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La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 Des amis d’autrefois

En débarquant au Havre, après huit jours d’une traversée qui s’était effectuée dans d’excellentes conditions, l’ingénieur Olivier Coronal eut bien, tout d’abord, l’idée de sauter immédiatement dans le train express qui, en quelques heures, le mènerait à Paris.

Pourtant, malgré sa hâte de retrouver ses amis, l’ingénieur Golbert et sa fille Lucienne, ainsi que Ned Hattison, le mari de cette dernière, il se décida à rester tout au moins quelques jours au Havre.

Il prit une voiture, et se fit conduire dans un modeste hôtel où il retint une chambre.

Puis, débarrassé de ses bagages, gardant seulement sur lui la sacoche qui contenait sa petite fortune, il alla se promener par la ville.

Il se sentait joyeux et ému. Un bien-être s’emparait de lui rien qu’à se dire qu’il était en France, qu’il en avait fini avec l’Amérique et les Yankees.

« Deux ans, se disait-il, voilà deux ansque je vis avec ces hommes. Il me fallait ce temps pour être à mêmede les juger et d’apprécier la néfaste influence qu’exerce sur nousleur civilisation. »

Sur le port encombré et grouillant d’activité,dans les rues avoisinantes que parcouraient des bandes joyeuses demarins en permission, tout ce que voyait Olivier lui semblaitsurprenant et gai, et lui était un sujet de joie.

Il éprouvait une sensation de bonheurindéfinissable à se retrouver, après des années d’absence, aumilieu d’hommes qui étaient vraiment ses semblables, d’objets quilui étaient familiers.

Cette première journée passa comme dans unenchantement.

L’ingénieur se sentait renaître. Il oubliaittotalement ses ennuis, ses déceptions, même son foyer détruit, pourne plus penser qu’à l’avenir de travail et d’espérance quis’ouvrait devant lui.

Pendant toute la soirée, assis à la terrassed’un café sur le port, il s’abandonna à une rêverie consolante, etréfléchit à ce qu’il ferait par la suite.

« Il faut que je retrouve Léon Goupit, sedisait-il. À Chicago, sa situation était trop critique, les momentsétaient trop précieux, pour qu’il ait pu m’expliquer par le menu cequi s’est passé dans la réunion des milliardaires à laquelle il aassisté. J’ai besoin de causer longuement avec lui. Les Yankeessont gens à ne pas perdre leur temps en expériences d’hypnotisme.Le but que poursuit Harry Madge est bien évident. Il veut employercontre l’Europe la mystérieuse puissance de la suggestion, de lamagie et du spiritisme. Ah ! si je savais seulement à quelpoint en sont ses travaux. »

Olivier Coronal se promettait bien de mettrel’ingénieur Golbert, son maître et son vieil ami, au courant detout ce qu’il saurait, et de lui demander conseil.

Depuis deux mois seulement qu’il se livrait àl’étude des sciences psychiques, le jeune homme avait déjà poséquelques principes fondamentaux.

Il se croyait sur la trace d’importantesdécouvertes qui bouleverseraient complètement les donnéessuperficielles dont on s’était contenté jusqu’ici pour expliquerles phénomènes psychiques.

« À nous deux, M. Golbert et moi, sedisait-il, nous déjouerons les complots des milliardaires, nousleur opposerons armes contre armes, découvertes contre découvertes.Il y va de l’avenir de notre race. Il faudra bien que nousempêchions les Américains de réaliser leurs monstrueux projets despoliation de l’Europe. »

Le surlendemain de son arrivée au Havre,Olivier Coronal assista à l’arrivée d’un paquebot venant de NewYork.

C’est toujours un intéressant spectacle que devoir d’abord apparaître, au loin, un point noir, qui se confondpresque avec la mer, qui grossit peu à peu, se rapproche et,insensiblement, prend une forme distincte.

Sur la jetée, toutes les lorgnettes sontbraquées dans la direction du navire. On cherche à lereconnaître.

Des parents, des amis sont là, attendantfébrilement le débarquement des passagers.

En curieux, l’ingénieur s’était mêlé à lafoule accourue pour saluer le paquebot entrant dans lesbassins.

Un peu à l’écart, il contemplait avec intérêtles évolutions de l’énorme bâtiment, sur le pont duquel tous lespassagers se tenaient, impatients d’atterrir.

Lorsqu’on eut jeté le double escalier, ilassista au défilé des voyageurs.

Rien n’était plus cosmopolite, plus remplid’imprévu.

Il y avait surtout des Américains, mais il yavait aussi des Anglais en bande, clients de quelque agenced’excursions, des Allemands en complet gris, des Belges blonds etindolents, des Italiens, des Espagnols et des Français. Cesderniers étaient reconnaissables à leur empressement, à leur hâtede quitter le paquebot et de se retrouver de nouveau sur le sol dela patrie.

Il y avait bien dix minutes qu’Olivier Coronalsuivait des yeux le défilé qui semblait interminable. Plus de cinqcents personnes étaient déjà descendues, et, sur le pont,l’animation n’avait pas sensiblement diminué.

Olivier allait reprendre le cours de sapromenade lorsque son attention fut attirée par l’apparition d’ungroupe d’une cinquantaine d’Américains qui, les uns après lesautres, s’engageaient sur la passerelle.

Quoiqu’ils fussent tous vêtus avec élégance,sanglés dans des redingotes, cravatés de rouge et coiffés demiroitants chapeaux, ils ne laissaient pas d’avoir une allureétrange et mystérieuse.

Sous la conduite de deux d’entre eux, quiparaissaient être les chefs, et qui se ressemblaient étonnammententre eux, ils se groupèrent sur le quai, dans un profondsilence.

Dans le visage décharné de ces hommes, lesyeux seuls semblaient vivre, grands ouverts et d’une fixitéinquiétante.

« Des yeux de fous ou d’hypnotiseurs,pensait Olivier Coronal en les observant attentivement. Quipeuvent-ils bien être ? »

Les gentlemen américains prirent place dansles wagons du train direct qui stationnait sur le quai ; et,quelques instants après, ils étaient emportés vers Paris.

Ce spectacle avait fort intrigué l’ingénieur.Il ne savait trop que penser.

Dans la courte entrevue qu’il avait eue àChicago avec Léon Goupit, celui-ci n’avait pas eu le temps de luiexpliquer en détail tout ce qu’il avait vu, ni de lui dépeindre lesdeux frères Altidor.

Il eût alors été fixé sur l’identité de ceshommes à la figure étrange.

« Ce sont les envoyés des milliardairesaméricains, les hypnotiseurs de Harry Madge, se fût-ilécrié. »

Mais, faute de renseignement précis, ilrestait dans le doute, et ce ne fut que bien plus tard, dans lasoirée du même jour, que cette pensée lui vint.

Il régla sur-le-champ la dépense de son hôtel,boucla sa valise et sauta dans l’express de nuit.

« Rien d’étonnant, après tout, sedisait-il, que les Yankees commencent de cette façon leur nouvellecampagne contre l’Europe. Ils comptent se rendre maîtres de tousnos secrets avant d’entamer la lutte. »

De plus en plus, cette idée prenait corps enson cerveau, que les hommes qu’il avait vus, l’après-midi même,descendre du paquebot de New York, étaient des hypnotiseurs, desespions au service des milliardaires yankees.

Sous l’influence de cette idée, il lui tardaitd’arriver à Meudon et de conférer avec ses amis, M. Golbert etNed Hattison.

Il connaissait bien la petite villa, et n’eutaucune peine à la retrouver, lorsque le train omnibus, qu’il avaitpris à Versailles, le déposa à la gare de la plus charmante desbourgades parisiennes.

Il était à peine huit heures du matin.

La nuit avait été froide ; les toits desmaisons étaient recouverts d’une couche de gelée blanche ; lesol durci résonnait comme du fer sous le talon.

Dans la campagne, Olivier se trouva bientôt àl’orée du bois de Meudon dont les arbres, poudrerizés de givre,agitaient au vent leurs branches dénudées.

À un détour du sentier, la petite villa desGolbert lui apparut, avec son jardin l’entourant complètement, etsa façade gaie garnie de plantes grimpantes.

Il s’arrêta un moment pour la contempler.

De légers flocons de fumée sortaient d’une descheminées. Les volets étaient ouverts.

« Ils sont déjà levés, se dit le jeuneinventeur. Pauvres amis, qui travaillez en silence, comme jevoudrais n’avoir pas à vous apporter de mauvaises nouvelles. Vousignorez encore ce qui se trame contre l’Europe de l’autre côté del’Atlantique. Ned Hattison sait-il même la vérité sur la mort deson père ? »

À ce moment la porte du jardin s’ouvrit.

Une jeune femme apparut sur le seuil.

– Lucienne Golbert ! s’écriaOlivier, qui se sentit soudain ému jusqu’au plus profond de l’âme…Comme elle est changée.

Ce n’était plus, en effet, la jeune femmerieuse à l’allure sautillante de jadis. Elle parut plus grave àOlivier.

Son fin visage de Parisienne semblait avoirpris une expression plus sévère. On y lisait déjà la trace dessoucis de l’existence.

Le jeune homme s’était avancé.

Il rejoignit Lucienne qui, embarrassée d’ungrand carton à dessin qu’elle portait sous le bras, avait dû s’endécharger pour refermer la porte de la villa.

En entendant marcher derrière elle, elle seretourna.

Leurs regards se croisèrent.

– Olivier Coronal ! s’écria-t-ellela première, tandis qu’immobile et ne pouvant contenir son émotion,l’inventeur ne trouvait pas une parole.

– Vous sortiez ? finit-il parbalbutier.

– Oui. Mais je ne sors plus. La courseque j’allais faire peut être remise. Dépêchons-nous vite d’entrer,s’écria Lucienne en ouvrant de nouveau la porte… Quelle surprisevous m’avez faite ! Et Ned et mon père qui sont en train dedéjeuner… Il faut que je les prévienne ; ils seraient par tropétonnés. Papa surtout, s’il vous voyait entrer tout à coup.

À l’extrémité du petit jardin, long à peined’une cinquantaine de mètres, le perron de la villa s’élevait,entre deux massifs de rosiers dont les tiges grimpaient le long dela balustrade de fer, à peine à plus d’un mètre du sol.

– C’est l’hiver, fit Lucienne en montrantles plates-bandes dégarnies et les arbustes dépouillés de leursfeuilles. Notre jardin a perdu la gaieté que vous lui avezconnue…

– Attendez-moi là quelques minutes,dit-elle mystérieusement dans le vestibule.

Elle ouvrit une porte latérale, et Olivierl’entendit qui s’écriait :

– Devinez, messieurs, qui vient de nousarriver ?… Je vous le donne en mille !…

– Que veux-tu dire ? répliquèrent àla fois Golbert et Ned Hattison qui, comme l’avait annoncéLucienne, achevaient de prendre leur petit déjeuner dans la salle àmanger.

– Devinez ! C’est un de nos bonsamis qui était bien loin. Voyons si vous serez perspicaces.

Il y eut un moment de silence. Les deux hommess’étaient levés. Leurs visages exprimaient la plus vivesurprise.

– Ce n’est pas possible,s’exclamèrent-ils… Est-ce Olivier Coronal ?

Mais avant que Lucienne eût répondu,l’inventeur avait ouvert la porte de la salle à manger, et s’étaitprécipité dans les bras de ses amis.

– Mais si, c’est moi-même, s’écria-t-ilen les étreignant chaleureusement… Mon bon monsieur Golbert, commeje suis heureux de vous revoir ; et vous aussi Ned… Vous êtessurpris, n’est-ce pas ? C’est bien naturel. Je ne vous avaispas annoncé mon retour.

– Et rien dans votre lettre ne laissaitprévoir votre arrivée, dit Ned. Votre décision a été bien viteprise.

Quant à M. Golbert, assis dans sonfauteuil, il était incapable de prononcer une parole tant il étaitému.

Ses yeux exprimaient un contentement sansbornes. Son regard ne quittait pas Olivier Coronal un instant.

– Vous allez toujours déjeuner, monsieurOlivier, dit Lucienne qui rentrait, une tasse de chocolat à lamain. Vous devez être brisé de fatigue. Laissez le voyageur prendredes forces, messieurs, ajouta-t-elle en s’adressant à son père et àson mari. Vous aurez ensuite tout le temps possible pourcauser.

L’inventeur dut s’exécuter. Tout en prenantson chocolat il comprit, à voir la physionomie de ses amis, queceux-ci soupçonnaient de graves motifs à son départ, et qu’ilsallaient lui poser de nombreuses questions.

Il les prévint.

– Je ne suis pas seulement venu faire unvoyage en France, pour y passer quelque temps, dit-il. J’ai brisétous les liens qui me retenaient en Amérique ; je suisabsolument libre, et maintenant je ne quitterai plus la France. Ledivorce doit être à l’heure actuelle prononcé entre Aurora Boltynet moi. Je vous expliquerai plus tard ce qui s’est passé… Mais,ajouta-t-il, en suivant sa pensée, les journaux ont dû vous mettreau courant de beaucoup de choses…

Il se tut, attendant une réponse, unencouragement à continuer.

Au moment d’aborder la question du drame deSkytown, il hésitait, ne sachant comment s’y prendre.

N’avait-il pas en face de lui le fils del’homme qu’avait tué Léon Goupit ; et bien qu’il eût reniécomplètement les idées de son père, qu’il eût laissé leBellevillois poursuivre seul son œuvre de destruction, Nedaurait-il assez d’abnégation pour envisager cette mort comme unechose inévitable, et pour ne pas conserver de haine envers lemeurtrier de son père ?

– En effet, répondit le jeune Américain,je suis resté abonné à l’un des plus grands journaux d’informationde l’Union, le Chicago Life. Nous avons suivi la marchedes événements. Mais tous les renseignements que l’on a donnés surl’explosion de Skytown m’ont paru absolument invraisemblables. Jecompte sur vous pour me faire une opinion plus juste sur ce quis’est passé.

Ned Hattison avait prononcé ces paroles trèsposément, sans aucune apparence d’émotion ; mais pourtant lesinflexions de sa voix laissaient percer une infinie tristesse. Ondevinait le combat qui se livrait en lui, entre ses idéesd’autrefois, et ses aspirations de maintenant.

Malgré tout, il souffrait beaucoup de la morttragique de son père ; mais pour des raisons faciles àcomprendre il ne voulait pas le laisser paraître.

– Je vous sais gré, mon cher Olivier,dit-il, du sentiment qui vous fait hésiter à me parler desévénements de Skytown, mais je vous assure que ces faits, quoiquedouloureux, n’ont à mes yeux qu’un intérêt secondaire et que votrerécit, quel qu’il soit, n’éveillera en mon cœur aucune haine, nechangera en rien ma manière de voir. Vous pouvez donc me parlerfranchement. Je n’ai pas qualité pour juger les actes de LéonGoupit. Il a agi, je n’en doute pas, selon sa conscience. Unhonnête homme a toujours raison lorsqu’il prend ses convictionscomme seul critère de sa manière d’agir.

Assis à côté l’un de l’autre, M. Golbertet Lucienne écoutaient en silence.

Debout auprès d’eux, Olivier Coronal fixaitson regard sur le visage de Ned Hattison.

Il se sentait troublé.

Tant de grandeur d’âme, tant d’abnégationl’émouvaient au plus haut point.

– Est-il vrai, tout d’abord, que LéonGoupit se soit suicidé dans une caverne, ainsi que l’a raconté leChicago Life ? interrogea Ned Hattison, maîtrisant,lui aussi, son émotion.

– Non, fit Olivier ; il lui estarrivé d’incroyables aventures. Un matin, à Chicago, il est tombéchez moi, exténué de fatigue, hâve, la figure décomposée, et medemandant de faciliter sa fuite. Je l’ai fait changer de vêtementsà la hâte ; et après lui avoir donné mes soins, je l’aiconduit moi-même à la gare de l’Atlantic Railway. Le surlendemain,il m’annonçait par dépêche son départ pour l’Europe, à bord d’unnavire de commerce. Il doit être maintenant à Paris.

– Mais pourquoi n’est-il pas venu nousvoir ? s’écria Ned.

– Pourquoi ? Pour la même raison quime faisait hésiter tout à l’heure à vous entretenir de ces choses.Sous ses apparences d’insouciance et de gaminerie, Léon cache uncœur excellent et une grande délicatesse. Je sais qu’il vous aimebeaucoup. À Chicago, il me parlait souvent de vous ; mais il adû se dire que les événements qui se sont accomplis en Amérique luiinterdisaient de se présenter ici.

Ned Hattison ne répondit pas ; et d’uncommun accord, on ramena la conversation sur un sujet moinsdouloureux.

Olivier Coronal ne voulait pas, tout de suite,mettre ses amis au courant de l’imminent péril que courait denouveau la civilisation européenne.

« Demain, pensait-il, je lesentretiendrai sérieusement. Ned connaît les projets desmilliardaires américains, puisqu’il a assisté à la fondation deMercury’s Park et de Skytown. Il ne sera pas étonné que je les aiesurpris. Puisque la mort de son père le rend complètement libre etsupprime le dernier lien qui l’attachait à son passé, il acceptera,sans nul doute, de nous aider, M. Golbert et moi, à sauverl’Europe du joug que les Yankees prétendent lui imposer. »

– Vous voyez, mon ami, disaitM. Golbert, nous vivons ici, loin du bruit, dans une solitudepropice aux travaux de l’esprit. Notre actuelle situation, simodeste qu’elle soit, suffit à notre bonheur. Chacun travaille deson côté ; et si nous ignorons le luxe, nous ignorons aussil’ennui.

En effet, la malheureuse tentatived’établissement du chemin de fer subatlantique avait presquetotalement ruiné la famille.

Lorsqu’ils s’étaient réinstallés,M. Golbert et Ned ne possédaient plus qu’environ deux centmille francs.

Courageusement, le jeune homme s’était mis autravail.

Pendant une année, il s’était occupé deperfectionner et d’inventer des moteurs pour des fabriquesd’automobiles, passant toute la journée à cette besogne, et neconsacrant que ses soirées à ses études personnelles.

M. Golbert, de son côté, malgré son grandâge, avait fait montre d’une incroyable activité.

Pour le compte d’une compagnie de chemins defer il avait fourni les plans d’un nouveau modèle de locomotiveélectrique. Aux premiers essais, la vitesse atteinte avait été dedeux cents kilomètres à l’heure.

Grâce à la persévérance des deux hommes, lebudget de la famille s’était bientôt accru d’une façonsensible ; et en moins de deux ans, Lucienne avait trouvé lemoyen d’économiser quelques billets de mille francs.

La jeune femme était la providence de cettemaison de labeur tranquille.

Toujours souriante et gracieuse, sa vies’écoulait entre son père et son mari.

Habile à prévenir leurs moindres désirs, elleétait pour l’un, la compagne aimante et dévouée, sachant donner unsage conseil en affectant de le solliciter ; pour son père,qu’elle n’avait jamais quitté, elle était pleine de délicatesattentions, d’enfantines et charmantes familiarités, en même tempsque de profond respect.

Le soir seulement, réunis autour de la lampe,dans la salle qui leur tenait lieu de cabinet de travail, pendantque Lucienne, fort habile, recopiait au net les plans des machineset des moteurs, les deux hommes se délassaient en travaillant poureux-mêmes, en échangeant leurs pensées, en se faisant part de leursaspirations.

Tous deux avaient le même amour pourl’humanité, le même idéal de bonheur et de fraternité.

Ce que M. Golbert appelait les grandesplaies sociales, c’est-à-dire la misère et ses dérivés,l’alcoolisme et la plupart des maladies épidémiques, attiraitsurtout leur attention.

Ils passaient de longues heures à discuter, àchercher des remèdes au mal général dont souffre toute lapopulation ouvrière. Loin de se laisser rebuter par les obstacles,par la mauvaise volonté, souvent flagrante, de ceux que devraientpréoccuper le plus la question du bien-être social, ils mettaient àcontribution tout leur savoir, toute leur soif de justice et debonheur, pour trouver un soulagement efficace, une solutionpratique à la terrible question sociale.

Après plusieurs mois d’un travailininterrompu, les deux hommes étaient arrivés à des résultats d’uneimportance réelle.

De déduction en déduction, d’essai en essai,ils étaient parvenus à trouver le vaccin de l’alcoolisme ; etdéjà une société s’était fondée pour le propager et l’introduirepartout.

Cette découverte rendait M. Golbert plusheureux et plus content de lui que tout ce qu’il avait faitjusqu’alors.

– Ce sont des milliers de vies humainesqu’elle sauvera chaque année, avait-il dit dans le rapport qu’ilavait présenté à l’Académie des sciences. L’alcoolisme, c’est lagrande plaie de notre société. Avant tout, il faut le combattre, ilimporte d’enrayer ses progrès effrayants. L’intelligence, la forcedes générations futures sont en jeu. Le terrible fléau menacel’avenir encore plus que le présent. C’est lui qui remplit leshôpitaux en vidant les ateliers. Il importe de ne pas perdre detemps. Luttons pour le salut de notre race et son génie propre. Ensupprimant l’alcoolisme, nous aurons détruit un des principauxfacteurs de la misère et de la dégénérescence.

Ce passage de son rapport, M. Golbert lefit lire à Olivier Coronal, dans une revue qui l’avaitreproduit.

– Combien je vous approuve, mon chermaître, dit le jeune homme. Vous avez plus fait pour l’humanité quetel inventeur d’un nouveau canon ou d’un puissant explosif. C’estavec de semblables découvertes qu’on accroît le bonheur des hommeset qu’on prépare la voie aux générations qui nous suivront.Ah ! si tous les savants pensaient comme vous, s’ils n’étaientpas, avant tout, guidés par l’intérêt et l’amour de la réclame,dans cinquante ans l’intelligence humaine aurait vaincu tous lesobstacles qui entravent sa marche. La question sociale, ce problèmeinsoluble en apparence, serait bien vite résolue, si la sciencepouvait assurer à l’homme ce dont il a besoin pour vivre, si ellele délivrait de l’impôt qu’il paie aux vices pour se consoler de samisère.

Lucienne avait fini par laisser les troishommes seuls, dans le cabinet de travail.

Pour fêter l’arrivée d’Olivier Coronal, elledonna des ordres à l’unique bonne qu’elle avait à son service pourpréparer un excellent déjeuner ; et elle-même l’accompagna aumarché de la petite ville.

Les inventeurs étaient encore à causer,lorsqu’elle pénétra de nouveau dans le cabinet de travail, pourannoncer que le dîner était servi.

– À table ! fit-elle joyeusement.Vous oublieriez bien, j’en suis sûre, l’heure du repas, si jen’étais pas là pour y veiller.

On la railla quelque peu de ses prétentions,et l’on passa dans la salle à manger, sans abandonner, du reste, ladiscussion.

Depuis deux années qu’ils ne s’étaient pasvus, M. Golbert et Olivier Coronal avaient bien des choses àse dire, bien des événements à se raconter.

Ned Hattison, lui, toujours un peu froid,écoutait le plus souvent, sans formuler d’observations.

Le jeune Américain, malgré tout, nes’abandonnait pas facilement à la gaieté. Peu causeur, paraissantmême taciturne à ceux qui ne le connaissaient pas, il possédait, enrevanche, le don de l’observation et de la logique.

– Une chose qui ne m’apparaît pasclairement, dit-il tout à coup, en profitant d’un moment de silencede ses deux amis, c’est la manière dont Léon Goupit a réussi àrecouvrer sa liberté. Vous m’avez dit vous-même, et je l’avais ludans le Chicago Life, qu’il avait été muré tout vivantdans une caverne. J’avoue ne plus comprendre.

– Je vais vous l’expliquer avec tous lesdétails que m’a donnés Léon lui-même, répondit Olivier Coronal.

Il fit donc le récit des aventures duBellevillois dans l’immense caverne antédiluvienne, racontacomment, après avoir échappé vingt fois à la mort, après avoir étéroulé par le courant furieux d’un torrent souterrain, il s’étaitretrouvé dans un parc, celui de Harry Madge, et le hasardprovidentiel qui l’avait fait assister, par la grille d’unsoupirail à une réunion des milliardaires.

Ned Hattison et M. Golbert écoutaientavec attention.

– Cela tient presque du miracle,firent-ils. Vous ne nous aviez pas encore dit cela. Mais ques’est-il passé dans cette réunion ?

– Des choses bien inquiétantes pour nous,dit Olivier. Je m’étais promis de ne point gâter cette journée, dene vous dire cela que demain ; mais puisque notre entretienrevient encore sur ce sujet, je me décide à vous remettre de suiteau courant de ce que j’ai appris… Saviez-vous qu’il s’est formé enAmérique une société des milliardaires, et cela dans le but deruiner l’Europe, de placer les États de l’Union à la tête del’univers civilisé ? Ce péril transatlantique, que nous avionsprévu bien à l’avance, dont nous parlions souvent entre nous,connaissez-vous son organisation ?

– Oui, mon ami, répondit le vieuxsavant ; et Ned ne m’a pas surpris en me la dévoilant. Mais oùvoulez-vous en venir ? Le danger n’est plus imminent depuisl’explosion de Skytown.

– Plus que jamais il nous menace. Il n’afait que changer de forme.

Et brièvement, sans s’arrêter aux détails,Olivier Coronal exposa ce qu’avait entendu Léon Goupit, et le planqu’avaient adopté les milliardaires.

– Nous ne sommes plus menacés par descanons et des torpilles, dit-il. Harry Madge, le président du clubspirite de Chicago, a pris la direction de l’entreprise. Il adémontré à ses collègues le néant des sciences matérielles, les afait assister à une série d’expériences concluantes surl’hypnotisme, la lecture à distance et autres phénomènespsychiques. Les dollars des Yankees ne serviront plus à construiredes arsenaux. Une somme énorme a été consacrée par eux à lafondation d’une sorte de collège des sciences psychiques, où HarryMadge travaille à former des hypnotiseurs de première force.

« Le moment venu, ces liseurs de penséeset de documents se jetteront sur l’Europe comme sur une proiefacile. Ils s’attaqueront à tous les secrets qui font notre force,et s’approprieront nos armes.

« Voilà où en sont les événements,conclut Olivier avec amertume. Les hypnotiseurs menacent decommencer leur espionnage. Leur force est redoutable, invisible etsûre. Les secrets de nos arsenaux, de notre diplomatie, ne sontplus en sécurité ; les plans de nos forteresses, les dossiersde notre état-major seront peut-être en leur possession. Et cen’est là que la première partie du programme que se sont fixé nosadversaires. Après, lorsqu’ils connaîtront exactement toutes nosressources, qu’ils auront utilisé à leur profit toutes nosinventions, ils entameront la lutte, et nous serons désarmés contreeux, si nous n’avons pas, d’ici là, réussi à les vaincre avec leurspropres armes.

Olivier ne disait pas tout. Il taisait ledébarquement auquel il avait assisté au Havre, de ces Américainsqui lui avaient semblé être des hypnotiseurs.

– Vous êtes certain de ce que vous venezde dire ? demanda M. Golbert.

– Je dois être encore au-dessous de lavérité, dit Olivier. Mais, demain, j’aurai les renseignementscomplémentaires qui me font encore défaut. J’irai voir Léon Goupitet je m’entretiendrai avec lui.

– Ce serait terrible, murmura levieillard en s’absorbant dans ses réflexions. Les sciencespsychiques auraient-elles vraiment cette importance ?

– Les expériences auxquelles je me suislivré moi-même m’en ont convaincu. Nous sommes en présence d’uneforce très énergique presque totalement inconnue. Dans la guerreprochaine, la victoire appartiendra à celui qui réussira le mieux àcapter les âmes, à celui qui découvrira le premier la grande loi dela volonté toute-puissante.

Ces paroles produisirent une impressionprofonde sur M. Golbert et sur Ned.

Tout entiers à leurs méditations, ils enétaient venus à oublier qu’ils étaient à table, et ils netouchaient guère aux plats.

Lucienne dut intervenir.

Sous l’influence de la jeune femme, laconversation prit une tournure moins sévère ; et le déjeuners’acheva au milieu des éclats de la plus franche gaieté, car celuidont on parlait à présent n’était autre que Tom Punch.

Comme on ne pouvait guère sortir par ce tempsfroid, les trois hommes s’attardèrent à causer dans le petit salonde la villa, où Lucienne leur avait servi le café.

Mais Ned, prétextant bientôt une occupationurgente, un travail qu’il devait livrer le lendemain, laissa seulsson beau-père et Olivier Coronal.

Quelques heures après, malgré les instances deses amis qui voulaient à toute force le retenir chez eux, Olivierreprenait le train pour Paris.

– Je reviendrai demain, dit-il àM. Golbert ; et j’aurai vu Léon Goupit. Nous continueronsnotre conversation de cet après-midi.

– C’est cela, fit le vieillard. Prenonspatience. Tout n’est peut-être pas perdu, nous devons l’espérer. Ilfaut que nous soyons vainqueurs des hommes égoïstes et ambitieux duNouveau Monde ; et je crois que les sciences psychiques,qu’ils comptent faire servir à l’anéantissement de l’Europe, nousfourniront l’arme de notre salut. Ayons confiance en l’avenir, monami. Le génie de notre race ne saurait être étouffé par la jeunecivilisation américaine. Il y a autre chose dans la vie que de l’oret des bank-notes ; et le rêve criminel de quelqueshommes assoiffés de domination ne saurait prévaloir contre la forceintelligente de notre race.

Chapitre 2Premières recherches

Lelendemain matin, un dimanche, Olivier Coronal, descendant del’omnibus qu’il avait pris à la gare Montparnasse, dans lesenvirons de laquelle il s’était logé provisoirement, s’engageait àpied dans le faubourg du Temple.

– Voyons, fit-il au bout d’un moment, ensortant un petit carnet de sa poche, c’est bien dans cette rue quela brave Mme Goupit s’est établiefruitière ?

« Parfaitement. Je ne me suis pas trompé.Encore une centaine de numéros et j’y serai, dit l’inventeur encontinuant délibérément l’ascension des hauteurs de Belleville. Nuldoute que je ne trouve Léon chez sa mère. Ou je le connais bienmal, ou son premier soin, en arrivant à Paris après deux annéesd’absence, a été d’aller la voir. Sa mère !… Combien de foisen a-t-il parlé en Amérique ! C’est grâce à lui qu’elle a puquitter son dur métier de marchande à la voiture. Doit-elle êtreheureuse, la bonne fruitière, de voir son gamin devenu un hommesérieux et marié avec une brave jeune fille.

Bien que ce fût dimanche, jour de repos,l’animation était grande dans le faubourg. Des familles entièresd’ouvriers s’en allaient, en costume de fête, passer la journéechez des parents ou des amis. On se pressait aux guichets dufuniculaire, on échangeait de joyeux propos et des quolibets.

La foule des ménagères, le panier ou le filetau bras, emplissait les boutiques des épiciers, des boulangers, desbouchers, entourait les petites voitures des marchandes dequatre-saisons.

Le dimanche est le meilleur jour de vente pourles modestes commerçants de la rue.

On a travaillé toute la semaine. Le dimanchevenu, l’ouvrier s’offre quelques douceurs.

Le gigot, les fruits et le vin font apparitionsur sa table. La journée se passe en famille. Souvent le repas seprolonge fort avant dans l’après-midi.

Pour l’observateur, rien de plus curieux, deplus intéressant que les faubourgs.

La vie de l’ouvrier, ses goûts, ses mœurs, lamanière dont il envisage les choses apparaissent en pleine lumièrerien que dans la façon dont il s’exprime, dont il cause librementdans la rue.

Il n’est pas habitué à choisir sesexpressions ; ses mots sont parfois rudes, mais ils disentbien ce qu’ils veulent dire.

Une conversation de ménagères ou detravailleurs est souvent plus instructive, relativement à l’étatd’âme de la classe ouvrière, qu’un gros in-folio bourré de chiffreset de dissertations philosophiques.

Cependant, Olivier Coronal était parvenudevant une boutique peinte en vert, à l’étalage de laquelles’entassaient des piles de légumes, des paniers de fruits, le toutdisposé proprement, sur des planches.

– Ce doit être là, fit-il. Nous allonsvoir si je suis vraiment changé, si Mme Goupit mereconnaîtra.

Coiffée d’un bonnet blanc qui laissait sortirdes mèches de ses cheveux gris, un tablier bleu devant elle, lesmanches retroussées jusqu’aux coudes malgré le froid, la fruitières’occupait de servir une demi-douzaine de ménagères tout en leurtenant conversation.

C’était vraiment le type de la femme du peupleà Paris que la mère de Léon, avec sa bonne figure ridée, n’ayantpas peur de crier ses sentiments, peu patiente, faisant beaucoup debruit à propos de rien, mais d’un cœur excellent, d’une honnêteté àtoute épreuve.

Dans ce coin de Belleville, elle était connuede tout le monde.

Le faubourg du Temple, elle l’avait parcourupendant des années, poussant devant elle sa voiture ; etlorsque, grâce aux quelques milliers de francs envoyés par Léon,elle avait pu monter sa boutique, les clientes n’avaient pasmanqué.

Ses affaires prospéraient ; mais, économed’instinct, la fruitière avait continué de vivre aussi modestementque par le passé. Elle n’avait rien changé à ses habitudes detravail.

– Moi, disait-elle souvent, pourvu quej’aie mon journal et ma tasse de café bien chaud, quand je me lèvele matin pour aller aux Halles, c’est tout ce que je demande.

– Vous avez bien raison, allez,mâm’Goupit, disaient les commères. C’est pas toujours la fortunequi fait le bonheur.

Depuis que son fils était revenu, la joie dela fruitière ne connaissait plus de bornes. Elle était fière de sonLéon, et des compliments que lui faisaient toutes ses voisines surl’allure martiale et décidée du jeune homme.

Celui-ci était devenu tout à coup le héros duquartier.

On savait qu’il était allé en Amérique, onracontait même qu’il était le héros d’aventuresextraordinaires ; et le mari de Betty n’en finissait pas derépondre à toutes les questions qu’on lui faisait de part etd’autre.

Olivier Coronal avait pénétré dans la boutiqueaprès avoir attendu que les clientes fussent parties.

En voyant entrer l’inventeur, la mère de Léons’était précipitée à sa rencontre.

– Ah ! monsieur Coronal,s’écria-t-elle. C’est-il donc que vous êtes revenu aussi delà-bas ! Excusez-moi, que je m’essuie un peu les mains,fit-elle en voyant qu’Olivier lui tendait la main en souriant.

– Mais oui, ma bonne dame, dit-il, c’estbien moi, de retour d’Amérique. Et Léon ? Que fait-il ?Je suppose qu’il est venu vous voir.

– Oh ! dès le premier jour, le cherenfant, et avec sa femme ! Il aime bien sa mère, allez… Vousêtes venu pour le voir ? Ça tombe bien, c’est aujourd’huidimanche, il m’a promis de venir déjeuner avec moi. Mais entrezdonc chez nous, monsieur Coronal. Donnez-moi votre pardessus etvotre chapeau.

Tout heureuse, la brave femme, empressée,faisait asseoir le visiteur dans l’unique pièce qui composait sonlogement.

Olivier remarqua que la table était déjà mise.Une armoire à glace, un buffet, un lit de noyer soigneusementrecouvert d’un couvre-pieds blanc composaient le mobilier de lafruitière.

Sur le marbre de la cheminée, dans un cadre depeluche rouge, se trouvait le portrait du père de Léon, un bravehomme aussi qui, pendant fort longtemps, avait été au service de lafamille Coronal. Mais ce qui amusa l’inventeur, ce fut de voir, lelong des murs, des photographies sans doute exécutées par leBellevillois, puisqu’elles représentaient des coins de forêts, desmaisons de bois, des rues américaines.

– Figurez-vous, dit la fruitière, quec’est ma bru qui les a rapportées. Tenez, voici la photographie deleur maison là-bas ; et puis, celle-là, c’est Léon avec unfusil et de grandes bottes. Fallait tout de même qu’il ait ducourage, fit-elle avec une nuance d’orgueil, pour s’en aller toutseul, comme il me l’a raconté, dans des bois « où la main del’homme n’a jamais mis le pied ».

La fruitière allait sans doute continuer sesbavardages, lorsqu’une voix joyeuse se fit tout à coupentendre.

– Il n’y a personne à la boutique ?demanda Léon qui venait d’entrer, en compagnie d’une jeunefemme.

– Mais si, me voilà. Et je ne suis pastoute seule. Devine qui est venu pour te voir ?

– Ah çà ! c’est épatant !…m’sieur Olivier !… Ah ! par exemple, c’est tropfort ! Si je m’attendais à celle-là, s’écria le Bellevilloisen s’élançant vers son ancien maître. Mais comment ça se fait-ilque vous êtes à Paris ?… J’aurais donné ma parole que vousn’aviez pas quitté Chicago.

– Tu te serais trompé, Léon, ditl’inventeur très amusé par l’exubérante satisfaction du jeunehomme. J’ai décidé de revenir en France. J’en avais assez de la vieaméricaine. Et puis, il y a d’autres raisons que tu devines bien,et pour lesquelles je suis précisément venu te voir. Nous enparlerons plus tard.

– Mais attendez donc, je ne vous ai pasencore présenté ma femme ! s’exclama Léon avec un certain aird’importance.

« Betty, appela-t-il, viens donc que jete présente… C’est monsieur Olivier, tu sais bien, mon ancienmaître de Chicago.

– Mais pourquoi parles-tu anglais ?demanda l’inventeur.

– Pas moyen de faire autrement. Depuisdeux mois seulement que nous sommes en France, elle connaît à peineassez de français pour faire elle-même ses commissions.

La jeune femme s’était approchée, et saluaitgentiment Olivier Coronal, qui la considérait en souriant.

Au grand désespoir de la fruitière, qui n’ycomprenait pas un mot, tous trois entamèrent une conversation enanglais.

– C’est toute une histoire la façon dontnous nous sommes connus, dit Léon. Je vous donne ma parole qu’onfait des comédies moins mouvementées.

– Eh bien, tu nous raconteras cela uneautre fois, répondit Olivier. J’aurais voulu t’entretenirsérieusement ; mais comme je ne veux pas troubler votre petitefête, je vais prendre rendez-vous avec toi pour un autre jour.

– Comment ! s’exclama Léon, enfrançais cette fois, de façon à être compris de sa mère, vousn’allez pas accepter de déjeuner avec nous !… Maman va êtredésolée de votre refus.

– Pour sûr, monsieur Coronal, que vousdevriez bien rester, insista la fruitière. Vous nous feriez bienplaisir, allez !

– Mais non, je vous dérangerais, madameGoupit.

– Si on peut dire ! Vous, medéranger ! Jamais de la vie, au contraire ! fit la bravefemme en levant les bras au ciel. Le dimanche, pour me reposer unpeu, je prends une femme de ménage pour servir à la boutique. Nousdéjeunerons bien tranquillement, et vous pourrez emmener Léonensuite si vous voulez.

– Après tout ce que vous avez fait pourmon mari, vous ne pouvez pas refuser, disait à son tour Betty.

– Eh bien, c’est entendu, je déjeune avecvous.

– À table alors. Tout est prêt, fitmadame Goupit.

On déjeuna fort gaiement. Comme il avait étéconvenu, Léon laissa Betty chez sa mère, et suivit OlivierCoronal.

– Tu m’as donc dit que tu avais trouvéune place dans une usine, fit Olivier, lorsqu’ils furent seuls.Mais pourquoi n’es-tu pas allé voir nos amis les Golbert ?

– Oh ! fit Léon, aller voir NedHattison ! Il m’en voudrait d’une pareille démarche. Il nepeut oublier, malgré tout, que j’ai causé la mort de son père.

– Tu te trompes, répondit l’ingénieur.J’ai causé avec lui. Je ne dis pas que la mort du directeur deSkytown le laisse indifférent, non ; mais il la considèrecomme une chose inévitable, nécessaire même. Sa grandeur d’âme m’aprofondément touché. Je t’assure que tu n’as pas baissé dans sonestime.

– C’est bien vrai ? demanda Léon.Mais comme vous dites, il faut qu’il soit devenu bien attachémaintenant aux idées européennes…

– Il l’est en effet, et il nous en adonné la preuve. Mais j’en viens tout de suite au but de ma visite.Il faut, maintenant que nous avons tout le temps devant nous, quetu rassembles tes souvenirs, et que tu me décrives minutieusementtout ce que tu as vu et entendu dans le palais de Harry Madge.

– Oh ! c’est bien facile. Jepourrais vivre cent ans sans jamais oublier un seul détail desévénements extraordinaires de cette nuit. Seulement, il y abeaucoup de choses que je ne comprends pas.

– Parle toujours.

Avec une grande sûreté de mémoire, Léonretraça à son maître les étranges scènes dont il avait été témoin,caché derrière la grille d’un soupirail, dans le parc de HarryMadge, sans rien oublier, en reproduisant presque textuellement lesparoles des milliardaires.

Il décrivit les expériences de lévitation dufakir, celles de la lecture à distance du sachem peau-rouge, cellesencore, plus curieuses, des deux frères yankees, et enfin luirépéta tout ce qu’il avait retenu du discours qu’avait prononcéHarry Madge.

– C’est bien, je te remercie, ditl’inventeur. Tu viens de dissiper mes derniers doutes.

– N’oubliez pas, ajouta Léon, que pour mapart je suis toujours à votre disposition. Chaque fois que vousaurez besoin d’un coup de main, je suis là.

– Je suis ravi de t’entendre parlerainsi ; et d’abord j’espère bien que tu vas quitter l’emploique tu as accepté dans une usine… Que gagnes-tu par jour ?

– Cinq francs, dit Léon.

– Eh bien, moi je t’offre deux centsfrancs par mois.

– Vous n’avez pas besoin de m’offrirdavantage, répliqua le jeune homme, presque blessé de la générositéd’Olivier. Pour être de nouveau à votre service, je consentiraismême à gagner beaucoup moins qu’à mon usine.

– Je sais que tu es un brave garçon, fitOlivier très touché. Mais tu n’ignores pas que nous allons avoir àtravailler d’une façon formidable. Je veux, moi aussi, approfondirces questions psychiques dont tout le monde parle et que tout lemonde connaît mal. Tu seras le préparateur de mon laboratoire. Jesuis, Dieu merci, grâce à la générosité de l’ingénieur Strauss, enétat de faire des recherches pour mon propre compte.

– Entendu, acquiesça joyeusement Léon. Etquand commençons-nous ?

– Dans quelques jours. Je veux louer,dans le voisinage de Meudon, un pavillon isolé où je puisse melivrer à mes études dans un parfait recueillement.

– Et mon ami Tom Punch ? demandatout à coup Léon. Pouvez-vous me donner de ses nouvelles ?

– Tu veux sans doute parler de ce géantventru, au visage couleur de lie de vin, qui fut autrefois lemajordome de William Boltyn ?

– Naturellement, répondit leBellevillois. Vous savez bien qu’il n’a pas voulu accompagnerM. Ned en Amérique, et qu’ayant obtenu dans un concert unengagement comme joueur de banjo, il est resté à Paris.

– Oui, je le sais. Il n’est pas reparuchez Ned Hattison. On ignore ce qu’il est devenu.

– C’est dommage, dit Léon. C’était unbien gai camarade, et un intrépide buveur.

– Qui ne manquera pas, certain jour, dese réveiller avec une attaque de delirium tremens,compléta Olivier… Au revoir, mon bon Léon. Je te laisse à tafamille.

La semaine suivante, Olivier Coronal prenaitpossession, à Clamart, d’une petite maison qu’entourait un jardinbordé de hauts murs.

À quelques pas de la forêt, isolée par sasituation des autres habitations du bourg, cette maisonnette,élevée seulement d’un étage, se composait de trois pièces aurez-de-chaussée et d’autant au premier.

Olivier transforma la plus vaste de ces piècesen bibliothèque et en cabinet de travail.

Des caisses de livres arrivèrent chaque jourde Paris. C’étaient, en partie, des traités de sciencesexactes : mécanique, chimie, physique, etc., toute uneencyclopédie dans laquelle figuraient, à côté des documents del’Antiquité, les derniers travaux des savants contemporains ;et, d’autre part, toute une collection de ces volumes délaissés dugros public, et que quelques curieux sont seuls à lireactuellement.

C’étaient des livres de magie, d’alchimie,d’astrologie, de chiromancie.

Les Modernes étaient représentés dans cettecollection par le docteur William Crookes, le colonel de Rochas, ledocteur Papus, le docteur Paul Gibier, Stanislas de Guaita, etd’autres.

Délibérément, Olivier se mit à cette étude,toute nouvelle pour lui.

L’ingénieur Golbert et Ned Hattisontravaillaient, de leur côté, dans le même sens.

De temps à autre, tous trois se réunissaientpour échanger les résultats du travail des jours précédents, etpour concerter le plan d’études des jours suivants.

Ils avançaient lentement dans cette tâche.

Les livres anciens, tels que Le Mondeenchanté de Becker, la Mystique de Goërres, lesDisquisitions magiques de Delrio, le Mundusmirabilis d’Arpélius, la Stéganographie de l’abbéTrithème qui fut maître de Paracelse, et bien d’autres encore,n’étaient souvent qu’un tissu de fables ou de superstitions, oùquelques idées heureuses ou géniales, perdues dans le fatras desanecdotes, étaient difficiles à saisir à travers les complicationsd’un style obscur à dessein.

Les trois amis ne se rebutaient point.

Pendant plusieurs semaines, Olivier courut lescliniques des hôpitaux pour étudier les phénomènes del’hypnotisme.

Il assista à de merveilleuses expériences, lesétudia, puis les refit lui-même, et devint un hypnotiseur depremière force.

Léon Goupit s’était installé, avec Betty, dansla maisonnette de Clamart. Tandis que la jeune femme prenait soinde l’intérieur et préparait les repas, Léon aidait son maître dansses expériences.

Il se trouvait heureux dans sa nouvellesituation, et ne l’eût abandonné pour rien au monde, même pas pourcourir les aventures.

Son voyage en Amérique l’avaitconsidérablement assagi. Du reste, les travaux de son maîtrel’intéressaient lui-même au plus haut point. Il savait qu’ils’agissait de défendre l’Europe contre les milliardairesaméricains ; cette seule pensée suffisait à lui communiquer uncourage, une ardeur à la besogne tels que, parfois, son maîtreétait obligé de modérer son zèle.

Plusieurs fois, l’ingénieur Golbert et safille Lucienne vinrent passer quelques heures chez Olivier, maisjamais Ned Hattison ne consentit à les accompagner.

« C’est évidemment pour ne pas me voir,se disait Léon. M. Olivier a beau dire, le mari deMme Lucienne n’oublie pas que je suis cause de lamort de son père ; et il m’en garde secrètementrancune. »

Cette pensée chagrinait fort le bravegarçon.

Olivier, à qui il avait confié sa peine, nelui avait répondu qu’évasivement, lui avait conseillé d’attendre,sans oser le détromper.

– Je ne pouvais cependant pas faireautrement, disait le Bellevillois. Ce n’est pas juste de m’envouloir d’une action où j’avais fait d’avance le sacrifice de mavie. C’était inévitable. Ce n’est pas le père de M. Ned quej’ai tué, c’est un homme dangereux pour l’humanité tout entière,c’est un mauvais savant puisqu’il ne voyait dans la science qu’unmoyen de satisfaire sa haine et sa cupidité, en anéantissant lacivilisation européenne.

– Tu sais bien que je t’ai toujoursapprouvé, répondait Olivier. Prends patience. Ned est tropintelligent pour ne pas comprendre cela. Un jour viendra où,certainement, il ne refusera plus de te voir et de te traiter avecla même bienveillance qu’autrefois.

– Je serai bien heureux ce jour-là,faisait Léon avec un gros soupir.

Et à demi consolé il se remettait autravail.

L’hiver touchait à sa fin.

On commençait à sentir, dans l’air, dessouffles tièdes. La nature se reprenait à vivre.

Levé tous les jours de grand matin, OlivierCoronal quand il n’était pas forcé de sortir, passait des journéesentières dans sa bibliothèque.

La tâche qu’il avait entreprise était semée dedifficultés ; mais avec l’aide de ses deux amis, il lesvainquait toutes, les unes après les autres.

La petite maison de Clamart, en outre de Léonet de sa femme, avait maintenant plusieurs pensionnaires.

C’étaient des médiums, hommes et femmes, surlesquels Olivier se livrait chaque jour à de nouvelles expériences.Léon Goupit, qui souvent y assistait, était émerveillé.

– Bravo, m’sieur Olivier, disait-il. Jesuis sûr qu’avant peu, vous arriverez aux mêmes résultats que lemilliardaire Harry Madge. Nos ennemis ne seront plus les seuls àconnaître les secrets de l’hypnotisme et à s’en servir. Nous seronsbientôt plus forts qu’eux dans le maniement des forces psychiques.Je les ai déjà roulés de la belle façon à Skytown. Quelque chose medit que, cette fois encore, ils seront réduits à l’impuissance.

– Puisses-tu dire vrai, répondit le jeuneingénieur. Puissions-nous devancer les Yankees, et mettre sur piedavant eux quelque découverte capitale. Il n’est que temps.

– Vous y arriverez, m’sieur Olivier,répétait Léon avec enthousiasme.

Coronal n’avait pas encore informéM. Golbert et Ned du débarquement des espions auquel il avaitassisté au Havre.

Dans tout Paris, il s’était livré à desrecherches pour retrouver la trace des Américains, qu’il supposaitêtre les hypnotiseurs de Harry Madge.

Ceux-ci semblaient avoir disparu. En tout cas,ils cachaient soigneusement le lieu de leur retraite ; mais,bien qu’ils demeurassent invisibles, l’inventeur n’en gardait pasmoins sa conviction.

« Ils doivent s’être mis secrètement à labesogne, se disait-il souvent, s’attendant à voir surgir, d’un jourà l’autre, de terribles complications. »

Malgré tout, il avait recommandé à Léon de nerien dire à M. Golbert.

« Il serait toujours temps, pensait-il,de l’instruire, si les événements justifiaient nos craintes. Jepuis m’être trompé. Ce serait, dans ce cas, l’inquiéterinutilement.

De Meudon à Clamart, il n’y a guère quequelques minutes de chemin de fer.

Le vieux savant venait plusieurs fois parsemaine rendre visite à Olivier Coronal, lui donner des conseils,l’encourager dans ses travaux.

Plusieurs fois, il assista aux expériences quele jeune homme exécutait avec l’aide de ses médiums.

Les phénomènes de lecture à distance dedocuments cachés étaient ceux qui préoccupaient le plus OlivierCoronal.

Mais il s’en fallait encore de beaucoup qu’ileût obtenu des résultats satisfaisants, qu’il fût en état de mettreen ligne des hypnotiseurs aussi bien armés pour la divination queceux de Harry Madge.

Perdus dans le dédale des formules psychiques,les ingénieurs passaient des semaines à tâtonner sans faire un pasvers la solution du problème.

Ils s’attaquaient à une science nouvelle dontl’initiation est longue et difficultueuse. Toute leur ténacité,toute leur persévérance ne les empêchait pas de se sentir, parmoments, profondément tristes et découragés.

Chapitre 3Léon Goupit entre en service

Soitqu’il eût besoin d’aller consulter un livre dans une bibliothèque,soit qu’il allât écouter une conférence ou assister à un coursintéressant ses recherches, Olivier Coronal se rendait à Paris detemps à autre.

Une fois que, descendu de bonne heure à lagare Montparnasse, il avait passé sa journée chez un vieux savantpolonais très versé dans les sciences occultes, il remontait, àpied, la rue de Rennes, pour aller prendre son train, il se trouvatout à coup en présence de deux hommes qui, avec cette démarcheraide, cassante et hâtée, particulière aux Anglais et auxAméricains, semblaient venir à sa rencontre.

L’ingénieur se sentit au cœur une petiteémotion.

Vêtus pareillement d’une redingote dont lacoupe indiquait clairement l’origine yankee, le faux col montant,le plastron à demi recouvert par une cravate rouge, corrects,guindés, les deux hommes, à n’en pas douter, étaient de ceuxqu’Olivier Coronal avait vus débarquer au Havre.

À leur regard surtout, ce regard étrange etfixe qui l’avait tant impressionné, l’inventeur les avaientreconnus immédiatement : c’étaient les deux Américains qui luiavaient paru être les chefs de la petite troupe.

En lui-même, une secrète voixrépétait :

« Ce sont les hypnotiseurs de HarryMadge, les espions des milliardaires. »

Sans avoir pris garde à Olivier, les deuxYankees l’avaient dépassé. Ils continuaient leur marche en sedirigeant vers la place Saint-Germain-des-Prés.

La première idée de l’inventeur, celle quis’imposa à lui instinctivement, fut de suivre ces mystérieuxétrangers.

Sans les perdre de vue, il attendit qu’ils sefussent un peu éloignés, puis il se remit en marche.

Devant lui, les deux hommes s’avançaient d’unpas rapide, sans détourner la tête.

Ils abandonnèrent bientôt la rue de Rennes, ets’engagèrent dans la rue Notre-Dame-des-Champs.

Olivier se sentait ému.

La curiosité le poussait à leur suite.

Il voulait, à tout prix, connaître le domiciledes Américains, et se promettait bien de ne pas abandonner leurpiste.

Les deux mystérieux personnages avaient presséle pas. Ils jetaient maintenant autour d’eux des regardssoupçonneux, comme s’ils avaient craint d’être suivis.

L’inventeur, en voyant leur manège, n’avait euque le temps de se blottir sous une porte cochère.

Prudemment, il se remit en marche derrièreeux, rasant les murs et prêt à se cacher de nouveau s’ils venaientà se retourner.

Le fait se produisit encore une fois, aumoment où les deux gentlemen s’apprêtaient à tourner le coin d’unerue avoisinant le jardin du Luxembourg.

– Décidément, ils prennent leursprécautions, murmura Olivier en se faufilant de nouveau sous uneporte cochère.

Avançant la tête avec précaution, il les vitpromener autour d’eux des regards circulaires ; puis, sansdoute rassurés, s’engager vivement dans la petite rue quebordaient, d’un côté, les hautes murailles d’une propriété plantéed’arbres.

L’inventeur sortit de sa cachette et se hâta,de peur de perdre leur trace.

Il arriva au coin de la rue juste à temps pourles voir disparaître : ils venaient d’entrer dans une vieillemaison, dont la porte se referma sur eux.

Olivier Coronal s’approcha, de plus en plusintrigué, et examina.

Tous les volets de la maison étaientclos ; elle semblait inhabitée, tant sa façade dégageait uneimpression de calme et de silence.

Point de boutique au rez-de-chaussée, desfenêtres seulement – les seules, d’ailleurs, dont les voletsfussent un peu entrebâillés.

À son grand étonnement, sur une plaque demarbre noir, en lettres d’or, Olivier Coronal lut cetteinscription :

PENSION DE FAMILLE

ENGLISH SPOKEN

La rue, qui comptait à peine quelques numéros,était peu fréquentée semblait-il, puisque l’herbe poussait entreles pavés.

Les quelques maisons qui la composaientétaient tout aussi silencieuses, aussi désertes en apparence que lapension de famille où venaient d’entrer les deux Américains.

« Est-ce bien là leurdomicile ? » se demandait Olivier Coronal.

Il eut un moment la pensée d’entrer, luiaussi, et de s’assurer du fait qui le préoccupait, auprès duconcierge ou du gardien. Mais il se retint et réfléchit.

« Non. Mieux vaut agir autrement. Celapourrait donner l’éveil. »

Pendant plusieurs heures, posté au coin de larue, il attendit.

Une joie secrète s’emparait de lui. Il étaitenfin sur la trace des espions américains, après l’avoir vainementcherchée pendant si longtemps.

Il ruminait des plans, et tout en faisant lescent pas, se demandait comment il s’y prendrait pour surveiller laconduite des deux envoyés de Harry Madge.

Enfin, fort avant dans la soirée, commepersonne ne sortait de la pension de famille, le jeune inventeur sedécida à quitter la place.

Il était à peu près certain que c’était là ledomicile des deux hommes.

L’heure du dîner était passée depuislongtemps.

Au buffet de la gare, en attendant le départdu dernier train, Olivier céda au besoin de se restaurer.

Il était plus de minuit lorsqu’il arriva àClamart.

Léon Goupit n’était pas encore couché. Trèsinquiet de l’absence de son maître, il l’attendait en fumant descigarettes, seul dans le cabinet de travail, et, pour se distraire,il avait pris un livre.

En entendant tinter la sonnette de la porte,il prit sa lampe et s’avança à la rencontre d’Olivier.

– Je ne savais plus que penser, dit-ilavec familiarité. Je croyais qu’il vous était arrivé quelquemalheur.

– Au contraire, Léon. Rassure-toi.Laisse-moi seulement poser mon chapeau. Je vais te raconter ce quim’est arrivé. Ma journée a été bien remplie.

Brièvement, mais en retraçant dans tous sesdétails le portrait des deux Yankees, en insistant sur leurextraordinaire ressemblance, l’inventeur raconta son aventure de larue de Rennes.

Léon Goupit n’avait pu écouter ce récitjusqu’au bout.

– Vous n’avez pas deviné qui c’était,s’écria-t-il aussitôt que son maître lui eut fait le portrait desdeux hommes. Je les ai vus dans le palais de Harry Madge, àChicago. Ce sont les deux frères… attendez un peu que je cherche…Ah ! fit-il en frappant du pied de dépit, j’ai pourtant bienentendu leur nom !… Alcindor… Corridor… disait-il en faisantappel à sa mémoire… Ah ! j’y suis : Altidor,parbleu ! Je savais bien que je retrouverais ce nom.

– En tout cas, dit Olivier, ce n’est pasd’une grande importance. Tu penses bien que leur premier soin, enarrivant à Paris, a été de changer de non. Ce qui est plusprécieux, c’est que je connaisse leur adresse.

– Et où habitent-ils ? questionnaavidement Léon.

– Tout près du Luxembourg. Le nom de larue ne te dira rien. J’ai habité moi-même ce quartier, pendant unan, avant de partir pour l’Amérique et je ne la connaissais pas. Iln’y a que quelques numéros. Les deux Yankees sont descendus dansune pension de famille.

Le Bellevillois prenait un grand intérêt àcette conversation. Il laissa éclater sa joie.

– Rien n’est perdu puisque nous sommessur la piste des hypnotiseurs, s’écria-t-il en esquissant un grandgeste. Nous allons pouvoir les filer.

– J’y ai déjà pensé ; et nousn’avons pas de temps à perdre. Les espions ont dû se disséminerdans tout Paris, et qui sait ? peut-être dans toute la France,mais ils doivent avoir un lieu de réunions. En observant patiemmentles allées et venues des deux que nous connaissons, nul doute quenous ne découvrions la retraite de tous les autres. Je vais prendremes dispositions pour cela.

– Et moi, m’sieur Olivier ? Vousn’avez pas pensé à moi, dit Léon presque blessé. Ce n’est pas lavolonté ni le courage qui me manquent, pour sûr. Vous devriez meconfier cette tâche. Je suivrai les Yankees jusqu’au bout du mondes’il le faut ; et vous le savez, j’ai plus d’un tour dans monsac.

– C’est peut-être une bonne idée,approuva Olivier Coronal qui avait réfléchi quelques instants. Jete rendrai réponse demain matin. Tu dois être fatigué. Va tereposer.

Léon dut se contenter de cette vaguepromesse.

Il souhaita le bonsoir à son maître et regagnasa chambre où Betty, inquiète aussi, ne dormait pas encore. Il latranquillisa, sans lui donner toutefois d’explications.

Bientôt après, le silence régnait sur lapetite maison endormie. Seule une lueur veillait aux fenêtres ducabinet de travail, dans lequel Olivier Coronal s’occupait à mettreen ordre les notes qu’il avait prises dans la journée chez lesavant polonais.

Le lendemain, dès la première heure, LéonGoupit était levé.

– Eh bien, m’sieur Olivier, demanda-t-ilaussitôt qu’il aperçut son maître, vous savez que je suis impatientde connaître votre décision. J’ai une telle envie d’aller voir ceque font messieurs les hypnotiseurs que je n’en ai pas dormi de lanuit.

– Calme-toi, dit l’inventeur en souriant,tu vas pouvoir satisfaire ta curiosité. Je crois, qu’en effet, tues tout désigné pour remplir cette tâche. Écoute bien mesinstructions… Voici d’abord, en admettant que tu sois obligé derester absent durant plusieurs jours, de quoi te suffire. Mets ceporte-monnaie dans ta poche. D’après ce que j’ai vu hier, tu vasavoir affaire à forte partie. Les Yankees prennent leursprécautions. Il te faudra ruser pour qu’ils ne se doutent derien.

– Oh ! ça, ça me connaît, répliquaLéon d’un air convenu.

– Très bien. Je n’en doute pas. Voicidonc l’adresse exacte des deux hommes. Je compte sur tonintelligence et ton dévouement pour les suivre partout où ilsiront, pour observer tous leurs actes. Tu sais combien cela estimportant. Voici, de plus, un alphabet chiffré. Préviens-moi partélégramme, si des événements inattendus se produisent.

– Vous pouvez compter sur moi, m’sieurOlivier, s’écria chaleureusement Léon. Vous verrez que j’aurairaison, que les hypnotiseurs s’en retourneront piteusement chezeux, que nous les roulerons, sans qu’ils sachent d’où part le coupqui les frappera.

Moins d’une demi-heure après, Léon Goupitétait à Paris. Grâce aux indications détaillées d’Olivier, iltrouva sans peine la pension de famille.

Quelque diligence qu’il eût faite, il étaitplus de huit heures du matin. Léon tremblait que les deux hommes nefussent déjà sortis.

Néanmoins, il se mit en observation dans larue adjacente, mais sans quitter des yeux la porte de laPension.

Vers neuf heures, ayant déjà vu sortir etrentrer nombre de personnes, il commençait à croire qu’en effet lesdeux Yankees l’avaient devancé, lorsque tout à coup, il les vitapparaître.

Les deux frères n’avaient pas changé decostume.

Feignant de s’arrêter pour regarder uneaffiche, Léon les vit s’éloigner à grands pas.

Négligemment, à la façon d’un promeneur, il semit à les suivre. Malgré ses préoccupations, il s’amusait enlui-même de leur allure d’automates, de leurs pas mathématiquementrythmés, de leurs gestes toujours les mêmes.

– Ah ! mes gaillards, murmurait-ilentre ses dents, nous tenons votre piste. Nous allons savoir un peuce que vous faites ici, et où sont vos compagnons.

À leur suite, le Bellevillois se trouvabientôt dans la rue de Rennes, et, quelques minutes après, sur leboulevard Montparnasse.

– Eh bien, quoi ! Vous n’allez pas,je suppose, prendre le train pour Clamart. Au moins, ce seraitdrôle. Si vous voulez, je vous présenterai à m’sieur Olivier.

Les deux frères Altidor prirent ensuite leboulevard des Invalides. Puis, tout à coup, ils ralentirent leurmarche, s’arrêtèrent au bout d’un instant au coin d’une rue ;et, ainsi qu’ils l’avaient fait la veille, regardèrentsoupçonneusement de tous côtés.

« Parfaitement, je suis là, se disait leBellevillois, tout en regardant le plus innocemment du monde ladevanture d’un marchand de journaux ; mais pensez-vous que jevais aller vous le dire ! »

Il fit encore plus de cinq mètres à la suitedes deux frères, qui, sans doute pour plus de sécurité, s’étaientséparés et marchaient maintenant chacun sur un trottoir de lapetite rue dans laquelle ils s’étaient engagés.

« Oh ! nous devons approcher du but,se disait Léon, tout en prenant encore plus de précautionsqu’auparavant pour se dissimuler. »

Les deux Yankees s’étaient arrêtés de nouveau,et ils se livraient au même manège que précédemment, regardantautour d’eux, ne se remettant en marche qu’après avoir inspectétous les environs.

Toujours séparés, ils pénétrèrent dans unesorte d’impasse, et se rejoignirent à la porte d’une propriétéclose de hauts murs, qui laissaient à peine apercevoir le toitd’une maison de deux étages. La porte se referma sur eux.

« Bon, se dit Léon Goupit, je vaisattendre. »

L’endroit était désert. Seulement, au coin del’impasse, il y avait une boutique de marchand de vin.

Le jeune homme s’y réfugia et s’installa defaçon à pouvoir surveiller l’entrée de la propriété.

À peine y avait-il cinq minutes qu’il était àson poste d’observation, qu’il vit arriver deux nouveauxpersonnages. À quelques détails de costume près, ils étaient vêtuscomme les premiers. Ils frappèrent aussi à la petite porte.

Quelques instants après, un autre inconnupénétra seul dans la mystérieuse maison.

Deux autres survinrent, à quelques minutesd’intervalle. Enfin, Léon en compta une douzaine qui franchirent,tous de la même façon circonspecte, la petite porte sur laquelle ilne cessait d’avoir les regards fixés.

Le Bellevillois pouvait à peine contenir sajoie.

« C’est là qu’ils se réunissent tous,pensait-il. M’sieur Olivier va être content ! Puis, ce n’estpas tout, je vais les filer lorsqu’ils vont sortir. Je saurai bience qu’ils peuvent fabriquer. Je connaîtrai les moyens qu’ilsemploient pour surprendre nos secrets. »

Vers midi, Léon, qui s’était tout d’abord faitservir un verre de vin blanc, se fit apporter à déjeuner.

Les hypnotiseurs n’étaient évidemment réunisque pour se concerter, pour recevoir les ordres de leurs chefs.

À trois heures de l’après midi, le jeune hommen’avait encore vu sortir personne.

Tout en lisant les journaux qu’il avaitachetés, il ne cessait d’inspecter l’impasse. Pour se consoler desa longue attente, il avait déjà vidé plusieurs bouteilles.

Le patron de l’établissement, un Auvergnat,selon toute apparence, après avoir déjeuné avec sa nombreusefamille, finit par s’approcher du jeune homme.

– Il fait beau temps pour la saison,dit-il… Et comment trouvez-vous mon petit vin ?

– Pas mauvais, répondit Léon. La preuvec’est que j’en ai pas mal bu. Eh bien ! et le commerce,va-t-il ? Vous êtes installé dans un endroit bien désert.

– Oh ! pas tant que ça, fit lepatron. Ça va tout doucement. Dans ce quartier-ci, ce sont de bonsclients, des gens riches qui paient bien.

– Ah ! fit Léon en feignantl’intérêt. Cependant, il me semble que vous ne devez pas avoirbeaucoup de clients dans cette impasse.

– Oh ! que si, monsieur. Tenez,cette maison dont vous voyez la petite porte en face, il y vient,plusieurs fois par semaine, une douzaine de messieurs qui y passenttoute la journée. Chaque fois je suis chargé de leur préparer unecollation et de la porter dans la maison avant qu’ilsn’arrivent.

Léon n’eut garde d’interrompre le marchand devin.

– Quelques bons clients comme ça valentmieux que beaucoup de mauvais payeurs, reprenait l’Auvergnat. Desgens très bien, allez !… Ils cherchent un domestique en cemoment ; et celui-là ne serait pas malheureux, je vous enréponds.

– Pas possible, fit Léon, en sursautantsur sa chaise.

Une idée de génie venait de lui traverser lecerveau.

S’il pouvait se faire engager commedomestique ! Ce serait une chance inespérée. Il aurait ainsien main le moyen le plus sûr d’être renseigné sur les faits etgestes des hypnotiseurs.

Pourtant, ne voulant pas laisser soupçonnerses véritables sentiments, il répondit par une phrase banale aupatron de l’établissement, et feignit de s’absorber de nouveau dansla lecture de son journal.

Il brûlait d’impatience maintenant de voirsortir les Yankees.

Il venait de concevoir un diaboliqueprojet.

Pour être prêt à sortir lorsqu’il apercevraitles hypnotiseurs, il régla sa dépense.

La nuit commençait à tomber, lorsque enfin lapetite porte s’ouvrit, livrant passage à un gentleman qui s’éloignarapidement sans refermer la porte.

Un autre le suivit à peu d’intervalle, puis untroisième.

Léon était sorti du débit de vin.

Posté dans une encoignure sombre, il guettaitle départ des frères Altidor.

C’était à eux qu’il voulait parler.

Ils sortirent les derniers et refermèrentsoigneusement la porte.

En les apercevant, Léon courut à une centainede mètres en avant, puis revint sur ses pas, de façon à se trouversur leur chemin, à les croiser.

Il essayait de se composer un visage attristé,même de simuler la fatigue.

« Voilà, se disait-il… je vais lesaborder en leur disant que je suis un Yankee sans ressources, queje cherche inutilement du travail, et je feindrai de ne pasconnaître un mot de français. S’ils ont vraiment besoin d’undomestique, ils me prendront, croyant trouver en moi plus degarantie de discrétion qu’en aucun autre. »

Les deux frères s’avançaient côte à côte, àgrandes enjambées.

Dans leur visage maigre et couleur de cirejaunie, leurs yeux démesurément grands brillaient encore plus qu’àl’ordinaire, et, dans l’ombre, semblaient deux veilleusesélectriques.

– Gentlemen, demanda brusquementle Bellevillois, en prenant sa meilleure intonation anglaise,gentlemen, ne seriez-vous pas citoyensaméricains ?

Léon, lorsqu’il le voulait, était unmerveilleux comédien. Il y avait un tel accent de sincérité et desurprise dans son exclamation, que les deux hommes s’arrêtèrentnet.

– Si, répondirent-ils. Quevoulez-vous ?

– Gentlemen, reprit Léon d’unevoix dolente, combien je suis heureux de rencontrer descompatriotes ! Vous êtes sans doute riches, gentlemen. Vousavez des amis. Peut-être pourrez-vous m’adresser à quelqu’und’entre eux ? Je suis sans travail et sans ressources.

– Que savez-vous faire ? interrogeal’un des Yankees.

– Je suis domestique, répondit LéonGoupit ; et je me repens bien d’avoir quitté l’Union. Depuishuit jours, je cherche en vain une place ici. Ça ne m’est pasfacile, car je ne connais pas un mot de français. Je dépenseaujourd’hui mes derniers dollars.

– Que pensez-vous de ce jeune homme,Smith ? demanda alors à mi-voix l’un des frères, après avoirfait signe à Léon d’attendre quelques minutes. C’est un de noscompatriotes, il ne connaît pas un mot de français. Je crois qu’ilferait bien notre affaire.

– Oui, répondit Smith ; mais il fautqu’il accepte nos conditions.

– Nous avons nous-mêmes besoin d’undomestique, dit à Léon Jonas Altidor. Mais il s’agit de savoir sivous êtes disposé à vous soumettre à nos exigences. Nous neregardons pas au prix ; mais nous tenons à ce que vous fassiezentre nos mains abdication complète de votre liberté.

– Cela dépend du nombre de dollars quevous m’offrirez, répondit Léon. Je ferai tout ce que vous voudrez,pourvu que la rémunération en vaille la peine.

– Cinquante dollars par mois, offrit l’undes frères.

– Accepté, s’écria le Bellevillois, avecune intonation joyeuse, que ses nouveaux patrons attribuèrent à lasatisfaction qu’il avait d’avoir trouvé du travail.

Cinq minutes après, Léon Goupit franchissaitle seuil de la mystérieuse maison, en compagnie des deuxhypnotiseurs.

Chapitre 4Une apparition de Harry Madge

Pendantles trois premiers jours qui suivirent le départ de Léon, OlivierCoronal n’eut pas trop d’inquiétude.

Du matin au soir il s’absorbait dans sesrecherches, ne sortant que rarement pour faire une courte promenadedans les bois.

« Puisque Léon ne revient pas, sedisait-il, c’est qu’il a trouvé une bonne piste et qu’il ne veutpas la perdre. Demain, ou après demain, je vais le voir arriveravec d’utiles renseignements. »

En lui-même, il adressait ses remerciements aubrave garçon, qui montrait tant de dévouement pour lui.

Il avait aussi à tranquilliser la douceBetty.

La jeune femme craignait pour son mari toutessortes de dangers ; ses grands yeux bleus interrogeaientl’ingénieur avec une expression d’angoisse.

Quatre jours, cinq jours, une semaine, sepassèrent. Léon ne revenait pas, ne donnait pas signe de vie.

Olivier Coronal était maintenant dans destranses mortelles ; et, de son côté, Betty les yeux rougis parles larmes, vivait dans un état de surexcitation nerveuseindescriptible.

– Que peut-il lui être arrivé ? sedemandait l’inventeur. Pourquoi ne me télégraphie-t-il pas, s’il nepeut revenir ?

Les jours passèrent, sans apporter aucunesnouvelles du jeune homme.

Olivier ne savait quel parti prendre. Ses deuxamis, M. Golbert et Ned Hattison, n’étaient pas moinsperplexes que lui.

Ils avaient, un moment, eu l’idée d’informerla police de la disparition de Léon ; mais après y avoirréfléchi, ils avaient reconnu que c’eût été inutile et dangereux.On risquait, en agissant ainsi, de donner l’éveil aux hypnotiseurs,qui se tiendraient sur leurs gardes ; et l’on perdrait toutechance de surprendre leurs projets d’espionnage.

Que faisait donc Léon pendant cetemps ?

Lorsque, en compagnie des deux frères Altidor,il franchit la porte de la maison qui servait de lieu de réunionsaux hypnotiseurs, le jeune homme se trouva dans une vaste courplantée d’arbres, où des touffes d’herbe, des arbustes même avaientpoussé entre les pavés à demi arrachés.

Un chemin, un sentier plutôt, conduisait à lamaison dont Léon avait aperçu le toit par-dessus le mur.

Sans dire une parole, les deux hommes firentsigne à Léon de les suivre, et ouvrirent une porte vermoulue quigrinça lugubrement sur ses gonds.

Un long corridor, où de vieux tableaux,recouverts de poussière et de toiles d’araignée, se faisaientvis-à-vis, conduisait à un escalier qu’on distinguait, faiblementéclairé par un lumignon fumeux.

À droite et à gauche du corridor, des salless’ouvraient. L’on y apercevait dans l’ombre de vieux meubles,d’anciennes tapisseries, des sièges en désordre.

L’atmosphère était glaciale. Un silenceprofond régnait.

Léon éprouvait une sensation de frayeur qu’ilne parvenait pas à vaincre.

– Suivez-nous, ordonna l’un deshypnotiseurs, en prenant à la main la lanterne de l’escalier, et engravissant les degrés. Nous allons vous montrer votre logement. Aupremier étage, la disposition et l’aspect étaient les mêmes qu’aurez-de-chaussée.

Les murs suintaient d’humidité. L’ameublementdes salles était luxueux, mais délabré.

Une couche épaisse de poussière s’étendait surtous les objets ; et dans les angles des plafonds, lesaraignées avaient tissé paisiblement leurs toiles.

À ce spectacle on devinait l’abandon danslequel avait été laissé, depuis longtemps, cette demeure,probablement celle d’un magistrat, à en juger par le style sévère,par le goût archaïque et froid qui avait présidé à la décorationdes chambres.

– Vous demeurerez ici, fit l’un deshommes en ouvrant la porte d’une sorte de réduit, à peine long dedeux mètres et large d’autant… Voici un lit, une cruche d’eau. Sivous avez faim, vous trouverez deux œufs sur cette table.Bonsoir.

Avant que, saisi d’étonnement et presque deterreur, Léon eût le temps de proférer une parole, la porte s’étaitrefermée.

Il était seul, dans l’obscurité, assis sur ungrabat.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? sedemanda-t-il avec angoisse. Me voilà prisonnier pour longtemps,selon toute apparence. Je crois que décidément, j’ai fait unesottise. »

Dans son affolement, il redoutait que leshypnotiseurs n’eussent lu sa pensée, qu’ils ne l’eussent reconnu.Ils allaient, sans doute, lui faire expier chèrement l’assassinatd’Hattison – vengeant ainsi les milliardaires de la destruction deSkytown.

Pendant plus d’une heure, Léon s’absorba dansces tristes pensées. La rage s’emparait de lui.

C’est bien la peine d’avoir affronté vingtfois la mort dans l’immense caverne antédiluvienne, se disait-ilpour venir ainsi me faire prendre moi-même au piège. Faut-il que jesois étourdi, pour n’avoir pas songé à cela ! Il se sentaitencore sous l’impression des regards étranges et inquisiteursqu’avaient fixés sur lui les deux hypnotiseurs.

– Parbleu ! Je comprends qu’ilsn’aient pas fait de difficultés pour m’accepter comme domestique.Il y a toujours, à Chicago, une prime de dix mille dollars pourcelui qui me livrera à William Boltyn.

Dans un accès de fureur, Léon se rua sur laporte, essayant de l’enfoncer et de recouvrer sa liberté.

Tous ses efforts furent vains.

Ses coups de pied et ses coups de poingrésonnaient dans la maison et l’emplissaient d’un vacarmeétourdissant.

À la fin, brisé de fatigue, il dut se résignerà attendre les événements ; et s’étendant sur le lit uniquemeuble de l’étroit réduit, il s’endormit bientôt d’un profondsommeil.

Des bruits de voix qui partaient durez-de-chaussée de la maison le réveillèrent.

Il ouvrit les yeux… Il faisait grand jour.

Léon entendit des pas dans l’escalier. Bientôtaprès la porte de sa chambre s’ouvrit : les deux frèresAltidor étaient sur le seuil.

Léon Goupit, qui s’était couché tout habillé,sauta à bas de son lit.

Son visage exprimait un tel effarement, unetelle inquiétude, que l’un des hommes s’écria :

– Mais qu’avez-vous donc ? Voussemblez tout effrayé ?

Plutôt surpris par l’accent paisible etpresque amical de cette voix, Léon ne sut que répondre. Sonembarras était visible.

– Venez avec nous, reprit Jonas Altidor.Nous avons à vous parler sérieusement.

À la suite des deux hommes, Léon descenditdocilement l’escalier et, dans une des pièces du rez-de-chaussée,s’assit sur le siège qu’on lui indiqua.

Les frères revinrent vers le jeune homme,riant aux éclats et visiblement satisfaits.

– Écoutez-nous, dit le même qui l’avaitinvité à les accompagner. Puisque vous entrez à notre service, ilest nécessaire que nous vous expliquions ce que nous attendons devous. La manière dont nous vous avons traité cette nuit vous a sansdoute paru bizarre. Il faudra vous y accoutumer ; nous nepouvons agir autrement.

« Quant à vos fonctions de domestique,elles n’auront rien d’humiliant ni de pénible. Elles consisteront ànous servir, nous et nos collègues, lorsque nous viendrons ici,c’est-à-dire, tout au plus, deux ou trois fois par semaine. Lereste du temps vous serez libre dans l’intérieur de cette maison,avec défense toutefois de pénétrer dans certaines pièces etd’essayer de sortir. Il y va non seulement de votre place, mais devotre vie, si vous tentez d’enfreindre nos ordres…

De plus en plus surpris, Léon trouva cependantla force de balbutier un assentiment.

– En revanche, poursuivit le Yankee, nousvous promettons formellement de vous procurer par la suite unebrillante situation, et de vous mettre à la tête d’une fortune.Obéissez-nous aveuglément, et surtout – c’est là le point le plusimportant – ne tentez jamais de surprendre nos secrets, ni defranchir la porte de cette maison sans notre autorisation. Nousvous récompenserons royalement si vous savez vous rendre digne denotre confiance. Votre avenir est assuré, mais pour cela il ne fautpas nous poser de questions. Il faut tout accepter, même ce quevous ne comprendrez pas. Dans quelques mois, nous vous rendronsvotre liberté, et vous posséderez alors une belle provision dedollars. N’avez-vous aucune objection à nous faire ? Profitezde ce moment. Demain il sera trop tard.

Le regard aigu des deux hypnotiseurs se fixaitsur Léon qui, de plus en plus stupéfait, se demandait s’il rêvait,tellement ces paroles étaient différentes de celles qu’ilattendait.

– Je n’ai aucune objection à faire,dit-il en s’efforçant de paraître décidé.

– Cela prouve que vous êtes un garçonintelligent et un bon Yankee, dit Jonas. Nous allons donc vouslaisser seul. Demain, nos collègues viendront ici. Vous commencerezvotre service… Voici, en attendant, deux œufs pour votre déjeuneret deux œufs pour votre dîner.

– Pas de pain ? s’étonna leBellevillois.

– Je croyais vous avoir défendu de nousquestionner, répliqua sévèrement l’hypnotiseur. Nous-mêmes nemangeons pas davantage. C’est absolument nécessaire. Vous saurezplus tard pourquoi.

« Voyons, serez-vous sage, reprit-il.Est-il besoin de vous enfermer de nouveau dans votrechambre ?… Vous auriez tort de chercher à pénétrer dans cettepièce, fit-il en désignant une porte soigneusement verrouillée. Dureste, je vous préviens que nous en serions avertis de suite. Nousdétenons une puissance que vous ne soupçonnez pas. Rien que par laforce de notre volonté, nous vous clouerions sur place, et nousvous rendrions incapable de faire un mouvement.

Les deux frères sortirent de la maison sansajouter une parole. Le jeune homme les entendit refermer sur eux laporte massive : il vit leurs ombres disparaître dans la vastecour. De nouveau, il était seul.

Malgré tout, il se félicita de s’être trompédans ses prévisions.

Les hypnotiseurs ne l’avaient pas reconnu,c’était évident. Les discours qu’ils lui avaient tenus, lespromesses qu’ils lui avaient faites le lui prouvaient.

– Je peux dire qu’en tout cas j’ai eupeur, fit-il. Ils m’ont pris pour un vrai Yankee. Mais quepourront-ils bien faire de moi ? Quelles sont leursintentions, et pourquoi ces promesses et ces menaces ?

Il ne trouvait aucune explicationsatisfaisante.

« Baste ! finit-il par se dire, jedécouvrirai bien, un jour ou l’autre, le moyen de m’échapper d’icien emportant leurs papiers. Pour le moment ce que j’ai de mieux àfaire, c’est de paraître soumis, de me plier à toutes leursexigences, et comme ils me l’ont dit, de gagner leur confiance.Puisque je ne suis pas le plus fort, je serai le plusmalin. »

Ce qui, par exemple, l’ennuyait surtout,c’était la perspective de déjeuner avec deux œufs, sans pain, et dedîner de la même façon sommaire.

Il faisait une piteuse mine.

– Mais c’est tout juste de quoi ne pasmourir de faim, grogna-t-il. Sapristi, sans pourtant avoirl’appétit de mon ancien ami Tom Punch, il me faudrait bien cinq ousix douzaines d’œufs pour me rassasier… Et m’sieur Olivier. EtBetty ? Que vont-ils penser en ne me voyant pas revenir !Ils vont me croire assassiné, pour sûr.

Alors commença pour Léon une vie étrange.Presque toujours seul dans la grande maison où les volets,solidement attachés aux fenêtres, ne laissaient passer qu’un jourblafard à peine suffisant pour permettre de distinguer les objets,n’entendant aucun bruit au-dehors pendant des journées entières, ilse promenait de chambre en chambre, en proie à un inexplicablesentiment de terreur et d’ennui.

Les premiers jours, il avait horriblementsouffert de la faim.

Habitué à manger solidement, les quatre œufsquotidiens, qui composaient toute sa nourriture, n’arrivaient qu’àsurexciter son appétit.

Puis, au bout d’une semaine, il n’avait plussenti aucune douleur. Son estomac s’était comme engourdi. Unefièvre s’était emparée de lui : il avait eu de longuesinsomnies pendant lesquelles, les yeux grands ouverts dansl’obscurité et les membres agités de frissons, il restait desheures entières immobile, le cerveau hanté d’imagesfantastiques.

Un jour sur deux environ, les hypnotiseursarrivaient, le matin, les uns après les autres, mais toujoursprécédés par les deux frères Altidor.

Parfois il n’en venait qu’une douzaine :d’autres fois ils étaient davantage. Léon en compta même, un jour,jusqu’à cinquante, tous réunis dans une grande salle durez-de-chaussée.

Jamais on n’allumait de lumière dans lamaison. On y observait un profond silence.

Groupés dans la pénombre, les hypnotiseurs,assis autour d’une vaste table, restaient des heures entièresimmobiles, leurs regards fixés sur une sorte d’écran de cristalplacé au milieu de la table.

Parfois seulement, la voix d’un des deuxfrères s’élevait, brève, cassante, en même temps qu’assourdie, pourprononcer une phrase que Léon ne comprenait pas, et qui semblaitêtre un ordre pour les assistants.

De Léon, personne ne semblait plus se soucier.On lui avait indiqué sa besogne, qui consistait seulement à mettrede l’ordre dans les chambres, et à se tenir à la disposition desYankees lorsqu’ils étaient là.

L’étrangeté des spectacles que le jeune hommeavait sous les yeux, son isolement, son manque de nourriture, toutcela, joint à ses préoccupations, à sa constante terreur d’êtredeviné, reconnu, et livré aux milliardaires américains, avait créé,chez lui, une surexcitation cérébrale, un affaiblissement physique,dont les frères Altidor semblaient suivre les progrès avec unintérêt non dissimulé.

Sans jamais lui adresser la parole, usant designes pour lui donner leurs ordres, ils le regardaient parfoisbrusquement, en face, comme avec l’intention de l’intimider ou del’endormir.

Ces regards durs et fixes, Léon les redoutaitplus que tout le reste.

Ils produisaient sur lui un effetdouloureux ; et bien qu’il se connût d’un tempéramentlymphatique et rebelle à la suggestion, il craignait de céder unjour à la puissance invisible qu’il sentait arrêtée sur lui.

Il ne s’expliquait rien de ce qu’il voyait. Ilcroyait vivre par moments dans une sorte de cauchemar quetraversait tous les deux jours la silhouette impassible deshypnotiseurs.

L’état d’âme de Léon était lamentable.

Son inquiétude au sujet d’Olivier Coronal etde Betty allait croissant, à mesure qu’il voyait s’écouler lesjours, sans que rien changeât dans sa situation.

Ne sachant même pas dans quel but on leséquestrait ainsi, ni ce que comptaient faire de lui les deuxfrères Altidor, il redoutait les pires catastrophes.

Un jour, il se décida à interroger l’un desYankees.

Celui-ci ne lui laissa pas même finir saphrase.

– Silence, dit-il rudement. Vous n’avezaucune question à me faire.

Le regard qui appuyait ces paroles était siterrible que Léon se le tint pour dit.

Smith et Jonas, les deux hommes de confiancede Harry Madge, ceux-là mêmes qui avaient pris la direction ducollège des sciences physiques fondé par la société desmilliardaires, étaient deux Yankees, très pratiques avant tout.

Leur ressemblance physique, si grande qu’on nepouvait les distinguer l’un de l’autre à première vue, secomplétait par une parfaite similitude de pensées.

Ce que voulait l’un, l’autre le voulaitaussi.

Ils avaient tous deux la même haine desEuropéens, le même dédain des sentiments et des idées, la même hâtede s’enrichir.

– Nous avons là un moyen merveilleux pournous rendre maîtres d’une colossale fortune, avait dit Jonas à sonfrère, en débarquant au Havre avec la petite troupe deshypnotiseurs. Rien ne nous empêche de cumuler. Les dollars que lasociété des milliardaires met à notre disposition pourront sedoubler du prix des inventions dont nous surprendrons le secret, etque nous revendrons très cher à des industriels de l’Union.

– Tu parles d’or, avait répliqué Smith.C’est en effet ainsi qu’il faudra agir.

Car ce n’était pas sans arrière-pensée que lesdeux frères avaient accepté la mission dont les avait chargés HarryMadge.

Soucieux avant tout de ne pas se compromettre,ils s’étaient bien vite dit, qu’une fois en France, rien ne lesempêcherait de délaisser leur rôle d’espions politiques et detravailler pour leur propre compte.

– Tu penses bien, Jonas, disait Smith,qu’en nous attaquant aux ministères, aux forteresses, ainsi quenous l’a recommandé Harry Madge, nous courrons le danger d’êtretout au moins emprisonnés. Nous avons mieux à faire que cela. Jesais fort bien qu’il existe en France une quantité de savants, defous devrais-je dire, qui passent leur temps à faire desdécouvertes dont ils ne songent même pas à tirer profit. Si tu veuxm’en croire, c’est de ce côté que nous porterons nos efforts. Lescinquante hommes qui sont avec nous feront tout ce que nousvoudrons. Nous les emploierons à projeter leur volonté sur lademeure des savants que nous aurons choisis. Une fois en possessiondes secrets industriels, nous en retirerons autant debank-notes que nous voudrons.

C’est dans cet état d’esprit que les deuxfrères s’étaient installés à Paris.

Tout d’abord, ils avaient pris leursrenseignements. S’ils avaient choisi, pour y tenir leurs séances,la maison des Invalides, c’est que, dans l’impasse, habitait levieux savant, membre de l’Académie des sciences, et connu pour denombreuses découvertes.

De mœurs austères, mais original, maniaque,vivant seul en compagnie d’une gouvernante, dans une maison quiavait plutôt l’air d’un cloître, Isidore Lachaume – c’était son nom– était certainement une des plus bizarres figures de ce Paris, quicompte tant d’excentriques.

Grand, maigre, voûté, toujours vêtu de grosdrap, quelle que fût la saison, et coiffé d’un haut-de-forme quiavait dû être à la mode cinquante ans auparavant, le visageentièrement rasé, l’allure bourrue, les yeux pétillants de maliceet de bonté, le vieux savant, qui était doué d’une imaginationpuissante, entassait découvertes sur découvertes.

Il était l’auteur de plusieurs centaines decommunications à l’Académie des sciences dont plus de la moitiéavaient trait à des inventions chimériques, ou tout au moins peupratiques en apparence.

Ses amis disaient que, seulement à sa mort, onpourrait connaître l’importance de celles qu’il gardait,jalousement cachées, sans vouloir s’en dessaisir.

Ces bruits étaient parvenus à l’oreille desdeux frères Altidor.

Ils avaient donc choisi Isidore Lachaume commepremière victime.

L’entente n’avait pas été longue à se conclureentre les cinquante hypnotiseurs et leurs deux chefs.

Jonas et Smith, sans rien expliquer de leursprojets, avait promis une large rémunération. Tous avaient acceptéla proposition avec joie.

Au fond, aucun ne se souciait de courir lesdangers inhérents au rôle d’espion politique.

Ils louèrent grandement le génie pratique desdeux frères, et se déclarèrent prêts à les aider.

Les séances de la grande salle durez-de-chaussée avaient donc pour but de lire à distance les planssecrets, les documents et les notes du savant Isidore Lachaume,dont la maison était à peine distante d’une trentaine demètres.

En peu de temps, les résultats obtenus furentconcluants.

Sous l’influence de la volonté deshypnotiseurs, les devis des inventions, les notices explicativesvenaient s’inscrire sur l’écran de cristal, en caractères lumineux,qui s’effaçaient lentement ensuite, lorsque les espions les avaientphotographiés.

Une machine pour utiliser la force des maréescomme puissance motrice fut la première découverte qu’ilss’approprièrent.

Un nouveau procédé pour rendre indélébiles lescouleurs de l’aniline leur fut ensuite dévoilé.

Sans aucun scrupule, les frères Altidoravaient immédiatement vendu ces deux découvertes à une sociétéindustrielle des États-Unis.

Ils avaient partagé les dollars entre leurshommes, en ayant soin, toutefois, de garder pour eux la part dulion.

Mais les séances de lecture à distance étaientlongues et pénibles.

Jonas et Smith n’eussent pas été fâchés de seles épargner.

Le régime sévère qu’ils imposaient à Léonn’avait pas d’autre but que de l’affaiblir graduellement, et deproduire, chez lui, un état nerveux dont ils avaient l’intention deprofiter pour faire du jeune homme un sujet docile qui lesaiderait, qu’ils pourraient employer à servir leurs projets, et quileur éviterait à eux-mêmes des fatigues personnelles.

Jusqu’alors, Léon avait ignoré tout cela.

Il assistait aux séances de lecture àdistance, terrifié lorsqu’il voyait surgir dans la pénombre descaractères phosphorescents, se détachant sur le cristal del’écran.

Il comprenait seulement que ses geôliersexerçaient là une faculté terrible, et que c’était au détriment del’Europe.

Léon était convaincu que les hypnotiseurs selivraient à la lecture de pièces et de plans secrets intéressantl’armée et la Défense nationale.

C’eût été vrai, si les envoyés desmilliardaires eussent suivi les instructions de Harry Madge, aulieu de travailler, pour leur propre compte, à se rendre maîtres dedécouvertes industrielles – ce qui était plus rémunérateur, etmoins dangereux.

Léon ignorait aussi que cette maison n’étaitpas l’unique lieu de réunion des Yankees.

Isidore Lachaume n’était pas, en effet, laseule victime de ces flibustiers de la science.

Dans plusieurs autres endroits, à proximité dela demeure de savants ou d’inventeurs, les hypnotiseurs s’étaientaménagé des pied-à-terre.

Ils glanaient, à droite et à gauche, tout cequi avait un caractère de nouveauté pratique.

Procédés, découvertes, ils cédaient tout à desindustriels américains.

Les dollars affluaient dans les poches desdeux frères.

Ils trompaient consciencieusement Harry Madge,en lui envoyant de faux rapports, en l’assurant que tout marchaitpour le mieux, qu’avant peu il serait en possession de tous lesdossiers, de tous les plans ayant rapport à l’organisationmilitaire et aux ressources du pays en cas de guerre.

Plus de trois semaines s’étaient écoulées,depuis que Léon avait franchi la porte de la maison des Invalideslorsque, secouant la torpeur qu’il sentait l’envahir, et faisantappel à toute son énergie, il songea sérieusement à fuir.

Les hypnotiseurs avaient été deux jours sansvenir.

Léon, du reste, savait d’avance combien detemps ils seraient absents, et cela par le nombre d’œufs qu’ils luilaissaient en partant.

Ces hommes étaient ponctuels comme deshorloges.

Raides, guindés, ne souriant jamais, leursgestes ressemblaient plutôt à des oscillations de pendule qu’à desmouvements humains, tellement l’âme en était absente.

« Ils vont venir demain, se dit Léon.Après-demain j’essaierai de m’évader. Je fracturerai avant de m’enaller la porte de cette pièce où pénètrent toujours seuls Jonas etSmith, et où doivent se trouver leurs papiers. Puis j’irai portertout cela à m’sieur Olivier. »

Une lueur d’espoir traversa son cerveauaffaibli par les privations.

Pendant la fin de cette journée, il s’ennuyamoins ; il trouva moins lugubres les chambres désertes etobscures à travers lesquelles il se promenait à pas lents.

Par extraordinaire – c’était la première foisque cela se produisait – Jonas adressa la parole à Léon, lelendemain, après avoir conversé quelques minutes avec sonfrère.

Une dizaine d’hypnotiseurs seulement étaientlà, réunis autour de la grande table.

– Asseyez-vous en face de moi, ditlentement le Yankee, et regardez-moi.

Léon obéit.

Il comprit, tout de suite, ce dont ils’agissait : on voulait l’hypnotiser.

Il ne se demanda même pas pourquoi les deuxfrères avaient pris cette décision.

Il ne vit qu’une chose, c’est qu’il courait leplus grand danger. S’il cédait au sommeil magnétique, il diraitinvolontairement son nom, s’exprimerait en français ; ilserait perdu à tout jamais, et n’échapperait pas, cette fois, à lavengeance des milliardaires.

L’idée de feindre le sommeil lui vintaussitôt, et lui apparut comme sa dernière chance de salut.

Léon n’était guère embarrassé sur la conduiteà tenir en cette circonstance.

N’avait-il pas, tout dernièrement, plus decent fois, assisté à ce genre d’expériences chez OlivierCoronal.

Il n’hésita pas un instant.

Au bout de quelques minutes après, il avaitpris un regard halluciné. Bientôt après, il avait fermé lesyeux.

Convaincu que son sujet dormait, Jonasl’interrogea.

– Pourquoi songez-vous à fuir ?demanda-t-il d’une voix sourde.

Léon sursauta et faillit se trahir.

Il était stupéfait d’avoir été deviné, ne serendant pas compte que les regards, qu’il avait jetés de tous côtésen présence des hypnotiseurs, avaient été, pour eux, un indicesuffisant.

– Répondez-moi, reprit Jonas. Je leveux.

– C’est parce que je souffre de la faim,dit-il. Autrement, je ne doute pas des promesses que vous m’avezfaites.

Sans doute satisfait de cette réponse, Jonasreprit son interrogatoire sur un ton menaçant.

Il demanda à Léon son nom, ce qu’il avait faiten Amérique.

Le Bellevillois ne manquait pas d’imagination.Il forgea de toutes pièces une histoire, expliqua qu’il était venuà Paris croyant y trouver la fortune ; en un mot il se montratrès Yankee en affichant des sentiments pratiques.

Néanmoins, craignant de se trahir sil’interrogatoire se poursuivait, il se plaignit tout à coup defatigue, de chaleurs à l’estomac, et s’y prit si habilement queJonas le réveilla, ou plutôt lui permit de sortir de son sommeilsimulé.

Léon eut, ce jour-là, deux surprises.

La première, ce fut de s’apercevoir qu’un deshypnotiseurs ne suivit pas, le soir, ses compagnons, et qu’il restaavec lui dans la maison.

La seconde, ce fut de voir les deux œufs, quidepuis trois semaines composaient à eux seuls son repas, remplacéspar un gros morceau de pain accompagné d’une tranche de jambon.

Sur le moment, il oublia tout pour s’adonner àla joie de manger autre chose que sa maigre pitance habituelle.

« Quelle heureuse inspiration j’ai eued’attribuer mon idée d’évasion à la faim, se disait-il en expédiantles bouchées. »

– Vous savez, dit le Yankee, qui étaitresté avec lui, on me laisse ici pour vous garder. J’espère quevous n’allez pas me donner trop de mal ; sinon je vousenferme, à double tour, dans une chambre.

Ces paroles dissipèrent bien vite la joie deLéon.

C’était vrai. Il avait un gardienmaintenant.

Comment réussirait-il à fuir ?

Le Yankee avait sans doute sa consigne :car petit à petit, il finit par expliquer au jeune homme ce qu’onattendait de lui, ainsi que la nature de l’espionnage quepratiquaient les frères Altidor.

– Assurément, dit Léon, je ne demandequ’à me rendre utile. Je ferai ce que vous voudrez.

En lui-même, il enrageait de cette captivitéqui semblait devoir s’éterniser.

Des imprécations lui montaient auxlèvres ; mais il était obligé de se contenir, de paraîtrecalme.

– Vous verrez, lui dit l’hypnotiseur, leschefs ne sont pas terribles. C’est seulement un stage qu’ils vousfont faire pour éprouver votre discrétion. Ce sont deux hommes quis’entendent aux affaires, je vous le promets… Appliquez-vous à lessatisfaire, vous vous en trouverez bien.

« Décidément, pensa Léon, ils se sont misen tête de m’embrigader aussi comme hypnotiseur. Je n’ai qu’à metenir sur mes gardes. Il s’agit de leur fausser compagnie enemportant leurs papiers. En attendant, rusons. »

Et il abonda dans le sens du Yankee, affectantd’être satisfait de la marque de confiance que lui donnaient Jonaset Smith Altidor.

Le lendemain, les hypnotiseurs se livrèrent àune nouvelle séance de lecture à distance.

La chose était importante, cette fois.

Isidore Lachaume venait d’inventer un nouveaumoteur d’une puissance extraordinaire.

Il s’agissait de surprendre le secret de cettedécouverte.

C’était une affaire de plusieurs millions dedollars pour ceux qui seraient les premiers à le posséder.

Depuis quelque temps, le vieux Lachaume semontrait encore plus maniaque, plus original, plus irritable qu’àl’ordinaire.

Il ne sortait plus du tout, maintenant, de samaison de l’impasse, et défendait sa porte à tout le monde.

Isidore Lachaume avait fait venir chez lui uncoffre-fort en fer forgé, et y avait soigneusement enfermé tous sespapiers.

Malgré cela, il croyait toujours sentir,autour de lui, d’invisibles présences – même lorsqu’il s’étaitenfermé à triple tour, dans son laboratoire, sous les combles de lamaison.

Le lendemain donc, les hypnotiseurs seréunirent dans la grande salle du rez-de-chaussée.

Un jour terne filtrait dans la pièce parl’interstice des volets clos.

Immobiles autour de la table, les yeux dilatéspar l’hypnose, les Yankees regardaient tous fixement l’écran decristal.

Assis à côté l’un de l’autre, sur les siègesplus élevés que ceux des autres assistants, les deux frères Altidorprésidaient à cette silencieuse et terrible réunion.

Blotti dans un angle obscur, Léon contemplaitl’étrange spectacle.

Il y avait, là, une vingtaine de faceshumaines, effrayantes, tragiques même avec leurs yeux révulsés, quiluisaient dans l’ombre comme des prunelles de tigre.

Le silence des voyants était absolu, leurimmobilité parfaite.

De vieilles tapisseries à ramages faisaient,tout autour de la pièce, comme un paysage de fleurs aux couleursfanées et poussiéreuses.

De hautes glaces, entourées de rinceaux blancset or, se faisaient face sur des cheminées de marbre noir, quisemblaient n’avoir pas vu briller de feu depuis longtemps.

Sur l’écran de cristal, une lueur parut,diffuse d’abord, puis qui s’étendit et gagna toute la surface.

Des lignes, des caractères se dessinèrent entraits phosphorescents.

Les plans du vieux savant Isidore Lachaumeétaient inscrits là !…

Il n’y avait plus qu’à les photographier.

Les deux Altidor s’étaient levés.

S’étant retournés, ils restèrent cloués surplace par la stupeur et l’épouvante.

Dans l’une des glaces, ils venaientd’apercevoir une silhouette terrifiante : celle d’un homme,entouré d’une auréole lumineuse, et qui semblait se dessiner plusnettement à chaque seconde.

– Harry Madge !…s’écrièrent-ils.

Tous les hypnotiseurs se levèrent, abandonnantl’écran de cristal.

Comme si une puissance invisible les y eûtforcés, leurs regards se portèrent vers la haute glace.

L’apparition demeurait immobile.

Les bras croisés sur la poitrine, les lèvresagitées de frémissements de colère, les yeux lançant des éclairs,Harry Madge était là, fantôme lumineux qui semblait réclamer unevengeance.

La boule de cuivre qui surmontait son bonnetdégageait une lumière brillante, qui éclairait la grande sallejusqu’en ses moindres recoins.

Terrifiés et muets, les espions ne pouvaientdétacher leurs regards de la glace.

Ils virent alors une main décharnée et chargéede bagues s’élever lentement, comme pour les menacer.

Les lèvres du fantôme s’entrouvrirent, etchacun des hypnotiseurs crut entendre la voix sèche et sans timbredu milliardaire spirite :

– Vous faites des affaires,gentlemen ! Vous me trompez !… Prenez garde à voustous ; et mettez-vous à l’œuvre sans retard, si vous tenez àvotre vie.

Ces paroles articulées, la vision s’effaçagraduellement.

La pièce redevint obscure…

Les hypnotiseurs, à demi morts d’effroi,entendirent encore, en eux-mêmes, comme un écho, qui répétait lesdernières paroles du président du club spirite, de leur chef àtous, le puissant Harry Madge.

Chapitre 5L’évasion

– Monsieur Coronal, s’écria Betty tout enlarmes, en pénétrant, un matin, dans le cabinet de travail du jeuneinventeur, j’ai rêvé que mon mari était mort !… J’en suisencore toute bouleversée. Je crains bien que ce rêve ne soit uneréalité !… C’est horrible, ajouta-t-elle, parmi ses pleurs, dene pas savoir ce qu’il est devenu depuis trois semaines qu’il nousa quittés.

Le désespoir de la jeune femme étaitpoignant.

– Mais non, Betty, dit Olivier enaffectant une tranquillité qu’il était loin d’avoir. Ce n’est qu’unrêve. Un homme ne meurt pas comme cela, sans que ses amis ensachent rien, surtout lorsque, comme Léon, il est intelligent eténergique… Des circonstances que nous ne connaissons pas l’aurontobligé à retarder son retour. Il va nous revenir d’un jour àl’autre… Du reste, poursuivit-il, je m’occupe sérieusement desavoir ce qu’il fait, dans quel endroit il se trouve…M. Golbert et Ned Hattison doivent venir ici cet après-midipour m’aider dans des expériences que je dois faire sur un nouveaumédium. Ce n’est pas certain, mais il y a beaucoup de chances pourque ce soir nous ayons des indications sur Léon.

Betty se retira en soupirant.

Lorsqu’elle eut refermé la porte, OlivierCoronal quitta à son tour le cabinet de travail, et monta aupremier étage de la maisonnette.

Il frappa à la porte d’une des chambres.

C’était là que logeait le médium qu’ilemployait d’ordinaire.

– Entrez, dit une voix.

Un homme, d’une cinquantaine d’années environ,était assis devant une table, et tournait le dos à la fenêtre.

La figure mobile et profondément ridée, lesyeux sans expression, pâle, chétif, vêtu d’une sorte de robe dechambre décolorée, le médium – c’était un Italien répondant au nomde Frascuelo – avait l’apparence d’un être assez insignifiant.

– Frascuelo, dit Olivier, puis-je comptersur vous cet après-midi ? Vous savez de quoi il s’agit. Depuisquinze jours nous travaillons ensemble. Pensez-vous qu’aujourd’huinous obtiendrons un résultat satisfaisant ?

L’Italien releva la tête, et fit un signed’assentiment.

Quelques heures après, Ned Hattison et sonbeau-père frappaient à la porte de la maisonnette.

Au moment de commencer la séance, le médiumdemanda que l’on fermât les volets du cabinet de travail. Lalumière du jour le gênait.

Lorsque Olivier Coronal lui eut, plusieursfois, imposé les mains et qu’il eut effectué au-dessus de son frontquelques passes magnétiques, l’Italien s’endormit.

L’inventeur continua à le regarderfixement.

M. Golbert et Ned se tenaient à quelquedistance.

Il y eut plusieurs minutes d’un profondsilence.

Puis le médium commença à donner des signesd’agitation.

Ses yeux se rouvrirent avec une expressionhagarde.

– Voici la photographie de mon ami LéonGoupit, dit Olivier Coronal. Concentrez sur lui toute votrevolonté. Voyez-le, et dites-nous où il est. Je le veux !

Le médium prit le carton, l’éleva à la hauteurde son visage et se tint immobile, les yeux fixés sur l’imagephotographique.

Il ne prononça tout d’abord que desexclamations inintelligibles.

– Il est à Paris, dit-il… Près de laSeine.

– Il n’est pas mort, au moins ?demanda vivement Olivier Coronal. Il n’est pas en danger ?

– Il n’est pas mort, dit le médium aveceffort… Mais il doit être en péril… Ma volonté a beau se tendre etse plier aux plus grands efforts, je sens comme un obstacleinvincible qui m’arrête… Il y a, autour de l’homme dont vousparlez, un cercle de volontés extraordinairement puissantes quiarrêtent la mienne et la rejettent brisée de fatigue.

L’Italien prononça ces paroles d’une voixhaletante.

La sueur perlait à son front.

– Allons, dit Olivier Coronal avecautorité, essayez encore. Je le veux !

Le médium se raidit dans une suprême tentativeet retomba, presque anéanti.

Olivier vit qu’il fallait le réveiller, souspeine de mettre son existence en danger.

Jamais il n’avait vu un semblable résultat seproduire au cours des expériences.

« Léon est certainement entre les mainsdes hypnotiseurs, se dit Olivier. Je ne sais vraiment que faire.L’essentiel, c’est qu’il soit vivant Je trouverai bien, de nouveau,le moyen de l’arracher à nos ennemis. »

L’Italien s’était retiré, en proie à unelassitude invincible.

Ned Hattison était demeuré seul avecOlivier.

Le jeune ingénieur américain paraissaitpréoccupé.

Il avait été pris, tous les jours précédents,par des démarches au sujet de la succession de son père,l’ingénieur Hattison.

Au grand étonnement de beaucoup de journauxyankees, il n’avait voulu accepter, de l’énorme fortune du vieilinventeur, qu’une somme de cent mille dollars, qui représentait lafortune personnelle de Mme Hattison, morte peud’années après la naissance de Ned.

Tout le reste avait été distribué à desétablissements hospitaliers du monde entier.

L’Amérique y avait pris une large part ;mais la France et les autres États de l’Europe n’étaient pasoubliés.

Grâce à l’héritage recueilli, Ned et sonbeau-père, l’ingénieur Arsène Golbert, allaient pouvoir seconsacrer tout entiers à leurs délicates recherches.

C’était une chance de plus à leur actif.Pourtant, Ned Hattison était soucieux.

C’est que depuis quelques jours Lucienne, siforte, si vigoureuse, semblait atteinte d’un mal mystérieux.

Elle ressentait dans la région du cœur desdouleurs aiguës.

Les médecins, consultés, n’avaient pu fournir,de ce mal, aucune explication plausible.

Cette inquiétude distrayait Ned de sestravaux.

Il avait même abandonné, momentanément, legrand ouvrage auquel il s’était attelé depuis sa rentrée en France,et auquel il consacrait chaque jour quelques heures : LaFraternité des races humaines, au point de vue industriel.

Olivier n’osait demander à Ned de l’aider à ladélivrance de Léon.

Les deux hommes se quittèrent en se donnantrendez-vous pour le surlendemain.

Mais où Olivier éprouva le plus de tristesse,c’est lorsque, le soir venu, Betty, tout en lui servant son repas,l’interrogea, anxieusement sur le résultat de la séance del’après-midi.

Il vit les yeux de la jeune femme se remplirde larmes lorsqu’il lui eut avoué son insuccès du matin.

Vainement, il essaya de la consoler.

– Léon n’est pas mort, dit-il. Je puisvous l’affirmer. Il est simplement retenu prisonnier par lesespions américains. Nous allons faire l’impossible pour ledélivrer.

– Pauvre Léon, balbutia Betty ensanglotant. Je crois que j’en mourrais s’il lui arrivaitmalheur.

Cette même journée, Léon l’avait passée dansla maison du quartier des Invalides, seul avec l’hypnotiseur qu’onavait préposé à sa garde.

Il avait eu à subir, la veille, une nouvelletentative d’expérience de la part de Jonas Altidor.

De nouveau, il avait feint le sommeilmagnétique, et s’en était tiré sans encombre.

La scène de l’autre après-midi, où Harry Madgeétait apparu, menaçant, dans une des glaces de la grande salle,semblait avoir totalement modifié l’état d’esprit des deux frèresAltidor.

Le lendemain, un télégramme, venant deChicago, était arrivé à leur adresse.

Harry Madge leur reprochait durement d’avoirdélaissé leur mission politique pour s’adonner à des travauxpersonnels.

– J’ai tout appris, disait-il. Je ne vousai pas chargés de faire des affaires, mais bien de me fournir desrenseignements sur l’organisation militaire du pays, sur sesressources, sur les secrets de ses arsenaux, sur les dossiers deses ministères… Redoutez les effets de ma colère, si vous necommencez pas immédiatement votre campagned’informations !…

Bien convaincus que Léon ne comprenait pas unmot de Français, les deux frères Altidor ne se gênaient pas pouréchanger, en cette langue, leurs impressions en présence du jeunehomme.

Léon, naturellement, feignait de n’apporteraucun intérêt à ce qu’il entendait.

Lorsque, à la suite de la scène del’apparition dans la glace, Jonas et Smith se retrouvèrent seuls,après avoir congédié tous leurs hommes – sauf toutefois celui quirestait avec Léon pendant leur absence –, Jonas s’écria :

– Que signifie cette mascarade ?Harry Madge croit-il nous intimider, en apparaissant parmi nous àl’improviste ?… Il n’y a là qu’un phénomène très simple dedédoublement psychique… J’exécuterais cela aussi bien que lui. Et,continua-t-il, j’ai même bien envie de projeter mon image dans unedes glaces de sa chambre à coucher. Une politesse en vaut uneautre.

Smith avait écouté en silence.

Quant à Léon, il allait et venait, sansparaître se soucier le moins du monde de ce que disaient les deuxfrères.

Grands et maigres, le visage osseux, le mentonsaillant, les deux frères se ressemblaient comme deux sosies. Ilsavaient le même regard incisif, les mêmes prunelles ardentes. Lacouleur sombre de leurs vêtements prêtait encore à leur physionomiefroide et compassée comme un cadre de sévérité. Ils ne sedépartaient jamais de cette raideur qui pour le Yankee, est unsigne de puissance, une marque de bon ton.

La pratique des sciences psychiques n’avaitpas – comme on eût pu le croire – modifié leurs sentimentspratiques, ni élevé leur âme jusqu’aux confins des mystères del’au-delà et de l’invisible.

Dans leur voyage, ils ne voyaient qu’un moyenfacile de faire des affaires, de gagner des dollars ; et ilsl’avaient bien prouvé depuis leur arrivée en France.

Les autres hypnotiseurs, d’ailleurs, avaientconsciencieusement suivi l’exemple de leurs chefs.

Ne trouvant pas suffisants les appointementsde mille dollars par mois que leur donnait la société desmilliardaires, d’aucuns s’étaient exhibés dans des théâtres etconcerts.

De là, la grande colère de Harry Madge, et sonordre formel d’avoir à cesser tout trafic et de se mettreimmédiatement à l’œuvre.

– Cesse tes railleries, dit à son frèreSmith Altidor, il pourrait nous en coûter cher. Pour ma part, jecommence à croire que nous avons agi sans réflexion. Nous n’aurionspas dû négliger à ce point la mission dont nous sommes chargés.Harry Madge est un homme de qui il faut tout craindre lorsqu’on vaà l’encontre de sa volonté. Je suis d’avis qu’il est grand temps denous mettre sérieusement à l’œuvre.

– Sans doute, répondit Jonas aveccontrariété. Nous allons organiser de suite un serviced’informations autour des ministères et des arsenaux.

Les deux frères avaient compris qu’ils avaientgrand intérêt à ne pas se brouiller avec le spirite.

Léon ne perdait pas un mot de cetteconversation, dont une phrase, entre autres, l’intrigua.

Jonas disait à son frère :

– Nous avons d’ailleurs, tu le sais, unmoyen de regagner entièrement la confiance des milliardaires. Jeménage, à la vindicative Aurora, une agréable surprise. Sa rivale,celle qui lui a pris le cœur de l’ingénieur Ned Hattison, doit déjàressentir les effets de l’envoûtement que je fais préparer contreelle.

Léon, qui écoutait de toutes ses oreilles,tressaillit à ces dernières paroles.

Ainsi les hypnotiseurs allaient s’attaquer àcette charmante et inoffensive jeune femme !

Dès lors Léon n’eut plus qu’une pensée :s’échapper à tout prix, prévenir ses amis, et parachever la défaitedes milliardaires.

S’échapper, ce n’était pas une chosecommode.

La présence continuelle de son gardien étaitle grand obstacle.

Comment ferait-il, en effet, pour ne paséveiller ses soupçons ?

Pour gagner la rue, il lui faudrait fracturerla porte de la maison, escalader peut-être le mur de lapropriété.

Au premier bruit son gardien serait averti.Celui-ci était armé et l’empêcherait de mettre son projet àexécution.

À force de se creuser la tête pour trouver unexpédient, Léon finit par se dire qu’il y avait toute une partie dela maison dans laquelle il n’avait jamais pénétré : c’étaientles caves.

Il résolut de profiter de la nuit, et dusommeil de son gardien, pour aller les explorer.

« Dans une vieille bâtisse commecelle-ci, se disait-il, il se pourrait qu’il y eût une issuesecrète, une porte communiquant soit avec les égouts, soit avec uncorridor souterrain. En ce cas, je m’enfuirais par là. »

Lorsque Jonas et Smith se furent retirés, Léonfeignit une grande fatigue, un irrésistible besoin de sommeil.

– Allez vous coucher, lui ditl’hypnotiseur. Je suis moi-même assez fatigué, et ne vais pastarder à faire comme vous.

Étendu sur son lit, sa lampe éteinte à coté delui, Léon se mit à ronfler d’une magistrale façon.

Ces ronflements n’étaient d’ailleurs qu’unsimulacre habile, destiné à tromper son gardien, à éloigner toutsoupçon de son esprit.

Certes le jeune homme se gardait dedormir.

« Dans quelques heures je serai peut-êtrelibre, se disait-il, très ému… Ma chère Betty ! m’sieurOlivier !… je vais les revoir !… Et cette bonne LucienneGolbert qu’ils ont entrepris de faire mourir !… Ah ! lesbrigands, les misérables ! »

Il attendit longtemps, bien longtemps aprèsque son gardien se fut couché à son tour.

Vers minuit environ, certain qu’il dormait,Léon se laissa glisser à bas de son lit, doucement, avec milleprécautions.

L’hypnotiseur couchait à quelques mètres delui, sur un petit lit de fer, dans une chambre, dont il avait soinde toujours laisser la porte ouverte.

Immobile dans l’ombre, le cœur battant avecforce, Léon écouta la respiration égale et tranquille del’hypnotiseur endormi.

Il quitta ses chaussures, de manière à nefaire aucun bruit en marchant, et les attacha à sa ceinture.

Puis il prit à la main sa lampe éteinte, et sedirigea vers l’escalier qui descendait au rez-de-chaussée.

À travers les fentes des volets, des rayons delune filtraient, versant par endroits, une lumière grise et bleutéesur les murs recouverts de tapisseries poussiéreuses dont lescouleurs fanées se distinguaient à peine.

Depuis plus d’un mois qu’il parcourait chaquejour en prisonnier les chambres et les corridors de la vieilledemeure, Léon s’y fût dirigé sans embarras, même dans la pluscomplète obscurité.

Prêtant l’oreille à chaque marche, craignantde voir surgir derrière lui la silhouette menaçante de son gardien,le Bellevillois atteignit cependant sans encombre la porte descaves.

Là, il remit ses chaussures, alluma salampe.

La porte qui donnait accès aux caves étaitvermoulue, disjointe, et tenait à peine sur ses gonds.

Sans trop faire de bruit, il la défonça,attendit quelques minutes, et rassuré par le silence de mort quirégnait autour de lui, il s’engagea résolument dans l’escalier.

Les murs suintaient d’humidité dans lesdifférentes caves qu’il parcourut à la hâte, pressé de découvrirune issue.

Des débris de toutes sortes d’objetsjonchaient le sol. De vieux meubles démolis, canapés et divans,laissant sortir leur crin par de nombreuses brèches, étaient là,entassés pêle-mêle avec des armes rouillées et d’énormes in-folio –le tout sans doute relégué dans cette cave et oublié par l’ancienpropriétaire de la maison.

Tout à fait au fond, dans le derniercompartiment Léon aperçut, le long du mur, plusieurs rangées debouteilles superposées, recouvertes d’une épaisse couche depoussière et de toiles d’araignée.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-iljoyeusement. Voyons vite cela !

Prestement, il saisit une bouteille, en fitsauter le col, et reconnut qu’il avait mis la main sur uneprovision d’excellent bourgogne.

Condamné depuis plusieurs semaines au régimede l’eau fraîche et des œufs durs, Léon fut très sensible à ladécouverte qu’il venait de faire.

– Voilà qui est moelleux ! dit-ilaprès avoir absorbé la moitié de la bouteille. C’est recommandé parles médecins contre l’anémie. Ça donne des forces. Aussi quellevolée magistrale va recevoir mon hypnotiseur lorsqu’il va seprésenter.

Mais son gardien, sans doute plongé dans unprofond sommeil, ne s’était pas aperçu de sa disparition.

Léon entama une autre bouteille.

Cette fois, il but à la santé de ses amis,puis à celle de sa femme, enfin à la prospérité du Vieux Monde, età la confusion des Américains.

Les tessons de bouteille s’amoncelaient à sespieds. Il sentait un courage héroïque envahir son âme.

Sa griserie avait été d’autant plus promptequ’il était privé, depuis longtemps, de nourriture solide.

Au cours de ces rasades, Léon avait perdutoute prudence. Il finissait sa dernière bouteille en chantant àtue-tête, lorsqu’il entendit un bruit à la porte du caveau.

– Qui va là ? s’écria-t-il enbrandissant la bouteille vide qu’il tenait encore à la main.

C’était, on le devine, l’hypnotiseur qui,réveillé par le bruit, n’avait fait qu’un bond jusqu’au lit de sonprisonnier et, le trouvant vide, s’était élancé à sa poursuite,armé d’un revolver de fort calibre.

En apercevant son gardien, Léon poussa unéclat de rire strident.

– Ah ! te voilà, mon gaillard,cria-t-il. Attends un peu, je vais te régler ton compte… Tiens,voilà pour toi !…

En même temps, une bouteille, lancée d’unemain sûre, vint atteindre en pleine figure l’hypnotiseur qui,ensanglanté, tomba à la renverse en serrant dans sa main crispée lerevolver, dont il n’avait pas eu le temps de faire usage.

– Touché ! dit bruyamment Léon ens’élançant sur son gardien.

Après lui avoir décoché un violent coup depied en pleine poitrine, Léon arracha le revolver des mains de songardien et, ne se connaissant plus, rempli d’une énergie folle, enproie à une sorte de délire, il gravit en bondissant l’escalier dela cour.

Il parcourut la maison comme un fou, sedemandant par où il pourrait s’évader.

Il avait abandonné sa lampe dans la cave. Dansl’obscurité, il se cognait aux meubles, renversait les chaises, selivrait à des mouvements désordonnés.

– Mais j’y suis, s’écria-t-il tout àcoup. Je vais m’enfuir par les toits. C’est le procédé descambrioleurs. Cela ne fait rien, je n’ai pas le choix.

La maison n’avait que deux étages.

Léon les gravit en un clin d’œil.

En haut comme en bas, toutes les fenêtresétaient closes et les volets soigneusement attachés.

Deux lucarnes seulement donnaient sur lestoits ; mais le plafond était haut, et le jeune homme n’ypouvait atteindre.

Pourtant il ne resta pas longtemps perplexe.Enfin, il eut une heureuse inspiration. Sur son lit, qu’il traînajusqu’en dessous de la lucarne, il mit une table ; cetéchafaudage n’étant pas encore assez élevé, il posa une chaisepar-dessus.

– C’est égal, ricanait-il, mon gaillardse tient tranquille. Je crois qu’il est calmé pour quelque temps,le sacripant !…

La lucarne s’ouvrait au moyen d’un châssis quesoutenait une tringle de fer.

Léon n’hésita pas. Il se cramponna auxrebords, et s’élevant à la force du poignet, il se hissa parl’ouverture.

Au moment où ses pieds seuls pendaient encoredans l’intérieur de la maison, il entendit marcher, et la pièces’éclaira subitement.

Le front taché de sang, l’hypnotiseur s’étaitrelevé.

Il s’était élancé à la poursuite dufugitif.

Il poussa un effroyable juron en voyant lejeune homme disparaître par la lucarne ; et montant lui-mêmesur l’échafaudage de meubles, il eut vite fait, étant bien plusgrand que Léon Goupit, de se hisser jusque sur le toit.

Sans perdre de temps, Léon s’était livré à uneinspection des lieux.

La première chose dont il s’était renducompte, c’est que la pente du toit était trop rapide pour qu’il pûty marcher, même en s’aidant de ses mains.

Léon cependant n’avait pas une minute àperdre.

En dessous de lui il entendait songardien.

Des jurons et des menaces arrivaient jusqu’àlui.

– Quand je devrais y laisser la vie, sedit-il résolument, je ne retomberai pas entre les mains deshypnotiseurs. Pour ça non ! mille fois non !

À l’autre extrémité, il apercevait la cheminéed’une maison voisine, dont le toit, presque plat, était encontrebas de celui où il se trouvait.

Il fallait arriver jusque-là.

Sans hésiter, Léon se suspendit par les mainsà la gouttière, et se mit à s’avancer en se balançant dans le vide,dans la direction de la maison voisine.

Il était à peu près à mi-chemin, et sefélicitait déjà de sa bonne idée, lorsque la gouttière, sous sonpoids, céda, se détacha en partie du toit Les crampons de fer quila retenaient s’arrachèrent.

Le zinc se tordait, menaçait de se rompre toutà fait.

Léon sentait le vide derrière lui.

Ses cheveux se hérissèrent… Il se vitprécipité sur le sol, les côtes enfoncées, le crâne broyé sur lepavé de la cour.

Peu s’en fallut que l’émotion ne lui fîtlâcher la gouttière.

Pourtant, l’instinct de la conservationreprenait le dessus, il fit des efforts désespérés pour ne pastomber, pour regrimper sur le toit.

Il allait y parvenir lorsque, au-dessus de satête, il vit une ombre se pencher.

C’était l’hypnotiseur.

Apercevant le fugitif suspendu dans les airs,le Yankee éclata d’un rire sinistre.

Il ne pouvait parvenir jusqu’à Léon ;mais se retenant d’une main à la lucarne, il se mit à frapper surla gouttière à grands coups de talon, à la détacher tout à fait dela muraille.

– Je suis perdu, murmura Léon Goupit.

Les crampons de fer cédaient les uns après lesautres.

Encore un, et c’en était fait de lui.

Il voulut crier…

Sa gorge était trop serrée pour qu’il pûtarticuler un son.

Ses doigts se crispaient sur le zinc ; ils’ensanglantait les genoux en cherchant à se retenir à lamuraille.

Les yeux lui sortaient de la tête.

Tout à coup, il se sentit précipité dans levide !…

Par un hasard providentiel, il ne tomba pasjusqu’au sol.

La tige de fer d’un cadran solaire l’accrochapar son pantalon, lui éraflant même légèrement la peau.

Ne sachant où il était maintenant, la tête enbas, Léon se sentait environné de feuillage.

En étendant les mains, il finit par saisir unebranche qui lui parut assez solide pour pouvoir le supporter.

Il exécuta un rétablissement sur les reins,dégagea son pantalon qui malheureusement se fendit du haut en bas,et se retrouva dans un gros noyer appartenant à la propriétévoisine.

À cheval sur une branche, il resta quelquesminutes avant de reprendre possession de lui-même.

– Je suis sauvé, s’écria-t-iljoyeusement. Le voilà au-dessous de moi ce toit que je voulaisatteindre. Rien de plus facile que de m’y laisser glisser enm’aidant d’une branche.

Un instant après, il se trouvait sur le toitvoisin.

Éternellement gamin, même dans lescirconstances les plus critiques, Léon se retourna vers la demeuredes hypnotiseurs, et esquissa, à l’adresse de ceux-ci, uneéloquente grimace.

– Au prix de quels efforts ai-jereconquis ma liberté ! dit-il. Nous allons rire maintenant,messieurs les espions. Je sais quelles sont vos intentions. Je vaisde suite mettre au courant m’sieur Olivier ; il saura bienvous réduire à l’impuissance, lui… Quant à moi, ajouta-t-il en seretournant, comme si ses ennemis avaient pu l’entendre, je vousferai payer cher le mois que j’ai passé chez vous, prisonnier, à nemanger que des œufs durs et à boire de l’eau.

Il cherchait maintenant une issue par oùpénétrer dans la maison, et il s’impatientait de n’en pastrouver.

Il avait parcouru le toit.

À l’une des extrémités, il fut arrêté par unemince cloison en muraille d’un demi-mètre environ, et qui entouraitune sorte de terrasse entièrement plate, dont la surface brillaitaux rayons de la lune.

Ce qui lui parut étrange, c’est qu’à traversles parois de cette terrasse il apercevait une lumière vive.

Il se pencha pour examiner ; mais,perdant l’équilibre, il tomba la tête en avant.

Un éclaboussement se produisit.

Il se sentit enfoncer dans l’eau.

Chapitre 6L’aquarium du savant

Cesoir-là, aussitôt après son frugal dîner, le savant IsidoreLachaume avait regagné son laboratoire, au premier étage de samaison, sous les combles.

– Joséphine, dit-il à sa gouvernanteavant de se retirer, vous prendrez soin de bien fermer les porteset les fenêtres ; et surtout, avant de vous coucher, n’oubliezpas de placer, au-dessous de la porte d’entrée, l’appareilavertisseur que je vous ai donné.

– Mais oui, monsieur, mais oui… J’aiencore de la mémoire, quoique je sois vieille ! bougonna lagouvernante.

Chaque soir, en effet, et cela depuis desannées, le savant lui faisait les mêmes recommandations.

C’est qu’il était un peu maniaque, le pèreLachaume.

Il avait inventé une foule d’appareilss’appliquant à tous les besoins de la vie, et dont il voulait qu’onse servît chez lui.

Ainsi, il n’admettait pas que, pour balayer,Joséphine ne fit pas usage de sa balayeuse hygiénique, ou qu’ellen’employât pas, pour laver le linge, certain savon spécial, de soninvention.

Les lampes dont il usait, il les avaitfabriquées lui-même, employant l’amiante et les gaz incandescents,bien avant qu’une société eût lancé le bec Auer.

En un mot, presque tout, dans sa maison, avaitété fabriqué, remanié ou perfectionné par lui.

C’était son plus grand souci, et aussil’unique joie de son existence, d’inventer sans cesse, pour le seulplaisir d’inventer.

Des milliers de découvertes dormaient dans lescartons du savant, sans qu’il songeât à en tirer profit, à prendredes brevets.

Depuis quelque temps, depuis que la maisonvoisine de la sienne avait été louée, Isidore Lachaume – nousl’avons dit – n’avait plus été tranquille.

Peut-être, ayant toujours vu cette maisoninhabitée, était-il dérangé dans ses habitudes, maintenant qu’ilsentait des voisins à ses côtés. Toujours est-il qu’il secalfeutrait soigneusement chez lui, qu’il ne voulait plus recevoirpersonne, et qu’il avait fait installer un coffre-fort pour yrenfermer tous ses papiers.

Souvent, lorsqu’il travaillait dans sonlaboratoire, penché sur ses plans et perdu dans ses calculs, il luiarrivait de sursauter, de regarder autour de lui avecinquiétude.

– C’est étrange, disait-il. J’aurais juréque, tout à l’heure, il y avait quelqu’un derrière moi, à épier mesmouvements par-dessus mon épaule.

Il se remettait au travail, mais il étaitgêné, il n’avait plus sa liberté d’esprit habituelle.

Sa pensée semblait lui échapper, captée parune puissance invisible et mystérieuse dont le vieil inventeur sesentait comme enveloppé.

Il n’avait plus une minute de repos, et ils’épuisait en vains efforts pour se rendre compte de la nature decette force cachée, dont il sentait les effets stupéfiants semanifester autour de lui.

Depuis quelques jours, cependant, le savantétait redevenu plus calme. Sa crise d’inquiétude et d’appréhensions’était calmée.

Néanmoins, il ne cessait de prendre sesprécautions et de surveiller jalousement son laboratoire.

En y pénétrant, ce soir-là, il se sentaitl’esprit plus libre qu’à l’ordinaire. Sa tranquillité d’autrefoisrenaissait.

Il remonta la mèche de sa lampe, qu’il avaitbaissée avant de sortir, s’installa dans son fauteuil, ouvrit untiroir, et en sortit plusieurs liasses de papier qu’il étala devantlui.

– Voyons un peu, dit-il en prenant uneprise dans une ancienne tabatière d’écaille, si je vais résoudre,ce soir, la dernière difficulté… Peu de poids, le moindre volumepossible et une puissance presque illimitée, c’est entendu… Monmoteur sera le moteur de l’avenir. On verra cela quand je seraimort. On se dira que le père Lachaume avait parfois de bonnes idéeset qu’il ne perdait pas toujours son temps.

Entièrement rasé, chauve, le cou décharné tropà l’aise dans un large col de chemise, vêtu de gros drap noir,hiver comme été, les oreilles garnies de touffes de poils gris,toujours grondant et tempêtant, le père Lachaume affectait un peules allures d’un Croquemitaine.

Au fond, c’était le meilleur homme du monde,simple et naïf comme un enfant, et qui se fût dépouillé pour rendreservice.

On obtenait tout ce qu’on voulait de lui, dumoment qu’il ne s’agissait pas de ses chères inventions.

Du reste, l’expression de bonté de son regarddémentait son apparente rudesse.

Rien que par le laboratoire, on pouvait jugerde l’homme.

Le désordre y régnait en maître, et lapoussière en souveraine.

Deux fois par jour, régulièrement,c’est-à-dire lorsqu’elle était obligée de venir chercher son maîtrepour les repas, la brave Joséphine se mettait en colère, etprotestait au nom du balai et du plumeau.

Depuis trente ans passés qu’elle était auservice du savant, elle n’avait jamais pu s’habituer au spectacledes tables encombrées de papiers et d’appareils, et des livresgisant à terre à côté des cornues et des ampoules.

La gouvernante, cependant, avait remporté unevictoire. Elle avait obtenu, qu’une fois par mois, son maître lalaisserait balayer le laboratoire et y mettre de l’ordre.

– De l’ordre ! s’écriait le pèreLachaume en suivant d’un œil inquiet le travail de sa gouvernante.Mais vous allez tout me déranger. Je vais me fâcher, Joséphine.

– Fâchez-vous, fâchez-vous,répliquait-elle avec une familiarité que justifiaient sesnombreuses années de service ; n’empêche que lorsque j’y aipassé, c’est toujours plus convenable.

Le savant reprenait possession de sonlaboratoire avec un soupir de satisfaction.

La même scène se renouvelait le moissuivant.

Depuis quelques années, ayant entrepris desétudes sur les poissons, l’inventeur avait fait installer, dans sasalle de travail, une immense cuve de verre, qui traversait lasoupente et allait s’ouvrir à l’air libre sur le toit.

Il élevait dans ce réservoir toutes sortes depoissons et de coquillages, leur faisait subir des traitementsspéciaux et consignait ses observations sur un gros registre auquelil tenait comme à la prunelle de ses yeux.

Cet aquarium était célèbre parmi les amis dusavant. Il contenait de fort curieux animaux, des échantillonsd’espèces complètement disparues, et que le père Lachaume étaitfier de posséder.

La cuve était située dans un des angles dulaboratoire, bien en vue ; et, la nuit, une grosse lampe,munie d’un réflecteur, permettait d’observer les poissons, aussicommodément que pendant le jour.

Lorsqu’il éprouvait le besoin de se délasserun peu, l’inventeur quittait son fauteuil pour quelques minutes, etvenait s’installer sur une chaise, en face de l’aquarium.

Justement, ce soir-là, après avoir travaillépendant plusieurs heures à perfectionner les plans de son moteur,Isidore Lachaume se leva en se frottant les mains.

– Ça ne va pas mal du tout, fit-il. Nousallons laisser derrière nous les vieux moteurs à gaz et à pétrole,et même les ordinaires moteurs électriques. Je crois que je tiensmon plan définitif.

Tout en parlant, il s’était dirigé vers sonaquarium. Il se mit à suivre avec intérêt les évolutions despoissons, qui passaient et repassaient entre les intervalles durocher artificiel qui garnissait la partie inférieure de lacuve.

Un sourire de satisfaction éclairait le visagedu père Lachaume. Il ne se lassait pas de contempler lesmouvements, agiles et gracieux, de ses pensionnaires à sangfroid, comme il les appelait lorsque, ayant à se défendrecontre les gronderies de sa gouvernante, il lui citait les poissonscomme exemple de discrétion.

Tout à coup, le savant prêta l’oreille. Ilvenait d’entendre du bruit au-dessus de sa tête. Des pasrésonnaient sur le toit.

Presque aussitôt, à sa grande stupeur, il vitune forme humaine se précipiter dans son aquarium et venir toucherle fond.

Saisi d’effroi, il se rejeta en arrière.

Quelqu’un – Léon Goupit – se débattait commeun beau diable, faisait des efforts désespérés pour regagner lasurface.

Mais une de ses jambes était prise ; ilne pouvait la dégager d’entre les rochers.

Affolés, les poissons se cognaient aux paroisde la cuve.

Léon Goupit se noyait.

Un peu remis de sa frayeur, le père Lachaumeallait se précipiter, pour ouvrir tout grands les robinets quividaient le réservoir, lorsque soudain, un formidable bruit deverre cassé se fit entendre.

En se débattant, Léon venait de heurterviolemment du pied la paroi de l’aquarium.

Une trombe d’eau s’abattit dans lelaboratoire.

En une seconde tout fut inondé…

Les chaises et même les tables furentrenversées, les appareils éparpillés de tous côtés.

Le père Lachaume avait de l’eau jusqu’àmi-jambe. Il s’arrachait, de désespoir, les quelques cheveux quigarnissaient encore son crâne.

La cuve s’était brisée en mille morceaux.

Quelques-uns des poissons, engourdis ou tuéspar le choc, restaient immobiles et béants ; les autresessayaient de nager dans la nappe d’eau qui couvrait maintenant leplancher du laboratoire.

Quant à Léon, il gisait, inanimé, au milieudes éclats de verre, le visage et les mains ensanglantés.

Surmontant son légitime effroi, le vieuxsavant se précipita, en pataugeant dans l’eau, au secours du jeunehomme.

Avec mille précautions, il le dégagea, écartales débris de verre qui le recouvraient presque ; et, leprenant dans ses bras, le porta sur une table que la trombe d’eauavait laissée debout.

La vue de ce jeune homme inanimé et perdantson sang, l’attendrit, l’émut au point qu’il en oublia sespoissons, ses précieux poissons, et le désastre qui venait defondre sur son laboratoire.

– Joséphine ! Joséphine !appelait-il à tue-tête. Vite, ma pharmacie !

Réveillée par le bruit, la gouvernanteaccourut. Elle avait à peine pris le temps de passer un jupon,croyant que son maître venait de faire sauter la maison, ou de setuer au cours d’une expérience.

Insensiblement, le niveau de la nappe liquides’abaissait. L’eau s’étendait partout, gagnait les autres chambres,s’infiltrait à travers le plafond, et tombait en averse dans lespièces du rez-de-chaussée.

– Mon Dieu ! mon Dieu !s’exclama la gouvernante en pénétrant dans le laboratoire, maistoute la maison est inondée ! C’est un catéchismegénéral !

La vieille servante, évidemment, voulaitdire : cataclysme.

– Enfin, heureusement encore que vous nevous êtes pas tué, reprit-elle en levant les bras au ciel. Je vousl’avais bien prédit, que cela vous arriverait ! Si ce n’estpas malheureux de ne vouloir jamais écouter les avis des personnesraisonnables !… Vous êtes bien content maintenant !…Hein ! la maison est propre !

Elle eût sans doute continué longtemps sur ceton. M. Lachaume l’interrompit :

– Il ne s’agit pas de tout cela, en cemoment. Donnez-moi vite ma boîte de pharmacie. Ce jeune homme estblessé. Il faut nous occuper de lui avant tout.

La gouvernante, qui n’avait pas encore aperçuLéon, poussa une exclamation de surprise et de pitié en le voyantétendu, ensanglanté, sur une table.

Joséphine, comme son maître, avait unexcellent cœur. Sans demander d’explications, elle courut chercherla boîte de pharmacie et ne s’occupa plus qu’à donner des soins aujeune homme.

C’était un spectacle touchant que celui de cesdeux vieillards qui, les pieds dans l’eau jusqu’à la cheville,lavaient avec précaution les nombreuses coupures de Léon, lefrictionnaient, lui tapaient dans les mains, lui faisaient respirerdes sels pour le ranimer.

Ce pouvait être un voleur, un cambrioleur,comme on dit plus énergiquement – c’était même leur conviction –,mais le vieux savant et sa servante ne voyaient pour le moment enlui qu’un homme en danger de mort. Leur devoir leur commandait dele soigner.

Léon n’était pas grièvement blessé.

La rupture de l’aquarium s’était produite àtemps pour l’empêcher de se noyer.

Les coupures qu’il s’était faites, en tombantau milieu des éclats de verre, l’avaient inondé de sang, mais neprésentaient aucune gravité. Les veines et les artères n’avaientpas été atteintes.

Néanmoins, le visage d’une pâleur livide, lesyeux clos, les vêtements mouillés, déchirés et collés sur la peauqu’ils laissaient entrevoir par endroits, Léon n’avait pas unaspect très rassurant.

Il finit, au bout de quelques minutes, parouvrir les yeux, et il jeta autour de lui des regards égarés.

Isidore Lachaume n’y tint plus.

– Continuez à le soigner, dit-il à sagouvernante.

Et, se précipitant, il remplit à la hâte, ungrand bocal d’eau, le posa par terre au milieu du laboratoire, et,s’emparant des poissons qui vivaient encore, les y plaça avecsollicitude.

Hélas ! il ne restait presque plus d’eausur le plancher, que recouvrait maintenant une boue épaisse.

Les poissons se débattaient, sautaient de touscôtés, agitaient désespérément leurs nageoires.

Le père Lachaume était désolé.

Il y en avait bien une dizaine que la chute duréservoir avait tués, et entre autres plusieurs échantillons fortcurieux auxquels il tenait beaucoup.

Les coquillages n’avaient pas autant souffertde la catastrophe.

L’inventeur les retrouva, tachés de boue,gris, sales, privés de leurs couleurs nacrées et brillantes, maisbien vivants.

Il les lava soigneusement, et les déposa, un àun, dans un autre bocal.

La destruction de son aquarium, la perte deses pièces les plus rares et l’état lamentable des autres poissonsattristaient le père Lachaume plus que toute autre chose, plus queces cornues et ses appareils brisés, plus que l’inondation de samaison du haut en bas.

Il revint vers le blessé en poussant unprofond soupir.

– Mais où suis-je donc ? demandaLéon. Que m’est-il arrivé ?

Il essayait de se lever.

– Hé ! là ! mon gaillard, ditle savant, tandis que sa gouvernante se reculait, effrayée,faites-moi le plaisir de vous tenir tranquille. Nous allons avoirune explication tous les deux.

Le père Lachaume, guère plus rassuré, au fond,que Joséphine – tous deux croyaient avoir affaire à un cambrioleur–, avait saisi une longue barre d’acier, et tenait Léon enrespect.

– Mais quoi ! protesta celui ci,dont le visage disparaissait presque entièrement sous les bandes detoile des pansements. Je ne suis pas un malfaiteur !…

– C’est vous qui l’assurez, répliqual’inventeur ; mais je vous dis que nous allons éclaircir cela…En attendant, Joséphine, continua-t-il, allez chercher dans magarde-robe une chemise et un vêtement complet, que vous apporterezici.

La gouvernante sortit en bougonnant. Elleétait de fort méchante humeur. Elle avait attrapé un rhume decerveau, à force de patauger dans l’eau, et elle ne cessaitd’éternuer.

Elle revint bientôt après, portant sous sonbras une vieille redingote, un pantalon, un gilet, des chaussetteset une chemise.

Éternuant toujours, elle posa le tout sur unechaise.

– Allez vous coucher, Joséphine, lui ditson maître. Nous aviserons demain aux moyens de réparer le dégât.Vous n’y pouvez rien faire pour le moment… Laissez ce jeune hommeendosser ces vêtements secs. Nous nous expliquerons tous lesdeux.

Quelques minutes après, Léon, qui ne s’étaitpas fait prier pour quitter ses habits mouillés, avait changéd’aspect.

La redingote lui tombait jusqu’auxtalons ; le pantalon lui montait jusqu’aux aisselles.

Le col de la chemise, bien trop large pourlui, encadrait son menton.

Il eût été franchement risible à voir, sansles bandes de toile qui lui serraient le front et que le sang avaitdéjà rougies.

Mais pour le moment, Léon n’avait pas le soucid’être élégant.

Tout en s’habillant, il avait curieusementregardé autour de lui ; il avait vu l’aquarium brisé, ets’était expliqué sa chute du toit dans la cuve.

Il reliait entre eux tous les événements, etse félicitait du hasard qui l’avait sauvé de la noyade.

– Que veniez-vous faire sur le toit de mamaison ? interrogea le savant, qui avait conservé à la main sabarre d’acier… Vous prétendez ne pas être un malfaiteur,soit ! Pourtant votre présence, au milieu de la nuit, sur untoit, me semble assez difficile à expliquer…

– Mais, attendez donc, monsieur, dit toutà coup Léon qui commençait seulement à se rendre compte del’endroit où il se trouvait. Je ne me trompe pas !… C’est bienun laboratoire, ici ?…

– C’est-à-dire que c’en était un, ditamèrement M. Lachaume. Voyez dans quel état vous l’avez mis,en vous précipitant, la tête la première dans mon aquarium. Et mespauvres poissons, et mes coquillages !… Dites-vous bien quevous êtes l’auteur de ce désastre, et que je suis en droit de vouspoursuivre de mon juste ressentiment…

– Mais, écoutez-moi donc, monsieur,interrompit Léon, il me vient une idée… Ne serait-ce pas vous quiseriez le savant Isidore Lachaume ?…

– Membre de l’Académie des sciences,parfaitement, appuya le vieillard. Mais je ne vois pas bien quelrapport cela peut avoir avec votre dégringolade dans monaquarium.

– Comment, c’est vous ! s’exclama leBellevillois. Et je ne l’avais pas deviné… Mais c’est qu’alors j’aiquelque chose de très sérieux à vous dire. Cela change tout ;et c’est vous qui, tout à l’heure, allez me remercier.

– Vous remercier, moi ! dit lesavant en montrant, d’un geste éloquent, le laboratoire bouleverséde fond en comble, je crois que vous devenez fou, mon ami.

– Si, si, protesta Léon. Écoutez-moiseulement deux minutes. Ce que j’ai à vous dire est de la plushaute importance pour vous.

Tout de suite, rapidement, en glissant sur lesdétails, Léon Goupit expliqua à M. Lachaume qu’une banded’hypnotiseurs américains, logés dans la maison voisine, l’avaientfrustré du secret de ses inventions, et s’étaient fait une sourcede revenus, en les vendant à des sociétés américaines.

– Il y a beaucoup de choses que je nepeux pas vous confier, ajouta Léon. Sachez seulement que ces genssont les ennemis de l’Europe… Afin de mieux surprendre leurssecrets, j’avais imaginé d’entrer à leur service comme domestique,et je m’étais fait passer pour un Yankee ne parlant pas un mot defrançais. Mais ils m’ont fait prisonnier. Depuis un mois j’étaisenfermé dans leur maison, ne mangeant que deux œufs durs à chaquerepas, sans pain, sans rien autre chose, et ne buvant que de l’eau.Cette nuit, j’ai à demi assommé mon gardien, et je me suis enfuipar les gouttières. C’est bien miracle si je ne me suis pas tué.Parvenu à grand-peine sur le toit de votre maison, l’obscurité m’atrompé, et je suis tombé dans votre réservoir… vous voyez, ajoutale jeune homme, que je ne suis pas un malfaiteur, comme vous avezl’honneur de me le dire.

– Vous êtes un brave garçon, dit le pèreLachaume en jetant sa barre d’acier et en s’élançant pour serrerles mains de Léon. Eh bien, vous n’allez pas me croire, mais c’estpourtant exact que j’ai eu comme un soupçon de ce qui se tramaitcontre moi. Ah ! les brigands, me voler mes inventions, et ense servant de l’hypnotisme ! C’est donc leur volonté que jesentais autour de moi, et qui me donnait tant d’inquiétudes !…Alors, vous dites, interrogea-t-il fébrilement, qu’ils ont revendumes inventions à une société américaine ? D’abord quelles sontcelles qu’ils m’ont volées ? Car c’est un vol, cela, un vol,entendez-vous !

– J’ignore quelles furent les premières,répondit Léon. Tout ce que je sais, c’est qu’en dernier lieu, ils’agissait de vous dérober les plans d’un moteur…

– Vous dites un moteur !…interrompit le vieillard blême de fureur. Ils en possèdent lesplans ?

– Mais non, attendez que je vousexplique, dit le jeune homme.

Léon raconta alors comment le chef deshypnotiseurs, un certain milliardaire américain, avait troublé laséance par son apparition psycho magnétique, au moment où les planscommençaient à se dessiner sur l’écran de cristal.

– Cette apparition leur a causé tant defrayeur, ajouta-t-il, qu’ils ont dû interrompre en toute hâte leurséance. Je suis certain que depuis, ils ont cessé de s’occuper devous.

Un soupir de soulagement gonfla la poitrine deM. Lachaume.

Il respira plus à l’aise.

– Vous pouvez vous vanter de m’avoir faitpeur, dit-il en essuyant son front où perlaient des gouttes desueur. Ce moteur est certainement l’invention à laquelle je tiensle plus ; je ne me serais pas consolé d’en avoir étédépouillé. Il est bien à moi, ce moteur ; et je prétends enfaire ce que je voudrai.

Léon avait pris une chaise et s’étaitassis.

Les nombreuses coupures, saignant sans cesseet qui rougissaient les bandes de toile entourant son front etl’une de ses mains, le faisaient souffrir cruellement et achevaientde l’épuiser.

Après les privations qu’il avait subies chezles hypnotiseurs, la grande dépense d’énergie qu’il venait de fairele laissait exténué et prêt à s’évanouir de nouveau.

– Mais à quoi donc pensai-je, mon pauvregarçon ? s’écria le savant. Vous devez mourir de faim, d’aprèsce que vous m’avez dit. Attendez, je vais appeler Joséphine. Vousallez vous réconforter.

Quelques minutes après, Léon était installédans la salle à manger, devant un plat de viande froide et unebouteille d’excellent vin.

Bien qu’il crût avoir de l’appétit, il ne puttoucher qu’à peine à ce repas.

Dès les premières bouchées, il duts’arrêter.

Son estomac – après n’avoir eu, pendant unmois, aucun aliment solide à digérer – semblait lui refuser toutservice.

– Je n’ai plus l’habitude de manger,dit-il en souriant, malgré sa fatigue. J’ai besoin de me remplumer,de reprendre des forces !

Dans la salle à manger, où se trouvaient lestrois personnes, et qui était au rez-de-chaussée, des gouttes d’eaune cessaient de tomber du plafond.

Les tentures étaient trempées, les meublesruisselaient. On marchait dans des flaques.

Ce spectacle fendait le cœur de la vieillegouvernante. Malgré les recommandations de son maître, qui luiavait expliqué ce qu’était Léon, elle ne pouvait pas pluss’empêcher de maugréer que d’éternuer à toute minute.

Elle n’osait pas, cependant, adresser dereproches au jeune homme qui, du reste, brisé de fatigue,s’endormait déjà sur sa chaise.

– Préparez un lit, ma bonne Joséphine,dit le père Lachaume. Il tombe de sommeil. Nous verrons, demain, ceque nous aurons à faire.

– Mais non, c’est inutile. Merci. Je vaispartir, je sais où aller, protesta Léon en se réveillant àdemi.

– Je voudrais bien voir ça, fit lesavant. Vous ne vous en irez pas au milieu de la nuit, blessé commevous l’êtes et avec ces vêtements qui vous font ressembler àquelque manche à balai qu’on aurait vêtu de noir pour épouvanterles moineaux dans les blés. Dormez ici. Nous causerons demain.

La physionomie, loyale et franche, du jeunehomme commençait à inspirer au savant une profonde sympathie. Maisil se garda bien de le lui dire. Au contraire, tout en l’accablantde prévenances, il roulait des veux furibonds, comme pourl’intimider.

Malgré sa hâte de retrouver son maître et sachère Betty, Léon était trop las pour ne pas accepter le lit qu’onlui offrait.

– Vous ne m’en voulez pas trop de ladestruction de votre aquarium ? demanda Léon en souhaitant lebonsoir au savant.

– Que cela ne vous empêche pas de dormir,répondit le père Lachaume. Je suis largement indemnisé par leservice que vous venez de me rendre en m’avertissant du danger quime menace… Bonne nuit, mon garçon. Prenez garde de déranger votrepansement.

Quelques instants après, la tête surl’oreiller, Léon s’endormait d’un profond sommeil.

Chapitre 7L’envoûtement

– Je me décide à venir vous réveiller,dit le savant, en pénétrant, un peu avant midi, dans la chambre oùLéon dormait toujours, à poings fermés.

– Quelle heure est-il donc ? demandamachinalement le Bellevillois en se dressant sur son séant…Oh ! mais pardonnez-moi, ajouta-t-il vivement, en apercevantle père Lachaume qui lui souriait paternellement… je ne merappelais plus, je croyais que c’était mon gardien… chez leshypnotiseurs.

– Vous n’y êtes pas, dit le vieillard ens’approchant. Vous êtes libre, chez moi ; et je viens vousréveiller, car le déjeuner est servi dans la salle à manger. Voussentez-vous assez fort pour vous lever ?

– Mais certainement, monsieur, je suisbien, répondit Léon en sautant lestement à bas de son lit. Je suistrès bien, et même j’ai grand-faim.

– C’est ce qu’il faut, mon ami ;cela prouve que vous êtes d’une constitution robuste. Et voscoupures ? Vous font-elles toujours souffrir ?

– Pas le moins du monde, réponditcourageusement le jeune homme en enlevant le bandage de son front.Tenez, je crois que j’en serai quitte pour quelques cicatricesinsignifiantes.

– Eh ! pas si vite, fit le pèreLachaume. Vous allez saigner de nouveau, si vous n’y mettezdavantage de précautions. Je reconnais bien là l’insouciantejeunesse, qui ne pense qu’à paraître brave, et néglige touteprudence. Attendez un peu, mon jeune ami, je vais vous appliquer unnouveau pansement, et mettre sur vos coupures une pommade qui lesaidera beaucoup à se refermer.

– Vous êtes trop bon, monsieur, je suisconfus !

– Là !… dit M. Lachaume lorsquece fut fait. Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus qu’à peine.Les blessures à la tête sont peu graves. D’aucuns prétendentqu’elles doivent la rapidité de leur guérison au voisinage ducerveau, siège de l’intelligence ; d’autres soutiennent quecela n’y fait rien. En attendant, venez déjeuner.

Léon avait remis ses vêtements de la veille,ceux que lui avait donnés M. Lachaume.

Il ne put s’empêcher de rire, en voyant sonaccoutrement.

– Avez-vous assez l’air d’un parfaitgentilhomme ! dit en riant l’inventeur. Joséphine vousachètera d’autres vêtements cet après-midi. J’avoue que ceux-civous sont peut-être un peu trop grands.

– Mais vous êtes trop bon pour moi,monsieur, remercia Léon Goupit. Moi qui ai commis tant de dégâtsdans votre maison…

– Oui, vous qui avez brisé mon aquariumen mille pièces, fit le savant en grondant. C’est entendu, mon ami…À propos, vous savez, j’ai vu mes poissons ce matin, ils nesemblent pas s’être aperçus de leur brusque changement de domicile.Je les ai installés provisoirement dans des bocaux. Ils se portentbien… Ne parlons plus de cela, voulez-vous ? Venez à table.Joséphine nous a préparé un repas qui va vous remettre tout à faitsur pied et vous redonner du courage.

Léon s’étonna lui-même de son appétit.

Il loua sincèrement la cuisine de lagouvernante, et fit ainsi disparaître le ressentiment caché qu’ellelui gardait, pour la catastrophe qu’il avait involontairementcausée.

À la fin du déjeuner, ils étaient devenus lesmeilleurs amis du monde.

Connaissant la faiblesse et l’amour-propre decordon bleu de Joséphine, et devinant aussi l’innocente ruse dujeune homme, le père Lachaume se pinçait les lèvres pour ne pasrire.

Léon lui plaisait de plus en plus, par safranchise et sa bonne humeur.

Après le déjeuner, lorsque Joséphine futsortie pour acheter des vêtements dans un magasin de confection duvoisinage, la conversation reprit entre les deux hommes.

Léon dut refaire, en le détaillant davantage,le récit de son séjour chez les hypnotiseurs.

Il dit tout, mais n’eut garde cependant deparler de son maître, ni du rôle d’espions politiques qu’étaientvenus jouer en Europe les hypnotiseurs.

Olivier Coronal lui avait bien recommandé dene jamais instruire personne de l’existence de la société desmilliardaires américains, dont William Boltyn était le chef.

Il passa également sous silence l’horriblecomplot dirigé contre Lucienne Golbert.

Il ne parla au savant que de ce quil’intéressait lui-même, c’est-à-dire des inventions que leshypnotiseurs lui avaient volées.

– Écoutez-moi, lui dit alors le vénérableLachaume, lorsque Léon eut terminé son récit, je médite de tirer deces Yankees une vengeance éclatante. Quant aux inventions qu’ilsont revendues en Amérique, il est trop tard pour faire quoi que cesoit. Qu’ils les gardent, et que grand bien leur fasse. Vous meplaisez beaucoup, vous êtes un garçon actif et intelligent ;si cela vous agrée, restez avec moi, vous m’aiderez dans mesexpériences. Nous aviserons tous deux aux moyens de nousdébarrasser des hypnotiseurs.

– Oh ! pour cela, non, répliquavivement Léon. Je vous remercie beaucoup, mais je ne peux pasrester ici. Il faut que je vous quitte, aujourd’hui même… Je nevous l’avais pas encore dit, continua-t-il en voyant la minedésespérée du père Lachaume mais c’est que, depuis un mois, monmaître, Olivier Coronal ne doit pas savoir ce que je suis devenu.J’ai des choses de la plus haute importance à lui dire. Il faut queje le voie sans retard.

– Olivier Coronal, fit le savant enréfléchissant. Ce nom ne m’est pas inconnu. N’est-ce pas ce jeunesavant qui inventa une torpille terrestre, il y a quelquesannées ?

– C’est lui-même répondit Léon. Vous leconnaissez ?

– C’est-à-dire que je l’ai vu souvent àla Sorbonne. Il a même suivi mes cours de chimie. Vous dites quec’est votre maître ?

– Depuis des années. Je l’avais quittépendant quelque temps ; mais en revenant d’Amérique, nous noussommes retrouvés à Paris ; et depuis plusieurs mois, ma femmeet moi, nous sommes de nouveau à son service.

– Où habite-t-il maintenant ?demanda Lachaume avec intérêt.

– À Clamart. C’est à dix minutes par lagare Montparnasse.

– Eh bien, je vais vous accompagner, ditrésolument le vieillard. Je ne résiste pas au plaisir de voirOlivier Coronal. Justement, pendant ce temps, des ouvriers vontvenir réparer les dégâts de ma maison.

– C’est entendu, fit joyeusementLéon.

Joséphine venait de rentrer, apportant unvêtement complet, qu’il endossa prestement, bien qu’il eût encoreune de ses mains emprisonnée par des bandes de toile.

On lui avait tout acheté : bottines,chemise, cravate, chapeau. En quelques minutes, il fut transformécomplètement.

– La voilà, cette maison où j’ai passé unmois, moins libre qu’un forçat ! dit-il en étendant le brasvers la maison des Altidor lorsqu’il se retrouva dans l’impasse, encompagnie du père Lachaume… Ce qui serait bien amusant maintenant,ce serait de rencontrer un des hypnotiseurs, par exemple mongardien, celui que j’ai à moitié assommé cette nuit. Quel nez ilferait, messeigneurs !

Les deux hommes hélèrent le premier fiacrequ’ils rencontrèrent, et se firent conduire à la gare Montparnasse,où ils prirent le train de banlieue.

Les voyageurs regardaient curieusement cegrand vieillard, coiffé d’un haut-de-forme passé de mode depuislongtemps, et qui causait amicalement avec un jeune homme dont onapercevait à peine le visage sous les bandelettes de toile qui luientouraient la tête.

Moins d’une heure après avoir quittél’impasse, Isidore Lachaume et Léon Goupit frappaient à la ported’Olivier Coronal.

Ce fut Betty elle-même qui vint ouvrir.

– C’est moi ! s’écria joyeusementLéon, en se précipitant pour serrer sa compagne dans ses bras.

– Mon Dieu ! tu es blessé,s’exclama-t-elle en pâlissant.

– Mais non, ce n’est rien. Rassure-toi,fit Léon. Tu vois bien que ce n’est rien, puisque je suis valide etjoyeux d’être de retour. Tu peux remercier M. Lachaume quevoici. C’est lui qui m’a sauvé la vie.

Betty était tout émue ; elle serra lesmains du vieillard avec effusion.

– Mais tu ne me dis pas ce qui t’estarrivé, reprit-elle aussitôt. Qu’as-tu fais, pendant tout ce longmois ?

– Je ne peux pas t’expliquer cela tout desuite. Ce serait trop long. Et puis il faut que je parle àM. Olivier immédiatement. M. Lachaume aussi est venu pourle voir. Est-il là ?

– Oui, répondit Betty, derrière lamaison, dans le jardin. Il vient de sortir de son cabinet detravail.

Olivier Coronal, en effet, se sentant unviolent mal de tête, était allé dans le jardin se reposer un peu etprendre l’air.

Léon l’aperçut de loin, assis sur un bancrustique, qu’ombrageait une sorte de tonnelle de vigne vierge et dechèvrefeuille.

– M’sieur Olivier, cria-t-il de toutesses forces en allongeant le pas. Me voilà de retour !

– Comment ! C’est toi, Léon !…s’exclama l’inventeur, que cette voix joyeuse avait tiré de sarêverie.

– Mais oui, c’est moi, en chair et en os.Je ne suis pas mort, comme vous avez dû le penser certainement.

– Mais tu es blessé, grands dieux !…Que t’est il encore arrivé, mon pauvre Léon ?

– Oh ! rien du tout. C’est-à-direque… Enfin, j’en ai long à vous dire, et des choses sérieuses… Maisregardez donc, m’sieur Olivier, je ne suis pas seul.

Léon désignait du regard M. Lachaume qui,tout près de là, accoudé sur une jardinière, contemplait cettescène avec un sourire bienveillant.

Olivier Coronal se retourna.

Sa physionomie s’éclaira aussitôt d’uneexpression de joie sincère.

– Quel bonheur de vous revoir, monsieurLachaume, dit-il en serrant, dans les siennes, les mains du savant.Vous vous êtes souvenu de moi !… Par quel heureuxhasard ?… Mais rentrons donc dans la maison… Léon, dis à Bettyde nous apporter une vieille bouteille. Nous allons trinquer enl’honneur de votre arrivée.

Mme Goupit s’empressa dedisposer des verres sur la table de la salle à manger, et d’allerchercher à la cave une bouteille d’un certain vin de Saumur, quipétilla bientôt dans les coupes de cristal.

Olivier Coronal avait gardé un excellentsouvenir de son ancien professeur de chimie. Il était enchanté dele revoir.

Pourtant, l’inquiétude, l’impatience, selisaient dans les yeux de Léon.

Ce qu’il avait à dire à son maître étaitpressant. Il ne savait s’il devait parler en présence du pèreLachaume.

Olivier s’en aperçut et mit le Bellevillois àson aise en lui disant le premier :

– Parle, mon brave Léon. Tu as été faitprisonnier par les hypnotiseurs, je le sais. Tu peux me racontertout ce qui s’est passé. Ce bon monsieur Lachaume n’est pas detrop, au contraire. Je le connais assez pour savoir qu’il nerefusera pas de nous aider dans la tâche glorieuse que nous avonsentreprise.

– Je voudrais tout d’abord vous demanderquelque chose, dit Léon… Est-il vrai queMme Lucienne soit malade ?

– Tu l’as donc appris !…Hélas ! Ce n’est que trop vrai. Elle souffre, depuis quelquetemps, d’un mal que les médecins eux-mêmes ne peuvent définir. Elleressent au cœur des douleurs intolérables, et elle s’affaiblit dejour en jour.

– Eh bien, s’écria le jeune homme, en selevant sous l’influence de la colère, j’ai surpris une conversationentre les deux frères Altidor. Je soupçonne que ce sont eux qui luicausent le mal dont elle souffre.

Olivier Coronal pâlit.

À côté de lui, le père Lachaume se mordait leslèvres pour garder le silence.

Il refrénait les questions qui surgissaientdans son esprit.

Au milieu de l’attention générale, le mari deBetty expliqua son séjour forcé chez les hypnotiseurs.

Il décrivit son existence pendant un mois,raconta comment il avait été au courant de l’entreprised’espionnage commercial des Yankees, et finalement comment, enentendant parler les deux frères Altidor, il avait acquis lacertitude qu’un complot se tramait contre Lucienne Golbert.

Olivier Coronal l’écoutait sansl’interrompre.

Quant à M. Lachaume, sa physionomieexprimait l’étonnement le plus profond.

Après avoir retracé la scène de l’apparition,dans une glace, de Harry Madge menaçant ses espions, Léon racontales péripéties de son évasion mouvementée et sa chute dansl’aquarium de M. Lachaume.

– Vous comprenez, m’sieur Olivier,conclut-il, aussitôt que j’ai eu vent du danger qui menaçaitMme Lucienne, je n’ai plus pensé qu’à m’enfuir. J’ysuis parvenu ; et voilà pourquoi j’étais si pressé de vousmettre au courant de ce qui se passe. C’est terrible ! C’estmonstrueux !

La colère de Léon allait croissant. Sa loyalefigure, que voilaient à demi les bandes rougies par le sang, étaitimpressionnante de franchise et de généreuse fureur.

– Oui, reprit-il, l’Europe est menacéeplus que jamais par les Américains. Harry Madge, furieux que seshypnotiseurs aient négligé leur mission politique depuis qu’ilssont en France, les a menacés de les faire périr s’ils ne semettaient à l’œuvre sans retard. Les espions vont donc s’attaqueraux forteresses, aux arsenaux et aux ministères. Avant peu, lasociété des milliardaires connaîtra tous les secrets de notreorganisation militaire. Et le plus triste, le plus épouvantable,ajouta-t-il en baissant involontairement la voix, c’est que je suispresque certain, d’après ce que j’ai entendu, queMme Lucienne est en danger de mort.

Olivier Coronal n’écoutait plus.

La tête dans ses mains, il s’abîmait dans sesréflexions et semblait souffrir horriblement.

Ce fut le père Lachaume qui rompit le premierle silence, en demandant des explications à son ancien élève, ausujet de tout ce qu’il venait d’entendre.

– C’est malheureusement trop vrai,répondit Olivier en faisant des efforts pour rester calme. Le périltransatlantique est devenu une réalité. Quelques Yankees ambitieuxont formé le projet d’exterminer l’Europe, d’en faire leur vassaleau point de vue du commerce et de l’industrie. Contre la forcepensante de notre race, ils élèvent la puissance de leursmilliards. Ils haïssent notre civilisation, qu’ils ne comprennentpas. Ils veulent nous imposer la leur, brutale, égoïste et ennemiede toute idée, de tout sentiment généreux. L’humanité est attaquéedans son avenir, dans son bonheur futur, si les Yankees parviennentà réaliser leur projet de spoliation générale.

Avec une profonde amertume, le jeune inventeurdit son séjour en Amérique, son aventureuse et patriotiqueentreprise d’espionnage à Mercury’s Park, et son mariage – suivi derupture – avec miss Aurora Boltyn, la fille du président de lasociété des milliardaires américains.

– Comme la vie offre des surprises !dit mélancoliquement le père Lachaume. Lorsque vous étiez monélève, il m’avait semblé que vous aimiez éperdument la fille de moncollègue, l’ingénieur Arsène Golbert. J’étais bien convaincuqu’elle deviendrait votre femme.

Un nuage de douloureuse tristesse passa sur lefront d’Olivier. Mais ce ne fut qu’un éclair.

– La vie nous a éloignés l’un de l’autre,répondit-il. Lucienne Golbert a épousé le fils d’un savant duNouveau Monde, l’ingénieur Ned Hattison. Elle ne pouvait mieuxchoisir. Quoique Américain, Ned Hattison est un partisanenthousiaste de nos idées. Il est attaché à la cause du progrès etde l’amélioration de l’humanité. Il n’a pas hésité à rompre avecson père, pour s’assurer la liberté de ses pensées et de sesactions. Il est maintenant mon ami. C’est un des hommes quej’estime le plus.

– Oh ! je vous connais, mon cherami, dit le père Lachaume qui prit les mains du jeune homme dansles siennes. Vous êtes un noble cœur ! Vous avez sacrifiévotre amour. Ne dites pas non, je ne vous croirais pas.

Olivier Coronal se défendit.

– Moi-même, à Chicago, j’ai été séduitpar l’étrange beauté de miss Aurora, dit-il. Je l’ai épousée autantpar amour que par reconnaissance de ce qu’elle m’avait sauvé la vieà Mercury’s Park. Notre union n’a pas été heureuse. Maintenant monmariage est rompu. Je suis libre.

« Mais il faut que je vous explique lesévénements, mon cher maître, reprit Olivier avec effort. MissAurora Boltyn, celle qui fut ma femme, a été jadis dédaignée parNed Hattison, qui refusa de l’épouser. Elle a conservé une rancuneféroce contre celle qui lui a pris le cœur de son fiancé, contreLucienne Golbert. Et cette rancune s’exerce aujourd’hui d’unemanière terrible. À entendre Léon, vous avez bien dû comprendre queles milliardaires yankees ont adopté une nouvelle tactique, unnouveau plan de campagne. Il s’est trouvé parmi eux un certainHarry Madge, spirite convaincu et magnétiseur hors ligne, qui a sules rallier à ses idées. À coups de dollars, les milliardaires ontfondé un collège de sciences psychiques. Les hypnotiseurs qui vousont volé vos inventions en sont les meilleurs élèves.

– Mais c’est impossible ! s’exclamale père Lachaume, en regardant alternativement Olivier Coronal etLéon Goupit. Les choses en sont à ce point de gravité ?

– Oui. Et pis encore. Léon vient de nousapprendre que la lutte, de générale, est devenue personnelle.Sachant la haine que miss Aurora a conservée pour Lucienne Golbert,les deux frères Altidor, les chefs des hypnotiseurs, se sontattaqués à elle, l’innocente et douce jeune femme.

« Je m’explique maintenant pourquoi,depuis quelque temps, elle souffre d’un mal mystérieux que lesmédecins se déclarent incapables de combattre, reprit Olivier d’unevoix altérée… Ah ! je vous demande pardon, mon ami, mais jesouffre trop. Comment faire pour la sauver !

Et il éclata en sanglots, lui, l’hommeénergique, lui qui avait déjà tant souffert sans se plaindre.

M. Lachaume essuya lui-même une grosselarme qui descendait sur sa joue ridée.

– Tout n’est pas perdu, dit-il. Voussavez que je suis votre ami. Je ferai tout mon possible pour vousvenir en aide. Voyons, je vous avouerai que je n’ai pas comprisgrand-chose à tout ceci. Quel est exactement le danger qui menaceLucienne Golbert ?

– Oui, fit vivement Léon. Moi non plus jen’ai pas bien saisi ce dont il s’agissait. J’ai bien entendu direaux frères Altidor qu’avant peu Mme Lucienne seraitmorte ; je les ai bien entendus parler de statuette…

– Mes pressentiments ne m’avaient doncpas trompé, s’écria Olivier Coronal qui sentit le sang affluer àson cœur… Mes pauvres amis, ces hommes sont terribles, plus encoreque je ne le supposais… Oui continua-t-il, dès lors qu’ils ontparlé de statuette, le doute n’est plus possible. Lucienne estenvoûtée.

– Envoûtée ! dit le père Lachaumestupéfait. Oh ! vous en êtes sûr ?

Quant à Léon, ne sachant pas ce que c’étaitque l’envoûtement, il restait hébété, cherchant à comprendre.

Olivier lui expliqua, en peu de mots, quel’envoûtement est une pratique occulte, qui consiste à faire mourirune personne en s’attaquant à son image.

– On se procure, dit-il, quelque objetayant appartenu à la personne que l’on veut envoûter ; on lecasse en menus fragments que l’on mélange à de la cire, aveclaquelle on fait une statuette. Chaque jour, on projette sa volontésur cette statuette, et on enfonce insensiblement une aiguille à laplace du cœur. La mort arrive, lentement, mais sûrement.

– Voyons, objecta le père Lachaume. Cesont là des pratiques du Moyen Âge et de l’Antiquité.

– Elles ont été renouvelées de nos jours,répondit Olivier ; et vous le voyez, les hypnotiseurs yankeesont su s’en faire une arme.

« Mais comment ont-ils bien pu seprocurer un objet ayant appartenu à Lucienne ? ajouta-t-il ense laissant aller à son désespoir. On ne peut pas pratiquerl’envoûtement sans cela. Je renonce à comprendre.

– Que cela ne vous arrête pas, dit levénérable M. Lachaume résolument. Au point où en sont leschoses, il faut agir sans retard. Je ne vous promets rien, maiscomptez sur mon dévouement.

– Que pourriez-vous faire ?interrogea Olivier dont les yeux s’inondaient, de nouveau, delarmes.

– Ce que je pourrais faire ?Morbleu ! beaucoup de choses. Vous oubliez que leshypnotiseurs sont mes voisins. Si je parvenais à leur dérober cettestatuette maudite, la cause du mal serait supprimée… D’abord oùest-elle ? Le savez-vous, Léon ?

– J’ai tout lieu de croire qu’elle setrouve dans une des chambres de la maison de l’impasse, répondit leBellevillois avec feu. Je me souviens que dans cette chambre, lesdeux frères Altidor s’enfermaient fréquemment, et qu’à part euxpersonne n’y pénétrait.

– Eh bien, voyez-vous que vous avez tortde vous désespérer, mon cher Olivier. Je vais retourner chez moi,et je trouverai bien un moyen de réduire les hypnotiseurs àl’impuissance.

M. Lachaume s’était levé et avait prisson chapeau.

– Oh ! je pars avec vous, monsieurLachaume, s’écria Léon. Je connais la maison, puisque je l’aihabitée pendant un mois. Du moment qu’il s’agit de sauverMme Lucienne, vous ne pouvez me refuser cela.J’escaladerai de nouveau les murs de la maison, s’il le faut. Jedéfoncerai les portes, j’assommerai les hypnotiseurs, mais jeparviendrai bien à leur enlever la statuette.

– Toi ! dit Olivier Coronal ;mais mon pauvre garçon, tu tiens à peine debout, tu esblessé !…

– Je suis blessé ! protestavaillamment Léon. Pouvez-vous le dire ? Pouvez-vous appelerdes blessures quelques coupures insignifiantes qui ne m’incommodentmême pas !… Je vous jure que je ne me suis jamais senti aussidispos. J’exige de partir avec M. Lachaume… D’abord, il y aune raison en vertu de laquelle je dois tout tenter pour sauverMme Lucienne. Vous savez bien que son mari n’a pasvoulu se rencontrer avec moi depuis mon retourd’Amérique ?…

– N’en dis pas plus long, je comprends,interrompit Olivier Coronal. Pars donc, puisque tu le veux. Tu asraison, et tu es un brave cœur.

Il fut donc décidé que, pendant quelque temps,Léon retournerait habiter la maison du père Lachaume.

– Allez-vous prévenir votre ami Golbertdu danger qui menace sa fille ? demanda ensuite levieillard.

– Oh ! non, répondit Olivier. Ceserait lui donner un coup mortel. Je ne dirai rien non plus à NedHattison. J’ai calculé qu’il faudrait encore un mois auxhypnotiseurs pour achever leur œuvre criminelle. Il faut que, dansune semaine au plus tard, nous soyons en possession de la statuettequi leur sert à perpétrer l’envoûtement, ou alors – et ses yeuxlançaient des éclairs – je sais ce qui me restera à faire.

– Comptez sur nous, dirent ensemble lepère Lachaume et Léon. Ne dérangez pas vos travaux. Nous suffironsà cette tâche.

– D’abord, moi, fit le Bellevillois, avecson éternelle manie de plaisanter, les hypnotiseurs me doivent unmois de traitement, c’est-à-dire une cinquantaine de dollars auprix où nous sommes convenus. J’ai un compte à régler avec eux.

– Mon brave Léon, s’écria Olivier Coronaltrès ému, je ne puis pas te retenir, mais je saurai te prouver mareconnaissance.

Cependant, Betty avait pénétré timidement dansla salle à manger ; et elle se tenait immobile près de laporte, contemplant son mari en silence.

Léon la rejoignit et l’entraîna.

Les deux époux ne s’étaient pas vus depuis unmois, et Betty brûlait d’impatience de savoir ce qui était arrivé àson mari.

Il eut la force de s’arracher des bras de safemme qui, redoutant pour lui de nouveaux dangers, le suppliait dene pas partir.

Olivier reconduisit M. Lachaume et Léonjusqu’à la gare de Clamart et il leur fit promettre de lui envoyer,chaque jour, un télégramme pour le tenir au courant desévénements.

– J’irai demain à Meudon, dit-il. Voicitrois jours que je n’ai vu ni M. Golbert ni Ned Hattison.Pourvu, ajouta-t-il douloureusement, que vousréussissiez !

Le train partait. Il n’eut que le temps deserrer une dernière fois la main de M. Lachaume et de soncompagnon.

« Ah ! songeait-il, en reprenantseul le chemin de sa petite maison comme je les hais cesAméricains. Comme je voudrais être plus fort qu’eux, et pouvoir lesvaincre… Et cette malheureuse et féroce Aurora ! C’estévidemment à son instigation que les frères Altidor ont entreprisd’envoûter Lucienne. J’ai beau me raisonner, je n’en puis pasdouter… Que ne donnerais-je pas pour sauver Lucienne, elle que j’aitant aimée ! »

Rentré chez lui, Olivier Coronal s’enfermadans son cabinet de travail, et pendant de longues heures, sanscourage et sans force, il pleura comme un enfant.

Chapitre 8Tom Punch à l’hôpital

Lelendemain, comme il l’avait dit, Olivier Coronal se rendit àMeudon.

Ned Hattison était allé à Paris, pour y faireles dernières démarches nécessitées par la succession de sonpère.

L’inventeur trouva M. Golbert et sa filledans la grande salle qui servait de cabinet de travail.

Lucienne était assise dans un fauteuil. Tandisque son père travaillait, elle s’occupait à un ouvrage detapisserie.

La jeune femme avait jeté sur ses épaules ungrand châle de laine.

Son visage avait perdu toute sa gaietéd’autrefois. Elle était pâle, et ses grands yeux avaient uneexpression maladive et triste.

– Bonjour, monsieur Coronal, dit-elle lapremière, en voyant entrer le jeune homme. Mon père me parlaitjustement de vous. Savez-vous que vous délaissez vos amis ? Onne vous voit plus… C’est gentil d’être venu aujourd’hui.

– Ned m’avait dit, l’autre jour, quedepuis quelque temps vous étiez un peu souffrante, répondit Olivieren dissimulant son inquiétude, j’espère que vous allezmieux ?

– Je ne vais ni mieux ni plus mal. C’estétrange, jusqu’ici je n’ai jamais été malade, et je ne m’expliquepas les douleurs lancinantes que je ressens par moments au cœur, nil’état de faiblesse générale dans lequel je me trouve. Ned et monpère ont voulu, à toute force, me faire examiner par un médecin. Iln’a rien pu diagnostiquer de certain… Mais, ajouta-t-elle, c’estsans doute un état passager, sans aucune gravité. Vous voyez, j’aidû déserter mon poste de maîtresse de maison pour quelque temps,mais j’espère bientôt le reprendre.

Ces paroles, dites d’une voix que Lucienneessayait de rendre enjouée, fendirent le cœur d’Olivier.

Il le savait bien, lui, depuis la veille, dequel mal souffrait la jeune femme, mais il ne voulait pas, il nepouvait pas le dire.

Il restait debout, les yeux rivés au parquet,le visage convulsé par une horrible souffrance.

– Vous semblez vous-même indisposé, moncher Olivier, remarqua M. Golbert. Vos traits sont altérés.Souffrez-vous ?

– Oui, répondit l’inventeur. Je suis unmessager de malheur. Je n’apporte que de mauvaises nouvelles.

Très discrète, et sachant que les deux hommesseraient mieux seuls pour causer, Lucienne donna un vague prétexteet se retira.

Olivier raconta brièvement à son vieil amitout ce que Léon lui avait appris, la veille, sur les agissementsdes hypnotiseurs, et il lui montra le péril imminent.

Il se garda bien toutefois de parler del’envoûtement dirigé contre Lucienne, et expliqua d’autre manièrele nouveau départ de Léon, en compagnie du père Lachaume.

– Vous voyez, conclut-il, que le dangerqui menace l’Europe devient de plus en plus terrible. Jusqu’ici,les hypnotiseurs n’ont fait que des affaires. Ils ont employé leurredoutable puissance de lecture à distance à dépouiller de sesinventions mon vieil ami Isidore Lachaume. Mais, dès à présent, ilsvont commencer à entrer dans leur rôle d’espions politiques.

– Ah ! si la maladie de Lucienne nem’enlevait pas tout le courage ! s’écria M. Golbert… Nedet moi nous sommes trop préoccupés pour pouvoir travaillerutilement. Il le faudrait cependant.

– Oui, répondit Olivier. Il serait encoretemps de sauver l’Europe, si nous parvenions à mettre sur pied unedécouverte capitale.

– Les sciences psychiques nous offrent unchamp d’action presque illimité, reprit le vieillard dont le finvisage, encadré de cheveux blancs, exprimait l’intelligence la plusvive, la plus sereine, en même temps qu’une grande tristesse… Cequi fait, en ce moment, la force de nos ennemis, c’est de connaîtremieux que nous les sciences de l’au-delà. Ah ! si nous avionsseulement une année devant nous, et si Lucienne n’était pasmalade !… Il est des principes inconnus qui régissent lessciences psychiques. Je les soupçonne, je les pressens ; etces principes bouleverseront le monde lorsqu’ils seront connus.

– Je suis bien de votre avis, mon chermaître ; et c’est pour cela que je ne perds pas courage, queje travaille aussi de mon côté sans relâche Au revoir donc. Jereviendrai dans quelques jours m’informer de l’état de santé deLucienne, et vous mettre au courant des événements.

Il faisait presque nuit lorsque l’inventeurarriva chez lui, à Clamart.

Malgré sa fatigue et ses préoccupations, ils’enferma dans son cabinet de travail, et, fort avant dans la nuit,sa lampe brûla derrière les volets clos.

Les voiles blancs du matin remplacèrent lescrêpes de la nuit.

À peine venait-il de se lever que Betty luiremit un télégramme qu’on venait d’apporter pour lui.

Il lut :

« Hypnotiseurs ont quitté furtivementmaison de l’impasse. L’avons visitée soigneusement. Nulle trace destatuette. Arrive de suite. »

Ce télégramme était signé : LéonGoupit.

Moins d’une heure après, en effet, Léon étaitde retour.

– Croyez-vous ? dit-il tout desuite. C’est à supposer que les hypnotiseurs se sont doutés dequelque chose. Les portes de leur maison sont maintenant grandesouvertes. Ils ont déménagé à la hâte ce qui leur appartenait, etsont partis. Jusqu’à présent, personne n’a pu donner d’indicationsur eux… M. Lachaume et moi, nous avons habilement interrogéles voisins. Personne n’a rien vu.

Cette nouvelle était un nouveau coup de massuepour Olivier.

Il restait abasourdi, incapable de penser.

– Ne pourrai-je donc rien faire, riententer pour sauver Lucienne ! s’écria-t-il au bout d’uninstant. Ah ! c’est atroce !

Le brave Léon était lui-même trèsémotionné.

Son visage – sur lequel apparaissaient leslignes rouges de ses coupures à peine fermées – reflétait sonagitation intérieure.

– Ne vous laissez pas aller au désespoir,m’sieur Olivier, dit-il. Tout n’est peut-être pas perdu.M. Lachaume m’a dit d’attendre deux jours ici. Il n’a pasvoulu me dire pourquoi, mais je pense que, de son côté, il va selivrer à des recherches. Donc, après demain, je me mets encampagne. Et vous oubliez, m’sieur Olivier, que nous avons déjà uneindication sérieuse. Nous connaissons la demeure des deux frèresAltidor, vous savez bien où, là-bas, près du Luxembourg.

– C’est vrai, réfléchit Olivier ;mais je crois qu’ils n’y habitent plus. Pendant ton absence d’unmois, je suis allé souvent épier les deux Yankees. J’espérais enles suivant connaître le lieu de ta captivité. J’ai fait de longuesstations devant la maison, et pas une fois je ne les aiaperçus.

– Ça ne fait rien, fit Léon résolument.Là ou ailleurs, je finirai bien par les découvrir. Comptez sur moi.Vous savez bien que je ne suis pas à court de ruses.

– Je suis allé, hier, faire une visite àMeudon, reprit l’inventeur. Lucienne, pâle et grelottante, étaitassise dans un fauteuil, auprès de son père. Elle m’a parlé de sonétrange maladie sur un ton enjoué. C’était impressionnant etdouloureux de voir cette toute jeune femme terrassée par le mal, etqui souffre en silence, et qui s’affaiblit de jour en jourdavantage… Laisse-moi seul, mon brave Léon, continua-t-il aveceffort. Je te rappellerai si j’ai besoin de toi.

– Ah ! les canailles !…Ah ! les sans-cœur ! murmura le Bellevillois en grinçantdes dents, tout en se retirant. Avoir choisiMme Lucienne pour victime, les lâches !… Elle,si bonne, et qui n’a jamais fait de mal à personne.

Dans sa fureur, Léon regrettait presque den’avoir pas tué son gardien, la nuit de son évasion.

« C’en aurait toujours fait un demoins », pensait-il.

Il se calma cependant, et passa l’après-midi àcauser avec sa femme et à lui raconter ses nouvelles aventures.

Olivier Coronal se fit servir à déjeuner dansson cabinet de travail.

Betty et Léon déjeunèrent donc seuls,Frascuelo, le médium, étant absent pour quelques jours.

Comme ils finissaient, le facteur apporta unelettre pour Léon.

– Ça vient de Paris, dit Betty en la luiremettant. Qui peut bien t’écrire ? C’est peut-être tamère ?

Et, comme il avait décacheté la lettre,familièrement elle lut par-dessus son épaule.

Tous deux poussèrent une exclamation desurprise.

– C’est de Tom Punch, s’écria Léon.Ah ! bien, je ne m’attendais pas à cela, par exemple.

Betty avait tant de fois entendu son mari luiparler du majordome, que, sans l’avoir jamais vu, il lui étaitdevenu sympathique, et que cette lettre inattendue l’intéressaitfort, elle aussi.

– Voici ce qu’il m’écrit, dit Léon quilut à haute voix :

Mon cher ami,

Tu as dû te demander ce qu’était devenuton vieux camarade. Je m’empresse de te le dire.

Figure-toi que, depuis une quinzaine dejours, je suis à l’hôpital. Cela t’étonne ? Moi aussi. Je nepuis encore m’expliquer comment cela s’est fait. Les médecins ontdéclaré que j’étais atteint d’une maladie à désinence latine dontje n’ai pu me rappeler le nom J’ai eu, pendant quelques jours, desvisions épouvantables. On m’a condamné à ne boire que du lait,absolument pas autre chose.

Ces gens sont incorruptibles. Ils n’ontvoulu m’accorder ni le plus petit verre de gin ni la moindre pintede pale ale.

Je suis le plus malheureux des hommes.Heureusement pour moi, je dois sortir demain de l’hôpital. J’aiappris, par un de nos anciens amis, que tu étais revenu d’Amérique,et il m’a donné l’adresse de ta mère et la tienne. Je m’empressedonc de t’écrire. J’espère bien que tu viendras demain me chercher.Nous sortirons ensemble.

Le même ami m’a aussi informé que monancien maître, Ned Hattison, est également de retour àMeudon.

Je lui écris en même temps qu’à toi, monvieux Léon.

De tout cœur,

TOM PUNCH

Léon ne put s’empêcher d’éclater de rire à lalecture de cette lettre.

– Pauvre Tom Punch, dit-il, lorsqu’ill’eut achevée. M’sieur Olivier a été bon prophète. Il a sans douteeu une attaque de delirium tremens ; et je parie quecela ne le guérira pas, et qu’il recommencera à boire malgré cetteleçon… Je vais aller lire cette lettre à m’sieur Olivier. Cela luifera peut-être un peu oublier ses ennuis. En même temps, je luidemanderai si je puis aller demain au rendez-vous.

– Eh bien ? interrogea Bettylorsqu’il revint un quart d’heure après.

– Eh bien, c’est entendu. Je passe demainla journée avec Tom Punch. J’en profite pour aller, le soir, faireune visite à M. Lachaume ; et après-demain, je me mets encampagne. M’sieur Olivier vient de me donner quelques centaines defrancs. Je ne sais pas combien de temps je serai absent, maisj’espère bien ne revenir ici qu’avec cette statuette infernale, quifait tout le malheur de nos amis et de mon maître.

Malgré tout le chagrin qu’elle avait de voirson mari partir pour affronter de nouveaux dangers, Bettyl’approuva hautement.

Deux jours auparavant, elle avait fait desefforts pour le retenir lorsqu’il était retourné à Paris encompagnie de M. Lachaume ; mais maintenant que Léon luiavait tout expliqué, elle eût été la première à l’engager à faireson devoir.

– C’est une sorte de réparation que jedois à Ned Hattison, avait dit Léon. En outre de la profonde estimeque je porte à Mme Lucienne, cette considérationm’ordonne de faire tous mes efforts pour la sauver. Si je réussis,Ned Hattison me pardonnera peut-être d’avoir tué son père àSkytown.

Le lendemain, Léon, à qui quelques jours debien-être avaient rendu toute sa vigueur et toute son énergie,embrassait tendrement Betty, prenait congé de son maître, etsautait, après le déjeuner, dans un train pour Paris.

Il n’était pas loin d’une heure, lorsqu’ildébarqua à la gare Montparnasse.

– J’arriverai à la Charité juste aumoment où l’on ouvre les portes au public, dit-il. Nous allons voirtout d’abord notre vieil ami Tom punch.

Il descendit la rue de Rennes, traversa laplace Saint-Germain-des-Prés, prit la rue Bonaparte, et se trouvabientôt dans la rue Jacob, devant la grille de l’hôpital.

Des fiacres stationnaient en face. C’était unjour de visite.

Sous le porche, des gardiens en uniformeinspectaient le public, s’assuraient que des visiteurs, bienintentionnés sans doute, mais peu prudents, n’apportaient pas àleurs amis ou parents des boissons ou des aliments pouvant faire dumal.

Léon s’adressa au concierge.

– Monsieur Tom Punch ? dit-il.Voulez-vous m’indiquer où il est ?

– Tom Punch… Tom Punch…, marmotta lefonctionnaire en feuilletant un gros registre. Parfaitement, voilà.Traversez les deux premières cours, et, sous la voûte, montezl’escalier à droite, au premier. C’est le numéro vingt-sept.

Muni de ces indications, Léon, qui connaissaitbien la Charité pour y être venu jadis plusieurs fois, eut vitefait de trouver.

Il venait d’entrer dans la salle et, le nez enl’air, regardait les numéros des lits, lorsqu’il se sentit frappersur l’épaule.

Il se retourna. C’était Tom Punch lui-même quil’avait aperçu.

– À la bonne heure, dit-il de sa grossevoix, en serrant la main de Léon dans un vigoureux shake-hand.Voilà où l’on reconnaît les amis. Au moins, tu ne m’as pasoublié ?

– Comme tu vois… Et j’ai même biensouvent parlé de toi depuis deux ans que nous nous sommes quittés…Eh bien, pour un malade, tu n’as pas l’air de te porter trop mal,tu sais ! En tout cas, cela ne t’a pas fait maigrir. Tu esbien toujours le même, avec ton ventre proéminent et tes jouescolorées.

– Oui, soupira Tom Punch. Mais jet’assure que j’ai bien cru ma dernière heure venue. J’ai passéquinze jours au lit à ne boire que du lait. Avoue que ce n’estguère plaisant pour un gentleman de ma trempe… Mais je n’attendaisque toi pour partir, mon vieux Léon. On m’a signé ma feuille desortie. Allons-nous-en, puisque je suis guéri.

– Oh ! guéri, pour cette fois,rectifia Léon. Cela ne t’empêchera pas de recommencer et de boirede nouveau comme une éponge qu’on aurait exposée huit jours enplein soleil.

Dans la salle, entre les deux rangées de litsque garnissaient des rideaux blancs, c’était le va-et-vient desjours de visite.

La plupart des malades avaient autour d’euxleur famille.

D’autres soulevaient leur tête sur l’oreiller,et leurs yeux fiévreux épiaient anxieusement la venue de l’ami oudu parent qui, pendant une heure, les réconfortera par de bonnesparoles, leur fera prendre patience, leur parlera du foyer, de laguérison proche.

D’autres, enfin, ceux qui n’ayant aucunefamille, aucun ami, n’espéraient pas de visites, regardaient lesallées et venues d’un œil indifférent, sommeillaient, ou bien, avecune expression d’envie et de tristesse, contemplaient les autresmalades, leurs voisins de lit.

Parmi ceux-là, un ou deux hommes au cœurtendre, souffrant davantage de leur isolement à cette heure de lavisite où personne ne devait les visiter, la tête sous le drap,pleuraient d’amères larmes.

Lorsque Tom Punch eut franchi la grille del’hôpital, il poussa un soupir de soulagement.

– Sais-tu, Léon, que je commençais àm’ennuyer vraiment au milieu de mes bouteilles de lait, dit-il entapant sur l’épaule de son compagnon.

Il quitta brusquement Léon pour entrer dans unbureau de tabac, et en ressortit tirant d’énormes bouffées d’ungros cigare. Il en tendit un autre au Bellevillois.

– Sais-tu que je te reconnais à peine,mon vieux, dit-il. Ton voyage en Amérique t’a profité. Te voilàmaintenant avec une moustache conquérante, et musclé comme unhercule. Quand je me rappelle le gringalet que tu étais ! –soit dit sans t’offenser… À propos, où allons-nous ? Jecommence par te déclarer que je retiens à dîner. Mais d’ici là moi,d’abord, j’ai bien soif !

– C’est cela, interrompit Léon, ensortant de l’hôpital ! Ce n’était vraiment pas la peine d’yaller !

– Mais ce n’est pas moi qui y suis allé,dit Tom Punch. On m’y a porté… Figure-toi qu’il y a une quinzainede jours j’avais fait la rencontre, sur les boulevards, d’un de mesanciens amis de Chicago. Pour fêter cet heureux événement, nousavions bu – modestement puisque nous n’avions pas tout à fait vidéun fût de bière de Mars. Eh bien, ce soir-là, en rentrant chez moi,je fus pris d’une étrange hallucination. Je voyais la ville entièretendue de noir ; d’immenses crêpes pendaient aux réverbères.C’était partout le même spectacle funèbre. J’avançais, et jen’entendais aucun bruit, rien, rien… Et pourtant, Dieu sait s’il sefait du bruit à Paris. Les gens qui passaient prenaient à mes yeuxl’aspect de fantômes ; et je ne voyais que leurs yeuxgrimaçants autour de moi… Et puis, le plus horrible, ce qui m’a leplus impressionné, c’est que partout, dans les angles obscurs desmurailles, sous les porches des maisons, je voyais des araignéesmonstrueuses, longues de plus d’un mètre, des serpents bavant desflammes, des crabes gigantesques !…

« Parvenu à grand-peine dans ma chambre,la même hallucination continua à me poursuivre. Je ne me souviensde rien ensuite, sinon qu’en me réveillant, je me suis trouvé dansun lit d’hôpital. Il paraît que j’étais devenu tout à coup furieux,et que je brisais tout autour de moi.

– Tu avais un accès de deliriumtremens, parbleu ! dit Léon. Tu verras que cela te joueraun mauvais tour. En tout cas, si tu veux me faire plaisir, nous neboirons pas avant le dîner. Viens plutôt te promener avec moi. J’aibeaucoup de choses à te dire, et de très sérieuses.

Tom Punch, bien que cela ne lui plût quemodérément, dut en passer par là.

Tout en parlant, les deux amis se dirigeaientde nouveau vers la gare Montparnasse.

Le majordome était bien toujours le même, vêtud’une imposante redingote qui emprisonnait difficilement son ventreénorme et chaussé de ses éternels souliers jaunes à triple semelle.Son visage rond et boursouflé de graisse n’avait pas perdu sescouleurs rubicondes, et sous ses épais sourcils, ses yeux grisavaient gardé leur expression malicieuse et joviale.

Auprès de lui, Léon semblait un nain, etlorsque Tom Punch lui posait sur l’épaule sa grosse main velue, onpouvait craindre qu’il ne l’écrasât, qu’il ne le fîts’affaisser.

Tom Punch raconta, le premier, ce qu’il avaitfait à Paris pendant que son ami était en Amérique.

– Je n’ai pas toujours été très heureux,dit-il. Il m’est arrivé de regretter le temps où j’étais au servicede William Boltyn et, plus tard, de Ned Hattison. Je n’ai pastoujours pu jouer du banjo ; on s’en est lassé. J’avais bienreçu de brillantes propositions pour aller exercer mon talent enprovince et à l’étranger ; mais, vois-tu, Léon, tout,maintenant, plutôt que de quitter Paris. On m’y enterrera ou j’yperdrai mon nom.

« J’ai passé quelques mois dans la gêne,continua-t-il ; mais je me suis lancé à corps perdu dans lacuisine et, ma foi ! je n’ai pas trop mal réussi. En un an,j’ai amassé une petite fortune, au service d’un grand seigneurrusse que j’avais séduit par la façon merveilleuse dont je saisaccommoder les pattes d’ours – que le boyard faisait venir à Parisde ses propriétés de Russie.

« Pour le moment, je me laissevivre ; et, sans cette maudite attaque de… Commentdis-tu ?

– Delirium tremens.

– … je serais assez heureux.Pourtant, ajouta Tom Punch, je suis inquiet de ce que va merépondre mon ancien maître Ned Hattison. Qu’en penses-tu,Léon ? Il ne doit pas être très satisfait de ma conduite à sonégard. J’ai bien peur qu’il ne me réponde pas ; et d’un autrecôté, je n’ose vraiment me présenter devant lui, sans savoir quelaccueil il me réserve.

– Je n’ai pas vu moi-même Ned Hattisondepuis mon retour d’Amérique, répondit Léon ; et cela pour desraisons que je t’expliquerai tout à l’heure. Je ne puis donc pas terenseigner.

Les deux amis continuèrent à se promenerjusqu’à l’heure du dîner sans que Léon consentît à entrer dans uncafé, au grand désespoir de Tom Punch.

Ils avaient suivi le boulevardMontparnasse.

Léon avait son plan. Il voulait dîner dans lesenvirons de la demeure du père Lachaume, de façon à pouvoir venirretrouver Tom Punch lorsqu’il aurait vu le vieux savant.

– Sais-tu que je me meurs de faim, dit lemajordome, vers six heures. Puisque tu ne veux pas que je boive,consens au moins à me laisser manger.

– Oh ! de grand cœur ; et jevais te tenir tête, car pour d’autres raisons que je t’expliqueraien dînant, depuis quelques jours je suis doué d’un appétitdévorant. Ouvre tes oreilles toutes grandes, et attends-toi aurécit véridique des merveilleuses aventures dont fut le héros leBellevillois, Léon Goupit, ton serviteur.

Chapitre 9La statuette

– Affectes-tu de ne rien savoir, ou bienn’as-tu pas lu les journaux américains depuis que je t’aiquitté ? demanda Léon à son compagnon, tandis qu’un garçondéposait le potage devant eux.

– Je n’ai pas lu les journaux américains,dit Tom Punch, en commençant son travail de réfection. Maispourquoi cette demande ?

– Parce que, répondit le Bellevillois, situ avais lu, par exemple, le Chicago Life, je n’auraispresque plus rien à te raconter ; tu serais au courant d’unebonne partie des aventures qui me sont arrivées… Ainsi, tu n’asmême pas appris la mort du vieil Hattison et la destruction deSkytown ? Tu n’as pas su que ma tête était mise à prix parWilliam Boltyn ?

– Hein ! Que dis-tu ? s’exclamal’ancien majordome, stupéfait au point qu’il s’interrompit demanger.

– Il n’est pas possible que tu en soisencore à ignorer le mariage de mon maître, Olivier Coronal, avecmiss Aurora Boltyn, reprit Léon, qui s’amusait beaucoup de la mineeffarée de son ami… Tu dois bien avoir aussi entendu parler de sondivorce, prononcé il y a quelques mois.

Sous cette avalanche de nouvelles, qui lesurprenaient toutes les unes plus que les autres, Tom Punch eut ungeste éloquent de protestation.

– Léon, dit-il, je crois que, depuis dixminutes, tu te moques de moi. Tu me bâtis là un roman qui ne tientpas debout. Ah ! tu n’as pas changé. Toujours le même,toujours fumiste.

Ce fut le tour du Bellevillois deprotester.

– Mais non, je ne me moque pas ; etencore j’en oublie, des nouvelles. Seulement, j’ai eu tort devouloir tout te dire à la fois. Je vais te raconter tout cela endétail.

– Je t’écoute, fit Tom Punch, en hommequi s’apprête à juger sainement ce qu’il va entendre.

Léon en eut pour jusqu’à la fin du repas àretracer ses aventures et celles de son maître en Amérique.

Tom Punch marquait, de temps à autre, sonattention par des exclamations de joie et de surprise.

La scène de l’incendie de Skytown et celle dela mort de Hattison lui plurent entre toutes, excitèrent sonenthousiasme.

Ce fut bien pis encore lorsque son ami luidécrivit la réunion des milliardaires, à laquelle il avait sifortuitement assisté dans le palais de Harry Madge, à Chicago.

Tantôt, suspendu aux lèvres de Léon, Tom Punchretenait sa respiration et ouvrait de grands yeux, tantôt iltrémoussait son gros ventre de la façon la plus comique.

Il convient de dire que, joyeux, surpris ouému, il n’en perdait pas pour cela une bouchée, et qu’il n’oubliaitpas non plus de remplir fréquemment son verre.

Le majordome devait passer, ce soir-là, partoute la gamme de la stupéfaction.

Son visage changea encore d’expression lorsqueLéon en vint à lui dévoiler les projets de la société desmilliardaires, à lui dire qu’en ce moment même, une cinquantained’hypnotiseurs, chargés d’une mission d’espionnage politique,avaient débarqué en France.

Tom Punch commençait à douter de la véracitéde son interlocuteur.

Léon dut – pour ainsi dire – lui mettre lespreuves en main, lui raconter son séjour d’un mois dans la maisondes Invalides, et les scènes de lecture à distance dont il avaitété témoin.

Le majordome ne riait plus, ilréfléchissait ; et cet acte, chez lui, était assez peufréquent pour qu’on le remarquât.

Pendant qu’on leur servait le café, les deuxamis restèrent silencieux. Mais Léon n’avait pas dit tout ce qu’ilvoulait dire.

Il lui restait encore, et surtout, à parler ducomplot criminel dirigé contre Lucienne Golbert par les deux frèresJonas et Smith Altidor, les chefs des hypnotiseurs.

Il le fit, sans que Tom Punch l’interrompîtautrement qu’en laissant retomber avec violence son poing de tempsà autre sur la table, heureusement massive, du restaurant.

– Tu vois, conclut Léon, qu’il n’y aplus, dans ceci, matière à plaisanter. M’sieur Olivier a vu, hier,cette pauvre Mme Lucienne. Elle est tout abattue etne sait à quoi attribuer l’étrange mal dont elle souffre. Il luisemble, dit-elle, que par moments, on lui enfonce dans le cœur unepointe d’acier. Je pense bien ! Ces maudits hypnotiseursexécutent cette opération sur la statuette qu’ils ont fabriquée, etmon maître m’a expliqué que leur volonté seule peut suffire pourfaire périr Mme Lucienne. Il m’a dit aussi que leseul moyen de la sauver, c’était de retrouver les hypnotiseurs, quise sont enfuis à la hâte, et de leur dérober la statuette. Aussibien, demain, je me mets en campagne. Il faut qu’avant huit joursj’aie réussi.

– Comment ! s’écria Tom Punch, et tune m’avais pas dit cela plus tôt. Mais je ne te quitte plus, jepars avec toi, où tu voudras. J’ai encore dans mon portefeuillequelques billets de mille, ils sont à ta disposition. Je veux, moiaussi, sauver la femme de mon ancien maître. Que faut-ilfaire ?

– Ne cours pas si vite, répondit Léon. Jedois d’abord aller voir ce vieux savant dont je t’ai parlé tout àl’heure. Il me donnera peut-être des indications utiles. Après,nous verrons. Si je t’ai parlé de cela, ajouta-t-il, c’est parceque je me doutais bien un peu que tu m’offrirais ton concours.

– Parbleu ! s’écria Tom Punch, dèslors qu’il s’agit de sauver la vie à Mme Lucienne,ce n’était pas difficile à deviner.

La soirée s’avançait.

Léon dit à son ami de l’attendre aurestaurant, et il courut chez le père Lachaume.

– Ah ! vous voilà, jeune homme, ditle savant avec humeur. Vous venez me demander si j’ai desrenseignements à vous donner… Aucun, mon ami, aucun… Et comme unevieille bête que je suis, je vous ai fait perdre deux jours.

Il prit un temps.

– D’abord, les deux frères Altidor n’ontjamais demeuré dans la pension de famille que vous m’avez indiquée.Il y habite bien en effet deux Américains, mais ce sont lesdirecteurs d’une troupe d’artistes, qui sont venus faire unetournée en Europe.

– Ah ! dit Léon désappointé. Moi quicomptais tant sur cette indication !… Malgré ce que m’avaitdit m’sieur Olivier à ce sujet, je conservais l’espoir de tenir unebonne piste. Je vois que je me suis trompé, et ça me désole. C’estvraiment un mauvais début… le temps presse ; et pour ma part,je bous d’impatience et de colère !

– Je partage vos sentiments, répliqua lepère Lachaume. Je crois que les hypnotiseurs sont des hommesexperts. Ils n’ont pas laissé de traces.

– Oh ! je les retrouverai bien quandmême, s’écria Léon… Au revoir, monsieur Lachaume ; et si vousallez voir mon maître un de ces jours, dites-lui que nous sommesdeux maintenant à donner la chasse aux Yankees. Il saura bien ceque ça signifie.

Pendant l’absence de Léon, Tom Punch,sincèrement affligé par les révélations qu’il venait d’entendre,avait entrepris de se consoler.

Après son café, qu’il avait arrosé d’uncarafon tout entier de cognac, il s’était fait apporter de labière.

Le majordome avait l’air profondémentmélancolique. Ses lèvres – qu’on eût prises pour l’embouchure d’uncor de chasse, tant elles étaient arrondies – s’affaissaient auxcommissures.

Il avait laissé s’éteindre son cigare ;et, les yeux rivés au parquet, il ne s’interrompait de sesréflexions que pour vider une chope d’un trait, et pour faire signequ’on lui en apportât une autre.

En apercevant la majestueuse pile de soucoupesqui, pendant sa courte absence, avait envahi la table, Léon serendit compte de ce qui s’était passé.

Il se composa un visage sévère pour venir serasseoir à coté de son ami.

– Je vois, dit-il, qu’on ne peut comptersur toi pour rien de sérieux. Tout à l’heure, sans doute, la villeva t’apparaître de nouveau tendue de draperies funèbres ; etdemain matin tu auras réintégré l’hôpital dont tu ne fais quesortir… Tant pis, ajouta-t-il, en prenant un ton dégagé, je memettrai seul à la recherche des hypnotiseurs.

– Oh ! Léon, protesta Tom Punch enroulant des yeux attendris, peux-tu bien me traiter de façon aussiinjuste ! Qu’ai-je bu ? grands dieux ! Regarde… Neme suis-je pas modéré ? J’en suis à peine à mon quinzième« demi », comme on dit à Paris… Aussi tu me laisses seul,après m’avoir raconté pendant deux heures les choses les plusextraordinaires et les plus terribles. J’étais trop ému…

– En tout cas, interrompit Léon toujourssérieux, quoique au fond il eût une grande envie de rire de la minepiteuse et des protestations du majordome, tu aurais mieux fait deréfléchir aux moyens que nous allons employer pour retrouver latrace des hypnotiseurs.

– Réfléchir, s’exclama Tom Punch… Voilàbien où éclate ton injustice. Mais je n’ai fait que cela,réfléchir !

– Je m’en aperçois, claironna Léon, quine put s’empêcher, cette fois, d’éclater de rire, tant la mine deTom Punch était comique. En tout cas, je viens de subir un premieréchec. Il paraît que les deux frères Altidor ont cessé d’habiter lapension de famille dont je t’ai parlé. Nous n’avons donc plusaucune indication. Eh bien, qu’as-tu trouvé de ton côté, puisque tuas tant réfléchi ?

– J’ai trouvé, commença gravement lemajordome… Non, je ne te dirai pas cela ce soir. Allons dormir.Demain matin nous aviserons.

Les deux amis sortirent du restaurant.

Quoi qu’il en eût dit, Tom Punch n’était pastrop solide sur ses jambes, mais il ne voulait pas le laisserparaître. Il craignait les railleries de son compagnon.

Aussi, fut-il tout heureux que la pluie se mîtà tomber.

– Nous allons prendre un fiacre, dit-il.Je t’emmène chez moi. C’est au bout de la rue des Écoles, à côté duJardin des Plantes.

Le majordome, en effet, avait loué là un petitlogement et s’y était installé, depuis qu’il avait quitté leservice de son prince russe.

Il était bien connu de tous les habitants duquartier et surtout des enfants, à qui il distribuait desfriandises et qui l’appelaient « papa Tom » en faisantcercle autour de lui.

– Que dis-tu de mon home ?demanda-t-il à Léon, lorsqu’ils furent entrés. Ça n’égale pas,assurément, le palais de William Boltyn ni celui de Harry Madge,mais j’y suis tranquille.

Il n’y avait que deux pièces ; Tom Punchavait dévalisé tous les brocanteurs du quartier pour en orner lesmurailles selon un goût bien personnel.

Il y avait de tout : des trophées delances et de javelots d’une authenticité douteuse, mais, enrevanche, d’un effet décoratif surprenant, des lampions japonais,des panoplies de vieux fleurets, toute une collection de banjosenguirlandés de rubans multicolores, et surtout – ce à quoi TomPunch tenait le plus – une énorme carapace de tortue marine,mesurant près de deux mètres de long et qui, renversée, donnaitasile à une infinité de bibelots.

Léon resta longtemps, étendu sur un canapé,sans pouvoir trouver le sommeil.

Il se demandait comment, sans aucun indice, ilpourrait bien découvrir la retraite des hypnotiseurs.

Il était furieux qu’ils eussent quitté lapension de famille, ainsi que le lui avaient dit Olivier Coronal etM. Lachaume.

Levé de très bonne heure, il alla secouer TomPunch, qui dormait encore à poings fermés.

– Nous n’avons pas une minute à perdre,lui dit-il. Dépêchons-nous de sortir.

Ils déjeunèrent hâtivement dans une crémeriedu voisinage, et Léon entraîna son ami.

– Où me mènes-tu ?

– J’ai mon idée, répondit leBellevillois. Je veux m’assurer par moi-même que Jonas et Smith ontbien quitté la pension qui avoisine le Luxembourg. Nous allons nousposter en observation dans ces parages.

– Entendu, dit Tom Punch ; et s’ilstombent sous ma main, je te réponds qu’ils passeront un mauvaisquart d’heure.

– Tu me feras le plaisir de te modérer,répliqua Léon. Nous serons bien avancés, quand tu les aurasassommés. Cela ne nous donnera pas la statuette qui leur sert àenvoûter Mme Lucienne. Il faut agir avec plus deprudence. Laisse-moi faire… C’est drôle, mais j’ai comme une idéede derrière la tête que les deux frères habitent toujours au mêmeendroit. Seulement, depuis que je leur ai faussé compagnie, ilsdoivent prendre davantage encore de précautions pour ne pas êtrevus, lorsqu’ils rentrent chez eux ou lorsqu’ils en sortent.

Pendant une bonne partie de la journée, TomPunch et Léon firent donc le guet aux abords de la pension defamille.

Le temps était brumeux. Une pluie fine se mità tomber.

Les deux amis se réfugièrent sous la portecochère d’une maison voisine, où ils firent mine de se mettre àl’abri.

Ils durent pourtant se résigner à quitter laplace, sans avoir aperçu les hypnotiseurs.

– Malgré tout, je ne veux pas démordre dema conviction, dit Léon ; mais je vais agir autrement. Je vaisme grimer, me faire couper les cheveux pour n’être pas reconnu, etje vais aller louer une chambre dans la pension.

Une heure après, Léon, méconnaissable, lescheveux ras, les joues ornées de superbes favoris blonds, sonnait,en compagnie de Tom Punch qui n’avait pas voulu le quitter, à laporte du Family House.

Une porte vitrée donnait accès sur un corridororné de plantes vertes.

À droite, une autre porte vitrée portaitl’inscription :

BUREAU

– Entrons, et referme la porte, dit Léonà son compagnon.

Dans le bureau, meublé de divans et defauteuils, une vieille dame était assise.

Elle releva ses lunettes sur son front, pourexaminer les arrivants.

– Nous venons pour louer une chambre, ditLéon en anglais. Quels sont vos prix, madame ?

– Oh ! répondit vivement la vieilledame avec une petite voix flûtée, je ne puis rien vous louer… Jen’ai que quelques chambres, et elles sont toutes occupées.

– C’est dommage, repartit Léon quimaudissait sa mauvaise étoile. Je crois que votre pension nousaurait convenu. Nous sommes Américains et ne savons ni l’un nil’autre parler un mot de français. Un de nos amis de New York nousavait donné votre adresse, et nous avait dit que nous serions trèsbien ici. Je regrette vivement que toutes vos chambres soientoccupées.

Léon n’avait qu’un but, faire causer lavieille dame.

Il s’y était bien pris, car elle repritaussitôt :

– Assurément, moi aussi je regrette,gentlemen. Ma pension n’est pas très importante, et deux de meslocataires occupent, à eux seuls, plus de la moitié des chambresdont je dispose. Dernièrement encore, ils en ont retenu une deplus… Ce sont de vos compatriotes, gentlemen, deux Yankees d’unehonorabilité et d’une distinction parfaites.

– Ah ! dit Léon, sans doute desagents d’affaires, des représentants de maisons de commerce.

– Oh ! non, monsieur, ce sont desartistes qui sont venus faire une tournée en Europe.

– Des artistes, s’écria Léon. Comme ça setrouve bien. Ils exercent la même profession que nous, madame… Neseriez-vous pas heureux de vous entretenir quelques instants avecces confrères ? demanda-t-il, en s’adressant à Tom Punch.

– Oh ! si, fit le majordome, quiriait sous cape. Nous leur demanderions justement quelquesrenseignements dont nous avons besoin.

– Ces gentlemen sont-ils chez eux ?reprit alors Léon, qui jouait à ravir son rôle de Yankee. Je vousprierais de nous annoncer.

– Non, dit la vieille dame. Ils sontabsents.

– Oh ! nous n’avons décidément pasde chance aujourd’hui… Et demain matin, seront-ils là ?demanda le Bellevillois, qui tourmentait dignement ses favorispostiches.

– Je ne puis vous le dire. Ils sontparfois plusieurs jours sans rentrer chez eux. Mais si vous voulezme laisser votre carte, je la leur remettrai.

– Non, c’est inutile, nous reviendronsnous-mêmes, dit Léon en prenant congé.

– Mais, qu’est-ce que tout celasignifie ? demanda Tom Punch, lorsqu’ils eurent regagné larue. Que leur veux-tu, à ces deux artistes yankees.

– Comment, tu n’as pas deviné ? ditLéon, en se plantant devant son ami comme un petit poussin en facede la mère poule. Eh bien, veux-tu que je te dise quelle est maconviction ? On s’est moqué du père Lachaume. Ces deux Yankeesne sont pas plus artistes que toi et moi. Des gens qui louenttoutes les chambres disponibles d’un hôtel, pour être tranquilles,pour exécuter sans crainte leurs diaboliques projets ! Il n’ya pas de doute possible… Ces deux personnes-là sont les deux frèresAltidor.

Tom Punch restait en admiration devant laperspicacité de son ami.

– C’est pourtant vrai que tu as raison,répondit-il. Mais alors nous les tenons ; ils ne nouséchapperont pas. Nous pénétrons chez eux, nous leur volons lastatuette et nous retournons triomphalement à Meudon.Mme Lucienne est sauvée, et l’on nous accueille àbras ouverts.

L’enthousiasme du majordome était tel qu’il semit à gambader dans la rue, sans souci des passants – rares, il estvrai – qui contemplaient avec stupéfaction ce gros homme au visagecoloré comme une fleur de pivoine, et qui se trémoussait comme ungigantesque pantin articulé.

– Calme-toi donc, ordonna Léon. Tu vasattirer sur nous l’attention des voisins. Tu as bien de la chancede voir les difficultés s’aplanir de la sorte, au gré de tonimagination. Ne nous réjouissons pas avant d’être sûrs dusuccès.

Les deux amis, ce soir-là, furent moinsmoroses.

Assez avant dans la nuit ils firent desprojets d’avenir, et discutèrent la conduite qu’ils tiendraient lelendemain.

– Quel bonheur si nous pouvons sauverMme Lucienne, disait Léon. Je n’aurai jamais été siheureux. Le bonheur et la tranquillité renaîtront dans la villa deMeudon… Et m’sieur Olivier, sera-t-il content, lui aussi !…Cet épouvantable complot le désespère. Quant à moi, Ned Hattison mepardonnera d’avoir causé la mort de son père, et, le jour où il medira cela, je serai bien récompensé.

– Et moi donc, répliquait Tom Punch,j’aurai contribué aussi à sauver la fille de M. Golbert. Jepourrai donc me présenter devant Ned Hattison. Il ne pourra plus mereprocher de l’avoir laissé partir seul pour l’Amérique.

En se levant, le lendemain matin, Léon envoyaimmédiatement un télégramme rassurant à Olivier Coronal.

Le brave garçon s’était réjoui trop vite.

Lorsque, toujours accompagné de Tom Punch, ilse présenta de nouveau à la pension de famille, la vieille dameleur déclara encore que ses locataires étaient sortis, mais d’unton si net, si cassant, qu’ils jugèrent inutile d’insister et seretirèrent très contrariés.

– Nous avons agi sans réflexion, monvieux Tom, dit Léon en réfléchissant. La vieille sorcière doit êtreà la solde des hypnotiseurs. Elle leur aura raconté notre visite,et, comme ils prennent toutes leurs précautions, ils auront trouvécela suspect. Nous n’avons plus qu’une seule ressource, c’est derecommencer à faire le guet autour de la maison.

– Eh bien, installons-nous, acquiesçaphilosophiquement Tom Punch.

– Sur le trottoir ! Tu n’y pensespas !… On nous remarquerait… Les hypnotiseurs seraientinstruits de notre surveillance. Ils disparaîtraient tout à fait.Allons plutôt nous poster au coin de la rue, chez le marchand devin.

Pendant plusieurs jours, tout en affectant delire les journaux, ils épièrent, derrière la vitre, la porte de lapension de famille. Ce jour-là, encore, ils ne virent pas leshypnotiseurs.

– Je n’y comprends, rien, déclara Léonavec colère. Je ne me suis cependant pas trompé !

Avec une remarquable ténacité, il revint seulle lendemain et passa encore la journée à surveiller la rue.

Il maudissait ces continuels retards. Unefièvre intense s’emparait de lui.

Il eût voulu bondir, se ruer dans les chambresde la pension, dans l’espoir d’y découvrir la statuette maudite,qu’un secret pressentiment lui disait être cachée là.

En rentrant, fort avant dans la soirée, audomicile de Tom Punch, le brave garçon était désespéré.

Il n’osait même pas télégraphier à sonmaître.

Chapitre 10Lucienne sauvée

À la villa de Meudon, depuis plusieurssemaines, la vie s’était faite mélancolique.

Tous les médecins appelés près de Lucienneavaient été impuissants à guérir le mal mystérieux qui laconsumait.

Ses beaux yeux étaient cernés, ses lèvrespâlies ; ses traits délicats s’étaient émaciés, l’ovale de sonvisage s’était allongé.

Elle était minée par une langueur inconnue,contre laquelle tous les remèdes demeuraient inefficaces. Elle neressentait, d’ailleurs, aucune souffrance, sauf certainsélancements, fort aigus, dans la région du cœur.

L’ingénieur Ned, malgré son tempérament froidet pratique, et son caractère résolu, était en proie à un véritabledésespoir, qu’il n’osait d’ailleurs manifester, de crainte defrapper trop vivement la malade.

Quant au père de Lucienne, depuis près d’unequinzaine de jours il avait à peine franchi la porte de son cabinetpour en sortir.

Toute la nuit on voyait briller de la lumièreà ses fenêtres.

Le jour, il se faisait apporter ses repas parLucienne, s’informait brièvement de l’état de sa santé, troppréoccupé par les découvertes capitales qu’il poursuivait, pours’apercevoir des ravages de plus en plus apparents de lamaladie.

Les savants ont quelquefois de ces égoïsmesinexplicables. Pourtant M. Golbert adorait sa fille ; ileût cent fois sacrifié sa vie pour la sauver. Mais ses recherchesle prenaient corps et âme.

Quant à Ned Hattison, son énergie s’en étaitallée ; il était incapable de tout travail.

Il passait ses journées à lire des livres demédecine. Les longues énumérations de maladies qu’il y trouvaitaugmentaient sa crainte.

Certaine fois, il lui arrivait d’aller jusquechez Olivier, dont il appréciait le caractère noble et l’amitiésûre, et là, tous deux s’entretenaient de la malade. Ils nepouvaient que se désoler ensemble.

– Pour moi, disait Olivier, depuis lesdernières études que j’ai faites, je suis absolument persuadé quele mal de Lucienne n’est pas un mal naturel. Elle doit être victimede quelque phénomène mystérieux, et de la nature de ceux dont lessavants occultistes recherchent encore l’explication.

– Je suis désespéré et ne sais que faire,répondait Ned. Je perds tout sens pratique et tout courage, àlutter ainsi contre un ennemi inconnu.

– Ne vous désespérez pas trop.

– Eh ! comment voulez-vous que jefasse ?… Quand je vois mon beau-père, plongé tout entier dansses recherches, paraître se désintéresser de la santé de sa filleet ne m’apporter, dans la terrible situation où je me trouve,aucune aide, aucun secours !…

– Ne vous désespérez pas, vous dis-je.Sans pouvoir vous l’expliquer plus clairement, car je crains de metromper, je puis vous assurer que je m’occupe de Lucienne et que jecrois être sur la trace des ennemis qui la tourmentent. Peut-êtremême que, dans quelques jours, j’aurai la joie de vous apporter lacertitude de sa guérison.

– Ah ! si vous pouviez dire vrai,murmura Ned les larmes aux yeux. Mais je vous en prie,expliquez-moi quelles raisons vous avez de croire pouvoir guérir mapauvre malade.

– Écoutez, répondit Olivier, ému depitié, je ne puis encore rien vous communiquer ; mais sidemain je n’ai pas de résultat, je viendrai vous voir, je vousexpliquerai mon idée, et nous chercherons ensemble. Cela vousplaît-il ?

– Eh bien, soit, fit Ned avecdécouragement.

Les deux hommes, après une poignée de mainémue, se séparèrent tristement.

Au grand désappointement d’Olivier, Léon etTom Punch ne donnèrent pas de leurs nouvelles.

Agacé, énervé, et malgré les périls auxquelsil se fût exposé, il était presque décidé à prévenir la police dece qui se passait, et à faire arrêter les hypnotiseurs.

Le lendemain de ce jour-là, Léon et Tom Punch,en observation, dès l’aurore, auprès du Family House,constatèrent, à leur grand étonnement, tout un remue-ménage en facede la pension.

Des hommes, en costume de déménageurs,chargeaient, dans une grande voiture, des malles et des ballotssoigneusement enveloppés, qu’ils descendaient sur leursépaules.

La porte de la maison était ouverte à deuxbattants pour faciliter le déménagement, qui semblait s’effectueravec lenteur, car les objets transportés n’étaient maniés qu’avecbeaucoup de précautions.

Très intrigué, Léon ne perdait pas un desdétails de cette scène.

– Parions que ce sont les frères Altidorqui déménagent, s’écria-t-il tout à coup… Je voudrais en êtresûr !…

Mais il n’osait aller demander desrenseignements à l’hôtel.

– Adressons-nous aux déménageurs,conseilla Tom Punch. En voici justement un, qui vient sans doute serafraîchir.

En effet, un des hommes se dirigeait, ens’épongeant le front, vers le débit de vin où se tenaient les deuxamis.

– Payons-lui à boire, proposa Tom Punch.Je connais ces lascars-là C’est le moyen le plus sûr pour apprendrequelque chose.

– Tais-toi donc, répliqua Léon, enpoussant son compagnon du coude. Laisse-moi faire, et ne t’étonnede rien ; si je réussis, nous tenons la statuette. Tu prendrasseulement soin de suivre la voiture lorsque tu la verras partir.Maintenant, fais comme si tu ne me connaissais pas.

– Entendu.

– Il paraît qu’il fait chaud, dit Léon enprenant son accent le plus faubourien et en s’adressant audéménageur qui venait d’entrer chez le marchand de vin.

– Oui, répondit l’homme, un grand blondqui paraissait déjà à moitié ivre. Surtout que je transporte despaquets diablement lourds !

– Eh bien, dit Léon avec un naturelparfait, je vous joue un verre au zanzibar.

– Ça va, répondit le déménageur…Commencez…

Léon perdit.

Ils trinquèrent ensemble.

Au bout de cinq minutes, ayant joué unenouvelle partie, la revanche, comme disait Léon, qui la perditencore – en déplorant son malheur avec les réflexions du gavrochequ’il était redevenu –, les deux joueurs de zanzibar fraternisaientgaiement, au nom de l’égalité des gosiers prolétaires devant lezinc du marchand de vin.

– Il faut pourtant que j’aille reprendrela besogne, dit l’homme, de plus en plus ivre. Oh ! lala ! en fait-il des histoires, ce bourgeois-là avec sespaquets ! Paraît que c’est d’un fragile à ne pas seulementpouvoir y toucher du doigt.

– Vous avez bien le temps, dit Léon.Encore un verre. Alors vous n’avez pas le cœur à travailleraujourd’hui ?

– Oh ! pour ça non ; et sic’était pas que l’patron n’plaisante pas sur c’chapitre-là,j’dépos’rais ma veste et mon bonnet avec entrain.

– Eh bien, proposa-t-il, topez là. Sivous voulez, je prends votre place.

– Vous ! s’écria le déménageur. Envoilà une idée !…

– Oui, dit le Bellevillois ; et mêmeje vous donne un louis pour vous, si vous consentez à arrangerl’affaire auprès de votre camarade. Prétextez que vous êtes malade,ou bien que vous avez affaire chez vous, et dites que je suis un devos amis.

– Vous n’y pensez pas, dit l’homme. À cecompte-là j’risquerais d’perdre ma place.

– Tenez, insista le jeune homme, voilà unautre louis. Ça va, cette fois-ci ?

– Oh ! vous pourriez bien en ajouterencore un autre. Ça ne s’rait pas d’trop !

– Eh bien, c’est entendu. Du reste, vousne risquez rien du tout, personne ne saura que je vous airemplacé.

Voyant la facilité avec laquelle les louis luitombaient dans la main, le déménageur éleva de nouvellesprétentions.

– C’est à prendre ou à laisser, dit Léonrésolument. Je ne vous donne pas un sou de plus… Encore un verre,voulez-vous ?

Léon passa dans l’arrière-boutique pourendosser la veste et le bonnet rayé de rouge du déménageur.

Cinq minutes après, ce dernier dormait àpoings fermés sur la table du marchand de vin, sous l’œil de TomPunch.

Cependant le Bellevillois s’était approché dusecond déménageur, et d’un air dégagé :

– Vous savez, votre copain, il est ivre àne pas bouger. Il m’a dit de le remplacer dans le déménagement.Aujourd’hui, il n’a pas « le caractère ouvrier ».

– Quel ivrogne que ce Polyte ! fitle second déménageur. Il n’en fait jamais d’autres.

Après une tournée offerte chez le marchand devin qui se trouvait à l’autre extrémité de la rue, Léon étaitofficiellement embauché, et il s’employait avec une sage lenteur àtransporter les colis mystérieux des hypnotiseurs et à les alignersur le trottoir.

Chaque fois qu’il le pouvait, il vérifiait lanature des colis transportés.

Comme il en avait eu le soupçon, c’étaient,presque toutes, des machines délicates et compliquées, généralementsemblables à des appareils électriques.

Un peu avant midi, le chargement était presquecomplet, et Léon n’avait encore rien trouvé.

Pourtant il ne se décourageait pas, et dans unbut qui se devine facilement, il offrait à son compagnon rasadessur rasades.

On sait que les déménageurs, en général, nebrillent point par la sobriété. Celui-ci, donc, ne se faisait pasfaute d’accepter tournées sur tournées.

Il commençait à chanter très fort, laissantrouler à terre, avec mille jurons, les ballots les plus fragiles,et parlait de dire son fait au bourgeois s’il n’était pascontent.

Léon, demeuré parfaitement calme, suivaitcette scène avec satisfaction.

« Quand il sera tout à fait ivre, sedisait-il, je serai le maître de la situation. »

Le chargement une fois complètement terminé,l’aîné des frères Altidor sortit avec un autre hypnotiseur que Léonn’avait jamais vu.

Il portait sous son bras un long coffret qu’ilremit à Léon.

– Tenez, mon ami, fit-il, voici un objetdes plus fragiles, et dont je vous prie d’avoir grand soin.Mettez-le sur vos genoux afin qu’il n’éprouve aucun cahot. Je vaisd’ailleurs suivre la voiture à distance.

Le lourd véhicule s’ébranla, se dirigeant ducôté de Belleville.

Léon avait posé le coffret à côté de lui, surle siège, et conduisait l’attelage.

Est-il besoin de dire que le seconddéménageur, complètement ivre mort, dormait, à grand fracas, aumilieu des bagages.

Lorsqu’on lui avait remit le coffret, Léonavait eu comme une intuition qu’il renfermait l’objet de sesrecherches.

Mais le moyen de s’en assurer ? Ilprofita, pour le faire, de ce que la voiture passait dans une rueétroite. Un encombrement s’était produit. Les hypnotiseurs furentobligés de rester à distance.

D’une main fébrile, Léon prit le petit coffred’acajou pour l’ouvrir. Il était fermé à clef.

Sans réfléchir aux conséquences de l’actequ’il commettait, sans une minute d’hésitation, Léon força laserrure.

Il faillit pousser un cri de joie…

Il venait d’apercevoir, à l’intérieur de laboîte capitonnée de velours rouge, une sorte de petite poupée decire, merveilleusement habillée, et modelée à la ressemblance deLucienne.

Une longue aiguille était fichée à la place ducœur.

Le jeune homme, pâle d’émotion, jeta un regardautour de lui.

Son compagnon dormait toujours, la bouchebéante, avec de sourds ronflements.

La voiture de déménagement, engagée dansl’encombrement, n’avait pas avancé d’un pas. À une trentaine demètres de là, Léon aperçut dans la foule les hauts chapeaux de soiedes deux hypnotiseurs.

Glissant avec précaution le coffret sous sablouse, Léon descendit, se mêla à la foule, et gagna, à peu dedistance de là, une maison à deux issues qu’il connaissait. Unquart d’heure après, toujours muni du précieux coffret, il roulaitdans la direction de Meudon.

L’encombrement une fois dissipé, leshypnotiseurs, voyant leur voiture immobile, s’étaient avancés.

Ils avaient secoué le déménageur ivrogne, quine comprenait rien à toute cette histoire.

– Eh bien ? Et votre camarade à quij’ai confié mon coffret ?

– Je ne sais pas.

– Comment, vous ne savez pas ?

– Peut-êtr’ bien qu’il est parti enavant !

– Vous devez bien le savoir. Vous avez dûlui donner l’adresse !

– Il ne me l’a pas demandée.

Les deux frères eurent beau jurer, tempêter,s’emporter, leur second déménageur et le fardeau dont ils l’avaientchargé avaient bien définitivement disparu.

Ils durent se résoudre, toujours suivis de TomPunch qui ne les perdait pas de vue, à continuer leur chemin dansla direction d’une villa tout à fait isolée, qu’ils avaient retenuedans les environs du Père-Lachaise.

Dans le compartiment qui l’emportait à Meudon,Léon, pendant ce temps, maudissait la lenteur et les arrêtsfréquents du train de banlieue.

Le brave garçon sentait son cœur battre à serompre dans sa poitrine.

Une joie, comme il n’en avait jamais ressentijusqu’alors, prenait possession de lui, la joie d’avoir arraché àla mort la bonne et charmante Lucienne, et d’avoir fait plaisir àson maître Olivier.

Portant sous son bras le coffret d’acajou, ilfranchit en courant la distance qui séparait la villa de ses amisde la gare de Meudon.

Ayant trouvé la grille du jardin entrouverte,il gravit d’un bond les marches du perron.

On allait se mettre à table, chez les Golbert,lorsqu’il ouvrit brusquement la porte de la salle à manger.

Assise au coin du feu qu’on avait allumé pourelle, bien qu’il ne fît pas froid, Lucienne, chaudement enveloppée,paraissait de plus en plus souffrante.

Près d’elle, Ned Hattison était sombre etsilencieux.

Olivier Coronal, qui essayait de le consoler,semblait presque aussi triste.

Quant à Arsène Golbert, il était, commed’ordinaire, cadenassé dans son cabinet de travail.

– Voilà, dit simplement Léon.

Et déposant le coffret fracturé au milieu dela table, il découvrit, à l’étonnement général, la mignonnestatuette de Lucienne, le cœur percé d’une grande épingle.

– Comprenez-vous maintenant ?s’écria Olivier en se tournant vers Ned. Avais-je raison dans mesprévisions ?

– Mais, remarqua Lucienne, c’estextraordinaire, cette petite poupée me ressemble, et elle esthabillée avec un fragment d’une de mes anciennes robes.

Cependant Olivier, plus prompt que l’éclair,venait d’arracher l’aiguille d’acier.

Aussitôt Lucienne poussa un immense soupir desoulagement.

– C’est incroyable, dit-elle. Il mesemble que la main de fer qui me tenait le cœur et le broyaitlentement vient de le laisser échapper… Est-ce donc qu’il y auraitquelque rapport entre cette statuette et ma maladie ?

– Certainement, répondit Olivier, quiexpliqua sommairement à la jeune femme les pratiques del’envoûtement.

Cependant personne ne disait rien à Léon, quidemeurait tout penaud dans son coin, visiblement intimidé par laprésence de Ned.

Soudain, celui-ci s’approcha du Bellevilloiset lui tendit la main, sans une parole.

Léon, très ému, la prit et la serra.

Chacun comprit que Léon était pardonné de lamort de Hattison, en faveur de l’acte de courage et de dévouementqu’il venait d’accomplir.

– Quant aux hypnotiseurs, ajouta le jeuneingénieur en serrant les poings, qu’ils prennent garde à eux. C’està moi qu’ils vont avoir affaire désormais.

– Et à nous tous, rugit Léon.

– Mais, dit Olivier Coronal, je crois,mon cher Ned, que vous n’aurez pas besoin de vous venger. Car, àl’heure qu’il est, ou je me trompe fort, l’un des spirites qui atenté d’envoûter Mme Hattison doit être mort. Vousn’ignorez pas qu’un envoûtement qui n’a pas réussi amèneimmédiatement, ou à bref délai, la mort de son auteur. C’est uneespèce de choc en retour.

– Fasse le ciel que vous ne vous trompiezpas, menaça Ned Hattison. Car, sans cela…

À ce moment Arsène Golbert ouvrit lentement laporte de la salle à manger et prononça ces simplesparoles :

– Mes amis, je viens de faire la plusmerveilleuse découverte peut-être que l’on ait faite dansl’Antiquité et dans les Temps modernes.

Chapitre 11L’accumulateur psychique

Aumoment où Arsène Golbert prit la parole, un profond silence se fitparmi les autres interlocuteurs.

Tous, depuis Lucienne, qui presqueinstantanément avait repris son sourire, depuis Léon, encore toutému de la noble façon dont Ned venait de lui pardonner la mort deson père, jusqu’à Olivier et Ned lui-même, tous demeurèrentattentifs, dans un recueillement si complet que, comme ditl’expression populaire, on eût pu entendre voler une mouche.

Le vieux savant, sans remarquer l’étrangepetite statue qui se dessinait, comme encadrée, dans une niche parle coffret d’acajou, continua, tout entier à l’exaltation de sadécouverte :

– Oui, je viens de faire la plus capitaledes inventions. Vous allez en juger…

« Aussitôt que j’ai connu le nouveauprojet des ennemis de la civilisation européenne, l’attaque qu’ilsméditaient contre nous, je me suis mis à l’œuvre. J’ai étudié etanalysé tout ce qui a rapport à cette force inconnue qu’on appellela force psychique. Eh bien, cette force, je suis parvenu àexpliquer dans quelles conditions elle se meut, et à l’utiliserd’une façon tout à fait surprenante…

L’ingénieur Golbert, haletant, repritbientôt :

– Le docteur Barraduc, un des savants quise sont le plus occupés des problèmes psychiques, est parvenu àrendre matériels et sensibles, à photographier pour ainsi dire lessentiments de l’âme humaine.

« Si l’on approche, dit-il, une plaquephotographique d’une personne, sans cependant qu’il y ait contact,cette plaque est impressionnée diversement, selon que cettepersonne est éveillée, endormie, malade, gaie ou triste.

« Les expériences auxquelles il s’estlivré démontrent la vérité de cette assertion audacieuse. On peutdire, en quelque sorte, qu’il est arrivé à photographier la joie,la tristesse, la colère. Tel est le principe qui m’a servi de pointde départ ; et c’est ce qui m’a conduit à ma théorie desidées lumineuses.

« D’abord, j’ai cessé d’employer lesplaques photographiques ordinaires, et j’ai, très rapidement, guidépar certains livres du Moyen Âge, construit des plaques végétales,sensibles seulement aux effluves psychiques.

« Mais ce n’est là que le prélude.

« Ah ! mes amis, continua levieillard encore tremblant d’émotion, si vous saviez quel a été monsaisissement lorsque j’ai reconnu que certaines substancesn’étaient pas sensibles aux idées purement égoïstes !… Aprèsbien des recherches, j’ai pu établir ce grand principe : uneidée ou un désir est d’autant plus vital, transmissible etphotographiable, qu’il embrasse un plus grand nombre d’unités.

« La rapide popularité, par exemple, decertaines idées généreuses, est une preuve de ce que j’avance.C’est grâce à cette loi mystérieuse que les admirables principes dela religion chrétienne ont pu devenir populaire, que les idéesd’égalité et de fraternité ont pu triompher. La haine et l’égoïsmesont négatifs, même en science. Il y a donc des idées, que j’aiappelées les idées lumineuses, et qui sont à peu prèsimpérissables, parce qu’elles ne contiennent aucune parcelle denégation. Ma théorie concilie toutes les religions, puisque, ainsi,elles sont toutes vraies dans ce qu’elles ont de positif. Cettemême théorie explique aussi, scientifiquement, l’immortalité del’âme. La pensée qui n’est pas souillée de négation estimpérissable…

– Mais, objecta Ned Hattison toujourspratique, vous nous exposez là, mon cher beau-père, des théoriescertainement fort belles, mais un peu mystiques pour un simpleYankee comme moi. Quel est donc le résultat palpable de votredécouverte ?

– Eh bien, dit Arsène Golbert ensouriant, j’ai réalisé un appareil qui accomplit, en quelquesheures, ce que les civilisations ont peine à faire en beaucoup desiècles, à travers mille difficultés… J’emploie la force morale,comme d’autres avaient employé jusqu’ici la vapeur, l’électricitéou le pouvoir animal de volonté d’un médium imbécile ou illettré.J’ai construit l’accumulateur psychique.

– Mais encore ?

– Eh bien, cette machine que vous verrez,dans un instant, se compose essentiellement de lentilles, demiroirs de cristal et de piles extrêmement puissantes au point devue psychique. Ces piles sont composées de liquides, dont lacomposition est imitée de certaines substances du cerveau.

– C’est stupéfiant, s’exclama NedHattison.

– Oui, mais c’est ainsi. Mon appareilrecueille la confiance, le courage, la bonté, la générosité, labienveillance, et les projette sur ceux qui manquent de cesqualités, même s’ils ne le veulent pas.

Ned et Olivier s’étaient levés.

– Mon cher maître, s’écrièrent-ilsensemble, ce que vous dites est merveilleux, extraordinaire. Degrâce, faites-nous assister immédiatement à une expérience,faites-nous voir votre appareil !… Malgré tout ce que vouspouvez dire, nous ne pouvons encore qu’être incrédules devant cesdéconcertants résultats. Si ce que vous dites est vrai, la face dumonde va être changée, le progrès va faire, en quelques jours, despas de géant.

– Venez, hommes de peu de foi, dit ensouriant le vieil ingénieur.

À ce moment, on frappa lourdement à la portede la salle à manger.

– Messieurs, annonça joyeusement Luciennequi venait d’entrer… Tom Punch !

– Le gaillard arrive à point pour servirde sujet à mon expérience, fit remarquer gaiement l’inventeur…Allons, Lucienne, offre à ce buveur rabelaisien un grand verre decognac.

Ce qui fut exécuté.

Cependant les autres convives, laissant lebrave majordome en tête à tête avec Lucienne, étaient passés dansle cabinet d’Arsène Golbert.

Dans un angle s’élevait une grande caisse decristal, une sorte de cube aux faces miroitantes.

À l’intérieur, des roues, des fils, deslentilles, toute une machinerie minutieuse et délicates’entrevoyait.

– Messieurs, dit l’ingénieur, décidémentd’excellente humeur, quel est le plus sobre d’entre nous ?

– C’est Ned, répondit Olivier Coronal enriant franchement et en désignant son ami du doigt, ainsi que lefont les écoliers. Ned est un buveur d’eau, tandis que moi j’aiencore, à certains jours, un faible pour les bouteillesvénérables.

– Alors, Ned, déclara plus sérieusementArsène Golbert, installez-vous ici, en face de l’appareil, etconcentrez votre pensée sur les effroyables ravages del’alcoolisme, et sur le désir que vous auriez d’en guérirl’humanité.

Ned s’assit gravement ; et l’ingénieurGolbert fit tourner doucement une roue de cristal.

Des étincelles tourbillonnèrent dansl’intérieur du cube transparent dont les parois s’attiédirent,ainsi qu’Olivier Coronal le constata, non sans surprise.

– C’est bien. Cela suffit, dit le vieilingénieur dont les yeux brillaient, et qui paraissait rajeuni dedix ans. Maintenant, qu’on m’amène Tom Punch.

Le majordome, un peu intimidé, entra, lechapeau à la main, et fut prié de s’asseoir sur le siège que venaitde quitter Ned Hattison.

De nouveau, l’ingénieur fit tourner la roue decristal. D’une vaste lentille, des effluves lumineux se dégagèrentet vinrent frapper le crâne de Tom Punch. Cette lumière spéciale, àpeine discernable en plein jour, mais qu’on devinaitphosphorescente, était verte, avec des irisations violettes. Elleparut produire sur le majordome un effet stupéfiant.

Au bout de quelques instants, la machine futarrêtée, et Tom Punch regagna la salle à manger en titubant commeun homme ivre.

– Messieurs, conseilla Arsène Golbert, nele perdons pas de vue. Vous allez voir quelque chose decurieux.

Tom Punch, de nouveau en tête à tête avec sonverre de cognac, semblait profondément rêveur.

Tout d’un coup, au grand étonnement desassistants, il écarta de lui la liqueur traîtresse et s’écria avecun grand soupir :

– Je vous remercie, madame Lucienne. Jene sais pas ce que j’ai aujourd’hui, mais je ne veux pas boired’alcool. C’est une honte d’aimer ces poisons maudits, qui m’ontdéjà rendu malade et qui conduisent à l’hôpital ou au suicide tantde pauvres travailleurs.

Plein d’une décision qu’il n’avait jamais eue,Tom Punch se leva et sortit dans le jardin pour fumer uncigare.

Il était devenu aussi pourpre d’indignation àla vue du cognac, que s’il eût été le docteur Goodwater lui-même,président, comme on sait, d’une des principales sociétés detempérance de New York.

La stupéfaction de Ned, d’Olivier, de LucienneGolbert, et surtout de Léon Goupit, ne connaissait plus debornes.

Chacun d’eux réfléchissait, et nul ne songeaità émettre une appréciation sur la scène à laquelle on venaitd’assister.

Ce fut Léon qui s’écria le premier :

– Tom Punch qui ne boit plus ! Çapar exemple, ça peut compter pour un miracle !

Il se croisait les bras et promenait sesregards autour de lui en hochant la tête, ce qui marquait bien àquel point il était surpris.

– Léon a dit la vérité, s’écria OlivierCoronal dans un élan d’enthousiasme. Vous avez réalisé le miraclequ’attendaient les Temps modernes, mon cher maître, dit-il enserrant dans les siennes les mains d’Arsène Golbert. Vous avezdonné, à l’intelligence et à la force morale l’arme qui leur étaitnécessaire pour combattre et pour vaincre l’animalité et le vice.Votre découverte ouvre à l’humanité des horizons de bonheur et desaine jouissance. Elle assure la victoire définitive de la justiceet de la bonté. Elle sanctionne tout ce qu’il y a de plus noble etde plus élevé dans l’effort de l’homme à travers les âges. Ellerésout tous les problèmes sociaux ! Ah ! c’est tropgrand, c’est trop beau, mon cher maître !… Je crois rêver. Lesmots me manquent pour exprimer ce que je pense.

Tous les assistants étaient sincèrementémus.

Le vieillard, qui pleurait presque de joie,s’était laissé tomber dans un fauteuil.

Lucienne lui avait tendrement passé le brasautour du cou.

Ned et Olivier lui avaient saisi chacun unemain ; et il n’était pas jusqu’à Léon qui ne prît sa part del’allégresse générale.

– Mais non, mes amis, protesta ArsèneGolbert, heureux de se sentir entouré de toutes ces sincèresaffections, soyons plus modestes. Je n’ai fait que découvrir un desprincipes qui régissent les sciences psychiques. Ce principetrouvé, chacun de vous en eût fait aisément l’application.

– Pour ma part, dit Ned Hattison, dontles regards venaient de rencontrer sur la table le coffret d’acajouqui contenait la statuette, vous me reprocherez peut-être demanquer de sens philosophique, mais je vais au plus pressé, et jeconsidère tout d’abord que l’accumulateur psychique va nouspermettre de vaincre nos ennemis, les ennemis de l’Europe, et deréduire à néant la puissance des hypnotiseurs.

– Bravo, monsieur Ned, ne put s’empêcherde s’écrier Léon. Nous débarrasser d’eux avant tout, voilà qui estbien parlé !…

– Les hypnotiseurs ? demanda levieux savant qui, en entendant prononcer ce nom, sembla tout à coupsortir d’un rêve.

Perdu dans sa généreuse vision de bonheuruniversel, il avait totalement oublié la cruelle réalité et lalutte homicide qui menaçait de s’engager entre l’Europe etl’Amérique.

Il se souvint, et son visage changead’expression.

– Eh bien, interrogea-t-il anxieusement,qu’y a-t-il donc de nouveau ? Où en sont lesévénements ?

Ses yeux interrogeaient alternativement Ned etOlivier.

Les deux hommes, ainsi que Lucienne, ne purents’empêcher de sourire.

Ce sourire éclairant le visage de sa fille, etl’expression de ses grands yeux noirs, redevenus gais et brillants,tout cela fut pour Arsène Golbert comme une révélation.

– Mais tu n’es plus malade, Lucienne,dit-il en quittant vivement son fauteuil. Que s’est-il donc passéici que j’ignore ?… Tous ces visages heureux, et toi ma petiteLucienne, malade ce matin et qui souris maintenant, qui sembles neplus souffrir…

– Regardez, fit simplement OlivierCoronal, en lui montrant de la main le coffret ouvert sur latable.

Arsène Golbert s’approcha, et ne comprenantpas, tout d’abord, se mit à examiner curieusement la statuette. Ilsouriait même complaisamment, comme si on lui eût présenté un objetd’art, et qu’on eût sollicité ses critiques.

Autour de lui, tous les assistants, y comprisTom Punch, qui depuis quelques minutes était revenu dans la salle àmanger, retenaient leur souffle. Ce ne fut qu’en apercevant lalongue aiguille d’acier, posée maintenant à côté de la délicatepoupée, que le vieillard se sentit pâlir et qu’il étouffa un cridouloureux.

– C’était donc vrai, murmura-t-il aveceffort, Lucienne était envoûtée !… Ah ! je m’expliquetout maintenant… Ma chère fille, ajouta-t-il avec tendresse, quidonc t’a sauvée ?

– C’est Léon, répondit Ned, en prenantamicalement par le bras le jeune homme qui essayait de se déroberet qui rougissait jusqu’aux oreilles… Il a réussi, au péril de savie, à arracher ce coffret des mains des deux frères Altidor, leschefs des hypnotiseurs. Nous lui devons une gratitudeéternelle.

Quoiqu’il sentît son cœur sauter de joie danssa poitrine, Léon eût bien voulu, en ce moment, être à cent piedssous terre.

– Tout le mérite revient à Tom Punch,dit-il. Je n’aurais rien fait sans lui. C’est lui qui a eu la bonneidée d’offrir à boire aux déménageurs pour les faire parler… Cen’est sûrement pas à présent qu’il le ferait, continua-t-il, nepouvant retenir la plaisanterie qui lui montait aux lèvres. Il estbien trop sobre pour cela, bien trop ennemi de l’alcool.

On rit de cette boutade.

Tom Punch reçut gravement sa part defélicitations.

La villa, triste et silencieuse le matin même,s’emplissait maintenant d’une joyeuse animation.

Tous les cœurs s’ouvraient à l’espérance, tousles visages reflétaient ce contentement intérieur qui est larécompense du devoir accompli.

Lucienne était allée dans le jardin et y avaitfait une moisson des premières fleurs que le printemps avait faitéclore. Elle en remplit les vases en vieux Sèvres qui ornaient lescheminées, et son rire perlé qu’on n’avait pas entendu depuis silongtemps, résonnait maintenant à travers les chambres. Elleannonça qu’elle retenait tout le monde à dîner.

– Cette journée est trop mémorable pourque nous ne la fêtions pas ensemble, dit-elle. Cela ne vousrappelle-t-il pas les jours heureux d’autrefois, lorsque, avant departir pour l’Amérique, nous espérions tous en l’avenir ?…Retirez-vous dans vos appartements, messieurs ajouta-t-elle, et quepersonne ne pénètre plus dans la salle à manger avant que j’en aiedonné le signal.

– Vous voyez, mes amis, on nous chasse,fit en riant Arsène Golbert. Allons continuer notre conversationdans mon cabinet de travail… Il me semble que Lucienne médite degrandes choses, relativement au dîner de ce soir.

Suivi de Ned et d’Olivier, il sortit enaffectant des allures mystérieuses.

Quant à Tom Punch et à Léon, ils furentchargés, par Lucienne, d’aller cueillir des fleurs dans le jardinet d’aider aux préparatifs du festin. Ils revinrent quelquesinstants après, ayant mis à sac toutes les plates-bandes, etchargés de feuillages, de violettes, de giroflées, de lilas etd’aubépines blanches.

En quelques instants, la salle à manger futtransformée.

Léon, grimpé sur une échelle, tapissait lesmurs des branches fleuries que lui tendait Tom Punch.

Lucienne possédait une sûreté de goût, uneentente de la décoration et de l’harmonie des couleurs vraimentremarquables. Sous ses doigts de Parisienne, les plus modestesbouquets revêtaient un cachet artistique, une forme gracieuse. Elleeut vite fait d’enguirlander la suspension, de l’entourer de lilaset d’aubépine, en disposant de place en place des touffes deviolette et de muguet des bois. Dans un grand vase de grès flammé,elle arrangea ensuite un buisson naturel qu’elle plaça au centre dela table.

Pendant ce temps, Léon avait fini d’orner lesmurailles et le plafond.

L’effet général était vraiment heureux.

Les tableaux et les estampes se détachaientdans des cadres de feuillages et de fleurs.

Léon s’était surpassé.

Il n’y avait rien à redire.

– Maintenant, dit Lucienne, je vousremercie. C’est parfait. Allez fumer un cigare dans le jardin.Laissez-moi disposer la table selon mon goût… Et surtout,ajouta-t-elle en se posant un doigt sur les lèvres, je compte survotre discrétion.

– C’est entendu, madame Lucienne. Nousserons muets comme des carpes.

Tom Punch, sévère et majestueux, emboîta lepas au Bellevillois, qui se sentait de folles envies de gambaderpour manifester sa joie.

– Eh bien, mon vieux Tom, dit Léonlorsqu’ils furent dans le jardin, crois-tu que ça fait plaisir devoir tout le monde heureux à présent, et cette bonneMme Lucienne redevenue active et souriante commeautrefois !… Plus de chagrins, plus de dangers pour personne.Les hypnotiseurs ! Bah ! on ne les craint plus avecl’invention de M. Golbert. Au premier geste qu’ils font, onleur envoie une décharge, et crac !… les voilà changés enhonnêtes gens… Avoue que c’est tout de même extraordinaire ;et si je n’en avais pas eu la preuve sur toi-même, je ne lecroirais pas. Car, il n’y a pas à dire, te voilà dégoûté du gin etdu whisky.

– Oui, répondit mélancoliquement TomPunch. Je crois que, du reste, il était temps de m’arrêter. Je neboirai plus que de l’eau maintenant. Je ne m’en porterai que mieux.D’ailleurs, j’ai un autre but.

– Ah !… Que veux-tu faire ?

– Je veux devenir un hypnotiseur depremière force, déclara sérieusement le majordome en roulant desyeux fulgurants sous ses énormes sourcils. Et, ne ris pas,Léon ! Je me sens la vocation. J’ai été majordome, maîtred’hôtel, cuisinier d’un prince russe et joueur de banjo, c’estvrai ; mais ce n’est pas là ce qu’il me faut.

– Il te faut être hypnotiseur !repartit Léon en éclatant de rire. Par exemple, il n’y a que toipour avoir tout d’un coup de ces idées géniales.

– Tu doutes de ma vocation, s’écria TomPunch, furieux que son ami le raillât, tu ne crois pas en lapuissance de mon regard. Eh bien, nous verrons. Pas plus tard quedemain, je vais en parler à Ned Hattison. Voilà plusieurs jours queje pense à cela, et quoi que tu dises, je suis convaincu qu’il y aen moi l’étoffe d’un hypnotiseur…

– Comme poids et comme volumecertainement, interrompit Léon ; et le vieil Harry Madgelui-même ne sera qu’une mazette à côté de toi, je n’en doutepas !…

Et le Bellevillois, rendu facétieux par lajoie qu’il éprouvait, faisait des niches à l’imposant Tom Punch,qui du reste prit bientôt le parti de ne pas se fâcher, et même defaire chorus avec lui.

– Viens donc plutôt avec moi jusqu’à lagare chercher ma femme qui ne va pas tarder à arriver, dit Léon.Mme Lucienne a voulu que je lui télégraphie àClamart.

Dans le cabinet de travail, les troisingénieurs, en attendant l’heure du dîner, s’étaient repris àcauser librement.

Pendant plus d’une heure, Arsène Golbert avaitexpliqué à Ned le fonctionnement de son merveilleux accumulateurpsychique.

Les expressions manquaient aux deux amis pourexprimer leur admiration et leur enthousiasme.

– C’est la fascination rendue mécanique,dit Olivier. Et alors vous pensez, cher maître, que votre appareiln’enregistre pas, ne peut pas accumuler ces idées que vous dénommezles idées négatives, c’est-à-dire égoïstes, haineuses etcriminelles.

– Assurément, répondit le vieillard, quisatisfaisait à toutes les questions avec une grâce et une clartéparfaites. Nous en ferons l’expérience quand vous voudrez, et c’estbien ce qui donne à ma découverte une véritable valeur sociale, etqui en fait une arme efficace de progrès. Cette division des idéeset des sentiments humains en deux catégories opposées n’est pasarbitraire, elle a existé de tout temps. Nous la retrouvons,confuse et submergée presque, il est vrai, sous l’amas des dogmeset des rites, dans toutes les religions. Deux forces se partagentle monde et sont continuellement en lutte, nous disent les anciens,l’esprit du bien et l’esprit du mal. Je n’ai fait que changer lestermes de l’équation, en attribuant à chacun d’eux sa valeurscientifique. Une idée ou un désir est d’autant plus vital ettransmissible qu’il embrasse un plus grand nombre d’unités, vousai-je dit tout à l’heure ; qu’est-ce à dire, sinon que lesidées positives : courage, générosité, existent seules enréalité. Dégagez vous-mêmes les conséquences de ce principe, etvous conclurez avec moi qu’une idée, entachée de négation n’aaucune valeur au point de vue du bonheur dont l’homme, par sonessence même, est appelé à jouir, que la destruction est uneerreur, que la haine est un sacrilège, puisque leurs effets sontcontraires au progrès, dont ils retardent la marche.

– Pourtant, objecta Ned, il arrive que,parfois, la haine est juste et nécessaire, qu’elle est utile même,lorsqu’on la met au service d’une cause généreuse. Ainsi, parexemple, je hais ces deux frères Altidor qui eussent fait mourirLucienne, je hais les inspirateurs du complot qui se trame en cemoment contre l’Europe. La suppression de ces hommes serait unbienfait pour l’humanité tout entière. Votre accumulateur psychiquene pourra-t-il donc nous aider à triompher d’eux ?

– Oui et non, répondit Arsène Golbert.Non, s’il s’agit de faire une œuvre négative, c’est-à-dire, commevous le pensez, s’il faut attenter à la vie de ces hommes. Oui,s’il s’agit, au contraire, d’agir positivement, c’est-à-dire deleur insuffler les idées généreuses qui leur manquent. J’aiconstruit mon accumulateur psychique pour améliorer les hommes, etnon pour les détruire. Il mentirait à son propre but, s’il étaitcapable de recevoir et de transmettre une idée qui ne fût pascréatrice. Il ne se différencierait plus alors des innombrablesengins qu’on invente chaque année pour rendre la guerre encore plusmeurtrière. Non, mes chers amis, ce n’est pas là le but que je mesuis proposé.

– Mais, objecta de nouveau Ned après unmoment de silence, vous savez comme moi que le danger qui nousmenace devient chaque jour plus pressant. Il se pourrait, qu’avantpeu, la guerre éclatât. Les hypnotiseurs opèrent en silence ;ils travaillent à surprendre les plans secrets de l’organisationmilitaire Que comptez-vous faire ?

– Le cas est pressant, en effet, appuyaOlivier Coronal.

– L’appareil que vous voyez n’est qu’unpremier essai, répondit le vieillard. Je compte en construire unbeaucoup plus puissant, et qui permettra de suggestionner à la foisun grand nombre d’hommes. Qui pourra dire que nous serons en périllorsque, sans faire usage d’aucune arme, d’aucun engin dedestruction, nous aurons en main les moyens de changer, d’un seulcoup, les dispositions belliqueuses d’un bataillon de soldats ensentiments très pacifiques ? En attendant, je suis d’avisqu’il nous faut prévenir immédiatement le ministre de la Guerre,l’informer des projets de la société des milliardaires américains,lui signaler la présence à Paris des hypnotiseurs-espions, et lemettre au courant de notre invention.

« Je veux espérer, ajouta Arsène Golbert,que les Chambres ne refuseront pas cette fois de s’intéresser à moninvention, ainsi que cela s’est produit, il y a quelques années, ausujet de ma locomotive sous-marine.

– Il est impossible que, cette fois, vousvous heurtiez à l’indifférence générale, s’écria chaleureusementOlivier Coronal. La situation est trop grave.

– Espérons-le, dit Arsène Golbert. Entout cas, mon cher Ned, et vous, Olivier, accepterez-vous dem’aider dans la construction d’un accumulateur psychique de grandesdimensions ?

– Mais certainement, répondirent à lafois les deux hommes.

À ce moment, on frappa à la porte du cabinetde travail.

– À table ! disait joyeusementLucienne, en apparaissant moulée dans un costume ravissant desimplicité et de bon goût. Vous pouvez entrer maintenant dans lasalle à manger, messieurs, ajouta-t-elle avec un malicieux sourire,en prenant les devants.

Léon et Tom Punch, en grande tenue, guettaientl’arrivée des ingénieurs.

– Vive monsieur Golbert ! s’écria leBellevillois en les apercevant, immobiles, sur le seuil.

– Hurrah ! pour l’accumulateur,répondit Tom Punch à grand fracas.

Sous le flot de lumière que versaient degrosses lampes de cristal, la salle à manger, entièrement décoréede feuillages et de fleurs, présentait un aspect féerique. Uneénorme gerbe occupait le centre de la table.

Lucienne avait sorti, pour la circonstance, unprécieux service qui, sur la nappe immaculée, au milieu des fleurset des cristaux de Bohême, étincelait de mille reflets. La jeunefemme avait fait des prodiges de bon goût.

– Eh bien, dit-elle, messieurs,qu’attendez-vous ?

Mais devant Ned et Olivier, aussi surpris quelui, Arsène Golbert restait immobile.

– Lucienne !… mes amis…,balbutia-t-il en s’avançant, très ému. C’est pour moi ! Vousavez pensé… Je vous remercie… Mes bons amis !…

Chapitre 12Aurora s’ennuie

Tandisqu’à Paris, dans une commune pensée humanitaire, l’ingénieur ArsèneGolbert et ses amis fêtaient l’invention de l’accumulateurpsychique, à Chicago, dans son palais somptueux de la SeptièmeAvenue, William Boltyn prenait connaissance d’un volumineux dossierque Harry Madge lui-même venait de lui apporter quelques instantsauparavant.

Le président de la société des milliardairesaméricains ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi heureux.Son visage osseux, aux pommettes saillantes et colorées, n’avaitpas, ce soir-là, son habituelle expression de froideur etd’impassibilité.

Le milliardaire ne riait pas, ne souriait mêmepas ; mais à la vivacité de son regard, à l’imperceptibletremblement de ses narines, on devinait une évidente satisfaction.Il parcourait, avec avidité, les feuilles du dossier qu’il avaitposées devant lui, sur son vaste bureau : et ce qu’il lisaitsemblait l’intéresser au plus haut degré. Depuis plus d’une heure,il ne s’était pas distrait une seule minute de son examen.

Après avoir hâtivement parcouru tous lesfeuillets, il les reprit les uns après les autres, les relutattentivement. Sa physionomie se détendait, son regard brillaitdavantage à mesure qu’il avançait dans son travail. Lorsqu’il eutterminé, il serra soigneusement le dossier dans un grandcoffre-fort en fer forgé, aux ciselures d’argent massif, et dont laclef ne le quittait jamais.

– Allons, murmura-t-il à mi-voix, HarryMadge est décidément un homme merveilleux, et ses hypnotiseurs fontde la bonne besogne. Ce dossier arrive à point. Je commençais àdouter et à perdre patience. Voilà trois mois bientôt que Jonas etSmith Altidor sont partis pour l’Europe avec leurs hommes, et jen’avais encore rien vu venir. Enfin je n’ai pas attendu envain.

William Boltyn appuya sur un timbreélectrique.

– Stephen, demanda-t-il au majordome quiparut aussitôt, où est miss Aurora ?

– Dans ses appartements, monsieur. Ellen’en est pas encore sortie aujourd’hui.

– Comment, elle n’est point allée fairesa promenade au parc, ce matin, ainsi qu’elle en al’habitude !

– Non, monsieur.

– Eh bien, faites-lui demander par unefemme de chambre si elle veut me faire le plaisir de m’accompagneraux abattoirs.

Le majordome se retirait.

– Ou plutôt, non, n’en faites rien, sereprit William Boltyn. Pour n’être pas encore sortie de chez elle,il faut qu’elle soit malade, ou qu’elle s’ennuie. Je vais aller luidemander moi-même de m’accompagner.

Pour William Boltyn, sa fille était toujoursrestée miss Aurora. Malgré son mariage, il n’avait jamais consentià dire « madame » en parlant d’elle ; et depuis quele divorce avait été prononcé entre Aurora et l’ingénieur OlivierCoronal, il la traitait tout à fait comme une jeune fille, comme sielle n’eût jamais cessé d’habiter sous son toit.

– Bonjour Aurora, dit-il, en pénétrantdans le petit salon meublé à l’orientale où, à demi étendue sur unsopha, la jeune femme jouait négligemment de l’éventail.

– Bonjour, mon père, fit-elle en sesoulevant pour lui tendre la main. Que me veux-tu ?

– Eh bien, dit-il avec tendresse enl’examinant, que signifient ces yeux cernés et cette minemélancolique ? Tu n’es pas allée faire ta promenade ce matin…Qu’as-tu donc ? Te sens-tu malade ?

– Mais non, pas le moins du monde ;je m’ennuie, voilà tout, répondit Aurora en relevant négligemmentles manches du peignoir mauve qu’elle portait. Je n’ai riend’autre, je t’assure.

– Mais tu as cela, et c’est assez pour terendre malheureuse, dit le milliardaire en mordant nerveusement samoustache. Voyons, reprit-il, il ne faut pas rester calfeutrée cheztoi, à cultiver ton spleen comme une plante rare. Veux-tu veniravec moi en autocar jusqu’aux abattoirs ? Le bruit,l’animation te feront du bien. Tu reviendras moins triste.

– Non, laisse-moi, mon père. Ne metorture pas, dit languissamment la jeune milliardaire en selaissant retomber mollement sur les coussins. Tu vois, je lis…toute seule… Le monde m’ennuie ; j’aime mieux ne passortir.

William Boltyn, qui jusqu’alors était restédebout, s’assit en face de sa fille et se mit à la contempler ensilence.

La jeune femme était toujours merveilleusementbelle. Son visage, un peu irrégulier, où les lèvres saignaient surla blancheur à peine rosée de la peau, possédait toujours ce charmeétrange que lui communiquaient ses grands yeux pers, dont lalimpidité se troublait parfois, sous l’influence des sentimentsintérieurs. Cependant, depuis son divorce, Aurora avait beaucoupchangé. La souffrance, l’ennui avaient mis leur sceau sur sonvisage, d’une façon à peine perceptible il est vrai, mais quin’avait pas échappé à William Boltyn. C’était surtout au moralqu’Aurora avait subi une transformation.

Elle, jusqu’alors orgueilleuse à l’excès,vaniteuse de ses toilettes, de ses bijoux, et généralementdespotique à l’égard de tous ceux qui l’approchaient, elle semblaitmaintenant se désintéresser de tout et n’avoir plus aucunevolonté.

Aurora avait des mélancolies subites, desaccès de spleen où elle ne voulait voir personne. Elle ne désiraitrien, qu’être seule, pour se souvenir et pleurer.

La fière milliardaire regrettait OlivierCoronal.

– Mais dis-moi donc que tu veux quelquechose, reprenait William Boltyn d’une voix suppliante. Parle, agis,cours les magasins. Dépense cent mille dollars si cela te faitplaisir. Remue l’hôtel de fond en comble si tu veux, et arrange-leà ta guise si le mobilier te déplaît. Que je m’aperçoive au moinsque tu vis, au lieu de savoir que tu restes là, seule, à t’ennuyer,à te consumer dans la tristesse !… Avoue que tu me faissouffrir, continua-t-il, en voyant qu’Aurora restait immobile etmuette. Dernièrement, tu as voulu partir en voyage ; j’aiquitté mes affaires, j’ai tout abandonné pour t’accompagner. Àpeine avons-nous été à bord de notre yacht qu’il a fallu revenir.Tu t’ennuyais. Ici, maintenant, le spleen t’a reprise. Tu net’intéresses même plus à mes travaux, au but que je poursuis depuistant d’années et que je vais atteindre, sans que tu m’aiesseulement demandé une fois depuis un mois où en sont lesévénements !

Le milliardaire, dont l’énervement croissaitde minute en minute, se mit à arpenter le salon à grands pas.

– Mais, mon père, moi aussi, je souffre,s’écria Aurora, en s’efforçant de retenir ses sanglots. Vous êtestrop cruel de ne pas vouloir le comprendre et de me torturer avecvos questions et vos remontrances inutiles.

– Oui, je sais, repartit amèrementWilliam Boltyn, tu l’aimes toujours, n’est-ce pas, cet Européenmaudit qui m’a pris ton cœur ? Tu l’aimes davantage encoredepuis votre séparation ! Crois-tu que je ne le voie pas à taconduite, à l’ennui dont tu souffres, et dont rien ne peut tetirer ? Ah ! si j’avais pu prévoir ! ajouta-t-il ense remettant à marcher à travers le salon. Ai-je été assez faibleen consentant à ce mariage ! J’aurais dû le faire exécutersommairement, cet Olivier Coronal, lorsqu’il était entre mes mainsà Mercury’s Park.

– Oh ! mon père, protesta la jeunefemme avec douleur. Je vois bien que vous ne m’aimez plus.

Une heure après, lorsqu’il sortit du salon,William Boltyn avait vu sa fille lui sourire. Mais au prix de quelsacrifice pour son orgueil ! Il avait dû lui promettre defaire avec elle un voyage en Europe. Il regagna son cabinet detravail dans un tel état de surexcitation, qu’il ne pensa même plusà faire, ce jour-là, sa quotidienne visite à ses usines deconserves.

Le lendemain matin, le grand salon de l’hôtelBoltyn, où les colonnes de métal s’ornaient de têtes de bœufsdorées, vit une nouvelle réunion des milliardaires convoqués partélégramme.

C’était la première assemblée générale depuisle départ des hypnotiseurs pour l’Europe.

Or, depuis trois mois que Harry Madge etWilliam Boltyn n’avaient rien voulu dire à ce sujet, tous lesmilliardaires brûlaient du désir de connaître les résultats de lacampagne d’espionnage politique. Pas un ne manquait à l’appel.

Ce fut Harry Madge qui prit, le premier, laparole.

– Gentlemen, dit-il, je commence toutd’abord par vous remercier de la confiance que vous avez bien voulume témoigner depuis plusieurs mois ; et je vais tout de suitevous mettre au courant des résultats de notre entreprise derenseignements politiques.

Il y eut un murmure d’approbation. Chacun secala dans son fauteuil. On écouta attentivement.

Après avoir promené, sur tous les assistants,son regard incisif et chargé de volonté, le spiritereprit :

– Voici quelle est exactement lasituation : après un siècle de paix et de labeur commercial etindustriel, qui a fait de nous autres Américains les plus grandsproducteurs du globe, le moment est enfin venu, pour les États del’Union, de pouvoir s’assurer des colonies. Les territoires,pourtant immenses, de notre pays ne nous suffisent plus. Il faut denouveaux débouchés à notre activité. Nous sommes le peuple du mondele plus énergique, le plus actif, le plus intelligent dans notrefaçon de comprendre la vie. L’univers doit nous appartenir, il nousappartiendra. Nous avons formé ce vaste projet de conquérirl’Europe, de même que jadis elle a conquis l’Amérique. Ce seranotre revanche, et nous sommes sur le point de l’avoir. En achetantMercury’s Park, le gouvernement yankee s’est décidé à en faire leplus puissant arsenal qu’on ait jamais vu. Un accord tacite existemaintenant entre notre société et la Chambre des représentants deWashington. La guerre est décidée ; elle ne saurait tarder àéclater…

Harry Madge se tut de nouveau pendant quelquesminutes, comme pour juger de l’effet produit par ses paroles.

Toutes les physionomies étaientattentives.

Tous les regards étaient fixés sur lui.

Il continua :

– Le bataillon de nos hypnotiseurs n’estpas resté au-dessous de ce que je vous avais promis. Nous sommes àprésent en possession de la plupart des plans d’inventions, ainsique des documents intéressant l’organisation militaire de laFrance. Nos envoyés secrets se sont attaqués aux ministères, auxforteresses et aux arsenaux. Ensuite, ce sera le tour del’Angleterre, de l’Allemagne, de la Russie, dont nous surprendronségalement les dispositions militaires ; et cela sans péril,sans luttes – rien que par la puissance de lecture à distance denos hypnotiseurs.

On avait écouté Harry Madge dans le plusprofond silence.

Sans aucune précaution oratoire, l’étrangevieillard – dont la voix sèche, sans timbre, et comme effacée etlointaine, parvenait à peine aux oreilles de ses auditeurs – avaitle don de retenir l’intérêt, de se faire religieusement écouter. Ilentrouvrait à peine, pour parler, ses lèvres décolorées, et siminces qu’on les discernait à peine.

Toujours coiffé de son bonnet à boule demétal, vêtu de son ample pardessus d’indéfinissable couleur,croisant ses longues mains décharnées et couvertes de bagues, il nelaissait pas d’impressionner vivement ses collègues, de leurapparaître comme un être surnaturel et mystérieux.

William Boltyn prit la parole à son tour, etsommairement, il résuma le dossier resté secret jusque-là. Lalecture qu’il fit, de quelques documents de la plus hauteimportance, provoqua l’enthousiasme général des milliardaires.

Philipps Adam, le gros marchand de forêts,donna le signal des applaudissements et, pendant quelques minutes,ce fut un concert d’acclamations.

– Gentlemen, dit William Boltyn, lorsquel’agitation provoquée par sa lecture se fut un peu calmée,gentlemen, après plusieurs années de persistants efforts, noustouchons enfin au but. Avec les armes dont nous disposons, notrevictoire est certaine. L’Europe n’a qu’à bien se tenir. Ainsi quevient de vous le dire l’honorable Harry Madge, la guerre ne sauraittarder à éclater, et voici pourquoi : d’accord avec nous, laChambre des Représentants va voter une loi frappant d’une taxe trèsélevée tous les produits européens à leur arrivée sur le sol desÉtats-Unis. Le gouvernement français protestera au nom de sesintérêts commerciaux. Nous tiendrons bon. Ou bien les puissanceseuropéennes, et en particulier la France, accepteront nosconditions – et alors elles sont nos vassales, elles sont ruinées –ou bien la lutte s’engagera – et vous savez, gentlemen, que toutesles chances de victoire seront pour nous. Nous décuplerons, nouscentuplerons même nos fortunes déjà colossales ; nousimposerons partout nos produits ; nous serons les maîtresincontestés du monde. Notre génie pratique pourra se développerlibrement. L’orgueilleuse Europe, avec ses territoires fertiles etle travail de ses peuples, avec cette intelligence dont elle est sifière, ne sera plus, entre nos mains, qu’un instrument de richesse,une immense colonie que nous gouvernerons à notre guise, et dontnous canaliserons le travail et l’épargne…

William Boltyn se rassit, au milieu d’untonnerre d’applaudissements ; il promena un regard triomphantsur ses collègues.

Tous les visages exprimaient une exaltation,une joie débordantes. Les regards brillaient avidement, les mainss’étendaient en avant, comme pour saisir la proie promise.Ah ! ils étaient bien tous d’accord, ces Yankees ambitieux etégoïstes. Pas un ne protestait au nom de la civilisation et del’humanité. Ils allaient enfin pouvoir assouvir leur haine contrel’Europe intelligente et pensante, et satisfaire leurs convoitises.Ils étaient d’autant plus sûrs du succès qu’ils sentaient que leurcoalition représentait une invincible force : celle desmilliardaires.

William Boltyn ne voulut pas laisser partirses collègues, sans avoir bu avec eux à la prospérité de l’Union età la réalisation de l’entreprise commune. Il donna des ordres. Peud’instants après un lunch était servi dans le grand salon,qu’illuminaient des lustres électriques et de hautes torchères debronze. Il chargea même Stephen de prier Aurora de vouloir bienhonorer la réunion de sa présence. Presque aussitôt, le majordomerevint dire que la jeune femme priait qu’on l’excusât.

William Boltyn dissimula son mécontentement.Décidément sa fille n’était plus la même qu’autrefois ; elles’éloignait de lui, ne s’intéressait plus à ses projets.

En se retirant, les milliardairestraversèrent, conduits par William Boltyn, le petit salon où setenait la jeune femme. Ils la saluèrent et défilèrent, un à un,devant elle, pour lui présenter leurs hommages.

– Que ces hommes sont donc laids etvulgaires ! dit-elle, énervée, comme son père revenaits’asseoir à côté d’elle, après avoir pris congé de ses hôtes.

– Je ne trouve pas, répondit froidementBoltyn. Ce sont d’honorables gentlemen, mes collègues et mes amis.Si tu avais assisté à notre réunion, tu aurais sans doute pour euxplus d’estime. Ils ont de la décision et de l’intelligence, àdéfaut de beauté ; et depuis que nous avons fondé notresociété, leur attachement à notre cause ne s’est pas démenti unseul instant.

Il s’interrompit pour lancer un regard àAurora qui l’écoutait à peine, et reprit aussitôt.

– Tu n’as pas entendu les éclats de voixet les applaudissements !… L’enthousiasme était à son comble.C’est qu’il faut dire aussi que tout nous réussit. Les hypnotiseursnous ont mis en possession de secrets d’une importance capitale. Legouvernement yankee est avec nous ; la guerre est décidée… Ily a, dans tout cela, de quoi nous rendre heureux, que jesache !

William Boltyn s’exaltait de nouveau. Sonregard métallique prenait une acuité extraordinaire.

Aurora ne semblait pas disposée à engager laconversation.

– Oh ! je sais que j’ai bien tort dete dire tout cela, reprit son père, en ne dissimulant pas combiencette attitude l’irritait. Tu te soucies fort peu de moi et de mestravaux. Que j’aie lutté depuis dix ans pour gagner desbank-notes, que j’aie entrepris une affaire gigantesquequi va me donner la puissance d’un empereur, cela t’est bienégal !

Aurora parut faire un effort pour garder soncalme.

– Mon père, dit-elle, avec un accent toutà fait triste, la discussion que vous essayez d’engager est bieninutile. Elle ne changera rien à ce qui existe. Vous me reprochezde ne plus m’intéresser à votre entreprise. C’est vrai. Mais qu’ypuis-je faire ? Je souffre cruellement ; et vous nevoulez pas comprendre qu’une transformation s’est faite dans monesprit.

– Oui, je sais, répliqua William Boltynirrité, ton Coronal a exercé sur toi une influence néfaste. Sesidées absurdes d’Européen t’ont fait oublier les sages préceptesque je t’avais jadis inculqués… Quelle différence entre ta conduited’à présent et celle que tu avais avant ton mariage !

– Oh ! dit Aurora, ne me faites pasde reproches, je suis maintenant sans volonté et – ajouta-t-elleavec un si poignant accent de désespoir que son père en tressaillit– j’ai passé à côté du bonheur.

– À qui peux-tu t’en prendre, sinon àtoi-même ?

– À moi ! dites plutôt à vous,s’écria la jeune femme. Si vous n’aviez pas été si ambitieux, sivous n’aviez pas sans cesse cherché à accroître votre fortune, sivous n’aviez pas tout sacrifié pour arriver à votre but, j’auraispeut-être été heureuse.

– Aurora, dit froidement le milliardaire,tu feras tant et si bien que je finirai par ne plus t’aimer. Tu mereproches aujourd’hui d’avoir fait ton malheur, à moi qui ne t’aijamais rien refusé ! N’ai-je pas satisfait, sans mot dire, tescaprices les plus coûteux et les plus insensés ? N’ai-je pas,ce matin encore, consenti à faire avec toi un voyage enEurope ?… Ah ! c’en est trop !… Tu m’accuses det’avoir sacrifiée à mon ambition. Est-ce parce que je t’ai accordéla grâce d’Olivier Coronal à Mercury’s Park, dis-moi ?… Ques’est-il ensuivi ? Que nos projets ont été surpris, queSkytown a été détruit et Hattison assassiné, que l’assassinlui-même a été dérobé à ma juste vengeance !… N’est-ce paspour toi que je travaille, que j’entasse des millions ?…Quelles théories nouvelles vas-tu donc me souteniraujourd’hui ? L’amour de l’humanité, le dédain de l’orpeut-être, et toutes les absurdités philosophiques dont se paientles hommes du Vieux Monde, et que t’a enseignées tonmari ?

William Boltyn était exaspéré.

– Eh bien, réponds-moi donc. Ose merépondre et me dire que j’ai tort.

La jeune femme se leva et déclara avec unegrande dignité :

– Nous perdons notre temps, mon père.J’attendrai qu’il vous plaise que nous allions en Europe, ainsi quevous me l’avez promis ce matin. À présent, ne vous occupez plus demoi ; épargnez-moi le chagrin d’avoir à vous dire des chosesque nous ne pourrions oublier ensuite ; et, puisque vous nevoulez pas admettre que je puisse aimer, permettez-moi du moins desouffrir en silence.

– Voyons, Aurora, dit le milliardaire,attendri, bien qu’il eût la volonté de rester impassible, est-ceraisonnable de t’isoler ainsi et de ne pas vouloir écouter mesconseils ?… Tu sais bien qu’en dehors de toi, je n’aimepersonne, que tu es ma seule joie !… J’avais même à te faireune surprise que, depuis trois mois, je te ménage… Devine de quoiil s’agit, ajouta-t-il en venant s’asseoir tout près d’elle et enlui prenant la main.

– Vraiment, s’étonna-t-elle, vous m’avezménagé une surprise ?

– Oui. Et je te connais assez pour savoirque tu vas être contente… Ta rivale, cette Lucienne Golbert que NedHattison t’a préférée jadis, elle est en ce moment atteinte d’unemaladie dont elle ne soupçonne pas la cause. Les Altidor sont à monservice ; et tu sais que la puissance occulte de ces deuxhommes est formidable. Avant peu, tu seras vengée !

– Vengée ! reprit Aurora en sourianttristement. Comment avez-vous pu croire un instant que cette penséeme soit venue ?… Eh quoi ! vous allez me rendreresponsable d’un crime ! Je ne le veux pas. Ces gens sont dansleur pays, j’exige que vous les laissiez en repos et que vousdonniez immédiatement des ordres pour qu’on suspende cette œuvre debasse vengeance, qui n’est digne ni de vous ni de moi.

William Boltyn était stupéfait.

Il s’attendait à voir sa fille accueillir avecjoie la nouvelle que son ancienne rivale était en danger de mort.Il avait compté sur cette nouvelle pour voir Aurora secouer sonennui et reprendre de l’intérêt à la vie.

Et voilà qu’Aurora ne voulait plus devengeance, voilà qu’elle protestait, elle, l’orgueilleuse etintraitable Yankee, au nom de ses sentiments d’humanité ! Lemilliardaire ne voulut pas en entendre davantage.

– C’est bien, conclut-il. Je ferai ce quetu voudras…

Huit jours après, miss Aurora Boltyn et sonpère prenaient, à New York, le paquebot pour Le Havre.

Chapitre 13Au ministère

Peu detemps après avoir annoncé à ses amis sa découverte del’accumulateur psychique, l’ingénieur Arsène Golbert débarqua, unmatin, à la gare Montparnasse. Il prit un fiacre et se fit conduireau ministère de la Guerre.

Dans son portefeuille se trouvait la lettred’audience qu’il avait reçue la veille.

Très correct avec son haut-de-formesoigneusement lissé, ganté de jaune, l’inventeur, dont le visage,encore jeune d’expression, s’encadrait de légers favoris blancs,avait bien l’allure d’un véritable homme de science.

À sa démarche hésitante, à ses gestes commemal assurés, à cette excessive timidité qui lui avait toujours faitredouter le contact de la foule, on reconnaissait en lui le rêveurpassionné que ses études ont toujours absorbé et qui, vivant àl’écart, s’est toujours peu soucié des intrigues qui conduisent leshommes habiles aux honneurs et aux dignités. D’une grande douceur,toujours prêt à excuser ceux qui lui faisaient du mal, l’ingénieuravait gardé une naïveté, une croyance en la bonté et en la justice,qui étonnaient tous ceux qui l’approchaient.

– Que désirez-vous, monsieur ? luidemanda un concierge, solennel dans sa livrée à galonsd’argent.

Arsène Golbert montra sa lettred’audience.

– Ah ! parfaitement. Vous venez pourl’audience de M. le ministre… Escalier B, au premier étage, laporte K, dans le troisième corridor à droite.

– Merci, murmura le savant en s’éloignantdans la direction qu’on lui indiquait.

Pour arriver à destination, il dut avoirrecours à l’obligeance d’un garçon de bureau, qui, le voyant perdudans le dédale des corridors, lui donna des indicationsprécises.

L’antichambre du cabinet du ministre contenaitdéjà une vingtaine de personnes. Il y avait là des députés, dessénateurs, des industriels décorés, plusieurs dames, et desofficiers de toutes armes.

Deux huissiers en habit, portant autour du coula traditionnelle chaînette d’argent, étaient postés de chaque côtéde la porte qui donnait accès au cabinet du ministre. Ces cerbèresd’un nouveau genre, assis dans un fauteuil, devant une petitetable, semblaient fort occupés à dessiner, avec la pointe d’uncrayon, de vagues figures sur la moleskine de leur sous-main.

Arsène Golbert remit à l’un d’eux sa lettred’audience.

– C’est bien. Attendez votre tour, fitl’huissier en étouffant un bâillement.

L’ingénieur alla s’asseoir sur un siège restélibre, auprès de l’embrasure d’une fenêtre.

L’antichambre, très élevée de plafond, et dontles hautes croisées, garnies de rideaux poussiéreux, donnaient surune sorte de terrasse, offrait un exemple réussi de ce que peutproduire le goût administratif en matière d’ameublement et dedécoration. Sur les murs, et pour en égayer sans doute la couleursombre, un thermomètre, un baromètre et une horloge faisaientvis-à-vis à quelques lithographies, avec une symétrie toutebureaucratique. L’ingénieur remarqua que tous les objets,fauteuils, chaises, tables, banquettes, portaient une étiquette dezinc avec un numéro d’ordre. De temps à autre des garçons de bureauapportaient des dossiers, des piles de paperasses, que l’un deshuissiers recevait sans mot dire, et qu’il prenait indolemment sousson bras pour disparaître avec, derrière la porte double du cabinetministériel.

« Mon tour ne va-t-il pas bientôtvenir ? » pensa le savant au bout d’une demi-heured’attente.

Plus de cinquante personne avaient, dans lajournée, été introduites. Dans le nombre, beaucoup n’avaient faitaucune station dans l’antichambre.

Des personnalités sans doute, des hommesinfluents, qui arrivaient, le verbe haut, la démarche assurée, secontentant de donner leur carte à l’huissier. Ils n’avaient pasbesoin de lettre d’audience, ceux-là ; ils étaient chez eux,et le faisaient bien remarquer par les regards méprisants qu’ilsjetaient en passant sur les solliciteurs.

Enfin le défilé devint plus rapide.L’antichambre commença de se vider. L’huissier appela :« Monsieur Arsène Golbert. »

Le ministre de la Guerre était un homme d’unesoixantaine d’années, ancien officier de manières hautaines,possesseur d’un nom illustre et d’une grande fortune. Il faisaitpartie du Parlement depuis de longues années.

– Monsieur le ministre, dit ArsèneGolbert en s’inclinant, j’ai une communication très sérieuse à vousfaire.

– En effet, je vois cela sur votre lettred’audience, répondit le ministre en jetant un coup d’œil sur lapendule de marbre noir placée sur la cheminée de son cabinet. Maisexcusez-moi, tous mes instants sont pris ; je n’aurai pas letemps de vous écouter. Adressez-moi votre communication, lesbureaux l’examineront.

– C’est que, reprit le vieux savant unpeu déconcerté, c’est de la plus haute importance. Je tenaisabsolument à vous communiquer de vive voix ce dont il s’agit. Il yva de la sécurité de notre pays.

– Je me rends à vos instances, monsieur.Quelle est cette communication ?

Tout en parlant, le ministre continuait àfeuilleter des papiers épars devant lui, sans lever les yeux.

– La France, et non seulement la France,mais l’Europe entière sont en danger, commença sans préambuleArsène Golbert, dont la voix tremblait légèrement. Mais ce que j’aià vous dire est si grave, si complexe aussi, que je suis embarrasséd’avoir à me résumer… Voici donc ce qui se passe en ce moment cheznous, reprit-il, sans que le ministre eût bronché, sans qu’il eûteu l’air de prêter la moindre attention aux paroles qu’ilentendait.

Très ému, avec des gestes fébriles,M. Golbert expliqua les projets de la société desmilliardaires américains. Il dit la présence à Paris deshypnotiseurs, et l’œuvre d’espionnage à laquelle ils se livraient –glissant sur tous les points de détail, ne s’attachant qu’àdémontrer l’imminence du péril.

L’enthousiaste vieillard s’attendait à voir leministre bondir, lui demander des explications détaillées, despreuves même. Il n’en fut rien.

Le ministre était très absorbé par des soucispolitiques ; la séance de l’après-midi à la Chambre devaitêtre très orageuse, et le bruit courait dans les milieuxparlementaires, qu’il se pourrait bien que le ministère soitrenversé.

– Je vous remercie du dérangement quevous vous êtes occasionné, dit-il en se levant pour marquer quel’entretien était fini. Je loue beaucoup votre patriotisme. Necraignez rien, ajouta-t-il avec cette infatuation involontaire deshommes au pouvoir, s’il est vrai que ces espions soient en Francecomme vous le dites, notre service de renseignements nous enavisera bientôt. Nous prendrons des mesures.

– Mais permettez, monsieur le ministre,insista Arsène Golbert en haussant la voix, je ne vous ai pas toutraconté. En même temps que je vous signale le danger, je mets àvotre disposition les moyens de les combattre. Je viens de faireune découverte d’une importance capitale, et…

– Eh bien, mon cher savant, interrompitle ministre en appuyant sur un timbre, certainement, adressez-nousune communication et les plans de votre invention. Nos bureaux lesexamineront, s’il y a lieu, et nous verrons s’ils peuvent êtreadoptés.

Arsène Golbert comprit qu’il était inutiled’insister.

L’huissier d’ailleurs apparaissait, annonçantune autre personne.

Le savant sortit, furieux, déconcerté, et touttremblant d’indignation.

– C’est cela !… que j’adresse unecommunication ! se disait-il en traversant de nouveaul’antichambre. Quelle ironie ! On mettra des mois à examinermes plans, on entassera formalités sur formalités, on me renverrade bureau en bureau. Pendant ce temps, nos ennemis continueront àpréparer des armes contre nous.

Comme Arsène Golbert se retirait,mélancoliquement, en suivant les boulevards, il entendit crier pardes camelots à la voix retentissante :

– Demandez La Rotative… L’Aube… LeCanard… La Vérité… Le Grand Quotidien…

Les manchettes des journauxportaient :

LA COMPLICATION FRANCO-AMÉRICAINE

Curieux détails

UN DON DE DEUX CENTS MILLIONS À LA FLOTTE DES ÉTATS-UNIS

L’Arsenal de Mercury’s Park

Arsène Golbert, très énervé, acheta toute uneliasse de journaux ; et pendant qu’il s’en retournait, sahaute taille un peu courbée, ses cheveux blancs débordants de sonhaut-de-forme à larges bords, le savant pensa qu’il était bien seulau milieu de cette foule, grouillante et tourbillonnante comme unvol de phalènes aux rayons bleus de la lumière électrique.

– Ah ! soupira-t-il amèrement,l’égoïsme et le manque d’entente perdent la France, comme ilsperdront l’Europe !

En approchant de la gare, le savant se sentitplus joyeux. Il allait se retrouver au milieu des siens.

Aussi conclut-il, avec sa nature optimiste etbonne :

– Heureusement que l’accumulateurpsychique est là pour empêcher tous ces gaillards de faire desbêtises !…

En entrant dans son cabinet de travail, toutson courage lui était revenu. Ce fut presque joyeusement qu’ilnarra sa mésaventure à ses amis, alors en pleine fièvre detravail.

Tous se trouvaient réunis. Tom Punch et Léonpolissaient, à l’aide d’une énorme meule, un très large plateau decristal. Le père Lachaume, en redingote verte, ses cheveux grishérissés, chargeait des piles à l’aide d’un compte-gouttes. Olivieret Ned, en tablier de forgeron, la lime en main, parachevaient depetites pièces de nickel.

– Mes amis, déclara sans trop detristesse Arsène Golbert, ce que j’avais prévu est arrivé : leministre m’a éconduit poliment, ou à peu près. C’est tout justes’il ne m’a pas pris pour un fou.

– Sacrédié, s’écria le père Lachaume, jevais y aller moi-même. Il sera bien forcé de me recevoir. Je peuxavoir toutes les recommandations que je voudrai. D’ailleurs, si legouvernement agit de la sorte, eh bien, nous nous en passerons. Jemangerai, s’il le faut, jusqu’au dernier sou de ma fortune.

– Et moi aussi… Et moi la mienne, direntpresque en même temps Ned et Olivier.

Réconforté par les sympathies quil’entouraient, Arsène Golbert reprit :

– Mes chers amis, permettez-moi d’abordde vous remercier de vos offres généreuses ; mais croyez-lebien, il n’y aura pas besoin de tant de dépense. L’accumulateurpsychique est, comme vous le voyez, d’une construction fort simpleet relativement peu coûteuse. J’espère que, dans quelques jours,tout sera prêt.

– Vous savez, annonça le père Lachaumeavec une joie enfantine, j’ai trouvé un perfectionnement.

– Et lequel ?

– Eh bien, à l’aide d’un dispositif fortsimple : avec un récepteur électrique et deux miroirs, on peutfaire sentir les effets de la pile à une très grande distance,distance qui ne dépasse pas quelques centaines de mètres, mais queje compte bien augmenter d’une façon formidable.

– Bravo ! s’écria Arsène Golbert, enserrant les mains de son vieux collègue.

– L’idéal, dit Ned, serait d’arriver àdonner à l’accumulateur une assez longue portée pour qu’il fûtcapable, malgré la distance, de transformer en honnêtes gens nosYankees.

– Messieurs, fit Lucienne, qui venaitd’ouvrir la porte à l’improviste, ne chargez pas, pour ce soir,votre appareil avec trop de tempérance, car j’ai préparédes petits plats dont vous me direz des nouvelles. À table, tout lemonde !

Le repas fut un des plus gais qu’on eût vusdepuis longtemps à la villa de Meudon. Le père Lachaume se révélacomme un conteur exquis. Il nomma quelques avares de saconnaissance qu’il se proposait de transformer en philanthropes, etcita certains gibiers de potence dont il voulait faire des prixMonthyon.

– Il me tarde, dit-il, que le grandappareil soit terminé ; nous accomplirons des prodiges. Jeveux d’abord améliorer les cochers de fiacre et les doter d’unepolitesse à rendre jaloux toute la cour du roi Louis XIV, à fairerentrer de dépit dans les enfers l’ombre même deM. de Coislin.

« “Me ferez-vous l’honneur, madame,diront-ils, d’emprunter, pour quelques instants, les coussins de cemodeste véhicule ?”

« “Ces tomates rougissent de confusion envotre présence”, susurreront mélodieusement les fruitières les plusmal embouchées.

« Enfin les bouquetières :

« “Ces violettes, messieurs, ontl’honneur de fleurir devant Vos Majestés.”

– Ce sera charmant ! dit Lucienne enriant aux éclats.

– Ce sont des plaisanteries, reprit Ned,mais il est certain que ces résultats dont vous plaisantez sonttrès possibles avec l’accumulateur.

Le repas s’acheva au milieu d’un véritableenthousiasme. Lucienne, qui avait déjà repris ses vives couleursd’antan, voulut couronner une aussi belle journée en débouchant lechampagne.

Il fut décidé, vu l’urgence du travail, queM. Lachaume s’installerait provisoirement à la villa. Iloccuperait la chambre d’ami, pendant que Léon et Tom Punchsommeilleraient fraternellement, installés sur des matelas, dansles mansardes.

Le désir de succès et l’ardeur étaient sigrands que le petit jour trouva les travailleurs encore àl’ouvrage.

Lucienne, levée dès l’aurore, surpritagréablement tout le monde, en faisant irruption dans le cabinet detravail avec un vaste plateau chargé de bols de chocolat, d’unebouteille de vieux malaga et d’une corbeille de brioches touteschaudes.

– Encore un jour de travail, déclaratriomphalement Arsène Golbert, et nous sommes prêts.

Dans la matinée arrivèrent les journaux.

Sur une interpellation au sujet du conflitfranco-américain, le cabinet était tombé.

– Tant pis pour eux, dit le père Lachaumesans la moindre nuance de pitié. Leurs successeurs seront peut-êtreplus intelligents.

Et, à travers une énorme loupe qui lui servaità compter de minces barreaux métalliques, le vieux savant lança unregard féroce à l’adresse des malencontreux politiciens.

Chapitre 14L’Ombre

Jonas etSmith Altidor avaient fait une drôle de tête – comme eût dit LéonGoupit – en s’apercevant de la disparition du coffret qu’ilsavaient confié à l’un de leurs déménageurs.

Ils étaient aussi furieux l’un que l’autre,mais ils avaient bien dû se résigner, en l’absence de tout indice,à considérer comme perdue la statuette à laquelle ils tenaienttant.

– L’animal aura cru que ce coffretcontenait des valeurs ou des bank-notes, dit Jonas. Je nepuis pas expliquer ce vol autrement. Mais comment faire ?…Nous plaindre à la police… il n’y faut pas songer.

– Cela va sans dire, fit Smith. Pourtantce qui nous est arrivé est bien ennuyeux. La reconnaissance de missAurora Boltyn nous aurait sans doute valu quelque gratificationconsidérable de son milliardaire de père.

– La perte de cette statuette, en yréfléchissant bien, n’a pas, au fond, une grande importance. Nousmériterons les gratifications autrement qu’en rendant malade unesotte et insignifiante jeune femme. Il nous faut des résultats pluspratiques.

– Ceux que nous avons déjà obtenus sontassez sérieux. Encore un léger effort, et nous pourrons considérernotre tâche comme terminée en France. Immédiatement après nouspassons en Angleterre ou en Allemagne – selon les événementspolitiques du moment –, et nous parachevons notre besogne.

– Oui, reprit Jonas, mais n’avons-nouspas montré beaucoup d’insouciance lors de la fuite de ce domestiqueque nous avions embauché afin d’en faire un sujet ? Si c’étaitun espion politique ?

– Mais non, c’était un pauvre diable queles privations et l’emprisonnement avaient peu à peu détraqué. Mêmeen admettant que tu aies raison, notre système de perquisitionpsychique est tel qu’il est absolument impossible de le découvrir,puisque les documents que nous arrivons à déchiffrer ne sontrecopiés par nous que télépathiquement. Harry Madge écrit pourainsi dire sous notre dictée.

– Il est vrai que nous ne laissons pas detrace matérielle de nos travaux.

– Je vais te dire encore, reprit Smith,une des causes qui m’ont empêché de rechercher plus activement cetAméricain. Je suis intimement persuadé que c’est un agent de HarryMadge. La preuve, c’est que l’apparition du vieux spirite dans laglace a coïncidé avec sa présence dans le salon d’expériences.

– C’est possible, dit Jonas… D’ailleurs,n’oublions pas une chose : nous avons à Paris des ennemis fortpuissants qui sont de grands savants en même temps que des hommesde courage. Faisons parler de nous le moins possible, et n’attironspas l’attention. Ned Hattison, Olivier Coronal, et ce fameux LéonGoupit, que Harry Madge, sans doute pour nous tenir en haleine,prétend être toujours à nos trousses…

– Je ne le crois pas, interrompit Smith.Il sait que sa tête est mise à prix en Amérique, et il se tiendracoi, de peur d’une histoire désagréable.

– Malgré tout, il est bon de ne pasréveiller ces dangereux ennemis.

Tout en parlant, les deux frères escortaientavec plus d’attention que jamais leur mobilier, que guidait, tantbien que mal, le déménageur, à demi dégrisé par la menace ducommissaire de police. Ils étaient arrivés rue de la Chine, une desplus pittoresques et des plus curieuses petites rues du Parisfaubourien. Là, au milieu d’un vaste enclos, se dressait une maisonà deux étages.

Des terrains vagues, quelques ateliersconstruits avec des matériaux de démolition donnaient au paysagecet aspect désolé qui caractérise la banlieue des grandesvilles.

Là, les hypnotiseurs seraient sûrs de n’êtrepas dérangés.

Une fois les meubles déchargés, au milieu desvégétations folles qui encombraient l’enclos presque retourné àl’état de forêt vierge, les frères Altidor congédièrent la voiturede déménagement, et l’épaisse porte cochère se referma.

Comme si le grincement mélancolique des fondsrouillés eût été un signal, une file d’hommes graves et vêtus denoir sortit de la maison. En un clin d’œil les meubles furentenlevés et disposés à l’intérieur. Les épais volets garnis de tôlefurent fermés, et l’habitation reprit sa physionomie de maisonabandonnée. Pourtant, la plus grande activité régnait àl’intérieur.

L’observateur qui eût réussi à s’y glisser eûtassisté, tous les soirs, à un étrange spectacle.

Dans une grande salle, que meublaientseulement une table de bois blanc et deux chaises de paille, surlesquelles prenaient place les frères Altidor, une trentaine depersonnages étaient assemblés.

L’obscurité était profonde, pour que l’espritne fût pas distrait, pour que la volonté ne fût pas troublée par lavue des objets extérieurs, et le silence régnait, absolu, sur laréunion.

Debout, côte à côte et rangés en cercle, leshypnotiseurs se tenaient immobiles, les yeux grands ouverts, lesprunelles dilatées sous l’influence de l’ambition et de lacupidité.

Le passant attardé qui regagnait sa demeure,le flâneur promenant sa songerie à travers les rues désertespassaient devant la maison silencieuse sans se douter que là deshommes, doués d’une incroyable puissance de divination, préparaientles éléments du grand drame qui allait ensanglanter l’humanité.

Seulement lorsque l’aube blanchissait le cielà l’Orient, les hypnotiseurs se séparaient.

Restés seuls, les deux Altidor s’occupaient defaire parvenir à leur chef Harry Madge les documents déchiffréspendant la nuit.

Tandis qu’épuisés par la séance de lecture àdistance leurs hommes se livraient au sommeil dans les chambres dusecond étage, transformées en dortoirs et éclairées de veilleuses,Jonas et Smith s’enfermaient, et à leur tour, correspondaienttélépathiquement avec le vieux spirite de Chicago.

La première impression que donnait maintenantla maison de la rue de la Chine était celle d’un séminaire deprovince.

La vie y était mathématiquement réglée ;rien n’y était laissé à l’imprévu. Le silence était imposé à toutle monde, sauf pendant les repas qui ne duraient que quelquesminutes.

De son funèbre palais de Chicago, Harry Madgeétait en constante communication avec la maison de la rue de laChine.

Le vieux spirite était fort satisfait desfrères Altidor. Ils avaient bien eu l’impudence de commencer parfaire leurs propres affaires au lieu des siennes ; mais lesYankees ont toujours des trésors d’indulgence pour quelqu’un quifait des affaires.

D’ailleurs il les surveillait de près.

Il connaissait les exploits de Léon Goupit, ilsavait exactement à quoi s’en tenir sur son compte, mais il avaitremis à plus tard la vengeance complète qu’il méditait contre leBellevillois.

En somme, il regardait le petit groupe desingénieurs français comme fort peu redoutable.

Il eût probablement changé d’avis s’il eûtconnu la découverte de l’accumulateur psychique. Mais c’était laseule chose qu’il ne pût pas savoir.

La volonté loyale d’Arsène Golbert et de sesamis formait autour d’eux, une sorte de cercle infranchissable.

Il y a, dans l’univers de la Volonté, commedans celui de la nature, des tourbillons, des nimbes, de la lumièreet de l’ombre.

La belle volonté, affirmative et lumineused’Arsène Golbert, ne pouvait être touchée par les rayons égoïstes,et par conséquent négatifs qu’émettait le cerveau enfiévré duspirite.

Comme l’avait expliqué un jour le fakirretourné dans les Indes, tout voyant qui emploie son pouvoir à unbut pratique, qui l’utilise, diminue ce pouvoir et peut même leréduire à rien.

Le désintéressement absolu est la premièrecondition exigée lorsqu’on s’occupe de surnaturel.

La folie et le suicide guettent ceux qui ontmis en oubli cette vérité fondamentale.

Un vieux livre de Kabbale, souvent cité,n’a-t-il pas dit : « Si tu joues au fantôme, tu ledeviendras » ?

Harry Madge avait éprouvé, plus qu’un autre,la vérité de cette assertion.

Dans le cerveau de ce commerçant enrichi, uneambition monstrueuse avait germé.

Depuis que le sage fakir indien et le médecinpeau-rouge l’avaient quitté, ses désirs ne connaissaient plus debornes.

Si extraordinaire que cela paraisse, HarryMadge se croyait appelé à devenir l’empereur du monde. Ils’expliquait d’ailleurs fort logiquement cette prétention.

L’Amérique avait tout ce qu’il fallait pourtriompher : capitaux, intelligence et documents. Donc lerésultat d’une guerre entre l’Europe et les États-Unis n’était pasdouteux. L’asservissement de l’Ancien Monde par le Nouveau n’étaitmême plus une affaire d’années : c’était une question de mois,de jours peut-être.

Mais qui triompherait avecl’Amérique ?

Les quatre cents multimillionnaires quidétiennent tous les capitaux !

Plus puissants que les Césars et les rois quecélèbrent les annales, les milliardaires se partageaient lemonde ; l’or deviendrait la religion universelle, et lesusines à vingt étages en seraient les sanctuaires, comme les toursde fer et les ponts gigantesques en seraient les monumentsvénérés.

Les chèques et les bank-notesdeviendraient les objets du culte, et Harry Madge, interprétantétroitement certains livres de la sagesse kabbalistique, voyaitdans la pauvreté le véritable enfer. Les damnés de la nouvellesociété seraient les pauvres, et les milliardaires, rares élus d’unciel de jouissance et de suprématie matérielle, seraient adorésdans un univers transformé.

« Mais, se disait encore Harry Madge, quiaura la suprématie entre ces milliardaires que je méprise, qui sonttous de vulgaires spéculateurs et des gens grossiers et sanspensée ?… Cette dénomination de prince des milliardaires,concluait-il, ne peut appartenir qu’à l’homme supérieur par sonintelligence. Je serai donc le prince des milliardaires, comme ilsseront, eux, les princes du monde. »

Harry Madge allait plus loin encore dans sesdivagations ambitieuses.

– Mais, s’écriait-il, je serai presqueaussi un dieu ! Je disposerai de tout le pouvoir occulte del’univers. Toutes les forces de la matière et de l’esprits’emploieront à conserver ma vie, à la prolonger peut-êtreindéfiniment. Je renouvellerai les miracles des ancienslivres ; je recréerai le monde suivant ma fantaisie.

À la suite de ces songeries, Harry Madgeentrait dans un état d’exaltation extraordinaire. Il s’écriait, engrinçant des dents :

– Je suis Dieu ! Je suisDieu !

La boule métallique de son bonnet jetait deséclairs, et il retombait, brisé, sur les tapis noir et or, tisséspar les Thugs étrangleurs de l’Inde, et qui ornaient les sallessouterraines de son palais. La volonté de Harry Madge, surmenée pardes labeurs exagérés, avait acquis une facilité incroyabled’évocation. Il se faisait, sans effort, apparaître à lui-même,tous les personnages célèbres du passé, du présent, et même del’avenir.

Certains soirs, dans la solitude splénétiquede son palais, il s’évoquait à lui-même les spectres desconquérants illustres : Alexandre, César, Attila, Tamerlan,Napoléon se levaient pour lui de la poussière des tombeaux etvenaient s’asseoir autour de sa table ronde. Ils devenaient sesamis intimes. Lui leur expliquait ses projets, et, au besoin, leurimposait le silence.

– Mes amis, disait-il – et sa voixrésonnait, funèbrement, dans la solitude du palais –, vous avez étédes enfants, des niais. Est-ce avec des soldats que l’on conquiertle monde ? Vous avez agi en barbares. Vous avez ignoré lapuissance du capital, et surtout celle de la volonté pure quidompte les monstres, apaise les tempêtes, et fait surgir des villesdu sein des déserts. Vos légions, vos armées ?… enfantillages.La puissance de l’homme réside dans le vouloir inflexible de soncerveau. Allons, ne vous fâchez pas !… Si je suis content devous, la force de mes médiums repêchera vos âmes, transies dans lesfleuves brumeux de l’outre-Monde. Je vous restituerai à la vie et àl’action. Vous viendrez m’éclairer de vos conseils sur l’avenir desraces, et savourer avec moi le sang des jeunes animaux, la sève desplantes nouvelles, qui permettent aux âmes la réincarnation…

Harry Madge, pourtant, n’avait pas toujoursautant d’outrecuidance.

Quelquefois, au milieu de ces évocations,surgissait un fantôme qu’il n’avait point appelé, une forme d’ombreoù, par un prodige singulier, Harry Madge reconnaissait à la foisl’exacte ressemblance d’un grand nombre de physionomiesdifférentes.

L’Ombre ressemblait au vieil ingénieurHattison, et aussi au père de Harry Madge – un pauvre coureur desprairies, tué dans une rixe –, et aussi au Satan classique desgrimoires du Moyen Âge, et à un vieux professeur de mathématiquesque Harry Madge avait connu et qui s’était suicidé.

L’Ombre – Harry Madge s’était habitué àdésigner de ce nom ce personnage indécis et multiple – ne parlaitjamais, se contentant de sourire d’une façon tellement ironique etlugubre, que le spirite sentait ses paroles s’arrêter dans songosier, et ses cheveux se hérisser dans sa chair.

À côté de la cuirasse d’or d’Alexandre, de laredingote de Napoléon et de la robe de soie et de fourrure deTamerlan, l’Ombre jetait une tache funèbre.

Tout en éprouvant une terreur considérable,Harry Madge se disait :

« Cette Ombre est le coin du mystère qui,dans toutes les choses, échappe au plus savant. C’est l’inconnu.Elle me symbolise la résistance de l’Univers à qui j’arrache sessecrets. »

Un soir, Harry Madge fit revêtir à une dizainede ses domestiques de somptueux manteaux imités de ceux des dogesde Venise. Ils étaient de velours vert sombre, et surchargés debroderies et de pierres précieuses.

Chacun de ces serviteurs portait un flambeauparfumé. La petite troupe précédait le maître à travers les alléessablées de poudre métallique des jardins du palais. Ils avançaientlentement, précédant le spirite, qui se faisait porter sur unesorte de trône que surmontait un dais de pourpre à franges d’or,aux coins ornés de panaches en plumes de cygne.

Les rois du monde défunt, évoqués par savolonté, suivaient humblement ce cortège en même temps grotesque ettriomphal.

Toujours coiffé de son bonnet à boule de métalqui jetait des lueurs vertes terribles, Harry Madge s’avançaitorgueilleusement, lorsqu’il sentit sur ses épaules et sur sa têteun poids insupportable. L’Ombre s’était juchée derrière lui etricanait atrocement.

Harry Madge sentit son cœur se geler d’effroidans sa poitrine. Il se retourna, toujours obsédé par le fardeau duspectre.

Derrière le dais, le cortège phosphorescentdes souverains disparus répétait le rire de l’Ombre.

Harry Madge poussa un cri épouvantable ettomba, de son trône portatif, comme une masse.

Les serviteurs, qui n’avaient vu aucuneapparition, et qui prenaient simplement cette promenade pour unefantaisie de millionnaire, s’empressèrent de l’entourer, luiprodiguèrent des soins, le ranimèrent et le portèrent dans sachambre, en son palais. Mais le spirite avait été frappé aucœur.

Pendant longtemps, il s’abstint d’évocations,bornant son travail cérébral à la surveillance des frèresAltidor.

L’Ombre semblait avoir disparu, comme unmauvais cauchemar.

Chapitre 15Le ministre Barnajou

Dans legrand hall de la gare Saint-Lazare, William Boltyn, miss Aurora etStephen, le majordome du milliardaire, venaient de descendre dutrain transatlantique.

– Eh bien, Aurora, dit Boltyn en étendantle bras dans la direction de la large baie vitrée par laquelle onapercevait la cour de la gare, es-tu contente ? Le voilà, ceParis, après lequel tu soupires depuis si longtemps.

– Oui, répondit la jeune femme, avec unaccent mélancolique, je suis bien heureuse, en vérité. Vous êtesbien bon, mon père, d’avoir consenti à m’accompagner.

Aurora était vêtue d’un élégant costume devoyage, et elle ne portait aucun bijou. Elle avait rompu avec seshabitudes ordinaires, et n’avait pas voulu se faire accompagner parses domestiques, et, de plus, au grand étonnement de son père, àpeine s’était-elle fait suivre d’une seule malle renfermant lestoilettes indispensables.

– Stephen est parti bien longtemps, ditBoltyn avec impatience. Se figure-t-il que nous allons attendre uneheure ici ? Tu te sens malade, n’est-ce pas, Aurora ?…L’animal, je vais le tancer d’importance !

Justement le majordome accourait.

– La voiture vous attend, dit-il.L’appartement, que j’ai retenu par dépêche, a été aménagé selon vosinstructions. Tout est prêt.

Aurora était très pâle. Le voyage l’avaitfatiguée, et une émotion secrète, qu’elle ne voulait pas avouer àson père, s’emparait d’elle en ce moment où elle foulait, pour lapremière fois, le sol de ce Paris où se trouvaient Ned Hattison etOlivier Coronal.

Depuis Le Havre, Aurora, tout en admirant lesbeaux paysages de ce coin du Vieux Monde – Rouen et ses clochersgothiques, les rives de la Seine couvertes de châteaux modernes ouanciens et d’abbayes en ruine –, n’avait cessé de se plaindre dupeu de confortable des chemins de fer français. Elle se déclaraitbrisée de lassitude. En débarquant de la gare, sa surprise futgrande. Cette foule joyeuse, pleine de rires et de tumultes, luisemblait extraordinaire, à côté des foules américaines qu’elleavait toujours vues moroses et guindées.

– Mais il y a donc une fête,aujourd’hui ? demanda-t-elle à un employé.

– Non, madame, répondit celui-ci, quiavait fait ses humanités avant d’être homme d’équipe, « en ceslieux la gaieté règne en folle maîtresse ». Ici c’est commecela tous les jours.

L’homme partit d’un insouciant éclat de rire,dont le sévère William Boltyn se sentit froissé jusqu’au fond del’âme.

– Tiens, mon vieux, fit un gavroche à unde ses amis, t’as pas vu le notaire en fuite et sa sœur ! Çavient de loin. Ohé ! perfide Albion !…, cria-t-il en sesauvant à toutes jambes à l’autre bout de la salle des pasperdus.

– Voilà un peuple sans correction,constata William Boltyn avec une grimace. Tout le monde, ma parole,à l’air d’être chez soi. S’ils savaient qu’ils ont affaire àl’empereur des conserves, ils feraient un autre visage.

– Vraiment, dit Aurora plutôt amusée, cesgens n’ont aucun souci ! Ils ont l’air de se laisser vivre. Jen’aurais pas cru cela.

– On ne se douterait guère, réponditWilliam Boltyn, d’un air pincé, que tous ces gaillards-là n’ont quede misérables appointements de trente ou quarante dollars par mois,avec lesquels ils trouvent moyen de faire vivre leur famille.

– Est-ce possible !

– Mais oui.

– Vous savez, mon père, j’ai hâte de mereposer. Stephen, ajouta-t-elle en s’adressant au majordome, qui setenait à trois pas de ses maîtres dans une attitude respectueuse,faites avancer la voiture, et qu’on nous mène de suite àl’appartement que vous avez retenu.

Le majordome, aussi raide qu’un automate, fitsigne au cocher d’avancer.

William Boltyn et Aurora prirent place dans lavoiture, pendant que Stephen courait s’occuper des bagages.

– Surtout, allez vite, avait ordonné lemilliardaire, il y aura pour vous un excellent pourboire.

La voiture était partie avec toute la rapiditéimaginable. Elle s’engagea, au bout de deux minutes, sur les grandsboulevards.

Aurora ne put retenir son admiration pour lespectacle, si nouveau pour elle, qui s’offrait à ses yeux.

– Regardez donc, mon père, dit ellevivement au milliardaire qui, la canne à pomme d’or à la main,restait impassible et muet ; quel charmant tableau, quellegaieté, quelle animation ! Comme toute cette foule a l’airheureux ! Et ces gens qui boivent dans la rue, en plein air,tout cela ne vous intéresse pas ?

– Mais si, répondit William Boltyntoujours grognon, autant toutefois que peuvent m’intéresser desécervelés, des gens qui m’ont tout l’air de n’avoir rien d’autre àfaire dans la rue que de se promener le nez en l’air.

Il commençait à faire nuit. Les boutiquess’allumaient. Les becs électriques jetaient de longs faisceaux delumière bleuâtre sur la foule sans cesse renouvelée qui se pressaitsur les trottoirs, aux terrasses des cafés, prenait d’assaut lesomnibus, débordait jusque sur la chaussée, entourait les éventairesdes marchandes de fleurs, les kiosques de journaux, les colonnesd’affichage. La gaieté fusait de partout, en longs éclats de rire,en reparties enjouées, en interpellations qui se croisaient.

Des camelots criaient à tue-tête les journauxdu soir, ou le nouveau jouet de l’année – « joli cadeau àfaire à un enfant » – devant la terrasse des cafés bondés deconsommateurs.

Il faisait un temps superbe. Les arbrespoussaient leurs feuilles. Des souffles tièdes passaient dansl’air. Quand il fait beau, les grands boulevards prennent un air defête. Dès cinq heures du soir règnent le tumulte etl’animation.

– Mais, dit encore Aurora, qui ne pouvaitse lasser de faire des réflexions, ce n’est pas ici la même vie quechez nous. Personne ne travaille donc à Paris !

– Si, grommela Boltyn, mais passérieusement. Le Français ne travaille pas pour s’enrichir. À partquelques exceptions, il se contente de chercher à gagner sa vie, etil s’en tient là, dès qu’il y est arrivé. Il aime aussi netravailler qu’aux choses qui lui plaisent.

– C’est donc pour cela qu’il y a tantd’artistes, dit Aurora. Quelle singulière manière de comprendre lavie ! Après tout, ces gens-là ont peut-être raison. Ils ontl’air moins malheureux que bien des milliardaires de maconnaissance.

– Dis plutôt que ce sont des niais,reprit William Boltyn pour couper court à la discussion, desétourdis qui n’entendent rien à la vie pratique.

Tout à coup, le cocher retint son cheval. Lavoiture s’arrêta. On était arrivé à l’intersection de deuxrues.

Debout au milieu de la chaussée, un sergent deville venait d’élever son bâton blanc, pour livrer passage à unefile de voitures qui attendaient.

– Eh bien, qu’y a-t-il ? criaWilliam Boltyn qui ignorait les précautions prises par l’édilitéparisienne pour éviter les accidents. Est-ce ainsi que vous voushâtez ?

– Monsieur, répondit le cocher, il n’y apas moyen de traverser, il faut que j’attende.

– Et pourquoi donc, s’il vousplaît ? Je vous dis d’avancer, moi, et à toute vitesse. Nevous ai-je pas promis un bon pourboire ?

– Mais, sapristi, s’écria l’automédonimpatienté, puisque je vous dis qu’il n’y a pas moyen, là !Regardez les autres, ajouta-t-il en se retournant, ils font commemoi, ils attendent que les piétons aient traversé le boulevard.

William Boltyn sentait, de nouveau, la colères’emparer de lui.

Aurora intervint doucement.

– Mon père, ne vous fâchez donc pas. Vousvoyez bien que c’est l’affaire de quelques minutes.

Le milliardaire se calma un peu.

– On ne prend pas toutes ces précautionsen Amérique, dit-il, et personne ne s’en trouve plus mal. J’auraisbien voulu voir qu’à Chicago ma voiture fût arrêtée par unpoliceman…

Presque aussitôt une autre voiture, dont lecocher portait une cocarde tricolore à son haut-de-forme, s’avançaau pas et traversa la chaussée sans toutefois que les autresvéhicules pussent faire de même.

– Ah ! par exemple, cria lemilliardaire, voilà qui est surprenant… Cette voiture passera etmoi je serai obligé d’attendre !

– C’est pas drôle évidemment, répliqua lecocher. Mais vous n’avez donc pas vu la cocarde tricolore ?C’est un ministre. Dame, vous savez un ministre passe partout.

– Idiot ! stupide ! fit Boltynavec un dédain de souverain qu’on vient d’outrager… Ah !ajouta-t-il entre ses dents, heureusement que bientôt tout cepeuple me saluera, le chapeau bas. Nous verrons bien alors si unmisérable policeman contrecarrera ma volonté.

Aurora, elle, ne partageait pas la fureur deson père. Le spectacle qu’elle voyait autour d’elle l’amusaiténormément.

– Allons, en route, fit le cocher enprenant le trot. Dans cinq minutes nous y serons.

En effet, bientôt, le fiacre s’arrêtait à laporte d’un grand hôtel de la rue de Rivoli.

Nous laisserons le milliardaire et sa filles’engager dans le luxueux vestibule du Family House etnous suivrons la voiture ministérielle.

Le coupé officiel franchit la Seine au pontdes Saints-Pères, traversa le boulevard Saint-Germain, puiss’engagea dans la rue de Rennes. Arrivé à quelque distance de lagare Montparnasse, il déposa trois personnages qui prirent desbillets de première classe pour la ligne de ceinture.

Le nouveau ministre, un Méridional plein deverve, Oscar Barnajou, allait en personne, escorté de sonsecrétaire particulier et de son chef de cabinet, rendre visite àl’ingénieur Arsène Golbert.

Presque aussitôt après le départ de sonprédécesseur, le mémoire du savant sur l’accumulateur psychiqueétait tombé sous ses yeux et l’avait profondément intéressé. Ilavait vu là un moyen de dénouer peut-être la situation, de plus enplus tendue au point de vue diplomatique, entre les États-Unis etla France.

Ce ministre bien inspiré était d’ailleurs,ainsi que beaucoup de ses compatriotes, d’un caractère jovial etd’une grande affabilité de manières.

Ce fut Léon qui vint ouvrir.

Lucienne était dans la salle à manger, occupéeà faire mettre le couvert ; et les ingénieurs, réunis dans lecabinet de travail, venaient de terminer enfin le montage d’ungrand modèle de l’accumulateur psychique.

Arsène Golbert s’empressa d’accourir, sansmême se donner la peine d’enlever sa grande blouse delaboratoire.

– Monsieur l’ingénieur, dit le ministre,j’ai lu avec le plus grand intérêt votre mémoire. Quoiqu’il ne soitguère dans les traditions officielles d’agir ainsi, j’ai tenu àvenir moi-même vous visiter. Je vous demande seulement votre paroled’honneur de tenir secrète cette visite jusqu’à nouvel ordre.

– Croyez, monsieur le ministre, réponditArsène Golbert, que je suis très honoré…

– Allons droit au but, fit le ministreavec rondeur. Les lenteurs habituelles de l’administration ne sontpas mon fait. Il y a des réformes, beaucoup de réformes à opérer.Je veux rompre avec cette négligence qui a causé jusqu’ici tant depréjudice à nos intérêts, préparé tant de catastrophes et attirétant de railleries sur nous.

– Monsieur le ministre…, essayait derépondre Arsène Golbert.

Mais ébloui par la faconde du Méridional, iln’avait pas le temps de placer un mot.

– Je disais donc que je veux faire desréformes. Vous allez en juger par vous-même. Expliquez-moi votreinvention dans tous les détails. Démontrez-moi qu’elle est pratiqueet qu’elle répond bien à tout ce que vous annoncez, et sur-le-champje l’adopte, je mets à votre disposition tous les capitaux que vousvoudrez.

– Je vais vous faire voir mon appareil,dit M. Golbert. Je me charge de vous convaincre entièrement…Veuillez passer dans mon cabinet, monsieur le ministre, ajouta-t-ilen ouvrant la porte et en s’effaçant.

– C’est cela, votre accumulateurpsychique, s’étonna aussitôt Oscar Barnajou en désignant un énormecube de cristal, haut d’au moins deux mètres, et à l’intérieurduquel apparaissaient des rouages d’acier, des plateaux dentelés etdes piles électriques.

Olivier Coronal et le père Lachaume qui,montés sur une échelle, essuyaient l’appareil avec des chiffons desoie, s’étaient retournés en entendant la porte s’ouvrir.

Ned Hattison, qui écrivait sur une petitetable, avait aussi interrompu son travail.

– Monsieur le ministre, dit ArsèneGolbert qui ne pouvait s’empêcher d’être ému, permettez-moi de vousprésenter tout d’abord mes collaborateurs et amis :…M. Isidore Lachaume, membre de l’Académie des sciences.

– Eh ! que je connais bien !appuya le ministre en serrant la main du vieux savant.

– … M. Olivier Coronal, monami.

– Et l’inventeur de la torpilleterrestre, interrompit de nouveau Barnajou. Mes félicitations, moncher monsieur.

– … M. Ned Hattison, mongendre.

– Mais alors, s’écria le ministre, jeconnais tout le monde, au moins de nom !

Et avec une rondeur toute méridionale, OscarBarnajou serrait les mains des deux jeunes gens, tandis que sessecrétaires, qui avaient pénétré avec lui dans le laboratoire,regardaient l’appareil avec curiosité sans toutefois se départird’une certaine raideur d’attitude.

– Messieurs, dit le ministre à sessecrétaires, M. l’ingénieur va vous expliquer son inventionqui, je n’en doute pas, est intéressante au plus haut degré. Vousvoudrez bien prendre des notes.

Arsène Golbert referma la porte dulaboratoire.

Une heure après, les trois personnagesofficiels ressortaient absolument stupéfaits et remplis d’uneadmiration qu’ils étaient incapables de contenir.

Oscar Barnajou avait tout à fait changé de tonavec Arsène Golbert, et lui parlait maintenant avec un involontairerespect.

Le vieux savant au contraire avait repristoute son assurance.

– Votre invention est tout simplementmerveilleuse, géniale, d’une incalculable portée morale etcivilisatrice, disait Oscar Barnajou dont les yeux brillaientd’enthousiasme, et qui, sans souci de l’étiquette, passait etrepassait sa main dans ses cheveux noirs et touffus. C’esttellement extraordinaire que je me demande encore, malgré toutesles explications détaillées que vous m’avez fournies, si je doiscroire ou douter.

– Croyez… croyez ! monsieur leministre, répondit Arsène Golbert en souriant. Et du reste, ainsique je vous l’ai dit, je suis prêt à exécuter une expérience quidétruira vos derniers doutes… Nous pouvons transporter l’appareil àquelques heures de Paris, en Bretagne par exemple, et le braquersur un village, dont les habitants sont durs, insociables etcupides. Je ne doute pas une seule minute des excellents résultatsque j’obtiendrai.

– Mais certainement, approuva le ministreavec passion. Je suis prêt à vous accompagner moi-même aussitôt quevous le voudrez.

– Eh bien, quand ?… Dans deux jours,si vous voulez, monsieur le ministre. Ce temps m’est nécessairepour emballer soigneusement mon accumulateur.

– Soit, dans deux jours, répondit OscarBarnajou. Si, comme j’en suis persuadé, les résultats sontconcluants, j’aviserai immédiatement mes collègues, et je vousdonnerai tous les capitaux nécessaires pour que vous puissiezconstruire un grand nombre d’accumulateurs dans le plus bref délai.Avec une pareille arme, la France, et non seulement la France, maisles autres nations de l’Europe n’ont plus rien à craindre desAméricains. Nous allons immédiatement le prendre sur un autre tonavec eux. Depuis assez longtemps nous supportons leurs empiétementscommerciaux. Nous allons commencer par donner l’ordre à notreambassadeur de faire des représentations énergiques au gouvernementyankee au sujet du traité de commerce qu’il prétend nousimposer ; et je vais faire annoncer, discrètement d’abord,dans les journaux, que la France ne craint plus rien – n’a jamaisrien craint, veux-je dire –, et que nous possédons une découvertedont les effets changeront avant peu la face du monde.

– Soyez prudent dans vos insinuations,conseilla Arsène Golbert.

– Non, répondit le ministre, pas deprudence en pareil cas. Je réponds de tout… Puisque nous sommescertains d’être les plus forts, nous n’avons plus aucun ménagementà garder.

– Au contraire, monsieur le ministre, ditle savant. Fiez-vous à moi sur ce chapitre. Je sais de quoi sontcapables nos ennemis. Il nous faut travailler silencieusement, nerien laisser percer de nos projets, de façon à pouvoir, le momentvenu, réduire les Yankees à l’impuissance. Prévenus, ils feraientdes efforts désespérés, et seraient capables, dans leur fureur,d’organiser immédiatement un audacieux coup de main, dans l’espoirde détruire notre découverte. Il vaut mieux éviter toutescomplications, sinon dangereuses, en tout cas inutiles.

– Sapristi ! s’écria le ministre quiréfléchissait, je suis obligé de me rendre à vos raisons. Maissavez-vous, ajouta-t-il, que vous feriez un politicienextraordinaire si vous étiez au pouvoir ?

Arsène Golbert ne releva pas lecompliment.

– Alors, c’est entendu, nous gardons lesecret jusqu’après l’expérience décisive.

En se retirant, le ministre dit encore àdemi-voix :

– Je prends bonne note de ce que vousm’avez appris sur l’espionnage des hypnotiseurs. Je vais fairedonner des ordres pour modifier de suite nos graphiques demobilisation, et pour renforcer l’armement de nos ports militaireset la défense de nos côtes. Quant à nos nouveaux canons, lesAméricains n’ont certainement pas eu le temps d’en construire desemblables, et je me charge de faire surveiller étroitement leshypnotiseurs. Au premier prétexte qu’ils nous donneront, je lesfais arrêter, tous, en bloc, et sans prévenir la presse, sansdonner l’éveil… Vous pouvez dire, monsieur, que vous avez sauvé lacivilisation.

Et en prononçant ses mots, Oscar Barnajouserra la main d’Arsène Golbert avec chaleur.

Il avait déjà fait quelques pas dans ladirection de la grille qui fermait la propriété, lorsqu’il seravisa, et avec une pétulance toute méridionale :

– Eh ! monsieur Golbert, j’allaisoublier. Je veux vous amener demain un grand financier qui est leplus avare de la terre. Nous négocions un emprunt colonial aveclui. Si vous le rendez généreux – il n’en faut pas plus, monbon ! – les subsides de l’État vous sont acquis.

Sur cette parole, le ministre, qui avaitrepris son masque de dignité officielle, se retira, suivi de sesdeux secrétaires émerveillés.

Le lendemain, à la tombée de la nuit, unevoiture de maître, attelée avec une correction qui eût réjouiTalleyrand ou Brummel, s’arrêtait devant la villa de Meudon. Leministre en descendait, suivi du banquier de R…, le millionnairebien connu. Il avait été prévenu de l’expérience et se montraitparfaitement incrédule.

Lucienne apporta une bouteille de Xérès et,sur une vieille assiette d’argent, une pile de sandwiches aucaviar.

– La machine est-elle chargée ?demanda Barnajou, avec une inquiétude comique, à l’oreille d’ArsèneGolbert.

– Rassurez-vous, répondit celui-ci. Ensortant de mon cabinet, il consentira l’emprunt à un pour cent.

On pria le banquier, qui paraissait taciturneet plein de méfiance, de s’asseoir dans le vaste fauteuil situé enface de l’accumulateur. Un silence embarrassé régna pendantquelques instants. Il fut troublé de la manière la plusinattendue.

Dix minutes s’étaient à peine écoulées que lebanquier poussa un profond soupir et s’écria, d’un ton confidentieltout à fait en dehors de ses habitudes et de soncaractère :

– Ah ! mes amis, je crois que j’aimal compris l’existence. Vanité des vanités, j’aurais pu fairebeaucoup de bien, je n’en ai pas fait assez. Hélas ! j’aidonné, il est vrai, des millions à l’Assistance publique, maisc’était pour que mon nom fût dans les journaux et que le peuplel’apprît. J’ai payé la presse pour chanter la gloire de mesréceptions et de mes dîners. Mais tout cela va changer… D’abord, jedistribue à tous les musées de France ma collection de tableaux,vraiment trop considérable pour un simple particulier. Il estinjuste qu’un seul homme ait le droit de priver ses contemporainsdes chefs-d’œuvre accumulés par le génie des anciens maîtres… Quantà mes châteaux, j’en veux faire des hôpitaux pour les vieillards,les jeunes filles et les infirmes. Je veux – par contrition –couvrir la place de la Concorde de vastes tables, et offrir aupeuple français un banquet aussi somptueux qu’il sera possible…

Barnajou était béant de surprise.

– Et mon emprunt ? demanda-t-il avecun fort accent toulousain.

– Votre emprunt ? Je n’en veux plusconsentir. Je vais me débarrasser de cet argent qui me pèse. Il n’ya vraiment de plaisir qu’à donner.

– Vous avez trop chargé la machine,monsieur l’ingénieur, dit Barnajou à M. Golbert qui s’amusaitfort. Je vais être obligé de lui faire donner un conseiljudiciaire…

– Rassurez-vous, monsieur le ministre. Jevais lui insuffler un peu de prudence et réduire cet enthousiasme àsa juste valeur.

Mais le financier était lancé.

Il en arrivait même à prononcer desextravagances.

Ne parlait-il pas d’installer, sur laplate-forme la plus élevée de la tour Eiffel, une batterie demitrailleuses chargées jusqu’à la gueule de poignées de louis toutneufs, et qui auraient tiré, à toute volée, dans la direction desquartiers nécessiteux.

– Mais, protesta le ministre, et votrefamille ? Et vos filles, élevées dans l’opulence ?

– Je les marierai à d’honnêtesouvriers ; pourvu, toutefois, qu’ils soient intelligents,courageux et d’une bonne conduite.

– Mais vous n’y pensez pas, monsieur lebaron… Et vous-même ?

– Moi, je ne veux pas garder un sou de mafortune. J’ai toujours eu du goût pour l’or et les pierresprécieuses… J’installerai une modeste boutiqued’opticien-bijoutier.

– Je crois vraiment qu’on a forcé ladose, se disaient en eux-mêmes Olivier et Ned. Il n’est que tempsde lui communiquer un peu de prudence.

Quelques instants plus tard, après unenouvelle pose devant l’appareil, le fastueux banquier paraissait unpeu calmé. Cependant, la première commotion avait été trop fortepour qu’il n’eût pas conservé une générosité plus que suffisante.Il refusait toujours d’entendre parler de l’emprunt, dont Barnajou,qui ne s’était jamais imaginé que la transformation pût être aussicomplète, essayait encore de toucher quelques mots.

Le ministre et le financier prirent congé del’ingénieur Golbert et de ses amis, et se dirigèrent vers la gare –car la voiture qui les avait amenés ne devait pas les attendre.

– Votre monnaie, monsieur ! ditl’employé de la gare au baron qui venait de payer les deux ticketsavec un billet de cent francs.

– Gardez la monnaie, mon ami, répondit-ilen tournant les talons… Ah ! monsieur le ministre, que demisères à soulager !

Barnajou, dont la stupéfaction croissait deminute en minute, tremblait de plus en plus pour son emprunt.

Le financier paraissait préoccupé. Il necessait d’émettre des idées sur la façon dont il allait répartirles dons qu’il allait faire.

Le ministre, craignant qu’il ne fît quelquesottise, se décida à l’accompagner jusqu’à son hôtel. Mais, quoiqu’il dît, il ne parvint pas à l’empêcher de distribuer toutl’argent qu’il avait sur lui, aux pauvres qu’il rencontrait sur sonchemin.

– Mais voyez donc le bonheur de cespauvres gens, s’écriait-il. On éprouve une immense satisfaction àdonner, à faire des heureux.

Rien que pour pouvoir distribuer ses aumônes,il avait voulu marcher à pied.

À peine le ministre et le banquier étaient-ilsparvenus à mi-chemin que le portefeuille du richissime baron étaitvide. Il s’en montra désolé.

Dans l’angle obscur d’une muraille, il aperçutjustement une pauvresse en haillons, presque nu-pieds, grelottantsous un châle qui laissait voir sa peau, et tenant dans ses bras unenfant nouveau-né dont la petite figure était marbrée de violet parle froid. Le banquier qui, le matin même, eût passé, sans seretourner, auprès de cette misère, éclata en exclamations depitié.

– Pauvre femme, pauvre mère,murmura-t-il ; est-il possible qu’une pareille infortune nesoit secourue… Mais que vais-je vous donner ?… Je n’ai plusd’argent sur moi… Ah ! tenez, allez vendre ceci, s’écria-t-ilen lui tendant la superbe épingle de diamant qu’il portait à sacravate. Et puis, voici ma carte, vous viendrez me voir demain, jevous procurerai du travail et je prendrai soin de votre enfant…Pouvais-je faire autrement ? demanda-t-il avec un grand accentde sincérité, à Barnajou qui n’en croyait pas ses yeux.

Le visage du financier avait en ce moment uneexpression de bonté et de commisération qu’on ne lui avait certesjamais vue.

Rentré chez lui, le baron voulut dépouillerlui-même son courrier. Lorsqu’il eut terminé, il fit venir sonsecrétaire dans son cabinet.

– J’ai lu attentivement toutes ceslettres, dit-il. Beaucoup de malheureux me demandent de lessecourir. Il faut leur répondre sans retard. J’ai inscrit surchaque lettre la somme à envoyer.

Le secrétaire était tellement étonné qu’ilrestait les bras pendants, sans se décider à obéir. Il allait sansdoute questionner son maître, mais celui-ci le prévint.

– Allez, dit-il. Exécutez mes ordres.Dorénavant, j’examinerai moi-même toutes les demandes desecours.

Le lendemain, le ministre, assez inquiet, seprésenta chez le financier. Celui-ci était beaucoup moins exaltéque la veille, sa générosité était moins bruyante, moinsirréfléchie, mais il avait quand même occupé sa matinée à envoyerde tous côtés des secours à des malheureux.

Quand Barnajou entra, il venait de décider lacréation d’une maison de retraite pour les ouvriers infirmes, qu’oninstallerait à Belleville, en plein faubourg.

– Trois millions, dit-il joyeusement.J’ai déjà dépensé trois millions depuis hier. Vous ne pouvez vousimaginer combien je suis satisfait. Je répare mes erreurs dupassé.

– Eh bien, et mon emprunt ? demandaBarnajou qui n’avait que cela en tête.

– Votre emprunt, nous allons nousarranger. J’ai réfléchi. Cela va se conclure aisément.

En effet, un quart d’heure après, le ministreavait la promesse formelle que le taux tout d’abord exigé seraitdiminué de moitié – et il bénissait en son cœur l’inventeur del’accumulateur psychique.

Revenu au ministère, tout heureux d’avoiraussi bien commencé sa journée, le ministre s’enferma avec sonsecrétaire et travailla jusqu’au soir. Comme il l’avait dit, ildonna des ordres pour qu’on établît un service de surveillanceautour de la maison des hypnotiseurs ; et il prit des mesuresimmédiates pour faire modifier les plans de mobilisation. Jusqu’ausoir, les chefs de l’état-major défilèrent dans son cabinet. Ilrégnait, au ministère, une activité à laquelle on n’était certespas habitué.

Le ministre rédigea sur-le-champ une noteofficieuse qu’on fit communiquer à la presse, et par laquelle legouvernement rassurait l’opinion publique, très émue du conflitfranco-américain.

– Dans quelques jours, dit-il à son chefde cabinet, nous pourrons sans doute tenir aux Yankees un langageénergique. Vous savez que je vais m’absenter deux jours pour allerassister aux expériences de l’accumulateur psychique… Je n’attendsque cela pour agir.

Oscar Barnajou se frottait les mainsjoyeusement à la pensée du discours qu’il comptait bien faire à laChambre.

La nouvelle qu’une invention pour ainsi diremiraculeuse venait d’être faite par un savant français s’étaitrépandue dans les salles de rédaction. Un entrefilet parut lelendemain.

« La banqueroute de la science, dont on atant parlé – y disait-on – est loin d’être effective. En voici unenouvelle preuve.

« D’après une information que nouspouvons regarder comme sûre, le savant Arsène Golbert, déjà connupar d’autres inventions, entre autres celle de la locomotivesubatlantique, vient de découvrir un appareil tout à faitfantastique, qui, nous dit-on, doit bouleverser, de fond en comble,les faibles aperçus que nous possédons sur les sciencespsychiques.

« C’est tout ce que nous pouvonsdire.

« L’inventeur, en effet, ne veut riendévoiler avant d’avoir effectué une expérience décisive. Cependant,nous pouvons ajouter que le savant Arsène Golbert ne prendra aucunbrevet pour sa découverte. Il la donnera à tous ceux qui voudrontl’utiliser. »

Chapitre 16La folie de Harry Madge

Au boutde quelques jours, William Boltyn s’était accoutumé à la viefrançaise et avait fini par y prendre goût. Il hantait lesthéâtres, les concerts, toujours suivi d’Aurora qui était dans unvéritable ravissement.

La jeune femme avait acquis, chez les grandscouturiers, des toilettes merveilleuses. Elle avait fait louer, parWilliam Boltyn, un petit hôtel au bois de Boulogne, et ellecommençait à être citée dans les chroniques mondaines comme une deshéroïnes de l’élégance.

Le vieux Yankee lui-même sortait maintenant,le gardénia à la boutonnière ; et tout en maugréant tout hautcontre sa fille qui lui faisait perdre son temps – incalculablementprécieux – il ne pouvait s’empêcher de penser, tout bas, que la vieparisienne avait bien son charme.

– Tu connais, lui disait Aurora, leproverbe de chez nous : « Voir Paris et puismourir. » Crois-tu maintenant qu’il ait raison ?

Tout en bougonnant, William Boltynrépondait :

– Je connais aussi cet autre :« C’est en Amérique qu’on sait gagner des millions ;c’est à Paris qu’on sait les dépenser. »

Cependant William Boltyn ne perdait pas de vules choses sérieuses. Les milliardaires, qui comptaient denombreuses créatures parmi les membres du parlement américain,l’avaient chargé de diverses missions confidentielles.

S’occupant de ses plaisirs le soir, lemilliardaire expédiait, dans la matinée, les affaires de son usinede Chicago. L’après-midi, il faisait des visites à certainspersonnages importants de la colonie américaine.

Dans ces milieux vaguement au courant del’immense complot tramé contre l’Europe, la ferme réponse duministre aux prétentions américaines avait produit un certainétonnement. La prudence yankee hésitait à s’embarquer à la légèredans une guerre grosse de conséquences. Enfin les bruits quicouraient sur certaine découverte merveilleuse, capable de mettrela France en état de résister aux armées du monde entier,achevaient de donner beaucoup d’incertitude aux diplomatesyankees.

William Boltyn rentra, un soir, de la plusméchante humeur. Il rudoya presque Aurora, dont un de nos artistescapillaires les plus en vogue était en train d’onduler la bellechevelure blonde.

Miss Boltyn se disposait à partir pour l’Opéraoù elle avait louée une loge dès son arrivée.

– Vous savez, ma fille, dit-il d’un tonrogue, que votre ancien époux me procure encore des ennuis. Lui,Ned Hattison et son beau-père se sont coalisés et viennent de faireune découverte qui, paraît-il, est de nature à causer un gravepréjudice à nos projets.

– Que m’importe ! repartit aigrementAurora. M. Olivier Coronal est un homme pour qui j’ai gardébeaucoup d’estime. Il lutte pour ses idées comme vous luttez pourvotre ambition ; il est dans son rôle. Je n’ai rien à voirdans toutes ces haines.

– Ah ! vous êtes bien toujours lamême, s’écria le Yankee avec emportement, une fille ingrate etégoïste. Vous vous moquez de mes projets les plus chers, quand voscaprices féminins n’y sont pas intéressés. Mais, sachez-le bien, jevaincrai ces gens que je trouve toujours en travers de ma route. Jene reculerai pour cela devant aucun moyen ; et d’abord, dèsdemain, je vais m’entendre avec nos hypnotiseurs, et je saurai, pareux, ce que vaut vraiment cette fameuse découverte. De plus, ils memettront en communication avec Harry Madge, dont j’attends d’utilesconseils dans la situation présente. Si cette découverte est aussimerveilleuse qu’on le dit, nous aurons vite fait de nousl’approprier.

– Vous m’emmenez ? demandatristement Aurora qui venait de piquer dans ses cheveux un superbediadème de rubis couleur sang de pigeon.

– Non, répondit froidement lemilliardaire, j’irai seul.

Il sortit, non sans avoir jeté un regardmoitié fâché, moitié content sur Aurora, vraiment éblouissante danssa toilette de soie vert Nil, rehaussée de broderies incrustées depetites émeraudes. La jeune femme était, certes, dansl’épanouissement de sa beauté.

Le lendemain, dans la matinée, William Boltynse faisait conduire rue de la Chine et frappait à la porte desfrères Altidor.

Après quelques minutes d’attente, pendantlesquelles il se sentit observé à travers le grillage serré d’unjudas, le milliardaire put pénétrer dans l’enclos envahid’herbailles et de végétations folles.

Les frères Altidor, au courant de soninfluence dans l’association des milliardaires, le reçurent avecmille marques de respect.

– Nous sommes heureux de votre présence àParis, dit Jonas, car il nous arrive, depuis peu, des chosesétranges. Nous avons été certainement dépistés. Des individus demauvaise mine nous suivent lorsque nous sortons, et rôdentcontinuellement autour de notre maison. Je tremble que l’on ne sesoit aperçu de nos agissements. Nos moindres gestes sontobservés.

Les deux frères avaient fait entrer WilliamBoltyn dans une des salles du rez-de-chaussée qu’ils avaientréservées pour eux seuls.

En quelques mots, William Boltyn mit les deuxfrères au courant de la situation.

– Nous savions à peu près ce que vousnous dites, affirmèrent-ils. Si nous nous sommes tenus dans unecertaine réserve, c’est que nous sommes forcés, par la délicatessemême de notre mission, à beaucoup de prudence et à beaucoup deprécautions.

– Pourtant, intervint Jonas, vous voyezque toute notre discrétion ne nous a pas empêchés d’êtredécouverts. Du moins je le crains. Nous y remédierons,d’ailleurs.

– Mais, objecta William Boltyn, grâce àvotre faculté de lecture à distance, ne pourriez-vous pas projetervotre volonté et celle de vos hommes sur la demeure des ingénieursfrançais, et me renseigner exactement sur l’importance réelle deleur découverte ? Je ne vous cacherai pas moninquiétude ; on assure, à mots couverts, dans certainsmilieux, que maintenant l’Europe ne craint plus rien, et que cetteinvention la met en état de résister à des forces inimaginables. Jeserais bien aise de savoir à quoi m’en tenir sur ce point.

– Nous ne pouvons malheureusement voussatisfaire, répondit Jonas Altidor. Notre volonté, que des annéesde pratiques continuelles ont pourtant rendue très puissante, neréussit pas à percer le mystère dont s’entourent les ingénieurs. Ilrègne autour d’eux comme des effluves de sentiments qui nous sonthostiles. Ils doivent s’occuper beaucoup de nous. Après bien destentatives toujours infructueuses, nous avons dû renoncer à savoirce qu’ils font.

– Diable ! grommela William Boltyn,j’aurais bien cependant donné vingt mille dollars pour êtrerenseigné sur la nature de cet appareil dont la presse parisienne,tout entière, chante mystérieusement les louanges.

– Oh ! vous savez, dit un des deuxfrères, ces bruits ne reposent peut-être sur rien d’exact. Enelle-même, l’invention est sans doute insignifiante : quelquejouet de salon, quelque machine curieuse. Il n’y a pas là de quoivous effrayer. Nous avons bien engagé la lutte. Une partie de noshommes est déjà passée en Angleterre. Jusqu’à preuve du contraire,je tiens que toutes les chances de succès sont de notre côté.

– Je veux bien le croire, murmura lemilliardaire en soupirant presque malgré lui, comme si unpressentiment venait de traverser son esprit… Et Harry Madge,reprit-il, pouvez-vous me donner de ses nouvelles ? Je saisque vous correspondez télépathiquement avec lui.

Les deux frères se regardèrent… Ils semblaientembarrassés par la question de leur visiteur.

Jonas qui, en toutes choses, montrait plus derésolution que son frère, se décida le premier à parler.

– Vous nous trouvez, dit-il, dans unemortelle inquiétude au sujet de notre chef. Là aussi il se passequelque chose d’étrange et que nous ne pouvons pas définir. Depuisquarante-huit heures, les communications télépathiques sont rompuesentre nous et Harry Madge. Sa volonté, d’ordinaire si puissante, silucide, a l’air de traverser une crise épouvantable où elle sedébat, s’agite, se meurtrit, ne parvient pas à se ressaisir, etmenace de sombrer tout à fait. Nous avons dû renoncer à luitransmettre les documents que nous avons déchiffrés avant hier.Nous sentons bien que sa volonté est fixée sur nous ; nous enconstatons les effets ici même ; mais elle ne nous répond pas.Nous l’interrogeons en vain.

William Boltyn écoutait avec attention. Un plidur barrait son front ; ses sourcils se rejoignaientpresque.

– Que voulez-vous dire ?demanda-t-il. Quelle explication donnez-vous à cesphénomènes ?

– Aucune, pour le moment, répondit Jonas.Nous attendons les événements avec impatience. Harry Madge doitsans doute être malade… Si vous voulez monter avec nous au premierétage, son fantôme vous apparaîtra dans une des chambres où, depuisdeux jours, il ne cesse d’errer, en grinçant des dents.

– Mais certainement, fit William Boltyn,chez qui la curiosité l’emportait sur la crainte.

– En tout cas, recommandèrent les deuxfrères, soyez prudent ; ne proférez aucune parole. Il est trèsirritable en ce moment. Nous avons dû enlever tous les meubles quiétaient dans la chambre où il se promène et semble se plaire. Leschaises, les tables se soulevaient, se heurtaient contre lesmurailles.

Très impressionné bien qu’il n’en voulût rienlaisser voir, William Boltyn suivit les Altidor, qui leconduisirent le long d’un étroit corridor, et s’engagea avec euxdans un escalier qu’éclairait faiblement une veilleuse.L’atmosphère était humide et chargée de senteurs de moisissure,dans cette maison dont les fenêtres ne s’ouvraient jamais. Les pasrésonnaient lugubrement sur les dalles. Boltyn se sentait inquiet.De légers frissons lui parcouraient l’épiderme.

Au premier étage, Jonas déposa la veilleusedans une sorte de niche qui avait dû servir jadis à loger unestatuette, et ouvrit une porte, dans l’ombre.

– Entrez, dit-il au milliardaire, ettenez-vous immobile.

Tout d’abord William Boltyn ne distingua rien,sinon, à l’extrémité de la chambre, d’imperceptibles filets delumière qui filtraient entre les fentes des volets.

– Je ne vois pas, allait-il dire.

Mais il se souvint qu’on lui avait recommandéd’être silencieux. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité.Au bout de quelques minutes, il commença d’apercevoir une formeindistincte qui se déplaçait dans l’ombre et semblait agitée demouvements désordonnés. Puis il distingua un visage décharné, et ilreconnut l’étrange coiffure surmontée d’une boule de métal et lepardessus du vieux spirite. Il vit une main, chargée de bagues,s’élever lentement.

Le fantôme de Harry Madge, tantôt exécutait debrusques volte-face, tantôt s’avançait majestueusement, comptantses pas, la tête droite, le regard fixe et avec des gestes decommandement. Parvenu à l’extrémité de la chambre, il se retournaitavec lenteur et recommençait de s’avancer avec la majesté d’unempereur entouré de sa cour. Ses longues mains diaphaness’étendaient en avant comme pour bénir, comme pour protégerd’invisibles assistants agenouillés. Le regard phosphorescentétincelait ; la tête se rejetait en arrière dans un gestenoble et orgueilleux. Puis, au milieu de la chambre, le fantômes’arrêtait subitement, comme sous l’empire d’une terreur folle. Lesmains s’agrafaient désespérément au pardessus flottant sur le corpsmaigre ; le regard se convulsait ; les membres étaientagités de tremblements, et les glaces reflétaient le terriblespectacle d’un spectre s’abîmant dans sa douleur.

William Boltyn se sentait devenir pâle. Lecœur lui manquait.

Jonas et Smith Altidor le prirent chacun parun bras et l’entraînèrent.

– Ah ! je n’oublierai jamais ce queje viens de voir, s’écria-t-il en épongeant son front ruisselant desueur. C’est épouvantable. C’est obsédant et tragique.

On lui servit un verre de cordial qui le remitun peu de son effroi.

– Que pensez-vous maintenant de HarryMadge ? demanda Jonas.

– Mais il doit être fou, dit WilliamBoltyn. Les gestes de ce fantôme sont ceux d’un monarquetout-puissant. Il a dû faire quelque rêve insensé qui lui a faitperdre la raison… Comme l’homme broyé par les rouages de la machinequ’il doit conduire, il a été victime de la puissance mystérieusequ’il maniait, de la force occulte à laquelle il s’abandonnait sansprudence.

– C’est aussi notre avis, répliquèrentles deux hommes ; mais nous ne voulions pas vous le dire avantde vous avoir fait assister à cette scène.

Le milliardaire avait hâte de quitter cettemaison hantée. Il se sentait mal à l’aise. Il promit de revenirbientôt, et regagna la voiture qui l’attendait à la porte de lapropriété.

En rentrant à son hôtel du bois de Boulogne,Stephen lui remit un télégramme qui était arrivé quelques instantsaprès son départ.

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, iln’éprouva presque pas de surprise à lire :

« Harry Madge devenu fou. Nécessité del’enfermer dans une maison d’aliénés. Attendons votre décision ausujet de la sauvegarde de nos projets. »

– Ma foi, tant pis, bougonna WilliamBoltyn, cela devait lui arriver un jour ou l’autre !…

Ce fut là toute l’oraison funèbre duspirite.

« Même, songea Boltyn, je ne suis pasfâché de cet événement. Cet Harry Madge devenait encombrant. C’eûtété un rival dangereux pour plus tard. Son ambition égalait lamienne. Il vaut mieux qu’il soit disparu !… Ah !maintenant, se dit-il, je suis le plus fort… Les deux frèresAltidor connaissent tous les secrets de leur maître. Ils nousrendront autant de services que lui, et seront moins difficiles àsatisfaire au jour de la victoire. Et pourquoim’inquiéterais-je ? L’avenir me sourit. Mes collègues ne sontque des hommes sans volonté qui feront tout ce que je voudrai.Cette prétendue invention ?… Bah ! les Européens ne sontpas de force à lutter avec nous. Me voilà de nouveau, le chef de lasociété des milliardaires américains… »

À la même heure, Thomas Borton, notre vieilleconnaissance, l’ancien pickpocket qui avait dévalisé autrefois LéonGoupit à Ottega – maintenant fort honorable gentleman et reporterattitré du Chicago life –, pénétrait, en courant, dans lesbureaux du journal et frappait précipitamment à la porte du cabinetde M. Horst.

– Une excellente nouvelle, dit-il sanspréambule. J’ai de quoi faire un article sensationnel d’au moinstrois colonnes !

– Ah ! fit sans s’émouvoir ledirecteur qui en avait vu bien d’autres. Qu’y a-t-il ?

– Vous connaissez bien Harry Madge, lespirite ? continua Thomas Borton en rajustant son binocle àmonture d’écaille.

– Parbleu ! qui ne le connaît àChicago ?

– Eh bien, grande rumeur ce matin dansson palais. Les domestiques couraient de tous côtés. Harry Madge aété pris d’un accès de folie.

– J’avais prévu cela depuis longtemps,dit froidement le directeur du Chicago Life, en même tempsqu’il se levait, pour prendre dans un cartonnier un petit cahiermanuscrit dont le titre, écrit en grosses lettres, était :

LA FOLIE DE HARRY MADGE

UNE VICTIME DU SPIRITISME

UN PALAIS ENCHANTÉ

DÉTAILS SENSATIONNELS

– Laissez-moi vous dire que vous êtes unrude homme, s’écria Borton interloqué.

– Bah ! protesta le directeur encaressant ses favoris, on voit bien que vous n’avez jamais rien vu.C’est l’enfance de l’art, cela… Voilà, ajouta-t-il. Toute la partiedocumentaire de l’article est faite : la biographie de HarryMadge, la description de son palais, tout y est. Vous n’avez qu’à yajouter la scène de la folie… Vous avez desrenseignements ?

– Plus qu’il n’en faut, répondit Borton.J’ai profité de la confusion pour visiter le palais de fond encomble et, moyennant quelques dollars, j’ai su, par lesdomestiques, tout ce qui pouvait m’intéresser.

– Alors, interrogea encore M. Horst,notre brave spirite a complètement perdu la raison ? Et queva-t-on faire ?

– Oh ! ce n’est pas douteux,répondit le reporter qui s’était déjà mis à écrire… Ses frères, depauvres ouvriers, des maçons ou des charpentiers je crois, à qui iln’avait jamais voulu donner un dollar, sont accourus. Ils vontcertainement le faire enfermer, et se partageront bientôt sesmilliards.

– Eh bien, c’est parfait !Faites-moi quelque chose d’intéressant, de vivant, de touchant.Dans une heure nous tirerons une édition spéciale.

Thomas Borton était devenu, en peu de temps,un reporter de première force, ainsi qu’un gentleman de grandeallure. Vêtu à la yankee d’un complet à carreaux de coupe élégante,chaussé de souliers jaunes et coiffé d’un feutre mou, la barberousse bien taillée, le binocle à cheval sur un nez un peu troplong, il avait l’air tout à fait respectable. On n’eût jamaisreconnu en lui le pickpocket en haillons, le grand diable roux queLéon Goupit avait châtié à Ottega d’une aussi magistrale façon, etqui plus tard, dans l’espoir de toucher la prime de dix milledollars promise à celui qui livrerait aux milliardairesl’incendiaire de Skytown, avait enfermé le Bellevillois dans lacaverne antédiluvienne des montagnes Rocheuses.

Il venait à peine de revenir d’assister à unegrande revue navale qui avait eu lieu dans un des principaux portsde l’Union ; et le rêve qu’il poursuivait, c’était d’êtreenvoyé en Europe par son journal pour y suivre la marche desévénements.

Ainsi que son directeur et que presque tousles journalistes yankees, Thomas Borton était persuadé que laguerre allait éclater d’un jour à l’autre. Il écrivait sur unepetite table ; et à mesure qu’il avait noirci une feuille depapier, il la déposait, toute fraîche d’encre, dans une petitecorbeille qui se trouvait à côté de lui dans une sorte de tranchéepratiquée dans la muraille. Il appuyait sur un bouton électrique,et aussitôt, de l’imprimerie située à plusieurs étages au-dessus,dans la même maison, on hissait la corbeille, pneumatiquement, eton la redescendait vide.

– Je vais chercher un numéro, dit-il ense levant, comme la dernière feuille venait de disparaître dans lemonte-charge… C’est égal, si jamais Harry Madge revient à laraison, il ne pourra pas se plaindre. Je lui ai fait quelque chosede superbe. Vous lirez cela, patron.

Pendant que se fabriquait si allègrement sonoraison funèbre dans les bureaux du Chicago Life, HarryMadge, gardé à vue par ses serviteurs, attendait, dans une sorte detorpeur qui avait succédé à sa crise furieuse, la voiture quidevait l’emmener à Chicago, dans une maison de santé.

Voici ce qui s’était produit.

À la suite de cette scène nocturne où, sefaisant promener dans les allées de son parc sur un trône, avecdevant lui ses serviteurs vêtus de somptueux costumes et portantdes flambeaux, avec derrière lui les spectres des empereurs défuntsdont il se croyait le chef tout-puissant, Harry Madge était tombéla face contre terre ; le vieux spirite, rempli d’une terreurimmense, s’était abstenu pendant quelque temps de ses évocations.Dans la solitude de la grande salle oblongue, où il accomplissaitjadis ses expériences en compagnie du fakir indien et du médecinpeau-rouge, il passait des nuits entières, plongé dans la lectured’anciens livres de la Kabbale et de magie, et il employait lereste de son temps à correspondre télépathiquement avec les deuxfrères Altidor. Mais cela n’avait pas duré. Harry Madge avait étérepris par ses idées de domination universelle. De nouveau, ilavait évoqué, autour de lui, les fantômes des grands conquérants.De nouveau il s’était cru Dieu !

Dans la lumière bleuâtre des lampes posées deplace en place sur des stèles de granit, César, Alexandre, Tamerlanétaient revenus visiter la grande salle silencieuse et s’étaientassis à côté du spirite, dans les stalles de chêne sculpté.

Vêtu en empereur romain, ou bien encore d’unétrange costume qu’il eût été assez malaisé de définir, HarryMadge, dans sa fièvre d’exaltation, se jouait à lui-même des dramessilencieux et terribles. La tête droite, le buste amaigri bombantsous l’étoffe de son manteau de pourpre, la main tendue, le regardd’une fixité diabolique, il s’avançait à travers l’immense salle,suivi de son funèbre cortège de courtisans.

– Chantez mes louanges, adorez-moi,s’écriait-il. Empereurs, conquérants que j’ai tirés de vossépulcres, vous ne fûtes que les instruments aveugles d’une forceque vous ne connaissiez pas. Vous n’avez été que des hommes !…Je suis Dieu !… J’ordonne, et je connais les causes de ce quiexiste. Ma volonté domine l’univers que je recréerai selon mafantaisie. Je suis immortel ! Je suis tout ! Mon cerveauembrasse l’immensité des êtres et des choses !

Sa voix rauque et comme lointaine résonnaitautour de lui. Il s’arrêtait, puis reprenait sa marche. Parfois, ilparcourait les allées de son jardin, s’en allait jusqu’au bord dufleuve en chantant, en psalmodiant plutôt, d’étranges litanies. Soncortège le suivait docilement ; et sous le clair de lune quifaisait miroiter les allées sablées de poudre métallique, lesspectres, dans leurs vêtements d’apparat, avec leurs yeux éteintset mornes, marchaient à pas comptés, à sa suite.

C’était d’un fantastique et tout à la foisd’un burlesque achevés, ce vieillard chancelant dont la stature seprofilait, s’allongeait sous la clarté vacillante qui descendait duciel étoilé, dans cet étrange parc où des pyramides de granitsupportaient des sarcophages égyptiens, où des statues voiléesapparaissaient, groupées comme par un conciliabule mystérieux,auprès des ruines d’un temple hindou envahi par de hautesherbes.

Parfois, tandis qu’il parlait, Harry Madge sesentait brusquement oppressé. Il regardait autour de lui avecinquiétude ; il se mettait à trembler, et il lui semblaitalors que les spectres ricanaient en le regardant.

Une nuit, au détour d’une allée, l’Ombre sedressa devant lui, si près qu’il crut sentir un souffle luieffleurer le visage.

– Arrière, Apparence maudite,s’écria-t-il en bondissant sous le coup d’une terreur délirante.Arrière, te dis-je !… Je ne t’ai point appelée, Ombre qui mepoursuis de ton regard vengeur et sanguinaire. Que meveux-tu ? Pourquoi te dresses-tu devant moi avec tes multiplesvisages ? Qui es-tu ?… Hattison ?… Mon père ?…Satan ?… Ou le vieux professeur que j’ai connujadis ?

Pour toute réponse, l’Ombre se mit à ricanersinistrement en montrant du doigt les étoiles.

– Oui, je le sais, continua lespirite ; tu représentes je ne sais quoi, l’inconnu, lemystère des choses !… Arrière, puissance infernale quit’attaques à ton Dieu !…

L’Ombre ouvrit les bras, et, les mains enavant, s’avança vers le spirite.

– Alexandre ! César !Tamerlan ! Protégez-moi, supplia Harry Madge en se rejetant enarrière. Arrêtez le bras qui me menace, les mains qui vont mesaisir à la gorge !

Et, désespérément, le vieillard se retourna,les cheveux hérissés, les yeux injectés de sang.

Derrière lui, son cortège d’empereurs défuntss’était évanoui.

– Ah ! cria-t-il, ma volontém’échappe. Je suis perdu !

Il était seul, face à face avec l’Ombre.

Un râle d’agonie s’échappa de sa poitrine.Terrassé, il roula sur le sable. Un poids énorme l’écrasait. Il sedébattait sous l’étreinte de doigts immatériels qui se serraientautour de son cou.

Quelques instants après, les serviteurs,attirés par ses cris éperdus, étaient autour de leur maître qui,toujours étendu, continuait à se débattre et à râler.

– Chassez-la ! chassez-la, criait-ilen faisant des efforts pour se dresser.

Les domestiques s’empressèrent autour de lui,le relevèrent ; et tandis qu’il continuait à prononcer desparoles incohérentes, ils le portèrent dans sa chambre. Mais tousleurs soins ne parvinrent pas à le tirer de l’état de prostrationdans lequel il était tombé. La boule de métal de sa coiffure qui,jusqu’alors, avait toujours été lumineuse, ne jetait plus aucunreflet. Elle était subitement devenue terne, et au bout d’une heureelle s’était décolorée.

– Il m’a dépouillé de mon pouvoir,articulait-il faiblement, sans ouvrir les yeux.

– Qui ? Dites-nous qui ?demandaient les serviteurs qui ne le quittaient pas une minute.

– Je ne sais pas… Lui !L’Ombre ! L’Ombre !… Chassez-la !Chassez-la !…

Et le spirite promenait, autour de lui, desregards terrifiés. Sa main s’égarait sur son cou, où, détail qui nelaissa pas de les étonner, les domestiques constatèrent des marquesrougeâtres.

– Il est fou, dirent-ils.

Comme le directeur du Chicago Life,ils ajoutèrent :

– Cela devait arriver.

Lorsqu’on voulut le faire monter dans lavoiture qui devait l’emmener à Chicago à la maison de santé, HarryMadge fut repris d’un accès furieux. Sans aucun ménagement, on leligota solidement ; et deux hommes emportèrent sur leursépaules ce corps décharné, d’où l’intelligence était maintenantabsente. On l’étendit sur une des banquettes de la voiture.

Quelques curieux faisaient cercle et, parmieux, attiré sans doute par un pressentiment, le médecin peau-rougeregardait gravement le désolant spectacle.

Lorsque la voiture eut disparu, le vieuxsachem poussa un profond soupir et, hochant la tête, ils’éloigna.

– La clarté de l’esprit ne doit passervir à accomplir le mal, prononça-t-il sentencieusement, ens’éloignant dans la direction de la forêt.

Chapitre 17Le village de Kergario

Cen’était pas par hasard qu’Arsène Golbert avait choisi le village deKergario, tout au fond de la Basse-Bretagne, pour en faire lethéâtre d’une expérience collective dont il voulait que le résultatfût décisif.

Kergario, situé à une distance considérable detoute ville, au milieu d’une lande désolée où ne poussaient que demaigres ajoncs et des bruyères maladives parsemés de blocs degranit, était un des endroits les plus sauvages du monde. La garede chemin de fer la plus proche était éloignée d’une dizaine delieues. Une fois seulement par semaine, le jour du marché, unevieille diligence faisait le service entre le bourg et le village.Cela suffisait pour expliquer l’état d’ignorance et de superstitiondans lequel étaient restés les habitants de Kergario.

On y parlait le dialecte breton, auxconsonances à la fois rudes et empreintes de mélancolie ; etle curé lui-même ne comprenait presque plus le français.

Rares étaient les habitants de ce village quin’y fussent point nés. Jamais un livre ni un journal n’ypénétraient. Les pauvres paysans ignoraient même sous quelgouvernement ils vivaient. Ils ne connaissaient rien du restant del’univers.

Une année, des artistes, séduits par lasauvage beauté des paysages environnants, essayèrent de s’yinstaller. Ils durent bientôt partir.

Dès le premier jour, les enfants leur avaientjeté des pierres, les femmes les avaient injuriés et les paysansles avaient poursuivis, armés de fourches et de bâtons.

Les habitants des villages voisins necommuniquaient jamais avec eux et les regardaient comme dessauvages.

Malgré les efforts du curé, qui faisait sonpossible pour améliorer ces natures ingrates, la misère, la saleté,l’ignorance et le vice exerçaient librement leurs ravages danscette misérable contrée.

C’est ce qu’expliquait Arsène Golbert auministre Barnajou, dans le compartiment du train spécial qui lesemmenait à la gare la plus rapprochée du village maudit.

L’accumulateur psychique, soigneusementemballé, avait été placé dans un fourgon capitonné sous lasurveillance de MM. Tom Punch et Léon Goupit qui ne devaientpas le quitter d’un instant.

Quelque vingtaine d’années auparavant, ArsèneGolbert avait passé près de Kergario pour faire le tracé d’uneligne de chemin de fer, et il se souvenait que ses ingénieurs etses piqueurs avaient été à demi assommés par les paysans.

C’est ainsi qu’il s’était décidé à transporteren Bretagne son merveilleux accumulateur, et à déranger leministre.

– Si je réussis à rendre ces gens-là douxet humains, je crois qu’on n’aura rien à m’objecter.

– Parbleu ! je le sais bien,répliqua Barnajou. L’effet est sûr. Avons-nous au moins emmené unphotographe ?

– J’ai apporté mon appareil, réponditNed, et mon ami a pris aussi le sien, ajouta-t-il en montrantOlivier Coronal, qui semblait rajeuni par le succès de son maître,et tenait tête, avec beaucoup de verve, aux boutades du ministreméridional.

En arrivant à la gare, la petite troupe pritplace dans un char à bancs, attelé de deux fringants petits chevauxbretons. Un peu avant midi, on était arrivé en face du fameuxvillage.

Le sous-préfet de l’arrondissement avait jugébon de donner au ministre, par mesure de prudence, une escorte dehuit gendarmes à cheval.

On fit halte, à deux cents mètres environ, surune petite éminence qu’ombrageaient deux ou trois chênes rabougriset de grands houx au feuillage couleur de bronze.

Les gendarmes, que commandait le brigadierBertrand, un ancien soldat d’Afrique, se tinrent en embuscade dansun petit bois, le ministre ayant jugé préférable de ne pas afficherle ridicule d’une semblable escorte. Au fond, il ne se croyaitnullement en danger, et soupçonnait, à part soi, l’ingénieurGolbert d’avoir légèrement exagéré la sauvagerie des habitants deKergario.

Après un déjeuner froid, qui fut expédié àl’ombre d’une gigantesque pierre celtique, les diverses pièces del’accumulateur furent tirées de leurs gaines, et l’appareil futmonté et installé, bien en position, sur un bloc horizontal degranit.

À ce moment, les habitants du villagecommencèrent à s’émouvoir des préparatifs qui se faisaient sur lalande.

Des enfants et des femmes en haillons, lespieds nus, sortirent les uns après les autres des misérableschaumines qui se groupaient autour d’une église délabrée, etvinrent s’arrêter, comme des animaux curieux, à une centaine demètres de l’accumulateur.

Ils restèrent d’abord bouche bée, devant cegrand bloc de cristal, qui s’irisait de toutes les lueurs del’arc-en-ciel aux rayons du soleil printanier ; puis ilspoussèrent des exclamations et des grognements sourds, etcommencèrent à se diriger vers l’accumulateur, d’une allure qui nelaissait aucun doute sur leurs intentions hostiles.

Quelques paysans, armés de faux et de bâtons,s’étaient joints à eux.

– Que vous avais-je dis ? s’écriatriomphalement Arsène Golbert.

À ce moment, une pierre passa en sifflant àquelques centimètres de l’appareil, et emporta le haut-de-forme duministre.

– Les misérables, s’écria Hattison, ilsvont briser l’accumulateur.

– Eh ! pas de ça, fit le ministrequi avait ramassé son chapeau… Gare aux gendarmes !

À cet instant précis, la petite troupe dubrigadier se démasqua, et les tricornes de la maréchaussée firentleur apparition.

Les gens de Kergario battirent en retraiteprécipitamment.

– Ne les poursuivez pas, ordonna leministre, avec autorité. Laissez-les rentrer chez eux ; maisne vous éloignez pas trop. Soyez prêts à nous secourir en cas d’unenouvelle attaque.

Pendant cette scène, Léon Goupit, toujoursadmirable de sang-froid, avait trouvé moyen de prendre uninstantané de l’espèce de petite escarmouche qui venait d’avoirlieu.

– Tu vois, dit-il à Tom Punch, assezébahi de tout ce qui arrivait, je vais prendre une secondephotographie après l’expérience, et l’on fera paraître les deux,l’une en face de l’autre, dans les journaux illustrés.

Enfin, l’appareil fut mis en mouvement. Lespiles furent actionnées ; les disques et les miroirstournèrent.

Un vaste faisceau fluidique, visible à l’œilnu sous la forme d’une pyramide bleuâtre et miroitante, partit dudisque oculaire central et alla envelopper les taudis de Kergariod’un arc-en-ciel foudroyant.

Dix minutes se passèrent. Rien ne seproduisait. Le silence était profond, aussi bien chez lesexpérimentateurs que chez les habitants du village, claquemuréschez eux par la crainte des gendarmes.

– Malgré tout, murmura le ministre,j’éprouve une certaine émotion.

– Allons, continuez, dit à ses amisArsène Golbert qui dissimulait mal son trouble et son anxiété.

Cinq minutes se passèrent encore. Puis unefemme sortit d’une des masures, armée d’un grand seau d’eau et d’unbalai. Elle se mit à nettoyer la ruelle avec une énergiedésespérée. Elle avait fort à faire. Il y avait peut-être dessiècles que cette ruelle, où les porcs et les canards prenaientlibrement leurs ébats, était encombrée de fumier.

Peu après, une autre ménagère sortit, et semit à imiter la première. Puis ce fut le tour d’une troisième, puisd’une quatrième. Enfin le village tout entier donna auxexpérimentateurs le spectacle d’une séance de propreté certainementunique dans les fastes de la contrée.

Les hommes, qui s’étaient mis les derniers àla besogne, ne se montraient pas les moins actifs. Ils brouettaientdes pierres et du gravier pour boucher les mares à purin et lesautres cloaques, qui entretenaient à Kergario, diverses fièvres àl’état endémique.

Comme sous le coup de baguette d’unenchanteur, la bourgade avait vite pris un petit aspect de villagehollandais tout à fait remarquable.

Le ministre, qui suivait les péripéties decette transformation à l’aide d’une jumelle de théâtre, s’écriajovialement, avec son léger accent méridional :

– Té ! voilà des gaillards qui sedécrassent !

Après les maisons, ce fut le tour des petitsenfants. On vit les mères les plonger dans de vastes baquets, etles nettoyer à l’eau claire, faute de mieux, le recteur étant leseul à posséder du savon, à Kergario.

Tout l’après-midi, le petit village offritl’aspect d’une ruche affairée. Il s’y produisait un mouvement, desallées et venues, que les expérimentateurs ne comprenaient pas trèsbien. Ils eurent bientôt la clef du mystère.

De l’unique rue qui formait le villagedébouchait un cortège d’une magnificence naïve et tout à faittouchante. En tête, marchaient de toutes petites filles, couronnéesde genêts d’or et tenant en mains de gros bouquets de bruyèrepourprée. Elles étaient vêtues de fraîches robes de cotonnadebleue, et chaussées de gros sabots rouges en bois de pommier,qu’elles avaient réservés jusque-là pour les fêtescarillonnées.

Derrière ces enfants se tenaient les grandessœurs et leurs mères, parées de corsages brodés et de coiffes àlongues ailes éclatantes de blancheur. Elles portaient de grandsplats de faïence bleue, où s’étalaient les humbles présents quepeut offrir un pays aussi pauvre. Il y avait des tranches de jambonrosé, du pain aux rousseurs étincelantes, des galettes de sarrasin,et des pichets de terre, pleins de cidre écumant.

Les paysannes qui portaient ces présentsavaient un air modeste et candide que l’on n’a point vu depuis.Après elles marchaient leurs frères et leurs maris, coiffés defeutres à larges bords, d’où leurs longs cheveux retombaient surdes gilets ornés de bandes de velours d’or.

Toute la troupe s’avançait en cadence aux sonsdu biniou, dont jouait un vénérable sonneur en cheveux blancs.

Arrivé à quelques mètres de l’accumulateur, lecortège s’arrêta, et le recteur, qui s’était jusqu’alors caché aumilieu des rangs, s’avança et fit, dans un excellent latin de ladécadence, une petite harangue dont voici à peu près latraduction :

– Les habitants de Kergario me chargentde vous exposer, messieurs, le plaisir qu’ils ont de voir desétrangers dans ce pays jusqu’ici négligé par les voyageurs. Ilsvous prient d’agréer ces modestes présents en regrettant que leurpauvreté ne leur permette pas une hospitalité plus somptueuse.

Sur un signe du vieillard, les jeunes fillesdéposèrent, sur la pierre druidique, la collation dont ellesétaient chargées.

Le ministre, qui avait été prix d’honneur,naguère, au lycée de Toulouse, était enchanté de l’aventure. Ildonna la réplique au recteur en fort bons termes, lui apprenant quiil était, et promettant de subventionner largement le village deKergario, sitôt que les ressources du Budget le permettraient.

– Il faut, dit-il, que ce village possèdeà bref délai un instituteur, qu’il jouisse des bienfaits del’enseignement gratuit et obligatoire. Quant à ces landes, ellesrecèlent certainement des richesses cachées. J’enverrai desingénieurs, qui découvriront les gisements de minerai, que doiventrenfermer ces terrains… tertiaires.

Le recteur remercia le ministre avec dignité,mais sans bassesse, et lui fit part du vœu secret de quelqueshabitants qui désiraient une ligne de chemin de fer et un bureau deposte et télégraphe. D’aucuns réclamaient une bibliothèque et laconstruction d’un petit musée.

Tout en trouvant, à part soi, que les effetsde l’accumulateur étaient vraiment un peu foudroyants, le ministrepromit d’envoyer une partie des livres dont son ministère étaitencombré. Il y joindrait même quelques-uns des tableaux quel’exiguïté des musées parisiens le forçait de reléguer dans desgreniers, malgré leur réelle valeur.

– Et de deux ! s’écria tout à coupLéon Goupit, oubliant, dans sa joie, la présence des personnagesofficiels.

Il venait de tirer son second instantané,représentant le cortège bucolique des habitants de Kergario.

Il faudrait la plume de Cervantès pour décrirele festin qui suivit ce discours.

Les gens de Kergario fraternisèrent avec lesingénieurs et même avec le ministre. On se fût cru aux noces deGamache. Deux porcs avaient été sacrifiés. Une tente formée debranches de pin et de draps de lit avait été dressée et munie d’unelongue table. Les gendarmes eux-mêmes furent de la fête, et ne seretirèrent point sans avoir vidé quelques pichets et englouti forcetranches de jambon.

Le ministre, très ému, fit de nouveau undiscours latin bondé de citations virgiliennes, et que le recteurtraduisait à mesure à ses ouailles, en bas-breton.

Ce ne fut que très avant dans la nuit que leministre et son escorte regagnèrent la sous-préfecture voisine. Lelendemain, tout le monde rentrait à Paris par le train spécial.

L’accumulateur psychique avait été confié, denouveau, à la garde de Léon et de son inséparable Tom Punch, qui,dans le fourgon, s’étaient mis à jouer aux cartes pour sedistraire.

Les trois ingénieurs et le ministreéchangeaient leurs impressions sur les résultats miraculeux qu’onavait obtenus la veille. Tout le monde était d’excellentehumeur.

Arsène Golbert, dont le fin visage encadré decheveux blancs s’éclairait d’une satisfaction sans bornes,s’entretenait, dans un coin du compartiment, avec Oscar Barnajou,tandis que Ned et Olivier causaient entre eux.

– Étonnant, stupéfiant, inouï !…s’écriait le ministre avec volubilité. J’en suis encore toutabasourdi, vraiment, je vous assure !… Vos prédictions qui, jevous l’avoue maintenant, me laissaient, malgré moi un peuincrédule, vos prédictions, dis-je, ont été dépassées par lesfaits.

Il parlait avec une telle abondance, qu’ArsèneGolbert était obligé de profiter des instants où le souffle luimanquait, pour placer quelques paroles.

– Vous savez, monsieur l’ingénieur,dit-il, que je vais tenir largement mes promesses. Il n’est pasdouteux, qu’avant peu, vous soyez à la tête d’une usine où vouspourrez fabriquer vos accumulateurs en grande quantité ; et jeprends sur moi de vous assurer que le gouvernement vous fourniratous les capitaux dont vous aurez besoin.

– Surtout ne tardons pas, répondit ArsèneGolbert. Les Américains doivent être informés maintenant de madécouverte.

– Eh bien, tant mieux ! hurlaBarnajou avec véhémence. Cela leur montrera que nous ne lescraignons pas !

Et il se lança, pour la vingtième fois aumoins depuis la veille, dans un panégyrique enflammé del’accumulateur.

– Quelle aurore de prospérité et degrandeur se lève sur le Vieux Monde, clama-t-il, grâce à votremerveilleuse invention. Comme je l’attends, ce jour où nosambitieux ennemis vibreront à notre unisson dans une commune penséed’amour pour l’humanité !…

– Ce sera la punition de leur égoïsme,dit Arsène Golbert en souriant.

À Meudon, le train s’arrêta pour laisserdescendre les trois ingénieurs. On détacha aussi le fourgon quicontenait l’accumulateur.

Après avoir serré chaleureusement la main destrois hommes, le ministre continua sa route jusqu’à Paris.

Le retour à la villa fut l’occasion d’unevéritable fête. Lucienne, prévenue par télégramme, attendait lesinventeurs. Betty aussi était là.

– Oh ! s’écria Lucienne, je n’ai pasbesoin de vous demander les résultats de l’expérience. Vous avezcomplètement réussi, n’est-ce pas ? je vois cela àl’expression joyeuse de vos visages.

Elle rit beaucoup lorsqu’on lui raconta lapremière attaque, l’escarmouche qui avait eu lieu entre leshabitants de Kergario et les gendarmes, ainsi que la besogned’assainissement à laquelle, hommes et femmes, s’étaient livrés,aussitôt après l’expérience.

– Oh ! que j’aurais voulu être làpour voir tous ces braves gens venir offrir des victuailles et desfleurs en grande pompe, dit-elle… Alors, Ned, c’est vrai que lerecteur vous a adressé un discours en latin, et que le ministre luia répondu de même ?

Le Bellevillois qui, en arrivant à la villa,n’avait fait qu’un saut, avec son appareil photographique jusqu’àla chambre noire, disposée pour développer les plaques, arrivaitavec deux épreuves, qu’il n’avait même pas pris le temps defixer.

– Voyez donc, madame Lucienne, voilàpremièrement la lutte héroïque de Jacques Bonhomme et del’autorité… Ces gaillards-là auraient bien démoli l’accumulateur,tant ils étaient mal disposés à notre égard… Voici maintenant lecortège champêtre venant nous apporter des cadeaux et nous exprimerle plaisir que lui cause notre présence… Quelle différence tout demême !

Lucienne regarda fort curieusement les deuxépreuves. Elle était stupéfaite et charmée. Elle contemplait sonpère avec orgueil.

– Maintenant, déclara le vieux savant, ilfaut nous mettre au travail. J’ai rendez-vous, cet après-midi même,avec le ministre, pour m’entendre avec lui au sujet de notre futureusine d’accumulateurs.

En effet, quelques heures après, ArsèneGolbert reprenait le train pour Paris.

Il resta fort tard dans le cabinet deBarnajou ; et lorsqu’il regagna la voiture qui l’avait amenéau ministère, il ne put s’empêcher de sourire, tant il étaitsatisfait.

– Mes amis, annonça-t-il en rentrant, lesnouvelles sont excellentes de tous côtés. DécidémentM. Barnajou n’est pas un ministre ordinaire ; il se rendcompte de la situation, et il mène les choses rondement. Dèsdemain, un local et des capitaux seront à notre disposition. Tousles ministres sont informés de mon invention. Rien ne nous arrêteplus. Nous allons pouvoir réaliser entièrement notre rêve. L’Europeest sauvée !…

L’Europe était sauvée. C’était vrai.

Après n’avoir parlé de l’accumulateurpsychique qu’en termes couverts, les journaux parisiens semettaient à donner des détails. On reproduisait partout le récit del’expérience de Kergario. C’était, dans toute la presse, un concertunanime d’admiration. Les feuilles et les revues scientifiquesanalysaient la découverte. Des flots d’encre coulaient, chaquejour, sur ce sujet déconcertant.

Pour satisfaire quelques-uns de ses amis,Arsène Golbert avait consenti à tenter une nouvelle expérience.

Ses collègues de l’Académie des sciences et del’École d’anthropologie lui amenèrent un jour une dizaine deredoutables gredins que le ministre Barnajou, toujours enthousiastede l’accumulateur psychique, avait fait extraire de la prison deFresnes, où ils attendaient leur comparution, pour la vingtièmefois au moins, devant un tribunal.

Lucienne fut positivement effrayée lorsqu’ellevit, un matin, arriver à la villa, ces hommes à figure bestiale,qu’accompagnaient des agents de la Sûreté.

L’un après l’autre, on les fit s’asseoirdevant l’appareil, sans qu’ils comprissent rien, du reste, à cequ’on leur voulait. Puis on leur donna à chacun un billet de centfrancs, et M. Golbert les pria de se présenter, le lendemain,à l’usine des accumulateurs qui se montait à Paris, dans lequartier de la Villette.

– Vous voyez ces hommes, dit-il à sescollègues, ce sont tous des repris de justice, des êtres dangereuxpour la société. Que direz-vous si, au lieu de profiter de laliberté qui leur est rendue et des cent francs qu’ils possèdentpour s’abandonner à leurs vices et pour perpétrer un nouveauméfait, que direz-vous si ces mêmes hommes acceptent de travailler,de se soumettre à la loi commune, et s’ils deviennent, dansl’avenir, d’honnêtes et courageux citoyens ?

– Nous serions bien forcés d’êtreconvaincus, dit un vieux professeur, célèbre par ses études sur lacriminalité… Vous aurez résolu le problème dont la solution atoujours échappé aux légistes et aux philosophes. Votre découvertevidera les prisons et remplira les ateliers.

– Eh bien, alors, dit Arsène Golbert, jevous donne rendez-vous demain matin, à l’usine…

Pas un des repris de justice ne manqua. Ilsfurent tous enchantés de se mettre au travail, et ils sesignalèrent même par leur exactitude et leur obéissance. Ilsavaient « acheté une conduite », comme disait Léon Goupiten parlant d’eux.

Leur transformation morale était complète.C’était au point que, moins de huit jours après l’expérience, l’und’entre eux se voyait décerner une médaille de sauvetage, pouravoir arraché à la mort une jeune désespérée qui s’était précipitéedans la Seine.

Un autre avait risqué sa vie dans un incendie.Il s’était élancé au milieu des flammes. On l’avait vu reparaître,portant dans ses bras deux enfants nouveau-nés qui allaientpérir.

Quant aux autres, s’ils n’avaient pas accomplide pareils actes de courage, c’était assurément, disaitM. Golbert en souriant d’un air entendu, que l’occasion nes’en était pas présentée.

Les journaux, à qui l’on ne peut rien cacher,s’étaient emparés de cette expérience et l’avaient servie aupublic, en la commentant, chacun à sa façon.

Suivant en cela les instructions du ministreBarnajou, Arsène Golbert avait livré à la presse des photographiesde son accumulateur psychique.

Toutes les feuilles illustrées les avaientreproduites. On ne parlait plus que du merveilleux appareil dansParis et par toute la France.

Les relations diplomatiques qui menaçaient dese rompre entre la France et les États-Unis se détendirent tout àcoup, bien que les journaux assurassent que l’opinion publique, enAmérique, était favorable à la guerre.

Barnajou, en arrivant, un matin, au conseildes ministres, apprit que l’ambassadeur américain à Paris s’étaitrendu la veille au ministère des affaires étrangères, et qu’ilavait proposé, au nom de son gouvernement, un nouveau traité decommerce, dont la négociation était déjà en cours.

– Ah ! ah ! disait le ministreBarnajou, avec sa rondeur habituelle, nos bons amis les Yankeesl’ont pris sur un autre ton !… Ils ne sont plus du toutrassurés maintenant. Nous allons bien rire. Je crois l’occasionbonne pour élever des prétentions à notre tour. La taxe qui frappenos tableaux et nos objets d’art à leur entrée aux États-Unis esttrop élevée. Il me semble qu’on pourrait, sans inconvénient, ladiminuer de moitié…

Il continua quelque temps ainsi à exposer desprojets de réformes économiques.

Quant aux hypnotiseurs, calfeutrés dans leurmaison de la rue de Chine, ils se gardaient bien de fournir lemoindre prétexte aux rigueurs de la police. Ils continuaienttranquillement leur espionnage psychique.

Barnajou le savait, et il enrageait de nepouvoir se donner la satisfaction de les faire reconduire à lafrontière. Néanmoins, il continuait à les faire surveillerétroitement.

Chapitre 18Tentative de meurtre

L’internement du spirite Harry Madge et l’absencede William Boltyn avaient produit, dans la société desmilliardaires, une sorte de désarroi. Ils continuaient à fournirleur subvention, moitié par conviction, moitié par respect humain,mais ils n’avaient plus la belle foi du début.

Ce fut bien pis, quand les journaux américainsrépandirent le bruit qu’un Français, l’inventeur du chemin de fersubatlantique, venait de découvrir un appareil tellementmerveilleux que, désormais, toute guerre était devenueimpossible.

– Mais, dit Sips-Rothson, ledistillateur, à son ami Fred Wikilson, le fondeur, nous pourronsl’acheter ou la voler, cette merveilleuse découverte.

– Cela ne nous servirait à rien, objectal’autre. D’après ce que j’ai lu, le secret de l’accumulateurpsychique va être publié partout, et donné pour rien à tous ceuxqui voudront en faire usage.

– Je ne comprends pas.

– C’est bien simple. Cet appareil, quicondense la volonté, ne la condense pas lorsqu’elle est négative,c’est-à-dire au sens où je l’entends : destructive. La guerre,la cupidité, l’égoïsme vont être entièrement bannis del’univers.

– Mais c’est monstrueux, c’estépouvantable ! Vous verrez qu’avec cette invention diabolique,il n’y aura bientôt plus ni riches ni pauvres. Les États Européensne se ruinant plus à entretenir des armées permanentes vont nousdevancer rapidement dans la voie de la prospérité commerciale…L’intérêt de l’argent va encore baisser ; les affaires nemarcheront plus… Je prévois des catastrophes épouvantables.

– Pour moi, je ne me soumettrai jamais àl’influence de cette machine. Je veux rester milliardaire et nerien donner à personne, si bon me semble.

– Et moi aussi !… Mais n’y a-t-ilpas moyen d’empêcher la divulgation de ce secret, au moins enAmérique ?

– Il n’y a rien à faire. Les membres dugouvernement eux-mêmes ont conclu qu’il était impossible d’empêcherla divulgation du secret de l’accumulateur. D’ailleurs, lessociétés d’hygiène et de tempérance s’en montrent partisanes. Unegrande partie de la population américaine en attend le plus grandbien.

La consternation se refléta sur les traits deSips-Rothson. Un silence pénible régna entre les deuxmilliardaires.

– Moi, conclut avec philosophie FredWikilson, je vais écrire à William Boltyn que j’arrête le versementde mes cotisations et que je me retire de l’association.

– Je ferai comme vous, dit Sips-Rothson.Il est inutile de continuer à dépenser des dollars en pure perte.Tout le monde, d’ailleurs, sera, je crois, de mon avis…

Un matin donc, dans son hôtel du bois deBoulogne, comme il venait de se lever, William Boltyn reçut un longet catégorique télégramme. Ses coassociés lui adressaientcollectivement leur démission.

Sa fureur éclata.

– Ah ! les lâches !s’écria-t-il. Ils font comme les autres. Ils cessent de lutteralors que nous avons encore tant de chances en notre faveur !…Tant pis, ajouta-t-il aussitôt. Je continuerai, seul, l’œuvre quej’ai commencée seul. Il ne sera pas dit que j’ai été vaincu. Legouvernement yankee est toujours favorable à la guerre, que jesache !… Eh bien ! je vais m’entendre avec les frèresAltidor et leurs hommes pour organiser l’attaque d’une façon tout àfait énergique et inattendue.

Dans leur télégramme, les milliardairesdémissionnaires annonçaient aussi qu’ils avaient fait remettre augouvernement américain tous les documents que possédait HarryMadge.

– Stephen, appela William Boltyn, faisatteler ma voiture ; je vais sortir…

« Je vais aller voir notre ambassadeur,se disait-il. Il a dû recevoir des ordres de Washington. Allons,tout n’est peut-être pas perdu. Malgré ce maudit accumulateurpsychique, la guerre ne va pas tarder à éclater, et nous seronsvainqueurs. Quant à mes anciens associés, ils se mordront lesdoigts de m’avoir abandonné aussi lâchement. »

Le milliardaire avait déplié les journaux dumatin. Il les parcourait hâtivement. Toutes les premières colonnesétaient consacrées à l’accumulateur psychique. À la deuxième page,une note officielle rendait compte de la visite qu’avait faite, laveille, l’ambassadeur des États-Unis au ministre des Affairesétrangères.

« Le gouvernement américain, disait lanote, accepte d’entamer les négociations d’un nouveau traité decommerce dont les termes seront plutôt favorables à la France.

« La démarche de l’ambassadeur américainréduit donc à néant les bruits qui avaient couru sur les intentionshostiles des États-Unis. »

Boltyn n’acheva pas de lire l’information. Ilse sentit comme frappé au cœur.

– Ainsi donc, c’est pour cela que FredWikilson et les autres m’ont envoyé leur démission, rugit-il, enmarchant à grands pas à travers le salon.

« Le gouvernement lui-même sedésintéresse de nos projets ; il ne veut plus la guerre. Notreambassadeur s’est humilié, a fait des excuses presque !…Ah ! j’essayais de me faire illusion, d’espérer encore, alorsque les événements se coalisent contre moi. Tout est bien perdu,irrémédiablement !

C’en était trop ! Le milliardairesuffoquait. Des points noirs dansaient devant ses yeux. Ses dentss’entrechoquaient. Il ouvrit une des fenêtres qui dormaient sur lebois de Boulogne, et il aspira l’air avec soulagement. Jamais iln’avait autant haï l’Europe et les Européens qu’en cette minute, oùtous ses rêves de domination universelle s’écroulaient.

Accoudé à la fenêtre, il dardait un regardimplacable sur la cohue élégante des promeneurs qui commençait àenvahir les allées du bois, à cheval, en automobile et àbicyclette. La gaieté insouciante de cette foule, lui semblait uneinsulte. Et lui, l’homme pratique, qui avait cru tenir un momententre ses mains les destinées du monde entier, l’homme implacabledevant qui chacun tremblait, il voyait son rêve réduit à néant parles agissements du peuple qu’il considérait comme le moins apte auxgrandes choses ! Toute sa colère, sa haine contre le VieuxMonde, il les tournait maintenant contre la France seule.

Par moments, il tendait ses poings menaçantsdu côté de la ville, en poussant de sourdes exclamations de fureur.Ah ! qu’il eût été heureux en ce moment de pouvoir lancer despaquets de mitraille, des obus asphyxiants au milieu de ce mondefrivole.

Il se plaisait à vivre ce rêve : voirParis réduit en cendres, ses habitants râlant sous les décombres.Sa colère grandissait jusqu’au paroxysme quand il s’avouait sonimpuissance de ne pouvoir changer en un champ de désolationl’emplacement de la Ville Lumière.

Que pouvait-il faire, en effet, à lui seuldans la lutte ? À quoi lui servaient ses milliards ? Pourla première fois, William Boltyn s’aperçut de l’inutilité de sesrichesses. Cependant, il voulait se venger à tout prix.

Mais à qui communiquer ses projets devengeance ? À Aurora ? Il sentait qu’elle aussil’abandonnait ; et cette indifférence de la part de sa fillelui était plus sensible que la défection de ses associés.

Il se prit à regretter le bon mouvement quilui avait fait protéger Olivier Coronal, le jour où l’expériencedes hommes de fer s’était si étrangement terminée. Il aurait dû, sedisait-il dans un élan de haine monstrueuse, sacrifier en mêmetemps sa fille. N’était-ce pas, en effet, par elle qu’avaientcommencé tous ses déboires ?

– Oh ! si je pouvais le tuer, cetOlivier Coronal ! s’écriait-il rageusement, lui et tous sesamis. En Amérique, où la vie d’un homme importe peu, il y alongtemps que je me serais débarrassé de lui. Mais ici ? mêmeavec mon or, je ne pourrai réussir. Me faudra-t-il donc retourneren Amérique, sans avoir même essayé de me venger ?

Un étrange combat se livrait dans son âme. Ilfallait cependant prendre une résolution.

L’idée de devenir un assassin, et l’assassinde celui qui avait été le mari de sa fille, lui répugnait.Cependant, sa soif de vengeance inassouvie lui conseillait le crimeet il lui semblait entendre une voix qui lui criait :« Tue ! »

Tout à coup, son regard changea d’expression,sa physionomie redevint impassible et fermée.

William Boltyn se dirigea, raide comme unautomate, vers un petit meuble. Il ouvrit un des tiroirs et y pritun revolver bull-dog qu’il glissa dans la poche de derrière de sonpantalon.

En se retournant, il aperçut Aurora qui,entrée sans bruit, pour surprendre son père et lui souhaiter lebonjour, s’était arrêtée involontairement en le voyant glisser unrevolver dans sa poche.

Un horrible pressentiment traversa l’esprit dela jeune femme ; mais ce ne fut qu’un éclair.

Lorsque son père se retourna, elle avait déjàrepris son visage souriant. William Boltyn put croire qu’ellen’avait rien vu.

– Bonjour, mon père, dit-elle, d’un tontout à fait naturel. Comme il fait beau temps ce matin ! Voussortez, je crois ; j’ai vu votre voiture qu’on faisait avancerdans la cour.

– Oui, répondit-il, sans parvenir àdéguiser son trouble. Et toi ?

– Moi, fit Aurora, je vais aller faireune promenade à cheval ; à moins… que vous ne consentiez àm’emmener avec vous.

– Oh ! non, répliqua vivement lemilliardaire. Fais, comme tu le dis, ta promenade à cheval.

Boltyn, reprenant le journal qu’il avaitfroissé dans sa colère, le déplia et l’éleva devant son visage,comme s’il eût voulu cacher à sa fille ses traits bouleversés.

Aurora restait debout au milieu du salon, trèsémue.

Pourquoi donc son père s’armait-il d’unrevolver, et cela au moment de sortir ?

Elle n’osait s’avouer la crainte quis’emparait d’elle.

– Eh bien, je vous quitte, dit-elle. Vousrentrerez pour le déjeuner ?

– Je ne sais pas, répondit Boltyn.Peut-être ne rentrerai-je pas du tout. Tenez-vous prête à partir aupremier télégramme que je vous enverrai.

Aurora pâlit. Son pressentiment prenait corps.Le nom d’Olivier Coronal vint sur ses lèvres. À peine put-elle leretenir. Elle sortit sans répondre. Son père lui apparaissait deplus en plus antipathique.

– Oh ! murmura-t-elle, quellevengeance médite-t-il donc ? Comme son regard estmauvais !… J’ai peur de ne m’être pas trompée… Il faut que jesache où va mon père… que je sois certaine… Ce serait horrible si,dans sa fureur, il s’attaquait à Olivier Coronal… Dans la colère,il est capable de tout !

Sans souci du décorum, sans réfléchir qu’ellepouvait être surprise, Aurora revint sur ses pas. À la porte dusalon elle prêta l’oreille. Elle entendit son pères’écrier :

– C’est à Meudon qu’il habite. Je sauraibien le trouver !

Elle porta la main à son cœur, et crut qu’elleallait s’évanouir. Précipitamment, elle regagna sa chambre.

Cinq minutes après, par sa fenêtreentrouverte, elle voyait son père disparaître dans sa voitureattelée de deux superbes pur-sang.

Moins d’une heure après, William Boltyn, quipendant tout le trajet demeura dans le même état de surexcitation,arrivait à la coquette villa de Meudon.

– Je vais donc le voir en face, cet hommemaudit, murmurait-il en se dirigeant vers la villa qu’un cantonnierlui avait indiquée… Ah ! monsieur Golbert, vous avez sansdoute cru que je resterais là, vaincu, à dévorer ma rage, à courberle front, comme les autres ! Vous n’avez pas pensé que jepouvais me venger ! Malheur à vous, qui avez détruit d’un seulcoup mes rêves grandioses… Oh ! je serai calme tout d’abord.Je veux me rendre compte de vos intentions, toucher du doigt lepéril qui me menace ; mais, by God ! s’il estpositivement exact que je sois vaincu, vous me paierez de votre viema défaite !

Il était à peine neuf heures du matin lorsqueWilliam Boltyn sonna à la porte de la villa.

Les ingénieurs allaient partir pour l’usinedes accumulateurs. Olivier Coronal était dans le jardin. Ce fut luiqui ouvrit la porte.

– Vous ici ! Que désirez-vousdonc ?

Délibérément, le milliardaire avait franchi lagrille.

– Veuillez informer M. l’ingénieurArsène Golbert – et il détachait les syllabes avec une intonationméprisante – que j’ai absolument besoin de m’entretenir quelquesinstants avec lui.

La loyale physionomie d’Olivier Coronal avaitpris une expression tout à fait impassible.

– Monsieur, dit-il en faisant entrer lemilliardaire dans le vestibule, je vais informer le maître de votredémarche.

Olivier disparut dans le cabinet detravail.

Malgré l’insistance de ses amis, le vieuxsavant, toujours optimiste, voulut absolument recevoir lemilliardaire.

– Faites-le entrer ici, mon cher Olivier,dit-il. Ned va se retirer. Vous me laisserez seul… Qui sait,ajouta-t-il, William Boltyn n’a peut-être que de bonnesintentions.

– Non, répliqua Olivier Coronal, leregard de cet homme m’a fait frémir.

Mais ni ses objections, ni celles de Ned, pasplus que celles de Léon Goupit qui s’était mêlé à l’entretien, nechangèrent rien à la résolution du vieillard.

– Monsieur, articula froidement WilliamBoltyn, dès qu’il se trouva en présence d’Arsène Golbert, vousn’ignorez pas, sans doute, qui je suis ?… J’ai appris par lesjournaux que vous veniez de faire une découverte dont l’importanceest, sans aucun doute, exagérée, et qui tendrait à l’extinctioncomplète de toutes les guerres et de toutes les mauvaisespassions.

– Le fait est exact, répondit polimentArsène Golbert.

Tout en souriant d’une idée qui venait detraverser son cerveau, il invita le milliardaire à prendre placedans le vaste fauteuil situé en face de l’accumulateur psychique.De plus, en allant se rasseoir devant son bureau, il effleura enpassant, comme par mégarde, le bouton de cristal qui commandait lamise en train de l’appareil.

Cependant Boltyn continuait avec une fureurcroissante :

– Puisque vous savez qui je suis, vousdevez savoir aussi que vous m’avez, par toutes vos entreprises etpar toutes vos intentions, causé le plus grand préjudice. Vous avezruiné mes projets et empêché mes affaires d’aboutir.

– Monsieur, répliqua Arsène Golbertfroidement, je regrette qu’il en soit ainsi. Mais comme mes projetsn’ont jamais eu rien que de très louable et de très humanitaire,j’en dois conclure que les vôtres étaient tout à fait opposés auxmiens. Je ne saurais donc regretter l’insuccès de vos projets. Jen’ai jamais travaillé, moi, que dans un but désintéressé. On nepourrait pas, je crois, en dire autant de vous.

– Vous me bravez, je crois ! cria lemilliardaire qui s’était levé, chancelant d’un étrange vertige.Mais sachez que je suis homme à vous loger quelque balle dans latête ! Allez au diable, vous et vos inventions !

William Boltyn cherchait, en tremblant, sonarme, qu’il ne parvenait pas à tirer de sa poche.

Il était en proie à une sensation bizarre, etjusqu’alors inéprouvée.

– Monsieur le milliardaire, fit le vieilingénieur sans changer de place et avec un sourire qui n’était pasexempt d’ironie, je trouve vraiment fort peu correcte votre façonde faire des visites. Est-ce là la politesse américaine ?

William Boltyn balbutia quelques paroles,étendit les bras et se rassit lourdement dans le fauteuil, sonrevolver à la main.

– Déposez donc cette arme dangereuse,commanda avec autorité Arsène Golbert. Dans l’état d’irritation oùvous vous trouvez, vous pourriez commettre quelque imprudence.

À sa propre surprise, William Boltyn obéit ettendit docilement l’arme chargée à l’ingénieur qui la déposa surson bureau.

Un silence régna, pendant lequel on n’entenditque le crissement léger des roues de cristal et le bruissementpresque imperceptible des piles.

Arsène Golbert jouait négligemment avec uncoupe-papier d’ivoire, tout en surveillant de l’œil la manœuvre del’accumulateur.

Quant au milliardaire, il se passait la mainsur le front, avec les gestes de quelqu’un que l’on réveille d’uncauchemar.

– Alors, vous étiez venu pour me tuer,dit enfin l’ingénieur. Vous auriez commis une mauvaise actioninutile, car tous les journaux sont, à l’heure actuelle, enpossession de la photographie et du plan détaillé de l’accumulateurpsychique.

– Oui, j’avais tort, murmura WilliamBoltyn avec effort, de plus en plus pénétré par les puissantseffluves de l’appareil.

Arsène Golbert allait répondre, lorsque laporte s’ouvrit brusquement. Aurora, rouge et haletante, fitirruption dans le cabinet de travail, suivie d’Olivier Coronal.

– Ah ! Dieu merci, j’arrive à temps.Mon père, qu’alliez-vous faire ? s’écria-t-elle en sesaisissant du revolver qu’elle avait aperçu du premier coup d’œil,en entrant dans la pièce… Monsieur, ajouta-t-elle en s’adressant àArsène Golbert, je vous demande pardon. Mon père a agi dans un telétat de fureur qu’il n’est vraiment pas responsable de la mauvaisepensée qu’il a eue !

– Madame, croyez que je ne lui gardenulle rancune. Je crois d’ailleurs que monsieur votre père amaintenant tout à fait changé d’avis.

Aurora se tourna vers son père.

– Oui, soupira William Boltyn. Depuis queje suis ici, ma manière de voir s’est complètement modifiée. Àpeine ai-je été assis dans ce fauteuil, que tout mon corps a ététraversé d’un étrange frisson. Mes tempes bourdonnaient ; ilme semblait que mon cerveau allait éclater. Puis, ç’a été comme ledéchirement d’un voile. Il me semble que, jusqu’ici, je n’ai connuque la moitié des idées. J’éprouve maintenant comme un bien-être,un apaisement que je n’avais jamais ressenti. Je crois assister,dans un paysage d’eaux calmes et de verdure, à l’aube d’un jourmagnifique, après une nuit de terreur et d’angoisse.

Aurora stupéfaite restait silencieuse, à côtéd’Olivier Coronal qui n’était pas moins surpris.

– Oui, continua le milliardaire, avec unefacilité d’élocution et une richesse de langage bien éloignées desa sécheresse habituelle, il me semble que des voiles se sontdéchirés, qu’un bandeau qui couvrait mes yeux est tombé et que jepénètre pour la première fois dans un royaume inconnu, dans un paysde joie et de lumière… J’aurai toujours pour vous, ajouta-t-il ens’adressant à Arsène Golbert, une double reconnaissance : nem’avez-vous pas pardonné noblement ma criminelle tentative ?Ne venez-vous pas de me faire connaître le secret du véritablebonheur, celui qui réside dans le dévouement, dans ledésintéressement, dans l’amour de l’humanité ?

– N’exagérons rien, repartit modestementle savant. En Amérique, on joue souvent du revolver, et l’on n’yattache pas grande importance. Dans l’état de vos idées, vousconsidériez cela comme une peccadille ; et j’aurais vraimentmauvaise grâce à vous en garder rancune. Quant à votre nouvellefaçon de comprendre la vie, remerciez-en tout d’abordl’accumulateur psychique, puis le hasard qui m’a conduit à vousfaire asseoir dans le fauteuil destiné précisément aux expériences.Il n’y a, dans tout cela, rien que de très naturel.

– Monsieur, s’écria le milliardaire,votre générosité et votre grandeur d’âme sont aussi hautes quevotre science. Je sollicite l’honneur de serrer votre main, etj’espère que vous voudrez bien me favoriser de vos conseils, et meguider dans l’emploi nouveau que j’ai résolu de faire de mesmilliards.

– Mais certainement, monsieur, dit ArsèneGolbert en s’avançant, la main tendue. Que cette réconciliationporte ses fruits, et je ne vous refuserai rien de ce que vous medemanderez.

William Boltyn ne pouvait se décider àabandonner la main du vieil inventeur.

– Oui, reprit-il, cette journée resteragravée dans ma mémoire. Je veux changer complètement ma manière devivre. Mon immense fortune me servira à faire le bien autour demoi. Je favoriserai la réalisation des généreux projets qui visentà accroître le bonheur humain… Ah ! quel horizon de travailfécond s’ouvre devant moi !…

Cependant, dans le cabinet de travail, Auroraet Olivier Coronal semblaient assez embarrassés de la conduitequ’ils avaient à tenir. Tous deux s’absorbaient dans leursréflexions.

Olivier, debout à côté d’une des fenêtres,jetait des regards indécis sur Aurora.

Ils eussent voulu se parler, mais ils ne s’ydécidaient pas.

Tout à coup, la jeune femme s’avança versl’inventeur.

– Olivier, dit-elle d’une voix émue, mepardonnerez-vous d’avoir été cruelle à votre égard, de vous avoirblessé, de n’avoir pas voulu suivre vos conseils ? Ah !j’ai bien souffert de cette séparation dont mon orgueil et monobstination ont été les causes… Moi aussi, je pense différemment àprésent. Je suis bien transformée.

Olivier arrêta son regard loyal sur la jeunefemme. Il ne répondit pas ; mais sa physionomie s’altérait. Uncombat se livrait en lui. Tous ses souvenirs lui revenaient ;il se sentait le cœur oppressé. L’ancien amour n’était pasmort.

– Refuserez-vous de me laisser reprendrema place à vos côtés ? dit de nouveau Aurora dont la voixsuppliait. Ne m’aimez-vous plus, Olivier ?… Répondez-moi. Vousn’avez qu’un mot à dire pour que je redevienne votre femme.

Elle s’était laissée tomber à genoux devantl’inventeur, en se tordant les mains de désespoir.

– Aurora ! ma femme ! s’écriaOlivier Coronal en la relevant et en la serrant dans ses bras avectransport. Je ne puis pas vous voir vous humilier ainsi. Nos tortsont été réciproques ; nous avons agi comme des enfants.

– Ah ! que je suis heureuse !balbutia la jeune femme. Alors, tout est fini ?… Ce n’étaitqu’un mauvais rêve !… L’avenir nous sourit denouveau !

Les deux époux restaient tendrement enlacés.Aurora penchait sa tête sur l’épaule d’Olivier. Ils semblaientperdus dans une sorte d’extase.

William Boltyn et Arsène Golbert contemplaientcette scène avec attendrissement.

La jeune femme vit son père essuyerfurtivement une grosse larme.

– Puis, dit-elle avec un regard dontOlivier se sentit remué, je ne suis sans doute pas parfaite ;j’ai bien encore de nombreux défauts ; mais l’accumulateurpsychique n’est-il pas là ?

Elle avait mis tant de grâce mutine dans cettedéclaration que personne ne put s’empêcher de sourire.

– Monsieur Coronal, supplia lamilliardaire, je dois aussi vous prier d’oublier le passé,d’excuser ma conduite. Aujourd’hui seulement vous m’apparaissez telque j’aurais dû toujours vous voir : un savant d’un véritablegénie, un homme de la plus grande dignité de caractère. Je suisheureux vraiment du mouvement spontané qui vous réunit à Aurora.Vous me permettrez de ne pas vous faire de promesses en ce moment,mais j’ai mon idée pour l’avenir.

– Monsieur, répondit Olivier Coronal, ilen sera comme vous le désirez. J’accepte d’autant plus volontiersd’oublier le passé que je suis plus touché de votre grandedélicatesse de l’heure présente.

Malgré tout, il manquait quelque chose à cetteréconciliation générale.

Ce fut encore William Boltyn – méconnaissabletant il faisait montre de tact et d’intelligence – qui dénoua lasituation.

– J’ai tellement commis de fautes,déclara-t-il ; je me suis tellement laissé entraîner par mespassions, que j’aurai encore une grâce à vous demander. Je seraisheureux, monsieur l’ingénieur Golbert, de présenter mes excuses àvotre fille, à la femme de Ned Hattison.

– En effet, ils ne sont pas là pourpartager notre bonheur, fit Olivier. Je vais les chercher.

Il revint aussitôt, accompagné de son ami etde Lucienne, et mieux encore, de Léon Goupit et de Tom Punch quifermaient la marche.

En quelques mots, Olivier avait mis tout lemonde au courant de la scène qui venait de se passer dans lecabinet de travail.

Ned Hattison, très froid malgré tout, laissaWilliam Boltyn s’avancer vers Lucienne.

– Madame, dit galamment le milliardaire,l’occasion de réparer mes torts, de faire pardonner mes erreurs, seprésente, hélas ! bien tardivement, pour qu’il me soit donnéd’espérer autrement que dans votre bonté. J’ai favorisé unetentative criminelle. J’ai semé la douleur dans cette maison depaix et de travail. Je ne vous connaissais pas, madame. Et jen’étais pas l’homme que je suis aujourd’hui… Je sais que vous avezsouffert, que vous avez failli mourir. Pardonnez-moi !

L’émotion s’était emparée de tous lesassistants. Ned lui-même se sentait troublé.

– Monsieur, répondit gentiment Lucienne,ce n’est pas un pardon que j’ai à vous accorder, et je ne voustendrai la main que pour vous exprimer mon estime. Je ne sauraismieux faire que de régler ma conduite sur celle de mon père.

– Et moi aussi, dit Ned Hattison,j’oublierai.

– Vous, mon cher Ned, s’écria WilliamBoltyn, combien j’ai été injuste à votre égard.

– N’en parlons plus, murmura le jeunehomme ; mais occupons-nous d’un plus grand coupable, à vosyeux, de ce brave Léon Goupit à qui nous devons tant dereconnaissance. Aurez-vous la générosité de lui pardonner aussi,monsieur Boltyn ?

– Eh ! qu’aurais-je à luipardonner ? s’écria le milliardaire. Il a mieux agi que moi,puisqu’il a fait une œuvre utile, puisqu’il a souffert pour unenoble idée.

Le Bellevillois, tout confus, cherchait à sedissimuler derrière l’énorme prestance de son ami le majordome.

– Donnez-moi la main, mon ami, fitWilliam Boltyn avec rondeur ; et faites-moi l’amitié d’oubliervous aussi que j’ai été le président de la société desmilliardaires américains.

– Oh ! moi, claironna Léon, dont latimidité disparut, je n’ai pas plus de mémoire qu’un lièvre. Je laperds en courant ; et ma foi, d’ici à Skytown, il y a un jolibout de chemin.

Puis ce fut le tour du gros Tom Punch qui,tout interloqué, restait les bras ballants et roulait des yeuxeffarés en regardant alternativement William Boltyn, Léon Goupit etles autres assistants.

– Eh bien, Tom Punch, dit lemilliardaire, il me semble que tu n’as pas maigri depuis ton départde Chicago. Pourtant ton visage me paraît un peu moins coloré.N’aurais-tu plus, pour le gin et le claret, la passion que je t’aiconnue ?

Cette judicieuse remarque déchaîna le riregénéral. On expliqua au milliardaire que l’accumulateur psychiqueavait fait de Tom Punch un buveur d’eau convaincu.

Le majordome fut le seul à garder sonsérieux ; et il ne manqua pas cette occasion de s’éleveréloquemment contre les ravages de l’alcoolisme.

Pendant ce temps, Aurora et Lucienne, que NedHattison avait présentées l’une à l’autre, s’entretenaient fortamicalement.

Tout de suite la merveilleuse beauté de lajeune Américaine avait fait impression sur la fille d’ArsèneGolbert, dont le charme inné et la grâce exquise des manièresn’étaient pas pour peu dans la sympathie presque subite que, de soncôté, Aurora lui témoignait.

Auprès d’elles, Olivier Coronal réfléchissait,et son visage reflétait une joie profonde. Il enveloppait cellequi, depuis quelques instants, était redevenue sa femme, d’unregard chargé de tendresse.

Debout au milieu du cabinet de travail, levieil Arsène Golbert, très ému, essayait, mais en vain, de sedérober aux marques d’affection que tout le monde luiprodiguait.

– Mes amis, dit-il, ce jour estcertainement le plus heureux que j’aie jamais connu. Nous voicitous réunis ; nos cœurs battent à l’unisson. Les obstacles,les préjugés qui nous séparaient n’existent plus. Une voie deprogrès et de bonheur s’ouvre devant nous. Nous avons besoin detoutes nos forces pour réaliser notre œuvre. Gardons-nous bien denous laisser diviser de nouveau, et notre labeur sera fécond… Enattendant, conclut-il avec une cérémonieuse gaieté, qu’il vousplaise, mes amis, de nous réunir en un cordial festin. Après toutesces émotions, il me semble que c’est indiqué.

– Jamais de la vie, protesta WilliamBoltyn. Viens à mon secours Aurora. Aide-moi à refréner lagénérosité de nos hôtes. C’est moi qui veux emmener tout le monde ànotre hôtel. Je veux sceller cette réconciliation par un festin enl’honneur de l’accumulateur psychique.

Aurora joignit ses instances à celles de sonpère. Tous deux firent tant et tant que, moins d’une heure après,le chemin de fer de ceinture déposait toute la petite troupe à lastation du bois de Boulogne. Il se produisit même, lorsqu’onpénétra dans le somptueux hôtel, un incident qui ne laissa pas qued’amuser fort les trois ingénieurs.

– Est-il possible ! s’écria WilliamBoltyn, en faisant à ses hôtes les honneurs de sa demeure, que celuxe coûteux, criard et de mauvais goût ait pu me plaire !Mais ces dorures dont, ici, les murs et les plafonds sontsurchargés, sont atrocement laides ! Et que signifie cettecacophonie de couleurs ! Il n’y a aucune harmonie, aucunebeauté dans tout cela ! Je vais faire enlever tous cesbibelots disgracieux. Je veux une décoration simple et originale.Avant huit jours cet hôtel sera transformé.

Tandis qu’on exécutait ses ordres, WilliamBoltyn faisait à ses hôtes les honneurs de son hôtel avec unegrâce, une affabilité parfaites, avec une aisance de manières dontil eût été incapable le matin même.

Un peu avant midi, on se mit à table. Lemilliardaire avait mis les plus timides à leur aise, en déclarantqu’il n’entendait pas qu’on se gênât chez lui.

Le service était fait à la manièrefrançaise.

William Boltyn et sa fille déployaient uneamabilité qui n’était jamais en défaut.

Arsène Golbert avait dû accepter la placed’honneur dans un grand fauteuil Louis XV. Aurora et Lucienneavaient pris place à ses côtés.

Les deux jeunes femmes se souriaientmaintenant sans aucune arrière-pensée.

– Mon mari et le vôtre sont amis, avaitdit, la première, Aurora. Soyons amies aussi,voulez-vous ?

Ned et Olivier Coronal, souriants, écoutaientleur charmant babillage.

Aucune ombre n’obscurcissait plus le vastefront de l’inventeur de la torpille terrestre. Il s’abandonnait aubonheur d’aimer ; et ses yeux ne quittaient pas le visageradieux d’Aurora.

Quant à Léon et à Tom Punch, William Boltyns’était placé entre eux. Il prenait un malin plaisir à les fairecauser.

– J’essaierais en vain de définir ce queje ressens à nous voir tous réunis, dit le milliardaire, tandisqu’au dessert les coupes se remplissaient de vin généreux. Je vousdois encore une fois à tous des remerciements, et je saurai vousprouver ma reconnaissance… Demain, monsieur Coronal, je réglerai lanouvelle situation d’Aurora ; quant à vous, monsieur Golbert,j’aurai beaucoup de choses à vous proposer. Mon cerveau est déjàplein de projets merveilleux. Je veux réaliser immédiatement lechemin de fer subatlantique. C’est bien le moins que je vous doive.Cet or, que je possède à n’en savoir que faire, je veux le mettreau service d’une noble cause… Sais-je, moi, tout ce que jeferai ? Vous avez la science, le génie, messieurs. Je possèdel’esprit d’organisation et d’entente pratique. Nous réaliserons desmerveilles ; nous tenterons de réformer complètement lemonde.

William Boltyn se laissait emporter par sonimagination. Ses regards brillaient d’enthousiasme.

– Pour ma part, ajouta-t-il, je proposede construire, en Amérique, un accumulateur géant, ne mesurant pasmoins de cent cinquante ou deux cents mètres de haut, et que nousactionnerons en utilisant les forces naturelles, la chute duNiagara, par exemple… Du peuple américain, cupide, égoïste etennemi de toute idée généreuse, nous ferons un peuple intelligentet artiste, dévoué à la cause de l’humanité. Il n’y aura plus niguerres entre les États, ni luttes, ni haines entre les individus.Le bonheur sera universel.

Le milliardaire éleva son verre ens’écriant :

– Je bois au triomphe de l’accumulateurpsychique.

Chapitre 19Le départ des hypnotiseurs

Lelendemain, une voiture, attelée de deux chevaux fringants,s’engageait au grand trot dans la rue de Chine et s’arrêtait devantla maison des hypnotiseurs. William Boltyn en descendit.

La veille au soir, il avait longuementconversé avec l’ingénieur Arsène Golbert et avait arrêté une lignede conduite. Avec cet esprit de décision qu’il avait toujours eu,il suivait point par point le plan qu’il s’était tracé.

Deux minutes après qu’il eut sonné, lemilliardaire sentit un regard se fixer sur lui à travers le judasgrillé. La porte s’ouvrit aussitôt.

– Que je suis heureux de votre visite,s’écria Jonas Altidor. Nous sommes fort embarrassés en présence desévénements extraordinaires que nous avons appris par les journaux.Nos hommes perdent confiance. Ils sont persuadés qu’on nous adécouverts et que nous sommes sous le coup d’une arrestationimminente. De fait, notre maison est surveillée nuit et jour, pardes individus aux allures bizarres. Nous n’osons plus sortir.

William Boltyn se garda bien d’interromprel’hypnotiseur.

– Nous continuons cependant à amasser desdocuments, ajouta Smith qui avait rejoint son frère. Est-ce à vousque nous devons les remettre ? Harry Madge ne nous donne plussigne de vie. Son ombre elle-même a disparu.

– Harry Madge est devenu fou, répondit lemilliardaire d’un ton glacial. Remettez-moi les plans et lesdossiers qui sont en votre possession. Vous avez dû les copier,puisque vous n’avez pu, depuis quelque temps, les transmettredirectement à Harry Madge.

– Oui, dit Jonas. Les voici.

William Boltyn serra précieusement la liassede papiers dans une serviette de maroquin.

– Maintenant, s’écria-t-il brusquement,je vous donne le conseil de quitter Paris au plus vite. Vous nevous êtes pas trompés. La police vous guette et n’attend qu’unprétexte pour vous arrêter en bloc. Demain peut-être sera-t-il troptard pour fuir.

– Vraiment, s’exclamèrent ensemble lesdeux frères qui se mirent à trembler. Mais alors, dites-nous oùnous devons aller. En Angleterre ? En Allemagne ? Dansquel pays faut-il transporter le théâtre de nos travaux ?

– Vous n’aurez plus désormais àespionner, gronda William Boltyn, décidé à brusquer les choses. Jene donne aucune suite à mes projets.

Le milliardaire prit dans son portefeuille unchèque qu’il avait rempli d’avance.

– Aujourd’hui même, dit-il, vous prendrezle train pour le Havre, d’où vous vous embarquerez avec vos hommespour New York. Je vous paie à tous un mois de traitementd’avance.

Mais ni Jonas ni Smith Altidor ne pouvaient sedécider à prendre le chèque que leur tendait William Boltyn. Ilsétaient atterrés.

– Allons, décidez-vous, dit lemilliardaire avec autorité. Je n’ai pas de temps à perdre.

– C’est que…, balbutia Jonas qui avait lepremier, repris son sang-froid, notre surprise est bien naturelle…Et puis, dans de semblables conditions, un mois de traitement,c’est bien peu… Nous avons droit au moins à une indemnité.

– Assurément, appuya Smith.Qu’allons-nous devenir ?

Cette déclaration n’émut pas le moins du mondeWilliam Boltyn. Il lisait sans difficulté les sentiments des deuxhommes sur leur visage.

– Il est absolument inutile de memenacer, même à mots couverts, déclara-t-il avec calme. Ce que voussavez de mes projets d’autrefois – et il insista sur ce mot –, vouspouvez le publier partout à voix haute. Je n’ai plus aucune raisonpour vous le défendre… Il n’en est pas de même de vous, ajouta-t-ilaprès une minute de silence, pendant laquelle Jonas et Smith, lesyeux baissés, réfléchissaient. Vous avez sans doute l’idée de medésobéir, de rester en Europe pour y recommencer à voler desinventions, ainsi que vous l’avez fait en arrivant. En ce cas,prenez garde ! Votre signalement est partout. Vous sereztraduits devant les tribunaux, dès la première tentative.

Sans ajouter une parole, William Boltynregagna son coupé, laissant les deux frères en proie à undésappointement considérable.

– Tu vois, dit Jonas, c’est comme devulgaires domestiques qu’on nous congédie ! Cet homme, à quinous avons rendu tant de services, se refuse même à nous donner uneindemnité. Ah ! c’est à n’y pas croire. Que comptes-tufaire ?

– Ma foi, je ne sais pas trop, réponditSmith… Pour que, du jour au lendemain, William Boltyn abandonneainsi tous ses projets, il doit s’être passé quelque chose que nousignorons. La découverte de cet accumulateur psychique, autourduquel on fait tant de bruit en ce moment, l’aura sans doute décidéà ne pas continuer la lutte. En tout cas, le mieux que nous ayons àfaire, c’est d’exécuter ses ordres, de retourner en Amérique.

– Oh ! pour cela non, répliqua Jonasavec colère. Quoi qu’en ait dit ce vieux fou, je vais aller enAllemagne. Les inventions nouvelles y pullulent depuis quelquesannées. Il y a de quoi gagner quelques millions sans aucunepeine.

– Oui, et sans aucune peine non plus nousy récolterons de la prison, répondit Smith en faisant la grimace.Merci bien. La paille humide des cachots ne me sourit pas du tout.Je suis plus sage que cela. Nous avons devant nous de quoi vivrependant plusieurs années avec les bank-notes que nous ontrapportées les inventions que nous avons vendues. Retournons enAmérique ; c’est le plus sage parti. Nous y trouverons bien ànous exhiber comme magnétiseurs dans quelque music-hall ; etnous serons à l’abri de la colère de William Boltyn.

Au bout d’une heure de discussion, JonasAltidor finit par convenir que son frère avait raison. Tous deuxdécidèrent de ne pas différer leur départ.

– Ne disons pas la vérité à nos hommes,conclurent-ils. Ils refuseraient de nous accompagner. Donnons-leurpour prétexte que Harry Madge nous rappelle auprès de lui. Une foisen Amérique, nous trouverons bien moyen de nous débarrasserd’eux.

Moins d’une heure après, les deux agents de laSûreté qui se promenaient rue de la Chine, tout en surveillant lamaison des hypnotiseurs, virent déboucher une escouade entièred’agents en bourgeois que commandait un brigadier.

– Nous venons vous relever, dit celui-ci.Vous pouvez aller au rapport. Il paraît qu’aujourd’hui lesparticuliers vont déguerpir. On est de service pour leur fairediscrètement la conduite jusqu’à la gare.

– Ah ! bien, ce n’est pas troptôt ! firent les deux agents. Depuis plus de quinze joursqu’on se relaye devant cette maison d’où il ne sort jamaispersonne ! Enfin, suffit, brigadier !

Le brigadier, un grand gaillard aux moustachesépaisses, au visage coloré, posta ses hommes au coin de la rue etse mit à faire les cent pas devant la maison. Il n’eut paslongtemps à attendre. Une animation inaccoutumée régnait dansl’enclos.

Bientôt, la porte cochère s’ouvrit, et unefile d’hommes graves et silencieux vint se grouper sur le trottoir,attendant les deux frères Altidor restés les derniers dans lamaison.

Vêtus de noir, mais de ce noir terne dont onconfectionne les uniformes des croque-morts, rasés, coiffés dehauts-de-forme à larges bords, les hypnotiseurs portaient tous à lamain une petite valise. Ils restaient comme éblouis par la lumièredu jour. Ils se mirent en marche précédés de leurs deux chefs…

– Allons ! Une, deux !…commanda le brigadier en passant devant ses hommes. Et vousconnaissez la consigne : ne pas perdre de vue cesgaillards-là !

À la suite des hypnotiseurs, les agentsgagnèrent la place de la République et s’engagèrent sur lesboulevards.

– Y en a comme ça pour jusqu’à la gareSaint-Lazare, dit le brigadier avec philosophie. Nous trouveronslà-bas deux agents qui accompagneront nos particuliers jusqu’auHavre.

Tout le long des grands boulevards, le passagedes hypnotiseurs souleva une curiosité générale.

On s’arrêtait pour voir défiler ce cortègesingulier de gentlemen portant tous à la main leur valise etmarchant avec raideur, sans détourner la tête ni à droite ni àgauche.

Les consommateurs assis à la terrasse descafés montaient sur les chaises pour pouvoir les suivre des yeuxplus longtemps. Les cochers, les gavroches ne leur épargnaient pasleurs lazzis. Plus de cinq cents personnes marchaient à leur suitelorsqu’ils arrivèrent à la gare Saint-Lazare.

Sans s’inquiéter le moins du monde de cettesorte de manifestation, d’ailleurs nullement hostile, leshypnotiseurs traversèrent la grande cour. Tandis que leurs chefsallaient chercher les billets au guichet, toujours silencieux etrenfrognés, indifférents à la curiosité dont ils étaient l’objet,ils se promenaient sous la surveillance des agents.

Sur le quai d’embarquement eut lieu une scèneamusante. Croyant toujours voyager aux frais des milliardaires, leshypnotiseurs avaient déjà envahi les compartiments de premièreclasse.

– Mais pas le moins du monde, s’écrièrentJonas et Smith Altidor. Nous avons pris des billets de troisièmeclasse. Allons, descendez !

Il y eut bien quelques protestations, quelquesgrognements ; mais enfin les deux frères réussirent, sans tropde peine, à déloger leurs hommes des positions où, avec unsans-gêne tout à fait yankee, ils s’étaient déjà mis à leuraise.

– Eh bien, alors, dit le brigadier de laSûreté à deux autres agents travestis en touristes anglais, nousvous abandonnons les particuliers.

Bientôt après, le train sifflait, emportantvers le Havre les espions américains.

En rentrant à l’hôtel du bois de Boulogne,William Boltyn trouva un mot de l’ingénieur Golbert qui luiadressait deux cartes d’entrée pour les tribunes de la Chambre desdéputés, en le priant de s’y trouver à l’heure de la séance. Lemilliardaire arriva à l’heure fixée. La séance devait être des plusintéressantes.

Dès trois heures, il arrivait auPalais-Bourbon, en compagnie d’Aurora vêtue d’une délicieusetoilette de faille gris perle.

La veille, le ministre, qui était menacé d’uneinterpellation des plus virulentes, avait fait disposer sous lestribunes, dans les combles, un peu partout, des accumulateurspsychiques fortement chargés.

Au moment où Aurora et son père, querejoignirent bientôt leurs amis de Meudon, s’installèrent, letumulte était à son paroxysme.

– Messieurs, s’écriait d’une voixtonnante un député, vous êtes en train de nous ramener aux plusmauvais jours de notre histoire…

– Vous allez tarir, dans leurs sources,les forces vives de la nation, répliquait un autre.

– On nous trompe, criait untroisième.

– Plus de trahison ! clamait unquatrième.

– Assez d’abus, lâches et vendus que vousêtes, hurlait un autre d’une voix éraillée.

C’était un tumulte indescriptible.

Au milieu de ce vacarme, l’excellent Barnajouse démenait comme un beau diable ; mais sa voix était couvertepar les clameurs d’une foule de gens, qui avaient tous de fortbonnes raisons pour ne rien vouloir entendre.

Cependant, les intentions du ministère étaientlouables. Il s’agissait de la fondation d’un vaste hôpital pour lesinvalides du travail.

Le ministre avait beaucoup compté surl’accumulateur dont, par bonheur, les bienfaisants effets netardèrent pas à se faire sentir. Le bruit s’était calmé peu àpeu.

Quand Barnajou put enfin s’expliquer, saproposition fut adopté d’enthousiasme, à l’unanimité. Ce fut unsuccès sans précédent.

Bien plus, une foule d’honorables escaladèrentle bureau du président en brandissant des billets bleus. Ilsentendaient contribuer, de leur argent, à la fondation du fameuxhôpital.

Un grand industriel, qui s’était montré un desadversaires les plus acharnés du projet de loi, voulut libeller unchèque qui portait un chiffre considérable.

Plusieurs médecins offrirent de donnergratuitement leurs soins aux malades. Un pharmacien promit defournir, sans aucune rétribution, les médicaments. Un éditeurassura qu’il tiendrait tout un stock de livres à la disposition despensionnaires de l’hospice.

Jamais on n’avait vu une manifestation aussispontanée, aussi généreuse, en faveur d’une idée de justicesociale.

Le ministre Barnajou ne se contenait plus.

Dans un discours enflammé, il remercia laChambre de lui avoir donné son assentiment d’une aussi touchantefaçon.

Dans la tribune des Golbert, l’émerveillementallait croissant.

William Boltyn et Aurora surtout ne cachaientpas leur surprise.

Ce fut bien autre chose lorsque Arsène Golbertleur dévoila la cause de cette transformation subite.

– Vraiment, ces résultats sont dus àvotre accumulateur psychique ! s’écria William Boltyn. Maisalors, les luttes de partis, qui ont si souvent entravé la marchedu progrès, vont disparaître ! L’harmonie régnera dans lesParlements ; les députés ne perdront plus leur temps enquerelles !

Cependant, Barnajou s’écriait d’une voixvibrante :

– Messieurs, il appartient à notre pays,dont l’âme garde, à travers toutes les révolutions, je ne sais quelparfum de noblesse, de chevalerie et de douceur, de donner àl’univers le bel exemple de désintéressement qui marquera cetteséance mémorable, qui prend place désormais dans les fastes del’histoire de l’humanité… Que les peuples rivaux se distinguent pard’habiles transactions commerciales, par une productionindustrielle démesurée, par des armements formidables. Nous gardonsl’honneur d’être les premiers à entrer dans la véritable voie de lafraternité humaine. Car, sachez-le bien, les deux millions que nousvenons de voter pour les invalides du travail ne sont qu’uneavance, et je suis sûr que la Chambre tout entière approuvera monidée. Voici donc l’article unique que je vous propose :« À partir d’aujourd’hui, la souffrance, le crime et lapauvreté sont bannis, à perpétuité, du territoirefrançais. »

– Adopté ! Adopté ! s’écriatoute l’assemblée d’une seule voix, au milieu d’un concertd’exclamations et de battements de mains.

Les spectateurs n’étaient pas moinsenthousiastes.

William Boltyn trépignait et faisait claquerses doigts. Aurora criait d’une voix perçante :

– Hurrah ! hurrah !

Quand le silence se fut un peu rétabli, leministre continua :

– La belle et humanitaire motion que nousvenons d’adopter ne restera pas lettre morte. Ce qui eût été, il ya quelques jours encore, irréalisable, est devenu maintenant facileet pratique, grâce à l’admirable découverte d’un des plus illustressavants dont notre pays s’honore. Je suis tellement sûr del’avenir, que je prends sur moi de vous proposer, d’urgence,l’adoption de quelques mesures propres à favoriser la réalisationdu vœu de l’Assemblée.

À ces mots, qui désignaient clairement ArsèneGolbert, tous les regards se tournèrent vers l’inventeur, et untriple vivat fit trembler les voûtes de la salle.

– Honneur au bienfaiteur del’humanité ! s’écriaient de toutes parts les députés quiétaient montés sur leurs bancs.

– Qu’on le porte en triomphe !clamaient les plus passionnés, en agitant leurs bras dans ladirection de la tribune des ingénieurs.

Arsène Golbert avait dû se lever et répondreaux acclamations dont il était l’objet.

À ses côtés, Olivier Coronal et Ned Hattisonéprouvaient une joie profonde de voir leur maître, qu’ils aimaienttant, salué par l’enthousiasme de toute une assemblée, en pleineChambre des députés. Ils pensaient que cela lui était bien dû, à cemodeste, à ce timide qu’était l’ingénieur Golbert, et qu’il avaitbien mérité ce triomphe, par une vie entière de labeur et dedésintéressement.

Cependant, Barnajou n’avait pas quitté latribune.

– Je disais donc, messieurs, reprit-il,que la généreuse motion que la Chambre vient d’adopter àl’unanimité ne resterait pas lettre morte. Permettez-moi de vousproposer quelques mesures, au moyen desquelles nous pourrons enassurer la réalisation. Il nous est donné de parler aujourd’hui, etpeut-être pour la première fois vraiment, au nom de l’intérêtsupérieur de l’humanité, reprit le ministre au milieu del’attention générale. Dans l’état actuel des événements, enprésence de la découverte géniale de M. l’ingénieur Golbert,il est de notre devoir de donner une sanction pratique au rêvegénéreux que n’a cessé de poursuivre cet illustre savant. Je vousdemanderai donc, messieurs, de couronner cette mémorable séance, enadoptant les deux projets de loi suivants :

Article premier

Le gouvernement français prendl’initiative d’une conférence internationale, dans laquelle serontétudiés les moyens à employer pour amener, à bref délai, lasuppression des armées permanentes. Le gouvernement français seconcertera avec les puissances, dans le but de vulgariserl’accumulateur psychique sur toute la surface du globe.

Article second

Le budget de la guerre sera supprimé,aussitôt que le désarmement général aura été rendu effectif. Ilsera remplacé par un budget du travail et des réformessociales.

« Oui, messieurs, ajouta chaleureusementBarnajou, les centaines de millions que nous dépensons chaque annéeà fondre des canons, à fabriquer des fusils, à bâtir des caserneset à construire des engins de destruction de toute sorte, nous lesemploierons d’une façon plus humaine, nous les rendrons à leurvéritable destination. Assainir les villes, donner au travailleurle bien-être du logement, l’arracher à l’alcoolisme, à la misèreinjuste, lui procurer les moyens de nourrir son esprit en mêmetemps que son corps, préparer des générations saines, robustes etintelligentes, voilà l’œuvre que nous devons accomplir, que nousaccomplirons. Il n’y aura plus, entre les hommes, ces divisionsarbitraires, ces luttes de castes, de races, ce perpétuelmalentendu qui a souvent ensanglanté le passé. Les peuples setendront bientôt la main et l’humanité tout entière, délivrée duvice et de la souffrance, élèvera, vers le ciel rajeuni, un hymnede bonheur et de paix.

Chapitre 20Le désarmement

L’usinedes accumulateurs psychiques que dirigeait Arsène Golbert, avecl’aide de Ned, d’Olivier, et même du père Lachaume – admirateur,s’il en fût, de l’appareil –, était en pleine activité. Dans unquartier reculé de Paris, à La Villette, non loin de l’usine à gaz,c’était une suite de bâtiments aux toits vitrés, d’où émergeaientde hautes cheminées.

Là, grâce aux millions mis à sa dispositionpar le gouvernement français, Arsène Golbert avait organisé, surune grande échelle, la fabrication des accumulateurs.

C’est qu’aussi, de l’étranger aussi bien quede la province, les commandes affluaient. On les satisfaisaienttoutes.

Soigneusement emballés, les cubes de cristals’en allaient chaque jour, par centaines, porter au-delà des mersleurs puissances régénératrices, et remplir la généreuse missionpour laquelle ils avaient été conçus.

– Vulgarisons ! vulgarisons !répétait sans cesse le vieil inventeur. Expliquons partout leprincipe de notre appareil, en des termes qui soient compris detous. Il s’organise, en ce moment, un mouvement d’idées formidable.Une crise d’une violence extrême se prépare. L’humanité sortira delà transformée. La cause du progrès fait un pas énorme.

Arsène Golbert, malgré son grand âge, semontrait infatigable. Il semblait que toute l’ardeur, toutel’énergie de sa jeunesse lui fût revenue. Levé dès l’aube, il nerentrait que fort tard dans la soirée à la villa de Meudon ;et c’était pour dépouiller avec Ned le volumineux courrier qui luiparvenait, chaque jour, de tous les points du globe.

Sur les instances d’Aurora, Olivier Coronalavait dû quitter la villa aussitôt que les formalités de leurnouvelle union avaient été accomplies, en Amérique et en France, etvenir habiter à l’hôtel du bois de Boulogne.

William Boltyn s’était presque fâché de cequ’Arsène Golbert eût refusé d’en faire autant.

– Non, non, disait le vieil inventeur,avec un sourire entendu, votre hôtel est trop luxueux pour moi.J’aime la modestie de notre demeure et sa situation à l’entréed’une forêt.

Il n’avait pas voulu en démordre. Néanmoins,des relations suivies et sincèrement amicales s’étaient établiesentre le milliardaire et le père de Lucienne.

William Boltyn, complètement transformé,n’avait pas hésité à liquider sa situation en Amérique, et à sefixer tout à fait en France. Lui qui, autrefois, ne tiraitd’orgueil que de sa domination industrielle, s’était défait de sesusines de conserves de Chicago. Il avait réalisé sa fortune et nevoulait plus entendre parler ni d’affaires ni de spéculations.

Léon Goupit n’avait pas voulu quitter sonmaître. Il l’avait suivi à l’hôtel du bois de Boulogne où TomPunch, réintégré dans ses importantes fonctions de majordome, étaitplutôt l’ami de William Boltyn que son serviteur.

Heureuse comme elle ne l’avait jamais été,Aurora méconnaissable, elle aussi, depuis que son intelligences’était ouverte aux idées qu’elle avait tant méprisées autrefois,était maintenant une jeune femme modeste, affectueuse et timide.Elle avait répudié tous ses goûts de faux luxe, ayant fini parcomprendre ce qu’il y avait de superficiel, de faux et d’égoïstedans l’existence qu’elle avait menée en Amérique.

– Est-il possible, disait-elle, que j’aieplacé jadis mon orgueil dans la possession de ma fortune, et que devaines satisfactions d’amour-propre aient eu à mes yeux plusd’importance que le contentement intime que je ressens aujourd’hui,à vivre et à juger les choses par moi-même. Mais il n’y a riend’humain, tout est creux, morne et sans âme, dans cette existencede poupée, orgueilleuse et sotte, qui est celle de toutes lesmilliardaires américaines. Combien je vous remercie, Olivier, dem’avoir aimée assez, malgré mes défauts, pour m’initier à votreconception de la vie. C’est à vous que je dois ma transformation.Je ne l’oublierai jamais.

– Vous êtes adorable, ma chère Aurora,répondait Olivier Coronal. Ne vous accusez pas tant vous-même.Votre éducation surtout est responsable des erreurs que vous avezcommises. Mais tout cela c’est le passé, et nous sommes convenus den’en jamais parler.

Plusieurs fois par semaine, Aurora se rendaità Meudon. Lucienne Golbert lui était devenue indispensable. Uneamitié profonde s’était cimentée entre les deux jeunes femmes, etc’était un charmant spectacle que de les voir s’entretenir, l’uneblonde et l’autre brune, l’une belle étonnamment avec quelque chosed’un peu sauvage dans le regard, l’autre belle aussi, mais plussérieuse, plus réfléchie avec ses grands yeux noirs, à la foismélancoliques et rieurs. La principale occupation des deux amies,lorsqu’elles passaient un après-midi ensemble, était de lire dansles journaux les nombreux articles consacrés à l’accumulateurpsychique et aux réformes morales qu’il produisait partout.

Le ministre Barnajou usait, du reste, de touteson autorité pour en hâter la vulgarisation. Rien que dans Paris,plus d’un millier d’appareils fonctionnaient chaque jour.

La curiosité publique avait été vivement émuepar l’attitude de la Chambre des députés. La question dudésarmement, tant souhaitée dans toute l’Europe, s’était poséenettement. Jamais on n’avait constaté pareil mouvement d’idées,aussi bien chez les écrivains, les journalistes et les hommes descience, que dans la masse du peuple.

Les journaux français n’étaient pas les seulsà parler de l’accumulateur. En Angleterre, en Allemagne, en Russie,en Italie, en Espagne, on avait renouvelé les expériences. Dessavants avaient découvert de nouveaux perfectionnements.

La question, posée par le père Lachaume, dedonner à l’appareil une grande portée, avait été résolue d’unefaçon merveilleuse, par un professeur allemand.

Un savant italien avait, en outre, trouvé lemoyen de réduire de beaucoup les dimensions de l’appareil, tout enlui conservant sa puissance de radiation.

Un physicien anglais avait été amené àdécupler cette même puissance, en dotant les piles motrices d’unemultiplication psychique. Cette dernière découverte, entre autres,donnait à l’accumulateur une puissance presque illimitée.

L’ingénieur Golbert avait utilisé tous cesperfectionnements, d’où qu’ils vinssent, en en remerciantchaleureusement ses correspondants étrangers.

– Vous le voyez bien, mes chers amis,disait-il avec une modestie au-dessus de tout éloge, mon inventionne se ressemble déjà plus. Qu’ai-je fait, sinon d’indiquer la voieà suivre ? Grâce au travail de ces savants de tous les pays,nous voici maintenant dotés d’un appareil plus simple, plus léger,en même temps que plus puissant, et je ne doute pas qu’on ne leperfectionne encore.

Paris, deux mois après la construction dupremier accumulateur psychique, offrait un spectacle curieux. Surtoutes les places publiques, des appareils étaient dressés etfonctionnaient sans interruption.

L’invention avait été décrétée, non pasnationale, mais humaine.

Un enthousiasme frénétique s’était emparé dupeuple de la grande ville, qui avait vu là la perspective d’unsoulagement immédiat aux maux dont il souffrait. Dans toutes lesvilles de France, les municipalités avaient apporté leur concours àl’œuvre de rédemption sociale. La France n’offrait déjà plus lemême spectacle que deux mois auparavant. C’était comme si tout cequ’il y avait de bon, de juste et de généreux dans l’âme du peuplefrançais eût été subitement mis en lumière et centuplé pour ainsidire, tandis que toutes les mauvaises passions, tous les instinctscupides et méchants avaient disparu. Les conditions de la viesociale se modifiaient de jour en jour.

On avait vu des millionnaires, des chefsd’exploitation industrielle, renoncer tout à coup à entasser descapitaux comme ils faisaient auparavant, et employer leur fortune àassurer le bonheur de la vieillesse de leurs ouvriers. L’exemplen’était pas rare. Les journaux ne suffisaient plus à enregistrertous les actes de générosité spontanée qui se produisaient, de plusen plus nombreux, à mesure que l’accumulateur psychiqueagrandissait son cercle d’influence. C’était la mise en pratique detoutes les idées philanthropiques, de toutes les revendications destravailleurs, et cela sans révolutions, sans crises.

De tous côtés on reconnaissait ses tortsréciproques, on s’accusait d’égoïsme, et l’on se donnait la mainpour sceller la nouvelle entente, le nouveau Contrat social.

De riches collectionneurs découvraient tout àcoup que c’était un crime de garder, exclusivement pour eux, lajouissance de leurs trésors. Les dons affluaient aux musées et auxbibliothèques.

Sans attendre que le désarmement total eût étérendu effectif, les Chambres, dans une poussée d’enthousiasme,avaient décidé de créer immédiatement un ministère du Travail etdes Réformes sociales.

Sous l’influence de l’opinion publique, dontles journaux se faisaient les interprètes, le ministre Barnajouavait dû organiser une souscription nationale. En moins d’un mois,près d’un milliard avait été versé.

Des ingénieurs, des savants avaient soumisleurs projets qui embrassaient, en même temps que l’assainissementcomplet de toutes les villes, la construction de cités modèles oùtout le confort, toutes les prescriptions de l’hygiène setrouveraient réunis.

Ned Hattison aussi avait obtenu un succès sansprécédent, en proposant une nouvelle méthode de construction.

On n’emploierait plus que le fer, le grès etla porcelaine. On jetterait bas toutes les usines malsaines, où lesgermes de maladies terribles guettent l’ouvrier, et aussi cesmaisons-casernes, bâties de boue et de crachats, où les ménagess’entassent les uns sur les autres, dans une promiscuité dangereuseet trop favorable à l’éclosion des épidémies.

– N’est-ce pas une honte pour notresiècle civilisateur, disait Ned que l’existence de ces quartiers,où les rues mesurent à peine quelques mètres de largeur, où desfamilles de sept ou huit personnes cohabitent dans des logements dequelques pieds carrés… Démolissons tout cela ; construisons enfer et en porcelaine, selon les principes de la science moderne…Les villes de l’avenir, avec leurs larges avenues bordées d’arbres,avec leurs trottoirs de grès, avec leurs maisons spacieuses auxtoits de chatoyantes couleurs, avec leurs hautes fenêtres s’ouvrantsur des pièces aérées, apparaîtront comme des cités de joie et delumière sous le soleil les enveloppant, les dorant !… La viesera plus belle, plus heureuse, lorsque nous aurons réalisé cela.La mortalité diminuera. La plupart des maladies épidémiquesdisparaîtront avec la cause qui leur donnait naissance.

Les projets du jeune ingénieur, et ceux ausside son ami Olivier Coronal, avaient été adoptés sans aucuneréserve. La France n’était pas, d’ailleurs, la seule nation às’être engagée dans cette voie. Les unes après les autres, toutesles puissances avaient envoyé leur adhésion au désarmementgénéral.

On attendait avec impatience la date de laconférence internationale qui devait avoir lieu à Paris.

L’excellent Barnajou exultait. Lui aussidépensait une incroyable activité à conduire les négociationsdiplomatiques.

– Je suis heureux, avait écrit l’empereurde Russie en personne, que des circonstances aussi favorables aientpermis au gouvernement français de reprendre cette idée que j’aiémise il y a quelques années. Vous êtes assuré de trouver en moi unpartisan chaleureux de la paix européenne.

Tous les souverains ou chefs de gouvernementdes autres nations avaient donné l’assurance de leurs bonnesdispositions.

Le projet du désarmement général nerencontrait aucun détracteur.

C’est qu’aussi, sous l’influence del’accumulateur psychique, des modifications profondes étaientsurvenues dans le caractère et la manière de voir de chaquepeuple.

Avec les appareils perfectionnés quefabriquait maintenant l’ingénieur Golbert, on obtenait des effetsd’une puissance incroyable. À plusieurs kilomètres de distance, ilsuffisait d’en braquer quelques-uns sur une ville, pour influenceret transformer en bloc toute la population. Les luttes de partis,les haines séculaires, les rivalités entre les castes et lesindividus disparaissaient tout à coup. Un élan généreux s’emparaitdes intelligences subitement éclairées.

On ne parlait plus qu’au nom de l’humanité.C’était une floraison d’enthousiasme et de vertus morales.

Dans de semblables conditions, il n’y eutbientôt plus en Europe un seul endroit où les bienfaits del’accumulateur ne se fussent fait sentir. Il s’était trouvé, danschaque pays, des hommes de valeur pour se mettre à la tête dumouvement ; et c’était bien là le sublime, le grandiose decette gigantesque transformation humaine, que pas une idée mauvaiseou égoïste n’avait pu s’y glisser.

L’accumulateur était incapable d’enregistrer,de développer et de projeter la volonté entachée de négation,c’est-à-dire de haine, d’orgueil, de cupidité, de bassesse. Uneligne de démarcation exacte existait maintenant entre lessentiments généreux et les idées égoïstes. L’appareil ne pouvaitqu’exalter les premiers, mais il détruisait les secondes.

Pour ceux qui, comme l’ingénieur ArsèneGolbert et ses amis, suivaient en philosophes la marche desévénements, il était même fort curieux de constater la diversitédes effets produits.

En Allemagne, on ne pouvait nier que l’espritnational se fût affiné, eût perdu de sa rudesse. Le peuple allemandavait pris tout à coup le militarisme en horreur.

À la simple lecture des journaux, onconstatait que les Anglais étaient devenus beaucoup plus modestes,beaucoup moins infatués d’eux-mêmes et de leur supérioritémaritime.

Certains indices prouvaient que les Espagnolsétaient en passe de réorganiser leur industrie, que les Italiensétaient moins insoucieux et exubérants qu’autrefois, que lesBelges, en revanche, avaient acquis de l’esprit de décision, queles Russes étaient devenus des Hollandais pour la propreté, tandisque les Hollandais, d’un esprit si lent autrefois et d’une sigrande ivrognerie, s’affirmaient le peuple le plus spirituel et nebuvaient plus guère qu’à leur soif.

Mais où l’invention d’Arsène Golbert avaitrencontré le plus de résistance, où, tout d’abord, elle avaitdéchaîné un torrent de protestations, c’était aux États-Unis.

Avant même que le premier accumulateur eûtfranchi l’Atlantique, Sips-Rothson, le milliardaire distillateur,et son ami le fondeur Fred Wikilson, s’étaient mis à la tête d’uneligue qui avait groupé presque tous les industriels américains. Ilsavaient essayé d’obtenir du gouvernement yankee la promulgationd’une loi qui eût interdit l’accès des États-Unis à l’accumulateurpsychique. Mais ils n’avaient pu y réussir. L’opinion publique neles avait pas suivis. Les Américains brûlaient du désir deconstater par eux-mêmes les effets du merveilleux appareil.

Et puis il y avait, là-bas, un défenseur del’invention européenne, en la personne de l’ingénieur Strauss, ledirecteur des usines électriques de Chicago. L’affable etmajestueux vieillard qu’était M. Strauss avait dépensé dessommes énormes dans la campagne qu’il avait entreprise aussitôtqu’il avait appris la découverte de l’accumulateur.

Un beau jour, il avait reçu une lettre deWilliam Boltyn. Le milliardaire lui demandait de participer, aumoins pour la moitié, dans ses dépenses. Il lui annonçait sonarrivée à Chicago.

– Je joindrai mes efforts aux vôtres,disait-il. À nous deux, nous vaincrons les dernièresrésistances ; nous dissiperons l’égarement de noscompatriotes.

De fait, pendant près d’un mois qu’il avaitpassé en Amérique, William Boltyn avait accompli des prodigesd’activité.

Du temps où il était le milliardaireautoritaire et guindé, ne tirant son orgueil que de ses immensesrevenus, l’ingénieur Strauss s’était toujours montré très froid àson égard ; mais lorsque, à son grand étonnement, il le vits’employer au service d’une cause aussi noble, il ne lui cacha pasl’estime que lui inspirait sa conduite.

Les efforts des deux hommes furent couronnésd’heureux résultats. L’accumulateur fut bientôt aussi répandu enAmérique qu’il l’était ailleurs, et y produisit les mêmes effetsrégénérateurs et philanthropiques.

Les États de l’Union ne cessèrent pas d’êtreune nation de producteurs, bien au contraire. Mais les cerveauxs’animèrent, les intelligences s’ouvrirent à l’art, à lalittérature, aux conceptions élevées. Les Yankees ne furent plusdes êtres brutaux, rudes et insensibles.

Comme William Boltyn, au jour de satransformation, ils eussent pu dire qu’il leur semblait, jusqu’àprésent, n’avoir connu que la moitié des idées.

Le gouvernement yankee, admirable demodération et de tolérance depuis quelque temps, envoya sonadhésion au projet de désarmement général.

En considération des services rendus par eux,William Boltyn et l’ingénieur Strauss furent chargés de représenterl’Union, à la conférence internationale de Paris, où l’ingénieurGolbert et le ministre Barnajou parleraient au nom de laFrance.

Au jour fixé, la conférence eut lieu. Presquetous les monarques, empereurs ou chefs d’État s’y étaient rendus enpersonne ; et l’on remarquait qu’ils avaient avec eux desvieillards à barbe blanche. C’étaient : les uns, de simplespaysans ; d’autres, des savants, des philosophes connus pourleur sagesse et leur expérience.

L’accumulateur psychique, aussi bien que surleurs peuples, avait agi sur les empereurs. Ils avaient chasséleurs courtisans, dont les louanges hypocrites les aveuglaient etleur faisaient commettre faute sur faute. Ils ne choisissaient plusleurs conseillers que parmi les vieillards, modestes et sages, dontla vie avait été un exemple, et la conduite un enseignement.

De braves laboureurs, aux mains calleuses,d’anciens médecins, jusqu’alors ignorés, étaient donc assis auxcôtés des majestés royales et des délégués de toutes les nations,dans la galerie des Machines, somptueusement aménagée pour lacirconstance.

Faisant montre d’un tact et d’une délicatessequi, autrefois, eurent certes beaucoup coûté à leur orgueil et àleur amour de la parade, aucun souverain n’était venu en uniforme àcette conférence du désarmement.

Le spectacle général qu’offrait l’assembléen’en était pas moins pittoresque au plus haut point.

Aux côtés des monarques européens, del’empereur de Russie au visage doux et expressif, de l’empereurd’Allemagne à la figure martiale, du roi d’Italie avec ses grossesmoustaches grisonnantes, du roi des Belges, du roi d’Angleterre –de qui l’on disait en riant que l’accumulateur lui avait enlevé legoût du cognac –, aux côtés du jeune et mélancolique roi d’Espagne,du roi de Suède et de Norvège, tous vêtus très simplement, c’étaitle déroulement d’un cortège de féerie.

Des sultans en turban et en grand manteaubrodé, vêtus avec un luxe inouï, les bras chargés d’anneaux d’or, àla démarche majestueuse et nonchalante, se groupaient non loind’émirs en burnous, chamarrés de soie aux couleurs éclatantes. Desradjahs indiens étaient venus aussi ; et parmi eux, immobilecomme une statue et décharné comme un squelette, au portrait queleur en avait fait Léon Goupit, les ingénieurs reconnurent lemystérieux fakir, l’ancien pensionnaire de Harry Madge.

Leur étonnement grandit encore lorsqu’ilsaperçurent aussi le vieux sachem peau-rouge, portant toujours sesmocassins et son chapeau haut de forme à grandes plumes rouges.

– Mon frère nous a donné le moyend’enterrer à jamais la hache de guerre, dit le sachem en passantdevant Arsène Golbert. Je suis bien heureux.

Cependant chacun avait pris sa place.

Le ministre Barnajou présidait laconférence.

Un peu à l’écart, dans une tribune oùprenaient place avec lui l’ingénieur Strauss, William Boltyn, NedHattison, Olivier Coronal et le vieil Isidore Lachaume, l’ingénieurGolbert n’avait jamais été si embarrassé. Tous les assistants leregardaient. Il avait dû recevoir les témoignages d’admiration deces délégués, venus quelques-uns de milliers de lieues, de cesouvriers de la paix, ainsi que les appelait le peuple.

C’était vraiment un spectacle imposant etunique que cette réunion d’hommes de toutes les nations, sidissemblables en apparence, mais qu’animait une pensée commune, età qui l’accumulateur psychique avait communiqué un égal amour de lajustice.

Arsène Golbert eût pu être fier, et à justetitre, mais il ne pensait qu’à être heureux.

En face de lui, accompagnés de personnages auxvêtements grossiers, étaient les empereurs de la Chine et duJapon.

Dans une autre tribune, assis aux côtés del’empereur de Russie, un grand vieillard au visage rayonnantd’intelligence et de douceur s’entretenait avec lui. Il étaitcoiffé d’un bonnet d’astrakan, et sa longue barbe blanche retombaitsur sa pelisse de fourrure. C’était l’admirable philosophe russeTolstoï, devenu l’ami et le conseiller du tzar.

Tout à côté, le roi de Suède et de Norvègesemblait écouter les conseils d’un autre vieillard à la faceaustère, et dont le regard incisif se cachait derrière deslunettes. Le puissant dramaturge Ibsen était aussi devenu leconseiller intime du roi de Suède.

Cependant le ministre Barnajou avait pris laparole au milieu d’un silence solennel :

– L’entente est déjà parfaite entre tousles gouvernements, dit-il. Tout a été prévu et réglé à l’avance. Ilne nous reste plus qu’à donner une sanction officielle au généreuxprojet qui a réuni ici les chefs ou les délégués de toutes lespuissances.

Après un discours très simple, où il rappelaitbrièvement les faits qui s’étaient produits depuis l’invention del’accumulateur psychique, le ministre mit aux voix la question dudésarmement. Il ne fut pas besoin de voter. L’assemblée toutentière répondit par des acclamations enthousiastes.

On rédigea le procès-verbal.

Au moment d’apposer sa signature sur lafeuille de parchemin, l’ingénieur Arsène Golbert se leva,chancelant d’émotion et de bonheur :

– L’acte qui vient de s’accomplir,s’écria-t-il, est bien la plus douce récompense que je pouvaissouhaiter. Cette page – et il montrait le parchemin couvert designatures – sera sans doute la plus belle de l’histoire del’humanité.

Quelques jours après, d’un commun accord,toutes les nations licenciaient leurs armées, désorganisaient leursrégiments. Ce fut comme le signal d’une manifestation grandiose quieut lieu, non seulement à Paris, mais dans toutes les capitales,dans toutes les villes où il y avait des garnisons.

À Paris, une foule en délire, chantant etportant des fleurs, vint chercher les soldats aux casernes et lesaccompagna jusqu’aux gares, où ils devaient prendre le train pourretourner dans leurs foyers. L’allégresse était générale. Onfraternisait sans arrière-pensée, et des milliers de poitrinesentonnaient l’hymne de la Paix. La population tout entière était enfête.

Dans les villes, les ouvriers et les employésavaient déserté l’usine et le bureau pour célébrer ce jourinoubliable. Dans les campagnes, les paysans avaient interrompuleurs travaux.

Le moindre village organisait des festins pourles soldats désarmés. Les mères, les fiancées pleuraient de joie.Des processions se formaient pour aller chercher, en grande pompe,les soldats rentrant au pays.

Pendant huit jours, tous les chemins del’Europe furent sillonnés par des bandes joyeuses que lespopulations forçaient de s’arrêter dans chaque ville, et quis’égrenaient petit à petit, à mesure que chaque soldat arrivaitchez lui.

Russes, Anglais, Allemands, Suédois,Autrichiens, Italiens, Espagnols, Suisses, Belges, Turcs,Américains du Nord ou du Sud, Chinois, Japonais, Congolais,Océaniens, tous laissaient éclater leur enthousiasme ardent.

On avait laissé leurs uniformes aux soldats,mais on leur avait retiré leurs armes. Pour les remplacer, ilss’étaient munis de branches vertes ou fleuries, emblèmes de lapaix, qu’ils portaient en marchant sur les routes.

Délivrée du cauchemar de la guerre, l’humanitérespirait plus à l’aise.

– Gloire à la Paix, au désarmementgénéral qui nous rendent à nos familles, à nos fiancées, à nostravaux. Nous sommes tous frères maintenant, chantaient lesbataillons en marche vers leurs foyers. Nous allons revoir nosvillages où l’on nous attend !…

C’étaient des manifestations sans nombre, desréjouissances sans fin, tandis qu’à travers les deux mondes, lescasernes déversaient chaque jour des flots de soldats désarmés.

On constata qu’aux frontières les peuplesvoisins avaient, d’un commun accord, abattu les emblèmes del’ancienne délimitation. On avait renversé les bornes ; avecles piquets et les poteaux on avait allumé des feux de joie.

Partout éclatait le même refrainpacifique :

– Nous sommes frères,maintenant !

En France, sur tous les monuments publics, del’ancienne devise, Liberté, Égalité, Fraternité, on ne laissasubsister que le dernier mot :

FRATERNITÉ

L’humanité semblait enfin toucher au bonheur.C’était comme une renaissance de l’âge d’or, accomplie par l’œuvrede la science.

Il n’y avait plus besoin de lois ni de prisonspour punir les crimes. La notion de justice, et mieux encore defraternité, était maintenant profondément ancrée dans le cœur deshommes. La terre offrait le spectacle d’une ruche animée etjoyeuse.

Pour continuer dignement l’œuvre dudésarmement général, et pour laisser un monument durable quiperpétuait le souvenir de l’ère de prospérité qui s’ouvrait ;pour affirmer, par un symbole impérissable, le triomphe des idéespacifiques, on convint d’élever au centre de l’Europe, dans lesmonts Carpates, une colossale statue de la Paix.

L’idée était de William Boltyn.

Elle fut accueillie avec allégresse, d’autantplus que le milliardaire proposait de fondre tous les canons qu’onavait relégués dans les arsenaux, et de les employer à laconstruction de la statue.

Dans une plaine des environs de Beauvais, oneut bientôt installé des fonderies.

En Allemagne, en Angleterre, en France,partout en un mot, les arsenaux se vidèrent comme parenchantement.

Des trains entiers amenaient, chaque jour, auxfonderies, des colosses de bronze et d’acier qui ne devaient plusvomir la mitraille.

En même temps, on ouvrit un concours entre lessculpteurs et les architectes des deux mondes.

Quelques mois après, dominant les plus hautesmontagnes, une gigantesque statue était assise sur son piédestal degranit.

Dans une pose pleine de noblesse et de beauté,au sommet de ces montagnes qui avaient vu passer les cohortesbarbares, la Paix, étendant les bras – tandis qu’à côté d’elle laScience et le Travail se donnaient la main –, semblait bénirl’humanité tout entière, et comme donner une consécration autriomphe de l’Intelligence sur l’Animalité.

Chapitre 21Le château de la Paix

Deux ansplus tard, dans un coin fleuri de Touraine, William Boltyn venaitd’achever de bâtir une très vaste résidence, qu’il avait appelée lechâteau de la Paix.

Entouré de bois et de pâturages, le château,dont l’ingénieur Arsène Golbert avait tracé les plans, était situéau bord d’un vaste étang, dont les eaux limpides reflétaient lestourelles et les toits. Tout semblait avoir été disposé là pour leplaisir des yeux en même temps que pour l’agrément de la vie.

Un vaste corps de bâtiment, élevé seulement dequelques étages, faisait vis-à-vis à des pavillons enfouis dans laverdure des grands arbres. Une cour intérieure reliait lesdifférentes constructions, dont l’aspect gracieux et les couleursclaires des façades surprenaient agréablement le regard. Un grandescalier de marbre descendait vers l’étang, dont les rives,fleuries de nénuphars, donnaient abri, dans leurs anses, à decoquettes yoles d’acajou.

Une grande avenue, bordée d’arbres, partait del’escalier, passait en face du château, et se continuait jusqu’à laforêt.

De l’autre côté, le regard embrassait undélicieux paysage de pâturages et de vergers, parsemés, çà et là,de vignes.

À quelque distance du château s’élevaient lesbâtiments de deux fermes, avec les granges, les remises, lesétables et la basse-cour. Tout cela était gai, fleuri etsouriant.

Devant la porte des fermiers, quatre grandsormes ombrageaient des bancs, disposés en cercle autour d’une tablede chêne massif.

Pour se rendre du château à la ferme, ontraversait les vergers, où des plates-bandes de fraisiers couraientau pied des arbres fruitiers de toutes sortes.

Mais ce qui attirait le plus l’attention,c’était une sorte de terrasse qui dominait les toits du château, etsur laquelle un aérostat, d’une forme spéciale, reposait. Cen’était autre que la station aérostatique du château de laPaix.

L’ingénieur Olivier Coronal, le gendre deWilliam Boltyn, avait enfin résolu le problème de la direction desballons : et cette découverte, d’une incalculable portée,n’avait pas peu contribué à modifier l’aspect du mondecivilisé.

De son côté, l’ingénieur Strauss était parvenuà vaincre les dernières difficultés de la télégraphie sans fil.

Dans le château de la Paix, chacun vivait à saguise, faisait ce qui lui plaisait. C’était une sorte decommunauté, où l’on travaillait suivant ses goûts, selon sesaptitudes, où tous ceux qui se présentaient étaient reçus.

Au rez-de-chaussée, séparé des cuisines et dela grande salle où l’on prenait les repas, se trouvait lelaboratoire des ingénieurs, pièce spacieuse qui prenait son jourpar quatre hautes portes vitrées, qui donnaient de plain-pied surl’avenue plantée d’arbres. On avait réuni là tous les appareilsnécessaires aux expériences. La bibliothèque était attenante.

Arsène Golbert avait réclamé pour lui un despetits pavillons qui faisaient face au château. Lucienne et Nedhabitaient au premier étage, à côté d’Aurora et d’Olivier. Le pèreLachaume, lui, n’avait pas voulu choisir son logement autre partque sous les combles. Quant à William Boltyn et à l’ingénieurStrauss, leurs chambres se trouvaient au second de même que cellede l’excellent bonhomme Michon, l’ami des mauvais jours, qui avaitabandonné sa cabane de Granville pour venir rejoindre ses amis.Léon et Betty avaient choisi pour eux l’un des autres pavillons,qui donnait aussi asile au brave Tom Punch.

Le château était immense et avait été aménagépour recevoir plusieurs centaines d’habitants.

Un jour, William Boltyn avait reçu une lettredans laquelle les milliardaires, ses anciens associés, luiannonçaient leur visite. Ils étaient venus, tout à fait convertis,accompagnés de Thomas Borton, l’ancien pickpocket, et avaient eugrand-peine à se décider à quitter le château.

La mère de Léon Goupit, la fruitière dufaubourg du Temple, était aussi au nombre des pensionnaires, ainsique le disait le Bellevillois devenu un homme sérieux.

La vie coulait doucement, dans une ententeparfaite, et le bonheur de tous ne s’obscurcissait d’aucun nuage.Il n’y avait ni maîtres ni serviteurs ; une fraternitésincère, bienveillante ou respectueuse, selon l’âge, unissait toutle monde.

Les ingénieurs travaillaient de leur côté,dans leur laboratoire. Le père Michon, grand amateur de jardinage,fumait sa pipe en bêchant et en ratissant ses plates-bandes.

Quant à Lucienne et à Aurora, qui étaientdevenues d’inséparables amies, leur joie ne connaissait plus debornes depuis qu’elles avaient chacune un enfant à bercer.

William Boltyn faisait un grand-père d’unetendresse admirable. Sous son enveloppe rude et ses airs bourrus,l’ancien milliardaire de Chicago possédait des trésors de bontéqu’il dépensait, un peu tardivement il est vrai, mais avec uneprodigalité d’homme heureux.

Toujours souriant, l’ingénieur Golbert étaitcomme le patriarche de la communauté.

Selon ses sages conseils, on avait ouvert,toutes grandes, les portes du château de la Paix à ceux quidésiraient s’y installer.

De tous les points du globe, des savants, desmédecins, des philosophes étaient venus y passer quelque temps ets’en étaient retournés, emportant une impression d’admiration, debonheur sans mélange.

Ned Hattison avait enfin réalisé son rêve. Lesvilles se rebâtissaient, petit à petit, en fer, en grès et enporcelaine, remplaçant les taudis humides et insalubres.

– Quel gigantesque effort a secoué l’âmedes peuples, disait le vieux Golbert à ses amis. Dans toutes lesbranches de la science, des horizons nouveaux se sont ouverts toutà coup. Mon accumulateur psychique semble avoir été le signalqu’attendait l’intelligence pour briser toutes les entraves etprendre librement son essor.

– Assurément, s’écriait Olivier Coronal,dont la chevelure noire laissait maintenant apparaître quelquesfils d’argent. La haine, l’ambition, la cupidité, l’égoïsmesembleraient monstrueux à présent. Nous avons vaincu l’animalité enlui opposant l’intelligence. Quel pas énorme ont fait les hommes,et comme l’avenir nous sourit !

Souvent, à l’époque de la moisson ou desvendanges, tout le monde partait, de grand matin, à travers lacampagne. On aidait les paysans, on organisait des festinschampêtres, et on ne rentrait que le soir au château. Les jourspassaient, pareillement heureux, dans l’harmonie la plusparfaite.

– Eh bien, mon vieux Tom, disait Léon,aurait-on assez ri, il y a quelques années, de celui qui nousaurait prédit tout ce que nous voyons réalisé aujourd’hui. Ce n’estpas pour dire, mais les hommes sont rudement changés tout demême.

– Oui, répondait le gros majordome. Plusde guerres, plus de haines. La concorde régnant partout, c’estassurément un spectacle rassurant et qui permet de bien conjecturerde l’avenir.

– L’avenir est à nous, mes amis,concluait le vieil Arsène Golbert. J’ai toujours eu la certitudeque l’humanité ne saurait se détourner de sa voie d’équité et defraternité. Nous avons travaillé selon nos forces. Ceux qui noussuivront imiteront notre exemple. L’avenir est à l’intelligencehonnête et loyale, victorieuse et créatrice.

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