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La Conspiration des milliardaires – Tome I

La Conspiration des milliardaires – Tome I

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 Les projets de William Boltyn

Le somptueux hôtel que le milliardaire William Boltyn occupait au numéro C de la Septième Avenue de Chicago, était, ce soir-là, en révolution.

Le maître de la maison, dissimulant son anxiété sous une froideur apparente, se refusait d’abandonner les récepteurs, en or massif, du téléphone qui reliait son cabinet de travail à la salle de la chambre des séances, au Capitole de Washington.

Vainement le timbre électrique l’avait averti que le lunch du soir était servi ; vainement le capitaine des cuisines et directeur du service de la bouche, Tom Punch, était venu le prévenir en personne, Tom Punch célèbre dans toute l’Amérique pour sa forte corpulence, son inépuisable gaieté, sa puissance presque incroyable dans l’absorption des liquides, et son entente des choses de la mangeaille.

Malgré toute la faveur dont il jouissait près du maître, il ne s’était attiré qu’une réprimande assez brutale.

La fille de William Boltyn, miss Aurora elle-même, n’avait pas été plus heureuse.

Aurora était une grande jeune fille, sérieuse,mince et blonde, exercée, dès sa plus tendre enfance, à tous lessports, depuis la bicyclette jusqu’à la photographie, depuis letennis jusqu’au yachting.

– Mon père, dit-elle d’un air résolu, jeconnais l’importance de votre préoccupation, mais il seraitpratique de prendre quelques aliments. Il est maintenant presqueneuf heures du soir, et vous n’avez rien mangé depuis ce matin.

– Je ne mangerai rien avant de connaîtrele résultat de la séance.

– Mais père, si elle se prolonge dans lanuit ?

– Tant pis.

– Je pourrais te faire servir dans toncabinet, ici-même, dit Aurora plus doucement.

– Je n’ai pas faim !… Crois-tu queje puisse avoir faim, dit-il avec une nuance de colère dans la voixet sans lâcher les récepteurs de l’appareil, peux-tu croire quej’aie faim lorsque je vois nos compatriotes se conduire avec tantde lâcheté ! Si nous nous en fions à nos représentants, labelle parole de Monroë : « L’Amérique auxAméricains » ne sera plus qu’une dérision. Les États del’Union auront été pillés, volés, par les Français, les Anglais,les Allemands, tous les parasites du Vieux Monde. Vous devriezcomprendre cela, Aurora, vous dont j’ai voulu faire à tout prix unevraie Américaine.

La jeune fille n’insista plus.

Pendant que son père se donnait tout entier àla communication qui paraissait l’irriter si fort, Aurora seretirait dans sa chambre à coucher tendue de satin blanc avecapplications de dentelles d’argent, et qu’éclairait au centre unmonstrueux massif d’orchidées en verres polychromes, intérieurementilluminé par de minuscules lampes Edison.

Cette espèce de buisson vitrifié répandait unéclat très doux, où le bleu, le vert, le rose et l’orangé semariaient agréablement.

À peine entrée, Aurora s’assit, et ne tardapas à s’absorber dans la lecture d’un volumineux magazine illustréde photogravures, et qui relatait, avec de minutieusesexplications, les découvertes scientifiques les plusrécentes : rayons X, photographies en couleurs, fabricationartificielle du diamant, et le résultat des dernières recherchessur l’aviation. Un article spécial était consacré à l’argentorium,cette espèce d’or artificiel, obtenu avec de l’argent, et qu’il estimpossible de distinguer de l’or véritable.

Mais qu’était-ce que William Boltyn ? Etcomment avait-il gagné ses milliards ?

Cela vaut bien une explication.

Au physique, c’était un gentleman de fortestature, haut en couleur, le nez droit et osseux, le menton carréencore accentué par une barbiche roussâtre à la yankee, lespommettes saillantes, et les yeux d’un éclat dur et métallique.D’un esprit éminemment froid et concentré, d’une intelligenceextrêmement lucide chaque fois qu’il s’agissait de chiffres etd’affaires, il avait l’art de réaliser, d’une façon pratique, lesentreprises les plus osées.

À sa démarche toujours égale, à la rigiditépresque automatique de ses mouvements, on eût dit que toutes sesactions étaient comme déterminées par un mécanisme intérieur.C’était le type de l’homme d’énergie par excellence.

Affichant un extrême mépris pour tout ce quiétait beaux-arts ou littérature, il n’avait de tableaux, de statueschez lui, que pour ne pas rester en arrière des autresmilliardaires, et aussi à titre de bon placement. Il ne voulaitconnaître que les affaires, et rien ne l’intéressait que lesaffaires.

Envers tous ceux qui l’entouraient, il semontrait d’une justice mathématique rendant à un cent[1] près à chacun ce qui lui était dû, etrien de plus.

Toutes les choses de la vie étaient pour luiun marché qu’il pesait, débattait, et payait au plus juste prix,sans ladrerie comme sans générosité.

Il ne se relâchait de ce rigorisme industrielqu’en faveur de deux êtres : sa fille Aurora, pour laquelle ilprofessait un véritable culte et qui lui avait fait commettre lesseules folies de son existence, c’est-à-dire des prodigalités, etson sommelier Tom Punch, envers lequel il montrait une excessiveindulgence.

Le sommelier, en effet, était une des rarespersonnes qui eussent le don d’amuser le milliardaire ; et defait, l’aspect de Tom Punch n’était pas pour engendrer lamélancolie.

Haut de six pieds, et presque aussi large àproportion, il ressemblait pas mal à un fût de bière de mars, quieût été le ventre, hissé sur deux autres tonneaux plus petits quiauraient été les jambes, le tout surmonté d’une tête rubiconde dontles joues, couleur lie de vin, pendaient au-dessous d’un nez entrompette aussi coloré qu’une tomate trop mûre.

Sur ses lèvres évasées comme l’embouchure d’uncor de chasse, errait un perpétuel sourire qui découvraittrente-deux dents d’une blancheur éclatante ; car Tom Punchavait autant d’appétit que de soif.

Ajoutons à cela qu’il ne manquait pasd’esprit.

Ses petits yeux gris brillaient de malice. Ilavait toujours quelque drôlerie nouvelle à raconter, ou quelquefarce excentrique à combiner.

Un jour, que son maître avait invité à satable deux riches Anglais en rivalité avec lui dans une très grosseaffaire, Tom Punch les avait si bien fait boire qu’ils n’avaient puquitter l’hôtel de huit jours entiers. Quand ils sortirent,l’affaire avait été conclue à leur désavantage. Ils quittèrentChicago en maugréant ; mais ils ne pouvaient s’empêcher deconvenir que jamais ils n’avaient été si magnifiquement régalés, etque jamais ils n’avaient tant ri.

Tom Punch avait encore d’autres talents. Ilgrattait à ravir de cette sorte de guitare spéciale à l’Amérique etqu’on appelle le banjo. Cet instrument, qui se composeessentiellement d’un tambour de basque auquel on a ajouté un mancheet que l’on a pourvu de cordes, est d’ailleurs d’un sonhorriblement monotone.

Nous avons dit que William Boltyn appréciaitfort les talents culinaires et autres de Tom Punch ; et cela,d’autant mieux, qu’il n’avait pas toujours été le milliardaireillustre que nous venons de présenter aux lecteurs. Il était, commeon dit en France, le fils de ses œuvres ; et c’est en sabotsqu’il avait fait son entrée à Chicago.

Fils de pauvres planteurs de coton duKentucky, ruinés pendant la guerre de Sécession, il était restéorphelin à sept ans, sans ressources, sans famille et sansamis.

Mais il avait l’énergie et la ténacité quiaccomplissent les grandes choses.

Il fit l’apprentissage de cent métiersdivers : tireur de coke dans une usine à gaz, employé d’unphotographe, garçon de bar, tireur de chaînes dans une fabriqued’indienne, chasseur de cavernes.

Il n’avait pas encore trouvé sa voie.

Enfin, au cours d’un voyage qu’il fit dans leFar West comme placier, pour le compte d’une importante manufactured’engrais chimiques, il eut l’idée de la vaste spéculation sur lesbestiaux qui devait l’enrichir.

Trouver un débouché aux immenses troupeaux desprairies de l’Ouest, qui, faute de consommateurs, se vendaient àdes prix dérisoires, telle était la question.

William Boltyn la résolut après six ans d’untravail acharné.

Tout le monde connaît les abattoirs, grandscomme une ville, qu’il possède à Chicago, et qui sont les plusvastes du monde.

Là, jour et nuit, se déversent des trainsentiers de bétail venus de tous les coins de l’Amérique.

Les animaux, saisis dès leur arrivée, par desgrappins d’acier automatiques, mus par de formidables machines,sont, en quelques minutes, égorgés, échaudés, écorchés,dépecés.

Les peaux, épilées électriquement, sontentassées dans un immense hall, tandis que le sang et lesentrailles sont dirigés, par le moyen d’un égout spécial, vers uneusine située plus loin, où ils sont transformés en engrais.

Quant à la viande, une grande partie estexpédiée pour être débitée fraîche dans les villes voisines.

Le reste est transformé en conserves, enbouillons concentrés, en préparations desséchées ou fumées quipeuvent se garder plusieurs années.

À Chicago, ville monstrueuse, tête de ligne desoixante-deux chemins de fer, et qui s’est improvisée en quelquesannées, William Boltyn était propriétaire, outre son hôtel et sesabattoirs, de plusieurs maisons à douze ou à quinze étages.

Ces bâtiments n’ont rien de commun avec ce quel’on peut voir en Europe.

Immenses blocs cubiques, percés de trouscarrés, sans aucune grâce et sans aucune ornementation, ils secomposent d’une charpente en acier forgé, très solide, dont lesintervalles sont simplement remplis par des murs de briques trèslégers. Le poids de l’édifice porte donc sur la cage de métal, etnon pas sur les murs ; ce qui fait que, lorsque la charpented’acier est installée, on commence à bâtir en même temps par lehaut et par le bas.

Et ce n’est pas une médiocre surprise, pourles Européens qui se trouvent pour la première fois en face de cesconstructions, que de voir les étages supérieurs entièrementterminés, alors que ceux d’en bas ne sont encore qu’à l’état decarcasses.

Munie d’ascenseurs et de téléphones, éclairéeet chauffée à l’électricité, chacune de ces maisons est un toutcomplet où l’on trouve, sans déplacement, le boucher, le boulanger,le tailleur, parfois même l’église et le concert en plein vent,établis sur la plus haute plate-forme.

Les étages d’en bas sont occupés par desremises et des entrepôts ; il n’est pas rare de voir desécuries installées au deuxième et au troisième étage. Chaque matinet chaque soir, les chevaux sont hissés sur l’ascenseur, avec lesautres habitants de la maison.

On peut se rendre compte, par les détails quiprécèdent, de la fortune princière de William Boltyn.

Il n’avait guère de rivaux en richesses que ceMackay, qu’on a surnommé le Pape de l’or, et Vanderbilt, le Roi deschemins de fer.

Les conserves à sa marque étaient vendues parmilliers de boîtes dans l’univers entier. Il était le fournisseurattitré de plusieurs armées européennes.

Mais il aurait voulu plus encore.

Depuis quelque temps, il se livrait à degrandes démarches et répandait l’or à profusion dans le but decréer, en Amérique, un mouvement d’idées favorable à laguerre ; et voici à quel mobile obéissait lemilliardaire :

William Boltyn rêvait de faire des États del’Union la première puissance du monde. Démesurément ambitieux,ayant nettement conscience de la force que lui donnaient sesmilliards, il n’espérait rien moins que de devenir un jour unesorte d’empereur du capital, que l’univers entier saluerait avecrespect.

Ses théories sur ce point étaientformelles.

– Nous autres, Yankees, disait-il, noussommes le peuple le plus industriel, le plus grand producteur duglobe. Grâce à notre activité, à notre entente pratique, à notregénie commercial, en un mot, grâce à nos qualités extrêmementdéveloppées d’hommes d’action, nous sommes parvenus, en moins d’unsiècle, à donner à notre industrie et à notre commerce undéveloppement qui n’a jamais été atteint par aucune nationeuropéenne. Notre civilisation est établie sur des bases solides,et nous ne nous embarrassons pas de ce fatras d’idées arriéréesdont se payent les hommes du Vieux Monde.

« Donc, concluait-il, l’avenir est ànous. Les produits de nos usines et de nos manufactures inondentl’univers. Nous n’avons qu’à le vouloir, et nous serons les maîtresdu monde.

C’était justement à ce sujet que WilliamBoltyn accusait ses compatriotes de manquer d’énergie et dedécision.

– Comment ! disait-il, notreParlement accepte docilement que nos produits soient frappés detaxes exorbitantes à leur arrivée sur le sol européen. Il n’a pasl’audace d’imposer les traités de commerce qu’il nous faudrait pourque nous puissions donner une libre extension à notreproduction.

– Mais, disaient les hommes d’État, nousne sommes pas en état de soutenir nos prétentions, de fairerespecter notre volonté. La dernière guerre coloniale, où nousn’avons été vainqueurs qu’au prix de beaucoup d’efforts et desacrifices, nous a démontré l’infériorité de notre armée et denotre flotte. Si nous prenons une attitude belliqueuse, lespuissances européennes se coaliseront. Nous aurons à lutter contreles armées et les flottes réunies de la Russie, de l’Angleterre, dela France, de l’Allemagne ; ce serait agir follement que denous placer dans cette situation. Bornons-nous d’abord à combattresur le terrain économique.

– Et nos milliards ! Pour quoi lescomptez-vous ? s’écriait William Boltyn, que ce raisonnementexaspérait. Une armée ! une flotte ! pour faire respecternos droits ! Mais nous les aurons lorsque nous le voudrons,nous devrions les avoir depuis longtemps, si les hommes quicomposent le Parlement étaient de vrais Yankees, résolus etaudacieux. Ce ne sont pas les dollars qui nous manquent ! Nosingénieurs sont aussi savants, aussi expérimentés que ceux du VieuxMonde. Eh ! bien, qu’on vote donc des crédits, qu’onconstruise des arsenaux et des ports de guerre, et qu’on tienneenfin un langage énergique aux Européens ; que nous n’ayonsplus l’air de trembler en présence de ces puissances qui nous sontinférieures à tous les points de vue.

Dans les conversations qu’il avait avec leshommes d’État les plus influents de l’Union, William Boltyn nedisait pas tout ce qu’il pensait. Il n’avouait pas ses rêves dedomination universelle. Il parlait au nom du peuple américain,alors qu’en réalité, il se souciait fort peu du bonheur de sescompatriotes. L’égoïsme chez lui était profondément enraciné. Danstout ceci, une chose surtout l’intéressait : si les États del’Union s’engageaient dans la voie des armements, si les taxes quifrappaient les produits américains lorsqu’ils entraient en Europeétaient supprimées, il pourrait donner à ses usines de conservesune extension formidable ; en peu de temps, il doublerait, ildécuplerait sa fortune. Et c’était là son rêve, être l’homme leplus riche de l’univers, celui qui pourrait à sa guise bouleverserle monde, et dont la volonté ne connaîtrait pas d’obstacles.

Aussi, ne négligeait-il aucune occasion derépandre ses idées, d’attiser chez ses compatriotes la haine desEuropéens. La résistance, qu’il rencontrait à la Chambre desreprésentants de Washington, le mettait hors de lui-même. Ils’était juré de vaincre, et, depuis plus d’un an, tous ses effortsavaient été dirigés vers ce but.

Semant les dollars à pleines mains, Boltynespérait émouvoir l’opinion publique. Des journalistes, à sa solde,avaient entrepris une campagne dans les principaux périodiques del’Union. Dans toutes les villes des États-Unis, il avait faitorganiser des conférences, des meetings, où des orateurs éloquentsavaient prêché, sur tous les tons, la nécessité de construire desarsenaux, d’augmenter la puissance des armées de terre et demer.

Enfin, au parlement même, il avait été assezhabile pour s’assurer le concours – intéressé il est vrai – d’uncertain nombre d’honorables représentants qui n’avaient pasmarchandé leur éloquence.

Dans un salon retiré de l’hôtel de la SeptièmeAvenue, le milliardaire conférait souvent avec eux, sur les moyensà employer pour la direction à donner à la campagne politique. Cesentretiens secrets se prolongeaient souvent fort avant dans lanuit.

Depuis quelques jours surtout, l’agitation,l’énervement de William Boltyn s’étaient accrus d’une façon subite.Grâce aux manœuvres des représentants à sa solde, le Parlementallait discuter le fameux projet de loi. Il s’agissait de fairecoïncider le vote d’un crédit de deux cents millions de dollars,destinés à créer une flotte, à mettre sur pied une armée, en vued’une modification complète de la politique yankee vis-à-vis del’Europe.

Le matin même, d’après les rapports de sesintermédiaires, William Boltyn se croyait encore sûr de triompher.Mais, depuis plusieurs heures que, l’oreille collée aux récepteursdu téléphone, il suivait anxieusement les débats, sa convictionfaiblissait de plus en plus.

Comme minuit allait sonner à l’horlogeélectrique de son cabinet de travail, le milliardaire interrompitla communication et poussa un juron formidable.

Le projet de loi était rejeté.

Mais, William Boltyn n’était pas de ceux quiperdent du temps à se lamenter sur un insuccès. Après dix minutesde réflexion, il avait repris tout son sang-froid.

Ce fut d’un air absolument calme, et avec untranquille appétit, qu’il absorba la collation de rôties aufromage, de thé et de sandwichs, qui lui avait été préparée par lessoins de Tom Punch.

Comme il se disposait à rentrer dans sachambre à coucher, au plafond et aux murs dorés avec plus derichesse que de bon goût, il sentit une petite main se poser surson épaule.

C’était celle d’Aurora.

Très intelligente, très sérieuse, connaissantadmirablement les affaires de son père, elle n’avait pu s’endormiravant de savoir le résultat du fameux vote.

Elle priait son père de lui consacrer quelquesinstants.

– Eh bien, mon père, nous avonstriomphé ?

– Non, ma fille, dit le milliardaire d’unton grave. Le projet de loi est rejeté.

– Ah ! fit Aurora, sans donner plusde marques d’étonnement et de désappointement.

– Oui, continua le milliardaire ens’animant par degrés, le Congrès des États de l’Union est en trainde devenir une assemblée comme les autres. Ceux qui le composentn’ont plus ni audace, ni ambition, ni sens pratique.

« Au lieu de protéger, d’imposer même auxvieux pays arriérés, les produits de l’industrie américaine, laplus florissante et la plus riche du monde, ils pactisent avec lesautres États et traitent les industriels étrangers sur le même piedque les nôtres.

« Après l’échec que je viens de recevoir,bien d’autres que moi congédieraient leurs ouvriers, démoliraientleurs usines, et iraient vivre en Europe.

« Mais il ne sera pas dit que moi,William Boltyn, j’aie été une fois dans ma vie empêché de faire ceque je voulais.

– Mon père, je comprends parfaitementvotre ressentiment. S’il m’est possible de vous aider, vous savezque ce ne sont ni les travaux ni les voyages qui m’effraient.

– Ma fille, je compte en effet surtoi.

– Mais que voulez-vous faire ?

– Jusqu’à demain c’est mon secret.

– Bien, mon père.

– À propos, tu diras à Tom Punch depasser immédiatement chez moi.

Aurora s’esquiva.

Quand William Boltyn pénétra dans sa chambre,Tom Punch s’y trouvait déjà.

Le milliardaire lui fit signe de s’asseoirdevant un vaste bureau à cylindre sur lequel reposait une machine àécrire ; et quelques instants après, l’avis suivant setrouvait dix fois mécaniquement reproduit :

M. S. William Boltyn,

A l’honneur de prévenir Messieurs ……………qu’il les attend aujourd’hui, et qu’il les prie, toute affairecessante, de se rendre à l’invitation qui leur est faite dans uncommun intérêt.

En toute cordialité

WILLIAM BOLTYN,

N° C de la Septième Avenue.

Sous la dictée du milliardaire, Tom Punch qui,comme on vient de le voir, était aussi bien homme de confiance quecuisinier, adressa la convocation à une dizaine de personnages,tous grands industriels et grands propriétaires.

Voici leurs noms :

Harry Madge, directeur du Club général duspiritisme et propriétaire de vastes plantations de coton.

Fred Wikilson, fabricant de torpilles etprésident de la Compagnie des aciéries américaines.

Staps-Barker, entrepreneur de voiesferrées.

Wood-Waller, concessionnaire de l’éclairageélectrique dans plusieurs grandes villes de l’Union.

Sips-Rothson, distillateur.

Philips Adam, marchand de forêts.

Samson Myr et Juan Herald, tous deuxpropriétaires de chasses au Far West.

Un seul des personnages, que voulait convoquerWilliam Boltyn, fut honoré d’une lettre autographe dumilliardaire.

C’était le célèbre Hattison, l’inventeurélectricien connu de toute l’Amérique et de tout l’univers.

Chapitre 2Spirite et milliardaires

Lelendemain, un peu avant six heures, c’était, devant l’hôtel de laSeptième Avenue, un encombrement de véhicules de toutessortes : cabs électriques, tricycles à pétrole, cars à vapeur,drags pneumatiques, et jusqu’à une voiture mue uniquement par sonpropre poids joint à celui du voyageur qu’elle transportait. Cepoids comprimait une masse d’eau qui, par des cylindres,transmettait cette pression à l’arrière de la voiture qu’ellepoussait ainsi. Plus cette pression augmentait plus la vitesses’accroissait. Ce qui revient à dire que plus la voiture étaitchargée plus elle allait vite.

On eût dit une exposition des plus récentescréations de l’automobilisme.

Seul Harry Madge était venu dans une mauvaisevoiture de louage à un cheval.

Il s’excusa près des autres, en se plaignantdes lenteurs apportées à la construction d’un chariot de soninvention, qui devait être mû par la seule force psychique, et dontil attendait la livraison incessamment.

Tout en levant les épaules, on ne plaisantapas trop l’homme à la voiture de louage ; car on savaitqu’Harry Madge, spirite convaincu, avait obtenu tout dernièrementdes résultats de nature à bouleverser les données les plusélémentaires de la raison.

Son chariot, avec un peu de bonne volonté,n’avait après tout, rien d’invraisemblable.

Quant à Tom Punch, qui était présent etrecevait les invités de son maître à la porte du grand ascenseur,il ne put s’empêcher de penser, en se tapant sur le ventre, qu’ilfaudrait une force psychique diablement puissante pour leremorquer, lui et sa bedaine, à une simple vitesse de vingt millesà l’heure, surtout après son dîner.

La chose paraissait plus aisée pour HarryMadge qui était sec, maigre et jaune comme un os.

Il disparaissait presque entièrement dans uneample redingote ; et ses yeux, d’un jaune d’or, indice d’untempérament bilieux, étincelaient comme des paillettes de mica sousla visière d’un casque de velours noir, surmonté d’une boule demétal.

Chaque fois qu’entre eux, ils parlaientd’Harry Madge, les milliardaires ne cachaient pas leur dédain, àl’égard de cet original, de ce fou, disaient-ils, qui passait sontemps à rechercher le pourquoi et le comment de phénomènes quin’avaient aucun rapport avec le commerce et l’industrie.

– Sera-t-il plus riche d’un dollarlorsqu’il aura perdu des années à s’occuper de ces niaiseries,disaient-ils. Le spiritisme ! Mais cela n’existe pas. Est-ceque ces prétendus esprits travaillent, gagnent de l’argent,produisent quelque chose ! Non, n’est-ce pas ? Eh bien,alors, qu’on nous laisse tranquille avec toutes cessornettes ! Harry Madge ferait bien mieux de gérer, avec plusde soin, ses plantations de coton. Il laisse sans cesse passer desoccasions de doubler sa fortune. Il néglige maintenant lesspéculations qui l’ont enrichi.

Depuis quelques années en effet, le spiritesemblait s’être désintéressé des affaires. On l’avait vu confier ladirection de ses plantations à une société, et se faire un palaisdans les environs de Chicago. Depuis ce temps, sa vie privée étaitun mystère pour tout le monde. On savait seulement qu’il s’occupaitde spiritisme, mais pour la majorité des Yankees, cela ne disaitpas grand-chose. Les milliardaires, entre autres, avaient bien lu,dans les journaux, des communications, auxquelles du reste ilsn’avaient rien compris : ils avaient bien appris qu’il nes’agissait rien moins que d’un bouleversement général des sciences,mais, toutes ces questions étaient au-dessus de leur entendement.Avec la quiétude de gens dont la fortune est bien assise, ilshaussaient les épaules, avec un secret mépris.

Cependant, ils ne pouvaient se défendre d’uncertain respect lorsqu’ils se trouvaient en présence du vieuxspirite ; et ils n’osaient trop le railler. C’est qu’HarryMadge avait une façon de planter son regard perçant dans les yeuxdes sceptiques, qui leur faisait passer un étrange frisson à fleurde peau.

On racontait que, dans son palais que jamaispersonne n’avait visité, Harry Madge vivait au milieu d’un luxeextraordinaire, qu’il hébergeait chez lui des hommes bizarrementvêtus et qui avaient tous le même regard que lui, la mêmeexpression fantomatique. On racontait encore que, depuis desannées, il ne mangeait chaque jour qu’un œuf, et qu’il avait enhorreur le gin, le whisky et toutes les boissons alcoolisées.

Toutes ces légendes qui couraient sur soncompte, et qu’il ne démentait ni ne confirmait jamais, l’étrangetéde son costume et de sa coiffure, les phrases énigmatiques qui luiéchappaient parfois ; tout cela ne contribuait pas peu à faired’Harry Madge un être presque surnaturel ou tout au moinsmystérieux.

Aussi, les invités de William Boltynétaient-ils grandement surpris de se trouver en sa présence.

– Il a donc reçu lui aussi une lettre deconvocation, dit à mi-voix Fred Wikilson, le fondeur, à son amiSips-Rothson, le distillateur. J’avoue que je ne comprends pas bience que peut nous vouloir William Boltyn.

– Moi non plus, répondit l’autre. Laprésence d’Harry Madge me déroute. Un homme qui parle d’un véhiculequi sera mû par la volonté et qui, en attendant, vient ici dans unmauvais cab ! J’imagine que William Boltyn n’a pas l’intentionde nous faire assister à une séance de spiritisme.

– Il faudrait qu’il fût bien changé, ditWood-Waller, qui avait entendu les dernières paroles. Prenonstoujours place dans l’ascenseur, nous allons bientôt savoir à quoinous en tenir.

Aussitôt arrivés, les invités étaient hissésjusqu’à un vestibule de marbre rouge, décoré d’un fouillis deplantes vertes, et éclairé par de grands lampadaires en aciernickelé.

De là, ils étaient introduits, par un lad quiles annonçait cérémonieusement, dans la grande salle de l’hôtel,tout entière soutenue par des colonnes de métal que terminaient destêtes de taureaux et de béliers, entièrement dorées et quatre foisplus grandes que nature.

William Boltyn faisait prendre place, à chacund’eux, autour d’une table massive que surchargeaient des plateauxde sandwichs au rosbif et au caviar, des théières de vermeil, desflacons de porto et des boîtes de cigares de La Havane entourés deleur chemise d’or.

Vêtue d’une élégante robe de satin saumon,miss Aurora faisait les honneurs.

William Boltyn, dès le commencement, avaitexpliqué à ses hôtes la présence de sa fille dans cette réuniond’affaires.

– Miss Aurora, avait-il dit, est macollaboratrice, mon associée morale et d’ailleurs ma seulehéritière.

Personne n’y avait trouvé à redire.

À six heures précises, la réunion était aucomplet, sauf le savant Hattison qui avait télégraphiquementannoncé son arrivée par le train éclair de six heurestrente-cinq.

Chacun, tout en faisant honneur au lunchdisposé sur la grande table, se demandait avec un intérêt maldissimulé, quelle pouvait bien être la grave raison qui avaitpoussé le richissime Boltyn à réunir chez lui, à la même heure, lesdétenteurs des plus grosses fortunes de l’Union.

Ces milliardaires, d’ailleurs, avaient tousavec leur hôte comme un vague air de famille : mêmes traitsanguleux, même menton carré, mêmes sourcils accentués, même regardcalculateur.

Leurs yeux vifs, tournés vers le maître de lamaison, exprimaient un intérêt intense.

Enfin William Boltyn, après un coup d’œilcirculaire pour s’assurer de l’attention de ses auditeurs, prit laparole en ces termes :

« Gentlemen, nul de vousn’ignore, sans doute, qu’hier soir un vote du Congrès a rejetédéfinitivement le projet d’impôt que je sollicitais.

« Quelque humiliante que soit cetteconstatation, on ne peut se dissimuler que le peuple américain,quoique le plus riche et le plus industrieux du monde, n’a pasencore assez de puissance pour imposer, aux États décrépits de lavieille Europe, les tarifs que nous réclamons. »

L’assemblée, de plus en plus intéressée, eutun murmure approbateur.

« Le peuple américain n’a pas assez depuissance, c’est-à-dire que ses représentants hésitent devant lescrédits à voter. Ils reculent devant les grands armements quiimposeraient notre volonté aux autres peuples. Et pourtant, il n’ya là qu’une question d’argent ; et nous en avons plus quepersonne. »

– Mais alors, le remède ? s’écriaFred Wikilson, se faisant l’organe de tous les autres.

– Eh bien, le remède, je crois l’avoirtrouvé. Voici ce que je vous propose.

« Nous sommes, ici, dix. Que chacun denous mette en commun une somme à déterminer pour l’établissement devastes ateliers et de laboratoires d’expériences. Que l’on rétribuelargement les ingénieurs et les chimistes les plus remarquables del’Union. Que l’on construise à notre compte des naviressous-marins, des torpilles perfectionnées, des explosifs nouveaux,enfin des engins d’une puissance telle qu’aucun État n’ose engagerune guerre avec ceux qui en seront les détenteurs.

« Le peuple des États-Unis recevra, entemps et lieu, ce cadeau de nos mains ; et peut-être alors leCongrès de Washington mettra-t-il moins d’hésitation à voter destarifs qui imposent nos produits à tout l’univers.

« L’Américain, bien intentionné pour sontemps, qui a posé ce principe : « L’Amérique auxAméricains » n’avait que des vues étroites et mesquines.

« Moi je dis : « L’univers auxAméricains ! »

« Il dépend de vous, messieurs, que noussoyons les réalisateurs de ce glorieux projet. »

La fin de ce discours fut accueillie par unetriple salve de hurrahs.

Chacun s’étonnait de n’avoir pas eu, plus tôt,la même idée.

L’enthousiasme était général.

Fred Wikilson, qui avait autrefois étudié pourêtre clergyman, et qui était long, maigre et cérémonieux comme unministre presbytérien, se leva à son tour, et dans un petit speechrempli d’images bibliques, montra, dans un avenir radieux, tous lespeuples réduits à la condition d’ouvriers, dans des usines quicouvriraient toute la surface du monde, et où les citoyensaméricains seraient tous directeurs, ingénieurs, inspecteurs.

– Ou tout au moins contremaîtres, ditStaps-Barker avec élan.

Sans rien laisser voir de sa satisfaction,William Boltyn, tout en buvant à petits coups un verre de porto,réfléchissait profondément.

Maintenant il était à peu près sûr durésultat.

Il avait, autour de sa table, les dixcommanditaires qui allaient fournir, sans compter, les millions dedollars indispensables à sa gigantesque entreprise. Il s’agissaitdès lors d’arrêter les détails pratiques de sa réalisation.

Par où commencerait-on ?

Vers le perfectionnement de quel enginspécial, militaire ou maritime, se porterait d’abord l’effort descapitalistes ?

À combien se monteraient les sommes à engagerimmédiatement ?

Quel serait l’ingénieur ou le savant mis à latête de l’entreprise ?

Autant de questions qui se posaienttumultueusement.

Les uns, pour que le secret fût gardé avecplus de soin, voulaient installer les ateliers dans quelque îleperdue de l’océan Pacifique.

Les autres proposaient d’acquérir une de cescavernes antédiluviennes, longues de plusieurs dizaines de milles,que l’on rencontre dans le Kentucky.

Quelques-uns enfin étaient d’avis, toutsimplement, d’installer la fameuse usine dans un faubourg de Bostonou de Chicago.

Tous ces projets furent reconnusimpraticables.

Installer les ateliers dans une île, c’étaitles mettre à la merci d’un coup de main en cas de guerre, etaugmenter les frais par la difficulté du ravitaillement.

Quant à choisir les faubourgs d’une grandeville, il n’y fallait pas songer. Les espions des puissances, àl’affût de tout ce qui se fait de nouveau, n’auraient par tardé àéventer l’entreprise, dès ses débuts.

Restaient les cavernes antédiluviennes.

Mais leurs propriétaires, qui les exhibent auxtouristes et en tirent de gros revenus, en auraient demandé tropcher. De plus, l’aménagement intérieur en était dispendieux, etprincipalement mal commode pour le montage et la fonte des grossespièces d’acier.

Personne ne pouvait arriver à une bonneidée.

On résolut donc de remettre à plus tard lechoix d’un emplacement.

La même difficulté se représenta lorsqu’il sefut agi de se décider sur les autres points de l’entreprise.

Personne n’était d’accord. Un tumulteindescriptible se produisit.

William Boltyn, nerveux et agacé, regardaitfréquemment l’horloge électrique située au fond du hall, lorsqueHarry Madge, le petit vieillard spirite, demanda le silence, etd’une voix tenue et cassée, fit évoluer la discussion vers unedirection inattendue.

Les entretiens s’étaient arrêtés comme parenchantement :

– Gentlemen, dit le petitvieillard après une profonde révérence, je suis tout à fait devotre avis quant au but à atteindre – tout à fait de votre avis,ajouta-t-il en scandant les mots – mais vous me permettrez dedifférer d’opinion quant aux moyens à employer.

« Je vous prie surtout, quelquesingulières que vous paraissent d’abord mes idées, de m’écouteravec recueillement jusqu’au bout.

Tout le monde promit d’un signe de tête ;et les yeux au ciel, la main levée dans une attitude prophétique,Harry Madge continua :

– Le perfectionnement matériel est arrivéà son comble dans l’art de la guerre. Un seul obus de certainscanons renverse jusqu’à deux ou trois cents soldats, coule, ou methors de combat un cuirassé de vingt millions.

« Nous avons des projectiles qui couvrentde débris de mitraille un espace de cent ou cent cinquante yards,des fusils à tir rapide dont une seule balle transperce sept ouhuit soldats à la file.

« Mais ces inventions, arrivées chez nousà un très grand degré de perfection, ont été poussées aussi loin,sinon plus loin, par les ingénieurs et les officiers qui composentles commissions d’armement de la France, de la Russie, del’Angleterre et de l’Allemagne.

« Dans tous ces pays, une armée despécialistes s’occupe nuit et jour de trouver de nouveauxexplosifs, de nouvelles poudres sans fumée.

« Encore tout récemment, l’Angleterrevient de mettre en usage dans ses colonies de nouvelles ballesdites dum-dum, destinées à rendre plus redoutable l’effet simeurtrier des fusils à tir rapide.

« La chemise en nickel de la balle estusée en plusieurs endroits par des traits de lime, et ne tient plusque par son centre.

« De cette façon, lorsque le projectileatteint son but, il s’aplatit comme une fleur de métal, en causantdes blessures inguérissables.

« D’ailleurs l’exagération de lapuissance dans les armements offre de graves inconvénients :un monitor à cuirasse d’acier de plusieurs pouces d’épaisseur, quel’on a mis des années à construire, qui est armé de tourelles àcanons capables de produire les plus grands ravages, à plusieursmilles de distance, peut être détruit en quelques instants par uneseule torpille, engin dont le prix est relativement minime.

« Je ne multiplierai pas les exemples dece que j’avance. Vous avez tous présents à la mémoire des exemplesconcluants, fournis par les dernières guerres.

« Donc, deux choses résultent de ce queje viens de dire :

« 1° Il faudrait, pour devancer lesautres États dans leurs armements, des capitaux considérables.

« 2° Étant donné l’éventualité d’uneguerre, l’ennemi aurait encore beaucoup trop de chances ; etles hasards de la guerre pourraient trop facilement se tournercontre nous.

« Or, il est de toute nécessité, pour laréussite de nos projets, non seulement que nous soyons les plusforts, mais encore que notre supériorité soit absolumentincontestable, et notre puissance tellement formidable, quepersonne n’ose même concevoir la pensée d’engager la lutte avecnous…

L’assemblée des capitalistes, que le discoursde Harry Madge avait plongés dans un certain étonnement, applaudità cette conclusion, sans trop savoir où l’orateur spirite voulaiten venir.

La curiosité et l’intérêt étaient surexcitésau plus haut degré.

L’expression que les artistes ont accoutuméd’employer pour marquer l’attention : sourcils plissés,bouches pincées, regards fixes, se voyait sur tous les visages.

En ce pays d’Amérique où tout se fait vite, oùdes affaires considérables se débattent et se concluent en quelquesquarts d’heures, l’attention est une faculté portée au plus hautdegré. Tout le monde est spécialiste et ne s’occupe que d’une seulechose à la fois. Les cerveaux, moins surchargés d’idées, de faitset de sensations, sont tout à ce qu’ils font ; et l’on n’yrencontre guère de gens distraits.

Un flâneur est, là-bas, une monstruositéinconnue.

En Amérique, d’ailleurs, les jeunes filles,éduquées selon ce point de vue spécial de la vie pratique, sontgénéralement aussi graves que leurs frères ou que leurs pères.

Aurora, ses beaux sourcils froncés, ses grandsyeux d’un bleu métallique dirigés vers l’orateur, ne faisaitnullement tache dans cette assemblée de spéculateurs.

Cependant Harry Madge, après avoir trempé seslèvres dans une tasse de thé, continuait victorieusement :

– Eh bien ! ce moyen de triompher,sans coup férir, de toutes les armées et de toutes les flottes dumonde, je viens vous l’apporter, si vous voulez.

Et il ajouta, avec une véhémencecroissante :

– C’est par le spiritisme seul, par lefluide magnétique et psychique habilement dirigé, que nousterrasserons nos ennemis.

« Laissez de côté les canons, lesmitrailleuses, les torpilles, tous les engins surannés de ladestruction matérielle.

« Que peuvent les explosifs contre levouloir tout-puissant du médium, avec qui combattent les âmes desplus illustres capitaines des temps passés ?

« Qu’est-ce que la dynamite, à côté deces prodigieux fluides mille fois plus rapides et plus dociles quel’électricité, et qui nous sont projetés par les âmes habitant lesplus lointaines planètes ?

« Ce qu’il nous faut, je le répète, cesont des bataillons de médiums, des régiments de magnétiseurs, unétat-major de liseurs de pensées !

« Que pourront nos ennemis lorsque leursarmées, paralysées par le fluide, s’arrêteront net, sans pouvoiravancer, sans pouvoir même faire un mouvement ?

Pendant toute cette dernière partie dudiscours d’Harry Madge, de nombreux murmures s’étaient faitentendre.

William Boltyn ne cachait pas sonmécontentement ; Fred Wikilson levait, vers le plafond doré,sa face glabre de clergyman, comme pour prendre le ciel à témoin.Miss Aurora elle-même montrait, par une moue significative, son peude créance à l’endroit de la vaillance des esprits dans une guerreuniverselle.

Quant au brave Tom Punch, qui arrivait en cemoment chargé d’un plateau, il s’esclaffait intérieurement, seproposant de demander à Harry Madge si les esprits étaient capablesde mettre en cave une tonne de pale-ale d’une façonlogique et raisonnable.

Les autres assistants haussaient les épaulessans dissimuler leur dédain.

Ce fut bien pis quand l’orateur réclama unecontribution d’un demi-million de dollars par personne pourcontinuer ses expériences, et entretenir, dans un établissementmodèle dont il avait, disait-il, le plan, un millier de médiumschoisis parmi les plus forts de l’État de l’Union.

Il ne put même pas continuer, noyé sous leflot des dénégations violentes qui s’élevèrent, de toutes parts,simultanément.

Les exclamations se croisaient d’un bout àl’autre de la salle.

– Cela n’a pas le sens commun.

– Il est fou !

– A-t-on jamais eu une idéepareille !

– Je ne mettrais pas un seul dollar dansune pareille entreprise.

– On devrait l’enfermer.

La voix forte de William Boltyn parvint àpeine à dominer le tumulte.

– Messieurs, commença-t-il – et ses yeuxne quittaient pas le cadran de l’horloge électrique –, notre ami,M. Harry Madge, est certainement un grand savant ; maisnous, nous ne sommes que de simples industriels, d’humblesmilliardaires.

« Les capitaux que nous engageons avecplaisir dans une entreprise ayant un but réel et palpable, celuid’assurer aux États-Unis la suprématie, et à nos produits lemonopole du marché de l’univers, ne sauraient le suivre dans lesterrains brumeux de la science spirite.

« Nous sommes des propriétaires d’usines,et non des prophètes.

Chacun applaudit. Harry Madge roulait desregards féroces et crispait ses poings.

William Boltyn continua :

– Pour le moment donc, en attendant lesprogrès que peut faire la science des fluides, nous nereconnaissons à l’âme d’autre pouvoir merveilleux que celui dedécouvrir et d’utiliser les lois de la physique, de la chimie, dela mécanique, de la balistique, ou de telle autre science pratiquequ’il vous plaira.

« L’homme qui doit faire réussir notregigantesque projet doit être, et sera, le plus grand ingénieur etle plus grand chimiste des États de l’Union, pour ne pas dire dumonde entier. Je vais avoir l’honneur de vous le présenter. Nousavons déjà gagné la bataille, si celui-là s’intéresse à notrecause.

Il y eut un bref silence, tout le mondeattendait ; sauf pourtant Harry Madge qui, sans plus tarder,s’était précipité vers la porte sans saluer personne.

Enfin, la voix caverneuse de Tom Punchannonça :

– Monsieur l’ingénieur Hattison.

Un profond sentiment de respect se refléta surle visage des milliardaires, pendant qu’un homme de petite taille,au front largement découvert, à l’attitude pleine de correction,mais aux allures autoritaires, faisait son entrée dans lesalon.

Chapitre 3Le célèbre Hattison

TomPunch, dont la physionomie rougeaude et joviale formait uncontraste parfait avec l’air grave et soucieux de ses patrons,avait contemplé la dernière partie de cette scène enphilosophe.

Tout cela l’amusait plutôt.

Au service des divers millionnaires quil’avaient employé avant William Boltyn, il avait acquis unepassable dose de scepticisme.

Il se rappelait encore la crise de spleen quiavait assailli l’un d’entre eux.

Le pauvre homme, qui avait quelques milliersde dollars à dépenser par jour, était plongé dans un désœuvrementmortel. Il n’y avait qu’une distraction qui pût encore lecharmer : c’était de casser, à l’aide d’une boule d’or massif,le goulot des bouteilles de champagne d’excellente marque, qu’ilfaisait préalablement disposer par Tom Punch dans un ordreconvenable.

Dégoûté de voir perdre chaque jour, aussistupidement, ce liquide français qu’il appréciait fort, Tom Punchavait quitté le service de ce misanthrope quinteux, pour chercherune maison plus gaie.

C’est alors qu’il était entré chez Boltyn, oùla présence de miss Aurora lui faisait espérer moins d’ennui etplus de bon temps qu’ailleurs.

Mais il commençait à croire qu’il s’étaittrompé, et à trouver la maison un peu sévère.

Heureusement, comme nous l’avons dit, c’étaitun philosophe de la bonne école. Il s’abandonnait volontiers auhasard des événements.

Après avoir haussé les épaules à l’adresse detous les milliardaires, il se hissa, en sifflotant, jusqu’àl’office, pour boire une bouteille de claret qui le maintint en debonnes dispositions.

Pendant ce temps, dans le grand salon doré,les affaires prenaient un tour tout à fait favorable aux idées deWilliam Boltyn.

L’arrivée de l’immense savant qu’étaitl’ingénieur Hattison avait produit une profonde impression.

C’est que ce n’était pas un être ordinaire quece petit homme toujours silencieux, et de physionomieperpétuellement morose.

Les inventions, perfectionnements ouapplications dont il avait enrichi le domaine de l’électricité, secomptaient par douzaines.

Ses télégraphes, ses phonographes, sescinématographes, ses avertisseurs étaient les plus ingénieusementconstruits, et ceux qui étaient d’un usage plus courant dans lemonde entier.

Car autant il excellait à rendre pratique, enle simplifiant, un appareil auparavant coûteux et compliqué, autantil était habile dans l’art de lancer une nouvelle trouvaille et dela faire adopter par tous.

D’ailleurs, il était beaucoup plus sur sonterrain lorsqu’il s’agissait de réaliser, au point de vue del’utilité, une découverte, dont le principe avait été indiqué parun de ces savants d’Europe qui font de la science, et qui secontentent de dégager un principe général fertile en conséquences,laissant à d’autres le soin d’en déduire les applicationsindustrielles et commerciales.

Il avait raison, au dire des Américains,puisqu’il avait réussi à conquérir une fortune de plusieursmillions de dollars, tandis que beaucoup de savants européensmeurent pauvres, quelquefois même sans avoir réussi à faireconnaître leurs découvertes à la foule.

La résidence d’Hattison, à Zingo-Park, étaitune véritable usine d’inventions et d’idées.

Sous les ordres du maître, de jeunes savantsdépouillaient les revues scientifiques et les communications desacadémies du monde entier.

Tous ces documents étaient classés, étiquetés,comparés.

Nulle idée intéressante, et surtout vendable,ne passait inaperçue et ne demeurait inutilisée. Il n’était presquepas de semaines que de nouvelles applications ingénieuses achetéesd’ailleurs à l’avance par un puissant syndicat ne fussent révéléesau public par la voie des journaux de l’Union.

Dans la vie privée, Hattison était d’uneexcessive sobriété.

Il travaillait dix-sept heures par jour, serefusait toute espèce de distraction et n’avait même, disait-on,jamais fait le voyage d’Europe.

Demeuré veuf de bonne heure, il concentraittoute son affection sur son fils Ned, sorti dans un rang trèsbrillant de l’école militaire de West Point, ingénieur lui-même, etdéjà connu par plusieurs découvertes remarquables.

Comme on le voit, l’ingénieur Hattison étaitbien l’homme qu’il fallait aux milliardaires pour le succès de leurgigantesque entreprise.

On s’en aperçut par l’enthousiasme qui régnadès les premiers mots qu’il prononça après qu’il eut été mis aucourant.

– Messieurs, dit-il après une minute deréflexion, votre idée sera difficile à réaliser, mais avec descapitaux et du travail, je ne la considère pas comme d’uneexécution impossible. Je veux mettre à votre disposition toutes lesressources dont la science peut disposer.

Ces paroles furent accueillies par une vasteacclamation.

Hattison, au risque d’avoir les poignetsbroyés comme dans un étau, dut essuyer les vigoureux shake-hand detous les membres de l’assemblée.

Mais de suite, avec ce sentiment du prix dutemps qui est la caractéristique des Yankees, on reprit ladiscussion des conditions pratiques de l’affaire.

Le premier point était résolu. Ces conquérantsd’un nouveau genre avaient un général digne d’eux.

On s’occupa aussitôt de l’emplacement oùseraient édifiés les ateliers et le laboratoire.

Hattison aurait volontiers offert sa propreinstallation ; mais on réfléchit que là, plus que partoutailleurs, des indiscrétions seraient à craindre.

Véritablement la difficulté semblaitimpossible à résoudre.

– Il nous faudrait, dit Hattison, undomaine situé dans une contrée presque absolument déserte, quelquecoin perdu des montagnes Rocheuses par exemple, à proximité duPacifique.

– On pourrait obtenir une concession deterrain dans ces parages, dit Wikilson.

– C’est inutile, s’écria Philips Adam, legrand marchand de forêts et de terrains, gros homme rougeaud quin’avait pas encore pris la parole, et dont la face, aux lèvresgrasses et aux yeux écarquillés, gardait un air de naïve bonhomie.Je possède justement, dans les conditions que réclameM. Hattison, un vaste territoire, d’ailleurs absolumentstérile, et que j’achetai il y a quelques années, d’un vieux nègrenommé Mercury.

– Accepté, s’écria l’assemblée tout d’unevoix.

On trouvait que le bon Philips, qui étaittaciturne et passait pour avoir des idées lentes, parlait d’orquand il daignait ouvrir la bouche. Ce fut une affaire conclue.C’est à Mercury’s Park qu’allait s’élever l’usine dedestruction.

Philips Adam donna des renseignementscomplémentaires.

La propriété de Mercury’s Park s’étendait àl’abri des derniers contreforts des montagnes Rocheuses, etcomprenait un cercle de petites collines, de nature calcaire, quetraversaient deux petites rivières allant se perdre à cinquantemilles de là, sur la côte du Pacifique, entièrement déserte en cesparages.

Les deux points furent votés paracclamation.

Il fut convenu que chacun des contractantstiendrait à la disposition de William Boltyn, qui en userait au furet à mesure des besoins, une contribution personnelle de un millionde dollars, payables en chèque sur les premières maisons de banquede l’Union.

Hattison s’engagea de son côté à montrer,avant trois mois, les bâtiments de Mercury’s Park terminés, et lesexpériences en cours d’exécution.

Une ligne de chemin de fer, établie le pluséconomiquement possible, relierait l’établissement aurailway le plus voisin.

Enfin, une usine spéciale aux torpilles et auxengins sous-marins serait établie dans une anse du Pacifique.

On décida d’appeler ce second arsenal Skytown(ville-étoile), en souvenir des étoiles qui constellent le drapeaude l’Union.

Chaque mois, une délégation des milliardairesdevait aller se rendre compte de l’état des travaux, et constaterle progrès des découvertes.

Une allocation annuelle de vingt-cinq milledollars fut attribuée personnellement à l’ingénieur Hattison.

On se sépara dans le plus grand enthousiasmeet après un échange de shake-hand chaleureux.

La belle Aurora elle-même, qui avait dû boireun doigt de porto pour faire raison à un toast patriotique deWood-Waller, fredonnait allègrement le Yankee-doodle[2] en prenant congé de ses hôtes.

Malgré ses excuses, l’ingénieur Hattison futretenu, presque par force, par William Boltyn, pour le lunch dusoir.

Il était urgent de régler certains détails.Mais ce n’était pas là la véritable raison : William Boltynavait d’autres projets sur l’ingénieur.

Chapitre 4Projets de mariage

TomPunch terminait sa seconde bouteille de claret, lorsqu’une sonnerieimpérieuse vint le rappeler à ses devoirs de majordome.

Il s’étira, en bâillant, avec la mine fâchéed’un chat que l’on réveille.

– Quelle existence ! Toujoursdérangé au moment où on se livre à des réflexions sérieuses. Tousles jours la même chose : boire de l’ale le matin, du claretdans l’après-midi, et du champagne le soir. Manger plus que sonappétit à tous les repas. Dire que voilà l’existence où jem’encroûte.

Et le pauvre homme, ainsi qu’une mappemondequi se plaindrait de n’avoir pas la taille fine, se trouva lesjoues moins pleines en se regardant au miroir, cependant qu’ilrefaisait correctement le nœud élégant de sa cravate blanche.

L’infortuné personnage – notons le en passant– touchait, au seul fait d’employer sa journée à mettre à sac lescaves de son maître, une indemnité annuelle de dix milledollars.

Mais, il est juste de le reconnaître, ce groshomme rougeaud faisait, en habit noir, un merveilleux effet dansles dîners. C’était véritablement un personnage décoratif.

Il possédait, de plus, une science de lagourmandise qui le rendait presque indispensable à WilliamBoltyn.

Ayant consulté le tableau avertisseur de lasonnerie électrique, Tom Punch vit que l’appel de son maîtrepartait du cabinet de travail.

Il s’y rendit sans se presser, non sans avoirvidé d’un trait le verre qu’il avait laissé à moitié plein.

Le cabinet de travail du milliardaire était,comme nous l’avons vu, une pièce parfaitement appropriée à sadestination.

Un bureau immense, mais sans ornements, unevaste table simplement recouverte de molesquine noire, quelquessièges en pégamoïd [3], c’était,avec une rangée de cartonniers et les appareils du téléphone et dutélégraphe, tout le mobilier.

Le long du mur, une carte synoptique del’Union indiquait l’emplacement des principaux troupeaux de bœufsou de porcs, avec le chiffre approximatif des têtes.

Tout cela, méticuleusement rangé, dégageaitune impression sévère.

On sentait, dans les moindres détails,l’esprit, pratique et ennemi des choses inutiles, du maître.

Lorsque le majordome se présenta pour prendreles ordres, William Boltyn annotait rapidement une feuille impriméequ’on venait de lui remettre.

C’était le relevé exact du bétail qui, chaquematin, entrait dans ses abattoirs.

Debout devant une fenêtre, Aurora et Hattisons’entretenaient à mi-voix.

Au loin, la ville s’étendait à perte de vue,avec ses gigantesques monuments et ses larges avenues sillonnées detramways et de cycles électriques.

– Ah ! te voilà, Tom, s’écriaBoltyn. Je te préviens que l’honorable M. Hattison est notrehôte ce soir. Je compte sur toi pour composer un menu digne delui.

– All right ! Allright ! fit Tom Punch, avec un dodelinement de tête.

Et il disparut pour aller faire sesrecommandations au cuisinier français que le milliardaire avaitarraché à prix d’or à un des premiers restaurants parisiens.

Ayant rapidement terminé son annotation de lafeuille statistique du jour, et signé celle qui concernait lesarrivages du lendemain, Boltyn vint retrouver sa fille etl’ingénieur.

– Ah çà ! pourrait-on savoir ce quevous complotez depuis une demi-heure ? s’écria-t-il, derrièreeux, en riant.

– Mais rien du tout, père. J’étais entrain de demander à M. Hattison des nouvelles de son fils.

– Et comment va M. NedHattison ? Mon cher savant, vous pouvez vous flatter d’avoirréussi dans l’éducation de votre fils. À vingt-deux ans, c’est déjàun ingénieur éminent, qui s’est fait connaître par plus d’unedécouverte. Il va bien, ce jeune homme ?

– Mais oui, répondit Hattison. Ned medonne beaucoup d’espérances. C’est un travailleur au moralsolide.

– Et que nous avons le regret de ne pointconnaître, ajouta Aurora.

– Mon fils sort peu. Il est très occupépar ses études. Je vous le présenterai lorsque vous viendrezvisiter Mercury’s Park.

– Mais, voyons, reprit William Boltyn entirant son chronomètre, quelle heure est-il ? Sept heures etdemie. Vous proposerai-je un tour aux abattoirs, mon cheringénieur ? Nous serons de retour pour le dîner. Il n’y a riende pareil pour se mettre en appétit.

– Non, vraiment, je vous remercie ;je suis un peu fatigué. Du reste, je connais vos merveilles.

– Mais c’est comme vous voudrez, moncher. Allons-nous faire une visite à mes dernières transformations,et voir comment j’ai fait installer vos appareils ?

– Volontiers.

Et Hattison offrit son bras à Aurora.

L’hôtel de William Boltyn était une immenseconstruction sans élégance, mais où se trouvaient réunies lesinventions les plus extraordinaires, les derniers perfectionnementsde l’art de bâtir ; en un mot, tout ce que l’intelligencehumaine a découvert de plus ingénieux pour rendre l’existenceconfortable.

Là, toutes les inventions du prodigieuxHattison étaient appliquées avec cette entente pratique de la viequi distingue, entre tous, l’Américain.

Fi ! des vieilles bâtisses incommodes, oùl’on n’en finit pas de monter et de descendre, lorsqu’il s’agit dese procurer la moindre chose, où l’on gaspille le temps, comme sile temps ne coûtait rien.

William Boltyn, lui, en était avare, et neflânait jamais.

Chez lui, tout était combiné pour économiserjusqu’aux minutes.

Sa demeure était, sous ce rapport,merveilleusement comprise. Tout y fonctionnait à l’électricité.

Les cuisines et les écuries occupaient lesdeux premiers étages. On y aurait vainement cherché la trace d’unfourneau ou d’une cheminée.

Pourquoi donc toute cette peine inutile,lorsque, pour faire cuire les aliments, il suffit d’avancer d’uncran l’aiguille d’un petit cadran dont chaque marmite est munie, oubien de tourner un bouton pour qu’une plaque d’iridium, enchâsséedans la muraille, rougisse instantanément et porte la températuredes chambres au degré voulu !

L’électricité a longtemps joué à cache-cacheavec l’humanité. Aujourd’hui, elle est devenue la messagère la plussûre et la plus prompte, la femme de chambre la plus commode et laplus docile.

Des ascenseurs d’un nouveau genre, obéissant àdeux touches d’ivoire, desservaient les différents étages.

Dans chaque appartement, un cadran électrique,commandant à des rouages automatiques – une invention d’Hattison –,permettait d’avoir immédiatement la boisson désirée, un repasservi, de l’eau chaude ou de l’eau froide.

D’ingénieuses combinaisons de phonographesfaisaient presque, pour l’étranger de cette maison, une demeureenchantée.

Il suffisait d’un simple geste pour entendre,à volonté, l’opéra en vogue, ou le dernier discours d’un honorablereprésentant.

Ajoutez à cela un luxe inouï dansl’ameublement et la décoration, pour lesquels le milliardaire avaitdépensé sans compter, d’immenses salons qui pouvaient facilementcontenir toute la haute société de Chicago ; et vous aurez unefaible idée de l’hôtel de William Boltyn.

Dans un petit salon retiré, celui-ci avait eula fantaisie de faire assister son hôte à une tuerie de porcs.

Un cinématographe extraordinaire donnait, às’y méprendre, les apparences de la réalité.

De plus, un phonographe, dissimulé sous destentures, et reproduisant avec une scrupuleuse fidélité lesifflement des machines, les appels des bouchers, et les coups detimbre qui, automatiquement, enregistraient la mort de chaqueanimal, complétait à merveille l’illusion.

Malgré ses préoccupations, Hattison s’étaitfortement intéressé à cette série de tableaux.

Ce sport inoffensif était la distractionfavorite du milliardaire.

Souvent il se faisait apporter par Tom Punchune bouteille de vieux porto, et il passait une heure entièrecontempler ce spectacle.

Cette fois, au moment où, enfourchant son dadahabituel, il commençait une longue explication sur le mécanisme deses usines, le timbre électrique annonça que le dîner étaitservi.

Tom Punch avait fait des merveilles.

Il faut dire qu’il avait trouvé l’inspirationau fond de certain vieux flacon d’old gin dontl’absorption eût fait rouler sur le plancher tout autre que lui. Derouge qu’elle était habituellement sa face était devenuecramoisie.

Sous ses épais sourcils, ses petits yeux grisdansaient une sarabande comique.

En un clin d’œil, la salle à manger avait ététransformée en une sorte de jardin d’été.

Une double rangée de palmiers nains, d’aloèset de cactus formait autour de la table une vastecirconférence.

Dans chaque coin, d’énormes buissonsd’orchidées et de magnolias montaient jusqu’au plafond, formant desgrottes artificielles, où le génie inventif de Tom Punch avaitplacé de petits guéridons en bois de rose, supportant eux-mêmes descorbeilles de fruits et de fleurs de tous les pays du monde.

Sur les murs de laque blanche rehaussée d’or,des plantes grimpantes serpentaient, parmi les tableaux de maîtrequ’on n’avait pas enlevés.

Au centre de la table, un massif de roses théescaladait le lustre des lampes électriques.

De plus, une infinité de petites ampoules àincandescence avaient été disséminées dans les buissons et parmi lefeuillage des palmiers.

Sous cette profusion de lumières, les servicesen or massif étincelaient de mille feux, parmi la blancheur nacréedes porcelaines.

C’était féerique et pourtant d’assez mauvaisgoût.

Mais qu’importaient à des Américains desconsidérations de ce genre ?

Aurora, qui avait, en cachette, donné lesordres pour cette transformation, était ravie.

– Bravo, Tom ! cria-t-elle, enentrant, au bras de l’ingénieur. C’est bien réussi.

Par politesse, Hattison joignit sescompliments à ceux de la jeune fille.

Quant à William Boltyn, du moment que celafaisait plaisir à sa fille, il était content.

Mais toutes ces choses inutiles ne lui eussentpas tiré un mot d’enthousiasme.

Il payait. C’était sa manière, à lui,d’exprimer son admiration.

Nos trois personnages prirent place à latable ; l’ingénieur à coté de la jeune fille, Boltyn faisantface.

Derrière chacun d’eux un valet de pied setenait immobile, prêt à satisfaire leur moindre désir.

Le milliardaire exultait.

Son immense orgueil était satisfait.

La conférence de l’après-midi avait réussiau-delà de ses espérances.

Ce n’était plus qu’une affaire de temps,c’est-à-dire d’argent ; et l’Amérique toute-puissanteimposerait sa suprématie commerciale aux vieilles races barbares del’autre côté de l’Atlantique.

Pourtant, tout en attaquant silencieusement levolumineux rosbif que Tom Punch venait de disposer sur la table, iljetait à la dérobée un regard vers sa fille et l’ingénieur.

Évidemment il roulait dans son cerveau quelquepensée qui le tourmentait.

– Eh bien, miss, s’écria-t-il aprèss’être servi une respectable tranche de viande, comme tu es bellece soir ! By God ! Si tu n’avais déjà repousséquelques douzaines de prétendants, je croirais que tu as envie dete marier.

Aurora avait revêtu une robe de satin bleuté,sous laquelle sa taille dégagée et la sveltesse de ses formes semontraient discrètement.

Ses cheveux blonds, dans lesquels brillait uneaigrette de diamants, encadraient harmonieusement son visage qui,malgré une certaine dureté de lignes qu’elle tenait de son père,avait ce teint frais et velouté particulier aux jeunes femmesaméricaines. Ce fut d’une voix légèrement railleuse qu’ellerépondit :

– Que voulez-vous, père, tous cesgentlemen auraient sans doute fait de fort bons maris,mais… – et elle fit une petite moue dédaigneuse – ils ne meplaisaient pas. Vous êtes assez riche pour me permettre de choisirmon mari ; et puis, je ne suis nullement pressée.

– Oh ! mais je ne veux pas t’imposerma volonté. C’est ton affaire, cela. Je te sais assez raisonnablepour ne pas commettre d’impair. Prends-moi un homme sérieux, unvrai Yankee ! Quand je pense, continua-t-il en s’animant,qu’il y a de nos compatriotes assez stupides pour aller chercherdes maris en Europe, en France même, pour s’allier à ces êtresinutiles qui ne savent seulement pas gagner un dollar ! C’esthonteux pour nous, n’est-ce pas mon cher savant ?

– Je suis complètement de votre avis,répondit Hattison, d’autant plus que ces éléments étrangersintroduisent dans notre race leurs vices et leur absence totaled’énergie. C’est du plus déplorable effet.

– Bravo ! s’écria William Boltyn.Que les Yankees se marient entre eux, que nos projetsréussissent ; et l’Amérique sera la première nation dumonde.

Aurora écoutait avec curiosité.

Elle se demandait où voulait en venir sonpère.

C’était la première fois qu’il lui parlait deson mariage, même en plaisantant.

En somme elle était complètement de son avis,et lui savait gré de l’éducation pratique qu’il lui avaitdonnée.

Quoique n’ayant jamais pensé sérieusement aumariage, elle était bien décidée à n’épouser qu’un homme actif,élevé dans les mêmes idées qu’elle.

Le dîner prenait fin.

Plus rubicond que jamais, au point qu’ilsemblait s’être barbouillé la figure de sang de bœuf, Tom Punchsurveillait magistralement les domestiques, qui faisaientdisparaître la vaisselle du dîner au moyen d’un monte-charge,lorsque le tube pneumatique, qui desservait tous les appartements,apporta une lettre pour M. William Boltyn.

À peine le milliardaire l’eut-il ouverte,qu’il partit d’un franc éclat de rire.

– Mon cher Hattison, s’écria-t-il,écoutez donc ce que m’écrit l’honorable Harry Madge, président duClub spirite.

Et il lut :

Sir,

Vous m’avez fait connaître, cetaprès-midi, que j’étais un élément de discorde dans l’assemblée àlaquelle vous m’aviez prié d’assister.

Convaincu de la véracité de mes principes,avant peu je vous donnerai la preuve formelle de ce que j’aiavancé.

Devant la formidable puissance del’occulte, pas une science matérielle n’est capable derésister.

Je préfère pour le moment meretirer ; mais ne voulant pas vous priver du concourspécuniaire que vous attendez de moi, je vous informe que je tiens àvotre disposition la somme que vous aurez fixée comme quote-part demembre de votre association.

HARRY MADGE.

– Ah ! elle est bien bonne, s’écriaBoltyn. Décidément le pauvre homme est déséquilibré.

– Je le crois, répondit l’ingénieur. Maispensez-vous que nous devrions accepter ses subsides ?

– Assurément ! Il faut bien luilaisser la seule occasion qu’il ait de se rendre utile àl’Union.

Sur la question de spiritisme, les deux hommesétaient parfaitement d’accord.

En dehors des choses matérielles, ilsn’admettaient l’existence de rien.

L’avenir devait singulièrement lesdétromper.

Quand à Tom Punch, qui avait familièrementécouté la lecture de cette lettre, il partageait l’opinion de sonmaître.

Ce petit homme, maigre et chauve qu’étaitHarry Madge, lui paraissait plutôt risible.

Il avait, du reste, considérablement baissédans son estime depuis le jour où il avait déclaré devant luin’aimer ni le vin ni l’alcool. « Avec des hommes comme ça,pensait Tom Punch, l’humanité deviendrait aussi morose qu’unebarrique vide. »

On se leva de table.

Aurora s’esquiva, laissant les deux hommesdans un petit fumoir, où le majordome leur servit le punch,accompagné, suivant l’usage de certaines contrées d’Amérique,d’amandes amères et de tartines beurrées.

Distrait un instant par la lettre d’HarryMadge, William Boltyn revint inconsciemment à l’idée qui, pendanttout le dîner, avait paru occuper son esprit.

Cette idée, était celle-ci : il voulaitmarier sa fille à Ned Hattison.

Cependant il était embarrassé. Il eût préféréque la demande vînt du père de ce dernier. Mais, l’ingénieurn’avait jamais paru comprendre les allusions indirectes qui avaientété faites à ce sujet.

Depuis un moment, M. Boltyn réfléchissaiten mordillant sa moustache, ce qui, chez lui, était un signeévident de perplexité.

Tout à coup, il se leva brusquement, et vintse placer devant Hattison, qui s’était versé une rasade et buvait àpetites gorgées, en fumant un havane de choix.

– Mon cher collègue, dit William Boltyn,– permettez-moi de vous donner ce nom –, j’ai depuis quelque tempsune idée, un projet qui couronnerait d’une manière heureuse lavaste entreprise que nous commençons aujourd’hui, et qui serait lecorollaire.

– Je vous écoute, mon cher Boltyn.

Un peu déconcerté par ce laconisme, bien quesachant l’ingénieur sobre de paroles, le milliardaire continua.

– Ce projet n’a pas tout à fait rapport ànotre association. Pourtant… Enfin, je vais vous dire carrément cedont il s’agit. Voilà. Aurora a maintenant vingt ans. C’est unejeune fille sérieuse ; vous la connaissez. Je pense à lamarier. D’un autre côté, votre fils Ned a vingt-deux ans. C’est unhomme d’avenir, un Américain comme je les aime. Je veux toutsimplement vous demander s’il ne vous plairait pas de voir votrefils épouser Aurora.

– Mais, dit l’ingénieur surpris ethésitant, je suis évidemment heureux de l’estime que vous avez pourNed. Êtes-vous sûr que miss Aurora ?…

– Oui, assurément, il faut prendre l’avisdes jeunes gens. De mon côté, je crois ma fille trop intelligentepour ne pas accepter ce mariage.

– Mon avis est, dit Hattison, qu’il nefaut rien brusquer. Miss Aurora ne connaît pas encore mon fils. Ilspeuvent se plaire ou ne pas se convenir. Le mieux est de ne pas lesinfluencer ; ils sont déjà d’âge à savoir ce qu’ils ont àfaire.

– Vous avez peut-être raison, dit lemilliardaire.

– Aussi, continua l’ingénieur, aprèsavoir réfléchi quelques instants, voici ce que je vous proposerai.D’ici deux mois, les travaux de Mercury’s Park seront assezavancés. Venez les visiter en compagnie de miss Aurora. Mon filss’y trouvera ; car je pense lui confier la direction d’unepartie de l’entreprise, probablement celle des sous-marins et destorpilles.

À la suite de cette conversation, Aurora nesut rien de ce qui se tramait entre son père et Hattison au sujetde son avenir.

Ordinairement, le mariage des jeunes fillesyankees se prépare avec beaucoup moins de précautions.

La jeune Yankee n’a pas du tout, sur cettequestion, les mêmes idées que l’Européenne.

Son éducation lui fait considérer le mariagecomme une affaire. Elle se cherche elle-même un mari, et parle deson union aussi naturellement que s’il s’agissait d’un bal ou d’uneexcursion.

William Boltyn ne cherchait plus à contenir sajoie débordante.

Il le voyait bien, le mariage de sa fille etde Ned Hattison était à peu près conclu, puisque l’ingénieur yconsentait en principe.

Décidément tout lui réussissait.

Ce n’était plus le milliardaire autoritaire etguindé que nous connaissons. Volontiers il eût dansé la gigue,comme au temps où il n’était encore qu’un simple garçon de bar.

– Mais venez donc voir ce qui s’avancelà-bas, s’écria tout à coup Hattison, en désignant l’extrémité del’avenue.

En effet, une lueur phosphorescente serapprocha rapidement et passa devant l’hôtel avec une vitessevertigineuse.

À leur grande stupéfaction, ils venaient dereconnaître Harry Madge, dans un véhicule dont aucun type connu nepouvait donner une idée.

C’était une sorte de cage de cristal, danslaquelle une grande roue métallique semblait tourner avecfurie.

Les yeux fixés sur un cadran lumineux, leprésident du club spirite, toujours coiffé de son bonnet à boule demétal, disparut à leurs yeux, avant qu’ils se fussent remis de leurétonnement.

Harry Madge avait enfin reçu livraison de sonchariot psychique.

Chapitre 5Les laboratoires de guerre

Deuxmois après les événements que nous venons de raconter, le domainede Mercury’s Park dans les montagnes Rocheuses avait totalementchangé d’aspect.

Une masse énorme de bâtiments, une ébauche deville s’élevait là où, naguère encore, les Peaux-Rouges, lescoureurs des bois et les bisons prenaient librement leursébats.

Une ligne télégraphique, à laquelle les arbresde la forêt servaient de poteaux naturels, reliait Mercury’s Park àla petite ville d’Ottega, la station la plus proche du PacificRailway, situé à cent vingt milles de là.

De plus, l’ingénieur Hattison, ou plutôt sonfils Ned fort expert en matière de chemin de fer, avait procédé dèsles premiers jours de leur installation dans le pays à laconstruction d’une voie ferrée, qui suivait à peu de chose près, letracé de la ligne télégraphique.

On connaît la manière économique et rapidequ’emploient les Américains pour l’établissement d’une voieferrée.

D’abord, point d’autorisation gouvernementaleou préfectorale à solliciter.

Chacun établit ce qu’il veut, et construit cequi lui plaît, sans en rendre compte à personne.

De plus, afin d’éviter les frais, on supprimetoute espèce de travaux d’art.

S’il y a une montagne, on la tourne ; unravin, on l’évite.

La locomotive apporte, chaque jour, les railssur lesquels elle roulera le lendemain ; et les trainsescaladent les côtes et dégringolent les collines au petitbonheur.

Les signaux, les gardes-barrières n’existentque pour mémoire, sauf à l’entrée et à la sortie des grandesvilles.

Le nombre des accidents est, comme on le pensebien, très considérable. Mais aussi quelle économie de temps etd’argent !

C’est un chemin de fer construit d’après cesprincipes qui, en moins d’un mois, relia la station d’Ottega auxchantiers de Mercury’s Park.

Pour ne pas donner l’éveil sur le véritablebut de l’entreprise : la construction dans ce désert d’unformidable arsenal, l’ingénieur Hattison avait parlé del’exploitation d’une mine de plomb argentifère dont il existait ungisement dans ces parages.

De plus, certaines précautions spécialesavaient été prises pour que le secret fût bien gardé.

Les ouvriers, embauchés par Ned Hattison pourl’établissement de la voie ferrée, n’étaient pas les mêmes que ceuxengagés par son père pour la construction des usines et desateliers.

Tous avaient été choisis dans les villessituées à l’autre extrémité de l’Amérique.

Leur voyage de retour était payé ; etcomme on ne leur avait parlé que d’une exploitation industrielle àétablir, il y avait grande chance pour que, de longtemps, Mercury’sPark n’attirât pas l’attention.

Sous l’effort de la fiévreuse activité desdeux Hattison, une ville merveilleuse, toute en fer, en briques eten verre, s’était élevée comme sous la baguette d’un enchanteur,dans l’âpre vallée des montagnes Rocheuses.

Une forêt de pins, qui couvrait un petitgroupe de trois collines, avait été abattue.

Ned Hattison, très compétent en matièregéologique, s’était tout de suite rendu compte, par des sondages,de la nature du terrain : il était calcaire, et comportait degrands bancs d’une argile rougeâtre.

Une briqueterie fut bientôt installée, ce quipermit de commencer immédiatement la construction des usines, dontles colonnes de fer, les toitures et les arcs boutants arrivaient àmesure par le railway, de façon qu’on n’avait plus que lapeine de les déboulonner.

Les constructions s’élevaient avecrapidité.

D’après un plan qui avait reçu l’approbationde ses commanditaires, l’ingénieur Hattison, qui poussait laprudence à l’extrême, faisait élever dans des enceintes fortéloignées l’une de l’autre, et strictement isolées, les diversesdépendances de l’immense laboratoire de destruction que son génieorganisait. La fonderie, avec sa coupole d’acier et de cristal, lessalles de chimie, le champ de tir, le parc aux aérostats et l’usined’électricité se trouvaient disposés de façon que les travailleursne pussent avoir de relations entre eux, sans l’assentiment del’ingénieur, dont le cottage, d’où partaient de nombreux filsélectriques, occupait le point central.

On eût dit une araignée au milieu de satoile.

Habile à utiliser toutes les ressourcesnaturelles, Hattison s’était procuré la force dont il avait besoinpour son usine électrique, en captant, à l’aide d’un énorme barragede pieux et de terre, les eaux de deux petits cours d’eau que, dèsl’origine, et ne les trouvant portés sur aucune carte, Ned et sonpère avaient galamment baptisés « Aurora-River » et« Boltyn-River » en l’honneur de l’initiateur del’entreprise et de sa fille.

L’écluse ainsi formée actionnait deux turbinesqui aidaient à faire mouvoir toutes les machines de Mercury’sPark.

Ainsi, bien divisée en compartimentsdistincts, et chacun d’eux comportant ses logements d’ouvriers, sescuisines, ses magasins d’approvisionnements, la vaste ruche offraitaux milliardaires les meilleures conditions de discrétion et desécurité, pour l’exécution de leur entreprise.

Hattison s’était particulièrement occupéd’améliorer le sort des travailleurs.

Les maisons étaient vastes, bien aérées, etpourvues de tout le confort désirable.

Il tenait à ce que leur journée de travail unefois accomplie, les ouvriers eussent à leur disposition unhome confortable.

C’était, disait-il, le meilleur moyen decombattre l’ennui et d’éviter l’alcoolisme.

Il avait fait venir de Chicago une profusionde livres, et avait installé une bibliothèque.

De plus, il s’était attaché plusieurs pasteurspour les offices du dimanche.

Tous les ouvriers des usines, fondeurs,ajusteurs, électriciens, avaient été choisis méticuleusement parmiles plus habiles et les plus expérimentés de chaque corps demétier.

On n’avait pas marchandé les salaires.

Poussée activement jour et nuit, par deuxescouades qui se relayaient, la construction des différentsbâtiments avait duré moins que les délais prévus.

Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis lafameuse réunion de l’hôtel Boltyn ; et tout était prêt pourcommencer les travaux.

D’énormes quantités de charbon et de mineraiavaient pu être réunies sans attirer l’attention.

On les avait débarquées sur la côte duPacifique.

En même temps que Mercury’s Park, Skytowns’était élevée.

Là aussi, les hautes cheminées des fonderiesse dressaient à côté des chantiers d’ajustage et des calessèches.

Ned Hattison s’était révélé un ingénieur horsligne.

Il avait accompli de véritablesmerveilles.

Par ses soins, Skytown se trouvait reliée àMercury’s Park par un chemin de fer à glissement, de vitessepresque illimitée.

En effet, dans les chemins de fer ordinaires,le frottement des roues contre les rails est l’obstacle principalqui s’oppose à l’obtention d’une vitesse satisfaisante.

Avec la méthode du glissement, les roues sontsupprimées.

Les wagons s’emboîtent sur des rails d’unelargeur bien supérieure à celle qu’on emploie ordinairement etportent une large rainure.

Au passage du train, ces rainures seremplissent d’eau comprimée, au moyen d’appareils automatiques.

De cette manière, le frottement est presquetotalement supprimé.

On obtient ainsi des vitessesfantastiques.

Des moteurs électriques donnent la force depropulsion qui, dans les plus longs parcours, n’a presque pasbesoin d’être renouvelée.

Skytown n’était guère distant de Mercury’sPark que d’une cinquantaine de milles.

Quelques minutes suffisaient pour effectuer cetrajet [4].

Dans le flanc d’une colline rongée par lePacifique, on avait creusé de vastes bassins d’une très grandeprofondeur et qui pouvaient servir de champs d’expériences pour lesnouveaux bateaux sous-marins qu’on allait mettre sur pied.

Mais c’était surtout à Mercury’s Park ques’était employée la science d’Hattison.

En effet, c’était là que se trouvaient lelaboratoire de chimie et l’usine des ballons dirigeables.

L’ingénieur avait fait venir, de sa propriétéde Zingo-Park tous les instruments merveilleux que son génie avaitcréés.

Depuis un mois, des caisses soigneusementemballées et escortées par deux jeunes ingénieurs, de ses élèves,en qui il avait toute confiance, arrivaient sans interruption.

Parfois, un sourire énigmatique effleurait leslèvres du savant lorsqu’il faisait installer méticuleusement toutce qui lui arrivait, dans un bâtiment spécial et tout à faitisolé.

Mais pas une parole ne tombait de seslèvres.

Ce petit homme silencieux et énigmatique, dontle clair regard fouillait les gens jusqu’à l’âme, s’entourait d’unmystère impénétrable.

Beaucoup de légendes couraient sur soncompte.

L’invention et le perfectionnement desappareils électriques n’auraient été pour lui, disaient les uns,qu’une question secondaire.

Le surmenage effrayant qu’il s’imposait étaitdirigé vers un autre but.

D’aucuns même disaient que Zingo-Parkpossédait d’immenses souterrains, que du reste personne n’avaitjamais vus ; et que parfois on avait entendu des bruitseffrayants, et senti la terre trembler sous les pieds.

Hattison ne démentait aucune légende.

Lorsqu’on lui en parlait, le même sourireénigmatique glissait sur ses lèvres.

Il semblait dire : « Ah ! si jevoulais !… »

Quoi qu’il en fût, tout le matériel deZingo-Park se trouvait réuni dans un laboratoire où, à la tête deses ingénieurs, Hattison allait commencer ses recherches.

Il y avait là des téléphones, des phonographeslaissant bien loin derrière eux les appareils connus enEurope ; des microphones d’une sensibilité extraordinaire, desmicroscopes d’une puissance fantastique, pour l’analyse moléculairedes poudres et la découverte des nouveaux explosifs.

Aux fonderies, dont les hautes cheminéescrachaient sans cesse des nuages de fumée noirâtre, on exécutait,d’après les plus récentes lois de la balistique, des canons géantsqu’on expérimentait ensuite sur des plages de blindage, dans unvaste champ de tir.

On coulait en bronze des monstres d’unepuissance fantastique ; on inventait de nouveaux obus.

Si les essais n’étaient pas satisfaisants, onrecommençait.

On cherchait de nouvelles formules ; oncombinait de nouveaux mélanges.

Dans le parc aux aérostats l’animation n’étaitpas moindre.

Chaque jour, de nouvelles expériences avaientlieu.

Il était à peu près certain qu’avant peu, leprincipe, si longtemps cherché, de la direction des ballons seraitappliqué avec succès.

Ce n’était plus qu’une question deperfectionnements.

Hattison était l’âme de cette monstrueusecité.

Chaque matin, levé avant le jour, il allaitd’usine en usine, se faisant rendre compte des recherches, donnantde nouvelles idées à utiliser, voyant tout, surveillant tout,assistant à toutes les expériences.

Il était infatigable.

Lui seul avait le droit de franchir lesenceintes.

L’après-midi était consacré à ses travauxpersonnels.

L’atelier, qu’il s’était fait construire et oùil avait enfermé ses mystérieuses caisses était, nous l’avons dit,complètement isolé.

À part l’ingénieur et un vieux nègre muet quil’aidait dans ses propres expériences, jamais personne n’ypénétrait.

Hattison avait établi un blocus électrique,qui eût foudroyé l’imprudent qui se serait hasardé dans cesparages, et aurait tenté d’escalader la palissade.

Tous les ouvriers avaient été prévenus, etaucun n’éprouvait le désir de lier connaissance avec une déchargede 800 volts.

À quels travaux personnels se livraitl’ingénieur ?

Nul ne le savait ; pas même son fils.

Son silence était impénétrable.

De son côté, Ned ne restait pas inactif.

Ce jeune homme de vingt-deux ans avaitl’expérience d’un vieillard.

Grand, mince et bien musclé, ses cheveuxblonds et bouclés encadrant un visage imberbe et rosé, auquel lesyeux d’un bleu aux reflets noirs communiquaient une énergieintense, on sentait en lui, sous une irréprochable politesse et desmanières affables, une volonté extraordinaire, un orgueilintraitable.

Lorsque son père lui avait raconté sonentrevue avec les milliardaires et la mission qu’ils lui avaientconfiée, dans le but de faire de l’Amérique l’incontestable reinede toutes les nations de l’univers, il n’avait pas du tout parusurpris :

– Bien, père, avait-il dit. As-tu besoinde moi ?

Ce flegme imperturbable, cette confiance ensoi-même est une des forces de l’Américain.

Rien ne l’étonne, ne lui arrache un geste desurprise ou d’admiration.

Pour lui, c’est prouver son infériorité que des’émouvoir de quelque chose.

Or, l’Américain entend être supérieur àtout.

Hattison n’avait pas hésité une minute àconfier à son fils la direction de Skytown.

Il n’avait pas à se repentir.

Sous les ordres du jeune homme, une véritablearmée d’ouvriers mettait sur pied une flotte qui promettait d’êtreterrifiante.

Aux chocs des gigantesques marteaux-pilons,les usines tremblaient du haut en bas.

De nouveaux blindages sortaient chaque jourdes ateliers, sans cesse refondus et perfectionnés.

On essayait de nouvelles hélices, deformidables moteurs électriques, des accumulateurs inédits.

C’est que l’entreprise n’était pas minime.

Il s’agissait d’être les seuls à posséder devéritables plungers, capables de se mouvoir à toutes lesprofondeurs et de rester plusieurs jours sous l’eau, et destorpilles qui pussent, en toute sécurité, détruire les escadresennemies avant qu’elles se soient aperçues de rien.

Le jeune ingénieur comptait fermementatteindre ce but.

Chaque soir, Ned prenait place dans le trainde glissement et allait conférer avec son père.

Leur entrevue quotidienne se prolongeaitsouvent fort tard dans la nuit.

Dans le petit cottage de Mercury’s Park, enprenant le thé, les deux Américains, aussi calmes que s’ils’agissait de la première chose venue, élaboraient les plans del’œuvre formidable qui déjà, sous leurs doigts, se dessinait,audacieuse et terrible.

Hattison n’avait pas encore informé son filsde la proposition de mariage que lui avait faite William Boltyn.Très doucereux en toutes choses et connaissant le caractère entierde Ned, il attendait une occasion favorable.

Elle se présenta un soir, où les deux hommesen étaient arrivés à parler de l’avenir, où Ned, un peu rêveur sousses apparences de froideur, s’était laissé aller à confier à sonpère des projets qu’il nourrissait depuis longtemps.

– Tout ceci est très bien, dit Hattison,qui ne l’avait pas interrompu. Mais, dis-moi, que comptes-tu fairedans la vie ?… As-tu des idées arrêtées sur ce sujet ?N’as-tu point encore songé à te marier ?

– Certes non ! dit Ned, un peusurpris, et je suis en disposition de ne point me marier avantd’avoir assuré ma position. Vous êtes riche, c’est vrai, maisj’estime que cela n’est pas suffisant.

– Vraiment ? Tu voudrais alorspouvoir apporter à ta fiancée un nom illustre, une réputationd’homme de génie.

– Oui, dit Ned, j’entends ne pas memontrer indigne de vous.

– C’est une pensée dont je te loue fort,dit Hattison, mais crois-moi, l’entreprise que nous venons decommencer t’assurera une part de gloire qui ne sera pas inférieureà la mienne. Il n’y a point là d’obstacle qui puisse t’empêcher dete marier.

– Mais, dit le jeune homme en fixant surson père son regard d’une clarté limpide, pour me parler ainsi,presque à brûle-pourpoint, de mon mariage, auriez-vous uneproposition à me faire ?

– Peut-être, dit le savant.

– Ah !

– Et tu ne devines pas de qui ellevient ?

– Certes non ! Je m’étonne mêmeassez…

– Eh bien ! dit Hattison, c’est uneproposition inespérée, unique, et qui m’a moi-même surpris, jel’avoue.

– Je ne devine pas.

– Et tu ne peux pas deviner, dit sonpère, c’est de miss Aurora Boltyn qu’il s’agit.

Ned, sans répondre, se prit à songer.

– N’ai-je pas raison de dire quel’occasion est unique, reprit Hattison en s’enflammant. Larichesse, la considération, une influence presque sans bornes,voilà ce que William Boltyn te donnera. Ce mariage l’engagera plusavant encore dans l’entreprise qu’il nous a confiée. À tous lespoints de vue, c’est splendide.

– Je ne suis pas tout à fait de votreavis, dit le jeune homme. Je ne veux point épouser une jeune filleuniquement pour ses dollars, et pour l’influence dont dispose sonpère. Je lui demanderais d’avoir de sérieuses qualités de cœur etd’esprit, et justement, ce qui me fait réfléchir, c’est que missAurora Boltyn appartient à un monde où le jugement est faussé, oùle cœur est sec et le cerveau vide.

– Peux-tu avoir une telle opinion sur soncompte, protesta Hattison. Tu te trompes du tout au tout. Elle estcharmante, très intelligente, très entendue en toutes choses. Sonpère n’a pas d’autre confident, d’autre conseiller qu’elle ;elle s’occupe de ses affaires. C’est une jeune fille au moral trèssolide, qui n’a aucun des défauts que tu reproches aux jeunesmilliardaires.

– En tout cas, répondit Ned, tu pourrasinformer William Boltyn que je suis très flatté qu’il m’ait faitl’honneur de penser à moi pour épouser miss Aurora. Mais comme jene la connais pas, tout ce que nous pourrions dire serait inutile.Lorsque je l’aurai vue, je te répondrai.

Hattison dut se contenter de cesexcuses ; il n’osa pas trop insister, convaincu que son filsn’hésiterait plus lorsqu’il aurait vu la jeune milliardaire et,depuis ce temps, il n’avait pas reparlé au jeune homme de missAurora.

Chapitre 6Un voyage dans les montagnes Rocheuses

Décidément, Tom Punch n’était pas un hommeheureux.

Il s’ennuyait considérablement.

Étendu, ou plutôt enfoui dans un vastefauteuil, les pieds à la hauteur de la tête, il bâillait à rendrejaloux un représentant, obligé de retarder son dîner pour entendreun long discours politique.

Le pauvre majordome accusait amèrement ladestinée.

– Dire qu’il y a des gens heureux,murmura-t-il en poussant un soupir caverneux, des gens quivoyagent, qui voient du pays tandis que moi… Quoi faire ?Jouer du banjo ! Boire du gin ! Quelle monotonie !…Et puis, je ne sais pas ce qu’a M. Boltyn !… Autrefois,on se déplaçait encore un peu. Mais, depuis trois mois, nousn’avons pas fait la plus petite sortie. Portez-vous donc bien avecun pareil régime ! Vraiment, les maîtres devraient biens’occuper un peu plus de la santé de ceux qui s’épuisent à lesservir.

Et Tom Punch, désespéré, en arrivait presque àsouhaiter une guerre, une révolution, quelque événement enfin quiamenât un peu de changement dans l’uniformité de son existence.

– Ah ! comme j’aurais fait un bonmarin, pensait-il. La voilà, la vrai vie ! Mais non, c’esttoujours comme cela ; jamais on ne peut suivre savocation.

Le timbre électrique vint couper en deux sesréflexions mélancoliques.

Il s’étira péniblement, étouffa unedemi-douzaine de bâillements consécutifs et parvint, non sanspeine, à se mettre sur ses grosses jambes.

– Encore quelque nouvelle corvée,murmura-t-il en se dirigeant vers le cabinet de travail de sonmaître. Seigneur Dieu, quelle vie !

William Boltyn, lui, ne partageait pas lamélancolie de son majordome, au contraire.

Le courrier venait de lui apporter desnouvelles très satisfaisantes de Mercury’s Park.

Les usines y étaient en pleine activité.

On était sur la voie de découvertesintéressantes.

– Tout va bien, murmurait le milliardaireen se frottant les mains. Avant peu, l’Europe aura de nosnouvelles.

Une délégation, composée de Fred Wikilson, leprésident de la Compagnie des aciéries, de Wood-Waller et dePhilips Adam, s’était déjà transportée à Mercury’s Park pour serendre compte de l’état des travaux.

Tous ces gentlemen en étaient revenusenthousiasmés, et ne tarissaient pas en éloges sur le génied’Hattison et de son fils.

D’après leurs dires, on n’avait jamais vu unlaboratoire de guerre plus formidable.

William Boltyn n’avait pas non plus oublié lesprojets qu’il avait formés avec l’ingénieur.

La perspective de marier sa fille à NedHattison lui souriait de plus en plus.

C’était en quelque sorte pour lui lecorollaire de son audacieuse entreprise.

Il lui tardait de voir cette affaireconclue.

Aussi, avec sa rapidité de décisionhabituelle, il avait résolu de partir, le jour même, pour Mercury’sPark.

Aurora, qu’il venait de prévenir, s’étaitmontrée enchantée.

C’était pour cela qu’il avait sonné.

Tom Punch, lorsqu’il pénétra dans le cabinetde travail, avait positivement l’air d’un patient qui va subir uneopération, si bien que le milliardaire ne put s’empêcher de luidire :

– Ah çà ! mais qu’as-tu ? Quelmalheur t’est donc arrivé ?

Puis, sans attendre la réponse du majordome,dont l’énorme poitrine se gonflait de soupirs aussi bruyants que lecourant d’air exhalé par un soufflet de forge, ils’écria :

– Mon vieux Tom, tu vas faire prévenir àla gare pour qu’on apprête mon train. Nous partons dans deuxheures. Tu nous accompagnes.

Tom Punch resta quelques secondes sans pouvoirparler.

Ses yeux écarquillés, et sa bouche grandeouverte disaient assez clairement sa stupéfaction.

Lorsqu’il eut enfin recouvré l’usage de laparole, il s’écria :

– Comment, nous partons !… Ah bien,ce n’est…

Il allait dire : « Ce n’est pas troptôt ! » mais il s’arrêta à temps.

– Quoi ? Que voulais-tu dire ?reprit William Boltyn, qui s’amusait fort de son étonnement.

– Oh ! rien. Je voulais dire quec’est une bonne nouvelle, que je suis heureux. Je vais disposer cequ’il faut. Soyez tranquille, tout sera prêt pour le départ.

Il disparut en courant.

C’était un homme transformé.

Deux heures après, il avait fait transporter,dans le fourgon du train, tout ce qui était nécessaire auvoyage : victuailles, boissons, bagages de toutes sortes. Iln’avait rien oublié.

Nous n’étonnerons personne en disant que,surtout, les boissons et les victuailles avaient eu sasollicitude.

À l’heure dite, la locomotive était enpression.

William Boltyn et miss Aurora, accompagnés deTom Punch rayonnant, prenaient place dans le salon de leurtrain.

Tout comme un chef d’État européen, WilliamBoltyn avait son train à lui.

En plus de la locomotive à tractionélectrique, il se composait de deux chambres à coucher, une salle àmanger, un salon, un fumoir, une cuisine, et plusieurs autreswagons servant au logement des domestiques et au transport desbagages.

Même en voyage, le milliardaire voulait êtreservi avec le même soin et le même cérémonial que s’il eût été dansson hôtel de la Septième Avenue.

Tous les wagons communiquaient entre eux, etétaient éclairés à l’électricité.

L’intérieur était splendidement meublé.

Les premiers tapissiers de l’Union en avaientfait une merveille de luxe et de confort.

Un nouveau système de suspension supprimaitpresque complètement les cahots.

Ce train avait coûté quelque chose comme troiscent mille dollars ; mais, pour William Boltyn, c’était unevéritable bagatelle.

Dans le salon où il avait pris place avec safille, commodément installé dans un rocking-chair, ilréfléchissait, laissant errer ses yeux sur la campagne.

Le train filait à toute vitesse, brûlant lesstations.

À droite, à gauche, de vastes plantations decotonniers, d’immenses champs de maïs s’étendaient à perte devue.

Vêtus seulement de caleçons blancs, les nègresexposaient impunément leurs crânes crépus à un soleil torride.

Ils suspendaient un instant leur travail, pourregarder passer le train de William Boltyn.

Quoi qu’en disent les Yankees, les Noirs sonttoujours considérés en Amérique comme des êtres inférieurs, desobjets de répulsion.

La fameuse guerre de Sécession entre les Étatsdu Nord et ceux du Sud, qui se termina par l’abolition del’esclavage, n’a fait qu’empirer leur situation.

Laissons les romanciers nous raconter qu’unjour ils se sentirent des goûts d’indépendance.

Il n’en est rien.

La liberté qu’on leur a conférée n’a serviqu’à les rendre plus misérables.

Dans les villes, ils peuvent aller partout… oùles Blancs ne vont pas.

Ils ont des églises spéciales, des ministresparticuliers.

L’irruption d’un nègre dans un tramway, dansun café de Blancs, est une impertinence bien vite réprimée :en résumé, sir Blackman (l’homme noir) est toujours un paria.

À mesure que le train s’enfonçait vers lesmontagnes Rocheuses, le paysage changeait d’aspect.

Les plantations avaient disparu.

Des forêts de pins et de sapins, de vastespâturages embrassaient tout l’horizon.

D’innombrables troupeaux de bœufs paissaienten liberté dans ces solitudes.

De loin en loin, la cheminée d’une scieriemécanique coupait la désespérante monotonie de ces plaines sansfin.

Il n’y a pas encore cinquante ans, les Sioux,les Iroquois, les Apaches étaient les maîtres de ces domaines queparcourt le Mississippi, le plus grand fleuve du monde.

La civilisation américaine, qui ne se piquepas de la philanthropie, les en a chassés, mais non sans luttestoutefois.

Depuis des siècles, les Peaux-Rougesparcouraient ces prairies, vivant de chasse et de pêche, dans leculte de leurs morts et l’espoir des festins éternels.

Ils ont résisté à l’envahisseur ; ils ontbrûlé des villes, scalpé des chevelures, mais, fatalement vaincuspar le progrès qui n’admet pas les races stationnaires, terrasséspar l’alcoolisme, traqués comme des fauves, ils ont dû se résignerà leur défaite, et se laisser parquer dans des territoires d’où ilsne doivent pas sortir.

Chaque jour, on rogne leurs terrains dechasse, on les refoule toujours plus loin.

Ils finiront par disparaître complètement,victimes des civilisations modernes qu’ils n’ont pas sus’assimiler.

William Boltyn pensait-il à tout cela, encontemplant distraitement la perspective de la prairie qui sedéroulait à perte de vue ?

C’est peu probable.

La philosophie n’était pas son fort.

Il est à supposer qu’il songeait plutôt ausort malencontreux qui attendait, dans ses abattoirs, les paisiblesruminants habitants de ces pâturages.

Depuis quelque temps, Aurora s’absorbait dansla lecture du dernier magazine.

Boltyn, lui, ne lisait jamais, si ce n’est seslivres de comptabilité.

Il trouvait cela inutile, jugeant quel’expérience que donne la lutte pour la vie est de beaucouppratiquement supérieure à celle qui peut s’acquérir par lalecture.

– Mais, s’écria-t-il tout à coup, dis-moidonc, Aurora, ce que tu lis et qui t’intéresse à ce point. Depuisune heure, tu n’as pas levé les yeux.

– Oh ! tout simplement le compterendu de la dernière séance de l’Académie des sciences de Paris… Ilparaît que la population diminue sensiblement en France.

– Celle de notre pays augmente, parcontre. Je te l’ai dit, Aurora, nous sommes les plus intelligents,les plus pratiques, et, si nos projets se réalisent, comme jel’espère, nous serons les plus forts. Nous verrons alors si laChambre des représentants hésite encore à lancer les États del’Union dans la voie du progrès.

Ils en étaient là de leur causerie, lorsqueTom Punch vint leur annoncer que le dîner était servi.

Le majordome avait consciencieusement fêté ledépart.

Dans la chambre spéciale qui lui étaitréservée, il avait passé l’après-midi à chanter, en s’accompagnantdu banjo.

Grâce aux nombreuses bouteilles de claretqu’il avait absorbées, sa gaieté s’était encore accrue.

Les pouces dans l’entournure de son gilet, ilse promenait dans la salle à manger avec une expression de profondebéatitude.

– À la bonne heure, s’écriait-il, voilàce que j’appelle vivre : voir du pays, changer d’air, et nepas rester terré comme un rat dans un fromage. J’ai de la chance dene pas avoir attrapé la jaunisse. Le patron a eu une riche idée. Jeme sens en disposition pour faire le tour du monde.

Il allait esquisser un entrechat, mais il seretint à temps. Aurora et son père venaient d’entrer sans qu’il leseût entendus.

Après le repas, qui fut très gai, chacun seretira dans son compartiment respectif ; William Boltyn poursigner plusieurs pièces relatives à son usine de conserves ;Aurora pour se livrer à son occupation favorite, la lecture desrevues scientifiques européennes.

Quant à Tom Punch, il s’installaconfortablement à l’arrière du train, s’accouda à l’élégantebalustrade qui permettait de faire le tour du convoi, et alluma ungros cigare qu’il fuma, doucement bercé par la trépidation desessieux, en contemplant, en amateur, les grandioses paysages deforêts et de montagnes que le train, lancé à toute vitessetraversait à raison de cent vingt milles à l’heure.

Habitués aux voyages, entourés de leur luxecoutumier Aurora et son père se livraient paisiblement à leursoccupations ordinaires.

Le lunch du soir et la nuit se passèrent sansincidents.

Mais, le lendemain matin, lorsque la jeunemilliardaire enveloppée d’un somptueux peignoir de soie mauve etargent vint s’accouder à la passerelle, l’aspect du paysage avaittotalement changé.

Le train courait maintenant entre deuximmenses talus rocailleux, à peine égayés çà et là de quelquesbuissons.

La voie faisait de nombreux détours,pénétrant, par des crochets inattendus, d’une vallée abrupte dansune autre plus sauvage encore.

Des forêts de sapins rabougris ou de chétifsmélèzes, et le grondement lointain d’un torrent que l’on entendaitsans le voir, rompaient seuls l’uniformité de ce voyage à traversun horizon de pierrailles.

Enfin, vers midi, l’aspect du pays semodifia.

Le train pénétra dans un vaste cirque, ouvrantà l’infini d’immenses perspectives qui devaient se prolongerjusqu’à la côte du Pacifique.

Puis, brusquement, au sortir d’une sombreforêt d’ifs, de cyprès, de pins et de sapins, ce fut comme unéblouissement, un véritable changement de décor à vue.

Du sein de claires verdures surgissaient descoupoles de verre et d’acier.

Couverts de métaux étincelants comme l’argent,apparaissaient les longs bâtiments de la petite ville que lapuissance magique des dollars avait fait jaillir, comme parmiracle, de la solitude.

On était arrivé à Mercury’s Park.

Au sommet du dôme le plus élevé flottait ledrapeau des États de l’Union.

Après un sifflement strident, le train deWilliam Boltyn s’engouffra sous le vitrage d’une gare, et vintstopper en face d’un quai où Hattison, télégraphiquement prévenu,se tenait prêt à faire les honneurs du domaine à ses hôtes.

Aurora s’informa gracieusement de Ned Hattisonce qui parut de bon augure à William Boltyn.

– Mon fils, répondit l’ingénieur,s’excuse de n’avoir pu venir au-devant de vous. Il a été retenu àSkytown par les essais d’un sous-marin d’un genre entièrementnouveau. Vous savez, d’ailleurs, qu’aujourd’hui, nous sommes seshôtes. Il nous attend pour le lunch. Je crois d’ailleurs, qu’àcause du voisinage de la mer, miss Aurora préférera Skytown àMercury’s Park.

– Mais, dit Aurora, si Skytown est situé,comme mon père le disait, à une soixantaine de milles d’ici, nousrisquons de déjeuner fort tard.

– Vous auriez parfaitement raison, miss,si Mercury’s Park et Skytown étaient reliés par un chemin de ferordinaire. Mais, il n’en est rien, et je vous demande seulementquelques minutes de patience.

Le milliardaire souriait, en voyant lasurprise et l’air d’incrédulité de sa fille.

Guidés par Hattison, et suivis de Tom Punch, àqui William Boltyn avait fait signe, les visiteurs quittèrent lagare où ils venaient de débarquer, pour pénétrer dans une autregare où s’allongeait, sur des rails larges et plats, un étrangetrain sans roues et sans locomotive.

Tout le monde prit place dans un wagon.

Hattison appuya sur un bouton électrique à saportée.

Immédiatement, les voyageurs se sentirentimperceptiblement soulevés, et, sans autre bruit qu’un légerclapotis d’eau courante, le convoi se mit en marche, avec une tellevitesse, qu’il était impossible de distinguer un seul détail dupaysage.

Les forêts succédaient aux forêts, et lescollines aux collines, avec une rapidité qui tenait du vertige.

On ne sentait aucune secousse.

Seulement, contre les parois du wagon, l’air,violemment déplacé, faisait un sifflement aigu.

Bien qu’elle s’efforçât de n’en rien laisservoir, Aurora était légèrement émotionnée.

– Nous marchons plus vite, dit Boltyn,que ne tombe un individu précipité du haut d’une tour.

– L’établissement de ce train, expliqual’ingénieur, exige des dépenses assez considérables, et de plus unterrain plat, avec de l’eau en abondance. En effet, il fautétablir, de distance en distance, des appareils spéciaux qui, aupassage du train, envoient dans la rainure longitudinale des railsune masse de liquide fortement comprimée. Ceci vous explique, miss,l’incomparable douceur et la rapidité de ce mode detransport : nous glissons sur de l’eau comprimée. Avantcinquante ans, il n’y aura plus dans les contrées pourvues d’eaud’autre moyen de locomotion.

Le train stoppa presque instantanément.

– Voyez, s’écria Hattison en consultantson chronomètre. Nous avons fait soixante milles en dixminutes.

William Boltyn et sa fille étaientémerveillés.

Quand à Tom Punch, il n’en revenait pas.

Il était sur le point de trouver que l’onallait trop vite.

De plus – chose presque extraordinaire dansles annales de son existence de majordome – il commençait àsouffrir de la faim.

La course vertigineuse qu’il venait de faire,et l’air salin du Pacifique avaient stimulé ses fonctionsstomacales d’une étonnante façon.

Mais il n’eut pas longtemps à patienter.

À quelques pas de là, sous la véranda de lamaison de bois transportable que Ned Hattison s’était fait envoyerde Chicago, une table somptueusement servie étincelait d’argenterieet de cristaux.

D’énormes dorades du Pacifique accommodées aucourt-bouillon, un daim abattu la veille par Ned, des pattes degrizzly [5] cuites sous la cendre, à la manièreindienne, formaient la partie la plus substantielle de ce repasraffiné dans sa simplicité.

Après des présentations sommaires, chacun pritplace.

Tom Punch alla rejoindre, à une table voisine,les ingénieurs des laboratoires et des usines.

Ses bons mots et son appétit formidable netardèrent pas à lui attirer une popularité de bon aloi.

Pendant ce temps, une conversation pleined’entrain s’engageait à la principale table.

Après les premières salutations, Ned et Auroras’étaient silencieusement examinés.

La physionomie intelligente et un peu froidede la jeune fille n’avait pas déplu à l’ingénieur dont la gaieté etl’entrain avaient charmé la jeune milliardaire.

Au bout d’un instant, tandis que les deuxpères s’entretenaient de l’avenir de leur entreprise, Ned engageala conversation.

– N’est-ce pas que ce paysage estvraiment grandiose ? s’écria-t-il en désignant la côte dénudéedu Pacifique, qu’on apercevait à quelque distance.

– En effet, approuva laconiquement lajeune fille… Mon père, reprit-elle après un moment, m’a dit quevous vous occupiez spécialement des sous-marins. N’aurez-vous pas,bientôt, quelque nouveau type à nous montrer.

– Mais si, miss, fit Ned un peu surprisde la tournure scientifique que prenait l’entretien. Je viensjustement de terminer un nouveau modèle destiné aux grandesprofondeurs. Les essais, qui ont eu lieu ce matin, m’ont donnétoute satisfaction. Je compte bien vous le faire voir ; etmême, si vous le désirez, nous pourrons faire une excursion.

– Mais avec plaisir ! J’acceptevotre proposition. Je suis vraiment curieuse de voir ces paysagessous-marins dont les revues scientifiques disent desmerveilles.

– Mon sous-marin n’est pas encore pourvudes perfectionnements dont je compte le doter. Mais, tel qu’il estil présente toutes les garanties possibles de sécurité.

– Quels sont donc cesperfectionnements ?

– Ils sont de plusieurs sortes. Ainsi,par exemple, il doit m’arriver des fonderies une quille mobile, enplomb, de plus de six mille kilos. Si par une série de catastrophesque je ne puis prévoir, les moteurs se détraquaient, si les pompesrefusaient de fonctionner, je n’aurais, en faisant mouvoir unlevier, qu’à détacher cette quille pour que le sous-marin remontâtimmédiatement à la surface.

– Mais, objecta Aurora, un peu effrayéequoi qu’elle en dît, comment faites-vous en attendant cettequille ?

– Je la remplace par du lest attaché àl’extérieur. Ce lest est retenu au navire par des cordagesordinaires que je puis aisément couper de l’intérieur, à l’aide descisailles automatiques que mon père a inventées pour couper lescâbles télégraphiques sous-marins.

– Voilà qui me rassure, dit Aurora, avecson sourire le plus aimable.

– Ce n’est pas tout, dit Ned Hattison ensouriant à son tour. Si les pompes électriques qui permettent devider les réservoirs dont le poids, quand ils sont remplis, forcel’appareil à descendre, venaient pour une raison quelconque à neplus fonctionner, il nous suffirait pour expulser l’eau de cesréservoirs, c’est-à-dire pour remonter, de faire mouvoir des pompesà main très perfectionnées, dont nous sommes aussi pourvus.

– Mais, dit Aurora qui prenait un malinplaisir à pousser jusqu’au bout les objections, si vos pompes àmain ne fonctionnaient pas ?

– C’est impossible, dit l’ingénieur trèsamusé. Mais en admettant même que cette éventualité se produisît,j’aurais encore une ressource.

– Et laquelle ?

– Je déboulonnerais tout simplement lesréservoirs eux-mêmes, qui sont disposés de façon à ne pas fairecorps avec le bateau qui remonterait à la surface immédiatement,sitôt qu’il serait allégé de leur poids.

Aurora ne se tint pas pour battue.

– Poussons encore la chose plus loin,dit-elle. Admettons pour un instant que vos compagnons aientdisparu, que vous soyez seul, blessé, presque sans forces dansl’intérieur de votre sous-marin, incapable de l’effort qu’il fautpour pousser un levier auquel est attachée une quille de plomb desix mille kilos, privé des outils nécessaires pour dévisser unécrou, que feriez-vous ?

– Le cas est encore prévu, répliqua Ned,heureux à son tour de taquiner la jeune fille. Je n’aurai qu’àpresser, même très faiblement, un bouton métallique qui commande lamise en marche d’un appareil dynamo-chimique de mon invention.

« Les piles puissantes dont il est munidécomposeraient aussitôt l’eau en ses éléments : oxygène ethydrogène. L’énorme poussée de gaz qui se produirait instantanémentserait suffisante pour expulser l’eau contenue dans lesréservoirs.

– Alors, dit Aurora émerveillée, lesous-marin regagnerait la surface avec la vitesse d’uneflèche ?

– Évidemment. Les réservoirs étant munisde soupapes disposées de telle sorte qu’elles permettentl’expulsion de l’eau et s’opposent à la sortie totale du gaz.

« Je suis surpris, miss Aurora, ajoutal’ingénieur, de voir que, contrairement à beaucoup de jeunes fillesaméricaines, vous vous intéressez à la science et que vous êtescapable d’en discuter.

– Oh ! répliqua modestement Aurora,mon savoir ne se borne guère qu’à vous faire des objections. Maispuisque ma bonne fortune a voulu que j’aie le plaisir de me trouveravec vous, j’aurai l’indiscrétion de vous demander, sur lessous-marins, encore quelques renseignements.

– Mademoiselle, dit Ned en s’inclinant,je suis à votre disposition.

– Je vous écoute, dit Aurora. Et necraignez pas d’entrer dans tous les détails nécessaires. Je mefigurerai que je suis le cours de quelque illustre professeur.

– Avec des élèves comme vous, dit Nedgalamment, le professeur serait sujet à bien des distractions.Enfin je vais essayer… Vous n’ignorez pas, mademoiselle, qu’àtoutes les époques, les hommes ont fait des tentatives pourpénétrer les secrets de la nature sous-marine. Dès la plus hauteAntiquité il a existé des plongeurs. Les historiens grecs nous ontlaissé les noms de Siscyone et de sa fille Cyanée qui, pendant quela flotte de Xerxès était assaillie par une violente tempête, prèsdu mont Pélion, allèrent sous les flots couper les amarres deplusieurs vaisseaux ennemis dont ils causèrent ainsi la perte. Onvit longtemps dans le temple de Delphes, les statues du plongeurpatriote et de sa fille.

« C’est grâce à d’habiles plongeurs queles Tyriens purent tenir si longtemps en échec la flotted’Alexandre. Chaque matin, les digues qu’il avait commencéesétaient détruites et les câbles de ses vaisseaux coupés.

– Laissons un peu de côté cetteérudition, dit Aurora, impatiente.

– Je comprends, dit Ned, qu’en vraieYankee vous préfériez des détails plus récents. Je passe donc soussilence l’histoire des plongeurs célèbres de Rome et du Moyen Âge,et la description si connue de la pêche du corail et de celle desperles et des éponges. Sans m’arrêter à la cloche à plongeuressayée pour la première fois en présence de l’empereur CharlesQuint par des Grecs, et réinventée plus tard en Angleterre, jepasse de suite aux sous-marins.

« La cloche à plongeur, aujourd’huidémodée, n’est guère utilisable qu’à de petites profondeurs, pourrepêcher des épaves ou élever des constructions sous-marines.

« Les premiers essais de navigationsous-marine remontent au XVIIe siècle. C’est à cetteépoque qu’un médecin hollandais, nommé Drebbell, eut l’idée deconstruire deux appareils qu’il appela des« bateaux-plongeurs ». Ils naviguaient entre deux eaux etétaient hermétiquement fermés – dit un auteur du temps – avec ducuir gras. Le roi Jacques Ier daigna prendre place dansl’un d’eux et l’expérience réussit à souhait. Les passagersrespiraient au moyen d’une liqueur que le docteur Drebbell avaitcomposée et qu’il appelait de la « quintessence d’air ».Il suffisait d’en répandre quelques gouttes – toujours d’après lesécrivains de ce temps – pour donner aux personnes enfermées dans unmilieu atmosphérique vicié la faculté de respirer aussi facilementque si elles se fussent trouvées au sommet d’une colline.

– Y a-t-il eu des constructeurs desous-marins en Amérique ? interrompit Aurora.

– Oui, miss, dit Ned avec orgueil,l’Union peut en revendiquer plusieurs. David Bushnell, pendant laguerre de l’Indépendance, construisit un bateau qui remontait oudescendait, grâce à des outres remplies à volonté d’air ou d’eau.Le retour à la surface était facilité en coupant un fil de ferauquel était suspendu un poids de plomb. Des rames, en formed’hélice, servaient à le diriger.

– Mais, dit Aurora intéressée, c’étaitdéjà le principe des réservoirs dont vous m’avez parlé, de l’héliceet de la quille de plomb que vous vous proposez d’employer.

– Hélas ! soupira Ned, on n’inventepas grand-chose. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil : onne fait que perfectionner. Ainsi ce Bushnell, dont le nom estaujourd’hui très oublié, avait aussi pressenti la torpille, puisqueson navire était muni d’une caisse contenant cent cinquante livresde poudre, et qu’il la devait visser sous la carène des vaisseauxennemis. Malheureusement, sa tentative ne réussit pas et il faillitpérir en essayant d’incendier une flotte anglaise. Plus tard, notregrand ingénieur Robert Fulton reprit cette idée et laperfectionna.

« Il proposa son invention augouvernement français, mais le Directoire repoussa cette offre.Néanmoins, il ne se rebuta pas et, de nouveau, soumit son projet auPremier consul Bonaparte. Celui-ci, séduit par la nouveauté del’invention, lui fit accorder les premiers fonds nécessaires à sesexpériences. Une commission spéciale fut même nommée pour assisternotre compatriote.

– Et, dit Aurora, obtint-il dugouvernement français ce qu’il en attendait ?

– Non, miss, dit Ned. Malgré la bonneréussite de ses expériences et le bruit qu’elles firent, Bonapartene crut pas nécessaire d’encourager les tentatives de Fulton et ille congédia.

– Mais au moins, dit Aurora, que cetteinjustice à l’égard d’un de ses compatriotes avait vivement émue,nous possédons les plans et devis de Fulton ?

– Malheureusement non, répartit le jeuneingénieur. Fulton a emporté son secret dans la tombe.

« C’est, évidemment, un bien grandmalheur pour la science, mais le mal est sans remède. Cependantl’idée était lancée et, depuis, elle a fait son chemin. C’estsurtout en France qu’elle occupa l’attention des savants.

« On reprit les idées d’un ingénieur,nommé Castera, dont l’invention avait été taxée d’utopie.

« Plus tard, les frères Coëssinprésentèrent un appareil qui devait faire des merveilles ;puis ce furent MM. Payerné, Villeroi, qui proposèrent denouveaux sous-marins et, plus récemment, l’ingénieur Goubet avec leGymnote…

– Je vous en supplie, dit Aurora,laissons de côté les ingénieurs du Vieux Monde ; parlez-moiplutôt des tentatives récentes faites en Amérique.

– Bien, miss, dit NedHattison. Cependant, il eût été intéressant pour vous deconnaître ces tentatives.

– Parlez-moi des inventions américaines,répliqua Aurora avec une légère intonation d’impatience.

– Eh bien ! miss, pour me conformerà votre désir, j’arrive « au déluge », comme disent cesFrançais que vous n’aimez pas. Nous sommes loin des temps oùDrebbell étonnait ses contemporains par la hardiesse de sesentreprises. Mais si nous en arrivons à l’époque moderne, noustrouvons que c’est un Américain qui a eu la gloire d’apporter à cegenre de constructions les perfectionnements les plusconsidérables.

À ces mots, Aurora sourit.

– Oui, continua le jeune ingénieur, SimonLake, le créateur de l’Argonaute, est Américain. Sonsous-marin, quoique pouvant naviguer entre deux eaux et y évolueravec autant d’aisance qu’un poisson, est avant tout unbateau-plongeur destiné à recueillir les épaves au fond de la mer,là où le scaphandrier ne peut descendre. Enfin, il est monté surtrois roues, dont l’une, agissant à la façon de la roue motriced’un tricycle, permet au sous-marin de courir sur le fond de la mercomme une voiture sur une route.

– Cela est merveilleux, dit Aurora. Et lesous-marin a-t-il réalisé les espérances de soninventeur ?

– Admirablement, dit Ned. Simon Lake apassé toute sa vie à la recherche de cet appareil. Et voyez, miss,comme les destinées sont bizarres en ce monde, c’est en lisantVingt Mille Lieues sous les mers, de Jules Verne, encoreun Français, qu’il conçut l’idée de réaliser, au moins en partie,les exploits du Nautilus.

– En temps de guerre, cesous-marin peut devenir une arme terrible, dit Aurora.

– Oui, mais comme il est plutôt disposépour rouler au fond de la mer que pour naviguer entre deux eaux,nos compatriotes ont inventé un sous-marin d’un type différent,spécialement aménagé pour le lancement ou la capture des torpilles.Son inventeur l’a construit de telle façon, qu’il contient toujourssuffisamment d’espace libre, dans des réservoirs, pour que lebateau remonte de lui-même à la surface, quelle que soit laprofondeur à laquelle il se trouve. Ainsi est écarté le danger demourir au fond de l’eau, et d’être emprisonné dans un appareil dontles pompes refusent de marcher.

– Bravo ! dit Aurora. Et vous avezsans doute utilisé ces belles découvertes pour la construction devotre navire ?

– En partie, oui, répondit le jeunehomme. Mais j’y ai apporté certains perfectionnements que, jusqu’àprésent, je ne puis rendre publics.

– Enfin, demain, nous le verrons àl’œuvre, dit Aurora, et nous pourrons juger ces perfectionnements àleur juste valeur.

Tout en paraissant s’absorber dans leurconversation, William Boltyn et Hattison ne perdaient pas de vueles deux jeunes gens.

La causerie familière, dans laquelle ils lesvoyaient maintenant engagés, leur faisait espérer une ententeprochaine.

À la fin du dîner, Ned prit laparole :

– Miss, dit-il, je vous ai parlé dunouveau type de sous-marin que je viens de construire.Permettez-moi de vous demander d’en accepter le parrainage :si vous y consentez, nous l’appellerons l’Aurora.

– Hurrah ! s’écrièrent ensembleHattison et Boltyn, buvons à l’Aurora !

Tous trois remplirent leurs verres et levidèrent en criant :

– Hip ! hip ! hurrah !pour l’Aurora.

La jeune fille leur fit raison en buvant augrand savant Hattison, gloire de l’Union.

À l’autre table, une voix de stentorretentit.

C’était Tom Punch qui, le verre en main,poussait de retentissants hurrahs.

Chapitre 7Les mystères de l’océan

Beaucoupmoins important que Mercury’s Park, l’établissement de Skytown secomposait essentiellement de quatre grandes cales couvertes, quedes portes de flot mettaient en communication directe avec lamer.

Ces cales étaient disposées de telle façonqu’on pouvait y construire un navire, un torpilleur ou unsous-marin et le mettre à flot en faisant arriver la mer par lesportes.

L’on évitait ainsi les inconvénients dulancement ordinaire.

Des ateliers d’ajustage et de fonderie et unesorte de village formé, comme à Mercury’s Park, par les habitationsdes travailleurs, complétaient l’exploitation.

C’est dans le bassin d’une de ces cales, qu’unchenal mettait en communication avec le large, quel que fût l’étatde la marée, que flottait l’Aurora.

Plusieurs mécaniciens en visitaientsoigneusement la coque pour voir si des avaries ne s’étaient pasproduites pendant les derniers essais.

L’Aurora, comme un long et mincefuseau d’acier, émergeant à peine au-dessus de l’eau, avait tout auplus une vingtaine de mètres de long.

Ce n’était que le modèle réduit et encoreimparfait d’un gigantesque sous-marin qui devait être construit surle même type.

Quoique conçu d’après les mêmes principes quele Gymnote et le Goubet récemment expérimentés enFrance, le bateau-plongeur de Ned Hattison, offrait de remarquablesaméliorations.

Il était muni d’appareils à torpilles et d’uncanon électrique projetant à de grandes distances des obus chargésde dynamite.

En outre, et c’était la découverte capitale,il pouvait demeurer sous l’eau un temps presque indéfini.

La coque était simple, et la partie intérieuredu navire, formée de cloisons et de tiroirs étanches, quipermettaient d’expulser, par petites fractions, l’atmosphèreintérieure à mesure que la respiration l’avait viciée.

Pour se procurer de nouveau de l’oxygène sansêtre obligé de remonter à la surface, Ned Hattison avait imaginéd’embarquer une grande provision de minuscules bonbonnes d’acierrenfermant de l’air respirable, rendu liquide par les procédés del’ingénieur Pictet.

À peine une des bonbonnes était-elle ouverteque l’air, revenant à son premier état et reprenant la formegazeuse, commençait à fuser en sifflant avec une extrêmeviolence.

En quelques instants, l’atmosphère d’uncompartiment était renouvelée.

On poussait la cloison à tiroir pour expulserl’air vicié du compartiment suivant ; et l’on recommençait lamême manœuvre toutes et quantes fois que le besoin s’en faisaitsentir.

Un système de ventilateurs permettaitd’ailleurs d’éviter ces moyens compliqués, lorsque le naviren’était pas obligé de séjourner plusieurs heures de suite sousl’eau.

On pénétrait dans l’intérieur del’Aurora par une trappe, dont la fermeture hermétiqueétait intérieurement protégée par des bandes degutta-percha.

Au moment où, dirigés par Ned, William Boltyn,Aurora et Hattison s’engageaient sur la passerelle conduisant ausous-marin, le majordome s’aperçut de leur disparition.

Sans même achever la coupe qu’il buvait pourrépondre à un toast patriotique, il se précipita, aussi vite que lelui permettait son ventre proéminent, dans la direction del’Aurora.

Comme il y arrivait, Ned s’occupait déjà àfermer lui-même le capot de l’embarcation.

– Monsieur l’ingénieur, s’écria-t-il, jevous supplie de me laisser monter à bord ! Je serais siheureux d’aller voir le fond de la mer.

– Ma foi, je n’y vois pointd’inconvénient.

– Ni moi non plus, s’écria Boltyn.

– Ni moi, dit en riant Aurora.

Sans attendre davantage, Tom Punch s’engouffradans l’intérieur du sous-marin.

L’équipage de l’Aurora ne secomposait que de trois hommes.

Sur un signe de Ned Hattison, de puissantsfanaux électriques s’allumèrent.

Les sièges qui, ainsi que tous les instrumentsdu bord, s’encastraient dans des sortes de niches, pour permettrela manœuvre des tiroirs étanches, furent retirés.

Les visiteurs se trouvaient dans une cabineétroite, dont les murs étaient formés de plaques de tôled’acier.

Assis sur des pliants de cuivre, ils pouvaientvoir commodément le fond du bassin, dont la lumière électriqueilluminait jusqu’aux moindres cailloux, jusqu’aux moindresaspérités, grâce à de larges hublots de cristal lenticulaire deplusieurs pouces d’épaisseur.

Bientôt les pompes eurent emmagasiné lesderniers mètres cubes d’air.

Les soupapes d’immersion furent ouvertes, lesréservoirs s’emplirent, l’hélice tourna, et le sous-marin, telqu’un gigantesque poisson d’acier, s’engagea dans le chenal quiconduisait à la haute mer.

Aurora éprouvait une certaine émotion.

Elle, qui s’était cru blasée sur toutes lesmerveilles de la science, venait d’être étonnée deux fois le mêmejour.

Il en résultait chez elle un sentiment vague,mêlé de crainte et de respect, et qui n’était pas loin de l’amourpour le créateur de ces étonnantes machines.

À la dérobée, elle considérait Ned Hattisonqui, tout aussi paisiblement que s’il se fût trouvé dans soncabinet, surveillait le manomètre et les autres instrumentsenregistreurs.

Son front lui paraissait rayonnantd’intelligence.

Son courage et son sang-froid éclataientjusque dans la netteté de ses gestes, jusque dans le calme de sonregard bleu.

Elle se sentait au fond de l’âme une fierté departager avec lui cette excursion périlleuse.

Elle comprenait qu’elle eût été heureused’être sa compagne, et qu’elle eût fait tous ses efforts pour s’enrendre digne.

Dans la cabine du sous-marin, le silence étaitcomplet.

Pour des raisons diverses, tout le monde étaitplus ou moins impressionné.

Tom Punch, lui, s’était installé commodémentdans le poste de l’équipage.

Cramponné des deux mains aux appuis de sonpliant, il s’était vite fait à ce nouveau milieu.

Maintenant que l’Aurora était sortiedu chenal, il prétendait reconnaître certains poissons, et faisaitrire aux éclats le timonier et l’électricien du bord, en leurindiquant la meilleure manière de les accommoder.

Il disait avoir aperçu une tortue broutantpaisiblement les algues du fond ; et il priait qu’on arrêtâtpour s’en emparer, plaignant ses compagnons de manquer une si belleoccasion de se régaler d’une soupe faite avec la chair de cetanimal, accommodé d’une façon dont il avait seul le secret.

Dans la cabine, la conversation s’était aussirétablie.

Maintenant chaque passager, depuis Aurorajusqu’au flegmatique Hattison lui-même, contemplait avecémerveillement les paysages mystérieux du fond océanien.

L’Aurora manœuvrait avec précautionsous les arceaux d’une gigantesque forêt de corail rose et blanc,dont les fleurs épanouies tapissaient les roches d’un tapiséblouissant. Et cela ne durait qu’un instant. Surprises dans leursolitude sous-marine, ces fleurs vivantes se refermaient au moindrecontact ; le parterre bigarré disparaissait, et les yeuxétonnés n’apercevaient plus qu’un amas informe de pierres. Desmilliers de petits poissons, reflétant dans leurs fines écaillestoutes les nuances du prisme, se poursuivaient dans ce milieulimpide et tranquille, pareils à des papillons.

Le fond de la mer présentait un aspect nonmoins étrange. Des vers, au corps bizarrement contourné, rampaientdans des forêts d’algues vertes et de fucus bruns ; desanémones de mer, collées aux pierres, agitaient dans l’eau calmeleurs tentacules fins comme de la dentelle ; des oursinsmonstrueux rampaient, broutant les algues, pareils à des pelotesd’épingles vertes, rouges ou violacées. Des étoiles de mernageaient gracieusement ou rampaient parmi les fucus. Desmollusques de toutes les tailles, et de toutes les formes, seglissaient dans cette forêt d’un nouveau genre, ou, attachées parleur byssus aux corps immergés, bâillaient de toute la largeur deleurs valves. Des crabes monstrueux couraient dans tous les sens, àla recherche de détritus organiques qui sont la base de leurnourriture. De fines crevettes, surprises par la clarté soudainedes fanaux électriques de l’Aurora, fuyaient enbondissant, agitant au-dessus de leur tête leur antenne gracilecomme un panache. Des plies, des limandes, des turbots, descarrelets, toute la troupe des poissons plats s’élevaient du sol ets’éparpillaient dans toutes les directions en ondulant leur corpsdiaphane.

C’était, tout autour de l’Aurora, undébordement inouï de vie et de mouvement.

Cependant le sous-marin eut vite dépassé laceinture des récifs corallins ; la profondeur ayant augmenté,Ned Hattison immergea l’Aurora par douze cents mètres defond. Le beau paysage de tout à l’heure avait disparu depuislongtemps. Elle courait à toute vitesse maintenant, au-dessus d’uneplaine sous-marine, recouverte d’une fange noirâtre où l’onpercevait le grouillement d’une vie imprécise.

La jeune fille sentit un frisson à voir cepaysage désolé, dont les fanaux du sous-marin révélaient, peut-êtrepour la première fois, aux regards humains, toute la nudité ettoute l’horreur.

Toutefois la vie n’en était pas complètementexclue. Des éponges calcaires trouaient la masse gluante du fond.Par moments de véritables parterres d’encrines, montées sur leurslongues tiges, agitant leurs panaches délicatement nuancés,rompaient la monotonie de ce tableau de la désolation. D’énormesholothuries, au corps mou, recouvertes de verrucosités hideuses,rampaient, absorbant avec avidité la fange fétide et gluante. Deshomards et des crabes monstrueux agitaient leurs innombrablespalpes et leurs pattes rugueuses ; des poissons aux formesétranges nageaient autour des hublots, paraissant étonnés de cetteinvasion subite de la lumière dans ce domaine de l’obscurité. Lesuns, au corps fusiforme, ouvraient toute grande une bouche édentée,munie à la mâchoire inférieure d’une poche comme celle qu’on voitsous le bec des pélicans ; d’autres, au corps rond comme desboules, avaient des yeux énormes, et la peau hérissée de piquantsacérés comme ceux des hérissons ; d’autres avaient la têteentourée de longs appendices qu’ils promenaient dans tous les sens,semblant tâter le terrain, comme le fait un aveugle avec sonbâton.

– Voici les plus curieux, dit Ned.

Et sans prévenir ses compagnons, il éteignitbrusquement les lampes. La nuit était complète. Mais quand leursyeux se furent accoutumés à cette obscurité, quel ne fut pasl’étonnement des voyageurs, en apercevant la zébrure de longsrayons lumineux. Il immobilisa l’Aurora pour que ses amispussent mieux contempler ce spectacle. Des poissons, de toutes lesformes, nageaient, entourés d’une lueur phosphorescente qui partaitde différents endroits de leur corps. Certains mêmes avaient commeune ceinture de feu autour d’eux. Et au milieu d’eux, avec delégers battements de leurs ombelles, glissaient majestueuses,d’immenses méduses phosphorescentes comme eux.

– Vous voyez, disait le jeune ingénieur,comment le milieu a modifié certains organes chez ces curieuxanimaux. Les uns sont aveugles ; vous les avez vus tout àl’heure ; ils ont pour se conduire de grands appendices dontils se servent aussi pour capturer leur proie qu’ils prennent pourainsi dire à la ligne. Les autres ont conservé les organes de lavision, et pour se diriger dans cette obscurité, ils fabriquentleur lumière eux-mêmes.

En disant ces mots, Ned Hattison ralluma leslampes, et l’Aurora reprit sa marche en avant.

Pendant que les voyageurs s’émerveillaient dece spectacle vraiment féerique, William Boltyn affectait uneindifférence complète. Il songeait qu’ils avaient à peine quittédepuis une demi-heure le bassin de Skytown.

Quel appoint ne serait pas dans une guerre, unsi formidable engin.

Il voyait déjà en imagination Ned Hattison,amiral d’une flotte sous-marine, détruisant en quelques heures lesescadres de toute l’Europe coalisée, torpillant sans risques lesplus gros cuirassés, et forçant, presque sans combat, les nationsdu Vieux Monde à décréter le commerce absolument avantageux… pourles Américains en général, et pour les fabricants de conserves enparticulier.

– Eh bien, miss Aurora, dit en riant NedHattison, que vous semble-t-il de votre filleule ?

– C’est un véritable miracle de scienceet de génie, dit avec enthousiasme la jeune fille. Je doutequ’aucun peuple soit assez fort pour résister à l’Amérique dans detelles conditions.

– Ah ! reprit Ned songeur, si leshommes étaient moins égoïstes, et si les nécessités de la vien’étaient pas telles, l’existence de pareils engins seraitpeut-être une cause de paix et de concorde universelles. Onn’oserait plus faire la guerre.

– Bah ! dit William Boltyn avec ungros rire. Chimères que tout cela ! Les hommes sont faits pours’entre-dévorer et s’entre-détruire, que ce soit à coups de dents,à coups de fusils ou à coups de dollars. Ne songeons d’abord qu’àrosser d’importance nos ennemis, et à les faire passer par lesconditions que nous voudrons.

– Mon père a raison, dit vivement Aurorad’une voix aiguë. Gagnons des dollars, signons des traités decommerce ; tout le reste n’est pas pratique.

Comme elle prononçait ces paroles, saphysionomie prit une expression tellement dure, tellement égoïste,que Ned, qui l’observait, sentit s’élever en lui une antipathieinstinctive pour la jeune fille.

– Certes, songeait-il intérieurement,celui-là qui la choisira pour compagne se donnera un maîtreinflexible.

Et il se tut, pendant que son père concluait,pour ainsi dire, la discussion, en prononçantphilosophiquement :

– Tout dépend du point de vue. La scienceest la force ; il ne s’agit que de s’entendre sur le but verslequel il faut la diriger.

À ce moment l’Aurora ayant franchi,en quelques tours d’hélice, le funèbre marécage de boue,s’engageait dans un véritable jardin des Mille et UneNuits, tout en se rapprochant insensiblement de la surface dela mer.

On eut dit une forêt de fleurs.

Partout d’énormes algues violettes, orangées,pourprées, se disposaient aussi harmonieusement que les corbeillesd’un parterre.

D’autres s’élançaient jusqu’à soixante ou centpieds de hauteur, laissant retomber d’élégants panaches defeuillages dentelés et tuyautés avec un art infini.

Des lianes légères s’entrecroisaient parmi cetensemble prestigieux ; et le sol, composé d’une poussière denacre, permettait de saisir avec netteté tout le détail de cejardin des génies de la mer.

Des carets et d’autres variétés de tortuesmarines aux ailerons verts, comme pour insulter aux cuisinesélectriques de Tom Punch, paissaient gravement à l’ombre desvarechs géants.

Des méduses, jaunes et bleues balançaientleurs clochettes dans le feuillage. Des squales énormes, immobiles,regardaient passer sans s’émouvoir l’énorme machine. Leurs yeuxglauques s’irisaient dans le courant lumineux que traçaient lesfanaux électriques. D’autres poursuivaient des animaux plus petitsdont ils faisaient leur nourriture, et les passagers del’Aurora ne contemplaient pas sans une certaine émotionleurs horribles gueules aux mâchoires garnies d’une triple rangéede dents.

Des pieuvres géantes étendaient leurstentacules dans toutes les directions, saisissant au passage lespoissons ou les crustacés qu’elles portaient à leur bouche pour lesdévorer. D’autres, plus petites, nageaient et venaient coller auxhublots de l’Aurora leur œil noir et sans expression.

Sur les algues même toute une vie s’agitait,exubérante. Des milliers de petites crevettes grises sepoursuivaient, happées au passage par des anémones de mer et despolypiers parasites des algues. Quelques petits crabes couraient lelong des varechs et des fucus. Des hippocampes s’attachaientgracieusement par la queue, ou voguaient dans l’eau calme, effrayésun peu de l’intrusion subite de la lumière.

Enfin, Ned stoppa encore une fois pour faireadmirer à ses compagnons un étrange poisson. Perdu parmi les alguesavec lesquelles il se confondait, cet étrange animal méritait àpeine le nom de poisson. Deux gros yeux ronds à fleur de tête,placés de chaque côté d’une espèce d’aigrette repoussante dediablotin. Les nageoires raides ressemblaient plutôt à desgrappins, propres à le retenir le long des algues, qu’à devéritables nageoires.

Mais, ce qu’il y avait de plus curieux,c’était la besogne à laquelle il se livrait. Cramponné aux fucuspar ses nageoires et les autres appendices qui recouvraient soncorps, il enduisait de filament gélatineux un paquet d’œufs groupésen sphère.

À l’aide de ses nageoires antérieures,simulant une sorte de bras articulé, il tournait et retournait lepaquet d’œufs déjà maintenu aux plantes environnantes par de fortsligaments.

– Vous voyez devant vous, ditl’ingénieur, un poisson nidificateur. Comme l’épinoche, il a soinde protéger ses œufs, en les isolant de l’extérieur, au moyen d’unesorte de nid qu’il construit lui-même, comme vous le voyez. C’estle plus étrange animal de ces parages. Il marche plus qu’il nenage, et si, par un accident quelconque, il vient à être séparé dela plante qui le porte, il est inévitablement perdu s’il nerencontre, dans sa chute, une autre algue où il s’accrochera.

L’Aurora reprit sa marche en avant.Un autre spectacle attira leurs regards. Dans la pénombre dulointain, la carcasse, encore surmontée de ses mâts, d’un grandnavire sombré, apparaissait si festonnée de lierres marins et delianes de toutes sortes, qu’on l’eût pris pour la ruine romantiquede quelque château féodal des bords du Rhin.

À mesure qu’on avançait, les clairières sesuccédaient aux avenues et aux bosquets, avec une inépuisablevariété de couleurs et d’aspects.

Cependant, le paysage perdait un peu de sariante perspective.

Les futaies de plantes marines devenaientmonstrueuses, leur entrelacement de plus en plus inextricable.

On sentait la majesté des forêts vierges.L’Aurora pénétra hardiment dans cette masse comme un coindans un tronc d’arbre, écartant de son éperon ou les tranchant lesfucus longs de cent mètres, qui pendaient dans la mer comme delongues draperies foncées.

Malgré leur puissance, les fanaux électriquesne parvenaient pas à percer l’obscurité profonde au milieu delaquelle glissait le sous-marin. À quelques mètres des hublots lefouillis semblait si compact que l’œil ne distinguait plus lesformes, et que les voyageurs croyaient naviguer entre deux mursépais.

À ce moment l’électricien eut besoin de l’aidedu timonier pour le service des accumulateurs ; carl’Aurora était munie d’un propulseur électrique.

Il pria Tom Punch de tenir, pour quelquessecondes seulement, la roue du gouvernail.

Le majordome en saisit vigoureusement une despoignées de la main gauche, pendant que de la droite il s’appuyaitde toutes ses forces sur un piston, à tête arrondie, qui setrouvait à sa portée.

Le malheureux venait de peser de tout sonpoids sur une manette qui commandait au changement devitesse ; et cela au moment même où, par suite d’un coup delime à donner à quelque boulon, on venait d’opérer un démontagepartiel qui empêchait de remédier immédiatement à l’accident.

L’hélice se mit à tourner avec une vitessefolle, et l’Aurora, dont les cloisons d’acier trépidèrentsous l’impulsion, s’enfonça dans la forêt sous-marine, comme unexpress lancé à toute vapeur s’engouffre sous la voûte d’untunnel.

Tom Punch avait poussé un grand cri.

Les prunelles à moitié sorties des orbites,les cheveux dressés sur la tête, il était en proie à la plusviolente terreur.

William Boltyn et Aurora étaient devenus pâlescomme deux morts.

Quant à Ned Hattison, il avait, d’un simplecoup d’œil, compris ce qui se passait.

D’un mot, il avait envoyé son père à la rouedu gouvernail, et lui-même mettait brièvement au courant letimonier et l’électricien de ce qui venait de se passer, hâtant lereboulonnage du dernier écrou qui allait permettre d’enrayer lavitesse.

Ils obéirent en toute diligence.

Et déjà Ned se précipitait vers la manette duchangement de vitesse sur laquelle Tom Punch avait appuyé simalencontreusement, lorsqu’un choc formidable se produisit.

Tous les passagers de l’Aurora furentà demi renversés.

Voici ce qui venait de se passer.

Le navire, au moment de l’accident, setrouvait sur la lisière d’un de ces énormes amas de plantesmarines, tellement compacts qu’ils arrêtent souvent la marche desnavires.

On les appelle dans l’Atlantique : merdes Sargasses, et ils occupent aussi de vastes étendues dansl’océan Pacifique.

L’Aurora, en s’enfonçant avec unevitesse exagérée dans cette forêt de fucus géants, avait rencontréune résistance dont il ne pouvait triompher.

C’est le brusque arrêt de l’hélice, enrayéepar un amas inextricable de plantes marines, qui avait déterminé lechoc que nous venons de voir se produire.

Cette fois, la situation était grave.

Garrotté dans l’indémêlable écheveau de cesalgues, qui ont souvent plusieurs centaines de mètres de long, lesous-marin ne pouvait ni avancer, ni reculer, ni monter, nidescendre.

On tint immédiatement conseil pour savoir cequ’il y avait à faire.

Malgré l’imminence du danger, miss Boltynfaisait preuve d’un certain sang-froid.

Son père affichait un calme qu’il n’avaitpas.

Tous deux fixaient obstinément Ned Hattison etguettaient ses moindres paroles, anxieux.

Après avoir minutieusement examiné l’hélice,et s’être rendu compte de la configuration des lieux, Neds’écria :

– Nous sommes pris comme dans unétau ; impossible de bouger.

– Sommes-nous donc perdus ? ditAurora, avec violence. Nous ne pouvons pourtant pas rester là.

Ned ne répondit pas.

Décidément la jeune fille lui plaisait demoins en moins.

– Il faudrait pouvoir aller dégagerl’hélice, dit à son tour Hattison.

– C’est aussi ce que je vais faire,répondit tranquillement le jeune homme.

Sans plus attendre, il commença à sortir d’uncoffre les diverses pièces d’un scaphandre.

William Boltyn et sa fille le regardaient avecadmiration.

Ce prodigieux courage stupéfiait lemilliardaire.

Aurora se sentait invinciblement attirée versle jeune homme, dont l’énergique figure n’avait pas untressaillement.

Il avait quitté sa redingote, et, aidé de sonpère, commençait à revêtir le costume de toile recouverte decaoutchouc.

Tom Punch, qui avait offert ingénument sesservices, avait été repoussé d’un haussement d’épaules.

Hattison n’avait pas proféré une parole,n’avait élevé aucune objection.

Toujours hautain, il contemplait son fils avecfierté.

C’est que la tâche qu’il assumait n’allait passans de graves dangers.

Il y en avait de pire que les requins etautres squales géants qui fourmillent dans ces profondeurs. Ilrisquait tout d’abord d’être lui-même emprisonné et étouffé par lamasse gluante et serrée des algues. D’autre part, il pouvait êtrebroyé par la pression de l’énorme colonne d’eau qu’il allait avoirà supporter, bien qu’il eût revêtu un scaphandre de son invention,construit de telle sorte que l’homme pouvait circuler librement, àdes profondeurs auxquelles il n’était jamais parvenu jusqu’alors.L’appareil allait-il réaliser les espérances du jeuneingénieur ? C’est à quoi pensait Hattison, mais il ne laissaitrien transpirer de son inquiétude pour ne pas effrayer le marchandde conserves et sa fille.

La plus douce sérénité était peinte sur levisage de Ned.

Aussi calme que s’il eût endossé son habit desoirée, Ned avait achevé de revêtir son accoutrement.

Il avait chaussé de lourds souliers à semellesde plomb, et avait placé sur sa tête le casque de cuivre.

De plus, ses épaules étaient recouvertes deplaques d’acier destinées à amollir la pression de l’eau.

Puis il fixa sur son dos un récipient d’acier,rempli d’air comprimé, qui fut relié à son casque par un tube denickel. Un mécanisme ingénieux réglait le passage de l’air duréservoir dans le casque, agissant automatiquement.

Tout étant disposé, les pompes expulsèrentl’eau d’une des cloisons étanches que l’on ouvrit ensuite.

Ned y pénétra.

L’émotion, à ce moment, était intense.

Personne n’osait parler.

Les manœuvres se faisaientsilencieusement.

On n’entendait que le bruit des boulons quel’on revissait pour assujettir la cloison intérieure.

Ned était enfermé dans la cloison étanche.

Il ouvrit les robinets extérieurs et laissapénétrer l’eau peu à peu, afin de s’habituer insensiblement àsupporter la pression de l’eau.

Quand le compartiment fut de nouveau rempli,il ouvrit la cloison qui formait la paroi du vaisseau et se trouvadans le fouillis des algues.

Armé d’un énorme bowie-knife, iltaillait à tours de bras l’inextricable forêt, se frayant unpassage vers l’hélice.

Celle-ci disparaissait complètement sousl’enchevêtrement des lianes.

L’ingénieur attaqua vigoureusement cet amasgluant, dont les innombrables ramifications enserraient lesbranches d’acier comme des bras de pieuvres.

Il parvint, non sans peine, à la dégagercomplètement.

Lorsque, au moyen de la même manœuvre qui luiavait permis de sortir, il rentra dans l’embarcation, il n’y eutqu’un seul cri pour l’acclamer.

On s’empressa de le dévêtir.

William Boltyn lui serrait les mains avecenthousiasme.

Aurora le contemplait ardemment.

Il s’arracha à leurs protestations dereconnaissance en s’écriant :

– Mais, ce n’est pas tout. Il fautmaintenant nous ménager un chemin avec la dynamite.

Les canons électriques furent chargés.

Cinq minutes après, les abords du sous-marinétaient complètement déblayés.

Déchiquetée par la violence de l’explosion quiavait rudement secoué l’Aurora, la masse visqueuse desfucus s’était pour ainsi dire émiettée.

L’énorme quantité d’eau, subitement déplacéepar l’explosion des obus de dynamite, avait percé de larges trouéesparmi l’infranchissable muraille des algues et des lianes.

La mer bouillonnait comme une chaudière enébullition.

Le sous-marin dansait comme un simple bouchonde liège dans une tempête.

L’eau avait pris une teinte noirâtre,empêchant de rien distinguer.

Enfin, quelques instants après, tout étaitredevenu calme.

À leur grande joie, les passagers purentbientôt apercevoir un large chenal constellé de débris de toutessortes de plantes, qui trouait leur prison sous-marine etrejoignait les eaux libres. Des cadavres de poissons et d’annélidesflottaient dans l’eau encore troublée, foudroyés parl’explosion.

En toute autre circonstance, Tom Punch eûttrouvé la chose amusante, et eût certainement risqué une de cesplaisanteries dont il était coutumier. Mais il n’avait pas le cœurà la joie.

Les passagers et les trois hommes del’équipage regardaient Ned Hattison avec admiration.

Grâce à son dévouement, l’Auroraétait sauvée.

Chapitre 8Tom Punch et les coureurs des bois

À la suite de l’imprudence qui avait faillicoûter la vie à tous les passagers de l’Aurora, Tom Punch,comme bien l’on pense, reçut une verte semonce.

William Boltyn ne parlait rien moins que del’envoyer momentanément garder les bœufs dans une de ses propriétésdu Far West.

Mais sa colère était plus affectée queréelle.

Il se laissa facilement fléchir parl’intercession de Ned Hattison.

Le majordome faisait une si piteuse mine, que,rien qu’à le voir, tout ressentiment faisait place à un rireirrésistible.

Du reste, le milliardaire était trop heureuxde la bonne tournure que prenaient les événements, pour ne pas êtredisposé à la clémence.

Il s’était aperçu, à n’en pouvoir douter, del’effet favorable qu’avait produit Ned Hattison sur Aurora.

Lui-même avait, pour la science et l’énergiedu jeune homme, une estime sans bornes, et il était complètementdisposé à lui donner sa fille et ses milliards.

Dans un cottage fleuri de glycines et dejasmins de la Virginie, on avait installé les appartements desvisiteurs.

En face, l’océan Pacifique profilait àl’horizon sa ligne verte et monotone.

Les cimes déchiquetées des montagnes Rocheusesfermaient, au loin, ce paysage sévère et imposant.

Le dîner, qu’on avait servi en plein air, aumilieu des massifs de roses et de cactus blancs, fut très animé,malgré les émotions de la journée.

On se félicitait d’avoir échappé, de siheureuse façon, au danger.

Le jeune ingénieur était le héros del’excursion.

Aurora résuma l’opinion générale ens’écriant :

– Le courage et le sang-froid deM. Ned Hattison ont été admirables. Je tiens à le remercierpersonnellement, et je bois en son honneur.

Avec son irréprochable politesse, maistoujours très froidement, Ned avait répondu par un toast à la jeunefille.

Dans les usines, les machines sifflaient.

On entendait le bruit sourd desmarteaux-pilons.

Skytown travaillait à la réalisation du grandœuvre.

Le soleil couchant illuminait de mille feuxles coupoles de verre des fonderies.

Le crépuscule tombait lentement.

À la fin du dîner, Ned, grand chasseur devantl’Éternel, proposa, pour le lendemain, une battue dans lesenvirons.

On lui avait signalé la présence de plusieurstroupeaux de daims et de bisons, encore fort communs, cesannées-là, dans la région des montagnes Rocheuses.

Cette proposition rallia tous lessuffrages.

Aurora, surtout, s’en montra enchantée.

Après les fatigues de cette journée, chacunéprouvait le besoin de prendre du repos.

D’autant plus qu’il fallait, le lendemain, selever de bonne heure pour la battue.

On se sépara.

En reconduisant Hattison jusqu’au train deglissement qui le ramenait à Mercury’s Park, William Boltyn s’écriaavec bonhomie :

– Eh bien, mon cher, cela s’est fort bienpassé. Nos jeunes gens ont l’air de s’entendre à merveille.

– Je le crois, répondit l’ingénieur. Monfils n’a pas déplu à miss Aurora.

– Comment : n’a pas déplu ?reprit M. Boltyn ; dites qu’elle est enthousiasmée. Jel’observais pendant le dîner ; sa physionomie était radieuse.Mais, comme vous dites, il ne faut rien brusquer. Après notredépart, vous ferez comprendre à votre fils que sa demande seraitfavorablement accueillie ; et, comme je ne pense pas…

– Qu’il refuse ! fit Hattison.Voyons, vous n’y pensez pas ! Ned, refuser d’épouser missAurora ! Soyez tranquille, avant peu, l’affaire seraconclue.

– Hurrah ! mon cher savant. Ce seraun beau mariage. Je veux que le monde entier en parle.

Après un vigoureux shake-hand, les deux hommesse quittèrent sur ces projets d’avenir.

Hattison monta dans son train.

Quant à William Boltyn, tout guilleret, ilregagna son cottage en sifflotant, heureux comme un Américain quin’a pas perdu sa journée.

Le lendemain matin, selon son habitude,Hattison était levé avec le jour.

Dans sa petite maison qui, nous l’avons vu,occupait le centre des usines, assis devant une table encombrée depapiers et d’appareils, il compulsait des plans, annotant çà et làde son écriture ferme et volontaire, rectifiant des formules,remuant des idées.

Un téléphone, placé à sa portée, lui servait àtransmettre ses ordres.

Ce petit homme, sec et d’apparence débile,était soutenu par une volonté de fer, une opiniâtretéincroyable.

Une fois lancé dans ses calculs, il ne sentaitpas la fatigue.

Il lui était arrivé de se retrouver, à l’aube,la plume à la main, devant des colonnes d’équations, dans la mêmeattitude que la veille.

Le monde extérieur n’existait plus pourlui.

Ayant rapidement terminé son travail, ilsortit, et se dirigea vers la gare, en traversant successivement lelaboratoire et l’usine électrique.

Les ouvriers le saluaientrespectueusement.

Quelques minutes après, le chemin de fer deglissement le déposait à Skytown.

Son fils était venu à sa rencontre.

– Eh bien ! père, s’écria-t-il,dépêche-toi ! Nos hôtes sont prêts. On n’attend plus que toipour partir.

Le jeune homme avait revêtu un élégant completde chasse.

Avec son veston serré à la taille et sescheveux blonds sortant d’un large feutre gris, il avait vraimentbonne mine.

Sous la véranda du cottage, Aurora et son pèreattendaient les deux Hattison.

On se souhaita le bonjour.

Dans son costume de chasseresse, la jeunemilliardaire paraissait un peu plus grande qu’à l’ordinaire.

Ses formes impeccables transparaissaient,modelées par l’étoffe.

Elle avait une jupe courte. Des guêtresenserraient jusqu’aux genoux ses jambes fines et nerveuses.

Son costume était complété par une élégantecasquette de loutre marine, ornée d’une plume de coq debruyère.

– Allons, s’écria-t-elle joyeusement,hâtons-nous ! Pour des chasseurs, nous ne sommes guèrematineux.

Une collation de jambon, de beurre, de rôtieset de thé était servie.

On mangea de bon appétit.

Puis, les chevaux ayant été amenés – destrotteurs de l’Arkansas, aux jambes fines et nerveuses –, on se miten selle.

Hattison et William Boltyn étaient tropyankees, pour avoir modifié leur costume habituel. Ils avaientgardé la redingote et le chapeau haut-de-forme à bords plats,assurant seulement sur leur épaule la carabine électrique dont toutle monde était armé.

Une dizaine de rabatteurs, recrutés pour lacirconstance et connaissant parfaitement le pays, complétaient,avec Tom Punch, la petite expédition.

Étant donnée l’impossibilité d’équilibrer enselle l’énorme bedaine du majordome, celui-ci allait à pied,suivant ses maîtres, qu’il devait rejoindre à un endroitconvenu.

Il avait endossé un costume de velours et prisdes guêtres.

Ainsi accoutré, la carabine sur l’épaule, oneût dit un personnage des contes d’Hoffmann, ou plutôt le dévouécompagnon du chevalier de la Manche, l’illustre Sancho Pança.

Le soleil dardait déjà de chauds rayons.

La journée promettait d’être magnifique.

Les cavaliers s’engagèrent dans une avenuenaturelle de sapins qui s’enfonçait sous la forêt.

Derrière eux, Tom Punch suivaitphilosophiquement, aussi vite que sa corpulence le lui permettait.Mais quelque diligence qu’il fît, il ne tarda pas à perdre de vueles chasseurs.

Il ne s’en inquiéta guère. Fumant un excellentcigare, il monologuait selon sa coutume ; de temps en temps,il s’arrêtait et donnait une accolade à une large gourde qui luibattait les flancs ; car, en homme prudent, il n’avait pasoublié le gin réconfortant.

– Qu’il fait bon vivre, disait-il ens’épongeant. Oui, il faut en convenir, la vie a du bon, mais sur leplancher des vaches. Quand je pense, j’en frémis encore, que mamaladresse a failli me faire perdre le goût du gin ! Maisaussi quelle idée ! Confier la direction d’un sous-marin à unsommelier ! Il n’y a que les ingénieurs pour avoir depareilles distractions ; les « grands ingénieurs »,ajouta-t-il après un moment de réflexion, pendant lequel ilengloutit une large rasade.

Il fit claquer sa langue, puis il reprit sondialogue.

– Le gin a aussi du bon. C’est la liqueurpar excellence. Grâce à lui, l’homme conserve tout son sang-froid,ce qui lui permet de se diriger sans crainte parmi les écueils dontla vie est semée. Et si, hier, j’avais eu à portée de ma main unflacon bien rempli, au lieu de cette fatale manette de changementde vitesse, je n’aurais pas commis de bêtises, le sous-marin ne seserait pas arrêté, monsieur Ned n’aurait pas eu à le dégager, et…et… et monsieur Ned, n’épousait pas miss Aurora… Tiens ! aufait, il a mieux valu pour lui que je sois à jeun.

Tout en monologuant, Tom Punch avait accéléréle pas. Mais tout philosophe qu’il était, il paraissait ignorer,bien qu’il prétendît le contraire, que le gin pris en quantitéimmodérée ne fait pas éviter les écueils du chemin, mais, aucontraire, tend à vous précipiter dessus. C’est ce qui arriva.

Il avait depuis longtemps quitté lagrand-route. Quand il s’en aperçut, il était perdu dans une sortede fourré inextricable. Incapable de se reconnaître, il demanda uneinspiration à sa boisson favorite ; et, de nouveau, le ginbienfaisant descendit dans les profondeurs de son vaste gosier.Puis, il chercha à s’orienter. Mais, n’ayant pas de boussole, ils’en remit au hasard et se lança à l’aveuglette sous lecouvert.

– Si seulement je rencontrais dugibier !… s’écriait-il par moment. Mais il n’y a pas seulementun moineau dans ce maudit pays !

Car Tom Punch était chasseur, bien qu’il parûtplus habile dans le maniement de la bouteille que dans celui de lacarabine, et il n’aimait pas rentrer bredouille.

– Et puis, cela a-t-il du bon sens de mefaire aller à pied, comme si l’on manquait de voitures àSkytown ? Je me serais même, au besoin, contenté de la machinepsychique de M. Harry Madge.

Cette facétie de mauvais goût à l’endroit ducélèbre spirite le dérida un moment. Puis il eut de nouveau recoursau gin.

Le soleil était déjà haut sur l’horizon, lachaleur accablante, et Tom Punch, dans l’atmosphère humide de laforêt, cuisait littéralement dans son jus, suait sang et eau.

– Pour peu que cela continue,grommela-t-il, je finirai par fondre. Après tout, ce ne serait pasun gros malheur. Si monsieur Boltyn, inquiet de ne pas me voir aurendez-vous, se met à ma recherche, il retrouvera plus facilementma piste. Hé ! hé ! pas mauvais !

Décidément, Tom Punch n’était pas enverve : c’était à croire que son esprit lui-même sefondait.

– Allons bon, maintenant, voilà que j’aifaim. Il ne manquait plus que cela : mais mon estomac estpeut-être en avance. Voyons un peu.

Il tira sa montre, regarda l’heure : ilavait raison, son estomac avançait ; il était à peine onzeheures du matin.

À la pensée de se passer de déjeuner, TomPunch fut terrifié. S’il rencontrait seulement un coq de bruyère,ou tout autre animal appartenant à l’espèce comestible, cela l’eûtconsolé. Mais la forêt était toujours aussi déserte : aucunêtre vivant n’en troublait la solitude silencieuse.

Tout en marchant, au hasard, dans la forêt,pareil au naufragé perdu, sans vivres, au milieu de l’océan, TomPunch eut des visions affreuses. Des monceaux de victuailles, destorrents de sauces passaient devant ses yeux. Sur une mer de saucemadère, où flottaient de succulents champignons aux couleursnuancées comme celles des méduses qu’il avait vues la veille, unebarque, semblable à un panier à vins, se balançait gracieusement.Dans cette barque, il y avait un être, maigre, efflanqué, presqueun squelette, offrant une étrange ressemblance avec Tom Punch. Etce squelette tenait une coupe vide à la main en criant d’une voixsépulcrale : « Gin, clavel ou champagne ! Gin,champagne ou clavel ! Clavel, champagne ougin ! »

Gin ! ce mot résonnait comme un glas auxoreilles du malheureux Tom Punch ! Gin ! Le gin rendl’homme courageux ! Gin ! Il lui fait éviter les écueilsdont la vie est semée ! Gin ! gin ! gin ! C’estla boisson par excellence ! Gin !

Cette fois-ci, le mot sonna avec tant de forcedans le cerveau de Tom Punch, que celui-ci s’éveilla de soncauchemar. Il se souvint de sa gourde et précipitamment, la porta àsa bouche. Mais il la laissa tomber avec un geste de désespoir.

Elle était vide.

Alors, Tom Punch s’étendit de tout son longsur les mousses de la forêt et, chose étrange, lui, que l’on avaittoujours vu le sourire sur les lèvres, pour la première fois de savie peut-être, il pleura.

Sa douleur se calma cependant peu à peu et,comme les tiraillements de son estomac lui annonçaient que l’heuredu déjeuner était enfin venue, il se leva, arma sa carabine et, defort mauvaise humeur, se mit à la recherche d’un gibier quelconque.Moins heureux que le héron de La Fontaine, il ne rencontrait mêmepas le plus petit limaçon.

Tout à coup, au moment où il s’y attendait lemoins, il aperçut devant lui, à environ vingt mètres, la crouped’un animal de forte taille. L’avant-train de la bête disparaissaitdans un massif de feuillage.

– Dieu soit loué ! s’écria-t-il,voilà le rôti cherché.

Et oubliant ses douleurs passées, songeant auxsavoureuses tranches de venaison qui allaient récompenser sonadresse, il épaula vivement, prit à peine le temps de viser, et fitfeu.

La bête tomba.

Il s’élança dans sa direction.

Mais il n’avait pas fait vingt pas, qu’il sevit subitement entouré par une demi-douzaine d’individus qui, touten criant comme des forcenés, se saisirent de lui etl’entraînèrent.

Tom Punch tremblait de tous ses membres.

C’est qu’en effet l’aspect desgentlemen qui venaient de le faire prisonnier n’était pasdes plus rassurant.

Vêtus à la mexicaine, armés de rifles, derevolvers et de couteaux, ils avaient l’air de véritablesbandits.

C’étaient des coureurs des bois, dont lemétier avoué est de battre les forêts à la recherche du mielsauvage, détruisant au besoin les bêtes féroces et les animaux àfourrures, mais qui, au besoin aussi, détroussent les caravanes, etne se font aucun scrupule de retrancher du nombre des vivants, lesvoyageurs solitaires et égarés, quand ils leur croient la ceinturebien garnie.

Tels étaient les gens entre les mains desquelsTom Punch était tombé.

Cependant le premier moment de frayeur passé,le majordome avait repris tout son sang-froid.

Les coureurs des bois, après l’avoir ligotécomme un saucisson, l’avaient déposé au pied d’un arbre. Enfin,l’un d’eux se détachant du groupe qu’ils formaient autour d’unbrasier, sur lequel rôtissait un daim tout entier, se dirigea versTom Punch et l’interpella ainsi :

– Il faut que vous soyez bigrementmaladroit, ou joliment bête, mon gros monsieur, pour tuer un ânequi ne vous a rien fait.

– J’ai tué un âne ? dit Tom Punch,la farce est bonne.

Et il éclata de rire.

Les coureurs des bois semblaient irrités decette gaieté intempestive.

– Ah ! la farce vous semble bonne,dit son interlocuteur, et cela vous fait rire. Mais savez-vous mongros monsieur, que nous, au contraire, nous la trouvons fortmauvaise. Vous nous privez par maladresse et par bêtise d’un animalqui n’avait pas son pareil dans tout l’univers, et vous trouvezcela risible. Nous allons voir. Et puis d’abord, qui es-tu ?demanda-t-il impérieusement.

Le majordome se fit connaître, et racontamême, par le menu, la suite de ses mésaventures depuis son départde Skytown.

Les coureurs s’amusèrent beaucoup de cettehistoire, mais la situation du majordome de William Boltyn nes’améliora pas pour cela. Le mot milliard avait réveillé lacupidité des bandits. Ils croyaient avoir mis la main sur une mineriche à exploiter, et dans cette intention ils tinrent conseil.

Celui qui paraissait être leur chef expliquaen peu de mots ce qu’il fallait faire, termina sa harangue endisant :

– Amusons-nous toujours de lui, nousverrons ensuite à nous faire payer notre âne.

Ces derniers mots parvinrent à l’oreille deTom Punch, qui se vit de suite en liberté. Aussi leur cria-t-ilqu’il avait de l’argent sur lui et qu’il ne demandait pas mieux quede les indemniser.

Tous se portèrent vers lui, avec empressement,avec de grands cris, et l’un d’eux fouilla minutieusement TomPunch, en ricanant.

– Vous avez dû perdre votre argent dansla forêt, dit-il en se relevant, ou vous vous moquez de nous, carvous n’avez pas même un forthing sur vous.

Le bandit oubliait d’ajouter que Tom Punchavait été subtilement soulagé de son argent, par les autrescoureurs des bois, pendant son enlèvement.

Le chef s’approcha :

– Eh bien ! mon ami, tu payeras deta personne, dit-il, puisque tu ne peux nous indemniser au poids del’or. De plus tu nous as menti en nous promettant de l’argent quetu n’avais pas. Il faut donc que tu expies cette fourberie. Etcomme nous avons tous le mensonge en horreur, et que nous lepunissons de mort, nous allons te tuer d’abord, puis nous temangerons. Il faut bien que la perte de notre âne nous profited’une manière ou d’une autre.

Et en disant ces mots, le bandit ouvrit unlarge bowie-knife et se pencha vers Tom Punch.

Celui-ci était devenu vert de peur, etrecommandait son âme à Dieu.

– Mais, comme tu nous semble un bongarçon, dit le chef, je t’accorde la grâce de désigner toi-même legenre de mort que tu préfères.

« Veux-tu que nous t’attachions à unarbre et que nous te tuions en détail, en te dépeçant vivant ?Aimes-tu mieux être scalpé au préalable ? nous vendrons tachevelure à quelque chef indien, et je t’assure qu’elle fera lemeilleur effet dans sa collection ; voilà de quoi te rendreorgueilleux pour le restant de tes jours. Peut-être préfères-tuêtre empalé ? ou rôti vivant ? Voyons parle, et ne prendspas un air malheureux comme cela ; ma parole on croirait quetu assistes à un enterrement.

Cette macabre plaisanterie fit éclater de rireles bandits.

Tom Punch, qui avait complètement perdu latête, roulait de gros yeux effarés, claquait des dents.

– Mais je ne veux pas mourir, bégaya-t-ilenfin.

– Ça ne me regarde pas, dit le chef. Quicasse les verres les paie. Je crois, ma foi, messieurs,ajouta-t-il, en se tournant vers ses compagnons, qu’il vaut mieuxle tuer tout de suite, et le faire cuire sous la cendre comme lespattes d’ours. Ce gaillard, tout robuste qu’il est, est incapablede prendre une décision, tant il a peur. Il faut donc agirnous-mêmes pour le mieux de ses intérêts.

Pour le coup, Tom Punch se vitirrémédiablement perdu. À un signal, les coureurs des bois seruèrent sur lui, le dépouillèrent de ses vêtements, qu’ilspartagèrent sans tarder.

Puis ils le couvrirent de feuillage, defeuilles de laurier, de ravensara, de cerfeuil bulbeux desprairies. Ils le frottèrent avec des herbes odoriférantes, de latête aux pieds ; son énorme bedaine brillait au soleil, commeun globe d’ivoire. Sa face congestionnée semblait une tomate sur unlit de verdure. Un bandit facétieux poussa la plaisanterie jusqu’àlui mettre du persil sauvage dans les oreilles.

Pendant ce temps, Tom Punch gémissait enlui-même : « Destinée étrange que la mienne. J’étais népour vivre heureux et tranquille ; pourquoi ai-je voulu courirles aventures ? Quel besoin avais-je de naviguer sous les eauxoù j’ai failli laisser ma peau aux requins ? C’est ce mauditsous-marin qui est la cause de tous mes malheurs. Que le diableemporte les ingénieurs ! »

Il tenta encore une fois d’implorer laclémence de ses bourreaux.

Il se fit humble, rampa à leurs pieds,embrassa leurs genoux ; et il était vraiment si comique danscette posture, avec sa face ruisselante de sueur sous sa couronnede feuillage, que les coureurs des bois ne purent s’empêcherd’éclater de rire.

Ce rire était si sincère que Tom Punchcommença à s’apercevoir de la comédie qui se jouait, et dont ilétait le principal acteur.

– Allons, s’écria le chef, en attendantvotre exécution, vous allez manger avec nous. Demandez ce qui vousplaît le plus, et nous vous l’accorderons. On ne refuse rien à uncondamné à mort.

Le majordome vit que la plaisanterie touchaità sa fin, et comme tout son sang-froid lui était revenu :

– Eh bien, dit-il, je voudrais bien m’enaller.

Les coureurs des bois se mirent à rire denouveau, tant cette demande leur parut plaisante dans lacirconstance.

Le daim fut découpé en tranches succulentes ettous se mirent à manger avec appétit.

Habitués à engloutir d’énormes morceaux devictuailles, ils furent stupéfaits de voir que Tom Punch mangeaittrois fois autant qu’eux.

– Vous avez un beau coup de fourchette,lui disaient-ils.

– Dites plutôt, un fameux coup de dents,répondait-il. Car pour ce qui est des fourchettes, c’est un luxeque vous me paraissez ignorer.

– S’il boit à proportion, répliqua unautre, nous n’aurons jamais assez de gin pour le satisfaire.

– Bah ! dit le chef, on mettra del’eau.

– Vous dites ? s’écria Tom Punch, del’eau ! je n’en ai jamais bu de ma vie, et j’ose espérer,gentlemen, que vous ne serez pas assez barbares pourm’obliger à me désaltérer avec ce liquide immonde. Vive legin !

– En tout cas, vous avez l’air del’aimer, le gin, dit un coureur des bois. Car voilà une gourde quevous n’avez certainement pas rincée avec de l’eau claire, si j’enjuge d’après son odeur.

Une gourde, mais pleine cette fois-ci, futapportée, et elle circula à la ronde. Tom Punch, que l’ampledéjeuner qu’il venait de faire et que la boisson avait mis en bellehumeur, ressemblait sous son vêtement de feuillage, au bon vieuxSilène. Quant aux bandits, ils semblaient avoir complètement oubliéla perte de leur âne et leurs instincts anthropophagiques.

Comme la journée tirait à sa fin, Tom Punchmanifesta le désir de rentrer en possession de ses vêtements, et ilréitéra son intention de retourner à Skytown.

Mais il avait compté sans ses hôtes. Ceux-cilui firent comprendre qu’il ne pouvait reprendre des vêtementsqu’il leur avait donnés de bon cœur, que sa conduite était indigned’un gentleman aussi honorable que lui, et qu’enfin s’ilcroyait que son complet lui avait été dérobé, il devait s’estimerheureux de conserver sa peau intacte.

Il essaya, mais en vain, de les amadouer. Etle chef lui dit, d’une voix rude, que s’il continuait encore sesréclamations, il allait le lier à un arbre, entre une tranche dedaim crue et une fiole d’eau claire et l’abandonner à son tristesort, après lui avoir mis une poignée de sel dans la bouche etl’avoir bâillonné ensuite.

Cette menace fit taire Tom Punch, qui se remità trembler.

– Je serai bon garçon, dit le chef ;au fond, vous n’êtes pas mauvais diable. Ce serait vraiment dommagede nous charger la conscience du meurtre d’un aussi aimablegentleman. Je vous fais grâce de la vie ; nousmangerons l’âne à votre place. Mais je ne vous rendrai la libertéque lorsque vous nous aurez remboursé, en bonne monnaie, la valeurde notre âne. Vous allez donc écrire à votre maître le récit devotre mésaventure et lui demander de nous indemniser. Un de meshommes ira à Skytown et je vous jure que si votre maître se conduitbien à notre égard, nous vous accompagnerons jusqu’à la lisière dela forêt. Après quoi, vous vous débrouillerez.

À ces mots, Tom Punch fit un bond de joie et,incontinent, il rédigea sa lettre.

Dans sa joie, il eût embrassé tous lesbandits. Il se trémoussait comme un beau diable, et tous les hommesde la bande riaient aux éclats.

*

**

Lorsque, après une chasse heureuse, où l’onavait abattu trois daims et plusieurs petites pièces, lemilliardaire ne trouva pas son majordome à l’endroit fixé commerendez-vous, et où une table, dressée sur le gazon, attendait leschasseurs, il ne fut pas autrement surpris.

– Bah ! dit-il, l’animal n’aura paseu le courage de venir jusqu’ici. Il aura eu trop chaud.

Et il se promit, au retour, de le tancerd’importance.

On déjeuna fort gaiement.

L’animation de cette course à travers boisavait mis des teintes carminées aux joues d’Aurora.

Très adroite tireuse, elle avait à elle seuletué plusieurs pièces, dont un superbe renard noir, qu’elle sepromettait d’emporter pour en faire préparer la fourrure.

Ned et William Boltyn s’étaient partagé lereste.

Quand à Hattison, il avait suivi la chassesans y prendre part.

Mais, une fois à Skytown, lorsqu’on apprit queTom Punch n’était pas de retour, on commença à s’inquiétersérieusement.

– Ah çà ! que peut-il bienfaire ? s’écria Boltyn.

On l’avait cherché partout sans résultat.

Dans les usines, aux cales sèches, personnen’avait vu Tom Punch.

– Je donnerais volontiers mille dollars,pour savoir où il est, disait Boltyn qui aimait beaucoup Tom Punch,malgré son ivrognerie.

Les choses en étaient là, lorsqu’on vint direau milliardaire qu’un homme désirait lui parler de la part de sonmajordome.

– Qu’on l’amène, fit-il. Je parie que TomPunch aura encore fait quelque bêtise.

On introduisit un homme à la barbe hirsute,vêtu d’un pantalon de cuir et chaussé de bottes, et qui, sans direun mot, sans même saluer, remit au milliardaire la lettre de TomPunch.

William Boltyn la parcourut rapidement.

– Quand je vous le disais, s’écria-t-ilen éclatant de rire. Il sera toujours incorrigible. Figurez-vousque cet imbécile a pris un âne pour un bison, et n’a trouvé rien demieux que de l’abattre. Cela m’étonne de lui cependant. Mais jesoupçonne le gin d’être pour quelque chose dans cette affaire.Enfin, continua-t-il en s’adressant au messager, combien vousfaut-il pour votre âne ?

– C’était une belle bête, fit l’homme, unâne savant, d’une intelligence merveilleuse. Nous perdons avec luiune de nos plus sérieuses ressources. Et il nous faudra du temps,pour en retrouver un pareil. Mille dollars ne seront pas de troppour payer un tel animal.

– Allons, fit le milliardaire, je ne veuxpas marchander ; et puis j’avais promis cette somme. Je n’aiqu’une parole. Va pour mille dollars. Mais qu’on me ramène bienvite mon pauvre Tom Punch.

– Soyez tranquille, monsieur, dans uneheure il sera ici.

Après avoir empoché les bank-notes,l’homme disparut en saluant profondément.

Une heure plus tard, on vit Tom Punchdéboucher de l’allée de sapins.

Mais dans quelle tenue.

Le malheureux avait en vain réclamé sesvêtements.

Ceux-ci faisaient trop bien l’affaire de leursnouveaux propriétaires, à qui il les avait offerts de si bon cœur,selon leur expression.

Ils l’avaient affublé de leurs vieillesloques, c’est-à-dire d’une culotte qui lui venait à peine àmi-jambes et d’une veste fortement endommagée par les ronces de laforêt, et qu’il avait à grand-peine réussi à enfiler.

Quant à ses superbes bottes, elles avaient étéremplacées par de mauvais souliers, montrant, par de nombreusesouvertures, les pieds de leur propriétaire.

Il s’était débarrassé de sa couronne defeuillage, et s’était coiffé d’un méchant couvre-chef auquel lescoureurs de bois avaient attaché, par dérision, des branches depersil sauvage.

De tout son équipement, il ne rapportait quesa carabine dont le canon était faussé, et sa gourde bien remplied’eau claire.

Dans cet appareil, les coureurs de boisl’avaient triomphalement accompagné jusqu’à la limite de laforêt.

Là, ils lui souhaitèrent cordialement bonvoyage en le gratifiant d’énergiques shake-hand.

Dire la surprise de ses maîtres en le voyantarriver dans cet état, c’est impossible.

On l’entoura, on le questionna.

Malgré l’état pitoyable dans lequel il était,il voulut se donner le beau rôle.

– Oui, s’écria-t-il avec ingénuité, j’aifailli être accommodé aux fines herbes et rôti tout vivant ;j’ai failli être scalpé, écorché, écartelé, empalé. Heureusementque j’ai le moral et les poings solides. Je leur en ai imposé etc’est en me débattant contre ces forcenés, qui n’ont eu raison demoi que grâce à leur nombre, que j’ai perdu mes vêtements.

Personne ne fut dupe de ce mensonge.

Au contraire, tout le monde riait auxéclats.

Tom Punch se sentait ridicule.

– Mon pauvre Tom, s’écria William Boltyn,je vois que les voyages ne te réussissent pas. Heureusement quenous retournons de suite à Chicago. Je crois que tu finirais parlaisser ta peau ici. Dépêche-toi d’aller te vêtirconvenablement.

Il ne se le fit pas dire deux fois, n’étantpas fâché d’échapper aux quolibets, que ne lui marchandaient pasAurora et même les Hattison.

Il commençait à comprendre les avantages de lavie sédentaire et, tout penaud, il regagna sa chambre.

Une demi-heure après, William Boltyn et safille, accompagnés de Ned Hattison et de son père, montaient dansle train de glissement.

Le jeune homme était d’une froideur quedissimulait mal son ordinaire politesse.

Quand à Tom Punch, il s’était, en bonphilosophe, consolé de ses mésaventures, avec une bouteille declaret ; et, redevenu correct, il trônait dans une ampleredingote.

À Mercury’s Park, le train de William Boltynl’attendait.

Le milliardaire emportait de ces lieux uneimmense satisfaction d’orgueil.

L’œuvre qu’il avait conçue s’élaborait là,promettant d’être formidable.

Alors il pourrait réaliser ses rêvesindustriels.

De plus, le mariage de sa fille lui semblaiten bonne voie.

C’était la complète réussite de ses projets,et la justification de l’antique adage : « La fortune estaux audacieux. »

Chapitre 9Deux Yankees qui s’entendent

Deretour à Chicago, Aurora et William Boltyn avaient repris le coursde leur existence affairée et somptueuse.

Les réunions d’affaires, les travaux et lesfêtes se succédaient avec une régularité qui devenait à la longuede la monotonie.

Mais le caractère de la jeune fille, quis’accommodait autrefois admirablement de cette série d’occupationsinvariablement réglées à l’avance, semblait avoir subi de profondesmodifications.

Quelque chose de nouveau était entré dans savie.

Maintenant elle prenait un plus grand soin desa toilette.

Elle avait fait venir de New York des journauxde modes anglaise et française.

Sans les négliger, elle s’occupait avecbeaucoup moins d’intérêt des affaires de l’abattoir et de lafabrique de conserves.

En revanche, elle lisait plus que jamais lesrevues scientifiques, américaines et étrangères, qui traitaient desinventions nouvelles.

Heureuse quand quelque savant de l’Union avaitdevancé ses rivaux dans la voie du progrès, elle avait devéritables colères quand un Européen bouleversait les théoriesadmises, par quelque trouvaille de génie.

La gloire scientifique de ses compatriotes, eten particulier d’Hattison et de son fils, semblait être devenuepour elle une question personnelle.

Elle entretenait, sous la signature de sonpère, une correspondance fréquente et détaillée, au sujet destravaux qui se poursuivaient sans relâche aussi bien à Skytown qu’àMercury’s Park.

Elle s’était fait envoyer, de là-bas, touteune collection de photographies représentant les ateliers et lessites les plus curieux et les plus pittoresques des montagnesRocheuses et de la côte du Pacifique.

Sur l’avis secret de William Boltyn, Hattisonpère avait glissé, parmi les paysages, sa photographie et celle deson fils.

Aurora avait disposé toute la collection à laplace d’honneur, dans sa propre chambre à coucher.

Tom Punch qui, depuis le retour de sesmaîtres, s’était remis à s’ennuyer royalement, avait remarqué lefait.

Comme il ne manquait pas d’une certaine malicesous ses apparences de bonhomie, il conservait le secret espoir defaire bientôt un nouveau voyage aux montagnes Rocheuses.

Tom Punch s’ennuyait.

Au fond, le brave majordome en arrivaitpresque à regretter le bateau sous-marin, et ses facétieux amis lescoureurs des bois.

Il déplorait fort de ne point s’être faitphotographier, lui aussi, vêtu d’herbes aromatiques et prêt à êtremis en papillotes, comme il en avait eu un moment la crainte.

Quant à William Boltyn, dont l’âme glaciale etmathématique n’avait guère de faiblesses, il continuait à s’occuperde ses affaires industrielles avec le même sérieux et la mêmegravité.

Cependant, il se réjouissait en cachette del’amour naissant d’Aurora pour Ned Hattison, et il suivait, avecune satisfaction marquée, les progrès de cette passion dans le cœurde la jeune fille.

Il pensait le dénouement très proche ;mais, d’accord avec le vieil ingénieur, il était résolu à ne rienprécipiter, à laisser les choses se faire d’elles-mêmes, de façon àparaître n’avoir trempé en rien dans cette combinaisonmatrimoniale.

Il se croyait sûr du succès.

Ils eussent peut-être changé d’avis s’ilsavaient pu connaître les secrets sentiments du jeune ingénieur.

Comme toutes les intelligences vraimentsupérieures, Ned Hattison était doué d’une grande perspicacité.

L’obligation de tirer des plus petitesremarques des conséquences considérables l’avait rendu trèsobservateur.

Il s’était vite aperçu du complot bénévoleformé par les deux pères pour son mariage, et de l’affectionnaissante d’Aurora pour lui.

Et, comme il était d’une extrême loyautéenvers soi-même et envers les autres, il s’était posé carrément laquestion :

– Est-ce que j’aime Aurora ?

À cela la réponse n’était pas douteuse.

Non, il n’aimait pas la jeunemilliardaire.

Il la connaissait, d’ailleurs, depuis trop peude temps.

Trop d’idées les séparaient ; trop peu decharmes l’attiraient vers elle.

Il le sentait en lui-même trèsnettement : jamais il ne l’aimerait.

Il éprouverait toujours pour elle une secrèteantipathie ; et comme il n’entrait pas dans ses calculs, dansle plan d’existence qu’il s’était tracé, de faire de son mariageune affaire lucrative, il était bien résolu à ne jamais épouserAurora.

En attendant, pour éviter toute discussionavec son père, dont il connaissait le caractère autoritaire etinflexible, il était décidé à ne s’apercevoir de rien et à garderle plus profond silence.

Depuis le voyage des Boltyn, il se confinaitde plus en plus dans sa laborieuse solitude de Skytown.

Donnant pour prétexte les études compliquéesque réclamait la solution des problèmes de la navigationsous-marine, il ne voyait plus son père qu’à de rares intervalles,et seulement pour les nécessités de l’entreprise commune.

Les jours et les semaines passaient.

De nouvelles merveilles s’édifiaient.

Les bâtiments s’ajoutaient aux bâtiments, etles inventions aux inventions ; la question du mariage nefaisait pas un pas.

Aurora était en proie à une excessiveimpatience ; et plus Ned réfléchissait, plus il s’ancrait danssa première résolution.

– Jamais, se disait-il quelquefois, dansle silence de son cabinet de travail, ou pendant ses promenadessolitaires sur le rivage du Pacifique, jamais je n’épouserai cettedure jeune fille, égoïste, et froide comme une statue d’or, qui n’ajamais appris à parler que par chiffres, et dont l’intelligence estuniquement orientée du côté du plus fort bénéfice. Elle connaît, àun farthing près, le prix de toutes les denréescommerciales, et elle ne sait rien des idées générales ousimplement généreuses. Elle méprise tout ce qui est art oulittérature ; et elle ne s’intéresse à la science que parceque la science est une chose pratique et facile à convertir endollars.

Et Ned concluait toujours :

– Épouser une pareille fille, ce seraitse mettre sous le joug du plus despotique et du plus orgueilleuxdes tyrans.

Aurora était loin de soupçonner les idées dujeune ingénieur.

Elle attribuait, au contraire, son silence àde la timidité.

Habituée jusqu’ici à voir satisfaire sesmoindres caprices, elle eût voulu voir son mariage conclu d’unemanière définitive.

Mais elle avait trop de fierté pour prendreelle-même l’initiative, pour faire des confidences à son père, etle prier d’adresser une demande en règle à Ned Hattison.

Cependant le temps passait, sans rien modifierà la situation.

Aurora était maintenant sombre, taciturne etmélancolique.

Presque aussi morose que Tom Punch, elledélaissait toutes ses distractions habituelles.

Les courses en bicyclette et en automobile,les promenades et les usines, les parties de tennis sur lespelouses des jardins, la lecture même des revues scientifiques,rien ne l’amusait plus, tant sa préoccupation était grande.

William Boltyn, qui s’était d’abord réjoui dessentiments de sa fille pour Ned, commençait à éprouver quelquesinquiétudes ; et dans leur conversation journalière, ilfaisait mille allusions à l’ingénieur, tâchant de fournir à lajeune fille des occasions de la faire parler et de la décider àentrer dans la voie des confidences.

Mais orgueilleuse et têtue, en bonne Yankeequ’elle était, Aurora se taisait toujours, et faisait mine de nepas s’apercevoir de ces efforts pour lui arracher son secret.

Enfin un beau matin, après une nuit deréflexions, elle se décida à pressentir habilement son père sur lesujet qui lui tenait tant au cœur ; et un peu avant le lunchdu matin, elle descendit dans le cabinet du milliardaire.

De prime abord, William Boltyn engagea laconversation sur un terrain favorable aux vues de la jeunefille.

– Tu sais, ma fille, dit-il en riant,qu’hier, à la Bourse industrielle, j’ai reçu une demande enmariage, te concernant. C’est au moins la quinzième.

– Et de la part de qui ? demandaAurora dont le cœur battit très fort.

– De la part du jeune ArthurSips-Rothson, le fils du grand distillateur que tu connais. C’estun excellent garçon, fort entendu aux affaires, et d’une fortune àpeu près égale à la tienne, dit William Boltyn avec une négligenceaffectée.

– Je n’en veux pas, fit Aurora avecdépit. J’ai refusé des partis plus brillants. Tu m’as dit toi-mêmebien des fois que je pourrais choisir parmi les jeunes gens del’Union et même parmi les héritiers des plus grandes familles del’autre côté de l’Atlantique.

– Tu veux donc épouser un Européen,s’écria William Boltyn continuant sa malicieuse tactique. Jecroyais que cela était contraire à tous les principes d’éducationaméricaine que j’ai essayé de te donner.

– Sans aller en Europe, il me semble quetu pourrais me proposer un mari plus distingué que ce distillateur,aussi épais et aussi obtus que ses tonneaux.

– Alors qui veux-tu que je tepropose ? Le président du Congrès est malheureusement marié.Le fils de Vanderbilt ? Il est plus riche que moi. Ledirecteur du New York Herald ? Mais il habite presquetoujours à Paris ; et d’ailleurs il est trop âgé pour toi.J’en dirai tout autant de l’ingénieur Hattison qui est une des plusgrandes célébrités américaines.

Cette fois la plaisanterie avait touchéjuste.

Les yeux brillants, le teint animé par lacolère, Aurora répartit sèchement :

– Hattison ? Eh ! pourquoipas ?… Je préfère être la femme d’un homme intelligent, d’ungrand savant, que la femme d’un de ces milliardaires que vousm’avez présentés, et qui n’ont que leur or pour tout attrait dansla vie. Mais vous savez bien, et ici la jeune fille se troubla, quel’ingénieur Hattison n’est pas de mon âge.

William Boltyn sourit.

Il en était arrivé où il voulait.

Il répliqua d’un air mi-plaisant,mi-sérieux :

– Certes non, sournoise, l’ingénieurHattison n’est pas de ton âge. Mais que dirais-tu de sonfils ? Tu déclarais à grand tapage à l’instant même ne vouloirque d’un homme de talent : tu ne peux pas avoir d’objectionssérieuses contre celui-ci. Il est jeune, presque aussi célèbre queson père, et presque aussi riche que toi.

– Mais pour le moment, répondit Auroratroublée, l’impression que m’a produit M. Ned Hattison estplutôt favorable. Il est vrai que je le connais bien peu.

– Serait-ce à dire que tu voudrais leconnaître davantage ? répliqua William Boltyn malicieux, etjouissant de l’émoi que la jeune fille ne réussissait pas àcacher.

– Mon père, fit-elle, M. Ned est unparfait gentleman. Son commerce est assez agréable pourqu’on désire le revoir.

– Oh ! mais assurément !J’avoue moi-même que ce jeune homme m’inspire une profondesympathie. Je ne suis donc pas étonné que de ton côté… il ne tesoit pas indifférent.

– Je le préfère certes à tous ceux qui,jusqu’à présent, m’ont fait l’honneur de me demander ma main, ycompris votre fabricant d’alcool.

Aurora ne voulait pas avouer complètement sessentiments ; mais elle était fort heureuse de cetteconversation.

Ses joues animées et l’éclat de ses regardsdévoilaient assez clairement l’intérêt qu’elle y prenait.

Quant à Boltyn, à demi renversé dans sonfauteuil, les mains dans ses poches, il suivait du coin de l’œilles mouvements de sa fille qui, ne pouvant rester en place, allaitet venait dans le cabinet de travail.

Comme obéissant à une pensée subite, il seleva brusquement.

– Écoute-moi, fit-il. Depuis un quartd’heure nous jouons tous les deux à cache-cache. Ce n’est pas commecela que l’on fait les affaires. Parlons clairement. Si NedHattison te plaît, comme j’ai tout lieu de le croire, il ne tientqu’à toi de l’épouser. Je suis prêt à te donner mon consentement.Je ne te cache pas, du reste, que je verrais ce mariage d’un fortbon œil.

– Mais, père, M. Ned Hattison vousa-t-il demandé ma main ?

– Comme tu vas vite ! Les chosesn’en sont pas là. Ce n’est encore qu’à l’état de projet. Soistranquille ; cela ne tardera pas. J’ai eu à Skytown, unentretien à ce sujet avec son père. Nous sommes convenus que, cemariage réunissant pour nous tous les conditions les plusdésirables, il était souhaitable qu’il se fît le plus tôtpossible.

– Alors ?

– Alors, de même qu’en ce moment je teconsulte, ou plutôt, fit-il en souriant, que tu te laissesconsulter, M. Hattison s’est engagé, à la première occasion, àinformer son fils de nos projets, et à lui annoncer qu’il pourraitprétendre à devenir ton mari. Nous n’attendions plus que tonassentiment pour pousser plus activement l’affaire.

– Eh bien, fit-elle en levant sur lui sesgrands yeux éclairés d’une flamme contenue, ce n’est pas moi qui laretarderai. Je suis comme vous, ce mariage me sourit. LorsqueM. Ned aura fait sa demande, je l’épouserai.

En prononçant ces mots, sa physionomies’éclaira. Les images qui, depuis quelque temps obscurcissaient sonfront, s’évanouirent sous la poussée de joie qui montait enelle.

L’amour qu’elle éprouvait pour le jeuneingénieur était encore plus fort qu’elle ne pensait.

Ce fut au tour de William Boltyn à dissimulerses pensées.

Il ne voulait pas trop laisser voir sasatisfaction, de manière que sa fille crût qu’en cela, comme entoute autre chose, il ne faisait que s’incliner devant sondésir.

– Allons, dit-il simplement, je vois quej’avais deviné juste ; mais laisse-moi te féliciter de tonchoix. Tu fais honneur à l’éducation que je t’ai donnée.

« Sais-tu ce que je vais faire ?reprit-il après quelques instants de silence, où chacun d’eux selivrait à ses pensées intimes.

– Dites.

– Je vais allez immédiatement à Mercury’sPark, annoncer cette bonne nouvelle à ton futur beau-père.

– Ne pouvez-vous pas lui écrire, luitélégraphier ?

– Non. J’ai besoin de m’entretenir aveclui au sujet de certaines questions, de dispositions à prendre.J’aime mieux y aller ; ce sera plus vite fait.

– Vous avez raison. Faut-il prévenir TomPunch ?

– Inutile. Je te le laisse. Aie seulementla gentillesse de télégraphier à la gare. Je partirai dans uneheure.

– C’est cela, père.

Aurora disparut en courant. Elle étaitrayonnante.

Immédiatement redevenu l’industriel glacial etcalculateur, William Boltyn se mit à expédier plusieurs affairesrelatives à sa fabrique de conserves.

Une heure après, il prenait place dans sontrain et filait à toute vitesse vers Mercury’s Park.

« Décidément, se disait Tom Punch en leregardant s’éloigner, je n’ai pas de chance. Moi qui croyais allerfaire une petite promenade, me voilà encore une fois cloîtré commeun ermite. »

Et s’ennuyant au point qu’il ne prenait mêmeplus de goût au banjo, le majordome continua de s’ennuyerprodigieusement dans le palais de la Septième Avenue.

Quand à William Boltyn, tout en regardant lespaysages défiler devant ses yeux, il se surprenait à faire desprojets d’avenir.

Dans sa songerie, il mêlait indistinctement lemariage de sa fille et la prospérité de ses affaires.

Il entrevoyait avant peu la vieille Europesoumise au joug des milliardaires américains, et lui-même, pluspuissant qu’un empereur, imposant ses conditions aux consommateursdu Vieux Monde.

Sa fille, elle, serait la femme d’un hommeillustre.

La science et la richesse seraientréunies.

Et c’était lui qui aurait réalisé cela.

Le trajet ne lui sembla pas long.

Le lendemain matin, il était arrivé.

N’ayant pas annoncé son voyage, il se renditimmédiatement au cottage.

Lorsqu’il y pénétra, après avoir jeté un coupd’œil sur les usines en pleine activité, il vit l’ingénieur qui sepromenait de long en large.

Il semblait réfléchir profondément.

Les deux hommes s’abordèrent cordialement.

– Il y a donc du nouveau ?interrogea de suite Hattison après avoir fait asseoir sonvisiteur.

– Mais oui. J’ai eu, hier matin, unentretien avec Aurora. Tout s’est passé comme je l’avais prévu.Elle accepte ce mariage ; et bien qu’elle m’ait dissimulé sajoie, je puis vous certifier qu’elle est heureuse. Et comment vavotre fils ?

– Voici plusieurs jours que je ne l’aivu. Il est très absorbé par ses travaux. Je sais seulement qu’ilest sur la piste d’une importante découverte.

– C’est un véritable travailleur qui nerecule pas devant la fatigue. Vous ne l’avez pas encoreprévenu ?

– Assurément non. J’attendais la réponsede miss Aurora. Demain, je lui communiquerai nos intentions. Sansaucun doute, il sera enchanté.

– C’est cela même. Je n’aime pas lesaffaires qui traînent. Aussitôt après, nous réglerons les questionsfinancières. J’espère que la célébration du mariage ne tarderapas.

– Vous pouvez compter sur moi ! Jesuis comme vous, cette union me satisfait complètement. D’autantplus, ajouta-t-il, qu’elle facilitera beaucoup la réalisation denos projets industriels.

Hattison appuya sur un timbre électrique.

Le nègre muet, qui l’aidait dans sesexpériences solitaires et lui servait de domestique, seprésenta.

– Joë, dit-il, tu nous serviras lelunch.

Les deux hommes prirent ensemble leursrepas.

La plus franche cordialité régnait entreeux.

Du reste, ils étaient bien faits pours’entendre.

Leur ambition était égale, leur forceéquivalente.

Il était tout naturel qu’ils songeassent àréunir, par une alliance, leurs instincts dominateurs et leurdouble puissance.

Deux heures après, William Boltyn reprenait letrain pour Chicago.

Le mariage était une affaire conclue, sansl’assentiment de Ned Hattison toutefois.

Chapitre 10Départ de Ned Hattison

Lelendemain matin, Hattison débarquait de bonne heure à Skytown, etpénétrait dans le laboratoire, où Ned était justement en traind’examiner les résultats d’une curieuse expérience.

Vêtu d’une longue blouse grise, il paraissaitfort occupé à projeter, dans une immense cuvette de verre, desboules brunes qu’il puisait avec de longues pinces dans unrécipient plein d’huile.

– Qu’est-ce, ceci ? fitdistraitement Hattison.

– Oh ! dit Ned sans cesser desurveiller ses boules, qui au contact de l’eau s’enflammaient etbrûlaient avec de petites détonations, c’est tout simplement le feugrégeois.

– Comment, le feu grégeois ?

– Oui, ce fameux moyen de destructionqu’employaient autrefois les Grecs pour incendier les flottesarabes. Il brûlait dans l’eau ; et, au dire des chroniqueursqui en ont parlé, il était absolument inextinguible. En voiciquelques échantillons dans ce bocal.

– Et avec quoi fabriques-tucela ?

– Oh ! c’est bien simple. Le premiervenu, avec un traité de chimie élémentaire et après cinq minutes deréflexion, en saurait tout autant que moi.

– Mais encore ?

– Tout simplement un composé de cesmétaux alcalins qui, comme le potassium et le sodium, sedécomposent au contact de l’eau, et que j’unis, dans certainesproportions, à des substances grasses et à des azotates.

– Voilà, certes, un beau résultat.

– Je ne suis pas encore satisfait. Jevoudrais obtenir mon feu grégeois à l’état liquide, afin de pouvoiren remplir des obus. Si je réussis, on pourra incendier toute uneflotte ou toute une ville avec cinq ou six projectiles, et je passesous silence l’effet foudroyant qu’ils produiraient sur un corps detroupe.

Hattison resta un moment silencieux, enregardant se consumer, avec de grandes fumées blanchâtres, lesdernières boules de feu grégeois qui tournaient, en crépitant surl’eau, avec de petites détonations.

Puis, brusquement.

– Voilà qui est très bien, mon cher Ned,dit-il. Mais, si tu veux, pour aujourd’hui, nous laisserons de côtéla chimie.

– Vous voulez sans doute me parlerbalistique.

– Nullement.

– Ou sous-marins ?

– Pas davantage.

Et la figure du vieux savant s’éclairait d’unsourire malicieux.

– Alors ?

– Je viens tout simplement te parlermariage.

Ned, dont le front s’était rembruni, demeurasilencieux.

– Oui, mon cher Ned, poursuivitl’ingénieur. Et la fiancée que j’ai à te proposer est jeune, belle,richissime et intelligente. De plus, elle t’aime.

– Elle s’appelle ?

– Miss Aurora Boltyn.

– Mon père, répondit Ned, je vous ai ditsouvent que je me trouvais encore trop jeune pour le mariage, et jepersiste dans cette résolution. J’ai encore beaucoup à travailleravant d’être arrivé à conquérir, pour l’offrir à celle quej’aimerai, une renommée digne de celle que vous avez acquise.Quoique flatté de la recherche de miss Boltyn, mon intention bienarrêtée est de refuser.

– Mais, cette obstination estridicule ! Tu ne retrouveras jamais une occasion pareille.

– Je n’y tiens pas. Jusqu’ici, la sciencea suffi à mon bonheur. Je ne désire rien de plus pour l’avenir quede continuer à demeurer votre collaborateur. Si vous voulez bien,mon père, nous ne parlerons plus de ce projet.

À cette réponse, Hattison, en qui, depuis lecommencement de l’entretien, couvait une sourde colère, éclata toutà coup en paroles furieuses.

– Ton entêtement est stupide. Tu dirigeston existence en maladroit ; et, qui plus est, tu bouleversesles grands projets que j’avais formés. Tu me compromets !

– Je vous compromets ? demanda Nedavec un grand calme.

– Oui, tu me compromets avec tes refusdictés par l’orgueil d’une présomptueuse jeunesse. Et si je m’étaisengagé, moi ! Si j’avais donné ma parole pour cemariage !

– Mon père, vous auriez eu tort. Ilfallait d’abord me demander mon avis.

– Pouvais-je supposer que, sous tes airsd’homme pratique, tu dissimulais des instincts aussi puérilementorgueilleux ! Quoi qu’il en soit, maintenant, il est troptard. Il faut que tu épouses miss Boltyn ; je le veux, et jete l’ordonne. Tu me sauras gré, plus tard, d’avoir été plusraisonnable que toi.

– Je vous ai déjà dit, mon père, dit Nedd’un ton très ferme, que je ne voulais pas me marier. Une fois pourtoutes, qu’il ne soit plus question de cela entre nous.

– Eh bien, soit ! s’écria Hattison,parvenu au dernier degré de la fureur. Tu fais fi des conseils demon expérience ; tu bouleverses mes plans grandioses !Va-t’en !… Je te renie pour mon fils et pour moncollaborateur. Tu es désormais un étranger pour moi. Je t’ai donnéla science pour te défendre dans la lutte pour la vie ; je nete dois plus rien. Et, fais en sorte que je ne te rencontre jamaissur mon chemin.

Hattison s’éloigna à grandes enjambées, enfermant avec violence la porte du laboratoire.

Quelques instants après, il remontait dans untrain de chemin de fer de glissement, à destination de Mercury’sPark.

Après le départ de son père, Ned, que cettescène violente avait d’abord profondément attristé, reprit vite soncourage.

Il s’occupait à classer les papiers et lesappareils qui étaient sa propriété personnelle, en réfléchissant àquels industriels il allait pouvoir s’adresser pour obtenir uneplace d’ingénieur, lorsque, de nouveau, la porte du cabinet detravail s’ouvrit.

Ned se retrouva face à face avec son père.

Mais, toute la colère de l’inventeurparaissait tombée ; et c’est avec une douceur et unerésignation apparentes qu’il dit :

– Mon cher fils, j’ai eu tort dem’emporter tout à l’heure. Je comprends qu’à ton âge on aime à êtrele maître de ses actions. Je ne te parlerai plus de ce mariage,mais je viens te demander une faveur. Pour conserver les immensescapitaux que les milliardaires mettent à ma disposition, pourréaliser les vastes projets qui nous donneront gloire et fortune,il ne faut pas que William Boltyn connaisse ton refus que tu disêtre irrévocable.

– Mais, dit Ned, je ne vois guère lemoyen.

– Le moyen existe. Est-ce qu’un voyage enEurope te déplairait ?

– Pas du tout. Bien au contraire.

– Eh bien, alors, tout peut encores’arranger. Tu vas partir d’ici quelques jours pour Londres, d’oùtu te rendras à Paris, muni d’autant d’argent qu’il te seranécessaire. Tu pourras aisément surprendre les plus intéressantesdécouvertes, militaires et scientifiques de nos ennemis. Je vaisfaire entendre à nos milliardaires que ce voyage est indispensable,et qu’il faut qu’il dure un an.

– Mais missAurora ?

– Miss Aurora ? Jeferai comprendre discrètement à son père que tu ajournes ta réponsejusqu’à ton retour, que ton absence est absolument nécessaire àl’œuvre commune. Il est trop pratique pour ne pas se rendre à mesraisons.

– Oui, mon père. Mais l’année une foisterminée ?

– Oh ! l’année une fois terminée, ilimportera peu que tu épouses ou que tu n’épouses pas Aurora.D’abord, elle aura pu t’oublier. Puis, toi-même, tu changeraspeut-être d’avis. De plus, l’affaire de Mercury’s Park aura étépoussée trop loin. Trop de capitaux auront été engagés pour qu’illeur soit possible de revenir sur leur décision.

– Soit, dit Ned, après un instant deréflexion, j’accepte votre proposition. Je vais faire mespréparatifs de voyage.

Et, loyalement, Ned Hattison tendit la main àson père, qui la serra vigoureusement.

Toutefois, dans l’âme du vindicatif savant,cette réconciliation n’était pas sans arrière-pensée.

Le lendemain de cette mémorable entrevue,Hattison était reçu par William Boltyn, dans l’hôtel de la SeptièmeAvenue.

Il expliqua au milliardaire l’imminence dudépart de Ned.

Il fallait se hâter, car les savants anglais,allemands et français, étaient, d’après des avis secrets qu’ilavait reçus, sur la piste de découvertes merveilleuses.

Quant au mariage, c’était, bien entendu, uneaffaire arrêtée.

D’ailleurs, Ned enverrait fréquemment de sesnouvelles et reviendrait grandi par le succès et formé par levoyage.

À en croire l’ingénieur, son fils se jugeaitindigne de la main de miss Aurora, et il voulait absolument lamériter par quelques travaux peu ordinaires.

Hattison pria même William Boltyn et sa fillede ne pas faire allusion au mariage en présence de Ned, alléguantla timidité du jeune homme.

Hattison employa tant d’habiles sous-entendus,eut l’air si effrayé en parlant des savants européens, enfin fitavec tant d’éloquence une peinture de l’amour et de la timidité deson fils, que Boltyn ne soupçonna pas un seul instant lavérité.

– Si mon fils, conclut hypocritementl’inventeur, n’est pas venu lui-même vous saluer, c’est qu’unretard d’un seul jour l’exposait à manquer le paquebot. Et il n’eneût pas trouvé d’autre avant une huitaine.

– Nous en aurions affrété un pour luiseul, dit majestueusement William Boltyn.

– Je sais que vous pourriez le faire.Mais il faut éviter toute dépense inutile de temps et d’argent.

Hattison, retenu à dîner par son hôte, répétaà miss Aurora ce qu’il avait dit à son père et parvint à la leurrerde la même façon.

Mais elle prit la chose avec moins dephilosophie.

Pendant tout le repas, elle eut le cœur gros,et elle se retira de bonne heure dans ses appartements.

Elle y avait à peine pénétré, que quelqu’unfrappa discrètement à la porte.

C’était le mélancolique Tom Punch, venu,disait-il, en s’excusant de son intrusion près de sa maîtresse,pour implorer d’elle une grande faveur.

Aurora, comme son père, avait beaucoupd’indulgence pour le majordome.

Elle l’accueillit avec bienveillance.

Tom Punch venait d’avoir une idée degénie.

Tout en servant à table, il avait appris ledépart de Ned Hattison.

Il avait en même temps remarqué la tristessed’Aurora, et il venait tout simplement prier la jeune filled’intercéder près de son père pour l’envoyer, lui, Tom Punch, enEurope, avec Ned.

Chaque semaine, il enverrait à William Boltynune lettre détaillée sur Ned et, en même temps, il veillerait surlui.

Cette prétention fit sourire Aurora.

La cause de Tom Punch était déjà plus qu’àdemi gagnée.

Il ajouta, enfin, qu’il importait fort qu’ilse mît au courant des dernières nouveautés culinaires etgastronomiques.

– Mais, dit Aurora, Ned est parti.

– Pour New York, oui. Mais il n’est pasencore embarqué. En prenant le premier train rapide à la gare del’Atlantic, je puis encore le rejoindre à New York.

– Tu as réponse à tout. Je vais prévenirmon père immédiatement.

William Boltyn trouva l’idée bizarre, maisexcellente, puisqu’elle venait de sa fille.

Et, un quart d’heure après, Tom Punch, dûmentmuni de bank-notes et armé d’une grosse valise, sautaitdans un cab et se faisait conduire à la gare de l’AtlanticRailway.

Chapitre 11De New York à Londres

Commetoutes les villes américaines, New York n’a pas d’histoire. À peinea-t-elle un siècle d’existence. Ce n’en est pas moins à présent,avec son million et demi d’habitants, une des premières capitalesdu monde, et en tout cas, la ville maritime la plus importante desÉtats-Unis.

On y chercherait vainement ces vieuxmonuments, ces antiques églises qui, dans nos cités européennes,ont gardé le charme du passé. À New York, une maison centenaire estune curiosité. Tout y est neuf et construit à la hâte,mathématiquement.

Les avenues, tracées au cordeau et portant desnuméros en guise de noms, interminablement monotones, sont bordéesde maisons de douze et quinze étages, d’immenses hôtels, debanques, de monuments sans style et sans élégance.

Une foule affairée, muette et renfrognée, sehâte vers ses occupations. Des hommes d’affaires, des inventeurs,des industriels, marchent à grandes enjambées pour économiser unpeu de ce temps qui est de l’or.

Des bicyclettes, des tramways électriques, desmotocycles sillonnent la ville en tous sens.

Par-ci, par-là, un jeune homme flâne enregardant les devantures des boutiques ; c’est sans doutequelque Européen.

Bâti sur les eaux fangeuses de l’Hudson, lequai des transatlantiques bourdonne de l’animation des continuelsdéparts.

Accessible au moyen d’un large plancher debois garni de balustrades, le London attend, souspression, le moment proche de lever l’ancre.

À bord, c’est un remue-ménage indescriptible,entremêlé d’appels, de coups de sonnettes. On se presse, on sebouscule. Les passagers, les colis, les malles, s’engouffrent dansle paquebot. On embarque les derniers vivres frais. Des hommes fontla chaîne et se passent de mains en mains des sacs cachetés de cirerouge. Y en a-t-il ! C’est la correspondance que, plusieursfois par semaine, l’Amérique expédie en Europe.

Tout en surveillant l’embarquement de sesmalles, Ned Hattison se promenait silencieusement. Il réfléchissaitaux dernières paroles de son père, après cette scène violente où ilavait voulu le forcer d’épouser miss Aurora. Il s’estimait plutôtheureux que sa résistance lui eût suggéré l’idée de l’envoyer enEurope. C’était satisfaire son plus intime désir.

Beaucoup moins fanatique et yankee que sonpère, le jeune ingénieur n’avait pas les mêmes illusions sur lavéritable valeur de savants américains.

Son intelligence lucide et le jugementimpartial qu’il portait sur chaque fait l’avaient amené à constaterque, si ses compatriotes excellaient dans l’art de perfectionner,de rendre pratiques les découvertes ; en revanche, toutes lesnouvelles théories, toutes les idées étaient dues aux savantseuropéens.

Aussi, n’avait-il pas pour le Vieux Monde lemépris de son père. Il s’attendait à y rencontrer des hommesérudits, et s’en réjouissait.

Plus encore que Londres, où il allait passertout d’abord quelque temps, Paris l’attirait, non pour ses lieux deplaisir célèbres dans le monde entier, mais pour les richesses deses musées, et la foule de savants et d’inventeurs qui se presseaux cours de ses facultés.

De plus, on parlait beaucoup depuis quelquetemps, de la découverte d’une nouvelle torpille. Il pourrait, surles lieux, recueillir de précieux renseignements.

La sirène du London se mit à rugirpour annoncer le départ. Ned Hattison gravit le plan incliné etgagna l’arrière du pont réservé aux passagers de premièreclasse.

Il s’accouda au bastingage et regarda au loinles maisons aux toits rouges de la ville qu’il allait quitter.

Tout à coup, comme l’on commençait à enleverles passerelles, il aperçut sur le quai Tom Punch, rouge, échevelé,se ruant vers le paquebot dans une galopade désespérée qui secouaitson gros ventre comme un paquet de gélatine.

Il était temps. À peine Tom Punch avait-il misle pied à bord, que les échelles tombèrent. Les amarres furentlarguées. On arbora le drapeau étoile de l’Union au mât de misaine.À la corne se déployait le pavillon britannique.

Sous l’impulsion de ses formidables machinesactionnant non seulement ses hélices, mais aussi les pompes, lesmonte-charges et les dynamos produisant l’électricité, leLondon file rapidement. Bientôt les côtes plates deLong-Island s’effacent. La terre américaine n’est plus qu’une lignegrise à l’horizon.

Encore tout en sueur et s’épongeant le frontavec un grand mouchoir à carreaux, Tom Punch était venu retrouverNed Hattison.

– Comment, s’écrie celui-ci ; maisqu’y a-t-il donc de nouveau ? Est-ce que mon père auraitchangé d’idée ?

– Non, non, il n’y a rien du tout, répondTom. Nous allons toujours en Europe ; c’est moi qui ai demandéà vous accompagner. Je m’ennuyais à Chicago au point de ne plusprendre goût à rien. Je devenais l’ombre de moi-même.

– Ah ! ah ! fait l’ingénieur,amusé par la naïveté de ce gros homme. Et alors ?

– Alors, du service de M. Boltyn jepasse au vôtre, si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient.

– Oh ! aucun, dit Ned en haussantles épaules d’un air indifférent.

– Comme cela, reprend le majordome d’unair entendu, je ne sors presque pas de la famille. M. Boltyncontinue à me payer mes gages ; et je rentrerai à son servicequand nous reviendrons, avec une provision de recettes culinaireseuropéennes. Nous travaillerons chacun de notre côté.

– Oui, mon garçon. C’est cela.

Et le jeune homme éclata de rire.

Le ciel est beau, la mer tranquille. Une briselégère caresse le visage des passagers qui se promènent sur lepont.

Il y en a de tous les pays.

Une famille anglaise, le père, la mère, troisfilles et un grand jeune homme rasé, marchent silencieusement, lespoches pleines de guides et l’appareil photographique enbandoulière, en se drapant dans leur laideur et leurrespectabilité. – Des Italiens, maigres et bronzés, discourent avecde grands gestes. – Des Suédois aux yeux clairs et aux cheveux defilasse. – Des Yankees, enrichis dans le commerce des guanos ou dela margarine, et qui, le portefeuille gonflé debank-notes, vont apprendre aux Européens comment l’ondépense les dollars.

Tom Punch les examine en les gratifiant deréflexions saugrenues. Malgré ses préoccupations, Ned Hattison ritaux éclats.

Voici une jeune américaine aux yeux bleus, auxlèvres roses, qui s’en va faire toute seule son tour d’Europe.

De tous côtés on se présente, on lieconnaissance, on s’arrange pour passer le plus agréablementpossible le temps de la traversée.

La cloche du paquebot sonne pour annoncer lerepas du soir. À part quelques voyageurs novices, victimes du malde mer, tout le monde se retrouve dans la salle à manger.

Tom Punch a lié connaissance avec un grosAllemand qu’il stupéfie par la facilité avec laquelle il engouffreles pâtés et les rôtis.

Après le dîner, les uns retournent sur le pontfumer un cigare en humant la brise marine ; les autres, dansle salon, entament des parties. Un jeune Français tient le piano.On chante, on organise de petits concerts.

Lorsque la mer est calme, cela va tout seul,mais souvent un coup de roulis inattendu éparpille magistralementles pions des joueurs de dames et d’échecs, et fait perdrel’équilibre au chanteur qui, les bras au ciel, en reste au momentle plus pathétique.

On rit, on rétablit ses positions. La soiréepasse ainsi. Puis tout le monde regagne sa couchette.

– Allons, se disait Ned, en éteignant lalampe Edison de sa cabine, ce Tom Punch m’a l’air d’un brave garçonmalgré ses mauvaises habitudes d’ivrognerie. Enfin, il faut prendreles hommes comme ils sont. C’est plus pratique que d’essayer de leschanger.

Les journées au large sont monotones. S’ilfait beau temps, on s’installe sur le pont avec des fauteuils derotin ; on cause, on se raconte qui l’on est, où l’on va. Lesheures passent devant la double perspective du ciel et de la mer.Les mouettes, les goélands voltigent sur la cime écumeuse desvagues. Le spectacle est si grandiose que les plus prosaïques despassagers s’oublient à le contempler.

Voici deux jours qu’on a quitté New York. Letemps change tout à coup. Une brume intense cache le soleil ;une pluie fine se met à tomber. L’air devient plus froid. Onpénètre dans les brouillards de Terre-Neuve.

La sirène mugit de minute en minute. Sans sepréoccuper des abordages possibles, le London s’enfonce, àtoute vapeur, à travers ces murailles de brume grise et opaque quiempêchent de rien distinguer à vingt mètres de distance.

En haut d’un mât, un matelot est en vigie,chargé de signaler à grands cris le navire qu’il pourraitapercevoir. Hélas ! ces précautions sont souvent bieninutiles. Parfois, avant qu’on n’ait pu rien distinguer à traversces brouillards que la lumière électrique elle-même ne réussit pasà percer, une coque surgit, comme une apparition, et l’abordage seproduit. Lancés à des vitesses fantastiques, les navires pénètrentl’un dans l’autre, s’écrasent avec fracas. Quelques minutes après,la mer a tout recouvert de son linceul mouvant.

Au danger de ces rencontres, se joint celuides icebergs qu’on distingue à peine au loin, couronnés de neige,et voguant à la dérive.

Revêtus de manteaux imperméables, Ned et TomPunch se promènent sur le pont déserté.

– Ces blocs de glace, expliquel’ingénieur, ont parfois plusieurs kilomètres de long ets’enfoncent sous l’eau d’une hauteur au moins égale à cinq ou sixfois celle qui émerge. Chaque année, ils se détachent des banquisesdu pôle, et après un voyage de plusieurs mois, viennent se fondredans les eaux tempérées de ces parages.

– By God ! fait Tom, enregardant instinctivement le capitaine qui, sur la dunette,surveille l’étroit horizon, quelle capilotade cela doit fairelorsqu’ils rencontrent un paquebot !

Le navire traverse maintenant une cohue depetits bâtiments aux voiles déguenillées, de barques sordidesmontées par des marins en suroîts goudronnés. Ce sont les pêcheursde morues.

Allongés sur le bord de leurs coquilles denoix, ils jettent leur ligne, et la retirent sans cesse.

Dur métier que le leur. Normands, Bretons,Danois, Suédois ou Islandais, ils ont laissé leur patrie et leurfamille pour affronter, pendant six mois, des dangers incessants etle rude climat de ces régions à la fois humides et glaciales.

Combien partent qui ne reviendrontjamais ! Ils saluent de leurs vivats le transatlantique, quipasse en déchirant l’air de son sifflet strident. Bientôt, ils ontdisparu.

Le ciel se couvre de plus en plus, et devientpresque noir. La mer roule des vagues gigantesques qui seprécipitent à l’assaut du London, retombent en cascadesmugissantes, et viennent par moments balayer le pont.

Tom Punch regagne précipitamment sacabine.

– Voilà, se dit-il, un voyage quicommence bien mal. S’en aller comme cela, à l’aveuglette, traverserun brouillard épais comme une compote de suie… Pourvu qu’iln’arrive pas de catastrophe !

Ned Hattison est resté seul à contempler lespectacle des éléments déchaînés. Il se cramponne à un paquet decordages.

Le roulis augmente de plus en plus. Lepaquebot se penche en craquant, puis se redresse sur la cime d’unemontagne d’eau gigantesque, pour replonger de nouveau. La sirènefonctionne sans interruption ; on sent la trépidation desmachines chauffées à haute pression.

Étouffé par le vent glacial qui passe ensifflant lugubrement dans la mâture, mouillé jusqu’aux os, malgréson manteau imperméable, Ned dut se résigner, lui aussi, à quitterson poste d’observation.

Les parages que le bâtiment traversait à cemoment méritent bien le nom de « Trou du Diable », quelui ont donné les marins. C’est l’endroit où les courants quidescendent du pôle se brisent, se confondent avec ceux qui montentdes tropiques. La mer y est constamment agitée.

La salle à manger était déserte, tous lespassagers s’étant fait servir dans leurs cabines.

Lorsque l’ingénieur y pénétra, seul, unpersonnage assez étrange pour que nous esquissions sa physionomie,commençait à prendre son repas.

Inscrit sous le nom d’Olivier Rolandson, il sedonnait comme touriste anglais, et occupait la cabine voisine àcelle de Ned.

Long, maigre, une figure osseuse et glabre,les yeux cachés derrière des lunettes fumées, il était toujours,quel que fût le temps, vêtu d’un complet à carreaux, et portait,suspendu à une courroie, un petit sac qui ne le quittait jamais.Les allures mystérieuses, le silence qu’il observait toujoursintriguaient le jeune homme. Plusieurs fois, alors qu’accoudé auxbastingages, il causait avec Tom Punch, il l’avait aperçu,immobile, à quelques pas d’eux, et semblant regarder la mer avecattention.

Ne trouvant pas pour le moment d’autreexplication, Ned le considérait comme un original.

Après un salut correct, le jeune ingénieurprit place à la même table que l’inconnu.

Retenus pas des cordes à violon, les plats etles bouteilles tremblaient à chaque coup de tangage. On entendait,au-dehors, la pluie tomber à grosses gouttes.

Tout en faisant honneur d’assez bon appétitaux plats que lui présentait un maître d’hôtel en habit, et que TomPunch, retenu dans sa cabine par une indisposition, avait trouvésdétestables, l’ingénieur sentait, derrière les lunettes fumées, leregard du mystérieux personnage fixé sur lui.

« Mais, que peut-il bien avoir à meregarder avec cette persistance ? » se disait-il.

Il ne prolongea pas son repas, et regagna sacabine en réfléchissant.

Les allures du pseudo-touriste ne lui disaientrien de bon. Il se promit de le surveiller et de se tenir sur sesgardes.

Le lendemain matin, le temps étaitcomplètement changé. À peine si quelque lambeau de brume flottaitencore dans l’air transparent. Le soleil jetait de timides rayons,caressant de reflets éclatants la crête des flots apaisés. LeLondon filait en se balançant mollement ; de nouveaules fauteuils de rotin firent leur apparition sur le pont.

L’Océan, d’un bleu verdâtre, étendait jusqu’àl’infini ses solitudes majestueuses.

Parfois seulement un brick, un trois-mâtspassaient à l’horizon. On naviguait en ce moment dans la région desgrandes profondeurs, à cinq ou six mille mètres au-dessus despaysages sous-marins.

En se promenant parmi les groupes de passagersqui causent, fument ou lisent à l’ombre d’une tente de toile, NedHattison pense à ses dernières expériences de Skytown, auprodigieux bateau-plongeur qu’il doit construire à son retour,d’après les plans de l’Aurora.

Il s’arrête, tire de son portefeuille uncahier couvert de calculs, et s’absorbe quelques instants.

Involontairement il se retourne.

L’homme aux lunettes fumées est immobile àquelques pas de lui, et l’observe attentivement.

Un éclair de colère passe dans les yeux dujeune homme. Son premier mouvement est de se précipiter ; maisil se retient à temps.

« Non, se dit-il, soyons prudent. Il estinutile de faire un esclandre. »

Il remit tranquillement en place sonportefeuille, et s’éloigna pour aller prévenir Tom Punch de ce quise passait.

Celui-ci était en grande conférence avec lemaître d’hôtel. Il faisait magistralement le procès de la cuisinedu bord, et venait sans doute de lui enseigner une méthode à luipour préparer le rosbif ou le plum-pudding, car il s’écriait àhaute voix :

– Faites comme je vous dis, vous aurezquelque chose de mangeable, au lieu de votre cuisine de portefaix.C’est comme votre…

En voyant s’avancer vers lui son nouveaumaître, il s’interrompit, abandonna le cuisinier, qui n’en fut sansdoute pas fâché, pour aller au-devant de Ned Hattison.

– Écoute-moi, fit l’ingénieur ; ilse passe ici quelque chose de singulier. Je crois que je puis avoirconfiance en toi ; j’ai voulu te prévenir.

– Mais assurément ; si vous avezbesoin de moi, vous savez que…

– Non, ce n’est pas cela. As-tu observécet Anglais à lunettes qui porte un sac de voyage ?

– Oui, oui, celui qui est toujours surnos talons ? C’est un drôle de personnage.

– Ah ! tu as remarqué, toiaussi ? Bien. Je me méfie sérieusement de lui. Fais doncattention de ne laisser échapper aucune parole relativement au butde notre voyage en Europe. C’est tout ce que je voulais tedire.

– Oh ! vous pouvez être tranquille,s’écria Tom Punch. Quand je le veux, je suis aussi muet que Joë, lenègre de votre père.

La journée se passa sans autres incidents. Lesoleil se coucha dans une mer d’or liquide, illuminant de longsreflets sanglants les eaux calmes de l’Atlantique.

Quoi qu’il en fût de ses intentions,l’énigmatique passager avait paru comprendre la méfiance qu’ilinspirait. Il ne se montra plus qu’à de rares intervalles pendantle reste de la traversée.

Le temps continuait à être beau.

Un matin – il y avait neuf jours qu’on étaitau large –, Ned Hattison et Tom Punch venaient de monter sur lepont. Armé d’une lorgnette marine, l’ingénieur observaitl’horizon.

– Ah ! s’écria-t-il tout à coup,j’aperçois la terre anglaise. Nous sommes bientôt arrivés.

– Ce n’est pas trop tôt, répondit lemajordome. Pour ce qu’il y a de confortable sur ces bateauxanglais !

Et il faisait une moue significative,indiquant quelle piètre estime il avait pour cessteamboats, où l’on ne faisait même pas la cuisine àl’électricité.

Quelques heures après, le Londons’engageait dans la Tamise, à travers une forêt de mâts.

Des voiliers, des vapeurs à charbon, noirscomme des monstres infernaux, des péniches, des paquebots, desyachts de plaisance, montaient et descendaient avec de longssifflements monotones.

La ville se rapprochait, avec sa coupole defumée, ses maisons brunes et ses quais, où grouille une foule demanœuvres et de miséreux en quête de quelque travail ou d’un verrede gin.

La vieille tour de Londres se découpait àl’horizon.

Des docks immenses s’étendent le long dufleuve. Le transatlantique aborde le long d’un quai de bois, aumilieu d’un nombre incalculable de bâtiments de toutes formes et detoutes les nationalités.

– Ouf ! fait Tom Punch, en seretrouvant avec Ned sur la terre ferme ; je commençais àm’ennuyer à bord ; et puis mes jambes s’engourdissaientsingulièrement.

Les deux Yankees hèlent un cab et, laissantleurs bagages aux soins d’un commissionnaire, jettent une adresseau coachman.

À peine se sont-ils mis en marche que,surgissant à son tour, l’homme aux lunettes fumées, le mystérieuxpassager du London, saute précipitamment dans une autrevoiture et dit au cocher, en montrant le cab quis’éloigne :

– Suivez-les à distance. Lorsqu’ilss’arrêteront, vous vous arrêterez aussi.

Il baisse les vitres et se dissimule dansl’intérieur du véhicule.

C’est l’heure de la sortie des ateliers. Lesrues sont encombrées. Un véritable flot humain dévale le long destrottoirs et se hâte vers le home.

De place en place, de grandes boutiques ;des bars, où se presse, s’entasse une foule sans cesse renouvelée.Derrière des comptoirs d’étain, des garçons affairés servent lesconsommateurs qui boivent debout, d’un trait, et s’en vont.

Après quelques instants de course à traversles faubourgs tumultueux, aux rues étroites, aux maisons noires etdélabrées, le cab de Ned Hattison déboucha dans une large avenue,dans le quartier de Piccadilly, et s’arrêta peu après devant unsomptueux hôtel.

Ned et Tom Punch pénétrèrent dans unvestibule, décoré de glaces et de plantes vertes.

En même temps qu’eux, la seconde voitures’était arrêtée. Au bout d’un moment, le personnage qui paraissaittant s’intéresser aux deux Américains, passa précautionneusement latête par la portière et nota rapidement le numéro de l’hôtel.

Ceci fait, il donna une adresse au cocher.

Bob Weld, détective politique au service del’Angleterre, se faisait conduire au Foreign Office [6] pour y rendre compte de sa dernièremission en Amérique.

Chapitre 12Yankees à Paris

Depuisun mois, Ned Hattison était à Londres, en compagnie de TomPunch.

Il avait parcouru la ville en tous sens, avaitexploré tous les milieux.

Avec ses trois millions d’habitants, lacapitale du Royaume-Uni étend, jusqu’à plus de dix kilomètres, sesquartiers excentriques. Une artère principale, suffisammentéclairée, garnie de boutiques et de bars, traverse chaque îlot demaisons. Sortez de cette grande voie, vous tombez dans des ruellesinfectes, refuge de toute une population de voleurs et demisérables, où les policemen ne se risquent qu’en nombreet bien armés.

Des bouges immondes, des hôtels aux façadesborgnes abritent, la nuit, moyennant quelques sous, une véritablearmée de rôdeurs, de vagabonds qui, pendant la journée, sedispersent par la ville, à la recherche d’un coup à faire, d’ungentleman à dévaliser.

Dans ces repaires, ils se livrent à des orgiesqui, souvent, dégénèrent en rixes sanglantes.

Ned avait remporté de ses explorations undégoût insurmontable.

Il avait visité les musées, compulsé lesbibliothèques, suivi les cours des facultés, lu toutes les revuesscientifiques, sans être arrivé à découvrir quelque chosed’intéressant. Il semblait qu’un pouvoir mystérieux, une ententesourde et générale, lui fermât l’accès des endroits quil’intéressaient le plus.

Vainement il avait essayé de pénétrer danscertaines fonderies de canons, où l’on admet quelquefois lesvisiteurs ordinaires.

Les laboratoires de plusieurs chimisteséminents lui étaient demeurés clos, en dépit de ses lettres derecommandation, et du nom pourtant illustre de son père.

Les instructions de celui-ci étaientformelles.

– Tu auras, lui avait-il dit, à tadisposition autant d’argent qu’il t’en faudra. Ne néglige rien.Tiens-toi au courant de tout ce qui se fait de nouveau ; nerecule devant aucun moyen pour surprendre le secret d’uneinvention. Il y va de ton avenir, de la réussite de notreentreprise. Je sais qu’il se prépare en Europe de grandes choses,que les gouvernements se livrent à de nouveaux essais d’armements.Il faut savoir, avec le plus de détails possibles, ce dont ils’agit. Souviens-toi qu’avec de la volonté et de l’argent on arriveà tout.

Le jeune ingénieur commençait à s’apercevoirqu’en Angleterre il ne découvrirait rien.

Il s’était mis en relations avec plusieurssavants, connus par de récentes découvertes ; il n’avait pu entirer que des formules signalées dans tous les traitésélémentaires, des renseignements insignifiants.

Tout cela ne le satisfaisait pas, l’irritaitpresque. Bien que n’ayant pas revu le passager à lunettes duLondon, il l’associait involontairement à sadéconvenue.

Aussi résolut-il de quitter Londres pour allerà Paris.

« Les Français, pensait-il, sont d’unnaturel plus ouvert, plus communicatif. Ils n’ont ni la froideur,ni la méfiance des Anglais ; ils se laissent facilement allerà l’enthousiasme. Je trouverai mieux chez eux ce que jecherche. »

L’inventeur Hattison, consulté par dépêche,fut de l’avis de son fils.

Quant à Tom Punch, pour d’autres raisons, iln’était pas fâché non plus de changer d’air.

Ned avait accueilli son compagnon inattenduavec indifférence. La seule chose dont il l’eût chargé avait été derégler leur vie matérielle, de payer. Il en avait fait en somme sonintendant, ne le voyant qu’à de rares intervalles, et le laissantvivre à sa guise.

Aussi, abandonné à lui-même, dans cette villeoù il ne connaissait personne, dont les tavernes ne lui étaient pasfamilières, le majordome s’ennuyait-il de tout son cœur.

Habitué aux vastes espaces des paysagesaméricains, à la vie somptueuse de l’hôtel Boltyn, il ne vivaitqu’à moitié, se sentait comme écrasé par le fumeux horizonlondonien, et le luxe mesquin de l’hôtel où ils étaientdescendus.

– Ces Anglais, disait-il, sont aimablescomme des portes de prison. Ils ont toujours l’air d’aller à unenterrement. Vrai, s’il n’y avait pas ici quelques bouteilles dewhisky pour se refaire le tempérament, je ne sais pas ce qu’ondeviendrait.

Il eut vite fait d’adresser son adieu à cetteville brumeuse et triste. Paris, dont il avait tant entendu parler,mais qu’il n’avait jamais vu, lui apparaissait comme un endroitmerveilleux de luxe et de gaieté. Il se promettait bien de s’yréjouir à son aise, et de mener largement cette existenceparisienne, dont on racontait tant de choses surprenantes.

Il régla, en un clin d’œil, la note de l’hôtelet la question des bagages. À l’heure dite, les deux voyageurss’embarquèrent sur le vapeur à destination du Havre.

À peine à bord, Tom Punch eut un soubresautd’étonnement.

– Regardez donc, s’écria-t-il endésignant le quai qu’ils venaient de quitter, l’homme aux lunettesfumées ! Est-ce qu’il va faire de nouveau route avecnous ?

La physionomie de Ned se rembrunit.

En effet, le mystérieux individu, dont ilavait gardé un souvenir si désagréable, se tenait sur le quai,immobile, regardant attentivement l’embarquement des passagers.

Se sentant reconnu, il s’éloigna le long desdocks et disparut.

– Décidément, fit Ned, nous sommessuivis. Est-ce que mes soupçons seraient exacts ? Aurait-onvent de nos projets ?

– Bah ! s’écria Tom ; aprèstout, ce n’est peut-être qu’une coïncidence. On peut bienrencontrer deux fois la même personne, sans qu’il y ait riend’anormal à cela.

Le jeune homme ne répondit pas, et devintsongeur. Il essayait de trouver juste le raisonnement de soncompagnon, mais il ne pouvait y parvenir. Le hasard lui semblaitbien intelligent.

– Enfin, s’écria-t-il, l’avenir nousrenseignera. Mais nous ne saurions prendre trop de précautions.

Et pendant toute la traversée, il parut avoiroublié l’incident.

Le lendemain matin, les deux Américainsdébarquaient à la gare Saint-Lazare.

Paris, par un clair soleil d’été, avec sesrues animées, ses boulevards ombreux, ses places coquettes etluxueuses, offre assurément au Yankee qui le voit pour la premièrefois, le plus surprenant des spectacles. Il croit tomber dans uneville en fête.

L’aspect de la foule bruyante et réjouie quiva, vient, cause, flâne, discute, s’interpelle et semble n’avoirautre chose à faire qu’à se promener et jouir de la vie, renversetoutes ses idées de Yankee pratique sur les affaires.

Dans la voiture découverte qui les emmenait àl’hôtel, Ned Hattison et Tom Punch regardaient, silencieusement, letableau nouveau qui s’offrait à leurs yeux.

Ils contemplaient avec la même curiosité, lesrues pleines de bruit et d’animation, l’air d’insouciance et degaîté des passants, les terrasses des cafés bondées deconsommateurs et de jeunes femmes en toilette claire.

Tom Punch, surtout, comme l’on dit, n’enperdait pas une bouchée.

Nonchalamment étendu, comme un pacha, sur lescoussins du véhicule, les mains croisées sur sa bedaine, sa figurecramoisie exprimait le bien-être qu’il éprouvait.

Les larges avenues baignées de clarté, bordéesde maisons élégantes, de boutiques étincelantes, sillonnées defiacres, de tramways, d’omnibus, de voitures de toutessortes ; les lazzis des cochers, les cris des camelots, lesincessants colloques d’une foule qui prend encore le temps des’arrêter pour causer d’insignifiances ; les éventaires desmarchands de fleurs, tout l’amusait, l’intéressait au plus hautdegré. Il poussait des cris d’admiration.

De temps en temps, la façade d’un théâtre,d’un monument apparaissait, entourée d’arbustes et de jardins.

Ned Hattison, quoique le laissant moinsparaître, était tout aussi surpris que son intendant.

Il ne reconnaissait pas là les maisonsaméricaines, à l’architecture uniformément verticale, élevant leursquinze étages sur une base minuscule. Ce qui lui apparaissait leplus clairement, c’est que les Français gaspillaient futilementleur terrain, qu’ils n’étaient pas pratiques.

« En cela mon père avait raison »,pensait-il.

Mais ce qu’il ne voulait pas s’avouer, c’estqu’en prodiguant à pleines mains l’espace et la lumière, les largesplaces et les promenades, les Parisiens ont fait de leur cité laville la plus gaie, la plus riante, où l’on soit le mieux pourvivre.

La voiture s’arrêta devant le Grand-Hôtel, oùNed avait retenu plusieurs pièces par dépêche.

Débarrassés de leurs bagages par des garçonsempressés, ils se trouvèrent bientôt installés dans un petitappartement, dont les fenêtres donnaient sur les boulevards.

L’ingénieur fut tout de suite satisfait. Ilreconnaissait à l’élégance du mobilier, à l’originalité dans lesdétails de la décoration, ce cachet de bon goût qu’aucun autrepeuple n’a jamais pu ravir à l’industrie française.

Quant à Tom Punch, il s’était installé dansl’embrasure d’une fenêtre, et regardait, avec un intérêt croissant,la cohue incessante qui s’étendait jusqu’à l’horizon.

Lorsqu’il eut mis un peu d’ordre dans sesaffaires et expédié sa correspondance, Ned se fit servir lerepas.

Ce fut, pour Tom, l’occasion de nouveauxétonnements. À chaque service, à chaque plat, il interrogeait lemaître d’hôtel sur la manière dont il avait été préparé.

Le français barbare dans lequel ils’exprimait, sa mine effarée à toute nouvelle révélation déridèrentla physionomie de l’ingénieur qui, pensif, se demandait s’il allaittrouver ici les mêmes obstacles qu’à Londres.

Le jeune homme s’exprimait correctement. Lalangue française lui était familière. À peine avait-il un légeraccent exotique.

Il régla lui-même les détails de soninstallation avec le maître d’hôtel, puis il commanda une voiture,prit un guide et laissant son intendant, sortit faire une promenadeà travers la ville.

Lorsque, après avoir vu Notre-Dame, le Louvreet les constructions de l’Exposition universelle, il regagna leGrand-Hôtel, ses premiers sentiments d’étonnement avaient faitplace à de profondes réflexions.

Il voyait dans ses œuvres, dans son passé,cette nation qu’on lui avait enseigné à mépriser. Son jugementcommençait à se transformer. Des idées confuses s’agitaient dansson cerveau.

Les galeries du Louvre, leurs merveilleusescollections ne lui étaient certainement pas apparues avec leursignification réelle. Comme tous les Yankees, il n’entendait rien àl’art ; mais il sentait là quelque chose d’estimable et degrandiose que n’avait pas l’Amérique.

De plus, le caractère des Français luisemblait agréable dans sa futilité. Il leur reconnaissait desqualités d’hospitalité qu’il n’avait pas rencontrées à Londres.

Lorsqu’il arriva sur les grands boulevards,les vendeurs de journaux criaient l’édition du soir, qui portait enmanchette :

ARRIVÉE À PARIS DE L’INGÉNIEUR HATTISON

Le fils de l’illustre savant

Par curiosité, il fit arrêter sa voiture demaître, et acheta un numéro.

Un long article était consacré à son père et àlui-même. On y faisait discrètement l’éloge des deux hommes ;on énumérait leurs découvertes.

Au Grand-Hôtel, à peine était-il rentré dansson appartement, qu’un reporter se présenta pour lui prendre uneinterview.

Il y consentit de bonne grâce. Un second, untroisième reporter succédèrent au premier.

Puis ne pouvant aborder Ned Hattison quis’était vite soustrait à ce flot de journalistes, ils serabattirent sur Tom Punch, qui leur dicta magistralement, dans unstyle émaillé de comparaisons saugrenues, ce qu’il pensait desParisiens et de leur cuisine.

Le majordome avait bien déjeuné ; il eutla digestion reconnaissante. Les reporters se retirèrentenchantés.

Douze heures après, Tom Punch était célèbredans Paris.

Le lendemain, deux savants, membres del’Académie des sciences, se firent annoncer chez Ned. Ils venaientd’apprendre la présence à Paris de l’ingénieur, et avaient tenu àlui exprimer leur sympathie et l’admiration qu’ils avaient pour sonillustre père, et pour lui-même, dont les travaux…

Ned échappa à ces éloges, et engagea laconversation sur un terrain moins personnel.

On parla des dernières découvertes connues,des applications surprenantes de l’électricité. Au bout d’unedemi-heure de causerie, le jeune homme était charmé du savoir et del’esprit de ses interlocuteurs.

Deux autres personnages, également membresd’une académie, firent passer leurs cartes.

Ils venaient, comme leurs collègues,complimenter Ned, et se joignirent à l’entretien qui, tout enrestant scientifique, avait pris cette nuance d’entretien et degaieté particulière aux conversations parisiennes.

L’heure du repas approchait. Ces messieursprièrent leur hôte de passage de vouloir bien accepter uneinvitation cordiale. On serait entre hommes.

Le jeune homme ne put décliner une offre aussigracieusement faite. Il se sentait déjà quelque sympathie pour cessavants, qu’il trouvait bien un peu prolixes, mais dont lacordialité et la franchise lui étaient agréables, après les visagesrenfrognés et bilieux des savants anglais.

Tom Punch, lui, se consola facilement de sasolitude. Il descendit dans un cabinet du Grand-Hôtel, et s’y fitservir un dîner, dont le menu ne lui demanda pas moins d’une heurede réflexion, et qu’il arrosa de vins généreux.

Sa gaieté naturelle aidant, il s’estimabientôt l’homme le plus heureux du monde. La redingote fleurie d’unlarge camélia, le cigare aux lèvres, il entreprit, de son pasmajestueux, un voyage d’exploration sur les grands boulevards.

Les passants se retournaient, pour examiner cecurieux personnage qui, le ventre proéminent et la figure épanouie,marchait en se dodelinant sur ses grosses jambes.

– C’est le président des « Troiscents kilos », dit un titi qui passait. Les uns le prenaientpour un nabab.

– Mais non, c’est un Hollandais, disaientles autres.

– Oui, j’en ai vu de pareils dans lestableaux de Teniers.

D’autres enfin, plus sagaces, voyaient en luiun Américain.

Sans s’inquiéter le moins du monde desremarques qu’il inspirait, Tom Punch continuait triomphalement sapromenade. Jamais il ne s’était senti aussi heureux, au contact decette gaieté qui fusait en éclats de rire, et de l’animation descafés et du va-et-vient incessant de la foule.

Lorsque, vers minuit, il réintégra sondomicile, Ned Hattison venait seulement de rentrer. Lui aussi étaitenchanté de sa soirée. La vie légère et toute de surface desParisiens l’intéressait comme une chose extraordinaire.

– Vraiment, se disait-il, ces gens sontencore plus riches que nous. Ils ont les moyens de gaspiller leurtemps, d’en consacrer une grande partie au plaisir. C’est un luxeque ne peut pas se permettre un Américain, même unmilliardaire.

Il s’endormit sur ces penséesphilosophiques.

Le lendemain, tout le Paris scientifique etmême simplement curieux savait, par les journaux, que le filsd’Hattison était un homme fort remarquable, dont l’éducationégalait le savoir.

Ned reçut un nombre incalculable devisites.

On l’invitait à des dîners, des réceptions.Une vieille marquise, enthousiaste de l’électricité, voulut mêmeorganiser un bal en son honneur.

Le fils d’Hattison déclina la plupart de cesinvitations. Néanmoins, il ne put s’abstenir de paraître danscertains salons, d’assister à quelques soirées.

Il se laissait, malgré lui, prendre au charmede cette vie ; et son étonnement des premiers jours diminuaitpeu à peu. Il observait, avec intérêt, combien était grande ladifférence entre les mœurs des Américains et celles des Français.Il s’étonnait de voir qu’on n’attachait pas la première importanceà l’argent ; et que des poètes, des artistes, des peintres,race méprisée de l’autre côté de l’Atlantique, fussent recherchéset choyés plus que les détenteurs des grandes fortunes.

Tout cela bouleversait bien un peu ses idéesd’homme pratique et provoquait, parfois, sa raillerie ; maisil voyait, autour de lui, tant de bonne grâce et d’affabilité,qu’il gardait pour lui seul ses critiques, à moins que, par hasard,il ne s’en ouvrît à son intendant.

Celui-ci ne perdait pas non plus son temps.Dès le lendemain de son arrivée, il s’était fait de nombreux amis.Partout où il passait, ce gros homme attirait les sympathies, parsa bonne humeur et sa générosité.

La moitié de la capitale n’avait déjà plus desecrets pour lui. Les garçons de café des boulevards commençaient àmontrer, à son endroit, certaines familiarités. Il avait pris lacoutume de l’absinthe, depuis qu’un Américain, établi depuislongtemps à Paris, lui avait fait des présentations au café de laPaix. Maintenant, pour rien au monde, il n’eût manqué unapéritif.

Mais où sa joie ne connut plus de bornes,c’est lorsqu’il apprit l’existence, à Paris, d’un cours de cuisine.Sans vouloir en entendre davantage, il sauta dans un fiacre et s’yfit conduire immédiatement.

L’entrée de ce gros personnage rubicond, vêtud’une imposante redingote, de chaussures jaunes à triples semelles,fit sensation.

Derrière une rangée de fourneaux, unprofesseur, en bonnet blanc, dévoilait à une foule attentived’apprentis cuisiniers et de futurs cordons bleus, les secrets d’unart qui a doté l’humanité de Vatel, de Carême et de M. Grimodde La Reynière.

Tom Punch n’en croyait pas ses yeux. Il laissase calmer le mouvement de curiosité qu’il avait produit, et se mità écouter passionnément le professeur qui, la casserole en main,joignait l’action à la parole.

Mais l’intendant de Ned Hattison avait, enmatière de cuisine, des idées trop personnelles pour ne pas lesexprimer. Au bout d’un moment, il ne put s’empêcher de les émettreet, saisissant le moment où tout le monde suivait attentivement laconfection d’une sauce, il fit ses objections, dans ce françaisbarbare qu’il avait appris il ne savait trop comment.

On lui répondit courtoisement en essayant saméthode, qui donna de bons résultats. Le majordome exultait.

Il avait l’air si convaincu, qu’on lui fit uneovation. Flatté dans son orgueil de majordome, il se lança dans unspeech :

– Oui, ladies etgentlemen, conclut-il, les cuisiniers sont lesbienfaiteurs de l’humanité !

– Bravo ! criait-on de toutesparts.

Alors, dans un élan d’enthousiasme, ilproposa, le plus sérieusement du monde, de fournir lui-même lesfonds pour la confection d’un immense plum-pudding,d’après une recette qu’il était seul à posséder.

Inutile de dire qu’il obtint le plus vifsuccès.

Chapitre 13Un exploit de Tom Punch

Depuisle départ de Tom Punch, l’hôtel de la Septième Avenue, à Chicago,n’avait plus la même animation. Il semblait qu’il manquât quelquechose dans ces vastes halls, luxueusement parés, et qu’un élémentde tristesse se fût glissé dans ces salons, presque toujourssilencieux.

Aurora qui, d’ordinaire, emplissait la demeurede son activité, passait maintenant les journées dans sachambre.

La jeune fille n’avait pas accepté sans colèrel’ajournement de son mariage. Son père avait eu grand-peine à luifaire comprendre la nécessité du départ immédiat de Ned Hattison,pour l’Europe, et à ramener un peu de calme dans ses idées.

L’amour qu’elle éprouvait pour le jeuneingénieur ne faisait qu’augmenter de jour en jour. L’éloignement,de celui qu’elle considérait déjà comme son fiancé, la rendaitmélancolique et presque taciturne.

Elle avait brusquement délaissé ses sportsfavoris et ne s’occupait plus du tout des travaux de son père.Pendant des heures entières, étendue sur une chaise longue, ellerestait immobile, les yeux dans le vague.

– Mais enfin, lui disait William Boltyn,toi, une fille pratique, une Américaine, te laisser aller commecela ! Tu sais bien que ton mariage est, en principe, uneaffaire conclue. Dès que Ned sera de retour, tu l’épouseras.Regarde, je viens de recevoir une lettre de son père. Sais-tu oùest Ned en ce moment ? À Paris. Ses recherches prennent unebonne tournure. Il ne sera pas un an absent. Ses lettres sontpleines de compliments gracieux à ton égard. Il compte nous reveniravec une moisson de renseignements et de découvertes. De cettefaçon, dit-il, il sera digne de t’épouser.

Il entrait, en effet, dans les plansd’Hattison d’attribuer à son fils un amour timide pour Aurora et undésir de se rendre digne de sa main.

Il était bien forcé d’user de ce stratagèmepour voiler le refus formel de Ned. Depuis la scène violente, àSkytown, celui-ci n’avait pas fait une seule fois allusion à lajeune fille.

Comme il l’avait expliqué à son fils, ce quevoulait avant tout le vieil Hattison, c’était engager à fond lesmilliardaires dans leur entreprise, leur faire mettre en jeu detels capitaux, qu’ils ne pussent plus reculer devant l’achèvementde leur œuvre audacieuse.

Il dépensait, pour en arriver là, une énergiefébrile, une volonté inébranlable.

Depuis l’absence de Ned, il avait réuni, soussa direction, Skytown et Mercury’s Park, les deux villesinfernales, les usines de la guerre terrestre et maritime del’avenir.

Sa main de fer, sa puissance créatrice sefaisaient sentir partout. Dans les fonderies, dans leslaboratoires, au parc aux aérostats, aux chantiers des sous-marins,il voyait tout, dirigeait tout. Il était le magicien ténébreux deces stupéfiantes créations.

Il restait souvent des journées entières dansson mystérieux laboratoire, en compagnie de Joë, le nègre muet.

Qu’y faisait-il ? Tout le mondel’ignorait. Chaque fois qu’une délégation des milliardaires avaitvisité Mercury’s Park, l’ingénieur leur avait interdit l’accès dece bâtiment qui, nous l’avons dit, était complètement isolé et, deplus, protégé par un puissant blocus électrique.

– Ceci, avait-il dit, c’est mon secret.Il n’est point encore temps de vous le révéler.

Personne n’avait insisté. On savaitqu’Hattison, très autoritaire, ne supportait pas lacontradiction.

À mesure que s’élevaient de nouvelles usines,que se perfectionnait l’installation, l’ingénieur devenait de plusen plus sombre et de plus en plus irascible.

C’est qu’il avait un grave sujet d’alarme.

On l’avait informé qu’un détective anglais,ayant eu vent de ce qui s’élaborait au milieu des montagnesRocheuses, avait réussi à se faire embaucher comme ouvrierélectricien.

Il avait travaillé plus d’un mois sanséveiller aucun soupçon. Puis, un jour, au moment du départ de Nedpour l’Europe, il avait disparu subitement. Hattison avait toutfait pour retrouver ses traces : il n’y était pas parvenu.

Combien eût été grande sa fureur, s’il avaitsu que ce détective n’était autre que le mystérieux personnage auxlunettes fumées, le silencieux passager du London.

Ned n’avait pas jugé à propos d’informer sonpère de sa rencontre. Il n’avait eu, sans doute, que des soupçonsinjustifiés et, depuis qu’il avait quitté Londres, il n’avait pasrevu le pseudo-touriste.

Au bout d’une semaine, consacrée à visiterParis, le jeune ingénieur avait repris le cours de ses travaux etde ses recherches.

Dans un quartier tranquille, derrière lesgrands arbres du Luxembourg, il avait loué une petite propriété,une maison de deux étages entourée d’un jardin.

Au rez-de-chaussée, une vaste pièce pouvaitparfaitement lui servir de laboratoire. Les deux appartements dupremier et du second étage étaient suffisants pour deux personnes.Le jardin était en friche, et planté d’arbres dont les dômesverdoyants projetaient leur ombre sur la maison.

Un mur, haut de plusieurs mètres et recouvertde lierre et de plantes grimpantes, isolait complètement le petitdomaine.

Afin de n’éveiller aucune curiosité, Neds’était donné comme sculpteur. Il s’était procuré quelques blocs deglaise, des selles, des masses, tout un attirail qu’il avaitemménagé ostensiblement.

Ses véritables outils, ses appareils, étaientarrivés sans dommage, emballés avec soin.

Il avait très simplement meublé « sacabane », comme il l’appelait en riant. Dans ces maisonsfrançaises, il se trouvait un peu déconcerté dans seshabitudes.

– Ces Français sont vraiment étranges,disait-il à Tom Punch. Ils font des dépenses folles pour orner desculptures les façades de leurs maisons, et ils n’ont pas seulementd’ascenseurs !

– Ni même de cuisines électriques,ajoutait l’intendant. Pourtant, ils mangent d’une façon supérieureet, il faut avoir le courage de le dire, en Amérique nous mangeonsmal. Dire que j’ai vu ici des gens qui s’éclairaient encore avec dela chandelle, au siècle de l’électricité !

D’autres fois, c’étaient les innombrablesécriteaux défendant ceci ou cela, et apposés un peu partout, quidonnaient matière à leur étonnement : Défense de se tenirdebout sur l’impériale des omnibus – de descendre des trains avantl’arrêt complet – d’entrer sans permission dans tel endroit – desortir de tel autre sans autorisation – de marcher sur lesplates-bandes des squares.

– Vraiment, s’écriait Ned, c’est étonnantque ce peuple, qui a toujours combattu pour être libre, soit si peusoucieux de sa liberté individuelle. Nous ne souffririons pas cela,en Amérique. Les Français ont toujours l’air d’être en tutelle.

Un jour, au cours d’une promenade, l’ingénieurétait entré dans la galerie des Machines. Cette année, les deuxsalons de peinture et de sculpture s’y trouvaient réunis. Parcuriosité, il en entreprit la visite. De salle en salle, à mesurequ’il avançait, c’était un flux, une invasion de tableaux de tousles genres, de toutes les dimensions.

Plus il en voyait, plus il lui restait à envoir.

Des hommes, des femmes, des monuments, la mer,le ciel, la terre, tout était motif à tableaux et se trouvaitpeint, repeint, dépeint, en une véritable orgie de couleurs.

Il était sorti ahuri, sans avoir visitéseulement la moitié des salles.

Quelle somme énorme de travail celareprésente, se disait-il. Et quel nombre incalculable dedésœuvrés ! Ah ! on a raison de dire que le Françaisn’est pas pratique. Feraient-ils pas mieux d’employer leur temps àfabriquer quelque produit industriel !

À mesure qu’il s’initiait plus complètementaux mœurs parisiennes, qu’il les étudiait davantage, il se rendaitmieux compte de l’attrait qu’exerce Paris sur les étrangers.

– Assurément, disait-il à un vieuxprofesseur de la Sorbonne dont il suivait les cours de chimie, toutcela est fort agréable, attrayant, je vous concède tous lesadjectifs possibles ; mais ça manque de sens pratique.

– Pas tant que vous le croyez, faisait lesavant en souriant. Pouvez-vous me dire où vous en arriverez avecvotre vie à la vapeur, mieux, à l’électricité ? Vous tuezl’individu. Gageons que dans un siècle, il n’y aura plus dedifférence entre vous et de merveilleux automates ?

– Oh ! vous exagérez !

– Croyez-vous ? Pour la majorité desAméricains, la vie se résume en une suite d’opérationsmathématiques. Vos savants eux-mêmes ne sortent pas de là. Ilsdédaignent les idées et les principes pour les faits. Tenez, pourprendre un exemple, votre père, le plus connu des savantsaméricains ; votre père ne s’est jamais attaqué à une idée. Iln’a fait qu’utiliser, merveilleusement il est vrai, les grandesthéories scientifiques de notre siècle. Nous autres, au contraire,nous cherchons plus loin. Vous donnerai-je comme modèle Pasteur etses miraculeux travaux sur la fermentation organique et lesmicrobes ? Ne nous souciant pas uniquement de ce qui peutrecevoir une application industrielle, nous essayons surtout dedégager les grandes lois naturelles, les principes scientifiquesqui révolutionneront le monde et donneront un nouvel essor à lapensée humaine.

Ces causeries, qui se renouvelaient assezsouvent, laissaient toujours Ned un peu perplexe. L’éducation qu’ilavait reçue, les années passées à West-Point, avaient trop influésur lui pour qu’il sentît la justesse de ces critiques.

Néanmoins, peu à peu, il se rendait compte queles milliardaires américains avaient en face d’eux de sérieuxadversaires ; et que, sous leurs dehors futiles, les Françaisn’étaient pas aussi peu pratiques qu’on se plaisait à le dire,là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique.

Depuis quelque temps, les journaux et lesrevues scientifiques parlaient beaucoup d’une invention qui,paraît-il, allait changer, du tout au tout, l’armement des nationseuropéennes.

On l’appelait la torpille terrestre.

C’était un engin merveilleux, de la grosseurd’un obus, et qu’on lançait au moyen de canons. On le disait muni,de plus, d’un appareil automatique d’un genre tout nouveau, et decartouches chargées d’un nouvel explosif, de la puissance duquelrien ne pouvait donner une idée.

L’appareil automatique réglait les décharges,qui se produisaient chaque fois que, touchant la terre, l’engin setrouvait transporté à une nouvelle distance, au moyen d’unpropulseur électrique.

Ned Hattison avait en vain essayé d’obtenird’autres renseignements que ceux, très vagues, donnés par lesjournaux.

L’affaire avait fait grand bruit. On disaitmême que le gouvernement français avait acheté la découverte, etqu’il allait installer, à Enghien, des ateliers de fabrication.Mais rien n’avait transpiré qui pût fournir, à Ned Hattison,quelque indice sur le secret de l’invention. Il en avait parlé àson professeur en Sorbonne qui ne lui avait rien appris denouveau.

Les choses en étaient là, lorsqu’unecirconstance inattendue vint distraire le jeune homme de sespréoccupations.

Depuis plusieurs semaines, il avait remarquéune grande jeune fille, d’une beauté sérieuse et presquemélancolique, qui suivait assidûment le même cours que lui. Il sedemandait, avec une certaine curiosité, qui pouvait bien être cettejeune personne, aux cheveux bruns, aux grands yeux veloutés, dontl’intelligente physionomie qu’éclairait parfois un sourire mettaitcomme un rayon de gaieté parmi les figures soucieuses et lesvêtements sombres des autres assistants.

Une timidité involontaire l’avait toujoursempêché de s’en renseigner auprès de son professeur. Absorbé depuisson enfance dans des études ininterrompues, l’ingénieur n’avaitjamais eu le moindre roman dans sa vie. Il avait, de la femme, uneidée toute personnelle. Le mariage ne lui semblait pas seulementune affaire. L’intelligence et la beauté passaient pour lui avantle capital.

Ce jour-là, il venait de s’installer à saplace. Le cours allait commencer lorsque la jeune fille entra.

Vêtue très simplement d’une robe qui laissaitdeviner, sans les affirmer, ses formes élégantes, elle ne manquaitpas d’une certaine distinction native.

Elle marchait avec aisance, sans cette raideurpresque masculine qu’ont habituellement les femmes adonnées àl’étude des sciences.

Elle s’assit à côté du jeune homme, et déployaune petite serviette de cuir, pour y prendre son carnet de notes.Elle eut une petite moue de surprise en constatant qu’elle avaitoublié son porte-plume.

Très galamment, Ned lui offrit de réparer lepetit malheur. La jeune fille accepta, en souriant, le porte-plumequ’il lui tendait.

Au cours suivant, ce fut elle qui luidit :

– Aujourd’hui, je n’ai rien oublié,monsieur ; je ne mettrai pas votre obligeance àcontribution.

À la sortie, ils se trouvèrent ensemble, sousle porche de la Sorbonne.

Un gros orage venait d’éclater sur la ville.La pluie tombait avec violence.

Après quelques paroles banales sur le mauvaistemps, ils se présentèrent mutuellement, sans cérémonie.

– Ah ! vraiment, monsieur, vous êtesle fils de l’ingénieur Hattison. Je ne m’attendais pas à une tellerencontre.

– Je suis, mademoiselle, enchanté defaire votre connaissance, comme disent vos compatriotes. Si j’aibonne mémoire, votre père, monsieur Golbert, est lui-même uningénieur fort distingué, membre de l’Académie des sciences. Onparle beaucoup de lui en Amérique.

– Est-ce que vous deviendriez français,fit-elle en riant. Pour un Américain, vous êtes bien complimenteur.Mais tenez, ajouta Lucienne Golbert, le voici justement. Vouspermettez ?

– Assurément, mademoiselle.

Elle descendit légèrement les quelques marchesdu portique, et vint offrir son front au baiser d’un vieuxmonsieur, à la figure souriante, qui venait d’apparaître sous unvaste parapluie.

– Quel vilain temps, fillette. Je suisvenu te chercher, de peur que tu ne te mouilles.

La jeune fille présenta Ned Hattison à sonpère, et lui expliqua comment ils avaient employé leur courtecaptivité à faire connaissance.

– Oh ! mais, monsieur, je suisheureux que ma fille me donne l’occasion de vous connaîtreautrement que par les articles de journaux. J’avais appris votrearrivée ; mais il paraît que vous êtes un travailleur, et quele monde ne vous voit pas beaucoup.

– Je n’ai guère de temps à dépenser,c’est vrai. Mais croyez cependant, monsieur, que je ne suis pas unermite. La conversation d’un homme tel que vous ne saurait m’êtreque très profitable et très agréable.

– Vraiment, vous me flattez. Alors vousoffrirai-je de venir, un de ces soirs, prendre le thé chez nous… àl’américaine ?

– Mais, oui, monsieur.

– Venez donc, fit à son tour Lucienne,dont les joues avaient pris une teinte rosée. Vous nous ferez, àtous deux, un grand plaisir.

– Je ne saurais me dérober à une aussiaimable invitation, fit le jeune homme en s’inclinant. D’autantplus que cela me permettra de faire mieux votre connaissance.

– D’ailleurs, si vous le désirez, ajoutaM. Golbert, je puis vous mettre en relations avec quelquessavants de mes amis.

– Eh bien, alors, c’est entendu, décidaNed, que surtout tentait l’espoir de découvrir quelque indicationrelative à la torpille terrestre. Quel jour voulez-vous que j’aillevous surprendre ?

– Mais, samedi, si vous voulez. Vousserez au cours ?

– Certainement. Je n’y manque jamais.

– Donc, je vous prendrai à six heures, envenant chercher Lucienne. Nous rentrerons ensemble ; et je nevous lâche plus de la soirée.

La pluie avait cessé. Les deux hommes seserrèrent cordialement la main.

Ned adressait un salut cérémonieux à la jeunefille. Mais celle-ci s’écria, en riant :

– Voyons, monsieur, et le shake-hand,qu’en faisons-nous ?

Le jeune ingénieur sourit :

– Certainement, mademoiselle. Nesommes-nous pas déjà des amis ?

Et la main gantée de Lucienne vint se placerdans celle du jeune homme, qui la pressa sympathiquement, d’unefaçon qui n’était pas du tout américaine.

Deux cochers furent hélés, et les fiacrespartirent en sens inverse, au trot peu fringant de leurs bêtessurmenées.

En regagnant son domicile, Ned Hattisonemportait une agréable impression. La bonhomie souriante deM. Golbert l’avait conquis. Quant à la jeune fille, il latrouvait délicieuse. Sa grâce un peu mutine, le ton de camaraderieenjouée qu’elle avait pris à son égard l’avaient conquis.

Elle était si différente de la femmeaméricaine, dont miss Aurora incarnait pour lui le type, qu’il laregardait avec une sorte d’étonnement et d’admiration. Cette jeunefille espiègle et sérieuse en même temps, qui tendait avec candeurson front au baiser paternel, qui s’occupait de sciences pour sonagrément, n’était pas doctoresse et ne prétendait pas auprofessorat, lui résumait assez bien la jeune fille française.

Il entrevoyait, d’avance, où pourraient leconduire ses relations avec M. Golbert. Réussirait-il dans cecercle de savants à percer le mystère dont s’enveloppait latorpille terrestre ? En tout cas, il se promettait de fairetous ses efforts pour y arriver. On parlait déjà beaucoup de cetteinvention, en Amérique. Son père lui avait écrit, à ce sujet, unelongue lettre, le pressant d’employer tous les moyens possiblespour se procurer des renseignements.

« Si je ne découvre rien, se disait-il,c’est qu’il n’y aura rien à découvrir. »

Une surprise l’attendait chez lui. Une lettredu commissaire de police du quartier l’informait que le nommé TomPunch, citoyen américain, résidant en France pour ses affaires,était gardé à la disposition de la Justice en raison d’un délitqu’on ne précisait pas. On le priait de passer au bureau pourprendre connaissance des délits imputés à son intendant.

« Qu’a bien pu faire encore cetanimal ? se dit Ned, en prenant le chemin du commissariat. Àmoins qu’il ne se soit fait arrêter pour ivresse, je ne vois pastrop quel délit il a pu commettre. »

Il ne tarda pas à être renseigné.

Tom Punch, la veille au soir, avait fait denombreuses libations, en compagnie de plusieurs artistes, dans lesétablissements du quartier Latin.

Son élégance pachydermique, la drôlerie de sespropos, lui avaient vite conquis, dans ce coin de Paris, unecélébrité spéciale. Il tenait tête aux buveurs les plus réputés, etpayait, sans lésiner, les piles de soucoupes les plus pyramidales.Vers minuit, passablement gris, il remontait le boulevardSaint-Michel, en compagnie de ses nouveaux amis. On lui fit admirerla fontaine de Carpeaux dans les jardins du Luxembourg.

– Et tenez, s’écria l’un d’eux, facétieuxpersonnage aux allures de bohème, voyez donc comme on a traitél’Amérique… En bronze, mon cher ! On n’a même pas daigné lapeindre aux couleurs nationales !

Sur tout ce qui touchait à l’art, Tom Punchn’avait que des idées très vagues.

– Certainement, s’écria un autrepersonnage, c’est une véritable hérésie ! L’Amérique en brun,ce n’est pas l’Amérique. Êtes-vous patriote ?

– By God ! si je suispatriote !… L’Amérique aux Américains ; et même l’universaux Américains !… C’est mon avis.

– Et bien, alors, vous avez là uneoccasion unique d’affirmer vos convictions, de montrer à l’universqu’un Yankee ne laisse pas impunément représenter l’Amériqued’aussi rudimentaire et ridicule façon !

En disant ces paroles, il sortit, de dessousses vêtements, un vaste rouleau de toile, qu’il déplia aveclenteur.

L’intendant ouvrait de grands yeux. Quant auxautres personnages, ils ne réprimaient qu’à grande peine leur enviede rire.

– Mais c’est le drapeau de l’Union !fit Tom Punch.

Et dans un accès de patriotisme, il se mit àpousser de retentissants hurrahs.

– Voici ce dont il s’agit, continual’organisateur de la farce. Il faut que vous grimpiez orner de cepavillon l’effigie de l’Amérique, pour que demain, lorsqu’ils seréveilleront, les Parisiens constatent que les Yankees sont encorepatriotes.

À cette heure de la nuit, ces parages sontdéserts. Les grilles du jardin étaient closes. Mais cela n’étaitpoint pour embarrasser des rapins en veine de fumisterie.

Ils escaladèrent la légère clôture, ettransbordèrent le majordome à bout de bras.

Inutile de dire que Tom avait accueilli laproposition avec une joie délirante. Il la trouvait toutenaturelle, et s’étonnait même qu’aucun des Américains, résidant àParis, n’en eût l’idée.

On lui fit gravir la vasque du bassin ;et non sans peine, on parvint à l’installer, lui et ses drapeaux,sur la tête d’un cheval de bronze d’où, en se tenant debout, ilpouvait aisément accomplir son œuvre patriotique.

Tout entier à son œuvre, Tom Punch nes’aperçut pas que les compagnons qui, jusque-là, l’avaientencouragé de leurs vivats, s’étaient silencieusement éclipsés.

La statue avait maintenant une tout autreallure, drapée de larges bandes rouges, semées d’étoiles d’or.

Tom Punch se frottait les mains.

Mais sa joie fit place au découragement leplus profond, lorsqu’il constata qu’il était impossible dedescendre de son piédestal improvisé, et que personne ne répondaitplus à ses appels. Il s’assit philosophiquement, les jambespendantes, sur son cheval de bronze, et attendit lesévénements.

Ils ne tardèrent pas à survenir, sous la formede deux gardiens de la paix qui, le voyant dans cette positioninsolite, crurent, tout d’abord, se trouver en présence d’un fou.Ils parvinrent, néanmoins, à le remettre sur la terre ferme.

Quelques instants après, l’infortuné Tom Punchsubissait, devant le commissaire de police du quartier, uninterrogatoire en règle.

Il venait d’apprendre, avec stupeur, qu’ilétait tombé sous le coup d’une loi draconienne sur les« dégradations de monuments publics ».

De plus, le magistrat n’était pas loin desoupçonner, sous cet incident, une affaire politique. Il allait enréférer au ministre des Affaires étrangères.

– Mais, s’écriait le malheureux, quel malai-je donc fait ? Puisque c’est l’Amérique, il est toutnaturel qu’elle porte des couleurs américaines.

Et il ne se sortait pas de là. Lesraisonnements les plus spécieux ne valaient rien contre sa logiquede patriote.

Tom Punch avait été fouillé minutieusement etmis au secret, comme un criminel politique.

Le lendemain, tout Paris connaissait déjàl’aventure. Les journaux du matin avaient consacré à Tom Punch uneédition spéciale qui s’était enlevée comme par enchantement. Lesministères s’étaient émus. Le téléphone, le télégraphefonctionnaient sans interruption. Il s’en fallut de peu qu’on neconvoquât, à l’Élysée, les ministres en villégiature.

Dire combien, tout en pestant contre lasottise de son intendant, Ned Hattison dut faire de pas et dedémarches, nous y renonçons !

Du commissariat, on l’envoya à la préfecture,de la préfecture au ministère, du ministère au consulat où enfin,grâce à son nom connu et à la crainte de faire surgir desdifficultés diplomatiques entre la France et les États-Unis, onétouffa l’affaire.

Après deux jours de captivité, Tom Punch futenfin remis en liberté. Il regrettait amèrement son malencontreuxpatriotisme, et dut encore subir, de la part de son maître, uneverte semonce.

Mais jamais il ne réussit à comprendre lanature du délit qui avait tant amusé les Parisiens, et avait faitde lui un personnage célèbre pendant vingt-quatre heures.

Chapitre 14Une lettre mystérieuse

– Acceptez-vous un cigare,monsieur ? Ce sont des panatellas. Mon père les ditexcellents.

Et Lucienne Golbert tendit une boîte àNed.

Le dîner venait de prendre fin. La jeune filleavait fait les honneurs de la maison avec cette grâce discrète etsouriante, cette réserve pleine de familiarité, qui est l’apanagedes jeunes filles françaises.

M. Golbert, dont la bienveillantephysionomie s’éclairait d’un sourire heureux, trouvait trèssympathique le jeune ingénieur.

Sans qu’il eût rien fait pour cela, laconversation avait surtout roulé sur l’invention de la torpilleterrestre.

M. Golbert prétendait, qu’à bref délai,cette découverte devait complètement changer les conditions desguerres, et qu’il ne serait pas extraordinaire qu’elle amenât leursuppression. Le savant, chez lui, était doublé d’un philosophe.

Ned, au contraire, émettait des doutes surl’avènement d’une paix universelle. Non point qu’il se targuât descepticisme ; les idées remplaceraient les canons, mais lalutte entre les hommes existerait toujours.

Les quelques savants, amis de M. Golbertprésents au dîner, n’avaient pas émis d’opinion formelle. Seloneux, l’homme, sa raison d’être, et la lente évolution qui, partiedes derniers degrés de l’animalité, en avait fait un rêvemerveilleux entre tous, tout cela, c’était du mystère. L’avenir del’humanité restait impénétrable.

Dans le fumoir, coquettement meublé, où desarmes japonaises côtoyaient des antiquités gothiques et des statuesétrusques, on avait servi le thé.

Lucienne s’empressait autour des convives,s’informant des goûts et des préférences. Dans sa robe de couleurclaire, ses longs cheveux flottant à l’antique, elle était vraimentcharmante.

Tout en écoutant un interminable discours surun nouveau phonographe que lui faisait un vieux savant à lunettesd’or, Ned suivait, du coin de l’œil, les allées et venues de lajeune fille.

Il subissait, involontairement, le charmeenveloppeur qu’elle dégageait. Une sensation qu’il ne pouvaitdéfinir s’emparait de lui. Il était heureux lorsque, alerte etsouriante, Lucienne s’approchait, et, de sa voix perlée, se mêlaitun moment à la conversation. Lorsqu’elle s’éloignait, le regard deNed l’accompagnait. Il se montra, ce soir-là, un médiocre causeur,et ce ne fut que par contenance que, de temps à autre, il tinttête, sans enthousiasme, à ses interlocuteurs.

Pourtant, M. Golbert exposait en cemoment des idées qui valaient la peine d’être discutées.

– Avant peu, s’écriait-il, lescommunications entre les continents se feront aussi sûrementqu’elles se font sur la terre ferme. Les paquebots, lestransatlantiques n’auront été qu’un mode provisoire delocomotion.

Les assistants écoutaient ces paroles avec unétonnement qu’ils ne cherchaient pas à dissimuler.

– Oui, continua-t-il, outre leur peu derapidité, ils n’offrent pas une parfaite sécurité. Chaque jour, desnaufrages, des collisions, coûtent la vie à des centaines depersonnes. Je crois avoir résolu le problème des communicationsintercontinentales. Voici : je mets en ce moment la dernièremain à un plan de locomotive sous-marine qui, si je ne m’abuse,remplira toutes les conditions désirables de vitesse et desécurité.

Ces paroles mirent le comble à la surprisegénérale. La chose paraissait tellement impossible, tant dedifficultés semblaient s’amonceler pour en empêcher la réalisation,que même la grande renommée de M. Golbert, comme infatigablechercheur et souvent heureux innovateur, avait peine à dissiperl’incrédulité.

En effet, comment établir, dans cesprofondeurs sous-marines, hantées de monstres inconnus,déchiquetées de collines et de ravins, une ligne de communicationininterrompue ?

La pression semble totalement y exclure laprésence de l’être humain. Malgré les plus minutieux sondages, nulne connaît encore parfaitement ces régions. Elles semblent, pourtoujours, se dérober aux recherches les plus aventureuses.

– Mais on n’aura jamais vu d’entrepriseaussi audacieuse, s’écria-t-on. Vous avez donc anéanti les lois dela physique !

– Nullement, fit M. Golbert. Je meles suis conciliées.

Et, malgré cette invitation à préciser, ils’en tint à ces paroles.

– Le moment n’est pas encore venu,dit-il, de dévoiler mes plans et mes travaux. Pourtant, il nesaurait tarder.

Les commentaires ne tardèrent pas aux parolesdu savant. C’était une véritable surprise. Ses plus intimes amisn’avaient jamais rien su de ces recherches.

Après s’être éclipsée pendant quelquesinstants, Lucienne venait de rentrer dans le fumoir.

Elle s’était accoudée à un petit meubleoriental. Ses yeux rencontrèrent ceux de Ned Hattison. Il parut aujeune homme que son doux regard ne fuyait point le sien.

Inconsciemment, tous deux détournèrent latête. Une sensation fugitive qu’il n’avait jamais connue jusqu’à cejour, et qui tenait de la joie et de la mélancolie, traversa lecerveau de l’ingénieur.

De son côté, la jeune fille sembla s’absorberà disposer, sur un petit guéridon, de menues statuettesantiques.

La soirée s’avançait. En reconduisant seshôtes, M. Golbert leur promit, pour le mois prochain, unecommunication à l’Académie des sciences.

Tout en regagnant son domicile, Ned entendaitencore, comme en songe, la voix claire de Lucienne, l’assurantqu’il serait toujours le bienvenu, et lui donnant rendez-vous auxprochains cours de la Sorbonne.

Sans qu’il se fût trop expliqué comment ilavait si vite pris l’habitude de ces soirées chez l’affable savant,Ned ne passait plus maintenant de semaine sans s’y rendre.

– Ma foi, se disait-il, je puis bien medonner quelques heures de distraction. Cela me repose un peu de labalistique et de la pyrotechnie.

En réalité, il ne voulait pas s’avouer que,s’il prenait un grand plaisir à la conversation de M. Golbert,Lucienne surtout l’attirait.

Chaque fois que sa pensée se reportait versChicago, il se réjouissait de n’avoir pas cédé aux instances de sonpère, et de n’avoir point épousé miss Aurora.

Lorsque, sans trop savoir pourquoi, il lacomparait à Lucienne, dans son esprit, la jeune milliardairen’avait pas la première place.

Depuis qu’il fréquentait régulièrement chez lesavant, sa vie lui paraissait moins vide, moins monotone. Aucontact de la jolie Parisienne, sous l’influence de ses grands yeuxveloutés, sa rigidité d’homme de science et de Yankee se fondaitsensiblement.

Il commençait presque à prendre goût auxfutiles bavardages des salons, surtout lorsque Lucienne faisait lesfrais de la conversation. Sans analyser ses pensées, il se laissaitbercer par l’indéfinissable bonheur qu’il ressentait àl’entendre.

Tom Punch, lui, après son algarade duLuxembourg, avait juré ses grands dieux de ne plus boire et des’assagir.

Il passait maintenant ses journées à découvrirde nouveaux procédés culinaires.

Il avait acheté tous les livres desgastronomes célèbres et les étudiait avec ardeur. Somme toute,cette inoffensive manie n’inquiétait pas son maître.

Suivant sa promesse, il envoyait, chaquesemaine, à William Boltyn, une douzaine de méthodes nouvelles pouraccommoder la volaille ou les rosbifs.

En outre, il n’oubliait pas de renseigner missAurora sur les actions de son fiancé.

Dans les intervalles des cours et des visitesaux fonderies et aux arsenaux, Ned passait des journées entières enson laboratoire.

La locomotive sous-marine de M. Golbertl’avait fort intrigué. Il avait discrètement essayé d’obtenir desrenseignements.

Peine inutile. Le savant éludait les questionset, sous sa bonhomie souriante, laissait voir qu’il ne voulait riendire.

D’autre part, les ateliers de constructions dela torpille terrestre, maintenant terminés, étaient absolumentinterdits au public. Toutes les démarches qu’il avait faites pouressayer d’y pénétrer n’avaient amené aucun résultat.

Il connaissait cependant le nom del’inventeur : Olivier Coronal, un jeune homme de vingt-cinqans, maintenant célèbre dans toute l’Europe.

De naissance modeste, il avait, grâce à sontravail, acquis de bonne heure une légitime réputation.

Son extérieur était accueillant, ses manièresouvertes. Son esprit large et hardi voyait plus loin que les faitset que les applications industrielles. Acharné à l’étude jusqu’àl’opiniâtreté, ne se laissant rebuter par aucune déconvenue, cen’était qu’au bout de plusieurs années d’efforts qu’il avait enfindécouvert son foudroyant engin de destruction.

Tout le bien qu’on disait d’Olivier Coronal,les articles élogieux que lui consacraient les journaux, irritaientNed Hattison. Son orgueil d’Américain se révoltait, à l’idée qu’unFrançais l’eût devancé dans la voie où il s’était engagé depuis lafondation de Mercury’s Park et de Skytown.

Dans ses lettres, l’ingénieur Hattison étaitde plus en plus pressant. Il reprochait à son fils de manquerd’initiative, et de ne savoir utilement employer les capitaux dontil disposait. Sa haine des Européens perçait à travers chaque lignede ses missives. L’impatience, la colère du jeune hommegrandissaient avec les reproches de son père.

Il avait vu se terminer les bâtimentsd’Enghien, vastes constructions vitrées et recouvertes de tuilesrouges. Çà et là, des bouquets de feuillage mettaient une note gaiesurgissant au milieu des hautes cheminées qui se découpaient surl’horizon. Mais les hautes enceintes, tapissées de plantesgrimpantes et gardées par des soldats, cachaient à tous les yeux lesecret que brûlait de connaître Ned Hattison.

L’ingénieur avait enrôlé plusieurs détectivesintelligents, qui s’étaient installés débitants de boissons dans lepays. Ils devaient recueillir les moindres propos des ouvriers surce qui se passait à l’intérieur des usines. En dépit de tout cela,il n’avait rien pu découvrir d’intéressant.

Pour la construction de sa torpille, OlivierCoronal avait spécialisé le travail, l’avait divisé à l’infini.Chaque ouvrier fabriquait toujours la même pièce sans en connaîtrela destination. L’ajustage des torpilles était fait par plusieurssavants que l’inventeur en personne dirigeait.

Ned reconnut l’impossibilité d’introduire,dans la place, des mécaniciens à ses gages.

Il savait parfaitement, par sesintermédiaires, le nombre des ateliers, la spécialité de chacund’eux ; mais cela ne l’avançait pas beaucoup, puisque lemontage de l’engin et la formule de l’explosif lui étaientinconnus.

Les opérations les plus importantes étaientignorées de tous les ouvriers.

Quant aux savants chargés de ce travail, il nefallait pas songer à les corrompre.

Ned Hattison rongeait son frein et commençaità désespérer. Sur la foi de ce qu’on disait d’eux, il avait cru lesFrançais plus faciles à tromper. Et voici qu’il se trouvait en faced’une difficulté insurmontable, d’un secret jalousement gardé.

Il semblait qu’une force invincible, qu’unepuissance occulte, s’ingéniât à déjouer tous ses projets.

Certains des agents de Ned, de nationalitéétrangère, avaient été reconduits à la frontière. D’autres avaientreçu des avis secrets les invitant à quitter au plus tôt Paris.

Ces mystérieuses missives étaient libellées detelle façon, que les intéressés n’hésitaient pas à obéir. Letraitement, cependant considérable, que leur octroyait Ned, nepouvait même les retenir.

« Va-t-il se passer la même chose qu’àLondres ? se demandait l’ingénieur avec anxiété. Et vais-je,chaque fois, me buter à des obstacles que je ne puis même pasconnaître ? »

Une fièvre de combat s’emparait de lui, suivied’abattements qu’il n’avait jamais connus.

Dans ses heures de découragement, il éprouvaitcomme un remords d’avoir accepté cette mission. La haine de sonpère pour l’Europe ne trouvait plus, en lui, aucun écho. Il sesentait gêné par l’accueil cordial qu’à chacune de ses visites luifaisaient Lucienne Golbert et son père.

Bien qu’il sût que rien de nouveau ne l’yattendait, plusieurs fois par semaine il se rendait à Enghien.

Là, dans ce paysage riant, non loind’Ermenonville, qu’habita le philosophe Jean-Jacques Rousseau, ilse promenait des heures entières autour des vastes constructions,roulant toutes sortes de projets dans son cerveau, et regardantd’un œil de convoitise les coupoles métalliques où l’on entendaitle ronflement des machines, les toits de brique qui surgissaientdes murs d’enceinte.

Au milieu de la vaste fourmilière, OlivierCoronal, directeur en chef des fabriques, habitait un petitpavillon.

Il n’en sortait guère que pour se rendre auxateliers. On le voyait rarement à Paris. À peine allait-il, detemps à autre, passer une soirée chez M. Golbert. À part cela,il travaillait du matin au soir.

Ned Hattison avait aperçu quelquefois, deloin, sa silhouette de robuste paysan, comme taillée à coups dehache.

Presque toujours nu-tête, il portait uneabondante chevelure noire, qui retombait jusque sur ses épaules enboucles soyeuses. Ses yeux bruns et vifs éclairaient son visage aufront large, aux lignes fortement accusées. C’était à la fois unhomme d’action et un penseur.

Ce matin-là, on venait de lui apporter soncourrier. Il parcourait rapidement chaque lettre, annotant çà et làses instructions. C’étaient, pour la plupart, des lettresd’affaires ou de félicitations. Car la France entière suivait avecintérêt les travaux d’Enghien, et nombreux étaient les savants quine résistaient pas au désir de complimenter l’inventeur.

Une seule enveloppe restait sur le plateau.Olivier Coronal l’ouvrit ; et sa physionomie se rembrunitsubitement à la lecture de la lettre suivante :

Monsieur,

Dans votre intérêt, je vous prie devouloir bien vous trouver ce soir, à six heures, place de laBourse, devant le péristyle. J’ai des choses très graves à vouscommuniquer. Je vous connais et vous aborderai le premier.

BOB WELD.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’écria Coronal. On me connaît, et on veut me communiquer deschoses très graves !

L’inventeur s’absorba dans ses réflexions. Ilrelut la lettre, regarda l’enveloppe…

Il avait beau fouiller dans sa mémoire, il nepouvait attacher aucune figure à ce nom de Bob Weld.

Les termes vagues de cette missive lelaissaient fort perplexe. S’agissait-il de luipersonnellement ? Courait-il un danger ? Ou bien lesusines qu’il dirigeait étaient-elles menacées ? Son secretétait-il découvert ? Le mystérieux correspondant n’avait rienprécisé.

Chapitre 15Perfide Albion

Lecaractère, les mœurs des Anglais, leur manière d’agir vis-à-vis desautres peuples, sont assez connus pour que nous n’essayions pas unedescription complète.

Dans le commerce, dans l’industrie, et surtoutdans la colonisation, en un mot dans tout ce qui touche, d’unemanière quelconque, à leurs intérêts de commerçants, leurs ruses,leur sans-gêne, l’absolu mépris qu’ils ont pour leurs voisins sontlégendaires.

Mais c’est surtout dans leur politiqueextérieure qu’ils se sont révélés, qu’ils ont le mieux montré leuraudace, leur égoïsme ; que sous le couvert des grands mots decivilisation et de progrès, ils ont donné un libre essor à leursinstincts dominateurs et rapaces.

Diviser pour régner, voilà leur principe. Lesmoindres incidents servent de prétexte à la mise en œuvre de cettetactique. Ils colonisent, la Bible d’une main, le revolver del’autre. Leurs instincts mercantiles ne connaissent pasd’obstacles.

Toujours à l’affût de nouvelles colonies àconquérir, ils saisissent habilement toutes les occasions deplanter quelque part le drapeau britannique. Susciter entre lesgouvernements des difficultés diplomatiques n’est pour eux qu’unjeu. Ils savent ménager, comme on dit, la chèvre et le chou, ettoujours en retirent quelques avantages.

L’humanité, dont ils font grand cas dans leursdiscours officiels, ne les embarrasse pas dans les faits. Leurshommes d’État présentent ce type particulier qui réunit à la foisla prudence et la hardiesse. Ils savent attendre l’heure favorableet hâter les événements, tout en ayant l’air de les retarder.

L’âme des Anglais, toute d’une pièce, neprésente pas les divergences et les contradictions qu’on peutobserver dans les autres pays. Elle est uniforme, invariable etopiniâtre. Le même but l’anime ; les mêmes convoitisesl’exaltent.

On a beaucoup parlé de la supériorité desAnglo-Saxons, de leur esprit d’initiative, de leur entente de lavie. On nous a prédit qu’ils seraient, à bref délai, les maîtres dumonde civilisé. Nous ne le croyons pas.

Leur empire colonial, qui va chaque jour ens’agrandissant, ne justifie pas complètement ces prévisions. S’ilsont empoisonné la Chine par l’opium, s’ils ensanglantentjournellement l’Afrique pour pouvoir l’inonder à leur guised’alcool et de basses pacotilles, si jusqu’en Égypte ils étendentles frauduleuses manœuvres de leurs diplomates, ils n’ont pointacquis une véritable suprématie ; on peut dire même qu’ils nel’acquerront jamais.

L’esprit français, leur ennemi séculaire, leurbarre la route ; et c’est surtout à combattre son influenceque s’exerce le Foreign Office ou ministère des Affairesétrangères.

Le Foreign Office ne ménage pour cela nil’argent ni les hommes. Une véritable armée de détectives, choisisparmi les plus sagaces, est chargée de lui fournir desrenseignements et d’exécuter ses ordres.

La dextérité, l’audace de ses agents, leuradresse à se glisser dans tous les milieux, sont surprenants.

Dès qu’un but est assigné, ils déploient, pourl’atteindre, des ruses d’Apaches. Tous les procédés leur sontbons.

Bob Weld était un détective à la solde duForeign Office.

Son passé, pour tout le monde, demeuraitrempli de mystère. Comment était-il entré dans l’espionnagediplomatique ? Personne ne se le rappelait.

Ancien forban ou grand seigneur déchu, ilavait de l’un l’audace, de l’autre les bonnes manières et lahautaine apparence.

D’une intelligence peu commune, il était, deplus, passé maître dans l’art de la dissimulation et del’impassibilité. Son habileté à changer d’idées et de langagen’avait d’égale que la facilité avec laquelle il travestissait saphysionomie.

On l’a vu électricien consommé à Mercury’sPark, touriste anglais et passager du London ; aussibien l’eussions-nous rencontré missionnaire allant porter la bonnedoctrine aux peuplades sauvages, négociant farci de considérationséconomiques, général retraité parlant avec gravité de questionsmilitaires, ou bien encore étonnamment exact dans les fonctionsplus humbles de maître d’hôtel ou de garçon de banque.

On eût fait un volume en décrivant lesnombreux personnages dont il avait endossé l’apparence.

Personne ne connaissait Bob Weld, n’avait faitattention à lui. En revanche, il possédait, classées avec soin danssa mémoire, toutes les physionomies célèbres de l’Europe et dumonde entier.

Ned Hattison y figurait en bonne place depuisque, par suite d’une série de circonstances favorables, le policieravait découvert les constructions enfouies au milieu des montagnesRocheuses et que, d’après les ordres de son gouvernement, il avaitfilé le jeune ingénieur en Europe.

L’existence que celui-ci y menait n’avait pasde secrets pour lui.

En remontant les grands boulevards dans ladirection de l’Opéra, le détective se frottait les mains. Il étaitcontent de lui et des événements.

Après les révélations qu’il venait de faire àOlivier Coronal, si les catastrophes ne se précipitaient pas demanière à donner satisfaction au Foreign Office, ce ne seraitvraiment pas de sa faute.

Le chapeau haut de forme carrément posé sur latête, la démarche majestueuse dans ses vêtements coupés à ladernière mode, augmentée encore de la noblesse de favoris blancsencadrant son visage, il avait tout à fait l’aspect d’un diplomate,sinon d’un ambassadeur.

« Après ce qu’il vient d’apprendre,monologuait-il intérieurement, Olivier Coronal est capable de selivrer aux dernières violences. Je le connais, ajoutait-il ensouriant. C’est un méridional : sang vif et tête chaude.Lorsqu’il rencontrera Ned Hattison, qui doit justement allervisiter la partie des ateliers ouverte au public… »

Il ne formulait pas sa pensée ; mais ellelui était sans doute agréable, car un sourire inexprimableeffleurait ses lèvres.

Il entrevoyait déjà le scandale, lesdifficultés diplomatiques qui ne manqueraient pas de surgir entrela France et les États-Unis ; et l’Angleterre, profitant decette aubaine qui lui rapporterait plus – commercialement s’entend– qu’une glorieuse expédition, qu’une de ces folles équipéeshumanitaires comme en commettent les Français.

Si tout allait bien, ce serait pour lui uneaffaire de quelques milliers de livres sterling, et le prestiged’une délicate expédition menée à bonne fin.

Bob Weld venait de s’engager dans le faubourgSaint-Honoré.

Quelques minutes après, il pénétrait dans lesbureaux du consulat britannique.

Laissons-le gagner le cabinet du consul etrendre compte de ses actes, cependant que, les traits bouleverséspar la violence de ses sentiments, Olivier Coronal reprenait letrain pour Enghien, à la gare du Nord.

– Jamais je n’aurais soupçonné cela,s’écriait-il avec véhémence. Comment ! je suis espionné !Et par qui ! Par Ned Hattison lui-même ! Qui l’eûtdit ?

Bob Weld avait jugé juste. L’émotion del’inventeur était profonde. Il serrait les poings avec rage ;ses yeux lançaient des éclairs.

« Nous sommes vraiment inconscientsd’ouvrir, comme nous le faisons, nos portes à des étrangers,pensait-il. Ils en profitent pour nous trahir sans scrupule, nousvoler nos découvertes, nous frustrer du produit de nos travaux. Etcomme récompense, ils se moquent de nous et nousméprisent. »

– Ah ! que je le rencontre, cetAméricain, ajoutait-il en secouant furieusement sa chevelureléonine ; nous verrons s’il osera nier l’évidence ! Carle doute n’est plus permis. Ce Bob Weld m’a mis en main des preuvespalpables.

En arrivant à Enghien, l’agitation de Coronaln’était pas encore calmée. Il sentait sourdre en lui une flamme dehaine. Dans son cabinet de travail, la tête dans ses mains, ilréfléchit.

Au-dehors on entendait le grincement desmachines.

À mesure qu’il s’enfonçait dans ses songeries,ses pensées, tout d’abord violentes et précises, se teintaient dephilosophie et de tristesse.

– Est-ce que ce sera donc toujours lamême chose, murmurait-il ; et notre vie n’aura-t-elle jamaisun but plus élevé ? N’est-ce pas illogique d’inventer pourdétruire, de s’armer les uns contre les autres ; et le cerveauhumain ne sera-t-il jamais affranchi de la haine et dumeurtre ?

Il détaillait, dans son esprit, les avantagesde la torpille terrestre, supputait les résultats de sa puissancedestructive.

– C’est donc là le progrès : unequestion d’explosifs… de canons ? Un jeu de massacre dont nousconfectionnons les boules ?

« Remplacer un engin qui peut abattrecinquante hommes d’un seul coup par un autre qui en fauchera cinqcents ; bombarder des villes, exterminer des populations,est-ce là le résultat de six mille ans de pensée etd’efforts ?

« Que nous réservera l’avenir ? Quelsoleil luira pour les générations futures ?

« Les plus optimistes n’osent rienaffirmer.

« En face de l’Europe, une civilisations’est dressée, hâtive et monstrueuse. En un siècle, les États-Unisont réalisé l’impossible, ont atteint le summum de l’activitématérielle.

« Pour nous autres, le véritable périlest là. Jusqu’à ce jour, les Américains se sont contentés d’êtred’étonnants industriels. Cela ne leur suffit plus.

« Nous les sentons s’agiter et sedébattre dans des problèmes économiques. Ils cherchent à nousimposer leurs tarifs commerciaux ; ils emploieront tous lesmoyens pour y arriver.

« Déjà leur armement s’augmente et seperfectionne. La présence de Ned Hattison en France n’est guèrefaite pour me faire changer d’avis.

« Que résultera-t-il de cet immenseconflit ? Peut-on, sans frémir d’horreur, envisager laperspective d’une guerre générale ?

« Avec les moyens de destruction que nouspossédons, qui, chaque jour, deviennent plus terribles et, danscinquante ans, seront inimaginables, quelle tuerie, quellehécatombe ensanglanterait l’univers soi-disant civilisé !…

Olivier Coronal avait relevé la tête. Unefièvre d’évocation l’agitait tout entier. Ses yeux semblaientregarder au loin, sans rien voir des choses environnantes.

– Oui, poursuivit-il, ce seraiteffroyable. Mais tout porte à croire que l’humanité ne connaîtrapas ces époques lugubres.

« L’orgueil des Américains, leurpuissance qui s’accroît sans cesse, l’ère d’hostilités qu’ilsinaugurent, tout cela est un bien pour l’Europe.

« En politique, comme en physique, leslois de l’équilibre agissent d’elles-mêmes, à l’heure propice.

« Contre le péril américain, le véritabledanger des races latines, sait-on s’il ne se formera pas, enEurope, une immense république, englobant toutes les puissances duvieux continent que divisent encore des querellesséculaires ?

« Après tout, ce serait logique. LesÉtats-Unis d’Europe, en face des États-Unis d’Amérique,rétabliraient la balance des forces, la stabilité de la vie, etpermettraient peut-être le désarmement général.

« On ne pourrait plus faire la guerre. Ceserait, pour la première fois, l’avènement d’une ère vraimentsublime de génie et de paix.

« Si l’on songe à ce que pourraientproduire, utilisés au profit du bien-être de tous, les énormescapitaux, les efforts cérébraux des générations, qu’absorbemaintenant, qu’immobilise l’armement des peuples, on reste saisid’étonnement.

« Comme la vie serait belle, affranchiedes luttes et des haines qu’engendre l’antagonisme desintérêts ! Que de merveilles réalisées, et qui profiteraientmieux aux hommes que des torpilles et des mitrailleuses !

« L’agriculture florissante, la vie del’ouvrier garantie de la misère, délivrée du vice parl’assainissement des villes et des cerveaux. Et comme elle seraitvite résolue la terrible question sociale, par un peuple joyeux devivre sainement, et d’engendrer des hommes libres et conscients dela beauté de leur race.

« S’ils pouvaient un jour se réaliser,les États-Unis d’Europe amèneraient peut-être la réalisation detous ces rêves !

« Allons, bon ! me voilà encoremonté dans ma tour d’ivoire ! s’écria Coronal, sortant de sarêverie, en entendant frapper à la porte.

Son domestique, un jeune homme d’une vingtained’années, à la tête gouailleuse de gavroche parisien, entra.

– Qu’est-ce que c’est, Léon ?

– Une lettre, monsieur. Elle vientd’arriver de Paris.

Il déposa, sur le bureau, une large enveloppecachetée de rouge.

Léon allait ouvrir la bouche pour quelquefacétie de mauvais goût ; mais l’inventeur s’écria, avec unebrusquerie qui ne lui était pas ordinaire :

– Laisse-moi tranquille ! Si j’aibesoin de toi, je te sonnerai.

Léon se retira en grommelant :

– Ah çà ! qu’est-ce qu’il a donc, lepatron, aujourd’hui ? Il est aimable comme un chat en colère.Va donc, eh ! singe !…

Olivier n’entendit pas ces réflexions ;mais le sans-gêne de son domestique ne l’eût pas surpris.

Élevé dans les faubourgs de Belleville, LéonGoupit, dont le père avait été plus de trente ans au service de lafamille Coronal, était mieux qu’un Parisien, c’était unBellevillois dans l’âme.

Malgré ses fonctions auprès de l’inventeur, ilavait gardé, des interminables flâneries de son enfance, ce langageimagé et sans façon qui fait reconnaître le gamin de Paris danstous les pays du monde.

Une éternelle cigarette collée sur ses lèvresaux coins retroussés, un profil amusant, les cheveux en coup devent, le nez fureteur et les yeux malins, toujours content de luiet prêt à railler les autres, c’était bien le vrai type du gamin,insouciant et blagueur.

Il avait, pour Olivier Coronal, un dévouementà toute épreuve, une affection capable de compenser bien desdéfauts. Si Léon manquait de correction, si, souvent, il étaitirrespectueux, par contre, il connaissait à merveille les habitudesde l’ingénieur et lui rendait de grands services.

Olivier Coronal avait brisé fébrilement lescachets de la missive.

Une haute écriture, ferme et volontaire, parutà ses yeux.

Il lut :

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous prier dem’autoriser à visiter la partie des ateliers d’Enghien que legouvernement français vient d’ouvrir au public.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma hauteconsidération.

NED HATTISON.

Il relut la lettre, la tourna dans tous lessens, mais sans parvenir à classer une idée dans son cerveau.

– Comment ! s’écria-t-il enfin, NedHattison ose me demander la permission de visiter lesateliers ! Ah ! c’est trop d’impudence. Après avoirétabli, dans tout le pays, un système d’espionnage en règle !Eh bien, nous allons voir !…

La sueur aux tempes, il écrivit d’un seuljet :

Monsieur,

Votre audace n’a d’égale que votrebassesse. Je regrette de ne pouvoir vous accorder l’autorisationque vous sollicitez…

Une pensée lui vint. La plume lui glissa desmains.

– Non, fit-il, qu’il vienne ; j’aimemieux cela. Je pourrai lui dire en face toute ma pensée etl’accabler de tout mon mépris.

Il sonna.

– Tiens, Léon, porte immédiatement cetteautorisation à la poste.

Son domestique disparu, l’ingénieur s’absorbade nouveau. L’idée lui vint bientôt que cette demande n’étaitpeut-être qu’une raillerie, une fumisterie dirigée contre lui, etque Ned Hattison n’en était pas l’auteur.

Il se trompait. L’ingénieur avait appris, parM. Golbert, qu’on admettait désormais les visiteurs àEnghien.

Le savant avait dit cela négligemment, un jourque, rentrant d’une séance de l’Académie, qui s’était prolongéeplus tard qu’à l’ordinaire, il avait trouvé Ned en tête à tête avecLucienne.

Tout en sachant respecter les convenances, lajeune fille vivait assez librement. Elle n’affectait aucunepruderie dans la conversation, et parlait sur tous les sujets avecce sérieux mitigé de gaminerie qui la faisait originale etcharmante.

Ce soir-là, en prenant congé du savant et deLucienne, Ned Hattison revint à pied jusqu’à son domicile. Le longdes boulevards, où grouillait une foule turbulente et joyeuse, ilse sentait comme animé d’une nouvelle vie.

À côté des tourments et des déceptions que luioccasionnaient ses recherches, ces soirées de causerie intime, oùla jeune fille lui ouvrait son âme avec une confiante naïveté,avaient pour lui un charme puissant et lui procuraient une joiedont il commençait à deviner la véritable cause.

Dans le silence de son laboratoire, il osait,parfois, s’avouer à lui-même son amour pour Lucienne Golbert.

Il avait maintenant des espérances qu’il ne seprécisait pas à lui-même. Son imagination, ordinairement contenuepar ses études, se livrait à de folles équipées. Il entrevoyaitl’avenir sous les plus séduisantes couleurs.

Cependant, il n’avait jamais déclaré son amourà Lucienne ; et seule l’expression de joie profonde de sesyeux, lorsqu’ils s’attachaient sur ceux de la jeune fille, auraitpu dévoiler ses sentiments.

Somme toute, ce n’était encore qu’un rêve àpeine formulé, un espoir dont il berçait sa vie et qui lui étaitbienfaisant au milieu de ses inquiétudes.

Après avoir adressé à Olivier Coronal, lademande qui surprit tant celui-ci, il attendit impatiemmentl’autorisation que, nous l’avons vu, l’inventeur ne tarda pas à luienvoyer.

Le lendemain matin, il prenait le train pourEnghien.

Aux portes de la charmante petite ville,l’usine des torpilles terrestres profilait ses vastes bâtimentsbariolés de couleurs claires.

Il présenta son permis au fonctionnaire, quile laissa passer sans difficulté.

Un bizarre sentiment de fierté s’empara delui, comme il franchissait le seuil.

– Enfin, se disait-il, j’ai donc réussi àm’introduire dans ces ateliers si bien gardés… Malheureusement, jen’y verrai sans doute pas grand-chose aujourd’hui qui puisse meservir.

En face de lui, une large porte vitrée donnaitaccès à un vestibule, meublé de fauteuils en velours rouge.

Il y pénétra.

En même temps que lui, Olivier Coronalparut.

Une large ride barrait son front ; elles’accentua encore tandis que Ned Hattison saluait aveccorrection.

– Vous avez l’autorisation de visiter lesateliers, monsieur ! s’écria-t-il, sans pouvoir contenir sonagitation.

Le ton avec lequel Olivier prononça cessimples paroles, le regard dont il les accompagna, firentpressentir à l’ingénieur américain qu’on ne lui ménageait pas uneréception amicale.

Néanmoins, il ne laissa rien paraître de sasurprise et tendit son permis.

– En effet, monsieur, dit-il, je suisdésireux de voir ces merveilles qui occupent actuellement tout lemonde civilisé.

Cette réponse courtoise ne fit qu’exaspérerdavantage Olivier Coronal.

– Elle l’occupe peut-être trop,fit-il ; et la sécurité de notre pays pourrait bien s’enressentir.

– Que voulez-vous dire ? demanda NedHattison en rougissant.

Cette riposte inattendue, l’allure presquemenaçante de l’inventeur l’avaient touché au vif !

– Ce que je veux dire ? C’est quenous sommes trop confiants en France ; que, toujours trompés,nous ne pouvons, malgré cela, nous résoudre à la défiance, et quenous continuons à ne tenir aucun compte des leçons du passé. Nousouvrons toute grandes les portes aux étrangers ; nous lesinitions à tous les procédés de notre industrie, à toutes nosdécouvertes scientifiques. Nous nous abandonnons pieds et poingsliés, sans la moindre garantie, aux écumeurs cosmopolites qui nousdévalisent sans vergogne.

La voix de l’inventeur était devenue sourde.Ses regards cherchaient ceux de Ned.

Celui-ci ne broncha pas.

– En vérité, monsieur, dit-il, je ne voispas bien quel rapport peut exister entre ma visite, autorisée parle gouvernement français, et le flot d’invectives qui vouséchappent en ce moment.

– Vous osez le demander ? Vous voustarguez de l’autorisation du gouvernement ! Croyez-vous quecela vous innocente et puisse fournir une excuse à vosinqualifiables procédés ?… Laissez-moi parler, fit-il envoyant que Ned voulait l’interrompre ; laissez-moi, puisqu’ille faut, vous dire que je n’ignore rien de vos manœuvres, del’espionnage que vous avez organisé autour de mes ateliers. Vousêtes un agent des États-Unis ; vous êtes un espion !

À ce moment, la figure de Ned se décomposa, etdevint livide.

– Un espion ! proféra-t-il endardant vers l’inventeur un regard irrité. Voilà comment vous osezme traiter ; et cela chez vous, au cours d’une visite dontvous-même m’avez accordé l’autorisation !… Monsieur, vosparoles sont indignes d’un galant homme, et qui plus est, d’unsavant !

– Oh ! n’essayez pas de vousretrancher derrière des questions de convenances. Je sais que nousavons, à l’étranger, une réputation de naïveté dont on profite.Pour une fois, fit-il ironiquement, vous serez mal tombé. Je ledéplore pour vous et le succès de vos rapines.

– Ah ! vous m’insultez ! Vousinsultez les États-Unis ! s’exclama Ned sous l’impulsion d’unefureur contenue jusqu’alors. Eh bien, prenez garde ! si c’estun défi qu’il vous faut, je vous le porte en tant qu’homme et entant que savant. Votre torpille terrestre, nous n’avons pas besoind’elle. Le génie de mon père vous prépare autre chose !…

Et, livide de colère, la bouche contractée parun rictus sardonique, Ned Hattison, après avoir toisé l’inventeuravec mépris, gagna la porte qu’il referma sur lui avecviolence.

Chapitre 16Une découverte de Tom Punch

Quoiqueoccupé de sujets moins élevés que son savant patron Ned Hattison,Tom Punch ne perdait pas une minute de son temps.

Il se signalait à sa manière par undéploiement d’ardeur, une dépense d’activité tout américaines. Ilétait maintenant populaire dans les diverses académies culinairesde Paris. Sa bonne humeur intarissable, la facilité avec laquelleil organisait, de ses deniers, de vastes agapes gastronomiques, luiavaient gagné tous les cœurs. Il commençait à devenir ce qu’onappelle « bien parisien ».

L’Oncle Tom, comme on l’appelait en petitcomité – avec sa face de jour en jour plus rubiconde, et sa bedaineque n’eût pas désavouée Gargantua – était partout excellemmentaccueilli.

Des volumes ne suffiraient pas pour énumérerles plats inédits, les pâtés extravagants et les tourtes originalesdont il régalait ses fidèles. Lucullus, le plus gourmet desRomains, n’eût été auprès de lui qu’un petit garçon ; et iléclipsait Vatel, Carême et Brillat-Savarin. William Boltyn auraitpu se faire une bibliothèque avec les recettes que lui adressaitchaque semaine son fidèle majordome.

Assez philosophe dans presque toutes leschoses de la vie, Tom Punch devenait, en matière de cuisine,enthousiaste et presque illuminé.

Alors, comme tous les prophètes, depuisMahomet jusqu’au zouave Jacob, il se révélait insupportablementtyrannique.

Il ne fallait pas, par exemple, lui parler desauce verte pour un saumon, si, dans sa sagesse, il avait décrétéde l’arroser de madère et de le saupoudrer de ravensara [7] et de gingembre râpé. Il se campait alorsun poing sur la hanche, et foudroyait son interlocuteur confondud’un regard de mépris digne du roi Louis XIV lui-même. Audemeurant, le meilleur fils du monde.

Il était si comique, lorsque, à grand renfortde gestes qui secouaient son gros ventre de bon vivant, ilexpliquait ses théories que, même les professeurs en bonnet blancqu’il prenait plaisir à contrecarrer, ne lui gardaient aucunerancune de son arrogance et de son parti pris dans lesdiscussions.

D’ailleurs, les plus terribles altercationsfinissaient toujours par un banquet où se discutaient, au milieudes toasts, les mérites respectifs des concurrents qui avaientélaboré chacun leur plat.

En peu de temps, il fut à la tête de plusieursdiplômes de maître-cuisinier, qu’en dépit des remontrances de NedHattison, il fit encadrer de baguettes dorées trois fois troplarges.

Cependant Tom Punch était entré dans une voietoute nouvelle, et il avait fait part de ses projets aux commensauxhabituels des cours de cuisine.

Un matin, il était arrivé, la mine réjouie etl’air tout glorieux.

– Je viens d’avoir une idée véritablementextraordinaire, s’était-il écrié, sans même prendre le temps des’asseoir.

– Voyons, moussu Tom, dit Kara-Boubou –maître coq nègre à la denture éclatante, en mission à Paris pour lecompte d’un souverain de l’Afrique centrale, au service duquel ilavait contracté un goût néfaste pour l’alcool à brûler –qu’avez-vous découvert ? Depuis votre pâté de homard au cari,je ne m’étonne plus de rien. Serait-ce par hasard le moyen deconvertir l’eau en gin ? Parlez, vous nous faites languir.

– Non, fit Tom Punch, ce que j’ai projetéest plus simple. J’ai là, dit-il en s’appliquant sur le front uneforte claque, une idée philanthropique et, ce qui ne gâte rien, unefortune.

– Coquin de Dious ! interrompit unMarseillais pur sang, frisé comme un caniche et qui roulait lesr avec une maestria furibonde, une fortune ! Mais sivous avez découvert quelque chose, fit-il en levant les yeuxextatiquement, parlez-moi de Marseille pour y faire sa fortune,coquin de sort !

Les assistants étaient assez tentés dedemander à l’enthousiaste méridional pourquoi, s’il était si facilede s’enrichir à Marseille, il n’y était pas resté, au lieu de venirtenter la chance à Paris, cette ville déshéritée qui ne seraitencore qu’un petit Marseille si elle possédait une Canebière.

Mais on était encore bien plus pressé desavoir quelle nouvelle idée fantasque avait pu traverser lacervelle de l’Américain.

Enfin, Tom Punch consentit à s’expliquer.

– Je veux, commença-t-il d’un tondoctoral, initier les peuples du Vieux Continent à la dégustationde la tortue ; je rêve de démocratiser ce reptile, de fairepour lui ce qu’un de vos présidents, Harry IV je crois, voulaitfaire pour la poule au pot.

« Aliment, friandise, médicament, latortue est un résumé, une synthèse. Grâce à moi, les marécages, lesétangs, les mares, et jusqu’aux rivages stériles de l’Océan,rapporteront des sommes énormes ; et le bien-être pénétreradans les classes sociales jusqu’ici déshéritées.

« Mais je viens au fait. Vous connaisseztous cet animal ; vous savez que sa chair, après despréparations convenables, n’est pas indigne de figurer sur la tabled’un prince, que dis-je ? sur celle d’un milliardaireaméricain.

« Depuis fort longtemps, la tortue étaitdevenue le sujet de mes observations.

« Sans être farci de ces idiomes barbaresqu’on appelle le grec et le latin, j’ai certaines connaissancesscientifiques qui m’ont permis de découvrir, chez les tortues, despropriétés nutritives et médicales que personne n’avaitsoupçonnées.

« Ces propriétés, toutes les possèdent,depuis la gigantesque tortue éléphantine, jusqu’à la petite tortuedes marais que les dames portent quelquefois en bijou, en passantpar la tortue marine ordinaire si savoureuse dans les potages, etle caret qui fournit la blonde écaille de leurs peignes auxélégantes mondaines.

« Partant de mon idée, je vais organiseren grand l’élevage de la tortue. Je vais entreprendre lafabrication des conserves et surtout celle d’un certain sirop quiguérira la plupart des maladies et dont le goût sera délicieux.

« J’en veux voir avant six mois chez tousles épiciers et dans toutes les pharmacies.

– Du coup, personne n’aura plus besoin demédecin, fit naïvement le nègre Boubou qui ne comprenait pas trèsbien. Ce sera comme chez nous, où les sorciers guérissent toutesles maladies avec leurs « gris-gris ».

– Pourquoi pas, dit un autre en riant, dusirop de crapaud et de l’élixir de chauve-souris, comme au MoyenÂge ?

– Le crapaud, la chauve-souris ? fitTom Punch, sans même s’apercevoir de la raillerie. Eh ! maisil y a peut-être quelque chose à faire. Je verrai cela plustard.

Et il ajouta orgueilleusement :

– Il y avait une science nouvelle àcréer, et je l’ai trouvée. Mon nom restera attaché à la gastronomiemédicale.

Et, sur ces mots, l’enthousiaste majordomesortit précipitamment, comme s’il n’eût pas eu le moyen de perdreune seule minute pour la réalisation de ses beaux projets.

Il laissa ses auditeurs atterrés et bien prèsde croire qu’il était subitement devenu fou.

Quant à Kara-Boubou, qui tenait« moussu » Tom Punch en haute estime, il était absolumentconvaincu.

Pour commencer, Tom Punch avait acheté unevingtaine de tortues aux halles ; et les malheureuses bêtes,dépouillées de leurs carapaces, étaient allées bouillir dans devastes marmites. Elles avaient été hachées, découpées, pressurées,passées au mortier, pour se retrouver finalement en bouteille, sousforme de liquides diversement colorés.

Le majordome exultait. Il était maintenantconvaincu de l’importance de sa découverte ; et il seproposait de l’offrir généreusement au gouvernement américain, pourla nourriture, hygiénique et à bon marché, des soldats et desmarins.

Baptisés de noms pompeux, ces extraits detortue avaient fort bonne mine dans d’élégantes fioles de verreouvragé que Tom Punch avait disposées symétriquement sur desrayons.

La nouvelle manie de son intendant avait faitsourire Ned Hattison, sans qu’il attachât d’autre importance àcette médication amphibienne.

C’était maintenant, rue d’Assas, unecontinuelle allée et venue de courtiers, que Tom Punch s’étaitattachés pour lancer et propager le nouveau médicament.

Ceux-ci flattaient naturellement ses idées.Ils n’émettraient jamais de doutes sur la réussite de l’affaire. Lesuccès, la célébrité et la fortune apparaissaient au majordome,dans ses rêves, émergeant des fourneaux et des alambics.

Il voulut entreprendre l’industrie en grand,sans prévenir personne, et commanda de suite, en Afrique, unchargement de dix mille tortues.

Un beau matin, justement le jour où s’étaitproduit son altercation avec Olivier Coronal, Ned Hattison, enrentrant chez lui, aperçut devant sa maison plusieurs voitures dela compagnie PLM [8] quistationnaient. D’immenses caisses à claire-voie, empilées les unessur les autres, montaient jusqu’à la hauteur du premier étage.

Tom Punch semblait fort occupé à discuter avecles camionneurs.

Les bras au ciel, il s’évertuait à lesconvaincre.

Mais ceux-ci, leurs feuilles de livraison à lamain, ne semblaient rien entendre.

– Ah çà ! voyons, Tom Punch, qu’ya-t-il donc ? est-ce un nouvel envoi de mon père ?

– Mais non, gémit piteusement lemajordome ; j’ai eu l’imprudence de commander quelques tortuesen Afrique ; et voilà que l’on prétend m’obliger à lesinstaller ici ; mais je me trouve pris au dépourvu. Je ne peuxcependant pas les mettre dans ma chambre. Il y a bien encore lejardin ; mais j’ai peur qu’elles n’y fassent des ravages. Jene sais pas du tout que faire.

La surprise de Ned Hattison était telle qu’ilne put tout d’abord proférer une parole.

– Comment, fit-il après avoir embrasséd’un coup d’œil l’échafaudage de caisses, tu appelles cela quelquestortues ? Combien donc y en a-t-il ?

– Dix mille, monsieur, fit l’employé duchemin de fer.

– Dix mille tortues ! Tu as commandédix mille tortues ! Mais es-tu devenu fou, par hasard ?Et tu crois que je vais ouvrir ma maison à cette armée qui va toutsaccager, et ne laisser subsister ni une fleur ni un brind’herbe.

– Mais non, mais non, fit Tom Punch. Jesais bien que cela ne se peut pas. D’autre part, les laisser pluslongtemps empilées comme des harengs, c’est les exposer à une mortcertaine. Ce serait pourtant dommage, fit-il en se frappant lefront de désespoir. En vérité, je ne sais quel parti prendre.

– Mais voyons, qu’en veux-tufaire ?

– Ce que j’en veux faire ?…

Et devant les camionneurs ahuris, Tom Punch semit à faire l’éloge de ses sirops et à vanter sa découverte.

Du coup, Ned Hattison, quoique la scène dumatin ne l’eût guère mis en joie, ne put retenir un large éclat derire.

– Alors, te voilà devenupharmacien ? Mon pauvre Tom, je crois que l’air de Paris tetourne la tête. Sais-tu ce qui va t’arriver ?… Dix milletortues ! Quelle folie !

– Pourtant il faut prendre une décision,fit Tom qui s’arrachait presque les cheveux de désespoir.

– Eh bien, veux-tu que je te donne monidée ? Ce serait tout simplement, puisque tu as eu la folie dete mettre sur les bras cette cargaison d’un nouveau genre, del’offrir au Jardin d’Acclimatation.

– Et mes sirops ? Et mesdécouvertes ? protesta le majordome. Croyez-vous que je puisseabandonner tout cela ?

– Certes non, fit Ned railleur, il vautbien mieux te remettre dans les griffes de la police, d’où j’ai eutoutes les peines du monde à te retirer, le jour où la lumineuseidée d’orner des couleurs américaines la fontaine du Luxembourg tetraversa le cerveau.

– La police ! s’écria Tom, qui, auseul souvenir de ces heures de captivité, se mit à trembler de tousses membres.

– Mais, certainement. Crois-tu qu’on vate laisser, à ton aise, entretenir dans une ville civilisée unepareille armée de tortues ! De plus, tu seras certainementpoursuivi pour exercice illégal de la pharmacie. Tu vois que detous côtés ta situation n’est pas rose. Des ennuis de tout genrevont fondre sur toi ; et, cette fois-ci, je te certifie que jen’y pourrai rien faire.

Le pauvre Tom était abasourdi. Les camionneurscommençaient à perdre patience, d’autant plus que, comme les deuxhommes s’exprimaient en anglais depuis quelques instants, ils necomprenaient rien à cette scène.

– Eh bien, te décides-tu à suivre mesconseils ? fit Ned, et à te débarrasser de tes tortues enfaveur du Jardin d’Acclimatation ?

Mais l’émotion du majordome était trop fortepour qu’il pût répondre. Sans mot dire, il abandonna tout, sonsirop futur, les camionneurs, Ned, et franchit à grands pas lagrille de la maison, où la tête dans ses mains, il s’abîma dans sadouleur.

Quelques jours après, les journaux apprenaientau public que grâce à la générosité d’un savant naturalisteaméricain, le Jardin d’Acclimatation s’était enrichi d’unemerveilleuse collection de tortues de tous les types, de toutes lesgrandeurs.

Bien que son nom, orné d’épithètes pompeuses,figurât à côté de la désignation latine des tortues sur des plaquesde tôle émaillée renseignant les visiteurs, Tom Punch fut longtempsà se consoler.

Depuis lors, chaque fois qu’il confectionnaitun bouillon de tortues, il devenait mélancolique, en songeant à sesbeaux projets si piteusement avortés.

– Bah ! disait Ned en matière deconsolation, tu aurais peut-être eu en un jour ta statue !…Pour un sage comme toi, cela ne vaut pas la satisfaction d’avoirassuré l’existence paisible à ces bestioles, que tu destinais àl’alambic.

Malgré ses nombreux défauts et ses exploitsmalencontreux, le majordome avait conquis, peu à peu, la sympathieet la confiance de l’ingénieur. Il était, en effet, à son égard,d’un dévouement à toute épreuve.

Volontiers, maintenant, Ned lui confiait sesinquiétudes, et se laissait aller avec lui au besoin d’expansionqui s’empare, à certains moments, des âmes les plus fortes.

Il lui avait confié son amour pour Lucienne,cette passion qui, chaque jour, augmentait d’intensité à mesurequ’il connaissait mieux, qu’il pouvait apprécier davantage la jeunefille.

Il sortait souvent de chez M. Golbert,les yeux humides, en proie à un trouble indescriptible. Il faisaitalors, sans but, de longues promenades dans les rues de la villeendormie.

Avouer à Lucienne l’amour qui le possédaittout entier lui semblait une chose impossible. Ses sentiments netrouvaient pas de mots pour s’exprimer.

Lui, le rigide jeune homme au geste froid, àla parole brève, le savant à l’esprit audacieux, se sentait tout àcoup rougir lorsque son regard rencontrait celui de Lucienne.

Tout autre que lui se fût vite aperçu que, deson côté, au cours de leurs entretiens, la jeune fille nedissimulait pas sa sympathie.

Souvent, pour cacher son émotion, elle semettait à discourir, à tort et à travers, sur le premier sujetvenu. Elle devenait capricieuse, tantôt plongée, des heuresentières dans une rêverie, tantôt riant aux éclats, sans plus deraisons apparentes.

Incapable de s’analyser lui-même, Ned nesoupçonnait nullement les sentiments de la jeune fille à sonégard.

Pourtant, M. Golbert suivait, d’unsourire malicieux, cet amour naissant qu’il devinait de part etd’autre.

Le changement évident des manières de safille, coïncidant avec les visites assidues du jeune homme, ne luiavait pas échappé, non plus que le goût surprenant qu’elle s’étaitdécouvert tout à coup pour les choses d’Amérique. Mais il semblaitn’avoir rien vu, et attendait qu’elle s’en ouvrit à lui.

Le soir même de sa visite à Enghien, auxateliers de la torpille terrestre, encore agité par la violence deson altercation avec Olivier Coronal, Ned Hattison s’était renduchez M. Golbert.

Un véritable combat s’était engagé dans soncerveau, une lutte se livrait tenace et terrible entre sesconvictions d’hier et ses sentiments d’aujourd’hui.

Seul dans son laboratoire, il avait, le jourmême, relu toutes les lettres de son père. Une révolte contre lamission qu’on lui avait imposée, était montée en lui.

Espion !… Tel était le nom dont l’avaitqualifié Coronal, cet homme que, malgré tout, il considérait enlui-même comme un véritable savant, comme un exempled’honnêteté.

Était-ce là le titre qu’il avait mérité ?Il s’interrogeait secrètement, avec angoisse.

Trois mois auparavant, il avait trouvé toutnaturel de mettre au service des milliardaires américains sascience et son intelligence, et d’aller observer, en Europe, à quelpoint en étaient les nouvelles découvertes, pour en faire profiterla gigantesque conspiration qui se tramait à Mercury’s Park.

Aujourd’hui, il constatait qu’à cet égard sessentiments s’étaient modifiés, qu’il avait perdu en partie sonassurance d’Américain, et que son rigorisme mathématique se fondaitau contact de la société française.

Tout y avait contribué : son amour pourLucienne, l’estime dans laquelle il tenait M. Golbert, etsurtout cette scène d’Enghien, où, pour la première fois, ils’était senti comme honteux de lui-même en face d’Olivier Coronal.La violence de ses paroles avait surtout été une façade pour cacherce sentiment.

Lorsque le domestique l’introduisit,M. Golbert, allongé dans un fauteuil, écoutait la lecture d’unarticle scientifique que lui faisait Lucienne. À l’entrée du jeunehomme, elle s’interrompit.

M. Golbert lui tendit la main.

– Continuez donc votre lecture, fitNed ; je ne veux pas vous déranger.

– Oh ! ça n’a pasd’importance ; nous avons tout notre temps… Mais au fait, celavous intéressera peut-être. C’est le compte rendu d’unecommunication que M. Olivier Coronal vient de faire àl’Académie des sciences.

Le jeune homme se sentit pâlir.

– Olivier Coronal, fit-il, la voixaltérée, l’inventeur de la torpille ?

– Mais oui, lui-même. Cela vousétonne ?

– Mais non, pas du tout. Et de quois’agit-il ?

– D’une chose fort intéressante ;d’un nouveau téléphone grâce auquel la lumière transmettra lessons.

– Vraiment, s’écria Ned, chez quis’effaça tout à coup la mauvaise impression causée par le nom del’inventeur, et qui, savant avant tout, se laissa prendre toutentier à l’intérêt de ce nouveau principe scientifique. Mais alors,si la chose est exacte, c’est la communication interplanétaire àbref délai.

– Comme vous allez vite, fit Lucienne enriant. Décidément vous serez toujours américain, au moins dans vosdéductions.

– Vous croyez ? fit Ned pour direquelque chose.

Son esprit était ailleurs.

Pendant quelques instants il restasilencieux.

Sur ce nouveau principe de transmission duson, son imagination brodait déjà d’innombrables conséquences quivenaient l’une après l’autre se classer dans son esprit.

Comme son père, comme tous les Américains engénéral, il était plus apte aux applications pratiques qu’auxdécouvertes théoriques.

Une réflexion lui vint :

– Cependant, fit-il, le son, qui delui-même ne parcourt que trois cent quarante mètres à la seconde,peut-il être transporté par la lumière qui, dans le même temps,parcourt des milliers de lieues ?…

La porte du salon s’ouvrit.

– M. Olivier Coronal vous expliquerapeut-être lui-même, son idée ; car le voici justement.

En effet, l’inventeur pénétrait dans lesalon.

Sans remarquer le trouble de Ned, dont lafigure s’était subitement décomposée, M. Golbert et sa filles’avancèrent à la rencontre du visiteur.

Les deux hommes échangèrent une vigoureusepoignée de main.

Pendant ce temps, Ned avait reconquis soncalme.

En apercevant le jeune homme, Olivier Coronal,plus maître de lui, était resté impassible.

Le sillon profond qui barrait en deux sonfront traduisait seul son émotion intime.

Il s’inclina froidement devant l’ingénieur, àqui M. Golbert le présentait.

Le savant ne connaissait naturellement pas lerésultat de la visite de Ned aux ateliers d’Enghien. Aussi fut-ilétonné de la froideur des deux hommes.

Plus instinctive, Lucienne avait remarqué desuite, ou plutôt, avait ressenti l’hostilité sourde qui, malgrétout, perçait dans leurs regards.

Voulant combattre la gêne que tout le monderessentait, ce fut d’un ton enjoué qu’elle s’écria :

– Vous nous surprenez au milieu d’uneconversation plutôt… comment dirai-je ?… Voyons, aidez-moidonc, messieurs. Enfin, M. Ned Hattison, à qui nous venonsd’apprendre votre découverte, le téléphone lumineux, n’en étaitrien moins qu’à nous prédire, à bref délai, la communicationinterplanétaire.

– Mais oui, fit M. Golbert, après malocomotive sous-marine qui, je l’espère, résoudra bientôt leproblème de la communication entre les continents, il n’y aura pasde gens mieux informés que nous.

Le savant faisait appel à sa bonhomie sansparvenir à dérider personne.

Assis en face l’un de l’autre, Olivier Coronalet Ned Hattison, dont les violentes invectives échangées le matinbourdonnaient encore dans le cerveau, s’observaient à ladérobée.

M. Golbert reprit cependant :

– Au sujet de votre découverte,M. Ned Hattison nous demandait même comment vous aviez puarriver à concilier les vitesses différentes du son et de lalumière.

Sans qu’un muscle de son visage, ni qu’uneinflexion de sa voix trahît le sens caché de ses paroles, OlivierCoronal répondit :

– Je ne crois pas de mon devoir de riendivulguer sur cette découverte ; et je serai fort heureux sije réussis à la garder secrète, du moins pendant un certaintemps.

L’inventeur, dont l’humeur était d’ordinaireassez enjouée, était tellement grave en prononçant ces paroles, onsentait en lui tant de tristesse, que le silence se fit dans lesalon.

Les yeux de Lucienne cherchaient ceux de Ned,comme pour lui demander une explication. Mais le jeune hommesemblait absorbé dans une rêverie intérieure ; ses traitsexprimaient une souffrance intime.

Une atmosphère d’ennui et de mélancoliesemblait avoir pénétré dans le salon avec l’inventeur.

Ni la jovialité de M. Golbert ni la grâcemutine de Lucienne, n’avaient réussi à la dissiper.

Cela se sentait si bien que la jeune filles’écria :

– Nous auriez-vous donc apporté lespleen, monsieur Coronal ?

L’inventeur leva sur elle ses yeux ravagés parune flamme ardente.

– Mais non, mademoiselle. Vous devezsavoir qu’il est des heures dans la vie où la tristesse dominetout, même la haine, même l’orgueil, même l’intérêt. Les brastombent de lassitude parfois devant la vengeance ; on souhaited’être meilleur, on reconnaît l’inutilité des crimes.

En entendant ces mélancoliques paroles, NedHattison sursauta d’étonnement. Il s’attendait à des allusionsdirectes, à des paroles courroucées ; et voici que seulementl’inventeur laissait voir une philosophique tristesse, avec ledédain des hommes, de leurs œuvres et de leurs vanités.

Alors qu’il eût été prêt à combattre, à sedéfendre d’une attaque personnelle, il restait sans force devantcet altier dédain.

– Voyons, messieurs, une tasse dethé ? un cigare ? fit Lucienne qui rentrait avec unplateau chargé.

Pour la première fois depuis qu’ils étaient enprésence, Olivier et Ned se regardèrent en face.

Leur mutuelle pensée de prendre congé deM. Golbert et de sa fille, pour ne pas prolonger cetentretien, ne dura qu’une seconde.

Malgré leur discorde et l’abîme profond quiles séparaient, ils se devinèrent hommes supérieurs dans ce regard,et faits pour s’entendre sur beaucoup de questions.

– Volontiers, mademoiselle, dit OlivierCoronal en se tournant vers Lucienne.

Chapitre 17En Amérique

Dans sonmodeste cottage de brique, dont la simplicité formait un contrastefrappant avec les immenses bâtiments qui l’entouraient, devant satable de travail, l’ingénieur Hattison se livrait à sesréflexions.

Huit mois à peine s’étaient écoulés depuisque, sur l’initiative de William Boltyn, dont l’orgueil industrieln’avait pu se résigner au refus formel de la Chambre desreprésentants, les propriétaires des plus grosses fortunes del’Union, les rois du commerce et de l’industrie, avaient formé unesociété ayant pour but de ruiner l’Europe et de lui imposer lestarifs qu’il leur plairait.

Ce court laps de temps avait suffi àl’ingénieur Hattison qui, comme on le sait, avait été promudirecteur de cette gigantesque entreprise pour ériger, au milieudes montagnes Rocheuses, dans un site ignoré de tous, les deuxformidables arsenaux de Skytown et de Mercury’s Park.

Les terrifiants moyens de destruction, dontles plans terminés n’attendaient plus que l’exécution ; lenombre des nouveaux engins, aussi bien dans l’artillerie,complètement transformée, que dans la meurtrière aérostation,promettaient l’écrasement total, sans risque, de l’adversaire, quelqu’il fût.

Aucune flotte ne pourrait résister àl’invisible attaque de sous-marins, évoluant au fond des mers,aussi commodément qu’à la surface, et lançant, à coup sûr, desprojectiles dont les explosifs seraient des milliers de fois pluspuissants que la dynamite.

Aucune armée ne pourrait lutter contre lesdécharges électriques tombant du ciel par le moyen de ballonsdirigeables, et qui, par simple contact, foudroieraient à la foisdes centaines d’hommes ; pas plus qu’elle ne pourrait sedéfendre contre les bombes asphyxiantes, les blocus électriques, etles puissantes lentilles qui, à une distance de plusieurs lieues,incendieraient sans coup férir les villes et les campements.

Selon ce qui avait été convenu dans le salonde l’hôtel Boltyn, le jour de la première réunion desmilliardaires, chaque mois une délégation s’était rendue àMercury’s Park pour examiner l’état des travaux.

L’enthousiasme de la première heure n’avaitfait que grandir devant les merveilles réalisées par l’ingénieurHattison.

Leur fierté de Yankees exultait au spectacleféerique de ce paysage de coupoles et de cheminées gigantesques,devant le grouillement incessant des ouvriers, le fracas desmoteurs et des marteaux-pilons, à la pensée que toutes lesconnaissances scientifiques acquises par l’humanité étaientutilisées là, pour le but unique que traduisait la parole deWilliam Boltyn : « L’univers aux Américains. »

Aussi payaient-ils sans discuter les sommesfabuleuses que nécessitaient les travaux et les expériences. Ilscomptaient bien d’ailleurs les recouvrer dans l’avenir, centupléespar les tarifs économiques qu’ils imposeraient au monde entier.

L’entreprise avait déjà englouti des millionsde dollars.

Bien qu’il ne partageât pas les idées desautres milliardaires, Harry Madge, le président du club spirite,avait tenu à participer, lui aussi, de ses deniers, et à conserverson titre d’adhérent.

Une fois même, le tirage au sort qu’oneffectuait chaque mois pour savoir qui ferait partie de ladélégation mensuelle, ayant amené son nom, il s’était rendu àMercury’s Park.

Avec lui partaient Fred Wikilson, le présidentde la Société des aciéries américaines, et Staps-Barker.

– Comment, s’était écrié ce dernier envoyant le chef du club spirite monter dans le train spécial qui lesemmenait tous les trois,… et votre chariot mû par la forcepsychique ? N’était-ce donc pas excellent pour aller àMercury’s Park ?

Cette plaisanterie n’eut pas le don d’émouvoirHarry Madge.

Avec son corps maigre et voûté toujoursflottant dans son ample redingote, coiffé de son éternel bonnet àboule de métal, ses petits yeux jaunes semblant s’enfoncer de plusen plus dans leur orbite, il avait un air fantomal et satanique quene démentaient pas les légendes extraordinaires qui courraient surlui et sur ses découvertes spirites.

On le savait propriétaire d’un immense palaisaux salles sombres et dénudées, aux murs métalliques, et qu’ondisait parfois incandescents, la nuit, lorsque, des voûtessouterraines, montaient des bruits inexplicables.

Mais sa vie privée, l’emploi qu’il faisait deson temps, étaient pour tous un mystère.

Ce curieux véhicule qu’il affirmait être mûpar la force psychique, c’est-à-dire par la simple volontéemmagasinée comme toute autre force naturelle, avait appelé sur luila curiosité de l’Union tout entière.

Depuis le jour où, dans cette cage de verreremplie de lueurs phosphorescentes, nous l’avons vu passer, à toutevitesse, devant les yeux étonnés de miss Aurora, de William Boltynet d’Hattison, plus d’un millier de reporters et de savantss’étaient présentés chez lui pour obtenir des renseignements. HarryMadge ne les avait même pas reçus.

Toutes les questions qu’on lui faisait à cesujet restaient sans réponse. Il avait même réintégré son étrangevéhicule dans les profondeurs inviolées de son palais ; etjamais plus personne n’en avait entendu parler.

Cet homme extraordinaire ne disait sûrementpas tout ce qu’il savait, et semblait attendre l’heure propice pourlivrer au monde ses connaissances sur l’au-delà de la vie humaine.La plaisanterie de Staps-Barker ne lui avait même pas tiré uneparole.

Pendant tout le voyage, il n’était même passorti de sa voiture particulière.

Pas plus que les magnifiques paysages et lesmassifs imposants des montagnes Rocheuses, pas plus que le cheminde fer de glissement qui lui avait fait franchir, presqueinstantanément, une distance de soixante milles, Skytown etMercury’s Park, les deux villes stupéfiantes, ne lui avaientarraché une parole, un geste d’admiration.

Devant les sous-marins, au parc des ballonsdirigeables, il s’était contenté de hausser les épaules, en hommeque toutes ces choses inutiles et dispendieuses n’intéressaientpas.

De retour à Chicago, Harry Madge s’était denouveau retiré dans son palais, non sans avoir gratifié d’unsourire railleur les milliardaires ses collègues.

L’ingénieur Hattison surtout l’avaitspécialement agacé avec son fatras d’appareils compliqués, delocutions scientifiques et ses airs d’apôtre de l’électricité. Lechef du club spirite s’était bien gardé, du reste, de laisser voirses sentiments ; mais son énigmatique sourire n’avait paséchappé au directeur de Mercury’s Park.

Celui-ci n’avait pas eu de peine à lire, surle visage d’Harry Madge, son mépris profond pour tout ce quin’était pas spiritisme, et l’espoir qu’il avait d’instaurer un jourses principes, et de révolutionner le monde selon les nouvellesformules des sciences occultes. Mais pour Hattison tout celan’existait pas.

– Ce chariot psychique, pensait-il, c’estsans doute quelque fumisterie de ce bonhomme d’opéra-comique. Enfinil fournit, comme les autres, les capitaux ; c’est ce quim’intéresse le plus.

L’ingénieur, pour savoir exactement quellessommes avaient été engagées dans l’entreprise dont il était l’âme,prit une feuille de papier et fit le calcul.

Lorsqu’il eut le total de la somme :

– Eh bien, mais, fit-il en se frottantles mains, cela ne va pas trop mal. Encore deux ou trois mois de cetrain-là, et il deviendra impossible que William Boltyn et lesautres cherchent à reculer. Ils ne voudront jamais avoir dépensépour rien une pareille somme ; ils n’hésiteront plus àpoursuivre l’affaire jusqu’au bout.

L’ingénieur Hattison, l’électricien connu dansl’univers entier, n’avait en effet qu’un but, auquel ilsubordonnait toutes ses actions et l’incroyable énergie qu’illogeait dans son corps chétif et malingre. Plus que tout autre, ilavait la haine de l’Européen, de ses mœurs, de ses idées.

Il voulait, à tout prix, la guerre, mais uneguerre scientifique, comme il la comprenait, et qui plaçâtl’Amérique, ou plutôt les États de l’Union, à la tête du mondecivilisé.

Il songeait, avec un frisson de plaisir, à ladestruction totale de ces races barbares d’outre-mer, dont lesprincipes sociaux et l’inaptitude commerciale avaient le don del’exaspérer.

Jusqu’à présent, tout lui paraissait marcher àsouhait. Le seul point noir qui dérangeât ses vues, le seulobstacle que n’eût pu vaincre sa volonté, c’était le refuspersistant de Ned d’épouser miss Aurora, la fille de WilliamBoltyn.

Lorsqu’il songeait à cela, il avait devéritables rages.

« L’imbécile, pensait-il crûment. Refuserune occasion unique, inespérée ; une affaire qui le plaçait, àvingt-deux ans, à la tête de la plus grande fortune de l’Union, etqui me donnait, à moi, toute liberté d’agir. Et qu’a-t-ilinvoqué ? Ses sentiments, ses préférences !… Comme si lessentiments avaient quelque chose à voir dans uneaffaire. »

Pourtant grâce à son stratagème, au moyenterme qu’il avait employé, d’envoyer Ned en Europe pendant uneannée, ni William Boltyn ni miss Aurora ne s’étaient douté du refusde Ned et de son antipathie pour ce mariage.

C’est qu’aussi, à chaque courrier, Hattisonpère forgeait, de toutes pièces, des lettres chaleureuses qu’ilattribuait à son fils, et que durant ses longues rêveries, la jeunemilliardaire lisait et relisait avec passion.

L’image du jeune homme était restée vivace ensa mémoire.

Complètement transformée par ce sentiment, lajeune fille pratique, entendue en affaires, volontaire eténergique, avait fait place chez elle à la miss la plusromantique.

Elle se comparait volontiers à ces fiancéesdes anciennes légendes qui, dans leurs châteaux forts que gardentdes archers, attendent le retour de l’amant qui combat au loin.

Les revues scientifiques ne l’intéressaientplus autant qu’autrefois. Sa bibliothèque était maintenant bondéede romans de toutes sortes, allemands, anglais, français même, tourà tour modernes ou moyenâgeux.

William Boltyn, pour qui les moindres désirsde sa fille étaient des ordres, n’avait pas osé lacontrarier ; mais il ne la reconnaissait plus, et attendaitavec impatience le retour de Ned qui, selon lui, ramènerait safille à des idées plus pratiques.

Toujours d’après Hattison, le voyage de sonfils était fructueux pour l’entreprise des milliardaires. Aucunedes nouvelles découvertes, nul secret concernant l’armement desnations européennes ne lui avaient échappé.

Malgré ces mensonges dont il amusait WilliamBoltyn, le vieil ingénieur sentait parfaitement que l’ardeur dujeune homme pour la conspiration se ralentissait.

Sa fureur contre Ned s’en augmentaitencore.

En effet, depuis son départ, Ned n’avait riencommuniqué de sérieux à son père, du moins relativement à lamission secrète dont il s’était chargé.

Il lui avait bien fait part de ses travauxpersonnels en chimie et en balistique ; mais il restait, laplupart du temps, muet sur ce qui eût le plus intéressé sonpère.

Malgré toutes ses investigations, celui-cin’avait jamais pu retrouver la trace de ce détective qui s’étaitfait embaucher comme ouvrier électricien aux usines de Mercury’sPark, et s’était éclipsé au moment où Ned était parti pourl’Europe. Il ignorait totalement que son fils avait été filéd’Amérique jusqu’en Angleterre, ainsi que la démarche de Bob Weldauprès d’Olivier Coronal.

Autant que le souci de rester corrects devantM. Golbert et sa fille, l’estime réciproque que les deuxhommes avaient l’un pour l’autre en tant que savants, avaient amenéNed Hattison et Olivier Coronal à garder leur réserve polie, àmomentanément mettre de côté leurs sentiments hostiles.

Leur attitude, tout d’abord guindée etprovocante, s’était adoucie. La causerie avait pris une teintephilosophique que lui avaient imprimée la mélancolie d’OlivierCoronal et les paroles élevées qu’il avait su prononcer assez àtemps pour arrêter le conflit.

Au fond de lui-même, Ned Hattison ne pouvaitse défendre d’admirer M. Coronal.

L’inventeur avait parlé longtemps, les yeuxlointains, le regard vague. Il avait exhumé ses plus secrètespensées, avait avoué sa lassitude de combattre sans trêve, et satristesse devant la méchanceté des hommes.

Rêveur et passionné tout à la fois, comme unmédecin qui se penche sur une plaie, il avait déploré l’effortinutile des races.

Emporté par son évocation, il avait suivil’humanité depuis sa genèse ; il avait décrit la grande épopéehumaine, selon sa pitié et selon son amour du bien.

Les tâtonnements, les incertitudes desgénérations, les croyances qui font édifier, les doutes qui fontdétruire, les génies surgissant dans la nuit de l’ignorance commedes éclairs dans un ciel d’orage ; les luttes, les espérances,les déceptions des peuples, il avait dit tout cela tristement etcomme sans courage devant l’avenir.

Ses paroles tombaient une à une, de plus enplus graves, de plus en plus sincères.

Longtemps après qu’il eut cessé de parler, lesilence régnait encore autour de lui.

Pas plus que Ned Hattison, décontenancé par celangage auquel il ne s’attendait pas, M. Golbert et sa fillen’osaient parler.

Devant cette haute intelligence avouant salassitude, en face de ce savant analysant ses doutes et constatantl’inanité des formules scientifiques, et leur impuissance à luttercontre le mal aussi bien qu’à résoudre les terribles questionssociales, on se sentait ému comme par un reproche, comme par unappel à devenir meilleur.

Ce fut Lucienne qui rompit lesilence :

– Eh bien, messieurs, et votrethé ?

En effet, dans de délicates porcelaines, leliquide odorant dégageait ses dernières vapeurs.

Il se produisit un mouvement général. OlivierCoronal releva la tête ; ses yeux rencontrèrent ceux de lajeune fille, et il parut à Ned qu’une grande sympathie existaitentre eux.

Chacun cherchait à secouer cette atmosphère degêne et de tristesse.

Lucienne n’y contribua pas peu.

– Savez-vous que ce n’est pas très gai,tout ce que vous nous dites-là, fit-elle en s’adressant àl’inventeur ; et que c’est peu encourageant.

– C’est pourtant l’exacte vérité,mademoiselle, mais ni vous ni moi n’y changerons rien. Il est bieninutile de s’en attrister.

– Les âmes les plus fortes ne sont pasexemptes de ces moments de découragements, ditM. Golbert ; mais cette hésitation n’est pas de lafaiblesse. Nous l’avons tous connue, jeune homme, fit-il,amicalement, en posant sa main sur l’épaule d’Olivier Coronal.

– Chez nous, on ne connaît pas cesinquiétudes, dit Ned Hattison. Je commence à comprendre lecaractère français. Vous avez l’enthousiasme qui nous manque, et lafoi dans votre mission ; mais vous avez aussi le désespoir,l’inquiétude. Vous voulez trop embrasser ; vos idées neconnaissent pas de frein ; et vous souffrez de ce que votrecerveau se refuse, parfois, au rôle que vous le forcez àremplir.

– Vous avez raison, monsieur, fit OlivierCoronal. Et dans le regard que l’inventeur leva sur lui, Ned lutclairement le regret des paroles violentes qu’ils avaientéchangées, le matin même, aux ateliers de la torpilleterrestre.

– La vie est souvent triste, repritl’inventeur, comme s’il eût deviné ces pensées, et toujoursbrutale. On n’a pas le loisir d’être soi-même ; et lessituations s’imposent à nous sans tenir compte de nos pensées. Nosactes sont involontaires ; il faut songer que nous ne sommesque les acteurs d’une immense comédie. Il n’appartient à personnede juger son semblable.

Ces paroles discrètes, l’oubli volontairequ’affectait l’inventeur, touchèrent plus Ned que ne l’eussent faitdes paroles d’excuse ou de regret.

Il sentait, en lui, grandir une sympathie pourcet homme à l’intelligence sereine, à l’esprit largementouvert.

Comme il était loin, à présent, de son père etdes savants américains. Un long travail, une évolution frappante sefaisaient dans le cerveau du jeune homme.

Les principes de son éducation, sa manièred’envisager la vie et même ses théories scientifiques subissaientun démenti violent lorsqu’il se trouvait en face d’hommes commeM. Golbert et Olivier Coronal.

Il se sentait conquis, petit à petit, par cesbarbares d’outre-mer, comme les appelait son père. Chaque jour, ilse rendait compte des progrès de son adaptation morale.

Son amour pour Lucienne Golbert avait pousséde profondes racines qui l’étreignaient maintenant tout entier. Leculte qu’il avait voué à la jeune fille, les longues heures passéesà ses côtés à bavarder n’avaient pas peu contribué à satransformation. Il n’acceptait plus qu’avec une colère sourde, lerôle que son père lui avait imposé en France.

« Nous ne sommes que des acteurs »,avait dit Olivier Coronal. Comme il la sentait véridique, cettephrase ; et la révolte s’imposait à lui comme la seule issuelui permettant de reconquérir sa liberté, d’organiser sa vie selonses tendances.

Il était plus de minuit lorsque les deuxvisiteurs prirent congé de Lucienne et de son père.

– Quand aurons-nous le plaisir de vousrevoir, messieurs ? demanda M. Golbert en leur tendant lamain.

– Mais je ne sais trop, fit Olivier.Probablement la semaine prochaine.

– Et vous, monsieur Hattison ?

– Un de ces jours, si vous lepermettez.

– J’irai peut-être vous surprendre à laSorbonne, à moins qu’il ne pleuve.

– Comme le jour où nous fîmesconnaissance, s’écria Lucienne en riant.

– Enfin, nous comptons sur vous.

Dans la rue déserte, sous la clignotanteclarté du gaz, Olivier Coronal et Ned Hattison se serrèrentloyalement la main.

– Monsieur, fit Ned, vous êtes unhomme.

– Et un Français, réponditl’inventeur.

Chapitre 18Le chemin de fer subatlantique

L’ingénieur Arsène Golbert, né dans le centre dela France, descendait d’une vieille famille où le culte de lachimie et des sciences naturelles était en honneur depuisLavoisier, qui avait été l’ami de Raphaël Golbert, inventeur d’unperfectionnement de la machine à vapeur, et le père de notrehéros.

À vingt ans, Arsène Golbert se trouva seuldans la vie à la tête d’un maigre revenu de quelques centaines defrancs ; mais il n’en était pas moins bien armé pour la luttede l’existence.

Son père l’avait pourvu d’une éducationsolide, lui avait inculqué l’amour de la science, le goût dutravail et de l’esprit d’initiative.

Il trouva, presque immédiatement, dans lagrande industrie une place de sous-ingénieur, qui lui permit decontinuer les études passionnantes qu’il avait commencées sur lespoudres de guerre et les explosifs.

Cinq ans après, il était ingénieur enchef ; et il ne tardait pas à épouser une jeune fille sansfortune, mais dont les qualités solides et la beauté l’avaientséduit.

Cette union, qui ne fut troublée d’aucunnuage, ne dura guère. Après trois ans de bonheur,Mme Golbert mourait en donnant le jour à unefille.

M. Golbert faillit perdre la raison et nese consola jamais entièrement de ce malheur.

Les années pansèrent cette blessure sans laguérir. Désormais, son existence se passa paisiblement, loin dutumulte et des ambitieux, partagée entre l’étude et l’éducation deLucienne, vivant portrait de la morte pour laquelle il avait gardéun véritable culte.

Maintenant, c’était un doux vieillard, amèneet souriant, indulgent pour les hommes et philosophe à sesheures.

Sa fille avait bien réalisé ses espérances.Brune, avec de grands yeux veloutés et pensifs, d’une beautérégulière sans cependant rien d’impassible, elle avait le moralsérieux et un peu triste des enfants qui n’ont point connu autourd’eux la douceur de l’affection maternelle.

Sous l’influence de son père, dont latendresse ne s’était jamais démentie un instant, son intelligences’était formée avec une précoce vivacité. Plus tard, il n’avait pasvoulu se séparer d’elle, et abandonner son éducation à des mainsmercenaires.

Pour sa fille, ce savant austère, dont lefront ridé accusait les veilles laborieuses, s’était découvert destrésors d’imagination, de patience et de douceur.

L’enfant, devenue jeune fille, l’en avaitrécompensé. Elle avait pris la direction de l’intérieur familial,tout en parachevant avec son père son instruction personnelle, eten l’aidant dans ses travaux.

C’était la joie du vieillard que de voir lafacilité avec laquelle Lucienne s’initiait à la science, et desentir autour de lui la filiale sollicitude, les affectueusesprévenances dont elle l’entourait.

Quelquefois, ayant été amenée à parler de sonmariage possible, la jeune fille avait déclaré que si, en effet,elle se mariait un jour ou l’autre, elle entendait bien ne pas seséparer de son père.

Du reste, jusqu’à présent, elle ne semblaitpas pressée de sacrifier son indépendance, comme elle disait enriant ; et elle avait même repoussé plusieurs demandes.

Mais il était bien évident, pourM. Golbert, qu’une transformation s’était faite dans sesidées, depuis que Ned Hattison était devenu un de leursfamiliers.

Autrefois, il avait cru qu’Olivier Coronal,pour lequel il avait lui-même une profonde sympathie, aurait plu àla jeune fille.

Maintenant, était-ce bien de l’amour qu’elleéprouvait pour l’ingénieur américain, ou seulement un sentimentpassager fait d’intérêt et de curiosité ? Nul n’aurait pu ledire. Il attendait patiemment qu’elle s’en ouvrît à lui.

Contrairement à l’usage, qui veut que la jeunefille reste ignorante de la vie pratique jusqu’au jour de sonmariage, M. Golbert s’était appliqué à mettre Lucienne aucourant des problèmes et des nécessités de l’existence. Il l’avaitfait en véritable sage, prenant autour de lui les exemples, aussidélicatement que l’eût fait une mère.

Il était donc certain de ne pas avoir àconseiller ou à contrarier sa fille dans le choix d’un mari.

Intelligente, elle ne choisirait qu’un hommede valeur, et tout portait à croire que Ned Hattison étaitcelui-là.

La chaste idylle, qui avait rapproché les deuxjeunes gens, faisait sourire le vieux savant et l’enchantait. Il sevoyait déjà entouré de mignonnes têtes blondes, bonheur qu’il avaitrêvé comme couronnement de sa vieillesse.

Ce jour-là, dans son fauteuil à oreillettes,M. Golbert avait laissé tomber de ses mains le livre qu’ilparcourait.

La fin d’un bel après-midi d’automne mettaitd’inaccoutumés flamboiements, des rousseurs atténuées, dans lefeuillage déjà flétri des arbres du petit jardin qui entourait samaisonnette retirée.

Le soleil, à son déclin, entrait par lafenêtre du cabinet de travail, baignant de ses reflets dorés lestentures plutôt sombres et les meubles brunis, accrochant deslumières aux porcelaines antiques, emplissant la petite pièce toutentière d’un impondérable halo lumineux où se jouaient lestourbillonnantes armées des infiniment petits.

Devant cet adieu des beaux jours à la nature,cet éblouissement des splendeurs dernières, le savant sentaitmonter en lui un bien-être, une douce mélancolie, faite desouvenirs chers, de joies mortes, d’espérances informulées.

À l’horizon, « le soleil s’est noyé dansson sang qui se fige [9] »,comme a dit un poète. De longs pans de nuages, éclaboussés depourpre, dévalaient en multicolores cascades vers l’abîme d’orliquide, où l’astre se plongeait, faisant place à la nuit.

Le crépuscule descendait sur la ville. Lelivre du savant glissait de plus en plus de ses doigtsdistraits.

L’heure était tellement douce etrecueillie ; ses yeux voyaient tant de choses lointaines dansle brouillard lumineux du couchant que, bercé par ces souvenirs, ils’assoupit.

Un bruit de voix joyeuses le réveilla. La nuitsournoise était venue pendant son sommeil.

– Eh bien, papa, nous t’y prenons à rêvercomme un jeune homme, fit Lucienne qui venait d’entrer, encompagnie de Ned Hattison.

Et, câline, elle passe ses bras autour du coude son père, l’embrassant avec l’impétuosité qu’elle mettaitparfois dans ses preuves d’affection.

– Tu sais que je t’amène M. Ned,dit-elle en se dégageant. Mais qu’au moins nous y voyionsclair.

Tournant donc un bouton de cuivre, orné dedélicates ciselures représentant un lézard parmi les fleurs, ellealluma les lampes à incandescence. Leur lumière, tamisée par desverreries polychromes, illumina doucement le cabinet detravail.

– Là, fit-elle… Voyez-vous, monsieurHattison, on n’a pas idée d’un pareil rêveur que monsieur mon père…La nuit, le silence, les étoiles ! continua-t-elle enesquissant, gamine, des gestes de théâtre. Toute la lyre !

– Peux-tu bien dire du mal des rêveurs,fillette, toi que je surprends parfois, à minuit, la fenêtreouverte et les yeux perdus dans le scintillement desconstellations ?

– Oh ! moi, ce n’est pas la mêmechose, s’écria Lucienne rougissante, et glissant vers le jeunehomme un regard malicieux. J’ai des raisons.

– Mais on a toujours des motifs pourrêver, mademoiselle, reprit Ned. La vie se charge de nous lesfournir, à moins qu’on ne soit américain.

– Serait-ce à dire que vous ne rêvezjamais ? interrogea la jeune fille dont la rougeurs’accentua.

– Vous voyez bien, mademoiselle, que,surtout depuis que je vous connais, je ne compte plus pour unYankee. Quelques mois de séjour parmi vous m’ont transformé detelle façon que, par moments, je ne me reconnais plus.

– Vous en plaindriez-vous ?

– Pouvez-vous le penser,mademoiselle ?

Elle avait quitté ses gants, son chapeau et lelong manteau sombre qu’elle portait toujours au-dehors.

La taille bien prise dans une robe claire,dont les plis harmonieux dessinaient ses formes sans les accuser,la figure éclairée d’un bonheur intime, Lucienne était vraimentcaptivante de franchise et de jeunesse.

– Tiens, papa, fit-elle, redevenuesérieuse, une mauvaise nouvelle. Je t’apporte l’Officiel.Sur le rapport de la Commission des inventeurs, le ministre arefusé d’allouer les crédits nécessaires aux expériences de lalocomotive sous-marine.

– Ah ! ils ont refusé, ditsimplement le savant. Eh bien, tant pis pour eux ; je lescroyais plus intelligents. Et les motifs ?

– Tu m’en demandes trop. Mais tu lestrouveras dans l’Officiel. Ils doivent être savoureux.

– Bon, bon ! grommelaM. Golbert entre ses dents.

Puis, s’adressant à Ned :

– Voyez-vous, mon cher monsieur, on estparfois mal venu à vouloir doter son pays d’une invention utile.J’avais proposé au gouvernement de lui céder ma découverte…

– Et il n’en veut pas, fit le jeunehomme. Pourquoi vous étonner ? Le Français est ainsi, ancrédans ses habitudes ; rien ne peut l’en faire démordre. Lesinventeurs ne lui ont cependant jamais manqué ; mais il atoujours fallu qu’ils aillent à l’étranger faire appliquer leursdécouvertes. Pour être impartial, il faut dire que chez nous leschoses ne se passent pas ainsi. Si les Européens nous sontsupérieurs sur beaucoup de points, nous avons beaucoup plusd’initiative qu’eux ; nous savons encourager les inventeurs,et nos capitaux sont toujours à leur disposition.

– Nous reparlerons de tout cela plustard, fit M. Golbert, qui parut subitement frappé d’uneidée.

– D’autant plus qu’il est l’heure de semettre à table. Vous n’avez donc pas faim, messieurs ?

Après le dîner, dans le petit fumoir où lesgrêles statuettes antiques souriaient dans l’ombre discrète, enface des panoplies orientales où la lumière se jouait en teintesdégradées, Lucienne servit le thé.

Peu d’instants après, le domestiqueintroduisit Olivier Coronal, qui parut éprouver un involontairefrisson en apercevant le jeune ingénieur en grande conversationavec la jeune fille, cependant que M. Golbert s’absorbait dansla lecture de l’Officiel.

Mais il reprit tout de suite son assurance, etvint serrer la main de Ned, sans que rien, dans sa physionomie, pûtpermettre de deviner ses sentiments réels.

Depuis plusieurs années qu’il connaissaitLucienne et fréquentait en ami cette accueillante maison, OlivierCoronal, sous les dehors d’une camaraderie, d’une familiarité sansconséquence, s’était pris pour la jeune fille d’un loyal et profondattachement.

Il avait toujours considéré ses sentimentscomme une amitié tout intellectuelle. Jamais il n’avait eu l’idéed’une union. Lucienne tenait seulement en son estime la premièreplace, à l’abri des tumultes de la vie, et comme dominant sesluttes et ses haines de sa figure souriante.

Pour assurer son bonheur, il eût sacrifié lesien ; et c’était une chose étrange que cet amour discret etpresque mystique, chez le Méridional enflammé qu’il était.

N’ayant pas d’autres revenus que ceux que luirapportaient ses travaux, sa pauvreté l’avait toujours empêché derien dire de ses sentiments.

Souvent, la nuit, dans sa modeste chambred’étudiant, alors que la ville endormie n’élevait plus qu’unmurmure autour de lui, sous la clarté de sa lampe, il avaitinterrompu son labeur pour penser à l’avenir.

« C’est un peu pour elle que jetravaille, se disait-il pourtant quelquefois. Car, lorsque j’auraisacquis une situation, je pourrais peut-être lui offrir de devenirma femme. »

Cette pensée lui donnait des forces, lui étaitun encouragement, un puissant stimulant.

Et maintenant, qu’à force d’énergie et depersévérance, il s’était fait une place au soleil, était devenu ledirecteur en chef des usines où se fabriquait la torpille terrestredont il était l’inventeur, au moment où il pensait enfin pouvoirouvrir son âme à celle qu’il aimait, lui dévoiler ses projets debonheur, il la voyait, petit à petit, d’affectueuse devenir polieet, de polie, indifférente.

Elle négligeait presque, maintenant, leursbonnes causeries intimes d’autrefois ; et toujours, lorsqu’ilvenait prendre le thé chez le savant, il la voyait, les yeuxanimés, les lèvres souriantes, s’entretenir avec l’homme qui étaitvenu se faire en France l’agent et le correspondant des États-Unisd’Amérique, avec Ned Hattison.

Son esprit se révoltait à l’idée de lesdétacher l’un de l’autre en racontant à Lucienne ce qu’il savaitsur l’ingénieur. De tels procédés n’étaient pas dignes de lui.

Il se disait tout cela tandis qu’assis dans uncoin du fumoir, il regardait Lucienne qui, devant lui, disposaitune tasse de thé et lui présentait un cigare :

– Comme vous les aimez, monsieur ;ni trop spongieux ni trop secs.

– Merci, mademoiselle.

Et l’inventeur leva, sur la jeune fille, sesgrands yeux éloquents qui, dans l’ombre que projetait sur sonvisage sa chevelure brune, s’éclairaient d’une flamme voilée.

Mais insouciante, exclusive et cruelle sans lesavoir, comme tous ceux qui aiment, la jeune fille ne vit pas lamuette prière, non plus que le doux reproche du regard.

Sautillante comme un oiseau, et toute à lajoie d’aimer, elle était déjà ailleurs que l’ingénieur restaitencore les yeux anxieux en remuant tout un monde de penséestorturantes.

M. Golbert, lui, avait achevé sa lecture.Il repoussa l’Officiel d’une main fébrile. Sa physionomieexprimait une violente contrariété.

– Eh bien ? interrogea OlivierCoronal, la Chambre n’en veut pas, de votre locomotivesous-marine ?

M. Golbert ne répondit pas.

– En effet, que deviendraient lescompagnies actuelles de transports maritimes ? leur matérielqui représente des millions ? Ces gens ne peuvent guèreacclamer une invention qui rendrait inutiles leurs navires et leursusines.

– Mais ils y trouveraient leur bénéfice,s’écria M. Golbert. Songez donc qu’en plus d’une rapiditéqu’ils n’auraient jamais atteinte, toutes les conditions desécurité leur seraient acquises.

– Oui, fit Olivier Coronal ; maiscette entreprise demande de l’audace, un absolu mépris de laroutine, et notre gouvernement, à qui vous vous êtes adressé, nebrille pas précisément par ces qualités.

– Vous n’avez, hélas ! que tropraison ; mais je crois que, cette fois-ci, les bureauxlaissent échapper une bonne occasion. Je n’ai pas, moi-même, lescapitaux nécessaires pour exécuter mes plans, et je serai bienforcé de m’adresser ailleurs.

Inventeur de plusieurs systèmes de chaudièrestubulaires pour la production rapide de la vapeur, d’un freinpermettant d’arrêter presque instantanément les trains en marche,depuis plus de dix ans, M. Golbert avait entrepris derésoudre, d’une façon nouvelle, la question des communicationsintercontinentales. Il y était arrivé d’une manière satisfaisanteavec la locomotive, ou plutôt son train sous-marin.

Si l’appareil n’avait pas encore étéconstruit, on pouvait, du moins, par les plans, s’en faire une idéeexacte.

Pour son nouveau mode de traction,M. Golbert avait tout à fait abdiqué la forme ordinaire de lalocomotive.

Destiné à voyager à de grandes profondeurs etsous d’énormes pressions, son train sous-marin devait naturellementréunir des conditions d’imperméabilité et de résistance jointes àune simplicité assez grande pour ne point être un obstacle à lavitesse.

La forme, qu’après mûres réflexions et nombred’expériences sur la résistance de l’eau le savant avait adoptée,était celle d’une moitié de cylindre se terminant en pointe àchaque extrémité. Les dimensions de l’appareil devaient êtrecolossales.

Il n’y aurait pas de locomotive proprementdite. Plusieurs dynamos puissantes et disposées, à l’encontre destrains ordinaires, au milieu du nouveau véhicule, fourniraient laforce électrique nécessaire.

Des rails creux s’emboîteraient dans quatregrandes roues pleines, et d’une solidité à toute épreuve.

Il serait nécessaire, pour assurer lastabilité de ce train, qui courrait parfois à plusieurs centainesde mètres de profondeur, de lui donner un poids considérable, sansquoi on s’exposerait à le voir remonter à la surface.

Tout corps plongé dans un liquide éprouve, dela part de celui-ci, une résistance égale au poids du volume duliquide qu’il déplace.

Ce principe découvert par Archimède, dansl’Antiquité, avait servi de point de départ aux études deM. Golbert.

En effet, immergeons dans l’eau un corpspesant, d’un volume de quatre décimètres cubes et d’un poids decinq kilogrammes. Sa stabilité au fond du liquide n’est plusassurée que par un poids d’un kilogramme, différence entre sonpoids à l’air libre et le poids du volume de l’eau qu’il adéplacée.

La même chose devait se passer pour le trainsous-marin, de sorte que, la force de propulsion ne s’attaquaitplus qu’au poids relativement infime assurant la stabilité du traindans les régions sous-marines.

Tout calculé, M. Golbert procédait avecune vitesse minimum de cent kilomètres à l’heure.

La question principale avait été d’assurer auxvoyageurs de l’air respirable en grande quantité. Aussi, le trainsous-marin était-il muni d’un système d’aspirateurs d’une grandepuissance, permettant d’expulser l’air intérieur aussitôt qu’ilétait vicié, et de le remplacer par de l’air fabriqué chimiquementpar un procédé qui met le mètre cube à douze centimes de prix derevient.

En même temps que la puissance de traction,des accumulateurs fourniraient l’éclairage.

Des lampes à incandescence et des phares,munis de réflecteurs paraboliques et de lentilles à échelons,iraient éclairer à une grande distance la route des expresssubatlantiques.

M. Golbert avait expliqué ces détails àNed Hattison et Olivier Coronal, qui l’écoutaient plein de respectet d’admiration.

– Je ne me fais pas d’illusion sur lesdifficultés d’une pareille entreprise, conclut-il. Elle demandesurtout d’énormes capitaux. Il faut, en effet, d’abord se livrer àune série de sondages minutieux, explorer complètement le fondocéanien et en dresser des cartes plus détaillées que toutes cellesque nous possédons. Sans cette étude préalable, il est impossiblede rien faire. Mais, je n’ignore pas qu’entre l’Amérique etl’Europe, il existe un vaste plateau de nature calcaire, situé àdes profondeurs à peu près constantes. C’est sur ce plateau quereposent les câbles de la télégraphie transatlantique ; et lesavant Maury a pu dire, presque sans exagération, que sil’Atlantique venait à se dessécher, on pourrait aller en carrossed’Irlande à New York. Eh bien, c’est sur ce plateau qu’il s’agitd’établir, à l’aide de vastes cloches à plongeur ou de submersiblesspéciaux, les rails du premier chemin de fer subatlantique.

– Mais, objecta Ned, et les travauxd’art, comme les ponts et les tunnels, comment lesexécuterez-vous ?

– Très facilement. Je rencontrerai pourles exécuter, sous la mer, beaucoup moins de difficultés qu’à l’airlibre. Je ne serai gêné ni par des routes, ni par des rivières oudes canaux. Je comblerai tout simplement les excavations à l’aidede gros blocs de béton. Quant aux éminences, la dynamite et laroburite en auront vite raison. Si les relevés préliminaires sontjustes, le tracé de la voie suivra une ligne à peu prèsgéométriquement droite.

– Mais, père, risqua Lucienne, et lesforêts géantes d’algues et de varechs ?

– Peuh ! fit l’ingénieur en levantles épaules, on les fauchera, s’il est besoin, à l’aide defaucheuses automatiques, comme de la vulgaire luzerne.

– Et les poissons de grande dimension,les requins, les cachalots ? fit encore la malicieuse jeunefille.

Cette fois, Arsène Golbert sourit.

– Eh bien, mon enfant, si celat’inquiète, nous munirons le train de plaques d’acier fortementélectrisées, capables de foudroyer les plus gros animaux.D’ailleurs, je crois qu’ils seront suffisamment étonnés pour ne passe livrer à d’imprudentes attaques.

– Avez-vous songé aux îles de glacesflottantes et aux courants ? dit Ned après un silence.

– Vous oubliez, mon cher collègue,répondit le vieil ingénieur avec une nuance imperceptible deraillerie, que les courants, de même que les banquises, se tiennentà la surface. Pourquoi ne pas me parler aussi du brouillard ?Tous ces périls ne concernent que les navires. En somme,conclut-il, bien que beaucoup aient qualifié d’utopie mon projet,je le crois des plus réalisables. Ce n’est guère, vous enconviendrez, qu’une question de capitaux et de bonne volonté.

– Vous réussirez, s’écria Olivier Coronalavec enthousiasme ! Et vous aurez été un des bienfaiteurs del’humanité. Grâce à vous, la suppression de la distance réunira,dans une fraternelle union, les peuples des deux mondes ; lacommunion d’idées et d’intérêts, dont la navigation a jeté lesbases, deviendra parfaite, grâce au rapide subatlantique. Àbientôt, j’espère, les États-Unis des Deux-Mondes.

Ned ne put s’empêcher de rougir en pensant auxengins de Mercury’s Park et aux projets de William Boltyn et de sonpère.

– Oui, continua Olivier, le génie duprogrès et de la fraternité n’est pas près d’avoir atteint sonapogée dans notre race. Il ne fait pour ainsi dire que s’éveiller,et nous verrons des merveilles. Comme une clarté lointaine et donton n’approche qu’avec mille périls, nous voyons resplendir, de plusen plus proche de nous, le foyer de la conscience humaine, qui vase dégageant, lentement, des ténèbres de l’instinct. Un immensechemin reste à parcourir ; mais quels progrès déjà réalisés,depuis l’anthropoïde, l’ancêtre préhistorique privé du langage etdu feu et s’attaquant aux grands fauves des forêts géologiques avecses armes rudimentaires de bois, de pierre et d’os, jusqu’à l’hommecontemporain, possesseur de la science et de la conscience delui-même, maître de son organisme et de son intelligence,combinant, pour son plus grand bien-être, ses relations avec lemonde extérieur ; fier, enfin, de la puissance de son cerveau,qui lui permet de pénétrer, les unes après les autres, les lois lesplus mystérieuses de la nature.

– Oh ! mais, monsieur Coronal, vousêtes lyrique quand vous voulez, s’écria Lucienne avec une pointe demoquerie bienveillante.

Puis sérieuse :

– C’est assez l’histoire de l’humanité etdu progrès, ce que vous dites là.

– Et jusqu’où pensez-vous, monsieur,interrogea Ned, que vous conduira l’incessante évolution à qui nousdevons l’apogée de la lutte pour la vie et la sanglante rivalitédes peuples ?

– Grave question, fit l’inventeur. Jesuis de ceux qui croient que l’homme n’est pas foncièrementmauvais. Égaré dans les dédales de l’intérêt et de l’ambition,ainsi que dans les luttes fratricides de l’égoïsme, la science lerégénérera. On n’inventera pas toujours pour détruire ;l’homme, après tout, n’est pas un monstre. Le progrès même desengins destructeurs rendra les combats impossibles. Déjà la guerrede demain serait terrible. Encore quelques années, et elledeviendra par la force des choses, impraticable. Les peuplescommencent à s’instruire, à déchirer le brouillard de l’ignoranceet de la superstition, à naître à l’intelligence et à lacompréhension des principes de vérité. Que l’ambition et l’instinctdominateur aient engendré des tyrans, que l’ivresse de l’or et latoute-puissance du capital aient dominé le monde ; que lespeuples ne soient plus que des instruments dans les mainsd’autocrates et de despotes ; que les nécessités économiquesaugmentent le massacre, les épidémies et la misère générale ;que la question sociale semble insoluble, tout cela ne durera pas,ne peut pas durer !… Au-dessus des intérêts des peuples et desantagonismes artificiels, la cause de l’humanité apparaîtsupérieure à toutes les intelligences. Trop vaste pour pouvoir êtreconfiné dans les limites étroites des dogmes, trop épris de véritépour rien accepter des conventions et des fanatismes, le cerveaudes peuples s’affranchit de plus en plus. Il interroge l’univers,la nature et les forces qui l’environnent ; il remonte àl’origine des causes, cherche les analogies, pénètre les mystèreset s’élève à une vraie connaissance de lui-même. La guerre n’estqu’un état passager, une crise de sa volonté. Au-dessus de toutcela, la paix universelle s’affirme à lui, apparaît comme une èrequi clôturera le temps des douleurs et surtout, comme la récompensede l’humanité améliorée par des siècles d’épreuves et desouffrances.

En prononçant ces dernières paroles, OlivierCoronal, dont un noble enthousiasme enflammait les regards, avaitpresque un geste d’apôtre. On sentait, chez lui, une sorte demysticisme cérébral, une croyance indéracinable, un amour passionnépour les hommes souffrants.

Comment ce doux rêveur, qui plaidait ainsi lacause de la justice, pouvait-il être l’inventeur du plus puissantmoyen de destruction connu ?

Il venait de l’expliquer dans un momentd’abandon.

Ordinairement, il renfermait en lui-même sesconvictions philosophiques. Il ne lui était jamais, sans doute,arrivé d’en dire si long. Personne ne connaissait le philosophequi, chez lui, doublait le savant.

– Croyez-vous sincèrement que votre rêve,car c’en est un, se réalisera ? fit Ned. Il faudrait, pourcela, changer la nature de l’homme. Chez nous, nous n’avons pascette croyance. La vie est une lutte ; soit, nous l’acceptons.La victoire, c’est-à-dire la richesse, est au plus fort, à celuiqui a le plus de volonté.

– Et quoi que semble présager votresupériorité industrielle du moment, et la vie impossible, hâtive etcruelle que vous avez instaurée, c’est justement pour cela quevous, les Américains, vous serez vaincus. Vos savants recherchentdes faits, vos industriels considèrent le monde uniquement pour lesressources matérielles qu’ils en peuvent tirer. Mais déjà voshommes d’État vous lancent dans de fantastiques armements ; endehors des États-Unis, tout, pour eux, n’est que barbarie. Votreambition déchaînera la guerre ; ce sera pour vous une lourderesponsabilité. À ne voir dans la vie que des chiffres, dans leshommes que des capitaux vivants, vous avez négligé les idées,méprisé la beauté, abandonné la tradition des siècles. Prenezgarde, l’Europe vous vaincra ; car elle a, derrière elle, unpassé riche d’intelligence, d’efforts et d’aspirations. En touteschoses, elle essaie de dégager les lois générales, de comprendre lavie, de s’initier aux forces inconnues du monde, de remonter versl’unité des causes. Votre civilisation factice et l’énormepuissance dont, sous la forme de capitaux, vous êtes détenteurs, nepourront rien contre elle. L’humanité ne peut pas mentir à sonpassé, s’arrêter dans son évolution. L’intelligence créatrice seratoujours la première force, car si vous détruisiez cela, vous nepourriez rien mettre à sa place.

Sur ces mots, Lucienne, qui craignait que ladiscussion dégénérât, fit remarquer qu’il était tard.

Chacun se sépara, Olivier Coronal pour prendrele train à la gare Saint-Lazare, Ned Hattison pour regagner sonpaisible ermitage de la rue de Fleuras.

Chapitre 19Olivier Coronal

Derrièrele Luxembourg, dans la petite maison, entourée de hauts murs, etqu’abritaient de beaux arbres, Tom Punch coulait des jours heureux,acceptant tous les événements en véritable sage.

Sans avoir connaissance de la doctrineépicurienne, il la pratiquait de point en point.

Absolument indifférent à tout ce qui netouchait pas les joies de la table, il augmentaitconsciencieusement, chaque jour, le volume de son énormebedaine.

Les discussions philosophiques ou politiquesse réduisaient, pour lui, à décider s’il valait mieux prendre lechampagne après le claret, ou le claret après le champagne.

Désillusionné du patriotisme militant, aprèsson haut fait du Luxembourg, où l’affirmation de ses principes luiavait valu de longues heures de détention, désabusé des fuméesvaines de la gloire, depuis qu’ayant essayé de régénérer le mondepar le sirop de tortue, il avait vu ses rêves échouer piteusement,et sa cargaison de reptiles enrichir la collection du Jardind’Acclimatation, il avait renoncé à de nouvelles entreprises, et,sur les conseils de son maître, avait mis un frein à ses lumineusesinspirations.

Parfois, abandonnant ses recherchesgastronomiques, il drapait son gros ventre dans une majestueuseredingote, couvrait son chef d’un minuscule chapeau de feutre qui,dominant sa large figure rubiconde, lui donnait de faux airs declown ; et, le cigare aux lèvres, les mains dans les poches,il s’en allait par la ville, de brasserie en brasserie, se faisantdes amis partout.

Souriant, bonhomme, il avait l’abord facile,et payait, avec une paternelle indifférence, les piles desoucoupes, vestiges des somptueuses libations qu’il dirigeait avecart.

D’un bout à l’autre du quartier Latin, et mêmesur la rive droite, où quelquefois il avait montré sa prestancemirifique, ses souliers rouges à triple semelle étaient connus detous les garçons de café, qui ne marchandaient pas leurs sourireset leurs complaisances à ce client, ponctuel comme une horloge, quiarrivait à six heures, prenait gravement son absinthe et, lorsquesonnaient sept heures, s’en allait, abandonnant royalement samonnaie.

– Somme toute, les Français ont du bon,disait parfois le Yankee du ton d’un maître d’hôtel appréciant unmenu. Ils sont gais, aiment la bonne chère ; et, décidément,leur vin n’a pas son pareil. Fi ! des lacryma-christi, desjohannisberg ! Aussi vrai que William Boltyn est le roi desmilliardaires, le champagne est le roi des vins.

Et, de fait, ce jour-là, cette profession defoi ne manquait pas de sincérité.

Tom Punch venait de terminer un dînerplantureux autant que succulent, dont le menu aurait obtenul’approbation de Brillat-Savarin lui-même.

Plusieurs bouteilles à col d’or, entièrementvides, témoignaient qu’il avait fait honneur à son vin favori.

Selon son habitude distinguée, les piedsjuchés sur la table, tandis que le reste du corps disparaissaitdans les bras d’un fauteuil moelleux, le ventre surnageant commeune bouée, il grattait furieusement du banjo, lorsque la sonnettede la porte donnant sur la rue se mit à tinter.

Tout en pestant contre le malotru quitroublait, sans remords, son travail digestif, il alla ouvrir.

C’était le facteur qui apportait une lettrepour Ned Hattison.

L’ingénieur était dans son laboratoire. Il sepromenait de long en large, et réfléchissait à la conversationqu’il avait eue, la veille au soir, avec Olivier Coronal.

Sortis ensemble de chez M. Golbert, ilsavaient fait, au lieu d’aller dormir, une longue promenadenocturne, en continuant l’entretien commencé huit jours avant, dansla même maison.

Les paroles d’Olivier, vibrantes etconvaincues, son amour de l’humanité, ses généreuses théories etses croyances philosophiques avaient, malgré lui, troublé NedHattison, étaient allés remuer, derrière son éducation et sesopinions américaines, les fibres sensibles de son intelligence,l’avaient émotionné étrangement.

Pendant toute la nuit, il avait en vaincherché le sommeil.

C’était, dans son cerveau, une lutte sourde,une transformation insensible de toutes ses opinions.

Les paroles d’Olivier Coronal résonnaientencore à ses oreilles, dans leur logique et persuasivesimplicité.

« L’humanité est supérieure auxpeuples ; la paix est supérieure à la guerre. »

Une révolte grondait, en lui, contre son père,qui lui avait imposé une mission indigne.

Non, l’argent n’était pas tout dans le monde.Il y avait encore des sentiments généreux, des hommes enthousiasteset indépendants. Le veau d’or n’était pas le maître absolu, et nele serait jamais.

Lorsqu’il évoquait la figure inflexible de sonpère, ses gestes cassants, ses paroles haineuses contre lesEuropéens, et sa compréhension industrielle de l’existence, ilsentait bien quelle transformation s’était faite en lui-même, etcombien il était différent, maintenant, de l’illustreingénieur.

À travers le prisme des paroles d’OlivierCoronal, il entrevoyait, à présent, l’œuvre gigantesque deMercury’s Park comme une chose mauvaise ; et un repentir leprenait d’avoir mis son intelligence et son énergie au service dela conspiration des milliardaires.

Et, lorsque par hasard, il évoquait, dans ledécor inélégant de l’hôtel de la Septième Avenue de Chicago, laphysionomie hautaine et froide de miss Aurora, il se réjouissait den’avoir pas accepté, pour compagne de sa vie, la jeune fille aucœur sec que son père avait voulu lui imposer pour servir sonambition.

Maintenant, il aimait, avec toute la fougueréfléchie de son tempérament. La douceur, la grâce de LucienneGolbert, son intelligence ouverte, son charme de parisiennel’avaient conquis.

Pour rien au monde, il ne sacrifierait cetamour qui, dans son existence morne, froide et mathématique, avaitfait surgir la rêverie, la compréhension vraiment humaine de lavie, et le charme inexprimable d’une passion sincère.

– En épousant miss Aurora, pensait-il,mon avenir eût été certainement borné par les dogmes inflexibles,les théories impassibles des manieurs d’argent et des actionnairesd’ambition que sont mes compatriotes, William Boltyn en tête. Ehquoi ! ce que je sais, ce que je comprends, ce que je rêve,sacrifier tout cela au service d’une œuvre de haine et de lucre, auculte du dieu Dollar ! Combien je suis heureux de m’êtreaffranchi ! La vie, vraiment bonne et généreuse, me tend àprésent les bras. J’ai conquis le droit d’aimer, que ne donnent niles bank-notes, ni la tyrannie creuse et factice ducommerce et de la science.

On frappa discrètement à la porte. Tom Punchentra, apportant la lettre qui venait d’arriver.

Du premier coup d’œil, Ned reconnut l’écriturede son père.

En voyant la figure et les gestes irrités deson maître, Tom Punch avait réprimé son ordinaire loquacité ;et, peu tenté de compromettre sa béate digestion par la rebuffadequ’il n’aurait pas manqué de s’attirer, il s’était éloigné,refermant sans bruit la porte du laboratoire.

– Bon ! murmura l’ingénieur entreses dents, une lettre de mon père. Que me veut-il encore ?

D’un geste sec, il rompit le cachet de lamissive.

Une appréhension le prit ; une angoisselui serra l’estomac. Son pouls battit violemment.

Il lut :

De Mercurys’Park.

Mon cher Ned,

Voici bientôt un an que tu nous asquittés, ou plus exactement, que, pour des motifs que tu connais,j’ai été forcé de me séparer de toi, de te faire charger, parWilliam Boltyn, le président de notre société, d’une missionconfidentielle en Europe.

Malgré ta mauvaise volonté, et ton refusd’assurer ton avenir et notre gloire commune, en épousant mesprojets, je suis enfin presque parvenu à mon but.

De folles idées, de mesquinespréoccupations t’ont fait dédaigner l’amour de miss Aurora Boltyn,et te poser en obstacle devant ma noble ambition de savant etd’Américain. Bien que chargé de nous fournir des renseignements surles dernières inventions européennes, la torpille terrestre enparticulier, tu parais avoir oublié le but de ta mission. Malgré taconduite déplorable à mon égard, Mercury’s Park est à présent, jepuis le dire, le premier arsenal de l’univers.

La société des milliardaires y a engouffréplus d’un milliard de dollars, et les secrets qui y sont enfouisnous assureront, à bref délai, une complète réussite.

Tu peux voir clairement où nous en sommes.J’ai tout dirigé, tout prévu. Par mes soins, ta réputation n’a faitque grandir auprès de William Boltyn et de ses associés.

Quant à miss Aurora, elle attend avecimpatience ton retour ; et ses sentiments à ton égard n’ontfait aussi qu’augmenter d’intensité.

Elle t’aime, et ne s’est pas doutée uneminute de ton hésitation à l’épouser.

Pendant toute cette année, respectant nosconventions, je ne t’ai fait aucune question à ce sujet.

Mais, d’un entretien que je viens d’avoiravec le père de ta fiancée, il résulte que ton absence ne sauraitse prolonger plus longtemps.

En conséquence, il te faut liquider tasituation à Paris, et t’arranger de façon à prendre le City of NewYork qui part, dans trois jours, du Havre.

On te ménage une réception enthousiaste.Ton mariage avec miss Aurora ne sera plus qu’une question de jours,et tu reprendras, auprès de moi, à Skytown, le cours de testravaux. C’est pour toi, en même temps que le succès de nosgrandioses et patriotiques projets, la fortune et la gloire à brèveéchéance.

Ton père,

HATTISON.

Ned s’attendait presque à cette lettre.

Son père comptait toujours sur lui pour servirson ambition, cela ne le surprenait pas ; mais, arrivant aumoment précis où, hanté d’idées nouvelles, et possédé tout entierpar un amour sans bornes, il sentait s’opérer en lui un changementcomplet.

Le rappel de son père, son ordre formel deregagner l’Amérique le contrariaient vivement.

Pendant toute cette année, il avait eu, aumoins, l’illusion de la liberté. Seul à diriger sa vie, d’instinctil l’avait orientée d’une façon nouvelle.

Sa conversation de la veille avec OlivierCoronal avait déchaîné en lui une véritable crise, avait faitéclore mille germes d’indépendance et de rébellion. Maintenant, ilse sentait un autre homme.

Et voici qu’il lui faudrait quitter tout cela,fuir la perspective du bonheur entrevu, son amour pour Lucienne,son estime pour les hommes loyaux qui lui avaient fait connaître lasagesse et la vérité.

La lettre froissée, dans un mouvement nerveuxqu’il ne put réprimer, Ned s’était remis à marcher de long enlarge, dans son laboratoire, tâchant de démêler ses sentiments,parmi le trouble où l’avait jeté cette lecture.

Mais lui qui, six mois auparavant, ignoraitl’émotion et ne comprenait pas l’indécision, manquait aujourd’huide calme pour examiner sa situation.

Que faire ? pensait-il. Certes, jamais ilne consentirait à sacrifier, d’un coup, toutes ses espérances debonheur, pour aller reprendre, auprès de son père, l’œuvre de haineet de ruine.

Non, il romprait avec tous ces affamés d’or etde puissance ; il renierait son passé et tenterait, tout seul,de conquérir sa place au soleil.

Il se sentait assez fort pour cela.

Quant à miss Aurora et à ses millions, qu’iln’en entendît plus parler, sinon pour apprendre qu’elle avait faitle bonheur d’un quelconque marchand de jambons.

Sur ce point, sa décision était bien arrêtée.De cette façon, exilé d’un pays qui n’avait plus sa sympathie, ilaurait la joie, si quelque jour l’avenir le faisait victorieux, dene devoir son succès qu’à lui seul, et d’avoir agi selon saconscience, en dehors des lois meurtrières et des principes d’unefausse civilisation.

Mais où l’angoisse le prenait, c’est lorsqu’ilpensait à Lucienne. Il s’avouait enfin que son rêve caché étaitd’en faire sa compagne.

Pouvait-il, dans l’état actuel des choses,parler à cœur ouvert ?

Un scrupule lui venait, maintenant qu’ayantrompu avec son père, il allait être réduit aux seules ressources deson travail, d’offrir à la jeune fille de l’associer à la vie deluttes et de labeurs qui allait être maintenant la sienne.

Autre chose encore l’inquiétait. Certes,Lucienne s’était montrée toujours, à son égard, charmante et de bonaccueil ; il pouvait croire que l’amour qu’il avait pour elleétait partagé.

Réservée lorsqu’il le fallait, sans cesserd’être familière, elle avait toujours accepté les hommages discretsde Ned.

Mais si sa liberté d’allures pouvait êtreinterprétée, par un fat, comme un assentiment, la distinctionnative, dont elle soulignait ses moindres actes, ne permettait pasà Ned cette supposition.

Du reste, sa conduite était la même avecOlivier Coronal qui, reçu au même titre que lui chezM. Golbert, entourait la jeune fille de prévenances etd’amitié.

Plus d’une fois, dans les yeux noirs del’inventeur, Ned avait vu passer des flammes, vite éteintes il estvrai, mais qui ne l’avaient pas trompé.

Aujourd’hui, libre, au seuil d’un avenir dontil ne pouvait qu’esquisser les grandes lignes, abîmé dans sesréflexions, le jeune homme eût tout donné pour connaître la penséede Lucienne.

L’idée qu’elle pouvait aimer Olivier Coronallui faisait passer des frissons.

Avec elle, pourtant, il aurait l’énergie quitriomphe de tout, ne connaît pas d’obstacle.

Mais s’il allait se tromper ! Si le cœurde Lucienne était à un autre ! Il ne voulait pas y songer,pris d’avance d’une grande lassitude, d’un accablement qui neraisonnait plus.

Bientôt, cependant, maugréant contre lafaiblesse qui l’affalait, brisé, sur sa chaise, Ned réagitbrusquement.

Il se retrouva debout, las comme après unenuit d’insomnie, les tempes tenaillées de lancinementsdouloureux.

Devant une glace, ses yeux fixes et brillantsde fièvre l’effrayèrent presque.

Il est de ces angoisses où la pensée halète,s’essouffle, impuissante à prendre corps, se heurte, se cogne,comme aux voûtes des ruines le vol des oiseaux nocturnes.

Ned toucha du doigt le timbre électrique. Ilvenait de prendre une décision.

– Vite, Tom, mes gants, mon chapeau.

Il serra dans son portefeuille la lettre deson père toute froissée.

Dehors, sur le trottoir, il s’aperçut que,pour la première fois de sa vie, il mettait ses gants enchemin.

Au premier cocher rencontré, il donnal’adresse d’Olivier Coronal.

Maintenant il se sentait plus calme, plusmaître de lui. Mais sa pâleur était telle que l’automédon leregarda par deux fois avant de pousser le traditionnel :« Hue ! Cocotte ! »

Il lui trouvait sans doute une mine peurassurante, la mine de ces clients indélicats qui, d’un coup derevolver, se brûlent la cervelle en voiture, à moins que,maladroits, ils ne cassent les vitres.

Ces histoires-là sont toujours ennuyeuses etonéreuses. Ce fut donc avec un réel soupir de soulagement,qu’arrivé à destination, le cocher vit descendre son bourgeois sainet sauf.

Derrière le Sacré-Cœur, tout en haut de labutte Montmartre, Olivier Coronal habitait une petite ruepaisible.

Les maisons à six étages n’ont point encoretout à fait répandu, dans ces parages, l’ineffable laideur de leurstyle de cage à mouches.

Çà et là, à côté de coquets pavillons entourésde jardins, de chancelantes et dégradées maisonnettes subsistentencore, vestiges d’une époque qui n’a pas connu la beauté desbâtisses en carton comprimé.

Depuis plus d’un an, la sonnette de la ported’entrée n’avait retenti qu’à de rares intervalles.

Retenu presque tout le temps à Enghien, où ildirigeait la fabrication de la torpille terrestre, Olivier Coronalavait dû délaisser sa maisonnette qu’un jardin touffu, seulementclos de mauvaises palissades, entourait.

Depuis quelques mois, disposant de plus deloisirs, il avait repris, à l’ombre des vieux arbres, son labeurminutieux, et ne l’interrompait qu’à regret.

Son domestique, Léon Goupit, dont nous avonsdéjà fait la connaissance, n’était pas non plus fâché de ce retour,qui lui permettait de reprendre, le soir, en compagnie des garçonsépiciers du voisinage, les parties de manille, où, paresseusement,assis sur ses talons, comme un bouddha, son éternelle cigarettecollée à la lèvre, il trônait aussi sérieusement qu’un guerrierapache fumant le calumet de paix.

C’était bien le vrai type d’un gamin de Parisque ce Léon.

Élevé à la diable, avec de gros baiserssonores et des taloches, courant les rues en compagnie de sa mère,brave marchande des quatre-saisons, il avait appris mieux que lalangue de Virgile, ce parler imagé, narquois et irrévérencieux dontnos faubourgs parisiens ont la spécialité.

Rôdeur et querelleur, aimant mieux muser lelong des boulevards que de rester à la maison, connu dans toutBelleville, à quinze ans il allait de pair avec des gaillards dudouble de son âge ; et, rusé comme un renard, n’avait pas sonpareil pour assister, à la barbe des agents, au défilé d’uncortège, perché dans un arbre ou installé à la cime d’un bec degaz.

– Eh bien, mame Goupit, et vot’garnement,quoi qu’y d’vient ? disaient les commères du quartier.

– Ah ! ne m’en parlez pas ! Env’là un qui m’en fait faire un mauvais sang !… Pas moyen d’letenir, ma pauv’dame ; il est toujours par voie et par chemin.J’sais pas quoi qu’y d’viendra ; mais pour sûr, si ycontinue…

– Bah ! qu’est-c’que vousvoulez ? Les uns, c’est ça ; les autres, c’est aut’chose.Au moins, l’vôtre, il n’a pas mauvais cœur.

– Oh ! pour ça non, c’est pas unméchant garçon, dans l’fond.

Quoique maugréant contre ce garnement qui luifaisait tourner le sang, la marchande des quatre-saisons finissaittoujours par faire l’éloge de son petit homme, comme ellel’appelait.

Véritablement, malgré tous ses travers et seshabitudes indisciplinées, celui-ci n’était certes pas un mauvaisfils.

Il aimait sa mère par-dessus tout ; et,tout en la faisant enrager, il ne manquait jamais, lorsqu’ilrentrait à la maison, de crier à tue-tête :

– Bonjour, m’man ! et de l’embrasservigoureusement.

C’était, entre eux, de continuelscolloques.

– Comment, t’voilà encore à c’t’heure-ci.Une heure que j’attends, pendant qu’ma soupe se r’froidit.

Et toujours la même phrase :

– J’sais pas c’qu’tu d’viendras,toi !

– Ben, quoi ! disait Léon de sa voixgouailleuse ; v’là-t-il pas une affaire. Alors, si qu’on est àla minute comme des bourgeois, faut l’dire !… Quoi quej’deviendrai ? reprenait-il. Ben, ça m’regarde… Pis, pourquoique j’deviendrais pas quéqu’chose. On aurait vu plus drôl’queçà.

En attendant de devenir quelque chose, ilétait entré au service d’Olivier Coronal, qui lui pardonnaitbeaucoup ses défauts en considération de son père, lequel, nousl’avons dit, était resté de longues années au service de la familleCoronal.

Le brave homme était mort, victime de sondévouement, en voulant sauver, dans un incendie, deux enfantsoubliés dans leur berceau. Une modeste pension avait aidé la veuveà élever son fils.

Au service de l’inventeur, le gavrocheBellevillois avait bien dû un peu atténuer certaines libertésd’allures et de langage qui sentaient par trop le faubourg ;mais, en somme, sans toucher les appointements de notre vieilleconnaissance Tom Punch, il était loin d’être malheureux.

La plupart du temps, enfermé avec ses bouquinset ses plans, Olivier Coronal n’était pas un maître exigeant.

Toujours préoccupé par quelque idée neuve,d’une distraction allant parfois jusqu’au comique, il abandonnaitla direction de son petit intérieur à Léon, toujours content,pourvu qu’il eût sa tranquillité.

Ayant renvoyé son fiacre, Ned Hattison, enface de la petite porte vermoulue qui donnait accès dans le jardin,restait immobile.

Il tâchait, mais en vain, de retrouver sonhabituelle décision.

Au moment de franchir cette porte, ilhésitait.

Qu’allait-il dire à cet homme généreux etbon ?

Que pouvait-il lui demander ? Lui avouerqu’il aimait Lucienne ? À quel titre pouvait-il lefaire ? N’allait-il pas encore le blesser dans son affection,après l’avoir blessé dans son orgueil de savant ?

Il eut une minute la pensée de fuir, de sesoumettre, et d’oublier.

Mais non, c’était impossible. Son amour pourLucienne était trop fort. Il sonna.

Chapitre 20Un sacrifice

Sous lesvieux ormes, dont l’ombrage abritait une pelouse d’épais gazon,Léon Goupit, étendu à plat ventre, était fort occupé à lire ungrand roman récemment publié en livraisons, et que lui avait prêtéun marchand de vins de ses amis.

Léon avait hérité de sa mère cette passionpour les touchantes aventures, les dramatiques histoires que,chaque matin, d’intelligents directeurs, soucieux de l’éducation dupeuple, lui servent tout chaud à raison d’un sou la tranche.

Chaque matin, en effet, aussitôt levée, lamère Goupit avait l’habitude de descendre acheter son journal, etde savourer, en même temps que son café noir matinal, leslamentations qu’inspirent aux romanciers en vogue la capture d’unredoutable malfaiteur, l’enlèvement d’une orpheline par descavaliers masqués, ou bien encore l’odyssée d’une fille de princedérobée dans son berceau par un traître de la bonne école, et qui,grâce à la chaînette d’or qu’elle porte au cou, retrouve sesparents à l’âge de vingt ans, juste à point pour épouser le hérossympathique qui, depuis des années et des années, remue ciel etterre pour trouver sa trace.

Que de larmes font couler ces tragiqueshistoires ! Que de jeunes cœurs battent en lisant les hautsfaits d’un écrivain imaginatif, mais généralement peu lettré,attribués toujours au jeune homme de race, beau comme le jour, fortcomme une douzaine d’Hercules et riche comme un fabricant deconserves américaines.

Pour l’heure, Léon nageait dans un ravissementsans bornes.

Pensez donc : un gamin de Paris, partipour l’Amérique, venait de flanquer une formidable volée à unebande de sauvages, de couper la tête au chef et d’être sacré roipar les indigènes éblouis.

– Ça, c’est rien chouette, fit-il tout àcoup, en s’interrompant de lire. En v’là un qu’a d’la veine. Ben,mon vieux, si je serais à ta place…

Il n’acheva pas sa pensée, et se mit à roulerune cigarette ; puis, l’ayant allumée, s’étendit sur le dos,bâilla, s’étira et se mit à chanter :

Les agents

Sont de brav’s gens qui

s’baladent, etc.

Un coup de sonnette l’interrompit.

– M. Coronal est-il chez lui ?demandait Ned, la porte ouverte.

– Mais oui, monsieur.

Le jeune homme tendit sa carte à Léon qui sedisait :

– Un particulier que je connais,celui-là, pour sûr !

Puis, ayant fait entrer Ned dans une petitepièce garnie de vieux meubles de famille, lissés par l’époussetagede plusieurs générations, il s’en fut porter la carte à sonmaître.

– Hattison… Ned Hattison !… Si c’estpermis d’avoir des noms pareils, fit-il au moment d’entrer dans lelaboratoire, après avoir familièrement inspecté le petitcarton.

La visite de Ned Hattison ne surprit pas outremesure l’inventeur de la torpille terrestre. La veille au soir,chez M. Golbert, ils s’étaient réconciliés, avaient oubliéleurs griefs personnels, en hommes qu’intéressent surtout ladiscussion et l’examen des idées. Puis, promeneurs attardés pendantde longues heures, ils avaient causé.

Nous avons vu quel effet la haute cultured’Olivier, son amour des hommes, de leur histoire et de leurdestinée, ses généreux principes, avaient fait sur Ned Hattison,dont l’intelligence, fortement douée aussi, n’avait pas encoreatteint son épanouissement.

Dans le petit salon aux allures provinciales,les deux hommes s’abordèrent, la main tendue.

Un pli profond barrait le front de Ned.

Ses yeux fiévreux, ses lèvres un peudécolorées n’échappaient pas au coup d’œil observateurd’Olivier.

Pressentant un événement, une révélation, ilrésolut d’attendre et dit simplement :

– Vous me surprenez en tenue detravail ; excusez-moi, je reçois rarement de visites.

Assis devant la fenêtre ouverte encadrée deplantes grimpantes, d’odorants chèvrefeuilles et de vertesglycines, pendant un moment les deux jeunes gens restèrentsilencieux.

Seule, une vieille horloge, au cadran defaïence peinte, faisait un petit bruit monotone et régulier.

Ned parla le premier.

– Je suis venu vous voir pour vousdemander conseil, fit-il, mesurant presque ses paroles.

On sentait qu’il faisait appel à sa volonté,qu’un combat se livrait en lui.

Olivier Coronal s’en aperçut.

– Vous pouvez me le demander, dit-il, jevous le donnerai en toute sincérité. Je n’ai pas l’habitude demesurer ma sympathie.

– Merci, monsieur, fit l’ingénieur. Aprèsvous être révélé à moi, la nuit dernière, avec toutes vos hautes etnobles idées, je n’attendais pas moins de vous.

Puis, après une pause :

– Tenez, ajouta-t-il, voici une lettre demon père. Vous pouvez la lire.

– Eh bien, mais, s’écria Olivier aprèsavoir jeté un coup d’œil sur la missive, vous venez me faire vosadieux ? C’est fort aimable à vous.

Une sensation de bonheur s’emparait, malgrélui, de l’inventeur français.

Il ne voulait pas s’en avouer la cause ;mais le départ de Ned lui semblait un événement heureux. Troptimide pour avoir jamais rien dit, à Lucienne Golbert, de laprofonde passion que, depuis des années, il avait pour elle, ilsallaient se retrouver seuls.

Ce jeune homme, qu’elle semblait aimer, neserait plus là, entre eux ; il pouvait peut-être la conquérir,en faire sa femme, vivre son rêve.

Cependant, la voix lourde et grave de Nedrépondait :

– Vous me connaissez mal, monsieur, ouplutôt vous ne pouvez pas me connaître. Je ne suis, pour vous, quele fils de l’ingénieur Hattison, un Américain. C’était vrai, hier.Aujourd’hui, je suis un autre homme, meilleur et moins orgueilleuxde lui-même. Notre conversation de cette nuit m’a beaucoupremué : j’ai compris bien des conceptions, j’ai épousé biendes rêves ; j’ai vu clair dans ma vie, et je renie mon passé.C’est à vous que je dois cette transformation ; car c’en estune, fit-il en souriant tristement.

– Où voulez-vous en venir ? demandaOlivier. Quels projets avez-vous ?

– Vivre seul, avec les ressources de montravail ; vivre libre, loin d’une œuvre que je considèremaintenant comme hostile au progrès, et pernicieuse. Je ne puisplus, ayant compris qu’il y avait autre chose dans la vie que descapitaux et des tarifs, accepter de servir une nation qui ne faitrien pour l’humanité, et qui marche vers un but de mensonge et dedécadence que dissimule mal une civilisation factice. Je croispouvoir me suffire à moi-même, et ne veux rien de mon père et demes compatriotes. Je trouverai peut-être ici le bonheur selon moncerveau ; j’ai pensé que vous ne vous refuseriez pas à m’yaider.

Insensiblement, à mesure que Ned laissaittomber, presque une à une, ces paroles, la physionomie d’Olivier secontractait, s’assombrissait plutôt.

Dans sa main pendante comme par lassitude, lalettre d’Hattison père le gênait maintenant. Il la posa sur latable.

Ses yeux rencontrèrent ceux, anxieux, deNed.

Le silence régnait de nouveau, mesuré par letic-tac de la vieille horloge. Les oiseaux piaillaient dans lesarbres.

Il fallait répondre. Olivier parvint àarticuler :

– Mais certainement, monsieur.

Sa pensée était ailleurs. Sa joie de tout àl’heure faisait place à un découragement profond.

La vie allait-elle donc continuer ainsi ?N’aurait-il jamais le droit d’espérer ?

Malgré tout, il n’en voulait pas à Ned ;la franchise du jeune homme, la sincérité de ses paroles l’avaientému. Pourquoi fallait-il que, l’ayant gagné à sa cause humanitaire,il en souffrît dans son amour ?

Très troublé lui-même, enflammé par l’idéequ’il poursuivait, Ned n’avait rien remarqué de ce qui s’étaitpassé dans l’esprit de son interlocuteur.

– Oui, poursuivait-il, vous l’avez dit,monsieur, l’intérêt de l’humanité est supérieur à celui despeuples ; la guerre est une chose odieuse et illogique,engloutissant sans profit la majorité des énergies, détournant desa destination le labeur des hommes. Il faut la combattre, effacerdu front de l’univers sa trace sanglante, préparer une viemeilleure, et rendre au travail les milliards engloutis chaqueannée par la furie des armements.

– Ce sont des vérités indiscutables,appuya Olivier ; mais pensez-vous, qu’aussi brusquement, vousvous détacherez des opinions contraires ou plutôt de l’absenced’opinions que vous avez eue jusqu’à présent ? Et même, ensupposant que oui, votre passé, votre éducation, tout le mauvaiscôté de brutalité pratique de votre idée ne vous reprendront-ilspas ? On ne rompt pas d’un coup, ou du moins sans douleurs,avec les opinions et les manières de voir inculquées dès l’enfance.Plutôt que l’apostolat que vous vous proposez, il vaudraitpeut-être mieux pour vous suivre la vie telle qu’elle s’offre. Vousne serez pas le seul à garder, inutile, dans votre cerveau, l’imagede la vérité entrevue. On ne peut pas toujours vivre selon unidéal.

– Comment ! s’exclama Ned, est-cebien vous, monsieur, qui me conseillez cela ? Vous vousméprenez si vous croyez que je regrette ce que je laisse derrièremoi. Je ne saurais plus vivre, désormais, en me mentant à moi-même.Ma décision est irrévocable.

– Cependant, fit l’inventeur qui, bienque sentant qu’il disait vrai, ne voulait pas croire au désastre deson rêve, vos engagements antérieurs ?… miss Aurora Boltyn,votre fiancée ?

– Ma fiancée ! s’écria-t-il.Oh ! non, pas celle que voulait m’imposer mon père pour menerà bien ses projets destructeurs. Moi, épouser une pareille statue,une femme implacable comme un chiffre, une idole dont le cœur estun lingot ! Mon père peut en faire son deuil. Je ne luisacrifierai pas ma vie, je n’épouserai pas miss Aurora, alorsque…

Il s’arrêta. Il allait dire :« Alors que Lucienne est toute ma vie ! »

Olivier Coronal avait compris.

Une angoisse terrible l’étreignit au cœur.Mais il sut dominer son émotion. Rien n’en parut aux yeux deNed.

La nuit tombait. Les ombres, par degrés,envahissaient la petite pièce. Le crépuscule enveloppait les chosesde mystère et de tristesse.

Devant l’aveu qui allait lui échapper, NedHattison avait hésité et détourné les yeux.

Sans nul doute, s’il avait pu, un seul moment,voir combien l’homme qui, à côté de lui, semblait impassible,cachait de souffrances intimes, combien chacune de ses parolessupposait de douleur contenue, il aurait mis fin à cetteconversation. Mais, égoïste comme tous ceux qui aiment, il nesongeait en ce moment qu’à lui et à l’objet de son amour.

Olivier, lui aussi, pensait à Lucienne.

Dans la pénombre grandissante, ses yeux à demiclos avaient de rapides visions, pages de son enfance lointainesous le clair soleil des campagnes, de sa jeunesse studieuse, deson initiation à la science.

Un jour, Lucienne lui était apparue. Il avaitmis trois ans pour s’avouer à lui-même qu’il aimait et, maintenant,il le sentait bien, elle allait être à jamais perdue pour lui. Unautre était venu, qui avait su prendre son cœur.

Aussi c’était sa faute. Pourquoi donc était-ilresté à l’écart ? Ne lui avait-il pas le premier ouvert sonâme, avant qu’elle ne fût dominée par cet Américain aux yeux froidset limpides, illuminés d’une despotique énergie ?

Elle serait maintenant sa femme.

Sa femme !… Il répétait, mentalement, cesdeux mots, comme une raillerie.

Un rire nerveux, qui lui montait aux lèvres,se continua.

À présent, que pouvait-il faire ?

Lucienne ne l’aimait pas ; elle aimaitNed.

Il ne pouvait pas en douter.

Lui, n’était plus qu’un camarade sansimportance. Il ne pouvait prétendre à rien, n’ayant rien sudemander.

Aux approches de la nuit, les moineaux dujardin s’étaient tus. Un grand calme planait, prélude del’assoupissement nocturne.

Et, dans le cœur d’Olivier, la nuit aussidescendait.

Une tristesse comme sainte l’immobilisait sansvolonté. Son courage s’enfuyait devant l’irrémédiable.

Il ne leur en voulait pas, à ces deux jeunesgens, de s’aimer !

Le bonheur passerait à côté de lui, ne luilaissant au front qu’une ride morose.

Il rouvrit les yeux. Il était, maintenant,animé de la noble flamme du sacrifice.

– Je crois que nous nous oublions àrêver, monsieur, fit-il ; ou plutôt que, n’ayant pas achevévotre pensée, vous la continuez en regardant l’ombre s’étendre surle jardin.

– En effet, j’avais quelque chose à vousdire, fit Ned ; une chose qui n’est pas le moindre mobile dema décision. Mais je ne sais…

– Vous pouvez tout me dire, fit Olivier,en accentuant chaque mot. Du reste, je crois savoir…

– Vous l’aurait-elle dit ? s’écriale jeune homme qui, subitement, se trouva debout, plongeant dansl’ombre, maintenant presque complète, ses regards vers le visaged’Olivier, qui, sous son épaisse chevelure noire, était devenud’une pâleur de cire.

– Non, non, fit celui-citristement ; mais je l’ai deviné.

– Eh bien, oui, je l’aime ! s’écriaNed, qui se sentit soudain comme débarrassé d’un grand poids.Comprenez-vous, maintenant, que je refuse la main de miss AuroraBoltyn, toute milliardaire qu’elle est ; et que mon seul butdans la vie soit de me créer, par moi-même, une situation, pourpouvoir l’offrir à Mlle Golbert ? Mais, elle,m’aime-t-elle ? Hélas, je ne sais pas !…

Et, retombé dans son fauteuil, la tête dansses mains, Ned restait immobile, perdu dans ses pensées.

« Pauvre irrésolu, se dit Olivier. Commemoi, tu souffres ; comme moi, tu doutes. Notre douleur est lamême ; mais la mienne, tu l’ignores. C’est toi le plusheureux. »

Puis, tout haut :

– Je n’ai pas qualité pour vous donnerune certitude ; mais cependant – un soupir lui gonfla lapoitrine – je pense que vous n’êtes pas indifférent aMlle Lucienne Golbert.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr… Et, ajouta-t-il, si basque c’est à peine si Ned l’entendit, si vous ne l’aimiez pasvous-même, vous vous en seriez aperçu.

C’était alors un touchant spectacle que celuide ces deux hommes, ennemis la veille, dont l’un aujourd’huirenonçait à ses rêves de bonheur, faisait taire son cœur, et celasimplement, sans phrases, acceptant la souffrance pour assurer lavie heureuse à celle qu’il aimait.

Il fallait que, sous des apparences parfoisbrutales et rudes, Olivier eût une âme vraiment forte, un cœurvraiment grand, pour sacrifier ainsi son amour, silencieusement,pour rester seul à vivre, pour trouver, dans le renoncement etl’abnégation totale de ses rêves, la force nécessaire à continuerson existence de labeur, pour ne pas protester contre la destinéequi le frustrait de toutes les joies d’époux et de père.

Mais non, Lucienne serait heureuse ; quelui importait le reste ?

Il la verrait souriante ; il luiparlerait, et jamais elle ne se douterait de sa souffrance.

On frappa à la porte.

C’était Léon apportant une lampe.

Sous l’invasion brusque de la lumière, lesdeux hommes se levèrent et, face à face, troublés, ne sachant plusque dire, échangèrent des phrases banales.

Au-dehors, une nuit sans lune.

Çà et là, dans l’herbe du jardin, des luciolesbrillaient.

Tout était calme.

Sans un mot, Ned Hattison avait repris sonchapeau déposé sur le guéridon.

Des phrases d’excuses et de remerciementss’arrêtaient à ses lèvres.

Une pudeur de paraître heureux en faced’Olivier l’empêchait de parler.

– Je vous ai dérangé de vostravaux ? finit-il par dire.

– Mais non ! assura Olivier.

Lui aussi se trouvait gêné.

Ses tempes battaient, un étau lui enserrait lefront.

– Comment pourrais-je vous remercier devos bonnes paroles ? continua Ned. Alors, vous croyez queMlle Lucienne…

– Vous aime ? Oui, j’en suis sûr.Vous pouvez, du reste, vous en assurer auprès de M. Golbert,ajouta-t-il avec effort… Mais voici qu’il se fait tard ; vousme permettrez de vous renvoyer, continua-t-il souriant. Quoique lademeure de mon cher maître soit peu éloignée, vous pourriez vousmettre en retard, si vous voulez dîner avec lui.

– Comme vous êtes vraiment bon !s’écria Ned, à qui la joie mettait une auréole au front.

– Oh ! je n’y ai pas de mérite,croyez-le bien. C’est encore en la bonté que réside le bonheur,pour ceux qui ne peuvent l’obtenir autrement.

Tout autre que Ned eût remarqué l’accentdouloureux avec lequel Olivier avait prononcé ces paroles, le senscaché qu’il semblait y mettre et l’expression pénible de son regardhabituellement si clair.

Mais l’Américain ne voyait rien, n’avait plusqu’une pensée : acquérir la certitude qu’il n’était pas lejouet d’un rêve.

– Vous pourriez être en retard si vousvoulez dîner avec M. Golbert, venait de dire Olivier, sur unton de triste raillerie.

Ned ne s’était aperçu de rien.

Ordinairement perspicace jusqu’à l’intuition,son exaltation passionnée avait paralysé son instinctd’observateur.

Venu dans cette maison avec le doute cuisant,la lancinante idée que l’inventeur pouvait aimer Lucienne, il ensortait joyeux, transfiguré, certain qu’il s’était trompé, bienloin de soupçonner la peine qu’il venait, involontairement, decauser à Olivier, bien loin de se douter qu’il piétinait sur uncœur meurtri, et que, si pour lui l’avenir se dévoilait radieux etclair, c’est qu’un rival venait de se sacrifier noblement,discrètement, sans espoir de récompense.

– C’est cela, pensait-il ; il fautqu’aujourd’hui même je voie M. Golbert. Demain, peut-être, ilserait trop tard. J’ai tant de choses à lui dire.

– Léon, reconduis ce monsieur, fitOlivier au Bellevillois, qui, sur un coup de timbre, étaitaccouru.

Dans la poignée de main qu’ils échangèrent,ardente et enthousiaste chez Ned, triste et résignée de la partd’Olivier, il y avait toute l’intensité de leurs pensées.

Tandis que, sous la lueur tremblante du gaz,Ned s’acheminait, le cœur plein d’espoir, vers la demeure deM. Golbert, Olivier Coronal, n’y tenant plus, s’affalaitbrisé, la poitrine secouée de sanglots.

Chapitre 21Bellevillois et Yankee

Uneville comme Paris a besoin de joie.

Contre les ennuis et les déceptions dontchaque être a sa part, contre les déboires de la quotidienne luttepour la vie, contre le dégoût des insuccès, il faut un remède, unesorte d’élixir moral qui chasse la rancœur, stimule lesefforts.

Cet élixir, c’est la chanson.

De tout temps, on a chanté à Paris.

Dans les heures prospères aussi bien que dansles détresses, dans l’abondance comme dans la disette, dans la paixcomme dans la guerre, les strophes, railleuses ou sentimentales,gaies ou tristes, se sont toujours envolées des lèvres et descœurs, même aux instants les plus critiques de l’histoire.

En parlant du Français, J.-J. Rousseauécrivait : « On dirait que la chanson est l’expressionnaturelle de tous ses sentiments. »

« On chantait quand les Anglaisdémembraient le royaume », dit un autre écrivain,M. de Jouy ; on chantait pendant la guerre civiledes Armagnacs, pendant la Ligue, pendant la Fronde, sous laRégence ; et c’est au bruit des chansons de Rivarol que lamonarchie s’est écroulée à la fin du dix-huitième siècle.

C’est même ce qui donne à Paris sa physionomiespéciale et bien à soi, que l’humeur toujours légère, que le goûtde sa population pour la chanson.

Nos pères ont connu les guinguettes et lescaveaux, dont plusieurs furent célèbres avec les chansons de PierreDupont, de Béranger, de Désaugiers.

On se réunissait sans protocole, ouvriers,employés et artistes, pour le plaisir d’entendre des coupletsalertes, des saillies drolatiques, ou des hymnes d’espérance.

De nos jours, Paris s’est transformé. La vieest devenue plus fébrile, plus hâtive. Il paraîtrait qu’on chantemoins.

Pourtant, détrônée presque partout, expulséede ses guinguettes, la chanson a, quand même, conservé ses droitsde cité dans deux quartiers de Paris : Montmartre et lequartier Latin.

À Montmartre surtout, toute une population depeintres, de sculpteurs, de poètes, continue la tradition, qu’ontinstaurée les troubadours et les bohèmes du bon vieux temps ;les Rutebeuf, les Villon, les Cyrano de Bergerac, et tantd’autres.

Nombreux sont les établissements, lescabarets, où l’on chante chaque soir devant un public jeune etenthousiaste, que n’ont point encore contaminé le pessimisme et laraideur voulue de l’élément anglais et américain, qui de plus enplus, pénètrent, en les défigurant, dans nos vieilles mœursfrançaises.

Là, après les soucis du labeur de chaque jour,on trouve encore le temps de s’amuser, de rire avec esprit.

Tout est sujet à chansons.

On raille les travers des uns et desautres.

Il se trouve encore des cœurs généreux pourflétrir les turpitudes, pour dire les aspirations, lesespérances.

Ce n’est pas le café-concert avec sesgrivoiseries de bas étage ; c’est quelque chose de gai, depimpant, de bon enfant ; c’est l’esprit français qui toujourschante, ne serait-ce que pour le plaisir de chanter.

Léon Goupit, le Bellevillois, connaissait sonMontmartre comme un vieux parisien.

Habitué fidèle de tous les cabarets, ilfaisait ses délices de l’audition des chansonniers.

C’était même, dans quelques endroits, un petitpersonnage, ne comptant plus ses amis ni ses camarades.

Tout en se réclamant avec orgueil de sesorigines bellevilloises, il n’était pas moins fier de son titre decitoyen de Montmartre.

Il fallait l’entendre parler avec dédain desautres quartiers de Paris.

– Non, mais c’est-y qu’y s’figurent qu’ysont parisiens tous ces pétrousquins-là, disait-il. Paris, c’estMontmartre et Belleville, voilà !

Et rien n’aurait pu le faire démordre de cetteopinion.

Chaque fois qu’on mettait en doute sesprincipes, il fallait le voir se dresser sur ses talons, enfler lavoix et, avec les mots impayables, défendre la réputation de labutte qui porte le Moulin de la Galette.

Pour le moment, après plusieurs mois d’absenceà Enghien, il venait de renouer avec ses anciennes relations.

En plus de cela, il n’était pas peu glorieuxd’une conversation qu’il venait de faire.

De même qu’Olivier Coronal avait fait laconnaissance de Ned Hattison, Léon Goupit avait fait celle de TomPunch, et d’une façon singulière.

Envoyé, un jour, par son maître, porter unecommission chez Ned – c’était un échantillon de curieux minéralqu’une fois, chez M. Golbert, Ned Hattison avait exprimé ledésir d’avoir en sa possession – le Bellevillois, qui jamaisn’avait vu l’ex-majordome de William Boltyn, rencontra, tout ens’acheminant les mains dans les poches et la cigarette aux lèvres,un gentleman d’une carrure imposante et dont l’abdomendémesurément développé avait, malgré la majestueuse redingote quile sanglait, quelque chose de pachydermique.

C’était notre excellent Tom Punch, plusrutilant que jamais, et qui, après avoir promené ses souliersrouges à triples semelles dans une demi-douzaine de brasseries,rentrait paisiblement au bercail.

– Mince de tonneau ! s’écria leBellevillois. Eh ! dis donc, combien qu’elle t’a coûté tabarrique ?

La formule était assurément tropirrespectueuse pour qu’un honorable gentleman comme TomPunch y répondît autrement que par un regard courroucé.

Cela ne faisait pas l’affaire de Léon qui,trouvant une occasion de blaguer quelqu’un, se serait fait pendreplutôt que de se taire.

Croyant que si son interlocuteur ne luirépondait pas, c’était qu’il ignorait la languefrançaise :

– Toi, t’as pas une tête à parlerfrançais, s’écria-t-il. Eh ! señor !English spoken ! Very well !

Au son de ces syllabes, accompagnées degrimaces imitées des clowns britanniques, Tom Punch dressal’oreille.

– Yes, fit-il imperturbablement,croyant se trouver en face d’un compatriote.

– Aôh ! Moi, pas comprendre ;moi parler volapük, continua Léon de plus en plus amusé, et avecdes gestes cassants de pantin ou d’automate.

Pendant ce court colloque, nos deuxpersonnages, l’un grand, gros et épais, l’autre fluet, petit etsautillant, s’étaient arrêtés.

Déjà, autour d’eux, nombre de badauds,intrigués par les allures bouffonnes de Léon et le flegme del’énorme personnage qui lui faisait vis-à-vis, riaient etéchangeaient des lazzis.

Un petit pâtissier, celui qu’on voit sur lesaffiches, l’élément primordial de tout attroupement, échangeait sesimpressions avec un petit trottin de la rue de la Paix, cependantque, dans sa corbeille, les tartes et les vol-au-vent narguaient,en refroidissant, l’impatience des clients.

Encore quelques minutes, et c’eût été unrassemblement en règle, cette chose ignorée des villes américaines,où le flâneur est presque aussi rare que les maisons construitesavec goût, où chacun va à ses affaires d’un pas mathématique, sanss’occuper de personne, sans même échanger, de la main, comme fontchez nous les gens pressés, un rapide salut avec les personnes deleur connaissance.

D’un coup d’œil, Tom Punch vit le danger, sousla forme d’un sergent de ville qui montrait, au coin d’une rue, safigure réjouie, ses grosses moustaches de vieux brisquart.

Une conversation, même amicale, avec cereprésentant de l’autorité municipale, ne tentait pas le moins dumonde l’intendant de Ned.

Depuis son aventure du Luxembourg, il avait dela méfiance pour tout ce qui portait un uniforme, sans en exceptermême les inoffensifs garçons de banque, que, dans son ignorance, ilprenait aussi pour des fonctionnaires investis des plus redoutablespouvoirs.

Cependant, n’ayant pas sans doute les mêmessujets de crainte, et disposé à s’amuser jusqu’au bout, Léon nelâchait pas la place.

Pour sauver la situation, Tom Punch eut uneidée de génie.

Faisant signe au Bellevillois de le suivre, ilgagna, en quatre enjambées, l’intérieur d’une brasserie, tandis quela foule des curieux reprenait le chemin de ses occupations, pasplus avancée qu’auparavant, mais ayant satisfait à la loi qui, detout Parisien, fait un badaud.

Sur quel ton se continua cette conversation,ce quiproquo hilarant, où Léon, polyglotte d’occasion, avait engagénotre brave ami Tom Punch ?

Le Bellevillois apprécia-t-il mieux son nouvelami après avoir absorbé les nombreuses consommations que celui-cioffrit généreusement ?

Toujours est-il que, deux heures après, ilsétaient les meilleurs amis du monde, et qu’ils quittèrent le café,bras dessus, bras dessous.

Mais où la scène devint drôle, c’est lorsquetout en marchant, Léon, qui avait enfourché son dada favori,l’apologie de Montmartre capitale du monde, s’aperçut qu’ilssuivaient tous deux le même chemin.

Ils avaient contourné le Luxembourg etvenaient de s’engager dans la rue de Fleurus.

– Tiens, s’écria Léon en interrompant sesdigressions sur la supériorité de Montmartre à tous les points devue… Me v’là rendu !

Et cherchant des yeux les numéros, il continuaà marcher, laissant de nouveau libre cours à sa verve de gamin deParis, que les nombreuses libations de l’après-midi n’avaient pasaffaiblie, au contraire.

Tom Punch souriait, en philosophe, sa cannesous le bras, les pouces dans l’entournure de son gilet, sansperdre un mot des propos facétieux de son nouvel ami.

Au même moment, les deux hommess’arrêtèrent.

Léon venait d’apercevoir en face de lui lenuméro 150, but de sa course ; et Tom Punch la maison de sonmaître, naturellement.

En homme qui connaît les bonnes manières, lemajordome, tout en tirant de sa poche la clef de la porte,allongeait le bras pour un cordial shake-hand, lorsque leBellevillois s’écria :

– Mince de rigolade alors ; vousv’là aussi arrivé ! Pas d’erreur…

Et tirant le petit paquet de sa poche, illut : Monsieur Ned Hattison, 150, rue de Fleurus.

– Ned Hattison ! fit Tom Punchstupéfait. Vous ne vous trompez pas.

– Puisque je vous le dis. Tenez…

– Mais c’est mon maître. Ou plutôt c’estmoi qui suis son intendant.

– Ah ! ben, pour être rigolo, ça, çal’est ! C’est vous l’larbin de M. Hattison ?Enchanté de faire votre connaissance, monsieur l’intendant. Ehbien, moi, ajouta-t-il en se rengorgeant, j’suis l’intendant deM. Olivier Coronal, l’inventeur d’une torpille qui vousécrabouillerait en une seconde comme une tomate, vous et votre grosventre, et même encore des milliers comme vous avec.

Une présentation, aussi élégamment faite,valait bien une poignée de main.

C’est ce qu’ils comprirent tous les deux.

Léon n’était pas pressé ; Tom Punch,comme d’ordinaire, n’avait rien à faire.

Ils résolurent de dîner ensemble, pour scellerune amitié commencée sous d’aussi favorables auspices.

Avec un gastronome de la force de Tom Punch,le menu ne pouvait être quelconque.

Ce soir-là, lorsque après avoir vidé, à luiseul, sa quatrième bouteille de champagne, Tom Punch décrocha sonbanjo, il aurait fallu aller loin pour contempler pareilspectacle.

Accroupi sur ses talons, Léon, qui à son amourdu roman-feuilleton joignait le goût de l’acrobatie, exécutait avecmaestria la danse des Chinois en poussant, à l’exemple de son hôte,de fanatiques hurrahs ! ce qui, joint à la musique désordonnéedu banjo, pouvait donner l’illusion d’une peuplade noire en trainde célébrer les bienfaits d’une civilisation qui leur a faitconnaître l’alcool et le tabac.

Après une pareille réception, la courtoisie duBellevillois ne pouvait se montrer en défaut.

À son tour, il invita son nouvel ami ; etpendant toute une soirée, de cabaret en cabaret, de brasserie enbrasserie, il le conduisit à travers Montmartre, très fier d’êtrele guide d’un personnage aussi majestueux et aussi solennel qu’unordonnateur des pompes funèbres ou qu’un huissier de ministère.

Le majordome était enthousiasmé.

Dès lors, il ne voulut plus entendre parler duquartier Latin ; et ce, pour la grande joie de son cicérone,flatté dans son orgueil de citoyen de Montmartre.

Là comme ailleurs, sa ventripotente bonhomieet son insouciante générosité attirèrent à Tom Punch une sympathieuniverselle ; et imposait à tous sa réputation de formidablebuveur.

Mais où sa célébrité ne connut plus de bornes,conquit tout Montmartre, c’est lorsque, sur l’instigation de Léon,il honora, un jour, d’une séance de banjo, l’un des établissementsles plus connus du boulevard de Clichy.

Ce fut un véritable triomphe, une joiedélirante, un engouement passionné de toute la clientèle artiste dulieu. Bon prince, Tom Punch laissait faire, et trouvait cela toutnaturel.

Il reçut même, un matin, la visite d’unjournaliste, auquel il fournit complaisamment une interview.

Comme on le voit, rien ne manquait à sonbonheur.

– Décidément, disait-il parfois à Léon,c’est encore à Paris qu’il faut venir pour s’amuser.

– À Montmartre, vous pourriez dire,répliquait le Bellevillois… C’est égal, quand j’vous ai servi toutc’que j’savais d’anglais, vous vous rappelez, la premièrefois ? Si je me serais jamais douté d’ça !

L’un étant exactement l’opposé de l’autre, lesdeux hommes étaient faits pour s’entendre.

Quelques jours leur avaient suffi pour scellerune amitié digne de celle d’Oreste et de Pylade, à conditiontoutefois qu’Oreste fût ventru, et que Pylade parlât l’idiomespécial aux faubouriens de la grande ville.

Mais, hélas ! il n’est pas ici-bas deplaisirs sans compensation.

Un beau matin, Tom Punch vit venir à lui NedHattison, qui semblait furieux et brandissait un journal.

– Ah ! ça, m’expliquerez-vous,maître Tom, ce que cela signifie ? et quelle nouvelle folievous possède ? Êtes-vous attaché à mon service à seule fin deme créer des ennemis ?

Ne sachant que répondre, l’infortuné majordomelevait les bras au ciel, comme pour le prendre à témoin de sonmalheur et de son innocence.

– Oui, continuait Ned, je crois que tudeviens fou. Voici maintenant qu’on parle de toi dans les gazettes.S’il te plaît de jouer du banjo, ne pouvais-tu rester icitranquillement, au lieu d’aller courir, ivrogne que tu es, toutesles brasseries de Montmartre où tu te donnes en spectacle.

– Mais je n’ai rien fait de mal,balbutiait le malheureux Tom Punch.

Il était si drôle à voir dans son costumematinal, sa grosse panse à l’aise dans une robe de chambre verte etjaune ; il semblait tellement atterré et déconfit, que Ned neput retenir un sourire.

– Tu n’en feras jamais d’autres, fit-il,un peu radouci. C’est égal, je soupçonne que si William Boltynsavait cela…

– Oh ! William Boltyn ! répétaTom, d’un ton peu convaincu…

Il avait l’air de dire que cela lui était bienégal.

Il est rare qu’un sentiment résiste àl’éloignement de celui qui en est l’objet.

À Chicago, le majordome se serait fait hacherpour son maître.

Depuis un an qu’il l’avait quitté, sous lefallacieux prétexte d’aller chercher en Europe de nouveaux procédésculinaires, son attachement avait diminué d’intensité.

Même il n’avait plus du tout envie de laisserlà la vie facile et distrayante qu’il menait à Paris pour retourners’enfermer dans le somptueux et mélancolique hôtel de la SeptièmeAvenue de Chicago.

La protestation contenue, qu’il venaitd’accentuer avec un geste détaché, était assez claire pour que Nedla comprît.

– Ah çà ! mais, dis-moi donc, tun’as pas l’air de faire grand cas de ce que l’honorable WilliamBoltyn peut penser de toi ?

– Oui… non… balbutia Tom, pris audépourvu.

La diplomatie n’était pas son fort. Une teintecramoisie l’envahit du menton jusqu’au bout de ses larges oreilles,lorsqu’il se sentit deviné ; et Ned n’eut pas beaucoup depeine à le confesser, à lui faire avouer qu’en effet, le désir derevoir Chicago ne le tourmentait pas.

– Que voulez-vous, M. Ned,conclut-il en philosophe, la vie est mal faite. Moi, j’aurais dûnaître parisien. De toutes les villes que j’ai vues, c’est Parisqui me plaît le plus. C’est à Paris que l’on fait la meilleurecuisine, et sans le secours de l’électricité encore !

– Ah ! mon gaillard, fit l’ingénieuren éclatant de rire ; te voilà pris par ton côté faible. Maisavec tout cela, sais-tu que te voilà devenu, du jour au lendemain,une célébrité ?

Jamais Tom n’avait vu son maître aussijoyeux.

Depuis quelques jours, Ned Hattison avaitchangé du tout au tout.

Autrefois sombre et mélancolique et souventirrité sans motif, il était à présent plus ouvert, plus gai.

Tom Punch commençait à s’en apercevoir ;mais il ne savait à quoi attribuer cette transformation.

C’était bien simple. Ned était heureux. Ilvoyait son rêve prendre corps.

Le soir même de sa visite à Olivier Coronal,il avait vu M. Golbert, lui avait franchement expliqué lanouvelle situation qu’il acceptait en rompant avec son père ;et n’y pouvant plus tenir, il lui avait avoué son amour pourLucienne.

– Ce n’est point une illusion, avait-ildit. Depuis une année, je constate, chaque jour, queMlle Lucienne prend, dans mes rêves d’avenir, uneplace de plus en plus grande. Jusqu’à présent trop d’obstacles meforçaient à me taire. Aujourd’hui je suis libre ; l’avenir neme fait pas peur ; je puis vous demander sa main.

Confortablement installé dans son fauteuil àoreillettes, le savant écoutait avec intérêt. La figure simple etbienveillance du vieillard s’éclairait d’un sourire indulgent.

– Je n’ai pas qualité pour vous donnerseul une réponse. Ma fille est libre de sa décision. Je vouscommuniquerai demain la réponse qu’elle aura faite à votredemande.

Et devant l’air anxieux de Ned.

– Voyons, après un an d’attente vouspatienterez bien encore un jour. Mais n’ayez pas tropd’inquiétudes, fit-il en prenant la main du jeune homme ; vousn’avez pas à craindre un refus. Je suis un peu le confident de mafille. Mais il suffit ; n’essayez pas de me corrompre. Je doisêtre discret.

Le lendemain, Ned apprenait qu’en principe lamain de Lucienne lui était accordée.

Il ne pensait même plus aux embarras de sasituation présente, aux difficultés que son père n’allait pasmanquer de soulever pour empêcher ce mariage, qui allait mettre uneentrave à ses rêves d’universelle conquête.

Miss Aurora ! Quelle joie d’êtreaffranchi du cauchemar de son souvenir !

Ned rayonnait. Il puisait, dans son amour pourLucienne, une joie sans bornes.

Son intelligence, son énergie lui revenaient,avec la certitude de l’épouser.

– Ah ! tu veux rester à Paris, monbrave Tom. L’Amérique ne te dit plus rien. Eh bien, assieds-toi.Écoute ce que j’ai à te dire.

Jusqu’alors, ne sachant trop ce qu’il allaitlui advenir, Tom Punch était resté debout, dans la même position,celle d’un patient à qui l’on fait subir la torture.

– Voyons, quitte-moi cet air contrit. Jene vais pas t’avaler, que diable ! Veux-tu rester à monservice ?

– C’est que…

– Allons, achève. C’est qu’il faudraitquitter Paris ; car tu supposes, dans ta jugeote de majordomejoueur de banjo, que je retourne à Chicago !

– C’t’idée ! fit Tom Punch,expression qui lui était devenue familière depuis son intimité avecLéon.

– Que dis-tu ?

– Oh ! rien. Je voulais dire qu’eneffet, c’était mon avis.

– Comme tu es peu perspicace. Tu tetrompes. Je reste à Paris, là ! Es-tu satisfait ? Deplus, je me marie.

– Comment, s’écria Tom désappointé ;miss Aurora arrive ici ?

– Ah ! tiens, tu savais, toiaussi ? Enfin, ce n’est pas mon affaire. Eh bien, tu faisencore erreur. Ce n’est pas miss Aurora que j’épouse. C’est unejeune fille charmante, une Parisienne. Tu vois que, si tu aimesParis, tu n’es pas le seul.

Un malencontreux :« c’t’idée ! » allait encore échapper àl’intendant.

– Et vous me gardez avec vous ?demanda-t-il.

– À une condition, toutefois ; c’estque tu te montreras, à l’avenir, plus prudent dans tes entrepriseset moins avide de gloire, fit Ned en lui montrant ironiquement lenuméro du journal. C’est entendu ?

– Oh ! tout ce que vous voudrez,répondit Tom. Je suis tellement heureux, à la pensée que nous nenous séparerons plus. Vous verrez quelle bonne cuisine je vousferai, ajouta-t-il ; et quant au menu du dîner de noce, que jeperde mon nom si les mânes de Lucullus n’en sont point jaloux.

Chapitre 22Un voyage de Hattison

Depuisle départ de Ned Hattison, tout ce que l’imagination humaine etl’effort continu des générations successives a créé dans l’art dedétruire et de faire la guerre, semblait avoir été centralisé, parune volonté surnaturelle, à Mercury’s Park et à Skytown, les deuxvilles monstrueuses enfouies au milieu des montagnes Rocheuses.

En prenant la direction de cette société demilliardaires américains, Hattison père, l’illustre inventeur,avait dit vrai.

En une année, son merveilleux génied’organisateur pratique avait presque atteint le but proposé parWilliam Boltyn.

Tout un coin de l’énorme chaîne de montagnesétait transformé.

Avec ses enceintes successives, chacuned’elles affectée à des travaux différents, avec la masse de sesbâtiments, de ses fonderies, de ses laboratoires, avec son parcaérostatique, Mercury’s Park était bien, à présent, le premierarsenal du monde.

Directeur tout-puissant, âme de la prodigieusecité, Hattison père n’avait rien épargné pour lui assurer cettesuprématie.

Isolée dans son enceinte respective, une arméed’ouvriers travaillait chaque jour.

Les cheminées des usines versaient sansrelâche leurs torrents de fumée ; les tours d’aluminium àvingt étages s’érigeaient. On ne comptait plus les dollarsdépensés.

Skytown ne restait pas en arrière. Là aussi,les marteaux-pilons ébranlaient le sol. Des monstres sous-marinsmontraient leurs coques d’acier dans les cales sèches. Des plans,d’une ingéniosité et d’une audace inouïes, recevaient une exécutionplus audacieuse encore.

À chacun de ses voyages, William Boltynrapportait une sensation plus forte d’orgueil et de puissance.

L’énorme fortune du milliardaire s’accroissaitsans cesse.

Une heureuse spéculation l’avait rendupropriétaire de tout un quartier de Chicago.

Les abattoirs et ses fabriques de conserves,sillonnés de trains électriques, enrichis de nouvelles machines,avaient doublé d’importance.

Il n’y avait qu’un seul nuage sur sonbonheur : Aurora, sa fille, le préoccupait.

Elle, autrefois fervente de tous les sports,active, et qui apportait, dans toutes les choses de la vie,l’impassibilité d’un caractère hautain et volontaire, s’ennuyaitmortellement depuis le départ de Ned pour l’Europe.

Toujours lasse, ne s’intéressant plus à rien,elle semblait chercher sans cesse des yeux quelque visiondisparue.

Boltyn n’y comprenait plus rien.

Pour la distraire, il avait tout imaginé.

Les caprices les plus coûteux, une foisréalisés, n’arrachaient même pas un sourire à la jeune fille.

Elle dépérissait à vue d’œil.

Aussi le milliardaire avait-il fait comprendreà Hattison qu’on ne pouvait plus différer le retour de Ned.

– Il faut qu’il revienne à tout prix,qu’il laisse tout en suspens, avait-il dit.

Pas plus que sa fille, William Boltyn neconnaissait le véritable motif du voyage de Ned, Hattison pères’étant bien gardé de le révéler.

Il avait usé d’expédients pour leur fairecroire, à tous deux, que le mariage était seulement retardé.

Il avait grandi son fils à leurs yeux, en luiattribuant le désir de se rendre digne de la main d’Aurora, par uneréussite éclatante de sa mission.

Nous avons vu que, cédant aux instances dumilliardaire, l’ingénieur avait écrit à son fils pour l’engager àreprendre de suite le chemin de l’Amérique.

Dans son laboratoire, qu’un blocus électriqueisolait complètement, Hattison était enfermé depuis le matin.

La nuit venait de tomber.

Au-dehors, de puissants fanaux électriqueséclairaient tout le paysage de coupoles et de cheminées.

Autour du savant, une multitude de piècesd’acier, de ressorts, de bielles, encombraient les établis.

Penché sur une feuille couverte de chiffres,l’ingénieur, dont les yeux pareils à des boules de métal dénotaientune extraordinaire tension du cerveau, semblait ne plus vivre pourle monde extérieur.

À quelques pas de lui, Joë, le nègre muet, àla stature herculéenne, épiait ses moindres signes.

À quelle tâche s’était voué le savant ?Que rêvait-il de créer ? Quelle mystérieuse besogne avait-ilentreprise ?

Personne ne le savait encore.

Hattison attendait sans doute l’heure propicepour divulguer ce secret.

Mais, malgré son silence, on pouvait supposerqu’il s’agissait d’une invention terrible, étant donné lesprécautions infinies dont il s’entourait dans son travail.

Depuis plus d’une heure, aucun muscle de safigure n’avait bougé.

Il semblait figé dans cette attitude d’effortset de recherches.

Tout à coup, d’un geste sec, il nota uneformule.

Puis, sans mot dire, avec sa brusqueriecoutumière d’automate, il se leva, dériva le blocus électrique qui,autour de son laboratoire, mettait nuit et jour une invisible maisinfranchissable barrière, et sortit.

À peine arrivé à son cottage, le timbreélectrique lui annonça une dépêche.

À mesure que se déroulait la mince bande depapier, il lut :

Mon père,

En réponse à votre lettre, je suis heureuxde vous informer de mon prochain mariage avecMlle Lucienne Golbert, fille du savant distingué,membre de l’Académie des sciences de Paris. Je compte sur votrebonté pour m’envoyer votre autorisation par télégramme.

Votre fils,

NED HATTISON.

À mesure qu’il avait lu, les lèvres del’ingénieur s’étaient contractées. Ses yeux avaient pris uneexpression terrible.

Pendant quelques minutes, la fureur l’empêchade parler.

– Oh ! c’est trop fort, s’écria-t-ilenfin. Se jouer de moi à ce point ! Mais il est fou, lemalheureux ! Ah ! c’est ainsi qu’il me récompense d’enavoir fait un savant. Il se pose en obstacle devant moi !… Ehbien, nous verrons.

« Et il ose, poursuivit-il rageusement,me demander mon autorisation, pour ce mariage insensé !… Monautorisation, répéta-t-il par deux fois ; eh bien, je vaisaller la lui porter moi-même !…

Le lendemain soir, l’ingénieur Hattisonarrivait à New York par la gare de l’Atlantic Railway, et prenaitplace sur un paquebot de la Compagnie transatlantique, àdestination du Havre.

Chapitre 23Un mariage imprévu

Endébarquant à la gare Saint-Lazare, l’ingénieur Hattison, depuis sondépart de Mercury’s Park, n’avait pas prononcé vingt paroles.

La Touraine, un des plus récentspaquebots construits, une merveille autant par sa vitesse que parle luxe et le confort qu’elle offre aux passagers, en sept joursl’avait amené au Havre.

Le « Trou du Diable » et les brumeuxparages de Terre-Neuve franchis, le reste de la traversée s’étaiteffectué par un temps magnifique.

Mais des féeriques paysages de la mer et duciel, Hattison n’avait rien vu.

Alors que, réunis sur le pont, les passagersdes premières organisaient des bals et des concerts, enfermé danssa cabine qu’il arpentait de long en large, comme une bête fauve,l’ingénieur ne décolérait pas.

Descendu du train transatlantique qui prendles passagers sur le quai même du débarquement, Hattison, qui dansson mépris des hommes et des mœurs du vieux monde s’était toujoursobstiné à ne rien connaître des Français, à ne pas apprendre leurlangue, eut recours à un interprète de l’hôtel Terminus, retint unappartement, et sans même prendre le temps de faire quelquetoilette, se fit conduire immédiatement chez son fils.

Tom Punch, qui au coup de sonnette était venuouvrir la petite porte donnant sur la rue, faillit tomber à larenverse en apercevant l’ingénieur.

Sans lui laisser le temps de se remettre,celui-ci était déjà entré.

Malgré la fureur, qui ne l’avait pas quittédepuis la réception du télégramme de Ned, ce fut d’une voix calmequ’il demanda :

– Mon fils est là ?

Et sur un signe affirmatif de Tom Punch, quel’étonnement rendait muet :

– Bien. Conduisez-moi auprès de lui.

Ned venait de rentrer. Il était allé dansquelques magasins, chez les orfèvres, commander de menus objets detoilette et des anneaux nuptiaux.

Maintenant il voyait chaque jour sa fiancée.Sans être encore fixée définitivement, la date de leur mariageétait prochaine.

Une seule chose lui manquait pour laforme : l’autorisation de son père.

Lorsque, suivi de l’ingénieur Hattison, TomPunch frappa à la porte du cabinet de travail de Ned, le jeunehomme notait sur un carnet les courses urgentes qu’il devait fairel’après-midi.

Tom parut d’abord, montrant dansl’entrebâillement de la porte, sa grosse figure que l’émotion et lasurprise avaient congestionnée encore plus qu’à l’ordinaire.

– Monsieur Ned, fit-il à demi-voix, votrepère qui vient d’arriver, veut vous voir.

– Mon père ! s’exclama le jeunehomme qui, subitement, se trouva debout. Eh bien, fais-le entrer,et laisse-nous.

Inutile de dire que tout ce dialogue avaitlieu en anglais.

Quoiqu’il parlât couramment le français, TomPunch, dans son effarement, avait eu recours à sa languematernelle.

Bien qu’émotionné par la visite de son père,Ned cependant paraissait calme.

Le savant entrait.

La main tendue, son fils vint au-devant delui.

– Bonjour, mon père. Quel heureuxévénement me vaut le plaisir de vous voir ?

De même que tout autre sentiment, l’amourpaternel, chez Hattison, n’était qu’un mot, c’est-à-dire une chosesans valeur aucune.

Il ne fit même pas attention à la main quis’avançait vers lui.

– Nous avons d’abord à régler quelquesquestions, fit-il rudement. Nous verrons ensuite.

– Mais, mon père, je suis à votredisposition.

– Alors m’expliqueras-tu ce que signifiece télégramme.

– Vous l’avez bien vu. Je suis fiancé àMlle Lucienne Golbert et je dois me marierprochainement. Quoique pouvant m’en passer, puisque je suis majeuret américain, j’ai donc sollicité votre autorisation.

– Mais c’est absurde, idiot ! Tugâches ta vie comme un écervelé. Alors que j’ai réalisé là-bas uneœuvre gigantesque, qu’avant un an nous serons les maîtres du monde,tu t’entêtes, toi, à me désobéir ! Tu refuses d’épouser missAurora ; tu n’as pourtant pas été sans apprendre que son père,William Boltyn, vient presque de doubler sa fortune !

– Permettez-moi, mon père, de vous direque ces considérations me sont tout à fait indifférentes. MissAurora ne me plaît pas. Pas plus aujourd’hui qu’il y a un an, je neveux l’épouser. J’ai trouvé ici une jeune fille dont les qualitésde cœur et d’esprit valent mieux pour moi que les milliards devotre protégée.

– Fils ingrat, s’écria l’ingénieur blêmede fureur, c’est ainsi que tu me récompenses ! Tu ne méritespas ce que j’ai fait pour toi ! Ta lâcheté n’a d’égale que tafourberie.

– Mon père, reprit Ned indigné, vousdevriez avoir l’intelligence de ne pas mettre entre nous depareilles phrases. Vous obéissez à des sentiments que je necomprends plus, que je ne veux plus comprendre. Laissez-moi tout aumoins le droit de les excuser.

Ces paroles courtoises, au lieu d’apaiser lacolère d’Hattison, ne firent que l’irriter.

– Ah ! je ne m’étonne plus,s’écria-t-il, que tu dédaignes miss Aurora. Tu possèdes le secretde Mercury’s Park, qu’imprudemment, je t’ai confié. Tu n’as pasbesoin de ses millions comme tu dis ; peut-être l’as-tu déjàvendu au Foreign Office, ou bien à ton pays d’adoption ; carte voilà français maintenant, ajouta-t-il en raillant.

Ned avait blêmi.

– Je vous défends, mon père,entendez-vous, de me traiter de la sorte. J’ai trop de loyauté pourtrahir qui que ce soit. Et si je n’accepte plus de servir des genscomme vous, ma parole vous reste sacrée. Vous n’avez pas le droitd’en douter.

– Ah ! je te souhaite de dire vrai,fit l’ingénieur en gagnant la porte ; car, ajouta-t-il en seretournant, tu as beau être mon fils, tu ne vivrais pasvingt-quatre heures ! ! ! Ne perds jamais lesouvenir de cette parole.

Et sans prendre garde à Tom Punch plus mortque vif qui s’effarait le long des corridors, il regagna sa voiturequi stationnait devant la porte.

Deux cents mètres plus bas, une autre voiturestationnait également.

Derrière les stores baissés, un homme d’unecinquantaine d’années tenait les yeux obstinément fixés sur lademeure de l’ingénieur.

Lorsque le coupé s’éloigna, le personnage, quesemblait tant intéresser la visite de l’illustre inventeur, fit unsigne au cocher qui, tout en se tenant à distance, suivit lavoiture dans laquelle Hattison, furieux, ruminait des projets devengeance.

Quand il se fut assuré que M. Hattisonétait rentré à l’hôtel Terminus, le mystérieux personnage mit piedà terre ; et tout en passant, nonchalamment, devant le café del’hôtel, il sortit de sa poche un petit papier qu’il glissa dans lamain d’un garçon en habit noir.

Si Ned avait été là, il aurait reconnu lepassager qui l’avait tant inquiété à bord du London, letouriste aux lunettes fumées, l’espion de l’Angleterre, BobWeld.

Deux jours plus tard, Hattison, n’ayant rienvu de Paris, n’ayant rien voulu voir, reprenait le chemin deChicago.

Quelques semaines plus tard, on célébrait lemariage de Lucienne et de Ned.

Dans le jardin d’une claire maison decampagne, que le jeune Américain avait choisie aux environs deParis pour y installer son bonheur, une table était servie.

De merveilleux massifs de lilas blancs, de lyset de jasmins, escaladaient avec grâce les suspensions électriquesdisposées en plein air, et dont les branches d’arbres formaient dessoutiens naturels.

La cérémonie avait été tout intime.

En plus de Lucienne, dont la robe élégantemettait encore en relief la saisissante beauté et de Ned ;M. Golbert, Olivier Coronal et quelques savants distinguéstémoins des jeunes époux y assistaient seuls.

Ému jusqu’aux larmes par le bonheur de safille, le vieux Golbert qui, pour tout le monde, avait un motaimable, semblait revivre les beaux jours de sa jeunesse.

Olivier Coronal lui-même avait tenu à assisterà ce joyeux repas.

Tout ce qu’il aurait pu avoir de haine ou dejalousie s’était fondu devant le spectacle de ce bonheur, de cetamour pur des deux jeunes gens.

Ce grand cœur avait su faire taire toutemauvaise pensée, chasser tout nuage de son front et donnerl’exemple de la gaieté.

Quant à Tom Punch, ce jour était le plus beaujour de sa vie.

Aidé de son inséparable Léon, il avait, quantau menu, bien tenu sa parole.

À côté des pièces de gibier empruntant àd’inédites préparations des saveurs raffinées, des poissonsmerveilleux pour lesquels le majordome combinait depuis des moisdes sauces stupéfiantes, des corbeilles de fruits rares tentaientl’œil par leurs couleurs doucement veloutées.

Au dessert, Tom Punch, toujours grave, reçutles félicitations unanimes des convives.

Le champagne, ce vrai vin de France, réunittout le monde dans un toast cordial qu’Olivier lui-même porta auxjeunes époux.

Sa voix tremblante trahissait ses sentimentsintérieurs.

L’inventeur était ému :

– Oui, mes amis, fit-il en levant sonverre dans un élan généreux, soyez bons surtout, car c’est encorela vraie sagesse. Au bras l’un de l’autre, vous pourrez marcherdans la vie sans défaillance ; et les douleurs que vouséprouverez ne serviront qu’à vous mieux réunir.

« Soyez heureux, ajouta-t-il, de levertous, nos verres, dans une pensée de concorde et de justice, àl’heure où, autour de nous, la lutte est si violente, les hommes siféroces.

« Je bois à l’avènement d’une humanitéplus heureuse et de la paix universelle dont un des plus puissantsmonarques de l’Europe a pris l’initiative, d’une ère de prospéritéet de richesse sociale, à tout ce que nous rêvons, à tout ce que lascience nous donnera.

« La lutte entre les peuples ne sera paséternelle.

« Comme elle a supprimé l’ignorance et lasuperstition, comme elle remplace chaque jour le travail matériel,la science abolira les frontières. Il ne se peut pas que l’humanitése mente à elle-même.

Ces paroles furent couvertes par un tonnerred’applaudissements.

Au fond du jardin, Tom Punch, d’une voix destentor, approuvait, lui aussi, par des hurrahs frénétiques.

Cependant, à côté de celle qui maintenantétait sa femme, au milieu de cette allégresse générale, Ned sentaitune ombre passer sur son bonheur.

Il pensait tout à coup aux machines qui,là-bas, dans les solitudes de l’autre côté de l’Atlantique,préparaient à coups de milliards l’écrasement de la vieilleEurope ; et les figures compassées et froides de miss Auroraet de son père, d’Hattison et de ses chimistes, surgissaient commedes fantômes, en son souvenir.

Mais un doux sourire de Lucienne eut vite faitde dissiper ce cauchemar.

Un orchestre, dissimulé dans les feuillages,attaquait la marche nuptiale de Haydn ; et Ned Hattison sesentit fortifié, contre l’avenir, de toute la puissance de cetinstant inoubliable.

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