! La locomotive et les wagons se sontfracassés ; nous n’avons plus vu qu’un amas de ferraillestordues et de bois déchiqueté. Des flammes rouges ont jailli ;l’incendie s’est propagé sur tout le long du train. Pendant unedemi-heure, nous sommes demeurés stupides, pétrifiés par cespectacle épouvantable.

– Les pauvres ! Oh ! les pauvresgens ! s’est enfin écriée Mme Challenger,suspendue au bras de son mari.

– Ma chérie, les voyageurs de ce train nevivaient pas davantage que le charbon contre lequel ils se sontécrasés, ou que le carbone qu’ils sont devenus à présent, a réponduChallenger, en lui pressant affectueusement la main. C’était untrain de vivants quand il a quitté Victoria, mais il n’était plusqu’un convoi de cadavres quand la collision s’est produite.

– Et partout dans le monde, la même aventurese répète !

J’avais parlé presque sans m’en rendrecompte : une extraordinaire lucidité me rendait présentstoutes sortes de drames.

– Pensez aux navires en mer. Pensez qu’ilssont toujours sous pression, qu’ils fendront l’eau jusqu’à ce queleurs chaudières s’éteignent, ou jusqu’à ce qu’ils se jettent àtoute vitesse sur quelque rivage. Les voiliers aussi… Ils nagerontà rebours, ils porteront leurs voiles avec une cargaison de marinsmorts, et leurs madriers pourriront, et leurs jointures cèderont,jusqu’à ce que les uns après les autres ils coulent par le fond.Peut-être que dans un siècle d’ici l’Atlantique sera encorepigmenté de vieux débris flottant à la dérive.

– Et les mineurs ! a renchéri Summerleeen poussant un gloussement lugubre. Si jamais les géologuesrepoussent un jour sur la terre, ils émettront d’étranges théoriessur l’existence humaine dans les strates carbonifères.

Lord John réfléchissait :

– Je ne me vante pas de savoir ce qui sepassera, a-t-il dit, mais je crois qu’après ceci, la terre seravide, à louer ! Si l’humanité est effacée de sa surface,comment s’y reproduirait-elle ?

– Au commencement, le monde était vide, arépondu Challenger. Sous des lois dont l’origine demeure chargée demystères, il s’est peuplé. Pourquoi le même processus ne serépéterait-il pas ?

– Mon cher Challenger, vous ne parlez passérieusement !

– Je n’ai pas l’habitude, professeurSummerlee, de dire des choses que je ne pense pas sérieusement.Cette remarque est déplacée !

Nous avons revu la barbe pointant en avant etles paupières qui retombaient.

– Quoi ! Vous avez vécu en dogmatiqueobstiné, et vous entendez mourir le même homme ? s’est écriéSummerlee, non sans aigreur.

– Et vous, monsieur, vous avez passé votre vieà faire de la critique sans aucune envolée d’imagination, et vousêtes bien incapable de réussir autre chose !

Summerlee a répliqué :

– Vos pires ennemis ne vous accuseront jamais,vous, de manquer d’imagination !

Lord John a tapé du pied.

– Ma parole, cela vous ressemblerait bien sivous utilisiez nos dernières bouffées d’oxygène à échanger despropos désagréables ! D’abord, qu’importe si la terre serepeuple ou non ! Elle ne se repeuplera sûrement pas de notrevivant !

Challenger l’a repris avec sévérité :

– Par cette remarque, monsieur, vous découvrezvos limites ; elles ne nous surprennent pas ; nous lesconnaissions. Mais le véritable esprit scientifique ne doit pas selaisser ligoter par le temps et l’espace. Il se construit unobservatoire sur la ligne frontière du présent qui sépare l’infinipassé du futur infini. De ce poste, il exerce son activité vers lecommencement et vers la fin de toutes choses. Quand survient lamort, l’esprit scientifique meurt à son poste, après avoirtravaillé normalement et méthodiquement jusqu’à la fin. Il dédaigneun événement aussi minime que sa propre dissolution physique avecla hauteur dont il use vis-à-vis de toutes les autres limitationssur le plan de la matière. Ai-je raison, professeurSummerlee ?

Dans un grognement disgracieux, Summerlee arépondu :

– Sous certaines réserves, je suisd’accord.

– L’esprit scientifique idéal – je parle à latroisième personne afin de ne pas paraître trop complaisant enverssoi – l’esprit scientifique idéal devrait être capable de méditersur un sujet de science abstraite entre le moment où son possesseurtomberait d’un avion et celui où il s’écraserait au sol. Voilà legenre d’hommes à forte trempe qui conquièrent la nature et fontcortège à la vérité !

– J’ai l’impression que la nature prend sarevanche, a déclaré lord John, qui regardait par la fenêtre. J’ailu quelques articles de journaux où il était dit que c’était vous,messieurs, qui la maîtrisiez. Cette fois, elle est en train de vousmettre dans sa poche.

– Revers provisoire ! a affirméChallenger. Dans le grand cycle du temps, qu’est-ce que c’est quequelques millions d’années ? Le monde végétal survit, ainsique vous pouvez le constater. Regardez les feuilles de ceplatane : les oiseaux sont morts, mais la végétation continueà vivre. De cette vie végétale dans des marais et des eauxstagnantes surgiront, en leur temps, les têtards minuscules quiprécéderont la grande armée de la vie dont, pour l’instant, nouscinq formons la peu banale arrière-garde. Dès que la forme de viela plus basse se sera établie, l’avènement final de l’homme est unecertitude mathématique, tout comme celle que c’est du gland quenaît le chêne. Le vieux cercle recommencera à tourner une fois deplus.

– Mais le poison ? ai-je demandé. Netuera-t-il pas la vie dans l’œuf ?

– Le poison peut n’être qu’une couche dansl’éther, un Gulf Stream méphitique dans cet océan où nous flottons.Ou encore une tolérance peut s’instaurer et la vie s’adapter à denouvelles conditions. Le simple fait qu’avec une hyperoxygénationrelativement faible de notre sang nous y résistions est une preuvecertaine qu’il ne faudrait pas modifier grand-chose pour permettreà la vie animale de le supporter.

La maison d’où s’échappait tout à l’heure lafumée était à présent en flammes : de longues langues de feuescaladaient l’air.

– C’est plutôt affreux ! a murmuré lordJohn.

Jamais je ne l’avais vu si impressionné. Alorsje lui ai dit :

– Après tout, qu’est-ce que ça peutfaire ? Le monde est mort. L’incinération est certainement lemeilleur enterrement !

– Si la maison de Challenger prenait feu, nousen aurions plus vite fini !

– J’avais prévu ce danger, a souri lepropriétaire. J’avais prié ma femme de prendre toutes précautions àcet égard.

– Elles sont prises, mon chéri. Mais ma têterecommence à battre. Quelle atmosphère pénible !

– Il faut la changer ! a dit Challengeren se penchant au-dessus de sa bouteille d’oxygène. Elle estpresque vide. Elle a duré près de trois heures. Maintenant, il vaêtre huit heures. Nous passerons une nuit confortable. J’attends lafin vers neuf heures demain matin. Nous verrons notre dernier leverde soleil.

Après avoir dévissé la deuxième bouteille, ila ouvert le vasistas ; l’air est devenu meilleur, mais nossymptômes se sont aggravés ; aussi l’a-t-il refermé au boutd’une demi-minute.

« D’ailleurs, nous a-t-il fait observer,l’homme ne vit pas que d’oxygène. Il est l’heure de dîner ;elle est même dépassée. Je vous assure, messieurs, que lorsque jevous ai invités chez moi en vue d’une réunion que j’avais tout lieud’espérer intéressante, j’avais l’intention de vous fournir de quoijustifier notre cuisine familiale. Tant pis ! nous feronscomme nous pourrons. Vous partagerez certainement mon avis qu’ilserait absurde de consommer notre oxygène trop rapidement enallumant un réchaud à pétrole. J’ai quelques provisions de viandesfroides, de pain, de pickles qui, avec deux bouteilles de bordeaux,feront l’affaire. Merci, ma chérie, aujourd’hui comme d’habitude,tu es la reine des organisatrices !

De fait, ç’a été merveilleux de voir lamanière dont la maîtresse de maison, avec l’amour-propre d’unevraie ménagère anglaise, dressait en quelques minutes la table aumilieu, la couvrait d’une nappe blanche comme neige, disposait lesserviettes et ordonnait notre simple repas avec toute l’élégance dela civilisation : il y avait même au centre une torcheélectrique ! Et il n’était pas moins agréable de constater quenotre appétit était revenu.

« Telle est la mesure de notre émotion, adit Challenger avec cet air de condescendance qu’il arboraittoujours quand il appliquait l’esprit scientifique à d’humblesfaits. Nous avons traversé une grande crise. Ce qui implique undésordre moléculaire. Ce qui implique non moins sûrement un besoinde rétablir l’ordre. Un grand chagrin ou une grande joie sontcauses d’une grande faim, et non de l’abstinence comme se plaisentà l’imaginer nos romanciers.

– Voilà pourquoi, à la campagne, lesenterrements sont l’occasion de copieux repas !

– Exactement. Notre jeune ami a trouvé l’imagejuste… Prenez donc une autre tranche de langue.

– C’est la même chose chez les sauvages, a ditlord John en découpant sa viande. J’en ai vu qui enterraient leurchef dans la rivière Aruwimi ; là, ils ont mangé unhippopotame qui devait peser au moins autant que toute la tribu. Ily a aussi des indigènes de la Nouvelle-Guinée qui mangent leregretté défunt en personne, sous prétexte de lui faire unedernière toilette funèbre. Hé bien ! de tous les repasd’enterrement sur cette terre, je crois que celui-ci est le plusextraordinaire !

Mme Challenger estintervenue :

– Ce qui est étrange, c’est que je me sensincapable de ressentir du chagrin pour ceux qui sont morts. ÀBedford, j’ai mon père et ma mère. Je sais qu’ils sont morts ;pourtant, au sein de cette tragédie universelle, je n’éprouveaucune peine pour les individus, même pour eux.

– Et ma vieille mère dans sa villairlandaise ! ai-je ajouté. Je la vois par l’œil del’imagination : elle a mis son châle et un bonnet dedentelle ; elle s’est affaissée avec les yeux clos dans levieux fauteuil à haut dossier près de la fenêtre ; prèsd’elle, il y a son livre et ses lunettes. Pourquoi lapleurerais-je ? Elle a passé, et moi je vais passer le seuild’une autre vie où je serai plus près d’elle peut-être quen’importe où en Irlande ou en Angleterre. Cependant, j’ai de lapeine à penser que ce cher corps ne vit plus !

Challenger a pris la parole :

– Le corps ! Mais qui se lamente de sescheveux coupés ou de ses bouts d’ongles taillés ? N’est-ce paslà pourtant des parties de nous-mêmes ? Un unijambiste negémit pas par sentiment sur son membre manquant. Notre corpsphysique nous a plutôt été une source de souffrance et defatigue : il est l’indice toujours vigilant de nos propreslimites. Pourquoi pleurer s’il se détache de notre moipsychique ?

– En admettant qu’il se détache réellement, agrogné Summerlee. De toute façon, la mort universelle estterrible !

– Comme j’ai déjà eu l’honneur de vousl’expliquer, a répondu Challenger, une mort universelle doit êtrepar sa nature même beaucoup moins terrible qu’une mort isolée.

Lord John a approuvé :

– La même chose dans une bataille. Si vousvoyiez un homme seul étendu sur ce plancher avec un trou dans latête et la poitrine défoncée, vous en seriez malades ! Mais,au Soudan, j’ai vu dix mille hommes allongés sur le dos, et je n’enai pas éprouvé de nausée : quand vous faites l’Histoire, lavie d’un homme est une trop petite chose pour que vous vousattardiez à la pleurer. Quand mille millions d’hommes trépassentensemble, comme aujourd’hui, vous ne pouvez pas en pleurer unparticulièrement.

– Oh ! je voudrais que ce fût déjàfini ! a soupiré Mme Challenger. George, j’aisi peur !

– Quand l’heure sonnera, petite madame, tuseras la plus courageuse de nous tous ! J’ai été un mari bientonitruant, ma chérie, mais souviens-toi que G. E. C. fut tel qu’ilavait été fait, et qu’il ne pouvait pas être autrement. Après tout,n’aurais-tu pas voulu avoir un autre mari ?

– Oh ! personne au monde, monchéri !

Elle a mis ses bras autour de son cou detaureau. Et tous trois nous sommes allés près de la fenêtre.

L’obscurité était tombée ; le monde morts’enfonçait dans la nuit. Mais, juste sur l’horizon du sud, unelongue bande écarlate étincelait, s’évanouissait, reparaissait avecd’étranges pulsations de vie : elle léchait brusquement leciel rouge, puis retombait en une mince ligne de feu. J’aicrié :

– Lewes brûle !

– Non. C’est Brighton qui brûle ! acorrigé Challenger, qui était venu nous rejoindre. Vous pouvez voirles dos arrondis des dunes qui se détachent ; l’incendie sesitue de l’autre côté, plus loin derrière elles. Toute la villedoit brûler.

À différents endroits, des lueursfusaient ; les débris entassés le long de la voie ferréecontinuaient de se consumer lentement, mais qu’étaient ces petitspoints de lumière à côté de la formidable conflagration là-bas, àBrighton ! Quelle copie pour la Gazette ! Jamaisun journaliste n’avait bénéficié d’une telle chance en étantimpuissant à l’utiliser… Oui, c’était l’exclusivité majeure,l’exclusivité parmi les exclusivités : et je n’aurais personnepour l’apprécier… Tout d’un coup, mon vieil instinct de reporters’est réveillé. Puisque ces hommes de science restaient fidèlesjusqu’à la dernière minute au travail de leur vie, pourquoi moi, àmon humble manière, ne témoignerais-je pas de la mêmeconstance ? Aucun œil humain ne se pencherait jamais sur ceque je ferais. Mais au moins la longue nuit passerait plusfacilement. Il n’était pas question de dormir : du moins pourmoi ! Les notes que je rédigerais occuperaient les heuresgrises, m’empêcheraient de penser… Voilà pourquoi j’ai aujourd’huidevant moi un carnet rempli de gribouillages ; je l’ai noircià la lumière de notre unique torche ; j’ai écrit sur mesgenoux. Si j’avais un petit talent littéraire, ces pages seraient àla hauteur des événements. Telles qu’elles sont cependant, ellesapporteront au public un témoignage vécu sur une nuit atroce,fertile en émotions bouleversantes.

Chapitre 4Journal d’une agonie

Hâtivement tracés au haut de la page blanchede mon carnet, comme ces mots me semblent étranges ! Maisn’est-il pas plus étrange encore que ce soit moi qui les aieécrits : moi, Edward Malone, qui me trouvais il n’y a pas plusde douze heures dans mon meublé de Streatham, et qui n’avais pas lamoindre idée des événements que cette journée allait apporter aumonde ? Je reprends par le début l’enchaînement descirconstances : mon entrevue avec McArdle, la lettre d’alertede Challenger au Times, cet absurde voyage dans le train,l’agréable déjeuner, la catastrophe… Et maintenant voici que,seuls, nous nous attardons sur une planète abandonnée. Notre destinest inéluctable. Je puis considérer ces lignes, que je rédige envertu d’une sorte d’habitude professionnelle mécanique et quepersonne ne lira jamais, comme les paroles d’un homme déjà mort. Jeme tiens en effet juste sur la ligne de démarcation au-delà delaquelle la mort a fait le vide sur la terre. Je me rappelleChallenger disant que le vrai drame consisterait à survivre à toutce qui est noble, grand et beau : comme il avait raison !Mais de survivre il ne saurait être question : déjà notredeuxième bouteille d’oxygène touche à sa fin. À une minute prèsnous pouvons calculer le misérable temps qu’il nous reste àvivre.

Nous venons d’être gratifiés, pendant un quartd’heure, d’une conférence de Challenger ; il était si excitéqu’il rugissait et soufflait comme s’il s’adressait à son vieilauditoire sceptique du Queen’s Hall. De fait, c’était une bizarreassistance qui écoutait sa harangue : sa femme, acquised’avance à des propos qu’elle ne comprenait pas ; Summerlee,assis dans l’ombre, maussade, disposé à la critique, maisintéressé ; lord John, paresseusement allongé dans un coin etvaguement exaspéré ; moi enfin, à côté de la fenêtre etregardant la scène avec autant d’attention que de détachement,comme s’il s’agissait d’un rêve ou de quelque chose ne qui meconcernait pas personnellement. Challenger s’était assis devant latable du milieu ; la torche électrique faisait briller unelame sous le microscope qu’il était allé chercher dans son cabinetde toilette. Le petit cercle de lumière blanche que diffusait lemiroir divisait sa rude figure barbue en deux parties : l’unebien éclairée, l’autre plongée dans l’ombre. Depuis longtemps, ilavait travaillé sur les formes les plus inférieures de la vie, etce qui l’excitait prodigieusement pour l’instant c’était que sur laplaque préparée la veille, il venait de découvrir qu’une amibeétait encore en vie.

– Regardez vous-mêmes ! Summerlee,voulez-vous satisfaire votre curiosité ? Malone, je vous priede vérifier ce que je dis… Les petites choses fuselées au centresont des diatomées ; on peut ne pas en tenir compte, car cesont probablement des végétaux plutôt que des animaux. Mais àdroite vous verrez une amibe véritable qui se déplace lentement àtravers le champ. La vis du haut règle parfaitement. Regardez,regardez vous-mêmes !

Summerlee avait obéi, puis confirmé. À montour, je m’étais penché et j’avais aperçu une petite créature quibougeait dans le champ éclairé. Lord John, lui, de son coin, nousfaisait confiance :

– Je ne me casserai sûrement pas la tête poursavoir si elle est morte ou en vie ! Nous n’avons jamais étéprésentés l’un à l’autre, n’est-ce pas ? Pourquoi prendrais-jedonc son sort à cœur ? Je ne pense pas que cette jeunepersonne se tracasse grandement pour notre santé !

J’avais éclaté de rire ; Challengerm’avait lancé un coup d’œil glacé, méprisant.

– La légèreté des semi-éduqués fait plusd’obstruction à la science que la stupidité des ignorants. Si lordJohn Roxton daignait condescendre…

– George, mon chéri, ne sois pas aussiirascible ! avait murmuré Mme Challenger enposant sa main légère sur la crinière noire qui retombait sur lemicroscope. Qu’importe si l’amibe est morte ou vivante !

– Il importe beaucoup !

– Bon. Nous vous écoutons donc,Challenger ! avait lancé lord John avec bonne humeur. Pourquoine pas parler de cette amibe plutôt que de n’importe quoi ? Sivous pensez que j’ai été trop désinvolte à l’égard de cette petitebête, ou que je l’ai blessée dans ses sentiments les plus intimes,je lui présente mes excuses !

– Pour ma part, avait observé Summerlee sur unton disputeur, je ne discerne pas pourquoi vous attachez une sigrande importance au fait que cette amibe soit en vie. Elle estdans la même atmosphère que nous, et le poison n’agit pas sur elle.Si elle était hors de cette chambre, elle serait morte, comme toutspécimen de la vie animale.

« Ah ! si je pouvais peindre levisage arrogant, suffisant, de Challenger répondant à soncollègue ! »

– Vos remarques, mon bon Summerlee, prouventque vous appréciez imparfaitement la situation. Ce spécimen a étépréparé hier, et la plaque est absolument étanche, hermétiquementfermée. Notre oxygène n’y rentre pas. Mais l’éther, naturellement,l’a pénétrée comme il pénètre tout dans l’univers. Cependant,l’amibe a survécu au poison. D’où nous pouvons inférer que toutesles amibes hors de cette pièce, au lieu d’être mortes comme vousl’aviez faussement affirmé, ont réellement survécu à lacatastrophe.

– Oui, hé bien ! même maintenant, je nevois pas qu’il y ait de quoi crier : « Hip !hip ! hurrah ! » s’était étonné lord John. Quelleest l’importance de votre déduction ?

– Oh ! cela signifie simplement que lemonde vit et n’est pas mort. Si vous êtes doué d’un peud’imagination scientifique, projetez votre esprit dans letemps : dans quelques millions d’années, et quelques millionsd’années ne sont rien dans le flux des âges, le monde regorgeraencore d’une vie animale et végétale dont la source aura été cetteminuscule amibe. Avez-vous déjà vu un feu de prairie ? Lesflammes dévorent à la surface du sol toute trace d’herbe ou deplante jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus qu’une étendue noircie.Vous pourriez croire que ce désert sera toujours un désert ?Non : les racines sont demeurées ; et quand vous passezpar là quelques années plus tard, vous cherchez en vain les grandescicatrices noires. Hé bien ! ici, dans cette bête minuscule,existent les racines à partir de quoi se développera le mondeanimal ; et certainement il effacera de cette planète toutesles traces de la catastrophe qui nous intéresse.

– Prodigieusement passionnant ! avaitponctué lord John en se décidant à regarder dans le microscope.Quand je pense que c’est cette amusante bestiole qui sera accrochéenuméro un parmi les portraits de famille… Elle a un gros bouton deplastron sur sa chemise, hein ! Challenger ?

– L’objet noir est son noyau.

Challenger avait pris l’air d’une gouvernantequi apprend l’alphabet à un bébé.

– Eh bien ! je ne me sens plus siseul ! Au moins en dehors de nous il y a quelqu’un d’autre quivit sur cette terre ! avait soupiré lord John.

Mais Summerlee était intervenu :

– Vous paraissez tenir pour garanti,Challenger, que le monde a été créé dans le seul dessein deproduire et de maintenir la vie humaine.

Toujours écarlate dès qu’il subodorait lamoindre contradiction, Challenger avait lancé :

– Naturellement ! Mais vous, monsieur,quel autre dessein me suggérez-vous ?

– Il m’arrive de penser que c’est uniquementle monstrueux orgueil de l’humanité qui l’incite à croire que toutce théâtre a été dressé pour sa propre exhibition.

– Là-dessus nous ne pouvons pas êtredogmatiques ; mais en laissant de côté ce que vous avez appeléun orgueil monstrueux, nous avons sûrement le droit de dire que lavie humaine constitue la chose la plus élevée dans l’ordrenaturel.

– La plus haute de celles dont nous avonsconnaissance.

– Cela va sans dire, monsieur !

– Pensez aux millions et probablement auxmilliards d’années pendant lesquelles la terre s’est balancée videdans l’espace… ou, sinon tout à fait vide, du moins vide de lamoindre trace de l’espèce humaine. Pensez à notre planète, lavéepar la pluie, roussie par le soleil, balayée par le vent pendantdes siècles innombrables. C’est seulement hier, dans le tempsgéologique, que l’homme est venu à l’existence. Pourquoi donc tenirpour certain que toute cette préparation formidable a été ordonnéepour son seul bénéfice ?

– Alors pour qui, ou pour quoi ?

Summerlee avait haussé les épaules pourrépondre :

– Comment le dire ? Pour une raison quinous échappe, l’homme peut avoir été un simple accident, unsous-produit élaboré dans le processus. C’est comme si l’écume surla surface de la mer s’imaginait que l’océan était créé pour laproduire et la maintenir ; ou comme si une souris dans unecathédrale croyait que la cathédrale avait été édifiée pour luiservir de résidence.

J’ai pris en note les mots mêmes de leurdiscussion ; mais voici qu’elle dégénère en une disputebruyante ; de chaque côté on use d’un jargon scientifiqueplutôt polysyllabique… Sans doute est-ce un privilège qued’entendre de tels cerveaux débattre des problèmesessentiels ; mais comme ils ne sont jamais d’accord, desauditeurs aussi simplets que lord John et moi ne retirent pas decette joute grand-chose de positif. Ils se neutralisent l’unl’autre, et nous ne sommes pas plus avancés qu’avant. Maintenant,le tumulte des voix s’est apaisé ; Summerlee s’est mis en rondsur son fauteuil ; Challenger manie les vis de son microscopetout en poussant un sourd grognement inarticulé : la mer aprèsla tempête. Lord John s’approche de moi, et nous regardons tous lesdeux dans la nuit.

La lune est pâle. C’est une nouvelle lune. Ladernière que contemplent des yeux d’homme. Les étoiles brillentavec éclat. Même sur notre plateau de l’Amérique du Sud, je ne lesavais pas vues scintiller davantage dans l’air pur. Peut-être lamodification de l’éther affecte-t-elle la lumière ? Le bûcherfunéraire de Brighton brûle encore. Dans le ciel occidental, jevois une très lointaine tache rouge : elle indique que quelquechose ne va pas à Arundel, ou à Chichester, à moins que ce ne soità Portsmouth. Je m’assieds, observe, et, de temps à autre, jeprends une note sur mon carnet. Une douce mélancolie règne dehors.La jeunesse, la beauté, la chevalerie, l’amour… tout cela est-ilterminé ? La terre, sous la lumière des étoiles, ressemble àun pays imaginaire de paix et de tendresse. Qui supposerait qu’ellen’est plus qu’un terrible Golgotha jonché de corps ?…Brusquement, je me mets à rire.

– Hello ! bébé, me dit lord John medévisageant avec surprise. Il est toujours bon de rire en depareils moments. Pourrais-je partager votre joie ?

– J’étais en train de réfléchir aux grandsproblèmes qui n’ont pas été résolus, répondis-je. Les problèmes surlesquels nous avons tant travaillé et médité. Pensez, par exemple,à la compétition entre Anglais et Allemands, ou aux questionsintéressant le Moyen-Orient. Qui aurait pu prévoir, alors que nousnous excitions là-dessus, qu’ils allaient recevoir une solutiond’éternité ?

Nous redevenons silencieux. Je me doute quechacun d’entre nous reporte ses pensées sur ses amis déjà privés devie. Mme Challenger sanglote paisiblement, et sonmari lui parle à l’oreille. Mon esprit fait le tour des gens lesplus divers, et je me les représente couchés, rigides et blancscomme le pauvre Austin dans la cour. McArdle par exemple… Je saisexactement où il est tombé : il a la tête sur son bureau, unemain sur le téléphone. Beaumont, le directeur du journal, est mortlui aussi ; je suppose qu’il gît sur le tapis de Turquie bleuet rouge qui ornait son sanctuaire. Et mes camarades du reportage,eux également, sont étendus dans la salle des informations,Macdona, et Murray, et Bond. Certainement ils sont morts à leurposte, avec des feuillets noircis de détails, d’impressionspersonnelles. Je les vois courant l’un chez les médecins, l’autre àWestminster, et le troisième à Saint Paul. Ils ont dû fermer lesyeux sur un extraordinaire panorama de manchettes : suprêmevision destinée à immortaliser en encre d’imprimerie des articlesque personne ne lira jamais ! J’imagine Macdona parmi lesmédecins :

LA FACULTÉ NE DÉSESPÈRE PAS

INTERVIEW DE M. SOLEY WILSON, LE CÉLÈBRE SPÉCIALISTEPROCLAME :

NE VOUS DÉCOURAGEZ JAMAIS !

« Notre envoyé spécial a trouvél’éminent savant assis sur le toit où il s’était réfugié pouréviter la foule des malades terrifiés qui avaient envahi sa maison.D’une façon qui montrait clairement qu’il avait pleinement réalisél’immense gravité de l’heure, le fameux physicien a refuséd’admettre que toute porte était fermée àl’espérance. »

Voilà comment Macdona commencerait son papier.Et puis il y avait Bond. Lui se serait sans doute rendu à SaintPaul. Il se croyait un littéraire de première force. Mon Dieu, quelbeau sujet pour lui !

« Debout dans la petite galerie sousle dôme, je contemple à mes pieds cette masse serrée d’humanité audésespoir qui se traîne à son dernier instant devant une puissancequ’elle a ignorée avec tant de persistance ; de la fouleagenouillée s’élève jusqu’à mes oreilles un tel gémissement sourdde supplications et d’effroi, un tel cri pour appeler l’inconnu ausecours… etc. »

Oui, ç’avait dû être une belle fin pour unreporter ! Mais comme moi-même il avait amassé des trésorsinutilisables. Qu’est-ce que Bond ne donnerait pas, le pauvre type,pour voir « J. H. B. » au bas d’un articlepareil !

Que suis-je en train de radoter !J’essaie simplement de tuer le temps.Mme Challenger s’est rendue dans le cabinet detoilette, et le professeur nous dit qu’elle dort sur le lit derepos. Lui, devant la table du milieu, il prend des notes, compulsedes livres aussi calmement que s’il avait devant lui des années detravail tranquilles. Il écrit avec une plume très grinçante quidonne l’impression de cracher du mépris à tous ceux qui ne seraientpas d’accord avec lui.

Summerlee s’est enfoncé dans sonfauteuil ; périodiquement, il nous gratifie d’un ronflementspécialement exaspérant. Lord John est allongé sur le dos ; ila fermé les yeux et il a enfoncé les mains dans ses poches. Commentdes gens peuvent-ils dormir dans de telles circonstances ?Voilà qui dépasse l’imagination !

Trois heures et demie. Je viens de meréveiller en sursaut. Il était onze heures cinq quand j’ai écrit ledernier feuillet. Je me rappelle avoir remonté ma montre et regardél’heure. J’ai donc gaspillé près de cinq heures sur le petit délaide grâce qui nous est imparti. Qui l’aurait cru ? Mais je mesens beaucoup plus dispos, en pleine forme pour mon destin… À moinsque je n’essaie de me persuader que je le suis. Et pourtant, plusun homme se porte bien, plus est fort son courant vital, et plus ildevrait répugner à mourir. Comme la nature est sage etgénéreuse ! C’est d’habitude par quantité de petites tractionsimperceptibles qu’elle lève l’ancre qui retient l’homme à laterre.

Mme Challenger est toujoursdans le cabinet de toilette. Challenger s’est endormi sur sachaise. Quel tableau ! Sa charpente énorme s’appuie contre ledossier, ses grosses mains velues se croisent sur son gilet, satête est tellement penchée en arrière qu’au-dessus du col je nedistingue que la luxuriance d’une barbe hirsute. La vibration deses propres ronflements le secoue ; il ronfle en basse sonore,et Summerlee l’accompagne occasionnellement en ténorisant. LordJohn est également endormi ; il a roulé son long corps sur lecôté. Les premières lueurs froides de l’aube rampent dans lapièce ; tout est gris et triste.

Je surveille le lever du soleil, ce fatallever de soleil qui éclairera un monde dépeuplé. La race humainen’est plus. Un seul jour a suffi pour son extinction. Mais lesplanètes continuent leurs révolutions, les marées de monter et dedescendre. Le vent chuchote toujours. La nature tout entièrepoursuit son œuvre jusque, à ce qu’il paraît, dans l’amibe même. Enbas, dans la cour, Austin est allongé ; ses membres s’étalentsur le sol ; sa figure est blanchie par la lumière del’aurore ; de sa main inerte dépasse encore le tuyaud’arrosage. En vérité, l’espèce humaine se trouve caricaturée dansl’image mi-grotesque mi-pathétique de cet homme qui gît pourtoujours à côté du moteur qu’il avait l’habitude de commander.

Ici se terminent les notes que j’ai écrites àl’époque. Depuis, les événements ont été trop rapides et troppoignants pour me permettre de poursuivre ma rédaction. Ma mémoireles a cependant si bien enregistrés qu’aucun détail ne seraomis.

Une certaine douleur dans ma gorge m’a faitregarder les bouteilles d’oxygène, et j’ai été bouleversé par ceque j’ai vu. Le sablier de nos vies était très bas. À un momentdonné, pendant la nuit, Challenger avait ouvert le quatrièmecylindre, et celui-ci présentait des signes sensibles d’épuisement.Un horrible sentiment, celui de manquer d’air, m’étouffait. J’aitraversé la chambre et j’ai dévissé notre dernière bouteille.Lorsque j’ai touché l’écrou, un remords de conscience m’atenaillé : en effet, si je retenais ma main, ils mourraienttous pendant leur sommeil. Mais toute hésitation a été bannie quandj’ai entendu Mme Challenger qui criait du cabinetde toilette :

– George ! George ! J’étouffe…

– Ne vous inquiétez pas, madameChallenger ! Je mets en route une nouvelle réserve.

Les autres avaient sursauté, s’étaient levés.Dans un moment aussi terrible, je n’ai pu m’empêcher de sourire enregardant Challenger qui, tiré du sommeil, enfonçait un gros poingvelu dans chaque œil et ressemblait à un énorme bébé barbu.Summerlee frissonnait comme un homme pris d’une crise depaludisme : en s’éveillant, il s’était rendu compte de notresituation, et la peur avait pris le dessus sur le stoïcisme dusavant. Quant à lord John, il était aussi frais et dispos que s’ilse préparait à une matinée de chasse.

– Cinquième et dernière ! a-t-il commencéen regardant la bouteille. Dites, bébé, ne venez pas me raconterque vous avez écrit sur ces feuillets vos impressionsanthumes ?

– Juste quelques notes, pour passer lanuit.

– Seigneur ! Il n’y a qu’un Irlandaispour avoir fait cela. Et quand je pense qu’il vous faudra attendreque petite amibe devienne grande pour que vous ayez un lecteur…Alors, Herr Professor, quelles sont lesperspectives ?

Challenger contemplait les grands voiles dubrouillard matinal, ils flottaient sur le paysage. Par endroits, lacolline boisée surgissait au-dessus de cette mer de coton pourdessiner des îles en forme de cône.

– On dirait un suaire, a murmuréMme Challenger, qui était entrée vêtue d’une robede chambre. Te rappelles-tu ta chanson favorite, George ?« Le vieux frappe pour sortir, le neuf frappe pourentrer. » Elle était prophétique ! Mais vous grelottez,mes pauvres chers amis ! Moi, j’ai eu chaud toute la nuit sousun édredon, et vous, vous avez gelé sur vos chaises…Attendez ! Je vais vous remettre d’aplomb.

La courageuse petite femme a disparu dans lecabinet de toilette, et bientôt nous avons entendu une bouilloirechanter : elle nous préparait cinq tasses de chocolatfumant.

« Buvez ! nous a-t-elle dit. Vousvous sentirez mieux.

Après avoir bu, Summerlee a demandél’autorisation d’allumer sa pipe, et nous des cigarettes. Histoirede calmer nos nerfs, je crois. Mais nous avons commis uneerreur : dans cette pièce à l’air raréfié, l’atmosphère estvite devenue irrespirable. Challenger a dû mettre en marche leventilateur.

– Encore combien de temps, Challenger ? ainterrogé lord John.

– Trois heures au maximum ! a répondu leprofesseur en haussant les épaules.

– Je m’attendais à avoir très peur, a ditMme Challenger, mais plus l’échéance approche, pluselle me semble facile. Ne penses-tu pas que nous devrions prier,George ?

– Prie, ma chérie, prie si tu veux ! atrès doucement murmuré le gros homme. Nous avons tous notre manièrepersonnelle de prier. La mienne consiste à accepter totalement ceque m’envoie le destin : une acceptation joyeuse. La religionla plus haute et la science la plus haute s’accordent, selon moi,sur ce point.

Summerlee, par-dessus sa pipe, a protesté engrognant :

– Mon attitude mentale à moi, n’a rien d’unacquiescement, et moins encore d’une acceptation joyeuse. Je mesoumets parce que je ne peux pas faire autrement. J’avoue quej’aurais été content de vivre une année de plus pour achever maclassification des fossiles crayeux.

– Cet inachèvement est peu de chose, arépliqué Challenger, bouffi de suffisance, à côté du fait que monmagnum opus, L’Échelle de la vie, n’en est qu’aux premiersbarreaux. Mon cerveau, mon expérience, ma culture… en bref tout cequi est moi devait être condensé dans ce livre historique. Etpourtant, voyez-vous, j’accepte.

– Je pense que nous laissons tous quelquechose d’inachevé, a dit lord John. Qu’est-ce que vous laissezderrière vous, bébé ?

– J’avais commencé un recueil de poèmes.

– Eh bien ! au moins le monde a échappé àcela ! En cherchant bien, on trouve toujours une compensationà tout.

– Et vous ? ai-je demandé.

– Moi ? Ma maison était prête, proprecomme un sou neuf. Et j’avais promis à Merivale de l’accompagner auprintemps dans le Tibet pour chasser le léopard des neiges. Maisc’est pour vous, madame Challenger, que les regrets doivent êtreles plus lourds : vous veniez juste d’aménager cette charmantemaison !

– Ma maison est là où est George. Ah !que ne donnerais-je pas pour que nous fassions ensemble unedernière promenade dans nos dunes, à l’air frais dumatin !

Nos cœurs ont fait écho à ses paroles. Lesoleil avait percé le voile de brouillards ; tout le paysageétait baigné d’or. Pour nous qui étions assis dans notre sombreatmosphère empoisonnée, cette campagne riche, glorieuse, nette,rafraîchie par le vent, était un rêve de beauté. Nous avionsapproché nos chaises de la fenêtre et nous étions assis endemi-cercle. L’air s’alourdissait. Il me semblait que les ombres dela mort s’étendaient au-dessus de nous, prêtes à nousenvelopper ; un rideau invisible se refermait progressivementsur les derniers hommes de la terre.

Lord John, après avoir fait une longueaspiration, a lancé :

– Cette bouteille n’a pas l’air de vouloirdurer bien longtemps, hein ?

– Son contenu est variable, a réponduChallenger. Il varie suivant la pression et le soin avec lesquelsla bouteille a été remplie. Je suis de votre avis, Roxton :celle-ci me semble défectueuse.

– Alors nous allons être privés d’une heure devie ?

C’était Summerlee qui avait parlé. D’une voixaigre, il ajoutait aussitôt :

« Voilà une excellente illustrationfinale de l’époque sordide où nous avons vécu. Hé bien !Challenger, si vous désirez étudier les phénomènes subjectifs de ladissolution physique, votre heure est arrivée !

Challenger s’est tourné vers safemme :

– Assieds-toi sur le tabouret, contre mesgenoux, et donne-moi ta main… Je pense, mes amis, qu’il vaudraitmieux ne pas prolonger notre séjour dans cette atmosphèreinsupportable… Tu ne le désires pas, n’est-ce pas machérie ?

Mme Challenger a poussé unbref gémissement et a caché son visage contre la jambe de sonmari.

– J’ai vu des gens qui se baignaient l’hiverdans la Serpentine, a dit lord John. Quand tout le monde y est, ilreste toujours au bord une ou deux personnes qui grelottent defroid et qui envient ceux qui sont déjà dans l’eau. Ce sont lesderniers qui souffrent le plus. Moi, je suis pour le grandplongeon ; j’en ai assez !

– Vous voudriez ouvrir la fenêtre et affronterl’éther ?

– Je préfère le poison à l’asphyxie.

Summerlee, d’un signe de tête, a manifestéqu’il était, à contrecœur, d’accord. Et puis il a tendu sa main àChallenger :

– Nous avons eu nos querelles, maisoublions-les. D’ailleurs nous étions de bons amis, et nous nousrespections l’un l’autre en dépit des apparences, n’est-cepas ? Adieu !

– Adieu, bébé ! s’est écrié lord John.Mais le papier est bien collé, vous ne pourrez pas ouvrir lafenêtre !

Challenger s’est baissé vers sa femme ;il l’a relevée et maintenu serrée contre sa poitrine : elleavait passé ses bras autour de son cou.

– Malone, donnez-moi cette lunetted’approche ! m’a-t-il dit avec gravité !

Je la lui ai tendue.

« Entre les mains de la puissance quinous a créés, nous nous remettons !

Il avait crié ces derniers mots d’une voixtonnante, avant de jeter la lunette dans la fenêtre ; lesvitres se sont fracassées. Sur nos figures empourprées, alors quetintait encore le verre en miettes, le souffle sain du vent estpassé, frais et doux.

Je ne sais pas combien de temps nous sommesdemeurés assis dans un silence stupéfait. Puis, comme dans unsonge, j’ai entendu Challenger hurler :

« Les conditions normales sontrevenues ! Le monde s’est libéré de sa ceintureempoisonnée ! Mais de toute l’humanité, nous sommes les seulssurvivants !

Chapitre 5Le monde est mort

Je nous revois encore, assis sur nos chaises,respirant à pleins poumons cette brise du sud-ouest rafraîchie parla mer, qui agitait les rideaux de mousseline et baignait dedouceur nos visages congestionnés. Je me demande combien de tempsnous sommes restés ainsi ! Plus tard, nous n’avons jamais punous accorder sur ce détail essentiel. Nous étions émerveillés,étourdis, à demi conscients. Nous avions raidi nos forces pourmourir, mais ce fait inattendu, effrayant – ne devions-nous pascontinuer à vivre après avoir survécu à la disparition de notreespèce ? – nous avait assommés ; nous étions knock-outés.Puis, progressivement, le mécanisme arrêté s’est remis en marche,les navettes de notre mémoire ont recommencé à courir dans notretête ; les idées se sont à nouveau ébranlées. Avec unelucidité aiguë, impitoyable, nous avons vu les relations entre lepassé, le présent et l’avenir, la vie qui avait été la nôtre, lavie qui nous attendait. Nos yeux échangeaient la même impressionmuette. Au lieu de la joie qui aurait dû nous envahir, nous étionssubmergés par une tristesse affreuse. Tout ce que nous avions aimésur la terre avait été emporté dans le grand océan inconnu, et nousdemeurions seuls sur l’île déserte de ce monde, privés d’amis,d’espoirs, d’ambitions. Encore quelques années à nous traîner commedes chacals parmi les tombeaux de l’humanité, puis surviendraitnotre fin retardée mais solitaire.

– C’est affreux, George ! Terrible, monchéri ! s’est écriée Mme Challenger enéclatant en sanglots. Si seulement nous étions morts avec lesautres ! Oh ! pourquoi nous as-tu sauvés ? J’ail’impression que c’est nous les morts, et que les autresvivent.

Challenger a posé sa grosse patte velue sur lamain suppliante de sa femme, mais en même temps ses sourcils secontractaient sous un effort de réflexion. J’avais déjà remarquéque lorsqu’elle avait un chagrin elle tendait toujours ses mainsvers lui, telle une enfant vers sa mère. Challenger s’est enfindécidé à parler :

– Je ne suis pas fataliste au point de nejamais me révolter, mais j’ai découvert jadis que la sagesse laplus haute consistait à accepter les faits.

Il s’était exprimé avec lenteur, et sa voixsonore avait laissé percer une pointe sentimentale.

– Je n’accepte pas, moi ! a rétorquéSummerlee avec fermeté.

– Je ne vois pas que votre acceptation ouvotre refus importe davantage qu’une poignée d’épingles, a objectélord John. Les faits sont là. Que vous les affrontiez debout oucouché, peu importe ! Je ne me rappelle pas que l’un de cesfaits vous ait demandé la permission d’exister et cela m’étonneraitqu’un autre la sollicite désormais. Alors, à propos de ce que nouspouvons penser d’eux, quelle différence, s’il vous plaît !

Challenger, avec un visage rêveur et une maintoujours dans celles de sa femme, a répondu à lord John :

– C’est toute la différence entre le bonheuret le malheur. Si vous nagez dans le sens du courant, vous avez lapaix dans l’esprit et dans l’âme. Si vous nagez à contre-courant,vous êtes meurtri et las. Cette affaire nous échappe, acceptons-làdonc telle qu’elle se présente et n’en discutons plus.

Mais moi, qui contemplais le ciel vide et quien appelais à lui avec désespoir, je me suis insurgé :

– Qu’allons-nous faire de nos vies ? Quevais-je faire de la mienne, par exemple ? Il n’y a plus dejournaux ; par conséquent, ma vocation n’a plus de sens.

– Et comme il n’y a plus rien à chasser, commeil n’y a plus de guerre en perspective, a renchéri lord John, mavocation à moi aussi n’a plus de sens.

– Et comme il n’y a plus d’étudiants, s’estécrié Summerlee, que dirai-je de la mienne ?

– Moi, j’ai mon mari et ma maison, a déclaréMme Challenger. Ainsi je puis bénir le Ciel :ma vocation n’est pas tuée.

– La mienne non plus, a dit Challenger. Car lascience n’est pas morte. Cette catastrophe nous offrira quantité deproblèmes passionnants à résoudre.

Il avait ouvert toutes les fenêtres et nousregardions le paysage muet et immobile.

« Réfléchissons ! a-t-il ajouté. Ilétait trois heures environ, hier après-midi, quand le monde a étéceinturé de poison au point d’en étouffer. Il est maintenant neufheures. La question qui se pose est celle-ci : à quelle heureavons-nous été libérés ?

– L’air était très mauvais à l’aube, ai-jefait remarquer.

– Plus tard encore ! s’est écriéeMme Challenger. Jusqu’à huit heures ce matin, j’aidistinctement ressenti le même étouffement dans ma gorge.

– Alors nous dirons que le poison a disparu unpeu après huit heures. Pendant dix-sept heures, le monde a doncbaigné dans l’éther empoisonné. Ce laps de temps a permis au GrandJardinier de stériliser la moisissure humaine qui avait poussé surla surface de ses fruits. Il est possible que cette stérilisationait été imparfaite, qu’il y ait sur la terre d’autressurvivants.

Lord John a approuvé avec vigueur.

– Voilà ce que je me demandais. Pourquoiserions-nous les seuls cailloux sur la plage ?

Summerlee a protesté :

– Il est absurde de supposer que d’autreshommes aient pu s’en tirer ! Rappelez-vous que le poison étaitsi virulent que même un homme aussi fort qu’un bœuf et parfaitementdépourvu de nerfs comme Malone a pu à peine grimper l’escalieravant de tomber évanoui. Est-il vraisemblable que quelqu’un ait purésister dix-sept minutes de plus ? Quant à dix-septheures…

– À moins que ce quelqu’un n’ait vu arriver lacatastrophe et ne s’y soit préparé comme l’a fait notre vieil amiChallenger.

– Cela est, je crois, hautementimprobable ! a déclaré le professeur en projetant sa barbe enavant et en la laissant retomber. La combinaison de l’observationde la déduction, et de l’imagination d’anticipation qui m’a permisde prévoir le danger est un chef-d’œuvre qu’on voit rarement deuxfois réussi dans la même génération.

– Vous concluez donc que tout le monde estmort ?

– Sans doute. Rappelons-nous cependant que lepoison agissait d’en bas vers le haut ; il était probablementmoins virulent dans les couches supérieures de l’atmosphère. C’estétrange, certes, mais c’est ainsi ; et nous avons là pourl’avenir un terrain d’études fascinant. En admettant que nouspartions à la recherche de survivants possibles, nous aurionspeut-être intérêt à nous tourner du côté d’un village tibétain oud’une ferme des Alpes, à plusieurs milliers de mètres au-dessus duniveau de la mer.

– Oui ! a souri lord John. Maisconsidérez aussi, je vous prie, qu’il n’existe plus de chemins defer ni de paquebots à votre disposition. Autant donc parler desurvivants dans la lune !… Je voudrais tout de même biensavoir si ce match avec le poison est réellement terminé ou si nousn’en sommes qu’à la mi-temps.

Summerlee s’est tordu le cou pour embrassertout l’horizon.

– Évidemment le ciel est clair et très beau,a-t-il murmuré non sans scepticisme. Mais hier il l’était aussi. Jene suis pas du tout certain que nous en ayons terminé.

Challenger a haussé ses robustesépaules :

– Dans ce cas, revenons à notre fatalisme. Siauparavant le monde a déjà subi cette expérience – hypothèse quin’est pas à exclure absolument – c’était il y a fort longtemps. Parconséquent, nous pouvons raisonnablement espérer qu’il s’écoulerabeaucoup de temps avant qu’elle ne se reproduise.

– Tout ça est très joli ! a répondu lordJohn. Mais si vous êtes secoué par un tremblement de terre, undeuxième peut parfaitement survenir avant que vous ne soyez remisdu premier. Je pense qu’en tout état de cause nous ferions bien denous dégourdir les jambes et de respirer le bon air pendant quenous en avons l’occasion. Puisque nous avons épuisé notre oxygène,nous serons aussi bien dehors que dedans.

Elle était bizarre, cette léthargie quis’était abattue sur nous ! Elle traduisait une réactionconsécutive aux fortes émotions de nos dernières vingt-quatreheures. Elle était tout à la fois physique et mentale. Nous vivionssous l’impression que plus rien n’avait d’importance, que toutétait une fatigue ou un exercice inutile. Challenger lui-même yavait succombé : il était assis sur sa chaise et il avaitenfoui son visage dans ses mains. Il a fallu que lord John et moile saisissions chacun par un bras et le mettions sur sespieds ; en guise de remerciements, nous n’avons d’ailleursreçu qu’un grognement de dogue en colère. Toutefois, à peine noussommes-nous trouvés hors de notre étroit refuge que nous avonsrécupéré graduellement notre énergie.

Mais par quoi allions-nous commencer, au seinde ce cimetière universel ? Depuis que le monde est monde,personne n’avait eu sans doute à répondre à pareillequestion ! Nous savions que nos besoins physiques seraientsatisfaits au-delà même du nécessaire. Nous n’avions qu’à nousservir : toutes les ressources en vivres, tous les vins, tousles trésors des arts nous appartenaient désormais. Maisqu’allions-nous faire ? Quelques tâches mineures nousrequéraient immédiatement. Ainsi, nous sommes descendus à lacuisine pour allonger les deux domestiques sur leurs litsrespectifs. Elles avaient l’air de ne pas avoir souffert enmourant : l’une était assise sur une chaise, l’autre gisaitsur le plancher de l’arrière-cuisine. Puis nous avons amené dans lamaison le corps du pauvre Austin. Ses muscles étaient aussi rigidesqu’une planche : la rigor mortis dans toute soninflexibilité. Sa bouche tordue dessinait un sourire ironique,sardonique. C’était d’ailleurs le symptôme qui se retrouvait surtous ceux qui étaient morts empoisonnés. Partout où nous allions,nous découvrions des visages grimaçants, qui souriaientsilencieusement et sinistrement aux survivants de leur espèce.

Pendant que nous partagions un petit repasdans la salle à manger, lord John avait marché de long enlarge ; puis il s’est arrêté pour nous dire :

« Écoutez ! J’ignore quel est votresentiment, mes amis, mais quant à moi il m’est impossible dem’asseoir ici sans rien faire.

Challenger a haussé le sourcil :

– Peut-être aurez-vous la bonté de noussuggérer ce que vous pensez que nous devrions faire ?

– Nous mettre en route et voir ce qui estarrivé.

– C’est ce que je me proposais de faire.

– Mais pas dans ce petit village de campagne.De la fenêtre, nous voyons du pays tout ce que nous désironsvoir.

– Et alors, où irions-nous ?

– À Londres !

– Fort bien ! a grogné Summerlee. Celapeut vous être égal de marcher pendant soixante-cinqkilomètres ! Mais je doute que Challenger, avec ses jambescourtes et arquées, puisse le faire. Quant à moi, je suisparfaitement sûr que je ne le pourrais pas.

Challenger a été très contrarié.

– Si vous pouviez faire en sorte, monsieur, delimiter le champ de vos observations aux particularités de votrepropre personne, vous y découvririez un terrain fertile encommentaires !

– Mais je n’avais pas l’intention de vousoffenser, mon cher Challenger ! s’est écrié notre gaffeur.Personne ne peut être tenu pour responsable de son physique.Puisque la nature vous a gratifié d’un corps trapu et lourd,comment auriez-vous évité d’avoir des jambes courtes etarquées ?

Trop furieux pour répondre, Challenger s’estcontenté de rougir, de battre des paupières et de gronder. LordJohn s’est hâté d’intervenir :

– Vous parlez de marcher. Mais pourquoimarcher ?

– Nous suggéreriez-vous de prendre letrain ? a demandé Challenger, encore frémissant.

– Non, mais votre voiture. Pourquoi ne pasnous en servir ?

– Je ne m’y entends guère, a réponduChallenger en réfléchissant dans sa barbe. Mais tout de même, vousavez raison de supposer que l’intelligence humaine, qui s’exercehabituellement dans ses manifestations les plus élevées, devraitêtre suffisamment souple pour s’adapter à n’importe quoi. Votreidée, lord John, est excellente. Je vous conduirai tous àLondres.

– Vous ne conduirez rien du tout ! aprotesté Summerlee énergiquement.

– Non, George ! s’est exclaméeMme Challenger. Tu n’as essayé qu’une fois deconduire : rappelle-toi comment tu as fracassé la porte dugarage !

– C’était un manque momentané deconcentration, a convenu de bonne grâce le professeur. Considérezl’affaire comme réglée : je vais tous vous conduire àLondres.

Lord John a détendu la situation :

– Quelle voiture avez-vous ?

– Une Humber 20 CV.

– Eh bien ! j’en ai conduit une pendantdes années… Mais je vous jure que jamais je n’aurais pensé qu’unjour je conduirais toute la race humaine dans une seuleHumber ! Il y a place pour cinq. Préparez-vous : je vousattends devant la porte à dix heures.

Ronronnante et pétaradante, la voiture sortaità l’heure dite de la cour, avec lord John au volant. Je me suisassis à côté de lui tandis que Mme Challengerservait de tampon entre les deux savants courroucés. Puis lord Johna desserré le frein, passé rapidement ses vitesses, et nous sommespartis à toute allure pour la plus extravagante des promenades.

Représentez-vous le charme de la nature encette journée d’août, la douceur de l’air matinal, l’éclat doré dusoleil d’été, le ciel sans nuages, le vert luxuriant des bois duSussex, la pourpre sombre des dunes vêtues de bruyères. Regardeztout autour de vous : la beauté haute en couleur de ces lieuxbannit toute idée de catastrophe ; et pourtant celle-ci trahitsa présence par un signe sinistre : le silence solennel quiplane sur toutes choses. À la campagne, il y a toujours un aimablebourdonnement de vie : si constant, si grave qu’on cesse del’entendre ; les riverains de l’océan ne prêtent pas davantageattention à l’incessant murmure des vagues. Le gazouillis desoiseaux, le vrombissement des insectes, l’écho lointain des voix,le meuglement du bétail, les aboiements des chiens, le grondementdes trains ou des voitures : tout cela forme une seule notebasse, ininterrompue, que l’oreille ne perçoit même plus.Maintenant, elle nous manque. Ce silence mortel est étouffant. Ilest si grave, si impressionnant que la pétarade de notre moteurnous paraît une intrusion impudente, un mépris indécent à l’égardde ce calme respectueux qui sonne le glas inaudible del’humanité.

Et puis voici les morts ! Cesinnombrables visages tirés qui grimacent un sourire nous fontd’abord frémir d’horreur. L’impression est si vive et si forte queje garderai toujours en mémoire cette descente vers la gare :nous passons à côté de la gouvernante et des deux bébés, du chevalagenouillé la tête pendante entre ses brancards, du cocher tordusur son siège, du jeune homme cramponné à la poignée de la portièrepour sauter. Un peu plus bas, il y a six moissonneurs en tas,entremêlés, avec des yeux vides qui interrogent sans comprendre lapureté du ciel. Mais bientôt, nos nerfs surexcités ne réagissentplus : l’immensité de l’horreur fait oublier des exemplesparticuliers. Les individus se fondent dans des groupes, lesgroupes dans des foules, les foules dans un phénomène universel quel’on est bien obligé d’accepter dans tous ses détails. Ce n’est quepar places, quand un incident particulièrement émouvant ougrotesque s’impose à l’attention, que l’esprit bouleversé retrouvela signification humaine et personnelle de la catastrophe.

Il y a surtout les enfants. Je me rappelleencore combien leur spectacle nous a remplis de ressentiment contreune injustice insupportable. Nous avons failli pleurer etMme Challenger a pleuré en passant devant unegrande école : sur la route étaient éparpillés en une longuetraînée d’innombrables petits corps. Les enfants avaient étérenvoyés par leurs maîtres affolés, et le poison les avait surprisquand ils couraient pour rentrer à la maison. Un grand nombre degens avaient été saisis devant leurs fenêtres ouvertes. DansTunbridge Wells, il n’y en avait pas une qui ne fût décorée d’uncadavre souriant. Le manque d’air, le désir d’oxygène que nousseuls avions pu satisfaire avaient précipité tous les habitants àleurs fenêtres. Les trottoirs également étaient jonchés d’hommes,de femmes et d’enfants, sans chapeaux, parfois à demi vêtus, quis’étaient rués hors de chez eux. Beaucoup s’étaient effondrés aumilieu de la chaussée. Par chance, lord John s’affirmait comme unas du volant : rien n’était plus difficile que d’éviter cescorps étendus. Il nous fallait aller très lentement en traversantles villages et les villes ; une fois à Tunbridge, nous avonsdû nous arrêter et déplacer les corps qui entravaient notreprogression.

Quelques images précises de ce long panoramade la mort sur les routes du Sussex et du Kent demeurent dans mamémoire. À la porte d’une auberge, à Southborough, une grossevoiture étincelante était arrêtée ; elle transportait sûrementdes gens qui revenaient d’une partie de plaisir à Brighton ou àEastbourne ; il y avait trois femmes joliment habillées,jeunes et belles ; l’une d’elles tenait un pékinois sur sesgenoux ; elles étaient accompagnées d’un homme âgé qui avaitune tête de noceur, et d’un jeune aristocrate qui portait encore àl’œil son monocle et dont la cigarette, brûlée jusqu’au bout deliège, était demeurée entre ses doigts gantés. La mort, qui avaitdû les frapper au même instant, les avait fixés comme desmannequins de cire. L’homme âgé avait fait un effort pourdéboutonner son col et respirer, mais les autres auraient aussibien pu mourir en dormant. Sur un côté de la voiture, un maîtred’hôtel s’était affaissé avec des verres en miettes contre lemarchepied. De l’autre, deux vagabonds en haillons, un homme et unefemme, gisaient là où ils étaient tombés ; l’homme avec samain tendue, semblait demander l’aumône pour l’éternité. En uneseconde, l’aristocrate, le maître d’hôtel, les vagabonds, le chienet les jolies femmes avaient été transformés en protoplasme endécomposition.

Je me rappelle une autre scène singulière, àquelques kilomètres de Londres. Sur la gauche, il y avait un grandcouvent avec une pente gazonnée qui le séparait de la route. Lapente était couverte d’enfants agenouillés en prières. Devant euxse tenaient des bonnes sœurs sur un rang et plus haut, silhouetterigide, sans doute la mère supérieure. Contrairement aux joyeuxoccupants de la voiture, ceux-là semblaient avoir été avertis dupéril et ils étaient morts magnifiquement réunis, maîtresses etélèves, rassemblés pour une dernière leçon commune.

J’ai l’esprit encore étourdi par cetteterrible promenade et je cherche en vain le moyen d’exprimerl’émotion qui nous accablait. Peut-être vaut-il mieux ne pasessayer et me contenter d’exposer les faits. Summerlee etChallenger eux-mêmes étaient effondrés.Mme Challenger laissait échapper de petitssanglots. Quant à lord John, il était trop préoccupé par sonvolant, et il n’avait ni le temps ni le goût de parler. Il sebornait à répéter inlassablement :

« Joli travail, hein ?

Cette exclamation, à force d’être répétée, mefaisait sourire.

« Joli travail, hein ?

Quel commentaire pour ce jour de mort !Mais lord John l’exprimait chaque fois que la mort et des ruines sedressaient devant nous. « Joli travail, hein ? »quand nous descendions de Rotherfield vers la gare. « Jolitravail, hein ? » quand nous défilions dans ce désertqu’était devenue la grande rue de Lewisham, ou sur la route duvieux Kent.

C’est ici que nous avons reçu un chocstupéfiant. De la fenêtre d’une humble maison apparut un mouchoirqui s’agitait au bout d’un bras humain long et mince. Jamaisl’apparition d’une mort imprévue n’aurait arrêté puis fait repartirnos cœurs avec plus de brutalité que cette ahurissantemanifestation de vie. Lord John a rangé la voiture le long dutrottoir ; l’instant d’après, nous foncions par la porteouverte de la maison, grimpions l’escalier et pénétrions dans lapièce du deuxième étage d’où le signal avait jailli.

Une très vieille femme était assise dans unfauteuil, auprès de la fenêtre ; à côté d’elle, allongée entravers d’une chaise, il y avait une bouteille d’oxygène, pluspetite, mais de la même forme que celles qui nous avaient sauvé lavie. Quand nous avons franchi son seuil, elle a tourné vers nous safigure maigre, allongée, avec des yeux vifs derrière deslunettes.

– Je craignais d’être abandonnée ici pourtoujours ! nous a-t-elle dit. Je suis infirme et je ne puisbouger.

– Eh bien ! madame, a répondu Challenger,vous avez eu une chance inouïe que nous soyons passés parlà !

– J’ai une question très importante à vousposer, messieurs. Je vous supplie d’être francs. Pouvez-vous medire si ces événements ont eu une répercussion sur les cours de laBourse et notamment sur les actions des chemins de ferbritanniques ?

Nous aurions éclaté de rire si nous n’avionspas été frappés par l’anxiété tragique avec laquelle elle attendaitnotre réponse. Mme Burston, c’était son nom, étaitune veuve âgée dont le revenu dépendait de quelques actions deBourse. Sa vie avait été jalonnée par les hauts et les bas de laBourse, et elle était incapable de se former une conception del’existence où n’entrait pas en jeu la cotation de ses actions. Envain avons-nous essayé de lui représenter que tout l’argent dumonde était à prendre, mais qu’une fois pris il ne servirait àrien. Son vieil esprit se refusait à admettre cette idée nouvelle.Elle s’est mise à pleurer :

« C’était tout ce que je possédais !répétait-elle. Si je l’ai perdu, je peux bien mourir !

De ses lamentations nous avons néanmoinsextrait les motifs de ce fait étrange qu’une vieille plante commeelle avait survécu à la mort de toute la grande forêt. Elle étaitinfirme et asthmatique. L’oxygène lui avait été prescrit pour sonasthme, et elle avait auprès d’elle une bouteille pleine quand lacatastrophe s’était produite. Naturellement, dès qu’elle avaitéprouvé des difficultés à respirer, elle en avait aspiré un peucomme à l’accoutumée. L’oxygène l’avait soulagée ; en enprenant parcimonieusement, elle avait fait durer la bouteille toutela nuit. Au matin, elle s’était endormie et le bruit de notremoteur l’avait réveillée. Comme il nous était impossible del’emmener avec nous, et comme elle disposait de tout ce qui luiétait nécessaire pour vivre, nous lui avons promis de revenir lavoir avant deux jours. Et nous l’avons quittée : elle pleuraitencore sur ses actions perdues.

En approchant de la Tamise, l’embouteillagedes rues augmentait de densité et les obstacles les plus diversnous déroutaient. Nous avons eu beaucoup de mal à nous frayer unpassage sur le pont de Londres. Mais ensuite il nous a étéimpossible d’avancer, tant la circulation immobilisée était serrée.Le long d’un wharf, près du pont, un bateau se consumait :l’air était plein de flocons de suie ; une acre odeur de brûlénous prenait à la gorge. Quelque part près du Parlement s’échappaitun gros nuage de fumée opaque, mais nous n’avons pas pu repérerexactement l’endroit où l’incendie avait éclaté.

– Je ne sais pas ce que vous en pensez, a ditlord John en rangeant la voiture, mais la campagne me semble moinstriste que la ville. La mort de Londres me porte sur les nerfs. Jesuis d’avis que nous jetions un coup d’œil aux alentours et quenous rentrions à Rotherfield.

Le professeur Summerlee a approuvé :

– Je ne vois vraiment pas ce que nous pouvonsespérer ici !

La grande voix de Challenger a curieusementretenti au sein du silence qui nous environnait :

« En même temps, il nous est difficile deconcevoir que sur sept millions d’habitants, seule survit unevieille femme grâce à une particularité de constitution ou à unaccident quelconque.

– En admettant qu’elle ne soit pas la seule etqu’il y ait d’autres survivants, George, Comment espérer lesdécouvrir ? a questionné Mme Challenger.Toutefois, je pense comme vous : nous ne pouvons pas rentrersans avoir au moins essayé.

Nous sommes alors sortis de la voiture et, nonsans difficulté, nous avons cheminé sur la chaussée encombrée deKing William Street, puis nous avons pénétré dans un grand bureaud’assurances par la porte ouverte. C’était une maisond’angle ; nous l’avions choisie parce qu’elle permettait devoir dans toutes les directions. Nous avons grimpé l’escalier etnous avons traversé ce qui avait dû être la salle du conseild’administration, car huit hommes âgés étaient assis autour d’unelongue table à tapis vert. La fenêtre était ouverte et nous noussommes glissés sur le balcon. De là, nous pouvions voir les rues dela City qui partaient dans toutes les directions ; en dessousde nous, la route était noire d’un trottoir à l’autre, avec la fileimmobile des toits des taxis. Presque tous étaient tournés vers labanlieue, les hommes de la City, épouvantés, avaient au derniermoment tenté l’impossible pour rejoindre leurs familles. Ici et là,parmi des fiacres plus modestes, s’allongeaient les capotsbrillants de somptueuses voitures appartenant à quelques richesmagnats des affaires, coincées dans le flot du trafic interrompu.Juste sous nos yeux, il y en avait une extrêmement luxueuse, dontle propriétaire, un gras vieillard, avait passé la moitié du corpshors de la portière ; à voir la main potelée étincelante dediamants qu’il levait encore, on devinait qu’il avait dû ordonner àson chauffeur de faire un suprême effort pour se frayer unpassage.

Une douzaine d’autobus se dressaient comme desîlots dans ce courant : les voyageurs entassés sur lesimpériales avaient culbuté les uns sur les autres ; on auraitdit un jeu d’enfants dans une nursery. Sur le socle d’unlampadaire, au milieu de la route, un solide policeman se tenaitappuyé contre le pilier : son attitude était si naturellequ’il était difficile de réaliser qu’il n’était plus en vie ;à ses pieds était affalé un petit vendeur de journaux déguenillé,son tas de papiers à côté de lui. Une affichette se détachait, surlaquelle était écrit en lettres noires sur fond jaune :« Bagarre à la Chambre des lords. Un match de rugbyinterrompu ». Cela devait être une première édition, card’autres placards portaient en manchette : « Est-ce lafin du monde ? – L’avertissement d’un grand savant –Challenger avait-il raison ? – Nouvelles sinistres. »

Challenger a montré du doigt le placard quiarborait son nom, et je l’ai vu qui bombait le torse et quifrappait sa barbe. La pensée que Londres était mort en prononçantson nom et en ayant ses idées dans la tête flattait sa vanité. Lessentiments étaient si visibles qu’ils ne pouvaient manquer desusciter un commentaire sardonique de son collègue.

– En vedette jusqu’à la fin,Challenger !

– On dirait ! s’est-il borné àrépondre.

Il a regardé en bas, vers toutes ces ruessilencieuses et vouées à la mort ; après quoi il aajouté :

« Je ne vois vraiment pas pourquoi nousresterions plus longtemps à Londres. Je vous propose que nousrentrions de suite à Rotherfield, où nous tiendrons un conseil deguerre pour déterminer l’emploi le plus profitable des années quisont encore devant nous.

Je peindrai une dernière scène de la Citymorte. Nous avons voulu jeter un coup d’œil à l’intérieur del’église Sainte-Marie, tout près de l’endroit où notre voiture nousattendait. Choisissant notre chemin parmi les formes prostrées surles marches, nous avons poussé la porte et nous sommes entrés.C’était un spectacle extraordinaire ! D’un bout à l’autrel’église était pleine à craquer de gens agenouillés dans des posesde supplication et d’humilité. Au dernier et terrible moment, lepeuple soudain mis en présence des réalités de la vie – cesréalités terrifiantes auxquelles nous sommes livrés même quand nousn’en suivons que les apparences – s’était rué vers ces vieilleséglises de la City qui depuis des générations étaient presquedésertées. Là les hommes et les femmes s’étaient serrés aussi prèsque cela leur avait été possible en tombant à genoux ;certains étaient dans un si grand trouble qu’ils avaient gardé leurchapeau sur la tête. Dans la chaire, un jeune homme en tenue deville était sans doute en train de leur parler quand lui et sesauditeurs avaient été submergés par le même destin. Il gisait àprésent, tel Polichinelle sur son théâtre, avec la tête et les brasqui pendaient par-dessus le rebord. L’église grise et poussiéreuse,les rangs des fidèles agonisants, le silence et l’obscurité, cepantin disloqué… quel cauchemar ! Nous sommes sortis sur lapointe des pieds.

Et soudain, j’ai eu une idée. À l’un desangles de l’église, près de la porte, il y avait les fontsbaptismaux, et derrière eux un renfoncement assez profond oùpendaient les cordes pour les sonneurs de cloches. Pourquoi nediffuserions-nous pas un message qui serait entendu de toutLondres… du moins de tous ceux qui pourraient vivre encore ?J’ai retraversé la porte, j’ai couru, et je me suis cramponné à lacorde de chanvre : j’ai été tout étonné de découvrir qu’ilétait très difficile de mettre le carillon en branle. Lord John,qui m’avait suivi, a retiré sa veste :

– Mon vieux bébé, m’a-t-il dit, vous avez euune riche idée ! Je m’y mets avec vous, nous réussirons bien àla faire danser, cette cloche…

Mais même à deux, nous n’avons pas réussi.Challenger et Summerlee durent ajouter leur poids au nôtre pour quenous entendions enfin le grondement et le résonnement au-dessus denos têtes : le grand battant se décidait à jouer sa musique.Loin par-delà Londres anéanti résonnait notre message de fraternitéet d’espoir, qui s’adressait à tout survivant possible. Ilréchauffait nos cœurs, cet appel puissant, métallique ! Etnous tirions de toutes nos forces, à chaque traction sur la corde,nous étions arrachés du sol d’un demi-mètre, mais tous ensemblenous la ramenions en bas ; Challenger était presque couché parterre tant il s’employait, il montait, il redescendait àl’horizontale comme une monstrueuse grenouille mugissante, et ilahanait chaque fois qu’il tirait. Le moment aurait été bien choisipour qu’un artiste exécutât le tableau de ces quatre chevaliers del’aventure, de ces compagnons de combats où les dangers furentaussi divers qu’étranges ; leur destin leur imposaitmaintenant cette expérience suprême !… Pendant une demi-heurenous avons sonné les cloches ; la sueur inondait nosvisages ; nos bras et nos reins nous faisaient mal. Et puisnous sommes sortis sous le portail, nous avons guetté les ruesembouteillées et silencieuses. En réponse à notre appel, pas unbruit, pas un mouvement !

– Inutile de continuer ! Tout estmort ! ai-je crié.

Et Mme Challenger aconfirmé :

– Nous ne pouvons rien faire de plus. Pourl’amour de Dieu, George, rentrons à Rotherfield ! Une heureencore dans cette City muette et morte, et je deviensfolle !

Sans un mot, nous avons réintégré la voiture.Lord John lui a fait faire demi-tour et nous avons pris la route duSud. Le film de nos aventures nous semblait terminé. Nous nepouvions pas supposer qu’un nouvel épisode allait commencer.

Chapitre 6Le grand réveil

J’en viens maintenant à la conclusion de cetteextraordinaire aventure qui éclipse toutes les autres, nonseulement celles de nos médiocres existences individuelles, maisencore celles de l’histoire générale de l’espèce humaine. Comme jel’ai dit au début de mon récit lorsque j’ai commencé à retracer lesfaits, voilà une expérience qui surpasse tous les événements commeune cime de montagne s’élève au-dessus des contreforts quil’entourent. Notre génération est promise à un destin bien spécialpuisqu’elle a été choisie pour témoigner d’une chose aussimiraculeuse ! L’avenir seul nous dira combien de temps l’effeten aura duré, jusqu’à quand l’humanité aura conservé l’humilité etle respect que ce grand choc lui a enseignés. Il est normald’écrire, je crois, que les choses ne redeviendront jamais cequ’elles étaient avant. Personne ne peut réaliser l’étendue de sonimpuissance et de son ignorance, ni sentir comment il est soutenupar une main invisible tant que cette main ne se referme pas uninstant pour le broyer. La mort a été suspendue au-dessus de nostêtes. Nous savons qu’à tout moment elle peut revenir. Sa présencelugubre assombrit nos existences ; mais qui peut nier que souscette ombre le sens du devoir, le sentiment de la responsabilité,une juste appréciation de la gravité de la vie et de ses fins,l’ardent désir de nous développer et de progresser se sont accrus,et que nous avons fait entrer toutes ces considérations dans nosréalités quotidiennes au point que notre société en est transforméedu tout au tout ? Par-delà les sectarismes, par-delà lesdogmes, quelque chose existe : disons un changement deperspectives, une modification de notre échelle des proportions, lacompréhension de notre insuffisance et de notre fragilité, lacertitude formelle que nous existons par tolérance, que notre vieest suspendue au premier vent un peu froid qui souffle del’inconnu. Mais de ce que le monde est devenu plus grave, il nes’ensuit pas, selon moi, qu’il soit devenu plus triste. Sûrement,nous convenons que les plaisirs sobres et modérés du présent sontplus profonds et plus sages que les folles bousculades bruyantesqui passaient si souvent pour la joie dans les temps d’autrefois –ces temps si proches et pourtant si inconcevablesaujourd’hui ! Les existences, dont on gaspillait le vide dansles visites qu’on recevait et qu’on rendait, dans le vain entretienfastidieux des grandes maisons, dans la préparation de repascompliqués et pénibles, ont maintenant trouvé à se remplirsainement dans la lecture, la musique, et la douce communion detoute une famille. Des plaisirs plus vifs et une santé plusflorissante les ont rendues plus riches qu’auparavant, même aprèsqu’aient été acquittées ces contributions accrues au fonds communqui a ainsi élevé le standard de vie dans les îlesBritanniques.

Les opinions divergent sur l’heure exacte dugrand réveil. On s’accorde généralement pour admettre que, comptetenu des différences d’heures, il a pu y avoir des causes localesqui influençaient l’action du poison. Assurément, dans chaquecommune prise à part, la résurrection a été pratiquementsimultanée. De nombreux témoins affirment que Big Ben marquait sixheures dix. La Société royale des astronomes l’a fixée à dix heuresdouze à l’heure de Greenwich. D’autre part, Laird Johnson,observateur très compétent de l’East Anglia, a noté dix huit heuresvingt. Aux Hébrides, on l’enregistra à dix neuf heures. Dans notrecas, il ne peut y avoir aucun doute, car j’étais assis dans lebureau de Challenger et j’avais en face de moi monchronomètre : il marquait six heures et quart.

Une incommensurable dépression s’était abattuesur moi. L’effet cumulatif de tous les spectacles horribles quenous avions vus au cours de notre voyage du matin pesait lourdementsur mon âme. Étant donné ma santé surabondante de jeune animal etma grande énergie physique, je ne me laissais jamais assombrirfacilement ! Je possédais la faculté irlandaise de discernertoujours une étincelle d’humour dans n’importe quelle situationbien noire. Mais pour une fois j’étais oppressé, découragé. Lesautres se trouvaient en bas, ils bâtissaient des projets d’avenir.Moi, j’étais allé près de la fenêtre ouverte, et le menton appuyédans ma main, je méditais sur la misère de notre position.Pourrions-nous continuer à vivre ? Du moins, c’était laquestion que je me posais pour moi-même. Était-il possible de vivresur un monde mort ? De même qu’en physique le corps le plusgrand attire et entraîne le plus petit, ne subirions-nous pasl’insurmontable puissance d’attraction de cette immense humanitéqui avait fait le saut dans l’inconnu ? Et comment notre viese terminerait-elle ? Par un retour offensif du poison ?Ou bien la terre deviendrait-elle inhabitable sous l’effet dupourrissement des corps ? Et je redoutais aussi que notreaffreuse situation ne finît par nous faire perdre notre équilibremental… Alors, une équipe de fous sur un monde mort ? Monesprit était en train de se nourrir de cette déplorable perspectivelorsqu’un bruit léger m’a fait tourner la tête vers la route endessous de moi : le vieux cheval du fiacre montait lacôte !

Au même instant, j’ai pris conscience que lesoiseaux recommençaient à gazouiller, que dans la cour quelqu’untoussait, et que tout le paysage semblait se mettre en mouvement.Mais je me rappelle bien que c’est cette antique haridelle,absurde, décharnée, grotesque, qui a capté d’abord mon attention.Puis mes yeux se sont portés vers le cocher remonté sur son siège,vers le jeune homme qui était penché par la portière pour ordonnerune direction à prendre : indiscutablement –agressivement ! – ils étaient rendus à la vie.

Les hommes s’étaient remis à vivre !Avais-je donc subi alors une hallucination ? Cette histoired’une ceinture empoisonnée autour de la terre n’aurait-elle étéqu’un cauchemar ? Pendant quelques instants, ahuri, j’ai étédisposé à le croire. Puis j’ai regardé mes mains : il y avaittoujours les ampoules que je m’étais faites en sonnant les clochesde Sainte Marie. Je n’avais pas rêvé. Et cependant le monderessuscitait : c’était la marée de la vie qui cette foissubmergeait la planète. Mes regards fouillaient la campagne :tout recommençait, tout repartait de l’endroit même où tout s’étaitarrêté. Les joueurs de golf, par exemple : allaient-ilsreprendre leur partie ? Oui, l’un d’eux exécutait undrive ; d’autres, sur un green, se remettaient à putter versle trou. Quant aux moissonneurs, ils se dirigeaient lentement versles champs. La gouvernante avait hissé sur un bras son bébé, et del’autre elle poussait la petite voiture vers le haut de la côte.Chacun renouait avec insouciance le fil de sa vie à l’endroit mêmeoù il avait été cassé.

J’ai dévalé l’escalier, mais la porte duvestibule était ouverte, et j’ai entendu dans la cour les voix demes compagnons, leurs exclamations de surprise, leurscongratulations… Ah ! les poignées de main que nous avonséchangées, et ces rires ! Mme Challenger, dansson émotion, nous a tous embrassés avant de se jeter dans lespattes d’ours de son mari.

– Mais enfin, ils n’étaient pasendormis ! s’est écrié lord John. Au diable tout cela,Challenger ! Vous croyez, vous, que ces gens dormaient avecles yeux ouverts, leurs membres rigides, et cet affreux souriregrimaçant sur le visage ?

– Ils étaient sans doute tombés en catalepsie,a répondu Challenger. C’est un phénomène assez rare, qu’autrefoison a souvent confondu avec la mort. Pendant que le sujet est danscet état, sa température tombe, la respiration disparaît, lebattement du cœur est imperceptible… En fait, c’est la mort, aveccette différence que c’est une mort provisoire. L’intelligence laplus compréhensive…

Ici, il a fermé les yeux et a souri avecsuffisance.

–… aurait eu du mal à concevoir une catalepsieuniverselle éclatant sous cette forme.

– Vous pouvez l’appeler catalepsie, a faitobserver Summerlee. Mais en somme, c’est un nom, rien deplus ! Et nous ne connaissons pas davantage ses effets que legenre de poison qui l’a provoquée. Tout ce que nous pouvons dire seborne à ceci : l’éther vicié a provoqué une mortprovisoire.

Austin était assis sur le marchepied de lavoiture. C’était sa toux que j’avais entendue tout à l’heure. Ilavait gardé le silence tout en se frictionnant la tête, maismaintenant il marmonnait en contemplant la voiture.

– Jeune imbécile ! grommela-t-il. Il fauttoujours qu’il touche à quelque chose !

– Qu’est-ce qu’il y a, Austin ?

– L’huile coule, monsieur. Quelqu’un s’estamusé avec la voiture. Je pense que c’est le gosse du jardinier,monsieur.

Lord John a pris un air coupable.

« Je ne sais pas ce qui cloche, apoursuivi Austin, en se mettant péniblement debout. Je me rappelleque je me suis senti devenir bizarre pendant que je lavais lavoiture. Je crois que je suis tombé sur le marchepied. Mais je jurebien que j’avais pensé à l’huile !

Un récit succinct des événements lui a alorsété fait ; Austin a appris du même coup ce qui lui étaitarrivé, à lui et au monde entier. Le mystère de l’huile lui a étéexpliqué. Il nous a écoutés en manifestant un mépris visible pourl’amateur qui avait conduit sa voiture, mais un très vif intérêtpour le compte rendu de notre voyage dans la City endormie. Je mesouviens de son commentaire :

– Vous vous êtes donc trouvé près de la Banqued’Angleterre, monsieur ?

– Oui, Austin.

– Et il y avait tous ces millions àl’intérieur, et tout le monde dormait ?

– Mais oui, Austin !

– Et je n’étais pas là ! a-t-il gémiavant de se détourner pour reprendre son tuyau d’arrosage.

Des roues ont grincé sur le gravier. Le vieuxfiacre s’est arrêté devant la porte de Challenger. J’ai vu le jeuneoccupant en sortir. Un instant plus tard, la bonne, qui semblaitaussi ahurie que si on l’avait arrachée au sommeil le plus profond,a apporté sur un plateau une carte de visite. Quand il l’a lue,Challenger a reniflé avec férocité, et son épaisse barbe noires’est agitée.

– Un journaliste ! a-t-il rugi.

Puis un sourire méprisant a élargi sabouche :

– Après tout, il est naturel que le mondeentier soit pressé d’apprendre ce que je pense d’un telévénement !

– Ce n’est certainement pas là l’objet de sacourse, a dit Summerlee, car votre journaliste était déjà sur laroute dans son fiacre avant que ne commençât la catastrophe.

J’ai pris la carte et j’ai lu :« James Baxter, correspondant à Londres du New YorkMonitor ».

– Le verrez-vous ? ai-je demandé.

– Pas moi !

– Oh ! George ! Tu devrais être plussociable, plus aimable ! Est-il possible que tu n’aies tiréaucune leçon de cette aventure ?

– Tut, tut ! s’est-il borné à répondre ensecouant sa tête aussi volumineuse qu’entêtée.

Et puis il a explosé :

« Une engeance empoisonnée, eh !Malone ? La pire espèce de la civilisation moderne ! Uninstrument de charlatanisme, l’obstacle à tout progrèshumain ! Quand les journalistes ont-ils jamais dit une bonneparole sur mon compte ?

– Et vous ? Quand avez-vous jamais tenuun propos équitable sur leur compte ? ai-je répliqué. Voyons,monsieur, c’est un étranger qui s’est déplacé pour vous voir. Jesuis sûr que vous ne le décevrez pas.

– Bon, bon ! a-t-il grommelé. Venez avecmoi, et parlez en mon nom. Par avance, je proteste contre uneintrusion aussi offensante dans ma vie privée.

Grognant, grondant, il m’a suivi comme undogue en colère.

Le jeune Américain était tiré à quatreépingles ; il a sorti son carnet de notes, et à pieds jointsil a sauté dans le sujet.

– Je suis venu, monsieur, parce que notrepeuple, aux États-Unis, désire être averti du danger qui, selonvous, menace grandement le monde.

– Je ne connais pas de danger qui menacegrandement le monde, a répondu Challenger d’une voix bourrue.

Le journaliste l’a dévisagé avecétonnement.

– Je veux parler, monsieur, de l’éventualité,selon laquelle le monde pourrait être enveloppé d’une ceintured’éther empoisonné.

– Je ne redoute à présent aucun danger de cegenre.

La perplexité du journaliste s’est visiblementaccrue.

– Vous êtes bien le Pr Challenger,n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Alors je ne peux pas comprendre comment vouspouvez dire qu’un tel danger n’existe pas. Dois-je vous rappelervotre propre lettre au Times,qui a paru sous votresignature dans l’édition de ce matin ?

À son tour, Challenger a paru étonné.

– Ce matin ? Il n’y a pas eu deTimes publié à Londres ce matin.

– Certainement si, monsieur ! a ditl’Américain sur un ton de doux reproche. Vous admettez bien que leTimes est un journal quotidien… – Voici la lettre àlaquelle je me réfère.

Il a tiré de sa poche un exemplaire duTimes. Challenger a gloussé de joie et s’est frotté lesmains.

– Je commence à comprendre. Ainsi, c’est cematin que vous avez lu cette lettre ?

– Oui, monsieur.

– Et aussitôt vous êtes venum’interviewer ?

– Oui, monsieur.

– Avez-vous remarqué quelque chose d’anormalpendant votre voyage jusqu’ici ?

– Hé bien ! monsieur, pour dire le vrai,vos compatriotes m’ont semblé plus vivants et plus humains qued’habitude. Le convoyeur de bagages est sorti du fourgon pour meraconter une histoire drôle : dans ce pays, c’était vraimentune nouvelle expérience pour moi.

– Rien d’autre ?

– Ma foi, non, monsieur. Rien dont je ne mesouvienne en tout cas.

– Voyons, quand avez-vous quitté la gare deVictoria ?

L’Américain a souri.

– Je suis venu pour vous interviewer,professeur, mais j’ai l’impression que vous renversez lesrôles…

– Figurez-vous que cela m’intéresse. Vousrappelez-vous l’heure de votre départ ?

– Bien entendu. Il était midi et demi.

– Et vous êtes arrivé à… ?

– Deux heures et quart.

– Et vous avez pris un fiacre ?

– En effet.

– Quelle distance pensez-vous qu’il y a entreici et la gare ?

– Trois kilomètres, au moins.

– Alors, combien de temps faut-il, à votreavis, pour franchir ces trois kilomètres ?

– Eh bien ! peut-être une demi-heure,avec ce cheval asthmatique.

– Donc, il devrait être troisheures ?

– Oui, à peine davantage.

– Regardez votre montre.

L’Américain a obéi, et la stupéfaction s’estpeinte sur son visage.

– Mais dites donc, elle est arrêtée ! Cecheval a cassé tous les ressorts, c’est sûr ! Le soleil estassez bas, maintenant que j’y pense… Oh ! il se passe quelquechose ici que je ne comprends pas !

– Vous n’avez aucun souvenir d’un incidentquelconque pendant que vous grimpiez la côte ?

– Écoutez, il me semble me rappeler qu’à unmoment donné j’ai eu une forte envie de dormir… Et puis, cela merevient maintenant que je voulais dire quelque chose au cocher, etqu’il ne m’entendait pas. J’ai cru que c’était la chaleur, mais jeme suis senti un instant des vertiges… C’est tout.

– Il en est de même pour toute l’espècehumaine ! m’a dit Challenger. Un instant, ils se sont toussenti des vertiges. Personne n’a encore réalisé ce qui est arrivé.Et tous reprendront leur travail interrompu, comme Austin qui aramassé son tuyau d’arrosage, ou leur partie, comme les golfeurs.Votre rédacteur en chef, Malone, continue de préparer son journal,et il sera stupéfait un jour quand il découvrira qu’il manque unnuméro… Oui, mon jeune ami, a-t-il ajouté à l’adresse dujournaliste américain, et avec une soudaine poussée de bonnehumeur, cela peut vous intéresser de savoir que le monde a traverséle courant empoisonné qui tournoie dans l’éther comme le GulfStream dans l’océan. Et vous voudrez bien noter aussi, pour votrecommodité et vos rendez-vous, que nous ne sommes pas aujourd’huivendredi 27 août, mais samedi 28 août : vous êtes resté sansconnaissance dans votre fiacre pendant vingt-huit heures sur lacôte de Rotherfield.

Et là, je pourrais mettre un point final à cerécit. Vous vous êtes peut-être rendu compte, en le lisant, qu’iln’est qu’une version plus complète et plus détaillée du reportagequi a été publié le lundi suivant dans la Daily Gazette(reportage qui a été généralement considéré comme la plus grandexclusivité journalistique de tous les temps, et qui a fait vendretrois millions et demi d’exemplaires du journal). Encadrées sur lemur de mon bureau, ces manchettes somptueuses en disentlong :

LE MONDE DANS LE COMA PENDANT 28 HEURES

EXPÉRIENCE SANS PRÉCÉDENT

CHALLENGER AVAIT RAISON

NOTRE CORRESPONDANT EST ÉPARGNÉ

SON RÉCIT SENSATIONNEL

LA CHAMBRE À OXYGÈNE

UNE RANDONNÉE FANTASTIQUE

LONDRES DANS LA MORT

LA PAGE MANQUANTE EST RETROUVÉE

GRAVES INCENDIES – NOMBREUX MORTS

CE PHÉNOMÈNE RISQUE-T-IL DE SE REPRODUIRE ?

Au-dessous de ce chapeau glorieuxs’allongeaient neuf colonnes et demie de texte : l’unique,premier et dernier rapport sur l’histoire de la planète (telle dumoins qu’un seul observateur pouvait la relater) pendant la pluslongue journée de son existence. Dans un article voisin, Challengeret Summerlee traitaient le sujet sur le plan scientifique, mais àmoi seul était dévolu le soin du reportage. Certainement, je peuxchanter : Nunc dimittis ! Car ma carrière dejournaliste ne connaîtra plus semblable apothéose.

Mais je ne voudrais pas terminer sur desmanchettes à sensation ni sur un triomphe personnel. Permettez-moide citer, pour conclure, les dernières phrases retentissantes del’admirable éditorial publié par le plus grand quotidien du monde(éditorial que tout homme réfléchi devrait méditer) :

« Un truisme bien éculé, a dit leTimes, affirmait que notre espèce humaine était une fouledésarmée devant les forces latentes infinies qui nous environnent.Émanant des prophètes antiques et des philosophes contemporains, cemême message, qui était un avertissement, nous a été maintes foisadressé. Mais comme toutes les vérités trop souvent répétées, ilavait perdu de son actualité et de sa puissance. Il fallait uneleçon, ou une expérience saisissante, pour lui redonner vigueur.Nous venons d’émerger d’une épreuve salutaire mais terrible. Nosesprits sont encore stupéfaits de sa soudaineté, mais nos cœurs ontété radoucis parce que nous avons mesuré nos limites et nosinfirmités. Pour apprendre, le monde a payé un prix épouvantable.Nous ne connaissons encore qu’imparfaitement l’étendue dudésastre ; mais la destruction par le feu de New York,d’Orléans, de Brighton constitue en soit l’une des plus grandestragédies de l’histoire humaine. Quand le bilan des sinistresmaritimes et des catastrophes de chemins de fer sera établi, salecture provoquera l’effroi de tous. Et cependant, dans la majoritédes cas, les mécaniciens des trains et des paquebots sont parvenusà couper la pression avant de succomber au poison. Mais nouslaisserons de côté aujourd’hui les considérations relatives auxdommages matériels, pourtant si importants en vies et en biens. Letemps permettra d’ailleurs de les effacer. Ce qui ne doit pas êtreoublié, par contre, ce qui doit obséder constamment notreimagination, c’est la révélation des possibilités de l’univers, etla démonstration que l’étroit sentier sur lequel est engagée notreexistence physique se trouve bordé d’abîmes insondables. À la basede notre émotion actuelle, la gravité se mêle à l’humilité.Puissent-elles toutes deux servir de fondations au temple plusdigne que construira, nous l’espérons, une race mieux informée etque le respect inspirera davantage. »

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